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▶ La livraison 2024 des ▶ Dans les établissements ▶ Pourtant, 16 % des collè- ▶ Et plus de 70 % des collè- ▶ A l’heure du « choc
évaluations des collèges et les plus fragiles (REP+), ges prioritaires réussis- ges REP+ apportent une des savoirs » voulu par
des lycées du pays rappelle la moitié des enfants ont sent à se classer en 2024 plus-value pour la réussite l’exécutif, ces équipes édu-
combien la ségrégation un niveau faible en fran- au sein des 500 établisse- au brevet des adolescents, catives rêvent d’une véri-
sociale et scolaire prévaut çais en 6e, contre un quart ments qui font le plus au prix d’une grande im- table politique de mixité
en France hors zone prioritaire progresser leurs élèves plication des professeurs PAGE 8

Energie L’EUROPE RÉDUIT SON SOUTIEN AGRICOLE À L’UKRAINE Le CETA, enjeu

A Houston, au ▶ Les Vingt-Sept restreignent les importations agricoles qui entraient sans droits de douane électoral dans
Texas, le pétrole ▶ Le cadre de l’adhésion de Kiev à l’Union européenne sera discuté au prochain sommet
la bataille des
est là, et pour
PAGE S 2 - 3

européennes
longtemps les sénateurs devraient se pro-
noncer, le 21 mars, sur la ratifica-
Lors de leur sommet an- tion définitive du CETA, l’accord
nuel, les pétroliers applau- commercial controversé qui lie le
dissent la forte demande Canada et l’Union européenne.
mondiale et qualifient Partiellement en vigueur depuis
la transition d’« échec » 2017, ce texte doit être ratifié par
les Vingt-Sept avant son applica-
PAGE 1 5
tion complète. En France, après
une adoption de justesse à l’As-
semblée nationale à l’été 2019, le

Paris 2024
gouvernement n’était pas pressé
de l’envoyer au Sénat. Le groupe
communiste a profité de sa niche
Russes et parlementaire pour lui faire une
place, sur fond de crise agricole.

Biélorusses exclus Un contexte qui leste ce texte

d’un poids politique majeur, à
deux mois du scrutin européen.
de la cérémonie PAGES 1 0 - 1 1

d’ouverture
Le Comité international
Politique
olympique a annoncé que Soutenir Dati ou
les athlètes des deux pays Un train chargé de céréales,
près de Jytomyr (Ukraine),
l’évincer ? La droite
ne participeraient pas
au défilé sur la Seine le en avril 2022. parisienne au bord
26 juillet dans la capitale
LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
de l’implosion
PAGE 1 4 PAGE 1 2

Automobile #metoo « Bien vieillir » Espagne

Pinault
Pas de nouvelles La marine nationale La loi est adoptée,
restrictions face à une affaire mais l’engagement La « République Exposition
à Rouen, Marseille
et Strasbourg
d’agression
sexuelle
d’une grande
réforme a disparu
des enfants », Collection Bourse de Commerce
20.03—02.09

PAGE 6 PAGE 1 3 PAGE 9 une saga

et ses dérives
VU PAR PARESH (INDE) CARTOONING FOR PEACE Dans les années 1950,
un jeune prêtre fonde
un « Etat » autogéré,
administré par des en-
fants. Enquête sur cette
étonnante communauté
au destin peu commun,
dont les installations
existent toujours
PAGE S 2 0 - 2 1

1
ÉD ITO R IAL
AU SAHEL, Le
monde comme
Peter Doig, Pelican (Stag), 2003-2004, Pinault Collection © Peter Doig. All Rights Reserved, DACS/ADAGP, Paris 2024

LE RETOUR DE
LA GUERRE FROIDE
P A G E 33
il va
Algérie 220 DA, Allemagne 4,70 €, Andorre 4,20 €, Autriche 4,40 €, Belgique 3,90 €, Espagne 4,10 €, Grèce 4,10 €, Guadeloupe-Martinique 3,90 €,
Italie 4,10 €, Luxembourg 4 €, Maroc 30 DH, Pays-Bas 4,50 €, Portugal cont. 4,10 €, La Réunion 3,90 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 6,50 DT
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INTERNATIONAL
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JEUDI 21 MARS 2024

GUERRE EN UKRAINE

L’UE réduit son soutien agricole à Kiev

Les Vingt-Sept et le Parlement ont conclu un accord qui restreint les importations de produits ukrainiens

