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POUR UNE ÉTUDE EMPIRIQUE DU PHÉNOMÈNE DE MODE DANS LA CONSOMMATION

DES BIENS SYMBOLIQUES : LE CAS DES PRÉNOMS


Author(s): PHILIPPE BESNARD
Source: European Journal of Sociology / Archives Européennes de Sociologie /
Europäisches Archiv für Soziologie , 1979, Vol. 20, No. 2, Auslese in der
Kulturgeschichte (1979), pp. 343-351
Published by: Cambridge University Press

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/23999248

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POUR UNE ETUDE EMPIRIQUE DU PHENOMENE
DE MODE DANS LA CONSOMMATION DES BIENS

SYMBOLIQUES : LE CAS DES PRÉNOMS

« La mode, phénomène social par excellence » : l'énoncé d'une


tude réitérée sous des formes diverses dans la plupart des discou
mode (pour un Baudrillard (1972: 82) elle est « l'essence du soc
n'a de sens que si on le met en rapport avec les lamentations qui
la littérature sociologique sur ce thème. Le délaissement d'un
aussi central, et particulièrement la carence d'études empiriques,
mais l'objet d'une déploration rituelle : un coup d'oeil sur les art
ment publiés sur la mode dans les revues de sociologie suffit à s
Et Blumer (1969) va jusqu'à consacrer tout un article à
convaincre la communauté sociologique de prendre au sérieux un
et de le traiter sérieusement *.
Qu'une pareille exhortation soit aujourd'hui possible, voilà qui eût
frappé de stupeur, s'ils avaient pu le prévoir, les premiers sociologues de
Spencer à Simmel en passant par Tarde, Weber, Dürkheim, Bouglé,
sans oublier les économistes « sociologisants » de la même époque, tels
Veblen (1899) ou Sombart (1902). Au moment où la sociologie se consti
tuait comme discipline, la mode, qu'on en traite directement ou qu'on
l'évoque à des fins d'illustration, était quasiment la référence obligée qui
permettait de manifester, de la manière la plus commune, la part du social
dans les comportements individuels. Comme forme de régulation sociale,
comme mécanisme ou expression du changement social, ses rapports avec
les problèmes centraux de la sociologie paraissaient aller de soi. En outre, le
lien entre le phénomène de mode et la stratification sociale était aperçu aussi
bien par Spencer (1879) qui mettait en évidence l'aspect de rivalité propre
à la mode, que par Tarde (1890) selon qui l'imitation-mode, même si elle
peut contribuer à la réduction des inégalités, ne peut exister que dans
une société de classes, Weber (1971: 27) qui la voyait procéder « des inté
rêts du prestige attaché à une couche sociale », ou encore Bouglé (1899: 163)
pour qui sa variabilité limitait <1 son influence anti-égalitaire ». Mais c'est
surtout Simmel (1904, 1905) qui analysait sous cet angle le phénomène
de mode avec le plus de netteté et d'acuité. Soulignant la double fonction
de la mode qui permet de satisfaire à la fois au désir de conformisme et au
souci de la différenciation, Simmel proposait un modèle de diffusion des
biens de mode à travers le corps social conçue comme le résultat d'une riva
lité entre les classes sociales. Les classes supérieures qui sont les premières

* H. Blumer, Fashion: from class differentiation to collective selection,


Sociological Quarterly, X (1969), 275-291; H. L. Schrank and D. L. Gil
more, Correlates of fashion leadership: implications for fashion process
theory, Sociological Quarterly, XIV (1973), 534-543; R- T. Horowitz, From
élite fashion to mass fashion, Archives européennes de sociologie, XVI (1975),
283-295.

343

Arch, europ. sociol., XX (1979), 343-351. — 0003-9756/79/0000-0414. $02.50 © 1979 A.E.S.

