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Aménager les frontières des périphéries européennes.

La
frontière Serbie/Croatie à l’épreuve des injonctions à la
coopération et à la réconciliation
Cyril Blondel

To cite this version:


Cyril Blondel. Aménager les frontières des périphéries européennes. La frontière Serbie/Croatie
à l’épreuve des injonctions à la coopération et à la réconciliation. Architecture, aménagement de
l’espace. Université François Rabelais de Tours, 2016. Français. �tel-01727604�

HAL Id: tel-01727604


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abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.

UNIVERSITÉ FRANÇOIS - RABELAIS DE TOURS


ÉCOLE DOCTORALE « Sciences de l'Homme et de la Société »


UMR 7324 CITERES - Equipe IPAPE

THÈSE présentée par :


Cyril BLONDEL

soutenue le : 29 avril 2016

pour obtenir le grade de : Docteur de l’université François - Rabelais de Tours

Discipline : Aménagement de l’espace & urbanisme

AMÉNAGER LES FRONTIÈRES


DES PÉRIPHÉRIES EUROPÉENNES
La frontière Serbie/Croatie à l’épreuve des injonctions
à la coopération et à la réconciliation


THÈSE dirigée par :
M. CARRIÈRE Jean-Paul Professeur-émérite en aménagement Université de Tours
M. BIEBER Florian Professeur en science politique, Université de Graz, Autriche

RAPPORTEURS :
M. BAUDELLE Guy Professeur en aménagement, Université de Rennes 2
Mme NEVEU Catherine Directrice de recherche CNRS, EHESS Paris



JURY :
Mme AMILHAT SZARY Anne-Laure Professeure en géographie, Université de Grenoble
M. BAUDELLE Guy Professeur en aménagement, Université de Rennes 2
M. BIEBER Florian Professeur en science politique, Université de Graz, Autriche
M. CARRIÈRE Jean-Paul Professeur-émérite en aménagement, Université de Tours
Mme MADOEUF Anna Professeure en géographie, Université de Tours
Mme NEVEU Catherine Directrice de recherche CNRS, EHESS Paris
Mme PERRON Catherine Chargée de recherche CERI-Sciences Po Paris
M. SINTÈS Pierre Maitre de conférences HDR en géographie, Université Aix-Marseille

A S a m

4
Remerciements

Cette thèse, fruit d’un long cheminement personnel et professionnel, a bénéficié de la contribution de
nombreuses personnes sans lesquelles il m’aurait été impossible de la mener à bien. Il me parait
naturel de commencer ce texte en exprimant ma reconnaissance envers eux.
Mes premiers remerciements vont à mes deux directeurs de thèse qui ont accepté d’encadrer ce qui
n’était à ces débuts qu’une intention de recherche traduisant une curiosité pour la politique
européenne d’élargissement et l’Union européenne au sens large, et un espace, l’ex-Yougoslavie qui
m’était alors totalement étranger. Je remercie Jean-Paul Carrière, pour la patience et la gentillesse
dont il a su faire preuve à mon égard, pour ses conseils avisés, pour son investissement et pour le
soutien qu’il a toujours manifesté à mes initiatives. Je remercie également Florian Bieber pour son
soutien et ses conseils, et pour m’avoir accueilli comme chercheur invité pendant trois mois au Centre
d’études du Sud-Est européen de l’Université de Graz en Autriche. Ce temps aura signifié le coup
d’envoi de la rédaction finale de ce travail. La confiance et la liberté qu’ils m’ont accordées ont permis
de construire cette expérience humaine et intellectuelle qu’est la thèse, au travers de tâtonnements,
de doutes, d’expérimentations et de lectures.
Je tiens ensuite à remercier les membres du jury, Anne-Laure Amilhat Szary, Guy Baudelle, Anna
Madoeuf, Catherine Neveu, Catherine Perron et Pierre Sintès, pour le temps qu’ils ont accepté de
consacrer à ce travail, qu’ils contribueront à enrichir par leurs critiques et leurs discussions.
Réalisée sans financement, l’entreprise de cette thèse fut tributaire de ma participation à des
programmes de recherche et des missions d’enseignement successives qui ont constitué autant
d’opportunités scientifiques et professionnels. Il convient donc de remercier tous ceux qui contribué
par cet intermédiaire à soutenir ce travail : Serge Thibault, Emmanuelle Maunaye, Anita Lacey et
Christophe Demazière. Je tiens à remercier en particulier Corinne Larrue, dont le soutien répété aura
été d’une grande importance durant les premières années. Je tiens également à exprimer ma
reconnaissance à Thilo Lang, de l’opportunité qu’il m’a offerte à Tartu, et de m’avoir accueilli au
Leibniz-Institut für Länderkunde durant l’été 2015, un séjour crucial à l’achèvement de cette thèse.
Mes remerciements vont également à tous ceux et toutes celles qui ont rendu ce travail possible au
quotidien. Merci d’abord à mes collègues et amis, administratifs, étudiants, doctorants, enseignants-
chercheurs du département aménagement de l’Ecole Polytechnique de l’Université de Tours, de l’UMR
CITERES, et plus largement de l’Université François-Rabelais : Karine, Pascale, Jean-Louis, Monique,
Pascaline, Marie-Madelaine, Laure, Nathalie, Fabien, Noémie, Nathalie, Jeanine, Benjamin, Hélène,

5
Daniel, Mathieu, Marie, Laura, Alejandra, Laura, Mathilde, Denis, Paola, Cyro, Bénédicte, Fabien, Anna,
Nora, Ludovic, Bruno, Jean, Hélène, Elsa et Elsa. Un grand merci aux étudiant-e-s qui ont travaillé avec
moi sur la frontière Serbie/Croatie pour leur curiosité et leur investissement : Clémentine, Marion,
Thomas, Marie-Maléka, Cyril, Romain, Jonathan. Mathias, Romaric, Damien, Lucie, Aude et Simon; et à
celles et ceux qui ont travaillé sur d’autres frontières, en particulier : Alison, Julie, Kathleen, Cyril et
Benjamin. Merci à mes collègues de l’Université de Graz : Dario, Mišo et Rory. Et merci à ceux de
l’aventure RegPol, rencontrés pendant les temps de recherche passés à l’Université de Tartu puis à l’IfL
à Leipzig : Martiene, Bianka, Sebastian, Martin, Marina, Grete, Jaan, Judit, Erika, Judith, Alena,
Melinda, Péter, Bradley, Alex, Stefan, Zsuzsi, Martin, Ilgvars, Sorin, Aura, Franziska et Franziska.
J’adresse un grand merci à mes collègues et amis Hélène, Benoit, Maud, Hadrien et Edith pour nos
discussions longues et enrichissantes, pour leur soutien sans faille, leurs encouragements répétés, et
leurs relectures attentives. Merci également à Catherine, Edouard et Vladimir pour leurs relectures
bienveillantes.
Il me faut adresser un merci particulier à Guillaume et Marie, mes deux amis et partenaires dans
l’aventure du réseau de jeunes chercheurs sur l’espace post-yougoslave (PY), pour les heures passées à
discuter et réfléchir ensemble à nos thèses ; et à nos associées hors-mais-presque PY, Iris et Laurence.
Merci également aux amis et aux proches qui m’ont patiemment supporté et encouragé : à Aliénor,
Paul, Samira, Max, Elodie, Benoit, Pauline, Cédric, Alexandra, Céline, Ludo, Sébastien, Florian,
Benjamin, Pascal, Fran, Gayané, Alan, Hugo, Jojo, Vera, David, Jitka, Hélène, Juan, Manu, Sou, Anne-So,
Ben, Florence, Jean-Pierre, Gwen et Xavier ; un grand merci en particulier à ma sœur Lucie et ma mère
Dominique pour leur réconfort, leur soutien et pour la relecture de l’intégralité de ce texte.
Le merci le plus important va à Sam pour son affection, son dévouement, sa patience et son soutien au
jour-le-jour.
Le terrain fût une expérience forte, riche de rencontres, de discussions et de surprises. Merci à tous
ceux qui m’ont accueilli et hébergé pendant mes séjours successifs et à leurs proches, pour tout ce
qu’il ont accepté de partager avec moi : Antonija à Zagreb, Dušan à Novi Sad, Zoltan à Kikinda, Vladimir
à Belgrade. Un merci spécial à Irena pour son hospitalité dans sa maison d’Osijek et son amitié, et pour
m’avoir fait découvrir, avec ses proches, la région qu’ils aiment au-delà des frontières anciennes et
actuelles.
Merci également à tous les professionnels et habitants, sans qui ce travail n’aurait pas été possible, qui
ont gentiment accepté de m’accorder un peu de leur temps et de partager avec moi leurs expériences
de la frontière Serbie/Croatie.
Enfin, les séjours de terrain de cette thèse ont bénéficié du programme de soutien financier des
doctorants de l’IHEDN, Institut en Hautes Etudes de Défense Nationale.

6
Résumé

La politique de pré-adhésion de l’Union européenne enjoint les pays des Balkans occidentaux à
coopérer et à se réconcilier avant d’envisager leur entrée dans l’Union. Le volet coopération
transfrontalière de l’Instrument d’Aide pour la Pré-adhésion est l’instrument unique au travers duquel
l’UE soutient concrètement ces injonctions. De la sorte, elle désigne les espaces frontaliers comme les
lieux privilégiés des réconciliations et le projet d’aménagement transfrontalier comme l’instrument
pour atteindre cet objectif. Cette thèse vise à interroger ces deux présupposés. A partir d’un travail de
terrain mené à la frontière Serbie/Croatie, elle montre que le programme européen de coopération
transfrontalière a permis le rapprochement des Ministères concernés et que les projets développés à
la frontière ont contribué à une « réconciliation de niche » entre quelques acteurs locaux. Néanmoins,
celle-ci ne s’étend pas au-delà de ce noyau de base. Pour dépasser cette limite, il apparaît nécessaire
de repenser la politique d’élargissement pour toutes les parties associées à ce processus. Car c’est la
question du vivre-ensemble à l’échelle du continent européen qui se pose.

Mots-clés : aménagement, frontière, périphérie, Union européenne, projet, réconciliation,


coopération, Croatie, Serbie

7
Summary

The European Union pre-accession policy urges the Western Balkans countries to cooperate and
reconcile before considering joining the European Union. The cross-border co-operation component of
the Instrument for Pre-Accession Assistance is the only tool by which the EU concretely supports these
injunctions. In this way, it appoints cross border areas as privileged places of reconciliation and the
planning project as the tool to achieve this objective. This thesis aims to examine these two
presumptions. Field work conducted at the border between Serbia and Croatia, showed that the
European cross border cooperation programme enabled concerned ministries to get closer and that
the local projects contributed to a “niche reconciliation” between a few local stakeholders.
Nevertheless, it does not extend beyond this basic core. In order to overcome this limit it appears
necessary to rethink the enlargement policy for all parties involved in the process. Because therein lies
the issue of community harmony in the European continent.

Keywords : planning, border, periphery, European Union, project, reconciliation, cooperation, Croatia,
Serbia

8
Sommaire

Remerciements .................................................................................................................................................. 5

Résumé ................................................................................................................................................................. 7

Summary .............................................................................................................................................................. 8

Sommaire ............................................................................................................................................................. 9

Introduction générale ................................................................................................................................... 11

Première partie : Frontière, réconciliation et aménagement, de la théorie au contexte post-


yougoslave ........................................................................................................................................................ 27

Chapitre 1 - Frontière et identité .............................................................................................................. 29


1.1. La frontière, évolution d’un concept .................................................................................................................... 30
1.2. Grammaire de la frontière ....................................................................................................................................... 45
1.3. Approche identitaire de la frontière .................................................................................................................... 61

Chapitre 2 - Les frontières de l’espace post-yougoslave : lieux de séparations et de possibles


réconciliations ................................................................................................................................................ 73
2.1. Le Sud-Est européen : territoire-frontière, territoire de frontières ....................................................... 74
2.2. Se réconcilier, un pis-aller, une nécessité ? ..................................................................................................... 104
2.3. La coopération transfrontalière dans la politique européenne en ex-Yougoslavie, un outil de
réconciliation ....................................................................................................................................................................... 119

Chapitre 3 - Coopérer, aménager la frontière, se réconcilier ? ..................................................... 137


3.1. Vers un cadre conceptuel permettant de questionner le lien coopération – aménagement -
réconciliation ....................................................................................................................................................................... 138
3.2. Hypothèse 1 : Les frontières post-yougoslaves, des lieux de réconciliations ? ................................. 147
3.3. Hypothèse 2 : Les projets d’aménagement transfrontalier, instruments de coopération donc de
réconciliation ? .................................................................................................................................................................... 163

Deuxième partie : La frontière Serbie/Croatie, enjeux, méthode, terrain ............................... 189

Chapitre 4 - De l’épistémologie à la méthode d’enquête ................................................................ 191


4.0. Un court liminaire: deux observations participantes pour apprivoiser le terrain et prendre
conscience des enjeux ....................................................................................................................................................... 192
4.1. Enjeux épistémologiques, politiques et éthiques de la situation ethnographique : approcher un
espace-temps frontalier et semi-périphérique ...................................................................................................... 195

9
4.2. Des choix méthodologiques aux techniques d’enquête : la variation des procédés pour sentir et
comprendre une frontière en mouvement ............................................................................................................... 213

Chapitre 5 - Un terrain dédoublé : la frontière et le programme Serbie-Croatie ................... 233


5.1. Le programme de coopération transfrontalière Serbie-Croatie ........................................................... 235
5.2. Un espace où se pose la question des réconciliations ................................................................................. 258

Troisième partie : De la frontière aux projets, la réconciliation en question ......................... 275

Chapitre 6 – Ce qui sépare, ce qui relie, l’émergence d’une frontière récente ........................ 281
6.1. En guise de liminaire, un aperçu structurel ................................................................................................... 283
6.2. Pratiques de proximité entre stratégies d’évitement et d’accommodement ................................... 301
6.3. Espaces publics et mémoires, une illustration des tensions entre expressions nationalistes,
oubli sélectif et banalité du quotidien ....................................................................................................................... 306

Chapitre 7 – Perceptions croisées : derrière l’éloignement symbolique, une proximité


locale ? ............................................................................................................................................................. 329
7.1. Habiter la bordure : allégorie de l’ancrage contre déclassement socio-spatial ............................. 330
7.2. L’enfer, c’est les autres… ......................................................................................................................................... 342
7.3. Au-delà des nationalismes, des usages variables des stéréotypes dans les stratégies d’inclusion
et de marginalisation socio-spatiales ........................................................................................................................ 358
7.4. L’autre intérieur, la réification socio-spatiale des protagonistes du conflit .................................... 368

Chapitre 8 - Institutionnalisation et mémorialisation des frontières ethniques : les


réconciliations entravées ? ....................................................................................................................... 379
8.1. L’instrumentalisation nationaliste d’un symbole des conflits: retour critique sur Vukovar, ville-
martyre ................................................................................................................................................................................... 382
8.2. Minorités en péril ....................................................................................................................................................... 418

Chapitre 9 - Le projet d’aménagement transfrontalier, vecteur de la réconciliation entre


Serbes et Croates ? ........................................................................................................................................ 437
9.1. Présentation synthétique du programme : de l’Europe à la frontière serbo-croate .................... 440
9.2. A l’échelle du programme : apprendre et appliquer le nouveau modèle dominant ..................... 450
9.3. A l’échelle du projet : la frontière, un prétexte soutenant le lien .......................................................... 468

Conclusion générale .................................................................................................................................... 521

Bibliographie ................................................................................................................................................. 529


Table des matières ............................................................................................................................................................. 577
Liste des figures ................................................................................................................................................................... 585
Liste des annexes ................................................................................................................................................................ 591

10
Introduction générale

11

12
L’Union européenne et l’élargissement aux Balkans occidentaux : la coopération et l’aménagement
transfrontaliers comme politique de réconciliation

« La rencontre, c’est entre étrangers que cela se passe, sans cela ce serait de la parenté.
Toute pensée est subordonnée à la relation éthique, à l’infiniment autre dont j’ai la
nostalgie. Penser autrui relève de l’irréductible inquiétude pour l’autre » (Levinas 1995,
p. 109).

« Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d'ailleurs, soit
acceptée ou refusée, que l'on sache ou non comment l'assumer, que l'on puisse ou non
faire quelque chose de concret pour autrui » (Levinas 1982, p. 93).

2004, année de l’élargissement enthousiaste de l’Union européenne principalement vers l’Est du


continent, un peu vers le Sud également1. Tout un symbole, l’effondrement du rideau de fer (dont la
chute du mur est le climax) permet aux peuples situés au delà d’intégrer le monde démocratique
ouest-européen. A moins qu’il ne s’agisse de l’absorption de l’Est par le marché occidental ? Le 1er
juillet 2013, la Croatie rejoint un club qui s’est entre temps élargi à la Roumanie et à la Bulgarie (en
2007). L’enthousiasme a disparu, suite au choc des crises financière, économique, sociale, politique
assurément. Les membres paraissent de moins en moins disposés à ouvrir les portes d’une Union peu
gouvernée (mais qui le souhaite ?), à tel point que son existence même est aujourd’hui remise en
question. Et puis les candidats actuels2, tous situés au Sud-Est du continent, sont présentés comme
moins européens, plus difficiles à intégrer, de potentiels corps étrangers. Car ces Etats et ces sociétés
des Balkans (ou de sa proximité) occupent dans l’imaginaire européen une position peu enviable
« d’Autre intérieur » (Fleming 2000), ou « d’extérieur immédiat » (Jansen 2009). Ni tout à fait
différents, ni tout à fait semblables, ils constituent un référent négatif réduit à ses travers permettant
par la même de s’en exempter pour soi (Todorova 2011; Boatcă 2006).
L’élargissement, en amenant l’Union à penser l’Autre, même proche, l’a conduite à s’interroger sur ses
valeurs. Ce mouvement, elle l’a entamé en 1993 lorsque le Conseil européen réuni en sommet à
Copenhague définit trois critères3 : politique (le respect de la démocratie et de l’Etat de droit),
économique (l'adaptation à l’économie de marché) et légal (la capacité à mettre en œuvre l’acquis
communautaire), qui permettent d’estimer si l’Etat candidat est bien « UE-compatible ».
Parallèlement, elle a mis en place depuis 2007 l’Instrument d’Aide de Préadhésion (IAP), dans le but de


1
Chypre, Malte.
2
Au 1er janvier 2016, les candidats acceptés dans le processus d’adhésion sont la Turquie, la Macédoine, la
Monténégro, l’Albanie et la Serbie (leur intégration future reste soumise au vote positif de leur population et à
l’acceptation de l’ensemble des pays membres une fois l’ensemble des critères respectés). La Bosnie-
Herzégovine et le Kosovo sont considérés, depuis le Conseil européen de Feira en 2000, comme des candidats
potentiels à l’adhésion, c’est-à-dire comme des Etats qui ont vocation à rejoindre l’Union quand les deux parties
seront prêtes.
3
confirmés depuis dans le Traité de Lisbonne, signé en 2007, entré en vigueur en 2009.

13
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14
république fédérative socialiste, la Yougoslavie. La plupart des limites de ses anciennes subdivisions
territoriales sont devenues, suite à une décennie de conflits, les nouvelles frontières internationales
des Etats-nations issus de sa dissolution. Par l’intermédiaire de ces programmes, l’UE utilise alors la
carotte de l’intégration pour pousser, en situation post-conflits, la restauration de relations de bon
voisinage en utilisant les frontières interétatiques comme support.
Cet investissement de l’UE dans la région dès 2000 trahit sans doute un sentiment de responsabilité,
un malaise, d’avoir laissé les horreurs perpétuées durant les années 1990 se dérouler à sa porte, voire
sous sa garde6. Par cette politique, l’UE se rappelle alors à son objet initial, la paix des peuples sur le
continent. L’injonction à la coopération cache alors une autre injonction, à la réconciliation. Oli Rehn,
alors Commissaire à l’élargissement, en souligne la dimension historique en 2009 :
“Reconciliation, good neighbourly relations and regional cooperation are fundamental
elements of the European policy for the Western Balkans […] There is a very basic reason
for this. Enlargement policy of the EU is based on the same values as the European project
that started some fifty years ago – peace and democracy in the first place. As France and
Germany did, the countries of former Yugoslavia need to overcome the wounds of the
war to be able to definitely engage into the European project” (Rehn 2009).

Oli Rehn ne fait que répéter ce que l’Union européenne n’a eu de cesse d’affirmer depuis le Conseil
européen de Feira en 2000. Si le futur des Balkans occidentaux est dans l’UE, c’est à la condition d’une
coopération régionale renouvelée :
Regional cooperation in the western Balkans is:
- needed as a crucial ingredient of stability;
- a catalyst for reconciliation, good-neighbourliness and good political relations;
- about helping overcome nationalism and intolerance and promoting mutual
understanding and political dialogue in the region (European Commission 2005).

L’UE exprime et imprime une certaine logique. La coopération régionale, qu’elle prône au travers de la
mise en œuvre de programmes de coopération transfrontalière bilatéraux, serait la base de la
stabilisation de la région, car elle permettrait la réconciliation sociétale et politique et le dépassement
des nationalismes. L’irréductible inquiétude pour l’autre de Levinas acquiert, au delà de l’éthique, une
dimension politique7. La finalité réconciliatrice8 est ainsi liée à une politique de développement


6
C’est le cas par exemple de la responsabilité/culpabilité exprimées et discutées aux Pays-Bas suite au massacre
de Srebrenica, plus grand génocide des conflits yougoslaves commis contre plus de 8.000 hommes Musulmans,
alors que la ville était sous la ‘protection’ des casques bleus hollandais : “The Srebrenica genocide of 1995 and
the failure of Dutch peacekeeping troops to protect the enclave have brought about a lingering, painful national
debate in the Netherlands. Almost two decades after the fall of Srebrenica, the issue remains sensitive in Dutch
society. From the extensive amount of Dutch writing, analyses and investigations into what happened in
Srebrenica one can conclude that the Dutch public felt the obligation to approach the issue as a party that had
been directly involved in the events” (van de Bildt 2015, p. 115).
7
C’est à cette condition, « ne pas tracer de ligne entre l’éthique et le politique de la manière dont il le fait
parfois », que Judith Butler conditionne la mobilisation de la pensée de Levinas, pour « mieux comprendre le
potentiel d’une politique de la non-violence –même ou spécialement au cœur de l’inimitié » (Butler 2013).

15
territorial sur les (nouvelles) frontières nationales, une proposition a priori loin d’être évidente, qui
mérite pour le moins d’être problématisée.

L’instrumentalisation politique de la frontière post-yougoslave
« Les rapports sociaux, abstractions concrètes, n’ont d’existence réelle que dans et par
l’espace. Leur support est spatial. La connexion « support-rapport » demande dans
chaque cas une analyse ; elle comporte une implication-explication : une genèse, une
critique des institutions, substitutions, transferts, métaphorisations, anamorphismes, etc.
qui ont transformé l’espace » (Lefebvre 2000, p. 465).

Analyser la connexion support-rapports constitue le but premier des deux questionnements plus
spécifiques de cette thèse. Le premier concerne l’objet de la politique européenne de coopération : la
frontière. En faisant de cette dernière son outil privilégié d’action pendant le processus
d’élargissement, l’UE porte un changement de paradigme. La frontière qui jadis séparait les nations se
voit conférer le statut de support permettant le lien entre elles (Groupe frontière et al. 2004; Amilhat-
Szary, Fourny 2006). Mais alors qu’à intérieur de son territoire, l’UE prend acte de la mutation du fait
frontalier en déclinant ses programmes en trois dimensions –transfrontalière (sur le territoire de la
frontière), transnationale (dans des ensembles régionaux plus larges) et interrégionale (entre des
régions non limitrophes) – elle se concentre surtout la première dimension dans sa politique de pré-
adhésion. Dans le contexte post-yougoslave, un tel choix peut paraître paradoxal. En prescrivant à des
Etats récemment indépendants d’institutionnaliser leur coopération sur leurs frontières récentes, elle
leur demande d’avaliser la séparation pour la dépasser immédiatement ; c’est-a-dire de faire en
quelques années ce que ses membres ont mis des décennies à réaliser. Des territoires, et leurs
habitants, devenus frontaliers après une décennie de conflits sanglants, sont enjoints à coopérer,
notamment dans l’aménagement de leur territoire commun. Certains lieux des conflits yougoslaves
sont ainsi projetés comme les lieux des réconciliations post-yougoslaves, quelles que soient leurs
particularités, leurs histoires. Qu’est-ce que cette double-injonction –extérieure (décidée par une
Union dont ils ne sont pas encore membres) et faisant partie d’un intérêt présenté comme prioritaire
(l’adhésion à l’UE)– produit au niveau local ? Comment les habitants de la frontière se la
réapproprient, l’appliquent, y résistent ou l’ignorent ? Malgré son intention pacificatrice, l’UE ne
risque-t-elle pas au contraire d’enraciner territorialement et socialement les héritages des conflits ?
Le deuxième questionnement concerne la forme de cette politique. En effet, l’UE ne se contente pas
de fixer un objectif : la réconciliation. Elle a également imaginé la manière de l’atteindre. En effet, les
programmes de coopération transfrontalière ne traduisent pas simplement une mutation dans la


8
dont la conceptualisation européenne dans le cadre des Balkans occidentaux est elle-même discutable,
notamment la filiation de fait établi avec la réconciliation franco-allemande, cf. : (Bieber 2000).

16
manière de penser la frontière. Ils proposent aussi un changement dans la manière d’aménager les
territoires et d’organiser l’action transfrontalière. C’est la reprise des principes de la gouvernance par
le projet (Pinson 2005, 2009). La mise en œuvre de l’idéal initial de coopération est supposé se réaliser
par temporalité successive, depuis la conception reposant sur un diagnostic territorial, en passant par
la réalisation au travers d’appels à projets successifs, jusqu’à la réappropriation par les habitants
sensée aboutir à la réconciliation effective, le résultat visé. Le processus de coordination des acteurs
impliqués se veut plus souple et moins hiérarchisé, les décisions sont en théorie discutées à et entre
les différentes échelles institutionnelles, depuis la Commission européenne qui impulse et contrôle le
programme, par l’intermédiaire des gouvernements nationaux qui le conceptualisent et le chapotent,
jusqu’aux acteurs locaux (société civile y compris) qui développent les projets au niveau de la frontière
(Boussaguet, Jacquot 2009).
La transformation proposée est double : dans la pensée politique, ce sont les préceptes de la bonne
gouvernance et de la gouvernance multi-niveaux qui guident la nouvelle manière d’organiser l’action
territoriale (Le Galès 2014; Dabrowski, Bafoil, Bachtler 2014) ; dans la pensée et les modes de faire
aménageurs, la mise en œuvre de l’action territoriale passe par le projet et non plus par le plan, par la
négociation et non plus par la règle, par la requalification locale et non plus par l’urbanisation
extensive (Genestier 2001). Elle reflète les évolutions de penser et de faire de l’action ailleurs en
Europe (Le Galès 2013). La politique d’élargissement sert alors de véhicule à l’adaptation du modèle
ouest-européen défini paradoxalement comme modèle commun (Diez 2006). Il n’est pas l’objet de
négociations, puisque son application conditionne l’intégration future. Il est présenté comme un outil
d’apprentissage, supposément de la « bonne » manière d’aménager les frontières, et plus largement
les territoires (Healey 2010). Cette neutralité de façade pose question. Ne peut-t-elle pas être dévoyée
politiquement et socialement, en particulier en contexte d’après conflits ethniques ? Comme le
rappelle Oren Yiftachel, l’aménagement peut être autant un outil de progrès que de répression
sociale : « urban and regional planning is not just an arm of government which may or may not
contribute to societal progress and reform, but also has the potential for oppressing subordinate
groups » (Yiftachel 1998a, p. 14). La seconde interrogation se situe précisément à ce niveau, celui d’un
retour critique et réflexif sur les changements des modalités de l’action aménagiste. Que produisent-ils
aux périphéries9 de l’UE dans le contexte particulier de la pré-adhésion ? Comment les acteurs de
l’aménagement transfrontalier aux niveaux national et local se réapproprient les prescriptions


9
Je qualifie ici de périphérie, les espaces discursivement construits par leurs relations avec des centres imaginés
comme concentrant le pouvoir, la richesse et l’innovation dont ils constitueraient le négatif ; cette image
justifiant le plus souvent des politiques de développement stigmatisantes à leur égard, qui ont parfois pour
conséquences de renforcer les effets contre lesquelles elles prétendent lutter (Blondel 2016). L’usage de ce
terme dans le présent contexte invite précisément à questionner le rapport de l’Union européenne avec les
Balkans occidentaux.

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18
intention qui trahit certains postulats. La première est de transformer ces espaces proscrits en espaces
prescrits. Le développement en commun par l’intermédiaire de la coopération transfrontalière est
sensé participer de la cohésion territoriale de la région et plus largement du continent, mais aussi de
sa cohésion sociale. La coopération permettrait le rapprochement des peuples balkaniques.
L’exportation de cette politique dans les Balkans occidentaux pose plusieurs questions. D’abord, elle
sous-entend un parti-pris –économiquement néolibérale et démocratiquement libérale (Türkes,
Gökgöz 2006)– qui marque son intentionnalité, le résultat visé par son intervention : non seulement
l’effacement des frontières est souhaitable, mais de plus c’est leur développement économique
commun qui est supposé le permettre. Ce parti-pris influence également la manière d’organiser son
intervention. Le processus est homogénéisé : en proposant une politique qui est la décalcomanie de
celle qu’elle mène sur ses propres frontières intérieures, l’UE sous-entend qu’il n’existe qu’un seul
type de frontière et qu’une seule manière de les aménager. C’est une sorte d’idéologie de la pensée
unique territoriale et aménagiste basée sur une ignorance de l’historicité du lieu. Les grands principes
de la gestion de l’entreprise inspirent la nouvelle manière de gérer les territoires11. Au risque pour l’UE
de devenir dogmatique ? Ce que l’UE signifie, c’est en quelque sorte : peu importe les particularités
régionales ou locales, et notamment leurs histoires récentes (le post-socialisme, parfois les conflits),
toutes les frontières des Balkans occidentaux seront aménagées de la même manière, et la
réconciliation des peuples suivra.
Au lieu d’évaluer l’action de l’UE sur les frontières de manière surplombante, je choisis de partir de la
frontière post-yougoslave depuis laquelle je souhaite observer les reconfigurations des régimes de
territorialité qui la composent, de sorte à mieux mesurer la participation de l’UE à ces mutations.
L’objet de cette thèse est l’articulation entre un espace-temps, la frontière post-yougoslave, et les
injonctions de l’UE qui la visent. La problématique de cette thèse peut être formulée de la sorte : dans
quel contexte les injonctions de l’UE s’inscrivent-elles ? Qu’est-ce que nous dit de l’UE la manière
dont elles sont formulées et mises en œuvre ? Qu’est-ce que nous dit de l’espace-temps frontière et
de ses habitants la manière dont elles sont réappropriées et transformées localement ?
Une modalité d’articulation entre les injonctions européennes et la frontière est en particulier au
centre de la question posée dans le présent travail : Quel rôle joue l’aménagement transfrontalier par
projet ? Qu’est-ce qu’implique spatialement (socialement et politiquement) l’utilisation de cet outil et
de ce système d’actions ?
On le voit, ce que la formulation de cette problématique dévoile, c’est une mise en question des deux
intentions-postulats sur lesquels se base la logique d’action de l’UE. Je choisis de les prendre comme


11
Cest ce qui conduit aussi l’UE à envisager que les bonnes pratiques sont transférables d’un territoire à l’autre,
ce qu’elle qualifie de benchmarking territorial.

19
hypothèses pour le présent travail, dans l’optique précisément de mettre en question ce qui peut être
problématique dans la manière dont la proposition européenne aux frontières ouest-balkaniques est
pensée et mise en mots.

Hypothèse 1 : La frontière est un lieu de réconciliation.
Hypothèse 2 : Le projet d’aménagement transfrontalier est un outil de coopération, donc de
réconciliation.

Cette posture ne signifie pas que la politique européenne (de coopération transfrontalière dans le
cadre de la préadhésion) me paraisse opportune ou souhaitable, mais prendre ses postulats pour
hypothèses sert de prétexte à leur discussion. C’est faire le choix de re-problématiser et re-politiser la
manière de penser et de mener l’élargissement dans les espaces-frontières balkaniques. En
déconstruisant la logique de l’intervention de l’UE, l’enjeu est de décaler le regard, afin de mieux
comprendre la manière dont ses prescriptions sont appréhendées (ou non) dans et depuis les deux
mondes visés : celui de la frontière et celui de l’action aménageuse transfrontalière (le second étant un
sous-ensemble du premier).
La première hypothèse définit un premier champ de recherche : observer d’abord le quotidien des
habitants de la frontière au sens large, pour démêler ensuite si, comment et pourquoi la question de
l’adhésion à l’UE (et en particulier l’accent mis sur la coopération et la réconciliation) s’entremêle ou
non avec les reconfigurations transfrontalières ; i.e. dans les pratiques, les représentations, les
institutionnalisations de la frontière développées ou subies par ses riverains. D’autant que
l’européanisation n’est pas le seul processus à l’œuvre dans des espaces frontaliers concernés
concomitamment par d’autres transformations, au premier rang desquelles la mondialisation qui
dépasse les frontières nationales (Erdei 2014), mais aussi l’affirmation de jeunes Etats-nations qui
tentent de les légitimer. L’objet est alors de mettre à jour les réarrangements et les réappropriations
du discours de l’UE dans les espaces publics locaux et nationaux mis face-à-face à la frontière, de sorte
à mesurer son influence dans les rapports de force socio-spatiaux. Est-ce que le discours performatif
de la réconciliation se déploie comme une sorte de prophétie auto-réalisatrice, conduisant les
individus et les groupes à envisager les rapports avec l’Autre (quel Autre ?) de manière pacifiée ?
« Dire c’est faire », l’énoncé devient l’acte de ce qu’il désigne (Austin 1991). Ou au contraire, est-ce
que la cristallisation de l’attention européenne sur la coopération et la réconciliation à la frontière ne
conduit-elle pas à renforcer la lecture uniquement ethnique des faits sociaux portés par les leaders
nationalistes et à l’enfermer dans ces lieux ? La frontière voulue comme un symbole du lien n’aurait
jamais cessé d’être celui de la séparation ; une séparation que l’UE légitime par l’attention spécifique
qu’elle porte à la thématique de la réconciliation là, à la frontière, et moins ailleurs.

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13
qu
i ren vo
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’indép assable perspe ct
ivi
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zche, di
s cuté p ar
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se s
cou rs au col
lège de
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: “ chacun a sa vérité
, cha cun a la
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té de ses
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s ”,
ou dit
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: «
l a
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ité
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un enjeu
de
luttes [… ]
la vér
ité n’e s
t pa s
une, el
le est
mu lt
iple
et
il
n’
y a
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re de proposit
ion universel
le sur
le monde socia
l »

(Bou rdieu 2015).

14

P a
r e xemp le les pen seu rs
de la crit
ical
urban theory
(Brenne r,
Jessop,
M arcuse,
Yiftachel…) se revendiquen t

très
la rgemen t
de la pen sée d’Hen r
i Lefebvre
.
15
Cf
.
p a r exemp le l
’ art
icle d’
É r
i c
F as
sin sur
le concpet
d’interse ct
ionn a
li
té (Fassin
2015 )
; ou ce lu
i de Rom ain

Pasquie r
sur
les
p réc aution s
à prend re
d ans
la
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son des e spaces
régionau x
(Pasquier
2012 a).

16
En ef fet,
si l
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it la m i
se en pl a
ce d’un programme de coopé ra
tion transforntal
iere su r toutes
le s

frontiere s des
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res cas
,
certains
p ro g
ramme s
n’ont pas
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en place
du fai
t
de
mésen ten tes
inter- gou vernemen tales.

22
L
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1998
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23
bout représentent un an de présence à la frontière Serbie/Croatie. Ce qui présente l’avantage principal
de réintroduire la dimension temporelle dans l’enquête menée. Le monde de la frontière a été
appréhendé principalement au travers d’observations pour percevoir les évolutions formelles de
l’espace tout autant que les évolutions de mon propre regard sur cet espace. J’ai également mené 34
entretiens avec les habitants afin d’appréhender leur vie quotidienne à la frontière et leur discours sur
l’évolution de celle-ci. Pour comprendre le monde de l’action européenne sur la frontière et son jeu
d’échelles, j’ai mené 73 entretiens19 avec la majorité de ses acteurs, c’est-à-dire (1) ceux qui ont pensé
le programme au niveau de la Commission européenne à Bruxelles, (2) ceux qui l’ont conçu, qui le
gèrent et qui le contrôlent à Zagreb et Belgrade, (3) ceux qui y sont associés au niveau régional, et (4)
ceux qui mettent en place des projets, et plus particulièrement trois projets du premier appel que j’ai
sélectionnés pour leur représentativité. Pour observer plusieurs phases du déploiement de l’action
aménageuse inspirée/contrainte par l’UE à la frontière Serbie/Croatie, je les ai rencontrés à plusieurs
reprises lors de mes séjours de terrain successifs.
Dans l’optique de faire varier les perspectives, j’ai réalisé des terrains croisés. C’est-à-dire que j’ai
invité d’autres chercheurs à m’accompagner lors de certaines observations et de certains entretiens.
J’ai également encadré des travaux d’étudiants portant sur certains aspects de la problématique de
cette thèse, que j’ai ensuite mobilisés comme un ensemble de sources secondaires dans lequel j’ai
puisé pour discuter une partie des matériaux que j’ai récoltés par moi-même pendant mes propres
séjours de terrain. L’expérience a également été réalisée dans le sens inverse dans la poursuite de mon
imagination des frontières européennes et/ou conflictuelles symboliques. J’ai mené des séjours de
recherche sur la frontière franco-allemande (Strasbourg-Kehl), au Liban (Beyrouth, Tripoli) et en
Irlande du Nord (Belfast, Derry/Londonderry). La confrontation des regards s’est révélée fructueuse en
ce qu’elle a permis de discuter et de distinguer ce qui nous semblait tenir du plus spécifique à nos
terrains respectifs de ce qui apparaissait plus généralisable.
Ainsi variation des regards et variation des méthodes ont été conjuguées dans le but d’enrichir ma
perception de la complexité du terrain et d’affiner mon analyse.

Une thèse structurée en trois parties : théorie / méthode et terrain / résultats
La première partie théorique est composée de trois chapitres. Le premier est consacré à la frontière,
passage inévitable puisqu’objet central de ce travail. Un retour sur l’évolution du sens donné au
concept est apparu comme un préalable nécessaire pour souligner ses contingences historiques et
géographiques. En proposer une définition m’a conduit à exposer la posture adoptée dans le présent
travail, c’est-à-dire la manière dialectique et dynamique dont je choisis de l’observer, les dimensions


19
Dans certains cas, avec les mêmes acteurs, mais à différents temps du projet.

24
(institutionnelle, matérielle et idéelle) qui sont au centre de mon attention et la discussion identitaire
que j’ouvre à partir d’elle. Le deuxième chapitre est l’occasion de déplacer cette première réflexion
dans le contexte Sud-Est européen. Le concept de frontière sert de guide à la lecture de l’histoire et de
la géopolitique de la région, qui en retour précise l’évolution de son sens dans ce contexte précis. Dans
un second temps, je reviens de la même manière sur un second terme clé de ce travail, celui de
réconciliation. Apres avoir noté l’émergence récente de cette injonction occidentale, je tente d’en
proposer une définition large de sorte à la confronter avec l’interprétation qu’en fait l’Union
européenne. La troisième section est l’occasion de zoomer sur la politique européenne de coopération
transfrontalière dans le contexte de la préadhésion, de sorte à mieux cerner la nature de l’injonction à
coopérer, et le lien de causalité établi avec l’enjeu de la réconciliation. Le troisième chapitre permet de
boucler cette première partie en discutant l’émergence de la problématique et des deux hypothèses
du travail (présentés ci-avant).
La seconde partie, plus courte, est consacrée aux enjeux épistémologiques, politiques et éthiques de
cette thèse et aux choix méthodologiques effectués. Dans le chapitre 4, je souligne l’enfermement des
approches scientifiques dominantes des Balkans dans des logiques taxinomiques, conduisant à
l’épuisement explicatif de ces paradigmes, mais aussi toute la difficulté de les dépasser (y compris et
en particulier dans le présent travail). Le chapitre 5 correspond à la présentation et à la justification du
choix du terrain, l’un servant l’autre, et des deux mondes observés : la frontière Serbie/Croatie et le
programme de coopération transfrontalière IPA 2007-2013 Serbie/Croatie.
La troisième partie est la plus conséquente. Ses trois premiers chapitres (6, 7, 8) sont consacrés au
monde de la frontière, explorée dans les trois dimensions retenues. Le chapitre 9 (le dernier de cette
thèse) porte sur le monde de la coopération transfrontalière. Le sixième chapitre est une tentative de
dévoilement des représentations guidant les pratiques frontalières (traversantes ou non) et les
discours exprimés pour justifier de telles pratiques (abordés dans le chapitre 7). La frontière apparaît
alors comme un espace symboliquement en train d’être négocié, comme un réseau d’archipels qui
séparent et qui relient en même temps ses habitants. Le chapitre 8 se concentre sur les processus
politiques d’institutionnalisation et de mémorialisation de et à la frontière. L’exemple archétypal de
Vukovar permet de mettre à jour l’instrumentation de la symbolique de la ville-martyr par les
producteurs culturels (représentants politiques, médias, chercheurs) qui conduit à son enfermement
spatio-temporel, duquel une partie des habitants participent mais surtout que tous subissent. La suite
du chapitre est consacrée à la politique européenne des minorités. Guidée par de bonnes intentions,
elle contribue cependant à entériner la séparation de la société selon une logique d’abord ethnique, et
n’améliore pas le sort de ceux qu’elle vise à protéger dans l’espace public et dans l’espace politique.
Le chapitre 9 permet d’identifier les grandes lignes des reconfigurations de l’action territoriale et des
projets d’aménagement à la frontière Serbie/Croatie dans le contexte de la préadhésion à l’UE. L’enjeu

25
communicationnel (pour les trois partis), l’enjeu de l’adhésion (pour la Croatie et la Serbie) et les
rapports de force lié au contexte de la préadhésion (UE / Croatie / Serbie) expliquent des résultats
divergents. L’obsession de tous pour la forme (la stabilisation du système d’acteurs) se fait aux dépens
du fond (l’action elle-même et son contenu). La mise en place du programme et le lancement des
opérations d’aménagement ont été l’occasion pour les deux Etats et pour l’UE de reprendre le contrôle
de l’action sur une frontière qu’ils gouvernent à distance par l’intermédiaire d’un cadre normatif et
institutionnel très contraint. Si le programme a permis le rétablissement d’une coopération inter-
gouvernementale, il n’a pour l’instant abouti qu’à une réconciliation de niche (entre les acteurs
impliqués), sans effet d’entrainement jusqu’alors au niveaux politique et sociétal (mais ce dernier
point reste difficile à établir sur la durée courte d’une thèse).

26
Première partie :
Frontière, réconciliation et aménagement, de
la théorie au contexte post-yougoslave

27

28
Chapitre 1 - Frontière et identité

Introduction
Le constat initial est que la frontière est un concept discursif : « son sens est fonction du contexte dans
lequel on l'utilise » (Anderson 1997, p. 3). Il recouvre des réalités différentes selon les positionnements
disciplinaires (en aménagement, en géographie, en science politique) mais aussi théoriques des
auteurs cherchant à l’analyser. La première partie (1.1) vise à mettre en exergue l’évolution du sens
donné au concept de frontière et en particulier ses contingences historiques et géographiques
(Anderson, O’Dowd 1999, p. 593; Lévy 2003, p. 384), ce que résume bien Etienne Balibar :

« A la question ‘qu'est-ce qu'une frontière?’, qui est certainement l'un des préalables de
nos discussions, il n'est pas possible de donner une réponse simple. Pourquoi?
Fondamentalement, parce qu'on ne peut attribuer à la frontière une essence qui vaudrait
pour tous les lieux et tous les temps, pour toutes les échelles de lieu et de temps, et qui
serait incluse de la même façon dans toutes les expériences individuelles et collectives »
(Balibar 1997).

Dans un premier temps (1.1), je reviendrai donc sur l’évolution du concept de frontière en
commençant par une approche historique, depuis la référence au limes et au finis jusqu’à l’acception
postmoderne qui a émergé depuis deux décennies en sciences sociales. Cette dernière marque une
rupture critique dans la manière de concevoir et d’étudier la frontière. Elle n’est plus seulement
perçue comme une limite de souveraineté mais également comme un objet spatial dont l’observation
des mutations permet de rendre compte de la production de l’espace. Cette nouvelle théorie de la
frontière inspire le choix effectué dans ce travail de l’étudier de façon dynamique et dialectique. La
section suivante (1.2) permet d’en expliciter les implications conceptuelles. Rendre compréhensible les
phénomènes frontaliers conduit à systématiser l’approche de la frontière en trois dimensions,
intentionnelle, matérielle et symbolique. Approcher les dynamiques transfrontalières revient alors à
considérer autant les processus politiques visant à faire advenir la frontière, que les individus et les
groupes qui simultanément, par leurs réappropriations, la confortent, la contestent, la déplacent et la
négocient en retour. La dernière section (1.3) permettra de montrer qu’une telle approche permet une
meilleure identification et une possible analyse des reconfigurations identitaires liées aux (re-
)productions et aux transformations des frontières.

29
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30
« omnifonctionnel » et correspond à des « espaces flous, marches, séparantes mal contrôlées »
(Renard et al. 1997, p. 51).
Précisons-le en aparté, certaines réminiscences de ce système de frontières-marches se maintiennent
après le Moyen-âge. L’empire des Habsbourg conserve par exemple des zones-tampons avec l’empire
ottoman appelées militärgrenze en allemand, krajina en serbe/croate/bosnien, c'est-à-dire des confins
militaires23.

Figure 1 - La persistance de confins militaires dans l’Empire austro-hongrois à la fin du XIXe siècle

Source : Larousse, http://www.larousse.fr/encyclopedie/pays/Hongrie/111520

Ces régions, gérées directement par le Conseil de guerre de Vienne, apparaissent au fur et à mesure de
la stabilisation de la frontière austro-turque entre la fin du XVIe et le début du XVIIIe siècle en Europe
du Sud-Est – et se maintiendront jusqu’en 1881 date de leur dissolution définitive (Nouzille 1991,
p. 57). Dans ces confins militaires, l’empire favorise dans certains cas l’implantation de colons d’origine
allemande et de religion catholique (e.g. Banat, Bačka), dans d’autres celle de populations sud-slaves
majoritairement orthodoxes fuyant la domination ottomane (principalement le long de la Save et du


23
C’est le cas aussi en Russie avec les marches d’Ukraine (Ukrajina découlant du terme krajina) du Caucase et de
Sibérie (Rosière 2003, p. 99).

31
Danube). A ces dernières sont accordés certains privilèges (liberté religieuse, possession de terres) en
l’échange de certains services militaires24 (Nouzille 1991, p. 60‑61). Nous verrons à la fin de ce chapitre
et dans le chapitre 5, que ces particularités historiques serviront d’arguments à certaines
revendications nationalistes pendant les conflits des années 1990 en ex-Yougoslavie.
Troisième balise temporelle qui nous fait revenir un peu en arrière : les traités de Westphalie en
164825, qui marqueraient le début de la sortie de l’ordre médiéval26. La frontière entre pays européens,
qui sont souvent encore des monarchies, commence à se linéariser (pas partout, comme indiqué dans
le paragraphe précédent). Confins et marches sont progressivement « remplacés par des tracés de
plus en plus exclusifs » (Groupe frontière et al. 2004). Les frontières acquièrent un nouveau statut :
elles traduisent une limite de souveraineté (Nordman 1999). Leur établissement négocié matérialise
un nouvel équilibre des pouvoirs (Balibar 2004). Mais ce n’est que vers la fin du XIXe siècle et au début
du XXe siècle27 que la figure de la frontière linéaire dans son « acception westphalienne » s’impose
comme « la forme la plus claire, la plus lisible et la plus achevée d'une expression absolue de
souveraineté et finit par faire converger les principales discontinuités territoriales, qu'elles soient
politiques, économiques ou sociales » (Groupe frontière et al. 2004). Ce succès est lié de manière
existentielle à l’émergence de l’Etat28 : « les frontières renvoient à l’Etat (…) à la nature même de cet
Etat moderne qui a besoin de frontières linéaires pour exister » (Sautter 1982; Foucher 1986, p. 29).
Plus précisément, la frontière dans son acception westphalienne délimite la compétence territoriale
d’un Etat, l’autorité souveraine « à l'intérieur de laquelle un gouvernement s'efforce de monopoliser
l'usage légitime du pouvoir coercitif et de toute justice » (Anderson, 2001 : 4). Tracer des frontières
précises permet de définir « les sphères d’influence » des Etats ; de pacifier, par la matérialisation des
tracés, les régions situées en bordure de ces sphères ; d’établir un « contrôle administratif, policier et
douanier » sur les citoyens et les territoires nationaux et extra-nationaux (Foucher 1986, p. 34). Ce
processus est également lié à « l’émergence d’une conscience nationale » et aux « progrès de la
cartographie qui ont facilité la délimitation et le bornage » (Rosière 2003, p. 99), mais aussi de la
capacité des Etats à mieux se défendre (notamment par des fortifications).


24
L’Empire ottoman fonctionnait selon un système de millets assez proche.
25
Traités de paix entre l’Empire espagnol et les Provinces-Unies ; entre l’Empire suédois et le Saint Empire
Romain Germanique ; et entre ce dernier et la France.
26
Pour Balibar, la rupture se situe plutôt dans les écrits de Guillaume d’Orange, lorsque ce dernier commença
(un peu après les traités de Westphalie) à employer le terme d’Europe plutôt que celui de Chrétienté, pour
désigner l’ensemble des relations de force et de commerce entre les Etats nations souverains (Balibar 2004).
27
Pour Foucher, difficile de choisir une date en particulier entre 1892 et « le partage sur le papier de l’Afrique »,
1914 quand « le partage sur le terrain est achevé », ou 1923 date de fragmentation systématique des espaces
moyen-orientaux et des restes de l’empire ottoman (Foucher 1986, p. 32‑33).
28
L’Etat étant défini, dans ce paradigme réaliste, comme l’organisation politique et juridique d’un territoire
donné (Goyard-Fabre, 1999).

32
Ainsi, entre 1860 et 1920, le tracé de frontières linéaires est un phénomène qui se généralise en
Europe, mais aussi en Afrique et en Asie du fait de la colonisation européenne : « la délimitation
linéaire hors d’Europe participait du jeu diplomatique en Europe » (Foucher 1986, p. 33). En délimitant
le monde, les grandes puissances européennes étendent leur domination et organisent l’exploitation
de leurs colonies (Balibar 2004). Après la seconde guerre mondiale, les frontières intra-impériales (qui
subdivisaient les territoires coloniaux en régions administratives) deviendront les frontières des Etats
accédant à l’indépendance suite à la décolonisation (Rosière, 2003 : 99). La généralisation mondiale
des frontières linéaires est telle que, pour Michel Foucher, elle constitue –en 1986– un « référent
unique », « le seul concept à caractère planétaire ou universel, ayant l’approbation de la majorité »
(Foucher, 1986 : 34).
Depuis, la prégnance de la frontière linéaire, à l’instar de celle de l’Etat-nation dans les relations
internationales, est questionnée, voire relativisée. A tel point qu’Anderson s’interroge : « Y a-t-il (…)
césure épistémologique (…) entre la pensée moderne et post-moderne à l'égard des frontières ? »
(Anderson, 2001 : 4). Dès 1974, Paul Guichonnet et Claude Raffestin avaient anticipé la question et
répondu par l’affirmative en notant un « changement de perspective (…) d’une importance capitale » :
« l’effacement progressif de la notion de ligne-frontière séparante au profit de celle de zone-frontière
unifiante », une évolution qu’ils identifiaient déjà comme « à l’origine du regain d’intérêt pour ces
questions » (Guichonnet, Raffestin 1974, p. 6‑7). Etienne Balibar enfonçait le clou quelques années
plus tard : « Nous vivons une conjoncture de vacillation des frontières, de leur tracé et de leur
fonction, qui est en même temps la vacillation de la notion même de frontière, devenue
particulièrement équivoque (Balibar 1997, p. 382).
Nous allons voir dans la partie suivante quels sont les principaux arguments avancés par les chercheurs
en sciences sociales pour justifier de cette vacillation et quelle(s) alternative(s) théorique(s) est (sont)
proposée(s).

1.1.2. Rupture critique : la frontière westphalienne est morte, vive la frontière


postmoderne

« Et maintenant, voilà que, sous leurs yeux, cette souveraineté, tel un fantastique reflux
de la mer, avait soudain décru et s’était retirée à perte de vue, les laissant là, telle une
végétation aquatique sur la terre ferme, trompés et menacés, abandonnés à eux-mêmes
et à leur sort funeste. Tout cela venait de Dieu, et tout cela entrait, sans aucun doute dans
les dispositions de la divine providence, mais l’homme avait du mal à comprendre ; il avait
le souffle coupé et la conscience troublée, et il sentait bien que l’on tirait sournoisement
les sols sous ses pieds, comme un tapis, et que les frontières qui auraient dû être stables

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11 ).

36
façon inverse » (Bigo 2011, p. 8) ; une perspective erronée selon laquelle nous vivrions dans un village-
monde global, sans distinction (van Houtum 2011, p. 50; Debray 2010). Cette affirmation que « dans
un monde démilitarisé et ouvert, la frontière perd son sens » (Lévy 2003, p. 385) est une vision
schématique qu’il faut dépasser (Amilhat-Szary, Fourny 2006, p. 9). Il semble que ce discours de
l’obsolescence des frontières repose sur une double confusion : d’abord sur une vision –qui semble
découler plus de souhaits ou des anxiétés, de prescriptions que d’observations– selon laquelle la
mondialisation déboucherait inévitablement sur la fin du territoire et des Etats, voire de la démocratie
(Bigo 2011, p. 8) ; ensuite, en liant Etats et frontières de la même façon existentielle que les
théoriciens de l’approche réaliste, de conclure à la disparition des frontières36.Comme le rappelait
Claude Raffestin dès 1986, il ne faut pas confondre « nécessité structurelle de la limite » et
« contingence des rôles historiques dont on charge la limite » (Raffestin 1986a, p. 19).
Si la mondialisation37 est liée au processus de recomposition multiforme des Etats, cette tendance ne
signifie en rien leur disparition : « rompre avec la statolâtrie n’est pas rompre avec l’Etat »38 (Leresche,
Saez 1997, p. 35), pas plus qu’elle ne signifie « la disparition de l'objet même de frontière » (Groupe
frontière et al. 2004, p. 1) car cette dernière constitue un « invariant nécessaire » à l’organisation des
sociétés (Raffestin 1986a, p. 19). Comme l’énonçait Spinoza : « omnis determinatio, negatio est » ; ce
qui signifie que toute union qui n’est pas mondiale implique une différenciation avec son
environnement, et est, pour cette raison, caractérisée, comme tout système ou toute organisation, par
ses frontières (Hassner 2002, p. 41).
Au contraire, la mondialisation contribue à une reformulation du monde différente, d’une simple
cartographie économique qui accole des Etats-nations imperméables les uns aux autres, vers une
mosaïque plus complexe d’Etats, de régions, de villes-régions, de localités, de zones, intégrés de
manière différentielle dans le monde (Agnew 2003; Balibar 1997, p. 386). Plutôt qu’à leur effacement,
la mondialisation participe de la multiplication des frontières politiques et sociales qui se reconstituent
autour et au travers des frontières existantes (Agnew 2003; Appadurai 2001). D’une part, les frontières

36
Pierre Hassner souligne une proximité idéologique avec d’autres théories d’inspiration kantienne, qui prônant
l’universalisme ou une solidarité mondiale, arrivent à la même conclusion, au même souhait (Hassner 2002,
p. 43).
37
La mondialisation est liée aux effets conjugués de l’évolution des techniques de transport et de communication
(qui font évoluer les pratiques spatiales vers davantage de dispersion, d’ubiquité, de nomadisme mais aussi
d’enfermement), de la dynamique et de l’ampleur des échanges économiques, mais aussi de la prise en
considération politique d’une plus grande interdépendance du système-monde (Groupe frontière et al. 2004,
p. 1; Amilhat-Szary, Fourny 2006, p. 7).
38
Comme le souligne Neil Brenner à partir principalement du cas européen, les Etats ne disparaissent pas, ils
évoluent. En effet, ils se sont adaptés ces quarante dernières années en changeant de forme et de nature, en
faisant évoluer les échelles spatiales de la régulation politique et socio-économique, notamment en
décentralisant et transférant une partie de leurs fonctions régulatrices à des collectivités locales et en
reconfigurant la gouvernance locale (Brenner 2004). Depuis les années 90, dans une tentative d’articulation des
dynamiques d’homogénéisation et de différenciations socio-spatiales, les Etats-nations européens sont passés à
une logique de compétitivité des territoires.

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).

39
La frontière endosse de nos jours une acception plus large. Dans la précédente partie, nous avons vu
les apories des approches classiques. Ces dernières ne rendent pas suffisamment compte des
changements concernant les frontières devenant moins physiques, plus complexes, moins visibles, Dit
autrement, leur territorialité et leurs territorialisations ont évolué. Une troisième voie est possible,
« dialectique et dynamique » (Hassner 2002, p. 41), « après la frontière et avec la frontière » (Amilhat-
Szary, Fourny 2006, p. 12). Cette approche propose d’explorer le « caractère co-constitutif de la
frontière et de l’espace qu’elle est censée délimiter, au moins théoriquement » (Bonditti 2011, p. 1;
Hassner 2002, p. 44). Il est question d’articuler « une perspective soucieuse de rendre compte du
mouvement dialectique de production de la frontière et de l’espace avec une approche constructiviste
soucieuse de mettre en relief des pratiques de frontiérisation42 » (Bonditti 2011, p. 1). Nous allons
dans cette section expliciter ce positionnement pour rendre visible le raisonnement d’une approche
critique et constructiviste de la frontière qui sera la mienne dans cette thèse.
Le mérite premier de cette troisième voie est qu’elle permet de « dépasser des énoncés binaires » de
la frontière (Hamman, Hintermeyer 2012, p. 9). Elle constitue une rupture claire avec une perspective
manichéenne proposant un jeu perpétuel d’oppositions figées (qui découle directement d’une
conception de la frontière - ligne de séparation) : blanc / noir ; nous / eux ; ouverture / fermeture ;
dedans / dehors…etc. Cette vision duale constitue une métaphore paresseuse –car les images
proposées bornent vite l’imagination– et prétentieuse –car la synthèse ainsi offerte excède les moyens
et les travaux dont nous disposons (Leresche, Saez 1997, p. 28). Elle nie la mobilité permanente,
spatiale et temporelle, des processus de frontiérisation. La frontière est un objet métaphysique en ce
sens qu’elle est toujours à la fois ouverte et fermée (Amilhat-Szary 2007). Elle est intrinsèquement
d’un « gris » changeant, si l’on se permet un parallèle avec la citation de Philippe Besson choisie au
début de cette section.

“Territorial borders both shape and are shaped by what they contain, and what crosses or
is prevented from crossing them. The `container’ and `contents’ are mutually formative.
Ultimately the significance of borders derives from the importance of territoriality as an
organizing principle of political and social life” (Anderson, O’Dowd 1999, p. 594).

En postulant que frontière et territoire sont co-constitutifs, cette approche permet en outre de poser
la question de l’origine ; et de réfuter le lieu commun selon lequel la frontière arriverait après, qu’elle
se surimposerait à un espace a priori continu. L’édification d’un territoire a précisément pour objet de
construire une continuité à l’intérieur des frontières –visant une illusoire homogénéité socio-spatiale–
tout autant que de construire une discontinuité avec ce qui est en dehors –que l’on peut similairement
associer à un processus d’hétérogénéisation. Dans cette conception des limites, qui doit beaucoup à la


42
La partie 1.2.2 permettra de revenir plus précisément sur le terme de frontiérisation.

40
réflexion de Frefrik Barth (1969), que je choisis ici d’extrapoler au-delà de sa simple acception
ethnique, ce sont les frontières (des limites parmi d’autres) qui permettent et renforcent les processus
de différenciation externe tout autant que la prétendue mise en cohérence interne. L’usage du
qualificatif « prétendu » renvoie ici directement à la vision de Bonditti concernant la nécessité de
porter une attention particulière aux pratiques de frontiérisation, et non pas seulement aux
représentations, aux discours produits par les institutions. Il s’agit d’éviter « l’obstacle
épistémologique» qui constisterait à n’étudier qu’un versant des constructions socio-spatiales : les
discours qu’ils soient homogénéisants ou hétérogénéisants ; et d’étudier de manière complémentaire
l’intériorisation, la réappropriation ou le rejet par les populations de ces représentations, en d’autres
termes les pratiques des groupes et des individus (Avanza, Laferté 2005, p. 138). Nous l’avons vu
auparavant, les frontières sont des créations humaines, des expressions de territorialité reflétant un
besoin humain basique de vivre dans une espace aux limites identifiées 43 (Leimgruber 1991, p. 43).
Elles sont donc des construits sociaux, conditionnés par –et conditionnant– notre attitude envers
l’espace : « ce que sont les frontières, ce qu'elles représentent, sont constamment reconstitués par
des êtres humains qui sont régulés, influencés et limités par ces mêmes frontières » (Anderson 1997,
p. 3).
Ainsi, de ce point de vue, la frontière sépare et se fait donc support de forces à effet centrifuge ; mais
également, en même temps –et c’est l’aspect dialectique qu’il convient de souligner maintenant– la
frontière est le support de forces à effet centripète puisqu’elle met en contact. Elle contribue autant à
différencier qu’à lier deux espaces, à distinguer qu’à hybrider : « la frontière joint autant qu’elle est
barrage » (Bigo 2011, p. 7) ; « la présence d’une frontière est tout autant à l’origine de diversités que
de similarités » (Guichonnet, Raffestin 1974, p. 46). Sa perméabilité est un caractère inhérent : « le
mur interdit le passage ; la frontière le régule. Dire d’une frontière qu’elle est une passoire, c’est lui
rendre son dû : elle est là pour filtrer » (Debray 2010). Elle est un « lieu de rencontre, de transaction
économique, d’échange et de test d’identité(s) » (Bigo 2011, p. 7). Depuis plusieurs dizaines d’années,
les sciences naturelles mettent en exergue cette intercurrence et de nombreux chercheurs en sciences
sociales invitent à mobiliser ces travaux pour renouveler le regard sur les frontières contemporaines
(Bigo 2011; Carrière 2010). En biologie, la frontière est ainsi associée à une « ligne brisée ou poreuse
qui ne peut se clore sur elle-même, l’échange avec le milieu étant à l’origine de la vie elle-
même » (Maturana, Varela 1980; Bigo 2011, p. 7) ; il n’y a pas d’isolement : « tout au plus des formes
d’auto-organisations construisant leurs spécificités en échangeant en permanence de l’information


43
La psychologie environnementale a posé depuis longtemps les bases d’une analyse phénoménologique du
cadre de vie de l’humain. Selon cette théorie, chaque être humain a fondamentalement besoin d’un espace
propre, constitué en enveloppes (ou coquilles) subjectives, emboitées les unes dans les autres, définies par le
corps, l’amplitude des gestes, la pièce dans laquelle on est, le bâtiment, le quartier… (Moles, Rohmer 1972).

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43
Pour conclure cette section, le choix fait dans le présent travail est de considérer que la frontière
relève d’une logique dialectique d’intercurrence triple en ce sens qu’elle est à la fois zone(s), ligne et
points ; elle possède une certaine épaisseur et –au moins48– deux bords ; elle est le support
d’agencements, de passages et d’échanges. Elle conjugue trois processus : la démarcation ou le
frontalier qui se définit dans la distinction ; le transfrontalier, qui se définit dans le franchissement, le
mouvement, le passage49, associant « des lieux de part et d’autre de la frontière pour fabriquer un
espace réticulaire » ; l’interfrontalier qui se définit dans le dialogue, l’échange qui « met en
mouvement des significations, des représentations, des pratiques » et peut faire «émerger un rapport
nouveau à soi et à l’altérité », en ce sens qu’il constitue « un rapport entre territoires qui transforme
les territoires en présence » (Amilhat-Szary, Fourny 2006, p. 14‑15; Blanquart 1997).
La frontière n’est donc « pas n’importe quelle limite » ni « l’unique limite entre des souverainetés
étatiques » (Hamman, Hintermeyer 2012, p. 9). S’il est vrai qu’« il n’y a pas que des frontières
d’Etats », je vais dans cette thèse partir précisément de l’un d’entre elles, tout en conservant une
approche volontairement large. La frontière sera ici perçue et conçue comme « une disparité dans un
territoire ou un espace-temps, entre des échelles d’organisation ou d’appréhension d’univers sociaux »
(Ibid.).


48
Au moins deux car il existe de nombreux tripoints, c’est-à-dire un point touchant trois pays/régions distincts ou
trois frontières se rejoignent, par exemple entre la France, l’Allemagne et la Suisse à proximité de Bâle et de
Mulhouse.
49
Par passage, nous entendons « l’action de passer à travers, un trajet, une issue, un entre-deux ambigu par
lequel s’opèrent relations, transitions et médiations », telle que définie par Chris Younès (Younès, Marcillon,
Rebois 2007, p. 106)

44
1.2. Grammaire de la frontière

1.2.1. La frontière en trois dimensions : institutionnelle, matérielle et idéelle

Afin d’observer les phénomènes frontaliers et de les rendre plus compréhensibles, la plupart des
auteurs choisissent de décliner les frontières nationales en différentes dimensions50. Ils en identifient
entre deux et cinq51. Nous faisons le choix d’en distinguer trois pour cette recherche : matérielle (i),
idéelle (ii) et institutionnelle (iii). Ce sont ces trois aspects qui semblent de nos jours le plus
conditionner et structurer les espaces frontaliers dans le temps.

Institutionnelle
Espace politique

Ce qui est de l’ordre du normatif, de la règle

Matérielle
Espace physique
Ce qui est de l’ordre du tangible, du visible


Temps




Idéelle

Espace de représentations
Ce qui est de l’ordre de l’impalpable, de l’imaginaire

Figure 3 - Les trois dimensions de la frontière

Réalisation : Cyril Blondel


50
Cette déclinaison est sans aucun doute autant artificielle que nécessaire. L’objectif est de donner à lire un
système, la frontière, dont j’ai montré qu’il était complexe dans les parties précédentes.
51
Par exemple, Bernard Reitel en isole trois : politique, symbolique et matérielle (Reitel 2004). Il en est de même
pour Noémie Hinfray dans sa thèse sur les espaces transfrontaliers en Europe : elle distingue dimensions
fonctionnelle, institutionnelle et idéelle (Hinfray 2010, p. 31). Bien plus tôt, Paul Guichonnet et Claude Raffestin
parlent de fonctions plutôt que de dimensions de la frontière : ils en abordent cinq dont trois principales (légale,
fiscale, contrôle) et deux secondaires (militaire et idéologique) (Guichonnet, Raffestin 1974, p. 49). Le groupe
frontière parle pour sa part de quatre fonctions essentielles mais n’est pas très clair (il ne les nomme pas
distinctement et aborde ensuite huit points dans le paragraphe consacré à cette question) (Groupe frontière et
al. 2004). Plus proches de notre pensée, Anne-Laure Amilhat-Szary et Marie-Christine Fourny distinguent trois
dimensions regroupées sous les termes de structurations, identités et franchissements (Amilhat-Szary, Fourny
2006). Ce qui est proposé ici, c’est de faire certains choix.

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s où
Ge
rard
To
al
le

fin
it
52
se
lon
une
app
roche
qu

il
qu
al
if
ie
de
géopo
l
itique
cr
it
ique
:

“Rathe r
than
terri
tory we should
really
speak of cul
tu r
al
l y
contextual
and
technopo l
itic
al
ly
contingent ter
rito
rial
it
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re g
ime s o
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ito r
iali
ty.
Te r
ri
tory therefore should never
be
concep tua
lized
in
i
sola
tion for it
s p a
rt of a comp lex
o f
st a
te powe r,
geo graphy and
iden t
ity.
Put
somewh at
diffe
rently
, terr
itory
is a
reg
ime of
practi
ces triangu
lated between
ins
titutiona
liza
tion of
powe r,
m ater
iali
zations of place
and ideali
zations of
‘the people’


(Toal 2000,
p.
140)

Ce
tte
app
roche
dyn
amique
rep
rend
le
s t
roi
s d
imen
sion
s en
ten
sion
dan
s le
s p
roce
ssu
s f
ron
tal
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s :

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ionn
al
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la
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ia
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ion
du

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de

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ion
.

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l
’in
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en
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roi
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s e
t
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ces
si
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s abo
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r de
man
ière
di
ale
ctique
et

d
ynam
ique
,
ch
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de
ce
s fon
ction
s compo
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deu
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spe
cts
:
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jet
et
su
jet
.
C’e
st
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ire
qu
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tiè
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ff
re de
s m
até
riau
x qu
i
re
lèven
t p
rin
cip
alemen
t d
’une
dimen
sion
(r
aremen
t de
man
ière

e
xclu
sive
et
tou
jou
rs
en
in
ter
rel
ation
) :
pa
r e
xemp
le
de
s no
rme
s,
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s lo
is
, de
s po
l
itique
s pou
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imen
sion
in
ten
tionne
l
le
;
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age
s,
de
s rou
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,
de
s b
âtimen
ts
pou
r
la d
imen
sion
ma
tér
ie
lle
;
de
s
l
angue
s,
de
s c
roy
ance
s,
de
s mémo
ire
s p
our
la
dimen
sion
imm
até
rie
l
le.
La
sub
jec
tiv
ation
co
rre
spond

53
a
lor
s à
l
’app
rop
ria
tion
,
ind
iv
idue
l
le e
t co
l
lec
tive ,
pa
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teu
rs
de
s e
spa
ces
fron
tal
ier
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abi
tan
ts
,
homme
s po
l
itique
s,
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trep
ri
ses
,
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soc
iat
ion
s,
vo
yageu
rs…
et
c.
) de
pa
r leu
rs
pr
atique
s,

rep
résen
tat
ion
s,
us
age
s.
Ain
si
,
le m
até
rie
l
peu
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ven
ir
fon
ctionne
l
,
l’
idée
l
idéo
log
ique
,
l’
ins
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tut
ionne
l

po
l
itique
.

P
lus
la
rgemen
t,
mon
app
roche
de
la
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ron
tiè
re
s’
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cri
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ans
ce
tr
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ans
la
veine
de
la
géo
graph
ie

so
cia
le
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t a
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injon
ction
de
Gu
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i
Méo
de
re
garde
r «
l
’esp
ace
so
cia
l
et
se
s d
if
féren
tes


cl
ina
ison
s,
du
l
ieu
au

seau
,
du
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ysa
ge au
te
rr
ito
ire
,
comme
une

al
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comp
lexe
,
in
séc
ablemen
t
m
até
rie
l
le e
t idée
l
le,
ob
jet
et
su
jet
,
pr
atiquée
,
produ
ite
et
rep
résen
tée
pa
r de
s ê
tre
s hum
ain
s
o
rgan
isé
s en
so
cié

»
(D
i
Méo
,
Bu
léon
2005
,
p.
13
).






































52
Gerard Toal
n ’est pa s
le seul à propo ser ce tte
con ceptuali
s a
tion d ynamique tr
idimens
ionnel
le. L’appro che
dé ve
loppée ic
i compo rte é g a
lemen t
de fo r
te s similar
i tés
a vec les
re comm andat
ions
de Bernard M ichlon e t

Michel Koebel
à p ropo s
de l
’é tude de
l’esp ace (M ichon , Koebel 2009, p.
58). L
’ana
lyse
de
la f
ront
ière pou rra
it se

con stru
ire à
p ar
tir de la ten sion
en t
re le physiqu e (une terminolo g
ie proche de ce
que
nous nommon s matériel)

et le
so c
ial,
(idéel) selon une dimen s
ion h isto r
ique ( temp s)
dépend ammen t des
pouvoirs
qui la façonnen t
(inst
itutionnel)
. E l
le s’inspi re égalemen t de s ré f
lexion s qu’Hen ri
Lefeb v
re dé ve
loppe dans
La p roduct
ion d e

l’espa ce
.
(Lefebvre 2000 ).
53
Nou s
nous plaçon s i
ci d an s
une pe rspect
i ve intera c
tionniste qui conçoit
d imens
ions
indiv
iduel
le et col
le ct
ive
comme co -
constitutives,
ou en d’autres
te rme s qui con çoit
une « intr
i c
a t
ion dia
lec
tique
de
l’
indiv
idu en tant qu’i
l
reflète
la soc
iété et de la so c
iété en
tan t
qu’elle ref
lè te
l’ind
ividu
» (Di
Méo , Buléon
2005,
p.
39
).

46
1
.2.1
.1.
La
d
imen
sion

ins
ti
tut
ionn
el
le
de

la
fron
tiè
re

54
L
a d
imen
sion
in
st
itu
tionne
l
le ,
ou
po
l
iti
co-
jur
idique
ren
voie
à
ce qu
i
es
t de
l
’ord
re du
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ti
f,
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la


gle
.
La
f
ron
tiè
re
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t une
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ale
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ce
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s qu
’el
le

l
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ctu
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po
l
itique

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ans

leque
l
«

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vau
t un
en
semb
le
d’
ins
ti
tut
ion
s
jur
idique
s e
t de
no
rme
s qu
i

glen
t
l’e
xis
ten
ce e
t
les

a
cti
vité
s d
’une
so
cié
té po
l
itique
»
(Gu
ichonne
t,
Ra
ffe
st
in 1974
, p
.
49‑
50).
Ce
tte
con
stru
ction

in
st
itu
tionne
l
le
inte
rna
tion
ale
de
et
su
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a f
ron
tiè
re se
ca
rac
tér
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pa
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’é
labo
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ion
de
di
spo
si
ti
fs


gau
x qu
i
:

- «
int
rodu
isen
t une
di
stan
cia
tion

» (G
roupe
fron
tiè
re e
t a
l
. 2004
,
p.
5
) :
la
fron
tiè
re,
alo
rs
,

«
met
de

la d
is
tan
ce



il
y
a
de

la p
rox
imi

»
(A
rba
ret
-Schu
lt
z 2002
) ;

55
-
v
isen
t à
rend
re po
ssib
le
la
coopé
rat
ion
:
la f
ron
tiè
re app
ara
it
alo
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comme
«
un suppo
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pe
rme
ttan
t
le
l
ien
»
(Am
i
lha
t-
Sza
ry,
Fou
rny
2006
, p
.
10),
un

seau
qu
i
peu
t é
galemen
t me
ttre

de

la p
rox
imi




il
y
a
de

la d
is
tan
ce.

L
a l
imi
te
ins
ti
tut
ionne
l
le se
po
se a
ins
i
comme
un
opé
rateu
r de
con
stru
ction
comp
lexe
,
ar
ticu
lée
et


ticu
la
ire
en
tre
de
s ré
gime
s de
gou
vern
ance
fron
tal
ière
mu
lt
isc
ala
ire
s,
et
pa
rfo
is
di
ssymé
tr
ique
s
(Am
i
lha
t-
Sza
ry,
Fou
rny
2006
, p
.
12;
Am
i
lha
t-S
zar
y 2011
, p
.
84).

L
a f
ron
tiè
re e
st
ég
alemen
t un
«
l
ieu
pr
iv
ilé
gié
d'
aff
irm
ation
et
de
re
conn
ais
san
ce de
pou
voi
rs

po
l
itique
s »
(G
roupe
fron
tiè
re e
t a
l
. 2004
,
p.
5
) :
«
the
dr
awin
g o
f bound
arie
s i
s a
lwa
ys an
ac
t o
f
powe
r »
(P
aas
i
2001
,
p.
23
).
El
le
es
t en
el
le-
même
une
in
st
itu
tion
et
non
pa
s seu
lemen
t
les
con
fin
s
d
’un
esp
ace
de
pou
voi
r donné
(B
igo
2011
,
p.
2
). De
ce
po
int
de
vue
,
la
f
ron
tiè
re e
st
«
h
isto
riquemen
t
s
ituée
»
. E
l
le e
st
le

sul
tat
d’une
sou
ver
aine

stab
i
lisée
no
tammen
t p
ar
les
t
rai
tés
et
rep
résen
tée
pa
r
56
le
s c
arte
s (
Fou
rny
2005
,
p.
5
).Son
tr
acé
, p
lus
ou
mo
ins
ar
ti
fi
cie
l
, p
lus
ou
mo
ins
arb
it
rai
re, e
st

l
’abou
ti
ssemen
t de

goc
iat
ion
s,
de
comp
rom
is
, de
con
fl
it
s e
t peu
t ê
tre
l
’ob
jet
de
re
vend
ica
tion
s
te
rr
ito
ria
les
non

solue
s
(Groupe
f
ron
tiè
re e
t a
l
. 2004
,
p.
5
).






































54
Les institu t
ion s
, son t, d an s un ré g
ime donné :
« le s
pratiques, re
lat
ion s
e t forme s
d ’organ isation é tablies e t

lar gemen t
re connue s
qu i son t m ise s
en œu vre de m anière répétée pour p roduire de l’act
ion colle c
tive »
( Til
l y,

Tarrow 2008 , p . 147 ).
E lles p erme tten t
de distingue r
ce qui est
p resc
ri
t, tolé ré
ou
in terdit
: « in st
itution s
a re

mean s to re gul ar
i se the pe rfo rm an ce and provide mode ls,
no rm at
ive
justif
ic a
tion and san c
tion s –i .e. to de fine
norm a
l cy and de vian ce, du t
ie s and ob ligat
ions,
and s yntaxes
of
‘sel
f’
and ‘othe r’
»
(P aas
i 2002 ,
p .
199 ).
55
Par exemp le ,
le s co rpu s ju r
idique s
de s
Et a
ts eu ropéen s se sont construits
à l
’époque mode rne de m aniè re
dif
fé renciée m ai
s au ss
i en ré féren ce les
un s
p ar rappo rt
au x autres.
Ces
de rnières
année s,
le s
coopé ration s de
plus en plu s dé ve loppée s
de ce s E tats
au sein de l a
Commun auté puis de
l’Union Eu ropéenne on t abou t
i à
l’éclosion d an s
le g loss aire eu ropéen du terme d’
a cquis
communau tai
re en référence à l’en semb le,
du co rpu s
juridique commun au ta
i re en évolu tion constante
; en d’autres
termes
à l
’en semb le des dro i
ts et de s obligation s
juridique s qu i
lien t
le s
Et a
ts-memb re s.
56

Le t
r acé de l a
fron tière est né cess ai
remen t partia
l du
fait
de « l’a
rbitr
aire
in i
ti a
l
de l
’institut
ion et son auto r
ité à

trace r
l a
f ron tière ain si
qu ’à en relier
tou s
les poin t
s comme s’
il
s’ag
iss a
it d’un cercle s ac
ré la d i
stingu an t
du
prof ane » ( Le gend re 1974 ; Bigo 2011 ,
p.
2).

47
Comme
un
de
s
lieu
x où
l
’Et
at
fai
t re
spe
cte
r
la
loi
,
la
f
ron
tiè
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une
fon
ction
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con
trô
le.
El
le

pe
rme
t d
’as
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r une
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rr
ito
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à
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ver
s un
f
il
tra
ge de
s homme
s e
t de
s b
ien
s (G
roupe

f
ron
tiè
re
et
a
l.
2004
,
p.

5;
Gu
ichonne
t,
Ra
ffe
st
in 1974,
p.

51).
Nou
s
l’
avon
s vu
dan
s
la
se
ction
1.1
.2.
,
ce

s
ystème
ne
se
s
itue
plu
s seu
lemen
t su
r
le
tra
cé de
l
a f
ron
tiè
re n
ation
ale
:
«
le
s mod
al
ité
s de
con
trô
le

l
iée
s à

la
fron
tiè
re
son
t de
mo
ins
en
mo
ins
as
soc
i
ées
au

lieu
géo
graph
ique
de

la
fron
tiè
re
»
(B
igo
2011
,

p
. 9
). Le
s d
ispo
si
ti
fs
de
con
trô
le
son
t de
plu
s en
plu
s p
ixe
l
lisé
s au
tou
r de
s pe
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s e
t de
leu
rs

mou
vemen
ts
pa
r le
s gou
vernemen
ts
na
tion
aux
.
Pa
rfo
is
mo
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vi
sib
les
,
pa
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sai
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t p
lus

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ff
ica
ces
,
i
ls
re
sten
t né
anmo
ins
«
de
na
ture
po
l
itique
»
(G
roupe
f
ron
tiè
re e
t a
l
. 2004
,
p.
5
).
L
’app
rop
ria
tion
de
s no
rme
s e
t de
s rè
gle
s p
ar
les
ind
iv
idu
s e
t
les
co
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lec
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pa
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leu
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s
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ia
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tique
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,
de
leu
r c
ito
yenne
té.
D’une
pa
rt
, l
a f
ron
tiè
re n
ation
ale (m
ais
au
ssi

57
commun
ale
et

gion
ale )
re
ste
a
ins
i
une

lim
ite
à
l
’exe
rci
ce du
pou
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l
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c
l
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imi
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l
itique
son
t le
plu
s sou
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t l
iés
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te
rr
ito
ire
ci
rcon
scr
it
. Pou
r ce
tte
ra
ison
,
l’é
lu
con
tinue
de
se
pré
sen
ter
comme
un
«
pseudo-
sou
ver
ain
»

ran
t
le
ter
ri
toi
re (V
anie
r 2008
).
D’
aut
re
p
art
,
la
fron
tiè
re,
comme
tou
te no
rme
,
con
tien
t un
po
ten
tie
l
de
tr
ans
gre
ssion
du

rimè
tre
impo

(Ve
las
co-
Gra
cie
t 1998
,
p.
505
). E
l
le e
st
un
l
ieu
de
mi
se en
que
st
ion
de
la
lo
i
, de
tr
afi
c (
con
treb
ande
,

58
imm
igr
ation

il
lég
ale
) .
L
’ex
amen
de

la
fron
tiè
re en
ac
tion
s donne
a
ins
i
à
voi
r «

l’é
volu
tion
du
po
l
itique

e
t de
sa

gul
ation
»
(Am
i
lha
t-
Sza
ry,
Fou
rny
2006
, p
.
12).




1
.2.1
.2.
La
f
ron
tiè
re ma
tér
ie
ll
e

L
a d
imen
sion
ma
tér
ie
lle
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la
fron
tiè
re
ren
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tan
gib
le,
du
vi
sib
le
;
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la
c
apa
cité
pe
rs
is
tan
te de
ce
tte
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rniè
re à
«
fonde
r de
s a
rte
fac
ts
sp
ati
aux
»
(Am
i
lha
t-
Sza
ry,
Fou
rny
2006
,
p
. 8
). D
it
au
tremen
t,
le
s a
rte
fac
ts
son
t
les
prop
rié
tés
pa
rt
icu
l
ière
s de
l
’esp
ace
ph
ysique
en
con
tex
te
f
ron
tal
ier
.

en
core
,
la
con
stru
ction
et
l
’ef
facemen
t de
la
f
ron
tiè
re me
tten
t en
œu
vre
de
s d
ispo
si
ti
fs

m
até
rie
ls
, en
su
s de
s no
rme
s e
t de
s s
ymbo
les
,
qu
i
imp
acten
t
les
éch
ange
s
tran
sfron
tal
ier
s :

- de
s d
ispo
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d'o
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l (b
arr
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,
fo
ssé
,
mu
r,
et
c.
) »
(G
roupe

f
ron
tiè
re e
t a
l
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49
monde –tel que défini par Heidegger (Heidegger 1927) – vise à interroger la réalisation géographique
des populations (Feildel 2010, p. 148; Stock 2004). Ce terme renvoie à un rapport de réciprocité entre
l’individu [et les groupes] et l’espace ; c’est-à-dire à la fois les logiques d’intériorisation de l’espace par
les individus [et les groupes] et les logiques d’extériorisation de l’être [et des êtres] dans l’espace (ici
seulement dans leur dimension matérielle)62 ; ou plus simplement comment l’individu fait dans et avec
l’espace (EhEA 2008).
Ces logiques d’intériorisation/extériorisation individus-groupes/espace sont liées à l’aspect fonctionnel
de la frontière et correspondent aux processus d’objectivation/subjectivation de l’espace par les
groupes et les individus et réciproquement. Il ne s’agit pas ici de postuler l’espace comme neutre et
préexistant aux usages : tout comme frontière et espace sont co-constitutifs, espace et pratiques sont
co-constitutifs d’un point de vue phénoménologique. Mais la distinction entre dimension matérielle et
fonctionnelle tient dans le processus d’appropriation, ou, et c’est important de le souligner, de non-
appropriation de l’espace par les individus et les groupes (Semmoud 2007). Dit autrement, l’absence
d’installations matérielles facilitant le transit n’est pas toujours un obstacle aux échanges. Et
inversement, l’existence d’un pont (ou plus largement de différentiels) n’entraîne pas nécessairement
des flux transfrontaliers : parfois, les dimensions politiques et/ou symboliques représentent des freins
importants au passage et à l’échange. Il en est de même si l’on reprend l’exemple des parcs naturels
mobilisé précédemment dans cette partie. Une continuité/contiguïté environnementale n’induit pas
nécessairement une perception homogène ou similaire de la nature : cette dernière reste un
« construit culturel » et peut être perçue différemment d’un côté et de l’autre de la frontière (Amilhat-
Szary, Fourny 2006, p. 16). Le parc naturel peut traduire alors une continuité spatiale et même
normative mais une rupture symbolique63 : « éminemment géographique par sa morphologie, la
frontière est essentiellement idéologique par son vécu » (Raffestin 1990, p. 303). La prochain point va
permettre d’aborder cette question plus dans le détail.


62
Sans rentrer ici dans ce qui conditionne la relation entre structures et pratiques, c’est-à-dire les
représentations, qui sont l’objet de la troisième partie.
63
Voir à cet égard le travail de Léa Brozat qui montre, dans le cas du jardin des deux rives entre Strasbourg
(France) et Kehl (Allemagne), que les différences dans l’organisation spatiale proviennent essentiellement de
représentations différenciées de la nature de part et d’autre de la frontière (Brozat 2010).

50
1.2.1.3. La frontière idéelle

La dimension idéelle ou symbolique de la frontière reflète ce qui est de l’ordre de l’impalpable, de


l’intangible. Cette dimension correspond au second aspect de la spatialité mentionné dans la partie
précédente et renvoie aux propriétés symboliques de l’espace, aux représentations que les individus et
les groupes se font des lieux, leurs « langages et imaginaires » (Lussault 2003). Le renforcement ou
l’effacement idéel de la frontière puisent dans des matériaux d’ordre social et culturel (mémoires,
traditions, langues, religions). La frontière forme alors une limite ou une marque intériorisée servant à
articuler les discours, les représentations de la différence ou de la ressemblance ; en d’autres termes
un support permettant la comparaison et la communication.
La frontière permet ainsi de « spécifier des appartenances » (Amilhat-Szary, Fourny 2006, p. 8),
communes ou distinctes. Cette fonction constitue un ressort important dans les processus de
construction identitaire et territoriale. Construction / reconstruction des frontières et identification /
réidentification de l’altérité sont co-constitutifs :

“Others are both necessary, constitutive for the formation of borders, as well as the
implication of the process of forming these borders, Others are needed and therefore
constantly produced and reproduced to maintain the cohesion in the formatted order of a
territorially demarcated society” (van Houtum et van Naerssen, 2001)

En poursuivant le raisonnement dialectique au niveau théorique, puisque une « frontière relie autant
qu’elle différencie », les zones transfrontalières constituent également des « espaces identitaires
spécifiques, capables d’incorporer au collectif l’altérité de l’outre frontière » (Amilhat-Szary 2011,
p. 84). Les frontières sont « mentales et cognitives » ; elles sont une « source de catégorisations du
monde social » et elles font « l’objet de différents usages comme répertoire de légitimation pour
certains, de stigmatisation pour d’autres » (Hamman, Hintermeyer 2012, p. 14).
De par sa labilité, sa capacité à incarner autant le lien que la séparation, la frontière représente un
espace des possibles mais aussi un « espace à risques », une « zone vulnérable » (Groupe frontière et
al. 2004, p. 6). C’est un objet de contestation, de controverse et de contentieux (Hamman and
Hintermeyer 2012, 9). A la fois ringardisée et brandie comme une nécessité du fait de la globalisation,
elle représente un des derniers refuges d'une « sacralisation ancienne » (Raffestin 1986a, p. 18). Elle
est un symbole, un « signal […] abondamment utilisés dans le vocabulaire politique pour mobiliser les
peuples et les nations » (Raffestin 1990, p. 300). Elle est la traduction d'un projet socio-politique et
représente donc un instrument idéologique puissant, « tant il est vrai que les questions de limites
s’encombrent facilement de sentiments et de mythes » (Nordman 1986, p. 48; Leresche, Saez 1997,
p. 30). D’une part, une frontière « juxtapose et comporte, presque toujours, des idéologies

51
différentes » (Raffestin 1990, p. 303) mais peut aussi, d’autre part, supporter des désirs d’union64. Elle
traduit une continuité et une discontinuité qui ne sont pas directement observables mais « qu'il faut
apprendre à déchiffrer dans les rapports qui se nouent sur la frontière, à propos de la frontière et à
travers la frontière » (Raffestin 1990, p. 303). Cette épaisseur temporelle, on peut « la traiter à la
manière d'un palimpseste pour en découvrir toutes les significations » (Raffestin 1990, p. 302).
Car la frontière « n’a pas seulement une dimension spatiale mais encore une dimension temporelle.
Cette fonction, en créant deux mondes, crée aussi deux durées, deux temps » (Guichonnet, Raffestin
1974, p. 53) voire même deux « rythmes du temps » (Raffestin 1986a, p. 18). La frontière se pose alors
comme un artefact symbolique articulant des temporalités parallèles, d’autant plus complexe que ces
temps sont intériorisés différemment selon chaque individu, chaque groupe. Cette dimension touche à
l’intimité de l’être et dépasse la simple conception géographique de l’habiter. Le rapport homme-
espace va au-delà du déploiement dans la maison objective, dans le lieu bâti65, mais est
nécessairement lié à « l’existence d’une demeure non objective qui est un for intérieur » (Feildel 2010,
p. 150; Serfaty-Garzon 2003, p. 214). Cet espace subjectif, imaginé, approché de manière
phénoménologique, évoque le passé, le présent et le futur :

« Il ne s’agit pas de l’espace objectif constitué par l’acte théorique, mais de la dimension
motrice qui relève de l’orientation du corps dans la mise en espace des choses sur
l’horizon mondain. En ce sens les lieux du passé se profilent encore dans le présent
comme autant de repères qui constituent l’assise de l’existence, dans son histoire
concrète. Les lieux à venir aussi sont projetés par l’imaginaire affectif et dessinent une
topologie propre qui correspond au désir de plénitude qu’annonçait déjà la promesse
d’un futur antérieur. Toutefois les lieux d’un monde désiré sont aussi sources d’angoisse,
au même titre que les modalités temporelles qui les portent » (Florival, Hottois 1990,
p. 96).

Ainsi, même si les frontières visibles et ses checkpoints ont disparu à l’intérieur de l’espace Schengen
européen, des réminiscences des frontières passées restent dans de nombreux esprits : « it is we who
make the borders, who are the borders » (Van Houtum, Strüver 2002, p. 21‑22). Certaines différences
invisibles s’en trouvent parfois d’autant plus mobilisées qu’il faut contrecarrer l’abstraction de la
disparition physique de la frontière. Inversement, il existe également des cas pour lesquels la mémoire
sert le lien comme le montre par exemple Marie-Antoinette Hily à la frontière luso-espagnole :

« … loin de séparer, tout en posant l'a priori de l'existence des groupes différents, la
frontière produit des solidarités. Non pas sur le mode de la différenciation, mais sur celui
de la continuation des pratiques d'échanges liées à la mémoire des temps difficiles (la
guerre, la contrebande, l'émigration) et aux avantages qui en découlent » (Hily 1996,
p. 55).


64
Par exemple entre Irlande et Irlande du Nord, pour ceux qui se définissent d’ailleurs comme Unionistes.
65
Ce que nous entendons par dimension matérielle.

52
Ce dernier exemple permet de souligner le lien entre dimensions immatérielle et matérielle de la
frontière. Les choses matérielles sont ni plus ni moins réelles que les idées ou les symboles : « les uns
comme les autres sont le produit de constructions mentales, individuelles et collectives » (Michon,
Koebel 2009, p. 41). Ces deux dimensions ont plutôt tendance à se renforcer l’une l’autre : « la
manière d’aménager l’espace, l’architecture d’un monument ou d’une simple maison donnent à
l’espace ou au bâti correspondants des significations, leur confèrent des symboles et des qualités qui
dépassent largement la réalité physique dans laquelle ils s’incarnent » (Michon, Koebel 2009, p. 41).
Cette citation permet de pointer le rôle de la mémoire dans les représentations et les pratiques
frontalières des populations limitrophes, qu’il s’agisse de la mémoire de la séparation, et/ou de la
mémoire du mouvement et de l’échange (Amilhat-Szary 2011, p. 84). Il permet également de soulever
une question sur laquelle je reviendrais par la suite dans ce travail : comment et pourquoi
l’aménagement de la frontière se renouvelle ? Traduit-il ou anticipe-t-il le renouvellement dans la
conceptualisation de la frontière ?

53

Institutionnelle matérielle idéelle

Mot-clé politique espace représentation

Lois, normes, règles, Bâti, nature, Mémoires, langues,


Matériau politiques, structures, pratiques, cultures, religions,
programmes flux croyances

Forme Ecrite, officielle Visible, tangible Imaginaire, impalpable

Respectueuse,
Formalisée, normée, Planifiée, organisée,
curieuse,
légale ET non régulée, immobile ET
Dialectique communicative ET
informelle, désordonnée, mobile,
étrangère, intolérante,
transgressive changeante
excluante

Ce qu’offrent, ce que
permettent l’espace, Ce que la société
Pragmatique son aménagement ET tolère, permet, enjoint
Ce que dit la loi ET ce
les usages, les ET les appartenances
que les gens
(appropriation ou ce pratiques des gens, ce individuelles, les
respectent, ignorent,
que les individus en qu’ils ne font pas, les divergences sociales,
ne respectent pas
font, les arrangements fonctionnements et les consciences
avec la frontière) dysfonctionnements collectives
du territoire

Figure 4 - Le vocabulaire des trois dimensions de la frontière

Réalisation : Cyril Blondel


54
1.2.2. Frontière, frontiéralité, frontiérisation

Dans cette sous-partie, je vais revenir sur les assises conceptuelles et épistémologiques que sous-tend
une approche critique et postmoderne de la frontière, de sorte à détricoter mon raisonnement et
rendre apparents les partis-pris théoriques de ce travail.
Récemment, les néologismes frontiéralité et frontiérisation sont apparus (un peu) dans la littérature
scientifique, en complément du concept de frontière. L’analogie avec l’évolution du concept de
territoire décliné en territorialité et territorialisation est immédiatement saisissable. Plus qu’un
parallèle, le suffixe –ité renvoie à l’idée d’intensité, le suffixe –ion à l’idée d’un processus. Le territoire
est un concept qui a connu une « formidable diffusion dans le domaine des sciences » ces vingt
dernières années au point de devenir une « boite noire typique de la science sociale » (UMR PACTE
2009, p. 11‑13). L’ambition principale du « paradigme territorial » est de permettre aux chercheurs de
concevoir les processus de co-construction socio-spatiale, i.e. d’analyser les « liens si forts
qu’entretiennent une société, et plus encore ses pouvoirs, avec son ou ses espaces » (Ibid.). Malgré la
difficulté épistémologique, le territoire peut être défini comme un « agencement de ressources
matérielles et symboliques capable de structurer les conditions pratiques de l'existence d'un individu
ou d'un collectif social et d'informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité »
(Debarbieux 2003, p. 910). C’est une « forme circonscrite et repérable, ajustable et modelable, multi-
scalaire et multiculturelle, (…) dotée de vertus multiples (appartenance, identification,
différenciation…) » (UMR PACTE 2009, p. 11). Une définition qui, peu ou prou, pourrait être
retranscrite quasiment mot pour mot pour définir la frontière. Ce qui interroge alors si on remobilise
les limites de la tautologie existentielle Etat-frontière déjà soulignées dans la première section de ce
chapitre (1.1.1), dont on peut également se demander si elle ne renvoie pas alors à une tautologie
territoire-frontière66. Ce parallèle révèle alors autant qu’il questionne les largeurs et les hétérogénéités
dans les approches, les sens et les images données au concept de territoire et aussi de frontière.
Pourtant, l’usage large de la terminologie de territoire y compris dans le discours ordinaire, n’a pas
épuisé le concept qui garde de la « valeur » dans le discours académique67 (Debarbieux 2009,
p. 19‑20). La frontière est plutôt un type particulier de territoire, « un territoire à part entière qui
produit ses propres significations, pratiques et politiques » (Leresche, Saez 1997, p. 27), notamment


66
L’Etat n’étant finalement qu’un territoire parmi d’autres
67
Comme le signale Bernard Debarbieux dans un autre article, cet enthousiasme de la géographie –et plus
largement des sciences sociales– autour du concept de territoire et de ses déclinaisons peut être rapproché (sans
être possiblement ni traductible, ni réellement comparable) de l’enthousiasme des sciences sociales anglo-
saxonnes pour les concepts de space et de place (Debarbieux 1999, p. 43‑44). Ce qui justifie le parti-pris dans ce
travail de faire référence aux deux « mondes » académiques malgré toutes les limites liées à la traduction des
termes. La question territoriale n’est assurément pas franco-française (UMR PACTE 2009, p. 13).

55
parce qu’il est incertain (Boure 1995). La double mise en perspective du concept de territoire, à travers
les déclinaisons de territorialité et territorialisation, représente ainsi une chance de préciser les
relations espace-société-pouvoir et, dans le cas présent, de discuter des éventuelles spécificités de
territorialité(s) et de territorialisation(s) frontalières, voire de frontiéralité(s) et de frontiérisation(s).
Nous allons voir dans les deux sections suivantes dans quels (rares) contextes ces notions ont émergé
et pour quel usage.


1.2.2.1. Territorialisation et frontière

Partons de la définition de territorialisation donnée par les chercheurs de l’UMR PACTE. Ceux-ci
proposent de la concevoir en tant :

« qu’ensemble de processus engagés par les systèmes d’acteurs et/ou d’agents, par les
organisations sociales et politiques, par les dispositifs et les procédures ad hoc, par les
rapports de force et les mises en tension, par les déterminants économiques et
structurels, par des configurations génériques existantes et/ou des configurations
particulières émergentes, permettant de faire advenir le territoire, le faire exister, se
maintenir et parfois devenir opératoire » (UMR PACTE 2009, p. 12).

Cette définition, outre son exhaustivité, a deux principaux mérites. Premièrement, elle permet de
dépasser une vision réductrice qui restreint les processus de territorialisation aux changements
d’échelle des politiques publiques du national vers le local68. Alain Faure par exemple associe la
territorialisation à un « processus général de décentralisation dans tous les systèmes politiques
nationaux » (Faure 2010, p. 624‑625). Or, l’Etat n’a pas le monopole des processus de
déterritorialisation/reterritorialisation, de nombreux autres agents/acteurs locaux, nationaux,
transnationaux (e.g. associations, ONG, collectivités, multinationales etc.) y participent. En outre, ces
processus ne vont pas tous vers le local mais également vers le supranational (e.g. Union Européenne,
MERCOSUR etc.). Ils sont tout simplement multiscalaires et interscalaires. Cette vision large rejoint en
partie69 celle fournie par Patrice Melé qui considère la territorialisation comme
« identification/production d’espaces délimités, de diffusion d’une vision territoriale de la relation à
l’espace des populations » (Melé 2009, p. 47). Il ne s’agit pas pour autant de mettre de côté les
« rapports de force et les mises en tension » mentionnés ci-dessus par les chercheurs de l’UMR PACTE

68
Qualifiées de « territorialisation pragmatique » quand l’action publique correspond à « la légitimation d’une
définition spatialisée d’un bien commun localement négocié », de « territorialisation normative » quand il s’agit
du « démarquage des lieux à problème et reconstruction des solidarités horizontales » (Dubresson, Jaglin 2005,
p. 339).
69
En partie seulement car Patrice Melé n’a pas le même objet de recherche. Sa conception de la territorialisation
qualifie « l’appropriation par des individus et des collectifs d’espaces plus ou moins délimités » (Melé 2009,
p. 47) dans le but de faire émerger des controverses sur la scène publique.

56
et de disqualifier tout apport de la science politique au débat. Les analyses des politistes permettent
de mettre en exergue « des dimensions spatiales de la construction du pouvoir » dans l’analyse des
territorialisations et inversement « des modes de contrôle fondés sur la gestion de l’espace », qui
renvoient à la notion foucaldienne de « gouvernementalité spatiale » (Dubresson, Jaglin 2005,
p. 340‑341).
Deuxièmement, il me semble que cette définition donnée par les chercheurs de l’UMR PACTE est
adaptable : je propose ici de considérer la frontiérisation comme un type de territorialisation (faisant
ainsi suite au parti-pris de considérer la frontière comme un type de territoire). Celle-ci correspond
alors à l’ensemble des processus permettant de faire advenir la frontière, la faire exister, se maintenir
et parfois devenir opératoire. La frontiérisation renvoie ainsi à la production de territoires
frontaliers/transfrontaliers/interfrontaliers. L’avantage de cette transposition simple est qu’elle
permet de considérer ce phénomène dans sa dimension dialectique, c’est-à-dire autant comme
contribuant à distancier qu’à lier. Et c’est dans ce sens que ce vocable a été mobilisé ces dernières
années pour qualifier la construction européenne, le processus d’élargissement ou encore la Politique
Européenne de Voisinage70. Le processus « contradictoire » de frontiérisation du voisinage européen
constitue un « système frontalier complexe et mouvant » (Henry 1999, p. 164). Il renvoie à « la
fabrication de la frontière » européenne (Balzacq 2007, p. 33). Cette acception est
multidimensionnelle. Elle décrit un processus qui constitue une politique d’association, une « relation
privilégiée, nourrie par l’attachement partagé aux valeurs communes » (Balzacq 2007, p. 47) ; mais qui
représente également une politique de filtrage permettant de « réguler les externalités négatives de
sécurité nées de l’élargissement » et de démarcation progressive, une sorte d’« inclusion par la
différenciation » (Balzacq 2007, p. 32‑33). Le terme est appliqué par Jean-Robert Henry pour qualifier
la frontiérisation euro-méditerranéenne, c’est-à-dire « à la fois [de] l'affirmation d'une frontière
méditerranéenne et [de] l'exaltation compensatoire de la solidarité entre les deux rives » (Henry 1999,
p. 164).

