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Communications

Les couvertures de Paris-Match


Claude Frère

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Frère Claude. Les couvertures de Paris-Match. In: Communications, 1, 1961. pp. 194-201;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1961.926

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1961_num_1_1_926

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Claude Frère

Les couvertures de Paris-Match

maximum
français
Paris-Match,
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Chaque
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traiter
magazine
au
le

Mardi, jour M, jour « Match », il apporte ce qu'il considère comme l'essentiel,


la quintessence de l'actualité, non seulement nationale mais- internationale.
Rien — d'important, du moins — de ce qui se passe sur notre planète (et
désormais en dehors) ne doit et ne peut lui rester étranger, qu'il s'agisse de la garde-
robe de Jacqueline Kennedy, du journal de bord de la Santa-Maria ou des filles
de M. Boumendjel. Ainsi, hebdomadairement, en un condensé d'une centaine de
pages de textes et de photos, il apprend au lecteur tout ce qu'il doit savoir de
l'évolution du monde dans lequel il vit.
Cette centaine de pages est elle-même résumée, en même temps qu'exaltée,
par une seule, la plus belle peut-être, la première et la plus importante en tous
cas : la couverture. Celle-ci, constituée par une photographie, moyen d'expression
choc, perçu immédiatement et totalement, est à la fois sommaire et emballage.
Sommaire dans la mesure où elle met en vedette un événement de la semaine
que le magazine a jugé important, emballage dans la mesure où, par son aspect
engageant, elle doit aussi décider le lecteur à acheter les autres pages.
Il devrait donc être possible, en reprenant les couvertures des 53 numéros de
Paris-Match parus cette année-là, de revivre sommairement les principaux
événements qui ont fait 1960.

Rappelons brièvement le sujet de ces couvertures


Nos
560 — 2 janv. Mariage du Shah d'Iran et de Farah Diba.
561 — 9 janv. Gérard Philipe (une photo de son dernier film).
562 — 16 janv. Albert Camus (à l'occasion de sa mort).
563 — 23 janv. Brigitte Bardot, Jacques Charrier et leur fils.
564- — 30 janv. Elizabeth d'Angleterre regagne Londres pour mettre son enfant
au monde.
565 — 6 févr. Les heures tragiques d'Alger (les Barricades).
566 — 13 févr. Yves Montand et Marilyn Monroe dans Le Millionnaire.
567 — 20 févr. Elizabeth et Philip d'Edimbourg (style officiel).
568 — 27 févr. Michèle Morgan seule le jour de ses 40 ans (veuve).

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Les couvertures de Paris-Match
569 — 5 mars Margaret d'Angleterre photographiée par son fiancé.
570 — 12 mars Tremblement de terre d'Agadir.
571 — 19 mars Krouchtchev : voyage en France ajourné.
572 — 26 mars Madame Nina Khrouchtcheva.
573 — 2 avr. Présenté par sa maman : Andrew d'Angleterre.
574 — 9 avr. La nouvelle « Gigi ».
575 — 16 avr. De Gaulle et Elizabeth d'Angleterre (au 2e plan : Mme de Gaulle
et Philip d'Edimbourg).
576 — 23 avr. Eric Peugeot, le petit kidnappé de Saint Cloud."
577 — 30 avr. Tony Armstrong Jones.
578 — 7 mai Margaret d'Angleterre (peinture).
579 — 14 mai Mariage de Margaret d'Angleterre.
580 — 21 mai Danièle Darrieux.
581 — 28 mai Jeanne Moreau et son fils convalescent.
582 — 4 juin Brigitte Bardot.
583 — 11 juin Sophia Loren.
584 — 18 juin Margaret d'Angleterre et Tony en voyage de noces.
585 — 25 juin Lollobrigida, son mari et son fils s'installent au Canada.
586 — 2 juil. De Gaulle-F. Abbas : négociations ?
587 — 9 juil. Dominique Claudel « fiancée » de Victor-Emmanuel de Savoie ?
588 — 16 juil. Annette et Nathalie Vadim.
589 — 23 juil. Au Congo la chasse aux Blancs.
590 — 30 juil. Diane de France épouse le duc de Wurtemberg.
591 — 6 août Sacha Distel à Saint-Topez.
592 — 13 août Jeanne Moreau symbolisant le Verseau (zodiaque).
593 — 20 août Annouschka « fiancée » de Karim Aga Khan.
594 — 27 août Francis Powers, le pilote américain, à la veille de l'ouverture de
son procès à Moscou.
595 — 3 sept. Ouverture des Jeux olympiques à Rome (flamme olympique).
596 — 10 sept. Les dieux du stade (un sauteur : Don Bragg).
597 — 17 sept. Paola de Liège, presque reine.
598 — 24 sept. Fabiola de Mora-Aragon, future reine des Belges.
599 — 1 oct. Fiançailles Baudouin-Fabiola à Ciergnon.
600 — 8 oct. Cheval Charlottesville, favori du sweepstake.
601 — 15 oct La reine de Siam à Paris.
602 — 22 oct. Farah Diba à l'heure de son destin (va-t-elle donner à l'Iran
l'héritier qu'il attend ?).
603 — 29 oct. Fabiola de Mora-Aragon chez elle.
604 — 5 nov. Le berceau de l'héritier d'Iran.
605 — 12 nov. Le prince Reza-Cyrus d'Iran.
606 — 19 nov. Les Kennedy (Jack, Jacqueline et Caroline).
607 — 26 nov. Clark Gable (mort de).
608 — 4 déc. Les Jones (Tony et Margaret) font bande à part.
609 — 10 déc. Elizabeth Taylor.
610 — 17 déc. Fabiola par le peintre Pasqualini.
611 — 24 déc. Mariage Baudouin de Belgique-Fabiola de Mora.
612 — 31 déc. Famille royale d'Iran (Shah, Farah Diba, Reza).