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à adopter un style nouveau comme signe d'appartenance à un é


donnent au profit d'un autre dès qu'elles ont été imitées par les c
rieures.
Ce modèle de circulation verticale des signes de distinction,
compte de la nécessité du changement perpétuel propre à la m
très largement accepté même si l'on s'est assez peu soucié de l
l'épreuve des faits. En France, pour nous limiter à quelques
Charles Lalo (1921: 127) n'interprète pas autrement la variab
mode et Edmond Goblot (1925) reformule de manière brillant
théorie, en termes de barrière et de niveau, la mode étant, à ses y
fois distinctive et égalitaire à l'intérieur d'un même niveau. Notan
sage de « l'excentrique » au « distingué » puis au « commun » enfi
gaire », Goblot voit comme Simmel dans la « fonction distinct
mode la raison de sa variabilité : elle ne peut en effet « être signe
que pendant le temps très court où elle n'est ni trop no
trop ancienne » et d'autre part on doit la changer « dès qu'on ne p
se la réserver » (p. 49). Plus récemment c'est le même modèle de d
que reprend à son compte Pierre Bourdieu (1975: 18) quand il met
tion la dégradation dans le temps de la valeur marchande des bien
avec « leur divulgation, c'est-à-dire le dépérissement de leur p
distinction » et quand il suppose l'existence d'une « série de m
rarchisés temporellement », permettant la réutilisation succes
biens à des fins de distinction « jusqu'au bas de la structure social
Une telle conception de la propagation des biens de mode par ap
tion successive par des groupes sociaux hiérarchisés a également c
certain succès dans la sociologie américaine des années cinquan
si la paternité n'en fut attribuée à Simmel qu'après la republicatio
de son article de 1904. Pour désigner ce mode de diffusion des bie
lisa l'image du ruissellement (trickle-down process), métaphore
notons-le, déjà utilisée par Tarde dans les Lois de l'imitation (1
s'est plus soucié, au total, de réfléchir sur la signification et la fo
ce type de propagation des biens de consommation que d'en établi
dité par des études empiriques quelque peu consistantes. Ainsi, pou
et Lobel (1952), comme pour Fallers (1954) — dont les article
plus connus sur ce thème — cet « effet de ruissellement » aurait
tion de résoudre le dilemme de l'égalité et de la différence dans u
où coexistent un système de classes et une idéologie de l'égalité de
Et cependant, prise au pied de la lettre, cette métaphore du ruisse
conduit, comme chez Robinson (1961: 376) pour qui « un grou
prendra pour modèle non le groupe le plus élevé mais celui qui est
tement au-dessus de lui », à la conception d'une hiérarchie uni

(i) Tarde, G. (1890). Cf. en particuliei


relief, sorte de château d'eau social d'où
la cascade
ce passage : « L'invention peut partir continue de l'imitation
de! doit
plus bas rangs du peuple; mais, pour h » (p. 240).
descendre
répandre, il faut une cime sociale en hau

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nelle de groupes sociaux contigus qui aurait mérité une tentativ