bruxelles - bureau européen

A
moins de trois mois des élec-
tions européennes, prévues
du 6 au 9 juin, la guerre en
Ukraine, ainsi que ses consé-
quences pour le Vieux Conti-
nent, s’est imposée comme
un sujet de campagne. Sur fond de poussée
dans les sondages de l’extrême droite partout
en Europe, cela vient bousculer la politique
communautaire de soutien à Kiev.
Face à la crise des agriculteurs, notamment,
les Vingt-Sept et le Parlement européen se
sont entendus, mercredi 20 mars, vers 1 heure
du matin, pour mettre en place des restric-
tions aux importations agricoles ukrainien-
nes, qui, depuis juin 2022, peuvent entrer
sans droit de douane sur le marché intérieur.
Au lendemain de l’invasion russe, les Euro-
péens avaient décidé d’ouvrir leurs frontières
aux importations de poulets et de céréales
ukrainiennes. Un an plus tard, Varsovie, pour-
tant en pointe dans le soutien à Kiev, mais
aussi Budapest, Bucarest, Sofia et Bratislava
montaient au créneau pour demander à la
Commission de revoir sa copie. Sans attendre,
ils prenaient des mesures unilatérales – et illé-
gales – pour limiter l’accès des produits ukrai-
niens, bien moins chers que les leurs.
Finalement, en septembre 2023, ces pays ac-
ceptaient de reconduire l’accord de juin
2022 jusqu’en juin 2024, sans en modifier
substantiellement le contenu. Les tensions
n’ont pas pour autant disparu, et la Pologne
n’a jamais vraiment levé son embargo sur les
importations ukrainiennes. A l’approche des
élections législatives d’octobre 2023, qu’il a
perdues, le premier ministre d’alors, Mateusz
Morawiecki, du parti Droit et justice (PiS),
avait même fait de la défense du monde pay-
san un thème central de sa campagne.
Ses partenaires du groupe de Visegrad – la
Hongrie, la République tchèque et la Slova-
quie –, ressuscité pour l’occasion, après avoir
été mis en veilleuse compte tenu des diver- Lors d’une manifestation d’agriculteurs devant des bureaux de la Commission européenne, à Wroclaw (Pologne), le 15 février. BARTEK SADOWSKI/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES
gences entre Varsovie et Budapest sur la
guerre en Ukraine, ont suivi. En France, en Ita-
lie et aux Pays-Bas, les agriculteurs ont à leur d’urgence » au-delà des trois produits prévus. Mais alors que les prix mondiaux, après riture comme une arme (…). Lorsqu’un pays
tour dénoncé la concurrence déloyale de L’avoine, le maïs, le gruau et le miel y auront s’être envolés au lendemain de l’invasion détient un quart de toutes les exportations
l’Ukraine sur les marchés des poulets, des aussi droit. La période de référence, en revan- L’UKRAINE S’EST DITE russe, se sont assagis et que les exportations de blé, il peut déstabiliser la situation. Et c’est
œufs ou encore du sucre. Dans l’Hexagone, la che, n’a pas été étendue, pour tenir compte du de céréales ukrainiennes par la mer Noire ce que nous voyons », a récemment déclaré
Confédération générale des planteurs de bet- niveau des exportations de 2021. PRÊTE À ACCEPTER ont repris, les Européens ne l’excluent plus. le commissaire européen à l’agriculture, Ja-
teraves affirmait ainsi, fin 2023, que les im-
portations ukrainiennes avaient été multi-
Volodymyr Zelensky s’est montré, ces der-
nières semaines, compréhensif. Alors que
DES RESTRICTIONS, « Les importations de céréales, d’oléagineux et
d’autres produits dérivés de Russie ont atteint,
nusz Wojciechowski.
En février, la Lettonie a interdit les importa-
pliées par dix depuis le début du conflit. l’élargissement inquiète, ce n’est pas le mo- SI LES EUROPÉENS en 2023, un niveau record de 4 millions de ton- tions russes de produits agricoles, et Varsovie
ment de braquer le monde agricole. Le prési- nes, soit un peu plus de 1 % de la consomma- comme Prague s’y disent aussi favorables.
« FREIN D’URGENCE » dent ukrainien le sait : s’il ne veut pas perdre PRENAIENT DES tion européenne », avance la Commission. Pour sa part, la Commission ne devrait pas al-
La présidente de la Commission, Ursula von
der Leyen, sous pression du Parti populaire
la bataille de l’opinion, il lui faut accepter ces
aménagements. D’autant que l’agriculture de
SANCTIONS CONTRE TAXER LES PRODUITS RUSSES
ler aussi loin. Elle devrait proposer, le 22 mars,
d’imposer des droits de douane sur les im-
européen (PPE), dont elle est issue, et sou- son pays est structurée autour d’immenses LES IMPORTATIONS Même si ces chiffres sont en hausse, on est portations de céréales et d’oléagineux en pro-
cieuse d’aider le nouveau premier ministre exploitations aux mains d’oligarques. très loin des niveaux des importations venance de Russie, sauf si celles-ci transitent
polonais, Donald Tusk, entré en fonction en Dans ce contexte, Kiev a pris Moscou pour AGROALIMENTAIRES ukrainiennes. Mais « la Russie inonde les par l’UE et sont destinées à des pays tiers.
décembre 2023, s’est montrée beaucoup plus cible, l’accusant d’instrumentaliser les ma- marchés à l’export de céréales à prix cassés », La Hongrie, proche de Moscou, devrait,
souple en ce début d’année. Les manifesta- nifestations d’agriculteurs en Pologne ou RUSSES ET affirme Jean-Noël Barrot, le ministre délé- une nouvelle fois, dénoncer les projets de
tions d’agriculteurs en France, en Allemagne, ailleurs. L’Ukraine s’est dite prête à accepter BIÉLORUSSES gué français chargé de l’Europe. De ce point Bruxelles. Mais, pour obtenir une augmen-
aux Pays-Bas, en Pologne, en Espagne, en Ita- des restrictions à l’accord de juin 2022 si les de vue, « les exportations russes de céréales tation des droits de douane, la Commission
lie ou en Grèce ont eu raison de ses dernières Européens prenaient des sanctions contre sont au moins aussi problématiques pour n’a besoin que d’une majorité qualifiée des
réticences. Au sein de l’Union européenne les importations de produits agroalimen- l’agriculture française, sinon plus, que les ex- Etats membres, contrairement aux sanc-
(UE), « plus de seize pays, en moins de dix-huit taires russes et biélorusses. Jusque-là, les portations ukrainiennes », confie une source tions qui nécessitent, elles, l’unanimité. p
mois, ont été touchés par des manifestations Vingt-Sept s’y étaient refusés. gouvernementale. « La Russie utilise la nour- virginie malingre
agricoles d’ampleur », affirmait le centre de ré-
flexion Farm Europe, le 25 janvier.
Alors que les élections approchent et qu’elle
a besoin, pour être reconduite à la tête de la
Le cadre de l’adhésion à l’Union européenne discuté au prochain sommet
Commission, du soutien des Vingt-Sept et du
Parlement européen, Ursula von der Leyen les chefs d’état et de gouvernement européens, dont l’adoption marquera le lancement formel des Pour autant, cela n’a pas suffi à enterrer le sujet.
a décidé d’agir. Elle a mis sur pause le volet qui doivent se retrouver à Bruxelles, les 21 et négociations avec Kiev. Il doit être validé à l’unani- Les pays les plus favorables à une intégration rapide
agricole du Pacte vert, proposé aux Etats 22 mars, ne devaient pas parler de l’élargissement mité des Vingt-Sept, à l’occasion d’une conférence de l’Ukraine, comme la Pologne ou les pays Baltes,
membres d’alléger les contraintes environne- de l’Union européenne (UE) à l’Ukraine. A quel- intergouvernementale, dont la convocation par la veulent acter le fait que la conférence intergouver-
mentales liées à la politique agricole com- ques semaines des élections européennes, pré- présidence tournante du Conseil de l’UE nécessite, nementale sera convoquée avant la fin juin, sous la
mune et imaginé des garde-fous pour limiter vues du 6 au 9 juin, et alors que les sondages an- elle aussi, l’unanimité. présidence tournante de la Belgique.
les importations ukrainiennes. noncent une poussée de l’extrême droite, plu- Tiraillée entre les gouvernements qui militent Au second semestre, c’est la Hongrie qui sera aux
Le 31 janvier, elle a ainsi proposé de recon- sieurs pays, à commencer par la France, préfé- pour une adhésion rapide de Kiev, comme la Polo- manettes, et ils redoutent que l’affaire soit dès lors
duire pour un an, jusqu’en juin 2025, l’accord raient attendre. D’autant qu’à chaque nouvelle gne ou les pays baltes, et ceux qui prônent une cer- renvoyée à 2025. Il semble peu probable que le pre-
de juin 2022, en prévoyant toutefois que si les étape la Hongrie de Viktor Orban menace de met- taine prudence, comme Paris, Berlin et Rome, Ursula mier ministre, Viktor Orban, pour qui l’Ukraine n’a
importations de trois produits jugés « sensi- tre son veto et de faire dérailler le processus, en- von der Leyen a tenté de satisfaire tout le monde. pas sa place en Europe, prenne la moindre initiative
bles » – volaille, œufs et sucre – dépassent les voyant à Moscou le signal d’une Europe divisée. Cette dernière, qui a besoin du soutien des Vingt- pour faire avancer sa cause.
niveaux moyens de 2022 et de 2023, des droits Las ! les Vingt-Sept n’échapperont pas à une dis- Sept pour être reconduite à la tête de la Commission, La France, l’Allemagne ou l’Italie, qui savent le su-
de douane seraient ponctuellement réintro- cussion qui fâche. Ursula von der Leyen, la prési- les oblige à des contorsions complexes et risquées. jet éruptif dans leur pays, tant l’adhésion de cette
duits. Sous la pression du Parlement euro- dente de la Commission, leur a présenté mi-mars, nation de plus de 40 millions d’habitants déstabili-
péen, qui jugeait ce dispositif insuffisant, et comme elle s’y était engagée lors de son déplace- Anticiper la présidence hongroise serait l’édifice communautaire, préféreraient pren-
des alliés de la Pologne, le texte a été durci. ment à Kiev le 24 février, le cadre de négociations Comme annoncé à Kiev, elle a donc transmis ce do- dre un peu de temps. Budapest, pour sa part, pour-
Les Pays-Bas, la Suède, la Finlande, le Portu- entre l’UE et Kiev, sachant très bien que, dès lors, ils cument aux Etats membres « mi-mars ». Mais, dans rait, en contrepartie d’avancées sur l’élargissement
gal, l’Irlande et, dans une moindre mesure, ne pourront échapper à un échange sur le sujet. le même temps, elle a fait en sorte que les chefs à la Bosnie, faire un geste. Rien ne l’empêcherait en-
l’Allemagne, qui ne voulaient pas aller au-delà Trois jours plus tôt, à Bruxelles, elle avait pourtant d’Etat et de gouvernement n’aient pas à se pronon- suite de s’opposer à la convocation de la conférence
de la proposition de la Commission, ont affirmé que le texte « ne [serait] pas prêt avant les cer à son sujet les 21 et 22 mars. La Commission a en intergouvernementale ou à l’adoption du cadre de
bougé. Entre ces deux groupes, la France, l’Es- élections européennes ». effet affirmé que le pays ne remplissait toujours pas négociations. « Si c’est pour ensuite s’exposer à un
pagne, l’Italie et la Grèce se sont montrées Le cadre de négociations est une feuille de route les conditions requises, notamment en matière de veto de la Hongrie, ce n’est pas le meilleur service à
sensibles aux arguments des amis de Varso- politique des futures discussions entre l’UE et traitement des minorités hongroises sur son terri- rendre à l’Ukraine », note un diplomate européen. p
vie. In fine, il a été décidé d’instaurer un « frein l’Ukraine, candidate à l’adhésion depuis juin 2022, toire, pour que les négociations puissent débuter. v. m. (bruxelles, bureau européen)
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JEUDI 21 MARS 2024
Une partie des revenus liés aux avoirs russes
pourrait financer l’aide militaire à l’Ukraine
Certains Etats membres suggèrent que les intérêts des fonds bloqués à Bruxelles,
soit 4,4 milliards d’euros, puissent servir à fournir des armes à Kiev
bruxelles - bureau européen
C omment financer le ren-
forcement de la défense
du continent et celle de
l’Ukraine ? La question taraude les
vingt-sept chefs d’Etat et de gou-
vernement européens qui doi-
vent se réunir jeudi 21 mars à
Bruxelles. Alors que la Russie en-
grange des succès sur le front en
Ukraine, que l’armée de Kiev souf-
fre d’un manque de munitions et
de systèmes de défense aérienne
et que l’aide militaire américaine
de 61 milliards de dollars (56 mil-
liards d’euros) reste toujours blo-
quée au Congrès à Washington,
les Européens doivent en faire
plus pour Kiev, mais également
pour leur propre défense. Ils ex-
plorent donc de nouvelles op-
tions de financement.
Depuis deux ans, les Vingt-Sept
ont déjà augmenté leurs dépen-
ses militaires. Alors qu’en 2021,
avant la guerre, ils investissaient
214 milliards d’euros pour leurs
armées, ils ont investi 290 mil-
liards en 2023, selon les données
provisoires du service diplomati-
que européen. Cela reste à un ni-
veau soutenable, autour de 1,5 %
du PIB. Mais l’objectif est d’at-
teindre 2 %, voire bien plus, selon
nombre d’experts, pour assurer
la sécurité du continent. Or,
avec des budgets largement sous
contrainte après la crise sani-
taire, les Etats cherchent des
idées alternatives, à commencer
par l’utilisation des bénéfices ex-
ceptionnels liés aux avoirs rus-
ses gelés en Europe.
Mercredi 20 mars, Josep Borrell,
le haut représentant de l’Union
européenne (UE), devait officiel-
lement présenter aux Etats
membres son projet de confisca-
tion des intérêts générés par les
avoirs russes immobilisés en Eu-
Réunis en Allemagne, les Européens tentent
de donner des gages de bonne volonté
Tandis que l’aide américaine reste bloquée au Congrès et que la Russie gagne du terrain,
plusieurs Etats de l’UE ont annoncé de nouvelles aides destinées à l’allié ukrainien
S urtout, ne pas donner le
sentiment que les pays occi-
dentaux abandonnent
l’Ukraine. Alors que le soutien
américain aux forces de Kiev est
toujours bloqué au Congrès par
les élus républicains proches de
Donald Trump, qui refusent de vo-
ter une nouvelle enveloppe d’aide
militaire de 61 milliards de dollars
(56 milliards d’euros environ), les
Etats européens tentent de pallier
le faux bond de Washington et de
rassurer leur allié ukrainien, dont
les troupes sont aujourd’hui sur le
reculoir dans le Donbass – la Rus-
sie a revendiqué, mardi 19 mars, la
prise d’une nouvelle localité dans
la région, appelée Orlivka et peu-
plée de quelque 800 habitants
avant la guerre.
De nouveau réunis sur la base
aérienne de Ramstein, en Allema-
gne, dans le cadre du groupe de
contact pour la défense de
l’Ukraine, plusieurs pays euro-
péens ont annoncé, mardi
19 mars, de nouvelles tranches
d’aide, soulignant la nécessité de
soutenir leur allié dans la durée.
Comme souvent depuis le début
du conflit, commencé il y a un
peu plus de deux ans, le plus pro-
LES DIRIGEANTS
EUROPÉENS
ENVISAGENT DE
METTRE DAVANTAGE
À CONTRIBUTION LA
BANQUE EUROPÉENNE
D’INVESTISSEMENT
rope. Le 24 février, Ursula von der
Leyen, la présidente de la Com-
mission, avait ouvert la porte à
une telle option. Initialement, les
Etats membres souhaitaient con-
server ces fonds pour la future re-
construction du pays. Désor-
mais, une majorité veut utiliser
les quelque 3 milliards annuels
attendus pour armer Kiev. « Cela
revient au même, rappelle M. Bor-
rell. En finançant plus d’armes,
nous leur permettons de défendre
ce qu’ils ont et donc d’éviter de les
reconstruire… »
Près de 200 milliards d’euros
d’avoirs de la Banque centrale de
Russie sont actuellement immo-
bilisés sur le sol européen (sur un
total de 269 milliards gelés dans
le monde). L’essentiel de ces
fonds est bloqué en Belgique, où
ils ont été déposés chez Euro-
clear. Selon cet organisme inter-
national de dépôts de fonds, les
intérêts nets liés aux fonds rus-
ses sous sanction ont rapporté
quelque 4,4 milliards d’euros
en 2023. Sur cette somme, le
royaume a déjà taxé 1,7 milliard
d’euros, qui seront reversés à
Kiev, selon une décision de l’exé-
cutif belge.
Le reste pourrait donc être con-
fisqué et affecté à la Facilité euro-
péenne de paix (FEP), ce fonds in-
tergouvernemental qui finance,
depuis mars 2022, le transfert
digue a été l’Allemagne, qui s’est
engagée à fournir 500 millions
d’euros de matériels militaires
supplémentaires – Berlin est déjà
le deuxième contributeur après
les Etats-Unis, avec un soutien es-
timé à 17,7 milliards d’euros de-
puis 2022 par l’Institut Kiel.
Obus de la Bundeswehr
Dans le détail, l’Allemagne a pro-
mis de livrer « à court terme »
10 000 obus de 155 millimètres à
l’Ukraine, directement prélevés
dans les stocks de la Bundeswehr,
pour répondre aux besoins ur-
gents des forces de Kiev, aujour-
d’hui à court de munitions sur le
front, où la Russie grignote quoti-
diennement du terrain.
Berlin financera également
l’achat de 180 000 des quelque
800 000 obus dénichés sur les
marchés par la République tchè-
que, dont une première partie
pourrait être livrée à partir d’avril.
Une centaine de blindés de trans-
port de troupes et autant de véhi-
cules logistiques font également
partie de l’enveloppe. Mais l’Alle-
magne refuse toujours l’envoi de
missiles de croisière Taurus, esti-
mant que ce serait être partie pre-
d’armes à l’Ukraine. « Nous pro-
posons que 90 % des intérêts gé-
nérés par les fonds russes soient
transférés à la FEP pour financer
des armements, précise Josep
Borrell. Les 10 % restants seront
orientés vers le budget commu-
nautaire pour moderniser l’indus-
trie ukrainienne de la défense. »
Début mars, Bruxelles a dévoilé
un vaste programme d’aides à
l’industrie de défense euro-
péenne et ukrainienne.
« S’il y a une majorité d’Etats en
faveur du projet, certains restent
réticents, comme les pays neutres,
qui veulent voir le détail de la pro-
position, ou la Hongrie, opposée
au soutien militaire de l’Ukraine »,
rappelle une source communau-
taire. Si Berlin soutient ferme-
ment l’utilisation de ces fonds
pour armer l’Ukraine, Paris ne s’y
oppose pas, mais souhaite aussi
explorer une voie alternative :
utiliser ces moyens pour finan-
cer les intérêts d’un futur grand
emprunt européen en faveur de
l’Ukraine et de la défense.
« Pur fantasme »
En décembre 2023, Kaja Kallas, la
première ministre estonienne, a
proposé un emprunt commu-
nautaire de 100 milliards d’euros
pour la défense. Dès janvier, cette
idée a été soutenue à Bruxelles
par Thierry Breton et Emmanuel
Macron a dit y « souscrire », le
14 mars sur TF1 et France 2.
Le projet a été critiqué par les
« pays frugaux », Allemagne et
Pays-Bas en tête. « Pur fantasme,
confie même un diplomate euro-
péen. Pour envisager des euro-
bonds, il faudrait un changement
total de scénario. Que l’Ukraine
perde la guerre ou que la Russie
lance une attaque nucléaire ! » Ac-
quitter les intérêts de l’emprunt
par les bénéfices exceptionnels
nante du conflit, au désespoir des
militaires ukrainiens.
Jusqu’ici relativement timorée
dans son aide – l’Institut Kiel la
place au dix-neuvième rang euro-
péen –, la Belgique a également
confirmé la mise en œuvre de
trois paquets d’aide supplémen-
taire, pour un montant de 412 mil-
lions d’euros. Révélée le 15 mars,
cette nouvelle enveloppe com-
prend notamment 300 blindés
multirôles Lynx, en cours de dé-
classement au sein de l’armée
belge, trois navires chasseurs de
mines, fournis en coopération
avec les Pays-Bas, ainsi que des
drones de reconnaissance et des
ambulances militarisées.
Le 28 février, le premier ministre
belge, Alexander De Croo, avait
annoncé un soutien de 200 mil-
lions d’euros pour financer l’achat
de quelque 50 000 des obus de
l’initiative tchèque. Selon Josep
Borrell, le chef de la diplomatie
européenne, les pays membres de
l’Union européenne se sont d’ores
et déjà engagés sur un montant de
20 milliards d’euros de soutien
militaire à l’Ukraine pour 2024.
Venu des Etats-Unis sans nou-
velle aide financière, le secrétaire
des fonds russes gelés, « cela
pourrait convaincre les pays fru-
gaux », espère-t-on à Paris.
Les dirigeants européens explo-
rent une dernière piste : mettre
davantage à contribution la Ban-
que européenne d’investisse-
ment (BEI). Quatorze chefs d’Etat
et de gouvernement ont ainsi co-
signé, mardi, à l’initiative du pre-
mier ministre finlandais, Petteri
Orpo, une lettre destinée à Nadia
Calviño, la nouvelle présidente de
l’institution. Les signataires, dont
Emmanuel Macron, Olaf Scholz
et Giorgia Meloni, demandent à la
BEI de renforcer ses investisse-
ments dans le secteur de la dé-
fense, « conformément aux nou-
velles priorités de l’UE ».
Jusqu’à présent, la « banque du
climat » a toujours limité son ex-
position à ce secteur. Elle a, certes,
mis en place des lignes de finan-
cement spécifiques, notamment
en faveur des producteurs de
biens à double usage, qui peuvent
trouver une application dans le
civil et le militaire comme les
drones, les radars ou les systèmes
de détection et de communica-
tion avancés. « Mais nos fonds dé-
diés sont peu utilisés aujourd’hui
par l’industrie de la défense », re-
grette-t-on au sein de la banque,
qui assure s’engager « activement
à renforcer son soutien à la sécu-
rité et à la défense de l’Europe ».
« Depuis plusieurs mois, la BEI ré-
siste. Or, les chefs d’Etat, parmi les
plus importants actionnaires de la
banque, sont clairs. Il faut que la
BEI change sa politique de prêt, dé-
crypte un bon connaisseur du sec-
teur. Le but n’est pas qu’elle prête
nécessairement à la défense, mais
qu’elle donne un signal au marché.
Cela permettra aux banques pri-
vées de s’engager bien plus facile-
ment en faveur du secteur. » p
philippe jacqué
américain à la défense, Lloyd Aus-
tin, a tenté, de son côté, de rassu-
rer Kiev sur les intentions de
Washington. « Les Etats-Unis ne
laisseront pas échouer l’Ukraine »,
a-t-il affirmé en ouverture de la
réunion de Ramstein, au côté de
son homologue ukrainien, Rus-
tem Umerov. Mais les Ukrainiens
« n’ont pas une journée à perdre »,
a ajouté M. Austin, dans une
forme de plaidoyer à l’intention
des élus républicains du Congrès.
Le 12 mars, les Etats-Unis ont
bien annoncé une nouvelle enve-
loppe de 300 millions de dollars
d’aide militaire à l’Ukraine, leur
première depuis le 27 décem-
bre 2023, mais elle restera sans
suite, a averti le Pentagone, expli-
quant qu’il s’agissait d’un reliquat
obtenu lors de négociations sur
les contrats passés avec les indus-
triels américains de la défense.
« Le plan de la Russie est d’atten-
dre la fin de la volonté occidentale
de soutenir l’Ukraine, a mis en
garde le général Charles Quinton
Brown Jr., chef d’état-major des
armées américaines, présent, lui
aussi, à Ramstein. La coalition ne
doit pas laisser cela arriver. » p
cédric pietralunga
international | 3
Hongkong : nouvelle loi
sur la sécurité nationale
Le texte, dicté par Pékin, dote les tribunaux
d’un nouvel arsenal de lois encadrant
un grand nombre de « crimes politiques »
hongkong - correspondance
A
près plus de vingt ans de
tergiversations autour du
sujet épineux de l’arti-
cle 23 de la Basic Law, la mini Cons-
titution de Hongkong, le chef de
l’exécutif, John Lee, aura réussi à
faire adopter cette « ordonnance
pour sauvegarder la sécurité na-
tionale » en un temps record.
Mardi, le LegCo, le Parlement de la
région administrative spéciale,
constitué en majorité de députés
nommés plutôt qu’élus, a adopté
ce texte qui dote les tribunaux de
Hongkong d’un nouvel arsenal de
lois encadrant un grand nombre
de crimes politiques. « C’est un mo-
ment historique, un moment de
gloire collective pour tous », s’est fé-
licité John Lee.
Dictée par Pékin, la stratégie du
gouvernement local était claire-
ment de se débarrasser le plus vite
possible de cette tâche ingrate et
nuisible à l’image de la ville, pour
pouvoir se concentrer sur la re-
lance de l’économie.
Cette nouvelle loi contient
181 clauses et punit de peines al-
lant jusqu’à la perpétuité cinq ca-
tégories de crimes : la trahison,
l’insurrection (incluant l’incita-
tion à la mutinerie et les actes d’in-
tention séditieuse), le sabotage
mettant en péril la sécurité natio-
nale, le vol de secrets d’Etat et l’es-
pionnage, ainsi que l’ingérence ex-
térieure. Il s’agit, selon les autori-
tés, de « combler les lacunes » de la
loi de sécurité nationale imposée
par Pékin en 2020 à la suite du
grand mouvement de protesta-
tion antigouvernementale de
2019, qui couvrait déjà quatre cri-
mes politiques « majeurs » : la sé-
cession, la subversion, les activités
terroristes et la collusion avec des
forces étrangères. Le texte redéfi-
nit les crimes de sédition, qui
étaient jusqu’à présent couverts
par d’anciennes lois coloniales et
la peine maximale est passée d’un
à sept ans de prison.
Après une période de consulta-
tion d’un mois (incluant le Nouvel
An chinois), qui s’est terminée à la
fin de février, il n’aura finalement
fallu que onze jours pour faire
adopter ce texte, extrêmement
long et dont l’impact sur la société
risque d’être profond.
En 2003, un projet de loi pour
mettre en œuvre l’« article 23 »
avait déclenché de telles manifes-
tations qu’il avait été abandonné.
Mais après l’imposition d’un nou-
veau code électoral, le LegCo est
désormais composé à 100 % de
« députés patriotes », terme dési-
gnant les citoyens loyaux à Pékin.
Le texte a, cette fois, à peine été
critiqué. La plupart des amende-
ments adoptés ont été proposés
par le gouvernement et renfor-
cent le projet initial. Pour le bar-
reau de Hongkong et l’Association
des journalistes de Hongkong,
qui avaient soumis de longs argu-
mentaires relevant les défauts du
texte, la seule petite victoire sera
l’ajout de l’intérêt public comme
ligne de défense acceptable.
La très brève période de débats a
néanmoins permis d’entendre un
certain nombre d’interrogations
sur le nouveau texte. Est-on, par
exemple, désormais passible de
poursuites si l’on a, au fond de ses
placards, d’anciens exemplaires
Faire lire à des
amis de vieux
numéros de
l’« Apple Daily »
pourra être
considéré
comme
délictueux
de l’Apple Daily ? Ce tabloïd popu-
laire et anticommuniste, fondé
par l’homme d’affaires Jimmy Lai,
a été fermé par la police en 2021.
Ses dirigeants ont été arrêtés et
sont actuellement jugés. « Si vous
avez gardé un exemplaire de l’Ap-
ple Daily chez vous, en souvenir,
que vous lisez parfois dans les toi-
lettes, il n’y a pas de mens rea (“in-
tention délictueuse”), a tenté de
rassurer Ronny Tong, ex-député
prodémocratie devenu pro-Pékin
et membre du Conseil exécutif, la
plus haute instance décisionnaire
du gouvernement. Mais si vous le
montrez à vos invités (…), il se peut
que vous commettiez un délit. »
Le ministre de la justice, Paul
Lam, avait, pour sa part, déclaré
pendant les débats au Parlement
que l’on pourrait être coupable de
sédition par la simple possession
d’un objet séditieux, sans néces-
sairement avoir une intention sé-
ditieuse. Quant aux nombreux
objets de collection (bougies, mi-
niatures de la déesse de la démo-
cratie, etc.) marquant le souvenir
du massacre de Tiananmen, le
4 juin 1989 à Pékin, très répandus à
Hongkong où chaque année pen-
dant trente ans cet événement a
été commémoré en toute légalité,
Ronny Tong a suggéré de les ca-
cher ou de s’en débarrasser pour
« éviter de se retrouver dans une si-
tuation compromettante ».
Flou autour des « secrets d’Etat »
La loi exige également de quicon-
que ayant connaissance d’un
crime puni par cette loi d’en in-
former les autorités « dans les
plus brefs délais possible » – s’abs-
tenir pouvant être puni de qua-
torze ans de prison. Hormis
ce devoir de délation, pour nom-
bre de professions dans lesquel-
les la confidentialité joue un rôle
important (avocats, médecins,
journalistes, diplomates, comp-
tables ou auditeurs…) se pose
aussi la question de ce qui consti-
tue un « secret d’Etat » dont l’ac-
ception dans la loi est très floue.
Et qu’en sera-t-il des confessions
obtenues par un prêtre ? Alors que
le ministre de la justice a déclaré
qu’il serait « très difficile de faire des
exceptions pour le clergé », le dio-
cèse de Hongkong a assuré, ven-
dredi 15 mars, que la nouvelle loi
de sécurité n’aurait pas d’effet sur
le caractère confidentiel d’une
confession. Bien que les catholi-
ques ne représentent que 5 % de la
population, l’influence de l’Eglise
catholique est très forte à
Hongkong. John Lee s’est lui-
même identifié comme catholi-
que, et deux de ses quatre prédé-
cesseurs depuis la rétrocession,
Donald Tsang (2005-2012) et Carrie
Lam (2017-2022), étaient en outre
rigoureusement pratiquants.
Le cas de familles dont l’enfant a
fui à l’étranger en raison de son
implication dans les événements
de 2019 a également été évoqué.
Les parents qui lui feraient parve-
nir de l’argent tomberont sous le
coup du « financement direct ou in-
direct d’un fugitif » et seront passi-
bles de sept ans de prison.
Selon le South China Morning
Post, la rapidité avec laquelle cette
loi a été adoptée s’explique par la
volonté de prendre de court les cri-
tiques sur le resserrement sécuri-
taire à Hongkong, à commencer
par le Royaume-Uni et les Etats-
Unis, sans leur laisser le temps de
brandir des menaces de sanctions.
Cela n’a pas empêché Londres et
Washington et l’ONU d’exprimer
leur inquiétude sur ce nouvel arse-
nal répressif. Reste à voir l’impact
qu’aura cette nouvelle loi sur le
moral, déjà très bas, des Hongkon-
gais, ainsi que sur la confiance des
milieux d’affaires et de la commu-
nauté étrangère, dont la présence
s’est déjà notoirement réduite. p
florence de changy
4 | international
Affiches des candidats aux municipales du CHP et de l’AKP dans le quartier de Beyoglu, à Istanbul, le 16 mars. JOHN WREFORD/SOPA IMAGES VIA REUTERS
Duel serré entre l’opposition et le
pouvoir pour la mairie d’Istanbul
A l’approche des municipales, prévues le 31 mars, la campagne se
déroule dans une atmosphère pesante, plombée par la cherté de la vie
istanbul - correspondant
D
ifficile d’imaginer plus
banale qu’Alemdag
caddesi, rue commer-
çante à Ümraniye, sur
la rive asiatique d’Istanbul : mê-
mes bruits, mêmes échoppes que
dans n’importe quelle zone pié-
tonne, même foule vibrante aussi.
Et, comme partout ailleurs, les
stands des partis politiques ont
fait leur apparition avec leurs ten-
tes plus ou moins grandes, cha-
cune portant leurs couleurs et ré-
sonnant de leur musique de cam-
pagne en vue des élections muni-
cipales du 31 mars.
Les affiches géantes du président
Recep Tayyip Erdogan au côté des
candidats locaux du Parti de la jus-
tice et du développement (AKP, la
formation islamo-conservatrice
au pouvoir) voisinent avec celles
du maire sortant, Ekrem Imamo-
glu, chef de file du Parti républi-
cain du peuple (CHP, centre gau-
che). Le principal parti de l’opposi-
tion présente également ses pro-
pres candidats dans les différents
arrondissements de la mégapole.
Il règne pourtant une atmos-
phère pesante. Les regards parais-
sent las. L’écrivain et journaliste
Bekir Agirdir a appelé cela « la fati-
gue des électeurs » confrontés à
une accumulation de scrutins
auxquels s’ajoutent les difficultés
du moment. Depuis 2011, les Turcs
ont voté quasiment chaque année
sans que rien change : le coût tou-
jours plus élevé de la vie n’a eu de
cesse de réduire la quantité de
nourriture dans les assiettes et de
menacer le bien-être des ménages.
« Le fossé entre les vrais problèmes
du quotidien et l’agenda officiel se
creuse de jour en jour », précise en-
core ce spécialiste des sondages,
comme si « le gouvernement pous-
sait la société à se dépolitiser ».
Et puis, il y a cet autoritarisme
qui caractérise de plus en plus le
pouvoir en place. Le 7 mars, un
passant se disant proche du CHP a
été arrêté en pleine rue, faubourg
de Sirinevler, sur la rive euro-
péenne, après avoir critiqué le pré-
sident devant la caméra d’un you-
tubeur. Embarqué par la police ci-
vile, il a été accusé d’« incitation à
la haine ». A Kasimpasa, quartier
de naissance de Recep Tayyip Er-
dogan, ce sont des militants AKP
qui ont fait irruption dans le local
de campagne du CHP. Le 17 mars,
lors d’un meeting du chef de l’Etat
à Konya, des dizaines de person-
nes se sont retrouvées au poste
pour avoir exprimé des critiques
sur la politique du gouvernement.
Résultat, l’homme de la rue
s’épanche brièvement, sinon rare-
ment, devant les journalistes
étrangers. Les prénoms sont à
peine murmurés après insistance.
« Les opposants semblent avoir in-
tégré que la coalition gouverne-
mentale maintiendra sa domina-
tion jusqu’aux prochaines élec-
tions générales et présidentielles
[en 2028], ajoute Bekir Agirdir. Les
électeurs du bloc au pouvoir sont,
eux, réticents à montrer un quel-
conque enthousiasme en raison de
la situation économique du pays. »
« Un match à distance »
A Istanbul, Imamoglu n’en finit
pas de battre campagne. En
juin 2019, il avait créé la surprise
en remportant haut la main un
scrutin qui s’était joué en
deux fois après l’annulation du
vote, en mars, sur requête de
l’AKP. Le parti au pouvoir avait
persuadé la Haute Commission
électorale de l’annuler, évoquant
des « fraudes ». Mal lui en a pris.
De 13 500 voix, le candidat CHP
avait obtenu plus de 800 000 voix
d’avance au second vote, infli-
geant un revers au président et à
l’AKP, alors maître absolu de la
place depuis vingt-cinq ans.
Depuis, le maire de la mégapole
de 16 millions d’habitants, la plus
riche du pays avec un tiers de son
produit intérieur brut, apparaît
pour beaucoup comme l’homme
providentiel de l’opposition. Les
procès intentés contre lui, en
cours, n’ont rien changé. Les divi-
sions au sein du CHP après la dé-
faite à la présidentielle de 2023,
non plus. « Malgré les bâtons dans
les roues, les refus de financements
du pouvoir central, il a fait montre
d’une habilité certaine à conduire
les affaires, son ambition a fait le
reste, souligne Yasar Aydin, rédac-
teur en chef du quotidien indé-
« Imamoglu
[maire sortant]
apparaît comme
le seul à être resté
sur scène en tant
qu’acteur
de l’opposition »
YASAR AYDIN
rédacteur en chef du quotidien
indépendant « BirGün »
pendant BirGün. Imamoglu appa-
raît comme étant le seul à être resté
sur scène en tant qu’acteur de l’op-
position contre Erdogan. C’est un
match à distance qui préfigure les
années à venir. »
D’après les sondages, à prendre
avec précaution au regard des er-
reurs passées, l’édile arrive en tête.
La différence avec son adversaire
de l’AKP, Murat Kurum, un ancien
ministre du logement d’Erdogan,
sans réelle expérience du terrain,
serait, sur la base d’une trentaine
d’enquêtes, de 2,5 points en sa fa-
veur depuis février. En matière de
circonscriptions, le CHP devance-
rait ou serait au coude à coude
avec l’AKP dans une vingtaine
d’arrondissements sur les 39 que
compte la mégapole.
« Les quinze derniers jours seront
cruciaux, mais Ekrem Imamoglu
est devenu très populaire, affirme
Ates Ilyas Bassoy, journaliste et
analyste politique. Son éloquence
et sa capacité à gouverner sem-
blent dépasser de loin celle de son
adversaire. D’autant qu’une part
non négligeable des électeurs AKP,
que j’estime à 20 %, vote en fonc-
tion des travaux et des réalisations
effectués, plus que pour le parti. Ils
pourraient faire la différence. »
C’est précisément l’avantage que
le candidat Imamoglu cherche à
obtenir. A l’entrée de la rue
Alemdag, devant un public nom-
breux pour un jour de semaine et
pour un quartier réputé pour son
conservatisme, le maire sortant
insiste sur son bilan, sur « ces crè-
ches qui n’existaient pas avant son
arrivée », « ces lignes de métro sup-
plémentaires », « ces foyers nou-
veaux pour étudiants ». Il s’attaque
à cette atmosphère lourde et ultra-
polarisée en dénonçant ceux « qui
menacent du doigt, ceux qui divi-
sent au lieu de rassembler ». La voix
éraillée, Ekrem Imamoglu recom-
mande à ses soutiens de « protéger
les urnes et les votes, de faire appel
aux avocats le jour du scrutin ».
Porte-à-porte, sans relâche
La mise en garde est devenue ha-
bituelle en période préélectorale.
A ses côtés, parmi une poignée de
candidats du CHP, Sinem Dede-
tas, proche du maire, espère, elle
aussi, créer la surprise dans l’ar-
rondissement voisin, le très con-
servateur Üsküdar. C’est ici où le
« Reis » (le « chef », l’un des sur-
noms de M. Erdogan) a sa rési-
dence familiale. Ici aussi
qu’en 2019, le CHP avait réalisé un
score plus élevé que prévu.
Aujourd’hui, les enquêtes don-
nent la candidate à moins d’un
point derrière son adversaire AKP.
Mahir Polat, ancien secrétaire
général adjoint chargé du patri-
moine à la municipalité d’Is-
tanbul, s’attaque, de son côté, à un
autre fief traditionnel des islamo-
conservateurs, l’arrondissement
de Fatih, cœur historique et sym-
bolique de la ville, léché par les
eaux noires de la Corne d’or. Le
candidat fait du porte-à-porte,
sans relâche, jour après jour. Il
serre les mains, parle, note avec
ses équipes les doléances. A le sui-
vre ainsi, l’accueil paraît plutôt
bienveillant. « Les gens voient peu
les élus venir chez eux », glisse-t-il.
Depuis trois mois, il sillonne
cette forteresse électorale de
330 000 habitants. « Fatih est un
formidable miroir de la société tur-
que. Or, depuis un quart de siècle,
l’AKP dit que tout va bien. Nous, de-
puis trois mois, on répond que non,
tout ne va pas bien. » La pauvreté,
les migrants et les questions relati-
ves aux transformations urbaines
reviennent dans les remarques
des boutiquiers et des passants.
Samedi 23 mars, ou diman-
che 24, le président Erdogan de-
vrait venir à Istanbul pour battre
campagne, avec la ferme intention
de reprendre la main sur la ville. p
nicolas bourcier
Au Mexique, la violence
s’immisce dans la
campagne présidentielle
Déjà 45 assassinats liés aux élections de juin
ont été enregistrés ces derniers mois
mexico - correspondante
D eux semaines auront
suffi pour que le thème
de l’insécurité en-
flamme la campagne présiden-
tielle mexicaine, qui a débuté le
1er mars pour un scrutin prévu le
2 juin. Président, candidats, Eglise
catholique, mouvements sociaux
se sont prononcés sur cette ques-
tion face à une actualité violente,
qui ne connaît pas de trêve.
Selon le cercle de réflexion Labo-
ratorio Electoral (laboratoire élec-
toral), 45 assassinats liés à la cam-
pagne ont été dénombrés ces der-
niers mois. Vingt-deux des per-
sonnes tuées étaient des
candidats à des postes locaux pour
le scrutin de juin, qui renouvelle,
en plus de la présidence, les sièges
des parlements fédéraux et lo-
caux, ainsi que 1 800 mairies et
neuf gouvernorats. « La plupart
des morts concernent les maires,
qui délivrent des autorisations sur
la terre ou les transports, cruciales
pour le crime organisé », a expliqué
le directeur de Laboratorio Electo-
ral, Arturo Espinosa, à la radio MVS
Noticias. Pour l’instant, le nombre
de morts dans la campagne est
comparable à celui de la précé-
dente élection en 2018, qui avait
compté 145 assassinats. Mais, se-
lon M. Espinosa, « le nombre de ces
morts va augmenter, maintenant
que la campagne se déroule dans la
rue, et nous risquons d’en déplorer
plus qu’en 2018 ».
L’Etat du Guerrero est particuliè-
rement touché par cette violence.
Mardi 12 mars, le candidat à la
mairie de Chilapa a été assassiné
et un ancien candidat et son
épouse ont été retrouvés morts
dans une autre localité. Au même
moment, des vidéos publiées sur
les réseaux sociaux montraient
des chauffeurs frappés par des
malfrats à Acapulco, sur la côte Pa-
cifique du Guerrero. En février,
sept conducteurs de transports
publics avaient été assassinés tan-
dis que la capitale, Chilpancingo,
devenait une ville morte, sans
transports publics ni commerces
pendant onze jours. Une trêve a
depuis été conclue entre les deux
groupes criminels qui dominent
la ville, avec l’intermédiaire de
l’Eglise. « Les douze organisations
criminelles qui se disputent cet Etat
financent aussi les campagnes
électorales, et certaines ont leurs
propres candidats », explique Da-
vid Saucedo, expert en sécurité.
Supposé laxisme du président
A cette violence criminelle
s’ajoute celle de l’Etat. Dans l’Etat
de Guerrero toujours, les étu-
diants de l’école normale d’Ayotzi-
napa, à Iguala, sont à nouveau en
deuil. Le 7 mars, l’un des leurs, Yan-
qui Khotan Gomez Peralta, 23 ans,
a reçu en pleine tête une balle tirée
par un policier alors qu’il attendait
un ami, parti acheter des cigaret-
tes. Le policier a fui le 11 mars, avec
la complicité des autorités judiciai-
res locales. Les locaux du minis-
tère de la justice ont été incendiés
le lendemain par ces étudiants, qui
luttent toujours pour obtenir la
vérité sur le sort de leurs 43 cama-
rades disparus en 2014 à Iguala.
« La plupart des
morts concernent
les maires, qui
délivrent des
autorisations
cruciales pour le
crime organisé »
ARTURO ESPINOSA
directeur du cercle de
réflexion Laboratorio Electoral
0123
JEUDI 21 MARS 2024
Le 7 mars,
un étudiant
de 23 ans a reçu
en pleine tête
une balle tirée
par un policier
Le président Andres Manuel Lo-
pez Obrador (dit « AMLO », gau-
che) est toujours sous le feu des
critiques pour cette affaire emblé-
matique de la violence de l’Etat et
sur laquelle il avait promis de faire
toute la lumière. Mais, en dépit
des demandes des familles de vic-
times, le chef de l’Etat continue de
nier l’existence de documents sur
l’implication des militaires dans
cette disparition massive. « Nous
sommes dans une situation de blo-
cage. Le président retient des infor-
mations qui existent bel et bien et
qui sont indispensables pour avan-
cer », explique Vidulfo Rosales
Sierra, avocat des parents des dis-
parus. Aucune fouille n’a pu être
menée dans les casernes, alors
que 130 lieux ont été examinés
dans le reste de la région, en vain.
« Les militaires refusent ces
fouilles car ils ont beaucoup de
choses à cacher, alors que ces ca-
sernes ont servi de centres de dé-
tention et de torture, depuis les an-
nées 1960, pour lutter contre la
guérilla et ensuite contre le crime
organisé, estime David Saucedo.
Résoudre le cas des 43 impliquerait
pour AMLO de se confronter à ses
meilleurs alliés [les militaires], et il
ne le fera pas. » Le 6 mars, les étu-
diants venus à Mexico pour parler
au président ont symbolique-
ment enfoncé la porte du palais
présidentiel pour exiger une
audience. « Une provocation, les
étudiants sont manipulés », a ré-
pondu AMLO, prompt à dénoncer
partout la main de ses adversaires.
L’opposition et sa candidate, Xo-
chitl Galvez, ont construit la rhé-
torique de leur campagne sur le
thème de l’insécurité, proposant
une politique de main de fer con-
tre le supposé laxisme du prési-
dent et sa politique de « abrazos,
no balazos » (« des embrassades,
pas des fusillades »). Le Mexique
compte aujourd’hui près de
110 000 disparus et déplore plus
de 440 000 assassinats depuis le
début d’une guerre au narcotrafic
lancée par l’ex-président Felipe
Calderon (droite), en 2006. La
gauche au pouvoir, favorite de ce
scrutin, rappelle sans cesse que la
violence actuelle est justement is-
sue de cette politique désastreuse
menée par ses adversaires.
Claudia Sheinbaum, sa candi-
date, met en avant son bilan à la
tête de la ville de Mexico (2018-
2023), où l’insécurité a baissé, en
promettant de reproduire ses re-
cettes au niveau fédéral : des poli-
ciers mieux formés et mieux
payés et davantage de moyens
mis sur l’investigation criminelle.
Les deux candidates ont signé un
document de la Conférence de
l’épiscopat mexicain visant à pa-
cifier le pays. Mais Claudia Shein-
baum a précisé qu’elle ne parta-
geait pas « l’évaluation pessimiste
de la situation actuelle », tandis
que Xochitl Galvez s’est déclarée
en « parfait accord avec elle ».
Les deux prétendantes con-
viennent qu’il est impossible de
se passer des militaires dans les
Etats les plus conflictuels, et veu-
lent que la Garde nationale
(corps de sécurité créé par le pré-
sident actuel) devienne civile,
alors que son commandement
est assuré par l’armée. Mais cette
étape sera longue, laissant peu
d’espoir d’éclaircir le cas des
43 étudiants disparus. p
anne vigna
0123
JEUDI 21 MARS 2024
A Tegucigalpa, le 21 février. A gauche : contrôle d’identité de la police antigang, dans le quartier Flor del Campo. A droite : maison du quartier de Villa Nueva. NADÈGE MAZARS POUR « LE MONDE »
Au Honduras, le bilan mitigé de l’état d’exception
Malgré les interpellations et les perquisitions sans mandat pour combattre les gangs, le racket persiste
REPORTAGE
tegucigalpa - envoyée spéciale
U
ne vieille dame, pieds
nus, gravit pénible-
ment la côte de la
ruelle ravinée qui
longe des maisons vides. Juste au-
dessus, le terrain de foot du sec-
teur 2 de la Colonia Villanueva, un
des quartiers les plus pauvres de
Tegucigalpa, la capitale du Hon-
duras, est en pleine rénovation : il
sera bientôt recouvert de gazon
synthétique, luxe insolite dans ce
lieu de désolation où l’eau cou-
rante n’est distribuée que tous les
huit jours. « On aurait plutôt be-
soin de rues goudronnées, dit,
amer, un homme devant sa mai-
son cachée par des plaques de tôle
ondulée. A la saison des pluies, les
enfants ont de la boue jusqu’aux
genoux pour aller à l’école. »
La police ne s’aventure pas dans
le bidonville zébré d’escaliers rai-
des. « En bas, c’est le règne de la
“18” et, en haut, de la “MS13” »,
murmure le pasteur Santos, de-
puis son église évangélique qui
domine le quartier déserté. Il fait
référence au Barrio 18 et à la Mara
Salvatrucha 13, les deux princi-
paux gangs qui se livrent une
guerre sans merci et martyrisent
les dix millions d’Honduriens à
coups d’extorsions. En octo-
bre 2022, une soixantaine de per-
sonnes ont dû quitter leur mai-
son, du jour au lendemain, mena-
cées de mort par « la 18 », laissant
tout derrière eux. « Les gangs har-
cèlent les jeunes pour qu’ils ne
quittent pas le groupe », regrette le
pasteur, qui les aide à partir, mal-
gré les risques.
Les groupes criminels du Hon-
duras ont infiltré toutes les insti-
tutions de l’Etat, comme l’a dé-
montré le procès récent, à New
York, pour trafic de drogue, de
l’ex-président Juan Orlando Her-
nandez (2014-2022), prédécesseur
de l’actuelle cheffe de l’Etat, Xio-
mara Castro (gauche).
Encouragée par les résultats
spectaculaires du Salvador voi-
sin, où les gangs ont été écrasés
par la politique de main de fer du
président Nayib Bukele et l’impo-
sition, en mars 2022, d’un « état
d’exception », Mme Castro a décidé
de mettre en place un « plan anti-
extorsion » et d’imposer, le 6 dé-
cembre 2022, son propre « état
d’exception », copiant le « modèle
Bukele » : déploiement des forces
de sécurité dans les rues, interpel-
lations et perquisitions sans
mandat, images de détenus en ca-
leçon alignés sur le sol… Des véhi-
cules blindés tout-terrain Black
Mamba ont été achetés, une mé-
gaprison doit être construite sur
un archipel des Caraïbes, à 250 ki-
lomètres des côtes.
D’abord institué pour quarante-
cinq jours à Tegucigalpa et à San
Pedro Sula (Nord-Ouest), l’état
d’exception a été reconduit et
élargi à plus de la moitié des villes
du pays. « Mais les gens ne com-
prennent pas très bien en quoi cela
consiste. Ils n’ont vu de l’état d’ex-
ception que ce qui est montré à la
télévision », explique Iliana Li-
cona, du Commissariat national
des droits humains (Conadeh).
Paralysie du Congrès
Plus d’un an après, le bilan de
l’état d’exception est mitigé. Cer-
tes, le nombre d’assassinats
(3 065 en 2023) a diminué. Le taux
d’homicide est passé de 38 pour
100 000 habitants en 2022 à
31 en 2023, soit une baisse de 17 %.
« Les grandes villes comme Teguci-
galpa et San Pedro Sula se si-
tuaient parmi les plus violentes du
monde lors de la décennie précé-
dente et ce n’est plus le cas », assure
Ricardo Salgado, secrétaire d’Etat
à la planification stratégique, tout
en reconnaissant ne pas disposer
de « données fiables ».
Si, en effet, la criminalité a dimi-
nué dans les grandes villes, elle
était en réalité déjà en baisse
constante depuis 2011. Le taux
d’homicide est toujours le plus
haut d’Amérique centrale et le
troisième du sous-continent
après Haïti et l’Equateur, et les fé-
minicides ont augmenté de 24 %.
La violence dans les prisons conti-
nue à un niveau élevé et le nom-
bre de mutineries a même « at-
teint, en 2023, un des niveaux les
plus hauts depuis 2018 », souligne
Mégaprison sur
les îles Swan
Golfe
BELIZE du Mexique
GUATEMALA
HONDURAS
Tegucigalpa
EL SALVADOR
NICARAGUA
Océan
Pacifique
250 km COSTA RICA
un rapport de l’ONG Acled, spécia-
lisée dans les conflits armés. Le
massacre de 46 détenues, le
20 juin 2023, dans la prison pour
femmes de Tamara, a poussé la
présidente Castro à confier de
nouveau à la police militaire le
contrôle des prisons et aux forces
armées la sécurité civile – alors
que la démilitarisation était une
de ses promesses de campagne.
Surtout, les extorsions, pre-
mière raison d’être de l’état d’ex-
ception, touchent désormais 11 %
de la population, selon une en-
quête de l’Association pour une
société plus juste (ASJ), contre 9 %
en 2022, et seraient même à leur
plus haut niveau en cinq ans.
Toujours selon l’ASJ, sur les
trente objectifs du plan anti-ex-
torsion, à peine trois ont été réali-
sés, trois sont en cours et vingt-
quatre n’ont même pas com-
mencé à être appliqués.
Leonardo Pineda, analyste des
sujets de sécurité, attribue cet
échec à plusieurs facteurs, parmi
lesquels la paralysie du Congrès.
Monopolisés, pendant toute
l’année 2023, par d’intermina-
bles négociations autour de
l’élection des membres de la
Cour suprême ou la désignation
du nouveau procureur général,
les députés n’ont pas pu voter
certaines lois importantes liées à
la sécurité. « Par ailleurs, souli-
gne M. Pineda, le Honduras
compte moins de deux policiers
pour mille habitants, alors que
l’ONU en préconise trois. »
Ce mercredi 21 février au soir,
nous suivons six officiers à moto
de la direction de la police anti-
gang et contre le crime organisé, la
Dipampco, lors d’une opération de
surveillance à Flor del Campo, un
quartier où règne « la 18 ». Les poli-
ciers, cagoulés, sont équipés d’ar-
mes longues, de gilet pare-balles,
de talkies-walkies. Ils circulent au
hasard des rues, s’arrêtent quand
ils voient « des gens suspects ».
Les officiers se garent devant le
bar El Alero. Ils en font sortir les
clients, qu’ils alignent les bras en
l’air. Ils soulèvent les tee-shirts à la
recherche de tatouages qui pour-
raient être signe d’appartenance à
un gang. Personne ne semble très
inquiet. L’opération ressemble
plus à une mise en scène pour
montrer que la police est présente
et agit. Un agent se plaint d’un
manque de moyens, de personnel
– à peine deux cents officiers de la
Dipampco pour toute la métro-
pole de Tegucigalpa. Et, encore,
international | 5
terroge Iliana Licona, de la Cona-
« La majorité deh, qui craint l’arrestation d’in-
[des arrestations] nocents comme au Salvador – où
plus de 77 000 personnes ont été
concerne les arrêtées, parfois de manière arbi-
petites mains, traire. De fait, la Conadeh a enre-
gistré 361 plaintes de citoyens
prises en flagrant pour l’utilisation disproportion-
délit » née de la force ou de mauvais trai-
tements lors d’interpellations.
LEONARDO PINEDA
analyste des sujets de sécurité La population exaspérée
Une situation que le secrétaire
d’Etat Salgado ne nie pas et con-
précise-t-il, c’est pire pour la po- damne, mais qu’il attribue aux
lice nationale, qui ne dispose vieilles pratiques, difficiles à éra-
même pas de gilets pare-balles. diquer. Il assure que les autorités
Dans ces conditions, l’état d’ex- travaillent sur un grand plan de
ception, devenu permanent, est-il modernisation de la police, qui
vraiment indispensable ? Les chif- sera prêt « pour fin 2024 ou début
fres avancés par la police mon- 2025 », date à laquelle « l’état d’ex-
trent qu’à peine 1,8 % des 13 400 ception ne sera plus nécessaire ».
arrestations lors des sept pre- Pourquoi ce qui semble avoir
miers mois de l’état d’exception fonctionné au Salvador n’a-t-il
étaient liées à des extorsions. « La pas eu les mêmes effets ? Certains
majorité concerne les petites experts pointent la différence du
mains, arrêtées en flagrant délit », nombre de policiers (le Salvador
souligne Leonardo Pineda. Moins en compte 4,3 pour 1 000 habi-
de 10 % des interpellations au total tants) et de la superficie du pays
étaient liées aux gangs. « Le reste, (le Honduras est plus de cinq fois
ce sont des délits mineurs. Y a-t-il plus étendu). « Mais, surtout, l’état
vraiment besoin d’un état d’ur- d’exception n’a pas été mis en
gence pour arrêter une personne place au Honduras pour combat-
saoule sur la voie publique ? », s’in- tre la violence, mais pour combat-
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non-manichéenne.
Le Figaro
Vous êtes nos yeux et
nos oreilles sur le terrain.
Europe 1
Flammarion
tre les extorsions, rappelle Pamela
Ruiz, experte de l’International
Crisis Group pour l’Amérique
centrale. Or, pour cela, il ne faut
pas avoir la faculté d’arrêter qui on
veut de manière arbitraire, mais
mener des enquêtes pour savoir
qui commet ces extorsions.
D’autant que le modèle Bukele est
finalement moins une politique
sécuritaire qu’un plan d’élimina-
tion des contre-pouvoirs pour sup-
primer les droits constitution-
nels. » L’analyste Leonardo Pineda
plaide pour des réponses « inté-
grales » à un problème complexe
et, surtout, structurel.
Si la population hondurienne,
exaspérée, réclame des politi-
ques répressives rapides et effi-
caces « à la Bukele », ce genre de
mesures « sont insuffisantes pour
désarticuler le crime organisé »,
considère aussi Iliana Licona. Ri-
cardo Salgado, lui, assure que
le président salvadorien « n’est
pas un exemple à suivre ». « Ici,
nous respectons les droits hu-
mains », martèle-t-il, ajoutant
être conscient que, « tant que les
gens vivront dans des conditions
de pauvreté, le pays sera le terreau
des gangs ». p
angeline montoya
6|
PLANÈTE
ZFE : seules Paris et Lyon restent concernées
Marseille, Strasbourg et Rouen ne sont plus tenues d’interdire les véhicules les plus polluants, au 1er janvier 2025
L
es zones à faibles émis-
sions (ZFE) se réduisent
comme peau de chagrin.
Exit Marseille, Strasbourg
et Rouen. A l’issue du comité mi-
nistériel sur la qualité de l’air en
ville organisé, mardi 19 mars, au
ministère de la transition écologi-
que, trois nouvelles aggloméra-
tions ont été libérées de toute obli-
gation de poursuivre le déploie-
ment des interdictions des véhicu-
les les plus polluants sur leur
territoire. L’amélioration de la qua-
lité de l’air entre 2022 et 2023 dans
ces trois métropoles ne justifie
plus qu’elles passent à l’étape sui-
vante, explique l’exécutif. En
juillet 2023, sept métropoles (Nice,
Grenoble, Toulouse, Montpellier,
Reims, Saint-Etienne et Clermont-
Ferrand) avaient déjà été exemp-
tées de mesures de restriction de
circulation supplémentaires.
Seules Paris et Lyon sont consi-
dérées comme des « territoires ZFE
effectifs », selon la nouvelle termi-
nologie du ministère de la transi-
tion écologique, et restent dans
l’obligation de mettre en œuvre la
prochaine étape du calendrier :
l’interdiction, au 1er janvier 2025,
des véhicules classés Crit’Air 3, à
savoir les voitures diesel de plus
de 14 ans et les voitures essence de
plus de 19 ans. Une catégorie qui
représente un peu plus de 20 % du
parc automobile français.
A l’instar de ses homologues de
Marseille et Strasbourg, le maire
(Parti socialiste, PS) de Rouen et
président de la Métropole Rouen-
Normandie, Nicolas Mayer-Rossi-
gnol, accueille cette annonce avec
satisfaction (« On est en train de
gagner la bataille contre la pollu-
tion de l’air ») et soulagement
(« On s’évite le couperet du 1er jan-
vier 2025 qui aurait été une bombe
sociale absolue »). Avec les
Crit’Air 3, c’est au total 35 % des vé-
hicules de la métropole rouen-
naise qui auraient été concernés
par des restrictions de circulation.
« Dynamique irréversible »
« Le gouvernement a acheté la
paix sociale à Marseille, Stras-
bourg et Rouen », réagit Daniel
Guiraud, vice-président (PS) de la
métropole du Grand-Paris et du
conseil départemental de Seine-
Saint-Denis. Prévue initialement
en 2022, l’interdiction des
Crit’Air 3 a déjà été repoussée à
deux reprises par la Métropole du
Grand-Paris. « Trois ans de retard,
c’est énorme au regard des enjeux
sanitaires », estime M. Guiraud.
Au Brésil, les favelas touchées de plein fouet par la canicule
Les quartiers pauvres de Rio, surpeuplés et dépourvus d’espaces verts, sont davantage exposés à la vague de chaleur extrême en cours
rio de janeiro - correspondance
O n est en train de cuire ! »,
désespère Virginia Ar-
ruda de Souza, 31 ans, af-
faissée contre la porte de sa petite
maison au toit métallique, au
sommet du Complexo do Alemao,
un ensemble de treize favelas
dans le nord de Rio de Janeiro. La
jeune femme peine à tenir debout,
essuyant son front perlé de sueur.
En ce dimanche 17 mars, cela fait
six jours qu’une vague de chaleur
écrasante s’est abattue sur le sud-
est du pays, transformant sa mai-
son en véritable four. L’absence de
ventilation rend la respiration dif-
ficile et l’humidité colle à la peau :
le thermomètre affiche 40 °C.
Faute d’air conditionné, la mère
de famille arrose régulièrement
son carrelage pour rafraîchir son
salon. « Il n’y a rien à faire », se dé-
sole-t-elle, regardant d’un air in-
quiet sa fille de 10 ans, Eloah, qui
Un panneau
signale une
restriction de
circulation en
zone à faibles
émissions (ZFE),
à Rouen, en
novembre 2022.
ANDBZ/ABACA
Et l’élu considère que la ZFE res-
tera « virtuelle » tant que deux con-
ditions ne seront pas remplies : la
verbalisation automatique – qui
devrait enfin arriver en 2025 – et
un renforcement des aides socia-
les pour permettre au foyer les
plus modestes de changer de véhi-
cules. « Sans prêt à taux zéro ga-
ranti par l’Etat, les banques ne prê-
teront pas aux ménages pour ab-
sorber le reste à charge », observe
Daniel Guiraud. Le gouvernement
met en avant le dispositif de
leasing social lancé en janvier – il
permet à 50 000 ménages de louer
des véhicules électriques à partir
de 100 euros par mois –, la recon-
duction du fonds vert (127 millions
d’euros de subventions attribuées
en 2023 notamment pour l’« ac-
ceptabilité sociale » des ZFE) ou la
rétrocession aux collectivités du
produit des futures amendes liées
aux contrôles automatisés.
Présentées comme « une dyna-
mique irréversible » par Elisabeth
Borne, alors ministre des trans-
somnole sur le canapé devant un
ventilateur qui brasse de l’air brû-
lant. « Elle a perdu l’appétit », note
sa mère.
Au Brésil, l’été, qui s’achève
mercredi 20 mars, a été marqué
par des températures extrêmes,
aggravées par le changement cli-
matique et le phénomène El
Niño. L’année 2023 a été la plus
chaude jamais enregistrée dans le
pays, avec soixante-cinq jours de
canicule. Et 2024 a déjà battu un
nouveau record : dimanche
17 mars, à Guaratiba, un quartier
de la zone ouest de Rio de Janeiro,
une température ressentie de
62,3 °C a été enregistrée.
Dans les favelas, à flancs de colli-
nes, souvent surpeuplées et dé-
pourvues de tout espace vert, « les
canicules sont encore plus extrê-
mes », explique Renata Libonati,
météorologue à l’université fédé-
rale de Rio de Janeiro. Alors que la
température maximale annon-
« Le
gouvernement
a acheté la paix
sociale »
DAniel GuirAuD
vice-président (PS) de la
métropole du Grand Paris
ports, lors de leur lancement
en 2018, les ZFE avaient fini par
raviver le spectre d’une nouvelle
crise des « gilets jaunes » au sein
de l’exécutif. « L’objectif n’est pas
d’ennuyer les Français ni de faire
des mesures antipauvres, mais
d’en finir avec le nombre de morts
de la pollution de l’air, qui est en-
core de 47 000 par an », avait
tenté de rassurer Christophe Bé-
chu, en juillet 2023, lors du pre-
mier comité ministériel consacré
au dossier des zones à faibles
émissions. Cette fois, le ministre
insiste sur l’amélioration de la
cée par l’Institut national de mé-
téorologie brésilien (INM) à Rio de
Janeiro devait être de 39 °C di-
manche, elle a pourtant atteint
44,5 °C au Complexo do Alemao.
« Ici, beaucoup de personnes tra-
vaillent à l’air libre », s’inquiète
Rildo Rielle, 33 ans, chauffeur de
mototaxi, qui dévale quotidien-
nement les collines arpentées du
Complexo do Alemao avec sa
Honda bleue. Faute d’arbres pour
faire de l’ombre sur les petites rou-
tes étroites, le soleil chauffe le bi-
tume faisant l’effet d’un radiateur.
Comme trois de ses collègues,
Rildo Rielle s’est déjà évanoui au
guidon. « Heureusement, je me
suis seulement égratigné les jam-
bes, dit-il. Mais un des mototaxis
s’est cassé le fémur. »
« La chaleur tue », alerte Djacinto
Monteiro dos Santos, météorolo-
giste à l’université fédérale de Rio
de Janeiro. Selon une étude pu-
bliée en janvier, 48 000 person-
qualité de l’air pour justifier ce
nouvel assouplissement.
Si Marseille, Strasbourg et
Rouen n’ont désormais « plus
aucune obligation de renforcer
leurs restrictions », c’est qu’à la
différence de Paris et Lyon elles
ne sont plus concernées par des
« dépassements réguliers » (au
moins trois années sur les cinq
dernières) des seuils réglemen-
taires. De fait, le nombre de mé-
tropoles concernées par des dé-
passements répétés est passé de
quinze, en 2016, à deux, en 2023,
pour le dioxyde d’azote (NO2),
gaz nocif émis principalement
par le trafic routier.
La limite à ne pas dépasser est
toutefois fixée à 40 microgram-
mes par mètre cube (µg/m) en
moyenne annuelle, soit un niveau
quatre fois supérieur aux recom-
mandations de l’Organisation
mondiale de la santé (OMS).
Aujourd’hui, la très grande majo-
rité des agglomérations françaises
ne respectent pas le seuil de l’OMS
nes sont mortes à la suite de mala-
dies provoquées par la chaleur
dans les quatorze principales vil-
les brésiliennes entre 2000 et
2018, dont 9 641 à Rio de Janeiro.
« Ce chiffre est vingt fois plus élevé
que les décès dus aux glissements
de terrain au cours de la même pé-
riode », compare le scientifique.
Un indice « Taylor Swift »
Mais les dangers liés à la canicule
« ne sont pas toujours pris au sé-
rieux », s’inquiète Gabriela Souza,
25 ans, originaire du Complexo do
Alemao et directrice de l’associa-
tion Voz das comunidades (« voix
des communautés »). Depuis no-
vembre 2023, la militante mesure
les températures dans la favela
pour collecter des données sur
« les effets néfastes de la chaleur »
sur la population locale et ainsi
inspirer des politiques publiques.
Casquette sur la tête, elle fronce
les sourcils en voyant une femme
de 10 µg/m, sur lequel l’Union
européenne s’est engagée à s’ali-
gner à l’horizon 2030. Selon les
données du ministère de la transi-
tion écologique, malgré une baisse
depuis 2016, la moyenne de con-
centration en NO2 pour les qua-
rante-trois agglomérations de
plus de 150 000 habitants attei-
gnait encore 24 µg/m en 2023.
Seuils de référence « obsolètes »
Aussi, comme le prévoit la loi Cli-
mat et résilience de 2021, les ag-
glomérations de plus de
150 000 habitants ne respectant
pas le seuil de l’OMS et qui n’ont
pas encore mis en place de ZFE (el-
les sont trente) sont seulement te-
nues de mettre en place une res-
triction de circulation à compter
du 1er janvier 2025. Elle peut con-
cerner les voitures de plus de
28 ans (3 % du parc), mais les col-
lectivités peuvent, au choix, déci-
der de cibler plutôt les véhicules
utilitaires de plus de 27 ans ou les
poids lourds de plus de 23 ans.
bronzer en bikini sur un toit en
contrebas, alors que le thermomè-
tre dans sa main affiche 42 °C. « Ici
au Brésil, les personnes associent
encore la chaleur à la plage ou à
d’autres loisirs », regrette-t-elle.
Cependant, le 17 novembre 2023,
la mort d’une étudiante de 23 ans
d’un arrêt cardio-respiratoire pro-
voqué par la chaleur, lors du con-
cert de la chanteuse américaine
Taylor Swift, semble avoir mené à
une prise de conscience. Le drame
avait suscité l’indignation mon-
diale : alors que la sensation ther-
mique dépassait les 60 °C dans la
salle, les organisateurs avaient in-
terdit les bouteilles d’eau.
Depuis, la mairie a lancé un pro-
gramme « Pour chaque favela,
une forêt », visant à planter des ar-
bres dans les quartiers périphéri-
ques, et installé cent points d’hy-
dratation gratuits dans la ville.
Elle a également créé l’indice
« Taylor Swift », qui vise à déter-
0123
JEUDI 21 MARS 2024
« Le gouvernement tire une ana-
lyse malhonnête de l’état de la qua-
lité de l’air en France qui le pousse à
prendre des décisions à contre-cou-
rant de la réalité sanitaire, estime
Tony Renucci, président de l’asso-
ciation Respire, auteur d’un livre
blanc pour des ZFE saines et justes.
L’amélioration de la qualité de l’air
en 2023 est surtout due à une mé-
téo favorable, mais la situation
reste mauvaise puisque les seuils
de référence sont totalement obso-
lètes et vont être abaissés drasti-
quement dans le cadre de la révi-
sion de la directive européenne sur
la qualité de l’air. Nous paierons
cette inaction sur le long terme. »
Après une nouvelle condamna-
tion en novembre 2023 devant le
Conseil d’Etat, le gouvernement
en est à une astreinte cumulée de
40 millions d’euros pour son in-
capacité à ramener la pollution
sous les valeurs réglementaires.
Des niveaux qui devraient être
respectés depuis 2010. p
stéphane mandard
miner la température à partir de
laquelle il devient dangereux
d’exercer une activité à l’air libre.
Mais dans le Complexo do Ale-
mao, ces mesures ne suffisent pas
pour répondre aux besoins de la
population. « Nous n’avons même
pas accès à de l’eau tous les jours »,
regrette Luciene Silva dos Santos,
53 ans, assise sur le pas de la porte
de sa maison en béton.
La grand-mère garde un œil par-
ticulièrement attentif sur Lavynia,
la plus jeune de ses petites-filles.
La fillette de 7 ans, coiffée de
deux couettes, est « allergique à la
chaleur et souffre de démangeai-
sons », assure la quinquagénaire. A
chaque vague de chaleur, « je prie
pour que les températures baissent
rapidement », soupire-t-elle. Cette
fois-ci, ses suppliques semblent
avoir été entendues : une légère
pluie est tombée lundi, venant
adoucir les températures. p
anne-dominique correa
0123
JEUDI 21 MARS 2024
En France, des milliers de
bâtiments condamnés
par l’érosion des côtes
Les effets de la hausse du niveau de la mer
deviendront majeurs aux horizons 2050 et 2100
D
es falaises aux plages
de sable, la mer gri-
gnote du terrain en
France. Mais où, et à
quel rythme ? Pour répondre à ces
questions, le Centre d’études et
d’expertises sur les risques, l’envi-
ronnement, la mobilité et l’amé-
nagement (Cerema), qui se pré-
sente comme l’expert public de
l’évolution « du climat et des terri-
toires de demain », s’est attelé à un
exercice de prospective à trois
échéances : 2028, 2050 et 2100. Ces
travaux, qui ne sont pas encore of-
ficiellement rendus publics, per-
mettent de se faire une idée du
nombre de constructions qui vont
être touchées en premier par l’iné-
luctable retrait des côtes. Ils disso-
cient l’érosion du littoral des pro-
babilités de submersion marine.
Comme le rappelait la Cour des
comptes dans son rapport sur
l’adaptation de la France au chan-
gement climatique publié le
12 mars, entre 1960 et 2010, la
France métropolitaine a déjà
perdu près de 3 000 hectares de
ses littoraux. Les magistrats re-
commandaient donc d’établir un
diagnostic couvrant l’ensemble
des territoires français et tenant
compte de l’élévation prévisible
du niveau de la mer. Les travaux du
Cerema tombent donc à pic.
D’ici à 2028, un millier de bâti-
ments sont susceptibles d’être at-
teints par l’érosion littorale. Il
s’agit de 528 logements répartis
dans 300 bâtiments, dont la moi-
tié sont des résidences secondai-
res. Leur valeur vénale est estimée
à 167 millions d’euros. Sont aussi
concernés 340 constructions de la
catégorie annexes et dépendan-
ces, quelques bâtiments publics
ainsi que des locaux abritant des
activités économiques. Le recen-
sement en a identifié 191, dont
75 établissements de plage et 90
hôtels, restaurants, village de va-
cances, évalués à 54 millions
Une superficie
de près de
8 000 hectares
sera touchée
en 2050,
dont 1 000
en outre-mer
d’euros, ainsi que 28 postes de se-
cours, 21 bases nautiques ou éco-
les de surf, un local ostréicole…
En nombre d’édifices concer-
nés, la Corse, les Pyrénées-Atlan-
tiques, le Var, suivis du Calvados,
de la Seine-Maritime, de la
Somme, de la Martinique et de la
Guadeloupe sont les plus expo-
sés. En Guyane, 83 bâtiments sont
considérés comme vulnérables.
Routes coupées
Pour présenter sa méthodologie,
fouillée, le Cerema évoque « un
faisceau d’indices » qui lui a per-
mis de repérer les édifices à ris-
que dans une bande littorale de
cinq mètres de large. Ce sont des
constructions exposées, pas de
futures victimes à coup sûr de
l’érosion côtière. Les experts ont
retenu un scénario prudent fai-
sant notamment l’hypothèse que
tous les ouvrages de protection
(digues, enrochements) actuelle-
ment présents seront toujours en
place et « sans défaillance » dans
quatre ans. Et ils appliquent aux
sites déjà marqués par un recul
chronique le même taux de re-
trait que celui déjà enregistré de-
puis au moins cinquante ans.
A une échéance aussi brève que
2028, ce sont surtout les tempêtes
majeures qui vont influencer la
morphologie des côtes, sableuses
en particulier, ainsi que les cyclo-
nes dans les outre-mer. Les ex-
perts ont intégré cette dimension
de « recul événementiel » dans
leurs scénarios concernant 2050
et 2100. Pour ces travaux, ils ont
produit une cartographie natio-
nale des zones basses sur les faça-
des maritimes avec des données
du service hydrographique et
océanique de la marine et de l’Ins-
titut géographique national. Ils y
ont adjoint une hauteur supplé-
mentaire de 1 mètre afin de simu-
ler l’élévation du niveau de la mer
d’ici à 2100 prévue par le Groupe
d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat (GIEC).
A moyen et plus long terme, les
impacts de l’érosion se multiplient
par rapport à 2028. Selon les pro-
jections du Cerema, des superfi-
cies de près de 8 000 hectares
seront touchées en 2050, dont
1 000 en outre-mer. Globalement,
760 hectares de zones urbanisées
et 6 300 hectares de forêts, d’espa-
ces naturels et de terres agricoles
seront alors concernés.
Puis, à l’horizon 2100, le recul du
trait de côte atteint 506 200 hec-
tares, dont 41 200 hectares de zo-
nes urbanisées. Les pertes de su-
perficie des paysages forestiers
ou agricoles annoncées ont de
quoi donner le vertige dans les
Bouches-du-Rhône (84 200 hecta-
res), en Guyane (65 900 hectares)
ainsi qu’en Charente-Maritime
(48 700 hectares), et excèdent
21 000 hectares en Gironde, dans
le Gard et la Manche.
La centaine de bâtiments pu-
blics et parapublics potentielle-
ment affectés est multipliée par
cent entre 2050 et 2100. Quant au
nombre de logements rattrapés
par l’eau, il s’élève à 5 200 en 2050,
avant de grimper à près de
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Les littoraux
risquent de voir
disparaître
243 kilomètres
de voies ferrées
en 2100
450 000, cinquante ans plus tard.
Dans le même laps de temps, cin-
quante fois plus de résidences se-
condaires pourraient être concer-
nées, passant de 2 000 à plus de
100 000.
Les rapporteurs ont aussi détecté
1 400 locaux d’activité vulnérables
à moyen terme : des bureaux, une
majorité de commerces (620),
117 hôtels, une centaine de cam-
pings, dont une quinzaine pour-
raient perdre plus de 10 % de leur
surface dès 2050. A la fin du siècle,
dix fois plus d’hôtels seraient ex-
posés. Dix fois plus de campings
aussi : la Vendée, la Charente-Mari-
time et l’Hérault pourraient en
compter, chacun, une centaine af-
fectée. Au total, ce sont plus de
53 100 locaux d’activité qui pour-
raient pâtir de l’érosion.
La dimension des coûts mérite
d’être soulignée. De 1 milliard
d’euros en 2050, l’estimation de la
valeur vénale des logements tou-
chés grimpe à environ 86 mil-
liards à la fin de ce siècle (55,5 mil-
liards pour les habitations princi-
pales). Quant à la valeur des lo-
caux d’activité, elle passe de
120 milliards à près de 7 500 mil-
liards. Enfin les littoraux risquent
de voir disparaître dans un pre-
mier temps 15,5 kilomètres de
routes structurantes, coupées sur
de nombreux tronçons, puis
1 765 kilomètres ainsi que 243 kilo-
mètres de voies ferrées en 2100.
Les experts affirment avoir pri-
vilégié « un scénario réaliste ».
Leurs projections sur les mouve-
Découvrez
notre
formation
planète | 7
ments à venir du trait de côte uti-
lisent des photographies aérien-
nes datant des années 2010. Des
mises à jour sont en cours. Elles
devraient livrer un nouveau re-
levé de l’érosion côtière en
France d’ici à la fin de l’année.
Gonéri Le Cozannet, expert au
Bureau de recherches géologiques
et minières et coauteur au sein du
GIEC, juge ce travail « intéressant ».
« L’échelle spatiale choisie ne peut
pas être aussi précise qu’une étude
locale, mais ce rapport présente
une extrapolation des tendances
qui est logique. » Selon lui, l’hypo-
thèse d’une tempête provoquant
un recul du trait de côte de dix mè-
tres est plausible durant ce siècle.
En 2010, Xynthia avait repoussé la
côte de vingt mètres.
« Des compromis à trouver »
Comment les décideurs vont-ils
s’emparer de ces données ? Choisi-
ront-ils d’ajouter des ouvrages de
protection ? De déplacer les habi-
tants ? « Ce sont de toute façon des
sujets qui doivent se discuter dès
maintenant, car il y aura forcément
des compromis à trouver », conclut
Gonéri Le Cozannet.
De fait, les pouvoirs publics
commencent à réagir. En 2022,
126 villes françaises se sont ainsi
inscrites sur la liste officielle des
communes les plus exposées
« aux phénomènes hydrosédimen-
taires entraînant l’érosion du litto-
ral », ce qui les astreint à adapter
leur politique d’aménagement et
d’urbanisme. Un an plus tard,
242 ont entrepris la même démar-
che, recensées par le décret du
31 juillet 2023. De son côté, le Co-
mité national du trait de côte s’est
réuni le 28 février. Ses membres
ont commencé à aborder la diffi-
cile question du financement de la
lutte contre l’érosion et du soutien
des propriétaires concernés. p
matthieu goar
et martine valo
8|
FRANCE
Collèges : le poids de la ségrégation scolaire
Les résultats au brevet soulignent la concentration des difficultés ; les établissements essaient de compenser
L
a mise en place de groupes
en français et en mathé-
matiques au collège pour
« élever le niveau des élè-
ves », selon le gouvernement, mo-
nopolise le débat éducatif depuis
plusieurs semaines. La publica-
tion par le ministère de l’éduca-
tion, mercredi 20 mars, des indices
de valeur ajoutée des collèges et
d’une batterie d’indicateurs asso-
ciés (pourcentage de réussite au
brevet, notes aux épreuves écrites)
éclaire d’une autre manière la
question des résultats scolaires
des élèves. Le poids du détermi-
nisme social, la concentration des
difficultés dans les établissements
les plus défavorisés, sautent une
nouvelle fois aux yeux, même si
certains d’entre eux parviennent à
faire progresser leurs élèves.
Les calculs réalisés par Le Monde
à partir de la base de données du
ministère sont éloquents : le taux
médian de réussite au brevet
s’élève à 99 % dans les établisse-
ments privés sous contrat, à 91 %
dans les établissements publics
hors éducation prioritaire, à 84 %
en réseau d’éducation prioritaire
(REP) et à 81 % en réseau d’éduca-
tion prioritaire renforcée (REP+).
La note médiane aux épreuves
écrites du brevet (qui compte pour
la moitié de la note finale, l’autre
moitié dépendant du contrôle
continu) suit la même trajectoire.
Il y a près de 4 points sur 20 de dif-
férence entre les résultats des éta-
blissements privés sous contrat
(12,8) et ceux des REP+ (8,9). Les
collégiens issus d’un établisse-
ment public hors éducation prio-
ritaire obtiennent une note mé-
diane de 11,4 et ceux de REP de 9,8.
« J’adapte et j’adapte encore »
Si on regarde l’indice de position
sociale (IPS) des différentes caté-
gories de collèges, l’image se pré-
cise. Cet outil statistique qui per-
met de mesurer le profil social
d’un établissement scolaire
s’étale de 60 à 160. Or, les collèges
REP+ possèdent un IPS médian de
74, les REP de 85, les collèges pu-
blics hors éducation prioritaire de
À la croisée
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Réussite au brevet : le poids du profil social du collège
Note à l’écrit du diplôme national du brevet en 2023,
selon l’indice de position sociale (IPS) des collégiens
16/20 Position sociale de l’établissement
14/20 IPS supérieur à 120
Etablissement où les élèves
sont globalement favorisés
Note moyenne
à l’écrit du brevet
IPS entre 80 et 120
10 / 20 dans la moyenne
IPS inférieur à 80
Etablissement où les élèves
8/20 sont globalement défavorisés
Des parcours scolaires fortement déterminés à l’entrée en 6e
Note à l’écrit du diplôme national du brevet en 2023, selon les scores
des collégiens aux évaluations d’entrée en 6e
Evaluations à l’écrit à l’entrée en 6e
16/20
Score supérieur à 275
Score élevé
14/20
Note moyenne
à l’écrit du brevet Score entre
10 / 20 225 et 275
Note de lecture :
Les élèves ayant eu moins de 225 points
8/20 Score inférieur à 225 aux évaluations de 6e ont en moyenne
obtenu une note aux épreuves écrites
Score faible
du brevet de 7,9/20.
103 et les établissements privés Par-delà les statistiques, les équi-
sous contrat de 116. Même si la pes éducatives éprouvent au quo-
carte de l’éducation prioritaire n’a tidien ce « combat » à mener.
pas été modifiée depuis dix ans et « Quand l’environnement est trop
peut ne plus correspondre aux dégradé, nous n’arrivons pas à rem-
évolutions sociologiques par en- plir l’ensemble de nos missions édu-
droits, les collèges REP+ et, dans catives. En éducation prioritaire, on
une moindre mesure, les collèges se donne des priorités, si je puis dire,
REP, qui scolarisent respective- pour essayer au mieux de sortir nos
ment 7 % et 14 % des collégiens en élèves de l’assignation des quar-
France, concentrent ainsi une dif- tiers. Absentéisme, situations fami-
ficulté sociale qui rejaillit forte- liales complexes et parfois violen-
ment sur le niveau des élèves. ces… On gère en permanence les ur-
gences », remarque Valérie Quéric,
secrétaire nationale du SNPDEN-
UNSA et principale d’un collège en
éducation prioritaire à Rennes.
Myriam Holmes, principale d’un
collège REP+ à Villeneuve-Saint-
Georges (Val-de-Marne), fait aussi
face à des dilemmes tous les jours.
Sur près de 500 élèves, un tiers
sont boursiers – ce chiffre pourrait
être plus élevé, toutes les familles
ne faisant pas les démarches pour
obtenir cette allocation. Depuis
son arrivée, en septembre 2023,
elle mobilise les 15 000 euros du
fonds social du collège pour ache-
ter des fournitures scolaires, aider
au paiement de cartes de trans-
port ou de la cantine… « On sait
qu’il s’agit parfois du seul repas de
la journée pour nos élèves », insiste
la principale de ce collège.
Autre complication : la précarité
sociale a déjà joué sur les parcours
scolaires en amont de l’entrée au
collège et les élèves peuvent arri-
ver en 6e avec des lacunes déjà
conséquentes. La moitié des collé-
giens de REP+ possèdent ainsi un
niveau faible en français, selon les
dernières évaluations nationales
de 6e, contre 25 % pour les élèves
scolarisés dans le public hors édu-
cation prioritaire. Ils sont 60 % en
mathématiques et 30 % hors édu-
cation prioritaire. Quatre ans plus
tard, seuls 15 % des collèges REP+
Plus de 70 %
des collèges
REP+ apportent
néanmoins
une plus-value
pour la réussite
à l’examen
La ségrégation sociale des collèges...
Indice de position sociale des collèges, en 2023
Collège REP+
(Réseau d’éducation
prioritaire renforcé)
IPS
IPS
faible 74,1
20
11/
... nuit à la réussite au brevet
Taux de réussite au diplôme national du brevet, en 2023
Collège public
REP+
81 %
La majorité des REP+ possèdent une valeur ajoutée positive
11/
20
obtiennent une note au brevet su-
périeure à 10, selon les calculs du
Monde, là où plus de 80 % des éta-
blissements parviennent à ce ré-
sultat hors éducation priori-
taire. Alors, les enseignants
s’adaptent en permanence.
Sabah Mozziconacci, profes-
seure de lettres classiques dans
un collège REP+ de Vénissieux
(Grand Lyon) et dans un établisse-
ment REP à Lyon, le reconnaît.
« J’adapte et j’adapte encore mes
adaptations. On fait face à un pu-
blic tellement démuni que cela de-
vient ubuesque. Malgré toute la
bonne volonté du monde, un prof
n’est pas un super-héros. Finir le
programme s’avère illusoire », as-
sure l’enseignante qui « ne compte
pas ses heures » pour trouver les
bonnes méthodes pédagogiques
pour faire progresser ses élèves.
Dangers de l’« école du tri »
L’étude des « valeurs ajoutées »
des collèges permet cependant
de tempérer ce noir constat. Si
aucun établissement en éduca-
tion prioritaire ne fait partie des
500 meilleurs collèges sur les no-
tes obtenues à l’écrit, ils sont près
de 16 % à intégrer cette liste
quand on prend le critère de la va-
leur ajoutée. Ce dernier calcule le
mérite de chaque établissement,
en pondérant principalement les
résultats bruts par le niveau so-
cial des élèves. Globalement, plus
de 70 % des collèges REP+ appor-
tent une plus-value pour la réus-
site au brevet, selon les critères
établis par le ministère de l’éduca-
tion nationale. Un établissement
sur cinq permet même d’avoir un
taux de réussite médian supé-
rieur de 10 points à celui attendu.
Les enseignants de ces établisse-
ments, souvent plus engagés
qu’ailleurs, se démènent pour
faire progresser leurs collégiens.
Malgré la précarité qui touche ses
élèves, Myriam Holmes ne veut
pas baisser les bras. Son collège de
Villeneuve-Saint-Georges affiche
une valeur ajoutée de plus de
10 points sur le taux de réussite au
brevet et une valeur ajoutée de
2,3 points sur 20 sur la note aux
écrits. « Ce n’est pas parce que les
élèves sont en REP+ qu’ils doivent
avoir une éducation au rabais », as-
sène-t-elle. L’établissement dé-
Collège REP Collège public
(Réseau d’éducation
prioritaire)
IPS
85,5
Collège public Collège public
REP
84 %
70 %
ont une valeur ajoutée positive
pour la réussite au brevet de leurs élèves.
Leur taux de réussite brut est supérieur au taux attendu.
21 % ont 10 points de plus que le taux attendu
Source : Les Décodeurs à partir des données de l’éducation nationale
Seuls 15 % des
collèges REP+
obtiennent une
note au brevet
supérieure à 10
contre plus de
80 % de ceux
hors REP
multiplie les actions, entre ateliers
de fluence en lecture, cours en
groupes restreints, intervention
de deux professeurs dans le même
cours quand c’est possible. Elle
met en avant une équipe éduca-
tive stable. « Les enseignants sont
là depuis huit ans en moyenne »,
souligne-t-elle, alors que les pro-
fesseurs en éducation prioritaire
sont souvent plus jeunes et moins
expérimentés qu’ailleurs.
Dans la métropole du Grand
Lyon, Yann Durozad, principal du
collège Marcel-Pagnol d’Oullins-
Pierre-Bénite, commence à voir
son établissement changer sous
l’effet d’une mixité naissante. Ce
collège REP+ de 350 élèves en ac-
cueille 70 de plus qu’il y a six ans et
a gagné 10 points d’IPS pour arri-
ver au score de 80, du fait, entre
autres, de la gentrification de la
ville. Le taux de réussite au brevet
s’en ressent : il atteint désormais
89 %, il était à 64 % en 2019. Le chef
d’établissement se réjouit d’ac-
cueillir une classe à horaire amé-
nagé musique à la rentrée 2024
pour renforcer l’attractivité du col-
lège. « Après une période difficile et
grâce à la mobilisation de toute
l’équipe, nous avons retrouvé un
climat apaisé », assure le principal.
Tous les experts s’accordent :
sans la politique d’éducation prio-
ritaire, la situation serait encore
pire. Néanmoins, ces moyens
supplémentaires n’arrivent pas
ou plus à tout compenser. « Les
mécanismes de ségrégation sco-
laire nuisent au niveau scolaire
des collégiens les plus défavori-
sés », souligne Youssef Souidi,
chercheur postdoctorant au
CNRS et à l’université Paris-Dau-
phine, auteur de Vers la sécession
scolaire ? (Fayard, 232 pages,
20 euros, à paraître le 10 avril). Ce
0123
JEUDI 21 MARS 2024
Collège
(hors REP) privé
IPS IPS
IPS
103,2 116,8 élevé
Collège privé
(hors REP)
91 % 99 %
des collèges REP+
Infographie Le Monde
panorama remet en débat, selon
lui, la nécessité d’une politique de
mixité sociale au sein des établis-
sements scolaires, dont les minis-
tres de l’éducation qui se sont suc-
cédé ne parlent plus depuis le dé-
part de Pap Ndiaye, en juin 2023.
« Il existe deux types de collèges
dits “ghettos” : ceux qui se situent
dans des quartiers défavorisés et
pour lesquels il n’y a pas de mixité
sociale aux alentours et ceux qui le
deviennent en raison de choix de
carte scolaire ou de fuite vers le
privé », analyse Youssef Souidi.
Ainsi, 90 000 collégiens sont sco-
larisés dans un établissement so-
cialement très défavorisé situé à
moins de quinze minutes à pied
d’un collège socialement favorisé.
Dans la plupart des cas, ces situa-
tions mêlent enseignement pu-
blic et privé, selon le chercheur.
Le sociologue François Dubet,
auteur avec l’ancienne ministre
de l’éducation socialiste Najat Val-
laud-Belkacem de l’ouvrage Le
Ghetto scolaire (Seuil, 144 pages,
12,90 euros), plaide aussi pour
une politique nationale volonta-
riste en matière de mixité, dont
les modalités seraient à décliner
localement. Parmi elles, l’ouvrage
évoque la fermeture de cent « col-
lèges ghettos » ou la contribution
plus forte de l’enseignement
privé. Le chercheur souligne les
dangers de cette « école du tri » en
plein essor : « Tandis que la mixité
sociale a progressé en moyenne,
les établissements sont plus ségré-
gués qu’auparavant aux deux ex-
trémités de l’échelle sociale. Les élè-
ves de ces collèges ne vivent plus la
même réalité. Au-delà du niveau
scolaire, nous sommes face à un
défi démocratique majeur : les jeu-
nesses ne se croisent plus. »
Après les polémiques autour de
la scolarisation des enfants de
l’éphémère ministre de l’éduca-
tion Amélie Oudéa-Castéra dans le
très huppé collège privé Stanislas
à Paris, après le « choc des savoirs »
conçu par Gabriel Attal en partie
pour permettre aux meilleurs élè-
ves de « s’envoler », le monde édu-
catif s’interroge : Nicole Belloubet,
ministre de l’éducation venue des
rangs de la gauche, s’emparera-t-
elle de ce levier de la mixité ? p
sylvie lecherbonnier
et manon romain
0123
JEUDI 21 MARS 2024
« Bien vieillir » :
la réforme du grand âge
n’est plus une priorité
Les députés ont adopté, mardi, un texte jugé
insuffisamment ambitieux par l’opposition
P
lutôt « trente millions
d’amis » à contenter que
des milliards d’euros à
débourser. Elisabeth
Borne, alors première ministre,
avait promis en novem-
bre 2023 une « loi de programma-
tion » financière pour la prise en
charge du grand âge d’ici à la fin
2024. Par ces temps de diète bud-
gétaire imposée par Bercy, Ga-
briel Attal n’a pas les moyens
d’honorer la promesse de sa pré-
décesseure. Pareille réforme né-
cessiterait de dégager près de
10 milliards d’ici à 2030, avait cal-
culé en 2019 l’ancien directeur de
la sécurité sociale, Dominique Li-
bault, auteur d’un rapport au
gouvernement.
Mais comment assumer de re-
nier une nouvelle fois ce ser-
ment ? Emmanuel Macron,
en 2018, s’était engagé à porter
une loi pour le grand âge. Le chef
de l’Etat en avait fait encore la pro-
messe en 2022. Ses ministres suc-
cessifs avaient repris le dessein
présidentiel, resté lettre morte
jusqu’à ce qu’Elisabeth Borne,
aiguillonnée par Aurore Bergé,
alors ministre des solidarités, par-
vienne à convaincre les parle-
mentaires d’y croire à nouveau.
A Paris, les congés locatifs frauduleux
prospèrent à l’approche des JO
Les congés formellement invalides sont passés de 19 % en 2022
à 28 % sur la période courant de septembre 2023 à février 2024
L es locataires à la recherche
d’un toit à Paris devaient
déjà affronter une pénurie
quasi inédite d’offres de loge-
ments, en raison de la crise ac-
tuelle. Un autre risque les guette
désormais : le congé abusif donné
par des propriétaires tentés de
louer leur bien sur une plate-
forme de type Airbnb, pour profi-
ter de l’envolée des prix cet été,
pendant les Jeux olympiques (JO).
Si l’ampleur du phénomène
reste impossible à mesurer,
l’agence départementale d’infor-
mation sur le logement (ADIL)
de Paris a révélé, mardi 19 mars, au
cours d’un point de presse, avoir
recensé 28 % de congés locatifs in-
valides sur la période allant de sep-
tembre 2023 à février 2024, contre
19 % en 2022. Et il ne s’agit là que de
congés ne respectant pas les délais
et le formalisme attendus.
Selon la loi de 1989, le proprié-
taire ne peut donner congé à un
locataire qu’à la date anniversaire
du bail de trois ans (et d’un an pour
un bien meublé) et doit le prévenir
au moins six mois à l’avance (trois
mois pour un meublé). « Or, là, on
découvre même des congés délivrés
en cours de bail », affirme Hélène
Le Gall, directrice générale de
l’ADIL de Paris, qui constate une
augmentation des sollicitations
sur le sujet des congés dans ses
permanences (2 673 en 2023, con-
tre 2 403 en 2022). Le congé doit,
par ailleurs, être remis en mains
propres par un commissaire de
justice ou par lettre recommandée
avec accusé de réception. « Un
congé signifié par mail n’est pas
valide », précise Virginie Audinot,
avocate spécialisée en droit immo-
bilier. Ils sont pourtant légion.
« Le point le plus litigieux » reste
toutefois le motif invoqué par le
propriétaire pour donner congé
Emmanuel
Macron s’était
engagé à porter
une loi pour
le grand âge
dès 2018
Le gouvernement a cru pouvoir
faire diversion en sortant un la-
pin de son chapeau. En l’occur-
rence, l’engagement que « les
chiens, les chats, les poissons rou-
ges, le petit canari », s’est félici-
tée le 1er mars Fadila Khattabi, mi-
nistre déléguée chargée des per-
sonnes âgées et handicapées, se-
raient autorisés en Ehpad. Même
s’ils le sont déjà, ils doivent l’être
davantage, tel est le projet.
Mardi 19 mars, à la tribune de
l’Assemblée nationale, Mme Khat-
tabi s’est de nouveau réjouie « de
la place que nous donnerons à ces
animaux de compagnie » dans les
maisons de retraite. « La présence
d’un animal maintient le lien so-
cial, a-t-elle plaidé. Elle peut même
contribuer à réduire la prise de mé-
dicaments et à retarder les effets
du vieillissement. »
à son locataire, observe l’avocate.
« Le bailleur ne peut pas reprendre
le bien comme il le souhaite », pour-
suit-elle. Il ne peut donner congé
que pour vendre le bien, ou le re-
prendre afin d’y loger lui-même
ou un proche. Ou encore pour un
motif « légitime et sérieux »,
comme des travaux importants
ou une faute grave du locataire.
« Mais ce cas est le plus problémati-
que, souligne Virginie Audinot.
C’est une case un peu fourre-tout
dans laquelle les bailleurs vont pou-
voir mettre ce qu’ils souhaitent. »
« C’est le Far West »
Contactée par un nombre crois-
sant de clients, l’avocate constate,
elle aussi, « de plus en plus de cas de
congés donnés frauduleusement,
ou de locataires ayant des suspi-
cions fortes, signe que la spécula-
tion va bon train ». « J’ai le cas de
personnes qui ont dû partir ainsi
après vingt ans de bail », témoigne-
t-elle. Dans un autre dossier, une
agence immobilière ayant pignon
sur rue affirmait par courrier que
le propriétaire était « ouvert à l’idée
de renouveler le bail », mais posait
comme condition de « récupérer le
logement durant les mois de juillet
et août ». Le plus souvent, le loca-
taire ne peut fournir qu’a poste-
riori la preuve du motif fraudu-
leux. Et, quand il y parvient, le pro-
priétaire s’expose à une amende
de 6 000 euros, pas forcément dis-
suasive face aux gains espérés
pendant les JO.
Nombre de locataires sont ainsi
amenés à se reloger, alors que le
marché a rarement été aussi
tendu. Selon les dernières don-
nées, publiées le 29 janvier par le
spécialiste des portails immobi-
liers SeLoger, le stock d’annonces
d’appartements à louer à Paris
s’est effondré, avec une réduction
Mme Khattabi s’exprimait à l’oc-
casion de l’examen de la proposi-
tion de loi « bien vieillir » portée
par la majorité macroniste. En
discussion au Parlement depuis
dix-huit mois, le texte dispose
dans sa version finale soumise à
l’Assemblée nationale que les ani-
maux de compagnie seront dé-
sormais autorisés dans les Ehpad
sous certaines conditions, qui se-
ront précisées par décret.
Les oppositions s’agacent
L’affaire n’allait pourtant pas de
soi au départ. Ouvrir les Ehpad
aux animaux de compagnie est
une idée portée à l’origine par
Philippe Juvin, député (Les Répu-
blicains, LR) des Hauts-de-Seine.
Corapporteuse du texte, Lau-
rence Cristol, députée (Renais-
sance) de l’Hérault, s’y était oppo-
sée en première lecture. L’amen-
dement a toutefois alors été
adopté par les députés.
Le Sénat émet à son tour des ré-
serves considérant le surcroît de
charge de travail pour les person-
nels des établissements. C’était
sans compter l’énergie de
Mme Khattabi, convaincue que le
sujet pourrait faire mouche dans
le pays. La ministre a multiplié
de 74 % sur trois ans. Dans le
même temps, le nombre de meu-
blés de tourisme déclarés à la Mai-
rie de Paris a doublé, passant de
30 000 en 2021 à 60 000 en 2023.
« Il faut que les JO soient une
grande fête populaire et pas celle
des expulsions locatives. Or, le ris-
que existe qu’un certain nombre
de propriétaires se débarrassent
de leurs locataires », s’est emporté
le sénateur communiste de Paris,
Ian Brossat, qui coorganisait
le point de presse.
Pour renforcer la protection des
locataires, le parlementaire avait
déjà déposé, mi-février, une pro-
position de loi afin d’imposer une
« trêve » des expulsions locatives
pendant les JO, qui « peuvent susci-
ter de mauvaises vocations chez les
propriétaires souhaitant faire du
profit ». Il appelle désormais les
locataires suspectant « un congé
potentiellement frauduleux » à le
lui signaler sur son site Internet de
sénateur. Par ailleurs, dans le cadre
d’une future loi sur le logement,
dont l’examen au Parlement pour-
rait débuter en juin, M. Brossat
proposera un dispositif de déclara-
tion des congés locatifs en préfec-
ture, « car, aujourd’hui, on constate
que ces congés ne sont pas contrô-
lés par l’Etat, alors que bon nombre
de propriétaires ne respectent pas
la loi. C’est le Far West ».
Dans un même élan, les députés
socialistes ont déposé, mardi
19 mars, une proposition de loi
visant à lutter contre les congés
locatifs frauduleux et à protéger
les locataires. Le texte propose de
faire porter la charge de la preuve
sur le propriétaire, de doubler le
montant de l’amende et d’inter-
dire les locations touristiques
pendant trois ans après la reprise
d’un bien par son propriétaire. p
véronique chocron
les interviews sur le sujet. Séna-
teurs et députés ont acté la ré-
forme en commission mixte pa-
ritaire le 12 mars.
Mais la proposition de loi com-
porte un autre article, autrement
stratégique. Voté à l’unanimité en
avril 2023, à l’initiative d’un
amendement du Parti socialiste,
il prévoit que le gouvernement
engage une loi de programma-
tion financière pour le grand âge.
En novembre 2023, Aurore Bergé,
alors ministre des solidarités,
s’est engagée à ce que cette pro-
messe soit honorée fin 2024,
ayant au préalable obtenu l’arbi-
trage favorable d’Elisabeth Borne.
Mardi, Mme Khattabi a vanté les
multiples avancées que com-
porte par ailleurs la proposition
de loi pour le quotidien des per-
sonnes âgées. Au premier rang
desquelles l’autorisation des ani-
maux en maisons de retraite.
Mais plus un mot sur la loi de pro-
grammation. Elle ne figure pas
sur la feuille de route de
Mme Khattabi. Rien non plus à
l’agenda de Catherine Vautrin, la
ministre du travail, de la santé et
des solidarités. Au grand dam des
deux ministres, mais aussi de la
majorité. « Les animaux de com-
pagnie, c’est bien gentil, tout le
monde est pour, mais, en pratique
c’est difficilement réalisable. Mais,
surtout, les enjeux sont ailleurs »,
se désolait en marge des débats
une députée Renaissance.
Dans les rangs de l’opposition,
on s’agace et on se gausse.
« Vous communiquez beaucoup »
sur les animaux, « mais ce n’est
pas de chiens et de chats qu’on a
besoin dans les Ehpad. C’est d’infir-
mières et d’aides-soignantes, bon
sang ! », s’est emporté mardi dans
l’Hémicycle Jérôme Guedj, dé-
puté socialiste de l’Essonne.
Mardi, un courrier signé de neuf
présidents de groupes de l’Assem-
blée et du Sénat – de gauche, éco-
"SAISISSANT ET ESSENTIEL"
"INTENSE ET LUMINEUX"
UNE FAMILLE
L E B U R E A U & R E C T A N G L E
CHRISTINE ANGOT
U N
AU C I N É M A L E 2 0 M A R S
logistes, de droite – paraphé aussi
par le patron des députés Liber-
tés, indépendants, outre-mer et
territoires (LIOT) est parvenu à
Matignon. « Nous vous prions de
bien vouloir prendre dans les plus
brefs délais un engagement solen-
nel, associé à un calendrier précis,
concernant le dépôt et l’examen de
ce projet de loi relatif au grand
âge », demandent les signataires
au premier ministre. Vœu qu’ils
savent pieux, mais qui traduit un
même sentiment d’être « floués »
par l’exécutif.
« Plus personne ne vous croit »
En novembre 2023, les députés de
l’opposition s’étaient résolus à vo-
ter la proposition de loi après
qu’Aurore Bergé avait pris l’enga-
gement d’un projet de loi « grand
âge ». « Vous avez trahi cet accord
politique », a encore brocardé Jé-
rôme Guedj, mardi, ciblant les
bancs du gouvernement. « Il ne
faut jamais vous croire, a lâché,
amer, François Ruffin, député (La
France insoumise) de la Somme.
Vous avez renoncé. Vous trahissez
sept années de promesse vos mots
ne valent plus rien. Vos phrases
sont du vent. Plus personne ne
vous croit », a-t-il lancé à l’adresse
de l’exécutif.
Mardi, le groupe socialiste a dé-
posé une motion de rejet du texte
pour condamner le changement
« Ce n’est pas
de chiens et
de chats qu’on a
besoin (…), c’est
d’infirmières (…)
bon sang ! »
JÉRÔME GUEDJ
député socialiste
de l’Essonne
Prix du Jury Tagesspiegel
TÉLÉRAMA
L’OBS
P R O D U C T I O N S
F I L M
france | 9
de pied de l’exécutif. Elle a été re-
jetée par 184 députés contre 104.
La proposition de loi a finale-
ment été adoptée, avec 177 voix
pour, 51 contre et 45 abstentions.
Les groupes de la majorité et le
Rassemblement national ont
voté pour. Se sont abstenus la
plupart des députés LIOT, LR et
les écologistes.
Les députés socialistes se sont
en majorité abstenus. En leur
sein, Jérôme Guedj a voté contre.
« ll n’était pas prévu que cette [pro-
position de loi] soit pour solde de
tout compte », expliquait-il pour
justifier son vote.
Corapporteuse de la proposi-
tion, Annie Vidal, députée (Re-
naissance) de Seine-Maritime,
s’est félicitée de l’adoption du
texte et des mesures concrètes
qu’il contient (financement de la
mobilité pour les aides à domi-
cile, droit de visite en Ehpad,
création d’un service public de
l’autonomie dans chaque dépar-
tement…). Mais elle ne cachait
pas son dépit de voir la promesse
d’Emmanuel Macron d’une loi
« grand âge » sans lendemain :
« Avec cette [proposition de loi],
on a voulu mettre le pied dans la
porte pour que le sujet du grand
âge ne soit pas enterré par le
gouvernement. On a un peu l’im-
pression d’avoir pris la porte dans
la figure. »
Les bras ouverts face à l’Hémi-
cycle, Mme Khattabi s’est engagée
« à travailler avec les parlementai-
res sur trois priorités, la gouver-
nance [des Ehpad], le développe-
ment des habitats intermédiaires
et, le nerf de la guerre, le finance-
ment, pour faire face à la transi-
tion démographique qui vient. Sur
ces trois sujets je m’engage à ce
que nous à en tirions les consé-
quences législatives », a-t-elle
lancé, consciente de devoir rester
malgré elle évasive. p
béatrice jérôme
P R É S E N T E N T
D E
10 | france
TRAITÉ DE LIBRE-ÉCHANGE
Le Sénat
se penche
sur le CETA
La ratification de ce traité contesté
de libre-échange entre le Canada
et l’Union européenne, appliqué
déjà en grande partie, est en jeu
C
inq ans après, re-
voilà le CETA. L’ac-
cord commercial
controversé entre
l’Union européenne
(UE) et le Canada est
de retour, porté par une double ac-
tualité : alors que, comme tous les
cinq ans, les questions de com-
merce international s’invitent
dans la campagne des élections
européennes, le Sénat doit se pro-
noncer, jeudi 21 mars, sur la ratifi-
cation de ce traité, qui nourrit la
controverse depuis déjà une di-
zaine d’années.
L’Accord économique et com-
mercial global, plus connu sous
son acronyme anglais CETA (pour
Comprehensive Economic and
Trade Agreement), vise à dévelop-
per les échanges et les investisse-
ments mutuels entre l’UE et le Ca-
nada en réduisant les barrières
leur faisant obstacle. Après la con-
clusion formelle des négocia-
tions, en 2014, le projet d’accord a
subi de fortes contestations de la
société civile et des partis de gau-
che, avant de finalement recevoir
le feu vert des chefs d’Etat et des
députés européens.
Depuis 2017, la plupart de ses
mesures sont entrées en vigueur.
A commencer par la réduction
des droits de douane jusqu’alors
appliqués à certains produits et
services, du fromage au textile, en
passant par les machines-outils et
les télécommunications. Certai-
nes règles économiques ont par
ailleurs été harmonisées entre les
deux blocs, pour faire reconnaître
mutuellement les qualifications
professionnelles, les indications
géographiques protégées sur les
produits alimentaires, ou pour fa-
ciliter l’accès aux marchés publics.
L’application du CETA n’est tou-
tefois que provisoire et parcel-
laire. Une partie des clauses de
Les éleveurs bovins vent debout contre l’accord
La filière bovine redoute l’importation massive de bœuf canadien. Mais certains secteurs, comme celui du vin, jugent le traité bénéfique
L a colère agricole qui s’est
exprimée en ce début d’an-
née avait de nombreux mo-
tifs. Parmi ceux-ci, les accords de
libre-échange étaient en bonne
place. Avec la discussion ouverte
jeudi 21 mars, au Sénat, sur la rati-
fication du Comprehensive Eco-
nomic and Trade Agreement
(CETA), accord commercial négo-
cié entre l’Europe et le Canada, le
débat repart avec vigueur.
Pour les éleveurs bovins, l’issue
de ce débat, qualifié de décisif,
doit être sans équivoque. « Cet ac-
cord est le symbole du manque
d’ambition de l’Europe pour son
élevage, qu’elle soumet à la con-
currence déloyale de viandes inter-
dites à produire sur son territoire !
A l’heure où les éleveurs deman-
dent un cap clair pour leur produc-
tion, les sénateurs peuvent expri-
l’accord empiétant sur les com-
pétences des Etats membres de
l’UE, l’ensemble des Parlements
nationaux doivent être consultés
avant son entrée en vigueur défi-
nitive et complète. A ce jour,
seuls dix-sept Parlements sur
vingt-sept ont donné leur accord.
Pour les dix autres, les gouverne-
ments ont fait traîner le proces-
sus, probablement par crainte de
se voir opposer un refus par leurs
parlementaires.
Parcours d’obstacles
C’est le cas de la France. Après
avoir fait ratifier le CETA de jus-
tesse à l’Assemblée nationale à
l’été 2019 – en ouvrant une frac-
ture inédite dans la majorité pré-
sidentielle –, le gouvernement re-
chigne depuis cinq ans à renvoyer
le texte au Sénat, où il risque un
échec. C’était compter sans les sé-
nateurs communistes, qui ont
profité de leur droit d’initiative
pour imposer l’examen de cette
question le 21 mars, lors de leur
niche parlementaire. Une façon
de rappeler le gouvernement à sa
promesse de 2021, lorsque le mi-
nistre délégué chargé du com-
merce extérieur et de l’attracti-
vité, Franck Riester, avait assuré
que « le Sénat sera[it] amené à se
prononcer ».
Si une majorité de sénateurs re-
jettent le texte jeudi, il devra être
renvoyé aux députés pour un
nouveau vote. Contrairement à
2019, les équilibres actuels de l’As-
semblée nationale sont suscepti-
bles d’entraîner un vote négatif.
Sauf à prévoir l’organisation d’un
nouveau scrutin, l’exécutif de-
vrait, en principe, notifier l’échec
de la ratification française au con-
seil européen. L’UE serait alors
probablement amenée à suspen-
dre l’application provisoire du
CETA partout en Europe.
mer leur soutien à l’élevage bovin
familial français en s’opposant à
cet accord », déclare la Fédération
nationale bovine (FNB), branche
spécialisée de la Fédération natio-
nale des syndicats d’exploitants
agricoles (FNSEA).
En ligne de mire, les élevages
canadiens qui font la part belle
aux activateurs de croissance à
base d’antibiotiques et aux fari-
nes animales pour nourrir les
troupeaux. Or, dans l’accord né-
gocié entre le Canada et l’Europe,
il est prévu un contingent de
65 000 tonnes de viande bovine
canadienne sans droits de
douane. « La Commission euro-
péenne n’a pas pris la précaution
de préciser que ce tonnage corres-
pondait à des carcasses entières.
Les Canadiens peuvent n’envoyer
que des aloyaux, les pièces les plus
Avec le CETA, les échanges ont progressé fortement en valeur mais peu en quantité
Valeur des biens échangés entre l’Union européenne (UE) et le Canada,
en milliards d’euros
Exportations UE-Canada
Entrée en vigueur
du CETA
45,9 46,3
40,8 42,3 43,1 43,3
16,8 16,2 16,2 16,4 16 16,7 18,2 19,7
2011 2013 2015
France-Canada, un commerce qui croît
surtout dans les services
Valeur des échanges de biens et de services, en milliards d'euros
Exportations totales
de la France vers le Canada
7 7,4
6 Evolution
5 +2
4 +
3 Importations totales
du Canada vers la France
2 190 tonnes
1 Evolution
0 7,9 millions d’euros
2011 2017
Infographie : Le Monde Sources : Eurostat ; Canada Beef
A l’inverse, si le Sénat se pro-
nonce en faveur du traité, il sera
officiellement ratifié par la
France. Resterait à obtenir l’ac-
cord des neuf Etats membres res-
tants, pour lesquels la ratification
est loin d’être acquise : ainsi, en
Italie, le gouvernement d’ex-
trême droite s’oppose clairement
au traité, tandis qu’à Chypre les
députés l’ont déjà rejeté une pre-
mière fois, en 2020.
Si l’accord UE-Canada franchis-
sait avec succès ce parcours d’obs-
tacles parlementaire, il entrerait
alors pleinement et définitive-
ment en vigueur. Cela permettrait
l’activation des derniers chapitres
non appliqués du CETA, notam-
ment le très décrié mécanisme
d’arbitrage entreprises-Etat, l’In-
SI LES SÉNATEURS LE
REJETTENT, LE TEXTE
DEVRA ÊTRE RENVOYÉ
À L’ASSEMBLÉE,
OÙ LES ÉQUILIBRES
ACTUELS POURRAIENT
ENTRAÎNER
UN VOTE NÉGATIF
prisées, ce qui déstabiliserait en-
core plus le marché. Cela pourrait
représenter 17 % du marché euro-
péen de l’aloyau », s’inquiète Pa-
trick Bénézit, président de la FNB.
Approche d’autodéclaration
Il réfute l’idée que cet accord com-
mercial bénéficie de « mesures
miroir » à même d’exiger des éle-
veurs canadiens des pratiques
identiques à celles en vigueur en
Europe. Ces « mesures ou clauses
miroir » sont censées réduire les
distorsions de concurrence liées à
la différence de normes environ-
nementales, sanitaires ou de
bien-être animal. Un règlement
européen qui a vocation à inter-
dire les imports de viande ayant
été produite avec l’usage d’anti-
biotiques comme activateurs de
croissance a bien été publié, fin
Importations Canada-UE + 51 %
depuis 2017
50,4
54,9
59,3
53,9
60,9
77,1 76,3
29,8
23,7
27,6
21 20,4
2017 2019 2021 2023
+
3
7,8
3%
Echanges
de biens
%
2017-2023
3
72
Echanges
%
de services
%
2017-2023
3
+3
2022
vestment Court System. Cette ju-
ridiction spéciale est pensée pour
traiter les plaintes des entreprises
canadiennes qui s’estiment lésées
par les décisions de leur Etat d’ac-
cueil dans l’UE, et inversement.
Fonctionnant avec des arbitres in-
ternationaux, ce tribunal a été
pensé pour protéger les multina-
tionales contre l’arbitraire sup-
posé des juridictions nationales
de droit commun. Mais il pour-
rait, selon ses détracteurs, être uti-
lisé par les entreprises pour con-
tester les législations sanitaires et
environnementales défavorables
à leurs intérêts et réclamer des in-
demnisations financières exorbi-
tantes – comme certaines multi-
nationales l’ont déjà fait dans le
passé par le biais d’autres traités.
Impact sur l’environnement
Pour prévenir ce risque, l’UE et le
Canada ont réformé le méca-
nisme initialement négocié et
tenté de clarifier des termes ambi-
gus du traité, qui ouvraient la voie
à des décisions trop favorables
aux entreprises. Les associations
écologistes considèrent toutefois
qu’il fait peser une menace trop
grande sur les actions des Etats
pour le climat, faute d’inclure un
véritable « veto climatique », qui
empêcherait les litiges sur les
questions environnementales.
janvier. Mais son application n’est
pas prévue avant 2026, et les éle-
veurs le jugent inopérant : il s’ap-
puie sur une simple approche
d’autodéclaration et se contente
de fournir des modèles d’attesta-
tion à remplir par les vétérinaires.
D’autres partagent les inquiétu-
des des éleveurs bovins, comme
la Confédération paysanne, qui
demande également aux séna-
teurs de ne pas ratifier le CETA et
devait manifester devant le Sénat
jeudi 21 mars. En juillet 2019,
après le vote favorable de l’Assem-
blée nationale, les syndicats
FNSEA et Jeunes Agriculteurs se
disaient prêts « à continuer à se
mobiliser sans relâche ».
Mais, au sein de ses troupes,
tous n’ont pas le même avis. Cer-
taines filières agricoles défen-
dent, en effet, le traité. A com-
Quantité de biens échangés entre l’UE et le Canada,
en millions de tonnes
CETA
32,3 32,4
37 38
41
29
29,4 29 31,2
24,7 25,2
21,6
2011 2013 2015
Un accord qui profite surtout aux exportateurs
de vins et de fromages de l’UE
Echanges entre le Canada et l’UE en 2023
Vers l’UE
Viande
1 362
bovine tonnes*
dont 29
vers
la France
Vins
1,7 millions d’euros
Produits
laitiers
1 261 tonnes
Au-delà de ces aspects prospec-
tifs, le vote de jeudi offre aux séna-
teurs l’occasion inédite de se pro-
noncer sur un accord avec le recul
de sept années d’application pro-
visoire. En 2017, des experts man-
datés par le gouvernement fran-
çais avaient estimé que l’impact
du CETA sur l’environnement se-
rait légèrement défavorable, en
raison de l’augmentation des
émissions de gaz à effet de serre
entraînée par la hausse des échan-
ges commerciaux et de l’absence
d’engagements forts pour le cli-
mat dans l’accord pour la contre-
balancer. Selon un rapport récent
de l’Institut Veblen, une ONG éco-
logiste de référence hostile au
CETA, cette prédiction s’est réali-
sée, avec une intensification des
échanges de produits polluants,
comme les engrais ou le pétrole
issu des sables bitumineux, en dé-
calage avec l’urgence climatique.
De l’autre côté, les défenseurs
du CETA – la Commission euro-
péenne, le gouvernement fran-
çais et l’ambassade du Canada à
Paris en tête – vantent son « bilan
positif ». Les données commercia-
les montrent de fait une hausse
importante des échanges entre
les deux blocs depuis 2017, qui ont
progressé d’un tiers, voire de moi-
tié, selon l’indicateur choisi. Tou-
tefois, cette hausse est en grande
mencer par la filière viticole. « Il
est indispensable que le Sénat rati-
fie cet accord », clame Gabriel Pi-
card, président de la Fédération
des exportateurs de vins et spiri-
tueux (FEVS). Depuis l’entrée en
vigueur du CETA de manière pro-
visoire en septembre 2017, les
ventes d’alcools français bénéfi-
cient d’un droit de douane nul. La
FEVS estime que ces exportations
vers le Canada ont augmenté de
50 % entre 2016 et 2022, pour frô-
ler les 700 millions d’euros,
même si 2023 a marqué une lé-
gère décrue. Ce résultat place les
vins et spiritueux au premier
rang des exportations françaises
de biens vers le Canada, devant les
équipements mécaniques et les
produits pharmaceutiques.
La FEVS pointe également le fait
que le CETA a permis la recon-
0123
JEUDI 21 MARS 2024
+9%
45,3
46,8
45,5 46,4
47,3 47
49,3
39,9
36,7 36,4 37,2
34,9 35,9 34,5
2017 2019 2021 2023
Vers le Canada
14 202 tonnes*
dont 407
Le traité en provenance
autorise de France
l’importation
de 65 000 tonnes
de bœuf canadien
1 062 millions d’euros
177 296 tonnes
253 millions d’euros
29 411 tonnes
* tonne équivalent carcasse
partie tirée par l’inflation, comme
le remarque l’Institut Veblen :
ainsi, les échanges de biens ont
progressé de 51 % en valeur, mais
seulement de 9 % en volume.
Pour la France, les échanges avec
le Canada ont également pro-
gressé d’un tiers, portés notam-
ment par les équipements méca-
niques, les produits agroalimen-
taires, chimiques, cosmétiques et
pharmaceutiques. L’impact
macroéconomique n’en reste pas
moins « limité », selon la commis-
sion des affaires économiques du
Sénat, qui relève que le commerce
extérieur français a suivi la même
tendance avec les autres partenai-
res et que la balance commerciale
reste défavorable à la France.
L’impact sur la croissance et
l’emploi est, par ailleurs, difficile à
mesurer. Si la Commission euro-
péenne a vanté une hausse de
12 % des emplois « soutenus par
les exportations de l’Union vers le
Canada », le chiffre s’avère peu
fiable, car basé sur des données
anciennes et approximatives.
Certains estiment donc urgent
d’attendre, avant de ratifier défi-
nitivement l’accord, la publica-
tion d’une évaluation complète
de ses impacts économiques, so-
ciaux et environnementaux, pré-
vue pour 2025. p
maxime vaudano
naissance de certaines indica-
tions géographiques protégées et
appellations européennes par le
Canada. Un sujet qui intéresse le
secteur viticole, mais aussi le sec-
teur fromager. Toutefois, les ex-
portations françaises de fro-
mage, même en croissance, se li-
mitent à 55 millions d’euros
en 2023.
Bruxelles, qui milite pour la rati-
fication du CETA, met en exergue
les exportations de viande bovine
française vers le Canada. En fait,
elles ne pèsent même pas
500 000 euros. Surtout, elle
pointe le fait que le Canada n’a pas
encore profité du quota d’expor-
tation de viande bovine vers l’Eu-
rope. « Les Canadiens attendent
peut-être que l’accord soit ratifié »,
estime M. Bénézit. p
laurence girard
0123
JEUDI 21 MARS 2024 france | 11

