­­Mercredi 12­ juillet 2023

79e année – No 24422

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

SCIENCE & MÉDECINE – Supplément La recherche, victime collatérale de la guerre en Ukraine

OTAN : Erdogan se place au centre du jeu

▶ Mettant fin à un an ▶ A quelques heures ▶ Après le renvoi des ▶ Cette dernière initiative ▶ Le président des Etats-
d’obstruction, Recep de l’ouverture du sommet combattants d’Azovstal a été annoncée lundi soir, Unis s’emploie à convain-
Tayyip Erdogan a accepté, de l’OTAN à Vilnius, à Kiev et l’accord sur à la surprise générale, cre le Congrès de livrer
lundi, que son pays ratifie le dirigeant turc a donné l’expédition des céréales, alors que les discussions les avions de chasse F-16,
l’entrée de la Suède dans le tempo de la séquence il a relancé l’idée de avec l’Europe étaient réclamés par Ankara
l’Alliance atlantique diplomatique négociations avec l’UE à l’arrêt depuis 2019 Page 2

La gentrification galopante des métropoles Emeutes Une loi d’exception

pour reconstruire en urgence
▶ De Marseille à Lille, la flambée de l’immobilier
Un projet de loi proposant quelque 300 établissements
exclut les foyers modestes du droit à vivre en centre-ville « un cadre juridique d’excep- scolaires. Soixante-cinq d’en-
tion, de nature à accélérer au tre eux ont été suffisamment
▶ Politiques de rénovation, « airbnbisation », « Le Monde » maximum la conduite des tra- endommagés pour affecter
a enquêté en France et en Europe sur ces mutations vaux » devrait être présenté l’accueil des élèves et menacer
Page s 1 2-1 3 lors du prochain conseil des la rentrée. L’adoption du texte
ministres. Pour effacer les stig- de quatre articles permettra de
mates des émeutes urbaines, déroger au droit commun par
les autorités locales souhai- ordonnances et de commen-
tent reconstruire en urgence cer les travaux avant l’autori-
les 801 édifices publics dégra- sation d’urbanisme.
dés, au rang desquels figurent Page s 7 à 9

Europe Russie
Le coût sanitaire Après la chute
élevé des pro- de Prigojine,
duits chimiques la rancœur intacte
dangereux des nationalistes
Une étude confidentielle La colère du chef de
de la Commission euro- la milice Wagner sur
péenne évalue entre 11 et la conduite de la guerre
31 milliards d’euros par an en Ukraine reste partagée
Sur le toit-terrasse de la Friche la Belle-de-
le bénéfice sanitaire d’une par nombre de militants
Mai, dans le 3e arrondissement de Marseille, interdiction des substan- ultraorthodoxes, néonazis
le 28 août 2020. Grégoire Bernardi/Hans Lucas ces les plus nocives et impérialistes
Page 5 Pag e 3

Santé Canicule Enquête Cinéma

Du 28/06 au 25/07, sur les modèles d’exposition. Photos non contractuelles.

La déclaration Près de 62 000 L’étrange vie

d’utilité publique morts en Europe, française du Tom Cruise,
de l’hôpital Grand en juin, juillet policier argentin un acteur
-25%
Paris-Nord annulée et août 2022 Mario Sandoval SOLDES DANS LE PLUS
Page 11 Pag e 6 Pages 1 8-1 9 en apesanteur GRAND ESPACE TABLES ET

-30
CHAISES DE REPAS À PARIS
A 61 ans, le comédien et Akante, Calligaris, Bontempi,
producteur de la saga Bonaldo, Mobliberica, Sovet...
Vu par Ramsés (Cuba) Cartooning for Peace
« Mission : Impossible »
défie les lois de la gravité
terrestre et de la jeunesse.
Retour sur les moments-
clés d’une carrière durant
laquelle il n’a cessé de
jouer avec ses obsessions
Pag e 20

édito rial
1
L’absurde
persécution
de Mikheïl
Saakachvili 63 rue de la Convention Paris 15e 145-147 rue Saint-Charles, Paris 15e
7j/7 • 01 45 77 80 40 7j/7 • 01 45 75 02 81
P ag e 29 M° Boucicaut ou Charles Michel M° Boucicaut ou Charles Michel
Twitter concurrencé par Threads.
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
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­Mercredi 12­ juillet 2023

OTAN : Erdogan lève son veto sur la Suède

Le président turc s’est placé au centre du jeu diplomatique à la veille de l’ouverture du sommet de Vilnius

Récit
Istanbul, Moscou, Washington -
correspondants
Vilnius - envoyés spéciaux

I
l est 22 h 15, lundi 10 juillet à
Vilnius. A quelques heures de
l’ouverture, mardi, du som-
met de l’Organisation du
traité de l’Atlantique Nord (OTAN),
dominé par la guerre en Ukraine,
son secrétaire général, Jens Stol-
tenberg, se présente seul, derrière
un pupitre, le visage concentré. Il
annonce à la surprise générale un
accord pour accueillir la Suède au
sein de l’Alliance : « Je suis heureux
d’annoncer que le président [Recep
Tayyip] Erdogan a accepté de
transmettre le protocole d’adhé-
sion de la Suède à la Grande Assem-
blée nationale turque dès que pos-
sible. » Cette annonce marque la
fin d’un an d’obstruction turque,
et l’épilogue d’une nouvelle folle
journée de négociations tous azi-
muts avec le dirigeant turc, vérita-
ble maître des horloges.
Sans fixer de date pour un vote
au Parlement turc, ce dernier a
donné son feu vert de principe à
une entrée de la Suède dans
l’OTAN, en tant que trente-
deuxième membre, au grand sou-
lagement de Stockholm et des al-
liés occidentaux. « C’est un bon
jour pour la Suède », s’est félicité,
peu après, le premier ministre, Ulf
Kristersson. Mardi, au lendemain
de l’accord donné par la Turquie, la
Hongrie, qui n’a pas encore ratifié
l’adhésion de la Suède, a donné un
autre signal positif : « L’achève-
ment du processus de ratification
n’est maintenant plus qu’une ques-
tion technique », a déclaré le minis-
tre des affaires étrangères, Peter
Szijjarto sur son compte Facebook,
avant de décoller pour la Lituanie.
L’engagement d’Ankara consti-
tue, en même temps qu’une dé-
monstration de l’unité des mem-
bres de l’OTAN, une nouvelle dé-
convenue diplomatique pour le
président russe, Vladimir Poutine.
Il dessine aussi une ouverture du
président Erdogan – coutumier de
ces revirements spectaculaires et
contradictoires depuis vingt ans –
vers ses alliés occidentaux, confir-
mant plusieurs signaux récents, à
la suite de sa réélection, fin mai.
Lundi, la journée avait com-
mencé par une déclaration stupé-
fiante du dirigeant turc. Lors d’une
courte conférence de presse à Is-
tanbul avant de prendre son avion
pour Vilnius, Recep Tayyip Erdo-
gan lie soudainement la candida-
ture suédoise à l’Alliance à l’adhé-
sion turque à l’Union européenne
(UE). « Je lance un appel aux pays
qui laissent la Turquie à la porte de
l’UE depuis plus de cinquante ans.
Ouvrez d’abord la voie à la Turquie
dans l’UE et alors nous ouvrirons la
voie pour la Suède, comme nous
l’avons fait pour la Finlande », lâ-
che-t-il alors, en précisant qu’il en
avait parlé la veille, au téléphone,
avec son homologue américain,
Joe Biden, et qu’il en parlerait à
nouveau à Vilnius.
« Mon pays a une attente (…),
nous ne pouvons plus rester dans
cette antichambre [de l’UE] », ajou-
tait le chef de l’Etat turc dans une
formule qui révèle, à sa manière,
un désir de relancer les négocia-
tions avec Bruxelles. Une ambi-
tion qu’on ne lui connaissait plus
depuis des années. Cette initiative
a d’abord suscité l’incrédulité gé-
nérale, n’ayant été précédée
L’engagement
d’Ankara
constitue
une nouvelle
déconvenue
diplomatique
pour Poutine
Le premier ministre suédois, Ulf Kristersson (à gauche), le président turc, Recep Tayyip Erdogan (au centre), et le secrétaire général de l’Organisation du traité
de l’Atlantique Nord, Jens Stoltenberg, à Vilnius, le 10 juillet. YVES HERMAN/AFP
d’aucun signal en ce sens ces der-
niers mois. Les négociations d’ad-
hésion d’Ankara à l’UE, commen-
cées officiellement en 2005, sont
au point mort depuis 2019. « Erdo-
gan n’aime rien moins que surpren-
dre ses interlocuteurs. C’est un né-
gociateur habile, et il n’a pas failli à
sa réputation », analyse Asli Aydin-
tasbas, spécialiste des relations ex-
térieures de la Turquie à la Broo-
kings Institution.
Très rapidement, à Vilnius, Jens
Stoltenberg rappelle cependant
que ce sujet ne figure nullement
parmi les conditions dans l’accord
trilatéral signé à Madrid, au som-
met de l’OTAN de juin 2022, entre
la Suède, la Finlande et la Turquie.
Même fin de non recevoir chez les
dirigeants européens, à l’instar du
chancelier allemand, Olaf Scholz,
qui estime que les deux dossiers
ne sont pas « liés ».
« Les deux processus évoluent pa-
rallèlement », rappelle Dana Spi-
nant, porte-parole de la Commis-
sion européenne, à la mi-journée.
Contrairement à une candidature
à l’OTAN, la procédure d’adhésion
à l’UE est « plus structu-
rée ». D’ailleurs, « la Commission
suit de près et de manière régulière
le travail sur l’acquis communau-
taire, souligne Ana Pisonero, une
autre porte-parole de l’exécutif
européen. Nous travaillons sur le
prochain rapport, qui devrait être
publié au mois d’octobre. Et bien
sûr, nous espérons que ces rapports
serviront de tremplin aux réformes,
y compris en Turquie. »
Le coup de bluff du dirigeant turc
désarçonne et fonctionne. Arrivé à
Vilnius, lundi après-midi, Charles
Michel, le président du Conseil
européen, s’entretient vers
19 h 30 avec l’homme fort d’An-
kara, entre deux séances de négo-
ciations avec le premier ministre
suédois, Ulf Kristersson. « Bonne
rencontre, a-t-il immédiatement
tweeté. Nous avons exploré les op-
portunités à venir pour ramener la
coopération au premier plan et re-
dynamiser nos relations. »
Une déclaration de principes,
assez lapidaire, qui ouvre la porte
à une possible reprise du dialogue
entre Bruxelles et la Turquie,
même s’il n’est pas question
d’une relance du processus d’ad-
hésion, dont les opinions publi-
ques du Vieux Continent ne veu-
lent pas. Plusieurs sujets pour-
raient ainsi être remis sur la ta-
ble : la révision de l’accord
d’union douanière entre l’UE et la
Turquie, pour l’élargir aux servi-
ces, la question de la migration et
la libéralisation des visas.
Avec habileté, Recep Tayyip Er-
dogan a donné, ces derniers jours,
le tempo des grandes manœuvres
diplomatiques en cours. Il a com-
biné gestes symboliques et messa-
ges politiques, répondant ainsi
aux nécessités du moment, pour
un pays par ailleurs très fragilisé
économiquement : soutien à une
entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, li-
bération de cinq commandants
militaires ukrainiens, engage-
ment en faveur de la pérennité de
l’accord sur l’exportation des cé-
réales par la mer Noire – remise en
cause par Moscou – et enfin désir
affiché de relancer les négocia-
tions avec l’UE.
Dépasser la brouille des S-400
L’administration Biden, elle, ne
tire aucune conclusion hâtive au
sujet des ouvertures turques. Le
caractère transactionnel des rela-
tions bilatérales est désormais in-
tégré. Il a conduit Washington – au
nom de la priorité donnée à
l’Ukraine et à la rivalité systémi-
que avec la Chine – à se montrer
très tolérant vis-à-vis des opéra-
tions de chantage ou de diversion
d’Ankara, bloquant l’adhésion de
la Suède. Depuis des mois, la Mai-
son Blanche misait sur un change-
ment de configuration diplomati-
que après les élections en Turquie.
Dans l’avion transportant Joe Bi-
den vers le Royaume-Uni, diman-
che, le conseiller à la sécurité na-
tionale, Jake Sullivan, a annoncé à
la presse que le président améri-
cain venait de s’entretenir longue-
ment avec son homologue turc.
Les deux dirigeants devraient
aussi se rencontrer en tête-à-tête à
Vilnius. « Nous sommes confiants
dans le fait que la Suède entrera
[dans l’OTAN] dans un futur pas
trop éloigné et qu’il y aura un sou-
Erdogan n’est pas
considéré
comme un allié
par le Kremlin,
mais comme
un partenaire
difficile
tien unanime en sa faveur », dé-
clare Jake Sullivan, désireux de re-
lativiser la durée des tractations,
mais sans entrer dans leur détail.
Asli Aydintasbas expliquait aupa-
ravant que le président turc « veut
sortir de son isolement » et « recon-
figurer les relations avec les Etats-
Unis à ses conditions. Cela implique
l’idée de les forcer à abandonner ce
qu’Erdogan considère comme un
embargo tacite sur les armes. Mais
il veut aussi obtenir une rencontre
en tête à tête avec Biden ».
L’administration Biden envisage
de céder 40 avions de chasse F-16 à
la Turquie et de moderniser
79 autres engins de sa flotte aé-
rienne, pour un montant d’envi-
ron 20 milliards de dollars (18 mil-
liards d’euros), tout en fournissant
des F-35 à la Grèce. Mais il faut pour
cela un feu vert du Congrès des
Etats-Unis, très remonté contre
Ankara depuis son acquisition,
en 2017, de système de défense S-
400 auprès de la Russie. Le séna-
teur républicain Jim Risch (Idaho)
a répété son irritation, ces derniers
jours, devant les manœuvres tur-
ques et le manque de loyauté d’Er-
dogan. « Ce n’est pas une façon cor-
recte d’être membre de l’Alliance »,
a-t-il dit. Le chef de file des républi-
cains au Sénat, Mitch McConnell,
est sur la même ligne.
Mais l’administration Biden a fo-
calisé ses efforts sur le démocrate
Bob Menendez (New Jersey), prési-
dent de la commission des affaires
étrangères du Sénat et personna-
ge-clé dans l’opposition parlemen-
taire à la vente des F-16. En janvier,
il avait vivement dénoncé les at-
teintes aux droits de l’homme et
aux normes démocratiques de la
part d’Erdogan. Si Bob Menendez
devenait plus accommodant, à
l’instar de Michael McCaul (Texas),
son homologue républicain à la
Chambre des représentants, qui a
changé d’avis, la Maison Blanche
pourrait satisfaire le président
turc sur les F-16, sans présenter
cela comme un échange de bons
procédés. Les intentions sont clai-
res. Dans un communiqué, lundi,
Joe Biden s’est félicité de la déci-
sion turque, en se disant « prêt
à travailler avec le président Erdo-
gan et la Turquie pour renforcer la
défense et la dissuasion dans la
zone euroatlantique ».
Côté russe, le feu vert de principe
de la Turquie à la Suède n’a pas sus-
cité de réaction immédiate. En re-
vanche, c’est une mesure symboli-
que décidée, samedi, par le prési-
dent Erdogan, lors de la visite à Is-
tanbul de l’Ukrainien Volodymyr
Zelensky, qui a provoqué un émoi :
le renvoi à Kiev de plusieurs com-
mandants du régiment Azov, faits
prisonniers par la Russie avant
d’être échangés. Le porte-parole
du Kremlin, Dmitri Peskov, a été
jusqu’à qualifier la décision d’An-
kara de « violation directe des ter-
mes des accords existants ».
« Le pilote d’un avion abattu »
L’épisode, pour Moscou, est dou-
blement embrassant. Ces combat-
tants sont censés symboliser à eux
seuls la « dénazification » que le
Kremlin prétend mener en
Ukraine. Leur libération, ensuite,
négociée contre le retour d’un ami
personnel de Vladimir Poutine,
Viktor Medvedtchouk, avait été
critiquée en Russie.
Pour autant, si le même Peskov
avait prévenu que Moscou « sui-
vrait attentivement » la rencontre
entre MM. Zelensky et Erdogan, les
autres mauvaises manières tur-
ques – le soutien à l’adhésion « mé-
ritée » de Kiev à l’OTAN, la cons-
truction d’une usine de drones
Bayraktar en Ukraine – ont suscité,
pour l’heure, des commentaires
mesurés. Certes, le sénateur Viktor
Bondarev, chef de la commission
de la défense du Conseil de la fédé-
ration, a suggéré de placer Ankara
sur la liste des « Etats inamicaux »,
qui comprend l’essentiel des pays
occidentaux. Mais la proposition a
peu de chances d’être suivie.
Même s’agissant des comman-
dants d’Azov, le Kremlin a laissé
entendre que la partie turque
s’était fait « forcer la main » par ses
alliés de l’OTAN, « ce que nous com-
prenons parfaitement ».
M. Erdogan n’est pas considéré
comme un allié par le Kremlin,
mais plutôt comme un partenaire
difficile. Frontalement opposés
dans le dossier syrien, Ankara et
Moscou ont appris à fonctionner
de manière pragmatique, en par-
tie grâce à la bonne entente per-
sonnelle entre MM. Poutine et Er-
dogan, tous deux acceptant tour à
tour des compromis. S’agissant de
l’Ukraine, cette entente n’a toute-
fois jamais fait basculer la Turquie
dans le camp russe.
Depuis, l’importance de la Tur-
quie pour Moscou n’a cessé de
croître. Le sénateur Bondarev, qui
propose de punir Ankara, recon-
naissait aussi que le pays est une
des dernières « fenêtres sur le
monde » de la Russie – tant pour le
transport, la logistique que pour
les « importations parallèles » rus-
ses qui permettent de contourner
les sanctions. Le constat est vrai
aussi en matière de diplomatie,
Recep Tayyip Erdogan restant l’un
des rares intermédiaires à même
de s’impliquer dans des dossiers
importants pour Moscou, comme
l’accord céréalier.
De là à conclure que le rapport de
force a évolué en défaveur de la
Russie, il n’y a qu’un pas. « Poutine
a beau être le dirigeant d’une puis-
sance nucléaire, il est désormais vu
dans le monde comme le pilote
d’un avion abattu, écrit sur le blog
Publico.ru, Arkadi Doubnov, spé-
cialiste des relations extérieures
de la Russie. Il est affaibli et on peut
le bousculer, ou même faire sans
lui. La Russie a plus besoin de la Tur-
quie que l’inverse. » Un constat que
semble désormais également par-
tager, à sa façon, le très pragmati-
que président Erdogan. p
Nicolas Bourcier,
Philippe Jacqué,
Philippe Ricard,
Piotr Smolar
et Benoît Vitkine
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­Mercredi 12­ juillet 2023
Les Français entraînent
les Ukrainiens au combat
d’infanterie en Pologne
En visite, le ministre des armées, Sébastien
Lecornu, a assuré que ce programme, lancé
en février, durera « le temps qu’il faudra »
Pologne - envoyée spéciale
L e regard concentré, une
vingtaine de soldats ukrai-
niens se tiennent prêts à
une simulation de combat ur-
bain dans les ruelles d’un village
reconstitué au milieu de la cam-
pagne polonaise. Accompagnés
de plusieurs interprètes, lundi
10 juillet, ils répètent un exercice
de prise d’assaut d’un bâtiment
avec pour instructeurs des mili-
taires français. Jusqu’à présent,
Paris entretenait soigneusement
la discrétion sur ce travail de for-
mation auprès des Ukrainiens.
Mais, ce même jour, à l’occasion
d’une visite en Pologne du mi-
nistre des armées, Sébastien Le-
cornu, cette mission, qui a dé-
marré formellement au mois de
février, est ouverte à la presse.
« Ces formations dureront autant
de temps qu’il le faudra », a souli-
gné le ministre. « Vous vous battez
pour vous-mêmes, pour votre
pays, mais aussi pour nos valeurs »,
a-t-il ajouté en s’adressant aux sol-
dats ukrainiens sur le site dont
l’emplacement exact est encore
maintenu secret. Au cours de cette
visite, M. Lecornu a divulgué de
nouveaux chiffres sur le nombre
de soldats ukrainiens entraînés
par la France. Ce sont désormais
5 200 militaires que Paris affirme
avoir formés depuis le début de la
guerre, dont 1 600 en Pologne et
3 600 sur le territoire national, no-
tamment à Canjuers, dans le Var.
Des chiffres qui s’inscrivent dans
l’ensemble de 30 000 soldats que
les Etats membres de l’Union
européenne (UE) devraient avoir
formés au cours de l’année dans le
cadre de la mission d’assistance
de l’UE à l’Ukraine.
En Pologne, sur l’ancienne base
soviétique réhabilitée pour ces
exercices, quelque 120 instruc-
teurs français et 80 personnels
de soutien sont aujourd’hui dé-
ployés. Les Français logent sous
tente, les Ukrainiens dans des lo-
gements en dur. L’objectif est de
former environ 500 d’entre eux
toutes les cinq semaines. Un
rythme soutenu, avec entraîne-
ment six jours sur sept, qui vise à
aider leur insertion aussi bien au
sein de petites unités qu’au ni-
veau d’un bataillon, soit
500 hommes. « Les délais sont
très contraints, mais on tient
compte des impératifs de l’armée
ukrainienne », explique le colonel
Benoît, détaché par la France au
sein de l’état-major polonais,
soutien-clé du dispositif.
« Séances de tir à balles réelles »
Le rôle des interprètes apparaît ca-
pital afin d’atteindre ces objec-
tifs. Près d’une trentaine sont né-
cessaires chaque jour pour assu-
rer la fluidité des consignes aux
différents groupes de soldats qui
se tiennent en retrait des médias,
ce 10 juillet. Ce besoin d’interprè-
tes a nécessité de faire appel à
l’opérateur Défense conseil inter-
national – une société de services
dont l’Etat français est actionnaire
à 50 % – afin de s’assurer d’avoir
suffisamment de recrues.
Le combat d’infanterie est au
cœur de la formation dispensée
ici. Durant ces semaines passées
Accord sur la loi de programmation
militaire
La loi de programmation militaire a été adoptée, lundi 10 juillet,
par la commission mixte paritaire réunissant députés et sénateurs
et devrait être promulguée avant le 14 juillet, comme le souhaitait
Emmanuel Macron. Après plusieurs jours de tensions, les parle-
mentaires sont parvenus à se mettre d’accord sur la courbe des
dépenses prévues pour les armées jusqu’en 2030 : 413,3 milliards
d’euros au total sur sept ans, soit une forte hausse de 40 % par
rapport à la précédente loi. Le budget militaire deviendra ainsi,
progressivement, le premier de l’Etat (68,9 milliards en 2030).
Ce sont
désormais
5 200 militaires
que Paris affirme
avoir formés
depuis le début
de la guerre
sur place, les Ukrainiens sont
aussi bien entraînés à la recon-
naissance, au génie, au déminage,
au secourisme qu’au tir aux ar-
mes collectives. « On leur apprend
également à se camoufler et à bien
se disperser », précise un gradé
français. Des entraînements plus
pointus sont dispensés aux ti-
reurs d’élite, aux chefs de groupe,
de section ou de bataillon.
Soucieux de démontrer l’effica-
cité de leur formation, plusieurs
responsables français insistent
sur la rudesse des entraîne-
ments. « On les fait travailler en
ambiance de haute intensité. Il y a
des séances de tir à balles réelles
deux fois par semaine », détaille
le commandant Raphaël, res-
ponsable de la conduite des opé-
rations. Un terrain spécifique a
aussi été prévu pour la formation
aux combats dans les tranchées.
« Les Ukrainiens ont insisté pour
que leurs hommes apprennent à
creuser sous le feu avec des simu-
lations de frappes d’artillerie,
alors on les fait creuser », ajoute le
commandant Raphaël.
Anciens routiers ou agriculteurs
Parmi les recrues ukrainiennes
qui transitent depuis février sur la
base polonaise, l’expérience mili-
taire est très inégale. Certains,
qui se destinent au soutien logis-
tique, sont souvent d’anciens
chauffeurs routiers ou des agri-
culteurs. Mais 20 % des volontai-
res sont déjà très expérimentés,
assure encore le commandant Ra-
phaël. Parmi eux, un certain nom-
bre sont même passés par Bakh-
mout, cette ville de l’oblast de Do-
netsk où ont eu lieu d’âpres com-
bats contre les forces russes et les
mercenaires du Groupe Wagner.
Les militaires français insistent
enfin sur le fait que leurs forma-
tions se font en partie avec du
matériel destiné à être cédé.
Lundi, une trentaine de véhicules
de l’avant blindé stationnent sur
le camp avant de partir rejoindre
le champ de bataille. Les soldats
ukrainiens peuvent aussi s’en-
traîner avec des jumelles à vision
nocturne françaises. En revan-
che, ici, en Pologne, pas de canon
Caesar ou d’AMX-10 RC, un blindé
de reconnaissance puissamment
armé : les formations liées à ce
type d’armement ont lieu uni-
quement en France.
A l’issue des cinq semaines
d’entraînement, une cérémonie
est toujours organisée au mo-
ment du départ des Ukrainiens.
La peur de l’après n’est pas un su-
jet discuté officiellement. « Tous
les Ukrainiens que nous voyons
sont très motivés, affirme le colo-
nel Benoît. Ce qui se passe après
ne nous regarde pas. » p
Élise Vincent
En Russie, la rancœur intacte
des ultranationalistes
La frustration exprimée par le patron du Groupe Wagner sur la conduite
de la guerre en Ukraine reste partagée par nombre de militants
Moscou - correspondant
D
urant les heures les
plus tendues de la
­mutinerie avortée
d’Evgueni Prigojine,
les 23 et 24 juin, les blogueurs mili-
taires russes, militants ultranatio-
nalistes et autres partisans d’une
guerre totale avec l’Ukraine ont
découvert les vertus de la paix.
« Seigneur, sauve la paix, que des
Russes n’affrontent pas des Rus-
ses », implorait, le 24 juin, la poé-
tesse Anna Dolgareva, autoprocla-
mée « Walkyrie de la chrétienté »
et visiteuse occasionnelle des
champs de bataille ukrainiens.
Quelle que soit leur chapelle –ul-
traorthodoxes, néonazis, impé-
rialistes, eurasistes… –, les mem-
bres de l’extrême droite russe ont
fait bloc, alors que grandissait la
menace d’une confrontation ar-
mée entre mercenaires de Wa-
gner et troupes loyalistes. La con-
damnation de la rébellion a été
quasi unanime parmi les groupes
organisés : L’Autre Russie, de feu
Edouard Limonov, écrivain et chef
du Parti national-bolchévique, la
Légion impériale, la Commu-
nauté russe, les mouvements
Tsargrad ou ­Société et Futur.
Parmi les blogueurs militaires,
Semyon Pegov, animateur de
­WarGonzo, chaîne Telegram sui-
vie par 1,3 million de personnes, a
repris les mots de Vladimir Pou-
tine pour évoquer un « coup de
poignard dans le dos ». Cet admira-
teur déclaré du patron du Groupe
Wagner était l’un des relais, sur
son blog, de ses théories.
« Un ennemi du peuple »
Govorit TopaZ, plus de
100 000 abonnés, qui partage le
discours antiélites de Prigojine,
s’affichait encore, le 23 juin, dans
une vidéo, affublé d’un tee-shirt
Wagner. Le soir même, quand le
chef des mercenaires lance sa
marche sur Moscou, il s’enthou-
siasme un instant : « J’ai failli rater
la révolution ! », avant de revenir à
la raison, ou de constater que le
rapport de force n’était pas en fa-
veur de son idole : « Quiconque ap-
pelle au meurtre de ses compatrio-
tes est une ordure et un ennemi du
peuple. » Les jours suivants, cer-
tains de ces blogueurs iront jus-
qu’à s’aligner sur le nouveau récit
colporté par les télévisions d’Etat,
relativisant l’efficacité et « l’hé-
roïsme » des Wagner en Ukraine.
Tous ne soutenaient pas Evgueni
Prigojine auparavant. Au-delà des
convictions personnelles, les allé-
geances dans ce petit monde, par-
ticulièrement chez les blogueurs,
tiennent à des considérations par-
fois très terre à terre et mouvantes.
La chaîne Rybar, par exemple,
se permet une couverture critique
du conflit en Ukraine tout en res-
tant proche de l’armée, dont son
fondateur est issu.
Mais l’homme d’affaires Prigo-
jine défendait des thèses relative-
ment consensuelles dans ce mi-
lieu : inefficacité du ministère de la
défense, incompétence des géné-
raux, manque de fermeté du pou-
voir politique. Pour les « turbo-pa-
triotes », surnom qui leur a été at-
tribué en Russie, le pays ne peut
gagner la guerre qu’avec une mili-
tarisation totale, la loi martiale, la
mobilisation générale et une lutte
plus acharnée contre les traîtres et
les corrompus. Et toujours plus de
frappes sur l’Ukraine.
Cette ligne radicale a beau être
minoritaire – guère plus de 10 % de
l’opinion, selon les sondages –, elle
fait figure de dernière opposition
autorisée : si la critique des fonde-
ments de la guerre est interdite,
un semblant de débat existe en-
core sur la façon de la mener. Or
ces questionnements n’ont pas
disparu avec la disgrâce de Wa-
gner. Tandis que les défenses rus-
ses semblent tenir face à la contre-
offensive lancée par Kiev, la con-
duite de « l’opération spéciale » in-
quiète les ultranationalistes. Et la
persistance du Kremlin à mainte-
nir la Russie dans une illusion de
normalité les irrite.
Après la période d’incertitude
causée par la mutinerie, les criti-
ques ont refait leur apparition.
­Govorit TopaZ, qui fustigeait les
« ordures » de mutins, a réaffiché
sur son profil le hashtag #chvo
qui signifie, pour les initiés,
« Choïgou démission », en réfé-
rence au ministre russe de la dé-
fense. Le blogueur va jusqu’à inter-
roger la réponse de Vladimir Pou-
tine aux événements – « Pas un
seul mot sur ce qui a provoqué cette
mutinerie… » – ou la décision d’en-
voyer des Tchétchènes reprendre
la ville de Rostov-sur-le-Don aux
Wagner, soit « des pas frères de
sang contre des frères de sang ».
Le retour en Ukraine, le 9 juillet,
des commandants d’Azov­stal re-
tenus en Turquie exacerbe le mé-
contentement : « Le meilleur ga-
International | 3
Deux responsables du « Club
des patriotes en colère »,
Igor Guirkine (dit « Strelkov »)
et Pavel Goubarev, à Moscou,
le 12 mai. MAXIM SHEMETOV/REUTERS
Pour les « turbo-
patriotes »,
le pays ne peut
gagner la guerre
qu’avec une
militarisation
totale
rant de la sécurité des assassins et
des nazis se nomme Vladimir Pou-
tine, héros de l’Ukraine. » Sur Tele-
gram ou VKontakte, de telles pu-
blications attirent des milliers de
commentaires positifs. L’hostilité
à Sergueï Choïgou, ennemi nu-
méro un de Prigojine, reste la po-
sition la plus partagée. Le 26 juin,
la chaîne Telegram du bataillon de
volontaires Roussitch, formation
composée de néonazis combat-
tant en Ukraine, attaque frontale-
ment : « Vu ses déclarations, le
grand-père [Poutine] ne comprend
pas la situation. Les traîtres, ce sont
ceux qui ont détruit l’armée par
leur direction stupide. » A l’inverse,
les publications du ministère de la
défense, destinées à montrer
l’autorité intacte des généraux, ne
récoltent que des sarcasmes.
« Club des patriotes en colère »
Ces forces sont peu fédérées, mais
le 25 juin s’est tenu à Moscou le
premier rassemblement du « Club
des patriotes en colère ». Ce mou-
vement informel, dont le nom dit
l’essentiel, est mené par une figure
du camp ultranationaliste : Igor
Strelkov, de son vrai nom Igor Gui-
rkine, un ex-chef militaire des sé-
paratistes du Donbass, en 2014, et
ancien du FSB, les services de sécu-
rité russes, par ailleurs condamné
par contumace aux Pays-Bas pour
son rôle dans le crash du vol
MH17 abattu par un missile au-
dessus de l’Ukraine.
Devant 400 délégués, ce dernier
a résumé la position de son mou-
vement, selon des propos rappor-
tés par le quotidien Nezavissimaïa
Gazeta : « Poutine et les représen-
tants de l’élite ne comprennent pas
qu’une guerre doit être menée pour
être gagnée. » Son numéro deux,
Pavel Goubarev, lui aussi un an-
cien du Donbass, dénonce « un
Etat incroyablement faible qui n’est
plus capable de rien ». Quatre jours
plus tard, le chef du parti L’Autre
Russie, exprime une position
­ roche : « Le pays a besoin de gens
p
qui peuvent prendre leurs respon-
sabilités dans un contexte de perte
de contrôle – et le contrôle est perdu
absolument partout. »
La vigueur de ces attaques a de
quoi étonner, quand la moindre
déclaration antiguerre peut con-
duire en prison pour dix ans. En
réalité, ce pas de deux est bien ré-
glé avec le pouvoir, et depuis long-
temps. D’un côté, ces critiques
sont nécessaires pour canaliser le
mécontentement d’une frange de
l’opinion, mais aussi pour faire ap-
paraître Vladimir Poutine en
« modéré » et en force d’équilibre.
Depuis qu’il est au pouvoir, le pré-
sident russe a toujours dû affron-
ter une opposition ultranationa-
liste, en particulier sur le thème de
l’immigration. Un temps, celle-ci
s’est même alliée aux libéraux et
aux démocrates, mais elle a tou-
jours été traitée avec plus de clé-
mence que ces derniers.
La menace de la répression n’est
malgré tout jamais loin. La situa-
tion rappelle la période qui avait
suivi 2014. A l’époque, les ultrana-
tionalistes, emmenés par Igor
Strelkov, dénonçaient déjà le « re-
cul » du chef du Kremlin sur
l’Ukraine, après la signature des
accords de Minsk, censés imposer
un cessez-le-feu dans le Donbass,
et le renoncement à prendre, en
plus de la Crimée, les régions de
Kharkiv et d’Odessa. A l’initiative
de Strelkov, plusieurs groupuscu-
les s’étaient alors fédérés au sein
d’un Comité du 25-Janvier, avant
que plusieurs de ses dirigeants
soient mis en prison.
Depuis, les ultranationalistes
ont appris à se montrer pragmati-
ques. Dès l’été 2022, il a suffi de
quelques messages adressés par le
Kremlin pour que leurs critiques
perdent en vigueur. Les blogueurs
avaient ensuite été reçus par Pou-
tine, qui cherchait, de son côté, à
démontrer qu’il savait s’informer
au-delà des rapports complaisants
de ses services. Ils avaient à nou-
veau été reçus par le président le
13 juin, peu avant la mutinerie
d’Evgueni Prigojine. Pour l’heure,
Igor Strelkov est le seul à revendi-
quer ouvertement la place laissée
libre par le patron des Wagner. A
ses partisans réunis le 25 juin, il a
demandé de se préparer : « Nous
devons être prêts à réagir à la pro-
chaine crise sérieuse avec une force
politique sérieuse. » p
Benoît Vitkine

4 | International
En Israël, la relance du mouvement de protestation
L’avancée à la Knesset de la réforme de la Cour suprême ranime la détermination des opposants à ce projet
Jérusalem - correspondant
L’
autoroute qui longe la
côte d’Israël était de
nouveau bloquée,
mardi 11 juillet au ma-
tin, par des manifestants, près de
Haïfa (nord). Les canons à eau de
la police ont de nouveau dispersé
les protestataires campant sur la
principale voie d’accès à Jérusa-
lem, à travers les montagnes. Les
Israéliens opposés à la réforme de
la justice, voulue par la coalition
du premier ministre Benyamin
Nétanyahou, prévoyaient un
vaste rassemblement, encore un,
dans la journée, à l’aéroport Ben-
Gourion. En réaction, le ministre
de l’énergie, Israel Katz, appelait à
l’arrestation d’un des leaders de
ce rassemblement, coupable se-
lon lui d’« appels à la mutinerie et
à la désobéissance civile ».
Israël remonte le temps. Le pays
renoue avec le bouillonnement
du printemps, ces manifestations
d’ampleur historique qui avaient
contraint M. Nétanyahou à décré-
ter une « pause » dans sa réforme,
fin mars, afin d’engager des négo-
ciations avec l’opposition. Celle-ci
s’en est retirée à la mi-juin, dé-
nonçant la mauvaise foi des partis
au pouvoir, déterminés, selon
elle, à passer leur réforme en
force. Les manifestations se sont
poursuivies durant ces longs
mois, à plus bas bruit.
Les protestataires parlent de tac-
tique du « salami ». Ils craignent
que cette refonte fondamentale
de l’équilibre des pouvoirs, au pro-
fit de l’exécutif, soit imposée par
petites tranches, afin de la rendre
plus digeste. Leur mobilisation ré-
pond au vote, lundi en première
lecture au Parlement, d’un amen-
dement à la loi fondamentale du
pays régulant le fonctionnement
de l’institution judiciaire.
Ce texte pourrait être adopté en
deuxième et troisième lectures
avant la fin juillet et la pause esti-
vale. Il prive la Cour suprême
d’une de ses armes les plus puis-
santes et controversées : la possi-
bilité de censurer l’action du gou-
vernement en l’estimant « dérai-
sonnable ». C’est un héritage du
Pays-Bas : démission surprise du premier ministre, Mark Rutte
Le retrait de la vie politique du chef du gouvernement libéral risque d’affaiblir la famille centriste européenne, où il jouait un rôle important
Bruxelles - correspondant
D e la gauche à l’extrême
droite, ils ont, soudain,
tous salué l’action de
Mark Rutte, le remerciant pour
son engagement en faveur des
Pays-Bas. En renonçant à son
poste de premier ministre, alors
que son parti est en tête dans les
sondages à quatre mois des pro-
chaines élections, et en mettant
un terme à sa carrière politique, le
premier ministre libéral a pris
tout le monde de court, lundi
10 juillet, à La Haye. Son retrait
plonge le pays, qu’il dirige depuis
2010, dans une profonde interro-
gation : qui sera capable, à l’issue
du prochain scrutin, de prendre la
tête de ce pays très fragmenté,
dont la chambre des députés
compte vingt groupes politiques ?
Habile stratège, éternel survi-
vant des nombreuses crises qu’a
traversées la démocratie néerlan-
daise depuis son premier mandat
en 2010, « Mister Teflon », comme
on le surnomme, a fini par s’inter-
roger : à quoi donc servaient les
quatorze heures quotidiennes
qu’il consacrait à son mandat ? « Il
y a eu beaucoup de spéculations
ces derniers jours sur ce qui me
motivait. Ma seule réponse : les
Pays-Bas, a-t-il dit, lundi. J’ai dé-
cidé que je ne suis plus apte à être
droit anglo-saxon et du mandat
britannique sur la Palestine (1922-
1948), rappelle un ancien juge de
la Cour suprême, qui tient à de-
meurer anonyme, craignant d’ap-
paraître comme partisan. La Cour
ne l’invoque quasiment jamais
contre des orientations de politi-
que générale, sur lesquelles elle se
garde de légiférer.
Mais elle en use régulièrement
pour refuser les nominations de
l’exécutif, et des décisions admi-
nistratives, y compris celles
d’autorités locales. Ce critère fort
large leur permet d’intervenir sur
des questions d’éthique, de poin-
ter des risques de corruption ou
de conflit d’intérêts, sans avoir à
les qualifier sur le fond. C’est un
garde-fou, dont la seule existence
impose une certaine retenue à
l’exécutif. Début 2023, la Cour a in-
voqué ce motif pour refuser un
ministère au principal allié de
M. Nétanyahou, l’ultraorthodoxe
Arié Déri, patron du parti Shass
(religieux et séfarade) condamné
pour fraude fiscale.
« Une démocratie sur le papier »
« On peut sérieusement craindre
que sans supervision de ses nomi-
nations, ce gouvernement désigne
des fonctionnaires corrompus ou
bien non qualifiés mais fidèles à
ceux qui les ont mis en poste », pré-
vient le juriste Mota Kremnitzer,
de l’Institut d’Israël pour la démo-
cratie, très critique de la réforme,
comme une large part des milieux
d’affaires et de l’appareil d’Etat.
Ce texte donnerait aussi au gou-
vernement le plus à droite de l’his-
toire d’Israël, qui assume d’an-
nexer purement et simplement
les territoires palestiniens et qui
cherche à bouleverser l’équilibre
entre la religion et l’Etat, les
moyens de renvoyer sa conseillère
juridique, la procureure générale
Gali Baharav-Miara. Louée par les
manifestants, celle-ci s’est pro-
noncée dès décembre 2022 contre
la réforme, jugeant qu’elle ferait
d’Israël « une démocratie sur le pa-
pier, mais pas en ­substance ». Di-
manche, le gouvernement l’a con-
voquée pour une session de criti-
que de plusieurs heures.
de nouveau tête de liste (…). A l’oc-
casion de l’investiture d’un nou-
veau gouvernement, après les élec-
tions, je quitterai la politique. »
Le leader du Parti populaire
pour la liberté et la démocratie a
donc fini par être gagné, à son
tour, par la « tentation de Venise »,
cette envie d’autre chose qui est
désormais partagée par l’actuel
ministre des affaires étrangères,
son allié Wopke Hoekstra. Le nu-
méro un de l’Appel chrétien-dé-
mocrate renoncera, lui aussi, à
emmener la liste de son parti.
Bilan en demi-teinte
Les deux dirigeants ont, en réa-
lité, mesuré les difficultés que
leurs formations respectives al-
laient rencontrer, lors de la con-
sultation de novembre, après un
épisode gouvernemental de dix-
huit mois seulement. M. Rutte,
l’homme des solutions, celui qui a
gouverné avec quatre partis diffé-
rents – et, à une occasion, avec le
soutien de l’extrême droite –, était
devenu un obstacle : ni les socia-
listes, ni les écologistes, ni Caro-
line van der Plas, dirigeante du
Mouvement agriculteur-citoyen
(BBB), ce nouveau venu qui a
bousculé le paysage politique en
mai dernier et se profile comme
un possible vainqueur en novem-
bre, ne voulaient négocier avec lui
Blocage d’une autoroute dans le nord d’Israël par des opposants à la réforme judiciaire du gouvernement, le 11 juillet. Ariel Schalit/AP
Un à un, les ministres ont dit
tout le mal qu’ils pensaient de
cette fonctionnaire jugée trop to-
lérante avec les manifestants, qui
briderait les pouvoirs d’interven-
tion de la police et de la justice con-
tre « les émeutiers ». Le patron de
la police a rappelé que ces mani-
festations se déroulaient pour l’es-
sentiel pacifiquement : presque
aucun officier n’a été blessé. Plu-
sieurs ministres ont demandé le
renvoi de la procureure. Des res-
ponsables du principal syndicat
du pays, la Histadrout, ont pré-
venu qu’un tel renvoi susciterait
une grève générale.
Mme Baharav-Miara dispose de
pouvoirs étendus, dont celui d’in-
terrompre le procès de M. Néta-
nyahou pour corruption, qui
s’éternise depuis 2020. Son succes-
à l’avenir. Le BBB, qui a déjà séduit
de nombreux électeurs chrétiens-
démocrates, pourrait désormais
attirer des libéraux mécontents.
Verts et socialistes reprochent à
M. Rutte de ne pas avoir su faire
face à l’afflux de demandeurs
d’asile et d’avoir sabré dans les
budgets de la santé et de la justice.
Mme Van der Plas, qui rêve désor-
mais d’investir la « Torentje », le
bureau du chef du gouvernement
à La Haye, l’accuse d’avoir cédé aux
exigences européennes et écolo-
gistes en pénalisant le secteur de
l’agriculture intensive, l’un de mo-
teurs de l’économie nationale.
Deux scandales ont entaché
aussi le bilan du dirigeant libéral :
« l’affaire des primes », une fraude
aux allocations familiales impu-
tée à tort par le gouvernement à
des personnes majoritairement
d’origine étrangère, et l’exploita-
tion gazière dans le nord du pays,
longtemps autorisée alors qu’elle
générait des miniséismes, abî-
mant de nombreuses habitations.
Ce bilan en demi-teinte a été
compensé par le rôle de M. Rutte
sur la scène mondiale et euro-
péenne. La fermeté dont il a fait
preuve en 2014 face à la Russie, ac-
cusée d’avoir armé les séparatis-
tes prorusses qui ont abattu le vol
MH17 de la Malaysia Airlines, cau-
sant la mort de 298 personnes
Le texte priverait
la Cour suprême
de la possibilité
de censurer
l’action du
gouvernement
en l’estimant
« déraisonnable »
seur pourrait critiquer cette procé-
dure complexe, des interrogatoi-
res peu concluants jusqu’ici ou in-
voquer un manque de preuves
afin d’interrompre ces débats, qui
empoisonnent la vie politique, et
qui ont contribué à précipiter cinq
élections législatives depuis 2019.
(dont 196 Néerlandais), a marqué
les esprits. En contact quotidien
avec Vladimir Poutine, Mark
Rutte força ce dernier à accepter le
vote, par le Conseil de sécurité des
Nations unies, d’une commission
d’enquête indépendante qui allait
conclure à l’implication directe de
Moscou.
Alliance avec la France
Plus récemment, le Néerlandais a
affiché un soutien sans faille à
l’Ukraine, a mobilisé ses homolo-
gues pour la livraison d’arme-
ments lourds et a promu les ini-
tiatives visant à faire juger les at-
teintes aux droits humains par
Moscou. Ces épisodes, et sa longé-
vité à la tête de son pays, lui ont
valu quelques sollicitations : on
l’a vu comme un possible prési-
dent du Conseil européen et on l’a
imaginé en secrétaire général de
l’OTAN. « Non, non, non, je quitte
vraiment la politique », insistait-il,
lundi. Il dit tout ignorer de ce qu’il
fera à l’avenir et il n’est pas certain
qu’il regagnera son poste anté-
rieur chez Unilever, la multinatio-
nale anglo-néerlandaise de l’ali-
mentaire et de l’hygiène, où il offi-
ciait dans le département « pinda-
kaas », le beurre de cacahuètes,
très prisé par ses compatriotes.
Si le départ de M. Rutte affaiblit
l’union des partis centristes, tra-
En théorie, la Cour suprême
pourrait rejeter le texte que la
Knesset a commencé à voter
lundi. Mais il ne lui sera pas aisé de
s’opposer à la volonté des élus sur
un amendement à une loi fonda-
mentale, l’un des textes de réfé-
rence qui tiennent lieu de Consti-
tution au pays. M. Nétanyahou lui-
même a laissé entendre que la por-
tée de la réforme pourrait être
atténuée en deuxième lecture :
elle laisserait les juges invoquer
l’irrationalité de décisions prises
par des maires.
Il y a peu de chance que cela ras-
sure les manifestants, descendus
spontanément mercredi dans les
rues du pays, après l’annonce de la
démission du chef de la police de
Tel-Aviv, Ami Eshed. Celui-ci a plié
sous les violentes critiques du mi-
ditionnel pôle de gravité de la po-
litique néerlandaise, il promet de
handicaper aussi la famille libé-
rale européenne, où il jouait un
rôle important, surtout depuis
l’élection d’Emmanuel Macron.
Au départ eurosceptique, long-
temps à la tête du camp des « fru-
gaux », hostile au plan de relance
post-Covid-19, M. Rutte a ensuite
joué les conciliateurs entre les
pays du Nord et du Sud, ainsi
qu’entre la France et l’Allemagne.
Et, en août 2022, Paris et
La Haye renouvelaient symboli-
quement leur alliance avec une
déclaration conjointe sur l’ap-
profondissement de la relation
entre les deux pays, unis dans la
défense d’une « Europe forte »,
une expression longtemps ta-
boue dans le débat néerlandais.
Mark Rutte s’est rendu huit fois
en France depuis l’élection prési-
dentielle de 2018.
Avant même les élections euro-
péennes de 2024, un glissement
à droite des Pays-Bas en novem-
bre compliquerait la gestion de
l’Union, qui se retrouverait à de-
voir composer avec un nouveau
pays tenté par le radicalisme de
droite, après l’Italie, la Suède et la
Finlande. Et alors que la France,
l’Allemagne et l’Espagne connais-
sent une phase d’instabilité. p
Jean-Pierre Stroobants
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
nistre de la sécurité nationale, Ita-
mar Ben Gvir, religieux messiani-
que, raciste et suprémaciste.
M. Eshed a considéré qu’il payait
« un prix personnel intolérable-
ment élevé pour avoir choisi d’évi-
ter une guerre civile » tandis que
son ministre le poussait à attiser
les tensions dans la rue.
Ces dernières semaines, la police
a déployé des officiers à cheval en
plus grand nombre pour encadrer
les manifestations. Elle a parfois
tiré des grenades assourdissantes,
d’ordinaire réservés aux protesta-
tions de Palestiniens. Mercredi,
une douzaine de manifestants ont
été blessés. Lundi, le président
Isaac Herzog a exhorté les partis à
renouer les négociations qu’il su-
pervisait depuis le printemps. p
Louis Imbert
Le profil
Mark Rutte
Premier ministre des Pays-Bas
depuis juin 2010, Mark Rutte,
56 ans, a étonné en annonçant
devant les députés néerlandais,
lundi 10 juillet, qu’il quitterait
son poste après les prochaines
élections et renonçait à sa car-
rière politique. Trois jours plus
tôt, il avait provoqué la chute de
sa coalition, la quatrième qu’il
dirigeait. En treize années au
pouvoir, ce qui en fait un record-
man européen de longévité ­
– à quasi-égalité avec le Hon-
grois Viktor Orban –, le dirigeant
libéral a assuré trois victoires
électorales à son Parti populaire
pour la liberté et la démocratie.
 Planète
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
Le coût sanitaire élevé des produits chimiques
En Europe, le retrait de certaines substances ferait gagner entre 11 milliards et 31 milliards d’euros par an
L’
estimation est d’autant
plus frappante qu’elle
ne provient pas de la so-
ciété civile, mais des ser-
vices de la Commission euro-
péenne elle-même : le retrait du
marché des substances chimiques
les plus problématiques représen-
terait un bénéfice sanitaire consi-
dérable, estimé entre 11 milliards
et 31 milliards d’euros par an dans
les pays de l’Union européenne
(UE). Quant aux industriels, le coût
annuel estimé d’une telle mesure,
moyenné sur les trois prochaines
décennies, serait environ dix fois
inférieur – compris entre 0,9 mil-
liard et 2,7 milliards d’euros par an.
Ces éléments de l’étude d’impact
menée par l’exécutif européen, en
vue d’une refonte de la réglemen-
tation communautaire des pro-
duits chimiques, étaient jusqu’à
présent confidentiels. L’European
Environmental Bureau (EEB) – un
réseau d’organisations de défense
de l’environnement basé à Bruxel-
les – en a obtenu des fuites, qu’il a
partagées avec plusieurs journaux
en Europe, dont Le Monde. Contac-
tée, la Commission européenne
fait savoir qu’elle ne commente
pas les fuites, mais que sa « déter-
mination à œuvrer en faveur d’un
environnement exempt de subs-
tances toxiques reste inchangée ».
« Une meilleure fertilité »
Non formellement publiée, l’étude
d’impact avait été obtenue au
printemps par une autre ONG,
Corporate Europe Observatory
(CEO), par le biais d’une demande
d’accès formulée au titre de la loi
européenne sur la transparence
des documents administratifs.
Mais avant d’être transmise à CEO,
elle avait été expurgée des passa-
ges chiffrant les coûts et les bénéfi-
ces attendus d’une réglementa-
tion plus stricte des substances
chimiques. « Des bénéfices directs,
pour la santé des consommateurs
et des travailleurs, comme une
meilleure fertilité, une baisse d’inci-
dence de l’obésité, de l’asthme, de
maladies neurologiques et du can-
cer sont attendus de la réduction de
l’exposition aux produits chimi-
ques les plus dangereux », lit-on
dans les passages de l’étude d’im-
pact qui n’avaient jusqu’à présent
pas été rendus publics.
Dans un communiqué publié
mardi 11 juillet, l’EEB regrette que
les ambitions premières de la
Commission, énoncées en octo-
bre 2020, aient été revues à la
Le climat, un dossier négligé par le gouvernement britannique
Le pays, premier au monde, en 2019, à inscrire l’objectif de neutralité carbone en 2050 dans la loi, a perdu sa position de leader en la matière
Londres - correspondante
L undi 10 juillet, Joe Biden a
fait une courte halte au
Royaume-Uni, avant de se
rendre au sommet de l’OTAN en Li-
tuanie. Le président américain a
parlé sécurité et Ukraine à Dow-
ning Street avec le premier minis-
tre, Rishi Sunak, avant de se rendre
au château de Windsor où il a par-
ticipé à un « sommet climat »
éclair, à l’invitation du roi Char-
les III, destiné à mobiliser les inves-
tissements pour les pays du Sud.
La passion du monarque pour
l’environnement est sincère et
ancienne. Celle du gouvernement
britannique est moins évidente
et, depuis quelques semaines, les
critiques se multiplient contre
Rishi Sunak, accusé de négliger
l’urgence climatique.
Le 30 juin, le secrétaire d’Etat au
climat, Zac Goldsmith, a démis-
sionné, expliquant sans fard que
sa décision était motivée par « l’ab-
baisse comme le suggère l’étude
d’impact. En effet, tous les pro-
duits de consommation ne se-
raient pas concernés par la sup-
pression des substances problé-
matiques, seule une fraction des
secteurs industriels serait touchée
au terme de la refonte réglemen-
taire. Si, toutefois, celle-ci voit ef-
fectivement le jour. « La révision
était promise pour la fin de 2022,
mais les commissaires européens
ont décidé de la reporter après des
pressions de l’industrie chimique
allemande », précise l’EEB.
« Le recul réglementaire de l’UE
pourrait être le clou dans le cercueil
du Green Deal, alimentant le cy-
nisme et sapant la confiance dans
sence d’intérêt » pour l’environne-
ment du premier ministre. « L’apa-
thie du gouvernement pour le plus
grand défi auquel nous faisons face
rend la poursuite de ma tâche im-
possible », a assuré ce membre de
la Chambre des lords sur Twitter.
Zac Goldsmith est un allié de l’an-
cien premier ministre Boris John-
son, dont l’inimitié pour M. Sunak,
son ex-chancelier de l’Echiquier,
est publique.
Quelle que soit sa motivation, il a
mis le doigt sur une réalité : depuis
qu’il est arrivé à Downing Street,
en octobre 2022, Rishi Sunak s’est
très peu emparé du dossier clima-
tique, inaugurant son mandat en
hésitant à participer à la COP27 de
Charm El-Cheikh, en Egypte – il a
fini par s’y rendre, sous la pression
médiatique et politique. En dé-
cembre, il a autorisé l’exploitation
d’une mine de charbon dans le
nord-ouest de l’Angleterre, trente
ans après la fermeture de la der-
nière mine dans le pays et, pour
le projet européen, à moins que la
Commission ne tienne sa promesse
de débarrasser les produits de con-
sommation de leur toxicité, déclare
Tatiana Santos, chargée de la régu-
lation des produits chimiques à
l’EEB. A l’approche des élections
européennes, il est grand temps de
faire passer les gens avant les inté-
rêts à court terme de quelques lob-
bys. » L’impact sanitaire des pro-
duits chimiques de l’environne-
ment domestique et de la chaîne
alimentaire sur la population est
l’objet d’incessantes controverses
médiatiques.
Sa réalité et son ampleur ne font
pourtant plus de doute pour les
experts scientifiques, ainsi que le
l’instant, il cautionne la délivrance
de licences d’exploitation de
champs gaziers et pétroliers en
mer du Nord. Le feu vert à l’exploi-
tation par le norvégien Equinor du
champ Rosebank, au large des îles
Shetlands, serait imminent. Enfin,
selon le Guardian, le gouverne-
ment aura le plus grand mal à tenir
son engagement de consacrer
11,6 milliards de livres sterling
(13,5 milliards d’euros) à la transi-
tion énergétique dans des pays
vulnérables entre 2021 et 2026.
« Nous avons pris du retard »
Dans un rapport d’étape très criti-
que, publié le 28 juin, le Climate
Change Committee (CCC), un orga-
nisme indépendant chargé de
conseiller le gouvernement bri-
tannique dans sa lutte contre le ré-
chauffement, constate que le pays,
qui fut le premier au monde,
en 2019, à inscrire l’objectif de neu-
tralité carbone en 2050 dans la loi,
« a perdu sa position claire de lea-
Des pesticides
dangereux sont
mesurés au-delà
de « valeurs
guides » chez
près de 40 %
des enfants
rappellent les travaux de la Com-
mission. L’exécutif européen s’est
en partie fondé sur le plus impor-
tant programme de biosur-
veillance conduit à ce jour en Eu-
rope : l’« European Human Biomo-
nitoring Initiative » (HBM4EU).
der en matière d’action climati-
que ». « [En 2021], lors de la COP26, à
Glasgow, le Royaume-Uni s’était
fixé d’ambitieuses cibles de réduc-
tion d’émissions et il avait encou-
ragé les autres pays à le suivre. De-
puis, ces déclarations ne se sont pas
concrétisées », souligne Piers Fors-
ter, président par intérim du CCC
et professeur de changement cli-
matique à l’université de Leeds.
« Boris Johnson était passionné
par la transition verte et les techno-
logies renouvelables. Désormais,
avec M. Sunak, il manque les politi-
ques pour atteindre les objectifs cli-
mat. Nous n’avons pas d’incitations
efficaces pour aider les gens à pas-
ser du gaz de ville à d’autres sources
d’énergie pour se chauffer. Nous
avons pris du retard pour passer à
une agriculture moins émettrice en
méthane », liste Jess Ralston, du
groupe de réflexion Energy and
Climate Intelligence Unit.
« Nous sommes déçus par le re-
tard pris alors que d’autres pays ont
Lancé en 2017 pour un budget de
75 millions d’euros, il a réuni plus
d’une centaine d’agences sanitai-
res, d’universités et de laboratoires
publics et privés, qui ont mesuré
avec les mêmes méthodologies
18 substances ou familles de subs-
tances dangereuses dans les uri-
nes ou le sang de 13 000 Euro-
péens, de tous âges.
Ces substances (bisphénols, ph-
talates, per- et polyfluoroalkylés,
ou PFAS, pyréthrinoïdes, retarda-
teurs de flamme, etc.) sont utili-
sées dans de nombreux produits
d’usage courant – les plastiques,
les contenants alimentaires, des
ustensiles antiadhésifs, les jouets,
les pesticides, les vêtements, les
su tirer parti de la crise énergétique
[consécutive à la guerre russe en
Ukraine] », ajoute Piers Forster, du
CCC. Les Etats-Unis consacrent des
centaines de milliards de dollars à
l’investissement dans les techno-
logies vertes avec leur Inflation Re-
duction Act. Les pays de L’Union
européenne ont suivi avec le
Green Deal et la Chine investit
massivement dans les renouvela-
bles. Mais Rishi Sunak continue à
douter à voix haute de l’opportu-
nité d’une politique industrielle
avec subventions publiques aux
technologies de transition à la clé.
« Le Royaume-Uni est un pays de
taille moyenne, il pèse peu dans les
émissions globales, mais son posi-
tionnement est conséquent dans
les négociations climat. En prenant
du retard, il donne des excuses aux
pays qui ne veulent pas faire les ef-
forts requis », regrette l’expert.
En conséquence, les objectifs cli-
matiques britanniques sont
aujourd’hui en péril, en particulier
|5
meubles ou les matériaux de cons-
truction. Au niveau de 2020, selon
Marike Kolossa-Gehring, chef de
département à l’Agence allemande
pour l’environnement et coordi-
natrice de HBM4EU, « environ
230 millions de tonnes de produits
chimiques dangereux ont été con-
sommées dans l’UE, dont plus de
34 millions de tonnes de substances
cancérogènes, mutagènes ou re-
protoxiques, un certain nombre
d’entre eux se retrouvant dans nos
organismes ».
« Des niveaux alarmants »
Depuis son lancement, HBM4EU
a publié près de 170 articles de re-
cherche dans la littérature scienti-
fique. A ce jour, aucune synthèse
des résultats majeurs n’a été ren-
due publique, mais selon le bref
résumé qu’en fait, sur son site,
l’Institut flamand de recherche
technologique, une des organisa-
tions partenaires, « partout en Eu-
rope, les gens sont exposés à des
substances chimiques à des ni-
veaux alarmants ». Ainsi, des plas-
tifiants comme les phtalates ou
les bisphénols, parmi lesquels des
reprotoxiques, sont retrouvés
dans les urines de tous les Euro-
péens. Des pesticides dangereux
sont mesurés au-delà de « valeurs
guides » – indicatrices d’un effet
sanitaire possible – chez près de
40 % des enfants. La même pro-
portion d’adolescents européens
est exposée à des niveaux de PFAS
excédant la « valeur guide » éta-
blie par les chercheurs, etc.
Pour une grande part des subs-
tances examinées, les chercheurs
n’ont pu estimer une « valeur
guide » faute de données assez
précises. Quant aux effets des mé-
langes de substances, ils sont en
général inconnus. C’est d’ailleurs,
comme le dit le toxicologue An-
dreas Kortenkamp, professeur à
l’université Brunel de Londres, as-
socié au programme HBM4EU,
l’un des points aveugles du sys-
tème de réglementation des pro-
duits chimiques.
« Il n’existe aucune protection ré-
glementaire contre les risques liés
aux mélanges de substances, expli-
que-t-il. Même les évaluations des
risques pour chaque produit chimi-
que isolé sous-estiment les risques.
Tenir compte de l’exposition à des
groupes de produits chimiques
n’est pas suffisant. » Pour ce spécia-
liste des effets conjugués de subs-
tances dangereuses, « nous som-
mes tous au-delà de la limite ». p
Stéphane Foucart
celui d’une réduction de 68 % des
émissions nationales (par rapport
au niveau de 1990) d’ici à 2030.
Les élections générales de
2024 aideront-elles à sortir de
cette torpeur ? Le Labour, qui de-
vrait l’emporter s’il conserve son
avance dans les sondages, propose
un programme d’investissements
de 26 milliards de livres sterling
annuels dans l’économie verte.
Mais, déjà, sous la pression des
syndicats et d’une partie de son
état-major, Keir Starmer, le chef de
file des travaillistes, a commencé à
remettre en cause ces ambitions.
A la droite du Parti conservateur,
certains sont tentés de faire cam-
pagne sur la nécessité d’une pause
dans les efforts climatiques. Un
risque identifié par le CCC : « Nous
devons multiplier nos efforts de
communication pour que perdure
le consensus transpartisan autour
de la nécessité des réductions
d’émissions », insiste M. Forster. p
Cécile Ducourtieux

