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Philosophie
et révolution
de Kant à Marx
La fabrique
éditions
© La Fabrique éditions, 2017
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Conception graphique : 75019 Paris
Jérôme Saint-Loubert Blé lafabrique@lafabrique.fr
labn : 97B-2-35872-093-S Diffusion : Los Belles Lettres
Sommaire
Chapitre I
Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines — 55
I. Fonder la politique? — 59
1. Le compromis impossible — 59
2. La politique entre fondation et salto mortale — 63
3. La force de l'événement — 66
II. Dépasser la révolution? — 71
1. La révolution est-elle kantienne? — 71
2. Révolution-processus, révolution-événement — 74
3. En deçà et au-delà du libéralisme — 77
4. L'État au-delà de la politique? — 85
Chapitre II
Spectres de la révolution.
Sur quelques thèmes heinéens — 93
Chapitre III
Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle? —173
Chapitre IV
Friedrich Engels, 1842-1845.
À la découverte du prolétariat — 221
Chapitre V
Karl Marx, 1842-1844.
De l'espace public à la démocratie révolutionnaire — 291
Notes — 419
Stathis Kouvélakis : un Itinéraire marxiste en philosophie
Entretien avec Sébastian Budgen
À contre-courant
23
Philosophie et révolution
S. B. : Vers la fin des années 1990, l'intérêt pour le jeune Marx
en France est relancé par le livre de Miguel Abensour La Démo-
cratie contre l'État. Marx et le moment machiavélien.
Décentrer le récit
28
Un itinéraire marxiste en philosophie
S. B. : Pour mieux comprendre la façon dont les choix s'effec-
tuent, il vaut mieux commencer par les absents. Pourquoi n'y
a-t-il pas de chapitre sur Feuerbach ?
31
Philosophie et révolution
Heine, Hess et le radicalisme rhénan
40
Un itinéraire marxiste en philosophie
Mon travail doit donc être situé dans ce mouvement plus large
de relecture de Marx.
J e pense toutefois qu'il reste une originalité dans mon
approche, qui renvoie sans doute au fait qu'elle est davan-
tage liée aux débats du marxisme français, et, plus largement,
« continental » pour parler comme les Anglo-Saxons. De ce
fait, les enjeux stratégiques sont davantage présents, on sort du
cadre d'une discussion académique, entre lecteurs érudits. Cela
n'a pas échappé aux lecteurs anglophones. Dans la revue de la
vénérable American Sociology Association, l'auteur du compte-
rendu consacré à mon livre, tout en reconnaissant le sérieux de
ma documentation, me reproche de « brouiller les distinctions »
entre, d'un côté, recherche historique et analyse de science
sociale, et, de l'autre, polémique politique et construction de
« mythe » visant à légitimer le radicalisme politique*4. Eh bien,
pour ma part, j'assume totalement ce « brouillage », synonyme
de recherche engagée. Je pense que Marx ne trouverait rien à
y redire.
42
À la mémoire de Nicos Poulantzas
« La révolution est une et indivisible »
Heinrich Heine
Préface
Fredric Jameson1
Traduit par
Stathis Kouvélakis
51
Abréviations et éditions utilisées pour les textes de Karl Mazx
(KM) et de Friedrich Engels (FE)
53
Chapitre I
Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
55
Philosophie et révolution
de formuler une philosophie correspondant aux plus réelles et
aux plus récentes expériences contemporaines, et de traduire
ces dernières en concepts* ».
Toutefois, et contrairement à ce que suggère Arendt, c'est
bien Kant et Fichte qui non seulement initient ce mouvement
mais, de surcroît, y restent fidèles, y compris pendant la période
jacobine, défendant la portée universelle de la Révolution au
moment où d'autres s'en détournaient et reniaient leurs prises
de position antérieures pour chercher refuge dans les sphères
élevées de l'art ou, à l'inverse, pour plonger dans les tourments
intérieurs de l'âme.
Cet enthousiasme et cette fidélité, on ne le soulignera peut-
être jamais assez, offrent cependant une autre face, dont ils
ne peuvent être dissociés, à savoir l'ambivalence fondamentale
de la théorie allemande vis-à-vis du phénomène révolution-
naire, ambivalence sur laquelle la génération suivante, celle
du Vormàrz, ne cessera de buter, et qui peut être considérée
comme constitutive de toute la problématique de « vole alle-
mande » vers la modernité politique et sociale. Admise, voire
admirée, en tant que référence fondatrice, la révolution n'en fait
pas moins l'objet d'une constante dénégation, sans doute liée à
la charge traumatique portée par l'événement et ses multiples
représentations. Vu d'Outre-Rhin, l'événement, qui ouvre sur
la réfiexivité propre au sens moderne de l'« actualité », semble
simultanément frappé d'une non moins radicale « inactualité »,
celle qui touche au hic et nunc, à l'Allemagne elle-même et au
sort de son ancien régime.
Le cas de Kant est à cet égard exemplaire : au moment même
où l'événement est salué, moment jacobin inclus, et la contre-
révolution intérieure et extérieure impitoyablement dénoncée, la
perspective révolutionnaire est catégoriquement déclarée inac-
tuelle et indésirable pour l'Allemagne. Kant parvient à théoriser
à la fois la révolution comme révélation du millénarisme laïc
(Je l'histoire, manifestation de la disposition morale de l'espèce
humaine et indice certain de sa tendance immanente au pro-
grès, et la distance insurmontable par rapport à cette même
révolution, contemplée à partir de la position du spectateur.
Un spectateur certes engagé mais néanmoins soucieux de res-
ter extérieur à la mêlée : « cette révolution, écrit Kant, trouve
cependant dans les esprits de tous les spectateurs (qui n'ont pas
eux-mêmes été impliqués dans ce jeu) une prise de position, au
niveau de ses souhaits, qui confine à l'enthousiasme, et dont
l'extériorisation même comportait un danger, prise de position
donc qui ne peut avoir d'autre cause qu'une disposition morale
56
I. Kant, Hegel on l'ambiguïté des origines
58
I. Fonder la politique?
1. Le compromis impossible
61
Philosophie et révolution
« vérités exotériques" », allant même jusqu'à lancer un « appel
au public » qui lui valut de tomber en disgrâce à Iéna.
Le- parcours de Georg Forster10, considéré comme l'un des
très rares jacobins allemands, et qui, en tant que dirigeant de
l'éphémère République de Mayence et pionnier de l'exil en terre
française, n'a certainement rien du penseur en chambre, laisse
voir les apories de la voie allemande comme sous l'effet d'un
verre grossissant. Renversant en quelque sorte les termes du
modérantisme à la Kant, c'est au moment même où Forster
exalte publiquement le rôle du peuple parisien dans l'instaura-
tion de la république jacobine, qu'il juge, en privé, un réveil du
peuple allemand à la fois impossible et non souhaitable : « le
volcan France pourrait mettre l'Allemagne à l'abri d'un trem-
blement de terre" ». Il franchira, certes, le pas de la pratique
et dirigera l'une des rares expériences républicaines sur le sol
allemand. Mais cette fragile République de Mayence, au faible
soutien populaire, ne doit sa survie qu'à la présence des troupes
françaises et, Forster en est conscient, elle se distingue en cela
d'un processus révolutionnaire endogène. Concernant l'Alle-
magne, c'est la voie du développement de la « culture morale »
et de la « culture intellectuelle » que le républicain allemand
préconise et crédite même de la capacité à « donner nécessaire-
ment, comme de soi-même, la liberté" ». La dimension tragique
de la trajectoire de Forster, révolutionnaire intérieurement
réfractaire à la révolution, patriote allemand et républicain par
fidélité à une cause révolutionnaire étrangère, paraît ainsi au
plus haut point exemplaire de l'impossibilité constitutive d'une
pratique politique allemande.
Entre la république sans révolution, l'option réformiste et
la dissimulation, voire l'accommodation avec l'ordre exis-
tant, moyennant une tolérance vis-à-vis des intellectuels,
la voie s'avère particulièrement étroite, quand elle n'est pas
tout simplement impraticable. Comme le constate D. Losurdo,
« la défense de la Révolution française ne peut ni ne doit être
entendue comme un appel à renverser le pouvoir en place en
Allemagne ; et ce, non seulement parce que ni la censure ni les
rapports de force existants ne le permettraient, mais aussi parce
que les rapports de force sont en quelque sorte intériorisés au
point d'agir en profondeur sur la structure de la pensée elle-
même en empêchant toute formulation d'une théorie cohérente
de la révolution bourgeoise" ». Dans le même ordre d'idées, on
a pu à loisir mettre l'accent sur le décalage constamment réitéré
entre l'audace de l'esprit et l'inanité politique d'un « jacobinisme
allemand » foncièrement hétéronome14, dont la coupure avec la
62
I. Kant, Hegel on l'ambiguïté des origines
pratique politique prend la forme singulière de la dépendance
par rapport au modèle français. Dépendance tant intellectuelle
(théorisation à distance d'une révolution réelle), que dans les
tentatives avortées de passage à la pratique, subordonnée aux
rapports de forces militaires et à une présence étrangère dont le
comportement ne tardera pas à décevoir jusque dans les rangs,
très minoritaires, de ses partisans les plus ardents.
3. La force de l'événement
2. Révolution-processus, révolution-événement
La faute à Rousseau?
87
Philosophie et révolution
que s'accomplit le formalisme de la décision politique1*3, mais
qui demeure symbolique.
Antithétique à l'absolutisme, l'État hégélien, contrairement à
une représentation courante, n'est pas davantage « totalitaire ».
Il ne nie pas la société civile, bien au contraire, il prend appui
sur les médiations qu'elle développe pour leur donner une nou-
velle légitimité et leur permettre de participer à la formation de
l'unité en maintenant/dépassant leur particularité. Les corpora-
tions, institution supérieure issue de la société civile, constituent
cette médiation privilégiée, point de contact du particulier et de
l'universel"4, qui donne aux individus la conscience de leur être
social et fonctionne comme machine à sécréter de la cohésion
sociale et à désamorcer les antagonismes de la société civile.
Pourtant, nous l'avons déjà relevé, la corporation est insuffi-
sante pour surmonter les conflits de la société civile, elle ne peut
convertir à l'universel qu'une « fin bornée et finie1** ». C'est aux
organes de l'État - assemblées, gouvernement, corps adminis-
tratifs - qu'il appartient de subsumer le particulier sous l'univer-
sel, c'est-à-dire d'élaborer le contenu des décisions validées par
le souverain et de maintenir ainsi le lien entre le principe ration-
nel de l'unité étatique et la complexe hiérarchie des médiations.
Il ne s'agit pas de la traditionnelle séparation des pouvoirs, qui
n'a aucun sens du point de vue de la totalité étatique hégélienne,
mais d'une différenciation interne au pouvoir1**, immanente à
son principe, qui distingue le souverain des organes matériali-
sant une compétence, un savoir théorique. Ne détenant aucun
pouvoir propre, sauf par délégation, ceux-ci se composent de
« fonctionnaires », qu'il faut comprendre ici comme intellec-
tuels, dont le savoir est entièrement placé au service de l'intérêt
général, et du souverain.
Comme chez Kant, les intellectuels demeurent des média-
teurs privilégiés de l'universel, proposition qu'il convient d'en-
tendre dans les deux sens : l'universel constitue « la fin de Qeur]
activité essentielle1" » et, à travers cette activité, c'est l'universel
qui s'exprime en personne. Mais, à la différence des philosophes
à la Kant, relativement autonomes par rapport à l'Etat, il s'agit
à présent de fonctionnaires, dégagés grâce à leur indemnisation
du « travail direct en vue des besoins ». de véritables spécia-
listes de l'universel, munis de compétences réelles et diversi-
fiées. Ils forment l'« état universel » (allgemeine Stand)1** qui
vient couronner l'édifice social tout entier. Hegel ne théorise
pas le « philosophe roi » - ces fonctionnaires sont censés ne
pas retenir de pouvoir propre - mais plutôt, en termes assez
modernes, le rôle d'une technocratie, fondée sur la compétence
88
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
effective, qui reprend l'ambition d'universalité des Lumières
mais en lui ôtant son tranchant potentiellement subversif pour
la placer « principalement ou même exclusivement au service de
l'État12* ». Les affaires communes sont en effet pour Hegel avant
tout l'affaire de ceux « qui savent », et non du peuple ignorant,
toujours susceptible de se transformer en masse, incontrôlée et
menaçante130. L'idée platonicienne est rejetée, mais l'utopie phi-
losophique d'un savoir aussi omnipuissant que transparent est
reconduite dans sa pureté, puisque la cohésion du tout repose
en dernière instance sur la « classe universelle » qui détient ce
savoir, tout en ne tirant, précisément, de cette fonction aucun
pouvoir propre. Cet impensé témoigne sans doute des limites de
l'immanence hégélienne : le « divin sur terre », l'État adéquat
à l'Esprit objectif, conserve quelque chose du divin tout court.
À travers l'équilibre vertical, emboîtement hiérarchisé d'ins-
tances tirant leur substance d'un pouvoir unique et indivisible,
Hegel pense avoir résolu fur ewig la question de l'unité de l'État
et de la sphère de la Sittlichkeit dans son ensemble. L'État est
ainsi posé comme la forme accomplie, ultime, de la socialité. En
revenant vers soi, l'État se révèle comme le véritable fondement
des sphères de la Sittlichkeit dont il est pourtant apparu, au
cours de l'exposé, comme le résultat, non pas au sens chrono-
logique mais conceptuel131. Sans nier la spécificité de celle-ci,
Hegel révoque la représentation libérale du rapport de la société
civile à l'État en tant qu'ordres distincts, se limitant mutuelle-
ment et relevant de droits distincts. La société civile, qui ne peut
être assimilée à un ordre marchand naturel, et qui comprend
d'ailleurs des appareils publics tels que les corporations, n'est
que l'« État extérieur », un aspect particulier de l'idée d'État
en son moment de scission. « Fin par soi immobile, absolue13* »
déjà contenue dans l'origine, l'État paraît alors en mesure d'abo-
lir les antagonismes de la société civile et l'impuissance d'une
philosophie limitée à énoncer un devoir-être abstrait, et par là
même d'abolir la politique. Grâce à Hegel, la philosophie poli-
tique se dévoile entièrement ; elle atteint la plénitude de son
concept en devenant « philosophie d'État », « science philoso-
phique de l'État 133 », instance théorique de rationalisation de
son action sous l'impulsion réformatrice de l'« état universel ».
L'État hégélien peut dès lors apparaître comme l'énigme résolue
de l'histoire : il intègre les acquis de la révolution tout en en
faisant l'économie et en la rendant impossible dans l'avenir134.
La difficulté est-elle pour autant résolue ou bien n'a-t-elle
été que déplacée? Comme on pouvait le redouter, l'antago-
nisme, objet d'une dénégation savamment orchestrée, reparaît
89
Philosophie et révolution
exactement là où il était attendu. Qu'est-ce qui empêche, en
effet, cet « état universel » de se transformer en une corpora-
tion comme les autres, attachée à défendre ses intérêts particu-
liers 136 ? Sa double soumission au contrôle du souverain et des
autres corporations, son inscription, en d'autres termes dans
le dispositif hiérarchisé des sphères de la Sittlichkeit ? Mais ce
n'est là qu'une solution formelle, qui, en distinguant le peuple
des autorités et des fonctionnaires, ne fait que reconduire les
conditions qui rendent possible la rechute dans les désordres de
la société civile. Nous touchons ici ce « point extrême des contra-
dictions », cette « collision, [ce] nœud, [ce] problème où en est
l'histoire et qu'elle devra résoudre dans les temps à venir 1 " ».
Le testament politique de Hegel, son article controversé sur le
Reforrn Bill anglais, condense de manière exemplaire l'aporie de
son auteur. Hegel resitue tout d'abord la question de la réforme
électorale dans le contexte social plus large de l'Angleterre.
L'effet de décentrement du politique produit par cette analyse
sans concession des antagonismes explosifs de la société britan-
nique est proprement saisissant. Le tableau de l'écrasement per-
manent de la paysannerie par des féodaux arrogants et intran-
sigeants, soutenus par un clergé corrompu, de l'oppression du
peuple irlandais affamé, victime d'une politique de conquête que
l'on pourrait qualifier de quasi génocidaire131, de la vénalité et du
clientélisme généralisés au sein du système représentatif, d'une
justice usurpée par l'aristocratie et qui fonctionne à son seul
profit, bref l'« énorme contraste [...] entre une richesse immense
et une pauvreté énorme13* », entre le caractère féodal des rap-
ports de domination et la prospérité commerciale et industrielle,
démolit de fond en comble l'imagerie de l'âge d'or du capitalisme
manchesterien. Face à ce chaos barbare, Hegel défend les prin-
cipes des « États civilisés du continent », les « idées de la liberté
réelle » c'est-à-dire, si l'on accepte de lire attentivement un texte
soumis à la double pression de la censure et de l'autocensure,
ceux de la Révolution française adaptés à l'esprit réformiste de
la monarchie constitutionnelle. Hegel prévient que toute mise
en œuvre de ces principes qui s'écarterait de la voie réformiste
risque de conduire à des convulsions révolutionnaires. Or, la
réforme électorale, tout en ne touchant pas en elle-même aux
intérêts de l'aristocratie, ouvrira inévitablement le Parlement à
des hommes porteurs de ces principes, lesquels ne peuvent, dans
le cadre des institutions anglaises (pouvoir monarchique affaibli,
assemblée représentative) que se tourner vers l'opposition, vers
l'agitation en direction de la « classe inférieure, de loin la plus
nombreuse en Angleterre, tout à fait ouverte à ce formalisme ».
90
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
c'est-à-dire à la version française des principes de liberté. Nous
voici arrivés « au point extrême des contradictions à l'intérieur
desquelles une nation se trouve entraînée lorsqu'elle s'est laissé
gagner par ces catégories formelles ». Par le jeu de ses effets
contradictoires et contre-intentionnels, conclut Hegel dans son
dernier écrit, la réforme électorale risque de devenir le préam-
bule de la révolution anglaise1**.
L'histoire n'est donc pas terminée. Contrairement à une
légende tenace, Hegel affirme noir sur blanc l'inverse : le « cours
de l'histoire universelle [...] progresse encore14* ». Il ne s'agit
pas là d'une affirmation isolée, tant il est vrai que, pour lui, « la
scission est la forme du monde moderne et de sa conscience141 ».
Tant la question du régime représentatif, nous l'avons vu, que
la question sociale, sont en suspens, témoignant de la finitude
propre à ce moment du parcours de l'Esprit. La marche en avant
de l'Idée ne s'arrête pas à la sphère du droit et de l'État, réalisa-
tion d'un Volksgeist particulier, qui correspond à la position de
l'Esprit objectif. L'Esprit la franchit quand il prend conscience de
ses limites inéluctables et atteint la position de l'Esprit absolu,
de l'art, de la religion et, au-dessus encore, de la phflosophie14*.
Dans ses sphères le mouvement de l'Esprit se déploie dans un
élément nouveau, qui dépasse la sphère du droit et de l'État,
donc aussi de la politique, tout en demeurant interne à l'histoire.
La philosophie ne peut se réduire à la science de l'État ou, si l'on
préfère, à la philosophie politique. En dépassant la sphère du
droit et de l'État, elle ouvre à une rationalité nouvelle mais, par
ce même mouvement, elle quitte aussi, après en avoir accompli
l'intégration, la rationalité de la politique.
91
Chapitre II
Spectres de la révolution.
Sur quelques thèmes heinéens
113
Philosophie et révolution
subordonner le présent à une finalité extrinsèque, située dans
un au-delà par rapport auquel il ne serait qu'un « moyen » ; puis,
la remise en cause des notions même de moyen et de fin appli-
quées à la nature et à l'histoire, qui ne sont que des projections
humaines, contradictoires avec l'idée d'un univers causa sui.
Si l'on s'arrêtait là, il n'y aurait rien de radicalement incom-
patible avec les thèses hégéliennes14. L'affirmation du primat du
présent est au fondement de la conception hégélienne du temps
historique : en tant qu'« être-là du concept** », le temps ne se
comprend qu'au présent, comme présence à soi du concept à tel
moment de son développement immanent. Le présent contient
d'une certaine manière à la fois le passé, dont il récapitule les
moments, et l'avenir vers lequel il tend, poussé par l'irrépres-
sible avancée du Concept intériorisant progressivement toute
détermination extérieure. Le présent qui fascine à la fois Hegel
et Heine est un présent toujours en excès sur lui-même, doté
d'une exceptionnelle profondeur historique dont il représente
le point d'aboutissement nécessaire. Mais sous condition d'être
aussi porteur d'une perspective d'avenir, nouveau point de
départ, toujours-déjà en transition - catégorie hégélienne fon-
damentale - vers la prochaine étape de l'interminable déploie-
ment interne de l'Idée dans le monde : « il n'est pas difficile de
voir que notre temps est un temps de gestation et de transition
à une nouvelle période ; l'esprit a rompu avec le monde de son
être-là et de la représentation qui a duré jusqu'à maintenant, il
est sur le point d'enfouir ce monde dans le passé, et il est dans
le travail de sa propre transformation. En vérité, l'esprit ne se
trouve jamais dans un état de repos, mais il est toujours emporté
dans un mouvement indéfiniment progressif* ».
Hegel sait parfaitement que le cours de l'histoire ne res-
semble guère à celui d'un long fleuve tranquille ; le travail du
négatif, les moments de tragédie à la fois individuelle et collec-
tive, la tristesse et le deuil devant le paysage de ruines que laisse
derrière elle l'activité de l'Esprit sont au centre de son exposé de
l'histoire universelle*1. À vrai dire, ils occupent la totalité de son
champ, comme l'explicite une phrase restée célèbre des Leçons
sur la philosophie de l'histoire : « l'histoire universelle n'est pas
le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages
blanches ; car ce sont des périodes de concorde auxquelles fait
défaut l'opposition** ». Autant dire que ce sont sur les pages bien
noircies par le conflit et la boue de l'histoire que se penchera
le philosophe. De même, l'Esprit hégélien s'avère radicalement
incompatible avec la figure théologique naïve d'un Dieu créateur
ou d'un plan providentiel dont l'histoire se chargerait d'assurer
114
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
127
Philosophie et révolution
quasiment réduits à la clandestinité141. Quelques années après,
c'est encore cette continuité avec l'An II, ce fil rouge (d'un rouge
très sanguin) qui relie les écrits de Robespierre, de Marat et de
Babeuf, réédités sous forme de brochures « à deux sous », avec
les ouvrages de Cabet ou de Buonarotti, qui est ressort d'une
description apocalyptique des mêmes faubourgs141, dans l'obscu-
rité quasi souterraine desquels les bas-fonds de la société bour-
geoise forgent inlassablement, dans une atmosphère d'enfer
dantesque, les armes d'une revanche imminente.
Seulement voilà : quelle que soit la valeur accordée à l'expé-
rience de 1793, une conscience qui se serait arrêtée à cette
étape du développement historique, qui se contenterait donc
de citer ce passé, d'entretenir avec lui un rapport mimétique,
représente pour Heine une conscience régressive, en retrait sur
les exigences du présent, dépassée par l'évolution historique.
Si Hegel se sentait déjà obligé de défendre la « vie et la liberté
du présent », la singularité des moments historiques, c'était
à propos du rapport que les révolutionnaires de 1789 et de
1793 entretenaient avec un passé antique mythifié : « rien n'est
plus fade que de s'en référer souvent aux exemples grecs et
romains, comme c'est arrivé si fréquemment chez les Français
à l'époque de la Révolution14* ». Heine constate de son côté que
ce même travers se répète quand la révolution est à son tour
traitée comme un passé que l'on brandit à l'instar d'un objet
de culte, d'un fétiche : « c'est folie de colporter aujourd'hui le
plâtre de Robespierre pour propager la doctrine de l'homme
et de l'imitation de ses faits. C'est folie de ressusciter le lan-
gage de 1793, comme le font les "Amis du Peuple", qui, sans le
savoir, agissent dans un sens aussi rétrograde que les cham-
pions les plus ardents de l'ancien régime. Celui qui prend les
fleurs rouges du printemps pour les rattacher aux branches
de l'arbre une fois qu'elles sont tombées est aussi insensé que
cet autre qui replante dans le sable les branches fanées des lis.
Républicains et carlistes sont des plagiaires du passé [...]180 ».
Ce passé révolutionnaire plagié devient alors un costume com-
mode, l'objet d'une nostalgie bon marché, qui peut être cité par
la mode comme tout autre élément réifié. Le Robespierre de
Biichner accusait déjà ses ennemis dantonistes de « parodier le
drame sublime de la Révolution pour la compromettre par leurs
extravagances calculées181 ». Mais à l'époque de Heine, la paro-
die se situe à un autre niveau, celui défini par les « gilets à la
Robespierre » qui sont « redevenus à la mode parmi la jeunesse
républicaine de Paris1*1 », tout comme l'attirail du gothique a
pu l'être auparavant188.
128
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
La canniballsation du passé par le présent a certes valeur de
symptôme ; elle signale une période de crise, de décalage entre
une avancée de la Raison dans l'histoire (qui fait que ce passé
est devenu citable) et un état de conscience qui représente en
réalité un recul tant au regard des exigences du présent que de
la charge subversive contenue dans l'« original » : « étrange et
horrible curiosité qui pousse souvent les hommes à porter leurs
regards dans les tombeaux du passé ! Cela arrive à des périodes
extraordinaires, à la fin d'une époque accomplie, ou immédia-
tement avant une catastrophe" 4 ». Ce que Heine reproche au
fond aux républicains de son temps, au risque de brouiller les
pistes quant à sa propre position"*, c'est d'être en deçà de la
Révolution dont ils se veulent les continuateurs, non pas en dépit
mais du fait précisément de leur fidélité à « la lettre » de cette
révolution, au détriment de son « esprit ». Pour le dire plus
simplement, les gilets à la Robespierre sont tout autre chose
que le gilet de Robespierre! Les correspondances de 1840-42
affinent le propos : ce sont les républicains étroitement poli-
tiques des années 1830-40 qui introduisent une coupure entre le
politique et le social et non leurs ancêtres putatifs de l'An II. Ils
ne voient pas que les nouveaux dominants - que Heine qualifie,
dans la lignée des sans-culottes et de la littérature socialiste et
communiste de l'époque, d'« aristocratie de l'argent », puis de
« bourgeoisie » - , s'ils demeurent hostiles à la république, sont
avant tout préoccupés par la sauvegarde de la propriété privée,
véritable pilier de l'ordre existant1**. L'ennemi de cet ordre ne
s'appelle plus désormais « république » mais « communisme »,
ou plus exactement, il n'est plus la « république dans l'ancien
genre » mais la république comme « forme sous laquelle s'éta-
blirait un nouveau et insolite régime des prolétaires" 1 ».
Les continuateurs stricts du babouvisme, qui forment l'essen-
tiel du mouvement communiste sous la monarchie de Juillet,
prennent sans doute à bras-le-corps la question sociale ; mais
ils en sont restés à un autre aspect de l'An II, i.e. l'égalitarisme
niveleur de la matrice sans-culottide1**, sans prendre en compte
les besoins nouveaux d'individus désormais libérés des liens tra-
ditionnels et de sociétés ayant dépassé le stade de l'économie
des subsistances1**. Aux deux, Heine reproche de couper le social
du politique, l'égalité de la liberté, vidant ainsi de son contenu
le mouvement unitaire de la démocratie révolutionnaire. C'est
par fidélité au « grand mot de la Révolution », prononcé par
Saint-Just, « le pain est le droit du peuple », qu'il le réinterprète
comme revendication d'une « démocratie de dieux terrestres,
égaux en béatitude et en sainteté », une démocratie qui ne
129
Philosophie et révolution
connaît « ni sans-culottes, ni bourgeoisie frugale, ni présidents
modestes1*0 », et qui refuse « l'égalité générale de cuisine, où le
même brouet noir Spartiate serait préparé pour nous tous1*1 ».
Pour le dire autrement, « chasser la misère de la surface de la
terre » doit aller de pair avec « rendre la dignité au peuple dés-
hérité, au génie raillé, à la beauté profanée, comme l'ont dit nos
grands maîtres, les penseurs, les poètes1** ». Le droit à la beauté
fait partie intégrante du droit de la vie, de l'affirmation de la vie
dans sa totalité, dans la plénitude de ses forces. Il présuppose le
droit de manger, auquel il ne saurait en aucun cas se substituer
car « la mangeaille est la chose principale1** ». Heine fait partie
de ceux qui savent fort bien que la vie est avant tout une « lutte
pour les choses brutes et matérielles, sans lesquelles il n'est rien
de raffiné ni de spirituel1*4 ».
Cette double délimitation de la position heinéenne n'a cessé
de susciter des controverses, du vivant déjà de l'auteur. Borne,
le frère ennemi en exil, l'autre figure de référence de l'oppo-
sition démocratique allemande, l'a ouvertement accusé d'es-
thétisme et de double jeu politique. Heine placerait en quelque
sorte l'esthétique au poste de commande et mènerait, au nom de
son ego démesuré de poète, un combat sur deux fronts, contre
l'absolutisme mais contre le jacobinisme et le camp démocrate :
il se plairait à « jouer le jésuite du libéralisme1M ». Il est vrai
que la dialectique de Heine se complaît parfois dans l'ambi-
guïté et que, parmi les nombreux masques portés par ce per-
sonnage complexe, nombreux sont ceux qui ont dû dérouter
le vertueux Borne. Il est effectivement arrivé à Heine d'étaler
une répulsion tout aristocratique, au sens « élevé » d'une aris-
tocratie de l'esprit bien entendu, à l'égard de la révolution et de
l'état d'arriération des « masses » 1M . Mais ce n'est qu'un masque
transitoire, un « moment » inséré dans un syllogisme détourné,
qui vise à définir les conditions nécessaires au dépassement de
cette situation, à l'autotransformation de ces mêmes masses.
Comme le dira G. Lukacs1*1, « même avec une tragique divi-
sion intérieure », qui exprime celle d'une époque tout entière,
Heine « approuve la perspective offerte par la nouvelle période
de l'évolution humaine » et refuse de s'abaisser au rang d'apo-
logiste d'une société en déclin, rabâchant le ressentiment et la
nostalgie passéiste.
Il y a cependant bien plus. Heine ne se contente pas d'épou-
ser son époque jusque dans ses contradictions. Ou plutôt, c'est
précisément parce qu'il se laisse traverser jusqu'au bout par ces
contradictions, qu'il peut en saisir les tendances les plus avan-
cées. Son positionnement politique et théorique ne se laisse pas
130
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
aisément réduire à son statut social de poète qui ne néglige pas
les mondanités et fréquente nombre de salons parisiens. De par
sa qualité d'intellectuel émigré juif allemand, Heine peut s'insé-
rer, certes inégalement, dans des réseaux de socialisation situés
aux extrémités de l'échelle sociale : ainsi, son texte sur « la phi-
losophie et la religion en Allemagne de Luther à Kant » connaît
une première publication française dans la fort bourgeoise
Revue des deux mondes de François Buloz et, simultanément,
une publication en allemand dans le très clandestin périodique
Les Bannis, édité à Paris par la Ligue des bannis, (Bund der
Geàchteten), la principale organisation politique de l'émigration
allemande, mêlant dans ses rangs écrivains et publicistes fuyant
le despotisme prussien aux artisans issus de la nombreuse com-
munauté de travailleurs allemands installés à Paris1**. Ligue qui,
après quelques scissions et d'innombrables débats internes, se
transformera en Ligue des justes (1836-1847), puis en Ligue
des communistes (1847-1852), pour le compte de laquelle un
couple de Rhénans, non moins célèbres que Heine, écriront un
certain Manifeste.
Il n'est donc guère surprenant de constater que l'argumenta-
tion du poète est moins éloignée qu'il n'y paraît des débats réels
qui agitent non seulement le camp démocrate lato sensu mais
aussi, plus particulièrement, le mouvement ouvrier et révolu-
tionnaire (les deux étant, il convient de le souligner, loin de coïn-
cider ou de converger spontanément1**) de l'époque. Sa critique
« panthéiste » de l'égalitarisme Spartiate d'origine sans-culotte
le montre bien. Déjà, pendant la préparation de la « conspira-
tion pour l'égalité » de Babeuf et de ses compagnons, en écho
à la question du « luxe » âprement débattue par les Lumières
(là encore, Voltaire vs. Rousseau...), la phrase du « Manifeste
des égaux » rédigé par S. Maréchal sur la disparition des arts
au profit de l'égalité réelle (« Périssent, s'il le faut, tous les arts,
pourvu qu'il reste l'égalité réelle ») avait été désapprouvée par
le directoire secret babouviste, qui avait de ce fait refusé de
diffuser publiquement ce texte110.
Le débat rebondit au début des années 1840, au moment
justement où Heine rédige ses correspondances pour la Gazette
d'Augsburg. Dans une argumentation d'une grande finesse"1,
T. Thoré, un ancien carbonaro, démocrate radical et partisan de
la socialisation mais anti-babouviste, reproche à Babeuf, qu'il
oppose à Robespierre, de professer une conception nivélatrice
de l'égalité ainsi qu'une vision millénariste de l'histoire, fondée
sur la croyance en une révolution ultime. De la part des néo-
babouvistes, R. Lahautière lui répondra" 4 en défendant avec
131
Philosophie et révolution
acharnement la continuité Rousseau/Robespierre/Babeuf et en
rétablissant la conception de l'égalité professée par ce dernier :
non pas uniformité mais droit égal à la vie et au bonheur com-
mun. Mais il admet aussi la nécessité d'une révision de la doc-
trine, qu'il ne considère pas comme « la raison dernière des
progrès humains », sur les points périmés : la question, juste-
ment, des « arts et du luxe » (qu'il ne faut pas supprimer mais
rendre accessibles à tous) et celle de la dictature personnelle,
que l'émergence d'un peuple « éclairé et fort » rend inutile et
permet de remplacer par la pleine expansion de la démocratie.
Aux yeux des démocrates révolutionnaires français, et aussi
de l'émigration allemande (notamment parisienne) qui suivait
de près cette évolution, le positionnement quant au commu-
nisme babouviste, et plus généralement quant à l'héritage de
1793, représentait peut-être l'enjeu centrai de la période, celui
qui condensait tout à la fois les questions de programme (quel
rapport entre la question du régime et celle de la propriété), de
stratégie (une conjuration en vue d'une nouvelle « dictature »
à la BabeuiTBlanqui? une voie gradualiste? des moyens exté-
rieurs au terrain politique ?), de formes d'organisation (socié-
tés secrètes, associations ouvrières non-politiques, création
de communautés), de références symboliques (faut-il brûler
Robespierre? Babeuf? Rousseau? Saint-Simon?). La voie que,
parmi d'autres (citons simplement parmi ses contemporains
allemands Bùchner), mais aussi davantage que d'autres, les
textes de Heine permettent d'explorer est celle d'une conti-
nuité révolutionnaire qui soit autre chose qu'une « répétition »,
d'emblée vouée à l'échec, de la période 1789-93; une voie qui
assimile l'expérience du passé mais qui, pour se libérer de tout
rapport mimétique à celui-ci, doit nécessairement inclure le
moment de son autocritique. Voilà qui explique aussi sans doute
pourquoi Heine partage avec un Bùchner le sort étrange qui
veut que « la profonde autocritique de la révolution démocra-
tique a été plus d'une fois interprétée de manière directement
contre-révolutionnaire1" ».
3. La politique du nom
149
Philosophie et révolution
5. L'autre voie allemande : la démocratie révolutionnaire
L'anti-Staël
153
Philosophie et révolution
d'esthétisation de la politique*8*, y compris dans ses versions
enrobées de mièvre sentimentalité.
On perçoit mieux à présent pourquoi, indépendamment
même de considérations de conjoncture, la confrontation avec
l'ouvrage de G. de Staël était un passage obligé pour Heine.
Son De l'Allemagne relève le défi : proposer une approche
d'ensemble de la culture allemande aux antipodes du projet
staëlien. À son exaltation du spiritualisme, il répondra en livrant
le « grand secret » de la philosophie allemande, son noyau révo-
lutionnaire : une critique de la religion allant jusqu'à l'athéisme.
À sa vision d'une Allemagne assoupie, perdue dans la pure spé-
culation et la contemplation, il rappellera les traditions révolu-
tionnaires de l'histoire nationale qui remontent à la Réforme,
à l'action de Luther et à la guerre des Paysans. À la conception
d'une mission de l'Allemagne comme fournisseur du ciment
culturel d'une alliance européenne dirigée contre la Révolution
française, Heine rétorque en établissant le parallèle le plus strict
entre l'évolution intellectuelle de l'Allemagne et les étapes de
cette même Révolution. Plus même : son développement culmine
par l'annonce d'une révolution allemande, dans le prolongement
de 1789-93 mais allant encore plus loin du fait justement de la
longue révolution intellectuelle qui l'a précédée.
L'anti-Staël heinéen se transforme alors en moyen de systé-
matiser la thématique d'une alternative radicale à la voie domi-
nante en Allemagne : il formera pour toute une génération le
bréviaire de la subversion et remettra sérieusement en cause
l'hégémonie romantique dans le rapport intellectuel France-
Allemagne**0. Il ne semble nullement exagéré de voir dans cette
lecture antireligieuse et révolutionnaire de Hegel et, plus large-
ment, de la pensée allemande, la véritable amorce du mouve-
ment jeune hégélien**1. On peut accorder foi au mot de l'idéo-
logue de la réaction bismarckienne Treitschke, selon lequel la
Jeune Allemagne, et avant tout Heine, sa figure emblématique,
malgré leur absence « d'action directe en Allemagne », aidèrent
« à disloquer les bases de l'État, de l'Église, de la société et à
préparer la révolution de 1848*™ ».
Un récit national/populaire
159
Philosophie et révolution
accorde une consolation à son fidèle et pieux serviteur Lampe et
s'engage dans la voie de l'accommodement et des concessions.
Dès lors, la trajectoire de la philosophie allemande apparaît
soumise à cette compulsion de répétition : « ce n'est pas seu-
lement M. Schelling, mais bien en quelque sorte aussi Kant et
Fichte qu'on peut accuser de défection ». « L'initiateur meurt...
ou devient apostat"' », telle semble être la malédiction qui
pèse sur la pensée allemande. Fichte débutera lui aussi dans
l'athéisme et, avec son Appel au public, il transgressera le tabou
de l'autocensure et de la « publicité limitée » réservée à l'intelli-
gentsia**6. Mais il ne tardera guère à emprunter le chemin tracé
par son maître à penser de Kônigsberg. De même chez Gœthe
coexistent le « Gœthe ministériel avec ses accommodements
et ses prudentes réticences**1 », le panthéiste prônant l'indif-
férentisme politique et la contemplation esthétique du monde,
avec le Gœthe jusqu'au bout hostile au spiritualisme nazaréen,
le critique de la réaction romantique (Heine désigne sa polé-
mique antiromantique de « 18 Brumaire de Gœthe »), le Gœthe
« ennemi de la croix », dont le « corps ne s'était jamais courbé
par une rampante humilité chrétienne », et que Schlegel crut
diminuer en le qualifiant, du fait de son attirance pour l'Orient,
de « païen converti à l'islamisme** ».
Hegel représente à la fois la synthèse la plus aboutie de cette
oscillation et le moment où la contradiction éclate pour qu'un
nouveau moment du développement historique puisse voir le jour.
D'où l'oscillation du jugement que Heine porte sur son ancien
maître : sans même parler de la très problématique (car d'une
certaine façon encore hégélienne**) répudiation des derniers
textes, écrits sous l'emprise du « tournant nazaréen », Heine
désigne Hegel tantôt - au début des années 1830 - comme un
« éclectique », un partisan du juste milieu, un « Louis-Philippe
de la philosophie*" », tantôt, au début de la décennie suivante,
et non sans une pointe d'autocritique quant à sa sévérité de jeu-
nesse" 1 , comme le vrai défenseur de la liberté, dont le message,
formulé « dans des termes si obscurs, si scolastiques et si entor-
tillés de clauses », n'était cependant accessible qu'aux « initiés
seuls*" ». Précisons que, formulé à un moment où le roi-citoyen
apparaît encore en Europe comme le dépositaire des espoirs
de Juillet 1830, le premier jugement est moins péjoratif qu'il
n'y paraît. À aucun moment Hegel n'est assimilé à un penseur
de la Restauration et même lorsqu'il lui est reproché d'avoir,
« comme M. Schelling, prêté au statu quo de l'État et de l'Église
quelques justifications trop préjudiciables », ses intentions,
ses principes, et même les effets produits par son action, sont
160
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
soigneusement distingués de ceux qui, à l'instar précisément de
Schelling, « rampent dans les antichambres de l'absolutisme »
et en « forgent les chaînes intellectuelles1" ».
Il n'en reste pas moins qu'avec Hegel la mission historique
de la philosophie s'achève ; ses limites sont comparables à celles
de la solution orléaniste, fruit d'une révolution inaboutie, ultime
médiation précédant et, d'une certaine façon, préparant de nou-
veaux bouleversements politiques. Le moment hégélien appa-
raît comme l'ultime moment où les tendances contradictoires de
la philosophie, les « jacobins de Kant », les « bonapartistes de
Fichte » et les « nobles pairs de Schelling3*4 », ont pu coexister
en sauvant ce qui pouvait encore l'être de leur contenu de vérité,
de la charge libératrice dont elles furent porteuses. À partir de
là, la philosophie devient soit une occupation « frivole et stérile
en résultats », l'affaire de quelques penseurs réactionnaires qui
prêchent à la jeunesse allemande des « abstractions métaphy-
siques » et lui font « oublier les intérêts les plus pressants de
l'époque » et la « rendent inhabile à la vie pratique33* », soit
elle abolit sa séparation d'avec la pratique, pour se transformer
en politique et s'identifier désormais au sort de la révolution
allemande.
Et c'est bien ce qui est précisément en train de se passer en
Allemagne. Au moment de passer le flambeau, la philosophie a
le droit de dire « mission accomplie ». La grande, et seule, dif-
férence entre l'Allemagne qui fait face à la première révolution
française, telle que Fichte la décrit dans une lettre à Rheinhold du
22 mai 1799, et celle qui subit les retombées des Trois Glorieuses
ne se trouve pas dans un recul quelconque du despotisme - de ce
point de vue c'est le constat de « la plus affligeante ressemblance
avec l'état plus récent de l'Allemagne » qui s'impose. « Cette seule
différence », précise Heine, réside dans le fait « qu'alors le senti-
ment de liberté échauffait surtout les savants, les poètes et géné-
ralement les gens de lettres, tandis qu'il se manifeste aujourd'hui
beaucoup moins parmi eux, mais bien plus dans la grande masse
active, parmi les ouvriers et les gens de métier33* ». La philoso-
phie dépasse le caractère abstrait de VAufklàrung, elle s'abolit
en devenant pratique et en devenant « peuple », et même peuple
des ouvriers et des artisans (donc tendanciellement « peuple-
classe »), non pas dans le sens d'une identification fantasmatique
des intellectuels et du peuple mais dans la continuité d'une pra-
tique politique qui lie le combat pour l'émancipation intellectuelle
et la lutte populaire pour la liberté.
Paraphrasant le propos de Fichte saluant la Révolution fran-
çaise, Heine écrit : « la philosophie allemande est une affaire
161
Philosophie et révolution
importante qui regarde l'humanité tout entière, et nos arrière-
neveux seront seuls en état de décider si nous méritons le
blâme ou l'éloge pour avoir travaillé notre philosophie en pre-
mier, et notre révolution ensuite" 1 ». Comme toute entreprise
politique, la voie allemande vers la révolution comporte une
part d'indécidable, qui renvoie à l'indétermination de la lutte.
Mais, pour autant qu'on puisse formuler un jugement, celui de
Heine, au moment où il rédige De l'Allemagne, est favorable : « il
me semble qu'un peuple méthodique, comme nous le sommes,
devait commencer par la réforme pour s'occuper ensuite de la
philosophie, et n'arriver à la révolution qu'après avoir passé
par ces phases. Je trouve cet ordre tout à fait raisonnable*3*. »
Il semble que « raisonnable » doit être ici compris au sens fort :
adéquat à une certaine rationalité immanente à l'histoire. Grâce
à la longue préparation de la réforme religieuse et de la philoso-
phie, l'esprit du peuple allemand est parvenu à une conscience
de soi qui le place à la tête des peuples européens, à la pointe la
plus avancée du développement historique.
L'extrême retard de l'Allemagne se renverse dialectiquement
en avance, le rapport France/Allemagne pivote sur lui-même :
c'est l'Allemagne qui se trouve à présent au seuil du nouveau
moment historique, de la nouvelle tragédie qui succédera au
vaudeville de l'ère bourgeoise. D'où, nous le verrons, la radica-
lité supérieure, ou plutôt la vraie radicalité, de la révolution alle-
mande : « on exécutera en Allemagne un drame auprès duquel
la révolution française ne sera qu'une innocente idylle*** ». Mais
la dialectique heinéenne réserve encore bien des surprises ;
loin de culminer en une joyeuse apothéose, l'essai qui s'inti-
tule « À propos de l'histoire de la religion et de la philosophie
en Allemagne » s'achève par une mise en garde adressée aux
Français quant à l'éventualité d'une « Allemagne délivrée ».
Dans le drame à venir de l'autre côté du Rhin, dans cette tra-
gédie de l'avenir, se profilent soudain des figures familières,
des fantômes qui ne laissent pas d'inquiéter. La malédiction du
passé, le poids des morts, rattraperait-elle au dernier moment
les vivants, transformant ce dernier moment de la rédemption
en moment dernier de l'Apocalypse?
171
Chapitre III
Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
177
Philosophie et révolution
exorbitant que les résultats obtenus en matière de connaissance
de l'avenir se bornent à quelques généralités abstraites, mixte
de déductions spéculatives et de projections utopiques, d'autant
plus soumises à l'immédiateté empirique du présent qu'elles
cherchent imaginairement à lui échapper.
Hess reproche en fin de compte à la dialectique hégélienne
d'être autre chose qu'un discours religieux, de type prophé-
tique, capable de prédéterminer le futur selon les schèmes d'une
téléologie aussi simple que purement formelle", la mission de la
« spéculation » philosophique se ramenant à prendre le relais
de la prophétie après la médiation historique représentée par
l'avènement du Christ14. Sacraliser la totalité de l'histoire ne veut
cependant pas dire retourner à un rapport dépassé au sacré,
qui ferait l'économie de la « médiation » et de la « réflexion »
apportées par la pensée rationnelle ; il consiste plutôt à ramener
l'histoire à son essence, au primat de l'action libre et consciente
de soi, créatrice de l'histoire passée, présente et future. De là
la double démarcation avec les « supranaturalistes » et les
« rationalistes »". Les premiers, les déçus du hégélianisme et
de la « raison spéculative », rejettent la médiation et la liberté
de l'esprit pour chercher refuge dans les bras de l'irrationa-
lisme schellingien, de la théologie restaurationniste ou de la foi
romantique « immédiate », tandis que les seconds, i.e. la gauche
hégélienne, glorifient au contraire la liberté de l'esprit, mais
refusent le primat de la conscience, donc le caractère « sacré »
de l'action, réduite à un simple fait « profane », saisissable
uniquement ex post. Ils s'avèrent incapables de concevoir une
liberté « positive », distincte de la simple theoria, du perpétuel
exercice de la critique.
En fait, la sacralisation de l'histoire universelle n'est possible
qu'à partir du présent, du moment où cette libre activité de
l'esprit est reconnue en tant que « manifestation de la raison
spéculative" ». Et cette reconnaissance est devenue possible
par une troisième et ultime révélation, qui départage le temps
historique en passé et avenir", révélation apportée conjointe-
ment par la Révolution française et son prophète, Spinoza. La
souveraineté de ce présent spéculatif/révolutionnaire permet
également de désigner l'espace où l'action absolue de l'esprit
s'est déjà réfléchie et est appelée à se poursuivre : l'Europe,
seule investie d'une mission universelle. Plus même : l'Europe se
présente comme un corps double, à l'image de celui du Christ :
corps organique, composé de membres vivants interdépendants,
et corps doté d'une unité supra-sensible, d'une perfection qui
en fait l'image de la totalité réconciliée14. Comme l'État chez
178
Chapitre III
M oses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
Hegel, l'Europe incarne le divin sur terre-, le parallèle entre la
triarchie et la Sainte-Trinité, mission historique et vie christique,
passion, mort et résurrection inclues, doit être pris au pied de
la lettre : « l'Europe est un sanctuaire [...] un pays comme il n'y
en a pas sur la terre ! Comme le Christ, son modèle, elle s'est
sacrifiée pour l'humanité. Elle a eu largement sa part du calice
des souffrances. Elle est encore livide, le sang coule encore de
ses blessures. - Mais dans trois jours elle célébrera sa résur-
rection. Encore un jour comme les deux premiers et la victoire
du Christ dans l'histoire universelle sera accomplie ! L'Europe
romaine germanique est le continent élu que Dieu protège en
particulier [...], la pupille de Dieu, le centre d'où est dirigé le
destin du monde" ».
Le schéma triarchique, et à travers lui le schéma historico-
universel en général, apparaît ici clairement à la lumière de son
présupposé eurocentrique. Le théâtre de l'histoire universelle
ne dépasse guère les frontières de cette « Europe romaine ger-
manique » - à moins que la fonction d'un concept comme celui
d'« histoire universelle » ne soit précisément de (contribuer
à) tracer une telle frontière". Ce n'est qu'en apparence que la
conception d'une « humanité » une mais intérieurement hié-
rarchisée peut apparaître paradoxale, le propre de cet univer-
salisme abstrait étant de se fonder sur des régimes de partage
(l'Orient et l'Occident, mais aussi le normal et le pathologique, la
différence de classe et de sexe) qui constituent autant d'impen-
sés, ou de faces obscures, qui ne cessent de le hanter et de le
déstabiliser de l'intérieur. Du point de vue triarchique, l'unité,
ou plutôt l'unification du genre humain, ne peut que s'ordonner
autour de son centre européen, selon un double mouvement
centripète qui va du monde extra-européen (peut-être faudrait-il
dire « infra-européen »...) vers l'Europe", et, au sein de celle-ci,
des membres périphériques vers le noyau constitué par la triade
essentielle - Angleterre, France, Allemagne. Par son ambition
mondiale et sa place dans l'action de l'esprit, l'Europe apparaît à
la fois comme une Rome spiritualisée et une Jérusalem terrestre
universalisée.
À l'intérieur même du nucleus diadique, Hess, tout comme
Hegel et Heine, accorde une place décisive au rapport France/
Allemagne, qu'il place, comme eux", sous le signe de la Réforme
allemande : « c'est dans l'interaction de la liberté allemande et
française que réside l'orientation essentielle de notre époque" ».
C'est avec la Révolution française que commence la troisième
période de l'esprit du monde : « l'année 1789 introduisit dans
la vie le principe éthique », éthique qui est l'action même,
179
Philosophie et révolution
« l'action consciente et porteuse de fruits, l'élément de l'ave-
nir30 ». Spinoza, « l'homme tout court, le prototype de l'époque
moderne31 », celui qui succède à Adam et au Christ - au premier
homme et au dernier prophète - pour hâter la venue d'un monde
nouveau, en est la figure emblématique. De même que le Christ
a mis fin à l'ère des prophètes (période de l'esprit naturel) et
a ouvert celle de la mystique (période où le cœur domine dans
l'activité de l'esprit), Spinoza achève la mystique31 - c'est-à-dire
qu'il la pousse à son terme, la clôt et la transforme en spécu-
lation - et inaugure l'action absolue de l'esprit. Certes, depuis
l'enseignement de Hegel, il est courant de voir en Spinoza un
commencement. Mais Hess « renverse » la vision de Hegel ; car
pour celui-ci, si Spinoza est un commencement, il n'est précisé-
ment que cela. En tant que juif, il incarne ce moment inaugural
de séparation de l'Orient et de l'Occident tout en restant hanté
par le monde oriental. Par sa position de l'absolu comme subs-
tance unique, Spinoza achève le discours des origines mais il
demeure englué dans l'horizon d'un être immobile et rigide. Il
ne peut penser la substance comme sujet, ouverture vers la spi-
ritualité et l'activité et s'installe en deçà du « principe occiden-
tal de l'individualité33 ». Pour Hess, à l'inverse, Spinoza illustre
parfaitement sa définition du rôle, actif et actuel, qui incombe
aux juifs. Là où l'auteur de la Logique discerne la racine d'une
limitation indépassable, Hess voit à l'œuvre un élément d'ouver-
ture. Le rapport constitutif de Spinoza à la modernité portée par
la Révolution française exemplifie, selon lui, le passage entre
principe juif - la médiation perpétuelle, l'attente anticipatoire -
et accès à l'universel à travers l'automouvement de l'histoire.
La Révolution française, par contre, si Hess en magnifie la
place dans l'histoire universelle, c'est dans la continuité de
Hegel, pour mettre immédiatement l'accent sur ses limites : « la
Révolution française fut une révolution des mœurs, ni plus ni
moins. À mi-chemin entre la religion et la loi, entre les affaires
de l'esprit et celles de la matière, elle a servi de médiation entre
la vérité et la réalité34 ». 1789 a permis d'imposer concrètement
le principe de liberté que la Réforme allemande avait assigné à
la pensée mais cette réalisation est restée elle aussi à mi-chemin,
inachevée, ou plutôt à peine commencée. À vrai dire elle n'a fait
qu'égratigner l'ordre ancien, se contentant de « toucher aux
vieilles perruques » : « les changements qu'elle apporta dans les
lois et les institutions anciennes furent insignifiants ; pour une
part ils ne furent pas durables et pour l'autre ils n'allèrent pas en
profondeur ». Bref, à l'inverse de ce que pense Heine, « c'est une
erreur de prendre la Révolution française pour une révolution
180
Chapitre III
M oses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
politico-sociale" ». Si les Européens demeurent « insatisfaits et
avides de révolutions », c'est que ce nouveau principe, le poli-
tico-social, est en attente de sa réalisation et que le jour de cette
réalisation - le troisième jour de la résurrection européenne -
est proche. Il nous transporte irrésistiblement vers le troisième
terme de la triarchie : « l'Europe a déjà vécu deux révolutions
pour ne pas avoir suivi paisiblement l'esprit moderne. Une
troisième l'attend encore. Celle-ci achèvera l'œuvre de l'esprit
moderne commencée avec la Réforme allemande. Elle sera la
révolution pratique par excellence, celle qui exercera non seule-
ment une influence plus ou moins grande, une influence relative
comme les précédentes, mais une influence absolue sur la vie
sociale. La révolution anglaise sera à la Révolution française ce
que la Révolution française a été à la révolution allemande** ».
Le schème triarchique se présente maintenant sous un jour nou-
veau ; le troisième terme, c'est l'Angleterre", qui réalise la tota-
lisation dialectique des moments allemands - l'esprit, la spécu-
lation - et français - la volonté, la moralité au sens des Sitten.
Une liberté nouvelle est en effet à l'ordre du jour outre-
Manche : « de même que la liberté allemande a été complétée
par la liberté française, de même ces deux libertés sont-elles
à leur tour complétées, après achèvement de leur médiation,
par une troisième liberté, qui est déjà en train de germer en
Angleterre** ». Synthèse in actu du développement historique
qui la précède, la révolution nouvelle sera totale, ou plus exac-
tement absolue, adéquate à la nouvelle étape de l'action de l'es-
prit. Rien ne saurait a priori échapper à son emprise ; elle n'en
restera pas aux préalables, comme l'allemande, et ne s'arrêtera
pas à mi-chemin, comme la française. Mais, Hess insiste lourde-
ment, cette absoluité veut dire radicalité et non pas destruction
ou négativité irrationnelle**. Radicalité parce que rien, ni nature
ni tradition, ne peut désormais faire légitimement obstacle à
l'action autonome de l'esprit - et Hess appelle cette dernière
à ne pas craindre l'esprit qui l'anime4*. La radicalité signifie
bien rupture achevée, elle est critique jusqu'au bout des tra-
ditions et des autorités préétablies, critique consubstantielle à
la condition moderne, à un monde coupé de toute transcen-
dance, condamné à l'instabilité et à l'« angoisse mortelle », qui
« se dresse là, abandonné et réduit à soi-même41 ». L'action
immanente de son esprit seule peut « fonder son existence » ;
cette action suppose certes de l'« audace » (on pense ici à la
célèbre maxime de Danton), l'inquiétude et l'avidité permanente
de l'esprit ; pourtant elle n'est pas aventure ou désordre arbi-
traires, déchaînement de négativité destructrice, mais venue au
181
Philosophie et révolution
monde d'une conscience souveraine, qui a réfléchi en elle-même
la totalité du développement historique. Ni retour cyclique à
un état antérieur, ni cataclysme nihiliste, la révolution politico-
sociale enfante, sans doute dans la douleur, une vie nouvelle - et
supérieure - , elle est re-naissance et re-dressement d'un monde
déchiré et convulsif.
2. Du « social » à l'État
193
Philosophie et révolution
assurant les acquis des révolutions, passée (française) et à venir
(anglaise) : « l'opposition qui a suscité la Révolution française, le
divorce entre le spiritualisme et le matérialisme, n'avait jamais
atteint en Allemagne un niveau révolutionnaire. C'est à la phi-
losophie de l'action d'achever de la résoudre - et l'Allemagne
pourra s'approprier par des moyens pacifiques les résultats de la
Révolution française. Nous observerons la même chose au cours
de la révolution future. Nous ne disons pas que l'opposition entre
paupérisme et aristocratie d'argent et celle entre spiritualisme
et matérialisme n'existent pas du tout ou n'ont pas existé du
tout en Allemagne mais nous disons qu'elles ne sont pas et ne
deviendront pas assez brutales pour provoquer une explosion
révolutionnaire, tout comme celle entre la morale spiritualiste et
la morale matérialiste n'a pu atteindre un tel stade qu'en France
et celle entre l'État et l'Église qu'en Allemagne" ».
Dépasser l'unilatéralité du point de vue jeune-hégélien ne
signifie donc pas quitter le terrain de « l'esprit » mais ouvrir
celui-ci à de nouvelles déterminations, le sortir de sa tendance
négative hyper-critique, le hisser au niveau de l'époque, de l'exi-
gence de réconciliation intégrale de la vie. K. Gutzkow, figure de
proue de la Jeune Allemagne, ne semble pas trahir la position
de l'auteur lorsque, dans sa critique de la Triarchie européenne
(qu'il intitule « philosophie de l'action »), il affirme : « vu la
situation de l'Allemagne, l'action ne pouvait encore avoir qu'un
caractère spirituel et devait se borner à préparer les esprits
aux actes futurs" ». Quand la philosophie de l'action se sera
acquittée de sa tâche - mais n'est-ce pas ce qui se produit déjà?
- l'Allemagne sera enfin « en son temps », contemporaine de son
temps. Sa position, passée et à venir, de spectateur de l'événe-
ment révolutionnaire n'entame en rien, bien au contraire, cette
possibilité : « mais chaque chose en son temps ! Ce n'est que
lorsque l'idée fondamentale de l'époque moderne aura péné-
tré toute la vie que la liberté deviendra aussi véritable et com-
plète. Et chaque chose à sa place ! Nos cantons allemands ne
paraissent pas plus appelés à devenir le théâtre de la révolution
future qu'ils ne l'étaient à devenir celui de la dernière. Mais les
fruits de ces deux révolutions profiteront à l'Allemagne ; elle
s'appropriera les résultats de la révolution anglaise comme ceux
de la Révolution française par des voies pacifiques. Elle doit
néanmoins avoir un droit à ces trésors car elle ne peut récolter
sans avoir semé. Or, l'Allemagne a ce droit, elle a semé ce qu'elle
récolte. L'Allemagne a posé les fondations du temple de l'avenir
et, en tant qu'architecte, elle est toujours prête à élargir de plus
en plus au gré des besoins de l'époque le fondement de celle-ci.
194
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
[...] L'Allemagne se rapporte à la racine de notre époque comme
à son élément le plus spécifique car il lui a fallu un combat inté-
rieur pour régénérer l'esprif ». Nous tenons enfin la solution de
l'énigme : il n'y a pas de retard allemand, ou, plus exactement,
le retard n'est qu'apparent, il est une avance qui s'ignore !
Le doute n'est plus permis : la fonction du schème triarchique,
enrichi et remanié, consiste à conforter la voie allemande. Un
par un, Hess égrène ses thèmes fondateurs : la révolution c'est
très bien, mais c'est l'affaire des chers voisins. Nous Allemands
sommes déjà au-delà de toute cette agitation, notre mission,
demeure la liberté de l'esprit - fût-il absolu ou agissant - , l'édu-
cation de l'humanité nous tient, et nous tiendra, lieu de révo-
lution, à la fois encouragée par les réformes et les impulsant.
L'Allemagne seule est radicale car elle est du fondement et du
futur, elle réunit l'origine et la fin. La voie allemande, y compris
dans la version d'un Hess, qui se situe lui-même à l'extrémité
gauche du spectre intellectuel et politique, s'avère indissociable
d'un pari sur le réformisme étatique, réformisme dont le seul
point d'appui concret en Allemagne réside dans la Prusse pro-
testante. Il ne faut donc point s'étonner de (re)trouver dans la
Triarchie une vigoureuse défense des tendances réformatrices
de l'État prussien dans son affrontement avec l'Église catho-
lique sur la question du mariage civil - position commune il est
vrai à l'ensemble de l'intelligentsia démocratique - , ainsi qu'un
appel adressé, sous forme explicite de prophétie, à ce même
État, l'invitant à reprendre hardiment le chemin des réformes
et à ne pas transiger avec le parti clérical, seul responsable des
volte-face réactionnaires de la politique allemande : « il est clair
[...] qu'un certain parti religieux a gagné une influence politique
dans l'État prussien dont l'ascendant sur la culture intellectuelle
de l'Allemagne est lui-même prépondérant, et que c'est à lui
qu'il faut imputer tous les maux qui nous ont frappés. [...] Quelle
majesté serait celle du gouvernement prussien si pas un seul
instant [...] il ne s'était écarté du chemin de la lumière auquel
seul il doit son pouvoir ! Mais nous le prophétisons, à coup sûr
il reprendra bientôt le droit chemin et cessera de mettre en jeu
son propre salut et celui de l'Europe, - l'Europe n'aura pas versé
son précieux sang en vain dans la guerre de Trente Ans et dans
la dernière guerre" ».
Qu'il y ait dans ces formulations une part de ruse, d'art
d'écrire en temps de censure et de calcul tactique est certain :
mais l'essentiel se trouve ailleurs. Car, de Kant et Fichte à Hess et
même au Marx directeur de la Gazette Rhénane, l'ambivalence
est constitutive du discours lui-même". La position de Hess ne
195
Philosophie et révolution
la résout pas, elle exprime son point d'équilibre interne, fragile
et instable. En cela, elle n'innove guère : la contrainte de la cen-
sure, le poids de l'État absolutiste sont en quelque sorte « inté-
riorisés », incorporés dans l'argumentation théorique qui oscille
dès lors entre la dénégation massive et la fascination mainte-
nue vis-à-vis de l'événement révolutionnaire. Le réformisme
hessien ne signifie nullement refus du politique au profit d'une
pure introspection de l'« esprit » ou d'un simple saut logico-
conceptuel dans l'utopie™ ; bien au contraire, il fournit un point
d'appui discursif à une stratégie politico-culturelle assez précise,
développée dans les deux derniers chapitres de la Triarchie. La
refondation du rapport du politique et du religieux en livre le fil
conducteur : émancipation des mœurs (Sitteri) par l'instauration
du mariage civil, conquête essentielle de la Révolution française
et arme de combat contre le parti catholique rassemblé autour
de l'archevêque de Cologne, instauration d'une « paix perpé-
tuelle » entre les religions par la diffusion d'une religion d'État,
le tout assorti d'un vibrant plaidoyer pour l'émancipation des
juifs, véritable indicateur du « niveau barométrique de la liberté
de l'esprit ». Hess dessine ainsi les contours d'une réforme
par le haut qu'il place sous le signe du « nécessaire retour à
Spinoza'1 », de la transformation de l'intérieur de la religion
« passée dans la sève et le sang de la nation allemande" » ; en
son centre, l'action de l'État car « l'esprit, l'élément physique
et l'éthique auront toujours besoin pour assurer leur régulation
dans la société d'un pouvoir suprême de l'État ».
L'État prussien est ainsi invité à sortir de la politique du juste
milieu - faite de concessions au catholicisme mais aussi aux
courants protestants les plus conservateurs - , politique essen-
tiellement motivée par la réaction à la Révolution française, et à
renouer avec la tradition frédéricienne, sans craindre de bous-
culer le « manque d'esprit d'une plèbe spirituelle nombreuse™ »
ou les pulsions de la « populace » prompte à applaudir à la
moindre mesure antisémite*4. De toute façon, « la multitude a
toujours été grossière mais ce n'est pas dans la masse, c'est dans
l'intelligence que résident les fondements du pouvoir. L'amour
intellectuel a toujours été législateur" ». Le retour à Spinoza de
Hess s'accorde avec l'interprétation convenue, intellectualiste
et élitiste, de l'« amour intellectuel » et de l'accès au troisième
genre de connaissance professés par l'auteur de L'Éthique. La
crainte des masses, arriérées et manipulables par la réaction
et la contre-révolution, qui hantait les pages du Traité théolo-
gico-politique, réapparaît dans la Triarchie en tant que béance
qui sépare une « société humaine », idéale et historiquement
196
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
garantie, de la « grossière multitude** » qui obstrue le présent.
Pourtant, comme l'indique le titre du quatrième chapitre
(« L'Allemagne et la France. Notre présent ou l'action libre »),
cette réforme ne fait pourtant que ramener l'Allemagne au
niveau du présent, en comblant son retard par rapport à la
Sittenrevolution de la France. Reste encore l'essentiel, le moment
final de l'esprit s'acheminant vers la réunification intégrale de
l'humanité, à savoir l'avenir. Et le principe de cet avenir, c'est
la liberté politico-sociale, encore à conquérir, que l'Angleterre
incarne et dont la réalisation imminente commande une issue
révolutionnaire. En fait, si la liberté anglaise incarne ce futur
vers lequel le présent (anglais) est tout entier tendu, la liberté
allemande est d'une certaine façon d'emblée au-delà : n'est-ce
pas elle qui s'apprête à s'approprier pacifiquement les conquêtes
tant des révolutions faites (en France) que de celles qui restent à
faire (en Angleterre), la seule qui puisse légitimement prétendre
le faire ? Cette appropriation ne suppose-t-elle pas un point de
vue souverain, celui, pour bien le nommer, de la philosophie,
d'autant plus absolu qu'il est supposé capable d'apprécier non
seulement l'acquis du passé mais aussi celui, virtuel, de l'ave-
nir? Le lieu d'où part ce regard ne représente-t-il pas en quelque
sorte l'« avenir de l'avenir », le lieu de la véritable totalisation
triarchique in actu à laquelle la philosophie de l'action s'est déjà
attelée? La Triarchie s'achève sur l'inversion du schéma initial
(Allemagne = passé, France = présent, Angleterre = avenir) ; or,
il apparaît qu'en réalité, le passé, c'est la Révolution française,
le quasi-présent, la future révolution anglaise et la voie alle-
mande, le « véritable » avenir, la « rose inscrite dans la croix
des souffrances présentes » pour reprendre l'image mystique de
la préface aux Principes de la philosophie du droit. Le présent
de l'Allemagne apparaît maintenant dans sa vérité : déjà, peut-
être même faudrait-il dire : toujours-déjà après, et en ce sens
au-delà, de la révolution.
201
Philosophie et révolution
An-archie et athéisme font éclater le politico-religieux et le
politico-social forgés dans la Triarchie européenne ; plus ques-
tion d'une religion d'État et d'une transformation des mœurs
impulsées par un réformisme étatique éclairé. Dans « l'histoire
du monde », l'État est déjà un principe « dépassé », une sphère
dépourvue de réalité. Pour ne pas l'avoir compris, et continuer
à s'accrocher à la « fiction de leur "État rationnel" », les jeunes
hégéliens sont devenus tout simplement « réactionnaires » dans
la pratique, en deçà même des principes du libéralisme, inca-
pables de défendre un quelconque mouvement de démocratisa-
tion réelle1U. Preuve, leur refus de soutenir les revendications
libérales élémentaires d'émancipation des juifs ou de réforme
de l'enseignement112, refus étayé par une argumentation d'ap-
parence ultra-subversive, typique de la manière allemande de
neutraliser les questions politiques113. Ce sont encore des « phi-
losophes », des représentants du « clergé » moderne, dont la
religion s'incarne concrètement dans l'État tandis que l'huma-
nisme, pour sa part, se cantonne à l'abstraction, à la sphère
de la pure théorie. Ces « égoïstes théoriques », contempteurs
méprisants de la « méchante masse114 », ne constituent qu'un
symptôme, tardif et exacerbé, de la situation allemande, elle-
même expression hyperbolique de la tendance de l'époque : la
coupure de la théorie et de la pratique, le développement de la
première au détriment de la seconde, en tant que son substitut.
