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PROBLÈMES ACTUELS

DU MARXISME
« INITIATION PHILOSOPHIQUE »

Comité de patronage :

ALQUIÉ (Ferdinand), Professeur à la Sorborme.


F BACHELARD (Gaston), Membre de l'Institut, Professeur
honoraire à la Sorborme.
t B A S T I D E (Georges), Correspondant de l'Institut, Doyen
honoraire de la Faculté des Lettres et Sciences humaines
de Toulouse.
G O U H I E R (Henri), Membre de l'Institut, Professeur hono-

raire à la Sorborme.
HUSSON (Léon), Professeur honoraire à l'Université de Lyon.
M O R O T - S I R (Edouard), Professeur à l'Université d'Ari-

zona (Etats-Unis).
R I C Œ U R (Paul), Professeur à l'Université de Paris-Ouest.

t VIALATOUX (Joseph), Professeur honoraire aux Facultés


catholiques de Lyon.
//Il
SUP
I N I T I A T I O N PHILOSOPHIQUE
Section dirigée par Jean LACROIX

32

PROBLÈMES
ACTUELS
DU MARXISME
par

HENRI LEFEBVRE
Professeur à la Faculté des Lettres
et Sciences humaines de Paris-Ouest

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, Boulevard Saint-Germain, Paris
1970

V
D U MÊME A U T E U R

Nietzsche, Editions Sociales Internationales, 1938.


Le marxisme, collection « Que sais-je ? », n° 300, Presses Universi-
taires de France, 1948.
Pour connaître la pensée de Lénine, Ed. Bordas, 1957.
Critique de la vie quotidienne, vol. I : Introduction, 1958 ; vol. II :
Fondement d'une sociologie de la quotidienneté ; Ed. L'Arche, 1961.
Introduction à la modernité, Editions de Minuit, 1962.
Marx,collection «Philosophes »,Presses Universitaires de France, 1964.
Métaphilosophie, Editions de Minuit, 1965.
La proclamation de la Commune, Gallimard, 1965.
Sociologie de Marx, Presses Universitaires de France, 1966.
Le langage et la société, collection « Idées », Gallimard, 1966.
Position : contre les technocrates, Gonthier, 1967.
Le droit à la ville, Anthropos, 1968.
La vie quotidienne dans le monde moderne, collection « Idées »,
Gallimard, 1968.
L'irruption : de Nanterre au sommet, Anthropos, 1968.
Logique formelle et logique dialectique, réédition avec une préface
nouvelle, Anthropos, 1969.
Du rural à l'urbain, Anthropos, 1970.

En collaboration avec Norbert GUTERMAN :


Morceaux choisis de Karl Marx, collection « Idées », Gallimard,
2 vol., 1964.
Cahiers de Lénine sur la dialectique de Hegel, collection « Idées », •
Gallimard, 2 vol., 1967.
Morceaux choisis de Hegel, collection « Idées », Gallimard, 2 vol., 1969.

Dépôt légal. — i r e édition : I e r trimestre 1958


4 e édition : 2 e trimestre 1970
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
© 1958, Presses Universitaires de France
AVANT-PROPOS
D E LA PREMIÈRE ÉDITION

Comment « initier » un lecteur au marxisme à partir


de ses problèmes actuels ? Logiquement, pédagogi-
quement, historiquement, l'ordre contraire ne s'impose-
t-il pas : rappel des éléments de la philosophie, de
l'économie politique et de la politique marxiste, puis
exposé de leurs transformations, de leurs applications,
de leurs problèmes, jusqu'à l'actualité ?
L'objection serait valable pour une doctrine spécula-
tive, expression de la sensibilité ou des attitudes intel-
lectuelles d'un homme individuel. Or le marxisme a
représenté dès le début un fait historique, une force
sociale. Chacun sait aujourd'hui que l'U. R. S. S. et
la Yougoslavie se réclament officiellement du marxisme,
que pourtant de grandes divergences ont amené des
désaccords et même des tensions entre ces deux pays.
Qui n'a entendu parler de Staline et de ce qu'on nomme
couramment « stalinisme » ?
Il ne s'agit pas d'une philosophie d'école, mais d'une
doctrine efficace, d'importance mondiale (qu'on le
déplore ou que l'on s'en réjouisse). Elle se mêle aux
événements, à l'actualité, à la vie. Ses problèmes actuels
ont des aspects accessibles à tous. Nous pouvons donc
commencer par discerner et poser explicitement quel-
ques-uns de ces problèmes. Ensuite, nous reviendrons
8 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

en arrière dans l'histoire, vers l'œuvre de Marx, pour


essayer de comprendre comment elle arrive à nous à
travers cette histoire, avec ses péripéties multiples.
Gardant l'actuel comme axe de référence, nous tenterons
de restituer l'authentique pensée de Marx, contre les
interprétations contestables, qui serviront ainsi à la
révéler.
Ce sera peut-être une méthode d'initiation plus vivante
(plus objective aussi) que les méthodes habituelles. Elle
échappera au principal danger qui menace la pensée
marxiste (comme d'ailleurs toute pensée, dès qu'elle
est exprimée, formulée et agissante) à savoir la scolastique.
Cet avantage n'ira pas sans risques ni sans inconvé-
nients. L'histoire du marxisme se mêle à l'histoire
contemporaine. De sa complication, de son accélération
bien connue, il représente incontestablement l'une des
raisons. Pour accomplir notre programme, nous devrions
écrire une série de gros ouvrages. Ici, nous ne pourrons
guère que circonscrire l'essentiel, indiquer les directions,
en insistant sur les questions proprement philosophiques,
en négligeant les autres et notamment les questions
spécifiquement politiques.
Le lecteur attentif pourra découvrir, chemin faisant,
comment et pourquoi cet ordre d'exposition correspond
à la méthode comme aux exigences les plus profondes
de la pensée marxiste. Rien de plus incompatible avec
la pensée de Marx que de la séparer de son développe-
ment. Comme aussi de la réduire à ce développement
historique et pratique... (i).

(i) M. R U B E L , dans son livre récent : Karl Marx, essai de bio-


graphie intellectuelle tourne tranquillement le dos aux problèmes
vivants. S'efforçant de « réhabiliter » Marx (p. 14) et de découvrir
AVANT-PROPOS 9

Faut-il ajouter que les opinions émises ci-après


n'engagent que l'auteur ? Au surplus, la pensée marxiste
dégagée de la scolastique ne peut pas ne pas perdre un
prétendu « monolithisme ». Il n'est pas exclu aujourd'hui
que des écoles différentes ne se manifestent au sein du
marxisme (i). Ajoutons cependant, pour prévenir dans
la mesure du possible les malentendus, que les critiques
ici apportées des thèses du marxisme « officiel » repré-
sentent ce que Lénine nommait une critique de gauche.
Et non point une « critique de droite » comme certains
le croiront ou feindront de le croire...

dans sa vie les < motivations > de sa démarche révolutionnaire, il


sépare la pensée < marxienne > du marxisme. Il en vient à définir
cette pensée • marxienne > par une vocation éthique. Or nous venons
que le moralisme représente une ligne de dégradation de la pensée
marxiste officialisée.
(i) Pour illustrer cette affirmation : dès maintenant, on constate
dans l'esthétique inspirée du marxisme deux tendances. I/une vers
un néo-classicisme, fondé avant tout sur l'étude de romans, d'œuvres
picturales. I/autre vers un néo-romantisme, fondé sur l'étude de la
musique, de la poésie, du théâtre. I<e philosophe marxiste Georg
Lukàcs, qui mérite le respect universel, attache son nom à la première
tendance. L/auteur du présent livre espère attacher le sien à la
seconde.
AVANT-PROPOS
DE LA DEUXIÈME ÉDITION

S'il y avait une philosophie éternelle, il n'y aurait pas


d'histoire de la philosophie, mais seulement une histoire
des illusions et des erreurs philosophiques. Par contre,
s'il y a une histoire de la philosophie, cette histoire est
nécessairement dramatique. L'idée d'une évolution pai-
sible ou peu accidentée de l'ignorance vers la connais-
sance ne satisfait plus personne. Les conceptions du
monde et les systèmes se forment dans des conditions
déjà complexes dont ils ne dépendent pas entièrement.
Ils s'élaborent, atteignent une structure, puis ils s'effon-
drent. Après quoi leurs débris, dans des conditions nou-
velles, servent et entrent dans d'autres tentatives et
d'autres constructions. Celles-ci sont (ou ne sont pas) plus
adéquates au temps, à la culture, au niveau des forces
productives, aux structures et superstructures existantes.
La perspective d'une histoire dramatique de la philo-
sophie a une autre conséquence. S'il en est ainsi, nous
pouvons concevoir que la philosophie naisse, traverse des
crises, meure ou se métamorphose très profondément.
La possibilité de sa fin la met en question et pose une
question profonde, toujours renouvelée, celle du sens de
la philosophie (hier, aujourd'hui, demain).
Ce petit livre s'inscrit dans une histoire dramatique et
12 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

limitée, celle du dogmatisme dans la pensée contempo-


raine. Il se réfère essentiellement à une systématisation
qui s'effondre, le dogmatisme marxiste. Ce dogmatisme
n'est pourtant pas un phénomène isolé, qui n'exercerait
aucune influence et n'en recevrait aucune. Par là, cette
étude prend place dans une histoire déjà plus large, et
dans des préoccupations plus profondes peut-être.
Pour celui qui admet (dans un « camp » ou dans l'autre)
une séparation absolue entre le marxisme et le reste, entre
la science bourgeoise et la science prolétarienne, ou bien
entre les conceptions révolutionnaires et les conceptions
opposées, ce livre n'a pas d'objet. Cependant, une telle
vision du « tout ou rien » dans la connaissance, un tel
rejet de l'interaction détruit par la base la dialectique,
quand elle est posée en principe par un marxiste. Au
nom d'une « conception du monde », il s'interdit de conce-
voir le monde actuel. Lorsqu'elle est adoptée par un
non-marxiste, elle équivaut à une négation de la coexis-
tence pacifique, à une déclaration de guerre sur le plan
philosophique, que l'on ne peut considérer comme sans
importance et sans signification.
Ce livre prend place entre Le Matérialisme dialectique
du même auteur (écrit il y a vingt-cinq ans et influencé
par le dogmatisme bien qu'en lutte contre lui) — et une
œuvre future, Crise de la philosophie. De cette dernière,
il indique certains thèmes, il jalonne un cheminement.
CHAPITRE PREMIER

QUELQUES PROBLÈMES...

A ) CRISE DU MARXISME ET CRISE DE LA PHILOSOPHIE

L'homme politique marxiste montrera que le « camp »


des pays socialistes n'est pas ébranlé ; que les contra-
dictions dans ce camp n'aboutissent pas à des anta-
gonismes ; qu'il garde sa cohésion politique, sa puissance
économique et militaire ; qu'il s'est même renforcé,
déterminant dans le monde une situation nouvelle ; que
le Parti Communiste continue à présenter une ligne
cohérente, un programme objectivement établi.
Le philosophe marxiste ne peut pas se contenter
d'arguments idéologiques et polémiques, ni d'une prise
de position sur le plan politique. Il plaint l'homme
politique lorsqu'il le voit, par nécessité imposée du dehors
ou par manque de sincérité lucide, obligé de nier (la
négation de l'évidence intellectuelle pouvant aller
jusqu'au burlesque) le malaise. Lui, le philosophe, veut
d'abord élucider les contradictions à l'intérieur du socia-
lisme, dont les politiques trop souvent ne parlent que par
allusions et pour aussitôt les voiler.
Il y a malaise, il y a désarroi, il y a même crise. En ce
début 1957, le mouvement (le seul qui existe vraiment et
12 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

qui puisse exister dans le monde moderne : le mouve-


ment révolutionnaire) se trouve en stagnation. Il cherche
une voie, une direction. Les masses comme les individus
s'interrogent. Il est impossible de répondre à leur attente
sans un bilan critique rigoureux de la période historique
qui se termine, sans une analyse scrupuleuse de la
situation mondiale à tous les points de vue, y compris le
secteur « culturel ». Il y a malaise, il y a crise. Crise de
croissance ? peut-être. Le marxiste qui accepterait une
autre définition, une autre perspective, cesserait bientôt
d'adhérer au marxisme. Crise de dépérissement, crise
finale, disent d'autres (i). Les arguments de ces derniers
ne seraient probants que s'ils montraient comment ses
propres contradictions et problèmes échappent au
marxisme. Faute d'une telle démonstration, ne se
pourrait-il pas que les adversaires du marxisme aient
seulement indiqué certains des points sur lesquels il se
transforme ? Quant à la première thèse, celle de la
« crise de croissance », il ne suffit pas de l'affirmer, il faut
montrer comment cette crise aboutit à un renouvellement.
Pour l'instant, admettons seulement que l'on parle de
« crise », et décrivons quelques symptômes.
La conscience humaine doit au marxisme un idéal
neuf, celui de la Liberté concrète. Les adversaires du
marxisme en niaient la réalisation éventuelle dans
l'histoire et la société ; ils ne pouvaient en contester la
grandeur ni l'attirance. Le marxisme se donne philoso-
phiquement pour la plus complète libération de la pensée

( I ) Cf. M . M E R L E A U - P O N T Y , dans les Aventures de la dialectique,


Gallimard, 1956, et YExpress, numéro du 23 novembre 1956 ;
cf. aussi J.-Y. C A L V E Z , dans La pensée de Karl Marx, Éd. du Seuil,
1956, notamment pp. 567 et sq.
QUELQUES PROBLÈMES.. 15

et de la vie sociale, autrement profonde que celle ac-


complie par les philosophes français du XVIIIE, autrement
radicale que celle opérée par la grande philosophie al-
lemande (Kant, Hegel). Les philosophes marxistes ont
soumis à leur critique ce qui pèse du dehors sur la vie
humaine et l'étouffé : religions, morales, doctrines juridi-
ques et politiques, idées et institutions. Ils ont décrit, ana-
lysé, dénoncé les aliénations passées, présentes et possibles
de l'être humain.
D'après les philosophes marxistes, la justice, et la
liberté, ne peuvent se réaliser concrètement par le seul
pouvoir des idées de justice et de liberté. Une critique des
idéologies et de l'idéalisme qui se joignent à ces grandes
idées s'impose, mais ce n'est pas pour les nier. Au
contraire. La réalisation concrète de la justice, de la
liberté, de la vérité, n'en reste pas moins le but, l'orien-
tation, le sens de l'histoire. Pour que ces idées entrent
enfin dans la vie réelle, pratique et quotidienne, les
marxistes montrent la nécessité d'une action révolu-
tionnaire, liée à la protestation et à la révolte des op-
primés : à la lutte de classes menée par les éléments
asservis de la société réelle (bourgeoise, capitaliste)
contre l'oppression. Marx et les marxistes voulurent
apporter la vérité objective sur l'histoire, la vérité sur la
lutte de classes, et non point substituer une nouvelle
idéologie, de nouvelles illusions ou de nouveaux men-
songes, aux anciens. Cet espoir, ils le firent entrer dans la
conscience générale, sociale, commune à tous les hommes.
Ils en firent un idéal (que les uns adoptaient, que les
autres rejetaient, mais que tous pouvaient comprendre
ou entrevoir, de sorte que les négateurs eux-mêmes de cet
idéal devaient emprunter son langage pour le combattre).
Jusqu'à ces dernières années le prestige du marxisme
16 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

restait intact, et ses adversaires pouvaient seulement lui


reprocher d'aller excessivement loin dans le sens de la
Liberté.
Or, cette théorie de la Liberté et de l'épanouissement
humain s'est changée, elle aussi, en une théorie officielle.
D'une façon inattendue, la critique des idéologies et des
mystifications — le marxisme — put servir à légitimer des
raisons d'État, des actes d'oppression. L'affaire Rajk en
Hongrie (pour ne citer ici que ce trop célèbre exemple)
présente une gravité exceptionnelle. Le philosophe
renoncerait à sa mission, s'il ne retenait cette gravité
pour la mettre au premier plan de la réflexion. En un
sens, l'histoire et le drame de cette première moitié
du XXE siècle tiennent entre deux « affaires » et deux
noms : Dreyfus, Rajk. La première a compromis irré-
médiablement le patriotisme traditionnel de la bourgeoi-
sie française, le nationalisme convaincu de forfaiture. La
deuxième a momentanément compromis l'internatio-
nalisme révolutionnaire, le rôle libérateur du marxisme,
la mission universelle de la classe ouvrière, en bref l'idéal
communiste (le socialisme marxiste, le communisme
considéré comme but et sens de l'histoire). Pour beau-
coup de gens, cet idéal aujourd'hui se nomme : duperie.
Comme les idéologies et les mystifications tant de fois
dénoncées, il a pu recouvrir le contraire de ce qu'il
affirmait Qu'on ait menti une seule fois au nom de cet
idéal exigeant, suffirait à le discréditer. Or l'on n'a pas
menti qu'une fois. Il serait contraire au bon sens et
indigne du marxisme comme de toute pensée non
déchue dans la plus grossière platitude, que de négliger
cette crise d'une grande idée. Des gens sérieux, honnêtes,
en viennent aujourd'hui à se demander si la démocratie
bourgeoise, avec ses tares, ne vaut pas mieux que le « so-
QUELQUES PROBLÈMES.. 17

cialisme » réalisé sous le signe de Marx et du marxisme.


A la devise du marxisme « Changer le monde », répond
trop souvent avec des arguments trop raisonnables le
vieil « A quoi bon ? ». C'est là un fait d'une extrême
gravité : un signe de crise.
Les marxistes ont accepté, au nom du marxisme comme
politique, des aliénations que le marxisme devait rejeter et
rejette comme philosophie. Une doctrine qui annonçait
une telle vérité, avec une telle sévérité critique, n'aurait
dû couvrir aucun mensonge. Une doctrine qui annonçait
la fin de l'injustice n'aurait pas dû servir à justifier des
injustices parmi les plus criantes de l'histoire. Une
doctrine qui annonçait la fin de l'oppression et l'ère de
la liberté n'aurait pas dû légitimer une oppression quel-
conque. Enfin, il y eut des hommes qui acceptaient de
servir la Révolution, de se voir « utiliser » par elle. Or
certains parmi ces hommes (Rajk en particulier) mou-
rurent inutilement. Cette inutilité, du point de vue
révolutionnaire et, pour la pensée marxiste, est encore
plus grave et plus tragique — si possible — que l'injustice.
A cette première contradiction, à cette cause de
malaise, s'en ajoutent d'autres. Les très jeunes gens
témoignent souvent pour le marxisme d'une curiosité
extrême (et fondée). Parmi les plus doués, il en est peu
qui n'aient passé par là. Cette attirance, cet enthousiasme
parfois ne vont pas sans quelque naïveté ; leur passion et
leurs impatiences attendent trop de miracles pour ne pas
se voir déçues. Du marxisme ils espèrent à la fois : une
libération personnelle vis-à-vis de préjugés (ceux des
« milieux bourgeois ») et de niaiseries qui les indignent
— un changement rapide sinon immédiat, une vie
nouvelle — des règles pour juger, pour vivre, pour
créer. Souvent ils s'engagent eux aussi dans une curieuse
18 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

contradiction, aspirant à la fois à la liberté absolue et à


des règles ou normes de vie définitives. Ils attendent
pour le moins un style de vie morale, une esthétique.
Quand cet espoir défaille, ils tombent trop souvent dans
le désespoir. L'idéal communiste, celui de la liberté
vivante, s'obscurcit j et c'est là une des causes (non la
seule mais non la moindre) de ce mal de la jeunesse, qui
sévit aujourd'hui en France et ailleurs. Il reproduit, en
l'aggravant, un malaise déjà connu (notamment en
Allemagne entre les deux guerres) avec les mêmes
symptômes, le mélange du désespoir de vivre avec la
fureur de vivre.
Si ces jeunes gens ont tort quant au caractère absolu
de leurs aspirations, ils ont raison en réclamant une
morale, une esthétique, un style de vie. Or, malheureuse-
ment, des indications sur la production, le nombre de
tonnes d'acier ou de blé — ou sur le dévouement du
travailleur à la production — ne constituent pas un style
de vie. Pas davantage les déclamations sur le bonheur, le
dévouement, l'énergie, l'optimisme de commande. En ce
qui concerne le style de vie, les marxistes (les « commu-
nistes ») ont trop souvent obéi à la lettre avec une secrète
arrogance aux indications déjà anciennes de Staline :
Nous sommes, nous communistes, des gens à part, taillés
dans une étoffe à part (Discours au Congrès des Soviets,
le 26-1-1924). Ils abandonnaient ainsi le principe de
l'humanisme, d'après lequel rien d'humain n'est étranger
à l'homme vraiment humain. Le dévouement, le sacrifice
pouvaient dès lors devenir des prétextes pour s'ériger
au-dessus du commun des hommes, et des justifications.
En devenant doctrine officielle, en usant et abusant de
l'argument d'autorité, le marxisme n'a pas donné ce qu'on
attendait de lui. Il s'est développé surtout dans le sens
QUELQUES PROBLÈMES.. 19

d'une pédagogie de masses, efficace, mais simplificatrice.


De ces trente dernières années, quelques œuvres péda-
gogiques représentent probablement ce qui reste de plus
valable (comme le Poème pédagogique de Makarenko).
En ce qui concerne l'esthétique, quelques tentatives ne
constituent pas une théorie digne de ce nom. En ce qui
concerne la morale, la déficience s'avère encore plus
criante. La plupart des « marxistes » (officiels) oscillent
entre un moralisme social qui prône les vertus de dévoue-
ment, de confiance, de fidélité, de sacrifice (en les réser-
vant prioritairement à la classe ouvrière, les autres élé-
ments, notamment les « intellectuels », montrant beau-
coup trop de scepticisme) et un immoralisme politique,
d'après lequel les intérêts immédiats de l'action et de la
lutte doivent toujours prévaloir.
Dans ces domaines (morale, esthétique), des œuvres à
signification et rayonnement universels, apportant à
l'humanisme vivant un incontestable enrichissement,
auraient beaucoup mieux valu qu'une théorie. Nous
n'avons ni l'un ni l'autre. En particulier, dans le domaine
littéraire, l'exaltation du « héros positif » et uniquement
positif, n'a abouti qu'à un pénible échec. De même
l'esthétique visant à exprimer le « neuf » — l'uniquement
nouveau — et à l'exalter contre « l'ancien ». Cette esthé-
tique se voulait, se nommait réaliste (socialiste). Or elle
n'a donné qu'un formalisme, une « typification » du
conventionnel. Comment s'en étonner ? On a présenté
le héros et le « type » positifs comme dépourvus de
contradictions. Donc comme inintéressants, inhumains,
extérieurs à la vie et surtout à notre vie. Ici, nous attei-
gnons le paradoxe. Serait-il vrai que pour le marxisme
l'existence humaine vraie soit une existence sans contra-
dictions ? ou bien s'agit-il d'un abandon du marxisme,
20 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

en fait, sous le couvert d'un pseudo-marxisme devenu


pavillon et couverture ? Quoi qu'il en soit, paradoxale-
ment (mais est-ce bien un paradoxe, pour une doctrine
fondamentalement révolutionnaire ?), le marxisme dans
la mesure où il a triomphé, où il s'est officialisé et
« institutionnalisé », s'est jusqu'ici desséché. Il n'a pu
susciter le vaste ensemble de travaux et d'oeuvres qui
auraient vivifié son « officialisation ».
Il faut le reconnaître, le dire, le proclamer pour en
faire l'objet central de la réflexion des philosophes
marxistes dignes de ce nom : le développement du
marxisme ne correspond pas aujourd'hui aux exigences
spirituelles qu'il contribue à susciter. Ce dernier point
est d'ailleurs fondamental ; il faut analyser ces exigences
pour les aviver et non pour les décevoir ou les détruire.
De cette insatisfaction résulte une autre conséquence
paradoxale. Des doctrines critiquées par le marxisme,
d'anciennes idéologies, des « valeurs » que l'on pou-
vait croire périmées, bénéficient de la situation. Elles
profitent du vide spirituel comme du vide politique.
Beaucoup d'hommes y cherchent un recours, un alibi,
un abri et même — fait encore plus grave — une protec-
tion contre les abus de pouvoir. Ces « valeurs » reviennent
combler les vides que la critique marxiste a creusés sans
les remplir d'une substance neuve et vivante.
Sur le plan spécifiquement philosophique, qui nous
intéresse ici au premier chef, le marxisme se réduit trop
souvent à quelques affirmations simples, dites « de
principe », ennuyeusement répétées. Or l'on pardonne
difficilement à une doctrine attirante de se montrer
ennuyeuse. Et l'on n'a pas tort. De tel livre qui prétend
exposer la théorie marxiste (matérialiste) de la connais-
sance, le lecteur emporte la plus désagréable impression,
QUELQUES PROBLÈMES.. 21

s'il n'est pas avide lui-même de dogmatisme. Après cet


ouvrage, il n'y a plus rien à dire, rien à découvrir. Il n'y a
plus de problèmes. L'auteur n'éprouve même pas le
besoin d'insister sur ce point, car il est modeste et cela
va de soi. D'après ces matérialistes, il y aurait les choses
hors de nous, et dans notre tête leur « reflet ». Un point,
c'est tout. Or une telle affirmation, philosophiquement
squelettique, se réduit à une plate tautologie. Posez la
« chose », elle existe hors de moi, et ma conscience de la
« chose » la reflète : j'ai dans ma tête le double pâle et
affaibli de la chose. Ce matérialisme se croit l'adversaire
décidé de l'idéalisme philosophique. Cependant quel
idéaliste digne du nom de philosophe niera l'existence de
cet arbre hors de moi ? Seul un écolier peut s'amuser à
ces fantaisies. Mais que cet arbre puisse exister hors de
toute conscience, c'est un autre problème. C'est un
problème. Le marxisme vulgarisé se contredit désastreuse-
ment ; d'un côté on affirme avec Staline qu'i'/ n'y a pas
dans le monde de phénomènes isolés, que tous les phéno-
mènes sont liés entre eux et se conditionnent réciproquement,
que la dialectique s'oppose à l'ancienne métaphysique
en ce qu'elle considère la nature comme un tout où les
objets et phénomènes dépendent les uns des autres (i).
En même temps on pose cet objet, cette chose, ce phéno-
mène comme pouvant exister non seulement en dehors de
ma conscience mais de toute conscience ; on sépare
donc ce phénomène ou cette chose d'un autre phénomène,
la conscience. On part de la chose isolée — cette pierre,
cet arbre — sans s'apercevoir que l'on commet un crime

(i) Cf. le chapitre < Matérialisme dialectique et matérialisme


historique » dans l'Histoire du P. C. (b) de l'U. R. S. S. (éd. Moscou,
1946, pp. 124 et sq.). Ce chapitre a été édité séparément.
22 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

logique contre la dialectique, à savoir une tautologie. On


détruit à la fois la dialectique et l'élaboration philosophi-
que du concept de matière. On détruit aussi le sens de
la praxis, de l'action humaine (car ce caillou « n'existerait
pas » sans la main humaine qui l'a détaché du reste de la
nature, déplacé, mis sur cette route). On ne distingue plus
entre le pâle « reflet », le double des choses dans la tête,
et la réflexion vivante. Nous reviendrons plus loin sur
ces problèmes, non pour démentir le matérialisme, mais
pour l'approfondir. Nous montrerons, avec Lénine et
Marx, que le vrai matérialisme marxiste ne supprime
pas les problèmes philosophiques en les considérant
comme de vaines devinettes à l'usage d'intellectuels
séparés de la vie réelle. Le matérialisme aborde le réel
avec une problématique. Seul le dogmatisme, expression
d'une pensée vulgarisée et schématisée, supprime les
problèmes parce qu'il les croit éternellement résolus. Ce
matérialisme desséché a perdu la poésie de l'antique
matérialisme, celui de Lucrèce ou des premiers philo-
sophes grecs qui confondaient encore la matière, la vie,
la conscience, mais parlaient de la « nature » d'une
manière naïve, fraîche, profonde. Les extrêmes se
touchent, disait Marx dans sa critique de la philosophie
hégélienne : le matérialisme abstrait rejoint le spiritua-
lisme abstrait (i). Le matérialisme moderne, ajoutait-il
dans la Sainte Famille à propos des philosophes du xvm e ,
se fait ascétique et misanthrope ; les qualités sensibles se
déflorent ; la philosophie du réel, pour répondre à
1' « esprit » décharné, se présente comme un « être de
raison ». Ces remarques acerbes pourraient se reprendre à

(I) Cf. Critique de la philosophie de l'état de Hegel, trad. MOLITOH,


cd. Costes, p. 183.
QUELQUES PROBLÈMES.. 23

propos du matérialisme récent qui se dit marxiste.


