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Stathis Kouvélakis

Philosophie
et révolution
de Kant à Marx

La fabrique
éditions
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Sommaire

Stathis Kouvélalds : un itinéraire marxiste en philosophie


Entretien avec Sébastian Budgen — 9

Préface de Fredric Jameson — 47

Abréviations et éditions utilisées pour les textes de


Karl Marx (KM) et de Friedrich Engels (FE) — 52

Chapitre I
Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines — 55

I. Fonder la politique? — 59
1. Le compromis impossible — 59
2. La politique entre fondation et salto mortale — 63
3. La force de l'événement — 66
II. Dépasser la révolution? — 71
1. La révolution est-elle kantienne? — 71
2. Révolution-processus, révolution-événement — 74
3. En deçà et au-delà du libéralisme — 77
4. L'État au-delà de la politique? — 85

Chapitre II
Spectres de la révolution.
Sur quelques thèmes heinéens — 93

1. La flânerie comme exercice dialectique — 96


2. Philosophie de l'histoire : précis de décomposition — 103
3. La politique du nom — 132
4. Écarter les spectres — 138
5. L'autre voie allemande : la démocratie
révolutionnaire — 1 5 0

Chapitre III
Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle? —173

1. « Nous, les Européens... » — 175


2. Du « social » à l'État — 182
3. Défendre la « voie allemande » — 187
4. Radicalisation ou fuite en avant? — 197
5. La « religion de l'amour (et) de l'humanité » — 210

Chapitre IV
Friedrich Engels, 1842-1845.
À la découverte du prolétariat — 221

I. La « condition anglaise » : un capitalisme


d'ancien régime ? — 227
1. Allemagne - Angleterre — 227
2. Le statut de la critique : Hegel dans Feuerbach — 233
3. La révolution inévitable — 240
II. Le prolétariat : « population » ou « classe »? — 249
1. Du « social » au « socialisme » : le grand roman
de l'organisation — 250
2. Un physiologiste dans la grande ville — 255
3. De la lutte des classes à la lutte des races
(et inversement) — 263
4. Le champ de bataille — 267
5. Tertium datur ? — 273
6. Une révolution sans révolution? — 275

Chapitre V
Karl Marx, 1842-1844.
De l'espace public à la démocratie révolutionnaire — 291

I. La liberté à coups d'épingle — 297


1. Le « parti du concept » — 297
2. La non-contemporanéité rhénane — 303
3. De la société civile-bourgeoise à l'État — 306
4. Le système de la presse libre — 316
5. Esprit du peuple et révolution — 328
II. Les chemins de l'exil — 337
1. La nef des fous — 337
2. Hegel au-delà de Hegel — 350
3. Aux sources de la révolution permanente :
la « vraie démocratie » — 366
4. Le nouveau monde — 378

Conclusion : autocritiques de la révolution — 401

Notes — 419
Stathis Kouvélakis : un Itinéraire marxiste en philosophie
Entretien avec Sébastian Budgen

À contre-courant

Sébastian Budgen : Il serait sans doute utile de commencer par


une petite note biographique. Quel était ton bagage en arri-
vant en France, à l'âge de dix-huit ans ? Quelles ont été tes
premières rencontres et expériences?Pourquoi t'es-tu engagé
dans la rédaction d'une thèse qui allait devenir Philosophie et
révolution ?

Stathis Kouvélakis : Même si j'ai toujours aimé lire depuis mon


enfance, je me suis intéressé au marxisme avant tout pour des
raisons politiques et non livresques. Mon militantisme a com-
mencé en Grèce, pendant mes années de lycée, ce qui était
chose assez courante dans ma génération. J'ai adhéré en 1981
à l'organisation de jeunesse du parti communiste grec dit « de
l'intérieur », dont l'orientation était mirnr.ninmiinist.ft. Au sein de
ce courant politique, minoritaire par rapport au parti commu-
niste orthodoxe, mais dont l'audience était significative auprès
des lycéens et des étudiants, l'influence d'Althusser était très
forte. Plus largement, le marxisme althussérien était dans l'air
à. l'époque en Grèce, aussi bien dans les milieux militants que
dans les cercles qui s'intéressaient tout simplement au débat
intellectuel. L'une des raisons se trouve dans l'audience impor-
tante de l'œuvre de Nicos Poulantzas, qui était en quelque sorte
le théoricien officiel du courant eurocommuniste et assurait une
forme de traduction politique de l'althussérisme tout en propo-
sant une élaboration théorique originale.
Une fois arrivé en France, en 1983, après un bref passage par
l'économie, j'ai entamé des études de philosophie pour appro-
fondir cet intérêt intellectuel que j'avais pour Marx et pour le
9
Philosophie et révolution
marxisme, et pour le replacer dans une perspective plus large.
J'ai également milité pendant quelques années à l'Union des
étudiants communistes (UEC)1 et, surtout, au PCF, que j'ai quitté
lorsque Pierre Juquin a annoncé sa candidature à l'élection pré-
sidentielle de 1988 - tout en restant finalement assez proche
jusqu'à la fin des années 1990. La totalité de mon parcours
d'études s'est faite à l'université de Nanterre, et c'est là que je
suis très vite entré en contact avec celui qui fut mon directeur
de thèse, Georges Labica1.
J'ai commencé à travailler sur cette thèse au tout début des
années 1990 et je l'ai terminée en 1998, à l'université de Paris 8,
sous la direction de Jean-Marie Vincent. Je me suis donc hâté
lentement comme on dit... Au-delà des facteurs anecdotiques,
je pense que la raison pour laquelle ce travail a pris tellement
de temps c'est que j'étais à la recherche d'une voie qui m'était
propre. C'est notamment au cours de ces années que j'ai changé
ma manière d'approcher Marx et que je me suis détaché de
l'althussérisme sans toutefois devenir anti-althussérien.

S. B. : Pourrais-tu situer ta trajectoire dans le contexte français


de ces années 1980-1990 qui ont vu le reflux rapide du marxisme
et, plus largement, la fin de la radicalisation multiforme qui a
marqué la société française dans la foulée de 1968?

S. K. : Au début des années 1990, et en réalité bien avant cela, il


était devenu clair que quiconque choisissait de travailler ouver-
tement sur Marx ou dans une perspective qui s'en réclamait
commettait un acte de suicide en termes de carrière acadé-
mique. C'était tout particulièrement le cas en philosophie, mais
pas seulement, le constat me semble valable pour l'ensemble du
champ universitaire. Je savais donc d'emblée que ce choix aurait
un coût très lourd et, effectivement, je ne me suis pas trompé, à
la fois en ce qui concerne ma propre trajectoire professionnelle
mais aussi pour la poignée de celles et ceux qui ont fait des choix
comparables au mien à cette époque. Un véritable mur s'était
mis en place à partir du début des années 1980 dans l'université
française, mais aussi dans des lieux étroitement liés à celle-ci
- l'édition, les revues « établies » - , qui excluait tout travail sur
Marx et le marxisme, ou à partir de ceux-ci, du champ de la
discussion et des objets de recherche légitimes.
Il me faut insister là-dessus parce qu'il y a actuellement une
tendance à faire une sorte d'histoire des idées où on met l'accent
- en partie à juste titre d'ailleurs - sur le recul du marxisme
comme conséquence de la déliquescence des organisations et
10
Un itinéraire mandate en philosophie
des régimes qui s'en sont réclamés. On insiste moins sur les
effets de cette purge extrêmement méthodique, qui combinait
une forte dimension de « violence symbolique », comme dirait
Bourdieu, et un interdit professionnel implicite mais tout à fait
réel. Le résultat en est qu'en termes de génération, la mienne
est, je pense, la moins représentée dans le champ de celles et
ceux qui travaillent dans le cadre du marxisme en France.
Le « choix originel », pour utiliser ce terme de Sartre, en
arrière-fond du choix du sujet spécifique était donc de réinven-
ter une forme d'unité de la théorie et de la pratique réfléchie
sur le plan théorique et adéquate à une conjoncture difficile,
où il n'y avait guère d'autre choix que d'apprendre à nager
à contre-courant. Cette recherche de l'unité théorie-pratique
signifiait plus particulièrement refuser une posture assez répan-
due dans un certain milieu qui consiste à juxtaposer un travail
académique respectueux du cadre de ce qui est légitime pour
l'institution et des positions, voire même des engagements poli-
tiques, radicaux. Pour ma part, je n'ai jamais accepté ce jeu à la
Docteur Jekyll and Mister Hyde : le jour on est un universitaire
légitime, la nuit un « subversif ». J'ai tenu à travailler sur ce type
de sujet non pas en dépit mais à cause de ces circonstances, tout
en étant conscient que, ce faisant, on se fâche avec beaucoup de
monde, et avant tout avec l'institution universitaire française.

S. B. : Pourtant, le contexte universitaire de cette époque - celui


dans lequel s'inscrit ton propre travail - est marqué par le rôle
que tiennent Georges Labica et les gens autour de lui qui s'effor-
çaient de résister à leur époque.

S. K. : Il me semble qu'André Tosel a résumé la chose de la


façon la plus judicieuse quand il a écrit dans son texte sur les
« mille marxismes » que c'est grâce à Georges Labica, à son
travail obstiné, à ses initiatives et à sa capacité de regrouper
des forces autour de lui que ce qui était une débandade a pu se
transformer en « retraite intelligente », préparant le terrain à
une relance intellectuelle et, peut-être, à terme, pas seulement
intellectuelle®. Pour ma part je crois qu'on ne peut pas parler
de « chance », parce que c'était un choix tout à fait délibéré.
J'ai eu en tout cas le privilège de suivre régulièrement, dès mon
année de licence, les activités de l'équipe dirigée par Georges
Labica. Cette équipe, dont le noyau était constitué d'enseignants
en philosophie à Nanterre et de chercheurs au CNRS, regroupait
à mon avis l'essentiel de ce qui s'est fait théoriquement autour
du marxisme en France à cette époque - elle en a véritablement
il
Philosophie et révolution
été l'épicentre intellectuel. C'était, je pense, une aventure pas-
sionnante qui s'est déroulée dans une période, celle des années
1980, qu'on a pu qualifier de « grand cauchemar4 ».
Georges Labica bénéficiait d'une grande autorité morale,
c'était pour moi un modèle de fermeté à la fois politique et intel-
lectuelle, d'engagement et de ténacité à toute épreuve. C'était
aussi quelqu'un d'une très grande générosité, qui ne cherchait
jamais à imposer son agenda personnel, que ce soit au niveau
politique ou intellectuel, à d'autres; il avait une capacité à faire
travailler autour de lw des gens très différents tout en respec-
tant profondément leur personnalité. C'est une qualité que je
n'ai jamais retrouvée par la suite, surtout dans le milieu uni-
versitaire. Il n'aimait pas parler de lui, et c'est quelqu'un qui, à
mon sens, ne s'est pas suffisamment préoccupé de la diffusion
de son propre travail.

S. B. : Ily avait une cohérence en termes théoriques dans cette


équipe ou s'acheminait-on déjà vers la fragmentation qu'André
Tosel a désignée par sa formule de « mille marxismes » ?

S. K. : Disons que le leadership de Labica assurait la coexistence


réglée et pourtant productive d'une multiplicité d'orientations. La
plupart des membres de l'équipe, ou de ceux qui étaient réguliè-
rement associés à ses activités, appartenaient à ce que j'appel-
lerai l'althussérisme au sens large. Pour le dire autrement, non
pas au cercle étroit des disciples d'Althusser, tous issus de l'École
normale, mais, comme Labica lui-même, à un deuxième cercle,
une périphérie autour du courant althussérien. Certains d'entre
eux, dont Labica, avaient participé à la revue Dialectiques qui a
profondément marqué le marxisme des années 1970 et qui est
mentionnée dans la première édition du Dictionnaire critique du
marxisme, qui constitue l'acte fondateur de l'équipe.
L'atmosphère dominante était donc celle du post-althus-
sérisme, avec des trajectoires qui se singularisaient de façon
de plus en plus affirmée. Il faut mentionner les noms de Tony
Andréani, de Jacques Bidet et de Jean Robelin, ainsi que les
rapports étroits qui ont toujours existé entre cette équipe et
André Tosel, basé d'abord à Nice puis à Besançon et, par la suite,
trop brièvement malheureusement, à Paris. Mais à côté du post-
althussérisme, il y avait également des personnalités fortes qui
représentaient des orientations très différentes, comme Jacques
Texier, Solange Mercier-Josa et Michèle Bertrand.
Autour de cette équipe gravitaient un grand nombre de doc-
torants. J'appartiens à cette cohorte de plusieurs dizaines de
12
Un itinéraire marxiste en philosophie
chercheurs qui ont travaillé à peu près à la même période sous
la direction de Georges Labica. Ce qui était remarquable, et cela
en dit long sur le contexte intellectuel et politique de ces années,
c'est qu'au sein de ce groupe les « étrangers » étaient très lar-
gement majoritaires - et quand je dis « étrangers » ce n'étaient
pas simplement les « non-Français » mais des chercheurs qui,
pour la plupart, retournaient dans leur pays d'origine une fois
leur thèse terminée. Parmi ceux qui travaillaient de façon plus
explicite sur Marx et le marxisme, la quasi-totalité étaient des
« étrangers » ou alors des doctorants atypiques - en général des
enseignants du secondaire qui à un âge relativement avancé
décidaient de faire de la recherche. On voyait donc clairement
se poser le problème d'une rupture générationnelle et du non-
renouvellement de la présence du marxisme dans l'institution
universitaire française.
Dernière chose, les contacts internationaux : cette équipe
disposait d'un réseau international assez développé, essentiel-
lement en Italie (c'est là le legs de ce qui avait commencé avec
Dialectiques) - on a pu parler à un certain moment, au cours
des années 1970, d'un « marxisme latin », qui faisait revivre
un arc initié par les échanges entre Labriola et Sorel au début
du siècle précédent. Sauf que les interlocuteurs avaient changé,
ce n'étaient plus les intellectuels majeurs du PC italien, mais
des philosophes comme Domenico Losurdo, Alberto Burgio
ou Costanzo Preve. Il y avait aussi des contacts développés
du côté allemand, avec Wolfgang Haug et l'équipe berlinoise
de Das Argument, (dont le grand projet du Historisch-Kritisch
Wôrtebuch des Marxismus s'inspire du Dictionnaire critique du
marxisme), ou hispanophone (je me souviens notamment de
Francisco Fernandes Buey ou de Pedro Ribas).
Ce qui manquait à peu près totalement, c'était l'ouverture
vers le monde anglophone. Il y a là assurément un paradoxe,
mais aussi une limite évidente, dans la mesure où, à cette
époque, le centre de gravité du marxisme au niveau internatio-
nal s'était déjà déplacé vers les pays anglophones. La percep-
tion de ce fait était, à l'époque, en France, quasiment inexis-
tante. La raison est sans doute à rechercher dans le poids d'un
réseau issu pour l'essentiel de l'intelligentsia communiste de la
période antérieure, mais aussi, malgré le caractère très ouvert
et interdisciplinaire des thématiques abordées, dans l'orienta-
tion essentiellement philosophique de cette équipe qui explique
le fait que le travail d'un Fredric Jameson ou d'un David Harvey
aitpu passer inaperçu au moment même où leur aura s'affirmait
au niveau international.
13
Philosophie et révolution
S. B. : Peut-on caractériser ce noyau autour de Labica comme
des orphelins de l'aile gauche du PCF, des dissidents qui l'ont
quitté au tournant des années 1970-1980, qui avaient, pour le
dire rapidement, fait une croix sur le militantisme politique et
déplacé leur énergie vers la recherche académique ?

S. K. : Dans les grandes lignes, ce constat me semble exact, mais


ce n'est qu'un côté de la médaille. Labica avait effectivement
compris que la seule façon, à partir des années 1980, de conti-
nuer un travail à la fois systématique et collectif autour de Marx,
c'était de se placer à distance des appareils politiques. Pour le
dire autrement, les espaces militants dans lesquels un travail
important, avec toutes ses limites, s'était accompli au cours de la
période antérieure appartenaient au passé1. La seule possibilité
concrète d'assurer une continuité meus aussi une transmission,
c'était de construire quelque chose au niveau institutionnel,
donc universitaire.
Je dois toutefois souligner le fait que Labica n'a jamais perdu
de vue les contradictions inhérentes à sa démarche. Travaillant
au sein de l'université, il s'est inscrit résolument en faux contre
toute tentative de « marxisme académique », amputé de sa
dimension interventionniste et politique, soumis au modes intel-
lectuelles et intériorisant les critères dominants de légitimité. Il
a toujours raillé des attitudes du type « on se retire dans notre
cabinet d'études pour travailler du point de vue de Sirius » et
a attaqué avec férocité la prétention selon laquelle la tâche de
la philosophie consisterait à fournir aux autres pratiques théo-
riques le « fondement » (éthique, ontologique, etc.) supposé leur
manquer. Il y avait chez lui cette grande exigence théorique,
celle d'un travail intellectuel pointu, avec les aspects relative-
ment spécialisés qu'il peut comporter, mais toujours en lien avec
les questions portées par la conjoncture.
Je n'en mentionnerai qu'un seul exemple. À cause notam-
ment de son parcours personnel, qui croise de façon forte l'his-
toire de l'Algérie, Labica a été sans doute parmi les premiers
à comprendre l'importance que prendraient la religion et le
rapport politique/religion à partir du début des années 1980.
C'est une thématique qui fut abordée pendant plusieurs années
au cours du séminaire de son équipe, par des intervenants
venant d'un large spectre disciplinaire et intellectuel. Je crois
que le véritable ciment de cette équipe aux orientations assez
diversifiées est à rechercher de ce côté-là, dans une forme de
fidélité non-sectaire au marxisme et dans le refus d'une posi-
tion de surplomb de la philosophie à l'égard d'autres formes
14
Un itinéraire marxiste en philosophie
de savoir et de pratiques sociales et politiques.
Par ailleurs, même si on ne peut pas en dire autant de tous
les membres de l'équipe, Labica lui-même était un modèle d'in-
tellectuel combattant - qui n'a pas hésité à certains moments
à se mouiller y compris sur le plan politique et militant après
avoir quitté le PCF. Je me souviens de lui en 1986 comme can-
didat commun aux élections législatives soutenu par la LCR et
le PSU dans les Hauts-de-Seine. Au cours des années 1980 il
était proche de la LCR, et a également participé aux discussions
initiales qui ont abouti à la campagne autour de Pierre Juquin.
Il a par la suite pris des distances par rapport à la politique
française et s'est recentré sur l'anti-impérialisme, autour de la
Palestine notamment. Il avait également conscience du fait que
s'il avait accompli un « petit miracle », en créant cet espace
pour le marxisme au sein d'une institution universitaire qui le
rejetait violemment, cet acquis était très fragile, constamment
menacé. Il n'a d'ailleurs effectivement pas survécu à son départ
à la retraite, au milieu des années 1990.

Marx et la pensée de la politique

S. B. : Comment as-tu construit l'objet de la recherche qui a


abouti à Philosophie et révolution ?

S. K. : La question qui me taraudait bien avant de commen-


cer ma thèse, c'était celle, disons, de l'existence problématique
d'une théorie politique ou d'une pensée du politique chez Marx.
Elle m'a marqué tout d'abord parce que quand j'ai commencé
à militer, c'était précisément l'objet du débat qui était en cours.
Celui-ci s'est essentiellement déroulé en Italie, mais aussi, sous
une forme différente, en France, autour des interventions de
Nicos Poulantzas, d'Althusser, d'Étienne Balibar, sans oublier
celles du courant trotskyste, d'Ernest Mandel et de Henri Weber
en particulier. En Grèce, on suivait tout cela de près, notam-
ment parce que le parti communiste grec de l'intérieur était très
branché sur les débats du communisme italien et du marxisme
français. On avait une perception très vive que c'était en fin de
compte Norberto Bobbio qui avait remporté la controverse qu'il
avait initiée, et ce succès en disait long bien sûr sur l'état de
crise à la fois stratégique, théorique et même existentielle du
mouvement communiste.
Les thèses de Bobbio sont connues : il n'y a pas de théorie de
l'état chez Marx et, plus particulièrement il n'y a pas de théo-
rie de l'État socialiste. Plus fondamentalement, il n'y a pas, au
15
Philosophie et révolution
sens fort du terme, une pensée du politique chez Marx, au-delà
de quelques considérations instrumentales et réductrices sur
les institutions, le droit et la démocratie, toutes choses appe-
lées à disparaître sous le communisme assimilé à un dépéris-
sement du politique en tant que tel. C'est précisément sur fond
de cette absence, ou plus exactement de ce point aveugle que,
selon Bobbio, le régime stalinien et ses avatars ont pu s'installer.
C'est aussi la raison pour laquelle la stratégie eurocommuniste,
elle-même héritière de la démarche gramscienne d'une « voie
occidentale » de la révolution, était une aporie, sans autre réso-
lution possible que le ralliement à la social-démocratie et le
renoncement à la perspective anticapitaliste.
Ce débat était bien entendu d'un tout autre niveau que le
vacarme créé en France par les « nouveaux philosophes » qui
faisaient de Marx le responsable direct des goulags. En subs-
tance, cela revenait néanmoins à dire que, en fin de compte,
les racines de la dégénérescence stalinienne et de l'impasse
de la révolution en Occident étaient à chercher quelque part
dans la théorie de Marx elle-même, et non dans la logique des
situations historiques. Ce dont je me suis rendu compte par la
suite, je dois dire à ma grande surprise, c'est qu'au cours de la
même période Althusser en était venu à des conclusions assez
similaires. Certes, la plupart des textes n'ont été publiés qu'à
titre posthume, notamment « Marx dans ses limites8 », mais
ces positions sont même assez clairement énoncées dans ses
dernières interventions publiques, des textes comme « Enfin la
crise du marxisme », « Le marxisme comme théorie finie » ou
« Le marxisme aujourd'hui » a . Cela explique d'ailleurs pourquoi
le recul du marxisme en France ne renvoie pas simplement à
l'antimarxisme de l'adversaire, et donc au contexte politique
de la fin des années 1970. Il renvoie aussi, et peut-être même
surtout, à un délitement qui affecte le marxisme de l'intérieur,
tout particulièrement autour du courant althussérien qui a été
le pôle le plus dynamique, on peut même dire tendanciellement
hégémonique, pendant le bref « âge d'or » qui va du milieu des
années 1960 à ce tournant des années 1970-1980.
Mon travail était une tentative de me situer dans ce débat
en reprenant les choses d'une façon plus fondamentale.
Fondamentale veut dire ici qu'on ne pouvait plus penser en
termes de « retour à Marx » ou à un « marxisme classique »,
en d'autres termes aux textes fondateurs, même s'il s'agissait
d'en proposer une interprétation novatrice. Pour avoir quelque
chance d'aboutir à des résultats nouveaux, il fallait élargir la
focale. 11 s'agissait non seulement d'intégrer Engels de façon
16
Un itinéraire marxiste en philosophie
beaucoup plus organique dans ce récit - les travaux de Georges
Labica m'avaient tout à fait convaincu de cette nécessité - mais,
surtout, de dépasser le cadre d'une étude « internaliste » des
textes marxiens, ou marx-engelsiens, tout en gardant le souci
de la spécificité conceptuelle et de la précision philologique.
Dans un premier temps, j'ai pensé que cela revenait à regar-
der vers le champ intellectuel au sein duquel se dégage la figure
de Marx, c'est-à-dire du côté de ceux qu'on appelait les « jeunes
hégéliens ». qui sont à la fois les interlocuteurs, mais aussi les
concurrents au sein de ce champ d'où émergent Marx et Engels
- même si ce « et » désigne un problème théorique et non une
évidence biographique ou théorique. Puis j'ai assez rapidement
réalisé que les jeunes hégéliens étaient des éjiigones et qu'on
ne pouvait se passer de remonter à cette séquence fondatrice,
à savoir l'articulation de Kant et de Hegel, qui forme le point de
départ finalement de cette étude.
Dans le même temps, j'ai pris conscience du fait que la compré-
hension de ces problèmes théoriques exigeait une étude précise
de la conjoncture historique de ce que les Allemands appellent
le Vormàrz, la période qui s'étend des révolutions de 1830 à
celles de 1848. En fait, il m'est apparu que si on veut vraiment
rompre avec la vision téléologique, qui fait de l'évolution de la
pensée marxienne le point d'aboutissement inscrit à l'avance
dans la logique d'une séquence qui n'en est que l'anticipation,
si on veut comprendre, en d'autres termes, l'émergence de cette
pensée comme un véritable événement, comme une révolution
théorique au sens fort du terme avec sa double dimension de
nécessité interne et d'irréductible contingence, il fallait travail-
ler sur ces trois niveaux à la fois, ce qu'à mon sens, aucune étude
sur la formation de la pensée de Marx n'avait pu faire, voire
même ne s'était réellement proposé de faire.

S. B. : Parlons plus spécifiquement d'Althusser, du rôle qu'il a


joué dans ton approche <et de la façon dont tu t'es détaché de
son interprétation de la pensée marxienne.

S. K. : Il y a tout d'abord t^ne divergence dans la méthode. Je l'ai


dit auparavant, j'ai voulu reprendre la question de la formation
de la pensée de Marx en élargissant la focale, en allant au-delà
d'une simple étude des textes de Marx lui-même, ce qu'Althus-
ser n'a pas fait, ou seulement de façon lacunaire. Sa vision des
jeunes hégéliens, et aussi de la trajectoire d'Engels, est restée
assez conventionnelle, à l'exception de Feuerbach, pour lequel il
a manifesté un véritable intérêt mais dont il a beaucoup exagéré
17
Philosophie et révolution
l'importance pour la trajectoire marxienne, pour des raisons qui
tiennent à sa propre stratégie politico-théorique, à savoir les
exigences de la polémique « antihumaniste ».
La place surdimensionnée accordée à Feuerbach est corré-
lative du parti pris anti-Hegel, qu'Althusser partage avec les
protagonistes de la pensée française des années 1960. Or rame-
ner Hegel à une nuisance, un obstacle dont Marx aurait sans
cesse cherché à se libérer mais, mystérieusement, sans jamais
y parvenir vraiment - car Althusser sera bien obligé d'admettre,
du bout des lèvres, que Marx « revient » vers Hegel au seuil de
chaque tournant théorique de son travail (que ce soit dans les
Manuscrits de 1844 ou dans les Grundrisse) - , m'est apparu inte-
nable et erroné, à la fois philologiquement et conceptuellement.
Quant à l'entreprise d'« historicisation » de la formation de la
pensée marxienne, on sait qu'elle se heurte à une double objec-
tion de principe chez Althusser. dans la mesure où elle contredit
à la fois la « scientificité » de la théorie telle qu'il la définit et la
« lecture symptomale » des textes à laquelle il s'est livré, et qui
est une forme de lecture strictement « internaliste », prise dans
le formalisme structuraliste dominant à cette époque.
Par ailleurs, même si, comme tout chercheur, j'ai essayé de
faire preuve d'originalité, je ne pense pas que mon travail est
une sorte de point de départ absolu - là encore, contrairement
à Althusser. Je ne répugne donc nullement à discuter les diffé-
rentes thèses qui se sont développées sur la question, surtout
quand elles émanent de penseurs qui se réclament de Marx,
sans chercher à les ramener à de simples erreurs idéologiques
ou, la plupart du temps, en les traitant simplement par le mépris
ou le silence. La principale de ces thèses, celle qui a polarisé les
débats à partir des années 1960, a d'ailleurs été précisément
celle de la « coupure épistémologique » d'Althusser. En ce sens,
mon travail est inévitablement post-althussérien.
La thèse de la coupure est une thèse fondamentale dont
dépend l'ensemble de l'approche althussérienne. Mais Althusser
lui-même a évolué dans la manière dont il la définit. Dans un pre-
mier temps, il la pense comme une « coupure épistémologique »
au sens strict, comme un passage de Marx de l'« idéologie huma-
niste » des écrits de jeunesse - et sur le plan philosophique d'un
idéalisme dont Althusser avait vu que ce n'était pas un idéalisme
hégélien mais un idéalisme jeune hégélien - à ce qu'Althusser
appelle « la science », c'est-à-dire le matérialisme historique,
avec un effet différé sur la philosophie. Pour Althusser, comme
pour toute la tradition du « marxisme-léninisme », la théorie de
Marx ne se limite pas au matérialisme historique, elle comporte
18
Un itinéraire marxiste en philosophie
également une philosophie à part entière, le matérialisme dia-
lectique, que Marx n'avait pas pu élaborer, et qu'Althusser se
chargeait de faire à la place de Marx. C'est à cette tâche que
s'attellera la lecture symptomale du Capital, à travers une sorte
d'induction de la philosophie manquante de Marx mais présente
d'une certaine façon à l'état pratique dans les textes fondamen-
taux du matérialisme historique. En fait, il s'agissait plutôt d'une
annonce programmatique, qui ne donnera que peu de résultats,
mis à part, dans Lire le Capital, quelques développements (par
ailleurs fort intéressants même si leur rapport à Marx est pour
le moins problématique) d'Althusser sur la notion de temps his-
torique ou la théorie générale de la transition de Balibar, ainsi
qu'une définition générale de la philosophie comme « théorie
de la pratique théorique », sorte d'hyper-épistémologie que
s'efforcent de mettre en œuvre les textes sur la philosophie des
scientifiques.
Avec ce qu'il a appelé son « autocritique », Althusser s'est
engagé dans un processus de rectification de ses premières
thèses « théoricistes ». Selon lui, malgré leur volonté d'ortho-
doxie marxiste, elles se situaient finalement dans le cadre du
rationalisme développé par l'école française d'épistémologie de
Bachelard et de Canguilhem. Dans les textes des années 1970, il
dit que ce qui vient avant la coupure épistémologique et la condi-
tionne, c'est une rupture politique. Marx se place du point de vue
du prolétariat et c'est précisément à partir de là qu'il convient
de retracer la révolution théorique (Jont il est l'auteur. On a
donc là le Althusser numéro deux, un Althusser « politiciste »
qui redéfinit le matérialisme historique comme une « science
révolutionnaire » et la philosophie elle-même comme « lutte de
classes dans la théorie ».

S. B. : C'est à cet Althusser que tu as toi-même adhéré?

S. K. : Oui, c'est le point de départ de ma réflexion, qui renvoie à


la conjoncture grecque que j'évoquais auparavant. Ce qui m'est
toutefois apparu, chemin faisant, c'est que le Althusser 2 est en
fait une inversion du premier - il ne modifie pas vraiment son
schéma, simplement il l'inverse. Althusser a ainsi fini par dire
qu'effectivement, chez Marx, la coupure politique précède la
coupure épistémologique mais cette rectification l'a conduit à la
conclusion selon laquelle Marx est en fin de compte un idéologue
et que, en tant que tel, il ne maîtrisait pas les effets de son propre
discours, qui se construit autour de vides qui sont autant d'apo-
ries théoriques insurmontables (l'inachèvement du Capital,
19
Philosophie et révolution
l'absence de théorie de l'État, des classes, de l'idéologie, d'éla-
boration sur la dialectique, etc.). Pour le deuxième Althusser, en
effet, l'idéologie n'est plus simplement l'anti-science des textes
antérieurs, mais un implacable mécanisme d'assujettissement
émanant d'une instance « interpellante », pensée sur le modèle
de l'Église. C'est une conception qui, il faut le souligner, ne peut
en aucun cas se réclamer de la problématique marxienne de
l'idéologie, quelle que soit la façon dont on l'interprète.
Loin d'être la « science du continent Histoire », comme l'affir-
mait avec superbe le premier Althusser, le marxisme correspond
ainsi à une « idéologie prolétarienne », c'est-à-dire un discours
de légitimation des organisations ouvrières, qui assure l'assujet-
tissement de leurs membres à l'appareil qui en forme l'ossature.
Sa pertinence scientifique, et philosophique, apparaît largement
fictive - la figure de Marx s'effacera du reste presque complète-
ment dans les écrits du dernier Althusser sur le « matérialisme
aléatoire ». Quant à son efficace pratique, qui a joué un rôle
décisif dans la constitution de la subjectivité ouvrière, elle est
désormais périmée. Le marxisme est une « théorie finie », à la
fois au sens où il se débat dans des contradictions qui révèlent sa
« finitude » et où sa crise, longtemps différée mais qui finit par
éclater avec le reflux des années 1970, signe l'épuisement de ses
effets en tant que forme concrète de « fusion de la théorie et du
mouvement ouvrier ». On est ici pas très loin de la sagesse d'un
Raymond Aron, et il n'est guère surprenant de voir le dernier
Althusser accepter la formulation de « marxisme imaginaire »
dont l'auteur de L'Opium des intellectuels avait affublé l'entre-
prise althussérienne1.
Les ultimes textes d'Althusser publiés de son vivant, ainsi que
ceux que Balibar avait écrits dans la foulée, m'avaient permis
de prendre (partiellement) la mesure de la désintégration de la
pensée althussérienne, confirmée et amplifiée par la publication
posthume de ses écrits. C'est tout particulièrement le cas de
« Marx dans ses limites8 » dans lequel l'ampleur de l'involution
de la pensée althussérienne devient manifeste. Althusser y pré-
sente une vision extrêmement instrumentale de la théorie de
l'État chez Marx et il en conclut qu'il n'y a pas et qu'il ne peut
pas y avoir de théorie du politique chez Marx, rejoignant ainsi
le propos du socialiste-libéral Bobbio. La lecture de ce texte
m'a permis d'expliquer aussi l'évolution de certains disciples
d'Althusser, tout particulièrement dé Balibar, qui ensuite ont
continué dans cette veine aporétique-« déconstructrice » et,
disons-le, franchement masochiste, pendant toute la période
qui a suivi.
20
Un itinéraire marxiste en philosophie
S. B. : Qu'est-ce qui a succédé à Althusser dans ton travail?
Un auteur en particulier ou une orientation théorique plus
personnelle ?

S. K. : J'espère que c'est la deuxième option, même si, je l'ai dit,


il est illusoire de penser qu'on invente tout. La conclusion qui
s'imposait à mes yeux est que si l'Althusser politiciste qui consti-
tuait mon point de départ aboutissait à un naufrage intellectuel,
il fallait reprendre les choses depuis le début. Il fallait résolu-
ment décentrer la perspective pour être en mesure d'historiciser
Marx, non pour le réduire à un contexte et sombrer dans un
banal relativisme mais pour capter sa singularité et restituer la
secousse provoquée par le surgissement d'une pensée novatrice,
proprement révolutionnaire. Dans ce livre, j'ai essayé - avec les
limites de quelqu'un qui n'a pas une formation d'historien, ni de
germaniste - de suivre avec une certaine précision la période du
Vormârz, à comprendre finalement cette période comme étant
magnétisée par le mouvement qui éclatera avec la vague révolu-
tionnaire de 1848, et qui constitue à mon sens la clef principale
pour comprendre la révolution théorique initiée par Marx.
Ce faisant, ce que j e redécouvrais en réalité c'est une
approche des textes qui est « historiciste » au sens gramscien du
terme, d'un historicisme « absolu ». Ayant commencé par militer
dans un parti d'orientation eurocommuniste, je m'étais intéressé
très tôt à Gramsci, dès mes années de lycée, grâce à l'ancienne
édition « thématique » de l'œuvre, celle de Togliatti, disponible
en Grèce depuis les années 1970. Mais il est vrai qu'étant sous
influence althussérienne, je recherchais avant tout le Gramsci
théoricien politique, un Gramsci précurseur, disons, du dernier
Poulantzas, celui de L'État, le pouvoir, le socialisme. Par la suite,
j'ai commencé à travailler de façon plus approfondie les écrits
philosophiques de Gramsci et plus largement sa méthode, à la
fois philologique et historiciste. J'ai également été largement
poussé dans cette direction par la lecture des travaux de certains
représentants éminents de cette école italienne d'approche des
textes, comme Domenico Losurdo, auxquels il convient d'ajouter
le travail sur Gramsci d'André Tosel. On peut dire que ce livre,
comme le suggère son titre, qui annonce un mouvement qui va
de la philosophie à la révolution de Kant à Marx, est une façon
de réfléchir sur la célèbre série d'équations gramscienne « phi-
losophie = histoire = politique ».

S. B. : Au-delà d'Althusser, parlons de certains travaux, essen-


tiellement français, qui portent sur Marx et les autres auteurs
21
Philosophie et révolution
traités dans le livre, parmi ceux qui étaient disponibles quand
tu as engagé ce travail, et contre lesquels tu t'es défini, en par-
ticulier les travaux d'Auguste Cornu, de Maximilien Rubel, et
aussi, par la suite, de Miguel Abensour.

S. K. : Tout cela ne se situe pas au même niveau. Les travaux de


Cornu, pour commencer par lui, étaient complètement oubliés,
d'ailleurs ils n'étaient plus disponibles depuis très longtemps.
On ne les connaissait en général que par ouï-dire, par les men-
tions qu'Althusser en avait faites, et les choses n'ont guère
changé depuis. Pour ma part, Cornu, que j'ai lu attentivement,
m'a beaucoup aidé parce qu'il avait travaillé sérieusement sur
les jeunes hégéliens. Il permet donc de comprendre la néces-
sité de situer Marx dans ce champ pour en saisir la trajectoire
propre. Les matériaux de ses quatre volumes, notamment les
traductions de longs extraits de textes qui y figurent, ont long-
temps constitué les seuls textes disponibles en français d'un
certain nombre de jeunes hégéliens. J'ai également découvert
que Cornu s'était intéressé à Moses Hess, une figure clé dans
mon récit, même si ce n'était pas une découverte pour moi dans
la mesure où Gérard Bensussan, qui fut pendant un temps un
proche collaborateur de Labica, et le codirecteur du Dictionnaire
critique du marxisme, lui avait consacré un ouvrage tout à fait
remarquable.
Cornu m'a incité à décentrer le récit, mais il fallait évidem-
ment le compléter par des travaux plus récents venant de ger-
manistes et d'historiens qui renouvellent considérablement
ceux, plus anciens, de Jacques Droz sur le radicalisme rhénan
et les premiers courants socialistes. Sans être exhaustif, je dois
toutefois mentionner ceux de Jean-Pierre Lefebvre et de Lucien
Calvié, ainsi que les travaux sur Heine et les transferts intellec-
tuels entre la France et l'Allemagne autour de Michel Espagne
et de son équipe, ceux de Michael Werner et de Gerhard Hôhn.
À cela, il convient d'ajouter les travaux d'historiens de la pensée
socialiste et communiste, tout particulièrement ceux de Jacques
Grandjonc sur la notion de communisme, mais aussi ceux de
Jacques Guilhaumou et de Florence Gauthier sur la pensée jaco-
bine et les langages théoriques de la Révolution française.
Il y a néanmoins un point important qu'il me faut men-
tionner car il se rapporte à la prise de distance par rapport à
l'approche althussérienne, c'est l'approche de Labica. Labica
représente en effet une tentative d'assumer, et même de radi-
caiiser, l'Althusser 2, l'Althusser politiciste. Pour lui, et c'est là
où il se différencie fondamentalement d'Althusser, il n'y a pas
22
Un itinéraire marxiste en philosophie
de « philosophie marxiste », ou « marxienne ». C'était justement
une erreur d'Althusser que de reproduire cette dualité matéria-
lisme historique-matérialisme dialectique qui est en fait issue
de la matrice du diamat, de la vulgate dominante de l'époque
stalinienne. Il n'y a qu'un « statut marxiste de la philosophie »
et la manière dont Labica définit ce statut est celle d'une « sortie
de la philosophie », l'Ausgang de L'Idéologie allemande, qui sert
de fil conducteur à sa lecture9.
Il faudrait engager une longue discussion sur ce que Labica
entend précisément par « sortie de la philosophie », dans la
mesure où celle-ci désigne un processus marqué d'une incom-
plétude constitutive, qu'il s'agit donc de réitérer. On ne sort pas
de la philosophie comme quand on claque une porte derrière
soi, sinon on aboutit à un aplatissement positiviste du marxisme.
Mais je n'étais pas satisfait des conclusions de Labica, notam-
ment parce qu'il ne me semblait pas problématiser suffisamment
le rapport entre un positionnement politique et le champ à la
fois idéologique et théorique du mouvement ouvrier. Pour lui,
l'engagement aux côtés du prolétariat conduit directement à la
science révolutionnaire du matérialisme historique.
L'un des points essentiels de ma démonstration c'est que ce
processus est beaucoup plus tortueux et qu'il comporte de mul-
tiples médiations et bifurcations. Marx part d'un démocratisme
radical et devient un révolutionnaire avant de devenir commu-
niste et de s'engager dans l'élaboration de la conception maté-
rialiste de l'histoire. Dans ce passage, il s'oppose à des figures
intellectuelles ou militantes liées au mouvement ouvrier, parce
qu'une position de classe n'est pas automatiquement une posi-
tion révolutionnaire et qu'elle ne conduit pas nécessairement à
une conception matérialiste du processus historique. J'essaie
plus particulièrement de montrer que Hess et Engels étaient
entrés en contact avec le mouvement ouvrier avant Marx sans
que cela les conduise au communisme dans un sens marxien,
comme tendance de la lutte de classes. Leur horizon intellectuel
a évolué, jusqu'à un certain moment en ce qui concerne Engels,
à l'intérieur de ce qu'on appelle à l'époque le « socialisme vrai »,
un socialisme humaniste qui refusait explicitement la politique,
et brouillait la perspective d'un renversement révolutionnaire
de la société bourgeoise au profit d'une vision du « social » et du
« social-isme ». Ces deux termes renvoyaient à une opération de
restitution de l'essence intégratrice des rapports sociaux, anti-
dote à l'atomisation et aux antagonismes inhérents à la moder-
nité capitaliste susceptible de recueillir l'adhésion même de la
bourgeoisie éclairée.

23
Philosophie et révolution
S. B. : Vers la fin des années 1990, l'intérêt pour le jeune Marx
en France est relancé par le livre de Miguel Abensour La Démo-
cratie contre l'État. Marx et le moment machiavélien.

S. K. : La Démocratie contre l'État est incontestablement un livre


stimulant, original. Il s'agit d'une lecture interne des textes,
menée à partir d'un point de vue libéral arendtien, plus parti-
culièrement du manuscrit souvent désigné comme « manuscrit
de Kreuznach », dans lequel Marx commente des extraits des
Principes de la philosophie du droit de Hegel. Abensour s'efforce
de rattacher un moment particulier du jeune Marx, celui de la
« vraie démocratie », au républicanisme tel qu'il est théorisé
essentiellement par J. G. A. Pocock, et dans un sens plus large
par Arendt, comme vita activa, participation active à la vie de
la cité, formation d'un sujet partageant les valeurs fondatrices
de la communauté politique (liberté, vertu, citoyenneté). Ce qui
toutefois est à mon sens complètement perdu de vue dans cette
vision, c'est que pour Marx la politique est toujours constitutive-
ment liée à une transformation matérielle des rapports sociaux,
même si les termes dans lesquels il a pensé ces transformations
ont évolué. Pour Marx, la praxis politique ne peut être réduite à
une affirmation subjective, à l'affirmation d'une autonomie de
la politique définie par son sujet constituant. Marx s'intéresse
aux Principes de la philosophie du droit précisément parce que
dans ce texte Hegel tente de penser les rapports de l'État et de la
sphère des rapports sociaux, en intégrant les acquis de l'écono-
mie politique. La « vraie démocratie » dont il est question dans
le manuscrit de 1843 sur Hegel doit donc être comprise comme
une première approche de la politique comme entreprise de
transformation radicale des rapports sociaux, que Marx définit
comme dépassement de la division entre l'État politique et la
société civile-bourgeoise.
Abensour essaie de sauver un moment du jeune Marx mais
il en donne une vision unilatérale, qui revient, en fin de compte,
à condamner avec d'autant plus de force le Marx qui a suivi,
puisqu'il se serait écarté de ce « moment machiavélien », sorte
de fulgurance théorique de sa jeunesse qu'il aurait par la suite
abandonnée pour sombrer dans l'économisme, l'étatisme et les
visions téléologiques de la lutte de classes.

S. B. : La lecture d'Abensour est liée à celle d'une autre figure


qui a souvent été vue comme une alternative, à la fois au niveau
politique et à celui de l'interprétation des textes, à celle d'Al-
thusser, c'est-à-dire le travail de Maximilien Rubel, éditeur et
24
Un Itinéraire marxiste en philosophie
commentateur de Marx... Je sais que tu es très critique du tra-
vail qu'il a fait sur le Capital, mais est-ce qu'il a constitué un
repère important pour la période sur laquelle tu as travaillé ?

S. K. : Non, pas vraiment. Rubel a eu le mérite de rendre acces-


sibles un certain nombre de textes de Marx et de faire un travail
philologique qui comporte des aspects intéressants, même si
sa manie d'éditer Marx en morceaux choisis ou en éliminant
carrément des chapitres entiers des ouvrages me paraît tout
à fait inacceptable. Toutefois, contrairement à un mythe qu'il
a lui-même propagé comme quoi il serait complètement libéré
des interprétations marxistes de Marx, qu'il veut revenir à Marx
par-delà et contre le marxisme, sa lecture de Marx représente
en réalité une option issue d'une tradition intellectuelle très
précise. C'est, comme Lucien Goldmann l'avait déjà montré10,
une lecture néo-kantienne et éthique de Marx défendue par
certains théoriciens autrichiens, notamment Karl Vorlânder et
Max Adler. Cette tradition intellectuelle a toujours représenté
une sensibilité au sein du marxisme au sens large, plutôt liée au
courant social-démocrate d'Europe centrale et germanique - ce
qui embarrasse plutôt le libertaire Rubel qui ne la mentionne
que de façon occasionnelle et, de surcroît, confuse. Je ne pense
pas avoir eu particulièrement à me situer par rapport à la lec-
ture de Rubel qui m'a toujours semblé faible théoriquement.

S. B. : Un nom qui revient assez souvent dans le livre, de façon


assez étonnante pour un marxiste, c'est celui de Foucault. En
quoi a-t-il pu te servir dans ta tentative de penser le processus
intellectuel de Marx ?

S. K. : C'est sans doute paradoxal, mais Foucault a joué un rôle


important dans ce travail, qui ne partage pourtant en rien sa
vision de Marx et du marxisme. Foucault et le marxisme ont des
rapports qu'il est juste de définir comme antagoniques. Foucault
lui-même se conçoit comme quelqu'un qui se place en concur-
rence par rapport à Marx, c'est quelque chose qu'Isabelle Garo
a très bien souligné dans son livre11. Mais s'il se positionne ainsi,
c'est que, pour une part en tout cas, il se situe sur un même
terrain.
Le Foucault qui m'a intéressé c'est le théoricien des discours,
quand il s'est agi d'examiner la jointure entre un discours pro-
prement philosophique, ou un régime proprement philoso-
phique de discours, et d'autres types de régimes discursifs qui
surgissent à cette époque, plus particulièrement ceux liés au
es
Philosophie et révolution
« social », ou au « social-isme ». C'est la raison pour laquelle
Foucault est présent essentiellement dans le chapitre sur Engels.
On ne peut comprendre, à mon sens, l'ouvrage clé du jeune
Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, sans
étudier la manière dont il s'inscrit dans un discours du « social »
et un regard sur la condition ouvrière tels qu'ils se constituent à
cette époque. Pour le dire autrement, la littérature théorique du
mouvement ouvrier émergent, auquel appartient cet ouvrage,
ne surgit pas dans un vide, ni comme expression immédiate de
l'expérience ouvrière, mais dans un déjà-là de discours à préten-
tion indissociablement scientifique et réformatrice, qui forment
le fond commun des socialistes et des observateurs « bourgeois »
de la condition ouvrière.