Il en résulte ce produit bien allemand, à savoir la combinai-
son d'un radicalisme doctrinaire et d'une atrophie de l'action,
qui peut aller jusqu'à l'anachorétisme jeune hégélien, version
Bruno Bauer.
Voilà donc les termes du problème : dépasser la coupure de
la théorie et de la pratique, de la France révolutionnaire et de
l'Allemagne contemplative, de l'athéisme de Fichte athée et du
communisme de Babeuf. Il faut tout à la fois arriver à briser
l'intériorité de la pensée, « tourner le tranchant de [son] épée
vers le monde extérieur11* », et dépasser la philosophie en allant
vers l'action. La proclamation de rupture se veut absolument
radicale : le but consiste à « mettre le feu à l'ancien édifice », à
« ne rien laisser subsister de l'ancien fatras que l'activité11* ». La
crise doit aller à son terme logique. C'est « dans cette époque de
réforme et de révolution que nous vivons aujourd'hui1" » et l'on
sait désormais que « sans révolution, pas d'histoire nouvelle11* ».
Mais dénouer la crise, c'est dépasser tous les dualismes laissés
intacts par l(a) (r)évolution passée, pour parvenir à une nouvelle
unité. « véritable principe de la tendance spirituelle moderne,
française autant qu'allemande11* ».
202
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
Cette nouvelle unité trouve, à partir de 1843-44, son fon-
dement dans l'exigence formulée par Feuerbach : dépasser la
séparation de l'homme d'avec son essence générique, racine
du déchirement et du conflit qui régnent dans la vie sociale.
Or, seul le socialisme peut légitimement prétendre incarner ce
mouvement d'unification parce qu'il ramène la vie sociale à sa
vérité, qui n'est autre que l'unité, le centrage autour de son
sujet, l'Homme pleinement adéquat à sa généricité : « l'homme
générique n'est réel que dans une société dans laquelle tous
les hommes peuvent se former, se réaliser, se manifester. Cette
contradiction n'est résolue que par le socialisme qui prend
au sérieux la réalisation et la négation de la philosophie, qui
laisse de côté la philosophie, comme l'État, qui n'écrit pas de
livres philosophiques sur la négation de la philosophie, qui ne
se contente pas de dire que, mais au contraire montre comment
la philosophie comme pure doctrine doit être niée et réalisée
dans la vie sociale1*0 ». Nier la philosophie c'est donc l'« abo-
lir », réaliser ce dont elle est l'« anticipation », la « vie sociale
vraie », et que la philosophie elle-même, en tant que religion
moderne, hérite de ses formes passées : la religion tout court, et
l'État, l'Église moderne, qui représente encore sa forme d'exis-
tence ; des formes passées et irrémédiablement dépassées car,
dans leur état actuel, elles détruisent leur vérité intérieure et
se retournent en leur contraire, en élément non plus anticipant
mais hostile à l'avenir1*1. Porteuses de cette dialectique négative,
leur propre abolition devient du même coup nécessaire.
La radicalisation hessienne, nous commençons déjà à le per-
cevoir, demande à être fortement relativisée. Les lignes de conti-
nuité avec la Triarchie ne sont guère difficiles à déceler : elles
se recoupent sur une même conception anti-politique, indisso-
ciable d'un désir ardent de retour à l'Un. L'État réformateur
de \a*Triarchie était en ce sens déjà au-delà de la politique,
immergé dans un « social » promu au rang de nouveau prin-
cipe d'unification - antagoniste à l'individualisme libéral - d'un
monde déchiré par la loi du marché et l'accumulation capita-
liste. Ce postulat, repris de la pensée française saint-simonienne
ou fouriériste, d'une « essence » du « social » en tant qu'unité,
lien fondateur, principe d'ordre (égalitaire) dans la liberté,
explique la prééminence accordée par Hess au « social-isme ».
Prééminence par rapport au libéralisme bien sûr mais aussi par
rapport au communisme et par là, nous le verrons, à la révo-
lution. S'il importe, à l'encontre de ses détracteurs, de « saisir
le concept de communisme dans toute son acuité et toute sa
profondeur », c'est-à-dire dans le lien constitutif qu'il établit
203
Philosophie et révolution
entre égalité et liberté" 2 , c'est pour mieux rendre compte de
son dépassement dialectique : « déjà la philosophie allemande
est allée plus loin que l'idéalisme de Fichte. comme le socialisme
français est allé plus loin que le communisme de Babeuf123 ».
Tous deux ont dépassé leur unilatéralité : athéisme fichtéen
aux relents nihilistes, égalitarisme fruste babouviste mais aussi
égalité et ordre dépourvus de liberté chez Saint-Simon ou, à
l'inverse, libertarianisme exacerbé de Fourier.
Le socialisme dont il est question peut dès lors se présen-
ter comme la réalisation de l'essence humaine dans son inté-
gralité, l'unique possibilité de combler la séparation qui oppose
l'individu au Genre : « cette contradiction n'est résolue que par
le socialisme124 ». L'« homme social » et l'« homme générique »
ne font qu'un, et c'est bien ce que Feuerbach, le « dernier des
philosophes », anticipe (cf. son mot d'ordre d'« homme total12* »)
mais sans arriver à penser, toujours selon Hess, les conditions
historiques, supra-individuelles, d'effectuation de cette identité.
La position que Hess attribue à Feuerbach, et qu'il critique, est
très exactement l'inverse de celle de Stirner. Selon ce dernier,
le moi individuel est méprisé par Feuerbach, au bénéfice du
Genre12*; pour Hess, au contraire, « [Feuerbach] anticipe [...]
rMhomme social", l'"essence de l'homme" et suppose que cette
essence de l'homme est dans l'homme singulier, qui précisément
la connaît. Ceci est duperie philosophique et moderne sagesse
politique puisque l'homme générique n'est réel que dans une
société dans laquelle tous les hommes peuvent se former, se réa-
liser, se manifester"' ». Singulière lecture de Feuerbach, on peut
le relever, puisque c'est de méconnaissance en tant que fonda-
trice de l'aliénation qu'il faudrait parler à propos de la conception
feuerbachienne des rapports individu/espèce. Du reste le dépas-
sement de l'aliénation n'est pensable, selon l'auteur de L'Essence
du christianisme, qu'au niveau de l'espèce, donc de son histoire,
et non de l'individu, frappé du sceau de la finitude. Preuve a
contrario : qu'un individu singulier puisse incarner l'espèce dans
sa plénitude et se libérer de toutefinituderelèverait du « miracle
absolu, [de la] suppression arbitraire de toutes les lois et de tous
les principes de la réalité - ce serait en fait la Fin du Monde. [...]
L'Incarnation et l'histoire sont absolument incompatibles1**. » Il
semble toutefois que la lecture hessienne ne relève pas de l'erreur
mais qu'elle obéit plutôt à des considérations stratégiques : Hess
a besoin d'exhiber une distance par rapport à Feuerbach pour
rendre crédibles l'originalité et la radicalité de son socialisme
humaniste, à la vérité fort proche (cf. infra) du communisme de
l'amour professé par l'auteur de L'Essence du christianisme.
204
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
La définition de ce qu'il faut appeler, au sens strict, un huma-
nisme socialiste se déploie sur trois plans, étroitement liés, à
l'intérieur desquels se meut le discours hessien : le rapport à la
philosophie, le sujet que ce discours est supposé interpeller et,
enfin, là où les deux précédents convergent, la (re)définition de
la voie allemande.
Commençons par la philosophie : il est très vite apparu que
sa négation/réalisation par le socialisme est elle-même, que l'on
pardonne ce pléonasme, d'essence philosophique. Certes, il faut
dépasser la philosophie pour passer à l'action (et au socialisme)
mais, dans les textes de 1842-43, c'est, comme dans la praxis
de Cieszkowski, de l'activité de l'esprit que la réalisation de
ce passage est attendue : l'esprit est essentiellement activité
car il renvoie à l'effectuation de l'acte originaire par lequel se
constitue le sujet, le « je ». Cet acte n'est autre que l'acte de la
reconnaissance par lequel le sujet dépasse son dédoublement
intérieur, reconnaît comme « sienne propre [...] l'image spécu-
laire12* » à travers laquelle il se re-présente à soi-même. Par cet
acte originaire le sujet-esprit constitue soi-même et le monde,
la « vie » tout entière, objet spéculaire de cet attribut spécifique
de l'homme.
L'auto-production de resprit l , ° est changement perpé-
tuel, transformation de toute déterminité extérieure en auto-
détermination, accès à la conscience de soi ; c'est un processus
absolument libre, qui ne connaît aucune limitation a priori, un
infini en acte. Imposer une limitation, enrayer la reconnaissance
d'une déterminité comme libre action de l'esprit, comme c'est
le cas de la propriété privée, qui inverse le rapport re-présen-
tation et être-pour-soi de l'esprit, conduit à « mettre le monde
tête en bas », à inverser le rapport de l'esprit au résultat de son
activité181. Dans son mouvement immanent, l'esprit brise cette
illiberté, dissout l'autonomisation de la propriété et la soumet
à son auto-détermination consciente. Conquise par l'accomplis-
sement de la libre activité spirituelle, la moralité se révèle ainsi
indissociable de la communauté, tout comme l'égalité l'est de la
liberté. Parti pour briser l'intériorité de la réflexion et la coupure
entre théorie et action, Hess accouche d'un activisme spiritua-
liste, d'une nouvelle philosophie, qu'il continue, en 1842-43, à
nommer, comme dans la Triarchie, « philosophie de l'action »,
et qui deviendra, à partir de 1843-44, la « philosophie sociale »,
l'entreprise de fondation philosophique du socialisme. Sommés
de changer de peau et de se transformer en socialistes, lesdits
« derniers philosophes » n'ont en fin de compte aucune raison
de se sentir dépaysés.
205
Philosophie et révolution
Mais il en va de même des socialistes, car cette entreprise de
philosophisation s'inscrit de l'intérieur dans la pensée du social,
et du social-isme. Elle lui révèle sa consistance authentiquement
philosophique, qui se définit comme proposition de (ra)mener la
société vers son essence, sa vérité ontologique, l'unité1™. Unité
rapportée à son véritable élément, le social, au-delà des abs-
tractions égalitaristes ou religieuses qui ont marqué les pre-
mières formes de son émergence dans l'histoire, la Réforme - et
sa descendance : la philosophie allemande - et la Révolution
française. Tel est le sens de l'alliance intellectuelle franco-alle-
mande préconisée avec constance, dans la lignée de Heine, par
Hess : « le vrai principe de la tendance spirituelle française est
plus profond [que l'égalité]. La vérité qui se manifeste d'une
part comme liberté subjective et d'autre part comme égalité ou
justice absolue, la vérité dont la marque essentielle est l'unité,
voilà le véritable principe de la tendance spirituelle moderne,
française autant qu'allemande1" ».
Or, le dépassement « socialiste » de l'égalitarisme remplit
chez Hess une fonction stratégique précise, qui consiste à se
démarquer du communisme babouviste, « monacal et chré-
tien », et, par là, des attaches sans-culottes, plébéiennes, ou plus
exactement, ce terme ayant pris la relève des précédents, prolé-
taires de ce communisme. La comparaison avec Heine134 permet
sans doute de mieux saisir le sens du positionnement hessien :
comme pour Heine, la référence au communisme, mais surtout
au socialisme, sert à se démarquer de la matrice égalitariste
sans-culotte, mais à l'opposé du poète, Hess accorde le primat
à l'unité (et non à l'antagonisme : d'où le primat du socialisme,
là où Heine fait le choix inverse) et du genre humain (et non
pas de la classe prolétaire, support naturel du communisme
pour Heine). Polémiquant avec L. von Stein, dont l'ouvrage sert
déjà d'introduction canonique aux théories socialistes et com-
munistes françaises en Allemagne, Hess lui reproche tout à la
fois de mettre unilatéralement l'accent sur l'égalité, au détri-
ment de la liberté (et de l'implication mutuelle des deux), et sur
le « rapport du communisme avec le prolétariat », « ressassé à
satiété », « seul côté vivant que Stein puisse trouver au commu-
nisme133 ». Stein « sépare complètement le socialisme propre-
ment dit du communisme » afin de les faire jouer l'un contre
l'autre, et « croit avoir tout réglé au moyen de sa misérable
catégorie d'égalité13* ». Sa méconnaissance est donc double :
d'une part, il ne retient de la revendication communautaire que
sa forme la plus primitive, et la plus « matérialiste », la ten-
dance au nivellement par le bas des jouissances, le communisme
206
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
Spartiate de la pénurie (matérielle) généralisée. Stein ne voit que
l'aspect « négatif » et « destructeur » du mouvement, qu'il bran-
dit comme un « épouvantail », tandis qu'il persiste à ignorer, et
c'est le second aspect, son « contenu positif », c'est-à-dire sa
visée réunificatrice, sa volonté de « réconciliation », tout parti-
culièrement de réconciliation entre les classes antagonistes1*1.
En tant qu'« éthique pratique », abolition de toutes les oppo-
sitions abstraites, le socialisme entend bien se situer au-dessus
des classes. Non pas, entre les classes, à l'instar de l'« hégé-
lien du centre » de Stein, dans le sens d'un entre-deux, d'une
solution du « juste milieu », qui ne serait du reste que (vaine)
tentative de réconciliation prématurée. Hess, comme les jeunes
hégéliens1**, part en guerre contre la « médiation », c'est-à-dire
la politique de l'accommodement symbolisée par le maître ber-
linois. Sans doute aussi contre sa propre proposition antérieure
de réforme politico-socio-religieuse. « Au-dessus des classes »
veut dire en l'occurrence autre chose : à un niveau de vérité
supérieur, plus « essentiel » que les classes et leur lutte - car
il relève précisément de l'« essence ». Pour y accéder, il faut
certes accepter de passer, de transiter par un moment de lutte.
Le socialisme est lutte, mais lutte entre des « principes », pas
entre des classes, lutte par et pour la conscience de soi. En tant
que philosophie de la question sociale, le socialisme se hisse,
sans concession, au niveau de l'autoconscience de l'« esprit »
ou, en termes plus feuerbachiens, de l'« essence », de l'« huma-
nité sociale » ou de la « société humaine ». Hess n'en est plus,
comme dans la Triarchie. ou comme l'indécrottable Bauer, à
soupirer sur l'arriération de la « masse ». Il n'en reste pas moins
que la lutte est immédiatement inscrite dans un récit qui prévoit
sa propre fin. Et surtout : la lutte, ou plutôt, les luttes existantes
ne sont que la manifestation de quelque chose de plus profond,
la lutte entre les principes, l'activité de l'esprit qui revient en
soi en abolissant tous les obstacles à son autodétermination. En
d'autres termes, la lutte n'est que la manifestation phénoménale
de l'irrésistible marche de l'Esprit vers l'Unité. Cette marche
deviendra par la suite, en langage feuerbachien, procès de désa-
liénation, réappropriation par les hommes de leur essence, de
leurs forces humaines, développement intégral de leurs capaci-
tés productrices, sans que le schéma d'ensemble en sorte pour
autant bouleversé.
Pour préciser les choses, revenons au diptyque France/
Allemagne qui est au centre des textes des Vingt-et-une Feuilles.
En tant que dépassement philosophique de la philosophie, le
socialisme reprend certes tout l'acquis de la tendance française,
207
Philosophie et révolution
mais, en fin de compte, c'est pour mieux réaffirmer la préémi-
nence de la voie allemande : « actuellement, la philosophie de
l'action ne doit affronter d'obstacles considérables nulle part
plus que chez nous qui souffrons encore de cette universelle et
médiévale maladie, de ces oppositions entre pratique et théo-
rie, politique et religion, ici-bas et au-delà. Et cependant, la
philosophie de l'action ne peut recevoir son principe que de
l'Allemagne. C'est seulement là où la philosophie en général est
parvenue à son point culminant qu'elle peut se dépasser en pas-
sant à l'action. L'opposition de l'ici-bas et de l'au-delà, née uni-
quement dans et par l'esprit, ne peut à son tour être dépassée,
en son principe, que dans et par l'esprit1** ». Et l'activité de l'es-
prit, son irrépressible avancée vers la conscience de soi résout
l'« énigme de l'histoire ». la sortie de l'état de choses existant.
Ce dénouement signale l'avènement de quelque chose de radi-
calement nouveau dont la connaissance est néanmoins possible
à l'avance, grâce aux catégories de la philosophie de l'action.
« Moralité », cette vieille connaissance de YAuJklàrung, est, dans
les textes de 1842-43, le nom de l'étape ultime de la marche de
l'esprit vers son auto-détermination. Moment d'unité absolue où
se rejoignent idée et action, liberté et nécessité, moralité et com-
munauté : « la liberté, c'est la moralité, c'est l'accomplissement
de la loi de la vie elle-même, de l'activité spirituelle tant au sens
étroit, où l'action est appelée idée, qu'au sens large, où l'idée est
appelée action, en en ayant claire conscience, par détermina-
tion de soi donc, et non par nécessité ou déterminité de nature,
ainsi qu'il en est à présent dans la vie de toute créature. On ne
peut penser aucun état de communauté sans cette moralité et
aucune moralité sans communauté. L'esprit, et lui seul, résout
par progrès dialectique, par son histoire, l'énigme qui consiste
à se demander comment sortir du cercle clos de la servitude.
La Révolution est la brèche ouverte au sein de la captivité, de la
détention, de l'étroitesse dans laquelle se trouvait l'esprit avant
de parvenir à cette conscience de soi. Certes, l'anarchie [...] n'a
fait d'abord que rompre les limites extérieures, sans progresser
jusqu'à l'auto-détermination, l'auto-limitation, jusqu'à la mora-
lité. Mais la Révolution est encore inachevée, et elle le sait, et
l'anarchie ne pouvait s'immobiliser à son commencement, ce
qu'elle n'a réellement pas fait. Et lorsque nouç, les enfants de la
Révolution, la dépassons pour aller jusqu'à la moralité, l'énigme
s'en trouve précisément résolue140 ».
Le cercle s'est refermé : la déclaration de rupture avec la
situation allemande en ce qu'elle a de plus insupportable, la
coupure entre la théorie et la pratique, s'est muée, selon le geste
208
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
consacré, en réitération ad litteram du discours qui consacre
cette même situation et, plus que jamais, interdit d'en franchir
les limites. La promesse d'une percée devient simple variation
sur le thème initial : la révolution est magnifique mais, nous
Allemands, sommes déjà au-delà, dans un présent entièrement
tendu vers l'avenir imminent que nous désigne la moralité. Or,
la moralité est justement cette catégorie qui n'est pensable que
dans sa séparation de la politique, qu'elle est supposée orien-
ter d'une position de surplomb"1. Sa visée est de présenter le
contournement de la révolution comme son dépassement, de tra-
cer les axes d'une voie allemande, non pas antithétique, certes,
mais néanmoins distincte, et, en un sens, supérieure même à
l'exemple français. Vers le milieu des années 1840, cette voie
apparaît, aux yeux de Hess, et certainement d'une très grande
partie de l'intelligentsia et du mouvement démocratique alle-
mands, tout à la fois impraticable et indépassable142. La radi-
calisation conduit au rejet de la solution réformiste mais elle
débouche sur le vide, ou plutôt sur le mouvement quasi instinctif
de retrait devant le vide créé, sur le repli, en fin de compte, vers
les catégories dont la radicalisation annonçait le dépassement :
la « mélodie infinie142 » de la voie allemande, l'oscillation entre
les termes posés par les antinomies de la raison pratique à la
Kant.
En fait, la crise s'approfondit d'autant plus que l'on recule
devant la béance qu'elle désigne. De ce mouvement de recul,
Hess offre une illustration saisissante, qui a valeur d'aveu :
« athéisme et communisme ! Examinons cette plante nouvelle.
C'est son apparente absence de fondement qui la rend terri-
fiante144 ». Evidage radical de signifiant transcendant, de tout
fondement originaire, la révolution suscite un effroi légitime. Le
philosophe se veut cependant rassurant : terrifiante, l'absence
n'est qu'« apparente » : elle est immédiatement insérée dans un
vaste développement dialectique, dont elle ne représente que le
premier moment, appelé à être rapidement dépassé.
Ce processus est sans limite a priori, mais non sans fin
(interne) ; pour le dire autrement, ce qui semble avoir été perdu
du côté du fondement sera aussitôt retrouvé du côté de la fina-
lité. En apparence, l'an-archie, synthèse de l'athéisme et du
communisme, se présente certes comme « anéantissement de
toute détermination », mais en vérité elle est simplement refus
de toute limitation extérieure, négation de toute entrave à la
progression de l'esprit vers son auto-détermination, et non de
la liberté. Voilà qui en rend assurément la « résonance [...] bien
moins effroyable14* ». Toutefois, dans cette première forme de
209
Philosophie et révolution
liberté, directement issue de la révolution, l'« individu libre »,
incapable de se hisser jusqu'à l'auto-détermination, finit par
s'empêtrer dans l'apparence de l'absence, qu'il saisit comme
pure in-détermination, absence de toute limite. L'anarchie se
retourne alors en son contraire, devient domination et contrainte
intenables (la Terreur) qui enclenchent un mouvement de retour
aux limitations extérieures (propriété et diversité des individus).
Les subjectivistes (babouvistes et partisans de la Terreur) ont
beau la condamner moralement (en criant à la « trahison »),
cette revanche de l'objectivité a quelque chose de nécessaire,
que les restaurationnistes tels Saint-Simon, Fourier et Hegel ont
parfaitement compris. Au prix d'une « méconnaissance de l'es-
sence de la révolution », de l'imposition de nouvelles limitations,
tout aussi extérieures que les précédentes, à l'auto-détermina-
tion de l'esprit (autorité personnelle pour Saint-Simon, propriété
matérielle pour Fourier, Être pour Hegel). D'où « retour au point
de départ de la révolution », tant en Allemagne qu'en France :
« on chassa le roi de la Restauration et Hegel, philosophe de la
Restauration, mourut de choiera morbus14* ». Le nouveau point
de départ ne saurait être une simple répétition de l'ancien ; il
ouvre sur une nouvelle synthèse, qualitativement supérieure à la
précédente : l'objectivité sans la restauration, l'anarchie avec la
conscience de soi, bref Proudhon et Feuerbach. La communauté
réconciliée mais sans révolution, par l'association et l'amour.
L'heure est donc aux synthèses, la révolution est une fois de plus
derrière nous - telle est la vérité des Trois Glorieuses. D'ailleurs,
la mort de Hegel équivaut à la Révolution de juillet... et telle est
la vérité de la vérité précédente. La voie allemande est relégi-
timée, l'antinomie historique de la pratique et de la théorie est
tranchée en faveur de la seconde. Et Hegel a beau être traité
de « philosophe de la Restauration », l'analyse ne fait, ne peut
que prolonger naturellement les conclusions des Leçons sur la
philosophie de l'histoire : la philosophie sociale, ou socialisme,
représente l'étape nouvelle, et ultime, du développement imma-
nent de la philosophie. Pour surmonter la crise, le socialisme
hessien se construit comme alternative à la révolution.
211
Philosophie et révolution
pas son origine dans leur essence, il est leur essence effective,
c'est-à-dire aussi bien leur essence théorique, leur conscience
vitale réelle, que leur activité vitale, pratique et réelle 1 " ».
Originaire, cette essence intersubjective est aussi finale ; l'his-
toire se comprend comme ce qui permet de relier l'un à l'autre,
l'idéal et le fondement, à travers une vaste séquence tragique,
qui déploie dans sa plénitude, mais au prix d'innombrables
souffrances et destructions, la capacité de l'espèce humaine.
L'Essence de l'argent nous restitue le contenu ce « drame aux
dimensions cosmiques 1 " ». La contradiction entre individu et
genre s'aiguise, l'existence sociale est entièrement aliénée, le
dernier acte est proche. La réconciliation finale, « Terre promise
[que] notre regard peut déjà atteindre », (r)établira l'unité de
l'individu et du genre et instaurera l'harmonie entre le corps
individuel et le corps social, la nature humaine et l'échange pro-
ductif. Elle passe par une réorganisation consciente des activités
humaines, et avant tout par celle du travail. Seul le travail orga-
nisé est activité libre, le travail qui, tel l'« Esprit » de la défunte
philosophie de l'action, n'obéit qu'à ses propres déterminations,
s'est débarrassé de toute limitation extérieure et est parvenu
à une pleine conscience de soi. Le monde social devient alors
adéquat au sujet, le milieu où celui-ci réalise son essence et vit
cette adéquation comme jouissance. Par cette fusion de la dia-
lectique de l'essence humaine et de la philosophie de l'histoire,
Hess fonde philosophiquement le projet socialiste comme projet
de réunification sociale, retour de la vie humaine à sa vérité
constitutive - au moyen de son organisation consciente.
Organisation consciente de la société ne veut pas dire recours
aux moyens politiques et volontaristes de l'An II. Procéder « par
décret » est exclu, Hess y insiste fortement, y compris dans des
textes comme le Catéchisme communiste, postérieurs au sou-
lèvement des tisserands silésiens et à l'agitation populaire qui
s'ensuivit, dans un contexte où l'affrontement ouvert avec l'ab-
solutisme paraît de plus en plus inévitable. L'approfondissement
de la crise se traduit, au niveau du discours hessien, par une
tension interne croissante entre la prophétie du basculement
imminent et la prédication de la longue patience. Une tension
dont l'aggravation constitue certainement l'indice d'un « ver-
rou » théorique. D'un côté, « la dernière heure du monde animal
social a sonné. Le mécanisme de la machine à sous s'est arrêté et
c'est en vain que nos techniciens du progrès et de la réaction s'ef-
forcent de la maintenir en marche 1 " ». De l'autre, et au moment
où la première vague de mobilisations ouvrières en Allemagne
semble confirmer la prophétie précédente, la prudence et le
212
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
modérantisme reprennent le dessus. À la question « les hommes
d'aujourd'hui peuvent-ils instaurer immédiatement une société
communiste ? », la réponse est : « ils ne peuvent faire que les
travaux préparatoires à la société communiste. [...] Nous avons
avant tout à faire prendre conscience à la société actuelle de
sa misère et de sa vocation à un sort meilleur, afin que le désir
d'un état de choses humain, le désir de sortir de l'esclavage dans
lequel nous nous trouvons s'éveille chez la majorité des hommes.
Et au moment où plus aucune force ne pourra s'opposer avec
succès aux transformations, il nous faudra d'abord abolir les ins-
titutions inutiles qui gaspillent les forces des hommes au service
du despotisme [...]"• ».
Le fondement du gradualisme est donc le suivant : le chan-
gement des hommes passe avant celui des circonstances, il en
constitue le préalable et le présupposé nécessaires. À la tra-
ditionnelle aporie de la philosophie politique - le bon gouver-
nement présuppose des hommes adéquats, mais on peut dire
aussi l'inverse - , Hess répond en bon Aufklàrer, par la priorité
à l'éducation : « une abolition soudaine et violente des rapports
de propriété actuels porterait nécessairement de mauvais fruits.
Une propriété raisonnable suppose une société raisonnable, et
celle-ci suppose à son tour des hommes socialement éduqués,
si bien qu'on ne peut songer à la transformation soudaine des
propriétés inorganisée en propriété organisée1** ». En revanche,
si la réponse paraît tout à fait traditionnelle, ses présupposés
le sont moins ; changer les rapports de propriété, supprimer
l'argent, bref changer les rapports sociaux, ce n'est en effet pas
la même chose qu'instaurer de nouvelles lois. Ou plutôt, cela
revient à subordonner la question de la loi à une autre, celle de
la réorganisation consciente de la société, qui fournit simulta-
nément le critère du juste et du vrai.
Transformer les rapports sociaux ce n'est ni leur faire violence
de l'extérieur ni, surtout, raisonner en termes de rupture, mais
les ramener de l'intérieur à leur vérité, réaliser leur essence,
i.e. leur intersubjectivité fondatrice, à savoir l'unité, l'harmo-
nie, la réciprocité. C'est l'identification de la transformation à
un processus graduel de dévoilement du social à lui-même, au
dépassement de tout ce qui (par définition extrinsèque) le déna-
ture, qui fonde en théorie la croyance aux vertus de la prise de
conscience, de l'éducation, desdits « travaux préparatoires ».
Pour dire les choses de manière plus directe, la réorganisation
sociale comme accès à l'unité et à la transparence - c'est tout
naturellement l'idée saint-simonienne d'« administration » qui
vient ici à l'appui - et la dénégation de l'idée de rupture sont
213
Philosophie et révolution
indissociablement liées : « les actuels rapports de propriété se
transformeront peu à peu en des rapports de propriété com-
munistes, lorsqu'on aura pris les mesures indiquées ci-dessus.
L'argent perd de sa valeur dans la mesure même où les hommes
prennent de la valeur. La valeur des hommes croît alors néces-
sairement jusqu'à devenir inappréciable et la fausse valeur de
l'argent tombe nécessairement jusqu'à la totale absence de
valeur, dans la mesure où l'organisation de la société, mise
en œuvre par l'administration, s'étend et fait reculer le tra-
vail salarié, dans la mesure aussi où arrive la nouvelle généra-
tion, socialement éduquée et formée, qui accomplit les travaux
sociaux" 0 ». Ainsi, les rapports socio-économiques sont voués à
se transformer en s'inclinant graduellement devant la plénitude
retrouvée de l'essence humaine...
Si cette essence n'est autre que le « commerce » des
hommes, sa réappropriation, pour les individus qui en sont
séparés dans la société bourgeoise, ne peut s'entendre qu'en
tant qu'affirmation autoréférentielle de sa vérité constitutive,
du lien intersubjectif lui-même, l'essence de l'essence de l'hu-
manité, c'est-à-dire de l'Amour. Le socialisme de Hess devient
communisme sur un mode très feuerbachien, par cette identi-
fication de l'essence de l'espèce humaine, et de la communauté
réconciliée de l'avenir, avec l'amour" 1 . Inversement, en tant
qu'extériorisation de cette essence, le milieu social, le monde
des échanges de l'activité productrice humaine est amour, mais
amour qui se méconnaît du fait de l'inversion aliénante. En fait
tout est amour, y compris le monde naturel-sensible considéré
sous l'angle du rapport que nous établissons avec lui : « qu'a
produit l'amour? La création tout entière, ou l'univers, qui est
éternel et infini, incommensurable comme l'amour [...] l'amour
crée continuellement et là où il cesse d'agir, toute chose se désa-
grège10* ». Il suffit qu'il se reconnaisse comme tel, que le dévoi-
lement s'opère (par l'éducation et la diffusion du message vrai)
pour que l'unité soit rétablie et qu'advienne le communisme ;
ou plus exactement, selon une version modérée : comme les
deux processus sont coextensifs, ils se déroulent graduellement
mais leur consécution est de l'ordre de la nécessité. Il nous faut
donc prendre tout à fait au sérieux des affirmations comme
celle-ci : « il ne nous reste plus qu'à reconnaître la lumière de la
liberté et à congédier les gardiens de la nuit, pour pouvoir tous
ensemble nous serrer joyeusement la main10* ». Rien ne peut en
dernière instance faire obstacle à la sortie de l'humanité de la
caverne, sortie qui se fera contre la volonté des gardiens, par
le développement autonome du genre humain.
214
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
Plus que jamais, comme celui de tous les penseurs du social
de l'époque - de Saint-Simon à Owen en passant par Comte -, le
communisme hessien se présente comme une nouvelle religion ;
religion naturelle, religion du « cœur » et de la « raison », de
« l'amour et de l'humanité », à la fois forme épurée et « accom-
plissement de la religion chrétienne1*4 ». Sa philosophie sociale
entend accomplir la tâche que Feuerbach avait assignée à la
réforme de la philosophie : devenir elle-même, par son auto-
transformation (= réforme), religion, pour ravir la place occu-
pée par celle-ci1**. Ces lignes, écrites à propos de l'auteur de
L'Essence du christianisme, valent mutatis mutandis pour son
continuateur : « le vrai "fondement" de sa pensée, c'est ce qu'il
présente comme sa conséquence : son idéal d'un communisme
de l'amour, et sa conception de la révolution comme dévoile-
ment, comme "confession publique des secrets d'amour". La
révolution comme aveu (donc, pour tout moyen d'action poli-
tique, la démystification, ce dévoilement, c'est-à-dire des livres
et des articles de presse), voilà ce qu'il a en tête1** ». Sans doute
faudrait-il rectifier ceci : le communisme de l'amour à la place
de la révolution, ou la transsubstantiation de la révolution en
communisme de l'amour1*1. La voie allemande est réinstallée
dans ses droits, d'où cet air de familiarité, cette « faiblesse » qui,
comme Engels le dira plus tard, permettra au feuerbachisme et
au « socialisme vrai » de se « répandre à partir de 1844 comme
une épidémie sur l'Allemagne "cultivée"1** ». La nouvelle mou-
ture de réforme intellectuelle et éthique, séparée de la pratique
politique qu'elle prétend supplanter, s'adresse au genre humain
tout entier, par-delà les différences de nation ou de religion,
balayées par le niveau déjà atteint de développement de son
essence1**. Par-delà également les frontières de classe ; car les
individus qui les composent, aussi bien les prolétaires que les
capitalistes, sont victimes de l'aliénation généralisée, séparés
de leur humanité, avilis par l'argent et les rapports de concur-
rence et d'exploitation mutuelle. Et tous peuvent être sauvés, en
« agissant les uns pour les autres », en re-connaissant les liens
d'amour qui les unissent dans leur « commerce » intersubjectif
et en mettant fin de la sorte aux conflits de la méconnaissance,
de l'existence inversée qui marque la société bourgeoise.
Bien sûr, Hess n'ignore pas l'existence de la lutte de classes,
pas plus qu'il ne méconnaît qu'aussi universaliste que son com-
munisme de l'amour puisse prétendre être, ses écrits sont prin-
cipalement lus par des prolétaires. Il lui arrive même d'énoncer
un « nous » qui est un nous de classe, un nous de « prolétaire »,
mais c'est pour le recouvrir immédiatement par un « tous » qui
215
Philosophie et révolution
comprend à la fois les capitalistes et les prolétaires, un « tous »
qui est synonyme de « genre humain », et qui transcende les
différences de classe"*. L'erreur serait cependant de croire, en
prenant au pied de la lettre les formulations polémiques à l'ex-
trême du Manifestem, que le socialisme éthico-humaniste, et
tout particulièrement celui de Hess, est extérieur au mouvement
ouvrier, qu'il est l'expression d'une « essence de classe » de la
petite bourgeoisie allemande"*. De même, et de manière plus
générale, les sarcasmes de L'Idéologie allemande ne doivent pas
faire oublier que Marx, et Engels, ont pu livrer des appréciations
plus nuancées, et de surcroît publiées, quant à l'importance du
débat philosophique post-hégélien en Allemagne, jusque dans
les rangs du mouvement ouvrier. Ainsi, dans Herr Vogt (1860),
Marx relève que « les différentes phases que la philosophie alle-
mande parcourut de 1839 à 1846 furent suivies avec le plus vif
intérêt au sein de ces associations ouvrières [de l'émigration
allemande]"* ».
Dans le cas qui nous préoccupe, l'intérêt semble d'ailleurs
réciproque : depuis son arrivée à Paris en tant que correspon-
dant de la Rheinische Zeitung (fin 1842), Hess fréquente assidû-
ment les cercles du mouvement ouvrier parisien, tant français
que ceux de l'émigration allemande, ainsi que les théoriciens
socialistes et communistes, auxquels il sert d'intermédiaire en
direction de l'Allemagne, tant par ses écrits (notamment les
correspondances à la Rheinische Zeitung) que par les contacts
directs1". Son rôle consiste bien, pour reprendre les formulations
d'A. Cornu, à « établir une liaison entre la doctrine de Weitling,
très répandue dans les milieux ouvriers allemands, et le radica-
lisme philosophique des jeunes hégéliens"* ». Il ne tardera pas
à militer à l'intérieur des organisations ouvrières, et ses textes y
serviront de base de discussion à tel point qu'on a pu le présen-
ter comme « l'un des chefs » du « cercle des ouvriers commu-
nistes » de l'émigration allemande"*. Hess a donc « découvert
le prolétariat » bien avant d'autres, notamment Marx, sans que
cette découverte bouleverse son dispositif théorique, dont elle
accentue la fuite en avant éthico-humaniste.
Mais il y a davantage : comme le montrent les débats qu'un
texte comme le Catéchisme communiste suscite au sein des sec-
tions parisiennes de la Ligue des justes"', qui devient Ligue des
communistes, ce sont les orientations de Hess, bien plus que
celles de son ancien complice Engels, ou de Marx, qui sont repré-
sentatives de l'état d'esprit du mouvement ouvrier réel de cette
époque; et ce jusqu'à une date plus avancée que celle souvent
admise"*, en fait jusqu'à la veille de l'explosion révolutionnaire.
216
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
Partiellement publié en décembre 1844 dans le Vorwàrts pari-
sien, puis en 1846 intégralement dans la revue des partisans
rhénans du « socialisme vrai », le Catéchisme a fortement mar-
qué les militants et dirigeants parisiens de la Ligue des justes.
Même après le premier congrès de la Ligue (juin 1847), dans
la période la plus critique, où se joue, à travers une intense
lutte interne, l'orientation théorique et politique de l'organisa-
tion ouvrière allemande, devenue désormais Ligue des commu-
nistes, Hess demeure largement « en phase » avec les thèses
adoptées à cette occasion11*, comme en témoignent les statuts
ou, surtout, le Projet de profession de foi communiste. Texte
de compromis, rédigé par Engels mais dont une bonne part
(essentiellement les six premières questions-réponses) reflète
les points de vue des dirigeants de l'organisation, à l'évidence
plus proches, à ce moment-là, du communisme à la Hess que
d'une théorie révolutionnaire de la lutte des classes1** : définition
du but en termes d'organisation de la société et de communauté
des biens, rôle essentiel de « principes » - telle la recherche du
bonheur commun - existant dans « la conscience ou le senti-
ment de tout homme » et n'ayant pas « besoin d'être prouvés »,
moyens d'action se résumant à « l'instruction (Aufklàrung) et à
l'union du prolétariat1*1 ». Autour de ce projet s'engagea une dis-
cussion acharnée, pendant laquelle, fait significatif, Hess réus-
sit à faire adopter par les sections parisiennes de la Ligue des
communistes un texte proche ou identique à son catéchisme1**,
s'attirant une réponse d'Engels qui prit la forme d'un autre
catéchisme - aujourd'hui connu en tant que Principes du com-
munisme, mais à l'époque le titre consacré était identique à
celui de Hess1**. Le procédé auquel Engels doit recourir pour
faire adopter son contre-projet « derrière le dos des communes
[structures de base de la Ligue]1*4 », et pour le présenter aux
autorités londoniennes de la Ligue en tant que représentatif du
point de vue des sections parisiennes, montre d'ailleurs que,
contrairement aux « cadres moyens », la base reste fidèle aux
positions défendues par Hess, ou du moins qu'elle se montre
rétive aux innovations marx-engelsiennes. Il faudra donc bien
des ruses, et des débats acharnés, avant et pendant le deuxième
congrès de la Ligue, pour déboucher sur un changement d'orien-
tation, concrétisé par la commande du Manifeste communiste
auprès d'Engels et de Marx.
Une comparaison, même rapide, des deux « catéchismes »
(Engels vs. Hess) concurrents de 1847 donne une idée assez
claire des points autour desquels s'est nouée la confrontation. Le
différend principal tourne autour de la question de l'humanisme :
217
Philosophie et révolution
lutte de classes ou dialectique de l'essence humaine, révolution
ou prédication éthique et propagande pacifique. Engels dirige
sa polémique anti-humaniste dans deux directions : tout d'abord
la discontinuité du sujet historico-social, ou, en d'autres termes,
la modernité du prolétariat et de sa lutte, irréductible à celle
des classes dominées qui l'ont précédé 1 ", donc, a fortiori, à une
quelconque essence humaine qui les engloberait toutes dans
le procès de son auto-réalisation. Cette irréductibilité rejaillit
au niveau discursif : de même qu'aucune essence préexistant à
l'histoire ne vient établir la continuité entre la lutte de classes
prolétarienne et celle du passé, le communisme n'est pas l'ac-
complissement de la religion chrétienne, il n'est pas une nou-
velle religion exprimant la vérité de la permanence à soi de
l'espèce humaine à travers, et grâce à, ses souffrances, etc. Il
n'est « que », si l'on ose dire, « la théorie qui enseigne les condi-
tions de libération du prolétariat 1 " », qui récuse tout principe
transcendant la lutte pour cette libération.
Quant aux conditions, sociales et historiques, de la libération,
elles s'identifient avec celles de la révolution : c'est la seconde
ligne de rupture avec l'humanisme socialiste. Engels écarte les
illusions d'une « voie pacifique », qui fait abstraction de la vio-
lence exercée par les possédants, car il disjoint le problème de
la révolution de tout préalable moral, de tout choix dépendant
de la libre volonté d'un sujet moral 1 ". Au lieu de se livrer à des
prophéties quant à son imminence, il pose la question de son
actualité, dans ses dimensions stratégiques, programmatiques,
nationales (allemandes) et internationales1". Il faut pourtant y
insister : malgré la version d'Engels qui fit longtemps autorité en
la matière, très postérieure aux événements et probablement,
outre les défaillances de la mémoire, trop soucieuse de mon-
trer une convergence « naturelle » entre la nouvelle théorie que
Marx et lui-même commençaient à élaborer et le mouvement
ouvrier, les positions défendues par Hess n'ont cédé du terrain
qu'à la suite de longs affrontements, d'une lutte théorique et
idéologique et non d'une « tranquille transformation » comme
l'affirme le texte engelsien de 1885 1 ", après avoir marqué de
leur empreinte pendant toute une période la partie la plus avan-
cée du mouvement ouvrier allemand. Un fait qui suffit à montrer
que la question de la « voie allemande », et de son idéologie, ne
dérive pas d'une « essence », non pas « humaine » cette fois
mais « de classe », essence supposée propre à la petite bourgeoi-
sie, ou à la bourgeoisie, allemande, et à ses représentants intel-
lectuels, et dont la « découverte » du prolétariat suffirait à se
débarrasser 1 ". Assumer la crise sans reculer devant la béance
218
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
de la rupture qu'elle ouvre est bien plutôt affaire d'intervention
théorique et politique, intervention radicale en ce qu'elle refuse
de continuer à faire obstacle au travail de l'antagonisme imma-
nent au réel.
219
Chapitre IV
Friedrich Engels, 1842-1845.
À la découverte du prolétariat
226
I. la « condition anglaise » : un capitalisme
d'ancien régime ?
1. Allemagne - Angleterre
3. La révolution inévitable
245
Philosophie et révolution
du socialisme™ ». S'il fallait rechercher une différence avec le
texte de 1843, ce ne serait donc pas dans l'aspect antipolitique,
remarquablement constant**, mais plutôt dans le glissement
terminologique : du communisme dont il essentiellement ques-
tion dans le journal oweniste, en référence à la France, vers le
socialisme, qui renvoie incontestablement à la centralité de la
voie anglaise. Certes, les frontières entre les deux sont pour le
moins imprécises aux yeux d'Engels, qui n'hésite pas à ranger
Proudhon parmi les communistes, mais ce glissement produit
déjà un effet remarquable : la reprise d'une problématique de la
transition, inscrite dans un développement téléologique qui fait
du socialisme la fin de l'histoire, le moment ultime de l'humanité
parvenue à la plénitude de son essence sociale.
Le recentrage de l'axe triarchique en faveur de l'Angleterre,
indissociable du mouvement de dévalorisation du politique au
profit du social, transforme en retour la question de la forme
politique à proprement parler. À nouveau, le cas anglais sert de
révélateur. Le tableau dressé du régime politique britannique
est tout d'abord plus nuancé que dans les correspondances de
1842-43 : Engels admet à présent que « depuis plus d'un siècle,
l'Angleterre a cessé de craindre l'absolutisme et a lutté contre
le pouvoir de la couronne. L'Angleterre est indubitablement le
pays le plus libre - ou mieux, le moins soumis à l'arbitraire - de
tous les pays du monde, y compris l'Amérique du Nord, si bien
que l'Anglais possède un sens inné de l'indépendance privée,
dont nul Français - ne parlons pas des Allemands - ne peut se
glorifier** ». Mais l'éloge s'arrête précisément là, à la frontière
de la vertu privée ; car dans la sphère publique, les droits pro-
clamés sont vidés de leur contenu. La liberté de presse est aussi
dépendante du pouvoir politique qu'en Prusse - et c'est tout
dire ! - , le droit de réunion est soumis à de strictes restrictions
policières, le droit d'association et Yhabeas corpus sont de fait
l'apanage des riches, qui seuls disposent des moyens pour les
faire respecter. Engels renverse donc terme à terme le schéma
libéral, qui exalte la liberté politique anglaise et rejette les zones
d'ombre dans le domaine du privé, mais c'est paradoxalement
pour mieux le rejoindre quand il affirme que l'Angleterre est en
avance sur la France concernant le développement révolution-
naire. Il constate, certes, que la monarchie joue un rôle fonda-
mental. et qui va croissant, dans l'imaginaire politique « des
Anglais », prolétaires inclus si l'on se souvient de sa remarque
de 1843 sur l'attitude constitutionnelle des socialistes outre-
Manche. Il parle même de « culte écœurant de la royauté en tant
que telle » mais, justement, il ne s'agit pour lui que d'un culte, de
246
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
l'adoration d'un fétiche dépourvu de tout contenu effectif, d'un
maître mot intégralement autoréférentiel, à l'instar de « Dieu »,
donc totalement vide". Le décorum de la monarchie britannique
fonctionne ainsi comme une métaphorisation hyperbolique de
la théologie propre à la forme politique, y compris démocra-
tique, en tant que réalité aliénée, image inversée des rapports
sociaux qui se survit à elle-même, donc plus facile à déchiffrer
et à « remettre sur pied ».
Dévalorisation du politique et dévalorisation de l'idéologique
vont de pair. Les effets réels de l'illusion politique sont pure-
ment et simplement niés ; la fonction stabilisatrice et intégrative
-jusque dans la classe ouvrière - de la monarchie, son rôle dans
la formation d'un nationalisme de type impérial et d'une culture
politique tout à la fois gallophobe, hostile à la démocratie et à
tout esprit révolutionnaire, sont évacués de l'analyse. Dans ces
conditions Engels peut en effet penser que la voie « sociale »
anglaise permet d'éviter de se faire piéger dans la question
du régime politique, qui continue à absorber les Français, en
dépit de leur communisme. Aux Anglais, il devient possible,
toujours selon Engels, de sauter en quelque sorte l'étape d'une
« simple » république, pour s'engager directement dans celle
de la démocratie sociale et du socialisme. S'il en est ainsi, on
peut tranquillement défendre cette position inouïe, à la limite
de l'absurdité pure et simple, selon laquelle la classe ouvrière
britannique, malgré son extrême modération politique, son sou-
tien à la monarchie constitutionnelle, son aversion déclarée pour
la violence, est plus près de la victoire révolutionnaire qu'un
prolétariat trempé dans l'expérience de plusieurs révolutions
récentes, d'une radicalité à fleur de peau et d'une culture poli-
tique sans équivalent en Europe - l'inventeur collectif du com-
munisme - , comme le prolétariat français. Pourtant, sans cette
inversion, c'est toute la « dialectique », à forte torsion finaliste,
du politique et du social qui est remise en cause. On ne saurait
mieux illustrer les méprises auxquelles un certain parler alle-
mand conduit celui qui, parmi nos publicistes et intellectuels
rhénans, s'affirme pourtant comme le plus concrètement poli-
tique, en tout cas le plus proche de ces forces immenses dont
dépend le bouleversement de l'ordre existant.
247
II. Le prolétariat : « population » ou « classe » ?
253
Philosophie et révolution
Le récit utopique se constitue donc non pas comme l'autre
irréductible mais bien comme l'envers du pouvoir, la neutralisa-
tion formelle des entraves à son déploiement, bref comme l'ima-
ginaire impolitique dans lequel se projette tout pouvoir trans-
cendant. Ses effets sont cependant tout à fait réels : le discours
utopique adhère à une pratique interne au dispositif du pou-
voir. Il fonctionne comme un garde-fou, un self-control, un outil
d'auto-rectification permanente de ses modalités d'exercice.
Or, la Situation en témoigne, le discours utopique est constitu-
tif de l'entreprise théorique à laquelle Engels participe à titre
fondateur : si « dépassement » il y a, il implique la « négation/
réalisation » de la science sociale utopienne dans la « science
nouvelle » d'un socialisme arrivé à maturité.
Le rapport fort, et complexe, d'Engels à Owen, qu'il avait
connu personnellement, ne se démentira d'ailleurs pas par la
suite ; en témoignent les appréciations élogieuses de La Sainte
Famille et de l'Anti-Diihringla constante fascination vis-
à-vis de l'ingénierie sociale owenienne, de sa « compétence
technique », de sa posture « pratique ». En fait c'est toute la
conception du socialisme consignée dans YAnti-Diihring, dont
on connaît le rôle fondateur pour la doctrine et le discours de
la IIe Internationale140, comme antithèse de la concurrence mar-
chande et de l'« anarchie » du capitalisme, qu'il faudrait ici exa-
miner. Notons simplement, pour l'instant, qu'elle se construit
autour de la figure de Y organisation comme essence même de
la vie sociale, et de ses corollaires111 : l'économie organisée au
moyen du plan, la maîtrise consciente d'une société supposée
homogène, etc. Il ne s'agit pas d'ailleurs de thèmes originaux,
même si Engels contribue à leur fixation dans le « sens com-
mun » du mouvement socialiste (et surtout : dans celui d'une
« orthodoxie » marxiste), mais plutôt des topoi qui ne sont pas
spécifiquement d'Engels, « mais qui sont le xrx® siècle ventri-
loque, parlant à travers lui 1 " ».
Pour revenir, et nous limiter ici, au rapport Owen/Engels, le
point culminant de cette filiation ambiguë est sans doute atteint
avec les modifications apportées en 1888 à la troisième thèse
sur Feuerbach, tout à fait exemplaires de l'attitude engelsienne
vis-à-vis de cette « doctrine matérialiste du changement des cir-
constances et de l'éducation » - qui oublie pourtant que « les cir-
constances sont changées par les hommes » et que « l'éducateur
doit lui-même être éduqué ». L'enjeu de cette réécriture111 n'est
rien moins que la définition marxienne de la pratique révolu-
tionnaire (revolutionàre Praxis) dans son immanence absolue au
mouvement des rapports sociaux et de leurs antagonismes, en
254
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
tant que « coïncidence du changement des circonstances et de
l'activité humaine ou autochangement (Selbstverànderung) ».
Or, les rectifications, ou plus exactement : les « ratures »
engelsiennes, si elles associent le nom d'Owen à la doctrine
matérialiste critiquée au début de la thèse114 - ce qui paraît rele-
ver d'une mise à distance - , s'empressent d'atténuer la radicalité
immanentiste de la définition marxienne, en substituant « ren-
versante » (umwàlzende) à « révolutionnaire » et en supprimant
purement et simplement « autochangement1" ». Elles couvrent
de l'autorité immense qui était celle d'Engels la prédominance
des vieilles conceptions dualistes au sein du mouvement ouvrier,
et de leur corollaire : une conception pédagogique-étatiste du
rapport entre la théorie et le mouvement réel, le parti et la
classe. Elles font basculer le projet émancipateur du côté des
discours du pouvoir, de « ceux qui savent », des appareils qui
reproduisent les traits structurels de la division capitaliste du
travail. Il faut se rappeler que, bien avant la célèbre maxime de
Staline « les cadres décident de tout », l'exécuteur testamentaire
d'Engels (et, de ce fait, de Marx) Karl Kautsky constatait de son
côté qu'« aucune personne raisonnable ne voudrait commencer
à édifier une maison avant que son plan tout entier fût terminé et
approuvé par les gens compétents1" ». Loin d'être exceptionnel,
ce type d'assertions faisait partie du sens commun des cadres
de la IIe Internationale et de leur compréhension du marxisme,
comme en témoigne par exemple cette phrase extraite d'une
lettre de Guesde à Marx : « Comme vous, je conteste finale-
ment que la simple destruction de ce qui existe soit suffisante
pour instaurer ce que nous voulons, et je pense qu'à terme plus
ou moins long, la direction doit venir du haut, de ceux qui en
"savent plus" 1 ". » Il est, à cet égard, tout à fait regrettable que
la réponse de Marx à cette lettre n'ait pas été retrouvée...
257
Philosophie et révolution
cette destruction de corps surexploités en images de « dégé-
nérescence » et d'« affaiblissement vital de l'organisme », en
fantasmes permanents d'une rechute vers l'animalité qui, nous
le verrons, se fixeront sur cette fraction de la population prolé-
taire qui condense la totalité de ces stigmates de sous-humanité :
les immigrés irlandais. Ces hommes-corps apparaîtront comme
porteurs d'une sexualité « précoce et déréglée1** », dont l'exu-
bérance projetée, qui nourrit ici aussi ces mêmes sentiments
troubles de fascination et de répulsion, traduit une sexualisation
fétichiste de ce sous-corps, une sorte de réversibilité permanente
de sa débilité en surpuissance « bestiale ». Les métaphores ani-
males, notamment de scènes d'accouplement collectif favorisé
par la chaleur des corps et de l'environnement ambiant, sont
particulièrement suggestives14*.
La sexualisation fait partie d'un ensemble discursif qui
s'acharne à rendre en permanence visible la différence de
classe, à éliminer toute opacité qui entoure la somatisation de
la « situation » prolétaire, à l'offrir pleinement à la clarté du
regard souverain. Très significativement, ce qu'Engels reproche
à la grande ville, dans des analyses novatrices pour l'époque
(les parcours d'Engels dans le Manchester des années 1842-
44 comptent, après celles, londoniennes, de Heine, parmi les
premières grandes « flâneries » de la littérature moderne141),
c'est que sa structure spatiale rend invisible la classe ouvrière,
tout en instaurant simultanément le primat du visuel qui rend
perceptible cette invisibilisation : « nulle part ailleurs qu'à
Manchester je n'ai constaté d'isolement aussi systématique de
la classe ouvrière, tenue à l'écart des grandes rues, un art aussi
délicat de masquer tout ce qui pourrait blesser la vue ou les
nerfs de la bourgeoisie14* ».
La grande ville n'est donc pas seulement, par l'instauration
de nouvelles matrices spatio-temporelles, le lieu de l'atomisation
des individus (le thème de la foule solitaire14* et ses corrélatifs, la
figure du flâneur ou du criminel, apparaît d'abord chez Heine,
Engels et Poe, avant d'éclore chez Baudelaire) mais également
un obstacle à la fois posé et levé par le nouveau régime de par-
tage du visible et de l'invisible. Elle n'est plus ce « monde dans
le monde », « monde différent et différence devenue monde »,
qu'était la ville préindustrielle et (très largement) précapitaliste
de l'âge classique144, mais une véritable Seconde Nature148, ten-
danciellement dépourvue d'extériorité, un univers total ayant
aboli la différence dans le même de la spatio-temporalité du
Capital. D'où le déplacement des figurations utopiques urbaines;
dans la ville classique, comme l'a montré Marin, la co-présence
258
PLAN S B MANCHESTER ET S E S ÏNVTHONS
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Philosophie et révolution
du xixe siècle construisent des intermédiaires entre l'intérieur
et l'extérieur, de la même manière que le feuilleton « trans-
forme un boulevard en intérieur » et que « la rue devient un
appartement pour le flâneur qui est chez lui entre les façades
des immeubles comme le bourgeois entre ses quatre murs 1 " ».
L'équivalent médical du passage serait le stéthoscope tandis que
le « coup d'œil » du médecin s'ordonne parallèlement à celui du
romancier réaliste, tous deux hantés par les figures du dévoile-
ment, de la percée en profondeur, et de la réduction projective
de la tridimensionnalité en surface plane : « le problème est
donc de faire affleurer en surface ce qui s'étage en profondeur ;
la sémiologie ne sera plus une lecture, mais cet ensemble de
techniques qui permet de constituer une anatomie pathologique
projective. [...] Le regard de l'anatomo-clinicien devra repérer un
volume ; il aura affaire à la complexité de données spatiales qui
pour la première fois en médecine sont tridimensionnelles1" ».
L'homologie avec la démarche de Balzac, dans la descrip-
tion qu'en fait un proche de Baudelaire, H. Babou, est patente :
« quand Balzac découvre les toits ou perce les murs pour don-
ner un champ libre à l'observation, vous parlez insidieusement
au portier, vous vous glissez le long des clôtures, vous prati-
quez de petits trous dans les cloisons, vous écoutez aux portes,
vous braquez votre lunette d'approche, la nuit, sur les ombres
chinoises qui dansent au loin derrière les vitres éclairées ; vous
faites, en un mot, ce que nos voisins anglais appellent dans leur
pruderie le police detective1" ». Ce regard n'est donc en rien
l'apanage de quelques spécialistes ; relayé, sous des formes plus
ou moins savantes ou vulgarisées, par une immense littérature,
y compris par « la » littérature, il se répand dans de très larges
couches de la société et devient un élément du « sens commun »
de l'époque.
Rien d'étonnant alors si, dans un chapitre de la Sainte
Famille'" qui constitue - malheureusement - l'une de ses rares
incursions dans l'analyse de la « culture de masse », Marx se
penche, et même assez longuement, sur une version feuilleto-
nesque immensément populaire du récit réaliste, les « mys-
tères » d'Eugène Sue. La question de la « profondeur », dans
le sens des techniques narratives, en forme justement le thème
principal. Il se trouve que ce même roman avait déjà fait l'ob-
jet, un an auparavant, d'une appréciation positive d'Engels, qui
saluait sa description « incisive » de la « misère et de la décom-
position des mœurs » et qui voyait dans son contenu social, sa
mise en scène de personnages issus des classes populaires,
la preuve que « l'écriture des romans a connu une révolution
262
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
complète dans ses dix dernières années1** ». Dans la Sainte-
Famille, dont Engels rédige par ailleurs quelques pages, le ton
sera tout autre. Marx soumettra au feu de sa critique et de son
sarcasme tant la platitude des schémas explicatifs de Sue - une
psychologie platement « matérialiste » du type social - que la
« sur-profondeur » spéculative de leur interprète jeune-hégé-
lien allemand, qui redouble l'hypostase du « mystère » en le
ramenant à l'activité omnipotente de la conscience. On ne sau-
rait mieux situer les enjeux politiques de cette représentation
populiste du peuple, qui parcourt toute la littérature de l'époque
et participe à façonner cet « esprit de 48 » avec lequel Marx ne
cessera de régler ses comptes.
263
Philosophie et révolution
L'ambivalence engelsienne est en fait constitutive du dis-
cours sur la lutte des races et révélatrice des métamorphoses
qu'il subit au cours de la première moitié du xix e siècle16*.
La seconde version, contemporaine de celle sur les « deux
peuples » de Disraeli1*3, renvoie à une strate discursive très
ancienne, d'origine plutôt populaire-radicale dans sa version
anglaise mais aristocratique dans sa version française défen-
due par Boulainvilliers - qui présente la lutte des races comme
lutte entre entités étrangères, d'origine et de langue distinctes.
La notion de race, immédiatement codée en termes de groupe
social, y est cependant dépourvue de signification biologique
stable et souvent associée à la césure historique (plus ou moins
construite) d'une « invasion » normande en Angleterre1*4, ger-
mano-franque en France. Mais, déjà à l'époque d'Engels, le sta-
tut de ce discours est en train de changer : de langage d'oppo-
sants, fondant une vision intégralement agonistique de l'histoire,
il devient discours dominant, inséré dans les dispositifs du bio-
pouvoir1**. À présent, il ne s'agit plus d'un affrontement entre
races extérieures l'une à l'autre, dont la séparation antagoniste
renvoie avant tout à une différence d'origine géographique, mais
à la scission d'une seule et même race du fait de l'émergence
d'une sous-race, d'une sous-humanité, dont la dégénérescence
constitue une menace pour l'ensemble de la « race », pour toute
la « société ». Certes, la transcription biologique de l'ancien dis-
cours ne se fait pas d'un seul coup ; des formes mixtes existent,
à l'instar de ce passage de Carlyle cité - favorablement - par
Engels1**, et qui illustrent le télescopage entre les deux couches :
l'ancienne figure du radicalisme anglais sur l'indigène saxon
opprimé se juxtapose à la vision moderne de l'immigré irlandais
« sauvage », « dégradé » et proche de l'animalité, qui, au titre
de « fléau national », occupe la place antérieurement attribuée
au seigneur normand...
Dans un registre comparable, sinon identique, Engels n'est
pas si loin de Carlyle ; pour lui aussi, cette fraction bien particu-
lière du prolétariat concentre en elle, sur le mode de l'hyperbole,
l'ensemble des stigmates raciaux de la classe. Ce qui explique du
reste qu'elle soit reconnaissable de vue, qu'un coup d'œil, sou-
tenu par l'ouïe et l'odorat1*1, suffise pour répondre à la question
préalable « qui est irlandais ? » (et quelle est la couleur de sa
peau ? est-on tenté d'ajouter, pour paraphraser Jean Genêt)1**.
A cette signalétique infaillible (physionomie celte, accent, saleté
monstrueuse, alcoolisme) s'ajoute une caractérologie du type
national, non moins riche en images stéréotypées : l'Irlandais au
« tempérament insouciant et jovial », au « caractère méridional
264
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
et frivole » mais dont la « grossièreté le place à un niveau à
peine supérieur à celui du sauvage » et le rend « incapable de
goûter les plaisirs plus humains » que l'abrutissement éthy-
lique, etc"*. La population ouvrière immigrée apparaît en fait
comme la métonymie des problèmes posés par le prolétariat-
en-tant-que-population : son hétérogénéité, sa fluctuation, la
nécessité contradictoire - qu'Engels perçoit très bien" 0 - d'en
stabiliser une partie (essentiellement dans la grande industrie,
qui requiert régularité et discipline) tout en déstabilisant, par le
maintien de l'ouverture du flux de prolétarisation, les conditions
de reproduction de l'ensemble de la classe, pour alimenter en
permanence la tendance à la surexploitation. Car telle est bien,
comme l'indique la Situation et le démontreront par la suite les
analyses du Capital, la tendance lourde du mode de production
capitaliste, son « ouverture » essentielle111 : non pas l'exploita-
tion « moyenne » mais la surexploitation, même au prix d'une
non-reproduction physique de la force de travail, d'une destruc-
tion de « populations » entières.
Le prolétariat immigré se présente donc comme le prolétariat
du prolétariat, la partie la plus exploitée et dégénérée, la plus ani-
malisée de la « race » des ouvriers. Le trait se fait ici outrancier,
à la limite de la haine pure et simple : « ces gens, qui ont grandi
presque sans connaître les bienfaits de la civilisation, habitués
dès leur plus jeune âge aux privations de toutes sortes, grossiers,
buveurs, insoucieux de l'avenir, arrivent ainsi, apportant leurs
moeurs brutales dans une classe de la population qui a, pour
dire vrai, peu d'inclinaison pour la culture et la moralité"2 ». Les
Irlandais sont censés avoir « importé l'alcoolisme et la saleté »,
« l'entassement de plusieurs personnes dans une même pièce »,
une « nouvelle et anormale sorte d'élevage pratiqué dans les
grandes villes1" », celui du cochon, auquel ils finissent, dénue-
ment, saleté et promiscuité aidant, par ressembler de plus en
plus1". Engels, décidément proche de Carlyle1", reprend même
le thème de l'envahisseur étranger, bien enraciné dans l'idéologie
radicale-populaire anglaise (indigènes saxons contre aristocrates
normands), mais pour le retourner contre les « faibles », ou les
plus faibles parmi les faibles. L'« invasion » de ces échantillons
particulièrement dégradés de sous-hommes, systématiquement
ramenés à un état d'animalité, contribue à l'« avilissement » du
prolétariat anglais dans son ensemble, à la détérioration de ses
conditions de vie, de travail, de rémunération1". Une détériora-
tion qui se transmet par voie héréditaire et aboutit à ce résultat
apparemment terrifiant : la formation d'« une race d'ouvriers
fortement métissée de sang irlandais111 ».
265
Philosophie et révolution
Pourtant, l'attitude d'Engels vis-à-vis du prolétariat irlandais
ne se départage jamais d'une ambivalence très caractéristique11*.
Tout se passe comme si la transcription de l'ancien discours
sur la guerre des races en discours biologisant comportait des
moments de réversibilité, pendant lesquels la strate discursive
antérieure refait surface. L'immigré en tant que « sauvage »,
personnage caractéristique des récits de type jusnaturaliste qui
symbolise la période pré-civile, acquiert alors certaines des qua-
lités attribuées au « barbare » par le discours aristocratique
ancien : force vitale et bravoure, liberté conquérante d'un indi-
vidu extérieur (et non antérieur) à une « civilisation décadente »
- qu'il a pour mission historique de détruire"*. Pour que l'Angle-
terre sorte « renouvelée et régénérée » de la « maladie sociale »
qui l'accable, il faut que la crise soit « portée à son paroxysme ».
« Et l'immigration irlandaise, ajoute Engels, y contribue par
ce caractère vif, passionné, qu'elle acclimate en Angleterre et
qu'elle apporte à la classe ouvrière anglaise. À maints égards
les rapports entre Irlandais et Anglais sont les mêmes que ceux
entre Français et Allemands ; le mélange du tempérament irlan-
dais, plus léger, plus émotif, plus chaud, et du caractère anglais
calme, persévérant, réfléchi ne peut être à la longue que profi-
table aux deux parties. » Sur les ruines de la civilisation bour-
geoise, un monde nouveau pourra se construire.
Engels, nous l'avons vu en filigrane dans sa description de
Manchester, n'est d'ailleurs pas étranger à cette poésie des
ruines qui hante le regard moderne sur la ville et la société bour-
geoise. W. Benjamin parle de cette « vision archéologique de
la catastrophe », de l'amoncellement de ruines à partir duquel
le regard se porte sur le présent : ainsi, chez Baudelaire, mais
nous l'avons déjà vu avec Heine, c'est le « sentiment de la pré-
carité de la grande ville [qui] est à l'origine de la permanence
des poèmes qu'il écrit sur Paris"* ». M. Foucault relève cette
insistance du xixe siècle, de Goya à Delacroix ou Baudelaire, à
parler de la mort, tout particulièrement dans l'émergence du
regard médical"1. Engels, quant à lui, d'un tempérament certes
imprégné de romantisme mais peu porté à la mélancolie et non
dénué de relents vitalistes, penche plutôt vers Hegel ; l'image
morbide des corps, le spectacle de la décomposition sociale ne
sont pour lui qu'un moment transitoire, pendant lequel la lutte
entre la vie et la mort prépare l'avènement d'une forme de vie
nouvelle et supérieure. MAnti-Diihring ou les manuscrits regrou-
pés post mortem dans la Dialectique de la nature, ne diront pas
autre chose1** : la vie est contradiction, elle est ce qui résiste à la
mort ; « vivre c'est mourir », écrit Engels, dans des termes très
266
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
proches de ceux de Gaude Bernard (« la vie, c'est la mort ; la vie,
c'est la création ») ou même de Bichat (« la vie est l'ensemble
des fonctions qui résistent à la mort ») ,M .
La mort est contenue « en germe » dans la vie, elle lui est
immanente, elle en conditionne la productivité. Il n'en va pas
autrement, pour Engels, de la forme de vie urbaine, siège des
pathologies sociales, appréhendée du point de vue de sa fin, de
son effacement dans les sables d'un temps libéré du cauchemar
de l'historicité. Fidèle, dès ses années de jeunesse, à certaines
idées d'Owen et de Fourier dont il se réclame explicitement,
Engels ne cessera de rêver à la disparition des villes et à une
modalité de répartition de la population sur un territoire qui
élimine la concentration urbaine en tant que telle164 ; ce qui, d'un
autre côté, n'est sans doute pas sans rapport avec la tendresse
quelque peu vôlkisch1** dont il a pu faire preuve vis-à-vis des
« barbares », plus particulièrement des Germains vainqueurs
de la « civilisation et de l'Europe agonisantes », de leur « force
vitale » et leur mission régénératrice : « Mais quel est donc le
mystérieux sortilège grâce auquel les Germains insufflèrent à
l'Europe agonisante une nouvelle force vitale? [...] ce ne sont
pas leurs qualités nationales spécifiques qui ont rajeuni l'Europe
mais simplement... leur barbarie, leur organisation gentilice.