Ces difficultés de la pensée matérialiste ne se séparent
pas d'une crise générale de la pensée philosophique. La
philosophie cherche sa voie parmi des spécialisations et
des divisions du travail poussées jusqu'à leurs dernières
conséquences. Les spécialistes qui se partagent les do-
maines et secteurs de la connaissance atteignent une
technicité à la fois supérieure et bornée. Que reste-t-il
au philosophe ? et que peut-il dans un monde où s'affron-
tent des forces dont seuls comptent les rapports ? Quel
est son rôle ? Quelle est sa place ?
Aucune philosophie, si éloignée du réel qu'elle soit
ou qu'elle paraisse, ne peut éviter la confrontation avec
les événements et les conditions objectives. Si les événe-
ments n'intervenaient pas, le choix individuel d'une
philosophie serait livré au hasard et relèverait, examiné
sur un grand nombre de cas, d'une étude statistique.
Cependant, dans la vie réelle, les événements déterminent
l'ensemble des choix. Telle option devient un jour
impossible.
Après la Libération la pensée dialectique (c'est-à-dire
la théorie des contradictions dans la pensée et dans le
réel) littéralement refoulée auparavant, prit sa revanche.
Il fallait penser un monde aux contradictions multiples
entre les classes sociales, les régimes économiques et
politiques, les aspirations et les idées. Les philosophes ne
pouvaient qu'étudier et assimiler (en l'interprétant de
façon plus ou moins unilatérale ou complète) la théorie
des contradictions. Cette attitude nouvelle a profon-
dément marqué la philosophie française depuis onze ans.
La dialectique s'est répandue, jusqu'à devenir une mode :
la « tarte à la crème » des philosophes, apprentis ou
chevronnés. A tel point qu'il n'est aujourd'hui presque
24 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

plus besoin d'expliquer le sens du mot : « dialectique ».


Il faudrait plutôt poser des conditions à son emploi. Les
dialecticiens matérialistes, pour qui la méthode et les
concepts ont un contenu objectif, se voient singulière-
ment dépassés dans ce jeu. On se livre à des prouesses, à
des exercices de virtuosité dialectique. L'on jongle avec
les contradictions les plus banales ou les plus bizarres :
la vie et la mort, l'amour et la haine, le rêve et la veille,
le sacré et le profane, le masculin et le féminin, le jour et
la nuit, la lumière et les ténèbres, le trou et la pointe,
l'en-soi et le pour-soi, l'armoire et l'étagère, le tiroir et
la boîte, le dedans et le dehors, etc. La dialectique ainsi
prise subjectivement (Hegel) ne se distingue plus toujours
de la sophistique. Elle se compromet en autorisant des
éclectismes surprenants, dans lesquels les termes (les
mots) assemblés « dialectiquement » hurlent de leur accou-
plement. On ne compte plus les aventureux, ou les
aventuriers, de la dialectique.
Devant cette orgie, le marxiste peut s'indigner, pro-
tester violemment et se sentir lésé. Il peut porter aussitôt
la question sur le plan politique, où effectivement
l'idéologie bourgeoise s'oppose à l'idéologie révolution-
naire. « Vous voulez arracher à la classe ouvrière ses
armes théoriques ; vous poursuivez une vaste opération
politique... » Le marxiste peut aussi rester sur le plan
philosophique, et engager un dialogue : « Êtes-vous sûr
de ne pas introduire dans votre propre pensée des contra-
dictions inaperçues, les pires de toutes, les plus inso-
lubles ? Si vous adoptez la dialectique pour votre
démarche de pensée, sur quoi la fondez-vous ? Si vous
l'acceptez subjectivement, vous ne pouvez pas ne pas
chercher à la fonder et le fondement vous échappe.
Si vous croyez qu'elle vient de vous — de votre cons-
QUELQUES PROBLÈMES.. 25

cience — ne se réduit-elle pas à un certain traitement


individuel d'un contenu objectif, traitement extérieur
au contenu ? Si vous estimez qu'elle ne vient pas de
vous — subjectivement, individuellement — alors elle
débouche sur l'objectivité, sur la pratique sociale, sur l'his-
toire, sur des concepts bien déterminés. N'y trouve-t-elle
pas son « fondement » et sa source ? »
Le dialecticien marxiste peut ainsi très courtoisement,
sans rompre le dialogue, tracer une ligne de démarcation
nette entre ceux qui admettent l'objectivité de la dialec-
tique et ceux qui la rejettent.
La phénoménologie (1) se définit comme une méthode
de description rigoureuse du « vécu » dans la conscience
et de ses structures. Elle en vient à opposer comprendre
et connaître, ou encore analyser et décrire. Le dialecticien
marxiste peut s'adresser au phénoménologue : « Votre
description a le plus grand intérêt, en tant qu'expression
subjective de la richesse du vécu ; avec Lénine j'aime
mieux votre idéalisme intelligent qu'un matérialisme
bête ; mais pouvez-vous vous contenter de cette richesse
exprimée subjectivement ? êtes-vous sûr de ne pas
intégrer involontairement, à votre description de cons-
cience, des éléments de la culture et de l'histoire qui
vous échappent en tant que tels ?... Rejetez-vous, ou
réduisez-vous à néant les contradictions que vous ren-
contrez lorsque vous décrivez ? Ne pensez-vous pas que
votre effort pour revenir aux choses elles-mêmes, au
solide et au concret, que votre description rigoureuse
des phénomènes et des structures de la conscience révèle

(1) Inspirée par l'œuvTe (complexe, touffue, inégale) du célèbre


philosophe allemand — adversaire de l'irTationalisme jusqu'à un
certain point — Husserl.
26 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

des « essences » cachées, qu'il faut atteindre par l'analyse


et connaître, de sorte qu'alors viennent au jour des rap-
ports dialectiques irréductibles à la subjectivité ? Si
vous le pensez, nous avons un terrain commun. Si vous
ne le pensez pas, comment votre description de struc-
tures fixes s'accorde-t-elle avec le mouvement du vécu ?
avec l'historicité de la connaissance et de la vie sociale ?
Pouvez-vous vous contenter de passer et repasser sur le
« vécu » au heu de l'approfondir ? Comment fondez-vous
et légitimez-vous le passage du « vécu » à la « situation »
réelle historique ou individuelle ?... ».
La dialectique n'est pas la seule notion fondamentale
qui s'introduise depuis quelques années — de façon
contradictoire — dans la pensée française. Il en va de
même pour le concept d'aliénation. Emprunté à Hegel
et au marxisme, il devient un thème courant, un lieu
commun. Les œuvres de jeunesse de Marx, où celui-ci
renouvelle et rend vivante la notion hégélienne, furent
la grande découverte philosophique de cette période. Le
thème passe de la philosophie dans la littérature ; les
écrivains parlent volontiers de 1' « autre », des avantages
et des inconvénients du rapport avec « l'autre », ou des
diverses espèces d ' « autres ». Une anthologie de l'alié-
nation ne le céderait point en fantaisie ou en humour
noir à une anthologie de la dialectique. Ici encore le
marxiste peut s'étonner et s'indigner. Il peut même aller
jusqu'à rejeter ce concept, désormais entaché d'idéologie
bourgeoise. Il peut aussi continuer à le prendre pour
un concept valable, devenu un lieu commun, donc un
lieu de rencontre, de confusion, mais de discussion.
Ce thème, l'aliénation, pouvant s'interpréter contra-
dictoirement et confusément, n'est-ce pas au marxiste
de le rendre à la fois cohérent et vivant ?
QUELQUES PROBLÈMES.. 2 7

Nous parvenons ainsi peu à peu à définir certains


aspects importants de la situation philosophique actuelle
en France. Le marxisme, disions-nous, doit répondre
à des exigences spirituelles qu'il a contribué à susciter.
Il n'y parvient pas encore ; d'où malaise et « crise ».
Pourtant, la pensée se transforme en assimilant des
thèmes marxistes, des concepts essentiels : dialectique,
aliénation. Bien que le marxisme connaisse de grandes
difficultés, la pensée philosophique avance en se situant
sur le terrain du marxisme. Et cela même quand le
philosophe l'ignore, ou refuse d'en convenir, ou bien
se propose simplement de s'emparer des thèmes du
marxisme pour les retourner contre lui.
Cette constatation ne signifie pas qu'il n'y ait point
ici pour le marxisme de graves problèmes. Tout se passe
comme si la richesse et la complexité de ses thèmes lui
avaient été arrachées. Pendant qu'il se schématisait, se
desséchait, se dogmatisait, une variété abondante (et
souvent aberrante) de nuances doctrinales naissait de sa
substance. Cette prolifération et ce brillant gaspillage de
richesses eurent lieu sous le regard sévère et impuissant
des marxistes officiels. Us ne parvenaient pas à intervenir
efficacement dans le débat, car pour la plupart d'entre eux
il n'y avait ni débat ni problème. L'ennemi idéologique,
l'ennemi de classe, accomplissait sa besogne ; il suffirait
de le répéter jusqu'à satiété. Pourquoi donc un dialogue
sérieux ? Pourquoi ne pas s'en tenir à des appréciations
globales et peu amènes sur l'idéologie de classe ?
Cette situation fait partie intégrante d'un moment
historique, et d'une crise générale de la philosophie,
aspect d'un ensemble de crises.
Que peut, que veut aujourd'hui le philosophe ? Suivre
à la trace le savant ? Vulgariser, mettre en forme certains
28 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

résultats momentanés des sciences ? Travail de seconde


zone, de seconde main, qui discrédite la philosophie.
Dans cette direction, les savants surclassent toujours le
philosophe ; ceux d'entre eux qui ne se cantonnent pas
Hans leur spécialisation, qui n'éliminent pas la philosophie
au nom de la division du travail et de l'esprit « positif »,
aiment à traiter les problèmes philosophiques surgis
de leur recherche. Certains biologistes tirent une philo-
sophie de la biologie, et certains physiciens de la phy-
sique, etc. On ne peut les en blâmer. Voici le paradoxe :
le rôle et la fonction du philosophe s'estompent au mo-
ment où la philosophie envahit tous les domaines. Le
pouvoir de la philosophie s'affaiblit au moment où il n'y a
plus de pouvoir sans philosophie. Aussi voit-on les phi-
losophes sortir de la philosophie, chercher une issue,
atteindre influence et pouvoir par le roman, le théâtre,
l'essai, le pamphlet, l'action...
Des deux côtés (le marxiste et le non-marxiste), les
symptômes de cette crise diffèrent. Du côté non-
marxiste, on assiste à la multiplication des œuvres nuan-
cées, des « systèmes » plus ou moins cohérents, des cha-
pelles philosophiques. La pensée devient toujours plus
« profonde » et obscure ; la terminologie se complique,
n'hésitant pas devant le jargon. On arrive à l'incommuni-
cabilité de la philosophie, à la solitude du philosophe.
Du côté marxiste, c'est au contraire la clarté (apparente),
la répétition des formules, la simplification pédagogique
(cette phrase ne comporte aucun dédain pour les masses ;
elle constate qu'une simplification des thèmes philoso-
phiques s'opère dans un enseignement répandu large-
ment). Mais c'est aussi l'incertitude en ce qui concerne la
philosophie. Est-elle épuisée ? terminée ? résumée en
quelques points (sept, dont quatre pour la dialectique et
QUELQUES PROBLÈMES.. 2 9

trois pour le matérialisme, dans les manuels conformes à


l'article cité plus haut de Staline). La philosophie se
dissout-elle dans les masses ? a-t-elle disparu devant les
évidences de la pratique ou de la lutte de classes ? se
résorbe-t-elle dans la politique ? subsiste-t-elle dans le
Parti, considéré comme un être collectif pensant et supé-
rieur à ses membres, incarnant désormais les exigences
de la philosophie comme celles de la science et de
l'action ?
Peut-être verrons-nous la philosophie sortir de cette
« crise s profondément transformée. Il se pourrait que,
sans rejeter les concepts et catégories concernant la
matière, la philosophie transmette à la poésie la respon-
sabilité des affirmations qui relèvent encore de « l'onto-
logie » (discours sur l'être), c'est-à-dire des affirmations
déterminées sur la matière. Pour le matérialisme consé-
quent, le mot et le concept de « matière » désignent l'infi-
nité de l'être donné. Il y a de l'infini dans la moindre
parcelle de l'univers, dans l'électron comme dans
l'homme. Le philosophe matérialiste dit que la matière
est, non ce qu'elle est. La signification du concept est
suprêmement abstraite : la matière est une abstraction.
En même temps, cette signification est suprêmement
concrète, puisque tout moment de la vie pratique, de la
connaissance et de la conscience impliquent l'affirmation
et la position de l'univers. Cependant les connaissances
déterminées sur la matière viennent des sciences parti-
culières, spécialisées, parcellaires (la physique, la chimie,
la biologie, etc.). Ces connaissances sont toutes provi-
soires, approximatives, relatives à un moment donné de
l'histoire des sciences ; elles s'intègrent à ce développe-
ment ; elles contiennent donc toutes un « grain de vérité »,
mais nous ne savons pas bien lequel ; nous ne savons pas
30 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

ce que l'avenir retiendra et développera de nos affirma-


tions actuelles. Elles sont dispersées, contradictoires, déjà
mises en question, déjà en voie de négation donc de dé-
passement. Jamais nos connaissances scientifiques sur
la matière ne rejoindront le concept philosophique. Ja-
mais elles ne combleront son abstraction, en remplissant
l'abîme entre l'universel philosophique et le particulier
scientifique, en disant tout ce qu'est la nature matérielle.
Jamais elles n'enlèveront au concept philosophique son
indétermination. D'autre part, jamais elles n'épuiseront
son aspect concret, en achevant la connaissance et en sup-
primant la nécessité de la position proprement philoso-
phique du concept.
En affirmant « quelque chose » sur la matière, chaque
science particulière dit aussi ce qu'elle n'est pas ; elle
atteint tôt ou tard un « monde inverse » (i). Chaque affir-
mation parcellaire résulte d'une immense analyse opérée
sur les données de la pratique et de la sensibilité humaine
par la connaissance ; cette analyse a brisé et brise encore
l'unité du donné et du devenir, selon les exigences de la
division du travail (scientifique). Elle comporte néces-
sairement de l'abstraction et des abstractions. La fusion
achevée entre la philosophie et les sciences, qui serait
aussi la fusion entre les sciences, ne peut se présenter que
comme limite à l'infini : terme et fin de la connais-
sance. Or si le développement de la connaissance en
général pose cette fin comme son terme et son sens,
chaque connaissance effectivement acquise s'en rappro-

(i) Les théories du vide ont pennisl a découverte du • plein » qui


mène à son tour vers de nouvelles formes du • vide •. La découverte
des particules conduit à celle des anti-particules (antiproton, anti-
neutron, etc.).
QUELQUES PROBLÈMES.. 31

che (asymptotiquement, comme disent les mathémati-


ciens), mais ne peut l'atteindre.
Sur ce trajet infini de la connaissance le concept philo-
sophique de matière aura toujours un rôle. Il ne peut
vieillir, car il faudra toujours aller et venir du concept
philosophique aux différents concepts — particuliers,
spécifiques — que les savants utilisent, pour les relier,
élucider leurs interprétations, montrer comment ils
avancent sur le chemin de la connaissance. Mais le
philosophe — le matérialiste conséquent plus qu'aucun
autre — s'interdira de porter à l'absolu des affirmations
déterminées et limitées sur la matière. Partir de la chose
isolée, le caillou ou l'arbre, c'est une monstruosité phi-
losophique, explicable seulement par la dégradation et
la crise de la philosophie. Chaque affirmation déterminée
fige le concept de matière, le transforme en collection
de choses immobiles, c'est-à-dire en concept non-philo-
sophique en même temps que non-dialectique. Contraire-
ment à ce que pense le matérialisme vulgaire, ce concept
doit se manier avec le maximum de précautions. Sans
quoi il se dégrade ; l'on se voue à des répétitions sans
fin ; l'on néglige l'activité pratique — productrice,
créatrice — de l'homme social autant que l'activité de
l'intelligence et les exigences de la raison philosophique.
Pourquoi donc ne pas déléguer expressément à la
poésie ou à la musique la charge — et le pouvoir — des
affirmations « cosmologiques » ou « ontologiques » sur
le monde, la nature, la matière et sur l'homme en tant
que s'insérant dans l'univers ? Nous reviendrions ainsi
à la fraîcheur des débuts de la philosophie, naïvement
dialectique, unissant comme chez les Grecs concepts
et images, mais sur un plan nouveau, démystifié, désa-
cralisé...
32 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

Nous savons parfaitement ce que ces suggestions


comportent de paradoxe, et qu'elles risquent de soulever
des protestations presque unanimes. Elles n'en corres-
pondent pas moins au problème actuel de la philosophie
en général et du matérialisme philosophique en particulier.
Elles indiquent une part de la « problématique » actuelle,
le fait que la philosophie se voit mise en question, se
met elle-même en question et que c'est aujourd'hui le
début de la pensée philosophique : l'initiation.
En attendant, nous continuerons à ne pas bien savoir
ce qu'est la philosophie. Nous saurons seulement qu'une
nouvelle définition s'impose et qu'il faut la chercher en
partant d'une investigation approfondie sur l'ensemble
des problèmes : rapports entre le matérialisme philoso-
phique (marxisme) et les autres courants de la pensée
— entre la philosophie et les sciences de la nature, de
l'histoire, de la société — entre la philosophie et la vie
sociale et politique.

B ) L E DOGMATISME

Nous avons déjà rencontré ce terme, sans l'avoir défini.


La question se pose maintenant, d'autant plus que les
textes les plus « officiels » mentionnent à chaque ligne
— pour le bannir — le dogmatisme, mais ne se préoc-
cupent guère de bien le définir.
Notons que certaines formes grossières de dogmatisme
sont dépassées ; ainsi « l'économisme », réduction du
marxisme — et de la vie humaine — à l'économique, ou
plus grossièrement encore au « facteur économique »
juxtaposé avec d'autres « facteurs » (géographique,
biologique, psychologique, etc.). Ce dogmatisme simplifié,
adopté par certains marxistes, s'est répandu et n'a pas
QUELQUES PROBLÈMES.. 33

peu contribué à l'influence de la pensée marxiste ; par


contrecoup il a permis de faciles critiques. Or l'écono-
mique fournit la « base », c'est-à-dire simultanément les
données pratiques et les limites de toute action humaine
sociale ou individuelle ; mais ceci précisément suppose
que l'activité humaine ne se réduit pas à l'économique
et le déborde sans cesse. Est-ce bien, demandera-t-on,
la vraie pensée de Marx ? Pour le répondre, il suffit
de rappeler le sous-titre du Capital : Critique de l'économie
politique. L'économie politique n'examine que des
rapports entre des choses (des produits, des marchan-
dises, des sommes d'argent). Sa critique montre que les
vrais rapports, dissimulés par les rapports entre les
choses, sont des rapports entre des hommes vivants et
agissants.
Une difficulté vient compliquer aussitôt la définition et
l'analyse du « dogmatisme ». S'il y eut parmi les marxistes
un dogmatique impénitent et brutal, ce fut Staline. Et le
dogmatisme se rattache à la période stalinienne, à ce
qu'on nomme couramment (sans donner en général un
sens clair à ce terme) le « stalinisme ». Or Staline n'a jamais
cessé de critiquer et de réfuter le dogmatisme ; il est facile
de relever de multiples déclarations en ce sens dans ses
œuvres ; les « staliniens » ne s'en privent pas, lorsqu'ils
plaident pour leur idole. Le marxisme est l'ennemi de tout
dogmatisme, ainsi se termine la discussion sur la linguis-
tique (i). Staline en effet ne cessa jamais de s'opposer
à certaines conséquences de ses propres attitudes; il
n'hésitait pas à sacrifier les « staliniens » les plus stupides
ou les plus compromettants. Il se moquait de ceux qui

( I ) S T A L I N E , A propos du marxisme en linguistique, éd. Nouvelle


Critique, Paris, 1951, p. 64
H. LEFEBVRE 2
34 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

le citaient à chaque ligne, alors que pour publier le moin-


dre article il fallait le citer à chaque ligne. C'était de sa
part la suprême habileté politique ; il achevait ainsi
d'embrouiller les questions en se réservant le rôle d'arbitre
et de dernière instance. Que fut-il ? Un homme d'État
dans toute l'acception du terme, avec ce que cela com-
porte de ruse, de brutalité perfide et d'efficacité positive.
Il poussa jusqu'à l'extrême la grandeur et l'odieux du
pouvoir. Officiellement, la période stalinienne fut celle
d'une lutte perpétuelle contre le dogmatisme. Cependant,
les marxistes les plus officiels, dans le monde entier, sont
aujourd'hui d'accord au moins sur ce fait : il y eut un
dogmatisme stalinien.
Depuis longtemps, les philosophes marxistes sovié-
tiques ont rappelé que selon les maîtres du marxisme
— y compris Staline — la doctrine se transforme et se
développe. Ils ont très officiellement combattu l'absence
de recherches. Contre certains excès des négateurs du
passé, ils ont prôné le retour à l'histoire de la philosophie ;
or pour tenter d'écrire cette histoire, il faut supposer
que l'idéalisme prédominant de Socrate à Hegel ne se
réduit pas à une absurdité, à un immense délire, ou bien
aux mensonges des classes dominantes. Ces philosophes
ont réagi contre la manie des citations, et applaudi la
formule satirique devenue fameuse : La pensée est le plus
court chemin d'une citation à une autre. Enfin, ils ont rejeté
la présentation de la méthode dialectique en quelques
points schématisés, séparant artificiellement la dialectique
du développement des connaissances et des concepts
philosophiques.
Cependant, ces mêmes philosophes ont constaté qu'on
ne se délivre pas aisément d'un dogmatisme établi ; la
lutte contre le dogmatisme prend trop aisément un
QUELQUES PROBLÈMES.. 35

caractère dogmatique ; il ne suffit pas de crier « en avant »


pour avancer, ni pour savoir dans quelle direction on
peut avancer. A ceux qui réclament du nouveau, l'on
offre l'ancien sous nouvelle étiquette. Les dogmatiques
restent au pouvoir sous couleur de lutte contre le dogma-
tique. Pendant l'offensive officielle contre le dogmatisme
officiel, certains philosophes marxistes ont fait carrière
au moyen de quelques textes archiconnus, en arrangeant
des mosaïques de citations. Au moment où l'on rejetait
la « canonisation » abstraite de la dialectique, on continuait
à exposer la dialectique en quatre points (action réciproque
et connexion universelle des phénomènes, changement
incessant dans la nature, changements quantitatifs et
bonds qualitatifs, lutte des contradictoires) et le maté-
rialisme en trois points (matérialité du monde, antériorité
de la matière par rapport à la conscience, connaissabilité
du monde).
On dit souvent que le dogmatisme consiste en un ton
péremptoire et déclaratif, en affirmations sans preuves.
Cette définition ne satisfait aucunement la pensée critique.
Une affirmation absolument prouvée aurait le droit de
s'ériger en vérité absolue. Mais une telle affirmation
échappant à la relativité ne peut exister. Aucune affir-
mation ne peut apporter de démonstration achevée,
définitive. Cette critique du dogmatisme se réfère à la
possibilité d'un dogmatisme parfait.
Le dogmatisme peut consister en illusions sur la preuve.
La croyance en la démonstration accomplie entraîne
l'inertie de l'intelligence. Ainsi, en économie politique,
les marxistes ont considéré comme scientifiquement
« démontrée », donc comme définitivement vraie — dans le
cadre du capitalisme — la théorie des crises cycliques
élaborée par Marx ; tenant compte des données de son
36 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

temps, Marx a prévu une grande crise économique, due


à la surproduction capitaliste et à la sous-consommation
des masses dans le capitalisme, tous les dix ans environ.
La dernière grande crise cyclique eut lieu en 1929-1933.
Depuis, les marxistes ont annoncé des crises qui n'ont
pas eu lieu ; ils se sont alors repliés sur une théorie de la
stagnation économique du capitalisme. Or il semble aujour-
d'hui que l'une et l'autre théorie soient incomplètes, par-
tiellement vraies, et partiellement fausses; l'économie
capitaliste ne se développe certes pas d'une manière
harmonique et satisfaisante malgré les efforts des tech-
niciens et technocrates créateurs de « modèles » de déve-
loppement ou d'équilibre ; cependant cette économie ne
présente aujourd'hui — en 1957 — ni stagnation ni crise
au sens « classique », mais des phénomènes et des contra-
dictions d'un type nouveau. L'économie socialiste éga-
lement. Pour les comprendre, il faut une nouvelle analyse
des faits économiques — des « forces productives » —
dont s'abstient le dogmatisme parce qu'il s'en rend inca-
pable.
Il est clair que le dogmatisme (qui ne sévit pas seule-
ment dans la pensée marxiste) est aussi multiforme que
contradictoire. Et l'on pourrait aussi bien reprocher
à la pensée marxiste, depuis trente années, son absence
de dogmatisme, ses oscillations et fluctuations incessantes
sur des points essentiels. Un exemple pris dans le domaine
philosophique : les « classiques », Marx, Engels, Lénine,
ont considéré Hegel comme un géant de la philosophie,
source du marxisme et leur maître en dialectique. Pour-
tant l'article Hegel de la Grande Encyclopédie Soviétique
débute ainsi :
La philosophie idéaliste allemande aux environs de 1800,
dont l'hégélianisme est le sommet, représente la réaction
QUELQUES PROBLÈMES.. 37

aristocratique contre la révolution française et le matéria-


lisme français.
Formule d'une fausseté criante, vu que l'hégélianisme
représente au contraire l'effort d'un grand penseur, dans
un pays alors attardé, pour comprendre les transforma-
tions de son époque et les communiquer à son peuple
par la voie de l'enseignement philosophique. Les philo-
sophes soviétiques ont lancé de telles formules au moment
de la guerre contre l'Allemagne hitlérienne ; ils voulaient
extirper l'influence et le prestige de la pensée et de la
culture germaniques ; ce fait explique et n'excuse pas
leur formule ; dans une telle conjoncture, mieux vaut
se taire que ravaler la philosophie à la propagande.
L'absence de dogmatisme soumet la philosophie à la
conjoncture, à l'idéologie comme arme, à la polémique
politique. Il s'agit ici d'un opportunisme philosophique,
se pliant aux circonstances ; il se couvre d'un dogmatisme
apparent; il s'impose; il s'accompagne fort bien d'un
ton autoritaire ; il n'a plus rien même d'un dogmatisme.
Et l'on oscille ainsi entre le dogme et l'absence de dogme.
Quant aux formules de Staline sur (contre) le dogma-
tisme, elles nous apprennent l'existence d'un singulier
« ultradogmatisme », capable de nier son propre dogma-
tisme pour mieux l'imposer, et de se couvrir en organisant
des « discussions » rituelles sans véritable portée. Dans la
mesure où les problèmes soulevés sont réels, la « dis-
cussion » permet seulement d'imposer une solution
préparée d'avance et préfabriquée.
Le marxisme se développe, dit-on. Serait-ce seulement
en fonction des questions politiques, des questions rela-
tives au pouvoir et à l'État ? Serait-ce en fonction de la
seule action politique ? Dans ce cas, l'empirisme politique,
le pragmatisme politique (qui juge l'action selon la réus-
38 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

site), l'histoire pragmatique (qui remanie le passé selon


les perspectives du présent), l'empirisme moral (qui
détermine les « valeurs » selon les impératifs immédiats
dans la pratique) menacent la pensée. L'on se croit,
en soumettant la théorie à la pratique, loin du dogma-
tisme ; il n'est jamais si proche. D'autant plus que la
raison d'État a des moyens fort pratiques et fort peu
philosophiques de s'imposer. Nous atteignons peut-être
ici l'essence que nous cherchions et une racine du dog-
matisme, sinon la seule racine.