Décentrer le récit

S. B. : Parlons maintenant de la structure de l'ouvrage. Tu t'ar-


rêtes au début de 1844, avant les grands ouvrages et textes de
Marx - avant La Sainte Famille, avant L'Idéologie allemande -
et avant les processus révolutionnaires de 1848. Qu'est-ce qui
justifie ce choix du point de vue d'un projet plus large sur Marx
et sa pensée de la politique?

S. K. : L'intention initiale était d'aller au-delà - c'est du reste


toujours le cas dans des projets de ce type - , très précisément
jusqu'à L'Idéologie allemande, jusqu'au moment de la « cou-
pure » telle qu'Althusser l'avait définie. J'ai dû m'arrêter avant
et, pour me justifier, je peux évoquer des raisons de temps, de
délais, qui étaient bien réelles. J'avais quand même beaucoup
tardé pour terminer ce travail, qui a nécessité pas moins de huit
ans. Mais la raison principale me semble d'ordre interne. Je
m'arrête à un moment qui est celui des textes de Marx publiés
dans les Annales franco-allemandes. Or ce moment, comme le
suggère le titre de cette revue dont une seule livraison a vu le
jour, représente la conclusion logique de l'axe franco-allemand
qui structure la totalité de l'ouvrage. J'y ai certes également
inclus une dimension anglaise, principalement à travers Engels,,
mais, je le reconnais, elle demeure relativement excentrée, moins
systématiquement développée que l'axe France-Allemagne.
Pour le dire autrement, en analysant ces textes de 1843-
1844, je pensais être arrivé au bout de la démonstration que
j'étais en mesure de faire à ce moment-là, c'est-à-dire montrer
comment s'opère la « coupure politique », plus exactement com-
ment Marx « passe » du démocratisme radical, mais réformiste.
26
Un itinéraire marxiste en philosophie
à la révolution, et comment dans cette révolution, il reconnaît, il
nomme - et, par cet acte de nomination, contribue à constituer
- un sujet nouveau, inouï dans le cadre allemand, le prolétariat,
posant du même coup cette révolution comme une révolution
radicale, qui ira au-delà de l'horizon français de 1789-1793.
Marx mène ainsi, d'une certaine façon, à terme la séquence
que j'aborde dans ce livre. À travers cette vision, inédite en
tant que telle, d'une révolution radicale en Allemagne dont le
prolétariat serait le protagoniste, il opère la jonction avec Heine
qui se concrétisera pour la première fois précisément dans les
Annales franco-allemandes, où Heine publie son poème sati-
rique « Éloges du roi Louis" ». Suivre Marx jusqu'à ce seuil
décisif qu'est le moment parisien me semblait donc être sinon
une conclusion, du moins un point d'aboutissement provisoire
adéquat à la démonstration que je tente dans ce livre.
Reste que ce parcours n'est pas suffisant. J'ai essayé d'aller
au-delà dans des textes que j'ai écrits par la suite, et notamment
dans ma contribution à l'ouvrage collectif Marx politique1*, dans
laquelle j'essaie de montrer comment Marx réfléchit à la ques-
tion de l'émancipation politique et à son rapport avec l'éman-
cipation tout court, ou avec l'émancipation sociale. La question
formulée dans les textes de jeunesse (l'abolition de la séparation
entre l'État ou l'État purement politique et la société civile, ou
plus exactement la « société civile bourgeoise », la Burgerliche
Gesellschaft) est reprise et retravaillée dans des textes ulté-
rieurs, plus particulièrement dans les textes sur la Commune
de Paris. Là aussi, je prends le contre-pied d'une vision qui divise
Marx en deux périodes qui n'auraient rien à voir entre elles,
et je tente de montrer qu'il y a au contraire des fils profonds
que Marx reprend et remanie d'une période à l'autre en visant
quelque chose qui relève d'une pensée du politique, mais d'une
pensée du politique dont les termes sont profondément refor-
mulés et déplacés.

S. B. : Ce travail pourrait-il se poursuivre dans un deuxième


tome ?

S. K. : Pas exactement dans un deuxième tome qui serait la suite


linéaire de Philosophie et révolution, mais vers quelque chose
qui traiterait de façon plus systématique l'évolution de Marx
au-delà du moment des Annales franco-allemandes - à la fois le
moment philosophique des manuscrits parisiens dit « de 1844 »,
les œuvres du tournant que marque L'Idéologie allemande et le
moment des révolutions de 1848 qui pour moi est un moment
27
Philosophie et révolution
profondément gramscien, au sens où Marx élabore une stra-
tégie hégémonique pour une révolution démocratique sous la
direction d'un bloc radical au sein duquel le prolétariat lutte
pour conquérir une place dirigeante. Le défi consiste à cerner
comment la défaite de cette stratégie ouvre sur la critique de
l'économie politique et, par la suite, sur ce que je n'hésite pas à
appeler le « tournant politique » que Marx opère après 1870 et
le moment de la Commune de Paris.

S. B. : Abordons à présent la question du choix des auteurs dis-


cutés dans le livre. Pourquoi, au-delà de l'incontournable duo
Marx-Engels, Heine et Hess et pas d'autres ?

S. K. : L'une de mes obsessions en écrivant ce livre était de par-


venir à une historicisation en mesure de restituer la singularité
des trajectoires, ce qui implique de rompre avec l'idée selon
laquelletous ces développements devaient tendre vers Marx.
J'ai réfléchi à la façon de traduire cette idée dans la structure du
livre, et j'ai même pensé à un certain moment que l'agencement
des diverses parties devait être aléatoire, de telle sorte qu'on
puisse les lire sans ordre préétabli, un peu comme le voulait
Raymond Queneau avec ses Cent mille milliards de poèmes.
Celui qui m'a ôté cette idée de la tête, c'est Fredric Jameson,
qui m'a dit qu'il fallait assumer une dimension narrative inévi-
table dans tout texte théorique et que, forcément, il y aurait un
ordre qui allait l'emporter sur les autres. Cela revient également
à assumer une certaine téléologie comme « forme vide » inhé-
rente à l'ordre de l'exposé, qu'il est possible de contrecarrer en
introduisant des ruptures tant sur le plan formel que sur celui
du contenu, pour réfuter l'idée selon laquelle Marx est contenu
« en germe » dans tout ce qui vient avant lui.
Ainsi, tout en acceptant que l'ordre soit orienté vers le binôme
très classique en effet Engels-Marx, j'ai tenu à ce que chaque
chapitre soit singulier, pas simplement dans son contenu - car
il s'agissait d'étudier les auteurs pour eux-mêmes et pas en tant
que « précurseurs » plus ou moins inaccomplis de Marx - , mais
dans sa forme même. J'ai essayé dans chaque chapitre d'obtenir
une sorte de couleur, de style, qui leur soit propre, en jouant éga-
lement sur les d'outils d'analyse mobilisés pour chacun d'eux.
Pour construire le chapitre sur Engels, j'ai ainsi utilisé Foucault,
dans le chapitre sur Heine, j'ai eu largement recours à Walter
Benjamin.

28
Un itinéraire marxiste en philosophie
S. B. : Pour mieux comprendre la façon dont les choix s'effec-
tuent, il vaut mieux commencer par les absents. Pourquoi n'y
a-t-il pas de chapitre sur Feuerbach ?

S. K. : Pour décentrer le regard sur Marx, il importait à mes yeux


de le resituer par rapport au problème fondamental qui se pose
à un intellectuel oppositionnel allemand de son temps, celui de
la révolution allemande. Bien entendu, celle-ci ne peut être com-
prise que comme une partie de ce qui se joue plus largement en
Europe à cette époque. Mais l'angle allemand est ici tout à fait
déterminant. Et Marx l'a formulé de façon assez claire - mais
il n'était pas évidemment le seul, ni le premier, c'est ce que j'ai
compris petit à petit en parcourant ces matériaux - , il renvoie
à l'idée selon laquelle les Français ont fait la révolution mais ce
sont les Allemands qui l'ont pensée. /
Tel est le décalage original entre les deux situations, et il peut
se décliner de plusieurs façons, selon diverses modalités. C'est
bien sûr le rapport de la pratique, française donc, par rapport
à la théorie qui, paradoxalement, est une théorie allemande,
qui se développe à distance de la pratique - voire en opposi-
tion à celle-ci. C'est également un problème spatio-temporel,
celui de savoir comment une réalité « attardée », la « misère
allemande » comme disait Heine, peut s'articuler au processus
français « avancé », comment les réalités de ces deux formations
sociales se répondent l'une l'autre dans l'enchevêtrement de
la géopolitique européenne qui a suivi la Révolution française.
C'est aussi une façon de comprendre le rapport de la politique
à la philosophie, puisque la politique est ce qui marque la situa-
tion française, et la philosophie ce qui constitue la spécialité
allemande.
Le troisième terme dans le binôme France-Allemagne est
bien sûr représenté par l'Angleterre, c'est-à-dire le développe-
ment capitaliste, mais aussi l'économie politique. On se retrouve
avec le paysage qui rappelle à première vue les « trois sources
du marxisme », la synthèse harmonieuse théorisée par Kautsky,
qui connaîtra une extraordinaire fortune dans la façon dont le
mouvement ouvrier s'est représenté l'émergence de la théo-
rie marxienne. Or, au lieu d'une convergence quasi spontanée
aboutissant à cette synthèse harmonieuse des savoirs, ce que
la recherche fait apparaître c'est, à l'inverse, un processus dif-
ficile, comportant une part irréductible de contingence, qui se
constitue à travers un jeu constant de décalages. C'est Gramsci
qui a réfléchi avec le plus de profondeur sur cette question, qui
constitue le point de départ de son concept-clé de « traduction »
29
Philosophie et révolution
comme opérateur de passage entre ces trois langues et réalités
européennes.
Ce que j'ai compris pour ma part, et qui m'a ramené à une
lecture de Gramsci, c'est que les termes du problème avaient été
posés par Hegel et par Kant, donc par des contemporains de la
Révolution française, à la fois proches et distants de celle-ci, qui
ont réfléchi à la nature du processus historico-mondial qu'elle a
déclenché et à la manière dont celui-ci « se traduit » dans leur
propre pays, à savoir l'Allemagne. On retrouve là ce qui fait en
fin de compte le grand paradoxe allemand, qui est que tous ces
philosophes qui ont assumé l'événement français tenaient ferme-
ment à le mettre à distance de la réalité allemande à proprement
parler. Pour le dire autrement, la révolution, c'est bien, mais pour
les autres, pour les Français. En Allemagne, on s'y prendra autre-
ment, à travers des réformes, de préférence « par le haut », mais
dans lesquelles les intellectuels-philosophes se voient attribuer un
rôle spécifique, et stratégique.
Tels sont les termes du problème de la « réalisation de la phi-
losophie » que les fondateurs ont légué aux générations qui leur
ont succédé, et c'est ce qui a dicté mes choix quant aux auteurs
à mettre en avant. Commencer donc avec Kant et Hegel, parce
qu'ils sont le point de départ obligé, puis continuer avec Heine
parce que c'est lui qui, pour la génération suivante, relance la
question du rapport entre l'Allemagne et la révolution, et du
rapport entre l'Allemagne et la France en particulier ; enchaî-
ner avec Moses Hess parce qu'il théorise cette « triarchie euro-
péenne » Allemagne-France-Angleterre et joue un rôle décisif
dans une première opération de traduction en allemand - tra-
duction ici au sens gramscien - du discours du socialisme fran-
çais et de l'économie politique. En venir enfin aux trajectoires
de Engels et de Marx dans leur singularité, ce qui veut dire aussi
dans leur contingence.

S. B. : D'accord, mais je reviens à ma question : pourquoi pas


Feuerbach ?

S. K. : Ce choix fait partie de la prise de distance à l'égard de


l'interprétation althussérienne. Feuerbach y occupe une place
centrale parce qu'il permet de fonder la thèse du jeune Marx fon-
damentalement humaniste avec lequel s'opère la rupture dési-
gnée en termes de coupure épistémologique. Je me suis inscrit
partiellement en faux par rapport à ce récit parce que je pense
que l'influence de Feuerbach sur Marx a été grandement sures-
timée par Althusser - et pas seulement par lui bien entendu. En
30
Un itinéraire marxiste en philosophie
réalité, du fait de son « matérialisme », Feuerbach occupait une
place bien plus « légitime » dans le récit « orthodoxe » que les
penseurs allemands, irrémédiablement écartés du fait de leur
« idéalisme ». Il suffît de lire quelques pages de Plekhanov, l'une
des principales références de la vulgate « marxiste-léniniste »,
pour s'en convaincre.
À mon sens. Marx n'a jamais été à proprement parler^ feuer-
bachien » car, pour le dire rapidement, les problèmes fondamen-
taux de Feuerbach - l'aliénation de l'homme dans la religion et
la recherche d'un matérialisme enraciné dans la « sensibilité »
- n'ont jamais été les siens. Ce qui a amené Marx à s'intéres-
ser à lui, c'est sa recherche d'une approche critiqué de Hegel.
Cette rupture était du reste déjà largement entamée à partir
d'une lecture plus stricte, plus « hégélienne » en quelque sorte
de Hegel lui-même. Et si Marx est amené à le faire, c'est parce
que le feuerbachisme était quelque chose de diffus, auquel tout
le monde devient sensible à un moment donné dans ces milieux
et par rapport auquel on ne pouvait rester extérieur tant que la
rupture avec ceux-ci n'était pas définitivement consommée. Cet
intérêt dérivé pour Feuerbach doit ainsi être compris comme
un « effet de champ », qui renvoie au fait que ce moment du
parcours de marxien ne peut être compris en dehors du champ
discursif et théorique des jeunes hégéliens.
Je n'écarte donc pas du tout la question de l'humanisme théo-
rique mais ce que j'essaie de montrer c'est que pour la com-
prendre vraiment, il faut passer par Moses Hess et par Engels.
Eux deviennent vraiment feuerbachiens, ce sont de véritables
« humanistes théoriques », en d'autres termes des partisans du
« socialisme vrai ». Ils veulent se tenir à distance de la politique,
a fortiori de la politique révolutionnaire, et visent à changer les
esprits par une doctrine de l'amour et de l'harmonie sociale, qui
communique directement avec l'anthropologie feuerbachienne.
Marx ne les suit pas du tout dans cette voie, et des deux, c'est
Engels qui va rejoindre Marx, plus tardivement qu'on ne le
pense habituellement.
Cela n& veut pas dire qu'Engels n'ait pas apporté à Marx des
choses nouvelles, que l'échange entre les deux n'ait pas eu lieu
également dans ce sens-là, mais il me parait essentiel de souli-
gner que les trajectoires de Marx et de Engels sont jusqu'à un
certain moment sensiblement divergentes et ce qui les sépare,
de façon décisive quoique non-exclusive, c'est la question de
l'humanisme théorique.

31
Philosophie et révolution
Heine, Hess et le radicalisme rhénan

S. B. : Venons-en au chapitre sur Heine, sans doute l'un des


aspects les plus singuliers du livre. Tu fais apparaître Heine
comme une figure centrale de cette période, ce qui, j'imagine,
était un pari risqué dans la mesure où il avait largement dis-
paru du paysage marxologique, si tant est qu'il en ait vraiment
fait partie. De surcroît, Heine n'était pas philosophe et, en tant
que tel, il est surtout traité par les spécialistes de la littérature
germanophone.

S. K. : Il est vrai que Heine est peu présent dans le contexte


intellectuel et culturel français depuis déjà un certain temps.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Il fut en effet une époque où
Heine était davantage une référence parce qu'il était intégré
dans un canon culturel et littéraire porté essentiellement par
la culture communiste. Nous disposons certes de travaux rela-
tivement récents d'une très grande qualité, notamment ceux de
Jean-Pierre Lefebvre, de Michael Werner, de Lucien Calvié, de
Michel Espagne et de ses collaborateurs, mais ils n'ont jamais
dépassé, comme tu viens de le faire remarquer, le cercle des
germanistes. D'une certaine façon, Heine, un grand classique
de la culture allemande, est paradoxalement quelqu'un qu'il
s'agit de redécouvrir, non seulement en France mais aussi dans
d'autres aires linguistiques.
J'ai essayé, de mon côté, de contribuer à cette redécouverte,
en restituant le Heine non pas « philosophe », ce qu'il n'était pas
en effet, mais essayiste et intellectuel au sens fort de ce terme,
parce qu'il a joué un rôle fondamental pour toute la période
du Vormârz. Ce qu'il apporte c'est une redéfinition du rapport
France-Allemagne - qui, pour Marx comme pour toute sa géné-
ration, est médié par la figure de Heine. Je rappelle que Heine
est quelqu'un qui vit en exil à Paris à partir de 1832, alors qu'il
est déjà une figure bien établie de la scène littéraire et intellec-
tuelle allemande. C'est Heine qui permet de reformuler la ques-
tion du rapport de l'Allemagne à la révolution autrement que
comme une mise à distance, une traduction « réformatrice », ou
comme une simple répétition de la Révolution française - comme
le voulaient les jacobins allemands ou, en un sens très abstrait,
les jeunes hégéliens fascinés par le radicalisme antireligieux du
processus français. Il devient de ce fait une figure centrale dans
la formation de ce qu'on peut appeler un radicalisme intellectuel
allemand, constitutivement lié aux processus révolutionnaires
français compris au sens large, qu'il contribue à actualiser en
32
Un itinéraire marxiste en philosophie
l'ouvrant aux courants qui marquent son époque : le saint-simo-
nisme, le communisme, le mouvement ouvrier émergent.
Heine est de ce fait un maillon indispensable pour comprendre
comment se constitue la génération des années 1840 - les jeunes
hégéliens au sens strict du terme. Il m'a semblé, et c'était là
effectivement un choix interprétatif de ma part, qu'il importait
davantage d'étudier Marx en relation avec Heine - mais pas du
tout dans le sens téléologique, ces deux figures ne sont abso-
lument pas réductibles l'une à l'autre - que d'étudier Marx en
relation avec Feuerbach. Si on veut comprendre comment Marx
relie de façon organique la lutte politique et le communisme
à travers la démocratie révolutionnaire, c'est Heine qui estla
référence pertinente, pas Feuerbach. Si on veut comprendre
comment se transmet l'idée, présente chez Hegel, d'un héritage
révolutionnaire allemand, dont les moments constitutifs sont la
Réforme, la guerre des Paysans et la philosophie classique, c'est
encore vers Heine qu'il faut se tourner.
Il y a aussi une autre raison, je dois l'avouer. Pendant toute
cette période des années 1990, j'ai, comme tant d'autres, tout
particulièrement Daniel Bensaïd, beaucoup lu Walter Benjamin,
j'ai été à la fois marqué par la façon dont Benjamin travaillait
sur le xrxe siècle - y compris donc sur la période qui m'intéres-
sait - et intrigué par le fait que, chez Benjamin, Heine était très
peu présent; toute la place est en quelque sorte préemptée par
Baudelaire. Cette absence m'apparaissait d'autant moins justi-
fiée qu'il y a quelque chose de, disons, très benjaminien dans
la figure de Heine. Un grand nombre des thèmes que Benjamin
aborde dans son Paris capitale du xnC siècle se retrouvent chez
Heine : l'exil, la flânerie, la forme fragmentaire et l'usage de l'iro-
nie, l'apparition de la grande ville dans la poésie, l'expérience
de la défaite de la révolution et celle d'une histoire qui, après
l'écrasement des espérances de 1848, vire au cauchemar.
Je tenais donc à mettre en évidence ce Heine en tant que pion-
nier de la modernité émergente, ce qui n'est pas sans consé-
quence sur son rôle dans l'histoire que j'étudie. C'est aussi pour
«ette raison que je considère que la rencontre entre Heine et Marx
- qui se fait à Paris à un moment décisif de leur évolution respec-
tive - est une rencontre épocale, qui ouvre une possibilité à la fois
intellectuelle et culturelle inédite : l'idée d'une rencontre entre la
modernité esthétique, intellectuelle et politique, dont la promesse
continue de nous hanter parce qu'elle demeure inaccomplie.

S. B. : Il faut dire aussi un mot sur Hess. Est-ce qu'en arrière-


plan du chapitre que tu lui consacres, tu pensais à ce que j'ai
33
Philosophie et révolution
ressenti en le relisant, qu'il y avait quelques analogies entre
notre propre période et la pensée de Hess, cette forme d'huma-
nisme politiquement complètement impuissante mais remplie
de bons sentiments ? Est-ce qu'il faut y lire en creux la critique
d'une certaine ambiance théorique et politique, que tu retrou-
vais en France, dans l'affadissement de la gauche française,
avec l'affaissement du marxisme et la montée d'une pensée
molle, une sorte de vague humanisme social-démocrate ?

S. K. : Sans doute, même si ce n'était pas ma préoccupation pre-


mière. Incontestablement, de nos jours, c'est une forme particu-
lièrement affadie, et même franchement inquiétante, d'« huma-
nisme » qui imprègne le discours politique, pas seulement de la
gauche d'ailleurs. On peut penser à l'explosion du « caritatif »
et du « compassionnel », suppléments d'âme des politiques néo-
libérales, ou au paternalisme « humanitaire », bien commode
quand il s'agit d'habiller des interventions militaires impéria-
listes. Pour être équitable avec Hess, il faudrait toutefois dire
que ce qui se rapprocherait le plus de son « humanisme » serait
quelque chose comme la condamnation virulente du « règne de
l'argent » par le pape François et le discours de réhabilitation
du « lien social » et du « vivre ensemble ».
Ceci dit, et pour revenir à Hess, il faut bien voir que celui-ci
est une figure contradictoire. Il y a bien sûr cet aspect d'un socia-
lisme sentimental humaniste et antipolitique que tu évoques et
dont j'ai voulu montrer la cohérence. Pour simplifier ma pen-
sée, je dirais que si Marx était aussi feuerbachien qu'Althusser
le prétend, il serait devenu Moses Hess, pas Marx. Mais il y a
d'autres aspects de Hess qui sont tout aussi importants. Le pre-
mier c'est qu'il nous fait comprendre qu'être en contact avec le
mouvement ouvrier ne signifie pas forcément - je l'ai déjà dit
- adhérer à des positions révolutionnaires. Ça peut être exac-
tement l'inverse. On oublie souvent à quel point ce socialisme
sentimental, éthique, très profondément religieux, était puissant
dans le mouvement ouvrier de l'époque. La religion « était dans
l'air » d'une certaine façon. Le saint-simonisme lui-même se
concevait comme une nouvelle religion.
Ce rapport à la religion m'amène à l'un des fils moins appa-
rents mais néanmoins significatifs de ce travail - c'est le thème
du messianisme, qui est également présent en filigrane dans
le chapitre sur Heine. En effet, alors que beaucoup de choses
séparent Heine et Hess, il y a là une dimension qui les rapproche,
même si leur conception du messianisme diffère substantiel-
lement. Hess vise, à travers l'anthropologie humaniste, à une
34
Un itinéraire marxiste en philosophie
reconstruction du politico-religieux, Heine conçoit la promesse
messianique comme la présence spectrale que les générations
antérieures vaincues lèguent au présent. Tous deux s'abreuvent
pourtant à cette source, le contraire eût du reste été étonnant de
la part d'intellectuels juifs qui évoluent dans ce milieu d'un radi-
calisme qui est essentiellement un radicalisme rhénan. Marx,
dont on connaît le non-rapport problématique à sa judéité, et
Engels sont également rhénans : d'une façon générale, l'histoire
dont il est question est essentiellement rhénane, avant de deve-!
nir une histoire d'exilés, et ce filon du messianisme juif en est
un aspect constitutif.

S. B. : Marx doit-il également être situé dans ce fil messianique ?

S. K. : C'est une vieille thèse, défendue notamment par Karl


Lôwith et, plus récemment, par Balibar qui se réfère notamment
à mon travail14. Selon lui, l'apparition du prolétariat chez Marx,
dans Y Introduction à la critique de la philosophie du droit de
Hegel de 1843, relève d'un « moment messianique » attesté par
l'usage extensif de métaphores religieuses, propre à un registre
apocalyptique et prophétique, exprimant le renversement radi-
cal du prolétariat du « rien » au « tout » et la « révolution radi-
cale » dont il est question dans ce texte comme une sorte de
recréation ex-nihilo du monde. Il est certain que les métaphores
religieuses appartenaient au style de l'époque, en ce sens elles
relèvent d'un topos qui n'a rien de spécifiquement marxien. Il
en est largement de même de la conception de la religion que
véhicule ce texte marxien : à la fois cri de la créature souffrante
et consolation (« opium du peuple »).
On ne gagne à mon sens pas grand-chose à se laisser gui-
der par des métaphores ou à s'obstiner à assigner une origine
religieuse à chaque concept politique. Contrairement à Engels,
Marx, on le sait, s'est désintéressé à peu près totalement de la
religion - les seuls fils qui le rattachent à une sensibilité mes-
sianique ce sont Hess, qu'il a lu et connu personnellement, et,
d'une façon plus souterraine, Heine. En ce sens, oui, de façon
indirecte, médiée, il y a un élément messianique, juif mais pas
exclusivement, qui renvoie à la spécificité du radicalisme rhénan
et à l'atmosphère générale de la période.
Mais je ne pense pas que cet élément joue un rôle structu-
rant dans le cheminement qui conduit Marx à la « découverte »
du prolétariat. Celle-ci ne peut, à mon sens, être comprise que
comme solution de l'« énigme » de la révolution allemande, de
sa non-contemporanéité qui n'a cessé de hanter les penseurs
35
Philosophie et révolution
d'outre-Rhin depuis la Révolution française. La subjectivité néga-
tive du prolétariat fait corps avec un raisonnement dialectique,
une sorte de déduction, certes très spéculative, menée à partir
de l'examen d'un problème historique, d'une traduction alle-
mande de la conjoncture à laquelle U était confronté. Tout cela
nous éloigne, me semble-t-il, d'un « moment messianique ».

Faut-il brûler Friedrich Engels ?

S. B. : Venons-en à présent à Engels. Il est clair qu'il ne sort


pas indemne de ce livre, du fait notamment de la façon dont il
traite de l'immigration ouvrière irlandaise dans La Situation
de la classe laborieuse en Angleterre. Certes, comme tu le sou-
lignes, cet ouvrage représente le Engels antérieur à la rencontre
intellectuelle avec Marx, mais ce que tu en dis est lourd de
conséquences quant à la façon d'aborder le long débat, qui n'est
pas clos, sur le rapport entre Engels et Marx, les spécificités de
chacun, et le rôle que le premier aurait joué dans une certaine
tradition du marxisme contre laquelle certains cherchent à se
définir.

S. K. : Dans la lecture, j'essaie de prendre le contre-pied des


approches critiques d'Engels telles qu'elles existent dans l'abon-
dante littérature consacrée à son rôle dans l'élaboration de la
théorie qui porte, essentiellement de son fait d'ailleurs, le nom
de « marxisme ». Par « approche critique » il faut ici entendre
toute celle qui se démarque de la vulgate selon laquelle Engels
est simplement l'alter ego de Marx, le brillant second qui a utile-
ment complété son œuvre. Si on met de côté celles qui cherchent
à l'exclure purement et simplement du champ de l'étude, au
premier rang desquelles on trouve Maximilien Rubel, l'essentiel
de ces approches visent à critiquer, voire à rejeter, les écrits
« philosophiques » du dernier Engels, avant tout l'idée d'une
« dialectique de la nature ». Perry Anderson a souligné, à juste
titre, que la quasi-totalité de ce qu'il a appelé le « marxisme
occidental » se caractérise par le rejet de ce legs engelsien. La
critique adressée à Engels porte également sur son interpréta-
tion du Capital, tout particulièrement de son ordre d'exposition,
ainsi que sur son rôle dans l'édition des livres II et III du Capital.
Elle a été récemment relancée, suite à l'édition dans la MEGA11
de l'ensemble des manuscrits marxiens dont Engels s'est servi
pour éditer les deux derniers livres.
Concernant le jeune Engels, la tendance est, à l'inverse,
de réhabiliter son rôle en tant que pionnier de la critique de
36
Un itinéraire marxiste en philosophie
l'économie politique et de l'étude des réalités ouvrières. Il est
significatif qu'un « anti-engelsien » comme Terell Carver et
un « engelsien » comme Labica s'accordent sur ce point1*. Ce
dernier a fortement plaidé en faveur de cet Engels pionnier,
qui se place déjà sur le terrain du matérialisme historique à
construire, mais son argumentation m'a laissé profondément
insatisfait. Labica mésestimait, à mon sens, l'appartenance des
textes engelsiens à un type de discours hégémonique à cette
époque-là et qui réfléchissait sur les problèmes posés par la
condition ouvrière en termes médicaux, ceux d'une « physio-
logie » des conditions sociales. Analyser les réalités de classe
en termes racialisants fait par exemple partie intégrante de ce
type de discours, et il n'est en ce sens nullement surprenant d'en
retrouver certains éléments caractéristiques chez Engels - ce
qui est, bien évidemment, embarrassant pour le lecteur actuel
et ne va pas sans poser tout un nombre de problèmes dont on
aurait tort de penser qu'ils sont derrière nous.

S. B. : Tu essaies donc de sortir d'une opposition entre un « jeune


Engels » et un Engels tardif, sur le modèle de celle entre le
« jeune Marx » et celui de la maturité ?

S. K. : J'ai tenté une lecture critique du jeune Engels précisé-


ment parce que je considère qu'Engels est un penseur original,
entre autres du fait que, contrairement à Marx, il n'est pas issu
du moule universitaire et qu'il a une connaissance de première
main des réalités économiques et sociales anglaises. Il y a bien
en ce sens des innovations théoriques d'Engels, tout particu-
lièrement dans sa première tentative de critique de l'économie
politique et dans l'analyse de la condition ouvrière. À condition
toutefois de voir que cette critique est placée sous le signe de
l'humanisme philosophique et qu'elle s'inscrit, à l'instar de celle
de Hess, dans les orientations du « socialisme vrai ».
Ikest en effet frappant de constater, à la lecture de La Situa-
tion de la classe laborieuse en Angleterre ou, de manière encore
plus explicite, de celle des conférences qu'il a données avec
Moses Hess au début de 1845 dans les villes de Rhénanie, à
quel point Engels s'inscrit bien dans cette mouvance. Engels
et Hess font preuve d'une grande modération, et même d'un
refus du politique, en cherchant à déplacer les problèmes posés
par la condition ouvrière et les revendications propres à cette
classe émergente du terrain politique vers un autre, celui du
« social ». Le « social » est conçu à la façon de Saint-Simon, par
la suite repris par la « science sociale » française de Comte ou de
37
Philosophie et révolution
Durkheim, comme un principe régulateur, pacifiant, en tant que
« lien social » pour reprendre une terminologie très présente
dans la sociologie contemporaine. Pour lui, la véritable contra-
diction du capitalisme n'est pas tant l'antagonisme de classe
à proprement parler, mais celle entre le principe « social » et
le binôme argent/marché, porteur de chaos et de concurrence
illimitée.
Une autre innovation d'Engels que j'ai essayé de souligner,
c'est sa pensée de l'espace urbain, qui se développe à travers ce
regard sur la condition ouvrière et que Henri Lefebvre avait déjà
mis en évidence11. Ce point de vue sur la modernité naissante
du xixe siècle est l'un des aspects les plus intéressants d'Engels,
comme de Heine d'ailleurs. Ce n'est nullement un hasard si
Engels écrit par la suite La Question du logement, l'un des pre-
miers textes qui traitent de façon systématique des problèmes
urbains du point de vue du matérialisme historique.

S. B. : Quelles sont les conséquences de ces analyses pour l'En-


gels tardif, son rôle dans la constitution du marxisme de la II'
Internationale, son positivisme présumé, son rapport à la poli-
tique ou ses éventuelles divergences avec Marx ?

S. K. : Quand je disais que je prenais le contre-pied de la quasi-


totalité de la littérature existante, je voulais signifier la nécessité
de resituer de façon critique le jeune Engels sans pour autant
partager le rejet du Engels plus tardif, et sans gommer - bien au
contraire - l'originalité de sa trajectoire intellectuelle, y compris
après l'indéniable tournant que représente le travail en commun
avec Marx.
Il y a bien sûr des éléments de continuité chez Engels, mais
ils ne vont pas nécessairement dans le sens que tu suggères,
celui d'un aplatissement théorique. Engels s'est ainsi intéressé
de façon soutenue à la pensée dite « utopique », mais aussi, je
viens de le dire, à celle de l'urbain, à l'anthropologie, à l'histoire
et tout particulièrement à celle des religions.
D'autres éléments de continuité sont par contre plus pro-
blématiques. Ainsi, sa pensée du « social.» a laissé des traces,
me semble-t-il, dans la conception du socialisme qu'il déve-
loppe dans YAnti-Duhring. Il y décrit le socialisme comme une
économie dirigée, une réorganisation rationnelle d'une société
industrielle ; il entend par là un dépassement de l'anarchie de la
production capitaliste, qui prolonge le type de socialisation dont
celle-ci est porteuse. Engels ne pense donc pas le socialisme, ou
plutôt le communisme, comme mode de production nouveau,
38
Un itinéraire marxiste en philosophie
fondé sur des rapports sociaux révolutionnés. Tout cela a pesé
d'un poids décisif dans la vision du socialisme dominante sous
la IIe Internationale.
Je tiens toutefois en très grande estime l'Engels historien,
que ce soit ces études sur la guerre des Paysans, sur l'unifi-
cation allemande comme « révolution par le haut » ou sur la
famille, malgré les limites évidentes (pour nous) du matériau
anthropologique dont il pouvait disposer. La contribution de
l'Engels tardif me semble également originale et importante sur
les questions de stratégie et de théorie politiques, loin du Engels
banalement « réformiste » qu'on y voit souvent, comme Jacques
Texier l'a démontré18 en plaidant pour un Engels d'une certaine
façon pré-gramscien.
Je ne partage pas non plus l'horrôur que suscitent chez
la plupart des « marxistes occidentaux » les écrits « philoso-
phiques » du dernier Engels, dont on sait qu'ils ont été instru-
mentalisés, notamment par le biais du travail éditorial effectué
sur ce « livre », La Dialectique de la nature, monté de toutes
pièces par les Soviétiques pour définir les fondamentaux du dia-
mat de l'époque stalinienne. Labica a eu, à mon sens, raison
d'insister sur le caractère essentiellement réactif des interven-
tions engelsiennes, sur le fait qu'elles visaient avant tout à s'op-
poser aux thèses d'un Dtihring ou d'un Haeckel, et non à fonder
une « philosophie marxiste ». Je suis également d'accord avec
André Tosel quand il lit les textes regroupés dans La Dialectique
de la nature comme une réflexion critique sur les sciences".
Ce travail est, certes, daté par bien des aspects, et il reste pris
dans la vision évolutionniste qui domine à l'époque. Il peut tou-
tefois être lu comme une contribution au travail réflexif que les
scientifiques mènent sur leur propre pratique et non comme
l'ébauche d'un méta-discours logico-ontologique - en dépit de
la tentation engelsienne à énoncer des « lois » universelles de
la dialectique.
Ceci dit, et avec toute la prudence nécessaire qu'exigent des
études plus précises que je n'ai pas encore pu mener, il me
semble que ce qui se dégage malgré tout de la figure d'Engels
c'est qu'il est resté par certains côtés proche de la pensée socia-
liste du xix6 siècle dans une version disons plus standard. Sans
doute ne retrouve-t-on pas chez lui la forte singularité de Marx,
dont il tend parfois à réduire certains aspects novateurs. Pour
citer quelques exemples, je pense que sa manière de comprendre
l'ordre de l'exposé dans le Capital en termes logico-historiques
n'est pas pertinente et tend à aplatir les enjeux théoriques de la
structure de l'œuvre. Engels s'est également montré bien plus
39
Philosophie et révolution
réticent que Marx à rompre avec l'eurocentrisme, comme l'in-
dique notamment la façon dont il s'est positionné dans le débat
sur la révolution russe. Il ne prenait pas au sérieux les indica-
tions de Marx dans ses brouillons de lettres à Véra Zassoulitch
en faveur d'une voie non-capitaliste prenant appui sur les formes
communautaires paysannes. Tout cela pèsera également très
lourdement dans l'eurocentrisme, parfois caricatural, de la IIe
Internationale.

Marx et la politique aujourd'hui

S. B. : La recherche sur Marx n'a pas cessé depuis la publica-


tion du livre. Je pense à une série de biographies, notamment
celles de Francis Wheen, de Jonathan Sperber ou de Jacques
Attalia, et à une série d'études fouillées sur le jeune Marx. Dans
cette catégorie, citons les travaux de Roberto Finelli, de Gareth
Stedman-Jones, de Warren Breckman et de Douglas Moggach
Avec le recul qu'autorise le temps, est-ce que cette littérature te
conduit à modifier ton point de vue, à en approfondir certains
aspects, ou bien cela ne change pas vraiment ta perspective ?

S. K. : Ce dont on se rend compte après coup c'est que, pour


les mêmes raisons qui font qu'on ne pense jamais tout seul, on
est beaucoup moins original qu'on ne le pense dans ce qu'on
a pu écrire. Parmi les ouvrages que tu as cités, auxquels il
convient d'ajouter les travaux français de Franck Fischbach
et d'Emmanuel Renault", je retiens surtout que même si les
approches sont très diverses, les convergences avec ce que j'ai
essayé de faire dans cet ouvrage sont également significatives.
Tous ces travaux mettent en avant l'importance du contexte
jeune hégélien pour saisir la trajectoire de Marx dans sa singu-
larité. La plupart la situent dans son rapport au contexte poli-
tique et au croisement de la Révolution française et de la phi-
losophie classique allemande. Dans les travaux anglophones,
les plus stimulants à mon sens, on retrouve l'idée que Marx
était une vraie « tête politique », et que son rapport à Hegel
est d'une profondeur qui le différencie de ses interlocuteurs
et concurrents. La biographie de Jonathan Sperber, la seule
qui apporte des éléments nouveaux, va dans le même sens,
même si Sperber verse dans le relativisme historique et fait de
Marx une figure enfermée dans le xixe siècle. Même quelqu'un
comme David Leopold", issu de la tradition analytique oxfor-
dienne, a fortement insisté sur le fait que c'était bien en tant
que penseur du politique qu'il fallait approcher ce Marx-là.

40
Un itinéraire marxiste en philosophie
Mon travail doit donc être situé dans ce mouvement plus large
de relecture de Marx.
J e pense toutefois qu'il reste une originalité dans mon
approche, qui renvoie sans doute au fait qu'elle est davan-
tage liée aux débats du marxisme français, et, plus largement,
« continental » pour parler comme les Anglo-Saxons. De ce
fait, les enjeux stratégiques sont davantage présents, on sort du
cadre d'une discussion académique, entre lecteurs érudits. Cela
n'a pas échappé aux lecteurs anglophones. Dans la revue de la
vénérable American Sociology Association, l'auteur du compte-
rendu consacré à mon livre, tout en reconnaissant le sérieux de
ma documentation, me reproche de « brouiller les distinctions »
entre, d'un côté, recherche historique et analyse de science
sociale, et, de l'autre, polémique politique et construction de
« mythe » visant à légitimer le radicalisme politique*4. Eh bien,
pour ma part, j'assume totalement ce « brouillage », synonyme
de recherche engagée. Je pense que Marx ne trouverait rien à
y redire.

S. B. : Pour conclure sur la dimension politique, l'atmosphère


politique et intellectuelle a quand même beaucoup changé depuis
les années 1990. Il y a un renouveau du travail sur Marx, qui
n'est plus la figure du paria. Ce qui n'empêche pas que Marx en
tant que penseur de la défaite, comme tu le soulignes dans les
dernières pages de l'ouvrage, soit toujours d'actualité. Comment
résumerais-tu la dimension politique de ce travail avec ce recul
de dix-huit ans ?

S. K. : Il y a un fil rouge qui parcourt ce livre, c'est cette idée du


rapport constitutif démocratie/révolution, on pourrait presque
dire que démocratie et révolution sont à mes yeux, pour parler
comme Spinoza, comme deux modes d'une même substance. Ce
filon « français » chez Marx, rejoint la préoccupation centrale
de ma propre trajectoire politique. L'œuvre de Nicos Poulantzas,
à qui ce livre est dédié, débouche sur un vaste questionnement
des rapports entre démocratie et socialisme. Ce fil rouge est
également celui de la réflexion gramscienne sur l'hégémonie ou
encore de celle de Lukacs, à partir des célèbres « Thèses Blum »
et jusqu'à la conclusion politique de son ontologie, le texte fon-
damental Demokratisierung heute und morgenu.
Si je reprends cette question, pour tenter d'en renouveler
les termes, c'est parce que je suis convaincu qu'elle est tou-
jours centrale. C'est bien sûr celle que nous lèguent l'effondre-
ment des régimes soviétiques et l'involution de l'ensemble des
41
Philosophie et révolution
expériences révolutionnaires du xx° siècle. Mais c'est aussi celle
que pose l'évolution du capitalisme néolibéral, qui vide de son
sens toute idée de démocratie, même dans les cadres très limités
qui ont existé en tant que conquêtes de très longues luttes des
classes travailleuses. Aujourd'hui, il faut inverser le dicton de
Poulantzas « le socialisme sera démocratique ou ne sera pas »
en « la démocratie sera socialiste ou ne sera pas ». On ne peut
vaincre la dé-démocratisation portée par le néolibéralisme sans
poser la question du renversement du capitalisme, de l'hégémo-
nie des classes subalternes, donc de l'activation de la tendance
communiste de la lutte des classes.
Le Marx dont il est question dans cet ouvrage n'est donc pas
un Marx de la défaite, c'est le Marx de l'« autocritique de la
révolution », pour reprendre le titre de la conclusion. C'est le
Marx qui comprend les limites de l'expérience révolutionnaire
qui a débuté en 1789-1793 comme un « ratage » rétroactive-
ment nécessaire pour que quelque chose de nouveau advienne.
C'est le Marx qui conçoit le communisme comme une autocri-
tique, toujours recommencée, de la révolution démocratique.
Aujourd'hui, il est vrai qu'on serait tenté d'inverser le propos,
et de faire de la démocratie le moment autocritique du commu-
nisme. Mais ce serait oublier ce que Lukacs a formulé dans ses
« Thèses Blum » : il n'y a pas de muraille de Chine entre révolu-
tion démocratique et révolution socialiste. Comme le disait déjà
Heine, dans une phrase que j'ai placée en exergue à l'ouvrage :
« la révolution est une et indivisible ».