1.2.2.2. Territorialité et frontière

« La frontiéralité s’inscrit donc dans le regard que les hommes portent sur la frontière, et en retour,
dans les effets que la frontière exerce sur les individus, les populations riveraines et sur les nations »
(Picouet 2008, p. 78). C’est la deuxième dimension qui sera abordé ici : la part de la dimension sociale
dans la construction territoriale, i.e. l’impact sur les populations des processus de frontiérisation et la
participation des populations aux processus de frontiérisation. Le terme « frontiéralité » restant

70
Or, et c’est l’objet du prochain chapitre, la politique d’élargissement est précisément un des objets de cette
thèse.

57
modestement usité, nous allons revenir en premier lieu sur le concept de territorialité au moyen de
trois définitions, pour mieux comprendre ce qui différencie les deux terminologies.
Guy di Méo définit la territorialité comme « relation au territoire, existence d’une dimension
territoriale dans une réalité sociale. Spécialement, identité territoriale d’un individu ou d’un collectif »
(Di Méo 2003, p. 919). Pour Raymonde Séchet et Regis Keerle, on parle de territorialités (avec un ‘s’)
quand on parle « de rapport à l’autre, d’interaction, de construction du vivre-ensemble, avec des
cadres règlementaires qui relèvent du politique » (Séchet, Keerle 2009, p. 92). L’UMR PACTE, enfin,
définit la territorialité comme les « questions sur les actions, les pratiques, les mobiles, les intentions,
les ressorts, les genèses, les histoires particulières et les attendus cognitifs qui accompagnent la
construction et/ou la production des territoires » (UMR PACTE 2009, p. 12). Le croisement de ces trois
définitions permet de revenir sur trois aspects centraux.
Premièrement, il s’agit de bien faire la distinction entre territorialité et spatialité. Celle-ci est sous-
entendue dans les définitions citées puisqu’on parle de territoire et non d’espace. Comme le souligne
Laurent Cailly, le terme de spatialité englobe « les différentes configurations produites (territoires,
lieux, réseaux) et les diverses formes de rapport aux lieux, à partir desquels un individu constitue son
identité géographique » (Cailly 2009, p. 156). En d’autres termes, la territorialité n’est qu’une forme de
spatialité parmi d’autres ; et la frontiéralité, une forme de territorialité parmi d’autres. Cette
distinction entre espace et territoire semble également liée à la question du pouvoir. L’espace est « un
enjeu du pouvoir tandis que le territoire est un produit du pouvoir » (Raffestin 1982, p. 168) ; ou dit
autrement, le territoire est la « matérialisation de l’étendue d’un pouvoir » (Moine 2006, p. 119), et
donc de la matérialisation de frontières, ou plus exactement la réduction matérielle et politique de
processus de frontiérisation : « drawing boundaries is always an act of power » (Paasi 2001, p. 23). La
territorialité évoque ainsi le rapport au territoire tel qu’il est souhaité par l’individu ou le groupe mais
aussi tel qu’il est contraint par le cadre politique et social. Poser la question de la frontiéralité revient
alors à s’interroger sur la participation sociale à la construction de la frontière et sur les conséquences
de la frontière sur les relations individuelles et collectives aux territoires frontaliers. Comme le
souligne Balibar, le tracé d’une frontière est souvent un acte non-démocratique, les populations
n’étant (quasiment) jamais consultées (Balibar 2001). Pour autant, l’instauration d’une nouvelle
frontière est rarement un acte gratuit et correspond parfois à la réactivation d’une frontière
préexistante (Tilly, Tarrow 2008).
Deuxièmement, ces définitions permettent de mettre en exergue la dimension co-constitutive des
sociétés et des espaces. La territorialité désigne ainsi, dans une acception universaliste, « à la fois la
nécessité et l’ensemble des modalités […du] rapport des êtres humains à la Terre » (Debarbieux 2009,
p. 21). Et le territoire représente une appropriation socio-spatiale réciproque, c’est-à-dire « une
portion d’espace clairement identifiée, ressource et produit à la fois d’un processus d’identification et

58
parfois d’appropriation plus ou moins exclusive » (Debarbieux 2009, p. 20). Guy di Méo fait ainsi
l’hypothèse « d’une réciprocité dialectique entre les réalités géographiques concrètes et formes
politiques et idéologiques du rapport que les sociétés nourrissent avec leurs espaces de vie » (Di Méo
2004, p. 340). De fait, tout rapport spatial est social et réciproquement : « vivant en société, les
hommes s’inscrivent dans l’espace. Par leurs itinéraires, en fonction de leurs positions sociales et du
jeu de leurs rapports sociaux et spatiaux, au gré de leurs représentations ils l’humanisent et le
socialisent (Di Méo, Buléon 2005, p. 11‑12). Pour cela, ils tracent des frontières, qui sont des objets
parmi d’autres impactant les relations socio-spatiales : « boundaries (…) are a means of organizing
social space –they are in fact part of place making » (Paasi 2001, p. 23). Ce processus est multiple et
participe de la construction des territoires et des territorialités : « boundaries (are) part of the
production of territory/territoriality that occurs concomitantly at all spatial scales and indeed brings
various social and cultural processes together topographically in a non-hierarchical way » (Paasi 2002,
p. 198). Le fait que le processus s’opère de manière non-hiérarchique mais aussi scalaire est un point
important. Car la reconnaissance de la participation d’artefacts territoriaux dans la construction sociale
et sa réciproque ne signifient en rien l’existence d’une correspondance exclusive entre formes sociales
et territoriales : « il n’y a pas de lien mécanique entre morphologie spatiale et morphologie sociale »
(Bonnin 2009, p. 9). Il ne s’agit pas ici de promouvoir une définition communautariste ou essentialiste
du territoire qui enfermerait « dans ses limites une formation sociale qui dépendrait prioritairement
de sa substance ou qui la définirait » , qui ne tiendrait pas compte « de la fluidité spatio-temporelle
des rapports à l’espace » (Antheaume, Giraut 2005, p. 21). Comme le rappelle Yves Barel, il est vain de
chercher le territoire comme entité :

« Le plus souvent, un territoire est une réalité complexe formée d’éléments variés. Il
existe effectivement des territoires apparemment simples, par exemple l’individu lui-
même, la famille, le village ou le quartier, la profession, la classe sociale, le livre, la race,
l’ethnie, la nation etc. En général, cette simplicité cache une redoutable complexité
interne » (Barel 1986, p. 133).

En conséquence, si les frontières politiques peuvent parfois temporairement correspondre à un


construit social, elles en traversent nécessairement d’autres : « boundaries inevitably cross some other
social relations that may be momentous in the construction of social spaces. Spatial scales are fused in
places and boundaries become more flexible and overlapping » (Paasi 2001, p. 23). Ainsi, le tournant
postmoderne voire « surmoderne »71 correspond à l’affirmation d’une « territorialité à géométrie


71
Roland Pourtier évoque le passage d’une territorialité moderne caractérisée par la géométrie à une
territorialité postmoderne caractérisée par la biologie (ce qui rejoint les propos tenus dans la section précédente
sur la frontière). Cette transition n’est pas brutale : elle entraine des chevauchements, des périodes hybrides
(Pourtier 2005). C’est notamment du fait de l’absence de rupture avec la modernité qu’Anthony Giddens préfère
parler de surmodernité au sens d’une radicalisation de la modernité (Giddens 1994).

59
variable » (qu’on peut qualifier de multiscalaire) et de « l’avènement de la complexité territoriale »,
qui, si elle ne le disqualifie pas, amène à densifier le concept de frontière, à l’ouvrir aux concepts
voisins de limite et de discontinuité :

« les espaces et territoires sont flexibles, labiles (Piermay 2005), mobiles (Retaillé 2005),
protéiformes, osmotiques (Pourtier 2005), ‘non confinés dans des frontières ou des
limites, ils bougent, se superposent, s’emboitent, s’opposent’ (Frémont 2005), la
territorialité est fluide, multiple, plurielle, instable (Mbembé 2005), ‘construite et non
donnée’ (Pecqueur 2005), les limites sont mouvantes, floues (Pourtier 2005),
incertaines… » (Antheaume, Giraut 2005, p. 29‑30).

Des territorialités de type adhocratique –i.e. reposant sur « des territoires de référence à géométrie
variable (…) avec des frontières floues et multiples »– viennent s’ajouter à des territorialités de type
topocratique, traditionnelles –i.e. caractérisées par « la relation classique entre une autorité politique
et un territoire clairement déterminé » (Leresche, Saez 1997, p. 43).
C’est la montée en puissance de « la dérogation, de l’adaptation souple ». A toutes les échelles,
s’organisent des coopérations liées à des projets territoriaux temporaires ; ce qui aboutit à la
« création de territoires spécialisés » et au « traitement institutionnel différencié de l’espace »
(Antheaume, Giraut 2005, p. 17‑18). Les limites territoriales sont ainsi désactivées et réactivées selon
les besoins socio-politiques : « boundaries do not embody any eternal truths of places. Rather, they
are socially constructed and power relations are decisive for their constitution » (Paasi 2001, p. 23).
Cette labilité territoriale questionne la frontière et les espaces frontaliers : « the processes of spatial
movement, interaction and communication challenge the practices and processes through which
borderlands and boundaries are maintained » (Paasi 2001, p. 23). Pourtant, la frontière en sort
« réhabilitée » sous toutes ses formes car elle devient le lieu des négociations : « en tant qu’entre-
deux, à l’avant-garde des nécessaires connexions socio-spatiales, elles est appréhendée avant tout
comme une source d’innovation dans les modes inventifs de valorisation économique et sociale des
différences » (Antheaume, Giraut 2005, p. 22; Piermay 2005). Elle constitue en quelque sorte une
« avant-garde territoriale » (Antheaume, Giraut 2002).
Troisièmement (après ce long deuxième point), territorialités et identités participent d’un jeu de
construction commun. D’une part, les identités affichent le plus souvent « une composante
géographique, une spatialité qui les renforce et les rend plus prégnante » (Di Méo 2004, p. 339).
D’autre part, les identités contribuent en retour « à toutes ces constructions sociales d’espaces et de
dispositifs géographiques ; réels ou sensibles » (Ibid.). Je vais revenir plus longuement sur ce point
dans la section suivante afin de discuter de l’apport d’une telle perspective à l’étude des frontières.

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61
Tout comme le territoire et la frontière, le concept d’identité a connu dans son acception dominante
une rupture postmoderne ou « surmoderne » au sens de Giddens. Jadis conçu « dans une continuité
temporelle inébranlable », le terme traduisait une vision « essentialiste », « substantialiste et
objectale » (Avanza, Laferté 2005, p. 135; Di Méo 2009, p. 20). L’identité renvoyait alors à un haut
degré de « similitude entre les membres du groupe, en même temps qu'une distinction nette à l'égard
des non-membres et d'une frontière clairement marquée entre l'intérieur et l'extérieur » (Brubaker
2001, p. 74). Ces trente dernières années, le tournant constructiviste dans les sciences sociales insiste
sur le fait que « les identités communautaires ou politiques s’élaborent, se construisent et
s’actualisent sans cesse dans les interactions entre les individus, les groupes et leurs idéologies »
(Ruano-Borbalan 2004). Cette conception « plus actualiste, plus mouvante, plus dynamique (…) fait de
l’identité l’œuvre contemporaine et changeante d’acteurs sociaux compétents, dotés de réflexivité et
de la capacité de produire du sens dans un environnement aux références mobiles » (Di Méo 2009,
p. 20). Ce changement de perspective correspond à l’impulsion de deux faits majeurs (survenus
d’abord aux Etats-Unis) dans les années 1960-1970 : « la montée en puissance des minorités et (…)
leur expression, (…) leur manifestation parfois violente73. » et « l’affirmation sociale de l’individu, puis
du sujet actif » (Di Méo 2009, p. 20)
Rogers Brubaker met cependant en garde contre un glissement contreproductif d’une conception
essentialiste (trop) forte de l’identité –comme quelque chose d’immuable que tout le monde a ou
devrait avoir– vers une conception constructiviste (trop) faible –l’identité ne serait que multiplicité,
instabilité, flux, contingence, un « terme si indéfiniment élastique qu'il en devient inapte » (Brubaker
2001, p. 74). Cette posture constructiviste semble comporter trois limites majeures :
1/ « une posture dénonciatrice » voire relativiste : à trop insister sur la fabrication, la
construction, l’invention des identités, des mémoires, des traditions, le risque pour le chercheur
est de faire passer ces dernières pour « fausses », pour des impostures qu’il faut dévoiler :
« puisque tout est socialement construit, rien n’est essentiel, inévitable, tout est
déconstructible, révisable », ce qui menace de conduire à la « négation de la réalité des objets
sociaux indésirables » (Avanza, Laferté 2005, p. 137).
2/ Un « obstacle épistémologique » : le flou constructiviste autour du concept d’identité conduit
parfois les chercheurs à confondre la construction des discours par les institutions et les élites
(qui constituent les producteurs identitaires prioritairement étudiés) avec l’étude des pratiques,
des représentations, de la réception des discours par les identifiés. Pourtant la distinction est
cruciale : « tant que les identités produites ne sont pas intériorisées, réappropriées comme


73
La violence des processus identitaires, autant de leur expression que de leur répression, est précisément
l’objet du travail de Milica Tomić présenté au début de cette partie.

62
autodéfinition de soi par les populations à qui on les impose, on ne peut pas parler d’identité ni
de traditions, mais plus simplement d’image du groupe » (Avanza, Laferté 2005, p. 138).
3/ Un « désenchantement relativiste » : il s’agit de comprendre « comment une nation, région,
ethnie, tout inventée soit-elle, a pu s’affirmer comme principe de définition de soi pour un
groupe d’individus » (Avanza, Laferté 2005, p. 139). Il faut alors bien retrouver une sorte de
rigidité, de contrainte du social qui permet d’expliquer « le pouvoir et le pathos de la politique
identitaire » (Brubaker 2001, p. 66) et qui permet de rendre tangible et concevable, voire
légitime la continuité des traditions pour les acteurs sociaux eux-mêmes (Hamelin, Wittersheim
2002).
De par ces limites et parce qu’il supporte « une charge théorique polyvalente, voire contradictoire », le
concept d’identité serait victime de son succès, usé d’avoir trop servi. Il pourrait alors courir le risque
de devenir inopérant pour l’analyse sociale : « Avons-nous réellement besoin d'un terme si
lourdement chargé, si profondément ambigu? » (Brubaker 2001, p. 72). Plusieurs chercheurs, dont
Rogers Brubaker lui-même, répondent par un oui conditionnel à cette question et proposent l’usage
de termes alternatifs « dépourvus des connotations réifiantes de l’identité » (Grandjean 2009, p. 11),
ou a minima, moins réifiantes. Il s’agit ainsi de « démêler le nœud inextricable des significations qui se
sont accumulées autour du terme d'identité et de répartir le travail conceptuel effectué par le terme
entre un certain nombre de mots moins chargés » (Brubaker 2001, p. 75).
Dans ce travail, je propose de nous appuyer sur les trois groupes terminologiques proposés par
Martina Avanza et Gilles Laferté : « identification » –entendue comme attribution catégorielle–
« image sociale » –entendue comme production discursive– et « appartenance » –entendue comme
socialisation individuelle74. Ce triptyque, à aborder de manière articulée, constitue une sorte de
relecture critique de « la révolution constructiviste des sciences sociales » qui a touché le terme
d’identité (Avanza, Laferté 2005, p. 134). Les termes d’identification et d’image sociale décrivent « des
actions qui visent à homogénéiser les groupes et les territoires ». Elles sont produites par les élites et
les institutions sociales et « s’inspirent de répertoires de techniques, de symboles ou de perceptions
préconstituées », réduisant les rapports des individus aux territoires et aux groupes à quelques traits
saillants (Avanza, Laferté 2005, p. 144). Si certains discours identitaires prennent le pas sur d’autres,
c’est parce que tous les groupes n’ont pas le même pouvoir et donc n’ont pas la même capacité à
produire des identifications et des images sociales. L’Etat est par exemple souvent présenté comme


74
Le terme « identification » renvoie à la définition et à l’usage qui en est fait dans les travaux de sociohistoire de
Gérard Noiriel (Noiriel 1988, 1991, 1993, 1998) ; le terme « image sociale » est emprunté aux travaux de
sociologie régionale de Jean-Claude Chamboredon et d’Annie Méjean (Chamboredon, Méjean 1985) ;
« appartenance » correspond à la définition de Jean-Claude Chamboredon reprise par l’ethnographe du monde
rural Nicolas Renahy (Chamboredon et al. 1985; Renahy 2005, 2010). L’approche développée par ces deux
auteurs s’inspire plus largement du travail théorique de Rogers Brubaker (op. cit.).

63
une institution sociale puissante. Ce qui devrait amener les chercheurs à « mesurer la capacité
discursive de construction du social à l’aune des structures sociales ou de ce qu’Emile Durkheim
appelait les institutions sociales », une approche théorique relevant du « constructivisme institutionnel
et structurel » (Avanza, Laferté 2005, p. 139). Le terme d’appartenance relève des socialisations à
l’échelle de l’individu et renvoie à l’autodéfinition de soi. Aborder ces processus identitaires à l’échelle
individuelle permet d’observer le fractionnement en autant de scènes sociales des lieux d’expression
des appartenances diversifiées (Avanza, Laferté 2005, p. 144).

64
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65
1.3.2. L’identité en question dans les reconfigurations frontalières

Les concepts de frontière, territoire et identité sont liés en ce sens que les uns participent à la
définition des autres. En rupture avec une approche essentialiste ou culturaliste, ce travail s’inscrit
dans une perspective critico-constructiviste dont je vais maintenant passer en revue les principaux
axiomes, de façon à démontrer l’intérêt d’une approche identitaire des territoires frontaliers.
Considérer la frontière comme un territoire à part entière amène à poser la question de son « statut
identitaire », c’est-à-dire « du type de production sociale, économique, culturelle qu’elle promeut et
surtout (…) de son mode de gestion politique » (Leresche, Saez 1997, p. 29). Concernant le premier
point, Guy Saez et Jean-Philippe Leresche invitent à prendre au sérieux « la discordance qui s’exprime
entre les textes normatifs et les pratiques qu’ils entrainent, qui sont une des mémoires possibles de la
frontière, et entre les déclarations de terroirs autre mémoire de la frontière qui ne s’emboite guère
avec la première » (Leresche, Saez 1997, p. 44). Il y a dans les différents termes choisis par ces auteurs
des similarités importantes avec les trois dimensions de l’identité déclinées par Martina Avanza et
Gilles Laferté. Les textes normatifs sont clairement des objets, parmi d’autres, produisant des
identifications. « Les pratiques qu’ils entrainent » peuvent être associés à une manière pour les
habitants de la frontière de s’approprier individuellement ces identifications, de montrer leurs
appartenances. Enfin, « les déclarations de terroirs » constituent des images sociales, parmi d’autres là
encore, disponibles dans les territoires frontaliers. Mais le point central dans cette citation est bien
l’invitation à la prise en compte de la discordance. On l’a vu auparavant, les territoires frontaliers sont
pluriels si ce n’est contradictoires parce qu’ils permettent et illustrent des tensions entre séparation,
lien et passage.
Cette tension renvoie au « consensus mou » autour d’une définition dialectique du terme d’identité.
Le concept désigne à la fois le même, l’identique et ce qui est différent, singulier, en d’autres termes
l’altérité (Grandjean 2009, p. 9). L’identité se construit « dans un double mouvement d’assimilation et
de différenciation, d’identification aux autres et de distinction par rapport à eux » (Marc 2004, p. 34).
Les processus de construction identitaire sont ainsi principalement appréhendables au travers de
l’observation des relations aux autres et à l’espace, i.e. au travers de l’observation des territorialités :
« one challenge for research is to deconstruct the processes in which the ideas of difference have been
created, and to analyse what has been included and excluded at different times in different spatial
contexts » (Paasi 2001, p. 8). Une lecture du concept à l’échelle individuelle amène à distinguer, en
référence aux travaux de Paul Ricoeur, identité-mêmité et identité-ipséité75. La première renvoie « aux
dispositions les plus profondes, les plus stables et les plus durables d’un être ne pouvant échapper à la


75
Les termes mêmité et ipséité sont empruntés à Paul Ricoeur (Ricoeur 1990).

66
continuité et à la permanence de sa personne » quand la seconde traduit « une forme plus libre et plus
interprétative du rapport identitaire à soi-même » (Di Méo 2009, p. 21).
Séparer les dimensions individuelle et collective de l’identité serait artificiel et vain : « Même s’il
convient de prendre en compte une dimension individuelle incontournable de l’identité, il n’est pas
imaginable de l’abstraire de sa consistance sociale, pas plus d’ailleurs qu’il ne saurait être question de
l’exonérer de son épaisseur temporelle et spatiale, historique et géographique » (Di Méo 2009, p. 22).
Le processus de construction identitaire s’inscrit dans la définition de soi par rapport à l’autre. Le
sentiment d’appartenance à un groupe, le soi, nait de l’expérience sociale (Grandjean 2009, p. 9).
L’identité s’élabore dans le cadre d’interactions multiformes entre individus et groupes, au contact des
identifications et des images sociales disponibles ; des relations qui, « à un moment et dans un
contexte donnés, fixent une frontière entre le Eux et le Nous » (Grandjean 2009, p. 9‑10). La fixation
circonstanciée d’une identité conditionne également l’ensemble des relations à l’intérieur de cette
frontière, l’ensemble des relations de part et d’autre de la frontière, et donne lieu à des
interprétations partagées (ou non) de cette frontière et de ces relations (Tilly, Tarrow 2008, p. 139).
Ces processus identitaires ont une dimension spatiale, qui renvoie à « la capacité de tout individu et de
tout groupe social à qualifier l’espace tout en se désignant » (Michon, Koebel 2009, p. 49). Ils
contribuent à renforcer les sentiments d’appartenance : « les identités individuelles et collectives,
fruits d’élaborations sociales et culturelles, s’avèrent d’autant plus solides qu’elles transitent par le
langage matériel de l’espace, de ses lieux et de ses territoires, y compris dans leurs formes virtuelles ».
Dit autrement, ces spatialités confèrent à l’identité « une assise qui associe assiette matérielle,
concrète et lisible, et construction idéelle rattachant étroitement tout sentiment identitaire aux
univers symboliques des individus et des groupes qui le formulent et l’expriment » (Di Méo 2009,
p. 29).
Or, les Etats-nations modernes sont parmi les formes politico-sociales celles qui ont le plus développé
(et qui développent encore) des stratégies idéologiques et politiques, symboliques et matérielles,
visant à produire et parfois imposer des identifications et des images sociales qui superposent de
manière quasi-automatique frontière, identité et territoire national (Di Méo 2009, p. 33; Gumuchian
1992, p. 15; Leresche, Saez 1997, p. 29). Cette construction nécessite une épaisseur temporelle.
L’identité « s’inscrit en général dans une généalogie » (Di Méo 2004, p. 342). Le terme est défini en
psychologie sociale comme « la dynamique évolutive par laquelle l’acteur social donne sens à son être
en reliant le passé, le présent et l’avenir » (Vinsonneau 1997). Ce processus est également lié à
l’espace car ce dernier est « porteur d’un langage capable de véhiculer la mémoire collective et de
donner forme à l’identité » (Chivallon 2004). Ce que résume bien Pierre Nora dans l’introduction du
second volume de Lieux de mémoire consacré à la nation moderne : « Qui dit nation, dit conscience
des limites, enracinement dans la continuité des territoires, donc mémoire » (Nora 1986, p. 9). La

67
construction d’une identité nationale requiert « l’historicité d’un territoire et la territorialisation d’une
histoire » (Poulantzas 1978), ce que l’Etat provoque par « la délimitation de frontières » qui
correspond à l’« institution matérialisée de sa projection » (Couzin 2009, p. 371). La légitimité du
pouvoir moderne repose sur l’instauration de limites claires à l’Etat-nation ; ou c’est du moins ce que
la plupart des acteurs qui le gouvernent croient ou laissent croire. La frontière devient un objet
d’identification servant à l’enregistrement de l’homogénéité territoriale et identitaire promue
(Leresche, Saez 1997, p. 33). Cette affirmation rejoint l’argument de Jean-Francois Staszak :
« territorial constructions […] effect is less to separate preexisting groups than to confer geographical
identities on one another, creating an in-group of those on this side of the border and an out-group of
those on the other side» (Staszak 2009, p. 45). L’attention est ici portée sur la fonction politique de
différenciation de la frontière. Elle constitue alors un outil identitaire en ce sens qu’elle produit des
identifications et des images sociales.
Néanmoins, il convient de rappeler que d’un point de vue ontologique, le positionnement sur la
frontière, ses origines et ses effets identitaires, est dual. D’un côté, il est possible d’affirmer que toute
nouvelle frontière produit de nouvelles identités : ”every drawing of a borderline where previously
there was none produces not only distinction but also new identities of those which are differentiated”
(Pulkkinen 2009, p. 1). Et réciproquement, toute frontière peut être perçue comme le produit de
différence(s) : ”Read through Deleuzian ontology, borders would be secondary appearances of
something more interesting and more profound, and in themselves a product of differences, of
difference in itself” (Pulkkinen 2009, p. 10). Les deux processus semblent donc concomitants. Les
frontières se matérialisent dans l’interaction sociale.
Plus largement, les frontières (et les formes territoriales) ne sont pas les seuls marqueurs
symboliques76 mobilisables pour « décliner la nation dans son identité ». Guy di Méo indique trois
autres marqueurs souvent cités et mobilisés : « les monuments (culturels et historiques), les lieux de
mémoire [… et] les paysages emblématiques » (Di Méo 2009, p. 33). Ainsi, l’association paysage77-pays
renvoie à « un intense travail [identitaire] de codification de la nature, en termes nationaux (…)
accompli en général aux XIXe siècle » (Di Méo 2009, p. 34; Thiesse 1999). Réciproquement, certaines
identifications et images sociales peuvent marquer profondément les lieux surtout lorsqu’elles sont
produites par les Etats :


76
Ces marqueurs symboliques sont les plus évoqués dans le cas français comme contribuant à décliner la nation
dans son identité selon une enquête réalisée en 2003 en France par l’International Social Survey Programme.
Cette liste n’est donc pas exhaustive. On peut penser à d’autres marqueurs, comme le drapeau ou la célébration
de grands évènements historiques nationaux.
77
Le paysage constitue un marqueur important car il « joue un rôle fondamental de lien, de relais symbolique
entre l’espace géographique et les identités sociales, tant individuelles que collectives » (Di Méo 2009, p. 36).

68
« La construction identitaire, surtout lorsqu’elle est gérée par le pouvoir politique, est
capable d’investir l’espace géographique d’un sens collectif très puissant qui lui confère
une grande intensité sociale. Elle en fait une collection de lieux (symboliques,
patrimoniaux, de mémoire, vécus), agencés en réseaux, qui génèrent des territoires. Une
telle construction concrétise souvent des rapports de force. Elle entre dans des processus
de domination et d’hégémonie » (Di Méo 2004, p. 359).

Ce dernier point renvoie au concept de violence symbolique qui requiert un certain contrôle du
langage (Bourdieu, Passeron 1970). Dans le cas du contrôle du territoire et des territorialités par les
Etats, un parallèle est possible avec les langages géographiques de l’intégration et de la différence :
« that is, institutionalized practices and discourses on territorial symbolism and boundaries, often
mediated by the national media and education » (Paasi 1996, 2002, p. 199).
Cette recherche de stabilité des Etats-nations au travers de marqueurs temporels et spatiaux
correspond à la production discursive d’une institution cherchant à garantir son existence. Pour cela,
les Etats réalisent un véritable travail de construction du patrimoine idéel et matériel pour donner
« force et forme mobilisatrice à la nation » (Thiesse 1999, p. 284)78. Véritable tonneau des Danaïdes,
cet effort semble en partie vain, ou demande du moins un effort permanent. Il n’existe pas de culture
immuable « caractérisant des peuples inscrits sur des territoires et qui donnerait à ces derniers une
spécificité venue du tréfonds des temps » (Grandjean 2009, p. 11‑12; Thiesse 1999). Ainsi, il s’agit de
prendre aussi en considération que les cultures nationales sont recomposées en permanence en
fonction des besoins, des autres, des opportunités, « en s’appropriant des éléments venus de
l’extérieur » (ibid.). En d’autres termes, et c’est ce qui le différencie du territoire, « l’espace ne se
décrète pas : on ne décrète pas sa frontière, on ne décrète pas son identité » (Michon, Koebel 2009,
p. 57).
D’autant que la multiplication des territoires (et la mobilité des individus) complexifient les processus
de socialisation individuelle car ils contribuent à la prolifération des référentiels identitaires79. Et ce
phénomène est accentué par l’évolution du rapport ancrage/mobilité suite à la multiplication et au
gain d’efficacité des moyens de communication terrestres et virtuels. Le monde serait devenu « un
monde de la mobilité généralisée » (Grandjean 2009, p. 14; Retaillé 2009), du moins pour ceux qui en
ont les moyens. Les conséquences de ces évolutions seraient en résumé plus de territoires, et donc
plus de frontières, mais aussi plus de mobilités d’un territoire à l’autre, donc plus de franchissements,
plus d’appartenances à conjuguer pour l’individu ; un individu « pluriel » (Lahire 2006). Ce dernier
chercherait alors à reconstruire une cohérence : « la labilité et la multiplication contemporaines des
référentiels identitaires, loin de déraciner l’individu ou le groupe en quête de sens, le contraignent à

78
Le travail d’Anne-Marie Thiesse concerne la construction des nations en Europe au XIXe et au XXe siècles.
79
Conjointement à la multiplication des appartenances pour chaque individu à d’autres groupes sociaux non-
nécessairement basés prioritairement sur des territoires (genre, classe, âge…) bien qu’étant souvent liés à des
pratiques et des représentations spatiales particulières.

69
rechercher une cohérence sociale et spatiale autour de son histoire et de la construction de sa propre
territorialité » (Di Méo 2009, p. 22). Cette complexification territoriale peut engendrer un sentiment
de dépossession (Antheaume, Giraut 2005, p. 16). Et certains d’affirmer l’absence de « vérité »
politique ou identitaire des espaces : « il n’y a plus d’allégeances prioritaires » (Badie 1995; Leresche,
Saez 1997, p. 39). En effet, la globalisation fonctionne « comme une énorme machine à travailler les
identités locales ou régionales sur un mode réactif, défensif ou offensif » (Leresche, Saez 1997, p. 39).
Elle contribue d’une part à produire des rencontres, des franchissements, des hybridations mais
d’autre part, elle conduit à des fragmentations qui peuvent entrainer un repli communautaire, en
particulier pour ceux qui se sentent exclus, mis à l’écart par la mise en concurrence généralisée que la
globalisation produit :

« Un double phénomène est ainsi observable. D'une part, la société se fractionne en des
espaces sociaux distincts en raison de phénomènes de relégation, de gentrification et de
ghettoïsation. D'autre part, elle se rigidifie par des mécanismes, souvent peu perceptibles,
qui empêchent la fluidité sociale en instaurant de véritables barrières techniques, sociales
et culturelles fonctionnant comme un plafond de verre. La société se cloisonne en des
sous-ensembles étanches, créant autant de fractures entre les âges, entre les genres,
entre les catégories sociales, entre les lieux… L'émergence de ces frontières, pour les unes
quasi invisibles, pour les autres outrancièrement marquées, met sérieusement en
question la cohésion sociétale et pose un problème socio-politique d'ampleur. » (Soulet
2010, p. 2)

Face à ces évolutions, la plupart des auteurs mobilisés recommandent aux chercheurs de porter leur
attention non pas simplement sur les frontières mais sur les processus de (re)production ou
d’effacement des frontières : « it is important to study the social and political practices in which
boundaries and their meanings as instruments of distinction are produced and reproduced » (Paasi
2009, p. 217). Il est question alors d’observer comment elles sont construites et quels actes les
transforment. Il s’agit de porter une attention particulière aux occupants des territoires frontaliers en
tant qu’agents sociaux habitants, car ils sont « porteurs d’une histoire et contribuent à participer à la
production des caractéristique de [cet…] espace ». Plus largement, c’est l’ensemble des
représentations de la frontière qui participe à façonner son image : celles produites par « ceux qui n’y
habitent pas, (…) ceux qui portent des jugements (…), par les médias qui en parlent d’une façon (…),
par ceux qui ont une responsabilité politique dans son évolution puisque leurs représentations
contribueront à façonner les projets qu’ils mettent en œuvre pour les transformer » (Michon, Koebel
2009, p. 57‑58)80. Au-delà de la dimension institutionnelle de la frontière classiquement étudiée, une
attention particulière devrait ainsi être portée aux dimensions matérielle et idéelle, comme le pointent
les théoriciens de la géopolitique critique : « this approach should investigate both the material

80
Je me permets ici d’extrapoler à la frontière les recommandations faites par Bernard Michon et Michel Koebel
pour l’étude plus générale de l’espace.

70
borders at the edges of states and the conceptual borders that designate material boundaries between
a secure interior and an anarchic exterior ».(Paasi 2009, p. 224; Toal, Dalby 1998). Dans la même veine,
Guy Saez et Jean-Philippe Leresche invitent à « davantage d’imagination scientifique » pour quitter le
« prêt-à-penser théorique » et mieux aborder ce qui se joue actuellement autour des frontières
(Leresche, Saez 1997). Ils prônent une approche identitaire de la frontière qui permette de sortir de la
« personnalisation des territoires » (Brunet 1990) en menant « une réflexion en profondeur sur la
notion d'identité et d'appartenance, à la fois comme matrice, ressource et stratégies de groupes
sociaux territorialisés qui s'inscrivent dans des logiques de mobilisation et d'action à diverses
échelles » (Leresche, Saez 1997, p. 43). A l’instar d’Anne-Laure Amilhat-Szary dans le contexte andin, il
me semble que « l’approche identitaire de la frontière est sans doute celle qui permet de poser le
mieux la question du rapport entre l’identité collective et individuelle » (Amilhat-Szary 2011, p. 84).
Elle permet de concentrer l’analyse sur les processus de territorialisation des individus et des groupes
dans des espaces qu’une frontière relie, articule, transcende et différencie.

71
Conclusion du chapitre 1
Dans ce chapitre, j’ai passé en revue les postulats et les implications conceptuelles et normatives
participant et définissant (d’) une recherche contemporaine sur les frontières. Cet arsenal théorique
définit la posture adoptée, comment les observer –d’un point de vue dynamique et dialectique–quels
aspects je place au centre de mon attention –institutionnelle, matérielle et idéelle– et sous quel angle
je les appréhende –identitaire. Le but est de mieux comprendre les processus de territorialité et de
territorialisation frontalière (parfois qualifiés de frontaliérité et frontiéralisation).
Le début du chapitre a permis d’établir que la définition et l’approche développée par les recherches
en géographie, en aménagement ou en science politique, dépendent du contexte historique et
géographique dans lequel elles sont envisagées. Ces dernières années, la montée en puissance d’une
acception postmoderne de la frontière traduit l’évolution de la forme de la frontière dans l’espace et
de ses effets sociaux, en particulier en Europe. Plus seulement perçue comme une ligne séparant deux
souverainetés, la frontière est devenue plus souple et « plus épaisse », plus mobile et plus réticulaire.
Ce changement de perspective illustre également une évolution dans la manière dont le fait frontalier
est perçu et théorisé, marquée par une mondialisation croissante. Les recherches abordant la frontière
se focalisent aujourd’hui autant sur l’institutionnalisation par le haut des territoires qu’elles englobent
que sur les réappropriations sociales que les individus et les groupes sociaux en font, confirmant,
négociant et remettant en cause, par leurs pratiques, les territoires que les frontières sont sensées
définir. Elles sont alors des objets spatiaux permettant d’appréhender les reconfigurations sociales et
en particulier identitaires. Elles sont des lieux privilégiés d’observation des rapports de force sociaux et
politiques qu’elles expriment, et de leurs dynamiques.
Le chapitre suivant sera l’occasion de mobiliser cette première réflexion théorique (fortement
marquée par la géographie européenne des auteurs mobilisés) dans le contexte des Balkans et plus
précisément de l’ex-Yougoslavie.

72
Chapitre 2 - Les frontières de l’espace post-
yougoslave : lieux de séparations et de
possibles réconciliations

Introduction du chapitre

« Connaitre les logiques qui ont présidé à la formation des frontières des huit entités qui
constituaient la République Socialiste fédérative de Yougoslavie, leurs antécédents
historiques et les contestations auxquelles elles ont donné lieu avant 1990 est nécessaire à la
compréhension des conflits liés à la décomposition de cet Etat, puisque les débats et les
combats liés à ce processus ont eu pour enjeu principal leur transformation en frontières
internationales et que la question, politiquement, n’est pas encore close » (Roux 1997, p. 13).

L’objet de ce chapitre est de poursuivre la réflexion théorique exposée dans le chapitre 1, sur les
concepts de frontière et d’identité, dans le contexte post-yougoslave contemporain. On le voit bien
dans la citation de Michel Roux qui ouvre cette introduction, l’objet n’est pas de transposer la réflexion
initiale comme si elle était valable partout mais de recontextualiser politiquement, historiquement,
géographiquement les sens qu’ont pris et prennent la frontière dans le Sud-Est européen, comme un
préalable à une recherche qui en fait son objet.
La première question soulevée dans la section (2.1) est celle de l’émergence des Balkans comme un
espace d’entre-deux européen dont la qualification repose sur un ensemble de clichés, essentialistes
et en particulier orientalistes, reproduit par les deux parties, qui marquent encore la perception de cet
espace aujourd’hui. Rompre avec ces lectures nécessite une approche compréhensive de la région. Car
positionner l’enjeu des délimitations régionales et sub-régionales conduit à mettre en perspective les
tensions actuelles en resituant sur un temps plus long les rapports de pouvoir et leurs héritages, que
les instrumentalisations politiques et les réappropriations socio-spatiales des frontières traduisent.
Les deux sections suivantes se concentrent sur les deux injonctions faites par l’UE à l’espace post-
yougoslave –ses frontières en particulier– et à ses habitants. Nous verrons d’abord (2.2) que se
réconcilier est une préoccupation récente que le Monde occidental exporte à ses périphéries comme
un nouvel incontournable à une pacification réussie. La politique européenne en ex-Yougoslavie
s’inscrit dans cette logique et décline la réconciliation en deux objectifs : respecter les droits des
Minorités et coopérer avec ses voisins. C’est sur ce dernier aspect que la dernière section porte (2.3).
Nous verrons comment la politique de coopération transfrontalière est devenu le levier principal de

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74
A la fois caractéristique et spécifique dans l’histoire européenne, l’espace post-yougoslave est
diversement approché et souvent joint à des espaces limitrophes par les instituts de recherche
continentaux. Rapidement désatellisée de Moscou après la seconde guerre mondiale, la Yougoslavie
est rarement associée à l’Europe de l’Est ou aux études sur l’Europe de l’Est. En France, les recherches
zonales l’incluent parfois dans l’espace méditerranéen88, mais celles-ci sont avant tout tournées vers sa
rive Sud par tradition89. Hors de France, les principaux instituts spécialisés sur la région font référence
dans leurs intitulés à « l’Europe du Sud-Est »90 : un espace qui associe à l’ex-Yougoslavie, l’Albanie et la
Grèce, parfois la Bulgarie et la Roumanie, et qui s’ouvre aujourd’hui à la Turquie. A ce terme surtout
d’usage dans la communauté scientifique anglophone91, est souvent préféré, dans le langage courant
en particulier, le terme de « Balkans »92. Lorsqu’il s’agit de désigner l’isolat formé au sein de l’UE par
les Etats issus de la dissolution de la Yougoslavie et par l’Albanie, la déclinaison « Balkans
occidentaux » est souvent adoptée, en particulier dans la novlangue européenne93. Parce qu’il est
central de comprendre le contexte y compris terminologique dans lesquels s’inscrivent les recherches
sur l’espace post-yougoslave, notamment la mienne, nous allons revenir dans cette première section
sur les principaux héritages qui vivent et survivent dans la région.
Ce focus sur les héritages semble être un passage important pour cette recherche. En effet, je pars de
l’hypothèse générale développée dans le chapitre 1 selon laquelle, parce qu’elles sont des lieux
d’articulation symbiotique de l’altérité et de la mêmité, les frontières sont des objets d’analyse
préférentiels pour observer l’évolution des territoires et des identités. Mais cette approche peut être
piégeuse dans le sens qu’elle concentre parfois trop l’attention du chercheur sur la recherche des
différences : « the excessive focus on borders imposed an unhealthy obsession with distinction,
difference, with Otherness » (Todorova 2004, p. 11). Une plongée dans les héritages, dans les
mémoires de l’espace post-yougoslave s’impose pour être en capacité de lire et de comprendre les
processus de différenciation et de communalisation passés et en cours. La question sera alors

88
Comme par exemple au sein de l’UMR Telemme rattachée à la Maison Méditerranéenne des Sciences de
l’Homme à Aix-en-Provence dont l’espace de prédilection est l’Europe « Méridionale-Méditerranée ». cf. :
http://telemme.mmsh.univ-aix.fr/recherche/default.aspx
89
C’est le cas par exemple de l’Equipe EMAM (Monde Arabe et Méditerranéen) rattachée à l’UMR CITERES à
Tours ; cf. : http://citeres.univ-tours.fr/spip.php?rubrique63
90
C’est le cas par exemple, de la LSEE à Londres, département dont l’objet déclaré est de développer une
expertise sur le Sud-Est Européen ; cf. : http://www2.lse.ac.uk/europeanInstitute/research/LSEE/Home.aspx ;
C’est le cas également du Centre pour les Etudes Sud-Est Européennes de Graz ; cf.
http://www.suedosteuropa.uni-graz.at/
91
Peu d’ouvrages scientifiques se concentrant explicitement et nommément sur l’Europe du Sud-Est sont parus
en français, mis à part celui de Michel Drouet et Xavier Richet (2007).
92
Que ce soit dans le cercle anglophone ou francophone, les livres dont le titre comprend le terme « Balkans »
sont très nombreux, même quand leur contenu ne traite que de l’espace post-yougoslave.
93
Par exemple lorsqu’il s’agir d’aborder la politique européenne d’élargissement dans la région, notamment
depuis la mise en en place du « processus de stabilisation et d’association des Balkans Occidentaux », cf. :
http://europa.eu/legislation_summaries/enlargement/western_balkans/index_fr.htm

75
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76
2.1.1. Le cliché de la poudrière, la banalité des changements continuels

« On ne parle généralement des Balkans, dans le vaste monde, qu’en période de terreur et de
trouble ; le reste du temps on les ignore dédaigneusement » (Geshkof 1940, p. ix; Todorova
2011, p. 265).

Le terme « Balkans » a émergé à partir de la fin du XIXème siècle remplaçant peu à peu le terme
de « Turquie d’Europe ». D’abord concept géographique, il a été rapidement associé aux connotations
négatives de violence, sauvagerie, primitivisme (Mazower 2002, p. xxviii). « Why savage Europe ?
Because… the term accurately describes the wild and lawless countries between Adriatic and Black
Seas », résume le journaliste Harry de Windt en 1907 (de Windt 1907, p. 15; Mazower 2002, p. xxviii).
L’espace, mais aussi ses peuples, renvoient à l’Orient et à la barbarie, ou, au travers d’une relecture
orientée de l’histoire, à une poudrière perpétuelle et unique au point de nécessiter l’usage d’un
vocabulaire spécifique (balkanisation) pour décrire dès le début du vingtième siècle les phénomènes
qui s’y passent. Une habitude qui persiste un siècle plus tard lorsqu’il s’agit d’observer la fin de la
seconde Yougoslavie. Les années 1990 ont vu fleurir, en France et ailleurs, des commentaires
simplistes, culturalistes, orientalistes, essentialistes des conflits yougoslaves de la part de journalistes,
intellectuels et chercheurs souvent non spécialistes de la région (Levy-Willard, Semo 1996). Cette
vision qualifiée de « désinvolte », « méprisante », « prétentieuse », « stéréotypée » ou « suffisante »
offre une image figée de la région (Todorova 2011, p. 265; Bougarel 1996, p. 6). La dislocation
yougoslave s’expliquerait selon cette perspective par les « démons », les « vieilles animosités », les
« traits culturels », la « proverbiale turbulence » tous spécifiquement balkaniques (Todorova 2011,
p. 268). Bien que dénonçant les nationalismes, les réflexions le plus souvent proposées relèvent en fait
du nationalisme méthodologique94 (Beck 2007). C'est-à-dire qu’elles sont posées en termes nationaux


94
Les avis sur les actions des intellectuel-le-s et des représentant-e-s politiques européen-ne-s – et français en
particulier– pendant les conflits yougoslaves sont sévères, à la hauteur sans doute des frustrations nées de leurs
incapacités à expliquer, à réagir, à permettre d’empêcher les drames successifs. Parmi ces intellectuels épinglés,
Alain Finkielkraut et Milan Kundera apparaissent souvent au premier rang pour leur position contradictoire
condamnant le nationalisme serbe mais défendant les nationalismes des petites nations opprimées, slovène et
surtout croate, voir notamment : (Finkielkraut 1992). Ils défendent en particulier « l'inviolabilité des frontières
héritées de l'ancienne Yougoslavie fédérale » et insistent sur les « atrocités serbes » (Lindenberg 1997, p. 53).
« Guernica s’appelle aujourd’hui Vukovar » écrit fin 1991 Annie le Brun (le Brun 1991). Sans nier l’horreur de ces
deux épisodes, les principales critiques concernent une argumentation chargée affectivement, payante
médiatiquement, mais inconséquente au niveau interne : « pourquoi la preuve par le fascisme, illégitime lorsqu'il
s'agit de discréditer les Croates (en tant qu'héritiers des Oustachis), deviendrait pertinente pour soutenir leur
cause » ? (Lindenberg 1997, p. 53). D’autres (e.g. Bernard-Henri Lévy, Jorge Semprun, Elie Wiesel, Mario Vargas
Llosa, Edgar Morin) expriment « le désir d’une force d’intégration [… et] croient encore en une possible
Yougoslavie » (Martel 1994). Ils refusent dans un premier temps de prendre parti pour un camp ou pour un autre
et s’engagent surtout contre la guerre (Levy-Willard, Semo 1996). Le danger réside selon eux dans
« l'exacerbation des passions ethniques, religieuses, libérées de leur boîte de Pandore par la chute du
communisme » (Lindenberg 1997, p. 53). Ce camp se scindera ensuite « beaucoup d'antinationalistes de principe
[dont Bernard Henry-Levy] de rejoindre le camp anti-serbe » (Lindenberg 1997, p. 54).

77
« identifiant les communautés à leurs dirigeants respectifs, se focalisant sur l’évolution des rapports de
forces militaires entre communautés, cherchant de manière obsessionnelle à distribuer la
responsabilité du conflit entre telle et telle communauté » (Bougarel 1996, p. 6). Les frustrations ainsi
externalisées, souvent idéologiques et politiques, sont liées aux individus qui les formulent : elles sont
« issues de tensions et contradictions inhérentes à des régions et des sociétés non balkaniques »
(Todorova 2011, p. 271). Elles servaient alors le discours des gouvernements croate et slovène, qui au
moment de leurs déclarations d’indépendance, voulaient asseoir leur légitimité géographique et
historique sur le refus d’appartenance aux Balkans et à ses maux, comme pour mieux démontrer leur
« européanité ». Comme le résume Paul Garde : « le nom des Balkans a mauvaise presse : personne ne
veut être balkanique » (Garde 2010, p. 11).
En rupture avec ces postures essentialistes et orientalistes, ce travail suivra la recommandation de
Maria Todorova (2011, 268) d’étudier les Balkans dans toute leur complexité comme une « réalité qui
est faite de continuel changement » ; comme ailleurs serait-on tenté de dire, comme un espace
finalement spécifique et banal. Cette approche implique de déconstruire la représentation qui fait des
Balkans un espace géographiquement européen mais culturellement différent, oriental, son « Autre
intérieur » (Todorova 2011, p. 286). Pour cela, Maria Todorova propose la notion d’héritage historique,
entendu à la fois comme continuité –« la survivance (et le déclin progressif) de certaines
caractéristiques de l’entité telle qu’elle était juste avant sa disparition»– et comme perception –« la
formulation et la reformulation de penser cette entité à différentes époques et par différents groupes
ou individus » (Ibid.). Certains des formes et expressions politiques sociales et/ou culturelles, qui ont
façonné et marqué les Balkans en général (et l’espace yougoslave en particulier), sont parfois
synchrones parfois asynchrones d’un territoire à l’autre. Il en est de même pour les sphères
d’influence qui coïncident ou non spatialement d’une période à l’autre. Bien que variables tant dans
leur intensité que dans leur forme, les héritages se chevauchent du fait des reconfigurations
territoriales et des mobilités des individus. Ils subsistent dans l’espace public, sont repris, brandis,
parfois effacés ou laissés là, formant autant de frontières symboliques, justifiant ici l’exclusion, là la
communauté (de pensée, de projet). Car les frontières, territoriales et sociales (l’un et l’autre
s’influençant) ne sont pas uniques mais multiples :

« la théorie de la fracture, qui aurait depuis des siècles traversé ce qui allait devenir la
Yougoslavie, n’explique aucunement la situation actuelle, et ne constitue qu’une lecture
erronée de l’histoire. En effet, il n’existe aujourd’hui aucune ligne de démarcation clairement
établie. S’il en existait une, les différentes nations ainsi définies auraient pu se séparer de
part et d’autre, et il n’aurait pas été nécessaire de se faire la guerre. De même, l’application
des accords de paix n’aurait pas posé problème » (Kubli 1998, p. 11).

78
Refuser l’idée essentialiste de fractures prétendument naturelles entre les peuples constitue un
postulat de ce travail. Plus large, plus complexe, plus réflexive sur la région ici étudiée, cette approche
permet d’intégrer des éléments socio-historiques souvent laissés de côté et ignorés, qui pourront
ensuite être remobilisés dans nos chapitres suivants comme éléments d’analyse permettant d’éclairer,
de mieux comprendre, telle ou telle situation contemporaine. L’objectif sera également d’intégrer
dans la réflexion menée dans cette thèse une interrogation sur le pourquoi : pourquoi cette vision
culturaliste et essentialiste de la région reste dominante ? Qui sert-elle ? Et comment est-elle
perpétuée ? Mais avant cela, revenons sur la première étape, l’identification des héritages, et sur la
manière dont ils sont évoqués, maniés, instrumentalisés, rejetés pour justifier des reconfigurations
frontalières récentes en ex-Yougoslavie.

2.1.2. Des mixités propres à une marche frontalière

Nombreux historiens s’accordent pour dire que les slaves, c'est-à-dire ceux qui parlent une langue
slave, seraient arrivés progressivement au VIe siècle dans le Sud-Est européen depuis la zone de
plaines situées entre l’Oder et le Dniepr (Castellan 1999, p. 22; Garde 2010, p. 93). Assez rapidement,
trois aires linguistiques se distinguent : au nord-ouest l’aire slovène, à l’est l’aire bulgaro-
macédonienne, au centre l’aire serbo-croate (Sivignon 2009, p. 105). Cette slavisation progressive du
Sud du Danube n’a pas abouti à la constitution d’un espace ethniquement homogène. Les contacts
permanents avec d’autres groupes linguistiques (principalement Hongrois et Roumains au Nord,
Albanais et Grecs au Sud, Italiens et Allemands au Nord-Ouest) ont donné lieu à « des mélanges de
populations dont certains ont subsisté jusqu’à nos jours, créant de nombreux territoires
linguistiquement (…) mixtes » (Garde 2010, p. 93).
Au niveau religieux, une certaine synchronie est notable « à la fois en tant qu’héritage et en tant que
processus vivants » (Todorova 2011, p. 287). Les traditions chrétiennes (catholique et orthodoxe
principalement, protestante dans une moindre mesure), musulmane et juive sont en particulier
identifiables. La division entre Eglises d’Orient et d’Occident en 105495 coupa la région en deux,
séparant les tribus slaves évangélisées par Rome de celles évangélisées par Cyrille et Méthode au IXe
siècle en langue slave96 (Praneuf 2010, p. 216). Dans l’espace qui correspond aujourd’hui à l’ex-
Yougoslavie, la période ottomane voit l’islamisation d’une partie de la population slave en Bosnie-


95
Reprenant le partage entre ses deux fils effectué par Théodose entre empires romains d’orient et d’occident
en 395 (Castellan 1999, p. 23).
96
Qui créent à cette occasion l’alphabet glagolitique puis cyrillique.

79
Herzégovine97 et dans le Sandžak et d’une grande partie des albanais du Kosovo et de Macédoine, ainsi
que l’installation de populations juives et tziganes plus réduites (Bougarel 1996, p. 27; Sivignon 2009,
p. 74; Castellan 1999, p. 23). La région est ainsi un des lieux d’intersection entre les aires d’influence
(en évolution) des grandes religions monothéistes en Europe. La Bosnie-Herzégovine est souvent prise
comme le meilleur exemple de cette affirmation : elle est qualifiée de « carrefour des civilisations »
mais aussi de « terre de rencontre, de coexistence et, parfois, de symbiose » (Bougarel 1996, p. 25).
Au niveau politique, trois couples d’héritages se distinguent : romain et byzantin ; ottoman et
autrichien (puis austro-hongrois) ; yougoslave puis yougoslave socialiste. Tout au long des deux
derniers millénaires, le territoire est l’objet de luttes entre peuples, entre grands empires, entre
visions politiques, et ce, de manière très similaire au reste de l’Europe. Durant toutes ces périodes, le
Sud-Est européen constitue un point de bascule et de contact entre Est et Ouest, un territoire
frontière.
Premier héritage, le millénaire romain et byzantin qui a imprimé profondément ses marques « sur les
plans politique, institutionnel, juridique, religieux et culturel »(Todorova 2011, p. 287). La séparation
entre monde romain et byzantin n’est pas claire, « une frontière qui n’en est pas une au sens
contemporain du terme. C’est plutôt une marche dont on peut repérer la permanence depuis
l’Antiquité » (Sivignon 2009, p. 142).
A partir du XIVe siècle, l’empire ottoman a « submergé les Balkans [… et] même au-delà puisque les
Turcs ont conquis la Hongrie et l’ont occupée de 1526 (bataille de Mohács) à 1688 » (Sivignon 2009,
p. 144). Le demi-millénaire ottoman a « donné à la péninsule son nom et sa plus longue période
d’unité politique », contribuant aux stéréotypes actuels les plus communs sur la région (cf. carte ci-
contre). C’est à ce moment là que les Balkans sont inventés. Cet héritage est « la cheville ouvrière des
dispositifs et compromis sociaux actuels, et surtout de la légitimation de l’Etat ; il est voué à être sans
cesse reconduit pendant encore un certain temps ». Ainsi, de ce point de vue « les Balkans sont
l’héritage ottoman » (Todorova 2011, p. 287‑288).


97
La conquête ottomane de la Bosnie date de 1463, celle de l’Herzégovine de 1482 (Bougarel 1996, p. 26).

80
Figure 8 - Les flux et reflux de l’empire ottoman dans le Sud-Est de l’Europe à partir XIVe siècle

Source : (Cattaruzza, Sintès 2012, p. 13).

Cette affirmation peut être cependant quelque peu nuancée. En effet, à partir de la fin du XVIe et
jusqu’au début du XXe siècle, l’empire des Habsbourg (puis d’Autriche-Hongrie à partir de 1867)
occupe le nord-ouest des Balkans98. Plus qu’un héritage unique, la région peut être considérée comme
une zone de contact, une « marche frontalière » entre les deux empires (Cattaruzza, Sintès 2012,
p. 13), passant successivement sous le contrôle de l’un ou de l’autre. Comme nous l’avons mentionné
dans le chapitre 1, l’empire des Habsbourg crée des confins militaires avec l’empire ottoman, les
Militärgrenze ou krajine99. Sur une large bande de territoire (allant parfois jusqu’à cent kilomètres),
l’autorité militaire se voit confier la mission de garder la frontière mais aussi de gérer ce territoire
soumis à des exemptions d’impôts. Cette présence austro-hongroise laisse aussi une empreinte dans
les territoires passés sous sa domination au fur et à mesure de la déliquescence de l’empire ottoman.
Elle contribuera à leur développement par l’aménagement d’infrastructures (routes, réseaux ferrés,


98
Notons que les côtes dalmates restent, entre le XIVe et le XVIIIe siècle, majoritairement sous contrôle de la
république de Venise (avant d’être intégrées progressivement à l’empire des Habsbourg).
99
Dès le XVIe siècle, ces confins accueillirent des réfugiés orthodoxes fuyant l’empire ottoman, notamment lors
de la « grande migration des Serbes en 1690 fuyant le mouvement de reconquête turque » (Cattaruzza, Sintès
2012, p. 13).

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82
l’avons vu au travers de l’exemple des populations orthodoxes accueillies dans les confins militaires
Habsbourgeois, des populations en fuite sont parfois accueillies dans ces zones frontières considérées
comme le « dernier rempart de la chrétienté » (Cattaruzza, Sintès 2012, p. 13). Mais l’ancrage de ces
régions dans les empires passe aussi par une formation (souvent militaire) centralisée à Vienne ou à
Istanbul tout autant que par l’installation de « colons », turcs dans l’empire ottoman, slaves et
germaniques ou originaires d’autres régions (ruthènes, slovaques…etc.) dans l’empire autrichien.
Ce rapide retour historique ne se veut absolument pas exhaustif. Il permet simplement d’identifier les
frontières laissées par différentes organisations sociales et politiques successives comme autant
d’héritages dans l’espace post-yougoslave car « les frontières dans les Balkans n’ont cessé d’être
modifiées au cours des siècles, pour prendre tout à tour des configurations différentes » (Kubli 1998,
p. 11). Ces « vestiges d’empires » (Béhar 1999) expliquent en partie la diversité des origines, des
religions, des langues, des populations de la région. Mais ces héritages frontaliers ne sont pas que des
« pesanteurs du passé » (Garde 2010, p. 96) et ne servent pas que les irrédentismes, cette supposée
« fameuse question d’Orient qui ensanglanta la région durant de longues années » (Gillet 2001, p. 23).

2.1.3. Les temps yougoslaves : l’opposition de trois visions

Les chapitres yougoslaves, qui s’ouvrent après la première guerre mondiale, signifient la fin des
empires et la tentative d’application de l’idéalisme wilsonien de l’Etat-nation comme garantie de
stabilité en Europe. La formation d’une « Slavie du Sud », traduction littérale de Yougoslavie,
constituerait alors plutôt un contre-exemple car « cet Etat n’est pas une nation » mais plutôt une
« bigarrure ethnique » (Krulic 1993, p. 17) qui regroupe une proximité de langages, slovène, serbe et
croate102, mais aussi macédonien103. Elle ne serait rien d’autre que la « matérialisation historique d’un
rêve formé au XXe siècle par des intellectuels, linguistes notamment104 » (Krulic 1993, p. 18). Elle réunit
en effet les régions à majorité slovène, croate et serbe de l’ancien empire d’Autriche-Hongrie (réuni au

102
Les langues parlés croate et serbe sont particulièrement proches (elles le sont moins avec le slovène et le
macédonien). Les principales différences entre ces deux langues sont l’alphabet (cyrillique en serbe, latin en
croate), la prononciation (bien que des différences existent également à cet égard à l’intérieur des deux langues
entre différentes régions), des préférences de tournure syntaxique et des divergences de vocabulaire. Au XIXe
siècle à l’époque du « mouvement yougoslave » et plus tard sous Tito, des efforts sont faits de part et d’autre
pour rapprocher les deux normes. Au moment de la dislocation de la Yougoslavie, c’est le mouvement inverse
qui se produit, il s’agit de redifférencier à nouveau les langues autant que possible : « les mots proscrits ou
oubliés sont introduits, certains vocables sont même inventés de toute pièce ». A tel point que Paul Garde
affirme : « ici, c’est la nation qui trace les limites de la langue. »(Garde 2010, p. 113). Plus qu’ailleurs ? Il me
semble que c’est discutable (mais ne sera pas discuté ici).
103
Sans mentionner que la Yougoslavie d’alors compte aussi plus de 400.000 locuteurs de langues non slaves,
majoritairement de l’allemand, de l’albanais, et du hongrois (Krulic 1993, p. 22).
104
à l’intérieur et à l’extérieur de la région.

83
sein d’un Conseil national)105 avec les royaumes de Serbie et du Monténégro106 au sein du « Royaume
des Serbes, Croates et Slovènes », proclamé le 1er décembre 1918. Les leaders d’alors proclament le
yougoslavisme comme l’affirmation politique et sociétale d’une communauté de destin (Pavković
1998; Tomic 1996). D’autres considèrent que cette « union forcée » tient plus d’une alliance de
circonstance dans le contexte géopolitique troublé de la fin de la guerre (notamment du fait de la
pression italienne) que d’un réel élan populaire ou démocratique (Weibel 2002, p. 418).
A la lumière des conflits des années 1990, de nombreux auteurs présentent la Yougoslavie comme
ayant toujours été concernée par le « problème des nationalités » (Krulic 1993, p. 22) ou par le ou les
« nationalisme(s) » ou les « conflits religieux » (Gillet 2001; Mudry 2004)107 ; comme si l’échec de cette
confédération et surtout la violence de sa séparation étaient prédictibles. Certains parviennent parfois
à sortir du particularisme régional notant, à juste titre, que « l’Occident moderne peut rivaliser sans
peine avec les Balkans » en ce qui concerne « les plus sauvages guerres confessionnelles »
mentionnant notamment l’Irlande du Nord (Mudry 2004, p. 11) ou le Pays Basque. Néanmoins,
nombre de textes montrent les difficultés de leurs auteurs à se départir d’une approche essentialiste
qui réduise la diversité des identités individuelles en une identité nationale unique. Par exemple, il est
possible de lire que le Serbe est un orthodoxe qui écrit en cyrillique, le croate est un catholique qui
écrit en alphabet latin (Krulic 1993, p. 23). Ce portrait simpliste constitue au mieux une figure idéal-
typique. Au pire, il correspond à une lecture réductrice qui reprend, au lieu de les déconstruire, les
mouvements d’ascription –i.e. l’assignement d’une et une seule identité ici ethnique (Gossiaux 2002)–
opérés par certains régimes nationalistes au cours du siècle dans le Sud-Est européen et subsume les
particularités des individus sous la seule identité nationale/ethnique. C’est confondre deux versants de
la construction identitaire présentée dans le chapitre 1 : l’identification proposée par l’Etat et
l’appartenance choisie par l’individu. C’est oublier que les appartenances sont bien plus diverses,
parfois mixtes, qu’elles se constituent, au niveau individuel et collectif, et qu’elles évoluent en fonction
des héritages en présence, et des parcours, des pratiques, des choix de chacun.
Ainsi, la Yougoslavie ne semble pas être réductible à un mauvais soap-opera européen qui n’aurait été,
pendant un siècle, que le théâtre de conflits ethniques et/ou religieux. L’histoire de l’après première
guerre mondiale correspond à une lutte entre trois projets socio-politiques présents tout au long du
siècle mais successivement dominants : une royauté dirigée par un souverain s’affirmant comme serbe
pendant l’entre-deux guerres, un socialisme/communisme confédéral après la seconde guerre


105
Portés par les députés partisans du mouvement culturel de l’illyrisme ou « yougoslavisme ».
106
Ces derniers s’étaient progressivement autonomisés de l’empire ottoman respectivement au milieu du XIXe et
au début XXe siècle.
107
Thierry Mudry parle plus exactement de « guerre des religions » (Mudry 2004). Le sous-titre de l’ouvrage
d’Oliver Gillet consacré aux Balkans s’intitule « religions et nationalisme » (Gillet 2001)

84
mondiale, et des nationalismes dominants à partir des années 1990. La seconde guerre mondiale verra
les trois parties s’affronter plus frontalement.


2.1.3.1. La première Yougoslavie : le temps de la royauté sous dominance serbe

La lutte de pouvoir entre ces trois grands courants se manifeste dès le vote de la constituante en 1921.
Les communistes en sont exclus car interdits, désignés responsables de l’assassinat commis contre le
Ministre de l’Intérieur qui entraîne le vote d’une loi de sûreté de l’Etat. Ils seront condamnés à la
clandestinité jusqu’à la seconde guerre mondiale (Krulic 1993, p. 21; Castellan 1999, p. 412). Les
représentants du parti paysan croate, majoritaires chez les Croates, ne sont quant à eux pas exclus
mais choisissent de boycotter le vote de la constituante. Ils se déclarent notamment insatisfaits du
découpage territorial en neuf banovinas qui ignore leurs velléités d’autonomie, car les frontières
administratives ne reproduisent pas les représentations que le Parti Paysan Croate se fait de « son »
territoire. Les partis politiques sont alors majoritairement formés sur une base ethno-régionale :
organisation musulmane yougoslave, parti populaire slovène, parti paysan108 croate, parti du droit
croate, parti radical serbe, parti démocrate serbe, parti des allemands …etc. (Krulic 1993, p. 24; Weibel
2002, p. 421‑422). Le Parti démocrate est alors « le seul groupement politique à revendiquer une
vocation nationale ou yougoslave » (Weibel 2002, p. 421).
Chaotique, la vie politique yougoslave est caractérisée par l’instabilité chronique des gouvernements
dans les années 1920 (plus de vingt en moins de dix ans). Cette « démocratie de façade » sous
« hégémonie serbe109 » ne parviendra en fait jamais à réduire le mécontentement initial entre le bloc
des « Prečani –ceux de l’autre côté de la rivière, c'est-à-dire les anciennes provinces de l’Autriche-
Hongrie110 » (composées de serbes, de musulmans, de croates et de slovènes majoritairement) et le
camp de la Čaršija c'est-à-dire le « marché ou le monde des affaires », (composé de serbes, de
macédoniens et d’albanais majoritairement) (Castellan 1999, p. 413). C’est autant la différence
d’héritages, austro-hongrois d’une part, ottoman d’autre part, que les différences ethniques qui
caractérisent alors la séparation des deux blocs.
Deux évènements symbolisent cette instabilité. Tout d’abord, trois députés croates (dont le leader du
Parti Paysan Croate Stjepan Radić) sont assassinés en juin 1928 par un député monténégrin en pleine
séance parlementaire. Le roi convoque alors les chefs de parti et propose une partition du royaume,

108
78% de la population yougoslave vivait de l’agriculture en 1918, 75% en 1939 (Castellan 1999, p. 415).
109
117 des 121 Premiers Ministres qui se succèdent pendant les dix premières années du royaume sont issus de
partis se déclarant serbe.
110
Majoritairement croate et slovène mais réunissant également des populations se définissant comme serbes,
hongrois et allemands.

85
que les Prečani refusent « par crainte des irrédentismes magyar et italien » (Castellan 1999, p. 413). Le
roi dissout le parlement, abolit la Constitution et instaure une « dictature royale » qui durera cinq ans.
Il crée alors un parti unioniste et royaliste, le Parti Démocratique Paysan Yougoslave, qui fournira tous
les Premiers Ministres (tous identifiés comme serbes) jusqu’à la seconde guerre mondiale. Ces
évènements cristallisèrent les rancœurs nationalistes :

« La dictature royale (…) ne contribuera ni à forger l’unité nationale, ni à favoriser la


concorde civile. Son bilan sera désastreux. La centralisation à outrance ne fera
qu’aggraver les tensions entre les différentes communautés et à détacher une grande
partie de l’opinion publique yougoslave de la dynastie des Karađorđević ». (Weibel 2002,
p. 431).

Ces tensions aboutirent à un second évènement tragique : l’assassinat à Marseille en octobre 1934 du
roi Alexandre Ier et du Ministre des Affaires Etrangères français, Louis Barthou, par un radical
macédonien, supposé lié à l’organisation radicale croate Ustaša111 (« rebelle »). Le prince Paul (qui
gouverna pour l’héritier Pierre II jusqu’en 1941) tentera d’apporter des réponses aux revendications
communautaires en créant en août 1939 une grande banovine de Croatie dotant le territoire d’un Ban
traditionnel et d’une Diète (Sabor) compétente pour les affaires intérieures. Mais la seconde guerre
mondiale interrompit cet élan et déplaça les tensions sur un terrain guerrier.


2.1.3.2. La seconde guerre mondiale : l’affrontement

Se déclarant d’abord neutre en 1939, la Yougoslavie, cernée de toute part, se voit pressée de prendre
parti. Le prince régent tergiverse quant à une éventuelle adhésion au Pacte Tripartite. Lorsqu’il se
décide finalement en faveur de cette adhésion le 20 mars 1941, ce n’est que pour être renversé
quelques jours plus tard par un coup d’état mené par des officiers nationalistes serbes (liés aux Alliés)
qui portent le roi Pierre II, proclamé majeur à 17 ans, au pouvoir. La réponse nazie face à la volte-face
yougoslave est immédiate et « foudroyante » (Weibel 2002, p. 442). L’offensive éclair de la
Wehrmacht est menée début avril 1941. La Yougoslavie se rend en onze jours. Son territoire est séparé
en neuf zones entre les membres du Pacte : l’Allemagne occupe le Nord de la Slovénie, la Serbie
centrale (dont Belgrade) et l’Est de la Vojvodine (Banat) ; l’Italie annexe le sud de la Slovénie ainsi que
le littoral dalmate jusqu’aux bouches de Kotor, occupe le Monténégro et étend son royaume albanais
au Kosovo et à l’Ouest de la Macédoine ; la Hongrie annexe l’Ouest de la Vojvodine (Bačka) ; la
Bulgarie occupe la Macédoine. Enfin, les ustači [Oustachis] proclament un Etat indépendant de


111
Créée quelques années plus tôt et dont l’objectif est d’obtenir par tous les moyens possibles l’indépendance
de la Croatie (Castellan 1999, p. 413).

86
Croatie, en réalité vassal du régime nazi, qui comprend, en sus de la Croatie, toute la Bosnie-
Herzégovine. Il est dirigé par Ante Pavelić. Face à ses occupations, deux résistances, différentes et
hostiles l’une à l’autre, s’organisent : celle des Četnici [Tchetnicks]112 « grand Serbes, monarchistes et
orthodoxes fervents, ennemis des Croates et viscéralement anti-communistes » (Castellan 1999,
p. 454) dirigés par Draža Mihaïlović ; celle des Partisans, communistes, anti-fascistes s’adressant à tous
les peuples yougoslaves, dirigés par Josip Broz dit Tito, qui prône l’entrée immédiate en résistance
active contre l’occupant. Dès novembre 1941, l’hostilité entre les deux contre-mouvements se
transforme en combats, une partie des Tchetniks se ralliant au gouvernement collaborateur en Serbie
pour mieux combattre les Partisans. Si les Alliés soutiennent d’abord les Tchetniks liés au pouvoir
royal, les succès progressifs des Partisans sur le terrain, surtout après la capitulation de l’Italie en
septembre 1943 (puis de la Bulgarie en septembre 1944), les convainquent de transférer leur appui à
Tito à partir de décembre 1943. Ces derniers, finalement soutenus par le roi en exil, combattront
successivement les Tchetniks collaborationnistes, puis la Wehrmacht et ses alliés Oustachis. Ils
parviennent non sans mal et avec une aide limitée des Alliés à libérer le territoire yougoslave : « les
Partisans, forts de 80.00 hommes à la fin de la guerre, se considéraient comme les vainqueurs de
l’Allemagne »(Castellan 1999, p. 511).
Néanmoins, le nombre de victimes est très important : 1.685.000 personnes (10% de la population
civile) selon les estimations fournies en 1945, a perdu la vie (Weibel 2002, p. 523). Deux grands
massacres restent gravés dans l’inconscient collectif. Le premier est l’œuvre du régime
collaborationniste Oustacha, qui avait proclamé « la race croate dominante » (Weibel 2002, p. 513). En
collaboration avec l’autorité nazie, ce régime persécute pendant la guerre sur son territoire les Juifs,
les Roms et les Serbes ; ces derniers doivent « se convertir au catholicisme, partir ou périr » (Weibel
2002, p. 513). La milice Oustacha assassinera, des centaines de milliers de serbes dans tout le pays,
notamment dans le camp d’extermination de Jasenovac :

“Due to differing views and lack of documentation, estimates for the number of Serbian
victims in Croatia range widely, from 25,000 to more than one million. The estimated
number of Serbs killed in Jasenovac ranges from 25,000 to 700,000. The most reliable
figures place the number of Serbs killed by the Ustaša between 330,000 and 390,000, with
45,000 to 52,000 Serbs murdered in Jasenovac. (…) Germans and Ustaša killed
approximately 32,000 Jews from Croatia between 1941 and 1945. (…) Statistics for
Romani victims are difficult to assess, as there are no firm estimates of their number in
prewar Croatia and Bosnia-Herzegovina. The best estimates calculate the number of
Romani victims at about 26,000113 “ (United States Holocaust Memorial Museum, 2013).


112
Ces unités patriotiques paramilitaires sont « officiellement organisées en Serbie depuis 1868 » (Castellan
1999, p. 453).
113
Estimations fournies par le mémorial américain sur l’holocauste, accessible à l’adresse suivante :
http://www.ushmm.org/museum/exhibit/online/jasenovac/frameset.html, Consulté le 2 Mai 2012.

87
Le deuxième est celui des Partisans communistes qui « auraient fusillé 150.000 personnes au cours de
la dernière année de guerre et pendant les premiers mois de la victoire » ; de nombreux prisonniers
allemands mais aussi « plus de 100.000 croates collaborationnistes ou compromis avec le régime des
Outachas » (Castellan 1999, p. 469). Ces derniers, majoritairement des civils, furent arrêtés en Autriche
par les Alliés et livrés aux Partisans avant d’être massacrés.
Ainsi, au sortir de la guerre, si la situation politique apparaît favorable pour Tito, le bilan humain est
terrible laissant le pays dans une situation paradoxale : « Sur le plan intérieur, la Yougoslavie de 1945
était un pays ravagé par la guerre, mais libre de ses choix » (Castellan 1999, p. 512). Les héritages
contradictoires de cette courte mais dramatique période seront remobilisés pendant les conflits des
années 1990. Nous le verrons dans les parties et les chapitres suivants, ces éléments historiques sont
très fréquemment évoqués (par la plupart des observateurs de la région et de ses habitants) pour
expliquer (et réduire), autant les conflits des années 1990 que les relations sociales actuelles.


2.1.3.2. L’évolution du lien Etat/nation durant la seconde Yougoslavie

« La véritable spécificité de la Yougoslavie socialiste est représentée par un projet de


modernisation censé conduire à terme à la disparition des particularismes nationaux.
Mais la profonde modernisation engagée par le Parti Communiste yougoslave socialiste,
loin de conduire à une fusion révolutionnaire des peuples yougoslaves, conduit en fait à
un renforcement des identités nationales (voire à leur cristallisation dans les cas
macédonien, monténégrin et surtout musulman), puis à une résurgence des pratiques
communautaristes et des idéologies nationalistes » (Bougarel 1996, p. 38).

Dans la continuité de cette citation de Xavier Bougarel, nous allons revenir sur l’évolution du lien entre
Etat et nation lors de la seconde Yougoslavie afin de mieux comprendre la dislocation de la
Yougoslavie dans les années 1990 (Blondel 2013).
Selon Paul Garde (2004), la nation dans son acception moderne114 apparaît seulement au XIXe siècle
dans les Balkans et elle n’est pas conçue de la même manière qu’en France ou qu’en Grande-Bretagne.
Une lecture simple 8et donc quelque peu réductive) opposant Europe Atlantique et Europe de l’Est est
souvent proposée. La conception de la nation dans les Balkans est ainsi identifiée comme basée sur le
modèle allemand, i.e. ethnique, déterministe, et qui suppose « l’adhésion organique, fondée sur une
communauté vivante de race ou de langue » (Renault 1992, p. 16). Elle est opposée à une conception
civique de la nation, dite d’inspiration française, auquel l’individu consentirait par choix personnel, par

114
Selon cet auteur, « le trait distinctif de la nation moderne est qu’, […] elle prétend être un ensemble exclusif
(pas de double appartenance) possédant ou aspirant à posséder tous les attributs jugés nécessaires : un nom,
une langue et une culture, une histoire glorieuse, un État, un territoire bien délimité et même (au moins dans
l’esprit de certains) une population homogène dans cet État. S’il s’agit d’une nation de tradition orthodoxe, elle
doit en outre avoir une Eglise » (Garde 2004, p. 54).

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89
réclamant d’une nationalité différente de leur citoyenneté (par exemple les Serbes de Croatie ou les
Turcs de Macédoine) et dont l’État a en théorie l’obligation de reconnaître les droits. Mais dans la
réalité, ce principe engendre « de manière quasi automatique, des situations minoratives -dans tous
les sens du terme » (Ibid.).
Dans une région ethniquement mixte comme le sont les Balkans occidentaux, l’impossibilité de
l’application simple du principe des nationalités a conduit à la création de la Yougoslavie fédérale, un
système qui a longtemps pu apparaître comme « un modèle de traitement des questions nationales »
(Drouet 1997, p. 1). Après la seconde guerre mondiale, alors que la Yougoslavie devient une
république socialiste, le modèle fédéral puis confédéral permet « pendant de longues années la
coexistence pacifique entre les diverses nationalités » (Ibid.). Le système met en place au niveau
politique une citoyenneté (au sens large d’appartenance à un État-nation) qualifiée par Michel Drouet
(1997, p.3) de « duale », c’est à dire fédérale (yougoslave) et relevant des six Républiques116. Bien que
ces dernières soient avant tout des entités territoriales, elles correspondent de fait –pour cinq d’entre
elles– à un « peuple constitutif » (narod) de la Yougoslavie (croates-Croatie, slovènes-Slovénie, serbes-
Serbie, macédoniens-Macédoine, monténégrins-Monténégro). À l’exception de la Bosnie-Herzégovine,
chaque république apparait alors comme « celle d’une nation spécifique, majoritaire », mais aussi celle
des membres d’autres peuples placés en situation de minorité mais bénéficiant du statut de
« nationalité » (narodnost) parmi la vingtaine reconnue par la Yougoslavie (peuples des Républiques
ou des États voisins, ou peuples transnationaux) (Ibid.). Chaque république peut être ainsi perçue
comme « à la fois l’Etat de référence de la nation correspondante, et celui de toutes les fractions
d’autres nations et nationalités qui y vivent à égalité de droits et de devoir » (Roux 1991, p. 20). Cette
double distinction « permettait de garantir théoriquement l’exercice de ses droits culturels » (Kubli
1998, p. 123), ce qui constituait un niveau de reconnaissance que certains décrivent comme « unique
au monde » (Krulic 1998). Néanmoins, la disjonction nation/nationalité établissait « deux catégories de
citoyens sur des bases ethnico-culturelles, avec pour la nation, la possibilité de prétendre être celle
d’un État-nation/république défini alors ethniquement » (Drouet 1997). Dans le contexte de 1945,
cette distinction n’apparaissait pas dangereuse en ce sens que l’union des communistes devait garantir
l’union yougoslave. Les frontières intérieures sont même pensées comme favorisant cette dernière,
comme l’exprime Tito en mai 1945 à Zagreb : « les lignes tracées entre les Etats fédérés ne sont pas
des lignes de séparation, mais des lignes d’union » (Kubli 1998, p. 127).
En outre, cette séparation a été atténuée, du moins en apparence, par la Constitution de 1974 qui
déclara le principe d’égalité entre nations (narod) et nationalités (narodnost) en affirmant la
« supériorité de la citoyenneté yougoslave sur celle des différentes Républiques » (Drouet 1997, p. 3).


116
Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie.

90
Dans ce texte est également reconnue à chaque citoyen la liberté d’appartenance à une nation ou à
une nationalité, y compris le droit de n’en choisir aucune. Ainsi, la Yougoslavie titiste peut être perçue
comme une expérience incomplète de « citoyenneté austro-marxiste » qui repose sur deux idées-clés :
celle de déterritorialiser la nationalité, i.e. de ne voir « aucun lien logique, aucun lien de nécessité
entre celle-ci et la notion de territoire » et celle de postuler que « la nationalité est une affaire de
choix, d’adhésion personnelle » (Gossiaux 2002, p. 54‑55). Car cette deuxième idée-clé est certes
progressivement promu, mais sans doute trop peu et trop tardivement (si on se réfère aux conflits des
années 1990). En outre, la déterritorialisation des nationalités est menée de manière incomplète
puisque dans cinq républiques sur six le territoire est lié à une nation majoritaire : « en fait la question
ethnique reste toujours sous-jacente » (Becker 2001, p. 22). L’explosion de la Yougoslavie peut donc
être perçue comme un échec politique de la gestion des nationalités :

« La dislocation de la Yougoslavie peut être vue comme la conséquence de l’absence de


peuple yougoslave et de la persistance des clivages ethnico-culturels, voire
confessionnels, entre les différents peuples ; la Yougoslavie fédérale, plus précisément le
monolithisme du Parti communiste, n’aurait que gelé la question nationale qui restait
entière » (Drouet 1997, p. 11).

C’est également ce que dit Becker : « Le titisme […] [a] agi comme un couvercle sur les aspirations
nationales des peuples, aspirations renforcées et non effacées chez un certain nombre d’entre eux par
les avantages qu’ils ont obtenus » (Becker 2001, p. 22).
Les choix partisans lors des élections pluralistes puis des référendums concernant l’indépendance des
républiques du début des années 1990 furent majoritairement « fonction de l’appartenance
nationale [… Ils ont] nourri la transformation politique des tensions sociales en dissenssions puis en
hostilités interethniques » (Drouet 1997, p. 10). L’identification nationale l’a emporté sur une faible
conscience citoyenne yougoslave car elle représentait « l’ultime refuge dans le contexte d’insécurité
croissante sur le plan économique, social, politique » (Ibid.). En d’autres termes, le rapport à l’autre
s’est cristallisé autour d’oppositions et de défiances ethnoculturelles. Les allogènes (ceux
n’appartenant pas à l’ethnie majoritaire de la République, réelle ou fantasmée) ont été fixés par les
autochtones (les majoritaires ou ceux se percevant comme tels) dans des différences négatives
envisagées en termes absolus. Ils sont devenus des « acteurs symboliques du négatif social »
(Dimitrijevic 2000, p. 11). Dans cette véritable « idéologie d’exclusion collective », la culture n’est pas
politisée au dépend du social, mais pour organiser l’espace social. Car dans ce mythe de l’autochtonie,
l’enjeu est « l’appropriation du territoire » (Mahieu 2000, p. 34) dont dépend la légitimité pour le
peuple (se percevant comme) majoritaire à l’habiter et à l’organiser ; l’histoire est alors
instrumentalisée à des fins politiques. Cette dernière devient une construction idéologique « qui est
censée montrer la continuité de votre présence sur un certain territoire » (Rupnik, 1999). Cette logique

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92
CHRONOLOGIE SUCCINCTE DES CONFLITS YOUGOSLAVES117

4 mai 1980. Mort de Tito. 8 mai 1989. S. Milošević est élu président de la Serbie par le Parlement serbe,
puis au suffrage universel le 9 décembre 1990.
Avril-décembre 1990. Premières élections libres dans les six républiques. Victoire de partis nationalistes en
Croatie et en Slovénie. 1991. Déclarations d’indépendances successives des républiques de Macédoine (25
janvier), de Croatie et de Slovénie (25 juin) et de Bosnie-Herzégovine (15 octobre). Les Serbes de Krajina
proclament la sécession d’avec la Croatie (28 février).
Du 27 au 29 juin 1991. Affrontements entre l'Armée populaire yougoslave et la Défense territoriale slovène
à proximité des frontières de cette république, suivis d'un accord de cessez-le-feu.
Juillet 1991 à Janvier 1992. Affrontements en Croatie. Le 20 novembre 1991, L'Armée populaire yougoslave
et des u nités paramilitaires serbes prennent la ville croate de Vukovar après un siège de plusieurs
semaines.
15 janvier 1992. La Communauté européenne, emboitant le pas à l’Allemagne, reconnaît la Slovénie et la
Croatie, puis la Bosnie-Herzégovine le 6 avril 1992.
Mars 1992 à Octobre 1995. Affrontements armés en Bosnie-Herzégovine. En avril débute le siège de
Sarajevo qui durera jusque la fin du conflit. Le 7 avril 1992, proclamation par l'Assemblée du peuple serbe
de l'indépendance de la République serbe de Bosnie-Herzégovine.
15 et 30 mai 1992. Le Conseil de sécurité impose un triple embargo (commercial, pétrolier et aérien) à la
Serbie et au Monténégro. Le 22 mai, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la Slovénie sont admises à l’ONU,
dont la République fédérative yougoslave (RFY) sera exclue le 22 septembre. 22 février 1993. la résolution
808 du Conseil de sécurité de l’ONU décide la création d’un Tribunal pénal international pour juger les
responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-
Yougoslavie depuis 1991.
24 août 1993. Proclamation de la République croate d'Herceg-Bosna, État croate au sein de la Bosnie-
Herzégovine. 1er mars 1994. Accords de Washington prévoyant la création d’une Fédération croato-
musulmane de Bosnie-Herzégovine. Juillet 1995. Prise des enclaves musulmane de Srebrenica et de Žepa
par l’armée serbe.
Mai 1995. Opération Eclair : l’armée croate reprend la Slavonie occidentale. Août 1995. Opération
Tempête : l’armée croate reprend la Krajina, puis appuie les forces croato-musulmanes dans leur
reconquête du nord de la Bosnie. Août-Septembre 1995. Opération Force délibérée : frappes aériennes
massives de l'OTAN et entrée en action de la Force de réaction rapide (FRR) contre les positions serbes en
Bosnie-Herzégovine.
12 novembre 1995. Accords d’Erdut, entre la Croatie et les autorités sécessionnistes de Slavonie orientale,
prévoyant la réintégration pacifique de la région par la Croatie sous mandat de l’ONU. 14 décembre 1995.
Signature officielle des accords tripartites, institutionnels et territoriaux de Dayton sur la Bosnie-
Herzégovine entre les délégations bosniaque, croate et serbe.
1998-1999. Affrontements armés au Kosovo entre indépendantistes albanais (UCK) et troupes de la RFY.
Après l’échec de négociations, l’OTAN lance des opérations aériennes visant des cibles militaires en RFY.
Juin 1999 : Accord militaire entre OTAN et RFY. Résolution 1244 du Conseil de Sécurité de l’ONU qui
entérine le déploiement d’une mission de maintien de la paix sans régler la question de l’indépendance ou
non de la province. Octobre 2000 : S. Milošević est renversé par la « révolution des bulldozers ». Victoire de
l’opposition démocratique aux élections en Serbie.
2001. Affrontements entre forces macédoniennes et indépendantistes albanais (UCK) dans le nord de la
Macédoine. Déploiement de forces de l'OTAN. Signature d’accords de paix à Ohrid.


117
Sources : (Bougarel 1996, p. 161‑169; Pozzoli-Montenay 2004), Le Monde diplomatique.

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94
2.1.4.1. Les causes plurielles des conflits

« L’Europe est couturée de frontières. Les Balkans ont vu depuis 1990 se multiplier les
frontières étatiques. Pour aller de Trieste à Thessalonique, il suffisait de franchir la
frontière entre Italie et Yougoslavie puis celle entre Yougoslavie et Grèce. Sur le même
trajet, on franchit maintenant cinq frontières. »(Sivignon 2009, p. 141).

Souvent contestée et questionnée pendant le vingtième siècle, la cohabitation au sein d’un même État
de différents groupes ethniques sud-slaves a volé en éclat aux débuts des années 1990. La
désintégration de la Yougoslavie118 est un phénomène complexe à expliquer et ne peut être réduite à
une seule cause. Elle peut être perçue comme un enchevêtrement de mouvements de
décomposition/recomposition intervenus dans les structures territoriales, économiques, politiques et
sociales (Roux 1997, p. 8). Pour Dejan Jovic (2001), c’est tout autant dans les facteurs objectifs que
dans la perception et la mobilisation de ces derniers par les acteurs politiques locaux que réside sa
compréhension. Le plus important de ces facteurs reste selon lui la crise économique et politique des
années 1980, qui aurait renforcé le seul contre-modèle reconnu jusqu’alors : le(s) nationalisme(s).
Il préconise également de replacer la crise dans le contexte politique intérieur et extérieur : la mort de
Tito, la fin de la guerre froide, l’émergence de Milošević et les atermoiements internationaux (Jovic
2001, p. 101).
En d’autres termes, l’éclatement des conflits en ex-Yougoslavie apparaît principalement comme une
conséquence du « placement de la lutte sociale et politique sur le plan des différences culturelles »
(Belkis 2000, p. 25). C’est aussi ce que dit Ernest Gellner : « le conflit nationaliste a été attisé par les
clivages sociaux créés par l’industrialisation débutante et par sa diffusion inégalitaire » (Gellner 1989,
p. 171). Véritable « ironie de l’histoire », le socialisme et le progrès qui devaient supplanter les
« archaïsmes d’un autre âge » ont été balayés par les nationalismes qui s’affirmèrent précisément « en
référence à un passé mythique, mâtiné de ferveur religieuse » (Kubli 1998, p. 227). D’une époque à
l’autre, l’idéologie change, mais pas les méthodes et les symboles : « aussi bien en Croatie qu’en
Serbie, le pouvoir est autoritaire et exclusif, sans parler de la Bosnie-Herzégovine… » (Ibid., p.229).
Partout, la victoire des nationalistes au tournant des années 1980-1990 rime avec victimisation. Ces
derniers présentent leur nation comme menacée, se livrent sans hésitation au révisionnisme
historique, manipulent les comparaisons avec l’Holocauste et mobilisent la mémoire des crimes
commis par les Ustaša et les Četniks pendant la seconde guerre mondiale (Toal, Dahlman 2011, p. 43).
Dès 1991, Dusan Sidjanski prophétisait :

« Si la Slovénie constitue une exception par sa population homogène, la Croatie illustre en


revanche l’inextricable imbrication des peuples et des minorités de Yougoslavie. Un acte


118

95
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albanais »(Ibid.). Et de conclure : « la crise yougoslave porte moins sur la définition de la communauté
politique légitime que sur celles des frontières, identitaires d’abord, territoriales ensuite »(Ibid.).

Figure 10 - Des nationalismes aux revendications territoriales entrecroisées

Source : (Cattaruzza, Sintès 2012, p. 52).

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102
république de Serbie voit son indépendance déclarée en 2008 uniquement reconnue par une partie
minoritaire de la Communauté internationale128.
Ces solutions institutionnelles de type consociative129 sont aujourd’hui fortement contestées : 1/ parce
qu’elles n’ont pas permis la constitution d’États viables, en particulier dans le cas de la Bosnie
Herzégovine et du Kosovo ; 2/ parce qu’elles ont conduit en revanche, dans l’ensemble de la région, à
figer les rapports interethniques en favorisant les phénomènes d’ascription, et à empêcher les
réconciliations130 (Bieber 2003, 2007; Simonsen 2005; Gossiaux 2002; Rupnik 2007). En effet, les
solutions politiques proposées se basent sur la même vision totalisante des rapports sociaux
(approchés uniquement selon, et donc réduits à, leur dimension ethnique) que les nationalismes
auxquelles elles sont opposées.
Plus largement, l’intervention de la communauté internationale est également jugée contreproductive
parce qu’elle a « prouvé à toutes les autres populations des Balkans131 que le conflit ethnique est une
arme efficace et légitime dans le domaine de la gestion des relations internationales et de la
redéfinition des rapports de domination à l’âge de la mondialisation » (Belkis 2000, p. 25). Jean-Arnaud
Dérens appelait d’ailleurs les instances internationales et tout particulièrement l’Union européenne à
« suggérer d’autres formules permettant aux États balkaniques de ne plus fonder uniquement leurs
légitimités politiques sur des bases ethnonationales » (Dérens 2008).
C’est précisément dans ce contexte que deux injonctions internationales apparaissent au tournant des
années 2000 dans la région : celle à coopérer et celle à se réconcilier. La seconde sera précisément
l’objet de la prochaine partie.


128
Le 16 mai 2013, le Kosovo a été reconnu par 98 Etats-membres de l’ONU dont 22 Etats de l’Union Européenne
(Chypre, Espagne, Grèce, Slovaquie et Roumanie sont les cinq Etats ne l’ayant pas reconnu).
129
Selon Elizabeth Picard, le système de démocratie consociative est prôné « dans les pays aux sociétés
segmentées [et] repose sur quatre principes: la coalition gouvernementale large, l'autonomie segmentaire, la
proportionnelle et le droit de veto de la minorité » (Picard 2001). Sa formulation s’appuie sur les travaux du
politique néerlendais Arend Lijparth qui a travaillé sur le concept à partir des années 1970 (Lijparth 1977).
130
Car l’enjeu concerne en Yougoslavie des réconciliations, et pas seulement une seule (Bieber 2000).
131
Et au delà, la possiblité de conflits ethniques n’étant pas spécifique aux Balkans.

103
2.2. Se réconcilier, un pis-aller, une nécessité ?

Figure 13 - Baiser entre une jeune fille recouverte du Figure 14 - « Les Serbes et les Croates sont
drapeau croate et un jeune homme paré du drapeau frères », un graffiti prônant la tolérance sur le
serbe à Mostar, Bosnie-Herzégovine, largement repris mur de l’université de Belgrade, Serbie.
dan la presse nationale, régionale et internationale.
Source : Balkan Insight, janvier 2013.
Source : Le Parisien, mars 2013


Avant de discuter théoriquement du lien éventuel entre coopération et réconciliation, il semble
primordial de revenir sur ce qui est entendu par réconciliation dans ce travail de thèse. Cette notion
reste polysémique et renvoie à des usages disciplinaires, mais aussi théoriques, différenciés. Elle est
principalement un objet d’étude pour les historiens et de plus en plus pour les théoriciens des
relations internationales, souvent anglo-saxons. Elle est aussi abordée par des philosophes, des
sociologues et des anthropologues. Un clivage assez net apparaît entre une vision prescriptive
occidentale et libérale qui accompagne et justifie la montée en puissance de cette notion, et des
chercheurs plus critiques qui soulignent les relations de domination, et qui interrogent les aspects
sociaux et culturels, liés au développement de ces politiques. Elle est souvent associée voire
confondue avec d’autres notions proches, et soulève donc des questions liées à la paix, la vérité, le
pardon, la justice, la repentance, l’impunité, l’oubli, la mémoire (Chaouad 2012, p. 54; Rosoux 2009,
p. 614). Il convient donc de préciser et de justifier mon positionnement, en explicitant ce qu’il recouvre
mais aussi ce qu’il ne recouvre pas, et en quoi il est adapté à notre questionnement de recherche.

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105
borderlands are thus imagined spaces of breakdown, excess and wont that exist in and
through a reforming urge to govern, that is, to reorder the relationship between people
and things, including ourselves, to achieve desired outcomes” (Duffield 2002, p. 1053).

Cette généralisation du recours aux dispositifs de justice transitionnelle en général, de réconciliation


en particulier, est donc en premier lieu un enjeu de politique extérieure, un exercice imposé pour avoir
sa carte d’entrée au sein du concert des nations démocratiques occidentales. Lancer un processus de
réconciliation correspond « aux yeux du grand nombre des experts et décideurs des politiques
internationales et nationales, une composante active et indispensable de la démocratisation/sortie du
conflit » (Lefranc 2007, p. 243). Mais c’est aussi un enjeu de politique intérieure, « des ressources pour
d’autres jeux sociaux, des arènes supplémentaires pour des affrontements ou de simples jeux sociaux
ou politiques ordinaires » (Lefranc 2006, p. 17).
Les dispositifs de réconciliation et plus largement de justice transitionnelle –leur possibilité, leur
désirabilité, leur impact– ont fait dès les années 80, et font aujourd’hui encore débat (Sikkink, Booth-
Walling 2007, p. 428). En 1991, Samuel Huntington se positionne contre la mise en place de tribunaux
jugeant de la violation des droits de l’Homme, les poursuites judiciaires risquant selon lui de détruire la
stabilité nécessaire à l’établissement de la démocratie. Si jamais ceux-ci sont tout de même mis en
place, ils doivent l’être immédiatement après le conflit : « In new democratic regimes, justice comes
quickly or it does not come at all » (Huntington 1991, p. 228). Cette critique nous semble posséder
deux limites majeures. Non seulement, Samuel Huntington ne semble pas questionner le rapport de
domination inscrit dans un processus d’exportation du modèle néolibéral de démocratie actuel du
Nord vers ses marges, mais en outre, une telle position semble se nourrir d’une vision essentialiste
(civilisationnelle) du monde qui considère les Etats du Sud comme faibles, à peine capables de
supporter la démocratie135. Plus récemment, certains auteurs se sont ouvertement interrogés sur les
effets de ces dispositifs transitionnels avançant des critiques sur la capacité réelle des outils
développés à permettre/accompagner la réconciliation : « a universal jurisdiction prosecution may
cause more harm than the original crime it purpots to address » (Goldsmith, Krasner 2003, p. 51). Plus
que la forme, c’est le principe même d’une possibilité de justice et réconciliation qui est remis en
question.
Si une critique sur le rapport de force induit, tout comme l’interrogation sur le bien-fondé de la
généralisation de ce processus dans tous les contextes, faut-il en venir à disqualifier l’ensemble du

135
La référence majeure de cette lecture civilisationnelle fut produite par Huntington lui-même dans son fameux
choc des civilisations : (Huntington 1997). Cette approche fut fortement critiquée car elle « tend à essentialiser
des entités culturelles juxtaposées sur une carte [et] ne rend pas suffisamment compte des interférences et
influences réciproques entre ces réalités mouvantes » (Bruneau 2010, p. 315). Boris Kapustin va plus loin dans la
critique : « la naturalité des formes civilisationnelles va de pair avec le caractère inévitable du capitalisme en tant
que condition naturelle de l’humanité. C’est une vérité pratique de la doctrine de Huntington, aussi pauvre soit
son élaboration théorique » (Kapustin 2008, p. 108).

106
processus, en particulier ses possibles retombées de ces dispositifs ? Il me semble qu’un point
essentiel nécessaire au débat est souvent oublié par les analystes : la réappropriation de l’injonction à
se réconcilier par les gouvernements et les sociétés locaux. Quels intérêts politiques intérieurs, quels
rapports de forces entre anciens ennemis, entre majorité, et minorités ces dispositifs servent-ils ?
Peuvent-ils être des gages de paix ?
Il semble en particulier nécessaire de garder à l’esprit que ces mécanismes de réconciliation sont
récents. L’observation de leurs effets est conditionnée par une connaissance fine du contexte dans
lesquels s’inscrivent les enjeux mémoriels concernés. Il serait également probablement opportun
d’envisager une observation sur le temps court et le temps long, afin de mesurer la profondeur réelle
du processus de réconciliation engagé sur plusieurs générations. Dans une des rares recherches
menées sur le sujet à partir du terrain (sud-américain), Sikkink et Booth-Walling s’inscrivent en faux
contre une condamnation définitive des apports des processus de justice transitionnelle : “Our
evidence has shown that, in Latin America, the advocates of trials do not inadvertently promote
atrocities; that trials do not increase human rights violations, exacerbate conflict or threaten
democracy; and that amnesties cannot be proven to be deterrents to future human rights abuses”
(Sikkink, Booth-Walling 2007, p. 442). Malgré le parti-pris libéral des auteures, leur approche interroge
les critiques développées jusqu’alors, qui portent surtout sur le processus en lui même plus que sur ses
résultats. Elle invite à une meilleure prise en compte des enjeux locaux dans lesquels cette injonction à
se réconcilier, imposée par l’extérieur, s’inscrit, pour permettre une plus grande compréhension de ce
quelles engendrent. La façon dont cette dernière a été saisie localement et régionalement par les
populations et les gouvernements, mais aussi les effets produits, reste à analyser. Dit autrement, s’il
ne s’agit pas de nier ici que la réconciliation est une idéologie d’inspiration libérale et de conception
occidentale, ces caractéristiques ne la disqualifient pas a priori, sa portée. Ce qu’elle produit dépend
des réappropriations qui en sont faites, du ou des sens qu’on lui donne, de sa place et de sa force dans
la bataille des idées au niveaux (et entre les niveaux) locaux, nationaux et internationaux.

2.2.2. Vers une définition de la réconciliation

Nous l’avons vu précédemment, l’usage des dispositifs de réconciliation s’est généralisé, et par la
même, le sens donné au concept s’est élargi. Ce dernier s’inscrit aujourd’hui, « pour le meilleur et pour
le pire, dans un champ de problématiques mêlant tout à la fois des termes historiques, politiques et
juridiques » (Chaouad 2012, p. 53). Si la partie précédente a été l’occasion de discuter de l’émergence
du principe dans un contexte de réaffirmation et d’internationalisation de la justice transitionnelle, il
reste une question centrale. Qu’est-ce que la réconciliation ?

107
2.2.2.1. Un processus prolongeant paix et justice

En premier lieu, l’approche constructiviste (adoptée aussi dans ce travail) conduit à considérer la
réconciliation autant comme un processus que comme une finalité : « a long and deep process which
aims at radical changes in the hearts and minds of the communities involved in an identity conflict »
(Auerbach 2009, p. 292) . L’idée de processus sous-tend une certaine permanence à la fois dans
l’attention réciproque que se portent les anciennes parties-prenantes et dans le mouvement de
rapprochement entamé entre elles. Elle amène également à penser la réconciliation comme
réversible : la plaie qui était peut-être sur le point de guérir peut se rouvrir et suppurer (Améry 1995,
p. 20). Elle part du postulat que les violences et/ou les crimes commis sont (quasiment) ineffaçables :
« les traces physiques ou morales d’une violence et d’une souffrance passées demeurent souvent,
d’une manière ou d’une autre, produisant des effets (…) plus ou moins sensibles » (Chaouad 2012,
p. 56). Se réconcilier ne veut pas dire faire table rase : « un pardon jamais n’abolira le passé »
(Chaouad 2012, p. 57). Le processus de réconciliation vise à permettre de vivre ensemble à nouveau et
se rapproche en cela d’un travail de deuil « qui au fil du temps, referme les blessures » (Hartmann
2012, p. 69). Son objet est de favoriser « toute forme d’arrangement mutuel entre anciens ennemis »
(Long, Brecke 2003, p. 1) en permettant la « transformation des représentations véhiculées au sein de
la population », et plus précisément la « démobilisation des esprits » au lendemain de violences
extrêmes (Rosoux 2009, p. 615). Pour cela, un de ses leviers est de « rétablir la dignité des victimes par
la reconnaissance publique des torts subis, tout en offrant à ceux qui les ont commis une occasion de
reconnaître leur faute : reléguer au passé tout en conservant la mémoire » (Hartmann 2012, p. 68).
C’est une véritable « politique de sortie du conflit » et « de la mémoire du conflit » (Lefranc 2007,
p. 233) visant à « pacifier les relations sociales au sein d’un pays » (Chaouad 2012, p. 51).
Pour définir plus précisément la réconciliation, il convient de distinguer le concept de ce qu’il n’est
pas : « la réconciliation n’est ni le fruit de la paix ni celui de la justice ni de leur addition. Elle n’est pas
non plus le fruit du pardon » (Hartmann 2012, p. 68). La paix reste cependant un pré-requis : « on ne
se réconcilie … pas avec quelqu’un qui continue de nous faire du tort » (Hartmann 2012, p. 69). Et la
justice constitue « une condition sine qua non d’une paix durable et de toute perspective de
réconciliation » (Hartmann 2012, p. 71). La réconciliation vient donc après la paix et avec la justice:
« ce sont la fin des injustices et la reconnaissance des torts commis et des torts subis par l’ensemble de
la société qui a basculé dans la violence collective qui mènent à la réconciliation, et non l’inverse »
(Hartmann 2012, p. 69).