Un enjeu électoral avant les élections européennes

Elus de droite et de gauche devraient s’opposer au CETA, souhaitant se faire les porte-voix de la colère agricole

F « IL EST ESSENTIEL
ranck Riester fait feu de
tout bois. A la télévision,
sur les ondes et dans la
presse, le ministre du
commerce extérieur se démène
ces dernières semaines pour con-
vaincre les sénateurs du bien-
fondé d’une ratification du Com-
prehensive Economic and Trade
Agreement (CETA). Car cinq ans
après le vote sous tension de l’As-
semblée nationale, l’accord de li-
bre-échange entre la France et le
Canada est enfin soumis au vote
du Sénat, jeudi 21 mars.
Sur fond de crise agricole et à
deux mois et demi des élections
européennes, le texte fait son re-
tour dans l’arène parlementaire à
l’initiative du groupe communiste
au Sénat, qui l’a inscrit dans sa ni-
che. La Chambre présidée par Gé-
rard Larcher réclamait jusque-là
sans succès, auprès de l’exécutif,
de pouvoir se prononcer sur cet
accord. « Il est essentiel que les trai-
tés de libre-échange puissent être
débattus par les parlementaires,
expose Cécile Cukierman, la prési-
dente du groupe communiste au
Sénat, mais à cela s’est ajouté, de-
puis, l’expression d’une crise agri-
cole profonde dans notre pays à la-
quelle il faut pouvoir répondre. »
C’est dans ce contexte qu’une al-
liance de circonstance se dessine
au Sénat entre les élus de droite et
de gauche, désireux de se faire les
porte-voix de la colère agricole,
face aux centristes et aux macro-
nistes. Tout en se disant « pour le li-
bre-échange », le président du
groupe Les Républicains (LR),
Bruno Retailleau, s’oppose à la rati-
fication du CETA et souhaite « en-
voyer un double message au gou-
vernement qui a méprisé le Sénat et
à la Commission [européenne]
pour indiquer que notre agriculture
ne peut pas être la variable d’ajuste-
ment au moment où elle est en
train de négocier, dans notre dos, le
Mercosur ». Le sénateur socialiste
de Seine-Maritime, Didier Marie,
estime que « cet accord est un ac-
cord de l’ancien monde », pointant,
comme d’autres, le non-respect
des normes environnementales et
sanitaires européennes.
Le camp présidentiel seul
La non-ratification du CETA ne
fait pas l’unanimité au sein de la
majorité sénatoriale de droite et
du centre. Le groupe centriste dé-
fendra jeudi une motion de ren-
voi en commission du texte pour
ajourner les discussions sur l’ac-
cord. « Ce n’est pas opportun de dé-
battre du CETA maintenant. Il faut
le faire sérieusement, en évitant de
donner un argument à tous ceux
qui combattent l’Europe », s’agace
son président, Hervé Marseille,
également président du parti UDI,
récemment rallié au camp prési-
dentiel pour les européennes.
L’inscription de ce traité à
l’agenda sénatorial a tout d’un
coup politique aux yeux des ma-
cronistes et de leurs soutiens.
Avec la crainte que le débat sur cet
accord de libre-échange ne serve
de carburant à ses opposants, en
vue du scrutin du 9 juin. « Nous ne
pouvons pas laisser cet accord, qui
nous est bénéfique, être instru-
mentalisé à des fins électorales », a
fustigé M. Riester, dans un entre-
tien aux Echos, lundi 18 mars.
Le camp présidentiel se retrouve
bien seul à défendre la ratification
du traité tant décrié. « On a un ex-
cédent commercial avec le CETA, a
soutenu mardi, sur CNews, Valérie
Hayer, la tête de liste macroniste
aux européennes. Les agriculteurs
ont besoin d’exporter […] donc c’est
cette réalité-là qu’il faut aussi rap-
peler. » « Le CETA est un bon traité,
insiste le député Renaissance de
Haute-Savoie Antoine Armand. Il
faut qu’on tienne là-dessus face
aux nouveaux populistes et que
l’on assume qu’on est pour les ac-
cords de libre-échange qui sont bé-
néfiques à tout le monde. »
Pour Léon Deffontaines, chef de
file des communistes pour les
européennes, les arguments du
camp présidentiel, qui dépei-
gnent un accord avantageux pour
de nombreuses filières, sont inau-
dibles. « Le vin et les fromages
français ont une renommée inter-
nationale, il n’y a pas besoin d’ac-
cords de libre-échange pour les ex-
QUE LES TRAITÉS DE
LIBRE-ÉCHANGE PUISSENT
ÊTRE DÉBATTUS PAR
LES PARLEMENTAIRES »
CÉCILE CUKIERMAN
présidente du groupe
communiste au Sénat
porter. Les Canadiens auraient du
mal à s’en passer. En revanche, on
peut complètement se passer du
bœuf canadien… », considère-t-il.
Dans le viseur des opposants au
CETA, la baisse des droits de
douane sur l’importation de
viande canadienne fait craindre
une concurrence déloyale pour la
filière bovine française. Pour l’ins-
tant, très peu d’éleveurs outre-At-
lantique ont investi le marché
européen et ses normes divergen-
tes. Mais les détracteurs du CETA
redoutent à l’avenir que le Canada
ne se rabatte sur le marché euro-
péen si les marchés américain ou
asiatique venaient à connaître de
nouvelles mesures protectionnis-
tes. « Le grand danger sur le CETA,
c’est que ces quotas [de viande bo-
vine] puissent être un jour utilisés
[par le Canada]. Ce serait un coup
fatal porté à l’élevage bovin dans
nos pays », s’est inquiété lundi, sur
Franceinfo, l’eurodéputé LR Fran-
çois-Xavier Bellamy.
Ailleurs sur l’échiquier politi-
que, les arguments sont déjà bien
rodés pour faire du débat autour
de la ratification du CETA un « en-
jeu majeur de la campagne » des
européennes. « Le CETA, c’est du
bœuf aux hormones ou encore de
la viande comportant des antibio-
tiques de croissance et autant de
concurrence déloyale pour notre
agriculture. Une catastrophe so-
ciale, environnementale et pour
notre santé », déplore Manon
Aubry, tête de liste de La France in-
soumise pour le scrutin du 9 juin.
Anomalie démocratique
Au Rassemblement national (RN),
on se délecte de l’initiative des
communistes, qui « va mettre l’en-
semble des forces politiques face à
ses responsabilités », juge Andréa
Kotarac, assistant parlementaire
de Marine Le Pen. A l’argumen-
taire de la gauche, le parti d’ex-
trême droite adjoint sa tonalité
identitaire et ses visées protec-
tionnistes : « Ce type d’échange as-
phyxie nos agriculteurs, crée une
concurrence déloyale, heurte notre
identité et nos produits français,
mais aussi nos emplois », poursuit
le porte-parole du RN.
« Une non-ratification enverrait
un signal ravageur à nos partenai-
res européens », s’est alarmé,
lundi, M. Riester. Si le gouverne-
ment craint le retentissement
d’un rejet du CETA par le Sénat, un
tel vote pourrait n’avoir aucune
incidence sur l’application du
traité au niveau européen.
Une anomalie démocratique
qui n’empêche pas les élus de vou-
loir aller au bout de leur bras de
fer. En commission, les sénateurs
ont déjà supprimé l’article pre-
mier du texte qui contient l’ac-
cord économique et commercial,
tout en épargnant le deuxième ar-
ticle sur le partenariat stratégique
entre l’UE et le Canada. Ce détail a
toute son importance pour la
suite de la navette parlementaire.
En évitant soigneusement de re-
jeter l’intégralité du texte, les séna-
teurs donnent la possibilité à l’As-
semblée nationale de s’en empa-
rer plus rapidement. Or, sans ma-
jorité absolue, le gouvernement se
retrouverait en grande difficulté
pour rassembler les voix nécessai-
res à la ratification du traité.
Un cas de figure qui pourrait se
concrétiser lors de la niche parle-
mentaire des députés communis-
tes, le 30 mai, soit dix jours avant
les élections européennes. André
Chassaigne, président de groupe,
le confirme, avant d’évoquer un
« pas immense » dans la renégo-
ciation des traités européens
« mis en œuvre sans vote des Parle-
ments nationaux ». p
julie carriat
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12 | france
Dati au gouvernement : la droite La reconversion d’Olivier
Véran vivement critiquée
parisienne au bord de l’implosion
La ministre de la culture, toujours membre du groupe LR de la capitale,
reste la candidate du parti pour les municipales, au grand dam de certains
O
ù en est-on ? Cela fait
deux mois que Ra-
chida Dati a été nom-
mée ministre de la cul-
ture… Oui, c’est une question que je
me pose : où en est-on ? » Il y a en-
core quinze jours, Catherine Du-
mas, la sénatrice qui a remplacé
Rachida Dati à la tête du groupe
Les Républicains (LR) au Conseil
de Paris, était bien embêtée en
tentant d’esquisser un état des
lieux de la droite dans la capitale.
Car c’est peu de dire que la nomi-
nation surprise de la nouvelle mi-
nistre de la culture, en janvier, a
perturbé son camp à deux ans des
élections municipales. « Il y a eu
un effet de sidération, confirme
Catherine Dumas. On n’a pas été
prévenus avant… C’est un moment
complexe. Mais il faut que le tra-
vail continue. »
Rachida Dati, qui a confirmé
son ambition municipale pour
Paris, sera-t-elle, en 2026, la can-
didate de LR ? Deviendra-t-elle
celle de Renaissance ? Des deux
en même temps, puisque son en-
trée au gouvernement renforce
l’hypothèse d’une alliance entre
le camp macroniste et la droite lo-
cale, alors même qu’Eric Ciotti, le
président de LR, sidéré lui aussi et
surtout très furieux, a estimé, le
11 janvier, que la nomination de
Rachida Dati la plaçait « en dehors
de [leur] famille politique » ?
Rachida Dati est arrivée, tout
sourire, le 6 février, lors du der-
nier Conseil de Paris, qui consti-
tuait sa première apparition offi-
cielle à l’échelle locale depuis sa
nomination. Un passage à la bu-
vette, un petit mot pour chacun,
même pour ses adversaires de
gauche – sauf pour la maire (socia-
liste) de Paris, Anne Hidalgo, évi-
demment. Quelques heures après
cette nomination ministérielle, le
risque d’implosion du groupe LR
était réel, mais « l’atmosphère est
revenue à la normale, ajoute Da-
vid Alphand, proche de Rachida
Dati au Conseil de Paris. Chacun
ayant conscience qu’une division
au sein de notre groupe aurait des
conséquences mortifères. Une
forme d’intelligence collective s’est
A Angers, les écologistes dénoncent
les contradictions de Christophe Béchu
La construction d’un parking, décidée lorsque le ministre de la transition écologique était
maire de la ville, est incohérente avec son discours actuel sur le climat, fustigent ses opposants
angers - correspondant
L’ abattage de la honte ! » De-
puis lundi 18 mars au ma-
tin, les écologistes ange-
vins inondent les réseaux sociaux
avec des photos de bûcherons en
action et invectivent l’ancien
maire d’Angers et actuel ministre
de la transition écologique, Chris-
tophe Béchu. Les arbres tronçon-
nés sont situés dans la cour d’une
caserne de pompiers située face
au château des ducs d’Anjou, édi-
fié au XIIIe siècle. C’est là que la
ville entend bâtir un parking en
silo de 300 places pour absorber
une partie des flux de véhicules.
L’ire des défenseurs de l’environ-
nement vient moins de l’atteinte
au cœur historique de la ville que
de la place dévolue à la voiture.
« Aujourd’hui, vous abattez huit
ormes du Japon, vieux de plusieurs
décennies, pour loger des voitures.
Vous choisissez de vous attaquer
aux poumons de la ville plutôt qu’à
ce qui les asphyxie. Vous choisissez
mise en place ». Officiellement, la
maire du 7e arrondissement reste
bien membre du groupe LR et ap-
parentés et, de par son poids poli-
tique et sa notoriété, première op-
posante d’Anne Hidalgo.
Officiellement, aucune procé-
dure d’exclusion n’a été engagée
par Les Républicains contre elle.
« Rachida Dati était notre tête de
file pressentie, ça n’a pas changé
en quinze jours », appuie Cathe-
rine Dumas. D’ailleurs, lors d’une
réunion qui s’est déroulée à huis
clos en marge du Conseil de Pa-
ris, personne, parmi la cinquan-
taine d’élus LR présents, n’a ex-
primé la moindre réserve : « Tout
le monde est d’accord, selon Da-
vid Alphand. Rachida Dati repré-
sente la meilleure carte pour bat-
tre Anne Hidalgo. »
Mais, derrière les discours de fa-
çade d’une unité de groupe pré-
servée, il y a ceux qui sont beau-
coup moins « d’accord » avec l’évi-
dence d’une candidature Dati
élargie à la majorité présidentielle.
Ceux qui se gardent bien de se dé-
clarer encore, mais qui s’autono-
misent de moins en moins su-
brepticement. L’avocat et séna-
teur de Paris Francis Szpiner, par
exemple, ne veut publiquement
pas s’avancer – « pour l’instant,
nous restons tous ensemble même
si je suis incapable de dire ce qu’il
va se passer dans quinze jours » –,
mais prévient : « J’estime que Ra-
chida Dati a commis une erreur po-
litique. Elle sera comptable d’un
éventuel succès ou d’un éventuel
échec du gouvernement. » Il sème,
prudemment, quelques cailloux :
« Je n’ai jamais envisagé d’être can-
« L’élection est
dans deux ans.
(…) En fonction
de l’évolution de
la situation, je me
déterminerai »
FRANCIS SZPINER
sénateur LR de Paris
de vous entêter sur un projet dé-
passé au lieu d’écouter les alertes
des riverains, des associations en-
vironnementales, des archéolo-
gues et experts patrimoniaux »,
écrivent, dans une lettre ouverte
au ministre, Elsa Richard et Yves
Aurégan, conseillers municipaux
Europe Ecologie-Les Verts.
La fédération France Nature En-
vironnement n’est pas en reste
qui, par la voix de Florence Denier-
Pasquier, son administratrice, do-
miciliée en Anjou, tance l’ancien
maire. « On a eu des belles promes-
ses lancées il y a trois ans lors des
assises de la transition écologique,
mais les réalités sont brutales »,
écrit-elle sur le réseau social X.
Les opposants de M. Béchu, re-
montés depuis l’origine contre ce
projet qui va effacer une partie de
cette ancienne académie royale
d’équitation, notent de surcroît
qu’il entraînera la destruction de
90 appartements dans une ville
où l’on peine à se loger. Le succes-
seur du ministre, Jean-Marc Ver-
didat à la Mairie de Paris. Mais les
LR auront un candidat. L’élection
est dans deux ans, nous avons une
procédure pour désigner les candi-
dats. En fonction de l’évolution de
la situation, je me déterminerai. »
Francis Szpiner s’appuie ainsi sur
l’état-major national des Républi-
cains, qui estime que l’incapacité
attestée de LR à présenter son pro-
pre candidat serait un signe dévas-
tateur pour la survie du parti.
Haine grandissante
Depuis dix jours, plusieurs événe-
ments pourraient l’inciter à accé-
lérer, en créant, pourquoi pas, un
nouveau groupe. Samedi 9 mars,
Rachida Dati a participé très acti-
vement au premier meeting de
Valérie Hayer, tête de la liste Re-
naissance pour les élections euro-
péennes. Au point d’exprimer son
enthousiasme en montant sur sa
chaise. Mardi 12 mars, lors de
l’inauguration du nouveau siège
des LR, Eric Ciotti, excédé par les
images, a demandé à Catherine
Dumas d’exclure Rachida Dati. « Il
me l’a demandé devant [le chef de
file des sénateurs LR] Bruno Re-
tailleau et [le président (LR) du Sé-
nat] Gérard Larcher, confirme-t-
elle. J’ai refusé en expliquant que
j’avais succédé à Rachida Dati
pour assurer la continuité et l’unité
du groupe. Pas pour exclure. »
Samedi 16 mars, Mme Dumas a
rassemblé, à la hâte, une quaran-
taine de conseillers parisiens LR
dans un café, et convaincu la mi-
nistre de la culture d’y assister.
Avec un double objectif : confor-
ter la future candidature de Ra-
chida Dati et couper l’herbe sous
le pied de Francis Szpiner, qui
s’agite de plus en plus. Plusieurs
élus ont même alerté le premier
cercle de Rachida Dati : ils ont été
contactés par l’avocat parisien qui
les sondait sur leur volonté de re-
joindre son hypothétique groupe.
« J’ai l’intention de garder la tête
froide à côté de gens qui ont la fiè-
vre, souffle Catherine Dumas. La
très grande majorité des élus n’ont
pas envie qu’on se désunisse. »
Cette sécession est discrètement
encouragée par une partie de la di-
chère (MoDem), n’a pas remis ce
programme en question.
Dans leur lettre ouverte, les op-
posants demandent au ministre
de « faire preuve de cohérence » en
appliquant à Angers ce qu’il a an-
noncé en ouverture de la COP ré-
gionale des Pays de la Loire, ven-
dredi 15 mars. A savoir « l’urgente
nécessité de lutter contre les chan-
gements climatiques, notamment
dans le secteur des transports, et
de nous adapter en préservant les
arbres et les écosystèmes ».
« Caricature »
Face à cette polémique locale, le
promoteur des îlots de fraîcheur
en ville mandate son entourage
pour répondre à ceux qui l’accu-
sent. « Remettre en cause l’engage-
ment écologique de Christophe Bé-
chu à Angers, c’est faire preuve de
caricature, il faut regarder la réalité
locale », répondent ses proches
collaborateurs, qui citent pêle-
mêle la création de deux lignes de
tramway, le lancement des assises
rection nationale de LR, qui pour-
rait aider à étoffer le putatif
« groupe Szpiner », et alimentée,
aussi, par une haine grandissante
entre les deux camps.
« Dans l’histoire politique pari-
sienne, Szpiner est un jeunot, tacle
Jean-Pierre Lecoq, le maire du
6e arrondissement. Il pense,
comme beaucoup d’avocats, avoir
raison sur tout et pouvoir tout dé-
montrer. Il n’a pas d’antériorité pa-
risienne, il ne comprend pas un cer-
tain nombre de choses. En 2020,
pour le second tour, nous avions eu
des contacts avec la majorité prési-
dentielle, mais Emmanuel Macron
n’avait pas souhaité retirer sa liste
[la candidate macroniste, Agnès
Buzyn, s’était maintenue au se-
cond tour]. La triangulaire nous
avait été fatale. Cette fois, avec la
présence de Rachida Dati au gou-
vernement, on ne devrait pas réité-
rer la mésaventure de 2020. »
Pour les proches de Rachida Dati,
la manœuvre de M. Szpiner serait
suicidaire. A part quelques fidèles
de son 16e arrondissement, quels
ralliements ? Y penser, seulement,
serait vain. « C’est une hypothèse
hors-sol. Au moment où Paris peut
basculer, quelqu’un peut-il prendre
le risque de se lancer dans une can-
didature de témoignage ?, s’inter-
roge Nelly Garnier, conseillère (LR)
de Paris. La question de la survie de
LR est une préoccupation d’appa-
reil, déconnectée de ce que pensent
les Parisiens qui ne supportent plus
Anne Hidalgo. Rachida Dati est un
tel pôle d’attraction qu’elle en-
jambe les étiquettes. »
Lors de la réunion de samedi, Ra-
chida Dati a clairement prévenu :
ceux qui rejoindraient Francis Sz-
piner se placeraient illico hors de
la campagne municipale à venir.
De son côté, Catherine Dumas a
voulu adresser ce message à
Mme Dati : « Ce serait mieux si tu ne
montais pas sur les chaises lors des
meetings de Renaissance. » La pré-
sidente du groupe a prononcé
cette phrase devant tout le
monde, en conclusion du petit
conciliabule. « Rachida n’a rien ré-
pondu, mais elle a compris. » p
laurent telo
de la transition écologique
en 2020 ou le développement des
infrastructures cyclables. Quant
au projet incriminé, il doit per-
mettre de « faire disparaître pro-
gressivement les poches de parking
à ciel ouvert aux abords du cœur de
ville ». Mieux, ce parking équipé
de panneaux photovoltaïques se-
rait « exemplaire dans sa construc-
tion avec le réemploi de matériau
de déconstruction et la totale réver-
sibilité en logements et bureaux ».
Ce n’est pas le premier sujet sur
lequel le ministre de la transition
écologique est pointé du doigt. En
juillet 2023, le collectif Les Soulè-
vements de l’Anjou avaient défilé
à travers champs pour protester
contre l’extension d’une zone lo-
gistique au nord-ouest d’Angers
et l’artificialisation de 125 hecta-
res de terres agricoles et de zones
humides. Projet là encore décidé
sous son autorité lorsqu’il était
encore maire d’Angers et prési-
dent d’Angers Loire Métropole. p
yves tréca-durand
L’ancien ministre de la santé quitte
la neurologie pour la médecine esthétique
I l va remettre la blouse blan-
che, mais pas celle attendue.
Fini l’hôpital et la neurologie,
sa spécialité initiale : c’est la mé-
decine esthétique que l’ancien
ministre de la santé et ex-porte-
parole du gouvernement, remer-
cié lors du remaniement de jan-
vier, compte embrasser. Et ce, un
jour par semaine, dans la clinique
des Champs-Elysées, à Paris,
en plus de son mandat de député
de l’Isère (Renaissance).
L’information, confiée au Figaro
le 18 mars, a beau relever d’un
choix privé, elle s’est imposée
dans le débat public. Pour ce
qu’elle représente pour les soi-
gnants, à l’heure où le système
de soins craque de toutes parts et
où la démographie médicale est
un enjeu crucial.
« Le symbole est terrible, réagit
Olivier Milleron, du Collectif
inter-hôpitaux. Aller faire de la
médecine de confort pour des gens
riches quand l’hôpital est en crise
et manque de bras, en particulier
en neurologie, c’est quand même
triste. Sans compter le signal dé-
plorable de quitter le public pour le
privé lucratif. » « Scandaleux ! », a
réagi, sur X, l’un des porte-parole
de la CGT-Santé, Christophe Prud-
homme. « Un ancien ministre ne
peut plus être totalement libre de
ses choix, a aussi écrit le médecin
et sénateur socialiste de Paris Ber-
nard Jomier. Passer de la neurolo-
gie à la médecine esthétique a un
sens, celui d’un choix financier.
Quel message désastreux. »
Du côté de l’ordre des médecins,
tout en se défendant de prendre
position sur un choix de recon-
version personnelle, on interroge
la « cohérence » et l’« exemplarité »
d’une telle option, de la part de
celui qui a eu pour mission,
en 2020, en pleine crise liée au Co-
vid-19 et après, de défendre l’hôpi-
tal et l’accès au soin des Français.
Avant de s’engager en politique,
Olivier Véran a été chef d’unité en
neurologie au centre hospitalier
universitaire de Grenoble.
Explications
« Quand on connaît la crise sani-
taire que l’on vit, avec des patients
qui mettent des mois pour obtenir
des rendez-vous, que ces choses-là
sont les conséquences des politi-
ques qu’a menées M. Véran, on a
quand même le courage de rester
dans son métier », a tancé, sur
RMC, Jérôme Marty, président du
syndicat l’Union française pour
une médecine libre.
Pressentant les critiques, l’inté-
ressé s’en est expliqué d’emblée,
invoquant la difficulté à renouer
avec la neurologie « parce que
la discipline a très fortement évolué
sur le plan thérapeutique », a-t-il
fait valoir auprès de l’AFP, et sa
crainte que l’« étiquette de minis-
tre » ne perturbe sa « relation thé-
rapeutique » avec ses futurs pa-
tients. Et de défendre son nouveau
champ d’exercice : « C’est 15 % de la
PAR lemen t
Retraites agricoles :
le sénat propose un
nouveau mode de calcul
Le Sénat a adopté, mardi
19 mars, par 305 voix pour
et 38 abstentions, une propo-
sition de loi qui instaure un
mode de calcul des pensions
agricoles, fondé sur les vingt-
cinq meilleures années de la
carrière des exploitants. Porté
par Philippe Mouiller (LR,
Deux-Sèvres), ce texte vise à
mettre la pression sur le gou-
vernement, alors qu’une loi,
votée en 2023 et poursuivant
le même objectif, rencontre
des difficultés dans sa mise
en application : l’exécutif envi-
sage une entrée en vigueur
0123
JEUDI 21 MARS 2024
« Aller faire
de la médecine
de confort (…)
quand l’hôpital
est en crise (…),
c’est quand
même triste »
OLIVIER MILLERON
membre du Collectif
inter-hôpitaux
population adulte française qui
a recours à des soins de médecine
esthétique, et c’est quelque chose
qui ne doit pas être dénigré », citant
ces « Français (…) qui souffrent »,
que ce soit en raison d’une « cica-
trice sur le visage », d’un « vieillisse-
ment accéléré lié à la ménopause »
ou d’une « calvitie précoce ».
La médecine esthétique, secteur
qu’il s’apprête à rejoindre, ne
compte pas parmi les quarante-
quatre spécialités médicales, mais
elle relève plus particulièrement
des compétences de deux d’entre
elles, la chirurgie réparatrice, plas-
tique et esthétique, et la dermato-
logie. D’autres médecins, comme
les généralistes, la pratiquent
aussi, sans qu’on en connaisse pré-
cisément le nombre, souvent
après avoir suivi une formation
courte, dans une université ou une
école privée – Olivier Véran a fait
savoir qu’il espérait avoir obtenu
trois diplômes de l’université de
Créteil, d’ici à l’été. Un exercice
accusé régulièrement de « siphon-
ner la ressource médicale » et d’ag-
graver les déserts médicaux.
Traitement au laser, aux ultra-
sons, injections d’acide hyaluro-
nique, de toxine botulique…
La médecine se distingue en tout
cas de la chirurgie esthétique, à
laquelle elle est pourtant souvent
associée. « La chirurgie, c’est le bloc
opératoire, les prothèses et les
reconstructions mammaires, lif-
tings, liposuccion, reconstruction
chez les grands brûlés, ça ne s’im-
provise pas, explique le docteur
Adel Louafi, président du Syndi-
cat national de chirurgie plasti-
que, reconstructrice et esthéti-
que. On ne peut pas se reconvertir
en chirurgien esthétique ! » Pour
ce qui est de la médecine esthéti-
que, la pratique devrait être
davantage « encadrée », avec, sous
peu, la mise en place d’un
diplôme interuniversitaire.
« Un ancien ministre, médecin,
qui connaît l’organisation de la
médecine hospitalière et libérale,
et choisit de n’intégrer ni l’une ni
l’autre… Serait-ce par clair-
voyance ? », tacle Valérie Briole,
rhumatologue libérale, prési-
dente de l’Union régionale des
professionnels de santé d’Ile-de-
France. Une ironie, un peu amère,
partagée dans le secteur. p
mattea battaglia
et camille stromboni
plus tardive que prévu (début
2028 au lieu de début 2026).
J ust i c e
Les agresseurs
de Magali Berdah
condamnés
L’ex-star des influenceurs
Magali Berdah a obtenu,
mardi 19 mars, la condamna-
tion à des peines de prison
allant jusqu’à dix-huit mois
d’emprisonnement, dont six
mois ferme, de 28 internau-
tes. Agés de 20 à 49 ans, les
prévenus étaient poursuivis
pour avoir transmis des mes-
sages haineux sur les réseaux
sociaux, comportant,
pour certains, des menaces
de mort. – (AFP.)
0123
JEUDI 21 MARS 2024
La marine face à une affaire d’agression sexuelle
Une députée, interloquée par le traitement d’une jeune recrue, tente de mobiliser le gouvernement
angers - correspondant
M
anon Dubois
n’avait que 17 ans
quand elle a décidé
de s’engager dans
la marine. Un coup de tête lors
d’un forum des métiers, elle qui
se voyait plutôt psychologue
ou architecte. Des rêves d’aven-
ture et de grand large balayant
ces vocations trop sages.
En octobre 2019, alors majeure,
elle est embarquée sur le Telenn-
Mor, un chaland qui effectue des
travaux dans le port de Brest, et
rentre chaque soir s’amarrer
à quai. Quartier-maître de pre-
mière classe, elle est affectée à la
cuisine pour nourrir les qua-
torze marins du bord. Le seul
qu’elle côtoie est un électrotech-
nicien. D’abord amical et bla-
gueur, il dérape peu à peu, de gri-
voiseries en gestes déplacés,
jusqu’à l’agression sexuelle.
Manon se revoit figée, incapable
de réagir. Serrant les dents et at-
tendant que l’affectation de son
agresseur, qui multiplie les agres-
sions, prenne fin. En septem-
bre 2021, elle est transférée sur un
autre navire, la frégate Normandie,
en mission au large de la Norvège
et de l’Ecosse. A bord, incroyable
coup du sort, elle se retrouve nez à
nez avec le matelot honni, installé
dans la cabine d’en face. Une fois
de plus il l’agresse, une fois de trop.
Elle fond en larmes devant un
commis, qui donne l’alerte.
Devant la hiérarchie, l’homme
reconnaît les faits – une soixan-
taine au total. Il est placé dix jours
en arrêt. A la fin de la mission,
Manon, elle, est débarquée. On lui
conseille même de ne pas revenir
à bord pour la suivante.
« Défaut de proportionnalité »
Une fois à terre, elle s’accroche,
pense pouvoir tenir, malgré le
traumatisme, qu’elle ne mesure
pas encore bien. Mais elle finit par
craquer à deux semaines du bre-
vet d’aptitude technique qui de-
vait valider son intégration défini-
tive. « Je ne voulais plus travailler
pour une institution où l’on protège
les coupables et où l’on écarte les
victimes », a-t-elle expliqué au
Courrier de l’Ouest en février.
Rachid, 57 ans, SDF mort à Marseille : « Il disait qu’il n’avait plus l’âge »
Le collectif Les Morts de la rue a rendu hommage, mardi, aux 656 femmes et hommes sans domicile morts, à sa connaissance, en 2023
marseille - envoyée spéciale
L a plupart sont du quartier,
qu’ils y vivent ou y tra-
vaillent ; deux sont venus de
l’autre bout de Marseille. Le week-
end commence, la nuit gagne,
mais ils sont heureux de prendre
le temps d’évoquer Rachid, sa gen-
tillesse, son amour de la musique,
sa détresse sans fond. Ce sans-abri
a vécu une quinzaine d’années sur
la place Notre-Dame-du-Mont ou
alentour. Il est mort le 31 août 2023,
à 57 ans. Il leur manque.
« Il me disait toujours “Bonjour,
princesse”, avec son accent mar-
seillais, et cela me donnait le sou-
rire », se souvient Manon Chalin-
dar, jeune habitante du cours Ju-
lien voisin. C’est grâce à elle que le
collectif Les Morts de la rue a ap-
pris le décès de Rachid et qu’il lui a
rendu hommage, mardi 19 mars,
aux côtés de 655 enfants, femmes
et hommes sans domicile qui ont
perdu la vie en 2023. Le décompte
dépasse celui de l’année précé-
dente, bien qu’arrêté plus tôt.
« On ne peut pas en conclure que
les décès augmentent, car nous ne
sommes pas en mesure d’être ex-
haustifs, indique Adèle Lenor-
mand, membre du collectif. Une
étude sur les années 2008-2010
Sur proposition
de la hiérarchie
militaire,
l’agresseur
évite le tribunal
correctionnel
Sur proposition de la hiérarchie
militaire, son agresseur évite
le tribunal correctionnel. En no-
vembre 2023, le parquet de Ren-
nes valide une procédure de
composition pénale, qui épargne
une inscription au casier judi-
ciaire de l’intéressé, synonyme
d’exclusion des rangs de l’armée.
La justice appelle ça « une alterna-
tive aux poursuites ». Il en ressort
montrait que nous n’arrivions à re-
censer qu’un cinquième des décès
de personnes sans chez-soi signalés
par les hôpitaux et médecins. »
A Notre-Dame-du-Mont, Rachid
était chez lui. Le jour sous la mar-
quise de la Maison du bel âge (un
lieu d’accueil des seniors), la nuit
dans des parkings, cages d’escalier
ou à même le trottoir. « Il disait que
la rue, c’est plus doux que le foyer,
où il avait peur d’être volé, drogué,
frappé. Et ici, c’est un cocon. On ne
laisse personne mourir de faim »,
dit Cécilia (les personnes citées par
leurs prénoms ont requis l’anony-
mat), employée de la boulangerie
à côté. Avec le soutien des patrons,
elle offrait à manger au sans-abri.
Frédéric, gérant du restaurant ja-
ponais, lui donnait une barquette
de riz et de sauce quand il fermait.
Rachid pouvait aussi compter
sur « Bisounours », artisan qu’il
connaissait depuis leur jeunesse.
Ou sur Radia, vieille habitante de
la place. Celle qu’il appelait « ma
sœur » ne peut réprimer quelques
sanglots : « Tout le monde a été tou-
ché quand il est mort. » Peu trou-
vaient à redire quand Rachid et la
petite bande dont il était leader
installaient de vieux fauteuils
pour faire salon : « On passait au
milieu, ils demandaient une pièce,
avec 600 euros de dommages et
intérêts à verser à la victime et un
stage de sensibilisation à effec-
tuer. L’avocat de Manon Dubois,
Me Julien Richou, est estomaqué.
« La composition pénale n’est pas
faite pour ces faits-là mais pour
des faits mineurs. Cette orienta-
tion a été donnée pour favoriser
le maintien du militaire en fonc-
tion au détriment de la victime. »
En découvrant cette histoire
dans les colonnes du quotidien
régional, le sang de la députée Re-
naissance du Maine-et-Loire Laeti-
tia Saint-Paul ne fait qu’un tour.
Elue depuis 2017, la capitaine de
l’armée de terre (43 ans) est la pre-
mière militaire d’active à siéger à
l’Assemblée nationale depuis 1918.
« Ce que Manon Dubois a vécu est
indigne de nos armées et de la Ré-
publique française », tonne-t-elle.
ce n’était pas agressif », se souvient
Michel, client de la boulangerie.
Leurs multiples voix redonnent
vie à Rachid. « Le phénomène »
adorait la musique et la fête, écou-
tant reggae, funk et les rappeurs
d’IAM sur son poste portatif. « Il
dansait super bien », admire Ma-
non, après que William, compa-
gnon de rue de Rachid, a esquissé
quelques pas de démonstration.
« Quand je sortais ma guitare, il se
mettait au milieu et je n’arrivais
plus à jouer », témoigne Stéphane,
musicien domicilié sur la place.
Les jours suivant le versement
du RSA, Rachid invitait au restau-
rant et au bar. Un soir, il a ramené
packs de bière et marijuana pour
« régaler » la plage. Un autre, il a en-
flammé le Vieux-Port, sur la musi-
que de Pirates des Caraïbes, encou-
ragé par des breakdancers qui lui
trouvaient une ressemblance avec
le héros Jack Sparrow. « C’est un
tchatcheur, champion des blagues.
Et le premier réseau social : il provo-
que des rencontres », dit Amine,
28 ans, SDF par intermittence, qui
a du mal à en parler au passé.
Il y avait aussi Rachid « le grand
frère, le président, dit le jeune
homme. Il disait aux ados “Va à
l’école”, et il me conseillait pour me
mettre sur la bonne voie ». « Quand
« Je suis sidérée du fait qu’elle ait été
la seule femme à bord. Depuis la
sortie du plan antiharcèlement, il a
été identifié qu’il ne faut pas isoler
une femme. C’est insensé. » La dé-
putée en avise le ministre des ar-
mées, Sébastien Lecornu, à qui elle
demande une enquête. « Au moins
une fois par an, j’ai une affaire de ce
type qui atterrit sur mon bureau, et
la mécanique est toujours la
même. » Sa parole fait boule de
neige. « C’est bien simple, en quel-
ques jours, ma boîte mail est deve-
nue le “#metoo des armées”. »
Du côté de la marine, on fait plu-
tôt profil bas. « Le ministère n’est
pas du tout hermétique à #me-
too », assure Alban Simon, le porte-
parole du commandant à la pré-
fecture maritime de l’Atlantique.
« Avec un personnel féminin assez
conséquent, c’est un sujet sensible.
il avait un appartement, il a hé-
bergé beaucoup de jeunes », ajoute
Booba, ex-sans-domicile qui a dé-
sormais une compagne, un appar-
tement et un emploi de paysa-
giste. Tous deux parlent d’un soir
où Rachid s’est fait transpercer
l’aisselle au harpon par un
homme qu’il avait empêché de
braquer le restaurant de Frédéric.
Bisounours : « Il était plus que gen-
til. C’était l’ange de la rue. Il proté-
geait les gens. Il donnait son argent,
sa chemise, les squats où il dormait.
Certains se sont servis de lui. »
Des trous dans le récit
Il y avait enfin le Rachid que seuls
certains connaissaient. « Il était
très cultivé. Il parlait de cinéma,
d’art, de religion », relate Cécilia.
Selon elle, « il souriait tout le
temps, mais dans ses yeux il y avait
quelque chose de triste ». Quel-
ques mois avant sa mort,
l’homme, pudique, a raconté sa
vie à Manon Chalindar. Son en-
fance au Panier, au-dessus du
Vieux-Port, dans une famille
nombreuse venue d’Algérie. Son
grand-père adoré, qui lui avait ap-
pris à graver des cannes de bois.
L’école qui ne marchait pas fort, le
service militaire à Brest (Finis-
tère). Une ou peut-être deux an-
On fait un gros travail de préven-
tion dans les écoles. » Il souligne
que, dans le cas de Manon Dubois,
la justice a été saisie dès que la vic-
time a informé la chaîne de
commandement. « Des jours d’ar-
rêt, c’est une vraie sanction, ce n’est
pas anodin. Ça reste marqué dans
le dossier des individus toute leur
carrière », ajoute-t-il.
« Au moins une
fois par an, j’ai
une affaire de ce
type qui atterrit
sur mon bureau »
LAETITIA SAINT-PAUL
députée Renaissance
du Maine-et-Loire
nées à la prison des Baumettes, à
Marseille, qui l’ont aidé à rester
« hors des conneries ». Sitôt sorti, il
a traversé la rue et dépensé au bar
Ici mieux qu’en face le pécule ga-
gné durant sa détention. « Cela le
faisait beaucoup rire », dit Manon.
Rachid a eu une autre vie qu’à
Marseille. En Bretagne, selon ses
dires, il est tombé amoureux. Une
enfant est née. Il y a des trous dans
le récit, invérifiable, mais Manon a
ressenti combien revenir, seul, à
Marseille, avait été douloureux.
D’après Bisounours, Rachid a ha-
bité à droite et à gauche, vivant de
petits trafics plus que de ses ta-
lents d’ébéniste : « Il est tombé à la
rue. Il buvait pour s’évader. »
Plusieurs fois, il a entamé des
démarches pour en sortir, puis re-
noncé. Après la crise sanitaire, qui
a vidé les rues, « on sentait que ça
n’allait plus », estime Stéphane, le
musicien. Bisounours complète :
« Il a pris des coups de couteau. On
sentait qu’il avait peur. Cela le ren-
dait parfois violent, à vous jeter
des canettes dessus. » Rachid di-
sait vouloir rejoindre son ex-com-
pagne. Il a tenté de se refaire une
santé dans une petite ville, à Per-
tuis (Vaucluse), mais s’est senti un
poids pour celui qui l’hébergeait.
« Il disait avoir trop honte de se
france | 13
Ce n’est pas ce que semble
penser le cabinet de Sébastien
Lecornu, qui a reçu la députée
Laetitia Saint-Paul, le 14 mars.
« Dix jours d’arrêt, il y a un défaut
de proportionnalité par rapport
à la faute. Ils en ont convenu. La
volonté affichée, c’est zéro impu-
nité. C’est un constat partagé, mais
qui n’infuse pas sur le terrain. »
Soutien tardif
Le 19 mars, Laetitia Saint-Paul en-
chaînait par un rendez-vous avec
Aurore Bergé, la ministre chargée
de l’égalité entre les femmes et les
hommes, pour évoquer l’affaire.
Et le contexte propre à l’armée.
« La ministre s’est étouffée quand
je lui ai appris que la cellule Thé-
mis [elle a été créée en 2014 pour
lutter contre le harcèlement
sexuel, les violences sexuelles et
sexistes, et les discriminations de
toutes sortes au sein de l’armée]
n’avait, par exemple, jamais reçu
de plainte pour management toxi-
que. Dans un système aussi hiérar-
chisé que les armées, qui comptent
près de 300 000 personnes, c’est
inenvisageable. Les chiffres sont
clownesques, c’est une farce. »
La députée est revenue avec une
avancée. « La ministre m’a dit
qu’elle avait dédié une personne de
son cabinet pour réceptionner les
messages reçus sur une boîte mail
créée à son initiative [temoigna-
ges-efh@pm.gouv.fr]. Les person-
nes peuvent y témoigner, de
manière anonyme ou non, pour
que l’information ne soit pas filtrée
par leur hiérarchie. »
Laetitia Saint-Paul non plus n’a
pas oublié ses jeunes années dans
les rangs de l’école militaire de
Saint-Cyr. Les « grosses » (les fem-
mes) n’y étaient guère les bienve-
nues. « Mon capitaine de compa-
gnie nous avait dit : “Mieux vaut
être insultée qu’ignorée, ça vous
fait exister.” »
Manon Dubois, 23 ans désor-
mais, tente de se reconstruire loin
des rangs de l’armée, mais elle ap-
précie ce soutien tardif. « Ça re-
mue quelque chose en moi, mais si
ça peut aider les autres et m’aider,
moi, à avancer, tant mieux », dit-
elle. Son agresseur, lui, poursuit
sa carrière au sein de la marine. p
yves tréca-durand
montrer comme ça devant sa
fille », rapporte Cécilia.
L’horizon s’est fermé. Le sans-
abri a arrêté de se laver, s’est mis à
boire la journée. « Il ne supportait
plus la rue, le froid, la chaleur. Il di-
sait qu’il n’avait plus l’âge, qu’il n’en
pouvait plus, de sa vie. Qu’il voulait
mourir », poursuit Cécilia. Il a fini
par accepter d’aller à l’hôpital,
pour une blessure au pied trans-
formée en gangrène. En confiant
son poste de musique à Cécilia, il
lui a demandé de le garder s’il ne
revenait pas. C’est Amine qui a été
prévenu par l’assistante sociale,
plusieurs semaines après sa mort.
Avec une travailleuse sociale, le
jeune homme a imprimé une
grande photo de leur ami, installé
une table, un bouquet et des bou-
gies devant la Maison du bel âge.
Un adieu a été organisé. Il y a eu
d’autres fleurs, des petits mots, des
messages sur Facebook, célébrant
le rire du sans-abri, son déhanché
à la Gainsbourg, sa beauté quand il
apparaît, regard doux et las, dans
un des clips de la rappeuse Keny
Arkana, pour la chanson Comme
un aimant (2021). La petite bande
d’autrefois ne vient plus trop sur
ce coin de trottoir. « C’est devenu
vide. Et triste », lâche Amine. p
claire ané
14 | sports
Russes et Biélorusses privés de défilé sur la Seine
Le CIO a annoncé, mardi, que les sportifs des deux pays ne participeraient pas à la cérémonie d’ouverture
U LES DATES
n nouveau palier a été
franchi dans l’affron-
tement auquel se li-
vrent sur le terrain du
sport le Comité international
olympique (CIO) et la Russie.
Mardi 19 mars, réuni à Lausanne
(Suisse), le CIO a décidé, lors du
premier jour de sa commission
exécutive, d’exclure les sportifs
russes et biélorusses du défilé des
délégations sur la Seine lors de la
cérémonie d’ouverture des Jeux
olympiques (JO) de Paris 2024, le
26 juillet – un choix concernant la
cérémonie de clôture sera fait ul-
térieurement.
Cette décision est lourde de sens
alors que la Russie n’a de cesse de
discréditer l’organisation basée à
Lausanne depuis sa mise au ban
du sport mondial à la suite du dé-
clenchement de la guerre en
Ukraine, fin février 2022.
Le CIO a, par ailleurs, défini
mardi, dans un communiqué, les
conditions protocolaires dans les-
quelles les athlètes des deux pays
– dits « athlètes individuels neu-
tres » (AIN) – seront autorisés à
concourir du 26 juillet au 11 août.
Les médailles remportées par les
délégations des deux pays ne se-
ront pas comptabilisées dans le
classement des nations. En cas de
titre, un drapeau frappé de l’ins-
cription AIN dans un disque blanc
sur fond vert sera pavoisé, en lieu
et place des drapeaux russe et bié-
lorusse, et un hymne sans paroles
– produit spécifiquement pour
l’occasion – sera joué.
Passer au crible les qualifiés
Ces mesures sont conformes aux
critères de neutralité que le CIO
avait établis en décembre
2023 comme conditions du re-
tour des athlètes bannis. Pour
voir Paris, ces derniers doivent en
outre ne pas soutenir, ou ne pas
avoir soutenu, la guerre en
Ukraine. La Russie s’était alors
sentie humiliée. Elle avait verte-
ment dénoncé des mesures de
« discrimination sans précédent »
à l’encontre de ses champions,
dont la plupart sont étroitement
liés au pouvoir.
Mardi, l’organisation faîtière du
sport mondial a précisé que
12 athlètes russes et 7 biélorusses
ont, à ce jour, décroché leur quali-
fication pour les Jeux de Paris
2024 sur les quelque 6 000 places
déjà attribuées – 10 500 sportifs
au total doivent participer aux
HISTOIRES DE JEUX | CHRONIQUE
p a r p a t r ick cl a s tr e s , his to r ie n du s p o r t , p r o fe s s e ur à l ’unive r s it é de l a us a nne
De l’efficacité des boycotts olympiques
Depuis un moment déjà, Vladi-
mir Poutine laisse planer la me-
nace d’un boycott des Jeux olym-
piques (JO) de Paris 2024. L’enjeu :
éviter à la Russie de sombrer dans
le tableau des médailles et con-
forter son opinion publique dans
le rejet d’un Occident décadent et
oppresseur. En organisant des
contre-Jeux du futur, en février,
des Brics (Brésil, Russie, Inde,
Chine et Afrique du Sud), en juin,
et de l’Organisation de coopéra-
tion de Shanghaï, en septembre,
il ambitionne aussi d’embarquer
le Sud global.
Il défie le Comité international
olympique (CIO), qu’il accuse
d’avoir « politisé » les Jeux en éle-
vant des barrières réglementaires
contre la participation des athlè-
tes russes à la suite de l’invasion
de l’Ukraine. De son côté, en n’ex-
cluant pas la Russie, mais en affai-
blissant son nationalisme sportif,
le CIO aura fait l’économie d’une
sanction par nature contraire à
son idéal pacifiste.
Tous les ingrédients sont réunis
pour rejouer un épisode de la lon-
gue histoire des boycotts olympi-
ques. Organisés par le IIIe Reich,
Thomas Bach, président du Comité international olympique, à Lausanne (Suisse), le 19 mars. FABRICE COFFRINI/AFP
Les médailles
remportées par
les délégations
des deux pays
ne seront pas
comptabilisées
dans le
classement
des nations
compétitions cet été. Jusqu’à
55 Russes pourraient participer à
la quinzaine olympique, mais
36 seulement, « selon le scénario le
plus probable », estime le CIO. Très
loin des 330 individus qui avaient
concouru à Tokyo en 2021, déjà
sous bannière neutre en raison
du dopage d’Etat russe.
Par ailleurs, un comité chargé de
passer au crible les athlètes russes
les JO de 1936 à Berlin s’offrent
comme un exemple de boycott
avorté. Les mouvements de con-
testation ont pourtant été puis-
sants aux Etats-Unis et en Europe,
portés par les organisations jui-
ves et antiracistes, féministes,
ouvrières, communistes, socialis-
tes, sociales-démocrates et démo-
crates-chrétiennes. Ils se sont
heurtés à la mollesse, sinon à la
complaisance, de bien des gou-
vernements et pouvoirs sportifs.
Pour avoir tenu en échec le boy-
cott outre-Atlantique, Avery
Brundage, alors président du Co-
mité national olympique améri-
cain, est coopté au sein du CIO,
qu’il présidera de 1952 à 1972.
Antisémites comme lui, nom-
bre de ses collègues rejettent
autant la démocratie parlemen-
taire que le communisme. Quoi-
que racistes, ils dénoncent la dis-
crimination dont sont victimes
les athlètes noirs aux Etats-Unis
pour justifier l’exclusion des juifs
du sport allemand. Et leur paci-
fisme ne fait que servir la cause
d’Hitler, qui chante « la contribu-
tion du sport à renforcer les liens
de la paix entre les nations ».
et biélorusses qualifiés pour les
Jeux – ou en passe de l’être – sera
mis en place pour examiner leur
« admissibilité ». Composé de trois
membres du CIO, il sera présidé
par l’ancienne nageuse néerlan-
daise Nicole Hoevertsz, vice-pré-
sidente du CIO, secondée par l’an-
cien basketteur espagnol Pau Ga-
sol et par l’ancien pongiste sud-
coréen Ryu Seung-min.
Ils auront pour mission de véri-
fier si le cadre de neutralité fixé
par Lausanne et mis en applica-
tion par les Fédérations interna-
tionales lors des épreuves qualifi-
catives a bien été respecté – un
point par ailleurs considéré
comme essentiel par le gouverne-
ment français. Et si les obligations
en matière de lutte antidopage
ont bien été remplies.
Ce n’est qu’à l’issue de cet exa-
men que sera connue la liste défi-
nitive des sportifs et personnels
d’encadrement russes et biélorus-
ses autorisés à valider leur billet
Quant à l’URSS, dénonçant les
JO comme individualistes, capita-
listes et nationalistes, elle vit un
splendide isolement olympique
de 1924 à 1948 et vante ses Sparta-
kiades, la prouesse collective et la
solidarité socialiste. Elle rentrera
dans le rang olympique à Hel-
sinki en 1952 avec une nouvelle
stratégie : défi physique et sportif
lancé aux Etats-Unis, entrisme au
sein du CIO et des organisations
sportives internationales, greffe
de l’amitié et de la paix socialistes
sur l’olympisme, organisation des
JO à Moscou en 1980.
Intérêts commerciaux
La Chine communiste a suivi une
pente similaire : boycott des JO de
1952 à 1980 en réaction à la pré-
sence de Taïwan, greffe qui
échoue sur les Jeux du tiers-
monde, retour aux JO en 1980, ac-
cueil des Jeux d’été en 2008 et
d’hiver en 2022. Par ailleurs, la
conquête du canal de Suez et l’en-
trée des chars soviétiques à Buda-
pest entraînent en 1956 la défec-
tion de l’Egypte, de l’Irak et du Li-
ban, mais aussi de l’Espagne, des
Pays-Bas et de la Suisse. On gar-
pour Paris. Les Ukrainiens l’ont
bien compris, qui ont publié dé-
but février une liste d’athlètes
russes – issus de disciplines olym-
piques ou non – qui soutiennent
la guerre en Ukraine.
La position du CIO rejoint celle
du Comité international paralym-
pique (IPC), prise le 6 mars, pour
la cérémonie d’ouverture des
Jeux paralympiques – prévue,
elle, le 28 août. L’IPC avait égale-
ment renoncé à comptabiliser au
tableau des médailles celles rem-
portées par les délégations des
deux pays lors des onze jours de
compétitions (du 28 août au
8 septembre).
Un peu plus tôt dans la journée
mardi, le CIO avait déjà opéré un
tour de vis à l’encontre de la Rus-
sie, qu’il a accusée de « politiser le
sport » par l’organisation, en sep-
tembre, des Jeux de l’amitié, une
compétition concurrente des JO.
Dans une déclaration au ton
ferme – et dans une formulation
dera aussi à l’esprit le boycott des
Jeux de Montréal de 1976 par
vingt-deux pays africains au nom
de la lutte contre l’apartheid.
Sur le double boycott des Jeux
de Moscou en 1980 et de Los An-
geles en 1984, bien des idées
fausses circulent. L’invasion de
l’Afghanistan, à Noël 1979, par
les troupes soviétiques ne fut
qu’un prétexte du département
d’Etat, qui travaillait sur cette
option depuis un an et demi
afin d’attaquer l’URSS sur le ter-
rain des droits humains et des
peuples à disposer d’eux-mê-
mes. Prétextant l’autonomie de
leur comité olympique, la
France et la Grande-Bretagne ne
font pas partie des soixante-six
absents de Moscou.
La défection, en 1984, de 18 pays
communistes n’est pas plus une
revanche soviétique, car l’URSS
et la RDA tenaient à triompher
en Californie. C’est une réponse
au projet des milieux américains
ultraconservateurs de faire pas-
ser à l’Ouest les athlètes commu-
nistes. L’URSS a alors organisé ses
Jeux de l’amitié pour solidariser
son opinion publique.
Moscou,
en réponse
à sa mise au ban,
multiplie
l’organisation
d’événements
parallèles
peu habituelle pour l’organisa-
tion suisse –, le CIO a demandé
aux pays séduits par l’initiative
russe de « rejeter toute participa-
tion et tout soutien » aux tentati-
ves « cyniques » d’utiliser des ath-
lètes « à des fins de propagande
politique », en violation de la
charte olympique.
Moscou, en réponse à sa mise au
ban, multiplie depuis plusieurs
mois l’organisation d’événe-
ments parallèles au système régi
par le CIO. Jeux du futur – mé-
Concernant les menaces de boy-
cott des Jeux de Pékin 2008, le
CIO avait répliqué en promettant
de futurs progrès pour la paix
mondiale et la démocratisation
de la Chine que l’on attend tou-
jours. Pour les Jeux de 2022, il a
préféré nouer en amont des par-
tenariats avec les ONG de défense
des droits humains et communi-
quer sur l’inefficacité des boy-
cotts qui ne porteraient préjudice
qu’aux athlètes. Au nom d’inté-
rêts commerciaux bien compris,
la diplomatie américaine avait
forgé le concept de « boycott de la
cérémonie d’ouverture » repris
par les pays occidentaux.
A ne considérer que la capacité
des boycotts à faire reculer l’ad-
versaire, ou bien à déstabiliser
durablement le mouvement
olympique, on conclura à leur
inefficacité. Mais si l’on prend en
compte l’impact sur les opinions
publiques, on sera moins catégo-
rique. Dans tous les cas, la res-
ponsabilité du CIO est engagée
devant l’histoire, car la neutralité
absolue sert toujours la cause
des adversaires de la démocratie
et des libertés. p
0123
JEUDI 21 MARS 2024
2023
8 décembre Le CIO autorise
les sportifs russes et biélorusses
à participer à titre individuel
et sous bannière neutre aux JO,
sous conditions (ne pas soutenir
la guerre en Ukraine, ne pas
être sous contrat avec l’armée
ou les agences de sécurité).
14 décembre M. Poutine
dénonce le risque d’« enterrer
le mouvement olympique » avec
les conditions imposées aux
sportifs russes et biélorusses.
2024
23 février Le Tribunal arbitral
du sport rejette l’appel
du Comité olympique russe,
qui contestait sa suspension,
décidée mi-octobre 2023 par
le CIO, pour avoir placé sous
son autorité les organisations
sportives de régions
ukrainiennes occupées.
13 mars « Nous ne devons
pas nous détourner, nous
fermer, boycotter », déclare
le ministre des sports russe,
Oleg Matytsine.
lange d’e-sports et de compéti-
tions sportives – en début d’an-
née, Jeux des BRICS en juin, juste
avant les JO, et Jeux de l’amitié,
donc, en septembre… La Russie
active sur tous les fronts les ré-
seaux de sa diplomatie sportive
« Elle remobilise le modèle sovié-
tique sportif à la sauce contempo-
raine », analyse Sylvain Dufraisse,
maître de conférences à l’univer-
sité de Nantes et spécialiste de
l’histoire du sport sous l’URSS. Le
discours de Moscou trouve un
écho favorable dans les pays sé-
duits par la contestation du mo-
dèle occidental, sur le continent
africain notamment.
Impossible pour le CIO de lais-
ser son autorité contestée dans
l’organisation du sport mondial.
Le divorce entre Lausanne et Mos-
cou est aujourd’hui définitive-
ment consommé à quatre mois
de la cérémonie d’ouverture.
Quelle réaction de la Russie ?
Les deux parties semblaient déjà
irréconciliables depuis la décision
du CIO, début décembre, d’autori-
ser sous strictes conditions de
neutralité la participation des
athlètes russes et biélorusses aux
Jeux de Paris.
Dans un entretien au Monde pu-
blié le 18 mars, le président du
CIO, Thomas Bach, a expliqué ne
plus avoir d’échanges avec le
Kremlin depuis plusieurs années.
« Nous constatons que l’agressivité
du gouvernement grandit de jour
en jour, contre le CIO, contre les
Jeux, contre moi », a relevé le diri-
geant allemand, ajoutant être
« intransigeant quand il s’agit de
punir ceux qui ont violé la charte
olympique ».
Reste désormais à connaître la
réaction de la Russie à la double
offensive, mardi, du CIO. Puis-
sance olympique, enverra-t-elle à
Paris une délégation réduite à
jouer les seconds voire les der-
niers rôles au classement des mé-
dailles ? Le 13 mars, le ministre
russe des sports déclarait écarter
l’hypothèse d’un boycott des
Jeux, sans l’exclure. « Nous de-
vons, autant que possible, préser-
ver la possibilité de dialoguer et de
participer à des compétitions », as-
surait Oleg Matytsine à l’agence
de presse Tass. La décision appar-
tient au président russe, Vladimir
Poutine. Celui-ci a toujours consi-
déré le CIO comme une organisa-
tion « sous l’influence des élites po-
litiques occidentales ». p
nicolas lepeltier
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 15
0123
JEUDI 21 MARS 2024