6 | Planète
A Sainte-Soline, « il est
urgent d’envisager
une désescalade »
La Ligue des droits de l’homme évoque, dans
un rapport, les « violences policières » lors
de la manifestation contre la mégabassine
L L’
a Ligue des droits de
l’homme (LDH) a rendu
public, lundi 10 juillet, un
minutieux rapport sur la mani-
festation du 25 mars autour de la
mégabassine de Sainte-Soline,
dans un champ des Deux-Sèvres,
qui avait donné lieu à de violents
affrontements. « Sainte-Soline est
très emblématique, en matière
d’atteinte à la liberté d’expression
et de réunion, a indiqué Patrick
Baudouin, le président de la Li-
gue, mais aussi en termes de vio-
lences policières, avec un usage
disproportionné et indifférencié
de la force. »
Entre 6 000 et 8 000 manifes-
tants s’étaient donné rendez-vous
à Sainte-Soline, une manifestation
interdite par la préfecture des
Deux-Sèvres, et 3 200 gendarmes
avaient été dépêchés sur les lieux,
dont certains sur des quads. Près
de 5 000 grenades avaient été ti-
rées par la gendarmerie en trois
heures, 200 manifestants auraient
été blessés – dont Serge D. dont le
pronostic vital avait été engagé –,
ainsi que 47 gendarmes.
La LDH avait envoyé 18 « obser-
vateurs » sur le terrain, appuyés
par une petite équipe en base ar-
rière dans la commune de Melles,
afin de prendre minute par mi-
nute un compte rendu des événe-
ments. Le rapport de l’inspection
générale de la gendarmerie natio-
nale du 27 mars assure que « les
premiers tirs de grenades lacry-
mogènes ont été effectués après
sommation » et « malgré des ap-
pels à la modération des équipes
de liaison gendarmerie » – les ob-
servateurs n’ont entendu ni les
sommations ni ces appels.
La LDH observe que, « entre
13 h 41 et 14 h 03, le PM21 a tiré en
continu en ne faisant aucune dis-
tinction entre les manifestants », et
n’évalue qu’à environ 200 person-
nes les militants les plus radicaux
venus pour en découdre. « Une
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nifestants calmes et d’élus identi-
fiables [par leur écharpe] avait été
constituée pour permettre de si-
gnaler la présence de blessés aux
gendarmes », dit le rapport : ils ont
été gazés à leur tour. Le rapport in-
siste aussi sur « l’entrave au se-
cours pour les blessés les plus gra-
ves », c’est particulièrement le cas
pour Serge D. Malgré la période de
calme de 14 h 08 à 15 h 08 et des ap-
pels téléphoniques répétés, « les
secours se sont vu dénier l’autori-
sation d’intervenir ».
Classés comme armes de guerre
Enfin, Gérald Darmanin, lors
d’une conférence de presse, le
27 mars, a assuré que « non,
aucune arme de guerre n’a été uti-
lisée à Sainte-Soline. Seules des ar-
mes intermédiaires ont été utili-
sées ». Or, relève la LDH, les lan-
ceurs Cougar, les lanceurs de bal-
les de défense et les grenades
GM2L (grenades à double effet, la-
crymogène et assourdissant),
GENL (grenades à éclats non lé-
taux), ASSD (grenades assourdis-
santes), toutes utilisées à Sainte-
Soline, sont précisément classés
comme des armes de guerre dans
le propre classement du minis-
tère de l’intérieur.
« J’ai été stupéfait par le nombre
de cratères par terre, a indiqué
François Lépineux, l’un des obser-
vateurs toulousains, et par le nom-
bre de grenades non percutées. On
n’a jamais vu une telle puissance de
feu. » L’observatoire de Toulouse
est pourtant intervenu près de
200 fois, depuis les manifestations
des « gilets jaunes ». « Il est plus que
jamais nécessaire de changer la po-
litique de maintien de l’ordre, a con-
clu M. Boudouin. Pour la popula-
tion, mais pour la police elle-même.
Il est urgent d’engager une désesca-
lade, de renouer un dialogue et d’al-
ler vers un apaisement. » p
Franck Johannès
200
CARTES
Près de 62 000 morts en Europe
liées à la chaleur de l’été 2022
Jusque-là, les organismes internationaux estimaient que les vagues
caniculaires de juin, juillet et août avaient tué environ 15 000 personnes
été 2022 a fait beaucoup
plus de morts en lien
avec la chaleur que ce
que l’on croyait. Selon
les données publiées lundi
10 juillet par une équipe de cher-
cheurs de l’ISGlobal, en Espagne,
et de l’Institut national de la santé
et de la recherche médicale (In-
serm), en France, près de
62 000 personnes dans 35 pays se-
raient mortes à cause de la chaleur
qui a submergé l’Europe du
30 mai au 4 septembre 2022.
Jusque-là, des organismes in-
ternationaux tels que l’Organisa-
tion mondiale de la santé ou
­l’Organisation météorologique
mondiale (OMM) et le réseau
européen Copernicus estimaient
qu’entre 15 000 et un peu plus de
16 000 personnes étaient mor-
tes à cause des vagues caniculai-
res de cet été, enregistré pour
l’instant comme le plus chaud du
XXIe siècle. Ces organisations ne
prenaient en compte que les mo-
ments les plus chauds, tandis
que l’étude rendue publique le
10 juillet examine l’ensemble de
l’été météorologique, qui
compte les mois de juin, de
juillet et d’août.
« Les systèmes d’alerte sanitaires
ne s’activent qu’au moment des va-
gues de chaleur, mais il y a beau-
coup d’autres températures, non
cataloguées comme caniculaires,
qui peuvent avoir un impact im-
portant sur la santé, souligne Hi-
cham Achebak, chercheur post­-
doctorant à l’Inserm et l’un des
auteurs de l’étude. Cela montre
qu’il reste beaucoup à faire dans de
Protection des sols: le «manque d’ambition»
des pays de l’UE sévèrement critiqué
La Cour des comptes européenne déplore, dans un rapport, que les changements de
pratiques agricoles imposés par les Etats membres soient « limités », voire inexistants
E ntre 60 % et 70 % des sols de
l’Union européenne sont
en mauvaise santé, selon
une analyse de 2020. Et pourtant,
malgré ce constat accablant, les
gouvernements n’utilisent pas les
outils à leur disposition, notam-
ment dans le cadre de la politique
agricole commune (PAC), pour
tenter d’améliorer leur état. Alors
que Bruxelles vient de présenter
une proposition de loi sur la sur-
veillance des sols, qui sera débat-
tue dans les prochains mois, la
Cour des comptes européenne
(CCE) tance la Commission et les
Etats membres pour leur « man-
que d’ambition » et leur échec à
faire face à cet enjeu crucial, dans
un rapport publié lundi 10 juillet.
Les écosystèmes des sols abri-
tent 25 % de la biodiversité, régu-
lent les cycles de l’eau et du car-
bone et sont essentiels à la produc-
tion alimentaire. Ils sont aussi la
cible de nombreuses pressions :
pollution, érosion, salinisation,
tassements ou encore mauvaise
gestion des nutriments et des ef-
fluents. « Le point de départ de ce
rapport est assez sombre : les
deux tiers des sols se portent mal
alors qu’ils sont à la base de la vie,
souligne Eva Lindström, auditrice
de la Cour chargée de ce rapport.
La PAC et la directive sur les nitrates
donnent des leviers pour améliorer
leur état, mais, sur la période que
l’on a étudiée (2014-2022), ni la
Commission ni les Etats ne les ont
suffisamment exploités. »
Le rapport dénonce d’abord
l’inefficacité du principe de la
nombreux pays pour mettre en
place des mesures plus efficaces. »
D’autant plus que probable-
ment encore plus de personnes
ont succombé à la chaleur au
cours de l’été 2022. Les données
compilées à partir de la base euro-
péenne Eurostat sous-estiment
les véritables chiffres, ce que les
chercheurs soulignent comme
une des limites de leurs travaux.
En effet, certains pays n’ayant pas
fourni les données de mortalité
quotidiennes, ils ont dû travailler
à partir des données hebdomadai-
res, moins précises. « On peut
comprendre qu’ils aient utilisé les
données hebdomadaires, car ce
sont les seules données accessibles
aussi rapidement », analyse Pierre
Masselot, chargé de recherche à la
London School of Hygiene and
Tropical Medicine, qui n’a pas par-
ticipé à l’étude. « Utiliser ces don-
nées compilées par semaine peut
lisser la surmortalité liée à la cha-
leur, car on peut perdre un ou deux
jours extrêmes dans le décompte »,
précise le chercheur.
« Hotspot » climatique majeur
Au niveau français, par exemple,
l’équipe franco-espagnole arrive à
une estimation de 4 807 morts de
chaleur sur la période, alors que
Santé publique France a récem-
ment rendu public un chiffre de
6 969 morts liées à la chaleur en-
tre le 1er juin et le 15 septem-
bre 2022. Un écart important, que
M. Achebak attribue à d’autres dif-
férences méthodologiques, mais
qu’il estime moins important
dans les autres pays étudiés.
c­ onditionnalité environnemen-
tale. Pour bénéficier de la PAC, les
agriculteurs doivent se confor-
mer à certaines normes – au total,
85 % de la surface agricole utile
européenne est couverte par ces
conditionnalités. Mais, si les gran-
des règles fixées sur le plan euro-
péen sont obligatoires, la manière
dont les pays les déclinent les rend
inopérantes. « Les exigences fixées
au niveau des Etats membres n’ap-
pellent bien souvent qu’une modi-
fication limitée des pratiques agri-
coles existantes, voire aucune »,
constate la CCE.
L’une des conditions pour béné-
ficier de financements est, par
exemple, de lutter contre l’érosion
des sols. En France, cette norme a
été traduite par le fait de ne pas
faire de labour quand les sols sont
inondés ou sur des terrains en
pente de plus de 10 % en hiver. « Ce
sont des critères qui correspondent
à des situations très particulières et
pour des périodes restreintes, dé-
crypte Aurélie Catallo, directrice
du programme Politiques agrico-
les et alimentaires à l’Institut du
« Les deux tiers
des sols se
portent mal,
alors qu’ils sont à
la base de la vie »
Eva Lindström
auditrice de la Cour
des comptes européenne
L’Italie, la Grèce,
l’Espagne puis
le Portugal sont
les quatre pays
enregistrant le
taux de mortalité
le plus élevé
Au total, ce sont les pays du sud
de l’Europe qui paient le plus
lourd tribut à la chaleur. L’Italie, la
Grèce, l’Espagne puis le Portugal
sont les quatre nations enregis-
trant le taux de mortalité le plus
élevé, avec respectivement 295,
280, 237 et 211 morts par million
d’habitants directement attribua-
bles à la chaleur. Certaines régions
de Bulgarie, de Roumanie, de
Croatie et du sud de la France ont
également été particulièrement
exposées. Hicham Achebak voit
un effet socio-économique dans
cette vulnérabilité du Sud, dont les
conditions de logement, notam-
ment, sont moins favorables que
dans certains pays du Nord plus ri-
ches, comme la France, la Suisse
ou l’Allemagne. « Même en étant
plus préparés, l’exposition aux tem-
pératures élevées est tellement plus
forte dans ces pays qu’on va quand
même y voir des excès de mortalité
importants », souligne, de son
côté, Pierre Masselot.
Depuis quelques années, l’Eu-
rope est identifiée comme un
« hotspot » climatique majeur : la
région surchauffe à un rythme
développement durable et des re-
lations internationales. Près de
90 % des pratiques qui peuvent ag-
graver l’érosion des sols ne sont pas
prises en compte. » Les effets de la
conditionnalité sur la gestion du-
rable des sols et des effluents sont
par ailleurs très rarement évalués.
Trop de dérogations
Les Etats membres peuvent égale-
ment, toujours dans le cadre de la
PAC, soutenir la mise en œuvre
volontaire de pratiques bénéfi-
ques pour l’environnement. Mais
ces mesures ne sont ni suffisam-
ment financées ni bien ciblées, les
pays n’ayant fléché qu’une très
petite partie des budgets disponi-
bles vers les territoires présentant
les problèmes les plus aigus. Con-
cernant la directive nitrates, qui
limite notamment l’épandage
d’effluents d’élevage, la CCE souli-
gne qu’un recours trop important
aux dérogations nuit à son effica-
cité. La pollution des sols a ainsi
augmenté dans les exploitations
qui ont bénéficié d’une déroga-
tion au plafond d’azote.
Selon les auditeurs, la situation
a peu de chance de s’améliorer au
cours des prochaines années, les
règles de la PAC pour la période
2023-2027 n’ayant pas fondamen-
talement changé. « Ce rapport est
intéressant et étonnamment poli-
tique de la part d’une instance
comme la Cour des comptes, note
Aurélie Catallo. Il livre une critique
sévère et fondée au moment
même où la Commission présente
son texte sur les sols. »
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
deux fois plus rapide que la
moyenne mondiale, selon l’OMM.
Selon les chercheurs franco-espa-
gnols, le réchauffement observé
depuis 2015 est associé à 18 547 dé-
cès supplémentaires pour chaque
augmentation de température de
+ 1 °C. A partir de ces calculs, ils es-
timent que le fardeau de la cha-
leur sera de plus de 68 000 morts
en moyenne chaque été d’ici à
2030, plus de 94 000 d’ici à 2040
et plus de 120 000 d’ici à 2050.
« Tout cela, si on prend en compte
la vulnérabilité de la population
en 2022, qui a subi en parallèle une
vague estivale de Covid-19 », pré-
cise M. Achebak.
Dans tous les cas, cette surmor-
talité touche plus particulière-
ment la population âgée de plus
de 80 ans, et les femmes de ma-
nière plus importante (+ 27 % dans
cette catégorie d’âge). Et ce, pour
plusieurs raisons : la population
féminine vit plus âgée que la po-
pulation masculine, et plus sou-
vent seules chez elles, alors que
l’isolement a été identifié comme
un facteur aggravant de la mort
liée à la chaleur. Par ailleurs, phy-
siologiquement, les femmes pro-
duisent moins de sueur que les
hommes, alors que c’est un des
principaux mécanismes dont dis-
pose le corps pour se refroidir en
cas de forte chaleur.
S’il est impossible d’anticiper les
morts de l’été 2023, les premiers
relevés montrent que les tempéra-
tures moyennes mondiales de dé-
but de juin 2023 battent déjà les
précédents records. p
Delphine Roucaute
Dévoilée mercredi 5 juillet, cette
première proposition législative
de l’UE sur les sols réaffirme l’ob-
jectif de parvenir à des sols en
bonne santé sur l’ensemble du
territoire européen d’ici à 2050,
donne une définition de la « santé
des sols » et fixe un cadre
­commun de surveillance. « A ce
stade, cette proposition ne résout
pas les problèmes que nous soule-
vons dans notre rapport, note tou-
tefois Eva Lindström. Elle parle de
la surveillance de l’état des sols.
C’est un bon début, mais ce n’est
clairement pas suffisant. »
Le Bureau européen de l’envi-
ronnement, un réseau fédérant
180 organisations, estime égale-
ment que le texte doit être « consi-
dérablement amélioré ». « La
­proposition, qui manque d’ambi-
tion, ne contient pas d’objectifs ju-
ridiquement contraignants et ne
met pas l’accent sur la biodiversité
des sols, est bien en deçà des atten-
tes », écrit-il.
Avec ce rapport, la CCE entend
peser sur la suite des débats
­portant sur ce texte ainsi que sur
les prochaines discussions sur
une révision de la PAC. Mais aussi,
en attendant, sur les Etats mem-
bres. « Il faut qu’ils prennent cons-
cience qu’un changement structu-
rel est nécessaire, insiste Eva
Lindström. Un changement struc-
turel peut faire mal ; il s’agit donc
de créer les conditions réglemen-
taires et les bonnes incitations éco-
nomiques pour accompagner les
agriculteurs. » p
Perrine Mouterde
 France
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023 |7
Après les émeutes urbaines ▶▶▶

Emeutes : des élus entre désarroi et urgence

Des députés de tous bords, dont les villes ont été touchées par les violences, demandent des actions rapides

P
our prendre le pouls » de
sa circonscription du
Rhône, touchée comme
tant d’autres par les
émeutes consécutives à la mort
de Nahel M., le 27 juin, tué par un
policier à Nanterre (Hauts-de-
Seine), le député du parti La
France insoumise (LFI) Idir Bou-
mertit a passé ses soirées au plus
fort de la crise dans les allées du
plateau des Minguettes, à Vénis-
sieux, ou dans les rues de Saint-
Fons, à la rencontre de ses conci-
toyens. « Les gens étaient très in-
quiets de ce qui se passait, ils
avaient peur qu’un autre drame
survienne », confie l’élu.
A une vingtaine de kilomètres
au nord, à Rillieux-la-Pape (Grand
Lyon), le député Les Républicains
(LR) Alexandre Vincendet n’a pu
que constater, le 30 juin, les dégra-
dations commises la nuit précé-
dente sur la médiathèque qu’il
avait inaugurée en 2020 dans un
des quartiers de cette ville de près
de 31 000 habitants dont il a été
maire. « Ils ont cassé toutes les vi-
tres en bas et ont commencé à y
mettre le feu. Heureusement,
deux habitants du quartier se sont
interposés et ont commencé à
l’éteindre », raconte-t-il.
Ce n’est qu’après six jours d’ex-
trême tension que ces députés
ont regagné Paris, mardi 4 juillet.
Saisis par les convulsions de leur
territoire, ils n’ont pu que mesu-
rer le fossé qui séparait leurs dia-
gnostics de la situation des dis-
cours politiques où chacun essaie
d’imputer à l’autre la responsabi-
lité de ces émeutes.
« L’argent est là »
Quand la première ministre, Eli-
sabeth Borne, exclut LFI et Jean-
Luc Mélenchon du « champ répu-
blicain » pour ne pas avoir appelé
au calme durant les émeutes,
les élus du Rassemblement natio-
nal (RN) accusent Emmanuel Ma-
cron d’avoir provoqué, par sa po-
litique, le « chaos que nous vivons
aujourd’hui ». Et pendant que
l’extrême droite, suivie par les di-
rigeants LR, appelle le gouverne-
ment à durcir sa réponse pénale
en faisant le lien entre la ques-
tion des émeutes et l’immigra-
tion, la gauche critique un exécu-
tif « tétanisé » par l’ampleur des
violences policières.
« Au lieu de proposer des solu-
tions concrètes, on est dans
l’outrance et dans l’accusation, dé-
plore la députée Europe Ecologie-
Les Verts des Hauts-de-Seine Sa-
brina Sebaihi. Les gens regardent
ça et se disent : “En fait, ils n’en ont
rien à faire de nous.” » Pour l’élue
dont la circonscription comprend
Nanterre, où a été tué Nahel M.,
l’absence de réponses d’ampleur
de la part de l’exécutif sur les raci-
nes de cette colère est symptoma-
tique. « Pour le gouvernement, il
n’y a pas de message politique par
rapport à ce qui s’est passé. C’est
comme si tous ces jeunes s’étaient
réveillés un matin en se disant
qu’ils allaient cramer leur quar-
tier », fustige-t-elle.
Dans un entretien au Parisien, des places de prison, déchéance République d’avoir un nouveau ré- bénéficier, entre autres, d’avanta-
dimanche 9 juillet, Elisabeth de nationalité des criminels bi- Au sein du camp cit pour ressouder les Français », ges économiques.
Borne s’en est tenue au constat nationaux, majorité pénale à présidentiel, appelle le député Renaissance de Des idées perçues par les élus de
qu’« un tiers des communes qui 16 ans… l’Hérault Patrick Vignal. banlieues comme cosmétiques
ont connu des violences n’ont pas on soutient Ce dernier défend une proposi- devant l’ampleur de la tâche. Pour
de “quartiers politique de la ville” Crainte autour du 14-Juillet tion de loi transpartisane pour ceux-ci, l’apaisement devra passer
[QPV]. Et la moitié des quartiers « Exprimer la réponse de l’Etat se- la volonté du chef mieux reconnaître les métiers de par le « magistère de la parole », se-
qui font l’objet de grosses opéra- lon les sensibilités de chacun, avec la médiation sociale. D’autres lon les mots de Nadia Hai, qui vise
tions de rénovation urbaine n’ont un peu de politique sociale là, un
de l’état de ne pas membres du camp présidentiel notamment les discours stigmati-
pas connu de violences ». peu de politique de répression là, réagir sous le coup mettent en avant leurs textes, éla- sants de la droite et de l’extrême
Devant un exécutif qui tâtonne, serait de courte vue », a balayé Em- borés bien avant les émeutes ur- droite. « Il n’y a pas de défiance vis-
les acteurs de la ville ont perçu manuel Macron, le 6 juillet, lors de l’émotion baines. A l’instar du député des à-vis de la République mais une
d’un mauvais œil le report d’an- d’un déplacement à Pau. Au sein Français de l’étranger Marc Fer- fracture vis-à-vis des messages qui
nonces attendues dans le cadre du du camp présidentiel, on soutient racci, qui porte une proposition sont véhiculés par ceux qui sont
plan Quartiers 2030, initialement la volonté du chef de l’Etat de ne Covid-19, la guerre en Ukraine et la de loi visant à lutter contre les dis- censés représenter la République »,
prévues lors d’un comité intermi- pas réagir sous le coup de l’émo- réforme des retraites – doit per- criminations par la pratique de abonde Sabrina Sebaihi, qui note
nistériel des villes, le 30 juin. « Si tion, la crainte étant surtout que mettre au chef de l’Etat de relancer tests individuels et statistiques. Sa que la mort de Nahel M. « est dé-
on commence à sortir des solu- des émeutes ressurgissent autour son quinquennat. « L’acte I de Ma- collègue de Paris Fanta Berete pro- sormais passée au second plan »
tions alors qu’on est encore en du 14-Juillet. Mais, pour une partie cron était axé sur l’économie, pour pose, elle, la création d’une carte dans le débat politique. p
pleine gestion de crise, tout ça va se des macronistes, cette nouvelle réindustrialiser le pays. L’acte II « parent solo » qui doit permettre Mariama Darame
perdre dans la masse et la réponse crise – après les « gilets jaunes », le doit permettre au président de la aux familles monoparentales de et Jérémie Lamothe
ne semblera pas à la hauteur du
phénomène », estime la députée
Renaissance des Yvelines Nadia
Hai, ancienne ministre déléguée
chargée de la ville (2020-2022).
« Il ne faut pas se dire que ça y est
c’est passé, que c’était une crise
comme une autre et qu’on conti-
nue comme avant », prévient Idir
Boumertit, dont le groupe « in-
soumis » a présenté un plan d’ur-
gence intitulé « Justice partout ».
Celui-ci prévoit notamment « une
réforme en profondeur de la police
nationale », avec l’instauration
d’une police de proximité, la créa-
tion d’une commission « vérité et
justice » sur les violences policiè-
res ou encore un « plan d’investis-
sement public dans les quartiers
populaires ».
A l’image de LFI, chaque camp
dévoile sa batterie de proposi-
tions pour répondre au senti-
ment de relégation qui traverse
les habitants de certains quar-
tiers. Si une grande partie des
élus défendent les résultats bé-
néfiques de la politique de la
ville et ses dizaines de milliards
d’euros qui ont permis de désen-
claver une partie des quartiers
prioritaires de la ville, ces dépu-
tés appellent à mettre « plus de
moyens » et « plus d’humains »
pour résorber les inégalités, en
prenant en exemple le rapport
Borloo, enterré en 2018 par Em-
manuel Macron.
« Il faut faire le bilan de la politi-
que de la ville depuis vingt ans et
tout remettre à plat, sans tabous
sur la doctrine de la police, le ra-
cisme, la discrimination, la mixité
sociale, les services publics… », dé-
taille la députée socialiste de Sei-
ne-Saint-Denis Fatiha Keloua-Ha-
chi, qui souhaite lancer un groupe
de travail transpartisan à l’Assem-
blée pour aboutir à des mesures
législatives consensuelles.
Aux yeux d’Alexandre Vincen-
det, « l’argent est là, mais il faut dé-
penser mieux et surtout rapide-
ment ». « Entre les moments où on
prend les premières décisions et le
moment où un projet prend fin, il
faut vingt ans, donc entre-temps
vous avez paumé deux ou trois gé-
nérations », observe le député LR,
prenant ses distances avec les pro-
positions exclusivement régalien-
nes de son camp – augmentation

Darmanin auditionné à l’Assemblée

Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, sera auditionné
mercredi 19 juillet, par la commission des lois de l’Assemblée
nationale, sur sa gestion des violences urbaines, à la suite de la
mort de Nahel M., tué à Nanterre (Hauts-de-Seine) le 27 juin lors
d’un contrôle policier. Le 5 juillet, le locataire de la Place Beauvau
avait été auditionné par la commission des lois du Sénat, sur ce
sujet. M. Darmanin avait alors défendu l’action des forces de l’or-
dre – des « urgentistes de la société », selon ses mots –, tout en re-
connaissant que le policier de 38 ans mis en cause dans la mort
de Nahel M. « n’a manifestement pas respecté la loi ». Le 12 juillet,
la commission des lois de l’Assemblée a prévu, dans un premier
temps, l’audition conjointe du général Alain Pidoux, chef de l’ins-
pection générale de la gendarmerie nationale, et d’Agnès Thibau-
lt-Lecuivre, cheffe de l’inspection générale de la police nationale.

8 | France
Après les émeutes urbaines
Les maires
impatients
de lancer la
reconstruction
Alors que 801 édifices publics
ont été dégradés, Emmanuel Macron
a annoncé un projet de loi d’urgence
pour accélérer les travaux
L
es émeutes urbaines
désormais passées,
tout le monde est
d’accord. Il faut re-
construire, et vite : il
est hors de question
de laisser les stigmates du chaos
qui a suivi la mort de Nahel M. à
Nanterre, le 27 juin, balafrer les
quartiers pendant des années.
« C’est un signe politique fort,
approuve Christophe Rouillon,
maire (Parti socialiste) de
­Coulaines (Sarthe), dans la ban-
lieue du Mans, une ville de
7 700 habitants durement éprou-
vée. On a été attaqués. Les servi-
ces publics doivent être remis en
route tout de suite. Il faut montrer
que la République ne cède pas. »
« Nous voulons aller vite pour
soutenir les communes touchées »,
a affirmé la première ministre,
Elisabeth Borne, le 9 juillet dans
Le Parisien. Le projet de « loi d’ur-
gence » pour accélérer la recons-
truction, promis par le président
de la République, ­Emmanuel
­Macron, le 4 juillet, alors qu’il re-
cevait les élus des communes si-
nistrées, sera présenté « lors du
prochain conseil des ministres »,
prévu jeudi 13 juillet, a précisé la
cheffe du gouvernement.
Le chantier est énorme. Selon
les dernières remontées, non dé-
Entre dégradations et perturbations, le lourd tribut des transports
Si les grands réseaux pourront faire jouer leurs assurances, le retour à la normale sera plus long dans les plus petites collectivités
S ouvent pris pour cible, les
transports en commun
n’ont pas encore dressé l’in-
ventaire complet des dommages
qui leur ont été infligés par les
émeutes qui se sont succédé du
27 juin au 2 juillet à la suite de la
mort de Nahel M., tué par un poli-
cier le 27 juin. Mais il ne fait déjà
pas de doute que le bilan sera par-
ticulièrement élevé. Si les autori-
tés gestionnaires des transports
urbains ne disposent pas encore
d’une évaluation globale, il appa-
raît que le plus lourd tribut sera
payé par la région parisienne. Ile-
de-France Mobilités, qui organise
les transports publics au nom de
la région, évalue à 20 millions
d’euros les dégâts subis par le ma-
tériel roulant.
En tout, une quarantaine de bus
ont été détruits ainsi que deux
tramways sur pneus sur les lignes
T6 (Viroflay-Châtillon) et T10 (La
Croix-de-Berny - Clamart) d’une
valeur de 5 millions d’euros
l’unité. D’autres rames ont été en-
dommagées ainsi qu’un tronçon
finitives, dont Le Monde a eu
connaissance, 801 bâtiments pu-
blics ont été dégradés, dont
282 par un incendie partiel ou to-
tal. La facture est colossale. En
tout, les dégradations liées aux
violences urbaines vont coûter
650 millions d’euros aux assu-
reurs, a estimé leur fédération
professionnelle, mardi 11 juillet.
Soit plus du double de la somme
anticipée la semaine précédente.
Cela représente près de 220 mil-
lions d’euros pour les seules col-
lectivités locales.
Aide financière
Le gouvernement considère que
750 édifices nécessiteront une in-
tervention. La moitié des 801 bâ-
timents (385) relève de l’Etat, no-
tamment du ministère de l’inté-
rieur ; les autres (416) dépendent
des collectivités locales. Or, pour
ceux-ci, « on a des problématiques
qui, pour certaines, n’attendent
pas », a souligné, le 5 juillet, le mi-
nistre de la transition écologique
et de la cohésion des territoires,
Christophe Béchu. Une école qui
a brûlé doit pourtant rouvrir à la
rentrée. Un centre de loisirs dé-
moli ne pourra pas accueillir des
enfants pendant les vacances. Un
service d’état civil détruit ne déli-
vrera pas les papiers dont les ci-
du rail directeur sur la ligne T5 qui
relie Saint-Denis (Seine-Saint-De-
nis) à Sarcelles (Val-d’Oise).
Pour sa part, la RATP, dont l’acti-
vité se concentre sur la petite cou-
ronne, recense la destruction de
quinze bus dont douze ont été in-
cendiés dans un dépôt d’Auber-
villiers (Seine-Saint-Denis) au
cours de la nuit du 29 au 30 juin.
Sans parler des dégradations
commises sur le mobilier urbain,
mais aussi sur l’infrastructure
dont le coût, indique la régie, de-
vrait atteindre plusieurs millions
d’euros, en plus de la destruction
du matériel roulant. Il faut aussi
intégrer le manque à gagner occa-
sionné par la fermeture prématu-
rée du trafic (à 21 heures, puis
22 heures) pendant six jours pour
des raisons de sécurité.
Actes de malveillance en hausse
Malgré l’étendue des dommages,
le fonctionnement des lignes de
bus en région parisienne – où les
transports en commun repré-
sentent un parc de 10 500 bus et
toyens ont besoin. Le projet de loi
« d’accélération de la reconstruc-
tion des bâtiments dégradés » au
« cours des violences urbaines »,
que Le Monde a pu ­consulter, con-
tient quatre articles. Il définit, se-
lon l’exposé des motifs, « un cadre
juridique d’exception, de nature à
accélérer au maximum la con-
duite des travaux ». S’il est adopté,
le gouvernement pourra déroger
aux règles du droit commun par
ordonnances.
Les reconstructions pourront,
par exemple, débuter avant
même que l’autorisation d’urba-
nisme ne soit donnée. La durée
d’examen des demandes sera en
parallèle divisée « par deux, voire
par trois », afin que l’instruction
ne dépasse pas un mois et demi.
D’autres dispositions assouplis-
sent les règles en matière de pu-
blicité ou de mise en concur-
cars – devrait pouvoir être globa-
lement assuré sans trop de diffi-
cultés dans les prochaines se-
maines, selon Ile-de-France
­Mobilités. La période estivale en-
registre en général une baisse
sensible de la fréquentation.
En revanche, le retour à la nor-
male sera beaucoup plus lent
dans la communauté de com-
munes de l’agglomération de
Provins (Seine-et-Marne) frap-
pée par la destruction de qua-
torze cars partis en fumée dans le
dépôt de l’entreprise ProCars. Il
Île-de-France
Mobilités évalue
à 20 millions d’euros
les dégâts subis
par le matériel
roulant dans
la région parisienne
rence dans le cadre de l’attribu-
tion des marchés publics.
Le texte prévoit également
d’aider financièrement les collec-
tivités locales. Celles-ci pourront
déroger à la règle qui veut que,
dans le financement des travaux,
les subventions ne dépassent pas
80 % du total. Celles-ci pourront
atteindre « 100 % ». L’Etat s’engage
également à leur rembourser la
TVA acquittée lors du chantier,
non plus deux ans plus tard
comme c’est le cas aujourd’hui,
mais « l’année d’exécution de ces
dépenses ». Différentes mesures,
enfin, accélèrent la mise en
œuvre des règles concernant les
copropriétés, dont « plusieurs,
mêlant commerces, habitations,
voire services publics, ont été tou-
chées par ces violences ».
Cela complète la circulaire, si-
gnée par la première ministre le
est difficilement envisageable
que ce réseau local qui compte
une centaine de véhicules puisse
renouer avec un trafic assuré
dans des conditions habituelles
dès la rentrée de septembre.
Par l’intermédiaire de l’Union
des transports publics (UTP), les
opérateurs de transports en
commun ont sollicité le minis-
tère des transports afin d’obtenir
que les assurances indemnisent
au plus vite la perte de matériel
roulant. L’addition prévue pour
remplacer celui-ci s’annonce éle-
vée car les bus de nouvelle géné-
ration sont alimentés au gaz na-
turel GNV ou sont hybrides voire
électriques, donc beaucoup plus
chers que les précédents modè-
les diesel. A l’achat, un bus mo-
derne se négocie aujourd’hui en-
tre 250 000 euros et près de
500 000 euros en fonction du
type de modèle.
En Ile-de-France comme dans
les autres régions, la destruction
d’arrêts d’autobus voire les in-
cendies volontaires de véhicules
« Tant qu’une loi
n’a pas été votée,
on respecte
les procédures
actuelles. (…)
On ne veut pas
se retrouver devant
le juge pour avoir
voulu bien faire »
Christophe Rouillon
maire socialiste
de Coulaines (Sarthe)
ne constituent pas une réalité
nouvelle pour les professionnels
du secteur des transports collec-
tifs. Ces dernières années, les ac-
tes de malveillance, y compris les
incendies volontaires, sont en
progression régulière selon
l’UTP. Cet organisme, qui re-
groupe les entreprises du sec-
teur, note cependant qu’en paral-
lèle les données sur la sécurité
des voyageurs ont eu tendance à
s’améliorer. Les spécialistes s’ac-
cordent cependant à considérer
que les émeutes de ces dernières
semaines ont fait apparaître une
tendance à l’extension géogra-
phique des actes de vandalisme.
« Ce qui est nouveau, c’est que
l’on s’en est pris au matériel rou-
lant dans des villes moyennes où
ce genre de choses ne se produisait
jamais », observe le Groupement
des autorités responsables de
transport. S’ils estiment que les
transports en commun n’ont pas
été particulièrement ciblés –
« C’est aux biens publics en général
que l’on s’en est pris, pas aux bus
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
5 juillet, qui répond déjà « à pro-
bablement 90 %, voire 95 % des si-
tuations », selon le porte-parole
du gouvernement, Olivier Véran.
Elisabeth Borne y rappelle, à l’at-
tention des préfets, les procédu-
res existantes qui permettent
d’accélérer les travaux. Une situa-
tion d’urgence autorise en effet
déjà à alléger ou à supprimer les
formalités d’urbanisme.
Les élus attendent ces assou-
plissements. « Tant qu’une loi n’a
pas été votée, ou qu’un décret n’a
pas été signé, on respecte les pro-
cédures actuelles », explique
Christophe Rouillon, le maire de
Coulaines. Le risque juridique est
en effet trop grand. « Il ne faut pas
confondre vitesse et précipitation,
poursuit-il. On ne veut pas se re-
trouver devant le juge pour avoir
voulu bien faire. On a besoin
d’une transcription dans le droit
spécifiquement même s’ils consti-
tuent une cible facile et spectacu-
laire », considère une porte-pa-
role de l’UTP –, les experts de la
mobilité urbaine ne cachent pas
leur incompréhension. Les véhi-
cules contre lesquels se sont
acharnés les émeutiers, mar-
quent souvent la présence des
derniers services publics présents
dans les quartiers défavorisés.
Enfin, les récentes émeutes
émaillées d’agressions dirigées
contre les chauffeurs de bus ou
de tramway tombent au plus mal
à un moment où plusieurs grou-
pements ont lancé de vastes cam-
pagnes de recrutement ou sur le
point de le faire. Les transports
collectifs sont confrontés depuis
la fin des restrictions imposées
par le Covid-19 à un déficit chro-
nique de conducteurs. Alors que
l’on estime qu’il en manque
4 000 à travers la France, les vio-
lences urbaines de ces derniers
jours ne vont pas contribuer à
susciter des vocations. p
Jean-Michel Normand
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
Des habitants
de Persan
(Val-d’Oise),
devant leur mairie
incendiée, le 3 juillet.
CHRISTINE BERTRAND NIELSEN/AFP
positif des déclarations du prési-
dent de la République. »
A Mons-en-Barœul (Nord), on
espère sortir le plus rapidement
possible de cette période. « Le ser-
vice public sera plus fort que cette
volonté destructrice, on va le dé-
montrer », prévient l’édile (divers
gauche) Rudy Elegeest. La com-
mune de 22 000 habitants a été
meurtrie. La mairie, à peine réno-
vée, a été en partie incendiée. La
salle des fêtes, construite il y a six
ans pour 10 millions d’euros, l’a
été également. Le Lien, un centre
d’information du public, « pres-
que neuf », a subi le même sort.
« Une trentaine » de caméras de
vidéosurveillance a été détruite.
« autodestruction »
Aujourd’hui, la standardiste de
l’hôtel de ville répond sur son télé-
phone portable et les services mu-
nicipaux ont dû « refaire une mai-
rie en trois-quatre jours » dans des
bâtiments destinés à accueillir des
commerces. Rudy Elegeest est fier
de ses équipes. Mais il ne se remet
pas des saccages. « C’est une auto-
destruction, juge-t-il. Les émeutiers
ont démoli la maison commune,
celle qui sert à leur famille. » Alors,
la priorité de l’élu, aujourd’hui,
c’est de « mettre en état la mairie,
le symbole de la République et le
temple des services publics ».
Encore faut-il, cependant, que le
projet de loi soit voté. Le gouver-
nement considère qu’il s’agit
d’« un texte consensuel ». « Il est
naturel d’attendre une seule lec-
ture » dans chaque chambre parle-
mentaire, note-t-on dans l’entou-
rage de la première ministre. Les
députés et les sénateurs devraient
se pencher sur le projet de loi dans
la semaine du 17 juillet. Avec l’ob-
jectif de « le faire voter avant la
suspension des travaux de l’Assem-
blée nationale et du Sénat », fin
juillet, a précisé Elisabeth Borne.
Quoi qu’il en soit, certains élus
préviennent : il faut en profiter
pour lancer « une simplification
massive pour tout », comme l’a
suggéré Karine Franclet, maire
(Union des démocrates et indé-
pendants) d’Aubervilliers (Seine-
Saint-Denis). Citant « la lourdeur
des dossiers administratifs », elle
s’exclame : « Mais allez, allons-y
pour la simplification générale. » p
Benoît Floc'h
Dans les écoles, réparer avant la rentrée
Sur près de 300 incidents touchant des établissements, 65 ont affecté l’accueil des enfants
S’ il vous plaît, pas l’école !
Ne touchez pas à
l’école ! » La vidéo a fait le
tour des réseaux sociaux : sur
des images filmées par un rive-
rain, une femme court vers un
groupe de jeunes, pour tenter, en
vain, de protéger l’école mater-
nelle ­Grandclément, proche du
centre-ville de Villeurbanne
(Grand Lyon). Un groupe d’indi-
vidus a, malgré tout, réussi à y
pénétrer, dans la nuit du 29 au
30 juin. Les émeutiers ont mis le
feu à du linge qui se trouvait
dans la cantine scolaire et ont dé-
gradé les cuisines.
« Il a fallu deux jours pour net-
toyer la suie qui s’était infiltrée
partout et masquer les dégâts les
plus visibles, notamment les tirs
sur les vitres », rapporte le maire
(Parti socialiste, PS) de la com-
mune, Cédric Van ­Styvendael.
« Nous avons pu rouvrir, sans ser-
vir de repas chauds, pour la der-
nière semaine de classe. J’y tenais
beaucoup. » La cantine scolaire
sera de nouveau opérationnelle à
la rentrée, promet l’élu.
D’autres communes mettront
plus de temps. Car les écoles ont
été particulièrement prises pour
cible au cours de la semaine
d’émeutes parties de la cité Pablo-
Picasso, à Nanterre, où vivait
­Nahel M., l’adolescent tué par un
policier après un refus d’obtem-
pérer, le 27 juin. Le ministère de
l’éducation nationale a compté
267 incidents touchant des éta-
blissements scolaires, dont
65 ayant affecté la capacité d’ac-
cueil. Les dégradations semblent
avoir visé en majorité des écoles
maternelles et élémentaires, « des
«Les pyromanes ne sont pas seulement ceux qui brûlent»
Les rappeurs de La Rumeur, connus pour leur combat contre les violences policières, réagissent à la mort de Nahel M.
Entretien
L orsque Nahel M., 17 ans, est
tué le 27 juin par un tir poli-
cier, les rappeurs du groupe
La Rumeur restent silencieux.
Dans les années 2000, Hamé
Bourokba et Ekoué Labitey
avaient occupé le terrain médiati-
que et judiciaire pour avoir évo-
qué dans un fanzine « les centai-
nes de [leurs] frères abattus par les
forces de police, sans qu’aucun des
assassins n’ait été inquiété ». Après
une plainte du ministère de l’inté-
rieur pour « atteinte à l’honneur
et à la considération de la police
nationale », la justice donnera fi-
nalement raison à l’auteur de l’ar-
ticle, Hamé Bourokba, après un
procès en cassation en 2010.
Dix jours avant la tragédie de
Nanterre, le groupe venait de sor-
tir un nouvel album, s’apprêtait à
diffuser un documentaire sur
leur parcours, de leurs cités des
Yvelines à la production cinéma-
tographique en passant par
Sciences Po. Au Monde ils con-
fient leurs réflexions.
Comment avez-vous réagi face
à la vidéo de Nanterre ?
Ekoué Labitey : Les images sont
sans équivoque. Deux semaines
après, nous sommes encore sous
le choc… Un adolescent de 17 ans.
Hamé Bourokba : On connaît
l’existence de cette violence, sa re-
production, mais la voir surgir
ainsi, avec le moment, la seconde
où le policier tire… On ne peut pas
s’y habituer.
établissements d’hyper-proximité
situés au cœur des quartiers »,
note Grégoire Ensel, le président
de la Fédération des conseils de
parents d’élèves.
« C’était l’horreur »
« L’équipe éducative est complète-
ment traumatisée, les pompiers
ont été empêchés d’intervenir,
c’était l’horreur », résume Nicolas
Dainville, maire (divers droite)
de La Verrière, après l’incendie
qui a ravagé deux écoles de cette
petite ville des Yvelines, dans la
nuit du 28 au 29 juin.
Les images des salles de classe
calcinées, particulièrement spec-
taculaires, ont été publiées dans
les médias. Mais le maire, qui a la
charge de l’entretien des écoles
comme dans toutes les
­communes, n’a pas eu le temps
de s’appesantir. « Il a fallu ac-
cueillir les enfants sur la dernière
semaine de classe », rapporte
l’élu, qui a pu s’organiser en
ouvrant la maison des jeunes et
en basculant une partie de l’ef-
fectif de l’école des Noës sur la
maternelle du Bois-de-l’Etang,
un groupe scolaire dont l’école
élémentaire a, elle aussi, en par-
tie brûlé. Tous les équipements
endommagés à La Verrière
« Symboliquement,
on a détruit l’endroit
où l’on donne à
manger aux enfants »
émilie Kuchel
adjointe au maire (PS) de Brest
Les jours suivant la mort
de Nahel M., vous avez refusé
de réagir à chaud…
E. L. : J’ai le sentiment qu’il faut
tout reprendre de zéro. On est
dans une espèce de monde vir-
tualisé où le temps médiatique,
politique ne s’arrête jamais. Et la
première question qui m’anime,
c’est où se trouve la décence, la
place pour le recueillement ?
Tout reprendre de zéro,
c’est-à-dire ?
E. L. : Je parle de notre histoire,
en lien avec notre combat judi-
ciaire qui a duré huit ans. De
cette histoire pouvait naître un
débat qui aurait permis, peut-
être, de sortir par le haut, d’aller
au-delà des clivages partisans.
Au moment où je vous parle,
c’est la résignation qui prime et
je crains que la vague soit trop
haute, elle est en train de tout ba-
layer. Cet événement doit nous
conduire à repenser ces ques-
tions-là à partir de zéro.
Les questions des rapports en-
tre la police et les populations
des quartiers ?
H. B. : Si on part des images, ce
qui est étouffant, c’est leur surdé-
termination. C’est tellement pré-
visible. Qui tue qui ? Dans quel état
d’esprit les policiers intervien-
nent ? Quel sentiment est le leur
de se sentir autorisé à faire ça ? Ce
qui est prévisible, c’est que les poli-
ciers sont autorisés à agir comme
ça dans ces quartiers. On met tou-
jours dos à dos deux mondes qui
étaient situés dans un quartier
politique de la ville (QPV).
Beaucoup d’élus ont trouvé,
pour les derniers jours de classe,
des solutions de repli. A Mâcon,
une partie des cent écoliers de la
maternelle Jean-Zay, dont deux
classes ont été endommagées par
un incendie, ont pu être emme-
nés en bus dans un centre de loi-
sirs à la campagne. A l’école Paul-
Dukas de Brest (Finistère), où la
cantine a brûlé dans la nuit du sa-
medi 1er au dimanche 2 juillet, la
commune a été contrainte de dis-
tribuer des repas froids, le lundi
suivant, avant de pouvoir répartir
les élèves dans les cantines des
environs. « Les enfants, avec leur
résilience habituelle, m’ont de-
mandé s’il y aurait des chips », rap-
porte Emilie Kuchel, adjointe au
maire (PS) de Brest déléguée aux
politiques éducatives.
Egalement située dans un QPV,
l’école Paul-Dukas compte 138 de-
mi-pensionnaires sur 170 élèves.
« Symboliquement, on a détruit
l’endroit où l’on donne à manger
aux enfants. A Brest, la cantine est
gratuite pour 20 % des élèves. »
Beaucoup de communes ne sa-
vent pas encore si elles retrouve-
ront des équipements fonction-
nels pour la rentrée des classes,
dans moins de deux mois. A La
Verrière, l’école entièrement dé-
truite devrait fusionner avec
l’autre maternelle du quartier, et
le maire peut compter sur l’aide
de la région Ile-de-France, qui ac-
cueillera les élèves de l’élémen-
taire dans une école régionale du
premier degré. Mais celle-ci est si-
tuée à vingt minutes à pied, alors
que l’école élémentaire du Bois-
se télescopent, mais ce n’est pas
deux mondes sur un pied d’éga-
lité. L’asymétrie est totale.
Que faut-il faire alors
pour en sortir ?
H. B : S’interroger, se regarder
collectivement et honnêtement
d’abord, prendre la mesure de ce
qui s’est passé sur le moment et
de ce qui se met en place par la
suite : l’embrasement, les logi-
ques politiciennes, judiciaires,
policières… Après ça, on aimerait
tous dire à nos enfants que les
choses vont s’arranger, qu’elles
iront dans le sens du progrès.
Comment pourraient-elles
s’arranger ?
H. B. : Par l’application de la loi,
d’abord. Est-ce qu’on a le droit ou
pas d’abattre un être humain
dans ces conditions ?
E. L. : Il faut réfléchir aussi à cette
spectacularisation de plus en plus
violente de notre société. Nous
devons nous interroger sur ceux
qui tirent des audiences record de
« En 2005, on se disait
que cette mécanique
ne pouvait pas durer
éternellement.
Aujourd’hui,
on régresse »
Hamé Bourokba
On estime qu’il faut
compter 1 million
d’euros par classe
pour faire sortir
une école de terre
de-l’Etang était en bas des tours.
Une réunion est prévue cette se-
maine avec tous les partenaires
de la ville (région, département,
préfecture, agglomération) pour
installer des navettes, régler la
question de la cantine – qui ne
coûte pas le même prix dans un
établissement régional qu’à
l’école communale – et raccourcir
au maximum les délais de re-
construction, qui seront d’au
moins deux ou trois ans.
Mise en place de navettes
A Mâcon, « il faudrait qu’on puisse
rouvrir au moins quatre classes
sur six » de la maternelle Jean-Zay,
calcule la première adjointe du
maire (Les Républicains), Cathe-
rine Carle-Viguier. « Si on n’y par-
vient pas parce que la structure est
atteinte, c’est tout de suite beau-
coup plus compliqué. » Un sys-
tème de bus pourrait être ima-
giné, mais il n’est pas idéal pour
des élèves aussi jeunes. Même
chose à Brest : si tout sera mis en
œuvre pour rouvrir la cantine de
l’école Paul-Dukas, la mairie envi-
sage différents scénarios, dont la
mise en place des navettes pour
acheminer les enfants vers
d’autres cantines.
Dans la plupart des communes,
on ne se risque pas, pour l’instant,
cette situation, et sur ceux qui en
tirent profit aussi bien politique-
ment, médiatiquement que nu-
mériquement. Il faut avoir le cou-
rage d’ouvrir ce débat pour com-
prendre ce qui nous arrive. Les cri-
tères d’audience de bon nombre
de médias traditionnels sont
aujourd’hui indexés, sur l’hysté-
rie mortifère de Twitter, pour ne
citer que ce réseau, ce masto-
donte de la Silicon Valley et je con-
sidère que le danger se situe là.
H. B. : Les technologies de l’in-
formation, notamment le numé-
rique, viennent catalyser et met-
tre en spectacle des violences
crues, choquantes et les hystéri-
sent. Il faut malgré tout ne pas se
résigner et, d’une manière ou
d’une autre, continuer à se bat-
tre. Derrière tout ça, il y a la ques-
tion : dans quel monde voulons-
nous vivre, dans quel monde
voulons-nous que nos enfants vi-
vent ? Est-ce qu’on croit toujours
à une société tournée vers le pro-
grès humain, vers la fraternité, la
liberté, l’égalité, la justice ? Ou on
acte que chacun reste dans son
bunker, et c’est la guerre. Est-ce
qu’à la fracture sociale on rajoute
la fracture raciale ? Moi je conti-
nue à croire au progrès. Ce qui se-
rait de nature à apaiser les esprits
et à ramener de la sérénité, c’est
l’application de la loi, c’est une re-
connaissance de la dignité de cet
adolescent qui a été abattu
comme un chien.
Qu’est-ce qui a changé par
rapport aux émeutes de 2005 ?
France | 9
à chiffrer les dégâts, même si tout
élu en charge du bâti scolaire a
connaissance des tarifs élevés
pratiqués pour ce type de locaux.
Les normes de sécurité sont parti-
culièrement strictes – y compris,
de manière ironique, pour les
protéger du feu – et font grimper
les factures. On estime qu’il faut
compter 1 million d’euros par
classe pour faire sortir une école
de terre (soit 15 millions d’euros
pour une école de quinze classes),
mais sans doute beaucoup moins
pour une réparation partielle.
« Nous n’avons pas encore reçu
les avis d’experts mais la remise en
état devrait nous coûter environ
50 000 euros », estime Jean-
Christophe Loric, adjoint en
charge du secteur Nord
d’Amiens, où le toit de l’école ma-
ternelle Michel-Ange a brûlé.
Dans plusieurs villes, on tient
cependant à souligner le soutien
reçu dans les écoles endomma-
gées. A Tourcoing, dans le Nord,
où l’école maternelle privée
­Sainte-Clotilde a brûlé, « les dons
de matériel ont afflué de par-
tout », rapporte le directeur dio-
césain, Hubert Antoine, « à tel
point qu’il va falloir prendre le
temps de tout trier ».
A la rentrée, les élèves de cette
maternelle, située dans un quar-
tier défavorisé, seront accueillis
dans une école publique vide. Elle
était promise à des travaux, mais
ils ont pu être décalés. « Le plus
douloureux est de penser que tou-
tes les affaires des enfants ont
brûlé », ajoute le directeur diocé-
sain. « Y compris les petits sacs, y
compris les doudous. » p
Violaine Morin
E. L. : De mon point de vue, c’est
pareil, mais maintenant il y a une
mise en spectacle de façon conti-
nue de l’ultraviolence. Les pyro-
manes ne sont pas seulement
ceux qui brûlent. Il y a d’autres
responsabilités qu’il va falloir
aussi interroger. Quels sont ob-
jectivement les garde-fous qu’on
peut opposer à cette espèce de
fuite en avant ?
H. B. : C’est en effet facile sur
des plateaux télé, je pense en
particulier aux chaînes d’info en
continu, d’enflammer la plèbe. Il
y en a qui en jouissent, c’est indé-
cent. Si on veut que la norme, ce
soit la fracture raciale, on les
laisse faire, et on les laisse débla-
térer. C’est tout ce bruit qu’on fait
pour étouffer celui d’un coup de
feu que tout le monde a pourtant
entendu.
En 2005, on se disait que cette
mécanique ne pouvait pas durer
éternellement. Aujourd’hui, on
régresse, on se tourne le dos et les
détestations réciproques du peu-
ple français sont en train de faire
leur travail. Une forme d’impuis-
sance semble accabler beaucoup
de gens. Au contraire, ce n’est pas
maintenant qu’il faut lâcher. His-
toriquement, ce qui se passe, est
un défi posé aux gens de bonne
volonté qui veulent vivre autre-
ment que dans une jungle où tout
le monde se jette à la gorge les uns
des autres et où il faut se résoudre
à se résigner, à compter les morts
comme celle de Nahel M. p
Propos recueillis par
Stéphanie Binet