sérieuse de validation empirique.
Avant même d'avoir été soumis dans le détail à l'épreuve des f
modèle de circulation verticale des biens se voyait concurrencé
autre approche de la diffusion qui, trouvant son origine dans les tr
de Lewin et de Katz et Lazarsfeld et ses applications pratiques
marketing et les techniques publicitaires modernes, met l'accent su
horizontal dans le mécanisme de la diffusion des innovations : un nouveau
produit est adopté à un même moment par des innovateurs appartenant
à des groupes sociaux divers qui, jouant le rôle de « gardiens » et de « relais »
de la communication, exercent leur influence à l'intérieur de leur groupe.
Sans doute n'y a-t-il pas opposition absolue entre ces deux modèles de
diffusion sociale des biens de consommation. Cependant, un auteur comme
King (1964), constatant que l'influence, en matière de mode vestimentaire,
se fait principalement entre individus de même status social, croit pouvoir
rejeter le modèle de « ruissellement » qui ne serait plus adéquat à l'époque
des communications de masse.
Une autre critique a été formulée par Blumer (1969) à propos de ce
modèle; elle porte en particulier sur la place que Simmel assignait au pres
tige de l'élite. Sans doute l'élite joue-t-elle un rôle dans le processus de
mode en choisissant parmi les modèles nouveaux proposés sur le marché.
Mais ce choix n'est pas arbitraire, le produit devant correspondre à la direc
tion du goût naissant des consommateurs. Les échecs de certaines tentatives
pour diriger la mode vestimentaire par l'utilisation de figures prestigieuses
suffisent à montrer que la mode est un tâtonnement collectif vers le futur
proche plutôt qu'un mouvement canalisé et lancé par le prestige de l'élite.
L'effort de distinction des classes supérieures fait lui-même partie du pro
cessus de la mode loin d'en être la cause. Blumer plaide ainsi pour déplacer
l'accent, dans l'étude de la mode, de la différenciation sociale à la « sélection
collective ». Mais, en affirmant qu'il existe un processus « mystérieux » de
sélection collective et que « le changement du goût collectif résulte sans aucun
doute des expériences diverses qui ont lieu dans l'interaction sociale dans
un monde complexe et en mouvement » (p. 282), Blumer ne fait, au mieux,
que désigner un problème sans donner d'indications sur la manière de l'étu
dier.
Par là, Blumer ne fait que perpétuer la tradition de déploration et de
vœux pieux à quoi paraît se limiter la littérature sociologique sur la mode.
Avant d'essayer de montrer par quel biais il est possible de rompre avec
cette tradition, il n'est pas inutile de faire état d'une autre complainte, non
moins rituelle : alors que, si l'on en croit La Bruyère, « tout se règle par la
mode », les discours sur la mode ont toujours tendance à l'identifier à
la mode vestimentaire. Là encore les plus ardents à déplorer cet état de
fait ne manquent pas de retomber dans la même ornière. Ainsi Blumer, mal
gré ses plaidoyers pour la reconnaissance de l'étendue du champ où opère
la mode, ne prend d'autre exemple que l'habillement; de même König
(1967), quoiqu'il affirme d'emblée que la mode concerne l'homme dans sa

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totalité, se limite presque exclusivement dans son livre à la mode ve


taire. Que cette liaison de la mode au vêtement soit difficile à briser,
en trouver un autre signe dans le numéro spécial de la revue T
consacré à la mode : présentant ce numéro, Olivier Burgelin (
après avoir affirmé que la mode « concerne en profondeur [...] tout
[sic] (la société, le discours, la culture) », est amené à constater que ce
retrouve « l'enveloppe vestimentaire dont on aurait pu un instant r
le voir dépouillé ». Le même regret rituel est exprimé, dans une form
savante, par Gabriel Thoveron (1977: 159) : « Nous finissons to
par parler chiffons », quand il présente un autre numéro spécial de l
de l'Institut de sociologie intitulé « A propos de la mode ».
Il est bien possible que cette identification constante de la mode a
ment ait constitué un obstacle, à la fois intellectuel et pratique, à la
en œuvre d'une étude empirique détaillée et approfondie du phé
de mode dans la consommation des biens. Si cette hypothèse est
la seule manière de rompre avec les discours rhétoriques sur la mod
consommation des signes est de se tourner vers un type de bien qui s
mieux à une étude quantitative. A cet égard, les prénoms nous parai
constituer un matériel privilégié.
On dira peut-être qu'il existe une importante littérature empiriqu
la diffusion des innovations. Mais, comme l'a noté Rogers, auteur d
mineuses compilations sur ce thème (Rogers 1962; Rogers et Sho
1971), ces travaux qui se sont développés aux États-Unis après la
guerre mondiale sont restés confinés dans certains domaines précis
la diffusion des innovations en milieu rural ou la diffusion d'innov
médicales. Us fournissent sans doute d'utiles indications sur le p
de diffusion (la fameuse courbe en S) ou sur les caractéristiques
des innovateurs. Encore faut-il remarquer que la confrontation des r
de ces travaux empiriques, telle que l'a entreprise Rogers, ne per
de dégager des généralisations incontestables même sur des poin
précis que le status social des innovateurs. L'hétérogénéité des ét
rassemble Rogers n'est d'ailleurs pas la seule cause de ces incer
puisque, analysant les mêmes données sur l'innovation en milie
Cancian (1967) et Gartrell et al. (1973) aboutissent à des conclusions
gentes sur la relation entre comportement d'innovation et status so
Ajoutons que ce type d'études ne peut guère nous renseigner sur
culation des biens dans l'ensemble de la structure sociale, étant donné
tance des considérations techniques et économiques dans la diffusion
vations telles que le maïs hybride ou un nouveau médicament :
pas la divulgation d'un médicament dans l'ensemble d'une popula
suffira à le faire abandonner par ses premiers utilisateurs. Autrem
ces recherches apportent peu d'informations sur le glissement d'un
sociale à une autre des signes du status social.
Il importait cependant d'évoquer cette abondante littérature empi
pour bien marquer que l'étude dont nous voudrions lancer l'idée
prendre appui sur plusieurs traditions de recherche distinctes m