108
2.2.2.2. En dehors de la morale, une entreprise politique et sociale

Valérie Rosoux distingue trois catégories d’approches de la réconciliation : spirituelles (1), socio-
psychologiques (2) et structurelles (3) (Rosoux 2009, p. 614). Première catégorie, les approches
spirituelles qui plaident en faveur « d’un processus de guérison collective basé sur la notion de pardon,
ainsi que sur la réhabilitation des victimes et des bourreaux » (Rosoux 2009, p. 615). Seconde
catégorie, les approches socio-psychologiques (2) qui se focalisent sur « les aspects cognitifs et
émotionnels du processus de rapprochement entre anciens adversaires », en particulier sur les
ajustements progressifs des « croyances, attitudes, motivations et émotions partagées par l’ensemble
des individus en présence » (Rosoux 2009, p. 615). Troisième catégorie, les approches structurelles (3)
dont les objets sont « la sécurité, l’interdépendance économique et la coopération politique » et qui
favorisent l’étude des « réformes institutionnelles destinées à intégrer l’ensemble des parties en
présence dans un système démocratique qui favorise l’établissement ou la restauration des droits de
l’homme » (Rosoux 2009, p. 614).
Les approches spirituelles de la réconciliation posent question, car elles semblent relever d’une
confusion entre réconciliation et pardon. Or Jacques Derrida l’affirme très clairement : « le pardon ne
relève pas, il ne devrait jamais relever, d’une thérapie de la réconciliation » (Derrida 2001, p. 116). Ce
glissement vers « la logique du pardon » correspond à l’immiscion d’un « concept religieux et moral
(…) dans le champ politique et juridique au point d’en vampiriser les contraintes, les logiques et les
effets, et d’en excéder les attentes » (Chaouad 2012, p. 53). Devenues monnaie courante, ces
exhortations, ces appels extérieurs au pardon illustrent le lien croissant entre politique et moralisme
(Rosoux 2012, p. 100). Ceci pose des questions de plusieurs ordres.
La première est d’ordre temporel. Pardon, justice transitionnelle et réconciliation sont des processus
souvent parallèles mais non concomitants. Quand ils ont lieu, c’est après le conflit. Mais ils n’ont pas
nécessairement les mêmes tempos, les mêmes rythmes. Le pardon et la réconciliation ne sont pas des
conséquences directes de la signature du traité de paix : « l’horizon temporel du pardon ne saurait se
confondre avec le présent religieux d’un ordre juridico-politique issu d’un accord ou d’un traité »
(Chaouad 2012, p. 53). Les tribunaux de paix de justice transitionnelle ont également leur temporalité
propre. Ils ne sont ni nécessairement attachés à la fin du conflit, ni au processus de réconciliation :
« trials are not a single option chosen in the moment of transition, but are an ongoing process that
may occur at any point, often many years after transition » (Sikkink, Booth-Walling 2007, p. 442).
Cette non-concordance temporelle est également liée à un décalage dans la gestion du passé, dans les
représentations individuelles et collectives portées par les différentes parties-prenantes au conflit,
mais aussi les générations suivantes. En ce sens, le processus de réconciliation est davantage lié à une
exigence de résultat que le pardon ; car il s’agit de recréer après le conflit les conditions du vivre-

109
ensemble : « chaque société porte dans son code moral et juridique un rythme propre d’effacement,
son délai de prescription, et c’est l’une des difficultés : ces tempos ne coïncident pas » (Abel 2012,
p. 65).
Par ailleurs, la réconciliation renvoie davantage que le pardon à l’élaboration d’un compromis afin de
dépasser ce que Paul Ricoeur appelle le « dissensus civique », c'est-à-dire le conflit des interprétations
du passé qui construit un « différend » (Ricoeur 2000). Pour cela, le processus de réconciliation
requière d’élaborer un « langage mixte » qui permette de « se réinterpréter ensemble mais sans
s’abolir, au sein d’une intrigue plus vaste, capable de faire accepter le différend lui-même » (Abel
2012, p. 64). Pour rompre la continuation du passé dans le présent, mémoires et oublis devraient,
selon cette perspective, plutôt s’accorder et s’alterner : « il y aurait donc un temps pour se souvenir et
un temps pour oublier. (…) Il faut d’abord parfois oublier (…) mais c’est pour pouvoir, plus tard, rouvrir
délicatement la mémoire, et se souvenir ensemble autrement. Et puis d’autres fois, c’est justement
l’inverse » (Abel 2012, p. 66).
La seconde interrogation soulevée par la confusion pardon-réconciliation est d’ordre dimensionnel : le
pardon est une démarche individuelle quand la réconciliation mêle individuel et collectif : « Qui
pardonne ou qui demande pardon à qui, à quel moment ? Qui a le droit ou le pouvoir ? Qui pardonne à
qui ? » (Derrida 2012, p. 15). La réponse apportée par les pourfendeurs de la réconciliation est claire :
seule la victime peut pardonner car le pardon est un acte qui par nature est « individuel, intime,
imprévisible »(Hartmann 2012, p. 77) ; « le choix de pardonner ou non est éminemment personnel »
(Rosoux 2012, p. 106). Il concerne uniquement l’ancienne victime et l’ancien bourreau : « ce sur quoi le
pardonné et le pardonnant se sont entendus n’engage qu’eux. Le pardon réconcilie les protagonistes
de cet échange et eux seuls » (Hartmann 2012, p. 78). Une conception collective du pardon est en
quelque sorte un non-sens : « le pardon ne peut être le fait d’aucune conscience collective, d’aucune
institution qui déciderait en tant que personne morale, transcendant les personnes individuelles. Ni
l’Etat, ni un peuple, ni l’histoire ne peut prétendre pardonner » (Rosoux 2012, p. 100). La réconciliation
est en revanche un enjeu collectif, « une relation complexe, vivante entre celui qui l’accomplit et celui
auquel elle s’adresse, des tiers étant également impliqués avec leurs émotions et leurs
préoccupations » (Moreau-Defarges 1999, p. 12)
La troisième interrogation est d’ordre politique : « toute repentance est politique » (Moreau-Defarges
1999, p. 59). Elle se pose en lien avec la nécessité ou non du pardon et de la réconciliation après un
conflit. Si le pardon au(x) bourreau(x) s’avère impossible au niveau individuel, la réconciliation peut,
elle, tout de même se reconstruire à l’échelle de la société dans son ensemble : « pour ceux qui ont
refusé le pardon, la réconciliation équivaudrait à rechercher cette part d’humanité non pas chez leurs
bourreaux mais à l’échelle du groupe ou de la société qui leur a infligé ces souffrances injustifiables,
avant de pouvoir envisager des relations de confiance » (Hartmann 2012, p. 80). Dans le cas des

110
sociétés ayant connu des crimes de masse particulièrement violents ou des génocides, certains
s’interrogent : peut-on, doit-on pardonner ? Comment pardonner l’impardonnable ? Dans le cas du
Rwanda, Valérie Rosoux met en exergue les discours d’individus qui choisissent de résister au pardon
ou qui déclarent être dans l’incapacité de pardonner (Rosoux 2012, p. 104‑105) : « Plus j’y réfléchis,
plus j’ignore ce que veut dire pardonner (…). Aujourd’hui, au fil des années, j’accepte mieux, j’accepte
enfin que, non, je ne pardonnerai pas »(Mujawayo, Belhaddad 2006, p. 126) ; « je ne veux pas
comprendre et je ne veux pas les excuser » (Mukayiranga 2004, p. 783). Ce refus de pardon n’est pas
toujours un « renoncement à rechercher la part d’humanité chez l’autre » mais plutôt un « refus
d’accorder sa confiance à celui qui a dévoilé sa part d’inhumanité » (Hartmann 2012, p. 79). Et cette
incapacité au pardon ne remet pas en cause inévitablement le processus de réconciliation : « se
réconcilier n’est pas nécessairement pardonner » (Hartmann 2012, p. 78).
Mais ce geste doit-il être pur et sincère pour permettre l’émergence d’un nouveau projet sociétal ? En
effet, la réconciliation, comme le pardon, sont devenus de véritables instruments de realpolitik utilisés
« aussi bien à des fins interétatiques que de politique interne » (Hazan 2012a, p. 82). Dans l’arène
politique, la réconciliation renvoie à un acte performatif, qui « vise par la parole publique à briser le
cycle de violence et de rejet » et cela passe par « la reconnaissance de crimes passés et par
l’expression publique du repentir » (Hazan 2012a, p. 82). C’est un autre point qui distingue ce
processus du pardon pur, défini par Jacques Derrida comme « librement décidé, et donc, ni forcé, ni
motivé par des intérêts politiques ou matériels à court terme » (Derrida 2012). Impure donc,
intéressée certainement, la réconciliation par sa dimension politique n’en est pas pour autant
disqualifiée au point de constituer ce que Jacques Derrida dépeint comme un mauvais spectacle
offrant les traits d’une « convulsion frénétique »(Derrida 2001). Sans être pure, elle peut être
« sincère » car « toute repentance-réconciliation est un acte public donc politique (…) : il s’agit de
toucher, d’émouvoir, de convaincre » (Moreau-Defarges 1999, p. 13). Et il nous semble que le
rétablissement de la confiance entre les anciens belligérants peut s’exprimer notamment au travers
d’un partenariat politique renouvelé avec l’ancien adversaire, qui passe en partie par l’expiation, la
repentance, par les nouveaux représentants politiques des crimes commis par ses prédécesseurs 136.
C’est aussi ce qu’affirme Duncan Marrow à partir de l’exemple nord-irlandais : « without a partnership
at the heart of a peace process that can inspire sufficient trust across the traditional split to hold the
political centre together in times of trouble, there is no peace process » (Marrow 1999, p. 132). La


136
. Philippe Moreau-Defarges cite l’exemple de Willy Brandt qui s’agenouilla devant le monument du ghetto de
Varsovie en 1970. Ceci illustre selon lui parfaitement la possible sincérité d’un acte purement politique :
« Comment douter de la sincérité de cette génuflexion, venant d’un homme incontestable, ayant quitté
l’Allemagne à 20 ans dès 1933, et ayant obstinément combattu le nazisme ? Mais en dépit de tout, le geste est
politique, accompli par un chef de gouvernement sous les caméras du monde entier » (Moreau-Defarges 1999,
p. 44).

111
symbolique du pouvoir partagé au sein d’un Etat nouveau est un préalable à la réintégration au sein de
la nation de toutes ses composantes, en particulier celles que la guerre a cherché à diviser, à séparer, à
exclure. Elle correspond à la production nationale d’une identité-identification137 renouvelée dont
l’objectif est de « renforcer l’unité et la cohésion nationale » (Hazan 2012a, p. 86). L’enjeu est de
réconcilier «une société marquée par un déchirement profond, un traumatisme, ces cassures
renvoyant à d’autres fractures plus anciennes » (Moreau-Defarges 1999, p. 59). En permettant aux
groupes sociaux de vivre à nouveau en commun et en évitant la perpétuation et la transmission des
griefs d’une génération à l’autre, l’entreprise de réconciliation constitue en ce sens « le plus
redoutable ennemi de toutes les politiques d’homogénéisation » (Hartmann 2012, p. 70).
Ainsi, la différenciation que je viens d’effectuer entre pardon et réconciliation nous permet d’avancer
dans la définition de cette dernière. La réconciliation est un processus collectif qui possède sa
temporalité propre, et dont l’un des objets centraux est l’établissement ou le rétablissement de
suffisamment de confiance entre les parties prenantes du conflit, de sorte à permettre la réémergence
d’un projet sociétal commun. Cette entreprise revêt en particulier des aspects socio-psychologiques et
des aspects politico-institutionnels ou structurels. C’est précisément à l’intersection de ces deux
approches que se place ce présent travail, ce qui lui confère l’objectif d’observer comment les
individus et les groupes font avec les injonctions, le plus souvent extérieures, pour se réconcilier. Est-
ce que les mesures structurelles mises en place au lendemain d’un conflit pour établir un niveau
minimal de confiance entre protagonistes s’avèrent suffisantes pour « favoriser la transformation des
représentations véhiculées au sein des populations » (Rosoux 2009, p. 615) ? Dit autrement, comment
les gouvernements, les groupes et les individus se réapproprient les injonctions occidentales à la
réconciliation ? Ce sont ces questions que je souhaite poser dans cette thèse sur le terrain post-
yougoslave. Mais avant cela, il est nécessaire de présenter quels dispositifs, quels types, quels canaux
de réconciliation ont été proposés après les conflits, et de situer et préciser en particulier les
propositions européennes dans le domaine.

2.2.3 L’approche européenne de la réconciliation : droits des minorités et bon


voisinage

Continent de conflits s’il en est, l’Europe a connu au vingtième siècle « les pires atrocités qu’ait
commises l’homme » (Moreau-Defarges 1999, p. 112). Elle est devenue (en conséquence serait-on


137
Voir chapitre 1 pour plus de précisions sur ce que nous entendons par identification.

112
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113).

113
stabilité acquise depuis le sortir du second conflit mondial. Elle devient même un « modèle de la
coexistence pacifique entre anciens ennemis139 » (Mink 2007, p. 14‑15).

Figure 15 - Dessin de Plantu : l’Union européenne, prix Nobel de la paix, 2012.

Le projet politique proposé par l’Union aux pays candidats est simple : « la réconciliation par
l’intégration », établissant un « lien entre adhésion et règlement des tensions inter et intra-étatiques »
(Neumayer 2007, p. 249). Ce faisant, l’UE réinterprète à sa façon le concept de réconciliation, en le
déclinant à deux niveaux.


2.2.3.1. Au niveau intra-étatique, la stabilisation des relations majorité/minorités

Lors du Conseil européen de 1993, les dirigeants du continent posent les conditions politiques à
l’adhésion. Le critère principal est la « la présence d'institutions stables », censée garantir « la
démocratie, l'État de droit, les droits de l'homme » mais aussi le « respect des minorités et leur
protection » (Commission des Communautés européennes 2012a). La protection des minorités
nationales « doit (…) permettre la coexistence au sein des Etats » (Neumayer 2007, p. 248‑249).
Plus largement, il s’agit d’exporter (et d’imposer) à l’Est le modèle politique dominant de l’Ouest qui
articule démocratie libérale et économie capitaliste de marché140. L’élaboration de ces critères traduit
en quelque sorte la victoire du modèle néolibéral sur le contre-modèle communiste, et sa mise en


139
L’attribution du prix Nobel de la paix à l’Union Européenne en 2012 pour son « combat victorieux pour la paix,
la réconciliation et pour la démocratie et les droits de l'homme» pendant plus de six décennies en est
l’illustration la plus récente (Postel-Vinay 2012).
140
« L'existence d'une économie de marché viable et la capacité à faire face aux forces du marché et à la pression
concurrentielle à l'intérieur de l'Union » constitue en effet le second critère d’adhésion (Commission des
Communautés européennes 2012a).

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115
2.2.3.2. Au niveau inter-étatique : la coopération régionale

L’Union intègre ce nouveau principe lors du Conseil européen d’Essen en décembre 1994 afin de
« donner un dynamisme nouveau et une qualité accrue au processus de rapprochement des PECO
associés » (Conseil Européen 1994). Se déclarant « conscients du rôle de la coopération régionale à
l'intérieur de l'Union », les dirigeants européens souhaitent plus précisément souligner « l'importance
que revêt une coopération similaire entre les pays associés pour favoriser le développement
économique et les relations de bon voisinage » (Conseil Européen 1994). A la différence du principe
précédemment discuté, il s’agit là d’exporter une politique, la coopération transfrontalière, déjà mise
en place à l’intérieur de la Communauté puis de l’Union, et ce depuis 1989 au travers de l’initiative
INTERREG. Faire montre de relations de bon voisinage devient ainsi une condition explicite à
l’adhésion (Smith 2004). L’ambition européenne semble se situer à trois niveaux. Il s’agit en premier
lieu d’une véritable stratégie de rapprochement qui doit permettre de renforcer les liens entre les pays
et les peuples d’Europe séparés par le rideau de fer pendant presque cinquante ans. L’Union le
réaffirme à l’occasion d’une conférence sur le Pacte de stabilité en Europe qu’elle organise à Paris en
1995 :

« Les Etats intéressés et les pays voisins qu'ils ont invités aux tables régionales sont
parvenus en quelques années à faire vivre la démocratie et l'Etat de droit et à œuvrer
pour le progrès économique et social. Dans ce contexte, nous saluons les efforts des pays
auxquels le Conseil européen a ouvert des perspectives d'adhésion. Afin de mieux
soutenir leur démarche vers l'adhésion et de mieux garantir le renforcement de la paix, de
la stabilité, de la démocratie, de la coopération et de la prospérité en Europe, nous avons
estimé primordial de surmonter les problèmes hérités du passé. Dans cet esprit, les
travaux ont été concentrés sur l'approfondissement par les Etats participants de leurs
relations de bon voisinage sous tous leurs aspects, y compris ceux touchant aux droits des
personnes appartenant à des minorités nationales. » (Commission des Communautés
européennes 1995).

Pour promouvoir la réconciliation à l’échelle du continent (et l’articuler à son développement), l’Union
fait, à partir de 1994 et du Conseil européen d’Essen, de PHARE, le programme d’aide communautaire
aux PECO146, l'instrument financier de la stratégie de préadhésion. En développant notamment un
réseau d’infrastructures relié au réseau déjà existant à l’Ouest, il s’agit de permettre et de favoriser les
échanges de biens et de personnes. L’ensemble des politiques développées vise plus largement à
préparer l’entrée des pays dans l’Union (intégration au marché unique et préparation à la mise en
place des politiques communautaires). Il s’agit en quelque sorte de préparer territorialement les
conditions du (re-)vivre-ensemble européen.


146
PHARE, mis en place à partir de 1989.

116
En deuxième lieu, l’Union conditionne l’entrée dans l’Union au règlement des conflits bilatéraux,
réaffirmant par la même l’intangibilité des frontières en son sein (Neumayer 2007, p. 254). Il s’agit
ainsi d’encourager la mise en place d’une réponse diplomatique au règlement de disputes éventuelles
à propos du tracé de la frontière entre Etats-membres et Etats-candidats ou entre candidats eux-
mêmes. Mais il s’agit également de favoriser d’ores et déjà la coopération entre Etats-candidats, en
particulier par la mise en place d’un volet coopération transfrontalière à l’intérieur du programme
PHARE. Là encore, l’objet est la coexistence pacifique par l’établissement de liens transfrontaliers, i.e.
de réseaux d’interdépendance et d’action commune entre acteurs à tous les niveaux (Anastasakis,
Bojicic-Dzelilovic 2002).
En troisième lieu, la question du « bon voisinage » est en fait directement liée à celle de la protection
des minorités, tout simplement parce que ces minorités appartiennent souvent à des groupes
nationaux majoritaires dans les Etats voisins. Il est bien fait mention dans la déclaration sur le pacte de
stabilité en Europe (cité plus haut) qu’un des aspects principaux du bon voisinage est le droit des
minorités. L’UE lie ainsi coopérations inter- et intra-étatiques, faisant alors « synthèse des principes de
respect des frontières et des minorités » les intégrant peu à peu à « la conditionnalité de l’adhésion
sous la bannière de la réconciliation régionale » (Neumayer 2007, p. 254‑255).
Cette approche européenne de la réconciliation n’est pas sans poser question.
Le premier point d’achoppement est la conditionnalité variable (selon les Etats, selon le contexte
politique) avec laquelle la protection des minorités est évaluée pendant le processus d’accession147.
Ainsi, il semble que la ratification de la Convention-cadre sur la protection des minorités nationales du
Conseil de l’Europe constitue un passage-obligé pour les pays candidats bien qu’elle ne constitue pas
officiellement un critère officiel d’adhésion et que tous les Etats-membres ne l’aient pas eux-mêmes
ratifiée. La réconciliation devient alors un objet politique sur la scène européenne et sur les scènes
nationales. Le climax est atteint dans les dernières phases de la négociation, quand la Commission et le
Conseil européens sont en position de force pour exiger les avancées juridiques qu’ils considèrent
nécessaires avant l’entrée dans l’UE148. Un des risques principaux est le décalage avec les enjeux
locaux : « le fait que la construction européenne tout entière soit placée sous le signe de la
réconciliation constitue une prescription à l’homogénéisation » (Mink 2007, p. 22). Quelles minorités
deviennent des enjeux politiques et sociaux pendant le processus d’adhésion, quelles minorités ne le


147
Durant l’intégration des PECO, la Commission s’est montrée particulièrement exigeante vis-à-vis de la
situation des russophones en Lettonie et Estonie, des hongrois dans le cadre du bon voisinage de la Hongrie avec
la Roumanie et la Slovaquie (menaçant même pour cette dernière de repousser son intégration), et plus
généralement sur la question des Roms (Neumayer 2007, p. 257; de Witte 2002; Bessenyey-Williams 2002).
148
Au 8 juillet 2013, la Belgique la Grèce et le Luxembourg (mais aussi l’Islande) avaient signés cette Convention-
cadre sans pour autant la ratifier. La France (ainsi qu’Andorre, Monaco et la Turquie) ne l’ont pas pas signée. Cf. :
http://conventions.coe.int/Treaty/Commun/ChercheSig.asp?NT=157&CM=&DF=&CL=FRE

117
deviennent pas et pourquoi ? Quid de l’évolution des situations une fois le pays membre à part entière
de l’Union ?
Le second point d’achoppement concerne la pertinence de l’extension de la politique de coopération
transfrontalière à la pacification des conflits frontaliers pendant le processus d’accession. Dans une
étude comparée de l’impact de ces politiques dans différents cas européens, Thomas Diez, Stephan
Setter et Mathias Albert affirment que l’impact européen est le plus fort et le plus positif sur ces
questions quant au moins une des parties est en phase d’accession à l’Union, et donc plus à même au
compromis (Diez, Stetter, Albert 2006, p. 587). Néanmoins, la situation asymétrique de la relation
entre pays déjà membres et pays accédants ne favorise pas toujours la socialisation mutuelle au
moyen des normes européennes et le développement de la confiance. L’UE regarde parfois la situation
locale au travers de la perspective de l’Etat-membre, reproduisant les discours d’exclusion et ne
contribuant finalement qu’à la perpétuation des conflits sur ses frontières extérieures. C’est
notamment ce qu’affirme Bahar Rumelili à partir du cas gréco-turc (Rumelili 2007, p. 106).
Finalement, est-ce que l’approche européenne trop basée sur l’échelle individuelle n’est pas vouée à
l’échec quand la réconciliation à long-terme semble, notamment pour les acteurs locaux du conflit
nord-irlandais, ne pouvoir venir que du rétablissement des relations à l’échelle des communautés
(Hayward 2007, p. 691) ? Pour George Mink, cette tendance à « absolutiser la paix dans le consensus »
relève du réconciliationnisme : « tout semble réglé pour sortir des impasses conflictuelles et construire
la démocratie, et rien pour empêcher et calmer les compétitions ultérieures, entre acteurs concernés »
(Mink 2007, p. 15). Cette critique nous semble être proche de ce que nous avions indiqué en fin de
partie 2.2.1. Ce qui pose aujourd’hui question dans l’étude des mouvements de réconciliation, c’est
davantage la récupération politique et sociale locale des enjeux territoriaux que la mise en place de la
transition institutionnelle sur le modèle démocratique occidental dominant : « the EU is not an
independent force for change but its influence is mediated by local actors and is vulnerable to local
conditions » (Hayward 2007, p. 691). Ainsi, ce n’est pas l’approche européenne de la réconciliation qui
est disqualifiée, elle peut constituer un puissant moteur dans le cadre de la pré-adhésion. Néanmoins,
il semble qu’il soit judicieux de questionner son impact à l’aune des manières dont les acteurs locaux
se réapproprient les injonctions à se réconcilier et à coopérer. Ce sont précisément ces questions que
je souhaite développer sur le terrain post-yougoslave.

118
2.3. La coopération transfrontalière dans la politique européenne en
ex-Yougoslavie, un outil de réconciliation

Déclaration finale du sommet Union européenne - Balkans de Zagreb (Conseil des Communautés
européennes 2000)
§2 […] « Démocratie, réconciliation et coopération régionale d'une part, rapprochement
de chacun de ces pays avec l'Union européenne d'autre part, forment un tout »
§3. « […] Le rapprochement avec l'Union européenne ira de pair avec ce processus de
développement de la coopération régionale. […] Le développement de la coopération
régionale revêt ainsi un caractère prioritaire (…) ».
§4. « La perspective d'adhésion est offerte sur la base des dispositions du Traité sur
l'Union européenne, du respect des critères définis au Conseil européen de Copenhague
en juin 1993 ainsi que des progrès qui auront été accomplis dans la mise en œuvre des
accords de stabilisation et d'association, en particulier en matière de coopération
régionale. […] ».

Déclaration finale du sommet UE – Balkans occidentaux de Thessalonique, (Conseil des Communautés


européennes 2003)

§1. « […] Le respect du droit international, l'inviolabilité des frontières internationales, le


règlement pacifique des conflits et la coopération régionale sont des principes de la plus
haute importance, auxquels nous sommes tous attachés. (…)
§9 Nous rappelons que le rapprochement avec l'UE ira de pair avec le développement de
la coopération régionale. (…) »

2.3.1. D’une position contradictoire à un pilier de la préadhésion

2.3.1.1. L’émergence de l’UE sur la scène post-yougoslave

Si les premiers temps de la guerre en ex-Yougoslavie (principalement en Croatie et en Bosnie-


Herzégovine) n’ont fait que « confronter l’UE à son impuissance collective » et rappeler le primat de
l’OTAN149 dans la résolution des conflits, l’intervention –certes tardive– au Kosovo150 mais surtout la
« logique préventive d’intervention précoce » en Macédoine ont contribué à limiter le nombre de


149
Michel Drouet souligne à cet égard que, malgré la participation de certains membres européens (France,
Royaume-Uni), ce sont les Etats-Unis qui ont joué un « rôle décisif » dans l’arrêt des conflits en Croatie et en
Bosnie-Herzégovine en 1995 et au Kosovo en 1999 (Drouet 2007, p. 147).
150
L’intervention au Kosovo était le fait de l’OTAN et non de l’UE (ce qui a créé des désaccords persistants entre
différents membres de l’OTAN sur l’avenir de la région).

119
victimes et ont restauré la crédibilité européenne sur le plan de la sécurité au niveau international
(Rupnik 2007, p. 129‑130). L’intervention européenne constitue un demi-succès d’un point de vue
« minimaliste » si on considère que l’objectif visé n’était que la « limitation des dégâts », pour éviter
que le conflit ne s’étende au-delà de l’ex-Yougoslavie. Si on est plus exigeant, les atermoiements
européens face aux conflits croate et bosnien peuvent être perçus comme de véritables échecs, l’UE
s’est retrouvée incapable de faire respecter deux de ses « principes fondateurs » : « la répudiation du
recours à la force pour résoudre des conflits et des projets de purification ethnique » (Rupnik 2007,
p. 127).
Impuissante collectivement pendant les conflits, l’UE a, au tournant du siècle, repris en grande partie
les rênes du maintien de la paix151. Et c’est davantage encore dans la reconstruction post-conflit qu’elle
est devenue l’acteur international incontournable de la région152, son intervention étant d’autant plus
facilitée qu’elle était le plus souvent souhaitée : « Apres cinq ans de guerre, l’Union européenne est
perçue dans les Etats post-yougoslaves comme la source d’aide à la reconstruction et comme un cadre
dans lequel ils espèrent être intégrés un jour » (Roux 1997, p. 33). Pour cela, l’Union a agi à deux
niveaux : régional tout d’abord en soutenant la coopération entre les pays des Balkans occidentaux ;
bilatéral ensuite en proposant à chacun des pays de la région une intégration personnalisée à l’UE.
Ainsi, en juin 1999, le Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud-Est décline dans l’espace post-
yougoslave la vision européenne de la réconciliation présente dans le pacte de stabilité en Europe. Il
est adopté à Cologne par l’ensemble des membres de l’UE, les pays non-européens du G8, la Norvège
et les États de la région au sens large153. Ce pacte est alors reconnu comme un élément susceptible de
favoriser « un approfondissement de la démocratie, la prospérité économique, la stabilité et la
coopération régionale » (Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud-Est, 1999), ainsi que le respect des
droits de l'Homme et des minorités, et le retour des réfugiés. L’intégration européenne est ainsi
conditionnée au strict respect des critères de Copenhague et à l’engagement des candidats en faveur
d’une coopération balkanique.


151
Les fonctions de haut-représentant international en Bosnie-Herzégovine et de représentant spécial du
secrétaire général de l’ONU au Kosovo ont presque toujours été assurées par des diplomates européens (leurs
adjoints étant américains). Depuis 2003, les forces européennes ont, via l’opération policière EUPM et
l’opération militaire EUFOR ALTHEA, pris le relais de la Force de Stabilisation de l’OTAN (SFOR) en Bosnie-
Herzégovine. De 2003 à 2006, l’UE a également assuré en Macédoine des missions militaires (EUFOR Concordia),
policière (EUPOL Proxima) et de conseil policier (EUPAT). Enfin, depuis 2008, l’Union européenne a lancé la
mission EULEX, Mission pour la promotion de l’État de Droit au Kosovo, en soutien de la MINUK, mission
d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo, en place depuis 1999, et en coopération avec la KFOR,
"Kosovo Force" de l’OTAN.
152
directement et par le biais de canaux plus larges tels que le Conseil de l’Europe et l’OSCE – Organisation pour
la Sécurité et la Coopération en Europe
153
C'est-à-dire la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, ainsi que la Moldavie et l’Albanie. La République
Fédérale de Yougoslavie (comprenant alors la Serbie, le Kosovo et le Monténégro) ne l’a signé qu’en octobre
2000 après l’élection de Koštunica à sa tête.

120
La même année, la Commission européenne propose aux pays de l’ex-Yougoslavie de signer des
Accords de Stabilisation et d’Association (ASA). La logique est différente : en proposant des accords
bilatéraux, l’UE prend acte de l’hétérogénéité des niveaux de développement des pays de la région et
pousse chacun des États à atteindre individuellement les conditions posées à leur intégration
(transcription de l’acquis communautaire et principalement mise aux normes démocratiques, passage
à l’économie de marché), proposant ce qu’elle considère comme un véritable « partenariat progressif
(Drouet 2007, p. 153). Mais la Commission n’oublie pas pour autant la coopération interétatique en
posant comme condition à la ratification et à l’entrée en vigueur d’un ASA la signature préalable d’une
convention de coopération avec un voisin balkanique. En 2000, le futur élargissement de l’Union à
l’ensemble des pays de l’ex-Yougoslavie est acté quand l’UE leur octroie le nouveau statut de candidat
potentiel au Conseil européen de Feira en Juin 2000, perspective réaffirmée par la suite
régulièrement154, en particulier lors du sommet européen de Thessalonique en juin 2003. L’intégration
européenne est alors présentée comme « le cadre de la solution durable des tensions persistantes »
et le processus de préadhésion comme « une des composantes de la stabilisation de la région » aux
niveaux politique et économique (Drouet 2007, p. 153). Ce réveil européen, ou tout du moins cette
implication croissante, est également facilité par des facteurs politiques locaux en Croatie et en
Serbie : « la disparition de F. Tuđman (décembre 1999) et la perte de pouvoir pour S.Milošević
(octobre 2000) » (Drouet 1997, p. 152), mais aussi par l’engouement des milieux économiques155. Ces
derniers voient dans l’intégration tout autant la possible « normalisation d’une fortune dont les
origines remontent aux activités louches des années de guerre et d’embargo international » que
l’accès facilité à un vaste marché européen (Dérens 2012a).
Derrière la promesse de l’intégration, c’est bien la reprise du dialogue interethnique qui est visée, car
l’UE la perçoit comme la condition sine qua non du maintien de la paix dans la région. Pour cela,
l’Union fait de la réconciliation aux niveaux inter- et intra-étatique un « impératif », une « priorité de la
nouvelle politique étrangère européenne », voire une « contribution proprement européenne à la
prévention et à la résolution des conflits » (Neumayer 2007, p. 252). Au niveau intra-étatique, le
respect des droits des minorités est intégré aux droits de l’Homme et devient une des conditions
centrales pour adhérer à l’UE (cf. 2.2.3) : « l’idée sous-jacente est que la reconnaissance de la diversité
ethnique favorisera la coexistence dans les pays issus de l’ex-Yougoslavie » (Neumayer 2007, p. 255).


154
Lors du sommet UE/Balkans de Zagreb en novembre 2000, lors du sommet européen de Copenhague en juin
2002 et régulièrement par la Commission Européenne par la suite. Cf. les nombreux discours des commissaires
successifs en charge de l’élargissement sur le site de la Direction Générale (DG) de l’Elargissement de la
Commission Européenne.
155
Par exemple, suite aux élections serbes du printemps 2008, ce sont les oligarques du Club des entrepreneurs
de Belgrade qui servent « d’entremetteurs, négociant la composition d’un gouvernement proeuropéen » (Dérens
2012a).

121
Au niveau interétatique, la réconciliation semble passer pour l’UE par la coopération régionale. Le
message envoyé pourrait être résumé ainsi : « coopérez entre vous et nous coopérerons avec vous »
(Rupnik 2007, p. 132). L’approche européenne dans les Balkans est donc assez simple. Elle est basée
sur l’exportation de son propre modèle de pax europea, i.e. celle d’une « communauté de sécurité
fondée sur une interdépendance économique et institutionnelle » (Ibid.). Cette position s’inscrit dans
une logique néolibérale : la paix serait le résultat direct et immédiat de la croissance économique et de
la coopération.
Cette approche dédoublée semble dans un premier temps d’une efficacité limitée. Le signal envoyé est
en effet quelque peu contradictoire : si le Pacte de Stabilité pousse à la coopération, les accords de
stabilisation et d’association invitent les états des Balkans occidentaux à conduire une stratégie plus
individuelle. Ces derniers perçoivent en effet l’Europe comme opting out, i.e. comme « un moyen
d’échapper aux Balkans » (Rupnik 2007). L’UE risque alors de diviser d’une main ce qu’elle essaie
difficilement de rassembler de l’autre. Ainsi, successivement, les pays de la région poursuivent ce qui
constitue leur objectif principal affiché : l’intégration européenne sans trop se soucier de coopérer
avec leurs voisins.
Comme le montre le tableau ci-après, La Croatie dépose ainsi sa candidature officielle en 2003 puis
entame les négociations en vue de son adhésion en 2005, négociations terminées en 2011, pour une
intégration le 1er Juillet 2013 ; la Macédoine dépose sa candidature en 2004 (acceptée par le Conseil
en 2005, mais les négociations n’ont pas été ouvertes car bloquées par la Grèce depuis) ; le
Monténégro a candidaté en 2008 (candidature acceptée en décembre 2010, négociations ouvertes en
juin 2012 sur 22 chapitres) ; la Serbie en 2009 (candidature acceptée en mars 2012, , négociations
ouvertes en janvier 2014 sur 2 chapitres), sans que l’épineuse question du statut du Kosovo ne soit
réglée (seul le processus d’association et de stabilisation est entamé depuis 2013) ; la Bosnie-
Herzégovine a déposé son dossier de candidature en février 2016. Pour compléter ce rapide portrait
régional, rappelons que depuis 2004, la Slovénie est le seul pays issu de la dissolution de la Yougoslavie
à faire déjà partie de l’Union européenne.

122
Bosnie- 156
Pays Croatie Kosovo Macédoine Monténégro Serbie Slovénie
Herzégovine
Début des
25.11.2005 24.11.2000 28.10.2013 05.04.2000 10.10.2005 10.10.2005 /
négociations
Signature par l’Etat
Accords de 16.06.2008 29.10.2001 27.10.2015 09.04.2001 15.10.2007 29.04.2008 10.06.1996
concerné
Stabilisation
Entrée en vigueur
et 01.07.2008 01.03.2002 01.06.2001 01.08.2008 22.09.2008 /
accord intérimaire
d’Association
Ratification par la
(ASA) 04.04.2015 21.12.2004 25.02.2004 29.03.2010 22.07.2013 /
CE
Entrée en vigueur
01.06.2015 01.02.2005 01.04.2004 01.05.2010 01.09.2013 01.02.1999
de l’ASA
Dépôt officiel de
15.12.2016 21.02.2003 22.03.2004 15.12.2008 22.12.2009 10.06.1996
candidature (Etat)
Statut de candidat 17.12.2005
18.06.2004 157 17.12.2010 01.03.2012 13.12.1997
officiel (UE)
Début des 04.10.2005
158 29.06.2012 21.01.2014 10.11.1998
négociations (UE)
Fin des
30.06.2011 13.12.2002
Intégration négociations (UE)
UE Signature du Traité
d’adhésion (UE - 09.12.2011 16.04.2003
Etat)
22.01.2011 23.03.2003
Référendum (Etat) 159 160

Adhésion à l’UE 01.07.2013 01.05.2004
Candidat Candidat Candidat Candidat
Statut début 2016 Candidat Membre Membre
potentiel reconnu reconnu reconnu
Libéralisation du régime des Visas Non Non
15.12.2010 19.12.2009 19.12.2009 19.12.2009
(espace Schengen) concerné concerné
Mark 01.01.2002 162
Adoption de l’euro Kuna 161 Denar 01.01.2002 Dinar 01.01.2007
Convertible


156
Les négociations avec le Kosovo sont officiellement au point mort, l’indépendance du pays n’étant pas
reconnue au niveau international (ni par certains Etats membres de l’UE : Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie,
Slovaquie). Néanmoins, le 10 octobre 2012, la Commission Européenne a statué que cette reconnaissance
n’étant pas nécessaire à la signature d’un ASA. Elle a recommandé au Conseil Européen l’ouverture de
négociations conditionnée aux progrès réalisés dans quatre domaines : Etat de droit, administration publique,
protection des minorités et commerce. Le Kosovo s’est également vu offrir la possibilité de participer à plusieurs
programmes européens.
157
Le lancement des négociations d’adhésion est bloqué depuis 2005 par la Grèce du fait d’une dispute sur le
nom officiel du pays. Depuis le 23 juin 2008 (à la suite du Conseil Européen), la résolution de ce conflit est même
devenu un pré-requis à l’adhésion de la Macédoine à l’UE. Malgré les appels successifs de la Commission
Européenne (14.09.2009 ; 10.10.2012) et du Parlement Européen (14.03.2012), le Conseil Européen n’a toujours
pas ouvert les négociations.
158
Initialement prévue pour le 17 mars 2005, l’ouverture des négociations fut repoussée en raison d’une
coopération insuffisante avec le TPIY (concernant l’arrestation du général Ante Gotovina). Entre le23 avril et le 11
septembre 2009, les négociations furent interrompues en raison du différend frontalier avec la Slovénie dans la
baie de Piran.
159
Participation : 43.51%. Pour l’adhésion : 66,27%. Contre l’adhésion : 33,13%. Blancs ou nuls : 0,6%.
160
Participation : 60,24%. Pour l’adhésion : 89,61%. Contre: 10,39%. Blancs ou nuls : Non comptabilisés.
161
Le Monténégro, qui utilisait le Deutsch Mark depuis 1999, a de facto et de manière unilatérale adopté l’Euro
en 2002 (sans accord de l’UE et sans être membre de l’UE).
162
Le Kosovo a connu le même processus que le Monténégro concernant l’Euro (citation précédente).

123
Figure 16 – Etat en 2016 des partenariats entre UE et pays ex-yougoslaves

Source : Commission européenne, 2016 ; Réalisation : Cyril Blondel


L’adhésion à l’Union européenne est, depuis 1997, conditionnée de manière sine qua non au respect
de certaines règles. Rassemblées au sein de l’acquis communautaire, elles constituent le « socle
commun de droits et d'obligations qui lie l'ensemble des États membres au titre de l'Union
européenne » (Rupnik 2007, p. 134). L’intégration européenne constitue ainsi un « préalable à
l’européanisation » (Baisnée, Pasquier 2007, p. 12). Cette dernière reste une notion floue et largement
discutée qui recouvre des significations différentes. La définition la plus célèbre est celle donnée par
Claudio Radaelli, qui la définit comme :

“processes of (a) construction (b) diffusion and (c) institutionalization of formal and
informal rules, procedures, policy paradigms, styles, way of doing things and shared
beliefs and norms which are first defined and consolidated in the making of EU public
policy and politics and then incorporated in the logic of domestic discourse, identities,
political structures and public policies” (Radaelli 2002, p. 110, 2000, p. 3)

Plus qu’aux questions institutionnelles qui ont longtemps animé les débats sur cette notion, je
m’intéresse dans cette thèse à «la question de la diffusion des normes européennes dans les systèmes
politiques nationaux [et locaux] » mais surtout à « leurs conséquences socio- politiques » (Baisnée,
Pasquier 2007, p. 7). Ce questionnement soulève plusieurs interrogations : « En quoi l’intégration
européenne est-elle un facteur de changement dans l’organisation des ordres politiques nationaux [et
locaux], c'est-à-dire aussi bien dans la vie politique, les politiques publiques, les relations
centre/périphérie que dans l’espace public ou les constructions identitaires ? » (Ibid.).En faisant le
choix de m’intéresser à l’intégration européenne des Balkans occidentaux, je cherche à identifier les
prémices de l’européanisation des sociétés et des territoires post-yougoslaves d’un point de vue
« descendant » et « ascendant » (Palier, Surel 2007, p. 40). Que produit ce processus normatif, de plus
en plus exigeant et dicté par une Union archi-dominante aux niveaux politique et économique, dans
une situation d’après conflit ? Existent-ils, et si oui, quelles sont inversement les « évolutions
ascendantes », c'est-à-dire comment les différents niveaux de gouvernement mais aussi les groupes
sociaux, les individus font avec l’Europe ? L’européanisation rime-t-elle avec « débalkanisation »163 ou
avec « périphérisation » (Chaveneau, Cattaruzza 2007)? Le défi politique est grand : « L’Union s’est

163
Robin Cook, alors ministre des affaires étrangères britanniques, affirmait en juillet 1999 qu’il fallait
« débalkaniser les Balkans » ; des propos repris par Boris Tadić, alors président de la Serbie, lors d’un visite en
France en avril 2011 (Dérens 2012). Ces propos traduisent à la fois la position de domination (acceptée ? j’y
reviendrai dans le chapitre 4) que pensent posséder certains leaders politiques de l’Union dans la région,
notamment dans le domaine des valeurs. Le processus d’adhésion devient en quelque sorte une formation aux
valeurs occidentales et un projet de domination politique et économique qui n’est pas sans rappeler l’époque
coloniale. Pour approfondir cette lecture cf. par exemple : (van Apeldoorn, Drahokoupil, Horn 2009).

124
engagée dans un processus européen pour les Balkans alors même que certaines questions relatives à
la délimitation des frontières, à la construction des Etats et à la coexistence communautaire –
questions au cœur des conflits balkaniques des années 1990- n’étaient pas résolues » (Ragaru 2007,
p. 38). Dans la déclaration finale du Sommet UE-Balkans occidentaux de Thessalonique, le Conseil fait
de la réconciliation l’enjeu fort et particulier de la région :

« Le retour durable des réfugiés et des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre
pays est essentiel pour la réconciliation ethnique et constitue un critère de maturité
démocratique; il demeure pour nous une question prioritaire. Nous soulignons le rôle de
l'enseignement, de la culture et de la jeunesse pour ce qui est de promouvoir la tolérance,
d'assurer la coexistence ethnique et religieuse et de façonner des sociétés démocratiques
modernes » (Conseil des Communautés européennes 2003).

Malgré ses discours sur la spécificité de la région, l’Union s’engage pourtant dans la région en
proposant un programme de réformes calqué sur celui appliqué aux PECO dans les années 1990.
L’absence de prises en compte des particularités balkaniques aux niveaux tant politique et social,
qu’économique164 dans le processus invite alors à s’interroger sur ses effets.


2.3.1.2. L’injonction à coopérer dans l’Instrument d’Aide pour la Préadhésion

Depuis 2007, elle s’est pour cela dotée d’un nouveau dispositif. En refondant l’ensemble des politiques
de préadhésion en un seul outil, l’instrument d’aide pour la préadhésion (IAP), l’UE redéfinit ses
priorités autour de cinq volets : l’aide à la transition et le renforcement des institutions (1), la
coopération transfrontalière (2), le développement régional (3), le développement des ressources
humaines (4) et le développement rural (5). Mis à part le premier volet, l’objet des quatre volets
suivants est de « soutenir leur préparation à la mise en œuvre de politiques communautaires »165
(Conseil Européen 2006). Seuls les deux premiers volets concernent pour la période 2007-2013
l’ensemble des pays de l’ex-Yougoslavie, l’accès aux trois autres piliers étant réservé aux pays dont la
candidature a été acceptée avant 2007 (Croatie et Macédoine ; ainsi que, hors zone étudiée, la
Turquie) et au Monténégro depuis 2012.
Comme le montre le tableau ci-après, les enveloppes les plus importantes sont versées à la Serbie
(1,3857 milliard d’euros) et à la Croatie (997,6 millions d’euros) sur la période 2007-2013. Mais

164
Les années 1990 ont en effet été marquées par un « délitement de la classe moyenne (…) par la prégnance de
l’économie grise et de la criminalité économique ». Dans ce contexte, le processus d’intégration basé sur « des
politiques macroéconomiques de stabilisation (…) et des réformes structurelles » risque de conduire à « un coût
social en général élevé, en particulier en termes d’emploi » (Drouet 2007, p. 157).
165
Respectivement et dans l’ordre : au programme INTERREG (2), au Fonds européen de développement régional
(FEDER) et au Fonds de cohésion (3), au Fonds social européen (FSE) (4), au Fonds agricole pour le
développement rural (FEADER).

125
ramenés au nombre d’habitants, ce sont les pays les moins peuplés, Monténégro et Kosovo qui
semblent profiter le plus du soutien européen (avec respectivement 370,9€ et 343,8€ de soutien
moyen par habitant sur la période). On s’aperçoit ainsi que, contrairement à ce qu’affirmait Michel
Drouet en 2007, être un candidat officiel ou potentiel n’a que peu d’influence sur l’enveloppe octroyée
par l’Union (Drouet 2007, p. 153). La différence se situe simplement dans la répartition entre les
volets. Les pays n’ayant pas accès aux volets 3, 4 et 5 disposent d’un soutien plus important dans le
volet 1, l’aide à la transition et aux renforcements des institutions.
L’investissement consenti (11,13 milliards d’euros) est relativement faible. L’ensemble de l’IAP ne
représente qu'1,2% du budget européen, qui lui-même représente 1,06% du PNB de l’UE. Et l’espace
post-yougoslave n’est concerné que par 40% de cette enveloppe, le reste allant aux autres pays en
phase d’accession, Turquie, Albanie et Islande (sur 2011-2013). Ainsi, sur la période 2007-2013, les
pays de l’Union consacrent donc que 0,004% de leurs budgets nationaux à la préparation de
l’accession des pays de l’ex-Yougoslavie à l’Union européenne166. C’est à peu près autant que sur la
période précédente 2000-2006167. C’est certes plus que l’aide en faveur des PECO dans les années
1990 mais « au vu de la situation économique des pays concernés [qui s’est empirée avec la crise], on
peut se demander si cette aide est bien adaptée aux besoins, notamment en ce qui concerne les
infrastructures » (Drouet 2007, p. 156). A titre de comparaison, entre 1948 et 1952, les Etats-Unis
avaient consacré par l’intermédiaire du Plan Marshall environ 1,2% de leur PNB à la reconstruction des
pays européens (Vincent 1997, p. 229). Et ce chiffre est sans commune mesure avec ce que
l’Allemagne de l’Ouest a consenti entre 1989 et 2009 au rattrapage est-ouest, suite à la réunification
avec l’Allemagne de l’Est168. La solidarité des pays de l’UE avec l’espace post-yougoslave reste donc
mesurée.


166
Des investissements moins importants sont réalisés par d’autres canaux. La Banque Européenne
d’Investissement (BEI) a par exemple accordé 7,15 milliards d’euros sous forme de prêts (et non d’aides comme
au sein de l’IAP) sur la période 2007-2013, principalement pour la réalisation d’infrastructures. Les principaux
bénéficiaires sont la Serbie (3,05 milliards) et la Croatie (2.28 milliards). Cf. le site de la BEI :
http://www.eib.org/projects/loans/regions/enlargement/index.htm?start=2007&end=2013
167
Le budget de CARDS pour la période 2000-2006 s'élevait à 4,65 milliards d'euros. Le programme concernait les
Balkans occidentaux, c'est-à-dire les pays issus de la dissolution de la Yougoslavie et l’Albanie. Cf.
http://europa.eu/legislation_summaries/enlargement/western_balkans/r18002_fr.htm, accédé le 23/05/2013.
168
Les chiffres évoqués sont de l’ordre de 1.400 milliards d’euros et font référence au « pacte de solidarité » des
länder occidentaux vers les länder orientaux. Cet accord est valable jusqu’en 2019 (Grangié 2012). Les länder de
l’Est ont ainsi reçu « chaque année, depuis 1989, de la part de la Fédération, des sommes équivalentes à plus de
40 % de leur PIB » (Samary 2002, p. 33). L’argument de l’incapacité d’absorption des fonds de préadhésion
avancé par l’Union laisse donc « songeur » (Ibid.).

126

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127
Le volet 2, la coopération transfrontalière, représente environ 6% de l’IAP en ex-Yougoslavie (sans
compter le soutien plus large à la coopération régionale par l’intermédiaire des programmes multi-
bénéficiaires). Si le montant global est faible (seulement 278,6 millions d’euros), la place accordée à la
coopération au sein de l’IAP est relativement importante. En effet, à titre de comparaison, l’UE ne
consacre que 0,25% du budget de sa « politique régionale » à la coopération territoriale entre Etats-
membres (soit 9 des 347 milliards d’euros accordés à cette politique). L’UE positionne ainsi la
coopération transfrontalière comme un élément significatif, au moins symboliquement, dans le
processus de préadhésion. L’objectif est simple : il s’agit de stabiliser des frontières récentes,
"considérées comme précaires et vulnérables", des lieux qui demeurent "anxieusement surveillés"
(Roux 1997, p. 13). L’effet a été immédiat puisque tous les pays d’ex-Yougoslavie ont lancé et signé des
programmes de coopération transfrontalière interétatique avec l’ensemble de leurs voisins pour la
période de programmation 2007-2013 (à l’exception de la Serbie et du Kosovo). Au niveau
opérationnel, les premiers appels à projets lancés en 2009 et 2010 ont rencontré le même
enthousiasme à l’échelle locale : jusqu’à une centaine de projets sont déposés pour certains des
programmes, alors que les budgets respectifs ne permettent d’en financer qu’une dizaine174.
Pourquoi un tel succès pour les programmes IPA de coopération transfrontalière ? Plusieurs facteurs
peuvent être avancés. D’abord, l’effort de coopération demandé aux États et aux collectivités locales
paraît plus mesuré, donc sans doute plus facilement atteignable. En effet, la mise en place des
programmes IPA nécessite la conciliation entre deux États seulement, au contraire de programmes de
coopération transnationale prévus à des échelles plus larges qui requièrent souvent des compromis
plus importants. En outre, cette initiative arrive dix ans après les derniers conflits en ex-Yougoslavie.
Les tensions sont probablement moins vives, la coopération interétatique entre anciens ennemis
semble devenue possible –à l’exception du cas serbo-kosovar. Enfin, en conditionnant l’intégration et
une partie de l’aide financière européenne liée à la préadhésion, et à la mise en place de ces
programmes, l’Union a développé un catalyseur apparemment d’autant plus efficace que certains des
gouvernements et/ou des présidents en place au moment de la rédaction des programmes (en 2007)
avaient, en partie du moins, été élus sur des promesses de rapprochement avec l’UE175.
Après avoir été longtemps le ‘serpent de mer’ des acteurs européens dans la région, ce premier aperçu
pourrait laisser croire que l’Union européenne ait trouvé la bonne formule pour favoriser la
coopération régionale en ex-Yougoslavie : conditionner l’adhésion à l’UE par la signature et la mise en
place de programmes bilatéraux de coopération transfrontalière. Un succès qui semble résulter de


174
Entretien à la Commission européenne, juin 2011.
175
C’est le cas en particulier du gouvernement Sanader en Croatie (le retour au pouvoir du HDZ en Croatie en
2003 s’était accompagné d’une mue pro-européenne dans la ligne du parti) ; ou du président Tadić en Serbie, élu
en 2004 (puis réélu en 2008) sur une ligne clairement pro-européenne.

128
l’équilibre complexe d’enjeux relationnels et situationnels multiscalaires (européens et locaux) aux
niveaux économique (besoin financier), technique (entraînement à la gestion de fonds européens
similaires), politique et social (« réacquisition » des valeurs européennes de coopération,
réconciliation). Mais ce qui semble être un succès à première vue, l’élaboration et la mise en place de
tels programmes, ne dit rien des impacts réels et ne valide pas le postulat européen selon lequel la
coopération transfrontalière favoriserait les réconciliations interethniques. Avant un état empirique de
la question, il semble donc nécessaire d’interroger théoriquement ce postulat, sa péréquation avec le
contexte régional et les bases normatives sur lequel il repose (comme une première étape à la
recherche sur cette question).

2.3.2. Un possible levier des réconciliations ?

Il est nécessaire à ce stade de différencier les différents types de coopération territoriale au niveau
européen. Depuis 2007, la politique de cohésion territoriale menée par l’UE a été révisée. Elle
encourage les régions et villes européennes à travailler ensemble à trois niveaux : interrégional
(réseaux de coopération et d’échange de bonnes pratiques au niveau pan-européen), transnational
(entre plusieurs États frontaliers à l’échelle de grands sous-ensembles régionaux européens) et
transfrontalier (entre deux communautés territoriales contiguës). Ces trois volets des politiques de
coopération, directement soutenues par l’UE ou non, vont être explicités successivement.


2.3.2.1. Une profusion d’initiatives régionales aux effets limités

Sur la dernière période de programmation 2007-2013, les pays de l’ex-Yougoslavie ne sont pas
concernés par des programmes de coopération interrégionale. Ils participent en revanche à deux
programmes européens de coopération transnationale : "Méditerranée" (Med) et "Europe du Sud-
Est". Mais ces deux grands sous-ensembles régionaux concernent des espaces qui dépassent
largement les territoires formés par l’ex-Yougoslavie : le premier va en effet des côtes portugaises à
Chypre quand le second s’étire jusqu’en Moldavie et jusque certaines régions du sud de l’Ukraine. Les
projets retenus comptent très peu de partenaires issus des pays de l’ex-Yougoslavie hors Slovénie. Sur
les 50 projets retenus lors du premier appel du programme Med, seuls 6 des 400 partenaires associés
sont situés dans l’espace post-yougoslave hors-Slovénie (3 en Croatie, 3 au Monténégro). En outre, les
axes du programme, centrés sur l’innovation, la protection de l’environnement, l’amélioration des

129
mobilités et le développement polycentrique, concernent peu voire pas du tout les réconciliations
interethniques en ex-Yougoslavie176.

Figure 18 - Les programmes de coopération transnationale dans le cadre d’INTERREG IV

Source : CERI et atelier de cartographie de Sciences Po, 2010 ; (Perrin 2011)



176
Toutes les données sur le programme Med sont issues du site internet qui lui est consacré :
http://www.programmemed.eu/ ; accédé le 23/05/2013

130
D’autres tentatives européennes pour inciter les pays à davantage coopérer entre eux ont connu
jusqu’alors une réussite limitée. Au niveau commercial, c’est le cas par exemple de l’Accord de Libre-
Echange Centre-Européen177. Créé dans les années 1990 comme une antichambre au marché commun
pour les pays d’Europe centrale et orientale, il regroupe depuis 2006 les pays issus de la dissolution de
l’ex-Yougoslavie (à l’exception de la Slovénie), la Moldavie et l’Albanie. Son objectif principal, comme
son nom le laisse deviner, est de favoriser les échanges commerciaux entre certains pays non-
membres mais proches de l’UE par l’établissement d’une zone de libre-échange régionale sur la base
des accords bilatéraux existants, qui libéralisent plus de 90% des échanges et la quasi-totalité du
commerce de produits industriels (Blondel 2012, p. 8). Le processus de renforcement des liens
commerciaux entre les économies des pays d'Europe du Sud-Est est considéré par la Commission
Européenne comme « un élément essentiel de la stratégie générale de l'UE pour la croissance et la
stabilité dans cette région », mais également comme « un premier pas important vers la coopération
économique qui est inhérente à la participation à l'Union européenne » (Déclaration d’Oli Rehn,
Commission des Communautés européennes 2006).
Un regard rapide aux tableaux et graphiques présentés en annexe 1 pourrait inviter à l’optimisme.
Avant la crise entre 2000 et 2008, les exportations des pays des Balkans occidentaux au sein de la zone
ALECE sont passées d’1,7 milliards de dollars environ à 10 milliards de dollars US. Les petits pays et/ou
enclavés au milieu de cette zone (Kosovo, Monténégro, Bosnie-Herzégovine et Macédoine dans une
moindre mesure) semblent les plus interdépendants: par exemple 38% des importations kosovares
proviennent de la zone ALECE ou encore 14% du PIB de la Macédoine proviennent de ses exportations
en zone ALECE.
Néanmoins, plusieurs points invitent à relativiser l’impact réel de cet accord. En premier lieu, les pays
concernés réalisent la majorité de leurs échanges commerciaux avec des pays de l’UE, c'est-à-dire
précisément hors-ALECE. En outre, la croissance des échanges avait commencé dès 2003, bien avant
l’entrée dans l’ALECE en 2007 de la majorité des pays de la région (Bosnie-Herzégovine, Serbie,
Kosovo, Monténégro, Albanie). Il s’agit sans doute là d’un effet de rattrapage après la chute
importante des échanges au moment des conflits yougoslaves. D’ailleurs, les échanges restent moins
développés qu’avant les conflits (Boodts 2010, p. 28). Enfin, la crise de 2008 qui a sévèrement touché
la région, semble avoir impacté tous les échanges avec l’extérieur comme à l’intérieur de la zone
ALECE (sans qu’il soit possible de distinguer un repli sur la zone de libre-échange par exemple). Il
demeure donc pour l’instant difficile de constater la réelle influence de l’ALECE sur la coopération
commerciale entre pays de l’ex Yougoslavie.


177
ALECE ou CEFTA en anglais.

131
D’autres initiatives de coopération transnationale connaissent à ce jour le même insuccès. C’est par
exemple le cas des Eurorégions178, dont une douzaine recouvre des territoires ex-yougoslaves. Mais,
que leur couverture territoriale soit exclusivement ex-yougoslave (e.g. l’euroregion Drina-Sava-
Majevica regroupant des collectivités serbes, bosniennes et croates), ou non (e.g. l’eurorégion DKMT
Danube-Kris-Mures-Tisa regroupant des collectivités roumaines hongroises et serbes, ou encore
l’eurorégion Prespa-Ohrid regroupant des collectivités albanaises, macédoniennes et grecques), la
majorité d’entre elles semblent rester des coquilles-vides, des initiatives mort-nées. N’ayant jamais
réussi à dépasser le stade des déclarations de bonnes intentions ou des études préliminaires, parfois
engluées dans des tensions locales, rarement soutenues financièrement, elles n’engagent que très
peu, voire pas du tout, de projets opérationnels de coopération (Blondel, Javourez, Stojanova 2014;
Cristescu 2003; Dérens 2002). Ainsi, comme dans les pays d’Europe centrale et orientale,
l’européanisation semble exercer peu d’impact « lorsque la règle s’apparente à une faible incitation,
comme l’a montré l’examen des coopérations transfrontalières de type eurorégion » (Bafoil 2006,
p. 534).
En sus du Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud-Est présenté dans la section précédente, il existe
d’autres organes de coopération au niveau politique dans la région. Deux d’entre eux ont été lancés en
1996 : l’Initiative de Coopération d’Europe du Sud-Est (ICES) devenue en 2011 Centre de Maintien de
l’Ordre en Europe du Sud-Est (SELEC)179 et le Processus de Coopération en Europe du Sud-Est
(PCEES)180. Le premier est une initiative internationale quand le second a été lancé par la Bulgarie.
Comme pour le Pacte, il s’agit de mettre (ou remettre) en contact les principaux acteurs institutionnels
de la région et notamment les chefs d’Etat. L’objectif affiché est souvent similaire. Dans sa charte
adoptée à Bucarest en 2000, l’ICES par exemple annonce chercher prioritairement à promouvoir la
coopération régionale et (re-)créer une atmosphère de confiance, des relations de bon voisinage et la
stabilité. D’abord concentrés sur la reconstruction dans les années 1990, ces organes ont décliné

178
Les Eurorégions, qui n’ont pas n’ont pas de modèle type ou de définition juridique, sont des structures dont
l’objectif est "de constituer une communauté de travail avec des structures de consultation et d’information
transfrontalière". La majorité des États appartenant au Conseil de l’Europe sont signataires de la Convention-
cadre de Madrid, dans laquelle ils s’engagent à "faciliter ou favoriser" les initiatives de coopération
transfrontalière émanant de leurs collectivités ou autorités territoriales. D’abord concentrées au nord et à l’ouest
de l’Europe, de plus en plus d’Eurorégions ont été instituées à l’est et au sud de l’Europe à partir des années
1990 (Audéoud 2006).
179
Il fut lancé en 1996 par Richard Schifter, alors directeur pour l’Europe de l’Est au Conseil de Sécurité des
Nations Unies. Basé à Bucarest en Roumanie, cet organisme regroupe treize pays des Balkans –les six pays de
l’ex-Yougoslavie, Albanie, Bulgarie, Grèce, Hongrie, Moldavie, Roumanie, Turquie– la MINUK ayant un statut
d’observateur pour le Kosovo. Les premières années, la Slovénie et la Croatie refusent de participer directement
à l’initiative, clamant ne pas être des pays de l’Europe du Sud-Est mais des pays d’Europe centrale ou
méditerranéenne. Les deux pays finissent par devenir des membres de l’ICES à la fin des années 90.
180
Ses membres sont les mêmes que pour l’ICES (à l’exception de la Hongrie) et comme pour l’ICES, la Croatie, la
Slovénie ont rejoint l’initiative plus tardivement (respectivement en 2005 et 2010). Son secrétariat est basé à
Sofia.

132
l’objectif général de coopération en priorités concentrées autour du développement régional, de la
coopération judiciaire et de la lutte contre le crime organisé.
La société civile n’est pas en reste. En 2000, trois ONG181 lancent l’initiative Igman avec le support de la
Freedom House182 qui soutient encore la plupart des projets lancés aujourd’hui. Cette initiative
regroupe environ 140 ONG principalement basées en Bosnie-Herzégovine, en Serbie, en Croatie et au
Monténégro. Elle vise, par l’organisation régulière de conférences réunissant ONG, leaders
gouvernementaux et représentants d’organisations internationales (UE, OSCE, ONU…) à accentuer la
coopération et à normaliser les relations interétatiques entre les pays les plus concernés par les
conflits des années 90 (hors Kosovo). Elle lance, au début des années 2000, plusieurs grands projets
régionaux, notamment sur deux sujets épineux : (1) les questions irrésolues de citoyenneté et de
propriété, reconstruction, compensation, après les conflits183 ; (2) la réconciliation. Lors de la
conférence à Belgrade en octobre 2012, réunissant notamment les chefs d’Etat des quatre pays et le
commissaire européen à l’élargissement, les porteurs civils de l’initiative ont regretté que la
coopération régionale reste au stade des promesses et soit peu suivie d’avancées concrètes.
Enfin, lorsque que le Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud-Est s’arrête en 2008, il est remplacé par
une nouvelle instance : le Conseil Régional de Coopération (RCC/CCR)184. Les organes décrits
précédemment (ICES, PCEES) sont associés. Son objectif est « d’enraciner les processus de coopération
à long terme en renforçant la responsabilité régionale et l’appropriation locale »185. Pour cela, son
siège est basé dans les Balkans Occidentaux, à Sarajevo, et son secrétaire général est un homme
politique de la région186. Précisons que ce conseil est financé en grande partie par la Commission
Européenne.
Ainsi, on se retrouve encore aujourd’hui dans le constat déjà effectué par la commission internationale
indépendante sur le Kosovo en 2001 : « il ne manque pas vraiment d’initiatives régionales. […] Ce qui
manque, c’est la clarté des choix et la constance de l’engagement politique » (Independent

181
Le Centre pour le Régionalisme basé à Novi Sad en Serbie, le Forum de l’Aternative Démocratique basé à
Sarajevo en Bosnie-Herzégovine et le Comité civique pour les Droits de l’Homme basé à Zagreb en Croatie
182
ONG soutenant la démocratie et les Droits de l’Homme, financée majoritairement par le gouvernement des
Etats-Unis
183
En mai 2012, l’initiative a publié, avec le soutien de l’UE, un livre blanc sur Les questions de statut et de
propriété des citoyens des pays signataires de l’accord de Dayton, résultant de la désintégration de la
Yougoslavie, avec des recommandations incluses pour des solutions.
184
Ses membres sont les mêmes que pour le Pacte de la Stabilité (moins la Russie et le Japon). La MINUK
(Mission d’administration Intérimaire des Nations Unies au Kosovo) représente le Kosovo et de nombreuses
organisations internationales sont associées (Conseil de l’Europe, BERD, BEI, OIM, OTAN, OCDE, OSCE, ONU,
UNDP…).
185
Les travaux du CCR sont axés autour de cinq domaines prioritaires: le développement économique et social;
les infrastructures et l'énergie; la justice et les affaires intérieures; la coopération en matière de sécurité; le
renforcement du capital humain. La coopération parlementaire est un thème global au sein du CCR.
186
Jusque juin 2012, son premier dirigeant est Hidajet (Hido) Biščević, un journaliste et diplomate croate né à
Sarajevo. Il est remplacé en 2013 par Goran Svilanović, un diplomate et politicien de centre-gauche serbe.

133
International Commission on Kosovo 2001). On constate la multiplication des solutions à diverses
échelles régionales mais sans cadre ni ordre clair. Si ces différents organes semblent avoir permis la
reprise du dialogue régional, ils n’ont pas ou peu mené à des actions concrètes jusqu’alors.
En particulier, la contribution réelle de la coopération transnationale au processus de réconciliation
dans les Balkans Occidentaux est incertaine, d’abord parce que c’est rarement son objet. En outre, elle
demeure actuellement trop confuse et trop peu investie localement (parce que seulement
incantatoire). Pour autant, cela ne disqualifie pas l’éventuelle participation de la coopération
transfrontalière (pour rappel, entre deux communautés territoriales contigües) à un tel processus de
réconciliation interethnique.

134
Conclusion du chapitre 2 : L’échelon transfrontalier : une relecture locale du
lien ?
Les différents programmes de coopération transfrontalière mis en place dans la région ont comme
objectif principal le « développement durable de la région transfrontalière » et sont déclinés
essentiellement en mesures économiques et environnementales187. Bien qu’élaborés en collaboration
par les deux États concernés, ces programmes s’adaptent au cadre fixé par la Commission européenne,
qui reprend les grandes lignes des autres programmes européens déjà existants à l’intérieur de l’Union
sans réelle adaptation au contexte post-yougoslave d’après-conflit.
Toutefois, pour certaines politiques, l’un des objectifs secondaires est précisément la réconciliation188.
Un potentiel effet positif de la coopération transfrontalière est envisageable : d’abord parce que cette
politique est liée au processus de préadhésion qui reste le catalyseur extérieur le plus significatif à la
mise en place de réformes démocratiques dans la région (Rupnik 2007) ; d’autre part parce que la
coopération transfrontalière pourrait, à l’instar d’autres exemples européens, contribuer à faire
évoluer le rôle et l’image de nouvelles frontières interétatiques apparues à partir des années 1990 en
ex-Yougoslavie. Concernant ce dernier point, et à partir du cas slovèno-croate, l’ethnologue Borut
Brumen a mis en exergue les enjeux importants et particuliers des nouvelles frontières post-
yougoslaves :

« La nouvelle frontière nationale qui sépare désormais la Slovénie et la Croatie a rompu


de nombreux liens interculturels, brisant des liens de parenté et d’amitié, ainsi que des
relations économiques qui cimentaient auparavant l’environnement social des habitants
des villages frontaliers. […] Du jour au lendemain, les gens qui vivaient de part et d’autre
de cette frontière se sont retrouvés dans deux pays distincts, et confrontés aux problèmes
entraînés par une guerre, un processus de transition et la constitution de nouveaux États.
La coexistence antérieure s’est soudain révélée impossible en raison d’un nouvel obstacle
matériel : la frontière nationale » (Brumen 2001).

La contribution potentielle de la coopération transfrontalière aux processus de réconciliation


interethnique dans la région est directement liée aux significations distinctes que revêtent ces
nouvelles frontières de manière générale et dans chaque contexte frontalier. D’une frontière à l’autre,
il paraît pertinent de questionner en quoi la coopération transfrontalière, suivant le contexte, est
acceptable ou non ; consolide ou fragilise de nouveaux États en construction ; rétablit, bloque,
correspond à des relations sociales préexistantes ou en crée de nouvelles de part et d’autre. Ainsi,

187
Plus précisément, l’UE soutient les projets visant à développer l’économie et le tourisme, les liens socio-
culturels, la protection de l’environnement et de petites infrastructures. Ces programmes sont pensés en
articulation avec des politiques européennes plus larges (e.g. des politiques géographiques tel que le projet
Danube ou des politiques culturelles telle que la politique sur les Roms) ; cf. site de la DG Politique Régionale de
la Commission européenne consacré à l’instrument d’aide à la préadhésion :
http://ec.europa.eu/regional_policy/thefunds/ipa/crossborder_fr.cfm
188
Nous y reviendrons plus dans le détail dans le chapitre 5.

135
d’un contexte à l’autre, c’est toute la vision européenne de la frontière qu’il convient de réinterroger à
l’aune du terrain post-yougoslave. Est-ce que, et quand, la coopération transfrontalière permet de
faire évoluer la frontière d’une fonction de barrière (d’obstacle dit Borut Brumen) à une fonction de
couture ? Crée-t-on par leur aménagement ainsi les conditions de l’interfrontalier qui « met en
mouvement des significations, des représentations, des pratiques culturelles et fait émerger un
rapport nouveau à soi et à l’altérité » (Amilhat-Szary, Fourny 2006) ? La coopération transfrontalière
permet-elle un nouveau rapport entre territoires « qui transforme les territoires en présence » (Ibid.) ?
Permet-elle alors de réinterroger le lien entre territoire et identité aux niveaux collectif et individuel
dans ses dimensions symbolique et pratique ? Sous quelles conditions et dans quels cadres ?

Le chapitre 2 a permis de mieux exposer les enjeux d’une recherche visant à appréhender les
dynamiques des reconfigurations frontalières post-yougoslaves et en particulier de leur mise à
l’épreuve par l’UE. Le chapitre suivant permettra de poser et de discuter la problématique.

136
Chapitre 3 - Coopérer, aménager la frontière,
se réconcilier ?

Introduction
Le présent chapitre présente l’assise théorique et conceptuelle critico-constructiviste de cette thèse,
mais aussi les implications normatives liées à la manière dont cette recherche est problématisée. En
effet, l’objet de cette recherche n’est pas directement de critiquer ce que la politique d’élargissement
de l’UE est, mais ce qu’elle produit au niveau local et régional, et plus spécifiquement dans certains
des espaces qu’elle vise, les frontières post-yougoslaves. Il s’agit de mieux comprendre l’articulation
entre les reconfigurations socio-spatiales dans (et autour de) ces lieux et les injonctions de l’UE à
coopérer et à se réconcilier. Le but est en particulier de mieux saisir la participation d’un des outils de
la politique d’élargissement de l’UE, les projets d’aménagement transfrontaliers, à ces
reconfigurations.
Pour mener à bien cet objectif, il est nécessaire de préciser les enjeux épistémologiques et théoriques
d’une recherche compréhensive sur la politique européenne d’élargissement dans les Balkans
occidentaux, au moment d’en préciser la problématique. Parce que je me concentre sur ce que cette
politique produit, je ne rejette pas a priori la possibilité d’un lien entre coopération, aménagement et
réconciliation, mais je questionne la nature de ce lien, en n’écartant pas la possibilité qu’il puisse être
contre-productif. Je ne considère pas seulement a priori que la nature de ce lien est déterminée
seulement par ce que la politique d’élargissement est, mais aussi par la manière dont elle est
réappropriée aux (et entre les) échelles locales, nationales, régionale et européenne. En d’autres
termes, cette recherche se concentre autant sur la finalité des injonctions de l’UE (la coopération et la
réconciliation) que sur les processus –notamment d’aménagement– par l’intermédiaire desquels elles
sont négociées.
Ces choix reflètent et impliquent une concordance idéologique entre cette recherche et son objet :
l’idée que l’action territoriale (politique et aménageuse) a un impact sur les relations sociales. En
revanche, parce que je problématise la manière dont cette action est pensée, produite et
réappropriée, je me place dans une perspective critico-constructiviste qui me différencie clairement de
l’action que j’observe. En d’autres termes, cette thèse, située à l’intersection des sciences de
l’aménagement et de la science politique, est une réflexion critique sur l’action (que je cherche à
mieux comprendre) et vers l’action (dont je cherche à pointer les limites).

137
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138
D’un côté, dans un contexte global d’homogénéisation, sous les forces conjuguées de la mondialisation
et de l’européanisation, elle invite à examiner les processus actuels de différenciations inter-étatiques
des sociétés et des territoires issus de la dissolution de la Yougoslavie et regroupés jadis à l’intérieur
d’un système commun. Par exemple, la langue et l’alphabet sont devenus dans la région un outil de
légitimation et d’affirmation des différences, mais aussi de rejet de l’autre : « la différenciation
linguistique sert à délimiter à la fois les frontières linguistiques et les frontières géopolitiques »
(Todorova-Pirgova 2001). D’autres médiums sont mobilisables dans cette optique, au premier rang
desquels l’éducation, les médias de masse mais aussi les campagnes de violence : “Suffice it to say that
mass media, education, language policy and deliberate campaigns of violence are often used by state
actors to alter and move national boundaries, and in some cases even to create new national
communities” (Cederman, Daase 2003, p. 27).
D’un autre côté, cette posture théorique permet également d’interroger l’évolution des liens
ethniques et civiques transnationaux aux échelons individuel et collectif, notamment les phénomènes
de citoyennetés multiples dans cette région. Appartenances ethniques et civiques y sont effectivement
en tension. La citoyenneté ethnique représente d’une part un ressort politique pour les partis
nationalistes qui cherchent ainsi à accroître leur assise et d’autre part un ressort stratégique (et donc
de pression) dans les relations de domination entre États-nations de la région : “Citizenship granted on
grounds of ethnic belonging has doubtless been the source of tensions in Southeastern Europe, and
has been instrumentalised by nationalist parties to retain power” (Bieber 2011, p. 3). Ainsi, les spectres
de la grande Serbie (incluant la république serbe de Bosnie), la grande Croatie (incluant l’Herzégovine)
ou la grande Bulgarie (incluant la Macédoine) ressortent : « When Dodik189 acquired Serbian
citizenship, and Ljubčo Georgievski, a former Macedonian Prime Minister, acquired Bulgarian
citizenship, they were sending a clear political message” (Bieber 2011, p. 2) (cf. figure 10, chapitre 2). Si
le résultat politique est incontestable190, il n’en reste pas moins qu’à l’échelle individuelle, l’acquisition
d’une citoyenneté supplémentaire relève davantage d’un certain pragmatisme : « The attempt to gain
a second (or third) citizenship often has practical rather than ideological motivations” (Bieber 2011,
p. 2). D’un point de vue pratique, acquérir la nationalité d’un pays voisin, surtout quand il est membre
de l’UE, revêt en effet des avantages certains. Florian Bieber voit plus largement dans ce phénomène
une sorte d’émancipation citoyenne et identitaire : « it can also be viewed as one dimension of a
broader trend of citizens trying to emancipate themselves from reliance on one state and a monistic
identity” (Bieber 2011, p. 2). Avec la fin de la Yougoslavie, les règles d’appartenance et d’exclusion

189
Milorad Dodik fut premier ministre de la République Serbe de Bosnie-Herzégovine à deux reprises (1998-2001
et 2006-2010). Il est l’actuel président de l’entité (depuis 2010). Son parti, le SNSD (Alliance des Sociaux-
démocrates Indépendants), poursuit un agenda nationaliste pro-serbe.
190
Dans les deux cas pris en exemple, les partis nationalistes (SNSD en république serbe de Bosnie, et VRMO-
DPMNE en Macédoine) ont conservé le pouvoir depuis 2006.

139
citoyenne et identitaire changent et évoluent. Le regard cosmopolite permet ainsi de mettre en
exergue la situation paradoxale de l’ex-Yougoslavie, en invitant les chercheurs à être plus attentifs à la
fois aux logiques mobilisées dans la construction et le renforcement des Etats-nations, mais aussi
parallèlement aux phénomènes transnationaux qui les remettent en question et les accompagnent,
tant à l’échelle collective qu’individuelle.
Les espaces frontaliers acquièrent dans ce contexte une dimension nouvelle. Lieux d’appartenances
ethniques et civiques multiples, ils peuvent symboliser ou renforcer les liens et les différences.
L’hypothèse cosmopolite semble constituer alors une entrée pertinente pour questionner la
contribution des phénomènes transnationaux, telles que les coopérations transfrontalières à la
recréation d’un dialogue intercommunautaire qui pourraient contribuer aux réconciliations. C’est bien
dans ce sens qu’Ulrich Beck appelle à l’émergence de nouveaux concepts d’intégration et d’identité
qui « facilitent et affirment la coexistence à travers les frontières, sans exiger que la particularité et la
différence soient sacrifiées sur l’autel de la prétendue égalité (nationale) » (Beck 2007, p. 226).
Néanmoins et de manière dialectique, il est important d’envisager également l’hypothèse inverse :
c'est-à-dire que les coopérations transfrontalières, activées ou non, contribuent par ce qu’elles
symbolisent à empêcher les réconciliations en entretenant des nœuds de tension sociale,
possiblement interethnique. Comme le précisent Claude Raffestin et Paul Guichonnet (1974), la
frontière « appartient à ces concepts qui engendrent presque toujours, des réactions émotives dont se
nourrissent les passions nationales, voire nationalistes » (Guichonnet, Raffestin 1974). Finalement, il
ne s’agit pas seulement de constater la présence ou non de lien entre coopération, aménagement et
réconciliation, mais bel et bien aussi de qualifier ce lien, d’en comprendre les ressorts, d’en observer
les effets.
Une autre caractéristique de l’approche cosmopolite est qu’elle permet précisément de critiquer les
dérives nationalistes et universalistes de certains mécanismes politiques capables de produire et de
stabiliser institutionnellement la différence collective, sans pour autant remettre en cause la nécessité
de ces mécanismes (Beck 2007, p. 228). C’est précisément le positionnement tenu dans cette thèse :
porter un regard critique sur l’approche européenne qui incite les États d’ex-Yougoslavie à mettre en
place des politiques de coopération transfrontalière entre eux, sans rejeter la nécessité de l’action, en
particulier transnationale. En d’autres termes, si la théorie cosmopolite peut être considérée comme
une « utopie réelle », elle permet néanmoins de s’opposer à « l’idéalisme rétrograde d’une
perspective nationale dans la politique, la recherche et la théorie » – ce qu’on peut nommer
nationalisme méthodologique – (Beck 2007, p. 235) et s’inscrit plus généralement dans le sillon de la
théorie critique (Devatak 2005). Mon positionnement théorique, s’appuyant sur la condition
cosmopolite, revêt alors deux dimensions : « la critique du nationalisme méthodologique, qui subsume

140
la société sous l’État-nation, et une compréhension historique et systématique de ce présupposé »
(Beck 2007, p. 233).

3.1.2. L’apport constructiviste pour lier redéploiement des frontières et


renégociation des identités

Deuxième étage de notre appareillage conceptuelle : le constructivisme. L’émergence contemporaine


de cette théorie dans les sciences sociales a contribué à faire évoluer les objets de recherche : « Rather
than focusing merely on behavior and interests, scholars as a result now routinely analyze identities
and cultural factors » (Cederman, Daase 2003, p. 6). Cette approche a aussi contribué à faire évoluer
les perspectives sur ces objets. Elle permet notamment de considérer l’identité comme pouvant
évoluer, en refusant de figer les différences culturelles, en acceptant qu’elles « se donnent à voir sous
la forme d’affirmations changeantes, plus ou moins stables, en phase constante de décomposition et
de recomposition » (Wieviorka 2005, p. 22). Plus précisément, cela revient à postuler que les
différences ne sont pas « toutes, toujours et pleinement premières, données d’emblée comme
naturelles ou dotées d’une grande épaisseur historique et d’une forte capacité de reproduction » (Ibid,
p.122). Elles relèvent également en partie d’une logique seconde, c'est-à-dire qu’elles sont construites,
inédites ou renouvelées, et « dès lors, de l’ordre de l’invention » (Ibid., p.107), et ce, « y compris
lorsqu’elles revêtent les apparences de la tradition » (ibid., p.122).
L’approche constructiviste191 permet ainsi aux chercheurs de capturer les efforts réels des acteurs pour
créer et modifier l’espace politique, et notamment les États et les frontières des nations (Cederman,
Daase 2003, p. 27). Cette lecture apparaît donc comme compatible épistémologiquement avec ma
position critique première sur le nationalisme : « the sociational approach opens the door to a more
comprehensive analysis of nationalist violence as an integrated part of more fundamental processes
driven by the tension between states and nations » (Cederman, Daase 2003, p. 6). Autrement dit, il
s’agit de dépasser la simple référence aux États-nations afin de mieux rendre compte de la complexité
existant à l’intérieur des sociétés nationales en ex-Yougoslavie. Cette position critique sur la
construction de l’identité nationale est précisément celle que Guy Di Méo suggère au chercheur en
sciences sociales :

« La construction identitaire, surtout d’essence politique, investit l’espace géographique


d’un sens collectif très puissant, qui lui confère une grande intensité sociale. Elle en fait
une collection de lieux (symboliques, patrimoniaux, de mémoire, vécus), agencés en
réseaux, qui génèrent des territoires. […] Devant la montée en puissance d’identités

191
En particulier le constructivisme sociationnel tel que défini par Cederman et Daase.

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142
pour ces États-nations une façon de concilier accession à l’indépendance et apprentissage de la
souveraineté partagée sous surveillance européenne ; l’Union européenne devenant alors un
« substitut d’Empire »193 (Rupnik 2007, p. 147, 2003).
En outre, la perspective analytique constructiviste traite le domestique et l’international comme les
deux côtés d’un seul ordre politique et social (Reus-Smit 2005). Ce qui signifie que l’influence de la
coopération transfrontalière sur les réconciliations interethniques n’est possible que si elle entraîne un
changement du rapport à l’altérité avec la communauté de l’autre côté de la frontière (vision
internationale) mais également à l’intérieur des frontières de l’État-nation considéré (vision
domestique). Cela revient à prendre en compte une dimension supplémentaire, les rapports majorité-
minorités au sein des relations entre Etats-nations à l’intérieur et à l’extérieur de leurs frontières. Les
recommandations de Rogers Brubaker vont dans ce sens : « Instead of placing immutable ethnic
groups in a rigid state framework, he singles out a trio made up of national minorities, nationalizing
states, and external national homelands” (Brubaker 1995, p. 120).
Cette lecture triangulaire ou ternaire (cf. schéma ci-après) permet de dépasser une lecture binaire trop
simplificatrice194, par exemple dans le cas du conflit serbo-croate dans les années 1990 : “the Croatian
conflict was, from the beginning, fundamentally triadic, involving a tension-fraught dynamic interplay
between an incipient national minority (Serbs in Croatia), an incipient nationalizing state (Croatia), and
an incipient external national homeland (Serbia) » (Brubaker 1995, p. 120). La contribution de
l’aménagement transfrontalier aux réconciliations apparaît alors liée à sa capacité de permettre (ou
non) un rapprochement entre individus se déclarant croates et ceux se déclarant serbes195 en Croatie,
en Serbie, entre Croatie et Serbie.


193
On peut voir dans les qualificatifs utilisés par Jacques Rupnik (apprentissage, empire) une volonté (assumée ?)
de mettre en exergue les tendances néocolonialistes de l’UE dans ses relations avec les pays de l’ex-Yougoslavie,
le processus d’élargissement plaçant ces derniers dans une situation de domination par rapport aux exigences de
l’UE (adoption de l’acquis) et de chacun de ses membres. Ces derniers en profitent parfois pour régler des
différends à leur avantage. C’est par exemple le cas de la Slovénie qui a usé de son statut de membre pour
négocier assez avantageusement le tracé de sa frontière avec la Croatie à la fin des années 2000 (bien que la
question soit toujours ouverte) ; ou (comme précisé auparavant) de la Grèce qui bloque l’ouverture des
négociations d’adhésion avec la Macédoine à cause du nom choisi par cette république. Je reviendrai davantage
sur cette question dans le chapitre 4.
194
Car, comme je l’ai dit au début de cette partie, les analyses réifiant l’Etat et leurs limites nationales
reprennent finalement l’approche du nationalisme méthodologique.
195
et sans doute de ceux appartenant à un autre groupe ethnique (e.g. Hongrois, Roms) selon leur rôle au sein
des sociétés serbes et croates, pendant la guerre et aujourd’hui.

143









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144
dépasser les perceptions nationaliste et universaliste du rapport à l’altérité, ce qui permet de repenser
les relations entre les individus dans une perspective à la fois émancipatrice et égalitaire. Sur ce
fondement, il est alors possible de questionner les mécanismes institutionnels et les processus
territoriaux liés aux frontières et à leur production : quels espaces et quels groupes sociaux séparent-
elles et relient-elles ? Sur quelles bases et par quels moyens ?
Au lieu d’évaluer l’action de l’UE sur les frontières de manière surplombante, je choisis de partir de la
frontière post-yougoslave depuis laquelle je souhaite observer les reconfigurations des régimes de
territorialité qui la composent, de sorte à mieux mesurer la participation de l’UE à ces mutations.
L’objet de cette thèse est l’articulation entre un espace-temps, la frontière post-yougoslave, et les
injonctions de l’UE qui la visent. La problématique de cette thèse peut être formulée de la sorte : dans
quel contexte les injonctions de l’UE s’inscrivent-elles ? Qu’est-ce que nous dit de l’UE la manière
dont elles sont formulées et mises en œuvre ? Qu’est-ce que nous dit de l’espace-temps frontière et
de ses habitants la manière dont elles sont réappropriées et transformées localement ?
L’interrogation porte ensuite plus particulièrement sur les modalités de l’action européenne : Quel
rôle joue l’aménagement transfrontalier par projet ? Qu’est-ce qu’implique et qu’est ce que produit,
spatialement socialement, politiquement, l’utilisation de cet outil et de ce système d’actions ?
De la sorte, j’interroge les deux postulats implicites de la politique de coopération transfrontalière de
l’UE dans le cadre du processus de pré-adhésion : en premier lieu, celui de viser les frontières comme
des lieux privilégiés de réconciliation en ex-Yougoslavie ; en second lieu de faire du projet
d’aménagement transfrontalier l’outil de la coopération et de la réconciliation. C’est la raison pour
laquelle je les prends comme hypothèses. Plutôt que d’avaliser ou de rejeter a priori l’intention
européenne, je cherche à mieux saisir les tenants et les aboutissants de son action ; j’envisage alors le
rapport de force posé comme une négociation inégalitaire entre l’UE et les acteurs locaux et
nationaux, (1) autour de l’objectif qu’elle a fixé (se réconcilier), et (2) autour de la manière qu’elle fixe
pour les atteindre (la coopération par l’aménagement de la frontière).

Hypothèse 1 : La frontière est un lieu de réconciliation.

Pour tester cette hypothèse, je développe une approche dynamique et dialectique de la frontière en
trois dimensions (institutionnelle, symbolique, vécue). Il s’agit d’analyser ce que signifie habiter une
frontière post-yougoslave aujourd’hui, Comment les habitants et négocient la frontière dans leurs
pratiques ? Est-ce que leurs représentations du territoire et de l’altérité évoluent ? Comment ils
s’approprient des injonctions politiques nationales et européennes a priori contradictoires ?

Hypothèse 2 : Le projet d’aménagement transfrontalier est un outil de coopération, donc de


réconciliation.

145
Dans un deuxième temps, je concentre mon attention sur l’objet de recherche projet d’aménagement
transfrontalier afin d’analyser sa contribution aux processus de (re-)territorialisation frontalière,
transfrontalière et interfrontalière. Est-ce que les acteurs locaux et nationaux s’approprient cette
nouvelle modalité d’action ? Comment et pourquoi ? Quels projets politiques et sociaux portent-ils ?
Est-ce que les projets d’aménagements, par les coopérations qu’ils impliquent, favorisent la
restauration des liens sociaux par-delà les frontières post-yougoslaves ?




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148
conflits et aux difficultés de la gestion des situations post-conflictuelles s’ajoute « le choc de la
transition postsocialiste et des privatisations de masse » (Kornaï 2001, p. 278). Ces dernières
avantagent surtout les firmes multinationales ouest-européennes ; « la libre compétition entre inégaux
ne permet pas de résorber les disparités » (Samary 2002, p. 34). La nouvelle génération d’écrivains
post-yougoslaves traduit en mots le malaise rampant. Aleksandar Hemon et Vladimir Tasic parlent par
exemple dans leurs écrits « d’un individu qui a du mal à émerger des traumatismes de l’Histoire
récente, d’une Europe qui se construit et de frontières qui prolifèrent, de l’intime et du collectif soumis
à une mondialisation qu’on ne sait comment appréhender » (Madelain 2006, p. 32).
D’autre part, nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la Commission européenne évalue les
progrès des pays candidats et candidats potentiels au cas par cas dans les Balkans occidentaux. Cette
approche est en quelque sorte « méritocratique, c’est-à-dire que l’avancement de chaque pays
dépend de ses progrès accomplis dans la mise en œuvre des réformes » (Toeglhofer, Wunsch 2010,
p. 3). Ce faisant, chaque pays intègre progressivement l’Union (la Slovénie en 2004, la Croatie en
2013), sort du confinement balkanique (en quittant l’ALECE pour le marché commun par exemple) et
applique les conventions européennes, au premier rang desquelles la convention de Schengen (mise
en œuvre en 2007 en Slovénie, envisagée en 2015 pour la Croatie197). De cette manière, l’Union influe
sur l’équilibre régional, distinguant les bons élèves (Slovénie puis Croatie, aujourd’hui le Monténégro)
des moins bons (Bosnie-Herzégovine, Kosovo en particulier), appuyant son monitoring sur des critères
politiques et économiques, les critères de Copenhague. Mais en ne récompensant que ceux qu’elle
perçoit comme les meilleurs, l’Union ne risque-t-elle pas d’amplifier les déséquilibres régionaux, voire
de réveiller les tensions et les jalousies ? Cette compétition pourrait s’avérer peu constructive et
renforcer chez les laissés-pour-compte l’impression d’abandon par l’Europe et par ses voisins (Stratulat
2013). En outre, l’intégration progressive de l’ex-Yougoslavie à l’intérieur de l’Union et en particulier
de Schengen contribue à créer une frontière dedans/dehors surimposée à l’intérieur de l’espace post-
yougoslave mais également mouvante au fur et à mesure des intégrations, une sorte de frontière
européenne flottante.
Ainsi, l’Union imprime simultanément ses logiques contraires d’ouverture (marchande, territoriale) et
de fermeture (légale, institutionnelle) des frontières dans l’espace post-yougoslave. Ce dernier devient
à la fois une antichambre de l’intégration et un espace d’entre-deux temporel et spatial : « au vu de la
politique communautaire, ils [les pays des Balkans occidentaux] ne sont donc ni voisins, ni membres,
mais sont en situation d’entre deux pour une durée indéterminée » (Chaveneau, Cattaruzza 2007,
p. 2).


197
La crise actuelle autour de la question des réfugiés est venue repousser cet agenda initial.

149
De la crise (politique) à la crise (financière puis économique), de l’incertitude (nationaliste) à
l’incertitude (européenne), de la violence (des conflits) à la violence (néolibérale), entre l’entre-temps
et l’entre-lieu, entre permanences et ruptures, les frontières, parce qu’elles sont les expressions et
parce qu’elles expriment simultanément ces états, sont des espaces propices à l’observation des
phénomènes contemporains de reconfiguration et de mutations des sociétés et des territoires post-
yougoslaves. C’est le premier postulat de notre approche : les espaces transfrontaliers peuvent être
considérés comme des révélateurs -parmi d’autres mais particulièrement saillants selon nous- de
l’évolution des reconfigurations des territorialités post-yougoslaves

3.2.2. Habiter la frontière : la coprésence synonyme de rapprochement ?

3.2.2.1. Retour sur la notion d’habiter

Le concept d’habiter est une entrée intéressante pour aborder les relations des individus et des
groupes avec leurs espaces de vie. La référence classique, pour qui veut approcher ce concept, est la
conférence d’Heidegger, Bâtir, habiter, penser (1958). Pour ce dernier, l’habiter est le propre de
l’humain : « le verbe « habiter » (wohnen) signifie être-présent- au-monde-et-à-autrui » (Paquot 2007,
p. 13). Cette vision première renvoie au versant ontologique de l’être là, « habiter comme fonction
essentielle de l’être, un être toujours déjà là, localisé spatialement et temporellement, impliqué dans
une situation et un contexte » (Bailleul, Feildel, Thibault 2012, p. 246).
Offrant une vision davantage ancrée dans la sociologie marxiste, Henri Lefebvre donne une définition
plus relationnelle du concept : « Que veulent les êtres humains, par essence être sociaux, dans
l'habiter ? Ils veulent un espace souple, appropriable, aussi bien à l'échelle de la vie privée qu'à celle
de la vie publique, de l'agglomération et du paysage. Une telle appropriation fait partie de l'espace
social comme du temps social » (Lefebvre 1947). Maurice Le Lannou introduit alors le concept
d’homme-habitant pour qualifier la relation que l‘homme entretient avec son espace (Le Lannou
1949).
Ce retour sur les prémices de la réflexion engagée autour de ce concept nous parait pertinent car
« assez riche de contenu pour éclairer les interrogations de notre temps (Sivignon 1993, p. 215).
Habiter, selon la vision exposée, n’est donc pas simplement être là mais signifie « à la fois demeurer,
posséder, construire et vivre en symbiose avec un espace concret » (Sivignon 1993, p. 215). Dans cette
optique, l’espace est plus qu’un simple support, c’est « un espace que l’on fabrique, que l’on construit,
que l’on utilise, un espace que l’on peut à l’inverse subir, quelque chose qui nous fait corps » (EhEA
2008, p. 7). Observer l’habiter revient ainsi à observer le rapport des habitants aux lieux qu’ils

150
habitent, une vision plus « téléologique, autrement dit les principes d’organisation,
d’autodétermination, de structuration de cette manière d’être-là » (Bailleul, Feildel, Thibault 2012,
p. 246). Ces pratiques habitantes sont diversifiées dans leurs usages, foisonnantes, elles « créent sur le
même espace urbain une multitude de combinaisons possibles entre les lieux anciens (…) et les
situations nouvelles » (De Certeau, Giard, Mayol 1980, p. 201).
Entendu comme « manière d’être de l’individu dans un environnement », l’habiter est certes un
phénomène « complexe », « difficile à cerner », car les modes d’habiter sont « à la fois des
arrangements matériels et idéels de la représentation et de la pratique du monde » (Bailleul, Feildel
2011, p. 25). Mais une entrée par l’habiter permet de lire l’espace comme une « expérience vécue (…)
un lieu de vie investi physiquement mais aussi symboliquement par ses occupants » (Vassart 2002,
p. 9). Ces relations individuelles et sociales entre homme(s) et espace(s) s’appuient sur des
dynamiques personnelles, collectives et culturelles, à l’origine « d’une variété très riche de
significations du chez soi » (Vassart 2002, p. 9).
Cette entrée par l’habiter nous permet d’inscrire notre approche de la frontière développée dans le
chapitre 1 (institutionnelle, symbolique et vécue) dans une assise théorique plus large qui vise à rendre
compréhensible les relations hommes-habitants / espaces (frontaliers).


3.2.2.2. Habiter en contexte post-conflits et post-socialiste

Il nous semble ici que mon inscription dans une approche par l’habiter doive s’accompagner d’une
prise en compte précautionneuse du contexte dans lequel elle s’inscrit, pour éviter toute forme de
néo-impérialisme académique (en imprimant un regard trop « franco-français » sur la région par
exemple). Nous l’avons vu dans le chapitre 2, l’espace et la société (post-) yougoslaves comportent un
certain nombre d’héritages historiques et sociaux –ni plus, ni moins qu’ailleurs mais réels – qui ont
marquées la vie quotidienne et le rapport à l’espace des habitants : émergence relativement tardive
d’une monarchie yougoslave libérée des jougs impériaux austro-hongrois et ottoman après la
première guerre mondiale, puis fédération socialiste après un second conflit mondial particulièrement
violent et clivant dans la région. Dans la période contemporaine, deux éléments nous apparaissent
comme particulièrement significatifs, marquants dans l’évolution des modes d’habiter : les conflits
dans années 1990 (1) qui se sont accompagnés de l’abandon du système socialiste et de l’affirmation
du néolibéralisme (2).
(1) Premier élément, l’idée d’habiter a pris une « force singulière au vu du(…) conflit yougoslave
marqué par la volonté de purifier le territoire par l’élimination de l’autre » (Sivignon 1993, p. 215).
C’est bien le « droit d’habiter (une maison, un village, une vallée) » qui était au centre des conflits en

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152
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Pekmezović 2012).

Ces phénomènes sont aussi observables ailleurs en ex-Yougoslavie. A Belgrade, la construction de


l’église St Sava a également été récupérée comme un symbole nationaliste durant la période
Milošević. Proclamée « cathédrale nationale serbe », elle devait saluer la victoire sur l’ennemi. Mais
même après le tournant démocratique des années 2000, sa construction n’a pas été abandonnée. Au
contraire, les nouveaux leaders politiques en ont fait également une priorité nationale, « the
endowment of the nation », et ont mis en place un partenariat public-privé pour accélérer son
édification (Aleksov 2003). Nous verrons dans notre troisième partie, celle des résultats de cette thèse,
que ces phénomènes sont également observables sur notre terrain d’études aujourd’hui.

Figure 21 - L’intérieur de la monumentale église St Sava à Belgrade paré de drapeaux serbes.

Source : Georges Groutas, Flickr



(2) Néanmoins, la guerre et le nationalisme ne sont pas les seuls évènements qui ont marqué les
années 1990. Et l’observation des reconfigurations, des mutations des modes d’habiter en ex-
Yougoslavie à travers un prisme exclusivement ethnique conduit à répéter les mêmes analyses
incomplètes en réduisant la compréhension de l’existant (Erdei 2009, p. 82).
La remise en question progressive du système socio-économique et de la politique socialiste après la
mort de Tito en 1980 a accompagné la montée en puissance des revendications d’indépendance
slovène et croate durant cette décennie. La rupture avec l’auto-gestion s’est traduite par la mise en
place d’un processus de privatisation engagé dans la loi fédérale d’août 1990, puis poursuivi dans les

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154

Figure 22 - Planche de la BD Fatherland de Nina Bunjevac évoquant les pionniers de Tito

Edité par Ici-même, 2014



D’autres chercheurs, comme Erdei notamment, vont jusqu’à formuler l’hypothèse de l’apparition
d’une nouvelle catégorie d’individus sociaux, supposés incarner le nouvel ordre socio-économique
capitaliste dont ils profitent et qu’ils tendent à reproduire. Ces nouveaux riches reflètent une image
d’individus peu civilisés en rupture avec la classe intellectuelle dominante sous le socialisme, parfois
alliés ou supporters des politiques nationalistes durant les années 1990 mais servant surtout leur

155
intérêt propre. On les nomme parfois privatnici, littéralement les propriétaires (Kapetanović, Katurić
2015).

Figure 23 - Vu du nouveau centre commercial d’Osijek, Croatie, installé en périphérie de la ville.

Source : MajaMP

Ces évolutions sociales importantes s’inscrivent également dans l’espace, dans le rapport qu’ont les
individus et les groupes à ce dernier. Les formes d’habitat et les modes d’habiter évoluent. L’étalement
urbain en ex-Yougoslavie présente à la fois des similarités frappantes et des différences réelles avec le
phénomène équivalent se déroulant par exemple en France. En ex-Yougoslavie, il est surtout marqué
par une certaine informalité qui conduit à la multiplication de centres commerciaux gigantesques (cf.
photo ci-dessus) et de maisons individuelles en périphérie des villes (souvent de style néo-classique et
non terminées). Kaptenović et Katurić (2015) insistent d’ailleurs sur la difficulté de donner une
définition de cette informalité dans le cas post-yougoslave. Au-delà des clichés, la propriété du terrain
est souvent légale et les premières parties de l’habitat respectent les règles d’urbanisme très peu
contraignantes. Mais les extensions ne sont que rarement déclarées et les taxes foncières restent
souvent impayées, comme une protestation devant l’incapacité des collectivités locales à assumer
leurs obligations par rapport à la connexion aux réseaux par exemple (Kapetanović, Katurić 2015).
Ainsi, ces changements dans la vie quotidienne se traduisent surtout par la créativité et l’adaptabilité
des acteurs socio-économiques, et plus largement des habitants, qui maintiennent pourtant leur
confiance dans leurs ressources culturelles traditionnelles et dans leur entourage, en particulier quand

156
ils ont à faire face aux problèmes émergeants d’une socialité déclinante et d’un Etat qui inspire peu
confiance dans le contexte de la transformation postsocialiste (Hann 2005, p. 549).
La question de l’habiter, des modes d’habiter l’espace post-yougoslave nous semble donc être une
focale pertinente pour observer les reconfigurations socio-spatiales en ex-Yougoslavie. Elle nous
permet d’interroger les phénomènes actuels et multiscalaires –post-conflits, postsocialiste– qui
touchent ces territoires et sociétés, entre reconfigurations locales et globalisation (Blondel, Javourez,
van Effenterre 2015).

3.2.3. Les frontières post-yougoslaves : des ressources interterritoriales ?

3.2.3.1. Frontière citoyenne, frontière nationale : observer mélanges et différenciations

Parce qu’il est potentiellement un des lieux de l’interterritorialité (Vanier 2008) –c'est-à-dire un lieu de
rapports croisés à l’espace, à soi et à l’autre– le territoire transfrontalier peut être perçu comme un
objet socio-spatial mobilisable, parmi d’autres mais remarquable, pour étudier les renégociations en
cours des liens entre territoires et identités en ex-Yougoslavie. C’est bien ici l’imbrication particulière
du social et du politique que nous proposons d’observer : la frontière est « tout autant une
construction sociale qu’une institution » (Amilhat-Szary 2011, p. 83). Car il semble que c’est
précisément le lien entre territoire et identité qui est au centre de la renégociation dans les espaces
transfrontaliers, l’Europe ayant fait de ces espaces de véritables « centres de fabrication d’une identité
territoriale nouvelle » (Amilhat-Szary, Fourny 2006, p. 10).
Pour articuler théorie et empirie, le concept d’ethnicité peut constituer un outil opportun, car il
permet de « décrire dans une approche dynamique et constructiviste, les situations sociales marquées
par les relations interethniques » (Bertheleu 2007, p. 8). L’ethnicité consiste pour un groupe social à se
représenter collectivement dans le temps (dans le passé, le présent et le futur), « comme s’il formait
une communauté naturelle, possédant par elle-même une identité d’origine, de culture, d’intérêts, qui
transcende les individus et les conditions sociales » (Balibar, Wallerstein 1997; Di Méo 2007). Guy Di
Méo souligne le caractère opportuniste de cette construction qui ne repose pas sur un socle culturel
immuable : « l’identité locale (ethnoculturelle) utilise la culture, mais rarement toute la culture" et
invite à se demander "comment, pourquoi et par qui, à tel moment et dans tel contexte est produite,
maintenue ou remise en cause telle identité particulière » (Di Méo 2009, p. 24). Nous l’avons vu dans
le chapitre 2, en Yougoslavie, dès le milieu des années 80, la mobilisation croissante de l’appartenance
nationale (ici ethnique) dans l’espace politique a contribué à une « défiance croissante à l’égard des
autres nationalités […et au] repli identitaire sur sa communauté-ethnie d’origine » (Drouet 1997,

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159
tout en étant écartées des vrais centres de décisions souvent informels201 (Ibid., p. 35). Néanmoins,
Marie-Christine Fourny et Anne-Laure Amilhat-Szary (2006) préfèrent souligner l’opportunité plutôt
que l’instrumentalisation possible dans la ressource transfrontalière :

« Les formes de l’émergence d’un collectif nous semblent témoigner de modalités


nouvelles dans la fabrication d’une territorialité transfrontalière. Elles ne consistent pas
dans l’assujettissement, ni la prescription d’une norme, fût-elle celle de la construction
européenne, mais dans la construction de sa propre identité sociale à partir de l’offre
identitaire du territoire » (Amilhat-Szary, Fourny 2006, p. 18).

Ce type de construction identitaire pourrait contribuer à l’évolution des régimes de citoyenneté dans
les États-nations de part et d’autre de la frontière en conséquence de la recomposition des rapports
majorité-minorités dans les territoires transfrontaliers. En effet, des quatre éléments nécessaires à
l’édification d’un régime de citoyenneté tel que défini par Jane Jenson (2005), tous sont en
renégociation dans les territoires transfrontaliers : la reconnaissance formelle des droits (civiques,
politiques, sociaux et culturels ; individuels et collectifs), l’accès aux institutions, l’appartenance à une
communauté imaginée, et le partage des responsabilités qui incombent aux acteurs (et en particulier
les limites des responsabilités de l’État) (Jenson 2005, p. 5‑6). Dans ce sens, Catherine Neveu souligne
que la citoyenneté peut contribuer à libérer « l’individu de ses appartenances plus ou moins
prescrites » (Neveu 2004, p. 95). Il nous semble que c’est précisément dans l’intégration à l’Union
européenne, et la coopération transfrontalière qui lui est associée, que se situe une opportunité de
dissocier à nouveau dans ces territoires citoyenneté et nationalité. Pour capter le sens de l’évolution
de la citoyenneté dans les territoires transfrontaliers en ex-Yougoslavie, il faut porter une attention
particulière aux « capitaux cognitifs » disponibles pour les sociétés locales, en s’attachant à :
- « saisir comment se sont constituées, et autour de quelles références, les conceptions de la
citoyenneté à l’œuvre dans les différentes sociétés »(Neveu 2004, p. 97) 202;
- mettre en cause un implicite prégnant, en particulier en ex-Yougoslavie, « celui selon lequel
pour réussir la politique doit être communautariste » (Neveu 2004, p. 97; Meehan 1996).
Porter un regard critique sur l’évolution de la citoyenneté dans les territoires transfrontaliers constitue
ainsi un autre angle possible pour mesurer le lien potentiel entre coopération transfrontalière,
aménagement et réconciliations en ex-Yougoslavie.


201
De manière similaire, des approches féministes ont démontré l’assignement des femmes aux politiques
sociales, jouant sur leurs images de mères, ce qui conduit à perpétuer les rapports de genre sans les transformer.
Cf. notamment : (Heinen 2006).
202
Catherine Neveu cite sur ce passage : (Schnapper 1997).

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liens de toutes natures — économique, politique ou culturelle — entre les républiques
héritières » (Dérens 2011, p. 16), ne témoignent-ils pas de la perpétuation mais aussi de
l’émergence d’un sujet social dont la territorialité dépasse le cadre nouveau des Etats-nations
et qui se joue à l’articulation de ceux-ci ? Ou bien, n’est-ce que les reliques fantasmées d’un
territoire aujourd’hui disparu203 ?


