[...] Tout ce que les Germains inoculèrent au monde romain de
force vitale et de ferment vivifiant était barbarie. En fait seuls
des barbares sont capables de rajeunir un monde qui souffre
de civilisation agonisante11*. » L'argument comporte certes une
pointe polémique, dirigée contre « nos historiens chauvins181 »,
qui vise à mettre l'accent non pas sur les qualités, qu'Engels
admet néanmoins, de la « souche aryenne fort douée et en pleine
évolution vivante » propre aux Germains, mais sur les vertus de
leur organisation sociale « barbare » dépeinte comme commu-
nautaire et démocratique. Il se situe néanmoins sur un même
terrain discursif et semble partager avec lesdits historiens du
« sang et de la terre » une imagerie commune de la « barbarie »,
synonyme de la « force vitale et régénératrice », de « bravoure »
et de « liberté ».
4. Le champ de bataille
5. Tertium datur?
273
Philosophie et révolution
et toujours décroissant, ses bras, ses talents et ses forces aux
Seigneurs Féodaux de la société moderne*01 ».
Cette vision dichotomique, et c'est le point essentiel, ne fait
d'une certaine façon qu'inverser l'idée libérale, exemplifiée par
la vision américaine de Tocqueville, d'un « état social démocra-
tique », synonyme non pas d'absence de différenciation (c'est
même le contraire) mais de circulation et de mobilité maximale
des attributs de la position sociale et, à un niveau plus pragma-
tique, de l'expansion d'une classe intermédiaire stabilisatrice***;
toutes choses qui sont supposées empêcher par avance la trans-
formation de la stratification moderne, c'est-à-dire la division de
classe, en hiérarchie d'ancien régime, avec ses distinctions entre
ordres (Stànde) ou castes, voire races***, fermés sur eux-mêmes
et, à la clé, l'inévitable dénouement révolutionnaire.
Le scénario de la Situation, ou Au Manifeste... de Considérant
(mais n'annonce-t-il pas celui de l'autre Manifeste...), fait écho
à celui de Tocqueville en en reprenant les termes fondamentaux
(un état social binaire aboutit avec certitude à la révolution)
mais en renversant le sens de l'argumentation. La société libé-
rale s'avère, toujours selon Engels, tendanciellement tout aussi
cloisonnée et scindée que la société d'ancien régime : l'affron-
tement des deux classes/peuples est lui-même pensé selon le
modèle agonistique qui a servi à désigner les luttes sociales des
sociétés dominées par l'aristocratie et l'absolutisme. En pous-
sant un peu le paradoxe ne peut-on pas voir, dans cette manière
de penser l'affrontement entre les classes de la société bour-
geoise sur le modèle de celui des sociétés précapitalistes, un
exemple de surimposition d'attitudes et de manières de penser
anciennes et de réalités nouvelles de part et d'autre de la bar-
rière dominants/dominés ? Que ce soit dans les discours de la
contestation populaire (lutter contre la nouvelle « aristocratie de
l'argent », c'est-à-dire continuer la révolution jusqu'à l'égalité
réelle : thème fondateur du sans-culottisme et du babouvisme*10)
ou de la vision des dominants, qui répond à la première (évi-
ter précisément de transformer la nouvelle classe dominante
en néo-aristocratie pour les libéraux type Tocqueville ou, au
contraire, reformer une élite sur le mode de la caste pour le
socio-darwino-nietzschéisme de la tradition anti-1789), la « per-
sistance de l'ancien régime », pour reprendre la formulation
d'A. Mayer, est constitutive de la spécificité européenne, elle-
même largement tributaire de l'expérience française. D'une cer-
taine façon, la Révolution française, de par son rôle fondateur
dans l'action autonome des classes subalternes (et aussi dans
la réaction des dominants, à jamais traumatisés par la « grande
274
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
peur » de 1793), a fixé dans la longue durée une modalité de
compréhension de l'antagonisme de classe qui porte la marque
de la situation dont elle issue, la société d'ancien régime.
Voilà aussi sans doute l'une des raisons du décalage entre,
d'une part, l'orientation révolutionnaire constitutive du mouve-
ment ouvrier français, qui se pose explicitement comme dépo-
sitaire exclusif du sujet sociopolitique de l'An II, liant d'emblée
question sociale et changement de régime, et, d'autre part, le
mouvement anglais de type « chartiste », contournant aussi bien
l'axe central de l'antagonisme social (l'opposition de classe capi-
talistes/prolétaires) que la revendication politique d'un change-
ment de régime, au-delà du seul thème du suffrage universel.
Or, emporté par la fougue anti-politique qui sous-tend sa vision
ultra-optimiste de la situation anglaise, Engels s'aveugle sur
l'existence même de ce décalage - pourtant le sens commun
de son époque considérait que c'était bien de France qu'une
révolution nouvelle débuterait. Stupéfait, il assistera, quelque
trois années plus tard, à l'effondrement sans réel combat de ce
qui subsistait du mouvement prolétarien (prétendument) le plus
avancé d'Europe, et ce au moment précis où le continent entier
est balayé par la tempête révolutionnaire et où le drapeau rouge
galvanise les énergies des continuateurs directs du soi-disant
étroitement « politique » An II. Mais il est vrai qu'en 1845, la
Situation laissait ouverte la possibilité d'une évolution différente
de l'Angleterre...
285
Philosophie et révolution
ainsi que le besoin d'accompagner la réédition allemande de la
Situation (1892) d'une rectification concernant l'humanisme14*.
Mais cette variante allemande d'humanisme romantique par-
ticipe, plus largement, du discours émergent, à prétention
scientifique (et aussi post-philosophique), sur l'« homme » et le
« social ». Elle s'ordonne autour du doublet empirico-critique
qui sous-tend l'ensemble de ces formations discursives et dont
la réduction, impossible, mais incessamment tentée, leur confère
cette instabilité caractéristique.
De ce constant jeu de bascule, les dernières pages de la
Situation, qui tournent justement autour du dilemme réforme/
révolution, proposent une version particulièrement exacerbée.
Selon Engels, la lutte se déroulerait « très calmement » s'il
« était possible de rendre communiste l'ensemble du proléta-
riat avant que n'éclate la lutte ». D'un autre côté, nous savons
que seule la lutte, et même une lutte d'ensemble, peut conduire
l'ensemble du prolétariat dans les rangs du communisme. La
solution pacifique d'Engels revient en fait à désirer les résul-
tats de la révolution avant la révolution, voire même sans la
révolution. Le balancement interne de l'argumentation se pour-
suit, en s'amplifiant, jusqu'à la dernière phrase de l'ouvrage,
qui sonne davantage comme l'ultime avertissement adressé à
la bourgeoisie que comme un appel à l'insurrection : la solution
pacifique parait désormais impossible, les contradictions ne font
que s'aiguiser, bientôt « le cri de guerre retentira dans tout le
pays » et il sera « trop tard alors pour que les riches puissent
encore prendre garde ». Il est donc encore temps, mais ce temps
est compté : « je crois néanmoins qu'en attendant que n'éclate
tout à fait ouvertement et directement cette guerre des pauvres
contre les riches, qui est désormais inéluctable en Angleterre, il
se fera dans le prolétariat assez de clarté sur la question sociale,
pour qu'avec l'aide des événements le parti communiste soit à
la longue [sic] capable de prendre le dessus sur les éléments
brutaux de cette révolution et puisse éviter un 9 Thermidor ».
Le spectre conjoint de la Terreur et de Thermidor, le couple
infernal de la révolution et de la contre-révolution qui hante la
philosophie allemande, apparaît en toute logique au cœur de
ces inextricables apories, pour donner corps à ce « raté » fon-
dateur ; il surgit de la béance qui sépare le prolétariat empirique
de l'Humanité réconciliée, l'ordinaire des luttes de l'apocalypse
révolutionnaire, la quotidienneté du Grand Jour.
Aussitôt évoqué, le spectre révolutionnaire est conjuré,
repoussé, prié de déguerpir; le cataclysme est imminent mais il
peut être évité à condition que... Mais cette condition demande
286
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
elle-même du temps [« pour que le parti soit à la longue
capable »] - et celui-ci manque cruellement - et exige, par-des-
sus le marché, l'aide des « événements », dont on voit difficile-
ment comment ils pourraient ne pas hâter un dénouement par
ailleurs « inéluctable », etc.
La Situation s'achève sur cette séance d'exorcisation; la fin
de sa rédaction coïncide du reste avec un très intéressant épi-
sode : la tournée de conférences commune de son auteur et de
Moses Hess dans les petites villes de la vallée de la Wupper884
où, loin de la jungle des villes anglaises, les deux compères
conquièrent ces auditoires de bourgeois cultivés, sans doute
angoissés et fascinés tout à la fois, si représentatifs de cette
spécificité allemande qu'est le socialisme philosophique. Le dis-
cours d'Elberfeld du 15 février 1845 nous donne une idée de
la teneur des propos échangés : la « révolution sociale » est la
« conséquence inévitable de nos rapports sociaux existants*81 »,
avant tout de la concurrence*•*, le libre-échange tout autant
que le protectionnisme étant fondamentalement incapables
d'y remédier - vu la composition, assurément très bourgeoise,
du public, la majeure partie du discours est d'ailleurs consa-
crée à ce dernier point. La révolution sociale, elle, apparaît de
prime abord comme « la guerre ouverte des pauvres contre les
riches », qui ne peut qu'« aller au fond des choses et saisir le
mal à la racine même*** ». De ce fait, seule la « proclamation
du principe communiste », principe véritablement radical, rend
possible la réalisation d'« une véritable réforme sociale*84 ». Et
comme le dernier terme (« réforme sociale ») le laisse suppo-
ser, l'« introduction ou du moins la préparation pacifique du
communisme » s'avère être le « seul moyen » d'éviter le « bou-
leversement sanglant et violent des conditions sociales*** ».
« Contribuer à humaniser la situation des ilotes modernes »,
permettre « pour tous les hommes » le « libre développement de
leur nature humaine », sacrifier la simple « apparence » d'une
jouissance égoïste en laissant libre cours aux penchants de « la
Raison et du Cœur », bref « établir pour de bon » la « véritable
vie humaine avec toutes ses conditions et tous ses besoins*** »,
voici ce à quoi Engels enjoint chaleureusement les « Messieurs »
(il faut croire que son auditoire est exclusivement masculin) d'El-
berfeld et des environs.
À la lumière du déferlement de barbarie qui, depuis la
défaite des espoirs de 1848, a submergé cette région, comme
tout le reste de l'Europe, la prédication d'Engels apparaît bien
comme l'ultime lueur d'une époque où la bonne société des villes
proto-industrialisées de la tranquille Rhénanie pouvait encore
287
Philosophie et révolution
s'autoriser à refaire (en paroles !) le monde jusqu'au petit matin
en compagnie d'un rejeton de l'une des meilleures familles de la
région, flanqué, il est vrai, d'un peu recommandable publiciste
juif*". Étranges scènes de conjuration, où, dans l'euphorie créée
par la perception nouvelle du degré de déliquescence atteint par
l'absolutisme, et alors que les effets de l'antagonisme capital/
travail ne faisaient que poindre à l'horizon - un horizon large-
ment dominé par le paysage campagnard, les clochers et les
figures de l'aristocrate ou du bureaucrate d'ancien régime - ,
il était encore possible de penser que le pouvoir d'exorcisation
de la philosophie demeurait intact et que la réitération de son
propre aveu d'impuissance possédait quand même une sorte de
vertu thérapeutique.
288
Chapitre V
Karl Marx, 1842-1844.
De l'espace public à la démocratie révolutionnaire
291
Philosophie et révolution
donc que « l'émigration est le premier indice d'une révolution
qui se prépare1 », le Russe A. Herzen, qui en est un représentant
des plus notoires, ne fait qu'énoncer une vérité largement parta-
gée (entre autres par les services policiers de tous les autocrates
d'Europe).
La question se pose toutefois de savoir si, en mettant de cette
façon l'accent sur la césure de 1848, nous ne serions pas en train
de succomber à notre tour à cette « illusion rétrospective » si
courante dans les récits biographiques, et plus largement dans
toute narration historique, qui consiste à interpréter un événe-
ment à partir de ce qui vient après. Faut-il rappeler la mise en
garde d'Althusser à l'encontre des histoires écrites « au futur
antérieur1 », i.e. des histoires projectives dans lesquelles une
figure de la conscience de soi vient subrepticement prendre la
place de celle qui la précède, créant ainsi l'illusion d'un « sens »
de l'événement? Et pourtant, et nous suivrons en cela un ancien
proche d'Althusser, Alain Badiou, c'est bien à cette dimension
rétroactive que toute interprétation, ou plus exactement toute
interprétation-comme-intervention, de l'histoire doit se mesurer.
En effet, ce n'est que par un acte de décision ex post, qui éta-
blit un rapport entre l'intervention interprétante et l'événement
antérieur, que ce dernier est reconnu comme tel, comme ouver-
ture radicale, dans sa dimension d'irréductible contingence et
d'indécidabilité.
Mais, on peut tout autant présenter les choses à rebours :
en tant qu'ouverture radicale, l'événement en question ne se
constitue que rétroactivement, à condition en quelque sorte
de se placer déjà, ou plutôt : toujours-déjà, du point de vue de
l'événement lui-même. Il relève ainsi d'un pari interprétatif et
intervenant, qui consiste à se placer dans la lancée de l'événe-
ment, pour en discerner les conséquences, se prononcer quant
à leur connexion à l'événement, et en scruter même les traces
dans le présent. Même si, et l'avertissement d'Althusser reste en
ce sens valide, ces traces ne peuvent se reconnaître et se régler
comme telles que du point de vue de la décision interprétante
elle-même. Tout se passe alors comme si, pris entre l'ouverture
d'une situation historique, et le « toujours-déjà » de l'interven-
tion-interprétation qui la reconnaît, mais qui n'est repérable que
rétroactivement, le seul moyen de nous prémunir des illusions
de l'histoire (rétro)projective consiste, précisément, à assumer
radicalement le futur antérieur comme temps propre de l'inter-
prétation politique.
Notre hypothèse revient donc à nommer l'événement Marx,
en éclairant les conditions d'une rencontre entre une trajectoire
292
V. Karl Maxx, 1842-1844
intellectuelle et une conjoncture, en essayant de discerner, ou
plutôt de déployer, les conséquences de la rupture que cette
rencontre produit, les ouvertures qu'elle rend possibles. La
séquence étudiée s'étend sur moins de trois ans (fin 1841-hiver
1844) et elle verra un jeune docteur en philosophie, qui envi-
sage une carrière universitaire, après avoir un instant caressé
des rêves de gloire littéraire, devenu un publiciste en butte à la
censure prussienne, prendre le chemin de l'exil et adopter des
positions communistes. Entre les deux moments, de multiples
« passages » se sont opérés : de l'univers étroit des petites villes
rhénanes à la « capitale du nouveau monde » (Marx)4, au Paris
que Heine avait déjà révélé à la jeune génération allemande ;
du statut du directeur de journal ayant pignon sur rue, financé
par une partie de la respectable bourgeoisie de Cologne à celui
d'exilé, vivant des subsides des amis et rognant le pécule fami-
lial ; des cercles des classes moyennes éclairées de Rhénanie
aux cafés et réunions « de barrière » (notamment la barrière du
Trône) où se rassemblent artisans et ouvriers, allemands ou fran-
çais, qui constituent la substance de ce Paris révolutionnaire.
L'événement autour duquel pivote cette trajectoire marxienne
se détache sur fond de crise, celle de l'année 1843 : crise double,
à la fois personnelle (mariage et tensions familiales, échec pro-
fessionnel et quasi-certitude du déclassement social, départ enfin
pour la France) et intellectuelle (la retraite à Kreuznach comme
moment de refonte du rapport à Hegel). Et aussi, plus générale-
ment, crise politique : s'il parvient pour un temps à déstabiliser
ses adversaires, le nouveau durcissement autoritaire du régime
wilhelmien ne peut que conduire, à court terme, à exacerber
les contradictions ; il relève davantage d'une réaction de survie
qu'il ne témoigne d'une reprise de l'initiative. Cette séquence,
toujours du côté de Marx, est ponctuée de quelques textes-clés :
les lettres à Ruge, les écrits de Kreuznach, le manuscrit de 1843
consacré à la critique des Principes de la philosophie du droit
de Hegel, À propos de la question juive, achevé sans doute à
Paris. Ils sont encadrés, en amont, par la dissertation doctorale
de 1841 et les articles de la Gazette rhénane, et, en aval, par le
premier écrit de l'exil, YIntroduction (dite de 1844) à la Critique
de la philosophie du droit de Hegel.
C'est en parcourant cet ensemble de textes que nous sou-
mettrons à l'épreuve notre hypothèse d'interprétation politique :
confronté à la crise de 1843, Marx, jusqu'alors représentant
d'une version radicale de ce courant réformateur appelé le
« libéralisme rhénan », bascule vers des positions révolution-
naires. La perspective d'une révolution allemande et européenne
293
Philosophie et révolution
comme seule tâche à la hauteur du présent, voilà l'événement
qu'il s'agit désormais de penser pour Marx, l'énoncé dont il se
fera le support. Une question centrale préside à ce basculement,
et servira de fil conducteur à notre développement : comment
reprendre le geste émancipateur de la Révolution française et en
finir avec l'ancien régime allemand, comment donc, partant de
la « misère allemande », s'inscrire dans la lancée de cet événe-
ment fondateur et accéder à l'universalité du nouveau moment
historico-mondial ? C'est d'arracher cette question, dont il
partage pourtant les considérants avec toute une génération
de démocrates allemands, de l'arracher donc par un geste de
rupture théorico-politique proprement inouï aux « solutions »
qui lui jusqu'alors étaient attribuées, qui singularise Marx des
autres représentants de l'opposition démocratique (Ruge, mais
aussi Engels et Hess), et le rapproche de Heine. Mais, pour para-
phraser sa propre formule à l'adresse de Freiligath*, si Heine est
poète, Marx est « critique », c'est-à-dire théoricien.
Cette rupture théorique - quoi qu'en dise sur ce point, dans
ses diverses, et par ailleurs contradictoires, versions, le récit éta-
bli de la formation de la pensée de Marx - n'est à son tour intel-
ligible que sous condition de rupture politique : non pas reflet
passif d'une conjoncture, ou simple adaptation à ses évolutions,
mais réponse active, processus de réélaboration et intervention
théorico-politiques. En ce sens, Althusser, qui a fini par concé-
der dans ses textes de « rectification », que la coupure politique
précède la coupure épistémologique, et la conditionne, n'a fait
que la moitié du chemin*. Si la « coupure » est politique, elle est
en effet irréductible à la découverte d'une « essence de classe »,
en l'occurrence prolétarienne, qui lui préexisterait. Car rien ne
nous indique, bien au contraire même', que l'« humanisme »
d'un Weitling, d'un Hess ou du jeune Engels, voire même le
« libéralisme » (du moins dans sa version allemande-rhénane),
soit spécifiquement « bourgeois », ou « petit-bourgeois », i.e.
extérieur au mouvement ouvrier : ce serait même plutôt lui qui
formerait la matrice du « sens commun » propre au mouve-
ment ouvrier de cette époque. Et inversement, le « prolétariat »
très particulier (et, nous le verrons, hautement paradoxal) de
Marx, celui que nomme pour la première fois Y Introduction de
1844, n'est intelligible que sur un mode politique, comme nom
désormais adéquat (se substituant à « Tiers État », « peuple »,
« sans-culotterie », etc.) à l'antagonisme immanent à la société
moderne. Ce qui présuppose - et il s'agit bien d'un angle d'in-
tervention politique qui ne va nullement de soi, qui est même
très minoritaire dans ce climat intellectuel d'avant 1848 - que
294
V. Karl Maxx, 1842-1844
c'est bien dans l'antagonisme, dans le déploiement de ses effets
immanents et non dans l'élément extérieur/surplombant d'une
« réconciliation », que se décide la question de l'émancipation.
Une précision supplémentaire s'avère sur ce point néces-
saire : notre reformulation de la coupure marxienne en tant
que coupure politique, se nouant autour de la crise de l'année
1843, s'appuie sur une lecture bien précise du rapport de Marx
à Hegel. A rencontre des lectures qui visent à diluer la spécifi-
cité de la trajectoire jeune-marxienne dans celle, collective, des
jeunes hégéliens, que ce soit du reste pour s'en réclamer ou, au
contraire, pour l'opposer à celle d'après L'Idéologie allemande*,
c'est, à notre sens, le caractère substantiel du rapport à Hegel
qui différencie fortement Marx du reste de la mouvance jeune-
hégélienne et agit comme le véritable opérateur conceptuel de
la rupture. Certes, quand Marx devient hégélien, vers 1837,
l'école hégélienne est déjà officiellement en crise, et, depuis la
publication du livre de StrauB (La Vie de Jésus, 1835), en proie
à des divisions internes chargées de signification politique (une
« droite », une « gauche » et un « centre »). Il est d'une cer-
taine façon déjà trop tard pour se réclamer d'une quelconque
orthodoxie hégélienne*, ce qui veut dire que le rapport à l'hégé-
lianisme, de Marx ou de tout autre penseur de ce temps, est
nécessairement problématique, résultat d'un processus d'ap-
propriation médiate du système. Il n'en reste pas moins que,
dans ce paysage éclaté, d'entrée de jeu, à savoir dès la disser-
tation doctorale de 18411*, se fait sentir la marque distinctive
de la démarche jeune-marxienne. En effet, si notre hypothèse
se confirme, c'est à un retournement de Hegel contre lui-même,
à une critique hégélienne de Hegel que Marx procédera, ce qui
est bien entendu la seule manière de radicaliser le processus de
pensée hégélien, d'ouvrir à un Hegel au-delà de Hegel.
295
I. La liberté à coups d'épingle
1. Le « parti du concept »
297
Philosophie et révolution
se présente après la mort du maître berlinois. Avec les jeunes
hégéliens, il partage la soif d'« action" » ainsi que la défense de
l'autonomie radicale et de la fonction critique de la philosophie
contre toute autorité préétablie, plus particulièrement contre
l'État féodal-chrétien incarné par une Prusse de plus en plus
sclérosée. Pour autant, et malgré l'amitié qui le lie en ce moment
avec Bruno Bauer et d'autres membres du cercle berlinois, Marx
choisit une voie distincte de l'historiosophie à la Geszkowski ou
d'une philosophie de la conscience de soi à la Bauer.
Pour bien préciser les choses, Marx intercale à la fin de la
première partie de la dissertation un paragraphe où il aborde,
à visage découvert en quelque sorte, les enjeux de son propos :
il commence tout d'abord par rejeter la critique dominante
de Hegel parmi les jeunes hégéliens, popularisée surtout par
Bauer", menée en termes d'« accommodation » ou de distinc-
tion entre un Hegel « ésotérique » radical et un Hegel « exo-
térique » conservateur. Une telle critique, explique Marx, est
une critique morale, qui énonce des jugements à partir d'une
norme extérieure à son objet14. Si elle se refuse à une saisie
de l'intérieur, poursuit Marx, c'est qu'elle reste prisonnière de
l'illusion de la conscience immédiate aux yeux de laquelle une
insuffisance de principe, essentielle, se réfléchit justement de
manière inversée comme une forme de conscience exotérique.
Elle reproduit l'illusion du sujet, en l'occurrence de Hegel lui-
même, pour lequel l'accommodation apparente ne concerne
en rien le principe du système en tant que tel, lequel resterait
indifférent, comme au-delà de cette apparence trompeuse : « si
donc un philosophe s'était réellement accommodé, ses disciples
devraient expliquer à partir de la conscience intime et essentielle
de ce philosophe ce qui revêtait pour lui-même la forme d'une
conscience exotérique" ».
La critique morale ne peut donc instaurer un rapport effecti-
vement critique au système hégélien, elle ne peut « construire la
forme essentielle de sa conscience », la saisir comme une figure
intérieurement déterminée, et, par là même, la dépasser. Elle
s'enfonce dans la conscience phénoménale et perd le rapport
organique au système, régressant ainsi en deçà de Hegel. Son
rapport spéculaire au système hégélien ne fait que redoubler le
rapport spéculaire au monde dans lequel tombe ce même sys-
tème lorsqu'il devient « totalité abstraite ». L'objet de la critique
consistera alors à montrer que la scission même de la conscience
entre « exotérique » et « ésotérique » résulte de son illusion
quant à l'extériorité entre les principes essentiels du système et
leurs manifestations phénoménales ou, pour le dire autrement,
298
V. Karl Maxx, 1842-1844
dans l'idée même qu'il existerait un noyau du système qui se
cacherait quelque part au-delà de la conscience exotérique et
resterait parfaitement indifférent à ses pérégrinations.
Marx ne se contente pas toutefois de critiquer les épigones
de Hegel ; il resitue leur démarche dans le mouvement même
du devenir-monde de la philosophie, en tant que moment néces-
saire. Celui-ci se définit comme moment de la réflexion, de la
scission à l'intérieur de l'esprit théorique lui-même, désormais
séparé de la réalité mondaine. La tâche de la philosophie se défi-
nit alors comme essentiellement critique, dans un sens résolu-
ment hégélien", « qui mesure l'existence immédiate à l'essence,
la réalité effective à l'idée », qui combat, en d'autres termes, tout
obstacle qui s'oppose entre le réel et son concept et l'empêche
d'accéder à réflectivité. Il convient de le souligner : d'emblée,
la critique se fonde chez Marx sur le refus de la critique morale,
de l'opposition du fait et de la norme, de l'être et du devoir-
être aussi bien que de la position du sujet transcendantal. Elle
entend rester sur le strict plan de l'immanence, participer à
l'autotransformation du réel, en y incluant la compréhension
de sa propre position".
Mais cette forme de réalisation immédiate de la philosophie
se découvre elle-même comme contradictoire : en se tournant
vers l'extérieur, vers le monde, la philosophie fait l'expérience
de sa perte, elle reconnaît dans l'objet de sa critique sa propre
faiblesse intérieure : le devenir-philosophie du monde, finalité
de la critique, est aussi devenir-mondain de la philosophie. C'est
assurément le point fort, et le plus hégélien, de l'argumenta-
tion marxienne, celui qui marque sa plus grande distance de
toute tentation jeune-hégélienne de jouissance narcissique de
l'activité critique : le passage vers la « vérité » de la philosophie,
sa réalisation, implique l'expérience de sa perte : la philoso-
phie se dissout dans le réseau de ses médiations, elle se perd
non au sens d'une fuite illusoire vers la non-philosophie, c'est
précisément ce que Marx reproche au parti de la « philosophie
positive » à la Schelling (cf. infra), mais comme activité séparée,
existant en soi, surplombant le monde.
Ce moment de perte apparaît comme celui d'un nouveau
dédoublement, au sein même de la philosophie. À la conscience
tournée contre le monde répond celle qui se tourne contre la
philosophie et qui se représente la libération du monde de la
non-philosophie comme une libération de la conscience de la
philosophie elle-même. Ce dédoublement a cependant ceci de
remarquable qu'il se présente comme une opposition de ten-
dances philosophiques, qui devient elle-même une lutte entre
299
Philosophie et révolution
deux partis. La « perte » de la philosophie signifie donc qu'elle
ne peut désormais se présenter autrement que comme le résul-
tat de la lutte entre les partis, que toute tentative de revenir à
une configuration en deçà (ou imaginairement au-delà) de la
lutte de partis, notamment en s'abritant derrière « une gigan-
tesque figure philosophique du passé », ne peut produire que
l'effet de « contraste comique » propre aux moments historiques
ineffectifs18.
2. La non-contemporanéité rhénane
307
Philosophie et révolution
principes qu'il invoque pour légitimer ses décisions et témoigne
du caractère de plus en plus ouvert de la crise. Marx constate
ainsi, au moment de conclure, que « les écrivains prussiens
gagnent en tout cas grâce à la nouvelle instruction ou bien une
liberté réelle, ou bien une liberté idéelle, en consciencer" ». Par la
suite, s'adressant au président de la province rhénane, il n'hési-
tera pas d'ailleurs à s'appuyer tactiquement - même si on sent
aussi poindre une certaine ironie - sur les formulations de cette
instruction pour tenter, une dernière fois, de sauver son journal
en butte à l'hostilité des censeurs".
La question de la presse libre va cependant au-delà des consi-
dérations de débouchés de carrière ou de tactique politique.
Ou plutôt, disons que son importance vient de ce qu'elle per-
met de lier ces deux aspects avec une exigence fondamentale
de YAuJklârung, déjà formulée par Kant : constituer un espace
public, une sphère de publicité comme instrument de réforme
intellectuelle et politique permanente. Pour Kant, la publicité
(Publizitàt) apparaît comme le vecteur du procès de moralisa-
tion de la politique, la condition d'une avancée graduelle vers
la liberté et l'État de droit dont la République représente la
forme achevée". L'épreuve de publicisation - conformément à
la formule : « toutes les actions relatives au droit d'autrui, dont
la maxime n'est pas susceptible de publicité, sont injustes" » - à
laquelle chaque action est soumise décide de sa validation à la
fois comme action moralement libre et comme action nécessaire.
Se réalise ainsi la médiation de la formule transcendantale du
droit public - « agis de manière que tu puisses vouloir que ta
maxime devienne une loi générale (quel que soit le but de ton
action)" » - par l'impératif catégorique de la morale.
La sphère publique à la Kant permet donc de réunir morale
et droit, tout en respectant leur distinction, et de faire communi-
quer droit privé et droit public : les « personnes » y deviennent
des « citoyens », sortent de leur état de minorité et participent
aux affaires communes. La fonction de la publicité est d'abord
critique, elle offre une présentation sensible, quasi institution-
nelle de la philosophie. En tant qu'instance de contrôle et de
proposition permanente, la publicité est amenée à la fois à
revendiquer son autonomie vis-à-vis de l'État et à intervenir
comme organe de rationalisation permanente de son fonction-
nement. En termes plus concrets : l'épreuve de publicisation
permet de rompre avec l'opacité et le culte du secret propres aux
antichambres du despotisme mais elle interdit aussi le recours
à une activité critique qui sortirait du cadre légal et viserait à
renverser le pouvoir en place. De là son ambition à se poser
310
•. Karl Marx, 1842-1844
comme substitut d'une révolution, incarnation d'une voie alle-
mande vers la conquête de la liberté.
On sait (cf. supra, chap. i) que Kant assortissait cette consti-
tution de l'espace public de nombreuses limitations empiriques,
qui en restreignaient l'accès aux seuls bourgeois et aux intel-
lectuels. L'autonomie accordée à ces derniers, clé de voûte de
l'ensemble du dispositif, se payait en fait d'un renoncement pré-
ventif à toute forme d'action illégale et à tout élargissement des
formes d'interpellation des personnes en citoyens en direction
des classes subalternes. Mais ce ne sont pas simplement avec ces
accommodements, non fondés en raison du reste, que la problé-
matique marxienne de l'espace public entend rompre. Ici aussi,
Marx choisit de remonter au principe du système et il reprend
entièrement à son compte la critique du rapport kantien entre
la morale et la politique menée par Hegel.
Le point de vue de Marx sera, pour le dire autrement, non
pas celui de la moralité (Moralitàt) mais de la moralité objective,
la Sittlichkeit, qui entend dépasser la dualité entre la norme et
le fait, la législation éthique interne et la législation juridique
externe, la déduction systématique et la genèse historique. La
Sittlichkeit rejette l'illusion d'une intersubjectivité pratico-juri-
dique fondatrice comprise comme rapport entre volontés libres,
qui n'est qu'une représentation formelle, bornée au niveau de
l'existence immédiate ; elle déplace en fait le point de départ, en
le faisant apparaître aussi comme un point d'arrivée, comme le
résultat de l'auto-activité de l'Esprit. Son point de vue s'affirme
comme celui de l'existence libre, de la volonté de l'Esprit réali-
sant l'unité du bien subjectif et du bien objectif. Le droit culmine
dans l'élément de la Sittlichkeit, dans un cadre objectif qui est
le produit de l'activité de l'Esprit et où le mode d'existence de
l'individu n'apparaît plus comme la conséquence d'un choix sub-
jectif mais comme relevant d'un ordre possédant en lui-même
les conditions de son organisation et de son fonctionnement. Cet
ordre comporte lui-même trois moments : la famille, la société
civile-bourgeoise et l'État, le « but propre absolu [...] dans lequel
la liberté obtient sa valeur suprême** », moment ultime de déve-
loppement de l'Esprit objectif.
Comment se pose dès lors la question de l'espace public ?
Pour Marx, contrairement à Kant, la sphère de la publicité n'est
pas le lieu où s'opère la subsomption graduelle de la politique
par une instance métapolitique de type juridico-moral. Resitué
dans les moments constitutifs de la Sittlichkeit, l'espace public
s'insère bien entendu à l'intérieur de la société civile-bourgeoise,
de cette forme contradictoire à travers laquelle émergera l'idée
311
Philosophie et révolution
de l'État. C'est bien là que se trouve le nœud du problème, dans
le « passage » de la société civile-bourgeoise à l'État et c'est en
revenant inlassablement à cette question que Marx approfondira
sa critique des solutions hégéliennes. Des articles de la Gazette
rhénane à celui des Annales franco-allemandes qui annonce le
ralliement à la révolution prolétarienne - et qui s'intitule signi-
flcativement Contribution à la critique de la philosophie du droit
de Hegel. Introduction - Marx ne cesse en effet de se confronter
à ce qui apparaît comme l'énigme constitutive de la politique
moderne : comment « passer » de la société bourgeoise à un
pouvoir étatique dépouillé de ses attributs de transcendance et
de sa fonction dominatrice?
Rappelons, pour commencer, l'aspect paradoxal, du moins si
l'on s'en tient à la conception libérale qui voit dans l'« État » et
dans la « société » deux sphères extérieures l'une à l'autre et se
limitant mutuellement, de la problématique hégélienne. Dans les
Principes de la philosophie du droit la société civile-bourgeoise
n'est pas autre chose que « l'État extérieur ». Les relations
qu'elle établit entre ses membres se meuvent dans l'extériorité,
elles présupposent l'existence séparée d'individus indépendants
et pourtant liés, mais à leur insu, à travers des interactions non-
conscientes et, de surcroît, largement contre-intentionnelles.
L'idée d'État travaille cependant la société civile-bourgeoise
- c'est ce en quoi elle est un État extérieur - sans accéder cepen-
dant à la conscience de soi - en quoi elle demeure un État exté-
rieur. Les connexions entre les individus, qui expriment l'univer-
salité présente dans ce rapport, leur échappent et s'imposent à
eux comme une nécessité aveugle, qui les surplombe. Ce n'est
que dans le moment de l'État qu'elles apparaîtront ressaisies
dans leur intériorité, comme le résultat de la libre activité de
l'Esprit. Mais ce n'est qu'en passant à travers les contradictions
de la société civile que l'idée de l'État peut devenir effective.
L'État « sort » bien de la société civile-bourgeoise, des rapports
contradictoires d'interdépendance à travers lesquels l'idée de
l'État se fraie son chemin, pour « sortir » elle-même hors de
l'extériorité.
Pour dire les choses d'une manière un peu différente : la
société civile-bourgeoise n'est pas autre chose que l'État mais
c'est « l'État de l'entendement" », qui pense qu'il y a quelque
chose au-delà de lui-même, et qui est précisément l'Absolu de
l'État. La problématique kantienne de l'espace public fournit
l'exemple-modèle de cette illusion de la société civile-bourgeoise
sur elle-même : aveugle quant à sa propre consistance étatique,
l'activité d'une sphère publique disjointe de l'État prétend
312
V. Karl Maxx, 1842-1844
réguler son fonctionnement à partir d'un point de vue extérieur.
En réalité, elle est condamnée à osciller entre l'acceptation du
fait du pouvoir, auquel elle ne peut dès lors que servir de légi-
timation de type nouveau, et sa suppression (qui est aussi une
autosuppression dans la mesure où elle est d'avance acceptée),
lorsqu'elle se dresse contre lui. Dans le même sens, c'est ignorer
le moment de la Sittlichkeit - pour s'accrocher aux prétentions
d'une intersubjectivité fondatrice - que de présenter, à travers
la sphère publique, le droit comme subordination en actes de la
politique à la moralité. Dans les deux cas, et, on le voit, pour des
raisons autrement plus profondes que des considérations de psy-
chologie sociale concernant la petite bourgeoisie allemande",
la thèse kantienne de la publicité apparaît davantage comme
un aveu d'impuissance politique que comme une voie, même
réformiste, de subversion du pouvoir absolutiste.
Une autre problématique, qui reprendrait l'acquis kantien
- l'exigence critique - pour le dépasser, est-elle possible ? Oui,
répond Marx en pariant sur la presse libre, si l'on prend au
sérieux la question du « passage » de la société civile-bourgeoise
à l'État. Si on refuse de la poser, en d'autres termes, comme une
subordination du politique et de l'État à une instance métapoli-
tique ou comme une pacification graduelle qui nous dédommage
des scissions de la société civile-bourgeoise. Si on saisit, donc, ce
passage comme le mouvement même de la société civile-bour-
geoise dans la seule immanence de sa propre contradiction. La
presse libre apparaît alors comme la médiation enfin trouvée
de ce devenir-État qui devient strictement coextensif au procès
de démocratisation de la totalité de l'activité politico-sociale.
Placée entre la famille et l'État, la société civile-bourgeoise
correspond en effet à l'intérieur du système de la Sittlichkeit
au moment de la différence**. Unis dans la famille, les individus
deviennent à présent « des personnes privées ayant pour fin leur
intérêt propre** » poursuivant un « but égoïste*4 ». Le moment
de la société civile est donc celui de la scission, de la négativité,
qui décompose la totalité naturelle de la famille en ses éléments
constitutifs. Mais c'est précisément en tant que différence spéci-
fique que la société civile-bourgeoise se constitue comme média-
tion du processus d'ensemble de la Sittlichkeit, en se présentant
comme le moment de la « réflexion », du dédoublement d'un
objet dans la relation qui le rapporte à son image spéculaire.
Le besoin, qui prend une forme socialisée, celle d'un système
des besoins, est au départ de ce procès de division. Celui-ci se
prolonge dans la division du travail, extraordinaire dispositif
permettant aux individus de remplir, à leur insu, une fonction
313
Philosophie et révolution
qui les dépasse alors qu'ils ne se représentent que des buts pri-
vés. Toutefois, et c'est le point critique, tant le « système des
besoins » que l'organisation sociale en « états » (Stânde) et en
corporations, qui découle de la division du travail, fonctionnent
comme des instances de reconnaissance par les individus des
connexions extérieures auxquelles ils sont insérés. Et la recon-
naissance du besoin permet à son tour de dépasser son caractère
naturel immédiat et, en saisissant son caractère social, d'y intro-
duire un élément d'universalité : elle « spiritualise » le besoin,
ce qui, pour préciser les choses, ne signifie nullement que Hegel
entend répondre par des cours de dialectique à l'exigence de
pain quotidien (nous avons vu qu'il défend au contraire le droit à
l'existence") mais simplement que le besoin (de pain ou d'autre
chose) n'est plus simplement représenté comme une pure parti-
cularité, que son insertion dans un système global de besoins, qui
est social et culturel, est reconnue. De même, l'appartenance de
l'individu à un « état » (Stand) et à une corporation « spiritua-
lise » la particularité de sa fonction sociale dans la mesure où,
par son libre consentement, il participe à un système de solidarité
et un état d'esprit, une culture, qui permettent une double recon-
naissance" : du point de vue de l'individu, la reconnaissance du
contenu rationnel du droit, qui devient ainsi posé (gesetzt), et du
point de vue de la totalité sociale, la reconnaissance du droit de
l'individu à la sécurité et à la protection.
Il n'est peut-être pas inutile d'insister sur l'originalité et la
cohérence de la thèse hégélienne du « passage » de la société
civile-bourgeoise à l'État : c'est de la représentation des Stànde
et de l'organisation corporative que « sort » l'État et non de la
« police » ou du corps des fonctionnaires, qui font également
partie de la société civile. Ainsi, l'État prolonge et réalise les exi-
gences posées par des formes d'auto-constitution de la société -
et c'est en cela que la déduction de l'État entend se situer dans la
stricte immanence de la forme contradictoire représentée par le
moment de la société civile-bourgeoise. En ce sens, le passage de
la société à l'État marque la rupture avec le modèle « naturel »
et paternaliste du pouvoir : Hegel prend le contre-pied des nos-
talgiques de l'ordre traditionnel, qui rabattent la société sur la
famille et exaltent le pouvoir patriarcal comme matrice générale
de tout pouvoir. Pour lui, c'est au contraire en s'arrachant à la
totalité naturelle de la famille que l'individu se constitue comme
tel et, à travers les médiations de la société civile-bourgeoise,
accède à l'État. De même, à l'inverse des projections anachro-
niques des idéologues du romantisme, c'est en se fondant sur
le développement des formes de conscience, le consentement
314
V. Karl Maxx, 1842-1844
individuel et la reconnaissance du concept universel d'homme
que les Stànde et les corporations modernes se distinguent de
cette adhésion immédiate de l'individu à son statut social qui
marque le monde médiéval.
Entre l'individu et la totalité, la société civile-bourgeoise
interpose donc des sous-systèmes qui forment autant de média-
tions à travers lesquelles l'ordre social est reconnu dans son
contenu rationnel par les agents indépendants qui le constituent
et « passe » à un moment supérieur de son développement,
l'État. Et c'est précisément sur cette question des médiations
que se trace la ligne de démarcation qui sépare Marx de Hegel :
avant même l'exposé systématique du manuscrit de Kreuznach,
les articles de la Gazette rhénane sur la presse libre se présen-
tent comme une critique, implicite mais dépourvue d'ambiguïté,
de la solution hégélienne du « passage ». Pour Marx, il n'y a rien
à attendre de l'organisation sociale en « états » (Stànde) ou des
corporations. Engoncés dans leur particularisme, accrochés à
la défense des privilèges des Stànde, et plus particulièrement
de l'aristocratie", ces résidus du passé féodal ne peuvent s'éle-
ver au point de vue du droit et de l'universalité de la loi. Leur
existence même est incompatible avec la citoyenneté, elle fait
obstacle à la création de véritables institutions représentatives
et à la reconnaissance du principe de souveraineté populaire. Ce
sont de fausses médiations, à travers lesquelles se perpétuent
les contradictions et les conflits propres au régime absolutiste.
De même, il est clair que, parmi ces « états » ou classes exis-
tants, celui des fonctionnaires ne saurait s'arroger le moindre
privilège d'accès à l'universalité, contrairement à la thèse hégé-
lienne sur la « classe universelle" ». C'est en effet l'esprit bureau-
cratique qui caractérise la forme de conscience propre à cette
classe, et cet esprit est condamné à reproduire la coupure entre
l'État existant et la société civile-bourgeoise. Par un paradoxe
qui n'est qu'apparent, la plus classique des distinctions libérales,
celle qui sépare les citoyens actifs des autres, est reproduite par
les formes de conscience logées au cœur de l'État absolutiste :
la monopolisation de la citoyenneté active par l'administration
et ses agents, la méfiance vis-à-vis du peuple, qui se voit déniée
toute « capacité d'appréciation étatique », le culte des arcana
imperii et du savoir bureaucratique". Plus même : Marx montre
que ce fantasme bureaucratique de maîtrise de la société se ren-
verse en son contraire. Le refus de prendre en compte l'opinion
publique débouche sur l'incapacité d'agir sur les causes des pro-
blèmes, quelle que soit la « bonne volonté » de la bureaucratie,
indépendamment donc de jugements moraux prononcés à son
315
Philosophie et révolution
égard. Si les administrés posent problème, il faut changer les
administrés - d'autres diront qu'il faut « changer de peuple » - ,
tel est l'aboutissement inévitable du principe bureaucratique.
La gestion bureaucratique va de pair avec l'approfondissement
de la crise, tout particulièrement de la crise sociale10. Médiation
illusoire, vecteur de rationalisation qui s'annule de lui-même,
la bureaucratie se nourrit en fait de la séparation de l'État et
de la société civile-bourgeoise, qu'elle ne peut à son tour que
reproduire, s'enfonçant toujours davantage dans une « mau-
vaise infinité ».
Impuissance bureaucratique, archaïsme des Stânde, une
conclusion parait dès lors s'imposer : toute tentative de résoudre
le « passage » de la société civile-bourgeoise à l'État qui ferait
l'économie de la démocratisation est illusoire et condamnée
à l'échec. L'avènement d'un État sittlich est synonyme de la
conquête graduelle de la démocratie, de la régénération démo-
cratique de l'ensemble des activités sociales. C'est ce que le sys-
tème de la presse libre, dont la Gazette rhénane entend fournir
l'exemple, se chargera d'expliciter.
323
Philosophie et révolution
n'entend que sa propre voix, il sait qu'il n'entend que soi-même,
et il s'enferme dans l'illusion d'entendre la voix du peuple ; et
il demande au peuple d'épouser comme lui cette illusion. C'est
pourquoi le peuple s'enfonce, de son côté, soit dans la supersti-
tion politique, soit dans le scepticisme politique ; ou encore, tota-
lement isolé de la vie de l'État, il devient populace privée*1 ».
On saisit mieux à présent le déplacement que Marx opère
par rapport à la conception hégélienne du « passage » société/
État. On sait que, pour Hegel, c'est à la corporation que revient
la tâche de prévenir la transformation du peuple en populace,
par le rôle culturel et la diffusion d'un état d'esprit « intégra-
teur » (l'« honneur*4 ») qu'elle assume. Par ailleurs, comme l'ex-
pliquent les Principes de la philosophie du droit, il ne saurait
être question d'une incarnation de l'esprit du peuple et d'une
culture avant le moment de l'État. C'est donc à un transfert de
déterminations que Marx procède, de l'État vers la médiation
interne à la société civile-bourgeoise, pour dégager le terrain
que la sphère publique est appelée à occuper. L'activité de la
presse libre, son « travail » propre - qui consiste à rendre effec-
tive la vérité - deviennent alors le moyen d'atteindre le point de
vue de la totalité sociale**. Pour Marx, comme pour Hegel, la
vérité d'un moment du processus constitutif consiste en sa forme
même, dans le chemin au moyen duquel le résultat est atteint**;
en fait elle se déploie comme perte de l'objet en tant que pur
donné, comme expérience de sa dissolution dans le réseau de
médiations qui nous restitue la totalité au moment même où
celle-ci se dérobe dans le constat du décalage insurmontable
entre l'objet et son propre concept.
336
II. L n chemins de l'exil
343
Philosophie et révolution
La réponse à la question « où allons-nous ? » se trouve en
réalité dans un déplacement de la question elle-même : le but
n'est pas un au-delà immuable, il n'est pas à chercher ailleurs
que dans le chemin que la conscience suit, ou plutôt construit,
pour l'atteindre. Le texte de 1841 sur la censure n'énonçait-il
pas déjà : « la vérité englobe non seulement le résultat, mais
aussi le chemin 1 " » ? Mais c'est un chemin parsemé d'obstacles,
que la conscience se doit de reconnaître comme ses obstacles
propres pour pouvoir avancer : « la réforme de la conscience
consiste simplement à donner au monde la conscience de lui-
même, à le tirer du rêve où il rêve de lui-même, à lui expliquer
ses propres actes ». Le rêve précède l'action car, comme chez
Heine, il est rêve du monde lui-même, il participe, avec toutes
ses ambivalences et ses confusions, au mouvement de la prise
de conscience, qu'il ne fait qu'annoncer : « il nous faut donc
prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des
dogmes, mais par l'analyse de la conscience mythifiée et obscure
à elle-même, qu'elle apparaisse sous une forme religieuse ou
politique. Il sera avéré que le monde possède une chose d'abord
et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement
seule lui manque la conscience claire162 ».
Si donc, d'une certaine manière, pour Marx le mouvement
prime sur le but, ce n'est pas dans le sens ultérieurement fixé
par Bernstein, pour qui le but n'était rien et le mouvement
tout166. Une telle conception disjoint précisément le but et le
mouvement, elle n'est, par son refus de comprendre l'imma-
nence du but au mouvement, qu'un reflet inversé, et affadi164,
de l'utopisme doctrinal et du dogmatisme programmatique. La
prise de conscience à laquelle Marx entend contribuer n'est ni le
produit d'une évolution « naturelle » du monde, ni une constitu-
tion du monde par une conscience qui retrouverait sa liberté ori-
ginaire dans la pureté d'un moment fondateur. Elle se présente
d'emblée comme « clarification opérée par le temps présent sur
ses propres luttes et ses propres aspirations166 », clarification
qui suppose la prise de parti dans une lutte qui a toujours déjà
commencé. Pas de critique sans prise de parti, pas de prise de
parti sans combat réel : « rien ne nous empêche donc de prendre
pour point d'application de notre critique la critique de la poli-
tique, la prise de position en politique, c'est-à-dire les luttes
réelles, de l'identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas
au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la
vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les prin-
cipes que le monde a lui-même développés en son sein166 ».
La mondanisation de la critique implique, on le voit, une
344
V. Karl Maxx, 1842-1844
rencontre spécifique ; pour le dire autrement, à moins de dériver
vers la « critique critique » des Freien berlinois, la critique ne
peut devenir effective sans rencontrer son « point d'application ».
Ce point, Marx le désigne clairement : c'est la politique. C'est
précisément là que son chemin rejoint celui de Ruge tout au long
de cette année 1843. Marx et Ruge entament une autocritique
croisée du libéralisme qui met l'accent sur son impuissance, son
caractère « apolitique » (et fondamentalement kantien)1'1. En
soi, l'argument est peu original : l'accusation d'« impuissance »
est un véritable lieu commun de la polémique interne des cou-
rants jeunes hégéliens dans leur période de déliquescence. Il
serait du reste à peine exagéré de voir dans cette sorte d'éré-
thisme discursif à visée polémique, particulièrement visible chez
le très prolifique Bauer 1 ", une sorte de conjuration rituelle du
spectre qui hante les nuits de la philosophie allemande depuis
que le sage de Kônigsberg a laissé poindre son « enthousiasme »
pour la révolution, le spectre de l'impuissance.
En fait, la véritable radicalité critique de Ruge et de Marx ne
se trouve pas tant dans la vigueur verbale de la dénonciation du
libéralisme et du modérantisme mais surtout dans le fait que ses
auteurs ne s'exceptent nullement du bilan dressé. Leur critique
est aussi, en d'autres termes, une autocritique, qui évite l'auto-
satisfaction imprégnée de nihilisme diffusée par le cercle berli-
nois : pour Ruge le libéralisme n'est même pas un « parti », une
force réellement agissante, mais un agrégat de bons sentiments,
engoncés dans la contemplation. Plus précis, Marx dissèque l'il-
lusion « idéaliste » du libéralisme, qui pensait pouvoir détourner
l'ambition de rénovation romantique de la monarchie affichée
par le jeune monarque Frédéric-Guillaume IV dans le sens de la
réforme démocratique et même de la République - illusion dont,
nous l'avons vu, Marx lui-même n'était pas totalement exempt.
La conclusion est claire - et elle a aussi valeur d'autocritique
personnelle : la voie réformiste est impraticable : « telle fut cette
tentative malheureuse pour supprimer l'État des philistins sur la
base... de lui-même ; ce à quoi elle a abouti, c'est à rendre d'une
évidence concrète le fait que pour le despotisme la brutalité est
une nécessité et l'humanité une impossibilité. Un état de choses
brutal ne peut être maintenu que par la brutalité 1 " ».
Aussi bien Marx que Ruge considèrent que l'opposition libé-
rale n'a pu dépasser sa tare originelle : sa position spectatrice,
son repli vers la sphère de la disposition intérieure, qui s'inscrit
dans le moment de sa constitution même : l'Allemagne contem-
poraine, et le courant libéral qui accompagne son procès de
formation nationale-étatique, commencent à exister en tant
345
Philosophie et révolution
que tels en s'affrontant à la Révolution française et en refoulant
durablement la possibilité d'une évolution démocratique. Coupé
de la pratique, retranché dans une « bonne volonté » qui refuse
de réfléchir sur ses propres conditions, le libéralisme n'a fait
que redoubler l'« apolitisme » de la situation allemande en le
dotant d'une mauvaise conscience petite-bourgeoise, le fameux
esprit « philistin » (Spiessbùrgerlich) allemand. Seule la philo-
sophie allemande, unique sphère dans laquelle les Allemands
se sont hissés à la hauteur du présent, mérite d'être sauvée, à
condition de sortir de son autocontemplation narcissique, de
se séculariser complètement. Ruge parle de la « dissolution »
de la philosophie110, Marx parlera par la suite de son « aboli-
tion » (Aufhebung), comprise comme suppression/réalisation111,
mais tous deux s'accordent sur la nécessité de sa transforma-
tion interne en parti politique agissant : « il faut prendre les
choses à la racine, c'est-à-dire que seule la philosophie peut
atteindre et saisir la liberté. [...] Franchir le libéralisme ne sera
donc possible qu'à la condition de dissoudre la vieille noblesse
de la philosophie et d'en faire cesser la retraite impuissante en
dirigeant toutes les têtes talentueuses et ardentes vers ce grand
but unique, infiniment fertile, qui est de battre en brèche la
conscience petite-bourgeoise abrutie et de provoquer la nais-
sance d'un esprit politique vivant, sensible et fin1" ».
C'est la formation d'une intelligence politique qui s'affirme à
l'ordre du jour, en d'autres termes à la lutte à visage découvert
pour la démocratie. Et comme il faut à présent en finir avec les
faux-semblants et dire les choses par leur nom 1 ", la lutte pour
la démocratie implique le renversement de l'absolutisme et l'ins-
tauration d'une république allemande. Pour marquer le coup,
Ruge, peu avant de prendre lui aussi le chemin de l'exil, pro-
pose la « dissolution du libéralisme en démocratisme1" » ; Marx
identifie quant à lui les « hommes libres » aux « républicains »
et n'hésite pas à invoquer la polis grecque comme modèle de
l'« État démocratique », seule communauté possible pour la
réalisation de la liberté humaine 1 ". La référence au concept
universel d'homme, porté devant la scène de l'histoire par la
Révolution française, constitue l'horizon même de la démocra-
tie. Dans sa correspondance avec Ruge, Marx, qui se réfère à
la critique de la religion menée par Feuerbach, ne donne pas
toutefois à ce concept d'homme la signification spécifiquement
feuerbachienne qu'il lui accordera par la suite, surtout dans les
manuscrits parisiens de 1844, à savoir celle d'une essence géné-
rique qu'il s'agit de se réapproprier 1 ". Pour l'instant, le propos
marxien ne vise pas la fin de l'aliénation mais la conquête de la
346
V. Karl Maxx, 1842-1844
liberté qu'il conçoit comme processus de libération de tout rap-
port de servitude et de subordination. La référence à l'homme
va ainsi de pair avec celle à l'inhumain, au « règne animal de la
politique », à ce « système cohérent » « engendré et façonné par
des siècles de barbarie111 ». Il oppose ainsi le « monde humain
de la démocratie 11 ' » au « monde déshumanisé » de l'ancien
régime, où perdurent les rapports de servitude fondés sur les
inégalités « naturelles » et le despotisme du pouvoir absolutiste.
La monarchie est l'incarnation de ce monde déshumanisé, son
existence équivaut à un constant maintien des hommes à l'état
de minorité ; son renversement est la seule sortie possible de la
comédie allemande : « il n'y a pour un roi qu'une situation ridi-
cule, qu'une situation embarrassante : c'est d'être détrôné"' ».
Toute tentative d'issue à la crise qui, à l'instar du « socialisme
vrai », chercherait à faire l'économie de la question de chan-
gement de régime politique, y compris sous l'angle des formes
institutionnelles, se trouve par là disqualifiée1*0. Le dépassement
autocritique du libéralisme ne saurait être confondu avec un
quelconque indifférentisme en matière politique ; aucune révo-
lution allemande n'est pensable qui ne placerait en son centre la
conquête de la démocratie, y compris sous ses formes institution-
nelles, même si la démocratie n'est pas simplement - ni même
principalement - une question d'institutions (nous y reviendrons
dans un instant). On retrouve là incontestablement une ligne
de démarcation durable de la pensée marxienne par rapport
aux doctrines socialistes et, bien au-delà, une ligne de fracture
durable à l'intérieur du mouvement ouvrier allemand1*1.
Jusque-là, on pourrait dire que l'autocritique de Marx et
de Ruge est largement convergente. Nul hasard si les lignes
de démarcation coïncident (avec les partisans d'une démarche
« antipolitique », jeunes hégéliens berlinois1** ou socialistes
« vrais ») et si le projet d'une revue commune (les futures
Annales franco-allemandes) voit le jour à ce moment-là.
Pourtant, avant même les règlements de comptes de l'année
1844, les lignes de fracture sont déjà perceptibles1**. Pour Ruge,
le peuple souverain de l'État démocratique forme un tout uni,
qui dépasse (dans le sens de YAufhebung) les clivages sociaux.
Une fois dénoncée la « grossièreté » du bon droit invoqué pour
maintenir les bornes qui séparent les états (Stànde) sociaux,
ce serait, affirme-t-il, « témoigner d'un état d'esprit borné que
d'accorder encore quelque importance à ces bornes », en elles-
mêmes « illusoires » à l'exception (hautement significative
quant à la conception du monde rugienne) de celle qui sépare
les « savants » des « ignorants1*4 ». Or, pour Marx, les choses
347
Philosophie et révolution
se présentent tout autrement. Dans l'« ancien système » du
philistinisme et de la servitude généralisée, il voit poindre des
déchirures nouvelles provoquées par « le système du profit et du
négoce, de la propriété privée et de l'exploitation ». Ces déchi-
rures sont tout sauf illusoires, elles sont même, affirme Marx,
proprement insurmontables et insupportables dans le cadre de
ce système. Les antagonismes modernes, ceux qui divisent de
l'intérieur la société bourgeoise, clivent ainsi l'humanité entre
« le monde animal des philistins, passif et jouissant sans pen-
ser » et une « humanité souffrante qui pense », une « huma-
nité pensante qui est opprimée1*1 ». C'est dans l'union de ces
deux dernières composantes de l'humanité, en d'autres termes
des théoriciens et de la multitude déshéritée, la « vraie huma-
nité » serait-on tenté de dire, que Marx voit la condition pour
qu'apparaisse enfin « le produit que notre époque porte en son
sein1** ».
Il en découle une double conséquence politique : au niveau
conceptuel tout d'abord, Marx continue, dans la lignée des
analyses de la Gazette rhénane, de considérer l'État politique
comme lieu de dépassement dialectique des contradictions de la
société civile-bourgeoise. Là où Ruge assimile simplement l'État
moderne à l'incarnation de la liberté humaine, et en reste à une
universalité abstraite, indifférente aux conflits qui traversent la
société, Marx discerne « l'expression sous sa forme propre - sub
specie rei publicœ - de toutes les luttes, nécessités et vérités
sociales1*1 ». Dans le décalage qui sépare sa finalité interne de
ses prémisses existantes, il voit le moteur d'un mouvement de
démocratisation qui abolit l'ordre social existant1**. Et ce déca-
lage est constitutif de l'État moderne en tant que tel tout comme
le mouvement de démocratisation qui y trouve son ancrage. Pour
mieux marquer la différence de son approche politique avec les
écoles socialistes, Marx souligne que « l'État politique, là même
où il n'est pas pénétré consciemment par les exigences socia-
listes, renferme dans toutes ses formes modernes les exigences
de la raison1** ».
Pour le dire autrement, le « règne de l'Homme », c'est-à-dire
la démocratie, est contradictoire avec le « règne de la propriété
privée1*0 » et les questions « spécifiquement politiques » - par
exemple le passage du système des assemblées des états sociaux
(Stânde) aux institutions représentatives - expriment cette « dif-
férence » sub specie rei publicœ, sous le rapport de la sphère
publique. Poussée à son terme, généralisée à l'ensemble des
activités, la démocratisation des formes politiques - dans le sens
des institutions - se dépasse elle-même1*1 ; elle se « supprime »
348
V. Karl Maxx, 1842-1844
même, dit Marx, en atteignant sa « signification véritable » pour
devenir principe de refondation globale des rapports sociaux.
L'accès à la vérité de l'objet implique l'expérience de sa perte, de
sa dissolution dans l'ensemble de ses médiations constitutives.
Poser la démocratie comme démocratisation, comme passage
de la « forme spécifiquement politique » du système représen-
tatif à la « forme généralisée » qui en « dégage la signification
véritable », c'est poser le primat des processus et des pratiques
sur les institutions1™. L'intelligence politique ne peut établir son
primat sur la société civile-bourgeoise qu'en se posant comme
puissance de transformation interne des pratiques sociales. Tel
était déjà, nous l'avons vu, le principe de la démarche de la
période antérieure : à ceci près, qui est décisif d'un point de vue
stratégique, que là où la Gazette rhénane misait sur l'expansion
de l'espace public à travers le développement de la presse libre,
pour éviter de poser d'emblée la question « spécifiquement poli-
tique » du changement de régime, les lettres à Ruge affirment
que c'est précisément par les questions « spécifiquement poli-
tiques » des institutions représentatives, bref par la contestation
ouverte de la monarchie, qu'il faut commencer - étant entendu
que, mené à son terme - l'accès à la « forme généralisée » de
la démocratie - , le processus déborde sans cesse ce moment
institutionnel initial pour s'attaquer au « règne de la propriété
privée ».
De cette insistance marxienne sur la démocratisation comme
résolution des contradictions internes de la société civile "bour-
geoise - qu'on a pu qualifier de « retour au "réalisme" hégé-
lien1™ » - découle également une autre conséquence d'ordre stra-
tégique. Lorsque se pose la question des forces réelles qui peuvent
soutenir le parti de la démocratie radicale en Allemagne, Ruge,
nous l'avons vu, ne donne d'autre réponse que « le peuple », au
sein duquel le travail de la critique a permis de transcender l'en-
semble des différences sociales. Marx va, au contraire, introduire
un clivage supplémentaire, d'une portée essentielle : la petitesse
et le philistinisme de l'esprit petit-bourgeois ne sont pas l'apanage
exclusif des petits-bourgeois ; la bourgeoisie allemande en est tout
autant contaminée et elle devient en tant que telle incapable de
prendre la tête d'une révolution démocratique : « l'erreur qu'on
a commise pendant un certain temps, c'est d'avoir cru que la
chose importante était ce que le roi désirait ou pensait officiel-
lement. Cela ne pouvait rien changer à l'essentiel, qui est que
le bourgeois philistin est le matériel humain de la monarchie et
que le monarque n'est jamais que le roi des philistins. Il ne peut
pas faire de ses sujets des hommes libres et véritables, dès lors
349
Philosophie et révolution
que lui et eux restent ce qu'ils sont1*4 ». L'« exploitation » et la
« domination », qui sont « une seule et même chose » comme le
précise cette lettre1**, tracent des lignes de partage qui, contrai-
rement aux affirmations de Ruge, ne se laissent pas si facilement
dissoudre par la critique des principes de légitimation propres à
l'ancien régime.
Marx commence ainsi à explorer un horizon politique au-delà
de la Révolution française - du moins si on la considère, du point
de vue de son résultat, comme révolution « bourgeoise », qui n'a
guère entamé le règne de la propriété - , là où Ruge en reste à
une référence abstraite aux principes de 17891**. Aux yeux de
Marx, le sort de la révolution démocratique allemande est dès
lors entièrement entre les mains de l'alliance entre « l'humanité
souffrante qui pense » et « l'humanité pensante qui est oppri-
mée », entre les mains d'un peuple qui n'est justement « pas-
tout-entier » et qui acquiert par là quelque chose d'un peuple-
classe au visage encore énigmatique.
Un Marx feuerbachien?
353
Philosophie et révolution
des déterminations posées par un tiers, non des autodétermi-
nations101 [ . . . ] » . L'État cesse d'être le résultat du travail de
médiation interne à la totalité sociale, il acquiert une consis-
tance ontologique, il devient un Absolu indifférent au mouve-
ment constitutif du réel que, par ailleurs, il prétend dominer.
La « déduction » hégélienne de l'État ne peut qu'être une
apparence de déduction, qui opère à partir de généralités abs-
traites et non des différences spécifiques des sphères de la
Sittlichkeit. Le syllogisme dialectique est inversé : au lieu d'at-
teindre l'universalité concrète à travers la scission portée par
l'autonégation du particulier, on commence par des abstractions
parées des attributs de l'universel pour en faire sortir le parti-
culier : « le passage [de la société civile-bourgeoise à l'État] est
donc déduit non pas de l'essence particulière de la famille, etc. et
de l'essence particulière de l'État mais au contraire du rapport
universel de nécessité et liberté110 ». La dialectique devient une
méthode extérieure à son objet, qui ne se rapporte au réel que
pour y puiser une collection d'exemples servant à illustrer ses
développements spéculatifs. Elle déchoit dans une scolastique
du concept, que Marx rapporte directement aux démonstrations
théologiques du « mystère » de la Sainte-Trinité111. Hegel ne peut
produire le concept spécifique de la constitution car il « procède
à partir de l'idée abstraite dont le développement dans l'État est
la constitution politique. Ce n'est pas par conséquent de l'idée
politique qu'il s'agit mais de l'Idée abstraite dans l'élément poli-
tique111 ». Dans une formulation célèbre, Marx en conclut que,
chez Hegel, « ce n'est pas la Logique de la Chose mais la Chose
de la Logique qui est le moment philosophique. La Logique ne
sert pas à la preuve de l'État mais l'État sert à la preuve de la
Logique111 ».
Et, comme par hasard, cet État n'est autre que l'État réelle-
ment existant. Le revers du mysticisme logique hégélien n'est
autre que la soumission à l'empirique idéalement revêtu de
déterminations abstraites : « cette inversion du subjectif dans
l'objectif et de l'objectif dans le subjectif [...] a pour résultat
nécessaire que, sur un mode non critique, une existence empi-
rique est prise comme la vérité réelle de l'Idée ; car ce dont il
s'agit n'est pas de porter à sa vérité l'existence empirique mais
au contraire la vérité à une existence empirique et la première
qu'on a sous la main est alors développée à titre de moment réel
de l'Idée114 ». En inversant le chemin qui conduit la conscience
à la vérité du processus111, Hegel échoue à porter au concept
le mouvement immanent au réel et retombe ainsi en deçà du
point de vue critique, dans une entreprise de transfiguration
354
V. Karl Maxx, 1842-1844
spéculative de l'existant : « c'est en effet de cette façon, ajoute
Marx, qu'est produite aussi l'impression du mystique et du pro-
fond"* ». L'autonomisation hyper-spéculative de l'universel,
ramené à un Absolu transcendant, s'avère indissociable de ce
qui parait comme son contraire apparent, un empirisme non-
critique, qui justifie l'ordre existant.
Cet empirisme, ou plus exactement ce renversement mutuel
de la spéculation en empirie, trouve son prolongement dans les
lieux que Hegel assigne au devenir effectif de l'universalité - les
médiations censées résoudre le passage de la société civile-bour-
geoise à l'État - et qui seront soumis à une critique radicale. Il
s'agit de la bureaucratie, du pouvoir législatif dans son rapport
à la constitution et du mécanisme de la représentation politique,
en somme les trois piliers de l'État moderne. Chemin faisant,
Marx y découvrira un nouvel aspect du mysticisme logique hégé-
lien : de même que l'hypostase spéculative ne va pas sans un
empirisme trivial, la spiritualisation auquel elle soumet le réel
s'accompagne de la subordination au « matérialisme crasse*11 »
que recèle l'ordre existant : celui de l'arrogance bureaucratique
et de la propriété privée qui devient la véritable religion de
l'État. Critique de la philosophie politique de Hegel et critique
de la politique moderne s'avèrent de nouveau indissociables.
359
Philosophie et révolution
du sujet en prédicat et du prédicat en sujet, l'inversion du déter-
minant et du déterminé, annoncent toujours la révolution immi-
nente. Et pas seulement du côté révolutionnaire1*8 ».