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LA MODE DANS LE CHOIX DES PRENOMS

n'est pas possible de les présenter ici toutes en détail : réflexion


ques » et études sur la mode, études du comportement des conso
recherches sur la diffusion des innovations techniques, cons
modèles mathématiques de diffusion, sociologie du goût, sans
études historiques sur l'adoption et la diffusion sociale de divers
culturelles.
Aussi bien, la principale originalité de cette recherche résider
choix du matériel à exploiter : les prénoms. Comme bien sym
prénom présente deux caractéristiques particulièrement int
c'est un bien gratuit et dont la consommation est obligatoire. Dès
de sa diffusion dans l'espace social, corrélative de sa propaga
temps, est particulièrement apte à mettre en évidence, dans sa p
fonction d'identification et de distinction propre à la consom
biens de mode. L'absence de tout obstacle financier à la consommation
et son caractère obligatoire, qui distinguent l'acte de donner un prénom
à ses enfants de tout autre acte de consommation, devraient permettre de
saisir, sur un exemple apparemment paradoxal mais privilégié en fait, les
stratégies d'appropriation liées à la rareté du bien et la hiérarchie éventuelle
des marchés temporels et sociaux, ainsi que de suivre l'utilisation succes
sive du bien dans l'ensemble du corps social. On dispose, en outre, avec les
prénoms, de données objectives, aisément quantifiables, et l'on ne voit pas
quel autre matériel pourrait se prêter aussi bien à une étude quantitative
précise.
Il est d'ailleurs très surprenant que les déterminations sociales du choix
du prénom que chacun perçoit plus ou moins confusément, n'aient jamais
fait l'objet d'une étude systématique. Le choix du prénom est pourtant un
acte privilégié de la vie sociale de l'individu qui, en donnant un prénom
à ses enfants, se donne ou cherche à se donner une identité sociale.
Plus généralement les prénoms constituent un matériel objectif qui peut
se prêter à de multiples usages et ce n'est pas s'aventurer beaucoup que
d'imaginer que les historiens de la sociologie du futur s'étonneront qu'un
tel matériel ait été si peu exploité.
Les travaux de Jacques Maître (1966, 1967) témoignent d'ailleurs de
cette pluralité des utilisations possibles puisqu'ils s'inscrivent dans la double
perspective de la sociologie de la vie religieuse et de la linguistique. En étu
diant les distributions des fréquences relatives des prénoms, Maître, s'il
met en évidence la fonction classificatoire des prénoms, n'aborde que de
manière latérale les thèmes directement liés à notre propos comme celui des
motifs du choix des prénoms avec ses deux « pôles », l'imitation et la dis
tinction (1966: 60).
Une autre caractéristique propre au choix du prénom est qu'il doit
s'exercer dans un éventail à peu près défini et immuable. Notre hypothèse
de départ est que la marge réelle de choix est en fait bien plus restreinte
que l'ensemble des prénoms possibles, chacun cherchant pour son enfant
un prénom qui ne soit ni trop « excentrique » ni trop « commun ». Cette
hypothèse qui, malgré sa banalité, devrait être étayée par des entretiens,

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mérite quelque justification. Elle prend d'abord appui sur le c