Figure 24 - Affiche française du film Cinema Komunisto de Mila Turajlic, sorti en 2013

Source : les films des deux rives



La fin de la critique de Jean-François Rauger sur Mondeva va dans le sens d’une Yougoslavie
regrettée : « L'état de décrépitude dans lequel sont désormais plongés les studios de cinéma de
Belgrade, la tristesse palpable des témoins interrogés terminent Cinema Komunisto sur un
sentiment mélancolique. L'éclatement de la fédération yougoslave et la privatisation du cinéma
n'ont laissé, si l'on en croit ce film, que ruines et regrets » (Rauger 2013).

203
Cf. sur la question du patrimoine socialiste et de sa gestion actuelle : (Putnik 2015; Naef 2015).

162
(2) Parce qu’ils sont des territoires de projet en commun –dans le cadre du programme de pré-
adhésion de l’UE– ils pourraient être les lieux d’émergence d’un pouvoir interterritorial
partagé, ce qui correspond au deuxième point de l’hypothèse interterritoriale. Dans quelle
mesure le sont-ils réellement en ex-Yougoslavie ?
(3) Le passage à une conception politique interterritoriale nécessite une invention qui
« combinerait une volonté politique et une ingénierie technique et administrative » (Vanier
2008, p. 4). Est-ce que l’institutionnalisation de la frontière sous injonction européenne
conduit à la mise en place d’un rapprochement interterritoriale politico-technique ?
Parce qu’elles sont des lieux de négociation et de renégociation du rapport aux territoires (au sien, à
celui du voisin), les frontières - entendues comme les espaces frontaliers entourant la limite politique
entre deux Etats - sont des lieux aux territorialités si ce n’est propres, du moins plus affirmées. Les
questions qu’elles posent et qu’elles révèlent ne sont pas seulement d’ordre socio-spatial (3.2.1) ou
d’ordre politique (3.2.2) mais concernent aussi les sciences de l’action et en particulier l’aménagement
(les points 2 et 3 de l’hypothèse interterritoriale y invitent).
Poser la question du lien entre coopération, aménagement et réconciliation conduit, cette partie en
témoigne, à dépasser le cadre d’une simple évaluation des injonctions de l’UE à coopérer et à se
réconcilier pour répondre à la première hypothèse. La frontière post-yougoslave peut très bien
constituer un lieu de réconciliation(s) sans que quiconque ne s’en saisisse. Mesurer la réappropriation
des deux injonctions de l’UE passe par une action incitative engendrant ou non une évolution des
modes d’action à la frontière : c’est précisément le rôle potentiel du projet d’aménagement
transfrontalier. Il s’agit là d’interroger le territoire transfrontalier en nous inscrivant dans la seconde
discipline de rattachement de cette thèse : l’aménagement du territoire et l’urbanisme. Mener une
réflexion sur le projet transfrontalier revient alors à développer une réflexion sur la capacité de
régulation sociale accordée à l’aménagement en général et au projet en particulier. Ce sont ces deux
aspects qui sont en question dans la seconde hypothèse que je vais maintenant présenter et discuter.


3.3. Hypothèse 2 : Les projets d’aménagement transfrontalier,
instruments de coopération donc de réconciliation ?

Dans cette troisième section, je reviendrai dans un premier temps sur ce que j’entends par projet
d’aménagement de sorte à justifier en quoi il représente un objet de recherche. Cela nécessitera
d’expliquer mon positionnement théorique critique sur le rôle socio-spatial de l’aménagement du
territoire, entendu comme une politique publique visant la transformation intentionnelle des espaces.

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164
par quoi toute organisation doit être organisée204 » (Thibault 2012, p. 4). Cette frénésie récente mais
intempestive pour les conduites à projet relève pour Jean-Pierre Boutinet d’un malentendu, d’« une
incompréhension, [d’…] un mésusage des processus d’idéalisation » (Boutinet 1990, p. 3). Ce dernier
suggère alors d’adopter une position critique afin de mieux comprendre « comment un régulateur
psychologique et culturel, le projet, peut se transformer en dérégulateur social, comment un
imaginaire toujours présenté comme (…) créateur et émancipateur se meut en son inverse, un
imaginaire leurrant et aliénant » (Ibid.). Il faudrait selon lui s’interroger sur « les lendemains idéalisés
que l’individu entrevoit pour lui-même, […] sur l’action conçue comme parfaitement maitrisable dans
son déroulement, (…) sur l’objet magique visé par le projet ». Il souligne également la nécessité de
mettre en doute « la capacité de réconciliation et d’harmonie qu’un groupe ou une organisation serait
susceptible de déployer à travers ses initiatives » (Ibid.).
Cela implique de s’interroger tout autant sur les capacités du projet entendu comme résultat (1) que
sur ses aptitudes émancipatrices en tant que processus (2) ; car le projet est à la fois « un processus et
un résultat » (Thibault 2012, p. 2).
(1) C’est un processus en ce sens qu’« il correspond à un système d’action, c'est-à-dire à un
ensemble organisé d’activités menées par un ensemble organisé d’acteurs, quel que soit le
type et le niveau d’organisation des actions et des acteurs » (Ibid. : 5). L’aménagement du
territoire fait en effet partie des « activités à projet » qui requièrent « l’anticipation du projet
pour être réalisée » (Thibault 2012, p. 5; Boutinet 1990, p. 103). Il vise une « appropriation
collective de l’espace géographique par la médiation de réalisations techniques : constructions
et dispositifs techniques, modifications de configurations spatiales, toutes initiatives spatiales
visant à faciliter cette appropriation » (Boutinet 1990, p. 103‑104).
(2) C’est également un résultat car « ce système est finalisé, c'est-à-dire qu’il est organisé par une
finalité qui est la production d’un projet en tant que résultat de ce processus » (Thibault 2011,
p. 2).

Plus largement, cette double conception du projet illustre l’ancrage de cette recherche au cœur d’une
des deux disciplines de rattachement de cette thèse : l’aménagement de l’espace et urbanisme. En
effet, la particularité de l’aménagement comme science est qu’à la différence de la géographie qui
« s’intéresse moins à l’organisation de ces processus qu’à leur résultat sur l’espace », pour
l’aménagement « l’organisation du processus et la conception du résultat sont premiers » (Thibault


204
Serge Thibault signale d’ailleurs que pour Luc Boltanski et Eve Chiapello, l’organisation par projet relève de la
troisième cité qui représente l’esprit récent du renouvellement du capitalisme qui ne raisonnerait plus qu’en
termes de flux. Cette dernière serait actuellement remise en question par l’émergence d’une nouvelle cité, la cité
écologique, plus incertaine, basée sur la question du renouvellement des stocks notamment naturels (Boltanski,
Chiapello 1999; Thibault 2012, p. 4‑5).

165
2012, p. 3). Le présent travail de recherche s’inscrit dans cette perspective : il ne s’agit pas tant
d’évaluer les résultats produits par le projet transfrontalier sur l’espace post-yougoslave en tant quel
tels, d’abord parce que la temporalité d’un travail de thèse, trop courte, ne le permet sans doute pas.
L’objet de ce travail est davantage d’interroger l’organisation des processus de projets transfrontaliers
et leur lien éventuel, simultané, réciproque avec les processus de coopération et de réconciliation205.
Il faut rappeler que l’objectif initial du projet d’aménagement, c’est du moins la manière dont il est le
plus souvent perçu aujourd’hui, est précisément de contribuer à l’amélioration de l’habitabilité des
territoires : « overall, the idea of planning as an enterprise of collective activity, is linked to a belief
that it is worth striving to improve the human condition as lived in particular situations in the context
of interaction with others, human and non-human” (Healey 2010, p. 18). C’est également ce que dit
Oren Yiftachel206 : « planning should , first and foremost, act to improve people’s (mainly physical)
living conditions” (Yiftachel 2001a, p. 9). Dans cette optique, le postulat premier est de considérer
qu’« être là (ou ailleurs), faire avec l’espace, concevoir l’espace et l’action organisée sur l’espace
forment système » (Thibault 2011, p. 6). L’aménagement de l’espace est donc une activité collective
« jamais terminée, sans cesse à reprendre pour constituer un espace plus habitable » (Boutinet 1990,
p. 104). En conséquence, la conception du projet d’aménagement nécessite, entre autres, « la
compréhension des différentes modalités de construction de l’habiter de l’individu, parmi lesquelles
(…) les modalités affectives et émotionnelles » (Thibault 2011, p. 6)207. C’est également ce que dit
Claude Raffestin quand il appelle au développement des « racines d’une théorie de l’écogénèse
territoriale » qui ne résiderait pas selon lui dans l’espace ; car l’espace n’est finalement « qu’une
matière première offerte à l’action humaine et dont les propriétés sont plus ou moins homogènes,
plus ou moins régulièrement distribuées, plus ou moins distantes les unes des autres » (Raffestin
1986b, p. 91‑92). Non, une théorie de l’écogénèse territoriale s’appuierait plutôt sur « la pratique et la
connaissance que les groupes humains mettent en œuvre pour occuper, exploiter et moderniser cet
espace de manière à le transformer en territoire doué d’une certaine habitabilité » (Ibid.). Et ce « faire
avec l’espace » peut être difficilement ignoré par l’ingénierie spatiale (Thibault 2012), sa pratique tout
autant que sa théorie.


205
Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, nous considérons la réconciliation comme un processus
permanent –les faits historiques constitueront toujours un ressort possible de l’affrontement entre les peuples,
la réconciliation dans ce cas est entendu comme le processus permettant de vivre avec et de dépasser ces faits,
de construire un au-delà.
206
Bien qu’il adopte, nous le verrons dans la sous-partie suivante, une position critique vis-à-vis de cette vision
dominante des bienfaits supposés de l’aménagement.
207
De nombreux travaux ont été entamés à ce sujet par l’équipe IPAPE de l’UMR CITERES à Tours, parmi lesquels
ceux de Benoit Feildel, Hélène Bailleul, Denis Martouzet et Serge Thibault ; cf. : (Feildel 2010; Bailleul, Feildel,
Thibault 2012).

166
Il semble donc qu’une recherche en aménagement de l’espace et urbanisme relève en premier lieu
d’un questionnement sur le rapport à l’espace en projet « son historicité (…) actuelle ou virtuelle,
l’identité, les sentiments d’appartenance et d’appropriation, le rapport à soi-même, etc. » (Thibault
2011, p. 6). Ce point relève de notre première hypothèse. Dans le cas traité ici, l’espace en projet, dans
le cadre de la pré-adhésion à l’Union européenne de l’ex-Yougoslavie, est le territoire transfrontalier,
qui forme un territoire prescrit. Et j’interroge les effets de cette prescription sur les reconfigurations
des interterritorialités. Une recherche en aménagement de l’espace et urbanisme relève également de
l’étude du projet en lui-même, considérant que celui-ci est en « relation de codétermination
(réciproque mais non symétrique) » avec l’espace (Thibault 2011, p. 6). C’est bien l’objet de notre
seconde hypothèse : considérer que le projet peut impacter les territorialités transfrontalières et
interethniques. Ce qui révèle un second postulat de ce travail à propos du projet : « l’affect entre dans
le processus de conception, la conception et son résultat déconstruisent-reconstruisent les affects
spatiaux » (Thibault 2011, p. 6) ; C’est ce que Benoit Feildel appelle la perspective émorationnelle208,
c'est-à-dire le fait de tenir compte que :

« […] l’acteur est doué de raisons et d’émotions, que ses intentions ne se dessinent pas
seulement dans le préalable à l’action, mais aussi dans l’interaction, en fonction
notamment de la capacité de l’émotion à orienter, à intervenir, à qualifier la relation, à
émerger de celle-ci, et en tenant compte du fait que les émotions tendent ainsi à
structurer la construction de l’action » (Feildel 2010, p. 606).

Et ce dernier souligne à ce sujet la nécessité d’appréhender « aussi bien l’action spatiale des acteurs
ordinaires, habitants, usagers d’un espace, que l’action des acteurs professionnels de l’aménagement,
selon la perspective émorationnelle » (Ibid.). C'est affirmer dans notre cas que les émotions des
habitants et des aménageurs de la frontière participent à, et sont impactées par, les projets
transfrontaliers développés en ex-Yougoslavie.
Néanmoins, bien que je postule ce lien, je ne l’envisage pas mécaniquement comme vertueux. En
d’autres termes, je choisis dans le présent travail d’adopter une perspective critique en rupture avec la
perspective positiviste dominante en aménagement du territoire qui considère cette relation de co-
détermination projet-affect comme nécessairement positive, réformatrice, émancipatrice :

We can (…) observe that an underlying assumption accords a benign role to planning in
society, forming a common point of departure for most planning studies […] in both
scholarly and professional circles, attaching fundamentally positive, reformist and even
emancipatory qualities to urban and regional planning (Yiftachel 2001a, p. 9).


208
Un concept qu’il emprunte à Simon Laflamme, cf. :(Laflamme 1995)

167
Nous allons le voir dans la section suivante, le projet d’aménagement peut au contraire refléter tout
autant que participer à une action négative, dans le sens de non-progressif, sur l’espace et ses
habitants.
Cette thèse, inscrite notamment en aménagement, porte donc sur un objet de recherche « fétiche »
de la discipline : le projet, entendu comme processus et résultat qui vise à l’amélioration de
l’habitabilité des espaces. En ce sens, notre travail s’appuie sur le postulat que le projet
d’aménagement transfrontalier participe de la reconstruction-déconstruction des « affects spatiaux »
dans les territoires frontaliers post-yougoslaves. Notre interrogation porte plus particulièrement sur la
qualification de ce lien. Nous questionnons la capacité du projet à produire de/agir sur la coopération
et l’entente mutuelle.


3.3.1.2. Une posture positiviste critiquable et potentiellement contre-productive

L’aménagement est une science relativement jeune en France et ailleurs dans le monde, qui souffre
d’une absence de consensus dans sa définition. Les pratiques professionnelles liées à l’aménagement
et à l’urbanisme, tout comme les recherches sur le sujet, suivent des traditions différentes d’un pays à
l’autre :

“(…) for example, Italians scholars have often considered ‘planning’ as part of the
aesthetic design of cities ; British scholars have often focused on the regulation of spatial
development in cities and regions ; and American scholars have often referred to
‘planning’ as a loose concept, dealing mainly with policy effort of disparate arms of
government, or the efforts of voluntary, community and semi-public bodies in the
governance of (mainly local) communities” (Yiftachel 2001a, p. 3).

J’adopterai ici une approche large de l’aménagement, afin de pouvoir mettre en discussion des travaux
appartenant à des contextes nationaux clairement différenciés, notamment des travaux anglophones,
marqués par les contextes britannique et américain donc. L’argument élaboré dans la section
précédente s’appuyait principalement sur des approches francophones appartenant à ce que l’on peut
dénommer théorie psychosociale critique (Jean-Pierre Boutinet) et théorie de la complexité (Serge
Thibault). L’aménagement relève dans cette vision d’une science du projet qui vise à rendre l’espace
plus habitable pour les sociétés humaines. Plus largement, je me réfère à l’’aménagement comme
relevant de la « production publique de l’espace » (Lefebvre 2000) ou dans une logique similaire à la
production d’un habitat urbain (Friedmann 1998) et tout autant rural et régional. Dans ce cadre large,
je vais maintenant justifier pourquoi il me semble pertinent d’inscrire le présent travail de thèse dans
une approche relevant de la théorie critique.

168
Les discussions théoriques dans les sciences aménageuses anglophones semblent être dominées
depuis les années 1990 par l’approche communicationnelle s’appuyant sur la pensée habermassienne
(Forester 1999; Healey 1996, 1997; Hillier 1998; Innes 1995). Elle marque en particulier un
rapprochement des théoriciens (de l’observation) de la pratique et des praticiens aménageurs, un
mouvement également perceptible en France sur la même période, ou en Israël : “planning knowledge
has developed through a close association with (…) the built environment professions” (Yiftachel
2001a, p. 3). Selon cette approche, l’aménagement est considéré comme la construction d’un
processus consensuel, dans lequel des individus représentants des intérêts divergents, s’engagent sur
le long terme par le biais de discussions interpersonnelles, dans la recherche d’un accord sur des
stratégies, plans, politiques ou actions (Innes, Booher 1999, p. 11). Cette conception de la science
aménageuse se généralise en Europe. Elle est basée sur l’élaboration du consensus et renverrait au
concept de rationalité communicationnelle développé par Jürgen Habermas (Innes 1995, p. 187). Oren
Yiftachel en livrait déjà une critique en 2001. A partir de cette base dont je souhaite élargir la portée, je
vais maintenant en discuter quatre points et revenir en contrepoint sur les réponses proposées alors
par ce dernier à ces limites.
(1) En premier lieu, Yiftachel insiste sur la jeunesse de la discipline qui, à la différence d’autres sciences
humaines et sociales telles que l’histoire, la géographie ou encore la philosophie, ne bénéficie pas
d’une assise historique qui légitimerait et permettrait la production d’un savoir relativement
indépendant. Au contraire, l’aménagement reste fortement liée au contexte national et capitaliste
dans lequel il a émergé : « planning is (…) part of the consolidation of the modern nation-State, with a
dominant capitalist and national motives to control and regulate space » (Yiftachel 2001a, p. 5). Le lien
revendiqué avec la pratique aménageuse conduit les chercheurs à porter ce que Yiftachel compare à
une camisole institutionnelle et intellectuelle, an « institutional and intellectual straightjacket », qui les
amène à développer des théories prescriptives, normatives et procédurales aux dépens d’approches
plus explicatives et substantielles (Ibid.).
(2) Les conséquences de cette approche ont conduit à minorer l’attention portée à l’espace et à sa
matérialité et ont favorisé le développement d’analyses sur le processus plutôt que sa finalité. En
d’autres termes, le discours sur le projet devient plus important que le projet lui-même. L’idéalisation
initiale n’étant finalement que rarement confrontée à la réalité des effets produits, l’aménagement
s’enferme dans une approche incantatoire et devient incapable d’apporter le progrès promis :
« planners (…) tend to be ineffective because their typical response to a failed plan is the production of
yet another plan. This reaction comes instead of a substantive learning, where planners may
reevaluate their work vis-à-vis changes in the urban fabric caused by plans and policies” (Yiftachel
2001a, p. 7). Pourtant, Tim Hall le rappelle, les aménageurs font partie de ceux qui par leurs
interventions insufflent un sens à l’espace bâti : “The meanings of cities, landscapes and buildings may

169
be inscribed into them by their producers, architects, builders, planners and proprietors” (Hall 2006,
p. 30). Adopter une approche critique permet donc de réintégrer un regard analytique sur les tenants
et les aboutissants du projet (dans notre cas transfrontalier) en le confrontant avec ses ambitions
initiales (dans notre cas la grammaire de la réconciliation européenne) et de ceux qui les manient, les
aménageurs aux frontières post-yougoslaves en charge des projets de coopération.
(3) Néanmoins, l’approche critique de l’aménagement ne réclame pas la prégnance de l’analyse de
l’espace sur celle de la procédure mais demande plutôt un rééquilibrage : “focusing on the production
of space and urban habitat does not obscure the importance of decision-making and communications
for the analysis of planning […]” (Yiftachel 2001a, p. 8). L’intérêt d’une approche aménageuse s’incrit
précisément à l’intersection des deux : « It is precisely the combined knowledge of the substance of
cities and regions, and the making of spatial policies, which demarcates the niche for planning
expertise” (Ibid.). Cette approche peut s’articuler avec une vision constructiviste de l’espace - entendu
comme conjuguant notamment des dimensions matérielle, idéelle et institutionnelle (cf. chapitre 1) -
qui fait des lieux des construits sociaux, dont la réalité physique et la représentation sociale sont
d’importance équivalente et en co-régénération perpétuelle : « the creation of material objects and
the construction of conceptions are co-generative processes. Hence the formation of the spatial
patterning of the materialities of social relations and place qualities is co-emergent with the ‘naming’
of theses spatialities and qualities” (Healey 2004, p. 49). Cette co-production des choses et de leur
sens, potentiellement diverse et contestée, fait de l’aménagement un processus hautement politique :
“cities209 are not just collections of material artefacts; rather, they are also sites through which
ideologies are projected, cultural values are expressed and power is exercised” (Hall 2006, p. 30).
L’aménagement participe dans cette conception à la définition des nœuds et des frontières : « nodes
and borders, in this conception, are not derived from some clear model of socio-spatial organization
but are continually emergent, as nodes are actively constructed by mobilization effort and boundaries
established by maps of place qualities” (Healey 2004, p. 49). Ainsi, l’ancrage en aménagement et en
science politique de cette thèse fournit un appareillage théorique particulièrement adapté à
l’observation des processus de génération et de régénération des frontières en ex-Yougoslavie. Cette
inscription disciplinaire double permet le développement d’une analyse de la participation des projets
européens aux reconfigurations socio-spatiales frontalières et transfrontalières des groupes et des
individus. En adoptant une perspective critique, il s’agit de porter une attention égale tant aux
conséquences socio-spatiales des projets développés qu’au faire avec les espaces et les sociétés
participant aux processus politiques et sociaux du gouvernement du projet. Et pour cette dernière,
nous nous inscrivons dans une perspective de recherche qui s’attache « moins à l’analyse des


209
Et plus largement les lieux ménagés et aménagés.

170
politiques publiques dans des logiques d’évaluation sur la base de l’efficacité ou de l’efficience
économique et opérationnelle qu’à une réflexion sur l’impact des systèmes d’acteurs agissant dans ou
sur des territoires » (Dodier, Séchet 2007, p. 303). Il d’agit en d’autres termes d’étudier le projet
comme objet de coopération transfrontalière –sous quelles conditions, sous quelles formes, comment
le projet permet ou non à la coopération de se (re-)développer ? – et comme sujet de la coopération –
sous quelles conditions, quelles formes, comment la coopération passe ou ne passe pas par les projets
transfrontaliers ?
(4) Ma position mesurée sur les apports réels du projet rejoint la dernière limite de l’approche
communicationnelle en aménagement exposée par Oren Yiftachel. C’est là que l’apport de la théorie
critique est le plus important, lorsqu’elle prône la réintroduction d’un recul sur la façon dont
l’aménagement est aujourd’hui conçu. La théorie et la pratique aménageuses sont en effet basées sur
le postulat que l’aménagement doit et peut210 améliorer les conditions de vie des gens, l’action sur le
matérialité spatiale permettrait directement et exclusivement des progrès sociaux : « a major strand of
thought within the planning field centres on promoting ways to advance the liveability and
sustainability of daily life environments, not just for the few but for the many » (Healey 2010,
p. 19‑20). Selon cette perspective, la question du bon aménagement devient alors centrale : what is a
good city/region ? what is a good planning ? (Yiftachel 2001b, p. 118). La limite majeure de telles
approches est qu’elles se basent sur le présupposé normatif selon lequel l’aménagement serait
nécessairement et seulement un agent de changement sociétal positif sans questionner ni sa nature si
ses capacités réelles. En suivant cette vision, les échecs des aménageurs sont alors présentés comme
étant dus à des facteurs extérieurs à leur profession et à leur pratique : « planning and planners are
treated as ‘do-gooders’ whose frequent failures relate mainly to external political and economic
forces, or to technical difficulties » (Yiftachel 2001a, p. 9). L’approche critique propose de questionner
plutôt que d’affirmer a priori l’aspect positif de l’aménagement : « our approach (…) is to examine
precisely the persuasive assumption about the (putatively) benign nature of planning » (Yiftachel
2001b, p. 10). Elle revient à élaborer une critique sociétale de l’aménagement qui mette au centre des
analyses ses impacts actuels (et non rhétoriques ou rêvés) sur les populations et les espaces. Cela
revient à considérer que l’aménagement peut également avoir des impacts négatifs, conduire à des
régressions : « urban and regional planning is not just a progressive arm of government, but also has
the potential for oppressing subordinate groups […] These policies can indeed harm communities and
localities, retard prosperity, intensify conflicts, marginalize minorities, and shift resources from the
weak to the strong” (Yiftachel 2001b, p. 118). Dans le cas présent, c’est considérer que les projets


210
Nous reviendrons plus dans le détail sur la question de la capacité du projet à impacter le lien social dans la
partie suivante (3.3.2)

171
transfrontaliers peuvent conduire à empêcher plutôt qu’à favoriser la coopération et les
réconciliations.
Ainsi, adopter une position critique a priori revient à considérer l’aménagement comme une arme à
double tranchant. Sans remettre en cause son objet -la production de l’espace- il s’agit de questionner
les tenants et les aboutissants de processus aménageurs souvent mystifiés. Derrière des atours de
durabilité, de prospérité ou de vivre-ensemble aujourd’hui mondialisés et répétés comme des litanies,
le projet d’aménagement urbain ou régional peut en réalité donner lieu à une action et un résultat en
tout point opposés aux objectifs initiaux, involontairement mais aussi parfois volontairement. La
rhétorique aménageuse agit alors sous couvert technico-normatif pour justifier d’interventions socio-
spatiales possédant souvent des dimensions politiques favorisant le contrôle sociétal des groupes
sociaux par les plus puissants en mesure d’agir sur les agendas de la gouvernance urbaine et régionale
(Lefebvre 1996). L’enjeu principal pour les chercheurs en aménagement de l’espace et urbanisme qui
adopte une position critique est alors d’explorer les impensés (Yiftachel parle de côté obscur) de
l’aménagement, d’étudier, d’analyser, de déconstruire l’usage des discours de légitimation des
aménageurs et des projets d’aménagement se disant porteurs de progrès, qui peuvent conduire,
pourtant, à renforcer les disparités sociétales et les ségrégations (Yiftachel 2001b, p. 11), les rapports
de forces, les inégalités, l’injustice, l’exploitation (Brenner 2012, p. 11).Plus largement, cela revient à
conduire des recherches concrètes sur les dimensions et les conséquences des formes dominantes
(aujourd’hui capitalistes) d’aménagement dans le but d’analyser notamment les « intersections
systémiques entre capitalisme et mécanismes d’urbanisation » afin d’étudier « l’équilibre instable
entre forces sociales » ainsi forgé et mettre à jour les marginalisations, les exclusions, les injustices
banalisées dans les configurations urbaines et régionales existantes (Brenner, Marcuse, Mayer 2011,
p. 2‑3, 2012, p. 4‑5). Cela implique une position réflexive sur les idéologies portant tout autant sur les
pratiques que les sciences aménageuses (Brenner 2012, p. 11). Cela revient dans le cas présent à
observer de manière critique (c'est-à-dire sans postuler le bien-fondé de son approche ni de ses
résultats a priori) la dimension régionale transfrontalière de la politique européenne en ex-
Yougoslavie.
Aborder notre seconde hypothèse du point de vue de la théorie critique revient à questionner l’apport
des projets d’aménagement transfrontalier au rapprochement entre ethnies après le conflit en ex-
Yougoslavie, sans postuler a priori la positivité de cet apport. Au contraire, cette posture permet
également d’envisager que les projets d’aménagement transfrontalier peuvent être facteurs de
régression sociale et plus précisément dans notre cas d’accentuation des clivages sociaux (notamment
ethniques). Il s’agit ainsi de questionner le lien entre aménagement transfrontalier, coopération et
réconciliation sans présager a priori de la nature ni même de l’existence de ce lien, et par là-même

172
d’interroger sur la capacité réelle des projets d’aménagements transfrontaliers à œuvrer dans le sens
des coopérations et des réconciliations.


3.3.1.3. L’échelle (inter-)régionale pour observer le projet à l’intersection entre évolutions
sociales et fabrique des territoires

Cette dernière sous-partie vise à préciser les possibilités et les limites à l’utilisation de la théorie
critique dans le contexte d’innovation territoriale ici présenté, c'est-à-dire celui d’une relation
dialectique entre espaces frontaliers (existants) et territoires transfrontaliers (prescrits), afin
d’analyser plus finement les « dissociations et formes d’articulation entre territoires fonctionnels et
territoires politiques » (Négrier 1998, p. 24). Cela permettra notamment de clarifier les implications de
mon positionnement disciplinaire entre aménagement et science politique.
En premier lieu, il semble que mon utilisation de la théorie critique relève en quelque sorte de ce que
les anglo-saxons appellent « concept-stretching », c'est-à-dire que je déplace, j’étire une
conceptualisation pensée dans un contexte, certes proche, mais quelque peu différent de sorte à ce
qu’elle recouvre mon approche et surtout mon objet, les frontières post-yougoslaves. En effet, la
majorité de la théorie critique formulée en aménagement-urbanisme est pensée dans le contexte
urbain, les grandes villes ou les métropoles sensées être les arènes principales de l’urbanisation
néolibérale : “cities (…) are major basing points for the production, circulation, and consumption of
commodities” (Brenner, Marcuse, Mayer 2012, p. 3)211. Objets du capitalisme, mais pas uniquement,
les villes sont également assujetties à ces forces : “the capitalist cities are (…) themselves intensively
commodified insofar as their constitutive sociospatial forms […] are sculpted and continually
reorganized in order to enhance the profit-making capacities of capital” (Brenner, Marcuse, Mayer
2012, p. 3). Cette approche se focalise ainsi sur le combat entre forces sociales basées sur l’échange et
le profit, opposées aux forces basées sur l’usage et la quotidienneté à l’œuvre lors des processus
d’urbanisation et de réurbanisation permanents de l’espace :

“urban space under capitalism is (…) never permanently fixed; it is continuously shaped
and reshaped through the relentless clash of opposed social forces oriented, respectively,
towards the exchange-value (profit-oriented) and use-value –everyday life) dimensions of
urban sociospatial configurations” (Brenner, Marcuse, Mayer 2012, p. 3‑4).


211
Les auteurs disent s’appuyer, pour un tel constat, sur les analyses complémentaires de penseurs critiques
(quoique possédant des perspectives différentes) tels que Castells, Lefebvre et Harvey.

173
Deux questions sont importantes suite à ce premier paragraphe : (1) la question de l’échelle : est-ce
que cette réflexion menée à l’échelle urbaine est transposable à l’échelle régionale ? (2) et la question
de la nature des relations entre politique publique, aménagement de l’espace et forces sociales.
En ce qui concerne la réorganisation territoriale des sociétés entre Etats, Europe, villes et régions212 (1),
tout un pan de la littérature politiste relève ces dernières années un « bouleversement des
communautés politiques traditionnelles, des recompositions des échelles et des acteurs qui échappent
au contrôle de l’Etat-nation » (Le Galès 2003, p. 120) provoqué par les processus d’européanisation et
de mondialisation. Les différentes échelles infranationales (régions, villes, métropoles, localités)
apparaissent interdépendantes, formant « des espaces emboités dont les frontières sont soumises à
un processus constant de redéfinition » (Pasquier 2012b, p. 33). Les régions notamment ne sont pas
(ne sont plus) des « réceptacles passifs de telle ou telle variable exogène mais des espaces de
production(s) politiques singuliers » (Pasquier 2012b, p. 32). Elles forment, avec les autres échelons
locaux, de nouvelles scènes dans les processus d’action publique « compte tenu des réseaux d’action
qui s’organisent à différents niveaux et du jeu des acteurs qui prennent en compte ce qu’on qualifie
(faute de mieux) de gouvernance européenne polycentrique ou à multiniveaux (Le Galès 2003, p. 121).
Observer les recompositions et les reconfigurations des sociétés et des territoires depuis l’échelle
régionale, c’est prendre pour postulat que « ce niveau intermédiaire ou meso d’analyse a (…) des
vertus pour opérer certains découpages et rendre compte des enchevêtrements des logiques
politiques et sociales, du jeu d’acteurs politiques et sociaux » (Le Galès 2003, p. 245). C’est gager que
« rendre visibles et lisibles des régulations qui trouvent leurs origines ailleurs permet d’identifier les
mécanismes de changement et les crises » (Ibid.). Dans le cas présent, c’est bel et bien analyser les
effets d’une politique de coopération transfrontalière dont l’essence est définie au niveau européen
sur la réorganisation des territoires et des sociétés frontalières en ex-Yougoslavie ; par le haut donc car
cette politique est proposée/imposée par l’Europe dans le cadre du processus de pré-adhésion ; par le
bas également, en ce sens qu’il s’agit de comprendre comment les reconfigurations sociales et
territoriales autour des frontières post-yougoslaves influent sur la manière dont ces politiques sont
réappropriées au niveau local car les régions forment « des espaces de recomposition des intérêts, des
identités et de l’action publique » (Pasquier 2004, p. 20). Dans ce sens, l’aménagement spatial
constitue un outil de médiation entre politique publique et forces sociales (2).
Car si la gouvernance territoriale s’européanise et se complexifie, la façon dont on perçoit l’espace et
son organisation évolue et se complexifie également. Les tenants de la théorie critique urbaine
constatent en effet l’impossibilité de définir ce qu’est l’espace urbain aujourd’hui : “do we really know,
today, where the urban begins and ends, or what its most essential features are, socially, spatially or


212
La région est entendue comme « un territoire socio-politique à l’intérieur d’un Etat » (Pasquier 2004, p. 20).

174
otherwise ?” (Brenner, Madden, Wachsmuth 2012, p. 118). La périurbanisation croissante a en
particulier rendu obsolète une lecture de l’urbain opposé à l’espace rural : “the town/country divide
that once appeared to offer a stable, even self-evident, basis for delineating the specificity of city
settlements, today appears increasingly as an ideological remnant of early industrial capitalism that
maps only problematically onto contemporary urban processes” (Brenner, Madden, Wachsmuth 2012,
p. 118). Et de reconnaitre que les problématiques urbaines s’appliquent tout autant aux villes qu’aux
régions et qu’aux espaces moins denses :

“…urbanization is, to be sure, still manifested in the continued, massive expansion of


cities, city-regions and megacity regions, but is equally entails the ongoing sociospatial
transformation of diverse, less densily agglomerated settlement spaces that are, through
constantly thickening interurban and inter-metropolitan infrastructural networks, being
ever more tightly interlinked to the major urban centers” (Brenner 2012, p. 21).

C’est également ce que dit peu ou prou Michel Lussault : « L’urbanisation est bien un phénomène
global, qui concerne toutes les échelles […] tout autant les espaces ruraux que les villes » (Lussault
2010). En conséquence, les oppositions traditionnelles entre villes et campagnes deviennent des
« mythologies sociales à mettre à distance, tant il est vrai que l’urbanisation contemporaine brouille
les cartes (celles de la géographie, au premier chef) et compose des arrangements d’espaces et des
dynamiques d’une grande complexité » (Lussault 2010). Il est peut-être temps alors, comme le
propose Purcell à partir de la lecture des travaux de Brenner précisément, de basculer du droit à la
ville tel que défini par Henri Lefebvre vers un droit à l’espace : « the right to the city … thereby expands
into a broader right to space both within and beyond the urban scale » (Purcell 2008, p. 102).
Finalement, s’intéresser aux régions ne fait pas plus sens que s’intéresser aux villes. Les régions
constituent plutôt une porte d’entrée, une échelle qui parait tout aussi pertinente que les villes pour
observer les reconfigurations socio-spatiales actuelles en jeu, en ex-Yougoslavie comme ailleurs. C’est
porter mon attention sur ces territoires en ce qu’ils forment « le cadre d’expression d’intentionnalités
et de stratégies en matière de politiques publiques (…) qui aboutissent à, ou découlent de, la
structuration et l’évolution des relations entre le politique, les organisations sociales et les individus. »
(Dodier, Séchet 2007, p. 303). Ainsi, le niveau régional ne m’intéresse pas en soit mais parce qu’il
constitue un point d’observation depuis lequel un chercheur en sciences sociales peut analyser
l’articulation et l’entremêlement de différentes échelles entre local et global, entre politiques, actions
et rapports sociaux :

« Même si la région ne constitue pas un nécessairement un niveau pertinent de


gouvernance, tordant ainsi le cou au mythe d’une Europe des régions213, elle prend une

213
Romain Pasquier parle à ce sujet du « mythe de l’Europe des régions » (Pasquier 2004, p. 20). Bernard Jouve
considère que le système européen émergent renvoie davantage à une « Europe avec les régions » (Jouve 1998,
p. 297)

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178
hypothétique qui postule un lien entre projet d’aménagement transfrontalier et réconciliation ;
processus, s’il en est, mettant en jeu des relations interpersonnelles.

Il me semble qu’il n’en est rien. La position de Denis Martouzet, du moins ce que j’en comprends, n’est
pas d’affirmer que l’aménageur est une profession inutile parce que l’aménagement est vain. Non, son
assertion concerne la possibilité de créer sciemment, volontairement, l’urbanité. Selon lui, l’urbanité
formerait plutôt un « invouluble », c'est-à-dire « l’effet secondaire non voulu d’autre chose » et
l’aménagement-urbanisme reviendrait à la « mise en place d’une certaine forme de désordre, ou (…)
des conditions nécessaires à une certaine spontanéité consubstantielle de l’urbanité » (Martouzet
2007, p. 111). Cela revient à « admettre l’irréductibilité de l’incertitude et l’incomplétude du
rationalisme » et appelle en conséquence à « réhabiliter l’art, l’ignorance, l’incertitude, le risque »
comme message et comme méthode en aménagement (Martouzet 2007, p. 112). C’est considérer que
les impacts des résultats et du processus de projet d’aménagement seraient différents de l’objectif ou
des objectifs visé(s) initialement, sans nier que l’aménagement affecte le lien social. C’est donc
considérer dans le cas présent que le projet d’aménagement transfrontalier peut contribuer à la
réconciliation interethnique à condition que cette dernière ne soit pas l’objectif premièrement
recherché.

Cette position ne nous paraît pas en contradiction avec les apports de la théorie critique mobilisés
antérieurement autour de la seconde hypothèse. Cette dernière se recommande d’un ensemble
théoriquement construit autour du concept de justice spatiale, basé en grande partie, nous l’avons vu
précédemment, sur la relecture contemporaine du concept de droit à la ville formulé par Henri
Lefebvre. Edward W. Soja et Mark Purcell l’interprètent comme le droit d’occuper et d’habiter l’espace
(Soja 2010, p. 109; Purcell 2008, p. 102). La nouvelle prise de conscience spatiale qu’Edward Soja
appelle de ses vœux revient à reconnaitre les effets négatifs des géographies injustes et à remettre en
question ces dernières par des luttes pour l’espace216. Ces dernières constituent selon lui
potentiellement de puissantes sources d’amélioration des conditions de vie dans le sens notamment
de la construction d’identité(s) partagée(s) (Soja 2010, p. 109). Mais Peter Marcuse met en garde
contre une tendance contre-productive qui mènerait à considérer que tout problème de justice sociale
est un problème de justice spatiale. C’est bien l’interrelation des deux qu’il s’agit de démêler :
“understanding the right interrelationship between the two [social and spatial justices] is critical in
practice as well as in theory, for it has to do with the possibilities and limits on what can be
accomplished through actions addressing the use of space in cities” (Marcuse 2009, p. 252).
L’aménagement forme en ce sens un outil puissant pour résoudre des questions spatiales dont
certaines ont des conséquences sociales, mais un outil dont Peter Marcuse appelle à mieux identifier

216
Qu’on peut rapprocher en France à ce que Michel Lussault nomme la lutte des places (Lussault 2009).

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181
la position du groupe majoritaire aux dépens des populations et des territoires marginaux :
vethnocratic regimes (…) work to enhance the position of a dominant ethnic group, while actively
marginalizing minorities and peripheral ethno-classes” (Yiftachel, Goldhaber, Nuriel 2013, p. 223). Et
même quand l’objectif relève davantage de l’accommodation libérale des aspirations des différents
groupes ethniques en situation de sortie de conflit, le même mouvement du haut vers le bas est
observable : ”whereas such political restructuring [local and regional autonomy, federalism,
decentralization, power sharing and federalism] seems essential to peacemaking in troubled societies,
it is usually the results of top-down, elite agreements at the political level” (Bollens 2007a, p. 230).
L’Etat-nation, même s’il est remis en question par les mouvements de globalisation et
d’européanisation actuels, reste le cadre, le référentiel principal pour la plupart des individus, que
ceux-ci appartiennent aux groupes majoritaire ou minoritaire(s) :

“state (…) is still the main shaper of most people’s lives and a major determinant of the
distribution of resources and power. The logic of the state system, and the promise of the
democratic governance, is thus still a major mobilizing force in today’s politics, especially
as regards marginalized minorities” (Yiftachel 2006, p. 278).

Néanmoins, bien que le niveau national reste le plus souvent le lieu symbolique de l’exercice du
pouvoir et de la garantie des droits, le niveau local forme probablement l’échelle privilégiée de la
traduction de la politique en action. Pour Scott Bollens, suivant une certaine logique de subsidiarité,
les villes et les régions seraient les plus à mêmes de développer des stratégies politiques et sociales de
pacification : ”urban and regional policy strategies are more capable than national accords of
addressing the complex spatial and social-psychological attributes of intergroup relations” (Bollens
2007a, p. 230). Cette pensée n’est pas la mienne car elle nous semble relever d’un double mirage, à la
fois néo-tocquevilien –mythifiant abusivement l’exercice de la démocratie locale– et essentialiste –
conduisant à abusivement « poser le postulat que les institutions locales sont, par définition, plus
ouvertes aux revendications des groupes minoritaires que le niveau étatique » (Gagnon, Jouve 2006,
p. 27). Oren Yiftachel, Ravit Goldhaber et Roy Nuriel affirment par exemple que les politiques de
reconnaissance des minorités (institutionnelles, majoritairement d’inspiration libérale) peuvent parfois
être improductives et aboutir à renforcer la marginalisation socioéconomique et l’isolement politique.
Ils appellent alors à une approche critique de ces politiques : « recognition has to be studied critically,
(...) it may work for or against the group in question” (Yiftachel, Goldhaber, Nuriel 2013, p. 239‑240).
Scott Bollens lui-même se contredit quand il observe (dans le cas de Jérusalem et de Bagdad en
particulier) que les systèmes qui garantissent la participation de minorités sur une base ethnique
aboutissent parfois à accentuer plutôt qu’à résoudre les tensions et les inégalités : « By building ethnic
group power into local instiutions, (…) these system scan ethnicize many policy issues, dampen cross-

182
cuting cleavages, and concentrate power in the hands of ethnic politicians who then have the means
to escalate demands » (Bollens 2013, p. 357).

Ainsi, il semble intéressant de traiter, dans le travail présent, de la réconciliation interethnique à


l’échelle locale en ex-Yougoslavie, à condition de traiter cette échelle de manière non-isolée et de
considérer les actions menées sans a priori positifs. L’échelle locale est donc à approcher dans la
dynamique des relations et des recompositions multiscalaires politiques et sociales qui caractérisent
les sociétés actuelles. La particularité d’une recherche menée à cette échelle serait plutôt qu’elle
permet de mieux observer les gestions quotidiennes de l’après-conflit, la matérialité et le symbolisme
de décisions prises souvent à une échelle supérieure dont les conséquences, les réinterprétations, les
résistances, positives ou négatives, rejaillissent aussi et surtout au niveau local, au-delà et parfois en
marge des discours politiques nationaux ou européens.

L’action aménageuse paraît dans ce contexte tenir un rôle central. Oren Yiftachel le voit comme un
outil d’intermédiation entre les différentes échelles (nous l’avons vu dans le paragraphe précédent)
mais aussi entre pouvoir et espace : « planning is perceived here as a mediator between power and
space, an arena in which regime principles are translated into plans, institutions, discourse and spatial
change” (Yiftachel 2010, p. 74). Ce processus de traduction politico-spatiale n’est pas unidirectionnel :
“regime principles are translated into planning principles and spatial development patterns, and these,
in turn, are translated back into institutional and regime settings” (Yiftachel 2010, p. 74). À partir
d’études de terrain sur des villes ethniquement polarisées (Belfast, Sarajevo, Johannesburg), Scott
Bollens met en exergue le rôle central de l’aménagement et de l’aménageur dans le contexte de
conflits ethniques profondément enracinés. Selon lui, s’il est conçu de sorte à s’attaquer aux causes de
la polarisation urbaine en favorisant l’empowerment mutuel et une coexistence urbaine tolérable, le
projet d’aménagement peut contribuer à pacifier les rapports interethniques. S’il est partisan ou s’il
est pensé dans le sens d’une neutralité pseudo-professionnelle, il ne contribue alors qu’à renforcer la
position du groupe dominant (Bollens 1998, p. 686‑687). La contribution de l’aménagement
transfrontalier aux rapprochements interethniques semble donc dépendre de la manière dont les
acteurs locaux se réapproprient symboliquement les objectifs de coopération et les traduisent
spatialement dans l’espace en projet.

Dans ses travaux sur Belfast après le conflit, Brendan Murtagh illustre par l’exemple les propos de
Yiftachel cités ci-dessus. Il offre une analyse des recombinaisons complexes entre jeux de pouvoir,
projets d’aménagement et relations identitaires qui aboutissent à changer les règles de la ségrégation
résidentielle et de l’intégration : “In Belfast, governance, capital and ethnicity are dynamic and fluid
but the relationship between them is becoming increasingly spatially differentiated” (Murtagh 2008,
p. 22). Plus précisément, si la régénération urbaine a parfois permis de dépasser dans certains

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initiale faite au début de cette partie, c'est-à-dire de conceptualiser le projet autant comme un
processus qu’une finalité. Pour que le projet d’aménagement facilite la réconciliation interethnique, il
semble que cette dernière ne puisse former sa finalité première, mais doive rester un objet
secondaire, un invouluble, en ce sens qu’elle ne peut être neutralisée dans le processus. Ce qui revient
à postuler le lien entre projet et lien social tout en acceptant l’imprévisibilité de sa forme.

Processus Réconciliation comme


invouluble, objectif
secondaire

Finalité

Idée Réalisation Aménagement =


améliorer l’habitabilité
Conception
des espaces pour tous


Réconciliation comme
impensé omniprésent

Figure 26 - Le lien théorique entre réconciliation et projet d’aménagement

Réalisation : Blondel

Le schéma ci-dessus vise à présenter de manière simple ma conceptualisation. La possibilité du lien


entre projet d’aménagement et réconciliation est conditionnée à ce que la réconciliation représente
un impensé omniprésent du processus de projet (qu’elle l’imprègne sans l’étouffer) tout en ne formant
qu’un objectif secondaire de la finalité du projet ; l’objectif premier restant que celui-ci vise plus
généralement à l’amélioration de l’habitabilité des espaces pour tous (au-delà des communautés,
entre humains et non-humains).

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186
des individus et des groupes partageant des héritages parfois communs, parfois opposés, et soumis à
des injonctions étatiques et européennes similaires mais décalées. En effet, tous les Etats sont dans un
processus d’affirmation nationale, et en même temps engagés dans le processus d’adhésion à l’Union
européenne, mais à des tempos différents.
Au sein de ces recombinaisons, un des leviers de l’UE est au centre de mon attention, les projets
d’aménagement transfrontalier et plus particulièrement leur participation à la reconfiguration des
liens socio-spatiaux. Ils sont alors envisagés comme un second révélateur potentiel « des tensions
s’exprimant aujourd’hui entre mise en norme institutionnelle et mise en forme sociétale » (Velasco-
Graciet, Bouquet 2006, p. 12). De la sorte, j’interroge le postulat européen qu’ils constituent un outil
permettant d’articuler la politique de coopération transfrontalière avec le ménagement du rapport à
l’altérité. Ce travail vise ainsi d’une part à critiquer le rapport de causalité direct entre coopération,
développement, aménagement et réconciliation, sous-entendu dans la manière dont la politique
d’élargissement de l’UE est conçue. Il vise d’autre part à mieux comprendre ce que les injonctions
européennes produisent au niveau local (puisqu’elles existent déjà), de discuter de leur participation
(ou non) à l’évolution des relations socio-spatiales aux frontières post-yougoslaves. Ce qui implique la
nécessité d’abord d’une approche large du monde frontière post-yougoslave.

187

188
Deuxième partie :
La frontière Serbie/Croatie, enjeux, méthode,
terrain

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191
4.0. Un court liminaire: deux observations participantes pour
apprivoiser le terrain et prendre conscience des enjeux

Si ce chapitre commence avec la citation de Nawal el Saadawi, c’est que le rapport de domination
qu’elle évoque est également présent sur le terrain de la frontière Serbie-Croatie, bien que sous une
autre forme (entre l’Ouest européen et la semi-périphérie balkanique). Il a traversé toute l’enquête de
terrain menée. J’ai pu le percevoir en particulier lors de deux observations participantes réalisées en
2009-2010 et en 2012.
La première s’est déroulée pendant un cycle de séminaires coordonné par le réseau associatif français
Peuple & Culture221, en partenariat avec le Jugendbildungszentrum (centre d’éducation des Jeunes) de
Blossin en Allemagne et l’Agence pour la démocratie locale d’Osijek, avec le soutien financier de l’OFAJ
(Office Franco-Allemand pour la Jeunesse). Je cherchais, en participant à ce cycle de conférences, à
opérer un premier contact avec le terrain frontalier Serbie/Croatie, à rencontrer des habitants de la
région et en particulier des membres de la société civile. Je cherchais également à saisir, dans la
pratique, une situation qui tenait de l’injonction à la réconciliation. En effet, ce cycle de
rencontres/séminaires était défini comme une formation trinationale France-Allemagne-Croatie. Il
avait pour thématique « Cultures et frontières ». Il s’est déroulé sur trois semaines non-successives à
Osijek (et Vukovar) en Croatie, Strasbourg en France puis Blossin (et Berlin) en Allemagne. Réunissant
des « jeunes multiplicateurs de la société civile » français, allemands et croates (une dizaine de chaque
nationalité), il visait à « discuter des problématiques et des enjeux culturelles en Europe » par un
apprentissage interculturel dans trois zones frontalières222. L’idée sous-jacente était, par la rencontre
d’une certaine jeunesse, d’exporter le modèle de la réconciliation franco-allemande dans le contexte
serbo-croate.
Du fait de mon statut particulier223 de doctorant, j’ai été convié rapidement aux réunions
d’organisation qui se sont déroulés tout au long de la semaine, en sus de la participation aux activités
en elles-mêmes. Ce fut l’occasion d’observer la mainmise des responsables français et allemand sur la
définition des thématiques et des intentions des activités. D’un côté, l’objet était de prôner un
discours de tolérance culturel par la réalisation d’exercices par petits groupes dans lesquels nous
étions mélangés par nationalité (toujours un petit nombre équivalent de français, d’allemands et de


221
« Réseau d’associations d’éducation populaire peuple et culture mène depuis 70 ans un même combat : la
lutte contre les inégalités culturelles et pour le droit de savoir tout au long de la vie ». cf. http://www.peuple-et-
culture.org
222
d’après l’affiche réalisée par Peuple & Culture.
223
alors que la majorité des participants étaient des jeunes travailleurs sociaux, ou des jeunes membres de
syndicats ou de partis politiques.

192
croates). Les séjours dans une ville de chaque pays visaient à permettre d’appréhender l’histoire de
l’autre dans son contexte. Nous avons ainsi alterné parcours dans la ville avec restitutions et débats en
intérieur.
Au delà de cette interculturalité, l’injonction à la réconciliation était perpétuée par l’exemple. Les
organisateurs français et allemand n’hésitaient pas à orienter les débats en ce sens, à se positionner
eux-mêmes sur la question, notamment en utilisant leur expérience personnelle, mais aussi en
inventant les participants français et allemands à se positionner sur la question. Les participants
croates étaient alors réduits au statut d’apprenant. Si une certaine commisération à l’égard de leur
passé récent était tolérée, il s’agissait de les enjoindre à aller de l’avant, un avant présenté comme
allant « naturellement » dans une seule direction : celle de la réconciliation et de l’Europe (l’un étant
réduit à l’autre) ; comme si la réconciliation était une valeur unique et partagée de tous ; et comme si
la modernité ne s’incarnait que dans l’Europe.
A aucun moment pendant le séminaire, la transposabilité de la réconciliation franco-allemande en
contexte serbo-croate n’a été questionnée. Si les intentions sont louables, l’ignorance des enjeux du
terrain est perceptible dans l’absence criante de participants serbes, notée et soulignée à plusieurs
reprises par les présents. Comment exporter la réconciliation si un des deux groupes est absent ? La
suite du séminaire permit de se rendre compte que cette absence était une décision de la co-
organisatrice croate pour qui il était encore impossible en 2009 de mettre en présence un groupe de
jeunes croates avec un groupe de jeunes serbes. Contredite par les participants croates, elle a confié
alors être très marquée personnellement par les conflits. Il s’avérait qu’elle confondait son incapacité
propre à pardonner avec celle de tous les Croates. L’absence de participants identifiés comme Serbes
est venue démontrer par l’exemple que l’exportation du modèle était en quelque sorte forcée. Elle
illustrait la manière surplombante dont le cycle de séminaires avait été organisé, depuis le couple
franco-allemand dominant et bien-pensant vers la frontière croate (et ses habitants) identifiée comme
en besoin, au lieu de partir de la question des relations sociales sur le terrain.
La deuxième observation participation s’est déroulée en juin 2012, durant une semaine organisée par
Confrontations Europe224. L’objectif du « Tour des Balkans » était, selon la page consacrée au sujet sur
le site internet de l’association, de « resserrer les liens avec nos amis pour réussir ensemble leur
entrée dans l'Union européenne ». Le résumé suivant est livré :


224
qui se définit comme un think-tank, un réseau et un lobby d’intérêt général, dont le but affiché est « de peser
sur le choix des décideurs nationaux et européens” et la méthode “de rassembler de nombreux acteurs
économiques et sociaux européens qui élaborent ensemble des propositions visant à dynamiser le
développement économique et social en Europe” (cf. http://www.confrontations.org). En 2012, cette association
était dirigée par l’ancienne élue PCF Claude Fischer. L’ancien eurodéputé PCF Philippe Herzog en était (et est
toujours) le président d’honneur.

193
« Confrontations Europe revient dans les Balkans occidentaux sept ans après son colloque
à Sarajevo en 2005 (…) En 2012, Confrontations Europe propose d’organiser avec ses
partenaires trois débats en Serbie, en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. L’objectif est
d’aller à la rencontre des peuples de l’ensemble de la région pour mieux comprendre les
difficultés et mieux coopérer pour un avenir commun.
Les Balkans Occidentaux n’ont pas achevé la construction de leur marché régional. Les
pays ne se développent pas au même rythme et leur entrée dans l’UE ne se fait pas en
même temps (…) Confrontations Europe veut contribuer à notre rapprochement et
s’engager avec les pays et les peuples à la réussite de l’adhésion.
Lors de nos rencontres, nous avons cherché particulièrement à approfondir les enjeux de
l’éducation, la formation professionnelle et l’organisation du marché du travail ; examiné
les problèmes à résoudre pour bâtir un marché régional qui soit le socle d’une croissance
plus dynamique ; précisé les rôles respectifs des Etats et de l’Union européenne. Nous
avons rassemblé des acteurs socio-économiques et des associations de jeunes et de la
société civile pour un dialogue entre eux et avec des représentants d’institutions
nationales et communautaires ».

L’idée était donc à la fois de faire découvrir la région à une cinquantaine d’adhérents (principalement
français) de l’association afin de les convaincre de la nécessité d’élargir l’UE au plus vite à « nos amis »
des Balkans occidentaux, tout en menant trois conférences successives, à Zagreb, Belgrade et Sarajevo,
dans le but d’aider ces mêmes « amis » dans ce processus, en identifiant les problèmes de la région et
en prônant de bons conseils pour les dépasser.
A la différence du premier séminaire, je n’étais pas un simple participant. L’association Confrontations
Europe m’avait demandé d’écrire quatre fiches préparatoires au Tour, concentrées sur la situation
politique, économique et sociale des trois pays traversés (Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine) ainsi
qu’une fiche sur la situation de la coopération régionale. Mon rôle sur place était ensuite
d’accompagner le Tour sans qu’aucune fonction ne m’ait été réellement attribuée.
L’ignorance asymétrique225, sur lequel ce Tour était basé et qu’il entretenait, est clairement lisible dans
la situation décrite et le résumé offert. Suffisamment ignorante des enjeux socio-économiques de la
région pour demander au doctorant que j’étais d’expliquer (brièvement et sommairement) « le
contexte », l’association n’en prétendait pas moins donner la leçon à la société civile locale. Cette
dernière était conviée à venir écouter les principes de la modernité, et en particulier un ensemble
d’idées libérales (la réconciliation par l’éducation) et capitalistes (comment bâtir une économie de
marché régional) comme s’ils constituaient le seul modèle souhaitable et possible. La majorité des
intervenants convoqués à la tribune était des entrepreneurs et des ambassadeurs ouest-européens (et
majoritairement français) appelés à partager leur expérience ; les rares participants locaux engagés

225
Gayatri Chakravorty Spivak a proposé, pour qualifier l’attidude hégémonique des penseurs de l’Ouest vis-à-vis
du non-Ouest, le terme d’ignorance asymétrique (Spivak 1999), car l’enjeu d’un tel positionnement n’est pas
seulement le pouvoir mais la définition du savoir : « le sujet occidental de l’objectivation peut parfaitement
ignorer l’histoire (culturelle, politique…) des régions non occidentales et, malgré tout, prétendre à l’objectivation,
alors que les originaires d’espaces dominés ne peuvent ignorer l’histoire des sociétés d’Occident sous peine de
passer pour naïfs » (Malela 2007).

194
dans cette manifestation venaient expliquer la manière dont ils appliquaient déjà les recettes de l’UE,
et soutenir ces bonnes pratiques qui selon eux étaient la voie à suivre.
Ces deux temps d’observation participante, situés plutôt au début et plutôt à la fin de mon enquête de
terrain (cf. 5.2.), m’ont ainsi permis de mieux percevoir mon objet et la situation de recherche, et de
mieux définir ma position . Ils m’ont convaincu de la nécessité de la critique, mais ils m’ont aussi rendu
conscient que la simple critique ne suffit pas, comme le dit Madina Tlostanova : « powerful critical
interventions (…) have not so far changed the general modern logic of knowledge production which is
still grounded in rigid taxonomies, effective annihilations and sly appropriations » (Tlostanova 2015,
p. 44). En d’autres termes, j’ai pris conscience de la dimension discursive du phénomène que je
cherchais à observer, et en particulier de l’importance de la position des chercheurs, comme
producteurs de savoirs, parmi d’autres, par les stéréotypes que nous reproduisons, les concepts et les
catégories que nous manipulons, les perceptions que nous mettons en mots, en d’autres termes des
incertitudes théoriques et les difficultés empiriques de ma recherche. La réflexivité « –tout en étant
une procédure d’objectivation de la recherche– est finalement (…) une condition de production de la
connaissance (Gaillard 2013, p. 96), et non un obstacle à cette dernière. Cette inquiétude
ethnographique devient utile et souhaitable : « utile, car les problèmes rencontrés énoncent une
vérité permettant d’approfondir la compréhension des individus, des groupes ou des sociétés étudiés ;
souhaitable car ils ne font que traduire une forme d’attente démocratique de leur part et d’exigence
scientifique des chercheurs » (Fassin 2008b, p. 9‑10).

4.1. Enjeux épistémologiques, politiques et éthiques de la situation


ethnographique : approcher un espace-temps frontalier et semi-
périphérique

La question posée dans ce travail, celle des évolutions et des permanences des relations socio-
spatiales à la frontière entre les deux Etats-nations, est fortement marquée par le contexte politique
de la préadhésion à l’Union européenne, qui enjoint les deux pays et les deux peuples à se réconcilier
en coopérant (et à coopérer en se réconciliant). Ce cadre influence la manière dont la question est
historiquement, géographiquement et normativement posée. L'espace post-yougoslave226 est en effet
traité comme un sous-champ à part, régi par des thèmes précis. Cette tendance est perpétuée par des


226
Je reviendrais un peu plus dans ce chapitre sur mon usage de “post-yougoslave” et ses limites.

195
stratégies institutionnelles de financement et de recherche dans lesquelles les universitaires sont
amenés à s'inscrire227 (Jansen, 2015:39).
Quand on s’attarde sur les thèses concernant la région déposées dans les universités françaises depuis
2005, outre leur inscription disciplinaire majoritaire dans le champ du droit et de la science
politique228, on note une concentration des sujets sur deux ensembles parfois liés : (1) les
nationalismes, les conflits et leurs conséquences, la justice internationale ; (2) l'élargissement
européen, ses mécanismes, ses enjeux et ses effets (Blondel, Javourez, van Effenterre 2015). Ceci
révèle le regard double (problème/solution) et dominant posé sur la région. D’un côté, elle est
abordée selon le danger potentiel qu’elle continuerait à représenter. De l’autre, on mesure si et
comment elle parvient à se normaliser, s’européaniser. On en arrive à se demander combien cette
lecture contribue à la compréhension des phénomènes socio-spatiaux et politiques aujourd’hui à
l’œuvre. Ce portrait ne serait il pas réducteur, et n’en dit-il pas au moins autant sur le phénomène
observé (des mutations post-yougoslaves) que sur ceux qui le produisent (et notamment nous, les
chercheurs) ? Quelles sont alors les principales questions épistémologiques, éthiques et politiques
posées par la situation ethnographique ? L’objectif, en posant cette question, est de permettre
d’interroger ensuite les choix méthodologiques de cette thèse, mais aussi d’en discuter leurs intérêts
et limites.

4.1.1. Sortir des nationalismes méthodologiques

Nous l’avons vu, la manière actuelle la plus commune d’aborder l’espace post-yougoslave est au
travers de ses nationalismes. Or, cet angle d’approche peut être cognitivement biaisé : face au défi
d’observer le nationalisme sur le terrain, le chercheur en vient souvent à nationaliser son regard, ce
qui est communément qualifié de nationalisme méthodologique. C’est contre le danger de la
réduction nationaliste de mon regard sur la situation frontalière Serbie/Croatie que j’ai en premier lieu
pensé mon approche de terrain.
Comme le rappelle Sperenta Dumitru, la critique du nationalisme méthodologique est bel et bien une
question épistémologique, en ce sens qu’il s’agit « ni de défendre, ni de représenter la mondialisation,

227
Cette thèse en est une illustration. Le seul soutien financier dont j’ai bénéficié (pour mon enquête de terrain)
est venu du programme de soutien aux doctorants de l’IHEDN (Institut des Hautes Etudes en Défense Nationale).
Le succès de ma sélection fut apparemment lié à ma capacité à démontrer en quoi la stabilisation et la
pacification de la région dans son ensemble (dont la frontière Serbie/Croatie) représentaient un enjeu sécuritaire
pour l’Europe en général (c’est le conseil qu’on m’a donné avant le dépôt de mon dossier).
228
Cinquante-six des cent-douze sujets de thèse comportant le mot Yougoslavie ou yougoslave déposés entre
2005 et 2015 le sont dans ces deux disciplines. On observe des tendances similaires pour les entrées « Serbie »,
« Croatie » et « Bosnie », cf. www.theses.fr

196
l’affaissement de l’État-nation229 ou des frontières » mais de soulever « une question de méthodologie
de la recherche en sciences sociales » (Dumitru 2014, p. 18). Selon elle, il se retrouve principalement
sous trois formes.
Le premier, le nationalisme stato-centriste, conduit à accorder une prééminence injustifiée à l’Etat-
nation, que ce soit dans l’analyse sociale ou politique (Beck 2003, p. 62) ; comme si le droit et les
idéaux sociaux n’étaient définis que par l’Etat et n’existaient qu’à travers lui (Dumitru 2014, p. 19).
Sans nier l’influence des variables nationales, il convient plutôt d’en faire une variable parmi d’autres
–avec l’Europe et le local notamment– dans l’analyse de la production de la frontière (Pasquier 2012a,
p. 64). « Parmi d’autres » signifie qu’il est tout aussi important de ne pas tomber dans une approche
verrouillée sur d’autres échelles. Bien que moins fréquent, le risque d’un trop grand tropisme
européen ou localiste poserait également problème230, tant les reconfigurations frontalières (ici, serbo-
croates) ne se jouent pas exclusivement à ces deux échelles non plus. Sans compter que « l’usage des
polarités intérieur/extérieur et national/international a servi à dissimuler l’interaction existant entre
des processus se déroulant à différentes échelles » (Agnew 2014, p. 30). Ainsi, éviter le stato-centrisme
exige de penser à différentes échelles, mais surtout de saisir ce qui se joue entre les échelles.
Le second nationalisme méthodologique, dit « groupiste » en référence à Brubaker, consiste à
comprendre (et réduire) la société à celle d’un État-nation (Dumitru 2014, p. 22). Plus précisément, des
groupes présupposés distincts, clairement différenciés, homogènes à l’intérieur et délimités à
l’extérieur sont considérés comme bases constitutives de la vie sociale, protagonistes en chef des
conflits sociaux et unités fondamentales de l’analyse sociale (Brubaker 2002, p. 164). Ce penchant est
fréquent dans l’étude des conflits nationaux, raciaux et ethniques ; notamment quand on parle des
Serbes et des Croates en ex-Yougoslavie en les réifiant comme des entités substantielles auxquelles
des intérêts et des agency peuvent être attribués (Ibid.). Dans le cas du présent travail, se détacher du
« groupisme » exige d’envisager les appartenances ethniques comme non-homogènes et non-
exclusivement serbe ou croate et les appartenances sociales comme non-exclusivement ethniques et
nationales. A nouveau, il s’agit, sans l’abandonner, de ne pas donner trop d’importance a priori à la
grille de lecture ethnique, d’en faire une parmi d’autres en fonction de ce que les individus évoquent :

“… we need not frame our analyses in terms of ethnic groups and (…) it may be more
productive to focus on practical categories, cultural idioms, cognitive schemas,
commonsense knowledge, organizational routines and resources, discursive frames,
institutionalized forms, political projects, contingent events and variable
groupness” (Brubaker 2002, p. 186).


229
Ou la recomposition de son action (Brenner 2004).
230
Car penser l’Union Européenne comme une forme de super-Etat revient à reproduire les limites du stato-
centrisme : “Institutions of global governance are not simply replication on a bigger scale the functions and tasks
of a nation-state” (Ferguson, Gupta 2002, p. 996).

197
L’entrée choisie dans le présent travail –par la frontière considérée comme « un objet spatial » et par
le projet pensé comme finalité et processus– permet d’éviter ce risque, à condition de ne pas réduire à
leur dimension ethnique les rapports sociaux observés sur le terrain.
La troisième forme de nationalisme méthodologique identifiée est territorialiste. Elle revient à
« comprendre l’espace comme naturellement divisé en territoires nationaux » (Dumitru 2014, p. 22).
Dans l’analyse, une telle perception conduit à formuler des concepts, poser des questions, construire
des hypothèses, collecter et interpréter des preuves, tirer des conclusions dans un cadre spatial qui est
complétement territorialisé (Aart Scholte 2000). C’est ce que plusieurs auteurs ont appelé le « piège
territorial » (Hadjimichalis, Hudson 2007; Agnew 2014). De la même manière que le « groupisme » au
niveau social, cette tendance conduit à réifier « les territoires étatiques pour en faire des unités
données, ou fixes, d’espace souverain », ce qui équivaut à « déshistoriciser et décontextualiser les
processus de formation et de désintégration des États » (Agnew 2014, p. 30). Dans le cas présent,
tenter d’éviter le piège territorial conduit à penser la frontière Serbie/Croatie sous d’autres formes
(e.g. spatiale et réticulaire) ; c’est-à-dire à éviter l’enfermement du travail de terrain autant que
l’analyse dans le territoire transfrontalier tel qu’il est prescrit par le programme, pour suivre aussi
l’observation de la frontière et des projets organisés autour d’elle en dehors des cadres territoriaux et
d’un emboîtement pré-imposés.
Dumitru souligne à raison que quasiment aucune recherche n’évite les trois formes du nationalisme
méthodologique, d’autant que ces dernières s’articulent, l’idée de l’Etat renvoyant à la fois à une
certaine forme de verticalité et d’emboîtement social et territorial dont Gupta et Ferguson résument
parfaitement la logique :

“Verticality refers to the central and pervasive idea of the state as an institution somehow
« above » civil society, community and family. […] The second image is that of
encompassment: Here the state (conceptually fused with the nation) is located within an
ever-widening series of circles that begins with family and local community and ends with
the system of nation-states. This is profoundly consequential understanding of scale, one
in which the locality encompassed by the region, the region by the nation-state and the
nation-state by the international community. Theses two metaphors work together to
produce a taken-for-granted spatial and scalar image of a state that both sits above and
contains its localities, regions and communities” (Ferguson, Gupta 2002, p. 982).

Dans le cadre du présent travail, éviter les nationalismes méthodologiques exige d’approcher le
phénomène frontalier (dans sa routine quotidienne et par l’injonction à coopérer) non seulement
comme un processus interétatique (entre Etats serbes et croates), internationale (entre « peuples »
serbe et croate), ou même interterritorial (entre un emboîtement de territoires serbes et un
emboîtement de territoires croates), mais bien comme une reconfiguration socio-spatiale qui
interroge précisément toutes ces catégories. L’enjeu est de prendre en compte la relation autant que

198
la déconnexion entre espace et échelle231, c’est-à-dire le caractère transnational à la fois de l’Etat et du
local (Ferguson, Gupta 2002, p. 995), sans pour autant tomber dans le travers du « fluidisme
méthodologique » :

“…while it is important to push aside the blinders of methodological nationalism, it is just


as important to remember the continued potency of nationalism. Framing the world as a
global marketplace cannot begin to explain why under specific circumstances not only
political entrepreneurs, but also the poor and disempowered (…) continue to frame their
demands for social justice and equality within a nationalist rhetoric” (Wimmer, Glick
Schiller 2003, p. 600).

Plus que l’Etat (post-yougoslave) en lui-même, ce sont les idéologies qui lui sont liées qui sont au
centre de mon attention. Est-ce que l’idéologie de la réconciliation remplace, renforce ou est
accommodée avec les idéologies nationalistes ? L’objectif est d’essayer de mieux appréhender des
rapports socio-spatiaux relevant d’autres changements, d’autres permanences, d’autres ancrages que
l’Etat et la nation. Je suis ainsi l’appel d’Ildiko Erdei qui, dès 2009, notant une certaine fatigue dans le
regard des chercheurs sur cet espace, invitait à ouvrir le spectre :

“If the previous period was marked by the rule of the nationalism/antinationalism
analytical vocabulary and explanatory paradigm, then the time came to brake that
paradigm for the sake of different explanations and more profound understanding of the
postwar, post-Yugoslav, postsocialist experience of the newly born societies” (Erdei 2009,
p. 82).

Si sortir du paradigme explicatif nationalismes/antinationalismes est une première étape, c’est loin
d’être suffisant, une idéologie en replace une autre :

“It would certainly be naive to think that we will ever develop a theoretical language not
profoundly influenced by the social and political forces around us. Most of us have come
to understand that any observation is shaped by the positionality of the observer -
including the ones unmasking methodological nationalism. While we are still striving for
an adequate terminology not colored by methodological nationalism, we can already
predict that emerging concepts will necessarily again limit and shape our perspective,
again force us to overlook some developments and emphasize others. Every clear
conceptual structure necessarily limits the range of possible interpretations, as well as the
empirical domains that can be meaningfully interpreted. The task is to determine what
reductions of complexity will make best sense of the contemporary world and which ones
are leaving out too many tones and voices, transforming them into what model builders
call noise” (Wimmer, Glick Schiller 2003, p. 600).


231
Se défaire de certains “allant de soi” de notamment de la manière même dont les échelles sont
conceptualisées conduit alors à explorer de nouveaux espaces et dispositifs du politique en dehors des
“dichotomies confortables” qui “implique et conforte tout à la fois l’idée d’une hiérarchie entre supérieur et
inférieur, global et local” (Neveu 2007, p. 19)

199
Ainsi, au-delà du nationalisme méthodologique, quelles sont les autres « structurations
conceptuelles » dominantes mises en place pour aborder l’espace post-yougoslave ? Quels sont leurs
apports et leurs limites ? Et comment me positionner épistémologiquement vis-à-vis de ces dernières ?

4.1.2. Dépasser la lecture de la transition postsocialiste

La seconde lecture dominante de l’espace post-yougoslave, et plus largement des Etats européens
appartenant jadis au bloc communiste, est celle offerte par le paradigme prétendument explicatif
(mais surtout normatif) du post-socialisme. Devant faire face au défi de la « transition démocratique »
(Chiclet 1997), en voie d’européanisation (Štiks 2009), puis en proie à un processus de stabilisation
inachevé (Dhorliac 2014), ces quelques formulations révèlent la manière dont la région a souvent été
dépeinte dans la recherche francophone (et pas seulement) ces dernières années. Or, comme le
souligne le politologue Jean Leca, « on distingue mal ce qui dans la transitologie relayée par la
consolidatologie relève de l'analyse empirique d'un processus sur lequel le savant théorise, et ce qui
relève de la participation à un processus dans lequel le savant théorise et le citoyen agit » (Leca 2000,
p. 108). C’est la première limite de ces approches, le manque de réflexivité dans le texte ne permet pas
de bien distinguer ce qui relève de l’explication de ce qui relève de la prescription.
De telles approches sous-tendent, par le langage employé, une structuration conceptuelle en « post- »,
post-conflits, post-nationalisme, mais aussi post-socialisme, post-communisme et même post-
yougoslave (je reviendrai sur cette dernière dans la section suivante). Le processus de préadhésion à
l’UE, tel qu’il est conçu aujourd’hui pour les Balkans occidentaux, reprend en grande partie les
préceptes pensés dans le cadre de l’adhésion des pays d’Europe de l’Est, fortement marqué par la
lecture post-socialiste. Cette lecture n’est pas sans poser question : “Postsocialism gets lost because it
is largely presumed to be a process of democratization or Europeanization and thus uncritically
positioned vis-à-vis the first World” (Suchland 2011, p. 839). La recherche sur la transition
démocratique devient alors un champ implicite de comparaison « the models of transformation
observed in the consolidated hyperreal democracies of Western Europe are treated as the only valid
model for democracy. Actors and structures found in other societies are signified as deficits of or
obstacles to democratization » (Boatcă, Costa 2010, p. 22).
En effet, le problème des « post », c’est qu’il relève d’une lecture généralement binaire qui postule en
premier lieu un confinement territorial entre deux blocs soi-disant homogènes et opposés (bloc
socialiste vs. bloc capitaliste, bloc démocratique vs. bloc nationaliste…etc.). Madina Tlostanova remet
en cause par exemple cette homogénéité supposée dans la catégorisation post-communisme :
”Postcommunism itself is a highly questionable umbrella term lumping together societies which share

200
an experience of communist political regimes but have different local histories and distinct
understandings of their situation, aims, roles and prospects in the global world” (Tlostanova 2012,
p. 131) ; et Jenifer Suchland : ”we cannot sfely say (…) that the post-communist space is or was a
homogeneous place” (Suchland 2011, p. 844).
Au)delà, cette lecture postule également une rupture temporelle sur laquelle se base une mise en récit
de la modernité –tout était mauvais avant dans votre modèle traditionnel (socialiste, yougoslave,
balkanique, nationaliste), tout sera mieux dans le futur si vous suivez notre modèle progressiste
(européen, libéral, démocratique) : ”transition is perceived as not only a necessary, but also a well-
defined, clearly directed process at whose end the former socialist societies should fully implement
ready-made models coming from the West” (Petrović 2014b, p. 10‑11).
La catégorisation temporelle sert alors la différenciation selon une échelle de progrès : ”The catching
up timeline can be seen as temporal othering, based on a linear conception of temporality that
generates a periodisation of chronological sequences and functions as a taxonomy of progress and
backwardness” (Koobak, Marling 2014, p. 338). Cette différenciation résulte en un rapport de force
entre les situations observées ”difference is understood as points on a vertical scale of
inferiority/superiority, presence/lack or advancement/backwardness, rather than on a horizontal field
of plurality in which no point has definitional advantage over the others” (Sarkar 2004, p. 326). La mise
en récit standard d’une modernité ouest-européenne représente la « colonisation de l’espace par le
temps » (Tlostanova 2010, p. 21), « l’effacement de l’espace par le temps » (Koobak, Marling 2014,
p. 338) ou encore la « victoire discursive du temps sur l’espace » (Massey 1999, p. 31), dont Massey
offre un portrait synthétique : “That is to say that differences that are truly spatial are interpreted as
being differences in temporal development – differences in the stage of progress reached. Spatial
differences are reconvened as temporal sequence” (Ibid.). Au-delà, ce qui interroge
épistémologiquement, c’est que le « post-socialisme » n’est pas seulement un label géographique et
temporel, mais est bien pensé et utilisé comme une catégorie analytique (Koobak, Marling 2014,
p. 334). Cet usage peut conduire le chercheur à participer de la reproduction des rapports de force sur
lesquels cette lecture occidentale du monde, et en particulier des Balkans, est basée.
Les critiques de cette lecture sont nombreuses. Convoquant certains apports de l’approche post-
coloniale, les travaux de Todorova (2011) et la théorie des systèmes-monde (Wallerstein 1974),
Manuela Boatcă souligne par exemple la violence symbolique dans la relation corps-(semi) périphérie
entre l’Europe occidentale et les Balkans :

“The discursive practices of the core easily illustrate the different epistemological
standing of the semiperiphery to that effect: unlike the peripheral Orient, which was
constructed as an incomplete Other of Europe and as the locus of barbarism, irrationality,
and mysticism, the semiperipheral Balkans, to which too many of the attributes that had
gone into the construction of the (white, Christian, European) Western self were

201
undeniable, have featured in the Western imaginary rather as Europe’s incomplete Self
since at least the nineteenth century. Geographically European (by 20th century
standards, at any rate), yet culturally alien by definition, the Balkans, as the Orient, have
conveniently absorbed massive political, ideological and cultural tensions inherent to the
regions outside the Balkans, thus exempting the West from charges of racism, colonialism,
Eurocentrism and Christian intolerance while serving ‘as a repository of negative
characteristics against which a positive and self-congratulatory image of Europe and the
‘West’ has been constructed’ (Todorova 1997, p. 60)” (Boatcă 2006, p. 327).

Les Balkans incarnent dans l’imaginaire européen l’interstice géographique, temporelle et symbolique
entre Occident et Orient, i.e. à la fois la marge commode qu’on invoque comme référentiel négatif et
le bouclier qui protège de bien pire.
Si l’on applique le paradigme de la transition au terrain de recherche, la frontière serbo-croate
représente alors autant un lieu de maux en partie fantasmés, qu’un espace (parmi d’autres) à intégrer
dans la modernité, la première considération servant à justifier la seconde. Le processus
d’élargissement de l’UE aux Balkans occidentaux constitue la poursuite de l’entreprise d’absorption de
l’Est européen : “this new civilizing mission meant being once again defined as catching up with the
West and embarking on a supposed transition from the Second to the First World, whose conditions —
in the form of EU regulations (…)— are being dictated by the latter” (Boatcă 2006, p. 340). Le discours
de la modernité est porté et reproduit à la fois par l’UE qui définit les normes d’entrée dans son corps
mais aussi par les pays candidats qui aspirent à l’intégrer :

“Politically and epistemologically, what is at stake for those ex-communist countries


having long made the bone of contention of Europe’s powerful empires is the possibility
of a renewed shift of axis —away from the semiperipheral identity of an Eastern bloc
country and toward a yet-to-be-defined position within the orbit of the Euro-American
core. The fact that this has been characteristic of the entire Eastern European zone since
the so-called fall of the Iron Curtain and the beginning of the race for Europeanization
becomes evident in the intellectual and political discourses of national elites in Croatia,
Slovenia, Poland, Hungary, Bulgaria, and Romania, the common denominator of which is
the constant downplaying of their countries’ Easternness and the corresponding emphasis
on their will—indeed, their entitlement—to Westernization, seen as a return to Europe”
(Boatcă 2006, p. 340).

Ce constat rend alors nécessaire la prise en compte du caractère situé du savoir, ce que la majorité des
chercheurs ne font pas suffisamment : « much of (…) research, both by Western and CEE scholars alike,
seems to take categories of difference, such as ‘Western’ or ‘Eastern European’ for granted, without
attempting a relational reading of how such difference is constructed in the first place, and to what
end » (Koobak, Marling 2014, p. 331). Le risque sinon, en partant par exemple du découpage Ouest-
(Sud) Est sans le questionner, est de naturaliser cette différence.
Ces réflexions sonnent comme des mises en garde. Plutôt que de remettre en cause l’objet d’étude de
cette thèse (la frontière serbo-croate en contexte de préadhésion à l’UE), elles poussent à la vigilance

202
sur la manière de conceptualiser spatialement et temporellement la manière de l’approcher. Parmi les
enjeux épistémologiques, politiques et éthiques, il s’agit notamment d’éviter d’observer la politique de
coopération transfrontalière comme si sa mise en place constituait à mes yeux une preuve de la
démocratisation ou de l’européanisation de territoires jadis socialistes –quand bien même ce serait
l’intention de l’UE– mais plutôt de porter mon attention sur les reconfigurations sociales et spatiales
potentielles que cette politique engendre (ou non) et reflète (ou non) à la frontière. Cette posture
critique amène finalement à organiser l’approche du terrain à partir de la frontière Serbie/Croatie
identifiée comme le point de départ de l’enquête et l’objet d’attention premier, à partir duquel je peux
ensuite observer les injonctions à la coopération et à la réconciliation faites dans le cadre de la
préadhésion (l’objet second).

4.1.3. Penser post-yougoslave, la fausse panacée ?

Ne pas reproduire les cadres d’analyse du nationalisme méthodologique ou du post-socialisme ne


signifie pas pour autant qu’il s’agisse de nier l’importance de l’intégration des nationalismes et du
passé socialiste yougoslave dans la compréhension de la frontière serbo-croate. Ce positionnement
critique consiste plutôt à refuser pour soi, dans l’élaboration de l’enquête de terrain, les réifications
des sociétés, des espaces, des individus et des situations que l’usage exclusif de l’une ou l’autre des
structurations conceptuelles entrainerait. De la sorte, l’objectif est également de contribuer à mettre à
jour la manière dont ces catégorisations continuent d’être employées de manière dominante dans les
recherches sociales menées sur la région. La question devient alors : comment penser hors de ces
cadres exclusifs ? Sharad Chari et Katherine Verdery invitent à une sorte d’intersectionnalité entre les
posts : ”we ought to think between the posts because they can offer complementary tools to rethink
contemporary imperialism” (Sharad, Verdery 2009, p. 12).
Un des syntagmes en post- qui semble s’inscrire dans cette logique est post-yougoslave232, que j’ai
utilisé moi-même à plusieurs reprises dans le présent écrit. Ce dernier s’est généralisé depuis une
décennie dans les recherches consacrées à la région. La philosophe Rada Ivekovic souligne l'appétence
croissante pour ce terme de la part des chercheurs inscrits dans le champ des études culturelles sur le
sud-est européen (Ivekovic 2007, p. 31). Les raisons sous-tendant cet usage restent souvent peu
questionnées, ou du moins peu explicites. Le terme est notamment employé dans la littérature
scientifique anglophone et locale, par contraste avec ses usages plus épisodiques dans la littérature


232
Les deux pages suivantes s’inspirent fortement d’un article co-écrit avec Guillaume Javourez et Marie van
Effenterre, et publié dans la Revue d’Etudes Comparatives Est-Ouest en 2015 : (Blondel, Javourez, van Effenterre
2015).

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204
les rapports sociaux, afin d’englober un temps plus long, notamment celui du projet politique d'un Etat
commun pour les « Slaves du sud », mais aussi les projets impériaux qui l’ont précédé et en
concurrence duquel il s’était alors établi. C’est ainsi reconnaître qu’en réalité, les temporalités se
chevauchent : “in reality, such periodizations overlap, often within the same social interaction,
personal narrative or public performance. Our research shows that these multiple temporalities are
mobilized as metadiscursive frames, affecting states and forms of political persuasion” (Gilbert et al.
2008).
De la sorte, dans la manière plurielle et non-excluante dont il est ici défini, le terme post-yougoslave
échappe en partie à certaines des limites normatives pointées à propos d’autres post-. Il sert à traduire
l’hybridité sociale plutôt que la dichotomie, la synchronie plutôt que la diachronie. Il est pensé à
rebours des nationalismes pour qualifier (1) un moment volontairement flou, celui du temps d’après la
dislocation de l’entité politique dénommée Yougoslavie (en postulant la survivance et la fluidité de
certaines idées qui lui sont liées) ; (2) un espace défini par des pratiques humaines également floues,
des territoires et des sociétés aux histoires et représentations souvent communes, dont les proximités
et les échanges socio-spatiaux perdurent parfois, évoluent et se redéployent. Il vise à traduire des
persistances et des résistances, et pas seulement des ruptures, sans postuler les rails d’une
progression linéaire ou d’une dispersion spatiale homogène, mais au contraire des simultanéités et des
divergences, sans sous-entendre non plus un objectif, un modèle, nécessairement meilleur,
prétendument plus démocratique.
En ce sens, il semble s’inscrire dans les contours d’une approche ethno-géographique ainsi en capacité
de produire potentiellement un savoir à la fois relatif et ouvert mais aussi localement ancré :

“An ethnography that views ‘place’ not as given but as needing to be traced and as
historically changing is able to answer some of the difficult demands of researching the
trans-local flows and connections in which most lives are enmeshed globally, but can
none the less locate itself along particular intersections, thus maintaining awareness of
positionality and not eroding the difference that space makes " (Hörschelmann, Stenning
2008, p. 335)

Le terme « post-yougoslave » traduit alors un effacement moins grand de l’espace au profit du temps
que le paradigme post-socialiste, tout en intégrant la critique portée par ce dernier de l’ordre global
capitaliste.
Je me contente jusqu’alors de mettre en avant les atouts de l’usage de cette catégorie, une
présentation avantageuse qui tient sans doute au fait que j’utilise parfois ce terme moi-même. Or,
comme Wimmer et Glick Schiller le soulignent, toute conceptualisation conduit à limiter et à formater
son regard, à négliger certains éléments au dépens d’autres auxquels on porte alors une attention
exagérée (op. cit.).

205
Ainsi, ce qui constitue le principal avantage de la catégorie d’analyse « post-yougoslave » est peut-être
également sa principale limite. Pensé en réaction des nationalismes des années 1990, le terme reste
basé sur l’essentialisation historique d’une rupture temporelle unique (l’effondrement de la
Yougoslavie comme temps zéro) et ancré dans la nostalgie d’un projet politique et sociétal idéalisé (la
« troisième voie » du socialisme yougoslave auto-gestionnaire). En brandissant un particularisme
territorial comme base de compréhension des phénomènes contemporains qui ne s’appréhenderaient
avant tout que comme spécifiquement régionaux, il ne permet pas réellement de dépasser les apories
du balkanisme pointées depuis plusieurs décennies (Bakić-Hayden 1995; Todorova 2011). Finalement,
on peut se demander si recourir au terme post-yougoslave ne conduit pas à tomber dans les trois
pièges des nationalismes méthodologiques simplement en les déplaçant à une autre échelle. Cette
catégorie d’analyse ne risque-t-elle pas d’enfermer le chercheur lui-même dans la Yougonostalgie qu’il
prétend capter ? Pensée pour permettre de sortir d’une approche centrée sur les nationalismes des
années 1990 (aux premiers rangs desquels serbe et croate), ne risque-t-elle pas de conduire à trop se
concentrer sur (et à surévaluer) l’héritage yougoslave ?
Dans ce cas, l’intersectionnalité comparative portée par Sharad et Verdery apparaît insuffisante.
Juxtaposer les structurations conceptuelles du post-communisme et de la théorie post-coloniale ou
post-impériale ne permet pas de dépasser les angles-morts communs à toutes ces approches : « What
is really needed for a real dialogue is a true intersectionality ; not a comparative, but (…) an imperative
approach » (Tlostanova 2012, p. 131). Madina Tlostanova l’explique de la sorte : « Instead of
comparing everything and everyone with the western ideal used as a model for the whole of
humanity, we can turn to an imperative mutual learning process based on pluritopic hermeneutics »
(Ibid.). Ce qui signifie à la fois sortir des applications universalistes de discours prêts-à-l’emploi et de
théories voyageuses, pour repartir de la diversité des subjectivités et des expériences d’histoires
locales marquées par les différences coloniales et impériales (ou leur combinaison) au sein de la
modernité/colonialité (Ibid.). La conclusion de Tlostanova sur l’ex-espace soviétique peut inspirer celle
de cette section sur l’espace post-yougoslave : Les connotations postsocialistes, post-impériales et
post-conflits se croisent et communiquent constamment dans l’imaginaire complexe de l’espace post-
yougoslave, conduisant à la nostalgie et au recyclage des mythes impériaux et nationalistes, rendant
nécessaire une dé-Yougoslavisation234. Revenir au modèle précédent ne permet pas de dépasser la
dichotomie Yougoslavie/nationalismes puisque l’un et l’autre sont construits en opposition, donc en
miroir l’un de l’autre. Tlostanova propose alors une nouvelle impulsion :


234
Un néologisme qui fait référence à d’autres plus communément usités dans la littérature, tels que dé-
Soviétisation ou décolonisation

206
“Such an impulse is based not on negation or self-victimization, nor on violence, but on
the creation of something different, other than modern/colonial/socialist, taking its own
path, superseding the contradictions inherent in these categories. In this context,
creolization, hybridity, bilingualism, the psychology of the returned gaze and the
colonialist/colonizer intersection, as well as a stress on transculturation instead of
acculturation and assimilation, can already be found in their specific postsocialist forms,
which often parallel postcolonial ones” (Tlostanova 2012, p. 138).

Ce dernier point mérite d’être précisé car les enjeux sont multiples. D’une part, il s’agit de pointer le
rapport de domination installé par l’usage discursif des stéréotypes de la Balkanité depuis l’extérieur
par l’Ouest qui tente d’imposer sa modernité. D’autre part, il s’agit également de déconstruire l’usage
du Balkanisme, à l’intérieur de la région et à différentes échelles, comme un instrument de
différenciation territoriale et sociale (Obad 2014, p. 28) comme le pointe Stef Jansen à propos de la
Croatie des années 1990 : « Croatian nationalism in the 1990s can not be comprehended at all without
the notion of the Balkans. It played a central role in almost all variations on the Croatian nationalistic
theme, and that role was a consequence of its position of the supreme, negative Other » (Jansen 2002,
p. 42; Obad 2014, p. 23). Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant d’essentialiser l’échelle régionale en
elle-même en singularisant l’expérience post-yougoslave. Autrement dit, le Balkanisme est un type
d’Orientalisme particulier mais reste de l’Orientalisme (observable dans d’autres espaces d’Europe de
l’Est et plus généralement post-soviétique) (Todorova 2010, p. 190). Comprendre la flexibilité mais
aussi les circonstances de l’usage des représentations de l’Autre dans les processus de différenciation
et d’intégration européenne devient alors un enjeu central : « This reinscription of otherness (…)
functions not as a clear-cut binary but as a more flexible and contingent attribution of Europeannness
versus Eastness to different places. It operates through multiple demarcations, which share the
opposition of Europe and the East but delineate these categories differently » (Kuus 2004, p. 484). Ce
qui implique pour le chercheur d’approcher les reconfigurations socio-spatiales en intégrant les
catégories géopolitiques du savoir permettant la recontextualisation historique de leurs usages tout
autant que la critique des présupposés d’exceptionnalismes sur lesquels ils reposent. C’est là, il me
semble un des apports de l’option décoloniale.

207
4.1.4. L’option décoloniale : repolitiser la situation ethnographique

Pensant les héritages comme « indissociablement » coloniaux et modernes, l’option décoloniale


articule « les analyses économiques, sociologiques et historiques avec des développements
philosophiques » (Boidin 2010, p. 131‑132). La culture est alors pensée comme « constitutive des
processus d’accumulation capitaliste » (Castro-Gómez, Grosfoguel 2007; Boidin 2010, p. 132)

4.1.4.1. Ce qu’elle suggère : pensée frontalière et désobéissance épistémologique

Face aux limites exposées par ces catégorisations, un ensemble de chercheurs235 proposent une
rupture épistémique afin de déconstruire les bases discursives du projet moderniste et colonial (l’un et
l’autre allant ensemble), et ainsi d’exposer la colonialité du savoir :

“Coloniality of knowledge is a typically modern syndrome, consisting in the fact that all
models of cognition and thinking, seeing and interpreting the world and the people, the
subject-object relations, the organization of disciplinary divisions, entirely depend on the
th
norms and rules created and imposed by Western modernity since the 16 century, and
offered to humankind as universal, delocalized and disembodied” (Tlostanova 2015,
p. 39).

Selon cette perspective, la modernité en elle-même n’est pas un processus historique objectif mais
avant toute chose un système générant « le récit hégémonique de la civilisation occidentale »
(Mignolo 2013, p. 187). Dans ce cadre, le processus de différenciation ontologique a des racines
épistémiques : “it is an idea that describes certain historical processes in particular ways and manages
to force everyone to believe that it is an objective ontological reality” (Tlostanova 2015, p. 40). En
conséquence, le système du savoir sur laquelle elle repose devient un instrument pour désavouer les
autres formes de savoir et les repousser en dehors de la modernité :
“The co-existence of diverse ways of producing and transmitting knowledge is eliminated
because now all forms of human knowledge are ordered on an epistemological scale from
the traditional to the modern, from barbarism to civilization, from the community to the
individual, from the orient to occident (...) By way of this strategy, scientific thought
positions itself as the only valid form of producing knowledge, and Europe acquires an
epistemological hegemony over all other cultures of the world” (Castro-Gómez 2007,
p. 433)

L’hégémonie épistémologique conduit le chercheur à un « hubris du point-zéro » (Ibid.) que


Tlostanova décrit de la sorte : “an arrogant urge to take the vantage point of the observer and occupy


235
je me base ici sur la lecture d’un ensemble réduit de travaux (Mignolo 2007; Mignolo, Tlostanova 2006;
Escobar 1995; Castro-Gómez, Grosfoguel 2007). Pour une lecture plus complète en français, cf. : (Boidin 2010).

208
a specific secure place exempt from reality (an observer who cannot be observed) and seemingly free
from any subjective biases and interests, claiming to be emanating pure and uncompromised Truth”
(Tlostanova 2015, p. 41). A la fois territoriale et impériale, cette épistémologie repose sur « des
politiques de connaissance théologiques (Renaissance) et égologiques (Lumières) (…) basées sur la
suppression de la sensibilité, du corps et de son enracinement géo-historique [qui leur] (…) permit (…)
de se prétendre universelles » (Mignolo 2013, p. 183).
Les théoriciens de l’option décoloniale invitent alors à changer la biographie et la géographie de la
raison en acceptant la pluralité des géo- et des corpo-politiques du savoir, du sentir, du croire et du
comprendre (Mignolo 2013, p. 183), que Tlostanova définit ainsi : « The geopolitics of knowledge
refers to the local spatial and temporal grounds of knowledge. The body-politics refers to individual
and collective biographical grounds of understanding and thinking rooted in particular local histories
and trajectories of origination and dispersion » (Tlostanova 2015, p. 43). Pour cela, ils prônent une
« épistémologie frontalière [qui] se concentre sur la modification des termes de la discussion et non
pas seulement sur son contenu » ; ce qui signifie la déprise d’avec la démocratie occidentale, le
capitalisme et le communisme comme seules manières de penser, de faire ou de vivre (Mignolo 2013,
p. 182‑183). L’acte frontalier passe par une sensibilité au monde qui n’est pas une vision du monde car
« cette expression privilégiée par l’épistémologie occidentale fait barrage aux affects et aux champs
sensoriels par-delà la vision » (Mignolo 2013, p. 185). En ce sens, elle constitue une désobéissance
épistémologique : penser et agir de manière décoloniale vient en « habitant et pensant aux frontières
d’histoires locales confrontées à des desseins globaux » (Ibid.). Son objet est de démontrer que « la
modernité (périphérique ou non, subalterne ou non, alternative ou non) n’est elle aussi qu’une option
et non pas le déroulement « naturel » du temps » (Mignolo 2013, p. 188).


4.1.4.2. Une possible inspiration pour la thèse?

Au delà des arguments qu’elle fournit à la critique des catégories analytiques classiques, qu’est-ce-que
l’option décoloniale peut apporter à la réflexion épistémologique menée ici ? Que peut produire la
lecture de pensées élaborées en premier lieu dans le contexte latino-américain ? Et tenter de les
transférer ne reviendrait-il pas à trahir leur enracinement épistémologique et ontologique dans les
expériences et les luttes du Sud ?
Comme le souligne Capucine Boidin, les études décoloniales et postcoloniales suscitent débats et
résistances dans les sciences sociales françaises. Elle relève trois critiques principales : « États-Unis-
centrisme, manichéisme et essentialisme » réunies souvent en un « péché capital: le
communautarisme » (Boidin 2010, p. 129). Mais on peut s’interroger : cette opposition de principe ne

209
servirait-elle pas à se dédouaner à l’avance d’une lecture approfondie ? Tout se passe « comme s’il
était difficile de concevoir que des pensées émises par des traditions considérées comme
périphériques soient porteuses de perspectives pertinentes à l’échelle mondiale » (Boidin 2010,
p. 138). Les exclure du domaine de la connaissance et de l’agenda universitaire revient à les considérer
comme objets de connaissance, et non pas comme créateurs de savoir, ou alors d’un savoir
« nécessairement local avec une portée locale » (Ibid.). C’est alors les discréditer en invoquant
précisément la raison pour laquelle les auteurs ont élaboré une telle pensée.
En outre, des travaux récents ont transposé l’analyse menée d’abord dans le contexte américain au
deuxième Monde (Europe de l’Est, Balkans, Caucase, espace post-soviétique), ce qui justifie de
discuter leurs apports dans le présent travail. Comme l’explique Madina Tlostanova, la compréhension
de ces espaces souvent oubliés après la Guerre Froide nécessite la prise en compte de blessures
multiples :

“In order to even start understanding such people, to not just give them a voice but also
change the view of the world in order to finally make them a real part of it, not a
decoration, we would need to shift the biography and geography of reason, which
presupposes a movement toward a geopolitical and body-political perspective putting in
the center of knowledge production what can be called the subaltern imperial (…) wounds
from different empires, each with its own discourse, coming together and clashing or
interacting within the peoples’ trans-subjectivities” (Tlostanova 2009, p. 4)

Pour ne pas réduire la superposition et la rivalité complexe entre différentes formes de colonialités
épistémiques qui traversent les discours et les imaginaires, il s’agit d’une part de rejeter la rhétorique
de la modernité et sa simplification réductrice, pour mieux en mesurer son évolution : «

“The rhetoric of modernity reduces everything to the primitive opposition between the
modern (western by default) and the traditional (sanctioned by the local national
neocolonial power). Thus today the formula “national in its form, socialist in its content”
gives way to a different one: “market and developmentalist in its essence, official-ersatz-
ethnic-national in its form” (Tlostanova 2012, p. 138‑139)

Ce monde de la différence impérial est caractérisé par ses différences coloniales secondaires que
Tlostanova décrit de la sorte : « the problematic of subaltern empires (Austria-Hungary, the Ottoman
Sultanate, Russia) which act as intellectual and mental colonies of the first-rate capitalist Western
empires in modernity, and consequently, create their own type of secondary colonial difference »
(Tlostanova 2009, p. 4). Dans le cas du terrain choisi dans cette thèse, c’est la différence coloniale
secondaire austro-hongroise et ottomane qu’il est important de considérer. Sur ce socle s’est imprimé
une seconde modernité, socialiste : « which is a mutant, marginal, yet decidedly Western kind of
thinking and acting, an emancipatory global utopia, gone conservative and reactionary » (Ibid.).

210
C’est sur cette base que se développe la réflexion décoloniale qui identifie alors le syndrome d’auto-
colonisation (notamment des chercheurs) comme l’élément le plus difficile à appréhender (et à
dépasser) dans ce rapport de domination:

“Within the world of imperial difference all modernity discourses acquire secondary,
othered and mutant forms. This refers to secondary Eurocentrism practiced by people
who have often no claims to it (…), to secondary Orientalism and racism that flourish
particularly in relation to the non-European colonies of subaltern empires (…) giving them
a multiply colonized status and a specific subjectivity often marked with self-racialization
and self-orientalizing. Without these additional categories we cannot rethink humanities,
social movements or subjectivities in these spaces, we cannot hope to de-colonize or de-
imperialize them. This unstable and blurred world of distorted reflections and Janus-faced
subjectivities produces a specific kind of a scholar and humanities marked by only virtual,
imagined belonging to modernity, based primarily on intellectual colonization, that in my
view is the most serious impediment for any decolonization of thinking, of knowledge and
of being in the world of imperial difference” (Tlostanova 2009, p. 4).

Ainsi, plus qu’un positionnement, l’option décoloniale me semble proposer un agenda politique, sans
doute idéaliste, pour qui cherche à mener une réflexion à la fois compréhensive et critique de la réalité
socio-spatiale :

“The value of any independent social approaches then would be linked with their ability
to disavow the epistemic grounds of the rhetoric of modernity and it disciplines and
methods which in the dominant system are presented as the only legitimate ones and
existing forever, and turn to the goals and tasks of academia that have been long
forgotten, such as the crucial aim of the university to shape not a submissive and loyal
narrow specialist in some applied science but first of all а critically thinking self-reflexive
and independent individual, never accepting any ready-made truths at face value, truly
and unselfishly interested in the world around in all its diversity and striving to make this
world more harmonious and fair for everyone and not only for particular privileged
groups. And is this not ultimately the true mission of a vigorous decolonized social
theory?” (Tlostanova 2015, p. 54)

Cela requiert d’apprendre à désapprendre pour réapprendre sur d’autres bases et d’autres cadres de
penser, voire parfois en créer de nouvelles ou remodeler celles qui existent. Ainsi, on le mesure en
filigrane, l’option décoloniale est un parti-pris politique, éthique et épistémologique, qui conduit à
davantage prendre en compte les rapports de force historiques et culturelles dans l’élaboration et la
compréhension de la situation ethnographique ; et ce, autant chez l’enquêteur et chez l’enquêté, que
dans leurs relations. Le risque peut être, derrière l’impératif de la lutte contre l’essentialisme
culturelle, d’imprimer une sorte d’essentialisation politique, qui reviendrait à lire tout acte et toute
parole (y compris leur absence), toute observation et toute relation de terrain, et plus largement toute
situation de recherche, sous l’angle exclusif de son sens politique. Ainsi, si les études décoloniales
permettent de réinsuffler des aspects trop peu considérés par les recherches sur l’élargissement de

211
l’UE, elles ne peuvent constituer l’angle unique de ce travail, notamment parce que certaines limites
qu’elles pointent paraissent indépassables.

Conclusion de la partie 4.1.


Cette première section a été l’occasion de revenir (sur) et de discuter les questions épistémologiques,
politiques et éthiques posées par la situation de l’enquête de terrain, et plus largement par la
recherche menée dans la présente thèse. Elle traduit ma prise de conscience de certains éléments du
contexte géopolitique de cette dernière (l’élargissement de l’UE comme projet d’absorption
moderniste) tout autant que son imprégnation latente dans la manière dont la question est posée par
la plupart des chercheurs, moi y compris (la reproduction de la grille de lecture moderniste pour
observer ce phénomène). Dans les deux cas, le « syndrome » de colonisation et d’auto-colonisation
dont sont « atteints » la majorité de ceux qui participent de la mise en place du projet européen mais
aussi de son analyse, quelque soient les lieux dans lesquels ils agissent et dont ils parlent –ce qu’on
pourrait qualifier également d’interpénétration des échelles de la domination– conduit à une lecture
dichotomique du phénomène et de la manière dont il est étudié. La démarcation de la modernité et de
ses discours (dans un sens épistémique) rend nécessaire une plus grande réflexivité sur les concepts et
les méthodes utilisés, de sorte, si ce n’est à lutter contre, au moins à rendre apparent les biais
inévitables de la situation ethnographique, tout autant qu’à essayer de limiter sa participation au
maintien des discours dominants par l’usage de sa grammaire. La prise de conscience par le chercheur
de ses propres limites signifie également prendre compte du statut social qu’il incarne sur le terrain. Se
démarquer de la modernité ne passe pas uniquement par soi mais aussi par la perception qu’ont les
autres de soi. Sans qu’il s’agisse ni qu’il soit possible d’atteindre la vérité du monde social et sur le
monde social : « d'une certaine façon, s'agissant du monde social, le perspectivisme tel que le
définissait Nietzsche est indépassable : chacun a sa vérité, chacun a la vérité de ses intérêts […] S’il y a
une vérité, c’est que cette vérité est un enjeu de luttes » (Bourdieu 2015).
Cette première section exprime donc aussi un désenchantement qui n’a rien en soi de très original. La
révélation des difficultés et des ambiguïtés à organiser et à mener un travail de terrain met en lumière
ce que Didier Fassin qualifie d’épreuve ethnographique, « une prise de risque qui commence dans la
relation d’enquête et se prolonge dans le travail d’écriture (…) au delà de la singularité des
expériences » (Fassin 2008b, p. 13). Mais comme il le souligne : « ces enjeux ne concernent rien moins
que les conditions de véridiction de l’enquête, de la relation humaine dans laquelle elle s’ancre, des
résultats que nous pouvons en tirer et des effets sociaux que nous produisons ce faisant » (Ibid., p.14).