10 | France
Le ministre des outre-mer
au cœur des critiques
Plusieurs hauts fonctionnaires et élus dénoncent l’attitude désinvolte
de Jean-François Carenco, un an après sa prise de fonctions
I U
l le dit lui-même, le job est
éreintant et lui se trouve
« un peu fatigué ». Jean-Fran-
çois Carenco, le ministre dé-
légué aux outre-mer, a fêté ses
71 ans le 7 juillet entre deux avi-
ons. « J’ai 200 sujets par semaine à
régler. Je suis à mon bureau avant
6 heures et je le quitte à 23 heures.
J’ai fait 21 voyages en onze mois »,
tient-il à souligner ce 6 juin, de-
vant l’Association de la presse mi-
nistérielle qu’il reçoit dans les sa-
lons de la rue Oudinot.
« Carenco », comme le nom-
ment les élus ultramarins, accu-
mule les critiques depuis des
mois. Au point que, un an après sa
prise de fonctions, des hauts fonc-
tionnaires n’hésitent plus à s’aga-
cer d’une « erreur de casting ».
« C’est le tonton gênant qu’on peut
avoir dans une famille », affirme
sous condition d’anonymat un de
ces membres de l’administration.
Préfet de Guadeloupe en 1999,
ancien directeur du cabinet de
Jean-Louis Borloo au ministère de
l’écologie, président de la com-
mission de régulation de l’éner-
gie (CRE) de 2017 à 2022, ce com-
mis de l’Etat affiche une passion
pour son portefeuille des outre-
mer. « J’ai perdu la moitié de mon
salaire par rapport à la CRE ! Vous
savez combien ça gagne un minis-
tre ? 6 800 euros net ! », en témoi-
gne-t-il à sa manière.
Le ministre délégué, dont la
feuille de route consiste d’abord à
« répondre aux préoccupations du
quotidien », affirme que son bud-
get, 2,4 milliards d’euros en 2023
(en hausse de 11 %), « n’a jamais été
aussi élevé », bien que des reports
de charges obèrent sa réalisation
et qu’il ne pèse qu’une petite par-
tie des dépenses de l’Etat en
outre-mer – 21,7 milliards en tout.
« Nos sujets avancent », « Les résul-
tats sont là », « Je suis un mec qui
positive », répète-t-il. A la presse, il
tient à préciser : « L’outre-mer se
construit, ça manifeste moins qu’à
Paris ! » Ou encore : « Je déteste les
racistes. Ce gouvernement est plus
à droite que moi. »
L’homme apprécie un bon apéri-
tif et fait preuve d’un humour qui
laisse souvent ses interlocuteurs
dubitatifs. Accompagnant à
Les aides publiques contre l’inflation distribuées trop largement
Une étude du Conseil d’analyse économique considère que les mesures de l’Etat, en s’adressant aussi aux plus riches, ont été mal ciblées
L orsque les prix de l’énergie
ont commencé à grimper
au sortir de la crise liée au
Covid-19 puis avec la guerre en
Ukraine, le gouvernement n’a
guère hésité à réactiver un « quoi
qu’il en coûte » budgétaire pour
venir en aide aux ménages. Au to-
tal, près de 100 milliards d’euros
d’argent public ont été mobilisés
entre 2021 et 2023 à travers diffé-
rents dispositifs comme le bou-
clier tarifaire qui a contenu la
hausse des prix du gaz et de l’élec-
tricité, le coup de pouce à la
pompe pour les automobilistes,
ou encore l’indemnité inflation.
Un effort inédit, comparable
par son ampleur à celui déployé
pendant la crise sanitaire, même
si une partie des fonds – environ
un tiers – est récupérée par les
pouvoirs publics auprès des éner-
géticiens au travers de prélève-
ments divers. Car le compteur
tourne encore : si le bouclier tari-
faire sur les prix du gaz, en baisse,
a été supprimé le 1er juillet, celui
ciblant l’électricité, dont les prix
demeurent élevés, a été prolongé
jusqu’en 2025. Le dispositif va
Mayotte Gérald Darmanin, son
ministre de tutelle, les 24 et 25 juin,
il lance à un membre de sa déléga-
tion qui aperçoit des lémuriens
dans les arbres : « Y a des lémuriens,
y a aussi des bons à rien. »
Ses passages devant le Parlement
mobilisent son administration :
quelle surprise va-t-elle devoir gé-
rer ? En audition, l’hôte de la rue
Oudinot affirme que « l’eau en Gua-
deloupe, c’est réglé », quand les cou-
pures demeurent quotidiennes.
Martèle que « l’inflation est plus fai-
ble en outre-mer qu’en France », ce
qui peut être vrai (+ 3,6 % en Gua-
deloupe en 2022 contre + 6,2 %
dans l’Hexagone) mais provoque
l’exaspération dans un contexte où
les prix alimentaires ultramarins
continuent de se situer au mini-
mum 30 % plus hauts.
Le 28 juin au Sénat, crevant l’ab-
cès, le président de l’institution,
Gérard Larcher, se laisse prendre
en flagrant délit de moquerie lors
des questions au gouvernement,
après une réponse de Jean-Fran-
çois Carenco. Se tournant vers le
secrétaire général assis juste der-
rière lui, sur le « plateau », le pré-
sident de la chambre lâche, une
main devant la bouche : « Il est
quand même très nul, hein ? » A
quoi le fonctionnaire répond : « Il
s’est surpassé. »
Embarras à l’Assemblée
Quelques semaines plus tôt, dans
une Assemblée nationale encore
échaudée par la bataille sur la ré-
forme des retraites, « Carenco » se
retrouve seul aux bancs des mi-
nistres pour une séance qui s’an-
nonce électrique. Ce mercredi
3 mai, à la demande du groupe La
France insoumise, les députés
doivent débattre de « la répression
du mouvement social ». M. Ca-
renco remplace son ministre de
tutelle, au grand dam des élus de
la Nouvelle union populaire, éco-
logiste et sociale. Au cours de
deux heures d’échanges hachés,
les présents pointeront l’« atti-
tude désinvolte » de M. Carenco, et
des réponses « totalement décon-
nectées, à côté de la plaque ».
Mis plusieurs fois en difficulté,
l’ancien préfet prend la défense
des forces de l’ordre. « Leur res-
donc continuer à coûter cher au
contribuable.
Fallait-il déployer autant d’ar-
gent public, surtout pour soute-
nir la consommation d’énergies
fossiles ? Les économistes du
Conseil d’analyse économique
(CAE), un organisme dépendant
de Matignon, estiment que les
mesures ont « considérablement »
limité la hausse des prix sur les
ménages, en la transférant vers le
budget de l’Etat, ce qui a permis
de « soutenir l’activité, la consom-
mation et l’investissement en
2023 », écrivent-ils dans une note
publiée mardi 11 juillet.
Améliorer les outils statistiques
Le revenu disponible brut des mé-
nages aidés a crû de 1 021 euros par
unité de consommation entre
2019 et 2023, observent-ils, souli-
gnant au passage que les entrepri-
ses, qui ont répercuté 100 % des
hausses des prix sur les consom-
mateurs, sont moins enclines à
les réduire lorsque l’énergie rede-
vient bon marché puisque leurs
baisses ne sont retransmises qu’à
hauteur de 40 %.
Gérald Darmanin
tolère à peine
l’ancien préfet
dont il est
le ministre
de tutelle
ponsabilité », explique-t-il, se si-
tue sur « un chemin de crête entre
la démocratie et la violence ». De
quoi provoquer la colère à gau-
che. « Les forces de l’ordre doivent
se tenir du côté de la démocratie et
uniquement de ce côté ! », vitu-
père Matthias Tavel, élu « insou-
mis » de Loire-Atlantique.
Quelques instants plus tard, le
ministre délégué va surprendre
toute l’assistance en quittant
sans prévenir l’hémicycle, en
pleine intervention du député
Renaissance du Rhône, Thomas
Rudigoz. La présidente de séance,
Valérie ­Rabault, se tourne, stupé-
faite, vers les collaborateurs mi-
nistériels, avant de suspendre les
débats. « La fatigue a ses raisons
que la raison ne connaît pas », ex-
pliquera M. Carenco.
« C’était une séance lunaire. On se
demandait ce qui lui arrivait », se
remémore le député socialiste du
Calvados, Arthur Delaporte, à
l’unisson de ceux qui s’interro-
gent sur ses capacités à tenir le
poste. L’élu renvoie la faute à Gé-
rald Darmanin : « Si le ministre dé-
légué est faible, on ne l’envoie pas
sur un sujet aussi sensible que le
maintien de l’ordre. » « C’était hu-
mainement gênant et politique-
ment inacceptable », abonde Mat-
thias Tavel en remettant en cause
le bilan du ministère des outre-
mer. « Face à des situations extrê-
mement exigeantes, les problèmes
de vie chère, de biodiversité, la
question de l’eau en Guadeloupe…
Il y a vraiment besoin d’un minis-
tre qui aille au charbon, qui porte
des projets. Mais il ne montre
qu’une vision disciplinaire. »
Le 10 janvier, M. Carenco avait
aussi provoqué l’embarras de
l’exécutif quand, interpellé par
Philippe Dunoyer, député (Re-
naissance) de Nouvelle-Calédo-
La principale critique des
auteurs rejoint celle déjà formulée
par d’autres depuis le retour de
l’inflation : les aides ont été distri-
buées trop largement, et leur
poids pour les finances publiques
est insoutenable à terme. Ils re-
commandent donc dans l’immé-
diat une sortie plus rapide des
aides en vigueur, « en excluant pro-
gressivement les 20 % des ménages
les plus aisés du bouclier tarifaire
sur l’électricité, ce qui permettra
d’économiser 5 milliards d’euros »,
résume l’économiste Xavier Jara-
vel, coauteur de l’étude.
A moyen terme, ils plaident
pour l’amélioration des outils sta-
tistiques afin de « connaître avec
précision et en temps réel les ni-
veaux de consommation d’énergie
des ménages », avance son coau-
teur Xavier Ragot. De telles don-
nées doivent permettre de réser-
ver les aides à ceux qui en ont le
plus besoin, avec d’autres critères
que les seuls revenus. « A niveau
de revenu équivalent, il y a une très
grande hétérogénéité de situa-
tions », poursuit l’économiste. Les
ménages modestes subiront très
nie, sur la situation critique de la
Société Le Nickel, il avait an-
noncé : « Une réunion interminis-
térielle est programmée cette se-
maine, pour apporter la réponse à
court terme. » Mais seuls des
échanges informels, discrets,
sont alors à l’agenda. Et à Beau-
vau, où le ministre de l’intérieur a
pris la main sur le dossier, on a de-
puis un moment fait comprendre
que « Carenco » n’était plus auto-
risé à s’exprimer sur le sujet.
En Nouvelle-Calédonie, où il fut
secrétaire général du haut-com-
missariat en 1990, les contacts du
préfet datent, persiflent les spécia-
listes. En septembre 2022, envoyé
tâter le terrain pour une reprise du
dialogue entre le FLNKS, les non-
indépendantistes et l’Etat, il était
rentré en assurant que tous
avaient donné leur assentiment
pour venir discuter. A l’Elysée et à
Matignon, on a voulu y croire.
Mais la « convention des partenai-
res » conviée le 28 octobre par Eli-
sabeth Borne fut un échec.
M. Darmanin tolère à peine que
M. Carenco continue de l’accom-
pagner sur le terrain. Les relations
entre les deux hommes se sont dé-
gradées au fil des mois. « Ce n’est
pas facile tous les jours, mais on
travaille. Je suis ravi que Gérald
Darmanin s’occupe de l’immigra-
tion et de la sécurité », tempère le
ministre délégué.
Président de la délégation aux
outre-mer de l’Assemblée, le
Guyanais Davy Rimane (Gauche
démocrate et républicaine) écarte
les « problèmes de personne ». Se-
lon lui, « le système fait que le mi-
nistère des outre-mer est sous tu-
telle, sous-coté, sous-doté. Jean-
François Carenco nous dit toujours
que les problèmes de nos territoires
ne sont pas une question d’argent,
mais il est contraint d’aller qué-
mander sur chacun de ses dossiers
dans tous les autres ministères ».
Pour le député, il faudrait ériger la
Rue Oudinot au rang de ministère
d’Etat, rattaché à Matignon. Ou
supprimer cette administration
héritée des colonies. p
Nathalie Guibert,
Jérémie Lamothe
et Jérôme Talpin (Saint-Denis,
la réunion, correspondance)
L’étude
recommande
d’exclure
les « 20 % des
ménages les plus
aisés du bouclier
tarifaire sur
l’électricité »
différemment le choc de l’infla-
tion, selon que leur logement est
énergivore ou non. De même, « les
60-74 ans ont un taux d’inflation
de 1,5 point supérieur à celui des
ménages de moins de 30 ans en
raison de dépenses en alimenta-
tion et en logement très supérieu-
res », note l’étude.
Face à ces reproches récurrents,
l’exécutif a toujours mis en avant
la difficulté à concevoir un méca-
nisme de ciblage satisfaisant, lui
préférant une solution coûteuse,
mais simple et rapide. Avec l’avan-
tage d’être suffisamment massive
pour écarter tout risque politique.
Le « magot » des retraites
complémentaires
du privé convoité
Mardi, les syndicats et le patronat lancent
des négociations sur l’Agirc-Arrco, dont
les comptes florissants intéressent l’exécutif
ne prise de contacts pour
parler de la méthode et
du calendrier. Mardi
11 juillet, les syndicats et le patro-
nat devaient lancer des négocia-
tions à propos de l’Agirc-Arrco, la
caisse de retraites complémentai-
res du privé qu’ils copilotent. L’un
des enjeux de l’exercice est de re-
discuter des « orientations straté-
giques » de ce dispositif paritaire,
pour les quatre années à venir, et
des paramètres qui guident l’évo-
lution des pensions. Les pourpar-
lers démarrent dans un contexte
où les comptes du régime, déjà
florissants, pourraient le rester
durablement, grâce au recul de
l’âge légal de départ de 62 à 64 ans.
Une situation qui conduit les or-
ganisations de salariés à réclamer
des gestes en faveur des assurés.
L’Etat, de son côté, pourrait de-
mander aux partenaires sociaux
d’apporter leur écot au finance-
ment de mesures contenues dans
la réforme promulguée le 14 avril.
Durant la réunion de mardi, les
parties en présence avaient l’in-
tention d’élaborer un pro-
gramme de discussions, sachant
que celles-ci entreront dans le vif
du sujet à la rentrée. Pour la direc-
tion de l’Agirc-Arrco, l’idéal serait
que les protagonistes parvien-
nent à s’entendre vers le 10 octo-
bre, au plus tard, afin que les nou-
velles règles, posées dans le com-
promis trouvé, puissent jouer
pour la prochaine revalorisation,
prévue le 1er novembre, comme
tous les ans. Quelque 13 millions
de retraités sont concernés, le
montant des prestations versées
ayant atteint 86,5 milliards
d’euros en 2022, ce qui fait du ré-
gime l’un des plus importants de
notre système par répartition.
« Il n’y a pas de cagnotte »
Dans les tractations à venir, l’un
des points cruciaux portera sur les
objectifs « de trajectoire d’équili-
bre », eux-mêmes définis selon un
scénario économique de « moyen-
long terme ». De l’extérieur, les ges-
tionnaires de la caisse semblent
baigner dans l’opulence. En 2022,
l’Agirc-Arrco a dégagé un excédent
de 5,1 milliards d’euros. Ses réser-
ves, à la fin décembre, s’élevaient à
Les auteurs privilégient, pour leur
part, les mesures choisies par l’Al-
lemagne ou les Pays-Bas, où les
aides ont été calculées en fonction
de la consommation passée des
foyers, observée avant la crise. En
Allemagne, les pouvoirs publics
ont couvert 80 % de cette consom-
mation historique de référence,
les 20 % restants demeurant à la
charge des ménages. Une appro-
che incitative – les consomma-
teurs paient une partie de la
hausse et sont donc incités à
­consommer moins – qui protège
le pouvoir d’achat des ménages.
Ces solutions ont d’emblée été
écartées par la France, qui affir-
mait à l’hiver 2022 n’avoir pas suf-
fisamment de données sur la
­consommation des ménages,
faute d’obtenir facilement l’infor-
mation auprès des énergéticiens.
L’Hexagone est de fait moins
outillé que ses voisins, qui mesu-
rent de façon récurrente la situa-
tion des ménages selon d’autres
critères que les revenus. Seule une
enquête de l’Insee porte sur le
budget des familles, mais la der-
nière remonte à 2017. Une solu-
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
près de 69 milliards (89,7 milliards
en prenant en considération le
fonds de roulement) : il s’agit
d’une somme supérieure au prin-
cipe fixé par les partenaires so-
ciaux qui consiste à disposer, sur
quinze ans, d’un pactole équiva-
lent à six mois d’allocations.
D’après le dernier rapport du
­Conseil d’orientation des retraites,
publié le 22 juin, l’Agirc-Arrco de-
meurerait largement dans le vert
durant des décennies. Mais de tel-
les projections reposent sur des
hypothèses – en matière de pro-
ductivité et de nombre de deman-
deurs d’emploi, notamment – qui
sont jugées un peu optimistes par
certains acteurs, en particulier par
le patronat. Si l’on table sur un
taux de chômage de 7 % en 2030
(soit quasiment son niveau ac-
tuel), « il n’y a plus d’excédent »,
avait déclaré Geoffroy Roux de Bé-
zieux, alors président du Medef,
lors d’une conférence de presse
donnée le 20 juin. Et d’ajouter : « Il
n’y a pas de cagnotte. »
Un message adressé à l’exécutif,
qui lorgne le magot de l’Agirc-
Arrco avec appétit. Plusieurs res-
ponsables de mouvements d’em-
ployeurs et d’organisations de sa-
lariés soupçonnent le pouvoir en
place de vouloir faire les poches
du régime afin de payer des dé-
penses liées à sa réforme des re-
traites (coup de pouce aux petites
pensions, etc.). « Le gouvernement
doit clarifier ses intentions », con-
fie Eric Chevée, vice-président de
la Confédération des petites et
moyennes entreprises.
Les syndicats, eux, souhaitent
que la bonne santé financière de
la caisse profite « aux actifs et aux
retraités », par le biais de revalori-
sations qui compensent l’infla-
tion, explique Michel Beaugas, se-
crétaire confédéral de Force
ouvrière. « Il faut améliorer les
pensions pour compenser les iné-
galités dont pâtissent les femmes
et les travailleurs précaires », ren-
chérit Denis Gravouil, de la CGT.
Les confédérations exigeront
aussi la suppression du malus qui
avait été créé en 2015 de manière à
inciter les assurés à rester en acti-
vité plus longtemps. p
Bertrand Bissuel
tion pourrait consister à deman-
der aux ménages souhaitant être
aidés de transmettre volontaire-
ment leur facture d’électricité pas-
sée et d’indiquer leur revenu.
Autre piste suggérée : utiliser
les données bancaires ou de cais-
ses de supermarchés afin
­d’obtenir des informations en
temps réel sur les comporte-
ments par groupes sociodémo-
graphiques en temps de crise.
Aux Etats-Unis et dans dix autres
pays, dont la France, le recours à
ces données a permis d’évaluer
un indice des prix supérieur au
taux officiel d’inflation, selon
une étude américaine.
L’enjeu de la disponibilité de
données permettant de mesurer
l’hétérogénéité des situations
n’est pas seulement statistique.
Outre la nécessité de réduire le
coût des aides pour les finances
publiques dans un monde où l’in-
flation sera durablement plus éle-
vée, la transition énergétique sup-
pose de mieux connaître les habi-
tudes de consommation des mé-
nages afin de les faire évoluer. p
Elsa Conesa
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023 France | 11

Comment la police essaie d’anticiper les crises

Le centre de recherche de l’Ecole nationale supérieure de la police tente de répondre aux enjeux sécuritaires

A
l’aide de son smart-
phone, un enquêteur
de l’Office central de
lutte contre le trafic de
biens culturels photographie
l’étrange statuette de chameau en
bronze découverte, dix minutes
auparavant, au cours d’une per-
quisition chez un particulier. Sur
l’écran, une application bapti-
sée Arte-Fact affiche sa prove-
nance probable, précise si l’objet a
été volé ou s’il appartient à une ca-
tégorie d’objets qui ne doivent pas
circuler et fournit une liste d’ex-
perts à contacter, en un seul clic.
« Notre solution est fondée sur des
outils de rapprochements entre ob-
jets, explique Patrice Le Loarer,
président de la société Parcs, qui
a développé l’application. Des mil-
lions d’informations sont collectées
dans des bases de données et ali-
mentent notre logiciel, qui émet
également des alertes sur les objets
dont la circulation est interdite. »
Arte-Fact, qui exerce une veille
automatique sur requête d’un uti-
lisateur, est fondé sur un modèle
en constante évolution, qui per-
met aussi de scanner les offres
consultables sur des sites mar-
chands et analyse des marchés illé-
gaux émergents. L’enjeu n’est pas
anodin : d’après Interpol, le pillage
du patrimoine culturel fournirait
« la source de revenus la plus répan-
due et la plus rentable pour les
groupes terroristes » au Proche-
Orient avec le trafic de pétrole et
les enlèvements contre rançon.
Conçu dans le cadre d’un projet
européen baptisé « H2020 Previ-
sion », auquel ont été associés
vingt-huit industriels, universi-
taires, forces de sécurité inté-
rieure et centres de recherche de
treize pays de l’Union euro-
péenne, Arte-Fact a été en partie
élaboré sur les prescriptions des
spécialistes du centre de recher-
che de l’Ecole nationale supé-
rieure de la police, qui forme les
commissaires à Saint-Cyr-au-
Mont-d’Or (Grand Lyon).
Malgré une décennie d’exis-
tence, cette structure discrète fait
peu parler d’elle, y compris au
sein de la police, où l’on ignore
souvent qu’une ingénieure en
biologie, un spécialiste de la cri-
minalité russophone, une char-
gée de gestion de projets, un ex-
pert en génétique travaillent en-
semble, au quotidien, pour déve-
lopper des projets sur des axes de
recherche répondant aux besoins
exprimés au plus haut niveau de
l’institution.
« Depuis sa création il y a dix ans,
l’idée reste la même : associer poli-
ciers et ingénieurs pour développer
la recherche scientifique appliquée
aux problématiques de police », ré-
sume Didier Rosselin, l’actuel di-
recteur du centre, créé en 2013 par
le directeur général de la police
Frédéric Péchenard sous l’impul-
sion de Patrick Laclémence, an-
cien commandant d’unités de
CRS et… professeur de sociologie à
l’université de technologie de
Troyes. Ce policier atypique a re-
pris ses études en 1989 à la suite
du drame du stade du Heysel, en
Belgique, où un mouvement de
foule avait causé la mort de
39 personnes à l’occasion d’un
match de football le 29 mai 1985.
« Regards croisés »
En multipliant les échanges avec
des collègues et des chercheurs
étrangers, il découvre la culture
britannique, où « la pratique uni-
versitaire est étroitement liée au
monde professionnel ». Or, expli-
que M. Laclémence, « pour déve-
lopper des regards croisés, faire
preuve de créativité et proposer
des réponses adaptées aux pro-
blématiques de l’expertise et de la
décision », la création de centres
de recherches pluridisciplinaires
« est primordiale ».
En association avec des établis-
sements d’enseignement supé-
rieur et des organismes scientifi-
ques, comme les universités de
Lyon-II et Lyon-III, d’Annecy, de
Rennes, de Savoie ou de Stras-
bourg, l’institut de recherche in-
formatique de Toulouse, l’Agence
nationale pour la recherche ou le
Commissariat à l’énergie atomi-
que, les projets scientifiques me-
nés à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or
concernent aussi bien le bioter-
rorisme que la constitution
d’une base de données des mar-
chés publics pour établir des re-
coupements en matière de cor-
ruption ou le développement
d’outils d’intelligence artificielle
afin de discerner les effets du
choc économique sur la délin-
quance. « Lorsque l’on regarde
l’ensemble de ces champs discipli-
naires, on ne peut même pas ima-
giner le degré de complexité tech-
nique, juridique et éthique auquel
on se trouve confronté, fait valoir
Philippe Puginier, commandant
de police. Mais plus on mène de
Avec cet
organisme,
la France
a surtout comblé
son retard
sur d’autres pays
sement établi par le Service com-
munautaire d’information sur la
recherche et le développement,
un organisme dépendant de la
­Commission européenne, a placé
le centre de recherche à la dix-
neuvième place sur 209 structu-
res évaluées au titre du pro-
gramme « H2020 » pour ses per-
formances et son ratio entre pro-
jets présentés et retenus.
En se dotant du centre de re-
cherche, la France a surtout
­comblé une partie de son retard
sur d’autres pays, où les liens en-
tre la sphère académique et le
secteur de la sécurité sont plus
solidement établis, à l’image de
l’Allemagne où il n’est pas rare de
rencontrer des commissaires ti-
tulaires d’une thèse.
« Le déficit de culture scientifique
n’est, hélas, pas propre à la police
mais concerne la société française
dans son ensemble, estime Cathe-
rine Bréchignac, présidente du
conseil scientifique du centre et
ancienne présidente du CNRS, dé-
sormais secrétaire perpétuelle
honoraire de l’Académie des
sciences. Aujourd’hui, le centre de
l’Ecole nationale de la police con-
tribue à rétablir l’équilibre, avec
des projets extrêmement poussés
en matière d’informatique, de
cryptographie, d’analyses ADN ap-
pliquées à la morphologie. » Afin
de répondre aux enjeux actuels,
les chercheurs tournent désor-
mais leurs regards vers des matiè-
res dont l’intitulé en dit long sur
les risques sécuritaires jugés im-
projets, plus on installe notre cré- médiats. Parmi les treize projets
dibilité. » Et, note François Briat, de recherche en préparation,
spécialiste de biologie et chargé cinq concernent les risques nu-
du montage de projets, « cela cléaires, bactériologiques et chi-
change aussi le regard qu’on peut miques ou les effets du réchauffe-
nourrir sur la police, ses missions, ment climatique. p
sa réalité ». Cette année, un clas- Antoine Albertini

Coup de frein au projet d’hôpital Grand Paris-Nord Parleme nt

Accord sur la loi de
programmation militaire
Députés et sénateurs ont
Arguant d’une baisse du nombre de lits, la justice a annulé la déclaration d’utilité publique du futur CHU de Saint-Ouen trouvé un compromis, lundi
10 juillet, sur le projet de
programmation militaire du
gouvernement, notamment

L e jugement devrait faire

date, tout en donnant un
coup de frein à l’un des pro-
jets immobiliers majeurs porté
par l’Assistance publique-Hôpi-
taux de Paris (AP-HP). Le tribunal
administratif de Montreuil a an-
nulé, lundi 10 juillet, l’arrêté par le-
quel le préfet de la Seine-Saint-De-
nis a déclaré d’utilité publique le
projet de réalisation du campus
hospitalo-universitaire du Grand
Paris-Nord. Soit un sérieux revers
pour le futur CHU de Saint-Ouen,
qui doit regrouper à l’hori-
zon 2028 les activités des hôpitaux
Bichat (Paris 18e) et Beaujon (Cli-
chy, Hauts-de-Seine), ainsi qu’une
structure universitaire compor-
tant les activités de recherche et de
formation en médecine de l’uni-
versité Paris Cité. L’AP-HP a immé-
diatement annoncé faire appel,
alors que les travaux de démoli-
tion sur le chantier à Saint-Ouen-
sur-Seine (Seine-Saint-Denis) ont
commencé fin juin.
Pour décider de l’avenir de cet
« hôpital du XXIe siècle » qui re-
présente un investissement de
1,3 milliard d’euros, le juge admi-
nistratif a dû se plonger dans une
bataille de chiffres. Celle portant
sur le nombre de lits qui oppose
depuis des mois les requérants –
SUD-Santé, le Collectif inter-hô-
pitaux (CIH), le Collectif inter-ur-
gences et des représentants d’ha-
bitants et d’usagers, dont le re-
cours en justice remonte au
13 mai 2022 – à l’AP-HP. Et il a tran-
ché en faveur des premiers, qui
dénonçaient la baisse de l’offre
de soins dans le futur masto-
donte hospitalier de la Seine-
Saint-Denis, un département qui
en manque déjà cruellement. Un
symbole de la politique hospita-
lière d’économies menée durant
la décennie 2010 dans tout le
pays, marquée par la « rationali-
sation » et la réduction des lits
dans les grands projets immobi-
liers, à laquelle le gouvernement
a promis de mettre fin au sortir
de la crise due au Covid-19.
Des inconvénients « excessifs »
« Le tribunal a relevé que l’opéra-
tion conduisait à diminuer, à péri-
mètre constant, le nombre de lits
d’hospitalisation de 1 131 à 941, le
nombre de places en ambulatoire
de 207 à 173 et le nombre de nais-
sances pouvant être accueillies de
3 238 à 2 000 », indique l’instance
administrative, qui écarte dans le
même temps l’ensemble des ar-
guments de l’AP-HP.
Le groupe francilien de 39 hôpi-
taux assurait, lui, que le niveau
des soins serait maintenu, que ce
soit grâce à 150 lits « hôteliers » pré-
vus à proximité (pour des patients
L’AP-HP conteste
le motif
d’annulation
et va faire
une demande
de « sursis à
exécution »
du jugement
qui n’exigent pas de surveillance),
ou encore de 96 lits « dédoubla-
bles ». Il mettait également en
avant des indicateurs techniques,
comme l’amélioration du « taux
de rotation » en ambulatoire (de 1 à
1,3), devant permettre d’accueillir
davantage de patients.
Mais l’AP-HP « n’apporte aucun
élément permettant de rendre cré-
dible cette augmentation », balaie
le juge. Même verdict concernant
la baisse des places en maternité,
censée, pour l’Assistance publi-
que, être compensée par des
« transferts » vers les six autres
maternités du territoire.
Le juge administratif considère
dès lors que cette diminution de
l’offre de soins « porte atteinte au
droit fondamental à la protection
de la santé ». « Par conséquent, eu
égard au caractère essentiel que
revêt la préservation de ce droit,
s’agissant de la création d’un cen-
tre hospitalier et en dépit des
atouts du projet (…), les inconvé-
nients de l’opération projetée sont
excessifs au regard de l’intérêt
qu’elle présente », peut-on lire
dans le jugement, qui annule
ainsi la déclaration d’utilité publi-
que prise par le préfet de Seine-
Saint-Denis en mars 2022.
Une victoire en première ins-
tance qui redonne de l’espoir aux
requérants. « Après plus de cinq
ans à alerter, c’est terrible qu’il
faille en arriver à une décision de
justice pour que le projet soit revu
dans le bon sens », réagit Olivier
Milleron, cardiologue à Bichat et
membre du CIH, l’un des collec-
tifs requérants. « L’Assistance pu-
blique doit désormais travailler
sur un projet complémentaire, à la
hauteur des besoins de santé du
territoire », défend-il.
Fidèle à sa ligne, l’AP-HP
­conteste, de son côté, le motif
d’annulation d’une baisse du
nombre de lits. « Si le futur hôpital
comprendra un peu moins (– 15 %)
de lits d’hospitalisation classique
que le capacitaire théorique actuel
de Bichat et Beaujon, il proposera
surtout beaucoup plus de places
d’hospitalisation de jour et per-
mettra ainsi de prendre en charge
au global 25 % de patients de
plus », avance, dans un communi-
qué, le groupe hospitalier, qui dé-
fend un projet attendu « depuis
quinze ans » par « les patients ainsi
que par les communautés hospita-
lières et universitaires ».
L’Assistance publique juge en
outre « hasardeux » de « fonder
une décision de justice sur l’appré-
ciation de la juste adéquation
­entre le capacitaire projeté du fu-
tur hôpital et l’évaluation des be-
soins et de l’offre de santé en
­Seine-Saint-Denis au cours des
prochaines décennies ». Le chan-
tier va-t-il être retardé ? L’AP-HP,
qui n’a pas souhaité répondre
aux questions du Monde, va ef-
fectuer une demande de « sursis
à exécution » du jugement.
Mais pour l’avocat des requé-
rants, Me François Benech, diffi-
cile de ne pas voir là un « coup
d’arrêt » porté au projet, avec des
permis de construire pour les
principaux chantiers du futur hô-
pital qui devraient, selon lui, être
difficiles à obtenir dans l’immé-
diat. « Il n’y a toujours pas de prise
de conscience, déplore-t-il. Si
l’AP-HP ne revoit pas les fonda-
mentaux du projet, en termes de
nombre de lits médicalisés, de pas-
sages aux urgences, de parturien-
tes pouvant être accueillies… le
problème restera le même. » p
Camille Stromboni
sur l’enveloppe allouée aux
armées dès ce quinquennat,
ouvrant la voie à une adop-
tion définitive du texte jeudi.
Largement adopté en pre-
mière lecture, le projet de loi
doit être validé définitivement
avant le 14 juillet, comme
l’espérait l’exécutif. Cette pro-
grammation militaire, dans le
contexte de la guerre en
Ukraine, prévoit de consacrer
413,3 milliards d’euros aux
armées sur sept ans, une
hausse de 40 % par rapport
à la précédente. – (AFP.)
Justice
Sandrine Rousseau
visée par une enquête
judiciaire
Une enquête a été ouverte
après la plainte de la mili-
tante Europe Ecologie-Les
Verts Claire Monod contre
l’inscription sur les listes
électorales à Paris de San-
drine Rousseau, ensuite in-
vestie pour les législatives de
2022 puis élue députée, a an-
noncé lundi le parquet. L’en-
quête a été ouverte début
juin pour inscription indue
sur une liste électorale par
déclaration frauduleuse
ou faux certificat, a précisé
le parquet. – (AFP.)
 Économie & Entreprise
12 |
Logement
Les métropoles
européennes face à une
gentrification galopante
L’Europe gentrifiée 1|7 Flambée des prix de l’immobilier, politiques
de rénovation urbaine, « airbnbisation »… Partout en Europe,
les agglomérations connaissent une profonde mutation.
Au risque d’une certaine uniformisation et qu’une partie
de la population n’ait plus le droit à la ville
Bordeaux, Lille, Marseille, Nantes -
correspondants
E
t s’il ne fallait pas s’arrêter uni-
quement au visage subitement
pris par une rue commerçante.
Si tout était plus complexe que
les conclusions hâtives que l’on
pourrait tirer en comparant les
enseignes d’une rue comme celle de l’Eglise,
à Montreuil (Seine-Saint-Denis), avec les ma-
gasins présents il y a encore quelques an-
nées. Car, effectivement, cette allée semi-pié-
tonne, à deux pas de la mairie de cette ville
de la proche banlieue de Paris, où s’installent
nombre de familles de l’est de la capitale, n’a
plus rien à voir avec son allure d’il y a dix ans.
Au Royal, « spécialités orientales », avec ses
tables en plastique dressées dehors, ont suc-
cédé L’Atelier, un fournil où les boules de pain
(khorasan, pavot, olives de Kalamata) ne se
cuisent pas aux aurores et s’achètent avec un
shortbread aux fruits rouges. Un peu plus
loin, il y a l’Archi-Boucher, littéralement un
architecte devenu boucher à 46 ans, dont la
vitrine, façon verrière industrielle, a rem-
placé l’entrée du garage de l’Eglise. Il faudrait
aussi citer, en lieu et place du bureau infor-
mation jeunesse, La Petite Epicerie, où les fi-
gues, les tomates, les chèvres, les boudins, et
peut-être même les paquets de chips, arri-
vent tout droit du producteur ; la poissonne-
rie et ses palourdes « sauvages » qui a suc-
cédé à la bibliothèque sonore ; « l’artisan qué-
babiste » au serrurier. Deux fois dans l’année,
des parents patientent une heure devant la
librairie jeunesse pour inscrire leur enfant
au club lecture et à la soirée Harry Potter.
Dans ce quartier, terminus de la ligne 9 du
métro parisien, la véritable bascule s’est opé-
A Pantin (Seine-Saint-Denis), le quartier Newport, construit sur une ancienne friche industrielle. Xavier POPY/RÉA
rée, il y a six, sept ans, quand La Petite épice-
rie a ouvert, que le déménagement du Mé-
liès, « plus grand cinéma public d’art et essai
d’Europe », a consacré le réaménagement de
la place, et que le promoteur Nexity livrait
sur les vestiges de l’ancien garage une rési-
dence de standing et son quota de loge-
ments sociaux. Le magasin Biocoop a suivi
de peu. « Gentrification ! », dénonceront cer-
tains, sans renoncer à leur tournée fournil,
boucher, fromager du samedi.
Un concept né dans les années 1960
« Nous n’avons pas vocation à dresser des
ponts-levis et des herses à l’entrée de la ville.
Montreuil est attractive, nous devons avoir
une capacité d’accueil, répond Gaylord Le
Chequer, l’adjoint au maire (PCF) chargé de
l’urbanisme. Mais il faut permettre à ceux,
déjà là, de continuer à y vivre. » Il pense no-
tamment aux jeunes adultes de la cité de la
Noue, toujours chez leurs parents faute de
trouver un studio à un prix décent. En pro-
che banlieue est, les prix des appartements à
l’achat sont en moyenne passés de
4 000 euros le mètre carré à plus de 5 000 en
cinq ans. Il sait aussi le défi que représentent
l’arrivée du tramway et le prolongement de
la ligne 11 du métro. Les promoteurs défilent
et déroulent leurs offres. Pour lutter contre
la spéculation et répondre à la crise climati-
que, les urbanistes font le pari de « planter
d’abord, construire parfois », même si l’équa-
tion financière reste encore à trouver.
Montreuil, ses voisines de l’Est parisien, des
exemples parmi d’autres anciennes villes
ouvrières profondément transformées de-
puis que les usines ont fermé une à une. Il
n’existe pas de schéma universel, implacable
de la gentrification. Ce phénomène, pour la
première fois documenté dans les années
Pour Neil Smith, 1960, à Londres, par la sociologue Ruth Glass,
c’est le capital a d’abord décrit l’évolution de la composition
sociale d’un secteur délaissé, convoité par des
qui réinvestit plus jeunes et des plus diplômés. A la fin des
années 1970, le géographe écossais Neil
les centres Smith propose une autre lecture : c’est le capi-
tal qui réinvestit les centres urbains, et non
urbains : les gens. La dépréciation bien avancée des lo-
La dépréciation gements d’un quartier attire les investisseurs
qui visent la culbute financière.
des logements La réalité est certainement entre les deux,
et surtout bien plus diverse, se sont accor-
attire dées les générations suivantes. Mieux vaut
des investisseurs parler de « gentrifications », au pluriel, insis-
tent le collectif de chercheurs (Marie Cha-
visant la culbute brol, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie
Launay, Max Rousseau et Hovig Ter Minas-
financière sian) dans l’ouvrage du même nom (Amster-
dam, 2016). Rien ne sert d’opposer anciens et
nouveaux, complète le géographe Jean-
Pierre Lévy en préambule. Les « gentri-
fieurs » d’hier seront peut-être les « gentri-
fiés » de demain. La gentrification participe
« au fait urbain contemporain et la compren-
dre, c’est comprendre la ville ».
C’est de cette réalité complexe, avec ses cô-
tés pile, ses nombreux revers, qui n’épargne
aucune métropole d’Europe dont Le Monde a
voulu rendre compte. La vitesse du proces-
sus, la forme qu’il prend, dépend du con-
texte local. Le rapport à la propriété n’est pas
le même à Berlin, capitale de locataires,
qu’en France, où plus de la moitié des ména-
ges (57,7 %) possède sa résidence principale.
Londres a bradé ses logements sociaux ; Pa-
ris, qui en compte 25 % en 2023, vise 40 % de
logements publics d’ici à 2035.
Si le phénomène est ancien, il revêt de nou-
veaux aspects, notamment avec l’explosion
des meublés touristiques, qui ont même ga-
gné le quartier anarchiste d’Exarcheia, à
Athènes, les faubourgs espagnols de Naples,
en Italie, associés dans les esprits au crime
organisé. L’« airbnbisation » des villes serait-
elle le stade ultime de la gentrification ? A Pa-
ris, le seuil des 10 000 euros du mètre carré a
été franchi. Or, si les cheminées ont disparu
du paysage, les hommes et femmes qui font
tourner la société postfordiste, les plus pré-
caires qui préparent la ville à l’aube quand
les cadres dorment encore, n’ont pas dis-
paru. Mais ils ne s’y logent plus.
En France comme ailleurs, les métropoles
sont les plus concernées, là où prospère l’in-
dustrie de services et du tourisme. Lille, avec
ses 236 000 habitants, est un parfait exem-
ple de l’embourgeoisement des lieux popu-
laires qui a suivi la transformation de l’éco-
nomie : en trente ans, la part des emplois ter-
tiaires a augmenté de 30 % sur la ville, selon
l’Institut national de la statistique et des étu-
des économiques (Insee). Bois-Blancs, à la
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
périphérie mais facilement accessible à vélo
ou en métro, est emblématique de cette mé-
tamorphose. Depuis les années 2000, ce
quartier est devenu la terre d’accueil des jeu-
nes actifs. On les retrouve attablés sur des
péniches-restaurants ou à la terrasse des
bars qui bordent « la gare d’eau », l’ancien
port industriel devenu une halte nautique.
C’est au bord des canaux que s’est implanté
en 2009 le pôle d’excellence numérique
EuraTechnologies. Logé dans une usine tex-
tile, l’incubateur de start-up a créé 7 000 em-
plois en quatorze ans. Autour, les prix se
sont envolés : une « semi-bourgeoise » en
briques des années 1930, 105 mètres carrés
avec jardin, vendue 200 000 euros en 2008,
a été acquise au double en mai dernier.
« Mixité sociale à l’envers »
Paris et l’Est parisien sont souvent désignés
comme le fief des « bobos », avec tout ce que
cela sous-entend : les « classes créatives » et
intellectuelles chassent les plus précaires. La
métropole parisienne n’est toutefois pas
l’agglomération la plus ségréguée de France.
Elle arrive en cinquième place derrière
Rouen, Lille, Tours et Marseille-Aix, selon
une étude publiée en février par l’Atelier pa-
risien d’urbanisme et l’Insee.
Bien sûr, l’Ouest demeure un ghetto de ri-
ches, qui ne cesse de se conforter. Bien sûr,
les écarts de revenus sont élevés dans le
Grand Paris. Mais en regardant comment les
ménages cohabitent à une échelle très fine
(des carreaux de 200 mètres sur 200 mè-
tres), et son évolution sur quinze ans, « 69 %
des carreaux qui étaient mixtes le sont en-
core », relèvent Emilie Moreau et Clément
Boisseuil, deux des auteurs de l’étude.« La
mixité se maintient, y compris à Paris, notam-
ment grâce au parc social. Et, ailleurs, les dy-
namiques de gentrification ne sont pas aussi
massives » que la production universitaire
en donne l’air. Montreuil la caricaturée, qui
comptait 32,6 % de logements sociaux
en 2019, en affichait 37,6 % en 2022.
Les politiques de « rénovation », de « réha-
bilitation », de « résorption » de l’habitat in-
salubre, accélèrent tout de même la gentrifi-
cation, comme en attestent les dernières
études. La volonté de « gentrifier » n’est ja-
mais exprimée publiquement. Tout au plus
certains élus ont-ils défendu la « mixité so-
ciale à l’envers » pour rééquilibrer des rues
comme celle de la Goutte-d’Or, dans le 18e ar-
rondissement de Paris, et « casser le ghetto ».
Mais même quand l’arrivée des plus riches
n’est pas formulée clairement, « il a été mon-
tré que les quartiers en régénération sont, à
un moment donné de leur trajectoire, le lieu
d’investissements publics lourds qui condui-
sent la plupart du temps à créer les conditions
d’ancrage ou d’accélération du processus »,
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
notent les auteurs de Gentrifications. A Bor-
deaux, c’est net : la ligne de front suit les li-
vraisons des secteurs mis en chantier sous
l’ère d’Alain Juppé. Sur la rive gauche de la Ga-
ronne, à Bacalan, entre 2011 et 2019, les ca-
dres sont passés de 10 % à 18 %. « L’augmenta-
tion la plus forte se fait même seulement dans
la moitié de cette zone, celle dite “des Bassins
à flots”, où sont construits les nouveaux loge-
ments, précise Laurent Chalard, docteur en
géographie à l’université Paris-IV-Sorbonne.
La proportion de cadres y est passée de 14 % à
24 %. » Cela risque de ne pas s’arrêter là.
L’opération Euratlantique, 730 hectares
autour de la gare Saint-Jean, entend devenir
le plus grand projet d’aménagement urbain
et de développement économique de
France, derrière celui du Grand Paris.
Des villes comme Malaga, en Espagne, ont
connu une lune de miel, une fois leur centre
réhabilité. Puis les touristes, attirés par les
nouveaux musées, et les retraités expatriés
ont fini par débarquer. La déconvenue est sé-
vère. Alors que des universités privées s’ins-
tallent encore, les anciens d’un quartier de
pêcheurs craignent de devoir partir.
Dans le centre d’Athènes, devenu le terrain
de jeu d’investisseurs étrangers transfor-
mant des immeubles entiers en studios ré-
servés à la location saisonnière, la spécula-
tion menace les étudiants, les familles immi-
grées, les personnes à bas revenu… et provo-
que des conflits. A Marseille, la situation se
tend aussi. L’écrivain Hadrien Bels en a fait
un excellent roman, Cinq dans tes yeux (L’Ico-
noclaste, 2020), inventant le terme « ve-
nants » pour décrire les nouveaux venus qui
s’installent au Panier (2e arrondissement), au
Camas (5e), ou autour d’Endoume (7e).
En mars 2023, des appartements loués sur
Airbnb ont été vandalisés, leurs murs cou-
verts de tags. En juin, une polémique a agité
la rue d’Aubagne (1er) où, en 2018, l’effondre-
ment de deux immeubles a fait huit victimes.
Sous la menace d’habitants, un « repas de
rue » organisé par un café-cantine, ouvert
en 2020, a été annulé. Il proposait une
bouillabaisse à 48 euros à quelques mètres
d’un marché à la sauvette. « Un crachat sur les
populations locales qui n’arrivent pas à se lo-
ger dignement », décryptait Kevin Vacher, so-
ciologue et pilier du Collectif du 5 novembre,
créé après la catastrophe. La municipalité dé-
nombre 11 000 appartements loués sur Air-
bnb. C’est 20 % de plus que l’année dernière.
Le « clivage » entre les Parisiens descendus
du TGV et les populations historiques est
réel, reconnaît Sophie Camard, la maire
(Printemps marseillais) des 1er et 7e arrondis-
sements, qui voit tout de même d’un bon
œil l’arrivée de jeunes couples. « On ne peut
pas accepter de devenir exotique dans sa pro-
pre ville », s’agace Jean-Laurent Feurra, fils
Aides-soignantes
et ingénieurs peuvent
vivre côte à côte,
le rapprochement
physique n’abolit
pas forcément
les distances
sociales. L’école
en est l’exemple
le plus flagrant
d’un couple de poissonniers du quartier
Bompard (7e), qui vient de fermer boutique.
Réalisateur dans l’audiovisuel et enseignant,
il dit « ne plus reconnaître personne » dans les
rues de son enfance, entend « l’accent dispa-
raître » et s’étonne qu’on lui demande, dans
les dîners, s’il est « un vrai Marseillais ». Il
n’est pas contre l’ouverture de librairies et de
cafés là où ils manquaient, mais il déteste « la
mentalité de colons des nouveaux venus »,
l’arrogance ultime étant ces commerçants
qui disent vouloir « faire vivre le quartier ».
Outils de régulation
En France, les villes disposent d’un arsenal
juridique pour réguler le logement sur leur
territoire, et n’ont de cesse de le renforcer. En
complément de la loi Solidarité et renouvel-
lement urbain, qui impose 25 % de loge-
ments sociaux à toute ville de plus de
3 500 habitants, Paris et Lille imposent un
quota dans chaque opération.
A Lille, cette « servitude de mixité sociale »
oblige les promoteurs à prévoir entre 30 % et
35 % de logements sociaux pour tout pro-
gramme de plus de dix-sept logements. A
Montreuil, c’est 40 % au-delà de vingt-cinq
appartements. En 2016, Lille fut aussi la pre-
mière, après Paris, à tester l’encadrement des
loyers. Deux ans plus tard, elle innovait avec
le bail réel solidaire, un outil antispéculatif
permettant à un primo-accédant d’acquérir
un logement sans le foncier, qui reste la pro-
priété des pouvoirs publics. Autre instru-
ment censé endiguer la gentrification lil-
loise, La Fabrique des quartiers, une société
publique qui réhabilite l’habitat insalubre et
revend à prix maîtrisé.
Nantes, en plein développement, a opté
pour la bonne vieille zone d’aménagement
concerté (ZAC) pour densifier les 25 hectares
autour de la place de la République, au sud-
ouest de l’île de Nantes. Quatre mille nou-
veaux habitants sont attendus à l’horizon
Économie & Entreprise | 13
A Marseille,
dans le quartier
du Cours Julien,
le 30 avril.
Stuart Freedman/
In Pictures
via Getty Images
2030. Même si des restaurants et des com-
merces branchés ont déjà ouverts, les élus es-
pèrent que cet outil largement éprouvé les
aidera à maîtriser la mutation de cette friche.
Le cahier des charges est ferme. « Sur chaque
ZAC, l’objectif est de produire 35 % de loge-
ments sociaux et de 15 % à 20 % d’habitations
en bail réel solidaire », rappelle Thomas
Quéro, adjoint (PS) à la mairie, chargé des
projets urbains. Les résultats sont là. Grâce
au bail réel solidaire, le prix des logements
en accession abordable plafonne autour de
2 800 euros le mètre carré, quand le prix
moyen du neuf atteint 6 145 euros le mètre
carré. Dans une étude publiée en 2022,
l’Insee a reconnu que les ZAC « encouragent
la construction de quartiers mixtes » et « limi-
tent la gentrification qui s’observe à l’échelle
de la métropole ».
Une bonne partie du marché échappe toute-
fois à la régulation. « Les politiques publiques
ne ciblent pas assez un phénomène grandis-
sant : 70 % du marché immobilier lillois est
capté par les investisseurs, qui louent ensuite à
des étudiants ou à des jeunes professionnels.
Les biens y offrent une rentabilité locative bien
supérieure », constate Fabien Desage, spécia-
liste des politiques du logement à l’université
de Lille. La difficulté, reconnaît Stéphane Pfeif-
fer, adjoint au maire (EELV) de Bordeaux
chargé de l’habitat, « c’est que produire du loge-
ment social dans le centre ancien coûte telle-
ment d’argent que l’on n’arrive pas à tenir le
rythme ». Et la part de logement social ne com-
pensera jamais l’expansion du marché libre.
Préempter, maîtriser le foncier a un coût,
de fait. Cela vaut pour le résidentiel comme
pour les commerces. Car il ne s’agit pas seu-
lement de veiller à loger tous les profils dans
un même quartier, il faut que ces derniers
puissent se nourrir, boire un café, « avoir le
droit à la ville ». Plus que d’autres, les habi-
tants déjà là « doivent faire face, plus locale-
ment, à la forte augmentation des prix de cer-
tains commerces ou de services de proxi-
mité », notent les auteurs de Gentrifications.
Montreuil a délibéré pour préempter les
commerces, mais n’a, pour le moment, ni
l’outil ni les finances pour s’y employer.
Le résidentiel, enfin, ne fait pas tout. Aides-
soignantes et ingénieurs peuvent vivre côte à
côte, le rapprochement physique n’abolit pas
forcément les distances sociales. L’école en est
l’exemple le plus flagrant. Il n’y a qu’à regar-
der le taux d’évitement de certains collèges au
moment de l’entrée en 6e. Pour accompagner
les efforts des villes, il faudrait que ces établis-
sements reçoivent des moyens à la hauteur
de leurs besoins. A défaut, les plus favorisés
fuient, les autres subissent.
Karim Bouamrane, le maire socialiste de
Saint-Ouen-sur-Seine, dont la ville, au nord de
la capitale, connaît une ascension fulgurante
avec le prolongement de la ligne 14 et la cons-
truction du village olympique, y veille parti-
culièrement. Aux jeunes du Vieux-Saint-
Ouen, il veut montrer la voie qui mène à la
médecine. Une convention avec le futur hôpi-
tal universitaire est en préparation. Les élèves
iront en stage « le plus tôt possible, pour qu’une
fois au lycée ils aient le parcours en tête ». Cela
vaudra pour les six établissements supérieurs
(ingénieurs, finances, cybersécurité, sport)
installés, ou d’ici peu, sur la commune. Sa der-
nière prise ? Le danseur Benjamin Millepied,
ancien directeur de la danse à l’Opéra de Paris,
soucieux, lui aussi, des classes populaires, qui
prévoit d’installer son futur campus dans l’an-
cienne patinoire de la ville. p
émeline Cazi (à Paris)
Yan Gauchard, Alexandre Lenoir
Claire Mayer et Gilles Rof
Prochain article Amsterdam
Et Londres
devint bourgeoise
La petite ceinture autour du centre de la
capitale britannique est devenue inabordable
GRAND LONDRES
WALTHAM
FOREST
CAMDEN
HACKNEY
Portobello
Brick Lane
Broadway Market
Market
La City
Kensington
Buckingham Palace
King's Road
Knightsbridge
Chelsea
LONDRES
5 km
Londres - correspondance
A quel moment Broadway
Market, dans l’est de Lon-
dres, a-t-il basculé ?
Quand le stand de hot dogs Bad
Boys à 10 livres (12 euros) pièce
est-il arrivé ? Quand l’antique
échoppe vendant de l’anguille en
gelée, une vieille tradition popu-
laire du quartier, a été transfor-
mée en magasin de lunettes de so-
leil hors de prix ? A moins que ce
soit lors de l’arrivée de Planet Or-
ganic, une enseigne de supermar-
chés bio, dans ce qui fut autrefois
un squat ? Toujours est-il que Sté-
phane Cusset, qui tient depuis
vingt ans dans cette rue L’Eau à la
bouche, une épicerie française, ne
cache pas un certain malaise.
« Honnêtement, j’évite de venir ici
le week-end maintenant. Regar-
dez, la rue est devenue une attrac-
tion touristique », se désole-t-il.
Broadway Market est situé à
Hackney, autrefois l’un des quar-
tiers les plus pauvres de la capitale
britannique. Au début des années
1990, des artistes, attirés par les
loyers peu chers et la proximité
du centre de Londres, s’y sont ins-
tallés. En 2004, quelques volon-
taires ont relancé le marché qui
avait disparu. Le succès a été très
rapide. Les restaurants ont ouvert
en nombre. Les vieux pubs cras-
seux sont devenus des « gastro-
pubs ». Le marché attire tout ce
que Londres compte de jeunes
branchés. L’atmosphère est dé-
tendue, sympathique et n’a plus
rien à voir avec le quartier prolé-
taire d’autrefois.
« Attraction touristique »
La gentrification de Broadway
Market n’est que le dernier exem-
ple d’un phénomène qui a trans-
formé tout Londres. Dans les an-
nées 1960, King’s Road, dans
l’ouest de la capitale, était le sec-
teur à la mode ; aujourd’hui, c’est
un quartier bourgeois. Ce fut en-
suite au tour de Portobello Mar-
ket, où Richard Branson a lancé
son label Virgin dans les années
1970, puis du marché de Camden,
dans le nord, où se retrouvaient
les punks. Ce dernier est possédé
par le milliardaire israélien Teddy
Sagi, qui a tenté de le vendre en
2022 pour 1,5 milliard de livres.
Dans les années 2000, le mou-
vement a rattrapé l’est de Lon-
dres. Dans Brick Lane, les restau-
rants indiens, tenus par des Ben-
galais immigrés dans les années
1970, laissent la place à des bars
branchés. « L’est de Londres de-
vient comme l’ouest : une attrac-
tion touristique », soupire Joël Re-
land, qui a grandi près de Broad-
way Market. Lui a 29 ans, est di-
plômé de l’université de
Cambridge, travaille dans un
think tank et vit en couple, mais il
pourrait tout juste s’y payer un
loyer : « On y arriverait, mais on ne
HAVERING
E A S T E N D
NEWHAM
Tamise
ROYAUME-
UNI
Londres
pourrait plus rien économiser »,
précise sa compagne. Après avoir
été populaire puis gentrifié, l’East
End devient bourgeois. En
moyenne, une maison dans le
quartier se vendait 80 000 livres
en 1995, et 1,1 million aujourd’hui.
Soit 1 275 % de hausse en presque
trois décennies.
Ouest, nord, est et sud de Lon-
dres : toute la petite ceinture
autour du centre de la capitale bri-
tannique a été transformée. Pour
tenter de quantifier ce processus,
Duncan Smith, de University
­College London, a comparé dans
les recensements de 2011 et 2021 le
pourcentage de la population qui
appartient aux trois catégories
professionnelles les plus rémuné-
rées (« managers », « professio-
nals » et « associate professio-
nals », selon le classement de l’Of-
fice national des statistiques). A
Hackney, leur nombre est passé
de 56,5 % à 64,2 % en une décen-
nie. D’autres quartiers de l’est de
Londres (Waltham Forest,
Newham, Havering) demeurent
plus pauvres mais ont connu une
progression encore plus rapide,
avec une hausse de presque
10 points sur la même période.
Au cœur de ce processus se
trouve bien entendu l’immobi-
lier, où l’envolée des prix se réper-
cute par cercles concentriques.
Les habitants historiques des
chics quartiers du centre-ville
(Chelsea, Knightsbridge, Kensing-
ton…) ont vendu depuis long-
temps aux nouveaux riches, no-
tamment aux capitaux étrangers,
pour aller s’installer dans la petite
couronne. A Hackney, les East En-
ders d’autrefois, équivalent des ti-
tis parisiens, sont souvent partis
jusqu’à l’extérieur de Londres,
dans l’Essex.
A cela s’est ajoutée la grande
braderie des logements sociaux
démarrée dans les années 1980.
La première ministre Margaret
Thatcher avait donné le droit aux
habitants des HLM d’acheter à
prix cassés le logement dans le-
quel ils vivaient. Plus tard, ils ont
revendu à des acheteurs privés,
faisant une excellente plus-value
au passage, mais laissant la place
à des propriétaires privés.
« Beaucoup de villes ont connu
cette gentrification, mais ce qui
rend le processus plus aigu ici est
que les prix immobiliers ont aug-
menté significativement alors que
les revenus stagnent », précise
M. Smith. En valeur réelle, les sa-
laires britanniques n’ont effecti-
vement pratiquement pas pro-
gressé depuis la grande crise fi-
nancière de 2008. « On rend des
quartiers inabordables à des fa-
milles qui font des métiers essen-
tiels : infirmiers, serveurs dans les
cafés, employés des transports pu-
blics, personnel de ménage… Ça
n’est pas tenable », conclut-il. p
Éric Albert
 0123
14 | Économie & Entreprise ­
­Mercredi 12­ juillet 2023

Pertes & profits | automobile

p a r Ph il i ppe E s cande
Renault
et ses paratonnerres
Qui a dit que les Français
n’étaient pas ouverts sur le
monde ? Depuis Louis XIV, la
France nourrit une véritable fas-
Transfert de données : l’UE valide
l’accord transatlantique contesté
Le Data Privacy Framework autorise l’utilisation des données
deux porté sur les fonts baptis-
maux une nouvelle société com-
des Européens par les Gafam malgré les risques sur la confidentialité
mune, à 50-50, qui ambitionne
de devenir le leader mondial

cination pour l’Extrême-Orient.
Le monde des affaires y occupe
l’avant-poste. Citroën, héros de la
Croisière jaune en 1931, fut l’un
des premiers constructeurs occi-
dentaux à vendre des voitures
dans la Chine maoïste, en 1984.
Trente ans plus tard, son parte-
naire Dongfeng est entré au capi-
tal de la maison mère PSA.
Mais la fascination se mêle vite
de crainte. Jeudi 6 juillet, Carlos
Tavares, le patron de Stellantis, a
accusé les politiques européen-
nes de « dérouler le tapis rouge »
aux constructeurs chinois avec
leur politique du tout-électrique.
Et Jean-Dominique Senard, le
président de Renault, a brandi,
sur la scène des Rencontres éco-
nomiques d’Aix-en-Provence,
­samedi 8 juillet, la menace d’un
« orage chinois » dans le ciel du
Vieux Continent. Les deux pa-
trons évoquent la domination
grandissante de l’empire du
­Milieu sur toute la filière électri-
que, de la mine à la voiture.
Chaque acteur réagit à sa ma-
nière. Face à la tempête qui arrive,
Renault choisit la méthode du pa-
ratonnerre : attirer pour neutrali-
ser. Le constructeur a ainsi offi-
cialisé, mardi 11 juillet, la signa-
ture d’un accord avec Geely,
l’industriel chinois le plus présent
en Europe depuis son rachat ­
de Volvo, en 2010. Ils ont tous les
des moteurs thermiques.
Au total, dix-sept usines dans le
monde sont versées dans la cor-
beille des mariés. Une manière
pour Renault de séparer plus net-
tement son métier d’aujourd’hui,
les voitures à essence, de celui de
demain, les électriques. Cette so-
ciété de l’ancien monde devrait
d’ailleurs accueillir à son capital
le pétrolier saoudien Aramco.
Le calcul est que le monde aura
encore longtemps besoin de mo-
teurs thermiques et hybrides,
même si l’Europe n’en veut plus.
C’est aussi, bien sûr, le moyen
de purifier le reste du groupe avec
la création de la société Ampere,
focalisée sur l’électrique et intro-
duite en Bourse probablement
en 2024. Celle-là sans les Chinois,
mais avec le tumultueux parte-
naire japonais Nissan. Brique par
brique, la stratégie offensive de
Luca de Meo, le directeur général
de Renault, se met en place, foi-
sonnante et imaginative, faite
d’innovation organisationnelle
et de multiplication des sorties
de produits. Elle semble porter
ses fruits, puisque sur le premier
semestre le groupe a augmenté
ses ventes de plus de 20 % en
Europe. Les deux paratonnerres
de Renault ne simplifient pas le
paysage, sont porteurs de grands
risques, mais au moins ils annon-
cent la météo, orageuse. p
L
es données personnelles
vont pouvoir se déplacer
librement et de façon sé-
curisée entre les Etats-
Unis et les entreprises américai-
nes. » La Commission euro-
péenne a ainsi résumé l’effet de sa
décision de lundi 10 juillet : l’exé-
cutif communautaire a validé ju-
ridiquement le nouvel accord de
transfert transatlantique des
données, le Data Privacy Fra-
mework. Ce texte vise à mettre fin
à une bataille juridique de plus de
trois ans autour de l’activité des
services numériques de grands
groupes américains comme Goo-
gle, Meta (Facebook, Instagram,
WhatsApp), Amazon, Apple ou
Microsoft. L’accord est pourtant
controversé et déjà contesté.
Deux précédents textes simi-
laires ont été invalidés par la jus-
tice : le Safe Harbor, en 2015, et le
Privacy Shield, en 2020. La Cour
de justice de l’Union européenne
(CJUE) avait jugé que ce dernier
n’offrait pas aux citoyens euro-
péens des garanties équivalentes
à celle du Règlement général sur
la protection des données per-
sonnelles, en vigueur sur le
­continent.
Le nouvel accord validé lundi
avait été annoncé, à la surprise gé-
nérale, par la présidente de la
Commission européenne, Ursula
von der Leyen, le 25 mars 2022,
lors d’une visite à Bruxelles du
président américain, Joe Biden.
Immédiatement, des voix criti-
ques avaient regretté le timing de
l’annonce : le même jour qu’un
accord de fourniture de gaz natu-
rel par les Etats-Unis pour réduire
la dépendance européenne à la
Russie. « Ça fait un peu troc », avait
estimé le député du MoDem
­Philippe Latombe.
Insuffisamment encadré
Max Schrems, l’activiste dont l’as-
sociation de défense de la vie pri-
vée NOYB a déposé les plaintes à
l’origine de l’invalidation des deux
accords précédents, a déjà an-
noncé vouloir retourner devant la
CJUE et attendre une décision
pour « 2024-2025 ». « Les communi-
qués de presse du jour sont presque
des copies conformes de ceux [des
accords précédents]. Pour que [ces
derniers] soient efficaces, il fau-
drait des changements dans les lois
américaines sur le renseigne-
ment », a indiqué M. Schrems dans
un communiqué.
La CJUE avait jugé l’accès aux
données des Européens par les
autorités et services de renseigne-
ment américains disproportionné
et insuffisamment encadré. En ré-
ponse, le nouvel accord propose
de limiter l’accès aux « objectifs de
sécurité nationale » et introduit un
mécanisme de recours pour les ci-
« Il faudrait
des changements
dans les lois
américaines sur le
renseignement »
Max Schrems
membre de l’association de
défense de la vie privée NOYB
toyens européens, auprès d’un of-
ficier de la direction du renseigne-
ment américain ou d’un tribunal
indépendant formé par le minis-
tère de la justice américain.
L’enjeu est de taille. Les lobbys
des grandes entreprises du nu-
mérique se sont immédiatement
félicités du nouveau cadre. « Son
importance ne peut être suresti-
mée », a insisté dans un commu-
niqué l’Information Technology
Industry Council. « C’est une per-
cée majeure », s’est réjouie la
Computer and Communications
Industry Association, en saluant
dans un communiqué la fin
d’une « incertitude juridique ».
Amende record
Le président américain Joe Biden
a, de son côté, salué ce lundi
l’adoption du nouveau cadre lé-
gal, une décision qui « reflète l’en-
gagement conjoint » des deux
partenaires « à la protection forte
des données personnelles » a-t-il
souligné.
L’activité des grands groupes
américains en Europe était me-
nacée : à la fin de mai, Meta a été
condamné à une amende record
de 1,2 milliard d’euros par le régu-
lateur irlandais de la vie privée et
sommé de cesser, à partir d’octo-
bre, les transferts de données
vers les Etats-Unis. Au début de
2022, après son homologue autri-
chienne, la Commission natio-
nale de l’informatique et des li-
bertés a jugé illégale l’utilisation
de Google Analytics, un outil uti-
lisé par des millions de sites Web
pour analyser leur audience.
Par ailleurs, le gouvernement
d’Emmanuel Macron a, en 2021,
lancé une politique de « cloud de
confiance » obligeant les acteurs
publics à faire héberger et traiter
leurs données par des entrepri-
ses non soumises aux lois extra-
territoriales américaines. Cette
stratégie française pourrait-elle
être remise en cause, à terme ? Va-
lidé dans le contexte de la guerre
en Ukraine, l’accord finalisé est
en tout cas un signe de la déter-
mination des Etats-Unis à tenter
de se rapprocher de l’Europe,
dans une logique d’affrontement
avec les régimes autoritaires de
Russie et de Chine. p
Alexandre Piquard