42
À la mémoire de Nicos Poulantzas
« La révolution est une et indivisible »

Heinrich Heine
Préface
Fredric Jameson1

Constater que chaque génération fait sa propre réécriture de


Marx est sans doute un truisme ; ce qu'il convient toutefois
d'ajouter c'est que chaque époque apporte à ce procès son
propre mode, historiquement spécifique, de réécriture. La nôtre,
par exemple, est caractérisée par une combinaison paradoxale
de méfiance vis-à-vis de la téléologie, et même du récit histo-
rique en tant que tel, et d'une extraordinaire renaissance du
genre biographique. Ce paradoxe apparent commence à s'éclair-
cir lorsque nous commençons à saisir la façon dont les récits
contemporains de l'émergence, de l'influence, delà causalité et
de la formation fonctionnent en fait déjà comme autant de dispo-
sitifs d'éclairage et de mise en évidence des parties constitutives
de la structure elle-même : une trajectoire narrative servant de
chemin balisé à une construction multidimensionnelle formée
de tubes, chacun dégageant une lumière de couleur différente.
C'est en ce sens que la remarquable nouvelle histoire de la
formation de la pensée de Marx proposée par Stathis Kouvélakis
- peut-être la première nouvelle version véritablement originale
de cette formation depuis la monumentale histoire écrite dans
l'après-guerre par Auguste Cornu - ne doit pas être considérée
comme un simple récit des contingences et des rencontres, des
accidents de la découverte intellectuelle et de l'exposition impré-
visible aux vents du Zeitgeist, mais aussi comme une nouvelle
théorie de ce qui est structurellement central et original dans
l'exploit de Marx, à savoir la nature politique unique et la puis-
sance du prolétariat.
Le récit classique de la formation et du développement de
Marx a déjà été construit par Engels : la combinaison de la
philosophie allemande, de l'économie politique britannique et
de la politique révolutionnaire française. C'était une synthèse
47
Philosophie et révolution
dialectique immensément satisfaisante, qui a placé, au titre
d'héritier, le « marxisme » (dont il est à présent généralement
admis qu'Engels en est l'inventeur) au centre de la pensée euro-
péenne elle-même. Aujourd'hui, sans doute, à la lumière de la
mondialisation et des nouveaux modes de pensée qu'elle est
en train de nous enseigner, mais aussi suivant l'intuition de
Moses Hess (redécouverte ici) d'une triarchie de rapports entre
Paris, l'Allemagne et Manchester (plutôt que Londres), nous
pouvons saisir cela comme un champ de forces géographique,
l'empreinte laissée dans la pensée par un schème internatio-
nal et multiculturel du type de celui qui est actuellement révélé
dans son universalité par le système mondial actuel. Il s'agit,
pour ainsi dire, du substrat géopolitique de la philosophie ; et le
livre de Kouvélakis nous rappelle avec insistance les avantages
de figures que nous avons naguère pu considérer comme des
exilés, mais qui se présentent aujourd'hui à nous comme autant
de porteurs et de vecteurs de transnationalité.
La première cristallisation dramatique de ce processus,
c'est la Révolution française elle-même, qui a retenti au-delà
de toutes les anciennes frontières nationales avec la force terri-
fiante et implacable d'un événement, à vrai dire d'un événement
d'une structure historique entièrement nouvelle, qui redéfinit
désormais notre conception de l'événementialité et de l'histoire
elle-même. La révolution devient à présent un nouveau type
d'événement collectif, et la chronique historique est brusque-
ment et intensivement réorientée vers une historicité radica-
lement nouvelle, qui change au cours de son procès toutes les,,
conditions de l'activité philosophique en tant que telle.
Kouvélakis démontre que ce procès est à l'oeuvre, de manière
décisive, dans le renouvellement de la philosophie opéré par
Kant et par Hegel. De manière caractéristique, la vision anglo-
américaine de ces penseurs n'a jahiais fait preuve d'un intérêt
passionné pour leur pensée politique, mis à part un vague sen-
timent selon lequel Kant est une figure des Lumières et Hegel
apparemment quelqu'un de plus conservateur, voire même
réactionnaire. Nous avons donc tout à apprendre des études
françaises et italiennes sur la question, et l'argumentation de
Kouvélakis peut ici servir non seulement comme introduction
à ce matériau nouveau ma^s aussi comme moyen de produire
des problèmes philosophiques d'un nouveau type. André Tosel
a ainsi démontré là centralité de la Révolution française pour
Kant et Domenico Losurdo a définitivement écarté le mythe d'un
Hegel réactionnaire. Ce sont là des positions qui sont davantage
en consonance avec le point de vue de Lukacs qu'avec celui
48
Préface
d'Althusser, qui est systématiquement et précisément ques-
tionné tout au long de ce travail. Et pourtant tout cela est diffi-
cilement assimilable à un retour à Lukacs (à moins de suppo-
ser également une réécriture considérable de son œuvre), et
conduit en réalité à une ouverture de la philosophie au-delà de
ses limites disciplinaires actuelles vers ce qui se présente très
spécifiquement comme une nouvelle perception de la nécessaire
et constitutive dimension politique de la pensée comme telle.
De la pensée; mais aussi des autres formes de culture. En
effet, rien n'est plus frappant dans ce livre que le réexamen
du rôle et du statut de Heinrich Heine dans l'histoire de la
philosophie allemande post-hégélienne et dans l'émergence
du marxisme. Ce poète - une sorte de Baudelaire allemand,
le premier « Allemand ironique » et l'inventeur d'une com-
binaison unique de satire et de lyrisme, qui fut également le
passeur d'une culture française avancée dans une Allemagne
provinciale et l'auteur du premier exposé populaire de grande
portée sur le développement et les potentialités de la pensée
post-hégélienne, la cible aussi du premier, expérimental dirions-
nous, antisémitisme culturel - ce poète demeure donc jusqu'à
nos jours une figure profondément ambiguë, au statut littéraire
toujours contesté comme si son œuvre avait été écrite à peine
hier (l'essai d'Adorno « Heine la blessure1 » donne une image
vivante et exemplaire de ces contradictions et incertitudes).
Kouvélakis a fait preuve de la plus grande perspicacité en
bousculant l'ancien récit sur Marx et les jeunes hégéliens (Bruno
Bauer et alii) pour accorder une place centrale à Heine en tant
qu'hégélien allemand le plus représentatif et radical, à la source
même du nouveau, et fécond, concept de prolétariat. Et comme
si cela n'était pas suffisant, son analyse fouillée montre que les
thèmes de la foule, de la grande ville et du flâneur ne s'originent
pas dans le Baudelaire de Walter Benjamin car ils font partie
d'un ensemble qui oriente la pensée vers une voie nouvelle, celle
du social, au-delà des alternatives apparemment épuisées du
politique et du philosophique. Après cela, un chemin inattendu
et négligé s'ouvre à nous, qui conduit beaucoup plus directement
qu'auparavant de Hegel au communisme.
Une fois cette démonstration faite, il est clair que l'ancien
récit ne peut plus convenir. Et pourtant, ce n'est pas nécessai-
rement desservir Engels que de lui ôter son statut honorifique
de parrain du rejeton intellectuel de Marx, le « prolétariat ». Au
contraire, l'attention portée à ses limites souligne sa propre ori-
ginalité en tant qu'analyste de l'espace et de la géographie, tout
comme l'œuvre de Moses Hess (un éternel candidat, pour chaque
49
Philosophie et révolution
génération, à la redécouverte intellectuelle qu'il mérite pleine-
ment) n'est en rien discréditée par l'abandon d'une deuxième
ligne narrative de synthèse (la notion hessienne de communisme
étant liée à la notion de prolétariat développée par Engels).
Le véritable bénéficiaire de cette redistribution des mérites
et des découvertes, c'est le journalisme du jeune Marx, qui
donne intensité et contenu concret au ferment intellectuel qui
l'entoure. La nouvelle approche de ce matériau rompt cepen-
dant avec la hiérarchie des disciplines, avec l'inégalité entre les
faits et les principes, par exemple, ou entre la philosophie et
ses illustrations, ou encore entre les « faits divers » historiques
et les « lois » sociales et politiques : tous ces « niveaux » ren-
voient maintenant à une conjoncture d'actes et d'événements,
tous nourrissent le drame de l'émergence.
En même temps, l'œuvre du « jeune » Marx sera étudiée avec
l'intention de brosser un tableau nouveau, et plus adéquat, de
ses relations avec Hegel - en réalité les médiations liant Marx
à Hegel constituent la trame narrative du livre lui-même. Les
deux options traditionnelles peuvent en conséquence être évi-
tées : d'une part, la dénonciation de l'idéalisme de Hegel à la
Althusser/Colletti, idéalisme qui est attribué non seulement au
jeune Marx mais à un marxisme plus pur et plus authentique
en tant que tel; de l'autre, la notion antithétique selon laquelle
le jeune Marx aurait concentré sa verve critique et satirique
sur les erreurs et les manquements de Hegel, tandis que celui
de la maturité revient vers la fin des années 1850 à la Logique.
dont l'architectonique se retrouverait ainsi dans les réalisations
conceptuelles du Capital.
Mais l'influence de Hegel aujourd'hui ne réside en fait ni dans
son idéalisme (« le système ou la substance en tant que sujet ») ni
dans la dialectique de ses catégories logiques, mais bien davan-
tage dans l'appropriation de la notion et des problématiques
de la société civile-bourgeoise (la bùrgerliche Gesellschaft) par
les penseurs libéraux et « post-socialistes ». Hegel est en par-
tie lui-même responsable de la mésinterprétation de sa pensée
sur cette question, qui se nourrit des formulations contradic-
toires que sa propre œuvre contient. Une nouvelle interprétation
devient par là possible, selon laquelle Hegel n'est pas simple-
ment stigmatisé en tant que penseur conservateur (ou alors en
tant que précurseur du libéralisme), mais où il apparaît comme
ayant touché, sur ce point, les limites de ce qui pouvait être ^
pensé dans la situation historique qui était la sienne. L'originalité
de la lecture de Kouvélakis se trouve ici dans sa position selon
laquelle le jeune Marx, tout particulièrement en ce qui concerne
50
Préface
la conceptualisation de la « société civile-bourgeoise », critique
effectivement Hegel d'être lui-même insuffisamment hégélien.
C'est sur ce point qu'apparaît alors un Marx nouveau et dis-
tinctement politique, très différent du Marx qui, conformément
au stéréotype, passe de la politique à la philosophie de l'alié-
nation puis à l'économie en tant que telle. À un moment où de
nouvelles pensées politiques semblent particulièrement rares
du côté de la gauche (si ce n'est en réalité partout), un tel Marx
pourrait s'avérer pour nous d'un intérêt et d'une valeur des
plus élevés.

Traduit par
Stathis Kouvélakis

51
Abréviations et éditions utilisées pour les textes de Karl Mazx
(KM) et de Friedrich Engels (FE)

AD — Anti-Duhring, Paris, Éditions sociales, 1977 (FE)


CEP — Contribution à la critique de l'économie politique, Paris,
Éditions sociales, 1977 (KM)
CES — « Cahiers d'étude sur le Traité théologico-politique de
Spinoza » in Cahiers Spinoza, n° 1, Paris, Editions Réplique,
1977, pp. 29-157 (KM)
CIC — Un chapitre inédit du Capital, Paris, UGE - 10/18, 1971
(KM)
Cor. — Correspondance, suivi du n° du volume, Paris, Éditions
sociales, (KM et FE)
CPGE — Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Paris,
Éditions sociales, 1972 (KM et FE)
CPDH — Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel. Introduction in M43, p. 197-212 (KM)
DDE — « Deuxième discours d'Elberfed (1845) », in K. Marx, F.
Engels, Critique de l'économie nationale. Deuxième discours
d'Elberfeld, édition bilingue, Paris, EDI, 1975, p. 129-159 (FE)
DN — Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1975
(FE)
DPNDE — Différence de la philosophie de la nature chez
Démocrite et Épicure, Bordeaux, Ducros, 1970 (KM)
DVB — « Débats sur la loi relative au vol de bois », suivi de
« Justification du correspondant de la Moselle » in P.
Lascoumes, H. Zander, Du « vol de bois » à la critique du
droit, Paris, PUF, 1984 (KM)
ECEP — Esquisse d'une critique de l'économie politique, suivi de
Lettres d'Angleterre et Lettres de Londres, édition bilingue,
Paris, Aubier Montaigne, 1974 (FE)
GCF — La Guerre civile en France 1871, Paris, Éditions sociales,
1974 (KM)
GCMA — « Gloses critiques en marge de l'article "Le roi de
Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien" », in 0 3, p.
398-418 (KM)
GPA — La Guerte des paysans en Allemagne, Paris, Éditions
sociales, 1974 (FE) ' /
HV — Herr Vogt, Paris, A. Costes, 1927 (KM)
52
IA — L'Idéologie allemande. Paris, Éditions sociales, 1976 (KM
et FE)
K — Le Capital, suivi du livre (chiffre latin) et du volume (chiffre
arabe), Paris, Éditions sociales, 1978 (KM)
LA — « Lettres d'Angleterre », in ECEP, p. 11-153 (FE)
LCF — Les Luttes de classes en France 1848-1850, Paris,
Messidor/Éditions sociales, 1984 (KM)
LF — Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique alle-
mande. édition bilingue, Paris, Éditions sociales, 1979 (FE)
LL — « Lettres de Londres », in ECEP, p. 154-190 (FE)
LS — Le Syndicalisme, textes choisis par R. Dangeville, 1.1 et 2,
Paris, Maspero, 1978 (KM et FE)
LU — Les Utopistes, textes choisis par. R. Dangeville, Paris,
Maspero, 1976 (KM et FE)
MOF — Le Mouvement ouvrier français, textes choisis par R.
Dangeville, t. 1 et 2, Paris, Maspero, 1974 (KM et FE)
M43 — Critique du droit politique hégélien [manuscrit de
Kreuznach], Paris, Éditions sociales, 1975 (KM)
M44 — Manuscrits de 1844, Paris, Éditions sociales, 1980 (KM)
MPC — Manifeste du parti communiste, édition bilingue, Paris,
Éditions sociales, 1972 (KM et FE)
0 3 — Œuvres, t. III, Philosophie, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard,
La Pléiade, 1982 (KM)
0 4 — Œuvres, t. IV, Politique I, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard,
La Pléiade, 1994 (KM)
PC — « Principes du communisme », in MPC, p. 190-237 (FE)
PRS — « Progrès de la réforme sociale sur le continent » in K.
Marx, F. Engels, Écrits militaires. Violence et constitution des
États européens modernes, textes choisis par R. Dangeville,
Paris, L'Herne, 1970, p. 117-137 (FE)
QL — La Question du logement. Éditions sociales, Paris, 1976
(FE)
QJ — La Question juive. Paris, UGE 10/18, 1968 (KM)
SCLA — La Situation de la classe laborieuse en Angleterre,
Paris, Éditions sociales, 1975 (FE)
SF — La Sainte Famille ou Critique de la critique critique -
contre B. Bauer et consorts. Paris, Éditions sociales, 1972
(KM et FE)
Vor. — Articles d'août, septembre et octobre 1844 au Vorwàrts.
in LS 2, pp. 198-216 (FE)

53
Chapitre I
Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines

Même si, comme de nombreuses vérités trop souvent répé-


tées, l'image d'une Allemagne, et même d'une Allemagne
« pensante », unanimement favorable aux événements pari-
siens de juillet 1789, demanderait à être nuancée1, la très large
bienveillance que la prise de la Bastille et la période eupho-
rique qui lui succède suscitèrent au sein de l'opinion allemande
« éclairée » ne relève pas du seul mythe. Il n'est pas jusqu'aux
Cours princières les plus ouvertes aux idées de VAufklàrung,
de la Bavière à Weimar et jusqu'à la Prusse, qui n'aient suc-
combé un moment, strictement délimité par la perspective d'une
monarchie libérale (antérieur donc à Varennes et, surtout, à
l'insurrection d'août 1792), au goût de cette liberté inouïe qui
se répand alors de Paris vers l'Europe entière. Cela donne une
idée de l'enthousiasme suscité par l'événement révolutionnaire
du côté de la partie la plus militante de VAufklàrung, tout par-
ticulièrement de Kant et de Fichte, pour ne citer qu'eux. Mais
davantage encore qu'une défense, ce qui préoccupe ces prota-
gonistes de la scène philosophique c'est de penser l'événement,
au point où il ne paraît nullement exagéré d'affirmer que la phi-
losophie allemande en tant que telle devient la philosophie par
excellence de la révolution. On peut donc souscrire à ce constat'
de H. Arendt selon lequel « le modèle de cette nouvelle révéla-
tion [de l'ancien absolu des philosophes] par le moyen d'un pro-
cessus historique était évidemment la Révolution française, et la
raison pour laquelle la philosophie allemande post-kantienne en
vint à exercer son énorme influence sur la pensée européenne
du xxe siècle, et plus particulièrement dans les pays exposés à
l'agitation révolutionnaire - Russie, Allemagne, France - , n'est
pas son prétendu idéalisme mais, au contraire, le fait qu'elle
avait abandonné le domaine de la pure spéculation pour tenter

55
Philosophie et révolution
de formuler une philosophie correspondant aux plus réelles et
aux plus récentes expériences contemporaines, et de traduire
ces dernières en concepts* ».
Toutefois, et contrairement à ce que suggère Arendt, c'est
bien Kant et Fichte qui non seulement initient ce mouvement
mais, de surcroît, y restent fidèles, y compris pendant la période
jacobine, défendant la portée universelle de la Révolution au
moment où d'autres s'en détournaient et reniaient leurs prises
de position antérieures pour chercher refuge dans les sphères
élevées de l'art ou, à l'inverse, pour plonger dans les tourments
intérieurs de l'âme.
Cet enthousiasme et cette fidélité, on ne le soulignera peut-
être jamais assez, offrent cependant une autre face, dont ils
ne peuvent être dissociés, à savoir l'ambivalence fondamentale
de la théorie allemande vis-à-vis du phénomène révolution-
naire, ambivalence sur laquelle la génération suivante, celle
du Vormàrz, ne cessera de buter, et qui peut être considérée
comme constitutive de toute la problématique de « vole alle-
mande » vers la modernité politique et sociale. Admise, voire
admirée, en tant que référence fondatrice, la révolution n'en fait
pas moins l'objet d'une constante dénégation, sans doute liée à
la charge traumatique portée par l'événement et ses multiples
représentations. Vu d'Outre-Rhin, l'événement, qui ouvre sur
la réfiexivité propre au sens moderne de l'« actualité », semble
simultanément frappé d'une non moins radicale « inactualité »,
celle qui touche au hic et nunc, à l'Allemagne elle-même et au
sort de son ancien régime.
Le cas de Kant est à cet égard exemplaire : au moment même
où l'événement est salué, moment jacobin inclus, et la contre-
révolution intérieure et extérieure impitoyablement dénoncée, la
perspective révolutionnaire est catégoriquement déclarée inac-
tuelle et indésirable pour l'Allemagne. Kant parvient à théoriser
à la fois la révolution comme révélation du millénarisme laïc
(Je l'histoire, manifestation de la disposition morale de l'espèce
humaine et indice certain de sa tendance immanente au pro-
grès, et la distance insurmontable par rapport à cette même
révolution, contemplée à partir de la position du spectateur.
Un spectateur certes engagé mais néanmoins soucieux de res-
ter extérieur à la mêlée : « cette révolution, écrit Kant, trouve
cependant dans les esprits de tous les spectateurs (qui n'ont pas
eux-mêmes été impliqués dans ce jeu) une prise de position, au
niveau de ses souhaits, qui confine à l'enthousiasme, et dont
l'extériorisation même comportait un danger, prise de position
donc qui ne peut avoir d'autre cause qu'une disposition morale
56
I. Kant, Hegel on l'ambiguïté des origines

de l'espèce humaine' ». La révolution est donc un « signe his-


torique4 » - en soi contingent, ce qui en fait un « événement »
extérieur à l'ordre causal - qui offre cependant une présentation
sensible de l'unité téléologique de la nature et de la liberté de
l'espèce. Un signe dont le sens ne peut ainsi être>déchiffré que
par une conscience spectatrice, l'écart entre celle-ci et l'événe-
ment, l'ordre des causes et celui des fins, restant irréductible. ,La
signification politique de cette opération de réduction de l'événe-
ment à une position de réception herméneutique se laisse aisé-
ment saisir : on peut prendre position en faveur de la révolution
comme signe tout en manifestant, notamment vis-à-vis du pou-
voir (absolutiste) existant, le plus grand désintérêt public quant
à l'issue de la révolution réelle, et même, puisque seul compte
son impact dans l'intériorité de la conscience spectatrice, une
hostilité non feinte quant à son éventuelle extension.
Plus radical en apparence, le langage de Fichte traduit éga-
lement à sa façon cette même équivoque : d'une part défense
« morale » du « droit à la révolution », affirmation de la « légi-
timité » du changement de constitution par le peuple français,
éloge de l'« action », clin d'oeil au lecteur sur « l'aurore [qui]
va paraître et le grand jour [qui] la suivra » ; de l'autre, volonté
proclamée d'arriver, à l'émancipation « sans désordre » et « de
haut en bas' », et, finalement, définition de l'« action » en ques-
tion comme action « morale », ancrée sur le plan de l'intériorité
et de la conscience individuelle. Une action résolument non-vio-
lente, et n'exerçant que très graduellement ses effets, radica-
lement séparée de l'action politique, a fortiori de toute activité
révolutionnaire concrète*. Comme le souligne M. Gueroult, « les
vraies révolutions [selon Fichte] émanent d'une transformation
interne, vont du dedans au dehors; c'est l'éducation intérieure
des consciences qui rend possible l'acte même de la libération,
lequel acte, sous peine de désordre, doit venir du prince et non
du peuple1 ». À la limite, c'est le sens même du mot « révo-
lution » qui bascule : c'est à une « autre révolution, incompa-
rablement plus importante » que la Révolution française, mais
néanmoins complémentaire tant que cette dernière demeure un
« tableau instructif » que l'on contemple à distance, à partir
de cette position de spectateur définie par Kant, c'est donc à
la révolution que ce même Kant a opérée dans la sphère de la
philosophie, qu'incombe la tâche de faire progresser l'émanci-
pation - par les progrès de l'instruction civique et spirituelle - ,
et de rendre ainsi inutiles d'autres révolutions.
Voici formulée in nuce la thématique fondatrice de la « voie
allemande » : car si l'instruction civique et spirituelle dans les
57
Philosophie et révolution
termes de Fichte, ou la lente diffusion de la « publicité », ou de
l'« éducation par le Beau », selon les formulations de Kant ou
de Schiller, et même la « réforme dans l'intériorité », i.e. dans
la sphère de la culture, évoquée par Hegel, si donc tout cela
ne pointe pas simplement vers autant de détours obligés (ou
plutôt autant de moments constitutifs de la révolution considé-
rée comme un processus) mais désigne bien un chemin séparé
(partiellement convergent peut-être de par son résultat, mais
dans un avenir aussi lointain qu'indéterminé), et même une pos-
sibilité historique supérieure à l'« original français », c'est alors
le sens tout entier du rapport France/Allemagne qui bascule.
L'Allemagne cesse d'être à la traîne, simple spectatrice d'évé-
nements qui se déroulent sur une scène originelle et distante ;
elle devient actrice d'une évolution distincte dans la mesure où
elle s'engage dans une voie qui, tout en demeurant en un sens
dérivée et dépendante de la référence révolutionnaire, déplace
celle-ci hors du terrain politique et, par là même, la dépasse tout
en en faisant l'économie.

58
I. Fonder la politique?

1. Le compromis impossible

Sitôt posé comme philosophie de la révolution, l'idéalisme alle-


mand se place sous le signe d'une paradoxale dialectique du
compromis : pour rester fidèle à la révolution, il faut finalement
administrer la preuve qu'il est possible de s'en passer, quitte à
la transposer sur un tout autre terrain. C'est le viëux sage de
Kônigsberg qui en fournira sans doute la formulation, la plus
rigoureuse : le but est bien de parvenir au régime républicain (à
distinguer de la démocratie), le « seul qui réponde parfaitement
aux droits de l'homme* », mais la « voie allemande », c'est celle
de la réforme, et non la révolution, circonscrite au cas français
(et qui doit le rester). Plus précisément de la « réforme par le
haut », qui se voit confier la tâche de saper l'ordre féodal et de
préparer le règne de la liberté en faisant l'économie d'une rup-
ture avec l'ordre légal : « ce qu'on peut exiger des gouvernants,
c'est qu'ils aient toujours devant les yeux le.devoir d'opérer
ces réformes et de tendre par des progrès continuels vers la
meilleure constitution possible. Un État peut avoir un gouver-
nement républicain, lors même qu'il laisse subsister un pouvoir
despotique, jusqu'à ce que le peuple cède enfin à l'influence
de l'autorité seule de la loi, comme si elle avait une puissance
physique, et qu'il soit capable d'être son propre législateur, ainsi
que son droit primitif l'oblige10 ».
Le philosophe, à l'opposé des professeurs de droit « offi-
ciels » et des « jurisconsultes » au service de l'absolutisme, se
doit certes d'élaborer une théorie de la liberté et d'en faire un
usage public, mais en s'adressant avant tout au public lettré et
au monarque, pour l'éclairer, et non au peuple, pour l'inciter à
la rébellion11. II n'ambitionne en rien de gouverner la cité mais
se propose de contribuer, par ses conseils adressés aux élites
éclairées, à la mise en œuvre des réformes nécessaires. La place
accordée aux intellectuels représente en effet une partie déci-
sive du compromis proposé. La figure kantienne de l'intellectuel
correspond non pas à celle, platonicienne, du « philosophe-roi »,
car la tension entre pouvoir et vérité subsistera toujours, mais
59
Philosophie et révolution
à la version modérée du penseur des Lumières : un conseiller
du pouvoir jouissant d'une possibilité d'expression mais détaché
des enjeux directement politiques liés à son exercice. Un éduca-
teur et un chercheur qui se place au service non du monarque
mais, en dernière analyse, de la seule forme légitime de souve-
raineté, celle d'un « peuple-roi », d'une humanité autonome,
capable de se gouverner elle-même.
Voici les termes précis du pacte proposé : « que les rois
deviennent philosophes ou les philosophes rois, on ne peut guère
s'y attendre. Il ne faut pas non plus le souhaiter, parce que la
jouissance du pouvoir corrompt inévitablement le jugement de
la raison et en altère la liberté. Mais que les rois, ou les peuples
rois, c'est-à-dire les peuples qui se gouvernent eux-mêmes
d'après les lois d'égalité, ne souffrent pas que la classe des phi-
losophes soit réduite à disparaître ou à garder le silence, mais
lui permettent de se faire entendre librement; voilà ce qu'exige
l'administration du gouvernement qui ne saurait s'environner
d'assez de lumières. D'ailleurs la classe des philosophes, inca-
pable, par sa nature de trahir la vérité, pour se prêter aux vues
intéressées des clubistes et des meneurs, ne risque pas de se
_voir soupçonner de propagandisme" ». Reste que, même dans
cette version modérée, le pacte proposé ressemble plus à un
idéal s'adressant à un éventuel « peuple-roi », c'est-à-dire à un
gouvernement républicain fondé sur la souveraineté populaire,
qu'à un compromis immédiatement applicable.
Dans l'immédiat donc, l'État est invité à tolérer la critique des
philosophes, à respecter leur autonomie, et même chercher à
tirer profit de leurs conseils, qui ne peuvent que le soutenir dans
son action réformatrice ; en contrepartie ceux-ci ne s'écartent
pas de la voie réformiste, et ne cherchent pas à contourner la
censure et à entrer en contact avec le peuple, en diffusant par
exemple, à l'instar de leurs homologues français, une littéra-
ture clandestine, sans même parler d'une participation directe
à l'action politique « subversive » (là encore dans les formes
clandestines des sociétés secrètes et des clubs qui se répandent
sous l'impulsion de l'exemple français13). C'est sur ces points
que porte en fait le débat : ce que Kant propose, c'est une sorte
d'autolimitation non pas tant du projet de l'Aufklàrung dans
son principe que dans son mode de diffusion concret et qui vise
à la délester de son « frère jumeau », selon l'expression de R.
Koselleck14, i.e. son versant non-public garanti par le secret de
l'organisation maçonnique et, dans une moindre mesure, par
l'obscurité du langage des intellectuels.
Kant insiste : c'est bien d'une réforme par le haut qu'il parle
60
I. Kant, Hegel on l'ambiguïté des origines
et non d'une quelconque initiative venant d'en bas, d'une ini-
tiative populaire, même à caractère gradualiste. Certes, il est
« doux de forger par la pensée des constitutions politiques qui
correspondent aux exigences de la raison (notamment du point
de vue du droit) ; mais il est présomptueux de les proposer et
coupable de soulever le peuple pour abolir les constitutions
existantes. [...] en revanche, s'en rapprocher toujours davan-
tage, non seulement est pensable, mais, dans la mesure où cela
peut s'accorder avec la loi morale, c'est un devoir, nôn pas des
citoyens, mais du chef de l'État" ». Il est vrai que, là encore,
ce propos kantien est immédiatement assorti d'une restriction
qui en relativise la portée. Quelques lignes auparavant, il était
précisé que « c'est un devoir d'entrer dans une telle constitu-
tion, mais provisoirement (parce que cela ne s'effectuera pas de
sitôt) c'est le devoir des monarques [. ,.]1*'». En d'autres termes,
l'exclusivité de l'initiative attribuée aux gouvernants dépend de
considérations pragmatiques, elle ne découle pas d'un postulat
de la raison pratique. Une autre lecture' est donc légitimée par
avance. S'il est donc erroné de reprocher à Kant, comme le
fait un « sens commun » en philosophie, de se désintéresser
de la pratique au bénéfice du pur formalisme de la théorie et
du devoir-être11, la question se pose néanmoins de savoir si les
médiations prévues pour combler l'abîme qui sépare ex ante
être et devoir-être sont effectives ou si elles ne font que redou-
bler le cercle de l'impuissance politique.
Or, sans aller jusqu'à partager l'argumentation de R.
Koselleck, selon laquelle la dénégation de la politique au nom
de la morale fournirait la preuve du caractère politique, et même
révolutionnaire, de l'Aufklàrung, l'impuissance est encore une
politique, ou du moins elle produit des effets politiques détermi-
nés. Dans les conditions asphyxiantes de l'absolutisme prussien,
Kant, plus représentatif en cela de la fraction la plus radicale
de l'intelligentsia allemande qu'on ne le croit habituellement,
s'engagé à la fois théoriquement et pratiquement dans la voie
d'un compromis pénible et ambigu, qui entend sortir de l'ancien
régime sans rupture révolutionnaire et surtout sans mobilisation
populaire, tout à la fois crainte et jugée utopique dans le cas
de l'Allemagne. L'autocensure, le respect de la barrière entre
les intellectuels et « ceux d'en bas » jusque dans l'obscurité
entretenue du langage fixent les barrières à ne pas franchir
dans cet exercice de négociation permanente des limites de
l'espace public". La seule audace réelle de Fichte, mais elle fut
de courte durée, c'est d'avoir essayé de déplacer un tant soit
peu les limites qui séparent les « vérités ésotériques » et les

61
Philosophie et révolution
« vérités exotériques" », allant même jusqu'à lancer un « appel
au public » qui lui valut de tomber en disgrâce à Iéna.
Le- parcours de Georg Forster10, considéré comme l'un des
très rares jacobins allemands, et qui, en tant que dirigeant de
l'éphémère République de Mayence et pionnier de l'exil en terre
française, n'a certainement rien du penseur en chambre, laisse
voir les apories de la voie allemande comme sous l'effet d'un
verre grossissant. Renversant en quelque sorte les termes du
modérantisme à la Kant, c'est au moment même où Forster
exalte publiquement le rôle du peuple parisien dans l'instaura-
tion de la république jacobine, qu'il juge, en privé, un réveil du
peuple allemand à la fois impossible et non souhaitable : « le
volcan France pourrait mettre l'Allemagne à l'abri d'un trem-
blement de terre" ». Il franchira, certes, le pas de la pratique
et dirigera l'une des rares expériences républicaines sur le sol
allemand. Mais cette fragile République de Mayence, au faible
soutien populaire, ne doit sa survie qu'à la présence des troupes
françaises et, Forster en est conscient, elle se distingue en cela
d'un processus révolutionnaire endogène. Concernant l'Alle-
magne, c'est la voie du développement de la « culture morale »
et de la « culture intellectuelle » que le républicain allemand
préconise et crédite même de la capacité à « donner nécessaire-
ment, comme de soi-même, la liberté" ». La dimension tragique
de la trajectoire de Forster, révolutionnaire intérieurement
réfractaire à la révolution, patriote allemand et républicain par
fidélité à une cause révolutionnaire étrangère, paraît ainsi au
plus haut point exemplaire de l'impossibilité constitutive d'une
pratique politique allemande.
Entre la république sans révolution, l'option réformiste et
la dissimulation, voire l'accommodation avec l'ordre exis-
tant, moyennant une tolérance vis-à-vis des intellectuels,
la voie s'avère particulièrement étroite, quand elle n'est pas
tout simplement impraticable. Comme le constate D. Losurdo,
« la défense de la Révolution française ne peut ni ne doit être
entendue comme un appel à renverser le pouvoir en place en
Allemagne ; et ce, non seulement parce que ni la censure ni les
rapports de force existants ne le permettraient, mais aussi parce
que les rapports de force sont en quelque sorte intériorisés au
point d'agir en profondeur sur la structure de la pensée elle-
même en empêchant toute formulation d'une théorie cohérente
de la révolution bourgeoise" ». Dans le même ordre d'idées, on
a pu à loisir mettre l'accent sur le décalage constamment réitéré
entre l'audace de l'esprit et l'inanité politique d'un « jacobinisme
allemand » foncièrement hétéronome14, dont la coupure avec la
62
I. Kant, Hegel on l'ambiguïté des origines
pratique politique prend la forme singulière de la dépendance
par rapport au modèle français. Dépendance tant intellectuelle
(théorisation à distance d'une révolution réelle), que dans les
tentatives avortées de passage à la pratique, subordonnée aux
rapports de forces militaires et à une présence étrangère dont le
comportement ne tardera pas à décevoir jusque dans les rangs,
très minoritaires, de ses partisans les plus ardents.

2. La politique entre fondation et salto mortale

Concernant Kant, le point sensible est sans doute celui-ci :


contrairement à un malentendu répandu, Kant ne se satisfait
nullement de la vertu intérieure, du perfectionnement de la
conscience privée ou de la simple prédication pour faire pro-
gresser la moralité et le droit ; il souligne au contraire le rôle
décisif des institutions et conçoit le droit, qui se déploie au sein
de la sphère publique, comme moyen de mise en accord de la
morale et de la politique. Il refuse également la voie préconisée
par son disciple Schiller", qui, effrayé par le cours des évé-
nements (les neuf premières des Lettres sur l'éducation esthé-
tique de l'humanité, rédigées entre septembre et octobre 1794,
sont une réaction « à chaud » à la chute de Robespierre), se
détourne de la politique sans renoncer pour autant au projet de
VAufklàrung et à l'acquis de la Révolution : la fondation univer-
saliste des valeurs et la liberté politique dans le cadre d'un État
rationnel. Schiller s'oriente alors vers le projet d'une médiation
autre, qui passe par l'éducation esthétique et l'élévation spiri-
tuelle de l'humanité, préalable indispensable à la conquête de
la liberté et moyen d'éviter l'« état sauvage », le déchaînement
abhorré des « instincts grossiers et anarchiques des classes infé-
rieures » « qui se hâtent avec une indisciplinable frénésie vers
leur satisfaction animale1* ». La médiation esthétique se fonde
sur une stricte disjonction entre le but idéal de la révolution et
la pratique politique. L'« état esthétique » que Schiller interpose
entre l'état physique et l'état moral, état intermédiaire entre la
passivité de la nature et l'autonomie juridico-politique, est conçu
comme éducation par la Beauté, le seul état açtif étant la pen-
sée, l'activité législatrice du sujet face à l'objet". D'où un éloge
de l'oreille et de l'œil (au détriment du toucher) et le maintien
d'une stricte séparation entre l'idéal et sa réalisation (extérieure
à l'état esthétique)**. En réalité, la radicalité de la coupure entre
Kultur et pratique politique posée par Schiller risque fort de
nous ramener en deçà même du réformisme kantien.
Kant se présente d'une certaine façon comme un penseur de
63
Philosophie et révolution
la « moralité objective » et non comme un partisan de l'amélio-
ration de l'Humanité par les vertus du Beau ou un prédicateur
de l'excellence des vertus individuelles. Mais son ethicité pose
le rapport de la morale à la politique comme action extérieure
de la première sur la seconde (par la médiation du droit) et,
finalement, comme rapport de soumission de celle-ci à celle-là.
En tant que mécanique des forces, action technico-pragmatique,
la politique est soumise à la rationalisation de la norme juri-
dique, qui définit sa légalité du point de vue de ses conditions
extérieures, comme simple conformité ou non-conformité avec
la loi, abstraction faite de ses mobiles. Celle-ci sera à son tour
convoquée à comparaître au tribunal de la moralité, qui l'exa-
minera en son intériorité, du point de vue de la conformité entre
le mobile de l'action et l'idée de devoir selon la loi.
La tension constitutive de la politique se révèle néanmoins
indécidable sans le recours au plan supérieur de la moralité.
En définitive, c'est bien cette dernière qui tranche : « la vraie
politique ne saurait faire un pas, sans avoir auparavant rendu
hommage à la morale ; unie à celle-ci, elle n'est plus un art diffi-
cile ni compliqué ; la morale tranche le nœud que la politique est
incapable de délier, tant qu'elles se combattent. Il faut respecter
saintement les droits de l'homme, dussent les souverains y faire
les plus grands sacrifices. On ne peut ici se contenter d'une
demi-mesure et imaginer le moyen terme d'un droit conditionné
pragmatiquement (tenant le milieu entre le droit et l'utilité) ; la
politique doit plier le genou devant la morale" ».
Sur la base de ce critère, Kant distingue le « politique
moral30 », à savoir le dirigeant qui accepte la soumission de la
politique aux impératifs moraux et s'engage dans la voie des
réformes en y sacrifiant même - si besoin est - ses propres
intérêts, du « moraliste politique », qui utilise la morale comme
simple habillage des intérêts du pouvoir et de la violation du
droit par les puissants. Cette distinction sert concrètement à tra-
cer une ligne de démarcation entre une politique de « réforme
par le haut », menée par les hommes d'État guidés par la raison
et éclairés par les conseils des philosophes, et ceux, dirigeants
et hommes de cour accrochés à l'absolutisme et à leurs intérêts
particuliers, qui s'y opposent et bloquent l'évolution graduelle
vers le règne du droit31. Dans la plus pure tradition de la phi-
losophie politique, la « vraie politique », en l'occurrence celle
posée comme morale, se comprend comme subordination de
la politique à une vérité située au-delà d'elle, en position onto-
logique de surplomb. Une vérité, qui fournit, comme il se doit,
à la fois le fondement et le sens ultime de la politique et qui
64
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
s'enracine - c'est là la spécificité kantienne qui témoigne de
son inscription dans une vision du monde sécularisée - dans la
liberté du sujet, et non dans la conformité avec un ordre natu-
rel/cosmique comme chez les Anciens. Ce principe métapoli-
tique sert en retour à définir et à asseoir une ligne de conduite
en politique, en se présentant comme l'idéal de raison auquel
les individus empiriques sont appelés à conformer ex post leur
action. L'acte de fondation de la politique fait appel à un élément
qui l'abolit et en procure simultanément un sens totalisant.
Mais c'est précisément sur ce point que l'indétermination
effective du critère proposé apparaît le plus clairement. La caté-
gorie qui a permis de fonder en raison la voie des réformes par
le sommet, celle de « politique morale », est en effet celle qui
servira également à justifier à la fois la dictature de la vertu
robespierriste et... sa « rectification » thermidorienne**. Le cri-
tère moral se révèle à son tour proprement ingouvernable : les
adversaires réactionnaires des Lumières ne sont certainement
pas les seuls « moralistes politiques », le propre des préceptes
moraux étant précisément de pouvoir servir à la justification de
n'importe quelle politique, du moins si elle ne se réfère pas à
une légitimité absolutiste**. Dès qu'elle accepte de se confronter
aux situations réelles, la morale se dédouble, réfléchissant en
elle-même ses contradictions, et révélant de la sorte sa surdé-
termination politique. On comprend mieux maintenant en quoi
l'événement révolutionnaire sape en profondeur la construction
kantienne en son point nodal : sa tentative d'articuler les deux
ordres législatifs préalablement disjoints et de poser leur réu-
nion comme avènement graduel dans l'histoire. Car la révolu-
tion suspend l'ordre juridique existant, fait basculer la société
dans le vide légal, même si elle s'avère productrice d'un droit
nouveau, plus conforme à la liberté. Le droit, comme forme des
conditions extérieures (intersubjectives) de la liberté, ne vient
pas avec les moyens du droit ; la politique, en son point culmi-
nant - l'événement révolutionnaire - , s'affirme au-delà de tout
fondement moral ; la révolution, précisément comme événement,
bouleverse la conception d'un temps historique homogène,
linéairement orienté vers le progrès.
Pour maintenir la cohérence de la doctrine, le réformisme
kantien est amené à se fonder sur l'extension progressive de la
sphère de la publicité (Publiàtàt) conçue comme lieu où s'opère
l'avancée vers la subsomption juridico-morale de la politique ;
chaque action y est soumise à l'épreuve du principe transcen-
dantal du droit public : « toutes les actions relatives au droit
d'autrui, dont la maxime n'est pas susceptible de publicité, sont
es
Philosophie et révolution
injustes34 ». La publicité permet ainsi de réunir, sur le même
terrain d'expérience et en respectant leur distinction, les deux
aspects du doublet empirico-transcendantal kantien. Une fois
l'épreuve de sa publicisation remportée, chaque action peut être
considérée à la fois comme libre et comme nécessaire.
Le sujet du droit privé devient alors coextensif au sujet intel-
ligible et la res publica offre effectivement, du point de vue des
phénomènes, une présentation sensible de l'ordre nouménal
(l'Idée de liberté). Sous certaines conditions empiriques cepen-
dant : seuls les propriétaires ont accès à la sphère de la publicité
et à la pleine citoyenneté, du moment que les obstacles de nature
féodale (division en états et privilèges héréditaires) sont levés et
« l'égalité des chances » assurée". On retrouve dans ce postulat
la confiance toute libérale en un certain ordre naturel fle mar-
ché) permettant de réunir dans la même communauté politique
empirico-transcendantale le citoyen-propriétaire, agissant dans
la sphère du droit (de la liberté sous son rapport extérieur), et
l'homme intérieurement libre, soumis à la loi morale3*. Ainsi
définie, la maxime de la publicité vient conforter les termes du
compromis entre l'intelligentsia et le pouvoir en place en ce
qu'elle désamorce préventivement la tentation de l'action illé-
gale31 et interdit une liaison organique entre les intellectuels et
les classes subalternes. Même si cela ne va pas sans présenter
quelques inconvénients aux yeux des monarques, mieux vaut,
de leur propre point de vue, accepter une sphère publique bien
circonscrite aux couches bourgeoises que de prendre le risque,
en supprimant toute marge d'expression légale, de la voir s'élar-
gir, sur le mode informel ou clandestin, aux classes populaires,
transformant du même coup les philosophes en butte à la répres-
sion en « propagandistes » et en agitateurs subversifs. C'est à ce
prix que l'instauration de la Publicité peut être présentée comme
le substitut de toute révolution". Et c'est précisément ce prix
qui, de Ruge à Marx, apparaîtra insupportable à la génération
du Vormàrz, lasse du rationalisme réformiste de l'intelligentsia
allemande, synonyme d'impuissance et d'inefficacité.

3. La force de l'événement

Du reste, c'est aux yeux même de Kant que la solution kantienne


paraîtra grevée d'incertitudes. Dans la mesure où l'affirmation
du primat de la morale sur la politique portée par l'idéalisme
s'avère inséparable d'une philosophie de la direction du procès
historique", l'irruption de la temporalité révolutionnaire ne peut
que la mettre durablement en crise. L'affrontement acharné
66
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
entre révolution et contre-révolution, la brutalité de la réaction
des classes menacées par cet événement inouï, la guerre déclen-
chée par les monarchies européennes s'accordent difficilement
avec le schéma d'une lente mais sûre diffusion de la culture
et de l'esprit réformateur. Dans le dernier écrit publié de son
vivant, Kant laisse s'exprimer son doute quant à la capacité des
cours princières à entreprendre des réformes et à tolérer la
critique publique, même venant de la part des seuls philosophes
et bourgeois. A la question posée par le titre du § 10 du Conflit
des facultés, « dans quel ordre seulement peut-on s'attendre au
progrès vers le mieux? », la réponse fournie par la suite du texte
paraît pour le moins teintée de scepticisme.
La voie de l'instruction de la jeunesse et de la réforme cultu-
relle est jugée irréaliste si elle n'est pas suivie d'une réforme
d'ensemble de l'État, laquelle se heurte à son tour à l'obstacle
représenté par la nécessité d'éduquer les éducateurs. Sauf à
se tourner vers la Providence, Kant n'entrevoit qu'une possible
« sagesse négative » qui découlerait d'un usage régulateur des
guerres et aboutirait à une'disparition des guerres offensives.
Mais, celle-ci, comme l'a démontré ad abundantam le Projet de
paix perpétuelle, est soumise à la condition d'une transforma-
tion politique préalable. Transformation républicaine, qui inter-
dirait aux monarques de décider d'une guerre sans consultation
populaire et bloquerait ainsi les guerres de cabinet et la rapine
coloniale et esclavagiste. Par ailleurs, au moment même où il
plaide en faveur de la publicité comme moyen pour contourner
une révolution, Kant constate que l'État, « qui ne veut jamais
que dominer », s'acharne à stigmatiser les philosophes et à
entraver la constitution de la publicité, privant ainsi le peuple
de tout moyen d'expression (sous-entendue pacifique) de son
mécontentement et de ses besoins40.
De manière révélatrice, le huitième paragraphe du Conflit des
facultés porte le titre « De la difficulté des maximes concernant le
progrès vers une amélioration du monde du point de vue de leur
publicité41 ». En fin de compte, ce sont peut-être bien les révolu-
tions qui fournissent l'accélération nécessaire au progrès histo-
rique de la liberté et résolvent ainsi les « paradoxes », décidément
trop antinomiques, de l'absolutisme éclairé. Kant va alors jusqu'à
justifier le soulèvement populaire et le recours à la force, du moins
dans certains cas extrêmes - mais l'état d'exception n'est-il pas
justement le propre de toute situation révolutionnaire? Il y a bien
en ce sens une théorie kantienne de la révolution, la « lecture offi-
cieuse » de Kant pour reprendre l'expression de J. Habermas, qui
était bien apparue comme telle aux yeux de ses contemporains,
67
Philosophie et révolution
soit pour l'accabler, lorsqu'il s'agit des porte-parole de l'absolu-
tisme, soit, à l'instar du dirigeant cisrhénan Gôrres, pour y saluer
la « théorie allemande de la révolution française4* ».
La révolution se présente dès lors comme « cri de la nature »,
« saut périlleux » qui permet de passer d'un ordre juridique à un
autre : « ce saut périlleux (salto mortale) est d'une telle nature
que, à partir du moment où il n'est plus question du droit mais
seulement de la force, il est permis aussi au peuple de faire usage
de la sienne et partant de rendre incertaine toute constitution
légale. S'il n'y a rien qui, par la raison, impose immédiatement
le respect (comme c'est le cas du droit des hommes), toutes les
influences sur l'arbitre des hommes sont alors impuissantes à
dompter leur liberté4' ». L'entreprise révolutionnaire est certes
absolument injustifiable juridiquement, puisque le moment de
création d'une légalité nouvelle présuppose la liquidation de
l'ancienne, donc un moment de vide légal, de discontinuité radi-
cale dans la sphère du droit : « au sein d'une constitution déjà
existante, l'émeute est un bouleversement de tous les rapports
civils et juridiques, par conséquent de tout droit, ce n'est donc
pas une transformation de la constitution civile mais sa disso-
lution, et alors le passage à la constitution meilleure n'est pas
métamorphose mais palingénésie, ce qui requiert un nouveau
contrat social sur lequel le précédent (à présent supprimé) n'a
aucune influence44 ».
Ce qui effraie Kant c'est précisément le moment de vide ainsi
créé en tant que menace de rechute dans un état de nature : « [...]
cette façon d'agir [la rébellion] rend incertaine toute constitution
juridique et introduit un état de complète absence de lois (status
naturalis) où tout droit cesse, pour le moins, d'être effectif* ».
De là, la négation du « droit de résistance », souvent interprétée,
à tort, comme une condamnation de l'expérience révolution-
naire française. Resituée dans son contexte4*, celui d'une guerre
de l'Europe coalisée contre la République française qui affronte
de surcroît le soulèvement vendéen, la position kantienne sert
en réalité autant à défendre la légitimité du nouveau pouvoir
républicain vis-à-vis de la « résistance » contre-révolutionnaire
intérieure et européenne qu'à disqualifier toute nouvelle révo-
lution, ouvrant la voie à une radicalisation plébéienne. Du reste,
ce que Kant récuse n'est pas le caractère historiquement pro-
gressiste de la « résistance » mais son caractère de droit. La
rigueur kantienne lui permet de poser clairement l'irréductibi-
lité de la révolution à tout fondement juridique, dont elle révèle,
en retour, le vide interne, la violence originelle que l'événement
révolutionnaire réactive.
68
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
Juridiquement hors-champ, la révolution est de ce fait éga-
lement condamnable au niveau de la morale individuelle, qui se
doit d'obéir aux lois existantes, sous peine de supprimer les fon-
dements de la communauté". S'il est donc vrai que « l'on ne peut
vouloir le droit comme fin si on ne le veut pas d'abord et toujours
comme moyen4' », il n'en reste pas moins que ce pur vouloir est
contredit par les moyens réels à travers lesquels le droit vient à
l'existence. C'est la reconnaissance de cette antinomie interne à
l'histoire qui ouvre tout à la fois sur une pensée de l'événement
et sur une relance de la doctrine du droit qui vient, tardive-
ment, achever le système de la philosophie. Juridiquement et
moralement indéfendable, la violence révolutionnaire est cepen-
dant explicitement acceptée dans la Métaphysique des mœurs49
comme « base non juridique d'un ordre du droit contre lequel
toute résistance future sera absolument injustifiable80 ». Voilà
pourquoi, une fois celui-ci établi, Kant ne désavouera jamais,
même moralement, le régime révolutionnaire français, dont il
défendra au contraire le lien interne avec les exigences de la
« politique morale », y compris, voire surtout, dans le cas de la
Terreur jacobine. Ce que Kant semble d'ailleurs reprocher aux
jacobins n'est pas tant le recours à la violence, mais plutôt leur
dimension plébéienne sociale - en d'autres termes, la portée
des revendications égalitaires. Il est en ce sens un thermidorien
avant l'heure, qui anticipe la clôture du débat sur l'égalité ouvert
par la révolution du 10 août 1792. Pour Kant, nous l'avons déjà
indiqué à propos des conditions d'accès à la sphère publique,
l'« égalité générale des hommes dans un État, en tant que sujets
de celui-ci, coexiste parfaitement avec la plus grande inégalité
dans l'importance et le degré de ce qu'ils possèdent, qu'il s'agisse
d'une supériorité corporelle ou intellectuelle sur les autres ou
de biens matériels en dehors d'eux et de droits en général (il
peut y en avoir beaucoup) que certains ont éventuellement sur
d'autres61 ». Il s'ensuit que, pour être citoyen, « l'unique qualité
requise, en dehors de la qualité naturelle (de ne pas être un
enfant ni une femme) est qu'il soit son propre maître (suijurisj,
qu'il possède par conséquent une quelconque propriété (on peut
y inclure toute technique, tout métier ou tout art ou science) qui
lui permette de vivre [...] Le domestique, l'employé de magasin,
le journalier, même le coiffeur, ne sont que des operaii, et non
des artifices au sens le plus large de ce terme, et ils ne sont pas
des membres de l'État, et par conséquent ils ne sont pas qualifiés
non plus pour être des citoyens™ ».
Revenons cependant à la pensée de la révolution-événement.
Défiant toute norme juridico-morale, celle-ci se présente comme
69
Philosophie et révolution
un fait objectif - « naturel », lorsque la force des dominants
appelle à la riposte des dominés, mais aussi une chance à saisir
car elle rend possible l'avènement du droit et de la liberté : « la
sagesse politique considérera comme de son devoir en l'état
actuel des choses, de réaliser des réformes conformes à l'idéal
du droit public et quant aux révolutions, de les utiliser, si la
nature les a spontanément produites, non pas pour pallier une
oppression encore plus forte, mais comme un cri de la nature
(Ruf der Natur) pour établir grâce à une réforme fondamentale
une constitution légale fondée sur les principes de liberté comme
étant la seule durable*3 ». C'est bien comme phénomène appelé
à se reproduire que la révolution est finalement saluée et située
dans la vision kantienne de l'histoire universelle : « cet événe-
ment est beaucoup trop grand, trop intimement uni à l'intérêt
de l'humanité, et d'une influence qui s'étend trop au monde
dans toutes ses parties, pour ne pas devoir être rappelé au sou-
venir des peuples à l'occasion de quelconques circonstances
et être réveillé pour la répétition de nouvelles tentatives de ce
genreM ».
« Saut périlleux » ou « cri de la nature », l'événement révo-
lutionnaire rompt avec la représentation d'un temps homogène
et linéaire ; il implique un risque (ce par quoi un tel saut est
« périlleux »), il ne connaît pas d'issue garantie, il advient sans
crier gare, bref, il est toujours à contretemps. Plus qu'une simple
accélération, c'est une ouverture de l'histoire qui commence à
poindre ici en filigrane ; ouverture à la contingence événemen-
tielle (une révolution n'est pas prévisible, elle est fonction de
« circonstances »), à des possibles (réforme, révolution, restau-
ration), à des prises de parti Q'« enthousiasme » gallophile n'est
pas partagé par tous), à des bifurcations : de la république ou
de la Vendée, de la France ou de la coalition des monarchies,
qui l'emportera?
Orpheline de fondement juridico-moral mais non pas de légi-
timité historique, ni de productivité politico-institutionnelle, la
révolution résiste obstinément à la subsomption de la politique
sous la loi morale qui constitue le cœur de l'entreprise du pen-
seur de Kônigsberg. Car la révolution récuse toute idée de fon-
dement. Elle laisse derrière elle ce vide de signifiant divin, que
Kant affrontera lucidement en même temps qu'il s'acharnera
- vainement - à le combler. Le concept kantien de politique, et
la philosophie de l'histoire qui le sous-tend, seront ainsi portés à
leur point-limite, à la fois pointe avancée de la théorie et borne
au-delà de laquelle l'ensemble de l'édifice implose. Avec Kant,
la philosophie s'installe durablement dans la crise.
70
II. Dépasser la révolution?