212
4.2. Des choix méthodologiques aux techniques d’enquête : la
variation des procédés pour sentir et comprendre une frontière en
mouvement

« … deux conceptions de la science politique s'affrontent : une science avouant ses


valeurs (c'est-à-dire présentant une vision ontologique de ce que le monde politique
pourrait être –donc devrait être– non seulement pour être connaissable mais aussi pour
être vivable) et leur reconnaissant officiellement une place dans l'argument scientifique
non pour le contraindre et le confiner par l'argument d'autorité, mais pour les rendre plus
explicites et donc plus discutables ; une science qui nie et dénie leur existence dans le
social-observant pour les réduire dans le social-observé au statut de rationalisations de
systèmes d'intérêts, ce qui en faisant échapper le savant au monde social-humain rend la
science sociale-humaine impossible puisque celle-ci est justement fondée sur la
communauté potentielle de langage naturel entre l'observant et l'observé » (Leca 2000,
p. 189)

Mes considérations critiques placent mon approche en opposition du positivisme tel que le décrit Jean
Leca dans la seconde partie de cette citation. Et « avouer mes valeurs » m’a conduit dans la partie
précédente à essayer d’expliquer, en filigrane par une discussion épistémologique, le malaise
déontologique qui était le mien durant tout ce travail de thèse. La réflexion décoloniale m’a permis de
mieux en comprendre certaines raisons. Ce positionnement devient progressivement une véritable
stratégie réflexive redoublée236, au sens défini par Burawoy, visant à thématiser notre implication
individuelle dans le terrain de recherche237 « en nous enracinant dans une théorie qui guide notre
dialogue avec les participants » :

« M. Polanyi développe cette idée en détail. Il rejette l’objectivité positiviste basée sur des
sense data, et il plaide en faveur d’un engagement dans le monde pour la rationalité de la
théorie –les cartes cognitives à travers desquelles nous saisissons le monde. Cette théorie
est à la base de ce que j’appelle le modèle de la science réflexive. Selon ce modèle,
l’engagement, et non le détachement, est la voie d’accès à la connaissance. Fondée sur
notre participation au monde que nous étudions, la science réflexive développe des
dialogues multiples pour expliquer des phénomènes empiriques. Elle établit un premier
dialogue, virtuel ou réel, entre l’observateur et les acteurs. Elle insère ce premier dialogue
entre les processus locaux et les forces globales. Celui.ci ne peut à son tour être compris
qu’à travers un troisième dialogue de la théorie avec elle-même. L’objectivité n’est pas
mesurée par des procédures, mais elle est garantie par la croissance de la connaissance


236
Loïc Wacquant incite à redoubler de réflexivité pour éviter des « erreurs scientifiques graves ». Il s’agit en
particulier de veiller à ne pas tomber dans une « certaine posture épistémologique d’abandon irréfléchi (...) au
moralisme ordinaire, aux séductions de la pensée officielle et aux règles de la bienséance académique »
(Wacquant 2011, p. 219).
237
La difficulté de la condition ethnographique se situe précisément dans cette contradiction : “produire des
théories, des concepts et des faits qui déstabilisent le monde que nous tentons de comprendre” (Burawoy 2003,
p. 425).

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214
linéaire des sociétés modernes sans tomber dans l’émiettement et le particularisme de modernités
multipliées à l’infini (Boatcă, Costa 2010, p. 26).
Plus pratiquement, cela m’a amené à concevoir mon terrain comme artificiellement séparé entre deux
mondes : celui de la frontière et celui de l’action européenne sur la frontière. Cette séparation est
artificielle car le monde de l’action européenne sur la frontière appartient (au moins en partie) au
monde plus large de la frontière Serbie/Croatie. Et réciproquement, la question de l’intégration à l’UE
marque profondément les imaginaires à et de la frontière Serbie/Croatie. Ce postulat de séparation
conduit donc en quelques sortes à minorer volontairement le projet européen, ou plus exactement à
considérer qu’il n’est pas le seul discours de Modernité présent. L’objectif était de désapprendre en
essayant de me départir de mon regard trop ouest-européen, c’est-à-dire d’éviter de lire tous les
phénomènes socio-spatiaux observés sous l’angle de la transitologie et de la modernité occidentale, et
en particulier d’éviter de tout lire à l’aune de l’argument explicatif suprême utilisé pour la région, celui
des nationalismes. Ce qui s’est traduit par une approche dédoublée : d’abord de la frontière au sens
large et au quotidien ; et puis, en complément et à la suite, une approche plus ciblée sur les acteurs
liés au programme européen de coopération transfrontalière. Cette séparation est déclinée dans la
manière dont j’ai préparé mes grilles d’entretien selon deux types, l’un correspondant aux
« habitants », l’autre aux « acteurs » de la coopération transfrontalière et de la réconciliation. Elle se
retrouve également dans la façon dont j’ai présenté les résultats. Les chapitres 6 et 7 se concentrent
sur la frontière comme espace vécu et imaginé de manière multiple, quand le chapitre 9 se concentre
sur l’action européenne, le chapitre 8 servant de transition en abordant l’articulation entre imaginaires
et institutionnalisations Europe/frontière.
Le retournement du questionnement a d’autres conséquences concrètes, comme le choix de
privilégier des méthodes qualitatives plutôt que quantitatives, non pas que les premières me
paraissent plus ou moins subjectives que les secondes, mais parce que la confrontation avec des
individus et des situations me paraît constituer un moyen de multiplier les confrontations entre
subjectivités (la mienne et celles des interviewés), donc de faire varier les regards, les témoignages, les
représentations (et par la même de possiblement favoriser une captation plus riche).
Ces deux derniers développements renvoient au « style de l’étude de cas élargi », qui consiste à
donner à voir « des mondes ethnographiques à l’échelle locale » dans le but de remettre en cause
« l’omnipotence supposée des processus et des forces de globalisation, qu’ils se présentent sous le
visage du capitalisme international, des politiques néolibérales, des flux dans l’espace ou des cultures
de masse » (Burawoy 2003, p. 458).
En lien avec ce premier choix méthodologique, j’ai décidé de mener un long travail de terrain, ou plus
exactement des terrains répétés, c’est à dire une succession de périodes de terrain, qui mises bout à
bout représentent un an de présence à la frontière Serbie/Croatie. Précisons que ce n’est pas

215
uniquement la résultante d’un choix mais aussi de contraintes. Devant l’impossibilité matérielle
d’organiser un long séjour de recherche, j’ai répété des séjours de terrain courts (principalement
durant l’été) entre mes temps de travail en France (le reste de l’année). Le schéma ci-après en
présente le déroulement.
La multiplication des séjours de terrain présente l’avantage principal de réintroduire la dimension
temporelle dans l’enquête menée. En effet, même si la temporalité d’une thèse reste courte,
l’étalement de mes séjours de terrain sur quatre années m’a par exemple permis d’observer plusieurs
phases du déploiement de l’action aménageuse inspirée/contrainte par l’UE à la frontière
Serbie/Croatie. Ces terrains répétés se sont également traduits par une répétition des procédés
méthodologiques chaque année : certains acteurs du projet et certains habitants ont ainsi été
rencontrés à plusieurs reprises, dans l’objectif de prendre en considération les évolutions dans leurs
discours. Les observations de terrain menées l’ont également été de manière répétée, pour percevoir
les évolutions formelles de l’espace tout autant que les évolutions de mon propre regard sur cet
espace.

216

Figure 27 - Chronologie de l'enquête de terrain

Réalisation : Blondel et Perez, 2015.

217
4.2.2. Les limites du chercheur : les assignations réciproques dans la relation
enquêteur/enquêté-e

C’est d’ailleurs sur ce dernier point (mon propre regard) que l’apport des réflexions décoloniales me
parait le plus significatif. Ces dernières permettent de mieux cerner les enjeux et les limites inhérentes
au statut du chercheur en lui-même, et dans mon cas celui d’un homme blanc ouest-européen, c’est-à-
dire multipliant les signes extérieurs d’appartenance au monde dominant, alors que je cherche
précisément à approcher et comprendre un terrain traversé par ces rapports de dominations.
Sur ce point, la réflexivité même redoublée, ne suffit pas. Ce qui se joue dans la situation d’interaction
entre le chercheur et son terrain durant l’enquête invite ce dernier à hausser sa vigilance, mais aussi à
accepter qu’on puisse sentir, croire, comprendre différemment. Tenter d’appliquer les préceptes de la
pensée frontalière décrits par Mignolo et Tlostanova m’a conduit à essayer de progressivement
désapprendre mes cadres de lecture de la modernité en prenant conscience de leur relativité, et plus
concrètement dans mon approche du terrain, à sortir de la position arrogante de celui qui, de sa
position qu’il croit extérieur, prétend observer et décrypter. Essayer de mieux comprendre les
structures cognitives amenant les individus à penser, agir ou s’exprimer comme ils le font quand le
chercheur les observe / rencontre / interviewe a constitué un de mes objectifs. Cette posture se
rapproche des réflexions de Gramsci sur l’intellectuel et sa fonction sociale dans la société :

« L’erreur méthodologique la plus répandue ne paraît être celle d’avoir créé ce critère de
distinction selon la nature des activités intellectuelles et non selon le système des
rapports dans lesquels ces activités (et donc, les groupes qui le représentent) se trouvent
imbriqués au sein du complexe général des rapports sociaux […] C’est pourquoi l’on
pourrait dire que tous les hommes sont des intellectuels ; mais tous les hommes
n’exercent pas dans la société la fonction d’intellectuels » (Gramsci 1966, p. 6‑7).

Néanmoins, réfléchir sur soi ne constitue que la moitié du travail pour qui cherche à réfléchir sur la
situation d’interaction.
Comme le rappelle Edith Gaillard, l’entrée sur un terrain de recherche se fait sur la base de
l’assignation d’un statut social par ceux que l’on observe (2013, p.96). Et cela a été le cas pour moi
également :
- « Pourquoi as-tu choisi ce terrain ?
- Est-ce que tu as des origines yougoslaves ?
- Est-ce que tu travailles pour la Commission ? »
Ces questions sont souvent revenues lors des entretiens ou plus simplement des discussions avec les
personnes rencontrées pendant les séjours de terrain. Elles expriment différentes projections faites
sur les catégories que j’incarnais.

218
Une première manière d’interpréter ces questions (et ce que laisse entrevoir parfois la suite des
discussions), c’est comme une mécompréhension par rapport à mon intérêt pour ce territoire : Quel
intérêt ai-je à quitter la France pour m’installer à la frontière serbo-croate quand eux rêvent de faire le
chemin inverse ? C’est notamment ce que peut sous-entendre la seconde question, il n’est possible de
s’intéresser à l’ex-Yougoslavie que si l’on en vient. Sans rapport nécessaire avec l’attachement à leur
territoire, il semble que les personnes m’interrogeant de la sorte le plaçaient de manière hiérarchique
comme en dessous de la France : « tu ne peux pas comparer Cyril, vous avez une culture, une
littérature, une histoire beaucoup plus importantes… comme les Anglais ou les Russes par exemple.
Nous, on est un petit peuple » (T7, Blondel, 2009). Ce type de positionnement vis-à-vis de la grandeur
(et de la modernité) que je suis censé incarner traduit bien ce que Tlostanova décrit quand elle parle
d’auto-colonisation de l’être. Le statut social qui m’est assigné est celui du dominant, quand bien
même j’essayais de ne pas l’incarner.
Ces questions peuvent également être interprétées comme un doute sur ma légitimité à appréhender
le terrain de la bonne manière. Ainsi, certaines des personnes avec qui j’ai discuté, apprenant que je
n’étais pas d’une nationalité sud-slave et que je n’avais pas d’attache familiale dans la région, se sont
lancées dans une longue présentation de ce qu’elles considéraient comme les faits historiques
nécessaires à la compréhension de la région et en particulier des relations entre Serbes et Croates. Ces
cours d’histoire accélérés portaient presque toujours sur la seconde guerre mondiale, « qui explique la
haine entre les peuples » (T3, Blondel, 2010), la période titiste, « une parenthèse pendant laquelle rien
n’a été résolue » (Ibid.), et sur les conflits des années 1990, « le second acte de ce qui n’avait pas été
réglé pendant la seconde guerre mondiale » (K1, Blondel, 2010). Perçu comme ignorant (extérieur) et
probablement malléable (jeune), on cherche à me convaincre, on me pousse à prendre parti pour l’un
ou l’autre. Du fait de ma fonction sociale (un jeune scientifique), je représentais un possible partisan à
gagner à l’une ou l’autre cause. J’étais là aux prises avec les nationalismes concurrents et leurs
essentialismes respectifs, comme s’ils suffisaient à tout expliquer des rapports socio-spatiaux dans le
passé, le présent et le futur.
Ces questions peuvent aussi être interprétée comme une tentative de sonder mes intentions. Parfois,
notamment quand elles étaient formulées par des chercheurs de la région, il m’a semblé qu’elles
trahissaient une position de défi face à l’ordre européen que j’étais sensé représenter, mais aussi
pointaient ce qu’ils estimaient relever d’un manque de compassion : « de toute façon, tu ne pourras
jamais vraiment comprendre ce qui s’est passé ici » (K1, 2009). Le statut social qu’on m’assignait alors
était de nouveau celui de dominant ouest-européen, mais à la différence de la première
interprétation, celui du privilégié contre lequel on s’engage, notamment parce qu’il n’a pas vécu les
conflits et leurs conséquences. Cette interpellation renvoie à ce que Didier Fassin qualifie d’expérience
singulière de l’extranéité, « cette indépassable étrangeté de l’étranger que [le chercheur sur son

219
terrain] est pour ceux qu’il étudie […] un rappel à l’ordre qui énonce l’ambiguïté indépassable de la
relation d’enquête et la légitimité toujours menacée de celui qui l’initie » (Fassin 2008a, p. 300). Mais
plutôt que « de dramatiser la situation en rejetant le bien-fondé de la contestation » ou de mettre en
avant « l’infranchissable frontière qui sépare l’enquêteur de ses enquêtés, empêchant la science et
l’expérience de converger », Didier Fassin souligne « les nouvelles perspectives qu’offre au chercheur
la possibilité de prendre en considération les réponses que suscite sa recherche » (Fassin 2008a,
p. 301). C’est le parti-pris, je le réaffirme, pris dans cette recherche.
Lorsque cette question m’a été posée par les acteurs de la coopération transfrontalière au niveau local
(souvent), les enjeux étaient différents. La question semblait traduire une certaine méfiance en lien
avec ma nationalité mais aussi avec mon statut. Parce que j’étais un doctorant français travaillant sur
le programme européen de coopération transfrontalière, on pensait que mon travail participait peut-
être d’une évaluation formelle ou informelle dirigée par la Commission Européenne : « mais est-ce que
tu vas rendre ta thèse à la Commission après ? » ; « Est-ce que ton travail est payé par l’Europe ? »
(2011, 2012). Si les précisions que j’apportais semblaient leur permettre de lever une partie de leurs
doutes, leurs interpellations traduisaient également la logique de contrôle qui sous-tend l’action
européenne en contexte de pré-adhésion, et ce même s’ils en étaient les chevilles ouvrières au niveau
local.
Ainsi, cette partie permet de mettre à jour une partie des fonctions et les statuts sociaux que l’on m’a
assignés en situation d’interaction. Si les effets sur l’enquête tenant des caractéristiques sociales de
l’enquêteur (âge, sexe, classe… etc.) sont « indéniables », il serait néanmoins « illusoire d’imaginer les
neutraliser » (Fournier 2006, p. 15). D’autant plus que ces effets « ne sont pas nécessairement négatifs
en termes d’informations accessibles » (Ibid.). La réflexivité pendant le travail de terrain sert alors à
guider « le jeu des anticipations que les autres ont sur soi et qu’on a sur les autres (…) comme un
exercice de lucidité pour ne pas projeter ses désirs et ses attentes au point de les halluciner dans le
monde » (Céfaï 2003, p. 524). Néanmoins, je suis resté persuadé que cela restait insuffisant. Pour
éviter d’être enfermé dans la perception que l’on avait de moi et dans les idées préconçues que j’avais
de mon terrain, j’ai donc également mis en place un certain nombre de stratégies que je vais
maintenant exposer.

220
4.2.3. Variation des regards : intégrer des autres dans sa recherche

La première stratégie mise en place relève plutôt d’une composition avec la contrainte que d’un réel
choix prémédité. Cette thèse ne bénéficiant pas de financement, j’ai été contraint d’occuper
successivement des positions d’enseignants et/ou chercheurs, souvent à Tours, parfois ailleurs en
Europe. Dans certains cas, il m’a été possible de combiner certains enseignements avec mon travail de
thèse (cf. annexe 2 pour un récapitulatif).
A partir de l’année scolaire 2009-2010, j’ai commencé à encadrer, parfois co-encadrer, des mémoires
de recherche en aménagement de l’espace urbanisme au département aménagement de l’Ecole
Polytechnique de l’Université de Tours. Pendant plusieurs années, j’ai pu, dans la discussion avec les
étudiant-e-s, renforcer ma réflexion théorique sur les frontières européennes, réfléchir au lien entre
processus d’action et relations sociales, entre injonctions à la coopération et au rapprochement. La
première année, j’ai encadré (1) les travaux de trois étudiantes portant sur le Jardin des deux rives
entre Strasbourg et Kehl (Lebras 2010; Levelu 2010; Brozat 2010). Chacune d’entre elles questionnait
une dimension du lien potentiel entre aménagement transfrontalier et rapprochement social :
l’évolution des pratiques des usagers du Jardin, l’évolutions des représentations des habitants des
deux villes depuis l’ouverture du Jardin, les évolutions de l’action aménageuse avec l’intégration de la
dimension transfrontalière. Ces travaux ont influencé la base conceptuelle sur laquelle j’ai ensuite
développé ma réflexion théorique présentée dans les trois premiers chapitres. D’autres encadrements
de travaux ont suivi, toujours sur la coopération transfrontalière européenne : (2) dans le pays basque,
interrogeant le rapport entre coopération transfrontalière et évolution des identités (Gayon 2011) ; (3)
à une échelle plus importante entre Pays-Bas, Belgique, France et Roumanie, posant la question de la
spécificité du caractère maritime du programme INTERREG des 2 mers (Bourdais, Le Clech 2013) ; (4)
entre la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, interrogeant la spécificité de l’action européenne sur une
frontière extérieure de l’UE (Blanc, Féret 2014). Enfin, le mémoire, que j’ai co-encadré en 2014-2015,
interrogeait le rôle de l’aménagement dans un territoire considéré comme conflictuel (Belfast)
(Herrault, McCarron 2015). Tous ces travaux ont participé à la construction de mon regard, marqué ma
réflexion et contribué à mettre en perspective l’analyse monographique menée dans ce présent
travail239. Ils sont tous cités dans ce travail.
Ajoutons à cela que quatre travaux que j’ai encadrés ont porté précisément sur la frontière
Serbie/Croatie. En 2010-2011, j’ai co-encadré un atelier intensif de dix étudiants qui s’est déroulé sur


239
En outre, « les allers-retours incessants et vertueux entre ses livres et son terrain, entre la formulation
d’hypothèses et leur confrontation avec le matériau, entre les raisonnements par déduction et par induction »
font que la monographie permet autant la généralisation qu’une approche rigoureusement comparatiste
(Guéranger 2012, p. 34).

221
cinq semaines. Il a permis de mieux identifier les dynamiques territoriales de la frontière, mais
également du fait du plus grand prestige de la démarche pédagogique240, d’atteindre des acteurs (en
particulier politiques) plus importants, qu’il m’a été parfois possible de re-solliciter ensuite. La même
année, Clémentine Hervé s’est intéressée dans son mémoire de recherche (toujours son ma direction)
à la question de la patrimonialisation de la mémoire dans les espaces publics des villes principales du
territoire d’étude (Osijek, Novi Sad, Subotica) (Hervé 2011). L’année suivante, Marion Geneste s’est
interrogée sur l’évolution des pratiques transfrontalières et des représentations de l’Autre (Geneste
2012), quand Thomas Vinette a étudié deux projets d’aménagement transfrontalier soutenus dans le
cadre du premier appel du programme IPA CBC Croatie-Serbie 2007-2013 (Vinette 2012). L’intérêt de
ces trois travaux est qu’outre la réflexion théorique et conceptuelle, ils ont donné lieu à des
discussions empiriques liées à la préparation et l’organisation des enquêtes de terrain et à l’analyse
des résultats. La variation des regards portés sur le terrain par ces jeunes chercheur-e-s, mais aussi la
petite mais probable variation dans l’assignation des statuts sociaux par les personnes qu’ils ont
rencontr(é)(s)241, ont permis de multiplier les manières de sentir et de comprendre la frontière
Serbie/Croatie. Précisons que la plupart du temps, les étudiants ont contacté des personnes que j’avais
déjà rencontrées avant et avec lesquelles je me suis de nouveau entretenu après. Les résultats de leurs
travaux ont été en partie repris et discutés dans les chapitres 6, 7 et 9. Ils sont cités selon les normes
bibliographiques habituelles. Leur nom est également systématiquement mentionné lorsque je fais
référence à des entretiens menés par eux ou à d’autres matériaux qu’ils ont eux-mêmes récoltés242.
Une autre stratégie pour faire varier les perspectives a été la réalisation de terrains croisés avec deux
autres doctorants : Guillaume Javourez, doctorant en géographie dont la recherche porte sur la
recomposition des relations frontalières entre Grèce et Macédoine et Marie van Effenterre,
doctorante en anthropologie dont la recherche porte sur les pratiques ordinaires de la citoyenneté à
Belgrade. Ils ont participé tous les deux à l’encadrement de l’atelier sus-mentionné. En outre, Marie
m’a accompagné à plusieurs reprises dans mes observations de terrain et lors de plusieurs entretiens
(cf. annexe 6). L’expérience a également été réalisée dans le sens inverse dans la poursuite de mon
imagination des frontières européennes et/ou conflictuelles symboliques. La première observation
participante (dans le cadre de la formation « Cultures et Frontières », cf. 5.0) m’a permis de visiter
également deux allégories courantes de la réconciliation : la frontière franco-allemande autour de


240
A la différence des entretiens que j’ai menés dans le cadre de mon enquête de terrain, la récéption des
étudiants exigeait une plus grande organisation. Elle s’est accompagnée d’un plus grand formalisme mais aussi
d’une plus grande aura médiatique, plusieurs rendez-vous étant ponctués de courtes interviews par des
journalistes locaux.
241
Du fait par exemple que deux d’entre eux sont de sexe féminin, ou parce qu’ils étaient plus jeunes que moi
par exemple.
242
Ces sources secondaires figurent dans le tableau récapitulatif présenté à la fin de ce chapitre.

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223
the multiplicity and contradictoriness of the colonizing agents, impulses and influences […]
postcolonial/postsocialist subjects have to negotiate even more numerous traditions, cultures and
influences” (Tlostanova 2012, p. 138). Tlostanova souligne que la chute du totalitarisme socialiste ne
s’est pas accompagnée d’une rupture avec la rhétorique de la modernité : “the logic and the terms
(not the content) of the relationship between artist and power (state or corporate) remain the same,
generating neocolonial complexes and hang-ups and continuing to marginalize those artists […] who
do not fit the marketable postcolonial and postimperial nationalist form” (Tlostanova 2012, p. 139).
Ainsi, s’intéresser à l’art à la frontière Serbie/Croatie, et aux lectures de la frontière Serbie/Croatie que
nous livre l’art, ne signifie pas nécessairement s’engager en rupture de la grammaire dominante, mais
constitue plutôt un autre moyen de lire les rapports de force socio- et géo-politiques. C’est dans ce
sens que s’inscrit une initiative récente, l’antiAtlas des frontières Ses initiateurs considèrent la
frontière comme un lieu privilégié pour observer la transformation de l’espace, ses éléments
constitutifs et nos expériences communes de celle-ci : ”The antiAtlas helps in our understanding of
how people cross borders and also how borders modify their experience of space” (Parizot et al. 2014).
L’apport principal du regard de l’artiste est peut-être épistémologique. Il tient principalement dans sa
capacité à dépasser les cadres disciplinaires du langage académique (Parizot et al. 2014, p. 508;
Tlostanova 2012, p. 139). C’est dans cette optique que je l’ai mobilisé en filigrane de la réflexion
menée dans ce travail, parfois comme une illustration du discours dominant, parfois comme un
élément de résistance, toujours comme un révélateur des rapports de force en présence.
Maintenant que le cadre de la logique générale suivie dans l’enquête de terrain est posé, je vais passer
à la présentation des méthodes utilisées.

4.2.4. Variations des méthodes : observer les pratiques, écouter les discours,
ouvrir la boite des préférences246

Nous l’avons vu dans le liminaire, l’entrée sur le terrain du monde de l’action européenne sur la
frontière s’est faite par l’intermédiaire d’une observation participante menée en octobre 2009. A coté
de cette première entrée, j’ai mené deux explorations dans le monde plus large de la frontière
Serbie/Croatie : une première en septembre 2008 et une seconde en septembre 2009 (cf. chronologie
de l’enquête ci-avant). Ces deux premiers séjours correspondent à des observations flottantes, une
méthode qui consiste à « rester en toute circonstance vacante et disponible, à ne pas mobiliser

246
Ouvrir la boite des préférences renvoie au conseil de Thierry Ramadier d’investiguer simultanément les
structures cognitives (et affectives) et les logiques sociales qui conditionnent les préférences exprimés par les
individus dans leurs spatialités (Ramadier 2011).

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Ces trois points d’entrée ont servi de bases à l’exploration du terrain. J’ai développé des amitiés avec
mes trois logeurs, et appréhendé avec eux leur quotidien familial, amical et professionnel. J’ai reporté
des impressions, des discussions liées à ces moments informels dans des carnets de terrain et j’ai pris
des photographies. J’ai complété ces phases de sociabilité avec des moments d’observation
individuelle, rapportés eux aussi dans les carnets ou par des photos. La curiosité pour la visite de lieux
nouveaux suivait souvent leur mention dans une discussion avec une personne rencontrée.
Simultanément, j’ai également développé rapidement des habitudes, fréquentant régulièrement
certains lieux plutôt que d’autres, les faisant visiter parfois à des ami-e-s de passage. Je ne suis pas
resté confiné à l’intérieur du territoire de coopération transfrontalière Serbie/Croatie. J’ai également
effectué des voyages, souvent courts, seul ou accompagné, soit pour explorer des lieux à proximité du
terrain, soit parce que des entretiens exigeaient mon déplacement. Ils m’ont en particulier mené aux
grandes villes qui entourent le terrain (Zagreb, Belgrade, Sarajevo, Budapest).
Cette exploration des « plis du monde »247 m’a semblé correspondre à la rencontre de mon « corps de
chair (…), comme organe du se mouvoir, du sentir et ressentir [qui] déploie des mondes de spatialité et
de temporalité incarnées » avec d’autres corps de chair mettant à jour « des séries de profils qui se
spatialisent et se temporalisent à ses entours [et] des configurations d’expérience » (Céfaï 2003,
p. 548). Au lieu d’une conception romantique ou existentialiste de l’enquête du terrain, l’observation a
été menée de manière autant rigoureuse et vigilante que banale et sereine car une telle méthode
« requiert avant tout de se caler sur des situations routinières, de trouver des marques de
compréhension et d’intervention (…), de se fondre dans le paysage » (Ibid., p.550).
Ces matériaux récoltés sont mobilisés dans la suite du texte et permettent principalement
d’appréhender, par les pratiques et les discours observés et entendus, la frontière comme espace vécu
et comme espace symbolique.

4.2.4.2. L’entretien semi-directif : des discours pour donner sens aux manières d’habiter et à
l’action

En complément du travail d’observation, j’ai mis en place deux grilles d’entretien semi-directif visant à
recueillir les discours de manière distincte dans les deux mondes définis : celui de la frontière au sens
large, celui de l’action européenne de coopération transfrontalière (cf annexes 3 et 4). Le premier
groupe est constitué d’habitants de la frontière. Le second groupe est constitué d’acteurs qui avaient
été, ou étaient, au moment de l’entretien impliqués dans le programme de coopération
transfrontalière IPA CBC Serbie-Croatie 2007-2013 à tous les niveaux et lors de différents temps de


247
Au sens de Merleau-Ponty.

226
l’action. Les entretiens ont été menés lors des quatre séjours de terrain indiqués sur la chronologie,
c’est-à-dire pendant les étés 2010, 2011, 2012 et 2013. Certains entretiens ont été réalisés en dehors
de ces périodes, principalement pour des raisons pratiques (e.g. les entretiens avec les responsables
du programme dans les bâtiments de la Commission européenne à Bruxelles en 2011). Dans les deux
groupes, les personnes rencontrées se sont généralement révélées tout à fait disposées à se confier
sur les questions posées.
J’ai mené 34 entretiens avec des habitants. Ils sont cités dans le texte de manière anonyme, c’est-à-
dire que les habitants rencontrés sont figurés par des lettres et un numéro (e.g. A1). L’année de
l’entretien est également indiquée. La plupart du temps, les entretiens ont été réalisés dans des lieux
publics (cafés, restaurants), parfois au domicile de l’interviewé, et en de rares occasions à mon
domicile sur le terrain. Ils ont été menés souvent en anglais, parfois en serbe/croate, en de rares
occasions en français (selon la préférence de l’interviewé-e). Ils ont duré entre trente minutes et une
heure trente. Les individus rencontrés ont été approchés au hasard des rencontres, parfois par
l’intermédiaire de mes logeurs. Le point de vue adopté était résolument compréhensif, l’objet étant
pour moi d’appréhender leur vie quotidienne, et en particulier leurs pratiques de l’espace frontalier et
les structures socio-spatiales sous-jacentes qui conditionnent en partie leurs actions et leurs discours.
Pour cela, j’ai cherché à établir un rapport de confiance, d’honnêteté et de sincérité. Ma démarche
étant résolument compréhensive, la constitution d’un échantillon « habitants » statistiquement
représentatif n’apparaissait pas pertinent au regard du dessein de la recherche. En outre, ma trop
mauvaise conduite du serbe/croate ne permettait pas de mener des entretiens exclusivement dans
cette langue, ce qui constitue un biais certain ; on peut en effet faire l’hypothèse que les personnes
parlant français ou anglais appartiennent plus souvent aux classes moyennes ou supérieures.
Néanmoins, j’ai essayé de rencontrer des personnes d’âge et de sexe variés, habitant dans des
endroits différents du territoire d’étude.
L’approche du second groupe a été quelque peu différente. Le monde du programme de coopération
transfrontalière Serbie/Croatie étant plus petit, j’ai cherché à rencontrer la majorité de ses acteurs ;
c’est-à-dire ceux qui avaient pensé le programme au niveau de la Commission européenne à Bruxelles,
ceux qui l’ont conçu, qui le gèrent et qui le contrôlent à Zagreb, Belgrade et Sremska Mitrovica, ceux
qui y sont associés au niveau régional à Osijek et Novi Sad, et les acteurs des projets sélectionnés à
Osijek, Vukovar, Vinkovci, Novi Sad, Subotica et Bačka Palanka. Dans l’objectif d’approcher l’action
transfrontalière de manière dynamique, la plupart des acteurs, et en particulier les acteurs des projets
sélectionnés, ont été rencontrés plusieurs fois, lors de chaque séjour de terrain si cela était possible.
L’ensemble représente 73 entretiens menés entre 2009 et 2012. La liste figure en annexe 6. Ces
entretiens ont été enregistrés avec l’accord des personnes entretenues. Ils ont presque exclusivement
été menés en anglais, la langue officielle du programme. Ils ont duré entre une et deux heures en

227
moyenne. Là encore, j’ai essayé d’établir un climat de confiance avec les personnes interviewées, dans
le but d’obtenir des réponses honnêtes à mes questions. L’objectif était à la fois de comprendre
l’organisation de l’action transfrontalière, mais aussi les intentions que projetaient chacun des acteurs
dans la réalisation du programme et/ou du projet duquel il était une cheville active.

4.2.4.3. Les discours portés sur la frontière : les productions médiatiques et programmatiques

En complément des observations réalisées et des entretiens menés, j’ai également développé une
revue de presse en particulier d’articles consacrés à l’espace frontalier Serbie/Croatie, et plus
généralement aux deux pays. Environ 300 articles ont été réunis sur la temporalité de cette thèse
(2009-2015). Elle s’est concentrée en particulier sur le Courrier des Balkans, qui se présente comme
« un portail d’information cherchant à faire connaître, en langue française, les informations et les
analyses de la presse démocratique des pays de l’Europe du Sud-Est » (site internet du Courrier des
Balkans). Ce portail s’appuie « sur un réseau régional de correspondants et de traducteurs » et cherche
à présenter « une grande réactivité à l’actualité, offrant ainsi aux lecteurs le point de vue et les
analyses des citoyens des Balkans sur leur propre actualité » (Ibid.). En complément, j’ai également
mobilisé des articles de grands quotidiens occidentaux portant sur l’espace frontalier Serbie/Croatie ,
principalement de la presse nationale francophone, mais aussi dans une moindre mesure espagnole,
portugaise, allemande, anglaise et américaine. L’objectif était d’analyser les discours médiatiques
régionaux et nationaux sur la frontière, ainsi que le regard porté par la presse occidentale sur cet
espace.
J’ai également mené une analyse des documents en lien avec le programme de coopération
transfrontalière Serbie/Croatie 2007-2013. Je me suis concentré en particulier sur les documents mis à
disposition par les personnes rencontrées ou tout simplement sur les sites internet des organismes
partie-prenantes du programme : les pages du site de la Commission européenne consacrée à cette
question, le site du secrétariat du programme, les sites des organismes impliqués dans les projets
sélectionnés et étudiés. L’objectif était de mettre à jour la communication officielle développée autour
du programme en complément des entretiens réalisés.


4.2.4.4. Focus groupes et cartes mentales pour faire apparaître structures sociales et spatiales

Enfin, deux dernières méthodes ont été mobilisées dans ce travail de recherche, non pas de manière
directe mais secondaire par le truchement d’une des étudiantes que j’ai encadré, Marion Geneste.

228
En premier lieu, nous avons préparé deux focus groupes. Leur organisation a été rendue possible par la
collaboration active du personnel de l’alliance française d’Osijek et du Centre Culturel Français de Novi
Sad, qui ont également mis à disposition leurs locaux et facilité les échanges (menés en français et en
croate/serbe). Les participants (14 à Osijek, 16 à Novi Sad) étaient en effet des apprenants locaux de la
langue française. Le groupe constitué était composé majoritairement de personnes âgées de 20 et 40
ans, appartenant probablement à la classe moyenne ou supérieure (pour avoir les moyens financiers
de suivre des cours de français). Nous avons choisi de les inviter d’abord à échanger sur leurs pratiques
de la frontière et sur ce qu’ils aimeraient faire dans vingt ans, puis ensuite à débattre sur quatre
photographies : un point de passage frontalier entre Croatie et Serbie, une photographie de la scène
principale du Festival Exit, une photographie officielle de la signature du traité d’adhésion à l’UE par les
leaders politiques croates, un cliché des échauffourées s’étant déroulé entre supporters des équipes
nationales de Croatie et de Serbie pendant le championnat d’Europe de Handball organisé en Serbie
en janvier 2012. L’objectif, en usant de cette méthode, était de mieux saisir les structures cognitives et
les logiques sociales de groupe. Quelle parole est permise, quelle parole est amplifiée, quelle parole
est passée sous silence quand des habitants du coté croate de la frontière Serbie-Croatie discutent
ensemble ? (et de la même manière pour un groupe d’habitants du coté serbe).
Marion a ensuite conduit des entretiens avec 11 personnes ayant participé à ces focus groupes ; ce qui
a donné parfois lieu à des repositionnements contre, ou des précisions sur, certaines prises de parole
lors du focus groupe. Elle a également intégré l’exercice de la carte mentale à la fin des entretiens
qu’elle a menés. L’objectif était de faire ressortir l’organisation mentale de l’espace par l’individu. Le
parti-pris de l’exercice est que la déformation du réel produite par l’intermédiaire de son dessin est
supposée traduire « une forme d’appropriation (…) constituée d’une part de l’expérience de l’individu
et d’autre part du jugement de valeur émis envers le lieu en question » (Audas 2011, p. 293). Ce dessin
n’a pas de sens en lui-même : « L’intérêt de cette technique d’enquête réside dans sa capacité à
mettre en débat l’interviewé avec l’enquêté (…) [afin] de confronter la carte avec ce qui vient tout
juste d’être dévoilé » (Ibid.). Ainsi, quand je ferais référence à ce matériau dans le cours du texte, je
citerais également des éléments des entretiens menés et retranscrits par Marion Geneste en lien avec
les cartes mentales présentées (Geneste 2012).
Ces matériaux complémentaires forment un ensemble de sources secondaires dans lequel j’ai puisé
pour discuter une partie des matériaux que j’ai récoltée par moi-même pendant mes propres séjours
de terrain. Ainsi variation des regards et variation des méthodes ont été conjuguées dans le but
d’enrichir ma perception de la complexité du terrain et d’affiner mon analyse.

229
4.2.4.5. Récapitulatif : une pluralité d’outils et de sources

Objet de recherche
Procédés Matériaux
Monde de la Monde de l’action sur la
frontière frontière
La frontière
-1- Formation trinationale
Serbie/Croatie La frontière Serbie/Croatie
Observation France-Allemagne-Croatie
comme une comme un problème
participante « Cultures et frontieres » (2009)
périphérie européen
-2- « Tour des Balkans » (2012)
européenne
La frontière dans
ses dimensions L’action sur la frontière
Observation Carnets de terrain (2009-2013) institutionnelle, telle qu’elle se matérialise
idéelle et sur le terrain
matérielle
La frontière dans
34 entretiens avec les habitants
les discours des
Entretien (2012-2012)
individus
semi-directif
L’action sur la frontière
73 entretiens avec les acteurs
dans les discours
du programme (2010-2013)
(intentionnalité et résultat)
La frontière telle La frontière prescrite
300 coupures de presse qu’elle est perçue Discours programmatiques
Analyse nationales et occidentale et réduite ; portés sur la frontière
documentaire Documentation officielle du Discours (injonctions et
programme et des projets médiatiques portés communication des
sur la frontière résultats)
11 cartes mentales réalisées par La frontière dans
Carte mentale Marion Geneste (source les représentations
secondaire) des individus
2 focus groupes menés par La frontière dans
Focus groupe Marion Geneste (source les discours des
secondaire) groupes

230
Conclusion du chapitre 4

« …le travail de terrain reste donc orienté par une visée d’objectivité et d’impartialité. Le
dévoilement des dispositifs d’enquête, des opérations d’interaction avec les enquêtés et
d’ajustement aux différents milieux, des circonstances de l’obtention des données et de la
prise de notes ne rompt pas avec l’idéal de la connaissance scientifique. Il en accroit la
réflexivité. Reconnaitre la contextualité des savoirs, identifier les horizons de production
et de réception, pointer les opérations et les opérateurs de leur constitution, c’est être
conscient des risques multiples et des fragiles contingences qui grèvent chacune des
phases de l’enquête. Et le recours à des formes narratives d’une plus grande diversité
n’implique pas pour autant de renoncer à l’exigence de comprendre, de distinguer ce qui
relève de ses propres fantasmes et ce qui relève des états du monde, et de construire de
façon raisonnée des espaces d’explication et d’interprétation » (Céfaï 2003, p. 603‑604).

Cette partie méthodologique a été l’occasion de souligner l’idéal d’objectivité et d’impartialité (tel que
décrit par Céfaï) qui m’anime, tout autant que la conscience de l’impossibilité d’une telle visée. Le
regard que je porte sur le terrain, les regards que portent les individus rencontrés sur moi, mais aussi
les bouleversements qu’implique ma seule présence sur le terrain, sont autant de contraintes au
travail de terrain. Mais elles ne remettent pas en cause son intérêt, au contraire. Elles fixent le cap
d’une exigence d’engagement et de réflexivité. J’ai fait au travers de mon corps, de mes observations
et de mes discussions, l’expérience d’écouter, de sentir et de ressentir ce que les habitants et les
acteurs de la frontière vivent au quotidien. C’est précisément par cette expérience que je suis en
capacité d’essayer de mieux comprendre les préférences et les contraintes sociales et spatiales qui
guident leurs choix et leur refus, leurs dires et leurs actes. La lanterne décoloniale et son épistémologie
frontalière m’auront permis de prendre en considération progressivement les rapports de force
traversant les espaces et les individus, m’évitant de trop projeter mes fantasmes modernistes initiaux
dans l’observation de reconfigurations frontalières. Cette pensée corpo- et géo-politique renouvelée
auront été les deux bases de mon enquête de terrain.

231

232
Chapitre 5 - Un terrain dédoublé : la frontière
et le programme Serbie-Croatie

Introduction
Les injonctions à coopérer et à se réconcilier occupent une place centrale dans les discours qu’adresse
l’UE aux Balkans occidentaux. Depuis les années 2000, l’UE répète le même message par tous les
canaux possibles : lors des sommets successifs entre leaders nationaux de l’UE et de la région, dans les
déclarations répétées du Commissaire européen à l’élargissement, dans les rapports de suivi du
processus de préadhésion édités annuellement par la Commission. Ce message est simple : la
coopération régionale constitue selon elle un « élément crucial de la stabilité » parce qu’elle
permettrait de « dépasser les nationalismes » et parce qu’elle constituerait un « catalyseur de la
réconciliation » (European Commission 2005). L’UE lie même « réconciliation et coopération
régionale » au « rapprochement de chacun des pays avec l’UE », car l’ensemble, selon elle, forme « un
tout » (Conseil des Communautés européennes 2000). En d’autres termes, l’UE conditionne
l’intégration au respect de ces deux points, en sus des critères de Copenhague. A la différence de ces
derniers, la coopération et la réconciliation ne sont pas des normes précises renvoyant à des chapitres
à respecter au sein de la procédure de négociations que l’UE entame avec chaque pays candidat. Elles
restent deux objectifs flous. C’est la raison pour laquelle elles sont caractérisées comme des
injonctions dans le présent travail.
L’instrument d’Aide pour la pré-Adhésion (IAP) est sur la période 2007-2013 le nouvel outil unique de
la politique de pré-adhésion de l’UE. Il a pour objet de « fournir une aide de préadhésion aux pays
bénéficiaires et de les soutenir dans leur transition (…) jusqu'à leur adhésion à l'Union européenne »
(Commission des Communautés européennes 2007, p. 1). Le champ d’action de cet aide est large, mais
de nouveau la coopération régionale et la réconciliation sont mentionnées :

« Elle devrait servir à renforcer les institutions démocratiques et l'État de droit, à reformer
la fonction publique, à réaliser des réformes économiques, à promouvoir le respect des
droits de l'homme et des minorités, à encourager l'égalité́ entre les hommes et les
femmes et la non-discrimination, à promouvoir les droits civils et le développement de la
société́ civile, à soutenir la coopération régionale, ainsi que la réconciliation et la
reconstruction, et à contribuer au développement durable, à la réduction de la pauvreté́
et à l'augmentation sensible du niveau de protection environnementale dans ces pays »
(Ibid)).

233
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234
frontalier (5.2). Ainsi, en même temps que la présentation du terrain, ce chapitre permettra de
contextualiser et de justifier le choix effectué.

5.1. Le programme de coopération transfrontalière Serbie-Croatie

Cette première section se décline en deux sous-sections. Le paragraphe 5.1.1 vise à remettre en
contexte le volet 2 –coopération transfrontalière- au sein de la politique d’intégration de l’UE dans les
Balkans occidentaux et plus particulièrement dans l’espace post-yougoslave hors-Slovénie248. Le
paragraphe 5.1.2.permettra ensuite de situer l’injonction à la réconciliation au sein de ces
programmes. Ainsi, je dévoilerai pourquoi mon choix s’est porté sur le programme Serbie-Croatie.

5.1.1. Situation et enjeux de la coopération transfrontalière dans l’espace post-


yougoslave

5.1.1.1. La Croatie seul pays dans une dynamique d’intégration entre 2007 et 2013

Des dynamiques d'intégration différentes sont clairement perceptibles, et cela se traduit dans la mise
en œuvre de la politique de préadhésion. Alors que la Croatie rejoignait dernièrement l’UE au 1er juillet
2013, les progrès dans le processus d’intégration de tous les autres pays ex- yougoslaves hors-Slovénie
restent tout au mieux faibles –pour le Monténégro et la Serbie qui ont vu leurs statuts de candidat
reconnus respectivement en 2010 et 2012– et plus souvent quasi inexistants –aucun progrès
observable pour la Macédoine, le Kosovo ou la Bosnie-Herzégovine sur la dernière période de
programmation.
Un des éléments permettant de noter les progrès réalisés dans la marche vers l’intégration est le
passage d’une gestion déconcentrée des fonds (par les délégations nationales de la Commission) à une
gestion décentralisée, c'est à dire l’administration directe du pays candidat des fonds des cinq volets
de l'IAP (dont le volet coopération transfrontalière) avec contrôle ex-ante et ex-post de la Commission
européenne. C’est ce que rappelle la Direction Générale de l’Elargissement de la Commission
européenne elle-même, sur sa page internet Comment fonctionne l’IAP ? Un des objectifs centraux de


248
Je fais le choix d’écarter la Slovénie des pays post-yougoslaves étudiés ici. La question des réconciliations est
censée ne pas la concerner : car elle n’a été que peu touchée par les conflits dans les années 1990 ; parce que le
pays est considéré comme homogène ethniquement ; parce que la Slovénie est membre de l’UE depuis 2004.
Néanmoins, les travaux de Laurent Hassid montre que le pays n’est pas tout à fait exempt de débats post-
yougoslaves, en particulier autour de la question de la citoyenneté des personnes originaires des anciennes
républiques yougoslaves travaillant avant 1991 sur le territoire slovène. Cf. : (Hassid 2006).

235
la préadhésion consiste précisément à « transférer le savoir-faire et l'expérience aux pays bénéficiaires
en les encourageant à devenir partie prenante du processus et à assumer la responsabilité de la mise
en œuvre », et de clarifier le message : « il est donc prévu que la gestion décentralisée devienne la
norme » (Commission des Communautés européennes 2012d).
Au cours des réflexions précédentes le montage de l'IAP sur la période 2007-2013, le parlement
européen pointait les risques symboliques d'une intégration à deux vitesses :

« La Commission devrait toutefois donner son feu vert à une gestion décentralisée de
l’aide par les autorités croates dès 2006, vu son statut de candidat et progressivement ce
type de gestion devrait s’étendre aux autres pays de la région, puisque, sur le fond, il n’y a
aucune raison de maintenir une telle différence de traitement dans la gestion des projets
(distinction difficilement justifiable entre les pays et susceptible d’être mal comprise). »
(Observatoire législatif du parlement européen 2005).

Pays BiH249 CRO KOS MAC MNE SRB


Candidat Candidat
Candidat puis
Candidat Candidat potentiel puis potentiel puis
Statut (intégration) potentiel
membre
potentiel
Candidat
Candidat Candidat
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(12/2010) (02/2012)
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Déconcentrée Décentralisée Déconcentrée Déconcentrée Déconcentrée Déconcentrée
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Ministère des
Ministère de
Direction Ministère de affaires Bureau serbe
Ministère du l’administration
Structure pour la étrangères et de
développement des
d’exécution250 l’intégration
régional gouvernements
gouvernance de l’intégration
européenne locale l’intégration européenne
locaux
européenne
Délégation de
Autorité de mise en Délégation de l’UE en ex
Agence de Délégation de
l’UE en Bureau de l’UE république Délégation de
œuvre et de Bosnie-
développement
au Kosovo yougoslave
l’UE au
l’UE en Serbie
contractualisation251 régional Monténégro
Herzégovine de
Macédoine

Figure 28 - Mode de gestion et de mise en œuvre de la coopération transfrontalière dans les pays post-
yougoslaves (hors Slovénie) sur la période 2007-2013

Source : Programme européen CBIB+, http://www.cbibplus.eu


249
Pour des raisons de lisibilité, les pays sont ici représentés par un sigle (de manière similaire à ce qui est
d’usage dans la littérature européenne) : BiH = Bosnie-Herzégovine ; CRO = Croatie ; KOS = Kosovo ; MAC =
Macédoine ; MNE = Monténégro ; SRB = Serbie.
250
Traduction personnelle de : “operating structure”
251
Traduction personnelle de : “implementing & contracting authority”

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21/05 /2013 .

238
Etat indépendant en 2005, le Monténégro, et la normalisation (partielle) des relations avec le Kosovo
(pour la Macédoine et le Monténégro) qui expliquent l’apparition de nouveaux programmes de
coopération avec ces deux Etats.


5.1.1.3. La coopération transfrontalière peu impactée par l’existence de conflits frontaliers ?

A l’exception de la Serbie et du Kosovo, les conflits passés des années 1990-2000, dont certains se sont
déroulés dans les zones frontalières, n’ont, semble-t-il, pas impacté le développement de programmes
de coopération transfrontalière, en particulier entre les principaux belligérants des conflits des années
1990 : Serbie, Monténégro, Croatie et Bosnie-Herzégovine, qui ont tous des programmes bilatéraux255.
L’existence de conflits sur le tracé des frontières, s’il est la raison évoquée pour expliquer l’absence de
programme entre la Serbie et la Macédoine, n’a pas semblé problématique pour l’établissement d’un
programme par exemple entre Croatie et Serbie (le tracé actuel au milieu du Danube étant contesté
par la Croatie) ni la Croatie et la Slovénie (l’accord autour du tracé de la frontière dans le golf de Piran
n’a été trouvé qu’en 2010, bien après l’établissement du programme de coopération transfrontalière).
Enfin, la présence d’une importante population minoritaire de l’autre côté de la frontière n’a pas
semblé non plus constituer un risque entravant l’établissement d’un programme de coopération, par
exemple entre Serbie et Bosnie-Herzégovine (côté Bosnie-Herzégovine, la république Serbe de Bosnie
est à forte majorité serbe et la plupart de ses leaders se sont proclamés en faveur du rattachement à la
Serbie) ou entre le Kosovo et la Macédoine (la région frontalière macédonienne concernée est à
majorité albanaise).
Finalement, les dynamiques de contractualisation de programmes de coopération transfrontalière
semblent d’abord s’expliquer par le morcellement de la sous-région. Les Etats situés au centre de
l’espace post-yougoslave ont plus de programmes signés entre eux (PY) qu’avec le reste de l’Europe
(UE). C’est le cas de la Bosnie-Herzégovine (3 PY/0 UE), de la Croatie (4 PY/1 UE) et du Monténégro (4
PY/1 UE), voire du Kosovo (2 PY/1 UE). A l’inverse, la Macédoine coopère moins avec des pays de l’ex-
Yougoslavie qu’avec le reste de l’Europe (1 PY/3 UE)256. La Serbie présente une situation plus équilibrée
(3 PY/3 UE) liée à sa position d’interface au sein des Balkans tout autant qu’à son refus de développer
des partenariats avec le Kosovo et la Macédoine.


255
Cela n’est pas le cas dans le contexte d’autres frontières sensibles concernées par le programme IPA sur la
période 2007-2013 : il n’existe pas de programme de coopération transfrontalière Grèce-Turquie ou Turquie-
Chypre par exemple (Commission des Communautés européennes 2012b, p. 14).
256
un ratio similaire à un autre pays en bordure de l’espace, la Slovénie, qui ne dispose d’un programme de
coopération qu’avec un seul partenaire de l’ex-Yougoslavie, la Croatie.

239
5.1.1.4. Passage en revue des huit programmes post-yougoslaves

(1) Des situations frontalières fortement contrastées

Dans le tableau ci-après, sont présentés les huit programmes de coopération transfrontalière mis en
place entre pays de l'ex-Yougoslavie hors Slovénie entre 2007 et 2013. Six concernent l’intégralité de la
période, deux sont sortis un peu plus tardivement. Ce sont ceux concernant le Kosovo qui ont été mis
en place après sa déclaration d’indépendance en février 2008 : le programme de coopération avec la
Macédoine concerne la période 2010-2013, celui avec le Monténégro 2011-2013.
Les programmes disposent d’enveloppes comprises entre 4,2 millions d’euros et 15,2 millions d’euros,
l’UE abondant généralement à 85% du montant total (le maximum fixé). L’investissement européen
consenti est dérisoire dans les pays en voie d’adhésion. A titre de comparaison, le programme de
coopération transfrontalière Interreg IVa Hongrie-Roumanie dispose d’un budget de 275 millions
d’euros sur la même période sur une frontière de 450 kilomètres environ (81% du financement étant
européen, apporté par l’intermédiaire du FEDER).

Programme IPA CBC BiH-MNE CRO-SRB CRO-BiH KOS-MNE MAC-KOS MNE-CRO SRB-BIH SRB-MNE
Périodes concernées 2007-2013 2007-2013 2007-2013 2011-2013 2010-2013 2007-2013 2007-2013 2007-2013
Enveloppe
UE 7,9 11,8 13 3,6 4,8 6,5 12,8 8,1
financière
(en millions
Pays 1,4 2,1 2,2 0,6 0,8 1,3 2,3 1,4
d’euros)
Frontière 257
249 241 992 76 159 50 383 203
(km)
Territoire Poste- 258
7 8 28 2 2 2 8 6
concerné frontières
(zones Zone (km²) 29.693 18.312 68.904 6.372 10.921 4.283 16.742 19.432
éligibles) Nombre
d’habitants 1.516.234 1.888.905 4.394.831 626.624 1.896.543 287.199 2.967.023 854.906
259

Sarajevo Zagreb Zagreb Pejë/Peć Kumanovo Kotor, Prijepolje
Secrétariat Siège Užice SRB
BiH CRO CRO KOS MAC MNE SRB
technique
Sremska Mostar,
conjoint Nikšić Berane Dubrovnik Bijelo Polje
Antenne Mitrovica Banja Luka Gjilan KOS Tuzla BiH
(JTS) MNE MNE CRO MNE
SRB BiH

Figure 30 - Les huit programmes IPA de coopération transfrontalière entre pays post-yougoslaves (hors Slovénie)

Source : Programme européen CBIB+, http://www.cbibplus.eu



257
25 km continentaux, 25 km maritimes
258
Ce chiffre varie en ce moment du fait de la mise aux normes (entrainant des fermetures) de postes-frontière
entre Croatie et Bosnie-Herzégovine suite à l’intégration de la Croatie à l’UE.
259
Selon les statistiques officielles nationales datant de : 1991 en Bosnie-Herzégovine, 2001 en Croatie, 2003 au
Monténégro, de 2005 en Serbie (estimations), de 2008 en Macédoine (estimations)

240
Les territoires concernés par ces programmes de coopération apparaissent à première vue comme
divers, renvoyant tout simplement à la variance des frontières en jeu. Entre les 50 kilomètres de la
frontière croato-monténégrine (dont seulement 25 sont terrestres) et ses deux points de passage et
les 992 kilomètres de la frontière croato-bosnienne et ses 28 points de passage officiels estimés,
l’écart peut sembler grand. Néanmoins, si on écarte cette dernière et celle entre la Serbie et la Bosnie-
Herzégovine, les six frontières restantes sont de petites frontières (entre 50 et 249 kilomètres)
comptant entre 2 et 8 points de passage. Sans surprise, plus la frontière est longue, plus le nombre de
postes-frontières est élevé, plus la zone éligible aux financements européens est importante et plus le
nombre d’habitants potentiellement concernés est élevé.
Toujours à partir du tableau présenté précédemment, il est également notable de voir que les
enveloppes financières mises à disposition croissent avec l’importance des programmes, mais pas de
manière proportionnelle. En effet, bien que le programme le plus étendu en termes de couverture
géographique (celui entre Croatie et Bosnie-Herzégovine) concerne une frontière vingt fois plus longue
et représente potentiellement 16 fois plus d’habitants que le programme le plus limité dans ces
domaines (celui entre Croatie et Monténégro), l’écart de financements est beaucoup plus faible. Il est
en effet seulement 3,6 fois mieux doté.

(2) Les programmes déconcentrés davantage gérés à l’échelle locale que les programmes
décentralisés ?

Au-delà de ce premier passage en revue, deux éléments nous paraissent notables à partir du tableau
ci-contre. En premier lieu, les programmes semblent être gérés de manière différente selon que le
pilotage est décentralisé au gouvernement national (en Croatie) ou déconcentré à la délégation
européenne présente sur place (partout ailleurs). L’organe central de gestion d’un programme de
coopération transfrontalière au quotidien est le secrétariat technique joint (JTS)260 comme le rappelle
par exemple le site du programme de coopération transfrontalière Serbie-Monténégro 2007-2013261 :

“The Joint Technical Secretariat (JTS) is responsible for the day-to-day programme
management and supplies potential applicants with information, provides concrete advice
during the application process and accompanies the applicants until the project is
finished. The JTS gives support to the Monitoring Committee, the Steering Committee, the
Managing Authority and the Paying Authority.”

Pour les deux programmes dont elle est le leader (Croatie-Serbie et Croatie-Bosnie-Herzégovine), la
Croatie a fait le choix de positionner le JTS dans sa capitale (Zagreb) auprès des organismes


260
Je reviendrai davantage sur l’organisation institutionnelle de la coopération transfrontalière dans le chapitre
9.
261
http://www.cbcsrb-mne.org/

241
décisionnels gouvernementaux, quand bien même Zagreb n’appartient pas aux territoires éligibles de
ces deux programmes. A l’inverse, partout ailleurs, les délégations européennes en charge de
l’organisation des autres programmes de coopération transfrontalière en ex-Yougoslavie ont choisi de
positionner les JTS dans les villes principales au centre des territoires frontaliers concernés. Il semble a
priori que la Commission européenne applique davantage le principe de subsidiarité que les Etats eux-
mêmes en installant les organes de gestion du programme au plus près de la frontière à aménager.
Observer empiriquement les conséquences de ces différents modes de gestion sur l’intégration des
acteurs locaux à la gestion de ces programmes de coopération transfrontalière pourrait s’avérer être
intéressant. La Commission elle-même positionne le renforcement des capacités techniques et
administratives des structures locales et nationales comme un des enjeux majeurs de ces
programmes : « Strengthening administrative capacity and preparing national and local structures and
authorities to plan and implement joint programmes remain major challenges which the enlargement
countries need to address rigorously from an early stage of the process » (Commission des
Communautés européennes 2012b, p. 5). Y contribue-t-elle ou court-circuite-t-elle l’échelle nationale
pour davantage garder la main sur les programmes ?
En théorie, elle affirme que le mode de gestion (décentralisé ou déconcentré) impacte peu la
participation des autorités nationales, soi-disant toujours partie prenantes de la décision : “Even in
candidate/potential candidates where IPA assistance is still managed in a centralised mode by the
Commission, the cross–border programmes are largely implemented by national authorities jointly
sitting in the programme's management structures” (Commission des Communautés européennes
2012b, p. 14). Il sera intéressant de questionner ces affirmations dans le cas d’études choisi.

5.1.2. La réconciliation, un enjeu fixé, une réappropriation variable

5.1.2.1. Ce que la Commission promeut : la réconciliation par la coopération et le


développement commun

Voyons maintenant quels sont les quatre objectifs fixés par la Commission à la coopération
transfrontalière dans la région :
“ (a) promote reconciliation, confidence-building measures, reconstruction and good
neighbourly relations by fostering stability, security and prosperity in the mutual interest
of all countries concerned, and by encouraging their harmonious, balanced and
sustainable development;

242
(b) support European integration of candidates/potential candidates, in particular through
their participation in cross–border and transnational cooperation programmes with EU
Member States;
(c) build the capacity of local, regional and national institutions to manage EU
programmes and to prepare them for the management of future Structural Funds under
the European Territorial Cooperation objective;
(d) foster the cooperation among local/regional authorities, associations, NGOs and
enterprises from neighbouring regions in order to enhance their capacity to develop
cross-border projects and networks and henceforth the economic, social and territorial
development of border areas.” (Commission des Communautés européennes 2012b,
p. 4).
En résumé, il s’agit (a) de promouvoir la réconciliation par le développement durable mutuel, (b) de
soutenir l’intégration dans l’UE, (c) d’encourager la construction d’une ingénierie locale européanisée
–dans le jargon européen, il s’agit du renforcement des capacités ou capacity building– et (d) de
favoriser la coopération entre les acteurs par un développement transfrontalier commun. Ce dernier
objectif parait d’ailleurs quelque peu redondant avec le premier.
En d’autres termes, la Commission reprend la marotte de ses programmes de coopération
transfrontalière intra-UE. Elle part du constat que les régions frontalières ont souvent été
marginalisées parce que le modèle de développement des Etats-nations favorisait les centres urbains,
mais également parce que l’histoire a parfois séparé durablement et profondément certains territoires
européens autant idéologiquement qu’économiquement. Elle part du principe que c’est
particulièrement le cas dans le contexte post-yougoslave : « in the last decade, political and economic
contacts between bordering regions, especially within the Western Balkans, have been limited”
(Commission des Communautés européennes 2012b, p. 5).
Face à ces challenges, la Commission propose généralement aux régions européennes frontalières des
programmes qui leur permettent de coopérer entre elles pour dépasser ensemble cette marginalité en
tissant des liens économiques et sociaux. La particularité du contexte post-yougoslave passe, non pas
par l’établissement d’une politique de coopération transfrontalière spécifique. En effet, l’objectif
décliné est celui du projet européen au sens large, à savoir la paix par le développement économique
commun. La différence vient plutôt du fait que, dans le contexte post-yougoslave, la réconciliation
devient l’objectif principal (et répété). La politique de préadhésion et plus particulièrement son volet
coopération transfrontalière représente l’incitation directe et opérationnelle de l’Union dans ce
domaine pour la région qu’elle choisit ainsi de concentrer sur les frontières : « CBC programmes were
conceived to help the Western Balkans countries to overcome the legacy of the conflicts of the past,
building on the recent positive momentum regarding reconciliation » (Commission des Communautés

243
européennes 2012b, p. 5). Le sens de ces programmes est tout autant politique qu’économique et
social ; de grandes ambitions pour un financement pourtant limité comme la Commission le reconnait
elle-même : « In addition to their political significance and impact, CBC programmes also contribute to
the economic development and the social cohesion of bordering areas, to the extent allowed by
limited funding available » (Commission des Communautés européennes 2012b, p. 5).
Voyons maintenant dans quelle mesure les souhaits de la Commission en ce qui concerne la
coopération transfrontalière en ex-Yougoslavie ont été ou non repris lors de l’élaboration des
programmes entre 2006 et 2010. Précisons que cette élaboration est réalisée la plupart du temps, par
les Ministères en charge du développement régional et/ou de l’intégration européenne dans chacun
des pays concernés. Ce sont donc les autorités nationales qui fixent les orientations programmatiques
de la coopération transfrontalière en ex-Yougoslavie, dans le cadre fixé par la Commission.

5.1.2.2. Ce que les programmes affichent : le développement plus que la réconciliation

Les documents programmatiques de coopération transfrontalière sont disponibles en anglais sur des
sites internet dédiés à chacun des programmes mis en place. L’impératif européen d’information et de
communication est scrupuleusement respecté. Le document de référence généralement intitulé « IPA
CBC frontière concernée » compte entre 50 et 80 pages en moyenne. Il suit quasiment toujours la
même organisation (basée sur le même modèle de base fourni par la Commission) :
(1) Introduction
(2) Description et analyse (souvent AFOM262) de la zone du programme
(3) Stratégie du programme
(4) Dispositions financières (littéralement « financial provisions »)
(5) Modalités d’application (littéralement « implementing provisions »)

Les courtes parties 1 et 4 sont parfois intégrées dans les parties suivantes.

(1) Le développement durable pour tous

Si l’on s’intéresse plus spécifiquement aux déclinaisons en objectifs et/ou priorités dans chacun des
programmes, on s’aperçoit que les mots d’ordre du développement territorial sont repris sans être
adaptés aux spécificités de chacune des régions transfrontalières des programmes concernés. Par
exemple, le programme IPA CBC Croatie-Bosnie Herzégovine se fixe l’objectif suivant : « to encourage
the creation of cross-border networks and partnerships and the development of joint cross-border


262
AFOM : Atouts Faiblesses Opportunités Menaces ou SWOT en anglais.

244
actions with a view to revitalizing the economy, protecting the nature and the environment and
increasing social cohesion of the programming area” (Directorate for European integration of Bosnia
and Herzegovina, Ministry for regional development of Croatia 2009). La reprise des enjeux du
développement durable (revitalisation économique, protection de la nature et renforcement de la
cohésion sociale) est littérale et très large, aucune adaptation aux spécificités du territoire
transfrontalier croato-bosnien n’est visible.
Ce programme ne fait pas figure d’exception. Tous les autres font également état d’ambitions larges,
pour ne pas dire floues, basées sur un développement socio-économique commun, le plus souvent
(mais pas toujours) dans le respect de l’environnement. Non seulement l’objectif principal du
programme n’est pas spécifiquement lié à des enjeux propres aux territoires, mais il en plus est
identique d’un programme de coopération à l’autre, sous-entendant que les mêmes recettes
(européennes) du développement durable sont tout autant bonnes qu’applicables partout.

Figure 31 - La déclinaison des objectifs européens au sein des programmes IPA CBC post-yougoslaves

Programme IPA CBC BiH-MNE CRO-SRB CRO-BiH KOS-MNE MAC-KOS MNE-CRO SRB-BIH SRB-MNE
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Réconciliation
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S : Objectif spécifique
* : mentionné de manière secondaire au sein d’un autre objectif

Deux programmes se détachent de ce premier constat général en proposant des mesures plus
détaillées. Il s’agit des programmes Croatie-Bosnie Herzégovine et Monténégro-Croatie. Le premier
indique le tourisme rural comme secteur d’actions prioritaire, les PME comme un public cible et
l’accessibilité de la zone comme un enjeu fort (Directorate for European integration of Bosnia and
Herzegovina, Ministry for regional development of Croatia 2009, p. 25). Le second insiste sur la

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247
A partir de la lecture de ce tableau, seuls les territoires des programmes Serbie-Monténégro d’une
part, et de Serbie-Macédoine d’autre part, semblent avoir été épargnés par des crimes de guerre
majeurs. Pour autant, la Serbie et la Macédoine n’ont pas réussi à développer un programme de
coopération transfrontalière sur cette période. Le lien entre absence de crimes sur le territoire et
développement d’un programme de coopération transfrontalière ne semble donc pas direct ; pas plus
que le lien entre absence de crimes majeurs sur le territoire de la coopération et absence d’objectif lié
à la réconciliation. En effet, la grande majorité des territoires frontaliers apparaisse avoir été touchée
directement par des épisodes criminels pendant les conflits, de manière asymétrique ou non, sans qu’il
y ait de rapport à première vue avec la fixation d’un objectif de rapprochement à l’intérieur des
programmes de coopération. En d’autres termes, il semble difficile d’établir un lien, dans un sens ou
dans un autre, entre nécessité de se réconcilier (quasiment partout) et inscription de cet objectif dans
un programme de coopération transfrontalière.
Si l’on porte une plus grande attention aux différentes situations, les trois programmes prenant en
compte cet impératif (Bosnie herzégovine-Monténégro, Croatie-Serbie et Monténégro-Croatie)
s’appliquent sur des territoires touchés par les premiers temps des conflits des années 1990. Ils furent
des lieux de luttes armées interethniques opposant militaires et/ou paramilitaires, yougoslaves,
serbes, monténégrins, croates, musulmans, dans deux républiques de la confédération s’étant
déclarées indépendantes : la Croatie (en particulier dans ses territoires frontaliers) puis la Bosnie-
Herzégovine (partout). Pourtant, d’autres programmes de la zone, Serbie-Bosnie Herzégovine et
Croatie-Bosnie Herzégovine par exemple, ne font pas état de cet objectif ; alors que ce sont les mêmes
autorités (cf. début de chapitre) qui ont participé à leur établissement.
Les programmes concernant le Kosovo (Kosovo-Monténégro et Kosovo-Macédoine) n’intègrent pas
plus d’objectif liés à la réconciliation, quand bien même les conflits de la fin des années 1990 et du
début des années 2000 ont concerné tout ou partie de leurs territoires frontaliers. Par exemple, les
principaux évènements conflictuels de « l’insurrection albanaise » –entre communautés albanaise
(menée par une branche de l’UÇK, l’armée de libération nationale kosovare) et macédonienne– qui se
sont déroulés en Macédoine en 2001, ont eu lieu dans les territoires frontaliers de la Macédoine avec
le Kosovo, ceux précisément concernés par le programme de coopération transfrontalière depuis
2010. Pourtant nulle mention de rétablissement d’un bon voisinage entre ces communautés dans le dit
programme.

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33
).

251
Le choix du territoire a constitué une des premières étapes de lancement du programme de
coopération transfrontalière, une fois la structure organisationnelle du programme montée. Ce choix a
été réalisé par le JPC (Comité Programmatique Joint). La seconde étape fut la rédaction du document
support du programme qui est composé d’un diagnostic du territoire et d’une série d’objectifs et de
mesures.
Dans l’introduction de ce rapport, le choix du territoire est d’abord justifié par sa situation
géographique : les deux comitats croates et trois des quatre districts serbes sont les régions
directement attenantes à la frontière serbo-croate (European integration office of the republic of
Serbia, Ministry for regional development of Croatia 2009, p. 6). Pour le dernier district joint au
territoire éligible côté serbe, un autre registre de justifications est évoqué : la Bačka Nord est ajoutée
parce qu’elle concentre une importante minorité croate (Ibid.). Le recensement de 2002 (celui
disponible au moment de l’écriture du document stratégique) indique en effet que 16,8 % de la
population du district se déclarent Croate ou Bunjevci265. C’est le 3e groupe ethnique le plus important
en nombre de déclarés après les Hongrois (43,6%) et les Serbes (24,8%).
Pour les régions adjacentes, les justifications apportées sont plus larges. En premier lieu, il est indiqué
que ces dernières présentent un nombre important de similarités en termes démographiques,
économiques et géographiques. De manière aussi vague, il est ensuite souligné que ces régions
partagent des traditions et une culture commune, résultantes des migrations croisées post-conflits au
milieu des années 1990 (Ibid.). Cet ensemble d’arguments larges est globalement peu convaincant.
Dans tous les termes invoqués, les similarités entre le territoire éligible et le territoire adjacent ne sont
pas plus importantes qu’avec d’autres Comitats croates du nord de la Slavonie ou avec des districts de
l’Est de la Voïvodine par exemple. L’intégration du district de Mačva à l’invocation d’une soi-disant
continuité traditionnelle et culturelle est au contraire surprenante. Dans l’Histoire, ce district de Serbie
centrale a plus souvent appartenu à l’Empire Ottoman, à la différence des autres Comitats et districts
du programme (et plus largement du Nord de la Croatie et de la Voïvodine) qui furent des territoires
longtemps intégrés à l’Empire austro-hongrois. Il nous semble ainsi que l’intégration de ces zones
adjacentes relève d’une autre logique : situées à la frontière avec la Bosnie-Herzégovine, elles
n’appartiennent pas au territoire éligible des programmes de coopération transfrontalière Croatie-
Hongrie ou Serbie-Hongrie ou même Serbie-Roumanie. Pour ne pas être lésés par rapport à ces
régions du Nord de la Croatie et de la Serbie déjà éligibles à des programmes entre Etats candidats et
Etats membres souvent plus importants en termes financiers, il semble que ces territoires aient été
ajoutés comme « adjacents » pour pouvoir bénéficier d’éventuels effets positifs secondaires (au moins
financiers) du programme Serbie-Croatie.


265
Une minorité nationale souvent rapprochée ou confondue (selon les points de vue) avec les Croates.

252
Ainsi, au-delà des arguments invoqués, le territoire de coopération choisi est constitué premièrement
des régions situées de part et d’autre de la frontière formant un ensemble cohérent autour de cette
dernière, étendu au Sud-Est et au Sud-Ouest à des zones adjacentes frontalières avec la Bosnie-
Herzégovine.
Le territoire éligible du programme couvre une superficie de 18.312 km², soit à titre de comparaison,
une surface un peu plus grande que la région Basse-Normandie (environ 17.600 km²). Cette superficie
est répartie inégalement entre partie croate (environ 6600 km², un peu plus du tiers du territoire
éligible) et partie serbe (environ 11.700 km², un peu moins des deux tiers). Schématiquement, ce
territoire pourrait être représenté par un rectangle de 180 kilomètres d’Est en Ouest par 100
kilomètres du Nord au Sud. Il est traversé par une frontière non rectiligne de 320 kilomètres qui est
matérialisée, pour une grande partie (259 km), par le Danube.
Plus globablement, ce territoire appartient à un ensemble physique plus important, la plaine
pannonienne, située entre plusieurs chaÎnes montagneueses : les Carpathes au Nord-Est, les Balkans
au Sud-Est, les Alpes dinariques au Sud et les Alpes à l’Ouest.
Le territoire d’étude compte trois cours d’eau significatifs :

- le Danube (Dunav), qui après avoir traversé la Hongrie marque la frontière entre Croatie et
Serbie, puis continue en Serbie entre les districts de Bačka Sud et de Srem, avant de poursuivre
son cours vers Belgrade (Beograd) ;
- la Drava, qui traverse le Comitat d’Osijek-Baranja avant de se jeter dans le Danube à la
frontière serbo-croate. Leur confluence forme une zone marécageuse classée en grande partie
en Parc Naturel (Kopački Rit) ;
- la Sava, au Sud du territoire éligible qui marque la frontière entre Croatie et Bosnie-
Herzégovine puis poursuit son cours entre les districts du Srem et de Mačva.

Dans cette région de plaine que les cours d’eau servent souvent à signifier les limites administratives.
Si nous revenons maintenant à la construction historique de ces régions, le territoire éligible regroupe
deux parties d’ensembles régionaux plus vastes, eux-mêmes constitués de provinces ne correspondant
pas toujours aux limites administratives actuelles. Côté serbe, il recouvre la partie occidentale de la
Voïvodine. Présenté souvent comme un « espace carrefour » de l’Europe, la région possède la
particularité d’avoir fait partie successivement de la Hongrie (au Moyen-Âge), de l’empire ottoman (au
XVIe et au XVIIe siècle) , puis de l’empire austro-hongrois (jusqu’à la première guerre mondiale) qui
l’intégrera à sa frontière militaire (cf. chapitre 2). La Voïvodine s’unit à la Serbie puis à la Yougoslavie à
partir de 1918. La constitution de 1974 lui confèra le statut de province autonome, qu’elle perdra un
temps lors du leadership de Miloševič, avant de le retrouver en partie à sa chute. Héritage de ces
rattachements successifs, la Voïvodine compte aujourd’hui six langues officielles : le serbe, le croate, le

253
hongrois, le slovaque, le roumain et le ruthène. Sur le site officiel du gouvernement de la province, la
petite introduction insiste sur cette diversité : « Vojvodina is a region which traditionally fosters
multilingualism, multiculturalism and multiconfessionalism » 266.
Comme l’indique la carte ci-contre de l’agence de développement régional de Bačka, la Voïvodine
regroupe trois régions historiques : le Banat à l’Est (qu’elle partage avec la Roumanie actuelle), la
Bačka au Nord-Ouest (qu’elle partage avec la Hongrie actuelle) et le Srem/Srijem (qu’elle partage avec
la Croatie actuelle). Ces deux dernières appartiennent toutes deux au territoire éligible, comme le nom
des districts serbes le laissait deviner dans la partie précédente.











Figure 35 - Les « régions


géographiques » de la Voïvodine

Source : Agence de développement


régional de Bačka ;

Côté croate, le territoire éligible recouvre la partie orientale de la Slavonie. Cette dernière possède une
histoire assez similaire à la Voïvodine puisqu’elle a été successivement hongroise, ottomane, austro-
hongroise puis yougoslave sur approximativement les mêmes périodes. Ce passé commun est
d’ailleurs noté dès l’introduction du document programmatique : « For historical reasons the border
areas contain one of the most ethnically diverse populations in Europe. Both sides of the border having
been, at some time in the past, part of both Ottoman and Habsburg empires and subject to large scale
migrations from surrounding central and east European countries” (European integration office of the
republic of Serbia, Ministry for regional development of Croatia 2009, p. 5). Durant la période austro-

266
http://www.vojvodina.gov.rs/en/

254
hongroise, le Royaume de Slavonie jouit d’une certaine autonomie d’abord en alliance avec les
Hongrois (au XVIIIe siècle et pendant la moitié du XIXe siècle), puis au sein d’un Royaume de Slavonie-
Croatie. Ce royaume comprend la province du Srem/Srijem indiquant la partie actuellement incluse en
Serbie. En 1918, la Slavonie et l’ensemble de la Croatie se fondent dans la première Yougoslavie. Mais
à la différence de la Voïvodine, cette dernière ne possèdera jamais le statut de province autonome. Le
passé commun yougoslave est peu évoqué dans le programme de coopération, sinon pour parler des
conflits. L’héritage le plus récent semble symboliquement trop violent pour constituer un facteur de
lien affiché.

Figure 36 – La Croatie
orientale

Source : Donauschwaben
Villages Helping Hands, a
267
Nonprofit Corporation


267
ONG dont l’objet est visiblement de collecter des informations historiques sur les Souabes du Danube. Ces
derniers étaient des descendants de colons germanophones qui furent envoyés par Eugène de Savoie au XVIIe
siècle après la victoire de l’Autriche-Hongrie sur l’empire Ottoman dans cette région pour peupler les terres
marécageuses autour du Danube correspondant aujourd’hui à la frontière serbo-croate. La plupart des
germanophones ont été tués ou expulsés au moment ou après le second conflit mondial. Pour plus
d’informations : cf. http://www.dvhh.org/slavonia/index.htm

255
Le territoire éligible côté croate est donc majoritairement constitué d’une partie des territoires qui
formaient jadis la Slavonie. Il comprend également au Nord une petite partie de la Baranja (une région
partagée avec la Hongrie actuelle) et au Sud-Est, une partie du Srijem/Srem (partagée avec la Serbie
actuelle). Notons à ce sujet que le partage du Srem/Srijem entre ce qui était alors les républiques de
Croatie et de Serbie au sein de la Yougoslavie socialiste, a eu lieu à la fin du second conflit mondial. La
Commission Ðilas a scindé cette province historique en deux, en justifiant qu’elle joignait la partie
comptant une majorité de villages peuplés de croates à la république de Croatie, et inversement la
partie comptant une majorité de serbes à la république de Serbie (toutes deux appartenant alors à la
Yougoslavie).


5.1.3.2. Depuis la guerre, des tentatives embryonnaires de coopération transfrontalière

Passage obligé du document du programme de coopération transfrontalière, l’expérience dans la


coopération transfrontalière (sous-entendue soutenue par des Fonds européens) est évoquée de
manière succincte. Il s’agit en particulier d’actions de préparation à la coopération, sur des nouvelles
frontières post-yougoslaves, soutenues par le programme CARDS. En 2001, il est par exemple fait
mention de la participation au programme CARDS 2001 « Strategy and Capacity Building for Border
Region Co-operation », qui visait à l’identification de projets futurs aux frontières entre la Croatie, la
Serbie, le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine et à la formation de potentiels porteurs de projet ; et
ainsi de suite en 2002, 2003, 2004. Entre 2004 et 2006, des expériences de coopération avec des pays
devenus membres ou en voie d’adhésion sont mentionnées. Des partenaires croates développent ainsi
des projets au sein des Programmes de Voisinage avec la Slovénie et la Hongrie (soutenus par les
programmes européens PHARE CBC et INTERREG IIIa) quand des partenaires serbes en développent
avec la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie (soutenus par les programmes européens CARDS et PHARE
CBC). Notons que les deux pays sont à la même période également inclus dans les initiatives
communautaires transnationales précédemment mentionnées : CADSES et Adriatique.
Néanmoins, il est difficile de mesurer les coopérations établies au travers de ces programmes sur la
frontière Serbie/Croatie en particulier. Au moment de l’élaboration du programme en 2009 et même
après sa révision en 2011, le nombre de partenaires de Croatie et de Serbie soutenus pour des projets
communs par les Fonds CARDS entre 2001 et 2006 n’était pas connu. Au sein du programme
Adriatique, si 3 projets comptant des partenaires de Croatie et de Serbie sont identifiés entre 2004 et
2006, seulement un comprend des partenaires situés sur le territoire éligible de la coopération
transfrontalière IPA CBC 2007-2013 étudié ici (European integration office of the republic of Serbia,
Ministry for regional development of Croatia 2009, p. 7).

256
Ainsi, il semble que la frontière Serbie/Croatie ait fait été, avant 2007, l’objet de très peu de projets
européens de coopération transfrontalière. Des différences sont mentionnées entre Nord et Sud du
territoire : les acteurs territoriaux des régions situées à proximité directe de frontières avec des pays
membres seraient déjà mieux habitués et identifiés comme potentiellement plus en capacité à
répondre aux appels à projets de coopération transfrontalière soutenus par des Fonds européens.
Mais le programme note également le manque de volonté de la plupart des municipalités du territoire
à s’engager dans des initiatives transfrontalières avant 2007 (Ibid., p.8). Le blocage ne semble pas
seulement institutionnel mais aussi symbolique.


Conclusion de la section 5.1
Bien qu’il réponde marginalement à certaines logiques politico-institutionnelles (par ex l’intégration de
régions adjacentes frontalières à la Bosnie), le document de programmation invoque surtout des
proximités historiques pour justifier le découpage proposé. Les régions éligibles sont situées dans la
plaine pannonienne, à proximité directe de la frontière, cette dernière étant aux deux tiers
matérialisée par le Danube. Le document fait également mention du passé commun du territoire
transfrontalier proposé, i.e. de leur appartenance passée à des ensembles plus larges, ottoman,
austro-hongrois (la période yougoslave n’est pas mentionnée). Le territoire compte des populations se
revendiquant croates et serbes de part et d’autre de la frontière mais aussi d’autres nationalités, en
particulier hongroise. Toutes ces proximités sont présentées comme autant de facteurs facilitant a
priori la coopération. Néanmoins, le programme fait également état de l’histoire récente de la
coopération transfrontalière quasi-inexistante.

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protéger les membres de la minorité serbe de Croatie). Voici un résumé du « conflit croate » ou plutôt
du conflit sur le territoire de l’actuelle Croatie, tel que livré sur le site du (TPIY)269. Pour rappel, ce
dernier a été créé par l’Organisation des Nations Unies « pour juger les personnes présumées
responsables des crimes de guerre270 commis dans les Balkans au cours des conflits des années 1990 »
(Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie 2014a) :

« La Croatie proclame son indépendance le même jour que la Slovénie. Mais, si le retrait
des Slovènes de la fédération yougoslave s’est fait presque sans effusion de sang, il n’en
va pas de même en Croatie. L’importante minorité serbe refuse de reconnaître le nouvel
État croate, invoquant son droit de demeurer au sein de la Yougoslavie. Avec l’aide de la
JNA et de la Serbie, les Serbes de Croatie font sécession et annoncent la création d’un État
serbe indépendant dans près d’un tiers du territoire croate qu’ils contrôlent. [cf. carte ci-
après]

Les Croates et les autres non-Serbes sont chassés de cette région lors d’une violente
campagne de nettoyage ethnique. Au cours des intenses combats qui se déroulent
pendant la seconde moitié de l’année 1991, la vieille ville de Dubrovnik est bombardée et
Vukovar271, assiégée et détruite par les forces serbes. [cf. photos ci-après]

Malgré un accord de cessez-le-feu, conclu sous l’égide de l’ONU et entré en vigueur au


début de l’année 1992, le gouvernement croate est déterminé à reprendre le contrôle de
son territoire et utilise toutes les ressources à sa disposition pour développer et équiper
son armée. Durant l’été 1995, l’armée croate lance deux offensives majeures qui lui
permettent de regagner la totalité de son territoire, à l’exception de la petite poche de «
Slavonie orientale »272. Lors d’un exode massif, des dizaines de milliers de Serbes fuient
l’avancée des forces croates pour se réfugier en Bosnie-Herzégovine, dans les régions
contrôlées par les Serbes, et en Serbie. La guerre en Croatie prend fin à l’automne 1995.
La Croatie retrouvera le contrôle de l’ensemble de son territoire avec la réintégration
pacifique de la Slavonie orientale en janvier 1998, après une période de transition assurée
par l’administration des Nations Unies » (Tribunal pénal international pour l’ex-
Yougoslavie 2014b).


269
qui utilise qusiment l’angle ethnique pour “expliquer” les conflits.
270
C'est-à-dire quatre types de crime : génocide, crimes contre l’Humanité, violations des lois ou coutumes de la
guerre, infractions graves aux Conventions de Genève.
271
Vukovar est une municipalité située sur le territoire d’étude.
272
Située là aussi sur le terrain d’étude choisi dans le présent travail.

259











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262
Amnesty international dès 1992, les Conventions de Genève, i.e. les dispositions concernant le
traitement des prisonniers de guerre, furent souvent bafouées :

“Amnesty International is concerned about reports that prisoners, the majority of them
Croatians, held in camps in the province of the Vojvodina in Serbia by the JNA, have been
systematically beaten and otherwise ill-treated following their arrest and detention. In
some cases this ill-treatment reportedly resulted in the victim's death” (Amnesty
International 1992, p. 14).

Suite aux accords d’Erdut conclus en novembre 1995, un seul territoire fut restitué pacifiquement à la
Croatie nouvellement indépendante : la Slavonie orientale (cf. carte ci-après), après une mission de
transition de deux ans (UNTAES274). Au premier abord, cette restitution peut apparaitre comme une
« success story ». L’UNTAES permit en effet la démilitarisation de la zone : “Serb military and
paramilitary units were disbanded and all heavy weapons were removed from the region” (Captain
David Sterling Jones 1998). Elle évita également les dérapages criminels commis par les Croates lors
des opérations Tempête275. Mais elle ne semble pas, en si peu de temps, avoir réellement permis un
rapprochement entre Serbes et Croates : « As the UNTAES mission nears its conclusion, it is clear to
observers of the FRY that the nationalist ambitions and ethnic hatreds that led to and fueled the Wars
of Yugoslav Succession have yet to vanish from the peoples' minds” (Ibid.).
A première vue, la Slavonie Orientale, grâce au mandat onusien, n’aurait pas connu de crimes majeurs
(de « revanches ») de Croates contre des Serbes. Néanmoins, il ne semble pas que cette administration
transitoire ait suffit à convaincre tous les Serbes de la région que leurs droits seraient garantis, comme
le prétendait alors le gouvernement croate (Petričušić 2008). Dans un bulletin d’informations de 1998,
Amnesty International indiquait « qu’au cours des deux années [du] mandat [onusien] entre 15 000 et
20 000 Serbes de Croatie ont quitté la région », mais aussi que « selon le Haut Commissariat des
Nations unies pour les réfugiés, environ 30 000 personnes ont transféré leurs biens de Slavonie
orientale en Serbie ». Outre certaines violences commises mollement punies par la police croate,
l’ONG signalait également des menaces, notamment des tracts appelant les Serbes de Croatie à partir
(…) distribués à Vukovar en novembre 1997. Le message disait notamment : Nous tuerons en silence,
lentement, et sans douceur » (Amnesty International 1998). Si ces faits n’ont pas été qualifiés de
nettoyage ethnique par le TPIY (nous le verrons par la suite), ils ont eu les mêmes conséquences : le
départ d’une partie importante des Serbes de Slavonie orientale.
Le bilan des conflits sur le territoire de l’actuelle Croatie est humainement lourd : entre 12.000 et
13.500 croates (environ 6.800 soldats et 4.500 civils) sont déclarés morts ou disparus -selon les


274
United Nations Transitional Administration for Eastern Slavonia, Baranja and Western Sirmium.
275
cf. TPIY pour plus de précisions sur ces épisodes.

263
estimations officielles du gouvernement276 ; 1.279 soldats de la JNA sont déclarés morts ; l’ONG Veritas
basée à Belgrade estime à 6.700 le nombre de morts (principalement serbes) en République Serbe de
Krajina (environ 4.350 combattants et 2.350 civils). Selon les estimations internationales, à la fin des
conflits en Croatie, 500.000 personnes initialement originaires de ce territoire ont le statut de réfugiés
ou de déplacés (Frucht 2005). Les ressentiments et les rancœurs de part et d’autre sont considérables.
On blâme autant l’autre pour la responsabilité des crimes commis qu’on ignore, qu’on minimise ses
souffrances, considérées comme moins légitimes, elles.

Ainsi, les blessures laissées par les conflits entre les Serbes et les Croates dans les années 1990 –dans
la région frontalière serbo-croate notamment– sont complexes et profondes. Le territoire a été
matériellement le lieu d’affrontements, de destructions (dont Vukovar est l’incarnation),
d’emprisonnements, de nettoyages ethniques croisés et de crimes de masse. Ces derniers ont été, dès
le début du conflit, instrumentalisés, exagérés, déformés pour amplifier la haine de l’Autre277. Réelles
ou fantasmées, les mémoires des conflits (et les lieux de mémoire qui leur sont liés) se sont construites
dans une logique de victimisation parallèle mais opposée. Elles nous paraissent représenter des enjeux
symboliques centraux des réconciliations interethniques sur le territoire d’étude de cette thèse.

5.2.2 Les bombardements de l’OTAN en Serbie (1999)

En 1999, suite à l’escalade du conflit au Kosovo, l’OTAN lance l’opération Force Alliée contre ce qui se
nomme encore République Fédérale de Yougoslavie (regroupant alors la Serbie –y compris le Kosovo-
et le Monténégro). Le Monde Diplomatique en livre le compte-rendu suivant :

« Engagés sans autorisation du Conseil de sécurité, au nom de l’ingérence humanitaire, les


bombardements aériens commencés le 23 mars 1999 contre la RFY ne devaient durer que
trois jours. Leurs objectifs étaient la destruction :
− au Kosovo des capacités de coercition des forces militaires et paramilitaires du
président Slobodan Milosevic ;
− en Serbie des infrastructures.
[…] Tous les membres de l’Alliance étaient convaincus que la supériorité militaire mettrait
les Serbes à genoux rapidement. Ils dureront 78 jours. 25 000 sorties aériennes seront
effectuées. Conformément à la doctrine du « zéro mort », les forces de l’OTAN ne
subiront aucune perte humaine. Mais le refus de les engager sur le terrain, au Kosovo,
aura privé les civils albanais de toute protection contre les violences des forces serbes et
permis l’expulsion de centaines de milliers d’entre eux. Seuls les réfugiés une fois arrivés à
l’étranger auront bénéficié de l’aide humanitaire alliée » (Gresh et al. 2006).

276
chiffres également mentionnés par Ivo Goldstein (Goldstein 1999)
277
Dans le documentaire réalisé par Hervé Ghesquière et Michel Anglade lors des conflits en 1991 à Vukovar, on
voit par exemple des paramilitaires serbes fanatisés et fielleux quelques heures avant le massacre commis à
Ovčara (cf. sous-partie (iii) pour plus de détails sur cet épisode) (Ghesquière, Anglade 2004).

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266
Le bilan humain des conflits au Kosovo et en Serbie entre janvier 1998 et décembre 2000 est lourd. En
2008, le Centre pour le droit humanitaire (une ONG serbe) établit une liste d’environ 13.500 civils tués
(dont environ 10.500 albanais, 2.200 serbes et environ 800 d’autres nationalités ou de nationalité
inconnue). Les bombardements de l’OTAN coutèrent la vie de 5.000 à 10.000 soldats de la RFY
(estimations OTAN) et à 500 civils environ (estimations de Human Rights Watch considérées comme
« raisonnables » par l’OTAN).
Dans le cadre de cette thèse, cet épisode des conflits en ex-Yougoslavie nous parait important à deux
niveaux. D’abord matériellement, il concerne toute la Serbie, dont la Voïvodine, pour laquelle les
structures productives et les réseaux principaux furent en grande partie détruits par les
bombardements. Mais aussi, et c’est plus spécifiquement l’objet de cette partie, parce que ces
derniers eurent un fort impact psychologique sur les populations qui eurent à les subir. Cet épisode
donne alors à voir le regard majoritaire porté sur les Serbes par l’extérieur (« les méchants ») en
complet décalage mais renforçant la perception de nombreux Serbes sur eux-mêmes (« les victimes »).
La vision caricaturale et simpliste, souvent offerte et encore reproduite aujourd’hui à propos des
conflits yougoslaves, serait que ces derniers soient de l’entière responsabilité des « méchants serbes »
qui formaient un ensemble homogène profondément mauvais, mais en même temps passif et
totalement aliéné à Milošević. Pour autant, il ne s’agit pas ici de nier la responsabilité première du
régime et de certains groupes armés se revendiquant comme serbes. Cette dernière a été reconnue
par l’ONU dès 1994279 : « les milices et l’armée yougoslave (serbes) ont été les premières à commettre
les crimes et les exactions les plus divers, les plus programmés, et en sont restés pendant toute la
guerre les principaux auteurs » (Becker 2001). Néanmoins, il semble nécessaire de ne pas en faire des
coupables « trop idéals » (Ibid.). Les crimes jugés par le TPIY ne concernent pas tous des faits commis
par des Serbes contre des non-Serbes, mais concernent aussi, bien que dans une moindre mesure, des
crimes par exemple commis par des Croates contre des Serbes, selon des procédés assez similaires,
notamment lors de l’opération Tempête. En outre, les actes isolés de moindre ampleur, n’ont pas été
jugés par le TPIY, mais placés sous la coupe des juridictions nationales. C’est le cas par exemple des
crimes commis contre des populations serbes en Slavonie orientale (sur le terrain d’étude).
Enfin, le recours par l’OTAN à des bombardements sur des populations civiles n’est pas sans poser
question. Dans un article publié dans le Monde Diplomatique en 2000, Cordone et Gidron
s’interrogent à ce sujet : « Faut-il juger l’OTAN ? » pour sa campagne de bombardements, arguant que
« sur la base de faits disponibles […], il apparaît que l’OTAN n’a pas toujours respectée ses obligations


279
Rapport remis au Conseil de sécurité en mai 1994 par le président de la commission, l’Égyptien Cherfi
Bassiouni, cité par Becker.

267
légales concernant le choix des cibles et des méthodes et moyens de combat » (Cordone, Gidron
2000).
Le risque principal serait de faire des Serbes « des boucs-émissaires » (Becker 2001) ; or, cet argument
était celui des nationalistes. Le bombardement de l’OTAN a permis à Milošević de « provoquer une
nouvelle cohésion autour de sa personne » (Djuric 1997) en répétant l’idée selon laquelle « les Serbes,
et seuls les Serbes, sont les véritables victimes dans les Balkans » (Grappe-Nahoum 1994). Le possible
minoration des souffrances traversées par des populations serbes en ex-Yougoslavie, tout autant que
leur exagération, apparaît comme un enjeu symbolique important dans cette région et dans mon
terrain d’études en particulier.
Autre risque, celui de réifier les Serbes, et d’effacer la pluralité et les contradictions qui traversent la
société serbe. Rappelons par exemple que quelques mois après la fin des conflits au Kosovo, des
manifestations civiles, déjà aperçues à l’hiver 1996-1997, reprirent autour du mouvement Otpor
notamment. Elles aboutirent au renversement du régime de Milošević en octobre 2000. C’est un autre
enjeu de l’approche que nous avons développée dans cette thèse : éviter de reproduire la vision
manichéenne « méchants Serbes » / « gentils Croates » qui imprègne les regards extérieurs
(potentiellement le mien) mais également les regards réciproques des sociétés serbe et croate l’une
sur l’autre.
Enfin, il nous parait important d’apporter des éléments de compréhension du rapport de la société
serbe avec son passé. Car la victimisation relève d’une certaine forme de déresponsabilisation. Pour
Jacques Rupnik, c’est précisément la « représentation de soi comme victime séculaire de génocides »
qui servit de justification par le régime de Milošević au recours à « la violence contre les Croates, les
Bosniaques ou les Albanais alliés des Allemands et des Turcs » (Rupnik 1999, p. 19). La difficulté de
nombreux Serbes à reconnaitre que des crimes auraient été commis au nom de la nation serbe relève
du « tabou » :

« Face au passé, le traumatisme de la fragmentation et de la désintégration yougoslaves


qui auraient été provoquées par la communauté internationale, ainsi que l’attachement
émotionnel à réhabiliter le projet national serbe considéré comme injustement
criminalisé, continuent à déterminer l’essentiel des analyses et l’expression des mémoires
collectives dans l’espace public » (Bacharach 2003, p. 41).

La question de la reponsabilité collective, rejetée en Serbie comme en Croatie280 et plus largement


celle du rapport au passé récent et son expression dans l’espace public, constitue un des enjeux
symboliques de la réconciliation serbo-croate. Nous l’avons vu dans le chapitre 2, la réconciliation est
un processus qui relève du rétablissement de suffisamment de confiance entre les parties prenantes
du conflit. Dans quelle mesure les injonctions occidentales à se réconcilier favorisent la transformation

280
Sur cette question en Croatie, cf. : (Kmezić, Žagar, Petričušić 2008)

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281

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271

Cas E : Lovas est une municipalité de Slavonie orientale, proche de la frontière serbe. En octobre 1991, elle a été
prise par l’Armée populaire yougoslave contrôlée par les Serbes et par des forces paramilitaires. Après leur
victoire, les troupes se sont livrées au saccage, pillant et détruisant des maisons, tuant des civils,
particulièrement dans les villages de Lovas et Opatovac. Le 18 octobre 1991, les forces serbes auraient obligé 50
civils croates à marcher dans un champ de mines aux abords de Lovas. Alors qu’ils s’y rendaient, un détenu a été
abattu. Puis les prisonniers ont dû entrer dans le champ de mines pour les faire exploser. Une mine au moins a
explosé, et les forces serbes ont ouvert le feu sur le reste du groupe. On estime que 21 personnes ont été tuées.
Affaires liées à ce lieu : Milošević, Slobodan | Hadžić, Goran |

Figure 43 – Deux des crimes jugés par le TPIY sur le terrain de recherche

Source :(Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie 2014d).

Ainsi, les 7 affaires dont le TPIY a la charge sur le terrain d’études282 de cette thèse concernent des
crimes commis contre des groupes d’habitants (perçus comme) Croates en 1991 et 1992. Certains
jugements sont en cours, d’autres ont été rendus. Ils constituent selon nous a priori un des enjeux
symboliques de la réconciliation serbo-croate.
Un autre enjeu symbolique de la réconciliation serbo-croate semble alors se rapporter à la gestion par
les juridictions nationales des crimes de guerre non jugés par le TPIY (la grande majorité des cas en
réalité). Là encore, l’influence de la Communauté internationale sur cette question apparait comme un
catalyseur important. Dans un rapport datant de 1997, l’ONG Human Rights Watch pointe les limites
des premiers pas de ce processus dans les années 1990 en Croatie. Le Ministère de la Justice se
montre alors incapable de tenir une liste sérieuse : le nombre d’individus mis en cause varie de 300 à
3000 personnes durant ces années, tous les crimes évoqués concernent des actes commis par des
Serbes contre des Croates (Human Rights Watch 1997, p. 19). A partir des années 2000, la
Communauté internationale semble disposer de leviers plus forts (par l’intermédiaire du programme
européen CARDS par exemple) et d’une écoute plus importante des gouvernements. En 2003, des
chambres, en charge de juger les crimes de guerre, sont créées au sein des tribunaux de canton de
Zagreb, Osijek, Rijeka et Split. La même année, une chambre est également créée en Serbie au sein du
tribunal de district de Belgrade (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie 2014).

Conclusion du chapitre 5
Au premier abord, la région frontalière serbo-croate peut paraitre comme un territoire sur lequel la
question de la réconciliation peut être posée plus facilement qu’ailleurs. La région concentre certes


282
Cf. annexe 5 pour les cinq autres.

272
des lieux symboliquement forts du début des conflits (e.g. Vukovar) mais aussi de sa pacification. C’est
à Erdut que l’accord du même nom a été signé entre la république de Croatie et les autorités locales
serbes de la région de Slavonie orientale, Baranja et Srem occidentale. Il mit fin au conflit et permit la
rétrocession pacifique sous mandat onusien de cette région frontalière au sein de la Croatie, évitant
les débordements criminels s’étant déroulés dans les autres régions du pays reconquises par la force.
Néanmoins et sans remettre en cause ce qui vient d’être écrit, une lecture plus attentive laisse
apercevoir certains éléments moins favorables à la réconciliation qu’il n’y parait. En premier lieu,
malgré cette rétrocession pacifiée de l’Est de la Slavonie, les conflits qui s’y sont déroulés entre 1991
et 1992, tout autant que les conditions de son occupation semblent avoir donné lieu à de nombreux
épisodes criminels violents qui ont laissé une marque profonde chez les habitants. En outre, l’attention
portée par la Communauté internationale, et par une partie des observateurs (chercheurs, ONG),
semble s’être concentrée davantage sur les souffrances subies par les populations croates sur le
territoire de l’actuelle Croatie (certes plus nombreuses) que sur celles subies, au début des conflits ou
ensuite, par les populations serbes en Croatie ou en Serbie, ou même par les populations croates en
Serbie. Pourtant, il est indéniable que les conflits yougoslaves ont aussi touché tous ces territoires et
ces populations. Ainsi, le côté serbe de notre zone d’étude a été le lieu de nettoyage ethnique contre
des populations croates, d’installation de camps de prisonniers croates au début des conflits, puis des
camps de réfugiés serbes suite à leur fuite de Croatie et enfin de bombardements de l’OTAN.
On peut s’interroger dans le contexte de cette thèse sur les conséquences de cette asymétrie
apparente dans la légitimité de la souffrance (favorable aux Croates) sur la coopération
transfrontalière serbo-croate et le processus (lié ou non) de réconciliation interethnique. D’autant que
cette asymétrie symbolique rejoint l’asymétrie politique créée par l’avance prise par la Croatie sur la
Serbie dans le processus d’adhésion à l’Union européenne. S’interroger sur l’enjeu de la réconciliation
dans le contexte serbo-croate semble ainsi relever d’une réflexion plus large sur les processus de
pacification en ex-Yougoslavie ou ailleurs, et en particulier de la contribution d’une politique
territoriale à ceux-ci.
Resituer ces récits, indéniablement teintés par les lectures nationalistes et essentialistes qui en ont été
faites, a semblé nécessaire dans le cours de cette thèse ; parce que les habitants de l’espace frontalier
Serbie-Croatie les ont souvent mobilisés lors des enquêtes de terrain réalisées. Cette toile de fond sert
aussi de justification à la manière dont la politique de préadhésion, et en particulier son volet
transfrontalier, est formalisée dans la région. Ce contexte posé, il est maintenant temps de passer à la
troisième partie, réunissant les résultats de cette thèse.

273
Conclusion de la deuxième partie


Figure 44 – Ma carte mentale de l’espace frontalier Serbie-Croatie

Réalisation : Blondel – Perez, 2016.


En guise de transition vers la partie consacrée aux résultats empiriques de cette recherche, plutôt que
de répéter à nouveau les conclusions de cette plus courte partie intermédiaire, je me suis livré à un
petit exercice réflexif : celui de réaliser ma propre carte mentale de l’espace frontalier Serbie-Croatie.
Elle figure les principaux lieux fréquentés, réduits en une fonction (souvent en anglais car c’est la
langue que j’ai le plus utilisée sur le terrain). En livrer une analyse me paraît difficile. L’objectif est
plutôt de rendre visible le rapport que j’ai entretenu avec mon terrain d’études, mon obsession pour
certains lieux, l’oubli de certains autres (qui brillent alors par leur absence). Cette carte constitue en
quelque sorte une synthèse cartographique de ma démarche d’enquête.

274
Troisième partie :
De la frontière aux projets, la réconciliation
en question

275

276
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2).