Quel visage a donc eu, pour Paris-Match, l'année 1960 ? Tout d'abord, si
l'on peut dire, visage humain.
En effet, sur 52 des 53 couvertures, figure au moins un personnage humain,
qu'il soit célèbre, ou anonyme comme lorsqu'il s'agit d'un événement de portée

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collective (Tremblement de terre d'Agadir, Heures tragiques d'Alger lors des


Barricades, Les Tentatives de négociations avec le F.L.N., La chasse aux Blancs
lors des troubles au Congo ex-belge). Même la Flamme élidienne, évocation
abstraite — et exceptionnelle — des Jeux Olympiques, est gardée par trois
soldats. D'autre part, nous ne pouvons absolument pas considérer la photo du
berceau préparé pour l'enfant de Farah Diba comme une autre exception :
tout comme le cheval Charlottes ville, favori d'Ali Khan, ne fait qu'évoquer son
défunt maître, ce berceau n'est que le substitut de l'héritier espéré par l'Iran x.
Visage frivole aussi.
Si nous nous sommes délectés des récits de la vie des princes, rois et empereurs
(fiançailles, idylles, naissances, mariages) pendant vingt-cinq semaines (soit 49 %
de l'année), de ceux de la vie des vedettes (de Sacha Distel à Saint-Tropez à
Sophia Loren dépouillée de ses bijoux) pendant quinze autres semaines (28 %),
le sport nous a à peine sollicités : les deux semaines (3,7 %), consécutives, il
est vrai, des Jeux Olympiques. On peut objecter que Paris-Match n'est pas une
publication sportive, mais alors comment expliquer le faible pourcentage
d'événements concernant d'autres individus que les princes ou vedettes : 7,4 % (quatre
semaines : mort de Camus, Agadir, Rapt du petit' Peugeot, Cheval Charlottesville
favori du Sweepstake) ? Et comment ne pas s'étonner qu'au cours d'une année
aussi agitée que 1960 la politique ne soit apparue que sur sept couvertures (13 %,
dont 5 % pour la politique purement française et 8 % pour la politique
internationale) ? Et encore s'agit-il d'une politique « adaptée », « humanisée ». Le
voyage de Khrouchtchev en France est vu à travers Nina, son refus subit de
venir comme la bouderie d'un irascible Janus, dont on s'empresse de nous
présenter l'autre visage « bonhomme » et souriant ; l'élection de John Kennedy
à la présidence des Etats Unis, qui consacre la victoire des Démocrates sur les
Républicains, se résume par l'installation à la Maison Blanche d'une jeune
femme de trente-et-un ans, mère d'une espiègle Caroline dont le père (le chef de
l'Occident, comme le désigne Paris-Match lui-même dans ses pages intérieures)
fait tous les caprices ; le voyage du général dé Gaulle à Londres se solde par
l'entretien aimable entre le général et la reine Elisabeth lors du gala à Covent
Garden, plutôt que par la séance du Parlement. Enfin, quand il n'est vraiment
pas possible de rendre humaine, drôle ou anecdotique la politique, Paris-Match
se résigne, et ceci deux fois pour tout 1960 (3,07 %), à la couverture sérieuse :
fond noir (nous voilà prévenus : rien d'amusant), photos format timbre-poste
sur lesquelles il faut se pencher longuement avant de les déchiffrer, donc qui ne
produisent plus aucun choc affectif, grandes lettres mornes qui répètent en jaune-
ce que, depuis plusieurs jours nous avons déjà lu en noir dans les quotidiens :
Alger, Négociations...
On ne peut pas dire — et Paris- Match ne le dit pas, d'ailleurs, il suffit de
l'ouvrir pour s'en rendre compte — qu'il ne s'est rien passé en 1960, que le monde
a vécu dans l'insouciance des années folles. Ne serait-ce que l'affaire congolaise.
Et pourtant, il n'y a eu, pour l'évoquer, qu'une seule couverture. Dramatique,
certes ; un Blanc, les mains en l'air est conduit par deux soldats noirs, mitraillettes
au poing — mais anonyme presque anecdotique. Blanc anonyme, Noirs ano-