Les distributeurs de carburants

dénoncés pour leurs marges
Une association de consommateurs signale une rentabilité brute
à la pompe supérieure à celle d’avant la guerre russo-ukrainienne

L
HORS-SÉRIE
SAISON 2

es vacanciers éprouveront de produits pétroliers réfutent domaine des carburants étant ul-
300 QUESTIONS peut-être un certain soula- l’accusation implicite d’avoir en- traconcurrentiel en France. »

DE CULTURE GÉNÉRALE
gement. Dans le sillage du
baril de brent pour le pétrole brut,
le prix des carburants à la pompe
par les journalistes du Monde
a baissé en France. Durant la pre-
mière semaine de juillet, le litre
de diesel était en moyenne à
1,67 euro, contre 1,91 en janvier.
Celui du sans-plomb 95-E10 est re-
passé sous la barre de 1,80 euro,
au lieu de 1,86 en début d’année.
A y regarder de plus près, il y
aurait pourtant à redire, selon l’as-
sociation de consommateurs
Consommation logement et ca-
dre de vie (CLCV). Son communi-
qué, mardi 11 juillet, dénonce des
marges brutes de distribution
toujours « explosives » et « excep-
tionnellement élevées ». Celles-ci
correspondent à la différence en-
tre, d’un côté, le prix hors taxe du
carburant vendu aux automobi-
listes et, de l’autre, les cotations in-
ternationales des produits lors-
qu’ils sortent des raffineries. Cette
marge brute, qui revient aux dis-
tributeurs, leur sert à couvrir di-
vers coûts (transport, stockage,
manutention…). Une fois ces frais
déduits, il leur reste la marge
Et si vous jouiez avec vos connaissances ? Et si revenait le plaisir de cet effort nette, c’est-à-dire le bénéfice.
si particulier qui consiste à retrouver une date, un lieu, un nom, un événement, Pour ses calculs, la CLCV a pris les
le titre d’un livre, un chiffre significatif ? relevés hebdomadaires de l’Union
Ce hors-série saison 2 vous invite à cultiver vos savoirs de façon ludique, à travers française des industries pétroliè-
res (UFIP). Il en ressort que la
de nouvelles questions, les extraits d’articles et nouvelles infographies du Monde. marge brute mensuelle du mois
La satisfaction de comprendre, d’apprendre, de mémoriser. de juin reste, peu ou prou, aussi
élevée qu’en janvier : 25,4 centi-
mes d’euro pour le sans-plomb
300 QUESTIONS DE CULTURE GÉNÉRALE - SAISON 2 95-E5 et 23,4 centimes pour le die-
sel, contre 23,8 et 25,6 centimes
Un hors-série du « Monde » auparavant. Soit bien davantage
100 pages - 8,95 € qu’entre 2018 et 2021, où elle était
Chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique de l’ordre de 15 centimes.
Malgré ces marges brutes, les
professionnels de la distribution
grangé plus de bénéfices. « Il n’y a
pas de suivi analytique des marges
nettes de distribution, mais nous
estimons qu’elles restent de l’ordre
de un centime par litre », affirme
Olivier Gantois, président de
l’UFIP. Aucune donnée précise ne
permet de l’étayer. Par le passé,
l’inspection générale des finances
avait mentionné des gains nets de
2 centimes tout au plus, mais sa
note de synthèse date de 2012.
Sur les 11 000 stations-service du
pays, un peu moins de la moitié
appartiennent à des supermar-
chés ou hypermarchés. Dans la
distribution de carburant, la part
de marché de ces grandes et
moyennes surfaces dépasse pour-
tant celle des réseaux dits « tradi-
tionnels » : 60 % pour l’une, 40 %
pour l’autre.
« Domaine ultraconcurrentiel »
Chacun semble se défausser quel-
que peu. « Pour Système U, le car-
burant, ce n’est vraiment pas le
rayon qui génère le plus de résul-
tats, souligne Thierry Desouches,
responsable des relations exté-
rieures du groupe. Notre métier,
c’est d’abord de vendre des pro-
duits alimentaires. » Francis
Pousse défend les pompistes des
réseaux traditionnels. Il est le res-
ponsable du secteur pour Mobi-
lians, organisation patronale de
l’automobile. Certaines stations
« signent des contrats pour les-
quels un pétrolier leur verse une
commission à prix fixe sur trois à
cinq ans, ces pompistes-là n’ont pas
du tout la main sur les prix », assu-
re-t-il. Et de poursuivre : « Même
celles libres de fixer leurs prix ne
peuvent pas faire n’importe quoi, le
Après un premier communiqué
en mai, la CLCV en appelle désor-
mais tous les distributeurs à
« baisser les prix et leurs marges
par des opérations immédiates à
prix coûtant », c’est-à-dire sans le
moindre bénéfice. Une nécessité,
selon elle, « afin que les ménages
ne soient pas ponctionnés lors de
leur départ en vacances ».
Fin juin, E.Leclerc a communi-
qué sur des ventes à prix coûtant
« tous les vendredis, samedis et di-
manches, du 30 juin au 13 août ».
Même opération chez Intermar-
ché et Système U les 7 et 8 juillet,
avant d’autres dates. Le pétrolier
TotalEnergies promet un plafon-
nement à 1,99 euro le litre… si les
prix s’envolent de nouveau.
Pour justifier leurs marges bru-
tes, les distributeurs mettent l’ac-
cent sur les certificats d’économie
d’énergie. En juin, selon l’UFIP, ils
ont dû verser 7 centimes d’euro
par litre pour ce dispositif censé
aider les consommateurs à réno-
ver leur logement. Autre argu-
ment : l’obligation d’incorporer
des agrocarburants a généré un
surcoût dû aux matières premiè-
res agricoles, aggravé par la
guerre en Ukraine. Ce à quoi la
CLCV répond que « les cotations
de biocarburants sont en forte
baisse depuis près d’un an ».
En mai, la ministre de la transi-
tion énergétique, Agnès Pannier-
Runacher, exprimait le souhait
que les prix « baissent plus vite » et
qu’ils reflètent « au plus proche »
les cours internationaux du pé-
trole. En 2022, l’Etat a versé 8 mil-
liards d’euros pour des remises sur
les prix à la pompe. p
Adrien Pécout
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
Airbus a du mal à tenir la cadence des commandes
L’avionneur européen a créé une nouvelle ligne d’assemblage à Blagnac pour sortir jusqu’à 75 appareils par mois
N
ous sommes avec l’in-
dustrie aéronauti-
que ! », s’est écrié
Bruno Le Maire. Ac-
compagné de Clément Beaune, de
Roland Lescure et de Dominique
Faure, respectivement ministres
des transports, de l’industrie et
des collectivités territoriales, mais
aussi de Carole Delga, présidente
de la région Occitanie, le ministre
de l’économie et des finances était
venu assister, lundi 10 juillet, à
l’inauguration de la nouvelle li-
gne d’assemblage final (FAL pour
Final Assembly Line) d’Airbus à
Blagnac, dans la banlieue de Tou-
louse – un aréopage important, à
la mesure du principal objectif
d’Airbus, indiqué par son prési-
dent exécutif, Guillaume Faury :
« Répondre à l’enjeu considérable
de la montée en cadence. »
En effet, il ne suffit pas d’engran-
ger les commandes, il faut pro-
duire les avions. Pour la deuxième
année de suite, Airbus doit haus-
ser sérieusement ses cadences de
production pour tenir ses objec-
tifs. En 2022, Guillaume Faury
avait fixé à 720 le nombre d’avions
qui devraient être livrés. Le rendez-
vous a été manqué. Ralenti par des
problèmes d’approvisionnement
et des ratés de sa chaîne de sous-
traitants, Airbus n’avait pu tenir le
rythme fixé par son patron. A la fin
de 2022, le compteur s’est arrêté
sur 661 exemplaires livrés.
Pas d’équivalent chez Boeing
En 2023, Airbus s’est donné les
moyens d’atteindre les niveaux at-
tendus par sa direction, soit un to-
tal de 720 appareils à sortir des
chaînes (le même objectif qu’en
2022). La nouvelle ligne d’assem-
blage sera principalement desti-
née à la production des moyen-
courriers A320 et A321. Le site a pris
ses quartiers dans les anciens lo-
caux où était assemblé le défunt
super-jumbo A380. Une usine ca-
thédrale de 122 000 mètres carrés
de superficie et 46 mètres de hau-
teur. C’est à une femme, Marion
Smeyers, qu’Airbus a confié les
Des financiers de la tech
se soucient de santé mentale
Une alliance de sociétés de gestion souhaite peser pour « atténuer
l’impact négatif de la technologie » sur les cerveaux humains
A ddiction aux écrans, trou-
bles de l’attention ou du
sommeil, exposition des
enfants à des contenus inappro-
priés : après le climat, la santé
mentale des utilisateurs des hau-
tes technologies devient le nou-
veau cheval de bataille d’investis-
seurs institutionnels soucieux de
donner un contenu tangible aux
stratégies ESG (environnement-
social-gouvernance), ce triptyque
censé garantir une prise en
compte des enjeux à long terme
dans les choix de placement.
Vingt-sept sociétés de gestion
donnent donc le coup d’envoi,
mardi 11 juillet, d’une « coalition »
pour pousser les sociétés de hau-
tes technologies à prendre des
mesures concrètes, avec pour am-
bition affichée d’« atténuer l’im-
pact potentiellement négatif de la
technologie sur la santé mentale et
le bien-être ».
Dans le collimateur de ces inves-
tisseurs qui revendiquent plus de
2 000 milliards d’euros d’actifs
gérés figurent certaines des plus
grandes capitalisations mondia-
les : des fabricants de téléphones
portables comme Apple et Sam-
sung, de jeux vidéo comme Mi-
crosoft, de contenus comme Net-
flix, ou encore des géants d’Inter-
net comme Alphabet et Tencent.
En 2022, Airbus
devait livrer
720 avions,
mais le compteur
s’est arrêté à
661 exemplaires
commandes de sa nouvelle chaîne
d’assemblage.
Avec cette usine, Airbus pourra
tabler sur « dix lignes d’assem-
blage dans le monde » de son nou-
vel avion star, l’A321, s’est félicité
M. Faury. L’appareil représente
« 60 % des 4 000 » moyen-cour-
riers du carnet de commandes
d’Airbus. Il faut dire que l’A321 est
le nouveau couteau suisse du
transport aérien. Il a les capacités
d’un long-courrier mais les dé-
penses associées sont celles d’un
moyen-courrier. Et il s’agit d’un
appareil dont Boeing ne possède
pas d’équivalent. Après de lon-
gues tergiversations, l’américain
a renoncé à construire ce modèle
qui serait arrivé en retard par rap-
port à la concurrence et trop tôt
pour bénéficier des avancées
technologiques de l’appareil de
prochaine génération.
Galvanisé, le patron d’Airbus a
haussé ses ambitions à moyen
terme, avec la volonté de produire
« 75 avions monocouloirs par
mois » d’ici à 2026, a-t-il précisé.
Pourtant, la nouvelle FAL de Tou-
louse ne devrait pas aider l’avion-
neur européen à tenir ses objec-
tifs pour 2023. L’usine baptisée
« Jean-Luc-Lagardère », du nom de
celui qui fut coprésident d’EADS,
ancien nom du groupe Airbus, ne
produira son premier avion qu’au
début de 2024.
Avant cette échéance, « il va
nous falloir “déverminer” l’usine,
c’est-à-dire enlever tous les dé-
fauts » de jeunesse, a signalé Clé-
ment de Rancourt, responsable
des deux usines d’assemblages
d’A320 de la banlieue de Toulouse,
à Blagnac et à Saint-Martin-du-
Des poids lourds, d’où l’intérêt
pour les investisseurs de s’unir
pour espérer peser face à eux, ex-
plique Marie Vallaeys, analyste
ESG chez Sycomore AM, l’une des
sociétés à l’origine du projet. Car
aujourd’hui, explique-t-elle, « lors-
qu’on essaie de contacter les entre-
prises sur des sujets qu’on juge peu
traités, on a souvent des réponses
de mauvaise qualité, voire pas de
réponse du tout. Dans le secteur de
la tech, c’est notamment le cas con-
cernant l’impact en termes de bien-
être et de santé mentale sur les uti-
lisateurs finaux ».
Dégrader les notes ESG
La coalition dit vouloir obtenir des
objectifs clairs de réduction des
risques d’usage précoce et excessif
des écrans chez les enfants
comme d’addiction, de stress ou
de troubles du sommeil chez les
adultes. Autant de problèmes par-
fois négligés par les acteurs de la
tech alors que leurs conséquences
à long terme font l’objet depuis
des années d’études scientifiques
approfondies et qu’ils intéressent
de plus en plus les autorités de ré-
gulation, en Europe, aux Etats-
Unis et en Chine.
« Le but du dialogue, c’est aussi de
faire connaître aux entreprises le
cadre réglementaire qui se prépare.
Bruno Le Maire inaugure la chaîne d’assemblage de l’A320, à Blagnac (Haute-Garonne), le 10 juillet. CHARLY TRIBALLEAU/AFP
Touch. Pour produire plus et plus
vite en 2023, Airbus recrute à tour
de bras. Déjà 2 000 embauches
ont été réalisées cette année en
France, sur les 3 500 prévues.
L’avionneur européen sait qu’il
ne peut flâner en route. Son carnet
de commandes déborde : près de
8 000 appareils restent à produire,
c’est plus de dix ans de travail ga-
ranti. Airbus paie la rançon de son
succès : un avion commandé
aujourd’hui ne sera pas livré
avant la fin de la décennie. Pour
remplir son objectif en 2023, Air-
bus doit encore produire 404 avi-
ons d’ici à la fin de décembre. Pour
ce faire, il a besoin de l’intégralité
de sa chaîne de sous-traitants. A
Autant anticiper la régulation et
définir des politiques qui permet-
tent d’y répondre plutôt que
d’avoir, au pire, à payer des amen-
des », résume Théo Kotula, ana-
lyste ESG chez Axa IM, autre initia-
teur du projet. En espérant que le
nombre des investisseurs impli-
qués et la publicité de la démarche
suffiront à inciter les entreprises à
s’engager, en élaborant des plans
d’actions ou en améliorant la
transparence et l’efficacité des me-
sures existantes.
Bien conscients du fait qu’il fau-
dra sans doute plusieurs années
pour obtenir des améliorations
tangibles, les investisseurs se di-
sent prêts à aller plus loin si les ré-
sultats se font attendre. M. Kotula
évoque la possibilité de dégrader
les notes ESG des sociétés cotées,
qui peuvent influencer certains
clients, et, « dans un second
temps », celle de déposer des réso-
lutions d’actionnaires aux assem-
blées générales ou de voter contre
les équipes dirigeantes. Quant à
l’arme ultime du « désinvestisse-
ment », la vente pure et simple des
participations dans des entrepri-
ses qui resteraient sourdes aux ap-
pels à l’action, « c’est un levier qui
n’est pas toujours pertinent, car il
met un terme à l’engagement ». p
Marc Angrand
Économie & Entreprise | 15
Blagnac, lundi, Christian Cornille,
président de Mecachrome, l’un
des principaux fournisseurs d’Air-
bus, se frottait par avance les
mains. « Ce sont de très très bons
problèmes à régler », se félicitait-il.
Inquiet pour les sous-traitants
En revanche, Bruno Le Maire s’in-
quiète pour les sous-traitants plus
petits. Le ministre de l’économie
appelle Airbus, mais aussi Safran,
à se montrer « solidaires de ces
PME qui ont vécu l’inflation » des
coûts de l’énergie et des matières
premières. A l’occasion de négo-
ciations qui se déroulent en ce
moment, les fleurons français de
l’aéronautique ne doivent « pas
Con jon ctu re
Allemagne : l’inflation
confirmée à 6,8 %
La hausse des prix à la
consommation en Allema-
gne a atteint 6,8 % sur un an
en juin, a annoncé, mardi
11 juillet, Destatis, l’institut
­fédéral de la statistique,
­confirmant sa première esti-
mation. Par rapport à mai,
l’inflation a augmenté
de 0,4 %.− (Reuters.)
Hi g h-t e ch
Threads, rivale
de Twitter, dépasse les
100 millions d’abonnés
Créée par Meta (maison mère
de Facebook, d’Instagram et
de WhatsApp) pour concur-
rencer Twitter, l’application
Threads a franchi la barre des
100 millions d’utilisateurs
cinq jours après son lance-
ment, a annoncé, lundi
10 juillet, le fondateur du
groupe, Mark Zuckerberg.
La plate-forme Twitter
compte, elle, plus de 350 mil-
lions d’utilisateurs. −(AFP.)
Fi n a n ce
Hausse des embauches
dans les banques
L’emploi dans le secteur ban-
caire français est reparti à la
hausse en 2022. Les recrute-
ments ont augmenté de 21 %
à 48 900 embauches − un re-
cord −, dont 14 500 en alter-
nance. Les banques, qui ont
supprimé plus de 10 000 pos-
tes entre 2018 et 2021, em-
ployaient 367 500 personnes
fin 2022, 700 de plus qu’en
2021. Hors alternance, les ef-
fectifs sont en baisse de 0,4 %.
pressurer » les plus petits maillons 70 % de parts de marché. Ces ap-
de la chaîne, a plaidé M. Le Maire. pareils sont de plus en plus prisés
Les industriels doivent permettre par les compagnies à bas coûts en
à ces PME « de répercuter une par- Europe, mais aussi en Asie, en
tie de l’inflation. Airbus a les reins Chine et surtout en Inde.
solides. Il a les moyens d’absorber A l’occasion du salon du Bourget,
des augmentations des coûts de à la mi-juin, la compagnie low cost
production », a-t-il encore ajouté. indienne IndiGo a annoncé une
En contrepartie, a rappelé le mi- commande de cinq cents A320, la
nistre, l’Etat a accordé à la filière plus importante de l’histoire de
« une aide massive de 300 millions l’aviation. Le contrat est évalué à
d’euros par an jusqu’en 2027 ». plus de 44 milliards d’euros (prix
Avec dix FAL d’ici deux ans, Air- catalogue). Signe des temps, un
bus va conforter son rang de lea- des premiers avions présents sur
der mondial de l’aéronautique, en le tarmac à Blagnac est un
particulier sur le segment des A320 d’IndiGo, devenu la première
moyen-courriers de nouvelle gé- cliente d’Airbus avec 1 330 avions li-
nération, la famille des A320 et vrés ou commandés. p
A321, où il détient déjà près de Guy Dutheil
Euro : sept thèmes retenus
pour illustrer les futurs billets
L e lent processus vers la réinvention du design des billets
de l’euro atteint sa deuxième étape. Lundi 10 juillet, la
Banque centrale européenne (BCE) a ouvert jusqu’au
31 août une consultation en ligne pour orienter le nouvel as-
pect des billets de banque. Pour l’instant, il ne s’agit pas de
choisir entre différents dessins mais de tester l’avis du grand
public sur sept grands thèmes, à partir desquels les graphistes
plancheront.
Les euros ont peu changé depuis leur mise en circulation,
en 2002. A l’époque, les pays membres n’avaient pas réussi à se
mettre d’accord sur des personnages ou des lieux. Fallait-il
mettre la tour Eiffel, le Colisée ou la porte de Brandebourg ?
Molière, Goethe ou Leonard de Vinci ? Pour en finir avec les
querelles, des symboles avaient été choisis : des ponts, des fe-
nêtres ou des arches qui n’existent
pas. Deux décennies plus tard, la
Les euros monnaie unique est installée et po-
pulaire (avec 78 % d’opinion favora-
ont peu changé ble), mais le design des billets ne sus-
depuis 2002 cite guère d’émotion. En 2021, Chris-
tine Lagarde, présidente de la BCE, a
lancé le chantier de leur réinvention,
« pour que les Européens de tous les âges et de tous les horizons
puissent s’y identifier ». Un groupe d’experts, composé d’artis-
tes, de designers, de professeurs d’archéologie et d’histoire, a
planché sur le sujet.
De leurs recommandations, sept thèmes ont été retenus. « Les
fleuves », « la culture européenne » (des monuments ou des
œuvres), « le futur vous appartient » (illustré par exemple par
des astronautes), « le reflet des valeurs européennes dans la na-
ture » (par exemple avec des images du Parlement européen),
« les oiseaux », « les mains » (« les mains qui ont construit l’Eu-
rope »), « notre Europe et nous-mêmes » (« chaque billet pourrait
inclure une image représentant une singularité humaine »).
La consultation est doublée d’un sondage qualitatif auprès de
23 000 personnes. Début 2024, la BCE sélectionnera un ou deux
thèmes, en vue d’un concours de design en 2025, et d’un choix
en 2026. Il faudra deux à trois ans pour les voir en circulation,
soit 2028 au plus tôt. Le processus doit aussi permettre de renfor-
cer la sécurité, avec de nouveaux outils anti-contrefaçon, et de ré-
duire l’impact environnemental, avec un meilleur recyclage. p
Éric Albert
16 | Carnet ­
0123
­Mercredi 12­ juillet 2023

Nous avons la tristesse de faire Edith Duquesne, Mme Christine Elfassy, Mortrée (Orne).
part du décès de son épouse, son épouse,
Pierre Duquesne et Christine Frank, Claire, Sylvain,
Mengin, M. et Mme Marc Elfassy, ses enfants
Jean-Jacques BECKER,
en vente le grand historien
son fils et sa belle-fille, Mme Elsa Stein Elfassy et M. Chaumet, et leurs conjoints,
Ses petits-enfants,
actuellement Le Carnet de « la très Grande Guerre »,
Cécile Duquesne,
Mme Marie Barnoin Elfassy, Ses arrière-petits-enfants,
sa fille,
d’abord notre père, grand-père, Fabien, Marion, Tristan et Alexis ses enfants et leurs conjoints, Ses neveux et nièces,
K En kiosque arrière-grand-père, Duquesne, Sylvain, Véfa, Emma, Octave, ont la tristesse de faire part du décès
Vous pouvez nous faire ses petits-enfants
Télémaque, de
survenu le 10 juillet 2023, dans sa ainsi que leurs conjoints, Auriane
HORS-SÉRIE
HANS HARTUNG ET
parvenir vos textes quatre-vingt-seizième année.
Besson et Bruno Pereira Vaz, ses petits-enfants, Charles LANOT,
ANNA-EVA BERGMAN Léon Duquesne,
JOSÉPHINE BAKER
son arrière-petit-fils Mme Colette Bati et M. Zeltzer,
SARAH BERNHARDT
ROSA BONHEUR soit par e-mail : Annette, Catherine et Noé, Jean- Gérard et Elizabeth Dubois, M. et Mme Henri Elfassy,
survenu le 6 juillet 2023, à Mortrée,
PIERRE CARDIN
à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
carnet@mpublicite.fr Pierre et Olivia, Laurence, Celia, Sarah,
CEZANNE
DALI ses beau-frère et belle-sœur, ses sœur et frère, et leurs conjoints,
Jean-Luc et Evelyne Duquesne,
MIRO
Mahauld, Nathan, Lou, Une cérémonie civile est célébrée
(en précisant impérativement
MONET

Ses nièces et neveux,

80 François Dubois et Laure Pollet, ce 12 juillet, à 14 h 30, en l’église de
GUSTAVE MOREAU
CAROL RAMA
leurs compagnes et compagnons,
votre numéro de téléphone ses neveux et nièces, Mortrée.
LA VILLA SEURAT
VAN GOGH
Ernest et Abel. Ses petites-nièces et petits-neveux,
MAISONS Emilie, Juliette et Alexandre
D’ARTISTES et votre éventuel numéro Duquesne, Ses cousines et cousins, Cet avis tient lieu de faire-part et
P O U R L’ É T É Ses obsèques auront lieu le de remerciements.
La maison
d’abonné ou de membre Arthur et Antoine Dubois, Ses ami.e.s,
12 juillet, à 15 heures, au cimetière du
de Claude Monet à Giverny.

ses petits-neveux et petites-nièces,

Hors-série de la SDL) Montparnasse, Paris 14e. On déposera Marie-Madeleine Goumy, Sophie, Frédéric, Pauline,
sur sa tombe un galet de Cayeux sa tante, font part du décès de
ses enfants,
soit sur le site : qu’il a tant aimé.
ont la tristesse d’annoncer le décès
HORS-SÉRIE

Albert ELFASSY, ont la grande tristesse de faire part

https://carnet.lemonde.fr Une cérémonie à sa mémoire aura
paisible de du décès de
né le 7 juin 1935,
lieu en septembre. Jacques DUQUESNE, Francine LE GOURIÉREC,
INCLUS
des dessins
L’équipe du Carnet journaliste, écrivain, née PIERROT-ZELLER,
rares et inédits

reviendra vers vous souvenance@gmail.com dernier des fondateurs survenu le 4 juillet 2023.
de l’hebdomadaire Le Point, survenu le 6 juillet 2023.
dans les meilleurs délais Paris. Buenos Aires.
ancien président
Les obsèques se déroulent au
BLUEBERRY pour vous confirmer
Sa famille,
du Point, de L’Express,
des Éditions du Seuil, funérarium du cimetière du Père-
Après une brève cérémonie célébrée
le jeudi 13 juillet, à 15 heures, en l’église
Sainte-Elisabeth-de-Hongrie, 195, rue
la parution.
UNE LÉGENDE DE LA BANDE DESSINÉE
NUMÉRO SPÉCIAL 60 ANS
ancien directeur général Lachaise, 71, rue des Rondeaux, du Temple, Paris 3e, elle sera inhumée
En partenariat avec

Ses nombreux amis, des Publications

Hors-série Paris 20e, ce mardi 11 juillet, à 16 heures. au cimetière du Père-Lachaise,
de La Vie catholique,
Paris 20e.
ont la grande douleur de faire part président honoraire
carnet@mpublicite.fr de l’Association pour le soutien
du décès de De la part de En son nom et en leurs noms
https://carnet.lemonde.fr
HORS-SÉRIE

des principes de la démocratie propres, ils remercient tous Aissatu

humaniste Djalo et Umo Li pour leur aide, ces
Jorge BREDAEL
L’ATLAS AU CARNET DU «MONDE» professeur,
(propriétaire de Ouest-France),
membre du jury
du prix Interallié,
Mme Christiane Fraysse-Lanzalavi. dernières années.
6000 ANS
D’HISTOIRE DES 200
CARTES
A l’intention des familles et des
168, rue du Temple,
75003 Paris.
AFRIQUES Naissance survenu à Paris, le 1er juillet 2023,
à l’âge de soixante-dix-huit ans. survenu le 5 juillet 2023, dans sa amis.
quatre-vingt-quatorzième année.
Strasbourg. Anne Petitot,
La cérémonie religieuse sera célébrée La messe d’enterrement aura lieu Henri FRAYSSSE, son épouse,
le mercredi 12 juillet, à 17 heures, Nicolas et Bénédicte, Sébastien,
ÉDITION 2023 « Visite aussi les nombreuses le jeudi 13 juillet, à 9 h 45, en l’église
en l’église de Saint-François-Xavier, Delphine et Gilles, Marie,
cités d’Égypte Saint-Séverin, Paris 5 e, suivie de mon époux nous a quittés le vendredi ses enfants,
Hors-série Pour t’y instruire, Paris 7e. l’inhumation à 12 heures, au cimetière Léo, Anouk, Jules, Victor, Gabrielle,
du Montparnasse, Paris 14e. 30 juin 2023.
t’y initier auprès des sages Adèle, Louise, Raphaël, Romane,
Jorge Bredael consacra toute sa vie ses petits-enfants,
UNE VIE, UNE ŒUVRE
Et surtout n’oublie pas Ithaque. » Ni fleurs ni couronnes ni plaques,
à l’enseignement, notamment dans Suivant notre décision commune,
Constantin Cavafy. mais des dons à l’Institut du Cerveau, ont la tristesse de faire part du décès
le domaine de l’histoire politique hôpital Pitié-Salpêtrière, Paris 13 e, après crémation dans la plus stricte
et sociale de l’Amérique Latine et de de
seraient appréciés. intimité familiale et amicale,
Constantin et Anne-Catherine l’Espagne. Il enseigna jusqu’à ses Dominique PETITOT,
NANOPOULOS, derniers jours à l’Unesco et pendant La famille remercie Haydée, Magda,
Orwell
dérange ses grands-parents, de nombreuses années à l’École des les aides à domicile de la société Petit- Ses cendres seront dispersées survenu le 5 juillet 2023, dans sa
toujours
ont la joie de faire part de la naissance Mines de Paris, à l’Institut de fils et le service de gériatrie de l’hôpital ultérieurement. quatre-vingt-cinquième année.
Pitié-Salpêtrière.
de sciences politiques de Paris et à
Vu par Jean-Jacques Rosat, Simon Leys, Rushdie, Kundera…
La cérémonie religieuse aura lieu
l’École nationale d’administration. Il 13, rue de Poissy, Cet avis tient lieu de faire-part. ce mercredi 12 juillet, à 10 heures,
Hors-série Noé Jacques Panayotis a été tout au long de sa carrière, très 75005 Paris. en l’église Notre-Dame de Lozère, à
NANOPOULOS FORGET, apprécié de ses élèves pour sa fine Jacques_duquesne@hotmail.com Palaiseau (Essonne).
connaissance des thèmes abordés, duquesnemengin@msn.com 13, rue Montagne de la Fage,
ses qualités pédagogiques et duquesne.c@gmail.com 75015 Paris. Cet avis tient lieu de faire-part.
le 6 juillet 2023, à 19 h 25, à Paris.
humaines, son enthousiasme et son
HORS-SÉRIE
SAISON 2

300 QUESTIONS
DE CULTURE GÉNÉRALE
par les journalistes du Monde implication.
Décès
« Il ne faut pas pleurer
Michelle, parce que cela n’est plus
son épouse, sa compagne, mais il faut sourire
Antonin et Valentine, parce que cela a été. »
ses très chers enfants, Marguerite Yourcenar. Quotidien + numérique
Milo, Arthur, Inès, Augustin,
Hors-série ses bien-aimés petits-enfants, Pierre Canu,
Anne, Pascale, Christine, Nathalie son frère,
Victoria Canu,
et Renaud,
Le journal
HORS-SÉRIE

sa complice fratrie, sa belle-sœur,

Arnaud Védère et Charlotte Forissier, William et Rebekah Canu,
ses neveux,
et ses suppléments
ses beaux-enfants,
LES Hélène et Odile,
L’équipe de La Maison Verte, livrés chez vous
HDE
ÉROS
LA ses belles-sœurs
L’Association des archives Françoise
Dolto,
MYTHOLOGIE et leurs conjoints
GRECQUE & ROMAINE
Et tous les autres membres de sa
Ses amis,
Tous les contenus
En partenariat avec

famille, ont la tristesse de faire part du décès

du
numériques sur le site
Tous ses amis
Hors-série Et la grande famille de sa vie et les applications
professionnelle qui l’a « ô combien » docteur Anne-Marie CANU,
passionnée, pédopsychiatre, psychanalyste,

169 € pour 6 mois

100 GRILLES

survenu le 1er juillet 2023,

PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 6
ont la grande tristesse d’annoncer le
à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
départ en solo vers la grande
aventure de
au lieu de 577,20 €
La cérémonie a lieu ce mardi
11 juillet, à 16 heures, au crématorium
(prix de vente au numéro)
Gilles AMADO, du cimetière du Père-Lachaise,
Paris 20e.
survenu à l’âge de soixante-quatorze
Abonnez-vous en ligne sur :
ans. M. Coste Joël,
Magazine n°6 abo.lemonde.fr/quotidien6M
son mari,
La cérémonie a eu lieu à 11 h 30, ce Françoise, Yves et Gaël Coste,
Nº 6 JUIN - JUILLET - AOÛT 2023

ses enfants
mardi 11 juillet 2023, au crématorium
Et le reste de sa famille,
du cimetière du Père-Lachaise, en la
VIVRE L’ART AUTREMENT
salle Mauméjean, 71, rue des Rondeaux, BULLETIN D’ABONNEMENT 231EMQAD6M
ont l’immense douleur d’annoncer A compléter et à renvoyer à : Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9
Paris 20e. le décès de
Cézanne Nom :
L’inventeur
de la modernité
Je m’abonne à l’offre Quotidien + numérique du Monde
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au féminin
L’émancipation par le pinceau
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Rencontre avec
Stéphane Bern
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Basquiat / Warhol diplômée de Sciences-Po Paris, 6 quotidiens + « M le magazine du Monde »
Gréco / Picasso,
Ramsès…
Nos 10 expos coups de cœur