277
conditions psychologiques et sociologiques des pratiques socio-spatiales » (Ramadier 2011), i.e. leur
intériorisation et leur mise en discours dans un processus justificatif des pratiques, affichées et/ou
cachées. L’objectif sera d’aller au-delà des omniprésentes représentations nationalistes, de façon à
mieux saisir comment les rhétoriques ethniques bousculent d’autres rapports sociaux et spatiaux,
contribuant à leur manipulation ou à leur effacement dans le jeu politique frontalier285, ce qui amène
directement au chapitre suivant.
Le chapitre 8 se concentre en effet sur la manière dont ce matériel et cet immatériel frontalier sont
instrumentalisés et institutionnalisés dans le champs politique au travers de l’étude de deux cas
particuliers : Vukovar, le symbole du martyr croate et les nouvelles politiques de protection des
minorités mises en place progressivement des deux cotés de la frontière. Dans le premier cas, il s’agira
en premier lieu de revenir sur les raisons de l’émergence d’un tel symbole afin de mieux questionner
ce que produit sa perpétuation aujourd’hui. Mais aussi qui y a intérêt ? Est-ce que l’Union européenne
intervient ? Pourquoi ? Et comment le dépasser ? Dans le second cas, la question sera : qu’est-ce que
l’application du cadre européen de protection des minorités produit dans l’espace frontalier ?
Contribue-t-il à la pacification des rapports sociaux entre les différents groupes ethniques ainsi
« protégés » ?
Ces trois chapitres forment mon analyse du monde de la frontière à la fin de laquelle il sera possible de
formuler une réponse à la première hypothèse, celle de la frontière Serbie/Croatie comme lieu de
réconciliation.
Le chapitre 8 ,en commençant à interroger la participation européenne dans l’espace frontalier
constitue un point de bascule entre le travail réalisé sur le premier monde, celui de la frontière au sens
large, et le travail plus ciblé sur le second monde, celui de l’action sur la frontière. Dans la continuité, le
chapitre 9 est consacré au programme de coopération transfrontalière Serbie/Croatie développé dans
le cadre de la politique de préadhésion à l’UE. Son objectif sera de questionner la participation (ou
non) des projets transfrontaliers aux processus de réconciliation. Pour cela, je mènerai une réflexion à
partir de deux échelles : (1) celle du programme, quelle articulation entre injonctions européennes et
organisation par les gouvernements de Croatie et de Serbie ? ; (2) celle de trois projets sélectionnés
comme cas d’études ; ceci afin de vérifier le degré d’articulation entre les injonctions européennes et
l’action développés conjointement par les leaders des projets sur la frontière Serbie/Croatie ? L’objet
et d’interroger les effets autant de l’organisation que de l’intentionnalité de l’action que l’UE promeut
sur les réconciliations.
Les deux schémas en page suivant synthétisent l’organisation de cette partie. Le premier récapitule le
cheminement et le resserrement des questions abordées vers le dernier chapitre. Le second indique


285
En référence aux travaux sur l’intersectionnalité. Cf. (Fassin, 2015, p.10).

278
comment les différentes dimensions de la frontière sans être abordées de manière séparée occupent
tour à tour une place importante dans chacun des chapitres.



Figure 45 – Organisation de la troisième partie

Réalisation : Blondel, 2016.

279

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281
Ce chapitre en présente les premiers résultats. Il est divisé en deux parties. En premier lieu et en guise
de liminaire à cette troisième partie, je donnerai un aperçu géographique de la frontière Serbie-
Croatie. Je chercherai à discuter de ce que la structure de la frontière facilite en termes de
coopération, et plus largement de la manière dont elle est (contradictoirement) invoquée pour
incarner à la fois la séparation et le lien. Dans un deuxième temps, je m’intéresserai plus
particulièrement aux pratiques de la frontière et à la manière dont la mémoire est institutionnalisée
dans l’espace public et réciproquement de ce que l’espace public dit de l’histoire de la région.

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283
Principales lignes transfrontalières de
Postes-frontières Type transport en commun de passagers (et
fréquence journalière)
1 Batina (CRO) – Beždan (SRB) Beli Manastir – Sombor (4)
2 Erdut (CRO) – Bogojevo (SRB) Vukovar – Erdut – Apatin – Sombor (2)
Osijek –Vukovar – Bačka Palanka
Ilok (CRO) – Bačka Palanka
3 Figure 50 Novi Sad (5)
(SRB)
Vinkovci – Bačka Palanka – Novi Sad (1)
Routier
4 Ilok (CRO) – Neštin (SRB)
5 Principovac (CRO) – Sot (SRB)
6 Principovac (CRO) – Ljuba (SRB)
Osijek- Vukovar – Šid (-Belgrade) (8)
7 Tovarnik (CRO) – Šid (SRB)
Vukovar – Sremska Mitrovica (5)
Autoroutier Osijek- Đakovo – Šid – Sremska Mitrovica
8 Bajakovo (CRO) – Batrovci (SRB)
avec BIP286 (-Belgrade) (2)
9 Erdut (CRO) – Bogojevo (SRB) Aucune
Ferroviaire
10 Tovarnik (CRO) – Šid (SRB) (Zagreb-) Vinkovci – Ruma (-Belgrade) (2)
11 Osijek / Sava
12 Apatin / Danube (SRB)
Le bac entre Vukovar (CRO) et Bač (SRB)
Trafic fluvial
inauguré en 2010 n’est plus en fonction
13 Vukovar / Danube (CRO)
depuis l’entrée de la Croatie dans l’UE en
2013
14 Novi Sad / Danube (SRB)

Figure 47 – Postes-frontières permanents pour le transport international de biens et de personnes et principales


lignes transfrontalières desservant les deux côtés du terrain d’étude en 2015.

Sources : ec.europa.eu ; balkanviator.com ; bahn.de


Pour la petite histoire, c’est sur la portion de la ligne ferroviaire Zagreb-Belgrade que le crime de
l’Orient-Express imaginé par Agatha Christie se déroule, alors que le train est bloqué sous la neige en
Slavonie :
- Where exactly are we ?
- We are between Vinkoci and Brod.
- But in what country ?
- In Yugoslavia.

286
BIP = Border Inspection Posts, postes d’inspection frontaliers qui contrôlent toute importation et transit
d’animaux et de produits animaliers.

284
- The Balkans. What else can you expect ?
- Snow is God’s will. And all for the best.
- Yeah but how long do you think before we can start getting out of here ?
- As soon as the stationmaster at Brod sees that we do not arrive on time, he will send…

(Le Crime de l’Orient Express, Extrait du film de 1974)



Si le train n’est presque plus utilisé en ex-Yougoslavie, encore moins pour le transport international,
plusieurs compagnies de bus proposent un service régulier permettant de relier les villes principales et
secondaires des deux côtés de la frontière. D’après mes observations de terrain, ces derniers sont
assez fréquentés–au moins à moitié plein en semaine, souvent pleins les week-ends. La majorité des
passagers rencontrés m’ont déclaré rendre visite à des membres de leur famille ou des amis. C’étaient
le plus souvent des jeunes ou des personnes âgées.
On compte environ 3,6 millions de passages de véhicules motorisés à la frontière entre la Croatie et la
Serbie chaque année entre 2007 et 2013. Les flux sont relativement stables sur la période étudiée, et
quasiment équivalents dans les deux sens (Serbie vers Croatie et Croatie vers Serbie). Sur l’année, les
flux les plus importants sont enregistrés sur la période estivale, entre juillet et septembre (un tiers des
flux totaux sur une année). Ils sont les plus faibles entre janvier et mars (moins de 20%). Entre cinq-
cent-vingt et six-cent milles camions franchissent la frontière tous les ans entre 2007 et 2011287, le flux
étant quasiment identique dans les deux sens.
Si on regarde les chiffres en détail, on se rend compte qu’entre 22% et 25% des flux transfrontaliers
routiers appartiennent au petit trafic transfrontalier288, c’est à dire qu’ils concernent des riverains de la
frontière traversant régulièrement et fréquemment cette dernière sans visa et sans passeport. Mais
comme tous les riverains de la frontière ne font pas nécessairement la demande d’un permis local
spécial et traversent parfois la frontière avec leur passeport, il est difficile de mesurer l’ampleur exacte
de ce phénomène, sinon qu’il est loin d’être négligeable.
En dehors des flux locaux, environ trois-quarts des passages ont lieu au poste-frontière de Bajakovo –
Batrovci, celui de l’autoroute, 10 à 11% au poste-frontière d’Ilok – Bačka Palanka, et les 15% restants
sur les six autres postes-frontières (chiffres stables entre 2010 et 2013 selon PBC, l’office de


287
A partir de 2011, l’office de statistique croate cesse d’intégrer ce chiffre dans son rapport mensuel du traffic
transfrontalier.
288
Sur une base similaire aux réglementations de ce type déployées sur les frontieres extérieures de l’Union
européenne, le régime spécifique au petit trafic transfontalier permet aux habitants riverains d’une frontiere de
demander un permis qui leur permet de passer la frontiēre sans passeport. Pour plus d’informations, cf. eur-
lex.europa.eu.

285
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287
A partir de cette base, les étudiants ont distingué trois types d’organisation (dont je me suis permis de
raccourcir certains des intitulés) : la ville-isolée (1) ; les deux villes de taille différente (2) ; les deux
villes jumelles (3). Ces trois tentatives de chorèmes sont présentées en pages suivantes.

Figure 50 – La ville isolée

Source : (Barbier et al. 2011, p. 80‑81)

Cette configuration existe autant côté croate que côté serbe. Elle représente une ville qui s’est
développée le long du Danube sans vis-à-vis sur l’autre rive, comme Vukovar-Borovo coté croate (un
peu plus de 30.000 habitants en 2011), et Apatin côté serbe (17.000 habitants environ en 2011). Une
dizaine de villages se sont également développés de la sorte le long du fleuve (Aljmaš, Sotin, Opatovac,
Šarengrad, Bački Monoštor, Bačko Novo Selo) ou de la frontière terrestre (Strošinci, Ilinci, Jamena) sur
le même modèle (sans vis-à-vis). Isolés, ils connaissent souvent un fort déclin démographique sur les
deux dernières périodes intercensitaires.

Figure 51 - Le village de Šarengrad, côté croate.

Source : Centre audiovisuel croate

288

Figure 52 - Les deux villes de taille différente

Source : (Barbier et al. 2011, p. 80‑81)


La deuxième catégorie caractérise un ensemble urbain qui semble continu (ou presque, les alentours
du Danube restant largement végétalisés) par-delà la frontière. Le groupe d’étudiants note une seule
occurrence possible sur la frontière serbo-croate : Bačka Palanka (28.000 habitants en 2011) - Ilok
(5.000 habitants), Les deux villes sont séparées par le Danube mais reliées par un pont. Ils soulignent
cependant l’asymétrie en matière de population.










Figure 53 - Backa Palanka (Serbie) au loin, depuis la forteresse d’Ilok (Croatie).

Source : Blondel, 2011

289

Figure 54 - Les deux villes-jumelles

Source : (Barbier et al. 2011, p. 80‑81)

Figure 55 - Image retouchée du centre commercial à côté de la station de bus de Šid, lieu d’attentes de nombreux
passagers en transit entre Serbie et Croatie.


La dernière morphologie observée est celle de deux petites villes jumelles souvent assez petites
Quatre cas semblent rentrer dans cette catégorie : Batina (1.000 hab.) – Beždan (4.600) ; Erdut (5.000)
– Bogojevo ( 1.700) ; Tovarnik (1.900) – Šid (15.000) ; Lipovac (1.000) – Batrovci (300). Pour les deux
premiers cas, la frontière se confond avec le Danube, pour les deux autres, la frontière est terrestre.

290
Plus souvent que jumelles, on constate dans chacun des cas un déséquilibre dans les populations de
part et d’autre de la frontière. Ces tandems correspondent systématiquement à des postes-frontières
et leurs activités sont souvent organisées autour de ce passage. Šid est par exemple une pause quasi
systématique quand on voyage entre la Croatie et la Serbie.
A partir de cette analyse topographique concentrée sur les morphologies urbaines, les étudiants de
l’atelier concluent à l’absence d’un pôle urbain transfrontalier qui pourrait permettre un
développement intégré de la frontière dépassant l’effet-barrière (Barbier et al. 2011, p. 81). Le couple
Bačka Palanka-Ilok leur apparaît trop déséquilibré, trop déconnecté et trop petit pour être de ceux-ci.
Si cette absence de continuité urbaine m’apparait indéniable, il me semble que les étudiants ont
cependant négligé le possible rôle des espaces naturels, ou du moins non-urbains de la frontière. Il me
semble qu’une gestion intégrée des espaces ruraux est envisageable bien que moins immédiatement
visible. Et puis l’aménagement des « barrières naturelles, des formes d’occupation de l’espace sans
qualités (…) caractéristiques des confins » est souvent présenté comme pouvant « corriger la coupure
spatiale et (…) créer une unité de sens » (Fourny 2006). Plus précisément, Marie-Christine Fourny
affirme que l’espace de nature possède le potentiel de resémantiser « la frontière sans l’effacer » en
symbolisant « la relation ou la coopération en même temps que la différence et la séparation » (Ibid).
Mais dans quelle mesure ces assertions avancées sur la base d’observations de la transformation
d’espaces naturels à proximité ou dans des agglomérations de l’Ouest de l’Europe (Strasbourg,
Genève, Bourg Madame, Sarreguemines) sont transférables dans le contexte de la frontière Serbie-
Croatie ? Ne peut-on pas faire l’hypothèse inverse, dans la continuité des travaux de Yiftachel cités
dans le chapitre 3, que l’aménagement (ici de la nature) puisse servir, dans un contexte (post)-
conflictuel, à renforcer, à naturaliser la séparation entre (anciens) ennemis.
En l’absence d’un ensemble urbain transfrontalier, on peut se demander si et comment le Danube, et
les espaces ruraux et naturels qui l’entourent, jouent le rôle de marqueurs de la fermeture et/ou sont
au contraire porteurs d’une certaine fluidité liante. L’approcher comme une frontière à la fois
mobile290 et naturalisée, c’est transposer en dehors du cas alpin le questionnement initial de la
réflexion d’Anne-Laure Amilhat Szary, i.e. de « revenir sur la construction des catégories spatiales qui
nous servent à penser les conditions de production des relations sociales dans des lieux caractérisés
par des spécificités environnementales » (Amilhat-Szary 2013b).


290
Par mobile, Amilhat-Szary entend que les marqueurs de la frontière se projettent dans les territoires au delà
de la ligne de séparation/passage. On peut aussi prendre mobile au premier degré dans notre cas en ce sens que,
si on se focalise sur le siècle qui vient de s’écouler, on dénombre trois tracés différents. La frontière a
littéralement été mobile.

291
Je propose ainsi de poursuivre l’entrée sur la frontière par sa dimension structurelle en abordant deux
situations conflictuelles liées à la gestion des espaces naturels autour du Danube dans un contexte
post-conflit.

6.1.3. Les espaces naturels et fluviaux, des objets concourant au ménagement


de la frontière ?

La frontière étudiée, comme beaucoup d’autres, a souvent fluctué dans le temps et ne sépare que
depuis un passé récent les deux ensembles territoriaux dénommés Serbie et Croatie. Son tracé a été
modifié à plusieurs reprises, pendant et après les deux conflits mondiaux –même quand les deux
territoires appartenaient à un ensemble plus vaste, celui des deux Yougoslavies successives– puis à
nouveau pendant les conflits des années 1990 (puisque constituant une des lignes de front) et suite
aux accords de paix de Dayton.
Le tracé actuel reprend en grande partie celui établi suite à d’intensives tractations au sein du Bureau
Politique du Comité Central du Parti Communiste de Yougoslavie à la fin de la seconde guerre
mondiale, basé sur les suggestions d’une Commission spécifiquement créée pour cette question au
printemps 1945, la Commission Đilas (Klemenčić, Schofield 2001, p. 15). Mais ce tracé a fait, depuis les
conclusions de la Commission en 1947 et fait encore aujourd’hui, l’objet d’un désaccord entre les deux
Etats portant sur la partie fluviale de la frontière. La Commission recommandait que la frontière entre
les deux républiques d’alors suive le milieu du cours principal navigable du Danube. C’est la position
officielle actuelle de la Serbie basée sur le cours actuel du fleuve, contesté depuis plus de soixante ans
par les officiels croates qui réclament que la frontière suive l’ancien cours du Danube avant la
modification de son tracé par des travaux successifs à la fin du XIXe siècle. Sans surprise, la première
interprétation place davantage de territoires du côté serbe quand la seconde en place davantage côté
croate.

292

Figure 56 - Les territoires disputés autour de la frontière Serbie-Croatie

Source et réalisation : Barbier et alli, googlemaps


Légende : en pointillés rouge, la frontière suivant le cours actuel du Danube (telle qu’acceptée par la Serbie), en
rouge les territoires contestés par la Croatie à la Serbie (et en bleu ceux possiblement à rétrocéder), en vert les
limites du tracé du parc naturel de Kopački Rit.

Les zones disputées comprennent un ensemble de poches marécageuses comprises entre le cours
principale du Danube et ces anciens méandres dans la partie Nord (pour une surface cumulée de 100
km2), ainsi que trois les îles, Vukovarska/Ćifuska, Šarengradska et Hagel dans sa partie Sud (entre
Vukovar et Ilok). Elles sont non-habitées, ne représentent pas un intérêt d’un point de vue agricole et
sont régulièrement inondées (ibid., 19). Mais les poches marécageuses ont tout de même un intérêt
environnemental et les îles une fonction de loisir, qui ont conduit les autorités, certains activistes et
des habitants frontaliers, à discuter ces dernières années, malgré l’opposition nationale officielle, de
stratégies de ménagement de ce différend à l’échelle locale. Ces exemples ont été mentionnés à
plusieurs reprises par les personnes interviewées (entretiens avec les habitants, Blondel, 2009-
2013)291, surtout du côté croate, que ce soit pour illustrer les problèmes concrets que peut poser pour


291
Les références aux entretiens suivront, dans les chapitres 6 à 9, ce modèle : identité ou des enquêtés (rendue
anonyme pour les habitants), identité de l’enquêteur, date de l’enquête.

293
les populations locales un désaccord international, leur instrumentalisation par certains activistes
environnementaux ou libertaires292, mais aussi la possibilité de trouver, même sur les lieux les plus
marqués par le conflit, des signes de coopération serbo-croates.


6.1.3.1. Une gestion locale transfrontalière de la protection de l’environnement ? Derrière les
apparences, le refus des gouvernements nationaux

Commençons par aborder le cas du parc naturel régional de Kopački Rit (traduction personnelle de
Područje293 Parka prirode Kopački Rit,). Etabli en 1967 (puis confirmé et élargi en 1999), il s’étend sur la
vaste zone humide (sur 23.000 ha environ), inondée pendant plusieurs mois de l’année qui s’est
formée à la confluence du Danube et de la Drava. Cette dernière est considérée comme une des zones
humides intactes les plus importantes en Europe par la Commission Internationale pour la protection
du Danube (ICPDR)294. C’est un des cinq sites de Croatie inscrits à la Convention de Ramsar (qui liste les
zones humides d’importance internationale), pour son importance floristique et faunistique (le parc
est classé également comme Réserve zoologique spéciale en particulier comme lieu de reproduction et
de nidification d’une centaine d’espèces d’oiseaux, mais également de poissons de rivière). A l’instar
de ses homonymes français, la protection mise en place dans ce parc naturel régional n’empêche pas
une chasse et une pêche qui doivent, selon les textes, restées raisonnées, ni l’existence d’un tourisme
rural295. Pendant les conflits des années 1990, certaines zones du parc ont été brûlées et une grande
partie de ce dernier a été minée. En conséquence, les visites successives de la zone humide que j’ai
réalisées entre 2009 et 2013 n’ont été possibles qu’en bateau, les employés du parc m’assurant que le
déminage de la zone n’avait jamais réellement eu lieu, et que les inondations successives déplaçaient
les mines rendant cette mission probablement impossible (entretiens à Kopački Rit, Blondel, 2009-
2012).

292
Je fais ici référence à la déclaration d’indépendance de Liberland par un citoyen tchèque, Vít Jedlička, s’auto-
2
proclamant Président d’un nouveau micro-Etat (ultralibéral) de 7 km à la frontière Serbie-Croatie le 13 Avril
2015. Ce dernier profite que la dispute entre Serbie et Croatie sur le tracé de la frontière selon l’ancien ou
l’actuel cours du Danube laisse un territoire (aujourd’hui inhabité) non réclamé par les deux Etats (cf. le site
officiel de Liberland : https://liberland.org). Selon Le Monde, en l’espace de deux mois, 325.000 individus se sont
déclarés intéressés pour devenir citoyens sur le site internet de Liberland (Lasjaunias 2015). Aucun Etat n’a à ce
jour reconnu Liberland. Et la Croatie a empêché jusqu’alors l’accès à ce territoire. Dans un communiqué officiel
du Ministère des Affaires étrangères en juillet 2015, le gouvernement croate invite la Serbie à régler le problème
du tracé de la frontière de sorte que chacun gère les territoires sur lesquels sa souveraineté sera confirmée. Le
succès dans la presse internationale est viral, Le Monde, le New York Times (Lewis-Kraus 2015), et le Guardian
(Nolan 2015) par exemple consacrent de longs articles à Liberland durant l’été 2015.
293
Le terme Područje ne signifie pas région au sens institutionnel mais peut être entendu ici plutôt comme
faisant référence à une zone géographique.
294
cf. le site officiel www.icpdr.org
295
cf. le site du parc uniquement en croate : www.pp-kopacki-rit.hr

294
Depuis 2001, la Voïvodine a également classé environ 20.000 hectares de zone humide à proximité
immédiate du Danube. La plus importante en surface est la réserve naturelle spéciale de Gornje
Podunavlje (Posebni rezervat prirode). Cette dernière est inscrite à la convention Ramsar depuis 2007.
Elle correspond en grande partie aux territoires contestés par la Croatie. Selon les propos recueillis
auprès des employés du parc de Kopački Rit, la protection serait moins bien réalisée côté serbe. Mais
plutôt que de blâmer leurs homologues de l’autre côté de la frontière, ils dénoncent l’impossibilité de
coordonner leurs actions au niveau local liée, selon eux, à un blocage « au niveau politique » entre la
Serbie et la Croatie, qui les dépasse et les entrave (Ibid.).
Les positions officielles des gouvernements croate et serbe sont contradictoires, aucun des deux ne
souhaitant vraiment voir s’établir une coopération transnationale permettant la protection
environnementale de la zone. En 2011, à l’initiative de la WWF, une déclaration commune pour le
classement par l’UNESCO d’une réserve de biosphère transnationale, modestement dénommée
Amazone de l’Europe, visant à protéger 800.000 hectares de zones humides (260.000 ha considérées
comme prioritaires et 540.00 établies comme zones de transition) à la confluence de la Mura, de la
Drava et du Danube est signée par les Ministres de l’environnement d’Autriche, de Slovénie, de
Hongrie, de Croatie et de Serbie. Sur les 800.000 hectares proposés, 250.000 font déjà l’objet d’une
protection à travers un classement en parc naturel et sont des zones labellisées Natura 2000 par l’UE.
Dans le texte de la déclaration, il ne s’agit donc pas tant d’établir de nouvelles protections que
d’étendre celles existantes et surtout, pour les signataires, de s’engager à permettre une meilleure
collaboration transfrontalière entre les autorités locales296. Si ce projet est porté par des ONG
environnementales internationales, il ne semble pas pour autant déconnecté des demandes du terrain
puisque les directeurs des parcs naturels déjà existants ainsi que plusieurs associations locales de
protection de l’environnement sont également signataires de l’appel297. En outre, les entretiens menés
avec les officiels de Kopački Rit tendent à confirmer l’ancrage local brandi par la WWF pour légitimer
son action sur le sujet.
Néanmoins, cette initiative ne s’est pour l’instant pas traduite en une institutionnalisation
quinquanationale. En 2012, la partie principale (environ 630.000ha partagés entre Croatie et Hongrie)
se voit bel et bien labellisée par l’UNESCO, mais les partenaires en amont (Slovénie et Autriche) et en
aval (Serbie) disparaissent. La même année, le gouvernement croate annonce son intention de réguler
le cours du Danube sur environ 53 kilomètres à la frontière serbo-croate pour faciliter le transport
fluvial. Selon Arno Mohl, chargé de mission WWF à Vienne dont les propos sont retranscrits dans un
article du Monde daté de juillet 2012 : « c’est la plus grosse attaque contre le Danube de ces trente


296
cf. wwf.panda.org/199772/Wolrds-first-five-country-protected-area-to-conserve-Europes-Amazon
297
cf. le site officiel du projet www.amazon-of-europe.com

295
dernières années. Du jamais vu. Le problème, c’est que ces travaux de régulation vont assécher les
zones marécageuses de la région et le parc Kopački Rit qui est unique au monde. C’est un véritable
crime » (Bran 2012). La Slovénie, quant à elle, envisage la construction d’une centrale hydroélectrique
sur le cours de la Mura. En outre, WWF et Euronatur dénoncent la poursuite de certaines pratiques
contraires à la protection environnementale sur laquelle ces cinq pays s’étaient pourtant
volontairement engagés dans la déclaration de 2011 (telle que l’excavation de sédiments par exemple)
298
.

Figure 57 - La zone proposée par la WWF comme réserve de biosphère transfrontalière UNESCO

Source : WWF.


Il me semble que deux conclusions peuvent être tirées de ce premier exemple :
(1) dans le sens des écrits de Marie-Christine Fourny auparavant cités, les espaces naturels situés à la
frontière entre Serbie et Croatie possèdent le potentiel de corriger la coupure spatiale créée par
l’instauration d’une frontière internationale au milieu du cours principal navigable du Danube. Cela
semble être en tout cas l’avis des experts environnementaux, internationaux et locaux, qui appellent
de leur souhait le développement d’une coopération qui permette une protection commune et


298
cf. déclaration de presse de septembre 2015 sur le site internet du projet Amazon of Europe

296
articulée de zones humides aujourd’hui incomplètement, insuffisamment et souvent
contradictoirement protégées. La nature gérée ensemble pourrait devenir ainsi le support d’une
coopération locale entre environnementalistes serbes et croates.
(2) mais cela n’est pas le cas aujourd’hui. D’abord parce que les engagements officiels ou contractuels
des Etats (autour de la frontière Hungaro-croate uniquement) ne semblent être pour l’instant que des
déclarations de bonnes intentions non suivies d’actions en faveur de la protection de l’environnement,
puisque tous bafouent les engagements pris. Ensuite, parce que certaines situations, comme la
frontière croato-serbe, semblent volontairement ignorées par les deux parties, les rhétoriques
national(-ist-)es ignorant et entravant les volontés locales d’une coopération rationnelle autour de la
gestion d’un environnement de toute façon commun.
Conclure à l’impossibilité d’un quelconque accord sur la base de cette première illustration serait
néanmoins trop rapide. Le deuxième exemple développé, l’ Île de Vukovar, tend à prouver que
l’opportunité qu’offre le Danube peut permettre le lien plutôt que la séparation.


6.1.3.2. L’illustration de la possibilité d’un ménagement : l’ile de Vukovar

Deuxième exemple rapide développé ici, celui de l’île de Vukovar. Le sujet a été bien plus abordé lors
des entretiens formels et informels avec les habitants de la frontière serbo-croate (en particulier ceux
rencontrés à ou autour de Vukovar) que celui des zones naturelles contestées du Nord.
La contestation du tracé de la frontière place trois îles au centre du débat. L’une d’entre elle, l’ile de
Vukovar se situe, comme son nom l’indique, en face de la ville de Vukovar, sans être à proximité
immédiate d’un centre urbain côté serbe. C’est pendant la période yougoslave un lieu prisé de
récréation pour les habitants de Vukovar : on s’y baigne dans le Danube depuis son rivage, on y campe,
on y fait des feux (Blondel, entretiens avec les habitants, 2008-2012).
Lors de mes observations de terrain, j’ai pu observer que, du fait des températures élevées et malgré
le courant important, de nombreux riverains de la Drava et du Danube se baignaient quotidiennement
dans les deux fleuves durant la période estivale. C’est le cas partout, dans le bassin du port de
Vukovar, directement sur la rive du Danube à Aljmaš (entre Osijek et Erdut), sur des plages aménagées
à Beočin (avant Novi Sad), mais aussi dans le lac à Palin (à proximité de Subotica). Dans les principaux
centres urbains du territoire d’étude, les zones aménagées drainent des populations plus nombreuses.
C’est le cas de la plage artificielle de Copacabana sur les rives de la Drava à Osjiek. Plusieurs plages
populaires existent également à Novi Sad sur le Danube.

297

Figure 58 - Copacabana sur la Drava à Osijek et la plage principale sur le Danube à Novi Sad

Source : Blondel

Lorsque je me suis rendu la première fois à Vukovar, c’est un des premiers points qu’on m’a indiqué :
« il est important de coopérer avec eux [ceux de l’autre côté de la frontière] parce qu’on veut aller sur
l’ile comme avant » (A2, Blondel, 2008). Comme avant, en référence aux propos précédemment cités,
signifie non pas seulement pouvoir s’y baigner, mais aussi y camper et pourvoir pratiquer de
nombreuses autres activités de loisir... L’île représente un point d’intérêt surtout pour les habitants de
Vukovar étant située en face du centre-ville sur le Danube.
Dès juillet 2006 (pour une application en septembre de la même année), malgré le désaccord
international (entre gouvernements croate et serbe) sur le tracé de la frontière, les deux municipalités
de Vukovar (Croatie) et Bač (Serbie) trouvent un terrain d’entente pour permettre aux habitants de
Vukovar de se rendre sur l’ile de Vukovar : pas de contrôle frontalier ; l’accord n’est valable qu’en été
quand l’île n’est pas submergée par le Danube ; les riverains peuvent s’y rendre en journée, à
condition de la quitter le soir à 20h (ce que la police contrôle, les personnes interviewées en 2008 me
le confirment) ; et de « se comporter en conformité avec la loi sur la protection de la frontière de
l’Etat » (c’est à dire principalement ne pas essayer d’entrer sur le territoire de la Serbie
frauduleusement) (b92 2006a).
Au fil des années et de mes visites de terrain, les conditions s’assouplissent. L’association de pêche
sportive du Danube (SRU), basée à Vukovar reçoit l’habilitation d’organiser la saison estivale sur l’île.
Elle procède d’abord à son nettoyage au début de la saison : « il y a un mois de travail car l’île fait tout
de même 32.000 m2 », selon le président de l’association, Ivica Franić, cité dans un article de Total
Croatia (Pavlic 2015). Les transports en bateaux sont maintenant organisés par l’association depuis le
centre-ville de Vukovar. Des paillotes sont installées pour l’été. Elles vendent boissons et nourriture. Et
il est désormais possible d’y rester pour la nuit (gratuitement). Des terrains de sport (beach-volley) ont
même été installés récemment. Un des habitants interrogés dans l’article de Total Croatia, Anđelko,

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301
6.2.1. L’argument économique

Entre Serbie et Croatie, il existe un différentiel de prix sur un certain nombre de produits en faveur de
la Serbie (moins chère). C’est l’effet d’aubaine –discuté et théorisé dans de nombreux contextes
frontaliers303. Il entraine des flux de la Croatie vers la Serbie qui correspondent à l’exploitation
rationnelle de cette différence. Si on regarde par exemple le tableau comparatif établi par Frontex
pour l’année 2012 dans sa revue annuelle sur les frontières orientales de l’UE, on note que le prix de
l’essence (super95) est le même en moyennes des deux côtés de la frontière (1,31€), mais que le prix
moyen du tabac (pour un paquet de 20 cigarettes premium) est bien moins élevé en Serbie (1,09€)
qu’en Croatie (3,06€). Cela correspond également à mes propres observations de terrain. Les produits
alimentaires et l’alcool sont également moins onéreux côté serbe, les prix pouvant aller du simple au
double sur des produits si ce n’est similaires, du moins équivalents. En conséquence, une offre s’est
développée sur ce créneau. Il existe des commerces frontaliers spécialisés dans la vente de ces
produits (tabac, alcool, nourriture) dans certaines petites villes serbes à proximité de la frontière. C’est
le cas à Bačka Palanka, et c’est encore plus visible à Šid.
Ainsi, lorsque que j’ai traversé la frontière dans le sens Croatie-Serbie avec des habitants de Slavonie,
ces derniers ont quasi systématiquement acheté une cartouche de tabac sur le chemin du retour
(maximum autorisé), que ce soit pour leur consommation personnelle ou celle de leur entourage. A
plusieurs reprises, certains d’entre eux ont également acheté de l’alcool (en respectant le maximum
autorisé) et des produits alimentaires. En outre, pour des occasions spéciales (fêtes, mariages…etc.),
certains habitants de Slavonie m’ont confié lors de discussions plus informelles se rendre de l’autre
côté de la frontière « pour faire le plein sur les produits moins chers, surtout l’alcool » (I5, Blondel,
2012), comptant ou achetant ensuite la compréhension du douanier à leur retour si nécessaire. Il
semble donc que l’argument économique ne soit une justification de la traversée que pour les
riverains de la frontière. Dans la majorité des cas, il est un argument secondaire : on met à profit une
traversée rendue nécessaire pour d’autres raisons pour acheter certains produits moins chers côté
serbe.
Enfin, les habitants de la proximité directe de la frontière (Tovarnik, Batina, Erdut, Beli Manastir) côté
croate semblent la franchir régulièrement, mais spécifiquement et uniquement selon leurs dires, pour
faire quelques achats. Cela laisse entrevoir une tension entre certaines postures et déclarations
nationalistes, et des pratiques plus accommodantes de la frontière. En effet, il est arrivé que les
mêmes personnes déclarent lors du focus groupe ne jamais se rendre en Serbie par peur et/ou par
choix, mais admettent ensuite s’y rendre lors des entretiens individuels (Blondel, Geneste, 2011).


303
cf. par exemple (Leloup 2010).

302
Cette contradiction entre le discours tenu en société (lors du focus groupe) et les pratiques
individuelles met à jour la persistance d’un tabou social persistant côté croate : il n’est pas bien vu de
fréquenter la Serbie, d’acheter des produits en Serbie, de ne pas détester les Serbes. Pourtant, les
cigarettes offertes pendant mes entretiens avec des habitants de Tovarnik, de Beli Manastir ou d’Erdut
provenaient systématiquement de Serbie. Et lorsque je les interrogeais sur cela, les interviewé-e-s de
me dire qu’ils ne considèrent pas vraiment aller en Serbie : « je vais juste acheter quelques cigarettes
de l’autre côté de la frontière, et de l’alcool… mais je ne parle à personne. C’est juste à côté, c’est plus
court que d’aller au supermarché à Osijek » (I3, Blondel, 2012). Considéré comme marginal et vide de
sens par les principaux intéressés, ce ménagement de l’interdit symbolique de la traversée par des
pratiques transfrontalières au quotidien pourrait être perçu à première vue comme une remise en
question de l’acception nationaliste qu’ils déclarent, par ailleurs, souvent partager, ou du moins
comme une contradiction entre leurs discours et leurs actes. Il me semble que ce n’est pas le cas. Il me
semble plutôt que la frontière est apprivoisée par ses riverains au-delà d’un simple trait, dans son
épaisseur. Ils jouent de cette limite dans leurs intérêts propres sans chercher à transgresser ou effacer
la dimension symbolique de la séparation qui leur paraît nécessaire avec un voisin qu’ils préfèrent
maintenir à distance.
A titre de comparaison, l’exploitation de cet effet d’aubaine pourrait correspondre à première vue à ce
qu’Avarguez et Harlé décrivent des pratiques de consommation dans la zone frontalière catalane
(franco-espagnole). Il y a quelque chose qui tient de « l’être nulle part » dans la consommation de
produits moins chers dans une zone de proximité floue. Mais à première vue seulement, car on ne
peut pas parler pour les villes frontalières se Serbie situées à proximité de la frontière (Bačka Palanka
et Šid), comme les deux auteurs le font à partir de la Jonquera, de « non-ville », d’un lieu « sans réelle
identité, dépourvue de charge symbolique » (Avarguez, Harlé 2015, p. 4‑6). Plus que le lieu en lui-
même, c’est la pratique qui est vidée de son sens. Ceux qui traversent la frontière croato-serbe savent
très bien qu’ils entrent en Serbie. La charge symbolique du passage est toujours présente. Elle est juste
niée, cachée, refusée, marginalisée, cette petite transgression ne remettant pas en cause à leurs yeux
la représentation négative de l’autre coté qu’ils continuent de brandir comme un élément constitutif
de ce qu’ils sont.
Dans le sens des mobilités de la Serbie vers la Croatie, la différence de prix, défavorable n’apparaît pas
comme un argument exploitable et exploité. Ni l’argument de la rareté de certains produits. Coté
croate comme coté serbe, certaines des personnes interviewées disent avoir gardé l’habitude d’aller
en Hongrie pour se procurer certains produits plus spécifiques qu’ils ne trouvent pas à proximité de
chez eux –sinon à Zagreb ou Belgrade. Par exemple, les personnes interviewées ont souvent parlé du
magasin de l’enseigne Ikea à Budapest (ouvert depuis 1991), regrettant l’absence de magasins dans en
ex-Yougoslavie (depuis un magasin a ouvert en 2014 à Zagreb). Le développement d’immenses centres

303
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304
l’affrontement, de nombreux évènements sportifs de plus petite ampleur continuent d’avoir lieu en
ex-Yougoslavie, la plupart des participants sont alors plutôt les sportifs eux-mêmes. En 2011, il m’est
par exemple arrivé de prendre en stop des jeunes habitants de Voïvodine qui se rendaient à une
compétition de judo en Slavonie.
Enfin, dans de nombreux entretiens (environ un tiers), formels et informels, les habitants de part et
d’autre de la frontière déclarent la traverser pour rendre visite à des membres de leur famille ou à des
amis, et ce dans les deux sens. D’après les entretiens réalisés, mais sans qu’il me soit possible d’en
préciser l’ampleur du fait de ma démarche qualitative, ces échanges se concentrent souvent sur les
grands centres urbains (Osijek côté croate, Novi Sad côté serbe) plus accessibles en transport en
commun, sur les villes dans lesquelles les populations minoritaires sont plus nombreuses (Vukovar
côté croate, Subotica côté serbe), ou bien des villes proches en termes de distance (Sombor en Serbie
– Beli Manastir en Croatie par exemple) (I5, D4, Blondel, 2012-2012). Les interviwé-e-s déclarent s’y
rendre pour une demi-journée, un repas ou un week-end et sont de tout âge.
Ces quelques paragraphes laissent entrevoir des pratiques de la frontière beaucoup plus banales et
quotidiennes, qui ne sont en rien spécifiques de l’espace étudié. Malgré les conflits des années 1990,
malgré la persistance de rhétoriques nationalistes et de représentations territoriales concurrentes et
dépréciatives pour l’Autre, de nombreux habitants de Slavonie et de Voïvodine continuent de se
fréquenter, de pratiquer le sport ensemble, d’aller aux mêmes concerts. Moins saillantes,
déconsidérées parfois y compris par nous chercheurs, ces relations sociales laissent entrevoir un
ménagement de la frontière territoriale mais aussi de la frontière ethnique (au sens de Barth)
beaucoup plus pacifié. Sans spécifiquement clamer la transgression ou bien prétendre ignorer la
traversée, les individus contribuent à retisser le lien serbo-croate.


6.2.3. L’argument transgressif

Dernier type de passage de la frontière que je souhaite aborder ici, la transgression. Certain-e-s des
interviewé-e-s traversent la frontière, le clament et s’en réclament, conscient-e-s de la portée
symbolique d’un tel acte.
Qui sont ces contrevenants au discours nationaliste majoritaire ? Ce sont très souvent des activistes,
travaillant dans des ONG en lien avec la thématique des droits de l’Homme dépendantes de
financements internationaux (nord-américains, norvégiens, autrichiens, européens parmi ceux
rencontrés). Ils et elles (souvent elles) se sont engagé-e-s dans une activité militante pendant les
conflits ou juste après. Ils ont des amitiés en dehors du groupe identitaire ethno-nationale qui leur a
été imposée (et dont souvent ils ne se réclament pas). Ils franchissent donc la frontière régulièrement

305
à la fois pour des raisons personnelles (rendre visite à leurs amis de l’autre côté, faire des achats, se
rendre à un festival) et professionnelles (développer puis réaliser, souvent avec ces mêmes amis, des
projets transfrontaliers susceptibles d’être financés par l’aide internationale).
Activistes donc, et volontiers prosélytes de la réconciliation. Plusieurs m’ont raconté comment à leur
niveau, ils essayent d’amener leurs amis à penser au-delà du cadre nationaliste dans lequel ils
considèrent que ces derniers sont enfermés. I5, par exemple, m’a raconté une anecdote sur ce sujet,
ou comment l’expérience du passage de la frontière et de la confrontation avec l’altérité a amené
certain-e-s de ses proches à questionner leurs stéréotypes négatifs, ici à propos des Serbes :

« J’ai emmené des amis avec moi l’année dernière au festival Exit à Novi Sad. C’est la
première fois qu’ils retournaient en Serbie depuis la guerre. Ils avaient peur avant d’y aller
et ils n’étaient pas très gentils avec les Serbes si tu vois ce que je veux dire.... Je me suis
moqué d’eux quand ils ont dit ça ! (rires) Une fois arrivés sur place, rapidement Ils étaient
ivres. Donc ils se sont mis à parler avec tout le monde, et forcément ils ont rencontré des
Serbes et plein de monde de différentes nationalités. Et ils se sont rendus compte que
leur image des Serbes ne collait pas... Ils sont venus me voir pour me dire : en fait, les
gens de Novi Sad sont sympas ! Et ils sont comme nous ! Ce n’est pas simplement lié au
climat de fête, quand on en a reparlé après à Osijek, ils avaient évolué. Pas du tout au
tout, mais évolué » (I5, Blondel, 2011).

Cet exemple ne dit pas la profondeur et de la durabilité des changements qui se sont opérés chez les
proches de l’interviewée. Néanmoins, pris parmi d’autres anecdotes du même acabit qui m’ont été
racontées, il tend à montrer qu’une petite partie de la population, en Slavonie et en Voïvodine,
essayent de renouer le lien.
Certes, la frontière se réticularise. Elle se projette bien au delà de l’espace frontalier serbo-croate en
lui-même, et réciproquement les images sociales au sens d’Avanza et Laferté, régionales ou ethno-
nationales, sont souvent construites en dehors des espaces concernés. Mais ce dernier constitue
toujours un lieu symbolique, l’expérience du passage constituant un socle possible, parmi d’autres, de
la réconciliation entre habitants slavons et voïvodiniens. Certains évènements (le festival Exit à Novi
Sad par exemple), certaines habitudes et certaines différences semblent pouvoir constituer des
supports permettant le retissage du lien transfrontalier.


6.3. Espaces publics et mémoires, une illustration des tensions entre
expressions nationalistes, oubli sélectif et banalité du quotidien

Cette section est consacrée aux espaces publics du terrain d’études. Au centre de mon attention se
trouvent les symboles et les messages mémoriaux, qui se lisent sur et depuis les monuments, mais
aussi plus largement au travers du bâti, de la rue. La question posée est celle de l’institutionnalisation

306
de la mémoire dans certains lieux symboliques de la frontière. En m’appuyant sur les travaux récents
dirigés par Hélène Bertheleu, il s’agit d’interroger « l’évidence patrimoniale elle-même » (Bertheleu
2010, p. 11), c’est-à-dire la « construction de cette forme d’obligation à l’égard de la présence
matérielle du passé » (Poulot 2006). Quelle mémoire est institutionnalisée dans l’espace public, quelle
mémoire ne l’est pas ? Et au-delà quel imaginaire, quelles valeurs sont portées et vers qui ? Dans
quelle mesure les espaces publics slavons et voïvodiniens sont ou peuvent devenir des lieux de
réconciliation ? Est-ce qu’on ce qu’on y trouve là en particulier, à la frontière Serbie/Croatie, un
matériau propice ?
Pour répondre à cette question, cette section est organisée en trois sous-parties, qui correspondent
aux trois grilles des lectures temporelles principales de l’espace public et des formes urbaines et
rurales de l’espace post-yougoslave : la lecture parallèle nationale/nationaliste (6.2.2.1) ; la lecture
post-socialiste (6.2.2.2) ; une lecture des héritages pris dans un temps plus long (6.2.2.3).
Je m’appuierai principalement dans cette section sur mes propres observations de terrain réalisées
entre 2009 et 2012. Je mobiliserai aussi des réflexions basées sur des observations de terrain croisées
avec deux autres doctorants travaillant également, dans le cadre de leur thèse, sur l’espace post-
yougoslave, Guillaume Javourez et Marie van Effenterre. Enfin, dans la première sous-section, je
convoquerai les observations de terrain et analyses réalisées par Clémentine Hervé dans le cadre de
son mémoire de recherche de Master 2 effectué sous ma direction.

6.3.1. Le passé récent dans l’espace public : deux patrimonialisations


victimaires et partielles

Pour poser la question de l’institutionnalisation des mémoires des conflits, nous avons choisi avec
Clémentine Hervé de concentrer notre attention sur les deux villes principales du terrain d’études :
Osijek côté croate et Novi Sad côté serbe. Nous verrons que dans les deux villes, le passé récent est
mis en scène, mais pas les mêmes éléments. Dans les deux cas, l’imaginaire porté est celui de la
victime (vis-à-vis des Serbes côté croate, d’un « complot international » côté serbe). Quelques
exemples, Aljmaš, Apatin, Belgrade et Vukovar serviront à mettre en perspective et élargir l’analyse
première.

307
Figure 60 - Des façades de Tvrđa sur lesquelles les traces des
conflits restent apparentes.

Source : Blondel, 2010


Première manière de construire son statut de victime : laisser apparente les marques du conflit. A
Osijek, dans de nombreux endroits du centre-ville et de la vieille ville (Tvrđa), les façades n’ont pas été
réhabilitées après les conflits. A ce sujet, le maire-adjoint de la ville, Ivan Vrdoljak, déclarait lorsque je
l’ai rencontré :
« …tu as dû te rendre compte en marchant dans la ville, de nombreuses façades portent
encore les stigmates de la guerre. On pourrait, au niveau municipal décider d’aider à leur
restauration, surtout pour les bâtiments publics. Mais, je ne crois pas que ce soit la
priorité. Et puis je crois que ces traces sont encore un symbole important pour les
habitants (…) Pourtant, je suis bien conscient que ce n’est pas forcément très positif pour
l’image de la ville, pour les investisseurs je veux dire… » (entretien avec I. Vrdoljak,
Blondel, 2009).

Les propos d’I.Vrdoljak dévoile une certaine intentionnalité de laisser apparentes des cicatrices du
conflit (« ce n’est pas la priorité »), en même temps qu’un doute sur l’Osijek qu’il donne ainsi à voir. Un
Osijek qui selon lui satisfait la majorité des habitants, mais qui risque de faire fuir les potentiels
« investisseurs ».Une autre explication réside probablement dans le fort déclin démographique que
connaissent la région et la ville en particulier (cf. chapitre 4). Nombre de ces bâtiments sont à vendre
(ce qu’indique le panneau « Prodaje se » sur la photo de droite), par des propriétaires qui ont quitté la
Slavonie pendant les conflits ou ensuite à cause du chômage.
A Novi Sad aussi, des séquelles des conflits sont visibles dans l’espace public, mais pas des mêmes
conflits. Ce sont là les conséquences des bombardements de l’OTAN en 1999. L’ancien pont qui reliait
la vieille ville (Petrovaradin) et le centre-ville actuel a été reconstruit un peu plus loin, laissant visibles
les piles du pont détruit.

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309
espace-temps actuel qui s’avère souvent difficile à saisir » (Baillargeon 2015), ni vraiment mais encore
un peu le passé révolu, ni vraiment mais déjà un peu les projets futurs306.
Le pont Varadin à Novi Sad n’a certainement pas la charge symbolique et la portée politique du
Generalštab. Néanmoins, la conservation de la trace des piles du pont détruit en dehors de l’eau relève
d’une certaine institutionnalisation (peut-être plus secondaire à l’échelle nationale, mais plus
importante à l’échelle régionale) de la mémoire des conflits, dans le sens d’un effacement qui continue
de concentrer le récit national sur la « victimisation du peuple serbe ». Lors de discussions informelles
à Novi Sad, mes interlocuteurs ont souvent brandi cet exemple comme une démonstration qu’ils
avaient eux aussi souffert (entretien avec les habitants, Blondel, 2010-2012).
Si l’on traverse la frontière de nouveau, une grande partie du centre de Vukovar ravagé par les conflits
est resté en l’état pendant presque vingt ans après la chute de la ville.

Figure 63 - Le centre-ville de Vukovar en 2010

Source : Blondel, 2010

Lorsque je l’ai rencontré, le maire de Vukovar d’alors (2009-2014) Željko Sabo (SDP, centre-gauche)
m’a affirmé qu’une des raisons de sa victoire tenait précisément au ras-le-bol de la population de vivre


306
car de nombreux autres bâtiments de la ville bombardés par l’OTAN ont laissé place à de nouveaux projets
urbains.

310
dans une ville détruite: « les habitants de Vukovar en ont marre de vivre dans les fantômes du passé.
Ils veulent aussi qu’on leur reconstruise un avenir. Cela passe par sortir cette ville de l’état de ruines
dans laquelle la précédente mandature l’a volontairement laissée » (entretien avec Željko Sabo,
Blondel, 2010). Les bâtiments à droite et en haut étaient effectivement réhabilités (ou presque) à ma
dernière visite en avril 2013.
Que nous dit donc ce premier aperçu ? Qu’il faut voir dans ces bâtiments abandonnés ou dans ces
ruines, des traces du passé certes, mais pas nécessairement y lire une volonté de tous (les habitants,
les politiques) de rester dans ce passé. Ce que ces lieux en évolution révèlent, ce sont certains des
débats politiques actuels, des points de vue divergents, « l’en-attendant ». Ces ruines urbaines ont
supporté et supportent encore parfois le discours victimaire nationaliste ; mais elles n’empêchent pas
le débat sociétal, entre devoir et abus de mémoire, ras-le-bol de vivre dans le passé au quotidien et
une certaine soif d’avenir. Elles posent la question du deuil, de combien de temps il est convenable de
garder apparentes les séquelles du passé dans l’espace public.
Ceci étant dit, si l’on prête un peu plus attention aux monuments présents dans l’espace public, à ce
qu’ils disent de l’Histoire remémorée, à ceux à qui ils sont adressés, alors on remarque des messages
d’affirmation nationale bien plus marqués. Nous allons pour cela effectuer deux parcours croisés des
villes d’Osijek et de Novi Sad et mettre en parallèle les observations effectuées.






Figure 64 - La Galerie des Beaux Arts à Osijek

Source : Hervé, 2011


A Osijek, sur l’avenue de l’Europe (Europska Avenija) qui relie le centre ancien au centre nouveau, le
passant croise une galerie des beaux arts qui saigne (photo ci-dessus), sans qu’on sache (la personne à
l’accueil de la galerie) ou qu’on veuille (le responsable de l’office du tourisme d’Osijek) vraiment nous
expliquer ce que cela symbolise. Et quand je demande à ce dernier si l’artiste a voulu ainsi représenter
dans l’espace public les souffrances de la ville, il acquiesce mais change immédiatement de sujet pour
me vanter le vrai cœur de l’offre tourisme slavonne : « l’incroyable sens de l’accueil des gens et la riche

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313
Surtout, ces stèles n’ont pas besoin d’être en anglais puisqu’Osijek compte d’autres monuments
portant des messages dans cette langue. On y retrouve l’expression de la mémoire des conflits des
années 1990 Situé place de la liberté (Trg Slobode), il s’agit du monument aux morts de la guerre
patriotique, surnommé le radiateur par de nombreux habitants de la ville (Hervé 2011, p. 45). Sur ce
dernier, est inscrit en croate : « en l’honneur des vétérans et victimes croates de la guerre patriotique,
juin 2002 »311.

Figure 67 - Le monument aux morts à Osijek

Source : Clémentine Hervé, 2011.


Quelques centaines de mètres plus loin, on atteint la place Ante Starčević sur laquelle se dresse une
statue du Docteur Ante Starčević (cf. photo ci-après). Ecrivain et homme politique controversé du XIXe
siècle, il est souvent désigné comme un des acteurs les plus vindicatifs du réveil national et
nationaliste croate (Goldstein 1999). Au bas de la statue, on peut lire l’inscription « otac domovine »
qui signifie littéralement « père de la patrie » (traduction personnelle). Sur la droite on peut lire
l’inscription en anglais : « only the laws of God and Nature are above the sovereign will of the people
of Croatia », suivie d’une dernière inscription en majuscules : « GOD AND CROATS ». La conjugaison
entre la nature du personnage célébré, le message et la langue dans lequel il est écrit ne laisse pas de


311
traduction personnelle

314
doute : il s’agit bel et bien d’une affirmation nette de souveraineté du peuple croate sur une des places
les plus centrales d’Osijek et plus largement sur la région tout entière (Slavonie).






Figure 68 - La statue d’Ante Starčević sur la place du


même nom à Osijek

Source : Clémentine Hervé, 2011.






L’ethnicisation mémorielle duquel ces monuments participent ne fait que peu de doute. C’est la
mémoire des habitants de la ville et plus largement les citoyens croates d’ethnie croate de la
république de Croatie, mais aussi leurs héros, qui sont honorés. Un seul discours mémoriel est
légitime, celui qui présente ces derniers comme les seuls victimes des conflits. Sont exclus tous les
autres (parmi lesquels le siège a également fait des victimes), ceux se déclarant d’une autre groupe
ethnique ou d’aucun Leur mémoire à eux est absente de l’espace public. Se remémorer n’est autorisé
que pour le groupe majoritaire. Le message matérialisé dans l’espace public indique qui Osijek
considère comme les Siens, et par défaut, qui sont les Autres qu’elle ignore.
L’approche des espaces publics d’Osijek et de Novi Sad au travers de ses lieux de mémoire nous
raconte deux mises en histoires nationales différentes. D’une part, il y a celle d’une nation récemment
constituée en Etat par choix, qui multiplie dans les villes frontalières des artefacts mémoriaux comme
autant d’affirmation du discours national (et souvent nationaliste) officiel, dirigé vers une partie de sa
population, excluant de fait les autres. Et de l’autre côté il y a celui d’une nation récemment constituée
en Etat parce que tous ses anciens partenaires l’ont rejetée, au discours national (et nationaliste) peut-
être un peu moins matérialisé dans l’espace public (à Novi Sad) qui se base sur un procédé de
victimisation similaire, mais qui désigne d’autres ennemis (les Occidentaux).

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316
Côté serbe, la ville d’Apatin compte une nouvelle église, des Saints-Apôtres, consacrée en 2008. Située
à l’écart du centre-ville, elle se dresse à proximité directe du Danube qui marque là la frontière. Elle
fait littéralement face à la Croatie. Son édification témoigne d’un marquage religieux-national de la
frontière.




Figure 70 - Célébration pour la consécration de


l’Eglise d’Apatin en 2008.

Source : Site officiel de l’Eglise orthodoxe serbe


(http://www.spc.rs)



Ainsi, la manière dont la mémoire est institutionnalisée dans les espaces publics à la frontière
Serbie/Croatie pose question sur sa capacité à constituer un lieu de réconciliation(s). Des deux cotés,
le discours victimaire prime. Coté croate en particulier, on peut se demander dans quelle mesure
l’espace public pourrait porter un message de réconciliation avec les voisins de Serbie, quand il n’en
porte déjà pas un avec les non-Croates de Croatie ?
Néanmoins, si la frontière peut être le support de messages nationalistes, c’est loin d’être son seul
usage. Ainsi, au-delà de ces premiers symboles, quelles autres mémoires trouvent leur(s) place(s) dans
l’espace public de la frontière serbo-croate ?

6.3.2. Les lieux de mémoire du Socialisme yougoslave : entre fascination


occidentale et dédain local

De nombreux lieux de mémoire liée à deuxième guerre mondiale subsistent partout dans l’espace
post-yougoslave, notamment sur le terrain de recherche. Ils célèbrent les frères et sœurs, les partisans
mort-e-s pendant le second conflit mondial et aussi les principaux alliés d’alors (l’armée rouge), ou
plus simplement les victimes du fascisme. Si les premiers effectuent un tri entre ceux qu’il convient de
célébrer (les Partisans socialistes), les seconds possèdent une portée plus universelles. De forme assez

317
classique, ces monuments aux morts sont souvent situés sur la place centrale de la ville ou du
village313.
Les plus imposants d’entre eux sont placés sur le site d’une bataille importante et symbolisent la
mémoire d’un évènement particulier. Sur le terrain d’études, c’est le cas du monument
« Reconnaissance à l’armée rouge » (zahvalnost crvenoj armiji) dessiné par Autun Augustinčić à Batina
côté croate (1945-1947), ou du monument « liberté » (sloboda) à Iriški Venac côté serbe314 (cf photos
ci-après). Selon Vladana Putnik, ces monuments appartiennent à la première phase du traitement
mémoriel de la seconde guerre mondiale en Yougoslavie. Le soldat ou le partisan y est représenté
comme « un martyr, glorifié par l'esthétique du réalisme socialiste [et] les compositions figurées,
expressives et pleines de pathos dominent » (Putnik 2015).

Figure 71 – Sur les deux photos du haut, le


monument « liberté » à Iriški Venac (Voïvodine) ;
en bas, le monument « reconnaissance à l’armée
rouge » à Batina (Slavonie)

Source : Blondel – Perez, 2011 et 2012


313
Croisés par exemple à Trpinja, Bobota, Gaboš, Markušica, Ostrovo, Komlentici, Beli Manastir coté croate, à
Beočin, Žabalj, Stara Moravica, Rakovac, Futog, Bosut, Ruma, Ledinci, Subotica.
314
Parmi d’autres sur le terrain d’études, comme le monument à la bataille de Bolman (1951) à Bolman en
Slavonie.

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319
A la différence d’autres lieux, la mémoire de cette période semble trop marquée par sa mise en scène
socialiste, une idéologie et un passé commun aujourd’hui totalement rejetés, délégitimés dans les
deux récits nationaux parallèles. Plus que leur message, c’est le contexte de leur production qui
semble justifier le désintérêt des populations riveraines pour ces objets mémoriaux. J’ai rencontré des
visiteurs, seulement sur le site d’Iriški Venac, non pas venus pour le monument en lui-même, mais
pour le terrain situé en contrebas qui offre une vue surplombante de la ville de Novi Sad, ce qui en fait
un site privilégié pour un pique-nique (observations de terrain, Blondel, 2011).
A contre-courant de cette analyse, ces parcs mémoriaux ont rencontré récemment un certain
engouement de la part de photographes316, d’historiens de l’art, d’architectes étrangers et parfois
locaux (comme Vladana Putnik par exemple). Le message qu’ils ou elles portent est souvent similaire.
En premier lieu, leurs qualités esthétiques sont souvent vantées par des métaphores extravagantes :
”like ambassadors from far-away galaxies; witnesses to an unrealized future or specters that keep
haunting the present” (Burghardt, Kirn 2013).
Ils ou elles voient dans ces objets, non pas vraiment les déclinaisons d’un symbolisme socialiste daté et
compromis, mais surtout un potentiel objet consensuel, transnational. C’est par exemple le cas
de Mackic : “The monuments have the ability to address multiple nations, ethnicities and religions
(from over the whole world), which normally would be irreconcilable” (Mackic 2014). Certains, plus
enthousiastes encore, les considèrent comme porteurs d’un message de réconciliation universel :
”Instead of formally addressing suffering, modernist memorial sites incite in audiences universal
gestures of reconciliation and resistance and encourage focus on moving forward” (Burghardt, Kirn
2013). C’est aussi le sens de la conclusion de Vladana Putnik. Les parcs mémoriaux ont été conçus
selon elle « pour promouvoir le pardon et l'idée ferme que la vie gagne malgré tout. Ce message
témoigne de leur valeur omni temporelle et de la possibilité de leur constante actualisation » (Putnik
2015).
Mais lorsqu’on lit ces textes, on finit par se demander de quelles représentations de ces mémoriaux les
auteurs parlent-ils/elles ? N’est-ce pas plutôt leur propre perception, leur propre regard qu’ils/elles
prétendent universel ?
“The Yugoslav monuments operate by institutionalizing collective memory of WWII
events. They then evoke formal gestures of opening towards the future. It is clear that the
most obvious strategy of representing universalism is abstraction. In the abstract formal
language of the Yugoslav revolution, memorials instigate a certain sense of openness that
allows for personal associations. They remain receptive to multiple interpretations, and
they awaken fantasies. Their abstract vocabulary allows for an appropriation of meaning
that bypasses official narrations, allowing access to the monuments even for people who
disagree with their official politic” (Burghardt, Kirn 2013).

316
Cf. Par exemple le travail de Jan Kempenaers, réalisé entre 2006 et 2009, en ligne par exemple sur le site de la
boîte verte : http://www.laboiteverte.fr/detranges-monuments-en-yougoslavie/

320
Au travers des observations et des entretiens que j’ai menés à la frontière serbo-croate, cet imaginaire
fantasmagorique n’est pas évoqué. Les mémoriaux sont le plus souvent ignorés ou ramenés à ceux qui
les ont conçu –des socialistes– et un temps dépassé, voire côté croate, souvent honni.
Pourtant, certains des auteurs cités sont conscients de cette problématique, et mentionne cette
question centrale brièvement dans leur texte, comme pour mieux l’évacuer ensuite. Vladana Putnik
parle de « damnation mémorielle » de ces monuments volontairement ignorés par les pouvoirs publics
dans toutes les anciennes républiques post-yougoslaves (Putnik 2015). D’autres évoquent un abandon
qu’ils décrivent comme une sorte de muséification. Les parcs mémoriaux, comme les collections des
musées, seraient devenus hors d’usage parce qu’ils n’ont plus de rôle dans le présent, qu’ils ne font
plus sens dans les luttes du présent (Burghardt, Kirn 2013). Pétris d’une certaine Yougonostalgie, ces
« amateurs » des temps yougoslaves produisent une lecture personnelle parlant de leur propre regret.
Ils produisent également une lecture positivée, croyant percevoir dans ces lieux de mémoire socialistes
une capacité supérieure ; comme si ces derniers étaient dotés de super pouvoirs pacificateurs que
personne ou presque ne verrait, renvoyant ainsi à ceux qui le nient, aveugles, leur propre négation des
différences de rapport à ce patrimoine.
Plutôt que de regretter cet effacement progressif, il me semble que la compréhension des conditions
de ce refus de la poursuite de l’institutionnalisation de la mémoire socialiste et plus largement du
message anti-fasciste qui lui est attenant, tient au fait qu’aucune institution, et quasiment plus
personne, n’y a aujourd’hui un intérêt politique ou social. Un des raisons principales est probablement
que l’espace mémoriel est déjà saturé par les offres nationalistes parallèles. Une autre est peut-être
que cet héritage est, quoiqu’on en dise dépassé, et d’une certaine manière corrompu (surtout côté
croate). La possibilité de leur réusage pour symboliser dans le présent et dans le futur les
réconciliations à la frontière Serbie/Croatie paraît compromise, tant ils sont les symboles d’un passé
révolu.


6.3.3. Les mémoires plus anciennes, plus ténues mais communes ?

D’autres mémoires présentes dans l’espace public existent, même si elles sont moins immédiatement
perceptibles au chercheur (moi y compris) qui s’enferme lui-même dans une lecture national-ist-e ou
post-socialiste de l’espace post-yougoslave. Adopter une perspective plus large peut revenir à
considérer que l’histoire des villes se lit aussi plus largement dans ce qui est immédiatement
perceptible à celui ou celle qui les pratique, c’est-à-dire ses formes urbaines. La Slavonie et la
Voïvodine ont été, pendant des siècles, des régions disputées entre empires ottoman et
autrichien/austro-hongrois avant les temps yougoslaves. Dans un article consacré à ce sujet portant

321
sur la seule Voïvodine, Alksandra Djukić indique trois périodes « cruciales » pour la transformation de
la structure spatiale des villes de la région : « la période des fortifications, la période du
développement spontané des matrices urbaines (…) et celle de régulation planifiée (…) » (Djukić 2007).
Sans partager les jugements de valeur associés à chaque période317, il me semble que l‘auteure
identifie en effet les influences majeures des villes du territoire d’études (Voïvodine et Slavonie ayant
souvent eu des destins communs) :
-1- La période pré-ottomane peu visible dans les espaces urbains actuels ; car, comme l’indique
l’auteure elle-même les autrichiens demandent aux ottomans de détruire toutes les fortifications
qu’ils avaient édifiés dans la région avant de se retirer au XVIIIe siècle (Djukić 2007, p. 152).
-2- La période impériale autrichienne, dont les héritages sont plus visibles de nos jours dans les
villes de l’espace étudié. Les autrichiens reconstruisent souvent de nouvelles forteresses sur le
site des anciennes ottomanes détruites, ou remanient certains bâtiments importants ou quartiers
édifiés pendant la période ottomane.
-3- La période socialiste et le développement de quartiers nouveaux, de grand ensembles
typiques d’une certaine idéologie hygiéniste.
-4- La période capitaliste318, qui correspond au développement de grands centres commerciaux et
à l’expansion urbaine majoritairement individuelle et non-maitrisée319. Les opportunités foncières
(liées aux destructions des années 1990 ou non) ont parfois donné lieu à des reconstructions à
l’identique (le centre de Vukovar par exemple) mais sont investis par de nouvelles opérations
immobilières et commerciales.
Si on reprend le travail d’observation de terrain mené à de la frontière serbo-croate, il est possible de
lire dans les paysages urbains (et ruraux) actuels des éléments, des traces de ces influences successives
dans les mouvements de structuration/déstructuration spatiale des villes et des campagnes, et dans
l’évolution des espaces publics et du bâti, liés à des processus historiques communs à l’ensemble de la
région. A partir de l’échéancier présenté de manière synthétique ci-dessus, il semble en effet que les
traces des périodes pré-ottomane puis ottomane sont souvent peu perceptibles. A quelques
encablures au Nord, en Hongrie, on en croise davantage, à Mohács ou à Pécs par exemple320. Mais


317
Les périodes ottomanes sont celles d’un développement spontané qualifié de période de« récession » quand
le développement des villes lors de la période de domination autrichienne est qualifié de projet de régularisation
ou de modernisation. La fabrique urbaine à la période socialiste est qualifiée d’excessive, de négation de l’urbain
(réduit alors par l’auteure à son historicité). L’auteure, sans réflexivité sur son analyse, fait de la manière de
fabriquer les villes ouest-européenne coloniale ou impériale, le seul modèle de développement urbain
souhaitable et rejette les alternatives historiques ottomane et socialiste (et sans doute, plutôt, l’idéologie ou la
culture auxquelles ces modèles sont associés).
318
Non mentionnée par Djukić
319
cf (Kapetanović, Katurić 2015).
320
Le site de la double bataille de Mohács (défaite en 1526 de l’empire Hongrois contre l’empire ottoman,
victoire de l’empire germanique toujours contre l’empire ottoman en 1687) est patrimonialité et très largement

322
elles ne sont pas non plus inexistantes sur le terrain d’études. Le curieux qui fait une halte à Đakovo, si
son attention n’est pas tout entière tournée vers l’imposante cathédrale catholique de la ville, peut
apercevoir la forme octogonale, plus typique d’une mosquée, de la toiture de l’Eglise de tous les saints
(cf. photo ci-contre). En effet, l’édifice fut établi comme une église au XIVe siècle, puis devint la
mosquée Ibrahim Pasha avant de redevenir une église catholique au XVIIe siècle. Son intérieur
témoigne de ces changements successifs de domination et d’usage.








Figure 73 - L’Eglise de tous les Saints à Đakovo en Slavonie.

Sources : www.dhvv.org (x et y) ; Blondel –Perez (z)

Sur le terrain de recherche, les forteresses qui ont subsisté jusqu’à aujourd’hui sont souvent des
constructions réalisées ou remaniées par les Autrichiens (3) après le départ des Ottomans. Par
exemple, la vieille ville d’Osijek d’aujourd’hui est principalement basée sur les plans des ingénieurs
autrichiens. Elle a été établie au XVIIe et
au XVIIIe siècles, à l’endroit de la
forteresse ottomane détruite.


Figure 74 - Plan de la Tvrđa à Osijek datant


de 1861.

Source : inconnue.


publicisé quand on passe la frontière avec la Hongrie depuis Beli Manastir. Un peu plus loin à Pécs, une des plus
grandes attractions du centre-ville se situe sur la place Széchenyi. Il s’agit de l’Eglise Notre-Dame-de-la-
Chandeleur, qui fut jadis la Mosquée de Gázi Kászim Pacha (au XVI et XVIIe siècles). La forme de l’édifice et son
intérieur témoignent de cet héritage et la mise en tourisme est construite autour de l’originalité conférée par son
histoire et encore directement perceptible aujourd’hui.

323
A Novi Sad, la forteresse de Petrovaradin est reconstruite à partir de la fin du XVIIe et surtout au XVIIIe
siècle sur le site occupé avant par une fortification ottomane (et précédemment occupé par un
monastère cistercien).

Figure 75 - Vue en contre-plongée de la


forteresse de Petrovaradin à Novi Sad.

Source : Blondel – Perez, 2011.


Au-delà de ces anciennes forteresses (on en croise d’autres ailleurs sur le terrain d’études, à Ilok par
exemple), la grande majorité des villes de la région possèdent un ensemble qualifié de « moderne »,
parfois même art-nouveau, un quartier souvent central, attenant à la vieille ville quand il en existe
une. Ce dernier témoigne des investissements et des normes urbanistiques de l’empire autrichien sur
les territoires conquis à l’empire ottoman, en Croatie, Bosnie-Herzégovine et Voïvodine à partir du
XVIIe et surtout au XVIIIe et XIXe siècles.
Dans son roman Un pont sur la Drina qui décrit la vie quotidienne à Višegrad (en Bosnie) au fil des
siècles, Ivo Andrić décrit l’impérieux besoin du nouveau dominant d’imprimer sa marque sur le
territoire conquis. Il parle dans ce court extrait des investissements impériaux autrichiens dans la ville
à travers le regard des habitants :
« Les passants s’arrêtaient et regardaient ces gens à l’œuvre, non pas comme les enfants
aiment regarder ce que font les adultes, mais, au contraire, comme les adultes s’arrêtent
un instant pour regarder les enfants jouer. En effet ce perpétuel besoin qu’avaient les
étrangers de construire et de démolir, de creuser et de bâtir, de créer et de transformer,
cette aspiration sans fin à prévoir l’action des éléments, à leur échapper ou à les vaincre,
cela, ici, personne ne le comprenait ni ne l’appréciait. Au contraire, les gens de la ville,
surtout les plus âgés, y voyaient un phénomène malsain et un signe de mauvais augure.
Si cela avait dépendu d’eux, leur ville aurait ressemblé à toutes les autres petites
bourgades orientales. Ce qui se fissurait, on le réparait ; ce qui penchait, on l’étayait ;
mais en dehors de cela, personne ne se serait sans réel besoin et de façon planifiée,
inventé du travail, nul n’aurait touché aux fondations des édifices ni changé l’aspect
immuable de la ville » (Andrić 1994).

324








Figure 76- Aperçus d’ensembles urbains datant de la période


d’occupation autrichienne à Osijek, Novi Sad et Subotica.

Source : Blondel-Perez, 2010



En dehors des principaux centres urbains, on note également l’influence austro-hongroise dans
l’architecture rurale. La maison « typiquement » slavonne et la maison « typiquement » voïvodinienne
ont des apparences fort semblables, comme le témoigne les photos ci-dessous.
Outre une certaine similarité dans la forme géométrique de la façade, elles présentent une
organisation identique : une maison de plain-pied construite en longueur (15-18m sur 5-6m de largeur)
comptant trois pièces avec la cuisine placée au milieu, et un porche ouvert positionné de manière
longitudinale permettant une interface directe entre la cour attenante et la maison (Lovec, Jovanović
Popović 2014, p. 121).
Cette homogénéité dans le bâti mais aussi dans l’organisation de la voirie (rue très large pouvant aller
jusqu’à 40 mètres), est encore clairement visible aujourd’hui. Elles proviennent d’un ensemble de
règles impériales définies au XVIIIe siècle pour toute la plaine pannonienne. Cette politique dite de
développement et de colonisation a abouti à la (re-)formation de villages entiers, notamment en
Voïvodine (Lovec, Jovanović Popović 2014, p. 120), et de la même manière en Slavonie.

325

Figure 77 - Maisons rurales de la période


autrichienne à Kopačevo (Salvonie) et à Mali Iđoš
(Voïvodine). Large rue dans un village de Bačka.

Source : Blondel-Perez, 2011 et 2012









Ainsi, et c’est ce qu’illustre le dernier exemple, si certaines formes du bâti s’inscrivent dans l’espace
comme des témoignages de manières d’organiser plus anciennes l’habiter et le travail dans les villes et
les campagnes, elles traduisent aussi certaines évolutions –et probablement des survivances
communes– dans l’organisation de ses usages. Ces héritages là, à la fois plus ténus et plus ancrés, sont
peut-être des matériaux du commun à la frontière Serbie/Croatie ?

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327
Pour répondre à cette question, il me semble qu’il faut aller au-delà de ma première lecture des
pratiques pour entrer dans celles des représentations et des valeurs qui guident ces choix. C’est l’objet
du prochain chapitre.

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329
j’ouvre ce que Thierry Ramadier qualifie de boite des préférences. Mon objectif est d’identifier les
différentes structurations psychologiques et sociologiques d’appartenance identitaire, régionale,
nationale, ethnique (mais pas seulement) et de discuter de leurs mobilisations plurielles par les
habitants. Il s’agit de montrer les contradictions, les tensions entre ce qui est partagé au niveau
immatériel (un espace, des traditions, une certaine vision du monde) et ce qui ne l’est pas ou plus, ce
qui tient de processus de différenciation. Ces mouvements, parfois antagonistes, parfois concordants
ou simplement différents, illustrent les processus de « frontiérisation », de communalisation résistante
et de sociation émergente en action dans les esprits des habitants et les conséquences sur les
projections de leurs pratiques, qu’on s’en réclame ou qu’on les taise. Ce n’est pas l’un (relié) ou l’autre
(séparé), mais bien l’un et l’autre à la fois. La frontière serbo-croate apparaît alors comme un espace
symboliquement en train d’être négocié. L’objectif ici est d’identifier les ressorts idéels de ces
recompositions, renégociations et permanences récentes à partir des représentations territoriales.. Y-
a-t-il un effet de lieu ? Qu’est-ce-que cela fait d’habiter un espace frontalier à la périphérie de
l’Europe ? Est-ce que cela influe sur les représentations ? La question sous-jacente est de discuter en
quoi ces représentations apparaissent contribuer et empêcher à la fois la réconciliation entre Serbes et
Croates


7.1. Habiter la bordure : allégorie de l’ancrage contre déclassement
socio-spatial

Cette sous-partie s’appuie principalement sur deux matériaux: mes propres observations de terrain et
entretiens réalisés à la frontière serbo-croate entre 2008 et 2012 (1) et sur un matériau de seconde
main, (2) les entretiens individuels ainsi que les focus groups réalisés par Marion Geneste pour son
mémoire de recherche réalisée sous ma direction en 2011-2012 (Geneste 2012). Les propos des
personnes sont directement citées dans le texte (puisque j’ai eu accès aux retranscriptions de tous les
entretiens) et ont tous été traduits en français, si nécessaire, par Marion ou par moi-même. Un soin
particulier est accordé à indiquer les sources (rendus anonymes) et à identifier l’enquêteur (Blondel ou
Geneste) pour chacune des citations dans le texte.

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the Kopački rit Nature Park, go mountaineering, enjoy the many rich thermal spring. And
wherever you find yourself, you are going to be met with a warm welcome and friendship
so typical of Slavonia and its people” (Croatia National Tourist Board 2014).

Là encore, les supposées « typiques » chaleur et amitié slavonnes sont mises en avant. Ces clichés sont
également très largement répandus et repris à l’extérieur des deux régions dans l’espace post-
yougoslave, comme j’ai pu le noter à de nombreuses reprises lors de conversations informelles.
Cette forme de représentation territoriale rejoint l’idée d’image sociale présentée dans le chapitre 1,
telle que proposée par Avanzé et Laferté (2005) à partir du travail de Chamboredon (1985). Il s’agit bel
et bien de « production sociale des discours, de symboles figurant les groupes et les territoires, une
logique de la publicité – au sens de rendre public – voire de la politisation des groupes et des
territoires » (Avanza, Laferté 2005, p. 141‑142). Dans le cas de la Slavonie et de la Voïvodine, cette
image d’ouverture et de gentillesse ressemble à une image d’Epinal. Celle-ci s’inscrit dans un ensemble
de clichés régionaux jadis existant à l’intérieur de la Yougoslavie, abîmés pendant les conflits, mais
dont des réminiscences persistent à l’intérieur et à l’extérieur des deux régions. En Voïvodine, le
multiculturalisme est même brandi comme une spécificité régionale séculaire, une survivance des
empires successifs. La référence aux vingt-six groupes ethniques et aux six langues officielles de la
province autonome est fréquente dans les entretiens réalisés avec les habitants (par Marion et moi-
même).


7.1.2. Partir ou quitter le jardin d’Eden? Composer sa/son (im-)mobilité entre
sirènes européennes et enracinement local

Une des hypothèses principales lorsque nous avons réalisé nos guides d’entretiens avec Marion
Geneste était que l’âge est un facteur social prédominant dans la variation des habitants à se
représenter leur territoire. En particulier, il nous semblait probable que les jeunes qui n’ont pas ou peu
connu la Yougoslavie se représentaient et se projetaient dans leur territoire différemment. Cette
hypothèse s’est confirmée, mais seulement partiellement.
Il existe en effet, et nous l’avons rencontré chez une partie des interviewés les plus âgés (en particulier
les plus de 50 ans), un sentiment de nostalgie de la période socialiste. Ce sentiment n’est pas propre à
la Yougoslavie et se retrouve dans d’autres pays issus de la dislocation du bloc communiste, par
exemple en Allemagne de l’Est. C’est l’Ostalgie. Un journaliste est-allemand, Thomas Brussig, cité dans
un article du Monde diplomatique, affirme que la RDA « a disparu sans que nous en fassions le deuil.
L’Ostalgie en tient lieu à retardement. (Elle) appartient à la nature humaine. Chacun aime à se

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333
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imaginé comme un progrès dans le parcours résidentiel. Côté serbe, seul Belgrade est présenté
comme un potentiel meilleur lieu de vie que Novi Sad pour la majorité des jeunes personnes
interrogées.
L’autre moitié envisage de quitter le pays, pour un temps ou pour toujours. A cette question certaines
répondent par exemple : « je ne sais pas, peut-être la France, peut-être ici. Je ne suis pas sûre que
j’aimerai habiter tout le temps à l’étranger mais une partie du temps oui » (N2, Geneste, 2012) ; « je
pense être à Bruxelles dans dix ans parce que j’aimerai travailler dans une institution européenne, ou
alors à Osijek (M3, Geneste, 2012). Mais cette envie de départ s’accompagne, le plus souvent pour les
jeunes interviewés, d’un attachement réaffirmé dans le discours à leur région d’origine qui reste une –
si ce n’est la- référence de leur positionnement dans leur parcours résidentiel. Ils disent vouloir vivre
ailleurs ou ici, ou vouloir aller vivre ailleurs avant de revenir ici.
Ceci étant dit, il me paraît important de bien distinguer l’objet de notre question -le désir de rester ou
de partir- de ce qui est statistiquement présenté comme la réalité de l’émigration dans ces régions ;
tout comme il me semble important de distinguer les arguments évoqués pour justifier un tel désir de
ce qui est statistiquement présenté comme la réalité de ces justifications (cf. section suivante). Dans
nos entretiens, environ la moitié des jeunes personnes interrogées ont fait état d’une envie de partir
qui ne se réalisera pas nécessairement. Il y a quelque chose qui tient du fantasme de l’émigration dans
ces propos, en particulier vers les terres habituelles de l’émigration yougoslave et post-yougoslave
(Europe de l’Ouest, Amérique du Nord, Australie322).
Si l’on s’intéresse plus particulièrement aux raisons évoquées pour justifier une possible mobilité
résidentielle, elles sont avant tout économiques (meilleur salaire, meilleur niveau de vie, meilleur
sécurité de l’emploi). L’eldorado pour un travail meilleur reste l’Europe de l’Ouest, la France et
Bruxelles dans les propos cités ci-dessus, l’Allemagne et l’Autriche le plus souvent dans nos entretiens,
en fonction des lieux de migration des proches (famille, amis).
C’est là qu’émergent si ce ne sont les premières fissures, du moins les premières nuances dans l’image
d’Épinal offerte initialement. La gentillesse et l’ouverture d’esprit légendaires des habitants dans leur
lieu de vie font alors place, dans certains propos des interviewés qui envisagent le départ, à l’ennui et
à l’isolement: « Osijek est une ville socialement et culturellement isolée. Il y a très peu d’étrangers,
c’est une ville repliée sur elle-même » (T4, Geneste, 2012) ; « A Subotica, les personnes sont fermées.


322
En 2002, les destinations privilégiées des serbes déclarant travailler à l’étranger étaient dans l’ordre, les
suivantes : 1. Allemagne, 2. Autriche, 3. Suisse, 4. France, 5. Italie, 6. USA, 7. Suede, 8. Canada, 9. Australie... etc.
En 2010, les destinations privilégiées des émigrés croates étaient quasiement les memes, mais dans un ordre
différent: 1. Allemagne, 2. Australie, 3. Autriche, 4. USA, 5. Canada, 6. France, 7. Italie, 8. Suisse, 9. Slovénie...
Dans les deux cas, l’Allemagne est largement en tete puisqu’elle attire 1/3 des émigrés serbes en 2002, la moitié
des émigrés croates en 2010.

334
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335
capital social de la mobilité. A contrario, chez les jeunes figurant parmi ceux qui n’ont pas manifesté de
désir d’ailleurs, les raisons évoquées sont le choix de rester à proximité de la famille et des proches,
qui renvoie à l’idée d’un certain attachement à (ou accomplissement au travers de) son capital
d’autochtonie325 : « je me vois vivre ici dans 10 ans. Tout ce que j’ai est ici. Ma famille surtout, mes
amis aussi… » (B1, Blondel, 2012). Dans d’autres entretiens, notamment pour ceux vivant encore chez
leurs parents, il est plus difficile de distinguer si rester relève d’un choix ou d’une incapacité à dépasser
son autochtonie : « Dans dix ans, je vivrais sans doute ici… Mon père a fait le choix de revenir ici, après
la guerre. Je ne me vois pas partir maintenant… ce serait un peu comme le trahir… » (V1, Blondel,
2009). Chez ces captifs de l’espace d’origine, la contrainte familiale semble (pour le moment)
indépassable. Et habiter là devient en quelque sorte un acte social et politique.
Ainsi, les jeunes habitants interrogés, au-delà de l’image d’Epinal envoyée et utilisée pour l’extérieur,
expriment un rapport plus ambigu à leur espace de vie, entre enracinement local et fantasme d’une
vie meilleure ailleurs souvent articulés, parfois opposés. Si cette contradiction/négociation
permanente n’est sans doute pas spécifique au cas serbo-croate, les formes de son expression et de
son argumentation sont liées aux particularités du lieu, notamment au contexte post-conflit (défense
du territoire reconquis ou rejet), mais aussi aux difficultés économiques particulièrement importantes
dans la région. Ces dynamiques récentes créent de nouveaux discours, de nouvelles représentations
qui remettent en cause les images d’Epinal issues du passé (austro-hongrois et yougoslave).
Les discours des habitants les plus jeunes reflètent également la périphéralisation du lieu dans lequel
ils vivent. Sans nier les problèmes économiques de la région (nous allons même y revenir dans la
section suivante), cette parole traduit aussi une certaine forme d’intégration progressive d’une
représentation de leur territoire en train de devenir négative. L’image de la périphéralité incorporée
progressivement par ses habitants devient alors co-constitutive de la périphéralisation de leur
territoire, qu’ils contribuent eux-mêmes à renforcer par leurs discours et par leur actes (par exemple,
quand ils font le choix de le quitter).
Pour préciser mon propos et mieux comprendre les reconfigurations actuelles dans les représentations
par les habitants de leur espace de vie, nous allons dans la sous-section suivante confronter ces
dernières avec d’autres images, celles prétendument objectives (mais étant tout autant subjectives)
offertes par les statistiques économiques et démographiques.


325
Nicolas Renahy définit le capital d’autochtonie comme la capacité identitaire à être du coin, être de la place,
connaître tout le monde. Il utilise ce terme pour qualifier de jeunes ruraux ouvriers en Bourgogne (Renahy 2005).

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338
et la côte résistant un peu mieux), la Slavonie orientale semble particulièrement touchée. Ainsi, entre
les recensements de 1991 et 2011, Vukovar qui n’avait lors de la Yougoslavie socialiste connu que la
croissance démographique, a perdu environ 40% de sa population. Osijek a perdu 17% de sa
population sur la même période. Les conflits des années 1990, par lesquelles Vukovar en particulier a
été particulièrement touché, sont une première explication de mouvements successifs de
population328. Néanmoins, même entre les deux derniers recensements (2001-2011), alors que les
conflits étaient terminés, la tendance à l’exil, si elle a décru, a perduré.

Figure 81 - Evolutions démographiques récentes (2001/2002-2011) sur le terrain d'études

Réalisation : Blondel et Tarabon, 2015.


Côté serbe, la situation n’est pas tout à fait identique. L’hémorragie est plus récente et moins forte.
Plus récente parce que la Voïvodine dans son ensemble a connu une certaine stabilité démographique
jusqu’en 2002, l’arrivée de nombreux réfugiés en provenance de (zones rurales de) Croatie et de


328
Par mouvements successifs, j’entends la fuite des populations se définissant ou étant perçues le plus souvent
comme Croates en dehors des zones sous contrôle serbe dans les premier temps des conflits (1991-1995) ; puis,
dans un second temps, des populations se définissant ou étant perçues le plus souvent comme Serbes quittant
les zones repassées sous contrôle croate entre 1996 et 1998 (après l’accord d’Erdut) tout autant « pour
manifester leur désaccord que parce qu’ils craignaient pour leurs vies » N2, Blondel, 2012)

339
Bosnie-Herzégovine compensant le départ d’autres populations (appartenant aux minorités, en
particulier croate, hongroise, albanaise) et le solde naturel négatif. Moins forte parce que Novi Sad
reste un pôle attractif y compris sur la dernière période intercensitaire. Mais même d’autres villes
moins importantes comme Subotica (-1%) ou Sremska Mitrovica (-3%) ont connu un déclin
démographique relativement peu important en comparaison aux villes croates de l’autre côté de la
frontière. Seul le district de Bačka occidentale, plus isolé, présente une situation moins favorable sur
ce point ayant perdu environ 12% de sa population entre 2002 et 2011. Les deux villes principales ne
sont pas épargnées, Sombor ayant perdu sur la même période 7,5% de sa population, Apatin environ
10%. Néanmoins, il serait sans doute erroné de conclure que cette stabilité serait issue d’une plus
grande aspiration des Voïvodiniens329 à rester dans leur région/leur ville actuelle que les Slavons. Il ne
faut pas oublier que la République Fédérale Yougoslave (i.e. la Serbie et le Monténégro) a d’abord
connu un embargo international au moment des conflits, et ce jusqu'à la chute de Milošević et le
début de la normalisation aux débuts des années 2000, puis un régime de Visa strict avec l’UE jusqu’en
2010, empêchant, de fait, la possibilité d’’émigrer à l’extérieur de la Serbie.
Ainsi, si l’on reprend les points précédemment abordés et que l’on met en perspective les
représentations spatiales des habitants avec les dynamiques économique et démographique
observées sur le territoire d’étude, on constate une assez bonne corrélation entre les images obtenues
d’une part au travers des statistiques et d’autre part par les habitants interrogés. Plus qu’une
contradiction entre la vision d’abord idéale offerte par les habitants de leur région et parfois ensuite
fortement nuancée, il me semble qu’on observe plutôt trois facteurs de pondération de cette image
première, temporel, social et spatial.
Temporel d’abord, parce que les générations successives n’ont tout simplement pas connu la même
Slavonie, la même Voïvodine. A l’époque yougoslave, la plaine pannonienne formait un espace agricole
riche occupant une place privilégiée dans l’imaginaire collectif, reconnu en particulier pour sa
gastronomie, sa douceur de vivre et pour sa diversité culturelle (entretien avec Damir Mačovnić,
2009). La fin de la Yougoslavie s’est aussi traduite par un piétinement de tous ces symboles,
contradictoires avec les logiques nationalistes alors promues. Les conflits destructeurs,
particulièrement en Slavonie, mais aussi les bombardements de l’OTAN en Voïvodine, ont durement
frappé des économies régionales présentant, de toute façon, une spécialisation productive agro-
industrielle peu compétitive dans l’économie de marché européenne et mondiale. Ce changement
dans la symbolique des territoires a été concomitant avec une évolution des valeurs sociétales, la


329
Nous utilisons ici le terme voivodinien/voivodinien comme gentilé pour la Voivodine (traduction de
Vojvodanin/Vojvodjanka en serbe/croate) et non le terme voivode qui designe le commandant d’une région
militaire (traduction de vojvoda en serbe/croate).

340
fraternité, interethnique mais plus largement sociale et économique, faisant place petit à petit à
l’individualisme de l’homo oeconomicus330.
On retrouve ainsi dans les représentations des slavons et des voïvodiniens, les réminiscences d’une
vision positive passée, dépassée même, de leur espace de vie, qui subsiste telle une tradition. L’échelle
mentionnée, en particulier par les personnes les plus âgées au sein de nos panels, varie de la ville, peu
citée, aux deux sous-ensembles régionaux, souvent mentionnés, Slavonie et Voïvodine, à la plaine
pannonienne considérée dans son ensemble comme un idéal. Quand il s’est agi de se projeter dans le
futur, souvent l’échelle s’est alors réduite à la ville habitée, comme si l’imaginaire nécessitait une base
de certitude, d’ancrage dans le présent.
Le deuxième aspect frappant, renforcé par l’approche statistique, est le décalage social dans les
représentations du territoire. Les populations parmi les plus vulnérables (les personnes jeunes et/ou
se déclarant comme appartenant à une minorité ethnique) affichent une vision de leur espace de
proximité plus résignée que la majorité. Plus vulnérables aux récents changements, ils sont les plus
nombreux à considérer l’émigration comme une issue. Le constat d’un jeune (croate) de Vukovar à cet
égard est glaçant : « Que veux-tu que je fasse ici ? Ce n’est pas que je ne veux pas rester. Et mes
parents voudraient vraiment que je reste. C’est juste qu’il n’y a plus rien… La guerre n’a pas
simplement détruit les bâtiments, la ville ; elle a aussi détruits les liens sociaux, les emplois, la vie. »
(I7, Blondel, 2012). Et cette citation illustre aussi ce que d’autres jeunes croates de Serbie ou de jeunes
serbes de Croatie (pas que de Vukovar) m’ont exprimé.
Cette dernière citation démontre également une pondération de l’idéal voïvodinien et slavon suivant
le lieu qu’on habite. C’est la troisième pondération apparente, spatiale. La vision de l’avenir
semblerait331 plus résignée chez ceux habitant les territoires laissés exsangues face aux défis socio-
économiques, soit par la guerre (toute la zone de front passée successivement sous contrôle serbe
puis croate entre 1990 et 1998, autour de Vukovar, Erdut, Ilok et Beli Manastir), soit par l’isolement,
soit par les deux (c’est le cas à en particulier du Nord du territoire d’études : la Baranja croate autour
de Beli Manastir de nouveau et la Bačka occidentale autour d’Apatin et de Sombor).

« J’aime cet endroit mais c’est dur de vivre ici. On se sent loin de tout et oublié. Même
l’autoroute s’arrête à Osijek332 ! Et puis tu sais la Baranja a été occupée pendant des années…

330
Cf. à ce sujet l’article d’Ildiko Erdei à propos du changement de la culture d’entreprise dans une brasserie
serbe (Erdei 2011).
331
Cette interprétation mériterait sans doute d’être davantage testée avec de nouveaux entretiens car notre
échantillon en dehors des villes principales du territoire est probablement insuffisant pour être plus affirmatif, en
particulier sur les territoires que j’ai qualifié de plus isolés.
332
L’interviewé fait ici mention de l’autoroute A5. Celle-ci est supposée relier à terme Budapest à la côte
adriatique, desservant sur le territoire d’étude, Beli Manastir, Osijek, Čepin et Đakovo. En 2007 un premier
tronçon a été ouvert sur le territoire croate connectant Dakovo à l’autorute A1 (Zagreb-Belgrade), en 2009,
l’aurotoute a été prolongée jusque Čepin et Osijek. Le dernier tronçon supposé assurer la desserte de Beli
Manastir et la connexion avec la Hongrie n’a toujours pas été mis en travaux en 2015.

341
C’est dur de redévelopper des relations de voisinage, la confiance avec ses voisins… » (A2,
Blondel, 2011).

Si A2 ne souhaite pas partir, affirmant au contraire avoir fait le choix de revenir, elle déclare se sentir
spatialement marginalisée.
Plusieurs des jeunes rencontrés, du côté croate plus particulièrement, font preuve d’un certain
malaise, d’un sentiment d’être pris en tenaille entre le choix de leurs parents de rester ou d’être
revenus sur un territoire de conflits, mais qu’il ne faudrait pas laisser aux Autres, et leur désir à eux, de
partir d’ici. Ce qu’ils décrivent alors n’est pas un non-lieu, mais un lieu-du-rien ou un lieu-du-plus-rien ;
c’est-à-dire un lieu identitairement fort et contesté, mais aussi épuisé par ces combats successifs,
oublié, aux marges, à la fois victime d’un trop-plein nationaliste et vidé de sens au quotidien333.
L’émergence et le renforcement de la frontière entre Serbie et Croatie, incarnant spatialement une
séparation entre Serbes et Croates de moins en moins incomplète, en est un symbole fort, une fracture
exagérée, une cicatrice qu’il faut sans cesse raviver pour éviter la catharsis. C’est ce que nous allons
voir dans la section suivante. Offrant une description de leur territoire aux nombreuses similarités, les
habitants slavons et voïvodes produisent des visions souvent dépréciatives et concurrentes les unes
sur les autres. Ils rejouent la dramaturgie des conflits, puisant dans des victimisations parallèles pour
presque toujours aboutir au rejet de la faute sur l’Autre.

7.2. L’enfer, c’est les autres…

« … J'ai voulu dire « l'enfer c'est les autres ». Mais « l'enfer c'est les autres » a été toujours
mal compris. On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient
toujours empoisonnés, que c'était toujours des rapports infernaux. Or, c'est tout autre
chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés,
alors l'autre ne peut être que l'enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce
qu'il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-
mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond
nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec
les moyens que les autres ont, nous ont donné, de nous juger. Quoi que je dise sur moi,
toujours le jugement d'autrui entre dedans. Quoi que je sente de moi, le jugement
d'autrui entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets
dans la totale dépendance d'autrui et alors, en effet, je suis en enfer. Et il existe une
quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu'ils dépendent trop du
jugement d'autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu'on ne puisse avoir d'autres
rapports avec les autres, ça marque simplement l'importance capitale de tous les autres
pour chacun de nous » (Sartre 1964).


333
A la différence du non-lieu tel que défini par Marc Augé comme un espace (de consommation)
interchangeable, anonyme, non approprié (Augé 1992).

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toi
re s
et
des
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ten t

336
Qu and bien même l
’on
s’
y rend
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is,
et
ce pour de mult
iples
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343
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ffé
ren
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pa
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s e
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pa
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ca
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Se
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l
’Au
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gat
if
so
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l
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ce,
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l
’or
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t
il
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t
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gue
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arque
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,
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c
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,
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s)
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s s
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sab
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la
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s son
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s su
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tre
.
Le
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isme
s se
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t a
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al
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tre
na
tion
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,
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s so
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di
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s.

Je
va
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dan
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inté
res
ser
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qu
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t sou
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iscu
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les
et
pa
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s
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chan
ts
ba
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res
se
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inno
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cro
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s v
s.

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ts
man
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cro
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’un
comp
lot
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tern
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al
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cen
ts
se
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s su
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t
les
pe
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ves
) ;
d’
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ant
que
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s so
i-
di
san
t

al
ité
s son
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able
s de
pa
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et
d’
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re de
la
fron
tiè
re,
si
ce
n’e
st
con
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icto
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,
se
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le
s
pe
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cti
ves
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na
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ale
s e
t ré
gion
ale
s,
ma
is
au
ssi
ind
iv
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l
les
,
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tée
s.
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m

inté
res
se
ici
,
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et
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ans
le
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,
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inien
,
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s s
tru
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s
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ce
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ière

les
con
sidé
rer
et
pa
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ic
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r de

leu
r d
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fus
ion
),

i
l
me
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que

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spe
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s
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co
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ce
l
les
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,
c’e
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im
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s e
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b
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leu
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sté
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s so
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spa
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x.
De
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,
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l me
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le
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démê
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ce
qu
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tien
t de
s
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ion
s comp
lexe
s
ind
iv
idue
l
les
et
co
l
lec
tive
s à
l
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ron
tiè
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serbo
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(
fron
tié
ral
ité
) de
s p
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ssu
s
m
até
rie
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et
(su
rtou
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ans
ce
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sou
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ie)
di
scu
rs
if
s qu
i
pa
rt
ic
ipen
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sa
produ
ction

(
fron
tié
ral
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tion
).

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ans
ce
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se
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s e
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tion
de
l
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ique
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pa
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lemen
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pa
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et
d’
aut
re de
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fron
tiè
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en
sui
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ser

les
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s e
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l
itique
s de
ce
s s
téréo
type
s so
cio
-sp
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aux

d
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le
s e
spa
ces

gion
aux
et
na
tion
aux
,
de
so
rte
à m
ieu
x dé
cryp
ter
le
s t
act
ique
s e
t s
tra
tég
ies
de

344
pou
voi
r en
tre
groupe
s e
thn
ique
s,
qu
i
éc
rasen
t l
a cho
se so
cia
le,
ma
is
au
ssi
en
tre
le
s te
rr
ito
ire
s
337
iden
ti
fié
s comme
cen
tre
s e
t ceu
x iden
ti
fié
s comme

riphé
rie
s (
i
i).
Je
m’
ins
cri
rai
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rs
dan
s l
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pe
rspe
cti
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ropo
sée
pa
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iche
l
Fou
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se
lon
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l
: «
l
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s f
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s de

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iscou
rs
ou
vre
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l’
ana
lyse
de
s e
ffe
ts
de
pou
voi
r qu
i
leu
r
son
t
lié
s »
(Fou
cau
lt
1976
,
p.
79
).
Pou
r ce
fa
ire
,
je
m’
appu
ier
ai
comme
dan
s
la p
art
ie
pré
céden
te su
r un
en
semb
le
d’en
tre
tien
s mené
s
so
it
pa
r mo
i-
même
(en
tre
2009
et
2012
),
so
it
pa
r M
arion
Gene
ste
(en
2012
),
ain
si
que
su
r de
s fo
cus

338
g
roupe
s p
rép
aré
s e
t mené
s p
ar nou
s deu
x en
2012 .


7
.2.1
.
La

fin
it
ion
de
soi
:
d’
abo
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thn
ique

C
apte
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t comp
rend
re
les
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résen
tat
ion
s de
s un
s su
r
les
au
tre
s e
st
un
exe
rci
ce d
if
fi
ci
le
. D
ans

la
scène

qu
i
se
joue
en
tre
le
che
rcheu
r/
la
che
rcheu
se e
t le
s pe
rsonne
s a
vec
le
sque
l
les
i
l/e
l
le d
iscu
te ou

s
’en
tre
tien
t p
lus
fo
rme
l
lemen
t,
plu
sieu
rs
ni
veau
x de
di
scou
rs
et
di
ffé
ren
tes
in
ten
tionn
al
ité
s se

c
roi
sen
t.
I
l
y a
ce
qu
i
es
t
lié
à
l
a pe
rsonne
pou
r
laque
l
le
le
di
scou
rs
es
t p
rodu
it
, en

l’o
ccu
rren
ce mo
i
(ou

M
arion
).
Pa
rce
que
je
su
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ét
ran
ger
au
te
rr
ito
ire
d’é
tude
s,
i
l e
st
app
aru
alo
rs
sou
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t né
ces
sai
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l

inte
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cuteu
r d
’exp
l
ique
r.
D’e
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ique
r qu
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i
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l
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lu
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l
le d
’abo
rd.
De
l
’exp
l
ique
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is
en
sui
te en


féren
ce
à qu
i
i
ls
son
t eu
x :

« -
Tu es de
que l
le
national
ité
toi
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(femme d’une
tren
taine
d’années
,
form atr
ice
-
Moi
je suis
f
r ança
is.

-
Fran ç
ai s
?
C’est
tout ?
Moi,
je
suis
croate
, catho
lique
et
supporte
r d
’Osi
je k
. Ce
sont
les

tro
is in
fo rmations
les
plus
impo rt
antes
si
tu veux
répondre
vra
imen t
à
cette que
stion
à un

croate !
(Extrai
t d’une conver
s a
tion
informel
le dans une
voitu
re,
Osi
jek,
Ju
il
let
2009)

-
Tu es
françai
s alors
? (
femme d’une trenta
ine d’années,
den t
iste)

-
Oui
(mo i
)
-
Ah coo
l,
j’aime bien
les
fran ç
ai s
! Mo i
je
sui
s serbe et
j
’ai
de s
orig
ines monténégr
ines
(…
).

Et
tu v
is
où en ce momen t ?

-
A
O si
jek
-
Ah oui
, pas
très
loin !
Le s
croates ne nous a
imen t pas
beaucoup ,
m ais
bon
, pour
moi,
on

es
t parei
l.
Je n
’ai r
ien contre
les Croate s
. Pa
r contre,
ceux
que
je détes
te,
ce
sont
les

A
lb ana
is !
-
Pourquoi ?
-
Je ne
s a
is
p as
,
je les
déteste.
.. »
(Extra
it
d’une con ver
s a
tion
info rmelle à
la
te
r ra
sse d’un
café de
No v
i
Sad a
vec deux

homme s
et une
femme d’une
t renta
ine d’
année s
h ab
itant
à Novi Sad,
août
2012)
.






































337
Car
les prétendue s
dif
férence
s spat
iales
(de
développemen t
,
de
mode rn
ité)
ser
vent
souvent
à c
ache
r
(ou
se

comb ine à)
de s
pro cessus
de dominat
ion soc
ia
le p
lu s
inavouab
les
. Pour
une d
iscus
sion
plus
appro
fond
ie
de
ce

point
, cf
. (B
londe l
, 2016) mai
s au
ssi
:
(Me yer
, Mi
ggelbr
ink 2013;
Mi
g ge
lbr
ink
, Meyer
2015).

338
cf
.
Ch api
t re
4 pou r
p
lu s
de
préc
isions
.

345
Une
de
s p
rem
ière
s
info
rma
tion
s que
me
s
inte
rlo
cuteu
rs
m’on
t
sou
ven
t donnée
à
leu
r p
ropo
s é
tai
t
leu
r
339
app
arten
ance , d
’abo
rd e
thn
ique
,
pa
rfo
is
re
l
igieu
se,
plu
s r
aremen
t
rég
ion
ale
:
«
je
su
is
cro
ate

» ;
«
je

su
is
ca
tho
l
ique
»
;
«
je
su
is
se
rbe

» ;
«
je
su
is
s
lov
aque
de
Vo
ïvod
ine

» (
I5,
B4
,
A3
,
Blonde
l
, 2009-
2012
).

Pu
is
su
it
pre
sque
au
ssi
sou
ven
t d
ans
la
con
ver
sat
ion
une
ind
ica
tion
su
r
les
or
igine
s,
su
rtou
t qu
and

340
ce
l
les
-c
i son
t pe
rçue
s po
si
tivemen
t d
ans
le
con
tex
te n
ation
ale : «
Je
su
is
se
rbe
et
j
’a
i de
s o
rig
ine
s
mon
téné
grine
s »
(c
f.
ci
tat
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ci
-de
ssu
s)
; «
je
su
is
se
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j
’a
i une
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and
-mè
re hon
gro
ise
,
c’e
st
trè
s
cou
ran
t
ic
i en
Vo
ivod
ine
»
(B4
,
Blonde
l
, 2012
).

S
i on
s’en
tien
t s
imp
lemen
t au
di
scou
rs
de
l
’app
arten
ance
so
cia
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que
l
les
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s p
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cip
ale
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igu
res
?
En
prem
ier
l
ieu
,
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peu
t no
ter
la
pré
gnan
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l
’ethn
ic
ité
comme
ca
tégo
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prem
ière
de


fin
it
ion
de
so
i
à un
ét
ran
ger
comme i341
mo ;
au
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prob
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t p
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ique

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pa
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’on
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çonne
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tre
en
in
cap
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ti
fie
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’au
tre
s s
igne
s e
xté
rieu
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(nom

de
fam
i
lle
ou
prénom
,
si
gne
re
l
igieu
x,
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et
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Ce
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t sou
ven
t p
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sive
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bien
mo
ins
au
se
cond


me
s in
ter
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rs
se
son
t pe
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s de
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r p
lus
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info
rma
tion
s su
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ine
s,
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iple
s.
D’
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tte
mu
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nou
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Vo
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No
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).

Nou
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s so
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rég
ion
ale
s
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t
int
ra-
ethn
ique
s,
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rtout
en
Se
rbie
.