1. Parmi les personnages représentés, le pourcentage est de 57,97 % pour les femmes,
pour les hommes de 42,03 %. Ceci nous semble plutôt être l'effet du hasard que relever
d'un dessein délibéré.
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Les couvertures de Paris-Match

nymes, dont la valeur bien sûr symbolique ne nous fait cependant pas oublier
les grands absents : Lumumba ou M. H.
Et si, d'autre part, nous saisissons aisément la raison pour laquelle Caryl
Chessman ne figure pas en couverture alors que, à notre avis, son exécution
dépasse en importance les amours de Margaret, nous pouvons nous demander
pourquoi la convalescence du fils de Jeanne Moreau prime l'échec de la
Conférence au sommet, pourquoi l'installation de Lollobridgida au Canada estompe les
troubles politiques au Japon, pourquoi le vol des bijoux de Sophia Loren relègue
au deuxième plan la mort de Boris Pasternarok. Pour plusieurs raisons dont les
lecteurs ne nous donnent pas la moindre :

Vivent les Princesses : Comme bon nombre de vos lectrices je suis très heureuse de
voir les familles royales, les princesses, mais ne mettez pas trop en valeur leurs divorces.
Faites ressortir ce qui est bien. Et merci pour Fabiola. Quel couple sans histoire, sans
scandale ! Quelle fraîcheur ! Qu'on en est heureux !...
Nous sommes toujours heureux de voir la reine Elizabeth et les détails de sa vie
m'intéressent beaucoup. Margaret aussi. Continuez ! (Mme Arkly, Caen, Match n° 622).

Il est certain que tous les lecteurs ne partagent pas cet avis. Les lettres
« contre » les familles royales et les vedettes sont aussi nombreuses :

Automobiles et Altesses : Combien de vos fidèles lecteurs et même lectrices sont


indignés et surtout fatigués des reportages sur les grands de ce monde, altesses, rois et reines.
De grâce... (G. Barbier, Pont de Roide, Doubs, Match n° 622).
Trop de Brigittes : Les Brigittes et les Margarets de couverture nous paraissent tenir
une place qui ne leur convient pas. Serait-ce un mal de faire un peu de silence autour de
leur vie privée ? Cela ne leur enlèverait rien et sans doute vous en seraient-elles les
premières reconnaissantes (Soldat Joseph Noe, A.F.N., Match 622).

Trop de rois : ... le succès crée des obligations. Je reproche trop de place aux familles
princières, au « rois » des affaires dont on cherche en vain comment ils contribuent au
bonheur des hommes, et pas assez de place aux modestes qui font vraiment la grandeur
et l'honneur de l'humanité (J. R. adjoint au maire de R.).