A Houston, le pétrole est là, et pour longtemps

Les géants du secteur ont souligné, lors de leur sommet annuel, que la demande mondiale était au plus haut

houston (texas) - envoyé spécial

E
n 2022, les pétroliers, hon-
nis pour leur responsabi-
lité dans le réchauffe-
ment climatique, pre-
naient leur revanche, indispensa-
bles avec l’invasion de l’Ukraine
qui privait les Européens de gaz
russe. En 2023, c’était le triomphe
américain, avec les subventions
massives de Joe Biden aux éner-
gies renouvelables, qui attiraient
les capitaux de toute la planète.
Cette année, au « Davos » du pé-
trole, à la CERAWeek de Houston
(Texas), organisée par S&P Global,
l’heure était aux cruelles vérités
sur les renouvelables. Ce sont les
« méchants » habituels qui ont
ouvert le feu lundi 18 mars, le PDG
d’ExxonMobil, Darren Woods, et
le directeur général du géant saou-
dien Aramco, Amin Nasser.
« La stratégie actuelle de transi-
tion est un échec apparent sur la
plupart des fronts », a lancé Amin
Nasser, déplorant que son indus-
trie ait été décrite comme l’« en-
nemi absolu ». Et d’asséner quel-
ques faits dérangeants : la de-
mande mondiale de pétrole va
battre des records cette année et le
pic ne sera pas atteint avant des
années ; la baisse des émissions ne
se fait que marginalement par les
renouvelables, en dépit de
9 500 milliards de dollars
(8 740 milliards d’euros) d’investis-
sements en vingt ans, mais par la
bascule du charbon sur le gaz ;
sans les subventions, les véhicules
électriques sont 50 % plus chers
que les voitures thermiques ; en- Darren Woods, président-directeur général d’ExxonMobil, lors du sommet pétrolier CERAWeek, à Houston (Texas), lundi 18 mars. MARK FELIX/AFP
fin, la transition énergétique est
un « irritant croissant pour le Sud
global ». M. Nasser a rappelé que d’investissement, pour plus de troi des permis, casse-tête où s’en- milliardaire Warren Buffett a in- énergie abondante et bon marché.
85 % de la population consommait 200 milliards de dollars, sont dans
« La stratégie chevêtrent les réglementations lo- vesti et qui proposait de créer en Et elles vont en consommer bien
1,2 baril de pétrole (environ 190 li- les tuyaux, selon la secrétaire à actuelle de cales et fédérales. Sur ce point, les quinze ans une centaine d’usines davantage. « Après des années de
tres) par an et par personne, contre l’énergie américaine, Jennifer républicains sont déterminés à pour capter le carbone dans l’at- stagnation, la consommation
9 en Europe et 22 aux Etats-Unis. Granholm. Pour la première fois,
transition est un déréguler : « Si le président Trump mosphère. Un projet est en cons- d’électricité connaît une hausse
« Nous devons abandonner la fan- l’électricité produite par l’éolien et échec apparent est réélu, le cadre réglementaire truction, financé en partie par le considérable avec le développe-
taisie de sortir du pétrole et du le solaire devrait dépasser celle sera amené à évoluer », promet le géant de Wall Street BlackRock, ment de l’intelligence artificielle, les
gaz », a lancé le dirigeant d’Aramco d’origine charbonnière.
sur la plupart sénateur républicain de l’Alaska mais la direction d’Oxy réduit les centres de données, les cryptomon-
sous les applaudissements. Les participants de la CERAWeek des fronts » Dan Sullivan, qui peste contre les capitaux alloués à ces projets pour naies et la voiture électrique », a
vantent en général le système de « 56 décrets présidentiels » de Joe ne pas effrayer ses actionnaires. rappelé la secrétaire à l’énergie. Les
AMIN NASSER
Course aux acquisitions subventions voté en 2022 avec l’In- Biden qui ont entravé l’exploita- Cette année, l’idée est de se con- géants de l’informatique, qui font
directeur général d’Aramco
« On n’est pas sur le chemin d’avoir flation Reduction Act (IRA), qui ne tion des ressources de son Etat. centrer sur la capture de carbone l’objet de toutes les attentions, s’ef-
zéro émission d’ici à 2050 », a ren- préjuge pas des technologies qui lorsqu’il est très concentré, en pé- forcent de garantir qu’ils utilisent
chéri Darren Woods : « Si la société se révéleront efficaces. « Les Euro- Aucun discours sur la sobriété riode d’extraction ou lors de son de l’électricité renouvelable.
veut réduire les émissions, per- péens ont l’approche de choisir les faire des économies budgétaires, L’année 2023 a été marquée par le usage par les industriels de l’acier, Pourtant, les Américains sont
sonne ne veut en payer le prix. » Les gagnants et les perdants. C’est trop les élections ne changeront peut- reflux du prix du gaz et l’effondre- de l’aluminium ou du ciment. « La très fiers d’avoir pris le train de la
géants américains se sont lancés compliqué », a estimé Darren être pas beaucoup la donne, ment en Bourse des industries re- technique marche pour le carbone performance écologique. Le séna-
dans une course aux acquisitions Woods. « Nous avons décidé d’avoir même si l’ancien président re- nouvelables. Inflation, hausse des à forte concentration, mais pas teur Dan Sullivan affiche un gra-
pour profiter des années qui res- des incitations », a rappelé le séna- vient au pouvoir. « L’IRA était taux, défaillances et retards in- pour celui à faible concentration », phique montrant que les Etats-
tent au pétrole : ExxonMobil in- teur démocrate de Virginie-Occi- transpartisan », dit Brandon Spen- dustriels, à l’image des problèmes a résumé Darren Woods. Les pro- Unis sont de loin ceux qui ont le
vestit dans le gaz de schiste au dentale, Joe Manchin, l’un des arti- cer, patron du géant suisse des de Siemens dans l’éolien, remon- jets sur l’hydrogène se poursui- plus réduit leurs émissions de
Texas (avec le rachat de Pioneer, sans de l’IRA. « On me disait : “Il technologies d’électrification ABB. tée des coûts : 2023 a montré les li- vent, surtout dans l’industrie CO2 depuis 2005, ce qui est vrai, en
60 milliards de dollars), Chevron faut une taxe carbone.” Mais à quoi Et comme l’a noté la secrétaire à mites d’une bulle spéculative, les lourde (acier, ciment), seul moyen raison de la bascule du charbon
veut exploiter des gisements au allez-vous utiliser ses revenus ? A fi- l’énergie, Jennifer Granholm, ve- projets sont plus aboutis. Aux rê- de décarboner ces industries. vers le gaz de schiste pour pro-
large du Guyana (par le rachat de nancer plus de services sociaux ?, a nue défendre Joe Biden, « 60 % des ves futuristes succède le besoin Comme toujours, aucun dis- duire l’électricité. « Nous sommes
son compatriote Hess, 53 milliards expliqué M. Manchin, qui voulait investissements ont été faits dans d’avoir des projets opérationnels, cours sur la sobriété énergétique les leaders dans la réduction des
de dollars), ce que conteste Exxon- que l’aide aille à l’industrie. J’ai dit les Etats républicains, où la popula- de taille industrielle et rapide- aux Etats-Unis. Dans ce pays qui émissions globales à cause de la ré-
Mobil devant la chambre d’arbi- aux Européens : “Vous utilisez le bâ- tion en est très satisfaite ». ment efficaces, comme la résorp- est le premier producteur mon- volution du gaz naturel. Nous
trage internationale de Paris. Mais ton, on utilise la carotte.” » En réalité, des changements sont tion des fuites de méthane. La star dial de pétrole et le premier expor- aurons besoin du gaz et du pétrole
les industriels ne renoncent pas à En dépit des propos anticlimat attendus. Un obstacle à la révolu- de 2023 était le pétrolier Occiden- tateur de gaz naturel liquéfié, les pour les décennies à venir. » p
la transition, alors que 600 projets de Donald Trump et du besoin de tion énergétique réside dans l’oc- tal Petroleum (Oxy), dans lequel le populations sont habituées à une arnaud leparmentier

L’essor de la production américaine met à mal l’influence de l’OPEP

Le cartel mené par l’Arabie saoudite a vu sa part dans l’extraction mondiale de brut passer de 43 % à 36 % en douze ans, mais garde des atouts

P lus les Etats-Unis extraient

du pétrole, plus le premier
producteur mondial con-
trarie l’Organisation des pays ex-
portateurs de pétrole (OPEP). Avec
l’Arabie saoudite à sa tête, ce cartel
de douze pays membres a besoin
de peser sur le marché, pour tirer
les prix vers le haut. Or, son poids
dans la production mondiale de
pétrole (brut, sables bitumineux,
schiste, condensats) a déjà dé-
cliné : il est passé de 43,2 %
en 2012 à 36,3 % en 2022, sur désor-
mais plus de 93 millions de barils
par jour, selon les statistiques d’un
organisme britannique, l’Energy
Institute. Dans le même temps, la
part des Etats-Unis a grimpé : elle
s’est élevée à 18,9 % en 2022, contre
9,6 % dix ans auparavant, c’est-à-
dire avant la « révolution » texane
des pétroles de schiste.
Pour enrayer son déclin, l’OPEP
compte aussi sur dix alliés for-
mant l’OPEP+, depuis 2016. Soit
19 % supplémentaires de l’offre
mondiale en 2022, principalement
tirés par la Russie. L’institution de-
meure « un acteur essentiel pour la
stabilisation du marché », insiste
l’économiste Emmanuel Hache,
de l’Institut français du pétrole et
des énergies nouvelles. Cet « objet
théorique non identifié » a traversé
les décennies depuis 1960. Après
avoir provoqué le choc pétrolier de
1973, il a résisté au contre-choc des
années 1980. Y compris pendant la
guerre entre deux de ses mem-
bres, l’Iran et l’Irak.
Difficulté à baisser les quotas
« La place de l’OPEP pourrait aug-
menter » de nouveau dans les an-
nées à venir, prévient même Gia-
como Luciani, conseiller scientifi-
que à l’Ecole d’affaires internatio-
nales de Sciences Po Paris. Car elle
englobe environ 70 % des réser-
ves prouvées de pétrole (c’est-à-
dire le stock disponible dans les
conditions économiques du mo-
ment), selon les statistiques 2020
du pétrolier britannique BP.
L’OPEP et ses alliés laissent déjà
sous terre 5 millions de barils par
jour par rapport à 2022, selon le
décompte de l’Agence France-
Presse. Cet effort, principalement
réalisé par les Saoudiens et les
Russes, est reconduit au moins
jusqu’en juin. Jusqu’à présent, les
restrictions de quotas ont main-
tenu les prix à un niveau élevé : le
baril de brent, référence en Eu-
rope, a tourné à 83 dollars en
moyenne (environ 76 euros) du-
rant toute l’année 2023. Moins
qu’en 2022 (101 dollars), sur fond
de guerre en Ukraine, mais davan-
tage qu’en 2021 (71 dollars).
« L’OPEP n’a pas d’emprise suffi-
sante sur l’offre pour la réguler sur
le long terme, considère Keyvan
Piram, chercheur à l’Université
Paris-Panthéon-Assas, spécialisé
dans l’énergie et l’environne-
ment. Une réduction de la produc-
tion peut contribuer ponctuelle-
ment à faire monter les prix, mais la
perte de cette offre de l’OPEP finira
par être compensée ailleurs, car la
hausse de prix permettra à d’autres
gisements de devenir rentables. »
Redoutant de perdre des parts de
marché, des membres rechignent
à baisser leurs quotas de produc-
tion. En janvier, l’Angola a quitté
l’institution pour cette raison.
Outre ses cinq cofondateurs de
1960 (Arabie saoudite, Venezuela,
Iran, Irak et Koweït) et les Emirats
arabes unis (depuis 1967), la moitié
des adhérents se situe en Afrique :
Libye et Algérie dès les années
1960, Nigeria et Gabon depuis les
années 1970, Guinée équatoriale
en 2017, Congo en 2018. En 2024,
l’OPEP+ compte élargir ses rangs
au Brésil, dont l’extraction est en
plein essor. Le ministère brésilien
des mines et de l’énergie « évalue »
encore quelles seront les modali-
tés de sa participation, déclare-t-il.
Sans préciser s’il aura à restreindre
la production nationale. p
adrien pécout
16 | économie & entreprise
La bataille pour prendre
le contrôle de Believe s’intensifie
L’AMF doit dire si l’offre du PDG et de son consortium sont valables
ou si des négociations peuvent être ouvertes avec Warner Music Group
L
a partie sera plus serrée
que prévu pour rempor-
ter Believe, le groupe
français spécialisé dans la
distribution musicale. Restera-t-il
aux mains de son PDG, Denis La-
degaillerie, adossé au fonds EQT X
et à des fonds conseillés par TCV
au sein d’un consortium, ou pas-
sera-t-il dans le giron de la major
Warner Music Group (WMG) ?
L’Autorité des marchés financiers,
qui s’est penchée sur le dossier,
mardi 19 mars, doit dire dans les
jours à venir si les conditions pro-
posées dans l’offre du consor-
tium sont valables ou si des négo-
ciations avec Warner Music doi-
vent être ouvertes.
Believe s’est fourvoyée dans une
impasse boursière. Peut-être
parce qu’elle voulait se faire plus
grosse que le bœuf ? L’entreprise a
fait son entrée en Bourse sur
Euronext Paris en juin 2021, au
prix de à 19,50 euros par action.
Ce qui lui a permis de lever
300 millions d’euros – moins que
les 500 millions d’euros initiale-
ment espérés.
Mais depuis trois ans, les ac-
tions Believe sont restées bien en
dessous du prix de départ. Et ce,
alors que l’entreprise affiche d’ex-
cellents résultats : un chiffre d’af-
faires en hausse de plus de 20 %
par an depuis 2021, un ebitda (bé-
néfice avant intérêts, impôts, dé-
préciation et amortissement) de
5,7 % en 2023 – ce qui était l’objec-
tif à atteindre en 2025 –, et une po-
litique d’acquisitions presque
conforme aux prévisions
(100 millions d’euros par an).
L’entreprise s’est renforcée sur
ses différents métiers : la produc-
tion d’artistes, français notam-
ment, comme Jul ou Vianney (elle
Rodolphe Saadé assure à la rédaction de BFM-
TV qu’il ne sera pas « interventionniste »
Le dirigeant de CMA CGM a répété aux équipes vouloir s’inscrire dans la « continuité »
de la chaîne d’information et du groupe de médias qu’il s’apprête à racheter à Patrick Drahi
M ardi 19 mars, Rodol-
phe Saadé a passé une
bonne partie de sa
journée à, littéralement, faire le
tour du propriétaire. Après avoir
rencontré des membres de la di-
rection actuelle, en tête-à-tête
puis collectivement, puis avoir
partagé le déjeuner avec quel-
ques visages de l’antenne, celui
qui possédera BFM-TV et RMC
(ainsi que toutes les déclinaisons
de la chaîne d’info continue et de
la station de radio) « fin juin, mi-
juillet » s’est présenté devant les
élus du comité social et économi-
que (CSE).
Un processus d’information-
consultation, qui fait partie des
étapes réglementaires incontour-
nables, est désormais lancé, avec la
nécessité de décrocher le feu vert
de l’Autorité de la concurrence,
puis l’agrément de l’Autorité de ré-
gulation de la communication
audiovisuelle et numérique, au
changement d’actionnaire.
Média rentable
S’y ajoute la sollicitation auprès
du régulateur d’une nouvelle
autorisation de diffusion pour
BFM-TV (l’actuelle arrivant à
échéance) qui se jouera en dou-
ble : Altice Media et la CMA CGM
déposeront deux dossiers identi-
ques avant la date limite, fixée au
en produit davantage que les trois
majors et peut plastronner avec
47 albums dans le Top 100 en
France en 2023), l’accompagne-
ment des labels indépendants, le
développement de la branche édi-
tion musicale ou du distributeur
de musique digital TuneCore.
Défaite cuisante
Comment, alors, expliquer cette
bérézina boursière ? La direction
évoque la hausse des taux d’inté-
rêt, le manque de liquidité, la si-
tuation géopolitique ou les diffi-
cultés rencontrées par les « mid
cap » (les entreprises avec une ca-
pitalisation entre 250 millions
d’euros et 1 milliard d’euros). La dé-
faite est d’autant plus cuisante que
les actions des mastodontes de la
musique, comme Universal Music
Group ou WMG ont, pendant ce
temps, fait des étincelles… Denis
Ladegaillerie, qui ne s’exprime pas
officiellement, avoue à ses pro-
ches n’avoir jamais été favorable à
une introduction en Bourse, mais
il a suivi. Lui-même détient 12,5 %
de Believe. Donc lui, mais aussi ses
parents, ses amis, comme tous les
actionnaires, sont « collés ».
Pragmatiques, les gros action-
naires de Believe ont décidé de
sortir de la cotation. Le consor-
tium a annoncé le 12 février son
intention d’acquérir 72 % du capi-
tal, en proposant aux actionnai-
res (dont les historiques TCV
Luxco BD, XAnge et Ventech)
15 euros par titre, soit 21 % de plus
par rapport au dernier prix de clô-
ture. Un schéma d’attente, avant
de lancer une offre publique
d’achat sur les actions restantes
et retirer le groupe de la Bourse.
De son côté, WMG a évoqué, le
27 février, une « indication d’inté-
15 mai, puis Altice retirera la
sienne au profit du nouveau pro-
priétaire de la chaîne.
Tout en se félicitant d’avoir ra-
cheté un média rentable, Rodol-
phe Saadé a répété vouloir s’ins-
crire dans la « continuité » de ce
que sont BFM-TV et RMC
aujourd’hui, pour peu que « tout
le monde soit aligné sur les mêmes
valeurs » que celles de son groupe
et sa famille : « Esprit d’initiative,
loyauté à l’entreprise, imagina-
tion, volonté, audace, et volonté de
bien faire », a-t-il détaillé.
Les salariés qui souhaiteront se
saisir de la clause de cession (pro-
cédure qui permet aux journalis-
tes de quitter l’entreprise tout en
bénéficiant des conditions d’un
licenciement) pourront le faire à
Les salariés
pourront se saisir
de la clause de
cession à partir
du 1er octobre,
mais l’industriel
souhaite
maintenir les
effectifs en l’état
rêt » pour Believe, en parlant
d’une démarche « confidentielle,
exploratoire et non engageante ».
La major pense pouvoir offrir « au
moins 17 euros par action ». Soit
2 euros de plus que le consor-
tium. Le groupe a demandé « à
avoir accès à une liste limitée d’in-
formations-clés » avant de pou-
voir soumettre une offre. La ma-
jor présidée par Robert Kyncl s’of-
fusque du fait que le consortium
se soit exonéré au dernier mo-
ment de la demande d’un avis
motivé du conseil d’administra-
tion de Believe. Or, cet avis « de-
vait assurer que l’offre est dans
l’intérêt de la société, de ses sala-
riés et de ses actionnaires ». Le
consortium conserve comme
seule condition le feu vert des
autorités chargées de la concur-
rence. Pour WMG, une telle re-
nonciation est « contraire à la ré-
glementation boursière française,
laquelle a vocation à protéger les
actionnaires et la société » et le
groupe juge « la validité de cette
renonciation contestable ».
Espoir que le cours remonte
L’offre de Warner Music, mieux-
disante, permettrait aux action-
naires minoritaires de limiter
leurs moins-values. L’un d’entre
eux, Sycomore, devrait d’ailleurs
appeler ces derniers à ne pas
souscrire à l’offre du consortium,
jugée trop faible. Cet investisseur
pourrait aussi demander que l’en-
treprise reste en Bourse, en espé-
rant que le cours remonte et, sur-
tout, pour éviter de créer un pré-
cédent bien fâcheux pour l’attrac-
tivité de la place de Paris.
Dans la bataille, chacun compte
désormais ses alliés. Chez Believe,
on rappelle aux salariés que War-
partir du 1er octobre, mais l’indus-
triel marseillais souhaite mainte-
nir les effectifs en l’état.
Il s’est d’ailleurs déjà mis d’ac-
cord avec Arthur Dreyfuss, le PDG
d’Altice France, comme ce dernier
l’avait confirmé la veille aux équi-
pes. Les deux hommes se con-
naissent « depuis quelques semai-
nes » et l’accélération des grandes
manœuvres en vue de l’opération
de cession. Pour M. Dreyfuss,
l’aventure Altice et le compa-
gnonnage avec Patrick Drahi
prendront fin au closing de l’opé-
ration ; il se hissera alors la tête du
pôle audiovisuel de Whynot Me-
dia, la holding présidée (de ma-
nière non exécutive) par Véroni-
que Saadé.
Question de l’indépendance
Le pôle presse (La Provence, Corse-
Matin, La Tribune, La Tribune Di-
manche) restera sous la houlette
de Jean-Christophe Tortora, et la
direction de l’information de ce
pôle dans les mains de Laurent
Guimier. A son poste, Arthur
Dreyfuss pourrait assister à
d’autres développements de la
jeune entité dans l’audiovisuel,
Rodolphe Saadé n’ayant sans
doute pas fini de s’intéresser à la
télévision (il possède 10 % de M6).
Outre les questions du maintien
dans les locaux ou de la conserva-
EN CHIFFRES
19,50
C’est le prix, en euros, par action,
auquel le groupe français spécia-
lisé dans la distribution musicale
Believe s’est introduit en Bourse
en juin 2021. Cela lui a permis
de lever 300 millions d’euros,
soit moins que les 500 millions
d’euros initialement espérés.
100
C’est le montant, en millions
d’euros, des acquisitions menées
chaque année par le groupe
dans ses divers métiers, tels que
l’accompagnement des labels in-
dépendants et le développement
de la branche édition musicale.
47
C’est le nombre d’albums
produits par Believe apparaissant
au Top 100 des meilleures ventes
en France en 2023.
ner Music a annoncé en février la
suppression de 600 emplois pour
faire des économies. On dit aussi
à qui veut l’entendre que l’action-
naire de référence de WMG, Len
Blavatnik, fait partie des milliar-
daires dont le nom figure sur la
liste des sanctions antirusses.
Vincent Frèrebeau, le fondateur
et président du label indépen-
dantTôt ou Tard, appelle pour sa
part à « s’opposer de toutes ses for-
ces à cette tentative d’annexion »
par Warner Music. p
nicole vulser
tion des accords d’entreprise, les
élus du CSE ont voulu tester leur
nouveau propriétaire sur leur in-
dépendance. A la question de sa-
voir quelle serait sa réaction en cas
de traitement par « ses » médias
d’un éventuel scandale touchant
son activité de fret et de logistique,
le quinquagénaire ne s’est pas ca-
ché derrière son petit doigt : « Je ne
réagirai pas bien et je le ferai sa-
voir », a-t-il reconnu, estimant
qu’il trouverait « très agressif » s’il
devait, en tant qu’actionnaire,
souffrir d’« une attitude agressive »
de la part de la rédaction.
« Il faut que l’information existe,
mais il y a manière et manière », a-
t-il reconnu, quelques minutes
après avoir assuré ne pas être « in-
terventionniste », ni opposé par
principe à l’existence d’une
charte éthique. « Mais je suis par-
ticulièrement déçu quand je vois
qu’il y a seulement un petit encart
dans mes journaux quand mon
groupe fait quelque chose de
bien », a-t-il ajouté sans fard. Plus
tôt dans la journée, interrogé par
une figure de l’antenne sur Em-
manuel Macron, il avait répondu
en substance, rapporte un té-
moin : « J’apprécie globalement sa
politique économique, mais je
n’oblige personne à penser
comme moi. » p
aude dassonville
Droits voisins :
250 millions d’euros
d’amende pour Google
L’Autorité de la concurrence juge qu’il n’a
pas tenu ses engagements envers la presse
L e dossier des droits voisins
n’est pas encore totale-
ment clos pour Google :
l’Autorité de la concurrence lui a
infligé, mercredi 20 mars, une
nouvelle amende, de 250 millions
d’euros. Le moteur de recherche
se voit reprocher de ne pas avoir
respecté ses engagements pris
en 2022 à propos des négocia-
tions avec les éditeurs de presse.
L’entreprise américaine avait
pourtant déjà été condamnée
en 2021 à une première amende
de 500 millions d’euros, qui avait
engendré cet accord avec l’auto-
rité. Et, depuis, le moteur de re-
cherche revendique avoir noué
des contrats de rémunération
avec 450 publications, soit une
bonne partie de la presse fran-
çaise. Google s’est engagé à ne pas
contester les faits reprochés et à
prendre des mesures correctives.
Le groupe a donc bénéficié d’une
procédure de transaction, précise
l’autorité. « Le montant de
l’amende est disproportionné »,
réagit toutefois Google.
La bataille de la mise en œuvre
des droits voisins a commencé
en 2019, avec la transposition en
France de la directive euro-
péenne sur le droit d’auteur.
Cette dernière a donné aux édi-
teurs de presse le droit de négo-
cier une rémunération pour l’uti-
lisation d’extraits de leurs arti-
cles et photos sur les plates-for-
mes numériques. A la suite d’une
plainte de médias jugeant Google
peu coopératif, l’Autorité de la
concurrence a, en 2020, enjoint à
l’entreprise de négocier de bonne
foi, puis lui a infligé la première
amende. Google a ensuite
changé d’attitude et négocié des
engagements, acceptés par
l’autorité en juin 2022.
Google est accusé de ne pas
avoir respecté certains de ces
principes dans ses négociations
avec certains éditeurs. L’entre-
PERTES & PROFITS | FINANCE
p a r p h il ip p e e s c a nde
Le retour
de l’Europe des marchés
Comme la France, l’Europe ne
progresse jamais aussi bien
qu’avec une épée dans le dos.
Quand les politiques se réveillent,
généralement sous la pression
des populations. Il a fallu une
guerre mondiale pour convaincre
de la nécessité de s’unir, des cri-
ses monétaires majeures pour
mener à l’euro et une épidémie
planétaire pour mutualiser ses fi-
nances et ses achats de vaccins.
La guerre à ses frontières et les
perspectives de l’intelligence arti-
ficielle vont-elles la pousser à
franchir une nouvelle étape ?
« Comment se fait-il que l’Europe
ne prenne pas les mêmes initiati-
ves pour financer l’innovation que
celles prises pour faire face à la
crise du Covid ? », a lancé, mardi
19 mars, depuis Berlin, le minis-
tre de l’économie, Bruno Le
Maire. Il était dans la capitale alle-
mande pour évoquer, avec son
homologue Christian Lindner,
l’union des marchés de capitaux.
Un sujet évoqué dès les années
1950, planifié en 2014 par le prési-
dent de la Commission de l’épo-
que, Jean-Claude Junker, porté
par le Royaume-Uni… et perdu
dans les sables quand ce dernier a
quitté l’Europe. Aujourd’hui, les
hommes et les biens circulent li-
brement dans les vingt-sept pays
0123
JEUDI 21 MARS 2024
prise n’aurait pas partagé assez
vite les informations nécessaires
au mandataire indépendant
nommé par l’autorité pour super-
viser les discussions avec les mé-
dias. La méthodologie de calcul de
la rémunération due à chaque
éditeur est jugée « opaque ». En
outre, dans ce calcul, les revenus
publicitaires indirects sont trop
cantonnés à une « part margi-
nale », selon l’autorité, qui a de-
mandé à Google de relever leur
évaluation.
Réaction vive de Google
Enfin, la décision reproche à Goo-
gle de ne pas avoir prévenu les
éditeurs et l’autorité de l’utilisa-
tion de contenus de presse pour
son assistant d’intelligence artifi-
cielle (IA) Bard. Google est aussi
accusé d’avoir attendu le 28 sep-
tembre 2023 pour proposer aux
médias un mécanisme clair leur
permettant de refuser (opt-out)
l’utilisation de leurs articles. Tou-
tefois, l’autorité précise que l’in-
clusion, dans les droits voisins,
des services d’IA – réclamée par
certains éditeurs – « n’a pas été
tranchée à ce stade ».
Du côté de Google, la réaction
est vive. La filiale française estime
que, depuis ses engagements de
2022, elle a coopéré avec l’autorité
et le mandataire, dont elle a appli-
qué les demandes d’ajustements.
Google souligne aussi qu’aucun
média n’a sollicité d’arbitrage
(prévu dans les engagements en
cas de désaccord).
Surtout, l’entreprise rappelle
être le premier contributeur aux
droits voisins. En effet, la France a
fait une des transpositions les
plus ambitieuses du texte euro-
péen et les plates-formes concur-
rentes ont signé avec moins d’édi-
teurs (comme Meta) ou pas signé
d’accord de droits voisins
(comme X). p
alexandre piquard
de l’Union, mais pas les capitaux.
La dernière frontière de l’Europe ?
C’est en tout cas la conviction
des politiques français. A l’occa-
sion des 10 ans d’Euronext, Em-
manuel Macron a, lui aussi,
plaidé pour que ce sujet soit une
priorité de la prochaine manda-
ture. Stéphane Boujnah, le PDG
d’Euronext, se réjouit de cette
perspective. L’entreprise qu’il di-
rige en est une préfiguration
puisqu’elle rassemble les Bourses
de Paris, Amsterdam, Bruxelles,
Dublin, Milan, Oslo et Lisbonne,
soit une capitalisation de plus de
6 000 milliards d’euros.
Soulever l’enthousiasme
L’idée de départ était d’offrir aux
entreprises européennes, surtout
les PME, un cadre unique et bien
plus vaste pour trouver l’argent
nécessaire à leur développement,
plutôt que de ne dépendre que de
la bonne volonté de leurs ban-
quiers. Mais pour soulever l’en-
thousiasme des présidents et mi-
nistres, il fallait une urgence plus
grande, comme le retour des me-
naces géopolitiques. Reste à sa-
voir si un renforcement de l’inté-
gration européenne est encore
dans le sens de l’histoire ? Les
prochaines élections nous appor-
terons un début de réponse. p
0123
JEUDI 21 MARS 2024
Le dumping social sur les ferrys Un régulateur contre
les dérives financières
en Manche est désormais interdit du football anglais
Depuis deux ans, Irish Ferries et P & O Ferries employaient des marins
sans respecter les règles sociales françaises ou britanniques
londres - correspondance
L
e 17 mars 2022, il avait
fallu quelques minutes à
la compagnie P & O Fer-
ries pour licencier sans
préavis, par simple message vi-
déo, près de 800 marins, pour la
plupart britanniques, qui assu-
raient la liaison entre Calais (Pas-
de-Calais) et Douvres, dans le sud-
est de l’Angleterre. A leur place
ont été mis avec effet immédiat
des employés qui avaient été re-
crutés à l’autre bout du monde,
essentiellement en Asie, et accep-
taient de travailler à la moitié du
salaire minimum, sept jours sur
sept, quatre mois d’affilée.
Aujourd’hui encore, P & O Ferries
fonctionne avec ce modèle pour
la traversée de la Manche.
Une des compagnies concur-
rentes sur la même liaison, Irish
Ferries, utilise de son côté des sa-
lariés d’Europe centrale, là aussi
au-dessous du salaire minimum,
mais sur des contrats de six se-
maines de travail de suite.
A l’époque, le tollé politique
avait été unanime, notamment
du côté britannique. Pourtant, il
aura fallu plus de deux ans pour
réussir à interdire ce dumping so-
cial. Mardi 19 mars, le secrétaire
d’Etat à la mer, Hervé Berville, a si-
gné les décrets d’application
d’une nouvelle loi visant spécifi-
quement l’arrêt de ces pratiques.
A partir de leur publication au
Journal officiel, dans les prochains
jours, les entreprises qui traver-
sent la Manche auront trois mois
pour respecter deux conditions de
base : payer au salaire minimum
français et ne pas dépasser qua-
torze jours de travail consécutifs,
suivis d’un temps de repos équiva-
lent. « Ça doit mettre fin au cercle
La finance européenne délaisse l’Afrique
La Société générale s’apprêterait à quitter le Maroc. Alors que les établissements
occidentaux abandonnent peu à peu le continent, les acteurs locaux montent en puissance
C’ est le nouvel épisode
d’un phénomène qui
s’accélère : les velléités
de retrait du Maroc prêtées à la
Société générale s’inscrivent dans
un vaste mouvement de désenga-
gement des banques françaises et
européennes en Afrique. Selon
des rumeurs qui agitent la place
financière du royaume depuis dé-
but mars, le groupe français pour-
rait céder sa filiale, la Société gé-
nérale Maroc, à l’ancien ministre
marocain de l’industrie et patron
du groupe d’investissement Sa-
ham, Moulay Hafid Elalamy.
Si cette sortie se confirme, elle
s’ajouterait aux départs déjà an-
noncés dans six pays africains
(Burkina Faso, Congo-Brazzaville,
Guinée équatoriale, Mauritanie,
Mozambique et Tchad), depuis
l’arrivée de Slawomir Krupa à la
tête de la banque tricolore, en
mai 2023. La Société générale reste
pour l’heure bien positionnée en
Afrique de l’Ouest (Sénégal, Côte
d’Ivoire, Guinée…), mais elle a
ouvert une « réflexion stratégique »
sur l’avenir de sa filiale en Tunisie.
Le groupe n’est pas seul à réduire
la voilure en Afrique. Son concur-
rent BNP Paribas y a sérieusement
revu à la baisse ses activités de-
puis cinq ans, en cédant bon nom-
bre de ses participations (Sénégal,
Mali, Gabon…), tout comme BPCE,
qui a quasi soldé son dispositif
africain dès 2018. Même tendance
chez les banques britanniques.
Après plus d’un siècle de présence
vicieux du moins-disant social, qui
consiste à dire que la compétitivité
nécessite une régression des droits,
ce qui met la pression sur les autres
entreprises », explique M. Berville.
« On va pouvoir rétablir une con-
currence saine », se félicite Yann Le-
riche, directeur général de Getlink,
l’opérateur du tunnel sous la Man-
che, qui est sur le même marché.
De l’avis de tous les protagonis-
tes de ce dossier, cette vitesse
d’exécution pour adopter une
nouvelle loi est exemplaire. Elle il-
lustre pourtant la lenteur intrin-
sèque des décisions politiques et
administratives face à la réalité
des entreprises. « Le monde éco-
nomique va beaucoup plus vite
que la capacité à prendre une loi »,
souligne Jean-Marc Roué, prési-
dent de Brittany Ferries, une com-
pagnie française qui milite contre
le dumping social.
Passer à l’échelon européen
Et pendant ce temps, les dégâts
économiques sont réels. Brittany
Ferries estime que les pratiques de
ses concurrents lui ont fait perdre
de « 10 millions à 12 millions
d’euros d’ebitda [résultat brut d’ex-
ploitation] » sur 2023. « Pour nous,
deux ans, c’est très long », renchérit
M. Leriche. Son entreprise, Get-
link, estime avoir perdu 6 points
de part de marché sur le fret de ca-
mions, passant de 40 % à 34 %.
Le calendrier politique, avec le
soutien de tous les partis, a pour-
tant été exemplaire. Dès sa prise
de fonctions, en juillet 2022,
M. Berville s’est saisi du dossier. Il
a tenté, dans un premier temps,
de mettre en place un code de
bonne conduite des compagnies
de ferrys. « Ça n’a pas fonctionné »,
admet-il. En novembre 2022, une
réunion avec les protagonistes
sur le continent, Standard Charte-
red a vendu en 2023 cinq de ses fi-
liales africaines et envisage de
quitter son dernier marché, la
Côte d’Ivoire. Sa rivale Barclays
avait déjà mis la clé sous la porte
africaine en 2022, avec la cession
des 7,4 % qui lui restaient chez la
sud-africaine Absa.
Il semble loin le temps où l’Afri-
que était perçue comme un mar-
ché à fort potentiel par la commu-
nauté occidentale. Au début des
années 2000, les taux de crois-
sance échevelés du continent, sa
démographie et les perspectives
d’émergence d’une classe
moyenne attisaient les convoiti-
ses. Mais la succession de crises
(contre-choc pétrolier, Covid-19,
guerre en Ukraine), sur fond
d’instabilité politique et sécuri-
taire, a douché l’enthousiasme.
Des économies informelles
« Les promesses existent toujours
mais le rythme de progression est
trop lent, et les banques n’ont pas
forcément le temps d’attendre
alors qu’elles sont confrontées à des
coûts réglementaires très élevés,
souligne Samira Mensah, spécia-
liste du secteur bancaire africain
chez S&P Global. La balance entre
risques et opportunités les conduit
à revoir leur présence. » Pressées
d’atteindre certains objectifs, « el-
les ont tendance à se replier sur des
zones et des métiers dont elles ont
une meilleure maîtrise », ajoute le
Togolais Jonas Komlan Siliadin,
Les entreprises
devront payer au
salaire minimum
français et
ne pas dépasser
quatorze jours
de travail
consécutifs
était organisée ; en janvier 2023, la
proposition de loi était présentée
au Parlement ; en juillet, elle était
adoptée à l’unanimité.
Quant aux décrets d’applica-
tion, il a fallu les soumettre à con-
sultation. Le conseil d’Etat a dû
donner son avis. Et le remanie-
ment ministériel a encore retardé
les choses. Du côté britannique,
où une nouvelle loi similaire a été
également adoptée, en coordina-
tion avec la France, le calendrier
est quasiment le même. L’entrée
en vigueur des nouvelles règles
est prévue cet été.
Par ailleurs, même après le pro-
cessus législatif, l’enjeu est de
réussir à faire appliquer la loi. Le
Royaume-Uni a choisi de sous-
traiter les contrôles aux opéra-
teurs des ports, ce qui énerve au
plus haut point John Lansdown,
un des marins licenciés par P & O
Ferries : « DP World, qui possède
P & O, est aussi à la tête de plu-
sieurs ports britanniques. »
Côté français, les inspecteurs du
travail pourront se joindre aux
inspecteurs de la sécurité des na-
vires pour réaliser les contrôles.
D’importantes amendes sont
prévues : 4 000 euros par em-
ployé, s’il s’agit d’une simple
sanction administrative (il peut y
maître de conférences à l’Ecole su-
périeure de la banque à Paris.
Les établissements européens
ont peiné à trouver un modèle
profitable dans des économies lar-
gement informelles. Ils ont aussi
semblé pris de court face au déve-
loppement de la finance numéri-
que. « Dans le segment du paie-
ment, les banques se font doubler
par les opérateurs télécoms et les
fintech, plus agiles », indique Jean-
Michel Huet, directeur chargé de
l’Afrique au cabinet de conseil Bea-
ringPoint. En 2022, la Société géné-
rale a mis fin à son service de paie-
ment mobile Yup, lancé cinq ans
plus tôt. En cause : la compétition
féroce livrée par l’opérateur télé-
coms Orange (Orange Money), et
la start-up californienne Wave et
ses taux imbattables.
Les difficultés tiennent beau-
coup à la maîtrise des exigences
en matière de conformité, alors
que l’attention des superviseurs
n’a fait que se renforcer depuis la
crise financière de 2008. Or, une
procédure telle que le KYC
(« Know Your Customer »), visant
à authentifier l’identité des
clients, peut se révéler un casse-
tête en Afrique, où les utilisateurs
potentiels des services bancaires
sont souvent dépourvus de justi-
ficatif de domicile ou de revenus.
Les groupes européens doivent
gérer ces complexités dans un
contexte de concurrence accrue
d’acteurs locaux, souvent panafri-
cains. « Ces banques endogènes ne
économie & entreprise | 17
avoir une centaine de marins par
ferry) ; 7 500 euros, s’il s’agit d’une
poursuite judiciaire. Ces mon-
tants augmentent en cas de réci-
dive, et une peine allant jusqu’à
six mois de prison est prévue.
Est-ce suffisant ? « Les patrons de
P & O et d’Irish Ferries m’ont dit
qu’ils attaqueraient en justice »,
rappelle M. Berville. Il assure ce-
pendant que d’éventuels recours
judiciaires ne seront pas suspen-
sifs : « La loi s’appliquera. »
Irish Ferries répond qu’elle
« continue de suivre les développe-
ments législatifs au Royaume-Uni
et en France », et qu’elle « demeure
engagée à la conformité » envers
les règles en vigueur. P & O Ferries
dit « étudier les détails de la loi
française ».
Enfin, de l’aveu général, il ne
s’agit que d’une première étape.
« Une première bataille a été ga-
gnée, mais la guerre ne l’est pas
pour autant », juge M. Leriche. Si la
loi impose le salaire minimum
horaire français, elle ne comprend
pas l’ensemble des cotisations sa-
lariales et patronales habituelles.
Juridiquement, la seule façon d’y
parvenir est de modifier les règles
européennes, qui s’appliquent
ainsi aux questions maritimes.
L’objectif est donc de passer à
l’échelon européen. Mais des pays
comme Chypre et Malte, qui four-
nissent de nombreux pavillons
aux navires concernés, vont sans
doute s’y opposer vigoureuse-
ment. Quant au processus législa-
tif européen, il est connu pour
être long et compliqué, avec des
tractations entre Commission,
Parlement et Etats membres. « Le
temps politique à Bruxelles [sur ce
dossier] n’a pas encore com-
mencé », conclut M. Roué. p
éric albert
sont pas soumises aux mêmes
standards de conformité et font
donc preuve de plus de flexibilité »,
souligne M. Siliadin. Parmi eux, la
marocaine Attijariwafa, la togo-
laise Ecobank ou les nigérianes
Access Bank et United Bank for
Africa. Les banques Vista et Coris,
fondées par deux hommes d’af-
faires natifs du Burkina Faso, affi-
chent aussi de grandes ambitions.
Ces établissements « sont plus en
adéquation avec les réalités africai-
nes », insiste Dhafer Saidane, pro-
fesseur à la Skema Business
School. Comme le rappelle ce con-
seiller du Club des dirigeants des
banques et établissements de cré-
dit d’Afrique, le désinvestissement
des banques européennes profite
à leur stratégie d’expansion ra-
pide. Vista et Coris se sont ainsi of-
fert – ou convoitent – une bonne
partie des entités cédées par la
BNP et la Société générale. Côté an-
glophone, Access Bank a mis la
main sur les cinq filiales vendues
par Standard Chartered en 2023.
« Malgré les complexités du sec-
teur bancaire en Afrique, il y a des
success stories, mais elles sont lo-
cales », résume Jean-Michel Huet,
qui voit dans le repli des banques
hexagonales « une illustration de
la perte d’influence économique
de la France sur le continent ». p
marie de vergès
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
Les nouvelles règles interdisent la création
d’un championnat européen « fermé »
londres - correspondance
L e gouvernement britanni-
que a présenté mardi
19 mars son projet de loi
pour créer un régulateur du foot-
ball anglais. L’objectif est de mieux
assurer la soutenabilité financière
des clubs, en particulier dans les
divisions inférieures, d’écarter les
« propriétaires sans scrupule » et
de mieux protéger l’histoire et la
culture des vieilles équipes.
Après plus d’un siècle d’autoré-
gulation, et malgré un succès re-
tentissant – la Premier League est
le championnat de football le plus
regardé au monde, les stades sont
combles… –, l’idée d’un régulateur
est venue du choc provoqué
en 2021 par l’idée de créer une « su-
perleague européenne ». Le projet,
mené notamment par le Real Ma-
drid, était de créer une compéti-
tion partiellement « fermée »,
dont certains clubs fondateurs
n’auraient pas pu être relégués, ce
qui avait provoqué un tollé.
Deux faillites
Trois ans et un Livre blanc plus
tard, le régulateur est sur le point
de voir le jour. Les nouvelles règles
vont interdire tout projet de com-
pétition fermée, enterrant défini-
tivement la superleague euro-
péenne. Mais en se penchant sur
la question du football, les autori-
tés britanniques ont soulevé bien
d’autres problèmes concernant
les divisions inférieures. Ces der-
nières années, deux clubs fondés
au XIXe siècle – Bury et Maccles-
field Town – ont fait faillite.
Le découplage chinois
imposé aux Européens
Un rapport rappelle comment Pékin agit
pour renforcer sa « sécurité économique »
pékin - correspondant
L e terme a été évoqué en
mars 2023 par la présidente
de la Commission euro-
péenne, Ursula von der Leyen, dé-
ployant un nouveau concept pour
gérer cette relation si compliquée
avec la Chine : « dérisquer ». Il était
moins clivant que le « décou-
plage » promis alors par Washing-
ton, et plus réaliste au regard des
chaînes d’approvisionnement ac-
tuelles et du marché chinois.
Mais la Chine, elle, a mis en place
beaucoup plus tôt une politique
claire pour limiter son exposition
et ses dépendances, qui contraint
les entreprises étrangères à
s’adapter – certaines devant locali-
ser encore plus en Chine pour se
plier aux règles locales, d’autres
cherchant comment en sortir.
C’est la réalité que pointe un nou-
veau rapport de la Chambre de
commerce européenne en Chine.
Arsenal juridique
Le président Xi a développé dès
2014 une « approche holistique de
la sécurité nationale » qui n’a fait
que se renforcer avec la montée
des tensions commerciales, se tra-
duisant par une politique trans-
posée dans chaque ministère
après l’entrée en 2020 dans le qua-
torzième plan quinquennal.
Concrètement, Pékin a aug-
menté ses capacités de produc-
tion et stockage dans les secteurs
de l’énergie, de l’alimentation et
des minerais stratégiques. Dans
certains secteurs jugés cruciaux,
les autorités ont donné des direc-
Pour éviter ces dérives, le régula-
teur supervisera les cinq premiè-
res divisions du football, de la Pre-
mier League à la National League,
et sera chargé de mieux y répartir
les revenus. Depuis plusieurs an-
nées, la Premier League et les divi-
sions inférieures ne parviennent
pas à un accord sur le sujet. Si les
négociations continuent à
échouer, le régulateur pourra tran-
cher. L’objectif est de mettre un
terme au déséquilibre qui règne
dans les divisions inférieures.
Tentant d’atteindre la lucrative
Premier League, les clubs dépen-
sent sans compter, au risque de la
faillite. Dans la deuxième division,
les salaires des joueurs atteignent
en moyenne 125 % du chiffre d’af-
faires. L’ensemble des équipes des
deux premières divisions affi-
chent une dette nette de 5,9 mil-
liards de livres sterling (6,9 mil-
liards d’euros).
Par ailleurs, le nouvel organisme
doit mieux surveiller la probité
des propriétaires de club. Il devra
vérifier que les acheteurs sont ju-
gés « acceptables » (« fit and pro-
per »), un terme flou qui englobe
notamment l’origine des fonds et
un éventuel historique de faillites
ou de mauvaise gestion. Le régula-
teur aura un budget estimé à
12 millions d’euros, financé par un
prélèvement sur les clubs. Il
pourra imposer des amendes qui
iront jusqu’à 10 % de leur chiffre
d’affaires. Et, uniquement dans
un « scénario nucléaire », selon le
ministère des sports, il pourra re-
tirer la licence des clubs. p
é.a.
tives pour se débarrasser des com-
posants et technologies étrangers.
Et le pays s’est doté d’un arsenal
juridique tant pour protéger des
secteurs critiques et être prêt aux
représailles.
Ce contexte compliqué pousse
les entreprises européennes vers
des approches très différentes se-
lon leurs situations. A leurs yeux,
l’attractivité de la Chine s’est dé-
tériorée : 55 % la plaçaient dans le
top 3 de leurs destinations d’in-
vestissement en 2023, treize
points de moins qu’un an avant.
Mais certaines, notamment dans
l’automobile, s’y impliquent plus
par crainte, en partant, de contri-
buer à faire émerger des cham-
pions nationaux chinois, expli-
que la Chambre de commerce
européenne. D’autres se conver-
tissent à une stratégie qualifiée
de « Chine + 1 » : elles cherchent
des sources alternative d’appro-
visionnement.
D’autres, enfin, cherchent à rom-
pre pleinement leurs liens avec le
pays. Toutefois, une entreprise
dans le secteur de la production in-
dustrielle estime qu’il pourrait lui
falloir dix ans pour y arriver. Elle
risquerait, sans faire appel à des
partenaires chinois, de ne plus
être compétitive sur le marché
européen… notamment face aux
nouveaux concurrents chinois.
« On est dans un piège géopolitique
avec la Chine, a expliqué son diri-
geant aux auteurs du rapport.
Nous sommes dépendants de la
Chine pour le sourcing, mais nous
ne pouvons pas y vendre. » p
harold thibault
18 | économie & entreprise 0123
JEUDI 21 MARS 2024

malmö (suède)
- correspondante régionale

A
l’intérieur du pe-
tit bâtiment aux
façades de bois
jaune, situé à la
périphérie de
Karlskoga, à
250 kilomètres à l’ouest de Stoc-
kholm, loin du fracas de la guerre,
le calme règne. Dans l’atelier, les
ouvriers assemblent les canons
antichars Carl Gustav, qui arrivent
ici en pièces détachées. Calibrés,
puis testés dans le centre de tir
voisin, ils sont ensuite nettoyés et
empaquetés dans des housses
kaki. Une partie finira en Ukraine,
où les systèmes antichars du
constructeur suédois Saab – le
Carl Gustav mais aussi le lance-ro-
quettes AT4 et le missile NLAW –
ont acquis une certaine notoriété
sur le champ de bataille.
Directeur de Saab Dynamics, la
filiale du groupe centrée sur le
segment terrestre, Görgen Jo-
hansson ne se lasse pas de racon- Plusieurs modèles d’armes produites par Saab Bofors Dynamics, dans l’usine de Karlskoga (Suède), le 12 juin 2023. ERIKA GERDEMARK/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES
ter le jour où son patron l’a ap-
pelé, début 2022 : « Il venait de voir
que le Royaume-Uni avait envoyé