fonctionnaire à l’Assemblée + tous les contenus numériques sur le site Code postal :
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Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
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Par tél. au 03 28 25 71 71 Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Elle restera pour toujours dans notre IMPORTANT : VOTRE JOURNAL LIVRÉ CHEZ VOUS PAR PORTEUR*
Gilles van Kote mémoire pour son courage, sa
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Maison individuelle Badge Vigik : oui non Dépôt chez le gardien/accueil Dépôt
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Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton La cérémonie a lieu à Merdrignac métropolitaine jusqu’au 31/12/2023. Les CGV applicables à l’abonnement souscrit sont consultables et téléchargeables au lien suivant : https://moncompte.lemonde.fr/cgv. Si vous êtes mineur, la souscription du
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe (Côtes-d’Armor), ce mercredi 12 juillet, contrat et la communication de vos données personnelles doivent être faites avec l’accord de votre représentant légal. En retournant ce formulaire, vous acceptez que la Société Editrice du Monde, responsable de
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0123
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­Mercredi 12­ juillet 2023
Jean-Jacques Becker
Historien
J
ean-Jacques Becker, qui est
mort le 10 juillet, à l’âge de
95 ans, fut l’un des plus
grands historiens de la
guerre de 14-18. Lui préférait
l’appeler « la Grande Guerre », no-
tion utilisée par les contempo-
rains du conflit. « Une guerre
comme on n’en avait jamais vu »,
précisait-il. Né le 14 mai 1928 à Pa-
ris, Jean-Jacques Becker, dont le
père avait « fait » Verdun, grandit
dans une France où le souvenir de
la « grande boucherie » était om-
niprésent.
Il est issu d’une famille juive
d’Alsace, qui quitte Paris pour
Grenoble, en zone Sud, en 1942.
Après la seconde guerre mon-
diale, il poursuit des études d’his-
toire en se consacrant d’abord à
celle du mouvement ouvrier. Il
adhère au Parti communiste
français (PCF) en 1947, mais,
comme sa sœur, l’historienne
Annie Kriegel (1926-1995), il rom-
pra avec le communisme, en
1960, à la suite des révélations sur
le stalinisme.
Militant activement contre la
guerre d’Algérie, il s’engage égale-
ment dans le syndicalisme. Mem-
bre du Syndicat national de l’en-
seignement secondaire (SNES), il
est un secrétaire de section très
actif dans la grève de mai-
juin 1968, au lycée Arago de Paris
où il enseigne l’histoire.
Jean-Jacques Becker entreprend
une première thèse sur la sur-
veillance des antimilitaristes en
France avant 1914, soutenue
en 1968, puis une seconde sur les
Français lors de l’entrée en guerre
en 1914, sous la direction de Pierre
Renouvin, ancien combattant de
la Grande Guerre. Renouvin,
grand maître de l’histoire diplo-
matique, accepte, non sans quel-
ques réticences. Le sujet ne va pas
de soi : la Grande Guerre n’est plus
à l’honneur, et l’opinion publique
Graham Clark
Ténor britannique
L
e ténor Graham Clark est
mort peu avant minuit, le
6 juillet, à l’âge de 81 ans,
des suites d’un cancer.
Venu sur le tard à l’art lyrique, il
s’était imposé dans le répertoire
wagnérien par la puissance de sa
voix et par des dons de comédien
que le chef d’orchestre Antonio
Pappano, l’actuel directeur musi-
cal du Royal Opera House de Lon-
dres, a mis en exergue dans un
communiqué publié, le 7 juillet,
sur le site de l’institution.
Graham Clark avait « une pré-
sence scénique fascinante, fondée
sur une exubérance naturelle qui
permettait à tous ceux qui l’entou-
raient de conserver un état d’esprit
positif et qui les faisait toujours
rire », souligne le maestro. Il avait
connu le ténor dans les années
1980, au festival allemand de Bay-
reuth (consacré aux opéras de Ri-
chard Wagner), alors qu’il était
l’assistant de Daniel Barenboim.
« Une “star” dans tous les sens du
terme », ajoute Antonio Pappano,
pour donner une idée du rayon-
nement de ce chanteur au par-
cours singulier.
Graham Clark naît à Littlebo-
rough, dans le Lancashire (Royau-
me-Uni), le 10 novembre 1941, et
aborde le chant, dès son enfance,
comme soprano dans le chœur de
l’église locale sans toutefois entre-
prendre des études musicales. Sa
scolarité le conduit de la Gram-
française est un champ d’étude
peu défriché.
Jean-Jacques Becker découvre
une source précieuse : les rapports
des instituteurs français pendant
l’année 1914. Ses recherches le
conduiront à remettre en ques-
tion la mythologie du départ à la
guerre « la fleur au fusil ». L’histo-
rien établit que, dans les campa-
gnes, c’est l’étonnement qui pré-
vaut à l’annonce de la mobilisa-
tion. Dans les villes, la surprise est
moins grande, car les journaux
donnent des nouvelles inquiétan-
tes depuis un certain temps.
D’abord consternés, les Français
se sont résolus à faire la guerre.
Pierre Renouvin meurt avant
que Jean-Jacques Becker finisse sa
thèse. C’est René Rémond qui sui-
vra son travail. Soutenue en 1976,
sa thèse, intitulée L’Opinion publi-
que française et les débuts de la
guerre de 1914, est publiée un an
plus tard par la Fondation natio-
nale des sciences politiques.
Des chantiers novateurs
Nommé maître assistant à la fa-
culté des lettres de Nanterre
(1968-1977), puis professeur aux
universités de Clermont-Ferrand
(1977-1985) et de Paris X-Nanterre
(1985-1994), Jean-Jacques Becker
prend la direction du Centre inter-
national de recherche de l’Histo-
rial de la Grande Guerre de Pé-
ronne (Somme), inauguré en
1992, et s’entoure d’une équipe
d’historiens issus des quatre coins
du monde. Parmi eux, sa fille An-
nette Becker, Stéphane Audoin-
Rouzeau, l’Américain Jay Winter,
l’Allemand Gerd Krumeich et le
Britannique John Horne.
D’emblée, ils décident que la
muséographie de l’Historial ac-
cordera autant d’importance aux
belligérants français, britanni-
ques et allemands. Privilégiant
l’histoire culturelle, le centre de
A Londres, en 1995.
Alastair Muir/REX/SIPA
mar School de Kirkham, un éta-
blissement privé, à l’université de
Loughborough, où il obtient un
diplôme de professeur d’éduca-
tion physique. Après avoir exercé
dans plusieurs lycées, Graham
Clark devient responsable régio-
nal du département des sports
(Sports Council), promotion qui
lui laisse assez de temps libre
pour prendre des cours de chant,
à Londres, auprès du baryton
américain Bruce Boyce.
Péronne porte une attention par-
ticulière au vécu sur le front et à
l’arrière. D’autres chantiers nova-
teurs sont lancés : Jean-Jacques
Becker dirige avec Stéphane
Audoin-Rouzeau une Encyclopé-
die de la Grande Guerre (Bayard,
2004, rééd. Perrin, 2012) rassem-
blant une centaine d’articles sur
les aspects militaire, politique,
économique, social, religieux, ar-
tistique et culturel du conflit.
Reconnu comme un pionnier
du renouvellement de l’histoire
de la Grande Guerre, il devient un
référent incontournable pour les
médias et les politiques. A l’occa-
sion du 80e anniversaire de l’en-
trée en guerre, en 1994, Le Monde
confie à Jean-Jacques Becker et à
ses proches collaborateurs le soin
de rédiger une série d’été intitulée
« La Très Grande Guerre ».
Sollicité par le secrétaire d’Etat
aux anciens combattants pour
l’organisation du 90e anniver-
saire de l’armistice, en 2008,
l’historien propose d’inviter les
chefs d’Etat des anciens pays bel-
ligérants, dont la chancelière al-
lemande. Mais Angela Merkel
ayant décliné l’invitation, Nico-
las Sarkozy met de côté le « rap-
port Becker ». Renonçant à la tra-
ditionnelle cérémonie de l’Arc de
triomphe, le président choisit de
célébrer le 11-Novembre à Verdun
(Meuse).
« Si l’intention était de quitter Pa-
ris – ce qui ne me choque pas –, on
aurait pu penser à la Somme,
commentait alors Jean-Jacques
Becker. La bataille qui s’y déroula
en 1916 y fut en effet plus meur-
trière que celle de Verdun, plus in-
ternationale aussi dans la mesure
où des Anglais y ont également
participé. »
Après que le premier ministre
Lionel Jospin appela à « réintégrer
les soldats fusillés pour l’exemple
dans la mémoire nationale », lors
10 novembre 1941
Naissance à Littleborough
(Royaume-Uni)
1975 Engagement
au Scottish Opera
1981 Première apparition
au Festival de Bayreuth
1991 « The Ghosts of Ver-
sailles », de John Corigliano
2019 « Macbeth Under­-
world », de Pascal Dusapin
6 juillet 2023 Mort
14 mai 1928 Naissance
à Paris
1947 Adhère au Parti
communiste français,
qu’il quitte en 1960
1976 « L’Opinion publique
française et les débuts de
la guerre de 1914 » (thèse)
2004 Dirige « L’Encyclopédie
de la Grande Guerre »
(Bayard)
2008 « La Grande Guerre.
Une histoire franco-alle-
mande » (avec Gerd
Krumeich, Tallandier)
10 juillet 2023 Mort
Il considère alors la pratique
vocale comme un « hobby », jus-
qu’à ce qu’on lui propose, en 1975,
d’effectuer une audition pour Ri-
chard Bonynge, chef d’orchestre
australien, en vue d’un gala de
charité ayant pour but de ras-
sembler des fonds pour aider à la
reconstruction de la ville de
Darwin (Australie), dévastée, fin
1974, par un cyclone. Graham
Clark est retenu et chante aux cô-
tés de Joan Sutherland, soprano
reconnue et épouse de Richard
Bonynge, lors du concert retrans-
mis par la télévision.
Il se voit offrir, peu après, un
engagement à plein temps au
Scottish Opera de Glasgow.
En 1976, il y chante pour la pre-
mière fois du Wagner, en tenant
le rôle de Balthasar Zorn, l’éta-
meur des Maîtres chanteurs de
Nuremberg. Un peu plus tard, au
cours d’une master class organi-
sée en Ecosse, Hans Hotter (bary-
ton-basse allemand) lui fait tra-
vailler le rôle de David, autre pro-
tagoniste des Maîtres chanteurs…
dans la perspective d’une audi-
tion à Bayreuth.
Un tournant dans la carrière de
Graham Clark, qui, tout en étant
membre permanent de l’English
National Opera (à Londres) de
1978 à 1985, va se produire réguliè-
rement sur la « Colline inspirée »
(ainsi désignée par les wagnéro-
philes français) à partir de 1981.
Disparitions | 17
du 80e anniversaire de l’armistice,
en novembre 1998, il contesta le
caractère exemplaire donné aux
exécutions dans l’armée fran-
çaise. Selon lui, les mutineries
avaient été marginales. Une thèse
prolongée dans 14-18, retrouver la
Guerre (Gallimard, 2000), de Sté-
phane Audoin-Rouzeau et An-
nette Becker, qui fut vivement
combattue par une nouvelle gé-
nération d’historiens engagés à
gauche.
Quand il n’écrivait pas sur la
Grande Guerre, Jean-Jacques Bec-
ker cultivait son autre sujet de
prédilection : la vie politique
française contemporaine.
Auteur de nombreuses études
sur la gauche française, dont Le
Parti communiste veut-il prendre
le pouvoir ? (Seuil, 1981) et His-
Présent de temps à autre sur les
scènes de l’Opera North (Leeds) et
du Welsh National Opera (Cardiff),
il fait ses débuts au Metropolitan
Opera de New York en incarnant
Steva dans Jenufa, de Leos Janacek.
Spécialisé dans les rôles de carac-
tère tels Loge (L’Or du Rhin, de Wa-
gner) ou Mime (Siegfried, de Wa-
gner), qu’il a chanté plus de
275 fois, il constitue l’un des piliers
des distributions de Bayreuth,
pendant seize éditions du festival.
Plusieurs créations mondiales
Bercé par la musique italienne
qu’aimait beaucoup sa mère et
formé par Bruce Boyce à l’école
des grands ténors de la Péninsule
(tels Tito Schipa et Carlo Ber-
gonzi), Graham Clark déclare,
en 2008, que sa voix ne convient
pas aux opéras de Verdi ou à ceux
de Puccini parce qu’elle ne con-
tient pas le « vin rouge et les
rayons de soleil » qui font tout le
prix de celle de ses homologues
italiens. Son timbre est néan-
moins suffisamment riche pour
s’accommoder des exigences de
compositeurs aussi différents
que Richard Strauss (Hérode dans
Salomé), Alban Berg (le Capitaine
de Wozzeck), Ferruccio Busoni
(Méphistophélès dans Doktor
Faust) et de ses compatriotes Har-
rison Birtwistle (le juge de Punch
and Judy) ou Benjamin Britten
(Captain Vere de Billy Budd).
A Paris, en 2014. PIERRE ANDRIEU/AFP
toire des gauches en France, codi-
rigée avec Gilles Candar (La Dé-
couverte, 2004), Jean-Jacques
Becker déplorait que l’on réduise
ses travaux à 14-18.
Président d’honneur de la So-
ciété d’études jaurésiennes de-
puis 2015, Jean-Jacques Becker
était également un clemenciste.
Si sa parole se fit rare pendant les
commémorations du centenaire
14-18, il ne renonçait pas au plaisir
de l’écriture. Dans un de ses der-
niers articles, intitulé « Clemen-
ceau aurait-il pu arrêter la guerre
avant 1918 ? », publié dans la revue
L’Année Clemenceau, 2017 (CNRS
Ed.), il démontrait qu’à son grand
âge il était encore capable de dé-
cortiquer avec brio des questions
complexes. p
Antoine Flandrin
Soucieux d’aborder chaque
rôle, y compris ceux qu’il a en-
dossés à maintes reprises,
comme s’il s’agissait de la pre-
mière fois, Graham Clark a eu
l’occasion de participer à plu-
sieurs créations mondiales.
La première eut lieu en 1991, au
Met, à New York, avec The Ghosts
of Versailles, un opéra de John Co-
rigliano inspiré de La Mère cou-
pable, de Beaumarchais. La der-
nière, en 2019, à la Monnaie de
Bruxelles, avec Macbeth Under­-
world, le huitième opéra de Pas-
cal Dusapin. « Je ne voulais pas un
ténor traditionnel et il était par-
fait dans le rôle du portier, qui dé-
bute l’opéra », se souvient le com-
positeur français, également im-
pressionné par les prouesses
physiques de l’interprète, alors
âgé de 78 ans.
« Tout simplement extraordi-
naire, poursuit Dusapin, Graham
Clark était un artiste d’une exi-
gence rare, ne cessant pas de po-
ser des questions afin d’améliorer
son jeu non seulement vocal mais
aussi physique. C’était un enchan-
teur absolument merveilleux,
tout le monde l’admirait et
l’aimait. » Telle fut la dernière ap-
parition publique de l’ancien pro-
fesseur d’EPS devenu « ténor de
caractère », dans un sens qui ne
saurait se limiter au domaine wa-
gnérien. p
Pierre Gervasoni
18 | Horizons
Le prince de l’ombre
Mario Sandoval
Sandoval, une affaire franco-argentine 1|2 L’ex-policier a été condamné à Buenos Aires,
en 2022, pour un crime commis du temps de la dictature en Argentine.
« Le Monde » a cherché à savoir comment il s’était réfugié en France en 1985
sans que son parcours intrigue, malgré de nombreux signaux d’alerte
J
uin 1985. L’hiver austral commence
juste à Buenos Aires. Voilà un an et
demi que l’Argentine a renoué avec la
démocratie, après la dictature (1976-
1983) qui a fait 30 000 disparus, selon
les organisations de défense des
droits humains. Depuis quelques
mois, un juge d’instruction militaire en-
quête sur l’enlèvement d’un étudiant en ar-
chitecture, Hernan Abriata, en 1976. Un
homme de 31 ans est suspecté d’être l’un des
ravisseurs : Mario Alfredo Sandoval, un
jeune retraité de la police. Quand il rentre
chez lui, ce soir de juin, son épouse de 27 ans,
enceinte, l’attend avec leur premier fils et la
fille qu’il a eue avec une autre femme. « On
part », lui dit-il. Destination : Paris, où il a ob-
tenu l’autorisation de sa hiérarchie de se ren-
dre pour un an. Le 8 août, à Buenos Aires, le
juge constatera sa « non-comparution » à
l’audience où il était convoqué.
11 décembre 2019. L’hiver débute à Nogent-
sur-Marne (Val-de-Marne), en banlieue pari-
sienne, où ce même Mario Sandoval, citoyen
français depuis 1997, habite avec sa seconde
épouse, Anne-Marie B. Celle-ci partage sa vie
depuis son divorce à la fin des années 1990.
L’ancien policier a perdu ses cheveux, mais il
garde un corps athlétique, un port altier. Sou-
dain, dix gendarmes de l’Office central de
lutte contre les crimes contre l’humanité, les
génocides et les crimes de guerre, épaulés par
ceux du GIGN, viennent l’interpeller pour le
conduire à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy
(Yvelines). Quatre jours plus tard, il est mis
dans un vol pour son pays d’origine. Il y sera
condamné, le 21 décembre 2022, à quinze ans
de prison pour l’enlèvement et la torture
d’Hernan Abriata. D’après la justice, il a ap-
partenu à un commando, le « groupe de tra-
vail 3.3.2. », chargé de capturer les éléments
dits « subversifs » et de les envoyer au centre
clandestin de détention et de torture installé
à l’Ecole de mécanique de la marine (ESMA).
Les faits, selon le tribunal, constituent des
« crimes contre l’humanité ». Mario Sandoval,
qui n’a pas souhaité répondre à nos sollicita-
tions, a fait appel de sa condamnation et
reste donc présumé innocent.
Que s’est-il passé entre son arrivée en
France en 1985 et son extradition en 2019 ? Le
Monde a enquêté pendant trois ans sur la fa-
çon dont il a travaillé dans le secteur privé,
auprès d’universités et d’établissements pu-
blics, côtoyant des chefs d’entreprise, des
hauts fonctionnaires, des diplomates, des
ministres, des membres des services de ren-
seignement. Comment un homme au tel
passé a-t-il pu passer sous les radars et être
naturalisé français ? Pour le comprendre, il
faut remonter le fil de son parcours.
Bureau de propagande
Les raisons qui le poussent à choisir la France
en 1985 demeurent obscures. Formé à l’Ecole
des cadets dans les années 1960, il a forcé-
ment été imprégné par ce qu’on appelait
alors la « doctrine française », une stratégie
contre-révolutionnaire forgée en Indochine
et perfectionnée pendant la guerre d’Algérie.
Fondée sur l’idée d’un « ennemi interne » – et
communiste – à traquer au nom de la dé-
fense de la civilisation occidentale chré-
tienne, elle a été importée en Argentine par
des assesseurs militaires français. Le
« groupe de travail 3.3.2. » s’en est inspiré.
En 1978, à seulement 25 ans, Mario Sando-
val part un mois en vacances en Europe. Visi-
te-t-il Paris, où fonctionne le Centro piloto,
un bureau de propagande argentin créé dans
le but de contrecarrer les dénonciations de
violations des droits humains dans le pays
sud-américain et d’infiltrer les rangs des exi-
lés en Europe ? Une certitude : parmi les mili-
taires envoyés en France figurent des mem-
bres du commando 3.3.2.
En 1985, alors que la démocratie est de re-
tour dans son pays et que la justice y enquête
sur la disparition d’Hernan Abriata, Mario
Sandoval préfère filer en France. Tandis que
la famille s’installe dans le 12e arrondisse-
ment de Paris, il se recycle dans la sécurité
privée. En 1992 et 1993, il travaille comme re-
présentant en France d’une société argen-
tine, Servin SA, dont le fondateur, un ancien
militaire, est accusé d’avoir été un tortion-
naire de la junte, et que d’anciens membres
du « groupe de travail 3.3.2 » auraient inté-
grée. Sur son CV figure également, entre 1987
et 1991, l’emploi de « conseiller » et « chargé de
mission » au sein d’une entreprise française,
Néral, spécialisée dans la vente d’armes de
petit calibre et l’import-export de matériel et
d’équipement pour les forces de sécurité, et
citée dans un rapport américain sur le trafic
d’armes vers l’Iran ou la Libye. « La jonction
avec l’Argentine tourne certainement autour
de ce genre de sociétés d’armement, considère
Christian Harbulot, un spécialiste de l’intelli-
gence économique. On ne trouve pas ce type
de jobs à Pôle emploi. »
C’est dans ce secteur, l’intelligence écono-
mique (IE), que Mario Sandoval compte évo-
luer. Sur le papier, il s’agit de collecter des in-
formations, de manière légale, permettant
d’assurer notamment la sécurité des entre-
prises à l’étranger. Dans les faits, de nom-
breux scandales ont émaillé l’histoire de l’IE,
incluant des politiques de déstabilisation et
des méthodes peu avouables d’espionnage.
Bref, un univers sur mesure pour un homme
qui travaillait, à Buenos Aires, au départe-
ment des affaires politiques de la Superinten-
dance de la sécurité fédérale, chargé notam-
ment de faire du renseignement.
Après quelques années à vivoter comme
professeur d’espagnol ou d’économie dans
divers centres de formation, Mario Sandoval
s’introduit donc dans le monde de l’intelli-
gence économique, proposant ses services
comme chargé de cours ou pour l’organisa-
tion de conférences. En 1995, son CV ne fait
que deux pages. Celui qu’il présentera
en 2006 s’étalera sur neuf ! Sur ce document,
il donne l’impression d’être sollicité de tou-
tes parts ; il assure avoir été conférencier ou
formateur dans pas moins de vingt-cinq éta-
blissements publics ou privés. « On enten-
dait parler de lui tout le temps, il était dans
tous les événements liés aux études de dé-
fense, de sécurité, de relations internationa-
les, se souvient Xavier Pasco, président de la
Fondation pour la recherche stratégique. Il
avait besoin de réseaux. »
Démêler le vrai du faux dans un tel par-
cours est un travail de longue haleine. Il faut
dire que le fait d’être associé à un personnage
si sulfureux à de quoi gêner aux entournu-
res… Ainsi, le pôle universitaire Léonard-de-
Vinci (la « fac Pasqua ») à Courbevoie, ouvert
en 1995 sous le contrôle du conseil général
des Hauts-de-Seine, nie que M. Sandoval y ait
un jour exercé, comme il le prétend dans son
CV. Or divers documents que Le Monde a pu
consulter prouvent qu’il a bien été recruté en
tant que professeur vacataire pour dispenser
un enseignement en économie et en mon-
dialisation au cours de l’année 1996-1997.
Autre difficulté : l’intéressé, qui s’invente
des « doctorats » qu’il n’a jamais obtenus, a
tendance, pour enjoliver son profil, à trans-
former des interventions sporadiques en
emplois fixes. Ainsi déclare-t-il l’Institut des
hautes études de défense nationale (IHEDN)
comme l’un de ses principaux employeurs
au moment d’être recruté comme vacataire
en 1995 à l’Institut libre d’étude des relations
internationales (Ileri) et, en 1999, par l’Insti-
tut des hautes études de l’Amérique latine
(IHEAL). Sur son CV, il dit avoir été, entre 1994
et 1997, « conférencier » de l’IHEDN. Il s’avère
que, selon un document consulté par Le
Monde, il a bien reçu au moins un virement
de 1 000 francs (soit 152 euros) en
avril 1994 pour une conférence à l’IHEDN, du
temps où le directeur des études était aussi
son directeur adjoint, l’ancien préfet Robert
Miguet. Ce dernier, aujourd’hui décédé, avait
signé une attestation certifiant que l’Argen-
tin avait « participé comme conférencier à des
tables rondes » en 1993 et 1994, soulignant sa
« profonde connaissance des problèmes de
l’Amérique du Sud ». Mais « c’est une exagéra-
tion de se prétendre conférencier pour des in-
terventions sporadiques », soutient Philippe
Ratte, successeur de M. Miguet à la direction
des études à partir de fin 1994, et qui assure,
lui, n’avoir jamais fait appel à l’Argentin entre
cette date et 1997.
En tout cas, ni l’Ileri ni l’IHEAL n’exigent de
preuves sur son travail à l’IHEDN, une négli-
gence assez courante à l’époque. Ainsi, cha-
que nouvelle ligne sur son CV lui permet-elle
de gagner en crédibilité pour les emplois
postérieurs.
En 1995, le véritable tremplin pour lui est
l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée (UPEM,
devenue Gustave-Eiffel), où il est enrôlé
comme vacataire dans le diplôme d’études su-
périeures spécialisées (DESS) « maîtrise des ar-
mements, désarmement et vérification » di-
rigé par Bernard Sitt, un spécialiste des armes
nucléaires. C’est M. Sitt, alors chargé de mis-
sion à la direction des affaires stratégiques du
ministère de la défense, qui le recrute. « Je me
suis aperçu qu’il n’avait pas d’expérience uni-
versitaire et qu’il tenait un discours au-dessus
de sa compétence effective, admet M. Sitt, mais
en même temps, il pouvait m’assister dans des
« Si j’avais su travaux dirigés. » Lui non plus ne semble pas
inquiété outre mesure par son CV, où figure
que c’était pourtant la mention de son passage dans la
un tortionnaire, police argentine pendant la dictature.
bien sûr Idées d’extrême droite
Mario Sandoval restera une dizaine d’années
que jamais je ne à l’UPEM. M. Sitt minimise aujourd’hui sa
présence, affirmant qu’il n’intervenait
l’aurais engagé ! » qu’épisodiquement. Mais les anciens étu-
Jean-Michel Blanquer diants du DESS donnent une image bien dif-
ex-directeur de l’Institut férente de cet homme « si sympa et affable »
des hautes études qu’ils avaient tous envie de faire leur mé-
de l’Amérique latine moire avec lui. « Le DESS tenait grâce à lui, Sitt
n’était jamais là », dit l’une d’entre eux. Direc-
tion de mémoires, accompagnement des
étudiants en voyages d’étude auprès d’insti-
tutions comme l’OTAN ou l’Agence interna-
tionale de l’énergie atomique… M. Sandoval
s’active beaucoup. « Il a toujours procédé de la
même manière, explique une source du mi-
nistère de la défense : démarcher et se rendre
ensuite indispensable en assumant des tâches
ingrates et peu valorisantes. »
Au sein de l’UPEM, un DESS d’intelligence
économique, un des premiers créés en
France sur cette discipline, est mis en place
l’année de son arrivée. Y officie, entre autres,
l’amiral Pierre Lacoste, directeur de la DGSE
entre 1982 et 1985. Tout ce petit monde vit en
cercle fermé. L’amiral dirige aussi des mé-
moires dans le DESS de M. Sitt, et donne des
conférences. « La moitié de la formation dé-
fense au DESS de Marne-la-Vallée était tenue
par la DGSE, c’était un vivier pour les services
de renseignement », confie un spécialiste de
l’intelligence économique.
M. Sandoval côtoie ainsi des membres des
services secrets et de nombreux militaires.
« C’était du pain béni pour quelqu’un qui aurait
voulu avoir un accès direct à quantité d’infor-
mations sensibles », note M. F. – il a requis
l’anonymat –, un ancien professeur de l’UPEM
qui s’est très tôt inquiété du profil de l’Argen-
tin. Ses idées d’extrême droite, dont lui-même
ne se cache pas, ne choquent pourtant pas
grand monde – à part ce même enseignant –
dans un milieu où circulent l’urgence de la
lutte anticommuniste et la défense de la civili-
sation chrétienne, de l’ordre et de la sécurité.
M. Sandoval a un objectif : passer de vaca-
taire à titulaire. En mai 2000, il présente sa
candidature pour être maître de conférences
associé. Chantal Delsol, nouvelle directrice du
département dont dépend le DESS de M. Sitt,
­
0123
­Mercredi 12­ juillet 2023
sollicite l’avis de M.F. et lui adresse le CV du
candidat. « Au premier regard, il m’a paru sus-
pect, raconte-t-il. Son profil d’ancien fonction-
naire du ministère de l’intérieur ayant quitté
l’Argentine juste après le retour de la démocra-
tie et s’étant reconverti dans des sociétés de sé-
curité me paraissait plus qu’obscur. » Chantal
Delsol pose son veto. Alerté, M. Sitt ne prend
aucune mesure particulière dans son DESS.
L’Argentin continuera d’enseigner à Marne-la-
Vallée jusqu’au milieu des années 2000.
C’est en tout cas fort de son expérience à
­l’Ileri et surtout à Marne-la-Vallée que M. San-
doval a débarqué, en 1999, à l’IHEAL, dirigé
depuis un an par Jean-Michel Blanquer, futur
ministre de l’éducation. Petite structure dé-
pendant de la Sorbonne-Nouvelle, l’IHEAL
est alors coincé dans des locaux exigus de la
rue Saint-Guillaume (Paris 7e). De nombreux
étudiants latino-américains fréquentent cet
endroit. Interrogé par Le Monde, M. Blanquer
soutient qu’il n’est pas à l’origine du recrute-
ment de M. Sandoval. Le responsable en se-
rait, dit-il, Carlos Quenan, directeur du DESS
« Echanges internationaux Europe-Améri-
que latine », lui-même ancien opposant de la
dictature argentine.
« C’est Bernard Sitt qui m’a envoyé son CV »,
explique Carlos Quenan. Un CV expurgé,
cette fois, de toute référence à son passé en
Argentine. M. Quenan se défend d’avoir pu
reconnaître en cette recrue un potentiel an-
cien tortionnaire. « L’IHEAL n’était pas outillé
pour enquêter sur les dizaines de chargés de
cours qui intervenaient tous les ans », précise-
t-il. M. Sandoval, lui, conteste avoir été re-
cruté par M. Quenan : « La relation était exclu-
sivement avec M. Blanquer », a-t-il écrit sur un
blog qu’il tient depuis sa prison argentine.
Rue Saint-Guillaume, M. Sandoval sait, là
encore, se rendre indispensable. Levé tous les
jours à 5 heures, il va courir une heure, quel
que soit le temps. Méticuleux, il devient
l’homme à tout faire, connu de tous. Ses acti-
vités à l’IHEAL dépassent les attributions
d’un simple vacataire. A trois reprises, il est
envoyé à des meetings ou conférences de
l’Organisation des Etats américains en tant
que représentant de l’université Sorbonne-
Nouvelle. En interne, son profil détonne.
Toujours tiré à quatre épingles, la coupe de
cheveux très courte, ne tolérant aucun re-
tard, il se démarque des autres intervenants.
Il tranche avec les habitués de ces locaux de-
venus, dans les années 1970, un refuge pour
les exilés des dictatures latino-américaines.
Interrogé à ce propos, M. Blanquer dit avoir
voulu faire évoluer les cours dispensés à
l’IHEAL, selon lui « trop politiques ». « Sando-
val n’avait certes pas une grande valeur acadé-
mique, mais il était le seul capable, à l’époque,
de parler du sujet de la défense en Amérique
latine. » Ce recrutement s’inscrit donc dans sa
volonté de diversifier l’enseignement. « De le
droitiser », corrigeront certains, scandalisés
par cette volonté de défaire ce qui faisait, jus-
tement, la particularité de l’institut.
« Mario Sandoval à l’IHEAL, c’était le loup
dans la bergerie, et ce même sans parler de son
passé, insiste un enseignant actuel. Accepte-
rait-on qu’un homme faisant l’apologie du na-
zisme donne des cours dans une université
connue pour accueillir des enfants de dépor-
tés ? » Car si M. Blanquer assure que M. Sando-
val « donnait ses cours sans aucune connota-
tion idéologique », une dizaine d’anciens étu-
diants témoignent de son côté radical et mili-
tariste… Ses cours, se souvient une étudiante
de l’année universitaire 2000-2001, « ont vite
porté sur l’intelligence militaire, les différents
types de missiles et leurs trajectoires. D’ailleurs
beaucoup les ont séchés ».
Plus troublant : V. M. – elle a requis l’anony-
mat –, fille d’un disparu chilien, garde en mé-
moire ce jour où M. Sandoval a présenté le
plan Condor – campagne conjointe de ré-
pression des dictatures latino-américaines –
comme « le système le plus abouti et le plus
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
performant d’intelligence stratégique ». L’étu-
diante est scandalisée. « Faire l’apologie des
conditions de l’assassinat de mon père, ce
n’était pas acceptable, s’indigne-t-elle. Je suis
sortie et j’ai dit à Quenan que je n’assisterais
plus à ce cours. » MM. Quenan et Blanquer di-
sent n’avoir aucun souvenir de cette anec-
dote, pourtant confirmée par d’autres té-
moins, alors même que des rumeurs sur un
possible passé dans la police ­argentine de ce
vacataire très particulier commençaient à se
répandre rue Saint-Guillaume.
« Double peine »
« Qu’une ou deux fois, des gens aient pu se
plaindre que ses cours étaient trop axés sur la
défense, c’est fort possible, reconnaît M. Blan-
quer. Je mettais ça sur le compte d’un certain
sectarisme. Et on m’a vaguement dit qu’il
avait peut-être un passé bizarre, mais sans
aucun élément concret pour l’étayer. » Ces ru-
meurs auraient dû suffire pour l’écarter, esti-
ment certains. L’ancien ministre de l’éduca-
tion se plaint aujourd’hui d’une « double
peine » : « Non seulement Sandoval nous a
tous bernés, mais en plus, on nous accuse
d’avoir été complaisants envers lui ! Si j’avais
su que c’était un tortionnaire, bien sûr que ja-
mais je ne l’aurais engagé ! »
Un témoignage suggère que M. Blanquer
aurait ignoré une autre alerte bien plus expli-
cite. Selon une source de la Sorbonne-Nou-
velle, quelques mois après l’arrivée de
M. Sandoval, la responsable administrative
de l’IHEAL, Maguy Herschon, avertie par des
amis argentins, aurait prévenu le directeur :
« Sandoval est un ancien tortionnaire de la
dictature. Il faut absolument vous en débar-
rasser », lui aurait-elle dit, essayant pendant
des mois de l’en convaincre. « Elle était boule-
versée, en parlait constamment », se souvient
la même source.
Maguy Herschon et son mari, également
professeur à l’institut, sont décédés en 2014.
Si un de leurs fils confirme cet épisode, son
frère le conteste. « Si Blanquer avait su quel-
que chose, il aurait alerté les autorités compé-
tentes », dit-il. M. Blanquer, lui, nie avoir reçu
un tel avertissement : « C’est immonde de sug-
gérer une chose pareille ! Maguy était de gau-
che, elle n’aurait pas supporté que je le garde et
elle aurait démissionné. » De fait, Maguy
Herschon a demandé sa mutation et a quitté
l’IHEAL à la fin de l’année 2001-2002.
Quelle que soit la vérité, beaucoup s’éton-
nent que des spécialistes de l’Amérique latine
comme MM. Blanquer et Quenan ne se
soient pas inquiétés du profil de cet homme
débarqué de Buenos Aires juste après la dicta-
ture et spécialisé dans les questions de dé-
fense et d’armement. A en croire de nom-
breuses personnes l’ayant croisé, il suffisait
de le côtoyer une demi-heure pour deviner sa
proximité avec l’extrême droite latino-améri-
caine. « Je suis surpris que ceux qui étaient à
son contact permanent n’aient rien remar-
qué », affirme un ancien diplomate. M. Que-
nan ne partage pas l’analyse. « Si j’avais eu une
alarme à chaque Latino-Américain rencontré
à cette époque, je serais devenu fou. A poste-
riori, c’est facile de dire : “C’était évident”. »
M. Sandoval enseigne donc à l’IHEAL pen-
dant cinq ans. Son nombre annuel d’heures
de cours passe de 42 en 1999-2000 à 78
en 2002-2003. Son départ coïncide avec celui
de M. Blanquer, nommé recteur de Guyane
en 2004, et doit beaucoup à la successeure de
celui-ci à la tête de l’IHEAL, Polymnia Zage-
fka : une fois en place, elle ne tarde pas à se sé-
parer de l’Argentin devenu français.
Pour justifier le maintien en poste de
M. Sandoval pendant si longtemps, M. Blan-
quer rappelle qu’il a fallu attendre 2008 – soit
bien après son départ de l’IHEAL – pour que
son passé commence à être exhumé. Cette
année-là, le journal argentin Pagina/12 pu-
blie un article l’accusant d’avoir enlevé un
étudiant pendant la dictature. « Personne ne
pouvait deviner quoi que ce soit concernant
son passé avant cela », répète M. Blanquer.
L’enquête du Monde révèle pourtant que les
services de renseignement français avaient
eu vent du profil de Sandoval des années
avant Pagina/12…
Selon nos informations, c’est dans le milieu
de la défense que cette information a circulé,
plus précisément à l’IHEDN. Le général
­Daniel Hervouët en a été le directeur d’études
entre 1997 et 2001. Quand l’Argentin lui pro-
pose, à lui aussi, ses services, il demande à ses
collaborateurs d’enquêter sur lui. « J’ai reçu
une note de deux ou trois pages sur lui, elle
mentionnait nommément qu’il avait été vu à
l’Ecole de mécanique de la marine, l’ESMA, se
souvient M. Hervouet. J’ai mis ces documents
dans un dossier “indésirables” afin qu’il ne
mette jamais un pied à l’IHEDN. » Une révéla-
tion qui, aujourd’hui, fait bondir M. Blan-
quer : « Si des gens à ce niveau connaissaient
son passé à l’époque, pourquoi n’en ont-ils rien
dit ? Pourquoi cette information ne m’est-elle
pas parvenue ? »
L’année 2004 est fatale à la carrière acadé-
mique de M. Sandoval. La nouvelle patronne
de l’IHEAL, Mme Zagefka, se méfie de lui après
sa proposition de colloque sur les forces ar-
mées latino-américaines dont le contenu est,
selon elle, « tout sauf scientifique ». Pas ques-
tion de financer pareil projet. Le coup de
grâce se produit quelques semaines plus
tard. A cette époque, M. Sandoval tente,
comme à l’UPEM, de se faire embaucher de
façon pérenne à l’IHEAL, en proposant
d’ouvrir une branche consacrée à l’IE pour le
DESS de M. Quenan. M. F., le professeur de
Marne-la-Vallée, qui donne aussi des cours à
l’IHEAL, a connaissance de l’affaire. Il remet à
Mme Zagefka le premier CV de l’Argentin, celui
de 1995. Un coup d’œil au document la con-
vainc de ne pas renouveler son contrat.
Alerté, M. Quenan dit avoir demandé à ses
contacts en Argentine, au sein des organisa-
tions de défense des droits humains, si le
« C’est un homme nom de M. Sandoval leur disait quelque
avec une volonté chose. « Personne ne le connaissait », dit-il au
Monde. La même année, l’UPEM se sépare
de puissance aussi de lui, après qu’une rumeur commence
à circuler. Une rumeur venue de l’IHEDN, se
surdimensionnée, souvient Xavier Pasco, de la Fondation pour
la recherche stratégique.
qui veut être
le conseiller » Projets de coopération
Contraint de rebondir, Sandoval active ses
Philippe Clerc contacts. Le monde de l’intelligence écono-
ex-directeur de mique lui ouvre les bras, en particulier l’As-
l’intelligence économique semblée des chambres françaises de com-
à l’Assemblée des merce et d’industrie (ACFCI, devenue Cham-
chambres françaises de bre de commerce et d’industrie). En
commerce et d’industrie avril 2006, le voici embauché en contrat à
durée déterminée pour six mois, puis un an.
Il se garde, sur le CV de neuf pages qu’il
adresse à Philippe Clerc, le directeur de l’in-
telligence économique à l’ACFCI, de toute
mention de son passé ; la période 1971-1985 y
est résumée en une ligne, sans que l’Argen-
tine y soit citée : « Chargé de mission, ensei-
gnant, secteur public et secteur privé ».
MM. Sandoval et Clerc se connaissent de-
puis longtemps. Ils se sont rencontrés à la fin
des années 1990 dans le cadre du pôle uni-
versitaire Léonard-de-Vinci. M. Clerc est sub-
jugué par sa vision internationale de l’intelli-
Horizons | 19
titwane
gence économique. En 2008, juste avant les
révélations de Pagina/12, tous deux créent,
avec Alain Juillet – directeur du renseigne-
ment au sein de la DGSE entre 2002 et 2003
et, à l’époque, haut responsable chargé de l’IE
auprès du premier ministre –, l’Association
internationale francophone d’intelligence
économique. M. Sandoval est bombardé vi-
ce-président. « Il n’était pas mauvais sur l’IE,
se souvient M. Juillet. Il manquait d’expé-
rience, mais il était intelligent et il avait la con-
naissance théorique. »
A l’ACFCI, M. Sandoval n’économise pas son
énergie. Grâce à lui, divers projets de coopé-
ration se mettent en place, aux Seychelles, en
Afrique, dans les Caraïbes… « En seulement
deux ans, il a réussi à s’immerger dans l’insti-
tution des chambres de commerce, à en faire
sa caisse de résonance, témoigne M. Clerc.
C’est un homme avec une volonté de puis-
sance surdimensionnée, qui veut être le prince
de l’ombre, le conseiller. »
Selon Christophe-Alexandre Paillard, à
l’époque spécialiste de l’intelligence écono-
mique à la délégation aux affaires stratégi-
ques du ministère de la défense, la façon dont
il a fait son trou dans l’univers académique,
puis dans celui de l’IE, s’explique par « la naï-
veté, la bêtise ou la confiance dans autrui : on
est dans un exemple parfait de failles de gens
qui se sont fait confiance les uns les autres
sans que personne ne prenne la peine de véri-
fier ». A un fonctionnaire du ministère de la
défense, il dit pouvoir fournir des informa-
tions stratégiques sur l’Argentine et l’Améri-
que latine. « J’ai vite vu que cet homme obsé-
quieux n’avait en fait pas grand-chose à m’ap-
porter et je l’ai écarté. Mais quand on lui fer-
mait la porte, il réussissait à entrer par la
fenêtre », confie cette source.
Au mitan des années 2000, voici donc
M. Sandoval écarté du milieu universitaire.
Une fois M. Blanquer parti en Guyane, l’ex-
policier n’est plus le bienvenu à l’IHEAL. La
relation entre les deux hommes va tout de
même perdurer au moins deux ans de plus,
au cœur d’une affaire retentissante : le rapt
d’Ingrid Betancourt, une figure de la politi-
que colombienne, enlevée par un groupe ré-
volutionnaire. p
Angeline Montoya
Prochain article L’homme
de tous les réseaux
 Culture
20 |
Tom Cruise, acteur en apesanteur
A 61 ans, le comédien et producteur de « Mission : Impossible » défie les lois de la gravité terrestre et de la jeunesse
Portrait
I
l a eu 61 ans le 3 juillet et re-
vient, avec toutes ses dents
et un charme à peu près in-
tact, sur les écrans dans Mis-
sion : Impossible. Dead Reckoning,
partie 1, réalisé par Christopher
McQuarrie, septième épisode
d’une franchise inaugurée en
1996 par Brian De Palma. On aura
nommé Tom Cruise, producteur
et héros de cette saga d’espion-
nage parmi les plus populaires de
l’histoire du cinéma. Trois mil-
liards cinq cents millions de dol-
lars (3,2 millions d’euros) de recet-
tes et, vingt-sept ans plus tard,
cette franchise « à l’ancienne » est
l’une des rares à pouvoir tenir la
dragée haute au laminoir super-
héroïque qui a broyé Hollywood
pour le réduire à l’un des mo-
ments les plus pauvres, artisti-
quement et intellectuellement, de
son histoire.
L’arrivée au cinéma de l’Impos-
sible Mission Force (IMF), un ser-
vice autonome d’élite des rensei-
gnements américains, et de son
agent Ethan Hunt (Cruise) n’inter-
vient pas par hasard, au moment
où la saga James Bond divague
dans les limbes. Roger Moore, qui
a infléchi le personnage vers le
cool impérial, a pris sa retraite
en 1985, son successeur, Timothy
Dalton, plombe la succession en
deux films, et Bond disparaît
en 1989 jusqu’à l’arrivée, au de-
meurant en demi-teinte, de Pierce
Brosnan en 1995.
Cruise a glissé dans l’intervalle
son pied dans la porte et sort le
premier volume d’une possible
franchise d’espionnage un an plus
tard. Comme dans toute assomp-
tion, il convient d’abord de tuer le
père, d’autant que Tom Cruise fut
lui-même contraint de se cons-
truire à partir de l’absence du sien.
Pacte faustien
Cela se joue sur deux tableaux.
Bond en premier lieu. A mille
lieues du flegme et de l’ironie de
Moore, qui traverse la fleur à la
boutonnière les champs de mines
et la couche des femmes, Cruise in-
carne un héros torturé et sacrifi-
ciel, solitaire, investi à deux cents
pour cent dans sa geste rédemp-
tionnelle. Mission : Impossible,
c’est James Bond rédimé par Jésus-
Christ. John Woo ne s’y est pas
trompé, disposant Tom Cruise tel
un Christ en croix sur la paroi
d’une montagne dont il a entre-
pris l’ascension, au début de la
deuxième mission.
Autre compte à clôturer, celui de
la série télévisée populaire (1966-
1973, puis 1988-1990) dont s’ins-
pire le film. Cruise et De Palma
proposent ainsi à Peter Graves de
reprendre le personnage de Jim
Phelps (chef historique de la cel-
lule IMF) dans le film, en assignant
L’intelligence artificielle, un ennemi bien réel
Christopher McQuarrie orchestre, pour la quatrième fois, les aventures de l’agent Ethan Hunt, incarné par Tom Cruise
Mission : Impossible.
Dead Reckoning,
partie 1
pppv
C’ est reparti pour un
tour, avec Christopher
McQuarrie aux manet-
tes pour la quatrième fois de
suite, et, de l’autre côté de la ca-
méra, Tom Cruise, alias l’agent
Ethan Hunt, 61 ans, belle forme,
charme efficient. A peine sorti du
retour en fanfare de Top Gun. Ma-
verick, l’acteur nous livre donc la
septième mouture de Mission :
Ethan Hunt (Tom Cruise) dans « Mission : Impossible. Dead Reckoning, partie 1 ». CHRISTIAN BLACK/PARAMOUNT PICTURES AND SKYDANCE
toutefois au personnage un rôle
de traître, ouvrant ainsi la voie à
l’agent Ethan Hunt qui, en bonne
logique freudienne, le démas-
quera en prenant ses traits. Graves,
offusqué, refuse. Le rôle est confié
à Jon Voight, et la filiation, ipso
facto, est définitivement coupée.
Ce jeu de rôle œdipien, Cruise le
fomentait de longue date. Révélé
au grand public à l’âge de 21 ans
dans la comédie Risky Business, de
Paul Brickman, en 1983, il y in-
carne, en l’absence de ses parents,
un étudiant qui va installer un bor-
del dans la maison familiale pour
rembourser la Porsche de son
père, noyée dans le lac Michigan.
Trois ans plus tard, c’est la consé-
cration internationale avec Top
Gun (1986), de Tony Scott, dans le-
quel, réussissant là où son père,
mort au combat, a échoué, il in-
carne un pilote de chasse hors li-
gne qui sauve à lui seul le pays du
péril communiste.
Même donne du côté du cinéma
d’auteur, où Cruise se confronte à
des pères symboliques plus ou
moins défaillants tout en tirant de
la notoriété des vedettes qui les in-
terprètent sa propre légitimité
Impossible, qui fait de nouveau
triompher un cinéma d’action
hyper-spectaculaire, hyper-physi-
que, sans oublier d’être séduisant.
Il est probable, à cet égard, que cet
indice de réalité devenu rare à
Hollywood fait grimper la cote de
films qu’on aurait traités avec
plus de circonspection par le
passé. Rien que de très humain.
Le poulet se désosse à l’identi-
que, depuis le film inaugural de
1996. Moins qu’un défaut, c’est
une condition de son apprécia-
tion. Message autodétruit. Ambi-
valence cauteleuse de la hiérar-
chie. Solitude opiniâtre de Hunt.
pppp Chef-d'œuvre
d’acteur. On aura nommé Paul
Newman en vieil arnaqueur (La
Couleur de l’argent, de Martin Scor-
sese, 1987), Dustin Hoffman en
frère aîné bénéficiaire de l’héritage
paternel (Rain Man, de Barry Le-
vinson, 1989), Jack Nicholson en
colonel de marines pervers (Des
hommes d’honneur, de Rob Rei-
ner, 1992) ou Gene Hackman en
avocat véreux (La Firme, de Sydney
Pollack, 1993).
Deux chefs-d’œuvre rompent
avec cette dialectique, un peu trop
confortable, du père faillible et du
fils rédempteur. Eyes Wide Shut
(1999), de Stanley Kubrick, qui
montre un homme mûr en pleine
déroute, diminué tant par sa
femme (Nicole Kidman, à la ville et
à la scène) que par la cruelle ambi-
valence du désir qui régit ce
monde. Et Minority Report (2002),
de Steven Spielberg, qui ouvre la
voie de la possible rédemption
d’un père désormais interprété
par Cruise en personne. Mais le
premier, leçon sans doute effroya-
ble pour lui, aura considérable-
ment refroidi l’enthousiasme de
l’acteur pour le cinéma d’auteur ; il
divorcera rapidement de Nicole
Mort qui frappe, inexorable, les
êtres aimés. Antagoniste sadique
et vermineux. Courses-poursuites
phénoménales. Infiltration de soi-
rée mondaine façon billard à
quinze bandes. Jeux de masques.
Finale défiant les lois de la physi-
que. Et bien sûr MacGuffin de ser-
vice : après une disquette, une
liste, un virus, une patte de lapin,
un fichier, et trois charges de plu-
tonium, ce sont, vertu de la simpli-
cité, les deux moitiés d’une clé
qu’il faut rassembler.
L’action se déroule entre un
sous-marin, Abou Dhabi, Rome,
Venise et un train de luxe piégé
pppv à ne pas manquer
La question
qu’incarne Tom
Cruise est
aujourd’hui celle
du cinéma :
la magie peut-
elle indéfiniment
se prolonger ?
Kidman en 2001 et se concentrera
désormais sur deux grands piliers
existentiels : l’Eglise de scientolo-
gie, à charge pour elle d’organiser
sa vie mentale et conjugale, et la
saga Mission : Impossible, dont le
protocole sous contrôle agit sur lui
comme une cure de jouvence.
Les deux univers se recoupent
en de nombreux points. Le pacte
faustien de la jeunesse éternelle.
Un monde dominé par les leurres,
qui demande à être purifié, ici de la
corruption extraterrestre, là des
turpitudes criminelles. Une vie
comme libérée de l’apesanteur
terrestre, tendue vers un idéal de
lancé à grande vitesse. Il s’y
croise, entre figures connues et
inconnues, une pickpocket plus
que charmante (la bien nommée
Grace, Hayley Atwell), une alliée
éperdue formée par le MI6, une
veuve toujours aussi cynique qui
se donne aux plus offrants, deux
agents de la CIA butés collant aux
basques, une paire de vilains
dans l’esprit bergmanien (un
messager de la mort et une clown
blanche) d’autant plus effrayants
qu’ils sont à la solde d’une intelli-
gence artificielle qui entreprend
de supplanter le genre humain
en le poussant à s’autodétruire.
ppvv à voir pvvv pourquoi pas
perfection. D’où, chez notre Ameri-
can hero ce goût des cascades, des
courses-poursuites, des élévations
et des chutes, ce défi incessam-
ment jeté à la mort. L’esprit d’en-
fance dans un corps d’acier.
N’est-ce pas aussi un peu de l’ADN
des Etats-Unis qui s’exprime ici ?
Signes contradictoires
En dernier ressort, les récentes
mutations affectant l’industrie du
cinéma, qui ont incité les grands
studios hollywoodiens à caresser
l’idée d’un abandon de la salle,
auront désigné Tom Cruise sau-
veur du septième art, félicité pu-
bliquement comme tel par Steven
Spielberg à l’occasion du succès
colossal de Top Gun. Maverick
(1,4 milliard de dollars de recettes)
au sortir de la crise sanitaire. Top
Gun, Indiana Jones, Mission : Im-
possible, autant de retours ga-
gnants d’un cinéma qui remet la
salle au centre et qui réaffirme la
puissance actorale, alors que le ci-
néma super-héroïque tend à l’ef-
facer derrière des personnages
chimériques.
La question qu’incarne Tom
Cruise est aujourd’hui celle du ci-
La mission, qui se poursuivra
dans un second volume, consiste
à la désamorcer.
Il resterait à dire pourquoi ce
Dead Reckogning se voit avec si
grand plaisir. Avançons le mariage
bricolé des 39 Marches, d’Alfred
Hitchcock, et de 2001 : l’odyssée de
l’espace, de Stanley Kubrick, soit la
magie du couple empêché, in-
carné par Tom Cruise et Hayley
Atwell, plus la mise en abyme de la
dématérialisation du cinéma. Re-
connaissons aussi une certaine
virtuosité du récit, qui culmine
dans les séquences d’ouverture
(identification du porteur d’une
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
vvvv on peut éviter
néma : la magie peut-elle indéfini-
ment se prolonger ? Assiste-t-on
au dernier sursaut ou à la relance
pérenne de cet art populaire qui,
avec un pied dans le XIXe et l’autre
dans le XXe siècle, semble exami-
ner la solidité de notre sol ?
Les signes, pour ne considérer
que l’Amérique, sont contradictoi-
res. D’un côté, Eastwood peaufine
son deuil. Spielberg et Anderson
font l’élégie de leurs années de jeu-
nesse. Coppola se laisse désirer.
Scorsese tente de raviver les cou-
leurs d’antan. Lynch présente la
météo. Tarantino prépare son der-
nier film. De Niro navigue dans le
brouillard. Al Pacino travaille à son
arbre généalogique et basta cosi.
De l’autre, signe inquiétant pour le
réalisateur-acteur mais rassurant
pour le cinéma, Tom Cruise re-
doute l’arrivée imminente en salle
de deux titres très attendus : le bio-
pic atomique Oppenheimer, de
Christopher Nolan (52 ans), et la
comédie situationniste Barbie, de
Greta Gerwig (39 ans), qui taille-
ront mathématiquement quel-
ques croupières à Mission : Impos-
sible. On se reprend à rêver. p
Jacques Mandelbaum
moitié de clé dans un aéroport sa-
turé d’antagonistes) et de clôture
(sauver sa peau dans un train chu-
tant dans un ravin). Autant de cho-
ses qui se rejoignent : aller à con-
tre-courant, remonter la pente, ré-
sister à la dilution fatidique des
êtres et des choses. Mission : vivre
encore un peu. Forcément, quand
bien même le message s’efface, le
programme séduit. p
J. Ma.
Film américain de Christopher
McQuarrie. Avec Tom Cruise,
Hayley Atwell, Ving Rhames
(2 h 46).
0123
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­Mercredi 12­ juillet 2023 Culture | 21

L’amère
Anatolie
de Nuri Bilge
Ceylan
Le réalisateur turc fait surgir
la beauté en contrepoint
à la bassesse morale de son héros
Nuray
enseignant en route vers sa classe (Merve Dizdar).
Les Herbes sèches dans un village perdu, en l’attente MEMENTO DISTRIBUTION
ppvv d’une mutation à Istanbul qui

P
lus d’une fois par le
passé, il est arrivé au
Turc Nuri Bilge Ceylan
de céder à la tentation de
la belle image, au poids des gran-
des significations, à une gravité
quelque peu affectée, en somme à
une certaine morgue auteuriste.
Il serait toutefois injuste de ré-
duire à cela le cinéaste, lui qui sut
aussi, notamment avec Nuages de
mai (1999), Uzak (2002), décrire
d’entêtantes embardées existen-
tielles, prolonger la geste du ci-
néma moderne, exercer un re-
gard aguerri de photographe, en-
tretenir enfin une longue conver-
sation avec la beauté.
Son dernier long-métrage, Les
Herbes sèches, présenté en com-
pétition à Cannes, se présente
comme un imposant massif de
fiction de plus de trois heures,
mettant aux prises une poignée
de personnages amers, dans les
solitudes rurales d’une Anatolie
calfeutrée sous les neiges hiéma-
les, le tout faisant craindre d’em-
blée un nouveau pensum. Pour-
tant, c’est tout autre chose, de
plus conflictuel, de plus indémê-
lable, qui se produit.
Une silhouette avance d’un pas
maussade dans l’étendue blan-
che. C’est Samet (Deniz Celiloglu),
n’arrive pas. Rongeant son frein
dans cette plaine aux mœurs étri-
quées, l’homme s’autorise des
gestes déplacés envers certains de
ses élèves, comme la petite Sevim
à la longue chevelure bouclée, à
qui il accorde faveurs et cadeaux.
Une plainte ne tarde pas à re-
monter jusqu’au rectorat, qui l’in-
crimine lui ainsi que son collègue
Kenan (Musab Ekici), son coloca-
taire, célibataire endurci tout
comme lui. Les deux hommes
courtisent la même femme, Nu-
ray (Merve Dizdar, Prix d’inter-
prétation féminine à Cannes),
rencontrée dans la ville la plus
proche. Institutrice elle aussi, elle
présente un caractère à l’opposé
de celui de Samet : femme de con-
Si Ceylan
n’exempte
son protagoniste
d’aucune vilenie,
il n’en exclut
pas non plus
son versant
pathétique
viction, politisée, activiste au
point d’avoir perdu une jambe au
cours de récentes manifestations.
Mis sur la sellette, Samet s’enlise
dans la tourbe de son âme rabou-
grie, régnant sur sa classe en ty-
ran puéril, et, dans l’arène amou-
reuse, faisant preuve d’une inson-
dable bassesse.
Splendides séquences photo
Pas de doute, c’est bien une drôle
d’invitation que nous fait Nuri
Bilge Ceylan : celle de passer les
cent quatre-vingt-dix-sept minu-
tes de ses Herbes sèches en com-
pagnie d’une crapule recuite dans
son jus. Le film se propose ainsi
de barboter dans un fond d’acri-
monie et de ressentiment, a
priori assez peu ragoûtant, mais
fidèle à certains tréfonds de l’âme
humaine, comme ce pouvait être
le cas chez Ingmar Bergman (La
Honte, Cris et chuchotements, So-
nate d’automne).
Embourbé, Samet l’est, mais
sans pour autant que Ceylan ne
plaque sur lui une noirceur com-
plaisante, et s’il fallait lui trouver
un modèle, ce serait plutôt chez
Tchekhov, parmi ses personnages
de clercs plus tout à fait jeunes,
rancis dans l’émolliente vie de
province (Le Professeur de lettres,
Oncle Vania, Ivanov, etc.) et dont
les idéaux gisent loin derrière eux.
Si Ceylan n’exempte son prota-
goniste d’aucune vilenie, il n’en
exclut pas non plus son versant
pathétique, misérable. Le type de
masculinité néfaste qu’il épingle
à travers lui, et qui concerne un
certain schéma de pouvoir, tend
peut-être aussi un miroir dé-
tourné au cinéaste en sa position
dominante. En quoi l’on peut voir
aussi comme une forme d’auto-
dérision, voire de déconstruction
(une scène sidérante où Samet
sort littéralement du film).
Samet est désarçonné par l’in-
quiétude profonde que lui inspi-
rent les figures féminines : Sevim,
qui n’hésite pas à le dénoncer, Nu-
ray à le contredire, toutes deux
contribuant à le débusquer en ses
désirs inavouables. A la morgue
et à la componction, Ceylan privi-
légie de longues et époustouflan-
tes scènes dialoguées, où l’argu-
mentation poussée jusque dans
ses retranchements met plus
d’une fois en danger sa fripouille
de héros, et en lumière ses piteu-
ses manipulations.
A la déroute de ce personnage si
peu amène, le film adjoint toutes
sortes de brèches où la beauté
s’engouffre. A commencer par ces
splendides séquences photo, cha-
que fois que Samet tire le portrait
d’un habitant, la région se dévoi-
lant alors par une série de vues
fixes, sur son versant documen-
taire. On pourrait parler aussi de
la façon dont Ceylan filme les
lieux, transcende la monotonie
hivernale en inscrivant l’austère
majesté du décor dans les lignes
de force du cadre. La morne éten-
due dit alors quelque chose de
l’âme perdue de Samet.
Par ailleurs, la beauté est la véri-
table destination du film, qui l’ac-
cueille sans son surgissement na-
turel avec le retour du printemps
– virage saisonnier in extremis en
lequel le titre trouve son explica-
tion. Non pas que la misanthropie
de Samet soit évacuée, mais elle
est ramenée par Ceylan à l’état
d’épiphénomène dans des cycles
cosmiques bien plus vastes. Ainsi
vont les passions et les rancœurs
humaines : balayées par le vent. p
Mathieu Macheret
Film turc, français et allemand
de Nuri Bilge Ceylan. Avec Deniz
Celiloglu, Merve Dizdar, Musab
Ekici, Ece Bagci (3 h 17).

L’effet boomerang d’un passé meurtri

Le film de Catherine Corsini s’attache aux liens d’une mère et de
ses deux filles, revenues en Corse quinze ans après avoir quitté l’île

revient en Corse quinze ans après le repli sur soi et le virilisme qui
Le Retour avoir quitté l’île précipitamment. semblent être des valeurs sûres.
ppvv Mariée à un Corse, avec qui elle Confrontées à cette terre incon-

B eaucoup a été dit sur Le Re-

tour, de Catherine Corsini,
douzième long-métrage de
la réalisatrice et scénariste, qui a
failli ne pas se retrouver en compé-
tition à Cannes : d’abord mis en
suspens, du fait de témoignages
anonymes de harcèlements qui
auraient eu lieu pendant le tour-
nage ainsi que de gestes déplacés
de deux membres de l’équipe sur
deux jeunes actrices, le film a en-
suite été intégré à la sélection.
La cinéaste (La Fracture, 2021) si-
gne avec Le Retour une œuvre
de facture très contemporaine,
prolongeant le geste de son précé-
dent film : soit un événement ser-
vant de catalyseur à une narration
qui ne cesse de se densifier, ques-
tionnant les classes sociales,
l’orientation sexuelle, la diversité,
tel un feu d’artifice un peu trop
bien programmé distillant fière-
ment ses couleurs dans le ciel.
Dans La Fracture, une arrivée
aux urgences en pleine manif des
« gilets jaunes » servait de prétexte
à explorer les failles au sein de
la gauche, mais aussi la difficulté
à se parler, à accepter le dissensus,
comme si le pays devenait un ar-
chipel d’îlots irréconciliables.
La Fracture avait révélé Aïssatou
Diallo Sagna, César de la meilleure
actrice dans un second rôle.
La comédienne est de retour en
majesté et incarne ici Khédidja,
une assistante maternelle, mère
célibataire qui, le temps d’un été,
a eu deux enfants, Khédidja ne se
sentait pas réellement accueillie
sur le territoire et a préféré partir,
espérant donner à ses deux filles
un avenir plus ouvert.
De ce passé meurtri, Khédidja
n’a pas dit grand-chose à Jessica
(Suzy Bemba) ni à la cadette, Farah
(Esther Gohourou), et le retour sur
l’île de Beauté va faire l’effet d’un
boomerang. Elles s’installent tou-
tes les trois dans un camping près
de la plage, et la mère va garder
les enfants d’un couple de Pari-
siens aisés – interprété par Denis
Podalydès et Virginie Ledoyen.
L’occasion d’un portrait grinçant
de gens de gauche bien-pensants
mais capables d’avoir des mots
malencontreux à l’égard d’une fa-
mille noire de milieu modeste.
Chemins différents
Denis Podalydès excelle dans
sa manière d’exprimer l’incons-
cient de son personnage, lequel
se rend coupable, sans même s’en
rendre compte, d’un certain ra-
cisme ordinaire : il ne tarit pas
d’éloges sur Jessica, bonne élève
qui va intégrer Sciences Po, la-
quelle représente sans doute à ses
yeux la jeune femme noire fré-
quentable. Mais il ne se soucie
guère de sa sœur, qui n’a pas
de projet d’études et déforme
le prénom de la mère… La ci-
néaste, originaire de Castifao
(Haute-Corse), n’épargne pas non
plus la Corse, avec ses petits chefs,
nue et livrées à elles-mêmes, les
deux filles empruntent des che-
mins différents : l’aînée se plaît
chez les riches où travaille sa
mère, découvre la jeunesse dorée
et au passage sa sexualité ; Farah
commence, elle, à faire des bêti-
ses et à s’embrouiller avec un pla-
giste aux méthodes douteuses.
L’une incarnerait l’intégration,
l’autre la rébellion. Chacune croit
s’émanciper, tout en prenant
le risque de tomber dans des piè-
ges, de l’amour possessif, du pa-
ternalisme de classe, etc.
Les personnages de Jessica et Fa-
rah sont beaux et forts, mais cette
manière de « couper » en deux
le tissu familial, pour faire adve-
nir de nouveaux personnages,
a quelque chose d’un peu sché-
matique. Le passage au mélo
se confirme lorsque Jessica tente
de comprendre qui était son père,
mort dans des circonstances
qu’elle ignore. En cherchant à tout
prix à percer la poche du secret,
Le Retour perd le côté sauvage
et mystérieux du début. Le film
« woke » n’ira pas dans le « wild
side ». Comme un message, la ci-
néaste assume le portrait de fa-
mille apaisée. Trois femmes,
comme une nouvelle trinité. p
Clarisse Fabre
Film français de Catherine
Corsini. Avec Aïssatou Diallo
Sagna, Suzy Bemba,
Esther Gohourou (1 h 46).
 0123
22 | Culture ­
­Mercredi 12­ juillet 2023

Le Kazakhstan
brocardé en deux
films de genre
Adilkhan Yerzhanov emprunte les codes
du polar et du western pour dénoncer
la corruption et la violence de son pays

que lui a consacrée le Festival Ademoka

Assaut de La Rochelle en juillet, la sortie (Adema
L’Éducation d’Ademoka conjointe de deux autres de ses Yerzhanova)
pppv films récents, Assaut et L’Educa- dans

J
usque très récemment, on tion d’Ademoka, offre une « L’Education
ne savait pas grand-chose meilleure prise sur son œuvre. d’Ademoka ».
d’Adilkhan Yerzhanov. Sa Assaut annonce dès son titre DESTINY FILMS
présence dans les salles fran- la couleur du film de siège pour
çaises se résumait à deux in- mieux en renverser la formule de
cursions, La Tendre Indifférence l’intérieur. Dans le village (imagi-
du monde, en octobre 2018, suivi naire) de Karatas, au cœur d’une
de A Dark, Dark Man, en octo- steppe blanchie par l’hiver, un l’applique cette fois au récit ture livresque – des humanités chacun avec sa conscience. Le ci-
bre 2020, qui avaient néanmoins quarteron de terroristes masqués de formation. Ademoka, adoles- débitées à coups de grandes cita-
Dans les deux néaste s’intéresse plus particuliè-
suffi pour que l’on repère en lui et armés jusqu’aux dents prend en cente boulotte aux cheveux rou- tions – ne trouve plus aucune films, le recours rement au territoire en ses con-
une voix marquante du jeune ci- otage l’école du coin. Le gros des ges, réfugiée du Tadjikistan, loge oreille attentive. Les deux s’asso- fins, là où l’autorité de l’Etat s’es-
néma kazakh, analogue et pour- élèves parvient à s’évader, sauf une avec sa famille dans un campe- cient pour former un duo maître-
au genre, tompe, pour laisser place à une
tant bien distincte de ce qui nous classe laissée sur place par un pro- ment de fortune et vit de mendi- élève aussi cocasse que boiteux, à ses archétypes, sorte de « Far West » (ou plutôt
en arrivait jusqu’alors au compte- fesseur de mathématiques, Tazshi, cité sous la houlette de la mafia lo- et l’on se demande bien qui des « Far East ») où ne règne plus que
gouttes – en l’occurrence les films en pleine instance de divorce. cale. A la suite d’une rafle de po- deux a le plus besoin de l’autre.
à son folklore, la loi arbitraire du plus fort.
sobres et concentrés de Darezhan En l’absence de l’armée, bloquée lice, un agent tombe sur ses des- Dans les deux films, qui racon- n’est jamais Le western est peut-être la réfé-
Omirbayev, le Bresson kazakh. sur le chemin par la neige, le chétif sins et, plutôt que de procéder à sa tent tous deux une forme d’ap- rence ultime de ce cinéma, mais
De vingt-cinq ans son cadet, enseignant, qui a oublié son fils à déportation, lui conseille vive- prentissage impossible, le re-
à prendre au pied un western lui aussi inversé :
­Yerzhanov, né en 1982, affiche un l’intérieur, décide de monter son ment d’aller à l’école. cours au genre, à ses archétypes, de la lettre au mythe de la fondation améri-
rapport décomplexé au genre, no- propre groupe d’intervention avec à son folklore, n’est jamais à pren- caine y aurait succédé le délite-
tamment au polar, auquel il em- les moyens du bord. Or, le person- Ironie à double détente dre au pied de la lettre, mais ren- ment sans fin des structures
prunte régulièrement les formes. nel restant – un prof de sport be- Intégrer le système scolaire ka- ferme une ironie à double dé- leur meneur binoclard se garga- de l’URSS en ses républiques satel-
Un rapide coup d’œil à ses états donnant, un gardien alcoolique, zakh, réservé aux élites, est chose tente. Yerzhanov se sert du genre rise de « pragmatisme ». L’Educa- lites, pour laisser place au grand
de service révèle en lui un cinéaste un directeur encravaté, un assis- presque impossible pour une re- contre lui-même, plantant à son tion d’Ademoka abouche un maî- désert moral du capitalisme sau-
déjà chevronné, ayant une petite tant idiot, etc. – compose une belle présentante comme elle de la mi- endroit un théâtre en plans larges tre défaillant et une pupille butée vage et des bandes mafieuses.
quinzaine de longs-métrages brochette de bras cassés, auxquels norité nomade Lyuli (Tziganes d’incompétence et de dysfonc- dans les termes d’un coaching Au centre de ce cinéma trône
à son actif, représentés dans les il reste juste une poignée d’heures d’Asie centrale), ce qui la con- tionnements, qui tire l’ensemble aussi aberrant que burlesque. la figure de l’idiot, dostoïevskien
festivals internationaux, et dont pour s’entraîner et tenter quelque damne aux errances clandesti- vers l’universelle déficience hu- Ce dysfonctionnement con- ou demeuré, souvent joué par
la productivité connaît, ces der- chose (le film est scandé tout du nes. Mais Ademoka insiste et maine. Assaut prospère sur les bé- cerne plus largement le Kazakhs- le récurrent Daniyar Alshinov
nières années, un sursaut impres- long par un compte à rebours an- trouve une aide inattendue en la vues de sa bande pusillanime tan, dont Yerzhanov ne cesse (déjà inspecteur maladroit dans
sionnant (deux films par an de- nonçant l’imminence du fiasco). personne d’un professeur défro- de pieds nickelés incapables de de révéler la corruption à tous les A Dark, Dark Man), qui dit quelque
puis 2019, trois rien qu’en 2022). L’Education d’Ademoka pratique qué, renvoyé de l’université pour manier les armes, dépourvus du étages, les passe-droits générali- chose de la position de Yerzhanov
Suivant de près la rétrospective lui aussi l’art du contre-pied, mais alcoolisme, une loque dont la cul- moindre sens pratique, quand sés, les petits arrangements de vis-à-vis des violences et des abus
qu’il dépeint. Non pas celle du ci-
néaste en colère ou drapé dans
La noirceur contrebalancée par un humour bouffon d’un cinéaste kazakh une posture dénonciatrice, mais
une forme de candeur prenant la
laideur du monde en écharpe.
À peine débarqué de quatorze heures beaucoup de films, raconte-t-il. Avec des ceur appartient au drame, et en celui-ci Au Kazakhstan comme partout, les films Les travellings d’Assaut instal-
de vol, suivies d’une descente chaotique caméras pas terribles et des budgets pro- réside l’expression de la beauté. » qui ont le plus de succès sont les purs pro- lent une tension latente en la-
dans le RER B, le cinéaste kazakh Adilk- ches de zéro, j’ai fait énormément… de la Touche singulière de son cinéma, duits commerciaux. Ce n’est pas ce que quelle ses personnages antihéroï-
han Yerzhanov, de passage à Paris pour merde ! Mais c’est ce qui m’a permis de ga- la noirceur y est contrebalancée par je fais. Les auteurs sont condamnés à sur- ques patinent, trébuchent. Les ca-
la sortie conjuguée d’Assaut et de L’Edu- gner en expérience et de franchir le cap un humour bouffon et des personnages vivre, chacun à sa façon. » dres fixes et larges découpent
cation d’Ademoka, accuse le coup, mais du cinéma professionnel. » incompétents, des idiots magnifiques. Le cinéma de Yerzhanov met une iro- L’Education d’Ademoka en saynè-
tient ferme face aux questions des jour- « L’humour est très important, précise nie féroce à exposer la corruption qui tes qui friseraient presque le folk-
nalistes. Le visage juvénile recouvert Idiots magnifiques le cinéaste. C’est lui qui peut encore sauver gangrène les instances du Kazakhstan, lore, si elles n’étaient guettées par
d’un voile de mélancolie, l’artiste déco- Avec ses polars à contre-courant (A Dark, un monde au bord du chaos. N’importe et l’on se demande comment le réalisa- un humour cruel, mordant. Le ci-
che des réponses brèves mais sûres. Dark Man, en 2020, Assaut ou Goliath, quelle situation quotidienne peut se tra- teur s’entend avec les autorités de tu- néma de Yerzhanov est à mi-che-
Découvert en France en 2018 avec La en 2022), ses fables philosophiques duire en termes d’absurdité, et je tiens telle. « C’est l’Etat qui subventionne le ci- min : impitoyable et innocent,
Tendre Indifférence du monde, l’homme (La Tendre indifférence du monde, L’Edu- à souligner cette part ironique de la néma d’auteur, reconnaît-il. Je fais mes il résonne dans le néant comme
est l’auteur de quatorze longs-métrages cation d’Ademoka), Yerzhanov entretient vie. Les idiots qui peuplent mes films ren- films avec des fonds privés et des aides pu- un grand éclat de rire, dévoilant
en douze ans, une œuvre représentée un rapport plutôt retors au cinéma ferment une certaine noblesse morale. bliques. Ce qui peut sembler paradoxal, des incisives acérées. p
dans les principaux festivals internatio- de genre. « Je me suis beaucoup inspiré du A l’exemple du Falstaff de Shakespeare, c’est que l’Etat s’est fixé pour objectif Mathieu Macheret
naux, mais peu connue dans l’Hexa- genre néonoir français, par exemple les ce genre de personnage m’aide à rendre d’éradiquer la corruption, ce qui rend
gone. Seuls deux d’entre eux avaient jus- films de Jean-Pierre Melville, dit-il. En fai- mon cinéma plus simple, plus accessible. » en un sens acceptable la dénonciation qui Assaut, film kazakh et russe
qu’alors rencontré les écrans locaux. sant un film, il m’importe de poser un ter- En un peu plus de dix ans d’activité, en est faite dans mes films. Ça n’en reste d’Adilkhan Yerzhanov.
Né en 1982, à Jezkazgan, ville minière ritoire, c’est-à-dire un espace avec des cli- ­Yerzhanov a atteint une cadence de tour- pas moins chaque fois un peu délicat : je Avec Nurbek Mukushev,
du Kazakhstan central, Adilkhan Yerzha- chés. Pourquoi partir de clichés ? Parce nage exceptionnelle – plus d’un film par ne ferai certainement pas carrière dans Azamat Nigmanov (1 h 30).
nov nourrit depuis l’enfance un intérêt que l’on peut aller très loin dans la négati- an, trois en 2022 – pour un cinéaste évo- les services publics ! Je vais donc continuer L’Education d’Ademoka, film
pour le cinéma et l’étudie à l’Académie vité : on peut façonner des personnages luant dans le circuit d’auteur. « Ma disci- à faire du cinéma, en en conservant la te- kazakh et français d’Adilkhan
nationale des arts du Kazakhstan, dont obscurs, des antihéros complexes et tortu- pline vient du fait que je n’ai presque pas neur critique, même si mon but n’est ab- Yerzhanov. Avec Daniyar
il sort diplômé en réalisation en 2009. rés. J’exprime une vision pessimiste sans de moyens, explique-t-il, et je sais que solument pas de noircir mon pays. » p Alshinov, Adema Yerzhanova,
« Pendant cinq ans, j’ai été amené à faire céder à l’outrage, à l’exagération. La noir- je ne pourrai pas refaire certaines prises. Ma. Mt Asel Sadvakasova (1 h 29).

Enquête impossible au cœur de l’agrobusiness breton

Pierre Jolivet adapte, avec toute sa conviction sociale, la bande dessinée à succès de la journaliste Inès Léraud sur le scandale des algues vertes

BD avec Pierre Van Hove et, coscé- litantes qui revisitent des démêlés pétit. A l’efficacité narrative, Pierre le monde depuis que sa mère a été puisque, précisément, elles n’ont
Les Algues vertes nariste) dans le secteur de l’agro­- bien connus (La Fille de Brest, Jolivet, dont on connaît la convic- victime d’une pathologie due à la pas grand-chose à perdre.
ppvv alimentaire breton, responsa- d’Emmanuelle Bercot, sur le scan- tion sociale, propose une descrip- composition de ses plombages Elles quittent Paris, emména-

U ne plage des Côtes-d’Ar-

mor, à marée basse. Le sa-
ble a formé des petites
dunes, couvertes d’algues gorgées
de chlorophylle. C’est beau. Mais,
vu de près, le paysage perd de sa
splendeur, et on se retrouve de-
vant des kilomètres de ce qui res-
semble à des tas de salade pourrie.
Inspiré de la bande dessinée à
succès, Algues vertes. L’histoire in-
terdite (Delcourt, 2019), le dernier
film de Pierre Jolivet reconstitue
l’enquête de la journaliste Inès ­
Léraud (également autrice de la
ble d’un désastre écologique.
Pour mémoire, voici l’explica-
tion scientifique donnée en
préambule par le médecin urgen-
tiste qui a lancé l’alerte : les algues
vertes ne représentent aucun
danger lorsqu’elles sont en mer
ou déposées depuis peu, en petite
quantité, sur le sable. En revanche,
lorsqu’elles s’accumulent et se dé-
composent, elles dégagent de l’hy-
drogène sulfuré, un gaz nocif, qui
sent l’œuf pourri. En deux mots,
les algues vertes en putréfaction
tuent. De la veine des fictions mi-
dale du Mediator, en 2016), l’intri-
gue produit un rapport somme
toute classique entre l’observa-
tion des arcanes du pouvoir,
la mise en péril de la vie privée des
investigateurs et le goût du polar…
Jeux d’influence et omerta
Un joggeur est mort. Des sangliers
et un cheval aussi. Des éprouvet-
tes ont disparu des laboratoires,
des rapports d’autopsie ont été
égarés, des jeux d’influence se
nouent, une omerta se répand…
De quoi mettre le spectateur en ap-
tion rigoureuse des manœuvres
de l’agriculture industrielle qui
commença à transformer le pay-
sage dès les années 1960. Derrière
l’enjeu de santé publique, Les Al-
gues vertes révèle la douloureuse
position des paysans, qui tiennent
à leur activité mais dépendent
des grands groupes, dont ils sont
aussi les victimes.
En miroir, le film ausculte le mi-
lieu de la presse (la radio) tel qu’il
peut être soumis à des pressions
financières. Que peut la passion
d’une journaliste qui veut changer
dentaires, lorsque le support pour
lequel elle travaille est me-
nacé de perdre ses subventions ?
Au-delà de l’enquête, le charme
du film doit beaucoup au cou-
ple soudé d’Inès Léraud (Céline
Sallette) et de sa compagne, Judith
(Nina Meurisse). La première est
journaliste pigiste, la seconde
professeure de philosophie con-
tractuelle. De cette double préca-
rité, le film tire sa force : il pré-
sente les deux femmes comme
des outsiders capables de rivaliser
avec les grandes compagnies,
gent dans une maison de fa-
mille au cœur d’un hameau
du centre de la Bretagne, Ju-
dith prend un nouveau job pour
soutenir financièrement le cou-
ple, et Inès s’autorise à travailler
à perte… De cette pudique conspi-
ration, imaginée au jour le jour,
surgit une Bretagne énigmati-
que qui donne chair à ce polar. p
Maroussia Dubreuil
Film français de Pierre Jolivet.
Avec Céline Sallette,
Nina Meurisse (1 h 47).
0123
­Mercredi 12­ juillet 2023
­
Culture | 23

pvvv pourquoi pas

Lana Del Rey, ferveur à l’Olympia

S

Limbo
F I L M

Film hongkongais de Soi Cheang (1 h 58).