Le bon vieux temps : Lorsque je déplie votre hebdomadaire je me pose toujours la


question : quel est l'événement royal qui va nous être servi ? De grâce, pitié, assez !
Renouvelez-vous si vous voulez que votre revue continue à pénétrer dans nos
chaumières. Ne sommes-nous pas en république, V° de nom, ou avez-vous la nostalgie du
temps passé ? Recevez mes salutations républicaines. (Robert Serre, Sète, Match 622).

Certes. Mais que proposent ces lecteurs afin de varier les sujets ?

« Deux numéros dont la couverture n'est pas consacrée à une vedette quelconque.
Un troisième numéro illustré par le portrait d'un sportif, voilà qui met une heureuse
diversité dans vos couvertures (Emery, Argenteuil, Match 622).

Nous vous supplions de nous parler plus fréquemment d'automobiles et d'aviation...


(G. Barbier).

D'autres, ravis par des récits accompagnés de romantiques photographies


sur Chopin, Tolstoï ou Berthe Morisot en redemandent. D'autres encore réclament
des sujets religieux, telle la vie de saint François d'Assise ou de sainte Thérèse

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de Lisieux. Par contre, silence quasi total quant aux articles politiques
pauvrement illustrés.
Il faut noter à cet égard que, d'après une enquête privée, 20 % des lecteurs
ne consacrent à Paris-Match qu'une demi-heure hebdomadaire et 49 % moins
de deux heures, ce qui ne leur donne pas le temps matériel de déchiffrer
intégralement le magazine (d'après la même enquête quatre heures sont nécessaires).
Nous pouvons donc en conclure que ces lecteurs se limitent essentiellement
aux reportages photographiques et ne font que parcourir, quand ils ne les sautent
pas purement et simplement, les articles de fond. Les sujets « légers », les
informations qui peuvent se transmettre par l'entremise d'une ou plusieurs photos
(un accident lors d'une course automobile, le petit somme de M. Kennedy dans
l'avion qui le ramène à Washington, le regard de Margaret au nouveau-né)
ont donc toutes les chances d'être privilégiés, par Match. De .plus, leur brièveté
permet aussi leur accumulation dans un même numéro contrairement aux textes
longs, denses et parfois indigestes qui tentent de faire le point de la situation
politique. Un autre lecteur règle d'ailleurs lui-même la question du choix des
sujets :
« Trop de B.B. ? Pas assez de princesses ou vice-versa ? On demande à un journal
l'actualité. Votre tirage doit tout de même prouver que vous ne faites pas faussé route. »

Et pourtant, la tâche ne doit pas être aisée. Un million de lecteurs


représentent tellement d'opinions différentes. Certains pensent que M. K. est un
« sinistre pitre » dont les numéros de charme cachent mal les appétits de conquête,
d'autres que Fidel Castro est un nouveau Jésus-Christ, d'autres que M. « H. »
a définitivement compromis au Congo toutes chances de paix, d'autres que
Picasso n'est qu'un abominable gribouilleur, etc., etc. Bref, peu de reportages
font, à leur sujet, l'unanimité. Il faut donc que Paris-Match ne prenne jamais
franchement position, qu'il opère un perpétuel balancement, montrant
simultanément « K. qui grogne » et « K. qui rit », les anti-castristes en « libérateurs »
et en « têtes brûlées », Francis Powers en « héros » et en « victime ». Et encore,
il ne faut pas qu'il s'agisse de cas douteux. Qu'on soit « pour » ou « contre »,
Fidel Castro demeure le chef de Cuba, Khrouchtchev de l'U.R.S.S., Eisenhower
a bien commis un délit en envoyant Francis Powers espionner le territoire
soviétique. Mais, quand il s'agit d'affaires troubles {Congo), de susceptibilités à ménager
(Match se vend énormément en Belgique), le silence le plus prudent se voit
observé : Lumumba, qui n'a jamais eu les honneurs de la couverture (alors qu'il a
quand même été reçu à New York en tant que premier ministre du Congo), a
peu paru dans les pages intérieures et sous un jour à ce point ambigu que le
lecteur a pu, selon son opinion personnelle, le percevoir comme sympathique ou
antipathique. Il arrive cependant que le seuil du neutralisme délibéré soit franchi
et qu'il y ait une prise de position exceptionnelle, comme ce fut le cas pour la
seule couverture concernant les événements du Congo. Cette couverture est
également la seule qui soit traumatisante : un Blanc, les mains en l'air, poussé
par deux Noirs, mitraillettes au poing. Si Paris-Match a osé cette image si peu
plaisante, c'est que, là, il était sûr de la réaction à peu près unanime de ses
lecteurs, pour la plupart européens : même le plus anticolonialiste d'entre eux
ne pouvait que s'identifier à ce Blanc humilié.
Bien sûr, il n'y a pas que la politique. D'ailleurs, nombre de gens achètent
Paris-Match pour cette part d'actualité qui ne relève pas de la politique. Mais,