C ) L E MARXISME ET L'ÉTAT

En devenant doctrine officielle — doctrine d'action


politique organisée et disposant d'une autorité — le
marxisme est aussi devenu doctrine de l'État. Or, initiale-
ment, il n'en était pas ainsi. Les « marxistes » officiels
ont trahi l'inspiration, le souffle révolutionnaire et l'âme
subversive du marxisme. Même si cette transformation
s'est imposée historiquement, ces « marxistes » n'en ont
pas rendu compte. Us se sont bornés à passer sous
silence un aspect capital de la pensée marxiste, en le
confondant — non sans mauvaise foi — avec le libéra-
lisme, en enterrant des textes fondamentaux.
A la fin de sa vie, et toujours dans la discussion sur
la linguistique, Staline déclarait :
Engels a dit dans son Antidiihring qu'après la victoire de
la Révolution socialiste l'Etat doit dépérir. C'est pour cette
raison qu'après la victoire de la Révolution socialiste dans
notre pays les clercs et les talmudistes dans notre parti ont
commencé à exiger que le parti prenne des mesures pour faire
dépérir au plus vite notre État, pour dissoudre les organismes
d'État, et renoncer à une armée permanente. Cependant,
QUELQUES PROBLÈMES.. 39

sur la base de Vétude de la situation mondiale à notre époque,


les marxistes soviétiques sont arrivés à la conclusion que,
étant donné l'encerclement capitaliste, alors que la victoire
de la Révolution n'a eu lieu que dans un seul pays, et que
le capitalisme domine dans tous les autres, le pays de la
Révolution victorieuse doit non pas affaiblir mais consolider
par tous les moyens son État.
Seule une exégèse attentive d'un tel texte en saisit
le caractère spécieux. D'abord, la centralisation étatique
absolue dans tous les domaines, en les soumettant à des
organismes administratifs, n'a pas de rapports néces-
saires avec le renforcement de la défense nationale.
Staline met au compte des exigences incontestables de
la défense nationale le renforcement de l'appareil à l'usage
interne. Il confond volontairement tous les domaines :
l'économique, le social, le politique, le culturel — le droit
(au sens juridique) répressif ou réglant la distribution
des biens de consommation, ou encore les contrats, avec
l'administratif, etc. De plus, il se réfère à un seul texte
d'Engels omettant de nombreux textes de Marx et de
Lénine, beaucoup plus précis, sur la question. Nous
aurons à nous y reporter, d'autant plus que les traités
« officiels » les ont éliminés.
Parmi les « talmudistes » se trouvaient les dirigeants
actuels de la Yougoslavie. Ils connaissaient les textes
« classiques » sur le dépérissement de l'État ; ils les prenaient
au sérieux, au risque de se voir traiter d'anarchistes par
les « staliniens » ou au contraire de nationalistes (puis-
qu'ils ne suivaient pas l'orientation stalinienne en l'adop-
tant comme un absolu et un « inconditionné » et qu'ils
cherchaient pour leur pays une voie originale vers le
socialisme). Or, en 1950, ces marxistes ont mis en place
ce qu'en termes classiques on peut nommer : la base éco-
40 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

notmque-sociale du dépérissement de l'État. Elle consiste


en un ensemble complexe d'organismes locaux décen-
tralisés, élus démocratiquement : conseils ouvriers de
gestion dans les usines, conseils de producteurs aux
différents échelons (communes, districts, républiques
fédérées, fédération). Au début 1953, le Parlement fédéral
yougoslave a proclamé la dissolution partielle de l'État.
Ont disparu plusieurs organismes centraux et plusieurs
ministères, dont celui du Plan, celui de l'Agriculture,
celui de l'Éducation nationale ; leurs attributions ont
été transférées aux organismes décentralisés ; théorique-
ment l'État administratif, l'État gestionnaire n'existe
plus en Yougoslavie (alors que dans l'opinion de la
majorité des gens, même parmi ses partisans, le socia-
lisme se définit d'abord par la gestion étatique de l'écono-
mie). N'ont été maintenus en Yougoslavie que les orga-
nismes centraux concernant la défense nationale, la
sécurité du territoire, les relations extérieures ; plus,
cela va de soi, le Parlement (pouvoir législatif), la Banque
nationale (organe de la comptabilité générale du pays,
instrument économique du contrôle et de la répartition
des investissements).
On comprend ainsi les raisons profondes des diver-
gences entre Staline et Tito, des polémiques et tensions
qui s'ensuivirent. Il s'agit de la nature du socialisme, c'est-
à-dire de la transition entre la société capitaliste, carac-
térisée par les antagonismes de classes, et la société
communiste, fondée sur l'abondance des biens de consom-
mation, sur le principe « à chacun selon ses besoins »,
sur la disparition des classes sociales.
Nous avons maintenant devant nous deux « modèles »
de socialisme très différents l'un de l'autre. L'un, le
socialisme administratif ou socialisme d'État, a montré
QUELQUES PROBLÈMES.., 41

— parfois terriblement — son efficacité (1). L'autre,


le socialisme sans État, cherche encore sa voie et sa for-
mule ; il n'a pas trouvé son équilibre ; il n'a pas encore
fait ses preuves.
Ajoutons que ces « modèles » ou prototypes de société
socialiste dont aucun ne nous satisfait, ne peuvent pas
convenir pour un pays hautement développé, fortement
industrialisé, en qui fonctionne une démocratie limitée
mais jusqu'à un certain point réelle, où les questions
paysannes sont en partie résorbées : la France. Ajoutons
encore qu'il faut distinguer « modèle », « centre », « appui
politique ». Si le socialisme sans État réussit en Yougos-
lavie, si ce « modèle » prouve sa validité, la Yougoslavie
n'en est pas moins un trop petit pays pour représenter
un « centre » (sinon pour la réflexion théorique) et un
« appui politique », rôle qui suppose une grande puissance
économique et militaire. Ajoutons enfin que la reconnais-
sance d'une grande puissance socialiste comme point
d'appui, n'entraîne pas la subordination inconditionnée
dans tous les domaines, ni même sa reconnaissance comme
« modèle » absolu. Présenter ce « modèle » comme une
vérité acquise, scientifiquement démontrée, à imposer par
voie d'autorité, est une forme dangereuse de dogmatisme.
Nous devons nous reporter à Marx, Engels et Lénine,
pour retrouver leur véritable pensée sur l'État. De plus,
il faut expliquer pourquoi leur théorie du dépérissement
de l'État a été abandonnée. Y eut-il nécessité historique
absolue ? ou création arbitraire par Staline d'un « sys-

(1) En ce moment même (mars-avril 1957), l'on apprend que sous


l'énergique Impulsion de N. Kroutchev, l'U. R. S. S. se décentralise ;
que des centaines de milliers de bureaucrates sont renvoyés à la
production, etc. Cette vaste opération s'accompagne d'une violente
polémique contre le < titisme 1.
42 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

tème > ? ou encore, tendance objectivement nécessaire,


vu la situation historique en Russie (désagrégation en
1919-1921 de la vie économique et sociale — guerre
civile — interventions extérieures — immensité, arrié-
ration du pays — multinationalité, etc.), tendance poussée
par Staline jusqu'à ses dernières conséquences alors
qu'il aurait pu la combattre et la limiter ? Les hommes
font leur histoire, mais non pas telle qu'ils la souhaitent
ou telle qu'ils croient la faire. Un degré de plus de
connaissance et de volonté ne signifie ni l'entière cons-
cience ni la maîtrise absolue des lois et des phénomènes :
la liberté. La fixation de l'activité sociale en puissances
concrètes qui échappent à notre contrôle et anéantissent nos
calculs fut un des aspects principaux de l'histoire (Marx).
Cette hypothèse paraît la plus acceptable. Encore faut-
il l'étayer par une histoire objective de l'État soviétique.
Il restera encore à déterminer comment la pensée
marxiste en d'autres pays dont les marxistes estiment
qu'ils cherchent leur voie vers le socialisme, peut s'ins-
pirer de ces immenses expériences, garder leurs côtés
positifs, éliminer les négatifs. Mais il n'y a pas lieu de
les copier, même et surtout pas de copier leurs réussites...
Avec l'interprétation stalinienne, la critique politique,
la critique de l'État — inspiration initiale du marxisme —
s'est estompée ou a disparu. Abandonnant l'analyse
critique de l'État socialiste, les marxistes se sont rendus
incapables d'analyser l'État bourgeois concrètement.
L'analyse politique, dans les pays capitalistes, s'est
rétrécie aux dimensions de la polémique. Le marxisme
est devenu idéologie d'État et idéologie de l'État
(deux aspects liés mais distincts). Simultanément, il a
délaissé l'analyse des contradictions dans la société
socialiste, et notamment des contradictions dans cette
QUELQUES PROBLÈMES.. 43

société entre l'individuel et le social. Il fut longtemps


entendu que de telles contradictions n'existaient que
dans la société capitaliste, dominée par la bourgeoisie
et les idéologies bourgeoises. Dans la société socialiste,
disait-on, régnait une harmonie complète, fondée sur
le dévouement de l'individu à la collectivité. On trans-
posait ainsi la pensée et la critique marxiste en un mora-
lisme du dévouement, voire du sacrifice de l'individu
au social. Une telle morale ne manque pas de grandeur.
Elle se heurte dans la pratique aux contradictions per-
sistantes, et notamment à un fait économique : la conser-
vation de l'intérêt individuel, d'ailleurs légalisé et
juridiquement reconnu, dans la société socialiste.
Le but du développement historique serait-il la subor-
dination de l'individuel au social ? Non. Cette perspec-
tive prolonge un moralisme déjà maintes fois exprimé,
utilisé, discrédité ; elle n'a rien de neuf ni de probant.
Ce n'est pas ainsi que Marx a défini l'humanisme. Pour
lui, le moment décisif qui termine révolutionnairement
la préhistoire de l'homme est aussi celui où le plein et
libre développement de chaque individu devient possible.
L'aliénation, si elle ne disparaît pas, prend alors d'autres
formes plus conscientes et plus consciemment combattues.
L'aliénation économique, sociale et politique, telle que
nous la connaissons, dépérit et disparaît. Le social est
subordonné concrètement à l'individuel, l'individu ne
se séparant plus de la société pour s'opposer à elle et la
soumettre à son pouvoir. En consultant les textes de
Marx, nous retournerons aux sources de l'humanisme
marxiste. Nous nous délivrerons des superfétations. Ici
encore, on a confondu, pour promouvoir un moralisme,
les vérités essentielles avec les vérités circonstancielles,
produits d'une conjoncture.
44 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

D ) IDÉOLOGIE ET CONNAISSANCE

Dans le vocabulaire philosophique français, le terme


« idéologie » a une signification péjorative. Désignant un
« discours sur les idées », il implique une sorte d'abstrac-
tion à la deuxième puissance.
Or, dans la pensée marxiste, il se revalorise, bien que
sa signification reste confuse. Il désigne les idées en tant
que moyens dans l'action et la polémique politique. On
parle ainsi couramment d'idéologie bourgeoise, d'idéologie
socialiste {on prolétarienne), et de lutte idéologique opposant
ces deux adversaires. Ce qui se comprend fort bien sur
le plan politique. Mais l'on parle aussi couramment d'idéo-
logie scientifique. Ce qui réclame des éclaircissements.
Veut-on dire que les vérités scientifiques — résultats
actuels des recherches sur la nature ou la société—peuvent
servir d'instruments à ceux qui luttent pour le socialisme,
aux côtés de la classe ouvrière, contre la bourgeoisie et
les idéologies qui la justifient ? Ce rôle des idées pourrait
se comparer au rôle des découvertes physiques des xvi®
et xvm e siècles dans la lutte contre les idéologies médié-
vales. L'analogie peut s'accepter et se poursuivre ; encore
faudrait-il distinguer les découvertes de Copernic,
Képler et Galilée comme vérités scientifiques, le chemi-
nement complexe de leurs idées avant eux et après eux,
leur utilisation polémique.
Cependant les termes précités peuvent avoir un autre
sens. Ils peuvent signifier que l'on ramène la science et
la connaissance à l'idéologie. Ce qui ne va pas sans
inconvénients multiples. On atténue ainsi ou même
on tend à supprimer les exigences spécifiques de la
connaissance et de la recherche du vrai, qui ne supporte
aucune restriction, aucune entrave, aucun argument d'au-
QUELQUES PROBLÈMES.. 45

torité. On soumet l'objectivité scientifique aux exigences


momentanées de la conjoncture politique, voire de la
propagande. On confond dédaigneusement l'objectivité
avec « l'objectivisme » qui évite de prendre parti, qui
sait fermer les yeux et les oreilles quand la vérité devient
gênante ; qui sait aussi à l'occasion réussir des montages
de documents « objectifs », faits isolés, photos ou chiffres,
pour prouver ce que l'auteur du montage a mission de
prouver.
La confusion entre « idéologie » et « connaissance »,
le glissement de l'objectivité rigoureuse et approfondie
vers la propagande, risquent d'avoir de graves consé-
quences, en embrouillant des notions et des distinctions
essentielles. Citons un cas. Einstein adoptait « idéolo-
giquement » une vision du monde sentimentale, roman-
tique, vaguement panthéistique, en un mot idéaliste.
Il voyait à l'œuvre dans le monde, une raison inépuisable
et divine. Or, l'on a malheureusement pu lire des disser-
tations philosophiques qui attaquaient les théories scien-
tifiques d'Einstein en les amalgamant avec son idéologie ;
qui confondaient la relativité physique avec le relativisme
et le subjectivisme philosophiques. Connaissance et
science s'identifiaient ainsi dangereusement avec l'idéo-
logie, elle-même conçue comme superstructure (expression
d'un régime économique sur le plan des idées et des
institutions ainsi que du pouvoir d'une classe sur cette
base).
Une crise de l'objectivité a ainsi effrité la connaissance
et la science dans le marxisme. Cette crise eut de multiples
manifestations : absence d'informations ou informations
dénaturées — absence d'analyses et de recherches —
falsifications de l'histoire et des documents — inter-
ventions brutales dans divers domaines au nom de
46 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

l'idéologie, etc... Elle s'est traduite aussi par de singulières


oscillations en ce qui concerne les idéologies. Tantôt
on abandonne la rigoureuse recherche de l'objectivité
pour mettre en avant le rôle des idées, leur efficacité,
la nécessité d'agir et de prendre énergiquement parti
pour le but politique. Et l'on va vers un volontarisme
ou vers un subjectivisme (de classe ou de parti). Tantôt
au contraire on revient vers le réel objectif, vers la
connaissance des faits, conditions historiques et lois écono-
miques jusqu'à fétichiser ces lois et les considérer comme
des absolus. Tantôt les idéologies apparaissent comme
de vaines efflorescences et tantôt comme des forces
décisives pour ébranler ou consolider la « base ». Nous
avons déjà dénoncé de telles oscillations, dues à l'inco-
hérence de la pensée sous un dogmatisme à la fois fictif
et singulièrement effectif.
Il est clair qu'ici nous devrons redéfinir les termes avec
vigueur, en remontant à la pensée des fondateurs du
marxisme. En particulier, il convient de redéfinir l'objec-
tivité, tant dans la connaissance théorique que dans ses
rapports avec la pratique, avec l'action, avec la prise
de position (de parti) dans l'action politique.
Les problèmes soulevés ci-dessus sont d'une telle
complexité et d'une telle importance que l'on pourrait
prendre à part chacun d'eux (i).
Il se pourrait aussi que ces problèmes partiels dissi-
mulent quelque chose de plus grave. Alors, nous devrions

(i) Ce ne sont pas ceux indiqués par les commentateurs critiques


récents du marxisme. M. H. C H A M B R E dans son livre Le marxisme
en Union soviétique, Éd. du Seuil, 1954, est passé à côté de la question
fondamentale, celle de l'État, de sa formation, de ses justifications
théoriques. Quant à M. J.-Y. Calvez, il oppose à la conception
marxiste de l'histoire, la thèse qu'il croit trouver chez Marx d'une
QUELQUES PROBLÈMES.. 47

aller jusqu'à l'application au marxisme de la méthode


cartésienne : le doute méthodique. Le drame, aujourd'hui,
c'est que l'examen critique de la période écoulée, cet
examen indispensable pourrait se placer aussi bien sous
le signe des Provinciales que sous celui du Discours de
la Méthode. Le doute n'exclut pas l'indignation.
Nous indiquons ces idées à titre d'hypothèse extrême.
Nous voulons signifier clairement et explicitement qu'au-
cune entrave, aucun obstacle, aucun argument d'autorité,
aucun impératif (ou prétendu tel) de l'action pratique
ne peuvent se placer devant la connaissance et atténuer
ses exigences. Aujourd'hui plus que jamais la connaissance
et la philosophie doivent affirmer solennellement leurs
droits, qui ne supportent aucune restriction. Au besoin,
comme Galilée devant ses juges, le philosophe dira :
« Et pourtant elles avancent ensemble, bien que ce ne
soit pas du même pas, la connaissance rigoureuse et la vie
complexe, mouvante ».
Une telle attitude, s'il fallait recourir à l'hypothèse
extrême, n'impliquerait pas a priori un révisionnisme ;
soumis à l'épreuve, tel thème essentiel (comme celui
de Y objectivité de la dialectique) pourrait se révéler par-
faitement valide.
Cette attitude n'implique pas davantage un rejet de
la nécessité historique qui fit éclater la Révolution
socialiste en 1917 dans un pays arriéré, la Russie. Et cela
qu'elles qu'aient été les conséquences négatives et posi-
tives de ce fait historique. L'analyse la plus attentive

fin révolutionnaire de l'histoire. Il estime que cette contradiction


interne sape par la base le marxisme. Or Marx a seulement annoncé
que la Révolution socialiste mettrait fin à la préhistoire de l'homme,
à son histoire naturelle (en tant qu'être social émergeant lentement
de la nature et de l'animalité).
48 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

confirme la thèse de la nécessité dans une 'conjoncture


originale déterminée. Affirmer qu'un tel événement pour-
rait avoir pour cause la volonté ou l'action arbitraire de
quelques hommes rejetterait l'histoire dans l'irrationnel ;
elle détruirait avec le marxisme la connaissance scienti-
fique de l'homme social. Ce serait la plongée dans l'ab-
surde et la chute dans le nihilisme. Reconnaître la nécessité
historique dans une conjoncture déterminée, c'est autre
chose que de prendre cette conjoncture pour le type
et l'essence de la nécessité historique. Comment analyser
les aspects positifs et négatifs d'un vaste processus,
comment les départager, en commençant par contester
l'objectivité et la rationalité de ce processus ? Les Révo-
lutions bourgeoises, a écrit Marx dans le Dix-huit
Brumaire de Louis Bonaparte, eurent un caractère spec-
taculaire ; volant de succès en succès, leurs effets drama-
tiques se surpassent ; hommes et choses semblent pris
dans des feux de diamants ; l'extase est l'esprit du temps ;
mais elles ont la vie courte, et la société stagne longtemps,
avant d'avoir assimilé les résultats de sa période d'élan
et d'assaut. Les Révolutions prolétariennes, au contraire,
s'interrompent, reviennent sur ce qui semblait acquis et
accompli, reculent, recommencent, jusqu'à ce qu'enfin
se crée la situation qui rend impossible le retour en arrière.
CHAPITRE II

RETOUR A LA SOURCE : MARX

A ) LES THÈSES SUR FEUERBACH

Le lecteur attentif, mis en éveil par les questions soule-


vées précédemment, ne peut pas ne pas remarquer l'ab-
sence d'affirmations dogmatiques chez Marx : sur la
matière, sur la théorie de la connaissance, sur la métho-
dologie prises séparément. Ses indications ne se séparent
pas d'un contexte déterminé et d'un contenu concret.
Reprenons un des textes les plus connus, les plus
condensés et les plus énigmatiques de Marx : les « thèses
sur Feuerbach » (i).
L'homme réel (social), affirment ces thèses, ne connaît
pas d'abord des objets — des choses — pour ensuite
les transformer ; il ne commence pas davantage par se
connaître, pour ensuite connaître le monde. Ces deux
aspects d'un unique devenir doivent se saisir ensemble.
L'homme dans sa praxis (pratique sociale) tâtonnante
et créatrice connaît des choses en produisant ; il agit sur
elles, il les transforme ; et sa connaissance « réfléchit »

(i) Cf. dans les Morceaux choisis de Marx, Gallimard, Introd.


p a r N . G U T E B M A N e t H . I«EFEBVHE, p p . 4 9 e t s q .
50 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

l'action pratique et le résultat — le produit — de l'action.


L'homme connaît le monde en créant son monde humain :
en se créant. Et cela à partir de données bientôt dépassées
et transformées : le corps, les besoins, les organes, la
main, l'outil élémentaire (et surtout l'outil producteur
d'autres outils), le travail.
L'homme (social) se définit comme un créateur de
produits reproductibles et aussi d'oeuvres à caractère
unique. Il prolonge la nature créatrice, en luttant contre
elle. Pas d'objet sans sujet, pas de sujet sans objet, cette
proposition se concevant en termes d'activité pratique
(sociale) et non de pure conscience. Pas d'activité qui
ne se réalise en objets, en œuvres. Pas d'objet distinct
comme tel, détaché de l'univers, qui ne soit le produit
d'une activité. A travers les choses produites, d'une part
l'homme atteint et découvre le monde, et d'autre part
l'homme humain se réalise. Mais il lui faut lentement
prendre conscience de soi par la réflexion.
La notion capitale de la philosophie devient celle du
pouvoir. Non pas du pouvoir politique, mais du pouvoir
humain sur la nature hors de l'homme (et sur la nature
en l'homme). Le pouvoir sur les hommes caricature le
pouvoir humain sur la nature, il en est le parasite, comme
la propriété privée caricature Y appropriation par l'homme
de l'univers.
Tant que le matérialisme philosophique se réduit
à l'affirmation de la chose isolée (ce caillou, cet arbre, etc.)
l'idéalisme comprend mieux l'activité humaine (thèse i)
mais il la comprend sur un plan abstrait. L'idéalisme
philosophique présente deux aspects ; il a un fondement
philosophique, et cependant comporte une unilatéralité
qui mutile l'homme vivant. Le matérialisme philoso-
phique approfondi retrouve l'unité vivante de l'homme
RETOUR A LA SOURCE : MARX 51

en éliminant l'unilatéralité du matérialisme vulgaire et


celle du vieil idéalisme.
La longue tradition de la philosophie idéaliste n'est
donc pas à rejeter. Loin de là. En elle se trouve l'expres-
sion abstraite — mais jusqu'à un certain point valable —
de l'activité créatrice des hommes ; l'idéalisme tradi-
tionnel a donné la logique, les grandes catégories de la
pensée philosophique et scientifique, les éléments de
la pensée dialectique, la recherche d'une conception
large du monde, de l'histoire, de la société, de l'art,
de la morale, etc. Un travail d'analyse rigoureuse peut
seul corriger l'abstraction spéculative mêlée à cette longue
recherche. L'analyse s'avère d'autant plus difficile que
l'abstraction spéculative se mêle étroitement à l'abstrac-
tion fondée (celle de la connaissance qui nécessairement
utilise des abstractions : des concepts).
L'idéalisme a donc eu grandeur et sens. S'il les perd,
ou s'il les a déjà perdus, c'est un fait historique et non
pas un fait intemporel, résultat d'une erreur ou d'un
mensonge absolus. L'idéalisme finira par une sorte de
dépérissement. Peu à peu il a perdu ses liens avec le
monde « profane », avec la pratique, avec les sciences,
avec la vie. Aux XVII® et xvin® siècles, la grande philoso-
phie classique, idéaliste profondément, gardait des liens
avec la connaissance : chez Descartes, Pascal, Leibniz.
D'autres philosophes, Malebranche, Wolf, Kant, ont
tranché ces liens. Les post-kantiens, et surtout Hegel,
les ont renoués ; puis ils se sont à nouveau distendus.
Alors l'idéalisme n'est plus qu'idéologie, philosophie de
classe dominante. L'idéalisme eut toujours quelque
rapport avec l'idéologie des classes dominantes ; mais il
ne se réduisit pas à ce rapport ; de plus, ces classes eurent
— à certains moments, dans la division du travail
52 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

social, dans l'histoire — un rôle actif et créateur.


Quant au matérialisme — même l'ancien — son lien
avec la pratique assura son développement et sa crois-
sance. Le matérialisme approfondi reconnaît la réalité
du monde pratique « tel qu'il est » mais pour ne jamais
l'accepter comme tel. Le matérialisme approfondi réflé-
chit l'activité qui transforme les choses (qui crée des
« choses », œuvres ou produits) et non point les choses.
Il saisit donc, en son essence vivante, le mouvement qui
transforme le monde, qui nie perpétuellement et dépasse
le réel existant (i).
Jusqu'ici les philosophes n'ont fait qu'interpréter le
monde (thèse n ) . Matérialisme comme idéalisme sont
donc pour Marx des interprétations du monde. La pensée
de Marx est elle-même interprétée de façon unilatérale
lorsque l'on affirme que pour lui l'idéalisme seul fut
une «interprétation ». Maintenant, il ne suffit plus d'inter-
préter, il faut transformer le monde. Est-ce que cela
signifie que l'on va rejeter les interprétations ? N o n ;
car on rejetterait à la fois la philosophie matérialiste et la
philosophie idéaliste. Cette proposition signifie que l'on
va mettre les philosophies à l'épreuve de l'action. Dans
cette épreuve, le matérialisme l'emportera ; car il désigne
le monde à transformer ; plus encore : il surgit de l'activité
qui transforme le monde ; il en présente la conscience
réfléchie de façon de plus en plus claire et profonde.
Tandis que l'idéalisme qui partit autrefois de cette activité
et l'exprima s'en coupe par son unilatéralité ; il tend à se

(i) I<es éléments de ce paragraphe sont empruntés à La Sainte


Famille et à d'autre textes de Marx, notamment aux Manuscrits de
1844, autant qu'aux thèses sur Feuerbach. Ces textes s'éclairent les
uns par les autres.
RETOUR A LA SOURCE : MARX 53

prendre pour la transformation elle-même ; la spécula-


tion en interprétant croit transformer.
Le matérialisme est fondamentalement révolution-
naire ; au début il ne le savait pas ; et c'est ainsi qu'il
« interprétait ». Le matérialisme approfondi nie et dépasse
la réalité existante en la reconnaissant. L'idéalisme tend à
nier la réalité existante en la rejetant ; alors il se trans-
forme en fiction et illusion. En ce sens l'idéalisme spé-
culatif prolonge la religion, la magie, le mysticisme ; il se
contente de les laïciser, de les « profaner ». Partageant
leurs aliénations, il les transpose spéculativement. Quant
au matérialisme, il l'emportera, mais après une longue
confrontation qu'il ne peut éluder par un « diktat ».
La théorie de la connaissance esquissée dans les Thèses
sur Feuerbach s'avère donc profondément historique. Le
mot « matière » n'y figure pas ; il est clair que pour
Marx la « matière » est impliquée dans l'activité sensible,
productrice, de la praxis. Quant à la chose ou plutôt
aux choses, elles sont produites, découpées, organisées
socialement. L'unité qu'elles perdent du côté du monde
— dont l'activité humaine les détache pour les façonner
et les stabiliser — elles la retrouvent dans le monde
humain (social). En résumé, la praxis suppose une nature
ou matière qui la déborde infiniment, et dont l'exploration
par la connaissance résulte du fondement pratique de la
connaissance : du pouvoir. Marx n'éprouve pas le besoin
de définir cette « matière ».