Limbo est un film qui a fait une forte impression dans
les festivals où il a été présenté, notamment celui du film
policier Reims Polar, où il obtint à la fois le Grand Prix du jury La chanteuse américaine a conquis la salle parisienne, le 10 juillet
et le Prix de la critique. Sans doute parce que les conventions
du thriller y sont rehaussées par un intense travail formel,
transformant cette chasse au serial killer en un opéra
Musique
A U T R E S

grandiose et stylisé. Deux flics se mettent en tête de traquer

I
un assassin qui coupe les mains de ses victimes en utilisant l y a encore deux semaines,
une jeune délinquante comme appât. Le choix du noir et aucune date parisienne
blanc, la lumière, la manière dont les plans sont surchargés, n’était inscrite dans la petite
la création de décors sordides et monumentaux (décharges tournée européenne de
publiques géantes, bidonvilles, etc.) témoignent d’une virtuo- Lana Del Rey, commencée sa-
sité assez rare dans le genre, tout autant que d’une volonté, medi 24 juin en Angleterre, au
pour le réalisateur Soi Cheang, qui a déjà près d’une vingtaine Festival de Glastonbury. Jusqu’à
de longs-métrages à son actif, de signer véritablement ce qui, ce que la chanteuse américaine
L E S

sur le papier, ne semblait relever que de la routine. rêve une nuit qu’elle rejouait à
Mais ces qualités sont aussi des défauts. Comment articuler l’Olympia. Privilège des divas… Si
un discours nihiliste avec une volonté d’art aussi explicite ? les propositions de son produc-
Comment emprunter au cinéma d’exploitation ses affects teur français de se produire cet
les plus primaires et les enrober dans des plans d’une compo- été dans de grandes salles comme
sition millimétrée ? Comment marier le propre et le sale ? l’Accor Arena ou Paris La Défense
Le trash et le clean ? C’est cet aveuglement face à d’insolubles Arena étaient restées lettre
contradictions qui risque de faire de Limbo un des films morte, une soirée, lundi 10 juillet,
les plus surestimés du moment. p Jean-François Rauger dans la salle mythique du boule-
vard des Capucines s’est organi-
À l’affiche également sée à la dernière minute pour lui
Entre nous plaire. A la grande surprise et ex-
Film français de Jude Bauman (1 h 37). citation de fans privés de sa pré-
Ollie & compagnie sence depuis 2017 et un concert
Film d’animation d’Anton Setola (35 min). au festival Lollapalooza, trois ans
Petit Jésus après une apparition à Rock en
Film français et canadien de Julien Rigoulot (1 h 35). Seine, fin août 2014. Son dernier
concert en salle datant lui Lana Del Rey,
d’avril 2013, déjà à l’Olympia. en concert
Mis en vente le 3 juillet, à à l’Olympia, à Paris,
10 heures, les 2 000 billets se sont le 10 juillet.
Les meilleures entrées en France écoulés en quatre minutes, KRISTY SPAROW/GETTY IMAGES

Evolution 420 000 personnes s’étant con-

Nombre par rapport Total nectées dans la file d’attente en li-
de semaines Nombre Nombre à la semaine depuis gne dans l’espoir d’acheter une
d’exploitation d’entrées (*) d’écrans précédente la sortie place (de 98 à 199 euros) pour ce réfléchir à son parcours), de cho- troupe endormie à ses côtés qu’elle a livré le morceau de bra-
concert intime (le reste des dates régraphies et d’effets théâtraux. (Pretty When you Cry), ou couchée voure de la soirée. En donnant à
Miraculous, le film 1 552 550 684 552 550
européennes se partageant entre Si ses consœurs pop mettent sur un piano à queue lors de l’en- Did You Know That There’s a
Indiana Jones… 2 520 419 689 ↓ – 32 % 1 610 294 arènes et festivals géants). Di- souvent un point d’honneur à y têtant Candy Necklace. Avant un ­Tunnel Under Ocean Blvd, la puis-
Elémentaire 3 330 772 775 ↓ – 12 % 1 295 511 manche 9 juillet, la veille du aller de leurs pas de danse, Lana Video Games final, où sur une ba- sance émotionnelle du gospel.
show, une colonne bien réelle Del Rey préfère s’alanguir. Assise lançoire fleurie, elle fusionne Comme un écho au message qui,
Insidious. The Red Door 1 251 850 311 251 850 d’admirateurs s’alignait cette sur l’escalier du décor ou devant avec une salle reprenant à l’unis- sur l’écran de fond de scène, avait
Astérix et Obélix. fois boulevard des Capucines, une petite table, recoiffée par son son premier succès, c’est as- donné le top départ du concert :
1 146 572 405 146 572 campant la nuit jusqu’à la rue l’une de ses danseuses (Barten- sise, alignée avec ses choristes, « Que Dieu vous bénisse, Paris. » p
Mission Cléopâtre
Scribe dans l’espoir d’être, le len- der) ; allongée à même le sol, sa comme sur le banc d’une église, Stéphane Davet
Spider-Man… 6 106 177 538 ↓ – 16 % 1 710 060
demain soir, dans les premiers
Les Vengeances… 2 89 125 503 ↓ – 31 % 279 779 rangs de l’orchestre.
Transformers. Rise of… 5 70 174 462 ↓ – 30 % 1 050 196 Cette ferveur, Lana Del Rey la
doit à sa rareté, mais surtout à
The Flash 4 65 501 631 ↓ – 34 % 800 579 une carrière attisant l’admira-
Yo Mama 1 62 402 285 62 402 tion. Grâce à son personnage de
vamp fatale de la mélancolie, à sa
AP : avant-première * Estimation capacité à façonner un univers
Source : « Ecran total » Période du 5 au 9 juillet inclus
­visuel et musical alliant obses-
sions nostalgiques et désillusion
Miraculous, le film, superproduction animée française, qui propose contemporaine. A sa façon de
des super-héros à hauteur du cours élémentaire, déboule sans constituer une œuvre reconnais-
­complexe et, fort de ses 552 550 spectateurs, détrône d’emblée de la sable entre toutes, mais aussi de
première place la tournée d’adieux de l’octogénaire Harrison Ford. La se renouveler, en s’affirmant de
jeunesse n’a décidément aucun respect. Deux autres dessins animés plus en plus maîtresse de son des-
occupent ce top 10, consacrant la fin des classes et le moment d’une tin. Ses albums les plus récents, à
détente méritée. Elémentaire, venu de l’écurie Pixar désormais corna- l’instar de Norman Fucking
quée par Disney, occupe ainsi la troisième position, tandis que Spider- ­Rockwell ! (2019) ou du tentacu-
Man. Across the Spider-Verse, drivé avec panache par le studio Sony, laire Did You Know That There’s a
ventouse la sixième place du classement en sixième semaine Tunnel Under Ocean Blvd, paru en
­d’exploitation, l’exploit n’étant pas mince. Encore n’a-t-on pas mars, n’étant pas loin d’être ses
nommé l’hybride Transformers. Rise of the Beasts qui, en cinquième plus passionnants.
semaine et avec la délicatesse qui le caractérise, a dépassé le million
d’entrées en France, à l’instar des deux titres précédents. Mythologies hollywoodiennes
Celle qui, il y a dix ans, sur cette
même scène, surjouait le
­glamour d’une starlette à l’étran-
geté lynchienne, revient, à 38 ans,
M us i qu e publicains, Bernard Gérard, a habillée d’une longue et sage robe
Deux concerts annoncé avoir décidé de « ré- fleurie de blanc, vert et jaune, les
en hommage à Serge silier unilatéralement la partie cheveux sertis de bijoux. Entre
Gainsbourg et à Barbara du contrat relative à la presta- prom queen des années 1950 et
Etienne Daho, Carla Bruni ou tion de la chanteuse » pour ce princesse de conte de fées, elle
encore Barbara Pravi chante- concert. Selon la semble beaucoup s’amuser en
ront en hommage à Serge ­municipalité, les paroles meneuse de revue, entourée d’un
Gainsbourg et à Barbara, d’Izïa lors d’un concert quatuor d’instrumentistes, de
à ­Paris, en septembre, près de Nice, évoquant un trois choristes en strass argenté et
a annoncé, lundi 10 juillet, ­lynchage d’Emmanuel de six danseuses autant inspirées
l’Institut national de l’audio- ­Macron, étaient « d’une par le ballet classique, les cabarets
visuel, fournisseur des ima- grande violence à l’égard du de Las Vegas, les shows sixties de
ges ­d’archives insérées dans président de la République » et la Motown que par la gymnasti-
ces ­concerts. Les deux shows « pénalement répréhensibles ». que rythmique.
sont programmés au Grand « Je suis bien désolée que cela La voix de l’Américaine est
Rex. Etienne Daho, Gaëtan ait été mal interprété, décon- d’abord imperceptible, tant elle
Roussel, Rodolphe Burger, textualisé. A aucun moment, est noyée par celles d’un public re-
Miossec et Bertrand Belin je n’ai voulu inciter à la vio- prenant en chœur chaque mot de
­seront à l’affiche de Serge lence ou à la haine », a réagi Young and Beautiful, l’obsédant
Gainsbourg. Je t’aime moi non Izïa, lundi, dans un entretien single tiré de la BO de Gatsby le
plus, le 17 septembre. Barbara à Ouest-France. – (AFP.) Magnifique, récemment remis en
Pravi, Carla Bruni, Raphaël, vedette grâce à TikTok. Malgré
André Manoukian font partie C i né m a l’excitation de la foule, le timbre
du casting de Barbara. Du « Insidious » fait sombre et caressant finit par s’im-
bout des lèvres, le 18. – (AFP.) frissonner le box-office poser au cœur de ces ballades pop
Les cinéphiles nord-améri- baroques, baignées d’amours
Marcq-en-Barœul cains ont recherché les toxiques, de mythologies hol-
annule un concert d’Izïa ­frissons, le week-end des 8 et lywoodiennes, capables de mêler
La mairie de Marcq-en- 9 juillet, le dernier volet de la romantisme échevelé et réalisme
Barœul (Nord) a annoncé, saga d’horreur se plaçant en trash. Nimbées de folk éthéré
lundi, qu’elle annulait le con- tête du box-office. Insidious : (Chemtrails Over the Country
cert d’Izïa, le 13 juillet, dans la The Red Door devrait engran- Club), de rock psychédélique (Ul-
ville, en raison de ­propos te- ger 32,6 millions de dollars traviolence, Pretty When You Cry),
nus par la ­chanteuse sur au Canada et aux Etats-Unis, de rythmes urbains (Summertime
scène, jeudi 6 juillet, contre le ­selon les estimations d’Exhi- Sadness), les chansons s’animent
président Macron. La mairie bitor Relations publiées d’images vidéo (souvent tirées de
dirigée par un maire Les Ré- ­dimanche 9 juillet. – (AFP.) ses premiers clips, comme pour
24 | Télévision
Les canaux de Paris, une ode à l’ingénierie à la française
Une ingénieuse découverte des sites Saint-Martin, Saint-Denis et de l’Ourcq mêle histoire et technologie
Museum TV
Mercredi 12 - 20 h 00
Documentaire
M
aîtriser l’eau pour
mieux la distri-
buer : le concept
écologique est d’ac-
tualité. C’est pourtant lui qui, dès
le XIXe siècle, a présidé à la cons-
truction des canaux de Paris – un
réseau de 130 kilomètres, dont le
plus long canal prend sa source à
Mareuil-sur-Ourcq (Oise), à 96 ki-
lomètres au nord-est de la capitale,
par voie fluviale. Et qui, depuis, n’a
cessé d’évoluer pour continuer de
remplir ses missions environne-
mentales et économiques.
Pourtant, « les Parisiens ne savent
pas à quoi [le réseau] sert ni d’où il
vient », assure Etienne Mazeaud,
du service des canaux de Paris. Ils
ne sont pas les seuls. Ceux qui cô-
toient les rives des canaux ou vo-
guent sur leurs eaux vont pouvoir
combler leurs lacunes avec ce do-
cumentaire, à la fois historique et
technique, ode à l’ingénierie à la
française. Cela tombe bien : le pays
manque d’ingénieurs.
Animations en 3D
Selon la légende, l’histoire
­commence par la balade de deux
hommes dans le Paris insalubre
d’alors, le docteur Jean-Antoine-
Claude Chaptal (1756-1832) et
­Napoléon Bonaparte, qui, en tant
Un couple d’Américains moyens s’improvise détective sur la côte mexicaine
« The Resort » reprend le thème de « Palm Springs », la boucle temporelle qui permet de modifier le passé, voire le futur, pour ajuster le présent
Canal+
Mercredi 12 - 21 h 10
Série
C ristin Milioti (How I Met
Your Mother, Made for
Love) dans la jungle ? On
est évidemment pour. D’autant
plus qu’on trouve, derrière la
­série The Resort, le scénariste de
Palm Springs (2020), sympathi-
que variation sur le thème du
« jour sans fin » (toujours visible
sur Prime ­Video), et que l’actrice
est accompagnée dans la série de
William Jackson Harper, dont le
GRILLE N° 23 - 160
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V IX. Personnel. La Vierge et son fils.
VI
VII
VIII
IX
X pour ses proches. Gris et pesant.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 159
HORIZONTALEMENT I. Plafonnement. II. Ravisée. Amie. III. Evol (vélo).
Otaries. IV. Sarment. Blet. V. Olten. Etres. VI. Mla (mal). Cu. Se. VII. Pis-
tonné. Rio. VIII. Té. Urée. EADS. IX. Irien. Veuves. X. Fesse-mathieu.
VERTICALEMENT 1. Présomptif. 2. Lavallière. 3. Avortas. Is. 4. Filme.
Tués. 5. Os. Encorné. 6. Néon. Une. 7. Nette. Neva. 8. Tsé. Et. 9. Marbre.
Euh. 10. Emile. Ravi. 11. Niées. Idée. 12. Test. Bossu.
La voûte souterraine du canal Saint-Martin, à Paris, en 2022. BERTRAND GARDEL/HEMIS VIA AFP
que premier consul (1799-1804),
souhaite faire plaisir aux Pari-
siens. « Mais comment ? », deman-
de-t-il. « En leur donnant de l’eau »,
lui répond le scientifique, alors
que la population meurt d’épidé-
mies à répétition provoquées par
l’ingestion d’eau insalubre (le tout-
à-l’égout n’existe pas). Creuser et
aménager l’Ourcq, pour la rendre
navigable et alimenter la capitale
en eau saine, sera le premier
charme discret s’est fait connaître
dans The Good Place ou encore
dans la saison 2 de Love Life. On
retrouve d’ailleurs dans le film et
la série la même idée de boucle
temporelle permettant, par la
magie de la fiction, de modifier le
passé (et parfois le ­futur) pour
ajuster le présent.
Dans The Resort, la brèche
s’ouvre lorsque Emma et Noah,
venus fêter leurs dix ans de ma-
riage sur la côte mexicaine, dé-
couvrent un vieux téléphone
portable dans la jungle. L’histori-
que de l’objet les met sur la trace
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
c­ hantier. Un travail titanesque réa-
lisé par la seule force des hommes,
une main-d’œuvre abondante de
prisonniers simplement outillés
de pelles et de brouettes.
Il sera suivi du creusement du
vaste bassin de La Villette (inau-
guré le 2 décembre 1808) puis, en
repartant vers le nord, du canal
Saint-Denis, qui le relie en 6,6 kilo-
mètres à la Seine, afin de permet-
tre l’arrivée de barges et de péni-
de deux étudiants américains
disparus quinze ans plus tôt,
­lorsqu’un ouragan a détruit
l’Oceana Vista, l’hôtel voisin dans
lequel ils séjournaient.
Mystère trop épais
L’adrénaline sécrétée par ce cold
case permet, dans un premier
temps, au couple que forment
Emma et Noah, un peu usé, de re-
trouver un certain souffle. Les
premiers épisodes, qui reposent
essentiellement sur eux, sont les
meilleurs, et l’histoire de The
­Resort aurait presque pu s’en
HORIZONTALEMENT
I. Evaporation à la surface de la peau.
II. Alliage de fer et de carbone. Etats-
unien très familier. III. Porteur
d’étoile. Ne le cherchez pas ailleurs.
IV. Se répandent agréablement.
Embarqué sur l’Arche. V. En réalité.
Cadencera son propos. VI. Doit garder
la chambre. Bout de métal. Deux
gouttes d’alcool. VII. Cessible et négo-
ciable dans le monde des affaires.
Brusquement apparu. VIII. Dit vrai.
Amérindien. Evacues les eaux.
Amateur de picotin. X. Comme de
belles pomme rouges.
VERTICALEMENT
1. D’un tour, il trompe tout le monde.
2. Classe pour sortir au bon moment.
3. Le petit prend de l’importance.
Et le reste. 4. Passe les plats. Arturo
5. S’adresser au plus haut. Ouverture
du bar. 6. Jamais facile de les saisir.
7. Rayonnait sur le Nil. Populaire sur
les ondes. Court pour faire encore
plus court. 8. Refuse la société
d’aujourd’hui. Aux bouts de l’avenue.
9. Pour comparer les énergies. En
manque d’énergie. 10. Beau comme
un arc. Manifestât son humeur.
11. En vol. Comme une zone sensible.
12. Ont respecté les règles établies.
ches depuis Le Havre (Seine-Mari-
time) et Rouen. Le canal Saint-
Martin sera plus complexe à con-
cevoir, avec ses 4,5 kilomètres au
milieu des habitations et du trafic,
qui plus est sur un sol instable. A
chaque difficulté, une solution est
trouvée – y compris pour s’oppo-
ser, dans les années 1960, à ce qu’il
soit remplacé par une autoroute.
Chaque innovation, comme les
mécanismes des vingt-six écluses
t­ enir là. C’est sans compter sur
l’imagination en roue libre des
scénaristes, visiblement débor-
dés par leurs idées.
Afin d’élucider le mystère des
étudiants volatilisés, la série navi-
gue entre passé et présent, entre
les protagonistes d’hier et
d’aujourd’hui – qui sont parfois
les mêmes, entre l’Oceana Vista et
l’hôtel dans lequel séjournent
Emma et Noah. S’entrecroise et se
superpose une multitude d’intri-
gues mineures, de petits person-
nages et d’enjeux plus ou moins
cruciaux. S’y côtoient un père en
sudoku
n°23-160
9 7
5 8
6 2 8 5 9 Complétez
2 5 3 4 7 Chaque chiffre ne doit
4 3 5 1 9
6 2 7
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
N° 96
JUILLET-AOÛT
2023
GUERRE
CENT ANS
DE
COMMENT ELLE A FORGÉ
ÉCOLO GIE
LA FRANCE MODERNE Une aspiration aussi
ancienne que l’homme
alors en service, les rouages pour
faire tourner la plus grande roue à
aubes d’Europe, ou le principe
d’élévation d’un pont par le seul
débit d’un filet d’eau du robinet,
est détaillée à l’aide d’animations
réalistes en 3D et de cartes satelli-
tes annotées. S’y ajoutent des re-
portages sur les sites emblémati-
ques – comme le pont de la Gran-
ge-aux-Belles, dans le 10e arrondis-
sement, le seul des quatre ponts
tournants du réseau classé monu-
ment historique –, alors que les
vues aériennes font découvrir des
paysages industriels ou bucoli-
ques insoupçonnés.
Il a coulé beaucoup d’eau sous les
ponts des canaux de Paris depuis
le XIXe siècle. Des ponts remarqua-
bles, tournants ou levants (comme
celui, toujours en activité, de Cri-
mée, dans le 20e). L’activité indus-
trielle a laissé place, en partie, aux
loisirs. Le réseau s’est adapté sans
cesse, à l’augmentation de la po-
pulation, à la sécheresse de 1865, à
l’évolution des besoins… Désor-
mais, 1 500 plaisanciers par an
sont accueillis au port de l’Arsenal.
Et pour la deuxième année d’affi-
lée, il est possible, chaque diman-
che jusqu’au 20 août, de se baigner
dans le canal de l’Ourcq. On n’ar-
rête pas le progrès. p
Catherine Pacary
Les Secrets des canaux de Paris,
d’Angèle Berland (Fr., 2020, 52 min).
deuil, un entrepreneur mégalo, un
fils renégat, une femme de cham-
bre cachottière, une jeune fille in-
fidèle… Et ce qui commençait
comme une aventure façon A la
poursuite du diamant vert devient
une parabole passablement com-
pliquée sur le deuil et l’amour.
A nourrir un mystère trop épais,
la série réduit ses acteurs à
­surjouer les aventuriers du
­dimanche. Cristin Milioti tire
­sensiblement l’ensemble vers le
haut, notamment grâce à l’alcooli-
sation permanente de son
­personnage, décidément la
5 7 9 3 4 2
1 4 2 7 8 6
6 8 3 1 9 5
7 8 9 6 8 2 1 7
7 1 5 9 3 4
5 3 2 3 4 6 5 8
8 5 7 4 2 3
3 2 1 5 6 9
4 9 6 8 7 1
2 Moyen
toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
GUERRE
DE CENT ANS
COMMENT ELLE A FORGÉ
LA FRANCE MODERNE
CHEZ VOTRE
MARCHAND DE JOURNAUX
et sur
boutique.histoire-
et-civilisations.com
­
0123
­Mercredi 12­ juillet 2023
Notre
sélection
Mer cr e di 12 juil l et
France 3
La Mort du loup
23.25 Jacqueline Jencquel
militait pour la fin de vie choisie
et « l’interruption volontaire
de vieillesse ». Elle s’est suicidée
en mars 2022, à l’âge de 78 ans.
Ce documentaire est réalisé
par l’un de ses fils, Tuki Jencquel.
Arte
Profs de fac,
la vocation à l’épreuve
23.50 Thomas Loubière a suivi
une doctorante en archéologie
et histoire de l’art pour raconter
très concrètement l’état d’un
précieux service public : l’université.
LCP
Mon pays fabrique des armes
20.30 Depuis le quinquennat de
Hollande, la France est devenue
le troisième exportateur mondial
d’armes, notamment vers l’Arabie
saoudite. Anne Poiret dévoile les
dessous de cette lucrative industrie.
France Culture
La culture change le monde
11.00 et 22.00 En juillet,
France Culture se penche sur les
manifestes qui ont changé l’histoire
et transformé nos manières
de concevoir la société. Avec Didier
Leschi, directeur de l’Office français
de l’immigration et de l’intégration,
et le journaliste Gérard Courtois.
meilleure idée de la série. Cela ne
suffit pas à motiver son partenaire
principal, engoncé dans des mi-
miques sans intérêt – grands cris
de terreur, maladresse du cadre
urbain dans un espace hostile…
Tout ça est un peu trop foutraque
et désarticulé pour convaincre,
même pour les vacances. p
Audrey Fournier
The Resort, d’Andy Siara
et Allison Miller. Avec William
Jackson Harper, Cristin Milioti,
Nick Offerman, Luis Gerardo
Mendez (EU, 2022, 8 × 30 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
1 6 8
9 3 5 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
4 7 2 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
3 5 4 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
2 8 6 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
7 1 9
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
6 9 1
8 4 7 Courrier des lecteurs
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Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
Styles | 25

La jetée de Port-Tudy,
dans le nord de Groix,
en juin. C’est ici
qu’arrivent les navettes en
provenance du continent.
BRICE PORTOLANO POUR « LE MONDE »

Voyage
Groix (Morbihan)

U
ne balise rouge à bâ-
bord, verte à tribord.
C’est la première vue
qu’offre l’île de Groix
aux bateaux qui entrent à Port-
Tudy. A 7 miles nautiques à peine –
environ 13 kilomètres – de la rade
de Lorient, les deux feux ouvrent
et ferment l’accès insulaire, telles
des vigies. A la fin du XIXe siècle,
lorsqu’elles sont érigées, l’île vit la
grande période de la pêche au
thon avec 1 800 marins et une
flotte de 280 dundees qui vont et
viennent. Ces gréements à l’étrave
élancée et à la grande voilure por-
taient les marins greks, l’autre
nom des Groisillons, jusqu’au

A Groix, Patrick Saigot,

golfe de Gascogne chercher le
thon blanc germon. Sur le clocher
de l’église Saint-Tudy, dans le MO RBIHA
MORB IHANN
bourg, c’est un poisson de ferraille
qui trône en guise de girouette. Lorient
Groix est une île de pêcheurs par
tradition. Voguer sur la mer se
doit d’être une seconde nature ici.
Dans Grandeur des îles (1945), la Etel
figure de proue
voyageuse ethnologue Odette de
Puigaudeau se fait conter par un
Groix Débarqué d’Ile-de-France en 2002 sur ce « caillou » du Morbihan
qu pour devenir mytiliculteur, ce Groisillon d’adoption se réinvente
e

vieux loup de mer l’histoire de Oc

Marie-Jeanne Kersaho, femme
marin de Groix, à la fin du
XIXe siècle : « C’était une fille tout à
fait forte et qui savait commander.
Ses matelots n’avaient pas à bron-
cher et, quand elle les trouvait
saouls, fallait la voir cogner des-
sus ! Une bonne fille et un bon ma-
rin. » A une époque où la naviga-
tion était interdite aux femmes,
elle s’en allait depuis Groix pêcher
homards et langoustes.
Mais sur cette petite île du Mor-
bihan, pas sectaire, des « adoptés
de longue date » ou des « tout nou-
veaux arrivés » peuvent aussi
écrire une page de leur propre his-
toire. C’est le cas de Patrick Saigot,
qui, en 2002, se lance dans la myti-
liculture. Né en région parisienne,
il a 28 ans, un diplôme de biologie
en poche et n’a jamais vraiment
navigué auparavant. « Je quittais
Port-Tudy le plus tôt possible, dès
5 heures du matin, pour échapper
aux œillades entendues des an-
ciens pêcheurs retraités assis tel un
petit “tribunal” », se souvient celui
qui affleure désormais la cinquan-
taine. Il tiendra bon, élevant des
moules groisillonnes pendant dix-
huit ans, malgré un « boulot dur
pour le mental, difficile à contrôler,
car tout se passe en mer ».
Richesse géologique
Yeux vert mer, teint hâlé, carrure
solide, Patrick Saigot déambule
sur le quai du petit port de Locma-
ria, dans le sud de l’île, avec l’allure
d’un marin au long cours. « Groix,
quand j’étais gamin, c’était seule-
ment pour les vacances. J’y venais
avec mes parents qui avaient eu un
coup de cœur pour l’île. Ils y ont
acheté une petite maison dans les
années 1970. Je m’y suis fait beau-
coup de copains. Mon imaginaire
s’est construit à ce moment-là », se
rappelle-t-il. A cette époque, l’île
du Morbihan n’est pas une desti-
nation à la mode. « C’était un lieu
de retrouvailles pour les familles
originaires de Groix. Les grands-pa-
rents étaient restés là, alors que les
parents, eux, travaillaient à Lorient
éa n Atlanti
10 k m Quiberon
en tant qu’ouvriers ou à l’arsenal.
Les petits-enfants revenaient y pas-
ser les grandes vacances. Ils avaient
tous des tentes et des caravanes po-
sées sur le terrain familial face à la
mer », se souvient Patrick Saigot.
Mais, il y a vingt ans, la loi « litto-
ral » classe les espaces côtiers, in-
terdisant le camping jusque sur
les terrains privés. Adieu, les peti-
tes caravanes greks. Dans le même
temps, la tarification insulaire des
bateaux qui font la navette entre
Lorient et Groix se durcit pour se
limiter aux seuls stricts habitants
de l’île et non plus à leur descen-
dance. Les Groisillons modestes
se voient dans l’obligation de ven-
dre leurs habitations, la popula-
tion de l’île change peu à peu et
s’ouvre au tourisme.
Aujourd’hui, les maisons à ven-
dre se font rares, prisées par les Pa-
risiens. Avec plus de 2 000 habi-
tants permanents, les locations à
l’année sont pourtant quasi
inexistantes, ce qui freine les pos-
sibilités de venir vivre et travailler
sur l’île. En vingt ans, Groix s’est
transformée. Même la belle plage
de forme convexe des Grands Sa-
bles, une des raretés de l’île, a
changé de « bord ». Poussée par
des tempêtes successives, elle a
migré de 450 mètres depuis les
« Groix, j’y venais
gamin avec
mes parents pour
les vacances.
Mon imaginaire
s’est construit
à ce moment-là »
Patrick Saigot
patron du Bao
sans cesse, de l’artisanat des fumaisons à la restauration
années 1980 pour arriver de
l’autre côté de la pointe de la
Croix. Le village de vacances à l’ar-
chitecture seventies qui surplom-
bait les Grands Sables à l’origine a
définitivement perdu sa belle
« vue plage ». Mais Groix a
d’autres pépites en stock. Dans
l’est de l’île, en fonction des coups
de vent ou des courants, le sable
devient rouge grâce aux roches de
micaschistes à grenats présentes
en quantité dans les sols. Une ri-
chesse géologique qui donne à ce
paysage insulaire breton des airs
de coulée de lave ensablée.
Des fins de semaine animées
En 2013, même s’il aime Groix par-
dessus tout, Patrick Saigot s’en
éloigne pendant une grosse an-
née pour tenter une autre aven-
ture insulaire. Sur Madagascar, il
part, en famille, s’essayer à l’os-
tréiculture. Mais les contraintes
locales rendent trop fragile le pro-
jet et il s’en retourne sur son
« caillou » morbihannais. Au re-
tour, il ouvre des fumaisons arti-
sanales de poissons avec l’idée de
mettre en valeur la petite pêche
côtière de Bretagne Sud. Sur le
quai de Port-Tudy, dans un beau
bâtiment de bois, les poulpes cui-
sent dans la vapeur humide et les
poutargues sèchent. Une bonne
odeur de bois de hêtre brûlé flotte
dans le laboratoire.
« C’était, au départ, le rêve d’un
vieux Groisillon qui m’avait confié
son projet et ses plans. J’avais gardé
ça au chaud pour mon retour de
Madagascar. Grâce aux fumai-
sons, j’ai découvert le monde de la
restauration et des chefs, que je ne
connaissais pas. A force de traîner
dans ces petits bistrots gourmands
et bon vivants à Paris ou ailleurs
pour promouvoir nos fumaisons,
j’ai eu l’envie d’ouvrir un endroit du
Patrick Saigot, à la pointe de Pen-Men (ouest de l’île).
BRICE PORTOLANO POUR « LE MONDE »
même genre à Groix. » Une cuisine
autour de poissons travaillés fine-
ment, une carte de vins forcément
nature, l’idée prend forme. Un an-
cien troquet-crêperie est à vendre
depuis un petit moment. L’endroit
a déjà vécu dans les mémoires lo-
cales. Le Bao y voit le jour en 2019.
Son nom fait référence à une tech-
nique traditionnelle de pêche pra-
tiquée dans le golfe du Morbihan.
Pendant l’année, les fins de se-
maine sont souvent animées au
Bao : des copains vignerons, des
chefs invités, des concerts. Ce soir
de fin novembre, on ne peut pas y
mettre un pied. Le comédien et
performeur Sébastien Barrier, ins-
tallé sur Groix, y joue son dernier
spectacle, Gus, une fable anima-
lière drôle, déjantée et sombre.
Dans le public, beaucoup de tren-
tenaires, de quadragénaires qui vi-
vent en famille sur l’île, certains
depuis peu. On y croise le jeune
pêcheur Loïc Noiret, installé de-
puis 2016, ou l’illustratrice Agathe
Marin, arrivée en 2017, qui dessine
des « filles de mer courageuses » à
l’image de Marie-Jeanne Kersaho.
Au bar taillé dans un bois chaleu-
reux, deux des membres de l’équi-
page du Bao, Emilie Pelletier et
Pierre Douchet, assurent le ser-
vice. Derrière les fourneaux, la
jeune cheffe Julia Carrio, pince ci-
tron dans les cheveux, blouse
noire de cuisinier et sabots aux
pieds, s’affaire sur un tartare de
daurade royale auquel elle mêle
cerises, huile de genièvre, criste-
marine et fleurs de bleuet. En cui-
sine, elle officie en tandem avec
son complice Maxime Quiltu.
Après le service, Patrick Saigot,
clope au bec, retrouve sa vieille
Renault 5 mangée par la rouille
pour filer se réfugier dans son an-
tre, le village de Quelhuit à la jolie
chapelle. Il y a sa petite plage
« hostile », près d’un ancien lavoir,
où il se baigne à même la roche
saillante. En soirée, il s’arrête
aussi souvent à Port-Lay, c’est là
que le jour descend sur ce petit
théâtre marin à l’abri de l’efferves-
cence de Port-Tudy.
Là aussi se déroule, en septem-
bre, un événement populaire que
Patrick Saigot a créé avec des amis,
le championnat du monde de la
godille. Une petite annexe en bois
qui, grâce à un aviron manié à
l’aide d’une seule main, permet-
tait de se propulser aisément dans
les ports bretons encombrés.
« Quand j’étais enfant, confie-t-il, il
y avait encore des courses de go-
dilles à Locmaria à la kermesse de
l’école. Puis, peu à peu, elles ont dis-
paru. Il fallait faire renaître cela sur
Groix. » Des dundees, des godilles,
des canots de filles et d’hommes
courageux, les eaux greks ont tou-
jours eu beaucoup d’histoires de
mer à conter. p
Anne-Lise Carlo
Retrouvez la série « Les îles
des possibles, six portraits,
six voyages insulaires »,
sur Lemonde.fr/m-voyage/
 Idées
0123
26 | ­
­Mercredi 12­ juillet 2023

Emilien Houard-Vial Les Républicains

cheminent sur une ligne de crête étroite,
ballottée par l’actualité
Le spécialiste de la droite française observe les difficultés les événements et l’orientation majori-
du parti, coincé entre la majorité et le Rassemblement taire des Français validaient les constats
du parti. De quoi rendre incrédule quant
national. En témoignent les récentes déclarations au score historiquement bas de Valérie
s’inscrivant dans l’univers de l’extrême droite à la suite Pécresse lors du premier tour de l’élec-
tion présidentielle, le 10 avril 2022.
des émeutes liées à la mort de Nahel M. Chargée de recréer un consensus au
sein des Républicains, cette reconstruc-
tion n’a, pour le moment, pas conduit à
trancher les nœuds gordiens de la
droite. Depuis juin 2022, Les Républi-
cains se sont réfugiés – avec leurs grou-
pes parlementaires devenus essentiels
au gouvernement – dans une « opposi-
tion constructive », qui ressemble fort à
une manière de se laisser le temps de la
reconstruction. Inconfortable à bien des
égards, car cela empêche le parti de pe-
Ils ne se conçoivent pas autrement que
comme les acteurs centraux, voire domi-
nants, d’un grand pôle de droite.
Quand Eric Ciotti et d’autres assimilent
la Nouvelle Union populaire écologique
et sociale à l’extrême gauche, présentent
La France insoumise comme hors de
l’arc républicain, et font du macronisme
l’enfant malade du socialisme tout en

L
a crise partisane qui afflige Les Ré-
publicains (LR) depuis 2017 sem-
ble ne plus vouloir finir. En un
quinquennat, ils ont cessé de
­représenter un pôle majeur de la vie po-
litique française pour devenir un réduit
électoral, coincé entre le centre et l’ex-
trême droite. Le parti, dirigé par Eric
Ciotti, ­paraît incapable d’enrayer la
­tripartition du système partisan, dont le
déclin de son camp est la conséquence
logique. Il chemine aujourd’hui sur une
ligne de crête stratégique et idéologique
étroite, ballottée par l’actualité. Refu-
sant l’alliance avec le gouvernement
Borne, il a néanmoins voté plus de la
moitié de ses textes. Maintenant un
­cordon sanitaire avec le Rassemblement
national (RN), il a malgré tout largement
contribué à diffuser ses thèmes et ses
idées, reprenant, par exemple, sa grille
de lecture sécuritaire et migratoire des
événements consécutifs à la mort de
­Nahel M., le 27 juin, à Nanterre. Enfin, il
s’est récemment déchiré à propos de la
réforme des retraites, qui avait toujours
fait consensus jusque-là.
Or, Eric Ciotti affiche, depuis la fin de
cette séquence, la ferme intention de
« reconstruire » son parti : nomination
d’un « contre-gouvernement » alternatif,
création du média numérique Une cer-
taine idée et d’un think tank, puis lance-
ment des Etats généraux de la droite, le
17 juin au Cirque d’hiver. Alors que le
président du parti avait fait campagne
sur la question de l’incarnation – soute-
nant ouvertement Laurent Wauquiez
pour la prochaine élection présiden-
tielle – avec le slogan « Liberté, autorité,
identité », il a fini par se rallier à la néces-
sité de rénover en premier lieu la plate-
forme idéologique de la droite à coups
de tables rondes, de plate-forme numéri-
que participative et de consultation
­d’experts et d’intellectuels.
Expliquer le déclin électoral
Pourtant, les récits proposés afin d’expli-
quer le déclin électoral de la droite sont
loin d’être nouveaux. Le manque de radi-
calité supposé de la droite, par exemple,
était déjà évoqué par Jean-François Copé
dix ans plus tôt. Pour désamorcer ces cri-
tiques contre la droite « tiède », la viru-
lence des termes employés à propos des
émeutiers (« racaille », « ensauvagés »,
« enclaves étrangères ») s’est accrue. Il
était déjà, lors des Etats généraux, surtout
question de sécurité, d’immigration et de
« wokisme », avec l’idée que le rebond de
la droite était à portée de main puisque
traiter les sujets qui fâchent, comme la
récente rébellion des tenants d’une
droite « sociale » ou la volonté de cer-
tains de refonder la droite autour d’une
sensibilité au choix conservatrice,
­souverainiste ou libérale. Plus générale-
ment, aucune nouvelle instance de ges-
tion du pluralisme interne au parti – su-
perficiellement pris en charge par des
« mouvements » à la suite du Congrès de
l’Union pour un mouvement populaire
de 2012 – n’a été annoncée afin de cana-
liser l’expression du dissensus et de
Ce parti
est le produit
d’une époque
où l’opposition
gauche-droite
dominait
clairement la vie
politique française
ser plus directement sur la fabrication
de la loi tout en validant implicitement
la cooptation des thèmes de la droite par
le gouvernement, cette position de-
meure un moindre mal.
Réaffirmer l’opposition gauche-droite
Si quelques députés poussent pour un
véritable accord de coalition avec la ma-
jorité, la plupart – qui ont pendant six
ans affirmé et réaffirmé leur vive opposi-
tion à un président de la République cen-
sément coupable de n’avoir jamais tout à
fait renoncé à sa gauche – sont
­conscients du risque qu’il y aurait à s’al-
lier avec un gouvernement impopulaire
auprès d’une large partie de l’électorat.
D’un autre côté, ces élus peinent à renon-
cer à leur ethos de cadres d’un parti de
gouvernement, hérité du gaullisme et de
longues années passées au pouvoir, mais
que nombre d’électeurs semblent plutôt
retrouver dans le macronisme et ses
­alliés, et qui serait encore un peu plus en-
dommagé si LR se rapprochait trop du
RN et de Reconquête !
En réalité, Les Républicains sont le pro-
duit d’une époque où l’opposition gau-
che-droite dominait clairement la vie po-
litique française, celle de l’après-1981 et
de l’affrontement avec les socialistes et
leurs partenaires de la gauche plurielle.
ignorant largement le RN et Recon-
quête !, ce n’est pas seulement une ma-
nière de décrédibiliser des adversaires et
de ménager de potentiels alliés, mais
bien de réaffirmer l’opposition gauche-
droite comme le cadre premier de la
structuration du système politique.
Bien qu’adhérant à cette stratégie pour
les années à venir, certains continuent
de douter de son fonctionnement à long
terme, et de la capacité des Républicains
à répondre aux grandes transforma-
tions de la société française, que ce
soient l’urgence écologique, le monde
du travail, la ségrégation urbaine ou les
rapports entre les genres. Or, le parti a
pris l’habitude de temporiser et de sol-
der ses comptes en désignant un candi-
dat présidentiel qu’ils espèrent voir
triompher. Des usages qui commencent
pourtant à montrer leurs limites pour
assurer leur survie. p
Emilien Houard-Vial est doctorant
au Centre d’études européennes et
de politique comparée de Sciences Po
et travaille sur le rôle et la production
des idées au sein de la droite française

Michel Barnier et Jean-Michel Naulot La France ne doit pas

accepter les propositions du chancelier Scholz sur l’Europe
L’ancien commissaire européen et l’ex-membre du collège de l’Autorité des marchés financiers dénoncent les propositions allemandes
sur les modalités de remboursement de l’emprunt européen, la réforme du marché de l’électricité et du vote à l’unanimité

L
a rentrée de septembre sera
marquée par plusieurs dé-
bats d’importance à Bruxel-
les. Le premier d’entre eux
concerne les finances de l’Union
européenne. Trois ans après l’an-
nonce du grand emprunt euro-
péen et la promesse solennelle du
président de la République – « Ce
n’est pas le contribuable français
qui paiera cette dette », avait-il dé-
claré, au « 20 heures » de TF1, le
21 juillet 2020 –, nos concitoyens
ne savent toujours pas qui paiera.
Selon les termes de l’accord
­interinstitutionnel du 16 décem-
bre 2020 entre le Conseil de
l’Union européenne, le Parle-
ment européen et la Commis-
sion, un engagement très clair
avait été pris : « A l’aide de nouvel-
L’Allemagne les ressources propres, lever un
montant qui est suffisant pour
d’Olaf scholz couvrir le remboursement du
principal et des intérêts des fonds
imagine empruntés. »
une Europe La taxe carbone aux frontières
de l’Union devait constituer l’es-
composée de sentiel de cet argent frais, avait,
dans le même entretien, précisé
36 États, votant Emmanuel Macron. Hélas ! ce
à la majorité prélèvement aux frontières a été
finalement limité à quelques ma-
qualifiée tières premières ; il ne rapportera
que 4 milliards d’euros dans dix
ans, c’est-à-dire à peu près rien. Si
la solution du remboursement
de l’emprunt devait être trouvée
du côté de la contribution des
Etats membres au budget euro-
péen, c’est-à-dire en faisant appel
aux contribuables, comme cela
se murmure à Bruxelles, il faudra
que la France mette son veto. Il
en va du respect de la parole don-
née. L’enjeu est d’autant plus im-
portant que les annuités de rem-
boursement ont considérable-
ment augmenté : en trois ans, le
taux d’emprunt à dix ans de
l’Union est passé de 0 %, voire
moins, à 3 % !
Un deuxième dossier est d’une
importance capitale pour nos
concitoyens : la réforme du mar-
ché de l’électricité. L’électricité
est un bien collectif, un enjeu-clé
en matière de pouvoir d’achat,
de compétitivité industrielle, de
souveraineté nationale et d’envi-
ronnement. La Commission
européenne propose de dévelop-
per à grande échelle des instru-
ments qui peuvent être utiles
pour lutter contre la volatilité
des prix, mais elle refuse de ré-
former l’essentiel : le mécanisme
de formation des prix. Le gaz
continuera à déterminer le prix
de marché dans deux cas sur
trois, alors que sa part dans la
production d’électricité n’est que
de 20 %. Le coût d’exploitation
affiché sur le marché par les éo-
liennes et les panneaux solaires
restera proche de zéro (le vent et
le soleil sont gratuits…), alors
que leur intermittence repré-
sente un coût important pour
les autres filières.
Se battre
Il ne reste par conséquent à la
France qu’à se battre pour s’assu-
rer qu’elle aura la maîtrise de ses
tarifs réglementés afin de faire
profiter les ménages, les artisans,
les petites et moyennes entrepri-
ses et les collectivités territoriales
du coût modéré de son énergie
nucléaire. Pour le moment, la
Commission, dans le texte de sa
proposition de réforme du
14 mars, annonce la fin des tarifs
réglementés : « Des prix réglemen-
tés peuvent être établis pour
les ménages vulnérables et en si-
tuation de précarité énergétique
(…) et, à titre de mesure transitoire,
pour les ménages et les microen-
treprises. » Espérer contourner
cette disposition générale à tra-
vers les contrats à terme serait un
pari bien téméraire !
Enfin, un troisième dossier
brûlant vient de se préciser : la
réforme des modalités de vote
au sein du Conseil européen.
Dans une tribune datée du
12 juin sur le site Politico.eu, An-
nalena Baerbock, ministre des
affaires étrangères d’Allemagne,
et plusieurs de ses collègues de
l’Union proposent d’abandon-
ner la règle de l’unanimité pour
les décisions de politique étran-
gère et celles qui touchent à la
sécurité. Une interprétation
pour le moins alambiquée d’un
article du traité de Lisbonne per-
mettrait d’avancer dans cette di-
rection, sans réforme des traités
et naturellement sans consulta-
tion populaire !
Cette initiative est inquiétante,
car elle fait suite à deux déclara-
tions du chancelier Olaf Scholz :
l’une en tant que vice-chancelier,
le 28 novembre 2018, à l’univer-
sité Humboldt, à Berlin, dans la-
quelle il proposait de mutualiser
le siège de la France au Conseil de
sécurité de l’ONU ; l’autre en tant
que chancelier, le 29 août 2022, à
l’université Charles, à Prague,
dans laquelle il plaidait pour
l’abandon de la règle de l’unani-
mité. L’initiative de Mme Baer-
bock confirme ainsi une offen-
sive de l’Allemagne visant à faire
basculer l’Union européenne
dans une Union « bien différente
de l’Union actuelle », selon l’ex-
pression du chancelier Scholz
lui-même.
Ce serait une Europe composée
de 36 Etats, votant à la majorité
qualifiée et bientôt représentée
au Conseil de sécurité de l’ONU.
La démarche du chancelier est
habile – car liant, sans le dire,
élargissement, abandon de
l’unanimité et entrée au Conseil
de sécurité – mais inacceptable
pour la France, qui reste attachée
à une Europe forte et indépen-
dante au sein de laquelle les
identités nationales, dont la nô-
tre, sont respectées. p
Michel Barnier est un ancien
ministre et commissaire
européen ; Jean-Michel
Naulot est un ancien
membre du collège de l’Auto-
rité des marchés financiers
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023 Idées | 27

D Aurélien Taché
epuis plusieurs semaines, les Nous devons aussi repartir du prisme
quartiers populaires sont traver- de l’émancipation et réfléchir à l’accès aux
sés par un légitime vent de révolte, soins, au logement, à l’emploi. Sur ce der-
après qu’un policier a abattu le nier point, j’avais, dans le rapport sur l’in-

La Nupes doit briser le lien

jeune Nahel M., à Nanterre, à la suite d’un tégration des étrangers que j’ai remis au
refus d’obtempérer. Droite et extrême premier ministre en février 2018, proposé
droite essaient d’expliquer cette tragédie que les demandeurs d’asile puissent tra-
par une politique migratoire trop laxiste, vailler dès leur arrivée en France. Il sem-

entre insécurité et immigration

alors qu’elle trouve au contraire sa source blerait que, cinq ans plus tard, Gérald Dar-
dans un racisme systémique. manin [ministre de l’intérieur] et Olivier
C’est dans ce contexte qu’un projet de Dussopt [ministre du travail] y soient fa-
loi sur la question de l’immigration arri- vorables. Si cela figure dans le projet de loi
vera bientôt à l’Assemblée nationale et à venir, la gauche devra voter cette propo-

et doit renouer avec

que le sujet va de nouveau se retrouver sition, ainsi que, bien sûr, les dispositions
au centre du débat public. Référendum, sur les nouveaux titres de séjour liés aux
restriction du droit d’asile et du regrou- métiers en tension. Mais, alors que la
pement familial, primat du droit natio- construction de logements sociaux s’ef-
nal sur le droit européen… Après le terri- fondre, il est aussi impératif de la relancer,

ble drame d’Annecy, où un réfugié syrien
venu de Suède a attaqué des enfants à
l’arme blanche, la surenchère nationa-
liste et xénophobe des droites semble
désormais sans limites, avec un nouveau
participant en la personne de l’ancien
premier ministre Edouard Philippe.
Mais comme régulièrement mainte-
nant depuis que le sujet revient sur la ta-
ble, la gauche se demande quelle attitude
elle doit adopter et, en particulier, si elle
ne devrait pas afficher plus de fermeté.
Sous le quinquennat de François Hol-
lande, Manuel Valls puis Bernard Caze-
neuve ont forgé avant l’heure une doc-
trine du « et en même temps », se décli-
nant en matière migratoire par le slogan
« Humanité et fermeté ». Humanité donc,
pour que la solidarité que la gauche a tou-
jours promue se heurte le moins possible
à la question de l’altérité. Fermeté, pour
les immigrés sont
globalement plus
pauvres que les
natifs et ils sont
plus contrôlés,
arrêtés et
sévèrement jugés
l’émancipation
Alors que certains à gauche préconisent plus de fermeté à l’égard de l’immigration,
le député Europe Ecologie-Les Verts du Val-d’Oise estime qu’il faut sortir de ces
paradigmes biaisés et réfléchir à l’accès aux soins, au logement et à l’emploi
répondre au procès en angélisme qui lui
est fait dans le domaine de la sécurité. Or,
c’est bien là que le bât blesse. La formule
se révèle, dans le domaine de l’immigra-
tion, creuse et inopérante.
D’abord parce que les étrangers ne
sont ni meilleurs ni pires que les natio-
naux. Ce sont des êtres humains qui ont
quitté, de manière choisie ou non (la vé-
rité est le plus souvent entre les deux),
l’endroit où ils sont nés pour aller vivre
ailleurs. Il n’y a donc pas à être plus gé-
néreux avec eux, car ils ne sont pas
moins capables que les autres.
Ni à être plus dur, car ils ne sont pas
plus dangereux. Le Centre d’études pros-
pectives et d’informations internationa-
les, rattaché aux services de la première
ministre, publie, dans sa lettre d’avril, les
conclusions d’une série d’études qui sont
unanimes : il n’existe aucun lien de cause
à effet entre immigration et délinquance.
C’est pourquoi les propos de Bruno Re-
tailleau [président du groupe Les Républi-
cains au Sénat], qui a récemment tenté
d’expliquer les phénomènes de violence
urbaine par l’origine réelle ou supposée
de leurs participants, sont aussi menson-
gers que nauséabonds.
Traitement discriminatoire
Car c’est bien sur ce point qu’un glisse-
ment terrible, jusqu’à présent réservé à
l’extrême droite, s’opère. Certes, les statis-
tiques prises de manière brute démon-
trent que si la population hexagonale
compte 7,7 % d’étrangers, on en retrouve
prêt du double dans les affaires traitées
par la justice. Mais cela s’explique parfai-
tement. Il existe tout d’abord une série
d’infractions qui sont propres au statut
d’étranger (faux en écriture, travail dissi-
mulé…) et pour lesquelles les nationaux
ne sont naturellement pas concernés. Par
ailleurs, il y a aussi un nombre plus élevé
de jeunes hommes au sein des popula-
tions immigrées, deux caractéristiques
systématiquement associées à une surre-
présentation dans la délinquance. Enfin,
les immigrés sont globalement plus pau-
vres que les natifs et, surtout, comme le
démontrent plusieurs études de la Défen-
seure des droits, ils sont beaucoup plus
contrôlés, arrêtés et sévèrement jugés.
C’est donc d’abord à un traitement diffé-
rencié et même discriminatoire qu’est
due cette surreprésentation.
Alors comment la Nouvelle Union po-
pulaire écologique et sociale (Nupes)
doit-elle agir face à cela ? En sortant de pa-
radigmes biaisés. Les droits sociaux sont
aujourd’hui déjà bien moindres pour les
étrangers, qui n’ont, par exemple, accès
qu’à l’aide médicale de l’Etat pour se soi-
gner et doivent justifier de cinq années
de présence régulière sur le territoire
français pour prétendre au revenu de so-
lidarité active. S’il ne s’agit pas d’augmen-
ter ces aides, il faut en revanche les ren-
dre effectives, le taux de non-recours
étant extrêmement élevé, et les restrein-
dre n’aurait clairement aucun sens.
pour que les Français et les étrangers en
situation régulière aujourd’hui coincés
chez des marchands de sommeil ou dans
des centres d’hébergement puissent se lo-
ger dans les métropoles, où ils travaillent
le plus souvent.
Enfin, et cela figurait aussi dans mon
rapport de 2018, une évaluation psychia-
trique devrait être systématiquement
réalisée lors de l’examen d’une demande
d’asile. Trop d’exemples démontrent les
conséquences dramatiques que peuvent
avoir les souffrances psychiques liées à
l’exil. Nos perpétuelles hésitations nous
ont fait tarder à réagir à Saint-Brevin-les-
Pins, en Loire-Atlantique [qui a vu le maire
démissionner de sa fonction après des me-
naces liées à son soutien à un projet de
centre d’accueil de demandeurs d’asile
et l’incendie criminel de son domicile] et
nous ont conduits à être trop discrets lors
du terrible naufrage qui a vu des centai-
nes de personnes périr en Méditerranée
le mois dernier. La Nupes doit donc briser
pour de bon le lien établi entre insécurité
et immigration. Mais aussi refuser toute
logique paternaliste avec les étrangers,
pour vraiment renouer avec celle de
l’émancipation. Tous ceux qui s’engage-
ront dans une autre voie échoueront. p
Aurélien Taché est député Europe
Ecologie-Les Verts du Val-d’Oise
et membre de la Nouvelle Union
populaire écologique et sociale

Bassem Asseh L’intégration, ce n’est pas que la sécurité

ou le travail, ce sont d’abord la langue et les principes communs
Parce que les échecs de l’intégration alimentent le vote xénophobe, la gauche doit tenir un discours clair sur la question migratoire,
notamment conditionner le permis de séjour long à l’apprentissage du français, affirme le premier adjoint de la maire de Nantes

L
e 27 juin, Nahel M. est tué
par le tir d’un policier. Des
violences urbaines écla-
tent. Les grilles d’analyse
culturalistes, parfois racialistes,
s’activent. Le Rassemblement na-
tional (RN) voit dans ces émeutes
une confirmation de sa position
anti-immigration. Des figures du
parti Les Républicains réagissent
en radicalisant leur discours sur
la question migratoire. Les uns et
les autres profitent de la situa-
tion en confondant à dessein cas-
seurs et immigrés – immigrés
étant, au passage, amalgamés
avec descendants d’immigrés. Ils
cherchent ainsi à consolider le
poids de la question migratoire
dans le débat public.
Dans un tel contexte, il est né-
cessaire que la gauche ait un dis-
cours clair et convaincant sur la
question migratoire. Or, à de ra-
res exceptions près, la gauche est
mal à l’aise avec celle-ci. Au point
que, même quand elle veut en
dire du bien, elle se prend les
pieds dans le tapis. Carole Delga
[Parti socialiste] en a fait les frais,
débuts juin, lorsqu’elle a illustré,
par le cas de Kylian Mbappé, fils
d’immigré, le fameux adage se-
lon lequel « l’immigration est une
chance pour la France ». Et, pour-
tant, l’immigration n’est ni un
bien en soi ni un mal en soi. C’est
un fait humain et politique avec
des difficultés et des solutions,
des succès et des échecs. Et face à
un tel phénomène, les partis de
gauche doivent être capables de
tenir un discours articulé et de
proposer des politiques publi-
ques sur l’immigration, mais
aussi sur l’intégration. Sauver les
migrants qui risquent la noyade
en Méditerranée est une étape
cruciale que personne ne peut es-
quiver. Accueillir ici selon des rè-
gles de droit claires et dignes.
Renvoyer quiconque doit être
renvoyé selon, là aussi, des règles
claires et dignes démocratique-
ment validées. Mais aussi, sur-
tout, intégrer ceux qui sont ame-
nés à rester ici.
Et l’intégration, ce n’est pas seu-
lement le travail ou la sécurité ou
je ne sais quel autre thème d’ac-
tualité. L’intégration, c’est d’abord
la langue commune et les princi-
pes communs (liberté de cons-
cience, de pensée et d’expression,
égalité entre citoyens et plus parti-
culièrement entre femmes et
hommes, respect de la loi, etc.). La
langue et les principes communs
sont la base de tout le reste de
l’édifice social (emploi, accès au
droit, cohésion sociale, participa-
tion à la solidarité nationale, etc.).
Nous sommes nombreux à
avoir immigré et à nous être inté-
grés. Ce n’est pas facile tous les
jours. C’est plus difficile pour cer-
tains d’entre nous que pour
d’autres. Mais ce n’est pas non
plus impossible… Or, nous som-
mes dans une phase d’augmenta-
tion des délivrances de premiers
titres de séjour. L’Institut natio-
nal de la statistique et des études
économiques (Insee) rendait
compte, en mars, de l’évolution
suivante : 171 907 premières ad-
missions au séjour en 2007,
­contre 270 925 en 2021. D’ailleurs,
dans ce contexte, l’électorat de
gauche lui-même n’est pas là où
ses représentants politiques sem-
blent être. Dans une note de la
Fondation Jean Jaurès publiée au
printemps, Adélaïde Zulfikar-
pasic étudie l’état de l’opinion, en
particulier à gauche, sur la ques-
tion migratoire. Les électeurs de
gauche « sont près d’un sur deux
(48 %) à penser qu’il y a trop d’im-
migrés en France aujourd’hui
C’est un sujet
politique
comme un autre.
Peut-être même
plus important,
car il
conditionne
l’avenir commun
(+ 21 points depuis 2018). Ce senti-
ment est même majoritaire chez
les sympathisants de La France in-
soumise (51 % ; + 20 points) et ceux
d’Europe Ecologie-Les Verts (50 % ;
+ 22 points). S’il est beaucoup plus
faible chez les sympathisants du
Parti socialiste (43 %), il est toute-
fois présent chez plus de quatre
sympathisants sur dix et égale-
ment en progression par rapport à
2018 (+ 18 points). »
Service public gratuit
On peut adhérer ou pas, à titre
personnel, à ces résultats, mais
on ne peut que constater qu’il est
nécessaire de traiter la question
avant que les résultats électoraux
ne deviennent encore plus favo-
rables au RN. L’Institut français
d’opinion publique [IFOP]
­constate en juin que « le vote RN
est aujourd’hui devenu massif :
plus de quatre Français sur dix
(42 %) ont déjà voté pour une liste
ou un candidat RN à l’occasion
d’un scrutin, quel qu’il soit (et 29 %
“plusieurs fois”). Nous constatons
une nette hausse du vote déclaré
RN : entre 2017 et 2023, il a grimpé
de 30 % à 42 % ».
Dans un tel contexte, nous
avons tous intérêt à ce que les
succès dans l’intégration soient
toujours bien plus nombreux que
les échecs. C’est la condition abso-
lument nécessaire à la poursuite
de l’accueil. Car les échecs de l’in-
tégration alimentent, en toute lo-
gique, le vote xénophobe. Or, une
fois un candidat xénophobe ar-
rivé au pouvoir, il appliquera son
programme et bloquera l’accueil.
Et, dans ce cas, les premiers per-
dants seront ceux qui sont
­confrontés aux risques de mort
ou de persécution dans leurs pays
d’origine. Pour donner sa chance
à l’intégration de chacun, il est né-
cessaire que quelques politiques
publiques soient mises en œuvre
ou grandement renforcées.
La plus élémentaire concerne
l’apprentissage du français basi-
que, dont la maîtrise nécessite
quatre cents à six cents heures de
cours par personne que l’Etat de-
vra assurer lui-même au travers
d’un service public gratuit, avec
examen à la fin du parcours
­conditionnant le permis de séjour
long. L’Allemagne a mis en place
de tels dispositifs cumulant jus-
qu’à sept cents heures de cours
(langue et orientations sociocul-
turelles). Il n’y a aucune raison
que la France ne sache pas le faire.
Et aucune raison que la France
s’appuie sur les associations, elles-
mêmes ayant souvent recours
aux bénévoles. Ces cours ont be-
soin d’être « industrialisés » au tra-
vers d’un service public créé à cet
effet. Ils permettront aussi aux
nouveaux venus de connaître et
de comprendre la culture fran-
çaise, les principes qui fondent la
République, le cadre légal et social
qui régit la vie en société dans no-
tre pays. En somme, c’est la mise
en marche d’une réelle volonté de
vivre ensemble au-delà du mantra
souvent répété et souvent raté.
On pourrait citer bien d’autres
politiques publiques… Mais ter-
minons en rappelant que la ques-
tion ne devrait être ni un totem
ni un tabou. C’est un sujet politi-
que comme un autre. Peut-être
même plus important qu’un
autre, car il conditionne notre
avenir commun.
Et pour en parler de manière
convaincante pour le plus grand
nombre, il ne faut pas avoir peur
du sujet. Il faut juste le traiter,
dans son ensemble – immigra-
tion et intégration –, dans le ca-
dre d’un débat démocratique. On
apprécie la démocratie à sa juste
valeur, en particulier lorsqu’on a
vécu dans des sociétés qui en
sont dépourvues. p
Bassem Asseh est premier
adjoint de la maire de Nantes,
membre du Parti socialiste et
codirecteur de l’Observatoire
de l’efficacité de l’action
publique à la Fondation Jean
Jaurès. Né à Beyrouth en 1974,
il a immigré en France en 1990
et travaille dans le secteur
du numérique et de
l’intelligence artificielle
 0123
28 | Idées ­
­Mercredi 12­ juillet 2023

Derrière la consigne des bouteilles, l’enjeu du plastique recyclé

Analyse riau. Puis, en 2030, le nombre de bouteilles
en plastique à usage unique devra être
fets pervers en favorisant encore la consom-
mation de plastique », explique-t-elle.
Christophe Béchu, ministre de la transition
écologique et de la cohésion des territoires,

L
e dossier de la consigne des bou-
teilles est complexe mais, en la ma-
tière, les objectifs sont simples : di-
minuer la consommation de plasti-
que à usage unique. Les bouteilles en plasti-
que seraient vendues 10 à 15 centimes de
plus, que récupérerait le consommateur en
les rapportant une fois vides dans des points
de collecte situés sur les parkings de super-
Les collectivités marché ou chez les commerçants.
territoriales, Le projet de mise en place de la consigne a
déjà donné lieu en 2019 à des affrontements
qui récoltent ces entre ses partisans – les industriels qui met-
tent sur le marché ces bouteilles en plastique
bouteilles, sont et ceux qui les recyclent – et ses adversaires,
les collectivités territoriales, inquiètes de
inquiètes de voir voir cette matière première leur échapper.
cette matière Aujourd’hui, ce sont elles qui récoltent ces
bouteilles dans les poubelles jaunes et les re-
première vendent aux recycleurs. Et certaines ont in-
vesti massivement dans la modernisation et
leur échapper l’adaptation de leurs centres de tri.
Le conflit est si sensible que le gouverne-
ment, qui a ouvert, fin janvier, une concerta-
tion prévue pour aboutir à une décision d’ici
à l’été, conformément à la loi Antigaspillage
pour une économie circulaire, du 10 fé-
vrier 2020, a dû la reporter à l’automne.
L’enjeu est crucial alors que, en 2025, 77 %
des bouteilles en plastique devront être col-
lectées pour recyclage et que les industriels
auront l’obligation d’utiliser 25 % de plasti-
que recyclé, d’où la valeur prise par ce maté-
­réduit de 50 % par rapport à 2018. En l’es-
pèce, la France a encore du chemin à faire
pour atteindre l’objectif de 75 % de taux de
collecte des bouteilles en plastique pour
­recyclage fixé par l’Europe pour 2025, ce
taux étant actuellement d’environ 61 %
dans l’Hexagone. Par comparaison, le taux
de recyclage du verre est proche de 90 %, les
bouteilles représentant près de 80 % des
emballages en verre.
Sidération
Entre collecte et consigne, le débat fait rage.
« La première plaît à tout le monde, un peu par
nostalgie du temps où on ramenait sa bou-
teille en verre pour réemploi », décrit Nicolas
Garnier, délégué général d’Amorce, réseau de
collectivités spécialisé dans l’environnement.
La seconde, où le retour des bouteilles en
plastique serait rémunéré au consommateur,
déclenche les passions. A son propos, Amorce
dénonce une « vaste campagne de lobbying à
l’échelle européenne, lancée par certains in-
dustriels pour verdir l’image de la bouteille en
plastique jetable, en s’appuyant sur un projet
de “fausse consigne pour recyclage” ».
Charlotte Soulary, responsable du plai-
doyer à Zero Waste, regrette aussi la confu-
sion dans les débats. « Derrière la consigne, il
y a le fait de donner une valeur à un conte-
nant, mais recyclage et réemploi n’ont rien à
voir. L’objectif, c’est d’en finir avec la pollution
plastique, et la consigne pourrait avoir des ef-
Du côté des partisans de la consigne, c’est
un peu la sidération. « Je suis impressionné
par la fureur des arguments derrière lesquels il
faut sans doute voir la crainte des collectivités
de perdre la valeur de cette matière première »,
analyse Jean Hornain, le directeur général de
Citeo, entreprise spécialisée dans le recyclage
des emballages ménagers notamment.
L’argument financier reste central. Sébas-
tien Jacques, délégué général de la Maison des
eaux minérales naturelles – qui représente
80 % du chiffre d’affaires du secteur, soit
4,6 milliards de litres vendus chaque année –,
explique que ces bouteilles en plastique re-
présentent 96 % des emballages. « Avec un
taux de collecte de 61 %, nous devons aller cher-
cher les 39 % restants, et la consigne est l’une
des solutions, d’autant que nous avons obliga-
tion d’incorporer du plastique recyclé dans la
fabrication de ces bouteilles », explique-t-il.
« Pas de statu quo »
De son côté, l’Agence de l’environnement et
de la maîtrise de l’énergie (Ademe) explique
que, pour atteindre l’objectif officiel de 90 %
de recyclage des bouteilles en plastique
en 2029, il faudra mettre en place « des mesu-
res complémentaires et ambitieuses afin
d’améliorer la performance de la collecte ».
Mais, précise l’Ademe, « la mise en place d’un
dispositif de consigne pour recyclage ne per-
met pas à lui seul de répondre aux objectifs
portant sur l’ensemble des emballages ».
n’entend pas non plus se laisser enfermer
dans le seul débat sur la consigne et élargit la
problématique à la question de la pollution
plastique. « Si on n’inverse pas la courbe,
avance-t-il, l’industrie plastique représentera
6 % à 10 % des émissions de gaz à effet de serre
au milieu du siècle. En 2050, il y aura autant
de plastique dans l’océan que de poissons. »
La consigne pour recyclage des bouteilles
en plastique verra-t-elle le jour en France ? « Il
n’est pas question de dire juste : “Vous ne vou-
lez pas de la consigne, O.K., on ne la met pas en
place”, déclare M. Béchu. Pas plus que de dire :
“Il faut généraliser ce système.” » Il faut, selon
le ministre, continuer à chercher des alterna-
tives qui permettent d’atteindre les objectifs
de recyclage. La redevance incitative déjà en
place dans certaines communes en fait par-
tie. D’autres hypothèses sont à l’étude,
comme la mise en place des consignes à
l’échelle régionale. « Une chose est sûre, le
message final ne sera pas le statu quo. On ne
peut se satisfaire du taux actuel et ne pas s’at-
taquer à la quantité de plastique mise sur le
marché », martèle Christophe Béchu.
La décision finale sera sans doute plus fa-
cile à annoncer à l’automne, au lendemain
de l’élection sénatoriale, fixée au 24 septem-
bre, quand aura été renouvelée cette Assem-
blée, chambre d’écho des inquiétudes des
élus locaux. p
Rémi Barroux
(service planète)