3 500 NLAW en Ukraine. » Trois se-
maines plus tard, le 24 février, la
Russie lance son offensive. Très
vite, les soldats ukrainiens pos-
tent des vidéos sur les réseaux so-
ciaux les montrant en train
d’abattre les chars de l’ennemi. Ils
y font l’éloge du fameux NLAW.
L’action de Saab monte en flè-
che. Les commandes explosent.
Sans attendre, le constructeur
suédois investit 150 millions
d’euros dans ses capacités de pro-
duction. Du jamais-vu depuis que
le groupe s’est lancé dans la fabri-
cation des Carl Gustav en 1948, as-
sure Michael Höglund, à la tête de
la division combat terrestre. Plu-
sieurs usines vont être construi-
tes en Suède et à l’étranger, no-
tamment en Inde. Objectif : qua-
drupler les livraisons d’armes an-
tichars et de munitions, d’ici à
2025, pour passer de 100 000 à
400 000 unités par an.
UNE FORMIDABLE « VITRINE »
Görgen Johansson le reconnaît :
la guerre en Ukraine a été une for-
midable « vitrine » pour Saab,
dont le catalogue va des avions de
chasse Gripen au système de sur-
veillance aérienne GlobalEye, en
passant par les radars, le camou-
flage et les sous-marins. En 2023,
les commandes, déjà en hausse
en 2022, ont grimpé de 23 %,
comme son chiffre d’affaires, qui
a atteint 51,6 milliards de couron-
nes suédoises (4,5 milliards
d’euros), tandis que son bénéfice
croissait de 51 %, pour terminer à
3,4 milliards de couronnes.
Sur un an, le constructeur, qui
emploie plus de 21 000 personnes
dans le monde, dont 16 000
en Suède, a accru ses effectifs de
près de 2 500 personnes, et il con-
tinue de recruter. Il n’est pas le
seul. Toute l’industrie suédoise de
l’armement est en ébullition – un
secteur qui rassemble autour de
200 entreprises, dont une soixan-
taine est détenue par des capitaux
étrangers. En 2022, ces compa-
gnies, qui affichaient un chiffre
d’affaires de 48,5 milliards de cou-
ronnes, employaient plus de
28 000 salariés. « Nous n’avons
pas encore le résultat pour 2023,
mais il devrait être largement su-
périeur », affirme le directeur de
l’Association suédoise de l’indus-
trie de la sécurité et de la défense
(SOFF), Robert Limmergard.
La demande est en grande par-
tie alimentée par la Suède, dont
les dépenses militaires vont at-
teindre 2 % du produit intérieur
brut (PIB) en 2024. Enfin intégré à
PLEIN CADRE
En Suède, l’armement
tourne à plein régime
Treizième exportateur mondial d’armes, le pays scandinave,
qui vient de rejoindre l’OTAN, compte quelque 200 entreprises
industrielles, toutes sous pression pour produire plus et plus vite
l’OTAN depuis le 7 mars, le
royaume met les bouchées dou-
bles pour reconstituer ses stocks
d’armements, après des décen-
nies de désengagement. « Nous
avons placé des commandes de
matériel, en Suède et à l’étranger,
pour 19 milliards de couronnes
en 2021, 36 milliards en 2022 et
52 milliards en 2023 », confie
Göran Martensson, directeur de
l’Administration suédoise du ma-
tériel de défense (FMV). Les expor-
tations ont aussi augmenté de
18 % en 2023, plaçant la Suède au
treizième rang mondial.
Ce boom de l’armement est par-
ticulièrement visible à Karlskoga.
En plus des usines de Saab Bofors
Dynamics, la petite ville indus-
trielle de 30 500 habitants hé-
berge aussi les sites de production
du norvégien Nammo, l’un des
principaux fabricants d’obus de
155 millimètres, du britannique
BAE Systems, qui y fabrique son
système d’artillerie Archer, et du
français Eurenco, producteur de
poudre. Tous y ont des racines
communes, datant du milieu du
« Nous avions
une industrie
“à la Ikea” :
il fallait produire
des armes
fonctionnelles
et pas chères »
ROBERT LIMMERGARD
directeur de l’Association
suédoise de l’industrie
de la sécurité et de la défense
XVIIe siècle et de l’établissement
de la fonderie Bofors en bordure
de la ville. Sauvée de la faillite
en 1894 par l’inventeur de la dyna-
mite, Alfred Nobel, elle deviendra
l’un des principaux fabricants de
canons et de poudre en Suède.
UN VÉRITABLE ENVOL
Saab, de son côté, voit le jour
en 1937. « La compagnie a été for-
mée sur une poignée de mains en-
tre le président de notre conseil
d’administration de l’époque,
Marcus Wallenberg [grand-père
de l’actuel président, dont la fa-
mille est toujours l’actionnaire
majoritaire du groupe], et le pre-
mier ministre », résume son PDG,
Micael Johansson. La Suède cons-
truisait déjà ses sous-marins sur
les chantiers navals de Kockums,
à Malmö et à Karlskrona. Saab est
chargé de produire des avions de
combat.
Le secteur connaît son véritable
envol pendant la guerre froide.
« Parce que le pays a décidé de res-
ter non aligné militairement, il de-
vait être capable de se défendre
seul », explique Tomas Ries, pro-
fesseur associé au Collège natio-
nal de défense, à Stockholm.
« Cela a conduit la Suède à se do-
ter d’une industrie d’armement
très puissante, mais orientée vers
ses besoins spécifiques », précise
Per Olsson, spécialiste en écono-
mie de défense, auprès de
l’Agence suédoise de recherche
pour la défense. Pour le royaume
scandinave, il s’agit avant tout de
se protéger contre une éven-
tuelle attaque soviétique, en mo-
bilisant une armée composée de
dizaines de milliers de réservis-
tes qu’il faut équiper.
Les contraintes financières, in-
hérentes à la taille du pays, for-
cent les compagnies à faire
preuve d’ingéniosité, selon Göran
Martensson : « Elles ont dû déve-
lopper des solutions innovantes,
les plus rentables possible, en mi-
sant sur la technologie », affirme
le directeur de l’Administration
suédoise du matériel de défense.
Cela sera un avantage à la fin de la
guerre froide, quand la Suède re-
nonce à sa défense territoriale
pour miser sur une armée profes-
sionnelle tournée vers les opéra-
tions à l’étranger. L’Etat, lui, se dé-
barrasse de ses participations
dans le secteur de la défense.
Jusque-là, l’industrie produisait
à 70 % pour la Suède et à 30 % pour
les exportations. « Aujourd’hui,
c’est l’inverse », remarque Robert
Limmergard, directeur de SOFF,
qui poursuit : « A la fin des années
1980, nous avions une industrie de
l’armement “à la Ikea” : il fallait
produire de gros volumes, des ar-
mes faciles à utiliser, fonctionnel-
les et pas chères. C’est cette tradi-
tion qui nous a permis de prendre
des parts de marché à l’internatio-
nal et de conserver une grosse in-
dustrie, avec des entreprises qui
ont réussi à se spécialiser dans des
niches, avec l’aide parfois d’inves-
tissements étrangers. »
Déclenchée par l’invasion de
l’Ukraine, la course au réarme-
ment pose de nouveaux défis.
« L’industrie, jusqu’à présent, était
optimisée pour le juste-à-temps »,
note Michael Höglund, chez Saab
Bofors Dynamics. Il faut revoir
l’organisation, produire plus et
plus vite. Cela demande de la
main-d’œuvre. A Karlskoga, où
toutes les compagnies recrutent,
L’action de Saab
a plus que triplé
depuis le début
de la guerre
en Ukraine
en février 2022.
Les commandes
explosent
la concurrence est féroce. « Nous
étions 500 avant 2022, nous som-
mes 600 aujourd’hui et nous ne
cessons de croître », déclare Stefan
Löfström, directeur des ventes et
du marketing auprès de la société
Bofors, filiale de BAE Systems, qui
produit les canons automoteurs
Archer. Heureusement, se réjouit
M. Löfström, « la perception du
public a radicalement changé à
l’égard de notre branche, qui attire
désormais, notamment les jeunes,
ce qui n’était pas le cas il y a quel-
ques années ».
Le principal goulot d’étrangle-
ment se situe au niveau des chaî-
nes de production. Impossible
d’augmenter les livraisons d’ar-
mes et de munitions si les four-
nisseurs ne suivent pas. Pour le
Carl Gustav, ils sont autour de
200. Certains ont plusieurs
clients, qui ont tous augmenté
leurs commandes. C’est le cas, par
exemple, du norvégien Nammo,
l’un de plus gros fabricants de
munitions en Europe, avec lequel
Saab vient de passer un accord.
La sécurité d’approvisionne-
ment est aussi un enjeu, remar-
que le chercheur Per Olsson : « Si
vous soulevez le capot du JAS Gri-
pen ou d’un sous-marin, vous vous
rendez compte qu’il contient beau-
coup de composants étrangers.
Nous sommes devenus moins
autosuffisants. Nous continuons à
assembler les grands systèmes,
mais le moteur d’un Gripen est
américain. » Or, certains compo-
sants – « les semi-conducteurs no-
tamment », selon Robert Limmer-
gard – ont vu leur prix s’envoler.
« UNIR NOS FORCES »
« Ma crainte est que nous ne com-
prenions pas à quel point nous fai-
sons face à un changement de pa-
radigme », commente le PDG de
Saab, Micael Johansson, qui de-
mande de la visibilité. « Les entre-
prises ont besoin que les Etats ap-
portent des garanties que nous ne
descendrons pas au-dessous d’une
certaine masse critique à l’avenir,
afin de permettre à l’industrie d’in-
vestir de manière appropriée. » Il
estime aussi que l’Europe « doit se
ressaisir pour être beaucoup plus
souveraine en matière de capaci-
tés de défense et ne pas être trop
dépendante des Etats-Unis,
comme c’est le cas aujourd’hui ».
Chez BAE Systems Bofors, Stefan
Löfström approuve : « Nous avons
besoin de commandes réelles, con-
crétisées sur le long terme, et pas
seulement de déclarations d’inten-
tion. » L’harmonisation des ca-
hiers des charges pourrait aussi
accélérer la production, dit-il. Le
directeur de FMV, Göran Martens-
son, approuve : « Il faut augmen-
ter la standardisation et l’harmo-
nisation en Europe et réduire le
nombre de versions. Nous devons
unir nos forces avec des comman-
des plus importantes entre les pays
qui ont les mêmes besoins. »
Micael Johansson insiste aussi
sur « l’importance des partena-
riats » entre entreprises. Le 31 jan-
vier, à Stockholm, il a signé une let-
tre d’intention avec le PDG de
MBDA, Eric Béranger, visant à ren-
forcer la coopération de leurs com-
pagnies dans les domaines de l’an-
tichar et de la défense aérienne. En
Suède, l’ancien ministre social-dé-
mocrate de la défense, Peter Hul-
tqvist, qui préside la commission
de la défense au parlement, a pro-
posé, le 13 mars, que l’Etat de-
vienne actionnaire de Saab avec
un droit de veto. Une façon de pro-
téger les intérêts du royaume. p
anne-françoise hivert
0123
JEUDI 21 MARS 2024 management | 19
L’ARGOT DE BUREAU
L’expression directe des salariés, CHRONIQUE PAR JULES THOMAS

un droit encore trop inexploré Le « feedback

Instituée par les lois Auroux en 1982, cette disposition reste méconnue et peu appliquée sandwich »

F D
aire entrer la citoyenneté
dans l’entreprise : tel était
l’esprit des lois Auroux de
1982. Le droit à l’expres-
sion directe et collective des sala-
riés sur le contenu, les conditions
d’exercice et l’organisation de leur
travail, voulu alors par le législa-
teur, est-il désormais à ranger au
rayon des vieilles lunes, ou est-il
plus que jamais nécessaire ?
L’idée de départ était simple : le
salarié qui exécute un travail est
le mieux à même de proposer
des améliorations, sans nécessai-
rement passer par un intermé-
diaire. Cette expression est dite
« directe », car elle ne passe pas
par un intermédiaire (élu du per-
sonnel, délégué syndical), et « col-
lective », car elle ne peut s’exercer
qu’en groupe dans l’unité de tra-
vail (atelier, bureau, équipe, chan-
tier). « Sur le papier, c’est une belle
idée, mais en pratique, ce droit ne
passionne pas les foules », regrette
Benoît Masnou, associé chez Co-
vence Avocats. « Le droit d’expres-
firme Jean-Philippe Tricoit, maî-
tre de conférences en droit privé
à l’université de Lille.
Pour certaines entreprises, ce
droit exercé durant le temps de
travail, et donc rémunéré, est
perçu purement et simplement
comme une perte de temps et de
production. De plus, elles crai-
gnent, en libérant la parole,
d’ouvrir la boîte de Pandore des
revendications et autres réclama-
tions. Du côté des représentants
du personnel, certains peuvent le
vivre comme une forme de
concurrence et ont peur d’être
court-circuités.
« Pourtant, c’est un dispositif
très intéressant, estime Jean-Phi-
lippe Tricoit. Il offre des retours
d’expérience pour améliorer le
fonctionnement de l’entreprise.
C’est du pain bénit, car l’instru-
ment peut être adapté aux be-
soins de chaque société. » De plus,
il correspond bien aux problé-
matiques actuelles.
Les entreprises
craignent, en
libérant la parole,
d’ouvrir la boîte
de Pandore des
revendications
et autres
réclamations
et la qualité de vie et des condi-
tions de travail. « Il est particuliè-
rement bien adapté à la lutte con-
tre les risques psychosociaux »,
note Jean-Philippe Tricoit.
Il peut aussi participer à la prise
de conscience écologique : l’ac-
cord national interprofessionnel
du 11 avril 2023 relatif à la transi-
tion écologique et au dialogue so-
cial fait référence au droit d’ex-
pression comme piste pour met-
tre en œuvre la transition
écologique. L’accord précise ainsi
La Poste a par exemple mis en
place des espaces de discussion
sur le travail, inscrits dans l’ac-
cord social du groupe. Le disposi-
tif, baptisé « ParlonZen », est
animé par les manageurs, qui re-
çoivent une formation spécifi-
que, mais les sujets à traiter sont
remontés par les équipes et ce
sont ces dernières qui proposent
des solutions.
« Tout l’intérêt est de laisser les
salariés eux-mêmes mettre les
problèmes sur la table. Cet outil
vise à faciliter la libération de la
parole », explique Christelle-Ange
Bonnet, directrice de projets qua-
lité de vie et conditions de travail
à La Poste. Le dispositif est récur-
rent, avec une périodicité d’une
fois tous les deux mois, « mais
rien n’est imposé », souligne
Christelle-Ange Bonnet, qui cons-
tate un développement de la coo-
pération au sein des équipes.
Des études réalisées au niveau
européen (notamment une
étude de la Fondation euro-
is donc, tu es allé chez le coiffeur ce week-end ? Ça
te va vachement bien ! Mais bon, je ne suis pas
venu te voir pour ça : sauf erreur de ma part, tu
as pris du retard sur ce que tu devais faire la se-
maine dernière. Plus généralement, j’ai l’impression que tu
ne te donnes pas beaucoup dans ton travail ces derniers
temps, en tout cas j’en attends plus de toi. Mais je sais que tu
en es capable ! » Que retenir de ce commentaire fait par un
manageur à son salarié, un lundi matin ? Une certaine
maladresse, certes.
Pourtant, ce supérieur a appliqué à la lettre ce qu’il pensait
être une recette magique : le « feedback sandwich ». Comme
le « feedback » vient littéralement nourrir le salarié de remar-
ques sur ses performances, ici la métaphore est concrète : le
retour commence par un compliment (une tranche de pain),
suivi d’une critique négative (la garniture), elle-même suivie
d’un nouveau compliment (l’autre tranche).
Cette méthode légendaire – dont l’origine n’est pas datée –
vise à faciliter la réception de critiques négatives en les relati-
visant. C’est donc un enrobage pour éviter les conflits : face à
un chef qui manque de tact, la colère, la tristesse ou la démo-
tivation pointeront le bout de leur nez.
S’il veut être cohérent, et digérable, le sand-
LA MÉTHODE wich a intérêt à porter exclusivement sur le
même sujet : « L’argumentaire que vous avez
FACILITE envoyé aux clients est très percutant, il était
bourré de fautes d’orthographe MAIS nous
LES CRITIQUES avons d’excellents retours financiers, donc

sion n’a pas porté ses fruits », con-
LES CHIFFRES
Seconde jeunesse
« Quarante ans plus tard, je cons-
tate que l’actualité me donne rai-
son, savoure Jean Auroux, ancien
ministre du travail de François
Mitterrand et “père” du droit
d’expression. L’homme est un
que « le droit d’expression peut
permettre d’appréhender, par
exemple, la question des périodes
de canicule, de la réduction des
consommations énergétiques, de
la réduction des émissions de
carbone liées à la mobilité profes-
péenne pour l’amélioration des
conditions de vie et de travail, pu-
bliée en 2013) le confirment : plus
les entreprises sont participati-
ves en donnant notamment la
parole au personnel, meilleures
sont les conditions de travail et
NÉGATIVES
continuez dans cette voie – en faisant atten-
tion aux coquilles la prochaine fois [accompa-
EN LES gné d’un clin d’œil et d’un sourire] ! »
La critique est constructive et ne concerne
RELATIVISANT ainsi que le travail qui a été fait, et non la
personne. La mission innovation du minis-
tère de l’économie et des finances propose

941
C’est le nombre d’accords
d’entreprise négociés
en 2022 qui portent sur la
qualité de vie au travail, dont
224 plus spécifiquement sur les
conditions de travail (y compris
le droit d’expression des sala-
riés), selon le bilan de la négo-
ciation collective 2022 du minis-
tère du travail.
88 %
C’est la part des salariés qui esti-
ment qu’un travail qui a du sens
est un travail qui permet de s’ex-
primer, de faire valoir son avis et
de faire des propositions, d’après
le sondage « Les actifs et le sens
au travail », réalisé par Opi-
nionWay pour l’Agence nationale
d’amélioration des conditions
de travail en juin 2022.
animal social, qui a besoin de par-
ler, d’être entendu : nous l’avons
vu avec les “gilets jaunes”, et en-
core récemment avec les agricul-
teurs. La démarche reste valable,
mais j’ai eu le tort de ne pas la co-
difier. Si c’était à refaire, j’impose-
rais des réunions d’expression
avant les négociations annuelles
obligatoires. »
Benoît Masnou est persuadé
que ce droit peut aujourd’hui
trouver toute sa place, « dans un
contexte de dispersion des com-
munautés de travail – notam-
ment avec le développement du
télétravail – et l’aspiration crois-
sante à une démocratisation de
l’entreprise ». Il pourrait retrou-
ver une seconde jeunesse, avec
des sujets d’actualité tels que la
qualité de vie au travail. En effet,
le droit d’expression fait partie
des sous-thèmes des négocia-
tions sur l’égalité professionnelle
sionnelle, de la réduction des
déchets ou encore de l’utilisation
de polluants ».
Si le droit d’expression n’a pas
rencontré le succès attendu, des
formes de management partici-
patif se développent de manière
parcellaire. « Les salariés souhai-
tent avoir leur mot à dire et que
leur parole soit prise en compte
par l’entreprise. On assiste à un re-
tour du thème de la participation,
via notamment l’entreprise libé-
rée ou agile, afin de répondre à la
crise du sens du travail, aux pro-
blèmes d’attractivité et d’image
employeur, explique Clément
Ruffier, chargé de mission à
l’Agence nationale pour l’amélio-
ration des conditions de travail.
La grande différence est que dans
ce cas de figure, il ne s’agit plus
d’un droit, c’est le management
qui concède le dispositif participa-
tif et qui le contrôle. »
plus l’entreprise est performante.
« Mais, attention, les gains ne sont
pas automatiques, avertit Clé-
ment Ruffier, par exemple, si ces
dispositifs sont uniquement utili-
sés dans une logique producti-
viste. Il est d’autre part important
de réfléchir à un cadre sécurisant.
Nous prônons l’articulation des
formes de dialogue direct et indi-
rect, c’est-à-dire avec les salariés et
leurs représentants, afin que ces
derniers cadrent le dialogue. »
Si l’écoute des salariés est es-
sentielle, encore faut-il leur ap-
porter des réponses. « Or, les ac-
cords qui organisent le suivi du
droit d’expression sont rares »,
constate Benoît Masnou, qui
conclut : « Ce droit est ce que l’on
en fait. Il peut participer à la re-
cherche d’un nouveau modèle
d’entreprise, vers davantage de
partage de la gouvernance. » p
myriam dubertrand
ainsi sa recette du hamburger : « Par exemple, le steak peut
être : ce que X aurait pu éviter, la salade : ce que X aurait pu
mieux faire, et le fromage : ce que X aurait pu approfondir. »
Elle est plutôt faite en privé qu’en public, et s’accompagne
de recommandations concrètes sur ce qui pourrait être
mieux fait… en se fondant sur les points forts déjà existants.
Comme un professeur qui essaierait d’encourager un élève
stagnant autour de la moyenne.
La généralisation de cette pratique est à double tranchant :
si un chef pratique toujours ce plan en trois parties – petite
thèse, grosse antithèse, petite thèse –, comment faire con-
fiance à ses compliments ? Comment ne pas lui demander
de passer sur les hors-d’œuvre pour attaquer directement le
roboratif plat de résistance ? Les chantres du management
bienveillant recommandent plutôt de multiplier les petits
compliments, au quotidien, mais surtout à distance des
phases de reproches.
Une technique magique ne remplacera pas une culture de
communication, de même que la peur de blesser un collè-
gue. Quels que soient les choix des responsables des res-
sources humaines, l’essentiel est de cadrer la bonne ma-
nière de commenter les actions des autres. Par exemple, en
demandant régulièrement leur avis à des collègues, pour
éviter tous les non-dits. Il ne s’agit donc pas de se passer des
compliments, mais juste de les rendre plus sincères. p

Le compte épargne-temps universel divise les DRH

Que son usage cible les plus jeunes ou les seniors, les rencontres RH du 12 mars ont montré que ce dispositif n’est pas une priorité

du temps. » Le compte attaché à la
personne permettrait de stocker
des jours de congé et de les conser-
ver tout au long de son parcours
professionnel. « Les trois caracté-
traite. A l’Agirc-Arrco, où 80 % des
salariés y stockent la cinquième
semaine de congés payés ainsi
qu’une part des treizième et qua-
torzième mois, « il finance des con-
25 000 jours stockés à la CNAV. « Si
le CETU entrait en vigueur en 2024,
à l’Agirc-Arrco, ce sont 76 600 jours
qu’il nous faudrait budgétiser. Avec
la problématique de gérer l’articu-
étude d’impact, car, aujourd’hui,
c’est France Travail qui finance les
transitions professionnelles. ».
Aymeric Guégan, responsable
RSE de Colas Rail, alerte toutefois
l’exemple même de la fausse
bonne idée, estime Christophe Le
Bars, DRH à temps partagé. J’inter-
viens dans des entreprises où il
n’existe pas de compte épargne-

A quelques jours de la fin

des négociations entre
partenaires sociaux sur le
nouveau « pacte de la vie au tra-
vail », les Rencontres RH ont
ouvert, le 12 mars, le débat aux
DRH sur le compte épargne-temps
universel (CETU), un dispositif
auquel le Medef et la CPME, les
deux principaux syndicats patro-
naux, sont clairement opposés.
La dizaine de responsables des
ressources humaines qui se sont
retrouvés au Monde pour ce ren-
dez-vous mensuel de l’actualité du
management, créé en partenariat
avec ManpowerGroup Talent
Solutions et Malakoff Humanis, se
sont interrogés sur la pertinence
d’un tel dispositif et les attentes
qu’en ont (ou pas) les salariés.
« Le CETU est l’un des trois piliers
de la négociation entre les parte-
naires sociaux, a introduit l’écono-
miste Bertrand Martinot, expert
auprès du groupe de réflexion li-
béral Institut Montaigne. Ce projet
historiquement porté par la seule
CFDT et repris dans le programme
présidentiel d’Emmanuel Macron
en 2022 se veut une sorte de banque
ristiques de ce dispositif sont d’être
portable d’une entreprise à l’autre,
opposable, et universel pour tous
les salariés », précise M. Martinot,
avant d’en énumérer les complexi-
tés, comme la revalorisation mo-
nétaire des congés stockés au fil du
temps ou l’articulation avec l’ac-
tuel compte épargne-temps (CET).
Le projet CETU est né pour re-
dresser l’inégalité d’accès au
compte épargne-temps. Créé
en 1994, le compte épargne-temps
ne touche en effet que de 10 % à
15 % des salariés du privé après
trente ans d’existence. Condi-
tionné à un accord d’entreprise, il
est essentiellement présent dans
les grandes entreprises et la fonc-
tion publique, qui y a accès depuis
2002. « Une de ses utilisations
aujourd’hui, c’est quand même de
gérer les fins de carrière. On pour-
rait imaginer qu’un CETU permette
d’accumuler du temps pour finan-
cer ces fins de carrière. Economi-
quement, c’est assez rationnel »,
reconnaît l’économiste.
Les DRH présents aux Rencon-
tres recourent largement au CET
pour préparer les départs à la re-
gés de longue durée et des départs
avancés de seniors qui cumulent le
temps de leur CET avec la retraite
progressive », témoigne le DRH
Marc Landais. Dans le groupe Har-
monie Mutuelle-Prévadiès, le CET
est également conçu dans une lo-
gique de départ anticipé. « On peut
y transférer l’indemnité de départ à
la retraite convertie en temps »,
précise la DRH Solène Hébert.
Des visions opposées
Le directeur des relations humai-
nes et de la transformation de la
Caisse nationale d’assurance-
vieillesse (CNAV), Jérôme Friteau,
explique qu’ils ont, toujours dans
cette optique, déjà testé la porta-
bilité d’un tel dispositif entre
l’Urssaf et la CNAV. Les modalités
de leur CET évoluent avec la
proximité du départ : « Le disposi-
tif permet un cumul de 22 jours par
an avec un plafond de 60 jours. A
partir de 55 ans, on déplafonne et,
à partir de 57, on peut y verser l’al-
location vacances et l’indemnité
de départ à la retraite. »
Un tiers des salariés y ont re-
cours, ce qui représente un total de
lation entre le CET et le CETU, ce dis-
positif nous apparaît comme une
usine à gaz », souligne M. Landais.
Selon qu’ils imaginent le CETU
au service des juniors ou des se-
niors, les DRH en ont deux visions
assez opposées. « Je constate que
l’on projette le CETU un peu trop
comme un dispositif de préretraite,
remarque Philippe Le Cruguel,
DRH de Klee Group, un cabinet de
conseil en transition numérique.
Les jeunes ont des attentes différen-
tes. Les aspirations de faire un
“break” de six mois grimpent de
plus en plus. Quels que soient les
freins techniques du dispositif, les
espaces de temps choisis sont
autant d’usages intéressants. »
Jessy Boucher, directrice du pôle
carrière de ManpowerGroup
Talent Solutions, est sur la même
ligne : « Ce dispositif peut être un le-
vier d’attractivité, envisagé comme
une réponse aux nouvelles généra-
tions, qui sont en demande d’équili-
bre de temps. Quand on travaille
beaucoup, on n’a pas suffisam-
ment de temps pour s’interroger
sur son évolution de carrière. Il
serait intéressant de faire une
sur « le risque santé » pris par les sa-
lariés à vouloir stocker leurs con-
gés sur le long terme. En outre,
l’universalité du dispositif est loin
d’être acquise. Une bonne partie
temps parce que leur sujet, c’est le
pouvoir d’achat et l’immédiateté
plus que le différé. »
Bertrand Martinot a conclu ces
rencontres sur les pistes ouvertes
de la population salariée en serait par le CETU, à savoir le finance-
toujours exclue, explique M. Mar- ment des transitions profession-
tinot, par manque de capacité à nelles, des temps de vie, mais
cumuler des congés pour les pour mieux exprimer les doutes
temps partiels ou les CDD, qui en persistants : « L’idée générale est
général se font payer leurs congés intéressante, mais ce n’est pas la
en fin de contrat. priorité aujourd’hui. Il faut pren-
Enfin, la question largement dre la mesure de l’urgence sociale
partagée est celle de la priorité des qui existe dans notre pays. » p
sujets à traiter. « Le CETU, c’est anne rodier
¶
Ont participé aux Rencontres RH du 12 mars :
Jessy Boucher, directrice du pôle Career Management de ManpowerGroup
Talent Solutions ; Stéphane Delaunay, responsable Marque & Communica-
tion Client chez Malakoff Humanis ; Jérôme Friteau, directeur des relations
humaines et de la transformation de la Caisse nationale d’assurance-
vieillesse (CNAV) ; Aymeric Guégan, directeur responsabilité sociale et envi-
ronnementale (RSE), sécurité ferroviaire chez Colas Rail ; Solène Hébert,
DRH d’Harmonie Mutuelle - Prevadies ; Marc Landais, DRH de l’Agirc-Arrco ;
Christophe Le Bars, DRH à temps partagé en PME/ETI ; Philippe Le
Cruguel, DRH de Klee Group ; Bertrand Martinot, économiste, expert asso-
cié auprès de l’Institut Montaigne et directeur du conseil en formation et déve-
loppement des compétences au sein du cabinet Diot-Siaci ; Anne Rodier,
journaliste au « Monde » ; Gilles van Kote, directeur délégué du « Monde ».
20 | horizons
Vie et mort de
la « République
des enfants »
Dans les années 1950, en Espagne, un jeune prêtre
fonde un « Etat » autogéré et administré de A à Z
par des enfants, ainsi qu’un cirque. Cette étonnante
communauté, dont les installations existent toujours,
a connu un destin peu commun, mais aussi des dérives
orense (espagne) - envoyée spéciale
L
a pyramide formée par les treize
arlequins, sculpture de métal aux
couleurs délavées par le temps,
semble garder l’entrée du chapi-
teau de cirque. C’est un peu
comme s’ils s’entêtaient à rester
là, au domaine de Benposta, en Espagne, fief
de la Nacion de Los Muchachos (« nation des
enfants »), revendiquant envers et contre tout
la devise du fondateur de cette insolite con-
grégation, le père Jesus Silva (1933-2011) : « Les
plus forts en bas, les plus faibles en haut et l’en-
fant au sommet. » Drôle d’endroit que cette
micronation, aussi appelée « République des
enfants » ou « Ville des enfants »… Ses bâti-
ments, dressés le long de quelques allées à
l’asphalte troué, bordées d’eucalyptus, ne sont
plus occupés que par une trentaine de person-
nes, pour la plupart d’anciens « muchachos »
revenus y vivre pour des raisons économi-
ques – ils ne paient pas de loyer –, mais aussi
parce qu’ils considèrent ce lieu comme leur.
Nous sommes ici dans le nord-ouest de
l’Espagne, non loin de la frontière portu-
gaise. La ville la plus proche est Orense, à
5 kilomètres de là, une paisible commune de
105 000 habitants où tout le monde a en-
tendu parler de la « République des enfants »
et de son cirque nés voici près de soixante-
dix ans. La simple évocation de ces « voisins »
laisse rarement indifférent. Les uns décri-
vent une « expérience pédagogique révolu-
tionnaire », menée par un « curé rouge »
(comprendre : communiste), « altruiste »,
quand les autres haussent les sourcils, affir-
mant avoir « entendu parler » d’un « système
presque sectaire » mis en place par un homme
« narcissique », ce même Jesus Silva. D’après
son propre neveu, Xaquin Silva, cette histoire
« a tout de la telenovela », allusion aux feuille-
tons sans fin orchestrés autour de la figure
controversée du patriarche. En Espagne, on
ne compte plus les articles et les vidéos reve-
nant sur l’aventure. Une série documentaire
inédite en cinq volets est en attente de diffu-
sion sur la plate-forme Amazon Prime.
Pour tenter d’y voir plus clair, il faut revenir
au milieu des années 1950. Jesus Silva, un prê-
tre jésuite issu d’une famille bourgeoise
d’Orense, rêve de créer une nation de jeunes
gens capables de « penser par eux-mêmes »,
pour en faire des « citoyens libres et indépen-
dants ». Ce rêve vient de loin. D’après sa sœur,
Clara Silva Jensen, 92 ans, il remonte à l’ado-
lescence. « Un jour, raconte-t-elle au Monde,
nous avons vu au cinéma Boys Town [sorti en
France sous le titre Des hommes sont nés], qui
retraçait l’histoire vraie d’une République
d’enfants fondée dans les années 1920 par un
prêtre, aux Etats-Unis. En sortant, mon frère a
dit : “Je veux être curé.” » Dans un documen-
taire tourné en 1986 à l’occasion des trente
ans de Benposta, Jesus Silva confirmera avoir
choisi la prêtrise pour « transformer un peu le
monde qui ne [lui] plaisait pas ».
A 23 ans, il décide donc de fonder un « Etat »
fonctionnant en autogestion et administré
de A à Z par des mineurs issus de milieux
défavorisés. Des précédents existent : aux
Etats-Unis, la fameuse Boys Town du père
Flanaghan, dans le Nebraska ; en France, la
République d’enfants de Moulin-Vieux, créée
en 1946 dans l’Isère ; en Italie, celle de Civita-
vecchia, près de Rome. Des Etats miniatures
avec un Parlement, une banque, un tribu-
nal… « Après la seconde guerre mondiale, l’en-
fant devient un enjeu très important, explique
Samuel Boussion, maître de conférences en
sciences de l’éducation à l’université Paris-
VIII-Saint-Denis, coauteur de l’ouvrage L’In-
ternationale des Républiques d’enfants 1939-
1955 (Anamosa, 2020). L’idée est de former des
nouveaux citoyens dans un monde démocra-
tique, loin des idéologies totalitaires. »
La petite « République » naît en 1956 dans
la demeure des Silva, à Orense. Le père est
mort depuis une dizaine d’années, et sa
veuve, Maria, accepte d’héberger dans les
dépendances de sa grande maison les pre-
miers protégés de son prêtre de fils, une
quinzaine de garçons un peu paumés, habi-
tués à traîner dans la rue. Très vite, le nom-
bre des pensionnaires du « cura » (« le curé »,
comme tout le monde l’appelle), s’accroît. Le
contexte social y est pour beaucoup : l’Espa-
gne est plombée par les conséquences de la
guerre civile (1936-1939) et la politique
d’autarcie du régime franquiste.
« IL N’Y AVAIT PRESQUE RIEN À MANGER »
Dans les villages de Galice et d’ailleurs, le
bouche-à-oreille fonctionne. Les prêtres
orientent de plus en plus d’enfants démunis
vers Jesus Silva, quand ce ne sont pas les
familles elles-mêmes qui les lui confient.
L’un d’eux, Juan José Leranca, aujourd’hui âgé
de 67 ans, se souvient de ce moment décisif
de sa vie. Il avait une dizaine d’années, son
père venait de mourir. « Nous vivions dans un
village d’Estrémadure, dit-il, ma mère n’avait
pas de quoi nourrir ses cinq enfants, elle a
entendu parler de Benposta et, même si ça a
été difficile, elle m’y a envoyé, car c’était
gratuit. » Comme tous les « muchachos », il
héritera d’un surnom à son arrivée à Orense :
« Naranjita » (« petite orange »).
Pour nourrir gratuitement tous ces
enfants, « le curé » a besoin de fonds. A
Madrid et Barcelone, il organise avec eux des
tombolas, qui rapportent gros. « Je suis parti
avec 5 000 pesetas et je suis revenu avec 3 mil-
lions », aime-t-il raconter. Partout, ce petit
brun souriant vante les mérites de son projet,
amenant encore davantage de jeunes à
Benposta. Dans ce pays habitué aux prêtres
en soutane, son look moderne – lunettes à
montures épaisses, veste de cuir noir, jeans –,
son discours et sa personnalité séduisent. La
plupart des anciens « muchachos » interrogés
par Le Monde, une douzaine en tout, souli-
gnent sa gentillesse, son magnétisme. « Il
avait quelque chose de spécial, il attirait les
gens », se remémore « Naranjita ». « J’éprou-
vais un sentiment d’amour très fort pour lui, il
me fascinait », confie Xaquin Silva, le neveu.
Face au nombre croissant de jeunes venus
frapper à sa porte, Jesus Silva doit trouver un
lieu à la mesure de son rêve, car la demeure
familiale n’y suffit plus. En 1958, avec l’argent
des tombolas et l’aide de sa famille, il
acquiert donc une propriété viticole de
14 hectares aux abords d’Orense. Son nom :
Ben Posta (« bien placé » en galicien, devenu
depuis « Benposta »). Sur ce domaine, où se
dressent quelques bâtiments, il fait cons-
truire des logements, un « Parlement », des
ateliers, une école.
Le père de Xaquin Silva, José Manuel, dit
« Pocholo », frère aîné et bras droit du père
Silva, l’assiste dans la gestion de la petite
cité. Leur sœur Clara est nommée directrice
de l’école ; son mari gère l’imprimerie. La
seconde sœur, Marisol, est l’une des insti-
tutrices. Il y a aussi des professeurs de disci-
plines techniques, mais aucun profes-
sionnel de l’enfance, travailleur social ou
psychologue. « Ils n’étaient pas bien vus du
tout », précise Xaquin Silva, le neveu. Car le
système éducatif en vigueur à Benposta
s’appuie sur la « famille » : les plus âgés des
pensionnaires (« les plus forts en bas »)
s’occupent de leurs « frères » (« hermanos »)
plus jeunes, et deviendront des éducateurs à
temps plein une fois adultes.
L’institution reçoit bientôt l’agrément et
des subventions du ministère de l’éducation
nationale. Les « muchachos » ont cours
quatre heures par jour, le matin. Le reste de la
journée est consacré aux travaux pour la
communauté, dont le service à la station
essence achetée par le père Silva, et aux
formations professionnelles : boulangerie,
menuiserie, ferronnerie, imprimerie, travail
du cuir, mécanique… Les produits ainsi
fabriqués sont destinés à être vendus pour
DANS L’ESPAGNE générer des bénéfices.
FRANQUISTE DES Issu d’une famille très réputée de circas-
siens – les Feijoo-Castilla –, « le curé » a aussi
ANNÉES 1960-1970, l’idée, en 1963, de lancer une école de cirque.
Fort de ses contacts dans ce milieu, il embau-
LE PRÊTRE SE PLAÎT che de bons professeurs. Trois ans plus tard, le
À DÉCRIRE SA Circo de Los Muchachos commence les tour-
nées en Espagne. En 1967, il plante un temps
RÉPUBLIQUE COMME son chapiteau à Jerez de la Frontera, en Anda-
lousie, où vit Fernando Alvarez, 12 ans, cin-
UNE « DÉMOCRATIE quième enfant d’une fratrie de neuf ; un ga-
min malin, drôle, une vraie « bille de clown ».
À L’INTÉRIEUR Ça tombe bien : clown, c’est ce qu’il a toujours
D’UNE DICTATURE » voulu faire, dit-il au père Silva, qui convainc
ses parents de le laisser partir avec lui. Le petit
Andalou comprend vite que le cirque man-
que de tout. On s’arrête près d’un champ pour
y chaparder des fruits, on demande des œufs
aux paysans, les vieux camions tombent sou-
vent en panne. Mais il est si heureux d’être
enfin un « enfant de la balle ». Une fois à Ben-
posta, il déchante pourtant. La « République »
vit chichement, et dans des installations pour
le moins sommaires.
Les jours de pluie, l’eau s’invite jusque dans
les dortoirs. Il n’y a pas de chauffage, trop peu
de douches. « Il faisait un froid de canard, té-
moigne Fernando Alvarez, 69 ans aujour-
d’hui, rencontré à Paris, où il vit depuis près
de quarante-cinq ans. La nuit, nous nous met-
tions parfois à deux dans un lit pour nous tenir
chaud. Le matin, il n’y avait presque rien à
manger, seulement de l’eau avec du chocolat
0123
JEUDI 21 MARS 2024
en poudre, mais très peu. C’était très dur. »
Comme lui, plusieurs anciens confient avoir
« beaucoup pleuré » les premiers mois, avant
d’ajouter que l’esprit de camaraderie et le
côté exceptionnel de cette expérience
avaient aidé à sécher les larmes.
Fernando Alvarez, bientôt baptisé « Pancra-
cito » (aujourd’hui connu sous le nom de
scène de « clown Pancracio »), découvre aussi
le fonctionnement de la micronation : le
salaire, payé en « coronas », la monnaie de
Benposta, qui rémunère le travail à l’école et
la participation aux tâches quotidiennes,
mais n’est d’aucune utilité en ville, à Orense.
Il arrive aux plus âgés de quémander des ci-
garettes aux passants, ou qu’une bonne âme
leur offre une bière, un café. Lorsque l’un des
garçons enfreint les lois de la « République »,
un tribunal se réunit et peut le condamner à
des travaux d’intérêt général. Arrivés à l’ado-
lescence, les volontaires prennent part à la
« grande aventure », une expérience initiati-
que d’une année partagée entre périodes de
prière et de jeûne dans un monastère, de
mendicité et de tâches difficiles, par exemple
travailler sur un port. La plupart craquent
avant la fin. La « récompense » – le titre
suprême de « citoyen d’honneur » permet-
tant de devenir un ambassadeur de Benposta
dans le monde – leur échappe alors.
LES ÉTOILES EN PISTE
Chaque soir, une prière et une confession col-
lectives sont conduites par « le curé », mais el-
les ne sont pas obligatoires. « Ses discours lors
des messes me captivaient tant ils étaient puis-
sants », explique un ancien pensionnaire
français, Patrick Sabourin. A l’âge de 13 ans, il a
convaincu ses parents de le conduire à Ben-
posta après avoir vu les « muchachos » à la té-
lévision, dans une émission des humoristes
Roger Pierre et Jean-Marc Thibault. Il a passé
deux ans avec le cirque, entre 1971 et 1973. La
présence de tous à l’assemblée quotidienne
est, elle, requise, et se tient dans la salle dite
du « Parlement ». On y aborde les problèmes
éventuels survenus pendant la journée. Les
décisions concernant la communauté sont
votées en présence des élus – maire, ministres
et députés, tous des enfants. « Le père Silva m’a
demandé un jour pourquoi je n’allais pas voter,
je lui ai répondu : “Mais ça ne sert à rien, puis-
que vous connaissez déjà le résultat” », se sou-
vient le clown Pancracio. Plusieurs anciens
ayant ensuite continué à travailler à Benposta
le confirment : les décisions majeures
n’étaient pas prises par les gamins, mais par
« le curé » et son frère, Pocholo.
Dans l’Espagne franquiste des années 1960-
1970, le prêtre se plaît à décrire sa « Républi-
que » comme « une démocratie à l’intérieur
0123
JEUDI 21 MARS 2024
d’une dictature ». Laquelle, curieusement, ne
semble pas voir d’un mauvais œil ce lieu
censé inculquer les valeurs démocratiques à
de futurs citoyens… Les « muchachos » du cir-
que et le père Silva sont même invités,
en 1974, à rencontrer le Caudillo à Madrid.
Même s’il n’aime guère Franco, « le curé » ne
se positionnera jamais ouvertement comme
antifranquiste avant la mort du dictateur,
en 1975. « En revanche, cet internat, qui contri-
bue à supprimer la misère de l’espace public et,
par conséquent, à occulter les insuffisances du
régime dans ce domaine, doit probablement
arranger ce dernier, analyse Julio Prada
Rodriguez, professeur d’histoire contempo-
raine à la faculté d’Orense. De plus, la Nacion
de Los Muchachos était très médiatisée, il
aurait été difficile de s’en prendre à elle. » De
fait, Jesus Silva se prête de bonne grâce aux
interviews, et il est pour beaucoup dans la
publicité dont bénéficie le cirque.
La plupart des jeunes passés par Benposta
disent ne pas avoir eu conscience de cette
« fausse démocratie ». « A l’époque, on ne se
préoccupait pas de tout ça, on était entre
“frangins”, c’est tout ce qui comptait »,
estime Patrick Sabourin. Ces mêmes « an-
ciens » évoquent souvent la forte solidarité
que le père Silva a su créer entre eux. Aujour-
d’hui encore, ils continuent d’ailleurs de
s’appeler « hermanos ». Un lien indéfectible
s’est créé, particulièrement entre les cir-
cassiens, riches de leurs nombreux sou-
venirs de tournée.
Au début des années 1970, celles-ci peu-
vent durer des mois et les conduire bien
au-delà des frontières espagnoles. « C’est la
seule école de cirque, avec celle de Moscou »,
clame le père Silva dans les médias. On y
travaille dur, sous la houlette du très exi-
geant Augusto Lezzi. Le « mésié » (« le
monsieur », prononcé à l’espagnole, eu
égard à ses origines belges) est un adepte de
la méthode à l’ancienne, celle des coups de
pied aux fesses et des claques sur la tête.
L’école est si réputée qu’elle attire bientôt
des enfants de nombreux pays.
En juin 1970, le Circo prend ses quartiers à
Paris, sous le chapiteau loué au cirque Amar,
porte Maillot. Claude Sarraute, journaliste au
Monde, décrit, dans l’édition du 15 juin, le
« spectacle plein de charme, d’entrain et de
fougue » de ces artistes qui « ne sont ni des
enfants martyrs ni des chiens savants ». Mais
les choses se compliquent lorsque, à
l’automne, après une rupture de contrat avec
le cirque Amar, la centaine de gamins et
d’adultes se retrouve sans structure pour
accueillir le spectacle, et sans argent pour ren-
trer à Orense. L’ambassade d’Espagne leur
prête une de ses propriétés, le château de La
A gauche, les enfants artistes du Circo de Los Muchachos, au château
de La Valette (Loiret), hiver 1970-1971. En haut, le chapiteau du domaine
de Benposta (Espagne), fief de la « République des enfants ». Ci-dessus,
le père Jesus Silva, Fernando Alvarez (le clown Pancracito) et le peintre
Salvador Dali, à Paris, hiver 1970-1971. ÉDOUARD BOUBAT, VL/LEMONDE, MICHEL PONT
Valette, à Pressigny-les-Pins, dans le Loiret, en sées être réinvesties dans les installations de
attendant qu’ils dégotent d’autres contrats. Benposta. Pourtant, rien n’y est plus réparé,
Dans cette immense demeure inhabitée, le ni amélioré. Et il n’y a toujours pas de
confort est rudimentaire. Il n’y a pas d’eau chauffage dans les dortoirs, alors qu’une
chaude ni de chauffage, alors qu’il com- centaine d’enfants vivent sur place en per-
mence à faire froid et que la nourriture vient manence, sans compter ceux du cirque, qui
à manquer. Les plus grands se mettent même doivent bien être logés quand ils revien-
à chasser le faisan avec des arcs bricolés sur nent. Parvenus à leur majorité, bien des jeu-
place. Les mésaventures de la troupe arrivent nes comprennent que la vie d’artiste offre
alors aux oreilles du patron de la maison peu d’avenir, et cherchent donc à s’en aller.
Hachette, Bernard de Fallois, passionné de Sauf qu’ils n’ont pas un sou et ne savent
cirque. Celui-ci décide de les produire et leur guère se débrouiller seuls.
obtient même un écrin prestigieux : le Grand Avec le recul, tous décrivent leur vie à
Palais, à Paris, pendant trois semaines, en Benposta comme vécue dans une sorte de
décembre 1970 et janvier 1971. « bulle », un monde dont il était compliqué de
Le succès parisien dépasse leurs espéran- s’extraire. « Je me suis retrouvé à Madrid à es-
ces. Les artistes en costume d’arlequin sont sayer de m’en sortir, je n’avais aucun diplôme,
très doués. En ce début des années 1970 bercé et je me suis rendu compte que les plus forts
d’expériences mystiques et d’élans pacifistes, n’étaient pas “en bas” et les plus faibles “en
leur message d’amour et de paix, les mains haut”, mais que c’était le contraire », relate
vers le ciel au moment du final, subjugue. Ils « Pancracio », parti en 1976, à l’âge de 20 ans,
font la « une » de Paris Match, les stars se contre l’avis du « curé », lequel est même allé
pressent partout où ils se produisent : jusque chez lui, en Andalousie, pour le
Adamo, Belmondo, Delon, Dali… Ce dernier convaincre de revenir. Sans succès.
invite même quelques enfants de la troupe à En 1974, plusieurs « muchachos » proposent
donner un petit spectacle pour lui et ses amis de créer une compagnie professionnelle des-
à l’Hôtel Meurice, le palace parisien où il ré- tinée à rémunérer les artistes et à verser une
side. Il faut voir, sur une photo d’archives, part des bénéfices à Benposta. L’un de ces
« Naranjita », 14 ans, le « clown blanc », et son LES STARS (ADAMO, audacieux, Camilo Alen Fernandez, 69 ans,
acolyte « Pancracito », 15 ans, se livrer à des
acrobaties sur le tapis du salon, sous l’œil du
BELMONDO, qui vit désormais en Australie, se souvient de
ce moment de fracture. Le père Silva balaie la
maître catalan et de son assistance. L’épisode DELON, DALI…) SE demande en leur rappelant le principe de
a laissé une « forte impression » à « Naran- partage sur lequel fonctionne la « Républi-
jita » : « Il m’a même prêté sa canne un instant PRESSENT PARTOUT que » : « Todo para todos » (« tout pour tous »).
en me disant que c’était la première fois que
quelqu’un d’autre que lui était autorisé à poser
OÙ SE PRODUISENT Vous travaillez pour votre « famille », vous
êtes nourris et logés, vous n’avez donc nul
la main dessus ! » LES ARTISTES besoin d’un salaire, leur rétorque-t-il en
substance. Lors d’une tournée en Australie
CHANTAGE AUX SENTIMENTS EN COSTUME en 1975, Camilo et sept autres jeunes majeurs
Le triomphe du Grand Palais a donné un tour décideront de ne pas repartir. Un cirque local
nouveau à la carrière des « muchachos ». En D’ARLEQUIN leur a fait une offre. « Le père Silva l’a très mal
Espagne, ils sont reçus par la reine Sofia. Le DU CIRCO DE pris, il nous a reproché d’être des traîtres »,
monde les réclame : l’Amérique latine, l’Inde, poursuit Camilo Alen, ajoutant avoir gardé
l’Australie, les Etats-Unis, où ils se produisent LOS MUCHACHOS « de bonnes relations » avec cet homme qu’il
au Madison Square Garden, le Japon, où ils considère comme un « génie ». Les huit « re-
sont accueillis comme des rockstars… Par- belles » habitent toujours en Australie et sont
tout, les enseignants accompagnateurs restés en relation.
essaient de les emmener visiter des musées Beaucoup, parmi les anciens, confirment
et des lieux historiques, histoire de parfaire que leur départ, à eux aussi, fut compliqué.
leur culture. Mais ils sont exténués. « On Pour les retenir, « le curé » avait recours au
travaillait comme des esclaves, et c’était pire chantage aux sentiments. Son propre
lors des tournées en Espagne, où l’on pouvait neveu, Xaquin Silva, qui, après des études de
avoir trois représentations par jour et cinq les philosophie et de psychologie, est revenu un
week-ends », insiste José Luis del Hoyo, « El temps donner des cours à Benposta, conclut
Zamorano », 73 ans, qui fut à la fois acrobate à à une « stratégie de colonisation émo-
cheval et « roi du fouet », avant de diriger tionnelle » : « “Tu me trahis après tout ce que
l’école au côté du père Silva. « L’argent gagné j’ai fait pour toi”, sous-entendait-il ; on
grâce à nous, on n’en voyait jamais la cou- devenait un traître à partir du moment où
leur », ajoute « Pancracio », amer. l’on dérangeait son système », analyse cet
L’argent. L’un des sujets de discorde. Les enseignant de 66 ans, qui a fini par entrer
sommes engrangées par le cirque sont cen- « en guerre » avec son oncle.
horizons | 21
Au fil des années, « le curé » devient de plus
en plus colérique, ne souffrant pas la contra-
diction. Il s’absente régulièrement, délais-
sant ses « muchachos » et « muchachas » – les
filles ont intégré la micronation à la fin des
années 1970 –, et sillonne l’Amérique latine
pour y créer et gérer des filiales de sa
« République » au Venezuela, au Salvador, en
Colombie. C’est d’ailleurs dans ce pays,
en 1989, qu’il croise Jainer Barros Diaz, un ga-
min de 12 ans originaire de la ville de Rioha-
cha. Deux ans plus tard, Jainer le suit à
Orense, où il vit toujours. Ancien jongleur, il
est également diplômé de l’école de l’audiovi-
suel et du son créée à Benposta en 1976, et re-
connue en Espagne en son temps.
Cet homme massif de 47 ans, qui « monte
presque tous les jours » d’Orense à Benposta
et s’implique dans la mémoire du lieu,
regrette de ne pas avoir connu la grande épo-
que du cirque. S’il reste reconnaissant au
père Silva de lui avoir permis, à lui, « le petit
Colombien de Riohacha », de vivre une expé-
rience « merveilleuse » qui l’a « construit », il
admet que « les dernières années n’ont pas été
les meilleures ». A la fin, d’après lui, « il y a eu
beaucoup de haine ». La conséquence de l’ac-
cumulation d’« abus », assène Xaquin Silva,
le neveu. Des « abus » révélés à la suite d’un
signalement anonyme aux services sociaux.
POINT DE NON-RETOUR
En 2004, ces services décrivent, dans un rap-
port que Le Monde a pu consulter, une situa-
tion effrayante à Benposta : une vingtaine de
mineurs venus d’Amérique latine – notam-
ment du Salvador –, dont certains sont là
depuis plus de six ans, vivent dans des loge-
ments sommaires, aux carreaux cassés et
sans chauffage. D’après le rapport, ils accu-
sent un « grave retard scolaire ». Soutenus par
plusieurs de leurs professeurs, les gamins
dénoncent le père Silva, son frère « Pocholo »
et quelques-uns de leurs fidèles. Ils décrivent
des « humiliations » et des « insultes », la « pri-
vation de nourriture comme punition », cer-
tains étant même empêchés de communi-
quer avec leurs proches et leurs papiers mis
sous clé. Ceux qui ont une famille finiront
par être rapatriés dans leur pays, les autres
dispersés au sein de foyers d’accueil.
Les nuages s’accumulent sur le rêve du
« curé ». Quand des professeurs – eux-mê-
mes ex-« muchachos » – contestent sa ges-
tion désastreuse, il ferme l’école sans préa-
vis, tout en leur interdisant l’accès à la cité.
Le point de non-retour est atteint lorsque
les enseignants en question apprennent par
hasard la vente par le père Silva d’une partie
de ce lieu qu’ils considèrent leur appartenir
autant qu’à lui, car il a été bâti avec leur
sueur. A la fin des années 1980, il avait pour-
tant, selon eux, fait donation du site à l’asso-
ciation qu’ils avaient fondée ensemble. Ils
portent plainte contre lui mais il mourra
avant le jugement… Et puis, pour ajouter à la
zizanie, des « rumeurs » commencent à
circuler. On parle de « gestes mal placés ». Un
jeune garçon dénonce devant la justice un
ancien « muchacho », plus âgé, pour des faits
d’agression sexuelle remontant aux années
1990. Y a-t-il des précédents ? D’autres affai-
res ? Personne ne le sait, ou ne veut s’en
souvenir, mais la fin de l’utopie est actée ;
elle meurt avec ses mystères, et sans doute
quelques secrets.
Avant sa mort, en 2011, des suites d’une
attaque cérébrale, Jesus Silva a vécu retran-
ché dans sa cité en compagnie d’une poignée
de fidèles, peignant frénétiquement. L’une de
ses dernières toiles le représente dévorant
des petits arlequins… En 2016, pour éponger
la dette de 2 millions d’euros contractée
auprès de la sécurité sociale – les cotisations
des salariés n’ont jamais été versées –, le
domaine de Benposta est mis aux enchères
et acheté par une compagnie d’autobus qui, à
ce jour, n’en a toujours rien fait.
Aujourd’hui, les derniers gardiens du tem-
ple, ces « anciens » logés sur place, vivent des
allocations-chômage ou de petits boulots. Ils
font parfois visiter le cirque, ouvrent la porte
d’une pièce pleine de photos, de récompen-
ses et de tableaux du « curé ». Dans une salle
aux épais murs de pierre, ils continuent de
prendre leurs repas ensemble sous l’œil
vigilant du père Silva, dont un portrait géant
est accroché au mur, et parlent d’une
« famille », d’un homme qui fut pour eux
« plus qu’un père », des voyages aussi, et des
vivats des foules. Dehors, sous la pluie, le
chapiteau, immense cocon fait de grillages
métalliques, a perdu sa toile d’origine. Il sem-
ble, à lui seul, résumer la grande aventure de
la petite « République » déchue. p
valérie lépine
22 |
CULTURE
0123
JEUDI 21 MARS 2024