B ) L A MÉTHODE

On cite toujours à ce propos le célèbre paragraphe de


la Préface au Capital :
Ma méthode dialectique n'est pas seulement différente par
54 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

ses fondements de la méthode hégélienne, mais elle en est


directement le contraire... Chez Hegel, elle se tient sur la
tête ; il faut la retourner pour découvrir le noyau rationnel
sous Venveloppe mystique...
Or, ce paragraphe, pris isolément, reste obscur. Il
ne supporte pas l'exégèse simplifiée : « Vous voyez bien
que la méthode marxiste diffère radicalement de la
dialectique hégélienne ». Que signifie la formule d'après
laquelle la méthode marxiste est le contraire de la méthode
hégélienne ? La dialectique affirme le rapport interne
et même l'unité objective des contradictoires dans leur
conflit ; cette affirmation désigne précisément l'essence
de la pensée dialectique (difficile à saisir, car il faut dis-
tinguer l'unité dialectique de l'identité logique — la diffé-
rence dialectique de la différence logique — et surtout,
point crucial, la contradiction dialectique de la contra-
diction logique, c'est-à-dire de l'absurdité !).
Que veut donc dire Marx par ce « retournement » ?
On ne retourne pas une méthode comme un pot. Quant
on retourne un pot, c'est le même pot qu'on garde entre
les mains ; et d'ailleurs en le retournant on laisse géné-
ralement partir le contenu !
Pour comprendre sans simplifier, il faut étudier Hegel,
confronter de nombreux textes où Marx cite Hegel,
le critique ou l'approuve. Ainsi seulement on saisit
historiquement la transition de Hegel à Marx. Une étude
exhaustive de cette transition est sans doute impossible.
Peut-être chaque époque, ou chaque philosophe, devront-
ils reprendre la transition Hegel-Marx pour en tirer
du nouveau.
Le paragraphe qui précède celui que nous avons cité,
le complète :
La méthode d'exposition doit se distinguer de la méthode
RETOUR A LA SOURCE : MARX 55

de recherche. La recherche a pour objet de s'approprier


en détail la matière, d'analyser ses diverses formes de
développement, et d'en découvrir complètement les liens
internes. C'est seulement une fois ce travail accompli que
le mouvement réel peut être exposé. Quant cela est réussi,
quand la vie de la matière se reflète dans les idées, on peut
s'imaginer qu'on a affaire à une construction a priori.
Dans ce fragment nous découvrons enfin le mot matière.
Mais il a un sens bien déterminé. Il désigne un contenu
historique (en ce qui concerne le Capital, celui de la so-
ciété bourgeoise, du capitalisme). Ce contenu, posé devant
la pensée qui cherche à le connaître, lui apparaît d'abord
impénétrable, opaque, donné, la débordant infiniment :
une matière. L'intelligence analytique et la raison synthé-
tique du chercheur s'en emparent. La recherche se Y appro-
prie. Ce terme a chez Marx une signification universelle ;
il désigne un concept philosophique : l'activité qui, se
saisissant d'une donnée concrète — d'une « matière » —
produit des œuvres et les connaît en s'y reconnaissant.
La connaissance comporte une « appropriation ». Elle
est l'œuvre d'une pensée active et personnelle, qui
travaille sur une matière. Elle la transforme, comme tout
travail humain ; mais le travail de la connaissance a un
aspect spécifique ; il restitue l'ensemble d'un devenir
dans lequel il s'insère, parce que ce devenir historique
a permis et même exigé à un certain moment la connais-
sance qui le saisit. Ainsi la connaissance diffère des
autres « appropriations » : le travail productif, l'art, la
vie sociale, l'amour, etc.
Le chercheur, saisissant une aussi vaste « matière »
commence par l'analyse. Il se sert de toutes les méthodes ;
tour à tour, suivant le moment et les exigences du contenu
mouvant, il est logicien (il définit, abstrait, déduit ou
56 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

induit) ; il est dialecticien (il analyse telle contradiction


concrète pour mettre en lumière le conflit et l'unité de
ses termes) ; il est philosophe (en reliant les aspects concrets
de sa « matière » à des concepts universels). De même, il
est tour à tour économiste (utilisant des concepts spécifique-
ment économiques : marchandise, valeur d'échange, etc.)
— sociologue (étudiant des rapports sociaux, des formes
de la famille, des relations entre groupes tels que la
ville et la campagne, etc.) — historien (il cherche des
documents ; il suit la réalité qu'il étudie : sa formation) —
psychologue, etc. Il découvre ainsi, sans les confondre
et sans les séparer, les aspects et les éléments d'un tout.
S'il distingue, c'est pour trouver l'unité ; s'il détermine
des liaisons, il évite de confondre. Ainsi et ainsi seule-
ment il découvrira la réalité humaine — l'activité créa-
trice — qui se révélait et se cachait à la fois dans cette
matière. La recherche, à travers l'analyse et la synthèse,
permet l'exposition d'ensemble, et conquiert par la
réflexion un reflet vrai du mouvement total.
L'idée d'une méthode impersonnelle — formellement
déterminée, n'ayant plus qu'à s'appliquer automatique-
ment comme une recette à penser — n'a rien de commun
avec le marxisme. La réflexion pour Marx n'impose pas
du dehors, au nom d'une méthodologie absolue, un
traitement dialectique à la « matière » donnée. Et c'est
une différence profonde entre la méthode de Marx
et celle de Hegel (encore que Marx ici rejoigne l'inspi-
ration de l'hégélianisme, et la ravive contre son côté
systématique). Pour Marx, il faut surtout éviter cette
réflexion externe à son objet, qui n'établit entre les réalités
constituant un tout organique que des rapports super-
ficiels. La recherche ne peut découvrir un mouvement
dialectique dans le devenir de sa « matière » que s'il y
RETOUR A LA SOURCE : MARX 57

est et dans la mesure où il y est. Mais il y est dans la


mesure même où cette « matière » se transforme, car tout
devenir comporte la négation de l'existant. La connais-
sance saisit les formes et structures « dans le cours du
mouvement, et conséquemment par leur côté éphémère ».
Elle ne détache pas les formes de la formation ni les
structures du devenir. Elle est donc par essence à la fois
critique, révolutionnaire, dialectique.
Ceci dit, la recherche ne peut appréhender sa matière
directement, comme on prend une pâte dans les mains
nues. Le chercheur a besoin d'instruments. Comme
chaque travailleur, il s'insère dans une tradition et prend
place à un moment déterminé dans le développement
de la connaissance. Ce moment serait-il novateur, il ne
se sépare pas de ce qui l'a précédé et rendu possible.
L'intelligence analytique et la raison synthétique se
servent donc de tous les procédés techniques, en les
subordonnant aux formes d'investigations les plus nou-
velles et audacieuses. S'il doit définir, le chercheur
utilisera les règles et les lois de la logique en sachant
qu'elles ne suffisent pas, même si elles sont nécessaires.
Il déduira, s'il faut tirer par le raisonnement les consé-
quences d'une proposition, mais il se souviendra que
la déduction doit se confronter avec la « matière » en
devenir. S'il analyse, il sait que l'analyse brise et tue,
et ne sert qu'en découvrant les articulations du réel
— ses structures — et plus encore : la manière dont le
devenir attaque et détruit les structures par lui créées
et dépassées.
La dialectique ? la méthode ? Ce n'est pas l'alpha
et l'oméga de toutes choses ; elle s'apprend d'abord dans
le contact avec un contenu, dans la pratique de la connais-
sance ; elle se définit à la fois comme le résumé de l'expé-
58 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

rience du chercheur et comme une anticipation de son


travail : outil privilégié qu'il prend en main, mais que
l'on ne peut considérer en dehors de l'homme qui s'en
sert, de ses gestes, de son habileté. Elle n'a rien d'un
mécanisme impersonnel qui serait par ailleurs réservé
à certaines personnes. Les « marxistes » au sens de Marx
savent mieux affûter leur outil, ou mieux s'en servir.
Dans ce même texte Marx rappelle que la dialectique
est devenue sensible au bourgeois pratique dans les contra-
dictions de la société capitaliste, et dans le mouvement
cyclique de la révolution périodique que suit l'industrie
moderne et dont le point culminant est la crise générale (i).
Dans la société bourgeoise, où la production idéologique
échoit à des hommes séparés de la pratique, les idéologues
peuvent ignorer ce que peut savoir le « bourgeois pra-
tique » ; ou bien encore ils ne l'apprennent que lentement.
La dialectique n'en devient pas moins sensible.
Les outils privilégiés dont se sert le chercheur — en
dehors des techniques et méthodes — sont des concepts.
Sur ce point décisif, Marx s'expliqua dans une œuvre
antérieure au Capital, et trop souvent négligée au profit
de ce dernier, l'Introduction à la critique de l'économie
politique (1857), accompagnée d'un texte complémentaire:
Contribution à la critique de l'économie politique.
Quelle « matière » examine l'économiste ? la population

(1) I<e mot « révolution » est ici pris par Marx dans un sens curieux.
Très classiquement, il désigne la révolution qui se distingue de
l'évolution en ce qu'elle revient vers son point de départ en par-
courant un cycle ; en même temps il désigne le caractère révolu-
tionnaire inhérent à la société bourgeoise, en tant qu'elle porte en elle
le principe de sa destruction et n'existe qu'en se détruisant perpé-
tuellement. Elle tend à se répéter cycliquement ; or il n'y a pas de
répétition dans le devenir.
RETOUR A LA SOURCE : MARX 59

d'un pays. Il peut donc commencer par décrire cette


population, base et sujet de l'acte social de production ;
il constate sa répartition (dans les villes, les campagnes,
sur le rivage maritime, etc.) puis sa division en classes,
les branches de production, l'exportation et l'importation,
les prix, etc. Si l'économiste, comme il arrive souvent,
s'en tient là, le travail de la connaissance s'arrête à peine
commencé. L'analyse ne continue pas ; elle n'atteint
pas les vrais rapports — essentiels, profonds — entre
les hommes. Elle se contente de choses, au lieu de déceler
ce qu'enferment et cachent ces choses. Quant à la popu-
lation, dont on est parti, et qui semble le réel humain,
elle reste une abstraction. Il faut définir les classes qui
la composent, et cette détermination reste verbale et vide,
si l'analyse n'atteint pas ses éléments : la division du
travail, donc les échanges et la valeur, l'argent et la
monnaie, le salaire et le salariat.
L'analyse qui dépasse la représentation chaotique du tout
parvient donc à des concepts de plus en plus simples
et subtils ; les abstractions, à la fois ténues et profondes,
saisissent l'essence (la structure) cachée du réel. Ainsi
la valeur d'échange, notion d'une subtilité théologique,
permet — et elle seule — de commencer la science éco-
nomique. A partir d'elle, nous devons maintenant refaire
le chemin en sens inverse, récupérer les éléments laissés
en route, les ordonner, pour revenir au premier point
de départ : la population. Mais alors nous n'avons plus
devant nous la représentation chaotique d'un tout ;
nous tenons une riche totalité de déterminations et de
rapports. Le véritable concret est la synthèse d'une
multiplicité de détermination et de concepts. Pour et
dans l'exposé, il apparaît comme résultat, et non comme
point de départ, alors qu'il est le véritable point de départ.
58 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

La connaissance va de l'immédiat au concret, de la


pratique spontanée à la pratique réfléchie, de l'expérience
sensible à l'action rationnelle, à travers l'abstrait.

C ) L E ROLE DE L'ABSTRACTION

Il faut bien distinguer plusieurs types et formes d'abs-


traction. L'immédiat — la donnée initiale — reste une
abstraction, et la pire, la plus dangereuse, parce que don-
nant l'illusion du concret, si l'on s'en tient à la description.
Quant à la subtile abstraction scientifique, qui atteint
une essence cachée, elle est beaucoup plus concrète ;
elle définit une étape vers le concret. Elle n'existe pas
en elle-même ; ainsi pas de « valeur d'échange » sans des
hommes vivants qui travaillent, échangent leurs produits
à des prix déterminés, donc sans une population, sans
un type de famille, de communauté ou d'État. La valeur
d'échange, dit Marx, ne peut exister que comme relation
unilatérale abstraite d'un tout vivant déjà donné. Si nous
prenons la valeur des marchandises, donc la marchandise
elle-même, pour une réalité objective en dehors des hom-
mes, nous tombons dans le fétichisme. Et cependant
la valeur d'échange a une certaine réalité ; elle exprime
le rapport des hommes vivants en tant qu'il ne dépend
pas — ou ne dépend plus — de leur volonté, de leur
conscience. Il s'extériorise par rapport à eux et pèse
sur eux du dehors. L'abstraction du concept ne consiste
donc pas dans une irréalité, mais dans Yunilatéralité de
la détermination.
Cela est si vrai que la valeur d'échange a existé à
l'état presque pur dans les sociétés commerciales anté-
rieures au capitalisme. Ces sociétés étroites, à production
surtout artisanale, entraient en relation par le moyen des
RETOUR A LA SOURCE : MARX 59

commerçants ; une concurrence s'instituait entre ces


commerçants ; alors, la valeur d'échange prédominait
et régularisait les rapports sociaux. Les produits tendaient
à s'échanger à leur valeur, déterminée par le temps de
travail social moyen (dans la mesure où le rythme des
échanges s'organisait — où la concurrence intervenait —
où il ne s'agissait pas de « trésor », objets de peu de prix
dans un lieu et d'un grand prix ailleurs). Ainsi l'abstrac-
tion « valeur d'échange » a existé historiquement, insérée
dans des rapports relativement simples.
Dans le capitalisme, la valeur d'échange mène une
existence antédiluvienne, parce que des rapports sociaux
nouveaux, proprement capitalistes (déterminés par le
développement des forces productives) ont recouvert
les anciens rapports d'échange, sans les supprimer.
L'existence de la valeur d'échange dans la société
capitaliste est donc très difficile à définir. Rien de plus
courant, de plus banal et quotidien que ce geste d'acheter
et de vendre; et cependant les lois générales liées à
ce geste banal lui échappent et ne sont accessibles qu'à
une recherche patiente. La forme marchandise du produit
du travail reste dans le capitalisme la forme cellulaire
de la réalité économique. Pas de capitalisme sans produc-
tion de marchandises, sans échange de marchandises.
Et même, Hans le capitalisme, tout devient marchandise :
le travail vivant, les consciences, la dignité, la vie entière.
Cependant, le capital est beaucoup plus complexe que
le simple échange de marchandises ; la concurrence des
capitaux, notamment, se superpose à la concurrence des
producteurs de marchandises ; ainsi la valeur d'échange
ne peut s'étudier actuellement que dans un ensemble
de connexions prodigieusement complexes, dont il faut
l'abstraire. Mais en même temps, ces rapports postérieurs
62 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

historiquement à l'échange simple, et se superposant à


lui, aggravent la contradiction initiale : le fait que le
produit, dans l'échange, échappe au producteur et prend
une sorte de vie propre, réelle et abstraite à la fois'Cette
vie propre de la marchandise se développe dans la vie
propre de l'argent et du capital. Ce sont des objets
sociaux ils n'ont pas de réalité hors des hommes ;
et cependant ils pèsent sur les hommes ; ils ont un
pouvoir qui retourne contre les hommes vivants (et
principalement contre ceux qui travaillent et produisent)
le pouvoir que ceux-ci ont conquis sur la nature matérielle.
Leur abstraction est fétichisée.
Ainsi nous arrivons peu à peu à déterminer ce que nous
pouvons nommer les « types d'existence » et les formes de
l'abstraction dans la pensée, dans la réalité sociale, dans
l'histoire. Il y a plusieurs types ou formes de l'abstraction :
l'abstraction purement formelle, l'abstraction unilatérale,
l'abstraction réelle du fétiche et illusoire du fétichisme,
l'abstraction scientifique fondée du concept. C'est là
un des points les plus difficiles et les plus méconnus de
l'authentique pensée marxiste. Le marxiste vulgaire
croit s'établir dans « le monde tel qu'il est », dans la pra-
tique. Il a le mot « concret » sans cesse à la bouche, et
professe un grand mépris pour l'abstraction. Bientôt
il perd toute capacité d'analyse, et ne parvient plus à
saisir le véritable concept.
Marx n'a pas inventé ces concepts. Il n'a même inventé
aucun des concepts qui constituèrent son outillage intellec-
tuel. D'où vinrent-ils ? de ses prédécesseurs. D'où ceux-
ci les ont-ils reçus ? de l'histoire, c'est-à-dire de la société
bourgeoise, que ces concepts ont exprimée objectivement
jusqu'à un certain point.
Précisons cet autre aspect de la pensée de Marx. La
RETOUR A LA SOURCE : MARX 63

société bourgeoise, pour la première fois dans l'histoire,


s'est « réfléchie » en concepts et catégories l'exprimant
objectivement, c'est-à-dire constituant une connaissance
(de la réalité historique et sociale autant que de la nature
matérielle). Et cela malgré les adjonctions etsuperfétations
idéologiques qui ont pu se joindre à ces concepts, et qui
définissent les limites des concepts et des hommes qui les
ont conçus (donc les entraves à une connaissance plus
profonde). Ajoutons aussitôt que ces concepts objectifs
furent conquis et formulés au cours de la lutte de classes
de la bourgeoisie contre la féodalité. Ce fait historique est
un élément important de l'explication, mais n'est pas
le seul. Il ne détermine pas l'objectivité des concepts
atteints par les penseurs de la bourgeoisie ascendante.
Toute ambiguïté sur ce point laisse place à la thèse
pseudo-marxiste de la vérité de classe, répandue par le
marxisme vulgaire.
Marx a écrit ces lignes fondamentales :
La société bourgeoise est l'organisation de la production
la plus développée, la plus différenciée. Les catégories qui
expriment ses conditions, la compréhension de son organisa-
tion propre, la rendent apte à comprendre l'organisation
et les rapports de production de toutes les sociétés disparues,
sur les ruines et les éléments desquels elle s'est édifiée, et
dont les vestiges non-dépassés encore traînent en elle, tandis
que ce qui était simplement indiqué s'est épanoui et a pris
toute sa signification... L'économie bourgeoise fournit la
clef de l'économie antique, etc... mais nullement selon la
méthode des économistes qui effacent toutes les différences
historiques et dans toutes les formes de la société voient la
forme bourgeoise... Rien ne paraît plus naturel que de com-
mencer par la rente foncière, par la propriété foncière,
parce qu'elle est liée à la terre, source de toute production
64 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

et de toute vie... Or rien ne serait plus faux. Dans toutes


les formes de société, il se trouve une production déterminée
supérieure à toutes les autres... L'agriculture devient de
plus en plus une simple branche de l'industrie et elle est
dominée par le capital. Il en va de même de la rente foncière.
Dans toutes les formes où domine la propriété foncière, le
rapport avec la nature est prépondérant. Dans celles où
règne le capital, c'est l'élément social produit historiquement
qui prévaut. On ne peut comprendre la rente foncière sans
le capital, mais on comprend le capital sans la rente foncière.
Après qu'on a considéré séparément l'un et l'autre, il faut
considérer leur rapport réciproque (i).
Pour comprendre ce texte condensé et profond, exa-
minons un concept particulier, celui du « travail social >.
Nous savons aujourd'hui qu'il n'y a jamais eu de vie
sociale sans travail organisé ; cette vérité élémentaire
a été mise en pleine lumière par Marx. Cependant, les
sociétés anciennes qui ne pouvaient subsister sans une
division du travail, sans instruments et sans techniques,
ne connaissaient pas leur propre fondement pratique,
leur « base ». Elles s'attribuaient un autre fondement,
une autre origine, une autre essence. Elles se représen-
taient à elles-mêmes selon des mythes, liés à des magies.
Elles se considéraient comme conséquences d'une série
de décisions des dieux et des héros. Le concept de
travail social n'existait pas, ou n'existait qu'en germe,
transposé idéologiquement. On se représentait le travail
comme une punition générale de l'espèce humaine, ou

( I ) K . M A S Z , Introduction à la critique de l'économie politique,


trad. Laura I^ARFAHQUE, Paris, éd. Giard, pp. 342-345. Texte cité et
commenté dans La Pensée, numéro spécial, mars-avril 1956, pp. 33
et sq.
RETOUR A LA SOURCE : MARX 65

comme le destin naturel d'une catégorie sociale (les


esclaves, les paysans, les serfs, etc.).
Lorsqu'on a commencé à réfléchir sur < l'économie »,
cette réflexion n'a pas pris aussitôt le travail social pour
son objet essentiel. Les premiers « économistes » consi-
déraient la terre, ou l'argent, comme la source de la
richesse. La matière naturelle du travail, ou son résultat
fétichisé, dissimulaient sa réalité.
Les économistes anglais (principalement Adam Smith
et Ricardo) accomplirent un grand pas en avant dans
la connaissance. Smith dégagea le concept de travail
social par abstraction à partir des différents travaux
particuliers et spécialisés, nécessaires dans le fonction-
nement général de la société. Le concept abstrait a un
contenu objectif profondément concret : pour la première
fois la société se conçoit comme un tout. Le concept
simple en apparence résume et condense une multiplicité,
ou plus exactement une totalité, de phénomènes écono-
miques et sociaux. Par rapport au concept abstrait de
travail social, les travaux concrets réels disparaissent,
se résorbant en lui. Cette « indifférence », souligne Marx,
suppose une grande différenciation : l'existence d'un
grand nombre de genres de travaux réels, dont aucun
ne prédomine. Les abstractions simples et générales
ne surgissent qu'avec un haut niveau de développement,
lorsqu'un caractère déterminé apparaît comme commun
à tous les éléments de l'ensemble. Pour aboutir à notre
concept, il fallut son seulement une division du travail
très poussée, mais une société où l'individu puisse passer
d'un travail à un autre ; alors l'élément commun a pu
se dégager. L'abstraction n'est en rien un produit de
la pure pensée ; elle a un contenu historique : les condi-
tions qui l'ont rendue possible et nécessaire.
H. L E F E B V R E 3
66 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

Une fois formulé, le concept éclaire l'histoire, c'est-


à-dire le développement qui mène jusqu'à lui. Après
avoir établi le concept de « travail social », nous concevons
que les sociétés passées eurent pour « base » une division
du travail, des instruments, des techniques, c'est-à-dire
des « forces productives » avec lesquelles interfèrent des
« rapports sociaux » (de groupes, de classes, de pro-
priété, etc.). Les concepts ont un pouvoir rétroactif.
Il faut éviter de les considérer d'une façon purement
historique et sociologique, bien qu'ils naissent de l'his-
toire et des rapports sociaux. Ils ont une signification
théorique générale et s'intègrent à la connaissance.
On voit combien le matérialisme historique diffère de
l'évolutionnisme. Le supérieur, le développé, le com-
plexe, permettent de connaître l'inférieur, l'antérieur,
l'élémentaire, impliqués dans le développement ; dépassés,
modifiés, ils y subsistent ; ils en furent des conditions
et des moments. L'homme permet de comprendre l'ani-
mal, et l'adulte l'enfant. Il faut pour procéder méthodi-
quement commencer par une critique approfondie des
concepts, dans l'actuel, à partir de l'actuel.
Les concepts obtenus par les économistes bourgeois
classiques (Smith et Ricardo) ne sont ni des abstractions
vides, ni des « vérités de classe » ; ni des produits de la
tête pensante de quelques individus géniaux. Ce sont
des produits de la pratique sociale et de la société elle-
même, à un certain degré de son développement, consi-
dérée comme un tout, qu'ils expriment sous un certain
angle et désignent sous un aspect (déterminé et limité) ;
tel est le fondement de leur objectivité, leur contenu
historique.
Leur objectivité n'a rien d'absolu et de définitif. Elle
est relative à ce moment ou degré du développement
RETOUR A LA SOURCE : MARX 67

social : le capitalisme. Ils expriment la société bourgeoise


en tant que totalité, et cela parce que cette société présente
pour la première fois dans l'histoire une totalité diffé-
renciée (en raison de caractères déterminés : extension
complète du pouvoir de l'argent — marché brisant les
compartimentations — extrême division du travail dans
un ensemble organique, etc.).
Cependant, ces concepts n'expriment pas totalement
cette société. Nous verrons qu'ils en laissent de côté
certaines contradictions. Il faudra donc procéder à leur
critique, non pour les détruire, mais pour les dépasser
en parvenant à un degré supérieur d'objectivité.
Nous pouvons éliminer dès maintenant une série
d'interprétations du matérialisme historique, répandues
soit par des adversaires du marxisme, soit par le matéria-
lisme vulgaire. Nous n'avons pas affaire à un évolution-
nisme, mais à une théorie beaucoup plus complexe
du devenir. Le matérialisme historique n'est ni une
simple philosophie de l'histoire (puisqu'il enveloppe
le concept universel du devenir valable pour la nature)
ni une philosophie hors de l'histoire (pour la même raison :
il implique le concept du devenir). Il ne se réduit pas à
des « vérités de classe », ni à une idéologie empiriquement
fondée sur la « praxis », encore qu'il se réfère expressé-
ment à la pratique sociale. Enfin il diffère radicalement
de toute philosophie de la conscience (qu'il s'agisse
de la conscience individuelle, de la conscience sociale,
de la conscience de classe ou de la conscience poli-
tique). Il se définit comme philosophie du concept et
comme ensemble de concepts, ayant un contenu histo-
rique et pratique (social). Le contenu ne se sépare
pas des conditions qui permirent aux concepts de se
formuler.
68 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

L'activité humaine — individuelle et sociale, ces deux


aspects ne pouvant se dissocier — produit des réalités
objectives. Le rapport de cette activité aux objets et
œuvres se dédouble contradictoirement. Elle se réalise
dans et par les « produits » et en même temps s'y perd.
Les produits la supposent, l'incarnent, la contiennent
et la dissimulent. Une fois produits, les objets et les
œuvres commencent à vivre d'une sorte de vie propre,
autonome, en un sens fictive, en un sens réelle. Ils em-
pruntent à l'activité créatrice leur existence et leur pou-
voir, qu'ils retournent contre elle. Fétichisme et aliénation
accompagnent la réalisation de l'humain. L'activité
devient donc créatrice d'illusions en même temps que
productrice d'objets et d'œuvres (d'un « monde humain »).
Ce qui réalise l'homme l'arrache aussi à lui. Et ceci
n'est pas vrai seulement de la marchandise. Le fétichisme
naît et renaît sans cesse des profondeurs de la pratique
et de la vie sociale. L'œuvre d'art par exemple a quelque
chose d'étrange, d'étranger, en même temps que de
profondément « expressif ». Dans la mesure où elle dure,
elle se détache des conditions qui la permirent (que le
créateur n'a généralement pas connues comme telles ;
de sorte que son œuvre le dépasse déjà dès la production).
Ces conditions donc disparaissent, à tel point qu'on
doit en bonne méthode les retrouver à partir des œuvres
elles-mêmes (et aussi des documents historiques) pour
ensuite revenir vers les œuvres et chercher à les expliquer.
Historiquement, socialement, objectivement, le contenu
et les conditions précèdent les œuvres et les formes.
Subjectivement, pour le créateur en tant que tel, la forme
esthétique déjà élaborée précède le contenu qu'il saisit
et exprime par son moyen. Pour la postérité l'œuvre
précède et le contenu et la forme que l'analyse distingue.
RETOUR A LA SOURCE : MARX 69

Mais alors, le processus réel dont elle émergeait ayaiit


disparu, l'œuvre paraît incompréhensible, merveilleuse.
Son prestige y gagne ; la connaissance s'obscurcit
d'autant. L'homme éminent, l'homme efficace, l'individu
créateur, se fétichisent dans un éloignement qui les rend
mystérieux et redoutables, sacrés et maudits. Le féti-
chisme et l'aliénation — concepts philosophiques reçus
et approfondis par Marx — s'étendent à l'ensemble des
réalités historiques et sociales.
Or le concept est un objet et un produit privilégié.
Certes, on peut le fétichiser, en le considérant comme
un absolu. Telle fut l'illusion de Hegel, et généralement
des métaphysiciens idéalistes qui crurent que la pensée
existait avant les hommes et en dehors d'eux. On féti-
chise le concept en le situant hors de la pratique, en
l'isolant, en ne déterminant pas la sphère et les limites
de chaque concept. Ces réserves faites, le concept est
l'instrument de la critique du fétichisme et de l'aliénation.
En tant que produit de l'activité spécialisée dans la
connaissance, il réfléchit le processus général par lequel
toute activité humaine se réalise en objets et produits.
Le concept ainsi revalorisé dépasse l'intellectualisme
des philosophes du jugement, et l'irrationalisme des
philosophies de l'intuition. Il ne se réduit pas à un sens
« opérationnel ». Il a un contenu et permet de pénétrer
en profondeur le contenu.
La réflexion prend ainsi dans le marxisme un sens
nouveau. Elle ne se réduit certes pas, comme le pensent
les vulgarisateurs, à un pâle reflet des choses. Au contraire,
elle s'oppose dans un conflit incessant au reflet idéologique,
dont Marx spécifie qu'il mutile, inverse, met la tête
en bas le réel reflété par l'idéologue sans qu'il le connaisse
comme tel. La réflexion ne se rattache pas, comme dans
70 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

les théories « subjectives » au repliement de l'individu


sur soi, à la vie intérieure de la « conscience privée ».
Elle ne se rattache pas davantage à un rapport immédiat
ou « existentiel » de l'individu avec le monde. Elle se relie
médiatement à l'activité humaine dans son ensemble :
à son rapport avec le produit et l'œuvre, rapport complexe
et contradictoire. Elle se relie immédiatement à l'activité
spécifique de la connaissance. Réfléchir, c'est réfléchir
un objet (sensible ou abstrait, fait ou concept déjà établi).
Et c'est aussi s'en dégager, le dépasser, produire un autre
objet, un autre concept pour déterminer aussitôt ses
limites et sa sphère.