Chronique | par Frédéric Lemaître

L’internet russe, libéré puis réprimé
La relation exécrable Livre trumentalisation du droit (…),
l’autocensure et l’intimidation
de contournement pour diffuser
des enquêtes sur la corruption des

entre Washington et Pékin E n comparaison avec la

Chine, qui a placé l’Internet
sous le contrôle étroit
de l’Etat dès l’origine, la Russie
a suivi une trajectoire particulière.
des fournisseurs d’accès Internet et
téléphonique ». Créé en 2008, Ros-
komnadzor, l’organisme de super-
vision des communications, a vu
ses prérogatives s’étendre rapide-
élites liées au régime. En jan-
vier 2021, deux jours après l’arres-
tation de leur chef de file, les parti-
sans de celui-ci publiaient encore
une enquête, commentée par ses

M oins de trois semaines

après le secrétaire d’Etat,
Antony Blinken, c’était au
tour de la secrétaire au Trésor, Janet
Yellen, de se rendre à Pékin. Arrivée
jeudi 6 juillet dans l’après-midi, elle en
est repartie dimanche après environ
une dizaine d’heures d’entretiens avec
ses interlocuteurs chinois : le premier
ministre, Li Qiang, le vice-premier mi-
nistre chargé des finances, He Lifeng,
le ministre des finances, Liu Kun, et le
tout nouveau chef de la Banque popu-
laire de Chine, Pan Gongsheng. Signe
de l’importance qu’avait ce voyage
pour les Américains : le New York
­Times n’a pas hésité à lui consacrer
un live dimanche, sur son site Inter-
net. Très prochainement, John Kerry,
le « M. Climat » de Joe Biden, devrait
également se rendre en Chine.
La principale bonne nouvelle de la
visite de Mme Yellen… est qu’elle a eu
lieu. Huit mois après la rencontre
­entre Joe Biden et Xi Jinping, à Bali
en novembre 2022, les deux pays
se reparlent enfin. L’affaire du ballon
espion chinois, qui, selon le Penta-
gone, n’a finalement rien espionné
en survolant les Etats-Unis au début
de l’année, semble s’estomper.
L’« opération de charme » de la secré-
taire au Trésor américaine semble
avoir fonctionné. Aucun incident n’a
été à déplorer durant ces quatre jours.
Les Chinois se sont même extasiés de
sa dextérité à manier les baguettes.
Mme Yellen avait un atout. Dans l’ad-
ministration américaine, le poste
de secrétaire au Trésor, qui a besoin
de la Chine pour boucler ses fins de
mois, est le « good guy » de l’équipe,
alors que son collègue chargé du
­commerce, qui constate le déficit
abyssal des Etats-Unis face à Pékin, est
le « bad guy ». « Notre principal souci, ce
sont les barrières douanières mises en
place par l’administration Trump,
et qui restent en place, ainsi que les
1 300 entreprises chinoises qui figurent
sur l’Entity List [elle répertorie les en-
treprises dont les activités sont inter-
la Chine refuse
de rétablir les canaux
de communication
traditionnels avec
le Pentagone
dites ou limitées par Washington] »,
explique Wu Xinbo, professeur de
­relations internationales à l’université
Fudan, à Shanghaï. Des contentieux
qui ne sont pas du ressort de Janet Yel-
De la libéralisation à la répression,
l’espace numérique, qui a long-
temps porté les espoirs de démo-
cratisation du pays, a changé de
nature. Sous la direction de trois
ment : contrôle des contenus en
­ligne, blocage de sites, établisse-
ment d’une liste noire. Le « Ru-
Net », l’Internet russophone, s’est
aussi mué en « outil parmi
soins, sur un palais de Vladimir
Poutine au bord de la mer Noire.
D’année en année, l’emprise
de la propagande n’a cessé de pro-
gresser. L’entreprise privée Yan-
len. Samedi, l’agence de presse Chine universitaires et chercheurs, Fran- d’autres du projet politique impé- dex, fleuron de l’industrie techno-
nouvelle a d’ailleurs qualifié la visite çoise Daucé, Benjamin Loveluck, rial des autorités russes (…), voire logique russe, a perdu de son
de « constructive », mais a jugé Genèse d’un et Francesca Musiani, une équipe un outil du “cyberimpérialisme” ». autonomie. Lancé en 2004, le mo-
qu’« abuser de la sécurité nationale autoritarisme de spécialistes s’est penchée sur A l’interdiction de manifester teur de recherche Yandex News,
n’est pas propice aux échanges écono- numérique ce phénomène de restriction des s’est juxtaposée la reprise en main l’équivalent de Google Actualités,
miques et commerciaux normaux ». sous la direction libertés virtuelles au même titre de l’outil numérique. Une démar- fait aujourd’hui l’objet d’un enca-
de Françoise Daucé, que les libertés publiques. che soutenue par la loi sur un drement strict de son système
En panne sur les questions militaires Benjamin Loveluck L’invasion de l’Ukraine en fé- ­« Internet souverain » adoptée d’information. En décembre 2022,
La secrétaire au Trésor américaine et Francesca Musiani, vrier 2022 a certes représenté une en 2019, « dans le but officiel de un proche du chef du Kremlin,
a tenu à faire la différence entre le dé- Presse des Mines, étape supplémentaire dans « l’en- protéger le pays contre des cyberat- Alexeï Koudrine, ancien président
couplage des économies (decoupling) 210 p., 29 €. rôlement d’Internet au service de la taques », et par la loi dite « contre de la Cour des comptes, a annoncé
et la réduction des risques (derisking) : politique belliciste » de Vladimir Apple », l’année suivante, contrai- rejoindre la direction du groupe.
« Il y a une importante distinction en- Poutine. Pour un message hostile gnant les opérateurs à préinstaller Tout au long de l’ouvrage, la des-
tre, d’un côté, le découplage et, de à « l’opération spéciale » publié sur des applications de fabrication cription de cet « autoritarisme nu-
l’autre, la diversification des chaînes les réseaux sociaux, des dizaines russe sur les smartphones. Il y eut mérique » est aussi précise qu’im-
d’approvisionnement cruciales. Nous de Russes ont été inquiétés ou bien une résistance numérique placable. Un seul regret : il n’ex-
prenons des actions au nom de la sécu- condamnés à des peines de pri- acharnée pour maintenir la fenê- plore pas assez les échanges
rité nationale [qui sont] ciblées. » Mais son. Mais les auteurs démontrent tre ouverte. L’opposant Alexeï de procédés, pourtant nombreux,
Pékin juge les deux termes synony- que le tournant a été pris dès les ­Navalny et son réseau, en particu- effectués avec la Chine. p
mes. Ces propos ont d’autant moins années 2010, par le biais de « l’ins- lier, ont exploité toutes les failles Isabelle Mandraud
de chances de convaincre les Chinois
que les Etats-Unis ne se contentent pas
de limiter leur exposition à la Chine,
mais bloquent les exportations des
technologies les plus sensibles.
Rien dans les propos tenus par la
Déconstruction | par Sergio Aquindo
­secrétaire au Trésor ne laisse penser
que les Etats-Unis sont prêts à modi-
fier leur politique. Les relations entre
les deux pays n’ont donc aucune rai-
son de s’améliorer. Depuis la visite
de M. Blinken, il a été convenu de
« stabiliser la relation », pas davan-
tage. Nul ne se fait d’illusion. Même
les Américains reconnaissent que,
à l’aube d’une année électorale, il y
a peu de chances de voir le gouverne-
ment se rapprocher de la Chine.
« Chacun des deux pays considère
l’autre comme la principale menace »,
constate Wang Jisi, professeur de rela-
tions internationales à l’université de
Pékin. D’ailleurs, si le dialogue entre
Pékin et Washington reprend sur les
questions économiques et climati-
ques, il est un domaine où il reste en
panne : les questions militaires. Tant
que le ministre de la défense chinois
sera sous sanctions américaines,
pour avoir acheté du matériel mili-
taire dans le cadre de ses fonctions
précédentes, la Chine refuse de réta-
blir les canaux de communication
traditionnels avec le Pentagone.
La visite de Janet Yellen ne doit pas
faire illusion : les relations entre
Washington et Pékin restent exécra-
bles, et aucun des deux pays ne sem-
ble prêt au moindre compromis. p
0123
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
France |
par Fr ançoi se Fr e ss oz
Le quinquennat
à réinventer
C
inq jours d’émeutes ur-
baines d’une rare inten-
sité ont balayé les cent
jours qu’Emmanuel Ma-
cron s’était donnés pour rebondir
après le long conflit déclenché par
la réforme des retraites. Elisabeth
Borne peut bien faire valoir, dans
Le Parisien du 9 juillet, qu’elle a
« délivré » sur tous les sujets qui
faisaient partie de sa feuille de
route : le travail, l’éducation, la
santé, la planification économi-
que, les dossiers régaliens, la façon
dont est amené à évoluer le gou-
vernement dépend de l’analyse du
séisme qui vient de se produire et
de la réponse qu’entend lui appor-
ter le président de la République.
Les premiers sondages mon-
trent à la fois l’état de sidération
de l’opinion, la forte demande
d’autorité qui émane du pays et le
peu de crédit dont disposent les
élus politiques de tout bord pour
tenter de circonscrire une crise
multiforme et qui remonte à loin.
Même s’il est parvenu à rétablir le
calme en cinq jours, là où il en
avait fallu dix-neuf à Jacques Chi-
rac pour maîtriser les émeutes de
2005, Emmanuel Macron est sé-
vèrement jugé. Seulement 28 %
des Français se déclarent satisfaits
de ses réactions, selon une étude
IFOP pour Sud Radio du 30 juin. La
proportion atteint tout juste 30 %
dans une enquête OpinionWay
pour Le Parisien. L’impression do-
mine que l’exécutif a été débordé
par ce nouveau surgissement de
violence, alors qu’il avait soigneu-
sement balisé la séquence politi-
que postretraite pour donner le
sentiment de maîtriser l’agenda.
Les adversaires d’Emmanuel
Macron n’ont pas de quoi se ré-
jouir. Selon cette même enquête,
aucune formation politique n’est
créditée par les Français d’avoir eu
la bonne réaction ou d’avoir émis
des propositions susceptibles
d’éviter d’autres crises. C’est bien
une disqualification globale du
champ politique qui est mise en
évidence face à cette nouvelle
grave déchirure du tissu national.
Découragement collectif
Selon les premières indications
du gouvernement, de 7 000 à
8 000 personnes violentes étaient
dans la rue durant ces jours
d’émeutes, soit une infime mino-
rité en comparaison des 6 mil-
lions d’habitants des quartiers po-
pulaires. Dans Le Parisien, la pre-
mière ministre constate « qu’un
tiers des communes qui ont connu
des violences n’ont pas de quartiers
“politique de la ville” » et que « la
moitié des quartiers qui font l’objet
de grosses opérations de rénova-
tion urbaine n’ont pas connu de
violences ». Avant toute conclu-
sion hâtive, il est impératif de
prendre le temps de l’analyse et
du diagnostic.
Les émeutes déclenchées par la
mort du jeune Nahel M., tué par
un policier après un refus d’ob-
tempérer, renvoie à des problè-
mes endémiques : violences poli-
cières, sentiment de relégation
d’une partie de la population, ra-
tés de l’intégration mais aussi
montée de la délinquance, em-
prise du trafic de drogue de plus
en plus prégnante dans certaines
villes, sapant l’autorité et le pou-
voir des élus locaux. Ces problè-
mes sont la résultante de déci-
sions qui remontent à loin et dont
personne n’avait, à l’époque, me-
suré les conséquences. Emmanuel
Le chef de l’État
doit gérer la
pression combinée
de la droite et de
l’extrême droite
0123 | 29
Chronique Géorgie :
l’absurde
do-judiciaire. Personnalité clivante, l’ancien Saakachvili de subir les effets d’une ven-
persécution
de Mikheïl
président a laissé le souvenir d’un réforma-
teur souvent brutal. Il a de plus brouillé son
image en tentant de s’inventer une seconde
geance tenace, attisée par l’oligarque pro-
Kremlin Bidzina Ivanichvili, son ennemi
juré, par l’entremise d’un homme lige, Irakli
Saakachvili vie politique dans un autre pays que le sien,
en Ukraine, où il a notamment exercé les
fonctions de gouverneur à Odessa.
Garibachvili, qui dirige le gouvernement.
L’ancien président subit désormais les
conséquences de ces affrontements impi-
Mais cette trajectoire politique mouve- toyables. L’hypothèque qui pèse sur lui le
mentée ne saurait justifier son traitement. dépasse, car le traitement qui lui est réservé
Emmanuel Macron Il a incarné, parmi les tout premiers, la vo- par l’Etat géorgien ne peut que compro-
lonté d’émancipation de certaines ancien- mettre les aspirations européennes nour-
est sommé de nes républiques soviétiques, traduite par ries par une bonne partie de sa population.
les révolutions de couleur qui ont pétrifié Celle-ci se reconnaît dans la résistance fa-
trouver une réponse le Kremlin. Porté au pouvoir par celle « des rouche opposée par l’Ukraine à la Russie,
roses », en 2004, Mikheïl Saakachvili a en alors que le gouvernement géorgien s’ef-
convaincante
à la question
de l’autorité
Q uel visage veut se donner la Géor-
gie ? Celui, fantomatique, offert le
3 juillet sur un lit d’hôpital par
l’ancien président Mikheïl Saaka-
chvili ? Emprisonné depuis son retour dans
effet défendu une orientation résolument
pro-européenne, devenant rapidement la
bête noire de Vladimir Poutine.
Les tensions avec Moscou ont débouché
sur la brève guerre russo-géorgienne de
force au contraire de complaire au Kremlin,
malgré la blessure des territoires perdus. La
société civile s’est dressée contre le gouver-
nement, en mars, pour le contraindre à reti-
rer un projet de loi ciblant les organisations
républicaine son pays, en septembre 2021, après un exil 2008, qui s’est conclue par la défaite mili- non gouvernementales et les médias, copié
de huit ans en Ukraine, poursuivi pour de taire de Tbilissi et l’occupation de deux ter- sur le modèle qui a cours à Moscou.
multiples chefs d’accusation qu’il conteste, ritoires, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Ce Les Européens doivent faire du sort de
Macron l’avait relevé dans son dis- ce dernier est désormais méconnaissable, conflit a préfiguré le traitement administré M. Saakachvili une question de principe.
cours aux Mureaux (Yvelines), le comme rongé par sa détention. La dégrada- par Moscou à l’Ukraine à partir de 2014, pu- Après des mois de pression nationale et in-
2 octobre 2020, en parlant de « la tion de son état de santé, en un peu plus de nie elle aussi pour avoir prétendu s’écarter ternationale, la présidente géorgienne, Sa-
ghettoïsation que notre Républi- vingt mois, est impressionnante. de l’orbite russe. La Moldavie, travaillée de lomé Zourabichvili, pro-européenne, a gra-
que, avec initialement les meilleu- Le sort de Mikheïl Saakachvili, qui se con- manière similaire par un séparatisme ins- cié le 22 juin un journaliste, Nika Gvaramia,
res intentions du monde, a laissé sidère, non sans bonnes raisons, comme un trumentalisé par le régime russe, redoute objet d’une vendetta similaire. On attend
faire (…) en concentrant les popula- prisonnier politique, n’est pas sans rappeler de subir le même sort. de la présidente, d’urgence, une mesure de
tions souvent en fonction de leurs celui de l’opposant russe Alexeï Navalny. Son départ du pouvoir en 2012, lors de la grâce similaire à l’égard de son prédéces-
origines, de leurs milieux sociaux Comme lui, il est soumis à un traitement dé- première alternance démocratique connue seur emprisonné, que l’Ukraine propose
dans certains quartiers ». gradant et à une forme de persécution pseu- par la Géorgie, n’a pas empêché Mikheïl d’accueillir pour un traitement médical. p
La tonalité des réactions politi-
ques est inquiétante parce qu’elle
traduit à la fois une radicalisation
de certaines prises de position et
une forme de découragement col-
lectif face à ce qui ressemble au ro-
cher de Sisyphe : plus de mille bâ-
timents publics et privés ont été
saccagés, parmi lesquels des mai-
ries, des écoles, des bureaux de
poste, dont certains venaient tout
juste de faire l’objet d’une rénova-
tion. Lorsque Emmanuel Macron
a réuni, mardi 4 juillet, à l’Elysée,
les édiles dont les communes
avaient subi des dégradations, la
tension était palpable non seule-
ment à l’égard du pouvoir central,
mais entre les élus eux-mêmes,
très divisés sur la tonalité de la ré-
ponse à apporter à ce déchaîne-
ment de violence : devait-elle être
sociale, sécuritaire, limitée à la
sphère publique ou impliquer la
responsabilité des familles, alors
que le manque d’autorité paren-
tale sur des émeutiers parfois âgés
d’à peine 14 ans a été soulevé ?
Au niveau national, l’évolution
du parti Les Républicains, qui fait
un lien direct entre les émeutiers
et l’immigration en reprenant à
son compte la rhétorique de l’ex-
trême droite selon laquelle il exis-
terait des Français de souche et
des « Français de papier », est
symptomatique du durcissement
ambiant. La crainte, au demeu-
rant étayée, que la crise profite à
Marine Le Pen pousse la droite ré-
publicaine, qui a longtemps gou-
verné le pays et connaît à ce titre
la complexité du sujet, à renoncer
à toute retenue pour faire assaut
de surenchère sur les questions
migratoire et sécuritaire. Le ris-
que est triple : se tromper de dia-
gnostic, ajouter d’autres tensions
à celles déjà très fortes qui exis-
tent et ne rien régler du tout.
Lors de son premier quinquen-
nat, il avait fallu trois ans à Em-
manuel Macron pour formuler
un discours sur la lutte contre les
séparatismes, dont l’équilibre
avait été finalement salué. Le pré-
sident de la République y pointait
tout ce qui contribue à défaire la
République. Il appelait à mener
une lutte implacable contre l’isla-
misme radical, tout en assurant
que l’arsenal répressif ne servirait
à rien sans une vigoureuse action
pour l’égalité des chances.
Un an après le début de son se-
cond quinquennat, c’est sur la
question de l’autorité républi-
caine que le chef de l’Etat est
sommé de trouver une réponse
convaincante. Il ne part pas de
zéro, puisque le renforcement du
régalien, de l’égalité des chances,
de la souveraineté faisait partie
des thèmes abondamment déve-
loppés durant les cent jours. Ce-
pendant, la gravité des faits qui se
sont produits, combinée à la forte
demande de l’opinion, l’oblige à
aller plus loin pour contrer la su-
renchère sécuritaire de la droite
et de l’extrême droite. p
 La recherche A la RoboCup,
victime l’IA fait décoller
les robots
collatérale Football, domotique…
La compétition interna-

de la guerre
tionale, qui se tenait
à Bordeaux, a opposé
des machines de plus
en plus autonomes
Pag e 2

Comment des
gènes passent
d’une espèce
à une autre
Une étude révèle
un mécanisme moteur
de l’évolution qui fait
sauter des séquences
d’ADN entre espèces
animales
Pag e 3

La mise à l’écart de la Russie par les
sanctions européennes a bouleversé
le monde scientifique : chantiers retardés
ou suspendus, coûts plus élevés, satellites
cloués au sol… Mais les collaborations
avec des chercheurs russes perdurent
Entretien
Les inconduites
scientifiques
sont un poison
Pour Ivan Oransky,
« L’invasion russe avait été annoncée dans la nuit.
Dans les heures qui ont suivi, dès le jeudi matin, on
mément à ce que le CNRS avait annoncé dans un
communiqué, dès le 2 mars 2022.
­journaliste et fondateur
en a parlé en collège de direction. Le jeudi après- De fait, les sanctions imposées par l’Union euro- du site spécialisé dans
midi, j’ai demandé au directeur de ce laboratoire in- péenne à l’encontre de la Russie ont été déclinées en l’intégrité scientifique
ternational de recherche de rapatrier tout le person- France. Les colloques, moments privilégiés d’échan- « Retraction Watch »,
nel immédiatement », se souvient Thierry Dauxois, ges entre chercheurs d’une même discipline, ont
directeur de l’institut national de physique. Patron été annulés. Comme cet important colloque de les mauvaises pratiques
de l’un des dix instituts qui composent le CNRS, le physique qui avait été programmé dans la foulée sont bien plus fréquen-
physicien reconnaît que, « sur le plan scientifique, de la nouvelle inauguration du centre Poncelet de
tes qu’on l’imagine
la situation créée par la guerre est difficile ». Le Moscou prévue le 15 juin 2022, à l’occasion du
CNRS a aussi rapatrié ses effectifs de l’institut ­renouvellement de l’accord franco-russe. Page 8

C’
était l’une des plus anciennes col-
laborations du CNRS en Russie,
depuis une vingtaine d’années.
D’abord simple unité mixte fran-
co-russe de recherche en mathé-
matiques, le centre scientifique interdisciplinaire
Poncelet, installé à Moscou, avait progressive-
ment élargi ses champs d’investigation à la physi-
que théorique, la mécanique statistique ou encore
la matière condensée. Appelé à jouer le rôle de
« plate-forme de coopération et de centre de cris­-
tallisation des collaborations franco-russes », pour
reprendre les communiqués du CNRS d’avant la
guerre en Ukraine, tout s’y est arrêté un certain
24 février 2022.
français de recherche de Moscou et du laboratoire
international d’archéozoologie de Novossibirsk.
Pas moins de soixante-cinq « collaborations
structurées » entre chercheurs ou laboratoires
français et russes, bénéficiant d’un financement
spécifique du CNRS, ont été arrêtées du jour au
lendemain par l’institution de recherche hexago-
nale. Des coopérations sur les lasers intenses n’ont
ainsi pas pu se prolonger. « Cela gêne les cher-
cheurs, mais ils comprennent », affirme Thierry
Dauxois, avant de préciser que « certaines collabo-
rations individuelles ont néanmoins été autorisées
à se poursuivre, par exemple lorsqu’il s’agit de fina-
liser un article ». Quant aux échanges institution-
nels, ils ont également été interrompus, confor-
Au synchrotron européen de Grenoble (ESRF),
conçu pour accueillir des chercheurs de toute l’Eu-
rope pour y réaliser leurs expériences ou leurs ob-
servations, plus un Russe n’est venu depuis le
29 mars 2022. Ce jour-là, un mois après le début de la Dès la semaine
guerre en Ukraine, le conseil d’administration déci- prochaine et jusqu’à
dait, à l’unanimité des représentants des 21 pays l’édition du 30 août,
membres ou associés, moins la Russie, de suspen- retrouvez les deux
dre l’établissement de collaborations scientifiques
pages de la formule
et techniques avec des instituts russes. Alors que la
Russie contribue à hauteur de 6 % au budget de cet estivale du supplément
accélérateur de particules de 844 mètres de circon- « Science & Médecine »
férence, ses « droits d’accès » aux installations de dans votre quotidien
l’ESRF, qui étaient équivalents, sont gelés. du mardi daté mercredi
→ L i r e l a s u i t e pag e s 4 - 5

Cahier du « Monde » No 24422 daté ­­Mercredi 12­ juillet 2023 - Ne peut être vendu séparément
 Actualité
2| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 12­ juillet 2023

A la RoboCup, des robots dopés à l’intelligence artificielle

Technologie - Cette compétition internationale, dont la 26ᵉ édition vient de se terminer à Bordeaux, est le reflet des dernières avancées
techniques, mécaniques et logicielles favorisant l’autonomie des robots
Bordeaux - envoyé spécial

S
ur un rectangle de pelouse en plastique
bordé de lignes blanches et de deux
buts, des petits robots rouges ou bleus
piétinent, oscillant de la tête, tandis que
d’autres sont étendus inanimés sur le
bord du miniterrain. Au coup de sifflet de l’arbitre
(humain), l’un d’eux s’avance vers le ballon qui at-
tend sur le rond central, le frappe d’un pied doté
de quatre crampons, avant de suivre sa « course »
– plutôt une déambulation prudente – tandis que
d’autres automates, qui ont chuté en tentant de le
suivre, entreprennent une étrange gymnastique
pour se remettre debout. Un coéquipier arrive
près de la balle, se positionne sans que l’équipe ad-
verse réagisse vraiment, et, après une ou deux se-
condes d’immobilité, détend une jambe et inscrit
le premier but de la partie. Il y en aura trois autres
avant le coup de sifflet final, tous marqués par
l’équipe bleue bordelaise Rhoban, dans ce match
amical contre une équipe coréenne.
Tandis que les entraîneurs se serrent la main, les
équipiers humains pianotent déjà sur leurs ordi-
nateurs pour corriger un comportement aberrant
ou, tournevis en main, remettent les batteries en
charge ou remontent une jambe défaillante. Cé-
line Dobigeon, professeure de génie mécanique à
l’institut universitaire de technologie (IUT) de
Bordeaux, qui a conçu et fabriqué les petits huma-
noïdes de l’équipe Rhoban, reste ainsi à l’affût des
moindres défaillances de ses protégés, dotés « de
vingt moteurs et de membres d’aluminium, moins
déformables que le carbone ».
Ces scènes se sont reproduites à l’infini lors de
la RoboCup, la plus grande compétition interna-
tionale de robotique, organisée pour sa 26e édi-
tion à Bordeaux, qui a réuni du 4 au 10 juillet quel-
que 2 500 compétiteurs de 45 pays – chercheurs et
étudiants, mais aussi lycéens. Plusieurs ligues
s’affrontaient autour du ballon rond : robots hu-
manoïdes petits et grands, faits maison ou « mo-
notypes » identiques, comme le petit Nao, de
conception française – c’est alors la programma-
tion qui fait la différence –, mais aussi barils et py-
ramides montés sur roues, bien plus vifs, agres-
sifs et coordonnés.
Le défi immense de la perception autonome
Le football n’est pas le seul terrain de compétition
de la RoboCup, où des robots s’affrontent dans des
épreuves de domotique, de tâches industrielles
répétitives ou encore dans des épreuves d’explo-
ration de zones de catastrophe. L’objectif ? Faire
progresser cette forme d’« intelligence incarnée »
que sont les robots, résume Olivier Ly, du Labora-
toire bordelais de recherche en informatique, or-
ganisateur de la RoboCup. Son équipe, Rhoban, a
déjà remporté à quatre reprises la ligue des huma-
noïdes de petite taille en foot. Dimanche 9 juillet
au soir, elle pouvait célébrer un cinquième tro-
phée, après une victoire 5 à 2 contre ses rivaux ja-
ponais, à qui elle a repris le titre. « Le score était de
2-2 à la mi-temps, c’était vachement serré, puis leurs
moteurs ont chauffé », commente Olivier Ly.
L’édition bordelaise, qui avait été reportée pour
cause de Covid-19, a été précédée par une démons-
tration de force de DeepMind, qui n’était pourtant
pas engagé dans la compétition. Une récente
­vidéo de la filiale intelligence artificielle (IA) de
Google mettait en scène une formation virtuelle
accélérée de robots footballeurs grâce à un auto-
apprentissage par renforcement « in silico », et la
transposition des capacités acquises à leurs répli-
ques mécaniques réelles. Celles-ci se montraient
particulièrement à l’aise balle au pied. Bien plus
que ce que l’on a pu voir à Bordeaux.
Olivier Ly remet cependant les performances de
DeepMind en perspective : il évoque le « para-
digme perception-décision-action, que les robots
engagés dans la compétition doivent respecter en
poussant au maximum leur autonomie ». Les ro-
bots OP3 de DeepMind ne perçoivent pas par eux-
mêmes l’environnement dans lequel ils évoluent :
« La cartographie 3D et la position de chacun et du
ballon leur sont fournies avec une très grande pré­-
cision par un réseau de caméras disposées autour
du terrain. » Ce qui n’est pas autorisé dans la
­compétition ouverte aux robots humanoïdes.
Exit, donc, le défi immense de la perception
autonome, relevé avec plus ou moins de brio
sur les tapis verts du Parc des expositions borde-
lais. « Mais avec la démonstration de DeepMind,
je suis tombé de haut, reconnaît Dominique
­Duhaut, de l’université Bretagne Sud. Les algo-
rithmes d’apprentissage sont vraiment montés
en puissance. J’espère que DeepMind concourra
l’année prochaine ! »
Le chercheur était dans le comité de création de
la première RoboCup et avait organisé la
deuxième, en 1998, à La Villette, à Paris. Il mesure
les progrès « phénoménaux » accomplis dans
tous les domaines. « Ces cinq robots, par exemple,
Match opposant des robots de la ligue humanoïde, lors de la 26ᵉ édition de la RoboCup, à Bordeaux, le 6 juillet. ROMAIN PERROCHEAU/AFP
peuvent communiquer entre eux quarante fois
par seconde pour se coordonner », dit-il en dési-
gnant des automates montés sur roues qui for-
ment des murs pour bloquer la balle et se redé-
ploient en essaim dès que la situation de jeu se
modifie. « Mais, côté humanoïdes, on a encore des
robots qui tombent », admet-il.
L’un des objectifs affichés de la RoboCup est
qu’en 2050 ces robots bipèdes soient suffisam-
ment avancés pour affronter des footballeurs
humains. Dennis Hong, professeur à l’univer-
sité de Californie à Los Angeles (UCLA), compte
bien y contribuer. Après avoir gagné cinq fois la
compétition, il s’était abstenu d’y participer
pendant huit ans. « On voulait revenir avec quel-
que chose de vraiment neuf, et c’est notre robot
Artemis. C’est le marcheur le plus rapide, mais il
peut aussi courir et sauter. »
Ses hanches circulaires cachent une nouvelle
technologie électrique qui rend ses mouvements
plus fluides que ceux de ses concurrents, tout en
restant moins bruyante et sujette aux fuites que
les articulations hydrauliques des bipèdes et
quadrupèdes de la firme Boston Dynamics, à
l’agilité spectaculaire (mais qui ne jouent pas au
foot). « La clé est de contrôler la force et d’élever le
centre de gravité, pour avoir le pied léger et être
dynamique », énonce Dennis Hong.
Cela n’a pas suffi face aux robots de l’équipe
NimbRo, de l’université de Bonn, plus patauds
mais aussi plus réalistes ballon au pied, vain-
queurs de la compétition devant les Coréens.
« Artemis marchait très bien mais ne savait
pas encore vraiment jouer au foot », observe
Aider les services d’urgences
La RoboCup est aussi l’occasion de tester les capacités
de robots, essentiellement à chenilles, plus rarement
à quatre pattes, d’aider les humains en cas de catastro-
phe, comme un effondrement d’immeuble. Adam Jacoff,
du bureau des standards (NIST) américain, a ainsi imaginé
un parcours d’obstacles : pentes, zones faites de gravier,
de sable, de palettes en bois, escalier effondré, et même
une voiture dont il faut inspecter le coffre. « On peut ainsi
mesurer les progrès des robots, pour donner des repères
sur leur capacité à cartographier un terrain accidenté
et à s’y mouvoir, à manipuler des vannes ou des robinets,
explique-t-il. On fait la même chose avec des drones,
qui sont très bons, mais ne savent pas ouvrir des portes. »
Six mois avant la compétition, le vainqueur de l’édition
précédente doit partager les données, les mécanismes,
afin que chacun progresse. « Ce sont des petites missions
qui pourront aider les services d’urgences, civils et militaires,
dans le monde réel », détaille l’ingénieur. Anne Kalouguine,
responsable de l’évaluation de l’intelligence artificielle au
Laboratoire national d’essai (LNE) français, va s’en inspirer
pour des bancs d’essai virtuels et réels. « Il y a un besoin de
tests qui permettent une évaluation publique, avec des essais
reproductibles et quantifiables, indique-t-elle. La direction
générale de l’armement travaille à un banc d’essai similaire. »
« Il faut trouver
le juste milieu
entre
la mécanique
classique
et les réseaux
de neurones
de l’iA »
Clément Gaspard
doctorant
­ livier Ly, pour qui il faut quatre à cinq ans
O votre cuisine aux serveurs de Google ou Facebook
pour monter une équipe compétitive.
S’il utilise l’IA pour percevoir son environne-
ment, pour actionner ses membres, Artemis s’ap-
puie sur des modèles prédictifs plus anciens. « L’IA
ne fait pas tout de façon optimale, il y aura un équi-
libre avec les modélisations classiques », prédit
Dennis Hong, qui note que le passage de la simu-
lation à la vie réelle « reste un problème ouvert ».
S’adapter à l’imprévu
Cette question divise, en effet, quant aux meilleu-
res stratégies à suivre. « Il faut trouver le juste mi-
lieu entre la mécanique classique et les réseaux de
neurones de l’intelligence artificielle qui feraient
tout de bout en bout, note ainsi Clément Gaspard,
doctorant en informatique et IA et membre de
l’équipe Rhoban. L’IA, cela fonctionne, mais en tant
que scientifiques on aime savoir pourquoi. » Or, l’IA
reste en partie une boîte noire.
Qu’importe si l’efficacité est au rendez-vous,
plaide Mathieu Lapeyre, cofondateur de Pollen
Robotics, une start-up qui émane du laboratoire
Flowers, de l’Institut national de recherche en
sciences et technologies du numérique (Inria) de
Bordeaux. Son bras manipulateur Reachy, dont
une version est engagée dans des épreuves de
domotique, a remporté un prix de 2 millions de
­dollars (1,82 million d’euros) aux récents X Prize
Awards à Los Angeles, en raison de l’innovation
apportée par ses articulations. Si le transfert en-
tre simulation des mouvements et leur réalisa-
tion dans le monde réel reste « très infidèle »,
convient-il, le recours à l’IA peut pallier cet état
de fait. « On peut virtuellement confronter le ro-
bot à des milliers de situations physiques, y com-
pris avec une gravité différente, où il apprend à se
débrouiller, pour ensuite s’adapter à l’imprévu, en
réaction à l’environnement », décrit-il.
Il constate que, pour l’heure, hormis dans la lo-
gistique et les usines, « le robot n’a pas encore
trouvé sa place dans nos vies ». Mais l’IA va accé-
lérer sa venue, estime-t-il : « Ces dernières an-
nées, des problèmes compliqués ont été résolus,
comme la cartographie en 3D d’un volume avec
une simple webcam, ou la capacité à imiter des
mouvements humains en regardant des vidéos
sur YouTube. Pour se saisir d’objets sans en faire
tomber d’autres à proximité, on était dans une
sorte d’impasse avec de petits progrès, mais là,
cela n’a plus rien à voir. Je n’aime pas utiliser le
terme “révolutionnaire”, mais la vague en cours
va engendrer un changement d’ère. »
Pour Cédric Buche (université d’Adélaïde, Aus-
tralie), qui dirige RoboBreizh, une équipe australo-
bretonne engagée avec le robot Pepper de United
Robotics Group dans la partie domotique de la
compétition, l’un des enjeux est de concentrer
l’intelligence du robot en local, sans s’appuyer sur
les réseaux, « pour des raisons de protection des
données, d’autonomie et d’économie d’énergie, ex-
plique-t-il. Cela n’a aucun sens d’envoyer la vidéo de
pour que votre robot s’y déplace ». Cette frugalité
pousse à des prouesses pour permettre à Pepper
et à son « cerveau » déjà ancien de comprendre les
ordres qui lui sont donnés, « comme “va chercher
une éponge”, formulés en anglais par des Fran-
çais », note-t-il. Peut-être avantagé par les dé-
faillances du réseau Internet, dont il était moins
dépendant, RoboBreizh a remporté l’épreuve.
La RoboCup est aussi une vitrine où les indus-
triels présentent leurs innovations, comme
Plato, cousin de Pepper et de Nao, destiné à aider
le service à table dans les restaurants, ou Mirokaï,
de la start-up parisienne Enchanted Tools. Cet
étrange « renardoïde », avec ses oreilles mobiles
et ses petits cris, défie la gravité : chez lui, pas de
pieds qui s’emmêlent, mais une boule au-dessus
de laquelle il pendule grâce à une centrale iner-
tielle contrôlant en permanence sa position dans
l’espace. « C’est un ballbot, autonome, capable de
se saisir de poignées pour chercher et replacer des
objets. Un partenariat est en cours avec l’AP-HP
[Assistance publique-Hôpitaux de Paris] afin de
voir quel rôle lui donner en milieu hospitalier »,
­explique Juliette Lansoy, ingénieure responsable
de sa qualification et de son industrialisation.
Pour la communication, alors que l’IA permet
des échanges de plus en plus sophistiqués, sur le
modèle des robots conversationnels, comme
ChatGPT, Mirokaï aura le moins possible recours
à la parole. « On s’est rendu compte que le moindre
défaut en la matière déçoit beaucoup les utilisa-
teurs, alors qu’une communication plus animale
leur semble plus naturelle », raconte Juliette Lan-
soy. « Ces progrès nous amènent près de la vallée
de l’étrange », commente Olivier Ly. Selon cette
théorie proposée en 1970 par le roboticien japo-
nais Masahiro Mori, plus un robot ressemble à
l’humain, plus ses imperfections nous paraissent
dérangeantes. Pour l’heure, les chutes en série
des footballeurs mécaniques évoquent plutôt les
roublardises des joueurs de chair et de sang et
semblent attirer la sympathie des spectateurs,
rassurés par leur maladresse. p
Hervé Morin

Comment des « gènes sauteurs » se promènent entre espèces
évolution - Une étude éclaire la mécanique qui a permis à un transposon d’introduire des séquences d’ADN dans des espèces de vers éloignées
O n les nomme « gènes sauteurs »
ou « transposons ». Ces petits
fragments d’ADN, ultramobiles,
voyagent très librement au sein des gé-
nomes, ou d’un génome à l’autre. Beau-
coup peuvent aussi se reproduire et se
disperser dans cet univers génomique.
Franchissant allègrement les frontières
entre espèces, ces globe-trotteurs sont
de puissants moteurs de l’évolution. En
se déplaçant puis en s’insérant dans de
nouveaux sites des génomes, ils peuvent
modifier en profondeur l’activité des gè-
nes, créer de nouvelles fonctions cellu-
laires, assurer un transfert de gènes en-
tre espèces. Bref, « ils apportent une très
grande plasticité aux génomes des êtres
vivants », explique Gael Cristofari, de
l’université Côte d’Azur (CNRS-Inserm),
à Nice. Ils ont notamment contribué,
liste le chercheur, « à l’apparition de l’im-
munité acquise, et à l’invention du pla-
centa et d’une protéine des synapses »,
ces zones de jonction entre neurones
qui rendent les cerveaux si malléables et
adaptables. Excusez du peu.
A force de se multiplier, ces gènes sau-
teurs deviennent envahissants. « La
moitié du génome humain est ainsi for-
mée d’éléments mobiles », relève Cedric
Feschotte, professeur de génétique à
l’université Cornell, dans l’Etat de New
York. Ou, plus exactement, de « reliques
d’éléments mobiles », ajoute-t-il, car 99 %
d’entre eux, jadis itinérants, ont fini par
se sédentariser.
Des gènes pirates
Mais comment certains gènes sautent-
ils d’une espèce à une autre ? Une partie
de l’énigme est dévoilée dans la revue
Science du 29 juin. Le héros de l’affaire ?
Un vecteur hybride, nommé Maverick,
qui est « un chaînon manquant entre les
virus et les transposons », relève le cher-
cheur new-yorkais et un de ses décou-
vreurs en 2005. Cet ADN vagabond, en
effet, a permis un transfert de gènes en-
tre deux espèces de vers nématodes
aussi éloignées que l’espèce humaine
l’est des poissons.
Cette découverte a été faite « totale-
ment par hasard », admet Sonya Widen,
première autrice de ce travail mené par
une équipe de l’université de Vienne. Les
Ces troubles neurovisuels si mal diagnostiqués
Médecine - L’errance médicale est fréquente et délétère pour les 5 % d’enfants atteints, et provoque
notamment des difficultés d’apprentissage. Une première journée nationale veut y remédier
P our la première Journée natio-
nale sur les troubles neuro­-
visuels chez l’enfant, 150 soi-
gnants et professionnels de la petite
enfance − dont une écrasante majo-
rité de femmes − se sont retrouvés le
16 juin à Paris, tandis que plus de
250 autres suivaient en ligne la for-
mation organisée par l’association
Les Yeux dans la tête.
Les troubles neurovisuels concerne-
raient 5 % des enfants, selon les esti-
mations reprises par la directrice de
recherche au CNRS Sylvie Chokron
(chroniqueuse au cahier « Science
& médecine »), soit un par classe en
moyenne. Mais ils sont rarement dé-
pistés et souvent à l’origine de dia-
gnostics erronés. « Ils sont tombés
dans un vide clinique entre l’ophtalmo-
logie et la neurologie », constate-t-elle.
Ces troubles de la vision peuvent af-
fecter le champ visuel, la reconnais-
sance ou encore l’attention et la
­mémoire visuelles. Par exemple, une
tache aveugle dans le champ visuel
combinée aux milliers de mouve-
ments des yeux par minute entraîne
une image morcelée du monde qui
crée des difficultés à reconnaître les
formes, les objets, les visages, les
émotions, les gestes.
La responsable est une lésion ­entre le
chiasma optique (lieu de croisement
des deux nerfs optiques pour que le
auteurs s’intéressaient à une autre curio-
sité évolutive, présente chez un petit ver
nématode, Caenorhabditis briggsae. En
l’occurrence, un couple de gènes qui per-
met la production à la fois d’une pro-
téine toxique pour le ver et de son anti-
dote (une antitoxine). « C’est un système
parasite et égoïste, car il œuvre à sa pro-
pre diffusion, sans apporter de bénéfices à
ses hôtes », note Cedric Feschotte.
En enquêtant sur l’origine de ces gènes
pirates, les chercheurs ont eu la surprise
de les retrouver, quasi à l’identique, chez
une autre espèce de ver nématode, C. pli-
cata, alors même que celle-ci s’est sépa-
rée de C. briggsae il y a des dizaines de
millions d’années. « Ces gènes apparais-
sent bien trop similaires pour résulter
d’un phénomène d’évolution conver-
gente, survenu indépendamment dans les
deux espèces », affirme Gael Cristofari.
champ visuel droit soit interprété par
l’hémisphère cérébral gauche et inver-
sement) et le cortex. En conséquence,
la vision est affectée, alors que l’appa-
reil oculaire − les yeux − sont intacts.
Ce qui peut aboutir à une situation où
« le patient ne voit pas et le médecin ne
voit rien », résume Sylvie Chokron.
Chez les enfants, cette lésion est sou-
vent retrouvée après des conditions
de naissance difficiles, par exemple
dans un contexte d’insuffisance
­respiratoire ou de prématurité.
Sachant que 80 % de l’acquisition
des connaissances pendant les pre-
mières années de la vie recourent à la
vue, les troubles neurovisuels peu-
vent être à l’origine ou associés à
d’autres troubles neurodéveloppe-
mentaux en lien avec des difficultés
d’apprentissage, comme la dyspraxie,
la dyslexie ou la dyscalculie. Ils peu-
vent être aussi un marqueur précoce
de troubles du spectre autistique.
« Penser aux troubles neurovisuels,
ça change une vie », martèle l’ophtal-
mologue Laurent Laloum, qui rap-
pelle que l’efficacité visuelle n’est pas
une question d’intelligence. « Je vois
des enfants en échec scolaire grave à
cause de troubles neurovisuels, et qui,
lorsqu’on les rééduque, apprennent à
lire en quelques mois ! », poursuit-il.
C’est le cas de Joseph, « un immense
lecteur » aujourd’hui âgé de 15 ans et
Cellules germinales de vers nématodes. A. Frapporti/J. Ahringer
Deuxième surprise, chez C. plicata, ces
gènes sont insérés dans un élément
­Maverick. C’est l’indice-clé qui a permis
aux chercheurs de remonter cette piste.
Mais, avant de relater cette odyssée,
voici ce qu’il faut savoir sur les transpo-
sons, ces incorrigibles arpenteurs de gé-
nomes. En quittant une région de l’ADN,
ils s’emparent souvent de gènes situés à
proximité. Ces kidnappeurs peuvent
­ensuite introduire ces gènes ailleurs
dans l’ADN, là où ils vont s’insérer. Autre
chose à connaître : un transposon classi-
que renferme au moins un gène gouver-
nant la fabrication d’une enzyme (une
« transposase » ou une « intégrase ») qui
lui permet d’être coupé puis inséré
ailleurs dans le génome.
Mais les Maverick sont des transpo-
sons à part. « D’abord, ils sont beaucoup
plus gros qu’un transposon classique »,
dont la mère témoigne de l’errance
médicale : « Entre ses 3-4 ans et ses
8 ans, on a fait quatre services hospita-
liers, huit neurologues, des pédiatres…
et ils avaient tous des diagnostics dif­-
férents », raconte Nathalie Villeneuve.
Il change aussi quatre fois d’école
avant un diagnostic de troubles vi-
suels massifs. Pris en charge à 12 ans
par l’équipe de ­Sylvie Chokron, « il a
appris à lire en dix-huit mois avec une
méthode adaptée », déclare sa mère.
Dépistage possible dès 3 mois
Une autre mère, qui ne souhaite pas
être nommée, témoigne du succès
de la prise en charge précoce de sa
fille. Diagnostiquée à 5 mois
comme ayant une amputation de
l’hémichamp droit de chaque œil −
comme si elle ne voyait que la moi-
tié du monde −, elle suit une réédu-
cation avec une sensorimotri-
cienne et un kiné-ostéopathe de
l’association Ma bulle a éclaté. A
16 mois, elle a recouvré l’entièreté
de son champ visuel.
Pour dépister les enfants, des batte-
ries d’examens existent. La première
en son genre, baptisée EVA, pour
« évaluation visuo-attentionnelle »,
a été mise au point en 2009 par
l’équipe de Sylvie Chokron pour dé-
pister les enfants de 4 à 6 ans, à la de-
mande du ministère de la santé. De-
raconte Cedric Feschotte. Ensuite, ils
comportent d’autres séquences habi-
tuellement présentes chez des virus. On
y trouve notamment des gènes codant
une ADN polymérase, diverses autres
enzymes et des protéines de capside (la
capsule entourant le matériel génétique
des virus). Soit autant d’éléments per-
mettant aux virus d’accomplir leur cycle
infectieux. « Clairement, les Maverick
ont la capacité de former des particules
infectieuses », souligne Cedric Feschotte.
C’est cette capacité qui leur permettrait
de franchir la barrière entre les espèces.
Même s’il reste des zones d’ombre, la
« police » scientifique a su faire parler cet
ADN. Et voici le scénario de ce haletant
transfert de gènes, tel que nos fins li-
miers l’ont retracé. Première étape : en
des temps immémoriaux, un Maverick a
capturé au moins deux gènes cellulaires
puis, deux autres batteries ont vu le
jour et permettent de tester les en-
fants entre 3 mois et 12 ans.
Comme de nombreux profession-
nels, la psychomotricienne libérale
Gabriela Pretre a intégré EVA à sa
pratique : « Si le regard n’est pas di-
rigé ou que la personne ne semble pas
utiliser l’information visuelle de ma-
nière cohérente, j’interroge d’éven-
tuels troubles neurovisuels avec ces
tests. » Lorsqu’un test se révèle posi-
tif, elle ­envoie son patient à l’institut
I3N (hôpital Fondation Rothschild)
pour un examen approfondi.
Ergothérapeutes, psychomo­triciens,
orthophonistes, ophtalmologues et
orthoptistes, tous peuvent participer
à la rééducation des enfants, une fois
qu’ils sont diagnostiqués. Mais ces
soins ne sont pas remboursés par la
Sécurité sociale.
Pour pallier cette inéquité d’accès
aux soins, des plates-formes de coor-
dination et d’orientation ont vu le
jour dans le cadre de la stratégie na-
tionale pour l’au­tisme de 2018. Elles
visent à financer la prise en charge
d’enfants jusqu’à 6 ans auprès de
­psychomotriciens, d’ergothérapeu-
tes et de psychologues… à condition
d’y être adressé en amont par un mé-
decin avec le livret de repérage des
troubles du neurodéveloppement. p
Axelle Auvray
Actualité
·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 12­ juillet 2023 |3
– on ignore qui fut le donneur. L’un
d’eux est une protéase qui deviendra,
après avoir acquis une mutation, cette
fameuse toxine égoïste – le point de
­départ de l’enquête.
Seconde étape : ce Maverick a envahi
les génomes d’une série d’espèces de
nématodes, présentes dans le monde
entier. En y introduisant ce gène de pro-
téase (qui mutera en gène de toxine), il a
été responsable de dizaines d’événe-
ments de transfert de gènes entre ces
espèces. « En quelque sorte, la patate
chaude a été transmise d’un ver à
l’autre », commente Cedric Feschotte.
Comme dans un jeu de poupées russes,
ce gène a aussi circulé d’un transposon
à un autre, « ce qui illustre la fluidité des
génomes et la folle errance de ces élé-
ments mobiles », note le généticien. Les
chercheurs autrichiens montrent, par
ailleurs, que ce Maverick a « chipé »
pour son propre compte des gènes de
différents virus. Son ADN polymérase
provient d’un adénovirus, son inté-
grase, d’un rétrovirus, et sa protéine fu-
sogène (qui facilite l’entrée de la parti-
cule infectieuse dans les cellules), d’un
virus herpès. Une vraie mosaïque.
Une protéine antigel
Jusqu’à présent, des Maverick ont été
trouvés chez des insectes, des vers et cer-
tains vertébrés : poissons, reptiles et am-
phibiens – mais jamais chez un mammi-
fère. Chez les vertébrés, par ailleurs, les
preuves de « transferts horizontaux de gè-
nes » entre espèces restent rares. Mais l’un
d’eux est frappant : il a permis à des pois-
sons colonisant les eaux polaires d’y sur-
vivre sans geler. En 2008, des chercheurs
ont découvert que plusieurs espèces de
poissons éloignées, comme les harengs et
les éperlans, ont acquis un gène d’une
« protéine antigel » très similaire, ce qui
implique un transfert de gènes entre eux.
Les transferts horizontaux de transpo-
sons, eux, sont fréquents entre mammi-
fères. Vous pensiez aux génomes comme
à des patrimoines dormants ? Erreur. En
perpétuel remaniement, ils grouillent
d’éléments mobiles. Et c’est ce qui leur
permet d’innover. Donc d’évoluer, et de
s’adapter pour survivre. p
Florence Rosier
Télescope
b
G éo lo gi e
L’Annapurna amputé de plusieurs
centaines de mètres au Moyen Age
Un gigantesque éboulement aurait emporté
le sommet de l’Annapurna à l’époque médié-
vale. Une équipe de l’université de Lorraine
a mis au jour les preuves de cet événement,
intervenu vers 1190, qui pourrait avoir ré-
duit la hauteur de cette montagne hima-
layenne de plusieurs centaines de mètres.
Impliquant un volume d’environ 23 kilomè-
tres cubes de roches, il pourrait être inter-
venu en raison de la modification du pergé-
lisol à haute altitude, estiment les géologues
français. Selon les calculs des géologues,
cet apport massif de sédiments finement
broyés pourrait avoir rempli des vallées
sur plus de 150 kilomètres en aval et avoir
saturé la charge sédimentaire des rivières
de l’Himalaya pendant au moins un siècle.
> Lavé et al., « Nature », 6 juillet
In novati o n
Inventeurs européens de l’année :
un double prix français
Une équipe de l’Institut Néel, à Grenoble, a
été récompensée deux fois lors de la cérémo-
nie du Prix des inventeurs européens de l’an-
née, organisée par l’Office européen des bre-
vets, le 4 juillet, à Valence (Espagne). Patricia
de Rango, Daniel Fruchart, Albin Chaise,
Michel Jehan et Nataliya Skryabina ont reçu
les prix des catégories « recherche » et « prix
du public » pour leur invention, brevetée par
le CNRS : une technique de stockage de l’hy-
drogène dans des disques solides à base d’hy-
drure de magnésium. Le gaz y reste stocké à
température et pression ordinaires et peut
être transporté, avant sa libération dans des
réservoirs adaptés à la production d’énergie.
 Événement
4| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
La recherche,
malgré la guerre
▶ suite de la première page
Le boycott va au-delà. Plus aucun article en colla-
boration avec des chercheurs russes n’est publié,
même si cela concerne des travaux commencés
sur les installations du synchrotron avant la
guerre en Ukraine. Au ministère de l’enseigne-
ment supérieur et de la recherche, on constate que
« le nombre de publications scientifiques impli-
quant des Russes ayant utilisé ces infrastructures de
recherche internationales a fortement diminué ».
Mais derrière les discours de fermeté pointe une
certaine gêne. Les grands instituts français de re-
cherche sont réticents à parler de la situation pro-
voquée par cette guerre au cœur de l’Europe. Sans
doute la volonté partagée de ne pas injurier l’ave-
nir. Les Russes sont manifestement dans le même
état d’esprit. Selon le ministère de la recherche,
« la Russie honore ses engagements y compris fi-
nanciers ou de livraison de matériels de haute tech-
nologie » dans les infrastructures de recherche in-
ternationales dont ils étaient membres ou asso-
ciés, « et n’exprime pas le souhait de se désenga-
ger ». « Il s’agit forcément d’une décision prise à très
haut niveau en Russie, compte tenu des montants
en jeu », analyse Thierry Dauxois. C’est vrai pour
l’ESRF comme pour d’autres installations telles
que le canon à rayons X de 3,4 kilomètres de long
près de Hambourg, le XFEL.
La situation du CERN, le plus important centre
de recherche en physique des particules, installé
près de Genève, est différente. L’organisation de
vingt-trois pays membres a mis aussitôt fin au
statut d’observateur de la Russie, qui lui permet-
tait d’assister à certaines réunions, sans droit de
vote. Surtout, il a été décidé de ne pas renouve-
ler l’accord de coopération entre le CERN et la
Russie ainsi que celui avec la Biélorussie à leurs
échéances en 2024. Il a aussi été décidé de réexa-
miner la coopération future avec le plus grand
institut russe dans le domaine, le Joint Institute
for Nuclear Research (JINR).
« La Russie était un partenaire important du
CERN depuis les années 1950. Avec environ
mille scientifiques, elle représente la deuxième
communauté, hors pays de l’Union européenne,
après les Etats-Unis », rappelle Joachim Mnich, di-
recteur de la recherche au CERN. Les conséquen-
ces ont été rapides alors que le LHC, l’accéléra-
teur phare du CERN, sera en travaux entre 2025 et
2029 pour augmenter le nombre de collisions
entre particules. Or, la Russie devait fournir des
équipements pour cette nouvelle version, mais
aussi pour des instruments des deux principaux
détecteurs, CMS et Atlas, installés sur l’accéléra-
teur. Cette participation en nature est stoppée. Le
CERN va fabriquer sur place les éléments de l’ac-
célérateur pour un surcoût d’environ 40 millions
de francs suisses (41 millions d’euros).
L’énergie, hors périmètre des sanctions
Autre conséquence, le changement de politique
sur la signature des articles issus des principales
collaborations CMS et Atlas. Pendant quelques
mois, les publications ne pouvaient plus être sou-
mises à des revues scientifiques pour éviter toute
mention d’affiliation à des instituts russes ou à
des bourses de ce pays. Un compromis trouvé dé-
but 2023 prévoit que certains auteurs se retrou-
vent « affiliés avec un institut en coopération avec
le CERN », sans plus de précision. « Un chercheur
russe en poste aux Etats-Unis peut signer avec son
affiliation américaine », précise Joachim Mnich.
Au Commissariat à l’énergie atomique (CEA),
on relativise les conséquences directes de la
guerre, en rappelant que le secteur de l’énergie
est exclu du périmètre des sanctions, même
après les durcissements successifs décidés par
l’UE. Il a néanmoins été mis un coup d’arrêt aux
échanges institutionnels, y compris avec l’inter-
locuteur historique qu’est Rosatom, l’agence
russe de l’énergie atomique. Des projets de re-
cherche et développement sont suspendus. « Il y
a forcément au CEA des parties où on est handi-
capé à court terme, mais c’est à la marge », re-
connaît Boris Le Ngoc, au service de presse.
Les sciences humaines et sociales ne sont pas
épargnées. « Nous faisons face à un tournant bru-
tal, dans une dynamique inverse à celle de 1991 »,
constate Françoise Daucé, directrice du Centre
d’études des mondes russe, caucasien et centre-
européen (Cercec), qui rassemble sociologues, po-
litologues et anthropologues pour qui la Russie
est un terrain de recherche majeur. Depuis l’ef-
fondrement de l’Union soviétique, les collabora-
tions s’étaient multipliées entre les deux pays.
« Nous avons aussi pu avoir accès aux archives, ce
qui a permis une complète réécriture de l’histoire
soviétique », rappelle Françoise Daucé. Des lieux
de recherche, comme les Collèges universitaires
français de Moscou et Saint-Pétersbourg ou le
centre d’études franco-russe, se sont développés.
Mais aujourd’hui, « plus de terrain ni d’archives, ni
d’échanges, ni de voyages… Une dynamique s’ar-
rête », regrette Françoise Daucé, qui décrit déjà
des adaptations. Un projet d’étude sur les liens
entre santé et environnement a, par exemple,
basculé sur la Moldavie et le Kazakhstan.
Scientifiques en exil
Les premières victimes de la guerre restent les
Ukrainiens. Dès son déclenchement, le pro-
gramme national d’accueil en urgence des scien-
tifiques en exil (Pause) a été mis à contribution.
Lancé en janvier 2017 pour accueillir des univer-
sitaires syriens et kurdes menacés, ce dispositif
largement financé par le ministère de la recher-
che a pris « une nouvelle dimension », selon sa
­directrice exécutive, Laura Lohéac.
Moins d’une semaine après l’entrée des trou-
pes russes sur le sol ukrainien, un fonds d’ur-
gence, prévu pour trois mois, était débloqué.
« On n’avait pas de visibilité, mais, comme tout le
monde, on imaginait un conflit plutôt court »,
poursuit-elle. Au total, le budget du programme
a été plus que doublé en un an, passant à 9 mil-
lions d’euros en 2022. Aux quelque cent exilés
jusque-là pris en charge sont venus s’ajouter
deux cent quarante Ukrainiens et cent vingt
Russes, pour la plupart en contact avec des labo-
ratoires français avant la guerre et cherchant à y
trouver refuge. « Là encore, nous avons été sur-
pris, admet Laura Lohéac. Nous n’imaginions pas L’Agence spatiale n’est pas facile », dit-il, sans éluder les questions :
l’ampleur des collaborations avec l’Ukraine, ni « Cette collaboration peut-elle contribuer à légiti-
autant de demandes venues de Russie. » européenne s’est mer l’agression russe ? Tout arrêter ne pénalisera-
Des profils différents en vérité. Côté ukrainien, résignée à confier sa t-il pas des scientifiques dont je sais qu’ils sont
75 % de femmes, dont les maris participent aux hostiles à cette guerre ? J’ai décidé de continuer. On
combats. Côté russe, surtout de jeunes hommes, mission de cosmologie se parle, mais on ne se rencontre plus. Ou alors en
opposants au régime et redoutant d’être mobi­- Euclid à SpaceX, qui terrain neutre. » Le microbiologiste a ainsi pu ré-
lisés. Avec pour point commun « un niveau scien- cemment croiser ses collègues russes lors d’une
tifique remarquable », souligne le physicien l’a lancée le 1er juillet conférence en Israël.
Edouard Brézin, membre du conseil scientifique Geneviève Bélanger, directrice de recherche
de Pause. L’ancien président de l’Académie des CNRS au laboratoire de physique théorique d’An-
sciences cite le cas du physicien ukrainien Leonid necy, rêve d’en faire autant l’année prochaine,
Pastur, « 84 ans mais encore très actif et mondiale- et 81 contractuels de nationalité russe. « Des Ukrai- pour retrouver son principal collaborateur,
ment réputé » : « Nous l’avons accueilli avec sa niens refusent de travailler avec des Russes, cons- Alexander Pukhov, de l’université Lomonossov
femme il y a un an à l’ENS et à l’Institut des hautes tate Françoise Daucé. Pour les ­conférences, les col- de Moscou. « Il venait deux fois par an depuis des
études scientifiques. » Ou encore ce jeune physi- loques, les séminaires…, nous veillons à ce que des années pour des périodes de deux mois. Avec le
cien théoricien russe, arrivé à la rentrée 2022. « Il chercheurs des deux pays ne se retrouvent pas en- ­Covid et maintenant la guerre, on ne s’est pas vus
avait fait sa thèse en France puis était rentré à Mos- semble. » L’Académie des sciences s’est trouvée depuis 2019. » Ensemble, ils ont signé cinquante-
cou. Un garçon brillantissime que l’ENS a accueilli… confrontée au même obstacle lorsqu’elle a voulu quatre articles scientifiques en plus de vingt ans
mais il a trouvé un poste en Grande-Bretagne. » Cet aider chercheurs ukrainiens et dissidents russes : et développé micrOMEGAs, le principal logiciel
afflux de scientifiques russes a des airs de déjà-vu, elle a dû concevoir deux programmes. Le retour d’étude des modèles de matière noire, utilisé
quand la France accueillait, dans les années 1970, de la paix ne réparera pas tout. dans le monde entier. « C’est très frustrant, hu-
des dissidents. « Les Français font des miracles A l’Institut Pasteur, David Bikard accueille, de- mainement, mais aussi scientifiquement. On se
pour aider les Russes expatriés », apprécie Alexan- puis avril 2022, dans le cadre du programme parle au moins trois fois par semaine à distance,
dra Arkhipova, anthropologue à l’EHESS, bénéfi- Pause, un jeune thésard ukrainien dans son labo- on peut poursuivre des travaux déjà lancés. Mais
ciaire du programme depuis mai 2022. Mais l’ave- ratoire de biologie synthétique. Paradoxe des pour inventer de nouvelles choses, il faut se voir. »
nir reste incertain pour ces exilés. Le programme temps, c’est un chercheur russe qui lui a signalé le Elle envisage Abou Dhabi, où un jeune collègue
de soutien est censé s’arrêter au bout de deux ans. jeune homme. « Il faisait sa thèse à Moscou ; son pourrait les inviter, l’Inde, avec laquelle ils pour-
Les tensions nées de la guerre se diffusent directeur de laboratoire, avec qui je collabore, m’a suivent une collaboration, ou Erevan.
comme du venin dans certains laboratoires. expliqué que la situation devenait intenable pour Depuis le déclenchement de la guerre, la capi-
« Nous avons des collaborateurs russes, certains lui. » Il poursuit dans l’institution parisienne sa tale arménienne s’est muée en organisatrice de
sont plutôt prorégime et d’autres contre la guerre. thèse sur les interactions entre bactéries et bacté- congrès scientifiques. C’est là que le physicien
Les échanges sont profondément abîmés, c’est hu- riophages, ces virus dévoreurs de bactéries. Yann Mambrini (CNRS, Paris-Saclay) ira s’expri-
main », constate Thierry Dauxois. Fin 2022, le Quant à David Bikard, il collabore encore avec mer au congrès organisé en l’honneur du cosmo-
CNRS comptait cent huit personnels permanents le laboratoire du Skoltech à Moscou. « Mais ce logiste Valery Roubakov, mort en octobre 2022.