« Alors qu’il y a ici

un désir très fort
de culture, trop
de clichés collent
à la ruralité »
NICOLAS BLANC
directeur de la scène
nationale Brive-Tulle

qui s’étalent des Pyrénées aux

Deux-Sèvres et de la côte Atlanti-
que aux frontières de l’Auvergne.
Une surface imprenable pour le
Centre dramatique national, qui
parie donc sur la proximité. Celle
de L’Empreinte, scène nationale
Brive-Tulle, très soutenue par ses
tutelles, facilite les collaborations.
Un pied dans ces deux cités corré-
ziennes, le directeur, Nicolas
Blanc, se félicite de la nomination
d’Aurélie Van Den Daele. « C’était
une bouffée d’air . Nous avons pro-
grammé sa première pièce et nous
coproduisons 1 200 Tours. »
Situé à 88 kilomètres de Limo-
ges, le théâtre de Tulle a investi
une ancienne église jésuite dont
Lors de la création subsistent des vitraux sur la fa-
de « Je crée et je vous çade. La salle, qui peut accueillir
dis pourquoi », 386 spectateurs, reçoit des artis-
d’Aurélie Van Den tes d’envergure nationale comme
Daele, au Théâtre Sylvain Creuzevault ou Marion
de l’Union, à Limoges, Siéfert. Preuve qu’une création
en septembre 2022. contemporaine pointue n’effraie
THIERRY LAPORTE pas les locaux : « Alors qu’il y a ici
un désir très fort de culture, trop de
clichés collent à la ruralité », cons-
tate Nicolas Blanc.

En Nouvelle-Aquitaine, l’union
Cette culture bat la campagne.
Une navette relie Tulle à Brive
avant et après les représentations
pour le coût modique de 1 euro l’al-
ler-retour. Des fils se tissent avec
des structures voisines : L’Audito-
rium Sophie-Dessus, inauguré en

des théâtres fait leur force

2019 à Uzerche, dans une ex-pape-
terie, ou encore le Festival de la
Luzège en Corrèze. C’est là qu’en
décembre 2023 le spectacle Foi,
amour, espérance (texte d’Odön
von Horvath et mise en scène de
Dans une région très étendue et face détail près, qu’il faut construire
Fabrice Henry) a achevé une tour-
née régionale qui l’avait mené de
REPORTAGE
limoges - envoyée spéciale aux baisses de subventions, les directrices un local adjacent pour héberger
l’espace de répétition, précise Phi-
Limoges à Tulle, Aubusson, Saint-
Junien puis Bellac, la ville natale de

C et directeurs de salle expérimentent des

réer son spectacle à Li- lippe Pauliat-Defaye. l’écrivain Jean Giraudoux, dont les
moges, puis venir le Si l’adjoint à la culture est satis- 4 000 habitants pourraient bien
jouer aux portes de Pa-
ris ? Une aubaine pour
solutions pour maintenir une scène dynamique fait du nombre de lieux recevant
du théâtre dans Limoges, son
vivre une minirévolution.

Aurélie Van Den Daele, metteuse point de vue sur la question ne fait Prendre des risques
en scène de 1 200 Tours, actuelle- pas l’unanimité. Pour Aurélie Van Nommé à Bellac en 2020, à la tête
ment au Théâtre Gérard-Philipe Den Daele, « l’offre artistique qui se du Théâtre du Cloître, Thomas
de Saint-Denis (Seine-Saint-De- Gérard-Philipe, Julie Deliquet, se Defaye. La coupe touche un théâ- une cuisine. Pour s’y rendre, les paupérise dans un paysage assé- Desmaison ne se pliera pas aux
nis), qui ne se berce pourtant pas rend les 20 et 21 mars à Limoges. tre chichement doté, bien qu’il soit élèves empruntent les voitures ché » propulse, à son corps défen- usages des scènes convention-
d’illusions : « Nous avons beau Nommée en 2021 à la tête de l’un unique en son genre, avec ses ate- mises à disposition par le Centre dant, le Centre dramatique natio- nées. Il ne veut pas de têtes d’affi-
lutter contre la centralisation, le des Centres dramatiques natio- liers de décors, sa réserve de costu- dramatique national. « Cette con- nal dans une situation de mono- che qui viennent jouer un soir
passage par l’Ile-de-France est ca- naux les moins subventionnés de mes et son école supérieure du trainte les oblige à s’organiser. Ils pole, dont la patronne, qui n’a pour repartir dès le lendemain.
pital pour que nos œuvres aient France, Aurélie Van Den Daele a été théâtre de l’Union, l’ESTU, excen- doivent gérer le quotidien. Ils ap- « pas les moyens qui vont avec », se « Je ne souhaite pas provoquer la
une vie durable. » accueillie par un cadeau empoi- trée en pleine nature à 13 kilomè- prennent à fonctionner collective- passerait volontiers. Faute d’ar- consommation de spectacles
Directrice du Théâtre de sonné. En 2022, la municipalité li- tres de là, à Saint-Priest-Taurion. ment tout en bénéficiant d’un co- gent, de créneaux et de place, il lui mais encourager l’émancipation
l’Union, en Nouvelle-Aquitaine, mougeaude ampute son aide de con bien à eux. » est impossible d’acquiescer aux du public. » Comment ? En con-
elle opère dans une région encla- 45 000 euros, la ramenant à Ancrage champêtre Coordonnatrice générale de multiples sollicitations de compa- sultant, par exemple, les salariés
vée, où les programmateurs sus- 199 608 euros, soit moins d’un Aménagée dans une ancienne co- l’ESTU, Alice Montagné ne voit gnies en quête de coproduction et du théâtre et des bénévoles de la
ceptibles d’acheter son spectacle dixième du montant d’environ lonie de vacances, propriété de la que des avantages à cet ancrage de plateaux de jeu. ville avant de procéder à ses
ne se rendent pas facilement. Ce 2 millions d’euros annuel abondé ville de Montreuil (Seine-Saint- champêtre, lequel est toutefois en En guise d’alternative, elle cul- choix artistiques.
qui n’interdit pas les échanges de par l’Etat, la région et le départe- Denis), l’école est une Cerisaie sursis : en 2028, l’ESTU, dont le tive donc l’union des forces vives « Je milite pour le respect des
bons procédés entre artistes : ment. « Comme tout le monde, tchékhovienne. A l’extérieur : un bail expire en 2027, devra renouer territoriales. Ce qui implique de droits culturels », poursuit-il, bien
pendant que 1 200 Tours s’invite à nous avons dû faire face à l’infla- parc et ses hauts arbres. A l’inté- avec la vie citadine. Un pavillon composer avec un réel tentacu- décidé à héberger, sur des temps
Saint-Denis, Welfare, mis en tion de nos coûts », se justifie l’ad- rieur : des salles de travail et de re- de la fin du XIX siècle l’attend laire : les 84 000 kilomètres carrés longs, des compagnies qui déve-
scène par la directrice du Théâtre joint à la culture, Philippe Pauliat- pos, une bibliothèque, des loges, dans un quartier de Limoges. A ce de la région Nouvelle-Aquitaine, lopperont une « vraie relation avec
le territoire ». Quitte, assume-t-il, à
réduire le nombre de levers de ri-
« 1 200 Tours », une rappeuse face aux dérives du pouvoir deau dans ses murs. Le geste est
militant, en plus d’être radical. La
lutte contre les diagonales du vide
pour sa première grande création d’avoir provoqué une émeute. Tandis Enfermée dans la vidéo comme elle Souvent passionnant mais inégale- qui privent d’art vivant des pans
au Théâtre de l’Union, à Limoges, dont qu’elle se morfond au fond de son ca- l’est dans sa geôle, la rappeuse n’a ment joué (les acteurs hommes man- entiers de l’Hexagone exige de
elle a pris la direction en 2021, Aurélie chot où lui rend visite une avocate aussi qu’une porte de sortie : la poésie. Et quent de jus et les séquences entre jour- prendre des risques.
Van Den Daele n’y est pas allée de main compatissante qu’impuissante, la vie se quelle poésie ! Alors que Sidney Ali Me- nalistes sont brouillonnes), ce spectacle La preuve à Ségur-le-Château,
morte : 1 200 Tours est une fresque ambi- poursuit à l’extérieur : les journalistes du helleb gâche ses facilités d’écriture en fleuve doit trouver son tempo. Ni trop un village de deux cents habitants
tieuse d’une durée de trois heures magazine La Franchise s’activent pour délayant certaines de ses scènes, il ne rapide ni trop lent, « pas en retard sur la niché au fond d’une vallée corré-
quinze qui convoque une troupe de trouver des « unes » racoleuses. rate pas la partition de la prisonnière. vie », aurait pu spécifier René Char dont zienne, où un tiers-lieu, baptisé
douze comédiens, conjugue théâtre et Son verbe est haut, son rythme superbe, le sublime poème Commune présence « La Ruelle », tente de réinventer la
cinéma avec la diffusion, sur grand Quatre espaces de jeu son leitmotiv obsédant : « Nous ne som- devient pour X et son comité de soutien décentralisation culturelle. Porté
écran, de vidéos filmées en direct, se re- Une députée se démène à l’Assemblée mes rien. » Un rien qui vaut de l’or grâce à un manifeste poétique. « Hâte-toi de à bout de bras par quatre trente-
vendique du rap, en appelle à la danse ou sous les quolibets racistes de collègues la comédienne Benicia Makengele. Elle transmettre ta part de merveilleux de ré- naires, l’endroit, pour partie sub-
au graffiti et développe un propos criti- qu’elle cherche, en vain, à convaincre de ravage les cœurs dans un rôle quasi hu- bellion de bienfaisance », écrivait-il. Une ventionné par la région et l’Eu-
que sur les dérives du pouvoir politique, faire en sorte de faire libérer la rappeuse. golien qui la voit basculer de la splen- feuille de route qui est, c’est certain, le rope, a vu le jour voici un an. Epi-
la faillite de la justice ou l’absence d’éthi- Une kiosquière surnommée Mère Cou- deur à la détresse. mantra d’Aurélie Van Den Daele. p cerie bio, cours de yoga, concerts,
que des journalistes d’opinion. rage disserte sur les « trouducs » qui peu- Figure de l’innocence et de l’utopie, elle j. ga. spectacles de théâtre annoncés
La metteuse en scène porte au plateau plent le monde devant une adolescente offre à la bassesse humaine le contre- pour l’été. « Nous espérions
une saga signée par un comédien de son rêvant de trous noirs intergalactiques. point d’une dignité exemplaire. Magnifi- 1 200 Tours, mise en scène par Aurélie 90 000 euros de recettes en 2023.
équipe : Sidney Ali Mehelleb. L’auteur li- Le théâtre se déploie en long, en large que héroïne qui hisse la représentation Van Den Daele. Avec Adélaïde Bigot, Elles ont été de 130 000 euros »,
vre le premier volet d’un triptyque en et en travers sur la scène aménagée en vers des sommets de subtilité quand ce Grégory Corre, Maly Diallo, Hiba El s’enthousiasme Kevin Maury.
gestation, dont le sous-titre, Fable mili- quatre espaces de jeu : dans une cage de qui se trame sur le plateau (journalistes Aflahi, Grégory Fernandes, Coline Membre fondateur de La Ruelle, il
tante, naïve et pleine d’espoir, est dé- verre, la salle de rédaction ; l’apparte- sans morale et politiques sans droiture) Kuentz, Julie Le Lagadec, Benicia rêve de partenariats avec les struc-
menti par le sort subi par l’héroïne de ment de la députée et son tapis de relève d’une déprimante trivialité. La su- Makengele, Sidney Ali Mehelleb, tures labellisées de la Nouvelle-
l’histoire. course ; le kiosque de Mère Courage ; et perposition géographique de X (à l’écran) Adil Mekki, Fatima Soualhia Manet Aquitaine. Un pont de plus à bâtir
X, une rappeuse noire, est emprison- enfin, suspendu dans les airs, l’écran qui et du reste du monde (sur la scène), donc et Nima. Théâtre Gérard-Philipe, pour faire bouger les lignes dans
née à la suite d’un concert donné le surexpose la cellule sinistre où X passe le de l’imaginaire et du prosaïque, est l’idée Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). la ruralité ? p
14 juillet. Les autorités lui reprochent temps comme elle peut. phare et inspirée de 1 200 Tours. Jusqu’au 29 mars. joëlle gayot
0123
JEUDI 21 MARS 2024
Reprises et valeurs sûres à l’Opéra de Paris
Alexander Neef a détaillé, mercredi 20 mars, la programmation lyrique et celle des ballets pour 2024-2025
C’
est assuré dans ses
fonctions pour un
mandat courant
jusqu’en 2032 que le
directeur de l’Opéra de Paris,
Alexander Neef, a annoncé, ce
mercredi 20 mars, sa nouvelle
saison lyrique 2024-2025. Au pro-
gramme, six nouvelles produc-
tions, dont Das Rheingold (L’Or du
Rhin), repêché des annulations
pandémiques, première étape
d’un nouveau « Ring » wagnérien
mis en scène par Calixto Bieito,
dont le déroulé se poursuivra sur
trois saisons. « Je suis heureux de
ce projet hérité de mon prédé-
cesseur, Stéphane Lissner, com-
mente Alexander Neef. Monter
une Tétralogie est toujours un
moment rassembleur dans une
maison d’opéra. » Le Crépuscule
des dieux achèvera le cycle
en 2026, année anniversaire des
150 ans du « Ring ».
Initialement pressenti pour le
grand raout wagnérien, Gustavo
Dudamel, éphémère directeur
musical nommé à l’été 2021, dé-
missionnaire en mai 2023 après
seulement deux saisons, a été
remplacé par Pablo Heras-Ca-
sado. Mais les yeux (et les oreilles)
se tournent vers Ludovic Tézier,
qui fera ses débuts en Wotan, rôle
détenu par un très petit nombre
de chanteurs français. « Je voulais
donner à ce “Ring” une petite
couleur latine, confie M. Neef.
Chaque lieu a ses spécificités qui
doivent être respectées. Si je n’étais
pas à Paris, je garderais sans
doute pour moi mon amour pour
le baroque français. »
Offenbach, Debussy, Puccini
Une déclaration adressée à Ra-
meau, dont le Castor et Pollux n’a
pas été entendu in loco depuis
plus de quatre-vingts ans. L’opéra,
dirigé par Teodor Currentzis, com-
blera une nouvelle fois les vœux
de Peter Sellars, qui s’y montrera
plus inspiré que dans le récent
Beatrice di Tenda de Bellini. Aux
antipodes stylistiques, deux
autres ouvrages français : d’un
côté, Les Brigands, d’Offenbach,
aux bons soins de Barrie Kosky ;
de l’autre, Pelléas et Mélisande, re-
visité par Wajdi Mouawad, dont ce
sera la deuxième mise en scène à
l’Opéra de Paris. Alexander Neef
se réjouit de voir un « opéra-
bouffe dans le cadre Napoléon III
du Palais Garnier – même si, à
« Otages » libère la parole féminine, mais pas le chant
La partition de Sebastian Rivas a été créée lors de la Biennale des musiques exploratoires de Lyon
OPÉRA
F estival de grande enver-
gure présenté par le Géné-
rateur de ressources et
d’activités musicales exploratoi-
res (Grame) au sein du Centre na-
tional de création musicale, la
Biennale des musiques explora-
toires (B!ME) a fait de « l’enfant
sauvage » le thème de sa troi-
sième édition, qui se tient à Lyon
jusqu’au 30 mars. L’image est ce-
pendant loin de coller au person-
nage principal d’Otages, l’opéra
de Sebastian Rivas, codirecteur
de la B!ME, créé le 17 mars au
Théâtre de la Croix-Rousse, qui
s’inspire de la pièce éponyme –
et non du roman – de Nina Bou-
raoui, écrite en 2015.
Une femme de 53 ans, Sylvie
Meyer, s’y livre, au contraire,
au commentaire très rationnel
de l’acte de violence – poignarder
son patron – qui l’a libérée de tout
ce qu’elle a subi jusque-là de
la part des hommes, un mari qui
l’a laissée seule avec deux enfants
et un chef d’entreprise qui lui
a fait entrevoir le pouvoir du bi-
nôme sexe-argent.
Le baryton
Ludovic Tézier
fera ses débuts
en Wotan, dans
« Das Rheingold »,
de Wagner,
mis en scène
par Calixto Bieito
l’époque, on ne l’aurait pas montée
là ». Quant à Debussy, il était
temps, après trois décennies de
Robert Wilson, de voir « si cette
œuvre, sans doute la plus impor-
tante de tout le répertoire lyrique
français, ne peut pas être racontée
d’une manière différente ».
En création parisienne, le der-
nier opus lyrique de Pascal Dusa-
pin, Il Viaggio, Dante, chanté en
italien sous la direction de Kent
Nagano et la régie de Claus Guth,
après sa première mondiale au
Festival d’Aix-en-Provence à l’été
2023. Enfin, Il Trittico, de Puccini,
triptyque dont le premier volet,
Gianni Schicchi (également ins-
piré d’un personnage de La Divine
Comédie, de Dante), suivi d’Il Ta-
barro et de Suor Angelica, verra les
débuts du metteur en scène alle-
mand Christof Loy ainsi que de la
fascinante soprano arméno-litua-
nienne Asmik Grigorian dans les
trois rôles féminins.
Du côté des reprises, au nombre
de douze, dont la moitié fait la
part belle au répertoire italien, le
Falstaff (monté par Dominique Pi-
toiset il y a vingt-cinq ans), le Rigo-
letto de Claus Guth, Le Barbier de
Séville toujours survolté de Da-
miano Michieletto, Les Puritains
de Laurent Pelly, avec le ténor
américain Lawrence Brownlee, le-
quel se jouera également des con-
tre-ut de La Fille du régiment, du
même Pelly. Au nombre de qua-
tre, les baguettes féminines mon-
tent en puissance : Speranza Scap-
pucci dans la Madama Butterfly de
Bob Wilson, Oksana Lyniv, qui fera
ses débuts avec La Flûte enchantée
de Robert Carsen, Susanna Mälkki
dans la fosse du Rake’s Progress
d’Olivier Py, et Simone Young
dans le Don Carlos verdien monté
par Warlikowski (avec Marina
Rebeka). Valeurs sûres, la mer-
veilleuse Petite Renarde rusée de
Pour mettre en scène cette chro-
nique d’un fait divers annoncé
(l’action débute par une déposi-
tion de la meurtrière au poste
de police et jongle ensuite avec
la chronologie), Richard Brunel,
directeur de l’Opéra national de
Lyon, coproducteur de l’œuvre,
a repris le dispositif tripartite (dé-
cors de Stephan Zimmerli) qu’il
avait utilisé lors de la création
de la pièce de Nina Bouraoui,
en 2019, au Théâtre du Point-du-
Jour, à Lyon.
Scénographie efficace
Au centre, l’espace clos du mono-
logue dépassionné (bureau du
commissariat ou du responsable
de l’usine), à droite, le no man’s
land de la vie privée (chambre, sa-
lon) et, à gauche, un écran géant
où sont projetées des vidéos
(Yann Philippe) qui donnent l’im-
pression, par des gros plans sur le
visage, que l’héroïne se confie au
public. Rarement utilisée, l’avant-
scène hérite de l’ordinaire du cou-
ple (petit déjeuner muet), du tra-
vail (échanges en vue d’une pro-
motion) et de l’enquête (relevé
des indices sur la scène de crime).
« Paquita », de Pierre Lacotte, à l’Opéra de Paris, en 2015. LAURENT PHILIPPE/ONP
Janacek par André Engel, ainsi que
deux incontournables de l’opéra
français : Pene Pati dans le Faust
mis en scène par Tobias Kratzer, et
le torride duo Benjamin Bern-
heim-Nadine Sierra dans Manon,
transposée par Vincent Huguet
dans le Paris des Années folles.
Répertoire académique et pointes
Côté ballet, les valeurs sûres, dont
La Belle au bois dormant, de Ru-
dolf Noureev, qui n’avait pas été
présentée depuis dix ans, ainsi
que Paquita, régal d’exotisme
dans la chorégraphie de Pierre La-
cotte (1932-2023), illuminent aussi
la saison. A la direction de la com-
pagnie depuis décembre 2022,
José Martinez affirme plus que ja-
mais son désir de « retrouver un
équilibre » entre les styles, avec un
programme séduisant et bien
composé qui tient à l’œil la diver-
sité des interprètes. Parmi les
douze pièces à l’affiche, le classi-
que rigoureux de l’école française
avec Sylvia, chorégraphié par Ma-
nuel Legris, alterne avec le néo-
classique de monuments théâ-
Très
sophistiquée,
la musique paraît
beaucoup
embrasser
et ne quasi
rien étreindre
Cette scénographie demeure ef-
ficace jusqu’au bout, en particu-
lier par le renouvellement de ce
qui est montré ou caché au spec-
tateur par le jeu d’un store califor-
nien. Richard Brunel semble alors
procéder comme la cheffe du
« service des ajustements » à la
Cagex, une manufacture de
caoutchouc, dont le nom n’évo-
que sans doute pas innocem-
ment la « cage » où sont enfer-
mées les employées que Sylvie
Meyer apparente affectueuse-
ment à des « abeilles », et dont il
relaye les agissements par de sub-
tils changements de point de vue.
Le propos de la musique est, hé-
las, moins facile à saisir. Destinée
traux comme Onéguine, de John
Cranko (1927-1973), ou Mayerling,
de Kenneth MacMillan (1929-
1992), « parfaits pour les danseurs
plus matures », selon Martinez, et
le contemporain avec une créa-
tion de Hofesh Shechter.
La question du renouvellement
du répertoire académique ainsi
que celui des pointes est égale-
ment au cœur de la réflexion de
Martinez. Elle génère une invita-
tion au chorégraphe suédois Jo-
han Inger, dont la pièce Impasse
fait son entrée au répertoire, tan-
dis que l’Israélienne Sharon Eyal
se propose de jucher son emblé-
matique OCD Love entièrement
sur pointes. « Il s’agit de créer un
lien entre le classique et le contem-
porain à travers des œuvres qui
utilisent le vocabulaire des grands
jetés, des pirouettes, insiste José
Martinez. Parallèlement, je veux
aussi rapprocher les danseurs
classiques et ceux qui sont plus
contemporains. »
A écouter José Martinez, on me-
sure combien l’élaboration d’une
saison se révèle une mission
à un ensemble d’une dizaine de
musiciennes – la cause féministe
est ici plus affichée que dans le
discours de l’héroïne de l’opéra –,
placée sous la direction de Rut
Schereiner, la partition de Sebas-
tian Rivas s’apparente à un flux
ininterrompu de sons globuleux
avec des vagues qui vont et vien-
nent au gré de contributions élec-
troniques (du Grame), ayant par-
fois recours à des transforma-
tions en temps réel.
Très sophistiquée, la musique
paraît beaucoup embrasser et ne
quasi rien étreindre pendant les
quelque soixante-dix minutes
d’un spectacle où son rôle laisse
perplexe. Doit-on y percevoir la
rumeur indéfinie du monde
dans lequel erre Sylvie Meyer ou
la nébuleuse hétérogène de ses
pensées ? On ne sait, mais, à la
fin, on n’est pas loin de partager
la sensation de la rebelle qui
prend congé sur un constat très
imagé : « C’était la nuit dans ma
tête, comme si j’avais mélangé
l’extérieur avec l’intérieur de moi-
même. »
A ce moment-là, le « mur », dont
il est souvent question dans le li-
Le directeur
de la danse,
José Martinez,
affirme plus que
jamais son désir
de « retrouver
un équilibre »
entre les styles
beaucoup plus délicate qu’une
sélection de bonnes pièces con-
fortant les ambitions du direc-
teur pour une troupe et un pu-
blic. « Il y a des investissements
opérés sur certaines productions
avec décors, costumes et beau-
coup de répétitions, comme par
exemple Mayerling, dont le
contrat de cession est de trois ans,
rappelle-t-il. Il s’agit donc de ren-
tabiliser sur un temps donné une
œuvre. » Mais il faut également
jongler avec le planning des or-
chestres entre les deux salles du
Palais Garnier et de Bastille, et né-
vret (rédigé par le compositeur),
est sans aucun doute tombé sur
un plan psychologique, mais
il s’est à peine fissuré pour décloi-
sonner l’action scénique, offerte
au regard, et son pendant musi-
cal, caché en fond de plateau
où siègent les instrumentistes
parfois promus choristes.
Une semblable frustration
émane du traitement du texte.
Si l’élément masculin, incarné par
Ivan Ludlow, baryton britannique,
quel que soit le personnage (mari,
patron, policier), s’époumone oc-
casionnellement sur la base de
quelques envols mélodiques, la
femme, elle, mise essentiellement
sur l’expression parlée, que Nicola
Beller Carbone, mezzo-soprano
allemande à la riche palette trop
rarement employée, investit avec
de grandes qualités théâtrales.
Otages passe alors pour un opéra
qui libère la parole de la femme,
mais pas son chant. p
pierre gervasoni
Otages, de Sebastian Rivas.
Théâtre de la Croix-Rousse,
Lyon 4e. Jusqu’au 23 mars.
Croix-rousse.com
culture | 23
gocier avec les disponibilités et
les désirs des artistes.
Quand ils s’appellent Mats Ek,
dont on pourra revoir Apparte-
ment, et William Forsythe, qui fait
son retour avec la recréation du
pas de deux Rearray, créé en 2011
pour Sylvie Guillem, et la reprise
de Blake Works I, la discussion se
joue sur le long terme. « Forsythe
ne veut pas se lancer dans de gros-
ses répétitions, mais j’espère que
nous allons lui donner envie de re-
travailler pour la compagnie. »
Discrète, la tendance « divertis-
sement », qui par ailleurs colonise
tous les plateaux depuis quelques
années, parfume ce menu, avec
notamment Blake Works I, sur des
tubes de James Blake, et la reprise
du best-seller Play, d’Alexander
Ekman, avec lequel le Ballet de
l’Opéra national de Paris partira
en tournée internationale. Deux
programmes spéciaux, le gala
d’ouverture et les démonstra-
tions de l’école de danse, complè-
tent cette saison. p
rosita boisseau
et marie-aude roux
ST R EET ART
Une nouvelle œuvre
de Banksy sur un mur
à Londres
Le street artiste Banksy a
confirmé, mardi 19 mars,
sur son compte Instagram,
être l’auteur d’une œuvre
apparue dimanche 17 mars
sur le mur d’un immeuble de
Hornsey Road, dans le nord
de Londres. La fresque, qui
se déploie en coulures vertes
derrière un arbre, évoque,
par un effet de perspective,
le feuillage. A son pied, la sil-
houette d’une femme munie
d’un pulvérisateur de pein-
ture, les yeux levés vers ce
qui semble être son œuvre.
T ÉLÉVI S I ON
Isabelle Adjani
va tourner une saga
d’été pour Netflix
La plate-forme Netflix
a annoncé, mardi 19 mars,
lors du festival Séries Mania,
qu’Isabelle Adjani sera au cas-
ting d’une prochaine saga es-
tivale, dont le tournage débu-
tera en juin. L’actrice y tient le
rôle d’une matriarche qui re-
prend une exploitation florale
en Provence après l’assassinat
de son mari. La série est créée
par Nils-Antoine Sambuc,
un des coscénaristes de la sai-
son 2 d’En thérapie. – (AFP.)
24 | culture
A Orsay, Nathanaëlle
Herbelin dialogue
avec les nabis
Le musée parisien accroche des œuvres de
l’artiste contemporaine en regard des toiles
de Bonnard, de Vuillard ou de Vallotton
EXPOSITION
N
athanaëlle Herbelin
est née en Israël
en 1989. Entrée aux
Beaux-Arts de Paris
en 2011, passée par les ateliers de
Philippe Cognée et de Tim Eitel,
elle en est sortie diplômée
en 2016. Depuis, elle forme avec
plusieurs de ses anciens condisci-
ples, telles Madeleine Roger-La-
can, Christine Safa ou Elené Shat-
berashvili, un groupe uni de pein-
tres. Elle en fait parfois ses modè-
les pour des œuvres, dont
plusieurs sont présentes dans son
exposition au Musée d’Orsay. Leur
présence, qui n’est donc pas un dé-
tail, confirme que celle-ci s’appa-
rente à un manifeste, là où l’on ne
s’attendrait pas à en découvrir un.
Non que ce soit la première fois
qu’Orsay accroche des artistes vi-
vants. Juste avant Herbelin, c’était
le cas du Britannique Peter Doig.
Mais Doig est né en 1959 et passe
pour une valeur sûre du marché
de l’art actuel. Nathanaëlle Herbe-
lin a 35 ans et n’expose que depuis
une demi-douzaine d’années.
Pourquoi l’inviter, si jeune ? La ré-
ponse officielle est que, au temps
où elle était étudiante, Herbelin
venait regarder Gustave Courbet,
Edouard Manet et Edgar Degas, et
qu’elle aime passionnément les
peintres du mouvement postim-
pressionniste nabi. Aussi ses toi-
les sont-elles placées en vis-à-vis
de Pierre Bonnard, d’Edouard
Vuillard ou de Félix Vallotton.
Quatre amazones indomptables sur
la scène du Théâtre de la Colline, à Paris
Isabelle Lafon présente « Cavalières », une pièce malicieuse, drôle et tendre, qui ouvre
la réflexion sur la fabrication d’une démocratie par et avec des femmes
THÉÂTRE
D es femmes entre elles
qui construisent un
monde bien à elles sans
se faire la guerre. La particularité
des spectacles que conçoit et met
en scène Isabelle Lafon est dou-
ble : ils se trament dans la dou-
ceur et ils sont inimitables. Avec
Cavalières, sa dernière création
proposée au Théâtre de la Colline,
à Paris (maison qui, depuis 2016,
accueille tous ses spectacles),
cette artiste rétive aux modes
esthétiques réitère un principe
de travail intangible. Il repose sur
l’équilibre ténu entre le texte su
et l’improvisation.
Une gageure pour les comédien-
nes, qui n’éludent pas leurs hésita-
tions, leurs bafouillements ou
leurs répétitions. Cette façon de
dire les mots à chaud, sans le filet
sécurisant de dialogues tressés
à la virgule près, forge un théâtre
du présent et de l’immédiateté.
Il est ici au service d’une histoire
d’apparence banale : quatre fem-
mes, donc, apprennent la cohabi-
tation dans un grand apparte-
ment. La fable est de prime abord
familière. Elle est pourtant le creu-
set d’un propos plus universel.
Isabelle Lafon vient de franchir
un cap : entourée de trois excellen-
tes actrices (Sarah Brannens,
L’exercice est périlleux, d’autant
que, parmi ces toiles, s’en trou-
vent de très célèbres, Femme as-
soupie sur un lit (1899) et La Loge
(1908), de Bonnard, ou Le Dîner,
effet de lampe (1899), de Vallotton.
Accepter la confrontation, c’est
donc pour Herbelin se mesurer,
d’une part, à très forte partie et, de
l’autre, déclarer que, en 2024, con-
trairement à ce que l’on croirait,
les nabis appartiennent à notre
présent et non au passé. Autre-
ment dit, l’histoire de l’art peut,
aujourd’hui, être parcourue dans
tous les sens, à la guise de chaque
artiste, sans interdits ni dogmes.
Chronique de la banalité
Les risques de cette attitude sont
évidents : une overdose de réfé-
rences, la docilité, le pastiche. Or,
ce n’est pas ce qu’il se passe ici.
Il n’y a, en fait, que deux points
communs entre la peinture des
nabis et celle d’Herbelin. L’un est
si général qu’il n’est pas probant :
la diversité des formats, l’alter-
nance de grandes compositions
et de tableautins. L’autre est plus
net : l’attention aux sujets minus-
cules de la vie quotidienne, le
goût pour une chronique de la ba-
nalité et, donc, le refus de la narra-
tion et du symbole. Mais les nabis
se tenaient le plus souvent à l’in-
térieur des limites de la décence
fixées par leur époque et elles ont,
depuis, considérablement bougé.
Aussi Herbelin prend-elle pour
sujet une jeune femme s’épilant
à la pince – épilation maillot. Un
Karyll Elgrichi, Johanna Korthals
Altes), elle bascule du petit au
grand plateau du théâtre, 350 mè-
tres carrés, qu’elle ne décore pas
mais se contente de draper de lu-
mières et d’habiller de quelques
chaises éparses. Les quatre corps
qui arpentent cette immensité dé-
pouillée sont ceux d’Amazones
qu’aucun homme ne domptera.
Elles se partagent la garde de Ma-
deleine, une enfant handicapée,
dont Denise (jouée par Isabelle La-
fon) a obtenu la tutelle. Le gynécée
ainsi constitué obéit à des règles
établies par Denise : il faut s’occu-
per de « Mado », ne pas encombrer
la maison avec des meubles ou des
accessoires, et avoir un rapport,
quel qu’il soit, avec les chevaux.
Tel est le prélude d’une représen-
tation malicieuse, drôle et tendre.
Part intime
Un groupe se construit donc dans
un espace vide. Un collectif. Or
c’est le propre du théâtre que de
fabriquer du collectif sur la scène.
Et son rêve, ancien et têtu, d’y as-
socier l’assemblée tout entière
des spectateurs. Sous couvert
de fiction, la représentation parle
de cette utopie. Et y adjoint la
mention du cheval, dont les mul-
tiples évocations trottent au fil
des conversations. Pourquoi cette
irruption de l’équidé ? La réponse
« Madeleine
et Clément,
version 2 »
(2020), de
Nathanaëlle
Herbelin.
OBJETS POINTUS/ADAGP,
PARIS, 2024
couple dort, emboîté l’un dans
l’autre. Cécilia semble avoir du
mal à enfiler sa culotte ou à l’enle-
ver. Deux amants se donnent du
plaisir. C’est, peint, ce que Nan
Goldin a photographié jadis dans
The Ballad of Sexual Dependency
(1985) : l’intimité à nu. Les deux
artistes préfèrent du reste les mê-
mes pièces de l’appartement : la
chambre et la salle de bains.
Bonnard aussi, dira-t-on. En ef-
fet, mais Herbelin ne peint ni
comme lui, ni comme aucun
autre nabi, ni, du reste, comme
Edward Hopper (1882-1967) ou
Eric Fischl, réalistes américains.
Plus que dans ses petits formats,
sa manière particulière s’impose
tient dans l’ouverture du specta-
cle : une chanson (sublime) de Ma-
ria Tanase, interprète roumaine,
se fait entendre. Elle renvoie en
droite ligne vers la biographie
d’Isabelle Lafon. Cette dernière
a non seulement vécu en Rouma-
nie, mais elle a aussi été, dans une
existence antérieure, entraîneuse
sur les champs de courses.
Nous voici donc dans sa biogra-
phie, la part intime de son exis-
tence. Elle n’a rien d’exhibition-
niste, elle sert ici plutôt de passe-
relle. Au-delà du cas personnel
de la metteuse en scène, Cavaliè-
res ouvre la réflexion sur la né-
cessité d’un intime qui se doit de
résister à toutes les ingérences
s’il veut être le garant des libertés
individuelles. Un intime politi-
que sur lequel rien ne ferait auto-
rité : ni l’Etat ni la société. Un in-
time féminin qui ose affirmer sa
Le principe de
travail intangible
de la metteuse en
scène repose sur
l’équilibre ténu
entre le texte su
et l’improvisation
Accepter
la confrontation,
c’est se mesurer
à très forte partie
et déclarer que,
en 2024, les nabis
appartiennent
à notre présent
légitimité à investir la démesure
des plateaux de théâtre quand,
trop souvent, ce sont les met-
teurs en scène hommes qui les
prennent d’assaut.
En réalité, l’aventure entreprise
par Isabelle Lafon et ses trois com-
plices passe par l’anodin (qui rem-
plit le frigo ? qui va chercher l’en-
fant à l’école ?) pour penser la fa-
brication d’une démocratie par et
avec des femmes. Avec la présence
notable, parmi les personnages,
d’une « ingénieure spécialisée dans
le ciment » (incarnée par Johanna
Korthals Altes). La comédienne
étant un pilier (un ciment ?) du tra-
vail d’Isabelle Lafon, avec qui elle
collabore pour la dixième fois,
cette distribution de rôle ne doit
(se dit-on) rien au hasard. Ce théâ-
tre-là a beau bafouiller, hésiter,
se reprendre, il suit une trajectoire
résolue qui mène vers des mon-
des communs, meilleurs et paci-
fiés, qu’un peu de bonne volonté
et d’intelligence partagée suffi-
raient sans doute à voir naître. p
joëlle gayot
Cavalières, conception et mise
en scène d’Isabelle Lafon. Avec
Sarah Brannens, Karyll Elgrichi,
Johanna Korthals Altes, Isabelle
Lafon. Théâtre de la Colline,
Paris 20e. Jusqu’au 31 mars.
Colline.fr
dans les compositions les plus
vastes. Dans Sa chambre (2019),
Attention non divisée (2023) ou
dans Etre ici est une splendeur
(2022) – titre en hommage à la
peintre allemande Paula Moder-
sohn-Becker (1876-1907) et à la ro-
mancière Marie Darrieussecq –, la
peintre s’est donné des difficultés
à résoudre : construire par des ho-
rizontales et des verticales qui di-
visent l’espace, ouvrir une pers-
pective au centre et la bloquant
sur les côtés, affirmer la frontalité
grâce aux motifs décoratifs répé-
tés d’un tissu. Les corps seuls ont
une densité, qu’elle refuse aux ob-
jets, souvent fantomatiques. Ses
couleurs, posées par frottis et tou-
A Séries Mania,
la domination d’Arte
Le festival des séries de Lille révèle les choix
judicieux de la chaîne franco-allemande
FESTIVAL
lille
G enre préféré des téléspec-
tateurs, le polar a sou-
vent été surreprésenté
au sein de la compétition fran-
çaise du festival Séries Mania,
dont la septième édition se tient
à Lille jusqu’au vendredi 22 mars.
Mais malgré les audiences énor-
mes que continuent de cumuler
HPI, Capitaine Marleau et autres
Panda, le temps du polar français,
au moins dans son interprétation
la plus littérale, semble plus ou
moins révolu.
Seule exception de la sélection,
la très réjouissante série Murder
Club, bientôt sur M6, se paie gen-
timent la tête de tous les fans
de l’émission « Faites entrer l’ac-
cusé » en organisant l’alliance
d’une policière mise au placard et
d’un profileur déchu.
Sens du spectacle
Autre tentative de détournement
du genre, plus audacieuse mais
plus fragile, Homejacking joue
avec les apparences en mettant
aux prises un couple bourgeois et
un cambrioleur. Réalisée par
Hervé Hadmar, cette production
OCS rate pourtant sa cible malgré
des acteurs très investis.
Seule série de plate-forme de la
sélection, Ourika, sur Prime Video
le 28 mars, s’inscrit dans la conti-
0123
JEUDI 21 MARS 2024
ches mobiles, sont le plus sou-
vent claires, diaphanes parfois,
très loin des rouges et des roses
sonores de Bonnard et des aplats
découpés par le dessin de Vallot-
ton. Il appartient désormais à
Nathanaëlle Herbelin de poursui-
vre dans la direction que ses
œuvres indiquent et de continuer
à surprendre et à convaincre. p
philippe dagen
« Nathanaëlle Herbelin.
Etre ici est une splendeur ».
Musée d’Orsay, Paris 7e.
Jusqu’au 30 juin. Du mardi au
dimanche, de 9 h 30 à 18 heures,
et le jeudi, de 9 h 30 à 21 h 45.
Musee-orsay.fr
nuité d’une politique de dévelop-
pement de contenus axée sur
le genre. Cocréée par le rappeur
Booba, la série met en scène une
famille de trafiquants de drogue,
dont le fils cadet, qui se destine
à une carrière dans la banque,
se voit obligé de reprendre les rê-
nes de l’affaire familiale. Située
en banlieue parisienne pendant
les émeutes de 2005, cette série
pourrait trouver une place au pal-
marès pour son sens du spectacle
et son approche précautionneuse
des quartiers sensibles.
Les deux propositions les plus
fortes sont, cette année encore, si-
gnées Arte. Machine a pour inter-
prète principale Margot Bancil-
hon, une ancienne militaire en ca-
vale – et en rupture avec à peu
près tout. Elle forme un binôme
intéressant avec JoeyStarr, qui in-
terprète un syndicaliste. Entre
chronique sociale et baston, Ma-
chine a le mérite de trancher dans
le lard, malgré un rythme inégal.
Le monde n’existe pas, autre sé-
rie d’Arte, plane très au-dessus de
la sélection. Erwan Le Duc adapte
avec liberté et inventivité le ro-
man de Fabrice Humbert (Galli-
mard, 2020). Dans le rôle d’un
journaliste lancé sur les traces
de son amour de jeunesse, accusé
d’assassinat, Niels Schneider sur-
prend et convainc. La série ne de-
vrait pas repartir bredouille. p
audrey fournier
0123
JEUDI 21 MARS 2024
Netflix se saisit du « Problème à trois corps »
La trilogie de science-fiction de Liu Cixin est adaptée en série en mode « Game of Thrones »
NETFLIX
À LA DEMANDE
SÉRIE
L
e problème à trois corps et
la Révolution culturelle.
Deux situations, l’une qui
relève de la mécanique cé-
leste, l’autre de l’histoire terrestre,
et qui ont pour point commun
une instabilité destructrice. Sur ce
rapprochement, le romancier chi-
nois Liu Cixin a construit une co-
lossale trilogie de science-fiction
(2016-2018, Actes Sud pour la tra-
duction française), et l’on saura
gré à ses adaptateurs américains,
David Benioff, D. B. Weiss (ceux-ci
ayant fait leurs armes – médiéva-
les – dans le métier des sagas avec
Game of Thrones) et Alexander
Woo, d’avoir conservé ce rappro-
chement initial.
Cet ancrage dans l’histoire per-
met à cette première saison d’un
récit qui va jusqu’à la fin des temps
de rester à portée d’imagination.
Sans doute, les familiers de la
science-fiction (celle qui donne un
poids égal aux deux termes) et a
fortiori les lecteurs de Liu Cixin se-
ront plus à l’aise dans cet univers
qui fait communiquer des espaces
et des temporalités qui n’auraient
dû se rencontrer qu’à l’infini.
Forts des moyens impression-
nants que Netflix a mis à leur dis-
position, les créateurs ont cher-
ché, et souvent trouvé, le chemin
pour toucher les néophytes, ceux
qui ne se sont jamais posé la ques-
tion de la durée du voyage d’une
flotte extraterrestre en route pour
envahir notre planète, ou la vie
quotidienne dans un système so-
laire à trois astres dont les mouve-
ments sont imprévisibles.
Défi de dramaturgie
Cette acclimatation d’un récit
souvent abstrait aux règles de la
fiction populaire ne va pas sans
accidents créatifs. Là où l’univers
de George R. R. Martin, riche d’un
héritage littéraire et pictural qui
remonte au haut Moyen Age, sus-
citait une imagerie d’une fami-
lière étrangeté, les envolées scien-
tifiques et poétiques de Liu Cixin
représentent chacune un défi de
dramaturgie et de mise en scène,
relevé tour à tour avec une for-
tune inégale.
Mieux vaut se laisser aller au dé-
roulement d’un récit qui dévoile
GRILLE N° 24 - 069
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I V. Souvent moralisateurs et en-
II
III
IV
V teur, ami de Berlioz. IX. Manifestera
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 068
HORIZONTALEMENT I. Procédurière. II. Ratatine. Ver. III. Epis. GI. Aire.
IV. Mitterrand. V. Adélie. Stern. VI. Té. Elsa. Réât. VII. Umes (muse).
Stressa. VIII. Red. Ci. As. An. IX. Endurons. CGT. X. Staliniennes.
VERTICALEMENT 1. Prématurés. 2. Rapidement. 3. Otite. Edda. 4. Castles.
Ul. 5. Et. Eil (lie). Cri. 6. Digression. 7. Unir. At. Ni. 8. Ré. As. Rase.
9. Antres. 10. Evidées. Cn. 11. RER. Rasage. 12. Ereintants.
Jin Cheng (Jess Hong), dans la série « Le Problème à trois corps », créée par David Benioff, D. B. Weiss et Alexander Woo. NETFLIX
très progressivement son ressort
principal. Si l’on a déjà lu la trilogie,
ou si l’on est prêt à savoir de quoi il
retourne, voici : en 1967, Ye Wenjie
(Zine Tseng) assiste au martyre de
son père, physicien comme elle,
aux mains des Gardes rouges.
Parce qu’elle préfère mettre la
science plutôt que la politique au
poste de commande, la jeune
femme est envoyée en camp de
rééducation, avant d’être affectée
sur une base de communication.
Elle découvre que la finalité de
cette installation est, à rebours de
la doctrine maoïste qui refuse
d’envisager un seul domaine du
savoir qui n’ait été embrassé par la
pensée du Grand Timonier, desti-
née à entrer en contact avec des
formes de vies extraterrestres.
Plus d’un demi-siècle plus tard,
la communauté scientifique est
frappée d’une épidémie de suici-
des. Mais tous n’en meurent pas.
Certains reçoivent un casque de
réalité virtuelle qui leur donne ac-
cès à une planète, satellite de trois
soleils différents, en proie au
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
Les trois
réalisateurs
américains
ont cherché, et
souvent trouvé,
le chemin
pour toucher
les néophytes
chaos. Ces suicides, ce jeu vidéo
prodigieux, sont les répliques du
dialogue entamé, et du séisme dé-
clenché, par Ye Wenjie du haut de
sa montagne.
Pour servir de guides aux specta-
teurs (le Pékin révolutionnaire, les
extraterrestres qui doivent se dés-
hydrater et entrer en hibernation à
chaque cataclysme), Benioff,
Weiss et Woo ont constitué un
club des cinq Oxoniens, fait d’an-
ciens élèves de Ye Wenjie. Ce qui ne
veut pas dire que ces jeunes gens
vont tous s’engager dans la lutte
HORIZONTALEMENT
I. Débloque à l’atelier et chez soi.
II. Par idélité, il a tourné le dos à
sa belle-sœur. Partirai le nez au vent.
III. Sur le ring. Informations et
sources d’informations. IV. Chez
12
Yvette. Mauvaises humeurs. Grecque.
nuyeux. Grec les pieds dans l’eau.
VI. Hésitation. Fléchée pour qu’on ne
se perde pas. Négation. VII. L’ONU
en mer. Sol rouge sous les tropiques.
VIII. Dieu à tête de faucon. Facile
à prendre quand il est mauvais. Fac-
sa jalousie. Complètement foutu.
X. Le copain d’Oliver. Se démontent
facilement.
VERTICALEMENT
1. Chassés par tous les moyens par
le jardinier. 2. Transport agréable et
voluptueux. 3. Dans les comptes de
l’entreprise. Accord parfait. Convient.
4. Génie des eaux. Fournisseur
de pommes. 5. Ramasse tout en
traînant. 6. S’impose à tout le monde.
7. Les plus grands peuvent attendre.
Sur le stade. Premier tour de cadran.
8. Mer démontée. Piégées. 9. Pour
préparer les harengs. Mandataire à la
tête de l’entreprise. 10. Commune de
la Mayenne. Protégeai les plus jeunes.
11. Travaillent en tête. Tout un rayon
chez le libraire. 12. Pour les amateurs
d’herbes et d’eau.
contre l’envahisseur. On reconnaî-
tra dans la typologie des person-
nages les recettes de la fiction épi-
sodique. Ils couvrent à eux cinq le
spectre moral, de l’indifférence cy-
nique à la révolte impuissante, en
passant par le pragmatisme. Ils
sont bientôt happés dans l’orbite
d’une agence secrète planétaire di-
rigée par un homme blanc d’un
certain âge, à qui Liam Cunnin-
gham (Ser Davos dans Game of
Thrones) prête son inflexible auto-
rité. Il est secondé par un enquê-
teur tout fripé, Da Shi (Benedict
Wong), version cosmique de l’ins-
pecteur Columbo.
Secte messianique
C’est que la résistance à l’envahis-
seur à venir se heurte à bien des
obstacles. D’abord, ils ne seront là
que dans quatre siècles, ce qui in-
cite certains à la désinvolture. En-
suite, ils ont établi leur emprise
sur une petite minorité terrienne
qui s’est donné la structure d’une
secte messianique. La brutalité
avec laquelle les défenseurs de
SUDOKU
N°24-069
3 2
2 6
7 9
8 5 1
9 7
4 1
5 3 4
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télévision | 25
l’avenir du genre humain traitent
du problème de ces dissidents ren-
voie à la fois à l’univers politique
du roman et aux affrontements
entre les dynasties de Westeros
(Game of Thrones encore).
Ces paroxysmes de violence per-
mettent accessoirement au Pro-
blème à trois corps d’atténuer le
risque que lui font courir souvent
de longues séquences dialoguées
aussi didactiques que passionnan-
tes – un peu comme si la nudité
des actrices de Game of Thrones
lors des séquences de « sexplica-
tion » qui firent tant pour la noto-
riété de la série avait été remplacée
par des cours d’astronomie ou de
physique quantique. p
thomas sotinel
Le Problème à trois corps,
série créée par David Benioff,
D. B. Weiss et Alexander Woo,
d’après les romans de Liu Cixin,
avec Jess Hong, Jovan Adepo,
Liam Cunningham, Benedict
Wong, Eiza Gonzalez, Zine Tseng
(EU, 2024, 8 × 52 min).
9 2 8 5 3 1
3 7 6 4 2 9
5 4 1 6 8 7
6 8 7 5 3 2 9 6
6 1 9 8 7 4
5 2 8 4 3 1 5 6
8 6 7 1 5 3
4 3 5 9 6 2
7 1 9 2 7 4 8 5
Moyen
Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
4 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
7 2 seule fois par ligne,
1 6 par colonne et par
carré de neuf cases.
NOTRE
SÉLECTION
JEU D I 21 M ARS
France Culture
A voix nue : Lilian Thuram
20.00 Le podcast de France Culture
reçoit l’ancien footballeur, champion
du monde 1998 et auteur de livres
sur le racisme et l’antiracisme, dont
il a fait son combat avec la création
de la fondation Education contre
le racisme, qu’il préside.
France 5
Grotte Cosquer : « Homo
sapiens » et la mer
21.05 L’émission « Science grand
format » nous plonge dans la grotte
sous-marine découverte par Henri
Cosquer au début des années 1990,
avec ses représentations marines sur
ses parois, rares dans l’art pariétal.
TF1
Mercato
21.10 Episode 3 de la nouvelle série
de TF1, où le flic parisien (Arnaud
Ducret) est placardisé à Marseille
à la tête d’un groupe aux méthodes
peu orthodoxes, dans lequel opère
Nora Kader (Manon Azem). Alors
que ses enfants sont descendus
de la capitale, il se retrouve avec
un cadavre de plongeur noyé.
France 2
Michelin, dans le secret
des étoiles
21.10 Pour le spécial gastronomie
d’« Envoyé spécial », Olivier Sibille,
Matthieu Renier, Guillaume Marque
et Thierry Mongellaz ont
accompagné une inspectrice
du guide Michelin sur le terrain
et le terroir.
RMC Story
Les 10 catastrophes
qui ont marqué la planète
22.15 Treize ans après Fukushima,
la chaîne revient sur ces ouragans,
tremblements de terre, inondations,
éruptions volcaniques, marées
noires qui font des dégâts
spectaculaires et parfois des milliers
de victimes. A l’aide d’images
tournées au cœur des événements
et d’images de synthèse.
W9
Le Chant du loup
23.20 Antonin Baudry embarque
le spectateur dans le monde
des sous-marins lanceurs
d’engins. Avec Mathieu Kassovitz,
Reda Kateb, Omar Sy et François
Civil en héros submergés entre
l’Europe et la Russie.
est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 €.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
4 7 6
Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
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3 2 9
Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
1 8 4
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2 3 5 abojournalpapier@lemonde.fr.
9 7 Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 €
9 4 2
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6 3
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : UK, France.
Taux de fibres recyclées : 100 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0,0083 kg/tonne de papier
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Les combats
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LU C I L E M A E R T E N S , X A V I E R R A G O T, LU C R O U B A N , M A R TA S P R A N Z I , PAT R I C K W E I L . . .
Marine et François,
ses enfants,
Constance, Joséphine,
Augustin et Théophane,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
Hors-série de
Bernadette ALAMBRET,
née CHARLIER,
survenu le 12 mars 2024,
HORS-SÉRIE
à l’âge de quatre-vingt-six ans.
LES SECRETS DU PHARAON
Une messe a été célébrée en l’église
Notre-Dame-d’Espérance, Paris 11e, le
19 mars, à 10 h 30.
L’inhumation a eu lieu au caveau
familial de Blonville-sur-Mer (Calvados),
le 20 mars, à 15 heures.
En partenariat avec
édition spéciale
Hors-série François Alambret,
falambret@gmail.com
M Robert Baconnier,
me
Collection
son épouse,
Anne et Rémi Forgeas,
Cécile et Olivier Pagezy,
CHEFS -D’OEUVRE Agnès et François de Navailles-
EN M I N I AT U R E Labatut,
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
ses illes et ses gendres,
Thibault, Matthieu, Claire, Hortense,
Charlotte, Camille, Stanislas, Pauline,
Louis, Astrid, Aliénor,
ont la tristesse de faire part du rappel
à Dieu de
M. Robert BACONNIER,
ancien élève de l’ENA,
directeur général des impôts
(1986-1989),
Actuellement en vente, président du directoire
le volume n° 6
de CMS Francis Lefebvre Avocats
FABLES (1991-2004),
président de l’Association nationale
des sociétés par actions (ANSA)
Nos services
(2004-2012),
ancien vice-président du conseil
d’administration de Sodexo,
Lecteurs oicier de la Légion d’honneur,
survenu le 17 mars 2024, à Paris, dans
Abonnements sa quatre-vingt-quatrième année.
Sur abo.lemonde.fr
Par tél. au 03 28 25 71 71
La cérémonie religieuse sera
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
célébrée en l’église Notre-Dame-
Le Carnet du Monde de-Grâce de Passy, 10, rue de
carnet@mpublicite.fr l’Annonciation, Paris 16e, le samedi
23 mars, à 14 heures.
L’inhumation se tiendra dans
l’intimité familiale, au cimetière de
Gerbépal (Vosges).
Claire et Jean-Louis Verdeaux,
Marie-Sophie et Pierre Quinchon,
Anne et Michel Paget,
Jean-Baptiste Bessirard,
ses enfants,
Marie, Cécile, Matthieu, Marine,
Violaine et Guillaume, Basile,
Augustin et Clotilde,
Louis-Marie et Clotilde,
François et Marie,
ses petits-enfants,
François-Xavier, Maxence, Priscille,
Florimond, Alban, Noël, Calixte,
Foucauld, Mayeul,
ses arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du rappel
à Dieu de
Xavier BESSIRARD,
architecte,
le 15 mars 2024,
à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
Il a rejoint,
Marie-Thérèse,
son épouse et
Pierre-François,
son ils.
La cérémonie religieuse sera
célébrée ce jeudi 21 mars, à 14 h 30,
en l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul
de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-
Seine).
La famille remercie le personnel
de la Villa Beausoleil de Montrouge,
pour son dévouement et sa grande
gentillesse.
Cet avis tient lieu de faire-part.
clairebessirard@orange.fr
Anni,
son épouse,
Nicolas,
son ils,
Katharina,
sa belle-ille,
Noémie et Valérian,
ses petits-enfants,
ont la profonde tristesse d’annoncer
le décès de
Jean-Marie BORZEIX,
survenu le 17 mars 2024, à son
Aude, domicile parisien.
La cérémonie religieuse aura lieu
le vendredi 22 mars, à 15 heures, au
couvent Saint-Jacques, 20, rue des
Tanneries, Paris 13e.
Il sera inhumé à Bugeat, en Corrèze,
le lundi 25 mars, à 15 heures.
Olivier, Martin, Laure, Stéphanie,
Maïa et Janette Buchsenschutz,
ont la tristesse d’annoncer le départ
de
Anne BUCHSENSCHUTZ,
née RENÉ,
le 13 mars 2024,
à l’âge de soixante-dix-neuf ans.
Nicole et Gilles,
ses enfants
et leurs conjoints, Jean-Claude et
Juliette,
Margaux, Boris et Lucas,
ses petits-enfants
Et toute la famille,
ont la tristesse de faire part du décès
du
docteur
Maurice FINCHELSTEIN,
survenu le 17 mars 2024, à l’âge de
quatre-vingt-seize ans.
La cérémonie d’enterrement aura
lieu au cimetière parisien de Bagneux,
le vendredi 22 mars, à 16 heures.
Gilles Finchelstein,
22, rue du docteur Léonce-Basse,
93400 Saint-Ouen.
Florence Gaston, Marie-Hélène
Garrette, Bernard Garrette,
leurs conjoints
et leurs enfants,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
Robert GARRETTE,
professeur des Universités,
survenu le 15 mars 2024, à la veille de
ses quatre-vingt-treize ans.
Une cérémonie religieuse a été
célébrée le mercredi 20 mars, à
10 heures, en l’église Saint-Joseph de
Carcassonne, suivie de l’inhumation à
Mérens-les-Vals, à 15 heures.
Saint-Pardoux-Morterolles (Creuse).
Buze.
Patricia,
sa compagne,
Ses illes,
Ses belles-illes,
Ses petits-enfants
Ainsi que toute sa famille
Et ses amis,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Bruno GAYARD,
survenu à l’âge de soixante-quatorze
ans.
Les obsèques civiles ont eu lieu ce
mercredi 20 mars 2024, à 14 heures,
au crématorium d’Ajain (Creuse).
Julie, César, Mahaut, Ella, Swann
et Zachary,
ont le regret d’annoncer le décès de
M. Bruno de GUILLEBON,
qui nous a quittés le 15 mars 2024,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le vendredi 22 mars, à
14 h 30, en l’église Saint-Germain-
des-Prés, Paris 6e.
Eric Lesouef, Jean-Marc Lesouef,
Christine Bourlier,
ses enfants,
Philippe Bourlier,
son gendre,
Nicolas, Julie, Julia, Adrien, Alice,
ses petits-enfants,
Yolan, Emma, Inès,
ses arrière-petits-enfants,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Mme HELENE LESOUEF,
née DUMONTIER,
veuve du
général Pierre LESOUEF,
survenu le 16 mars 2024,
à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
La crémation aura lieu le 26 mars, à
14 heures, au crématorium de Biarritz.
Ni leurs ni couronnes. Merci de
les remplacer par un don au proit de
l’UNAFAM.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Jean-François, Philippe, Frédéric et
Catherine,
ses enfants,
Lou et Renaud, Jonathan et Mélissa,
Robin, Axel,
ses petits-enfants,
Basile et Côme,
ses arrière-petits-enfants,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Renée MERLE,
née LEBRETON,
professeure d’anglais
au lycée Marie-Curie de Sceaux,
survenu le 17 mars 2024, à l’âge de
cent un ans.
La crémation aura lieu le jeudi
28 mars, à 11 heures, au crématorium
du Parc, 104, rue de la Porte de
Trivaux, à Clamart (Hauts-de-Seine).
L’urne sera déposée ultérieurement,
après un passage par son village natal
de Mainsat (Creuse), auprès de celle de
son époux,
Gabriel,
au cimetière de Trizay (Charente-
Maritime).
La famille exprime sa gratitude
tout particulièrement à Naïma, ainsi
qu’aux personnels de Synergie et
du SSIAD, à l’association Osmose et
à Silva qui l’ont accompagnée ces
dernières années avec dévouement
et compétence.
Un registre à signatures tiendra
lieu de condoléances.
Des messages sont également
possibles sur www.espace-hommage.fr
Des dons à sa mémoire peuvent
être adressés aux Restaurants du Cœur.
0123
JEUDI 21 MARS 2024
Geofrey Bodenhausen,
son époux, Remerciements
Maÿlis Durand-Lasserve, née
Molinié et Alain, Toute la famille Moukhtar El
Cynthia Natale, née Durand-Lasserve Demerdache,
et Alessandro
et leurs enfants, Noé, Vasco et Ysée,
Olivier et Elena Durand-Lasserve, très touchée par vos témoignages
née Sviridova de sympathie et d’amitié lors du
et leur ils, Anatole,
Natacha Bodenhausen et Lukas décès de
Elmiger
et leurs illes, Alice et Clara,
Barbara Bodenhausen et Stéphane Julien,
Contet,
Karen Schafers, née Bodenhausen,
vous adresse ses sincères
Patricia van der Haer, née Rueb et
Mauke, remerciements.
Jennifer Ankrah, née van der Haer
et Nii Adjaberg
et leurs enfants, Anniversaires de décès
Onno van der Haer,
Ronald et Thérèse Rueb, Le 21 mars 2015,
Carel et Corine Rueb
et leur ille, Micheline MAUS,
Philip-Jan Kohnstamm,
Alexander et Yaeko Kohnstamm, née FRANCK,
née Arimura
et leurs enfants, Eugene et Natascha,
nous quittait.
Max Kohnstamm,
Ses amis et collègues,
Ses enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de Ses petits-enfants.
Antoinette MOLINIÉ, In memoriam.
anthropologue,
directeur de recherche émérite
au CNRS,
survenu à Paris, le 12 mars 2024,
Il y a dix ans.
à l’âge de soixante-dix-huit ans.
Joël SAKAROWITCH
Les obsèques auront lieu le (1949-2014).
vendredi 22 mars, à 15 h 30, au
crématorium du cimetière du Père-
Régine Sirota Sakarowitch
Lachaise, Paris 20e.
Et famille.
Cet avis tient lieu de faire-part.
geofrey.bodenhausen@ens.fr Souvenir
Le 21 mars 1944, à Nice, la Gestapo
Marion Saucier,
vint arrêter mes parents
son épouse,
Ses illes,
Ses gendres Jacob et Dobrisch
Et ses petits-enfants,
SZEIER.
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Tentant de s’échapper, dans leur
Philippe SAUCIER, fuite éperdue, Papa dit à Maman
ancien professeur d’économie
à l’université d’Orléans, « Au moins, que l’un de nous reste
pour l’enfant ». Là, ils se séparèrent.
survenu à Paris, le 13 mars 2024.
Jacob pris, de Drancy fut déporté
Les obsèques seront célébrées en le 15 mai 1944 par le Convoi 73,
l’église Saint-Gilles d’Étampes, le
vendredi 22 mars, à 14 h 30. vers Kaunas ou Reval d’où il ne
revint pas. Dobrisch, miraculeusement
Nous remercions les soignants qui
l’ont accompagné. rescapée, me retrouva à la Libération,
et le rejoignit le 18 août 1999.
Il aurait souhaité un don pour la
recherche contre le cancer.
Isy et Liliane,
Michel Touraine, leur ils et son épouse,
Les docteurs François et Pascale
Touraine, Delphine et Eric,
ses enfants, leur petite-ille et son époux,
Sophie et Rémi,
Raphaël et Elsa,
Diane et Alexandre,
Charles, leurs arrière-petits-enfants,
ses petits-enfants,
Familles Szeier et Wahnoun.
Clothilde et Octavia,
ses arrière-petites-illes,
Société éditrice du « Monde » SA
ont la douleur de faire part du rappel
Président du directoire, directeur de la publication
à Dieu de Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la
Mme Jean TOURAINE, publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
née Renée-Marie BOUET,
Direction adjointe de la rédaction
chevalier Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard,
de l’ordre national du Mérite, Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis
Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
le 12 mars 2024, aux Jumeaux, dans Harold Thibault
sa quatre-vingt-seizième année, Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services
munie des sacrements de l’Église. abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Suivant ses volontés, les obsèques Gilles van Kote
ont été célébrées dans la plus stricte Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
intimité, le vendredi 15 mars, en
Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
l’église de Saint-Gilles-les-Forêts (cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
(Haute-Vienne). Direction artistique Emmanuel Laparra
Infographie Delphine Papin
Les Jumeaux, Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
24270 Saint-Cyr-les-Champagnes.
22 rue Fabert,
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
75007 Paris. présidente, Gilles Paris, vice-président
Pour toute information :
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0123
JEUDI 21 MARS 2024
Sylvain Luc
Guitariste et compositeur
N
é le 7 avril 1965 à
Bayonne (Pyrénées-
Atlantiques), le guita-
riste et compositeur
Sylvain Luc est mort à Paris, d’un
arrêt du cœur, mercredi 13 mars.
Il avait 58 ans. Connu comme un
virtuose de renommée interna-
tionale, auteur d’une œuvre con-
sidérable dont on ne prend la
mesure qu’au soir de sa mort, il
avait la musique chevillée à
l’âme, en tous sens et dans toutes
les directions. Partenaire aux
aguets, improvisateur phénomé-
nal, Sylvain Luc était d’une gen-
tillesse rare chez les stars.
Sylvain Luc, à deuxième vue,
c’est un visage marrant, cet air
d’enfant si heureux de jouer, sim-
ple autant que « nature » comme
le petit peuple du Pays basque
d’où il venait, parfaitement indif-
férent aux postures du guitar
hero, faisant corps avec sa guitare,
suffisamment capable de tout et
du reste pour s’aventurer dans le
reste. « Mon admiration pour le
jazz vient de mon admiration pour
des êtres libres. Mais je me sens
toujours mal quand on m’enferme
dans une case. Mes expériences ? Je
vais voir ailleurs si j’y étais. »
« Le plus grand du monde »
Sylvain Luc, pour commencer par
le commencement, c’est la fa-
mille Luc à Bayonne, l’amour de la
musique chez son père, entrepre-
neur de peinture dont l’épouse
supportait très moyennement la
lubie : « Il s’offrait des harmonicas,
elle, elle les jetait dans la Nive. La
musique, ce n’était pas sérieux.
Comme Bernard Lubat [multi-ins-
trumentiste, fondateur du festi-
val Uzeste musical en Gironde], je
dirais que c’est très sérieux de
n’être pas sérieux. Moyennant
quoi, mes parents ont eu trois fils,
trois musiciens, Gérard, Serge et
moi. Plus une sœur handicapée qui
soude la famille. »
Serge, le cadet est parti trop tôt,
mais l’orchestre de l’accordéo-
niste Gérard Luc, dans toutes les
fêtes du Pays basque, croyez-moi,
c’est insensé. Sylvain Luc, de vingt
ans plus jeune que Gérard, y a par-
ticipé : « Le bal, c’est une sacrée
école. Tu te retrouves à jouer tout
ce que tu ne veux pas jouer. Mais
Aribert Reimann
Compositeur et pianiste allemand
L
e compositeur et pianiste
Aribert Reimann est mort
mercredi 13 mars à Berlin,
sa ville natale, quelques
jours après son 88e anniversaire.
Prolifique, avec un catalogue de
plus de soixante-dix numéros, ce
musicien ni moderniste ni con-
servateur, à l’instar de son compa-
triote Hans Werner Henze (1926-
2012), affichait une prédilection
pour la voix, par le biais de nom-
breux cycles de mélodies et, sur-
tout, d’opéras, tels que Lear, son
œuvre majeure, qui a connu une
trentaine de productions depuis
sa création, en 1978. « D’ailleurs, je
chante toujours quand je com-
pose, que ce soit pour la voix ou
pour les instruments », ne man-
quait pas de rappeler celui qui, en
février, avait reçu le prix GEMA
(l’équivalent allemand de la Sa-
cem) et, en 2011, le prix Ernst-von-
Siemens, considéré comme le No-
bel de la musique.
Aribert Reimann naît le
4 mars 1936, à Berlin, dans une fa-
mille de musiciens spécialisés
dans le répertoire religieux. Sa
mère, contraltiste et professeure
7 AVRIL 1965 Naissance
à Bayonne (Pyrénées-
Atlantiques)
1999 « Duet » avec Biréli
Lagrène (Dreyfus Jazz)
2003 « Ambre » (Dreyfus Jazz)
2010 Grand Prix de la Sacem
2019 « D’une rive à l’autre »
(Editions Jade)
13 MARS 2024 Mort à Paris
l’invitation à danser, faire bouger
les corps, c’est irremplaçable. »
A Juan-les-Pins, un soir de con-
cert, Pat Metheny, star univer-
selle de la six-cordes, glisse en
coulisse : « Sylvain, tu vois, c’est le
plus grand du monde… » Lui, Syl-
vain Luc, il ne s’est jamais soucié
d’être le plus grand de ceci ou de
cela. Il apprend le violon, puis le
violoncelle, au conservatoire de
Bayonne, et choisit la guitare
pour la danse. On le coince dans
je ne sais quelle case de jazz-rock-
de chant, se produit souvent dans
des oratorios tandis que son père,
organiste et chef de chœur, officie
à la cathédrale de la ville. L’enfant
suit naturellement la voie de ses
parents et participe, en 1946, au
Théâtre Hebbel de Berlin, à une
production de Celui qui dit oui de
Kurt Weill. « Quand on a 10 ans,
faire deux mois de répétitions puis
vivre et sentir la scène, ça a des
conséquences », certifiera, plus
tard, le compositeur qui à cet
âge-là écrit ses premiers lieder
pour voix et piano.
Lecteur de théâtre et de poésie
En 1955, il entre au conservatoire
de Berlin pour y étudier, pendant
cinq ans, l’écriture (Ernst Pepping
et Heinz Friedrich Hartig), le
piano (Otto Rausch) et la compo-
sition (Boris Blacher). En parallèle,
il travaille comme répétiteur des
chœurs à l’Opéra de Berlin. Formé
à l’accompagnement des chan-
teurs dans la classe de sa mère, le
jeune homme entame en 1957
une carrière de pianiste de « lied »
qui lui vaut, à 22 ans, de faire
équipe avec Dietrich Fischer-Dies-
fusion-fandango ? « Je me sens
toujours mal quand on m’en-
ferme dans une case. » Déjà.
N’hésitant pas à enregistrer avec
les Luc Brothers des chansons
basques (Elgarrekin), avec son
Trio Sud (avec André Ceccarelli,
batteur, et Jafet, basse), ou en solo,
Ambre (2003) ou Standards
(2009) : « Dans les standards du
jazz, ce qui m’intéresse, ce n’est
pas le morceau de bravoure ou le
chorus de plus. C’est la composi-
tion telle qu’elle est écrite, la mélo-
die, et ce qu’on a, en tant qu’inter-
prète, à raconter. »
Cela l’intéresse aussi bien dans
ses rencontres avec Francis Las-
sus (batteur), plus tard avec Mi-
chel Portal (Joko, 2006), dans son
interprétation en 2015 de Flambée
montalbanaise (valse étourdis-
sante de Gus Viseur) ou d’Indiffé-
rence (de Tony Murena), en 2023.
Même passion simple qu’il met,
en 2009, à s’approcher du légen-
daire Giant Steps de John Col-
kau (1925-2012), le baryton mythi-
que qui deviendra le plus ardent
promoteur de sa musique, et Bri-
gitte Fassbaender, grande mezzo-
soprano, pour laquelle il compose
en 1960 un cycle de mélodies sur
des poèmes de Paul Celan.
Un an plus tôt, à Essen, a été créé
Stoffreste, ballet sur un argument
de Günter Grass, qui marque l’en-
vol d’Aribert Reimann dans le do-
maine scénique. Grand lecteur
(théâtre, poésie), le compositeur
tire son premier opéra, Un Songe,
créé en 1965, d’un texte d’August
Strindberg (1849-1912). Si l’ouvrage
lyrique suivant, Melusine (1971)
adapte un auteur moins connu
(Yvan Goll), il en va différemment
avec Lear (1978), en écho à la pièce
de William Shakespeare, qui rem-
porte un énorme succès, notam-
ment grâce à la performance de
Dietrich Fischer-Dieskau dans le
rôle-titre d’une partition dont il a
soufflé l’idée à Reimann.
Au fait de tout ce qui s’écrit
autour de lui, y compris dans les
cercles avant-gardistes, le compo-
siteur maintient le cap d’une ex-
pression personnelle nourrie à de
trane. Lui, Luc, il a commencé pu-
bliquement avec son groupe
Bulle Quintet (jazz progressif,
comme on dit), lauréat du 19e Fes-
tival de jazz de Saint-Sébastien, au
Pays basque. Premier album en
solo (Piaia), en 1993.
Il enchaîne, en 1994 avec le gui-
tariste Louis Winsberg (Petits
déjà), devient arrangeur et ac-
compagnateur de studio (William
Sheller, Catherine Lara, Charles
Aznavour…), se fait bassiste dans
le trio de Richard Galliano, re-
vient à la guitare pour le trompet-
tiste Eric Le Lann, enregistre
Ameskeri (1999) avec Stéphane
Belmondo et Duet (2000) en duo
avec Biréli Lagrène.
Outre l’immense succès public,
à la mesure du « jazz » de Duet, les
deux guitaristes éblouissants ont
en commun un rapport à l’instru-
ment totalement inconnu aux
bataillons du rock : cette maîtrise
ahurissante que double en scène
une attitude sobre, simplette,
multiples sources, pour s’inscrire
durablement dans le champ de
l’opéra. La Sonate des spectres
(d’après August Strindberg,
en 1984), Les Troyennes (d’après
Euripide, en 1986), Le Château
(d’après Kafka, en 1992) balisent
une production qui ne faiblira pas
après le changement de siècle. La
Maison de Bernarda Alba (Fede-
rico Garcia Lorca, en 2000) et, sur-
tout, Médée (Franz Grillparzer,
2009), élu « opéra allemand de
l’année » par la revue Opernwelt,
continuent de placer Aribert Rei-
mann au firmament de l’art lyri-
que contemporain.
Pourtant, dès sa période d’ap-
prentissage au conservatoire de
Berlin, il a composé un Concerto
pour piano (1961), suivi, en 1972,
d’un second, et n’a jamais dé-
laissé la musique de chambre (cy-
cles de mélodies inspirées de Ja-
mes Joyce, Joseph von Eichen-
dorff ou Louise Labé, Miniatures
pour quatuor à cordes), ni le mé-
dium orchestral (Sept Fragments
pour orchestre in memoriam Ro-
bert Schumann, en 1988 ; Zeit-In-
seln, en 2004).
disparitions | 27
A Marseille, en 2010.
DENIS DALMASSO/HANS LUCAS VIA AFP
presque ironique. Victoire du jazz
avec le Trio Sud (2003), nouveau
solo avec Ambre, festivals, clubs,
folie de jouer tous les soirs que le
bon dieu fait, cette suractivité
sans esbroufe aboutit à un Djan-
godor (dans la catégorie des « mu-
siciens confirmés »).
Un duo décoiffant
Il est vrai qu’il passe ses nuits et
ses jours à confirmer : avec le
String Quartet (Didier Lockwood,
Victor Bailey, Billy Cobham), aux
côtés de Richard Bona et de Steve
Gadd (All Stars), retrouvant ses
frères au bal du village, ou Biréli
Lagrène, l’alter ego sans ego
(Summertime, 2009). Déferlante
de prix et de cartes blanches
(Pleyel, 2011, à la Philharmonie
plus tard), qui ne le privent pas de
ses Souvenirs d’enfance (compti-
nes sur le pouce, en 2013) ni des
musiques de films bien aimés
(Giu la testa, avec Stefano Di Bat-
tista, en 2014), ou d’un hommage
En 1990.
BRIDGEMAN IMAGES
Toutefois, le quotidien du com-
positeur a longtemps été associé à
la voix. En effet, nommé profes-
seur de lied contemporain à Ham-
bourg, en 1974, Aribert Reimann
exercera les mêmes fonctions à
Berlin à compter de 1983, sans que
cette charge entrave un processus
créatif entrepris dans un esprit de
renouvellement permanent.
« Avec chaque morceau, j’ai tou-
jours le sentiment de repartir de
zéro et de n’avoir jamais écrit la
moindre note auparavant », con-
fiait Aribert Reimann, en 2016.
Une réflexion particulièrement
lourde de sens si l’on considère
qu’il mettait alors la dernière
main à son neuvième et ultime
opéra, L’Invisible (2017), écrit en
français à partir de trois pièces de
à Edith Piaf avec Richard Galliano
(La Vie en rose, 2015).
Changement de cap en 2016, un
duo décoiffant avec Bernard Lubat
(Intranquille) et, trois ans plus tard,
un dialogue exquis avec sa compa-
gne, la guitariste classique Ma-
rylise Florid : c’est D’une rive à
l’autre. En 2021, un objet surpre-
nant l’entraîne sur de nouvelles
pistes, le mot ne ment pas, effets
électroniques, guitare MIDI et tout
le toutim, avec l’ingénieur du son
Renaud Letang, Sylvain Luc, by Re-
naud Letang (2020). D’autres dis-
ques viennent, Eclektic en 2021
(André Ceccarelli et Hadrien Fé-
raud), Birka « jazz de chambre »
(avec Stéphane Belmondo, 2021),
Simple Song, hommage aux com-
positeurs préférés (2023).
Ces dernières années, parallèle-
ment à toutes ses parallèles dont
on mesure au soir de sa mort
qu’elles ont franchement intérêt
à se rejoindre à l’infini, Sylvain
Luc s’était abonné aux fêtes hir-
sutes de Bernard Lubat en ses ter-
res d’Uzeste. Il s’y sentait autre,
toujours plus débridé, serein en
dépit des folies, capable de dé-
chaînements à pleurer de joie, au
beau milieu de la nuit : « Il s’est
passé un truc très étonnant, on ne
s’est pas ennuyé. Comme animés
d’une bougeotte similaire, on se
secouait l’un l’autre. On s’ennuie si
souvent, sur scène ou dans le pu-
blic, en musique… » C’était un
23 août 2013, à l’improviste.
Le 8 mars 2024, Sylvain Luc
jouait à Bordeaux avec Marylise
Florid. Laquelle annonce sa mort
le 14 mars. Ce qui fait dire à Lubat,
hébété comme toute la commu-
nauté des musiciens, selon sa
poétique faussement bouffonne :
« Ça me vexe… Sylvain, il n’avait
pas fini d’inventer la suite… La
suite des grands commence-
ments… De bifurcations en apo-
théoses, il était en train de com-
mencer à continuer de commen-
cer, s’engouffrant dans sa solitude
à lui, toujours si innocemment… »
Ce qui est indéniable, c’est qu’avec
son généreux sens de l’écoute,
son amour du jeu et des musi-
ciens Sylvain Luc avait l’air terri-
blement vivant. Ce qui n’est pas
donné à tout le monde. p
francis marmande
4 MARS 1936 Naissance
à Berlin
1965 Un songe,
d’après Strindberg
1978 Lear,
d’après Shakespeare
1992 Le Château,
d’après Kafka
2017 L’Invisible,
d’après Maeterlinck
13 MARS 2024 Mort à Berlin
Maurice Maeterlinck sur le thème
de la mort et dédié à un frère tué
par des frappes aériennes lors
d’un bombardement de Berlin,
qui ne cessera de hanter le com-
positeur alors âgé de 3 ans. p
pierre gervasoni
28 | dossier spécial 0123
JEUDI 21 MARS 2024