1. La révolution est-elle kantienne?

Radical, le geste hégélien l'est en tant qu'il se veut abolition du i


problème de la fondation morale du droit. Sa position s'enracine 1
dans une critique impitoyable des prétentions fondatrices de la
moralité subjective et de la conscience individuelle, lesquelles
ne sont pas niées, mais resituées dans un incessant procès de
décentrement qui réalise une forme supérieure de rationalité
politique. La moralité subjective, celle du sujet empirique-intel-
ligible kantien, est maintenue/dépassée dans l'emboîtement
des sphères constitutives de la Sittlichkeit (éthicité ou moralité
objective selon les traductions), i.e. de la famille, de la société
civile-bourgeoise et de l'État, définie comme identité concrète de
la liberté et de la volonté subjective". Dès lors, opposer morale
et politique, au niveau précisément de l'action concrète inter-
subjective, quitte à les unir ex post sous les auspices du prin-
cipe transcendantal, n'est que l'indice d'une fausse question,
d'une régression vers l'horizon du droit abstrait et de la moralité
subjective".
Hegel reconnaît à Kant le mérite d'avoir établi le droit de la
volonté subjective et posé le devoir comme expression de sa pure
autodétermination. Toutefois, en rester à ce point de vue revient
à concevoir le droit et la liberté comme simple coexistence entre
libertés subjectives se limitant mutuellement, incapables de
dépasser les impératifs moraux formels". La séparation entre
le devoir-être et l'être renvoie inévitablement à une indétermi-
nation objective qui dégrade la morale en formalisme vide et fait
apparaître au grand jour l'indécidabilité pratique des impératifs
moraux, susceptibles de justifier ex post n'importe quelle action
concrète". En s'accrochant à la force illusoire de la certitude
morale pour combler sa disjonction d'avec le monde, la subjec-
tivité ne cesse de se heurter à son impuissance réelle, et de la
reconduire. L'enfermement dans cette certitude morale, comme
valorisation unilatérale de la conformité de l'action au devoir,
relève pour Hegel du mauvais infini de la subjectivité qui se réflé-
chit elle-même, se pose comme un absolu indépassable et vit sa
71
Philosophie et révolution
propre unilatéralité taraudée par la mauvaise conscience5*. En
persistant dans son refus de s'engager dans l'objectivité morale,
la conscience subjective se perd dans les méandres de l'hypocri-
sie, gonfle de sa prétention démesurée à justifier l'action par la
simple invocation de la bonne volonté et, moment culminant de
cette « idolâtrie isolée de soi », bascule dans l'autosatisfaction de
ceux qui partagent la « volupté splendide de cette connaissance
et de cette expression de soi-même que l'on cultive et que l'on
maintient » : la communauté des belles âmes.
À l'opposé pourtant de l'image dont on l'affuble souvent,
celle d'un penseur « organiciste » et étatiste, hostile aux droits
individuels, Hegel accorde une large place à la subjectivité, à
la fois comme détentrice de droits spécifiques - la sphère de la
Sittlichkeit ne les supprime pas, elle les replace dans un cadre
plus large - et comme principe actif, sujet d'une autoélabora-
tion permanente, d'une activité à travers laquelle l'objectivité
de la totalité éthique se médiatise et devient universel concret :
« c'est l'activité des individus qui met en action cet universel
et le fait sortir à la surface ; c'est elle qui l'extériorise dans la
réalité et transforme ce qu'on appelle faussement réalité, et qui
n'est que pure extériorité, en une image conforme à l'idée** ».
Le réel ne peut se maintenir tel que si l'activité subjective s'y
est déployée, y compris à travers l'élaboratipn de l'objectivité
dans le moment de la particularité : « l'individu n'invente pas
son contenu : l'individu n'est que dans la mesure où il élabore
le contenu substantiel. Chaque individu élabore donc cet univer-
sel, et c'est par cette activité que le tout éthique est maintenu
et conservé*1 ».
Mais cette position du sujet, la phénoménologie hégélienne la
comprend comme indissociable d'une structure de méconnais-
sance, propre à la conscience de soi, et qui ne tend vers la vérité
qu'au prix du « ratage » infiniment réitérable de la rencontre
avec son objet. Hegel ne peut donc que récuser la tentative kan-
tienne d'articulation de la théorie et de la pratique, même si,
comme le « vieux de Kônigsberg », c'est la révolution qu'il place
au centre de leur rapport. Son « enthousiasme » (c'est le terme
de Kant qui est repris) devant la Révolution française, y compris
dans un texte tardif comme les Leçons sur la philosophie de
l'histoire, ne cède en rien à celui de l'auteur de la Critique de la
raison pure-, la révolution y est célébrée comme mise à bas de
l'édifice « inique » de l'ancien régime, surgissement du concept
du droit, « sublime » entreprise de reconstruction rationnelle du
réel. Elle est (re)commencement radical, bouleversement aux
dimensions proprement cosmiques, « superbe lever de soleil »,
72
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
événement à portée universelle par excellence•*. On retrouve
donc chez Hegel, comme dans l'ensemble de l'idéalisme alle-
mand, le noyau de la conception jacobine de la révolution, tout
particulièrement dans la centralité accordée au moment de la
Terreur dans l'intelligibilité du processus révolutionnaire. Et l'on
ne s'étonnera guère si la pensée hégélienne a pu être considérée
comme « la conséquence la plus aboutie de la Révolution fran-
çaise » (Arendt), ou susciter des appréciations comme celle-ci :
« aucune autre philosophie n'a été autant et aussi intensément
philosophie de la révolution » (Ritter)".
Mais Hegel n'en reste pas là. Tout comme le point de vue de la
moralité subjective, la liberté portée par la Révolution française
doit être saisie dans ses limites internes, dans le mouvement
d'autodépassement inlassablement relancé par le spectacle
même de son échec. La révolution n'est aucunement achevée,
semblable à un rivage que l'on pourrait contempler de loin en
toute sécurité. En fait, l'ensemble de la période historique qui
lui succède est placé sous son signe : c'est ce que montreront
les pages stupéfiantes de la Phénoménologie consacrées à « la
liberté absolue et la Terreur*4 ». Au moment où la conscience se
retourne sur elle-même, elle saisit rétrospectivement son propre
cheminement en se confrontant au vide, à la béance constitutive
formée par la négativité absolue qui en occupe, d'une certaine
façon, le centre. Elle reconnaît dans la Révolution son propre
devenir, et c'est en ce sens que même le moment de la Terreur,
celui, précisément, où la liberté absolue se renverse en son
contraire et s'identifie à la mort et au néant, fait pourtant par-
tie du devenir-nécessaire de la liberté, qu'il est toujours-déjà-
là, derrière nous et en nous. Pour le dire autrement, c'est au
moment où, sous l'effet de cette performativité rétroactive, la
conscience reconnaît en l'État la réalisation de sa propre liberté
qu'elle pose la nécessité de la Terreur, et lui confère sa signifi-
cation de condition interne de ce devenir libre.
La critique hégélienne s'en prend donc à ce que l'on peut
désigner d'illusion politique kantienne en tant qu'illusion de la
conscience spectatrice, prétendument extérieure à un processus
qui ne la concernerait que dans sa disposition intérieure, illu-
sion coextensive de la disjonction radicale qu'elle établit entre
liberté et causalité (la révolution est « signe » mais non « cause »
du progrès). Le rapport théorie/pratique doit en conséquence
être repensé, déplacé sous l'effet d'une nouvelle question. « Le
même principe [de la volonté formelle] a été théoriquement
posé en Allemagne par la philosophie kantienne. D'après celle-
ci, poursuit Hegel dans une célèbre page, la simple unité de la
73
Philosophie et révolution
conscience de soi-même, le Moi, est la liberté indestructible,
purement et simplement indépendante et la source de toutes
les déterminations générales, c'est-à-dire de la pensée - la rai-
son pratique, comme la volonté libre et pure, et la raison de la
volonté consiste précisément à se tenir dans la volonté pure, à
ne vouloir qu'elle dans tout le particulier, le droit pour le droit
seul, le devoir pour le devoir seul. Cela demeura paisible théorie
chez les Allemands ; mais les Français voulurent l'exécuter prati-
quement. Alors naît la double question : pourquoi ce principe de
liberté demeura-t-il seulement formel? Et pourquoi les Français
ont-ils été les seuls à chercher à le réaliser, et non les Allemands
aussi? » Il convient de s'attarder sur ces formulations car elles
esquissent un déplacement des termes du problème dont les
conséquences se feront sentir pour toute une période historique,
qui s'étend au moins jusqu'à la révolution de 1848 et même
au-delà dans un certain sens, dans la mesure où l'Allemagne,
bien hégélienne en cela, ne cessera de « rater » le moment de
sa révolution démocratique.
Le déplacement en question est donc double : d'une part,
du point de vue de la théorie, Kant est bien le contemporain de
la Révolution française, ce qui, dans un renversement typique-
ment hégélien, s'énonce également ainsi : c'est la Révolution
française qui est kantienne. La critique de celle-ci vaut donc
également pour celle-là. D'un autre côté, du point de vue de la
totalité historique concrète, la réalité allemande en est restée à
la « paisible théorie ». Elle n'est donc pas contemporaine - sauf
dans l'unilatéralité de la théorie - de l'événement révolution-
naire, et de ce point de vue Kant est en deçà de ce moment
historique. De là deux séries de questions : quel rôle pour la
théorie, i.e. la philosophie, au cours de cette période historique ?
Comment l'Allemagne peut-elle non seulement rattraper mais
également, pour être contemporaine de son temps, dépasser la
Révolution française ? Que signifie, en fin de compte, « dépas-
ser » la Révolution française ?

2. Révolution-processus, révolution-événement

Hegel récuse le décalage radical introduit par Kant entre la


conscience spectatrice du sujet et l'événement réel non pas,
comme on l'a souvent dit, en récusant la liberté et la contin-
gence mais en montrant comment de cette contingence et de
l'activité des sujets naît la nécessité en tant qu'effet rétroactif** -
et telle est la vérité de l'après-coup constitutif de la philosophie.
Dans son surgissement, l'événement pose ses présupposés en
74
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines

les déterminant comme conditions de son effectuation ; ce pas-


sage relève toujours d'un salto mortale, qui est un acte créateur
au sens où il confère leur signification aux maillons antérieurs
de la chaîne événementielle. Ainsi, le moment de la Terreur
ne « délivre » sa signification interne que sous l'effet du bas-
culement de perspective imposé par le surgissement de l'État
moderne postrévolutionnaire. En devenant « historique », la
possibilité peut alors paraître comme porteuse d'une univer-
salité autre, d'une forme de réel qui abolit l'ordre des choses
existant. La pensée reconnaît l'événement comme sien en refu-
sant de succomber à l'illusion rétroactive selon laquelle tout
était déjà prescrit d'avance, dans un Absolu abstrait extérieur
à l'histoire ou dans les intentions subjectives des agents. En
réalité, le décalage n'est pas entre le sujet et l'événement mais
à l'intérieur même de l'événement, dans la structure rétroac-
tive et autoréférentielle de sa nécessité. Voilà pourquoi seule est
soutenable une conception de la pratique comme mouvement de
rectification permanente immanent au réel, et aussi, un concept
de révolution comme processus, ou plutôt comme irréductible
dualité entre processus et événement.
La philosophie, dont la tâche est de porter à la connaissance
le devenir-histoire de la vérité, ne saurait rester étrangère à un
tel processus car c'est en elle que se réfléchit ce qui dans le réel
advient au concept et ce qui, à l'inverse, déchoit dans l'ineffectif
et dans l'absurde** : « on a dit que la Révolution française est
sortie de la philosophie et ce n'est pas sans raison qu'on a appelé
la philosophie sagesse universelle, car elle n'est pas seulement
la vérité en soi et pour soi, en tant que pure essence, mais aussi
la vérité en tant qu'elle devient vivante dans le monde réel. Il ne
faut donc pas s'élever là contre quand on dit que la Révolution
a reçu sa première impulsion de la philosophie** ». Le présent
hégélien est bien ouverture sur l'avenir** parce qu'il permet de
reconnaître les tendances réelles qui travaillent le présent de
l'intérieur et font avancer l'Esprit. Faut-il alors faire de Hegel le
théoricien de la révolution, c'est-à-dire d'un concept d'activité
révolutionnaire comme juste articulation de la théorie et de la
pratique ? Ce serait sans doute aller là encore un peu vite en
besogne.
La pensée hégélienne ne se départira jamais, elle aussi, d'une
ambiguïté fondamentale faite d'un mélange de fascination et
de répulsion face au phénomène révolutionnaire, d'admiration
pour sa portée universelle et de sympathie pour les revendi-
cations de l'humanité souffrante qu'il a su porter, mais aussi
de peur face aux mouvements incontrôlables des masses et à
75
Philosophie et révolution
l'instabilité chronique qu'ils engendrent. Au moment même où
il justifie la fonction de la philosophie comme accoucheuse de la
révolution, ce qui représentait son péché suprême aux yeux de
toute la réaction européenne de l'époque**, Hegel relativise la
portée de l'expérience française, et ce tant théoriquement que
d'un point de vue pratique. Cette philosophie qui donne l'im-
pulsion à la liberté, enchaîne-t-il immédiatement, « n'est tout
d'abord que pensée abstraite, non compréhension concrète de
la vérité absolue, ce qui est une différence immense10 ». Elle est
abstraite car, dans la France catholique, les Lumières se sont
dès le départ dirigées contre l'Église, contrairement à l'Alle-
magne protestante, qui a recueilli les fruits d'une laïcisation
impulsée par la Réforme11. En s'opposant à la religion, qu'il faut
entendre ici comme forme de vie collective enracinée dans l'inté-
riorité subjective - c'est-à-dire au sens étymologique de lien
(relicare) -, YAufklârung française a absolutisé la particularité,
la volonté individuelle, le moment formel. Hegel critique alors
le modèle contractualiste qui en est la conséquence inévitable :
« cette volonté propre, formelle est prise désormais comme fon-
dement : dans la société, le droit est ce que veut la loi, et la
volonté est en tant que particulière (einzeln); aussi l'État, en tant
qu'agrégat de nombreux individus, n'est pas une unité substan-
tielle en soi et pour soi, ni la vérité du droit en soi et pour soi, à
laquelle la volonté des individus doit nécessairement s'adapter,
pour être volonté véritable, volonté libre ; mais on part d'atomes
de volonté et chaque volonté est immédiatement représentée
comme absolue" ».
La liberté française demeure ainsi incapable de dépasser le
moment de la volonté subjective et la conception atomistique
de l'État qui en découle. Au lever du soleil de 1789 ne peut dès
lors que succéder le crépuscule des dieux. Inapte à transformer
intérieurement la conscience, la volonté subjective, promue au
rang de fondement unique de l'État et de la vertu publique, se
transforme en pure contrainte exercée de l'extérieur sur les
consciences singulières. Elle s'identifie à une police des sen-
timents individuels, à la destruction des singularités par une
universalité « simple, inflexible et froide" », et se renverse en
tyrannie - la Terreur robespierriste" - pour finir, après l'épisode
napoléonien, en Restauration. Une Restauration que, soit dit
en passant, son prétendu apologiste Hegel qualifie de « farce »,
en ce qui concerne la monarchie des Bourbons, et de « des-
potisme pourri" » s'agissant des archaïques principautés ita-
liennes. Formelle et abstraite, la liberté française demeure celle
du libéralisme. Or, selon Hegel, le libéralisme reste extérieur à
76
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
l'esprit des peuples, il ne peut créer de forme de vie collective,
constituer une communauté effective. Il est de ce fait incapable
de se stabiliser, de s'installer dans la durée"; aux révolutions
succèdent les contre-révolutions et les pouvoirs forts, sans que
« le mouvement et le trouble » prennent fin.

3. En deçà et au-delà du libéralisme

La critique hégélienne du libéralisme, qui est au cœur de sa


critique de la Révolution française, s'engage dans de multiples
directions dont la cohérence n'apparaît pas évidente, malgré
les multiples liens qui unissent les thèmes développés. Autant
dire qu'elle est fondamentalement ambiguë et qu'elle ouvre à
de multiples lectures qui trouveront ultérieurement leur expres-
sion systématisée à travers autant d'« hégélianismes » concur-
rents. L'argument qui la fonde est que le libéralisme absolutise
le point de vue de la société civile, qu'il tend systématiquement
à confondre avec l'État. Il reste prisonnier de l'atomistique des
intérêts individuels, inapte à se hisser au niveau de la Vereini-
gung (réunion ou association), de l'existence collective dans son
objectivité et sa portée universalisante : « si l'État est confondu
avec la société civile et si sa destination est située dans la sécu-
rité et la protection de la propriété et de la liberté personnelle,
l'intérêt des individus-singuliers comme tels est alors la fin der-
nière en vue de laquelle ils sont réunis et il s'ensuit également
que c'est quelque chose qui relève du bon plaisir que d'être
membre de l'État. Or celui-ci a un tout autre rapport avec l'indi-
vidu ; attendu qu'il est esprit objectif, l'individu n'a lui-même
d'objectivité, de vérité et d'éthicité que s'il en est membre. La
réunion (Vereinigung) en tant que telle est elle-même le contenu
et la fin véritables, et la destination des individus est de mener
une vie universelle" ». À partir de là le libéralisme sera critiqué
d'un triple point de vue, que l'on qualifiera, à des fins de sim-
plification de l'exposé, de juridico-politique, culturel, et social.

La faute à Rousseau?

D'un point de vue juridico-politique, la critique du libéralisme


est étroitement associée à celle du contractualisme. Entendons-
nous bien : cette liaison n'existe pas de droit. Libéralisme et
contractualisme sont loin de se recouvrir mutuellement, tout
comme leurs antithèses respectives, l'antilibéralisme et l'anti-
contractualisme ; Bentham offre l'exemple d'un libéral hostile
à la pensée du contrat, Rousseau, auquel Hegel s'en prendra
77
Philosophie et révolution
ouvertement, celui d'un contractualiste qui s'attaque férocement
aux fondements économiques et moraux du libéralisme" (le
« luxe », la propriété privée, les villes, le commerce, le progrès
porté par les « arts et les sciences », etc.). Hegel mène pour-
tant conjointement les deux critiques et se réfère en perma-
nence à la Révolution française comme illustration exemplaire
des conséquences funestes du contractualisme. Polémiquant
avec Rousseau, figure emblématique du jacobinisme politique,
Hegel le crédite d'avoir établi « à la base de l'État » le principe
de la volonté dans son universalité, d'avoir posé, en d'autres
termes, le contenu essentiellement spirituel du concept d'État.
Mais Rousseau est, selon Hegel, incapable de donner un contenu
substantiel à cette volonté, qui demeure abstraite, et il la conçoit
sur le modèle de la volonté individuelle, du libre arbitre1'. La for-
mation de la volonté générale est alors posée comme agrégat de
ces volontés, ou comme réduction de celles-ci à leur socle com-
mun, i.e. comme contrat. Par trop dépendante de la volonté par-
ticulière, à l'ombre de laquelle elle demeure finalement pensée,
la volonté générale rousseauiste élude en fin de compte la spéci-
ficité de l'Etat, totalité immanente aux sphères de la vie sociale
supérieure au simple assemblage de ses parties, et la dissout
dans la sphère des échanges entre propriétaires contractants
supposés lui dicter sa loi. La critique du contractualisme révo-
lutionnaire inspiré de Rousseau recoupe sur ce point celle du
libéralisme bourgeois qui, à l'instar de la monarchie de Juillet,
liquide la distinction entre « volonté générale » et « volonté de
tous », et ramène la première à la « volonté générale empi-
rique80 », soumettant ainsi l'État à l'arbitraire des individus et
des groupes.
La polémique anticontractualiste de Hegel ne s'arrête cepen-
dant pas là : elle se radicalise et débouche sur le rejet global de
l'idée de démocratie comme autogouvernement du peuple. Si les
Leçons sur la philosophie de l'histoire ne s'en prennent explicite-
ment qu'au seul principe majoritaire'1, on sait que les Principes
de la philosophie du droit dénient toute validité au principe
représentatif, aux élections et au droit de vote, si ce n'est sous
la forme de représentation organique par ordres (Stànde) et
corporations, ou de désignation de députés sur la base de la
compétence et de la confiance". Hegel rejette la représentation à
la fois en tant que redoublement abstrait de la volonté générale,
incompatible avec le processus d'universalisation des intérêts
propre à l'État (via la médiation « organique » des corpora-
tions), et en tant que source constante de désordre politique.
Une fois de plus, la résurgence de la crainte des masses, élément
78
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
« irrationnel », « sauvage » et « épouvantable » M , condamné à
osciller entre le statut de sujet d'exaltation révolutionnaire et
celui d'objet de manipulation contre-révolutionnaire84, révèle
les limites d'une pensée politique qui débouche sur l'amalgame
entre la thématique antilibérale, le rejet du contractualisme et
celui de la démocratie.
Telle est donc pour Hegel l'une des leçons de 1789 : la ten-
tative d'application des abstractions contractualistes ne pouvait
que mener l'« aube » de la liberté française au désastre : « ayant
prospéré jusqu'au pouvoir, ces abstractions ont bien, d'un côté,
produit le premier spectacle prodigieux depuis que nous savons
quelque chose du genre humain : en bouleversant tout ce qui
est subsistant, débuter la constitution d'un grand État effectif à
partir de zéro et à partir de la pensée, et vouloir lui donner sim-
plement pour base le présumé rationnel; de l'autre côté, parce
que ce ne sont que des abstractions dépourvues d'idées, elles
ont fait de cette tentative l'événement le plus épouvantable et
qui blesse le plus la vue88 ». La condamnation semble sans appel.
Il convient pourtant de souligner que cette critique est autre-
ment plus profonde que la simple expression d'une crispation
conservatrice face au déchaînement plébéien. C'est avant tout le
mécanisme d'une certaine illusion politique, qui a trouvé dans la
conscience révolutionnaire son expression exacerbée mais non
pas exclusive88, qui est ici démonté : inapte à pénétrer les proces-
sus réels de constitution de l'État, le contractualisme leur oppose
abstraitement une construction a priori, un programme clés en
mains dont la mise en œuvre revêt l'apparence d'un commence-
ment radical. Le formalisme de la liberté est ainsi voué à osciller
entre, d'un côté, l'illusion d'un certain rationalisme politique,
qui prétend construire un État nouveau en faisant table rase
des médiations et court à l'échec assuré, et, de l'autre, la voie
gradualiste de la monarchie de Juillet, qui reproduit l'instabilité
chronique et prépare à de nouvelles révolutions. Abandonnée
par la sphère de la subjectivité isolée, aveuglée par son ivresse
fondatrice, la liberté abstraite s'autodétruit et menace en per-
manence de se renverser en illiberté.

L'annonce d'une liberté nouvelle

Venons-en à présent au deuxième aspect de la critique du libé-


ralisme menée par Hegel. Culturellement, le libéralisme ne
peut, comme nous l'avons déjà souligné, produire de forme de
vie collective dans la mesure où il demeure un principe coupé
de l'intériorité, disjoint du mouvement de réforme intellectuel
79
Philosophie et révolution
et moral inauguré par le protestantisme. Le retard allemand
apparaît à présent sous un jour nouveau : en ne cherchant pas
à réaliser ce principe de liberté qu'ils ont eux-mêmes pensé, les
Allemands sont en deçà du moment de la Révolution française
mais, grâce au mouvement intellectuel qui s'enracine dans cette
autre « révolution » que représente la Réforme, Us se retrouvent
par certains côtés au-delà. Les Allemands ont en effet accompli
une « révolution dans l'intériorité81 », qui combine une expé-
rience radicale de conquête de la liberté de conscience et de
pensée et la rupture avec l'institution corrompue de l'Église. Ils
se situent de ce fait au-delà de la scission entre la conscience
du sujet et l'ordre temporel qui caractérise le monde latin et
catholique.
Malgré l'évidente aversion dont il témoigne vis-à-vis du
catholicisme, gardons-nous cependant de faire à Hegel le mau-
vais procès de se comporter comme un avocat borné de la
supériorité de l'esprit luthérano-germanique. N'oublions pas
tout d'abord qu'à cette époque les cas de conversion à la reli-
gion romaine se multipliaient parmi les milieux romantiques et
nationalistes radicalement hostiles aux Lumières et à l'esprit de
1789, qui reprochent à la Réforme ce qui constitue précisément
son mérite aux yeux de Hegel, i.e. d'avoir préparé la révolu-
tion". Par ailleurs, si, selon Hegel, le catholicisme a dégénéré
en simple modalité extérieure de mise en conformité du sujet
avec le monde (à travers l'observance formelle du rituel ou de
manière répressive-inquisitoriale), et, pour tout dire, en orne-
ment du monde féodal finissant, le protestantisme s'est, de son
côté, dégradé en « mesquine et subtile réflexion sur l'état sub-
jectif de l'âme », « conservant le caractère d'une torture inté-
rieure et d'un état misérable" ». Bref, aujourd'hui, c'est à la
philosophie de prendre le relais, et celle-ci s'avère tout autant
redevable de la Réforme que de la Révolution, de la pratique
révolutionnaire française que de l'expérience allemande de la
liberté intellectuelle et intérieure.
En renversant la signification du retard allemand, Hegel
esquisse une possibilité, que d'autres développements viennent
certes contredire, mais qui exercera une fascination profonde
et durable sur la génération du Vormàrz. Il laisse entendre en
effet qu'une « transformation politique » de caractère indubita-
blement révolutionnaire, puisque liée aux soulèvements des pay-
sans allemands, est la « conséquence de la Réforme de l'Église »,
le passage, en d'autres termes, de la réforme intérieure à la
réforme « sous le rapport extérieur" ». Or, cette transformation
politique, pour laquelle « le monde n'était pas encore mûr » du
80
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
temps de Miintzer, est depuis restée en suspens dans le monde
protestant, et plus particulièrement en Allemagne. D'où la pos-
sibilité, un instant évoquée a contrario, d'un mouvement qui
dépasserait la scission entre la conscience subjective dans son
intériorité et l'ordre temporel, qui irait au-delà de l'individua-
lisme libéral et qui unirait la Réforme et la Révolution : « c'est en
effet un faux principe, que les entraves du droit et de la liberté
puissent être ôtées sans que soit libérée la conscience et qu'il
puisse y avoir une Révolution sans Réforme*1 ».
Si jusqu'à présent les deux aspects d'un même processus, la
révolution « dans l'intériorité » et la révolution « dans l'exté-
riorité », se sont développés de manière séparée, rien n'interdit
de penser à leur réunification ; en bonne logique hégélienne il
faudrait même dire : tout y incite. On trouve là l'idée que l'Alle-
magne est en quelque sorte en réserve de l'histoire, que son
retard peut se transformer en avance, que de sa non-contempo-
ranéité à son présent, ou plutôt sa contemporanéité unilatérale-
ment théorique, peut surgir une totalité supérieure, le principe
d'une liberté nouvelle au visage encore énigmatique. Le renver-
sement annoncé ici est décisif ; il ne s'agit pas tant de « rattraper
un retard » pour se remettre au niveau, mais de faire un « saut
périlleux » comme dirait Kant, d'ouvrir le présent vers l'avenir
qu'il porte en lui.

Les apories de la société bourgeoise

Limité, le libéralisme l'est enfin par un troisième aspect qu'il faut


bien qualifier de social. Hegel ne partage nullement les postulats
kantiens sur l'harmonie de l'« état civil », ni sa définition de la
propriété. Il refuse d'identifier les formes les plus élevées de la
vie collective avec la sphère « sociale » délimitée par le droit
de propriété et le système du besoin et du travail. Il récuse de
la sorte la vision libérale, notamment celle de Kant, qui subor-
donne le droit public au droit privé, lui-même intrinsèquement
défini dans les termes de l'individualisme propriétaire, et fait du
second la finalité du premier. Au sein de la sphère de l'éthicité (la
Sittlichkeit), la société civile (la biirgerliche Gesellschaft, que l'on
pourrait également traduire par « société civile-bourgeoise »)
représente justement le moment de la scission, du conflit, en
fait une situation-limite de la socialité qui appelle à son dépasse-
ment. La société civile, en sa position intermédiaire, entre l'unité
immédiate de la famille et l'unité articulée de l'État, occupe une
fonction de médiation, qui instaure entre ses membres un cer-
tain lien, même si ce dernier reste purement externe, incapable
81
Philosophie et révolution
de les conduire au-delà de leur existence séparée d'individus
indépendants*8. En tant qu'« État externe », la société civile
révèle l'État politique comme son véritable fondement, à la fois
puissance qui la transcende, adéquate à l'éthicité véritable, et
but immanent des relations qui la régissent88.
Au sein de ladite société civile, les individus se présentent en
effet comme êtres de besoins, besoins qui sont à la fois indice
de la finitude subjective et structurés en une connexion, un sys-
tème de besoins. Ce système est indice de la socialité inhérente
au besoin, toujours en excès sur la simple exigence biologique
puisque le besoin ne peut s'imposer que reconnu, représenté en
tant que tel, c'est-à-dire dans le contexte d'une existence socia-
lisée84. Mais les individus sont aussi sujets d'une activité spéci-
fique, le travail, qui se présente lui-même en système, comme
travail social culminant dans le machinisme, car c'est par la
médiation du travail que leurs besoins peuvent être mutuelle-
ment satisfaits*8. Dans les deux cas - le système des besoins, le
travail social - , l'unité qui se manifeste entre les individus, le
type de lien social dans une autre terminologie, et qui spécifie
l'ordre de la société civile, demeure une unité extérieure, qui
opère à l'insu des agents. L'insertion de ceux-ci dans un vaste
ensemble, qui confère à leur activité une signification sociale
d'ensemble, se fait d'une manière qui échappe à la conscience
individuelle, persuadée de poursuivre ses seules fins ou pulsions
particulières.
En ce sens, la biirgerliche Gesellschaft s'identifie à la société
bourgeoise car tous ses membres, enfermés dans l'horizon de la
poursuite de leurs intérêts atomistiques, existent comme « bour-
geois** » (c'est le terme français qui est exceptionnellement uti-
lisé). Et pourtant, c'est bien ainsi que se constitue une première
forme d'éthicité, qui trouvera dans la division en corporations,
et la reconnaissance du métier qu'elle instaure, les moyens de
sa concrétisation. La célèbre « main invisible » de Smith, que
Hegel avait profondément compris, fonctionne bien comme une
« ruse de la raison*1 », à cette différence près - qui est décisive
- que, dans la société civile-bourgeoise, nous avons affaire à un
moment subalterne de la rationalité, à l'activité analytique de
l'entendement, qui unit ce qu'il a préalablement séparé, et non
au rationnel en soi et pour soi, à l'Idée concrète de l'éthicité
portée par la communauté politique.
Cette finitude se révèle par l'incapacité de la société civile-
bourgeoise de respecter son propre principe - assurer à chacun,
fût-ce de manière inégale, l'accès à un travail et à la propriété
- sans se heurter à d'indépassables limites internes. Certes,
82
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
l'activité de l'acquisition industrieuse instaure, nous l'avons
souligné, une division du travail qui n'est pas seulement dif-
férenciation des tâches productives mais aussi production de
représentations et de formes de conscience, d'une « culture » et
d'un « langage » M qui en garantissent la cohésion. Ce système
complexe se divise intérieurement en « états » (Stânde, dans
le sens des trois états de l'ancien régime), médiation suprême
de la société civile. C'est en étant membre d'un état, et dans le
cadre d'une corporation, qu'un individu commence à prendre
conscience des liens qui l'unissent avec les autres et avec les fina-
lités sociales d'ensemble. La fragilité de cette cohésion apparaît
cependant aussitôt. Le développement interne de la société civile
tend en effet à (re)produire, par le jeu de ses propres contra-
dictions, une polarisation des conditions sociales qui remet en
question l'unité même de la société et menace de dissoudre les
« états » (Stânde) en « classes » (Klassen)**.
Provisoirement déplacé par l'expansion extérieure, la coloni-
sation et les guerres de conquête, l'antagonisme paraît irréduc-
tible dans le cadre de la société civile-bourgeoise100. Seul l'État
permettra de ressaisir l'unité en intériorisant pleinement les
médiations propres à la famille et à la société civile-bourgeoise
pour apparaître à son tour comme leur véritable fondement.
Face à l'extrême du paupérisme, Hegel invoque la nécessité
d'institutions publiques, tout particulièrement des corpora-
tions, foyers d'assistance mutuelle entre leurs membres, en
tant qu'elles s'incorporent à la trame même de l'État101 ; il ne se
satisfait pas de l'assistance privée et de la bienfaisance facul-
tative, seules légitimes aux yeux des libéraux, qui crient à la
subversion sociale à la moindre revendication d'obligation juri-
dique d'assistance et de droits des pauvres101. Hegel ne nie pas
l'utilité de l'assistance offerte par les particuliers, mais la lutte
contre la pauvreté ne saurait pour lui dépendre de la contin-
gence et de l'arbitraire des vertus individuelles : il faut du droit
et des institutions10*. C'est que, comme nous venons de le voir,
les causes de la misère sont pour lui objectives, elles relèvent
des contradictions immanentes au fonctionnement de la société
bourgeoise. Les pauvres, contrairement au postulat essentiel des
libéraux, ne sont donc pas responsables de leur sort; même l'es-
prit destructeur, antisocial et antiétatique, de la plèbe, sa perte
du sens de l'honneur et son refus de travailler, sont le produit
de circonstances objectives, de contradictions insurmontables
dans les limites de l'ordre de choses existant.
Hegel va jusqu'à défendre le « droit de détresse » (Notrecht),
le droit de celui qui est dépossédé et dont la survie même est
83
Philosophie et révolution
menacée1*4. Il précise bien : il s'agit d'un droit et non pas d'une
concession gracieuse, du résultat d'un acte de charité, et ce droit
vient limiter le droit de la propriété au nom du droit supérieur
de la vie. C'est la matrice de la pensée libérale de son époque, à
savoir un type de rationalité fondée sur le diagramme10* d'une
société bien ordonnée, autorégulée via le principe de la respon-
sabilité individuelle et le caractère inconditionné de la propriété
et de sa jouissance, qui est ainsi démoli : la propriété n'est que
la forme d'une « existence limitée de la liberté », et sa violation
est justifiée face à la « violation infinie de l'être » et à « l'absence
totale de droit » que représentent le dénuement et la faim. À ce
droit de détresse vient s'ajouter la « garantie des subsistances et
du bien-être individuel comme un droit », y compris au moyen
de « réglementations » et de « taxation des denrées de première
nécessité »104. Hegel refuse la séparation entre l'économie et la
politique et affirme le primat de la seconde sur la première.
Pour lui, impossible « de créer un espace de liberté réelle si l'on
fait abstraction de l'économie1*1 ». Sur ce point au moins, Hegel
se montre réceptif au projet anti-libéral porté par les mouve-
ments sociaux urbains et paysans lors de la Révolution fran-
çaise10*, théorisé, notamment par Robespierre, comme « droit
à l'existence », « seule propriété restant aux impropriétaires »
(Robespierre), et réalisé concrètement, mais partiellement, par
le programme du maximum.
Face à la Terreur, le positionnement de Hegel représente la
stricte antithèse de celui de Kant. Kant ne voit dans la dictature
de la vertu qu'un excès, aisément rectifiable par la suite (d'où la
nécessité du moment thermidorien), d'une politique morale qu'il
approuve sur le fond. Il s'inquiète par contre du débordement
plébéien et de toute remise en cause de la propriété. Hegel voit,
à l'inverse, dans l'imposition de la vertu une contrainte exercée
sur les consciences de l'extérieur, qui exhibe le néant interne
au moment de la liberté « absolue » portée par le processus
révolutionnaire, dont elle illustre l'abstraction et l'unilatéralité.
Mais il se montre pour le moins compréhensif quant à la dimen-
sion sociale de la Révolution, dont il saisit à la fois l'importance
propre et la dynamique de classe. Il en est d'ailleurs de même
pour tous les soulèvements populaires qui jalonnent l'histoire :
plébéiens contre patriciens dans la Rome antique, paysans alle-
mands ou suisses contre aristocrates ou rois étrangers, artisans
hollandais contre la monarchie espagnole.
Même si, dans le cadre des catégories hégéliennes, quelque
chose qui relèverait d'un « point de vue de classe » est à pro-
prement parler impensable - en tant qu'indice de dissolution du
84
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
[en social, véritable anti-peuple10*, le surgissement de la plèbe
l'ouvre sur aucune forme d'universalité - , au niveau de la phi-
osophie de l'histoire, l'esprit du monde s'affirme plutôt partisan,
LU point qu'il ne semble pas exagéré d'écrire que « la marche
ortueuse de la liberté semble coïncider avec les hauts et les bas
le la lutte de classe des plébéiens 110 ». Cas-limite, le droit de
létresse révèle la finitude du droit111, son incapacité à établir les
:onditions concrètes de l'accession de chacun à la personnalité
•t la propriété dans le cadre de la société existante. Il représente
ion aporie indépassable, l'aveu du caractère inconciliable de
'antagonisme au sein de la société civile-bourgeoise dans son
msemble.
Il est sans doute peu original, et pourtant indispensable
:ompte tenu des malentendus occasionnés, de souligner la por-
ée de l'analyse hégélienne de la société civile. Grâce à Hegel,
a sphère de la société civile acquiert une véritable consistance :
slle cesse d'être pensée à travers les seules catégories juridiques
st se présente désormais comme un ordre spécifique, caracté-
isé par des lois et des contradictions qui lui sont propres et qui
endent compte de la scission du monde moderne. Le social est
>ensé en tant que tel, il surgit théoriquement à l'intérieur même
lu mouvement de fondation de la philosophie politique - ce que
'on oublie trop souvent par ces temps de « réhabilitation de la
)hilosophie politique » - , dans la confrontation de la politique
IUX contradictions qui la conditionnent et tendent constamment
i la « déborder ». Avec Hegel, la confrontation avec l'expérience
le la politique révolutionnaire intègre les acquis de l'économie
jolitique, comprise à la lettre, c'est-à-dire dans le rapport qu'elle
nstaure entre économie et politique : une « science » née « des
emps modernes comme d'un terrain qui Oui] serait propre », et
lont l'objet est rien de moins que « le mouvement et le compor-
ement des masses dans leurs situations et leurs rapports quali-
atifs et quantitatifs11* ». Hegel peut dès lors saisir le lien interne,
îécessaire, entre révolution et société bourgeoise11*, déplaçant
linsi radicalement la problématique de la révolution du terrain
iélimité par le débat sur sa légitimité juridico-morale.

t. L'État au-delà de la politique ?