Certes, la constitution politique n'est pas le tout de la vie
du peuple, seulement une expression partielle qui traduit l'état
donné (« l'accommodement », dit Marx) des rapports entre
l'État politique (les institutions) et l'État non politique, la sphère
des rapports sociaux, d'où la forme contractuelle sous laquelle
elle se présente888. De même le « pouvoir législatif » devient
« fonction politique métaphysique » dès lors qu'une séparation
s'instaure avec le pouvoir gouvernemental, qui attribue au pre-
mier l'« énergie théorique » de la volonté populaire, disjointe de
l'« énergie pratique » que s'arroge le second848. C'est, comme
nous le verrons, la « vraie démocratie », qui déborde et englobe
l'État politique, qui permet de réarticuler les rapports des deux
sphères et de résoudre la question du passage de la société civile-
bourgeoise à l'État en l'appelant de son vrai nom : la révolution.
En rédigeant le manuscrit de Kreuznach. Marx abandonne le
point de vue de la Gazette rhénane, qui était aussi celui des
lettres à Ruge : l'État politique n'est plus « l'expression de toutes
les luttes, nécessités et vérités sociales ». Le processus dialec-
tique est radicalisé : l'État politique n'en est qu'un moment, qui,
en bonne logique dialectique, ne peut atteindre sa vérité qu'au
prix de sa « perte », de sa disparition comme entité fixe, séparée
du travail interne de médiations de la totalité sociale.
Est-ce pour autant, comme le voudrait une certaine doxa,
la fin du politique au profit du social841 ? Certainement pas, et
ce dans un double sens : tout d'abord l'État politique ne « dis-
paraît » qu'en tant qu'entité séparée, pouvoir autonomisé qui
prétend représenter la totalité. Il est « dissous » dans les procès
constitutifs de la « vraie démocratie », qui, poussant & son terme
le double primat affirmé par Marx : de la démocratisation sur la
démocratie et de la pratique sur les institutions, redéfinit la poli-
tique en termes de pouvoir de constitution, puissance expansive
de transformation du réel842. Pour le dire autrement, Marx n'est
en aucune façon un « libéral à l'envers », projetant l'absorption
de la politique par une société civile rendue à sa transparence
de principe, mais un penseur des conditions, éminemment poli-
tiques, constitutives de son expansivité mêmè, de l'abolition de
la séparation de l'État (seulement) politique d'avec la société
civile-bourgeoise.
Comment se pose dès lors la question des institutions, et de
la constitution politique stricto sensu ? Marx se garde bien, tout
comme Hegel, de proposer une constitution clé en main ; mais
360
Kaxl M u x , 1842-1844
il en indique le « principe ». Dans la « vraie démocratie » la
constitution se présente comme une forme ouverte à sa propre
transformation, dépouillée de toute transcendance, devenue
consciente de ses propres limites. Son principe serait le « mouve-
ment », la possibilité maintenue de rectification par son porteur
réel, le peuple. Nouveau primat donc, de la « constitutionnalisa-
tion » sur la constitution (stricto sensu) qui renvoie au primat du
procès constitutif (lato sensu) sur les institutions. Le procès de
réélaboration constitutionnelle au cours de la Révolution fran-
çaise - et non pas tant telle ou telle constitution précise - four-
nit le réfèrent historique de Marx*4*. L'identité, on pourrait dire
« l'identité d'essence », établie entre « pouvoir législatif », dans
le sens absolu et constitutif, et Révolution française, « grande
révolution organique universelle » - or le pouvoir législatif est
précisément celui « d'organiser l'universel*44 » - , ne laisse aucun
doute à ce sujet.
Marx spinoziste?
367
Philosophie et révolution
vérité et partant sont précisément non vraies dans la mesure où
elles ne sont pas démocratie*" ».
S'il en est ainsi, c'est parce que Marx est aux antipodes de
l'ambivalence spinozienne à l'égard des masses*", à la fois
principe unique de la puissance politique et objet qu'il s'agit
de diriger et de contenir pour assurer la stabilité de l'État,
ambivalence qui conduit Spinoza au rejet de toute révolu-
tion, synonyme de mouvement destructeur et autodestructeur
d'une multitude devenue foule anarchique, en proie à ses pas-
sions tristes et à l'imaginaire régressif de la superstition*11. Le
manuscrit de Kreuznach définit au contraire la démocratie avec
l'« autodétermination du peuple » et l'identifie tendanciellement
avec la politique elle-même en tant que mode d'existence du
« peuple », du « démos total » se réappropriant la totalité de
son essence humaine. L'expérience de la Révolution française
est entre-temps passée par là, qui a inscrit de manière irréver-
sible l'intervention des masses dans le devenir nécessaire de la
liberté. Création humaine consciente, libération de toute déter-
mination qui prétend s'ériger au-dessus de l'activité du peuple,
la démocratie représente la vérité interne du principe politique,
tout comme le christianisme, en tant que projection aliénée de
l'essence humaine, représente la vérité des religions qui l'ont
précédé. Elle incarne la politique pleinement sécularisée, d'où
tout élément de transcendance, y compris, nous le verrons aus-
sitôt, celui qui fait de la politique elle-même un absolu quasi reli-
gieux, est radicalement réduit : « la démocratie se rapporte aux
autres formes d'État comme à son ancien testament. L'homme
n'est pas là du fait de la loi mais la loi du fait de l'homme, elle
est existence de l'homme tandis que dans les autres l'homme
est l'existence de la loi. C'est la différence fondamentale de la
démocratie*1* ». La loi, la constitution, les formes du pouvoir sont
des réalités humaines, qui peuvent donc être transformées par
l'action des hommes, sans limites autres que les limites internes
à cette action, ce que l'expérience historique révolutionnaire,
à travers ses victoires et ses défaites, démontre dans toute son
extension.
Redéfinir la politique
373
Philosophie et révolution
Ainsi posée, la pratique de la vraie démocratie désigne un pro-
cessus éminemment expansif, l'autocritique de la société civile-
bourgeoise saisie dans sa politicité, le seuil à partir duquel la
politisation des sphères sociales et la socialisation de la politique
sont devenues coextensives. C'est bien le contenu d'une révolu-
tion « nouvelle », qui n'est que l'autoréflexion de l'« ancienne »,
de la révolution politique qui reconnaît qu'en fait elle n'était que
seulement politique : la « vraie démocratie » constitue l'horizon
de la « vraie révolution ». On peut dire aussi la chose autre-
ment : c'est au moment même où il pose le moment de l'État
et de l'émancipation politiques issus de la Révolution française
dans leur finitude que Marx renoue, comme Heine l'avait fait
avant lui, avec le fil rouge du radicalisme jacobin, le refus de
« terminer la révolution », l'idée d'un processus révolutionnaire
permanent bouleversant la totalité de l'ordre social. Ce n'est
qu'en les critiquant de manière immanente, en se situant soi-
même dans le mouvement de l'histoire que l'échec même de l'An
II a rendu possible, que Marx peut se hisser au niveau historique
de la direction jacobine, que le concept ultérieur de « révolution
radicale », c'est-à-dire permanente, se chargera d'exprimer"6.
377
Philosophie et révolution
(le « passage » de la société civile-bourgeoise à l'État pensé par
Hegel et tenté par la Révolution française), ultime borne témoin
allemande avant les chemins de l'exil.
4. Le nouveau monde
379
Philosophie et révolution
elle-même, elle devient absolument constructive, elle s'ouvre sur
l'alternative radicale. L'Introduction de 1844 résonne comme le
cri de la vigie à l'approche du monde nouveau.
La révolution radicale
387
Philosophie et révolution
« théorie » en question n'est pas une somme d'« idées » mais un
principe actif, un ensemble de pratiques. Ce qui signifie, surtout,
que la théorie accepte désormais de se confronter aux condi-
tions de ces pratiques, qui ne sont pas théoriques (sinon cette
thèse ne ferait que reconduire la croyance en la toute-puissance
des idées) et qui impliquent le déplacement de la question de
l'essence humaine indiqué dès le début du texte de l'Introduction
de 1844. L'homme est la « racine » de l'« homme », à condition
donc de poser « l'homme, c'est le monde de l'homme, l'État,
la société » considérés du point de vue de leur transformation
matérielle.
Arrivés à ce point, arrêtons-nous un instant pour résumer les
résultats essentiels de notre parcours : la question de la radica-
lité de la critique et celle de son devenir pratique sont désormais
indissociables, elles se présupposent mutuellement. Leur résolu-
tion implique l'abolition de la forme philosophique de la critique,
qui est aussi abolition du caractère non réfléchi de la pratique.
Ce double mouvement se déploie sur un terrain nouveau, du
moins en ce qui concerne l'Allemagne, celui de la politique posée
comme construction d'une nouvelle pratique « qui s'empare des
masses », la pratique révolutionnaire radicale. La rupture avec
la « critique critique » jeune hégélienne, en tant qu'elle repré-
sente une forme exacerbée des impasses de la voie allemande,
est consommée : pour ne pas dégénérer dans la contemplation
autosatisfaite de l'activité de l'« Esprit », qui se délecte de sa
coupure d'avec la politique et la multitude « vulgaire », pour
se construire donc comme puissance réelle, la critique doit se
placer sur le terrain des masses, matière même de la politique*41.
Pour le dire autrement, la politique radicale est une politique de
masse, au sens où elle est à la fois formulée de leur point de vue
et inscrite dans leur propre mouvement constitutif.
Or, aussitôt évoqué, ce terrain nouveau se dérobe sous nos
pieds ; le cours du syllogisme s'arrête net : « il semble cepen-
dant qu'une difficulté capitale barre la route à la révolution
allemande radicale"* ». En quoi consiste-t-elle? En ceci que le
propre de la situation allemande, le décalage qui la sépare de
son présent, en se réfléchissant en elle, conduit à la vacillation,
voire même à l'implosion de la notion de pratique. Cette défi-
nition peut paraître abstraite mais elle permet de restituer les
chaînons, parfois implicites, de l'argument marxien. Le déca-
lage entre la théorie et le réel se redouble dans le décalage qui
sépare l'État de la société civile-bourgeoise, lequel se réfléchit
à son tour à l'intérieur de ladite société civile-bourgeoise, bri-
sant son unité apparente. Retour donc à l'origine, à la question
388
V. Karl Maxx, 1842-1844
du passage de la société civile-bourgeoise à l'État, mais en la
prenant cette fois par l'autre bout, en remontant précisément à
la racine, au monde de l'homme, à la vie sociale concrète, i. e. à
l'analyse de la société civile-bourgeoise issue des Principes de
la philosophie du droit.
Rappelons-en brièvement les grandes lignes*4* : en tant que
moment de la différence, cette dernière scinde l'unité immédiate
de l'existence humaine pour rendre possible son extériorisation.
Le point de départ de cette opération de division n'est autre que
le besoin, concept dynamique qui lie le besoin matériel, passif
(ou immédiat, naturel) à la reconnaissance du besoin, c'est-à-
dire à son insertion dans un système des besoins à travers lequel
le besoin particulier d'un individu réfléchit le besoin de tous les
autres. La notion de besoin introduit à la fois la dimension de la
finitude dans la vie sociale et celle de la liberté, dans le mouve-
ment qui « spiritualise » le besoin en l'amenant à la représen-
tation, à une existence socialement reconnue.
À partir de là, les choses s'éclaircissent rapidement : une
révolution n'est radicale que si elle abolit la séparation de la
société civile-bourgeoise et de l'État, c'est-à-dire si elle surmonte
tout à la fois la scission interne de la société civile-bourgeoise
et le dépassement imaginaire de cette scission, à savoir l'abs-
traction de l'État seulement politique. Une phrase résume à elle
seule l'acquis du manuscrit de Kreuznach et de la polémique
avec Bauer : à la « révolution radicale », véritable détermina-
tion de l'« émancipation humaine », s'oppose la « révolution
partielle, la révolution uniquement politique, la révolution qui
laisserait debout les piliers de l'édifice**0 ». Pour déployer ses
effets, cette division a « besoin d'une base matérielle », elle doit
se réfléchir dans la formation du système des besoins. Pas de
révolution radicale sans scission du système des besoins, sans
apparition de besoins nouveaux et sans reconnaissance de la
nouveauté de ces besoins, c'est-à-dire de leur non-satisfaction
dans le cadre du système existant, donc, si l'on veut être radi-
cal, de l'impossibilité de les satisfaire dans l'ordre actuel des
choses.
En réalité, les « besoins radicaux » ne signalent pas tant un
élargissement positif du système des besoins qu'ils ne désignent
le point où le système des besoins se dissout et cesse de fonction-
ner comme « système » assurant la différenciation/intégration
du particulier dans l'universel**1. À cela s'ajoute une difficulté
supplémentaire, spécifiquement allemande : comment de tels
besoins radicaux pourraient-ils apparaître alors que les besoins
« partiels », ceux qui correspondent à la révolution seulement
389
Philosophie et révolution
politique, demeurent inassouvis? Force est de constater que la
révolution radicale surgit, et ne peut surgir que sur fond de
négativité, de sa propre impossibilité : « une révolution radi-
cale ne peut être que la révolution des besoins radicaux à qui
semblent précisément faire défaut les conditions préalables et
le terrain propice®" ».
La révolution allemande confirmerait-elle ainsi la position
kantienne, le salto mortale à nouveau évoqué par Marx®*®? En
rester là reviendrait à rater l'essentiel : pour Kant en effet®*1, le
saut périlleux de la révolution est un signe, en soi contingent,
de l'unité de la nature et de la liberté dans l'histoire de l'espèce
humaine, mais un signe dont seul un spectateur peut déchif-
frer le sens, l'écart entre sa position subjective et l'événement
restant irréductible. C'est cette illusion de la conscience spec-
tatrice que récuse Marx en dialectisant le salto mortale sans en
éliminer, contrairement à ce qui en est souvent dit, le caractère
contingent : d'une certaine manière, le salto mortale est celui
qui sépare l'événement de lui-même, car c'est l'événement qui,
dans sa contingence absolue, pose ses conditions présupposées
en tant qu'il les détermine comme les conditions de son effectua-
tion. La nécessité naît de la contingence, par un effet rétroactif,
et c'est la reconnaissance de cet effet, à travers le constat de
l'impossibilité et de vide des conditions préalablement garanties,
qui signale que le sujet ne peut rester extérieur à un processus,
qui se décline sur le mode du toujours-déjà. L'illusion kantienne
ne réside pas dans la vision du salto mortale, qu'il faudrait à
tout prix « réduire » en l'insérant dans un schéma déterministe
ou substantiellement finaliste, mais dans la conception d'une
conscience qui observerait d'une position souveraine (quoique
concernée et en sympathie) le déroulement du grand bond.
On comprend mieux à présent la signification de la radica-
lité de la situation allemande : la radicalité du saut révolution-
naire surgit de son impossibilité même, du caractère extrême de
l'anachronisme allemand, mais, à son tour, cette impossibilité
se dédouble : elle devient radicale en ce qu'elle frappe d'im-
possibilité les sauts partiels, les révolutions inachevées. Pour
le dire autrement, il est déjà trop tard en Allemagne pour une
révolution partielle, une révolution uniquement politique, une
révolution de la société civile-bourgeoise. C'est l'autre face de
l'anachronisme allemand : elle interdit la substitution du parti-
culier à l'universel qui est à l'origine de l'émancipation partielle.
Le projecteur se déplace à présent à l'intérieur de la société
civile-bourgeoise, il met en lumière sa dialectique interne : les
contradictions de classe.
390
V. Karl Maxx, 1842-1844
En France, c'est le même mécanisme qui rend compte tout
à la fois du déroulement du processus révolutionnaire, de son
inachèvement et de sa future reprise : une classe particulière
accède à la domination générale et en évince une autre en appa-
raissant comme la classe universelle, en laquelle l'ensemble de la
société civile-bourgeoise est appelé à se reconnaître. La révolu-
tion éclate lorsque cette classe, la bourgeoisie puisqu'il faut bien
la nommer, arrive à présenter sa libération particulière comme
celle de la société tout entière®58 et, inversement, lorsqu'une autre
classe apparaît, en l'occurrence l'aristocratie, comme la négation
de toute libération, la « personnification du crime notoire de la
société*®* ». De là, le mouvement d'enthousiasme révolutionnaire
qui accompagne cette double reconnaissance, sans lequel la
révolution n'aurait pas été possible, mais aussi la part d'illusion
qu'il véhicule : si cette classe « libère la société entière », c'est
« seulement à condition que la société entière se trouve dans la
situation de cette classe, donc possède par exemple argent et
culture, ou puisse les acquérir à son gré®*1 ».
Au bout du compte, on est resté dans la sphère du particu-
lier, les bases de l'ordre social n'ont pas été bouleversées. Cette
histoire est cependant loin d'être terminée ; le drame français
continue à se dérouler sous nos yeux, chaque classe de la société
alternant à une autre dans le rôle du porteur de l'émancipation
jusqu'à ce que l'une arrive à « organiser toutes les conditions
de l'existence humaine en partant de la liberté sociale*" ».
Rien de tel n'est envisageable dans le cas de la prosaïque
épopée allemande : la bourgeoisie allemande ne peut jouer le
rôle de son homologue française de 1789, elle ne peut appa-
raître comme le représentant général de la société affrontant
son représentant négatif - les soutiens de l'ancien régime -
et susciter autour d'elle l'enthousiasme révolutionnaire. Son
manque d'audace patent renvoie cependant à tout autre chose
qu'à une simple faiblesse subjective. Si sa conscience de soi est
à l'image de la médiocrité et du philistinisme ambiants, c'est
qu'entre l'heure de son apparition sur la scène de l'histoire
et celle de son éventuelle libération, l'antagonisme s'est déjà
déplacé. L'histoire allemande n'est du reste que le récit de ce
perpétuel ratage : lorsqu'une classe nouvelle aspire à la domina-
tion (avant la bourgeoisie c'était les princes opposés à la royauté
et les bureaucrates modernisateurs opposés à l'aristocratie)
elle est déjà menacée par en dessous, par une nouvelle classe
dominée. L'impuissance de la bourgeoisie allemande n'est que
le nouvel avatar de cette histoire ancienne, de ce continuel jeu
de renversement entre le « trop tôt » et le « trop tard ».
391
Philosophie et révolution
La radicalité allemande n'est décidément pas une affaire
de libre choix. Comme l'énonçaient déjà les lettres à Ruge. qui
accompagnent du reste ce texte dans la livraison unique des
Annales franco-allemandes, elle est réaction à une impossi-
bilité, alternative radicale à une crise radicale : « en France,
c'est de la réalité d'une libération par étapes, en Allemagne
de son impossibilité, que naîtra la liberté totale*" ». Dès lors,
être à la hauteur de la crise allemande ne peut consister qu'en
une seule chose : rechercher la véritable médiation, qui déchire
l'unité immédiate du réel, bref reconnaître le travail du négatif
toujours-déjà à l'oeuvre, le nouveau visage de l'antagonisme, le
nommer. C'est cette opération, véritable salto mortale en pensée,
de l'ordre du performatif- et non du didactique, du descriptif
ou du déductif- qui permet de désigner le nouvel acteur, dont
l'entrée en scène fait basculer l'ensemble de l'intrigue, laquelle,
précisément, reste à écrire.
Le protagoniste paradoxal
395
Philosophie et révolution
du prolétariat. Mais ce prononcé se produit dans un souffle qui
est peut-être le dernier souffle : Aufhebung, disparition. Mais
de qui? L'Introduction se clôt sur ce point exquis. L'alliance
de la philosophie et du prolétariat n'est pas équation mais
asymptote** ».
Faut-il, à l'instar de certaines lectures***, accentuer l'écart et
considérer que, dans ce texte, Marx en reste à une conception
« passive » du prolétariat, comme la reprise de la métaphore
feuerbachienne de la tête et du cœur pourrait le laisser penser,
le prolétariat étant assimilé au « cœur », le rôle de la « tête »
revenant une fois de plus à la philosophie ? Ce serait passer outre
la longue autocritique de la philosophie des pages précédentes.
La philosophie en question n'est plus une forme séparée de
l'activité sociale, elle est (du moins tendanciellement) devenue
critique pratique, force matérielle, qui s'empare des masses,
elle désigne en fait le moment théorique de la pratique politique
révolutionnaire. Du reste, tout au long du texte, Marx n'utilise
plus, pour désigner ce nouveau mode d'intervention du et dans
le réel, le vocable de « philosophie », mais celui, plus neutre sans
être antithétique, de « théorie » (Theorie). De plus, si la formu-
lation feuerbachienne est effectivement reprise c'est davantage
à titre de métaphore que de concept : à l'opposé des textes de la
Gazette rhénaner*", elle ne sert plus à affirmer, comme dans l'ori-
ginal feuerbachien, le primat conjoint de l'activité « spirituelle »
et de la voie réformiste allemande, mais leur alternative radi-
cale : la critique dans la mêlée et l'imminence de la révolution.
Même s'il serait vain de chercher dans YIntroduction de 1844 le
concept de « pratique révolutionnaire » (revolutionàre Praxis)
de la troisième thèse sur Feuerbach, notons néanmoins que le
prolétariat est appelé à « s'abolir soi-même » (sich aufheben) et
non en s'en remettant à un tiers. On comprendrait d'ailleurs dif-
ficilement, comment Marx reviendrait à une conception dualiste
en deçà de l'idée de démocratie comme « autodétermination du
peuple » développée dans le manuscrit de Kreuznach.
En fait, la difficulté pourrait bien résider en ceci : dans
Y Introduction de 1844, le prolétariat, dans son alliance avec
la critique pratique, n'est pas tant une réalité préexistante, qui
entrerait par la suite en action pour « faire la révolution », en
prendre la direction, affirmer son hégémonie, etc., que, d'une
certaine façon, la révolution elle-même, la puissance de scis-
sion qui se constitue à travers le processus révolutionnaire. Un
processus dans lequel le prolétariat finit par s'abolir lui-même,
en apparaissant comme le sujet absolu de la médiation, le lieu
vide à partir duquel un « passage », une ouverture radicale,
396
V. Karl Maxx, 1842-1844
deviennent effectifs. Le nom du prolétariat consigne la perma-
nence du processus ; par son irréductibilité, son caractère sau-
vage et insaisissable, il marque le seuil à partir duquel il devient
impossible d'en rester aux révolutions partielles, « uniquement
politiques », qui se limiteraient à l'horizon de la société civile-
bourgeoise et de l'État représentatif - ou qui s'arrêteraient à
leur seuil. En ce sens, l'Introduction de 1844 innove de manière
décisive, en donnant la première formulation de la révolution
permanente" 1 qui ne soit pas une reprise du langage jacobin.
Cette innovation se prolonge dans le statut même du texte
marxien : la révolution radicale a déjà commencé et ce texte
en est le (premier) manifeste : en nommant le prolétariat, en
scellant son alliance avec la philosophie, l'Introduction pro-
clame le monde nouveau. Elle se présente comme le texte/acte
qui condense dans ses énoncés un processus à la fois imminent
et déjà en œuvre. Elle annonce une rupture du temps histo-
rique, le moment où le « pas encore » et le « toujours-déjà », du
« trop tôt » et du « trop tard » se renversent l'un dans l'autre et
révèlent leur vérité : l'impossibilité du « juste moment », de la
coïncidence entre la chose et son temps propre. La révolution
survient toujours « trop tôt » car elle renvoie à cette incomplé-
tude constitutive du réel ; elle est le saut périlleux non pas du
présent vers l'avenir (ce serait là encore la concevoir comme une
simple accélération d'un temps linéaire) mais le saut de l'avenu-
dans le présent, qui en révèle l'ouverture essentielle.
Le pronostic marxien, avec sa dimension d'anticipation, a-t-il
été démenti par le cours des événements ? La défaite des révo-
lutions de 1848 ne confirme-t-elle pas l'idée qu'une révolution
allemande radicale était prématurée, voire qu'elle relevait de
l'illusion, illusion qui résulterait de l'« obsession » de Marx quant
au retard de l'Allemagne (dont nous avons vu pourtant qu'étant
celle de toute une génération elle n'avait rien d'une lubie indi-
viduelle)? Un demi-siècle après la défaite, le vieil Engels n'a-
t-il pas lui-même fait son autocritique, jugeant que « l'histoire
nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon
analogue. Elle a montré clairement que l'état du développement
économique sur le continent était dors bien loin d'être mûr pour
la suppression de la production capitaliste"* » ?
La version d'Engels, souvent louée pour son réalisme" 4 , rend
cependant un son bien étrange, qui rappelle fort celui de la
réécriture de l'histoire du point de vue des vainqueurs. À l'his-
toire réelle des luttes, avec leur part de contingence et d'indé-
cidabilité (dont l'aboutissement peut être une défaite), il subs-
titue une théodicée du développement des forces productives.
397
Philosophie et révolution
fonctionnant comme une garantie de la « maturité » des
conditions « objectives » qui s'aveugle sur son propre carac-
tère rétrospectif. Engels fournit, à l'intérieur du marxisme (la
consécration du terme d'ailleurs lui appartient), le prototype
du récit dans lequel, pour reprendre la fameuse métaphore de
W. Benjamin*", le matérialisme historique fonctionne comme
ce nain ventriloque, caché sous la table où se joue la partie
d'échecs, et qui manipule la poupée qui assume le rôle du joueur.
À ce jeu-là, le matérialisme historique gagne toujours la partie,
ajoute Benjamin. En réalité, le « réalisme » engelsien de 1895
participe à sa manière au refoulement collectif dont l'événe-
ment révolutionnaire a été victime dans la vie culturelle et poli-
tique de l'Allemagne d'après 1850, y compris, voire surtout, du
côté de ceux qui avaient subi le traumatisme de la défaite 3 ".
Il est d'ailleurs tout à fait caractéristique que, dans la période
de radicalisation qui suit la révolution d'Octobre (et avant le
reflux qui commencera en 1923-24), la gauche révolutionnaire
allemande jugera nécessaire de remettre en cause ce récit du
vieil Engels et de réévaluer à l'honneur les textes marxiens
« quarante-huitards3" ».
Avec le recul nécessaire, c'est bien davantage la justesse des
thèses marxiennes, l'effectivité de la force de rupture qu'elles
portent, qui impressionne. Tout d'abord, le fait même de la vague
révolutionnaire de 1848, sans doute la plus européenne de l'his-
toire, montre que le constat de 1843-44 quant à l'« imminence »
de la révolution n'était en rien une vue de l'esprit, le fruit de
l'imagination d'un cerveau exalté. Et surtout : l'écrasement du
48 allemand, qui découle largement de la propre médiocrité
des forces hégémoniques au sein du camp démocratique, n'a-
t-il pas confirmé, a contrario certes, les thèses marxiennes sur
l'impossibilité d'une révolution partielle en Allemagne et sur la
nullité politique de sa bourgeoisie, son incapacité fondamentale
à se constituer en classe « nationale-populaire » ? La singula-
rité de l'histoire allemande, et même sa tragédie, n'a-t-elle pas
consisté finalement dans le ratage perpétuel d'une révolution
démocratique, dans l'autodestructrice compulsion de répétition
du décalage qui sépare l'Allemagne de son propre présent? S'il
en est ainsi, alors la révolution radicale envisagée par Marx, loin
d'être une figure idéale fonctionnant, dans la plus pure tradition
idéaliste, comme un succédané d'une impossible révolution poli-
tique 3 ", représente plutôt l'explication anticipée, ou, plus exac-
tement, anticipante, de cette impossibilité : en France, le désir
de « terminer la révolution » a pu donner lieu au compromis
républicain. En Allemagne, cela revenait à tuer la démocratie
398
V. Karl Maxx, 1842-1844
révolutionnaire dans l'œuf, construire un compromis entre la
bourgeoisie et l'ancien régime, unifier le pays « par le fer et par
le sang », avec, à la clé, le militarisme, les guerres mondiales et
le déferlement inouï de barbarie qui s'ensuivirent.
L'idée d'une révolution allemande radicale avait sans doute
quelque chose de démesuré et de presque scandaleux : Marx lui-
même reconnaît dans Y Introduction de 1844 que le prolétariat
allemand « commence seulement à se former"* », et pourtant,
quelques mois plus tard, à l'occasion de sa première apparition
active (l'insurrection des tisserands silésiens), il n'hésitera pas
à en faire le « théoricien du prolétariat européen*** ». Mais il
est vrai aussi que le texte-manifeste des Annales franco-alle-
mandes s'achevait par une proclamation de modestie; repre-
nant la métaphore de Heine, Marx écrit que lorsque « toutes
les conditions internes [à l'Allemagne] seront remplies », c'est
quand même au « chant éclatant du coq gaulois » que reviendra
la tâche d'annoncer « le jour de la résurrection allemande**1 ».
A. Ruge avait déjà écrit en 1843 à ses compatriotes « nulla salus
sine Gallis ». Et c'est bien, à Paris, un certain 24 février 1848,
que ce chant s'est fait entendre.
Le 18 mars suivant, Berlin se couvrait de barricades.
En janvier 1919, alors que les Freikorps écrasent dans les
rues de Berlin l'insurrection spartakiste, Rosa Luxemburg se
remémore l'échec de 1848, et déclare que la « longue série de
défaites » par lesquelles se sont soldées toutes les révolutions
« constitue la fierté et la force du socialisme international** ». Au
regard de cette série, qui n'a fait depuis que s'allonger, l'hypo-
thèse marxienne peut paraître comme une fiction, sinon comme
l'expression la plus aboutie du mythe mobilisateur du Vormârz.
Pourtant, dans sa démesure même, et jusque dans son inexacti-
tude eu égard aux rapports de force réels, elle nous délivre son
contenu de vérité : elle fournit le seul point où l'antagonisme
du réel n'est pas oblitéré, celui à partir duquel des alternatives
radicales deviennent pensables, même si elles sont manquées.
En nous restituant la charge d'« à-présent », selon le terme
de W. Benjamin, qui traverse l'expérience de l'histoire, elle est
une invitation permanente à nous déprendre, ne serait-ce qu'en
pensée, des évidences de l'ordre établi.
399
Conclusion : autocritiques de la révolution
403
Philosophie et révolution
ou moins naturalisé (l'« institué »), Furet se présente comme
le véritable anti-Michelet, davantage encore que l'anti-Soboul
ou l'antl-Mathiez qu'il s'est lui-même voulu, de son époque. Et
celle-ci s'est effectivement partout imposée sous les traits d'une
« révolution/restauration » (Gramsci) libérale.
Réussit-il pourtant mieux que ses nombreux prédécesseurs
dans ce qui demeure in fine une entreprise de conjuration du
spectre révolutionnaire ? Entreprise qui, comme telle, ne peut
que témoigner de la présence continuée (sous la modalité spec-
trale précisément : ce qui vient hanter le présent) de ce qu'elle
se charge d'exorciser et, tout autant, de l'ambivalence fonda-
mentale (fascination/répulsion) qu'il continue à susciter. Là
encore, un certain principe de réalité n'a guère tardé à prendre
sa revanche : l'émergence, au cours de la dernière décennie,
de luttes et de mouvements populaires faisant ostensiblement
référence aux symboles et aux énoncés fondateurs du moment
révolutionnaire a mis On au rêve, ou au cauchemar, c'est selon,
d'une nation apaisée par la gestion des nouveaux zélateurs de
Guizot. Dans les grèves ouvrières, la parole et les calicots des
manifestants, dans les marches des « sans » en lutte pour leurs
« droits » et les pétitions de masse, dans le refus des pratiques
délégataires et même dans le retour aux formes d'action directe,
y compris sous des formes transgressives de la légalité, voire
même violentes, un « sens commun » des classes subalternes
prend, ou reprend, forme, qui renoue, parfois explicitement,
avec la matrice sans-culottide13. Ce que Furet n'a du reste pas
manqué de relever, comme l'atteste la mélancolie à peine voilée
de ses derniers écrits".
Voilà qui suffit en tout cas à rappeler que, si les référents
de 1789-93 sont, de manière récurrente, rejoués, mis « à
l'épreuve », selon la belle formulation de J. Guilhaumou",
dans la longue durée des luttes et des révoltes populaires, si
la Révolution française annonce d'une certaine façon toutes
les révolutions à venir, c'est avant tout par la tension consti-
tutive qui marque ses énoncés fondateurs et rend possible, du
même coup, leur réappropriation ultérieure par les acteurs des
mobilisations sociales : droit à la propriété versus droit à l'exis-
tence, rapport de la liberté à l'égalité, question de la guerre
révolutionnaire et de la « terreur », de la nation et du cosmo-
politisme. Cette tension, l'événement révolutionnaire la déploie
en processus, d'où, du reste, l'irréductible dualité des catégories
servant à penser la révolution, à la fois événement et proces-
sus. Processus expansif dans son principe même, qui déplace
en permanence les limites où on a voulu l'enserrer ex post1*, la
404
Conclusion : autocritiques de la révolution
temporalité de la Révolution se révèle chargée, saturée même,
d'avenir. Elle se présente ainsi, pour paraphraser la formulation
hégélienne, comme celle du devenir-sujet de la substance de la
politique - quel que soit le vocable qui la désigne : la multitudo,
les « masses », le « peuple », puis le « peuple du peuple », i.e.
le « prolétariat ».
Aucune limite de « nature » ou de principe ne peut désor-
mais être posée à l'affirmation d'un droit, davantage encore :
d'une capacité universelle à la politique, universalité para-
doxale pourtant car éminemment « partisane », surgissant de
la négativité même qui marque les situations de domination.
Pour le dire autrement : la libération ne peut être que l'œuvre
de ceux qui subissent l'illiberté. On peut donner un nom à cet
événement/processus : la révolution démocratique, ou encore
la démocratie révolutionnaire : pas de démocratie sans révo-
lution, ou plutôt, pour parler comme le vieux Lukacs, pas de
démocratisation (Demokratisierung) sans révolution", la démo-
cratie ne se définissant pas d'abord en termes d'institutions, ou
de procédures, a fortiori de formes étatiques, mais comme les
pratiques de constitution de la politique de masse. En termes
donc de processus, dont la radicale inquiétude (l'imprévisible
instabilité, l'indétermination de l'issue) renvoie au salto mor-
tale de la révolution comme à son moment fondateur et dont
le développement relance, à son tour, en la subordonnant aux
pratiques, la question les institutions et des procédures.
Le temps révolutionnaire se présente ainsi comme devenir-
nécessaire de la libération. À la condition expresse de com-
prendre cette nécessité non comme la manifestation d'un sens
ou d'une finalité a priori mais comme l'effet rétroactif d'un
événement, en soi irréductiblement contingent et indécidable,
qui pose ses propres présupposés, qui les détermine comme les
conditions de son effectuation. La temporalité du processus est
marquée par son caractère inachevé, donc réitérable, à condi-
tion encore de préciser que derrière cet inachèvement, ne se
cache nul calcul prudentiel, nulle sagesse ou ruse de la raison
de type gradualiste, qui laisserait pour demain ce qui ne peut
être achevé aujourd'hui, mais l'échec de la révolution butant sur
ses propres limites. Son ratage donc, dévastateur autant que
nécessaire dans la stricte mesure où c'est sa saisie (rétrospecti-
vement) comme tel, à partir de l'enchaînement des détermina-
tions internes qui le révèle comme « défaite », qui, seule, rend
possible la relance du processus. Voilà pourquoi l'autocritique
de la révolution - car n'y accède que celui qui se place dans la
perspective de sa défaite, du vide de la situation que ce dé-faire
405
Philosophie et révolution
atteste - est la condition même de sa reprise, du « renverse-
ment » du vide en réouverture événementielle.
Mais il nous faut aussi parler de l'espace tracé par le déploie-
ment du processus : la Révolution française et ses conséquences
directes, que l'on peut étendre au moins jusqu'aux guerres
napoléoniennes, sont un événement européen, celui à partir
duquel on peut parler d'Europe dans un sens autre que celui
d'un agrégat de légitimités dynastiques ou du cosmopolitisme
de l'Église romaine. Et ce n'est pas tout : venant après l'indé-
pendance américaine et la formation de foyers révolutionnaires
« atlantiques" » et allant, dans sa phase de radicalisation et au
prix de maintes contradictions, jusqu'à l'abolition de l'esclavage
et à l'extension de la révolution dans les colonies, la Révolution
française ne fut pas isolée. Elle prend place dans un mouvement
commençant de décolonisation et inaugure un cycle révolution-
naire de dimension mondiale. Son universalité est l'universa-
lité concrète d'une force libératrice qui remet en cause l'ordre
du monde instauré par des siècles d'expansion européenne, de
rapine coloniale, de traite esclavagiste. Sa défaite pèsera de tout
son poids, des faubourgs parisiens humiliés aux Antilles révol-
tées, et des fragiles « républiques-sœurs » cisrhénanes ou ita-
liennes aux clandestines activités républicaines qui commencent
à agiter le prolétariat anglais. C'est pourquoi l'autocritique de la
révolution n'est pas autre chose que son devenir-monde, labo-
rieux processus qui transforme la révolution elle-même autant
que le monde dont elle accouche.
L'idéalisme allemand atteste que ce devenir n'a rien d'une
évolution linéaire, simple extension, fût-elle heurtée ou inégale,
d'un principe défini une fois pour toutes dès le départ. Vaste
mouvement de réforme intellectuelle et morale et de forma-
tion de nouveaux groupes d'intellectuels, l'idéalisme s'est vu
condamné à anticiper le politique, voire à le prendre à contre-
pied, dans un pays dont l'unification nationale-étatique demeure
(pour la période qui nous préoccupe) un objectif lointain et où,
du fait de l'extrême fragmentation des territoires, combinée
à l'arriération économique, la culture joue (depuis la traduc-
tion de la Bible par Luther) un rôle « hypertrophié » d'unifica-
tion nationale et de communication entre les sphères sociales.
Re-commencement de l'Aufklârung, et de sa forme allemande :
la Réforme, la philosophie classique est expressive d'un moment
historico-mondial doublement délimité par, d'un côté, le déjà-là
de l'événement révolutionnaire et, de l'autre, par le différé de
ses effets, soit l'« impossibilité », i.e. la constante dénégation,
d'une révolution allemande, congédiée aussitôt qu'évoquée.
406
Conclusion : autocritiques de la révolution
La philosophie s'affirme en tant que réaction réfléchissante
à la crise ouverte par l'événement révolutionnaire, dont elle
finit cependant par reconduire les présupposés, se refusant
à produire des possibilités autres qu'une reformulation de
VAufklârung comme « réformisme par le haut ». De ce point
de vue, elle est même en retrait, comme Heine et Gramsci l'ont
souligné, par rapport à la Réforme, qui a su, à l'intérieur de
certaines limites certes, mobiliser et activement intégrer dans un
nouveau bloc historique le « bas » et le « haut », la paysannerie
et une partie de la noblesse et des intellectuels. Avec le recul,
l'ambivalence réformiste de Kant et de Hegel apparaît comme
une ultime tentative de maintenir la ligne de YAuflclârung - com-
binaison de réformes par le haut, d'absence d'intervention popu-
laire et de relative autonomie concédée aux intellectuels - à une
époque où celle-ci est déjà devenue impossible. La mobilisation
des princes allemands aux côtés de la coalition antifrançaise,
l'émergence d'un courant nationaliste fortement antidémocra-
tique, gallophobe et spontanément antisémite, la crispation de
l'ordre aristocratique confronté à une menace mortelle, tout
cela crée des conditions profondément nouvelles, déchaîne des
forces destructrices d'une ampleur insoupçonnée et pousse vers
la polarisation de la situation. Faute de se mesurer sérieusement
à cette objectivité, les propositions de la « publicité » kantienne
ou de l'État organique hégélien, sans même parler de l'édu-
cation esthétique-civique de Schiller, font davantage figure de
symptômes d'impuissance que d'intervention politique effective,
fût-elle modérée et gradualiste. '
Et pourtant, la trajectoire de l'idéalisme allemand ne se laisse
pas résumer à la simple réitération de sa propre impuissance, et
de l'infranchissable distance qui le sépare de l'événement, comme
le lui reprochera par la suite la gauche hégélienne. Intérieurement
habité par le fait révolutionnaire, qu'il érige en référence fonda-
trice de la réflexivité moderne et de la culture nationale, il pousse
cette impossibilité de la révolution à son paroxysme, créant, par
là même, une situation nouvelle. Pour le dire autrement, son pré-
visible échec conduit à une exacerbation de la crise, qui prend
désormais la forme intériorisée d'un dédoublement entre, d'une
part, une sphère culturelle et intellectuelle « avancée », car ayant
déjà « digéré », sinon anticipé sur les effets de l'événement révo-
lutionnaire, et, de l'autre, la réalité politique et socio-économique
d'un pays resté profondément marqué par l'ancien régime. Et
qui devra, de surcroît, subir les conséquences de la crispation
réactionnaire des cours princières engagées dans la lutte contre
la France républicaine et napoléonienne.
407
Philosophie et révolution
La théorie et la culture allemandes réfléchissent ainsi un
double décalage, celui interne au couple Allemagne/France (ou,
si l'on veut, Allemagne/Révolution française), qui sert d'éponyme
au rapport de la théorie à la pratique, mais aussi celui qui les
sépare de leur propre réalité, laquelle apparaît dès lors sous
les traits de cette « misère allemande » dont parlera Heine.
Accédant à la conscience de soi, la crise devient insoutenable.
La réforme intellectuelle et morale portée par la philosophie
classique aura, par son ratage politique même, triomphé sur son
terrain propre en cela au moins qu'elle aura évacué toutes les
échappatoires, aussi bien l'illusion classiciste d'une souveraine
distance à l'événement que les rétrogrades rêveries roman-
tiques. Déniaisée, la conscience théorique allemande ne peut que
constater ceci, que rien ni personne n'avait initialement prévu
ou voulu, à savoir que l'impossibilité/dénégation de la révolution
se renverse en son contraire, l'impossibilité de la non-révolu-
tion. Plus même, cette séquence recèle un récit fondateur qui
faisait de la révolution l'horizon même de l'actualité et qui dotait
l'Allemagne de traditions « progressistes » (dont la séquence
hégélienne Réforme - guerre des Paysans - Aufklârung repré-
sente le point culminant), laissant apparaître en filigrane une
possibilité révolutionnaire encore plus avancée que celle laissée
en héritage par les Français.
De Kant à Marx, la trajectoire de la théorie allemande cir-
conscrit ce nouvel espace ouvert par la révolution portée au
concept, en ce sens bien précis que s'y trouve engagée son
autocritique, qui conditionne son actualité même. Le legs de
l'idéalisme classique, l'aveu de son ratage si l'on préfère, Le.
la conscience du caractère intenable, irréel ou ineffectif, au
sens hégélien, de la situation allemande, voilà ce qui échoit à la
génération du Vormàrz. Cet échec, dont nous avons vu cepen-
dant qu'il ne différait guère de son succès (à condition de le
ressaisir rétrospectivement sous l'angle du procès autocritique
qui le porte), vient alors percuter sur la nouvelle configuration
que prend la crise allemande et européenne durant ces années
d'avant 1848.
Sous l'effet d'une double tendance à la reprise de l'activité
révolutionnaire par en bas et, en guise de riposte, de réaction
absolutiste renforcée du côté des pouvoirs en place, les années
1830-1840 marquent en effet un nouveau tournant dans la
conjoncture mondiale. Plus qu'un avertissement, les journées
de juillet 1830, encadrées en amont et en aval par l'appari-
tion de multiples foyers révolutionnaires européens (révolution
belge, indépendances grecque et serbe, insurrections italiennes,
408
Conclusion : autocritiques de la révolution
agitation en Allemagne) et extra-européens (en Amérique latine
notamment), témoignent du caractère illusoire de l'entre-
prise restaurationniste poursuivie par la Sainte-Alliance. En
Allemagne même, dans la foulée de la fête de Hambach, les
craquements deviennent de plus en plus perceptibles, menaçant
le fragile équilibre scellé lors des guerres antinapoléoniennes.
Mais c'est l'attitude des pouvoirs absolutistes qui sera le prin-
cipal vecteur d'aggravation de la crise : chaque revendication
de changement se heurte rapidement à un nouveau tour de vis
répressif, qui vise à créer la sensation d'un retour à l'ordre
et d'un acharnement immobiliste, mais qui, en réalité, rend à
terme inévitable la radicalisation.
L'impasse est donc totale. UAufklàrung, reprise par la phi-
losophie classique, a échoué, l'âge esthétique appartient à un
passé révolu ; quant au romantisme « réellement existant », il
prend le visage grotesque et répugnant du régime de Frédéric-
Guillaume IV. Lorsque celui-ci décide d'en finir avec les derniers
espaces auxquels s'accrochaient l'intelligentsia oppositionnelle
et le réformisme libéral (la presse, l'édition, l'université), la tour-
nure prise par la crise ne laisse pas d'autres choix que la pro-
duction de possibilités nouvelles. Ce choix forcé d'une recherche
de rupture sera, d'une certaine façon, la tâche commune de
la génération de Marx, de Bauer, de Hess et d'Engels, d'où un
certain « air de famille » ambigu qui relie ces figures, mêlant
l'emphase à l'innovation, la quête effrénée de radicalité et le
poids ressenti du statut d'épigones.
C'est précisément à partir de cette bifurcation (à laquelle le
tournant de 1842-43 sert de butte-témoin) que plusieurs voies
concurrentes, et même antagonistes, s'ouvrent. La première,
qui forme le hors-champ de notre étude, consiste à rejouer, sur
le mode hyperbolique et au nom même de son dépassement,
la geste de la philosophie classique, de la « critique », ou de
l'« esprit » affrontant le monde. C'est la voie jeune-hégélienne,
la « critique critique » à la Bauer ; délestée de toute mauvaise
conscience, la théorie célèbre désormais sa propre coupure
d'avec la pratique. Un fébrile activisme de publiciste, doublé
d'un investissement dans une bohème littérairo-journalistique
(relativement tolérée par le pouvoir absolutiste), se substitue à
l'inquiétude du concept, l'intellectuel, héraut de la « critique »,
s'abîme dans la contemplation narcissique de son isolement et
de son impuissance. Véritable matrice des nihilismes à venir, ce
jeune-hégélianisme « réalise » à sa façon la philosophie clas-
sique : reconduisant, sous forme régressive, les termes mêmes
de son échec, il en révèle la fêlure interne.
409
Philosophie et révolution
La seconde voie, que l'on désignera comme celle du « social »
et du « socialisme », est illustrée par les figures de Hess et du
jeune Engels. Prendre la mesure de l'originalité de leur par-
cours suppose, nous pensons l'avoir démontré, non seulement
de cesser de les considérer dans un rapport finalisé à Marx
(Hess comme « précurseur », Engels comme [éternel] « fidèle
second ». ou même, simple image inversée de la précédente,
comme « âme damnée » de Marx), i.e. pris dans une orienta-
tion donnée à l'avance et dont Marx représente le terminus ad
quem, mais, davantage encore, d'admettre la profonde contra-
diction qui les sépare de ce dernier. La voie « social-iste », tout
particulièrement dans sa formulation hesso-engelsienne, essaie
d'affronter la crise par un bond hors de la politique, qui n'est pas
régression vers la pureté du concept ou de la « critique » chers
aux jeunes-hégéliens, mais recherche d'un nouveau principe
unificateur, logé à l'intérieur des rapports de la société bour-
geoise. Le « social » se présente alors comme l'expression de la
saisie de l'événement révolutionnaire replacé dans ses limites, le
nom approprié de ce sur quoi il a percuté, le mettant en lumière
sans pouvoir le franchir.
Mais il apparaît bien vite que cette recherche est court-cir-
cuitée par une volonté de réconciliation prématurée, hâtivement
confondue avec la sortie des ambivalences passées. L'échec n'est
pas réfléchi jusqu'au bout; loin d'être levées, les équivoques de
la voie allemande sont simplement transposées sur un nouveau
terrain. L'autocritique « social-iste » de la politique devient neu-
tralisation imaginaire de l'antagonisme dans un nouvel Absolu,
le « social ». Figure sécularisée de la transcendance - voire
même, dans le cas de Hess (comme dans la quasi-totalité des
« social-ismes » de l'époque), reconstruction laïcisée du politico-
religieux - , le social s'affirme comme la technologie propre à
l'ère moderne, celle qui vise à révéler l'essence harmonieuse de
la vie en commun dont elle permet enfin, grâce au projet de sa
réorganisation d'ensemble, l'avènement concret.
La question de la classe, ou plutôt de l'antagonisme de classe,
fonctionne alors comme le véritable agent révélateur de cette
double dilution du politique dans l'infra- ou l'im-politique (l'or-
ganisation des échanges socio-économiques comme abolition de
l'anarchie et de la concurrence propres à la société marchande-
bourgeoise) ou dans l'instance métapolitique du social comme
religion laïque (« humaniste » ou « humanitaire » selon la ter-
minologie de l'époque) de la vie en commun. Le cas limite, donc
paradigmatique, est, bien sûr, celui d'Engels. La figure du prolé-
tariat que découvre ce physiologiste-flâneur des villes anglaises,
410
Conclusion : autocritiques de la révolution
prise dans les rets du regard objectivant (médical) propre aux
ingénieurs du social, véritable concentré des « pathologies »
débilitantes issues de l'industrialisation, reste en permanence
hantée par son double, la figure de la classe dangereuse, révé-
latrice d'un antagonisme insoutenable. Face à cette situation,
la tâche qui incombe à ce socialisme à la fois scientifique et
humaniste, est de révéler au prolétariat son humanité essen-
tielle. Humanité qu'il partage avec son adversaire de classe, et
qui permet de transcender la scission entre classes antagonistes,
ouvrant ainsi une voie à l'harmonisation sociale sans avoir à
passer par le traumatisme d'une révolution, l'affrontement sur
le terrain piégé du politique.
Ce qui devient strictement impensable dans le cadre de cet
« humanisme socialiste », c'est aussi bien la thématisation d'une
politique ouvrière, ou de classe (i.e. pensée à partir de l'anta-
gonisme capital/travail), que la perspective démocratique-révo-
lutionnaire, considérée comme une entreprise d'illusoire diver-
sion, étrangère à l'instance du « social ». Une fois la politique
évacuée, la place est libre pour une prédication éthique adres-
sée à chaque adversaire en présence (qui prône une retenue
mutuelle au nom de la commune humanité), prédication étayée
par une foi non moins naïve dans la mutuelle rectification et
synthèse spontanée entre organisations ouvrières. Pourtant, la
vigueur des affrontements au sein du mouvement ouvrier alle-
mand, aussi bien avant (dans la Ligue des communistes) que
pendant la révolution de 1848, entre une ligne « social-iste »,
prônant l'indifférentisme politique, résolument hostile à la par-
ticipation à la révolution démocratique, et une ligne à la Marx,
liant « révolution permanente » et hégémonie ouvrière au sein
du bloc de la démocratie révolutionnaire, témoignent bien de
l'irréductible ampleur des contradictions résultant de diver-
gences en apparence seulement spéculatives.
Circonstance aggravante, la voie « social-iste » allemande
paraît d'autant plus abstraite (au sens strict du terme : se
construisant par abstraction, exclusion du concret), et peu pra-
ticable, qu'elle est privée de la base de départ dont dispose l'ori-
ginal français ou anglais : un compromis politique « libéral »,
selon les normes de la période, à la française (la monarchie de
Juillet), le dynamisme du développement capitaliste dans le cas
de l'Angleterre. Encore faut-il voir que la dénégation du poli-
tique par le « social » produit à son tour des effets politiques tout
à fait déterminés : au moment où, en Angleterre ou en France,
l'owenisme, et même le saint-simonisme, imprègnent de manière
significative l'auto-organisation ouvrière, Engels et Hess tentent
411
Philosophie et révolution
de persuader les bourgeois rhénans de faire preuve d'huma-
nité... Quant au pouvoir absolutiste, prussien notamment, qui ne
cesse de rappeler son existence quand on feint de l'oublier, il ne
semble guère convaincu du caractère menaçant de cette sensibi-
lité « sociale », ménageant ses griffes pour s'attaquer à la reven-
dication démocratique1'. Ce qui n'a rien d'étonnant, si l'on consi-
dère que la plupart des représentants du socialisme allemand
(de Grùn à Gottschalk, par la suite Lassalle) ont, à plusieurs
reprises, soutenu l'idée d'une monarchie « populaire », jugée
préférable à une « république rouge », y compris pendant la
révolution de 1848. La radicalisation métapolitique se renverse
en nouvelle figure de l'impuissance, voire du philistinisme.
Tout autre apparaît la voie de Heine et de Marx, qui ne cesse
de reprendre le fil rouge qui unit la démocratie à la révolution.
Pourquoi Heine est-il une figure clé dans cette trajectoire de la
crise de l'Europe post, mais aussi pré-révolutionnaire? D'abord
parce que c'est lui, à qui il a été donné de pouvoir converser à la
fois avec Gœthe, Hegel et Marx, qui affronte la tâche esthético-
politique par excellence de la modernité, à savoir la rupture avec
le romantisme, sa religion de l'art et du génie individuel. Rupture
que seul, précisément, le « dernier des romantiques » pouvait
mener à bien, retenant du romantisme toute sa radicalité (sa
reconstruction d'une langue et d'une forme « populaires », son
art du fragment, de l'ironie et de l'ambivalence), bref son tran-
chant anticlassiciste. Liant intimement modernité esthétique et
politique, Heine, installé dans la capitale de la révolution euro-
péenne, forge un langage dont l'histoire est la matière même et
la forme intrinsèquement dialectique.
Mais Heine nous intéresse sur un mode proprement « alle-
mand », en ce qu'il refuse tout autant de dissocier de la politique
les enjeux de l'esthétique que ceux de la philosophie. En ce qu'il
pense, en d'autres termes, l'effet de cette rencontre entre les
aspirations nationales/populaires révélées (et dévoyées) par le
romantisme et la tradition jacobine française dans le champ
de la philosophie. Initiateur d'une lecture révolutionnaire de
l'hégélianisme, il apparaît comme le véritable fondateur de ce
que la génération suivante nommera la « gauche hégélienne »,
incarnant une veine distincte, et sans doute concurrente, à celle
de StrauB (puis de Bruno Bauer), moins préoccupée de théologie,
et d'affrontement sur ce terrain avec l'État germano-chrétien,
moins « prussienne » en somme, car plus directement tournée
vers la politique et la France. En résonance secrète avec les
courants les plus radicaux du mouvement populaire, aussi bien
français qu'allemands, il élabore une proposition culturelle à
412
Conclusion : autocritiques de la révolution
visée hégémonique et une proposition politique qui place la
tâche de la démocratie révolutionnaire à la hauteur de la tota-
lité historico-sociale.
Pour le dire autrement, si Heine se charge du legs du roman-
tisme et de la philosophie classique, c'est pour affronter l'énigme
de son temps du point de vue historico-mondial. Hégélien « au
cœur français », pour parler comme Feuerbach, il discerne, au
sein d'un présent hanté par l'ombre de 1789-93 et les spectres
tragicomiques de sa répétition, la possibilité d'une révolution
nouvelle, authentique Aujhebung franco-allemande de l'an-
cienne. Révolution inédite et qui pourtant vient de loin, car,
comme nous l'apprend l'irruption de son double spectral, elle
seule peut racheter les défaites et les humiliations du passé,
libérant le présent de la menace que fait peser sur lui le sphinx
de sa propre actualité. Avec Heine, une brèche s'ouvre, la crise
cesse de reconduire à ses propres impossibilités, elle commence
à ouvrir sur de nouveaux processus constitutifs.
C'est cependant au théoricien qu'incombe le rôle de porter
l'alternative au niveau du concept. La trajectoire de Marx durant
cette brève période (trois années à peine séparent la dissertation
doctorale des premiers textes parisiens) ressemble à bien des
égards à une traversée en accéléré du chemin parcouru par la
conscience théorique de son époque. Parti d'un hégélianisme
politique, mis au service d'une stratégie de démocratisation
jouant avec et sur les limites autorisées (et pensables) de la
voie allemande, le publiciste de la Gazette rhénane répond à
l'exacerbation de la crise par un « saut périlleux » de la pen-
sée, corrélatif à son départ de l'Allemagne et son installation
à Paris. Menant de front l'autocritique de la philosophie (un
hégélianisme au-delà de Hegel) et celle de la politique (le ren-
versement de l'impraticabilité réformiste en nouvelle possibilité
révolutionnaire), il se confronte à l'inachèvement de l'événement
révolutionnaire, accédant à la conscience de ses limites « abso-
lues », c'est-à-dire de la nécessité rétroactive de son « ratage »
pour que le nouveau advienne.
S'il est vrai, comme l'affirme la voie « social-iste », mais
comme l'indiquait déjà l'analyse hégélienne des apodes de la
société civile-bourgeoise, que la politique définie dans l'hori-
zon par la Révolution française ne peut pas, au risque de deve-
nir ineffective, voire réactionnaire, ne pas se confronter à ses
propres présupposés (les rapports de la société civile-bourgeoise,
le « social »), Marx n'en conclut pas pour autant à l'abandon de
la politique mais, à l'inverse, à l'exigence de sa redéfinition. Le
passage de la stratégie de l'espace public (moment rhénan) à
413
Philosophie et révolution
celui de la vraie démocratie (moment de Kreuznach) puis à celui
de la révolution radicale sous le signe du prolétariat (moment
parisien) signale ce double mouvement d'incessant retraçage :
confrontée à ses présupposés, la politique est « réduite », repla-
cée dans ses limites et destituée de ses prétentions à l'absoluité
(que ce soit comme acte pur immanent à la vie en commun ou
comme capacité illimitée de manipulation extrinsèque de celle-
ci), mais c'est pour se présenter aussitôt sous une modalité
(toujours-déjà) élargie, effectivement radicalisée, en tant que
politique révolutionnaire, reconstruction des sphères de la vie
sociale saisies de l'intérieur, dans leur articulation d'ensemble.
Loin de se dissoudre dans le social, la politique rencontre son
concept dans l'événemenl/processus de la révolution, mais d'une
certaine façon, elle ne peut que le rater. Tel est le paradoxe, trop
souvent occulté ou incompris, de la politique pensée dans son
acception marxienne, i.e. la politique placée sous la condition
de la révolution; car la révolution n'est, à proprement parler, ni
« politique » ni « sociale » (ou « socio-économique »), mais ce à
partir de quoi s'opère et prend sens, précisément, la distinction
du politique et du social (ou du socio-économique), distinction
qui s'annule cependant elle-même dans le double procès (révo-
lutionnaire) de « réduction » (desabsolutisationy radicalisation
de la politique.
Voilà qui rend également compte d'un autre paradoxe chez
Marx, celui du statut du prolétariat, aux antipodes, nous l'avons
vu, de la positivité sociologique à la Engels. Nommer le « pro-
létariat », plutôt qu'en décrire la « situation », l'identifier à la
négativité d'une non-classe révélant l'antagonisme inhérent à
la société bourgeoise, plutôt qu'en faire une empiricité mas-
sive appelée à se subsumer sous la figure idéale de la plénitude
humaine, à quoi cela revient-il sinon à appeler, sur un mode
performatif, à une pratique politique qui reste à construire et,
pour l'essentiel, encore à penser ? Malgré la tentation souvent
présente de régression substantialiste, notamment dans la direc-
tion de l'anthropologie du travail ébauchée dans les manuscrits
parisiens (dits « de 1844 ») et la La Sainte Famille, c'est à partir
de ce statut constitutivement politique (donc aussi fondamen-
talement instable, jamais fixé dans la garantie d'une mission
idéale) du prolétariat que Marx sera en mesure de relancer la
théorie de la société bourgeoise (qui deviendra théorie du mode
de production capitaliste) sous la condition de son unité (où se
joue sa politicité) à la théorie de la révolution.
Ce résultat annonce un tournant majeur, dont il nous faut à
notre tour prendre la mesure : la problématique de la révolution
414
Conclusion : autocritiques de la révolution
radicale et de la constitution du prolétariat représente la pre-
mière formulation de la politique posée comme révolution en
permanence qui innove à l'égard de la langue jacobine (celle de
Heine encore : le droit à la vie, l'aristocratie de l'argent, etc.), à
savoir celle d'un jusnaturalisme révolutionnaire et d'une pensée
de la « citoyenneté ». Mais, nous l'avons vu, elle ne se construit
pas moins en rupture avec la matrice du « social » et du « socia-
lisme », non sans avoir été instruite de leurs apories. La révo-
lution théorique qui suivra, à partir de L'Idéologie allemande et
jusqu'à la critique de l'économie politique, l'œuvre de toute une
vie, serait inconcevable sans cette rupture politique fondatrice.
Le communisme de Marx, au seuil exact duquel s'achève
notre étude, n'est pas donc un communisme parmi d'autres,
qui l'ont précédé ou qui, éventuellement, lui succéderont, simple
case supplémentaire dans l'énumération des divers « commu-
nismes » apparus depuis Platon ou les franciscains10. Et cela non
pas dans le sens où la version marxienne du communisme en
représente la figure terminale, contenue en germe dès l'origine
et, de manière plus ou moins achevée, dans toute l'évolution
dont elle est censée représenter le point culminant. Si le commu-
nisme marxien continue à faire événement, c'est dans la seule
mesure où il casse cette succession de figures inertes, se succé-
dant dans un temps homogène et indifférent, c'est parce qu'il y a
un avant et un après lui, qui réordonne radicalement, pour nous
encore, aujourd'hui, l'ensemble des figures du communisme.
Et si Marx porte cette charge ce n'est pas seulement parce
que, contrairement au récit canonique, sa trajectoire ne découle
pas simplement d'une figure particulière du communisme, celle
incarnée par le « social-isme », dont il partagerait l'aporétique
inscription politique. Quitte à choisir, il conviendrait mieux,
nous l'avons vu. de situer Marx aux antipodes d'un Hess, dans
la lignée du communisme issu de la tradition de la Révolution
française, de cette matrice jacobino-babouviste, ressaisie dans
la langue hégélienne, qui le guide dans cette première mêlée
« sociale » sur le vol de bois. Plutôt qu'un talon d'Achille, ou le
signe d'une inquiétante lacune, la politique est, pour nous, le
point fort de Marx, le point de la plus grande ouverture et de
la plus grande novation, de celles qui transforment leur objet à
un point tel qu'elles se condamnent justement à susciter inlas-
sablement de multiformes résistances, qui cherchent à tout
prix un retour à la configuration antérieure. Acteur et penseur
politique par excellence, Marx le devient en ce qu'il élabore la
théorie de sa pratique, plus proche en cela d'un Tocqueville
que d'un Proudhon ou de ses contemporains jeunes-hégéliens
415
Philosophie et révolution
(dont les révolutions de 1848 signent au contraire l'effacement
durable).
Il y a cependant davantage : Marx n'est, en un certain sens,
pas plus « jacobin » que « social-iste », pas plus « français » ou
« anglais » qu'« allemand », (ou encore : pas plus « politique »
que « social », et a fortiori, « économiste ») parce que son par-
cours n'est justement pas celui d'une adhésion à l'une quel-
conque de ces figures communistes préexistantes mais celui qui
ouvre sur l'événement, hautement imprévisible, de leur ren-
contre sous le signe de leur mutuelle autocritique. Celui donc
qui les transforme toutes sous l'effet de la nouveauté qu'il libère.
En ce sens, à travers l'intervention marxienne, il faut voir non
pas tant l'acte d'un penseur génial, qui aurait « raison » contre
d'autres, mais le moment où le lent travail d'autorectification de
la révolution démocratique franchit un seuil inédit.
L'acte d'insurrection intellectuelle de Marx, dans les condi-
tions déterminées (extrêmes) qui l'ont « négativement », d'une
certaine façon, rendu possible (l'échec, l'exil et la solitude qui
l'accompagne), cet acte donc participe de cette expérience his-
torique plus large, de montée multiforme de la radicalisation,
qui marque les sphères les plus diverses de la vie sociale tout au
long de ces années qui précèdent 1848. En inscrivant cette expé-
rience dans l'histoire de la philosophie, ou, plus exactement, sur
son bord, Marx produit cependant une possibilité sans précédent
attesté : le communisme comme incessant retour autocritique
de la révolution démocratique. En cela aussi il fait événement,
émettant un signe « remémoratif, démonstratif, pronostique ».
Et c'est après nous avoir amenés à ce seuil que, dans notre
propre parcours, nous prendrons congé de lui, dans ce moment
de bifurcation où la voie allemande se scinde irréversiblement
pour libérer une alternative radicale.
416
Notes 1994, p. 37, ou dans son autobiogra-
phie : L'avenir dure longtemps, suivi de
Les Faits, Paris, LGF/Livre de Poche,
1994, p. 168.
8. Cf. note 4.
9. Georges Labica, Le Statut marxiste
Un itinéraire mandate en de la philosophie. Complexe, Bruxelles,
philosophie 1976.
1. Après une longue histoire de dissi- 10. « Y a-t-U une sociologie marxiste? »,
dences, d'exclusions et de vagues de in Lucien Goldmann, Recherches
départs au cours des années 1960 et dialectiques, Paris, Gallimard, 1959,
1970, l'UEC est à l'époque entièrement p. 280-302.
alignée sur le PCF et fonctionne de fait 11. Isabelle Garo, Foucault. Deleuze,
comme un vivier de futurs cadres du Althusser et Marx. La politique dans la
parti. philosophie, Paris, Démopolis, 2011.
2. Georges Labica (1930-2009), philo- 12. « Éloges du roi Louis », in Heinricb
sophe marxiste, auteur de nombreux Heine, Nouveaux poèmes, Paris,
ouvrages. Membre du PCF depuis 1954, Gallimard, 1998, p. 249-253.
il est nommé en poste à Alger en 1956, 13. « La forme politique de l'émancipa-
pour enseigner la philosophie au lycée. tion », in Jean-Numa Ducange, Isabelle
Il rejoint rapidement les rangs du FLN Garo (dir.), Marx politique, Paris, La
et participe à partir de 1960 à l'équipe Dispute, p. 39-90.
de rédaction de son organe principal, 14. Étienne Balibar, « Le moment mes-
El Moudjàhid. Labica passe la fin de la sianique de Marx », Revue germanique
guerre dans la clandestinité, à Alger, internationale, n°8, 2008, p. 143-160.
sa tête est mise à prix par l'OAS. Après 15. Marx-Engels Gasamtausgabe.
l'Indépendance, il enseigne à l'univer- Édition des œuvres complètes de Marx-
sité d'Alger où il joue un rôle éminent Engels, commencée dans les années
dans la mise en place de l'enseignement 1970 en République démocratique alle-
de la philosophie. Q reste en Algérie mande et toi^jours en cours.
jusqu'à la fin de l'année 1968, mais par- 16. Cf. Terell Carver, Friedrich Engels,
ticipe aux événements de mal à Paris. His Life and Thought, Palgrave
De retour en France, il enseigne à l'uni- MacMlllan, Londres, 1991 ; Georges
versité de Nanterre et milite de nouveau Labica, Le Statut marxiste de la philo-
au PCF. qu'il quitte en 1982, après avoir sophie, op. cit.
été l'un des animateurs de l'opposition 17. Cf. Henri Lefebvre. La Pensée
interne autour du mouvement « Union marxiste et la ville, Paris, Casterman,
dans les luttes ». Militant anti-Impéria- 1973.
liste actif, il était président honoraire du 18. Cf. Jacques Texler, Révolution et
Comité de vigilance pour une paix réelle démocratie chez Marx et Engels, Paris,
au Proche-Orient (CVPR-PO), président PUF, 1998.
de Résistance démocratique interna- 18. André Tosel, « Formes de mouve-
tionale et membre de l'Appel franco- ment et dialectique "dans" la nature
arabe. Site consacré à Georges Labica : selon Engels », in Études sur Marx (et
labica.lahaine.org Engels), Paris, Kimé, 1996, p. 105-138.
3. Cf. André Tosel, Le Marxisme du xx" 20. Francis Wheen, Karl Marx : A
siècle, Paris, Syllepse, 2009, p. 68. Life. Londres, Norton, 2001 ; Jonathan
4. François Cusset, La Décennie. Le Sperber, Karl Marx : A Nineteenth
grand cauchemar des années 1980, CenturyLife, Londres, Liveright, 2014;
Paris, La Découverte, 2006. Jacques Attali, Karl Marx ou l'esprit du
5. Louis Althusser, « Marx dans ses monde, Paris, Fayard, 2005.
limites », in Écrits philosophiques et 21. Roberto Finelli, A Failed Parricide.
politiques, vol. 1, Paris, Stock/Imec, Hegel and the Young Marx, Chicago,
1994, p. 359-524. Haymarket, 2016 (1™ édition Turin,
6. Ces trois textes, initialement publiés Bollati Boringhieri, 2004); Gareth
en 1978, ont été repris dans le recueil Stedman-Jones, Karl Marx : Greatness
Solitude de Machiavel et autres textes, and illusion, Londres, Allen Lane, 2016;
Paris. PUF, 1998, p. 267-309. Warren Breckman, Marx, The Young
7. Par exemple dans ses entretiens avec Hegelians and the Origins of Radical
Feraanda Navarro, initialement publiés Social Theory, Cambridge, Cambridge
en 1988 au Mexique. Édition française : University Press, 2001 ; Douglas
Sur la philosophie, Paris, Gallimard, Moggach (dir.), The New Hegelians.