Maître (1966: 43) selon qui « la sécularisation a fait reculer la réfé
figures majeures de l'hagiographie, mais aussi le rôle religieux du
de la marraine ». L'étude des fréquences et de leur distribution lu
établir que « les prénoms ne sont pas choisis en fonction de consi
de piété » (1967: 51). Sans doute de tels motifs et d'autres encore
familiale, euphonie) peuvent-ils être allégués, mais il s'agit, dans b
de cas, de rationalisations sans lesquelles le choix serait perç
arbitraire (2).
On peut trouver aussi quelque appui à notre hypothèse dans certains
résultats de deux études américaines de Walton (1937) et Allen et al. (1941)
qui, malgré leur portée limitée (elles ne concernent qu'un nombre très
restreint de prénoms et portent sur de faibles effectifs d'étudiants, respec
tivement deux cent huit et deux cent soixante-quinze) suggèrent une relation
curvilinéaire entre préférence pour les prénoms et leur fréquence : si, dans
l'ensemble, la relation entre fréquence et préférence est positive, au-delà
d'un certain seuil de fréquence le prénom perd de sa valeur esthétique et de
sa désirabilité (pour soi ou pour un enfant éventuel).
Remarquons que si, à un moment donné, la marge de choix du prénom
est relativement restreinte, l'agrégation des choix individuels peut conduire
à des résultats contraires aux attentes. Il pourrait être intéressant de mettre
en évidence cet effet pervers d'agrégation par l'étude de la vitesse de rotation
d'usage des prénoms, comme de chercher à saisir la conscience que peuvent
avoir les acteurs de ce risque et les stratégies qu'ils peuvent mettre en œuvre
pour s'en prémunir. Cependant cet effet d'agrégation trouve sa limite la plus
évidente dans la différenciation sociale des choix. Notre seconde hypothèse
est, en effet, que la définition de l'intervalle de choix du prénom (son contenu
et peut-être aussi son ampleur) varie selon la position sociale et que les
prénoms constituent un matériel privilégié pour analyser ce que Goblot
appelait l'intrusion du jugement de classe dans le jugement de goût.
L'étude quantitative des prénoms est dès lors susceptible de fournir des
réponses aux questions rituellement posées dans la littérature sur la diffusion
de la mode et la consommation des biens symboliques. Elle permettrait
d'éprouver la validité des divers modèles de diffusion des biens dans le
corps social, de dégager les étapes et les mécanismes de cette diffusion,
d'apprécier l'ampleur des flux verticaux et horizontaux, de situer les groupes
sociaux innovateurs. Elle révélerait peut-être l'existence de plusieurs modèles
de diffusion sociale (pour des types de prénoms différents). Des variations
régionales dans cette diffusion pourraient également être mises en évidence.

(2) D'après l'exploitation par Maître aussi qu'il n'y a que i % des réponses qui
(1966: 62) d'une enquête de la Vie catho font référence au prénom du parrain, alors
lique illustrée auprès de ses lecteurs sur les que la reprise du prénom du parrain ou
motifs du choix du prénom, 32 % évoquent de la marraine semble avoir été une pratique
le modèle du saint. Ce résultat est visible répandue de la fin du Moyen Age au milieu
ment induit par la manière dont l'enquête du xixe siècle (voir Maître 1966: 41).
sollicite la « bonne réponse ». On notera

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Ajoutons qu'en donnant les moyens d'analyser la stratification de