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Les couvertures de Paris-Match

sur ce plan aussi, le problème de l'élection et du traitement des sujets demeure.


S'il faut du sport, il ne faut pas non plus ennuyer le lecteur qui ne se passionne
pas pour les exploits de Périllat. Nous avons eu, il est vrai, deux couvertures
sur les Jeux olympiques. Mais cette manifestation étant la seule de son genre
qui ait une portée réellement internationale, nous pouvons dire que l'actualité
sportive du mois de septembre a été l'actualité tout court. Et, à nouveau, pour
ceux que les records purs font bâiller, on l'a humanisée, personnalisée en
nommant les athlètes, vedettisée en racontant leur vie. Plus de performances, mais
des visages : Don Bragg, la « gazelle noire », le besogneux Bernard ; mais des
histoires édifiantes : l'ancien polio devenu champion du marteau ; mais des
idylles : les « fiancés des jeux », les « mariés des jeux précédents » ; mais, en décor
de fond, des spectateurs déjà connus : Don Juan, Albert et Paola, Eisa Mar-
tinelli, etc., dont nous n'ignorons rien.
En fait, jamais d'inconnus sur les couvertures de Paris-Match, même dans
l'ordre du fait-divers : le mort de la RN 7 est Prix Nobel, le petit kidnappé
est Peugeot, la fraîche jeune fille du gala du Sporting est « fiancée à Karim »,
le baigneur de Saint-Tropez est Sacha Distel. Consacrés définitivement par Paris-
Match, ils ne sortiront plus de l'actualité : nous avons été informés de la mort
de la mère d'Albert Camus, des bains de mer et des boules de neige d'Eric
Peugeot, des rebondissements sentimentaux de l'affaire Annouschka- Karim, des
fiançailles de Sacha Distel.
Si Paris-Match veut éviter l'ennui à ses lecteurs en symbolisant les élections
américaines par le sourire de Jackie Kennedy, ou les conversations franco-
anglaises par l'aparté de Gaulle-Elizabeth, il veut aussi, en règle générale, leur
éviter tout choc désagréable. L'horrible pur est banni. Evidemment la photo du
désastre d'Agadir est en noir et blanc, ce qui accentue la tristesse des ruines,
évidemment le titre nous parle de « la tragédie des emmurés », mais nous n'en
voyons rien. La femme et l'enfant qui nous sont montrés sont bien vivants,
leur maintien est digne et leur désespoir muet. Pas de morts, pas de scènes
d'hystérie... Les photos des barricades d'Alger sont si petites qu'elles ne peuvent
être à la source d'aucune émotion... Les morts célèbres que nous pleurons nous
sont présentés bien vivants. Albert Camus, Gérard Philipe, Clark Glabe nous
contemplent, en pleine possession de leur vie...
Il semble que notre éventail de couvertures de Paris-Match témoigne d'un
constant souci de plaire : sujets et visages agréables, souriants, jeunes. Il est
remarquable de constater que l'âge des personnages représentés est inférieur
à soixante ans pour 92,8 %, à quarante ans pour 88 %. Les moins de trente ans
y sont pour 39,1 % et ceux que l'on peut considérer comme dans la force de
l'âge, c'est-à-dire entre trente et quarante ans, pour 47 %. Quant aux
quinquagénaires, ils n'y sont que pour 7,2 %. Sur 39 femmes, 14 ont moins de trente ans
{21,7 %), 23 moins de quarante ans (33 %). Seules Madame de Gaulle et
Mme Khrouchtcheva dépassent la cinquantaine. Mais elles n'en sont pas moins
idéalisées : compagnes de toute la vie d'un grand homme, ombres fidèles, elles
concrétisent une des images de la femme idéale. (Si idéale qu'on leur dénie toute
activité propre : Mme Khrouchtcheva, par ailleurs docteur en économie politique,
est réduite au strict rôle d'épouse et de grand-mère.)
Contrairement à ce que nous pourrions croire, les hommes ne sont guère plus âgés
que les femmes. Trois sexagénaires (de Gaulle, Khrouchtchev, F. Abbas) (4,3 %),
quatre quadragénaires (5,79 %), onze entre trente et quarante ans (15,9 %), et