-a doctrine hégélienne de l'État ne saurait faire ici l'objet d'une


Présentation complète. La démonstration selon laquelle Hegel
l'est ni le défenseur de l'absolutisme, ni un nostalgique de
'ordre théologico-politique, mais bien le penseur pionnier de
'État moderne, a, à notre sens, déjà été faite114, et il n'est pas
85
Philosophie et révolution
nécessaire de la reprendre ici. Trois points méritent néanmoins
d'être soulignés dans le cadre de notre propos : l'esprit réfor-
miste et réformateur qui anime l'argumentation hégélienne
quant à l'État, son instabilité et son incertitude interne, qui
découlent de son ambition fondatrice, et, enfin, le statut accordé
à la philosophie. Si Hegel n'a jamais renoncé aux acquis de la
Révolution française, qu'il n'a cessé de défendre contre les par-
tisans de l'absolutisme et de la réaction féodale - les Savigny,
Baader et autres Haller - , il est clair que ce n'est pas d'une
révolution qu'il attend un progrès politique. Une initiative venant
d'« en bas », avec ses mouvements de masses « irrationnels » et
« sauvages », lui fait peur et, sur le plan politique, il n'en attend
rien de bon. Sans éprouver la moindre nostalgie pour la « farce »
de la Restauration, Hegel, après la révolution de Juillet, laisse
transparaître sa lassitude. Il souhaite un apaisement en Europe,
tout en se faisant peu d'illusions sur le caractère pacifique de
l'évolution future. Il perçoit que c'est autour de la question du
régime représentatif et du suffrage universel, que se forme le
« nœud » que l'histoire, décidément rétive à toute clôture, sera
amenée à résoudre dans l'avenir, et une telle perspective ne
l'enthousiasme guère 1 ".
Pour saisir la signification de la position hégélienne, il n'est
sans doute pas inutile de rappeler, fût-ce en passant, qu'au cours
des premières décennies de ce xixe siècle le pouvoir économique,
politique et culturel détenu par l'aristocratie demeure tout à fait
considérable dans la quasi-totalité des pays européens, et plus
particulièrement en Allemagne. Des historiens contemporains
ont pu même parler d'une Europe prébourgeoise, dirigée par
les élites aristocratiques, bref d'une « persistance de l'ancien
régime » jusqu'au premier conflit mondial, qui marquerait le
début de sa véritable liquidation11*. Naturellement, l'Allemagne
des Junkers, de l'absolutisme impérial et du militarisme illustre
de manière exemplaire cet étalement sur la (très) longue durée
de la révolution-processus. Voilà qui complexifie notablement
la disposition des forces en présence, et notamment le sens de
l'opposition entre les trônes et les assemblées, souvent massive-
ment dominées par des éléments féodaux farouchement hostiles
à toute réforme.
Pour abolir l'ancien régime, briser la force de l'aristocratie et
sortir de l'absolutisme, question, à ses yeux décisive, que la cri-
tique libérale a cependant tendance à ignorer, Hegel opte pour
le changement graduel111, un changement impulsé par le som-
met et auquel la philosophie entend contribuer. Son pari, nous
l'avons vu, ne diffère pas fondamentalement de celui de Kant. Il
86
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
mise, pour le dire autrement, sur une « réforme par le haut »,
dont il s'affirmera incontestablement comme le grand théori-
cien, c'est-à-dire sur un processus de rationalisation des insti-
tutions étatiques mené dans le cadre d'une monarchie consti-
tutionnelle, qui poursuit, sous des formes renouvelées, l'œuvre
antiféodale engagée par l'absolutisme éclairé. Pour Hegel, le
« passage du régime féodal à la monarchie », pour reprendre
le titre du chapitre m de la dernière partie des Leçons sur la
philosophie de l'histoire, la fin de la polyarchie des aristocrates,
l'unification et la centralisation étatiques, s'identifient au « bris
de la servitude », au primat de la loi ét du droit et à la « nais-
sance de la liberté réelle118 ». Ce qu'il retient de l'émergence
et de la consolidation de l'État absolutiste, c'est avant tout la
remise en cause du pouvoir de la noblesse féodale et la mise
en place d'une administration moderne qui abolit les privilèges
aristocratiques.
La forme politique préconisée par Hegel est, on le sait, celle
de la monarchie constitutionnelle. Toutefois, cette catégorie, loin
de légitimer l'absolutisme comme le voudrait la doxa d'un Hegel
apologiste du trône prussien, était considérée comme haute-
ment suspecte dans l'Europe de la Sainte-Alliance. Précisons
tout d'abord que Hegel conçoit le rôle de monarque comme
une fonction, qui s'exerce à l'intérieur de limites très étroites :
une incarnation individuelle de la volonté idéale, unique et indi-
visible, de l'État 118 . Le mot « incarnation » est à prendre à la
lettre : l'État est pour Hegel l'émanation de la raison en soi
et pour soi, le divin sur terre selon une formule hégélienne
emblématique1*8, dans la mesure où son absolue liberté (sa non
dépendance par rapport à toute contrainte ou détermination
extérieure) en fait quelque chose d'analogue à un absolu. Un
absolu non pas transcendant mais immanent à la totalité de
la vie sociale, son fondement et son résultat tout à la fois; sa
souveraineté désigne donc le pouvoir absolu d'une collectivité
posée comme une totalité pleinement développée, qui se symbo-
lise dans la personne du monarque. Si l'État est « l'hiéroglyphe
de la raison qui se présente dans la réalité », le pouvoir du
monarque est précisément hiéroglyphique, c'est-à-dire symbo-
lique1*1 ; c'est le pouvoir d'un « nom », d'une « signature », celui
de qui se limite à « dire oui » et à « mettre les points sur les i »
dans la langue moins inhibée par l'autocensure des cours1**.
Le monarque remplit donc bien une fonction de personnali-
sation, inhérente à l'État en tant que tel (à la limite tout État
conforme à son concept possède cette dimension monarchique),
qui n'est pas secondaire, dans la mesure où c'est bien en elle

87
Philosophie et révolution
que s'accomplit le formalisme de la décision politique1*3, mais
qui demeure symbolique.
Antithétique à l'absolutisme, l'État hégélien, contrairement à
une représentation courante, n'est pas davantage « totalitaire ».
Il ne nie pas la société civile, bien au contraire, il prend appui
sur les médiations qu'elle développe pour leur donner une nou-
velle légitimité et leur permettre de participer à la formation de
l'unité en maintenant/dépassant leur particularité. Les corpora-
tions, institution supérieure issue de la société civile, constituent
cette médiation privilégiée, point de contact du particulier et de
l'universel"4, qui donne aux individus la conscience de leur être
social et fonctionne comme machine à sécréter de la cohésion
sociale et à désamorcer les antagonismes de la société civile.
Pourtant, nous l'avons déjà relevé, la corporation est insuffi-
sante pour surmonter les conflits de la société civile, elle ne peut
convertir à l'universel qu'une « fin bornée et finie1** ». C'est aux
organes de l'État - assemblées, gouvernement, corps adminis-
tratifs - qu'il appartient de subsumer le particulier sous l'univer-
sel, c'est-à-dire d'élaborer le contenu des décisions validées par
le souverain et de maintenir ainsi le lien entre le principe ration-
nel de l'unité étatique et la complexe hiérarchie des médiations.
Il ne s'agit pas de la traditionnelle séparation des pouvoirs, qui
n'a aucun sens du point de vue de la totalité étatique hégélienne,
mais d'une différenciation interne au pouvoir1**, immanente à
son principe, qui distingue le souverain des organes matériali-
sant une compétence, un savoir théorique. Ne détenant aucun
pouvoir propre, sauf par délégation, ceux-ci se composent de
« fonctionnaires », qu'il faut comprendre ici comme intellec-
tuels, dont le savoir est entièrement placé au service de l'intérêt
général, et du souverain.
Comme chez Kant, les intellectuels demeurent des média-
teurs privilégiés de l'universel, proposition qu'il convient d'en-
tendre dans les deux sens : l'universel constitue « la fin de Qeur]
activité essentielle1" » et, à travers cette activité, c'est l'universel
qui s'exprime en personne. Mais, à la différence des philosophes
à la Kant, relativement autonomes par rapport à l'Etat, il s'agit
à présent de fonctionnaires, dégagés grâce à leur indemnisation
du « travail direct en vue des besoins ». de véritables spécia-
listes de l'universel, munis de compétences réelles et diversi-
fiées. Ils forment l'« état universel » (allgemeine Stand)1** qui
vient couronner l'édifice social tout entier. Hegel ne théorise
pas le « philosophe roi » - ces fonctionnaires sont censés ne
pas retenir de pouvoir propre - mais plutôt, en termes assez
modernes, le rôle d'une technocratie, fondée sur la compétence
88
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
effective, qui reprend l'ambition d'universalité des Lumières
mais en lui ôtant son tranchant potentiellement subversif pour
la placer « principalement ou même exclusivement au service de
l'État12* ». Les affaires communes sont en effet pour Hegel avant
tout l'affaire de ceux « qui savent », et non du peuple ignorant,
toujours susceptible de se transformer en masse, incontrôlée et
menaçante130. L'idée platonicienne est rejetée, mais l'utopie phi-
losophique d'un savoir aussi omnipuissant que transparent est
reconduite dans sa pureté, puisque la cohésion du tout repose
en dernière instance sur la « classe universelle » qui détient ce
savoir, tout en ne tirant, précisément, de cette fonction aucun
pouvoir propre. Cet impensé témoigne sans doute des limites de
l'immanence hégélienne : le « divin sur terre », l'État adéquat
à l'Esprit objectif, conserve quelque chose du divin tout court.
À travers l'équilibre vertical, emboîtement hiérarchisé d'ins-
tances tirant leur substance d'un pouvoir unique et indivisible,
Hegel pense avoir résolu fur ewig la question de l'unité de l'État
et de la sphère de la Sittlichkeit dans son ensemble. L'État est
ainsi posé comme la forme accomplie, ultime, de la socialité. En
revenant vers soi, l'État se révèle comme le véritable fondement
des sphères de la Sittlichkeit dont il est pourtant apparu, au
cours de l'exposé, comme le résultat, non pas au sens chrono-
logique mais conceptuel131. Sans nier la spécificité de celle-ci,
Hegel révoque la représentation libérale du rapport de la société
civile à l'État en tant qu'ordres distincts, se limitant mutuelle-
ment et relevant de droits distincts. La société civile, qui ne peut
être assimilée à un ordre marchand naturel, et qui comprend
d'ailleurs des appareils publics tels que les corporations, n'est
que l'« État extérieur », un aspect particulier de l'idée d'État
en son moment de scission. « Fin par soi immobile, absolue13* »
déjà contenue dans l'origine, l'État paraît alors en mesure d'abo-
lir les antagonismes de la société civile et l'impuissance d'une
philosophie limitée à énoncer un devoir-être abstrait, et par là
même d'abolir la politique. Grâce à Hegel, la philosophie poli-
tique se dévoile entièrement ; elle atteint la plénitude de son
concept en devenant « philosophie d'État », « science philoso-
phique de l'État 133 », instance théorique de rationalisation de
son action sous l'impulsion réformatrice de l'« état universel ».
L'État hégélien peut dès lors apparaître comme l'énigme résolue
de l'histoire : il intègre les acquis de la révolution tout en en
faisant l'économie et en la rendant impossible dans l'avenir134.
La difficulté est-elle pour autant résolue ou bien n'a-t-elle
été que déplacée? Comme on pouvait le redouter, l'antago-
nisme, objet d'une dénégation savamment orchestrée, reparaît
89
Philosophie et révolution
exactement là où il était attendu. Qu'est-ce qui empêche, en
effet, cet « état universel » de se transformer en une corpora-
tion comme les autres, attachée à défendre ses intérêts particu-
liers 136 ? Sa double soumission au contrôle du souverain et des
autres corporations, son inscription, en d'autres termes dans
le dispositif hiérarchisé des sphères de la Sittlichkeit ? Mais ce
n'est là qu'une solution formelle, qui, en distinguant le peuple
des autorités et des fonctionnaires, ne fait que reconduire les
conditions qui rendent possible la rechute dans les désordres de
la société civile. Nous touchons ici ce « point extrême des contra-
dictions », cette « collision, [ce] nœud, [ce] problème où en est
l'histoire et qu'elle devra résoudre dans les temps à venir 1 " ».
Le testament politique de Hegel, son article controversé sur le
Reforrn Bill anglais, condense de manière exemplaire l'aporie de
son auteur. Hegel resitue tout d'abord la question de la réforme
électorale dans le contexte social plus large de l'Angleterre.
L'effet de décentrement du politique produit par cette analyse
sans concession des antagonismes explosifs de la société britan-
nique est proprement saisissant. Le tableau de l'écrasement per-
manent de la paysannerie par des féodaux arrogants et intran-
sigeants, soutenus par un clergé corrompu, de l'oppression du
peuple irlandais affamé, victime d'une politique de conquête que
l'on pourrait qualifier de quasi génocidaire131, de la vénalité et du
clientélisme généralisés au sein du système représentatif, d'une
justice usurpée par l'aristocratie et qui fonctionne à son seul
profit, bref l'« énorme contraste [...] entre une richesse immense
et une pauvreté énorme13* », entre le caractère féodal des rap-
ports de domination et la prospérité commerciale et industrielle,
démolit de fond en comble l'imagerie de l'âge d'or du capitalisme
manchesterien. Face à ce chaos barbare, Hegel défend les prin-
cipes des « États civilisés du continent », les « idées de la liberté
réelle » c'est-à-dire, si l'on accepte de lire attentivement un texte
soumis à la double pression de la censure et de l'autocensure,
ceux de la Révolution française adaptés à l'esprit réformiste de
la monarchie constitutionnelle. Hegel prévient que toute mise
en œuvre de ces principes qui s'écarterait de la voie réformiste
risque de conduire à des convulsions révolutionnaires. Or, la
réforme électorale, tout en ne touchant pas en elle-même aux
intérêts de l'aristocratie, ouvrira inévitablement le Parlement à
des hommes porteurs de ces principes, lesquels ne peuvent, dans
le cadre des institutions anglaises (pouvoir monarchique affaibli,
assemblée représentative) que se tourner vers l'opposition, vers
l'agitation en direction de la « classe inférieure, de loin la plus
nombreuse en Angleterre, tout à fait ouverte à ce formalisme ».
90
I. Kant, Hegel ou l'ambiguïté des origines
c'est-à-dire à la version française des principes de liberté. Nous
voici arrivés « au point extrême des contradictions à l'intérieur
desquelles une nation se trouve entraînée lorsqu'elle s'est laissé
gagner par ces catégories formelles ». Par le jeu de ses effets
contradictoires et contre-intentionnels, conclut Hegel dans son
dernier écrit, la réforme électorale risque de devenir le préam-
bule de la révolution anglaise1**.
L'histoire n'est donc pas terminée. Contrairement à une
légende tenace, Hegel affirme noir sur blanc l'inverse : le « cours
de l'histoire universelle [...] progresse encore14* ». Il ne s'agit
pas là d'une affirmation isolée, tant il est vrai que, pour lui, « la
scission est la forme du monde moderne et de sa conscience141 ».
Tant la question du régime représentatif, nous l'avons vu, que
la question sociale, sont en suspens, témoignant de la finitude
propre à ce moment du parcours de l'Esprit. La marche en avant
de l'Idée ne s'arrête pas à la sphère du droit et de l'État, réalisa-
tion d'un Volksgeist particulier, qui correspond à la position de
l'Esprit objectif. L'Esprit la franchit quand il prend conscience de
ses limites inéluctables et atteint la position de l'Esprit absolu,
de l'art, de la religion et, au-dessus encore, de la phflosophie14*.
Dans ses sphères le mouvement de l'Esprit se déploie dans un
élément nouveau, qui dépasse la sphère du droit et de l'État,
donc aussi de la politique, tout en demeurant interne à l'histoire.
La philosophie ne peut se réduire à la science de l'État ou, si l'on
préfère, à la philosophie politique. En dépassant la sphère du
droit et de l'État, elle ouvre à une rationalité nouvelle mais, par
ce même mouvement, elle quitte aussi, après en avoir accompli
l'intégration, la rationalité de la politique.

91
Chapitre II
Spectres de la révolution.
Sur quelques thèmes heinéens

« Et la révolution se serait cachée derrière ses professeurs,


derrière leur vocabulaire pédantesque et obscur, dans leurs
périodes lourdes et ennuyeuses? Les hommes qui passèrent
à l'époque pour les représentants de la révolution, les
libéraux, n'étaient-ils pas les adversaires les plus acharnés
de cette philosophie qui jetait le trouble dans les esprits ?
Mais ce que ne virent ni les gouvernements, ni les libéraux,
un homme tout au moins le vit dès 1833.
Il est vrai qu'il s'appelait Heinrich Heine. »
F. Engels1

Hegel succombe au choléra en 1832, hanté par l'ombre d'une


nouvelle vague de révolutions projetée par la réforme électorale
anglaise et les contrecoups immédiats des journées parisiennes
de Juillet. La chouette de Minerve semble s'immobiliser, prise
dans les rets d'une lumière crépusculaire lourde de menaces. À
moins que ce ne soient là que les turbulences annonciatrices du
jour nouveau. Pour le disciple Heine* cette même année 1830
sera de celles qui inaugurent une époque nouvelle ; l'annonce
des événements de Juillet le tirera, cette fois définitivement,
de la rêverie et de la douce contemplation allemandes dans
lesquelles il avait tendance à se complaire. Hérault du nouvel
esprit, Heine ne peut désormais vivre (et mourir) qu'installé en
son épicentre : Paris, capitale non « de la France seule mais de
tout le monde civilisé » selon ses propres mots*, « capitale du
xixe siècle » comme le dira, plus près de nous, W. Benjamin.
L'éventualité d'une révolution anglaise, qu'il voit poindre,
comme son maître, dans l'agitation des classes laborieuses
en faveur du suffrage universel, ne l'effraie nullement : avant
même l'adoption du Reform Bill, il s'était arrangé pour passer,
93
Philosophie et révolution
dans ses Reisebilder, « en contrebande », selon une méthode
qu'il affectionne quand il s'agit de se faufiler entre les coups
de ciseaux des censeurs, de larges extraits de pamphlets de
« radicaux » anglais vis-à-vis desquels il ne dissimule pas sa
sympathie et dont il reprend l'essentiel de la vision historique4.
Quant à l'épidémie de choléra de 1832, non seulement il en sor-
tira indemne, malgré le risque délibérément assumé de rester à
Paris au moment le plus critique de l'épidémie, mais il en fera
la matière d'un récit à la fois épique et allégorique8, qui restitue
les aspects sombres et menaçants de la grande ville (la violence
des foules, l'omniprésence d'une mort massifiée et anonyme, la
remontée à la surface de la « lie » de la société...) comme toile
de fond où, par un jeu de contrastes, s'affirmera la puissance
de la « vie » collective.
Heine appartient à cette génération confrontée d'emblée aux
conséquences de la crise ouverte par la césure révolutionnaire,
génération pour qui le temps historique est déjà déréglé et qui
doit affronter une situation tout à fait inédite : le présent paraît
lui échapper car il s''avère déterminé par les succès et les échecs
de la révolution passée, et de ses effets dérivés - le jeu de la
contre-révolution et de l'impossible restauration. Heine ressent
d'autant plus les retombées de cette crise que, dans la foulée du
durcissement autoritaire de Karlsbad (1819), le retard politique
de l'Allemagne se confirme, bafouant tous les espoirs placés
dans une Prusse réformatrice. Mais, contrairement à d'autres,
il refusera de se faire des illusions quant au cours « normal »
des choses et se placera à contre-courant d'une époque hantée
par son passé révolutionnaire, avide d'harmonie, de pacification
sociale et de modérantisme politique.
Né dans cette Rhénanie irrémédiablement marquée par la
présence française, Heine grandit au son du tambour qui la
symbolise et dont le roulement accompagne victoires et défaites
de la cause de la liberté en Europe8. Héritier de celle de 1789,
il a voulu en incarner la reprise de juillet 1830 « qui a, pour
ainsi dire, fait éclater notre époque en deux moitiés1 ». Témoin
direct des nombreux soulèvementsjivi scandent le règne de
Louis-Philippe (1832, 1834, 1839), son effondrement physique
définitif en mai 1848, lors d'une visite au Louvre, semble annon-
cer l'écrasement des journées de juin. Enterré vivant dans son
tombeau-matelas, le poète fera consciemment de sa souffrance
et de sa déchéance corporelle l'allégorie de la défaite de l'éman-
cipation populaire, la forme ultime d'identification à ce qui fut
« la grande affaire de [sa] vie8 ».
Parmi les multiples figures qui composent ce personnage
94
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
complexe, celle qui nous retiendra au cours de ces pages
appartient toutefois à une période plus lumineuse. C'est celle
de l'installation à Paris, non pas en tant qu'émigré vaincu maiâ\
dans l'euphorie créée par la révolution de Juillet, au début d'un
exil annonçant une posture résolument offensive : œuvrer à
l'alliance politique et culturelle entre la France et l'Allemagne
comme condition nécessaire à la réussite d'une nouvelle vague
révolutionnaire européenne, plus ample et plus radicale que la
précédente, et qui ne saurait tarder. Du reste, l'expérience de.
ces années fastes, ces années Vormàrz, a sans doute beaucoup
compté dans la vigueur agressive qu'il a conservée jusqu'au
bout, confronté à la catastrophe politique et à sa propre déli-
quescence physique*.
Le Heine dont il sera question dans ces pages est donc avant
tout l'événement indissociablement poétique et théorique, car
la poésie de Heine est tout autant philosophique que ses essais,
même si elle l'est autrement, i.e. sur un mode spécifiquement
poétique, ce qui en fait tout autre chose que de la « poésie à
thèse » déjà en vogue à l'époque, notamment dans les milieux
de la Jeune Allemagne. Le Heine, donc, créateur d'une poésie
nouvelle, ou plutôt d'une poétique qui traverse tant l'œuvre en
prose que celle en vers, une poétique dialectique et critique dans
sa forme même, qui ouvre la langue et la lyrique allemandes
au monde de la grande ville et de son éclat éphémère, celui
de la foule anonyme et de l'amour vénal, du vocabulaire tri-
vial, de l'ironie subversive ; une poétique qui, vingt ans avant
Baudelaire, capte la modernité et la fonde esthétiquement, tout
en invoquant les thèmes fondateurs du romantisme, sur le mode
spécifiquement heinéen de la « dernière fois » : pour les congé-
dier définitivement en tant que clichés historisants - mais non
sans une certaine tendresse, non sans recueillir la promesse
dont ils étaient porteurs.
Mais ce Heine pionnier de la modernité ne devient vraiment
intelligible que pour autant que le Heine disciple de Hegel, initia-
teur d'une lecture non seulement « progressiste" » mais, comme
Engels et Lukacs11 l'avaient déjà souligné, explicitement révo-
lutionnaire de la philosophie hégélienne, est mis en lumière.
Malgré le caractère de « philosophie populaire » de son exposé,
cet hégélianisme révolutionnaire de Heine, souvent mentionné et
cependant rarement étudié, fournit le véritable point de départ
de la gauche hégélienne. Il est coextensif à sa poétique : si les
catégories hégéliennes, tout particulièrement celles fondatrices
de la philosophie de l'histoire, sont appelées à comparaître,
c'est non pas, comme le voudrait une sagesse convenue, pour
95
Philosophie et révolution
s'incliner devant un nouveau système, ni même pour y distin-
guer ce qui relèverait du « système » (périmé et conservateur)
ou de la « méthode » (actuelle et révolutionnaire)", mais, bien
plus radicalement, sur le mode heinéen de la « dernière fois » :
adieu et préservation de leur contenu de vérité, reconnaissance
de l'irréversibilité de leur crise et annonce d'un cycle nouveau
de la pensée et de l'histoire allemandes.
Le texte-manifeste de Heine précède l'ouvrage de D. F.
StrauB La Vie de Jésus1*, quasi unanimement considéré pour-
tant comme le point de départ de la gauche hégélienne, et qui
récapitule lui-même plus d'une décennie de controverses autour
des questions religieuses en tant que principes de légitimation
de l'État germano-chrétien de la Restauration, donc en tant
que passage obligé pour toute remise en question de celui-ci.
Mais, surtout, Heine « double » StrauB, en opposant à la veine
théologico-critique proprement allemande représentée par ce
dernier tout un parcours qui récupère, certes, l'acquis de la cri-
tique de la religion par l'idéalisme classique, mais le rapproche
de l'esprit français, i.e. de l'héritage de 1789-93. Au lieu d'une
exégèse des Saintes Écritures, l'exilé Heine rompt enfin avec
les règles de l'accommodement et de l'autocensure ; il explicite
les enjeux/directement politiques de la philosophie allemande,
rendant ainsi inutiles et même régressifs les « détours par la
religion ». Il reformule le projet de l'alliance politico-intellec-
tuelle de part et d'autre du Rhin dans les conditions politiques
et théoriques nouvelles posées par la révolution de Juillet et le
destin posthume de la doctrine hégélienne.
Romantique en rupture de ban, étudiant de Hegel ayant ren-
contré personnellement à la fois Goethe et Marx, flâneur parisien
et tambour de la démocratie révolutionnaire allemande, dandy
maniant l'ironie et pourtant poète populaire, par son public et,
surtout, par la matière même de sa poésie, Heine est tout cela
à la fois : un événement placé au croisement de l'onde révolu-
tionnaire universaliste et d'une tradition culturelle nationale,
un tournant décisif, constitutivement franco-allemand, dans la
réflexion autocritique de la révolution.

1. La flânerie comme exercice dialectique

« Je suis l'enfant de la Révolution », s'exclame Heine à la nou-


velle des événements de Juillet, « et je saisis à nouveau les armes
invulnérables, sur lesquelles ma mère a prononcé sa bénédic-
tion magique14 ». Et c'est sans doute à bon droit qu'il peut se
réclamer d'une telle filiation car, pour rester dans le registre de
96
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
ce roman familial auquel il aime particulièrement recourir, la
révolution n'apparaît pas simplement la mère nourricière, qui
alimente les images fusionnelles et les fidélités indéfectibles. Elle
désigne aussi la scène originelle où se joue le meurtre du père,
de la figure paternelle du pouvoir, qu'évoquent les thèmes de
la décapitation symbolique/réelle du monarque et de la dialec-
tique du bourreau et du despote ; scène enfouie mais sur laquelle
la société bourgeoise ne cesse de buter. Scène destinée à être
rejouée précisément parce que cette société cherche à l'enfouir
et s'aveugle sur les symptômes qui en manifestent le contenu
conflictuel. Fonctionnant par dénégation, la société bourgeoise
post-révolutionnaire vue par Heine se caractérise par l'amnésie,
-qui lui permet de vivre dans un présent perpétuel, dépourvu de
profondeur historique : « La société des puissants croit réelle-
ment à la durée éternelle de son pouvoir, alors même que les
annales de l'histoire universelle, le "Méné-Tekel" flamboyant des
feuilles quotidiennes et la grande voix du peuple dans la rue leur
prodiguent des avertissements1'. »
Même lorsque les avertissements ne peuvent plus être ignorés
et que la crainte refait surface, la dénégation n'en continue pas
moins d'agir : elle devient fausse sagesse qui projette la croyance
des dominants sur leurs adversaires. Ceux-là se persuadent
eux-mêmes qu'ils peuvent facilement « tromper » ceux qu'ils
dominent, alors qu'ils ne font en réalité que redoubler leur propre
aveuglement, hâtant ainsi l'issue qu'ils cherchaient justement à
éviter. Louis-Philippe tente par exemple de faire croire que la for-
tification de Paris vise à le défendre contre une éventuelle attaque
de la Sainte-Alliance mais chacun comprend que le roi ment et
qu'il cherche à se protéger de l'ennemi intérieur, d'une nouvelle
insurrection du peuple parisien. L'erreur de Louis-Philippe n'a
rien de fortuit ; s'il ment au peuple et s'obstine dans ce mensonge,
ce n'est là que l'effet d'un mécanisme plus profond : l'« oubli »,
c'est-à-dire la dénégation, du fait que son propre pouvoir est issu
des barricades, qu'il n'est en d'autres termes que le produit de la
confiscation de la victoire populaire de Juillet". Entre l'hypocrisie
du pouvoir et un peuple conscient d'être trompé, l'engrenage qui
se met dès lors en place donne au dénouement révolutionnaire
une allure de « fatalité » : « C'est toujours cette fatalité qui perd
les gens avisés : ils croient être plus habiles que tout un peuple,
et pourtant l'expérience a montré que les masses ont toujours un
jugement fort juste et devinent très bien, sinon les plans, du moins
les intentions de leurs maîtres". »
En annonçant la fin du régime orléaniste, Heine tombe-t-il
dans le piège tendu par la posture prophétique de sa propre
97
Philosophie et révolution
écriture, prenant ainsi d'une certaine manière au mot le dis-
cours alarmiste du pouvoir1'? Disons plutôt qu'il emprunte à
l'événement en question, et aux discours qui l'encadrent, cer-
tains éléments qui lui permettent de développer une thématique
profondément ancrée : déchiffrer dans l'image enchantée que la
société bourgeoise projette sur elle-même les signes annoncia-
teurs dé sa fin. Et l'apparition d'un nom nouveau, celui de com-
munisme, en est précisément un, décisif et, en un certain sens,
irréversible. Nous y reviendrons plus longuement1', mais notons
dès maintenant qu'il s'insère dans une séquence narrative, qui
forme l'objet de la chronique du 11 décembre 1841 et se pré-
sente comme une flânerie en forme de syllogisme logique à trois
temps. Le recours à l'armature dialectique, mais un recours
fortement empreint de distanciation ironique, nous permet alors
d'accéder à la signification ultime de cette réflexion sur l'his-
toire. J.-P. Lefebvre a déjà montré*0 comment un syllogisme dia-
lectique détourné servait à organiser la structure d'une œuvre
poétique tardive, le Romancero. Il en conclut, fort justement,
que, par cette décomposition, sur un mode sceptique et sati-
rique, d'une vision optimiste (donc, selon Heine, hégélienne) du
cours de l'histoire, Heine se révèle comme « le poète des temps
de crise », le Romancero fournissant « l'exposé de cette crise du
lyrisme moderne »". Je voudrais montrer dans ce qui suit que ce
même type de syllogisme structure d'autres textes de Heine, qui
sont en prose et, surtout, qui précèdent l'expérience de la défaite
des révolutions de 1848. Pour le dire autrement, la remise en
question de Hegel précède le tournant de 1848 : l'écriture de
Heine est tout entière traversée par la crise insurmontable de
la philosophie de l'histoire.
Voyons à présent comment opère concrètement cette
déconstruction du récit dialectique canonique. Premier moment,
le « flâneur ordinaire » face à l'universalité abstraite, extérieure
encore à sa conscience : « un flâneur ordinaire, qui n'est pas
grand politique et ne se soucie guère de la nuance Dufaure ou
Passy, mais d'autant plus de la mine du peuple dans les rues,
un flâneur de ce genre ne peut se défendre de la conviction
certaine que le jour n'est pas éloigné où toute la comédie bour-
geoise, avec ses héros et ses comparses de la scène parlemen-
taire, prendra une fin terrible au milieu des sifflements et des
huées, et qu'on jouera ensuite un épilogue intitulé le Règne des
communistes:** ». Confrontée au théâtre de l'histoire, lui-même
ravalé au rang d'un spectacle comique, la conscience ordinaire
en tire un sombre pressentiment de finitude auquel elle cherche
immédiatement à échapper : « Les derniers procès politiques
98
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
pourraient dessiller les yeux à bien des personnes, mais l'aveu-
glement est trop agréable. Aussi personne ne veut-il se voir rap-
peler les dangers du lendemain, dont l'idée lui gâterait la douce
jouissance du présent1*. » Momentanément délaissée au profit
du piètre et inquiétant spectacle de la politique, la marchandise
réclame à nouveau ses droits, sûre de la victoire.
Deuxième moment donc : la particularité ou l'échappée du
flâneur en proie à la tristesse vers la promesse de bonheur,
l'éternel présent de la fantasmagorie marchande : « Mais lais-
sons ce triste thème, et retournons aux objets plus sereins expo-
sés derrière les glaces des magasins le long de la rue Vivienne
et des boulevards. Cela scintille, rit et enchante ! C'est une vie
' animée, exprimée dans de l'or, de l'argent, du bronze et des
pierreries, dans toute sorte de forme, surtout dans les formes du
temps de la Renaissance, dont l'imitation est dans ce moment-
là la forme régnante14. » Las ! la sérénité fantasmagorique ne
dure que l'éclat d'un instant. Pensant s'évader hors de l'his-
toire, le flâneur s'y trouve bien vite ramené ; à la tragicomédie
de la politique succède à présent la citation du passé dans la
mode, le pouvoir mimétique logé au cœur même du monde de
la marchandise.
Le flâneur (le « je » narratif) est confronté à un nouveau pro-
blème : comment expliquer ce bond dans un passé lui-même
tourné vers un autre passé, plus lointain encore ? « D'où vient
cet engouement pour le temps de la Renaissance, qu'on serait
en droit d'appeler le temps de la résurrection, le temps où
le monde antique sort du tombeau, avec tous ses splendides
enchantements, dont il voulait embellir les dernières heures
du Moyen Âge? Notre époque actuelle se sent-elle de l'affinité
avec cette autre période qui, languissant comme nous après
une nouvelle boisson vivifiante, chercha dans le passé une fon-
taine de Jouvence ? Je ne sais**. » En réalité, cette résurrection
d'images archaïques se révèle très vite elle aussi profondément
ambiguë et instable, exhibant à la fois des images de souhait et
des signes annonciateurs de mort entre lesquels, du point de vue
du présent, la réconciliation s'avère impossible : « le temps de
François Ier et de ses contemporains du même goût exerce sur
notre cœur un charme presque effrayant, comme le souvenir
d'une vie secrète que nous aurions traversée en songe1* ».
La fascination se révèle liée à une sensation de perte qui
accuse le décalage avec le présent moderne, dépourvu de
« magie », de « hardiesse » et d'« originalité » ; un présent
réduit à évoquer les éléments du passé dans le registre de l'imi-
tation, que ce soit celle, déjà mentionnée, du pastiche mercantile
99
Philosophie et révolution
ou celle, académique et sèche, de l'art néoclassique d'un David :
« il y a quelque chose de magique, de mystérieusement original,
dans la manière dont cette époque a su travailler et absorber
en elle l'antiquité retrouvée. Là, nous ne voyons pas, comme
dans l'école de David, une imitation sèche et'académique de la
plastique grecque, mais une coulante et harmonieuse identifica-
tion du génie antique avec le spiritualisme chrétien. Les formes
de l'art et de la vie, qui ont dû leur existence aventureuse à
l'union de ces deux éléments tout à fait hétérogènes, portent
l'empreinte d'un esprit si mélancolique et si doux, d'un baiser
de réconciliation si rêveur et si ironique, d'une volupté si élé-
gante et d'une joie si funèbre et si sinistre, que nous en sommes
saisis de frissons et subjugués, nous ne savons comment21 ». Le
prix à payer pour le repli particulariste dans l'enchantement de
la marchandise équivaut à une expérience de perte, celle de la
belle totalité de l'œuvre d'art et de son aura, et à une nouvelle
scission de la conscience, qui plonge le flâneur dans le désarroi.
Sa tentative d'échapper à l'histoire s'est transformée en rapport
obsessionnel au passé, placé sous le signe de la répétition et de
la dégradation.
Après ce nouvel échec, la pérégrination du flâneur sur le
pavé des Grands Boulevards ne peut que se poursuivre, débou-
chant sur le troisième moment du syllogisme, la singularité. La
conscience se débarrasse de ses vieilles peaux, qu'elle aban-
donne à d'autres acteurs, pour entreprendre le retour auprès
de soi. Ce cheminement l'a conduit d'ailleurs sur le boulevard
Montmartre, à proximité immédiate du domicile de Heine, après
avoir débuté dans un lieu non précisé (moment de l'universa-
lité abstraite), et s'être poursuivie le long des vitrines de la
rue Vivienne (moment de la particularité). Le « vrai flâneur »,
ultime rôle endossé par le narrateur qui passe ici du « je » au
« nous » narratif, peut entrer en.scène et c'est, comme à l'ac-
coutumée", une marchandise bien particulière qui captera son
regard : « de même que nous abandonnons pour aujourd'hui la
politique aux hâbleurs de profession, de même nous abandon-
nons aux historiographes patentés l'examen spécial de la ques-
tion jusqu'à quel point notre temps est analogue au temps de la
Renaissance ; et en vrais flâneurs, nous nous arrêterons sur le
boulevard Montmartre devant une estampe que MM. Goupil et
Rittner y ont exposée et qui attire tous les regards1* ». Il s'agit
d'une reproduction des Pêcheurs, un tableau de Louis Robert.
Avant même d'aborder son contenu, l'importance toute parti-
culière de l'objet aux yeux de Heine ne doit pas nous échapper. Le
peintre en question, tout particulièrement le tableau avec lequel
100
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
les Pêcheurs forment un couple contradictoire, les Moissonneurs
(également reproduit en gravure), ont déjà fait l'objet d'un long
compte rendu dans le Salon de 183130. Ils figurent donc parmi
ces toutes premières images que Heine s'empressa de voir dès
son arrivée à Paris, et qui incarneront pour toujours à ses yeux
l'esprit de ces journées de Juillet. C'est sans doute quelque chose
de cet esprit qu'il retrouve dans les reproductions gravées de
ces images, le décalage, fortement souligné par Heine, entre
l'original et sa copie servant en quelque sorte à rééquilibrer,
par inversion", le décalage de qualité entre les tableaux, la gra-
vure la plus réussie correspondant au tableau qui l'est le moins
et vice versa. Quoique relevant de la sphère de la « reproduc-
t i o n de masse3* », ces gravures, éditées par un pionnier de la
transformation capitaliste de ce secteur, sont entourées d'une
aura particulière : telles des icônes, elles ont orné les murs des
domiciles successifs de Heine jusqu'à sa mort33, ce qui dissipe
les derniers doutes quant à la portée autobiographique de cette
phénoménologie du flâneur.
La comparaison des deux textes consacrés à Robert, qu'un
intervalle de dix ans sépare, livre les raisons de cette fascination
maintenue. Dans les deux cas, la question qui sert de point de
départ au commentaire heinéen est la même, à savoir comment
situer Robert par rapport à l'opposition traditionnelle peinture
d'histoire/peinture de genre ; mais les réponses sont rigoureu-
sement inverses. Dans le Salon de 1831, Heine constate tout
d'abord que l'opposition elle-même est historiquement dépassée,
les deux termes n'étant plus que la caricature de ce qu'ils furent
dans le passé, unifiés en une imagerie d'évasion, aux références
catholico-médiévales pour la peinture d'histoire, à la recherche
d'un pittoresque de pacotille, bucolico-folklorique, pour la pein-
ture de genre. Or, toujours selon Heine, Robert dépasse concrè-
tement cette opposition caduque en créant une totalité supé-
rieure, au sein de laquelle des éléments issus des deux traditions
se trouvent réconciliés. La réussite de ces tableaux, exemplifiée
par les Moissonneurs, consiste précisément en ce qu'ils pro-
posent à la fois une « représentation de l'histoire du monde » et
une « reproduction de la vie du peuple » M . Ils tendent l'image
d'une humanité réconciliée, où l'opposition de l'esprit et de la
matière, de l'âme et du corps, est abolie : une humanité saint-
simonienne, qui a retrouvé sa pureté originelle et s'élève elle-
même à la place de la divinité.
L'image qui arrête le regard du flâneur expérimenté de
1841 est tout autre : si les Moissonneurs sont évoqués, c'est
uniquement pour faire ressortir par contraste la signification
101
Philosophie et révolution
des Pêcheurs : « autant le premier tableau nous égaie et nous
ravit, autant ce dernier nous remplit de courroux révolution-
naire : là, Robert a peint le bonheur de l'humanité, ici la misère
du peuple3* ». Exit Saint-Simon, place à Buonarotti, « l'auda-
cieux Titan, le fougueux dieu-tonnant du Jugement dernier »,
que Robert « adorait et idolâtrait »**. Évoquer en 1841 le nom
de Buonarotti est loin d'être innocent : la publication de son
ouvrage sur la conjuration babouviste (1828) a inauguré un
véritable changement de période" et permis de renouer les fils
de la continuité historique du mouvement révolutionnaire. Par
sa contribution centrale à la diffusion de l'héritage de Babeuf,
Buonarotti est au cœur de la réapparition du communisme sur
la scène publique dans les années 1840. Sa substitution à Saint-
Simon parmi les références du peintre Robert sert ainsi à signa-
ler le passage d'une vision d'harmonisation et de réconciliation
à une logique de l'antagonisme, plus adéquate à la situation
nouvelle.
Aussitôt esquissée, la réconciliation que cette troisième étape
semblait promettre se dérobe aux yeux du flâneur et disparaît
tel un mirage après un bref miroitement. Mais la réaffirmation
du primat de l'antagonisme s'obtient au prix d'un déchirement
tragique. Ce n'est plus la réussite mais l'échec de Robert qui est
à présent exemplaire, car cet élan révolutionnaire a indissolu-
blement partie liée avec la mort. La belle totalité des lendemains
de la révolution de 1830 s'est désagrégée et l'on s'aperçoit que
« c'est seulement par la couleur que tout ce qui était disparate
fut harmonisé et que ce tableau a reçu une apparence d'unité" ».
Apparence seulement : les tableaux de Robert sont « les vestiges
d'une lutte pénible avec le sujet donné qu'il n'a pu dompter que
par les efforts les plus désespérés ». Et cette lutte s'est soldée
par une défaite, que son suicide n'a fait qu'avaliser" : « la véri-
table raison de sa mort fut l'amer dépit du peintre de genre sou-
pirant en vain après le bonheur de faire de la grande peinture
d'histoire. Léopold Robert mourut d'une lacune dans ses forces
d'exécution40 ».
Si Heine propose sa propre interprétation du suicide du
peintre, c'est pour signifier que l'impuissance de Robert n'est
pas simplement artistique, ni seulement individuelle; c'est celle
d'une époque qui vit le présent prosaïque de la société bour-
geoise en rêvant d'Histoire inspirée par les glorieuses figures du
passé. Ce rêve menace toutefois en permanence de tourner au
cauchemar. Arrivé au terme de son périple, le flâneur constate
qu'il est allé d'échec en échec et d'une promesse non tenue à une
autre. Sa pérégrination s'est transformée en chemin de croix
102
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
sans rédemption possible, la tentative de sortir de l'histoire en
s u c c e s s i o n de ratés au proche voisinage de la mort.

2 Philosophie de l'histoire : précis de décomposition

La phénoménologie du flâneur, et sa dialectique avortée, four-


nissent le modèle de la reprise, ironique et distanciée, du syllo-
gisme hégélien qui marque l'écriture de Heine, tant par son éla-
boration thématique que dans sa structure formelle : la longue
et rigoureuse organisation du matériau, « cycles » poétiques,
mais aussi blocs de chroniques, articles et autres fragments.
S'il est vrai que la beauté particulière de tant de poèmes de
Baudelaire vient de la sensation que leurs premiers vers « émer-
gent de l'abîme41 », il faudrait dire que celle des pages de Heine
consiste en ce que leurs derniers vers semblent y plonger. Ainsi
fonctionne le fameux « effet Heine42 » : d'abord le lyrisme, les
images gratifiantes qui miroitent aux yeux du lecteur, les pro-
messes de satisfaction entrevues, puis, soudainement, sous
l'effet de l'intrusion, du « collage » faudrait-il dire, d'un jeu de
mots, d'une formule triviale, d'une banalité, la fausse harmonie
du lyrisme éclate et c'est la « chute », la déception, l'angoisse.
Mais non pas le surplace ; par cet échec même, une avancée a
eu lieu : un regard nouveau, désenchanté et en même temps
plus actif, une attitude en rupture avec tout ce qui assoupit à la
fois les sens et l'intelligence. Au fond, l'« effet Heine », trans-
cription de l'expérience du choc de la vie moderne dans l'écri-
ture même, n'est pas autre chose qu'un moyen de se défaire de
formes poétiques et narratives (et donc de formes sociales tout
court) dépassées, qui ne sont convoquées une dernière fois que
pour être définitivement congédiées par l'auteur, mais aussi par
un lecteur directement interpellé, bousculé, contraint d'adopter
une attitude active.
L'histoire forme la matière même de la poésie de Heine, et ce
même là où elle n'apparaît pas en tant que telle : dans l'ambi-
valence du sentiment amoureux, qui signe la fin de la mièvrerie
sentimentale et maladive à la Werther, dans le regard « citadin »
porté sur la nature, désormais une toile de fond où se projette
le monde intérieur du poète, transparaît cette même expérience
de l'être et du temps introduite par les figures du flâneur et de
l'allégoricien. Autant dire que la poésie de Heine communique
directement avec sa réflexion sur l'histoire et sur la politique : si
la poésie fournit l'exposé de la crise du lyrisme moderne, il nous
faut alors rechercher son nécessaire complément, à savoir l'ex-
posé de la crise du « récit des récits », i.e. de la philosophie de
103
Philosophie et révolution
l'histoire. On ne s'étonnera guère de ne le trouver que dans un
état fragmentaire, à la fois manquant et omniprésent, disséminé
dans l'œuvre poétique, marquant de son empreinte l'organisa-
tion même du matériau ou surgissant au détour de considéra-
tions sur l'art, l'actualité ou la philosophie. Heine ne se propose
pas de rétablir le lien entre les « faits » et le récit qui en livrerait
le Sens, il ne s'adonne pas dans une tentative de plus de faire la
navette entre les bords du doublet empirico-transcendantal", il
ne tente pas, en d'autres termes, de construire, même à l'état
pratique, une « autre » philosophie de l'histoire. Il nous en livre
plutôt un tableau clinique, comme d'un organisme déjà travaillé
par la mort : un précis de décomposition, qui annonce pourtant
l'émergence de formes de vie nouvelles.