419
Philosophie et révolution
Politics and Philosophy in the Hegetian envahi par les armées napoléoniennes,
SchooU Cambridge, Cambridge tantôt elle s'identifie à une frontière
University Press, 2011. intérieure à la conscience, seul siège
22. Franck Flschbach, Philosophiez de possible des aspirations nationales
Marx, Paris, Vrin, 2015 ; Emmanuel allemandes. La non-violence semble
Renault, Marx et la philosophie, Paris, être une caractéristique essentielle du
PUF. 2013. patriotisme de Fichte, tout comme elle
23. David Leopold, The Young Karl l'était de son projet jacobin de 1793. Cf.
Marx. Germon Philosopha Modem « La frontière Intérieure », in E. Balibar,
Politics and Human Flourishing, La Crainte des masses. Politique et phi-
Cambridge, Cambridge University Press, losophie avant et après Marx, Galilée,
2009. 1997, pp. 101-156.
24. Neil McLaughlin, « Review of Stathls 7. M. Gueroult, Études sur Fichte, Paris,
Kouvélakis, Philosophy and Révolution. Aubier-Montaigne, 1974, p. 197.
From Kant to Marx », Contemporarg 8. J. G. Fichte, Considérations..., op.cit.,
Sociology, vol. 33, n° 3, 2004, p. pp. 79-80.
375-376. 9. Projet de paix perpétuelle. Œuvres...,
25. Édition française : Socialisme et op. cit., t III, p. 344. Kant distingue la
démocratisation, Paris, Messidor, 1989. république, radicalement représenta-
tive, de la démocratie, qu'il assimile, en
Préface référence à la théorisation de Rousseau,
1. Fredric Jameson est professeur de à la démocratie directe « pure », donc
littérature comparée à l'université de impossible (ibid.). Reste que la seule
Duke (États-Unis). Il est notamment référence aux notions de « république »
l'auteur de Marxlsm andForm (1971), et de « droits de l'homme » est en soi
Post-modernism, or the Cultural Logic explosive dans la Prusse absolutiste de
ofLate Capitalism (1991), The Cultural 1795.
TUm (1998), Brecht andMethod (1998). 10. Ibid. p. 367. Cf. également Le Conflit
2.Cf. Theodor W. Adorno, « Die Wunde des facultés : « Régner autocratique-
Heine », in Noten ZUT Literatur, 1.1, ment et pourtant en même temps
Francfort, Suhrkamp, 1958, pp. 144- gouverner de façon républicaine, c'est-
152 (trad. fr. : Sibylle Muller, Paris, à-dire dans l'esprit du républicanisme
Flammarion, 2004). et sur un mode analogue à celui-là, tel
est ce qui rend un peuple satisfait de sa
constitution » (op. cit., p. 897).
Chapitre I. Kant, Hegel
11. Çf. Le Conflit des facultés, op. cit.,
1. Comme le souligne J. Lefebvre in p. 901.
La Révolution française vue par les 12. Projet..., op.cit. p. 364.
Allemands, textes traduits et présentés 13. Les « sociétés » ou « cabinets » de
par J. Lefebvre, Presses universitaires lecture, où l'on pouvait se procurer la
de Lyon, 1987, pp. 14-18. littérature des Lumières et la presse
2. H. Arendt, On Révolution, Penguin française (notamment Le Moniteur),
Books, London, 1990, p. 52 (traduction ont été au centre d'un véritable foison-
S.K.). nement de débats entraînant un public
3. Le Conflit des facultés. Œuvres philo- avide de la moindre nouvelle venant
sophiques, t. III, La Pléiade, p. 895. outre-Rhin. Ces sociétés, souvent liées
4. Ibid., p. 894. aux loges maçonniques et au sein
5. « La dignité de la liberté doit s'élever desquelles les écrits kantiens étaient
de bas en haut; mais l'affranchissement largement diffusés, sont de plus en plus
ne peut venir sans désordre que de haut surveillées à partir de 1791 et, pour
en bas », J. G. Fichte, Considérations certaines, dissoutes à partir de 1793.
destinées à rectifier les jugements du Çf. H. Brunschwig, Société et roman-
public sur la Révolution Française, trad. tisme en Prusse au xvnf siècle, Paris,
J. Barni, Paris, Payot, 1974, p. 83. Flammarion, 1973, pp. 46-50.
6. La lecture des Discours à la nation 14. « Deux formations sociales ont
allemande proposée par E. Balibar marqué sur le continent le siècle des
suggère que cette même ambivalence Lumières : la République des lettres
resurgit dans le Fichte devenu apôtre et les loges maçonniques. Lumières
du patriotisme allemand, mais toqjours et secret se présentent dès le départ
républicain. Tantôt la frontière inté- comme les jumeaux de l'histoire »,
rieure qu'il s'agit de franchir est celle, R. Koselleck, Le Règne de la critique.
concrète, d'un territoire géographique Minuit, 1979, p. 50.
420
Notes pages 93 à 105
15. Le Conflit des facultés, op. cit., politiques contraires au droit, s'effor-
pp. 903-904, note. cent véritablement de rendre impossible
18. Ibid., p. 902. toute réforme et d'éterniser la violation
17. « Un seul contresens, prévient G. du droit », ibid., p. 368, trad. modifiée
Deleuze, est dangereux, concernant par H. Wlsmann.
l'ensemble de la Raison pratique : 32. « D se peut que les moralistes
croire que la morale kantienne reste despotiques violent plus d'une fois les
indifférente à sa propre réalisation. En règles de la politique dans les mesures
vérité, l'abîme entre le monde sensible qu'ils prennent ou proposent avec
et le monde suprasensible n'existe que trop de précipitation. L'expérience doit
pour être comblé ». La Philosophie cri- cependant quand ils violent la nature,
tique de Kant, Paris, PUF, 1983, p. 57. les ramener peu à peu dans une vole
18. Le premier argument invoqué par meilleure », ibid., p. 368.
Kant dans sa réponse au très réaction- 33. Ce sera (cf. infra) l'une des critiques
naire WûUner, ministre de Frédéric- essentielles que Hegel adressera à la
Guillaume II est « que ce livre [...] doctrine morale kantienne.
représente bien plutôt pour le public 34. Projet..., op. cit., p. 377. « Voilà
un ouvrage incompréhensible, fermé, donc, poursuit Kant, un caractère
et simplement une discussion entre auquel nous pouvons reconnaître la
savants de faculté à quoi le peuple ne non-conformité d'une maxime de poli-
prête nulle attention » (Le Conflit..., tique avec la morale qui se rapporte
op. cit., p. 808). au droit : à savoir l'incompatibilité des
19. Cf. Considérations..., op. cit., maximes du droit public avec la publi-
pp. 106-108. cité », ibid., p. 381.
20. Voir les textes de Forster, in J. 35. Cf. Sur le lieu commun : U se peut
Lefebvre, La Révolution française..., que ce soit juste en théorie mais, en
op. cit., tout particulièrement pp. 142- pratique, cela ne vaut point in Œuvres,
145,156-159 et 174-179. t. III, pp. 272-273. Sur la distinction
21. Ibid., p. 144. citoyens actifs/citoyens passifs, ibid.
22. Ibid., p. 143 - j e souligne. pp. 276-278 et Métaphysique des
23. D. Losurdo, Autocensure et compro- mœurs I, Doctrine du droit. Œuvres,
mis dans la pensée politique de Kant, t. III, S 46, pp. 579-580. L'aporie inhé-
Lille, Presses universitaires de Lille, rente à cet exercice d'accommodement
1993. p. 76. pragmatique n'échappe pas à Kant,
24. Ce point est judicieusement souligné qui finit par écrire : « il est, je l'avoue,
par J. Droz dans son étude classique quelque peu difficile de déterminer ce
L'Allemagne et la Révolution française, qui est à exiger pour pouvoir prétendre
PUF, 1949, pp. 15 sq. et par L. Calvié, à la condition d'un homme qui est son
Le Renard et les raisins. La Révolution propre maître » [et donc à celle du
française et les Intellectuels allemands citoyen actif]. Sur le lieu commun...,
1789-1845, EDI, 1989, pp. 23 sq. op. dt., p. 278.
25. Cf. F. Schiller, Lettres sur l'éduca- 38. Cf. l'analyse de J. Habermas in
tion esthétique de l'humanité, trad. R. L'Espace public. Archéologie de la
Leroux, Aubier, 1992. publicité comme dimension constitutive
28. Lettres..., op. cit., p. 113. Précisons de la société bourgeoise, Payot, 1978,
cependant que, dans la même page, pp. 120-121.
Schiller se montre au moins aussi 37. D'où l'insistance de Kant dans la
sévère dans sa dénonciation de Vethos non-participation des philosophes à
des classes supérieures. Tel est le tra- la diffusion d'une littérature circulant
gique de la position esthétique, la soli- « sous le manteau », chose courante
tude ressentie par le partisan du Beau - à l'époque, ainsi qu'aux activités des
solitude qu'il transforme en position de sociétés secrètes, loges, clubs, etc. (Cf.
surplomb par rapport à la société. Projet..., op. cit., p. 364 et Sur le lieu
27. Ibid., pp. 325 sq. commun..., op. cit., p. 289).
28. Ibid., pp. 345 sq. 38. Nous reprenons cette expression à
29. Projet..., op. dt., p. 376, trad. modi- A. Tosel (Kant révolutionnaire, Paris,
fiée par H. Wlsmann. PUF, 1988, p. 93).
30. Projet..., op. dt., p. 367. 39. A. Tosel, Kant révolutionnaire,
31. « [...] les moralistes politiques [...], op. cit., p. 39.
disputant à la nature humaine la faculté 40. Conflit des facultés, op. cit., g 8,
d'obéir au bien d'après l'idée que pres- pp. 900-901.
crit la raison, enjolivent des principes 41. Ibid., p. 900 - je souligne.
421
Philosophie et révolution
42. Cité In L. Calvié, Le Renard et les op. cit., pp. 211-229. Les pérégrinations
raisins.... op. cit., p. 42. de la conscience subjective « libre »,
43. Sur le lieu commun.... op. cit., en fait coupée des conditions d'accès
p. 291. à l'objectivité, est retracée dans des
44. Métaphysique des mœurs..., op. cit., pages célèbres de la Phénoménologie
g 52. p. 612. de l'Esprit, trad. J. Hyppollte, Aubier,
45. Sur le lieu commun..., op. cit., 1941,11. pp. 167-192.
pp. 284-285. Çf. également 80. G. W. F. Hegel, La Raison dans l'his-
Métaphysique des mœurs, op. cit., g 49 toire, trad. K. Papaioannou, UGE 10/18,
A. pp. 584-590. p. 113.
48. Çf. la démonstration décisive de D. 81. Aid, p. 119.
Losurdo, Autocensure et compromis..., 82. Leçons sur la philosophie de l'his-
op. cit., pp. 35-118. toire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin. 1979.
47. Sur le lieu commun..., op. cit., p. 340.
pp. 280-282. 83. Respectivement, J. Ritter, Hegel et
48. B. Bourgeois, Philosophie et droits la Révolution française, Beaucbesne,
de l'homme de Kant à Marx, Paris, PUF, 1970, p. 19 et H. Arendt, On Révolution,
1990, p. 42. Peut-on pour autant en op. cit., p. 51. Selon Arendt, qui réactive
conclure, à l'instar de ce commenta- la vieille critique libérale, Hegel est cou-
teur, que « pour [Kant], la réalisation pable d'avoir salué la Révolution fran-
du droit ne peut être elle-même qu'une çaise précisément comme révolution
réalisation dans et par le droit » {ibid, sociale, dans sa dimension plébéienne
p. 41)? qui, toiqours selon Arendt, l'a écartée
49. « Au demeurant, une fois qu'une de son seul contenu légitime, la consti-
révolution a réussi et qu'une nouvelle tutio tibertatis. Comme nous le montre-
constitution est fondée, l'illégalité de ses rons par la suite, Hegel aurait toutes les
débuts et de son établissement ne sau- raisons de plaider coupable concernant
rait dispenser les sijjets de l'obligation le premier chef d'accusation, mais aussi
de se plier, en bons citoyens, au nouvel de rejeter toute inférence du premier
ordre de choses, et ils ne peuvent se au second.
refuser à obéir loyalement à l'auto- •4. G. W. F. Hegel, Phénoménologie...,
rité qui est maintenant au pouvoir », op. cit., L II; pp. 130-141.
Métaphysique des mœurs, op. cit., 85. Sur la conception hégélienne de la
p. 590. nécessité comme effet rétroactif, çf. S.
50. A. Tosel, Kant révolutionnaire, op. 2i2ek, Le plus sublime des hystériques.
cit, p. 18. Hegel passe, Érès, 1988, plus particuliè-
51. Sur le lieu commun..., op. cit. rement pp. 35-42 et 111-122.
p. 272. 88. Ainsi, avant l'Instauration de
52. Ibid., pp. 276-277. l'Empire, la constitution républicaine
53. Projet..., op. cit., p. 368; ce texte de Rome n'est plus qu'une « forme vide
est prudemment rejeté en note. Nou6 de toute substance » {Leçons..., op. cit.,
avons suivi ici la traduction Gibelin p. 243), tout comme le monde romain
(Vrin, 1947, p. 61). L'insistance sur païen n'a « plus rien de solide » et qu'il
l'objectivité du phénomène révolution- « fait naître la rupture avec la réalité »
naire, comparé à un bouleversement lorsqu'il s'apprête à succomber à la
naturel, est un topos répandu de la « révolution » chrétienne {ibid., pp. 246
littérature pro-républicaine de l'époque et 247). De même, déchiré par des pas-
{cf. D. Losurdo, Autocensure..., op.cit., sions « absurdes », l'Empire byzantin
pp. 120 sq). devient « caduc » et s'effondre devant
54. Le Conflit des facultés, op. cit., les Turcs (ibid., p. 262) tandis que l'An-
p. 899 - je souligne. cien Régime français n'est, à la veille
55. Cf. g 141 des Principes de la philo- de la Révolution, qu'un « amas confus
sophie du droit : « L'Identité, de ce fait de privilèges contraires à toute idée et
concrète, du Bien et de la volonté sub- à la raison en général » {ibid, p. 339).
jective, leur vérité est l'éthicité » (trad. En d'autres termes, il existe mais 11 est
Kervegan, Paris, PUF, 1998, p. 228). devenu Ineffectif, irrationnel. Irréel.
58. Çf. la remarque du g 337 des 87. Ibid., p. 339 - je souligne.
Principes..., op. cit., p. 409. 88. Ce que les jeunes hégéliens refor-
57. Çf. g 29 et remarque, ibid., p. 118. muleront par la suite (cf. infra), en le
58. C'est ce qu'explique avec force la présentant, à tort, comme une rectifica-
remarque du g 135, ibid., pp. 210-211. tion, sinon une réfutation, de Hegel.
59. Çf. les gg 136 à 140 des Principes..., 89. On pourra lire par exemple
422
Notes pages 93 à 105
les pages emplies de dégoflt que oubliant que Hegel a au moins autant
Tocqueville consacre aux hommes de en tête la figure inverse, celle des foules
lettres des Lumières, qui par leurs Instrumentallsées par les nobles et le
« théories générales et abstraites », leur clergé, exhibée par le cas espagnol
amour des principes « puisés dans la (cf. injra). L'irrationalité supposée des
raison », leurs « théories générales » foules réside précisément dans cette
et leurs « systèmes abstraits », ont ravi oscillation erratique entre deux posi-
l'hégémonie culturelle et Intellectuelle tions extrêmes.
à l'aristocratie et joué un rOle politique 85. Principes..., op. cit., 8 258,
de premier plan dans la préparation pp. 315-316.
de la révolution. Cf. AL. de Tocqueville, 88. Napoléon est tombé dans le même
L'Ancien Régime et la Révolution, travers en proposant aux Espagnols une
Gallimard, 1967, pp. 229-241. constitution « plus rationnelle » mais
70. Leçons..., op. cit., p. 339. étrangère à leur culture, cf. additif au
71. Ce sont bien les éléments de laïcisa- 8 274 et Leçons..., op. cit., pp. 343-344.
tion et de modernité que Hegel retient Nous ne pouvons nous étendre sur le
de la Réforme et non un quelconque cas espagnol, mais II faut remarquer
mysticisme religieux, ibid pp. 338-339. qu'il est apparu à l'époque comme
72. Ibid., p. 339. l'anti-89, le modèle d'une contre-révo-
73. Phénoménologie..., op.ctt., t. II, lution réussie, disposant d'une base
p. 135. populaire majoritaire, capable de
74. La collision de ces volontés par- mobiliser des foules réactionnaires au
ticulières absolutisées conduit au moins aussi dangereuses que celles de
règne du sentiment (Gesinnung) qui, la France républicaine.
sous sa forme subjective, se présente 87. C'est Hegel qui fait usage du terme
comme vertu et dégénère Inexorable- de « révolution » pour désigner la
ment en tyrannie, Leçons..., op. cit., Réforme : « c'est à la vieille Intério-
p. 342. Cf. également l'analyBe de la rité du peuple allemand. Intégrale-
Phénoménologie : la Terreur comme ment conservé en son cœur simple et
rencontre du singulier et de l'universel droit, d'accomplir cette révolution »,
dans leur abstraction, est la négation Leçons..., op. cit., p. 318.
destructrice du premier moment, 88. C'est notamment le cas de Haller,
dans son être même, par le second que Hegel couvrira de sarcasmes
(Phénoménologie..., op. cit., t. II, dans les Principes de la philosophie
pp. 133-137). du droit (remarque du 8 258, op. cit.,
75. Leçons..., op. cit., pp. 343 et 344 pp. 317-324). Voir J. d'Hondt, Hegel
respectivement. en son temps (Berlin 1818-1831),
78. Ibid., pp. 343-344. Éditions sociales, 1968, pp. 116 sq.
77. Principes..., op. cit., remarque du Depuis Novalis et son texte-manifeste
§ 258, op. dt.. pp. 313-314. « L'Europe ou la chrétienté » (Œuvres
78. La position de Rousseau en écono- complètes, Gallimard. 1975, t. 2,
mie politique a pu être caractérisée de pp. 307-323), on peut dire que le ral-
« jacquerie théorique », cf. Y. Vargas, liement à un catholicisme mystique fait
Rousseau. Économie politique (1755), partie intégrante de la pensée anti-89.
Paris, PUF, 1986, p. 60 et passim. 89. Leçons..., op. cit., p. 324.
79. Cf. Principes..., op.cit., g 29 et 90. Le passage-clé est le suivant : « il
remarque, p. 118. y eut aussi une réforme séculière sous
80. Leçons..., op. cit., p. 343. le rapport extérieur : car en beaucoup
81. « Le petit nombre doit représenter d'endroits, on se soulevait aussi contre
le grand nombre, mais souvent il ne fait la souveraineté temporelle. À Munster,
que l'écraser. La suprématie de la majo- les anabaptistes chassèrent l'évêque
rité sur la minorité est aussi bien une et installèrent un gouvernement par-
grande inconséquence », ibid., p. 341. ticulier; les paysans s'insurgèrent en
82. Cf. les 88 303. 308, 310 et 311 des masse pour s'affranchir de l'oppression
Principes.... op. cit., pp. 382-3, 385-7, qui pesait sur eux. Toutefois, le monde
388-90 n'était pas encore mûr pour une trans-
83. Ibid., S 303. p. 383. formation politique, conséquence de la
84. On ne retient souvent que le pre- Réforme de l'Église », Leçons..., op. cit.,
mier aspect, la crainte Inspirée par p. 321 - j e souligne.
les foules révolutionnaires (voir par 91. Ibid. p. 344.
exemple, B. Binoche, Critique des 92. Cf. Principes..., 8 183, op. cit.,
droits de l'homme, PUF, 1989, p. 90) en p. 260. Ce système de dépendance
423
Philosophie et révolution
réciproque animé par la recherche d'un originelle, exposé avec clarté par F.
but égoïste est qualifié d'« État externe, Ewald [Histoire de l'État..., op. cit.,
État de la détresse et de l'entendement notamment chapitre i, « Droit civil »,
(Not- und Verstandestaat) ». pp. 19-50), qui souligne à juste titre que
93. Cf. le § 261 des Principes, ibid.. la morale libérale et le devoir (Intérieur)
pp. 325-327. de bienfaisance ne sont pas un simple
94. Ibid.. g 194, pp. 268-269. « supplément d'ftme » du libéralisme
95. Ibid. g 196, pp. 269-270 et g 199, car ils participent de son fondement.
p. 271. Os remplissent une fonction à la fois
98. « [...] dans la biirgerUche éducative, culturelle, éthique et poli-
Gesellschafi, [l'objet] c'est le citoyen tique : pour assurer l'ordre social il faut
(der Biirger) (en tant que bourgeois), et « moraliser les pauvres ».
ici, au point de vue du besoin, c'est la 108. Ibid, g 230 et 8 236, pp. 254 et
représentation concrète qu'on appelle 2 5 7 - j e souligne.
l'homme. C'est donc ici pour la pre- 107. D. Losurdo, « Tension morale et
mière fois et à proprement parler la primat de la politique chez Hegel »,
seule qu'il est en ce sens question de Actuel Marx, n° 10,1991.
l'homme », ibid., g 190, p. 267. 108. Sur ce projet d'« économie poli-
97. Au sein de cet « État du besoin tique populaire » et sur la spécificité
et de l'entendement » (çf. g 183), le de la « voie paysanne » portée par
« moment abstrait de la réalité de la Révolution française, la référence
l'idée » se manifeste comme « totalité nécessaire est E. P. Thompson et aUl, La
relative et nécessité interne à même Guerre du blé au xviif siècle, Paris, Les
ce phénomène externe », ibid., g 184, Éditions de la passion, 1988.
p. 2 1 8 - j e souligne. 109. Cf- l'analyse de S. Mercier-Josa,
98. Cf- ibid, g 197, p. 270. Entre Hegel et Marx. Points cruciaux
99. Cf. le célèbre § 243, ibid., de la philosophie hégélienne du droit,
pp. 302-303. L'Harmattan, 1999, pp. 75-127.
100. Après avoir examiné tant la solu- 110. D. Losurdo, Hegel et les libéraux,
tion de l'assistance que celle du plein op. cit., p. 160.
emploi, et constaté qu'elles ne font que 111. « La détresse révèle la finité et, en
reconduire le problème, Hegel conclut : cela, la contingence aussi bien du droit
« il apparaît clairement en cela que, que du bien-être [...] », Principes...,
malgré l'excès de fortune, la société op. cit., g 128, p. 205.
civile n'est pas assez fortunée, c'est-à- 112./6id., g 189, p. 224.
dire qu'elle ne possède pas suffisam- 113. Comme le note J. Ritter, « en ren-
ment, en la richesse qu'elle a en propre, contrant l'économie politique, Hegel
pour remédier à l'excès de pauvreté comprend maintenant que la révolution
et à l'engendrement de la populace », politique elle-même et son idée centrale
ibid., § 245, p. 304. de liberté appartiennent historiquement
101. D ne semble pas exagéré de parler à l'avènement de la nouvelle société;
dans ce cas d'« appareil idéologique celle-ci est son actualité et sa nécessité
d'État », comme le suggèrent J.-P. historique » (Hegel..., op. cit., p. 55).
Lefebvre et P. Macherey (Hegel et la 114. Signalons simplement, dans le cas
société, Paris, PUF, 1984, p. 51), com- de la France, en matière de philosophie
biné toutefois à quelque chose comme politique hégélienne, le rôleplonnler du
une anticipation de mutualisme ou de livre d'Éric Weil, Hegel et l'Etat, Paris,
Sécurité sociale. Vrin, 1950.
102. On aura une idée plus précise du 115. « Ainsi se produisit de nouveau
climat de l'époque et des arguments une rupture et le gouvernement fût
des adversaires de Hegel en lisant, à renversé. Enfin après quarante années
titre d'exemple, les glapissements hys- de guerre et d'immense confusion un
tériques du très libéral M. T. Duchfttel, cœur de vieille roche pourrait se réjouir
ministre de Louis-Philippe, cité in F. d'en voir apparaître la fin ainsi qu'un
Ewald, Histoire de l'État providence, certain contentement. Cependant [...], la
Paris, Grasset et Fasquelle, 1996, p. 26. rupture demeure toujours d'une part du
103. Principes... g 235, g 241. Cf- égale- côté du principe catholique et, d'autre
ment g 242, ibid, p. 256 et pp. 259-260. part, de celui de la volonté subjective.
104. Ibid., g 127, p. 159. [...] La volonté du nombre renverse le
105. Ce diagramme comme type de ministère et ce qui fut jusqu'ici l'oppo-
rationalité fondateur d'une société sition monte désormais sur scène;
harmonieuse est, dans sa version mais en tant qu'elle est à présent le
424
Notes pages 93 à 105
gouvernement, celle-ci trouve de nou- que de la vision d'un pur, et imperson-
veau en face d'elle, le nombre. Ainsi se nel, appareil bureaucratique se suffi-
continue le mouvement et le trouble. sant à lui-même.
Voilà la collision, le nœud, le problème 124. Principes..., g 289, pp. 368-370.
où en est l'histoire et qu'elle devra 128. Ibid., g256, p. 312.
résoudre dans les temps à venir ». 128. Ibid., g 272, pp. 344-346.
Leçons..., op. cit., p. 343. 127. Ibid., g 303, p. 382.
116. C'est la thèse provocatrice mais 128. Ibid., g 205 p. 276 et § 303
décapante d'A. Mayer dans La Per- pp. 382-383.
sistance de l'ancien régime. L'Europe 129. Ibid., Préface, p. 80.
de 1848 à la Grande Guerre, Paris, 130. « C'est une présomption dan-
Flammarion, 1983. gereuse et fausse que seul le peuple
117. Déjà dans son article sur l'Assem- détient raison et sagesse et sait le vrai :
blée du Wurtemberg, il salue longue- car chaque faction du peuple peut se
ment le « grandiose spectacle uni- poser comme peuple, et ce qui constitue
versel » du monarque proposant une l'État, c'est l'affaire d'une connaissance
constitution avancée à son peuple et cultivée et non du peuple », (Leçons....
fustige les résistances opposées par les op. cit., p. 43).
représentants des forces archaïques et 131. Principes..., g 256, p. 312. Çf. éga-
féodales. Çf. Écrits politiques, trad. M. lement additif au g 182 « Sa formation
Jacob, Paris, Champ Libre, 1977, p. 214 [de la société civile] est postérieure
et passim. à celle de l'État, qui doit la précéder
118. « [...] la puissance supérieure de comme une réalité indépendante, pour
la monarchie est essentiellement une qu'elle puisse subsister », trad. R.
puissance d'État, possédant en soi une Derathé, op. cit., p. 215.
substantielle fin légitime. L'autorité 131, Ibid., g 258, p. 313.
féodale est une polyarchle : il n'y a que 133. Ibid., Préface, pp. 33 et 37.
maîtres et serfs; dans la monarchie au 134. Nous sommes sur ce point en
contraire, un seul est maître et nul n'est accord avec la position de J. Habermas :
serf; car la servitude est brisée par elle « Hegel veut révolutionner la réalité
et en elle prévalent le droit et la loi, en se passant des révolutionnaires »
c'est d'elle que naît la liberté réelle ». (« Hegel critique de la Révolution fran-
Leçons..., op. cit., p. 307. çaise », in Théorie et pratique, 1.1, Paris,
119. Çf. Principes..., op. cit., g 279-2. Payot, 1975, p. 159). La question se pose
pp. 356-357. de savoir si là ne réside pas le « fon-
120. Çf. par exemple ibid., g 272 et dement secret » de la philosophie alle-
additif, pp. 332-333 et Leçons..., op. cit., mande tout entière, Habermas Inclus I
p. 41. On peut noter la proximité 135. Cette possibilité est explicitement
avec Hobbes qui avait défini son État- évoquée (ibid., g 295, p. 373) ; Hegel
Léviathan comme un « Dieu mortel » en appelle alors à l'intervention du
(Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, sommet.
Sirey, 1971, p. 178). 138. « À propos du Reformbill anglais »,
121. Principes..., g 280. additif, trad. R. in Écrits politiques, op. cit., p. 394. et
Derathé, Vrin, 1989, p. 294 (dorénavant Leçons..., op. cit., p. 343.
nous citerons les seuls additifs dans la 137. Hegel se plaît à comparer la sau-
traduction de R. Derathé). Sur ce point vagerie de l'occupant britannique au
voir J.-P. Lefebvre, P. Macherey, Hegel caractère (comparativement) civilisé de
et la société, op. cit., pp. 72-73 et D. la conquête turque! (« À propos... »,
Losurdo, Hegel et les libéraux, Paris, op. cit., p. 368).
PUF, 1992. p. 60 et passim. 138. Ibid., p. 389.
122. Principes..., op. cit., additif au 139. « [...] une opposition, établie
g 279 et additif au g 280, trad. R. sur une base jusqu'ici étrangère à la
Derathé, op. cit., respectivement composition du Parlement et qui ne se
pp. 291 et 294. sentirait pas de taille à affronter le parti
123. B. Bourgeois (« Le prince hégé- adverse sur ce terrain, pourrait être
lien » in Études hégéliennes, Paris, PUF, tentée d'aller puiser ses forces dans le
1992, pp. 207-238) s'élève avec raison peuple, produisant ainsi, au lieu d'une
contre une lecture par trop libérale, ou réforme, une révolution », ibid., p. 395.
« technocratique », de la monarchie 140. Leçons..., op. cit., p. 32.
constitutionnelle selon Hegel, qui 141. J. Rltter. Hegel.., op. cit., p. 45.
s'écarte en effet tant du principe « le 142. Principes..., op. cit., 8 341,
prince règne mais ne gouverne pas » pp. 411-412.
425
Philosophie et révolution
Chapitre II. Heine (Paris, PUF, 1968) et sa biographie du
1. LE pp. 7-9. maître berlinois {Hegel, Paris, Calmann-
2. Heine a suivi les cours de Hegel à Lévy, 1998).
Berlin entre 1821 et 1823, notamment 11. « [Heine] est le premier en
ceux sur la philosophie de l'histoire et Allemagne à comprendre le caractère
du droit; il a également eu l'occasion révolutionnaire que recèle la philoso-
de le rencontrer dans les salons de phie de Hegel », G. Lukacs, « Heine et
la capitale prussienne. Sur tous ces la révolution de 1848 ». Europe, n° 125-
points cf. J.-P. Lefebvre, Heine et Hegel 126, 1956, p. 48.
Philosophie de l'histoire et histoire 12. Distinction rendue célèbre par
de la philosophie. Thèse de 3* cycle, Engels dans son Ludwig Feuerbach
Université de Paris IV-La Sorbonne, (op. cit.).
1976, pp. 32-72. 13. L'ouvrage de StrauB paraît en 1835.
3. Henri Heine, De la France, (éd. G. L'essai de Heine « À propos de l'histoire
Hôhn et B. Morawe), Gallimard, 1994, de la religion et de la philosophie en
p. 69. Allemagne » paraît d'abord en 1834
4. Le fragment « La dette » est constitué dans la Revue des deux mondes, pour
d'un montage d'extraits d'un texte de être repris l'année suivante tant dans
Cobbett, publié dans son journal The l'édition française des Œuvres qui
Register, qui explique que l'endette- paraît chez Renduel que dans le second
ment, et, d'une manière générale, la volume des Salons, chez Von Campe, à
politique anglaise des dernières décen- Hambourg.
nies, sont dictés par la volonté obstinée 14. De l'Allemagne, op. cit., pp. 54-55.
de combattre la France révolutionnaire, 15. De la France, op. cit., p. 104.
de l'acculer à des actes de désespoir qui 16. « Louis-Philippe a oublié que son
ruineraient le rayonnement internatio- gouvernement est né du principe de la
nal de la Révolution, et, simultanément, souveraineté populaire; et dans un affli-
de faire barrage à toute contagion des geant aveuglement, il voudrait t&cher
idées démocratiques à l'intérieur du de se soutenir par une quasi-légitimité,
pays (notamment en matière d'élargis- par des alliances avec les princes abso-
sement du suffrage). Çf. « Fragments lus et par la continuation de la période
anglais », in H. Heine, De l'Angleterre, de la restauration. [...] Louis-Philippe,
Paris, Michel Lévy, 1867, pp. 280 sq. qui doit sa couronne au peuple et aux
pavés de Juillet, serait un Ingrat dont
5. Çf. De la France, op. cit., pp. 104 sq.
6. C'est le personnage du tambour la défection serait d'autant plus déplo-
Legrand, étroitement associé à la figure rable, qu'on croit s'apercevoir chaque
paternelle de Napoléon (cf. injra) qui jour davantage qu'on s'est laissé gros-
enseigne à l'enfant la langue française sièrement tromper », ibid., p. 43.
de la Révolution conquérante et qui 17. Ibid., p. 284.
réapparaît, vaincu, battant en retraite 18. C'est ce que suggère 0. Lamke,
après le désastre de la campagne de « Heine, Lutèce et le communisme. Une
Russie; c/ Henri Heine, Le Tambour nouvelle conception de l'histoire après
Legrand. Idées, Toulouse, Ombres, 1848 ? », Revue germanique internatio-
1996. nale, n° 9,1998, p. 93.
7. Heinrich Heine, Ludwig Borne, suivi 19. Çf. infra 3, la politique du nom.
Ludwig Marcus, trad. M. Espagne, 20. Cf. Heine et Hegel.., op. cit.,
Paris, Cerf, 1993, p. 61. pp. 175-204, argumentation reprise
8. « J'ai toujours combattu pour in « Le syllogisme de l'histoire dans le
l'émancipation du peuple, c'était la Romancero », Cahier Heine [1], Presses
grande affaire de ma vie », in H. Heine, de l'ENS, 1975.
De l'Allemagne, éd. P. Grappin, Paris, 21. Heine et Hegel..., op. cit., p. 203.
Gallimard, 1998, p. 450. 22. H. Heine. Lutèce, Lettres sur la vie
9. Comme le note D. Oehler, Le Spleen politique, artistique et sociale de la
contre l'oubli Baudelaire, Flaubert, France, Genève. Slatkine, 1979, p. 209
Heine, Herzen, Paris, Payot, 1996, [rééd. La fabrique, 2008].
p. 250 [rééd. La fabrique, 20171. 23 .Ibid.
10. C'était déjà le cas, sinon de Hegel 24. Ibid., pp. 211-212.
lui-même, du moins du premier cercle 25. Ibid., p. 212.
de ses élèves et collaborateurs, Gans 26. Aid.
en tête. Cf. les pièces rassemblées par 27. Ibid., pp. 212-213.
Jacques d'Hondt dans Hegel secret 28. Déjà dans sa flânerie londonienne
(qf. supra), c'est devant une boutique
426
Notes pages 93 à 105
de gravures que le « pauvre poète alle- développement international de la ter-
mand » se fait surprendre... en train de minologie communautaire prémarxiste
bailler (H. Heine, Reisebilder, Tableaux des utopistes aux néo-babouoistes
de voyage, 1.1, Paris, Callmann-Lévy, 1795-1842, Trêves, Karl-Marx-Haus,
1883, p. 247). Par ailleurs, nous le 1989,1.1, p. 125.
verrons dans un Instant, Heine entre- 38. Lutèce..., op. cit., p. 218.
tient un rapport très personnel avec les 39. Le suicide de L. Robert (1794-1835)
tableaux de Robert en question. a suscité de nombreux commentaires
29. Lutèce..., op. cit., p. 213. La maison à l'époque et a contribué à l'aura de
Goupil et Rittner, sise au 12 boulevard ce peintre romantique. Il serait dû à
Montmartre, spécialisée dans la repro- un amour Impossible pour la princesse
duction d'œuvres d'art est l'une des Charlotte Bonaparte, épouse du frère de
plus prospères sous la monarchie de Louis-Napoléon Bonaparte.
Juillet et parmi les premières à opter 40. Ibid, p. 217.
pour une extension internationale de 41. W. Benjamin, Charles Baudelaire.
son activité. Celle qui lui succède après Un poète lyrique à l'apogée du capita-
la mort de Rittner en 1840, la mai- lisme. Paris, Payot, 1982, p. 211.
son Goupil et Vlbert, comptera parmi 42. G. Hôhn, Heinrich Heine. Un intel-
les principaux éditeurs de gravures lectuel moderne, Paris, PUF, 1994,
consacrées à la révolution de 1848; pp. 129 sq.
cf. S. Le Men, « Les images de l'année 43. Contrairement à ce qu'affirme M.
1848 dans la "République des arts" » Werner, pour qui la « voie originale »
in M. Agulhon (dir.). Les Révolutions proposée par Heine consiste dans « le
de 1848. L'Europe des images..., Paris, va-et-vient permanent entre le fait
Assemblée nationale, 11, pp. 34-37. et l'idée, entre le corps et l'esprit ou,
30. De la France, op. cit., pp. 249-257. si l'on veut entre le particulier et le
31. Ce qui spécifie cet autre mode de général » (M. Werner, « Réflexion et
reproduction, propre à l'ère indus- révolution. Notes sur le travail de l'his-
trielle, qu'est la photographie sera toire dans l'œuvre de Heine », Revue
l'absence de cette possibilité d'inver- germanique internationale, n° 9,1998,
sion. Faut-il voir dans cette propriété de pp. 48-49).
la gravure la trace du chemin effectué 44. De la France, op. cit., pp. 106-107.
à rebours par Robert, ancien graveur 45. « Vous savez ce que j'entends par
venu à la peinture (le fait est rappelé "état social". Ce sont les mœurs et les
par Heine), à l'inverse de ces peintres habitudes, ce qu'on fait et ce qu'on ne
qui, avec la daguerréotyple, abandon- fait pas, toute l'existence publique et
neront la sphère de l'art pour celle de la domestique d'un peuple, en tant que
reproduction de masse? tout cela exprime la manière dont 11
32. Cf. W. Benjamin, « L'œuvre d'art à comprend la vie », ibid., p. 302.
l'ère de sa reproductibillté technique », 48. Cf. supra, chap. i, section u.
in Essais 2 (1935-1940), Paris, Denoël- Dépasser la révolution. Rappelons
Gonthier, 1983, pp. 87-126. simplement que, selon Hegel, « cette
33. Çf. le témoignage de C. Selden (E. abstraction du libéralisme, partant de
Krinitz) in H. H. Houben, Henri Heine et France, a donc parcouru le monde latin
ses contemporains, Paris, Payot, 1929, qui demeura d'ailleurs rivé à la servi-
p. 300. tude politique par suite de l'asservis-
34. De la France, op. cit., p. 252. sement religieux. C'est en effet un faux
35. Lutèce..., op. cit., p. 214. principe, que les entraves du droit et de
36. Ibid.. p. 217. la liberté puissent être ôtées sans que
37. Comme le souligne J. Grancjjonc : soit libérée la conscience et qu'il puisse
« L'année 1828 marque en effet avec y avoir une Révolution sans Réforme »,
ce livre la fin du tunnel pour les démo- Leçons sur la philosophie de l'histoire,
crates révolutionnaires et le point de op. cit., pp. 343-344.
départ d'un véritable renouveau de la 47. De la France, op. cit., p. 302. Le ton
pensée communautaire à visée poli- de la phrase renvoie à sa place dans
tique. [...] la pensée démocratique révo- l'argumentation de Heine, qui entend
lutionnaire reprend rang et fonction aux démontrer que « c'est plutôt à l'état
côtés de la pensée sociétaire-utopiste de social de la France que les auteurs
Fourier, mutualiste-coopérative d'Owen comiques doivent leur supériorité »
et individualiste-mystique de Saint- (ibid.), alors que l'état politique du pays
Simon », J. Grancjjonc, Communisme / est contraire aussi bien à la comédie
Kommunismus / Communism. Origine et qu'à la tragédie (ibid., p. 317).
427
Philosophie et révolution
48. Reisebilder..., op. cit., p. 283. extérieur, pour ainsi dire sa cocarde
49. Ibid., p. 285. parlante ; le chartiste qui prétend se
50. G. Btichner, « La mort de Danton », borner à la question politique nourrit
acte I, scène 6, in G. Buchner, La Mort dans son âme des désirs qui s'accordent
de Danton. Léonce et Lena. Woyzeck. parfaitement avec les sentiments les
Lenz, trad. M. Cadot, Paris, GF plus vagues de ces artisans affamés, et
Flammarion, 1997, p. 66. La phrase ces derniers peuvent tov^Jours prendre
exacte de Salnt-Just est : « ceux qui font le programme des chartistes pour leur
les révolutions à moitié n'ont fait que cri de guerre, sans cesser de poursuivre
se creuser un tombeau » ; elle précède leur véritable but ». Reste que, s'ils
de peu une autre sentence célèbre de peuvent converger et s'épauler mutuel-
ce même discours : « les malheureux lement, le décalage demeure entre
sont les puissances de la terre; ils ont le chartisme et mouvement ouvrier, tout
droit de parler en maîtres à ceux qui les particulièrement au niveau discursif,
commandent », Saint-Just, Discours et constat qui semble partagé par certains
rapports, Paris, Éditions sociales, 1957, historiens contemporains comme G.
p. 145. Stedman-Jones (Languages qf class,
51. De la France, op. cit., p. 73. Cambridge UP, 1982).
52. Ibid., p. 153. 58. Lutèce, op. cit., p. 285.
53. « Un Allemand, avec ses idées, ses 59. Heine a en effet commencé par le
pensées, molles comme le cerveau qui constat d'« une grande analogie de vues
les a produites, n'est lui-même qu'une et de moyens entre les communistes
idée, et lorsque celle-ci déplaît au français et les travailleurs des manu-
gouvernement, on envoie l'idée dans factures anglaises » et souligné que
une forteresse. C'est ainsi qu'il y a eu « le Français est plutôt poussé par une
soixante idées incarcérées à Kôpenlck, idée, l'Anglais au contraire l'est exclu-
et leur absence ne faisait faute à per- sivement par la faim » (ibid., p. 283). Q
sonne », ibid. semble donc que les deux pays arrivent
54. « Si donc le peuple d'Angleterre au même point mais en suivant des
se querelle en ce moment avec sa voies différentes, plus idéologique pour
noblesse, ce n'est pas pour l'amour de la France, plus matérielle (ou écono-
l'égalité civile, à laquelle il ne pense mique) pour l'Angleterre.
pas, ni de la liberté civile, dont il jouit 80. Çf. infra. chapitre rv.
complètement, mais seulement pour 61. in De la France, op. cit.,
une question d'argent La noblesse, en pp. 398-402.
possession de toutes les sinécures, de 62. Ibid., p. 176.
toutes les prébendes ecclésiastiques 63. Mais, comme l'ont montré les
et d'emplois exorbitamment attribués, récentes recherches sur les « transferts
regorge dans une abondance auda- culturels franco-allemands », le salnt-
cieuse, pendant que la plus grande slmonisme s'est également nourri d'hé-
partie du peuple, chargée d'impôts gélianisme, des figures comme celles de
accablants, languit et meurt de faim Victor Cousin ou des saint-simonlens J.
dans la misère la plus profonde. Celui-ci Lechevaller, E. Rodrigues, E. Lermlnier
demande en conséquence une réforme et G. d'Eichtal jouant un rôle essen-
parlementaire [...] », ibid., p. 75. tiel. Çf. les études essentielles de M.
55. Çf. infra chapitre ni. Espagne, « Le saint-simonlsme est-il
58. Lutèce..., op. cit., p. 283. jeune hégélien? » in J. R. Derré (dlr.).
SZ. Heine commence par distinguer Regards sur le Saint-Simonisme et les
les chartistes du mouvement ouvrier Saint-Simoniens, Presses de l'Université
en précisant que les premiers « se de Lyon. 1986, pp. 45-71, et « Le nou-
présentent volontiers en public avec veau langage. Introduction de la phi-
un programme déterminé, comme un losophie en France de 1815 à 1830 »,
parti purement politique, tandis que in J. Moes et J.-M. Valentin (dlr.). De
les ouvriers des fabriques [...] ne sont Lessing à Heine, Didier-Érudition,
que de pauvres journaliers à qui la 1985, pp. 263-276. On consultera aussi
faim permet à peine de proférer une P. Régnier, « Les saint-simonlens et la
parole, et qui, indifférents à toute forme philosophie allemande ou la première
de gouvernement, ne demandent que alliance intellectuelle franco-alle-
leur pain de chaque jour ». Il ajoute mande », ln Revue de synthèse, t. CIX,
aussitôt : « Mais le manifeste d'un parti n" 2,1998, pp. 219-245.
exprime rarement la pensée intime de 64. Comme le note W. Breckmann
son cœur, ce n'est qu'un schibboleth (Marx, the Young Hegelians and the
428
Notes pages 106 à 113
Origins of Radical Social Theory, probable que ce terme est le moment où
Cambridge UP, 1999, p. 198), « le saint- Us devaient abdiquer. De manière que
9imonlsme était "dans l'air* au début selon vous le mouvement révolution-
des années 1830 [en Allemagne] ». Sur naire devait être de vingt-quatre heures
cette réception allemande du saint- précises; vous mesurez les révolutions
simonisme et le rôle de Gans, cf. ibid. politiques comme celles du soleil »,
pp. 158-176 et 196-199. ibid., p. 200.
(5. Heine, par exemple dans le frag- 78. Saint-Just, Discours et rapports,
ment déjà cité « sur le principe démo- op. cit., p. 127.
cratique », tente de se situer en quelque 77. Le Tribun du peuple, n° 36,10
sorte au-delà du conflit qui opposait décembre 1795, in Babeuf, Écrits,
partisans et adversaires de l'institu- Messidor/Éditions sociales, 1988,
tion monarchique au sein des rangs p. 282.
de l'opposition démocratique. Dans De 78. Cf. l'enquête de J. Grandjonc
la France (op. cit., p. 161), on trouve (Communisme..., op. cit., notamment
même cette phrase caractéristique d'un 1.1, pp. 75-82) qui démontre le rôle
défenseur de la « vole allemande » : essentiel du club du Panthéon, foyer
« oui, l'on pourrait même sans être d'agitation babouviste et robespierriste
inconséquent, souhaiter qu'en France jusqu'à sa fermeture par le Directoire
la république fût de nouveau introduite, en février 1796. Des personnages
et que le principe monarchique fût en comme M.-A. Jullien, le premier orateur
même temps maintenu en Allemagne. communiste sur lequel nous disposons
Dans le fait, celui qui a, plus que tout d'un témoignage écrit d'époque (1797),
autre intérêt, à cœur la conservation et Buonarotti assureront la Jonction
des avantages que le principe démo- entre le robespierrisme, dont ils sont
cratique a conquis, pourrait facilement issus, et le babouvisme, qu'ils rejoignent
arriver à cette opinion ». par la suite. Babeuf lui-même, violem-
88. Cf. infra 4, Ecarter les spectres. ment ant[jacobin en l'An II, et même,
87. Lutèce..., op. cit., p. 273. brièvement, partisan des thermidoriens,
88. On ne peut en effet que relever la modifiera entièrement son point de vue
similitude des termes avec ceux que à partir de son séjour en prison de 1795
Marx utilisera pour qualifier la portée et écrira : « le robespierrisme est dans
politique de la Commune de Paris : « la toute la République, dans toute la classe
Commune [...] était une forme politique judicieuse et clairvoyante, et naturelle-
capable d'expansion, alors que toutes ment dans tout le peuple. La raison en
les formes de gouvernement avalent est simple, c'est que le robespierrisme
jusque-là mis l'accent sur la répression. est la démocratie, et ces deux mots
Son véritable secret, le voici : c'était sont parfaitement identiques : donc en
essentiellement un gouvernement de la relevant le robespierrisme, vous êtes
classe ouvrière, le résultat de la lutte de sûrs de relever la démocratie » (Babeuf,
classes des producteurs contre la classe Écrits, op. cit., p. 287). Sur l'activité du
des appropriateurs, la forme politique club du Panthéon, çf. J.-M. Schlappa,
enfin trouvée qui permettrait de réaliser Gracchus Babeuf, avec les Égaux,
l'émancipation économique du travail », Paris, Les Éditions ouvrières, 1991,
GCF, p. 45. pp. 114-117.
89. Lutèce..., op. cit., p. 135. 79. Cité in J.-C. Hauschild,
70. De la France, op. cit., p. 34. « "Différentes manières de considérer
71. Ibid, p. 106. l'histoire". Â propos des réflexions de
72. G. Labica, Robespierre, une politique Heine en matière de philosophie de
de la philosophie, Paris, PUF, 1990, l'histoire dans les années 1830 », Revue
[rééd. La Fabrique, 2013, pp. 127-128]. germanique internationale, n° 9,1998,
73. Lutèce..., op. cit., pp. 126-127. pp. 69-70.
74. « Réponse à l'accusation de J.-B. 80. Cité par M. Cadot dans sa pré-
Louvet », in Robespierre, Écrits, Paris, sentation, in G. Btichner, La Mort de
Messidor/Éditions sociales, 1989, Danton..., op. cit., pp. 11 sq.
p. 191. 81. C'est le texte du Messager hessois,
75. Çf. également la réponse à Pétlon : un document important Hans l'histoire
« vous lui reprochez [au conseil géné- de la pensée révolutionnaire allemande
ral de la Commune de Paris] d'avoir et européenne. D figure intégralement
prolongé le mouvement révolutionnaire dans G. M. Bravo, Les Socialistes avant
au-delà du terme. Quel était ce mou- Marx, Paris, Maspero, 1979, t. II,
vement? Vous ne le dites pas : il est pp. 8-20.
429
Philosophie et révolution
82. Henri Heine, « Différentes manières Mann, nombreux sont ceux qui ont
de considérer l'histoire », Revue ger- tenté de rapprocher Heine de Nietzsche.
manique internationale, n° 9,1998, La comparaison deviendra un topos
pp. 191-192. des lectures réactionnaires françaises
83. Ibid., p. 191. du début du siècle (çf. E. Décultot, « La
84. Comme le remarque J.-P. Lefebvre, réception de Heine en France entre
Heine et Hegel..., op. cit., pp. 108 sq. 1860 et 1960 », art. cit. Revue ger-
85. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de manique internationale, n° 9,1998,
l'Esprit, op. cit., 1.1, pp. 39-40. pp. 181 sq.)-, la vogue nietzschéenne
88. Ibid., p. 12. Suivent les exemples ne faisant que s'amplifier, elle s'éten-
de la naissance, du lever de soleÛ (Le. dra dans l'après-guerre aux autres.
la Révolution française), et de la crois- G. Hôhn, par exemple, commentant
sance du chêne. le texte « Différentes manières de
87. Hegel est lui aussi traversé par cette considérer l'histoire », affirme : * Dans
mélancolie historique bien moderne, une phrase digne de Nietzsche, Heine
qui naît du sentiment de la précarité adopte finalement le parti de la vie
face à la perpétuelle transformation du comme valeur » (G. Hôhn, Heinrich
monde. Çf. ses célèbres réflexions sur Heine..., op. cit., p. 156, cf. également
les ruines des civilisations anciennes ibid. pp. 121-123; du même auteur :
dans la Phénoménologie, ibid., p. 62. « Heine et Nietzsche, critiques du
Même si « de la mort renaît une vie christianisme », in J. A. Kruse (dir.),
nouvelle », celui qui se penche sur le La Loreley et la liberté. Heinrich Heine
cheminement de l'humanité se doit 1797-1856, un poète à Paris, Paris,
de savoir que « le plus noble et le plus Cerf, 1997, pp. 378-381).
beau nous fut arraché par l'histoire », 95. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le
bref, pour parler comme Goethe, que mal, § 259, trad. H. Albert, Paris, Le
« rien ne demeure » (La Raison dans Livre de Poche, 1991, p. 280.
l'histoire, op. cit., p. 54). 96. Çf. J.-Y. Mollier, « La culture de
88. G. W. F. Hegel, Leçons..., op. cit., 48 », in collectif, La Révolution de 1848
p. 33. en France et en Europe, Paris, Éditions
89. « La raison [...], substance et puis- sociales. 1998, pp. 137 sq. G. Sand,
sance infinie, elle-même matière infinie proche de Heine jusqu'en 1848, voyait
de toute vie naturelle et spirituelle, est, par exemple dans le peuple ouvrier
comme forme infinie, la mise en action « le Messie promis aux nations », celui
de ce contenu. Elle est la substance, qui accomplirait le message du Christ
c'est-à-dire ce par quoi toute réalité a (cité in ibid, p. 156). Sans même parler
l'être et la substance l'infinie puissance du socialisme chrétien d'un Bûchez,
[...] ; elle vit d'elle-même; elle est pour nombre de théoriciens socialistes,
elle-même la matière qu'elle élabore ; de Barbès à Cabet ou à Leroux et F.
de même qu'elle est pour elle-même sa Tristan, partageaient cette image du
propre condition et sa fin absolue, elle Christ comme un communiste primitif,
en est la réalisation et l'extériorisation porteur du message d'égalité sociale.
phénoménale, non seulement celle de L'imagerie de la révolution de Février
l'univers naturel, mais encore celle de associera du reste les symboles reli-
l'univers spirituel - dans l'histoire uni- gieux à ceux de la république tandis
verselle », ibid., p. 22. qu'à la base les débordements anticlé-
90. H. Heine, « Diverses manières... », ricaux font plutôt figure d'exception, le
op. cit., p. 192. clergé se montrant plutôt accommodant
91. « Dans ce tumulte des événements avec le nouveau régime.
du monde, une maxime générale ne 97. Voir à ce si^jet, entre autres,
sert pas plus que le souvenir de situa- ReisebUder. Tableaux de voyage,
tions analogues, car une chose comme op. cit., pp. 289-290, Ludwig Borne...,
un p&le souvenir est sans force en face op. cit., pp. 122-124.Lutèce..., op. cit.,
de la vie et de la liberté du présent », pp. 365-367 et 380.
Leçons..., op. cit., p. 20. 98. S'adressant au Crucifié, le poète
92. Çf. supra note 89. s'exclame : « Seulement, la sage cen-
93. Lettre à K. Gutzkow de l'été 1838, sure, en coupant les morceaux osés
cité in J.-C. Hauschlld, « "Différentes avec ses ciseaux avisés, t'eût préservé
manières... », art cit. Revue de la torture. Mais hélas! tu tins des
Germanique internationale, n° 9,1998. propos subversifs en tes homélies, et tu
94. Dans la lignée du commentaire du n'eus jamais de ta vie l'art de ménager
Ludwig Borne par le (jeune) Thomas les dévots. Bien plus, tu chassas hors
430
Notes pages 106 à 113
du temple banquiers, changeurs, à 113. Les « aveux » parlent de ces
coups de fouet. Grand exalté, que ton « chefs plus ou moins occultes des
gibet soit pour les rêveurs un grand communistes allemands » qui sont
exemple ! », Allemagne, un conte d'hi- « de grands logiciens dont les plus
ver, trad. M. Pellisson, Les-Pavillons- forts sont sortis de l'école de Hegel »
sous-Bois, Ressouvenances, 1986, p. 51. et auxquels « appartient l'avenir » (De
99. Par-delà..., op. cit., § 62, p. 126 l'Allemagne, op. cit., p. 453). Or, outre
- c'est Nietzsche qui souligne. Sur les « sires Feuerbach, Daumer, Bruno
l'appréciation en tout point antithétique Bauer, Stirner, Hengstenberg, etc. »,
de la séquence Réforme/guerre des Pay- que Heine ne ménage guère, deux noms
sans/Airfklàrung chez Hegel, intégra- seuls émergent : « le portier de l'École
lement repris par Heine, et Nietzsche, de Hegel, le formidable Ruge », mais
cf. infra. Heine ne peut Ignorer ce qui sépare
100. LudwigBorne..., op. cit., p. 48. Ruge du communisme en général et de
101. Sur le rôle de Nietzsche dans l'éla- Marx en particulier (la polémique Marx/
boration des visions du monde réaction- Ruge se déroule dans les colonnes du
naires (i.e. en réaction BUX Lumières, au Vorwàrts au plus fort de la collaboration
libéralisme, à la science, à la démocra- de Heine avec ce Journal) et, justement,
tie), visions qui domineront l'Europe qui « l'ami Marx », le seul à être qualifié
émerge de la défaite des révolutions de ainsi, « qui est encore plus endurci que
1848, on consultera le dernier chapitre lui [Ruge] » (ibid., p. 459). C'est donc
de l'ouvrage d'A. Mayer, La Persistance bien Marx qui apparaît aux yeux de
de l'Ancien Régime..., op. cit., pp. 267- Heine comme la figure de proue de ce
316 et D. Losurdo, Nietzsche. Per una courant intellectuel issu de Hegel et qui
biogrqfia poUtica, Rome, Manlfestolibri, dirige le parti politique auquel l'avenir
1997. appartient.
102. H. Heine, « Différentes 114. De la France, op. cit., p. 104.
manières... », op. cit., p. 92. 115. « Le dernier mot n'a pas encore
103. Cf. notamment son discours du été prononcé et c'est peut-être ici
2 décembre 1792 sur le « droit à l'anneau auquel peut se rattacher une
l'existence », et avant tout au pain in nouvelle révélation », Ludwig Borne...,
Robespierre, Écrits, op. cit., p. 227. op. cit., p. 45.
Sur cet aspect du robesplerrlsme, cf. 116. Reisebilder..., op.cit., p. 286.
F. Gauthier, THomphe et mort du droit 117. De la France, op. cit., p. 71.
naturel en Révolution, PUF, 1992, 118. Je reprends les réflexions de J.-M.
pp. 55-95. Vincent. Max Weber ou la démocratie
104. Cf. M. Agulhon, Les Quarante- inachevée. Éditions du Félin, 1998, plus
huitards, Paris, Gallimard, 1992, p. 128. particulièrement pp. 187-188.
105. M. Agulhon, ibid 119. Écrits autobiographiques, op. cit.,
108. J.-P. Lefebvre, Heine et Hegel..., p. 83.
op. cit., p. 108. 120. Cf. ses remarques sur le drame
107. Cf. Lutèce..., op. cit., p. XI-XV. historique in G. Lukacs, Le roman histo-
108. Ibid, p. XII. rique, Paris, Payot, 1977, plus particu-
109. C'est ainsi qu'il choisit de commen- lièrement pp. 110-111.
cer ses « aveux » de 1855. L'expression 121. Cf. W. Benjamin, « Thèses sur la
est de H. Blaze de Bury. Cf. De l'Alle- philosophie de l'histoire », in Essais
magne, op. cit., p. 423. 2..., op. cit., pp. 195-207.
110. Lutèce..., op. cit., p. XII. 122. Nous reviendrons sur la question
111. Que rien ne doit venir troubler, du messianisme de Heine dans son
selon les volontés de Heine : « Je rapport au judaïsme infra, « Écarter les
défends qu'aucun discours, ou allemand spectres ».
ou français, soit tenu sur ma tombe » 123. Cf. par exemple le poème « L'ex-
(Testament valide de 1851, in H. Heine, vivant » du Romancero, op. cit.,
Écrits autobiographiques, trad. N. pp. 195-197.
Taubes, Paris, Cerf, 1997, p. 178); 124. G. W. F. Hegel, Leçons..., op. cit.,
« On ne chantera pas de messe, on p. 242.
ne dira pas le Kadosch, rien ne sera 125. La métaphore théâtrale de cette
dit ni chanté aux anniversaires de ma marche de l'Esprit dans le monde
mort », (« Anniversaire », in H. Heine, est également hégélienne (Leçons....
Romancero, trad. L. Sauzin, Paris, op. cit., p. 26). Hegel inverse en quelque
Aubier, 1976, p. 235). sorte la vision baroque d'un thé&tre
112. Lutèce..., op. cit., pp. XII-XIV. imago mundi, et d'un monde fait de
431
Philosophie et révolution
signes incertains, vacillant entre réa- quand c'est la plaisanterie qui l'an-
lité et Illusion - vision qui dévalorise nonce ») cf. Reisebilder..., op. cit., 1.1,
une histoire faite de bruit et de fureur p. 289. Sur le caractère léonin, et typi-
- pour lire dans le theatro mundi, et quement allemand, du masque Ironique
dans lui seul, sans autre transcendance cf. De la France, op. cit., p. 340. J.-P.
possible, le résultat de l'activité de la Lefebvre (« Le ton Heine », Cahiers
raison. d'études germaniques, n°34,1998,
126. Selon M. Agulhon (Les Quarante- pp. 155-160) a bien souligné la portée
huitards, op. cit., p. 12), « l'idée, de ce parti pris en faveur de l'ironie de
à l'époque était banale. Comme la Schlegel, contre Hegel et pourtant hégé-
grande Révolution était vénérées par lien dans la prise de distance même.
les républicains, et que ses discours et 135. Çf.G.W. F. Hegel, Esthétique...,
ses Images étaient incorporés à leur op. cit., pp. 97-102.
culture, il n'est pas surprenant que, 136. Ibid., p. 261.
consciemment ou non, ils en aient reçu 13Z. Avec La Mort de Danton, Buchner
quelque reflet Aussi bien, il n'est guère ira encore plus loin dans cette logique :
d'observateur critique des hommes de il fera de l'événement historique
48, de Marx à Proudhon, et de Louis la matière d'une « vraie » pièce de
Reybaud (« Jérôme Paturot ») à Gustave théâtre, il le mettra intégralement en
Flaubert, qui n'ait noté ce caractère scène...
pastiche ». 138. Sur l'épopée napoléonienne
12Z. Leçons..., op. cit., p. 343. Voir aussi comme dernière poésie populaire cf. De
P.-L. Assoun, Marx et la répétition histo- la France, op. cit., p. 323.
rique, Paris, PUF, 1978, pp. 60 sq. (l'une 139. Cf. par exemple l'imagerie carna-
des très rares analyses systématiques valesque in De la France, op. cit., p. 91.
du rapport Marx-Heine sous cet angle). 140. Ibid., pp. 173-174.
128. Çf. G. W. F. Hegel. Esthétique, 141. G. Lukacs, Le Roman historique,
Premier volume, trad. S. Jankélevitch, op. cit., p. 21, qui se réfère d'ailleurs au
Paris. Flammarion, 1979, p. 255. texte de Heine, Le Tambour Legrand.
129. Ibid, p. 257. 142. Sur le sentiment d'une « catas-
130. Signalons que Marx et Engels trophe » proche, çf. Lutèce..., op. cit.,
auront l'occasion de revenir longue- p. 35. Nous avons vu que l'une des prin-
ment sur ce modèle gœthéen dans leur cipales questions posées huit ans aupa-
correspondance avec Lassalle à propos ravant dans De la France touchait à la
de la pièce de ce dernier Franz von stabilité du régime issu de la révolution
Sickingen. Le sujet, profondément Ins- de Juillet
crit dans la culture allemande, semble 143. Lutèce..., op. cit., p. 260.
admirablement se prêter pour mettre 144. De la France, op. cit., p. 124.
en scène les problèmes de la tragédie 145. Ibid
historique et, surtout de la question du 146. Dans De 1'AUemagne (cf. trtfra), il
« trop tôt » ou « trop tard ». Sur cette soulignera avec insistance que l'impré-
discussion, voir le très éclairant texte de gnation philosophique de l'Allemagne
G. Lukacs, « Le débat sur le Sickingen n'est nullement synonyme de modéra-
de Lassalle » (in G. Lukacs, Marx et tion mais plutôt de radicalisation encore
Engels historiens de la littérature, supérieure à celle de l'expérience
Paris, L'Arche, 1975, pp. 8-66). française.
131. Phénoménologie de l'Esprit, 147. « Le parti de Rousseau, opprimé
op. cit., t II, pp. 241-257. depuis ce Jour de Thermidor, vit pauvre
132. Ibid, p. 246. mais sain d'esprit et de corps, dans
133. Dans le plus heinéen de ses textes, les faubourgs Saint-Antoine et Saint-
la Contribution à la critique de la phi- Marceau; 11 vit sous la figure d'un
losophie du droit de Hegel (1843-44), Garnier-Pagès, d'un Cavaignac, et de
Marx revendiquera cette même « déci- tant d'autres nobles républicains qui, de
sion historique sereine (dièse heitere temps à autre, viennent rendre témoi-
geschichtliche Bestimmung) » pour gnage avec leur sang à l'évangile de la
que l'Allemagne se sépare des figures liberté. Je ne suis pas assez vertueux
pétrifiées de son anachronique présent. pour jamais pouvoir me rattacher à ce
CPDH, p. 67 - trad. modifiée. parti, mais je hais trop le vice pour que
134. Sur l'éloge du persiflage (mais je puisse jamais le combattre », De la
comme étape préparatoire nécessaire à France, op. cit., p. 125.
la réapparition du sérieux : « le sérieux 148. En fait 11 s'agit dans les chro-
apparaît avec bien plus de puissance niques de 1832 comme dans celles de
432
Notes pages 106 à 113
1840-44, du faubourg Saint-Marceau République, Paris, Hachette, 1998,
(cf. Lutèce..., op. cit., pp. 29-30). Le chap. 1, « Buzançais, le 13 janvier
faubourg Saint-Marcel, dans lequel 1847 », pp. 37-53 et A. Jardin, A.-J.
Heine n'a dû que rarement oser s'aven- Tudesq, La France des notables, 1.1,
turer, occupe d'ailleurs une place de Paris, Seuil, 1973, chap. ix « La crise de
choix dans son imaginaire. Le poème la fin de règne », pp. 233-241.
« Petit matin », l'un des plus impré- 160. De l'Allemagne, op. cit., p. 93.
gnés de l'atmosphère urbaine du cycle Le propos de Heine se poursuit ainsi :
« Romances » des H. Heine, Nouveaux « Vous demandez des costumes simples,
Poèmes (éd. G. Hôhn, Paris, Gallimard, des mœurs austères et des jouissances à
1998, p. 158), met en scène la ren- bon marché, et nous, au contraire, nous
contre fugitive du poète, s'acheminant voulons le nectar et l'ambroisie, des
vers son domicile et le monde diurne/ manteaux de pourpre, la volupté des
bourgeois, avec la passante Inconnue, parfums, des danses de nymphes, de la
incarnation du petit matin brumeux et musique et des comédies ».
blême, encore tourné vers la nuit, qui 161. Lutèce..., op. cit., p. 140.
enveloppe le faubourg en question. 182. Préface à Allemagne, un conte
149. Leçons sur la philosophie de l'his- d'hiver, op. cit., p. 9.
toire, op. cit., p. 20. 183. De l'Allemagne, op. cit., p. 452.
150. De la France, op. cit., p. 62. 164. W. Benjamin, « Thèses sur la phi-
151. La Mort de Danton, acte I, scène losophie de l'histoire », in Essais 2...,
3, op. cit., p. 56. Notons que dans cette op. cit., pp. 196-197.
pièce Biichner se livre également à une 165. Cf. l'extrait des Lettres de Paris,
satire féroce du pastiche romain prati- repris par Heine dans le Ludwig
qué par les acteurs, surtout le peuple, Bôrne, op. cit., pp. 136-141. Dans sa
de la période révolutionnaire. correspondance datant de la période
152. De la France, op. cit., p. 237. où les deux hommes se fréquentaient,
153. « Le plus grand nombre n'alla Bôrne reproche à Heine à la fois une
regarder dans le sépulcre du passé ambiguïté politique et une conduite
qu'à dessein d'y chercher un costume non-conforme à ses critères de vertu
intéressant pour le carnaval. La mode morale. Cf. les lettres de Bôrne à J.
du gothique n'était en France qu'une Wohl in H. H. Houben, Henri Heine...,
mode, et ne servait qu'à rehausser la op. cit., pp. 73 sq.
joie des temps présents », De l'Alle- 168. Le texte le plus explicite, et le plus
magne, op. cit., p. 40. Faut-il signaler connu, en ce sens est sans doute celui
au lecteur 18 reprise intégrale de cette des « Aveux » de 1855. Cf. De l'Alle-
thématique par le Marx du Dix-huit magne, op. cit., p. 450.