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deux de moins de trente ans (3 %). Enfin, neuf enfants (huit garçons et une fille)
viennent encore accentuer le caractère de jeunesse inhérent à Paris-Match.
Dans la même optique nous pouvons noter que les sexagénaires ne sont pas
présentés en tant que « personnes âgées » mais en tant que « sages » (de Gaulle),
ou en tant qu! « éternellement jeunes » (Clark Gable).
De toute façon, quel que soit l'âge du personnage, son aspect physique est
toujours avenant, soit par la régularité de ses traits comme c'est le cas pour les
vedettes du spectacle, soit par la noblesse de son maintien comme c'est le cas
pour les rois, reines ou princes, soit encore par la vive personnalité qui se dégage
de tout son être comme c'est le cas pour les grands politiques (de Gaulle). Ses
vêtements sont toujours de bon ton, somptueux quand les circonstances l'exigent
(mariage princier, réception officielle), parfois très simples (les Khrouchtchev),
mais jamais négligés. Pas de clochards, pas de mines patibulaires à ce pinacle
qu'est la couverture de 'Paris-Match, mais des êtres séduisants, exceptionnels,
des héros... Naturellement, ces êtres exceptionnels ne peuvent, en fin de compte,
vivre une vie vulgaire. Et- voici que Paris-Match, de grand magazine
d'actualités, se mue en quelque journal du cœur féminin pour nous conter « Cendrillon »
ou « Riquet à la Houppe ».
Il était une fois un roi triste dans un pays brumeux. Rien ne pouvait le faire
sourire. Jusqu'au jour où il rencontra une fille du soleil. Ils se marièrent... Cinq
couvertures nous exposent l'affaire en détail a) la fiancée, la nouvelle Astrid,
Dona Fabiola de Mora y Aragon ; b) les fiançailles à la bonne franquette et le
sourire de Baudouin ; c) le flash-back : la douce fiancée nous emmène dans le
palais de son enfance ; d) le portrait pour la galerie de Laeken ; e) la consécration,
la happy end, le mariage en grande pompe.
Il était une fois — il ne s'agit ici que d'une historiette, vu sa pauvreté en
rebondissements — une fille de roi (détrôné, mais qu'importe) qui tomba amoureuse
d'un beau jeune homme. Elle dit : « Je l'épouserai, même s'il est roturier. »
Par chance, c'était le duc de Wurtemberg. Aussi Diane de France convola-t-elle
sans tarder, avec, sur son voile de mariée, le diadème historique (une couverture).
Il était une fois une princesse mélancolique dans le « fog » et les Highlands.
Sa sœur, la terrible reine, avait brisé une fois son cœur au profit du devoir.
Mais l'amour repassa sous les traits d'un photographe. Lassée, la sœur céda.
Et la princesse Margaret épousa Cendrillon. En cinq couvertures.: a) Margaret
et. son secret (l'amour) ; b) le secret : Cendrillon-Tony ; c) « S.A.R. la princesse
Margaret d'Angleterre », portrait pour Buckingham ; d) la mariée ; e) Honey
Moon.
Il était une fois un empereur dont le chagrin était de n'avoir point de fils.
Il se morfondait dans son palais des Mille et une Nuits. Ses émissaires fouillèrent
le monde afin de lui ramener une épouse. Enfin, à Paris, ils découvrirent une jeune
fille dotée de toutes les qualités. Le shah l'épousa sans tarder et elle lui donna
aussitôt l'héritier espéré. Cinq couvertures : a) le mariage ; b) l'attente ; c) le
berceau ; d) la victoire : le petit prince ; e) portrait de famille.
Nous pourrions continuer longtemps. Il reste les romans de Victor- Emmanuel
de Savoie et Dominique Claudel, de Don Juan et Maria- Gabriella, les gestations
de Fabiola et Margaret, etc.
Le même phénomène se produit en ce qui concerne les vedettes du spectacle.
Nous pouvons raconter de la même façon le mariage de Brigitte Bardot et de
Jacques Charrier, la naissance de leur fils Nicolas, les fiançailles de Sacha Distel,