D ) L'ORGANISATION INTERNE DU MARXISME

Marx a donc reçu de ses prédécesseurs un certain


nombre de concepts (économiques, sociologiques, juri-
diques, politiques, philosophiques, etc). Et il a reçu une
théorie du concept. Il a considéré cet ensemble comme
l'expression objective mais encore unilatérale d'un mo-
ment remarquable du développement social. Ce moment
s'avère décisif sous plusieurs aspects.
En premier lieu, le pouvoir de l'homme (social) sur
la nature émerge, se précise, devient conscient. Jus-
qu'alors, la nature dominait l'homme. Économiquement,
cette émergence de l'homme se traduit par la prédomi-
nance de l'industrie sur l'agriculture, et de la propriété
mobilière (argent, capital) sur la possession du sol.
Sociologiquement, elle se traduit par une certaine déva-
lorisation des liens immédiats (de personne à personne
— de consanguinité — des personnes à la terre) par rap-
port aux liens sociaux plus larges qui se multiplient et se
différencient. Philosophiquement, cette transformation
RETOUR A LA SOURCE : MARX 71

se traduit par la fin de la magie, par la critique de la reli-


gion, par la « profanation » ou laïcisation des idées
essentielles.
Cette réalisation supérieure de l'humain comporte des
possibilités de fétichisations et d'aliénation plus graves
encore qu'auparavant. Les rapports sociaux devenant
plus complexes, plus riches, le mystère de la société
s'obscurcit alors que celui de la nature commence à se
dissiper. La philosophie spéculative, avec ses nuées,
remplace les abîmes de la théologie et la nuit de la
mysticité. Aux idolâtries médiévales se substituent le
fétichisme de l'argent sans compter celui des idées, du
pouvoir, des princes et des rois, des génies. Malgré ces
côtés terriblement négatifs, une période de l'histoire
se termine au xvi e siècle ; une nouvelle période com-
mence, celle de la grande révolution moderne due à la
croissance de l'industrie, avec ses deux étapes distinctes
mais enchevêtrées : la révolution démocratique bour-
geoise, la révolution socialiste.
Marx procéda donc à un inventaire méthodique des
concepts, en fonction de la totalité de la société bour-
geoise, donc aussi en fonction de son aspect négatif géné-
ralement négligé jusque-là, pour des raisons elles-mêmes
objectives : l'existence de la classe ouvrière. Ce qui sup-
pose un approfondissement critique de chaque concept,
et la réorganisation de leur ensemble.
Ici, l'étude de la formation du marxisme prendrait
dans chaque domaine les concepts et catégories fonda-
mentaux, en examinant leur transformation dans la
pensée de Marx, et les connexions dialectiques nouvelles
qu'ils prennent dans le marxisme. Cette histoire de la
formation du marxisme serait rigoureuse, vraiment mar-
xiste, et dépasserait enfin l'exposé encore externe des
72 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

dées de Marx, rattachées soit à sa personne soit aux


circonstances.
Analytiquement considérés — en les distinguant les
uns des autres — nous examinerions alors en détail :

a) Les principaux concepts et catégories


de Véconomie politique
Production et consommation, besoin, travail social et
division du travail, valeur d'échange et prix, profit, revenu.
Marx les reçoit des économistes anglais « classiques ».
Il les approfondit en montrant plus méthodiquement
leurs relations. Ainsi il montre comment la production
(les rapports de production) déterminent le mode de
distribution des produits, alors que les économistes
tendaient à penser le contraire, et qu'effectivement la
thèse de Marx semble au premier abord paradoxale.
Il montre que le besoin n'est pas une donnée statique ;
l'homme producteur — qui conquiert un pouvoir crois-
sant vers la nature — produit aussi ses besoins, qui se
transforment et se développent.
Dans ce domaine, Marx clarifie les questions en dis-
tinguant les forces productives et les rapports sociaux ;
il remanie la science, la rend vraiment objective, en
introduisant un nouveau concept, celui de plus-value.
Ce concept semble « partisan » ; en fait, il rend scienti-
fique le concept encore empirique de profit, en l'expli-
quant. Le profit capitaliste vient de la différence entre
la valeur de la force de travail (que l'ouvrier vend comme
une marchandise) et la valeur créée par la force de travail.
Cette différence se réalise au bénéfice de la classe capi-
taliste selon les lois du régime capitaliste (non point par
un vol ou par une spoliation effectuée par le capitaliste
individuel).
RETOUR A LA SOURCE : MARX 73

b) Concepts et catégories socio-économiques


et sociologiques
Classes sociales et lutte des classes — société sans
classes — individu, groupe social, société.
Marx les reçoit des « socialistes utopistes », des philo-
sophes, et aussi des historiens français qui ont écrit
l'histoire des luttes du Tiers-État contre les féodaux et
la monarchie. Il introduit l'idée du dépassement des
antagonismes de classe dans une société nouvelle.

c) Concepts et catégories historiques


Peuple, nation. Marx les reçoit des historiens et les
transforme en montrant clairement que la notion de
« peuple » s'analyse en termes de classes — que les luttes
de classes ont joué un rôle décisif dans la formation de
la nation, qui n'est donc pas un absolu.
d) Concepts et catégories juridiques
Reçus par Marx de Hegel, de l'école allemande du
droit historique : droit coutumier d'origine communau-
taire — droit romain ou droit de la propriété privée et
des contrats individuels — leurs rapports et leurs conflits,
leur dépassement.
e) Concepts et catégories politiques
A savoir principalement le concept et la théorie de
l'État que Marx reçoit de Hegel et aussi des idéologues
du libéralisme bourgeois. Dans ce domaine, il serait
aujourd'hui très important de suivre pas à pas les démar-
ches de la pensée de Marx, la critique du concept et son
élaboration nouvelle. La réflexion sur l'État s'accompagne
d'une réflexion sur le parti politique et sur la politique en
général.
74 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

f ) Concepts et catégories philosophiques


Clefs de voûte de l'ensemble, reçus par Marx de
Hegel et des matérialistes (Diderot, Feuerbach). Le
concept et l'idée en tant que catégories philosophiques,
la logique et la dialectique, la matière et la conscience,
l'idéologie et la connaissance, les lois du devenir et le
développement humain, l'appropriation de la nature,
l'aliénation et la réalisation de l'homme (social).
Marx a repris de façon critique chacun de ces concepts.
Car chez lui la philosophie s'accompagne perpétuelle-
ment d'une critique de la philosophie comme telle.
L'étude analytique et historique de chaque concept
aboutirait à l'exposé synthétique, montrant l'articulation
exacte des concepts et l'organisation interne du marxisme :
les relations entre matérialisme historique et matérialisme
dialectique — entre les catégories universelles de la
philosophie, d'une part et d'autre part les concepts et
catégories des sciences spécifiques.
Un tel exposé à la fois historique (portant sur la forma-
tion du marxisme) et rigoureux (comportant l'analyse
théorique des concepts) pourrait seul aujourd'hui renou-
veler le marxisme en restituant la pensée de Marx que l'on
a démembrée, réduite à un empirisme, « historisée » sans
précautions, transformée en une biographie intellectuelle, en
« vérité de classe », quand ce n'est pas en un moralisme vague.
Pour le moment, contentons-nous d'insister sur un
point crucial. L'approfondissement critique et objectif
des concepts suppose la dialectique, coïncide avec la
critique révolutionnaire, c'est-à-dire en fait avec l'entrée
de la classe ouvrière (et de sa lutte de classes) sur la scène
de la société, de l'histoire et de l'État.
La pensée dialectique seule peut saisir dans sa totalité
RETOUR A LA SOURCE : MARX 75

— y compris ses aspects négatifs — le devenir qui déjà


tend au cœur d'elle-même à nier et dépasser la société
bourgeoise. Cette « négativité » est donnée dans le contenu
historique de la société bourgeoise, dans le caractère
remarquable de ce contenu. Son côté négatif ne se
sépare pas du concept philosophique d'aliénation, essen-
tiellement dialectique. Marx a découvert que le travail
social, dont le concept exprime la société bourgeoise,
reste dans la société bourgeoise du travail social aliéné
(car ceux qui travaillent et produisent socialement sont
« privés » de la propriété des moyens sociaux de produc-
tion, et cela précisément par la propriété « privée »). I]
a découvert que le besoin est un besoin dépossédé,
insatisfait, brisé, en un mot aliéné; il a découvert que
l'individu est irréalisé, aliéné. Et c'est ainsi qu'en mettant au
jour le côté négatif, il a approfondi l'objectivité des concepts.
La logique, indispensable pour définir les concepts
et les utiliser dans un discours cohérent, ne suffit ni à
les approfondir, ni à découvrir leurs connexions essen-
tielles. En ce sens les concepts les plus valables découverts
par les prédécesseurs de Marx doivent se reprendre.
Le Marxisme ne se définit pourtant pas par cette seule
reprise. Marx introduit des concepts nouveaux. Par
exemple celui, capital, de plus value.
Un autre concept nouveau, spécifiquement marxiste,
réfléchit la société considérée comme un tout : le concept
de formation économique-sociale.

E ) L A FORMATION ÉCONOMIQUE-SOCIALE

En trois mots chargés de sens, cette expression désigne


les éléments de la société et reconstitue leur totalité,
en indiquant que cette totalité est un devenir (une his-
76 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

toire). La société, ensemble hautement complexe et


différencié dès que nous arrivons à la saisir, enveloppe
des éléments dont la réalité n'est pas sur le même plan.
Nous devons distinguer l'économique du social. Pris
séparément, ce sont des abstractions (unilatérales). Le
concret n'existe que dans leur unité et ne se saisit qu'en
concevant leur unité.
Le mot « économique », dans son sens général, désigne
les rapports des hommes avec la nature. En somme,
Marx a analysé pour la première fois la notion de produc-
tivité. L'économique, c'est-à-dire les forces productives,
comprend des éléments naturels (la terre et ses ressources,
le climat, les données biologiques propres à un groupe
humain déterminé, etc.) et des éléments spécifiquement
humains, pratiques, conquis historiquement, qui trans-
forment ces données naturelles : techniques et instru-
ments, connaissances, organisation.
La conception courante de l'économie politique doit
donc être soumise à une critique rigoureuse. Nous avons
déjà remarqué que l'économiste tend à étudier des choses,
sans voir qu'elles contiennent et dissimulent des rapports
humains. Nous savons que l'économiste tend à rester
dans le phénomène au lieu d'atteindre l'essence et la loi :
il décrit la population, ou encore étudie la distribution
des produits et la répartition des revenus, sans savoir
que ces phénomènes ont leurs raisons dans la production.
Enfin, s'il donne pour objet à sa science la production,
il étend démesurément son domaine ; sa science enveloppe
la géographie, la technologie, la physiologie et la psycho-
logie des besoins, et même la physique et la chimie, car
les éléments de la production relèvent aussi des sciences
naturelles. L'économie politique de Marx n'étudie pas
la production en général (bien qu'elle commence par
RETOUR A LA SOURCE : MARX 77

montrer son rôle déterminant) mais les rapports de pro-


duction, c'est-à-dire les rapports des hommes — organisés
socialement — avec la nature : division du travail, échange
des produits et lois de cet échange, etc.
Quant au terme social, il désigne l'ensemble des rap-
ports des hommes entre eux. Ces rapports sont d'une
extraordinaire complexité. Seule l'analyse les dégage des
rapports avec la nature. Et cependant les rapports sociaux
ont leur spécificité et leurs contradictions propres. Ce
sont à la fois des rapports d'association et de domination,
de solidarité pratique et de concurrence, de a complé-
mentarité » et d'exploitation. Et cela des plus simples
jusqu'aux plus complexes, des rapports entre les sexes
jusqu'aux rapports entre les classes.
La division du travail et la différenciation croissante
des travaux produisent des contradictions, en germes
dès le début, que développe jusqu'aux antagonismes une
histoire nécessaire dans ses grandes lignes (en tant que se
rattachant au pouvoir croissant de l'homme sur la nature).
Ainsi l'existence dans chaque groupe de fonctions iné-
gales, donc de fonctions supérieures, a été et sera encore
longtemps une nécessité pratique ; une société égalitaire
à la manière des communautés primitives serait restée
archaïque et stagnante. Or la différenciation sociale n'a
pas donné seulement des individus spécialisés, mais des
groupes et des classes. De plus, ces classes, qui ont
initialement des fonctions (commandement, organisation
du travail, contrôle de la vie sociale, production des
idées, etc.) les perdent inévitablement et deviennent
inutiles. Alors leurs pouvoirs se transforment en oppres-
sion et leurs privilèges deviennent intolérables.
Le pouvoir, le commandement, la contrainte, ne sont
donc pas des éléments absurdes de l'histoire; ils ont
78 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

un rôle dans la constitution de groupes humains stables


(tribus, peuples, nations) ayant une organisation, une
culture, une civilisation. Ces éléments ne sont pas davan-
tage positifs et constructifs en soi. Quant à la révolte,
elle n'est pas non plus un élément purement négatif
spontanément. Génératrice de chaos, elle a toujours eu
un rôle dans la dissolution de l'existant, car les classes
dominantes se proposent d'autant plus de maintenir
leur pouvoir et leurs privilèges qu'ils ont perdu leur sens.
L'histoire donc ne montre jamais ni contrainte à l'état
pur, ni violence absolue, sans cause et sans effet et sans
signification. La création comme la disparition dans
l'histoire d'une forme sociale suppose un ensemble prodi-
gieux de causes et conditions, d'idées, d'initiatives indi-
viduelles, d'actes politiques. Le positif est aussi négatif,
et le négatif a un rôle positif. Il arrive même que le
négatif — de la rébellion sporadique à la révolte organisée,
à la révolution — joue le rôle créateur essentiel. De toutes
façons, domination et révolte, ordres établis et révolutions
n'ont qu'un temps ; ils représentent un moment histo-
rique et n'ont jamais un sens éternel. Us disparaîtront
ensemble dans la société qui dépassera les antagonismes
de classes. Si la violence et la contrainte furent les accou-
cheuses des sociétés, elles n'ont jamais contenu ni le
germe ni le corps des organismes sociaux qui naquirent ;
elles ont seulement permis leur venue au jour.
Le social donc comprend les rapports de classes. Les
classes naissent des forces productives avec des phéno-
mènes plus complexes encore : les rapports spécifique-
ment sociaux. Pas de vie sociale sans organisation de ces
rapports : sans un type de famille, sans rapports de
possession et de propriété. Ceux-ci s'insèrent dans le
tissu de la vie sociale. Us apparaissent d'abord sponta-
RETOUR A LA SOURCE : MARX 79

nément, puis ils sont compris — plus ou moins bien — et


élaborés, exprimés ; ils émergent de la vie sociale, par la
réflexion d'hommes spécialisés, et par l'action de l'État.
Ils constituent alors un droit. Ainsi les rapports bourgeois
de propriété se formèrent en fonction des rapports de
production capitaliste, d'abord lentement, au sein même
de la féodalité, en dedans des rapports féodaux, en les
rongeant. Puis ils triomphèrent, et cessèrent d'être enfouis
dans les profondeurs de la pratique sociale ; ils couron-
nèrent sa structure ; ils devinrent une superstructure
et tendirent dès lors à stabiliser la société bourgeoise.
Entendons par là qu'ils firent de cette société une « struc-
ture » au sens précis du mot. Dans cette société, ils sont à
la fois en elle et au-dessus d'elle, élaborés en un système
qui se voulut cohérent et définitif : le droit, le Code.
Mais ce moment est celui du déclin, de la dissolution,
lente ou rapide : du dépassement. Le Droit établi ne
suffit bientôt plus ; il faut modifier le Code, aménager ses
principes, bouleverser sa systématisation, en fonction
de besoins sociaux nouveaux. Remarquons ici que selon
Marx le droit de la société socialiste ne détruit pas pure-
ment et simplement celui de la société bourgeoise; il
en garde beaucoup d'éléments ; il règle des contrats
(entre individus, entre individus et groupes ou entre
groupes) ; il règle des échanges de services, ainsi que la
possession des biens de consommation, suivant le prin-
cipe : « à chacun selon son travail », posé mais non réalisé
par la société bourgeoise. Réciproquement, le droit bour-
geois contient le principe de son dépassement, dans la
mesure où il a dû tenir compte des droits des collectivités,
des travailleurs, des enfants, des femmes, de l'État, des
syndicats, etc., c'est-à-dire des conditions sociales
concrètes, au lieu de s'en tenir aux abstractions juridiques
80 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

(les droits de l'homme en général et de la propriété


privée en pratique).
Bref, le social ne peut exister sans l'économique, mais
il en diffère. L'analyse après avoir distingué doit retrouver
l'unité. Il en résulte de délicats problèmes. Le domaine
de l'économie politique, disions-nous, ne couvre pas
l'ensemble de la production, mais d'autre part il s'étend
aux rapports sociaux, et ne peut laisser de côté les luttes
de classes. Cependant, l'économie politique n'absorbe
ni l'histoire ni la sociologie, ni l'étude du droit et de
l'État politique. Nous laisserons ici de côté ces problèmes,
en partie non résolus (i), et dans l'ensemble postérieurs
à l'œuvre de Marx. Nous avons seulement voulu montrer
le sens de notre thèse fondamentale : la pensée de Marx
comme investigation profondément nouvelle, portant sur
une totalité.
Marx n'a jamais mélangé les éléments de la totalité
considérée jusqu'à en faire l'objet d'une science unique.
Pour lui les éléments de cette totalité, dans leur interaction
incessante, sont inégaux en importance et différents quant
à leur mode spécifique d'existence. Leur rapport ne peut
se concevoir ni sur le type de l'unité confuse, ni sur celui
de la hiérarchie statique, ni sur celui de la symétrie,
ni sur celui de la réductibilité, ni sur aucun type logique
de rapports. Marx compare l'économique au squelette,
et son étude à l'anatomie, alors que la science du social
se rapprocherait de la physiologie. En un sens donc,
l'économique est plus réel que le social ; l'organisme
supérieur a besoin de son squelette ; cependant le physio-

(i) Cf. notamment le numéro spécial des Cahiers internationaux


de Sociologie, consacré à la crise de la sociologie et à ses relations
avec les autres sciences, vol. X X I , 1956.
RETOUR A LA SOURCE : MARX 79

logique est supérieur à sa « condition » ; seul il vit. Le


social représente un développement de l'économique :
le développement de ses contradictions. Les phénomènes
sociaux sont plus riches, plus complexes que leur essence
économique.
D'où les formules laissées par Marx, et trop souvent
interprétées de façon simpliste.
Les modifications fondamentales, celles qui viennent
bouleverser la vie sociale, s'accomplissent dans les rap-
ports de l'homme avec la nature (dans l'économique). Le
pouvoir croissant sur la nature est un fait essentiel sans
lequel il n'y aurait pas développement, mais stagnation
ou chaos. Tel est le sens de l'histoire, parce qu'ainsi
l'histoire a un sens : une direction générale. Les décou-
vertes techniques ont donc une importance difficile à
surestimer. Les forces productives sont l'élément mobile
et révolutionnaire de la vie sociale. Pour le comprendre,
il suffit de réfléchir aux problèmes posés aujourd'hui
par l'automation, par l'énergie atomique, etc. Cependant,
une mauvaise méthode de pensée les considère isolément,
comme des causes simples. Or les bouleversements tech-
niques — avec leurs conséquences dans les rapports de
production — ne produisent pas automatiquement les
transformations sociales. A chaque moment règne un
ordre social — une « structure » — œuvre de forces sociales
déterminées, maintenu par elles, avec leurs normes juri-
diques, leurs intérêts matériels, leurs idées morales, leurs
institutions. Ces forces sociales n'admettent les techni-
ques nouvelles que selon leurs intérêts. Les forces pro-
ductives accrues rendent possible, et même de plus en plus
nécessaire une modification de l'ordre social. Seule la lutte
de classes peut l'accomplir. Seule une force révolution-
naire, ou un ensemble de forces sociales révolutionnaires,
82 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

peuvent détruire un ordre établi et maintenu par les forces


sociales antagoniques, de façon à ouvrir largement la voie
aux forces productives en leur accordant les rapports de
production. Et cela parfois — surtout dans le passé,
par exemple dans la Révolution française — sans le savoir.
Pour Marx donc les forces productives sont l'élément
mobile de l'histoire, et les luttes de classes en sont le
moteur. Cette distinction peut paraître aux uns trop
subtile, à d'autres grossière. Elle a un sens profond.
L'histoire des luttes de la classe ouvrière montre comment
elle obligea la bourgeoisie à renouveler son outillage, à
adopter de nouvelles techniques, à « investir » (au lieu
de se contenter d'intensifier le travail sur un outillage
ancien, en consommant la plus-value). La concurrence
entre capitalistes eut un grand rôle dans le progrès
technique, mais ce rôle ne fut dominant qu'à certains
moments — les crises — tandis que la pression des
revendications ouvrières s'exerce sans arrêt.
Le concept de formation éconormque-soàale n'attribue
pas une place à part aux institutions et aux idées. Elles
font partie des rapports des hommes entre eux. Les
êtres humains ne sont pas pleinement conscients de leur
vie réelle ; ils ne la connaissent pas ; et c'est précisément
pourquoi il faut une science — ou des sciences — de la
réalité humaine. Les hommes agissent le plus souvent
en tâtonnant ; leurs actes les suivent, les entraînent, les
débordent par leurs conséquences ; à chaque moment
donc les groupes et les individus se trouvent devant des
résultats qu'ils n'avaient pas voulus. Cependant, rien
ne se passe et ne s'accomplit qu'à travers et par des
consciences, des volontés, des idées. Pour comprendre
cette situation, employons une analogie en évitant d'en
abuser. On ne peut dire que je ne suis pas conscient de
RETOUR A LA SOURCE : MARX 83

mes yeux ; pourtant, je vois les objets et ne suis conscient


de mes propres yeux, isolément, que s'ils me font mal ;
la douleur attire mon attention sur leur fonctionnement,
mais ne me l'apprend pas. De même la faim révèle un
état général de l'organisme : besoin, habitude, etc. Seul
le savant sait qu'elle vient de sécrétions ; mais je ne
découvre l'existence de mon estomac que si j'ai mal à
l'estomac. C'est ainsi que seules les difficultés, les obs-
tacles, les problèmes, les crises découvrent l'existence
des données objectives (économiques en particulier) des
actions humaines : leurs conditions, leurs limites.
L'être social des hommes détermine leur conscience
(leurs idées et leurs volontés). Cela ne veut pas dire que
les hommes connaissent cet être social, et que leur cons-
cience le « reflète » immédiatement, directement. Les
consciences individuelles ou sociales « réfléchissent »
les produits de l'action pratique, ses résultats, et non
ses conditions. L'être social les détermine en tant qu'elles
ignorent leur propre être social, ou n'en prennent cons-
cience que lentement, par fragments, en déformant et
mutilant la réalité (leur propre réalité). Les êtres humains
prennent ainsi l'extérieur pour l'intérieur, et réciproque-
ment, ou l'accidentel pour l'essentiel. La recherche de la
vérité sur les hommes et leurs actes consiste d'abord en
une recherche sur leurs illusions, sur les limites — igno-
rées par eux — de leurs horizons et de leurs possibilités.
Cette recherche n'est pas simple. Rien de plus contraire
à la dialectique marxiste que de poser le « réel » d'un
côté et de l'autre son « reflet » dans la tête des hommes.
Le réel étant complexe et contradictoire, les reflets du
réel ajoutent leurs contradictions, leurs incohérences, et
parfois leurs vaines tentatives de cohérence, aux contra-
dictions du réel. On peut aussi bien parler de « réfraction »
84 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

que de « reflet » ; il faut surtout distinguer la réflexion


des reflets. L'histoire des idées ne coïncide pas, comme
l'a cru Hegel, avec l'histoire générale, ni avec celle
de la connaissance ; cependant les contradictions entre
les idées, entre les idées et le réel, font partie du réel,
de ses contradictions et de son histoire.
Insistons maintenant sur le terme formation. Rien dans
la vie sociale qui ne résulte d'une histoire, rien qui ne
soit acquis au cours d'un développement. L'organisation
de la société a donc une analogie avec la vie d'un organis-
me, qui se forme dynamiquement, ne garde pas une
structure ou forme constante, mais dépasse ses moments
successifs en conservant quelque chose de chacun. Ses
éléments ou parties, liées à l'ensemble, grandissent ou
dépérissent sans se détacher du tout.
Marx emploie tantôt le pluriel, tantôt le singulier;
il parle tantôt de la formation économique-sociale, tantôt
des formations... En effet, ce concept désigne à la fois le
développement de la société depuis les origines jusqu'au
dernier moment actuellement prévisible (la société com-
muniste) — et chaque moment essentiel de ce devenir,
considéré comme un tout (la société bourgeoise, ou la
féodalité, par exemple).
Ainsi le capitalisme est une formation économique-
sociale qui résulte de l'histoire et du développement entier
de la formation économique-sociale. Moment décisif,
le capitalisme éclaire le passé et l'avenir. L'homme a
conquis une réalité objective nouvelle dans sa lutte
contre la nature objective. Les forces productives ont
accompli un bond en avant décisif ; l'industrie moderne
indique les possibilités illimitées de l'homme et les pro-
blèmes qu'il doit résoudre pour réaliser ces possibilités.
En même temps, le capitalisme comporte l'aliénation
RETOUR A LA SOURCE : MARX 85

totale de l'homme et de l'humain. Il porté ainsi en soi la


nécessité de son dépassement et de sa négation, incarnée
dans la classe ouvrière. La bourgeoisie assuma une grande
mission historique, aujourd'hui terminée.