Brumaire? 167. Cf. Le Roman historique, op. cit.,
154. Ibid. pp. 29-30.
155. Risque tout à fait avéré comme 188. J.-C. Hauschild, M. Werner,
le montre la polémique avec le « frère Heinrich Heine. Une biographie, Paris,
ennemi » de l'opposition démocratique Seuil, 2001, p. 277.
en exil L. Bôrne. 189. Le mouvement ouvrier associatif
156. Çf. Lutèce..., op. cit., pp. 272-273. et communautaire, souvent nourri de
151. Ibid., p. 273. saint-simonisme, de fouriérisme ou
158. Cet égalitarisme niveleur est sys- de communisme à la Cabet, entend
tématiquement mis sur le compte d'un explorer une voie vers l'émancipation
tempérament « nazaréen », de manque- bien distincte des conspirations révo-
à-jouir. Çf. par exemple le parallèle lutionnaires des sociétés secrètes et,
entre Robespierre et Louis Blanc in plus généralement de l'agitation répu-
Lutèce..., op. cit., p. 140. blicaine et néobabouviste. Cf. le tableau
159. Dépassement plutôt théorique à dressé par J. Rancière in La Nuit des
vrai dire. La France de la monarchie de prolétaires. Archives du rêve ouvrier,
Juillet connaît des situations de disette, Paris, Fayard, 1981.
qui réactivent la hantise des jacqueries 170. Une seconde phrase, de caractère
et de la Grande Peur. Hantises tout à libertaire elle, était également incri-
fait fondées, comme le montrent les minée, qui proclamait « Disparaissez
émeutes de Buzançais (Indre), des enfin révoltante distinction de gou-
pays de Loire et, plus généralement, vernants et de gouvernés ». Cf.
de l'ouest de la France, qui précèdent J. Granc\jonc, Communisme..., op.cit..
de peu la révolution de février 1848. L II. pp. 315-317.
Cf. P. Vigier, 1848, Les français et la 171. T. Thoré. « Babouvisme », ibid.
433
Philosophie et révolution
document 15, pp. 412-415. et du vocabulaire communiste », J.
172. R. Lahautière, « Réponse philoso- Grancjjonc. Communisme..., op. cit.,
phique à un article sur le babouvisme, 1.1, p. 210. Sur cet événement décisif
publié par T. Thoré, dans Le Journal cf. également ibid., t. II, document 18
du peuple (n° du 24 novembre 1839) », et 19, pp. 445-463 et G. M. Bravo, Les
repris ln ibid., document 16, pp. 424- Socialistes avant Marx, op. cit. t II,
428. Lahautière, selon des éléments pp. 210-232.
rapportés par J. Gran^jonc, serait lié 183. De la France, op. cit., p. 54.
aux milieux de l'émigration allemande, 184. Lettre à G. S and du 15 septembre
probablement à H. Ewerbeck, dirigeant 1841, in J. Granetyonc, Communisme...,
de la Ligue des bannis, future Ligue des op. rit, document 28, p. 518.
communistes (ibid. p. 424). 185. Heine cite Leasing qui écrit : « [...]
173. G. Lukacs, Brève histoire de la qui nous rachètera de l'Insupportable
littérature allemande, Paris, Nagel, esclavage de la lettre? Qui nous appor-
1949, p. 114. Lukacs se réfère plus par- tera enfin un christianisme comme tu
ticulièrement à la pièce de Biichner, La l'enseignerais ai^ourd'hui, comme le
Mort de Danton ; Sur cette question, cf. Christ l'enseignerait lui-même », De
E. Décultot, « La réception de Heine en l'Allemagne, op.cit., p. 111.
France entre 1860 et 1960... », art cit. 188. « Oh! sans doute pour ces bona-
Revue germanique internationale, n° 9, partistes qui croyaient à une résurrec-
1998, pp. 167-190. tion Impériale de la chair, tout est fini.
174. Mais il convient de ne pas oublier Napoléon n'est plus désormais pour
que Heine est un homme assez étroite- eux qu'un nom comme Alexandre de
ment et constamment surveillé par les Macédoine dont les héritiers s'étei-
polices de trois pays d'Europe (France, gnirent promptement et de la même
Prusse, Autriche). Cf. J.-C. Hauschild, manière. Mais les bonapartistes, qui
M. Werner, Heinrich Heine..., op. cit., ont cru à une résurrection de l'esprit,
pp. 364-366. ont maintenant devant eux la plus belle
175. Les remarques de 0. Lamke espérance. Pour ceux-ci, le bonapar-
(« Heine, Lutèce et le communisme... », tisme n'est pas une transmission de
art. cit., Revue germanique internatio- puissance par voie d'engendrement
nale, n° 9,1998) nous semblent sur ce et de primogéniture », De la France,
point pertinentes. op. cit., p. 212.
178. « Les communistes, répandus 187. « Discours sur l'ensemble du
isolément dans tous les pays et pri- positivisme » (1847-48). in A. Comte,
vés d'une conscience précise de leurs La Science sociale, Gallimard, 1972,
communes tendances, apprirent par la pp. 245-246.
Gazette d'Augsbourg qu'ils existaient 188. Ibid., p. 249.
réellement, ils surent aussi à cette occa- 189. Ibid., p. 250.
sion leur nom véritable, qui était tout à 190. Ibid., p. 251.
fait Inconnu à plus d'un de ces pauvres 191. Ibid., p. 252.
enfants-trouvés de la vieille société », 192. Çf. J. Grantjjonc, Communisme...,
Lutèce..., op. cit., p. XI - je souligne. op.cit., 1.1, p. 127 et t. H, pp. 374-375.
177. Lutèce..., op. cit., p. 258. n est tout Le terme apparaît dès 1825, sous la
à fait clair que ce seul passage renvoie plume de Comte, puis d'Enfantin, dans
à l'ensemble des problèmes posés par le journal salnt-simonien Le Producteur
la spectrologle derridienne (J. Derrida, et se généralise à partir de 1829. C. de
Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993) VUlers, à qui nous devons la première
178. « Le communisme [...] est pourtant occurrence repérée (le Spectateur du
le sombre héros à qui est réservé un Nord, avril 1798), tenait lui même cet
rôle énorme quoique passager, dans la emploi du terme « antagonisme » de
tragédie moderne », Lutèce..., op. cit., Kant.
p. 258. 193. « [...] à mesure que le cours
179. J. Derrida, Spectres de Marx, naturel des événements caractérise la
op. cit., p. 41. grande crise moderne, la réorganisation
180. LudutigBorne, op. cit., p. 45. politique se présente de plus en plus
181. Lutèce..., op. cit., pp. 258-259. comme nécessairement Impossible sans
182.1" juillet 1840 : « c'est de ce la reconstruction préalable des opinions
moment et de cet événement banal et des mœurs », A. Comte, « Discours
en apparence, considérable de fait, sur l'ensemble du positivisme », ln La
que datent l'essor populaire et la Science sociale, op. cit., p. 244.
diffusion généralisée des doctrines 194. Lutèce..., op. cit., p. 367.
434
Notes pages 106 à 113
ltS. P. Vïgier (1848..., op. cit., p. 34) beaucoup d'entre vous sont morts
souligne l'Impact de « cette peur sociale depuis longtemps, et soutiennent qu'ils
qui. jusqu'au bout, constitue la toile commencent à présent même leur véri-
de fond de cette histoire », et que les table vie. Quand je contredis une telle
meneurs du coup d'État bonapartiste illusion, l'on m'en veut, on m'injurie...
sauront, après d'autres, habilement et, chose effrayante ! les cadavres se
utiliser. Les Mémoires de Tocqueville redressent contre moi et m'outragent,
montrent par ailleurs que les hommes et ce qui me blesse encore plus que
les plus lucides de la bourgeoisie ne leurs Invectives, ce sont leurs miasmes
se paient guère d'illusions quant au putrides », ibid., pp. 114-115.
consensus de Février et au romantisme 20S. Voir l'hymne à ce « Paris, Panthéon
fade qui s'empare alors des esprits. des vivants », cf. De la France, op. cit.,
198. Çf. le récit, déjà cité auparavant, pp. 69-70, qui s'inscrit en contrepoint
de Ganiier-Pagès in M. Agulhon, Les strict à l'image hégélienne de Rome
Quarante-huitards, op. cit., p. 136. comme « Panthéon de tous les dieux et
197. Çf. R. Huard, « Renaissance et de toute spiritualité », mais Panthéon
mort de la République », in collectif, vide, abstrait, collection d'idoles vidées
La Révolution de 1848 en France et de leur spiritualité propre [Leçons....
en Europe, op. cit., p. 52. J. Derrida se op. cit., p. 85).
trompe manifestement lorsqu'il fait du 208. Cité in J. Revel, « Retour sur une
Spectre rouge le journal d'un groupe histoire : Heine entre la France et l'Alle-
révolutionnaire et de Romieu un parti- magne », Revue germanique internatio-
san de la jacquerie [Spectres de Marx, nale. n° 9.1998.
op. cit., p. 189, note). Q est Intéressant 207. Cette métaphore du coq annonçant
de remarquer que Derrida cite cet l'insurrection populaire parcourt toute
exemple à l'appui de la critique qu'il l'œuvre de Heine ; cf. par exemple De la
adresse à Marx et au marxisme quant à France, op. cit., p. 222, ou Allemagne,
l'inutilité de retourner contre lui-même conte d'hiver [op. cit., p. 68). Au
le schème de la conjuration, l'image du moment où Heine rédige ce dernier
spectre tendue par l'adversaire. poème (hiver 1843-44), Marx conclut la
198. Le Tambour Legrand..., op. cit., dernière version de sa Contribution à
p. 32. la critique de la philosophie du droit de
199. De 1'AUemagne, op. cit., pp. 40-41. Hegel par cette phrase : « Quand toutes
200. Avant toute chose, selon Heine, les conditions internes seront remplies,
le Moyen Âge allemand sent, mais il le jour de la résurrection allemande
sent mauvais. Sa putréfaction n'est pas sera annoncé par le chant du coq gau-
achevée et il pue la mort. Çf. à titre lois ». CPDH, p. 105.
indicatif Allemagne, un conte d'hiver, 208. De l'Allemagne, op. cit., p. 37.
op. cit., p. 20. et De l'Allemagne, op. cit., 209. De la France, op. cit., pp. 328-329.
p. 39. 210. Çf. le récit de la comtesse M.
201. « Car le Moyen Age, le vrai, le d'Agoult (alias D. Stern) in M. Agulhon,
pur, nous paraît supportable ; mais on Les Quarante-huitards, op. cit., p. 45 et
veut être délivré de sa parodie exé- la gravure qui illustre cet épisode, ainsi
crable, écœurante contrefaçon de la que le commentaire de S. Le Men in
chevalerie antique, pot-pourri moderne Les Révolutions de 1848. L'Europe des
et gothique, et qui n'est ni chair ni images, op. cit., pp. 54-55.
poisson. Mettez fin au cabotinage de 211. Çf. la réplique horrifiée du spectre
ces ridicules qui jouent si mal leur per- de Barberousse au poète qui fait une
sonnage », Allemagne, conte d'hiver..., description amusée de la guillotine :
op. cit., pp. 65-66. « Quoi! Louis, Marie-Antoinette, sur
202. « Oui, qu'Aristophane en personne une planche garrottés! Le roi et la reine
vienne se montrer à Berlin, il n'est pas ainsi traités au mépris de toute éti-
douteux qu'on lui donne aussitôt un quette ! », Allemagne, un conte d'hiver,
chœur d'argousins; libre à la plèbe de op. cit., p. 62.
le mordre, mais défense de l'applaudir; 212. Çf. De l'Allemagne, op. cit.,
la police doit le saisir et l'enfermer, pp. 39-40.
pour le bon ordre », ibid., p. 100. 213. Le commentaire de Heine porte sur
203. Çf. De l'Allemagne, op. cit., p. 41. deux tableaux de genre de Delaroche
204. Dans ses contemporains alle- exposés au Salon de 1831, De la France,
mands, Heine voit avant tout des op. cit., p. 267.
vampires : « vous êtes capables de 214. Ibid.
mourir sans vous en apercevoir. Oui, 215. « Mon cocher de cabriolet, un
435
Philosophie et révolution
vieux sans-culotte, m'a raconté que, ami, ta sentence, même quand tu juges
quand il vit mourir le roi, il lui sembla à faux », ibid.
"qu'on lui eût coupé un membre à lui- 227. G. Biichner, La Mort de Danton,
même" [un membre, le Membre ? E. K. acte I, scène 3, op. cit., p. 56-je
]. D ajouta : "cela me fit mal dans l'esto- souligne.
mac, et tout le jour la nourriture me 228. De la France, op. cit., p. 234.
dégoûta' », ibid., p. 264. 229. Écrits autobiographiques, op. cit.,
218. Dans les Mémoires, texte saturé p. 114.
d'images fantasmatiques, la descrip- 230. La Mort de Danton, acte I, scène 6,
tion des scènes de castration imputées op. cit., p. 70.
au couple formé par le bourreau et sa 231. De la France, op. cit., p. 222.
compagne-sorcière (« la Gocholse ») est 232. Çf. le poème « Marie-Antoinette »
tout à fait explicite. Çf. Écrits autobio- du Romancero (1851), op. cit.,
graphiques, op. cit., pp. 105-106. pp. 69-73.
217.1. Kalinowski, « L'histoire, les fan- 233. Ibid, op. cit.. p. 73.
tôme et la poésie dans le Romancero », 234. On peut par exemple comparer
Revue germanique internationale, n° 9, le majestueux spectre de l'empereur
1998, p. 136. Barberousse, emblème du nationalisme
218. Ibid, p. 137. teutomane, à l'armure aussi Intacte que
219. C'est le sens de la réplique citée la bannière de sole, et les revenants
supra du spectre de Barberousse au décapités et ridicules des Tuileries
poète dans Allemagne, un conte d'hiver. parisiennes. Çf., respectivement,
220. D'où le recours à des formula- Allemagne, un conte d'hiver, XV et XVI,
tions comme « essence » ou « nature » op. cit., pp. 56-63 et le poème « Marie-
(royaliste ou républicaine) d'un peuple, Antoinette » du Romancero.
cf. par exemple De la France, op. cit., 235. « Cette chose nous regarde cepen-
p. 167. dant et nous voit ne pas la voir même
221. Ibid. Il s'agit d'une critique impli- quand elle est là. Une dissymétrie pro-
cite, mais parfaitement transparente fonde interrompt ici toute spécularité.
aux yeux d'un lecteur de l'époque et Elle désynchronise, elle nous rappelle
de tout lecteur attentif de Heine, du à l'anachronie. Nous appellerons cela
bonapartisme. effet de visière : nous ne voyons pas ce
222. Nouveaux poèmes, op. cit., qui nous regarde », J. Derrida, Spectres
pp. 159-162. Ce poème date de 1839, ce de Marx, op. cit., p. 26.
qui indique que la dialectique du des- 238. « Mais c'est étrange : je croirais
pote et du bourreau est antérieure aux que les pauvres créatures n'ont pas
textes qui font suite à la défaite de 1848 remarqué à quel point elles peuvent
(poèmes du Romancero ou Mémoires). être mortes et qu'elles ont perdu la tête.
223. Romancero, op. cit., pp. 55-57. Étalage, comme autrefois, de fastes
224. C'est le thème du poème « Charles creux, d'hommages surannés; elles
I" » (ibUL, pp. 67-69). sont à la fols ridicules et à faire frémir
225. Ce spectre, à l'inverse des licteurs ces révérences de dames décapitées »,
romains, « marche par derrière », il « Marie-Antoinette » In Romancero,
est l'ombre dont la figure exposée à la op. cit., p. 71.
lumière ne peut se défaire : « je suis 237. « n lui faut maintenant, sans
ton licteur en effet avec ma hache frisure et sans tête, revenir au milieu
impitoyable, et nous sommes insépa- de nobles dames non coiffées et, tout
rables, toi, la pensée, et moi, le fait », comme elle, sans tête. Tels sont les
Allemagne, un conte d'hiver, op. cit., effets de la Révolution et de sa fatale
p. 32. doctrine, et c'est surtout la faute à
228. Voici ce que dit ce spectre au Jean-Jacques Rousseau, à Voltaire aussi
poète : « je ne suis pas un revenant - et à la guillotine », ibid
échappé de tombe obscure ; de rhé- 238. Le reproche que Derrida adresse
torique je n'ai cure, ni de logique, à à Marx, de se livrer, comme ses adver-
l'avenant. Pratique sans Instinct, j'évite saires, à une chasse aux spectres, car il
les propos sans utilité ; mais ce que ta demeure hanté par une métaphysique
tête médite, par mon bras est exécuté. de la présence, une normalité du plein
Le temps passe ; mais mol, sans trêve, et de la transparence, ne nous semble
muet ouvrier, je poursuis tes pensées concerner ni Marx ni Heine, Infatigables
en l'air, et j'agis, ô poète oisif, quand démolisseurs de telles nostalgies onto-
tu rêves. Tu Juges, et moi, le bourreau, logiques. L'accent mis sur la chasse au
serviteur plein d'obéissance, j'exécute, fantôme, c'est-à-dire sur la volonté de
436
Notes pages 106 à 113
se libérer du passé pour que le nouveau l'Allemagne, op. cit., p. 74.
puisse enfin percer, doit lui-même être 251. LuSvig Borne, op. cit., p. 122.
bistoricisé : comme le note F. Jameson 252. « Mais pour les Juifs l'avenir ne
dans son essai consacré à Spectres devint pas néanmoins un temps homo-
de Marx, « on peut supposer qu'une gène et vide. Car en lui chaque Instant
réponse à la critique fondamentale était la porte étroite par laquelle pou-
de Marx que fait Derrida [...] est à vait passer le Messie », W. Benjamin.
chercher dans cette conjoncture par- « Thèses sur la philosophie de l'his-
ticulière où la sensibilité de Marx à la toire », in Essais2..., op. cit., p. 207.
malveillance essentielle du passé et des 253. Çf. Luièce..., op. cit., p. 156.
morts pourrait être supérieure à tout ce 254. De l'Allemagne, op. cit., p. 152.
que l'on peut trouver dans la situation 255. Çf. le témoignage de M.
prototypique de deuil et de mélancolie Oppenheim, qui, se réfère à l'année
telle qu'elle est configurée de manière 1831 in H. H. Houben, Henri Heine...,
exemplaire dans Hamlet » (« La lettre op. cit., pp. 71-72.
volée de Marx », in Futur antérieur, 258. Çf. « La princesse Sabbat » in
« Marx après les marxismes », t II : Romancero, op. cit., p. 263.
« Marx au futur », L'Harmattan, 1997, 257. « Le schalet, c'est l'ambroisie
p. 32). conforme aux rites du vrai Dieu, le pain
239. Allemagne, un conte d'hiver, de délices du paradis, et, comparée à
op. cit., p. 30. un tel régal n'est plus qu'excrément
240. Çf. I Kalinowski, « L'histoire, les du diable cette ambroisie des faux
fantômes... », art. cit., Revue germa- dieux, des dieux païens de la Grèce qui
nique internationale, n° 9,1998, p. 136. n'étaient que diables masqués », ibid.
241. Sur 1b comparaison Ironie alle- 258. Çf. par exemple les descriptions
mande/comédie française, çf. De la récurrentes de l'agneau aux navets de
France, op. cit., p. 340. Teltow, De la France, op. cit., pp. 29
242. Cité in J. Revel, « Retour sur une et 297, ou des « petits anchois en sau-
histoire...», art. cit., Revue germanique mure » {Allemagne, un conte..., op. cit.,
internationale, n° 9.1998, p.25. p. 80).
243. Postface au Romancero, op. cit., 259. Çf. supra, la révolution comme
p. 267. Voir aussi, dans ce même droit de (et à) la vie.
recueil, les poèmes « Seul, dans les 280. Sur la problématique induite
bols » (ibid., p. 177) et « On se revolt », par ce terme, on consultera la
où le poète et sa compagne font figure « Présentation » de M. Espagne et M.
de « deux spectres » galopant parmi les Werner au numéro de la Revue de
morts (ibid., p. 237). synthèse (t. CK. n° 2,1998, pp. 187-
244. Postface au Romancero, op. cit., 194) consacré à ce thème, ainsi que
p. 267. Sur l'allégorie de Merlin, çf. M. Espagne, Les Transferts culturels
supra ch. n, note 6. franco-allemands, Paris, PUF, 1999,
245. Ibid. tout particulièrement pp. 17-49.
248. C'est par cette image que 281. Çf. les belles pages consacrées à
s'achèvent les « Aveux de l'auteur » (De cette triple instance d'interpellation en
l'Allemagne, op. cit., pp. 482-483). si^jet dans les « Mémoires » in Écrits
247. « J'ai veillé, jour et nuit, Dormir, je autobiographiques, op. cit., pp. 94-98.
ne pouvais, comme sous les tentes du 282. De l'Allemagne, op. cit., p. 47.
camp la troupe des amis. [...] Un poste 283. Ibid, p. 450.
est vacant, mes blessures sont béantes, 284. Les Lettres sur l'éducation esthé-
- Un homme tombe - les autres serrent tique de l'humanité ont été écrites entre
les rangs - mais je reste invaincu et mes juin 1794 et octobre 1795 ; les neuf
armes sont Intactes - seul mon cœur est premières (rédigées en septembre et
brisé », « Enfant perdu », Romancero, octobre 1794), les plus explicitement
op. cit., p. 249. politiques, peuvent être lues comme
248. J.-P. Lefebvre, Heine et un commentaire à chaud de la fin du
Hegel..,op. cit., p. 203. régime de la Terreur.
249. Çf. Lutèce..., op. cit., p. Xl-XV et 285. Mentionnons simplement, parmi
notre analyse supra. les épisodes les plus récents, les polé-
250. « Comme un fantôme qui garde un miques, qui ont duré près d'un quart
trésor qu'on lui a confié lorsqu'il était de siècle! (1965-1988), au sujet de
vivant, cette nation égorgée, ce peuple la proposition de donner le nom du
spectre retiré dans ces ghettos obscurs, poète à l'université de sa ville natale,
y conservait la Bible hébraïque », De Dusseldorf. Sur les polémiques autour
437
Philosophie et révolution
de la réception de Heine en Allemagne, de replonger l'univers et l'homme dans
cf. J. A. Kruse, « Bicentenaire de les ténèbres », ibid, p. 110.
Heinrich Heine : réception, gloire et 287. Ibid. p. 102.
polémiques », in J. A. Kruse, La Loreley 288. Dans une note de la seconde édi-
et la liberté..., op. cit., pp. 3-14. tion, la première ayant été détruite par
266. G. Hôhn, Heinrich Heine..., op. cit., la censure, Mme de Staël précise que
p. 14. « je tâchais par cette phrase [sur la
267. De l'Allemagne, op. cit., p. 47. « mer qui baigne les rochers », la fière
268. Testament du 13 novembre 1851, « bannière nationale », etc.] de désigner
in Écrits autobiographiques, op. cit., l'Angleterre; en effet je n'aurais pu
p. 178. parler de la guerre avec enthousiasme,
289. De la France, op. cit., pp. 213-214, sans me la représenter comme celle
et « Fragment sur Waterloo », ln Écrits d'une nation libre et indépendante com-
autobiographiques, op. cit., p. 122. battant pour son indépendance », ibid,
270. De l'Allemagne, op. cit., p. 173. p. 311.
Heine poursuit en opposant le patrio- 289. « Tous les efforts pour esthétiser
tisme à la française, universaliste, et la politique culminent en un seul point.
le patriotisme à l'allemande, rétréci Ce point c'est la guerre », W. Benjamin,
« comme le cuir par la gelée », « L'œuvre d'art... », in Essais 2...,
étroit, hostile à l'idée de citoyenneté op. cit., p. 124.
européenne. 290. Du côté allemand en tout cas. En
271. G. de Staël. De l'Allemagne, France, l'influence de V. Cousin, alors à
Garnier-Flammarion, 1968,1.1 et II. son apogée, a durablement fait obstacle
dorénavant cité comme De l'Allemagne au type de lecture de la philosophie
(St.). allemande proposée par Heine. Çf. M.
272. Comme l'atteste la réaction de Werner, « La réception de Heine en
Sainte-Beuve à la publication de France... », art. cit.
l'ouvrage de Heine : « Henri Heine, De 291. Comme l'ont proposé G. Hôhn,
la France », art repris ln Delà France, (Heinrich Heine..., op. cit., p. 90) et J.-P.
op. cit., pp. 403-404. Lefebvre (Heine et Hegel.., op. cit.,
273. De l'Allemagne, op. cit., p. 43. p. 281).
274. Ibid., p. 430. 292. Cité in A. Vallentin, Henri Heine,
278. Çf. sur ce point M. Werner, « La Paris, Albin Michel. 1956, p. 188.
réception de Heine en France », Cahiers 293. « Notice biographique à l'adresse
d'études germaniques, n° 34,1998, de Philarète Chasles, 15 janvier 1835 »,
pp. 13-14. in Écrits autobiographiques, op. cit.,
276. De l'Allemagne, op. àt., p. 157. p. 159.
277. Ibid, p. 430. 294. Çf. De l'Allemagne, op. cit.,
278. Ibid., p. 157. pp. 48-60.
279. Cf. De l'Allemagne (St) op. cit., 295. Le terme est de Heine lui-même
t. II, p. 303. (ibid, p. 60).
280. Ibid, p. 311. 296. G. Lukacs, Brève histoire..., op. cit.,
281. Ibid, pp. 179-180. pp. 111-112.
282. Ibid, pp. 127-140. Voici quelques 297. De l'Allemagne, op. cit., p. 68.
phrases suggestives : « Kant est bien 298. Ibid, p. 67. C'est Heine qui
loin de considérer cette puissance du souligne.
sentiment comme une Illusion ; il lui 299. Ibid. p. 68.
assigne au contraire le premier rang 300. Ibid. p. 71.
dans la nature humaine », (p. 135) ; 301. Ibid
« Kant qui semblait appelé à conclure 302. Ibid.. p. 69.
toutes les grandes alliances intellec- 303. C'est précisément ce « plébéla-
tuelles, a fait de l'âme un seul foyer où nisme de l'esprit » luthérien, cette
toutes les facultés sont d'accord entre révolte antiaristocratique, qui paraîtra
elles », ibid, p. 139. intolérable à Nietzsche : « la réforme
283. Ibid, p. 200. luthérienne fut dans toute son étendue
284. Ibid, p. 134. la révolte indiquée de la simplicité
288. Ibid, p. 302. contre quelque chose de "nuancé'
286. « [...j ni Locke ni Condlllac n'ont [...] n n'apparaît que trop clairement
connu les dangers des principes de leur ai\jourd'hui combien Luther agissait de
philosophie; mais bientôt ce grain noir, façon néfaste, superficielle, sans dis-
qui se remarquait à peine sur l'horizon cernement en étourdi, dans toutes les
intellectuel, s'est étendu jusqu'au point questions cardinales de la puissance.
438
Notes pages 106 à 113
en homme du peuple surtout, à qui op. cit., p. 52.
faisait défaut toute hérédité d'une caste 312. De l'Allemagne, op. cit., p. 94.
dominante, tout Instinct de puissance » 313. Voir la très forte démonstration
(cf. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. de J.-P. Lefebvre in Heine et Hegel...
P. Klossowskl. Paris, rééd. UGE 10/18, op. cit., pp. 52 sq.
1973, 8 358, p. 370). 314. De l'Allemagne, op. cit., p. 81.
304. Ibid., p. 75. À vrai dire, il s'agit là 315. Ibid., p. 93.
d'un point de relatif accord avec G. de 316. Cette valorisation du moment
Staël, qui caractérise le protestantisme panthéiste par Heine est antérieure au
de « révolution par les idées » et voit tournant opéré par la génération jeune
dans Luther le « caractère le plus alle- hégélienne après 1840, lorsque pan-
mand », qui place le « courage de l'es- théisme et Réforme protestante seront
prit en principe du courage de l'action » plus ou moins assimilés au mysticisme
(De l'Allemagne (St.). op. cit., pp. 243 et à l'égoïsme de la société bourgeoise.
et 244). Heine n'a donc pas tort de voir C'est en ce sens que Marx, reprenant
dans le protestantisme de Mlle de Staël un topos du moment, dénonce le « mys-
un élément d'atténuation de son orien- ticisme logique, panthéiste » de Hegel
tation réactionnaire. (M43, p. 38). Néanmoins, fidèle en cela
305. Voir le parallèle entre la guerre au récit hégélo-heinéen, 11 ne cessera de
des Paysans et la révolution anglaise se réclamer du contenu émancipateur
in ReisebUder. Tableaux de voyage, de la Réforme, notamment dans son
op. cit., pp. 281-283. Introduction de 1844 (cf. infra. chap.
306. De la France, op. cit., p. 122. C'est V). Sur le tournant antipanthéiste de la
exactement la position inverse de celle décennie 1840, cf. W. Breckman, Marx,
de Nietzsche. Pour ce dernier, si Luther the YoungHegelians..., op. cit., passim.
agit ainsi, c'est par ressentiment antia- 317. De l'Allemagne, op. cit., p. 93.
ristocratique. Nietzsche l'accuse d'avoir, 318. Çf. Écrits autobiographiques,
dans sa manie destructrice mue par la op. cit., pp. 137-138.
haine de soi (c'est un « moine raté »), 319. De l'Allemagne, op. cit., p. 107.
« suscité ce qu'il combattait avec tant 320. Ibid., p. 150.
d'intolérance eu égard à l'ordre civil, un 321. Çf. LudwigBôrne.., op. cit., p. 50.
"soulèvement de paysans' ». D'ailleurs 322. De l'Allemagne, op. cit., p. 111.
le titre du paragraphe dont sont extraits 323. Ibid., p. 112.
ses propos est signlflcatlvement intitulé 324. Ibid., pp. 122-123.
« le soulèvement des paysans dans le 325. Ibid., p. 149.
domaine de l'esprit » (cf. F. Nietzsche, 328. Çf. ibid., pp. 138 sq.
Le Gai Savoir, op. cit., 8 358, pp. 369- 327. Ibid., p. 134.
372). Nietzsche établit également la 328. Ibid, p. 194. D ne manque pas
continuité du protestantisme et de la d'intérêt de relever que là où les réac-
Révolution, mais c'est bien sûr pour tionnaires contemporains de Gœthe
rejeter les deux avec dégoût, ibid., voient une trahison des sacro-saintes
g 350, p. 349. valeurs occidentales, la critique contem-
307. De la France, op. cit., p. 122. poraine discerne l'archétype de la
308. De l'Allemagne, op. cit., p. 76. vision « orientaliste », qui construit un
309. Ibid., respectivement p. 176 et Orient mythique et esthétisant conforme
p. 64. à une vision du monde marquée par
310. Heine cite les cas de la conversion le colonialisme. La référence classique
(supposée ou effective) de F. Schlegel, est E. Said, OrientaUsm, New-York,
de Tleck, de Novalis, de Z. Werner, d'A. Vintage, 1979, notamment pp. 154-155
Muller, etc., ibid., p. 175. En fait, Tleck sur Gœthe et son Westôstlicher Diwan.
et Novalis ne se sont pas convertis, 329. Çf. les remarques de J.-P. Lefebvre
se contentant de défendre une image sur le texte des « aveux » de 1855
Idéalisée de la chrétienté médiévale. ln Heine et Hegel.., op. cit., pp. 9 sq.
Çf. le texte de Novalis « Europe ou la Pour rejeter Hegel, le. le point de vue
chrétienté » (in Œuvres complètes, 11, panthéiste et athée, Heine utilise « les
trad. A. Guerne, Paris, Gallimard, 1975, mêmes formules que celles, très hégé-
pp. 307-319), véritable manifeste du liennes, de 1844 », qu'il ne fait que
discours romantique sur la question, « renverser » à sa manière.
dont l'exaltation de l'ordre féodal et la 330. De la France, op. cit., p. 380.
papolâtrie avaient effrayé jusqu'au très 331. C'est la préface à De la France,
réservé Goethe. texte d'une violence de ton « inouïe »
311. J.-P. Lefebvre, Heine et Hegel.., (G. Hôhn) dans sa dénonciation de la
439
Philosophie et révolution
situation allemande, qui représente « Ernst Bloch : l'utopie concrète et le
sans doute le point culminant de cette piège de l'ontologie », pp. 39-56.
critique « gauchiste » de Hegel, De la 351. Ibid p. 125.
France, op. cit., p. 28. 352. Lutèce..., op. cit., p. 356.
332. Lutèce.... op. cit., pp. 369-370. 353. C'est ce que pense notamment
333. De l'Allemagne, op. cit., p. 148. J. P. Lefebvre commentant ce même
334. De la France, op. cit.. p. 380. texte : « c'est dans la mesure où le fan-
335. Ibid., p. 152. tasme est une des formes de manifesta-
336.Ibid. p. 141. tion de l'esprit du temps que Mlchelet,
331. Ibid. p. 152. malgré tout, écrit l'histoire historique :
338. Ibid. c'est la ruse de l'historiographie »,
339. Ibid, p. 154. Heine et Hegel.., op.cit., p. 121.
340. Heine aime volontiers ironiser sur 354. Déjà chez Novalis, la nuit unit désir
le caractère purement spéculatif, voire et mort, plaisir et pulsion de mort Çf.
chimérique, de l'ftme allemande. Çf. par par exemple les célèbres vers de « Désir
exemple, Allemagne, un conte d'hiver..., de nuit » (Sehnsucht nach dem Tod) in
op. cit., pp. 33-34. Œuvres complètes, op. cit., L I, p. 267.
341. « L'Ineffable, la sainte, la mysté- 355. De l'Allemagne, op. cit., p. 141.
rieuse Nuit/c'est l'éternité », Novalis, 358. « Nous ne les oublierons pas, et
Œuvres complètes, op. cit., 1.1, p. 253. quelques-uns d'entre nous les feront
En écho, Tristan réplique : « dans le chanter aux petits-fils qui ne sont pas
vain rêve du jour il n'a plus qu'un encore nés ; mais beaucoup d'entre
unique désir, le désir de la nuit sacrée nous auront alors pourri, soit dans les
où seul vrai de toute éternité le délice cachots de l'Allemagne, soit dans les
de l'amour lui sourit » (R. Wagner, mansardes de l'exil ». ibid, p. 142.
TYistan et Yseult, acte II, scène 2). 357. Comme le souligne G. Lukacs.
342. De la France, op. cit., p. 379. Brève histoire..., op. cit., pp. 102-103.
343. Ibid 358. Chronique du 16 juin 1832 in De la
344. Ibid pp. 379-380. France, op. cit., p. 163.
345. De l'Allemagne, p. 111 - je 359. Ibid., pp. 164-165.
souligne. 360. « C'est seulement à cette époque et
346. Ibid, pp. 153-154. pendant les journées de Hambach que
347. E. Bloch, Le Principe Espérance, le bouleversement général aurait pu
Paris, Gallimard, 1976,1.1, notamment être tenté en Allemagne avec quelque
g 14 « La distinction fondamentale espoir de succès », Ludwig Bôrne...,
entre les rêves éveillés et les rêves op. cit., p. 85.
nocturnes - la réalisation dissimulée de 361. Çf. ibid., op. cit.. p. 91.
souhaits anciens dans le rêve nocturne, 362. Ibid, p. 93.
la fabulation et l'anticipation dans les 363. Ibid, p. 91.
rêves éveillés », p. 99 et passim. 364. De la France, op. cit., p. 380.
348. Ibid., p. 111. 365. De l'Allemagne, op. cit., p. 152.
349. Ibid. p. 118. 366. Ibid, pp. 152-153.
350. Ibid, p. 120. Toutefois, dans sa 387. Écrits autobiographiques, op. cit.,
volonté de se démarquer tant de la p. 137.
théorie freudienne (qui relativise radi- 368. J.-P. Lefebvre, Heine et Hegel...,
calement la souveraineté du Mol), que op. cit., p. 275.
de la valorisation romantique du monde 369. Lettre du 1" mars 1832 citée par
onirique Intérieur de la Nuit, Bloch éla- P. Grappin ln De l'Allemagne, op. cit.,
bore une notion de rêve éveillé dépouil- pp. 506-507, note 37.
lée de toute ambivalence et de toute 370. Ibid, p. 154.
réversibilité interne, en d'autre terme, 371. Ibid, p. 153.
une notion de rêve elle-même onirique. 372. Ibid., p. 155.
En réalité, Bloch a besoin d'un tel 373. Ludwig Borne..., op. cit., p. 108.
concept unilatéralement valorisant du 374. Allemagne, un conte d'hiver,
rêve pour pouvoir l'insérer pleinement op. cit., pp. 8-9.
dans un déploiement du Sujet et du 375. Lettres d'Helgoland ln Ludwig
monde finalisé par une dialectique de Borne..., op. cit., p. 60.
l'essence et une téléologie de la matière 376. Cf. « Les tisserands Siléslens »
d'Inspiration aristotélicienne (çf. ibid, In Nouveaux Poèmes, op. dt., p. 260.
p. 249 et passim). Çf. les remarques Publié en juillet 1844 dans le Vorwàrts,
critiques de J.-M. Vincent in Critique alors que débute dans ce même journal
du travail, Paris, PUF, 1987, chap. n, la polémique entre Ruge et Marx sur
440
Notes pages 106 à 113
le rapport entre révolution politique et 10. Ibid, p. 65.
révolution sociale, ce poème a été très 11. Çf. Prolégomènes..., op. cit., p. 104.
largement diffusé, y compris sous forme Sur la portée de ce retour à Fichte cf.
de feuillets clandestins, et deviendra un l'étude classique de G. Lukacs, « Moses
texte fondateur du mouvement ouvrier Hess and the Problems of Idealist
allemand. Dans une lettre de Londres Dlalectics », in G. Lukacs. PoUtical
du 11 juillet 1847, K. M. Kertbeny Writings (1919-1929), Londres, NLB,
écrivit à Heine que tous les vendredis, 1972, pp. 181-233.
l'Association communiste allemande 12. Pour reprendre l'expression de G.
du West End le lisait comme « prière Lukacs.
d'entrée » (cité in J.-C. Hausschild, 13. Sur le primat hégélien du présent
M. Werner, Heinrich Heine..., op. cit., çf. les remarques de L. Althusser in L.
p. 411). Althusser et alii, Lire le Capital, 1.1,
377. Ibid. Paris, Maspero, 1968, p. 115 et pas-
sim. Curieusement, Althusser rejoint
Chapitre m . Hess de façon quasiment littérale les jeunes
1. Sur la traduction, plus particulière- hégéliens en affirmant que « la caté-
ment celle des énoncés révolutionnaires gorie ontologique du présent interdit
français dans la langue philosophique [chez Hegel] toute anticipation du temps
allemande, cf. les remarques d'Engels historique, toute anticipation consciente
in SF pp. 15-24 et le commentaire de J. du développement à venir du concept,
Guilhaumou « Le jeune Marx et le lan- tout savoir portant sur le futur » (ibid,
gage jacobin (1843-1846) » in L. Calvié p. 118).
(dir.). Révolutions françaises et pensée 14. G. W. F. Hegel. Phénoménologie de
allemande, Grenoble, Ellug, 1989, l'Esprit, 1.1, op. cit., pp. 39-40.
pp. 105-122. 15. C'est assurément à la lumière de
2. Élevé dans la tradition de l'exégèse cette conception hégélienne du pré-
talmudique, Hess n'a jamais fréquenté sent qu'il convient de lire cette phrase
l'école allemande. Son allemand est du Manifeste communiste : « Dans la
incertain jusqu'à l'Age de vingt ans, sa société bourgeoise, le passé domine le
langue maternelle le yiddish. présent; dans la société communiste
3. Mais, autant que celle du savant juif c'est le présent qui domine le passé »,
éclairé, dont lui-même fournit sans MPC. p. 73.
doute le modèle, Mendelssohn désigne 16. Çf. Phénoménologie..., op. cit.,
par ce terme la pratique commerciale, p. 12. Hegel mentionne les exemples
celle-là même que Marx et Hess qua- de la naissance, du lever de soleil (i.e.
lifieront de « pratique juive sordide » la Révolution française), et de la crois-
et qui représentera à leurs yeux le sance du chêne.
summum de la déchéance des juifs et 17. Le premier ouvrage de Hess, dans
de leur participation à l'aliénation de lequel il développe sa critique de la
la société bourgeoise et chrétienne. Çf. philosophie hégélienne de l'histoire,
M. Mendelssohn, « Du salut des juifs » L'Histoire sacrée de l'humanité par un
in G. Raulet (dir.), Aujklàrung. Les disciple de Spinoza, paraît en 1837, soit
Lumières allemandes, Paris, Garnier- un an avant les Prolégomènes à l'histo-
Flammarlon, 1995, pp. 159-163. riosophie de Cleszkowski.
4. « Les juifs sont le ferment de l'hu- 18. La Diarchie..., op. cit., p. 81.
manité occidentale, appelés depuis 19. La dimension prophétique qui sous-
le commencement à lui Imprimer tend le propos hesslen semble toutefois
la caractéristique du mouvement », avoir échappé à Lukacs.
Moses Hess, Berlin, Paris, Londres, La 20. La Diarchie..., op. cit., p. 77.
Triarchie européenne, trad. M. Espagne, 21. Çf. ibid. pp. 82-83.
Tusson (Charente), Du Lérot, 1988, 22. Ibid, p. 89.
pp. 178-179. 23. « La frontière la plus spécifique
5. Leçons..., op. cit., pp. 150-152. entre le passé et l'avenir est cependant
6. Ibid., p. 126. constituée par la Révolution française »,
7. Ibid., p. 72. Cf. A. von Cleszkowski. ibid, pp. 146-147.
Prolégomènes à l'historiosophie, Paris, 24. « L'Europe telle qu'elle se présente
Champ libre, trad. M. Jacob, 1973, déjà en nous en germe est l'accomplis-
p. 15. sement concret de l'idée chrétienne,
8. La Diarchie..., op. cit., p. 62. le royaume de Dieu va être réalisé sur
9. Ibid, pp. 74-75. terre jusqu'à son moment en appa-
rence le plus extérieur. D n'y manquera
441
Philosophie et révolution
même pas les fastes de la "Nouvelle qui fonde conceptuellement, aux yeux
Jérusalem" [...] On ne s'est pas encore de Hess, le principe nouveau dont ce
habitué Jusqu'à présent à voir l'Europe pays est le porteur, Saint-Simon (çf.
comme un tout, comme un organisme, Saint-Simon, La pensée politique de
- et pourtant rien n'est plus Important, Saint-Simon, textes choisis par G.
plus utile selon nous que cette manière Ionescu, Paris, Aubier-Montaigne, 1979,
de voir », ibid., p. 116. pp. 97 sq. et 117 sq.). Lequel place
25. Ibid, p. 115. cette alliance franco-anglaise au centre
26. Les épigones semblent parfois vou- d'une Réorganisation de la Société
loir en rajouter à l'eurocentrisme du européenne (titre de son ouvrage paru
Maître, mais peut-être ne font-ils, par en 1814), projet qui inclut également
leur naïveté, que le révéler. Voir par l'Allemagne que Saint-Simon considère
exemple l'éloge brutal de la colonisa- comme également menacée par une
tion par Cieszkowsld comme moyen révolution, à moins que la réorganisa-
de promotion spirituel du colonisé et tion européenne ne porte ses fruits à
de purification morale du colonisateur temps (cf. ibid.. pp. 88-104).
(Cieszkowsld, Prolégomènes..., op. cit., 38. La THarchie..., op. cit.,, p. 98.
pp. 32 sq.). 39. Ibid., p. 157.
21. Çf. La Diarchie..., op. cit., p. 93, qui 40. « À peine avons-nous commencé à
reprend les grands thèmes des Leçons agir de façon autonome que déjà nous
sur la philosophie de l'histoire. Hess ne prenons peur devant l'esprit qui nous
s'en écarte, nous l'avons vu, qu'en ce anime », ibid.
qui concerne le rôle attribué au peuple 41. Ibid., p. 157.
juif. 42. Tout fidèle lecteur de Heine qu'il
28. Le journal de Hess, à la date du I" soit, Hess se montre plutôt favorable
janvier 1836, évoque la lecture de Zur à son adversaire, jugeant que « Heine
Geschichte der Religion und Philosophie se répand récemment en invectives
in Deutschland, qui forme la première Indignes contre Bôrne » alors que,
partie du recueil De l'Allemagne (cité in sur un ton plus neutre, il se réfère
G. Bensussan, Moses Hess, la philoso- aux « invectives » de Gutzkow à son
phie, le socialisme (1836-1845), Paris, encontre, ibid., p. 150.
PUF, 1985, p. 46). L'ouvrage est cité 43. La THarchie..., op. dt., p. 71.
dans la THarchie (op. cit. p. 81) lorsqu'il 44. Sur cet épisode çf. A. Cornu, Karl
s'agit de souligner le caractère contra- Marx et Friedrich Engels - leur vie, leur
dictoire de l'entreprise de Hegel. œuvre. Paris, PUF, 1958, t. II, pp. 6-7.
29. Ibid, p. 95. 45. Réitérant l'ambivalence du mot
30. Ibid, pp. 146-147. d'ordre « terminer la révolution »,
31. Ibid, p. 88. Il s'agit bien sûr d'un Saint-Simon présente la « cause indus-
Spinoza passé par le filtre de la « que- trielle » tantôt comme un retour au
relle du panthéisme », de Heine et de « but réel, à la vérité, de la révolution »
Hegel. En témoigne par exemple l'inter- (d'où la portée de l'expression « révolu-
prétation donnée par Cieszkowski de la tion industrielle » dont 11 est l'auteur),
thèse spinozienne du parallélisme en but que les métaphysiciens et les
termes de rapport spéculaire (« tout se légistes qui l'ont dirigée ont recouvert
reflète dans tout ») entre microcosme de leurs spéculations juridico-politiques,
et macrocosme (cf. Prolégomènes..., expression de leur insatiable appétit
op. cit., pp. 46-47). de pouvoir, tantôt, quelques lignes plus
32. « Seule la mystique achevée est loin, comme entièrement disjointe des
spéculation. Le premier esprit vraiment « Intérêts de la révolution », quels qu'ils
spéculatif, le mystique achevé, c'est soient, et surtout de leur contenu poli-
Spinoza », La Triarchie..., op. cit., p. 90. tique (antlmonarchique), à l'exception
33. Encyclopédie, add. au 8 151, trad. d'une commune opposition au rétablis-
Bourgeois, Paris, Vrïn, 1970, p. 584. sement de la grande propriété foncière
34. La Triarchie..., op. cit., p. 148. (la Pensée politique..., op. dt., p. 173).
38. Ibid, p. 150. 48. Çf. ibid, pp. 110-111. Çf. également
36. Ibid, pp. 155-156. On aura relevé l'extrait des Lettres d'un habitant de
le glissement, très caractéristique de la Genève sur la nécessit^possibillté de
vision hégélienne, entre les termes de mettre fin à la crise ouverte par la révo-
« réforme » et de « révolution » dans le lution de 1789, ibid., p. 79.
cas de la Réforme allemande. 47. Dans le Catéchisme des industriels,
37. Cette idée d'une alliance avec à la question de « préciser le carac-
l'Angleterre était déjà chère à celui tère de l'état présent des choses en
442
Notes pages 179 à 193
politique », Saint-Simon répond par la 85. Ibid., p. 187.
seule phrase suivante : « Voici, en deux 88. La THarchie..., op. cit., p. 185.
mots, le résumé de ce que vous deman- 87. Ibid.
dez : L'époque actuelle est une époque 68. Çf.. à titre simplement Indicatif, G.
de transition » (ibid., p. 199). Deleuze, Spinoza et le problème de l'ex-
48. H. Durkheim a bien situé cette ligne pression, Paris, Minuit, 1968, pp. 268-
de continuité entre le fondateur de la 281, notamment la note 6 de la p. 270,
pensée du social et le courant socialiste E. Balibar, Spinoza et la politique, PUF,
(cf. Le Socialisme, Paris, PUF, 1992, 1985, pp. 35-62 et « Spinoza, l'anti-
p. 222). C'est en se plaçant dans cette Orwell », art. repris in La Crainte des
tradition que Durkheim propose sa masses. Politique et philosophie avant
célèbre définition du socialisme non pas et après Marx, Paris, Galilée, 1997,
en tant que transformation des rapports pp. 57-99, A. Matheron, Le Christ et
de propriété, a fortiori des rapports de le salut des ignorants chez Spinoza,
production, mais en termes de réorga- Paris, Aubier-Montaigne, 1971, pp. 144
nisation consciente (et unificatrice) de sq., A. Tosel, Spinoza ou le crépuscule
l'économie, et, partant, de l'ensemble de la servitude, Paris, Aubier, 1984,
de la « société » (ibid., p. 49). pp. 245-257.
49. La Pensée politique..., op. cit., 89. C'est le « christianisme pratique »,
p. 178. que d'aucuns taxent d'« indifférentisme
50. Çf. M. Espagne, « Le saint-simo- religieux » (La THarchie..., op. cit.,
nisme est-il jeune-hégélien?», in J.-R. p. 185). Sans entrer en conflit avec les
Derré, Regards sur le saint-simo- confessions existantes, l'État doit assurer
nisme..., op. cit., pp. 45-71. sa promotion non par des professions de
51. La THarchie..., op. cit., p. 217. foi mais par une pédagogie insérée dans
52. Ibid., p. 230. l'institution scolaire (ibid., p. 206).
53. Ibid., p. 232. 70. Ibid., p. 184.
54. Ibid., p. 216. 71. J'adopte dans ce qui suit l'interpré-
55. Ibid., p. 233. Certains débats sont tation dialectique et gramsclenne d'A.
décidément moins récents qu'Us n'en Tosel (çf. Spinoza ou le crépuscule de la
ont l'air ! servitude, op. cit., pp. 233 sq.) car elle
58. « La liberté suprême n'est [...] convient le mieux à mon propos.
pensable que dans l'ordre suprême, de 72. Çf. Traité théologico-politique, trad.
même qu'inversement l'ordre suprême C. Appuhn, Paris, Garnler-Flammarion,
ne peut subsister que de concert avec la 1965, p. 313.
liberté suprême. Car la liberté, comme 73. « (...] la révolution, même si elle a
nous l'avons déjà démontré une fois pour but d'élever le pouvoir suprême
dans cet ouvrage, c'est l'autonomie. au niveau qui lui convient, ne peut par-
L'être autonome est celui qui veut obéir venir à ses fins qu'en courant le grave
à sa propre loi, et puisque l'amour est danger d'une suspension momentanée
aussi bien intellectuel qu'actif, la loi du pouvoir d'État », La Triarchie...,
suprême de l'humanité est aussi la loi op. cit., p. 183.
de chacun de ses membres individuels, 74. Comme le relève A. Cornu, « le but
la liberté et l'ordre, pour peu que l'hu- final de l'Histoire restait, à vrai dire,
manité obéisse à cette loi de l'amour, chez Hess comme chez les jeunes-hégé-
n'entreront jamais pour elle en conflit », liens, la transformation de l'État; mais
ibid., pp. 236-237. par État il entendait moins l'organisa-
57. Cité in D. Dammame, article tion politique que l'organisation sociale
« Saint-Simon », in F. Chfttelet et alli. d'un pays. Il concevait l'État comme
Dictionnaire des œuvres politiques, une sorte d'Église supérieure, destinée
Paris, PUF, 1986, p. 733. à servir de lien spirituel et matériel
58. La THarchie..., op. cit., p. 237. entre les hommes [...] », in A. Cornu,
59. « Là où il s'agit de se battre pour Moses Hess et la gauche hégélienne,
l'idée d'humanité, le peuple anglais Paris, PUF. 1934, p. 40.
est aujourd'hui au premier rang des 75. La THarchie..., op. cit., p. 62.
luttes », ibid., p. 118. 76. Ibid, p. 67.
80. L'expression est de G. Bensussan, 77. Ibid., p. 245.
Moses Hess..., op. cit., p. 18. 78. Ibid.
81. La THarchie..., op. cit., p. 168. 79. Ibid
82. Ibid., p. 169. 80. Sur Schiller, cf. supra chap. i, i. 2,
83. Ibid., pp. 140-141. La Politique entre fondation et salto
84. Ibid., p. 143. mortale.
443
Philosophie et révolution
81. La THarchie..., op. cit., p. 59. philosophiques, trad. L. Althusser, Paris,
82. Ibid PUF, 1958, p. 13.
83. Ibid.. p. 212. 108. Ibid, p. 209.
84. Sur ce point voir la belle démons- 107. PA. pp. 184-5.
tration de G. Bensussan (Moses Hess..., 108. « Ce n'est que par la liberté abso-
op. cit.. passim), qui s'arrête malheu- lue - non seulement du travail au sens
reusement devant les conséquences étroit et borné, mais aussi de tous les
proprement politiques de la démarche penchants et activités de l'homme en
hessienne (qui constituent en fait ses général - qu'est possible l'égalité abso-
véritables présupposés). lue, ou plutôt la communauté de tous
85. La THarchie..., op. cit., pp. 244-245. les biens concevables, et Inversement
88. Cité in A. Cornu, Moses Hess..., la liberté n'est pensable que dans cette
op. cit., p. 46. communauté », SC, p. 167.
87. La THarchie..., op. cit., pp. 242-243. 108. PA, p. 197.
88. Ibid. p. 200. 110. Comme le note à juste titre G.
89. Nous sommes donc en désaccord Bensussan, au cours de cette période
avec G. Bensussan, qui attribue l'ambi- (qui pivote autour de la décisive année
valence à une simple « astuce destinée 1843), le « chemin théorique [de Hess]
à endormir la vigilance du censeur » croise en ce point précis U'Airfhebung
(MosesHess..., op. cit., p. 34). de la philosophie] ceux d'Engels et de
90. C'est là la limite de la critique lukac- Marx », Moses Hess..., op. cit., p. 91.
sienne, du moins en ce qui concerne 111. Ceux que Hess qualifie de « ratio-
le Hess d'avant la « radlcalisation » de nalistes hégéliens » (ou de « rationa-
1843. listes politiques ») « ne sont libéraux
91. La THarchie..., op. cit., p. 191. que dans une sphère qui n'a pas de
92. Ibid, p. 210. réalité, qui ne peut en avoir. [...] Dès
93. Ibid, p. 211. lors qu'il faut redescendre à la réalité
94. Çf. ibid, p. 209. de la vie, [les politiciens rationalistes]
95. Ibid, p. 232. deviennent réactionnaires [...] ce qu'ils
98. Ibid veulent, c'est leur "État rationnel", et
97. Nos remarques porteront sur : comme celui-ci est une fiction, ils ne
« Socialisme et communisme » (doréna- souhaitent en réalité aucune espèce de
vant SC) in G. Bensussan, Moses Hess..., principe libéral », SC. pp. 170-171. Çf.
op. cit., pp. 153-172, « La philosophie également PA, pp. 187 sq.
de l'action » (PA). ibid, pp. 173-197, Ut. Ibid.
« Les derniers philosophes » (DP), ibid, 113. C'est en effet au nom d'un
pp. 198-216, « L'essence de l'argent » athéisme rigoureux que B. Bauer refuse
(EA) in E. de Fontenay, Les Figures que l'égalité des droits soit accordée
juives de Marx, Paris, Galilée, 1973, aux « Juifs en tant que Juifs », tant
pp. 101-148 et « Le catéchisme commu- qu'ils demeurent repliés sur leur par-
niste [Questions et réponses] » (CC) in ticularité religieuse et communautaire.
J. Grandjonc, Marx et les communistes Plus même : Bauer considère que, du
allemands à Paris. Varw&rts, 1844, fait de « leur attachement à leur loi, à
Paris, Maspero, 1974, pp. 187-199. leur langue, à toute leur essence », les
98. IA. p. 13. juifs sont « responsables de l'oppression
99. PA, p. 155. qu'ils ont subie », que la permanence
100. DP, p. 201. de cette « essence » (dont Bauer scrute
101. PA, p. 180. longuement l'origine dans les textes
102. SC, p. 169. sacrés) les a coupés du mouvement
103. DP, p. 208. de l'histoire et séparés des efforts des
104. « Dans la vie aliénée du corps « peuples historiques » en faveur de
social, dans l'argent, le monde mer- l'émancipation. Ce n'est qu'à condi-
cantile jouit de sa vie propre aliénée. tion de sacrifier leur « essence », leur
La soif d'argent du monde mercantile, « nationalité chimérique et apatride »,
c'est la soif de sang du monde animal », en devenant athées de concert avec
ibid, p. 208. les chrétiens qu'ils peuvent prétendre
105. « Sans doute l'homme est la vérité « prendre part aux véritables affaires
de l'animal; mais est-ce que la vie de du peuple et de l'État, sincèrement et
la nature, est-ce que la vie même de sans réserves secrètes » (cf. B. Bauer,
l'homme serait une vie parfaite si les La question juive in K. Marx, QJ, notam-
hommes n'avalent pas d'existence indé- ment pp. 64 sq. et pp. 130 s?). Comme
pendante ? », L. Feuerbach, Manifestes quoi, la « critique » qui se veut la plus
444
Notes pages 193 à 214
sulfureuse et la plus radicale possible la politique de « Juste Milieu » de la
peut parfaitement servir à recycler les monarchie de Juillet (La Question juive,
stéréotypes les plus éculés du très tra- op. cit., pp. 136 sq), sa défense de la
ditionnel discours antisémite. Hess peut « théorie cruelle et inventive en cruau-
à bon droit affirmer que « les jeunes tés », qui « pousse tout à l'extrême et
hégéliens, bien que cela puisse paraître à ses extrémités », à l'encontre de la
paradoxal, sont dans la conscience force cicatrisante et émolliente de la
théologique jusqu'au cou » (PA, p. 187). « vie ordinaire » (ibid., pp. 133-134), sa
114. DP, p. 203. stigmatisation de la « troupe de média-
115. SC. p. 154. teurs » qui prétendent représenter le
116. PA, p. 187. peuple dans le cadre de l'État chrétien
117. DP. p. 202. (ibid p. 124), etc.
118. PA, p. 190. 139. SC, p. 154.
119. SC, p. 164. 140. PA, pp. 196-197 - je souligne.
120. DP. p. 203. 141. Çf. supra chapitre i.
121. PA, p. 181. 142. C'est la raison pour laquelle 11 nous
122. SC. p. 167. est impossible de considérer, à l'instar
123. PA, p. 195. de G. Bensussan, que les articles de
124. DP. p. 203. 1842-43 contiennent « l'esquisse d'une
125. « [...] quel est justement le thème, stratégie », dont cependant « ni les
le cœur de ce livre [L'Essence du chris- eqjeux, ni les objectifs, ni les moyens »
tianisme]? Uniquement et purement ne sont définis, ce qui fait quand même
la suppression de la scission en un beaucoup de lacunes pour une stra-
moi essentiel et un moi inessentiel - la tégie, même à l'état d'esquisse... (çf.
divinisation, c'est-à-dire la position, la Moses Hess..., op. cit., p. 94).
reconnaissance de l'homme total, de la 143. Manifestation exemplaire des
tête aux pieds », Manifestes..., op. cit., pièges du mauvais infini selon Adorno,
p. 224. çf. T. W. Adorno, Essai sur Wagner,
126. Feuerbach lui répond dans l'extrait Paris, Gallimard, 1966, p. 73.
de « L'Essence du christianisme » 144. PA, p. 192.
dans son rapport à « L'Unique et sa 148. Ibid
propriété » que nous avons cité dans la 146. Ibid, p. 193.
note précédente. 147. EA. p. 119.
127. DP. p. 203. 148. Ibid
128. Manifestes..., op. cit., pp. 15-16. 149. EA. p. 146.
129. PA, p. 173. 150. EA, p. 115.
130. « L'activité [...], en un mot, est pro- 151. CC, p. 188.
duction de sol - dont l'esprit ne connaît 152. « Ce qui est vrai des corps des
la loi que par sa propre autoproduc- organismes petits l'est aussi de ceux
tion », PA, p. 175. des grands, et l'est aussi bien des corps
131. Çf. VA. pp. 195-196. inconscients dits physiques que des
132. C'est cette dimension ontologique corps conscients dits sociaux », EA,
du « social » que Cornu occulte dans p. 115. On retrouve là un grand thème
son appréciation de la pensée hes- de la philosophie idéaliste, qui s'enra-
sienne, ce qui le conduit à la fols à la cine dans les récits cosmogoniques et
surestimer (lorsqu'il fait de Hess un les visions mystiques, le principe d'ho-
prédécesseur de Marx dans la décou- méomérie du tout naturel/social.
verte du social; çf. Moses Hess..., 153. EA. p. 116.
op. cit., pp. 2 et 108) et à la dévaluer 154. EA, p. 115.
lorsqu'il oppose (ibid., pp. 91 et 103) 155. EA, p. 117 - je souligne.
de manière simple « solution morale », 156. G. Bensussan, op. cit., p. 114.
ou « utoplque » (de Hess), et « solution 157. EA, p. 148.
sociale » (de Marx), négligeant ainsi la 158. CC, p. 195.
portée intrinsèquement normative, et 159. CC. p. 195.
métaphysique, du concept de « social ». 160. CC. p. 195 - je souligne.
133. SC, p. 163. 161. Selon Feuerbach, l'amour seul
134. Cf. supra chap. n, 4, « la politique permet de dépasser la finitude de
du nom ». l'existence humaine (Manifestes...,
135. SC, p. 163. op. cit., p. 179). D n'est d'autre « tran-
136. SC, p. 165. sition pratique et organique » entre
137. SC, p. 166. l'objet et le si\jet, entre le sujet et son
138. Çf. les diatribes de B. Bauer contre essence générique, entre l'Individu
445
Philosophie et révolution
et la communauté, que l'amour selon Lassale, figure fondatrice pour le mou-
Feuerbach, c'est-à-dire l'amour chré- vement ouvrier allemand.
tien « pris au mot » (ibid., p. 234). Et 173. HV, p. 104. Vu le contexte (impor-
c'est parce qu'« 11 transpose dans la tance de la question religieuse), les
communauté seulement l'essence de dates retenues vont des premiers
l'homme [que] Feuerbach est homme textes de Feuerbach dans les Hallische
communautaire, communiste » (ibid., Jahrbucher (Contribution à la critique
p. 237). de la philosophie de Hegel, 1839) au
162. CC, p. 199. En faisant de l'amour la tournant lié à la fin du rôle prépondé-
« véritable preuve ontologique de l'exis- rant de Weitllng et à l'impact croissant
tence d'un objet à l'extérieur de notre de sa propre intervention (et à celle
tête » (Manifestes.... op. cit., p. 180), d'Engels) au sein de la Ligue, qu'il
l'infinité en acte (çf. note précédente), situe à la fin de cette année 1846 (ibid,
Feuerbach ne dit pas autre chose. p. 105).
163. EA, p. 120. 174. Sans adhérer à la Ligue des
164. CC, p. 196. justes, 11 se lie d'amitié avec deux de
165. « La philosophie prend la place de ses dirigeants, Ewerbeck et Maurer (G.
la religion; c'est justement pourquoi Bensussan, op. cit., p. 75), ce qui n'est
c'est une philosophie entièrement diffé- certainement pas étranger à l'évolution
rente qui prend la place de l'ancienne de ces derniers dans le sens d'une rup-
[...]. Pour remplacer la religion, la phi- ture progressive de la Ligue avec Cabet
losophie doit devenir religion en tant et Weltling et du rapprochement avec
que philosophie, elle doit introduire le groupe du Vorwàrts (J. Granctyonc,
en elle-même, en termes qui lui soient Marx..., op. cit., p. 62). Quand A.
propres, ce qui constitue l'essence de Ruge, l'une des figures de proue du
la religion et fait l'avantage de la reli- mouvement démocratique allemand,
gion sur la philosophie », L. Feuerbach, vient à Paris (août 1843), c'est Hess
Manifestes..., op. cit., p. 99. qui le guide dans les milieux du socia-
166. L. Althusser, « Sur Feuerbach », in lisme français et lui fait connaître F.
Écrits philosophiques et politiques, t. II, Tristan, V. Considérant, Cabet, Dezamy,
Paris, Stock/IMEC, 1995, pp. 241-242. Lamennais, L. Blanc (M. Espagne, cit.,
167. Contrairement à ce qu'affirme p. 30). En 1844, son nom est cité par le
G. Bensussan, pour qui « révolution mouchard de la police, à côté de celui
et amour Intellectuel ont partie liée de Marx, parmi les « intrigants » qui
et la subordination de l'une à l'autre prennent régulièrement la parole au
est toujours conditionnelle et réver- cours des réunions dominicales des
sible » (MosesHess..., op. cit., p. 39). ouvriers allemands à Paris, devant
Bensussan fait en effet de l'amour Intel- la barrière du Trône (B. Andréas,
lectuel une anticipation de la politique « Introduction » in Documents constitu-
de l'avenir post-historique, auquel la tifs de la Ligue des communistes (1847),
révolution ouvre la voie. Mais, avant présentés et rassemblés par B. Andréas,
même d'être post-historique, cet avenir traduction, notes et documentation par
est, pour Hess et pour toute la pensée J. Gran^jonc, Paris, Aubier Montaigne,
du « social », post-politique. 1972, p. 23). En 1847, on le retrouve
168. LF. pp. 27-29. président de la Société ouvrière alle-
166. EA, p. 120. mande de Bruxelles, créée par la Ligue
170. « Nous achetons perpétuellement des communistes, et qui fut à l'initia-
notre existence Individuelle au préju- tive de la fondation de l'Association
dice de notre liberté. Et bien entendu, démocratique pour l'union de tous les
ce n'est pas seulement nous, prolé- pays. Outre Hess, on trouve parmi
taires, mais également nous, capita- les membres fondateurs, K. Marx,
listes, qui sommes ces misérables qui se F. Engels. W. Wolf, G. Weerth, les diri-
sucent le sang et se consomment eux- geants de la révolution belge Mellinet et
mêmes. Tous, tant que nous sommes, Jottrand, etc. (F. Mehring, Karl Marx...,
nous ne pouvons manifester librement op. cit., pp. 171 sq).
notre vie, ni créer, ni agir les uns pour 175. A. Cornu, Moses Hess..., op. cit.,
les autres », EA, p. 124. p. 65.
171. Çf. MPC, pp. 95-105. 176. La formule est de A. Cornu, ibid.,
172. Comme l'affirme, par exemple, p. 87.
Lukacs, qui saisit pourtant de manière 177. Çf. J. Grandjonc, Marx...,op. cit.,
profonde les liens entre le socialisme p. 73.
antipolitique de Hess et celui de 178. Essentiellement sur la foi du texte
446
Notes pages 214 à 222
d'Engels Contribution à l'histoire de préindustrielles de travail dépendant
la Ligue des communistes (in 0 4, (de type artisanal ou manufacturier).
pp. 1105-1122), daté de 1885, et qui 188. Réponse à la première question
entendait combler un vide de réfé- des Principes « Qu'est-ce que le com-
rences sur une « période atjourd'hui munisme? », PC, p. 191.
[à cette date là] presque oubliée » 187. « Les communistes [...] savent
(Contribution.... cit., p. 1105). trop qu'on ne fait pas les révolutions à
179. Tel est l'enjeu de la rectification volonté, de propos délibéré, mais que
rendue possible grâce à la publication partout et de tout temps, elles sont la
des documents constitutifs de la Ligue conséquence nécessaire de circons-
des communistes par B. Andréas en tances absolument indépendantes de la
1969 (édition française : Documents directions de partis, séparément, et de
constitutifs..., op. cit.). classes tout entières », PC, pp. 215-217
180. Les six premières questions- - j e souligne.
réponses du projet de profession de foi 188. Cf. PC. questions 16 à 19 et 24
illustrent assez bien la doctrine établie à 25, pp. 215-223 et 231-237 où sont
de la Ligue. Voir, à titre indicatif, la abordés les problèmes des objectifs
sixième : « Comment voulez-vous pré- transitoires, des alliances, du pro-
parer votre communauté des biens? Par gramme, du lieu et du moment de la
l'instruction (Aitfklànmg) et l'union du révolution.
prolétariat », ibid., pp. 125-127. 189. « Toutes ces circonstances contri-
181. À vrai dire, le projet de profession buèrent à la transformation tranquille
de foi, texte de compromis devant ser- qui s'accomplissait au sein de la Ligue
vir de base à une discussion, évite de et notamment parmi les dirigeants de
trancher sur ces points. À partir de la Londres », Contribution..., cit., p. 1113.
septième question, la patte d'Engels D ne s'agit pas d'une formulation iso-
devient plus sensible et nombre de for- lée : l'ensemble du récit engelslen tend
mulations anticipent largement sur les à accréditer l'idée d'une victoire facile
futurs Principes du communisme. et quasi naturelle de ses conceptions
182. « C'est encore ce catéchisme de et de celles de Marx sur celles de leurs
1844, ou un texte proche que Moses adversaires.