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Les couvertures de Paris-Match

la guérison du fils de Jeanne Moreau, la réconciliation du couple Montand-


Signoret. Même phénomène encore pour les hommes politiques : il était une fois
un ouvrier fils d'ouvrier (Khrouchtchev) ; il était une fois un petit général de
brigade (de Gaulle), ou pour les sportifs : il était une fois un poliomyélitique
cloué au lit depuis des années...
D'ailleurs, les histoires peuvent être tristes, si elles sont belles. Le véritable
héros peut mourir, il n'en sera que plus chéri (Gérard Philipe, Clark Gable).
En tout cas les péripéties multiples sont vivement goûtées, le suspense est
bienvenu : Farah Diba donnera- t-elle à l'Iran l'héritier qu'il espère, le fils de
Jeanne Moreau guérira-t-il, retrouvera-t-on Eric Peugeot, arrêtera-t-on ses
ravisseurs, Dominique Claudel sera-t-elle reine d'Italie, Alain Delon épousera-t-il
Romy Schneider ?
Comme de juste ces récits sont essentiellement illustrés. Des photos nous
révèlent l'essence même des protagonistes par un style adapté : tons diaphanes
et pastellisés pour Fabiola au port de reine, gros plan chaudement coloré pour la
saine fraîcheur d'Annouschka van Mekhs, photo de famille pour l'innocence
de l'enfant Peugeot, tableau champêtre pour la simplicité maternelle de Jeanne
Moreau...
Si Paris-Match, d'ailleurs poussé par sa propre clientèle, soumet la réalité
à une telle sélection, c'est pour répondre à deux besoins fondamentaux éprouvés
par les lecteurs. D'abord besoin d'évasion, besoin d'oublier au mariage de
Margaret ou au Gala du Sporting les tracas quotidiens. Ensuite, besoin bien naturel
de savoir que cette belle jeune femme qui devient reine des Belges est aussi une
épouse comme les autres, qu'une star de cinéma telle que Jeanne Moreau tremble
comme toute mère pour la vie de son fils, que ce politique rusé et secret qu'est
Nikita Khrouchtchev est aussi le docile époux de Nina et le grand-papa gâteau
d'Alioscha.
Mais surtout, il semble que cette sélection soit essentiellement superficielle.
A y regarder de plus près, nous voyons apparaître en filigrane de ces histoires de
grands thèmes éternels : Vamour, avec Margaret et Tony, Fabiola et Baudouin,
Farah Diba et le Shah, Diane de France, Annouschka ; la maternité avec Jeanne
Moreau et son fils, Annette Vadim et Nathalie, Elizabeth et Andrew
d'Angleterre, Eric et sa maman ; la famille avec les trois Kennedy, les trois Lollobrigida-
Skofic ; la mort avec Albert Camus, Gérard Philipe, Clark Gable, Agadir ; la
guerre avec le Congo, les Négociations, les Barricades.
Et finalement, c'est l'émergence de ces thèmes qui est importante. Le temps
passe. Qui, dans dix ans, se souviendra des détails du mariage de Diane de France
ou de l'élection à la présidence des États-Unis de Jacqueline Bouvier- Kennedy ?
Par contre, il y aura bien à ce moment -là les noces d'une autre princesse, la venue
d'une autre femme remarquable... Peu importe donc que Paris-Match édulcore^
à plaisir l'actualité, apprivoise la politique rébarbative, répande ses flots d'eau
de rose sur les cours d'Europe ou d'ailleurs, sur les coulisses du spectacle puis-
qu'en réalité, en s'étendant sur des sujets légers, il traite des problèmes
permanents de notre société.
Claude Frère.

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