RECRUTER AUTREMENT

Au travail, pour les

cadres handicapés,
mieux vaut cultiver
un « mental d’acier »
Piloter sa vie professionnelle à la hauteur
de ses ambitions et garder le moral face aux
discriminations relève du chemin de croix pour
nombre de travailleurs porteurs de handicap

L
e bureau est plongé dans une de-
mi-pénombre. Thomas Fauvel,
33 ans, lunettes noires sur le nez,
pianote sur son ordinateur
équipé d’un logiciel de recon-
naissance de caractères et d’une
synthèse vocale. L’ingénieur télécoms
d’Orange, non voyant à la suite d’une mala-
die dégénérative, est entré chez l’opérateur
en 2014, dans le cadre de son master en alter-
nance à l’université Paris-Saclay, qui lui a per-
mis d’occuper un poste d’expert transverse
réseaux mobiles. Dans la foulée, il a décroché
un CDI en tant qu’architecte Internet des ob-
jets (IoT), puis, en 2021, un poste d’architecte
solution IoT et convergence. « Les entreprises
bataillent pour les profils en pointe sur le nu-
mérique et l’intelligence artificielle, et pour-
tant, il y a deux ans, quand j’ai voulu évoluer
vers un nouveau poste, j’ai envoyé quarante
candidatures en interne et en externe avant de
décrocher mon job actuel », se souvient le
trentenaire. Il poursuit : « Par comparaison,
un de mes collègues, au profil similaire au
mien – handicap excepté –, a envoyé une seule
candidature à une boîte de high-tech, qui l’a
recruté et a ajouté 20 000 euros de plus à sa
rémunération annuelle ! » Thomas Fauvel en
a conscience : pour satisfaire ses ambitions
professionnelles et tenir bon face aux discri-
minations dans le monde du travail, il va de-
voir cultiver un « mental d’acier ».
Dans l’Hexagone, 110 000 cadres handica-
pés se battent au quotidien. Contre un cancer,
de l’asthme, une sclérose en plaques, un han-
dicap moteur, auditif ou psychique, etc. et
contre les traitements inégalitaires. Cette ca-
tégorie socioprofessionnelle représente 10 %
du total du 1,1 million de travailleurs en situa-
tion de handicap. « Soixante-sept pour cent de
ces cadres ont un niveau d’études bac + 4 ou
plus. Si leur niveau de satisfaction, une fois en
poste, est élevé, ils rencontrent néanmoins tou-
jours de grandes difficultés pour être recrutés »,
regrette Véronique Bustreel, directrice de l’in-
novation à l’Association de gestion du fonds
pour l’insertion professionnelle des person-
nes handicapées (Agefiph), en s’appuyant sur
l’étude « Les cadres en situation de handi-
cap », qu’elle a pilotée avec le cabinet de recru-
tement Michael Page, en novembre 2020.
Le chômage des personnes handicapées ca-
dres et non cadres est en baisse, mais il reste
toujours plus élevé que celui des personnes
« valides » (12,5 % contre 7,5 %). Et le taux d’em-
ploi direct de salariés handicapés dans les en-
treprises stagne à 3,5 %, alors que la loi de 1987
requiert 6 % dans les entreprises de plus de
vingt salariés. Pour Charles Gardou, directeur
de la collection « Connaissances de la diver-
sité », aux éditions Erès, « le mouvement des
Lumières au XVIIIe siècle, qui a promu la liberté
et l’autonomie, reste à traduire en actes en ma-
tière de handicap. En réalité, en tous domaines,
on cherche à s’esquiver face à cette forme de
fragilité surajoutée, miroir brisé de notre con-
dition humaine, de ce que nous sommes par
essence même ». L’anthropologue est aussi à
l’origine de la création, il y a plus d’une décen- fait de leur âge, de nombreux cadres de plus de première crise de manie alors qu’il était
nie, du premier master « référent handicap », « CES PROFILS SONT 45 ans ne parlent pas de leur fragilité, de peur directeur du contrôle de gestion chez un
pour professionnaliser cette fonction. UN ATOUT ET PAS de nuire à leur image et à leur carrière. »
Entré chez L’Oréal il y a vingt-huit ans, Jean-
constructeur automobile : « Une nuit, j’ai en-
voyé des mails à toute l’entreprise, dont le pré-
« PEUR DE NUIRE À LA CARRIÈRE » UN HANDICAP. Claude Le Grand, directeur général des rela- sident. Je voulais refaire toute la stratégie. J’ai
Dans un tel contexte, rester dans la course tions humaines au niveau mondial, a gravi passé deux mois à l’hôpital psychiatrique, où
professionnelle quand on se voit diagnosti- ILS PORTENT UN tous les échelons du géant de la cosmétique, l’on m’a, pour la première fois, posé le dia-
quer un handicap lourd relève du parcours du
combattant, comme en témoigne Paule (le
REGARD DIFFÉRENT sans jamais faire son « coming out » sur sa
dyslexie et sa dysorthographie. C’est seule-
gnostic de bipolarité. » A son retour, il garde
le silence sur sa maladie, et son employeur le
prénom a été modifié), cadre supérieure dans ET NOUVEAU SUR ment il y a un peu plus d’un an que celui qui a licencie pour faute professionnelle.
un grand groupe. « J’ai traversé toutes les éta- eu l’idée, en 2006, de créer une direction
pes du deuil de ma vie d’avant la maladie : le L’ENTREPRISE mondiale de la diversité au sein du groupe a LES « PLUS » DES NEUROATYPIQUES
choc, le déni, la colère, la dépression, la résigna- dévoilé son handicap dans la préface du livre « La différence psychique et cognitive reste ta-
tion, l’acceptation… et la reconstruction. Ré- DU XXIE SIÈCLE » Je maîtrise l’orthographe, de Sandrine Dirani boue et fait peur en entreprise », déplore Rémi
cemment, un poste que je convoitais m’est RÉMI UZZAN (De Boeck Supérieur, 2023). Jean-Claude Le Uzzan. Cet ingénieur de formation, diagnosti-
passé sous le nez. De même, je vois des femmes fondateur du cabinet Grand – par ailleurs à l’initiative de l’associa- qué bipolaire à 19 ans, a travaillé pendant une
à des fonctions équivalentes à la mienne être de conseil Othentik et vivant tion #stopillettrisme portée par L’Oréal – re- quinzaine d’années dans de grandes entrepri-
mieux payées. Mon handicap est-il en cause ? avec un trouble bipolaire connaît avoir encaissé nombre de remarques ses en France et à l’international. En 2023, il a
Peut-être pas, mais j’aurai toujours le doute. » humiliantes de dirigeants sur ses messages lancé Othentik, cabinet de conseil en innova-
A l’instar de Paule, 15 % des cadres handica- WhatsApp et ses mails « bourrés de fautes ». tion dont une majeure partie des consultants
pés choisissent de ne pas divulguer leur ma- Alors, le dire ou pas ? « C’est du cas par cas », sont neuroatypiques et concernés par la dys-
ladie dans l’entreprise. Et 20 % ne deman- estime Frédéric Gounet, 41 ans, qui vit avec lexie, le trouble déficit de l’attention avec ou
dent pas la reconnaissance de la qualité de un trouble bipolaire. Ce responsable pilotage sans hyperactivité, l’autisme, le trouble de la
travailleur handicapé (RQTH), qui ouvre financier chez Bouygues Telecom manage personnalité borderline, et d’autres particula-
pourtant l’accès à des aides. Jean-Rémy Touze, sept collaborateurs. S’il n’a rien dévoilé de sa rités cognitives. « Je veux démontrer que ces
directeur de la responsabilité sociale chez maladie lors de son recrutement, il a fini par profils sont un atout et pas un handicap. Ils
LVMH, lui-même diabétique, constate : « Alors se confier à la DRH et à son équipe au bout de portent un regard différent et nouveau sur l’en-
qu’ils sont plus concernés par les maladies du deux ans. Ce père de trois enfants a vécu sa treprise du XXIe siècle, en prise avec de multi-

Thibaut Guilluy, DG de France Travail: «Le CV est un frein au recrutement»

Des dispositifs d’immersion professionnelle et des tests de simulation permettent de révéler les compétences des candidats à un poste

voir bénéficier de l’ensemble des l’environnement professionnel le désormais obligatoires pour ciaires risquent la suspension de Nous privilégions aussi les mé-
ENTRETIEN solutions existantes pour son in- mieux adapté : Esat, entreprise percevoir le RSA, dont environ leur aide mensuelle de 607 euros. thodes permettant de s’affranchir

N ommé directeur général

de France Travail depuis
le 1er janvier, Thibaut
Guilluy a pour objectif de mettre
sur pied, d’ici à 2027, un guichet
unique et simplifié pour tous,
notamment pour les personnes
en situation de handicap.
Le chômage des personnes
handicapées reste presque
deux fois supérieur à celui
des non-handicapés. Comment
améliorer cette situation ?
La philosophie de notre démar-
che est d’instaurer le droit com-
mun pour tous : un demandeur
d’emploi handicapé, comme tout
demandeur d’emploi, doit pou-
sertion professionnelle.
Or, des publics, comme les jeu-
nes sortant d’Ulis [des dispositifs
qui permettent la scolarisation
d’élèves porteurs de handicap au
sein d’établissements scolaires or-
dinaires], sont parfois orientés
trop systématiquement en Esat
[établissement et service d’accom-
pagnement par le travail] sans que
le service public de l’emploi ait pu,
au préalable, réaliser un diagnos-
tic approfondi de leur situation
individuelle. Dès lors qu’ils sont
en recherche d’emploi, ils seront
désormais systématiquement
adressés à France Travail afin que
soit déterminé avec eux, notam-
ment sur la base d’immersions,
adaptée, entreprise classique, etc.
Plus de 80 % des personnes handi-
capées seront ainsi orientées vers
l’emploi, contre seulement 30 %
ou 40 % jusqu’à présent.
Le rapprochement avec le ré-
seau des Cap Emploi, en œuvre
depuis 2020, permet déjà aux
conseillers de France Travail d’al-
ler solliciter l’expertise des con-
seillers Cap Emploi en cas de be-
soin, dans des lieux uniques d’ac-
compagnement. Nos conseillers
pourront aussi faire appel à des
expertises extérieures, notam-
ment de nature médico-sociale.
Quinze à vingt heures
d’activité hebdomadaire sont
5 % des bénéficiaires sont des
personnes handicapées…
Sur les 2 millions de personnes
éligibles au RSA, seulement 40 % y
sont inscrites. Nous avons décidé
l’enregistrement automatique des
60 % restants, parmi lesquels se
trouvent des personnes handica-
pées. Ces quinze heures d’activité
ne sont pas du travail non rému-
néré ou du bénévolat. Il s’agit, sui-
vant les besoins des personnes,
d’entretiens, d’ateliers de valorisa-
tion de l’image de soi, de prise de
parole en public, de sport, de mise
en place de démarches santé… Il
est exact, en revanche, qu’en cas de
non-suivi des modalités d’accom-
pagnement décidées, les bénéfi-
Seulement un tiers des PME
et TPE recourent à France
Travail pour réaliser leurs
recrutements. Comment
les aider davantage ?
Augmenter cette proportion est
essentiel, car les PME et les TPE
réalisent sept recrutements sur
dix. Nous leur dédions désormais
un conseiller en particulier. Nous
allons également lancer, sur notre
site de recrutement, une expéri-
mentation pour permettre aux
demandeurs d’emploi handicapés
de distinguer des employeurs en-
gagés en faveur du handicap et, à
ces employeurs, d’identifier des
candidats porteurs de handicap.
du CV, qui peut être un frein au re-
crutement des personnes handi-
capées. Elles ont parfois moins de
qualifications et d’expériences
professionnelles, mais pas forcé-
ment moins de compétences.
Ainsi, avec le dispositif d’immer-
sion professionnelle, l’entreprise
peut tester le candidat pendant un
jour, une semaine, un mois. Nous
accélérons aussi le recrutement
par test de simulation, qui permet
d’évaluer si la personne a les apti-
tudes recherchées. Nous dévelop-
pons la formation préalable à
l’embauche et pouvons financer
jusqu’à quatre cents heures
d’adaptation au poste de travail. p
propos recueillis par i. he.
0123
JEUDI 21 MARS 2024
ples challenges climatiques, géopolitiques et
technologiques », explique le presque quadra-
génaire. Qu’il s’agisse d’animer l’intrapreneu-
riat, de développer de nouveaux produits et
services ou d’améliorer l’expérience clients,
« ces profils mettent au service de l’entreprise
leurs atouts, comme la capacité de porter une
forte attention au détail, la pensée en arbores-
cence, l’empathie lors d’entretiens avec des
clients, la spontanéité et la créativité lors d’un
brainstorming… Pour bénéficier de telles forces
en interne, les organisations doivent avant
tout créer des espaces de sécurité psychologi-
que et émotionnelle où l’authenticité, l’audace
et la curiosité peuvent pleinement s’exprimer ».
Un virage « citoyen » qu’a également pris
Hélène Bonnet. Chercheuse en biologie chez
Sanofi depuis une vingtaine d’années, elle se
voit diagnostiquer un cancer du sein en 2014 :
« Après neuf mois de chimiothérapie, de radio-
thérapie et une opération, malgré une motiva-
tion forte de reprendre le travail, je n’arrivais
plus à retrouver le rythme et je me sentais per-
due. Pourtant, mes conditions de travail me
semblaient idéales. Mais il m’a manqué un es-
pace d’échanges entre pairs. » Elle cofonde
alors le programme « Cancer & travail : agir
ensemble » au sein du département respon-
sabilité sociale des entreprises de Sanofi. Ce
réseau interne allie des services (ressources
humaines, service social, santé au travail) et
des salariés ayant vécu la maladie soit à titre
personnel, soit comme aidants ou comme
manageurs accompagnants. Ensemble, ils
soutiennent les collègues malades mais aussi
aidants, dès le diagnostic.
Hélène Bonnet a aussi obtenu que Sanofi
s’engage dans le programme « Travailler et
vivre avec ou après un cancer » de l’associa-
tion Le Nouvel Institut, dirigée par Pascale
Levet, professeure associée à l’institut d’ad-
ministration des entreprises de l’université
Lyon-III. Pour cette chercheuse, « au-delà des
capacités de résilience personnelle des colla-
borateurs, la plupart des réussites se produi-
sent quand toute l’entreprise s’y met et crée
un environnement “constructeur de santé”. Il
faut, par exemple, des accommodements sou-
ples pour concilier performance au travail et
préservation de la santé. Le temps presse car,
en 2030, en France, 25 % de la population
active sera concernée par une maladie chroni-
que. Cela devient un sujet d’organisation et
non plus de réponse au cas par cas ». p
isabelle hennebelle
Ce dossier a été réalisé dans le cadre d’un
partenariat avec l’Université du réseau des
référents handicap, organisée par l’Agefiph.
Enseignement supérieur :
encore des efforts !
Les années d’études des jeunes en situation de handicap ressemblent
trop souvent à un parcours du combattant, malgré des avancées
T
iers-temps, ordinateur
aux examens, bourse
Erasmus… « J’ai dû me
battre à chaque étape de
mon parcours, jusqu’au master
aujourd’hui, pour les obtenir. Tou-
tes les démarches me demandent
une énergie extraordinaire, c’est la
double peine de mon handicap ! »
Ce cri du cœur est celui de Julie (le
prénom a été changé), 22 ans, née
avec une paralysie cérébrale qui
entrave sa mobilité et la prise de
notes. Admise à l’ENS Paris-Sa-
clay, un établissement de l’Es-
sonne inaccessible pour elle en
transports en commun, la jeune
femme a opté pour le Celsa, à
Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-
Seine) – son premier choix, heu-
reusement. Actuellement à Ma-
drid pour un semestre en Eras-
mus, elle découvre une ville « où
tout est plus fluide pour se déplacer
et accéder aux ressources pédago-
giques ». Mais le prix à payer est
élevé. « Mon allocation complé-
mentaire de 250 euros par mois ne
compense pas les surcoûts pour
financer un logement adapté. »
Sans le « soutien constant et l’aide
financière » de ses parents, « rien
n’aurait été possible ».
Comme la jeune femme, seule-
ment 2 % d’étudiants sont accom-
pagnés par les missions handicap
dans l’enseignement supérieur.
FORTU C’est deux fois plus qu’il y a six
ans. Ils sont aussi plus nombreux
à poursuivre en master et en ingé-
nierie (+ 2,7 % depuis 2018). Mais
leur cursus est-il voué à être un
parcours du combattant ?
AU PROGRAMME
La 5e édition de l’Université du réseau
des référents handicap (URRH) a pour
nom « Une place pour chacun dans
un monde en mouvement ». Organisé
par l’Agefiph, cet événement, dont
Le Monde est partenaire, est prévu
les 21 et 22 mars au Carré des Docks,
au Havre. Il est ouvert aux référents
handicap du privé et du public,
aux organismes de formation et aux
centres de formation des apprentis,
ainsi qu’aux organisations syndicales
et patronales.
Au programme sont prévus des
conférences, des modules profession-
nalisants, des talks, des ateliers et
la cérémonie de remise du prix
Activateur de progrès.
A cette occasion, Le Monde organise
la conférence « Sourcer et recruter
autrement » le jeudi 21 mars,
de 13 h 30 à 14 h 30, avec cinq
intervenants :
Pamela Bryant, présidente de l’Union
nationale des entreprises adaptées ;
Thomas Fauvel, président de 100 %
Handinamique ;
Amélie Gautier, chargée de mission
handicap et diversité de Oui Care
et référente handicap des Académies
Oui Care ;
Thibaut Guilluy, directeur général
de France Travail (en duplex) ;
Jean-Rémy Touze, responsable de
l’inclusion et du handicap chez LVMH.
Modérée par Isabelle Hennebelle,
journaliste au Monde, la conférence
sera l’occasion de débattre des
questions suivantes : comment
rénover les méthodes de sourcing et
de recrutement ? Comment repenser
la formation ? Comment faire mieux
coopérer le secteur protégé,
les entreprises et le secteur public
de l’emploi ?
Renseignements et programme :
Agefiph-universite-rrh.fr
Les situations sont très contras-
tées : « J’ai vu autant de magnifi-
ques histoires d’intégration d’étu-
diants concernés par le handicap
que de catastrophes et de freins qui
auraient dû être levés », reconnaît
Laurent Champaney, directeur gé-
néral des Arts et Métiers et prési-
dent de la Conférence des grandes
écoles (CGE), regroupant 242 struc-
tures, majoritairement publiques.
Ce n’est pas faute d’efforts. La com-
mission diversité de la CGE édite
un guide pour les référents handi-
cap et propose, avec des partenai-
res industriels, des bourses pour la
mobilité internationale. « Mais
nous avons toujours l’impression
d’avoir du retard pour répondre
aux besoins, tant ils sont impor-
tants », regrette M. Champaney. Et
pour cause : « La grande diversité
des handicaps, dont beaucoup sont
invisibles, ne facilite pas l’homo-
généisation de la prise en charge. Et
le souhait fréquent des étudiants de
ne pas parler de leur situation ne
nous aide pas », ajoute-t-il. Il re-
grette, enfin, le manque de culture
inclusive de certains enseignants,
« heureusement minoritaires ».
Des moyens renforcés
Des moyens renforcés ont pour-
tant été déployés ces dernières an-
nées par le ministère de l’ensei-
gnement supérieur et de la recher-
che pour, notamment, mieux
orienter les jeunes en terminale
sur Parcoursup : « Toutes les for-
mations référencées sur la plate-
forme affichent le contact d’un ré-
férent handicap et un lien vers des
De vendeuse en poissonnerie à chargée
de clientèle, grâce au CDD Tremplin
Lentement, mais sûrement, ce dispositif s’impose comme un outil
efficace en faveur de l’employabilité des personnes handicapées
P endant vingt ans, Isabelle
Lecureur, 55 ans, a exercé le
métier d’aide-soignante.
Mais des maux de dos chroniques
l’ont obligée à envisager une re-
conversion. Lorsqu’elle a appris
que les salariés en situation de
handicap pouvaient se former à
un nouveau métier au sein d’une
entreprise adaptée – une des
800 structures qui emploient plus
de 55 % de travailleurs handica-
pés –, cette mère de famille a tenté
sa chance. Elle a envoyé son CV à
l’Association pour l’insertion et la
réinsertion professionnelle et hu-
maine des handicapés (ANRH),
qui gère, notamment, vingt entre-
prises adaptées en France. Elle est
retenue dans l’établissement de
Rouen, non loin de Barentin (Sei-
ne-Maritime), où elle habite. « Pen-
dant neuf mois, j’ai suivi une for-
mation de secrétariat, explique la
quinquagénaire. J’ai décroché,
trois mois plus tard, un poste d’as-
sistante de direction dans un cabi-
net d’expertise-comptable. »
Isabelle Lecureur fait partie des
quelque 12 000 personnes qui ont,
à ce jour, bénéficié d’un CDD
Tremplin. Expérimenté en 2018 et
pérennisé le 1er janvier 2024, ce dis-
positif permet à des travailleurs
détenteurs, comme elle, d’une
reconnaissance de la qualité de
travailleur handicapé, d’établir un
projet professionnel et d’acquérir,
en vingt-quatre mois au plus, une
expérience et des compétences au
sein d’une entreprise adaptée
volontaire, avant de rejoindre
dossier spécial | 29
« LE SOUHAIT FRÉQUENT
DES ÉTUDIANTS
DE NE PAS PARLER
DE LEUR SITUATION
NE NOUS AIDE PAS »
LAURENT CHAMPANEY
président de la CGE
informations sur leur accessibilité
– quand elles sont disponibles », as-
sure Jérôme Teillard. Le chef de
projet Parcoursup au ministère
mentionne également le tchat an-
nuel organisé avec les associa-
tions et les familles, ainsi que cer-
taines facilités pour inscrire un
élève dans l’établissement le plus
adapté à son handicap.
Le budget consacré à l’accompa-
gnement des étudiants en situa-
tion de handicap a plafonné des
années à 7,5 millions d’euros jus-
qu’en 2021. Il est ensuite passé à
15 millions en 2022, et à 22 millions
en 2024. Si cet effort budgétaire,
sur un mode accéléré, est inédit,
l’enveloppe actuelle ne représente
que 373 euros par individu. « Deux
cent dix millions d’euros viennent
aussi d’être débloqués pour rendre
les bâtiments de l’Etat accessibles,
en plus des 16 millions habituelle-
ment alloués à cette fin », ajoute-
t-on au ministère des personnes
âgées et des personnes handica-
pées. Et pour coordonner les chan-
tiers, un poste de sous-préfet réfé-
rent handicap et inclusion a été
d’autres employeurs « classi-
ques », du secteur public ou privé.
« Le CDD Tremplin permet de re-
donner confiance aux salariés han-
dicapés, soutient David Bourga-
nel, directeur général de l’ANRH.
Pour la plupart, ces personnes ont
longtemps été coupées du monde
du travail et certaines n’y ont
même jamais mis les pieds. Elles
vont non seulement pouvoir se
former à un nouveau métier, mais
aussi se familiariser avec les codes
de l’entreprise, aussi basiques que
respecter les horaires. »
« Très vite opérationnels »
Atteinte de la maladie de Ménière,
une affection de l’oreille interne
qui provoque des crises vertigi-
neuses invalidantes, Bénédicte
Allard, 45 ans, était vendeuse en
poissonnerie. Elle a, elle aussi, fait
appel à l’ANRH pour se réorienter.
« Je ne pensais pas être faite pour la
vie de bureau, se souvient la qua-
dragénaire. J’imaginais qu’il y avait
trop de stress et pas assez de
contacts humains dans ce genre de
métier. » Les jeux de rôle auxquels
elle a participé au cours de son
CDD Tremplin – prendre des notes
en réunion, répondre au télé-
phone à un interlocuteur agressif,
s’exprimer en public, etc. – ont fait
changer d’avis Bénédicte, qui a dé-
croché un poste de chargée de
clientèle à l’Assurance retraite
caisse nationale de Tours.
Rassurant pour les salariés, le
CDD Tremplin l’est aussi pour les
entreprises partenaires. « Les col-
créé en 2022. Enfin, le 28 février, la
ministre de l’enseignement supé-
rieur, Sylvie Retailleau, et la minis-
tre déléguée chargée des person-
nes handicapées, Fadila Khattabi,
ont lancé un appel à projets pour
soutenir des universités inclusi-
ves modèles.
Accélérer l’immense chantier
Aller plus loin reste une urgence.
Pour contribuer à accélérer l’im-
mense chantier, Thomas Fauvel, le
président du réseau associa-
tif 100 % Handinamique, et Flo-
rian Trichaud, l’ex-président du
Bureau national des étudiants in-
génieurs, ont cosigné fin 2023 un
« Plaidoyer pour le droit à l’ensei-
gnement pour tous ». Leurs qua-
rante mesures, transposables
dans tous les cursus, montrent
l’ampleur du travail à mener : la
création d’un contrat individuel
d’inclusion et d’adaptation, la no-
mination d’un référent pédagogi-
que handicap dans chaque struc-
ture, l’accès systématique aux
outils d’aide et au tiers-temps, la
formation à la pédagogie inclusive
de tous les enseignants, etc.
« Il s’agit aussi de changer globa-
lement le regard sur le handicap
par la sensibilisation de toute une
génération de jeunes – concernés
ou pas – qui seront demain à des
postes-clés dans les entreprises et
dans la société », précise Laurent
Champaney. Car, sans surprise, le
parcours semé d’embûches des
étudiants handicapés se poursuit
dans le monde du travail. p
sophie viguier-vinson
laborateurs sont très vite opéra-
tionnels, constate Anaïs Lebas,
coordinatrice du développe-
ment RH de l’employeur de Bé-
nédicte. Toutes les chances sont
de leur côté pour qu’ils s’intègrent
durablement. D’autant que l’en-
treprise adaptée les suit, tout au
long de la prestation, afin de
vérifier leur bonne intégration sur
le poste, et peut même, si néces-
saire, leur proposer un complé-
ment de formation. »
Malgré ces atouts, les résultats
du CDD Tremplin restent en deçà
des attentes. Depuis la mise en
place du dispositif, seuls 11 % des
quelque 12 000 salariés concernés
ont, selon l’Union nationale des
entreprises adaptées (UNEA),
trouvé un CDI ou un CDD de plus
de six mois après leur formation.
Pamela Bryant préfère voir le
verre à moitié plein : « 11 %, c’est
déjà formidable, avance la prési-
dente de l’UNEA. Toute nou-
veauté nécessite un temps d’adap-
tation. Il a fallu s’approprier ces
parcours d’accompagnement in-
dividualisé de transition, identi-
fier les obstacles à leur bon dérou-
lement – certains candidats, par
exemple, n’avaient pas le bon pro-
fil –, communiquer sur ce modèle
atypique auprès des entreprises
traditionnelles. » Le tout dans un
contexte de crise due au Covid-19
et de ralentissement de l’activité
économique. D’où l’optimisme
de Pamela Bryant, « confiante
pour la suite ». p
virginie skrzyniarz
30 |
IDÉES
0123
JEUDI 21 MARS 2024