« Le comité d’organisation est russe, dit-il. J’ai hé-
sité. Mais j’avais une immense admiration pour
Roubakov. Et il a fait partie des instigateurs de la
pétition de scientifiques russes contre la guerre,
on lui doit bien ça. »
Le cas particulier de l’ISS
Le mathématicien Dimitri Zvoukine n’a pas non
plus coupé les ponts avec la Russie, qu’il a quittée
pour la France à l’âge de 15 ans. Directeur de re-
cherche au CNRS, il s’apprêtait à y passer plusieurs
mois, à l’occasion du congrès mondial de mathé-
matiques, prévu l’été 2022 à Saint-Pétersbourg :
« J’ai tout interrompu… et j’ai fait un virement de
soutien à l’armée ukrainienne. » Lui n’a pas d’états
d’âme à collaborer avec des mathématiciens rus-
ses. « Tous ceux que je connais dénoncent cette
guerre et le régime », assure-t-il.
Il existe néanmoins un endroit où la guerre en
Ukraine a été mise de côté depuis plus d’un an : la
Station spatiale internationale (ISS). Tout se
passe bien dans ces bidons où cohabitent astro-
nautes américains, russes et européens. Après
avoir annoncé qu’elle quitterait la station après
2024, l’agence spatiale russe Roscosmos s’est
prononcée sur un départ après 2028. Les Russes
iront probablement jusqu’à son arrêt, prévu
en 2031. Seul changement, il faudra se passer des
deux vaisseaux russes censés désorbiter la sta-
tion. Les Etats-Unis ont lancé un programme à
1 milliard de dollars pour le faire eux-mêmes.
L’Europe spatiale a néanmoins fait les frais du
jeu des sanctions. Ainsi Roscosmos a-t-elle décidé
de stopper ses tirs de fusées Soyouz, commercia-
lisés par Arianespace, à partir de Kourou. Elle était
bien utile aux Européens, coincée entre une fusée
Ariane-5 en bout de course (le dernier exemplaire
vient de décoller le 5 juillet) et Ariane-6, qui n’est
pas attendue avant 2024.
Le satellite militaire français CSO-3 se retrouve
cloué au sol comme les nouveaux engins du sys-
tème européen de positionnement par satellites
Galileo. L’Agence spatiale européenne (ESA) s’est
résignée à confier sa mission de cosmologie
Euclid à SpaceX, qui l’a lancée le 1er juillet.
Autre coup dur pour l’ESA, le gel de sa mission
scientifique ExoMars, qui, après de nombreux
reports, était enfin prête à partir pour la Planète
rouge sur une fusée russe Proton. L’atterrisseur,
qui devait déposer le premier rover européen,
était, lui aussi, de conception russe. Tout a été ar-
rêté du jour au lendemain. « C’était terrible parce
qu’on était à quelques semaines seulement du
lancement, se remémore Didier Schmitt, res-
ponsable de la stratégie et de la coordination du
programme d’exploration humaine et roboti-
que à l’ESA. Mais on a choisi de s’en sortir par le
haut en faisant nous-mêmes l’atterrisseur. »
La nouvelle date de décollage d’ExoMars est
fixée à octobre 2028, avec le concours des Etats-
Unis, qui fourniront le lanceur et le système de
freinage que l’Europe n’aura pas le temps de déve-
lopper. Les instruments russes n’iront donc pas
sur Mars. Et Didier Schmitt de conclure : « Les ingé-
nieurs et chercheurs russes étaient sans doute en-
core plus catastrophés que nous. Ces compétences
sont très rares en Russie, où l’on ne s’intéresse plus
au spatial civil. Ces gens-là n’ont plus de carrière. » p
Pierre Barthélémy, Nathaniel Herzberg,
Jean-Baptiste Jacquin et David Larousserie
l’avenir de la science
russe menacé
Moscou - correspondant
S tations arctiques désertées
par leurs habituels hôtes
étrangers, programmes spa-
tiaux réduits à la portion congrue,
coopérations universitaires à l’ar-
rêt, transferts de technologies in-
terdits… Un an et demi après le
début de la guerre en Ukraine, le
vaste champ des coopérations
scientifiques entre la Russie et
l’Occident ressemble à un pay-
sage de désolation. Et de larges
pans de la recherche russe voient
leur avenir menacé.
Le ton avait été donné dès le dé-
clenchement de l’invasion russe,
le 24 février 2022, avec la fin im-
médiate de quelques program-
mes majeurs : fin de la participa-
tion du Massachusetts Institute
of Technology (MIT) dans le pro-
jet Skoltech (l’Institut de sciences
et de technologies de Skolkovo) ;
suspension pour les partenaires
russes du programme de la
­Commission européenne Hori-
zon 2020, doté de 80 milliards
d’euros ; exclusion de tous les
Russes des programmes du
CERN ; annulation du Congrès in-
ternational de mathématiques
prévu à Saint-Pétersbourg…
En clair, rien de moins qu’un
nouveau « rideau de fer », selon de
nombreux acteurs. Pour autant,
Sergueï Popov, l’un des astrophy-
siciens les plus célèbres de Russie,
nuance légèrement ce tableau
apocalyptique : « Toutes les bour-
ses pour de nouveaux projets com-
muns ont disparu. Mais pour les
projets de taille plus modeste, les
liens, souvent informels et inter-
personnels, ont été préservés. Tant
que c’est techniquement possible,
le travail collectif se poursuit. »
Isolement perceptible
Le cas de Sergueï Popov en dit long
sur l’ampleur de la coupure entre
les deux mondes. Dès février 2022,
le scientifique a publiquement
clamé son opposition à la guerre,
avant de quitter la Russie pour
l’Italie. Cela n’a pas empêché des
institutions européennes d’in-
terdire à leurs chercheurs de si-
gner des articles avec lui, du fait
de son affiliation à l’université de
Moscou. L’intégralité des univer-
sités russes a en effet dû expri-
mer sa loyauté au Kremlin après
le début de la guerre.
Pour ceux qui sont restés en Rus-
sie, l’isolement est tout aussi per-
ceptible. « Nous n’avons même plus
accès aux principales publications
étrangères, témoigne un physi-
cien d’un institut moscovite préfé-
rant rester anonyme. Quand ce
n’est pas la revue elle-même qui
rompt les accords existants, se pose
la difficulté logistique d’effectuer
un paiement à l’étranger. »
Moscou cherche à relativiser cet
isolement en intensifiant ses coo-
pérations avec d’autres partenai-
Événement
·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
res. Selon une étude de la revue
Nature, les publications scientifi-
ques associant auteurs russes et
chinois ou indiens ont augmenté
dès 2022, avant même que l’effet
de la guerre se fasse sentir.
Le secteur militaire privilégié
Cette réorientation devrait se
poursuivre, mais la Chine ne peut
pas remplacer les anciens parte-
naires dans tous les domaines.
Sergueï Popov cite l’exemple des
détecteurs d’ondes gravitationnel-
les LIGO, installés aux Etats-Unis
et sans équivalent dans le monde.
« Nous sommes capables de faire
beaucoup de choses nous-mêmes,
complète le physicien moscovite
anonyme, mais la Chine refuse
parfois de livrer certains compo-
sants, même très simples, par peur
des sanctions. »
Au-delà de ces obstacles, c’est
l’avenir de pans entiers de la scien­-
ce russe qui est menacé, après une
décennie de fort dynamisme, per-
mis notamment par des investis-
sements massifs de l’Etat. Le signe
le plus inquiétant en est sans
doute le départ d’un nombre im-
portant de scientifiques.
La moitié des professeurs de la
faculté de mathématiques de
Saint-Pétersbourg auraient ainsi
quitté la Russie, certains conser-
vant toutefois une part de leurs
activités à distance. « Ceux qui ar-
rivent chez nous ont deux profils
distincts, témoigne, en France, le
mathématicien Ahmed Abbes, de
l’Institut des hautes études scien-
tifiques. Il y a des jeunes, et il y a les
grands noms que le pouvoir russe
s’était attaché à faire revenir au
pays ces dernières années. »
A long terme, l’orientation que
Moscou voudra donner à la re-
cherche sera décisive. « Dans mon
institut, raconte le physicien mos-
covite, les demandes que nous
adressons aux autorités sur de
nouveaux programmes de recher-
che restent sans réponse. Et la coo-
pération avec les Chinois est pour
nous encore un mythe. Nous ne les
connaissons pas… »
L’Etat russe devrait pouvoir
maintenir un niveau de finance-
ment élevé, mais seulement dans
des secteurs précis. « La science
fondamentale sera la première à
souffrir, assure l’astrophysicien
Sergueï Popov, à l’unisson d’autres
observateurs. Ce n’est plus du tout
une priorité. Dans la science ap-
pliquée, quelques domaines se-
ront privilégiés, en particulier
tout ce qui est lié au militaire. Cer-
taines recherches ne seront plus
demandées du tout, par exemple
tout ce qui touche à l’économie
verte. » Pour le chercheur, le ris-
que n’est pas tant celui d’une dis-
parition de la science russe, mais
sa « provincialisation ». Il y voit
« un retour en arrière immense,
qui [lui] rappelle [ses] jeunes an-
nées, quand le métier de cher-
|5
cheur n’était pas du tout attractif
et que tous rêvaient de partir ».
Le poids de la reprise en main
idéologique se fait aussi sentir.
Dans les premiers jours de l’inva-
sion, des milliers de chercheurs et
d’enseignants se sont exprimés
contre la guerre. Le retour de bâ-
ton a été brutal, avec des dizaines
de professeurs et de recteurs ren-
voyés, parfois aussi les élèves qui
les avaient soutenus.
La chasse aux traîtres peut pren-
dre un caractère obsessionnel. Au
mois de mai, l’anthropologue
Alexandra Arkhipova a été dési-
gnée « agent de l’étranger », l’un
des instruments utilisés contre les
opposants. Quelques jours plus
tard, son nom et ses travaux
avaient disparu du site de l’Acadé-
mie des sciences, son employeur
jusqu’à son départ de Russie. Elle
bénéficie depuis mai 2022 du
­soutien du programme français
Pause (Programme d’aide à l’ac-
cueil en urgence des scientifiques
en exil), au sein d’un laboratoire
de l’Ecole des hautes études en
sciences sociales (EHESS).
« Valeurs traditionnelles »
Les sciences humaines sont par­-
ticulièrement soumises à ce
­contrôle idéologique. Les bourses
de recherche proposées par l’Etat
concernent désormais majoritai-
rement des travaux liés aux « spé-
cificités de la civilisation russe »
ou aux « valeurs traditionnelles ».
La science dure n’est pas pour
autant épargnée. Une vidéo ré-
cente de l’Académie des sciences
de Sibérie montre des généticiens
discuter des différences de carac-
tère liées à la génétique, entre les
« calmes » Slaves du Nord et ceux,
« agités et agressifs », du Sud…
Le climat s’est alourdi avec les af-
faires de haute trahison ou d’es-
pionnage. Devenus quasi routi-
niers avec la guerre, nombre de
ces dossiers visent des scientifi-
ques – quatorze, selon le décompte
de Novaïa Gazeta. Les procédures
sont instruites par le FSB, les ser­-
vices de sécurité. Mais les proches
font souvent part de leur incom-
préhension, évoquant des contacts
validés avec les autorités lors de
conférences internationales.
« Les seules sphères porteuses, là
où il y aura des financements, sont
aussi identifiées comme dange-
reuses », résume Sergueï Popov,
depuis l’Italie. « Nous limitons
nous-mêmes nos recherches pour
ne pas même approcher des sujets
qui pourraient être sensibles », té-
moigne le physicien moscovite,
qui évoque « une ambiance lourde
au sein de son institut et une ab-
sence complète de perspectives, in-
dividuelles comme collectives ».
« Ce qui me console, ajoute-t-il,
c’est que, comme je n’intéresse
plus l’Etat, je n’ai pas l’impression
de travailler pour lui. » p
Benoît Vitkine
 Rendez-vous
6| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
Le livre
Une psychanalyste
raconte son cancer
Dans un livre posthume,
Danièle Brun dénonce
la déshumanisation
de la médecine à travers
le parcours de sa maladie
L a maladie efface parfois le malade, la
personne. Or, son ressenti sur ce qu’il
vit, son environnement, son entou-
rage, sa famille… sont autant d’éléments
qui ne devraient pas être mis de côté par les
soignants pour bien le prendre en charge.
Professeure émérite de psychopathologie
clinique à Paris-Diderot, psychanalyste, qui a
longtemps exercé en cancérologie de l’en-
fant et hématologie adulte, Danièle Brun li-
vre un témoignage sur la relation entre pa-
tient et médecin, à travers sa propre maladie.
­Madame Vertigo et son cancer. Rencontre avec
une médecine déshumanisée est paru en mai,
après son décès, le 3 janvier, à l’âge de 84 ans.
Dès le début, la psychanalyste annonce la
couleur : « Il est clair que le pouvoir des chif-
fres, des analyses biologiques et sanguines,
couvre et parfois occulte une voix pour dire les
tracas, les tourments que nous font vivre cer-
tains des médicaments prescrits. » Derrière
une médecine qui a fait d’immenses pro-
grès, avec des traitements de plus en plus ci-
blés, la parole du patient est parfois oubliée,
les effets indésirables occultés. On voit par-
fois des cancers régresser, mais l’état général
de la personne se dégrader profondément,
sans qu’elle n’ait été forcément avertie.
Danièle Brun incite le lecteur à « oser s’ap-
proprier son corps et ses sensations », en deve-
nant « partenaire de ses traitements ». Avec
des mots justes, elle rapporte les difficultés
des patients à parler des effets « dits secondai-
res ou latéraux » des traitements. Face à cette
médecine qu’elle qualifie de « brutale », elle
décide de créer un personnage, « Madame
Vertigo », sorte de voix intérieure, une souf-
fleuse. « Ce personnage est une partie de
moi-même tenue jusque-là au silence, que le
traitement rend progressivement présente. »
Le constat est rude : « Aujourd’hui, en méde-
cine, la déshumanisation règne presque par-
tout. » Combien de mots maladroits, « inac-
ceptables », ne prenant pas en compte l’hu-
main, restent gravés comme des blessures.
Alors qu’elle décide elle-même de réduire la
dose d’anticoagulants qui provoquent des
bleus quasi spontanés, elle se souvient des
paroles abruptes de soignants : « Vous allez
faire un AVC, Mme Brun. Vous avez envie d’avoir
la moitié de votre cerveau en moins ? »
Elle raconte aussi « la difficulté de parler de
soi et de son corps malade » car, pour beau-
coup, l’autorité médicale ne doit pas être dis-
cutée. Dans une conférence sur cet ouvrage,
qui s’est tenue le 7 juin à l’Institut Imagine, à
Paris, Didier Sicard, ancien président du
­Comité national consultatif d’éthique, souli-
gne que ce livre « aborde le malentendu crois-
sant entre une médecine qui a largué les
amarres de l’écoute et de l’entendement et la
révolte du corps, certes soucieux de guérir,
mais pas à n’importe quel prix ». Pour Michèle
Lévy-Soussan, responsable de l’unité mo-
bile de soins palliatifs à la Pitié-Salpêtrière,
­Danièle Brun s’est « heurtée à une médecine
qui n’est qu’une manifestation peut-être de
nos sociétés d’aujourd’hui, dans une forme
de répulsion vis-à-vis du risque ». p
Pascale Santi
Madame Vertigo et son cancer,
de Danièle Brun (Odile Jacob, 154 p., 19,90 €).
livraison
C ata lo g u e ast r o n o m iq u e
« Le Guide du ciel »
Année après année, Guillaume Cannat est
fidèle au rendez-vous en publiant son Guide
du ciel de juin 2023 à juin 2024, véritable bible
des astronomes amateurs. Pour cette 29e édi-
tion, celui qui tient aussi le blog « Autour
du ciel » sur le site du Monde maintient une
formule éprouvée depuis longtemps : four-
nir, pour les douze mois à venir, l’intégralité
des phénomènes astronomiques observa-
bles de la France métropolitaine. Un catalo-
gue assorti de fiches sur tous les astres du
Système solaire et de centaines de schémas.
> De Guillaume Cannat (AMDS, 352 p., 35 €).
Saturne vu particulièrement sombre, ce qui ne se voient pas sur le cliché.
est dû au fait que le télescope Sur la gauche de Saturne, on
par James-Webb observe dans l’infrarouge : à cette distingue trois petits points, qui
longueur d’onde, la lumière représentent trois des nombreux
Alors qu’il doit fêter, mercredi du Soleil que reçoit Saturne est satellites de la planète : de haut
12 juillet, le premier anniversaire en partie absorbée par le mé- en bas, Dioné, Encelade et
de son image inaugurale, le téles- thane présent en petite quantité Téthys. Lors d’une précédente ob-
cope spatial James-Webb s’est dans l’atmosphère. En revanche, servation, centrée sur Encelade,
tourné pour la première fois de les anneaux, composés principa- les astronomes avaient découvert
sa courte existence vers Saturne. lement de glace d’eau, sont un grand panache de vapeur
Sur l’image transmise le 25 juin, beaucoup plus brillants, même si d’eau jaillissant du pôle Sud
la planète aux anneaux apparaît certains d’entre eux, trop ténus, de la Lune. (Photo : NASA/ESA/CSA)
Dix mille pas et plus
Les femmes davantage touchées par
les lésions du ligament croisé antérieur
Par Sandrine Cabut ses fonctions stabilisatrices, notamment pour les sports que-t-il. D’autres facteurs de risque féminins ont été
avec des contraintes rotatoires », poursuit-il. identifiés : spécificités anatomiques, hyperlaxité (élas-
D ix mille pas et plus. La triste nouvelle est
tombée fin mai. L’attaquante de l’Olympi-
que lyonnais Delphine Cascarino sera for-
fait pour la Coupe du monde féminine de football,
qui débute le 20 juillet en Australie et en Nouvelle-
De fait, le football n’est pas la seule discipline pré­-
sentant des risques d’entorse du genou par atteinte
du croisé antérieur. Les autres sports dits « de pivot-
contact » (rugby, basket, handball, sports de combat)
ou de pivot (comme le tennis, le ski, le volley ou encore
ticité excessive des ligaments), mais aussi influence
hormonale, avec une plus grande fréquence de ces
­lésions dans la première partie du cycle menstruel.
« L’IRM permet de confirmer le diagnostic et égale-
ment de rechercher des lésions associées : méniscales,
Zélande. En cause, une grave entorse du genou, avec la gymnastique), dans lesquels les changements de di- cartilagineuses, ligaments collatéraux. Ces lésions sont
en particulier une rupture partielle d’un ligament rection sont fréquents, sont aussi concernés. Et les fréquentes et il est indispensable de les identifier pour
croisé antérieur (LCA). Delphine Cascarino rejoint sportives en sont plus souvent victimes que leurs ho- pouvoir les traiter », ajoute Thomas Neri. Sauf contre-
ainsi la longue liste des victimes féminines de cette mologues masculins : le risque est multiplié par deux, indication, l’intervention chirurgicale est réalisée as-
blessure dans le monde du football de haut niveau. voire par cinq, selon les sports et les publications. sez rapidement (dans les six semaines) chez les spor-
Fin 2022, le site allemand Soccerdonna recensait « Les atteintes du LCA surviennent principalement tifs professionnels. « L’un des problèmes était le taux
ainsi cinquante-sept footballeuses évoluant dans six lors de mouvements rapides mal contrôlés, change- élevé de récidive, notamment chez les filles, allant jus-
des meilleures ligues mondiales (dont six dans la ments de direction, mauvaises impulsions ou récep- qu’à 15 %-20 % du côté opéré ou de l’autre côté, relève le
première division française, la D1 Arkema) touchées tions », détaille Sébastien Ratel. L’enseignant-cher- chirurgien orthopédiste. Pour le réduire, on tend
par une lésion d’un LCA au cours de l’année. cheur en physiologie de l’exercice à l’université aujourd’hui à reconstruire dans le même temps opéra-
Situé à l’intérieur du genou, le LCA a deux rôles ma- Clermont-Auvergne précise que, chez les filles, le ris- toire le ligament antéro-latéral, qui agit comme un ren-
jeurs : il empêche la translation du tibia vers l’avant et que de ces lésions augmente à l’adolescence, lié à plu- fort permettant d’aider le contrôle rotatoire du genou. »
permet de contrôler la rotation interne, souligne le sieurs facteurs. « A la puberté, le bassin des filles s’élar- Pour l’heure, il existe des programmes généraux de
professeur Thomas Neri, chirurgien orthopédiste au git, ce qui peut contribuer à un valgus dynamique (jam- prévention des blessures, mais peu de programmes
CHU de Saint-Etienne. « L’indication chirurgicale de re- bes en X). Elles ont donc tendance à avoir les plantes de spécifiques pour diminuer le risque de ces entorses
construction de ce ligament est justifiée par un poten- pied tournées vers l’extérieur, ce qui peut favoriser les lé- chez les sportives de haut niveau, constate Thomas
tiel de cicatrisation limité et par la nécessité de restaurer sions ligamentaires lors des réceptions de sauts », expli- Neri. Une inégalité de plus à corriger. p
Affaire de logique – N° 1254
Des nombres autoréférents
N° 1254
Solution du problème 1253
1. I est milieu de [AB], le triangle IPQ est rectangle en I
Bob soumet à Alice le problème suivant, inspiré de plusieurs « classiques » des jeux mathématiques : et le triangle ATB rectangle en T.
1. Saurais-tu trouver tous les nombres « autoréférents » X de quatre chiffres dont le premier chiffre est le nombre Comme (IA) et (IT) sont deux tangentes issues du même
de chiffres 0 de X, le deuxième le nombre de 1, le troisième le nombre de 2 et le dernier le nombre de 3 ? point, IA = IT. De même IT = IB. Ainsi, I est milieu de [AB].
Alice trouve la réponse, mais va plus loin ! Elle énumère l’ensemble des nombres autoréférents qui possèdent Par ailleurs, par symétrie d’axe (IP), les angles AIP et PIT
n chiffres (avec n compris entre 5 et 10), dont le premier chiffre est le nombre de 0 de leur écriture décimale, le deuxième sont égaux. De même, on a l’égalité d’angles TIQ = QIB et
chiffre le nombre de 1, le troisième chiffre le nombre de 2… jusqu’au n-ième chiffre, qui est le nombre de chiffres (n – 1). comme les angles AIT et TIB sont supplémentaires, l’angle
2. Quels sont tous les nombres autoréférents ayant entre 5 et 10 chiffres ? PIQ est droit, et le triangle PIQ rectangle en I.
La solution paraîtra dans le cahier daté du 30 août, mais sera disponible dès le 19 juillet sur le site Affairedelogique.com
Dans le triangle ATB, IA = IB = IT. Le triangle s’inscrit dans le
demi-cercle de diamètre [AB]. Il est donc rectangle en T.
EXPOSITION SAINTE-LAGUË DES MATHS AU FESTIVAL « OFF » FESTIVAL D’ASTRONOMIE
2. AB = 4 dm. Le rayon r du cercle bleu mesure 4/9 dm.
De par les propriétés de la tan-
À PARIS JUSQU’AU 17/07 D’AVIGNON JUSQU’AU 29/07 À FLEURANCE DU 05 AU 11/08 B
La bibliothèque centrale du Conservatoire Déjà plusieurs fois évoqué dans cette rubrique, Lors du 33e festival de Fleurance (Gers), sur le gente, IT² = IP² – 1² = IQ² – 4², K
national des arts et métiers (CNAM, 292, rue Manu Houdart, mathématicien et homme de thème « La Terre, notre maison dans l’Univers », d’où IQ² – IP² = 15. De plus,
Saint-Martin, Paris 3e) a mis en place depuis
I
scène, tente, avec une énergie débordante, de les mathématiques seront présentes à de nom- dans le triangle PIQ , rec-
le mois de février une exposition « André vous réconcilier avec les maths en vous breuses interventions, souvent autour de Blaise tangle en I, IP² + IQ² = 5². On A
Sainte-Laguë, professeur, mathématicien, démontrant qu’elles se cachent partout. Son Pascal : le 06/08 à 11 h 15, « Histoire du calcul O
en déduit IQ² = 20 et IP² = 5.
vulgarisateur », rendant hommage à ce One Maths Show se produit cette année mécanique, de la pascaline à Babbage », par Jean- J
Il reste à en tirer la longueur
P 1 T
mathématicien qui fut un pionnier de la encore au Festival « off » d’Avignon, du 7 au Jacques Dupas ; le 07/08 à 9 h 30, « L’œuvre de 4 Q
théorie des graphes. André Sainte-Laguë 29 juillet, à 19 h 15, au Théâtre des Corps- Pascal dans les mathématiques de la période IB, moitié de AB, en appli-
(1882-1950) a enseigné au CNAM de 1927 à Saints (76, place des Corps-Saints). moderne », par Sébastien Maronne, et, à 18 h 30, quant Pythagore au triangle
1950. A travers une sélection de photogra- Autre belle surprise mathématique de ce fes- « Pascal et Fermat, une belle rencontre », par IBQ. IB2 = IQ2 – BQ2 = 20 – 16 = 4. Ainsi, IB = 2 et AB = 4 dm.
phies, de plaques de verre, de films et de tival, le spectacle 3 petites fugues mathéma- Maryvonne Spiesser ; le 08/08 à 21 h 30, « Les
Menons maintenant par O, centre du cercle bleu, la parallèle
manuscrits, on découvre dans cette exposi- tiques, de Fabrice Groléat, d’après Daniel infinis de Pascal », par Laurence Plazenet ; le
(JK) à (AB), en bleu également. Dans le triangle OPJ, rectangle
tion, encore ouverte une semaine, les activi- Tammet, offre à 15 h 15 dans la Cour du spec- 09/08 à 16 h, « Calculer le monde 50 ans après
tés d’enseignement et de recherche, ainsi que tateur de l’école Persil-Pouzaraque, place le rapport Meadows », par Cédric Villani, qui pré- en J, en posant OJ = a, le théorème de Pythagore donne :
l’engagement, de cette figure incontournable Louis-Gastin, un récit intime et sensible pour sentera aussi le 10, à 21 h 30, « Pascal, mathémati- (1 + r)² = (1 – r)² + a², soit 4r = a². De même, dans le triangle
de la popularisation des mathématiques. partir à la découverte des mathématiques. cienducœuretpremierentrepreneurdelatech ! ». OQK, rectangle en K, avec OK = b, (4 + r)² = (4 – r)² + b², soit
Infos sur Bibliotheques.cnam.fr Infos sur Festivaloffavignon.com Infos sur Festival-astronomie.com
16r = b². On en déduit b = 2a, et comme a + b = JK = AB = 4,
E. BUSSER, G. COHEN ET J.-L. LEGRAND © POLE 2023 affairedelogique@poleditions.com on obtient finalement a = 4/3 et r = 4/9.

carte
blanche
Les vacances,
une fenêtre sur
la physique de l’air
E t c’est reparti pour l’autoroute des va-
cances : aller voir d’abord mémé dans
le Vaucluse, le cousin Thierry à Saint-
Etienne pour enchaîner par le mariage de la
petite-nièce au bout de la Bretagne, le scéna-
rio est souvent écrit d’avance… Chaque an-
née, nous sommes nombreux à faire ce
genre de pèlerinage familial, au cours du-
quel notre bilan carbone, vertueusement
travaillé durant l’année sur notre vélo, en
prend pour son grade. La culpabilité gran­-
dissante que nous en éprouvons va certai­-
nement nous conduire à utiliser moins la
climatisation, et à ouvrir les fenêtres…
Ce faisant, nous n’allons pas manquer de
redécouvrir ce phénomène étonnant et désa-
gréable des battements infrasoniques qui
peut se manifester quand on roule vite, avec
une seule fenêtre ouverte à l’arrière, et qui
donne l’impression qu’un hélicoptère trans-
porteur de troupes veut se poser sur la voi-
ture. Avec une fenêtre ouverte, l’air à la fron-
tière entre l’intérieur et l’extérieur est cisaillé
de façon importante, ce qui donne naissance
à des tourbillons à l’amont de la fenêtre qui
se développent en allant vers l’aval. En
­rencontrant le montant aval de la fenêtre, ils
peuvent aller soit vers l’intérieur, soit vers
l’extérieur (pour schématiser), ce qu’ils ont
tendance à faire à une certaine fréquence, un
phénomène appelé « sheartone ».
Or il se trouve que la masse d’air de la voi-
ture peut se comporter de façon collective si
elle est excitée à sa fréquence de résonance
(elle devient ce qu’on appelle un « résona-
teur de Helmholtz »). Dans cette vibration,
l’air se comprime alors globalement dans
l’habitacle à basse fréquence (typiquement
10-20 battements par seconde). Quand la fré-
quence d’émission des tourbillons à l’amont
de la fenêtre n’est pas très différente de cette
fréquence, un verrouillage de fréquence se
produit : la réponse importante de l’habita-
cle est suffisante pour influencer à son tour
le phénomène qui lui donne naissance et
forcer l’émission des vortex à se caler à sa
fréquence « préférée » !
Equilibre avec deux ouvertures
Ce phénomène se produit davantage par
l’ouverture des fenêtres arrière (et des toits
ouvrants), car la forme des rétroviseurs est
optimisée pour limiter son apparition à
l’avant. Par ailleurs, la solution à ce pro-
blème ne consiste pas à refermer la fenêtre
et brancher la climatisation, il suffit d’en-
trouvrir une fenêtre sur le bord opposé pour
faire cesser les battements. En effet, l’air de
l’habitacle ne se comporte alors plus comme
un résonateur de Helmholtz, puisque la
pression s’équilibre par les deux ouvertures.
Cette propriété résonnante des masses d’air
enfermées dans des cavités faiblement ouver-
tes n’est pas toujours une nuisance : elle joue
par exemple un grand rôle dans l’acoustique
des instruments comme le violon, dont la ta-
ble est percée d’ouvertures en forme de f (les
ouïes), qui jouent le rôle de la fenêtre ouverte.
La fréquence de résonance de Helmholtz est
typiquement située vers les notes les plus gra-
ves de l’instrument, et contribue de façon très
significative à la qualité de sa facture, en assu-
rant une plénitude de son registre grave, les
aigus étant, eux, soutenus par les diverses ré-
sonances de la table et du fond. La différence
essentielle avec la voiture (outre que, du seul
fait de son existence, le violon piège du car-
bone, certes moins que la contrebasse, mais
plus que la trompette !) est que l’excitation de
la fréquence de Helmholtz ne se fait pas en
soufflant sur la table à proximité des ouïes,
mais par la vibration de la table excitée par la
corde et transmise par le chevalet.
Comme tout le monde n’aura pas sous la
main un violon et un analyseur de spectre
pour vérifier nos dires, nous finirons en si-
gnalant qu’une simple bouteille de bière vide
ou peu remplie se comporte comme un réso-
nateur de Helmholtz pour peu que l’on souf-
fle dedans à la manière d’une flûte de Pan. Un
son doux, aux senteurs houblonnées, dont
l’évocation anticipe la fin de la journée : l’arri-
vée chez mémé, l’apéritif sous la pergola, le
début des vacances, en somme… p
Wiebke Drenckhan (CNRS)
et Jean Farago (université de Strasbourg)
Physicienne et physicien à l’Institut
Charles-Sadron à Strasbourg
drenckhan@unistra.fr et farago@unistra.fr
Psychiatrie : en finir avec l’inégalité des soins
Tribune - Dans les hôpitaux psychiatriques publics, les patients n’ont pas accès
aux traitements innovants pour des pathologies générales, dénoncent des professionnels
N ous, professionnels de santé
et acteurs de terrain, faisons le
constat des grandes inégalités
de santé entre la population générale
et les personnes atteintes de troubles
psychiques. Alors que la pandémie a eu
un impact majeur sur la santé mentale
des Français, il est urgent d’agir.
Saviez-vous que les personnes ayant
des troubles psychiques sévères peu-
vent perdre jusqu’à vingt ans d’espé-
rance de vie par rapport au reste de la
population ? La raison : une mauvaise
prise en charge de leurs pathologies
médicales générales. Qu’il s’agisse de
dépistage, d’accès aux soins ou de
qualité des soins délivrés, les person-
nes hospitalisées en établissement
psychiatrique sont défavorisées. Bien
avant les conséquences de leurs pa-
thologies psychiatriques, ce sont les
maladies cardiovasculaires et les can-
cers qui représentent, en réalité, les
premières causes de mortalité chez
ces patients.
En cause, un sous-financement chro-
nique en psychiatrie conduisant à
exercer avec des moyens matériels et
humains insuffisants, et sans accès
aux traitements innovants, médica-
menteux, psychothérapeutiques ou
liés au numérique. Nous constatons
au quotidien que ces disparités pro-
viennent aussi du mode de finance-
ment dans les établissements psychia-
triques publics.
Dans ces structures, les médicaments
et autres produits de santé doivent être
financés au sein d’une enveloppe bud-
gétaire contrainte fixée chaque année
– la dotation globale de fonctionne-
ment. Cette enveloppe ne peut être dé-
passée, quels que soient les besoins de
traitement effectivement constatés. Le
système instaure un plafond de verre
Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à sciences@lemonde.fr
Mon parcours en hôpital psychiatrique
Témoignage - Sous le pseudonyme de Joséphine Müller, une neuroscientifique de 30 ans,
souffrant de dépression sévère, décrit sa prise en charge dans une unité protégée
M on bras gauche me fait mal.
J’essaie de me tourner dans
mon lit pour trouver une
position plus confortable, mais rien
n’y fait : les sangles autour de mon
ventre, mes pieds et ma main sont trop
serrées. Au moins, une de mes mains
est libre, ce qui me permet de regarder
les photos de mes enfants sur mon té-
léphone. Ils me manquent tellement.
Je suis en contention, pour la troisième
journée d’affilée, dans l’unité protégée
de psychiatrie.
Avant l’âge de 29 ans, tout allait bien.
Ma première fille est née pendant ma
maîtrise. J’ai obtenu mon diplôme puis
commencé un doctorat en neuroscien-
ces. Quatre mois après la naissance de
ma deuxième fille, j’ai repris le travail.
Je ne voulais pas que ma thèse souffre
de mon statut de mère. Surtout quand
je voyais mes collègues masculins pro-
gresser alors que je restais à la maison
avec le bébé. Six mois plus tard, une dé-
pression sévère et les symptômes de la
personnalité borderline m’ont frappée
de plein fouet. Je me suis automutilée.
Je ne voulais plus vivre.
J’ai été admise à l’unité protégée d’un
hôpital psychiatrique, en Ile-de-France.
On nous y protégeait de nous-mêmes
en nous privant de tout : objets tran-
chants et verre bien sûr, mais aussi té-
léphone et câble de charge. Après
m’être coupée avec un tube de denti-
frice, on m’a retiré mes derniers objets
personnels, de la brosse à dents au
crayon à papier. On déposait nos vête-
ments et on nous donnait une sorte
d’uniforme bleu. Je me sentais comme
limitant structurellement l’accès aux
soins médicaux pour ces patients.
Pourtant, avec les mêmes pathologies
médicales mais sans les troubles psy-
chiatriques, ils seraient pris en charge
dans les hôpitaux généraux sans la
même contrainte financière. De plus,
l’arrêté du 1er mars 2022 le rappelle :
contrairement aux établissements psy-
chiatriques publics, dans les hôpitaux
psychiatriques privés, tous les traite-
ments qui ne sont pas liés à la patholo-
gie psychiatrique pour laquelle le pa-
tient est hospitalisé peuvent être pris
en charge par l’Assurance-maladie.
Les personnes prises en charge dans
le privé ne sont pas susceptibles de
voir leur accès à des médicaments res-
treint par les contraintes de finance-
ment de l’hôpital, quand ceux hospita-
lisés dans le service public se voient
privés de nombreux traitements, no-
tamment les plus innovants, qui sont
souvent aussi les plus onéreux. C’est
une perte de chances et d’espérance de
vie injustifiable lorsque l’on sait que
n’importe quel autre citoyen français a
un accès garanti à ces traitements.
De nombreuses pathologies affec-
tant l’ensemble de la population fran-
çaise sont concernées, en cardiologie,
dans le traitement des cancers ou
de certaines maladies chroniques, y
compris psychiatriques, comme la
dépression sévère.
L’exemple de l’hépatite C est emblé-
matique de ce paradoxe. Cette maladie,
autrefois chronique et parfois mortelle,
se guérit aujourd’hui en quelques se-
maines. Les règles actuelles de finance-
ment empêchent de donner accès à ces
nouveaux traitements aux patients
hospitalisés dans un établissement
psychiatrique public, alors même que
la prévalence de l’hépatite C chez ces
une détenue. Punie pour ne plus avoir
le contrôle de mes émotions. Bien sûr,
ce n’était pas le but, mais pour quel-
qu’un qui avait toujours eu un contrôle
total sur sa vie, c’était une torture. Pen-
dant la journée, on ne pouvait en prin-
cipe rien faire d’autre que lire, regarder
la télévision ou discuter avec les autres
patients. J’ai appris que n’importe qui
pouvait se retrouver dans une telle si-
tuation. Peu importe qu’on soit pau-
vre, qu’on ait vécu depuis son enfance
dans des conditions difficiles ou qu’on
ait eu une carrière réussie.
J’ai eu une électroconvulsivothérapie.
Bien que, ou précisément parce que
j’avais étudié les neurosciences, cela me
faisait très peur, car on ne sait pas exac-
tement ce que cela fait au cerveau. Pour
la majorité des personnes, cette théra-
pie a un effet antidépresseur. Cela n’a
pas fonctionné pour moi. Par contre, j’ai
oublié une grande partie de mes souve-
nirs des dernières années. C’est un effet
secondaire connu et, dans la plupart
des cas, transitoire, mais malheureuse-
ment pas pour moi. Je ne me souviens
même pas de la naissance de ma
deuxième fille, ni du sujet de ma thèse.
Quand je me suis sentie mieux, j’ai dé-
cidé de continuer ma thèse, au même
rythme qu’avant. J’ai fait comme si rien
ne s’était passé, aussi pour refouler tou-
tes les expériences intimidantes et dé-
cevantes de la clinique fermée. Après
seulement quatre mois, tout a recom-
mencé. Je suis entrée dans une autre cli-
nique de psychiatrie et de psychothéra-
pie, en Allemagne, aussi dans l’unité
protégée. Cependant, cela ne pouvait
Rendez-vous
· Le Monde Science & Médecine
C’est une perte
de chances
injustifiable, alors
que n’importe
quel autre citoyen
français bénéficie
de ces traitements
derniers est jusqu’à cinq fois supérieure
à celle de la population générale.
De même, les biothérapies, qui ont ré-
volutionné bon nombre de pathologies
en régulant la réponse immunitaire, en
cancérologie ou encore dans des patho-
logies rhumatologiques ou dermato­-
logiques chroniques, restent inaccessi-
bles pour les patients hospitalisés dans
un établissement psychiatrique public.
Cela contraint les équipes de soin et les
familles à des choix cornéliens : soigner
la pathologie non psychiatrique en
mettant fin à l’hospitalisation en psy-
chiatrie, ou renoncer à ce soin en pour-
suivant cette hospitalisation.
L’enjeu est avant tout humain. Com-
ment peut-on laisser de côté des mala-
des vulnérables alors qu’il existe des
traitements à l’efficacité reconnue et
dont le reste de la population bénéficie
de plein droit ? Comment justifier les
difficultés à financer les médicaments
et les interventions thérapeutiques in-
novantes en psychiatrie, à la différence
d’autres champs de la médecine ?
Il existe une solution simple face à
ce paradoxe : avec une liste en sus
« psychiatrie », les établissements de
soins psychiatriques publics pour-
raient bénéficier du remboursement
pas être comparé à ma première expé-
rience hospitalière. Le couloir était dé-
coré de manière amicale, les chambres
étaient claires et modernes. Mais le plus
important est que j’ai commencé une
psychothérapie. J’ai finalement pu par-
ler du contenu de mes peurs et décou-
vrir les causes de ma tension. On m’a
donné des « skills », des stratégies pour
se distraire dans les moments de ten-
sion : une promenade, une douche
froide ou – et cela m’a sauvé de nom-
breuses crises – du piment. Il y a des
bonbons géniaux avec du piment, dia-
blement épicés. Mais, lorsque vous les
sentez sur votre langue, vos pensées
cessent de tourner en rond. J’ai toujours
aimé la nourriture épicée. Ces bonbons
au piment étaient faits pour moi.
La souffrance des autres patients
Après cinq mois dans cette clinique, j’ai
été libérée et me sentais guérie. Je pre-
nais sagement mes médicaments et
utilisais mes skills quand j’étais tendue.
Mon erreur a été de ne pas poursuivre
la psychothérapie. Il y avait encore tant
de sujets, tant d’aspects de ma person-
nalité qui étaient restés inexplorés. Une
petite gâchette a suffi à me submerger à
nouveau. J’ai atteint le point le plus bas
il y a quelques semaines. J’ai essayé de
me suicider. J’avais un mari, deux en-
fants heureux, comment ai-je pu les
abandonner ? A ce moment de déses-
poir, je croyais qu’ils seraient même
mieux sans moi.
J’ai eu de nombreuses crises de pani-
que, en partie déclenchées par le fait de
voir la souffrance des autres patients. Il
­
­Mercredi 12­ juillet 2023 |7
par l’Assurance-maladie de ces traite-
ments, en dehors de la dotation glo-
bale de fonctionnement. Les limites
du financement uniquement au for-
fait ont déjà été identifiées dans les
services de soins de suite et réadapta-
tion. Cela a conduit à l’instauration
prochaine d’une liste en sus spécifi-
que pour restaurer l’accès aux soins
des patients. Dans ce contexte, il de-
vient désormais injustifiable de pas
appliquer le même raisonnement aux
services de psychiatrie.
Il est urgent de rétablir l’équité de trai-
tement entre patients, et que l’accès aux
traitements innovants ne devienne pas
le grand oublié de la réforme en cours
du financement global de la psychia-
trie. Professionnels de santé et acteurs
de terrain engagés au quotidien dans les
soins, nous demandons aux pouvoirs
publics d’agir sans attendre pour offrir à
tous les mêmes chances de guérison. p
¶
Raphaël Gaillard, président
de la Fondation Pierre Deniker et
du comité scientifique du Congrès
de l’encéphale ; Nabil Hallouche,
président de l’Association nationale
pour la promotion des soins somatiques
en santé mentale (ANP3SM) ; Marie-
Jeanne Richard, présidente de l’Union
nationale des familles et amis de person-
nes malades et/ou handicapées psychi-
ques (Unafam) ; Benjamin ­Rolland,
professeur d’addictologie, chef de service
au Vinatier, à Lyon ; Pierre Thomas,
président de la sous-section 49-03
de psychiatrie d’adulte – addictologie du
Conseil national des universités ; Pierre
Vidailhet, président du Collège national
des universitaires de psychiatrie ; Jean-
Pierre Bronowicki, président de l’Asso-
ciation française pour l’étude du foie
y avait cette jeune femme atteinte de
trouble de la personnalité borderline
qui lançait des tasses autour d’elle pour
ensuite se couper avec les débris. Je me
suis liée d’amitié avec un jeune homme
atteint de schizophrénie paranoïde et
de troubles de la personnalité, qui avait
passé treize ans de sa vie en clinique et
qui allait enfin obtenir une place en lo-
gement supervisé. Il y avait aussi cet
homme atteint de psychose qui se te-
nait nu devant mon lit un matin, de-
mandant s’il pouvait se coucher avec
moi. Quelques jours plus tard, nous
dessinions ensemble en ergothérapie,
comme si de rien n’était. Ces rencon-
tres que je n’oublierai certainement pas
m’ont amenée à voir les troubles men-
taux sous un autre angle, même si j’ai
étudié les neurosciences.
Je suis donc allongée ici maintenant
et je sens combien le sédatif qui m’a
été administré me fatigue. On ne saura
probablement jamais pourquoi je suis
tombée malade. Certes, la vie à cent à
l’heure que je menais a été un facteur
défavorable, mais la prédisposition et
diverses expériences de vie ont proba-
blement joué un rôle encore plus
grand. Lorsque je regarde en arrière, je
pense que j’aurais dû oser prendre une
pause. J’aimerais que les gens qui li-
sent ceci reconnaissent qu’il est accep-
table de parler de santé mentale, sur-
tout de la leur, et de chercher une aide
professionnelle. p
¶
Retrouvez le témoignage complet
de Joséphine Müller sur Lemonde.fr
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Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 12­ juillet 2023
« Les inconduites scientifiques sont bien
plus communes qu’on veut bien l’admettre »
Entretien - Pour Ivan Oransky, journaliste et fondateur d’un site spécialisé dans l’intégrité
scientifique, le système d’évaluation de la recherche est pervers et encourage les mauvaises pratiques
I
van Oransky a créé en 2010, avec Adam
Marcus, le site d’information Retraction
Watch, spécialisé dans l’intégrité scien-
tifique, ainsi que la plus complète base
de données recensant les articles retirés
de la littérature scientifique (rétractation). La
Fondation WoodNext, des donations et des
­licences d’exploitation de la base de données
permettent de financer ces activités. Ivan
Oransky, bénévole à Retraction Watch, est
aussi rédacteur en chef d’un média spécialisé
sur l’autisme, Spectrum, et enseignant en
journalisme à l’université de New York.
Pourquoi avoir lancé un média spécialisé
sur l’intégrité scientifique ?
Peu de médias, en 2010, s’intéressaient aux
inconduites scientifiques, à la fraude ou aux
rétractations d’articles. Une histoire nous a
montré qu’il y avait un réel besoin d’infor-
mer sur ces questions. Adam Marcus avait ré-
vélé dans une enquête qu’un chercheur avait
fabriqué des données d’essai clinique sur un
antidouleur, ce qui le conduira en prison. Des
articles du fautif ont été rétractés après ces
révélations, mais les éditeurs ont publié,
pour accompagner les décisions, des expli­-
cations erronées ou incomplètes. Nous
avons alors considéré qu’il fallait raconter
d’autres histoires pour résoudre ces problè-
mes de manque d’information ou simple-
ment relater que trop d’articles qui devraient
être retirés ne le sont pas.
Quelle est la situation ?
Notre base de données recense environ
41 000 articles rétractés, bien plus que d’autres
bases. PubMed n’en compte que 13 000. Pour la
France, nous dénombrons 519 articles, dont
40 % sont signés uniquement par des auteurs
d’institutions françaises. Le Royaume-Uni en a
deux fois et demie plus.
La proportion totale augmente avec le
temps et atteint environ 0,1 % des quelque
trois millions d’articles publiés chaque année.
Mais le nombre d’inconduites est très certai-
nement supérieur. D’abord en raison du fait
que les éditeurs agissent lentement – quand
ils agissent. Dans une étude récente, nous
avons estimé que les délais de rétractation
d’un article étaient de presque deux ans. C’est
vraiment trop long.
En outre, une étude avait montré, en 2009,
que 2 % des chercheurs eux-mêmes avouaient
avoir déjà triché. Ce qui est plus que les 0,1 %
de rétractations…
Quels sont les principaux motifs
pour retirer un article ?
On a recensé plusieurs dizaines de raisons,
comme des conflits d’intérêts, des violations
de l’éthique, des erreurs de l’éditeur… Mais les
deux tiers des rétractations concernent des
inconduites scientifiques, dont les plus gra-
ves sont les falsifications de données (qui
rendent le résultat meilleur qu’il n’est), la fa-
brication (invention) de données et le plagiat.
La première catégorie est aussi très diverse et
contient des manipulations d’images sus-
pectes ou des réutilisations d’images dans
plusieurs articles relatant des expériences
pourtant différentes.
Ces dernières années sont aussi apparues de
nouvelles formes d’inconduites, comme la
compromission du processus d’évaluation
par les pairs, le peer review. La première fois
qu’on est tombé dessus, on a été surpris. On a
compris ensuite que les auteurs avaient sug-
géré à l’éditeur des noms de relecteurs avec de
fausses adresses qui renvoyaient à des comp-
tes e-mail de chercheurs amis, soit peut-être à
leurs propres comptes !
Récemment sont apparus aussi les paper
mills, ou usines à articles, qui sont des fabri-
cations d’articles, à grande échelle, imitant
les vrais et qui, pour être publiés, utilisent
toutes les « techniques » précédentes et ven-
dent la possibilité d’ajouter son nom comme
coauteur.
Comment expliquer
ces comportements ?
La principale raison est le système pervers
de reconnaissance des chercheurs. Il repose
sur la valorisation du nombre de publi­cations
et les références bibliographiques (ou cita-
tions), notamment pour classer les institu-
tions académiques. Alors beaucoup « jouent »
avec ce système. La surprise n’est pas que cela
existe, mais que cela soit si facile à faire.
Ivan Oransky, à New York (Etats-Unis), en 2015. Christian Hansen/The New York Times-REDUX-REA
Récemment, Science, en collaboration avec
Retraction Watch, racontait comment une
école dentaire indienne était montée dans
les classements en publiant massivement
des travaux d’étudiants enrichis de référen-
ces bibliographiques citant cette école.
Comme dans le film Casablanca [de Michael
Curtiz, 1942], quand un policier fait fermer un
club, j’ai envie de dire aussi : « Je suis choqué,
je suis choqué, il y a des jeux d’argent ici ! »
Institutions et éditeurs jouent à ce jeu. Toute
réforme devra passer par un changement
majeur de leur « modèle économique ». C’est
un sacré défi à relever.
Comment y arriver ?
Plusieurs types de solution devraient être
mis en place. D’abord, l’important est de pou-
voir signaler les problèmes, par exemple grâce
au site PubPeer, un forum créé pour critiquer
les articles publiés et pour lequel je fais partie
du conseil d’administration.
Ensuite, je suis pour des sanctions plus
­consistantes. Perdre une bourse, rembourser
des crédits, voire des sanctions pénales, de-
vraient être des peines possibles. Il faudrait
aussi qu’existe une instance nationale pour
prendre de telles décisions.
Surtout, il faudrait abandonner les indica-
teurs quantitatifs comme les facteurs d’im-
pact. Par quoi les remplacer ? Je ne sais pas,
peut-être pourrait-on dire : « Lisez simplement
les articles ! »
Enfin, on doit promouvoir plus d’ouverture
et de transparence. Partager les données et les
codes, préenregistrer les protocoles expéri-
mentaux… Est-ce que ce n’est pas cela la science
qu’on voudrait avoir, plutôt que de se dire que
le but est de publier dans Nature ou Science ?
Pourquoi le processus d’évaluation
­rigoureux des revues, le « peer review »,
n’évite-t-il pas les problèmes ?
Nous défendons ce système. J’y crois. Mais il
a des failles. Il laisse passer de mauvaises cho-
ses dans la littérature scientifique ! Il n’est pas
aussi robuste que les éditeurs ou les universi-
tés le disent. J’aimerais que les gens soient plus
honnêtes et reconnaissent ces failles. Ils ont
peur qu’en le faisant on perde la confiance
dans le système. Or, cela n’est vrai que parce
qu’ils ont raconté des mensonges sur la rigu-
eur du peer review. Demandez-vous aussi
pourquoi si peu de journaux acceptent de pu-
blier les rapports des relecteurs. Ils ont bâti
leur modèle économique sur l’idée que le peer
review est fantastique, mais ils savent que cer-
taines évaluations sont sans intérêt. Alors ils
ne les rendent pas publiques.
Relater ces inconduites et ces lenteurs
à rétracter ne risque-t-il pas
d’abîmer la science aux yeux du public ?
Il est toujours plus dangereux de prétendre
que les mauvaises choses n’existent pas ! Bien
sûr, des propagandistes peuvent se servir de
ces rétractations pour attaquer la science. L’aile
droite américaine l’a fait durant le Covid-19, en
utilisant notre liste d’articles rétractés comme
une preuve que la science ne marche pas. Mais
c’était très contradictoire. Ils défendaient le
traitement à l’ivermectine, dont beaucoup
d’articles ont été rétractés ! Par ailleurs, le taux
de rétractations d’articles n’a pas été plus élevé
durant cette période. On ne devrait pas s’in­-
terdire de dire la vérité sous prétexte que des
propagandistes peuvent s’en emparer.
Ces aspects sombres de la science
ne vous dépriment-ils pas ?
Je suis sûr qu’écrire sur la pollution de l’air
ou la qualité de l’eau est déprimant. Mais la
seule manière de savoir que l’eau est potable
ou non, c’est d’enquêter dessus. Nous devons
être réalistes sur ce qui arrive, contextualiser
ces sujets…
Quel regard portez-vous sur ces personnes
décrites comme « détectives de la mauvaise
science » ou « chasseurs de fraudes »,
et qui conduisent à des rétractations
d’articles ?
C’est génial. Plus il y a d’yeux attentifs à ces
questions, mieux c’est. Leurs enquêtes ont
montré que les erreurs et les inconduites sont
bien plus communes qu’on veut bien l’admet-
tre, et que les journaux ne sont pas prompts à
les corriger. Mais ces détectives font parfois
face à des menaces juridiques ou personnel-
les. Je souhaiterais qu’ils soient plus protégés
juridiquement contre certaines attaques,
comme les journalistes peuvent l’être, par
exemple. Certains sont universitaires et sont
un peu plus protégés, mais beaucoup ne le
sont pas. Je souhaiterais aussi qu’ils soient
plus soutenus, y compris financièrement.
Cela montre aussi que, encore une fois, les
éditeurs externalisent le contrôle qualité en
bénéficiant de ce travail de détective et qu’ils
ne font pas… p
Propos recueillis par
David Larousserie
Zoologie
La seiche, ce génie
du camouflage
L a seiche peut-elle encore nous surpren-
dre ? Depuis que les chercheurs ont
commencé à étudier ses capacités stu-
péfiantes de camouflage, le cliché qui faisait
d’elle une bestiole laide et sans intérêt, juste
bonne à fournir chair et encre à nos assiettes,
a volé en éclats. Il est désormais acquis que
son génie du camouflage rejoint celui, bien
connu, des poulpes. En 2018, le Français Gilles
Laurent et son équipe de l’Institut Max-
Planck, à Francfort (Allemagne), parvenaient
à mettre au point une méthode de suivi des
cellules pigmentaires de l’animal, tant à
l’échelle de chacun de ces chromatophores
qu’à celle de plusieurs dizaines de milliers
d’entre eux. Ainsi racontaient-ils comment il
entretenait son nuancier, par une introduc-
tion continue de points jaunes au milieu de
pixels orange, rouges, bruns, noirs…
Mais par quel miracle la peintre des profon-
deurs parvient-elle à imiter son modèle ?
Avec quelle palette de motifs ? Et par quel che-
min ? Pour répondre à ces questions, les cher-
cheurs de l’institut allemand ont dopé leur
dispositif, de façon à suivre simultanément
jusqu’à 300 000 chromatophores. Puis ils
ont présenté aux seiches différents types de
substrats (des bernacles sur un rocher, des
graviers, une planche de bois…). Enfin, ils ont
utilisé un système d’intelligence artificielle
pour analyser les quelque 200 000 motifs
dessinés par la peau de l’animal.
Publiés dans la revue Nature, le 28 juin, les
résultats ont déjoué les pronostics des cher-
cheurs. D’abord, le registre de motifs se révèle
beaucoup plus complexe qu’ils ne l’escomp-
taient. « Chaque réalisation d’un camouflage
en réponse au même substrat, qui nous appa-
raît à l’œil comme étant identique, est en fait
différent, explique Gilles Laurent. L’animal
réalise à chaque fois un patron approprié, sta-
tistiquement parlant, mais différent. » En guise
d’analogie, le neurobiologiste invite à penser
à « cinquante poignées de sable : identiques
statistiquement et perçues comme les mêmes
mais différentes chaque fois dans le détail ».
Mieux : le chemin pris par l’animal pour
réaliser son motif est lui aussi unique, éla-
boré « de manière progressive, indirecte, et
­intermittente », poursuit-il. La seiche com-
pose un patron, le compare au résultat visé,
le corrige, le compare de nouveau, « chaque
Une seiche aux îles Canaries. Valérie CARO/Naturimages
fois en diminuant progressivement la diffé-
rence entre son patron cutané et celui du
substrat ». Pour ce faire, elle fait là encore
preuve d’une grande liberté, qui tient autant
de l’improvisation du jazzman, que de la
composition réfléchie du peintre.
Si chaque étape s’opère à grande vitesse,
l’ensemble du parcours peut prendre plu-
sieurs secondes. Un processus qui, en tout
cas, exige une forme de feedback, autre-
ment dit de retour d’expérience, afin d’in-
former l’animal de la différence restant à
combler. Les seiches utilisent-elles leurs
yeux ou un autre sens ? Les chercheurs vont
désormais tenter de le déterminer.
Ils devront également comparer le contrôle
ici mis en place par l’animal avec celui exercé
au cours d’un autre comportement que les
chercheurs ont analysé : le blanching. Utili-
sée pour répondre à un danger soudain,
cette réaction présente une tout autre dyna-
mique. La pâleur qui recouvre soudain la
peau de l’animal est « directe, rapide et surim-
posée au camouflage préexistant mais pres-
que invisible », décrit Gilles Laurent. Pour-
quoi deux comportements aussi différents
et deux circuits de contrôle aussi éloignés ?
Là encore, les seiches nous posent un défi.
Un défi d’autant plus fascinant que, sur
l’arbre de la vie, difficile de faire plus éloignés
de nous que ces céphalopodes bouillonnant
d’intelligence. Notre dernier ancêtre com-
mun, un ver marin, a vécu il y a 600 millions
d’années. Depuis, beaucoup d’eau a coulé,
nous avons construit des ponts et inventé
le jazz, les seiches, la peinture improvisée.
On appelle ça l’évolution. p
Nathaniel Herzberg