Pou
r a
l
ler
un
peu
plu
s
loin
,
il
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tére
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me
ttre
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re
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s tou
t p
rem
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s ré
sul
tat
s
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le
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l de
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rra
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en
1995
pa
r
l’an
thropo
logue
Bo
ri
s-M
ath
ieu
Pe
tr
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dan
s un
vi
l
lage
de

Vo
ïvod
ine
si
tué
à
la f
ron
tiè
re se
rbo-
cro
ate
(
i.e
.
un
iquemen
t du

té se
rbe
de
la
fron
tiè
re)
.
Pe
tr
ic

sou
l
igne
pa
r e
xemp
le
à p
art
ir
de
l
’exemp
le
d’une
jeune
fi
l
le de

re c
roa
te e
t de

re se
rbe
,

«
l
’ob
l
iga
tion
de
se

term
ine
r pou
r une
app
arten
ance
ex
clu
sive
ma
lgré
se
s o
rig
ine
s mu
lt
iple
s
» d
ans

ce
qu

il

cri
t comme
un
«
con
tex
te
tendu
»
(Pe
tr
ic
1997
,
p.
6
).
Il

cri
t de
s nom
s d
if
fi
ci
les
à po
rte
r
d
ans
ce
rta
ins
con
tex
tes
(un
nom
trop
cro
ate
en
Se
rbie
pa
r e
xemp
le)
,
ma
is
au
ssi
de
s Hon
gro
is
ou
de
s
Bun
jev
ci342
pré
féran
t
se dé
cla
rer
Se
rbe
s pou
r é
vite
r
les
di
scr
imin
ation
s m
ais
au
ssi


l
a d
if
fi
cul
té pou
r
le
s
réfu
gié
s de
s
’in
tég
rer
dan
s ce
qu
i
ét
ait
suppo
sé ê
tre

leu
r mè
re-
pat
rie
(
Ibid
.)
.

Une
qu
inz
aine
d’
année
s p
lus
ta
rd,
i
l me
semb
le
que
le
con
tex
te s
’es
t dé
tendu
,
peut

tre
et
su
rtou
t
en
tre
Se
rbe
s e
t Croa
tes
. S
i
j
’a
i pend
ant
me
s sé
jou
rs
su
cce
ssi
fs
su
r
le
te
rra
in
ren
con
tré
une
pe
rsonne
en






































339
au sens donné par Av an
z a
et Lafer

(2005
: 144 )
, c
f. chapit
re 1
.
340
Je re viendrai
d an s
l a
sou s
-sect
ion suivan te sur l a mobi
li
s at
ion sociale
de ses
o r
igines
(ethn
iques
ou
géo gr
aph ique s
) dan s
les re
lations
en t
re d
ifférents groupe s soc
iaux.
341
I
l me semb le que c’est précisémen t
p arce que j’étai
s étrange r
à la rég
ion
, un aspect
immédiatement

iden t
ifiable du fa
it de mon a c
cen t
et
de mon u sage
lim ité
du serbo-croate
, que
cet
te dé
fin
it
ion ethno-
nat
iona
le

est
a
rrivée s
i
tôt dans l
a con versat
ion,
en répon se à
la que st
ion su
r me s or
ig
ine s
.

342
Groupe ethnique pro che
p arfo
is as
similé
au x
C roates en Voïvodine.

346
S
lavon
ie
camou
flan
t son
nom
trop
conne
cté
à ce
rta
ins
ac
teu
rs
se
rbe
s du
con
fl
it
pou
r é
vite
r de
s
d
isc
rim
ina
tion
s,
l
’app
arten
ance
à une
ethn
ie
mino
ri
tai
re ou
jad
is
ennem
ie
pa
raî
t ce
rte
s tou
jou
rs
ma
is

s
ans
dou
te mo
ins
prob
lém
atique
.


le
con
tex
te de
s année
s 1990

cri
t p
ar Pe
tr
ic
la
isse
en
tend
re
qu

il
s’
agi
ssa
it
d’une
que
st
ion
de
su
rvie
,
il
me
semb
le
que
c’e
st
au
jou
rd’hu
i
su
rtou
t de
venue
une

que
st
ion
de
dro
is343.
t C’e
st
ce
tte
hi
sto
ire
de
l
a dé
ten
te que
ra
con
te p
ar e
xemp
le
un
en
sei
gnan
t c
roa
te
d
’une
qu
aran
te d
’année
s de
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tic
a (
Serb
ie)

s
le
débu
t de
no
tre
en
tre
tien
:

«
Je suis
croate
en Serb
ie et
m a femme auss
i.
Nou s
somme s tous
deux
ca
thol
iques.
Ic
i, à

Subot
i c
a,
il y
a sou vent
des m ani
festations
tradi
tionne
lles
seulement
croate
s. I
l n’y
a
aucun problème pour montrer
no s
tradit
ions.
Cela
a tou
jours été
le
ca
s aut
ant à
l’ég
lise

que dans
l a
vil
le, même pend ant les
con fl
it
s.
M a
femme est
de Sombor
et quinze
an s

auparavant,
ce n ’é
tait
pas possible de s’a
ffi
cher croa
te
là -
bas.
Je
croi
s que
ça a évolué

ma
inten an
t ;
en bien
je
veu x
di
re. » (D2,
Blondel
, 2011)
.

Le
con
tex
te
s’e
st,
dan
s une
ce
rta
ine
me
sure
,
ap
aisé
,
y
comp
ri
s d
ans

les
zone
s
jad
is
l
es
plu
s
rad
ica
les
du

te
rr
ito
ire
vo
ïvod
inien
.
En
ou
tre
,
si
la
plup
art
de
s
ind
iv
idu
s ren
con
tré
s se
son
t dé
cla
rés
le
plu
s sou
ven
t
d
’abo
rd e
xclu
sivemen
t d
’une
ethn
ie,
pou
r p
arfo
is
le
nu
ance
r d
ans
la
su
ite
de
l
’en
tre
tien
,
la
que
st
ion

semb
le
mo
ins
prob
lém
atique
que
pend
ant
le
s con
fl
it
s,
et
la
po
ssib
i
lité
de
cho
is
ir
son
app
arten
ance

semb
le
plu
s g
rande
,
comme
nou
s
l’
ind
ique
ce
tte
femme
d’une
t
ren
taine
d’
année
s ren
con
trée
dan
s un

v
i
lla
ge à

té de
Subo
tic
a :
«
C
’ét
ait
le
re
cen
semen
t h
ier
.
Mon

re m
’av
ait
di
t de
me
prép
are
r à
la

que
st
ion
su
r mon
ethn
ic
ité
.
Lu
i
es
t Se
rbe
.
Ma

re e
st
Bun
jev
ac.
J
’a
i d
it
que
je
n’é
tai
s r
ien…
»
(R1
,

B
londe
l
, 2012
).


anmo
ins
,
si
ce
tte
po
ssib
i
lité
ex
is
te au
ni
veau
ind
iv
idue
l
, p
lus
ieu
rs
de
s pe
rsonne
s en
tre
tenue
s nou
s
on
t
racon
té de
s s
itu
ation
s où
leu
r app
arten
ance
ethn
ique
leu
r a
vai
t é

impo
sée
de
man
ière
fo
rcée
:

«
Quand
je
su
is
al

fa
ire
mon
se
rvi
ce m
i
lit
aire
,
l’o
ff
ic
ier
en
ch
arge
de
l
’in
scr
ipt
ion
m’
a dem
andé
mon

g
roupe
ethn
ique
.
J’
ai
répondu
Hon
gro
is
. Pu
is
i
l m
’a
dem
andé
ma
re
l
igion
.
J’
ai
di
t c
atho
l
ique
.
Il
m’
a

torqué
:
‘s
i
tu
es
ca
tho
l
ique
,
tu
es
Cro
ate
.
Je
te
no
te C
roa
te’…
Que
veu
x-tu
y
fai
re

(H4
,
Os
i
jek
,

2009
).
Ce
tte
as
crip
tion
ethno-
nat
ion
ale
dan
s l

iden
ti
fi
caion344 p
t ar le
s se
rvi
ces
pub
l
ics
(a
rmée
,

mun
ic
ipa
l
ité
) ne
con
cerne
pa
s seu
lemen
t l
’as
sim
i
lat
ion
fo
rcée
à
la m
ajo
ri
té de
ce
rta
ins
élémen
ts

souh
aité
s (d
ans
l
’exemp
le
pré
céden
t,
le
s Hon
gro
is
ca
tho
l
ique
s a
ssim
i
lés
au
x C
roa
tes
),
ma
is
au
ssi
le

re
jet
de
ceu
x qu
i
ne
peu
ven
t p
as,
même
s
’i
ls
le
souh
ait
aien
t,
s
’y
in
tég
rer
(d
ans
l
’exemp
le
sui
van
t,
le
s
S
erb
es
en C
roa
tie
) :
«
Quand
je
me
su
is
in
scr
it
su
r
le re
gis
tre
lo
rsque
j
’a
i démén
agé
de
Lau
sanne
à
O
si
jek
,
on
ne
m’
a même
pa
s dem
andé
de
que
l
le n
ation
al
ité
j
’ét
ais
!
D’o
ff
ice
,
du
fa
it
de
mon
nom
,
on

m
’a
in
scr
ite
comme
se
rbe
,
peu
impo
rte
ce
que
je
vou
la
is

cla
rer
mo
i
...
Alo
rs
que
bon
,
j’
ai

cu
la
m
ajo
ri
té de
ma
v
ie
en
Su
isse
!
»
(N7
,
Blonde
l
, 2010
).






































343

Cf
. Chap
itre
8.
344

Toujour
s au
sens
d’A
van
za e
t
Lafe
rté
.

347
Un
peu
plu
s
tard
,
lo
rs
d’un
se
cond
en
tre
tien
,
el
le
pa
rle
plu
s ou
ver
temen
t pou
r me
pré
sen
ter
commen
t
e
l
le
se dé
cri
t e
l
le-
même
,
en
comp
ara
ison
ave
c
les
au
tre
s S
erb
es
de C
roa
tie
:

«
I
l y
a
t
roi
s
type
s de
Se
rbe
s en
Cro
atie

:

1
. Ceux
qui
,
comme moi,
se
déf
ini
ssent
comme
êt
res
hum
ain
s,
pa
s comme
se
rbe
s,
pa
rce

qu’
i
ls
refu
sen
t de
fa
ire
des
di
ffé
rences
.

2
. Ceux qu
i ont
commis tel
lemen
t de
crimes
pendant
le s
confl
it
s qu

ils
ont préfé

qu
itter
l
a Cro
atie
.
En
fin,
les
hommes
sont
pa
rti
s e
t souvent
le
s
femme s
et
le
s enf
ants

res
tent.
..

3
. Ceux qui
se
sentent spol
iés
. Avan t
l a
guerre,
ils
po ssédaient
un certain st
atut soc
ial
,
supé r
ieur,
l

sou vent à
leur
po s
ition au sein du Parti
. C’es
t
justemen t contre
ç a
que
les
C roates
se sont b at
tus
. Aujou rd’hui
,
ils ont perdu leurs
a v
anta ges et
se sentent

v
ictime s
de la
société.
Il
s v
ivent d ans des
so rtes
de clans,
d’
isola
ts territo
riaux
où i
l s

sont encore
m ajor
itaires
au
nive au local
,
m ai
s complè tement m a
rgin a
lisés
.
Je pense à

Borovo,
Erdut,
D a
lj
, Bi
jelo B
rdo ou Ten ja
par exemp le » (N7,
Blonde
l, 2012 )
.

P
lus
ieu
rs
élémen
ts
me
semb
len
t p
art
icu
l
ièremen
t
inté
res
san
ts
dan
s
la dé
cla
rat
ion
de
N7
.
D’
abo
rd,
à
nou
veau
,
on
re
trou
ve d
ans

la dé
fin
it
ion
de
so
i
la
vo
lon
té de
se

cri
re en
deho
rs
de
s c
adre
s e
thn
ique
s
n
ation
aux
t
rop
as
soc
iés
au
x d
iscou
rs
ethno-
nat
ion
al
is
tes
.
N7
di
t se

fin
ir
comme
un
«
êt
re hum
ain
»
,
tou
t comme
R1
ci
tée
pré
cédemmen
t qu
i
se

cri
t comme
«
r
ien
»
. S
i
le
s deu
x femmes
vi
ven
t d
ans
,

e
t/ou
son
t
issue
s,
d’un
en
vironnemen
t m
ixte
(N7
es
t d
’or
ig
ine
se
rbe
et
ma
riée
à un
homme
cro
ate

o
rig
ina
ire
de
Sl
avon
ie,
R1
a un
pa
ren
t se
rbe
,
un
Bun
jev
ac)
,
d’
aut
res
pa
rmi
le
s
inte
rviewé
s nou
s on
t
con
fié
plu
s
lar
gemen
t une
ce
rta
ine
l
ass
itude
de
v
ivre
dan
s un
esp
ace
et
une
rhé
tor
ique
po
st-
con
fl
it
s –
c
’es
t-à
-di
re tou
jou
rs

fin
i
pa
r r
appo
rt
à ce
s de
rnie
rs
et
non
pa
s dé-
con
fl
ictu
al
isé
s comme
el
les
le

souh
aite
raien
t–

: «
j
’en
a
i m
arre
de
tou
jou
rs
pa
rle
r de
Se
rbe
s e
t de
Cro
ate
s,
de
pa
rle
r de

la
gue
rre…
ça

f
ait
20
an
s qu
’on
nou
s b
ass
ine
ave
c ç
a,
alo
rs
qu

il
y a
te
l
lemen
t d
’au
tre
s su
jet
s p
lus
impo
rtan
ts

au
jou
rd’hu
i…
»
(I5345,
Blonde
l
, 2011
)
; «
ce
son
t
les
homme
s po
l
itique
s qu
i
vi
ven
t d
ans

le p
assé
,
ce
son
t
eu
x qu
i
in
strumen
tal
isen
t
les
re
lat
ion
s en
tre
ethn
ies
à
de
s
fin
s é
lec
tor
al
is
tes
,
qu
i
pré
tenden
t que
c
’es
t
tou
jou
rs
un
prob
lème
impo
rtan
t.
»
(E4346,
Blonde
l
, 2012
).
En
Se
rbie
comme
en
Cro
atie
,
la
l
ibe
rté
de

cho
ix
dan
s l
a dé
cla
rat
ion
de
na
tion
al
ité
au
re
cen
semen
t a
tou
jou
rs
la
issé
la
po
ssib
i
lité
de
ce
rta
ine
s
347
o
rig
ina
l
ité
s :
«
en 2011
,
on
a en
core
re
cen
sé en
Cro
atie
pa
s mo
ins
de
303
Jed
i ,
123
Te
rr
ien
s,
24

M
art
ien
s ou
12
in
tern
ation
al
is
tes
»
; un
phénomène
qu
i
même
ma
rgin
al
, t
radu
it
une
ce
rta
ine


sis
tan
ce d
ans

la m
aniè
re de
s
’iden
ti
fie
r en
deho
rs
de
s c
adre
s
ethn
ique
s (D
éren
s 2013
a).






































345
I5 es
t une
femme d
’une quaran
taine d’années
v
ivant
à
Osi
jek e
t
se dé
fin
it
comme
croate.

346
B4 est
un homme d’une
vingta
ine d’années,
qu
i se
déf
ini
t comme Hongro
is
de
Voïvodine
et
qu
i
vi
t d
ans
un

vi
llage à
prox
imité
de
Subot
ica.

347
Un te
l
phénomène exi
ste
également en Serb
ie.

348
Le
deu
xième
po
int
impo
rtan
t
dan
s
les
propo
s de
N7
,
c’e
st
l
a
li
ste
qu
’el
le
dre
sse
de
s v
i
lla
ges
«
serbe
s »
s
itué
s à
pro
xim
ité
de
Vu
kov
ar (Bo
rovo
),
d’O
si
jek
(Ten
ja)
ou
d’
Erdu
t (D
al
j,
Bi
je
lo B
rdo
) où
le
s
popu
lat
ion
s v
iven
t se
lon
el
le
en
va
se c
los.
Pa
rce
que
la
ca
tégo
rie
ethn
ique
es
t
incommode
dan
s
son

c
as
(el
le
es
t pe
rçue
au
ssi
comme
Se
rbe
),
e
lle
ef
fec
tue
une
di
st
inc
tion
te
rr
ito
ria
le
en
tre
le
s «
bon
s »

S
erb
es,
sou
s-en
tendu
comme
el
le
, c
’es
t-à
-di
re non
na
tion
al
is
tes
et
qu
i
vi
ven
t d
ans
une
vi
l
le,
et
le
s
au
tre
s,
le
s «
mau
vai
s »
qu
i
vi
ven
t d
ans
de
s v
i
lla
ges

iso
lés
et
son
t
tou
s so
i-d
isan
t de
s n
ation
al
is
tes
.
Alo
rs

qu
’el
le
se
pl
ain
t e
l
le-
même
de
la
st
igm
ati
sat
ion
don
t e
l
le e
st
v
ict
ime
qu
and
on
lu
i
at
tr
ibue
et
qu
’on
la

rédu
it
à
son

iden
ti
té de
Se
rbe
,
par
ce qu
’el
le
es
time,
à
ra
ison
,
qu’une
te
l
le
asc
rip
tion
ca
che
de
s de
sse
ins

xénophobe
s,
el
le
produ
it pou
rtan
t, e
l
le-
même,
un
di
scou
rs
d’e
xclu
sion,
ma
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349
Ils insistent plutôt sur les avantages liés à ces concentrations territoriales. Certains affirment que cela
facilite le maintien et l’exercice de certaines traditions présentées par mes interlocuteurs comme
spécifiques à leur nationalité (D2, A3). Pour certaines communautés plus importantes (hongrois en
Voïvodine, serbes en Croatie), il semble même possible d’organiser sa vie quasi exclusivement à
l’intérieur de ce qu’ils présentent comme leur communauté nationale. Ce dernier aspect semble
d’ailleurs être au centre de tensions entre préservation des identités minoritaires et
participation/assimilation à la vie publique majoritaire. Que les individus déclarent appartenir à une
minorité ethnique ou à la majorité, la plupart d’entre eux considèrent que c’est aux membres des
minorités de faire plus d’efforts pour s’intégrer, comme si cette question ne dépendait que d’eux, et
pas aussi de leurs concitoyens se considérant comme appartenant à la Majorité.
Nous entrons ici dans un second aspect de la définition de soi, par rapport aux Autres ; i.e. à ce que les
Autres pensent des interviewés, à ce qu’ils pensent des Autres. Et nous allons le voir dans la section
suivante, les stéréotypes sur les Autres comportent souvent, et premièrement, une dimension
ethnonationaliste, surtout côté croate.

7.2.2. La première strate de stéréotypes sur les Autres : des récits nationaux et
nationalistes parfois xénophobes

Rarement lors des discussions formelles, l’interlocuteur s’est permis d’indiquer, au-delà de la
définition de soi, un jugement sur les autres. La représentation de l’Autre qu’il m’était donné à voir
restait alors du niveau du politiquement correct. Mais, durant certains temps d’observation ou
pendant des discussions plus informelles, il m’est également arrivé de faire face à des discours plus
ouvertement xénophobes, comme avec l’interlocutrice citée plus haut à propos des Albanais.
Les focus groupes préparés avec Marion Geneste se sont révélés un outil complémentaire à cet égard.
Par exemple, lorsque Marion présenta une image d’un match de handball Croatie-Serbie de 2012350
lors d’un focus groupe mené quelques semaines après celui-ci, elle dit observer des réactions « vives
(…), une certaine animosité envers les Serbes vis-à-vis des évènements qui se sont produits mais
également (…) un anti-serbisme plus généralisé » . Les propos qu’elle rapporte font montre d’une part
d’une perception de soi idéalisée : « si le match s’était passé en Croatie, il n’y aurait pas eu autant de
violence et les supporters croates ne s’en seraient pas pris de cette façon aux Serbes » (focus groupe à
Osijek, mars 2012, in Ibid. : 15). Ils comportent également des éléments démontrant une perception


350
Demi-finale de l’Euro 2012, 27 janvier 2012, défaite de la Croatie contre la Serbie, 26-22, match durant lequel
les provocations nationalistes ont été nombreuses de part et d’autre.

350
négative de l’autre : « si ça n’avait pas été le match, ça aurait été autre chose » (Ibid. : 15). Elle note
également une distinction entre la façon dont les individus sont mentionnés : d’un côté, ce sont « les
supporters croates », de l’autre, « les serbes », en général. Et aux Serbes en général sont associés des
stéréotypes négatifs : violents, non fair-play, anti-Croates. L’un des participants indique d’ailleurs qu’il
refuse de se rendre en Serbie car il estime que le seul fait d’être croate ou d’avoir une voiture
immatriculée en Croatie ferait de lui une cible désignée (Ibid.).
Il m’est également arrivé à plusieurs reprises d’être confronté à ce double discours victimisation de
soi/condamnation de l’autre lors de mes périodes d’observation. C’est le cas par exemple d’un
conducteur d’un car, se définissant comme Croate, d’une quarantaine d’années qui, en 2011,
retournait en Serbie pour la première fois depuis les conflits et disait craindre pour la sécurité des
passagers et pour l’état de son bus. Selon lui, la Serbie était un peu « sous-développée » et les Serbes
un peuple « agressif » (B9, Blondel, 2011). Comme plusieurs autres individus rencontrés, il présente la
frontière entre Croatie et Serbie comme la limite du monde « civilisé »351 (B9, Blondel, 2011 ; N1,
Geneste, 2012). Reproduisant le discours nationaliste des années 1990, il décrit la Croatie comme le
« dernier rempart occidental » contre une Serbie orientalisée, rattachée à son « passé ottoman »
(Ibid.) ; des propos également rencontrés par Marion Geneste lors de ses entretiens (2012 : 34). La
frontière revêt alors une dimension symbolique et culturelle forte, elle est épaissie pour accentuer la
démarcation avec un voisin repoussé au-delà de l’Europe de l’Ouest, c’est-à-dire de la Modernité. Plus
largement, c’est la vision essentialiste du clash des civilisations352 selon Huntington qui est reproduite
(Huntington 1997), la frontière serbo-croate est représentée alors comme un morceau de la ligne de
démarcation entre ce qui est censé être selon cette grille de lecture, de part et d’autre, les civilisations
occidentale et orthodoxe. L’essentialisation de la frontière sert la transformation d’un discours
dichotomique de différenciation socio-territoriale plus large (ici Est-Ouest et Nord-Sud, le Sud-Est
européen se retrouvant alors doublement rejeté en périphérie) en une opposition socio-temporelle
insurmontable de qualités et de valeurs présentées comme naturelles : barbare/civilisé,
rationnel/irrationnel, traditionnel/moderne (Boatcă, Costa, Gutiérrez Rodríguez 2010, p. 3).
Les justifications sont multiples. Le processus d’adhésion plus avancé de la Croatie sert de
démonstration pour plusieurs des personnes rencontrées. Certains affirmant même que « La Croatie,
c’est mieux que la Serbie. Lorsque que la Serbie entrera dans l’Union européenne, beaucoup de Serbes
voudront des papiers croates » (M3, Geneste, 2012). Là encore, la rhétorique nationaliste apparaît en
toile de fond à travers le besoin de certains des interviewés de positionner la Croatie (avec la Slovénie)


351
Des propos également relevés dans certains de ses entretiens par Marion (N1, Geneste, 2012 : 17)
352
Une vision que je ne partage pas. Lire les critiques de Amartya Sen ou Noam Chomsky par exemple, qui
réfutent et contredisent la vision simpliste, dominatrice, coloniale, essentialiste de l’Occident et de ses relations
avec les restes du Monde offerte par Huntington (Sen 1999; Chomsky 2011).

351
comme plus riche, plus développée que les autres anciennes républiques yougoslaves, un argument
jadis servi par les leaders nationalistes croates pendant les conflits pour légitimer la séparation.
Les rumeurs et les « on dit » sont d’autant plus puissants que, parmi les individus rencontrés, ceux
tenant ce discours ne sont souvent pas allés récemment en Serbie. C’est par exemple le cas de I1 qui a
une perception négative de la Serbie même s’il ne s’y est jamais rendu. Dans sa carte mentale de
l’Europe qu’il dessine avec Marion (ci-contre), la Serbie et l’Italie sont en effet les seuls pays avec un
moins (avec l’Italie). Il justifie son appréciation négative : « je ne peux pas mettre un plus à cause de la
guerre. Les Serbes nous ont attaqués et ils disent que c’est nous qui les avons attaqués… Ce n’est pas
correct » (I1, Geneste, 2012). Les actes de racisme dont seraient victimes les Croates sont rapportés,
souvent déformés et exagérés353. Ce sont les leviers habituels des discours (ethno-)nationalistes. La
manipulation des peurs collectives (ici anti-Serbes, post-conflits) sert à justifier la xénophobie. Marion
Geneste constate des propos plus durs pendant le focus groupe que pendant les entretiens individuels
(Geneste, 2012 : 20). Cela me paraît lié au rôle du discours anti-Serbe au sein de la société croate. A la
base de la quête d’indépendance croate, il semble servir encore aujourd’hui d’unificateur national fort.

Figure 82 - Carte mentale de l’Europe de I1

Source : Geneste, 2012


353
Nous le verrons dans la partie suivante, la Minorité croate est en effet l’objet de discrimination en Serbie,
mais parmi les interviewés tenant ce type de discours, peu s’appuyaient réellement sur des faits précis.

352
Côté serbe, il existe également des discours xénophobes envers les Croates. Lors des observations de
terrain dans les monastères de la Fruška Gora, j’ai trouvé dans une des boutiques un magazine ultra-
orthodoxe titrant « Jasenovac354, ne jamais oublier » et présentant en couverture un enfant nu et
affamé dans un camp355 (Blondel, 2010 ; 2011). Il existe aussi sur la toile un certain nombre de blogs
révisionnistes ultra-nationalistes serbes356 –et parallèlement des croates– contestant les crimes
imputés aux Serbes pendant les conflits et insistant en opposition sur les crimes du régime ustaši
(présentés comme croates) pendant la seconde guerre mondiale, les mettant en parallèle avec le
nettoyage ethnique commis contre les Serbes de Croatie pendant les conflits des années 1990. Là
encore, les leviers sont classiques. Ce sont en quelque sorte les réminiscences des logiques du conflit
qui se sont repliés soit dans les lieux de leurs plus fervents supporters (comme la Fruška Gora), soit
dans les espaces de totale liberté d’expression (internet). Ces derniers sont présentés comme trouvant
un relatif succès auprès de certaines populations spécifiques comme par exemple certains anciens
combattants ou familles d’anciens combattants. Si A6 par exemple prétend n’avoir aucun problème
personnel avec les Croates, elle dit qu’une de ses amies, dont le père a combattu contre les Croates, a
« une opinion complétement différente de la mienne », elle est « dure envers les Croates » (A6,
Geneste, 2012). Ces propos sont confirmés par d’autres interviewés (J3, Geneste, 2012). Le discours
anti-croate est présenté comme trouvant un certain public également chez les réfugiés serbes de
Croatie.
En outre, il existe des différences significatives entre les stéréotypes des Croates sur les Serbes et ceux
des Serbes sur les Croates, mais aussi entre les usages. En premier lieu, les Croates ne sont pas
identifiés comme les ennemis numéro un du peuple serbe ; ce sont le plus souvent les Albanais. Ainsi,
on ne se regarde pas en chiens de faïence de part et d’autre de la frontière. L’opinion publique serbe
reste obnubilée par le « problème » du Kosovo. De nombreux interviewés le mentionnent comme la
question numéro un à régler pour permettre à la Serbie d’intégrer l’Union européenne, qu’ils soient
pour la reconnaissance de son indépendance ou non (B4, E4, Blondel, 2012).
Le discours (nationaliste) sur les Croates n’a pas le même statut dans la société serbe. Il n’a pas non
plus la même logique, comme Marion Geneste a pu le démontrer à partir du focus groupe et des
entretiens qu’elle a réalisés (2012). Reproduisant dans une certaine mesure certaines positions
avancées pendant la période Milošević, l’objet n’est pas d’argumenter la supériorité d’un peuple sur
un autre, mais de refuser les différences : « les Croates ne sont pas différents de nous » (S1, Geneste,
2012) ; « il y a beaucoup de choses communes entre la Serbie, la Croatie et la Bosnie » (J3, Geneste,

354
En référence au camp de concentration et d’extermination créé par le régime ustaši (cf. Chapitre 2)
355
L’image est volontairement non-reproduite dans le présent travail.
356
Encore une fois, pour éviter d’en faire l’apologie, le lien vers les blogs mentionnés n’est pas communiqué,
mais il est tres aisé de les trouver à partir d’un moteur de recherche. Il existe également des blogs ultra-
nationalistes croates.

353
2012) ; « les Croates et les Serbes sont pareils, ils partagent la même langue » (S4, Geneste, 2012)
« nous sommes tous différents mais nous sommes pareils » (A6, Geneste, 2012). On peut lire dans ces
déclarations une volonté de rapprochement dans le futur avec le voisin, et c’est probablement le cas
chez une partie des interviewés. Néanmoins, quelle que soit la proximité entre les deux peuples, il me
semble qu’il subsiste en partie également dans ce discours une résistance au discours de
différenciation des Croates par rapport aux Serbes (avancé par le régime croate dans les années 1990
pour justifier l’indépendance). Plus précisément, il est possible d’identifier parfois des reliquats du
discours nationaliste de la Grande Serbie. Par exemple, dans sa carte mentale (ci-dessous), S1 prend
soin de rattacher en pointillé la Slavonie occidentale, la Bosnie et la Krajina (autour de Knin), parce
qu’elles correspondent selon elle, à « un seul pays, celui de la nation serbe » (S1, Geneste, 2012).

Figure 83 - Carte mentale de l’Europe de S1

Source : (Geneste, 2012)

Comme du côté croate, la méconnaissance de l’autre semble nourrir des fantasmes et des peurs
basées sur un sentiment d’intolérance dont on se déclare (potentiellement) victime (sans nier là
encore la discrimination réelle). A5 assure ne pas vouloir aller en Croatie : « je ne veux pas sentir des
regards sur moi parce que je suis Serbe » (A5, Geneste, 2012). J3 affirme également ne plus vouloir
aller sur la cote croate : « j’ai entendu beaucoup d’histoires, des gens qui se font agresser parce qu’ils

354
ont des plaques d’immatriculation serbe » (J3, Geneste, 2012). P3 raconte le même type d’histoire,
d’amis qui auraient reçu des jets de pierre parce qu’ils avaient une voiture immatriculée en Serbie
quand ils sont allés en vacances sur la cote croate (P3, Blondel, 2009). Dans certain cas plus rare, la
peur de l’Autre s’appuie sur une expérience vécue. B4 par exemple raconte s’être rendu en Slavonie
récemment : « je me suis assis à la terrasse d’un café et j’ai commandé un kafa (mot serbe pour café)
au lieu d’un kava (mot croate pour café). Je peux te dire que vu la façon dont j’ai été traité ensuite, je
ne suis pas prêt de remettre les pieds en Croatie ! » (B4, Blondel, 2012).
Si on en restait là, on pourrait ainsi croire que les relations entre Serbes et Croates sont enfermées
dans des récits croisés et opposés agresseur/victime. Ce que Marion Genestet et moi avons observé
dans les représentations de certains habitants de part et d’autre de la frontière ne correspondrait alors
qu’à l’ « accommodation culturelle » (Jambrešić-Kirin 2002, p. 107) par ces derniers des discours
concurrents de mémoire et de commémoration produits par des élites politiques mélangeant rumeur,
mythification et références historiques dans un exercice aux accents ethnonationalistes amplifié par
des médias avares de sensationnalisme (Gödl 2007, p. 50).
Ce constat me semble dans une certaine mesure (et seulement dans une certaine mesure) juste.
Certains événements politiques récents vont en effet en ce sens, comme les réactions opposées de
part et d’autre suite aux libérations surprises des criminels/héros de guerre, les croates Ante Gotovina
et Mladen Markac en 2012357. La classe politique croate est alors unanime pour saluer « le retour des
héros ». Selon le président croate (pourtant modéré) Ivo Josipović, « la guerre pour libérer notre
territoire est enfin reconnue comme juste et légitime », ajoutant que « des erreurs ont été faites mais
l'Etat est assez fort pour juger et punir les auteurs de ces crimes » (Vallet 2012). Pourtant, Gotovina,
dans son discours sur la place centrale suite de Zagreb le jour de son retour en Croatie, appelle à
l’oubli : « La guerre appartient à l'histoire, tournons-nous maintenant vers l'avenir tous ensemble ! »
(Ibid.). Un appel qui semble avoir peu d’écho de l’autre côté de la frontière, tant la réaction est
unanime, mais dans l’indignation. Le moins modéré président serbe Tomislav Nikolić commence par
condamner l’agression croate : « Suite à la décision du tribunal de La Haye, la Croatie peut
légitimement célébrer le plus grand pogrom au monde qui a eu lieu après la Seconde Guerre
mondiale », et d’enchainer sur la dégradation possible des relations entre les deux pays : « La décision
du tribunal de La Haye ne va pas contribuer à la stabilisation de la situation de la région, elle ouvrira
des vieilles blessures » ; pour conclure sur la victimisation du peuple Serbe et le déni de ses
responsabilités dans les conflits : « le peuple serbe, victime d'un génocide, est considéré comme un


357
Notons que le TPIY a également libéré en 2013 le criminel de guerre/héros nationaliste Vojislav Šešelj, dont
les prises de position et actes anti-croates ont très tôt embarrassé jusqu’au gouvernement serbe, mais ont tout
de même contribué à raviver les tensions entre Serbie et Croatie, cf. : (Poznatov 2015)

355
peuple criminel qui devrait se taire et avoir honte. Un paradoxe qui ne devrait plus jamais se produire”
(b92 / Blic 2012).
Néanmoins, dans les débats politiques ayant suivi la libération de l’ancien-général croate Gotovina,
d’autres voix en Serbie se sont élevées et ont proposé une analyse en dehors du cadre
agresseur/victime. C’est le cas par exemple de l’historienne Dubravaka Stojanović (citée par le Courrier
des Balkans) qui recentre le débat sur la décision du TPIY, plus que sur les récupérations politiques qui
en sont faites, et ses possibles conséquences sociales :

« Je suis vraiment désolée que le TPIY se soit conduit de façon si frivole. Pour moi, cette
institution représentait une chance de parvenir à comprendre les événements de ces
guerres. Or, aujourd'hui, le TPIY a perdu sa crédibilité et rendu impossible toute chance de
réconciliation dans la région » (Vallet 2012).

L’historien Pedrag Marković qualifie cette décision de « choquante » car elle démontre, selon lui, un
« manque d’impartialité » de la part du TPIY (Ibid.) L’implacabilité du ton est à la hauteur de l’espoir,
puis de la déception, suscités par la possibilité de la contribution du TPIY à la réconciliation entre
Serbes et Croates. Les deux historiens sont rejoints dans l’analyse par Pierre Hazan dans une tribune
du Monde « les victimes serbes ignorées par la justice internationale » (Hazan 2012b). Ce dernier juge
les décisions358 du TPIY aussi « stupéfiantes que consternantes » et de regretter que « nul ne sera
condamné par le TPIY pour le nettoyage ethnique dont furent aussi victimes des centaines de milliers
de Serbes » (Ibid.). Et de regretter les conséquences politiques et sociales de telles décisions, le risque
de conforter « Croates, Serbes, Albanais et Bosniaques dans leur nationalisme exclusif, voire dans le
négationnisme des crimes commis dans leurs propres camps » tout autant que l’échec de la
participation du TPIY à « l’écriture d’une histoire inclusive des terribles guerres de l’ex-Yougoslavie
pour avancer vers un processus de réconciliation » (Ibid.).
Ce qui est mis en avant ici, c’est que la responsabilité internationale et plus particulièrement
européenne dans la perpétuation des logiques nationalistes en ex-Yougoslavie. Au-delà d’une simple
opposition nationalistes serbes vs. nationalistes croates (que la caricature de Tom Gauld pour le
Guardian illustre), les historiens cités soulignent l’influence cruciale d’acteurs extérieurs (ici du TPIY)
dans l’équilibre symbolique –notamment mémorielle– entre les différentes nations post-yougoslaves.
Car l’usage discursif de l’image produite (les crimes contre les Serbes sont moins importants, les Serbes
sont les seuls coupables) risquent de renforcer la théorie (très populaire dans les milieux nationalistes
serbes) de l’existence d’un « complot mondial contre les Serbes » (Radio Serbie internationale 2013),
que l’on voit poindre dans le discours ci-avant de Tomislav Nikolić. En outre, de telles décisions, et le


358
les relaxes de Gotovina et de Markac sus-mentionnés mais aussi l’acquittement de Ramush Haradinaj, ex
commandant de l’Armée de libération du Kosovo qui était poursuivi pour “crimes contre l’humanité envers des
Serbes, des Kosovars et des Roms” (Hazan 2012b).

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(Brubake
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7
)

357
7.3. Au-delà des nationalismes, des usages variables des stéréotypes
dans les stratégies d’inclusion et de marginalisation socio-spatiales

7.3.1. La frontière comme lieu du possible vivre-ensemble slavon-voivodinien

Certaines des personnes interviewées prennent en effet du recul par rapport aux discours nationalistes
souvent portés par les politiciens et relayés par les médias : « dès que de nouvelles élections
approchent, les politiciens ressortent toujours les mêmes saletés nationalistes sur le pays voisin… c’est
tellement fatiguant… » (B4, Blondel, 2012). Les nationalismes respectifs sont alors renvoyés dos à dos :
« tu sais, il y a une différence entre ce que les politiciens répètent en permanence et ce que les
habitants pensent… j’ai des amis serbes ici en Slavonie et en Voïvodine et en Bosnie… il y a des gens
biens et il y a des imbéciles des deux côtés ! » (I5, Blondel, 2012).
D’autant qu’il existe d’autres producteurs d’images sociales, même au niveau national, qui se jouent
des clichés et jettent des ponts entre les deux rives du Danube. En 2011 par exemple, l’office du
tourisme national croate lance une campagne publicitaire en Serbie, visible dans les rues des grandes
villes du pays (affiches aperçues personnellement à Belgrade et Novi Sad).

Figure 85 - Affiches de la campagne 2011 de l’office national de tourisme croate en Serbie

Source : Croatian National Turist Board

358
Le slogan « tako lepa, tako blizu » peut se traduire littéralement par : si belle, si proche, l’encadré
« kad srce kaže leto, kaže… jadran ! » par : quand le cœur dit été, il dit… adriatique ! Les deux villes
choisies pour illustrer ces messages sont Primošten et Dubrovnik sur la côte dalmate –Dubrovnik,
presque l’incarnation du tourisme croate, mais aussi un symbole des conflits des années 1990.
Il est possible de lire plusieurs intentionnalités en filigrane de cet appel de l’office de tourisme croate
aux voyageurs en provenance de Serbie. D’abord, la première, la plus claire, et d’autant plus de par
l’usage du symbole Dubrovnik, pourrait se résumer à « nous n’oublions pas mais vous pouvez
revenir ». C’est ce que traduit l’usage du registre émotionnel, l’appel à laisser parler son cœur, mais
aussi l’argument de la proximité. Il répond aux peurs confiées par certains des personnes interviewées.
Le slogan les rassure. Ils disent percevoir dans cette campagne comme une autorisation quasiment
officielle au retour vers un lieu qu’ils ont apprécié jadis et qu’ils souhaiteraient pouvoir réinvestir (P3,
Blondel, 2011). La deuxième intentionnalité est plus rationnelle. En temps de crise économique, il
s’agit pour l’Etat croate de faire marcher à plein régime le moteur numéro un de son économie, le
tourisme. La visite de ressortissants serbes pour l’été apparaît alors comme un moindre mal.
Il me semble qu’il se joue plus à l’échelle locale qu’une sociation (au sens de Weber) passagère, mais
bel et bien le partage d’un espace, de traditions, d’habitudes communes. Parmi les habitants
rencontrés de part et d’autre de la frontière serbo-croate, certains mettent en avant la proximité
panonienne entre Slavonie et Voïvodine (I5, E4, B4, Blondel, 2012) ; les deux régions sont souvent dans
ce cas détachées de leurs ensembles nationaux respectifs360. La première série d’arguments
identifiable se rattache à l’environnement commun : « c’est tout plat, c’est exactement pareil ! » (E4,
Blondel, 2012) ; « c’est la même plaine, les mêmes paysages, l’architecture est similaire » (S4, Geneste,
2012). Ce dernier point peut être aussi rattaché à l’histoire commune slavonne et voïvodinienne, les
deux régions ayant été longtemps rattachées ensemble à l’Empire austro-hongrois. La second série
d’arguments renvoie à une proximité humaine et sociale : « les slavons et les voïvodiniens sont
pareils, ils partagent la même mentalité, la même culture » (J3, Geneste, 2012). Ce que confirme T4361
qui y inclut également le Sud de la Hongrie : « Pour moi, la Voïvodine, la région de Pécs et la Slavonie,
c’est pareil, il n’y a pas de différence. Elles ont les mêmes problèmes (…) la même culture, la même
mentalité… La seule différence avec la partie hongroise, c’est la langue. Mais la Slavonie et la
Voïvodine, c’est vraiment la même chose » (T4, Geneste, 2012). Slavons et Voïvodiniens sont
« similaires » « sans différence » aussi pour A5 ou B4. J3 stipule même : « on a les mêmes vices et les
mêmes vertus, jouir de la vie, bien manger, chanter, les mêmes chansons d’ailleurs… » (J3, Geneste,
2012).

360
Nous le verrons plus tard, ce n’est certainement pas un détail.
361
T4 précise alors qu’il est Hongrois de Croatie et que ses parents sont originaires de Subotica, c’est-à-dire que
son histoire personnelle est rattachée aux 3 pays au-delà des frontières actuelles (Geneste 2012).

359

Figure 86 - Carte mentale de l’Europe de N2

Source : (Geneste, 2012)

Cette affirmation d’une certaine communalité interrégionale se retrouve dans la façon dont les
individus interviewés représentent leur espace de proximité dans leurs cartes mentales de l’Europe ,
qu’ils ont réalisées avec Marion Geneste. Dans la carte de l’Europe de N2 (ci-après), elle dit avoir tracé
un cercle autour d’Osijek et de Novi Sad parce qu’il représente « le monde dans lequel elle évolue », et
parce que selon elle, les deux villes « fonctionnent ensemble » (Geneste, 2012). La frontière semble
ramenée non à son rôle séparant mais bien de liant, N2 la représente par une flèche bidirectionnelle.
Cette représentation d’un ensemble commun incluant la Voïvodine à leur voisinage par certains
habitants de Slavonie s’accompagne de la distinction de cet espace et de ses habitants du reste de la
Serbie : « je pense que les gens de Voïvodine ne sont pas comme ça (sous-entendus violents comme le
reste des Serbes) » (M3, Geneste, 2012) ; « la Voïvodine est plus tranquille, il y a moins de
nationalisme » (I1, Geneste 2012).
Il me semble que plusieurs explications à cette distinction Voïvodiniens / autres Serbes sont possibles.
Pour ceux qui ont tenu des propos anti-serbes auparavant, cela permet de dépasser la dissonance
cognitive qui apparaît alors dans l’entretien avec nous. On le voit dans les propos de M3. Ainsi, il est
possible de conjuguer le stéréotype négatif sur les Serbes en général (supposés violents) avec une
déclaration positive sur les Voïvodiniens (supposés moins nationalistes) et d’intégrer ainsi ces derniers
dans leur espace de proximité.

360
En outre, cette distinction semble en partie liée à un attachement personnel (famille, amis, cf. les
propos d’I5 par exemple) ou à une meilleure connaissance de l’espace valorisé positivement, et à une
méconnaissance de l’espace valorisé négativement. N2 déclare par exemple ne se rendre qu’en
Voïvodine précisant : « ailleurs, dans le reste de la Serbie, les gens ne sont pas civilisés. Je n’y suis
jamais allé et je n’ai pas l’intention de m’y rendre. » (N2, Geneste, 2012).
A partir de l’échantillon de personnes rencontrées, il semble que les propos les plus positifs sont plus
souvent tenus par des individus qui ont traversé et/ou traversent encore la frontière régulièrement et
qui ont un certain âge (plus d’une trentaine d’années). Chez les plus jeunes, il semble que, parfois, la
méconnaissance de l’Autre –parce qu’ils sont grandi en temps de guerre puis ensuite de blocus dans le
cas serbe– constitue un environnement propice à l’imprégnation des stéréotypes négatifs. C’est ce que
confirme également la Professeur Jelisaveta Blagejović :

« A la faculté, je rencontre tout le temps des jeunes gens. Ils appartiennent à la


génération qui n’a pas rencontré de personnes différentes. On leur reproche souvent
d’être radicaux ou extrêmes. C’est un grand problème car c’est en visitant ses voisins
qu’on se rend compte qu’ils racontent les mêmes histoires que vous de la même manière,
qu’ils partagent les mêmes sortes de généralisations et de stéréotypes. Ce sont des
choses élémentaires qui vous font comprendre que le spectre est plus large, qu’il existe
en effet un contexte qui nous détermine… » (Radio Serbie internationale 2013).

Mais l’âge n’explique pas tout. La propension à la réconciliation dépend plus largement de
l’environnement éducationnel, comme Ankica Kosić et Stefano Livi l’ont démontré à partir d’une étude
portant sur l’ouverture aux relations interethniques entre de jeunes étudiants de Vukovar :

“Sense of victimhood, referring to the loss of or damage to one’s house and to personal
losses and threats to one’s own life or to life of significant others, is associated with
negative emotions towards youth belonging to the out-group and less propensity towards
reconciliation (whereas…) constructive parental communication is associated with higher
propensity towards reconciliation among youth belonging to the out-group” (Kosić, Livi
2012, p. 51).

En d’autres termes, plus les jeunes ont grandi dans à un environnement tolérant, plus ils sont ouverts à
une possible réconciliation avec l’Autre (dans ce cas l’Autre étant serbe ou croate de Vukovar). Nos
observations rejoignent donc des études aux résultats plutôt intuitifs.

7.3.2. L’argument civilisationnel, un enjeu discursif de démarcation et de


domination

Si l’on pousse l’analyse un peu plus loin, il semble que, non seulement la majorité des personnes
interviewées est consciente des stéréotypes véhiculés et dit prendre ses distances par rapport à eux,

361
mais aussi qu’une petite frange d’entre elles rejette la confiscation du débat par les nationalistes tout
autant que sa dépolitisation.
Par exemple côté serbe, certains refusent d’être pointés comme la seule nation à devoir porter la
responsabilité des conflits des années 1990, sans pour autant rejeter la faute sur les Autres : « Je ne
pense pas qu’il soit très juste que seuls les Serbes soient considérés comme responsables des guerres
en ex-Yougoslavie. On l’est peut-être plus que les autres, mais on n’est pas les seuls. Et la seule
solution pour s’en sortir, c’est ensemble, pas les uns contre les autres. » (P3, Blondel, 2009).
Ils expriment également un certain malaise face aux stéréotypes négatifs sur les Serbes, dont les
politiciens et médias croates sont, selon eux, parmi les premiers producteurs ; mais à la différence des
nationalistes, ils évitent la victimisation et s’interrogent sur l’intentionnalité de tels discours. C’est le
cas de J3 qui fait référence à un musée dédié aux « victimes croates » des « bombardements serbes »
de Dubrovnik au début des années 1990 qu’elle a visité. Sur place, elle assure « s’être sentie très mal à
l’aise » face à ce qu’elle identifie comme une « construction nationaliste de la mémoire croate ». Et
d’aller plus loin dans son propos : « c’est déplacé. Cela véhicule une image très négative des Serbes et
placent les Croates en victimes innocentes » (J3, Geneste, 2012).
Selon l’interviewée, l’objectif de ce discours officiel est double. Il s’agit en premier lieu de renforcer les
différences interethniques 362 : « ce sont les médias croates (qui) diffusent ce genre de préjugés… ils
insistent sur les différences entre croates et serbes » (Ibid.). Certaines études récentes tendent à
confirmer l’affirmation de J3. Le rapport d’une table-ronde organisée par la Fondation Heinrich Böll363
à Belgrade en juin 2013 fait ainsi référence à une étude de la perception de la Serbie dans les médias
croates. Ces derniers présenteraient une image mitigée de la Serbie, les conflits récents étant
présentés comme influençant grandement les perceptions (des journalistes et de la société) (Weber,
Bassuener 2013, p. 4). Dans le même registre, une controverse importante a éclaté en 2013 sur la
façon biaisée dont le Wikipedia croate (ses utilisateurs réguliers, ses administrateurs) présentait ou
parlait en particulier des Serbes, mais aussi des Juifs et des Roms. Le scandale fut suffisamment
important pour amener le Ministre croate de la science, de l’éducation et des sports en fonction,
Željiko Jovanović, à publiquement « condamner une telle entreprise révisionniste et falsificatrice » et
amener plusieurs historiens à réagir contre ce que certains d’entre eux qualifient de retour du
mouvement Ustaša364.
Au-delà du ressentiment anti-serbe, J3 rapproche cet exemple d’un ensemble de discours produits au
sein d’une intentionnalité plus large visant à renforcer au niveau international la perception positive

362
confirmant alors l’argument de Fredrik Barth selon lequel ce sont les frontières étatiques plus que les
contenus culturels respectifs qui contribuent aux différences interthniques (Barth 1995).
363
La fondation du parti politique Vert en Allemagne
364
Pour plus d’information, voir la page Wikipedia consacré au sentiment anti-serbe :
htptps://en.wikipedia.org/wiki/Anti-Serb_sentiment

362
des Croates au dépens de celles des Serbes, une sorte de guerre de la communication, qui avait été
centrale pendant les conflits, et qui l’est encore après. Elle fait le lien avec la production et la diffusion
d’autres stéréotypes tels que « les Croates sont plus travailleurs et mieux organisés car ils vont entrer
dans l’Union européenne et les Serbes non » ou bien « l’économie croate est plus avancée et
développée, les Serbes sont derrière nous » (Ibid.). Derrière des arguments soi-disant objectifs ou
objectivées (économie, intégration européenne) poignent alors des rapports de domination politique,
sociale et spatiale que J3 dénonce.
Il me semble ainsi que ce registre d’argumentation s’inscrit au-delà des discours nationalistes croisés,
agresseur/victime, présentés auparavant. En effet, ce que les différentes personnes citées dénoncent
ici est autant le stéréotype négatif –son association à une population en particulier « les Serbes » et
surtout à un territoire particulier « la Serbie »– que son usage social et politique –pour démontrer le
plus grand développement, et surtout la plus grande civilité des Croates par rapport aux Serbes. Au-
delà de la dimension nationaliste de la construction mémorielle croate, ce qui semble choquer J3, c’est
en effet la portée symbolique de l’existence d’un tel musée dans un lieu aussi touristique que
Dubrovnik, et l’image ainsi véhiculée des Serbes et de la Serbie au niveau international. Cette
stigmatisation territoriale, entendue comme l’ascription de stigmates négatifs à un territoire et à ses
habitants365, servirait la politique, menée par les leaders culturels (journalistes, chercheurs,
politiques)366 croates, de différenciation des Croates vis-à-vis des Serbes, mais aussi leur domination
symbolique.
Sans rentrer ici dans le débat des concurrences mémorielles, il me semble que le point de vue exprimé
par J3 a ceci d’intéressant qu’il permet de mettre en lumière les processus de renégociation des
centralités et de marginalités socio-spatiales à l’œuvre suite à la dissolution de la Yougoslavie, et en
particulier leur dimension discursive (Meyer, Miggelbrink 2013; Blondel 2016). Je m’appuie ici sur les
travaux de la géographie critique (en particulier allemande) proposant une acception plus large de ce
qui pourrait être qualifié de polarisation régionale, et qui réfère à : a spatially organised inequality of
power relation and access to material and symbolical goods that constructs and perpetuates the
precedence of centres on areas that are marginalised” (Fischer-Tahir, Naumann 2013, p. 18) 367.
La compétition mondiale, et en particulier la course à l’intégration européenne dans lesquelles les
nouveaux Etats-nations post-yougoslaves ont été précipités, mettent en jeu plusieurs dimensions,
politique, économique, sociale, mais aussi, et de manière transversale, communicationnelle. Si le
processus d’adhésion est basé sur un ensemble de critères politiques et socio-économiques soi-disant


365
voir par exemple sur ce sujet le travail de Tomas Bürk sur une petite ville d’Allemagne de l’Est in (Bürk 2013).
366
Au sens de Wacquant et al. Le concept de stigmatisation territoriale a été théorisé et discuté grandement par
Loic Wacquant, voir notamment : (Wacquant, Slater, Borges Pereira 2014)
367
Pour compléter cette lecture, cf. également : (Kühn 2014; Kühn, Bernt 2013; PoSCoPP 2015; Lang 2011).

363
objectifs, l’estimation de la progression repose sur la perception par la Commission européenne mais
aussi par les leaders et les médias européens des dits progrès réalisés ; d’autant que le doute est
permis sur la portée réelle des changements engagés ces dernières années dans ce qu’elle nomme les
Balkans occidentaux : « The EU has rewarded superficial reforms and tolerated undemocratic outright
despotic leaderhip for far too long » (Jordanovska 2015).
Dans ce contexte, plus que le contenu lui-même, la construction d’une image positive, et ce souvent
aux dépens des autres pays de la péninsule Sud-est européenne, revêt une importance stratégique.
C’est ce à quoi J3 fait référence. La stratégie du gouvernement croate pour se présenter
avantageusement (pas seulement par rapport aux Serbes néanmoins) semble ainsi servir, au moment
du terrain, l’intérêt national numéro un, à savoir l’intégration à l’UE. Quitte à recourir aux arguments
des transitionnistes –que les féministes Koobak et Marling qualifient de mise en récit du progrès et de
la modernité (2014 : 332)– en présentant les efforts conséquents faits par l’Etat croate dans la
transition démocratique et économique néolibérale comme plus avancés, en particulier par rapport
aux autres pays des Balkans. Ceci se retrouve par exemple dans les déclarations du député européen
croate (depuis 2012) Tonino Picula, qui estimait cette année-là que la Croatie était le pays le plus
préparé à l’intégration de l’Histoire368 :

“I have mixed feelings about the renewed enlargement policy. (…) The fact that Croatia
has to meet additional criteria is not fair as the stricter conditions are not a result of
Croatia’s own faults or shortcomings, but a disappointment among the EU member states
after the accession of Bulgaria and Romania in 2007. […] For us it was easy not to repeat
the mistake made by Romania or Bulgaria. […] Right now, the Croatian records on the rule
of law are not perfect, but Croatia is doing much better in comparison with countries who
were not as strictly monitored”

Dans ses propos, le député européen présente son pays comme ayant fait mieux que la Roumanie et la
Bulgarie, membres pourtant depuis 2007, mais dont la mauvaise image –ces pays sont supposés moins
développés et plus corrompus369– et la soi-disant moindre adaptation aux règles européennes, en
d’autres termes l’orientalité, sont sous-entendues de manière latente, comme une évidence partagée
par tous et utilisée alors pour mieux souligner l’occidentalité, l’européanité croate. Il nous semble que
par la stigmatisation de ce qui se trouve au-delà de ses lisières orientales, la Croatie cherche aussi à
renégocier sa centralité au sein d’une Europe élargie. Ceci est probablement une constante dans sa


368
Traduction personnelle du titre de son interview.
369
voir par exemple l’article d’Eliza Francu dans le journal roumain Gândul, qui cherche à comprendre pourquoi
les Roumains sont “considérés dans toute l’Europe comme pauvres et corrompus”. Pour elle, l’image de la
corruption roumaine est directement liée aux Fonds européens gérés de manière incompétente. Elle estime
néanmoins que cette situation est la même dans de nombreux autres pays européens (elle cite la France, la
Grande-Bretagne, la Grèce, l’Espagne et l’Italie). Et de se défendre en stigmatisant elle aussi son voisin
méridional : “d’un point de vue économique comme dans la lutte contre la corruption, nous sommes devant la
Bulgarie”... reproduisant alors précisément ce qu’elle dénonce contre la Roumanie (Francu 2008).

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365
de l’appartenance de leur pays (au contraire de leurs voisins) à l’Occident. L’élargissement offre
symboliquement et discursivement un moment et un espace de renégociation des marginalités et des
centralités sociaux-spatiales en Europe. Comme en Europe de l’Est, chacun cherche à renforcer son
appartenance au monde occidental en trouvant un référent négatif le plus souvent situé à l’Est et/ou
au Sud de lui.
Mon objet ici n’est pas non plus d’argumenter en faveur d’une vision dichotomique Ouest/Est ou
socialiste/post-socialiste de l’Europe. Comme l’affirme Zbigniew Truchlewski à ce sujet, « les attentes
créées par des concepts biaisés ont engrangé un cercle herméneutique qui a oblitéré la complexité et
l’altérité de l’Europe de l’Est […]. Il y a comme un impensé indélébile dans la conscience européenne
(…) qui fait parler d’une Europe à deux vitesses » (Truchlewski 2009). L’Europe de l’Est, centrale,
médiane, balkanique ou balte mérite d’être traitée dans sa diversité, les spécificités de chaque bloc
devant être “relativisées et contextualisées bien plus finement” de sorte à “éviter l’impression d’une
zone indifférenciée qu’il n’est pas utile de percevoir autrement que comme un Orient européen
massivement déprécié371” (Gradvohl 2011, p. 268).
A ce sujet, la stratégie adoptée par la Croatie (et la Slovénie) de rejeter le regard oriental porté par
l’Ouest sur eux, de rejeter l’étiquette ‘Europe de l’Est’ ou ‘pays post-socialiste/post-communiste’ qui
leur est attribuée, ne relève pas d’une remise en cause d’une vision occidentale qu’ils considéraient
comme trop dominante à leur égard, ou de l’inadéquation d’une lecture dichotomique Est/Ouest
nécessairement réductrice et avilissante pour eux. Ce qu’ils rejettent, c’est d’être placés, à tort selon
eux, dans la mauvaise catégorie. De la sorte, ils se sont auto-colonisés, dans le sens qu’ils ont adopté,
parfois même avec plus de zèle que l’Ouest, les schémas euro-centristes. Ce sont les propos de
Mignolo et Tlostanova :

“The differences with the West are also of a blurred and unstable nature and this makes it
difficult to conceptualise such locales and epistemic and existential configurations from
the viewpoints of both West and radical non-West, as from the viewpoint of these very
people who were colonized by Western thinking, infected with secondary Euro-centrism
and not able to analyse their own split subjectivity (their double consciousness…),
because it is always easier to analyse binary polar structures than soft and blurred
difference –same but not quite, different, but too similar.” (Mignolo, Tlostanova 2006,
p. 210‑211).

Ce faisant, ils contribuent à reproduire un système dichotomique dont ils sont eux-mêmes, pourtant,
les principaux perdants. Et de renforcer la lecture post-socialiste/post-communiste de l’Europe dont ils
se disent eux-mêmes victimes. Madina Tlostanova n’y voit que peu d’issue, et conseille plutôt une
rupture heuristique :

371
Cf. par exemple les articles des blogs suivants sur les stéréotypes les plus souvent associés aux Balkans :
« criminalité, corruption, mafia » (Sobek 2012) ou « Guerre, sang, violence, banditisme, divisions… » (Galdin
2012).

366
“Some of them can hope to eventually join modernity, even if not in the capacity they
would hope to. Others are destined to disappear and never be given a chance to step on
board, discarded from and abandonned by modernity. Still others will reach a critical
understanding of their position and decide to delink from modernity and its myths.
Postcommunism is not a concept that can bring together all of these conflicting
experiences […]. Instead of comparing everything and everyone with the western ideal
used as a model for the whole humanity, we can turn to an imperative mutual learning
process based on a pluritopic hermeneutics” (Tlostanova 2012, p. 131).



Conclusion de la partie
Il me semble que l’élargissement européen tel qu’il est, ces dernières années et aujourd’hui encore,
pensé et proposé par la Commission européenne372, mais aussi tel qu’il est accepté et fantasmé par les
pays issus de la dissolution de la Yougoslavie, repose sur cet impensé modernisateur et colonialiste de
l’Occident. Le danger d’une telle rhétorique simplificatrice est qu’elle contient, et nous l’avons vu dans
les exemples mobilisés, un argument civilisationnelle qui vient s’ajouter comme une justification
supplémentaire à la différenciation, dans notre cas, entre Croatie et Serbie, entre Croates et Serbes.
Une telle rhétorique vient alors symboliquement épaissir la frontière serbo-croate. Un tel argument
politiquement, symboliquement, socialement risque de renforcer la frustration et le ressentiment de
ceux qui se retrouvent exclus de la modernité (la Serbie, mais aussi le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine et
la Macédoine jusqu’alors).
C’est d’ailleurs ce que J3 dit dans son entretien avec Marion Geneste, sur la base duquel j’ai développé
une réflexion probablement bien plus large que celle que J3 nous a proposée. Elle affirme que
l’insistance croate à dévaluer ses voisins, parmi lesquels les Serbes, produit finalement en réaction une
certaine « réticence des Serbes envers les Croates373 » (J3, Geneste, 2012), même des plus modérés, et
contribuent probablement à ancrer les frustrations et à compliquer les processus de réconciliation. La
pensée civilisationnelle risque alors de réduire la possibilité des relations entre peuples à des chocs
présentés comme inévitables, un argument essentialiste qui rejoint alors la base de la lecture de
Samuel Huntington sur le Monde et qui me semble incompatible avec le chemin des réconciliations en
ex-Yougoslavie.

372
C’est-à dire : (1) la compétition que cette politique instaure volontairement entre chaque Etat candidat depuis
2007 en les évaluant indépendamment, sans envisager une adhésion regroupée des pays encore candidats de
l’espace post-yougoslave, comme elle l’avait fait en 2004 ; (2) la relation de domination entre UE et Balkans
occidentaux sur laquelle la politique d’élargissement repose reste encore fortement marquée par l’impensé
balkanique.
373
Il est également possible de voir dans les propos de J3, qui ne parle que de la maniere dont la Croatie déprécie
la Serbie et les Serbes à son avantage sans observer une dépréciation plus large (que nous avons pourtant
constaté) de tout son Est, une certaine auto-victimisation, qui se rapproche alors de la stratégie adoptée par les
leaders nationalistes pour rejeter toute forme de culpabilité ou de devoir de mémoire de la Serbie à l’égard de
ses voisins.

367
7.4. L’autre intérieur, la réification socio-spatiale des protagonistes
du conflit

Il me semble que l’usage des stigmates négatifs, participant de la marginalisation mais aussi de la
domination d’un groupe de personnes ou d’un espace, n’a pas cours uniquement dans la compétition
inter-étatique entre Croatie et Serbie, mais également à l’intérieur des deux espaces nationaux dans
les relations centre-périphérie. Bien que moins visible au premier abord, il me semble que certains de
ces processus de réification socio-spatiale participent également de la fixation de stéréotypes négatifs
croisés serbes/croates et entravent les possibilités de réconciliation.
L’exemple premier, le plus évident, concerne les relations entre majorité et minorités. La question
apparaît comme transfrontalière parce que les individus –qu’ils se définissent ou soient définis par la
majorité comme appartenant à une minorité ethnique– se projettent par rapport ou sont mis en
relation avec l’Etat-mère voisin et les représentations sur ce dernier. Mais au-delà, d’autres rapports
de domination apparaissent entre groupes sociaux et territoires en Croatie et en Serbie :
- la marginalisation de la Slavonie et de ses habitants à l’intérieur de la Croatie, qui sont
mythifiés et réduits à leur image de martyrs de la guerre patriotique ; d’une part par les
habitants de la capitale et de la côte, dont la commisération affichée cache parfois mal
condescendance voire vitupérations ; d’autre part par certains groupes nationalistes (en
particulier d’anciens vétérans) croates qui instrumentalisent cet image du martyr slavon (dont
Vukovar est le fer de lance) pour servir leur message politique et social de refus de la
réconciliation, mais par la même, condamnent les habitants de la région (et en particulier de
Vukovar) à évoluer dans les schémas du conflit en permanence rejoués et dans des décors du
passé patrimonialisés374.
- la marginalisation des réfugiés serbes (venant majoritairement des territoires perdus, i.e. de
Croatie, de Bosnie et du Kosovo) en Serbie et plus particulièrement à Belgrade et en
Voïvodine ; Réduits à une image de campagnards ignares et intolérants, il forment les têtes-de-
turc toutes désignées pour une partie de la société serbe, bien pensante, qui ne souhaite pas
vraiment les intégrer, ni économiquement, ni socialement, et préfère ignorer les conflits des
années 1990 et ses acteurs de peur de devoir entamer une nécessaire mais douloureuse
introspection de ses responsabilités collectives.

Dans les deux cas, la stigmatisation sociale et spatiale contribue à enfermer certains groupes dans les
conflits passés par l’ascription d’une identité de victime, qui sert dans les deux cas la domination et le


374
Cf. Chapitre 8

368
rejet par les groupes socio-spatiaux dominants (enveloppés dans une certaine forme de
condescendance ou de bien-pensance). Cette stigmatisation est également temporelle : bloqués dans
le passé souvent à leur insu, les groupes dominés sont présentés comme sous-développés, en retard.
Dans le cadre de la présente thèse, je ne développerai que le premier exemple, le cas slavon.
Lors de mes différents séjours de terrain de recherche côté croate, j’ai le plus souvent habité à Osijek.
Depuis cette base, j’ai voyagé à travers la Slavonie et tout la Croatie. Cet ensemble d’observations, de
visites, d’entretiens informels ou de temps off avant ou après les entretiens formels, constitue un
matériau riche, une base intéressante pour mettre en perspective les enjeux frontaliers serbo-croates
dans leurs contextes nationaux respectifs. Comment les non-Slavons perçoivent-ils la Slavonie ? La
perçoivent-ils différemment des Voïvodiniens rencontrés ? Quels sont les stéréotypes sur cette région
et ses habitants, et quels usages sont faits de ces stéréotypes ? Et finalement, est-ce que cela
contribue à faciliter ou compliquer la réconciliation entre Serbes et Croates ?
Sur la base de ces interrogations, il me semble possible d’identifier trois strates principales de
stéréotypes, concordants deux à deux, mais aussi en partie contradictoires, l’authenticité (7.4.1) ; le
néant (7.4.2) ; le martyr (qui sera abordé dans le chapitre suivant à travers l’exemple de Vukovar).

7.4.1. La Slavonie ou l’authenticité réinventée

La première couche, la plus politiquement correcte, correspond à la reprise des stéréotypes régionaux
historiques sur les Slavons, dont on vante la gentillesse, l’hospitalité, le côté « bon vivant » et la
gastronomie. Pour m’en convaincre, mes interlocuteurs mobilisent parfois leur propre expérience de
séjours courts, une soirée ou un week-end, en Baranja croate, en particulier dans les ethno-villages.
Ces derniers sont décrits de la sorte par une agence de voyage de Zagreb:

« Le type de logement le plus intéressant et le plus authentique de Slavonie et en Baranja,


ce sont les ethno-villages qui ont préservé leur ambiance historique et folklorique lorsque
les villageois arborant des costumes traditionnels traversant le village dans une calèche
chargée d’ornements, aux sons de la tamburica (instrument traditionnel à corde)
accompagné de chants slavons. Les ethno-villages offrent non seulement la tradition, mais
également une hospitalité des plus rares, un accueil chaleureux des hôtes qui vont
offriront très certainement un verre d’eau-de-vie traditionnelle (šljivovica), du kulen
(saucisse épicée du terroir), des saucissons et autres spécialités culinaires de Slavonie »
(Alma Viso Tours 2012).

369
Lors de ma visite de l’ethno-village de Karanac, j’ai pu constater une mise en tourisme déployant en
partie les éléments décrits ci-dessus : restaurants servant les spécialités de Slavonie et de Baranja,
musiciens reprenant les standards des Balkans (et pas seulement slavons). En revanche, je n’ai pas
observé de charrette ou de costume dans les rues. Seuls les serveurs du restaurant présenté comme le
plus typique de Karanac étaient habillés de manière traditionnelle. Devant les restaurants étaient
stationnés des véhicules dont l’immatriculation correspondait à la région de Zagreb ou aux environs du
village (Beli Manastir, Našice, Osijek). Il était également possible de visiter, à côté du restaurant, un
« ethnomusée » reconstituant un intérieur présenté comme typique de la Baranja d’autrefois

Figure 87 - L’intérieur de l’ethnomusée de Karanac, Baranja.

Source : Blondel


Cette première image sociale au sens d’Avanza et Laferté (2005) s’appuie sur un discours de
l’authenticité et de la ruralité, classique de la mise en tourisme des territoires ruraux. Comme Valérie
Delignières l’observait à partir du Morvan et de l’Auxois, l’authenticité est largement « dérivée », c’est-
à-dire qu’elle conjugue un « passé (…) préservé, parfois refabriqué, mais [qui] évolue en tenant
compte des conditions du présent » (Delignières 1998, p. 115). Comme dans d’autres espaces ruraux
européens (français par exemple mais pas seulement), les costumes ont quitté la vie quotidienne et
sont remisés soit pour des occasions festives particulières, soit dans des établissements vendant une
authenticité d’apparat.
Il apparaît cependant que la formation de cette image sociale de la Baranja traduise dans une certaine
mesure les relations de pouvoir entre le principal centre croate (Zagreb) et une de ses périphéries en
ce sens que l’identité de la Baranja rurale, traditionnelle, soi-disant authentique, est réinventée dans
un discours standardisant qui lui échappe en partie ; c’est-à-dire produit depuis la capitale, à travers le
discours des (potentiels ou réels) visiteurs zagrébois, de celui des agences de voyage et même de
l’office de tourisme de Baranja (dont le site internet a été développé et demeure mis à jour par une
agence de communication zagréboise).

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375
Ce qui pose problème, ou du moins question, dans ce discours, ce sont la montée en généralité tout
autant que le jugement de valeur qui le caractérisent. Que le territoire porte des séquelles du conflit
me semble avéré. Que le taux de chômage y soit particulièrement important en comparaison avec
d’autres régions du pays, également. Que les anciens combattants y soient plus importants en
pourcentage dans la population, est possible (je ne dispose pas de chiffres à ce sujet). Mais que la
Slavonie soit, pour cet ensemble de raisons, inhabitable pour un occidental comme moi, est
indubitablement exagéré. Au-delà de la condescendance affichée dans certains discours : « les pauvres
ont tellement souffert pendant la guerre. Nous à Zagreb, on a été assez épargnés » (discussion
informelle à Zagreb, Blondel, 2011), il y a une certaine mise à l’écart, un discours symbolique qui
participe de la stigmatisation du territoire et de sa marginalisation, en dehors de la Modernité.
Ce discours me semble participer du processus même qu’il décrit. En alimentant l’image sociale d’une
région des confins qui serait devenue le néant « il n’y a rien à faire là-bas », ceux qui portent ce
discours –ici les habitants d’autres régions, mais aussi souvent les stigmatisés eux-mêmes (Bürk
2013)378– contribuent à l’alimenter et à le renforcer, comme un sorte de prophétie auto-réalisatrice. Le
mythe de la marginalité devient une réalité notamment au travers du discours symbolique portés par
tous (Perlman 2005, 1976)379. Pourquoi rester, pourquoi investir dans le néant ?
« Par tous » signifie également par ceux que Wacquant et al. qualifient de producteurs culturels :
chercheurs, politiciens, médias (Wacquant, Slater, Borges Pereira 2014). Le journaliste Philippe
Bertinchamps, dans un article du Courrier des Balkans datant de 2011, dresse par exemple le portrait
qui me semble uniformisant d’une population des confins qui se sentirait oubliée, mise à l’écart, pour
qui l’adhésion à l’Union ne ferait « ni chaud ni froid ». Le chapeau de l’article en est la parfaite
illustration :

À Batina, bourgade de quelques 900 âmes, située sur la rive droite du Danube, dans l’axe
Osijek-Bezdan, à une encablure de la Serbie, l’annonce de la prochaine adhésion
européenne de la Croatie n’a pas ému les habitants. Après six ans de négociations, la
population est ici comme dans le reste de la Croatie : désabusée. « On sera les pauvres de
l’Europe », craignent même certains... (Bertinchamps 2011)

Quand bien même il cite lui-même plus loin dans l’article un sondage qui indique qu’une majorité de la
population (courte certes) se prononce alors pour l’adhésion à l’Union européenne, le journaliste
raconte une histoire quelque peu simplificatrice qui inscrit la marginalité dans les confins territoriaux,
comme si être « à une encablure de la Serbie » rendait « la population » (tous les habitants auraient-ils
une opinion identique ?) de Batina moins pro- européenne (ce qu’il ne prouve pas en tout cas).


378
Ce qui rejoint les conclusions développées par Thomas Bürk (2013) dans un travail sur une petite ville
d’Allemagne de l’Est dans lequel ils notent qu’autant les stigmatiseurs que les stimgatisés reproduisent le même
discours excluant de la modernité, et concourent de la mauvaise image de la ville.
379
Une analyse qu’a développé Perlman dans son travail en deux temps (1970-2005) sur les favelas de Rio.

376
Si certains habitants (pas tous) se sentent marginalisés, oubliés, c’est surtout par l’Etat croate, plutôt
que par l’Europe. Le désappointement existe donc, mais il est plus complexe que le récit présent dans
cet article. Il existe, comme ailleurs, un vrai débat autour de la question européenne. La journaliste
Jurica Pavičić, toujours dans le Courier des Balkans en 2012, souligne que ce n’est pas en Slavonie mais
« en Dalmatie que les électeurs ont le moins voté en faveur de l’intégration européenne de la Croatie »
(Pavičić 2012). Elle exprime d’ailleurs sa surprise un peu plus loin : « ce n’est pas dans les régions
conservatrices de l’arrière-pays que l’euroscepticisme a été le plus fort, mais dans les îles et les centres
historiques des villes du littoral – c’est-à-dire dans les régions les plus riches et les plus ouvertes du
pays » (Ibid.). Libéraux (HNS) et extrême-droite régionaliste (HDSSB) ont par exemple tenu la mairie
d’Osijek entre 2009 et 2013 sur la base d’un accord programmatique commun, a minima, plutôt
europhile, mais anti-Zagreb et régionaliste380 (entretien avec Ivan Vrdoljak, maire adjoint d’Osijek,
Blondel, 2009 et 2010).
La défiance vis-à-vis de l’État central ou de l’Europe s’inscrit de manière plus diffuse et moins
territorialisée en Croatie (et ailleurs), tout comme l’adhésion aux projets national et/ou européen ou
l’indifférence à ces derniers. On peut noter dans certains discours comme une rengaine, celle
d’enfermer certains territoires ruraux, trop loin de la capitale soi-disant sous-éduquée et trop proche
d’une Serbie honnie –mais aussi par la même occasion ses habitants– dans une image homogénéisée
du retardé, du non-moderne, du conservateur, de l’eurosceptique.
En Voïvodine aussi, les propos portés sur les réfugiés du conflit croate chassés de Slavonie et de Krajina
parce que considérés comme Serbes, par les vrais Voïvodiniens sont du même acabit : est associée à
leur ruralité, une incapacité au vivre-ensemble soit disant historique de la Voïvodine (A1, D2, T8, Novi
Sad, 2011-2012, Blondel). C’est un véritable procès en ignorance qu’il leur est fait. Et par la même c’est
l’histoire qui est réécrite : les Voïvodiniens dont une part importante a pourtant soutenu Milošević ou
Šešelj peuvent se laver de toute culpabilité381 ; et de reporter le blâme sur les victimes du conflit trop
croates pour être Serbes, trop ruraux pour être Voïvodiniens, mais surtout trop symboliques des
conflits dans lesquelles une responsabilité collective serbe a été engagée. L’autre intérieur, le faible
parmi soi, la victime est ainsi désigné-e coupable et responsable de ses propres problèmes, une
manière de marginaliser et de finalement ignorer ces derniers pour la majorité bien pensante.


380
Il semble que les prétentions régionalistes pour les libéraux traduise davantage un agenda politique
personnelle qu’une réelle volonté d’octroyer plus d’autonomie à la région. Ivan Vrdoljak est devenu en 2011
Ministre des travaux publics et de l’aménagement du territoire puis entre 2012 et 2015, Ministre de l’économie
dans le gouvernement de centre-gauche, sans aborder depuis la question de l’autonomie de la Slavonie.
381
il ne s’agit pas ici de désigner à l’inverse tous les Voïvodiniens comme des pro-Milošević ou des pro-Šešelj,
mais de souligner que la généralisation, dans un sens ou un autre, n’apporte pas une meilleure compréhension
des problèmes, et que généralement, elle est profitable aux dominants, dans le cas de ce rapport de force, ceux
qui se considèrent comme les vrais Serbes urbains.

377
Conclusion de chapitre 7
Ce chapitre a permis de confirmer la centralité du prisme ethnique dans la manière dont les
représentations des habitants se construisent de part et d’autre de la frontière. Le clivage national
croate/serbe reste un registre discursif d’opposition fort qui forme le schéma de base dans la
représentation de l’Autre. Les ethno-nationalismes d’Etat nourrissent le rejet de l’Autre en
reproduisant les codes des conflits (notamment la victimisation parallèle) et le discours de la peur
(souvent basée sur la méconnaissance). De la sorte, ils s’alimentent l’un l’autre. Chacun craint la
« barbarie » de l’Autre quand bien même elle est surtout basée sur des chimères, des obsessions, et
s’en sert pour justifier le non-franchissement de la frontière (territoriale), ce qui permet précisément à
ces fantasmes de subsister et de s’entretenir.
Mais derrière ce gimmick nationaliste, apparaissent d’autres rapports identitaires, sociaux et/ou
territoriaux, qui sont souvent cachés par la binarité ethnique initiale, qui parfois se conjuguent,
s’articulent ou s’opposent à elle. Qui fait partie des uns communalisés et des autres différenciés
dépend des individus et du contexte. Quand la discussion se situe au niveau voïvodinien et slavon, il
semble possible pour une partie des habitants d’envisager une certaine proximité entre les deux sous-
ensembles régionaux et leurs habitants. Celle-ci est basée sur un entremêlement de discours et
d’images d’un espace et de certaines traditions positivés et présentés comme, en partie, partagés.
Mais cette proximité n’est pas pour autant synonyme de rapprochement. Elle illustre surtout des
représentations de soi qui fonctionnent, au niveau provincial, sur des ressorts similiaires, et
notamment sur des logiques d’exclusion : d’abord des autres Serbes, du Sud ou de Krajina, qui
endossent le rôle de boucs émissaires conjoints382 –ringardisés, barbarisés pour mieux souligner en
contraste la prétendue modernité toute occidentale des slavons et des voïvodiniens ; aussi sur une
position de défiance vis-à-vis des capitales, sur l’idée de la Slavonie comme la « délaissée croate », et
de la Voïvodine comme la « dépouillée serbe ». Ainsi, si l’espace Slavonie-Voivodine devait devenir
transfrontalier sur cette base, ce serait plus un rapprochement par défaut que par enthousiasme.
Mais ce à quoi engage surtout ces résultats, c’est à poursuivre les analyses intersectionnelles sur le
croisement des rapports de domination. Car la question n’est pas simplement celle d’une relation
bilatérale entre deux peuples jadis ennemis. Ce qui fait des réconciliations une question plus
complexe, un enjeu au moins autant intra-national qu’international, une question de citoyenneté(s)
autant que de nationalité(s).


382
D’autres xénophobies sont partagées, celle des Roms par exemple. Mais ces derniers ne sont cités dans aucun
de nos entretiens ou presque, l’ignorance démontrant un rejet probablement si profond, si évident, qu’il n’est
même pas nécessaire de l’exprimer. Seule une des interviewées mentionne les Roms pour justement souligner
que si les Serbes sont selon elle discriminés à Beli Manastir, ce n’est rien comparé à l’attitude de toutes les
Communautés envers les Roms (A5, Blondel, 2011).

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381
8.1. L’instrumentalisation nationaliste d’un symbole des conflits:
retour critique sur Vukovar, ville-martyre

« Cette mission a offert également un aperçu de la réalité géographique et humaine du


pays puisque les déplacements ont eu lieu du nord au sud : de Vukovar à Dubrovnik en
passant par Osijek et Đakovo. C'est avec émotion que votre délégation a découvert les
conséquences dramatiques de la guerre qui a suivi la sortie de la Croatie de la fédération
yougoslave. Devant les dégâts matériels (les deux tiers de la région de Vukovar sont
sinistrés), dans les cimetières aménagés aux abords des charniers, au cœur des églises
bombardées et profanées, devant les tombes ouvertes (Eglise Saint-Philippe et Saint-
Jacques à Vukovar), au bord du Danube dans des châteaux et des hôtels dont ne subsiste
que l'ossature (château baroque d'Eltz et Grand Hôtel de Vukovar), elle a ressenti la
blessure des Croates et compris leur nationalisme. Il lui est apparu que la Croatie sortait à
peine de la guerre et que le reste de l'Europe n'avait pas suffisamment pris la mesure des
conséquences de cette guerre terrible pour l'importante portion du territoire croate qui
en a été le théâtre » (Gérard, Gaudin, Hugot 2004)

Cette citation du rapport effectué par trois sénateurs français suite à une mission en Croatie en 2004
est révélatrice de plusieurs aspects que je souhaiterai aborder dans cette partie. La réalité du pays est
approchée par une petite fenêtre, celle offerte par la visite émue de quatre villes : Vukovar Osijek,
Đakovo (toutes trois situés en Slavonie) et Dubrovnik. Très vite, le texte se concentre sur une seule :
Vukovar. Cette dernière représente, dans l’œil des sénateurs, la quintessence d’une Croatie réduite
aux drames de la guerre, à ses conséquences terribles, à son nationalisme incompréhensible.
L’objet dans cette première partie est de me concentrer précisément sur la construction et
l’instrumentalisation du statut de martyr de Vukovar, en Croatie, dans l’espace post-yougoslave et en
Europe. Je précise immédiatement qu’il ne s’agit ici en aucun cas de minorer les souffrances et la
gravité des évènements qui se sont déroulés à Vukovar dans les années 1990. Mon objectif est plutôt
d’essayer de comprendre et d’analyser l’usage discursif de l’image de ville-martyre, comme un
exemple de la manière dont l’ex-Yougoslavie est représentée et perçue. Comment cette image a
émergée et dans quel but ?
La première section sera ainsi l’occasion de revenir sur la sacralisation de la ville et des évènements qui
s’y sont déroulés, la construction du mythe et sa ritualisation (8.1.1). Vukovar sert la victimisation
nationale croate à l’extérieur du pays. Le symbole qu’elle représente est également manipulé à
l’intérieur de l’espace post-yougoslave, pour instrumentaliser les tensions serbo-croates,.Il est plus
rarement renversé pour porter les réconciliations. Le deuxième temps (8.1.2) de cette partie sera
l’occasion d’interroger l’inexorabilité de cette ascription territoriale et mémorielle pour tenter de
mieux comprendre les ressorts de sa perpétuation et les jeux de pouvoir qui lui sont liés. Je
m’interrogerai également sur la participation des producteurs culturels (médias, politiques mais aussi

382
chercheurs385) à ce processus stigmatisant pour souligner l’épuisement du regard porté sur la région
quand elle est approchée et réduite à ses nationalismes et ses guerres.

8.1.1. Vukovar ou la construction d’un mythe

La citation par laquelle j’ai commencé cette partie en est l’illustration, Vukovar possède une aura
particulière à l’extérieur de la Croatie. A l’intérieur de la Croatie également, certains des échanges que
j’ai eus à Zagreb le trahissent : « je n’ai jamais mis les pieds en Slavonie. Mais tu verras, les pauvres, ils
ont tellement souffert pendant la guerre, tout a été détruit là-bas tu sais. Surtout à Vukovar… »
(discussion informelle avec une femme d’une cinquantaine d’années à Zagreb, Blondel, 2009). J’ai
entendu le même type de propos lors d’échanges informels avec des personnes croisées en Dalmatie
ou en Istrie (2009-2012). Qu’elles s’y soient rendues ou non, elles affichent une commisération de bon
aloi, constitutive de la formation de la nation croate. Au sein de la Slavonie, une ville à elle seule
cristallise le martyr d’une région et plus largement de la nation dans sa lutte pour son indépendance :
Vukovar.
L’usage du terme martyr se trouve dans de nombreuses références, analyses et recherches consacrées
à la fois au lieu (la ville de Vukovar) et à l’évènement (sa chute en 1991). Cette connotation religieuse,
sous-tendant héroïsation et sacrifice de soi, n’est pas spécifique mais tout de même caractéristique de
la Croatie d’après-conflit (Schaüble 2006).
Dans son travail de thèse sur « Tourisme et mémoire » en ex-Yougoslavie, Patrick Naef s’intéresse à ce
qu’il qualifie de construction de la ville-martyre de Vukovar, qui se base selon lui sur « la
mémorialisation intense d’un trauma collectif, l’acquisition d’un statut de martyr pour le lieu, ainsi que
la mise en symbole de cette ville » (Naef 2014, p. 324). Il s’intéresse donc plutôt à la question du
comment (la ville-martyre est construite). En complément de son approche, je vais m’interroger sur le
« pourquoi », « dans quel but ». L’objet est de comprendre et d’analyser l’usage politique et social de
la symbolique Vukovar dans l’espace national croate et de questionner les rapports de domination
attachés à cet usage. Pour ce faire, je vais décliner ma réflexion selon trois aspects : sacré, mythe et
rite. Je vais d’abord identifier les raisons principales ayant conduit au choix de la sacralisation
(temporelle et spatiale) de Vukovar ainsi que certaines des formes prises par cette dernière. Ensuite, je
vais passer en revue certains éléments contribuant à la perpétuation du mythe Vukovar aujourd’hui.
Enfin, je vais présenter certains des tenants et des aboutissants de la ritualisation des affrontements


385
Au sens de Wacquant et al., 2014, op. cit.

383
serbo-croates dont la ville continue d’être le symbole et le théâtre, contre le souhait d’une partie de
ses habitants.


8.1.1.1. La sacralisation de Vukovar, icône de la guerre patriotique

Vukovar est probablement l’icône principale de ce que les Croates nomment officiellement la guerre
patriotique. Les seules autres icônes aussi importantes sont les généraux de la reconquête ayant
conduit les opérations Tempête et Eclair en Dalmatie et en Krajina, en particulier le général
Gotovina386. Le choix de Vukovar comme évènement fondateur puis comme incarnation physique de
l’indépendance de la Croatie repose en premier lieu sur sa symbolique avant, pendant et après les
conflits. Présentée comme une allégorie de la cohabitation serbo-croate avant les conflits des années
1990, une « Yougoslavie miniature », sa chute après plusieurs mois de siège au début des conflits, puis
une destruction quasi-totale, représente l’impossibilité du vivre-ensemble pour les deux peuples, la fin
du projet yougoslave ; d’autant plus que sa conquête par une JNA (armée yougoslave) alors déjà aux
forts accents serbes, est entachée d’un des crimes de guerre les plus importants en nombre de morts
commis sur le territoire croate : le massacre d’Ovčara387. En ce sens, son martyr est un argument
supplémentaire dont le régime de Tuđman peut se servir pour légitimer encore davantage
l’indépendance croate. Enfin, la Slavonie orientale (et Vukovar) est le seul territoire réintégré
pacifiquement à la Croatie en 1998, après un mandat de l’ONU, évitant à l’icône du début du conflit
d’être écornée par le nettoyage ethnique commis par la Croatie contre des centaines de milliers de
Serbes de Croatie en Krajina et en Slavonie Occidentale pendant les opérations Tempête et Eclair.
Vukovar est ainsi l’incarnation parfaite de la ligne officielle du récit historique national émergeant au
moment de l’indépendance. Sa sacralisation repose sur un discours de la virginité, qui permet à la
Croatie de se poser, pour l’extérieur, en innocente victime de l’agresseur serbe, ce dernier
représentant le mal rejeté dont elle s’émancipe. Elle se traduit également par la narration de
l’héroïsation de la résistance puis de la reconquête, qui permet d’unifier de l’intérieur le territoire
national derrière un symbole fort. C’est également ce que perçoit Kruno Kardov dans son travail sur la
ville : « the return of Vukovar, Croatia new mythical place, symbolized the fulfillment of the Croatian
centennial dream and indicated the stabilisation of the Croatian identity » (Kardov 2007, p. 67).


386
Leurs portraits (en particulier celui de Gotovina) étaient affichés dans de nombreuses vitrines ou espaces
publics dalmates comme une marque de soutien à leur libération (Blondel, observations de terrain, 2009-2013).
Les deux généraux, initialement condamnés par le TPY, ont été libérés fin 2013
387
Pour plus de précisions sur les évènements historiques, cf. Le chapitre 4.

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représentations moins figuratives du martyr pour se recentrer sur la destruction matérielle subie par la
ville, ce que marque le choix du manoir Eltz en 2001 (comme sur les billets de vingt kuna). A cette
occasion, des cartes postales pré-timbrées sont également divulguées. L’image choisie est un des
symboles les plus célèbres du siège, et un « des plus représentés dans le matériel de promotion
[touristique] de Vukovar » (Naef 2014, p. 347) : le château d’eau volontairement non reconstruit. En
2011, le timbre édité pour la commémoration associe une photo en noir et blanc montrant la
destruction du centre-ville en 1991 et Vukovar écrit en rouge.
C’est la seule ville et le seul évènement historique à bénéficier d’un tel traitement. La majorité des
autres sujets fétiches de la poste croate sont les personnages célèbres croates (politiques, artistes,
sportifs), les œuvres d’art croates, la nature croate ainsi que des éléments de la symbolique religieuse
catholique. Ce sont autant d’éléments d’affirmation identitaire, mais aucun n’est lié directement aux
conflits.

Notons que l’association avec des évènements historiques s’étant déroulés dans un autre contexte
n’est pas spécifique à la Croatie, sa poste nationale et Vukovar. A Belfast par exemple, des fresques
peintes sur des murs séparant les deux communautés par des républicains irlandais font référence à
d’autres combats pour la reconnaissance de droits et/ou l’indépendance. Dans la première photo (en
haut) ci-dessus, une fresque (en jaune) dénonçant l’usage du GS contre les prisonniers de l’IRA en 1974
est placée à côté du portrait du militant des premières nations nord-américaines, Leonard Peltier,
condamné à deux peines d’emprisonnement à vie. Sur la photo du milieu, Nelson Mandela est visible.
D’autres références, au combat des Palestiniens notamment sont mobilisées par les Républicains
irlandais. Sur la troisième photo, en bas, un graffiti « Free Tibet » fait face à un drapeau unioniste.
Les supporters de la cause unioniste utilisent en retour les symboles des adversaires de ces causes,
arborant par exemple le drapeau israélien en réponse à la référence aux Palestiniens, ou le drapeau
confédéré états-unien en réponse à la référence aux premières nations (observations à Belfast, 2014).
Bien que les références, le rapport de force entre Communautés et la forme diffèrent entre Vukovar et
Belfast, l’intention est identique. Il s’agit de légitimer son propre message en l’inscrivant dans la
continuité de luttes iconiques internationales incontestables, quitte à procéder à des raccourcis
historiques discutables.

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389
Chouraqui de 2000 (Harrisson’s Flowers), d’un documentaire d’Hervé Ghesquière et de Michel Anglade
de 2004 (Vukovar, la cité des âmes perdues), mais aussi d’un documentaire de 2006, « Vukovar, final
cut » présenté par B92 comme la première coproduction serbo-croate post-yougoslave.
Sacralisé, intouchable, Vukovar pourrait courir le risque de devenir une icône poussiéreuse au fur et à
mesure des années et la moindre nécessité d’affirmer et de convaincre du bien-fondé de
l’indépendance croate. Il n’en est rien, car Vukovar est aussi une mythologie, ritualisée et souvent
récupérée pour symboliser guerre et paix en ex-Yougoslavie, et réciproquement par la même occasion,
réduire la Slavonie à des telles questions.


8.1.1.2. La mythologie Vukovar, la victimisation muséifiée

Un certain nombre de rumeurs persistent et se succèdent, s’appuyant sur, et participant de, la


construction du mythe de Vukovar comme ville-martyre et comme lieu de mémoire de la nation
croate. Je ferais référence ici aux différents récits qu’il m’a été donné d’entendre ou de lire durant mes
périodes de terrains successives en Croatie et en Serbie, ainsi qu’à des articles de presse et des sources
secondaires, en les traitant de manière diachronique.
Le premier récit, le plus fréquent, est le mythe du sacrifice qui renforce l’image de ville-martyre croate
dans sa dimension religieuse. Selon la rumeur qu’on m’a répétée en Croatie et en Serbie, Tuđman (soi-
disant dans un accord secret avec Milošević) aurait délibérément choisi d’abandonner la ville à la JNA,
et ce, de sorte à s’attirer la bienveillance internationale. Même si la véracité historique de cet
évènement continue de porter à controverse, il n’en est pas moins repris régulièrement dans les
articles consacrés à Vukovar par la presse nationale et internationale. C’est par exemple le cas dans un
article de la BBC qui affirme: « Mr Tudjman was accused of deliberatly sacrificing Vukovar –dubbed
the Croatian Stalingrad because of its devastation- so as to reinforce his portrayal of Croatia as victim
of Serb aggression » (Partos 2003). Certains travaux scientifiques y font également référence comme
s’il s’agissait d’un fait historique (MacDonald 2002).
La comparaison avec Stalingrad, ou plus exactement la construction de Vukovar comme étant le
« Stalingrad croate », revient également comme un leitmotiv dans les propos des journalistes
internationaux prétendant que les relations serbo-croates sont redevenues plus conflictuelles ces
dernières années (nous le verrons dans la partie suivante), à partir de ce qu’ils perçoivent à Vukovar.
C’est le cas par exemple de l’article du journaliste allemand Johannes Graf travaillant pour la chaine
d’information continue allemande N-TV, qui titre « Un pays au rang des accusés. La Serbie et le

390
Stalingrad de la Croatie393 » (Graf 2014). Le wiki travel consacré à Vukovar entend démontrer le lien
avec Stalingrad par le déroulement de la bataille, et ce dès l’introduction de l’article consacré à la ville:
« Although the city has a long cultural history, today it is most noted for its fate during the war in the
early 1990’s in the former Yugoslavia and often called the Hero town […]. City was defended up to the
last street and therefore it was the modern model of Stalingrad battle » (Wikitravel n.p.).
De la sorte, ces producteurs culturels inscrivent Vukovar dans les mythes guerriers européens du XXe
siècle, faisant le parallèle entre les sièges subis par les deux villes (bien que ce parallèle puisse paraître
cavalier). Mais ils contribuent également au renforcement de sa mythologie en reproduisant l’image
construite par le gouvernement nationaliste croate dans les années 1990, celle du martyr d’une ville
héroïsée, utilisée pour symboliser la bataille du pays pour son indépendance. L’usage de cette
comparaison par des journalistes et des chercheurs étrangers (dont moi, ici même) contribue à sa
diffusion internationale.
Vukovar est parfois comparée à Guernica, toujours dans cette logique de la métaphore de la ville-
martyre. Le guide Michelin, dans sa page internet consacrée à la ville, se laisse aller à la dramaturgie
lorsqu’il propose un rapide descriptif de la ville :

“Located on the Danube at the confluence of the Vuka, the martyr city of Vukovar, which
like Guernica has become a symbol of the folly of man, is no longer in ruins: a
reconstruction programme is gradually restoring it to its former glory. […] Visitors mainly
head to Vukovar to pay tribute to its inhabitants, with the hope that one day they will be
able to put the horror behind them” (Guide Michelin n.p.).

« Symbole de la folie des hommes », Vukovar, bien qu’en reconstruction, ne se visite, selon le guide
Michelin, que comme on visiterait un mémorial, pour « payer un tribut à ses habitants », pour prendre
conscience de l’horreur encore visible ou perceptible dans ce lieu (Ibid.). Ceci constitue un second
point participant de la construction du mythe de Vukovar, sa transformation en lieu de mémoire du
martyre de la nation croate. Cette idée remonte aux temps des conflits. En 1993 et 1994, alors que
Vukovar n’a pas encore été réintégrée au territoire croate, il existe déjà un débat en Croatie sur
l’opportunité de conserver la ville détruite en l’état et d’en faire un mémorial à ciel ouvert : « Croatian
citizens proposed that instead of rebuilding, Vukovar should be fenced in and turned into a
monument. At the moment, it was perfectly clear that Vukovar occupies a significant place in the
national memory » (Kardov 2007, p. 66). Bien que ce ne soit finalement pas la solution retenue,
Vukovar reste de nombreuses années en ruines, comme en témoigne ma visite des lieux en 2008. Au


393
Le titre original est : „ein Land steht vor Gericht. Serbien und das Stalingrad Kroatiens“.

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393

Figure 100 - Le site du massacre et la spirale du souvenir dans le mémorial d’Ovčara.

Sources : Office de tourisme de la ville de Vukovar

Figure 101 - Ensemble de photographies présentant le site commémoratif de la rue Trpinja, le cimetière
commémoratif, le monument aux morts et le musée de la guerre patriotique.

Sources : Wikitravel, Office de tourisme de la ville Vukovar, Agence Danubium


394
Cette concentration de l’offre autour de ce qui est communément appelé tourisme noir ou de guerre397
réduit Vukovar à son statut de martyr et oblitère en grande partie les offres alternatives que pourrait
offrir la ville et la région (e.g. le Danube et ses Îles, le site archéologique de Vučedol). L’hypermnésie398
croate exclut également, de fait, toute autre possible lecture ou mémoire des conflits ; aucun lieu de
mémoire serbe n’est en effet toléré, toute tentative officielle ou officieuse ayant été dégradée ou
détruite, d’après la guide touristique que j’ai interrogée à ce propos en 2013 (visite guidée de Vukovar,
Blondel, 2013).
Patrick Naef voit dans ce qu’il qualifie de « mémorialisation intense » une urgence à s’exprimer dans
l’espace public, à le remplir après les conflits d’une perspective unique, celle des Croates (Naef 2014).
En ce sens, un tel phénomène peut être rapproché de ce qu’Erika Doss qualifie de memorial mania
dans un autre contexte –celui de la multiplication des mémoriaux aux Etats-Unis– et qu’elle définit
comme une anxiété croissante concernant l’identité nationale et sa mise en récit (Doss 2010). Dans le
cas de Vukovar, la construction du mythe du martyr représente, dans la version officielle, l’incarnation
territoriale des souffrances d’une nation pour son indépendance. Elle s’inscrit dans un discours plus
large de victimisation selon lequel cette dernière n’a été obtenue qu’au travers une campagne
purement défensive399. Ce discours, élaboré pendant la période Tuđman, possède une logique
nationaliste. C’est-à-dire qu’il est pensé à l’intérieur pour asseoir une identité croate unique sur des
bases ethniques ; mais aussi vers l’extérieur pour attirer l’empathie internationale et rejeter la faute
sur l’Autre, l’oppresseur. A Vukovar, ce sont les Serbes qui sont ainsi pointés du doigt. Sa mise en
tourisme (noir) a servi sa perpétuation jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne l’image sociale
véhiculée par les guides sus-cités.
Cette persistance, quand d’autres symboles des conflits des années 1990 en Croatie ont perdu peu à
peu leur aura, pose deux questions : celle du comment : par quel(s) moyen(s) la mythologie de
Vukovar s’est maintenue dans les sphères nationale et internationale ? ; celle du pourquoi, qui en
profite ?


397
La thèse de Patrick Naef (op. cit.), offre une comparaison avec Srebrenica et Sarejevo sur ce sujet. Ce
phénomène existe ailleurs. Florine Baillif aborde dans sa thèse la mise en tourisme des éléments liés aux confits à
Belfast. Elle mentionne par exemple la publication depuis 1999 d’une « carte des Troubles de Belfast-Ouest » qui
selon elle, « répond à la fascination croissante des touristes pour l’histoire troublée de l’Irlande du Nord » (Ballif
2006, p. 86‑87).
398
Pour reprendre le terme de Frédéric Roussezu 14/03/2016 20:02
399
Un mythe que le journaliste croate Drago Hedl n’a cessé de battre en brèche (ce qui lui a valu de nombreuses
menaces de mort). C’est par exemple le cas dans un article qu’il a écrit pour l’IPWR (Institute for Peace and War
Reporting) en 2005 après la découverte d’un charnier de 18 corps en Lika, ensuite identifiés comme étant les
restes de villageois serbes massacrés par l’armée croate en 1991 dans le village de Paulin Dvor à coté d’Osijek :
« the discovery may finally explode the myth – promoted by former leader Franjo Tuđman- that Croats could not
have carried out such atrocities as they fought a purely defensive campaign. It is looking increasinly likely that
not only did Croatian forces commit war crimes, they attempted to cover them up » (Hedl 2005).

395
8.1.1.3. Le rite, Vukovar ou la mise en scène permanente de la ville divisée

“Every year the anniversary of the fall of Vukovar brings back memories. Memories of the
victims of Vukovar. The brave veterans who defended it. The memories of all those who
suffered in Croatia’s Homeland War. One of the greatest blessings that may be given to
humans is to have a homeland, in which they will live and work in freedom. Our path to
freedom was long and full of hardships; we all sacrificed something, experienced pain and
suffering. However, what we have today we own first of all to those who willingly and
readily stood in the face of death and destruction and courageously gave their lives
defending our country. The injustice of everything that happened was so immense, that
many still feel its painful sting as strongly as they felt it 21 years ago.

This is especially true of Vukovar, which on 18 November 1991 experienced a horrible


tragedy, through which its people weaved both their tremendous sufferings as well as
heroic resistance into the subsequently achieved Croatian freedom and independence.
[…]

By honouring the memory of Vukovar, its victims and soldiers, we honour all Croatian
victims and defenders in the Homeland War, since Vukovar is not only the hero in its own
epic, but the hero symbolizing the stubborn and unbreakable resistance, heroic acts and
suffering of the entire Croatian defence, which finally resulted in Croatia’s victory and
independence. Being aware of our tumultuous history and the transient nature of
everything on Earth, but at the same time of the everlasting ideals which make the human
life worthwhile at all times, and always being ready to stand up in defence of the dignity
of the Croatian people and our homeland, we raise our voice to express our deepest
appreciation and gratitude for Vukovar and its people.” (National and University Library in
Zagreb 2012).

Ce court texte offre une synthèse assez complète des éléments de langage développés dans la
ritualisation de Vukovar. Se souvenir de Vukovar est important pour se remémorer la fortune quasi-
divine (« one of the greatest blessings », premier paragraphe) d’avoir une mère-patrie –ce qui
correspond à la sacralisation évoquée en (1). Ensuite vient une tirade sur le martyr vécu par la ville et
l’héroïsation des défenseurs dont la résistance est présentée comme un acte libérateur –la mythologie
(2). l’auteur-e inconnu-e de ce texte de conclure qu’il convient de se remémorer Vukovar chaque
année, pour honorer les souffrances des victimes et les défenseurs de la ville, les en remercier
solennellement –c’est un des éléments de la ritualisation de et à Vukovar, comme nous allons le voir
maintenant dans le (1).

(1) Célébrer la chute de Vukovar ou la mise en scène de l’impossibilité du vivre-ensemble

Le premier rite abordé ici est celui de la commémoration de la chute de Vukovar. Il se traduit par
plusieurs cérémonies du souvenir, chaque année, durant le mois de novembre. Un jour de
commémoration nationale fut même institué par une décision parlementaire datant de 1999, celui

396
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397
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Except : ‘it was war’. They don’t know anything…” (Naef 2014, p. 351).
Il est notable que la presse internationale s’intéresse à Vukovar surtout dans ces moments
paroxystiques. Les journalistes livrent leur lecture de la ville au travers d’un miroir grossissant la
séparation401. Boris Vitkine raconte « l’impossible réconciliation des Serbes et des Croates de
Vukovar » (Vitkine 2011). Bien qu’elle ne soit venue que pendant les commémorations de novembre
2011 marquant les vingt ans de la chute de Vukovar, la journaliste macédonienne Gordana Duvnjak lit
dans les clivages qu’elle observe alors le reflet d’une séparation quotidienne plus profonde, à la
crèche, à l’école, dans les cafés.
L’enveloppe mythologique entourant la ville est également relayée. Gordana Duvnjak relate son
itinéraire au fil des commémorations du souvenir mais aussi des évènements spéciaux (souvent des
forums de dialogues organisés par des ONG défendant les droits de l’Homme). Elle décrit une « ville
martyre, symbole des grandes souffrances de la guerre patriotique des années 1990 et un lieu sain
pour les Croates » (Duvnjak 2011). Boris Vitkine emploie quasiment mot pour mot les mêmes termes,
mentionnant le « martyr de la ville (…) symbole de la guerre patriotique croate » (Vitkine 2011).
Pour rendre la sacralité du moment, Gordana Duvnjak n’hésite pas à mobiliser ses propres émotions,
notamment lorsqu’elle raconte son arrivée en Slavonie : « Et soudain, une peur nous saisit – celle de
devoir affronter la ville » (Duvnjak 2011). Elle use du même procédé narratif pour conclure son article :
« Nous quittons Vukovar comme accablés par un fardeau, conscients du déferlement de la folie
humaine dans cette ville et encore plus convaincus qu’il est du devoir de tous de transmettre les
leçons du passé aux générations du futur » (Duvnjak 2011).
Cette mise en récit de la séparation contribue à la reproduction d’une représentation unique et
iconique de Vukovar comme incarnation de l’impossibilité, soi-disant quotidienne et totale, du vivre-
ensemble serbo-croate402. La répétition rituelle de la mise en scène de cette impossibilité dans la
célébration de la chute de la ville permet de réaffirmer la position dominante de l’interprétation
nationale des conflits et de leur mise en mémoire. C’est une véritable stratégie discursive, la
victimisation servant la perpétuation de la domination symbolique de la Majorité (ici croate) sur la
minorité (ici serbe). La reprise de cette dernière par les journalistes internationaux marque le triomphe
du récit mémoriel croate, qui est le seul relayé. Au risque de voir la mémoire manger l’histoire403.