Ne nous résignons pas au lent détricotage

de l’ambition environnementale européenne
Face à la menace d’une victoire des extrêmes droites et des droites conservatrices aux élections européennes,
un collectif d’intellectuels et d’experts propose de centrer la campagne autour d’un nouveau Green Deal

E
ntre 2019 et 2022, sous l’impulsion
de la présidente de la Commission
européenne, Ursula von der
Leyen, l’Europe a affirmé forte-
ment ses ambitions écologiques. Ce pro-
jet, le Pacte vert, a été soutenu par une
large coalition qui rassemble les sociaux-
démocrates, les libéraux, les conserva-
teurs et les écologistes au Parlement
européen. Ce Pacte vert propose une vi-
sion ambitieuse et large des enjeux des
transitions écologiques, centrée autour
de l’objectif d’atteindre la neutralité car-
bone en 2050 et de réduire de 55 % les
émissions de gaz à effet de serre, d’ici à
2030, par rapport au niveau de 1990.
Toutefois, au sein de l’Union, les signes
de crispation, voire d’hostilité ou de co-
lère vis-à-vis du Pacte vert, se multiplient
aujourd’hui. Alors que la plupart des dis-
positions prévues par ce dernier ne sont
pas encore entrées en vigueur, le Pacte
vert est en train de devenir le bouc émis-
saire des extrêmes droites et d’une partie
des droites conservatrices européennes
contre les politiques environnementa-
les. Elles tentent d’agréger au sein d’un
même front « anti-Pacte vert » des mou-
vements aussi divers que la contestation
des normes par les agriculteurs ou les
craintes des automobilistes qui ont be-
soin de leur voiture pour se rendre dans
le centre des agglomérations !
Comment expliquer ce risque d’enraye-
ment du projet écologique européen ? Si
le Pacte vert présente une ambition éco-
logique à maintenir, voire à approfondir
sur certains aspects, il présente trois
grandes faiblesses. Tout d’abord, il est
contradictoire avec d’autres projets de la
Commission, notamment la négociation
d’accords de libre-échange – et en parti-
culier celui avec le Mercosur [le marché
commun regroupant plusieurs pays
d’Amérique du Sud] –, qui permettront
l’entrée de produits agricoles ou manu-
facturés dont il sera fort difficile de s’as-
surer qu’ils respectent les mêmes exigen-
ces environnementales. De même, le
nouveau cadre budgétaire adopté par les
institutions européennes ne permettra
pas à l’Union européenne et aux Etats
membres de financer à la bonne hauteur
l’effort de transition écologique.
Par ailleurs, le Pacte est d’abord un cata-
logue de normes sur la « consommation »
des ménages ou des entreprises : le volet
productif en est très faible. L’UE ne pro-
pose qu’une réplique amaigrie et tardive à
l’engagement sans faille que l’administra-
tion Biden a exprimé pour faciliter le dé-
veloppement des industries vertes sur le
sol américain à l’occasion de l’Inflation
Reduction Act de 2022. En conséquence,
de nombreux secteurs industriels – à
commencer par l’automobile face au défi
de la motorisation électrique – s’inquiè-
tent de leur possible déclin. Enfin, le Pacte
vert ne garantit pas toujours la justice so-
ciale dans la transition écologique. La
montée en puissance des marchés car-
bone sur les énergies fossiles du chauf-
fage et du transport individuel, à partir de
2027, risque de provoquer des troubles so-
ciaux si elle n’est pas doublée d’un accom-
pagnement social à la hauteur.
La meilleure défense, c’est l’attaque !
Dans ce contexte, le Green Deal est en
danger. Les prochains mois seront déter-
minants. Du 6 au 9 juin 2024, les élec-
tions européennes auront lieu. Les extrê-
mes droites attisent toutes les peurs.
Leur projet est de renoncer à toute ambi-
tion écologique, ce qui séduit certains
conservateurs, sans annoncer qu’un tel
renoncement entraînerait nécessaire-
ment un déclassement technologique et
géopolitique puisqu’il isolerait l’Europe
de la révolution industrielle en cours.
Aussi, nous ne nous résignons pas au
lent détricotage de l’ambition environne-
mentale européenne ! Pas plus que nous
ne nous résignons au déclassement euro-
péen face à la Chine et aux Etats-Unis
dans la course à la transition. Dans ce con-
NUL BESOIN POUR
L’EUROPE D’UN
POUVOIR PLUS
AUTORITAIRE OU
D’UN HYPOTHÉTIQUE
SAUT FÉDÉRAL. IL LUI
SUFFIT AU CONTRAIRE
D’UNE AFFIRMATION
DE SOLIDARITÉ
texte, la meilleure défense, c’est l’attaque !
Nous proposons un Pacte vert amélioré
qui pourrait être le socle de toutes les for-
ces de progrès aux élections européen-
nes : socialistes, écologistes, libéraux, dé-
mocrates et conservateurs éclairés.
Ce nouveau Pacte vert repose sur trois
principes. Premièrement, engager sans
tarder un renouveau productif vert pour
l’agroécologie, l’industrie ou les services.
Pour le rendre concret, il faut tout de
suite rémunérer correctement les servi-
ces écosystémiques rendus par les agri-
culteurs, conditionner les aides écologi-
ques au « made in Europe », y compris
pour l’achat de véhicules électriques –
ou, au moins, étendre la taxe carbone à
tous les produits assemblés –, et créer
une agence européenne de l’énergie et
un programme extrêmement ambitieux
de recherche-développement en matière
de technologies vertes. Ce renouveau
productif doit être conçu non en vase
clos mais en lien avec des pays du Sud
global avec lesquels l’Europe a intérêt à
construire un partenariat stratégique
pour réussir la transition.
Deuxièmement, redonner confiance
aux classes moyennes et populaires
dans leur parcours de transition à tra-
vers la création d’un « passe climat ».
Une dotation fléchée vers tous les Euro-
péens, avec un montant dépendant de
leur revenu et de leur localisation rési-
dentielle, leur permettrait ainsi de finan-
cer la rénovation thermique de leur lo-
gement, le changement du vecteur de
chauffage, et de se passer de leur voiture
thermique. Les aides existantes, souvent
illisibles, seraient redéployées pour fi-
nancer ce passe.
Stimuler les industries « net zéro »
Pour le doter davantage, nous proposons
un financement spécifique commun,
comme pour le plan de relance après la
crise liée au Covid-19, ainsi qu’une contri-
bution exceptionnelle et unique de tous
les patrimoines de plus de 10 millions
d’euros, dont le rendement serait mo-
deste mais la valeur symbolique élevée.
Combiné à la stratégie productive décrite
au point précédent, cet effort financier
contribuerait à stimuler les industries
« net zéro » européennes et se traduirait
rapidement par de fantastiques écono-
mies sur les importations d’énergies fos-
siles du continent (700 milliards d’euros
rien qu’en 2022, soit l’équivalent du plan
de relance post-Covid-19 !).
Enfin, il faut changer radicalement de
méthode. La transition écologique im-
pose que les pertes ou les coûts soient ré-
partis de manière équitable et efficace.
Par ailleurs, les gains (en matière de
santé, de biodiversité, de lien social, etc.)
seront différents selon les territoires.
Une méthode beaucoup plus contextua-
lisée est donc nécessaire. Pour cela, la né-
gociation et le contrat avec les filières et
avec les territoires sont le seul moyen de
concilier l’ambition écologique avec le
respect de la diversité des situations et
des territoires. Remplaçons l’écologie de
la norme par l’écologie du contrat ! Ces
démarches contractuelles se dérouleront
à l’intérieur des Etats, mais l’Union doit
être la garante de l’ambition globale.
Pour réussir cette ambition écologique,
nul besoin pour l’Europe d’un pouvoir
plus autoritaire ou d’un hypothétique
saut fédéral. Il lui suffit, au contraire,
d’une affirmation de solidarité qui garan-
tisse la diversité des territoires et la liberté
des sociétés civiles. Nous, intellectuels et
entrepreneurs européens, nous ne nous
résignons pas au triple déclassement éco-
logique, productif et géopolitique. p
Signataires : Bertrand Badré, asso-
cié fondateur de Blue Like an Orange
Sustainable Capital, ancien directeur
général de la Banque mondiale ;
Nacho Corredor, cofondateur et pré-
sident du conseil du cabinet beBartlet ;
Xavier Desjardins, professeur en ur-
banisme à Sorbonne Université, coau-
teur de cette tribune ; David Djaïz,
entrepreneur et essayiste, coauteur de
cette tribune ; Joan Herrera, avocat
spécialisé dans l’énergie, partner chez
Samso, professeur associé à l’université
Rovira i Virgili de Tarragone (Espagne) ;
Mathieu Lefèvre, cofondateur du
cercle de réflexion More in Common ;
Cristina Monge, politologue spéciali-
sée dans la transition écologique ;
Thierry Pech, directeur général du
cercle de réflexion Terra Nova ; Daniel
Pérez Rodriguez, directeur général
de L’Energètica, l’entreprise publique
de génération d’énergie de la Catalo-
gne ; Marc Ringel, directeur de l’Insti-
tut franco-allemand de Ludwigsburg
(Bade-Wurtemberg) ; Katarzyna
Sadowy, professeure associée
à l’Ecole d’économie de Varsovie ;
Nathalie Tocci, directrice de l’Institut
d’affaires internationales de Rome

Christophe Defeuilley gime des contrats de délégation

de service public. Ce mouvement
de réappropriation touche d’ores
politique publique de l’eau. La
municipalisation, qui est très
souvent justifiée par la nécessité
Bien sûr, il est encore préma-
turé de tirer un bilan de ces expé-
riences, de leur portée réelle et

L’eau a vocation à devenir

et déjà entre huit et neuf mil- de traiter l’eau comme un bien de leur pérennité. Mais dans une
lions de personnes sur le terri- commun, en est l’une des tra- situation d’ensemble qui ne
toire français, et cette dynami- ductions les plus manifestes. porte pas à l’optimisme, où se
que ne semble pas faiblir. dessinent des premiers signaux

un patrimoine à sauvegarder
Loin d’être anecdotique, ponc-
tuel ou local, le basculement
d’une gestion privée à une ges-
tion publique agit comme un ré-
vélateur de la fin d’une époque :
A mesure que l’eau devient plus rare, plus polluée et plus destructrice, celle d’une politique de l’eau
construite dans les années 1960
de nombreuses collectivités choisissent de la considérer de nouveau dans une logique de développe-
comme un bien commun en municipalisant ment industriel, d’aménage-
les services relevant de sa gestion, explique l’économiste ment, d’universalisation du ser-
vice et d’exploitation extensive
de la ressource.
Cette politique, dans laquelle
Investissements patrimoniaux
Pour les collectivités territoria-
les, c’est parce que l’eau doit être
traitée comme un bien
commun que le retour dans le
giron public est une priorité.
L’eau a vocation à devenir un pa-
trimoine à sauvegarder, à être
gérée avec précaution, dans le
respect des besoins et des atten-
tes de toutes les catégories
d’usagers et avec leur participa-
tion active. Et ce, dans une dé-
d’un désengagement vis-à-vis
des luttes contre le dérèglement
climatique (pensons aux annon-
ces faites par le gouvernement
en réponse aux manifestations
récentes des agriculteurs), les ini-
tiatives prises par les collectivi-
tés territoriales en matière de
gestion de l’eau révèlent l’exis-
tence d’autres logiques, moins
médiatisées mais tout aussi im-
portantes. Et qui permettent
d’envisager des modèles d’action

L
a Journée mondiale de
l’eau, célébrée le 22 mars,
est l’occasion de se pencher
sur les évolutions actuelles
LE BASCULEMENT en matière de gouvernance de
l’eau. Les perturbations de plus
D’UNE GESTION en plus marquantes du cycle de
l’eau se traduisent par une aug-
PRIVÉE mentation forte du nombre et de
À UNE GESTION l’intensité des épisodes météoro-
logiques extrêmes (canicules, sé-
PUBLIQUE cheresses, inondations) et impo-
sent un stress sur les ressources
AGIT COMME en eau dont dispose notre pays
pour le présent et pour l’avenir.
UN RÉVÉLATEUR Ces événements ont mis en
DE LA FIN mouvement les principaux ac-
teurs de la politique de l’eau (Etat,
D’UNE ÉPOQUE agences de l’eau, collectivités ter-
ritoriales), qui sont invités à trou-
ver des solutions pérennes à ce
nouveau contexte.
Nouvelle donne
Parmi l’ensemble des évolutions
en cours, un changement impor-
tant, qui reste largement mé-
connu du grand public, mérite
que l’on s’y attarde. Il s’agit de la
municipalisation des services de
l’eau. Depuis 2010, date de la re-
prise en régie de la gestion de
l’eau par la Ville de Paris, des cen-
taines de collectivités territoria-
les, parmi lesquelles Lyon, Bor-
deaux, Nice, Brest ou Rennes,
ont tourné le dos à la gestion pri-
vée de l’eau, effectuée sous le ré-
l’eau était considérée comme
une matière première, un
facteur de production déterrito-
rialisé et dégagé de son milieu
naturel, s’avère mal outillée pour
faire face aux nouveaux défis
auxquels nous sommes collecti-
vement confrontés. L’eau abon-
dante, « tombée du ciel », qui est
canalisée, domestiquée, achemi-
née sans trop se soucier du len-
demain, se mue aujourd’hui en
eau rare ou en eau dévastatrice,
dont la qualité est fortement af-
fectée par la concentration de
polluants dans des milieux
aquatiques déjà fragilisés.
Cette nouvelle donne implique
de reconsidérer les bases de la
marche de très long terme, de
reconnexion avec des milieux
naturels restaurés, d’implica-
tion citoyenne. Ce sont ces pro-
messes que porte la municipali-
sation de l’eau, et qui incitent de
nombreuses collectivités terri-
toriales à revenir en régie.
Dans de nombreux cas, cela se
concrétise par des inflexions en
matière de tarification (plus in-
clusive, incitant à la sobriété),
par des investissements patri-
moniaux visant à protéger et à
sauvegarder les milieux natu-
rels (fleuves, nappes phréati-
ques) et par la réflexion sur de
nouvelles solutions de réutilisa-
tion de la ressource.
publique décentralisés, territo-
rialisés, potentiellement por-
teurs d’un renouveau démocra-
tique, centrés sur la préservation
des biens naturels et qui s’écar-
tent des modèles industriels et
productivistes traditionnels. p
Christophe Defeuilley est
chercheur associé à Sciences
Po Paris. Il a notamment
publié « La Politique publique
de l’eau. Gouverner un bien
commun » (Le Bord de l’eau,
150 pages, 14 euros)
0123
JEUDI 21 MARS 2024 idées | 31

A Réduire notre dépendance

la fin de la seconde guerre mon- nos prairies et leur stock important de
diale, l’usage croissant des en- carbone et de biodiversité.
grais de synthèse a permis d’aug- Le défi que nous présentons ici est de
menter les rendements agricoles taille, car il concerne directement notre
en Europe, permettant l’autonomie ali- souveraineté alimentaire, encore trop dé-
mentaire à partir des années 1970. Ce- pendante d’énergies fossiles dont la dis-
pendant, il a aussi causé de nombreux
problèmes environnementaux (comme
la pollution de l’eau) et géopolitiques. La
production agricole européenne est de-
venue directement tributaire des pays
aux engrais de synthèse ponibilité est de moins en moins assurée.
Des politiques publiques ambitieuses de-
vraient viser une modification profonde
de notre système de production. Mais
cela ne représente qu’une partie du che-

producteurs de gaz, comme la Russie, car
la fabrication de ces engrais par le pro-
cessus industriel Haber-Bosch requiert
de l’hydrogène, majoritairement issu du
méthane. Entre février 2021 et février
2022, leur prix a quadruplé. Avec une
baisse estimée de 25 % à 42 % de l’appro-
visionnement européen en gaz d’ici à
2030, ces envolées tarifaires pourraient
se multiplier et s’amplifier.
Sachant que 40 % de la production agri-
cole européenne dépend des engrais de
synthèse, qu’en sera-t-il de notre souve-
raineté alimentaire lors de ces futurs
chocs gaziers ? Une utilisation plus rai-
sonnée et efficiente est possible mais
n’empêchera pas des tensions sur la res-
source. Qu’en sera-t-il alors si même cela
ne suffit plus ? Pourrions-nous revivre des
pénuries en Europe ? Tout dépend des
mesures que nous prenons pour antici-
per ces futures crises.
Ressource naturelle d’azote
Les ressources alternatives à ces engrais
proviennent de la matière organique : dé-
jections animales (fumier), résidus de
plantes laissés au champ et déchets issus
de l’industrie alimentaire ou des zones
urbaines. Mais ces ressources sont en
quantité limitée, mal réparties géographi-
quement et difficilement transportables.
Réduire notre dépendance aux engrais de
synthèse nécessite donc une politique
d’anticipation et l’adaptation de nos sys-
tèmes agroalimentaires.
Une première action serait d’augmenter
le recyclage des déchets organiques ur-
bains, qui contiennent une quantité im-
portante d’éléments nécessaires à la ferti-
lisation des cultures. En France, 44 % des
boues de station d’épuration sont déjà
épandues sur les sols agricoles, et des ini-
tiatives innovantes permettent de récol-
ter et de recycler l’urine humaine. Des fi-
nécessite de l’anticipation
L’usage de substances chimiques a rendu la production agricole européenne
tributaire des pays producteurs de gaz. Un collectif d’agronomes prône
différents leviers, parmi lesquels le recyclage des déchets organiques
ou la réintroduction des légumineuses dans les rotations de cultures
lières de recyclage qui existent et ne de-
mandent qu’à être étendues plus large-
ment sur le territoire. En cela, la loi de
2020 obligeant au compostage des dé-
chets organiques va dans le bon sens, à
condition de s’assurer que sa mise en ap-
plication soit accessible pour tous.
Depuis les années 1950, les rotations de
cultures, c’est-à-dire l’enchaînement tem-
porel des espèces cultivées sur une même
parcelle, se sont considérablement sim-
plifiées. Le cas le plus emblématique est la
monoculture de maïs. Ces simplifications
ont permis de réduire le travail des agri-
culteurs, mais elles ont accru leur dépen-
dance aux engrais de synthèse en limi-
tant une ressource naturelle d’azote : les
légumineuses. Ces plantes (pois, luzerne)
ont la capacité de puiser l’azote atmos-
phérique. Leur utilisation dans les rota-
tions de cultures permet donc d’apporter
naturellement de l’azote au sol. Il existe
d’ailleurs déjà des systèmes plus diversi-
fiés incluant les légumineuses, comme en
agriculture biologique.
Il faudrait donc travailler à réintroduire
ces légumineuses dans les rotations. En
cela, nous saluons certaines décisions
dans la nouvelle politique agricole
commune. Mais le développement de ces
cultures fait face à des freins : des rota-
tions plus complexes demandent plus de
travail à des agriculteurs souvent surchar-
gés et il y a des problématiques techni-
ques ainsi qu’une faible valorisation éco-
nomique de la production de légumineu-
ses. Une politique ambitieuse devra
accompagner les agriculteurs et dévelop-
per des débouchés économiques.
Le troisième levier est de réorienter
nos territoires agricoles vers la polycul-
LA RÉCENTE
MOBILISATION
NOUS MONTRE
QUE LA SOBRIÉTÉ
ALIMENTAIRE NE SERA
POSSIBLE QU’AVEC UNE
RÉMUNÉRATION JUSTE
DES AGRICULTEURS
ture-élevage. Il faudrait réorganiser géo-
graphiquement l’élevage pour le posi-
tionner à proximité des champs culti-
vés. L’objectif est de faciliter le transfert
des nutriments des prairies vers les cul-
tures à travers le fumier. Pourquoi y ré-
fléchir localement ? Parce que le trans-
port des déjections animales est compli-
qué et son coût sur de longues distances
élevé. Cette relocalisation est un travail
colossal qui nécessite une planification.
D’ici dix ans, 50 % des agriculteurs vont
partir à la retraite. Cet immense chantier
du renouvellement agricole devrait être
l’occasion de réfléchir au futur de nos
paysages agricoles.
Réduire le gaspillage alimentaire
Cette relocalisation doit aussi être accom-
pagnée d’une réflexion sur la taille du
cheptel national et sur la façon dont il est
nourri, le but étant de limiter la compéti-
tion entre l’alimentation des animaux et
la nôtre, en réorientant vers l’alimenta-
tion humaine une partie des céréales
aujourd’hui destinées aux animaux. Il
faudra baser préférentiellement les ra-
tions sur l’herbe et les coproduits agroali-
mentaires non consommables par
l’homme, ce qui permettra de préserver
min. En tant que citoyens, nous avons
également un rôle. Comment ? Par exem-
ple en accordant une place préférentielle
aux protéines végétales plutôt qu’aux
protéines animales. Ou encore en rédui-
sant drastiquement notre gaspillage ali-
mentaire, qui s’élève à 60 kilos par Fran-
çais chaque année. En d’autres termes, il
faut aller vers une sobriété alimentaire.
La récente mobilisation agricole nous
montre que cette sobriété alimentaire
ne sera possible qu’avec une rémunéra-
tion juste des agriculteurs. Relever le
défi des futures crises énergétiques, qui
s’additionnent à des crises climatiques
et de perte de biodiversité, ne pourra se
faire dans un contexte de précarité éco-
nomique et sociale des agriculteurs. Si
les leviers que nous proposons répon-
dent à beaucoup de ces grands défis, ils
auront besoin, pour être développés,
d’une reconnexion entre le monde agri-
cole et les citoyens. p
Pietro Barbieri, maître de conféren-
ces, Bordeaux Sciences Agro ; Noélie
Borghino, doctorante, Institut natio-
nal de la recherche pour l’agriculture,
l’alimentation et l’environnement
(Inrae) ; Joséphine Demay, docto-
rante, Inrae ; Bertrand Dumont,
directeur de recherche, Inrae ;
Ulysse Gaudaré, docteur en agrono-
mie ; Olivier Godinot, maître de
conférences, Institut Agro Rennes-
Angers ; Nicolas Guilpart, maître de
conférences, AgroParisTech ; Chantal
Le Mouël, directrice de recherche,
Inrae ; Sylvain Pellerin, directeur
de recherche, Inrae ; Bruno Ringeval,
chercheur, Inrae

Miquel Oliu-Barton L’accord européen sur la qualité de l’air

envoie un signal positif mais laisse des lacunes
Si l’Union européenne a renforcé ses normes afin de se rapprocher de celles de l’OMS, le chercheur en économie de la santé déplore
des dérogations qui pourraient conduire à une fracture entre les régions. Et surtout freiner l’objectif de zéro pollution d’ici à 2050

L
e 20 février, l’Union euro-
péenne (UE) a franchi une
étape cruciale en actualisant
les normes sur la qualité de
l’air. L’accord prévoit de se rap-
procher des recommandations de
l’Organisation mondiale de la
santé, progressant ainsi vers son
objectif de zéro pollution d’ici à
2050. Si cette révision est un pas
en avant vers une Europe plus
saine, des mises en garde s’impo-
sent pour garantir son succès.
Améliorer la qualité de l’air est
urgent pour cinq raisons. Tout
d’abord, la pollution de l’air de-
meure la plus grande menace en-
vironnementale pour la santé et
une cause majeure de maladies
chroniques, notamment les acci-
dents vasculaires cérébraux, le
cancer et le diabète. Malgré des
progrès importants en la matière,
environ 300 000 décès sont attri-
bués chaque année à la pollution
de l’air par l’Agence européenne
pour l’environnement, entraînant
également des pertes économi-
ques colossales.
Deuxièmement, réduire la pol-
lution de l’air est compatible avec
l’activité économique. L’UE dis-
pose de nombreux instruments
pour s’attaquer à ce problème,
par exemple à travers des poli-
tiques recouvrant l’environne-
ment, l’énergie, les transports,
l’agriculture, l’industrie ou la re-
cherche et l’innovation, ainsi que
des fonds spécifiques. Troisième-
ment, la pollution de l’air affecte
de manière disproportionnée les
groupes vulnérables : les enfants
et les personnes âgées, ainsi que
celles souffrant de comorbidités
ou en situation de précarité.
Garantir la qualité de l’air est
donc essentiel pour réduire les
inégalités en matière de santé au
sein de notre continent.
Quatrièmement, l’air pollué
nuit aux forêts, aux écosystèmes
et aux cultures, ce qui affecte
considérablement la biodiversité
et les services qu’elle fournit.
Enfin, si la qualité de l’air est
essentiellement une question
locale, les polluants atmosphé-
riques traversent les frontières.
Une réponse coordonnée est
donc nécessaire afin d’éviter les
tensions entre les pays de l’UE.
L’accord du 20 février met l’ac-
cent sur l’accès à l’information et
à la justice, et la création de
feuilles de route. En outre, la
proposition encourage l’harmo-
nisation des mesures de la pollu-
tion atmosphérique, l’augmen-
tation des points de prélève-
ment dans les zones urbaines, et
la révision périodique des nor-
mes afin de les aligner avec les
progrès scientifiques.
Les indices de qualité de l’air
seront simplifiés et uniformisés,
et les citoyens informés des
symptômes et des risques pour la
santé liés à la pollution atmos-
phérique, aussi bien lors des pics
de pollution qu’en cas d’une ex-
position prolongée. Ils pourront
demander réparation lorsque
leur santé aura été affectée à la
suite de violations délibérées ou
par négligence des normes dans
leurs pays. Pour les particules fi-
LA FRACTURE ENTRE
L’EUROPE
OCCIDENTALE ET
LES PAYS DE L’EST,
QUI SONT PLUS
GRAVEMENT
TOUCHÉS PAR LA
POLLUTION DE L’AIR,
SERA PROLONGÉE
nes (PM2,5) et le dioxyde d’azote
(NO2), polluants dont les effets
nocifs sont les mieux documen-
tés, les valeurs limites annuelles
de l’UE seront plus que réduites
de moitié en 2030. Bien que ces
valeurs soient encore deux fois
plus élevées que les valeurs
recommandées par l’Organisa-
tion mondiale de la santé (OMS),
elles représentent néanmoins
une amélioration majeure pour
la protection de la santé.
D’ici à 2028, tous les pays de l’UE
devront élaborer des feuilles de
route sur la qualité de l’air décri-
vant des mesures d’urgence à
court terme (telles que la limita-
tion de la circulation ou la sus-
pension des travaux) pour ré-
duire les risques immédiats dans
les zones où les seuils de pollu-
tion de l’air sont dépassés, ainsi
que des stratégies à long terme
pour assurer la qualité de l’air ;
pour les pays ayant des régions
en retard, des plans spécifiques
devront être élaborés pour corri-
ger leur trajectoire au plus vite.
Si dans l’ensemble l’accord est
cohérent et ambitieux, il contient
toutefois d’importantes lacunes :
les régions ayant des « circonstan-
ces particulières » pourront repor-
ter jusqu’à dix ans supplémentai-
res la mise en conformité avec les
nouvelles normes de qualité de
l’air. Car bien qu’en principe ces
dérogations devront se fonder sur
des critères objectifs – par exem-
ple, des conditions climatiques ou
géographiques entravant la dis-
persion des polluants dans l’at-
mosphère –, certaines sont aussi
sujettes à interprétation. Une il-
lustration notable : un délai sup-
plémentaire pourra être accordé
si la conformité aux nouvelles
normes requiert le changement
des chauffages domestiques de
manière significative.
Combat de longue haleine
Bien que ces exceptions aient été
essentielles pour sceller l’accord
avant les élections européennes
du 9 juin, elles soulèvent deux ris-
ques importants. Tout d’abord, les
reports systématiques prolonge-
ront la fracture entre l’Europe
occidentale et les pays de l’Est, qui
tendent à être plus gravement
touchés par la pollution de l’air.
Les reports dans une région nui-
ront à la qualité de l’air des
régions voisines, rendant plus dif-
ficile leur conformité avec la légis-
lation. Au lieu de cela, l’UE devrait
fournir un soutien économique
ciblé pour aider les pays en diffi-
culté à passer plus rapidement
aux technologies propres : amé-
liorer les systèmes de chauffage
domestique, les pratiques agrico-
les et les processus industriels.
Inversement, tout pays qui n’est
pas en mesure de respecter les
normes peut invoquer des « cir-
constances particulières » pour
justifier la lenteur de ses progrès,
même si celle-ci est due à une ac-
tion insuffisante. Si l’on veut un
air plus pur pour tous les Euro-
péens, ces circonstances spécifi-
ques doivent être gérées avec
beaucoup de prudence. Dans les
zones très polluées, il convient de
définir clairement les priorités et
non pas d’ajourner les mesures.
L’accord européen sur la qualité
de l’air est un signal fort, mais sa
mise en œuvre adéquate sera un
combat de longue haleine. Car
éviter un contournement des
règles est nécessaire si l’on veut
laisser le fardeau de la pollution
de l’air derrière nous. p
Miquel Oliu-Barton est maî-
tre de conférences en mathé-
matiques à l’université Paris-
Dauphine-PSL et chercheur en
économie de la santé à l’institut
européen Bruegel (Bruxelles)
32 | idées 0123
JEUDI 21 MARS 2024

ANIMISME
Le naturalisme singularisant l’Occident n’a
soudain plus rien d’universel, mais ne serait
qu’un rapport au monde parmi d’autres avec
l’animisme, l’analogisme et le totémisme. Cet
animisme, propre à certains peuples d’Ama-
zonie qu’il a étudiés, se caractérise, selon Phi-
lippe Descola, par une « ressemblance des inté-
riorités » par-delà les dissemblances physi-
ques. Tous les organismes – végétaux, hu-
mains, animaux – partageraient de la sorte
Ces dernières années, l’animisme est devenu central dans la pensée une essence similaire. Une telle acception rap-
écologique. Mais cette vogue cristallise une controverse entre ceux pelle l’étymologie de ce terme issu du latin
anima (« âme »), qu’une définition générique
qui entendent promouvoir une notion ouvrant sur des cultures non renvoie à la croyance aux âmes et aux esprits,
occidentales, et d’autres y décelant la survivance d’un certain orientalisme et que d’autres grands anthropologues
contemporains nourrissant les pensées de
l’écologie ont aussi mis au centre de leurs
HISTOIRE D’UNE NOTION tielle du début du XXIe siècle est le bascule-
ment dans l’animisme. »
travaux – ainsi du Brésilien Eduardo Viveiros
de Castro, du Britannique Tim Ingold ou du
une pyramide évolutionniste plaçant le chris-
tianisme au sommet de la civilisation.
« En valorisant l’animisme, la pensée contem-
poraine semble rejouer un fantasme du loin-
tain », estime Mohamed Amer Meziane,
auteur d’Au bord des mondes (Vues de l’esprit,
2023). L’exotisme et le relent primitiviste sont
également pointés par l’anthropologue Jean-
Loup Amselle dans son récent Critique de la
raison animiste (Mimésis, 2023). Ce spécialiste
de l’Afrique y dénonce un « pansement mira-
cle », politiquement inoffensif, censé « guérir
les affres de la modernité ».
A rebours de ceux qui condamnent un ani-
misme contaminé à jamais, d’autres enten-
dent le reconquérir. « Cette notion peut être
opératoire en étant reformulée d’un point de
vue décolonial. Les espaces façonnés par le fait
colonial savent aussi s’approprier l’animisme

L’
animisme existerait depuis la nuit
des temps. Mais, à lire la pensée
écologique actuelle, il émerge
comme une religion nouvelle.
Peut-être parce que les temps redeviennent
nuit, suggère Baptiste Morizot dans L’Inex-
ploré (Wildproject, 2023). Le philosophe du
vivant soutient que la crise écologique fait
imploser le cadre mental de la modernité oc-
cidentale, et son « naturalisme » séparant ra-
dicalement la nature et l’humain : nous en-
trerions dans un nouveau « temps mythi-
que » où « se renégocient nos relations au
monde », laissant imaginer un « espace sus-
pendu, dans lequel animisme et naturalisme
ne sont plus face à face, mais côte à côte ». Le
naturalisme serait même déjà englouti, insi-
nue Achille Mbembe. Dans La Communauté
terrestre (La Découverte, 2023), le philosophe
camerounais affirme : « La marque essen-
Cette ferveur pour l’animisme a saisi Alice
Lefilleul, qui a mené sur le sujet une thèse
en littérature comparée à la Sorbonne, entre
2014 et 2018. C’est dans cet intervalle qu’elle
a assisté à son surgissement : « Au fur et à
mesure de mon travail, j’ai été saisie par la
montée en puissance de cette notion sous
l’effet de l’intensification de la crise climati-
que et de l’essor de l’écologie politique. » Tout
à coup, l’animisme s’est mis à labelliser une
« ontologie » désirable, autrement dit une
manière d’être au monde de certains peu-
ples humains. Le soubassement de cette
mutation est aujourd’hui balisé : qualifié de
« tournant ontologique de l’anthropologie »,
ce virage a pour matrice l’ouvrage Par-delà
nature et culture (Gallimard, 2005), dans
lequel Philippe Descola récapitule en un
célèbre tableau les quatre « ontologies » pos-
sibles des sociétés humaines.
Canadien Eduardo Kohn.
« EN VALORISANT « Fantasme du lointain »
L’ANIMISME, Cette résurgence de l’animisme s’accompa-
gne aussi d’une vague de critiques le ren-
LA PENSÉE voyant à ses biais originels. Le philosophe
Mohamed Amer Meziane cible ainsi la « con-
CONTEMPORAINE fiance excessive » dans une notion relevant
SEMBLE REJOUER pourtant d’un « dispositif colonial qui devrait
d’emblée inspirer la méfiance ». Sa première
UN FANTASME conceptualisation remonte en effet à
l’ouvrage Primitive Culture, paru en 1871. L’an-
DU LOINTAIN » thropologue britannique Edward Burnett
MOHAMED AMER MEZIANE Tylor (1832-1917) le théorise alors comme le
philosophe système de pensée des sociétés primitives
situées à « un degré inférieur de civilisation »,
stade infantile qui précéderait l’apparition du
polythéisme puis du monothéisme. Cette
conception s’insère dans une mentalité pro-
pre à son siècle, concevant l’humanité selon
pour fabriquer un contre-discours », soutient
Alice Lefilleul. Elle prend en exemple l’anthro-
pologue Nastassja Martin qui, dans A l’est des
rêves. Réponses even aux crises systémiques (La
Découverte, 2022), démontre « sans essentia-
lisme comment ce peuple articule sa manière
de vivre à une lutte contre le capitalisme ».
Baptiste Morizot aussi se méfie d’une notion
employée sans recul critique. Dans Manières
d’être vivant (Actes Sud, 2020), il juge l’ani-
misme « problématique » en raison de son
ethnocentrisme : il réduit ces sociétés à leur
seule aptitude sensible et l’Occident à une rai-
son asséchante. Or les peuples animistes rai-
sonnent, mais autrement. Quand du cœur de
la modernité peut aussi surgir une sensibilité
inattendue, grâce aux « sciences du vivant
réanimantes » ouvrant la possibilité d’une
alliance entre naturalisme et animisme. p
youness bousenna

CHRONIQUE | PAR JEAN-BAPTISTE FRESSOZ

DU MODE D’EXISTENCE DE BRUNO LATOUR
L’argumentaire vert LIVRE vaise note » et du malaise quant à
sa propre foi. Au moment où il
cursifs de la production de la vé-
rité par un geste d’exégèse pour-

de l’industrie minière P ersonne n’a jamais lu le

premier livre de Bruno La-
tour (1947-2022). Même
pas Bruno Latour. Jusqu’ici, sa bi-
bliographie officielle débutait
travaille sur Exégèse et ontologie,
Latour choisit de ne pas baptiser
ses enfants. « C’est le drame de ma
génération, ce hiatus, cette sus-
pension dans le cheminement des
suivi toute sa vie. Bien avant le
« tournant ontologique de l’anthro-
pologie », le cœur de son projet
portait déjà sur l’ontologie, animé
par une intuition : la pluralité des

L a multinationale Imerys pro-

jette d’ouvrir à Echassières, dans
l’Allier, une des plus grandes mi-
nes de lithium d’Europe. Il faut lire le
« dossier du maître d’ouvrage » remis
par l’entreprise pour comprendre les
enjeux que soulève l’électrification du
parc automobile. Les chiffres impres-
sionnent : avec des réserves estimées à
375 000 tonnes, Echassières est l’un
des plus importants gisements de li-
thium en Europe. Tréguennec, dans le
Finistère, deuxième sur le podium
français, serait cinq fois moins riche.
L’exploitant annonce une extraction
annuelle de 34 000 tonnes d’hy-
droxyde de lithium.
Etant donné la teneur du minerai,
son exploitation implique de retirer
du sous-sol plus de 2 millions de ton-
nes de granit, de les concasser, de les
broyer et de les soumettre à divers
traitements chimiques. Tout cela con-
somme énormément d’eau et d’éner-
gie : un four à calcination brûlera
50 millions de mètres cubes de gaz par
an et l’ensemble du projet consom-
mera 446 gigawattheures d’électricité
par an, soit un millième de la produc-
tion électrique française.
Le plus surprenant est que, malgré
ce gigantisme, le site d’Echassières ne
représente qu’une toute petite partie
de l’industrie minière nécessaire pour
électrifier le parc automobile français.
De cette mine, Imerys prévoit de sortir
suffisamment de lithium pour fabri-
quer 17 millions de voitures, soit seu-
lement un tiers du parc actuel. Bien
d’autres Echassières en France, et sur-
tout ailleurs, sont donc à prévoir. Ce-
rise sur le gâteau, le lithium ne repré-
sente que 4 % du poids des batteries
des véhicules électriques, les 96 autres
– graphite, aluminium, cobalt, manga-
nèse, nickel et cuivre – posant aussi
des problèmes environnementaux.
L’argument principal à l’appui du
dossier est évidemment l’impératif de
la transition énergétique. « Le projet,
peut-on lire, pourrait représenter une
solution de décarbonation permettant
de contribuer à l’objectif fixé par
l’Union européenne de zéro émission
D’OÙ VIENT CETTE IDÉE QUE,
POUR SAUVER LE CLIMAT,
IL FAUT ABSOLUMENT
OUVRIR DES MINES ?
nette d’ici à 2050. » La formulation,
alambiquée, se comprend quand on
voit le graphique qui suit : à l’échelle
européenne, la voiture électrique ne
réduit que de 60 % les émissions de
en 1979 avec La Vie de laboratoire,
coécrit avec Steve Woolgar (La Dé-
couverte, 2006), résultat de deux
ans d’immersion dans une unité
de neuroendocrinologie.
messages », confesse le philoso-
phe. Ces entretiens au crépuscule
de sa vie offrent un regard biogra-
phique bienvenu sur l’atypique
parcours de ce géant de la pensée
« modes d’existence », ces façons de
concevoir l’être et le monde.
Depuis ce point de départ foca-
lisé sur l’ontologie chrétienne,
l’entretien déroule quatre décen-
CO2 par rapport à un véhicule thermi- Désormais, il faudra compter écologique, mais pas seulement. nies de parcours intellectuel ponc-
que. Un progrès donc, mais qui nous LA RELIGION avec Exégèse et ontologie, sa thèse tuées par une nouvelle secousse
laisse assez loin de l’objectif de la neu- À L’ÉPREUVE de philosophie soutenue en 1975. Secousse cosmologique cosmologique : la crise écologique,
tralité carbone. Il est probable que DE L’ÉCOLOGIE Le premier contient aussi le der- Ils éclairent aussi le rôle, dans son devenue centrale dans sa pensée.
l’électrification en cours du parc auto- de Bruno Latour, nier : ce texte originel est précédé œuvre, de la parole religieuse à Partisan de la « prophétique » en-
mobile ne fasse que reporter à un peu La Découverte, par La Religion à l’épreuve de l’éco- partir de la « totale bizarrerie » de cyclique Laudato si (2015), Bruno
plus tard le franchissement des + 2 °C 376 p., 22 € logie (La Découverte, 376 pages, cette thèse qui explorait les condi- Latour voit dans l’anthropocène
par rapport à l’époque préindustrielle. 22 euros), ensemble d’entretiens tions d’énonciation de différents un moment déterminant pour le
autour du christianisme réalisés discours, de Saint-John Perse et christianisme. Pour débarrasser
Redorer le blason de novembre 2020 à janvier 2021 Charles Péguy à l’Evangile de l’Eglise d’une pulsion hégémoni-
D’où vient alors cette idée que, pour par les sociologues Anne-Sophie Marc. Ce travail est saisissant par que au profit de l’acceptation de la
sauver le climat, il faut absolument Breitwiller et Pierre-Louis Cho- son originalité, qui annonce la pluralité, et cheminer vers un
ouvrir des mines ? Dans un livre ré- quet, avec la participation du père grande liberté de ton et de pensée « christianisme écologisé ». Car la
cent, La Ruée minière au XXIe siècle. En- Frédéric Louzeau. de Bruno Latour – au risque du révélation du Christ repose à ses
quête sur les métaux à l’ère de la transi- Bruno Latour avait de bonnes salmigondis, diraient ses détrac- yeux sur une « invention stupé-
tion (Seuil, 352 pages, 23 euros), la jour- raisons de ne pas relire cette teurs – comme par l’étonnante fiante », celle d’avoir rendu possi-
naliste Celia Izoard a retracé l’histoire thèse. Alors en coopération à Abi- constance de ses préoccupations. ble la coexistence du temps et de
de cette association. Au début des an- djan, il bifurquait déjà vers l’an- Avant de l’appliquer à la science, l’éternité, distinguant sa vérité
nées 2000, face la montée de l’indus- thropologie. Et s’éloignait d’un il s’attachait dès son cursus de phi- d’autres discours. p
trie chinoise, l’Europe et les Etats-Unis travail sanctionné par une « mau- losophie à saisir les ressorts dis- y. bou.
se préoccupent de leur souveraineté
minérale, car il leur faut sécuriser des
approvisionnements en métaux « cri-
tiques » pour l’aéronautique, l’auto-
mobile, l’électronique, l’armement…
Dans les rapports sur ce sujet, la ques-
La famine à Gaza | par sergueï
tion du climat est alors absente.
En 2012, Arnaud Montebourg, le mi-
nistre chargé de l’industrie, lance, par
exemple, la « stratégie du renouveau
minier » : il n’est pas question de tran-
sition, mais de souveraineté et de « re-
dressement industriel ».
Naturellement, les ONG considèrent
ces initiatives d’un mauvais œil, tant
les mines sont, par la nature même de
leur activité, polluantes. Le lobby du
secteur, Euromines, se plaint de l’hos-
tilité ambiante auprès de la Commis-
sion européenne. Arrive 2015 et l’ac-
cord de Paris : l’occasion rêvée pour re-
dorer le blason de la mine. En 2017, la
Banque mondiale, en collaboration
avec les géants miniers, calcule les be-
soins en métaux pour décarboner l’in-
frastructure énergétique mondiale.
Après cette date, les mêmes rapports,
portant sur les mêmes problèmes
d’approvisionnement, se placent do-
rénavant sous la bannière du climat.
Le lobby minier parle maintenant
« des métaux pour la transition », alors
qu’il s’agit souvent de métaux pour
l’électronique et l’industrie en général.
En quelques années, le climat est ainsi
parvenu à réenchanter la mine. p
Jean-Baptiste Fressoz est historien,
chercheur au CNRS
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JEUDI 21 MARS 2024 0123 | 33

GÉOPOLITIQUE | CHRONIQUE AU SAHEL,

LE RETOUR
par sylvie kauffmann

DE LA GUERRE La rupture avec la France consécutive au peut que constater son erreur d’analyse

A la recherche FROIDE
putsch du 26 juillet 2023 s’était traduite par
la dénonciation des accords de défense avec
Paris et par le départ du Niger, à la fin de dé-
quant à la trajectoire prise par une partie des
Etats de l’Afrique de l’Ouest. Acrobatique, la
posture américaine s’est avérée un mauvais
de l’ordre perdu cembre, du dernier soldat français. Les Etats-
Unis, eux, se faisaient fort de ne pas subir le
même sort pour leur millier de soldats, sta-
calcul. Elle n’a pas empêché la remise en
cause de l’influence des pays occidentaux
dans cette partie du continent africain.
tionnés principalement à Agadez, base stra- La suspension de l’aide américaine, une
tégique pour la lutte antidjihadiste comme obligation juridique après un coup d’Etat,

V LA GUERRE À GAZA
endredi 15 mars, à New
York, alors que les élec-
teurs russes votaient
pour réélire leur prési-
dent, l’ambassadeur d’Ukraine à
l’ONU, Sergiy Kyslytsya, a rendu
publique une déclaration con-
jointe condamnant l’organisa-
tion du scrutin par la Russie dans
les territoires qu’elle occupe illé-
galement en Ukraine, « en viola-
tion du droit international ».
Cette déclaration a été cosignée
par un groupe d’une cinquan-
taine d’Etats, tous « occiden-
taux », à l’exception de l’Argen-
tine, du Chili, du Costa Rica, des
îles Marshall, du Liberia, du Para-
guay, des Palaos et de l’Uruguay.
On est loin des 141 Etats membres
qui, au cours d’un vote à l’Assem-
blée générale il y a deux ans,
avaient condamné l’invasion de
l’Ukraine par la Russie, le 24 fé-
vrier 2022. En réalité, à l’approche
du deuxième anniversaire de l’in-
vasion à grande échelle, les alliés
de M. Kyslytsya lui ont décon-
seillé de tenter un nouveau vote
de condamnation : cette fois, ont-
ils averti, il ne rallierait guère plus
de 110 Etats. Sur un total de 193, ce
résultat serait contre-productif.
ET SON TERRIBLE BILAN
HUMAIN ONT MIS À NU
L’ÉROSION
D’UN SYSTÈME
INTERNATIONAL DOMINÉ
PAR LES ÉTATS-UNIS
Non pas que les pays du Sud
global, dénomination inventée
en 1969 par le militant de la gau-
che américaine Carl Oglesby et re-
mise au goût du jour depuis les
années 1990, approuvent l’inva-
sion de l’Ukraine par la Russie. Ils
restent majoritairement attachés
au principe du respect de l’inté-
grité territoriale. Mais l’indigna-
tion de l’Occident ne les convainc
plus. Ils n’ont jamais acheté l’ar-
gument des Européens selon le-
quel la Russie mène une « guerre
coloniale » en Ukraine. Pour eux,
avant les « territoires occupés »
par la Russie en Ukraine, il y a les
« territoires occupés » par Israël
en Cisjordanie.
« Les oppresseurs ont la mé-
D epuis son déclenchement, en
2020, la série de coups d’Etat qui a
porté des militaires antifrançais
au pouvoir dans trois pays du Sahel − le
Mali, le Burkina-Faso, puis le Niger − était
couramment analysée comme résultant
d’une volonté de rompre avec leur ancien
colonisateur. La brutale éviction des sol-
dats américains, signifiée, samedi 16 mars,
par la junte nigérienne du général Abdou-
rahamane Tiani, donne une autre dimen-
sion à la vague autoritaire qui a saisi cette
région du continent africain : celle d’un re-
tour à une « guerre froide », comme lors-
que, dans les années 1960-1990, après les
décolonisations, l’Afrique était devenue un
terrain d’affrontements par procuration
entre l’Est et l’Ouest.
pour endiguer l’influence croissante de la
Russie. Se désolidarisant des « maladresses »
de Paris, ils avaient mis deux mois et demi à
qualifier de « coup d’Etat » le putsch du géné-
ral Tiani et maintenu leur ambassade à
Niamey, alors que le représentant français
était expulsé. D’autres pays européens,
comme l’Allemagne et l’Italie, avaient cru
pouvoir s’affranchir de la position française
et conserver des liens avec le Niger.
Venant après l’annonce, en décembre,
du renforcement de la coopération militaire
entre Niamey et Moscou, le camouflet in-
fligé à Washington par le chef de la junte ni-
gérienne, qui a refusé de recevoir la secré-
taire d’Etat adjointe aux affaires africaines,
puis annoncé l’expulsion des soldats améri-
cains, marque la volonté d’un véritable re-
tournement d’alliance. Le Niger, considéré
par les Occidentaux comme le dernier pays
de la région susceptible d’accueillir leurs mi-
litaires, est désormais un allié de Moscou.
Officiellement, Washington assure atten-
dre des « clarifications » de Niamey, mais ne
23 MARS ↔24 MARS 2024
n’a pas incité le régime en place à Niamey
depuis le 26 juillet à renouer avec la dé-
mocratie. Au contraire, cette exigence de
Washington, même exprimée mezza voce,
et sa mise en garde contre d’autres influen-
ces extérieures ont braqué les militaires. Ils
ne se sont d’ailleurs pas privés de fustiger la
volonté américaine de « dénier au peuple
nigérien souverain », qui n’a pourtant pas
eu l’heur jusqu’à présent de s’exprimer, le
« droit de choisir ses partenaires ».
Ces derniers ne se limitent pas à la Russie,
le Niger ayant ajouté sa voix à celles du Mali
et du Burkina Faso pour féliciter Vladimir
Poutine de sa réélection à la suite d’une
mascarade électorale.
Washington s’inquiétait également d’un
éventuel rapprochement entre Téhéran et
Niamey, motivé par les gisements
d’uranium nigériens, compte tenu des
ambitions nucléaires de la République isla-
mique. Le revers stratégique infligé par la
junte militaire n’en est donc que plus
cuisant. p

Que s’est-il passé ? La guerre à
Gaza et le refus des Etats-Unis
d’agir auprès d’Israël pour l’em-
pêcher de poursuivre son offen-
sive dans l’enclave après les mas-
sacres commis par le Hamas, le
7 octobre 2023, ont fait voler en
éclats le fragile consensus sur la
condamnation de la Russie,
membre permanent du Conseil
de sécurité. Déjà, courant 2022,
lorsqu’il était apparu que la
guerre en Ukraine allait durer, la
solidarité avec le bloc occidental
derrière l’Ukraine avait com-
mencé à se fissurer. Le chef de la
diplomatie indienne, Subrahma-
nyam Jaishankar, avait résumé les
doutes du Sud global par cette for-
mule : « Quelque part, l’Europe
doit s’ôter de la tête l’idée que les
problèmes de l’Europe sont les
problèmes du monde, mais que les
problèmes du monde ne sont pas
les problèmes de l’Europe. »
L’insistance des Occidentaux à
vouloir mettre la Russie au ban de
la communauté internationale
pour sa guerre d’agression carac-
térisée et la violation de la charte
des Nations unies a rapidement
fait resurgir le procès du « deux
poids deux mesures », à com-
mencer par celui de l’interven-
tion américaine en Irak, et de l’in-
différence des mêmes Occiden-
taux aux autres guerres, celles qui
se déroulent dans le Sud et qui ne
les affectent pas.
Dynamique diplomatique
La guerre à Gaza et son terrible bi-
lan humain ont mis à nu l’inexo-
rable érosion d’un système inter-
national dominé par les Etats-
Unis. « Championne du droit inter-
→ École DUPERRÉ
moire courte, les opprimés ont la
mémoire longue », relève un
vieux routier de l’ONU dans l’am-
biance de fin de règne parfois sen-
sible dans le haut bâtiment sur les 11, RUE DUPETIT-THOUARS
75003 PARIS
bords de l’Hudson, à New York, où
les services de maintenance ont
dû baisser le chauffage depuis
qu’une pause dans le paiement
des cotisations américaines a
provoqué une crise de trésorerie
ces derniers mois. Plusieurs ex-
perts de pays du Sud font remon-
ter le premier choc de cette sé-
quence de l’affaiblissement occi-
dental à la pandémie mondiale de
Covid-19 : ils en ont retenu qu’en
refusant de partager leurs vaccins
les pays riches ont montré qu’ils
veillaient en priorité à leurs inté-
rêts, pas à l’intérêt mondial. La
confiance dans les capacités du
système international a été sé-
rieusement ébranlée.
La Chine, avec sa « diplomatie
du masque », puis l’Inde et la Rus-
sie avec leurs vaccins ont marqué
des points. De nombreux pays en
développement, lourdement en-
dettés, n’ont toujours pas absorbé
le choc économique de la pan-
démie : « Le Covid long, ça existe
aussi en géopolitique », observe
un diplomate du Sud. C’est sur ce
terreau que sont intervenues les
crises de l’Ukraine et de Gaza.
Ces chocs successifs remettent
en cause toute l’architecture de la
gouvernance mondiale, puisque
l’ordre juridique qu’elle est char-
gée d’administrer est piétiné. Le
procès des pays qui l’ont façonnée
et se sont arc-boutés sur leur do-
mination, freinant les réformes
qui auraient dû acter l’évolution
du monde et l’ascension de nou-

Marc BEAUGÉ, Alex BEAUPAIN, MATTHIEUBlazy, MALICKBodian, GAUTHIERBorsarello,

national sur l’Ukraine, l’Europe
s’est montrée divisée sur Gaza »,
regrette un diplomate asiatique.
Lorsque le représentant de la Rus-
sie à l’ONU a riposté à son interlo-
velles puissances, est ouvert. Il est
même dépassé. Beaucoup, dans
ces enceintes, évoquent un affais- RONAN Bouroullec, VÉRONIQUE CHAUVET, MONIA Chokri, OLIVIA Cognet, JULIEN DOSSENA, Isabelle DOYEN,
sement de l’ordre international ÉCOLEDuperré, SOPHIEFontanel, ADRIEN GLOAGUEN, CAMILLE Goutal, ALEXANDRE Guirkinger,
PIERRE HARDY, Ichon, SIMON PORTE Jacquemus, RABIH Kayrouz, MEHDI KERKOUCHE, ALIX LACLOCHE,
que tentent de compenser des dy-

Brigitte LACOMBE, INDIA MAHDAVI, Aurélie MATHIGOT, Marion MOTIN, MUR.MUR,

cuteur américain devant le Con-
seil de sécurité, il y a quelques se-
maines, qu’il n’avait pas de leçons
à recevoir « du pays qui a semé la
ruine en Irak, en Afghanistan, en
Syrie et en Yougoslavie », il était
clair que la dynamique diploma-
tique avait changé de camp.
LA CHINE ET L’INDE
TIRENT LEUR
namiques régionales.
Dans le chaos actuel, la Chine et
l’Inde tirent leur épingle du jeu, Géraldine NAKACHE, CHARLOTTERampling, ANTOINE REINARTZ, ÉRIC RUF, ZOÉRumeau, MARINE Serre,
chacune à sa manière, jouent de JEANTouitou, FABIEN VALLOS, Aude WALKER, REBECCA ZLOTOWSKI… & D’AUTRES SURPRISES À VENIR
l’influence de nouveaux groupes
nés en dehors de l’ONU, comme
les BRICS (Brésil, Russie, Inde,
Chine, Afrique du Sud), désor- → Rencontres
/ ATELIERS / SHOOTING /
mais élargis, ou le G20, sans pour PERFORMANCES / Spectacles
/ CONVERSATION
autant parvenir à créer une réelle
alternative. « Ce n’est pas un effon- LEGOUTDEMFESTIVAL.LEMONDE.FR
drement général, mais une transi-
tion chaotique vers un ordre dont
@M_MAGAZINE

ÉPINGLE DU JEU, on ne connaît pas encore les

contours. Cela va sans doute empi-
SANS POUR AUTANT rer avant de s’améliorer », prédit
un diplomate du Sud. Stoïque, un
PARVENIR À CRÉER de ses collègues européens voit
UNE RÉELLE déjà ce pire se profiler : le retour
de Donald Trump et sa détesta-
ALTERNATIVE tion du multilatéralisme. p
 Le printemps leurit

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