Hess, au cours de l'été 1847, fit adopter 190. C'est pourtant ce qu'affirme G.
par les sections parisiennes de la Ligue Bensussan à propos de M. Hess, repro-
des communistes lors de la discussion duisant sur ce point les conceptions
du "Projet de profession de foi commu- essentialistes d'Althusser, mais aussi, à
niste" proposé en juin par le congrès partir de présupposés diamétralement
constitutif de la nouvelle Ligue, ce qui opposés, de G. Lukacs.
amena Engels à rédiger un contre-pro-
jet, connu sous le nom de "Principes du Chapitre IV. Engels
communisme* et qui fut l'avant-der- 1. Comme le précise le g 189 des
nière phase préparatoire à la rédaction Principes de la philosophie du droit.
du Manifeste », J. Granctyonc, Marx..., Principes..., op. cit., pp. 223-224.
op. cit., p. 74.
2.M44, pp. 132-133.
183. Cf. J. Bruhat, « Introduction », 3. Le socialiste ricardien Thomas
MPC, p. 14. Hodgskin publie sa Défense du tra-
184. Usant d'une typique manœuvre vail contre les prétentions du capital
d'appareil, Engels décide de court-cir- (trad. française in J.-P. Osier, Thomas
cuiter l'Instance de base de la Ligue Hodgskin. Une critique prolétarienne
(les communes) et de s'appuyer sur le de l'économie politique, Paris, Maspero,
seul niveau intermédiaire, le district ou 1976, pp. 97-140) en 1825, soit six
cercle (Kreise), sachant y trouver un ans avant la mort de Hegel. Dans sa
meilleur rapport de forces. La lettre à Préface au Livre II du Capital (1885),
Marx du 25-26 octobre 1847 est élo- Engels signale l'existence de « toute
quente, Cor. 1, pp. 498-499. une littérature qui, entre 1820 et 1830,
185. Cf- PC. questions 1 à 10, pp. 191- tourne contre la production capitaliste,
201 : le communisme est la théorie de dans l'intérêt du prolétariat, la théorie
la libération spécifique au prolétariat, ricardlenne de la valeur et de la plus-
dont l'existence (et la lutte) coïncide value » et cite parmi ses représentants
avec la révolution industrielle et qui Hodgskin, W. Thompson, Ravenstone,
se distingue qualitativement de toutes etc. Cf. K, II, 1, pp. 19 sq. Selon
les classes exploitées qui l'ont précédé E. P. Thompson, « la publication de la
(serfs, esclaves...) et même des formes
447
Philosophie et révolution
Défense du travail, et sa réception dans canonique de la formation de la pensée
le Trades Newspaper, représente le pre- marx-engelsienne.
mier point de jonction entre les "éco- 14. M44, p. 2. C'est Marx qui souligne.
nomistes du travail" ou les owenlstes et 15. G. Lukacs, Moses Hess and the
une partie du mouvement ouvrier » (The Problems of Idealist Dialectics, op. cit.,
Making of the English Worting Class, pp. 183-184.
Penguin, 1980, p. 857). 16. Pour reprendre les termes de S.
4. Sur la dimension proprement théo- Mercier-Josa (Théorie allemande...,
rique et politique du jeune (et du moins op. cit., p. 190 - je souligne).
jeune) Engels, on se reportera à l'étude 17. LF, p. 27.
de G. Lukacs, « Friedrich Engels, 18. Commentaire d'un fragment de
théoricien de la littérature et critique Fourier sur le commerce, in LU, p. 54 -
littéraire », ln Marx et Engels..., op. cit., je souligne.
pp. 67-112. 19. LA, p. 127.
5. Cf. Lettre d'Engels à Ruge, 26 juillet 20. Ibid, pp. 125-127.
1842, Cor. 1. p. 261. 21. Sur le parallèle Engel&Tocqueville
6. G. Lukacs, Marx et Engels..., op. cit., à propos du modèle anglo-saxon voir
p. 70. D. Losurdo, « Phénoménologie du pou-
7. F. Engels, « Ernst Moritz Arndt », in voir : Marx, Engels et la tradition libé-
MEW, Ergônzunsband, Zweiter Teil, rale », in G. Labica/M. Delbraccio (dir.),
Berlin, Dietz Verlag, 1967, p. 123. Friedrich Engels, savant et révolution-
8. Çf. les trois écrits qui composent naire, PUF, 1997, pp. 51 sq.
une sorte d'« Antl-Schelllng » - c'est 22. LA, pp. 124-125. Emporté par la
sous ce titre général qu'ils sont d'ail- dimension antlpolltique de son projet
leurs regroupés dans l'édition MEW : socialiste, Engels sera par la suite (çf.
Schelling iiber Hegel, Schelling und die les articles au Vorwàrts d'ao&t-sep-
Offenbarung, Schelling, der Philosoph in tembre 1844) amené à minimiser ce
Christo, MEW, Ergànzunsband, op.cit., point décisif. Nous y reviendrons.
pp. 163-245. 23. Cf. LL. p. 157.
9. Marx à Feuerbach. 3 oct. 1843, Cor. 24. Le débat sur les conséquences
1. p. 302. dans la longue durée de l'arriération
10. Plusieurs parmi les premiers politico-culturelle britannique n'est
articles d'Engels (contre E. M. pas près de se clore comme le montre
Arndt, le début de la polémique avec le travail de T. Nalrn (The Enchanted
Schelling, des poèmes et des critiques Glass. Britain and its Monarchy,
littéraires...) ont été publiés, sous le Londres, Radius, 1988). La question
pseudonyme de F. Oswald, dans le n'est plus désormais, comme le laissait
journal fondé par Gutzkow, Telegraph entendre la première version des thèses
fur Deutschland Çf. Friedrich Engels, d'Anderson et de Nalrn, de remettre en
Écrits de jeunesse, vol. 1, Paris, cause le développement capitaliste de
Éditions sociales, 2015. la Grande-Bretagne, ni même, seconde
11. Çf. ses lettres à son frère Hermann version défendue par Anderson, de
du 11 février 1839 et à sa sœur Marie mettre l'accent sur les spécificité de
des 7 janvier 1839, 21 décembre 1840, ce développement, ie. ses échecs ulté-
18 février et 3 mars 1841, ainsi que - rieurs comme contrepartie de sa supré-
concernant sa traduction non conservée matie précoce (çf. P. Anderson, English
des poèmes de Shelley - la lettre à L. Questions, Londres, Verso, 1992). Selon
Schlicklng du 18 juin 1840. le dernier Nairn, l'absence de révolu-
12. Çf. Lettre de Hess à Auerbach du tion démocratique-bourgeoise a per-
19 juillet 1843 : « l'année dernière, mis aux éléments de l'ancien régime,
alors que j'étais sur le point d'aller à à commencer par la monarchie, de
Paris, Engels, qui est maintenant en construire, autour de l'Image fétichlsée
Angleterre où U écrit un gros ouvrage de la famille royale, un nationalisme
sur ce pays, arriva à Cologne, venant de très particulier dépourvu de la dimen-
Berlin. Nous parlâmes des questions du sion à la fols ethnique et populaire,
jour, et lui, qui est un révolutionnaire de démocratique et égalitalre, propre à
l'An I, me quitta entièrement converti l'État-nation moderne, à laquelle 11
au communisme. C'est »ln<rf que sert de substitut. Contrairement aux
j'exerce mes ravages », cité in A. Cornu, affirmations engelsiennes ultérieures
Moses Hess..., op. cit., p. 65. sur le caractère « social » et mûr de
13. Et nullement de Marx (cf. infra), la situation anglaise, ce nationalisme
contrairement aux mythes du récit a agi comme un facteur permanent de
448
Notes pages 214 à 222
déradlcallsatloD de la vie politique et 36. Ibid. p. 157.
intellectuelle et bloqué par avance toute 37. Ibid.
perspective révolutionnaire. 38. Aujourd'hui, notamment après l'ou-
25. LA, pp. 123-125. vrage monumental d'E. P. Thompson
2t. Cf. l'ultime écrit de Hegel « À pro- (The Making..., op. cit., passim), toute
pos du "Reform Bill" anglais » (Écrits tentative d'étudier l'histoire du mouve-
politiques, op. cit., pp. 355-395), dont ment anglais qui ferait abstraction de
l'analyse de la situation anglaise se clôt la dimension religieuse (entre autres
sur le dilemme réforme ou révolution. du rôle du méthodisme et des mouve-
27. Cf., LA, p. 135. ments protestants dissidents à forte
28. LA, p. 137. tonalité messianique) ne peut être
29. Voir plus particulièrement les deux acceptée. Il est vrai aussi, comme le
premières correspondances à la Gazette relève Thompson (ibid., p. 468), que des
rhénane, LA pp. 121-131. Le constat fractions significatives du prolétariat,
s'affinera dans la Situation; comme le notamment au sud du pays, s'étaient
note E. Hobsbawm, « loin de noircir effectivement éloignées de toute pra-
la bourgeoisie, Engels se montre visi- tique religieuse. Reste qu'« 11 serait pré-
blement dérouté par son aveuglement maturé de penser que dans les années
Q ne cesse de répéter que si elle était 1830 les travailleurs anglais étaient
intelligente, elle apprendrait à faire des entièrement ouverts à l'idéologie sécu-
concessions aux travailleurs », « Avant- larisée » (ibid., p. 882).
propos », SCLA, p. 22. 39. Cf. l'étude classique de G. Stedman-
30. Je reprends cette idée à C. Preve (La Jones, « Rethlnking Chartism », ln
passione durevole. Milan, Vangellsta Languages of Class, op. cit., pp. 90-180.
Editori, 1989, ch. 1, « Capitallsmo senza Stedman-Jones a également souligné
borghezia »). la sélectivité de l'interprétation du
31. Reisebilder..., op. cit., 1.1. p. 252. mouvement ouvrier anglais par le
32. D. Cannadine (cf. son étude clas- jeune Engels, à laquelle Marx serait
sique « The Context, Performance davantage resté fidèle que son propre
and Meanlng of Rltual : The Brltlsh auteur, dont les positions ont évolué à
Monarchy and the Invention of partir de 1858. Çf. G. Stedman-Jones,
Tradition, c. 1820-1977 », in « Karl Marx and the English Labour
E. Hobsbawm, T. Ranger, dir., The Movement », in Marx en perspective,
Invention of Tradition, Cambridge UP, textes réunis par B. Chavance, Éditions
pp. 101-164) et T. Nairn (The Enchanted de l'EHESS, 1985, pp. 609-624.
Glass..., op. cit., passim) ont brillam- 40. Çf. Th. Hodgskin, « Défense du tra-
ment montré comment ce décorum est vail... », op. cit., pp. 131 sq.
le produit d'une pure reconstruction, 41. LL, pp. 155-157.
d'un Moyen Age Imaginaire forgé par 42. Comme le précisera par la suite l'ar-
la monarchie lorsqu'elle doit affronter ticle Progrès de la réforme sociale sur le
le défi de la Révolution française, et en continent, en rester aux seuls principes,
aucun cas le signe d'une continuité inin- disjoints des « intérêts », signifierait
terrompue avec le passé médiéval. régresser vers l'« abstraction » et la
33. LL, p. 157. « nullité politique » de la situation alle-
34. LL, p. 159. Le vieil Engels se pen- mande, PRS, p. 136.
chera plus systématiquement sur le 43. LA. p. 125.
christianisme primitif et développera 44. Ibid. p. 137.
cette idée, à vrai dire assez courante 45. Rappelons les dates de quelques
tout au long du xix* siècle, du parallé- textes marxiens qui encadrent cette
lisme entre celui-ci et le mouvement période précédant le séjour parisien ;
ouvrier. De Leroux à Flora Tristan ou octobre-novembre 1842 : article
Lamennais, le socialisme romantique, « Débats sur la loi relative au vol de
notamment français, avait fait de ce bois » paru dans la Rheinische Zeitung,
thème un lieu commun « positif », avant janvier 1843 : article « Justification du
l'« Inversion » de signe opérée par la correspondant de la Moselle » égale-
critique réactionnaire fin de siècle, ment paru dans la Rheinische Zeitung,
de Taine à Nietzsche (le christianisme mars 1843 : correspondance avec Ruge
comme « religion des faibles », du et début de rédaction de la Critique du
« troupeau », etc.). droit politique hégélien, été 1843 : À
35. Cf. IL p. 177. Sur la diffusion de propos de la question juive.
Byron et Shelley au sein des classes 46. Çf. les appréciations sur les rapports
laborieuses, ibid. p. 159. des théories socialistes et communistes
449
Philosophie et révolution
dans la lettre de Marx à Ruge de sep- de la foule », in E. P. Thompson et alii,
tembre 1843 (Cor. 1. pp. 298 sq.). La Guerre du blé au xviw siècle, op. cit.,
47. Préface de 1859, CEP. p. 3. pp. 31-92.
48. ECEP, p. 33. 68. Sur la vision de Sismondi et son rôle
49. Ibid., pp. 45, 65 et 95. dans la généalogie comparée du terme
50. Sur ce point, qui tourne pour une de « révolution industrielle » en France
large part autour du rapport entre le et en Grande-Bretagne, çf. G. Stedman-
Smith de la Théorie des sentiments Jones, « Industrie, Pauperism and the
moraux et celui de la Richesse des Hanoverian State : the Genesis and the
nations, on se reportera à J. Mathiot, Politlcal Context of the Original Debate
Adam Smith. Philosophie et économie : about the "Industrial Révolution" in
de la sympathie à l'échange, Paris, PUF, England and France. 1815-1840 »,
1990. Papers ofthe Center for History and
51. A. Smith, La Richesse des nations, Economies, Jan. 1997. Sur le fond saint-
Paris, Flammarion, 1991,1.1, p. 79. simonien du terme, entièrement négligé
92. Le thème est souvent repris, par par Stedman-Jones, on consultera J.
exemple dans le chapitre consacré au Grandjonc, Communisme..., op. cit., 11,
salaire, çf. A. Smith, La Richesse..., pp. 128-132.
op. cit., 1.1, op. cit., pp. 140-143. 87. ECEP. pp. 41-43.
53. Ibid, pp. 467-514. 68. Ibid. p. 43.
54. ECEP, p. 43. 69. Ibid, p. 39.
55. Ibid. pp. 47-49. 70. « [...] le concept de valeur est
58. Ibid, p. 49. déchiré violemment et [...] chacun des
57. Cf. G. Bensussan, Moses Hess..., aspects isolés est tenu pour le tout »,
op. cit., p. 126. ibid., p. 57.
58. ECEP, p. 41. D paraît donc impos- 71. « [...] dans l'économie tout est ainsi
sible d'accepter l'interprétation d'Al- renversé sur la tête, la valeur qui est
thusser, selon laquelle, en Angleterre, à l'origine du prix est placée sous la
Engels découvre « le capitalisme dépendance de son propre produit.
développé, et une lutte de classes qui Cette Inversion (Umkehnwg), c'est
suivait ses propres lois, en se passant connu, est l'essence de l'abstraction
de la philosophie et des philosophes » (Abstraktion), comparer Feuerbach sur
{Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 78 ce point », ibid., p. 59.
et note; dans le même sens, G. Labica, 72. ECEP. pp. 101-103.
Le Statut marxiste de la philosophie, 73. Ibid. pp. 77-79.
Paris, PUF, 1976., p. 61). Son prétendu 74. Ibid, p. 79 - traduction modifiée.
« gauchisme » théorique, comme 75. Nous avons déjà abordé, au cours
l'indique une lecture tant des écrits de du chapitre précédent, le rôle fonda-
1842-43 que de la Situation de la classe teur de Saint-Simon. Citons également,
laborieuse en Angleterre (1845), parle parmi ces « grands récits » de l'organi-
massivement allemand, l'allemand de sation, Louis Blanc et sa monumentale
Feuerbach plus particulièrement ce Organisation du travail (1839) in G.
qui, nous le verrons, rapproche Engels M. Bravo, Les Socialistes avant Marx,
pendant toute cette période davantage op. cit., t II, pp. 134-166. La question
de Hess que de Marx. se pose de savoir si nous n'avons pas
59. ECEP, p. 37. affaire là à une constante chez Engels,
80. Ibid, p. 51. qui sera fortement reprise, avec des
81. Ibid, p. 59. Çf. également : « l'af- conséquences de très grande portée
frontement de capital à capital, de tra- dans le mouvement ouvrier, dans VAnti-
vail à travail, de propriété à propriété Diihring. Çf. l'excellente mise au point
entraîne la production dans une ardeur de J. Robelin, « Engels et la rectifica-
fébrile où eAe renverse sur la tête tion du socialisme » in G. Labica/M.
(sie... aufden Kopfstellt) tous les rap- Delbraccio (dir.), Friedrich Engels...,
ports naturels et raisonnables », ibid, op. cit., pp. 41-50.
pp. 81-82. 76. La brève référence fouriériste est
62. Ibid, p. 35. sur ce point symptomatique; sans la
63. Ibid, p. 45. L'expression sera développer, elle suggère l'idée d'une
reprise par Marx dans les manuscrits société harmonieuse conçue comme une
parisiens (M44, p. 80). vaste machinerie où le jeu (« l'émula-
64. ECEP. p. 39. tion ») entre forces individuelles, une
65. Çf. notamment la contribution fois dépouillé de son caractère antago-
d'E. P. Thompson, « L'économie morale nique, posséderait sa « sphère propre et
450
Notes pages 214 à 222
raisonnable ». Cf. ECEP, p. 81. 95. « La démocratie vers laquelle l'An-
77. ECEP, pp. 69-71-trad. modifiée. gleterre s'achemine, c'est la démocratie
78. ECEP. p. 77. sociale », ibid, pp. 215-216.
79. ECEP, p. 79. 96. Ibid p. 216.
80. C'est l'héritage du babouvisme, très 97. Et ce au moment même où, dans
vivace dans les sociétés secrètes qui sa polémique avec Ruge dans les
fleurissent sous la monarchie de Juillet, colonnes du même journal, Marx atteint
moment fondateur pour l'action auto- également le point culminant de son
nome des classes dominées dans toute antipolltisme.
la période post-89, qu'Engels connaît 98. Ibid, p. 208.
fort bien comme le montre la présenta- 99. « En effet, le mot roi est l'essence de
tion qu'A en fait à destination du public l'État, comme le mot Dieu est celle de
anglais (PRS, pp. 119 et 123). la religion, même si ces deux mots ne
81. S'il est vrai qu'« aussi longtemps signifient strictement rien dans la réa-
que vous continuerez à produire de la lité... ». ibid., p. 210.
manière actuelle, inconsciente, irré- 100. Après avoir relevé le fait que
fléchie, abandonnée aux caprices du les ouvriers anglais ont déjà dépassé
hasard, les crises commerciales subsis- l'étroitesse liée au particularisme natio-
teront », il est permis d'en conclure que nal, Engels précise à quel titre, com-
la révolution représente le premier pro- munément revendiqué, il salue leurs
cessus conscient qui met fin aux crises efforts : « j'ai constaté que vous êtes des
et aux rapports qui les produisent. hommes, membres de la grande famille
82. PRS, pp. 117-118. Internationale de l'humanité, qui avez
83. Rarement, en effet, l'importance de reconnu que vos intérêts et ceux de tout
la fonction nationale d'une transforma- le genre humain sont identiques; et
tion philosophique aura été aussi claire- c'est à ce titre de membres de la famille
ment soulignée. Cf. ibid., p. 135. "une et indivisible' que constitue l'hu-
84 .Ibid. manité, à ce titre d'êtres humains au
85. Ibid, p. 119. sens le plus plein du terme, que je salue
86. Dans la « philosophie sociale » - moi et bien d'autres dans le continent
fouriériste, Engels discerne notam- - vos progrès dans tous les domaines
ment une définition de l'esprit humain et que nous vous souhaitons un succès
comme « activité » et une Identification rapide ». SCLA, p. 29.
du travail et de la jouissance. 101. Telle est selon Foucault l'idée
87. Ibid, p. 127. Inouïe qui sous-tend l'« analytique de
88. Engels n'ignore pas qu'ils sont la finitude » propre à l'humanisme
« plus favorables à une monarchie élec- moderne : l'Homme à la place de Dieu
tive », ibid., p. 47. (du Fondement) du fait même de sa
89. Engels emboîte le pas & Hess quand finitude essentielle (çf. Les Mots et les
il s'agit de délaisser le politique au Choses. Une archéologie des sciences
bénéfice du social, mais II demeure humaines, Paris, Gallimard, 1966,
fidèle & l'anglocentrisme (du moins pp. 323 sq). Les formulations feuer-
apparent) de la THarchie au moment où bachiennes nous en ont fourni une
Hess revient au face-à-face classique version particulièrement naïve, donc
France-Allemagne. transparente.
90. Vor., p. 200. 102. « J'ai de même utilisé constam-
91. Il s'agit d'un topos du récit histo- ment comme synonymes les expres-
rique en termes de race et de luttes sions : « ouvriers » (working men) et
de races. Nous y reviendrons longue- prolétaires, classe ouvrière, classe indi-
ment par la suite, à l'occasion de sa gente et prolétariat », SCLA, p. 33.
reprise dans la Situation de la classe 103. La suite de l'article du Vorw&rts
laborieuse. souligne l'expansivité interne à l'ordre
92. Ibid. p. 199. social : « c'est en Angleterre seulement
93. « Le XVIII E siècle ». ibid, que les individus en tant que tels, bien
pp. 202-203. que ne revendiquant consciemment
94. « [...] la dissolution du servage féo- aucun principe général, ont poussé au
dal a fait "du paiement comptant le seul développement national et l'ont mené
lien parmi les hommes*. [...] Le renver- tout près de son terme », Vor., p. 203.
sement de tous les rapports humains est 104. C'est ainsi que Foucault définit
total », ibid., pp. 203-204. On reconnaît le principe de fonctionnement des
bien sûr dans ces lignes l'impact de la rapports de pouvoir modernes, dans
critique hessienne de l'argent. leur double dimension de pouvoir
451
Philosophie et révolution
disciplinaire et de biopouvoir, fonction- 113. Voir, par exemple, la prégnance
nement indissociable de leur étatisation, des thèmes de l'« hygiène » et de la
de leur incorporation dans la trame « guérison » des « pathologies » du
des appareils de l'État capitaliste (Çf. social, assimilé à un « corps » ou un
La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, « organisme », martelés par Durkheim
1976, pp. 182 sq.). dans Les Règles de la méthode socio-
109. SCLA, pp. 147-148. logique (Paris, PUF, 1990, pp. 74-75).
10«. SCLA. p. 177. L'assimilation de la réorganisation
107. Ibid. p. 359. sociale à une thérapie médicale, et
108. Çf. R. Owen, Textes choisis, plus particulièrement à celle appliquée
sous la resp. de A. L. Morton, Paris, aux aliénés, est encore plus claire chez
Éditions sociales, 1963, p. 58. Comme Owen. Çf. Textes..., op. cit., p. 183. On
le remarque très justement E. ne saurait oublier que la médicalisa-
P. Thompson, c'est la rigueur même tion constitue la tendances lourde par
de son « matérialisme mécaniste » qui excellence des dispositifs du biopouvoir
appelle l'élément messianique chez étatique...
Owen quand il s'agit de penser le chan- 114. Cf. l'analyse de P.-F. Moreau, Le
gement des circonstances, car toute Récit utopique. Droit naturel et roman
conception de pratique transformatrice, de l'État, Paris, PUF. 1982.
et, a fortiori, révolutionnaire y est par 115. « Industrialisme » saint-simonlen,
avance exclue (The Making..., op. cit., « mécanisme sociétaire » fouriériste
p. 865). fondé sur une rationalisation statistique
109. Cf. les remarques éclairantes de M. de l'économie des passions, machinerie
Abensour, article « Robert Owen », in F. d'éducation totale à prétention scien-
Chfttelet et aUi, Dictionnaire des œuvres tifique chez Owen, les élaborations ne
politiques, op. cit., pp. 619-632. manquent pas qui visent à « mettre la
110. The Making..., op. cit.. p. 859. E. technologie sociale à la hauteur de la
P. Thompson note que si les idées du technologie Industrielle » (M. Abensour,
premier Owen avalent été mises en op. cit., p. 627).
application, le résultat aurait été peu 118. P.-F. Moreau, Le Récit..., op. cit.,
différent d'une variante de workhouse p. 142.
(ibid., p. 861). 117. Sur la fonction de neutralisation
111. « Les deux plus grands philosophes comme fondement du dispositif uto-
pratiques de ces derniers temps [à pique, je renvoie à l'analyse désormais
savoir Bentham et Godwin] sont [...] la classique de L. Marin, Utopiques. Jeux
propriété presque exclusive du prolé- d'espaces. Minuit, 1973 ainsi qu'aux
tariat », SCLA, p. 297. Heine rangeait remarques de F. Jameson, « Of Island
déjà les « benthamistes, prédicateurs and Trenches : Neutrallzation and the
de l'utilité » parmi les « partis révolu- Production of Utoplan Discourse » in
tionnaires » agissant en Angleterre et F. Jameson, The Idéologies ofTheory.
s'inspirant du matérialisme de Locke Essays 1971-1986, Vol. 2 : The syntax
(De l'Allemagne, op. cit., p. 82). ofhistory, University of Minnesota Press,
112. Nous avons déjà évoqué le rôle-clé Minneapolis, 1988.
de Saint-Simon. Selon J. Grandjonc, 118. Engels réserve le terme de « philo-
« "science sociale/doctrine sociale" en sophie sociale » à Fourier dont il oppose
français, "social System/social science" la « recherche scientifique » et la « pen-
en anglais remplissent en effet dans sée fraîche, systématique et sans préju-
les écrits de Fourier et de Saint-Simon gés » au mysticisme de Saint-Simon. Cf.
d'une part, dans ceux d'Owen de l'autre PRS, pp. 120-121.
- et de leurs disciples respectifs - la 119. SF, p. 158; AD. pp. 298-301. C'est,
fonction de l'abstrait socialisme/socia- de manière significative, le caractère
lism, tandis que "social" connaît dès le « pratique » de l'ingénierie owenienne
début du siècle en français, à partir des qui est à chaque fois loué, de même
années 1820 en anglais, une évolution que la « compétence technique » et les
sémantique qui l'amène à signifier dons de « calcul » attribués au person-
"socialiste/soci ailstic" », Communisme..., nage ; dans un passage éloquent, cf. AD,
op. cit., p. 105. Ce n'est que vers le p. 300, Owen est crédité non seulement
milieu du siècle que « science sociale » du « communisme le plus résolu » mais
et « socialisme », encore interchan- aussi de « l'élaboration complète de
geables dans des œuvres de Proudhon l'architecture destinée à la communauté
comme Qu'est-ce que la propriété? communiste de l'avenir, avec plan, élé-
(1840), se dissocieront clairement. vation et vue cavalière », ibid., p. 302.
452
Notes pages 251 à 257
120. L'ouvrage décapant de M. autochangement, terme supprimé// ne
Angenot, L'Utopie collectiviste. Le peut être saisie et rationnellement com-
grand récit socialiste sous la Deuxième prise que comme pratique révolution-
Internationale. Paris, PUF, 1993, offre naire //renversante (umwàlzende)// ».
une plongée archéologique saisissante 126. K. Kautsky, Le Programme socia-
dans la matrice discursive commune liste, Paris, Rivière, 1910, p. 127 cité
à la totalité du mouvement ouvrier de in M. Angenot, L'Utopie collectiviste...,
l'époque. Angenot montre comment ce op. cit., p. 23.
« grand récit » répond à un irrépres- 127. MOF, t. n, p. 84.
sible besoin de représentation, besoin 128. G. Stedman-Jones (« Voir sans
inhérent au fonctionnement de la entendre. Engels, Manchester et l'ob-
doctrine socialiste (y compris dans les servation sociale en 1844 », Genèses,
versions se réclamant de Marx) comme n° 22,1996, pp. 4-17) souligne à Juste
Idéologie de masse propre aux organi- à titre cette prééminence du regard
sations ouvrières en construction et à dans la Situation. Malheureusement, les
leurs appareils. explications qu'il en fournit, emporté
121. Pour de plus amples développe- sans doute par sa volonté de nier tout
ments, çf. J. Robelin, « Engels et la « déterminisme social », sont particuliè-
rectification du socialisme », op. fit., et, rement peu convaincantes. Contentons-
du même auteur : Marxisme et socia- nous pour l'instant de remarquer que
lisation, Paris, Méridlens-Klincksieck, le primat du regard, et le partage entre
1989, notamment pp. 109-126. le visible et l'Invisible qu'il instaure,
122. Je reprends une formulation s'accorde fort peu, contrairement à ce
qu'Angenot réserve à Marx; cf. M. que prétend Stedman-Jones, avec la
Angenot, « Jules Guesde, ou : la fabri- dialectique hégélienne de l'apparence,
cation du marxisme orthodoxe », Actuel de l'essence et du concept, en ce que
Marx, n" 23,1998. celle-ci se veut critique radicale du pri-
123. Se reporter aux pages Indispen- mat du visuel, qui relève de ces Illusions
sables que lui consacre G. Labica in Les représentatives de la conscience que la
« Thèses sur Feuerbach », Paris, PUF, logique du concept tente, précisément,
1987, pp. 60-65. de déjouer. Quant à l'identification pure
124. Association qui a valeur de et simple du feuerbachlsme d'Engels
symptôme, dans la mesure où le texte et de Hess à celui de Marx, nous avons
marxien, éclairé à la lumière d'autres, déjà dit ce qu'il fallait en penser.
se réfère avant tout aux matérialistes 120. SCLA, p. 169.
français type Helvétlus ou d'Holbach 130. Ibid., p. 171.
(voir les passages de La Sainte Famille, 131. Ibid., p. 202. Phrase caractéris-
SF, pp. 156-158), dont les courants tique du regard engelsien. La longue
socialistes ne font, de ce point de vue, énumératlon des difformités, scrofu-
que prolonger les thèses. Exemple, loses, phtisies, rachltismes et autres
parmi tant d'autres, tout à fait signi- pathologies parcourt la totalité du
ficatif de la réception de la thèse 3, E. texte, en général étayée par de longues
P. Thompson la cite dans la réécriture citations extraites de rapports d'inspec-
engelsienne, et attribue à Marx l'ajout teurs de la santé. Çf. par exemple ibid.
concernant Owen (TheMaking.... pp. 141-155, 200-220.
op. cit., p. 865). 132. Ibid.. p. 209. Sur la question de la
125. Voici le texte de cette troisième taille voir également ibid.. pp. 143,150,
thèse (la plus réécrite, par les soins 215, 254.
d'Engels, de toutes ces thèses sur 133. Après de longs développements
Feuerbach), dans la traduction de G. consacrés à l'« immoralité » des prolé-
Labica, avec les « ratures » engel- taires de Sheffield (dérèglement et pré-
siennes en question citées entre barres cocité des rapports sexuels, prostitution
obliques : « La doctrine matérialiste du juvénile, brutalité), Engels complète le
changement des circonstances oublie tableau en rapportant que « les crimes
que les circonstances sont changées d'un caractère sauvage et fou sont
par les hommes et que l'éducateur doit monnaie courante », ibid., p. 259. Sur le
lui-même être éduqué. C'est pourquoi thème de la criminalité voir également
elle doit diviser la société en deux par id. pp. 107 et 177.
des - dont l'une est élevée au-dessus 134. Çf. M. Foucault, La Volonté de
d'elle //par exemple chez Robert Owen//. savoir, op. cit., pp. 136 sq. et Surveiller
La coïncidence du changement des cir- et punir. Naissance de la prison, Paris,
constances et de l'activité humaine //ou Gallimard, 1976, pp. 292 sq.
453
Philosophie et révolution
13S. La « condamnation des hommes Curieusement, Beryamin ne parle pas
aux travaux domestiques », lorsque le de Heine. Voir également le chapitre
travail des femmes s'accompagne de que consacre H. Lefebvre à Engels
chômage masculin, « cas très, très fré- dans La Pensée marxiste et la ville,
quent » constate Engels, est assimilée à Casterman, 1972, pp. 9-26. Dans la
une « castration de fait », (SCLA, p. 192) Situation, il est clair que l'auteur est
voire à une menace apocalyptique qui l'observateur direct d'une grande part
plane sur la civilisation, (ibid., p. 194). du matériau rapporté, collecté au
La vision cauchemardesque de cette cours de ses incessantes déambulations
impossible inversion des rôles sexués dans ces « grandes villes » fascinantes
peut être comprise comme une allégorie et maléfiques que sont Londres et
du bouleversement traumatique des Manchester. Un nombre important de
conditions sociales attribué à la pre- descriptions sont introduites par des
mière « révolution capitaliste ». syntagmes du type « lorsqu'on a battu
13(. « Un pouvoir qui s'exerce positi- durant quelques jours le pavé des rues
vement sur la vie, qui entreprend de la principales », « j e ne me souviens pas
gérer, de la majorer, de la multiplier, avoir vu », « bien que je crus connaître
d'exercer sur elle des régulations d'en- le coin », « on rencontrait dans les
semble », M. Foucault, La Volonté de rues », « lorsqu'on se promène un peu
savoir, op. cit., p. 180. le matin de bonne heure », « j e me suis
13Z. Le récit d'Engels amènerait à promené », etc. Voir respectivement
rectifier la périodisatlon foucaldlenne SCLA, pp. 59, 82 et 214, 91.122,142,
(qui, paradoxalement, se réfère sur ce 202.
point au Capital!), selon laquelle on ne 142. Ibid, p. 87. « La vue ou les nerfs
saurait parler de sexualisation dans la de la bourgeoisie », nous sommes bien
première moitié du xixe siècle. On peut en présence de cette « triangulation
cependant s'accorder avec lui quant à sensorielle » (vue. ouïe, toucher, sous
l'analyse du processus. Çf. La volonté..., la dominance du visuel) à la base du
op. cit., pp. 167-168. regard anatomo-pathologique dont
138. E. Balibar (avec I. Wallerstein), parle Foucault dans La Naissance de
Race, nation, classe. Les identités la clinique (Paris, PUF, 1963, pp. 166
ambiguës, Paris, La Découverte, 1988, sq). Il y retrace une archéologie du
p. 282. regard médical, qui se redéploie autour
139. Les rapports sexuels sont consi- de nouveaux axes et réorganise les
dérés tout au long de la Situation d'un régimes de visibilité (surfaces et trans-
quadruple point de vue : le statut légal parence du langage à parcourir, puis
des partenaires, l'âge des premiers profondeur corporelle à pénétrer).
rapports (une seule référence à la vir- 143. La description des rues londo-
ginité féminine, p. 196) et, surtout, leur niennes, et de leurs foules à la fois
fréquence et leur lien avec l'alcool, qui atomisées et massifiantes (SCLA,
complète l'image de l'« immoralité » pp. 59-60) constitue sans aucun doute
et du « vice ». A noter, une occurrence un modèle du genre.
qui associe sexualité et crime, dans la 144. Çf. L Marin. Utopiques..., op.cit.,
figure du criminel « sauvage et fou », p. 271.
p. 259. Les termes qui leur sont en 145. Heine déjà parlait de Londres
permanence associés sont « déréglés », comme d'« une forêt de briques tra-
« excès » et « précoces ». Çf. par versée par ce fleuve agité de figures
exemple SCLA, pp. 175-176,196, 243, humaines vivantes », Reisebilder...,
245, 254, 258, 308. op. cit., 11, p. 345.
140. Par exemple dans le cas de la 146. Comme le notait également un
mine, ibid., p. 308. Pourtant la cha- contemporain, L Faucher, « the town
leur, qui semble transformer la mine [Manchester] realises in a measure
en clapier à prolétaires, provoque the utopia of Bentham » (cité in E.
l'effet Inverse dans le milieu de la Hobsbawm, The Age of Révolution.
fabrique, ibid, p. 204. La perception du Europe 1789-1848, Londres, Abacus,
corps prolétaire oscille entre la figure 1992, p. 243). À propos de la réversi-
morbide de la débilité croissante et bilité utople/dystopie, on se reportera
celle, menaçante, d'une surpuissance aux très belles pages de F. Jameson,
sexuelle. The Seeds oflbne, New York, Columbia
141. Ce que W. Beqjamin avait déjà University Press, 1994, première partie,
relevé dans ses essais sur Baudelaire pp. 1-71.
(CharlesBaudelaire, op. cit., pp. 85-87). 147. SCLA, p. 89.
454
Notes pages 251 à 257
148. Çf. ibid., pp. 84-104. Sur l'antisémitisme, Paris, Seuil. 1984,
149. Ibid, p. 88. pp. 154-175.
150. Sur les plans de ville comme figu- 164. Les articles du VorwSrts (cf. supra)
ration d'un dispositif Idéologique, cf. reprenaient déjà le thème d'une nation
L. Marin, Utopiques..., op. cit., chiap. x, anglaise comme résultat d'un mélange
« Le portrait de la ville dans ses uto- « d'éléments germanique et roman »,
piques », pp. 257-290. (LS. p. 200).
151. Ce qui, nous le verrons, explique 185. La formation de ce discours
pourquoi Marx se sent obligé de consa- agonistique autour du thème de la
crer quelques dizaines de pages à la « guerre des races » et sa transcription
critique d'un roman-feuilleton (et à ultérieure dans un sens blologisant ou
son interprétation par un membre de dans un sens « classiste » fait l'objet du
la mouvance jeune hégélienne) : Les cours de Foucault au Collège de France
Mystères de Paris d'Eugène Sue. en 1976; cf. M. Foucault, « IIfaut
152. Çf. par exemple un passage évoca- défendre la société », op. cit.
teur à cet égard, SCLA, pp. 142-143. 186. SCLA., pp. 135-136.
153. H. Heine, Reisebilder. Tableaux de 167. Contrairement aux affirmations
voyage, Paris, Calmann-Lévy, 1883,1.1, de G. S. Jones (« Voir sans entendre...
p. 245. », art cit.), l'ouïe et l'odorat ne sont
154. Ibid, p. 27. pas entièrement absents de l'enquête
155. W. Benjamin, Charles engelsienne. Mais leur place est subor-
Baudelaire....op. cit., p. 58. donnée à l'intérieur de la « triangula-
158. M. Foucault, La Naissance..., tion sensorielle » qui fonde le nouveau
op. cit., p. 166. regard biopolitique. En tout cas, c'est
157. Cité par W. Benjamin ln Charles bien sur cette vision « raclallste » du
Baudelaire..., op. cit., p. 65. social qu'il faut rechercher les points de
158. Cf. SF, « "La critique critique sous convergence entre Engels et Carlyle, et
les traits d'un marchand de mystères", non pas, comme le prétend Jones, dans
ou la critique critique personnifiée par la distinction parole/action et la dévalo-
M. Szellga », pp. 69-97. risation de la première par rapport à la
159. Article du The New Moral World secondp, qui impliquerait une vision de
du 3 février 1844 in MOF, 1.1. p. 80. la théorie, et de son rôle à la pratique,
G. Lukacs (Marx et Engels..., op. cit., complètement étrangère à Engels.
p. 77), qui volt dans cette « suresti- 168. Ibid. p. 136.
mation d'Eugène Sue » l'un des rares m. Ibid. p. 137.
« reliquats de vues idéalistes jeunes- 170. Çf. son analyse de l'oscillation du
hégéliennes », établit fort justement un salaire autour d'une moyenne elle-
lien entre la polémique avec Sue et la même historiquement variable id,
question du « socialisme vrai » (ibid, pp. 119-122. À l'inverse des alléga-
pp. 78 sq.). tions de G. Stedman-Jones (« Voir sans
160. SCLA, p. 104. entendre... », art. cit.), Engels n'a donc
181. Ibid., p. 171. nullement une vision indifférenciée du
162. Sur ce point, je suis les indications prolétariat de Manchester, et 0 ne fait
de M. Foucault dans « Il faut défendre en aucun cas de sa fraction immigrée
la société », op. cit., passim. la « représentante » de l'ensemble,
183. Dans une note de l'édition alle- mais, ce qui est tout autre chose, la
mande de 1892 (ibid., p. 171), Engels métonymie du versant « prolétarisant »,
constate la simultanéité et la proximité extrême mais, de ce fait même, inhé-
de fait entre ce passage de la Situation rent à la condition ouvrière en tant que
et le roman de Disraeli Sybil or the telle.
Story ofTwo Nations -, Disraeli, juif bap- 171. J. Bidet avait déjà souligné cette
tisé, tory romantique, ardent défenseur non-fonctionnalité du système dans
d'une vision raclaùste et colonialiste de son analyse du rapport de la valeur et
la politique britannique mais aussi de la du prix de la force de travail au sein
« supériorité raciale » des juifs, illustre de l'exposé marxien. Le mouvement
parfaitement la réversibilité du « phi- du prix de la force de travail, qui tend
losémltisme » et de l'antisémitisme, à baisser au-dessous du niveau cor-
c'est-à-dire l'oscillation Inhérente aux respondant à la valeur « normale »,
catégories classificatolres en termes renvoie à un rapport de forces, seul
de race. De ce très nietzschéen per- en mesure de contrecarrer la ten-
sonnage, H. Arendt brosse un portrait dance à la dévalorisation du travail qui
suggestif : « Le puissant magicien » in peut aller jusqu'à remettre en cause
455
Philosophie et révolution
sa reproduction physique même. Çf. pp. 156-162 et « La nouvelle connais-
Jacques Bidet, Que faire du Capital ?, sance de la vie », ibid., pp. 355 sq.
Paris, Klincksieck, 1985, pp. 71-87. 184. C'est en effet une constante, une
172. SCLA., pp. 134-135. de plus, dans l'œuvre d'Engels. Dans
173. H., pp. 136 et 137. les Principes du communisme (1847),
174. Ibid., p. 101. Le thème de la U reprend intégralement l'idée fou-
« saleté Indescriptible » des Irlandais riériste de construction de « grands
revient avec insistance (cf. id., pp. 107, palais » disséminés dans les domaines
109,137 sq.). nationaux, unissant activités agri-
175. Sur le rapport EngeWCalrlyle, cf. coles et industrielles et abolissant la
M. Le vin, The Condition ofEngland division ville/campagne (PC, p. 221).
Question. Carlyle, Mill, Engels, Londres, Dans La Question du logement (1872),
Macmillan, 1998, notamment pp. 140 11 se réfère de nouveau à ces Idées de
sq. sur leurs visions du prolétariat Fourier et d'Owen et envisage une
irlandais. répartition uniforme de la population
176. « L'invasion de cette nation a dans tout le pays (QL, pp. 64-65 et
contribué, pour beaucoup, dans ces 114). Il persévère dans VAnti-Dùhrmg
professions, à abaisser le salaire et (1878) : pour dépasser l'opposition
avec lui la classe ouvrière elle-même », ville/campagne il faut dépasser la ville
SCLA. p. 138. et s'inspirer des idées de Fourier et
177. Ibid., p. 88. d'Owen à ce si^Jet (AD, pp. 330-335).
178. Il est difficile de ne pas évoquer 185. Sur ce point çf. H. Desbrousses -
sur ce point sa longue liaison avec B. Peloille, « Le 'communisme consan-
une ouvrière irlandaise, M. Burns, qui guin" dans L'Origine de la famille,
deviendra sa compagne, ainsi que, de la propriété privée et de l'État »,
d'une manière générale « ses amours Cahiers pour l'analyse concrète, 1993,
souvent déclassées » et la « verdeur n° 30-31. Cet aspect des nostalgies com-
rabelaisienne » qui le caractérise (M. munautaristes d'Engels, en profonde
Perrot, Introduction in Les Filles de résonance avec l'imagerie Impolitique
Karl Marx, Lettres inédites, Paris, Albin de l'« extinction » quasi naturelle de
Michel, 1979, p. 20). l'État, conduit pour le moins à nuancer
179. Sur les figures du « sauvage » et la réévalution de la veine romantique
du « barbare », cf. M. Foucault, * Il faut du marxisme proposée par M. Lowy (cf.
défendre la société »..., op.cit.. p. 173. Marxisme et romantisme révolution-
180. Charles Baudelaire..., op. cit., naire, Paris, Le Sycomore, 1979).
p. 121. 186. OFPE, pp. 163 et 165.
181. « La médecine du xrx" siècle a été 187. Ibid., p. 163.
hantée par cet œil absolu qui cadavé- 188. L'expression, ou celle, équivalente,
rise la vie et retrouve dans le cadavre de « guerre des pauvres contre les
la frêle nervure rompue de la vie », La riches », traverse la Situation d'un bout
Naissance..., op. cit., pp. 170 sq. à l'autre; cf.. à titre indicatif, SCLA,
182. « D suffit donc ici d'élucider sim- pp. 276, 279, 280, 345, 358.
plement, à l'aide de la dialectique, la 189. * Il faut défendre... », op. cit.,
nature de la vie et de la mort pour pp. 57, 69 et 71.
éliminer une antique superstition. 190. « Quel spectacle ! La division à
Vivre c'est mourir », DN, p. 303. Pour l'infini de la société en une mutiplicité
une réhabilitation partielle de la de races qui s'opposent l'une à l'autre
Naturphilosophie romantique, et notam- avec leurs antipathies mesquines, leur
ment des intuitions vitalistes d'Oken, cf. mauvaise conscience et leur médiocrité
ibid. p. 41 et DN, pp. 205-208. Sur les brutale, et que leurs maîtres, précisé-
rapports des conceptions engelsiennes ment en raison de la position ambiguë
de la biologie, inspirées pour l'essen- et méfiante de chacune vis-à-vis des
tiel de Hsckel, et du vitalisme, çf. les autres, traitent toutes sans distinction,
remarques de G. Canguilhem in La encore qu'en y mettant des formes dif-
Connaissance de la vie, p. 60 et passim. férentes, comme des existences concé-
183. Sur le rapport entre Claude dées », CPDH, p. 200.
Bernard et Bichat (la définition du 191. Çf. GCF, p. 287.
second est nettement plus agonistique 192. Pour faire le point de la question,
que celle du premier) on se reportera çf. G. Achcar « Engels, penseur de la
à G. Canguilhem, « Claude Bernard guerre, penseur de la révolution », in
et Bichat » in Études d'histoire et de G. Labica/M. Delbraccio (dlr.), Friedrich
philosophie des sciences, Vrin, 1983, Engels..., op. cit., pp. 139-160.
456
Notes pages 251 à 257
193. Dans la lettre du 11 décembre Foucault, « Il faut défendre... », op. cit.,
1884 à A. Bebel, Engels, abordant pp. 77 sq.
l'aspect militaire de la conquête du 201. Ibid, p. 180 - je souligne.
pouvoir par le prolétariat, se présente 202. « Le développement de la nation
« en qualité de représentant de l'état- va cependant son chemin, que les bour-
major du parti, si Je puis dire » (CO, geois aient ou non des yeux pour le voir,
p. 385). Ses Interlocuteurs n'en pen- et un beau matin, cette évolution réser-
saient pas moins. Selon un adage de W. vera à la classe possédante une surprise
Liebknecht, « si une révolution s'était dont sa sagesse ne peut se faire la
produite de son vivant, nous aurions eu moindre idée, même en rêve », id
en Engels notre Carnot, penseur mili- 203. Engels a recours à la notion d'es-
taire, organisateur de nos armées et de clavage pour désigner cette dissymétrie
nos victoires » (cité in Achcar, op. cit.. constitutive du rapport de domination,
p. 141). fondée, selon lui, sur la concurrence
194. Sur la portée, systématiquement entre les prolétaires. Çf. SCLA, pp. 118-
sous-estimée, de ce tournant d'Engels, 119. Nous sommes à l'évidence dans un
on se reportera aux analyses indis- espace théorique très différent de celui
pensables de J. Texier, Révolution et construit par les analyses du Capital
démocratie chez Marx et Engels, Paris, sur la subsomption réelle.
PUF, 1998. 204. Çf. J. Grandjonc, Communisme...,
199. « Introduction » (1895) aux Luttes op.cit., 1.1, p. 71.
de classes en France, LCF, p. 61. 208. Le Tribun, vol. 2. n° 34. pp. 11-14,
Plus loin, Engels compare la social- cité in J. Grandjonc, op. cit., 1.1,
démocratie aux « groupes de choc pp. 64-66.
[Gewalthavfen : "troupes de choc" 206. J. Grandjonc (ibid, p. 70) souligne
serait plus adéquat comme le note G. le rôle de Saint-Simon dans la formation
Achcar, cit., p. 156] décisifs de l'armée de la notion de « lutte de classe ».
prolétarienne internationale » (ibid., 207. Manifeste [...], in La Démocratie
p. 74). Le modèle du parti-armée pacifique, 1er août 1843, p. 2, cité in
revient constamment dans les derniers i. Grandjonc, Communisme..., t. II,
textes d'Engels. Çf. par exemple, l'ar- pp. 373-374.
ticle du 23 mai 1890 sur le mouvement 208. Tocqueville semble osciller entre
ouvrier anglais (LS, p. 201). une théorie plus générale de l'« égalité
196. « L'ouvrier est [...] bien plus ouvert des chances », avec un compteur qui
à la réalité que le bourgeois et ne voit repart à zéro à chaque génération,
pas tout à travers le prisme de l'Inté- donc un état de mobilité maximale (cf.
rêt. L'insuffisance de son éducation le De la démocratie en Amérique, Paris,
préserve des préjugés religieux; il n'y Garnier-Flammarion, 1981,11., chap.
comprend goutte et ne s'en tourmente ni, pp. 107-115), et une théorie plus
point, il Ignore le fanatisme dont la concrète, à l'allure néo-aristotélicienne,
bourgeoisie est prisonnière [...] », SCLA, de l'expansion et de la stabilisation
p. 172. « [...] cette formation ration- d'une classe moyenne foncièrement
nelle, l'ouvrier ne l'a pas; en revanche conservatrice, donc un état d'immobilité
ses passions sont aussi fortes et aussi tendancielle qui n'est pas sans annon-
puissantes que chez les étrangers. La cer la thématique de « cage de fer »
nationalité anglaise a été effacée chez weberienne (ibid, t II, chap. xxi, au
l'ouvrier », ibid., p. 268. titre suggestif : « Pourquoi les grandes
191. Ibid., pp. 60-61. révolutions deviendront rares »,
198. CPDH, p. 9. pp. 311-324).
199. Notamment Marx, lorsqu'il com- 209. Tocqueville est lui aussi obligé de
mente de manière détaillée ce para- se positionner par rapport au schème
graphe dans le manuscrit de Kreuznach agonis tique de la lutte des classes/races,
(M43 p. 85). mais c'est pour le rejeter, ibid, t. II,
200. Hobbes distingue bien la « bataille p. 312.
et le combat effectifs » de la « disposi- 210. A. Soboul a démontré ad abudan-
tion avérée » ou « tendance » Installée tam que l'extension du terme « aristo-
dans une durée indéfinie vers la rivalité, crates », et des signifiants qui lui sont
suffisante pour parler de non-paix, donc associés, aux « couches supérieures de
de cette conilictualité durable d'un type l'ancien Tiers-État », et tout particuliè-
particulier qu'est la « guerre de chacun rement à la bourgeoisie, est constitutive
contre chacun ». Çf. Léviathan, op. cit., du discours et de la pratique sans-culot-
XIII, p. 124. Çf. les remarques de M. tlde : « ainsi se marque la place des
457
Philosophie et révolution
sans-culottes dans la Révolution fran- 222. « Ce qui donne à ces associations
çaise et se souligne l'autonomie de leur leur véritable importance, c'est qu'elles
action » (A. Soboul, Les Sans-Culottes, sont la première tentative des ouvriers
Paris, Seuil, 1968, p. 25 - je souligne). pour abolir la concurrence. Elles sup-
Soboul précise : « A la limite, les sans- posent cette idée très juste, que la
culottes extrêmes désignent sous le domination de la bourgeoisie n'est fon-
terme d'aristocrates non plus l'ancienne dée que sur la concurrence des ouvriers
noblesse, mais la bourgeoisie » (ibid., entre eux, c'est-à-dire sur la division à
p. 26). l'infini du prolétariat, sur la possibilité
211. SCLA, p. 266 - c'est Engels qui d'opposer entre elles les diverses caté-
souligne. gories d'ouvriers », ibid, p. 274.
212. Ibid, p. 161. 223. « À la longue, certes, les lois qui
213. SCLA, p. 29. régissent le salaire s'imposeraient à
214. « Si, [...] l'ouvrier ne peut plus nouveau, si les ouvriers en restaient à
mettre en valeur ses qualités humaines l'abolition de la concurrence entre eux;
qu'en s'opposant à l'ensemble de ces mais cela, ils ne le peuvent pas, sans
conditions de vie, il est naturel que ce renoncer à tout ce qui a été Jusqu'à
soit précisément dans cette opposition maintenant leur mouvement, sans faire
que les ouvriers se montrent le plus renaître cette concurrence mutuelle des
sympathiques, le plus nobles, le plus ouvriers, ce qui veut dire que cela leur
humains », SCLA, p. 268. Çf. également est tout à fait impossible. La nécessité
ibid, pp. 171 sq. les contraint à ne pas abolir seulement
215. Ibid, p. 266. une partie de la concurrence mais la
tu. Ibid, p. 267. concurrence en général, et c'est ce
217. Cf. supra ch. n, 3. « la révolution qu'ils feront [...] Ils verront bientôt
comme droit de (et à) la vie ». clairement comment Us doivent s'y
218. Je reprends une remarque de J. prendre », ibid, pp. 274-275.
Robelin, qui discerne la permanence de 224. Ibid. p. 274.
cette ligne argumentative dans \'AnU- 225. Ibid. pp. 294-295.
Duhring, « Engels...», in G. Lablca/M. 228. Ibid, p. 292.
Delbraccio (dir.). Friedrich Engels..., 227. « Dans sa forme actueUe le socia-
op. cit., p. 46. lisme ne pourra jamais devenir le patri-
219. Équivalence que les cadres du moine de la classe ouvrière tout entière.
mouvement populaire reprennent [...] mais le socialisme authentiquement
naturellement du contractualisme prolétarien, qui sera passé par le char-
rousseauiste. Voir tout particulièrement tisme, épuré de ses éléments bourgeois,
la définition du pacte dans le cha- tel qu'U se développe aujourd'hui chez
pitre vi du Livre I du Contrat social in de nombreux socialistes, et chez de
J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, La nombreux dirigeants chartistes, qui
Pléiade, t. III, pp. 361-362. sont presque tous socialistes, assumera
220. Le discours de Babeuf au moment certainement - et sous peu - un rôle
où il s'apprête à lancer son Manifeste Important dans l'histoire du peuple
des plébéiens (novembre 1795) est anglais », ibid, p. 294.
exemplaire de cet enchaînement de 228. Id. p. 38. Engels ajoute : « si en
déterminations. Çf. Le THbun, vol. 2, France, cela avait été le fait de la poli-
n° 34, pp. 11-14 cité in J. Granctyonc, tique, ce fût en Angleterre l'industrie
Communisme..., op. cit., pp. 63-66. - et d'une manière générale l'évolution
221. « Leurs buts Immédiats [des de la société bourgeoise - qui entraîna
associations, en l'occurrence les trade- dans le tourbillon de l'histoire les der-
unions] sont de négocier en "masse", nières classes plongées dans l'apathie à
en tant que puissance, avec les patrons, l'égard des problèmes humains à carac-
de réglementer le salaire en fonction du tère général ».
bénéfice du patron, d'en obtenir l'aug- 229. On voit bien les attendus poUtiques
mentation quand le moment était pro- associés, grâce à l'intervention d'En-
pice, et de le maintenir au même niveau gels, au terme de « révolution lndus-
partout pour chaque corps de métier; trieUe », et que l'opposition libérale ou
c'est pourquoi ces unions se mirent à même radicale anglaise a voulu éviter
négocier avec les capitalistes l'institu- en refusant de recourir à ce terme. Çf.
tion d'une échelle des salaires qui serait la démonstration de G. Stedman-Jones,
partout observée, et à refuser de tra- « Industrie, Pauperism... », op. cit.
vailler pour un patron qui n'accepterait 230. Ibid, p. 280.
pas cette échelle », SCLA, p. 270. 231. Ibid
458
Notes pages 251 à 257
232. D'où la nécessité ressentie par la tonalité populiste de la littérature,
Engels de contre-argumenter sur le l'intérêt des élites pour la création
légalisme des Anglais, l'absence de tra- populaire, etc., J.-Y. Mollier parle de cet
ditions révolutionnaires du prolétariat, « air du temps qui portait les classes
etc. possédantes à souhaiter collaborer à la
233. Cf. supra ch. II, 2, Philosophie de définition d'un compromis acceptable
l'histoire : précis de décomposition. par toutes les forces sociales qui tra-
234. Çf. S. Aprile, « L'Europe en révolu- vaillaient à transformer les structures
tion » in collectif, La Révolution de 1848 économiques du pays », « La culture
en France et en Europe, op. cit., p. 187. de 48 », in collectif, La Révolution de
235. T. Naim, The Enchanted Glass..., 1848..., op. cit., p. 156.
op. cit., pp. 206-207 - je traduis. 247. Çf. G. Nolriel, Les Ouvriers dans
236. Çf. l'article-bilan de juin 1885 la société française, Paris, Seuil, 1986,
publié dans la Nene Zeit (LS, 1.1, pp. 30-31.
pp. 185-193), l'intervention de mai 248. Comme nous l'avons signalé en
1872 sur les relations entre les sec- Introduction à ce chapitre, c'est bien
tions Irlandaises et le conseil général cela qui explique les nombreuses mises
de l'AIT (ibid, pp. 78-81), les articles au point à caractère autocritique chez
de mal-juin 1881 sur le syndicalisme Engels.
anglais publié dans le Labour Standard 249. Rectification quelque peu confuse
(id. pp. 177-184), l'article de mai 1890 11 est vrai. II n'est en effet pas très clair
publié dans l'Arbeiter Zeitung (id, si selon Engels, l'énoncé initial doit être
pp. 194-201), ainsi que plusieurs lettres abandonné pour des raisons d'ordre
(notamment du 17/&1879 à Bernstein, pragmatique, ou s'il s'agit, sur un plan
id., p. 214, du 12/9/1882 à Kautsky. id. conceptuel, d'une « mauvaise abstrac-
pp. 215-216, du 30/8/1883 à Bebel, id. tion ». C'est plutôt une lecture histori-
p. 215, du 11^/1892 à L. Lafargue, id., ciste qui est suggérée : « Indéniable-
p. 209). ment vrai », quoique « abstraitement »,
237. PC, p. 223. pendant la Révolution française, ce
238. MPC, p. 59. point de vue a « dégénéré » par la suite,
239. Ibid, pp. 117-119. Ce point est pour se « volatiliser totalement dans
souligné par M. Levin, The Condition of l'embrasement des luttes révolution-
England..., op. cit., p. 149. naires », ibid.
240. Çf. J. Derrida, Spectres de Marx, 250. Çf. les passionnantes lettres d'En-
op. cit., passim et supra, ch. n, 4, gels à Marx du 22-26 février, 7 et 17
Écarter les spectres. mars 1845, Cor. 1, pp. 360-369.
241. SCLA., p. 53. 251. DDE. p. 151.
242. Id 252. « Une révolution sociale [...] n'est
243. Ibid. p. 358. que la conséquence de la concurrence»,
244. Voilà pourquoi U est entièrement ibid, p. 139.
impossible de soutenir, à l'instar de G. 253. Ibid, p. 153.
Stedman-Jones (« Voir et entendre... 254. Ibid, p. 155.
», art. cit.) qu'Engels reprend une dis- 255. Ibid, p. 157 - c'est Engels qui
tinction (antinomique) action/parole souligne.
à la Carlyle, caractéristique d'une 256. Ibid, pp. 157-159.
conception irrationnaliste de l'action 257. Parlant de l'ambiance de « bon-
collective, et qui voit ce dernier oppo- dieuserie » qui règne sous le toit
ser « le bavardage des philosophes » familial, Engels rapporte à Marx le fait
[français] à l'« irruption terrifiante suivant : « Pour comble de malheur, je
des sans-culottes » (ibid., p. 17). G. suis allé hier soir avec Hess à Elberfeld
Stedman-Jones oublie bien vite le « par- où nous avons exposé ce qu'est le com-
ler allemand » d'Engels, sur lequel il munisme jusqu'à deux heures du matin.
s'était auparavant appesanti, lorsqu'il Aujourd'hui naturellement, on me fait
s'agissait de brocarder l'humanisme la mine parce que je suis rentré si tard,
feuerbachlen et la téléologle hégélienne. on insinue que j'ai dû être mené au
249. Ibid., p. 359. poste. À la fin, on prend son courage
246. Commentant la sensibilité qui à deux mains pour me demander où
irrigue la culture française de 1848, j'étais : "Chez Hess*. - "Chez Hess!
et notamment l'absence d'ostracisme Grands dieux!" Un silence, l'expression
de la part de l'édition et de la presse chrétienne de désespoir s'accentue
bourgeoise face aux préoccupations encore : "Quelles fréquentations tu as!"
sociales, voire socialisantes, mais aussi Soupirs, etc. », Cor. 1, p. 369.
459
Philosophie et révolution
Chapitre V. Marx 10. C'est en cela que notre lecture
1. Lettre à Marx du 12 février 1851. diffère de celle de G. Délia Volpe, qui
Cor. 2. p. 139 (trad. modifiée). insiste certes sur la rupture que repré-
2. Cité in. S. Aprile, « L'Europe en révo- sentent les textes de 1843 (Critique
lution », in collectif, La Révolution de de l'idéologie contemporaine, Paris,
1848. op. cit., p. 188. PUF, 1978, pp. 53-54, cf. également
3. Çf. Pour Marx, op. cit., p. 72. Rousseau et Marx, Grasset, 1974,
4. Lettre à Ruge de septembre 1843, pp. 197 sq.), mais qui, d'une part, lui
Cor. 1. p. 297. confère une portée logique et méthodo-
5. « Si tu es un poète, je suis un cri- logique disjointe de toute politique, et
tique, et j'en avais vraiment assez pour de l'autre, l'interprète comme rupture
tirer la leçon des expériences faites de radicale avec la dialectique hypostasiée
1849 à 1852 », lettre du 29 février 1860 de Hegel au profit des « abstractions
à F. Freiligath, Cor. 6, p. 98. déterminées ».
6. « Nous voyons le jeune Marx conjoin- 11. DPNDE, p. 207.
tement changer d'objet de réflexion (il 12. Une poésie de jeunesse,
passe en gros du Droit à l'État puis à « Sentiments » (1836), s'achevait déjà
l'Économie politique) ; changer de posi- sur ces paroles : « Or donc, osons tout,
tion philosophique (il passe de Hegel / Sans trêve ni repos ; / Gardons-nous
à Feuerbach puis à un matérialisme surtout de rester muets comme la
révolutionnaire) ; et changer de position brute, / Gardons-nous de ne rien vouloir
politique (il passe du libéralisme radical ni de ne rien faire. / Surtout, n'avançons
bourgeois à l'humanisme petit-bour- pas en ruminant, / Peureusement, sous
geois puis au communisme). [...] Nous le joug qui nous courbe. / Car le désir et
pouvons dire que, dans ce processus, l'exigence / Et l'acte [die Tat, l'action],
où l'objet occupe le devant de la scène, voilà qui nous reste malgré tout », O 3,
c'est la position politique (de classe) pp. 1389-1390.
qui occupe la place déterminante, mais 13. Çf. le pamphlet de Bauer écrit au
que c'est la position philosophique qui moment où ses relations avec Marx
occupe la place centrale, car c'est elle sont les plus étroites : La 7Yompette du
qui assure le rapport théorique entre jugement dernier. Contre Hegel, l'Athée
la position politique et l'objet de la et l'Antéchrist. Un ultimatum, Paris,
réflexion », L. Althusser, Eléments d'au- Aubier-Montaigne, 1972.
tocritique, Hachette, 1974, pp. 119-120. 14. DPNDE, p. 234.
Relevons également que, si Althusser 15. Ibid., p. 235.
refuse d'accorder à la politique une 16. Dans leur généalogie du concept de
place « centrale » c'est qu'il n'entend critique chez Marx, P.-L. Assoun et G.
pas destituer la philosophie de sa pré- Raulet (Marxisme et théorie critique,
éminence en matière de médiation Paris, Payot, 1978) relèvent à juste titre
théorique. qu'il n'a pas « de dérivation directe du
7. Comme le soulignait J. Rancière dans contenu philosophique de la critique de
La Parole ouvrière - 1830-1851, Paris, Kant à Marx » (ibid., p. 44).
UGE 10/18,1976. 17. Comme le souligne E. Renault « 11
8. Aux deux extrémités, qui se s'agit là d'un acquis définitif de [la]
rejoignent pourtant dans leur commun pensée [de Marx] », Marx et l'idée de
refus du moment hégélien, nous trou- critique, Paris, PUF, 1995, p. 34.
vons Althusser, pour qui, « sauf dans le 18. DPNDE, p. 236.
presque ultime texte de sa période idéo- 19. On connaît l'adage de Marx « la
logique-philosophique Des Manuscrits philosophie de Schelling, c'est la poli-
de 44], le Jeune Marx n'a jamais été tique prussienne sub speciœ philoso-
hégélien, mais d'abord kantien-fichtéen, phes », extrait d'une lettre à Feuerbach
puis feuerbachien » (PourMarx, op. cit., (3 octobre 1843, Cor. 1, p. 302) dans
p. 27) et M. Abensour (La Démocratie laquelle 11 exhorte ce dernier à mener
contre l'État, op. cit.) qui, dans la lignée le combat à visage découvert contre
de nombreux travaux consacrés aux Schelling, une offre que Feuerbach,
mouvement jeune-hégélien, situe Marx échaudé par ses démêlés avec les auto-
du côté d'une philosophie du sujet d'ins- rités prussiennes, déclinera prudem-
piration fichtéo-bauerienne. ment Ce genre de propos était monnaie
courante dans la gauche de l'époque,
9. Voir la belle démonstration de
voir par exemple, dès 1835, le jugement
W. Breckman, Marx, the Young
de Heine dans De l'Allemagne, op. cit.,
Hegelians..., op. cit.
pp. 147 sq. Engels s'était de son côté
460
Notes pages 291 à 305
déjà Illustré dans cette sorte d'émula- Le Libéralisme rhénan 1815-1848.
tion antischelllngienne (voir ses deux Contribution à l'histoire du libéralisme
brochures de 1842 Schelling und die allemand, Paris, Sorlot, 1940.
Offenbarung et Schelling, derPhilosoph 24. C'est assurément le mérite d'A.
in Christo in M. E. W, Ergûnzungsband, Cornu d'avoir saisi le rôle de cet appui
2. Teil, pp. 171-245). mais il était loin sur Hegel, tout particulièrement dans
d'avoir le poids d'un Feuerbach. la dissertation doctorale, dans le jeu de
20. K. Lowith, qui va jusqu'à parler démarcation de Marx d'avec le reste du
d'« alliance » entre les jeunes hégéliens mouvement jeune hégélien, notamment
et Schelling (De Hegel à Nietzsche, avec la philosophie de Bauer, et malgré
Gallimard, 1969, pp. 147-155), ce la dépréciation générale dont Hegel fait
qui est pour le moins exagéré, cite par ailleurs l'objet dans cet ouvrage. Çf.
des extraits de la correspondance de Karl Marx et Friedrich Engels. ...op.cit.,
ce dernier qui révèlent sa certitude 11, pp. 202-205 et 272-275.
d'avoir gagné la partie qui l'oppose à 25. DPNDE, p. 231.
Hegel, en obtenant même le ralliement 20. Ibid, p. 233.
implicite des disciples, qui comptent 27. Sur tout cela voir l'étude de
du reste parmi ses fidèles auditeurs. F. Markovits, Marx dans le jardin
Rosenkranz, fidèle parmi les fidèles d'Épicure, Paris, Minuit, 1974. Par
de l'hégélianisme pourtant, semble lui un curieux effet de boucle, ces traits
aussi momentanément emporté par la de l'ontologie épicurienne, issus des
vague schelllnglenne, si l'on en croit son limbes du marxisme, ont fasciné le
journal personnel (ibid p. 186). dernier Althusser, à la recherche d'un
21. Tel est le point de départ de sa « matérialisme aléatoire », centré sur
« Contribution à la critique de la phi- la singularité et la rencontre. Çf. L.
losophie de Hegel », parue dans les Althusser, « Le courant souterrain du
HalUsche Jahrbucher de Ruge en 1839, matérialisme de la rencontre », in Écrits
soit deux ans avant la rédaction de la philosophiques et politiques, op. cit., 1.1,
thèse de Marx, et qui a bénéficié d'un pp. 539-576.
grand retentissement dans les milieux 28. DPNDE, p. 245.
de la gauche hégélienne. 28. Ibid, p. 245.