l'étude des prénoms pourrait du même coup fournir des indicate
fiables sur la stratification sociale.
On objectera peut-être qu'il est abusif de parler d'innovations à propos
d'un matériel où les nouveautés véritables sont exceptionnelles et de peu
d'influence. Mais l'existence de fluctuations très sensibles dans l'utilisation
du stock de prénoms existants est incontestable et l'on peut considérer
comme des innovations relatives la réappropriation par des innovateurs de
prénoms hors d'usage. A cet égard, la permanence des produits susceptibles
d'être consommés nous paraît constituer un avantage décisif de ce matériel
en ce qu'elle rend possible l'étude des cycles de consommation.
On sait que Kroeber (1919,1940), étudiant des gravures de mode féminine,
a pu mettre en évidence l'existence de cycles à long terme d'une périodicité
d'environ un siècle, à côté de fluctuations à court terme. Mais en dehors de
cette tentative, à laquelle on peut ajouter celle de Young (1937), rien n'a
été fait sur cet aspect central de la sociologie de la consommation et de la
sociologie du goût. Mettre au jour et analyser dans le détail ce processus
cyclique — innovation, diffusion dans les diverses couches sociales, divul
gation, abandon, réhabilitation pour une nouvelle diffusion •—• éclairerait
sous un jour particulier la question posée par Blumer de l'émergence des
nouveaux goûts collectifs. Là encore, on ne voit pas quel autre matériel
que les prénoms — pour peu que l'on considère une assez longue période —
permettrait d'étudier de manière aussi précise et dépourvue d'équivoque
les cycles de consommation et de mesurer aussi exactement les délais néces
saires pour qu'un bien vulgarisé puisse faire l'objet d'une nouvelle appro
priation à des fins de distinction sociale.
Il serait vain de plaider pour l'étude quantitative des prénoms si cette
étude devait présenter des difficultés insurmontables. Tel n'est assurément
pas le cas et, même si des problèmes pratiques peuvent se poser pour la
collecte des données, le matériel nécessaire pour mener à bien cette recherche
est assez simple à définir. Il suffirait, pour l'essentiel, de réunir des informa
tions sur le premier prénom et la date de naissance et, en même temps, sur la
profession, l'âge et le lieu de résidence des parents, variables supposées
déterminantes de la position dans le cycle de consommation de biens sym
boliques. On pourrait y ajouter la confession religieuse, dont il serait inté
ressant de mesurer le poids et son éventuel déclin dans le choix des prénoms,
et qui, faute d'être saisie sur l'ensemble du corpus, pourrait être prise en
compte de diverses manières (corpus de données spécifiques ou variations
écologiques). A ces données objectives qui seraient recueillies sur une longue
période continue ou sur plusieurs périodes, on pourrait adjoindre des entre
tiens destinés à recenser les motifs avancés par les parents quant au choix du
prénom (3).

(3) Quelques sources complémentaires tiques (romans, chansons, films) ou encore


pourraient être utilisées, par exemple les les prénoms donnés aux animaux domes
prénoms employés dans un échantillon tiques (les chiens surtout) dont on peut
nage de productions littéraires ou artis penser qu'ils jouent un rôle spécifique dans

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L'indice de base utilisé pour le traitement du matériel serait la f


relative d'un prénom considéré par rapport à l'ensemble de p
donnés sur une période assez courte (une année par exemple). On p
appliquer à ces données les modèles mathématiques de la diffusion e
méthodes d'analyse longitudinale. Remarquons que ces modèles de d
devraient être appliqués à l'ensemble de la population mais aus
qu'ils supposent une population homogène où l'adoption de l'in
se fait de manière aléatoire (Coleman 1964: 493), à l'intérieur de ca
sociales. Les ajustements successifs des courbes de diffusion seraien
être un moyen de délimiter des groupes sociaux relativement hom
sous le rapport de la consommation des biens symboliques donc du
social.
On voit qu'une telle recherche, en dépit de la particularité du ma
à exploiter, pourrait aboutir à des résultats généraux sans parler mê
éventuelles applications pratiques : parce qu'elle permettrait de sais
sa pureté, le paramètre social de la consommation et parce qu'elle s
à une analyse quantitative détaillée, l'étude de la diffusion d'un bie
le prénom est susceptible d'apporter des renseignements précis et ut
sur des comportements de consommation très divers soumis, au m
partie, à la même logique de différenciation sociale.

PHILIPPE BESNARD

BIBLIOGRAPHIE

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la diffusion de l'innovation. Enfin il est comportant des relevés locaux de prénoms.


possible de s'appuyer, pour les périodesOn trouve dans Maître (1964: 68-72) une
anciennes, sur certains travaux d'anthroliste de monographies régionales ou locales.
ponymie et de démographie historique Voir aussi Henry (1972).

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LA MODE DANS LE CHOIX DES PRENOMS

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