Révolution politique, révolution sociale

Nous commençons déjà à comprendre la logique paradoxale


qui gouverne l'événement révolutionnaire, logique de la contre-
intentionnalité, de l'imprévisible, et qui pourtant n'est pas celle
de la pure contingence car elle croise une certaine objectivité
du processus historique. D'emblée, ce sont les catégories hégé-
liennes qui paraissent en mesure d'en rendre compte ; la défini-
tion de la révolution, ou plutôt de son « idée fondamentale », la
définition donc de la révolution selon son concept, reprend les
grandes lignes du récit philosophico-historique, en lui ajoutant
une métaphore organiciste : « quand la culture intellectuelle
d'un peuple et les mœurs et les besoins qui en sont le résultat, ne
sont plus en harmonie avec les vieilles institutions politiques, il
s'élève contre ces dernières un combat de nécessité qui amène le
changement de ces institutions et qu'on appelle révolution. Tant
que la révolution ne s'est pas accomplie, tant que cette trans-
formation des institutions ne s'accorde pas entièrement avec la
culture intellectuelle du peuple, avec ses mœurs et ses besoins,
la maladie du corps social n'est pas complètement guérie, et
le peuple en proie à cette surexcitation pourra bien tomber de
temps à autre dans le calme flasque de l'abattement ; mais bien-
tôt relevé par des accès de fièvre, il arrachera de ses plaies les
bandages les plus fortement noués et la charpie étendue par les
mains les plus amies ; il jettera par la fenêtre les gardiens au
cœur le plus noble, et se roulera çà et là, souffrant et mal à l'aise,
jusqu'à ce qu'il se trouve enfin placé de lui-même au milieu des
institutions qui lui conviennent le plus44 ».
La révolution dépend ainsi de causes objectives : le décalage
entre, d'une part, l'état de la Sittlichkeit (culture intellectuelle,
104
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
mœurs et besoins), que Heine désigne également d'état « social »,
ou encore d'expression de la « vie du peuple »4*, et, de l'autre,
les institutions politiques, dépassées et ossifiées. Quand une
révolution éclate, elle obéit à une nécessité elle aussi objective
- combler ce décalage - , elle est inéluctable - autant qu'une
crise dans le cours d'une maladie - , et elle se poursuit tout
aussi nécessairement jusqu'à la « guérison » (ou la mort?), en
d'autres termes, jusqu'à l'instauration de rapports d'adéqua-
tion entre institutions politiques et Sittlichkeit (ou état social).
Heine insiste : rien ne saurait arrêter le processus révolution-
naire, sinon de manière provisoire, avant que cette étape ne
soit atteinte, et surtout pas les entraves mises à la poursuite
-de l'action populaire, même lorsqu'elles relèvent d'un paterna-
lisme bienveillant. Une révolution n'atteint sa fin (dans les deux
sens du terme) qu'au moment où le peuple arrache « de lui-
même » les institutions qui conviennent (et qui lui conviennent) :
la liberté se conquiert, elle ne s'octroie pas. Sa progression
s'inscrit dans une histoire évolutive, elle en exhibe le contenu
de vérité, la rationalité immanente. Telle est, dans ses grandes
lignes, la conception heinéenne de la révolution au moment où
il est question d'entamer l'écriture d'un ouvrage consacré à la
Révolution française, projet qui tournera court, notamment à
cause des rebondissements du présent : l'épidémie de choléra
fait irruption dans cette sixième chronique française et lui donne
un tour imprévu.
Une première conclusion d'importance se dégage de la défi-
nition qui précède : du fait du décalage entre le social et le poli-
tique qui en est à l'origine, il s'ensuit qu'une révolution, ou, plus
exactement, une révolution conforme à son concept, est une
Sittenrévolution, une révolution dans la sphère de la moralité
objective, une révolution sociale. En ce sens, et contrairement à
ce que Hegel en a dit4*, la Révolution française s'est bien hissée
au niveau de son concept, elle n'est pas une révolution sans
Réforme, cantonnée dans l'abstraction du libéralisme : « ici [en
France] nous nous trouvons sur un sol où la souveraine absolue,
la révolution, a exercé depuis cinquante ans sa domination arbi-
traire, arrachant ici, épargnant ailleurs, mais ébranlant partout
les fondements de la vie sociale41 ».
Le contraste est net avec l'Angleterre, qui a également connu
une révolution, mais une révolution inaccomplie, inachevée tant
politiquement que socialement : « il n'y a pas eu de révolution
sociale en Angleterre, l'édifice des institutions civiles et poli-
tiques est resté debout, la domination des castes et de l'esprit de
corporation s'y est maintenue jusqu'à aujourd'hui, et, quoique
105
Philosophie et révolution
saturée par la lumière et la chaleur de la civilisation moderne,
l'Angleterre demeure en état de Moyen Âge, c'est-à-dire de
Moyen Âge fashionable. [...] La réformation religieuse n'est
accomplie qu'à moitié en Angleterre [...] et la réformation poli-
tique n'a pas mieux tourné48 ». En France, au contraire, grâce à
« nos prédicateurs montagnards plus modernes, qui, de la hau-
teur de la Convention, à Paris, annoncèrent un évangile tricolore
[...], non seulement la forme de l'État, mais toute la vie sociale
devaient être non pas replâtrées, mais refaites à neuf avec des
fondements neufs ou régénérés48 ». La question à résoudre n'est
donc pas, nous y reviendrons, le caractère, « social » ou pas, de
la Révolution française, mais son inachèvement qui a permis jus-
tement de disjoindre le social du politique. Le contemporain (et
bon lecteur) de Heine Buchner dressera de son côté un constat
assez semblable lorsqu'il place dans la bouche de Robespierre
le propos célèbre de Saint-Just : « la révolution sociale n'est pas
achevée ; celui qui arrête une révolution à moitié chemin creuse
sa propre tombe" ».
Cette divergence d'appréciation rejaillit sur l'analyse de la
période historique à la fois pré et post-révolutionnaire : si Heine
reprend de Hegel, avec insistance et à plusieurs reprises, l'idée
d'une séquence unique qui relierait Réforme/guerre des Paysans/
Lumières/Révolution française, le contenu proprement religieux
du premier moment ne l'intéresse guère. La vision heinéenne de
la Réforme est, nous le verrons, entièrement sécularisée, indiffé-
rente au destin de « l'intériorité », subordonnée aux enjeux poli-
tiques que son émergence soulève. De manière comparable, là
où Hegel, tout en approuvant la mission libératrice des Lumières
françaises, met l'accent sur leur abstraction et leur unilatéra-
lité, qu'il attribue à leur scission d'avec le sentiment national/
religieux, Heine voit dans ces mêmes Lumières le modèle d'une
véritable réforme intellectuelle et morale, profondément enraci-
née dans la vie populaire et nationale, et dont l'incidence sur le
caractère même de l'événement révolutionnaire fut aussi déci-
sive que bénéfique. Se trouvent ainsi rejetés non seulement, cela
va de soi, le leitmotiv réactionnaire classique (notamment dans
sa version allemande : « c'est la faute à Voltaire, c'est la faute à
Luther ») mais également, et là Hegel est visé, tout ce qui pour-
rait déprécier la voie française, la seule à s'être mesurée à la
pratique, par rapport à la voie allemande.
C'est le même refus de minimiser l'ampleur du retard alle-
mand qui conduira Heine, après le vote du Reform Bill, à une
vision plus nuancée de l'Angleterre, malgré l'aversion qu'elle
continue à lui inspirer et, surtout, malgré la haine toujours
106
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
intacte qu'il voue à son archaïsme aristocratique. Certes, l'angle
d'attaque n'a dans l'ensemble guère varié : la liberté anglaise
est comprise comme une exaltation du particularisme et du tra-
ditionalisme, au parfum aristocratique et féodal trop prononcé,
très en deçà de la visée universelle irréversiblement portée par
la Révolution française". Mais le poète reconnaît à la noblesse
anglaise, dont il souligne la force demeurée intacte depuis
l'époque féodale, le mérite d'avoir su s'allier avec le peuple, pour
la conquête de cette « liberté civile », soigneusement distinguée
de « l'égalité civile », qui est à présent un acquis solidement
établi.
Cette liberté disjointe de l'égalité (toujours au niveau « civil »),
quoique dépourvue de l'ambition universelle des Français,
emporte toutefois des conséquences considérables en ce qu'elle
facilite l'action politique publique et donne au peuple anglais
ce caractère pratique qui tranche avec la passivité et l'inhibi-
tion - la fameuse « prudence », mixte de censure et d'autocen-
sure - des Allemands, intellectuels compris™. « Beaucoup de
penseurs allemands sont descendus dans la tombe sans avoir
exprimé leur opinion personnelle sur une grande question »,
note amèrement Heine. Et même lorsqu'ils ont osé, leurs idées,
« molles comme le cerveau qui les a produites », ont beau leur
coûter le cachot, elles demeurent inutilisables et, de fait, super-
flues*3. En Allemagne, même l'embastillement des intellectuels a
quelque chose de parodique ! Pour le dire autrement, la critique
du libéralisme à l'anglaise, et la compréhension de ses limites,
qui coïncident avec les inégalités de classe64, ne sauraient en
aucun cas se transformer en justification, même indirecte, de la
misère politique allemande et de l'anachronisme absolutiste.
Il est vrai que dans les textes heinéens postérieurs, la thé-
matique de la révolution sociale semble se distinguer davan-
tage, voire même s'opposer à celle de la révolution politique.
Ce sont à présent les antagonismes internes à la sphère de
la Sittlichkeit, les luttes de classes, qui occupent le devant de
la scène, ce qui relativise la question du régime politique. Le
terme « social » acquiert, aussi bien dans le discours de Heine
que dans le vocabulaire politique des années 1840, une autre
consistance, redevable aussi bien à l'impact des théories socia-
listes et du mouvement ouvrier, à forte orientation antipoli-
tique, que, dans un sens opposé, à l'affirmation (en France, par
exemple, autour du journal Le National) d'un courant répu-
blicain modéré, soucieux de ne pas trop bouleverser l'ordre
social. C'est le mouvement des choses qui paraît donc aller
dans le sens d'une séparation croissante du « social » et du
107
Philosophie et révolution
« politique », concomitante à une redéfinition interne des deux
termes de l'alternative.
Cette évolution est ponctuée par des événements marquants,
tel le soulèvement avorté des chartistes de l'été 1842. Heine y
réagira par un emportement d'anglophilie - exceptionnel chez
lui - et ira même jusqu'à faire de ce pays le foyer d'une future
révolution sociale, idée déjà développée en Allemagne, un an
auparavant, par Moses Hess dans la Triarchie européenne". Il
considère de surcroît qu'une éventuelle « alliance [des char-
tistes] avec les travailleurs mécontents est peut-être l'événement
le plus important de l'époque actuelle" ». Heine appelle en effet à
effectuer une lecture... allégorique du programme chartiste pour
déchiffrer derrière le schibboleth des revendications purement
politiques un contenu social", à l'état latent certes, mais dont le
« développement conséquent » conduirait « sinon à la commu-
nauté des biens, au moins à l'ébranlement de l'ancienne idée de
propriété, cette colonne fondamentale de la société actuelle ».
A l'horizon anglais se profile alors la possibilité d'« une révolu-
tion sociale, en comparaison de laquelle la Révolution française
paraîtrait on ne peut plus bénigne et modeste" ». C'est peut-être
le seul moment où Heine laisse entendre qu'au niveau de son
développement historique l'Angleterre pourrait se trouver en
avance sur la France, ou du moins sur le moment représenté par
1789". Quelques mois tard, d'autres correspondances, émanant
cette fois d'un jeune publiciste allemand installé en Angleterre,
un certain F. Engels", donneront à cette argumentation un déve-
loppement considérable et durciront le trait antipolitique.
Certes, une certaine forme d'antipolitisme est également
repérable chez Heine et représente même une constante de sa
pensée. En témoigne notamment un texte de 1832 « sur le prin-
cipe démocratique" », qui révèle clairement la reprise d'une
position hégélienne fondamentale : primat du principe sociopo-
litique, toujours défini par sa double référence à la démocratie
et à la révolution, sur la question de la forme de gouvernement.
De là découle la critique d'un certain républicanisme, y com-
pris sur le terrain strictement politique et antiféodal. Comme
Hegel, et en se référant souvent aux mêmes cas de figure, Heine
considère que la forme républicaine peut s'avérer un leurre
(exemple : les cités oligarchiques de l'Italie), qu'une avancée
vers un régime représentatif n'est pas forcément synonyme de
progrès (quand ce sont des assemblées dominées par l'aristo-
cratie qui l'obtiennent), et que la monarchie constitutionnelle
peut faire avancer la tâche fondamentale de l'époque : bri-
ser le pouvoir de l'aristocratie et de ses soutiens politiques et
108
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
idéologiques. « Toutes les constitutions, répète-t-il, y compris la
meilleure, ne peuvent nous être d'aucune utilité, tant que cette
noblesse ne sera pas arrachée jusqu'à la dernière racine**. »
Le saint-simonisme vient tout naturellement se greffer sur
cette matrice hégélienne, dont il paraît fournir le prolongement
logique, tant par son effort d'analyse de la société civile-bour-
geoise que dans son ambition de créer une religion sécularisée,
de type panthéiste**. Heine partage cette affinité, avant même
son installation en France, avec d'autres disciples progressistes
du maître berlinois, tout particulièrement E. Gans, qu'il côtoie
dans l'Association pour la culture et la science des juifs*4. Cette
relativisation de la question du régime politique sera d'ailleurs
la source de bien des polémiques avec d'autres représentants
de l'intelligentsia démocratique allemande et pèsera lourd dans
la rivalité avec L. Borne.
La question du régime politique demeure pourtant posée
chez Heine, et les déclarations de foi en la monarchie de cer-
tains articles des années 1830**, soumises à un sévère régime
de censure et d'autocensure, ne sauraient être prises au pied
de la lettre. Une raison proprement conceptuelle plaide en ce
sens : plus que tout autre peut-être, Heine a insisté sur l'impor-
tance de la « décapitation » symbolique du pouvoir absolutiste
comme condition indispensable, aussi traumatisante soit-elle, à
la désacralisation et à la transformation démocratique du pou-
voir politique en général**. Par ailleurs, le Heine des années
1840 sait très bien qu'une transformation sociale, qui remet en
question non seulement le pouvoir de l'aristocratie mais éga-
lement la propriété bourgeoise, est inconcevable dans le cadre
d'un régime politique inchangé :«[...] la bourgeoisie veut avant
tout l'ordre et la protection des lois de propriété existantes -
exigences qu'une république peut satisfaire aussi bien que la
royauté. Mais ces boutiquiers pressentent d'instinct [...] que la
république ne serait plus de nos jours l'expression des principes
de 89, mais seulement la forme sous laquelle s'établirait un nou-
veau et insolite régime des prolétaires, avec tous les dogmes de
la communauté des biens*1 ».
La république représente donc bien la/or/ne (politique) d'un
éventuel pouvoir prolétarien ; voilà qui la rapproche de ce que
d'autres ont qualifié, quelque trois décennies après, de « véri-
table secret » de la première expérience réelle de pouvoir pro-
létarien, la Commune de Paris, brève revanche posthume des
insurgés de juin 1848 : d'être la seule forme politique expansive,
nécessaire à l'émancipation du travail**. Car il y a république et
république ; évoquant la perspective d'une guerre européenne
109
Philosophie et révolution
en cas de bouleversement révolutionnaire, Heine en conclut :
« la bourgeoisie qui a à défendre son pénible ouvrage, la nou-
velle constitution de l'État, contre l'assaut du peuple qui exige
une transformation radicale de la société, serait certainement
trop faible pour résister au choc, si l'étranger l'attaquait avec
des forces quatre fois supérieures ; et avant que l'invasion n'eût
lieu, la bourgeoisie abdiquerait, les classes inférieures pren-
draient de nouveau sa place, comme dans les années effroyables
de 90, mais mieux organisées, avec une conscience plus claire
de leur but, avec de nouvelles doctrines, de nouveaux dieux,
de nouvelles forces terrestres et célestes ; au lieu d'une révo-
lution politique, l'étranger aurait à combattre une révolution
sociale** ».
À un nouveau 1789 succédera donc un nouveau 1793, dont
la revendication communiste fournit à la fois le prolongement et
le dépassement. La nouveauté est réelle, et c'est ce qui permet
d'envisager un dénouement différent d'un Thermidor, mais elle
n'est pas radicale. Considérée dans l'ensemble des séquences qui
la constituent, la Révolution française est à la fois une révolution
sociale et politique, ou, mieux encore, la révolution démocratique
est un processus unitaire et expansif, dont le déploiement remet
constamment en cause la séparation du social et du politique.
Ce n'est donc pas un hasard si c'est toujours, chez Heine comme
chez Buchner, la référence à l'An II qui sert à introduire la réfé-
rence radicale (ou « sociale ») comme « moment » d'un déve-
loppement interne au processus révolutionnaire. Lorsqu'il agite
devant la tête des dominants la menace d'une nouvelle révolu-
tion, ce sont les mots du Moniteur, l'organe officiel de la première
République française, qu'il convoque, mais uniquement ceux de
l'année 1793, les seuls susceptibles de « réveiller les morts™ ».
Pour Heine, qui polémique, peu après son arrivée à Paris, avec
des partisans du « juste-milieu » orléaniste (qui veulent réduire
la portée des Trois Glorieuses à la seule application des principes
de la Charte) ou des conservateurs allemands (pour lesquels la
révolution est une affaire déjà classée), c'est bien à un seul et
même processus qu'on assiste en France, et qui relie d'un fil
rouge 1789 à 1793 et aux journées de Juillet : « Le jour d'au-
jourd'hui est un résultat de celui d'hier. Nous voulons rechercher
ce que le premier a voulu, si nous voulons savoir ce que veut le
second. La révolution est une et indivisible. Ce n'est pas, comme
les doctrinaires voudraient nous persuader, ce n'est pas pour la
charte qu'on se battait pendant la grande semaine, mais pour ces
mêmes intérêts de la révolution auxquels on a, depuis quarante
ans, sacrifié le sang le plus pur de la France11. »
110
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
La révolution démocratique s'identifie ainsi à un développe-
ment ininterrompu, qui repousse sans cesse ses propres limites
et qui n'a certainement pas encore dit son dernier mot, car le
dernier mot reste toujours à dire pour que le neuf advienne : « la
révolution ne peut, en aucun cas, sauf à se renoncer elle-même
être déclarée finie™ ». Dix ans plus tard, avec une perception
plus aiguë de l'antagonisme de classes, Heine persiste et signe :
« À Paris il peut se passer des scènes près desquelles tous les
actes de l'ancienne révolution ne pourraient ressembler qu'à
des rêves sereins d'une nuit d'été ! L'ANCIENNE révolution ! Non,
il n'y a pas d'ancienne révolution, la révolution est toujours la
même, nous n'en avons vu que le commencement, et beaucoup
' d'entre nous n'en verront pas le milieu1®! »
L'argumentation de Heine retrouve, il faut le souligner, le
propos fondateur qui unit Robespierre et Babeuf, l'expérience
de l'An II et le mouvement révolutionnaire, tout particulière-
ment néobabouviste, des années 1830-40, à savoir la continuité
et la permanence de la révolution. La question commence à se
poser aux lendemains de la victoire montagnarde de 1792 : face
au bloc modéré pressé d'en finir avec la révolution, au risque
de l'achever, Robespierre, qui juge pour le moins suspect cet
empressement, défend la nouvelle révolution du 10 août 1792 et
pose la vraie question : « Citoyens, vouliez-vous une révolution
sans révolution? [...] Qui peut marquer, après coup, le point pré-
cis où doivent se briser les flots de l'insurrection populaire"? »
Le mouvement propre des révolutions populaires, ajoutera par
la suite Robespierre, diffère radicalement de celui des révolu-
tions astronomiques", il ne connaît ni trajectoires ni cycles pré-
établis. Quant à Saint-Just, il en conclura : « ceux qui font des
révolutions dans le monde, ceux qui veulent faire le bien, ne
doivent dormir que dans le tombeau" ».
Mais c'est surtout Babeuf, et ses héritiers politiques, qui sys-
tématiseront cette notion de révolution interrompue, toujours à
reprendre, jusqu'à la conquête du bonheur commun : « [la révo-
lution] n'est point achevée, puisque rieij n'est fait pour assurer le
bonheur du peuple et que tout au contraire est fait pour l'épuiser,
pour faire couler éternellement ses sueurs et son sang dans les
vases d'or d'une poignée de riches odieux. Donc il faut la conti-
nuer cette révolution, jusqu'à ce qu'elle soit devenue la révolution
du peuple. Donc, ceux qui se plaindront des "hommes qui veulent
révolutionner toujours", ne devront être judicieusement appré-
ciés que comme les ennemis du peuple" ». Ce n'est naturelle-
ment pas un hasard si, dans la foulée des thèses sur la révolution
permanente, apparaît également le terme de « communisme »,
111
Philosophie et révolution
dans les milieux proches à la fois de Babeuf et du robespier-
risme™. Le communisme fait irruption à ce moment tout à fait
précis de la Révolution française : au tournant des années 1795-
96, au moment où, alors que la bourgeoisie semble avoir gagné
la partie, les fractions les plus avancées du mouvement popu-
laire parisien réexaminent les causes de la défaite de Thermidor.
Au moment donc où s'affirme, comme fruit de cette autocritique
croisée, le rapprochement de Babeuf avec les robespierristes, du
jacobinisme avec le radicalisme sans-culotte. En d'autres termes,
quand s'amorce le dépassement, sous le signe de la continuation
de la révolution jusqu'à l'égalité réelle, de la division entre ces
deux fractions dont l'affrontement, au cours de l'An II, s'est révélé
fatal pour cette brève expérience de pouvoir populaire. C'est dans
le prolongement de cette autocritique interne de la révolution
démocratique qu'il convient de situer le propos de Heine.

La révolution comme droit de (et à) la vie

Revenons à présent sur la définition de la révolution de 1832 :


issue d'une contradiction devenue intenable entre l'état social
et les institutions politiques, la révolution est comparée à un
processus organique, à une crise de type cathartique, condui-
sant au rétablissement d'un organisme malade. La comparaison
n'est certes pas originale : dans le discours de VAufklàrung, les
références aux phénomènes naturels ou biologiques servent à
souligner le caractère objectif du processus en question, prenant
ainsi à contre-pied la thématique réactionnaire du complot ou
du châtiment divin. Mais, d'un autre côté, elles alourdissent le
tribut que la notion de révolution est appelée à payer pour se
hisser, via la philosophie de l'histoire, à la dignité théorique. Voie
d'accès à une totalité sociopolitique supérieure, la révolution
incarne un moment capital du « développement » historique,
d'une histoire comprise comme processus déployant sa rationa-
lité immanente. Elle y acquiert des lettres de noblesse théorique
mais au prix d'une forte torsion téléologique : la révolution est
non seulement « nécessaire », au sens où elle seule répond à une
contradiction autrement insurmontable, mais également au sens
où elle est inévitable, ne nécessite aucune intervention pratique
spécifique, et vient de la sorte se placer par avance dans le cours
d'une histoire orientée vers le progrès. Et ce sont précisément
ces implications de la conception historico-philosophique qui
suscitent chez Heine une très forte résistance.
Il en saisit avec acuité le nœud central : « Est-ce que les choses
se feront toutes seules, sans participation des individus ? », se
112
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
demande-t-il dans une lettre à Varnhagen du 1 er avril 1831.
« C'est la grande question, à laquelle je réponds oui aujourd'hui
pour répondre non demain, et c'est cette réponse donnée par
moi-même qui influence toujours, et qui détermine même entiè-
rement mon activité personnelle" ». On ne saurait mieux signi-
fier à la fois l'importance de l'enjeu pour Heine et l'oscillation
permanente qui caractérise son attitude. Il n'est du reste pas le
seul à être dans ce cas : une lettre célèbre de Bùchner de janvier
1834 témoigne d'un déchirement intérieur au moins aussi fort
face à la tragédie de la Révolution française et à l'écrasante sen-
sation d'impuissance de l'action humaine*0. L'ambivalence de la
position de Biichner, sa capacité d'osciller entre deux positions
extrêmes, apparaît d'autant plus clairement que cette lettre à
la tonalité radicalement pessimiste et fataliste Q'individu n'y est
« qu'un combat dérisoire contre une loi d'airain, qu'il est capi-
tal de reconnaître, mais impossible de vaincre ») précède de
peu le passage à l'action directe, l'appel à l'insurrection lancé
aux paysans hessois*1 et l'activité d'organisation clandestine, qui
faillit, à l'instar de ses camarades, lui coûter de longs séjours en
prison, voire la mort.
Moins radicale, l'oscillation des réflexions de Heine n'en est
pas moins intéressante. Un texte resté inédit de son vivant, quasi
contemporain de cette lettre de Bùchner, intitulé par son pre-
mier éditeur « Différentes manières de considérer l'histoire** »,
permet de mieux saisir ses résistances quant au rationalisme
de la philosophie de l'histoire, et aussi ses propres tentatives de
dégager une issue nouvelle. Heine y oppose deux conceptions
du temps historique ; la première, celle la traditionnelle vision
cyclique, qui met en œuvre, pour le plus grand profit des régimes
réactionnaires, une pédagogie du renoncement et de la passi-
vité désabusée est défendue par les partisans du conservatisme
et de l'indifférentisme politique, « les grands sages de l'École
historique et les poètes de la période artistique (Kunstperiode)
gœthéenne** ». La seconde, plus lumineuse, est celle du rationa-
lisme historique, soutenue par l'École de l'Humanité et l'École
philosophique, derrière lesquelles on pourrait mettre les noms
de Schiller et de Hegel ; elle est sous-tendue par l'idée d'un
progrès, d'un perfectionnement continu de l'humanité qui doit
l'amener vers une forme d'État et de vie commune réconciliée.
Ce qui est pourtant remarquable, c'est que, même si la seconde
conception paraît à l'évidence préférable à la première, Heine
les place toutes deux à distance et tente d'explorer une troi-
sième possibilité. Son refus s'opère au nom d'un double argu-
ment : d'abord, le primat du présent, c'est-à-dire le refus de

113
Philosophie et révolution
subordonner le présent à une finalité extrinsèque, située dans
un au-delà par rapport auquel il ne serait qu'un « moyen » ; puis,
la remise en cause des notions même de moyen et de fin appli-
quées à la nature et à l'histoire, qui ne sont que des projections
humaines, contradictoires avec l'idée d'un univers causa sui.
Si l'on s'arrêtait là, il n'y aurait rien de radicalement incom-
patible avec les thèses hégéliennes14. L'affirmation du primat du
présent est au fondement de la conception hégélienne du temps
historique : en tant qu'« être-là du concept** », le temps ne se
comprend qu'au présent, comme présence à soi du concept à tel
moment de son développement immanent. Le présent contient
d'une certaine manière à la fois le passé, dont il récapitule les
moments, et l'avenir vers lequel il tend, poussé par l'irrépres-
sible avancée du Concept intériorisant progressivement toute
détermination extérieure. Le présent qui fascine à la fois Hegel
et Heine est un présent toujours en excès sur lui-même, doté
d'une exceptionnelle profondeur historique dont il représente
le point d'aboutissement nécessaire. Mais sous condition d'être
aussi porteur d'une perspective d'avenir, nouveau point de
départ, toujours-déjà en transition - catégorie hégélienne fon-
damentale - vers la prochaine étape de l'interminable déploie-
ment interne de l'Idée dans le monde : « il n'est pas difficile de
voir que notre temps est un temps de gestation et de transition
à une nouvelle période ; l'esprit a rompu avec le monde de son
être-là et de la représentation qui a duré jusqu'à maintenant, il
est sur le point d'enfouir ce monde dans le passé, et il est dans
le travail de sa propre transformation. En vérité, l'esprit ne se
trouve jamais dans un état de repos, mais il est toujours emporté
dans un mouvement indéfiniment progressif* ».
Hegel sait parfaitement que le cours de l'histoire ne res-
semble guère à celui d'un long fleuve tranquille ; le travail du
négatif, les moments de tragédie à la fois individuelle et collec-
tive, la tristesse et le deuil devant le paysage de ruines que laisse
derrière elle l'activité de l'Esprit sont au centre de son exposé de
l'histoire universelle*1. À vrai dire, ils occupent la totalité de son
champ, comme l'explicite une phrase restée célèbre des Leçons
sur la philosophie de l'histoire : « l'histoire universelle n'est pas
le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages
blanches ; car ce sont des périodes de concorde auxquelles fait
défaut l'opposition** ». Autant dire que ce sont sur les pages bien
noircies par le conflit et la boue de l'histoire que se penchera
le philosophe. De même, l'Esprit hégélien s'avère radicalement
incompatible avec la figure théologique naïve d'un Dieu créateur
ou d'un plan providentiel dont l'histoire se chargerait d'assurer
114
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens

la réalisation graduelle ; la rationalité historique est posée dans


sa radicale immanence, comme substance et puissance infinies**,
contenant en elle-même le matériau et la forme de son activité,
à laquelle elle ne saurait préexister.
Ce n'est donc ni l'accent mis sur le présent, ni la contradiction
des fins et des moyens, ni l'irréductibilité de la tragédie indivi-
duelle qui séparent vraiment Heine de celui qui fut son maître
pendant sa période berlinoise mais plutôt, outre une tonalité
d'ensemble plus sombre, l'évocation d'un principe susceptible
de fonder une troisième voie, distincte à la fois de la conception
cyclique et de l'évolutionnisme progressiste. Ce principe, c'est la
« vie ». Lui seul prend en compte à la fois la double contrainte de
la ftnitude de toute entreprise humaine et de la valeur irréduc-
tible du présent car il correspond à l'idée d'une totalité absolu-
ment libre d'un « tout [qui], comme le monde lui-même, existe
et se produit pour lui-même** ».
Là encore, à première vue, il ne s'agit que d'une reprise de la
thématique de la vie de l'Esprit, activité infinie d'élaboration d'un
matériau interne à la vie elle-même. Hegel a lui aussi été amené
à défendre « la vie et la liberté du présent » face aux « pâles
souvenirs » des généralisations a priorii*1 ; les formulations sont
du reste quasiment identiques : « la raison vit d'elle-même »,
affirme Hegel**, « la fin de la vie, c'est la vie elle-même », répond
en écho Heine**. Nous sommes ici, précisons-le à l'encontre de
certaines lectures hâtives*4, aux antipodes d'un quelconque
« principe vital », unifiant fondement ontologique, politique et
éthique, qui viendrait justifier une vision hiérarchique, racialiste
et aristocratique de la vie. Il faut littéralement s'aveugler sur les
textes pour penser que la conception hégéliano-heinéenne de la
vie pourrait être autre chose que la réfutation la plus complète
de la définition suivante : « la vie elle-même est essentiellement
appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étran-
ger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres
formes, incorporation et, au minimum dans le cas le plus doux,
exploitation** ».
Plus généralement, le parallélisme entre Heine et Nietzsche,
invariablement fondé sur leur critique prétendument conver-
gente de la religion et de la morale ascétique, paraît bien super-
ficiel. Même dans sa période « sensualiste », quand il pourfend
notamment le tempérament « juif » ou « nazaréen » de Borne,
Heine, fidèle en cela à l'esprit de son époque prompt à invoquer
un « Christ des barricades** », distingue soigneusement dans le
christianisme la contrainte spiritualiste exercée sur le corps,
qu'il rejette, de sa dimension sociale, égalitaire et messianique.
115
Philosophie et révolution
celle d'une religion des opprimés et des « faibles », qui inspi-
rera les révoltes populaires pendant près de deux millénaires,
dimension qu'il approuve entièrement et dont il ne cesse de se
réclamer". Dans son recueil de poèmes considéré comme le plus
militant (et antérieur au « tournant religieux » post-1848), il pré-
sente le Christ comme le Messie des déshérités, le prophète de la
subversion, l'ennemi de l'ordre marchand**. À l'inverse bien sûr
de Nietzsche, qui voit dans le message du crucifié une religion
des faibles et une morale d'esclaves qui sont à la source du mal
contemporain : la conservation indue de ce qui est condamné,
le rapetissement du type humain, et, suprême abomination!, la
« détérioration de la race européenner** ».
La critique heinéenne de la morale judéo-chrétienne de l'as-
cétisme et du renoncement au monde ne se fait pas d'ailleurs pas
au nom d'un mythique bond à rebours de l'histoire, vers l'ivresse
originelle d'une religion dionysiaque réservée aux « forts », mais
dans la perspective d'un dépassement dialectique des compo-
santes « juives » et « hellènes » de la culture occidentale au
sein d'une totalité supérieure, unissant esprit et corps, liberté
et égalité. Shakespeare, « en même temps Juif et Grec », sert de
référence à cet idéal d'inspiration spinoziste passé par le filtre
de \a.Pantheismusstreit. « Peut-être ce mélange harmonieux des
deux éléments est-il la tâche de toute la civilisation européenne ?
Nous sommes encore très éloignés d'un tel résultat1,0 », conclut
le poète, qui écarte ainsi toute tentation de sombrer dans un
vitalisme irrationaliste, animé par la haine obsessionnelle de la
Révolution française, le mépris et la crainte de la démocratisa-
tion et de la participation populaire101.
Pour rendre les choses encore plus claires, Heine précise aus-
sitôt sa conception de la « vie » : « la vie n'est ni fin, ni moyen ;
la vie est un droit. La vie veut faire valoir ce droit contre la mort
engourdissante, contre le passé et sa façon de le faire valoir c'est
la révolution. L'indifférentisme élégiaque des historiens et des
poètes ne doit pas paralyser notre énergie dans le travail ; et les
chimères de ceux qui nous promettent un avenir heureux ne
doivent pas nous inciter à mettre enjeu les intérêts du présent et
le droit de l'homme à défendre en premier, le droit de vivre. - Le
pain est le droit du peuple dit Saint-Just, et ce sont les paroles
les plus sublimes de toute la Révolution10* ». Énoncer la « vie »
comme « droit », c'est l'assimiler à l'irréductibilité d'une prise
de parti dans une lutte ; c'est aussi défendre un droit incondition-
nel qui répond non à un impératif catégorique fondé en raison
mais à un intolérable subjectif qui traduit l'antagonisme interne
aux rapports sociaux : pour la vie comme droit, pour le droit de
116
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
vivre, contre tout ce qui tend en permanence à le nier, contre
tout ce qui apporte la mort dans la vie du peuple et le dépouille
même du droit au pain. L'engagement en question apparaît sous
son nom propre : la révolution.
Pour tracer une troisième voie. Heine opère donc un « court-
circuit » conceptuel entre Hegel - la défense du Notrecht - et
Kant - la prise de parti subjective - qui induit une rectification
mutuelle des thèses en présence : le droit de vivre perd son
caractère de correctif des situations-limites engendrées par
la société civile-bourgeoise et se trouve placé au centre d'une
prise de position politique. D'un autre côté, mis en situation, le
refus subjectif qui conduit à cette prise de parti perd son aspect
formel et abstrait ; il se présente désormais comme le résultat
d'un antagonisme premier, d'un procès objectif qui unit l'affir-
mation de la vie et la révolution. Heine se situe dans la lignée
de tous ceux qui, comme lui, pensent que la révolution ne peut
s'arrêter avant le bonheur commun. Sa référence à Saint-Just
est emblématique, même si c'est Robespierre et son inflexible
défense du « droit à l'existence », du primat absolu du droit
à la vie au détriment du droit de propriété et d'une solution
populaire à la question des subsistances qui aurait davantage
encore mérité d'être cité10*. La position de Heine n'est pas une
simple pétition de principe ; en fait, elle est en profonde réso-
nance avec le robespierrisme et le babouvisme qui forment la
matrice du discours véhiculé par le mouvement révolutionnaire
clandestin sous la monarchie de Juillet. Et c'est encore ces réfé-
rences, quasiment mot pour mot, qui seront défendues au grand
jour lorsque éclatera la révolution de Février. Le « Manifeste
des sociétés secrètes104 », signé par « quarante-huit personnes
dont une pléiade d'authentiques hommes des barricades106 »,
affirmera avec force la continuité du courant historique venant
de 1789 et 1793 et exigera, pour résoudre la question sociale,
« l'application des principes contenus dans la Déclaration des
droits de l'homme ». Or, « le premier droit de l'homme c'est le
droit de vivre ! Plus de pauvres sous la République ! ».
Même si le texte heinéen de 1833 n'a été publié qu'à titre
posthume, tout nous indique que ses conclusions revêtent une
importance fondamentale aux yeux de Heine. Elles forment le
socle de l'« une des principales positions de Heine (pain, révo-
lution, droit de vivre), aussi spontanées que durables100 ». Il
n'est donc guère surprenant de les voir régulièrement reprises,
quasiment inchangées, dans quantité de textes et lui serviront,
jusque dans les écrits ultimes, à définir la signification même
qu'il donne de sa vie, et qu'il se refuse à dissocier de son combat
117
Philosophie et révolution
politique. L'occurrence la plus significative est sans doute celle
de la préface de 1855 kLutèce1M. quand, au terme d'une grande
oscillation dialectique - oscillation qui en a dérouté plus d'un
mais ne réserve guère de surprises à ceux qui ont suivi les pas
de Heine comme flâneur - , il tranche finalement en faveur d'un
soutien au communisme.
Le premier moment, celui de l'immédiateté, est dominé par le
sentiment de l'« indicible tristesse » qui saisit le poète lorsqu'il
pense « à la ruine dont le prolétariat vainqueur menace [ses]
vers, qui périront avec tout l'ancien monde romantique 1 " ».
Monde qu'il sait condamné de toute façon, ce qui alimente une
attitude faite d'ambivalence permanente qui sied à celui qui,
reprenant à son compte l'expression forgée par un critique, se
désigne comme un « romantique défroqué 1 " ». « Et pourtant,
poursuit-il, je l'avoue avec franchise, ce même communisme,
si hostile à tous mes intérêts et mes penchants, exerce sur mon
âme un charme dont je ne puis me défendre [...] Deux voix
s'élèvent en sa faveur ». La première est « celle de la logique »,
hégélienne cela va sans dire (au moment même où, dans un texte
contemporain, les « aveux de l'auteur », Hegel est violemment
répudié), c'est le « terrible syllogisme qui [le] tient ensorcelé »
car, sa prémisse ne pouvant être réfutée, il lui faut « se sou-
mettre à toutes les conséquences ». « Les hommes ont tous le
droit de manger » ; le poète ne peut donc que « s'écrier » : « Que
justice se fasse ! Qu'il soit brisé, ce vieux monde, où l'innocence
a péri, où l'égoïsme a prospéré, où l'homme a été exploité par
l'homme ! Qu'ils soient détruits de fond en comble ces sépulcres
blanchis, où résidaient le mensonge et l'iniquité ! »
La fin de ce premier syllogisme aboutit au renversement de
l'image qui avait auparavant métaphorisé (mais déjà avec iro-
nie) le potentiel destructeur du communisme et culmine dans
la reprise littérale d'une formulation adoptée par Kant : « Et
béni soit l'épicier qui un jour confectionnera avec mes poésies
des cornets où il versera du café et du tabac pour les pauvres
bonnes vieilles qui, dans notre monde actuel de l'injustice, ont
peut-être dû se passer d'un pareil agrément - fiât justitia, pereat
mundus! » Le second moment, celui de la particularité, est donc
celui du refus subjectif radical, fondé sur une impossibilité
interne à l'ordre social existant.
La référence à l'inconditionnalité de l'impératif kantien
permet alors de passer au troisième moment : non pas l'unité
retrouvée dans la singularité, comme le voudrait le syllogisme
hégélien, mais, à l'instar de ce que la lithographie du tableau
de Robert avait déjà appris au flâneur, son antithèse même,
118
II. Spectres de la révélation. Sor quelques thèmes heinéens
explicitement désignée ici, à savoir le caractère indépassable de
l'antagonisme, donc de l'inévitabilité de se situer dans la division
binaire qui en découle : « la seconde des deux voix impérieuses
qui m'ensorcellent est plus puissante et plus infernale encore
que la première, car c'est celle de la haine, de la haine que je
voue à un parti dont le communisme est le plus terrible anta-
goniste, et qui est pour cette raison notre ennemi commun. Je
parle du parti des soi-disant représentants de la nationalité en
Allemagne, de ces faux patriotes dont l'amour pour la patrie
ne consiste qu'en une aversion idiote contre l'étranger et les
peuples voisins, et qui déversent chaque jour leur fiel, notam-
ment contre la France110 ».
Les communistes représentent donc la partie la plus avancée
de la démocratie révolutionnaire, le grand perdant des révolu-
tions de 1848. Pourtant, malgré la défaite historique, redoublée
par sa propre agonie, le poète peut mourir tranquille; les vain-
queurs ont encore fort à faire, ils n'ont remporté qu'une partie.
La promesse de revanche se révèle être le dernier mot, la seule
« consolation possible », avant l'entrée dans le grand silence111 :
« maintenant que l'épée tombe de la main du moribond, je me
sens consolé par la conviction que le communisme, qui les trou-
vera les premiers sur son chemin, leur donnera le coup de grâce ;
et certainement ce ne sera pas un coup de massue, non, c'est
par un simple coup de pied que le géant les écrasera ainsi qu'on
écrase un crapaud 1 " ». De la défense du droit à la vie à celle
du communisme, l'évolution de Heine offre un condensé saisis-
sant de la trajectoire tout entière de la révolution démocratique,
du jacobinisme à Marx, la première parmi ses « têtes les plus
capables et les caractères les plus énergiques d'Allemagne11® »,
le destinataire principal de ses ultimes confessions aux allures
de testament politique.

De la tragédie à la comédie : l'impossible répétition historique

Prendre parti pour la révolution, militer pour les droits du pré-


sent peut aussi se dire d'une autre manière : combattre tout
ce qui, dans ce présent lesté de passé et tendu vers l'avenir,
tire vers le passé, entrave le processus qui entraîne le présent
vers son concept. Dès lors, la posture adoptée vis-à-vis du passé
se dédouble : contre l'amnésie des puissants et la passion des
foules, il faut se pencher sur le passé pour comprendre le pré-
sent qui en est issu, mais aussi, contre le retour obsessionnel
de figures anciennes, il faut réaffirmer le primat du présent :
« je désire contribuer avec autant d'impartialité que possible à
119
Philosophie et révolution
l'intelligence du présent, et chercher d'abord dans le passé la
clef de la bruyante énigme du jour. Les salons mentent, les tom-
beaux sont sincères. Mais hélas ! les morts, ces froids récitateurs
de l'histoire, parlent en vain à la foule furieuse, qui ne comprend
que le langage de la passion vivante114 ». Des morts, il s'agit donc
de recueillir la parole, sauvegarder la vérité qu'elle contient : on
ne peut parler des générations précédentes qu'à la condition de
la langue et de la voix - celle qui dévoile l'« énigme du jour »,
ou plutôt qui diffère sans cesse ce dévoilemént, car le « dernier
mot » se décline toujours sur le mode du « pas encore », pour
rester fidèle à la promesse118.
Recueillir donc la parole des morts non pas pour les ressusci-
ter mais pour leur permettre de reposer en paix, sans se trans-
former en spectres qui viendraient hanter le présent et aussi
sans être vampirisés par l'opprobre des vainqueurs : « quoique
les glaives des ennemis s'émoussent chaque jour davantage,
quoique nous ayons occupé les meilleurs positions, nous ne
pouvons néanmoins entonner le chant du triomphe, avant que
l'œuvre soit totalement accomplie. Nous ne pouvons que nous
rendre dans l'intervalle des nuits, avec une lanterne, sur le
champ de bataille pour enterrer les morts... Nos courtes allo-
cutions funéraires profitent peu ! La calomnie, spectre éhonté,
s'assied sur les tombeaux les plus nobles116... ». Pour que l'his-
toire puisse avancer, il faut donc que, d'une certaine manière,
les morts meurent deux fois : au moment de leur mort « réelle »
doit succéder celui de leur mort « symbolique », par le sauvetage
de leur parole qui les réhabilite aux yeux des vivants tout en
libérant ceux-ci de la hantise de leur retour, de leur spectre. La
question de la répétition s'avère indissociable de celle du deuil,
de la mémoire, de la spectralité. Son enjeu c'est d'éviter aux
vivants, aux hommes de la modernité, de partager le destin du
« surraffiné Merlin », « qui s'enlaça lui-même dans le charme
qu'il avait inventé et demeura captif au fond d'un tombeau,
enchaîné par sa propre parole, retenu par ses conjurations1" ».
D'inventer, pour rester dans les termes de cette allégorie, un
désenchantement qui ne soit pas en même temps réenchante-
ment116, une modernité qui n'aboutisse pas à une clôture, au
retour de mythologies régressives, à la paralysie d'une nouvelle
cage de fer.
Il sera donc beaucoup question de mort et des morts dans ce
qui va suivre. Le rapport heinéen au temps met enjeu, en effet,
une politique de la mémoire, fondée sur l'idée d'une solidarité
entre générations, de la dette qui les lie et de la catastrophe
finale, la « banqueroute universelle », qui menace constamment
120
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
de les engloutir : « mais pires que les dettes d'argent, assuré-
ment, il est d'autres dettes que nos ancêtres nous ont laissé le
soin de rédimer. Chaque génération est la continuation de la pré-
cédente et doit répondre de ses actes. Comme il est dit dans les
Écritures, les pères ont mangé les raisins verts et les fils ont les
dents agacées. Les générations qui se succèdent sont solidaires
entre elles, et cette solidarité, les peuples qui tour à tour entrent
dans la carrière doivent l'assumer, si bien qu'au bout du compte,
c'est l'humanité entière qui soldera peut-être le grand legs du
passé par une banqueroute universelle11* ». Pour reprendre une
remarque de Lukacs, la « demande de compte » forme l'un des
problèmes centraux du drame historique, toujours lié au crime
fondateur et au retour spectral des morts, le symptôme même
d'un temps de crise, d'un dérèglement du temps1**. D'un autre
côté, il convient de relever aussi ce qui sépare cette dialectique
de la mémoire et du travail de deuil de la remémoration benja-
minienne : pour cette dernière il importe de saisir dans une sorte
de fulgurance l'à-présent (JeztzeiJ) contenu dans chaque image
du passé dans un instant ultime, celui de la catastrophe totale ou
celui de la libération1*1. Pour Heine, plutôt que de remémoration,
il faudrait parler de sauvegarde comme condition de l'oubli :
pour avancer, le cours de l'histoire doit se réfléchir une dernière
fois et faire le deuil des figures dépassées de sa conscience.
L'esprit de chaque peuple qui se succède dans la « carrière » de
l'humanité doit assumer la solidarité intergénérationnelle avant
de passer le flambeau au suivant, jusqu'à la banqueroute... ou
la rédemption finales. Plus hégélien, le messianisme de Heine
est sans doute proche de l'historicisme que critique Benjamin
mais il est également plus ouvert sur une pratique de l'histoire,
c'est-à-dire sur une pratique politique, distincte de l'attente de
l'événement parousique1**.
En fait, ce n'est guère surprenant, l'idée d'une répétition
comme signe distinctif de l'avancée de la raison dans l'histoire
est elle-même d'extraction hégélienne. Elle figure dans un texte
consacré au meurtre de César, auquel Heine fait souvent allu-
sionlM, et qui met en parallèle le passage de Rome de la répu-
blique à l'empire et celui de la France de la monarchie à la répu-
blique, le destin de César et celui de Napoléon : « d'ailleurs une
révolution politique est, en général, sanctionnée par l'opinion
des hommes quand elle se renouvelle. C'est ainsi que Napoléon
succomba deux fois et que l'on a chassé deux fois les Bourbons.
La répétition réalise et confirme ce qui au début paraissait seule-
ment contingent et possible1*4 ». La répétition advient pour qu'un
événement soit reconnu dans sa nécessité et son objectivité, et
121
Philosophie et révolution
cette reconnaissance par la conscience historique est néces-
saire pour que l'esprit puisse effectivement passer à une figure
postérieure de son extériorisation. La répétition est à la fois le
symptôme d'une période de transition et le présupposé de sa
réussite, du passage effectif vers une totalité supérieure. Si c'est
une illusion, c'est une illusion nécessaire, inscrite dans la ruse
de la raison historique.
Mais que se passe-t-il au juste dans l'entre-deux de la transi-
tion, dans la transition de la transition donc, entre la mort réelle
et la mort symbolique, entre le premier et le second départ des
Bourbons, ou, plus exactement, entre deux révolutions - dans
l'entre-deux des révolutions? Le constat de Hegel, que Heine
reprendra, mais qui relève aussi bien du sens commun, notam-
ment journalistique, qui prévaut dans cette Europe post-napo-
léonienne, est que le spectacle offert par le theatrum mundi1M
a changé de genre : à la tragédie (révolutionnaire) succède
la comédie"*. Dans un passage bref mais capital des Leçons
sur la philosophie de l'histoire, il caractérise la Restauration
des Bourbons de « farce qui dura quinze ans 1 " ». Avec ses
apparences de retour à l'absolutisme mêlé de concessions au
constitutionnalisme (la Charte), bref avec son hypocrisie et sa
prétention dérisoire, cette farce correspond pleinement à ce
« caractère prosaïque du temps présent » qui nous est décrit
dans l'Esthétique : la société bourgeoise, et la forme d'indivi-
dualité qui lui correspond, émergent lorsque décline l'« âge
héroïque », celui des monarques absolus et des aristocrates, où
dominent des individus incarnant à eux seuls la totalité du droit
et de la morale. Hegel pose ainsi admirablement, par contraste
avec la subjectivité de type traditionnel, le doublet « moderne »
de la finitude qui constitue en même temps le fondement de la
souveraineté du Sujet moderne1**.
Le moment pendant lequel cet ordre s'écroule est celui du
conflit ouvert, pendant lequel les personnages qui s'affrontent,
même ceux tournés vers le passé, acquièrent une stature pro-
prement tragique : c'est le moment de la Révolution française ou
de la guerre des Paysans. Mais lorsqu'une figure héroïque « veut
se maintenir quand même et que la chevalerie continue à se
considérer comme étant seule appelée à redresser les injustices,
à venir en aide aux opprimés, elle tombe dans le ridicule que
Cervantes nous a dépeint dans le Don Quichotte1W ». Aux héros
de Cervantes, Hegel oppose alors ceux des drames historiques
de Gœthe1*0 (Gœtz von Berlichingen et Franz von Sickingen) qui,
tout en incarnant un principe désormais « périmé » et voué à
l'échec, témoignent, dans le contexte de la guerre des Paysans,
122
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
de la collusion réelle entre l'ordre féodal et la société moderne
et conservent ainsi quelque chose d'authentiquement tragique.
En fait, le « ridicule » donquichottesque, ou la « farce » res-
taurationniste, représentent déjà l'expression du redoublement
de la comédie elle-même, une auto-parodie de la comédie, ou
plus exactement une comédie qui s'ignore elle-même, une comé-
die dépourvue de conscience (de soi) comique et qui s'accroche
aux apparences, désormais purement formelles et extérieures,
des formes passées. Comme une protestation désespérée contre
le passage nécessaire de l'une à l'autre de ces trois formes,
et qui apparaît en fin de compte comme leur réalisation bur-
lesque. La question se pose toutefois de comprendre pourquoi
le moment historique de la comédie viendrait après celui de la
tragédie, pourquoi, en d'autres termes, il y a succession dans
un ordre téléologiquement orienté, là où le sens commun aurait
sans doute considéré que les deux genres sont contemporains
l'un de l'autre, qu'ils appartiennent à une même configuration
de l'esprit du temps.
C'est vers la Phénoménologie de l'Esprit'w qu'il nous faut
à présent nous tourner pour comprendre l'ordre d'émergence
de ces moments de la conscience historique. L'epos incarne en
effet un langage narratif, l'être-là de la représentation, qui est
d'emblée travaillé par d'insolubles contradictions : son moyen
terme, le monde des héros, s'avère non médié tant avec celui
des dieux (sphère de l'universel encore abstrait) qu'avec celui
de l'aède (sphère de la singularité émergente qui représente la
vérité du moment épique). Le héros est comme suspendu entre
un destin et la représentation de ce destin par l'aède, il est per-
pétuellement ballotté entre le mouvement abstrait d'un événe-
ment ou du temps et le langage narratif qui l'exprime, extérieur
à son contenu, porté par la singularité d'un aède extérieur à
son propre récit. Sur l'action des héros plane déjà l'ombre de la
tristesse et la faiblesse tragiques.
D'un autre côté, l'indépendance du monde des dieux, loin
de consacrer leur supériorité, se révèle être désengagement de
l'action réelle ; ignorant le travail du négatif, le destin plane
également au-dessus d'elle - comme « vide inconceptuel de
la nécessité"" ». L'activité des résidents de l'Olympe prend
dès lors un aspect futile, elle apparaît comme une gesticula-
tion privée de contenu effectif, une « superfluité ridicule ». Le
trait comique vient miner, par l'autre extrémité, le récit épique.
L'épopée appelle son dépassement dans une nouvelle forme de
pensée, qui déploie les médiations nécessaires à la totalisation
de l'action humaine. En tant que langage supérieur, non narratif,
123
Philosophie et révolution
de la représentation la tragédie marque ce passage nécessaire
de l'être-là (l'épopée) à l'en-soi de la représentation. Les héros
parlent à présent eux-mêmes devant des auditeurs qui sont aussi
des spectateurs, et dont la conscience sera réfléchie, redoublée,
par le chœur dans la représentation même ; ce sont du reste des
hommes effectifs qui les « personnifient » dans l'action : en tant
que persona, l'acteur n'est pas extérieur à son masque.
La tragédie dépasse donc, selon Hegel, l'ambiguïté de l'epos,
la dissociation du langage et du contenu, mais ce n'est qu'au
prix de nouvelles contradictions. Certes, confronté à la double
scission dans laquelle l'esprit entre à présent en scène, scis-
sion entre loi divine et loi humaine (dualité famille/Cité) et entre
savoir et non-savoir (ambiguïté de l'oracle), le héros reconnaît,
en la figure unique de la substance, Zeus, la nécessité de leur
rapport mutuel. Cette reconnaissance demeure cependant unila-
térale : étrangère au chœur, cantonné dans sa conscience spec-
tatrice, oscillant entre terreur et compassion, elle reste en deçà
d'une véritable unification du Soi, du destin et de la substance.
L'unité de l'acteur et de son rôle (de son masque) se disloque, la
conscience de soi des héros s'émancipe des contraintes impo-
sées de l'extérieur. Elle devient alors ironie, conscience qui joue
avec le masque en affirmant et en abandonnant tout à la fois sa
prétention à représenter le destin des dieux. C'est le moment de
la comédie, celui dont Heine revendiquera la pertinence pour
désigner son présent : moment de dissociation maximale entre
l'universalité vidée de contenu (les divinités ravalées au rang de
« nuées ») et la singularité, incarnée dans une figure particu-
lière, qui s'offre à elle-même le spectacle lisible de sa coupure
d'avec l'ordre universel.
Une certaine réconciliation, ajoute Hegel, est cependant à
l'œuvre dans la comédie : à travers l'ambiguïté ironique, une
unité est rétablie entre l'acteur, son masque et le spectateur.
La conscience de soi contemple la résolution dans sa pensée
de toute essentialité, qu'elle peut prétendre dès lors dominer :
sentiment familier de « bien-être » et de « détente » que pro-
cure la comédie. C'est avec une sérénité joueuse, et même avec
une certaine jubilation, que l'Esprit se sépare, dans la comé-
die, de son déchirement antérieur 1 ". Dans la foulée des roman-
tiques, notamment de l'éloge de l'ironie par F. Schlegel, Heine
exaltera cette gaieté, la vertu du persiflage, le masque léonin
de l'ironie1*4, du moins en tant qu'étape transitoire nécessaire
au dépassement de la misère du présent, à l'avènement d'une
forme véritablement neuve. Il passe consciemment outre la cri-
tique hégélienne, selon laquelle cette gaieté met en scène un
124
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
Soi singulier absolutisé qui représente la source d'une nouvelle
mythologie, le point culminant de la « religion esthétique » ; ce
Soi boursouflé, purement destructeur dans sa version radicali-
sée, ironique, pousserait ainsi dans ses limites les possibilités
de la représentation, la ramenant à la négation de tout contenu
concret, au nom de la génialité ironique de l'individu1*8. À partir
de là, affirme l'ancien maître de Heine, c'est dans la religion
révélée, au-delà de la représentation, qu'il faut chercher les
formes d'aliénation de l'Esprit. En effet, la conscience parfaite-
ment heureuse de la comédie est une conscience malheureuse
qui s'ignore, qui n'a pas traversé l'expérience de la perte, de la
« douleur qui s'exprime dans la dure parole : Dieu est mort18* ».
Le concept pur, la pure conscience de soi, qui contient comme
ses moments la totalité des figures qui l'ont précédé (dans la reli-
gion esthétique), ne peut venir au monde que dans une attente
ardente toujours mêlée à la douleur et à la nostalgie de ce qui
disparaît.
C'est sans doute sur ce point que Heine se sépare à nouveau
de Hegel, mais d'une manière qui demeure, pour tout dire, hégé-
lienne. La comédie du présent n'annonce-t-elle pas pour Heine
une sortie hors de la représentation via une (nouvelle ?) révéla-
tion mais un dédoublement de la représentation elle-même. Tel
paraît bien, en effet, le sens de l'ironie heinéenne : à la comé-
die du présent qui refuse son propre caractère comique, et. ce
faisant, le redouble pour tomber dans le ridicule le plus plat,
la conscience ironique répond par le persiflage, par la répéti-
tion distanciée du monde, sa reconstitution destructrice sur la
grande scène de l'illusion181. La subjectivité déchaînée accueille
le présent comique et reconnaît dans sa négativité les forces
vives qui cherchent à percer : elle prend conscience de son
propre caractère transitoire. Elle se protège ainsi elle-même du
ridicule : elle évite de se prendre trop au sérieux et dépasse ainsi
l'écueil romantique signalé par Hegel (la négation abstraite et
prétentieuse de tout contenu). Son jeu échappe au narcissisme
gratuit, aux forts relents nihilistes, du romantisme ; il entend
contribuer à l'auto-dépassement du présent en tant que moment
transitoire, qui annonce le passage de la comédie burlesque à la
vraie tragédie : une nouvelle révolution ou plutôt, nous l'avons
vu, la reprise d'un processus révolutionnaire unitaire dont les
braises n'attendent que le moment propice pour se transformer
à nouveau en flammes.
C'est ainsi que Heine perçoit en tout cas le moment historique
traversé par la France sous la monarchie de Juillet : le règne de
la bourgeoisie signifie la fin des temps héroïques, dont l'épopée
125
Philosophie et révolution
napoléonienne fut le dernier coup d'éclat, l'ultime lueur poé-
tique 1 ". La vie politique s'apparente tantôt à une « mascarade
secrète », tantôt à un spectacle digne de tréteaux de foire 1 ".
D'ailleurs, l'ère de Louis-Philippe ne correspond-elle pas à l'âge
d'or des caricaturistes, de la presse satirique et du vaudeville?
Derrière ce prosaïsme, et comme à l'insu de ses médiocres pro-
tagonistes, se dessine toutefois le visage nouveau du drame qui
se prépare et qui, dans l'éclair d'une insurrection désespérée,
réoccupe la scène de l'histoire : « nous paraissons décidément
avoir dépassé cette période de l'histoire du monde où les faits
des hommes isolés se placent hors ligne. Ce sont les peuples, les
partis, les masses qui sont pour leur propre compte les héros
des temps nouveaux. La tragédie moderne diffère de celle de
l'antiquité, en ce que maintenant les chœurs agissent et jouent
les rôles principaux, pendant que les dieux, héros et tyrans,
auxquels était jadis réservée toute l'action, sont descendus
aujourd'hui au rôle de médiocres représentants de la volonté des
partis et de l'action populaire, chargés de réflexions bavardes,
en qualité d'orateurs du trône, présidents de banquets, députés,
ministres, tribuns, etc140. ».
Ces lignes traduisent, à l'évidence, la transformation radicale
de l'expérience de l'histoire induite par la Révolution française :
la modernité est, de manière irréversible, l'ère des masses, véri-
table protagoniste de l'histoire. Leur entrée en scène a aboli
la scission entre la conscience spectatrice et celle, elle-même
divisée, des héros, non pas. à l'instar de la subjectivité ironique,
en s'élevant de manière imaginaire au-dessus de tout contenu
mais en changeant, sinon de terrain, du moins de pièce. Pièce
dont il n'est plus question de confier à d'autres l'écriture (et la
mise en scène). L'histoire devient une « expérience vécue des
masses141 », les événements perdent leur caractère « naturel »
ou « abstrait », les formes antérieures de la conscience sont
frappées de caducité : quels que soient sa trajectoire, ses suc-
cès et ses échecs, la Révolution française a coupé le temps de
l'histoire en deux.
Quant à son lieu d'origine, la France, pays de l'action réelle,
et non de la simple représentation, il ne subsiste guère de doute
quant aux rebondissements que cet événement réserve pour
l'avenir 141 , ce qui ne sera naturellement pas sans entraîner
à nouveau de sérieuses conséquences pour l'Europe entière.
À une bourgeoisie française myope, qui espère se mettre à
l'abri des fortifications dont elle entoure Paris, mais aussi aux
régimes absolutistes qui pensent que le pire est derrière eux,
Heine annonce un nouveau cycle de révolutions et de guerres à
126
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
l'échelle du continent, une guerre entre classes, où « il ne sera
question ni de patrie ni de religion14® ». La « grande question »
qu'il a posée dans la lettre précédemment citée à Varnhagen ne
cesse cependant de le tarauder : même si une nouvelle révolu-
tion semble de l'ordre de la quasi-certitude, quelle place revient
à la « participation des individus », et plus particulièrement à
celle d'un poète-combattant? Sans doute préparer, et se prépa-
rer à une telle éventualité.
L'héritage des Lumières françaises, en tant que vaste mou-
vement de réforme intellectuelle et morale, est une fois de plus
ouvertement et vigoureusement revendiqué, à l'encontre de tout
ce qui ramène les intellectuels dans une position de soumis-
sion et de docilité à l'égard de l'ordre établi, de tout ce qui, en
d'autres termes, les rapproche de la situation allemande : « pour
moi, je suis forcé de convenir, conformément à la vérité, que ce
sont précisément les hommes de lettres du siècle passé, qui ont
le plus favorisé l'explosion de la révolution, et en ont déterminé
le caractère. Mais je les honore pour cela, comme on loue le
médecin qui a provoqué une crise subite, et tempéré par son art
une maladie qui pouvait devenir mortelle144 ». Lisons attentive-
ment le propos de Heine : la mission des intellectuels éclairés
du X V I I I siècle n'était pas de déclencher la révolution, qui aurait
6