E ) L A THÉORIE DE L'ÉTAT

La pensée de Marx sur ce point crucial fut mise sous


le boisseau pendant la période stalinienne. Et cela
d'autant plus aisément que les grands adversaires de
Staline — les « socialistes » occidentaux ou les « trots-
kystes » — étaient d'accord sur ce point avec lui. Les
social-démocrates ou « socialistes » contestaient la possi-
bilité d'un État socialiste dans un pays initialement
arriéré ; ils ne mettaient pas en question, non plus que
Trotsky, le rôle de l'État dans le socialisme.
Or, rien de plus éloigné de la véritable pensée marxiste.
Marx discernait clairement l'aspect de contrainte et de
violence que comporte l'État quel qu'il soit. L'État, c'est
le pouvoir; il n'y a pas de pouvoir sans abus. Marx
surtout voyait clairement dans l'État sa nature de machine
énorme, compliquée, dotée par essence d'une force
d'inertie. Elle dure pour durer. Si l'on change un rouage,
l'ensemble se détraque. Ou bien la machine tourne à vide,
ou bien elle broie les êtres humains sans distinguer entre
les ennemis et les amis. Dieu (l'État) ne reconnaît même
pas les siens.
Si Marx et Engels en vinrent à considérer l'État comme
un mal nécessaire, ils ne renoncèrent jamais à délivrer
au plus vite la société socialiste de cette encombrante
machine.
L'œuvre de Marx commence par une critique radi-
cale du concept de l'État chez le grand théoricien de
86 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

l'État : Hegel. Pour ce dernier, l'État, incarnation suprême


de l'Idée, couronne l'édifice social et l'achève ; supérieur au
droit et à la morale, il les réunit en lui. Les autres insti-
tutions, notamment la morale et le droit, ne sont pas sans
contradictions. Les individus ont des droits, et aussi les fa-
milles, et aussi les divers groupes sociaux. Il y a une morale
objective (coutumes et mœurs) et une morale subjective,
celle de l'individu. Ajoutons à cet ensemble les intérêts
et les besoins. Ces éléments entrent perpétuellement en
conflit. Sans l'État, la vie sociale — que Hegel nomme la
société civile par opposition à la société politique — se
décomposerait. Le pouvoir a donc une légitimité supé-
rieure à celle du droit et de la morale, parce qu'il les
comprend, les enveloppe et les garantit. L'Etat représente
la totalité de la société dans une sphère supérieure, forme
supérieure également de la Liberté.
En s'attaquant à Hegel, Marx vise l'État en général.
Il le juge sévèrement en tant que philosophe, en tant
qu'humaniste, et aussi en tant qu'économiste et historien.
L'aliénation politique ne le cède pas en profondeur
aux autres formes d'aliénation. Qui dit « État » dit pou-
voir, donc contrainte, mais aussi bureaucratie, laquelle
parait accomplir des fonctions positives et indispensables,
alors qu'en réalité elle se crée sans cesse de nouvelles
fonctions pour justifier son existence et son extension.
Quant à l'individu, il devient dans l'État et par rapport
à l'État un « citoyen ». Mais alors l'homme « privé »
se sépare de l'homme « public », du citoyen, et ce dédou-
blement frappe d'irréalité une part de l'homme social.
Ou l'individu se replie sur le « privé », les intérêts, les
besoins égoïstes ; et le citoyen devient une fiction poli-
tique. Ou le « citoyen » l'emporte, mais alors il se sert de
l'individu « privé » selon les buts de l'État. Ou bien encore,
RETOUR A LA SOURCE : MARX 87

l'homme privé attend de l'homme politique qu'il serve


ses intérêts. Les contradictions envahissent et perver-
tissent la vie sociale.
L'homme ne peut devenir humain que s'il surmonte
ces scissions et dédoublements. Il ne peut y avoir réali-
sation effective de l'humain c'est-à-dire liberté concrète
lorsqu'un pouvoir pèse sur les hommes ; plus encore :
l'humain perd son sens tant que l'homme voit se séparer
de lui et se retourner contre lui — sous forme de pouvoir
politique — ses forces sociales. Là où il y a État et pouvoir
d'État, l'homme social projette hors de lui ses propres
puissances ; car l'État contrôle — plus ou moins brutale-
ment — toute la vie sociale, art, culture, savoir, idées.
Marx rejette expressément la superstition politique
d'après laquelle l'État sert de lien et de ciment entre
les parties de la société civile et les individus « privés ».
Au contraire, pour lui, la société civile — avec les besoins,
les rapports, les classes, et l'unité d'ensemble ainsi cons-
tituée — sert de base à l'État. L'État la maintient, il ne
la crée pas. Il n'est qu'en apparence supérieur à la société
civile, pour autant qu'il s'érige au-dessus de la société
et que les « sujets » acceptent cette situation. Au surplus,
l'État rejette les individus dans le « privé » ; il les atomise
pour mieux régner; il leur arrache leurs puissances
sociales et d'autre part consacre leurs égoïsmes et inté-
rêts « privés » en les reconnaissant comme tels dans le
droit.
Cette doctrine fondamentale dans la pensée politique
de Marx se modifia par la suite en fonction des circons-
tances historiques. D'après le « Manifeste » de 1848, la
classe ouvrière doit s'emparer de la machine d'État
pour l'utiliser à ses propres fins ; le nouvel État se définit
donc par la classe ouvrière organisée en classe dominante.
88 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

Elle a besoin de conquérir la démocratie, de se constituer


en classe nationale, en nation. Mais ce n'est pas au sens
de la bourgeoisie, qui ne peut vraiment dépasser la nation,
ni pour créer une forme durable d'État; dès que les
antagonismes de classe auront disparu, dès que les
individus associés dirigeront et développeront la pro-
duction, aussitôt le pouvoir public perdra son caractère
politique.
Ces thèses nouvelles, à leur tour, se précisent en fonc-
tion des événements et aussi des discussions avec les
réformistes (tendance de droite du mouvement ouvrier :
Proudhon) — et les extrémistes (tendance anarchiste :
Bakounine). Les droitiers pensaient transformer la société
bourgeoise en se servant de ses institutions, y compris
l'État. Les anarchistes voulaient détruire immédiatement
ces institutions (surtout les institutions d'État, mais aussi
la nation, la famille, etc.), pour réaliser sans délai la
société communiste. Aux premiers, Marx et Engels
répondront que les institutions consolidées sur la base
du mode de production capitaliste en portent la marque
et notamment l'État politique : ce sont des superstructures
de ce mode de production. Aux seconds, Marx et Engels
répliqueront qu'ils veulent aller trop vite. Impossible
de sauter d'un bond par-dessus une période historique
pour s'installer dans le communisme ; la transition
comprend d'abord le passage du capitalisme au socia-
lisme, et ensuite la société socialiste elle-même, où il n'y a
plus d'antagonisme de classes, mais où ne règne pas
encore l'abondance illimitée.
De leur analyse des échecs révolutionnaires de 1848
et de 1871, Marx et Engels tirent une conclusion poli-
tique. La période de transition du capitalisme au socia-
lisme se caractérisera politiquement par la dictature du
RETOUR A LA SOURCE : MARX 89

prolétariat. La classe ouvrière ne peut s'organiser en


classe dominante dans le cadre et la forme de l'État
bourgeois existant. Il lui faut, pour imposer les transfor-
mations révolutionnaires dans les rapports sociaux, créer
une nouvelle forme d'État, après avoir brisé l'appareil bu-
reaucratique et militaire mis en place par la bourgeoisie.
La théorie fondamentale de la disparition de l'État
— au cours de la période transitionnelle, avec la dicta-
ture du prolétariat — n'est pas modifiée. Jamais Marx
n'a considéré la démocratie politique comme une circons-
tance secondaire, comme un moyen dont l'on pouvait
occasionnellement se servir pour ensuite s'en passer.
Jamais il n'a envisagé la Révolution que comme devant
réaliser la démocratie socialiste. La Commune de Paris,
d'après Marx et Engels, donne l'exemple ; elle a remplacé
l'année permanente par le peuple en armes ; elle a
dépouillé les fonctionnaires et la police de leurs attribu-
tions politiques, de leurs privilèges. L'État nouveau devait
se fonder — avant de disparaître — sur la force du peuple
travailleur, et spécialement sur des Assemblées multiples,
à la fois législatives et exécutives. F.nfin l'unité de la
Nation devait se réaliser par la suppression du pouvoir
qui prétendait l'incarner, mais n'en représentait qu'une
excroissance parasitaire. La Révolution aurait donc res-
titué à la société les forces accaparées par l'État parasitaire.
En résumé, l'État et le pouvoir organisent et fixent
au-dessus de la société les formes de la société. Ils devien-
nent ainsi nécessairement pouvoir de contrainte, pouvoir
d'une classe : la classe dominante. La liberté conquise
révolutionnairement transforme l'État, d'organe supé-
rieur à la société en organe subordonné. Transformation
qui annonce sa fin, à travers l'approfondissement de
la démocratie et la réalisation de la liberté.
90 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

La pensée de Marx est cohérente. Cependant nous


devons remarquer qu'elle évolue en fonction des cir-
constances. Cette modification met en lumière une contra-
diction. Le marxisme naît d'une aspiration fondamentale
vers la liberté, d'une exigence impatiente, du désir d'un
épanouissement. En même temps, il implique la subor-
dination aux nécessités de la pratique, de la connaissance,
des lois et des limites de la réalité objective. On pourrait
aisément montrer que cette contradiction prolonge et
approfondit une antique contradiction des philosophies
entre la volonté et le destin, entre l'enthousiasme et le
réalisme, entre la révolte et la connaissance. Marx tend
à la résoudre, en montrant la primauté de l'objectivité
et de la pratique, sans sacrifier la grande aspiration
initiale, qu'il exprimait dans un de ses premiers écrits :
La liberté est l'essence de l'homme... L'absence de liberté,
voilà pour l'homme le véritable danger de mort... Dès qu'une
liberté est mise en question, toute la liberté est mise en ques-
tion (i).
Cette contradiction, l'a-t-il résolue ? dépassée ? La
suite de l'histoire — et de l'histoire du marxisme —
montre que non. Et cela tragiquement. Les opprimés,
les hommes vivants, ont attendu d'une Révolution totale
l'entrée immédiate dans la vie nouvelle; ils se sont
battus, ils sont morts avec cet espoir démesuré. L'aspi-
ration à la liberté, incamée dans la Révolution au sens
marxiste, a suscité les énergies les plus combattives.
Pendant ce temps, l'histoire réelle — l'histoire de la
Révolution inspirée par Marx — a suivi des voies im-
prévues.

(i) Sur la liberté de la presse (Œuvres philosophiques, trad.


MOLITOR, t . V , p p . 42, 6 i , 91).
RETOUR A LA SOURCE : MARX 91

Cette contradiction détruit-elle le marxisme ? Nous


pensons au contraire qu'elle le vivifie ; qu'elle empêche
la pensée marxiste de se fixer dans un système ; que le
retour à Marx comme à la source du marxisme signifia
aussi un contact nouveau avec l'élan initial. Cette contra-
diction, il faut l'aiguiser au lieu de l'émousser, dût son
acuité devenir de plus en plus douloureuse...

F ) IDÉOLOGIE ET CONNAISSANCE

Dans un texte connu, antérieur au Capital, et trop


souvent cité isolément, Marx donne des indications sur
la base et la superstructure :
Dans la production sociale de leur existence, les hommes
entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants
de leur volonté. Ces rapports de production correspondent
à un degré de développement donné des forces productives
matérielles. L'ensemble de ces rapports de production cons-
titue la structure économique de la société, la base réelle
sur quoi s'élève une superstructure juridique et politique,
et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale
déterminées.
D'après ce texte, l'analyse de la société aboutit à la
distinction de la base et des superstructures, la base étant
la réalité solide sur laquelle s'élèvent comme un édifice
les superstructures. Dans cette formule fameuse, le
social tend à se réduire à l'économique. Il ne subsiste
guère comme tel que dans la notion peu claire de « cons-
cience sociale ».
Si l'on compare ces lignes aux textes postérieurs du
Capital, on est amené à penser que le concept de forma-
tion économique-sociale englobe les concepts de base et
de superstructure, en les enrichissant.
92 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

Il y a là un point difficile. En partant des notions de


base et de superstructure, les marxistes ont commencé
à s'interroger sur leurs rapports. Parfois ils ont considéré
les superstructures comme irréelles par rapport à la
base économique (et Engels, à la fin de sa vie, a reconnu
cette erreur). Tantôt au contraire ils ont exagéré le rôle
des superstructures, en les considérant comme capables
d'exercer une action puissante et même irrésistible sur
la « base ».
Nous verrons plus loin, rapidement, que nous tenons
ici une des racines de l'interprétation stalinienne du
marxisme. Dans cette interprétation, le concept de forma-
tion économique-sociale (considérée comme un tout) a
quasiment disparu, au profit des concepts moins riches
et plus précis en apparence de base et de superstructure.
L'élément spécifiquement social, le concept de force
sociale (avec une science spécifique, la sociologie) ont éga-
lement disparu ; seuls ont subsisté, dans ce schéma appau-
vri, l'économique et le politique. Quant au rôle des super-
structures (notamment de l'État) il a été amplifié et même
il est apparu décisif ; le rapport historique entre base et
superstructure s'en est trouvé profondément obscurci (i).
La notion de superstructure n'est en elle-même pas
claire ; notamment le rapport entre superstructure et
idéologie a besoin d'être élucidé. Les superstructures
sont-elles des formes de l'idéologie, des formes de la
conscience (sociale) ? Quelle est la nature de leur corres-

(i) L'accusation portée par H. CHAMBRE contre Marx, d'avoir


ignoré le social (cf. op. cit., pp. 48, 505), n'est donc pas fondée.
H. Chambre accepte comme un fait accompli la simplification
dogmatique opérée postérieurement en fonction de circonstances
historiques déterminées. Il a confondu avec le marxisme l'inter-
prétation stalinienne.
RETOUR A LA SOURCE : MARX 93

pondance ? A-t-elle des lois ou seulement comporte-t-elle


des relations conjoncturales et changeantes ? L'idéologie
se confond-elle avec les institutions ou bien avec toute
activité consciente ? Marx écrit qu'il faut distinguer
entre le bouleversement matériel des conditions écono-
miques de la production et les formes juridiques, politiques,
artistiques, ou philosophiques, bref les formes idéologiques
dans lesquelles les hommes conçoivent ce conflit et le com-
battent. Situe-t-il le droit, l'art, la philosophie, sur le
plan de l'action politique, les différences tenant au degré
d'ignorance ou d'illusion ? Les formes idéologiques sont-
elles des prises de conscience d'un problème objectif
(interprétation large) ou bien des manières d'ignorer
ou même de combattre la solution qui s'esquisse dans le
conflit entre forces productives et rapports de production
(interprétation étroite) ? Dans la seconde interprétation,
l'art, la philosophie, le droit sont affectés d'un coefficient
d'erreur (et d'un caractère politique « réactionnaire »)
qui diminue dans la première.
L'idéologie se définit chez Marx et chez Engels comme
une pensée (une conscience) détachée de la réalité,
détachement qui a sa condition initiale dans la division
du travail.
Le travail intellectuel se sépare du travail matériel
productif, du travail manuel. Dans les limites des classes
dominantes et de leur horizon, les hommes actifs et les
hommes pensants se séparent et parfois s'opposent.
L'idéologie n'a donc par rapport à la pratique sociale
qu'un semblant d'indépendance, que la critique marxiste
lui enlève. Seul l'idéologue, victime de l'illusion qu'il
entretient, prend cette forme d'abstraction pour la réalité.
Ceci dit, la dépendance des idées vis-à-vis de la réalité
peut se prendre en deux sens. Tantôt Marx cherche à
94 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

montrer que les idées sont liées à la vie réelle, à la pra-


tique, aux conditions objectives et aux rapports concrets,
entre les hommes ; elles les « reflètent » même quand les
idéologues ne le savent pas ; leur ignorance constitue le
fond de l'idéologie comme telle. Tantôt au contraire
Marx montre que les idées mutilent le réel, le transposent,
le mettent en pièces, à l'envers, la tête en bas, etc.
A ces incertitudes de la pensée marxiste correspond
une indécision, déjà mentionnée, sur le caractère de
l'abstraction, présentée tantôt comme essence de l'illu-
sion idéologique, tantôt comme instrument indispensable
de la connaissance.
Nous tenons le nœud d'un ensemble de problèmes (que
nous avons d'ailleurs commencé à résoudre, en explicitant
les différences entre les formes et types de l'abstraction).
Ces problèmes sont liés au développement de la pensée
marxiste ; et aussi à ses détériorations, dans la mesure où
ils n'ont pas été clairement posés. En voici quelques-uns.
Les idéologies (y compris les interprétations du monde,
les philosophies) sont-elles essentiellement trompeuses ?
Ne seraient-elles pas plutôt le lieu (contradictoire) des
prises de conscience ? le domaine de rencontre et de
conflit des solutions plus ou moins justes aux problèmes
objectifs ?
Si la vérité (la pensée vraie) n'était qu'une forme idéo-
logique, comment pourrait-il y avoir une vérité, même
approximative ? Le marxisme porterait-il le coup de
grâce aux idéologies ? Ou bien au contraire serait-il en-
core une idéologie ? Quel est donc le rapport entre science
et superstructure, entre idéologie et connaissance ? Est-ce un
rapport simple et constant, ou un rapport mouvant,
complexe, contradictoire ?
L'art a-t-il toujours servi les classes dominantes ?
RETOUR A LA SOURCE : MARX 95

Répondait-il à leurs besoins pratiques ou à leur idéologie ?


Si oui et si l'idéologie l'a toujours pénétré, s'il fut toujours
sous la dépendance des conditions économiques et his-
toriques, d'où vient que les œuvres durables ne dispa-
raissent pas avec leurs conditions ? Comment l'œuvre
d'art peut-elle avoir une « valeur » ? et comment des
« valeurs » sont-elles possibles, si elles s'expliquent par
leurs conditions ?
Enfin, dernière question et non la moindre, qu'est le
marxisme ? Une superstructure ? une idéologie (l'idéo-
logie du prolétariat) ? ou bien une science ? Si oui
comment cette science a-t-elle pu se dépêtrer de l'idéo-
logie ?
Faute d'une réponse précise, le marxisme reste « en
l'air », idéologie parmi les idéologies, ou théorie scienti-
fique mal distincte des autres théories.
A notre avis, ces problèmes laissés en suspens par
Marx, posés par son œuvre et à partir d'elle, indiquent
la ligne féconde du développement de la pensée marxiste.
Ils étaient déjà partiellement résolus dans l'œuvre de
Marx, bien que cette solution n'ait pas été explicitée.
Nous avons souligné le caractère nouveau d'une inves-
tigation portant sur une totalité objective, concrète,
aux éléments différenciés et inégalement réels. Nous
avons également indiqué comment cette investigation
reprend et approfondit de façon critique les résultats
— les concepts — obtenus par la réflexion antérieure.
Ceci mène à distinguer clairement le reflet idéologique
(inverse, mutilé) et la réflexion du réel, c'est-à-dire la
connaissance, ces deux aspects de la conscience se mêlant
et entrant en conflit dans leur unité dialectique.
Ceci mène également à distinguer les idées en tant
qu'instruments dans l'action et la lutte politique, et les
96 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

vérités relatives en tant que s'intégrant dans le dévelop-


pement de la connaissance. Ces deux aspects de la cons-
cience sociale se distinguent, mais ne se séparent pas.
Leurs différences pouvant aller jusqu'au conflit dé-
pendent des moments, des tendances, des conditions
concrètes. Dans les moments de crise révolutionnaire, la
connaissance devient aussitôt instrument d'action ; la dif-
férence entre idéologie et connaissance se réduit au mi-
nimum, encore qu'elle ne disparaisse pas, et qu'il ne faille
pas confondre la polémique ou la propagande avec
la connaissance.
Ces distinctions ont encore besoin d'être précisées.
Pour obtenir une clarté satisfaisante, il convenait d'abord
de poser les problèmes, au lieu de les supposer résolus.
Les exigences théoriques n'ayant pas été satisfaites, elles
ont pesé aveuglément sur l'histoire du marxisme ; alors
qu'elles auraient dû favoriser ce développement, elles
ont joué un rôle négatif.
CHAPITRE I I I

ENGELS

Après avoir contribué à la formation du marxisme,


Engels s'occupa de l'exposer didactiquement.
Il a formulé clairement le problème philosophique le
plus général. La question première et dernière de la
philosophie, a-t-il écrit à propos de Feuerbach, est celle
des rapports entre la pensée et l'existence, entre l'esprit
et la nature. Le matérialisme tient la nature pour primor-
diale. L'idéalisme pense le contraire. Le matérialisme
et l'idéalisme représentent donc deux courants, ou
plutôt deux « camps » philosophiques fondamentaux.
Cependant, à la réflexion, sa pensée s'avère moins
claire et moins définitive. Ce problème philosophique
est-il un véritable problème ? Ne se réduirait-il pas aux
lubies des philosophes ? Engels se rallie à cette dernière
thèse lorsqu'il écrit dans le même petit livre sur Feuerbach :
La question du rapport de la pensée à l'être, de l'esprit
à la nature, question suprême de la philosophie... a comme
chaque religion ses sources dans les conceptions bornées
et ignorantes de l'état de sauvagerie (i).

(I) ENGELS, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique


allemande, trad. franç. des Études philosophiques, Éd. Sociales,
1 9 5 1 , P- 25-

H. L E F E B V H E 4
98 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

Sans l'image fantastique que la religion donne des


ignorances et impuissances humaines devant la nature,
il n'y aurait donc aucun dédoublement dans la pensée,
entre le réel et l'idéal. Le matérialisme aurait régné dès
l'éveil de la conscience. Il coïnciderait directement avec
les rapports qui relient les phénomènes naturels, avec
le système de l'univers. Ce matérialisme ne serait pas
une philosophie, mais la somme des conquêtes du travail
de l'homme, de ses techniques, de ses documents et
découvertes scientifiques. Dès lors la philosophie se
réduit à une vaste illusion idéologique, dont l'histoire
n'a de sens que par la lutte historique des classes, en tant
que l'idéalisme servit les classes dominantes et que les
luttes réelles se reflètent dans les luttes idéologiques.
Engels confirme cette interprétation lorsqu'il déclare
que le matérialisme consiste simplement en la reconnais-
sance du monde « tel qu'il est », sans adjonction. Le maté-
rialisme donc, dès qu'il se formule correctement, résout
en le supprimant le pseudo-problème philosophique.
Avec la philosophie classique disparait la philosophie.
Qu'en reste-t-il ? La logique formelle, la dialectique,
la méthodologie, qui peuvent se relier immédiatement
aux sciences, et que l'on aurait pu dégager sans passer
par les détours compliqués de la vieille philosophie.
Avec le système de Hegel, la philosophie traditionnelle
a terminé sa carrière ; spéculative et systématique par
essence, elle a éclaté. Hegel a montré la voie pour arriver
à la connaissance positive du monde, zur zoirklichen
positiven Erkenntnis der Welt.
Ainsi se réaliserait la prédiction énoncée par Marx
et Engels plusieurs dizaines d'années auparavant dans
l'Idéologie allemande :
OU cesse la spéculation, avec la vie réelle commence aussi
ENGELS 99

la science réelle, positive... La philosophie indépendante


perd avec l'exposition de la réalité son moyen d'existence (i).
Cependant, lorsque Marx critiquait la philosophie
de l'État et du Droit chez Hegel, il n'avait pas posé en
ces termes le problème de la philosophie. Celle-ci devait
trouver dans la classe ouvrière ses armes matérielles ;
mais le prolétariat devait trouver dans la philosophie
— dans l'ardente aspiration du philosophe à la liberté —
ses armes spirituelles. La tête de la libération humaine,
c'est la philosophie et son cœur le prolétariat. La philo-
sophie se dépasse en se réalisant ; elle ne peut se réaliser
sans l'abolition du prolétariat et le prolétariat ne peut se
dépasser et se supprimer sans réaliser la philosophie (2).
Le dépassement de la philosophie comme aspiration
théorique à la liberté et comme interprétation ou défini-
tion spéculative de l'homme — les deux se mêlant —
implique la réalisation concrète de la philosophie. Il
ne s'agit donc pas de la victoire d'un camp philosophique
par suppression de l'autre, mais du dépassement pratique
de la philosophie comme telle ; ayant exprimé abstrai-
tement une aspiration, elle se surmonte lorsque cette as-
piration s'accomplit. Même si l'on estime qu'à un certain
moment Marx n'avait du prolétariat et de la liberté
qu'une idée philosophique, peut-on admettre que cette
idée ait simplement disparu ? (Cette question se relie
à celle, plus générale et déjà posée, du sens des œuvres
de jeunesse de Marx et des concepts qu'elle contiennent :
aliénation, totalité et « homme total », etc).

(1) • Exjstenzmedium », à la fois moyen et milieu ; cf. Morceaux


choisis de M A K X , p. 80 — et trad. M O L . , éd. Costes, Œuvres philosophi-
ques, t. VI, p. 159. Texte dans MEGA (Marx-Engels Gesamlaus-
gabe), I, V, p. 16.
(2) Morceaux choisis, p. 187. MEGA, I, 1, p. 621.
100 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

Pour Engels, il semble que le matérialisme soit devenu


science et même qu'il l'ait toujours été. Mais alors une
question se pose, ou plutôt une série de questions. En
quoi cet ensemble achevé fusionnant science et philo-
sophie différerait-il d'un système ? L'intégration de la
pratique comme telle et des sciences à ce système ne le
rend-elle pas seulement plus fermé ? Le matérialisme
devient une « Weltanschauung », une conception du
monde : celle du prolétariat. Qui garantit, qui prouve
la vérité de cette conception ? Serait-ce une « vérité de
classe » ? Une vérité garantie par la cohérence complète
du système ? une vérité pratique ? De quel droit se
donne-t-elle pour définitive ? Quel privilège lui permet
d'échapper à la relativité de toute connaissance ?
Les questions prennent des formes précises. Par
exemple : en quoi consiste l'objectivité de la dialectique
et comment la montrer ? Pour Engels, et il a raison, nous
devons distinguer les lois universelles de la dialectique
(lois du devenir) et les lois spécifiques de la nature, de
la société, de la pensée. Les lois spécifiques peuvent se
découvrir à partir de l'analyse de processus concrets et
de contenus déterminés, s'établir à partir des résultats
des sciences particulières. Comment les généraliser pour
atteindre des lois universelles sans quitter le terrain
des sciences particulières ? sans définir ainsi un domaine
philosophique plus élevé que celui de la logique formelle
et de la logique dialectique ? Comment ne pas rattacher
les lois universelles aux concepts philosophiques : ma-
tière, devenir, loi ? Suivant une remarque pertinente
de Lénine, Engels se contente d'exemples pour illustrer
l'objectivité de la dialectique.
Autres questions. Engels dit qu'il ne faut pas considérer
le monde comme une somme de choses achevées. Et il
ENGELS 101

a raison. Mais il part du « concept » de la chose isolée,


pour le critiquer, sans l'avoir élucidé. D'où vient-il ?
D'où vient la chose ? D'où vient que l'homme pratique
cherche et réalise cette stabilité de la chose isolée ?
Dans le devenir universel, comment peut-il y avoir
constance, stabilisation ou stabilité relative, répétition,
régularité ? Quel est donc le contenu philosophique
exact de ces termes : « loi du devenir » ? A quoi corres-
pondent la logique formelle et la forme logique ?
Si la dialectique vient de l'étude de la nature, comment
et pourquoi est-elle révolutionnaire ? Si elle vient de
la critique révolutionnaire et de l'analyse historique,
comment et pourquoi la retrouve-t-on dans la nature ?
Quelle est l'articulation exacte entre ces termes ? entre
les concepts philosophiques de matière, de devenir,
de loi universelle, de loi spécifique dans un domaine
déterminé ?
Autant de problèmes. Malgré son génie égal à celui
de Marx, Frédéric Engels tendit déjà à les simplifier
pédagogiquement, à les supposer résolus, donc à schéma-
tiser et à systématiser. Nous allons voir que Lénine les
reprit et les posa plus profondément (i).

(i) Cette critique d'Engels n'a rien de commun avec celle des
< révisionnistes > qui voulaient supprimer la dialectique en réduisant
le marxisme à une science : économie politique, histoire, sociologie...
CHAPITRE I V

LÉNINE

Contrairement à l'opinion courante jusque dans les


marxistes, Lénine ne se contenta pas de reprendre les
idées d'Engels en les rendant encore plus « monolithi-
ques ». Il a élargi ces idées, en revenant à la source, à la
pensée de Marx. Comme Marx, Lénine partait toujours
d'un contenu nouveau à analyser, d'une situation donnée,
d'une discussion précise, d'un problème ou d'un concept
déterminé qu'il reprenait de façon critique.
Dès sa première œuvre importante, Lénine retrouve
chez Marx pour le creuser le concept de formation
économique-sociale. Dans Ce que sont les amis du peuple (i),
il montre que l'économique n'épuise pas la réalité sociale.
Le marxisme ne comporte pas seulement une économie
politique scientifique, mais une sociologie scientifique.
La méthode matérialiste n'a rien de commun avec un
« matérialisme économique » réduisant la vie sociale aux
faits et besoins matériels, et niant ainsi la sociologie
comme l'histoire. Le matérialisme historique, en analy-
sant objectivement les phénomènes sociaux, permet — et

(i) Œuvres choisies, éd. Moscou, 1948, t. I, p. 85 à 150.