401
Deux articles de novembre 2011 sont cités à titre d’exemple ici : celui de Boris Vitkine paru dans Le Monde, et
celui de Gordana Dunjak publié dans le journal de Skopje Utrinski Vesnik traduit et reproduit par le Courrier
international.
402
Ce qui est exagéré, nous y reviendrons dans la partie suivante.
403
En référence à Pierre Nora et Françoise Chandernagor qui enjoignent à faire l’inverse, i.e. à libérer l’histoire de
l’hégémonie mémorielle (Nora, Chandernagor 2008, p. 15).

398
Les commémorations annuelles de la chute de la ville ne sont pas les seuls événements récents qui ont
maintenu Vukovar dans le fil de l’actualité croate, européenne et internationale. L’analyse de leurs
mises en récit sera l’occasion de souligner de façon encore plus nette, la politisation du théâtre
mémoriel frontalier mais aussi la mémorialisation de la scène politique que l’instrumentation du
symbole Vukovar sert.

(2) la tentative de réconciliation de 2010, un évènement « historique » isolé

Le 4 novembre 2010, Boris Tadić fut le premier (et le seul jusqu’ici) président de la république de
Serbie à se rendre à Vukovar ainsi qu’au mémorial d’Ovčara. Il y présenta des excuses officielles et
rendit hommage aux victimes croates en compagnie du président de la république de Croatie d’alors,
Ivo Josipović. Son message de réconciliation fut relayé par les journaux internationaux, qui
reproduisirent souvent les dépêches des grandes agences de presses (type AFP), proposant ainsi des
articles courts et très similaires. C’est par exemple le cas du Monde qui cite directement les propos de
Tadić : « La Serbie démocratique souhaite des relations de bon voisinage (…) En nous recueillant
devant les victimes, nous pensons à l’avenir (…) ; en reconnaissant le crime, en s’excusant et en
présentant nos regrets, nous ouvrons la possibilité d’un pardon et d’une réconciliation » (Le Monde et
AFP 2010). Il est également fait mention de la présence d’une cinquantaine d’opposants qui, à l’appel
de partis de droite et d’extrême-droite, d’associations de vétérans ou de mères de victimes, ont tourné
le dos au moment du passage du cortège pour montrer leur désapprobation à la visite de Tadić (cf.
photo ci-après).
Bien que très peu de média en fasse écho, le même jour, Ivo Josipović se rendit également au village
de Paulin Dvor (à coté d’Osijek), lieu du massacre de 19 civils (18 serbes et un hongrois) par l’armée
croate (HV) en décembre 1991. Lui aussi présenta alors des excuses au nom de la Croatie (propos
repris par le site d’information canadien CBC News) : « those who are left behind those victims deserve
our apology » et rejeta l’argument de la vengeance (les faits ont eu lieu après la chute de Vukovar)
comme une justification possible d’un crime « a crime has no justification ; revenge cannot be justified
by a crime » (CBC News 2010).

399

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pour raisons de santé, sans qu’aucun jugement n’ait été prononcé contre lui par le TPIY. Le 18
novembre 2014, il envoie un communiqué de presse provocant406 aux médias croates dans lequel il
« félicite les tchetniks serbes pour la libération de Vukovar » (Milekić, Domanović 2014; Parlement
européen 2014). S’en suit une série de réactions. Le président de la république de Croatie Ivo
Josipović, demande sur twitter à ce que Šešelj retourne à la Haye (Milekić, Domanović 2014). Le
groupe serbe pour la paix « les Femmes en noir » organise une performance à Belgrade qu’elles
intitulent « nous n’oublierons jamais les victimes de Vukovar », une de ses membres Staša Žajović
déclarant « killing of a town and its population must never be forgotten » (Ibid.). L’émoi ne se limite
pas aux Balkans, puisque le Parlement européen adopte, fin novembre 2014, une résolution :

« Le Parlement européen condamne fermement la rhétorique belliciste de Vojislav Šešelj,


ses discours d’incitation à la haine et aux revendications territoriales, ainsi que ses
tentatives de détourner la Serbie de son avenir européen […] qui ont rouvert les blessures
psychologiques infligées aux victimes pendant la guerre et ravivé le souvenir des atrocités
commises au début des années 1990 [… et] pourraient remettre en question les progrès
réalisés en matière de coopération régionale et de réconciliation… » (Parlement européen
2014)

Du fait de sa sacralité et de sa mythologie, Vukovar est à nouveau prise à partie. D’un côté, le symbole
qu’elle constitue est attaqué par un leader ultra-nationaliste serbe sur le retour, de l’autre, il est
défendu par un ensemble hétéroclite de vétérans et de représentants politiques croates de tout bord,
de défenseurs des droits de l’Homme croates et serbes, ainsi que de parlementaires européens. Si les
prises de position diffèrent en partie, toutes concordent à réifier Vukovar comme un emblème de la
folie de la guerre et du martyr, réduit au statut de mémorial, supposément intouchable pour ceux qui
souhaitent poursuivre le processus de réconciliation serbo-croate. Car ce qui est en jeu va au-delà, le
Parlement européen saisissant l’occasion de ce qu’il nomme « l’affaire Šešelj » pour souligner le lien
que font les institutions européennes entre réconciliation et intégration européenne. Ainsi, il
« rappelle aux autorités serbes ses obligations dans le cadre de la coopération avec le TPIY et celles de
la Serbie en tant que pays candidat à l’entrée dans l’Union », s’inquiétant de « l’absence de véritable
réaction politique et juridique de la part des autorités serbes quant au comportement de Vojislav
Šešelj » (Parlement européen 2014) .
Or, il me semble que cette réaction d’émoi international est problématique pour plusieurs raisons.
Imprécise, elle rend responsable les autorités serbes et la Serbie toute entière des paroles et des actes
d’un de ses ressortissants, alors que la libération de Šešelj est la décision d’une institution
internationale, le TPIY. C’est d’ailleurs la ligne de défense adoptée par le premier ministre de la

406
L’usage de “tchetniks” est une provocation parce que ce terme est fortement associé aux groupes
paramilitaires ultranationalistes serbes, dont celui qui a perpétué le massacre d’Ovčara. Parler de “libération”
dans le contexte de Vukovar est aussi une provocation puisque la chute de la ville correspond davantage à une
conquête militaire entachée de crimes de guerre.

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402
Finalement, une telle réaction du Parlement européen n’est-elle pas contre-productive ? Ne contribue-
t-elle pas à renforcer l’usage instrumental des mémoires concurrentielles des nationalismes serbe et
croate de Vukovar ?

(4) « la guerre du cyrillique », ou la réification des conflits yougoslaves imposée à Vukovar et ses
habitants

Figure 104 - Ensemble de deux photos, la première montrant une manifestation à Vukovar en février 2013 contre
l’usage du cyrillique dans cette ville, la seconde des protestants cassant un panneau bilingue tout juste posé à
Vukovar en septembre 2013.

Sources : Euronews, vecernji.hr



Depuis 2013, Vukovar est au centre d’une autre controverse, la guerre de l’alphabet cyrillique409, une
polémique liée à la mise en conformité avec la loi constitutionnelle sur les droits des minorités
nationales de 2002 et la Constitution de 2010410. Ces dernières impliquent, dans le cas de Vukovar,
municipalité dont plus de 30% des habitants se déclarent d’ethnie serbe, le doublage en alphabet
cyrillique (perçu comme serbe) des sceaux officiels de la commune, des panneaux municipaux et de
ceux des personnes représentants l’autorité publique, ainsi que des écoles élémentaires. A l’appel en
premier lieu de groupes nationaux d’anciens combattants, des manifestations sont organisées. La
première se déroule à Vukovar en février 2013, au moment de l’annonce par le gouvernement de
l’application de la loi sur le territoire municipal de Vukovar (photo ci-dessus). D’autres manifestations
éclatent début septembre 2013. Elles aboutissent à la destruction des premières plaques bilingues –
siège de police, centre des impôts, caisse des allocations sociales– posées dans la nuit du 2 au 3
septembre 2013 (photo ci-dessus) (Dérens 2013b).


409
C’est le terme employé par la majorité des journaux, croates et étrangers.
410
qui correspond à la mise en conformité avec les chartes européennes signées par la Croatie dans les années
1990 et appliquées petit à petit dans le courant des années 2000.

403
Dans les articles consacrés à ce sujet, la parole la plus systématiquement relayée, celle des
manifestants, dont il est précisé qu’ils sont des anciens combattants regroupés dans le Comité pour la
Défense d’une Vukovar croate, et parfois, en appoint, celle des membres de familles de victimes. Le
site d’informations serbe b92 cite par exemple le porte-parole d’une association de vétérans qui
avance que « les blessures de la guerre sont encore fraîches et profondes, ce qui rend l’alphabet
cyrillique inacceptable à Vukovar »411(b92 2013). Euronews cite Marjan Živković, « un des meneurs de
la manifestation » : « Durant la guerre, on a défendu cette ville de Vukovar. Tout cela aurait été vain si
l’on n’avait pas réagi comme on l’a fait aujourd’hui »412 (Euronews 2013). Le Nouvel Obs cite une
femme « dont la sœur a été tuée à Vukovar et dont le mari est toujours porté disparu » qui dit
considérer le cyrillique comme le « symbole de l’agression serbe et son retour à Vukovar comme de
« la pure provocation » (Le Nouvel Obs 2013). El Pais cite une femme de 47 ans, Snježana Patko, qui a
lutté dans la garde nationale croate et qui est la fille d’un disparu :

« Je n’ai aucun problème avec les autres minorités. Mais ici, les plaies sont encore
ouvertes. Il y a encore des centaines de disparus que l’on n’a pas retrouvés. Une femme
qui marche dans la rue peut tomber sur un homme qui l’a violé pendant les conflits et qui
n’a pas été jugé pour son crime. Les serbes ne veulent pas s’intégrer. Pourquoi devrions-
nous leur accorder ces droits ? D’abord, il faut que la justice soit rendue, complètement,
et qu’ils montrent de la bonne volonté dans cela » (Rizzi 2014).

Dans ces témoignages, un seul coupable est désigné : les Serbes, présentés comme les coupables, car
ce sont eux qui auraient bombardé et rasé la ville413. La seconde explication offerte est que les
blessures béantes laissées par les conflits ne se seraient pas encore refermées, par la faute des Serbes
qui ne coopèrent pas avec la justice. Comme Drago Hedl le souligne dans Balkan Insight, du point de
vue des victimes (ou du moins de certaines d’entre elles), l’émotion est encore trop vive : « there is no
discussion, just like there is no logical explanation. Everything is based on emotions, memories, the
painful wartime past » (Hedl 2013). La confrontation entre un symbole désigné comme serbe, le
cyrillique, et un symbole construit comme le principal élément mythifié du martyr national croate,
Vukovar, n’est pas envisageable, pas même en 2013.
Le récit général offert reprend les mêmes grandes lignes que les traitements des évènements abordés
auparavant. A nouveau, la mythologie de Vukovar est convoquée, celle de la « ville-martyre brisée par
la guerre »(de Maupeou 2013), mais aussi de la ville théâtre des pires atrocités : « vingt-deux après le
siège de la ville les viols, les massacres et les meurtres restent gravés dans la mémoire des habitants »
(de Maupeou 2013). Dans El Pais, Andrea Rizzi parle même de la blessure de guerre la plus fraîche

411
Traduction personnelle depuis le serbe.
412
i.e. en arrachant les panneaux.
413
Ce n’est pas totalement inexact, mais tout de même exagéré. Vukovar a été bombardée par la JNA, l’armée
yougoslave, qui, bien qu’aux ordres de Milošević, n’était pas constituée exclusivement de citoyens ou de
nationaux serbes.

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405
Vukovar représente également un symbole commode, car à la fois commun et disputé, manié par les
deux bords pour s’adresser à l’Autre, souvent le provoquer tout en exaltant le sentiment
d’appartenance des siens. Agité dans l’espace public, il est censé poser une question sociale, celle du
vivre-ensemble, mais sert surtout à des fins électorales, comme démonstration court-termiste d’une
soi-disant défense des intérêts nationaux, aux forts accents, en réalité, de populisme voire d’ethno-
nationalisme.
Enfin, Vukovar sert la commisération bien-pensante de la part de la Communauté internationale et les
médias internationaux. Ces derniers forment en effet les spectateurs réguliers des rites du souvenir et
des mises en scènes organisées de la séparation et de la réconciliation serbo-croate. Vukovar est alors
mobilisée pour raconter toujours la même histoire, celle des Balkans, de l’ex-Yougoslavie, de la ville,
soi disant irréconciliables, historiquement divisés, barbarisés.
Du fait de cette combinaison paradoxale, il me paraît nécessaire de relativiser, expliquer,
contextualiser ce qui se passe à Vukovar, avant de conclure cette première partie du chapitre en
s’interrogeant sur la manière dont nous, chercheurs en sciences sociales, prenons en compte,
réfléchissons et participons à la dimension discursive des phénomènes que nous cherchons à analyser.

8.1.2. Déconstruire le pouvoir symbolique de Vukovar

« C’est dans la constitution des groupes que se voient le mieux l’efficacité des
représentations, et en particulier des mots, des mots d’ordre, des théories qui
contribuent à faire l’ordre social en imposant des principes de division, et plus largement
le pouvoir symbolique de tout le théâtre politique qui réalise et officialise les visions du
monde et les divisions politiques » (Bourdieu 2001, p. 190).

Les réflexions de Bourdieu sur l’institution sociale du pouvoir symbolique constituent la base de cette
seconde section. Mon intention est ainsi d’inviter à sortir de la caricature, par exemple, par une
meilleure prise en considération des arrangements intercommunautaires quotidiens, entre croates,
serbes mais aussi les pratiques des individus qui se revendiquent d’autres appartenances ethniques ou
d’aucune. Ces derniers sont aujourd’hui rendus invisibles dans la réduction ethnique binaire de
Vukovar. L’influence possible d’autres types de rapports sociaux (classe, genre, âge) est elle aussi
clairement sous-estimée dans la plupart des analyses ou des récits médiatiques ; tout comme le débat
politique, qui existe au niveau local autour de ces questions, est le plus souvent ignoré par les
observateurs extérieurs (entretiens avec Ž. Sabo, Blondel, 2011). Un des enjeux centraux est d’éviter
l’usage exclusif et systématique de la focale ethnique serbo-croate pour raconter Vukovar, car cela
conduit à rejeter et ignorer tout ce qui ne participe pas d’une mise en récit ne collant pas avec l’image,
plus simple et plus vendeuse, de deux communautés dépeintes comme divergentes en tout point.

406
8.1.2.1. Un double mouvement discursif conduisant à l’enfermement mémoriel

Les mises en récit décrites précédemment me semblent problématiques pour trois raisons, qui toutes
trois contribuent à enfermer Vukovar et ses habitants, spatialement et temporellement, dans les
conflits du passé. En premier lieu, la symbolique du martyr, qui conférait initialement une singularité
héroïque, semble justifier aujourd’hui sa marginalisation. A Vukovar, la réconciliation n’aurait pas eu
lieu. A Vukovar, le passé poserait problème. A Vukovar, les Serbes et les Croates vivraient séparés.
Seulement là, et pas ailleurs en Croatie ou en Serbie. Toujours aujourd’hui et de la même manière
depuis 1991, comme si le temps s’était figé. Vukovar constituerait alors, si l’on en croit certains médias
et certaines recherches, un isolat spatio-temporel. En ne donnant la parole qu’aux victimes et aux
défenseurs, ces derniers forgent l’image que les habitants de Vukovar ne seraient tous et uniquement
que des victimes et des défenseurs (et réciproquement que toutes les victimes et les défenseurs de
Croatie habiteraient à Vukovar). Cette mise en récit revient à figer le temps en niant que quoique ce
soit ait pu évoluer à Vukovar, mais aussi à enfermer les problèmes de l’après-conflit dans un seul lieu.
En outre, ne donner la parole qu’aux victimes, aux défenseurs et aux agresseurs, c’est ne légitimer et
n’expliquer ce qui se passe à Vukovar que par le registre de l’émotionnel, de l’irrationnel, de
l’irréfléchi ; et négliger que les émotions, les mémoires, les récits puissent être socialement et
politiquement exploités, qu’un débat existe, que des avis divergents existent, à Vukovar et en dehors
de Vukovar. C’est n’observer que certains effets et certains symptômes plutôt que les processus sous-
jacents qu’ils trahissent.
Enfin, et la limitation de la mise en récit au registre émotionnel y participe, il y a dans la manière dont
Vukovar est racontée une certaine fascination pour une monstruosité fantasmée. Cette dernière me
semble révélatrice du complexe de supériorité de celui/celle qui observe Vukovar, depuis Zagreb,
Paris, Madrid, Londres ou Bruxelles, dans un regard condescendant sur une barbarie toute balkanique
qui le/la rassure sur sa propre modernité. C’est une mise à l’écart, le Monde (l’Europe, la Croatie)
développé(s) repousse à sa périphérie ce qu’il(s) ne prétend(ent) pas comprendre, quitte à travestir la
réalité de ce qu’il observe en isolat spatio-temporel.
Ce cadre discursif imposé a en retour des conséquences sur la matérialité de Vukovar et sur la vie au
quotidien de ses habitants. Habiter une ville-martyre ou l’impossible légèreté d’être415 ? Contraints par
l’extérieur à vivre dans les ruines du passé (bien que cela évolue petit à petit), ils doivent composer
avec une mise en scène surimposée de leurs ethnicités. Certains le rejettent. D’autres jouent aussi le
jeu selon les règles qui leur sont proposées, organisant localement la perpétuation du cliché, souvent
parce qu’ils y ont un intérêt (ou en conjuguent plusieurs) :


415
Pour presque paraphraser Milan Kundera.

407
- politique tout d’abord, pour ceux dont la ligne correspond à l’agenda ethno-nationaliste416
mais aussi ceux dont le mandat est institutionnellement lié à l’organisation du système selon
des critères ethniques417 ;
- social, parce qu’il représente des pans de la population qui se sont organisés civilement autour
de la mémorialisation du martyre de Vukovar (associations de victimes, de disparus, de
vétérans), et dont le poids dans l’espace public dépend de la magnitude de leur icône ;
- économique parce leur activités sont directement liées au tourisme mémoriel intense présent
partout à Vukovar.

En outre, nombre des habitants de Vukovar participent du maintien d’une lecture ethno-nationaliste
réductrice dans leurs discours, parfois sans même sembler s’en rendre compte, parce que cette grille
de lecture leur paraît être la seule disponible.
Certains chercheurs croates participent également de la perpétuation de ce discours réducteur sur
Vukovar, et promeuvent sans détour la mémorialisation nationaliste du lieu :

“The 1991 Vukovar Battle and all the memories related to it by Croatian citizens and
Vukovar survivors deserve to become a part of the official historical knowledge – an
integral part of the cultural memory. Vukovar testimonial witness not only shapes the
group memory and its common knowledge, but it also demands from the Croatian society
to remember the Battle and atrocities as a social duty with moral obligation to
acknowledge human sacrifice” [...]

Devalued moral consciousness of the Croatian nation confines the Vukovar marginalized
histories into the inaccessible space that lays beneath various selective interpretations of
the war. It is still unclear who is recording history in Croatia today and for whom is it
done. Its defenders, victims and survivors are in no position to freely voice out their
remembered past and truth through their testimonial narrations. Therefore, assisted
scholarly interpretations threaten to replace it with their own versions of historical truth
and by doing so they silence the witness with secondary traumatization” (Cvikić, Živić,
Žanić 2014, p. 77).

L’exceptionnalisme de Vukovar justifierait, selon ces sociologues, de réduire l’histoire de cet


évènement et de la ville à une seule mémoire, celle de ceux soi-disant réduits au silence : les
défenseurs, les victimes et les survivants du siège de Vukovar de 1991. En le faisant passer à tort pour
minoritaire et incompris (nos pages précédentes prouvent le contraire), ils essaient d’appuyer encore
davantage le discours nationaliste dominant.
Cet enchâssement des discours, par le haut et par le bas, conduisant à l’enfermement symbolique de
Vukovar et de ses habitants n’est pas unique. Les propos de l’anthropologue Stef Jansen, portés sur la
Bosnie-Herzégovine en témoignent :

“The idea that particular phenomena are utterly unique to a particular place is itself
certainly not unique to any place. And Balkanist exceptionalism (Fleming 2000; Todorova


416
C’est à dire les partis nationalistes de droite et d’extreme-droite : HDZ, HDSSB, HSP.
417
Nous y reviendrons dans la partie suivante.

408
1997) is certainly not a privilege of outside observers only. Many people in Bosnia and
Herzegovina themselves tend to advance such theses when commenting on life in the
country, and in explanations they may mention culture, mentality and other traits that
can presumably only be found amongst ‘our people’. They may add a dash of
ethnonationalist interpretation and some are keen on moralising Balkanist
representations of others or of themselves, including normative exhortations for Bosnians
to finally ‘catch up’ on the Road into Europe. In the process they may lament being left
out” (Jansen 2015b).

La description qu’offre Loïc Wacquant de la stigmatisation territoriale des « espaces pénalisés » dans
d’autres contextes (celui des banlieues américaines et françaises) s’en approche également :

« Quand ces « espaces pénalisés » (Pétonnet, 1982) sont ou menacent de devenir des
composantes permanentes du paysage urbain, les discours de dénigrement s’amplifient et
s’agglomèrent autour d’eux, aussi bien « en bas », dans les interactions ordinaires de la
vie quotidienne, qu’ « en haut », dans les champs journalistique, politique et
bureaucratique (voire scientifique) » (Wacquant 2007, p. 19).

Tout deux soulignent en particulier la participation des acteurs locaux à ce type de phénomène. Il me
semble également que la manière dont Vukovar et ses habitants sont aujourd’hui exceptionnalisés et
stigmatisés tient de ce double mouvement discursif, martyre nationaliste et balkanisme se nourrissant
l’un l’autre.


8.1.2.2. Sortir de la littéralité mémorielle

Ainsi, l’histoire que ressasse la presse internationale est toujours plus ou moins la même. Vukovar et
l’impossibilité de la réconciliation serbo-croate se confondent, l’un étant toujours convoqué pour
illustrer l’autre. Cette réification imposée à Vukovar n’est pas unique dans l’espace post-yougoslave. Le
mythe de la « ville martyre » se conjugue avec celui de la « ville divisée » mis en scène ailleurs, e.g. à
Sarajevo (Sauvaget, Casali 2015), Mostar (Guesné 2014; Legay 2012), Brčko (Despic-Popovic 2010) ou
Srebrenica (Radio Télévision Suisse 2015) en Bosnie-Herzégovine, à Skopje en Macédoine (Mijalkovic,
Urbanek 2011), à Mitrovica au Kosovo (Le Parisien 2014), chaque ville exemplifiant l’impossibilité du
vivre-ensemble pour deux voire trois groupes ethniques d’un territoire post-yougoslave plus large418.
Cet ensemble de cas, soi-disant paradigmatiques s’inscrit dans une mythologie mondiale, rejoignant
Jérusalem, Belfast ou Johannesburg au panthéon des villes-divisées.

(1) La dimension discursive de la marginalisation


418
Parfois des régions comme le Sandžak de Novi Pazar, parfois des pays entiers comme la Bosnie-Herzégovine,
le Kosovo ou dans une moindre mesure la Macédoine.

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Journey Through Yugoslavia, pour appuyer sa démonstration. Il commence par faire un parallèle avec
le revirement de l’auteure elle-même, et de son mari, lorsqu’ils arrivent à Belgrade en 1937 : "I had
always thought of Belgrade then as the Viennese see it. As the end of the earth, as a barbarian
village"(West 1942). Et ensuite de se lancer dans une envolée lyrique anachronique pour mieux
appuyer comment les Viennois d’alors et la majorité des Occidentaux d’aujourd’hui n’ont rien compris
à la ville :

“Then, as now, Old World restaurants impressed with succulent peasant-style


masterpieces ("they cook lamb and suckling pig as well as anywhere in the world," she
wrote). Then, as now, the city was full of passionate, vigorous people "who speak and
laugh and eat and drink a great deal" (Sherwood 2005).

Ce faisant, il dépeint les belgradois de la même manière caricaturale dont les Peuples des Balkans le
sont habituellement : passionnés, vigoureux et appréciant la bonne table. Là encore, cet orientalisme
est reproduit par certains des belgradois eux-mêmes. Dans un nouvel article du New York Times de
2010 consacré de nouveau à la ville, on peut lire les déclarations d’un DJ local dans la même veine :
« Belgrade is not an easy crowd, but if they like it, they show it in a warm and passionate way. » (Doyle
2010). La chaleur et la passion sont ainsi de nouveau associées aux habitants de la capitale comme si
elles constituaient des qualités toute balkaniques.
Par cette mise en perspective avec Berlin puis Belgrade, mon objectif est de souligner la participation
de la dimension discursive au processus de marginalisation territoriale. Intégrer cette dernière de
manière réflexive dans nos recherches exige d’accepter que la stratégie discursive des autres affecte
nos propres constructions discursives (Schoenberger 1998) et que nos propres productions discursives
participent en retour du phénomène que l’on croit seulement décrire420. Car l’énoncé constatif peut
toujours être entendu comme performatif (Bourdieu 2001, p. 195). Terminons ici cette parenthèse et
revenons au cas Vukovar.


420
Cf. pour plus de précisions : (Blondel 2016).

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412
slavonnes Osječko, Vukovarsko ou d’autres bières croates comme la Ožujsko dans les cafés croates).
Néanmoins, il existe aussi des cafés ou des clubs fréquentés indifféremment par les deux
communautés (entretien avec les habitants de Vukovar, Blondel, Vinette, 2012).
Il me paraît également nécessaire de sortir Vukovar de l’exceptionnalisme territorial dans lequel la ville
est placée. Nous l’avons vu, chaque opposition ethnique / communautaire / raciale (dans les Balkans
et ailleurs) a sa ville-symbole, son évènement-symbole (parce que Vukovar est les deux) permettant
d’illustrer par l’exemple l’impossibilité du vivre-ensemble. Cette première comparaison permet de
sortir de l’exceptionnalisme serbo-croate dans lequel on se trouve forcer de penser, de sorte à mieux
mesurer l’instrumentation politique de ce symbole dans le débat public par les groupes sociaux
(précédemment identifiés) qui n’ont pas intérêt à ce qu’on pense en dehors du cadre ethno-
nationaliste.
Revenons un instant sur « la guerre du cyrillique » à Vukovar. Ce qui est présenté comme posant
problème dans ce cas, c’est la confrontation entre un symbole désigné comme serbe, le cyrillique, et
une ville qui a été agressée par les Serbes pendant les conflits (et plus exactement la ville symbolique
de cette version croate des faits).
Pourtant, cette mise en conformité ne concerne pas uniquement Vukovar mais bien toutes les
municipalités dans lesquelles plus d’un tiers des habitants se déclarent serbes, soit 23 municipalités
sur les 428 que compte la Croatie, dont huit sont situées sur le territoire d’études424. Dans la plupart de
ces municipalités, le doublage de la signalétique officielle a progressivement été mis en place avant
2013 sans pour autant devenir une question de débat nationale ou internationale.
C’est par exemple le cas pour le panneau de l’école élémentaire à Trpinja, municipalité à quelques
kilomètres au Nord de Vukovar (photo ci-dessous). La municipalité d’Erdut s’affiche également sur son
site internet en croate/alphabet latin, serbe/alphabet cyrillique et en hongrois (ci-dessous). Pourtant,
comme à Vukovar, les deux municipalités furent le théâtre de crimes de guerre durant les années
1990, l’exécution de 56 ou 57 civils, identifiés comme croates, à Dalj en août 1991, et celle de 37 civils
(22 identifiés comme Hongrois, 15 identifiés comme croates) à Erdut entre novembre 1991 et février
1992425. Les épisodes de Dalj et Erdut, s’ils sont très bien connus en Slavonie, ne le sont pas à
l’international. Cette mise en parallèle permet de mesurer la place particulière de Vukovar dans la
symbolique de l’impossibilité du pardon de la nation croate, et la participation des médias
internationaux dans cette mise en discours de sa politique mémorielle.


424
Vukovar donc, mais aussi Negoslavci, Šodolovci, Markušica, Erdut, Borovo, Jagodnjak et Trpinja.
425
les massacres de Dalj et d’Erdut étaient inclus dans la liste des crimes de guerre retenus contre Milošević
avant sa mort par le TPIY. Ils font également partie des charges retenues contre Hadžić (jugement en cours en
2015). D’autres procès liés à ses crimes ou à d’autres crimes de guerre ayant eu lieu à Dalj ou à Erdut ont été
engagés en Croatie par la justice croate (e-g-la condamnation en mai 2012 par le tribunal d’Osijek de deux
volontaires serbes pour le viol en réunion d’une jeune fille croate devant sa famille en août 1991 à Dalj).

413

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414
problèmes et de trop se plier aux exigences de l’Europe. Un des slogans des manifestations menées
par les anciens vétérans est « Avons-nous besoin d’emplois ou du cyrillique ? »429.

Figure 107 - Photos d’une manifestation organisée à Zagreb en septembre 2013 et d’une banderole déployée
pendant le match entre le Dinamo Zagreb et l’Hajduk Split en février 2013, toutes deux contre l’usage du cyrillique
à Vukovar.

Source : globalvoices ; Index.hr



Ainsi, on mesure mieux que derrière la mise en scène de l’impossibilité de la réconciliation se cachent
plusieurs autres questions qui s’entrecroisent et qui contribuent à mieux comprendre pourquoi cette
question a été instrumentalisée de la sorte :
- une question socio-symbolique : souhaitons-nous, citoyens de Vukovar, de Slavonie, de
Croatie, réellement nous réconcilier ?
- une question socio-économique : nous les marginaux (vétérans, habitants de la frontière) ne
sommes-nous pas les oubliés de l’après-conflit ?
- une question socio-politique : est-ce que le capitalisme et le nationalisme sont meilleurs pour
nous que le socialisme?

Et dans les trois cas, le contexte de l’adhésion européenne –ses règles libérales et son marché unique-
semble amplifier ces questionnements. Certains artistes portent ces débats dans l’espace public post-
yougoslave comme le montrent les deux œuvres ci-dessous de Raša Todosijević430.


429
Traduction personnelle.
430
Pour plus d’info sur cet artisite, cf. (cf. http://yougosonic.blogspot.fr).

415

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416
Yougoslavie431, comme une obsession du cadre explicatif de la division selon des critères uniquement
ethniques (niant alors toute intersectionnalité dans les rapports sociaux et réduisant les lieux et les
hommes à une répétition permanente de la guerre) : « Even twenty years on, it seems, the window
view from an EU office or a think tank still allows the framing of questions of Bosnia and Herzegovina
in a predominantly or even exclusively identitarian manner » (Jansen 2015b).
Certaines villes, certains territoires, sont systématiquement pris en exemple comme une
démonstration répétée de l’incapacité de ceux qu’on se plait alors à nommer peuples des Balkans, à
vivre ensemble. C’est par exemple le cas de Sarajevo, « capitale double et divisée » (Sanguin 2004),
victime, comme Mitrovica au Kosovo, d’un urbicide et d’un mémoricide432 pour Bénédicte Tratjnek
(Tratnjek 2012, 2014).
Cette vision réifiante de certaines mémoires incarnées dans certaines villes nie que les séparations
communautaires sont en permanence contestées, réaffirmées et remodelées. Qu’apporte cette
dichotomie réductrice à la compréhension d’un phénomène complexe ? N’oublie-t-elle pas l’humain,
le social, la réappropriation, la réception de ces symboles puis la distorsion, la résistance, la
transformation en représentations et pratiques socio-spatiales qui s’inscrivent dans ces catégories de
lecture autant qu’elles les contestent ? Ne participe-t-elle pas du renforcement de cette
catégorisation ?
Non pas qu’il s’agisse de nier les problèmes interethniques en ex-Yougoslavie, ni même leur prégnance
dans l’espace public, nos parties précédentes le démontrent. Mais il est sans doute tout aussi
important de discuter l’épuisement des cadres d’analyse du nationalisme pour observer, comprendre
et analyser les changements en cours après les conflits interethniques en ex-Yougoslavie (Blondel,
Javourez, van Effenterre 2015). Certains travaux récents y contribuent. Ophélie Véron par exemple
positionne son récent travail de thèse sur Skopje de manière problématique par rapport à la question
de la ville-divisée : « Instead of regarding divided cities as ontologically-given and focusing on a few
cities elevated to the status of paradigmatic cases, I emphasise the processes that bring a city to
division with the concept of dividing city » (Véron 2015). Elle met ex exergue l’enchâssement entre le
récit politique et la réappropriation locale : « how ideological and political dynamics and processes
affect the lived experience of the city’s inhabitants and, how, in turn, the latter both take part in and
resist the construction and division of the city » (Ibid.) . Et elle insiste sur les récits alternatifs souvent
minorés : « I show that the city as a lived environment may offer other narratives than that of division,
in other words, that alternatives to the divided city do exist » (Ibid.).


431
Le présent travail de thèse en est, dans une certaine mesure, également une démonstration.
432
Tratnjek reprend le néologisme mémoricide à Vesna Blazina. Elle le définit comme la destruction de ce qui fait
la mémoire dans l’espace.

417
Il s’agit également de reconsidérer l’importance d’autres phénomènes comme la mondialisation et
l’européanisation par exemple433. Mais également d’interroger la participation des chercheurs à la
perpétuation de l’image sociale de la division interethnique en ex-Yougoslavie, et par la même la
réification de certains territoires-types et de ses habitants, réduits à toujours symboliser les conflits
interethniques et rien d’autre. Quand parle-t-on de Vukovar pour dire autre chose de la Croatie ? Et
pour dire quoi ?


8.2. Minorités en péril

Cette seconde partie traite de l’application et de la réappropriation en Serbie et en Croatie du cadre


européen sur la protection des minorités, et de son impact dans les scènes politiques et sociales aux
niveaux local et national.
Dans un premier temps, nous verrons que le processus d’intégration a constitué depuis le début des
années 2000, et constitue toujours, un catalyseur important à la mise en place de dispositifs légaux en
faveur de la protection des minorités en Serbie et en Croatie (8.2.1). Néanmoins, nous verrons ensuite
que les systèmes établis comportent de sérieuses limites démocratiques et symboliques et contribuent
notamment à institutionnaliser l’exclusion des minorités des cercles de décision politique par la mise
en place de régimes d’exception (8.2.2). En outre, il ne se traduit pas ou peu par l’amélioration de la
vie quotidienne des populations en situation de minorités sur le terrain d’études choisi dans cette
thèse, en Slavonie et en Voïvodine (8.2.3). Au contraire, il semble que le cadre européen aboutisse à
cristalliser voire à amplifier les séparations et les tensions ethniques, à bloquer les réconciliations et à
engendrer une uniformisation des sociétés autour de la majorité dominante.

8.2.1. L’apparente réussite européenne : la « mise à niveau » légale

Après des années 1990 marquées par la mobilisation ethnique et les affrontements en Croatie et en
Serbie, les années 2000 voient souffler un vent de changement (Petričušić 2004). La mort du leader
nationaliste Franjo Tuđman en Croatie est suivie de la défaite de son parti, le HDZ, contre une coalition
de centre-gauche menée par le social-démocrate Ivica Račan aux élections législatives en janvier 2000,

433
Je m’inscris de la sorte dans la continuité d’un ensemble de travaux critiques en anthropologie, ethnologie,
histoire ou en sociologie, développés depuis plus d’une décennie par des chercheurs principalement basés à
Belgrade, Zagreb ou Manchester. Par leur focale sur l’ordinaire et le quotidien, ils cherchent à capter un faisceau
plus vaste et complexe de pratiques et de représentations socio-spatiales, incluant les conflits des années 1990
sans tout y réduire (Duda 2010; Jansen 2006, 2015a; Naumović 2005, 2006; Simić 2009; Spasić 2004, 2011; Čapo
2014)

418
et contre un candidat centriste Stjepan Mesić aux élections présidentielles en février de la même
année. En Serbie, Slobodan Milošević est défait dans les urnes en septembre 2000 par une large
coalition, l’Opposition Démocratique de Serbie (Demokratska Opozicija Srbije, DOS), puis dans la rue
en octobre 2000 par une révolution populaire manifestant son mécontentement devant son refus de
reconnaitre sa défaite. Il est remplacé à la présidence de la République Fédérale de Yougoslavie434 par
Vojislav Koštunica, un candidat de droite conservatrice. Zoran Đinđić, qui incarne l’aile gauche de la
DOS, devient Premier Ministre en janvier 2001. La chute des leaders nationalistes au profit d’une
opposition plus démocratique coïncide avec les changements de priorités politiques en Croatie et en
Serbie. L’aspiration pragmatique à un avenir européen des nouveaux gouvernements les amène à
conduire des réformes institutionnelles qui visent à la mise en conformité avec les recommandations
de la Commission européenne, de l’OSCE ou du Conseil de l’Europe.
En Croatie, Franjo Tuđman avait dès 1997 ratifié la Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires, dans une vaine tentative de montrer (et de feindre) son engagement envers la protection
des minorités. Cette adoption est restée peu suivie de faits et c’est le changement politique des
années 2000 qui marque un vrai virage : « the status of national minorities, particularly the Serb
minority, has improved significantly after the change of government in 2000, in comparison with the
chauvinistic treatment to which the were exposed ion the 1990s » (Petričušić 2008, p. 145). La
promulgation de la loi constitutionnelle sur le droit des minorités435 en 2002 par le gouvernement
Račan est perçue comme le premier geste de bonne volonté politique dans ce sens. Le groupe de
sénateurs français (mentionné au début de ce chapitre) affirme ainsi que la Croatie, par cette loi
« rejette (article 2) et interdit (article 4) toute forme de discrimination et précise que la protection des
minorités fait partie intégrante de l'ordre démocratique établi en Croatie (article 3), ce que
garantissent la Constitution et la Loi constitutionnelle (article 4) » (Gérard, Gaudin, Hugot 2004). Des
droits spécifiques sont reconnus : l’utilisation privée et publique de sa langue et de son alphabet,
l’enseignement et l’éducation dans sa langue maternelle, l’autonomie culturelle, l’affirmation de son
appartenance religieuse, la représentation aux niveaux local et régional…etc. La majorité des principes
évoqués par le Conseil de l’Europe ou l’OSCE sont ainsi repris et retranscris dans le droit national
croate.
Ces progrès sont perçus comme directement liés à l’aspiration du pays à être accueilli dans les
organisations internationales, en particulier au sein de l’Union européenne (Petričušić 2009). Le
gouvernement croate d’alors ne s’en cache pas puisqu’il déclare en préambule de l’adoption de cette


434
Regroupant la Serbie et le Monténégro jusqu’à la déclaration d’indépendance de ce dernier en 2006.
435
Disponible en anglais sur la page internet suivante, consultée le 12 septembre 2013 :
http://www.vsrh.hr/CustomPages/Static/HRV/Files/Legislation__Constitutional-Law-on-the-Rights-NM.pdf

419
loi Constitutionnelle : « le Sabor436, résolu à se conformer aux exigences de Bruxelles et de l'OSCE… »
(Gérard, Gaudin, Hugot 2004). La promulgation de cette loi ne semble pas rencontrer d’obstacles
majeurs. La Commission affiche sa satisfaction en 2009 : « With regard to cultural rights, the education
provisions of the CLRNM and other laws relevant to minorities generally continue to be implemented
satisfactorily » (Commission des Communautés européennes 2009). Il en est de même en ce qui
concerne la représentation des minorités au sein des organes politiques nationaux et locaux : « nation-
wide and local elections held ever since have predominantly assured minority representation in all
spheres of political life in the country.” (Petričušić 2008, p. 145). Au niveau national par exemple, huit
sièges sur cent-cinquante-et-un sont réservés aux minorités (trois pour la minorité serbe, cinq pour les
autres minorités). L’évolution positive du droit permet ainsi à certains d’affirmer (trop) hâtivement
que la Croatie ne discrimine plus ses minorités : « Croatia is (…) acting now as a democratic state that
does not discriminate on an ethnic basis (as was the case during the 1990s) » (Ragazzi, Štiks 2010,
p. 19).
La Serbie suit la même dynamique que la Croatie avec quelques années d’écart. Le parlement serbe
sous l’ère Đinđić adopte d’abord la loi sur la protection des droits et des libertés des minorités
nationales en 2002. Mais c’est surtout le retour au parlement des sociaux-démocrates sous la
présidence de Boris Tadić en 2008, élus sur un agenda clairement pro-européen, qui voit les adoptions
législatives s’enchaîner. La loi de 2002 est d’abord reprise et amendée en 2009. La même année, le
parlement serbe promulgue deux autres lois en faveur de la protection des minorités et en accord avec
les préceptes européens : la loi sur les Conseils nationaux des Minorités nationales et la loi sur
l’interdiction de la discrimination, notamment à l’égard des minorités (art. 24). Comme en Croatie, ces
dernières traduisent la plupart des préceptes européens (du Conseil de l’Europe et de l’OSCE) dans le
droit serbe. De telle sorte que la Commission européenne dans son rapport de 2010 délivrait
également un satisfecit à la Serbie : « Good progress has been made in the protection of minorities »
(Commission des Communautés européennes 2010b, p. 16).
Ainsi, la Croatie et la Serbie, sous des gouvernements et/ou des présidences de centre-gauche, ont mis
en place des réformes institutionnelles garantissant des droits individuels et collectifs aux minorités
aux niveaux national et local, dans les domaines culturel, social et politique. Et c’est sans conteste
l’intégration européenne qui a représenté le principal vecteur à l’adoption de ces lois dans ces deux
pays issus de la dissolution de la Yougoslavie. Néanmoins, nous allons le voir dans les parties suivantes,
ce succès légal ne se traduit pas ou peu par des améliorations réelles pour les membres des minorités ;
et certaines de ces limites nous semblent provenir du système en lui-même.



436
Parlement croate.

420
8.2.2. Les apories de l’institutionnalisation : une mise au pilori des minorités

Le système de protection des minorités promu par les institutions européennes comporte des limites
significatives qui conduisent, sous couvert d’une ambition de protection, à entretenir les différences et
à isoler des pans entiers de la population sur des critères ethniques plutôt qu’à les intégrer, au niveau
national autant qu’au niveau local.


8.2.2.1. Au niveau national, un système démocratiquement discutable et symboliquement
malvenu

Plus précisément, le système institutionnel, basé sur un modèle néolibéral et en partie


consociationnel437 promu par l’Union européenne, garantit la participation des minorités reconnues
par l’Etat en leur réservant des sièges proportionnellement à leurs nombres respectifs. Les relations
sociales et politiques sont ainsi organisées autour d’un critère principal, l’appartenance ethnique, aux
dépens d’autres critères comme l’âge, l’appartenance de genre ou de classe par exemple, qui sont
conséquemment mis au second plan. Cette approche consacre ainsi démocratiquement les thèses
essentialistes développées pendant les années 1990 par les régimes ethno-nationalistes de la région
(croate et serbe en particulier). Elle fait de l’ethnicité l’appartenance première pour réorganiser la vie
politique de citoyens. C’est la double peine du système promu par l’UE ; il n’invite pas aux
réconciliations interethniques et minore d’autres revendications sociales.
C’est notamment le cas du système électif de représentation des minorités aux niveaux national et
local qui apparaît démocratiquement discutable et symboliquement malvenu, en Serbie comme en
Croatie. Voyons le par exemple à partir des résultats des élections législatives de 2011 en Croatie.


437
Le modèle politique consociationnel a été développé par le politologue néerlandais Arend Lijparth pour
permettre un meilleur fonctionnement démocratique dans les sociétés divisées. Il distingue quatre éléments
constitutifs principaux. Les deux premiers ne sont pas présents en Croatie et en Serbie : (1) la systématisation de
la mise en place de gouvernement de grande coalition réunissant les leaders politiques de la majorité et des
minorités ; (2) le véto mutuel pour les participants à cette grande coalition. En revanche, sont présents, ou du
moins visés, dans les systèmes politiques croates et serbes : (3) une représentation proportionnelle entre
majorité et minorités dans la représentation politique et dans les emplois publics ; (4) un haut degré
d’autonomie pour chacune des parties pour gérer ses affaires internes, cf. (Lijparth 1977).

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423
(institutional equality) : “the right to decide equally on all political decisions not only concerning their
own group, but the entire state and society as such” (Kmezić, Marko-Stöckl, Marko 2008, p. 5). En
choisissant majoritairement de ne pas user de leur droit à voter pour des sièges réservés, ils semblent
remettre en question un système institutionnel supposé avantageux mais finalement discriminatoire à
leur égard.


8.2.2.2. Un parallèle avec les approches féministes : les minorités cantonnées aux fonctions
secondaires et liées aux questions minoritaires

Deuxième point qui semble minorer le progrès que constituerait l’adoption du cadre européen sur la
protection des minorités pour les membres de celles-ci : leurs représentants se voient souvent
confiner à des responsabilités secondaires ou communautaires (Tatalović 2006; Petričušić 2008). Un
parallèle est ici possible avec les approches féministes. Ces dernières ont démontré que l’ouverture
des femmes aux responsabilités politiques s’est souvent accompagnée de leur assignation à des
responsabilités sociales correspondant à leur image de mère dans la société, ce qui perpétue les
relations de genre plus que cela ne les transforme (Heinen 2006). En Croatie, la participation de
Slobodan Uzelac (élu de la minorité serbe et leader du SDSS, parti serbe démocrate indépendant) au
gouvernement Sanader en 2007 puis au gouvernement Kosor en 2009 (appartenant tous deux au HDZ,
union démocratique croate, droite) semble relever de la même logique. Il s’est vu confier dans un
premier temps le portefeuille du développement régional, de la reconstruction [après la guerre] et du
retour des réfugiés [des réfugiés serbes donc], avant de se retrouver membre du gouvernement sans
portefeuille. Ainsi, la première participation d’un représentant de la minorité serbe au gouvernement
s’est révélée plutôt décevante. Ce dernier est resté confiné à des fonctions liées à son statut ethnique
et moins importantes au niveau politique (pas de Ministère régalien par exemple).
Est-ce que d’autres systèmes de garantie de la participation des minorités, plus inclusifs, sont
possibles? A l’instar de ce qui est fait pour les femmes dans d’autres pays européens, une alternative
pourrait être de veiller à ce que les candidats aux élections représentent la variété des citoyens du
pays. Il s’agirait par exemple de contrôler que les partis politiques classiques choisissent une part
représentative de candidats appartenant aux minorités. Bien que ce ne soit pas encore le cas, des
signes positifs sont visibles. Le gouvernement croate au pouvoir entre 2011 et 2015 (coalition de
centre-gauche) comporte notamment un ministre serbe membre du SDP (parti social-démocrate),
Željko Jovanović, en charge du portefeuille des sciences, de l’éducation et des sports. Sa désignation
s’est accompagnée de réactions xénophobes révélatrices du climat anti-serbe persistant en Croatie.
Par exemple, Zdravko Mamić, le président d’un des principaux clubs de football croate, le Dinamo

424
Zagreb, a déclaré en mars 2013 que « c’était une insulte à l’intelligence croate qu’un Serbe soit en
charge de ce ministère » (Dhumières 2013). Néanmoins, la vive réaction des leaders politiques croates
et le dépôt d’une plainte contre ce dernier pour incitation à la haine et à la violence semble démontrer
la volonté des représentants politiques (de centre-gauche tout du moins) de ne plus se contenter
d’une bonne volonté légale de façade et d’attaquer la question de la non-discrimination des minorités
dans la sphère publique. Sans réellement bouleverser les relations majorité/minorités, ce geste peut
être interprété comme un signe positif, dans le sens d’une meilleure intégration des membres de la
minorité serbe à la vie politique croate ; un possible progrès, il faut le souligner, non lié directement à
l’établissement du cadre européen de protection des minorités.
Enfin, il faut également signaler que le système actuel conduit à focaliser l’attention de la population
et des chercheurs sur la question ethnique et à minorer d’autres questions sociales. A nouveau, si l’on
prend comme exemple la situation des femmes dans la sphère politique, force est de constater que
celles-ci restent sous-représentées. En Croatie, sur les vingt-deux ministres du gouvernement
Milanović (2011-2015), quatre sont des femmes. Elles sont en charge des portefeuilles des affaires
sociales, des affaires européennes, de la culture et de la construction. En Serbie, seules cinq des dix-
neuf ministres du gouvernement Dačić (2012-2014) sont des femmes ; elles sont en charge de la santé,
de l’énergie et de l’environnement, de l’intégration européenne, du développement régional et de la
jeunesse et des sports. La parité est donc loin d’être atteinte, tout comme le partage réel des
responsabilités régaliennes (e.g. intérieur, économie, défense, justice).


8.2.2.3. Au niveau local, peu d’impact sur la participation des minorités à la vie politique mais
des tensions interethniques ravivées

Au niveau local, des conseils des minorités nationales ont été mis en place en Serbie comme en Croatie
dans les années 2000, là encore dans l’optique d’une mise en conformité avec les standards européens
et en l’occurrence avec ceux du Conseil de l’Europe440. Ces formes de participation des minorités
qualifiées d’innovantes sont censées accroître la participation de ces dernières à la vie publique, de
leur permettre un meilleur accès à la gestion des affaires locales et en conséquence, de mieux
préserver et protéger leur position dans la société (Petričušić 2010).
Leurs établissements semblent se heurter à des problèmes de trois types. En premier lieu, ces organes
sont limités à un pouvoir consultatif (Petričušić 2010). En second lieu, très peu de ressources sont
octroyées à leur fonctionnement (Petričušić 2010; Bokulić, Kostadinova 2008). Enfin, leurs

440
Dans ce cas avec la Charte européenne de l’autonomie locale, signée et ratifiée par la Croatie en 1997, entrée
en vigueur en 1998 ; signée par la Serbie en 2005, ratifiée en 2007 et entrée en vigueur en 2008.

425
compétences ne sont pas clairement établies. C’est ce que résume Madame Ðokić ,une représentante
de la minorité serbe à Županja en Slavonie :

“Local authorities simply do not want to hear minority representatives. It has been one
year that I have served as the Serb representative in Županja and I have not received a
single invitation or query or information of any projects in Županja. The only information I
have is what I find myself” (Bokulić, Kostadinova 2008).

Une des explications principales au peu de résultats du système mis en place réside sans doute dans
l’inadéquation de ce dernier avec la situation post-yougoslave. Les progrès légaux n’entrainent pas
nécessairement des progrès réels : “over-normatization does not necessarily have direct impact on the
improvement of national minority communities” (Petričušić 2010, p. 14). Il semble que les leaders
politiques considèrent la mise en place de ces conseils comme une fin en soi et ne souhaitent pas
réellement partager les responsabilités avec les minorités, pas plus au niveau local qu’au niveau
national.
Bien que les dispositifs légaux semblent peu contribuer à accroître la participation et l’accès des
populations minoritaires à la décision politique, ces derniers ne sont pas pour autant sans effets. Les
élections locales des conseils des minorités en Voïvodine en 2012 ont par exemple été entachées de
multiples incidents : le siège local de la minorité croate a été caillassé à Subotica (comme cela avait été
le cas en 2009 à Novi Sad) ; et des tags haineux ont fleuri sur les murs à proximité de ces nouvelles
institutions441. Gênés par la tournure politique qu’auraient pu prendre ces évènements, les
responsables de la minorité croate ont préféré ne pas déposer plainte442. A Vukovar, nous l’avons vu
dans la partie précédente, les tensions se cristallisent depuis le début de l’année 2013 autour de la
mise en place de panneaux « billingues » sur les administrations, c’est à dire à la fois en écriture latine
(pour la majorité croate) et cyrillique (pour la minorité serbe443). Là encore, c’est l’application du cadre
européen qui se heurte à la réalité locale.
Ainsi, l’on voit que la mise en place du cadre européen de référénce sur la protection des minorités se
heurte à des réalités locales en Croatie et en Serbie qui dépassent l’objet des normes qui avaient été
initialement pensées sans lien avec le contexte post-yougoslave. Plutôt que de contribuer aux
réconciliations interethniques, l’application de la protection des minorités conduit à nourrir les
tensions entre communautés, ce qui dessert au final leur protection et leur intégration dans les
sociétés aux niveaux national et local.


441
Observations personnelles, réalisées en Voïvodine en 2012. Mais il ne s’agit pas ici de forcer le trait. Les
messages de ces tags sont parfois retournés en messages pacifiques.
442
Entretien avec le responsable de la minorité croate en Serbie, 2012.
443
Ces derniers représentant une part suffisante dans la population municipale de Vukovar pour se voir octroyer
ce « droit ».

426
8.2.3. La perpétuation des discriminations dans la vie quotidienne

Après avoir examiné les limites politiques de l’appareillage institutionnel proposé par l’Europe aux
Etats post-yougoslaves dans le cadre de la pré-adhésion à l’UE, je vais maintenant revenir sur leurs
effets sociaux sur la vie quotidienne des membres des minorités. Je m’appuierai pour cela sur des
entretiens menés en Slavonie (Croatie) et en Voïvodine (Serbie) entre 2009 et 2012 auprès des
représentants locaux des minorités mais aussi des leaders politiques et des habitants des deux régions
(cf. annexe 6). La question posée ici est la suivante : est-ce que depuis l’établissement d’un cadre légal
de protection des minorités, les membres de ces dernières vivent mieux ? Il semble que non. De
nombreuses critiques émergent quant aux conséquences réelles de cet appareillage législatif. Elles
viennent de chercheurs, d’ONG mais aussi de la Commission européenne elle-même. Pour autant, le
constat d’absence de progrès n’entraîne pas, pour la plupart des commentateurs, de remise en cause
du modèle libéral et consociationnel développé par les institutions européennes en ex-Yougoslavie444.
Une partie du problème tient donc plus largement à l’approche européenne elle-même.
Les discriminations envers les membres des minorités dans l’accès au travail, l’accès au logement et
dans la vie quotidienne persistent. Parmi les interviewés côté Slavonie, ceux se déclarant (ou étant
perçus comme) Serbes de Croatie décrivent leurs difficultés, par exemple N9 :

« La xénophobie dont on fait preuve à mon égard est pesante. Il arrive qu’on me parle mal
à la caisse du supermarché… Si, je t’assure ! Mes démarches administratives sont souvent
disons… compliquées ou rendues compliquées… On refuse de me vendre un ticket de bus
parfois. Et pour monter mon entreprise ici, je ne te dis pas la galère que ca a été ! […]
Cela arrive dès qu’ils entendent ou lisent mon nom, devinent mon accent. C’est ridicule,
surtout pour quelqu’un comme moi qui a grandi à l’étranger à cause des conflits et qui a
fait le choix de revenir » (N9, Blondel, 2012).

Ces déclarations rejoignent les observations faites par des ONG internationales durant les années
2000. Human Rights Watch parle d’une « décennie de déception » : « Although Croatia has been
making significant economic and political steps in the direction that leads to EU membership, it has yet
to demonstrate its commitment to respect fully the human rights of all its citizens, regardless of their
ethnicity » (Ivanisević 2006). Certaines des discriminations dont les membres des Minorités sont
victimes paraissent liées au fait que ces derniers restent sous-représentés dans l’administration


444
Par exemple, l’ONG Minority Rights Group International a commandé à Andrew Reynold, un des tenants de la
pensée libérale et consociationnelle, un rapport promouvant cette vision de la protection et de la participation
des minorités (publié en 2006), cf. : (Reynolds 2006).

427
d’Etats, dans l’appareil judiciaire et dans la police (Bokulić, Kostadinova 2008). En 2012, soit juste avant
l’entrée du pays dans l’Union445, la Commission européenne faisait les mêmes constats :

« En matière de respect et de protection des minorités et des droits culturels, la


protection des minorités a continué de s'améliorer, par la mise en œuvre de mesures de
protection des minorités, notamment la loi constitutionnelle sur les droits des minorités
nationales. Toutefois, le niveau d'emploi des minorités dans l'administration publique et
l'appareil judiciaire reste inférieur aux exigences fixées dans la loi. […] La Croatie doit (…)
continuer d'encourager un esprit de tolérance à l'égard des minorités, en particulier des
Serbes de Croatie, et prendre des mesures pour protéger les personnes toujours
susceptibles de faire l'objet de menaces ou d'actes de discrimination, d'hostilité ou de
violence » (Commission des Communautés européennes 2012e)

La mauvaise volonté des administrations croates, en particulier au niveau local, semble avoir conduit
de nombreux Serbes chassés de Croatie, réfugiés en Serbie, à abandonner l’idée d’un retour. Les
principaux obstacles pointées par Human Right Watch concernent la restitution des logements spoliés,
dégradés ou même détruits pendant la guerre, mais aussi la difficulté pour les membres de la Minorité
serbe de faire valoir leurs droits sociaux (pensions par exemple) (Ivanisević 2006). Les entretiens que
j’ai réalisés sur place confirment ce renoncement : « les chiffres du retour sont surestimés. De
nombreux serbes de Croatie comme moi ont certes fait les démarches pour avoir le passeport croate
parce que c’est pratique… ou encore pour récupérer leur retraite. Mais ils restent et ils resteront en
Serbie » (entretien avec Dejan Živković, 2012). Les individus des jeunes générations, qui ont souvent
grandi dans des camps de réfugiés en Voïvodine, déclarent être davantage enclins à projeter leur
avenir en Serbie ou ailleurs en Europe qu’en Croatie. Leur retour semble improbable :

« Ce sont seulement les plus vieux parmi les réfugiés qui ont le mal du pays, pas les
jeunes. Eux ont passé la plus grande partie de leur vie en Serbie. La Croatie, ce n’est pas
chez eux. Ceux d’un âge intermédiaire, comme moi, se sentent plutôt apatrides je crois.
Moi je me dirais yougoslave si on me demande. C’est le plus approprié. Je ne me sens pas
encore de Novi Sad non plus… Peut-être mes enfants ? » (entretien avec Dejan Živković,
2012).

D’autant que la Croatie semble pour les plus jeunes à la fois peu attractive économiquement et hostile
à leur encontre : « les déclarations des politiques croates sur les Serbes en général et sur les Serbes de
Croatie en particulier, sont, disons, souvent impolies » (Ibid.).
Pour les membres des minorités en Serbie, la situation est décrite également comme tendue par les
interviewés se déclarant comme Hongrois ou Croates, mais dans une proportion moindre : « malgré
les difficultés, si je vis ici, c’est que je l’ai choisi. Je me sens en sécurité » (entretien avec O1, Subotica,
2012). Surtout, les interviewés insistent, la situation n’est pas la même partout : « A Subotica surtout,


445
Et on peut maintenir des doutes quant à l’amélioration de cette situation dans le futur, maintenant que la
Croatie est membre à part entière de l’UE et donc qu’elle n’est plus soumise à l’évaluation de la Commission sur
ces sujets.

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429
pas le Serbe ! Alors quand il s’agit de trouver un travail, ils n’y arrivent pas. Ou plutôt si,
encore par l’intermédiaire des Hongrois qu’ils connaissent. Je ne vais pas m’en plaindre.
Mon boulot à l’hôpital m’a été donné par un ami hongrois de ma mère. Mais si tu ne fais
aucun effort pour t’intégrer dans ton pays, pas même parler la langue officielle, il ne faut
pas s’étonner qu’on nous rejette » (Z1, Blondel, 2011).

Ces constats sont généralisables à la plupart des relations majorité/minorités en Serbie comme en
Croatie. L’instauration de systèmes éducatifs et culturels parallèles conduit à accentuer la séparation
entre les minorités et majorité contribuant ainsi à davantage renforcer les exclusions qu’à les
dépasser. Les propos tenus par Z1 sur l’éducation dans la communauté hongroise sont ainsi montés en
généralité : « Souvent, les enfants des minorités nationales de Voïvodine, uniquement scolarisés dans
leur langue maternelle, parlent mal le serbe, ce qui peut s’avérer handicapant pour la poursuite
d’études supérieures » (b92 2012). A Vukovar, en Slavonie, les systèmes scolaires sont également
séparés de la crèche au lycée. Si les enseignements primaires et secondaires sont maintenant délivrés
physiquement dans le même bâtiment, les enfants serbes et croates ne fréquentent pas les mêmes
classes et n’obtiennent pas tout à fait le même diplôme. A nouveau, cette situation renforce
l’exclusion des communautés minoritaires au niveau national. Les jeunes lycéen-ne-s et les jeunes
étudiant-e-s font part de difficultés plus importantes à intégrer les universités croates avec un diplôme
de l’enseignement secondaire suivi en serbe dans le système éducatif croate (entretien avec L3,
entretien avec Dejan Drakulić, 2012, cf. également Vinette, 2012). Devant ces difficultés réelles ou
fantasmés, ils déclarent préférer s’inscrire dans les universités serbes en Serbie.
Les appartenances sont essentialisées autour d’un seul groupe ethnique, ce qui pose problème pour
les enfants de couple mixte dont les parents se retrouvent à choisir entre l’un ou l’autre système. Dix
ans après, les conclusions faites par Sabine Riedel faisant état de l’inadaptation du cadre légal de
protection des minorités en Europe de l’Est semblent posséder la même pertinence dans le contexte
poste post-yougoslave : « L’instauration de systèmes d’éducation parallèle […] accélère de facto la
ségrégation linguistique et culturelle des sociétés, tout en mettant à mal les chances des minorités de
participer plus souvent au fonctionnement de la société dans son ensemble » (Riedel 2002). Pourtant,
l’école et la famille paraissent deux lieux, deux institutions sociales, cruciaux de transmission, de
perpétuation et possiblement de dépassement des frontières ethniques comme d’autres recherches
menées dans la région ou ailleurs l’ont démontré (Bertheleu 2007; Kosić, Livi 2012). A condition que
les recettes européennes aujourd’hui mal adaptées à la situation post yougoslave évoluent vers un
cadre plus civique.
L’application des recettes européennes dans le contexte post-yougoslave semble donc non seulement
contre-productive par rapport à une finalité de réconciliation, mais également contribuer à avaliser ce
que la guerre n’avait pas achevé : la séparation des communautés selon des logiques ethniques et de
plus en plus selon des logiques territoriales avec la fuite d’une partie des jeunes membres des

430
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431
La contribution européenne dans ce jeu politique régional paraît en particulier questionnable à
plusieurs niveaux. Il ne s’agit pas de remettre en question l’idée que le processus de préadhésion soit
le catalyseur extérieur le plus significatif à la mise en place de réformes démocratiques dans la région .
En effet, l’Union européenne, par ce qu’elle symbolise, peut représenter un contre-projet aux
nationalismes post-yougoslaves447. Néanmoins, parce que le projet européen est souvent limité à sa
dimension économique de marché commun, sa dimension sociale et sociétale, c'est-à-dire celle d’un
projet des peuples à vivre ensemble pacifiquement, semble souvent minorée voire laissé de côté :
« est-ce que c’est l’Union européenne qui va nous apprendre à être frères de nouveau ? [il a un ton
sarcastique] Ce discours là me semble aujourd’hui avoir du mal à passer » (entretien avec Dejan
Živković, 2012).
La clé de cette réappropriation en ex-Yougoslavie passe sans doute comme l’indique Bieber et
Winterhagen par la capacité des leaders politiques nationaux et locaux à dépasser une position double
et contradictoire qui consiste à feindre l’intégration dans le projet européen au niveau international
tout en maintenant un discours populiste et ambigu généralement éloigné des valeurs européennes au
niveau national ou local448. Cette rhétorique politique antithétique est observable ces dernières années
en Serbie comme en Croatie particulièrement quand les partis de droite ou d’extrême-droite sont au
pouvoir (HDZ en Croatie, SNS en Serbie).


Conclusion de la partie
L’instauration d’un système politique libéral prônant une certaine forme de discrimination positive
pour les minorités conduit à cristalliser et même parfois à amplifier, dans les espaces politiques et
sociaux de Serbie et de Croatie, des séparations issues des conflits des années 1990 et basées sur des
critères ethniques, tout en empêchant l’émergence d’une alternative plus civique. Cette partie rejoint
donc les conclusions de David Chandler qui qualifie de dangereuse l’approche européenne de
pacification et de réconciliation dans les situations de post-conflit :

“EU member state-building in the Western Balkans is a clear example of the dangers of
the liberal peace approach to post-conflict situations. Where states have a tenuous
relationship to their societies, the relationship management of the EU sucks the political
life from societies, institutionalising existing political divisions between ethnic or national
groups through undermining the need for public negotiation and compromise between
domestic elites. The externally driven nature of the policy process means that political
elites seek to lobby external EU actors rather than engage in domestic constituency-
building. Even more problematically, the fact that it is in political elite and EU officials’
interests to keep the process of relationship management going means that local political

447
C’est en tout cas la question que je poserai dans le chapitre suivant.
448
une position tenue également par certains leaders politiques dans les pays déjà membres de l’Union.

432
elites are increasingly drawn away from engaging with their citizens (in a similar way to
political elites in member states). Rather than exporting democracy and legitimising new
state structures, the process of EU member state-building in the Western Balkans is
leading to a political process in which the voters and the processes of electoral
representation are seen to be barriers to reform rather than crucial to it” (Chandler 2008,
p. 529).

Le cas particulier traité ici rejoint les conclusions générales de David Chandler. Les lois mises en place
ne contribuent pas significativement (pour l’instant) à l’amélioration de la vie quotidienne des
individus en situation de minorité en Slavonie et en Voïvodine. Ces derniers, démunis, mettent en
place des stratégies qui les amènent à franchir davantage les frontières territoriales avec leur pays soit
disant « mère », qu’à franchir les frontières ethniques à l’intérieur des sociétés nationales auxquelles
ils appartiennent.

433
Conclusion du chapitre 8
Bien que les deux cas abordés dans le chapitre diffèrent, ils permettent tous deux de mettre en
exergue un des biais principaux qu’on retrouve dans la quasi-totalité des discours tenus par les
« producteurs culturels » (chercheurs, journalistes, représentants politiques), locaux, nationaux et
européens, dans la région : celle de partir de la division interethnique comme un état de fait
endogène. Les « solutions » proposées et les discours tenus sur Vukovar, sur les minorités, et plus
largement sur la région dans son ensemble (car ces questions n’en sont que deux symboles), prennent
la catégorisation ethnique comme une clé de lecture unique et invariable des sociétés post-
yougoslaves. Ce faisant, ils participent de la perpétuation des phénomènes prétendument simplement
décrits. Ce faisant, ils risquent de renforcer le pouvoir de l’idéologie nationaliste qu’ils essaient
(parfois) de combattre.
Ce que j’essaye de souligner ici, c’est la nécessité de repenser la réconciliation pour compléter la trop
simple grille de lecture ethnique en y intégrant d’autres questionnements rendus invisibles par une
focale épuisée. Ces conclusions pourraient également inviter les chercheurs en sciences sociales449 (qui
comptent parmi les « producteurs culturels ») à s’interroger de manière réflexive sur la manière dont
ils conceptualisent leurs problématiques, sur les termes qu’ils emploient et qu’ils reproduisent, en
d’autres termes de réfléchir sur la dimension discursive de leurs travaux et donc sur leur responsabilité
sociale : “[social scientists] (help to) make social realities and social worlds. They do not simply
describe the world as it is, but also enact it” (Law, Urry 2004).
Mieux comprendre les processus de réconciliation en cours dans la région nécessite de considérer les
discours et les actes de rapprochement ou d’éloignement, politiques et sociétaux, autant que leurs
impacts. Si le champ politique fonctionne sur un registre incantatoire de prises de position et de
promesses/menaces d’action, mieux comprendre leurs effets sociaux signifie ne pas se contenter
d’étudier ces déclarations en tant que telles, mais d’analyser la façon dont elles sont réappropriées,
déformées ou rejetées de part et d’autre de la frontière, ce qu’elles produisent dans et entre les
espaces publics nationaux, locaux et régional. Promulguer une loi qui vise à protéger les minorités ne
signifie pas que les relations majorité/minorités sont immédiatement impactées de façon positive par
cette loi, au contraire. Condamner trop vite les propos extrémistes d’un leader nationaliste n’aboutit
parfois qu’à leur donner une caisse de résonnance plus importante et à renforcer les stéréotypes
sociaux et territoriaux. L’enjeu n’est pas simplement d’éviter en tant que chercheur d’être dans le
même registre (prescriptif et incantatoire) que les processus politique et social que l’on cherche à
mieux comprendre. Il est également de prendre garde à ne pas conforter (voire légitimer) l’incantation
en participant de son usage et de sa reproduction discursive.

449
Une invitation qui me concerne au premier ordre.

434
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435
rapprochement social peuvent être perçus comme une base sur laquelle une politique de
réconciliation pourrait émerger.
La frontière n’est pas un lieu de réconciliation aujourd’hui parce qu’aucun leader politique national ou
local (ou presque) ne semble le vouloir, et que les organisations internationales et européennes
s’impliquent de moins en moins dans la région. Peut-être serait-il temps de faire passer la politique de
réconciliation d’une logique normative et réactive dans laquelle elle semble aujourd’hui enfermée, à
une logique plus sociale et proactive ?
Ce portrait de la situation générale de la réconciliation à la frontière brossé, voyons si le programme
de coopération transfrontalière Serbie-Croatie est une initiative qui participe de ce changement de
logique et qui nuance ou non mes premiers propos.

436
Chapitre 9 - Le projet d’aménagement
transfrontalier, vecteur de la réconciliation
entre Serbes et Croates ?

Introduction
La logique du projet est partout. Elle se décline à tous les niveaux, dans tous les domaines.
L’aménagement du territoire est également concerné. L’organisation et le management par projet
promu comme « démocratique, ouvert, concerté et indéterminé » remplacent depuis une trentaine
d’années en Europe (notamment) le plan, présenté comme dévoyé parce que « vecteur de la
domination du savoir expert, de la technocratie et du capital » (Pinson 2005). L’organisation de l’action
aménageuse au sein de la politique européenne n’est pas en reste dans le mouvement enthousiaste
actuel vis-à-vis de l’idéologie du projet. Il est décliné comme le modèle unique à toutes les échelles, de
l’idéal global –le projet européen– à sa concrétisation sur le terrain notamment au sein des projets
d’aménagement transfrontaliers que l’UE soutient sur toutes ses frontières, intérieures et extérieures,
du projet au projet.
Dans le cadre de ce chapitre, l’objet d’études premier est un programme : le programme IPA de
coopération transfrontalière (CBC) Serbie-Croatie 2007-2013. Il est conçu comme un projet, c’est-à-
dire qu’il en reprend les différentes étapes théoriques450 : de l’idée européenne à la conception, en
passant par la réalisation et les réappropriations par les habitants. Le second objet d’études est le
projet d’aménagement transfrontalier, qui reprend également les quatre grandes étapes théoriques
du projet. Tous les projets retenus sont inclus dans l’étape réalisation du programme. Cette dernière
consiste en effet en une succession d’appels à projets (trois sur la période), chaque projet
d’aménagement transfrontalier pouvant être perçu comme concourant à l’objectif du programme, à
savoir la coopération transfrontalière. Et si l’on poursuit cette emboitement relevant de la géométrie
fractale451, chaque programme de coopération transfrontalière peut être perçu comme visant l’objectif


450
présentées dans le chapitre 3
451
“Les objets fractals peuvent être envisagés comme des structures gigognes en tout point – et pas seulement
en un certain nombre de points, les attracteurs de la structure gigogne classique » (Boulanger, Cohen 2007).
Comme l’écrit Serge Thibault, l’application en recherche urbaine (et aménageuse plus largement) de la
géométrie fractale « traduit une ouverture et un retour certain du spatial en tant qu'objet dont la structure et

437
de lutte pour la cohésion territoriale en Europe, cette politique participant elle-même, en théorie, de
la progression plus globale du projet européen (ce marché unique de la paix). Du projet au projet, à
nouveau, mais dans l’autre sens.

Conception

Conception
Le programme
de coopération Projet
Réalisation d’aménagement Réalisation
transfrontalier
Appels à projets
Idée

Réapproproations
Idée
Réconciliation ?

Réappropriations

Figure 110 - La logique d'emboitement de chacun des projets dans le programme

Réalisation : Blondel


La question principale dans ce chapitre est la suivante : est-ce que le programme de coopération
transfrontalière, et en particulier, est-ce que le projet d’aménagement transfrontalier est un outil de
réconciliation ?
Plusieurs aspects interpellent dans la façon dont l’Union européenne conçoit cet outil et les liens de
causalité directe qu’elle établit ainsi entre aménagement, coopération, développement économique et
réconciliation.


les propriétés ne sont pas nécessairement définissables à partir de la seule géométrie euclidienne” (Thibault
1995, p. 21). En d’autres termes, il s’agit de mieux ou de re- considérer le rôle que peut jouer l'espace dans
l'organisation des territoires (trans-)frontaliers.

438
En premier lieu, il y a une première question de praxis: est-ce qu’une seule forme d’organisation de
l’action peut fonctionner partout ? Est-ce que les bonnes actions, les bonnes expériences sont
transférables indépendamment des contextes ? Dans le cas précisément étudié ici, est-ce que la forme
du programme de coopération transfrontalière type INTERREG est adaptée aux enjeux régionaux (pré-
adhésion, post-conflits, post-socialisme…etc.) ?
En second lieu, il y a une seconde question de praxis, car le projet est une nouvelle forme idéaliste de
l’action focalisée sur « la promesse de la démocratisation de la vie politique locale et le
renouvellement des pratiques urbanistiques » qui est souvent couplée avec la « rationalité
néolibérale » (Blondiaux 2008; Bacqué, Gauthier 2011). Est-ce que la manière dont le projet est
organisé impacte la manière dont ses opérateurs imaginent, conçoivent et réalisent l’action ? Dans le
contexte de la frontière Serbie/Croatie, quel partage de pouvoir, quelles transformations des
modalités de l’action aménageuse provoque le programme de coopération transfrontalière
Serbie/Croatie ?
Enfin, il y a la question du lien entre aménagement et vivre-ensemble. Est-ce que les projets
d’aménagement transfrontalier peuvent être conçus, dans ce contexte, comme des projets de
ménagement (Hernandez 2003) ? Si oui, quels ménagements des lieux et des gens produisent-ils ? Et
plus précisément, y-a-t-il un lien entre coopérations et réconciliations autour de la frontière Serbie-
Croatie ?
Pour répondre à cet ensemble d’interrogations, je procèderai en trois temps. Après une présentation
rapide du fonctionnement du programme de coopération transfrontalière Serbie/Croatie (9.1), je
développerai une analyse à l’échelle de ce dernier (9.2), puis à l’échelle des trois projets sélectionnés
comme cas d’étude (9.3).

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441
Les candidats potentiels du territoire éligible (nécessairement au moins un-e partenaire de Serbie et
un-e partenaire de Croatie) proposèrent alors des projets transfrontaliers (7). Ces derniers furent ou
non sélectionnés (8) par un organe commun établi spécifiquement pour l’occasion (la sélection est
contrôlée par la Commission). Quand ce fut le cas, chacun des couples de porteurs de projet eut entre
un et deux ans (selon ce qui a été décidé préalablement) pour réaliser le projet ensemble (9). Trois
appels à projets successifs eurent lieu dans notre cas, les étapes 6,7, 8 et 9 ont donc été répétées
autant de fois. Pour plus de précisions sur le processus d’appels à projets et le rôle central du JTS (cf.
annexe 7 et 8).
Le quatrième temps est celui de la réappropriation que nous avons distingué de la simple participation
au projet : il s’agit de potentiels effets secondaires ou leviers que les projets de coopération
transfrontalière pourraient avoir sur les territoires et les territorialités (10). Parallèlement, la
Commission européenne évalue le programme selon ses propres critères (10b). Elle influe ensuite, en
concertation avec les Etats concernés, sur le départ d’une nouvelle boucle, c'est-à-dire un nouveau
programme de coopération transfrontalière sur la période 2014-2020.
Cette schématisation proposée est nécessairement simplificatrice puisque son objet est de rendre le
fonctionnement du programme intelligible. Elle présente ce dernier comme un ensemble d’actions
disjointes dans le temps et selon les échelles quand la pratique est plus complexe.

La schématisation suivante est une approche encore plus simplifiée que la précédente du système
d’actions du programme. Il s’agit de rendre plus apparente la circulation théorique entre les niveaux
d’action selon les 4 temporalités retenues. Chaque acteur454, du haut vers le bas (avant le retour final,
vers le haut) est censé s’affirmer en s’appropriant le programme à chaque étape. Les autres acteurs ne
disparaissent pas mais deviennent les accompagnateurs, les conseillers ou les contrôleurs du bon
déroulé du programme plutôt que les acteurs de sa réalisation. Il est notable que déjà théoriquement,
le programme de coopération transfrontalière se présente comme un système d’actions complexe et
clairement hiérarchisé, les règles du jeu de l’intégration européenne faisant de la Commission (et de
ses délégations) le leader incontesté.


Selon la définition proposée par le dictionnaire de la géographie, « un actant pourvu d’une intériorité́
454

subjective, d’une intentionnalité́, d’une capacité́ stratégique autonome et d’une compétence énonciative »
(Lussault 2003, p. 39).

442





Commission européenne IDEE DU PROGRAMME


CONCEPTUALISATION DU PROGRAMME

Structures d’exécution (OS) au sein du JMC épaulé par le JTS
Etablissement des priorités au sein du
ministère du développement régional de Croatie (leader)
document de programmation puis
Bureau pour l’intégration européenne de la Serbie (associé)
gestion politique du programme
avec les autorités locales et régionales



projets annuels ; accompagnement
Appels à
et suivi du programme par le JTS
REALISATION DU PROGRAMME

Acteurs locaux (i.e. dont l’action porte sur le
territoire éligible) : Opérationnalisation du programme :
1 en Croatie : municipalités et comitats d’Osijek- participation (ou non-participation)

Baranja et de Vukovar-Syrmia + aux appels à projets
1 en Serbie: Région Autonome de Voïvodine,
municipalités des 4 districts concernés

ONG

REAPPROPRIATION DU PROGRAMME?

Habitants et usagers

Figure 112 - Le Système d’actions du programme de coopération transfrontalière Serbie-Croatie IPA CBC 2007-
2013 – Réalisation personnelle


Le mode de fonctionnement du programme maintenant présenté, la partie suivante permettra de
revenir sur ses objectifs stratégiques.

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of
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republi
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Ministry for
regional
developmen t of
Croatia
2009, p.
6)

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Ibid
.
p.27
).

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455

tradu
ction
pe
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l
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p.
7).

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dan
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être

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.
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,
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so
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cf.
ch
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3)
.
Il
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ma
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es
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dan
s
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vo
is
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9
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.2.
L’
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ran
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,
l
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l
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;

- p
romou
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vo
is
ina
ge
à t
rave
rs
l
a f
ron
tiè
re en
tre

les
commun
auté
s
loc
ale
s
456
(
Ibid
.
p.33
)






































456

tradu
ction
pe
rsonne
l
le.

445
Le

cl
iné
rep
rend

les
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s du

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s)
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t é
conom
ique
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vironnemen
tale
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Le
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ge e
t v
ague
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t t
ran
sfron
tal
ier
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Il
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pen
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l
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t de

bonne
s
rel
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s en
tre
vo
is
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x nou
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x E
tat
s.


9
.1.2
.3.
App
rend
re
la
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cep
tion
eu
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e
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it
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l
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Le
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it
ion
al
ob
jec
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of
the
pro
gramme

is
to bu
i
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the
cap
aci
ty o
f






































457
Le te rme identité
semb le p arti
culiè remen t
bien ren vo yé ic
i à
ce qu’Av anza
et L a
fer
té qu a
li
fient d’
im a ge


soci a
le ( c
f.
Ch apitre 1
) à par t
i r
de s
trav au x
de Chambo redon .
458
I
l rep ré sente 14% du P IB cro a
te en 2012 selon l’Or g
an isat
ion Mondiale du Tou r
isme .
Le
p ay
s e st
la 6e
destin at
ion touristique du pou rtour méd iter
ranéen. Ce n ’est pas
le c as
en Se rb
ie
, une de st
inat
ion lon g
temp s

igno rée par
le s
vo yag
i s
te s
in tern a
tion au x.

459
Bien que,
lon gtemp s,
l
’in térieur du p ays

t comp lètemen t oub
lié des poli
tiques
na t
ionales
dans ce secteur.

Ce n ’est que depu i
s le
m i
lieu de s année s 2000 que la Sla von
ie est intégrée dans
l a
stratég
ie nationale de
promo tion tou r
ist
ique du ter r
itoire (Pin teau 2011,
p.
438 ).
460
En comp araison avec d’ au tres conte xtes
fronta
liers européen s
abo rdés,
ave c
une
app roche s
imila
ire: f
ran co-
al
lem and (B roz a
t 2010 ;
Le velu 2010 ;
Leb ras
2010 ), fran co-e
spagno l
(G a yon 2011),
fran co
-be
lgo- hol
lando-
bri
t annique (Bou rd ai
s, Le
C le ch 2013) ou roum ano- u
kr a
inien (B lanc
, Féret
2014 ).

446
lo
cal
,
re
gion
al
and
na
tion
al
in
st
itu
tion
s to
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age
EU
pro
gramme
s and
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cro
ss-
borde
r p
rog
ramme
s unde
r the
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l
coope
rat
ion
ob
jec
tive
3 o
f the
EU
St
ruc
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s »
(Eu
rope
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repub
l
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rbi
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Min
is
try
fo
r re
gion
al
de
velopmen
t o
f
C
roa
tia
2009
,
p.
27).
A
ins
i
, au-
del
à de
sa
fin
al
ité
,
le
pro
gramme
es
t é
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t con
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cice
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ran
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adhé
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rieu
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Fond
s eu
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s b
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séquen
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les
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isa
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ropéen.


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448
niveaux nationaux et niveaux locaux, la Commission porte une certaine idée du
développement territorial, basée sur le principe de subsidiarité. Si les Etats portent la
conception du programme, ce sont les collectivités qui sont responsables de sa réalisation au
niveau local. L’enjeu de développement se situe donc à l’interface verticale entre niveaux
national et local et à l’interface horizontale du transfrontalier.

Ces trois niveaux d’enjeux ne sont pas indépendants les uns des autres. Le programme peut apparaître
comme un prétexte : en le mettant en place, les Etats se préparent à intégrer une Union qui les évalue
pendant l’exercice. Le programme peut également apparaître comme un moyen, un catalyseur de la
réconciliation : en cherchant à se développer ensemble, les Etats et les communautés visent à se
rapprocher. Enfin, le programme peut être également perçu comme une mise en pratique de la
décentralisation : en partageant conception et réalisation entre niveaux nationaux et locaux, les Etats
sont amenés à renforcer les capacités locales.



UE Le programme comme prétexte pour évaluer les

teste progrès dans l’intégration européenne
teste
s’entraine
s’entraine

Etat croate Etat serbe Le programme comme interface
coopèrent
de coopération

Conçoivent et réalisent ensemble


Collectivités Collectivités Le programme comme mise en
coopèrent pratique de la décentralisation
locales croates locales serbes


Réconciliation entre Serbes et Croates ?


Figure 114 - Schématisation des enjeux stratégiques affichés selon les niveaux – Réalisation personnelle

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461

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450
Durant la phase de conception du programme, la coopération, du point de vue de la Commission, n’a
rencontré aucune difficulté particulière. Sur l’aspect technique, la Commission souligne sa propre
contribution encore une fois : « la clé de voute du succès du lancement de ces programmes a été
l’assistance technique régionale que nous avons financée avec les reliquats du programme CARDS.
Cette assistance a permis d’expliquer à tous les pays ce qu’ils devaient faire et comment ils devaient le
faire » (entretien avec G.Balette, 2011) Sur l’aspect politique, la mise en œuvre des structures de
gestion n’a pas été plus difficile qu’ailleurs, même si comme ailleurs, elle a pris un temps certain. Ce
n’est que le 16 Mars 2009 que les deux ministères en charge du programme de part et d’autre de la
frontière conclurent un accord permettant la mise en place du programme selon les modalités
communes présentées dans la partie précédente (entretien avec K. Ležaić, ministère du
développement régional de la Croatie, 2011).
La troisième phase du programme s’est, selon les discours tenus, poursuivie sur la même lancée. Le JTS
– le secrétariat technique joint serbo-croate en charge du suivi du programme– met en avant l’intérêt
vif des potentiels candidats. Qui plus est, ils viennent nombreux (une centaine par jour) aux forums de
recherche de partenaires et aux workshops pour aider les candidats potentiels à préparer leurs
candidatures selon les critères de sélection, organisés par le JTS, et ce quelque soit la ville dans
laquelle ces évènements se déroulent (Vukovar, Osijek, Sombor, Subotica, Novi Sad, Sremska
Mitrovica) (Ibid.).
Les acteurs de la conception et de la gestion du programme soulignent tous et surtout, le nombre et la
qualité des réponses au premier puis au second appel à projets (entretiens avec G.Balette, L. Manunta,
A.Horvat, K. Ležaić, D. Cvejić, S. Simić 2011 et 2012). En effet, le programme Serbie-Croatie est le
programme des Balkans occidentaux ayant reçu le plus de réponses au premier appel (110) alors que
ce n’est pas la zone frontalière la plus étendue462, puis 150 candidatures pour le 2e appel alors que les
règles avaient changé pour restreindre ce nombre (chaque partenaire ne pouvait plus déposer qu’un
seul projet). Ce nombre élevé est présenté comme significatif d’une certaine ambition d’action
transfrontalière notamment parce que l’ensemble des projets déposés représente sur le papier un
montant six fois plus élevé que l’argent disponible pour le premier appel. Ils sont également présentés
comme de grande qualité pour un premier appel puisque la moitié d’entre eux ont obtenu une note de
plus de 75 sur 100 lors de l’évaluation (entretiens avec K. Ležaić, A. Horvat, 2011, 2012). Cette qualité
générale se serait même améliorée lors du second appel à projets (entretiens avec D. Cvejić, A.Horvat,
2012).


462
la frontière entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine fait plus de 900 kilometres de longueur par exemple (soit
quatre fois plus que la frontière Croatie-Serbie).

451
Le programme Serbie-Croatie est ainsi mis en récit comme une –voire la principale– success-story des
programmes de coopération transfrontalière des Balkans occidentaux. Les mêmes termes, les mêmes
exemples, les mêmes discours policés m’ont été donnés à entendre à Bruxelles, Zagreb, Belgrade ou
Sremska Mitrovica (l’antenne du programme sur le territoire transfrontalier). S’il ne s’agit pas de nier
le succès de la procédure entamée au travers de ce programme en tant que telle, il me paraît
opportun de questionner les rapports de force sur lesquels cette procédure repose et l’idéologie de
départ qu’elle vise à développer sur ce territoire.
Ce programme de coopération transfrontalière, et tous les acteurs rencontrés l’ont bien souligné, est
le deuxième volet de l’instrument de préadhésion (IPA) à l’Union européenne. L’enjeu principal pour la
Commission est la démonstration par les pays candidats de leurs capacités d’apprentissage des règles
européennes, que le bon déroulement d’un tel programme permet de tester (parmi d’autres
exercices). L’un des enjeux principaux, pour les institutions des pays candidats, est d’« anticiper ce
qu’ils vont avoir à faire quand ils seront membres… apprendre en faisant. Ce programme, c’est pour
qu’ils commencent à jouer le jeu des grands » (entretien avec G. Balette, Commission européenne,
2011). Le vocabulaire employé le confirme, il s’agit d’assimiler un acquis, l’acquis communautaire, à la
manière d’un étudiant dépassé par les enjeux éducatifs de la situation d’apprentissage, mais dont
l’enseignant, bienveillant, possède, heureusement pour lui, une vision supérieure de son intérêt. Plus
tard, en effet, il s’agira pour ces pays candidats de gérer les fonds structurels, plus importants en
volume. L’IPA ne représente qu’un entrainement avant la véritable politique de développement
européenne, la politique régionale (entretiens avec G.Balette, A.Horvat, D. Stilinović, 2011-2012).
En position hégémonique, la Commission propose/impose463, du haut bruxellois vers les bas
balkanique, une manière de concevoir et de gérer qu’elle juge universelle, s’assumant comme le
« leader moral et intellectuel » de la région (Türkes, Gökgöz 2006, p. 689) ; l’UE comme « substitut
d’empire » (Rupnik 2007). Le programme de coopération suit ses règles –néolibérales– ses mots
d’ordre –un développement affiché comme durable mais très orienté vers l’économique– sa
perception de ce qu’est une bonne organisation territoriale – la gouvernance multi-niveaux464, sa
perception de l’organisation de l’action aménageuse –le projet. Il n’y a pas de place pour des
suggestions, des amendements, des négociations de la part des pays candidats, ou même pour un
apprentissage commun, l’UE « incorpore » un à un les pays des Balkans occidentaux (Ibid.). La Croatie
et la Serbie sont poussées à adopter un modèle de développement territorial soi-disant éprouvé et


463
Le processus de préadhésion est volontaire certes ; mais la situation particulière de la politique d’association
entre les pays des Balkans occidentaux et l’UE depuis la fin des conflits, tient d’un régime particulier dans lequel
les deux partis se sont contraints à poursuivre sur cette voie, sans envisager véritablement de possible
alternative (cf. Chap. 2).
464
Pour une synthèse. Cf. (Dabrowski, Bafoil, Bachtler 2014), pour une discussion plus critique, cf. (Blondel, 2015)

452
prétendument valable partout en Europe. Alors qu’il est possible de voir le projet européen comme
une construction permanente, ce que Jens Henrik Haahr et William Walters soulignent :

“A great deal of research done under the heading of EU studies assumes we know where
and what Europe is. [...] But what would accounts of European integration look like if they
did not depart form the assumption of a Europe that, if not already there, is, at least
emergent? How would they appear if they didn’t presuppose of a fullness, an objectivity
of interests, institutions and identities that determine its evolution? How might we study
European integration if (....) Europe is not where it’s supposed to be? What might we
learn from an inessential perspective of Europe?” (Walters, Haahr 2005, p. 2)

La capacité des deux Etats à mettre en place le modèle de développement territorial proposé devant
prouver, en quelque sorte, leur modernité, leur marche résolue vers le futur465.
Cet abus de position dominante –quelle alternative pour les pays issus de la dissolution de la
Yougoslavie ?– ressemble fort à une relation néocoloniale ou du moins néo-impériale466. Les
institutions européennes, en échange de maigres bribes financières, proposent/imposent à des pays
dominés économiquement d’adhérer à l’Union à la condition de respecter les conditions fixées par ses
pays membres, selon le modèle idéologique dominant –décliné à tous les niveaux, légal, économique,
social, politique et territorial. Ce qui est proposé en d’autres termes, c’est d’adopter la conception
euro-occidentale de la modernité soi-disant supérieure car présentée comme un idéal à atteindre
(Tlostanova 2009; Boatcă, Costa 2010). Et, nous allons y revenir dans la section suivante, cette
situation de domination est perpétuée par les dominés eux-mêmes467.

9.2.2. L’obsession nationale de paraître un bon élève de l’intégration

Mais mener une analyse du programme qui le réduirait à un outil de domination de l’UE sur les pays
issus de la dissolution de la Yougoslavie serait à la fois incomplet et injuste. D’abord, nous allons le voir
dans cette section, parce que depuis une dizaine d’années, les gouvernements successifs de Croatie et
de Serbie participent activement de la diffusion des recettes politico-territoriales européennes dont le
programme transfrontalier n’est qu’un outil parmi d’autres.
En effet, l’individualisation des processus de négociations avec chaque pays de la région468 divise ces
derniers et les met, de fait, en situation de concurrence (Cattaruzza 2008) ; une concurrence que la


465
Car comme le souligne Tanja Petrović, dans les discours relatifs aux processus d’adhésion des pays des
Balkans occidentaux à l’UE, « Europe as a notion is intrinsically connected with the future » (Petrović 2014,
p. 91).
466
Cf. (Tlostanova 2012, 2015).
467
Une situation également bien décrite dans le cas est-allemand par Thomas Bürk, cf. : (Bürk 2013).
468
pas d’intégration de l’ensemble des pays des Balkans occidentaux en même temps, mais selon les progrès
réalisés par chaque Etat candidat.

453
politique de coopération régionale soutenue par le volet transfrontalier de la préadhésion, est censée,
selon le discours européen, rééquilibrer (entretien avec G.Balette, T. Le Berigault, 2011). Pourtant, la
compétition existe également au sein du programme de coopération transfrontalière : « les fiertés
nationales ont créé une certaine émulation : les Serbes voulaient être premiers de la classe, la Croatie
aussi » (entretien avec G.Balette, Commission européenne, 2011).
Ainsi, les officiels de Croatie et de Serbie jouent à l’élève-modèle, y compris avec moi dans la situation
d’entretien. S’ils se plaignent d’un processus de préadhésion qui n’a jamais été aussi exigeant qu’avec
eux (entretien avec K. Ležaić, 2012), c’est davantage pour souligner leur performance qui n’en serait
que plus spectaculaire. Cela se traduit également dans le zèle « impressionnant » dont a fait preuve le
JTS, qui a développé tout au long du programme un « contrôle permanent » du respect des règles de
l’UE et « ce n’est pas le cas partout à l’intérieur de l’UE » (entretien avec A.Horvat, 2012).
Le contrôle n’est pas la seule intervention, les Ministères et le JTS se font relais de la parole et de la
méthode européenne au niveau local. Ainsi, des workshops sont organisés pour accompagner les
potentiels leaders de projet dans le montage de leur(s) candidature(s). Par la suite, d’autres workshops
sont mis en place avec les candidats sélectionnés de sorte que les projets respectent bien les règles
européennes. Il en est de même avec les candidats dont les projets n’ont pas été retenus : des
workshops sont proposés pour leur expliquer les raisons de leur échec et « les amener à améliorer la
qualité de leurs propositions et potentiellement leur éligibilité aux appels suivants » (entretien avec K.
Ležaić, 2011, 2012).
Cet ensemble d’actions constitue ce que les acteurs du programme dénomment « réappropriation
locale » (entretien avec K. Ležaić, 2012). Ce vocable me semble inapproprié. Il tient davantage d’une
mise en discours usant de « mots d’ordre » de l’action territoriale, perçus actuellement comme
positifs, mais vidés de leur sens ou du moins conceptuellement faibles. La marge de manœuvre dont
bénéficient les porteurs de projet locaux est en effet minime : à eux de se plier au cadre de l’action
européenne relayée par un échelon intermédiaire (national) appliqué à prouver à l’UE son entrain et
sa compétence. Le procédé relève d’une sorte de formatage par le haut, bien plus que du processus
d’accompagnement de l’action locale et de participation/consultation qui est prétendument expliqué
au visiteur (comme moi).
Il ne s’agit pas ici de remettre en cause les (bonnes) intentions des acteurs nationaux. Ils servent un
objectif clair : l’adhésion à l’Union européenne. Et pour cela, ils cherchent à respecter la feuille de
route fixée par la Commission, clarifiée annuellement par les rapports d’étapes, et contrôlée au
quotidien par les délégations de l’UE pour chacun des volets (dont celui de la coopération
transfrontalière). Mais cet aveuglement du bon élève suivant le leader éclairé n’est pas sans
conséquence, ni sur le fond i.e. l’évolution de l’action aménageuse (9.2.2.1), ni sur la forme i.e.
l’évolution du système d’action (9.2.2.2).

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458
les changements dans l’équipe477 (et le temps pour les nouveaux arrivants de se familiariser avec le
programme). Interrogé sur le fait que le JTS ait été installé à Zagreb dans les locaux du ministère du
développement régional et non pas directement sur le territoire du programme478, Darko Stilinović 479
se défend en affirmant qu’il était « plus pratique » d’avoir le JTS à côté du ministère du
développement régional, l’organe décisionnaire principal du programme mais aussi de la délégation de
l’UE à Zagreb. Or, sur ce sujet, il ne semble pas que la Commission ait explicitement émis le souhait
d’une centralisation du programme de coopération transfrontalière à Zagreb (entretien avec A. Horvat,
2012). Cette décision relève donc surtout du premier argument donné : la volonté du ministère du
développement régional de garder le contrôle sur le programme. Et la Commission européenne en est
consciente : « nous avons essayé de joindre les autorités locales, mais ce sont encore vraiment les
deux capitales qui mènent la danse » (entretien avec G.Balette, 2012).
L’essentiel est ailleurs pour la Commission européenne : à charge aux pays candidats de démontrer
leur capacité respective à mettre en place une structure institutionnelle, en partie jointe et en partie
parallèle, qui sera en capacité de répondre à leurs demandes et contrôles, et d’appliquer les politiques
de l’UE sur le territoire de la Serbie et de la Croatie. Lors des entretiens menés avec les représentants
des délégations de l’UE, les interviewés soulignent leur satisfaction de voir les deux Etats (surtout la
Croatie) à mettre en place la structure organisationnelle définie par le programme et présentée dans la
première partie de ce chapitre. C’est-à-dire, en premier lieu, de désigner des interlocuteurs politiques,
dans le jargon européen, les structures d’exécution (OS), ici le ministère du développement régional en
Croatie (leader) et le Bureau pour l’intégration européenne en Serbie ; des interlocuteurs financiers,
dans le jargon européen les autorités contractantes (CA), ici l’agence régionale pour le développement
en Croatie (qui comme son nom ne l’indique pas, est bien une structure nationale) mise en place à la
fin de la période de programmation, et la Délégation de l’UE en Serbie (la Serbie restant un candidat
en cours d’apprentissage) ; et enfin des structures jointes de management du programme, au niveau
politique le JMC, au niveau technique le JTS (entretiens avec A. Horvat, E. Sartorel et L. Manunta,
2012).
« Peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » disait Alfred de Musset dans la coupe aux lèvres
(1887). Ici, il semble que ce soit tout le contraire : peu importe l’ivresse (l’action, ses effets, la manière
dont elle est produite) pourvu qu’on ait le flacon (la mise en place d’un système d’action


477
Constatés à tous les postes du JTS (sauf un, celui du directeur de l’antenne de Sremska Mitrovica) au moins
une fois sur la période étudiée. Lors des entretiens, on a souligné à plusieurs reprises que le salaire, trop maigre,
était peut-être l’explication, mais aussi l’appel d’air important à Bruxelles envers des techniciens croates
possédant une expérience dans les projets européens qu’a entrainé l’intégration de la Croatie en 2013.
478
Comme c’est le cas pour cinq des huit programmes IPA CBC 2007-2013 développés sur l’espace post-
yougoslave, cf. chapitre 5.
479
Représentant le ministère du développement régional de Croatie, leader du programme.

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461
D’ailleurs, l’argument du succès plus important du programme Serbie-Croatie relativement aux autres
programmes du même type dans la région est remobilisé à ce moment-là, quand ils abordent la
réconciliation, dans tous les entretiens avec les acteurs européens ; comme une démonstration de la
réussite européenne à faire coopérer deux des principaux protagonistes du conflit d’hier. Et de
mobiliser également des illustrations : par exemple, le « succès absolu » de l’événement de recherches
de partenaires organisé conjointement par le JTS et les délégations à Vukovar en février 2010 est
présenté comme tel (Ibid.). Alors que 80 personnes étaient attendues, plus de 240 sont venues (et se
sont inscrites officiellement). Et Luca Manunta de conclure que « cela démontre la volonté des gens à
coopérer au niveau local, et l’absence à ce niveau d’obstacles au développement de projets
communs » (2012). On reste là dans la suite de ce qui a été décrit précédemment dans les deux
sections précédentes. A première vue, les acteurs de la Commission non seulement relatent une
success-story mais présentent le programme de coopération comme le processus par lequel cela a été
rendu possible.
La mise en place des programmes de coopération transfrontalière dans une situation d’après-conflit
dans les pays issus de la dissolution de la Yougoslavie n’a pas été sans soulever certaines questions sur
la forme et sur le fond : faut-il proposer des programmes de coopération transfrontalière dans cette
région ou faut-il éviter de se mêler des relations interétatiques ? Si oui, faut-il mettre en place un
programme similaire à INTERREG pour aider les pays à préparer leurs obligations de futur Etat-
membre ou adapter la forme du programme aux enjeux spécifiques du territoire ? Leur existence
indique les décisions qui ont été prises, celle de mettre en place un programme similaire à INTERREG,
mais elles le furent au prix d’un débat vif (entretiens à la Commission, 2012)482. Ainsi, on ne peut pas
reprocher à la Commission de ne pas avoir réfléchi et discuté, au moins en partie, des tenants et
aboutissants de la coopération transfrontalière en ex-Yougoslavie.
On retrouve une part de ces doutes dans les entretiens menés. Mais au lieu d’une remise en cause
réflexive à propos de ce que l’UE propose/contraint aux/les pays candidats de/à réaliser au travers de
ce programme –toujours cette position néo-impérialiste– les interrogations concernent la
réappropriation locale, et plus précisément l’intentionnalité et les effets de l’action au niveau local.
Comprennent-ils les enjeux (de réconciliation) du programme ou les fourvoient-ils ? Quels impacts le
programme a-t-il sur les territoires frontaliers ?
A propos de l’intentionnalité, Andrea Horvat (Délégation de l ‘UE à Zagreb) se demande si ce n’est pas
le contexte socio-économique plus que le désir de coopérer qui explique l’entrain pour le programme :
« La situation économique est telle que les gens sont prêts à coopérer malgré cela [le passé


482
Ce paragraphe est une restitution de ce qui m’a été dit en off à la Commission, en dehors du temps
d’entretien.

462
conflictuel]. Pour ces petites communautés, ces sommes, même petites sont importantes, c’est
beaucoup d’argent pour eux » (2012). Gianni Balette souligne l’opportunité que représente un tel
programme pour « les municipalités, les communautés, les ONG, les habitants » (2012).
Pourtant, et cela peut paraître à première vue contradictoire, les effets d’un tel programme sur
l’économie locale ne sont pas surestimés : « ce programme, pour l’instant, ce n’est que du
saupoudrage […] avec 3 millions de chaque côté de la frontière, l’impact socio-économique est et sera
de toute façon faible. On peut juste créer des bases au développement » (entretien avec Tristan le
Bérigot, 2012).
Finalement, ils racontent l’histoire d’un quiproquo. Les acteurs locaux participent au programme pour
l’appât économique et non pas parce qu’ils souhaitent coopérer ou se réconcilier ; et pourtant le
résultat du programme serait précisément l’inverse, c’est à dire pas ou peu de développement
économique mais le rétablissement de coopérations qui contribueraient à la réconciliation. On se
rapprocherait alors de l’idée de la coopération/réconciliation comme invouluble du programme (tel
que décrit dans le chapitre 3). La coopération contribuerait aux réconciliations précisément parce
qu’elle n’est pas directement recherchée. Les trois acteurs précédemment cités, malgré les doutes
qu’ils expriment, concluent en effet sur ce possible apport du programme. Pour Andrea Horvat, même
si les acteurs coopèrent d’abord dans une visée économique « on peut sortir quelque chose de bien de
cela » (2012). Pour Gianni Balette qui reconnaît qu’« il y a un peu d’argent à disposition, c’est quand
même une chance pour la réconciliation de la population locale » (2012). Et pour Tristan Le Bérigot,
« le seul impact, c’est sur les relations entre les gens » (2012).
L’absence d’effet visible sur l’économie locale n’aurait finalement pas d’importance si l’on suit leur
argumentation. Le programme ne constituerait qu’un prétexte. Il cacherait, derrière l’enjeu dominant
de la préadhésion sur lequel l’attention des parties prenantes se concentre, l’invouluble de la
réconciliation.
Ce raisonnement commode paraît à la fois séduisant dans ses intentions et effrayant dans la manière
instrumentale dont il est mené. Il laisse tout de même au moins deux questions en suspens : Le
programme de coopération transfrontalière favorise-t-il concrètement, au delà de ce que perçoivent
et affirment les acteurs de la Commission, les processus de réconciliation serbo-croates ? Si oui, à
quelle échelle et avec quelle durabilité ? Nous allons tenter de répondre à ces deux questions en deux
temps, à deux échelles : celle nationale du programme dans la prochaine section, puis celle locale des
projets dans la partie suivante.

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