eu lieu de toute façon, mais d'en déterminer le caractère, ou du


moins de le modifier, en lui épargnant de tomber dans le ridicule
ou dans la cruauté gratuite14*.
Il ne s'agit pas, il convient d'insister, d'un rôle de modération
- Heine se singularise fortement dans le modérantisme ambiant
de son époque, la révolution, même éclairée, est pour lui néces-
sairement « sanglante » et tragique14* - mais de rapprocher la
révolution de son principe, mieux : de son concept, pour l'arra-
cher à toute tentation de régression historique. Qu'il y ait eu une
part de ressentiment dans l'attitude des hommes français des
Lumières, que l'accomplissement de leur mission puisse relever
d'une ruse de la raison et non d'une volonté pure, ne change
rien quant au fond. Le combat était à la fois nécessaire et juste,
d'ailleurs il est tout sauf terminé : Voltaire et Rousseau « encore
aujourd'hui dirigent intellectuellement le peuple français ». Plus
même : l'opposition entre ces deux figures métaphorise la lutte
de partis qui a scandé tant le processus révolutionnaire lui-
même que les forces actuelles qui incarnent sa continuité. Si
Robespierre fut « l'incarnation de Rousseau », et que Voltaire
l'a emporté avec Thermidor, le Directoire et Talleyrand, le
« parti de Rousseau » est quant à lui toujours vivant dans les
faubourgs populaires de Paris et dans le camp des républicains

127
Philosophie et révolution
quasiment réduits à la clandestinité141. Quelques années après,
c'est encore cette continuité avec l'An II, ce fil rouge (d'un rouge
très sanguin) qui relie les écrits de Robespierre, de Marat et de
Babeuf, réédités sous forme de brochures « à deux sous », avec
les ouvrages de Cabet ou de Buonarotti, qui est ressort d'une
description apocalyptique des mêmes faubourgs141, dans l'obscu-
rité quasi souterraine desquels les bas-fonds de la société bour-
geoise forgent inlassablement, dans une atmosphère d'enfer
dantesque, les armes d'une revanche imminente.
Seulement voilà : quelle que soit la valeur accordée à l'expé-
rience de 1793, une conscience qui se serait arrêtée à cette
étape du développement historique, qui se contenterait donc
de citer ce passé, d'entretenir avec lui un rapport mimétique,
représente pour Heine une conscience régressive, en retrait sur
les exigences du présent, dépassée par l'évolution historique.
Si Hegel se sentait déjà obligé de défendre la « vie et la liberté
du présent », la singularité des moments historiques, c'était
à propos du rapport que les révolutionnaires de 1789 et de
1793 entretenaient avec un passé antique mythifié : « rien n'est
plus fade que de s'en référer souvent aux exemples grecs et
romains, comme c'est arrivé si fréquemment chez les Français
à l'époque de la Révolution14* ». Heine constate de son côté que
ce même travers se répète quand la révolution est à son tour
traitée comme un passé que l'on brandit à l'instar d'un objet
de culte, d'un fétiche : « c'est folie de colporter aujourd'hui le
plâtre de Robespierre pour propager la doctrine de l'homme
et de l'imitation de ses faits. C'est folie de ressusciter le lan-
gage de 1793, comme le font les "Amis du Peuple", qui, sans le
savoir, agissent dans un sens aussi rétrograde que les cham-
pions les plus ardents de l'ancien régime. Celui qui prend les
fleurs rouges du printemps pour les rattacher aux branches
de l'arbre une fois qu'elles sont tombées est aussi insensé que
cet autre qui replante dans le sable les branches fanées des lis.
Républicains et carlistes sont des plagiaires du passé [...]180 ».
Ce passé révolutionnaire plagié devient alors un costume com-
mode, l'objet d'une nostalgie bon marché, qui peut être cité par
la mode comme tout autre élément réifié. Le Robespierre de
Biichner accusait déjà ses ennemis dantonistes de « parodier le
drame sublime de la Révolution pour la compromettre par leurs
extravagances calculées181 ». Mais à l'époque de Heine, la paro-
die se situe à un autre niveau, celui défini par les « gilets à la
Robespierre » qui sont « redevenus à la mode parmi la jeunesse
républicaine de Paris1*1 », tout comme l'attirail du gothique a
pu l'être auparavant188.
128
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
La canniballsation du passé par le présent a certes valeur de
symptôme ; elle signale une période de crise, de décalage entre
une avancée de la Raison dans l'histoire (qui fait que ce passé
est devenu citable) et un état de conscience qui représente en
réalité un recul tant au regard des exigences du présent que de
la charge subversive contenue dans l'« original » : « étrange et
horrible curiosité qui pousse souvent les hommes à porter leurs
regards dans les tombeaux du passé ! Cela arrive à des périodes
extraordinaires, à la fin d'une époque accomplie, ou immédia-
tement avant une catastrophe" 4 ». Ce que Heine reproche au
fond aux républicains de son temps, au risque de brouiller les
pistes quant à sa propre position"*, c'est d'être en deçà de la
Révolution dont ils se veulent les continuateurs, non pas en dépit
mais du fait précisément de leur fidélité à « la lettre » de cette
révolution, au détriment de son « esprit ». Pour le dire plus
simplement, les gilets à la Robespierre sont tout autre chose
que le gilet de Robespierre! Les correspondances de 1840-42
affinent le propos : ce sont les républicains étroitement poli-
tiques des années 1830-40 qui introduisent une coupure entre le
politique et le social et non leurs ancêtres putatifs de l'An II. Ils
ne voient pas que les nouveaux dominants - que Heine qualifie,
dans la lignée des sans-culottes et de la littérature socialiste et
communiste de l'époque, d'« aristocratie de l'argent », puis de
« bourgeoisie » - , s'ils demeurent hostiles à la république, sont
avant tout préoccupés par la sauvegarde de la propriété privée,
véritable pilier de l'ordre existant1**. L'ennemi de cet ordre ne
s'appelle plus désormais « république » mais « communisme »,
ou plus exactement, il n'est plus la « république dans l'ancien
genre » mais la république comme « forme sous laquelle s'éta-
blirait un nouveau et insolite régime des prolétaires" 1 ».
Les continuateurs stricts du babouvisme, qui forment l'essen-
tiel du mouvement communiste sous la monarchie de Juillet,
prennent sans doute à bras-le-corps la question sociale ; mais
ils en sont restés à un autre aspect de l'An II, i.e. l'égalitarisme
niveleur de la matrice sans-culottide1**, sans prendre en compte
les besoins nouveaux d'individus désormais libérés des liens tra-
ditionnels et de sociétés ayant dépassé le stade de l'économie
des subsistances1**. Aux deux, Heine reproche de couper le social
du politique, l'égalité de la liberté, vidant ainsi de son contenu
le mouvement unitaire de la démocratie révolutionnaire. C'est
par fidélité au « grand mot de la Révolution », prononcé par
Saint-Just, « le pain est le droit du peuple », qu'il le réinterprète
comme revendication d'une « démocratie de dieux terrestres,
égaux en béatitude et en sainteté », une démocratie qui ne
129
Philosophie et révolution
connaît « ni sans-culottes, ni bourgeoisie frugale, ni présidents
modestes1*0 », et qui refuse « l'égalité générale de cuisine, où le
même brouet noir Spartiate serait préparé pour nous tous1*1 ».
Pour le dire autrement, « chasser la misère de la surface de la
terre » doit aller de pair avec « rendre la dignité au peuple dés-
hérité, au génie raillé, à la beauté profanée, comme l'ont dit nos
grands maîtres, les penseurs, les poètes1** ». Le droit à la beauté
fait partie intégrante du droit de la vie, de l'affirmation de la vie
dans sa totalité, dans la plénitude de ses forces. Il présuppose le
droit de manger, auquel il ne saurait en aucun cas se substituer
car « la mangeaille est la chose principale1** ». Heine fait partie
de ceux qui savent fort bien que la vie est avant tout une « lutte
pour les choses brutes et matérielles, sans lesquelles il n'est rien
de raffiné ni de spirituel1*4 ».
Cette double délimitation de la position heinéenne n'a cessé
de susciter des controverses, du vivant déjà de l'auteur. Borne,
le frère ennemi en exil, l'autre figure de référence de l'oppo-
sition démocratique allemande, l'a ouvertement accusé d'es-
thétisme et de double jeu politique. Heine placerait en quelque
sorte l'esthétique au poste de commande et mènerait, au nom de
son ego démesuré de poète, un combat sur deux fronts, contre
l'absolutisme mais contre le jacobinisme et le camp démocrate :
il se plairait à « jouer le jésuite du libéralisme1M ». Il est vrai
que la dialectique de Heine se complaît parfois dans l'ambi-
guïté et que, parmi les nombreux masques portés par ce per-
sonnage complexe, nombreux sont ceux qui ont dû dérouter
le vertueux Borne. Il est effectivement arrivé à Heine d'étaler
une répulsion tout aristocratique, au sens « élevé » d'une aris-
tocratie de l'esprit bien entendu, à l'égard de la révolution et de
l'état d'arriération des « masses » 1M . Mais ce n'est qu'un masque
transitoire, un « moment » inséré dans un syllogisme détourné,
qui vise à définir les conditions nécessaires au dépassement de
cette situation, à l'autotransformation de ces mêmes masses.
Comme le dira G. Lukacs1*1, « même avec une tragique divi-
sion intérieure », qui exprime celle d'une époque tout entière,
Heine « approuve la perspective offerte par la nouvelle période
de l'évolution humaine » et refuse de s'abaisser au rang d'apo-
logiste d'une société en déclin, rabâchant le ressentiment et la
nostalgie passéiste.
Il y a cependant bien plus. Heine ne se contente pas d'épou-
ser son époque jusque dans ses contradictions. Ou plutôt, c'est
précisément parce qu'il se laisse traverser jusqu'au bout par ces
contradictions, qu'il peut en saisir les tendances les plus avan-
cées. Son positionnement politique et théorique ne se laisse pas
130
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
aisément réduire à son statut social de poète qui ne néglige pas
les mondanités et fréquente nombre de salons parisiens. De par
sa qualité d'intellectuel émigré juif allemand, Heine peut s'insé-
rer, certes inégalement, dans des réseaux de socialisation situés
aux extrémités de l'échelle sociale : ainsi, son texte sur « la phi-
losophie et la religion en Allemagne de Luther à Kant » connaît
une première publication française dans la fort bourgeoise
Revue des deux mondes de François Buloz et, simultanément,
une publication en allemand dans le très clandestin périodique
Les Bannis, édité à Paris par la Ligue des bannis, (Bund der
Geàchteten), la principale organisation politique de l'émigration
allemande, mêlant dans ses rangs écrivains et publicistes fuyant
le despotisme prussien aux artisans issus de la nombreuse com-
munauté de travailleurs allemands installés à Paris1**. Ligue qui,
après quelques scissions et d'innombrables débats internes, se
transformera en Ligue des justes (1836-1847), puis en Ligue
des communistes (1847-1852), pour le compte de laquelle un
couple de Rhénans, non moins célèbres que Heine, écriront un
certain Manifeste.
Il n'est donc guère surprenant de constater que l'argumenta-
tion du poète est moins éloignée qu'il n'y paraît des débats réels
qui agitent non seulement le camp démocrate lato sensu mais
aussi, plus particulièrement, le mouvement ouvrier et révolu-
tionnaire (les deux étant, il convient de le souligner, loin de coïn-
cider ou de converger spontanément1**) de l'époque. Sa critique
« panthéiste » de l'égalitarisme Spartiate d'origine sans-culotte
le montre bien. Déjà, pendant la préparation de la « conspira-
tion pour l'égalité » de Babeuf et de ses compagnons, en écho
à la question du « luxe » âprement débattue par les Lumières
(là encore, Voltaire vs. Rousseau...), la phrase du « Manifeste
des égaux » rédigé par S. Maréchal sur la disparition des arts
au profit de l'égalité réelle (« Périssent, s'il le faut, tous les arts,
pourvu qu'il reste l'égalité réelle ») avait été désapprouvée par
le directoire secret babouviste, qui avait de ce fait refusé de
diffuser publiquement ce texte110.
Le débat rebondit au début des années 1840, au moment
justement où Heine rédige ses correspondances pour la Gazette
d'Augsburg. Dans une argumentation d'une grande finesse"1,
T. Thoré, un ancien carbonaro, démocrate radical et partisan de
la socialisation mais anti-babouviste, reproche à Babeuf, qu'il
oppose à Robespierre, de professer une conception nivélatrice
de l'égalité ainsi qu'une vision millénariste de l'histoire, fondée
sur la croyance en une révolution ultime. De la part des néo-
babouvistes, R. Lahautière lui répondra" 4 en défendant avec
131
Philosophie et révolution
acharnement la continuité Rousseau/Robespierre/Babeuf et en
rétablissant la conception de l'égalité professée par ce dernier :
non pas uniformité mais droit égal à la vie et au bonheur com-
mun. Mais il admet aussi la nécessité d'une révision de la doc-
trine, qu'il ne considère pas comme « la raison dernière des
progrès humains », sur les points périmés : la question, juste-
ment, des « arts et du luxe » (qu'il ne faut pas supprimer mais
rendre accessibles à tous) et celle de la dictature personnelle,
que l'émergence d'un peuple « éclairé et fort » rend inutile et
permet de remplacer par la pleine expansion de la démocratie.
Aux yeux des démocrates révolutionnaires français, et aussi
de l'émigration allemande (notamment parisienne) qui suivait
de près cette évolution, le positionnement quant au commu-
nisme babouviste, et plus généralement quant à l'héritage de
1793, représentait peut-être l'enjeu centrai de la période, celui
qui condensait tout à la fois les questions de programme (quel
rapport entre la question du régime et celle de la propriété), de
stratégie (une conjuration en vue d'une nouvelle « dictature »
à la BabeuiTBlanqui? une voie gradualiste? des moyens exté-
rieurs au terrain politique ?), de formes d'organisation (socié-
tés secrètes, associations ouvrières non-politiques, création
de communautés), de références symboliques (faut-il brûler
Robespierre? Babeuf? Rousseau? Saint-Simon?). La voie que,
parmi d'autres (citons simplement parmi ses contemporains
allemands Bùchner), mais aussi davantage que d'autres, les
textes de Heine permettent d'explorer est celle d'une conti-
nuité révolutionnaire qui soit autre chose qu'une « répétition »,
d'emblée vouée à l'échec, de la période 1789-93; une voie qui
assimile l'expérience du passé mais qui, pour se libérer de tout
rapport mimétique à celui-ci, doit nécessairement inclure le
moment de son autocritique. Voilà qui explique aussi sans doute
pourquoi Heine partage avec un Bùchner le sort étrange qui
veut que « la profonde autocritique de la révolution démocra-
tique a été plus d'une fois interprétée de manière directement
contre-révolutionnaire1" ».

3. La politique du nom

La résonance quasi spontanée entre, d'une part les écrits, de


Heine, qui n'a jamais eu - c'est un euphémisme ! - la réputation
d'un homme d'action à la recherche du contact avec les masses 1 ",
et, d'autre part, les débats qui agitent les fractions les plus
avancées du mouvement populaire français n'est pas le fruit du
hasard. Elle ne se réduit pas non plus à la trajectoire particulière
132
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
des cercles de l'émigration allemande, dont elle constitue pour-
tant un moment décisif, aux conséquences durables, car elle
s'enracine dans une compréhension profonde de la crise euro-
péenne ouverte par la césure révolutionnaire. Le retour à l'ordre
ancien est tout aussi illusoire qu'une répétition à l'identique des
événements de la décennie 1789-99. Irréversible, le processus
révolutionnaire n'est pas tant terminé qu'interrompu. Mais sa
reprise passe par son autocritique, qui implique à la fois le refus
de l'amnésie et celui de la mimesis. Et, malgré les réserves dont
témoignent les textes de 1840-42 quant au caractère niveleur
d'un communisme encore tout imprégné de Babeuf, réserves
qui s'atténueront d'ailleurs sensiblement dans les textes tardifs
(où le communisme n'est considéré qu'en tant que phénomène
allemand)1", Heine voit, et c'est le point essentiel, dans le com-
munisme l'aboutissement de cette autocritique interne de la
révolution.
L'apparition du communisme est l'événement qui vient déré-
gler le temps historique, bousculer le rapport entre passé, pré-
sent et avenir. D'où l'importance du nom, dont il s'enorgueillira
par la suite d'avoir été l'initiateur pour l'Allemagne, et même
au-delà. Pour Heine, cet acte de nomination représente la ver-
sion laïcisée du geste originaire investi par la force messianique
qui traverse le présent et l'ouvre sur l'avenir 1 ". La politique
du nom s'appuie, en d'autres termes, sur la force de rupture
que condense l'acte de nomination; c'est parce qu'il est seul en
mesure de désigner par son nom l'antagonisme de la société
bourgeoise que le communisme « fait événement » : « la roue
effroyable [de la révolution] se mettrait alors de nouveau en
mouvement, et nous verrons cette fois s'avancer un antago-
niste qui pourrait bien se montrer comme le plus redoutable de
tous ceux qui sont jusqu'ici entrés en lice contre l'ordre exis-
tant. Cet antagoniste garde encore son terrible incognito, et il
réside comme un prétendant nécessiteux dans les sous-sols de la
société officielle, dans ses catacombes où, au milieu de la mort
et de la décomposition, germe et bourgeonne la vie nouvelle.
Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable qui
oppose le règne des prolétaires dans toutes ses conséquences au
règne de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel. Comment
se terminera-t-il ? C'est ce que savent les dieux et les déesses
dont la main pétrit l'avenir1™ ».
Le communisme surgit donc de ce lieu proprement spectral,
entre la mort et la vie, entre les « catacombes » et le grand jour,
pour se hisser sur la grande scène de l'histoire où il est appelé
à jouer un rôle majeur 1 ". La révélation même de son « nom
133
Philosophie et révolution
secret », qui le porte vers la lumière, relève aussi d'un entre-
deux, d'un dévoilé/caché ; au moment où il apparaît à décou-
vert, en pleine lumière, il demeure « incognito », éternel « héros
sombre » du drame qui se noue, car « le propre d'un nom propre
restera toujours à venir. Et secret1™ ». Le dernier mot ne peut
être qu'une parole qui diffère, qui diffère pour pouvoir énoncer
la promesse, affirmer la venue de l'événement, son à-venir :
« le dernier mot n'a donc pas encore été prononcé et c'est peut-
être ici l'anneau auquel peut se rattacher une nouvelle révéla-
tion180 ». L'événement-communisme est à la fois, irréductible-
ment, de l'ordre de la réapparition, du recommencement d'une
histoire déjà connue (« la roue effroyable de la révolution se
mettrait de nouveau en mouvement ») et de celui d'un avenir,
ou plutôt d'un à-venir, en tant que tel inconnaissable, « secret »,
donc ouvert car entièrement dépendant d'un « épouvantable
duel » à l'issue indéterminée.
Si les « dieux et déesses dont la main pétrit l'avenir » semblent
s'obstiner dans leur mutisme, cela n'empêche nullement les
mortels de « donner la réplique » à cet acteur capable de hisser
la comédie du parlementarisme bourgeois à la hauteur de la
« tragédie moderne » et de transformer ainsi les « répétitions
furtives » de son rôle en pièce complète181. Pièce dont le texte ne
peut toutefois préexister à la « représentation » elle-même, ni
être écrit par un auteur distinct des acteurs qui l'interprètent.
En même temps que celles de la représentation, le communisme
fait vaciller de l'intérieur les catégories de la philosophie de
l'histoire. En ce sens, la reprise par le contemporain Buchner de
l'événement historique révolutionnaire, déjà accompli, comme
matière d'une pièce de théâtre (dont les dialogues et la fin sont
donnés à l'avance : Buchner, qui va jusqu'au bout de sa logique,
puise directement parmi les sources, compilations de discours,
les ouvrages de Thiers ou de Mignet) représente peut-être l'ex-
périmentation la plus poussée sur les limites des catégories de la
représentation en matière d'histoire. Elle aboutit d'ailleurs à une
spécialisation intégrale des personnages : dès leur apparition
sur scène (la « vraie », celle du théâtre, c'est-à-dire celle de la
répétition illusoire), Danton, Robespierre et les autres protago-
nistes sont déjà, toujours-déjà, leur propre fantôme, une voix qui
nous parvient du tombeau, une dernière fois - qui n'est pourtant
jamais la dernière, qui diffère inlassablement sa fin.
Voir dans l'apparition du communisme un événement décisif
n'est certes pas original. D'emblée, les contemporains de Heine
ont été sensibles à la fortune singulière de ce nom, lequel, pré-
cisément, « fait fortune », selon les termes de P. Leroux, dès
134
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
sa réapparition publique (banquet de Belleville188). C'est que
le « communisme » présente immédiatement un trait d'une
nouveauté radicale, qui le distingue du lot commun des doc-
trines sociales et politiques qui fleurissent sous la monarchie
de Juillet : contrairement au saint-simonisme, au fouriérisme,
au positivisme, même au socialisme, et, surtout, au bonapar-
tisme, son véritable concurrent aux yeux de Heine, (qui écrivit
en 1832 que « ce nom [de Napoléon] est pour le peuple la parole
conjuratrice la plus puissante18® »), le communisme ne connaît ni
père ni mère : « il ne porte le nom de personne », dira en 1848
A. Comte (cf. infra). Il résulte d'une opération de nomination
radicalement laïque en ce qu'il est le produit d'un travail col-
lectif, une authentique création populaire. Reprenons le fil du
propos de P. Leroux : « c'est le peuple, ou quelques écrivains du
peuple, qui ont trouvé ce nom de communisme. Ce mot fait for-
tune. Le communisme en France est l'analogue du chartisme en
Angleterre. J'aimerais mieux communionisme, qui exprime une
doctrine sociale fondée sur la fraternité ; mais le peuple, qui va
toujours au but pratique, a préféré communisme pour exprimer
une république où l'égalité régnerait184 ».
Au milieu d'une époque obsédée par le poids des morts et de
l'héritage laissé par les générations précédentes, l'apparition
du nom nouveau annonce une rupture dans le rapport du pré-
sent au passé. Libéré de la contrainte de répétition propre au
roman familial ou aux fantômes du passé, le communisme n'est
pas pour autant amnésique ; il renoue en fait avec un « esprit »,
l'« esprit révolutionnaire » de 1789-93, dont il s'affirme comme
le véritable, voire le seul continuateur. Heine reprend, mais en
la modifiant et en la détournant, l'opposition judéo-chrétienne
de l'esprit et du corps (ou de la lettre) et le primat du premier
sur le second188. C'est le parallèle avec l'autre nom concurrent,
celui de Napoléon, qui devient à nouveau pertinent : Heine pense
qu'un bonapartisme laïcisé, qui n'attendrait pas une résurrec-
tion de Napoléon mais resterait fidèle à l'« esprit », au seul
« héritage du nom », aurait encore un'avenir188. La question du
nom est liée à celle de l'« incorporation » de ce corps (ou de cette
chair) absent du spectre : il faudrait arriver à se débarrasser de
la croyance à ce « non-corps » spectral, mais qui ne cesse de
« revenir », de se présenter comme un résidu inéliminable logé
au cœur du réel, pour que l'avenir soit vraiment libéré du poids
du passé, tout en en perpétuant « l'esprit ».
Heine, nous l'avons dit, n'est pas le seul à être frappé par la
singularité de destin du « communisme ». A. Comte la constate
à son tour à la veille de la révolution de 1848 ; il voit dans ce
135
Philosophie et révolution
nom une création collective, le fruit d'une nécessité historique,
et un concurrent de taille à la « coalition fondamentale entre
les philosophes et les prolétaires 1 " » autour du positivisme
qu'il préconise alors : « le communisme, qui ne porte le nom
de personne, n'est point le produit accessoire d'une situation
exceptionnelle. Il y faut voir le progrès spontané, plutôt affec-
tif que rationnel, du véritable esprit révolutionnaire, tendant
aujourd'hui à se préoccuper surtout des questions morales,
en rejetant au second plan les solutions politiques proprement
dites18* ». Comte reconnaît même dans le communisme « le seul
organe qui puisse aujourd'hui poser et maintenir, avec une irré-
sistible énergie, la question la plus fondamentale188 », à savoir la
question sociale. C'est dans « l'aptitude fondamentale du posi-
tivisme à mieux résoudre que le communisme le principal pro-
blème social188 » que réside du reste la clé du succès escompté.
Succès qui « désormais seul peut préserver l'Occident de toute
grave tentative communiste181 » en assurant la prééminence des
« moyens moraux » sur les « moyens politiques » auxquels les
communistes restent malgré tout attachés.
On perçoit mieux, malgré la reprise d'éléments saint-simo-
niens, la place très particulière, fortement atypique, de Heine
dans ce climat idéologique et politique d'avant 1848. Le terme
d'antagonisme, repris sans doute des saint-simoniens mais dont
il ne faut pas non plus oublier la lointaine racine kantienne188,
ne lui fait pas peur, contrairement aux disciples de l'habitant
de Genève, ou à Comte, qui ne parlent d'antagonisme que pour
le subordonner aussitôt à quelque autre principe, supposé plus
fondamental, par rapport auquel il apparaît comme un écart,
une source de dysfonctionnement. Pour ces penseurs, partisans
et artisans du « social », l'antagonisme n'est mentionné que dans
le but de rechercher les moyens de sa pacification, pour pouvoir
passer le plus vite possible à autre chose (l'harmonie universelle,
l'industrialisme, l'association, etc.). À l'inverse, la prise de parti
heinéenne, sa conception agonistique de la vie, rendent illusoire
tout espoir de résoudre « la grande crise moderne188 » par la
mise au point de technologies sociales adéquates, qu'elles soient
fouriéristes (la machinerie phalanstérienne) ou comtiennes (la
réorganisation sociale par la création d'un nouveau pouvoir
spirituel).
Au moment où se multiplient les approches qui tentent de
conjurer une victoire communiste, où prolifère une vision thé-
rapeutique du « social » comme moyen de pacification des
contradictions, Heine annonce tranquillement que c'est autour
de « l'armée toujours croissante du communisme » que se
136
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
rassembleront « les débris de la famille de Saint-Simon et tout
l'état-major des fouriéristes », rectifiant ainsi le langage du
« besoin brutal » par la « parole qui donne forme1*4 ». Heine est
en fin de compte aux antipodes de cet esprit qu'on appellera par
la suite « quarante-huitard », pétri du credo « humanitaire » (ou
« humaniste », les deux termes font rage à l'époque, respecti-
vement parmi les Français et parmi les Allemands), engoncé
dans le modérantisme politique, porté vers un désir d'harmonie
sociale et de résolution pacifique des antagonismes. Il n'est nul-
lement exagéré de dire que cet esprit, qui forme le dénominateur
commun de la plupart des doctrines politiques d'avant la révo-
lution de février, deviendra doctrine officielle du gouvernement
provisoire qui en est issu, et donnera à ces journées quarante-
huitardes leur parfum « consensuel » caractéristique, avant
d'être à son tour emporté par le sang prolétaire versé en juin et
par l'implacable désir de revanche des dominants.
On n'oubliera donc pas qu'à cet esprit quarante-huitard,
aussi modéré et irénique puisse-t-il paraître, fait face la « grande
peur » du bloc social adverse1**. De la révolte des canuts lyonnais
aux grèves, attentats manqués et insurrections parisiennes ou
aux révoltes paysannes de 1846-47, l'apparente tranquillité du
règne orléaniste laisse voir en effet des signes de fragilité crois-
sante. La peur des possédants se fixe de plus en plus sur le nom
de « communisme » et la fameuse évocation du « spectre qui
hante l'Europe », si elle nous parvient par l'entremise d'un texte
mythique, mais qui fut quasi ignoré pendant le quart de siècle
qui suivit sa première publication, n'a rien de bien original dans
la langue politico-journalistique de l'époque.
Objet de désir ou de répulsion, le nom du communisme, et la
trajectoire de sa diffusion, servent de révélateur chimique aux
tendances profondes du temps. Quand, après février 1848, la
garde nationale, dans un geste promis à un grand avenir, barre
le chemin à la première, et pacifique, manifestation ouvrière
parisienne dirigée contre le gouvernement provisoire, le 17
mars, c'est aux cris assourdissants de « à bas les communistes »,
« à l'eau les communistes1** ». Peu importe si la manifestation
pacifique et passablement confuse du prolétariat était fort éloi-
gnée d'une telle dimension subversive : sa seule existence suffi-
sait à réveiller les hantises que l'unanimisme de février s'achar-
nait à nier. Moins de trois ans après, au moment où il ne reste
plus grand monde pour défendre le régime, désormais inutile,
voire gênant, aux yeux des dominants, qui a écrasé le prolétariat
parisien, c'est à nouveau le « spectre rouge » qui sera brandi :
dans le journal qui porte ce titre (ou plus exactement Le Spectre
137
Philosophie et révolution
rouge de 1852), le publiciste Romieu dénonce la menace que font
planer à la fois les « millions de prolétaires enrégimentés par la
haine » et les paysans radicalisés. Pour en conclure que « c'est
donc l'armée et l'armée seule qui nous sauvera" 1 ». Indice sup-
plémentaire, si besoin était, du fonctionnement particulier du
« nom du communisme » : son caractère spectral renvoie à son
rapport ambigu à l'ordre symbolique, rapport à la fois d'appar-
tenance (comme nom-postulant au rôle du signifiant-maître, du
nom de tous les noms) et d'irréductibilité. Car derrière le « com-
munisme » il n'y a pas nécessairement des communistes réels
et/ou représentables mais ce réel que la société bourgeoise se
doit de refouler pour pouvoir se représenter elle-même : le réel
de l'antagonisme.

4. Écarter les spectres

L'obsession du passé, Heine la partage avec une époque écarte-


lée entre la mode des gilets « à la Robespierre », la fascination
exercée par le nom de « Napoléon » et l'imagerie nostalgique
des fleurs de lys et du pourpre. Quand il est question de sa ville
natale, il la présente ainsi : « Diisseldorf est une ville au bord
du Rhin; 16000 personnes y vivent, auxquelles s'ajoutent plu-
sieurs centaines de milliers d'autres qui y sont enterrées"* ».
Les générations mortes pèsent de tout leur poids sur les vivants,
elles viennent hanter le présent - sur le mode de l'apparition
spectrale. Ce qu'elles viennent demander n'est pas la vengeance
mais la sauvegarde de leur parole (« les tombeaux disent le
vrai ») et l'accomplissement du travail de deuil - donc l'oubli
(mais non l'oubli de l'oubli).
C'est une gigantesque galerie de spectres qui peuple l'œuvre
de Heine et sa capacité de prolifération semble illimitée. Mais
tous les spectres ne se valent pas et le travail de Heine consis-
tera à établir des distinctions, parfois très subtiles et mouvantes,
entre ces diverses apparitions et à les faire jouer les unes contre
les autres. Si la réalité n'existe pas sans une dimension spec-
trale, l'intervention dans le champ « spectromachique » fait
constitutivement partie d'une prise de position politique.
L'opposition France/Allemagne permet de tracer une pre-
mière, et fondamentale, ligne de démarcation : au pays qui
a déjà traversé l'expérience de la révolution « le plus grand
nombre n'alla regarder dans le sépulcre du passé qu'à des-
sein d'y chercher un costume intéressant pour le carnaval. La
mode du gothique n'était en France qu'une mode, et ne servait
qu'à rehausser la joie des temps présents. On laisse flotter ses
138
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
cheveux en longues boucles du Moyen Âge ; mais il suffit d'une
observation distraite du coiffeur qui vous dit que cela va mal,
pour qu'on se fasse abattre du même coup de ciseaux la cheve-
lure moyen âge et les idées qui s'y rattachent? Hélas ! c'est tout
autre chose en Allemagne ; la raison en est que le moyen âge
n'y est pas entièrement mort et décomposé comme chez vous.
Le moyen âge allemand ne gît point pourri dans son tombeau ;
il est souvent animé par un méchant fantôme ; il apparaît au
milieu de nous à la pleine clarté du jour, et suce la vie colorée
de notre cœur ,H ».
Il convient donc de distinguer, parmi les spectres, les « fan-
tômes », figures surgies d'un passé qui se survit à lui-même,
qui n'est donc pas entièrement « passé », tout en étant entière-
ment « dépassé » du point de vue de la rationalité. Ces figures
troublantes, et même franchement inquiétantes, qui ne cessent
de comploter contre le présent en prétendant le réduire à un
prolongement, mieux : à une répétition du passé, trouvent leur
lieu de prédilection en l'Allemagne. Fidèle à ses habitudes, Heine
reprend toute l'imagerie romantique mais pour la détourner,
la retourner contre elle-même, tourner en ridicule le parfum
de moyen âge dont s'affublent les romantiques allemands*00, et
cette parodie médiévalisante qui continue à régner dans ce pays
spectral. Car le moyen âge allemand est également parodique,
mais dans un tout autre sens que la mode gothique à la française,
gaie et carnavalesque. C'est une parodie « exécrable », et les
acteurs qui la jouent des cabotins ridicules101, car elle n'a aucune
conscience de son caractère comique : comme la « farce » res-
taurationniste hégélienne (i.e. la France de Louis XVIII et de
Charles X), la parodie, le ridicule, ne sont qu'une comédie qui
s'ignore et s'obstine à se prendre au sérieux. C'est que la vraie
comédie ne serait pas tolérée par l'absolutisme prussien et, s'il
s'aventurait dans cette contrée, un Aristophane moderne aurait
vite fait de se retrouver dans un cachot202.
L'Allemagne n'est donc pas simplement hantée par les
fantômes, elle devient à proprement parler le pays-fantôme.
Figée dans l'absolutisme le plus vermoulu, elle se « fantôma-
lise » dirait-on, car elle n'est tout simplement pas du présent,
elle ne participe pas au moment présent de l'histoire univer-
selle. Son retard est incommensurable car il lui manque même
la conscience du retard ; son présent est le passé lointain de
la France, peut-être même de l'Europe ; ses fantômes sont à
peine des spectres, plutôt des morts-vivants qui répandent par-
tout leurs « miasmes putrides ». Les fantômes allemands sont
en effet reconnaissables à leur méchanceté et à leur odeur
139
Philosophie et révolution
nauséabonde ; le moyen âge allemand « ne gît point pourri dans
son tombeau » et il est animé par un « méchant fantôme10* ».
C'est l'odeur tenace qui accompagne les morts dépourvus de la
conscience de leur mort404, les morts qui s'acharnent à survivre,
s'accrochant à une sous-vie ou plutôt une anti-vie, et ne cessent
de vampiriser le présent.
La France apparaît, tout au contraire, comme le pays qui a
réussi à écarter les fantômes : pour l'essentiel, le meurtre du
père a été commis et ses comptes soldés. Les morts sont bel et
bien enterrés, une humanité, une culture, une « vie nouvelle »
s'affirment; « on entrevoit l'aurore de puissantes actions, et de
nouveaux dieux veulent se révéler*** ». Bref, ce qui caractérise
la France, pays qui a déjà connu une révolution, ou, si l'on pré-
fère, pays où la révolution a effectivement déjà commencé, c'est
que le passé est justement un passé révolutionnaire, un passé
ayant aboli le passé, bref, un temps autoréférentiel, l'incarna-
tion d'une rupture du temps historique. Tel est le paradoxe de
la temporalité moderne, dont Heine tentera de cerner les effets.
La spectrologie permet d'en saisir le premier ; exit les fantômes,
spectres du passé : « comment un Français pourrait-il être un
fantôme, comment même pourrait-il exister des fantômes à
Paris ! À Paris, dans ce foyer de la société européenne ! Entre
minuit et une heure du matin, l'heure traditionnellement dévo-
lue aux spectres, les rues de Paris bruissent encore de la plus
vivante des vies, le plus effervescent des finals retentit sous la
coupole de l'Opéra, les groupes les plus joyeux déferlent des
Variétés et du Gymnase, et tout cela fourmille, sautille, rit et se
titille sur les boulevards : on se rend à la Soirée*** ».
Même la nuit parisienne est lumineuse, radicalement antiro-
mantique, à l'inverse de la nuit allemande, enveloppée dans la
rêverie et toute bruissante du cliquetis des revenants. Une nuit
qui n'est qu'un interminable crépuscule, l'étirement infini du
moment où la chouette hégélienne prend son envol. À son triste
hululement, qui évoque la sagesse en même temps qu'il prédit
sa contrepartie, l'impuissance devant le retour des fantômes,
Heine opposera, dans une image restée célèbre**1, le gaillard
chant du coq gaulois, celui qui « dissipe ce sombre délire », fait
fuir l'aigle prussien, chasse les spectres du passé, annonce une
aurore toujours fraîche.
Si Paris apparaît le « Panthéon des vivants », s'il est dépourvu
de « dignité spectrale », le dieu nouveau qui règne en maître
s'appelle argent (« le dieu-argent qui est le père et la mère de
tous et de toutes*0* ») et l'action qui s'y déroule pour le moment,
dans l'attente des « puissantes actions » à venir, relève du théâtre
140
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
de boulevard, aux antipodes de la tragédie d'ancien régime ou
de l'épopée napoléonienne : « sous l'Empire encore, les héros de
Corneille et de Racine pouvaient compter sur la plus grande sym-
pathie, alors qu'ils paraissaient devant la loge du grand empe-
reur et devant un parterre de rois. Ces temps sont passés; la
vieille aristocratie est morte ; Napoléon est mort aussi, et le trône
n'est plus qu'un fauteuil de bois recouvert de velours rouge ; et
maintenant régnent la bourgeoisie et les héros de Paul de Kock
et d'Eugène Scribe20* ». La gaieté parisienne émerge d'un monde
où le pouvoir, ses attributs et ses symboles, ont été radicalement
désacralisés : le trône n'est qu'un vulgaire fauteuil de bois, idée
que le peuple insurgé des journées de Février mettra en pratique,
se contentant, dans un geste qui mime le rituel carnavalesque*10,
de brûler en public un meuble là où les foules de 1789 ou 1793
auraient opté pour des moyens plus drastiques.
C'est que, en France, le roi a déjà été décapité, et l'avènement
de la monarchie constitutionnelle et bourgeoise de la maison
d'Orléans ne fait que confirmer la mort définitive de la figure
souveraine de l'homo sacer. Sa décapitation symbolique a pré-
cédé le couperet de la guillotine, elle-même instrument laïcisé
de mise à mort car elle abolit le rituel ancien*11, ce qui donne à
l'exécution du dernier des monarques de droit divin un avant-
goût de comédie. Contrairement à celle de Charles II, laquelle fut
une véritable tragédie, qui se déroula selon le rituel traditionnel
du bourreau et de la hache, et laissa, peut-être, un résidu trau-
matique qui n'a cessé de hanter Cromwell.