22. Quand Marx parle de « philosophie 30. Ibid, pp. 247-248.
positive », 11 vise à l'évidence Schelling, 31. Çf. supra chap. m, 1, « Nous les
mais la formulation sur les consciences Européens... ».
« conçues dans l'acte et dans l'éner- 32. Çf. J. Sperber, Rhineland Radicals.
gie immédiate du développement » The Démocratie Movement and The
(DPNDE, p. 236) semble davantage Révolution of1848, Princeton University
convenir aux positions à la Cleszkowski. Press, 1991, p. 6.
23. « Libéralisme » qu'il ne faudrait pas 33. Ibid, p. 110.
confondre avec celui, fort conservateur, 34. Çf. L. Calvié. « Unité nationale et
d'un Burke, ou même d'un B. Constant, liberté politique », in F. Knopper/G.
ni, a fortiori, avec un « llbérlsme », ou Merlio (dir.). Naissance et évolution du
libéralisme économique selon l'utile dis- libéralisme allemand, Toulouse, Presses
tinction que permet la langue italienne, universitaires du Mirail, 1995, p. 114.
même si certains libéraux rhénans 35. Cité in P. Lascoumes, H. Zander,
(essentiellement D. Hansemann) sont Marx, du vol de bois à la critique du
assez proches de positions libéristes. En droit, Paris, PUF. 1984, p. 75.
fait, la matrice du libéralisme rhénan 30. Çf. par exemple A. Cornu (Karl
dont il est ici question est constituée Marx et Friedrich Engels..., op. cit., t. II,
d'éléments hétérogènes (un mixte de pp. 142-143) et, de manière plus nuan-
réformisme modéré destiné aux élites et cée, J. Droz (çf. J. Droz, La Formation
de revendications d'égalité civique assez de l'Unité allemande 1789-1871, Hatler,
radicales dans le contexte allemand de 1970, pp. 105-127). Pour J. Sperber,
l'époque), à la confluence des idées de la société rhénane est « entièrement
VAufklàrung et de la Révolution fran- bourgeoise » et « structurée autour de
çaise, éléments qui trouvent leur cohé- l'accès au marché » (Rhineland radi-
rence dans le fonctionnement pratique cals..., op. cit., p. 32).
de cet ensemble discursif, qui repré- 37. J. Sperber, Rhineland Radicals...,
sente plutôt un courant Idéologique et op. cit., p. 34.
politique qu'une doctrine stricto sensu. 38. La Persistance de l'Ancien Régime,
La référence incontournable en langue op. cit.
française demeure l'ouvrage de J. Droz, 39. Trêves, par exemple, compte douze
461
Philosophie et révolution
mille habitants quand Marx y voit le réactionnaire ; c'est pourquoi il lui
jour; quant à la capitale économique arrive également de définir le principe
de la région. Cologne, elle ne dépasse romantique de « chrétien-chevale-
guère les soixante-dix mille habi- resque, moderne-féodal » (0 3, p. 161).
tants lors du lancement de la Gazette 49. 0 3. p. 144.
rhénane. 50. J. Sperber, RhinelandRadicals...,
40. Comme le note E. Fehrenbach (« La op. cit., p. 117.
noblesse en France et en Allemagne » 51. C'est à Marx d'ailleurs que B.
in H. Berdlng, E. François, H.-P. Bauer adresse ces prophéties : « La
Ullmann (dir.), La Révolution, la France catastrophe deviendra effroyable et
et l'Allemagne : deux modèles opposés ira en s'aggravant et je dirais presque
de changement social?, Paris, Editions qu'elle sera plus grande et plus extra-
de la MSH, 1989, p. 187), « après leur ordinaire que celle engendrée par le
intégration à l'État prussien, dont la christianisme naissant Cela étant quel
discipline militaire et bureaucratique intérêt d'engager avec des gredins une
les rebutait profondément, la noblesse dispute personnelle et interminable? À
rhénane comme la noblesse westpha- quoi bon se montrer insatisfait devant
lienne réussirent à préserver une cohé- cette engeance, alors qu'intérieure-
sion interne et une spécificité qui repo- ment on n'est rien moins qu'insatisfait
saient sur la force des liens familiaux, ou contrarié ou irrité ? L'avenir est
régionaux et nobiliaires et un commun trop certain pour justifier ne serait-ce
attachement à l'Église catholique ». qu'un instant d'hésitation », Lettre de
41. Le portrait de la bourgeoisie colo- B. Bauer à Marx du 5 avril 1841, citée
naise, censée être l'une des plus évo- in M. Rubel, « Introduction », 0 3,
luées, dressé par P. Ayçoberry (Cologne, p. LXXIV. On remarque déjà chez Bauer,
entre Napoléon et Bismarck - la au nom de « l'avenir trop certain »
croissance d'une ville rhénane, Aubier- placé sous le signe de la catastrophe, la
Montaigne, 1981, notamment pp. 119- tendance à esquiver les très prosaïques
167) est assez éloquent. Pour une vue contraintes de la lutte politique.
d'ensemble, cf. les études de H.-U. 52. 0 3. p. 214.
Wehler et d'U. Frevert dans le volume 53. Çf. 0 3, pp. 111-137.
La Révolution, la France et l'Allemagne, 54. 0 3 p. 137.
op. cit., pp. 93-111 et 253-279. 55. Çf. Lettre de Marx à von Schaper du
42. Sur la question de la paupérisa- 17 novembre 1842, Cor, 1.1, p. 269.
tion cf. les données citées par J. Droz 56. Voir sur tous ces points supra, chap.
(La Formation..., op. cit., pp. 111-112 i, i. Fonder la politique.
et 127-127) et la discussion détaillée 57. E. Kant Projet de paix perpétuelle.
des thèses en présence par Sperber Œuvres, t III, op. cit., p. 377.
(flhinelandRadicals..., op. cit., pp. 34 58. Ibid, p. 372 - trad. modifiée.
et 36). 59. G. W. F. Hegel, Principes de la philo-
43. Ibid sophie du droit, op. cit., 8 258, p. 270.
44. C'est notamment le cas de l'École 60. Ibid, g 183, p. 218.
historique du droit. 61. Dans un célèbre passage de L'Idéo-
45. 0 3, p. 224. logie allemande, Marx écrit en effet :
46. 0 3. p. 219. « l'état de l'Allemagne à la fin du siècle
47. Sur ce point, voir les éclairantes dernier se reflète intégralement dans la
remarques de D. Losurdo, qui souligne Critique de la raison pratique de Kant
la portée antilibérale de cette notion, [...] Les bourgeois allemands, dans leur
dans « La construction du concept impuissance, en restaient au stade de
universel de l'homme : de la tradition la "bonne volonté". Kant se satisfait
libérale à la Révolution française », de la simple "bonne volonté", même si
in B. Bourgeois, J. d'Hondt (dir.), La elle n'a aucun résultat, et rejetait dans
Philosophie et la Révolution française, l'au-delà la réalisation de cette bonne
Paris, Vrin, 1993, pp. 49-58. volonté » (IA. p. 185).
48. D'où sa nécessité de se présenter 62. « La société civile-bourgeoise est la
sous un habillage moderne et l'usage différence qui s'instaure entre la famille
de couples contradictoires qui sert à et l'État », Principes de la philosophie
la caractériser. En effet, selon Marx, du droit, op.cU., 8 182 additif.
le discours romantique se singularise 83. Ibid. 8 187. p. 221.
par le décalage entre la modernité de 64. Ibid, 8.183. p. 218.
façade (« les bonnes odeurs de toutes 65. Çf. supra chap. i, u. Dépasser la
ses phrases modernes ») et un contenu révolution ?
462
Notes pages 305 à 330
66. Çf. Principes.... op. cit., S 253 et et masculins « allemands » (auto-
§ 255. pp. 266-268. activité, indépendance, idéalisme).
67. Pour Marx, en vertu de leur principe Selon lui, « pour être vrai, faire un
même, les Diètes provinciales ne sont avec la vie et l'homme, le philosophe
pas autre chose que des machines à doit être de sang gallo-germanique »,
conserver des privilèges particularistes, Manifestes...,op. cit., p. 117.
et à en produire de nouveaux. Çf. 0 3, 9 1 . 0 3, p. 313.
pp. 154-155. 92. 0 3, p. 178.
68. « La classe universelle, plus pré- 93. 0 3. p. 182.
cisément celle qui se consacre au 94. Cf. Principes de la philosophie du
service du gouvernement, a dans son droit, op. cit., g 253.
destin d'avoir l'universel comme but de 95. DVB, p. 197.
son activité essentielle », Principes..., 96. « La vérité englobe non seulement
op. cit., g 303, p. 335. le résultat, mais aussi le chemin. La
69. Çf. DVB, pp. 206-208. recherche de la vérité doit elle-même
70. C'est en effet l'incapacité gouver- être vraie, la vraie recherche est la
nementale à apporter des solutions à vérité épanouie dont tous les membres
la détresse sociale, notamment celle épars se réunissent dans le résultat. Et
des vignerons mosellans, qui suscite la l'on voudrait que ce mode de recherche
réflexion marxienne. Cf. DVB, p. 208. ne change pas selon son objet! », 0 3,
71. Cf. supra, chap. i, i, Fonder la p. 118.
politique. 97. O 3. p. 314.
72. 0 3, p. 119. 98. 0 3, p. 152. Marx poursuit son pro-
7 3 . 0 3, p. 115. pos en soulignant la portée antiaristo-
74. 0 3, p. 194-195. cratique et universallste de la référence
75. DVB, p. 198. Dans le même sens, et au principe national/populaire.
en réponse à un orateur de la Diète qui 99. Çf. Principes..., op. cit., S 258 et 270,
veut Interdire le recours à l'anonymat, pp. 270 et 286.
Marx précise le propos : « Notons que 100. 0 3, p. 210.
le nom n'a rien à voir avec la presse, 101. Nous sommes donc en désaccord
mais que là où existe une législation avec la thèse de M. Abensour, selon
de la presse, l'éditeur - donc à tra- laquelle « affirmer de l'État qu'il est "le
vers lui l'auteur anonyme et pseudo- grand organisme", po9er l'État au-delà
nyme - relève des tribunaux ». 0 3, de toute dérivation, c'est du même coup
pp. 194-195. faire l'aveu de sa primauté et l'installer
76. DVB, ibid au lieu même de l'institution du social »
77. Il ajoute aussitôt : « bien qu'il ne (la Démocratie contre l'État..., op. cit.,
fût pas permis dans les Assemblée p. 25).
provinciales d'appeler les gens par leur 102. Dans le sens défini par A. Negri,
nom », lettre à Ruge de mai 1843, Cor. qui renverse la conception de la tra-
l . p . 295. dition constitutionnallste, « le pouvoir
78. Cf. lettre à Ruge du 5 mars 1842, constituant est lié à l'idée de la démo-
Cor 1, p. 243. cratie comme pouvoir absolu. Et donc le
79. Lettre à Ruge de septembre 1843, concept du pouvoir constituant comme
Cor 1, p. 300. force d'irruption et d'expansion est lié
80. H. Heine, De l'Allemagne, op. cit., au fait que la totalité démocratique
p. 115. est toujours déjà constituée dans la
81. C'est le titre du sixième chapitre de société » (A. Negri, Le Pouvoir consti-
De l'Allemagne, ibid., pp. 273-297. tuant. Essai sur les alternatives de la
82. 0 3, p. 214. modernité, Paris, PUF. 1997, p. 15).
83. 0 3, p. 220. 193. O 3. p. 144.
84. 0 3. p. 213. 104. Ibid.
85. 0 3, p. 150. 195. O 3, p. 197.
86. 0 3. p. 219. 196. Çf. J. Sperber, Rhineland
87. Ibid Radicals..., op. cit., passim.
88. 0 3, p. 208. 197. Lettre du 25 août 1842 à D. D.
89. DVB, p. 211. Oppenheim, Cor 1, p. 267.
90. Feuerbach élabore une doctrine, 108. J. Sperber, Rhineland radicals...,
à vrai dire assez confuse, de la tête et op. cit., p. 92.
du cœur en les affublant respective- 199. Cf., par exemple, la version
ment d'attributs féminins « français » « classique » d'A. Cornu, Karl Marx et
(sensibilité, dépendance, matérialisme) Friedrich Engels..., op. cit., L n, p. 1.
463
Philosophie et révolution
110.0 3. p. 294. classique de l'art d'écrire sous un
111. Çf. DVB, p. 149. régime de censure en citant des propos
112. « Les coutumes, qui sont les cou- d'un auteur au-dessus de tout soup-
tumes de toute la classe pauvre, savent çon, en l'occurrence la réponse des
saisir, avec un instinct sûr, la propriété Spartiates au satrape perse Hydarnes,
par son côté Indécis; on constatera telle que la rapporte Hérodote : « Au
non seulement que cette classe ressent vrai, tu sais ce que c'est d'être esclave ;
d'instinct la nécessité de satisfaire mais la liberté, tu n'en as jamais goûté,
un besoin naturel, mais aussi qu'elle et tu ne sais pas si elle est douce ou
ressent le besoin de satisfaire un ins- non. Car si tu en avais goûté, tu nous
tinct juridique », DVB, p. 142. conseillerais de nous battre pour elle
113. DVB, p. 211. non seulement avec des lances, mais
114. DVB, p. 213. encore avec des haches », O 3, p. 198.
US. DVB, p. 167. 127. Cf. 0 3, p. 181.
116. L'argument central de Marx réside 128. 0 3, p. 197.
dans le constat d'une asymétrie fon- Wt.Çf.L Feuerbach, « Thèses pro-
damentale entre les droits coutumiers visoires pour la réforme de la philo-
de l'aristocratie, qui ne revêtent que la sophie », 8 47, in Manifestes philoso-
forme de la loi moderne pour en nier phiques, op. cit., p. 117.
le contenu, et les droits coutumiers des 130. O 3, p. 187. Ces métaphores
classes pauvres, qui, même lorsqu'ils s'avèrent extrêmement prégnantes chez
contredisent le droit positif, anticipent Marx : dans la Contribution à la critique
sur l'universalité de la loi fondée sur de la philosophie du droit de Hegel -
la liberté et l'égalité des sujets. DVB, Introduction, 11 répétera : « La tête de
p. 140. cette émancipation [humaine] est la
117. Çf. les travaux de F. Gauthier : philosophie, son cœur le prolétariat »,
« De Mably à Robespierre » in E. CPDH, p. 212.
P. Thompson et atti, La Guerre du blé 131. Çf. Lettre à D. Oppenheim du 25
au xvnf siècle, op. cit., pp. 11-143 et août 1842, Cor. 1. p. 267.
Triomphe et mort du droit naturel en 132. 0 3. p. 299.
Révolution, PUF, 1992. 133. Çf. O 3, p. 298.
118. Ce point, en général passé sous 134. L. Calvié souligne à Juste titre que
silence, est souligné par F. Gauthier, même le Marx de la Gazette rhénane est
« Critique du concept de "révolution tributaire du réformisme jeune-hégélien
bourgeoise" appliqué aux révolutions « dans la mesure où les critiques qu'il
des droits de l'homme et du citoyen du adresse à l'État prussien supposent
xvrn* siècle », Actuel Marx, n° 20,1996, que cet État est amendable, qu'il peut
p. 157 et par D. Losurdo, « La construc- renoncer à son orientation réaction-
tion du concept universel d'homme naire et répressive pour retrouver sa
de la tradition libérale à la Révolution tradition éclairée, et au-delà, dans une
française » in B. Bourgeois, J. D'Hondt, Rhénanie particulièrement ouverte à
La Philosophie et la Révolution fran- cette évolution, les acquis de la période
çaise, op. cit., pp. 54-55. révolutionnaire et napoléonienne » (Le
110. 0 3, p. 308. Renard et les raisins..., op. cit., p. 133).
120. Çf. supra, chap. iv, il. 1, Du 135. « Ou peut-être l'Augsbourgeoise
« social » au* social-isme » : le grand garde-t-elle rancune à notre correspon-
roman de l'organisation. dant d'espérer que le conflit Indéniable
121. Çf. Lettre à Ruge de septembre trouvera une "solution pacifique"? », 0
1843, Cor. 1. p. 298. 3. p. 232.
122. La première prise de position 136. Lettre à Ruge de mal 1843, Cor. 1,
publique de Marx sur la question est p. 293.
réactive, en réponse à un article de 137. Ainsi Moses Hess, l'un des princi-
l'AUgemeine Zeitung d'Augsbourg. Çf. 0 paux collaborateurs du journal, pouvait
3, p. 234. écrire le 6 décembre 1842 à son ami
123. 0 3. p. 310. Auerbach : « La Gazette rhénane a
124. Saint-Just, Discours et rapports, maintenant une position assurée, aussi
op. cit., p. 74. bien vis-à-vis du public que du gouver-
125. 0 3. pp. 151-152. nement. Nous avons bien eu, il y a peu
126. La plus significative se trouve sans de temps, un petit orage avec le gou-
doute dans la conclusion de l'article vernement, mais tout s'est maintenant
sur les délibérations de la Sixième arrangé, sans que nous ayons eu à faire
Diète Rhénane. Marx utilise un procédé des concessions » (cité in A. Cornu, Karl
464
Notes pages 330 à 345
Marx..., op. cit., t. II, p. 91). 193. Pour parler de cette « vie nou-
138. P. Lascoumes, H. Zander, Du vol de velle », Marx reprend un topos de la
bois..., op. cit., p. 59. spectrologie heinéenne : « Laissons les
138. Cf. A. Cornu, Karl Marx..., op. cit., morts enterrer et pleurer leurs morts.
t. II. p. 111. C'est au contraire un sort enviable que
140. Partie de quelques centaines, la d'être les premiers à entrer dans la vie
Gazette rhénane compte 1820 abonnés nouvelle ; et tel doit être notre lot »,
au moment où von Schaper écrit au Lettre de mai 1843 à A. Ruge, Cor. 1,
ministre, chiffre qu'il avance lui-même p. 291.
dans son rapport. Elle atteindra les 154. Ibid, p. 296.
3400 abonnés peu avant son interdic- 155. « Vous ne direz pas que je me fais
tion (Çf. ibid. p. 99). une trop haute idée du temps présent,
141. Lettre à A. Ruge du 25 janvier et si malgré tout je ne désespère pas de
1843, Cor. 1, p. 280. lui, c'est que c'est précisément sa situa-
142. « L'Allemagne n'est plus un État », tion désespérée qui m'emplit d'espoir »,
« La constitution de l'Allemagne » ibid., p. 296.
(manuscrit de 1799-1801) in G. W. F. 158. Lettre de Marx à A. Ruge de sep-
Hegel, Écrits politiques, op. cit., p. 25. tembre 1843, Cor. 1 p. 298. Ruge, de
L Althusser remarque que, dans ce son côté, avait déjà écrit : « certes il
texte, « Hegel retrouve les accents faut prendre les choses à la racine,
de Machiavel parlant de l'Italie », c'est-à-dire que seule la philosophie
« Machiavel et nous » in Écrits philoso- peut atteindre et saisir la liberté »,
phiques et politiques, op. cit., t. II, p. 49. Une autocritique du libéralisme, in S.
143. Sur la solitude comme condition de Mercier-Josa, Théorie allemande et
l'initiative politique dans une période pratique française de la liberté, Paris,
de crise, Çf. le texte d'Althusser cité L'Harmattan, 1993, p. 266.
supra, et du même auteur, « Solitude de 157. Dans la lettre à Ruge de septembre
Machiavel », in L. Althusser, Solitude de 1843, Marx renvoie à nouveau les
Machiavel et autres textes, Paris, PUF, doctrines communistes « réellement
1998, pp. 311-324. existantes » à leur réalité propre, celle
144. Lettre à A. Ruge de mars 1843, d'abstraction « dogmatique » voulant
Cor. 1 p. 286. régler a priori les contradictions du
148. Çf. la suggestive évocation d'A. monde existant. Cor. 1, p. 298.
Negri, L'Anomalie sauvage..., op. cit., 158. Ibid, p. 297.
chap. i, « L'anomalie hollandaise », 159. Ibid
pp. 37-64. 180.1A, p. 33.
148. Cor. 1. p. 287. 181. 0 3, p. 118.
147. Nous sommes fondamentalement 182. Lettre à Ruge de septembre 1843,
en accord avec la thèse de L. Calvié, Cor. 1, p. 300.
dont le travail a permis de clarifier 183. Cf. E. Bernstein, Les Présupposés
considérablement cette question (Çf. Le du socialisme, Paris, Seuil, 1974, p. 220
renard et les raisins..., op. cit., p. 135). et passim.
148. Tel est le travers de l'interprétation 184. Pour surmonter, ne serait-ce que
de H. Mah (The End ofPhilosophy, the de manière régulatrice, le dualisme
Origin of Ideology. Karl Marx and the qui grève sa démarche, Bernstein est
Crisis of the Young HegeUans, Unlversity du reste obligé de distinguer le « mode
of Californie Press, 1987), qui a néan- d'organisation économique et social
moins l'avantage de mettre l'accent supérieur », vers lequel le mouvement
sur le tournant de 1843 dans la crise doit malgré tout tendre, des « objectifs
conjointe du jeune-hégélianisme et du immédiats », lesquels en sont pourtant
pouvoir absolutiste. la « préfiguration » (ibid, p. 236).
148. Lettre de Marx à Ruge de mars 185. Lettre à A. Ruge de septembre
1843, Cor. 1, p. 287. 1843. Cor. 1. p. 300.
150. Cf M. Foucault, Histoire de la folie 188. Lettre à A. Ruge de septembre
à l'âge classique, Paris, Gallimard, 1843, Cor. 1. p. 299.
1972, p. 22. Le flâneur, qui partage cette 187. De manière significative, dans
position de seuil, serait alors une figure, l'un de ses derniers articles parus dans
quelque peu « policée » il est vrai, sortie sa revue, Ruge vise, sans le nommer,
de cet archétype de l'errance. Kant, ou plutôt un certain esprit kantien
151. Ibid typique de ce libéralisme à l'allemande,
152. Çf. supra, chap. u, 5, L'autre voie « qui sympathise et se contente de
allemande. contempler la bataille de sa fenêtre et
465
Philosophie et révolution
de souhaiter chance et prospérité à tous et aussi l'abandon, lors du congrès
les héros de la liberté » {Autocritique.... d'Erfurt (1891), par la social-démocra-
cit., p. 250). La critique marxienne de tie désormais unifiée, du mot d'ordre de
Kant dans L'Idéologie allemande, en « république allemande », qui provoqua
termes d'impuissance petite-bourgeoise, la ferme mise en garde d'Engels dans sa
n'a, on le voit, rien de bien original, du Critique du programme d'Erfurt (CPGE
moins dans ses formulations. p. 101).
168. Mais n'oublions pas la surprise 182. Lors de la rupture de l'automne
d'Engels lorsqu'il découvre que le 1842 entre Marx, alors rédacteur
manuscrit de La Sainte Famille, la en chef de la Gazette rhénane, et
réponse à la « critique critique » de les Freien, Ruge se range du côté du
Bauer et consorts, prend sous la plume premier; Çf. A. Cornu, Karl Marx...,
de Marx des proportions qui ne vont pas op. cit., t. II, p. 89. Au même moment,
sans rappeler la prolixité jeune hégé- et pour des motifs similaires, le poète
lienne, Çf. lettre à Marx du 20 janvier G. Herrwegh rompt également avec les
1845, Cor. 1, p. 355. Affranchis berlinois.
169. Lettre de Marx à A. Ruge de mal 183. Ce qui n'avait pas échappé aux
1843, Cor. 1, p. 295. esprits les plus perspicaces, tel le poète
170. Çf. A. Ruge, « Une autocritique G. Herrwegh, qvd, dès la parution de
du libéralisme... », cit. pp. 263-264, l'unique livraison des Annales franco-
qui s'en prend avec vigueur à la allemandes, voit une « contradiction
« conscience blasée », surcultivée et flagrante » entre l'introduction « doctri-
autosatisfaite des Freien berlinois. naire » de Ruge et les articles « incom-
171. CPDH p. 204. parablement plus remarquables » de
172. A. Ruge, « Une autocritique du Marx, n y voit les germes d'une « nou-
libéralisme », cit., p. 266. velle rupture », d'une « nouvelle scis-
173. « Pour se faire remettre ses sion » entre ces deux orientations (lettre
péchés, l'Humanité n'a besoin que de à M. d'Agoult du 25 février 1844, cité in
les appeler enfin par leur nom », Lettre S. Mercier-Josa, Théorie allemande...,
de Marx à A. Ruge de septembre 1843, op. cit. pp. 291-292).
Cor. 1, p. 300. 184. Pour Ruge aussi, seules les dif-
174. A. Ruge, « Une autocritique du férences de l'esprit ont droit à une
libéralisme... », cit., p. 268. existence effective, çf. Autocritique du
178. Çf. lettre de Marx à Ruge de mai libéralisme, op. cit., p. 257.
1843, Cor. 1, p. 291. 188. Çf.. Lettre de Marx à A. Ruge de
178. Cette thématique fait cependant mai 1843, Cor. 1 p. 296.
son apparition dans le manuscrit de 186. Ibid
Kreuznach qui est contemporain de la 187. Ibid. p. 299.
correspondance avec Ruge. Çf. ir\fra, 188. Parlant de l'État politique, Marx
3, Aux sources de la révolution perma- retrace en fait le mouvement du
nente : la « vraie démocratie ». concept qui passe du « présupposé » au
177. Cor 1., p. 293. « posé » : « [ l'État politique] suppose
178. Ibid., p. 294. partout la raison réalisée, mais par
179. Ibid, p. 293. là même sa destination Idéale entre
180. « [...] non seulement la critique en contradiction avec ses prémisses
peut, mais elle doit entrer dans des réelles. À partir de ce conflit de l'État
questions politiques (qui dans l'idée politique avec lui-même se développe
des socialistes vulgaires sont bien au- donc partout la vérité des rapports
dessous d'elle). En démontrant la supé- sociaux », ibid.
riorité du système représentatif sur le 189. Ibid
système des ordres, elle intéresse prati- 190. Ibid
quement un grand parti de la Nation », 191. « En élevant le système repré-
Lettre à A. Ruge de septembre 1843, sentatif de sa forme politique jusqu'à
Cor. 1. p. 299. sa forme généralisée et en dégageant
181. La position antipolitique du la signification véritable qu'il ren-
« socialisme vrai », qui est au cœur ferme, elle oblige du même coup ce
de la polémique du Manifeste du parti parti à aller au-delà de lui-même, car
communiste, sera en effet promise à un triompher reviendrait pour lui à se
bel avenir. Rappelons simplement les supprimer », ibid Dans l'autodépasse-
tentatives lass&Uiennes de promouvoir ment enclenché par la « généralisation
des réformes sociales en s'accom- de la forme » du principe démocra-
modant avec le régime bismarcklen. tique contenu dans les institutions
466
Notes pages 330 à 345
représentatives, on trouve une première de subjectivation de l'Idée et de réduc-
formulation des thèses sur la « vraie tion des sujets réels (à savoir, comme
démocratie » que Marx consigne au nous le verrons, du peuple) en « maté-
même moment (cette lettre est écrite à riel » de l'Idée que se trouve la racine
Kreuznach) dans son commentaire des de l'inversion du rapport sujet/prédicat
Principes de la philosophie du droit de opérée par Hegel. On retrouve Ici les
Hegel. accents de la critique feuerbachienne.
192. Dans le manuscrit de Kreuznach, Feuerbach considère que pour Hegel,
Marx clarifiera davantage cette position comme pour Spinoza, l'absolu fla
en parlant de la « disparition de l'État substance) n'est qu'« un simple nom »,
politique » en tant qu'État seulement un pur non-déterminé, en dehors des
« politique ». Cf. infra ch. v. u, 2, Hegel catégories qui permettent de le penser
au-delà de Hegel. sous tel ou tel rapport (qf. par exemple
193. L. Calvié, Le Renard et les rai- Manifestes philosophiques, op. cit.,
sins..., op. dt., p. 136. p. 106.). En réalité, en appliquant à
194. Lettre à A. Ruge de mai 1843. Cor. Hegel les critiques que celui-ci adresse
1. p. 294. à Spinoza, Feuerbach ne fait que répé-
195. Ibid, p. 292. ter, en les redoublant, les erreurs de
196. « En politique, les Français Hegel ({ans sa compréhension du sys-
sont des modèles », écrit-il dans son tème spinozien - notamment celle qui
Autocritique du libéralisme, cit., p. 265. consiste à réduire les attributs à des
197. De L. Althusser à M. Rubel, en pas- formes extérieures de la réflexion ayant
sant par S. Avineri ou K. Papaloannou, perdu toute solidarité avec la subs-
il s'agit d'un point de convergence entre tance dont elles sont Issues. Le point
auteurs que tout sépare par ailleurs est d'importance : Marx, pour sa part,
dans leur Interprétation de Marx. Parmi refusera de faire de l'État moderne
les voix discordantes, citons les travaux une simple irréalité, il insistera sur
de S. Mercier-Josa, auxquels notre lec- sa dimension pratique d'« illusion
ture doit beaucoup, ou ceux d'A. Tosel. politique » et essaiera de percer les
198. Sans même parler du fait que mécanismes spécifiques qui lui donnent
cette nouveauté est illusoire dans la naissance. Sur la lecture hégélienne de
mesure où il existe bien une politique Spinoza, qf. la démonstration éclairante
feuerbachienne (qf. infra), même si, de P. Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris,
par son mélange de républicanisme Maspero, 1979, plus particulièrement
francophile et de croyance allemande pp. 133-137 et pp. 175-180. G. Délia
à la toute-puissance des idées et de la Volpe avait déjà souligné la différence
démarche réformatrice, celle-ci paraît qui sépare la critique feuerbachienne
peu originale. de Hegel, qu'il considère comme
199. Q est donc clair que l'objet de idéaliste/kantienne, de celle de Marx
Marx, y compris dans cette première (Critique de l'idéologie contemporaine,
problématique « de jeunesse », est de op. cit., pp. 53-54).
manière spécifique l'état moderne, le 209. M43, p. 40. Comme nous le ver-
seul qui résulte de la séparation entre rons, c'est du fait de cette inversion,
sphère sociale et sphère politique, et qui n'est que l'expression abstraite
non une « théorie générale de l'État », d'une inversion politique, que Hegel ne
contrairement à ce qu'affirme par peut, selon Marx, comprendre la démo-
exemple J. Robelin, dans la lignée cratie comme « autodétermination du
des Interprétations althussériennes peuple ».
CMarxisme et sodalisation, op. cit., 210. M43, p. 42.
pp. 127-151). 211. Cf- M43, p. 48.
200. Lettre à A. Ruge de septembre 212. M43, p. 44.
1843, Cor. 1, pp. 298-299. 213. M43, p. 51.
201. CPDH, p. 201. 214. M43, p. 81. Dans son article d'août
202. M43, p. 139. 1842 « La philosophie du droit de Hegel
203. Respectivement M43, ibid et et la politique de notre temps » (in L. S.
CPDH, p. 205. Stepelevich, éd., The Young Hegelians.
204. Ce que l'Introduction de 1844 dira An Anthology, Cambridge University
encore plus clairement. Press, 1987, p. 211-236), paru dans les
205. CPDH. p. 197. Annales allemandes, A. Ruge avait déjà
206. Ibid critiqué l'inversion entre concept et
207. M43, p. 38. existence historique, ou entre empirie
208. C'est dans ce double mouvement et logique, chez Hegel.
467
Philosophie et révolution
21S. « Le vrai chemin est mis sens des- 229. J. Guilhaumou, « Le jeune Marx et
sus dessous. Le plus simple est le plus le langage jacobin » in L. Calvié (dlr.),
compliqué et le plus compliqué le plus Révolutions françaises..., op. cit. p. 109.
simple. Ce qui était censé être le point 230. Dans un sens qui ne va pas sans
de départ devient le résultat mystique rappeler celui de « pouvoir consti-
et ce qui était censé être résultat ration- tuant » défini par T. Negri (Le Pouvoir
nel devient point de départ mystique », constituant..., op. cit., passim) à condi-
M43 p. 82. tion de penser l'absoluité de ce pouvoir
21t. M43, p. 81. constituant comme l'absoluité d'un
217. M43, p. 92. processus et non comme surgissement
218. M43, p. 91. métaphysique d'un Sujet préformé.
219. « Aussitôt en revanche que 231. M 43, p. 101.
s'éveille la vie politique réelle et que 232. M43, p. 102.
la société civile-bourgeoise se libère 233. « [...] la constitution est selon la
des corporations par l'impulsion de sa loi G'illuslon) mais elle devient selon la
propre raison, la bureaucratie cherche réalité (la vérité). Inaltérable selon sa
à les restaurer », M43 p. 90. détermination, elle change cependant
220. Voilà en quoi l'analyse marxienne en réalité, sauf que ce changement
de l'Illusion politique dépasse la concep- est inconscient, n'a pas la forme du
tion feuerbachlenne de l'aliénation. changement. L'apparence contredit
En ce sens, le texte de Kreuznach Y essence », M43 p. 103.
annonce le « nouveau concept d'allé- 234. M43, p. 103.
nation » qu'E. Renault discerne dans 235. M43, p. 104.
les Manuscrits de 1844, concept dépsy- 236. M43, p. 104.
chologlsé, qui désigne non pas un déca- 237. M. Abensour le souligne à juste
lage Interne à la conscience humaine titre (La Démocratie contre l'État...,
mais la réalité sociale qui produit cette op. cit., p. 48). Dans le même sens,
conscience aliénée (Marx et l'idée de cf. S. Avineri, The Social and Political
critique, op. cit., p. 59). Marx n'attend Thought of Karl Marx, Cambridge
donc pas la coupure de 1845-48 pour se University Press, 1987, pp. 32-33.
poser la question de « la réalité et [de] 238. Cité par M. Rubel. O 3, p. 1684,
l'efficace historique propre de l'instance note.
étatique », contrairement à ce qu'af- 239. « La constitution n'est rien qu'un
firme E. Balibar (« État, parti, idéologie. accommodement entre l'État politique
Esquisse d'un problème », in E. Balibar, et l'État non politique. Elle est par
C. Luporini, A. Tosel, Marx et sa cri- suite nécessairement en elle-même un
tique de la politique, Paris, Maspero, contrat entre des pouvoirs essentielle-
1979, p. 131). On pourrait adresser la ment hétérogènes », M43, p. 105.
même critique à F. Furet, pour qui le 240. M43, p. 183.
Jeune Marx est « prisonnier de la subor- 241. Tel est, parmi tant d'autres, le fond
dination du politique à la société civile, de l'argumentation de F. Furet pour
incapable d'en penser l'autonomie sous qui la « vraie » révolution « détruit
une autre forme que celle de l'Illusion » le politique en l'absorbant dans le
(Marx et la Révolution française, Paris, social » (Marx et la Révolution fran-
Flammarion, 1986, p. 43). çaise, op. dt., p. 25). Furet pose le
221. M43, p. 91. rapport de la révolution politique et
222. M43, p. 92. de la révolution sociale comme sim-
223. Leçons sur la philosophie de l'his- plement antinomique, les liens entre
toire, op. cit., p. 43. les deux révolutions lui apparaissant
224. « C'est là l'énigme du mysticisme. comme extérieurs, d'ordre purement
[...]. Hegel idéalise la bureaucratie et instrumental (succession dans le temps,
empirlse la conscience publique », M43 la première comme marchepied de la
pp. 109-110. seconde). Çf. ibid., pp. 59-60 et, surtout,
225. M43, p. 190. 88-90.
226. A. Tosel. « Les critiques de la 242. C'est incontestablement le mérite
politique chez Marx » in E. Balibar, C. de M. Abensour, malgré les réserves
Luporini, A. Tosel, Marx et sa critique que suscite la disjonction entre social et
de la politique, op. cit., p. 20. politique Inhérente à sa lecture (nous y
227. M43, p. 101. reviendrons), d'avoir clairement distin-
228. « La totalité de l'État politique est gué la position marxienne de disparition
le pouvoir législatif», M43 p. 181, Cf. de l'État en tant que sphère autono-
également ibid. p. 147. misée et dominatrice de la disparition
468
Notes pages 330 à 345
de la politique en tant que telle (Çf. concept). Serait-il lui aussi tombé dans
La Démocratie contre l'État..., op. cit., le type de jugement moral qu'il repro-
pp. 76 sq.). chait naguère aux autres? Sans doute
243. Comme l'attestent en toute cer- considère-t-il qu'il est suffisamment
titude les annotations, effectuées au remonté au principe même de la faille
cours de son séjour à Kreuznach. hégélienne pour être à l'abri d'une telle
d'un ouvrage allemand récent sur la critique.
Révolution française, Geschichte der 260. M43, p. 184.
letzten 50 Jahre (1834) de C. F. E. 261. C'est un point sur lequel la lecture
Ludwig. Çf. J Guilhaumou, « Note sur de Marx par l'école italienne de Délia
Marx, la Révolution française et le Volpe a fortement mis l'accent. Çf.
manuscrit de Kreuznach » m E. Balibar, l'analyse du manuscrit de Kreuznach
G. Raulet, (dir.), Marx démocrate. Le par L. Coletti ln De Rousseau à Lénine,
manuscrit de 1843, PUF, 2001. Gordon and Breach, 1974, pp. 256-259.
244. M43, p. 101. 262. « C'est seulement dans le droit
245. Çf. supra, chap. i, il, Dépasser la de vote aussi bien que dans l'éligibilité
révolution ? sans limitations que la société civile-
246. M43, p. 135. bourgeoise s'est réellement élevée à
247. M43, p. 129. l'abstraction d'elle-même, & l'existence
248. M43, p. 134. politique comme à sa vraie existence
249. M43, p. 121. universelle et essentielle », M43, p. 185.
250. M43, p. 134. Marx utilise ici le 263. « L'émancipation politique consti-
terme « communiste » (occurrence tue, assurément, un grand progrès. Elle
unique de ce vocable dans le manuscrit n'est pas, il est vrai, la dernière forme
de Kreuznach) dans un sens feuerba- de l'émancipation humaine, mais elle
chien, pour désigner l'essence com- est la dernière forme de l'émancipa-
munautaire de l'homme, et non dans tion humaine dans l'ordre du monde
le sens politique de la correspondance actuel », QJ, p. 26.
avec Ruge. C'est d'ailleurs en ce sens 264. « Nous avons déjà vu plus haut
que Feuerbach lui-même, notamment que le premier pas dans la révolution
dans sa réponse à Stirner, se déclarait ouvrière est la constitution du proléta-
« communiste », Çf. Manifestes philoso- riat en classe dominante, la conquête de
phiques, op. cit., p. 237. la démocratie », MPC, p. 85.
251. « C'est un grand progrès de l'his- 265. GCF, p. 45.
toire qui a changé les états politiques 266. On observe en effet un usage
en états sociaux, de sorte que, de même pléthorique du mot « vrai » parmi les
que les chrétiens sont égaux dans le ciel contemporains de Marx, qui partagent
et inégaux sur terre, les membres du sans doute avec lui la volonté d'appeler
peuple pris chacun dans leur singularité enfin les choses par leur nom. Ainsi
sont égaux dans le ciel de leur monde à la « vraie » démocratie marxienne,
politique et inégaux dans l'existence laquelle n'a toutefois jamais franchi
terrestre de la société », M43 p. 135. les limites « privées » du manuscrit de
252. M43, p. 135. Kreuznach, répondent le « socialisme
253. « Ce qui est plus profond chez vrai » de Grtin ou le « vrai commu-
Hegel c'est qu'il éprouve la séparation nisme » de Bakounine, qui ont bénéficié
de la société civile-bourgeoise et de la eux (et surtout le premier) d'une véri-
société politique comme une contradic- table existence publique. Cf. A. Cornu,
tion », M43 p. 129. Karl Marx..., op. cit., t. II, p. 221.
254. « Hegel veut le système médiéval 267. M43, pp. 70 et 68.
des états, et 11 veut le pouvoir législatif 268. Tïaité théologico-politique, op. cit.,
moderne mais dans le corps du système XVI, p. 268. Lors des travaux pré-
médiéval des états! C'est le pire des paratoire à la dissertation doctorale
syncrétismes », M43 p. 151. de 1841, Marx lit très attentivement
255. Çf. M43, pp. 140 et 146. et recopie de larges extraits de cet
256. M43, p. 154. ouvrage (Çf. CES), notamment ce pas-
257. M43, p. 133. sage du chapitre XVI.
258. M43, p. 134. 289. Notamment, concernant le manus-
259. M43, p. 154. Marx recourt ici au crit de Kreuznach, A. Igoin, A. Tosel et,
terme même dont il condamnait l'usage surtout, M. Abensour.
fait par la postérité hégélienne dans sa 270. Pour dire les choses de la manière
dissertation de 1841 (Çf. DPNDE p. 234 la plus ramassée (et schématique)
et supra, chap. v, i, 1, Le parti du possible, Spinoza définit le régime
469
Philosophie et révolution
démocratique comme un pouvoir de Balibar est pour une large part
« absolu », vers lequel tend tout régime une réponse à la lecture d'A. Negri
existant, qui réalise une adéquation (L'Anomaliesauvage.., op. cit.. passim)
totale avec la puissance de la masse qui vise justement à supprimer toute
(« S'il existe un pouvoir absolu, ce idée d'ambivalence pour présenter un
ne peut être que celui que possède le Spinoza subversif, théoricien affirmatif
peuple tout entier », Traité politique, de la puissance de la multitude déten-
VIII, g 3). Toutefois. l'Idée d'une multi- trice d'une force productive sauvage,
tude déterminée par les seules lois de radicalement irréductible à toute
la raison est autocontradictoire car elle médiation.
reviendrait à faire de la nature humaine 278. M43, p. 69.
un empire dans un empire, à subordon- 279. M43, p. 134.
ner l'ordre de la « nature entière » à 280. M43, p. 104.
celui d'« une petite partie, l'homme » 281. C'est exactement le point de vue
(ibid., II, S 8). Spinoza en conclut que d'Abensour ; çf. La Démocratie contre
« ceux qui par suite se persuadent l'État..., op. cit., pp. 69-70. Abensour
qu'il est possible d'amener la multitude voir la différence Marx-Hess se jouer
ou les hommes occupés des affaires dans une autre relation à Spinoza, le
publiques à vivre selon les préceptes premier reprenant la pensée spino-
de la raison, rêvent de l'&ge d'or des zienne de la démocratie tandis que le
poètes, c'est-à-dire se complaisent dans second la ramène vers l'anarchie et le
la fiction » fibid. I, g 5. p. 13). fondement éthique (ibid, p. 59). En fait,
2Z1. Cette inversion de Spinoza est déjà comme nous l'avons déjà suggéré, c'est
à l'œuvre dans la lecture marxienne une différence plutôt radicale d'ap-
du TYaité théologico-politique. Comme proche du politico-religieux qui sépare
l'a montré de manière éclatante A. les deux penseurs. Hess lit le TYaité
Matheron (« Le TYaité théologico-poli- théologico-politique pour y trouver les
tique vu par le jeune Marx », Cahiers bases d'une reconstruction du lien poll-
Spinoza, n° 1,1977, pp. 159-212), le tique-religion, en réunissant réforme
montage de citations opéré par Marx interne de la religion et réforme démo-
dans ses cahiers de lecture vise à durcir cratique de l'État. C'est précisément
l'opposition entre deux types d'État ce qui n'intéresse pas Marx dans sa
(État confessionnel et oppressif vs. État lecture de Spinoza; comme le montre
démocratique) barrant tout ce qui dans le montage d'extraits de ses cahiers
l'argumentation spinozlenne tend à d'étude, fi supprime systématiquement
établir une continuité entre les diverses toute analyse des racines anthropolo-
formes de pouvoir. giques de l'illusion religieuse ainsi que
272. Traité politique, op. cit., VIII, g 3, toute référence au credo minimum et à
p. 73. la question du « salut des Ignorants ».
273. Ibid, VU, g 31, p. 70. Marx ne retient du TYaité théologico-
274. M43, p. 68. politique que l'opposition terme à
275. M43, p. 70. terme de l'État confessionnel et de
276. De manière caractéristique, grâce l'État démocratique laïque. Sur ce point
au montage de citations extraites du aussi, la démonstration d'A. Matheron
chapitre XVI du TYaité théologico-poli- (« Le TYaité théologico-politique lu par
tique, Marx, souligne A. Matheron, le jeune Marx », art cit.) est décisive.
présente l'État démocratique comme Q n'est donc pas possible de ranger,
« rendant impossible la manipulation comme le fait Abensour, Marx et Hess
du fanatisme populaire par d'éventuels « du côté des athéistes politiques » (La
candidats au pouvoir » et aussi comme Démocratie..., op. cit., p. 61), une posi-
assurant « le dépérissement de la tion que le second a par ailleurs expli-
"fureur" religieuse de ce même peuple, citement combattue dans sa constante
qui cesse alors d'être une "populace" polémique avec les « rationalistes » de
pour se civiliser peu à peu » (« Le Traité la politique.
théologico-politique vu par le jeune 282. Ou plutôt, comme nous le verrons
Marx », art. cit., pp. 202-203). plus loin, Marx ne succombe à cette
277. Sur l'ambivalence spinozienne tentation que lorsqu'il « flirte » avec le
à l'égard des masses, on consultera thème anti-politique (et socialiste) de
plus particulièrement d'E. Balibar, l'« organisation ».
« Spinoza, l'anti-Orwell. La crainte 283. M43, p. 174. Abensour commet
des masses », repris in La Crainte des à l'évidence un détournement de sens
masses..., op. cit., pp. 57-99. L'approche sur le mot « extase » (çf. La Démocratie
470
Notes pages 330 à 345
contre l'État..., op. cit., pp. 63 et 75) en politiques" (donc, en dernière instance,
feignant ne pas voir que pour Marx il éminemment politiques) de cette institu-
désigne précisément une dimension de tion, c'est-à-dire aux contradictions éco-
l'illusion constitutive de l'abstraction nomiques, et avoir prises sur elles de
politique, d'une politique coupée de ses l'intérieur », La Crainte des masses...,
propres conditions, i.e. des rapports op. cit., p. 29.
sociaux. 296. De même, dans la Question juive,
284. Çf. QJ, pp. 27-28. l'émancipation humaine sera dépas-
285. M43, p. 129. sement autocritique de l'émancipation
288. M43, p. 66. politique : avec l'émancipation poli-
287. M43, p. 70. tique, dit Marx, « c'est par l'Intermé-
288. Dans le manuscrit de Kreuznach, diaire de l'État, c'est politiquement que
et, plus clairement encore dans la l'homme s'affranchit d'une barrière,
Question Juive, les États-Unis représen- en contradiction avec lui-même, de
tent une sorte de test de vérité pour la manière abstraite et partielle » (QJ,
critique radicale car, pour persévérer p. 22 - je souligne).
dans son être, celle-ci doit se départir 297. Çf. M43, p. 70. Marx précise par
de ses formes périmées Qa critique de ailleurs que cette pénétration matérielle
la religion qui, à la Bruno Bauer, reste est aux antipodes d'une organisation
interne au discours religieux) pour par en haut des sphères sociales, qui est
se transformer en critique de l'État la prétention caractéristique de l'Etat
politique. abstrait.
289. M43, p. 71. 298. C'est le point capital, car il touche
290. M43, pp. 69-70. à la matrice même de la théorie et de
291. M43, p. 70. la pratique révolutionnaires, qui est
292. L'Imprécision de la formule a occulté par les interprétations d'un
donné lieu à diverses hypothèses. H Marx démocrate certes mais antijaco-
nous semble, pour notre part, qu'il bin. Çf. par exemple S. Avlneri qui iden-
s'agit là plutôt d'un thème diffus, com- tifie la vision marxienne du jacobinisme
mun à l'ensemble de la pensée social- à un simple subjectivlsme politique
iste, Saint-Simon inclus, qu'il serait bien aboutissant à la terreur (The Social and
difficile à attribuer à tel auteur en par- Political Thought..., op. cit., pp. 185-
ticulier. De là sans doute le pluriel de 201) ou M. Lowy, qui rejoint parado-
Marx : « les Français modernes... ». xalement le point de vue de la vulgate
293. Sur ce point M. Abensour souligne orthodoxe en faisant du Jacobinisme
à juste titre, contre Avlneri (et indirec- un simple phénomène « bourgeois »
tement contre Rubel), que la réduction (La Théorie de la révolution..., op. cit.,
de l'État politique du manuscrit de p. 26). Pour une mise au point qf. J.
Kreuznach, qui ne fait que ramener Texier, Révolution et démocratie chez
l'État à sa particularité, diffère tant de Marx et Engels, op. cit., p. 18 et passim.
sa disparition pure et simple que de sa 299. M43, p. 135.
réabsorption complète dans la société 300. Çf. Principes de la philosophie du
communiste, donc de la problématique droit, g 195 et 243-244, op. cit., pp. 227
ultérieure de dépérissement de l'État et 260-261.
(La Démocratie contre l'État..., op. cit., 301. M43, p. 135.
p. 76). 302. M43, p. 136.
294. La première option peut être consi- 303. « Le reste de ce thème est à déve-
dérée comme l'interprétation canonique lopper dans la section "société civile-
du « passage » de Marx au commu- bourgeoise" », M43, p. 137.
nisme, la seconde est défendue par M. 304. « C'est qu'en effet toutes les autres
Abensour, dans le prolongement de sa déterminations qui sont les siennes
conception « extatique » de l'acte poli- apparaissent comme inessentielles à
tique originaire (La Démocratie contre l'homme, à l'individu, comme des déter-
l'Etat..., op. cit., p. 85). minations extérieures qui sont certes
295. Nous trouvons là le geste consti- nécessaires pour son existence dans le
tutif de la politique marxienne, qu'E. tout, c'est-à-dire comme un lien avec ce
Balibar définit en ces termes très tout, mais un lien qu'il peut aussi bien
condensés : « pour transformer les rejeter à nouveau », M43, p. 136.
limites du politique reconnu, artificielle- SOS. « La société civile-bourgeoise
ment séparé, qui ne sont jamais que les actuelle est le principe de l'individua-
limites de l'ordre établi, la politique doit lisme mené à son terme, l'existence
remonter jusqu'aux conditions "non Individuelle est la fin dernière; activité.
471
Philosophie et révolution
travail, contenu, etc., sont seulement 317. La correspondance de Ruge,
des moyens », M43, p. 136. notamment ses lettres à Feuerbach et
306. Çf. supra, chap. iv, n, 1, Du social à Marx du printemps-été 1843, nous
au socialisme. apprend que parmi les collaborateurs
307. Marx ramène l'État politique à français pressentis figuraient Leroux,
l'« État de l'entendement », se mouvant Proudhon, L. Blanc, Lamartine, ainsi
dans l'extériorité, terme par lequel que les fouriéristes de la Démocratie
Hegel désignait, lui, un moment anté- pacifique, contactés par l'Intermé-
rieur à l'État, à savoir la sphère de la diaire de V. Considérant. Çf. M. Rubel,
société civile-bourgeoise, M43, p. 43. « Déclaration Ruge-Marx » in K. Marx,
308. M43, p. 183. Œuvres, t III, op. cit., pp. 1348-1349.
309. « Dans la démocratie, la consti- 318. Dorénavant cité comme
tution, la loi, l'État lui-même n'est Introduction de 1844.
qu'une autodétermination du peuple et 319. La religion comme « opium du
un contenu déterminé de celui-ci pour peuple », l'« arme de la critique » qui
autant que ce contenu est constitution ne saurait remplacer la « critique des
politique », M43, p. 70 - je souligne. armes », etc.
310. QJ, p. 45. Dans sa polémique 320. Çf. G. Labica, Le Statut marxiste de
avec Ruge de l'été 1844, période qui la philosophie, op. cit., p. 83, M. Lowy,
marque le point culminant du « flirt » La Théorie de la révolution..., op. cit.,
de Marx avec Feuerbach et avec la p. 69.
problématique social-iste, le thème de 321. CPDH, p. 197.
l'organisation sera posé dans un sens 322. CPDH, p. 197.
explicitement anti-, ou plus exactement, 323. CPDH, pp. 197-198.
meta poli tique : « sans révolution le 324. CPDH, p. 198.
socialisme ne peut devenir réalité. Cet 325. « Nous avons en effet partagé les
acte politique lui est nécessaire dans la restaurations des peuples modernes
mesure où il a besoin de détruire et de sans partager leurs révolutions... [...]
dissoudre. Mais là où commence son Nos bergers à notre tête, nous ne nous
activité organisatrice, là où se mani- sommes jamais trouvés en compagnie
feste son propre but, son âme, le socia- de la liberté que le pur de son enterre-
lisme rejette son enveloppe politique », ment », CPDH p. 199.
GCMA, O 3. p. 418. 326. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philo-
311. Qui ne sont à l'évidence qu'une sophie de l'histoire, op. cit., p. 31.
version sécularisée de la transcendance 327. CPDH. p. 200.
religieuse, transformée en religion de 328. Heine quitte Paris pour l'Alle-
l'Homme divinisé. Çf. supra, chap. m, 5, magne le 21 octobre et il rentre le 18
La religion de l'amour et de l'humanité. décembre. Leur rencontre a donc lieu
312. « En ce qui regarde la Rheinische après cette date, probablement en
Zeitung, je ne saurais rester à aucun décembre 1843, par l'intermédiaire de
prix, il m'est impossible d'écrire sous Ruge.
le règne de la censure prussienne ou 329. CPDH. p. 201.
de respirer l'air prussien », lettre à A. 330. « L'ancien régime moderne n'est
Ruge du 13 mars 1843, Cor. 1, p. 290. plus que le comédien d'un ordre poli-
313. L'expression est de Marx, Cf. lettre tique dont les héros réels sont morts.
à Ruge de septembre 1843, Cor. 1, [...] La forme ultime d'une forme dépas-
p. 297. sée de l'histoire est sa comédie », CPDH,
314. « Mon projet de résider à Cologne p. 201.
est abandonné ; la vie y est trop 331. Çf. supra, chap. n, 2, Philosophie
bruyante à mon gré, et à n'avoir que de de l'histoire : précis de décomposition.
bons amis, on ne devient pas meilleur C'est dans cette tradition qu'il convient
philosophe », lettre à Ruge du 27 avril de situer également l'usage brechtien de
1842, Cor. 1, p. 253. l'« épique », dont le point de départ nous
315. J. Gran^jonc, Marx et les commu- ramène, selon F. Jameson, à l'échange
nistes allemands à Paris, op. cit., p. 45. entre Goethe et Schiller sur l'épopée
316. fl rédige ses Gloses critiques en grecque. Çf. F. Jameson, Brecht and
marges de l'article « Le roi de Prusse Method, Londres, Verso, 1998, p. 52.
et la réforme sociale. Par un Prussien » 332. « De même que les peuples de l'An-
(GCMA, 03. pp. 398-418). L'article de tiquité ont vécu leur préhistoire en ima-
Ruge est traduit par J. Granctyonc in gination dans la mythologie, de même
Marx et les communistes allemands..., nous autres Allemands avons vécu
op. cit., pp. 139-142. notre histoire à venir en pensée, dans la
472
Notes pages 376 à 397
philosophie. Nous sommes sur le plan 352. CPDH, p. 207.
philosophique les contemporains de 353. « Comment D'Allemagne] fran-
l'actualité sans en être historiquement chirait-elle, d'un seul salto mortale,
les contemporains », CPDH, p. 203. non seulement ses propres barrières,
333. Ibid. mais en même temps les barrières
334. CPDH, p. 204. qui retiennent les peuples modernes,
335. CPDH, p. 206. barrières qui doivent en réalité lui
336. CPDH. p. 205. apparaître comme la libération de ses
337. Ibid. barrières réelles et qu'elle doit donc
338. CPDH. p. 205. s'efforcer de gagner? », CPDH, p. 207.
339. Il est à peine exagéré de dire 384. Çf. « Sur le lieu commun... », ln
que M. Rubel fait de cette citation la Œuvres, t. III. op. cit., p. 291.
pierre de touche de son interprétation 355. « Quelle est la base d'une révolu-
« éthique » de la pensée de Marx - tion partielle, uniquement politique ?
interprétation qui s'avère en fait, et Celle-ci : Une partie de la société civile-
malgré des références superficielles à bourgeoise s'émancipe et parvient à
Spinoza, conforme au normativisme dominer l'ensemble de la société, une
kantien le plus convenu. classe déterminée entreprend, à partir
340. CPDH. p. 197. de sa situation particulière, l'émanci-
341. « Le passé révolutionnaire de l'Al- pation générale de la société », CPDH,
lemagne est en effet théorique, c'est la p. 208.
Réforme. Comme jadis dans le cerveau 358. CPDH. p. 209.
du moine, c'est maintenant dans celui 387. CPDH. p. 208.
du philosophe que commence la révolu- 388. CPDH. p. 210.
tion », CPDH, p. 206. 389. Ibid.
342. CPDH. p. 206. 360. CPDH. p. 211.
343. Çf. supra, chap. •, 5b, « un récit 361. CPDH. p. 212.
national/populaire ». 362. n s'agit sans doute de la seule fols
344. CPDH, p. 206. où Marx invoque les figures de l'« en
345. CPDH, p. 205. sol » et du « pour sol » et parle, en ces
346. Voir sur ce point les analyses d'E. termes, d'un « être » du prolétariat
Balibar dans La Philosophie de Marx, qui lui « trace [...] son but et son action
Paris, La Découverte, 1993, pp. 21-41. historique [...] de manière tangible et
347. Au même moment en effet, à Irrévocable », SF, pp. 47-48.
travers les colonnes de YAllgemeine 363. M43, p. 136.
Litteratur Zeitung, les frères Bauer 364. CPDH, p. 197.
tirent de la crise une conclusion qui 365. CPDH. p. 210.
est le négatif exact de celle de Marx : 386. Çf. E. Laclau, C. Mouffe, Hegemony
« c'est dans la masse et non ailleurs and socialist strategy, Londres, Verso,
qu'il faut chercher le véritable ennemi. 1985.
[...] Comme nous l'avons dit, la critique 367. CPDH. pp. 211-212.
a cessé d'avoir un caractère politique. 368. Cf. Principes de la philosophie
Opposant naguère encore des idées à du droit, g 279 et additif, op. cit.,
des idées, des systèmes à des systèmes, pp. 310-314.
des opinions à des opinions, elle a rejeté 369. G. Labica. Le Statut marxiste de
maintenant toute idée, tout système, la philosophie, op. cit., p. 112. Labica
toute opinion » (cité in A. Cornu, Karl remarque à juste titre que le refus
Marx..., op. cit., t. III, p. 15). de Marx de se réclamer à l'époque
348. CPDH, p. 206. du socialisme et du communisme ne
349. Çf. supra, chap. i, n, 3, En deçà et s'explique pas par une connaissance
au-delà du libéralisme. manquante mais par une volonté
350. CPDH, p. 208. de fondation théorique qui Interdit
351. Notre lecture est donc aux anti- toute « conversion » à une doctrine
podes de celle d'A. Heller (La Théorie préexistante.
des besoins chez Marx, UGE 10/18, 370. Çf. M. Lowy, La Théorie de la
1978), qui élabore une conception révolution chez le jeune Marx, op. cit.,
normative du besoin à partir d'une pp. 72-74. Dans le même sens M.
conception fichtéenne (renversée) de Barbier, La Pensée politique de Karl
l'objectivation d'un « devoir » (Sollen), Marx, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 74.
qui devient devoir collectif fondé « dans 371. Cf. supra, chap. v, 5, « Esprit du
l'existence même de l'être » (ibid, peuple et révolution » in fine.
p. 110). 372. Comme le remarque à juste titre F.
473
Philosophie et révolution
Claudin, Marx. Engels et la révolution Conelnelon
de 1848, Paris. Maspero, 1980, p. 59. 1. Indépendamment donc de toute
Dans la célèbre « Adresse du comité analyse ou propos à caractère normatif
central de la Ligue des communistes » accordant un primat aux révolutions
de mars 1859 (Cf. O 4. pp. 547-559), anglo-américaines, ou aux « traditions
au moment où il tente de relancer le atlantiques », que ce soit sur le registre
processus révolutionnaire après une de la philosophie politique Oa révolution
vague de défaites, Marx définit un seuil pour la « liberté », chère à H. Arendt,
Interne à la permanentisation de la contre celle, toujours encline à la dérive
révolution : la conquête de l'« hégé- totalitaire, pour le « bonheur ») ou
monie » par le prolétariat à travers sur celui de l'histoire des concepts (le
l'affirmation de l'indépendance de sa « moment républicain » selon J. G. A.
pratique politique. Pocock).
373. « Introduction » de 1895, LCF, p. 60. 2. Francis Fukuyama, La Fin de
374. Inutile de dire que la version engel- l'histoire et le dernier homme, Paris,
sienne avait valeur fondatrice pour la Flammarion, 1992,1992, p. 46.
social-démocratie durant l'ère de la II* 3. Titre de la première partie du livre de
Internationale; la vision kautskyenne Furet, Penser la Révolution française,
de l'histoire, qui théorise un certain Paris. Gallimard, 1978, pp. 11-129.
sens commun du mouvement ouvrier de 4. « La Révolution française [...] inau-
l'époque au moins autant qu'elle ne le gure un monde où les représentations
forme, en est une conséquence logique. du pouvoir sont le centre de l'action,
Même le théoricien qui a lié son nom, et et où le circuit sémlotique est maître
son destin, à la notion de révolution per- absolu de la politique » ibid, p. 84. Sur
manente, L. Trotski, reprend, quoique la dimension « délirante » de cet Imagi-
de manière nettement plus nuancée, naire çf. ibid., pp. 83, 92.
cette argumentation, qui sera pourtant
5. « La Révolution est terminée puisque
utilisée ad nauseam pour réfuter sa
la France retrouve son histoire, ou plu-
propre conception! (Cf. Bilan et pers-
tôt réconcilie ses deux histoires », ibid,
pectives, « 1789-1848-1905 », Minuit,
p. 129.
1969, rééd. Seuil 1974, pp. 35-46).
6. Ibid., pp. 55.
375. Cf. « Thèses sur la philosophie de 7. Ibid, pp. 29.
l'histoire ». in Essais 2, op. cit., p. 195. 8. A. Tosel, « Quelle théorie de l'histoire
378. Comme le souligne G. Lukacs dans pour le temps de la crise des philo-
La Destruction de la raison, L'Arche, sophles de l'histoire ? », La Pensée,
1958,1.1. p. 56 et passim. Sur le n" 315,1998, p. 138.
refoulement de 1848 dans l'histoire 9. J.-F. Lyotard, La Condition postmo-
allemande, tout particulièrement au derne, Paris, Éditions de Minuit, 1979,
cours de la période bismarckienne, voir p. 63 : « le grand récit a perdu sa cré-
les remarques de J. Sperber, Rhineland dibilité, quel que soit le mode d'unifica-
radicals..., op. cit., p. 15 et passim. tion qui lui est assigné : récit spéculatif,
377. C'est Rosa Luxemburg qui franchit récit de l'émancipation », ibid., p. 37.
le pas symbolique dans son discours 10. Dont le fondement se trouve dans
au congrès fondateur du PC allemand la correspondance entre une double tri-
(décembre 1818). Cf. R. Luxemburg, partition, celle de l'âme humaine (désir,
Œuvres II, Écrits politiques 1917-1918, thymos, et megalothymia), et celle du
Paris, Maspero, 1969, p. 104 et pas- monde social (économie, politique,
sim et, de manière plus théorique, K. culture), dont le libéralisme représente
Korsch dans Monisme et philosophie en quelque sorte une unité aperceptive :
(Paris, Minuit, 1964, p. 91 et passim). le meilleur équilibre possible entre une
378. C'est la question que pose L Calvié, économie de marché mue par l'impé-
évoquant la fable du renard et des ratif de compétition et de productivité
raisins qui donne à l'ouvrage son titre. (qui correspond au premier niveau de
Cf. L. Calvié, Le Renard et les raisins..., l'âme humaine, le désir de sécurité et
op. cit., p. 11. d'acquisition de biens), la démocratie
379. CPDH, p. 211. parlementaire, expressive du deuxième
380. GCMA, p. 413. niveau de l'Ame, le thymos ou lutte
381. CPDH. p. 212. pour la reconnaissance, et une culture
38t. R. Luxemburg, Œuvres II..., op. cit., laissant une place à un élément plus
p. 135. aristocratique, un ethos des « forts »
contrebalançant en quelque sorte la
474
Notes pages 397 à 415
passion démocratique (et qui renvoie superbement restituée dans l'ouvrage
au troisième niveau de i'&me, la mega- de Peter Unebaugh et Marcus Rediker,
lothymia). Voir la cinglante critique de The Many Headed Hydra. The Hidden
J. Derrida, in Spectres de Marx, op. cit., History ofthe Revolutionary Atlantic,
pp. 97-127. Verso, Londres, 2000.
11. C'est notamment le point de vue de 19. Dans son étude de la Rhénanie du
P. Anderson, « The End of Hlstory », in Vormàrz, J. Sperber, relève que les
Zones of Engagement, Londres, Verso, partisans du « socialisme vrai » ne se
1992, p. 283. situaient pas en général à la gauche du
12. Penser la Révolution..., op. cit., spectre de l'opposition, et que, lorsque
p. 49. cela arrivait, c'était plutôt en dépit qu'à
13. Sur les référents sans-culottes des cause de leurs idées sociales, « qui ten-
grévistes de novembre-décembre 1995, daient plutôt à modérer qu'à radicaliser
cf. Claude Leneveu, « Un automne brû- leur discours politique » (Rhineland
lant à Nantes », in Société française, n° Radicals..., op. cit., p. 118). Ne
4/54,1996, p. 13 et J. Gullhaumou, La déployant aucun effort particulier pour
Parole des « sans ». Les mouvements obtenir un soutien ouvrier et populaire,
actuels à l'épreuve de la Révolution à l'opposé de certaines fractions de
française, ENS Éditions, Fontenay- démocrates radicaux, ils agissaient à
Saint-Cloud, 1998, passim-, sur le lan- l'intérieur du camp démocratique au
gage et les références temporelles mis sens large, s'adressant à un public
en avant par ces mêmes grévistes, les cultivé et assez aisé. L'étude des cas où
deux études d'Hélène Desbrousses et de le journal Triersche Zeitung, au sein
Bernard Pelollle : « Expérience mémo- duquel l'Influence du « socialisme vrai »
rable et horizon d'attente » (in Claude était prédominante, fut victime de la
Leneveu, Michel Vakaloulls (dir.), Paire censure montre que ce sont les options
mouvement, PUF, 1997, pp. 121-142) politiques du journal, lorsqu'elles
et « "Tous ensemble" pour quoi, contre sont affichées, qui sont visées et non
quoi ? » (in Sophie Béroud, René ses références « socialistes » (ibid
Mouriaux [dir.], Le Souffle de décembre, pp. 122-126).
Paris, Syllepse, 1997, pp. 131-169). Sur 20. Comme le suggère E. Balibar dans
la résurgence de la tradition d'action « Quel communisme après le commu-
directe et de recours aux émeutes, qf. nisme ? », in S. Kouvélakls (dir.), Marx
Claude Leneveu, « Nantes : le thé&tre 2000, Paris, PUF, 2000, tout particuliè-
des émeutes urbaines », in Faire rement pp. 79-81.
mouvement, op. cit., pp. 143-169. De
manière significative, un récent ouvrage
d'« enquête sur l'extrême gauche »
(sous-titre) s'intitule Les Nouveaux
Sans-Culottes (Jean-Christophe
Brochier et Hervé Delouche, Grasset,
2000).
14. F. Furet, « L'Idée française de
Révolution » et « L'énigme française »,
Le Débat. 96.1997.
15. Voir J. Gullhaumou, La Parole des
« sans ». Les mouvements actuels à
l'épreuve de la Révolution française,
op. cit.
16. Révolution « bourgeoise », révolu-
tion « uniquement politique » selon un
certain Marx, ou un certain marxisme,
révolution essentiellement « sociale »,
antinomique à la cause de la liberté,
selon un certain libéralisme.
17. G. Lukacs, Socialisme et démocrati-
sation (titre original : Demokratisierung
heute und Morgen), Paris, Messidor/
Éditions sociales, 1989.
18. Cette histoire, où marins, pirates,
conspirateurs et esclaves révol-
tés tiennent les premiers rôles, est