LÉNINE 103

lui seul — leur connaissance scientifique. Il considère le


développement de la société comme un processus objectif,
avec des lois objectives analogues aux lois naturelles
(encore que distinctes des lois de la nature). Cette thèse
matérialiste n'était initialement qu'une hypothèse, sup-
posant à l'hypothèse contraire des sociologues qui étu-
diaient les formes de la vie sociale (idées politiques et juri-
diques) comme si les hommes avaient créé en pleine
conscience ces formes. La méthode matérialiste et elle
seule, montre Lénine, permet de distinguer de l'essentiel
et de l'inessentiel dans l'infinie complexité des phéno-
mènes humains. En introduisant dans leur étude la notion
de développement, elle a découvert des régularités, des ré-
pétitions, des analogies et aussi des différences. L'hypo-
thèse s'est vérifiée. De l'étude d'une formation écono-
mique-sociale déterminée (le capitalisme), elle a ensuite
pu se généraliser, en particulier dans l'œuvre d'Engels,
aux autres formations.
Pour Lénine, les superstructures idéologiques ne se
détachent pas des rapports sociaux : Les rapports sociaux
comportent des rapports matériels et des rapports idéologi-
ques (pp. cit., p. 103). Il n'a jamais ni confondu ni séparé
les idéologies et les institutions (comme l'État) en analy-
sant leurs rapports.
Les matérialistes au sens léniniste ne fondent pas leur
étude scientifique de la société sur des schémas extérieurs
et antérieurs à la réalité étudiée (comme le schéma
triadique hégélien : thèse, antithèse, synthèse — ou bien
encore : affirmation, négation, négation de la négation).
Un tel schéma ne prouve rien. L'insistance sur le schéma
dialectique, l'insistance sur les exemples qui l'illustrent
ne sont que des vestiges de l'hégélianisme d'où est sorti le
socialisme scientifique (id., p. 185). Lorsque, en un procès-
104 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

sus objectif, il découvre un processus dialectique, le maté-


rialiste l'expose; il part toujours d'un contenu déterminé.
C'est ainsi que Lénine décrit et analyse après Marx
la socialisation du travail. Ce processus est contradictoire.
Il comporte d'un côté une spécialisation allant jusqu'au
travail parcellaire, et d'autre part une fusion des travaux
fragmentaires en un travail social global. Il suppose à la
fois la réduction du nombre des entreprises (et des capi-
talistes) dans une branche donnée d'industrie, et l'aug-
mentation du nombre des branches d'industrie ainsi que
de leurs liens et connexions. Le capitalisme tend néces-
sairement à socialiser la production ; ou si l'on veut,
cette socialisation nécessaire, avec le développement des
forces productives, se poursuit dans les cadres du capi-
talisme ; la connexion économique et sociale se renforce ;
ainsi se constitue un ensemble qui met fin à l'existence
des petites productions isolées ou se les intègre. Le carac-
tère du régime change. Les fabrications distinctes se
fondent en un processus social unique, cependant que
chaque entreprise reste en propriété privée. La forme de
la production entre en contradiction croissante avec la
forme de l'appropriation (propriété privée) et celle-ci
doit s'adapter — plus ou moins difficilement — à la
première. Telle est la tendance fondamentale, que révèle
l'analyse de la formation économique-sociale prise dans
son devenir.
Restons-en pour le moment à la théorie de la connais-
sance.
Initialement donc, Lénine considère avec méfiance
les schémas dialectiques préfabriqués. Pour lui la méthode
matérialiste se définit surtout négativement, par le rejet
des méthodes subjectives (op. cit., p. 134). Plus tard,
Lénine donnera des formulations philosophiques et
LÉNINE 105

méthodologiques plus générales, plus positives, plus


dégagées — en apparence — d'un contenu historique,
notamment dans Matérialisme et empiriocriticisme (1908).
Dans cet ouvrage, il reprend les thèmes et définitions
d'Engels sur la matière, le matérialisme, la dialectique
et la théorie de la théorie de la connaissance. Se contente-
rait-il de commenter et de préciser Engels, comme on le
dit généralement ?
Regardons de plus près. Lénine considère expressé-
ment le matérialisme comme un postulat. Et l'idéalisme
comme un autre postulat philosophique (op. cit., passim,
notamment p. 105, trad. franç., Éd. Soc., 1948). Qu'est-ce
qu'un postulat ? une affirmation à la fois nécessaire et sans
preuves. Le postulat n'est ni une sorte de pari, ni une
option morale, ni une alternative « existentielle ». Il se
définit comme une proposition théorique, dans le do-
maine de la philosophie, introduisant des concepts phi-
losophiques donc universels. L'existence des deux pos-
tulats signifie qu'il y a deux interprétations possibles
et contradictoires du monde, acceptables toutes les deux
en tant qu'interprétations (ce qui se relie à notre commen-
taire des thèses sur Feuerbach).
Les deux postulats, d'abord mêlés, se sont lentement
distingués et opposés au cours de l'histoire de la con-
naissance et de la philosophie. Le XVIII® siècle (avec
Berkeley et Diderot) les a explicitement formulés. Il y
a donc eu un développement historique propre du
postulat idéaliste, avec une cohérence propre — et un
développement du postulat matérialiste. Le développe-
ment dialectique de la philosophie et de la connaissance
aboutit à un antagonisme.
Les deux postulats ne se sont pourtant pas développés
symétriquement, également. Chacun d'eux a suivi sa
106 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

courbe. Le postulat idéaliste s'est longtemps appuyé


sur l'interprétation de l'activité humaine en général, et
de l'activité intellectuelle dans la connaissance en parti-
culier. Il a eu et il a encore des racines dans la connais-
sance, autant que dans la pratique sociale et l'attitude
des classes dominantes. Il a atteint son apogée dans
l'idéalisme absolu mais objectif de Hegel, exposant
systématiquement le devenir de l'homme à travers des
contradictions. Cet idéalisme absolu a touché de si près
le matérialisme qu'il s'est transformé partiellement en lui,
dans l'œuvre de Marx. Puis l'idéalisme dépérit dans l'idéa-
lisme subjectif — issu directement de Berkeley — qui
aboutirait en bonne et pure logique au < solipsisme »
(solitude absolue de la conscience individuelle). Ainsi
l'idéalisme perd son contenu vivant.
Quant au postulat matérialiste, après avoir longtemps
végété sous la domination de l'idéalisme, il a brusque-
ment pris son essor au xviii e siècle (dans des conditions
historiques déterminées). Il a pu exprimer concrètement
le pouvoir de l'homme sur la nature. Il s'est accru d'un
apport considérable : la théorie hégélienne du devenir
dialectique, qui se prêtait de par son essence à cette
conjonction. Il a suggéré l'hypothèse scientifique du
matérialisme historique. Il se relie autant aux luttes de
classes du prolétariat qu'aux sciences de la nature. Il
permet donc — et lui seul — d'entrevoir l'intégration
progressive à la réflexion de la totalité du réel, du devenir
humain et de la connaissance.
Reste-t-il un postulat philosophique ? Oui. Nulle part,
Lénine n'indique le contraire. Pourrait-il disparaître
comme postulat ? Oui, mais avec le postulat antagoniste,
avec tous les concepts philosophiques. Donc après une
lutte acharnée, assurément longue, et impossible à séparer
LÉNINE 107

des autres luttes idéologiques, sociales, politiques. Il ne


saurait donc être question d'une vérité absolue, définitive
— et acquise — du matérialisme. Au surplus, la fin de
la philosophie, donc la disparition complète des postulats
et concepts philosophiques, ne peut nous apparaître
autrement que comme le terme de la connaissance : son
achèvement par la fusion entre la philosophie et la science,
entre les sciences particulières, entre la connaissance
et l'action. Ce terme n'a de sens que comme terme à
l'infini, encore que la pensée humaine s'en rapproche
« asymptotiquement ».
A l'idée d'un dilemme éternel, se posant en tous lieux
et en tous temps, et d'ailleurs éternellement tranché
par le bon sens, Lénine substitue une idée beaucoup
plus profonde, celle d'une vérité historique de la philo-
sophie. Plus justement, il la prend chez Marx et l'expli-
cite. La philosophie se développe d'une façon accidentée,
inégale, contradictoire. Elle a des croissances, des déclins,
des reprises, des dépérissements partiels ou profonds.
De même les concepts, catégories, affirmations et pos-
tulats dont l'ensemble constitue sa sphère.
Comment les postulats philosophiques, ou l'un d'entre
eux, disparaîtraient-ils aisément ? Le concept de matière
est un concept philosophique dont le premier usage
est de figurer dans un postulat. De même celui d'esprit,
de pensée en général. Le concept de matière s'est subs-
titué philosophiquement aux concepts imprécis de
« nature », de « monde » ou d'« univers ». Dans le concept
de nature, à la fois riche et confus, entrent des éléments
anthropomorphiques, fétichisés, objectivés hors de
l'homme : puissances obscures, qualités occultes. Ce
concept, en même temps, enveloppe celui d'humanité ;
il signifie que l'homme ne surgit pas du dehors dans la
108 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

nature. Il garde donc un sens, mais mal défini. Le concept


de matière le précise.
La matière est une sorte à'x (d'inconnue) mais qu'il
faut poser dans nos affirmations (ou bien refuser de
poser). Elle est plus que l'ensemble ou totalité des
« choses », puisque précisément la philosophie ne peut
partir de la « chose » mais de sa critique. Elle se définit
comme extérieure et antérieure à toute pensée, à toute
connaissance, donc en tant que débordant toute affirma-
tion définie. Une proposition déterminée sur la matière
ne peut que réfléchir incomplètement et partiellement
la totalité. Elle brise, sépare, fixe, nie en déterminant
« quelque chose », et déjà passe à « autre chose ».
La catégorie de matière ne reste pas sans rapports avec
les autres catégories philosophiques (universelles). Il
suffit de l'examiner pour concevoir que la matière est
infinie, dans tous les sens : dans le temps, dans l'espace,
et aussi en profondeur, comme richesse inépuisable de
déterminations. En tant qu'infinie la matière déborde
toute pensée et toute proposition limitée et déterminée.
Il n'y a donc pas de « fonds des choses », pas de « grand »
au sens de la philosophie allemande de la nature, pas de
support dernier assignable à l'existence. Mais en même
temps et aussi légitimement la matière peut se dire finie.
Elle contient des aspects, des éléments, des parcelles,
dont chacune (qu'il s'agisse de l'électron ou de l'être
humain) est donc à la fois finie et infinie, déterminable
et inépuisable. Notre réflexion, qui saisit du fini dans
l'infini, ne sort donc pas de la matière, bien qu'elle brise
sa totalité. La pratique et la réflexion transforment légi-
timement des parcelles de « l'en-soi » en réalités « pour
nous », en réalités appropriées.
Ainsi le concept de matière, considérée comme un x
LÉNINE 109

dialectiquement posé, intervient dans toutes les connais-


sances partielles. Chaque connaissance limitée, approxi-
mative, relative (donc finie, donc en voie de dépassement
et déjà niée par le développement infini de la pensée)
se réfère à cet x dialectique.
Y aurait-il ici une inconséquence dans la théorie ?
Introduisons-nous deux concepts séparés de la matière ?
Non, mais le concept se dédouble en un concept philoso-
phique et une diversité de concepts scientifiques. Le
concept philosophique date des débuts de la philosophie,
bien que le postulat matérialiste ne se soit que lentement
dégagé, formulé, opposé au postulat contradictoire. Quant
aux concepts spécifiques des différentes sciences (la
matière physique, chimique, etc.), ils se sont aussi
dégagés historiquement. Le concept philosophique ne
se transforme pas ; il s'élabore ; il s'explicite. Les concepts
particuliers se transforment au cours de leur histoire.
L'interprétation philosophique des affirmations posées
par les sciences spécialisées et parcellaires suppose donc
le « va-et-vient » perpétuel des concepts universels aux
concepts spécifiques. Quant au mouvement lui-même
de la connaissance, il s'interprète aussi philosophique-
ment. Les connaissances sont toutes relatives, et cepen-
dant ne sont pas frappées de pur relativisme. Elles sont
acquises historiquement, et cependant ne se définissent
ni par leur histoire ni par leur contexte sociologique.
Ce ne sont pas des superstructures. Elles se réfèrent
d'une part à la pratique et aux pouvoirs de l'homme, et
d'autre part aux concepts universels (philosophiques).
La dialectique de la connaissance a une signification
objective, que seule la philosophie permet de définir,
et qui vient en un sens du dehors par rapport aux sciences
spécialisées. Ces sciences ne peuvent parvenir par elles-
IIO PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

mêmes à correctement définir leur objectivité (les degrés


d'objectivité atteints par leurs propositions).
La connexion qui s'établit ainsi entre les sciences et
la philosophie n'aboutit pas à une fusion. Elle pose une
unité à la limite (infinie). Supposer que les sciences et la
philosophie ont fusionné en une unité déjà accomplie,
c'est se rapprocher de l'interprétation idéaliste. Car on
pose ainsi que les déterminations atteintes et formulées
s'identifient à l'objectivité absolue, que l'on touche le
savoir achevé. On admet que les sciences parcellaires
constituent un système. On crée ainsi un système philo-
sophico-sdentifique, qui décrète que la philosophie a
terminé son rôle.
Le postulat matérialiste, selon Lénine, pose le concept
philosophique de matière sans restrictions et seul le
pose ainsi. Le postulat idéaliste refuse de prendre dans
son intégralité le concept de matière par le seul fait de
vouloir le subordonner à celui d'« esprit ». Il ne tombe pas
pour cela dans l'absurdité et l'incohérence. Il y a un lien
indissoluble entre concepts et postulats, mais le postulat
signifie davantage que le concept. Il est un acte ; il signi-
fie une prise de position, avec prise de parti. Et c'est ici
le sens le plus profond — et le moins compris — de la
pensée léniniste. La philosophie implique une prise de
position qui se répercute dans les autres sphères. Il y a
donc connexion entre la philosophie et ces autres sphères
(y compris l'action politique) mais cette connexion n'est
pas immédiate ; elle n'implique pas fusion ; le problème
philosophique ne se résout pas politiquement. Cette
dernière thèse aboutit à une absurdité : avec le problème
philosophique disparaîtrait la nécessité de prendre parti
philosophiquement !
Prendre parti pour le matérialisme, c'est prendre parti
109
LÉNINE

pour la reconnaissance sans réserves de la pratique sociale,


de la connaissance dans sa totalité, et aussi des intérêts
matériels des opprimés. Prendre parti pour l'idéalisme,
c'est se destiner à voiler ou à rejeter ces réalités maté-
rielles : à s'en abstraire. Réciproquement, prendre parti
sur le plan social et politique amène nécessairement — de
proche en proche — à prendre parti dans les autres
sphères, y compris la philosophie. Cette dernière prise de
position légitime rationnellement la prise de position pra-
tique et politique. Elle est la clef de voûte de l'ensemble.
Ainsi s'affrontent, dans la sphère politique, sur le
plan de l'action politique, et en tant qu'armes dans la
lutte politique, deux idéologies et deux seulement :
l'idéologie révolutionnaire (socialiste) et l'idéologie bour-
geoise. Elles correspondent aux deux prises de position
fondamentales en philosophie. Cette relation ne doit pas
nous amener à confondre la philosophie et la politique,
ni l'histoire de la philosophie avec celle des luttes poli-
tiques et de l'État (pas plus qu'à couper en deux le déve-
loppement de la philosophie, en séparant l'histoire des
postulats et celle des concepts et catégories).
Comment donc se pose pour Lénine le problème de
l'objectivité ?
Pour lui (i) un certain nombre de concepts appartien-
nent à tous les êtres humains, avec leur maniement
logique. Ils sont théoriquement accessibles à tous et
peuvent s'enseigner à tous. Ce sont les concepts universels
de la philosophie et les concepts généraux qui consti-

(i) En tenant compte surtout des brouillons publiés sous le titre


Cahiers philosophiques qui ont besoin d'une élucidation et que l'on
considère trop souvent soit comme une simple mine de citations, soit
comme l'exposé fragmentaire d'un système.
112 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

tuent l'outillage mental commun à tous les êtres humains


(exemple : le nombre). Considérés dans leur genèse
historique, ils résultent du développement des forces
productives (techniques), de la pratique sociale globale
et du développement de la connaissance jusqu'au mar-
xisme. L'apparition du marxisme révolutionnaire ne les
a pas supprimés ; ils restent valables, notamment dans
l'étude de la réalité matérielle. Il faut même partir d'eux
pour comprendre le marxisme. Ces concepts permettent
un certain degré d'objectivité qui varie selon les hommes,
les moments, les œuvres. Il entre en conflit avec les
idéologies et les illusions de classe. Il ne se réduit pas à
des concepts simplifiés ; il peut comporter des éléments
de dialectique, un matérialisme spontané et plus ou moins
cohérent. Ces concepts mènent ainsi jusqu'à deux pro-
blèmes fondamentaux, l'un théorique, celui de la philo-
sophie — l'autre pratique, celui de la lutte de classes.
Ici, il faut prendre parti, car des antagonismes se manifes-
tent. Celui qui prend parti pour le matérialisme met en
lumière des éléments de la réalité que l'idéalisme néglige
ou rejette. Celui qui reconnaît la lutte de classes parvient
à concevoir l'histoire dans sa totalité. En ce sens, les
anciens concepts s'approfondissent ; on peut en créer
de nouveaux. L'on atteint ainsi un degré supérieur
d'objectivité. La position de parti ne détruit pas l'objec-
tivité ; elle détermine au contraire une objectivité appro-
fondie. La philosophie seule peut définir l'objectivité
et les degrés d'objectivité ; ce qui ne signifie pas que
l'objectivité reste intérieure à la philosophie, enfermée
dans une sphère ou un domaine philosophiques séparés.
La dialectique pour Lénine se définit essentiellement
comme dialectique concrète. Ainsi dans ses Cahiers
(trad. franç., Ed. Sociales, p. 274), il indique qu'à son
111
LÉNINE

avis la théorie matérialiste de la connaissance doit


s'édifier sur la psychologie de l'animal et de l'enfant,
sur la physiologie et la psychologie des organes sensoriels
(de l'œil, de l'oreille cultivée), sur l'analyse du langage,
et enfin sur l'étude historique des concepts, de leur
élaboration et de leurs connexions théoriques. Un tel
programme exclut le dogmatisme philosophique, sans
exclure la philosophie. De même Lénine conçoit d'une
façon large l'histoire de la philosophie. Loin de rejeter
la philosophie antérieure au marxisme, ou les doctrines
qui mêlent l'idéalisme au matérialisme, il en conseille
l'étude. Ainsi la pensée grecque, dit-il, fut naïve, franche
et profonde. Elle a essayé (au sens le plus fort du mot
toutes les directions de la pensée. Il faut donc l'étudier,
bien qu'elle soit antérieure à l'opposition du matérialisme
et de l'idéalisme.
Parfois Lénine semble identifier la chose et la matière.
Il considère la sensation (isolée) comme la copie ou le
reflet immédiat de la chose (isolée). Il semble alors se
représenter une dialectique des choses, raison de l'objec-
tivité de la dialectique, d'où résulterait la possibilité
d'un tableau philosophique achevé de l'univers. Pourtant,
dans d'autres textes, il conçoit clairement que dans la
sensation comme phénomène entrent en conflit l'appa-
rence et la réalité (l'essence objective). La sensation ne
« reflète » pas immédiatement l'essence objective; il
faut l'atteindre par le moyen de l'abstraction et du
concept. Le reflet de la réalité matérielle et sociale n'a
rien de simple et ne peut se comparer au reflet d'une chose
dans un mimir La distinction s'impose entre les reflets
qui s'éloignent du réel parce qu'ils comportent des appa-
rences, et la réflexion qui se constitue en établissant des
concepts, et qui retrouve la réalité cachée sous les appa-
114 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

rences. Or il n'y a pas de réflexion sans problèmes posés


(sans une « problématique »). C'est ainsi que nous pouvons
supposer dans les fondements de la nature matérielle
et de sa structure l'existence d'une propriété analogue
à la conscience et à la sensibilité (cf. Matérialisme et empi-
riocriticisme, p. 33) mais c'est une hypothèse, un problème.
Nous pouvons maintenant mieux comprendre quelques
aspects déjà indiqués du dogmatisme marxiste. Le pos-
tulat matérialiste a été transformé en vérité absolue,
en vérité de classe ou de parti ; le problème philosophique
a été présenté comme un dilemme purement logique,
et d'ailleurs absurde, déjà résolu. La philosophie a été
arrachée à l'histoire, et son histoire propre déformée
schématiquement. Le terme « postulat » a disparu chez
les dogmatiques, en ce qui concerne le matérialisme. Seul
l'idéaliste partirait d'un postulat, dans un sens péjoratif
(alors que Lénine a dit et répété explicitement le contraire).
L'idéalisme s'est changé en erreur absolue, illusion ou
mensonge de classe. Quant à la nécessité de prendre
parti philosophiquement, elle s'est métamorphosée en
attitude immédiatement politique, intégrée à l'organisa-
tion politique comme telle. L'adhésion politique a donc
été présentée comme le début et la condition de la connais-
sance, au lieu de se situer à un moment déterminé dans
le développement de la connaissance. On tendait ainsi
à rejeter non sans dédain l'objectivité, en la considérant
comme un préjugé petit-bourgeois, en la confondant avec
l'objectivisme. Le matérialisme a été érigé à la fois en
système général du sens commun et en système de parti
(le parti étant un groupe social, constitué, fermé, compor-
tant dès lors des caractères sociaux déterminés et relevant
d'une sociologie spécifique). Double erreur et contradic-
tion insoluble...
113
LÉNINE

Et cela bien que Lénine ait brisé l'esprit de système


qui déjà se manifestait dans les exposés du marxisme.
Il a apporté dans le marxisme une idée neuve, en appa-
rence paradoxale. Il y a pour lui dans l'histoire du nouveau,
perpétuellement, donc de l'imprévu ; et cependant il y
a des lois. Ainsi chaque Révolution est un phénomène
unique, singulier, et en même temps total, qui ébranle
l'ensemble de la société, structure, idées, aspirations. La
structure sociale qui jusque-là échappait aux membres
de la société se dévoile ; la superstructure cesse de dissi-
muler la structure tout en la consolidant. Dans la crise
révolutionnaire, les peuples, les masses, les classes, pren-
nent conscience de soi, de leurs objectifs et s'affron-
tent. Us prennent conscience de leur vie au moment
où ils ne veulent pas et ne peuvent plus continuer à vivre
comme auparavant. Dans cette conjoncture, l'objectif
et le subjectif se retrouvent. Et c'est la loi fondamentale
des Révolutions.
Ainsi l'histoire est toujours plus riche et plus vivante
que les prévisions. Il y a de l'infini dans l'événement
comme en chaque réalité. Et cependant la réalité n'est pas
un chaos sans loi et dépourvu de sens.
En ce qui concerne l'État, Lénine ne s'exprime pas
autrement que Marx et Engels. Il a écrit dans l'État et
la Révolution que le prolétariat n'a besoin que d'un État
en voie de dépérissement, c'est-à-dire constitué de telle
sorte qu'il commence immédiatement à dépérir et ne puisse
pas ne pas dépérir.
La dictature nécessaire du prolétariat comporte une
démocratie élargie, approfondie, donc le dépérissement
de l'État.
Du moment que c'est la majorité du peuple qui réprime
elle-même ses oppresseurs, point n'est besoin d'une force
6 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

spéciale de répression... Plus les fonctions du pouvoir d'État


sont exercées par l'ensemble du peuple, moins nécessaire
devient ce pouvoir (i).
Depuis Marx, le capitalisme étudié par lui — le capi-
talisme de la libre concurrence — s'est profondément
modifié. A ces phénomènes nouveaux, révélés notamment
par la guerre de 1914, correspond un concept que Lénine
n'a pas créé, qu'il tient des théoriciens libéraux et socia-
listes antérieurs, mais qu'il approfondit de façon critique :
celui à!impérialisme.
Lénine le caractérise par la domination du capitalisme
des monopoles et du capital financier, résultat de la fusion
entre le capital industriel et le capital bancaire. L'impé-
rialisme s'accompagne d'exportation de capitaux dans les
pays « sous-développés », ce qui comporte le contrôle
ou même la domination politique sur ces pays, considérés
à la fois comme domaines d'investissements et comme
débouchés et sources de matières premières. D'où la
lutte — latente ou ouverte — des impérialistes pour le
partage du monde.
L'impérialisme — le capitalisme de monopoles —
s'est édifié sur le corps du capitalisme ancien (celui de
la libre concurrence) comme une superstructure sur
une base. Pourtant il ne se définit pas seulement comme
une superstructure idéologique ou politique. Les mono-
poles, en devenant structurels, ont introduit des contra-
dictions nouvelles et aggravé les anciennes ; le capitalisme
de monopoles modifie profondément la structure. Il
l'ébranlé. Les spéculations financières, les rentes capita-
listes, la manipulation des revenus et des monnaies sont
des phénomènes de décomposition.

(ij Œuvres choisies, éd. Moscou, 1948, t. II, p. 179, p. 195, etc.
LÉNINE 117

Étant donné l'emprise du capitalisme sur le monde


entier, affirme Lénine en 1917, la Révolution n'aura pas
lieu nécessairement dans les pays les plus développés ;
dans ceux-ci la bourgeoisie impérialiste peut avoir les
moyens de corrompre ou de mater la classe ouvrière.
La Révolution ne sera pas « mondiale », universelle,
totale, comme l'avaient longtemps cru ou espéré Marx
et Engels. Elle commencera là où les contradictions
s'accumulant, un effet de rupture se produira : là où
agiront des forces sociales décisives.
Des changements importants ont lieu aussi dans les
pays avancés qui constituent la base de l'impérialisme.
Sous l'enchevêtrement des liens qui s'établissent entre
les banques et les entreprises capitalistes, les rapports
sociaux de production continuent à se transformer. Les
monopoles comme les banques sont de gigantesques
organismes économiques, qui recouvrent la socialisation
de la production. Les rapports de propriété capitaliste
constituent une enveloppe, qui ne correspond plus à son
contenu. Elle pourrira lentement ou sera brisée. De
toutes façons le désordre de la petite production au temps
de la libre concurrence disparaît. Mais il faut considérer
tous les aspects de ce phénomène. Celui qui ne voit dans
les monopoles que leur aspect d'organisation oublie les
autres aspects : formes violentes de rivalité et de concur-
rence, parasitisme, ébranlement de la structure, inégal
développement des pays et des branches d'industrie,
torsions et distorsions, action politique brutale.
Mais si l'on ne voit que ces aspects politiques, on
risque de ne plus voir que, sous cette enveloppe, le
communisme surgit littéralement de tous les points de
la vie sociale. Si l'on bouche une issue, le mouvement
en trouve une autre.
8 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

Les formes anciennes ont éclaté... Notre activité a mainte-


nant un contenu si solide, si vigoureux, si puissant, qu'il
peut et doit se manifester sous n'importe quelle forme,
nouvelle ou ancienne... Le doctrinaire de droite s'obstine
à n'admettre que les formes anciennes... Le doctrinaire de
gauche s'obstine dans la négation absolue d'anciennes formes
déterminées sans voir que le nouveau contenu s'ouvre son
chemin à travers toutes les formes possibles et imaginables...
(fin de Gauchisme, maladie infantile du communisme, dernier
ouvrage important de Lénine).
CHAPITRE V

STALINE
ET L'INTERPRÉTATION
STALINIENNE
DU MARXISME

On ne trouvera ici ni une étude historique ni une socio-


logie du « stalinisme » mais seulement l'idée que le
phénomène improprement nommé « stalinisme » relève
de l'histoire et de cette science qu'il nia : la sociologie.
On se contentera d'indiquer qu'il y eut une interpréta-
tion stalinienne du marxisme, qui pose de nombreux
problèmes : son analyse, son explication, la correction
des erreurs et simplifications opérées par elle, la reprise
du mouvement vivant. On se contentera même de
montrer, dans la première œuvre de Staline, Anarchisme
et socialisme (1905), les germes de cette interprétation.
Dans un document récent (1), les marxistes chinois
ont pu affirmer, avec une incontestable autorité, que les

(1) Texte paru dans Jen Min Ji Pao (Le journal du peuple),
le 29-12-1936, et confirmé par d'importants discours de Mao Tsé
Toung.
120 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

erreurs du « stalinisme » eurent des racines historiques,


sociales, et aussi « gnoséologiques », dans la théorie de la
connaissance. Nous ne nous occuperons que de ces
dernières.
Le chapitre I d'Anarchisme et socialisme débute ainsi :
Le marxisme n'est pas seulement une théorie du socialisme,
c'est une conception du monde achevée, un système philoso-
phique. Ce système philosophique porte le nom de matéria-
lisme dialectique... Pourquoi ce système porte-t-il le nom de
matérialisme dialectique ? Parce que sa méthode est dialec-
lectique et sa théorie matérialiste.
Chaque classe ayant son idéologie, la bourgeoisie a
la sienne, le libéralisme, et le prolétariat la sienne, le
socialisme.
En quoi consiste pour Staline la méthode dialectique ?
En ce qitil faut regarder la vie dans son mouvement. Ce
qui naît et grandit de jour en jour est irrésistible. Or le
prolétariat naît dans la vie en tant que classe, et grandit
de jour en jour. Donc il vaincra. Nous devons le servir
et fonder nos espoirs sur lui. D'autre part :
La nature une et indivisible, exprimée sous deux formes
différentes, matérielle et idéale — la vie sociale une et
indivisible exprimée sous deux formes différentes, matérielle
et idéale — voilà comment nous devons considérer le déve-
loppement de la nature et de la vie sociale...
La conscience et l'être, l'idée et la matière sont deux
formes différentes d'un seul et même phénomène qui porte
le nom général de nature ou de société...
Cette théorie amène Staline dans la suite de son petit
livre à poser une loi, celle du retard de la conscience (i).

(i) S T A L I N E , Œuvres complètes, éd. française, Éd. Sociales, t. I,


pp. 262 et sq.
STALINE ET L'INTERPRÉTATION STALINIENNE 121

Il y a le réel, la chose : l'objet en dehors de nous, antérieur


à sa représentation, par exemple un arbre ; et puis il y
a la conscience en général et la connaissance :
Il s'ensuit que le développement du côté idéal, le développe-
ment de la conscience, est précédé par celui du côté matériel,
par des conditions extérieures...
Maintenant que les yeux se dessillent, les simplifica-
tions, germes d'une pédagogie sommaire et d'un dogma-
tisme outrancier, apparaissent clairement dans ces textes.
Passons sur la terminologie, sur l'emploi du mot phéno-
mène pour désigner ce qui précisément dans le matéria-
lisme n'est pas phénomène : la nature ou la matière.
L'important c'est que pour Staline, dès ses débuts, le
marxisme soit un système et un système achevé. L'essen-
tiel c'est que pour lui la conscience retarde. Il n'analyse
pas la conscience humaine en elle-même pour savoir si
elle n'aurait pas une fonction concrète de prévision, de
prospection, d'anticipation ; il n'étudie ni l'imagination
et l'image, ni le rêve. Il ne se préoccupe pas davantage
de la prévision scientifique. Il n'étudie pas les utopies
et leurs conditions historiques. Il ne s'intéresse pas ici
à la très importante catégorie philosophique du possible,
à ses rapports avec le réel et le rationnel. Il déduit la
thèse et la loi du retard de la conscience à partir d'un
schéma simplifié : l'objet, son reflet. Or cette théorie du
retard de la conscience est la clef de l'interprétation
stalinienne du marxisme, son erreur « gnoséologique »
fondamentale. Savait-il qu'elle appartient au système hé-
gélien plus qu'au marxisme ? Pour Hegel, la conscience,
la connaissance suivent ce dont elles sont conscience
et connaissance ; ainsi l'oiseau de Minerve et de la sagesse,
la chouette, ne sort qu'au crépuscule. Tandis que selon
Marx la conscience et la connaissance cherchent les
122 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

solutions possibles aux problèmes réels posés par les


contradictions concrètes.
Staline en tire et en tirera de plus en plus clairement
une thèse : celle de l'extériorité radicale par rapport
à toute conscience spontanée, de la doctrine, du sys-
tème, des solutions politiques, et finalement de l'État. Les
consciences ou la conscience en général retardent sur les
faits et la vie. Seule une conscience privilégiée peut pré-
voir. Staline rabaisse ainsi toute spontanéité, lui attribue
un caractère réactionnaire. Pour réaliser la nécessité histo-
rique, pour résoudre les problèmes, il faut une interven-
tion entièrement extérieure aux masses humaines, à leur
initiative spontanée : celle de l'État.
Lorsqu'il examine le caractère général de la production
capitaliste, Staline écrit :
Il va de soi que la production capitaliste ne peut être
quelque chose d'uni et d'organisé... Si ce régime social
n'est pas encore détruit pour le moment, s'il résiste encore
vigoureusement aux attaques du prolétariat, cela s'explique
avant tout par le fait qu'il est défendu par l'État capitaliste,
pour le gouvernement capitaliste. Tel est le fondement de
la société capitaliste moderne (id., pp. 277-278).
Il est clair que Staline confond l'économique et le
social, ou que pour le moins il sous-estime ce dernier
terme. Il ne voit dans le capitalisme que le morcellement
de la production en entreprises privées, son « caractère
inorganisé ». Il voit mal que malgré ce caractère inorga-
nisé la société capitaliste constitue un tout, avec une
régulation interne et des lois. Il saute de l'économique
au politique, en laissant de côté les notions de formation
économique-sociale et de force sociale. L'État lui apparaît
comme le principe d'organisation qui maintient la produc-
tion capitaliste. En d'autres termes, Staline adopte très
STALINE ET L'INTERPRÉTATION STALINIENNE 123

précisément ce que Marx nomme la superstition politique.


Pour lui, ce n'est pas la structure sociale qui maintient
l'État ; c'est au contraire l'État qui maintient la structure
économique et sociale. Le rapport entre l'économique et
le politique se schématise dangereusement, de telle sorte
qu'ils seront tantôt confondus tantôt séparés.
Ces textes révèlent déjà des contradictions insoute-
nables entre la théorie du dépérissement de l'État et
la « superstition politique » — entre le système considéré
comme achevé et la méthode affirmant l'éternel change-
ment — entre l'idéologie et la connaissance — entre la
science et l'empirisme politique — entre le rôle des masses
et celui des hommes dotés du privilège de connaître et
de prévoir — donc enfin entre le subjectivisme dogma-
tique et l'analyse des réalités concrètes.
Au cours de sa prodigieuse carrière politique, Staline
devait à la fois approfondir ces contradictions initiales
et tenter de les résoudre (l'un n'allant pas sans l'autre).
Il devait les approfondir avec une implacable et imper-
turbable logique. Il devait tenter de les résoudre en réin-
tégrant dans le « système » les éléments de dialectique,
de connaissance objective fondée sur la pratique et
l'analyse. Ce développement devait donner le « stalinisme »
avec ses singulières contradictions internes déjà men-
tionnées : systématisations toujours recommencées et
absence de « système », dogmatisme et rejet du dogma-
tisme, excroissances idéologiques et simplifications, confu-
sion croissante entre l'idéologie et la connaissance, etc.
La pseudo-solution stalinienne des contradictions les
aggrava ; le dogmatisme devint ultradogmatisme, qui,
ne tenant à aucun dogme se réservait d'imposer celui
qui lui convenait après des discussions réduites à un
cérémonial purement formel.
124 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

Nous avons montré plus haut une contradiction dialec-


tique vivifiante dans la pensée marxiste entre l'aspiration
à la liberté et à l'épanouissement humain, d'une part,
et d'autre part les exigences de la pratique, du réel, des
circonstances empiriques. Cette contradiction se retrouve
dans l'interprétation stalinienne, mais retournée : la
soumission aux circonstances — au réel considéré comme
rationnel — devient critère et l'emporte sur l'aspiration
à la liberté (i). Par là, l'interprétation stalinienne retombe
vers l'hégélianisme. Cette rechute va loin. La sphère de
l'État, et Staline comme chef de l'État, s'érigèrent en
critère du réel et du vrai, donc en analogues de l'idée
hégélienne. Et cela au moment même où l'on rejetait
Hegel et sa métaphysique dans les « poubelles de l'his-
toire ». Un abus de la logique, une détérioration de la
dialectique, accompagnèrent cette fétichisation de l'État.
Il suffisait d'appliquer logiquement des schémas généraux
pour en déduire la solution de tous les problèmes.
C'était d'ailleurs une manière heureuse, encore qu'in-
conséquente, de sauver la vieille logique au moment où
on la rejetait elle aussi dans les « poubelles de l'histoire »...
Enfin, dernier point, ces applications de schémas venus
d'en haut, ces prises de position et attitudes « militantes »
se présentaient comme des devoirs. Le zèle moral rempla-
çait avantageusement l'analyse dialectique. Cette période
fut donc celle d'une extraordinaire promotion du forma-
lisme moraliste et logicien. Le subjectivisme moralisateur
(n'excluant en rien, au contraire, un étrange immoralisme)

(i) I<es « Staliniens » diront ici qu'il n'y a pas de liberté étemelle.
Bien sûr ! Mais l'aspiration à la liberté, à l'épanouissement, n'est-
elle pas un élément profond de la culture et de la civilisation, analogue
à ce qui fait la « valeur > durable des grandes œuvres d'art ? Tel est
du moins le sens d'un grand nombre de textes marxistes.
STALINE ET L'INTERPRÉTATION STALINIENNE 125

se susbtitue aux exigences de la connaissance objective.


En fait donc, la pensée marxiste se trouva tirée en arrière
vers des positions prémarxistes et même préhégéliennes.
Le culte de la personnalité couronne cet ensemble, dont
le « système » idéologique et politique — avec les réserves
indiquées sur le sens de ce terme — n'était qu'une par-
celle. Le critère moral de fidélité, de confiance, de dévoue-
ment inconditionné, devint prédominant. La pensée
marxiste perdit ainsi la dimension profonde : la non-
soumission au réel existant — la critique implacable
et sans compromission — la critique de l'État, de l'his-
toire, du fait accompli. Et l'on dut assister à ce stupéfiant
paradoxe : la canonisation du non-contradictoire, considéré
comme idéal réalisé dans le socialisme soviétique, dans
l'homme nouveau, dans le « système » idéologique et poli-
tique. Et cela sous couvert de la théorie d'après laquelle
il n'y a pas de vie, pas de mouvement, pas de fécondité
sans contradictions ! L'idéologie se situait au pôle opposé
à la connaissance dont elle empruntait le vocabulaire.
Et c'est ainsi qu'une grave « erreur gnoséologique » a
été commise ; on a simplement abandonné l'idée fonda-
mentale du marxisme : le rôle moteur des contradictions ;
on a oublié que les contradictions réelles doivent s'aiguiser
(pour les résoudre par la conscience critique et auto-
critique), et non se dissimuler. Et l'on nommait
« marxisme-léninisme », officiellement, cet abandon du
marxisme vivant.
CONCLUSIONS

Le marxisme, disions-nous au début, ne serait mis


en question dans son ensemble que si ses difficultés et
problèmes échappaient à sa propre méthode d'analyse.
Nous avons tenté de montrer le contraire. Notamment
la grave crise de l'objectivité signalée dans la pensée
marxiste a des raisons objectives, lesquelles relèvent de
l'analyse marxiste, analyse ébauchée ici. Nous dirons
plus : seule la méthode d'analyse marxiste peut rendre
compte de ces faits, que l'on cherchait à dresser contre
elle jusqu'ici. Nous n'avons donc pas besoin jusqu'ici
et jusqu'à maintenant, de recourir à l'hypothèse extrême
envisagée : le doute méthodique. Nous parvenons à une
première conclusion, d'une très grande importance.
Le marxisme relève de ses propres catégories. Il se transforme
en fonction des conditions historiques et sociales. Il se déve-
loppe à travers des contradictions objectives dont certaines,
les plus essentielles sous cet angle, sont ses contradictions.
Aujourd'hui le marxisme vivant commence par l'ana-
lyse objective de ces contradictions. Il se continue par
l'examen critique des excroissances, superfétations, exa-
gérations, greffées sur l'arbre vivace. Dans le domaine
politique il s'agit d'abord d'établir l'histoire de l'État
socialiste, de son activité intérieure et extérieure (mili-
taire et diplomatique). Cette histoire ne met pas en cause
128 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

son caractère socialiste, mais le caractère surérogatoire


de l'appareil d'État, de l'idéologie d'État, de la propa-
gande d'État, des raisons d'État, etc. Cette analyse
s'accompagne nécessairement d'une étude critique de la
pratique d'État dans le domaine économique (planifi-
cation), dans la vie sociale et culturelle (réduction de la
culture à une certaine forme de la conscience politique
et à l'idéologie d'État), dans l'histoire (déformations et
même falsifications de l'histoire).
Dans le secteur de la philosophie, il nous semble que
la pensée marxiste doit et peut se renouveler en faisant
une cure d'historicité, aucune affirmation ne se détachant
de l'étude d'un contenu concret. Lorsque Marx et
Engels se proposèrent comme tâche immédiate de purifier
des éléments idéologiques la connaissance, ils écrivirent :
Nous ne connaissons qu'une seule science, l'histoire (Idéologie
allemande, trad., p. 153, t. V I des Œuvres philosophiques).
Loin de nous l'idée de rejeter en bloc la « gnoséologie »
déjà élaborée. Mais il faut en voir les limites et les abus.
Il faut éliminer définitivement le matérialisme vulgaire
de la chose isolée, plus proche du matérialisme du
XVIII6 siècle que de la pensée dialectique concrète. Il
faut surtout réfuter cette thèse implicite ou explicite,
d'après laquelle tout serait dit dans ce domaine, le
système étant achevé. L'hypertrophie des exposés dogma-
tiques sur la théorie de la connaissance, sur la matière,
sur les lois de la dialectique prises isolément et formelle-
ment, a eu des raisons historiques. Admettons que ces
thèses représentent l'armature et le squelette du maté-
rialisme dialectique. Il faut bien convenir qu'on a trans-
formé ce dernier en un monstre effrayant et morne :
autour de ce qui lui reste de chair, il exhibe triomphale-
ment son énorme ossature desséchée.
CONCLUSIONS 129

La théorie marxiste et léniniste des concepts et pro-


blèmes philosophiques, des postulats, et de l'objectivité
approfondie, réclame un exposé d'ensemble qui mette
à nouveau en lumière le double aspect du développement
de la philosophie et de la
r-nnnnjQgqn^ ; historique et
théorique, catégorique et problématique.
Ceci suppose évidemment que l'on reprenne l'histoire
de la connaissance, en évitant les erreurs commises et les
unilatéralités. La théorie du concept doit dépasser à la
fois l'objectivisme du concept isolé et le subjectivisme
de la réflexion sans concepts. La formation des concepts
universels (ceux de la philosophie) et des concepts spéci-
fiques (ceux des sciences parcellaires) n'a pas suivi un
mouvement interne et continu, comme le pensait Hegel.
Elle a suivi un mouvement accidenté, discontinu, avec
des « blocages », des arrêts, et des bonds, sans que l'on
puisse la réduire à l'histoire générale ou à l'histoire
économique.
Les postulats philosophiques, notamment, ont suivi
un développement complexe, avec une certaine continuité
depuis les débuts de la philosophie jusqu'à leur confron-
tation moderne. Cette continuité relative ne doit pas
rejeter dans l'ombre le caractère inégal et accidenté de
leur développement. Les deux postulats ne se sont pas
développés en même temps, du même pas, et du même
rythme, avec la même profondeur et la même cohérence
au même moment. Leurs courbes diffèrent et différeront.
La pensée marxiste doit se garder des glissements
d'une sphère dans une autre, ou d'un plan sur un autre
plan : du philosophique au politique et inversement;
du philosophique aux sciences particulières et inver-
sement. Elle se doit d'autant plus d'éviter les fusions
et confusions dans un « système ». Prenons un exemple.
H. L E F E B V H E 5
130 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

De quel droit certains marxistes affirment-ils que le


déterminisme physique est seul conforme au matérialisme
dialectique ? De quel droit critique-t-on en ce sens
rindéterminisme physique et considère-t-on comme
« science marxiste » la physique déterministe ?
Dialectiquement, dans la sphère de la philosophie,
le déterminisme ne se conçoit pas sans la contingence,
ni la nécessité sans le hasard. L'étude des connexions
entre les catégories universelles — la logique dialectique,
sphère propre mais subordonnée à la philosophie —
montre que le concept de nécessité enveloppe celui de
hasard, et réciproquement. Il peut donc y avoir loi de
hasard, et loi nécessaire. Vraisemblablement donc, l'hypo-
thèse déterministe a eu et aura dans l'étude de la nature
matérielle une fécondité limité ; elle mène jusqu'à la
constatation du hasard et à la recherche de ses lois ;
réciproquement l'étude des résultats expérimentaux et
des lois spécifiques en dégage axiomatiquement le prin-
cipe du déterminisme. Après quoi l'étude du hasard,
à partir de l'hypothèse indéterministe, a eu et aura sa
fécondité limitée ; elle ramènera à l'étude de la nécessité.
La science physique, en tant que science spécifique,
avance sans doute dialectiquement, les contradictions
des concepts se mêlant — d'une façon que seul dégagera
l'avenir de la science — aux contradictions objectives.
Une telle affirmation n'est elle-même qu'une hypothèse
tirée des concepts philosophiques, que seule peut vérifier
l'histoire de la science et son étude. Ainsi la critique phi-
losophique matérialiste peut s'en prendre à la prétendue
« dématérialisation de la matière » parce que cette thèse
philosophique absolutise rindéterminisme et arrête la
recherche. Elle n'a pas le droit de lui opposer l'absolu-
tisation du déterminisme. La science spécifique (ici la
CONCLUSIONS 131

physique) relève d'une critique philosophique portant


sur les unilatéralités de la recherche, sur les interpréta-
tions qui l'entravent et bouchent l'horizon. Elle ne peut
consacrer une unilatéralité en proclamant au nom du
matérialisme la primauté d'un seul concept (ici celui du dé-
terminisme). Il est d'ailleurs possible et même certain que
des tendances coexistent au sein d'une même science spé-
cifique, se réclamant les unes de tel concept et les autres de
tel autre concept pris comme hypothèse de travail. Il n'est
même pas exclu que des tendances opposées se réclament
— à tort ou à raison — du matérialisme dialectique (1).
Les philosophes matérialistes ne semblent pas avoir
encore pris conscience du danger qu'ils courent en
« absolutisant » sans précaution des affirmations parti-
culières, concernant soit la matière, soit la méthode, soit
les lois de la dialectique.
Ces lois ne peuvent passer que pour une analyse du
devenir qui brise son unité. Et c'est pourquoi la « gnoséo-
logie » distingue plusieurs lois : celle de l'interaction entre
les « choses » et les processus déjà distingués par une
analyse concrète; celle des rapports entre quantité et
qualité ; celle du bond qualitatif à un moment donné ;
celle enfin des contradictions comme raison du devenir.
Mais ces lois en tant que lois, et comme toute loi, ne peu-
vent être que relatives, approximatives, saisies dans un
contenu concret. Veut-on les généraliser ? les univer-
saliser ? On sort des contenus concrets et des sciences
spécifiques. On passe dans la sphère de la philosophie,

(1) C'est ce qui arrive aujourd'hui. Il puriste, en France et ailleurs,


deux courants ou deux écoles de physique « matérialistes », l'une
ramenant les processus quantiques à une causalité de type méca-
nique, l'autre expliquant leur caractère statistique par les Interac-
tions d'un ensemble d'éléments matériels.
132 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

passage que nous savons nécessaire ; mais alors on postule


l'universalité, la nécessité, l'objectivité des déterminations
de la dialectique. Et ces déterminations deviennent objets
de discussion, de contestation théorique. Nous connais-
sons l'erreur qui consiste à prendre le postulat pour une
vérité absolue se suffisant à elle-même, alors qu'il en
est précisément le contraire. L'objectivité absolue de la
dialectique, nécessairement postulée par le matérialisme
dialectique, ne peut pas ne pas être sans cesse remise
en question, en tant que thèse philosophique. Il faut
alors montrer concrètement cette objectivité dans chaque
cas, dans chaque contenu, en partant de ce contenu
spécifique sans y introduire du dehors un schéma dialec-
tique. La vérité est toujours concrète, tel est le principe
le plus élevé de la dialectique. (Insistons bien : la vérité,
c'est-à-dire la connaissance. Si l'on dit : le réel est concret,
ce n'est qu'une tautologie.) Hegel et Marx n'ont cessé
de répéter que chaque négation et chaque contradiction
ont leur caractère concret, déterminé, donc nouveau,
imprévu, spécifique. Il convient donc de cesser les déduc-
tions logiques à partir de schémas dialectiques préfa-
briqués. Rien de plus pernicieux pour la dialectique
que cette tentation logique, tentation de la facilité. Elle
mène à légiférer du dehors, au nom de la dialectique, sur
les connaissances. Sous cet angle encore, la pensée dialec-
tique doit se renouveler en se retrempant dans l'histoire et
l'étude de contenus concrets, le mouvement du contenu pre-
nant forme dans et par la pensée qui le réfléchit et l'expose.
La philosophie marxiste ne se schématise pas en
quelques affinnations systématiques, ou bien en une
méthodologie canonisée. Elle déborde une histoire de la
connaissance et plus encore une histoire soumise à un
schéma. Elle comporte plusieurs degrés. Au degré infé-
CONCLUSIONS 133

rieur elle reprend la logique formelle, théorie de la


cohérence du discours intelligent, du concept pris isolé-
ment et de son mouvement. Cette logique ne se réduit
pas à une grammaire de la pensée, ni à une première et
grossière approximation. En tant qu'exigence de cohé-
rence et de rigueur formelle, elle va plus loin ; et rien ne
prouve qu'elle soit immuable. La logique dialectique,
au degré plus élevé, examine l'usage rationnel des caté-
gories de la pensée, leurs connexions théoriques (essence
et phénomène, continu et discontinu, quantité et qua-
lité, etc.) et les conditions qui permettent à la réflexion de
les retrouver dans des contenus concrets. Pas plus que
la logique formelle, la logique dialectique n'est immuable.
Elle peut donc découvrir de nouvelles catégories, ou de
nouvelles connexions théoriques. Indiquons ici que,
contrairement aux interprétations courantes, la logique
dialectique ne représente pas le concret par rapport à
la logique formelle qui serait abstraite. La logique dialec-
tique est formelle à sa manière et sur son plan ; elle
n'étudie pas des contenus mais des formes de la pensée.
Quant à la logique formelle, elle est concrète à sa manière ;
elle étudie les conditions dans lesquelles la réflexion
correspond à des réalités (objets ou produits) relativement
stables ou consolidées. Les deux degrés de la logique sont
en un sens formels, en un sens concrets. Ce qui exige
une définition précise de la forme (concept qui se retrouve
en esthétique, en morale, en science du droit, dans une
confusion inextricable). Il est clair que l'on ne peut
philosophiquement séparer la forme dans la pensée du
pouvoir redoutable de l'analyse, ce pouvoir négatif qui
brise et tue le contenu pour chercher à le reconstituer
et à l'exposer dans son ensemble. C'est une des erreurs
du matérialisme sommaire que de voir la forme sortir
134 PROBLÈMES ACTUELS DU MARXISME

du contenu comme un simple « reflet ». Ce matérialisme


ne parvient à comprendre aucun des aspects et des
« types » de l'abstraction et de la forme. L'analyse et la
réflexion ont un pouvoir beaucoup plus grand et plus
difficile à manier, qui est aussi le pouvoir de la forme. Celle-
ci a une fonction ; son élaboration comporte un moment
subjectif; et c'est à travers la rupture du contenu qu'émerge
une structure formelle réfléchissant la totalité du contenu.
Enfin, au degré le plus élevé, vient la théorie propre-
ment dite du matérialisme dialectique : théorie des
concepts philosophiques, des problèmes, des postulats,
de leur double aspect (catégorique et problématique).
Sur ce plan, à ce niveau, le philosophe examine et critique
les interprétations des résultats obtenus par les sciences
parcellaires et spécifiques ; ce qui implique un va-et-
vient perpétuel entre les concepts universels (philoso-
phiques) et les concepts des diverses sciences. Chaque
science exige une analyse diversifiée et chaque connexion
a un caractère concret. Il est certain par exemple que le
lien des sciences sociales avec la philosophie et la prise
de position philosophique, avec la pratique et la lutte de
classes (donc avec la lutte politique) diffère des connexions
qu'ont avec la philosophie et la pratique les sciences de
la nature. L'on ne peut définir le matérialisme dialectique
ni comme une science à part, ni comme une science des
sciences ; ni comme une philosophie des sciences. En-
core moins comme une « idéologie scientifique ». Bien qu'en
un sens profondément nouveau, il reste une philosophie.
La philosophie marxiste (ou le marxisme philosophi-
que) conservant une sphère propre, il peut reprendre les
concepts spécifiquement philosophiques, celui d'aliénation
notamment (ou celui, encore plus complexe et plus diffi-
cile à manier, d'< homme total »). Ces concepts ne peu-
CONCLUSIONS 135

vent plus se prendre in abstracto, mais seulement s'étudier


dans la diversité de leurs formes concrètes, se retrouver
en réfléchissant sur des contenus : la société capitaliste et
la structure de l'individu dans cette société, la société
socialiste et ses contradictions, etc. Marx a défini une
tendance profonde — une aspiration — de l'individu
vers l'épanouissement total. L'individu ou si l'on veut la
« personnalité » a dû passer historiquement par la scission,
la dispersion, l'aliénation aux formes multiples. Comme
la société entière, l'individu retrouvera une unité sur
un plan supérieur, en résolvant des contradictions, en
dépassant l'individualité parcellaire, limitée, scindée
(en « privé » et « public »). Ces thèses doivent se retrouver
et se montrer dans le concret. La réflexion philosophique
persiste, mais se transforme. Ainsi l'humanisme peut
revenir en pleine lumière et reprendre sa place au sommet
de la philosophie et de la critique révolutionnaire du réel.
Cet approfondissement et ce renouvellement de la
pensée dialectique ne peuvent pas ne pas avoir des
conséquences dans des domaines jusqu'ici presque stéri-
lisés : éthique, esthétique. Mais ces perspectives débor-
dent notre exposé. Il suffit ici de les signaler, en fonction
du rôle de la philosophie et du philosophe : la lutte
sans défaillance contre toute aliénation qui restreint
la participation croissante de l'individu à l'ensemble
des pouvoirs de l'homme social. Ce qui ne peut s'accom-
plir sans aiguiser à neuf le tranchant de la critique dialec-
tique. Si difficile, si dangereuse même que soit cette
mission attribuée au philosophe, il nous fallait l'indiquer
pour rendre à la philosophie en général, au philosophe
marxiste en particulier, un sens et une mission. Avec
cette réaffirmation réfléchie et délibérée se conclut ce
petit livre et se termine ici notre tâche.
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS DE LA PREMIÈRE ÉDITION 7

AVANT-PROPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION II

CHAPITRE PREMIER. — Quelques problèmes 13

— II. — Retour à la source : Marx... 49

— III. — Engels 97

— IV. — Lénine 102

— V. — Staline et l'interprétation stali-


nienne du marxisme 119

CONCLUSIONS 127

1970. — Imprimerie des Presses Universitaires de France — Vendôme (France)


Ë D I T . N° 31 203 IMPRIMÉ BN FRANCE IMP. N° 2 1 6S3

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