Le cas de Cromwell est du reste particulièrement intéressant


du point de vue spectrologique : Heine admet que les nuits de
Cromwell furent agitées et qu'il se décida d'ouvrir le cercueil
du défunt roi. Ce ne sont pas des spectres dont il avait peur,
précise-t-il, mais des « poignards matériels de ses ennemis ».
Quant à la scène de l'ouverture du cercueil, scène récurrente
chez Heine quand il s'agit d'évoquer les spectres qui hantent le
sommeil des despotes et la fin terrible qui les attend*1*, il opte
pour la « légende plus démocratique » qui veut que Cromwell
considérât la dépouille de Charles Ier à la lumière du jour, avec
calme et même avec humour*13, qualités à l'aide desquelles il
« abattit tranquillement [...] le chêne royal qui étendait autrefois
si fièrement ses branches sur l'Angleterre et sur l'Écosse*14 ».
Pourtant, même dans la version dédramatisée, française, le régi-
cide provoqua un choc, une amputation - voire une castration
- symbolique*1*, qui renvoie à la décapitation du corps mystique
qui unissait le souverain à ses sujets.
141
Philosophie et révolution
Quelque chose de l'ancien supplice s'est quand même per-
pétué dans le nouveau rituel et un tel acte ne va jamais sans un
sentiment d'angoisse, fort proche de l'angoisse de castration
suscitée par la hache du bourreau d'ancien régime*1'. Comme le
souligne I. Kalinowski, « la fin des bourreaux suppose la fin de la
croyance qui les installe dans le sacré*11 » et cela demande assu-
rément plus de temps qu'il n'en faut au couperet pour accomplir
sa tâche. Mhomo sacer, martèle Heine, n'est rien sans la croyance
partagée à la transcendance de sa substance*1* et, inversement,
sa mise à mort n'est effective que si cette foi disparaît, avec les
rituels qui l'accompagnent, notamment l'étiquette qui entoure
le personnage royal. Pour le dire autrement, la guillotine est une
condition nécessaire, ne serait-ce que parce qu'elle supprime
l'étiquette11*, mais elle ne saurait suffire si elle ne s'accompagne
pas du travail de deuil du Roi comme Père symbolique.
C'est à cette double condition que la conscience historique
peut se libérer de la double malédiction qui hante (ou, dans le
cas de la France, hanta par le passé) la nuit du despotisme :
l'autorité du nom et le spectre de l'exécuteur. De nouveau, l'op-
position France/Allemagne devient pertinente : deux figures
de l'« esprit du peuple110 » s'affrontent. Le « royalisme » des
Allemands consiste dans le respect à l'autorité préexistante, sen-
timent qui s'étend aussi à la personne qui l'incarne, pour devenir
alors « croyance », (auto) « persuasion » et « attachement » de
type cultuel. L'« essence républicaine » de la France l'amène
au contraire à refuser tout pouvoir transcendant, dégagé du
contrôle populaire, a fortiori s'il s'agit d'un pouvoir personnifié,
qui se drape de l'autorité du « grand nom », pâle substitut des
attributs de l'homo sacer : « depuis que j'étudie les républicains
français dans leurs écrits et dans leur histoire, je reconnais par-
tout comme signes caractéristiques cette défiance à l'égard de la
personne, cette haine contre l'autorité d'un nom. Ce n'est pas un
mesquin amour de l'égalité qui fait que ces hommes haïssent les
grands noms : nullement; ils craignent que les citoyens porteurs
de ce nom n'en abusent contre la liberté, ou, par faiblesse et
par condescendance, ne laissent d'autres en abuser au mépris
de la liberté111 ». Le champ est à présent libre pour les « noms
secrets », portés par les conjurations nouvelles, chuchotés par
les spectres qui viennent de l'avenir...
Il en va de même pour le couple du roi et du bourreau, qui
alternent les rôles dans le cercle fatal de la répétition despotique :
le bourreau incarne la violence première qui fonde ce pouvoir
mais aussi, par le tabou qui le frappe, la dénégation permanente
du crime originel, dénégation qui conduit immanquablement à
142
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
sa réitération. Dans la scène d'ouverture du poème « Le cheva-
lier Olaf*" », roi et bourreau se tiennent côte à côte, portant la
même parure pourpre, prêts à éliminer le chevalier qui trans-
gresse l'ordre établi. Dans « Le Coquin de Bergen" 3 », après
avoir séduit la duchesse, le bourreau devient gentilhomme
par la grâce du duc qui trahit ainsi, dans le geste même qui la
transfigure symboliquement, l'origine de sa propre noblesse.
Une origine toujours présente, qui se transmet de génération en
génération, et dont le refoulement constitue la seule source de
légitimité possible d'un tel pouvoir.
Une nouvelle violence s'avère nécessaire pour rompre cette
dialectique perverse : les despotes sont hantés par le spectre du
bourreau qui tranchera leur propre tête ; ils savent que n'im-
porte quel enfant, n'importe quel « fils de charbonnier », pourra
dans l'avenir assumer cette tâche et manier lui aussi la hache 1 ".
Mais le poète sait aussi que l'action révolutionnaire dont il rêve
est suivie par une ombre" 3 , celle projetée par la hache tenue
par le spectre qui accompagne ses pensées 8 " (et qui n'est pas
un « revenant », un spectre du passé). La fin du despotisme est
nécessairement « tragique et sanglante », comme le fut de façon
grandiose la Révolution française. La violence révolutionnaire
reproduit en partie celle du despotisme, car elle en fournit la
réplique (dans les deux sens du terme : copie et réponse), tout
en étant nécessaire à son abolition. C'est la thématique jacobine
du « despotisme de la liberté » dont Bùchner avait également
exposé le noyau tragique en faisant dire à son Robespierre : « Ils
disent que la terreur est l'arme d'un gouvernement despotique,
et que le nôtre par conséquent ressemble au despotisme. Sans
doute, mais dans la mesure où un sabre aux mains d'un héros
de la liberté ressemble au sabre qui arme le satellite d'un tyran.
Que le despote gouverne par la terreur ses sujets réduits à l'ani-
malité, c'est son droit de despote, que vous mettiez en pièces les
ennemis de la liberté, en tant que fondateurs de la République,
votre droit n'est pas moindre. Le gouvernement de la République
est le despotisme de la liberté contre la tyrannie" 1 ». En ins-
taurant un ordre nouveau, la violence révolutionnaire permet
de trancher en fondant, par un acte créateur qui s'érige sur le
« vide » de la situation, une légalité nouvelle ; elle laisse cepen-
dant derrière elle un noyau traumatique, une béance irréduc-
tible d" où les fantômes continueront à surgir.
Comme le révèle la très belle parabole des Mémoires, seule
la levée du tabou, qui suppose la symbolisation du meurtre du
Roi, peut briser le cercle de l'oppression et libérer l'histoire
du spectre de l'exécuteur. Le brave chevalier Olaf, contraint
143
Philosophie et révolution
d'épouser la fille du roi, succombe aussitôt à la hache du bour-
reau et, comme tout chevalier moderne (malgré son armure
médiévale : les spectres, il est vrai, en portent souvent...), « ne
conquiert à la fin qu'un tombeau1®8 ». Mais en embrassant la fille
du bourreau le poète découvrit les « deux passions auxquelles
[sa] vie, dans la suite, resta consacrée : l'amour des belles
femmes et l'amour de la Révolution française22* ». Certes, libérer
l'histoire des fantômes du passé s'avère une tâche difficile, sinon
impossible : les revenants ne commencent-ils pas toujours par
revenir? L'illusion du Robespierre de Buchner n'était-elle pas de
penser qu'on puisse « en finir avec eux » car « seuls les morts ne
reviennent pas*** » ? Ce qui est fort exact, à ceci près que ce sont
leurs doubles spectraux qui continuent de hanter les vivants. La
Restauration des Bourbons n'offre-t-elle pas l'exemple d'une
telle revanche des fantômes ? Bien sûr, « par une belle aurore
de juillet, quand le coq gaulois chanta, ces spectres durent
s'évanouir**1 ». Mais vingt après, il faut bien constater que les
apparitions du fantôme de Marie-Antoinette n'ont point cessé.
Dans le Romancero (1851)***, c'est le retour spectral du rituel
d'ancien régime qui marque la présence du fantôme de Marie-
Antoinette au palais des Tuileries. Il n'est pas exagéré de voir
dans ce poème, écrit après la défaite de 1848 mais avant le coup
d'État de Louis Bonaparte, la crainte de Heine (qui s'est avérée
fondée) de voir le palais des Tuileries redevenir un lieu de pou-
voir dynastique. Si, selon le dernier quatrain, le soleil, « quand
il voit ces vieux fantômes, recule, épouvanté**3 », c'est que, sur
les ruines de la république agonisante, se dessine en perspective
une nouvelle répétition bouffonne du passé, l'empire en carton-
pâte de Napoléon III... Échec? Oui, si l'on considère que, malgré
la laïcisation du pouvoir qui s'est opérée, la société bourgeoise
qui succède à la Révolution (et qui fait tout y mettre fin) persiste
à refouler la violence constitutive de son moment fondateur.
Pourtant, l'échec n'est que partiel : une dissymétrie profonde
frappe ces spectres du passé. Contrairement aux spectres alle-
mands, dont l'anachronisme est en osmose avec le présent,
les fantômes français sont eux-mêmes décapités, corps fanto-
matiques dépourvus de tête, donc incapables de « voir » les
vivants*34. Privés d'« effet de visière*38 », les spectres ne sont
qu'une parodie d'eux-mêmes, survivances de survivances ; en
d'autres termes, des spectres dépourvus de conscience spec-
trale*3*, résidus archaïques et absurdes dont seul le recul histo-
rique dû à l'écrasement des soulèvements de 1848 autorise le
retour. En fait, nous l'avons vu, Louis XVI et Marie-Antoinette
avaient déjà été décapités dans l'ordre symbolique avant de
144
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
l'être par la machine du docteur Guillotin, et c'est là le résultat
du travail des penseurs des Lumières, que le texte tardif du
Romancero rappelle une dernière fois*". À n'en point douter,
Heine vise le même effet couperet à la fois par ses écrits poli-
tiques et, davantage encore, par la force de sa satire, son Witz,
sa méchanceté ironique.
Mais, telle qu'il la conçoit, sa tâche ne se limite pas à contri-
buer à chasser les spectres. Heine sait bien qu'il n'y pas de
réalité, passée, présente et à venir, dénuée de doublure, ou plu-
tôt, selon sa formulation, de « dignité spectrale ». Il y a bien,
pour ne parler que de ceux-là. des spectres français, et même
parisiens, autres que ceux des monarques décapités. Ce dont il
s'agit, c'est de distinguer entre les diverses espèces de spectres
et, surtout, d'en faire jouer certaines contre d'autres, de dépla-
cer donc les lignes de démarcation, toujours mouvantes et ins-
tables, à l'intérieur de ce champ « spectromachique*" ». De les
déplacer à partir d'un lieu « blanc », celui-là même de l'inter-
vention politique, toujours soumis à la tentation de la représen-
tation. Et à la contingence de la lutte : l'écrasement de 1848,
ou plus exactement le traumatisme qui en découle, explique
sans doute pourquoi, aux yeux du Marx intégralement heinéen
écrivant le Dix-huit Brumaire, livre bilan de la défaite, le champ
spectromachique semble se dérober en tant que tel, ses dis-
tinctions internes se brouillant dans une histoire qui a viré au
cauchemar.
En fait, l'interminable, mais non pas vaine, tentative de libé-
ration des fantômes du passé ne se comprend qu'à partir de l'ac-
cueil réservé à une autre sorte de spectres : ceux qui viennent
de l'avenir, un avenir porté par une mémoire certes, mais dont
le visage demeure à jamais inconnaissable derrière les masques.
Ces spectres, il convient de croiser leur regard, car ils en ont un,
parfois ironique, parfois « clair et dur comme de l'acier*" », avec
le calme et l'humour de Cromwell face au cadavre de Charles Ier.
Au moins trois figures spectrales de ce type se croisent, sans se
rencontrer « en personne » dirait-on, dans l'œuvre de Heine : la
poésie, le communisme, le judaïsme. Mais elles communiquent
secrètement entre elles, liées par le même fil messianique.
Il peut paraître de prime abord étrange de trouver la poésie
à l'intérieur de cette typologie. Par sa prise de parti en faveur
de la vie, son exaltation des sens (du moins avant le tournant
« nazaréen » des années d'alitement forcé), la secrète affi-
nité qu'elle continue d'entretenir avec les dieux antiques, la
poésie se présente comme le premier « contre-fantôme* 4 * ».
Pourtant, avant même que la maladie ne l'enfouisse dans son
145
Philosophie et révolution
« tombeau-matelas », Heine avait envisagé sa propre spécia-
lisation sur un autre mode, à mi-chemin entre la gaieté pari-
sienne, avec ses dieux frivoles et bourgeois, et l'ironie du poète
allemand, persuadé de sa supériorité sur l'esprit comique des
Français241 ; « pour ma part, bien qu'étant Allemand, s'il se trou-
vait que je fusse mort et contraint de hanter les rues de Paris, je
serais sans nul doute hors d'état de faire honneur à ma dignité
spectrale si je venais à rencontrer au coin d'une rue l'une de
ces déesses de la frivolité qui savent si merveilleusement vous
éclater de rire au visage. S'il y avait vraiment des fantômes à
Paris, je suis persuadé que les Français, avec la sociabilité qui
les caractérise, se lieraient en associations de fantômes, consti-
tueraient bientôt des réunions de spectres, fonderaient un Café
des morts, éditeraient une Gazette des morts, monteraient une
Revue parisienne des morts, et qu'il y aurait bien vite des Soirées
de morts "où l'on fera de la musique". Je prendrais seulement
des dispositions pour qu'à ma mort on m'enterre au Père-
Lachaise et que je puisse faire le spectre à Paris, entre minuit
et une heure du matin. Quelle heure exquise ! Et vous, mes com-
patriotes allemands, si vous venez à Paris après ma mort et que
vous y rencontrez mon fantôme la nuit, n'allez point prendre
peur. Je n'erre pas à la terrible et malheureuse manière des
spectres allemands, je suis fantôme pour mon plaisir. Et comme,
ainsi que je l'ai lu dans toutes les histoires de fantômes, on doit
d'ordinaire hanter les lieux où l'on a enterré de l'argent, je vais
par mesure de précaution enterrer quelques sous quelque part
sur les Boulevards. Jusqu'à présent j'ai occis un grand nombre
de francs à Paris, mais je n'en ai jamais enterré242 ».
L'expérience terrible des défaites de 1848, à laquelle sa
propre souffrance et sa déchéance corporelle serviront d'allé-
gorie aux accents christiques, congédiera cette vision de fan-
tômes, et même d'associations de fantômes, parisiens et joyeux,
unis dans une conjuration bienveillante à l'égard des vivants.
Immobilisé par la maladie, partageant le sort des vaincus, le
poète se reconnaît maintenant dans le personnage de Lazare,
il se présente lui-même comme un spectre, un mort-vivant qui
refuse de pourrir dans son « caveau-matelas » : « [en 1847],
j'avais encore un peu de chair et de paganisme, je n'avais pas
maigri au point d'être devenu ce squelette spiritualiste qui va
au-devant de sa totale dissolution. Mais existé-je encore véri-
tablement241? ». Heine se compare désormais à son « collègue
Merlin244 », celui qui s'est fait rattraper par ses propres paroles
et conjurations, jugeant que son tombeau urbain, où nul « mur-
mure de vert feuillage » ne pénètre mais uniquement les bruits
146
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
de la ville (« du petit matin jusqu'au soir, bien tard, je n'y entends
que des roulements de voitures, des marteaux qui frappent, des
cris aigus et des gens qui pianotent*4* »), est même moins « har-
monieux » que celui du mage de Brocéliande. Mais si le tom-
beau est moins harmonieux, c'est que la vie, la vie parisienne,
arrive quand même à s'y glisser; et contrairement à Merlin,
Heine n'arrête pas un instant de se lancer dans de nouvelles
conjurations. Ses années de souffrance physique extrême sont
des années productives, tout particulièrement en poésie. Si, par
sa vision d'une histoire effondrée, le Romancero est « l'exposé
de la crise du lyrisme moderne » (J.-P. Lefebvre), son écriture
témoigne d'une confiance maintenue dans la mission de la poé-
sie, dans sa capacité de dire cette expérience inouïe et de sauver
la parole des vaincus.
Même ainsi, tel un lépreux agitant la cliquette de saint Lazare
pour annoncer son approche, le poète peut encore voir dans
l'avenir son œuvre applaudie par une Allemagne « joyeuse
et charmante*4* ». Seul le cœur est brisé, répond en écho le
Romancero, les armes de la poésie sont intactes, les autres com-
battants « serrent les rangs », succèdent au poète dans la même
veille, la même attente de l'événement rédempteur*41. Le poète
« meurt une dernière fois, en désignant clairement les agents
réels de la résurrection, les frères de combat*4* ». En désignant
aussi la conjuration qui les unit : la préface hLutèce***, de quatre
ans postérieure à la publication du Romancero, dévoile, nomme
à nouveau, le vrai visage de ces combattants : seuls les com-
munistes, affirme Heine (cf. supra), sont en mesure de donner
« le coup de grâce », le « fatal coup de pied » qui « écrasera »
les vainqueurs du jour, le parti nationaliste et antidémocrate
qui règne désormais sur toute l'Europe. D'ici là, leur présence
spectrale, voire chthonienne, ne cessera de hanter la grande
réaction européenne, annonçant sa fin prochaine.
La figure de la Promesse obéit à plus d'un nom ; une autre
forme d'expression traverse l'œuvre de Heine : le judaïsme. Sa
« dignité spectrale » ne saurait faire de doute : De l'Allemagne
identifie le peuple juif à un « peuple-spectre*** », gardien de la
mémoire mais aussi, comme le Ludwig Borne l'énoncera expli-
citement, de l'espérance messianique : « ce libérateur allemand
[qui] est peut-être le même qu'attend Israël... ô cher Messie,
passionnément attendu**1 ! ». Mais ce Messie, dont la physiono-
mie nous est restituée, non sans ironie, par la description du
« grand rabbin Menasse ben Naphtali de Cracovie », se dédouble
en se spectralisant à son tour ; pendant les « mauvais jours »
qui succèdent à la révolution de Juillet, le cliquetis des chaînes
147
Philosophie et révolution
d'or qui lui lient les mains commence à ressembler étrangement
à celui des fantômes, à celui de Barberousse peut-être, le faux
Messie du nationalisme teutomane. Comment distinguer alors
entre les deux? C'est une question de temps, de temps juste, qui
sera aussi temps du juste, répond Heine : « Oh ! Ne te décou-
rage pas, beau Messie qui ne veut pas seulement libérer Israël,
comme se l'imaginent les Juifs superstitieux, mais toute l'huma-
nité souffrante ! Tenez-le encore quelque temps enchaîné, pour
qu'il ne vienne pas trop tôt, le sauveur et le roi du monde ! » Mais
le Messie ne vient-il pas toujours « trop tôt », au moment où se
brisent les chaînes dorées qui enserrent l'espérance libératrice,
où le temps éclate et se coupe en deux?
Il est clair en tout cas que, pour Heine, si l'avenir est loin
d'être un temps homogène et vide, chaque instant n'est pas la
« porte étroite par laquelle le Messie peut passer*8* ». Sans doute
parce que, contrairement à Benjamin, l'évolution historique ne
se réduit pas à une continuité catastrophique, qu'il y a bien
quelque chose d'irréversible qui s'est produit avec l'expérience
de la Révolution française et le désenchantement du monde.
Certes, la catastrophe menace en permanence l'histoire, elle la
menace même d'autant plus que les forces de la libération sont
entrées en scène « en personne », mais pour la combattre il faut
entrer dans des considérations de période et de conjoncture, y
compris sous leur aspect tactique et stratégique. Pour recon-
naître la rose dans la croix du présent, il faut pouvoir discerner
le point où la ligne de la vie peut briser le cercle de la répétition,
le point où s'opère cette rencontre entre la prise de parti et
une certaine configuration de l'esprit objectif qui rend possible
l'irruption du nouveau, sa percée, son avènement effectif.
C'est un jeu, ou plus exactement une lutte, sans garantie a
priori, où l'erreur peut coûter cher, mais c'est celui de la poli-
tique moderne, qui oblige à quitter le terrain d'une ontologie,
fût-elle négative, de l'histoire. Heine craint, concernant le cas
de la France, un « triomphe prématuré des prolétaires*** »,
trop marqués par l'égalitarisme fruste des premières doctrines
babouvistes/communistes (ce sont explicitement les « prédicants
d'une république à la Babeuf » qui sont visés dans ce texte),
triomphe qui risque d'être « de courte durée », simple prélude
à un nouveau Thermidor. Sans doute aussi pense-t-il (cf. infra)
que la « voie allemande », dans laquelle la réforme religieuse
a précédé la réforme/révolution philosophique et la révolution
sociopolitique à venir, peut fournir le bon ordre, celui qui prému-
nit contre les contretemps indésirables. Mais il sait aussi que ce
genre de pari est proprement indécidable : « nos arrière-neveux
148
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
seront seuls en état de décider si nous méritons le blâme ou
l'éloge pour avoir travaillé notre philosophie en premier, et notre
révolution ensuite" 4 » ; rien ne permet de transcender la prise
de parti immanente à la vie, à la révolution comme affirmation
de la vie, et de réduire entièrement sa part de contingence. Ce
n'est qu'a posteriori que l'histoire tranche. Et l'on sait, dans le
cas de l'Allemagne, comment elle trancha en 1848-49.
C'est pourtant à nouveau vers le judaïsme que Heine se
tourne après la défaite pour désigner l'irréductible promesse :
la référence au poète Yehuda ben Halévy permet de réunir la
poésie, la quête spirituelle (le vrai Yehuda ben Halévy était un
poète de cour, à l'apogée de l'époque arabo-andalouse, qui
quitte vers la fin de sa vie l'Espagne et la poésie profane pour
vivre à Jérusalem) et l'élément messianique. Celui-ci s'incarne
cependant, en vertu d'un ultime retournement empli d'ironie
dialectique heinéenne, en quelque chose de très terrestre, très
matériel, voire matérialiste, et presque trivial : le schalet, plat
préféré de Heine2", que les Juifs consomment durant le sabbat
et qui seul apporte la béatitude au prince Israël, transformé en
chien le reste de la semaine en vertu d'un sortilège : « S chalet
schôner Gôtterfunken, Tochter aus Elysium! telle aurait été la
grande ode de Schiller s'il avait jamais goûté du schalet 2 ". » Le
schalet « transfigure » (verklàret) l'œil du prince qui personni-
fie le destin du peuple-fantôme et révèle la fausseté des dieux
antiques, le caractère diabolique de leur sensualisme2*1. Il n'en
reste pas moins que le schalet est... un plat, et que, comme
toute référence de plats dans l'œuvre de Heine2", il incarne un
ultime pied de nez au spiritualisme (perceptible dès la référence
parodique à l'« ode à la joie » schillérienne), et ce, au moment
même où le poète annonce son ralliement à un énigmatique
« Dieu personnel ». Heine réaffirme ainsi ce « droit de manger »
qu'il a toujours défendu*" et qui constitue l'un des deux piliers
de son soutien final au communisme. Le judaïsme représente
donc ce lieu géométrique où convergent toutes les figures du
messianisme heinéen, messianisme « faible » au sens où il est
tempéré par des éléments historicistes et des considérations
stratégiques, messianisme fort pourtant car il sauvegarde dans
les conditions les plus épouvantables, quand l'écrasement de
l'espérance oppose le démenti le plus strict à toute téléologie du
progrès historique, l'écharde qui transperce le temps et ouvre
sur la poésie de l'avenir.

149
Philosophie et révolution
5. L'autre voie allemande : la démocratie révolutionnaire

L'anti-Staël

S'il n'y avait qu'un seul nom, en plus de l'« incontournable »


Cousin, à retenir dans l'histoire du rapport, ou plutôt des
« transferts culturels » franco-allemands***, ce serait sans doute
celui de « Heine ». La chose semble aller de soi pour ce poète
allemand de Paris, qui a systématiquement refusé de faire appa-
raître de nom de traducteur dans les éditions françaises de ses
œuvres et dont l'identité même s'est dédoublée avec son instal-
lation en France : « Henri » ou « Heinrich » Heine? à moins que
ce ne soit « Harry », le prénom secret, celui de l'enfance et de la
judaïté**1. Derrière ce nom de Heine se trouve cependant une vie
entière construite autour de cette « mission » que Heine n'hésite
pas - de surcroît dans son texte le plus manifestement athée - à
placer sous les auspices de la « Providence » : le rapprochement
et la compréhension mutuelle de la France et de l'Allemagne***.
Au moment de rédiger l'ultime version, valide en droit, du testa-
ment, c'est avec fierté qu'il constate l'accomplissement de cette
mission, la « grande affaire de [sa] vie*** ».
Mais il faut immédiatement préciser ce qui spécifie la posi-
tion de Heine dans ce jeu de transfert franco-allemand qui est à
proprement parler constitutif de la culture allemande moderne.
Pour dire les choses un peu rapidement, là où ses prédécesseurs
« culturalisent » une réalité politique, Heine, on pourrait dire le
nom de Heine, fonctionne comme un dispositif de (re)politisation
permanente de la tradition culturelle ainsi constituée. Là où un
Schiller, réagissant « à chaud » à la fin de l'expérience jaco-
bine**4, ne voit pas d'autre possibilité pour préserver l'acquis
des Lumières et de la Révolution française que de l'insérer dans
une mission particulière de l'Allemagne au contenu purement
spirituel, Heine propose au contraire une lecture politique de la
pensée et de la culture allemandes. Une lecture qui en extrait
le noyau révolutionnaire et entend ouvrir la voie à une révolu-
tion qui ne serait pas simplement intellectuelle, et qui permet-
trait d'en finir avec l'archaïsme social, politique et national de
l'Allemagne.
Voilà qui explique, au moins pour une part, la capacité de
clivage, assez exceptionnelle en fin de compte pour un auteur
qui aurait dû rejoindre depuis longtemps le rang des classiques
intouchables, que ce nom a conservée dans l'histoire allemande
jusqu'à nos jours : Heine divise*". Car il a entrepris « ce qu'avant
lui aucun écrivain allemand, d'une stature comparable, n'avait
150
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
osé faire : il se mêle activement et intensément des affaires de
la cité*** ». Malgré le jeu de dissimulation permanent auquel il
est forcé de se soumettre pour s'adresser au public allemand,
il refuse de cacher son jeu, pourfend l'accommodement et le
modérantisme bien ancrés dans l'intelligentsia de son pays.
Lorsqu'il définit sa mission, Heine précise aussitôt sa visée poli-
tique : elle vise à « détruire ces préventions nationales que les
despotes savent si bien exploiter à leur profit**1 », à « déjouer
les artifices des ennemis de la démocratie qui exploitent à leur
profit les préjugés et les animosités internationales*** ». La
défense intransigeante de la Révolution française et le rejet le
plus absolu du nationalisme teutomane forment donc le socle de
l'axe franco-allemand vu par Heine.
De là aussi son attachement à Napoléon, non pas au Napoléon
« liberticide », « traître à sa mère, la Révolution » et converti au
catholicisme, mais au « gonfalonier de la démocratie » dont les
soldats « étaient ces légions sacrées qui défendaient la cause de
la Révolution"* ». Heine heurte ainsi de front le mythe fondateur
du courant national allemand, y compris dans la version « libé-
rale » des Burschenschaften : la vision des guerres antinapoléo-
niennes comme « guerres de libération » alors qu'elles ne sont à
ses yeux que des guerres manipulées par les princes, au service
d'un absolutisme endurci : « on chercha à réveiller un senti-
ment commun à tous les Allemands ; et alors les personnages
les plus éminents parlèrent de la nationalité allemande, d'une
patrie commune à tous, de la réunion des races chrétiennes de
la Germanie, de l'unité de l'Allemagne. On nous commanda le
patriotisme, et nous devînmes patriotes ; car nous faisons tout
ce que nos princes nous commandent*10 ». Les teutomanes ne lui
pardonneront jamais de tels propos, et la haine mutuelle sera
inextinguible. Elle le sera d'autant mois que, nous le verrons
plus loin, Heine non seulement refuse de leur faire cadeau de
l'idée nationale mais entend fermement leur disputer l'hégé-
monie culturelle et politique sur le terrain de l'unification de la
nation allemande.
Chemin faisant, Heine devait fatalement croiser sur son che-
min l'égérie intellectuelle du camp anti-napoléonien, libéral et
antidémocratique français, Germaine de Staël, qui, grâce à son
De l'Allemagne?11, avait monopolisé en France, avec un impact
certain*12, les moyens d'accès à la culture d'outre-Rhin durant
les deux décennies qui suivirent sa parution. Dès la première
édition de son ouvrage au même titre (1835), Heine préfère
« déclarer franchement : je n'ai cessé d'avoir en vue le livre de
cette grand-mère des doctrinaires, et c'est dans une intention de
151
Philosophie et révolution
redressement que j'ai donné au mien ce même titre*1' ». L'affaire
va bien au-delà de ce que les formules polémiques des « Aveux »,
de vingt ans postérieurs à la première édition, laissent penser,
notamment la « haine personnelle » à l'égard de Napoléon, sorte
d'amour frustré et inversé, qui formerait « l'âme du livre »*M.
Certes, Heine rappelle aussi, dans ce même texte, la connivence
que G. de Staël entretenait avec les dirigeants de la réaction
européenne et avec les Bourbons ramenés dans les fourgons
des troupes d'occupation de la Sainte-Alliance. Il souligne aussi
le rôle de la coterie romantique (« un tas d'asticots fort utiles
au saint-pêcheur de Rome »), et tout particulièrement d'A. W.
Schlegel, qui entourait G. de Staël et lui servait de source exclu-
sive d'information à la fois partielle et partiale. En dévoilant
ses sources après du public français, Heine entend déjouer la
stratégie staëlienne qui consiste à passer en quelque sorte en
contrebande, sur fond de confusion sciemment entretenue, le
message du romantisme allemand, devenu réactionnaire et
nationaliste, auprès des romantiques français, qui ont assez
rapidement rejoint le « parti du mouvement*™ ». Dans l'ouvrage
lui-même, Heine se montre d'ailleurs plus nuancé dans le ton
de ses attaques : quand de Staël s'exprime sans intermédiaire
« son livre est curieux et digne d'admiration », mais lorsque,
sous l'influence de Schlegel et de la « coterie », « elle pousse
à certaines tendances ultramontaines, qui sont en contradic-
tion directe avec son esprit de clarté protestante, son livre est
pitoyable et nauséabond*™ ».
La critique de Heine se fait sans doute plus profonde lorsqu'il
présente l'Allemagne imaginaire de G. de Staël comme l'en-
semble des projections que cet auteur opère sur ce pays du fait
de son parti pris français - une fois de plus ramené, il est vrai,
à la haine de Napoléon*" ; à l'instar de la Germania de Tacite,
qui n'est qu'un détour pour parler de Rome*™, c'est de la France
qu'il est sans arrêt question dans le livre de G. de Staël - mais
« en creux », par la négative - à travers cette image sélective
et unilatérale du pays voisin, soudainement paré de toutes les
vertus qui sont supposées faire défaut à la Grande Nation. En
fait. De l'Allemagne est tout cela mais aussi bien davantage ;
l'ouvrage de G. de Staël, sous-tendu de part en part par un projet
politique, représente une attaque en règle contre les idées des
Lumières et de la Révolution française. Ce que Mme de Staël
cherche dans les profondeur de l'âme allemande, c'est avant tout
un contrepoids à la Révolution française, au « matérialisme » et
au rationalisme politique qui l'ont préparée, même s'il ne s'agit
que d'un « supplément d'âme », complément indispensable à
152
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
l'action et non modèle à suivre en tant que tel. Dans le schéma
dualiste staëlien, l'« enthousiasme » engendré par la tendance
contemplative et spéculative de l'âme est appelé à soutenir (et à
rectifier) le « caractère » porté vers la décision et l'action pour
parvenir à la liberté"*, liberté incarnée par l'Angleterre***, pays
phare du libéralisme et pilier de la coalition contre-révolution-
naire. L'enthousiasme seul ne saurait en effet suffire, et il faut
prendre garde à ce que les Allemands, radicalement étrangers
à la chose politique, ne fassent « intervenir la métaphysique
dans les affaires**1 ». Car, il ne faut pas s'y méprendre : dans
toute sa pureté spéculative, le spiritualisme allemand ne fait que
démontrer l'impossibilité d'une fondation rationnelle des buts de
l'action humaine, le caractère néfaste de toute visée universa-
liste. D'où l'incroyable « lecture » (on ose à peine recourir à ce
terme) de Kant comme défenseur du rôle fondateur du « senti-
ment » et de la très traditionnelle « doctrine des facultés"* ».
Du romantisme, Mme de Staël reprend le grand credo anti-
1789 : la révolte contre le matérialisme, les sciences et la
« tyrannie » de la raison portés par « le siècle orgueilleux », celui
des Lumières, accusé de détruire les « perspectives de l'imagi-
nation », les « terreurs de la conscience » et les « croyances
du cœur**3 », rendu donc responsable du désenchantement
du monde. D'où l'exaltation du sentiment, « fait premier de
l'âme », garant de son « unité sublime » mise en péril par la
froide « anatomie » opérée par l'analyse et par l'argumenta-
tion**4. Une conception irrationaliste de l'action, ramenée à la
force interne du « caractère » et à la capacité de décision***,
constitue le corollaire de cette défense du sentiment, et plus par-
ticulièrement de ce sentiment propre à l'âme allemande qu'est
l'enthousiasme. L'Angleterre est justement une « nation libre »,
contrairement à la France rationaliste, minée par ce « grain
noir » du matérialisme qui conduit fatalement aux « ténèbres »
de la révolution***. Elle a certes donné naissance, avec Hobbes et
Locke, aux doctrines matérialistes et antimorales (utilitaristes)
mais entièrement délégué leur application à la France, et leur
réfutation intellectuelle à l'Allemagne*". Mais à présent, l'Angle-
terre conjugue l'enthousiasme et le caractère, la capacité de
décision et la pensée, qui lui permettent de mener « avec une
volonté sainte et terrible » la guerre à la tête de toute l'Eu-
rope contre-révolutionnaire. De manière très significative, c'est
dans l'éloge de la guerre***, de la guerre contre-révolutionnaire
s'entend, que culmine toute cette exaltation spiritualiste de la
paisible Allemagne, de l'alliance du « sentiment » et du « carac-
tère », nous dévoilant la véritable visée de toute entreprise

153
Philosophie et révolution
d'esthétisation de la politique*8*, y compris dans ses versions
enrobées de mièvre sentimentalité.
On perçoit mieux à présent pourquoi, indépendamment
même de considérations de conjoncture, la confrontation avec
l'ouvrage de G. de Staël était un passage obligé pour Heine.
Son De l'Allemagne relève le défi : proposer une approche
d'ensemble de la culture allemande aux antipodes du projet
staëlien. À son exaltation du spiritualisme, il répondra en livrant
le « grand secret » de la philosophie allemande, son noyau révo-
lutionnaire : une critique de la religion allant jusqu'à l'athéisme.
À sa vision d'une Allemagne assoupie, perdue dans la pure spé-
culation et la contemplation, il rappellera les traditions révolu-
tionnaires de l'histoire nationale qui remontent à la Réforme,
à l'action de Luther et à la guerre des Paysans. À la conception
d'une mission de l'Allemagne comme fournisseur du ciment
culturel d'une alliance européenne dirigée contre la Révolution
française, Heine rétorque en établissant le parallèle le plus strict
entre l'évolution intellectuelle de l'Allemagne et les étapes de
cette même Révolution. Plus même : son développement culmine
par l'annonce d'une révolution allemande, dans le prolongement
de 1789-93 mais allant encore plus loin du fait justement de la
longue révolution intellectuelle qui l'a précédée.
L'anti-Staël heinéen se transforme alors en moyen de systé-
matiser la thématique d'une alternative radicale à la voie domi-
nante en Allemagne : il formera pour toute une génération le
bréviaire de la subversion et remettra sérieusement en cause
l'hégémonie romantique dans le rapport intellectuel France-
Allemagne**0. Il ne semble nullement exagéré de voir dans cette
lecture antireligieuse et révolutionnaire de Hegel et, plus large-
ment, de la pensée allemande, la véritable amorce du mouve-
ment jeune hégélien**1. On peut accorder foi au mot de l'idéo-
logue de la réaction bismarckienne Treitschke, selon lequel la
Jeune Allemagne, et avant tout Heine, sa figure emblématique,
malgré leur absence « d'action directe en Allemagne », aidèrent
« à disloquer les bases de l'État, de l'Église, de la société et à
préparer la révolution de 1848*™ ».

Un récit national/populaire

La réponse à G. de Staël, Heine la tient avant même de commen-


cer la rédaction des essais qui composeront le De l'Allemagne ;
elle se trouve pour l'essentiel dans la reprise du grand récit
hégélien de l'histoire de la philosophie en Allemagne. Ce récit lui
permet de lier étroitement ce que, dans la lignée des penseurs
154
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
contre-révolutionnaires, l'ouvrage staëlien essaie à tout prix de
disjoindre : la tradition nationale allemande et la révolution. Le
moment fondateur se trouve toujours dans la Réforme luthé-
rienne, dans laquelle Heine voit le début d'une « ère nouvelle »,
comme il le dira dans une notice autobiographique à peu près
contemporaine, le début non seulement d'« une religion libérale,
mais le point de départ de la révolution allemande*** ».
À vrai dire, le point de départ du récit heinéen se situe avant
même le moment de la Réforme, dans l'évocation toute roman-
tique des légendes et contes allemands**4. La persistance d'un
vieux fonds religieux préchrétien, fondamentalement ambi-
valent lorsque celui-ci se mélange avec le christianisme, peut
certes déboucher à la fois vers le panthéisme et vers le pandémo-
nisme***, mais elle constitue un socle particulièrement résistant
à l'emprise du spiritualisme de type « nazaréen ». Nous avons
là un bel exemple de cette sauvegarde, évoquée par G. Lukacs,
que Heine opère « dans l'art moderne [entre] les traditions
populaires de YAufklàrung et [celles] du romantisme*" ». La
synthèse heinéenne insère leur contenu de vérité dans un récit
fondateur qui acquiert ainsi une profondeur historique et, d'une
certaine façon, une légitimité, un enracinement culturel national
capable de remettre en cause l'hégémonie du récit construit par
le romantisme réactionnaire.
Revenons cependant à la portée, proprement révolutionnaire,
du geste inaugural de Luther. Sa signification est double : d'une
part, Luther est « à la fois un rêveur mystique et un homme
d'action. Ses pensées n'avaient pas seulement des ailes, elles
avaient des mains. Il parlait, et, chose rare, il agissait aussi; il
fut à la fois la langue et l'épée de son temps**1 ». Bref il est à la
fois « l'homme le plus allemand qui se soit jamais montré dans
nos annales**8 » et un « homme complet*** ». Luther fait donc
événement dans l'histoire allemande car il rompt la malédiction
de la coupure instaurée entre la théorie, surdéveloppée, et la
pratique, atrophiée. Dans sa rupture avec l'autorité tradition-
nelle, celle de l'institution et celle de la Lettre, il lie indissolu-
blement le sort de la nouvelle religion avec la raison, « appelée
comme juge suprême dans toutes les discussions religieuses. De
là résulta en Allemagne, poursuit Heine, la liberté de l'esprit ou
de la pensée"* ».
Luther est cependant allé encore plus loin. Non seulement
il unit la théorie et la pratique mais il brise un deuxième tabou
de la tradition allemande : il ne se contente pas de la liberté de
penser pour quelques-uns, confinés dans des enceintes étroites
(par exemple des érudits discutant en latin dans l'université
155
Philosophie et révolution
médiévale), 0 porte la discussion « sur la place publique et en
langue allemande, sans avoir rien à craindre*01 ». Heine lie ainsi
la création de la langue nationale elle-même, à travers la traduc-
tion de la Bible par Luther, avec le geste libérateur qui instaure
cette « démocratie religieuse*0* ». Ce geste, qui ne fait pas tou-
jours dans la délicatesse et exhibe même une certaine « rudesse
plébéienne », comparable à celle d'un Danton ou d'un autre
orateur de la Montagne*0*, équivaut bien à une « révolution reli-
gieuse », et les révolutions comme chacun sait ne se font pas « à
la fleur d'orange*04 ». Du reste, comme Hegel, Heine a déjà déve-
loppé l'idée du rapport interne entre la révolution/réformation
religieuse et les soulèvements paysans, tant en Angleterre*0* que,
surtout, en Allemagne. Et même s'il trouve à Luther quelques
circonstances atténuantes pour sa « peu glorieuse » condamna-
tion des paysans allemands, il affirme clairement : « Christ, qui
est mort pour l'égalité et la fraternité des hommes, n'a pas révélé
sa parole comme un instrument de l'absolutisme, et Luther avait
tort et Thomas Muntzer avait raison*0* ». Il poursuit en évoquant
le martyre et les massacres de masse que les paysans ont subis
lors de l'écrasement de l'insurrection, martelant à chaque fois
« ils avaient raison ». Leur sacrifice ne fut pourtant pas vain
car « en l'an de grâce 1789 », c'est « le même combat pour
l'égalité et la fraternité, pour les mêmes motifs et les mêmes
puissances*01 » qui commença en France, pour s'achever sur un
constat d'inachèvement, certes, mais non d'écrasement comme
en Allemagne. Heine insiste sur le parallèle Réforme/Révolution
française, en allant jusqu'à comparer le sermon de Luther à
un « chant de guerre », une « Marseillaise de la Réforme » qui
annonce d'autres combats, l'approche d'une nouvelle révolu-
tion : « peut-être entonnerons-nous bientôt dans des combats
semblables ces paroles retentissantes et bardées de fer*00 ».
Or Réforme religieuse et philosophie ont d'emblée partie liée :
tel est, comme Hegel l'a déjà montré, le propre de YAuJklàrung.
« Fille du protestantisme », « l'un des résultats les plus impor-
tants » de la liberté de pensée conquise grâce à la Réforme*0*,
la philosophie allemande réitère le même geste libérateur du
moine défroqué affrontant l'autorité pontificale et la théologie
établie. Voilà d'ailleurs pourquoi l'attitude face au protestan-
tisme sert de révélateur au positionnement politique et aussi
pourquoi le passage à des positions réactionnaires, antidémo-
cratiques et pro-féodales, s'accompagne d'un repli, allant même
jusqu'à la conversion, au catholicisme*10. La présentation hei-
néenne de l'histoire de la philosophie allemande, qui suit les
règles d'un ouvrage de philosophie « populaire », va pourtant
156
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
au-delà d'une simple vulgarisation de la vision hégélienne. Elle
témoigne, comme le souligne J.-P. Lefebvre, d'un « point de
vue moderne*11 » qui fait de la philosophie une discipline aux
enjeux essentiellement politiques. Le propos de Heine sera donc
double : démontrer en quoi la philosophie allemande représente
bien une révolution intellectuelle, en tous points équivalente, et
naturellement convergente, avec les Lumières et la Révolution
française ; démontrer aussi, et surtout, que cette révolution en
annonce une autre, qui ne se limitera pas à la sphère intellec-
tuelle et qui dépassera même ses antécédents français.
Le noyau révolutionnaire, le « secret » de la philosophie
allemande, tient en un seul mot : panthéisme : « on ne le dit
pas, mais chacun le sait : le panthéisme est le secret public de
l'Allemagne31* ». Telle est la leçon essentielle que Heine retient
de ses années d'études berlinoises placées sous le signe d'un
épisode tardif de la Pantheismusstreit, la confrontation publique
entre Hegel et le courant réactionnaire, Schleiermacher en tête,
à propos du panthéisme et de la critique de la religion313. Ancré
dans la tradition préchrétienne, le panthéisme représente la
véritable alternative au spiritualisme défendu par G. de Staël et
les romantiques; en d'autres termes, il permet d'échapper à la
dualité matérialisme/idéalisme en déplaçant la question : d'un
débat purement philosophique sur l'origine des connaissances
(doctrines des idées a priori vs. connaissance par l'expérience et
par les sens) à un affrontement entre ces deux systèmes sociaux
que sont le spiritualisme et le sensualisme, lequel apparaît gra-
duellement (grâce à Spinoza) comme un résultat du panthéisme.
Bref, en Allemagne, le véritable, et redoutable adversaire du
spiritualisme, cette « outrageante prétention de l'esprit de fouler
aux pieds la matière314 », c'est le panthéisme, l'identité de Dieu
et du monde culminant dans la conscience de soi de l'humanité,
et non pas le matérialisme ou bien cette version abâtardie qu'est
le déisme.
Ainsi, opposer le panthéisme, l'authentique tradition alle-
mande, au rationalisme (alors que Leibniz et Spinoza sont issus
de l'école de Descartes), aux Lumières (auxquelles Lessing a
solidement arrimé VAufklàrung) ou bien à la Révolution fran-
çaise, représente pour le moins un contresens : « la révolution
politique, qui s'appuie sur les principes du matérialisme fran-
çais, ne trouvera pas des adversaires parmi les panthéistes, mais
bien des auxiliaires qui ont puisé leur conviction à une source
plus profonde, à une synthèse religieuse31* ». Jugé à l'aune de la
révolution politique (et surtout, nous le verrons, de la révolution
politico-sociale), c'est d'une avance du panthéisme (donc de la
157
Philosophie et révolution
tradition allemande) par rapport au matérialisme (la tradition
française) dont il faudrait parler11'. Cette avancée s'énonce d'une
triple façon : tout d'abord, l'idée d'une « source plus profonde »,
d'une « synthèse religieuse » comme forme de l'esprit du peuple,
auxquelles puise le panthéisme, à l'inverse de l'abstraction (une
tradition philosophique coupée de la vie du peuple) et de l'uni-
latéralité (le mépris de l'esprit) qui marquent le matérialisme.
Dans cette conception d'une « vision du monde » adéquate à
l'exigence de totalité, on retrouve assurément une version
laïcisée de l'idée hégélienne d'une révolution précédée d'une
réforme religieuse.
De plus, au niveau proprement politique, le panthéisme
permet de reprendre en le dépassant le principe fondamental
de la Révolution française, et de fait de toute révolution : « le
grand mot de la révolution que prononça Saint-Just : "le pain
est le droit du peuple", se traduit ainsi chez nous : "le pain est le
droit divin de l'homme". Nous ne combattons pas pour les droits
humains des peuples, mais pour les droits divins de l'huma-
nité 1 " ». Le panthéisme permet, en d'autres termes, de dépasser
l'égalitarisme grossier et le nivellement de type jacobin/sans-
culotte en tant que moyen de résoudre la question sociale posée
par la Révolution française, mais laissée en suspens par son
inachèvement. Comme nous l'avons vu, le communisme, dès
qu'il cesse d'être exclusivement français pour devenir essentiel-
lement une affaire allemande, assurera ce dépassement effectif
du programme révolutionnaire. Au moment du bilan, dans son
écrit autobiographique à caractère testamentaire, Heine accor-
dera son satisfecit à l'évolution théorique des communistes alle-
mands, considérant qu'avec son De l'Allemagne il en avait été
un précurseur, le trait d'union entre « les prolétaires » et « les
esprits les plus avancés, les philosophes de haute école 1 " ».
Enfin, il y a un troisième élément constitutif de l'avance du
panthéisme quant au matérialisme : l'existence d'un élément
messianique. Le panthéisme est le « secret public » de l'Alle-
magne comme le communisme est le « nom secret » de l'anta-
gonisme qui traverse l'ordre bourgeois. Le panthéisme est un
secret public parce qu'il est. il sera toyjours en un certain sens,
à venir. Ses porte-parole sont investis d'une fonction prophé-
tique, les deux grandes figures étant Luther et Lessing, l'initia-
teur de la Réforme et l'artisan de YAuJklârung. Mais ils ne font
qu'annoncer une troisième, le véritable Messie dont la venue
sonnera l'heure de la libération : « Oui, il viendra certainement
ce troisième libérateur qui achèvera ce que Luther a commencé
et ce que continua Lessing; il viendra le troisième libérateur1". »
158
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
leine reprend là l'idée du deuxième libérateur (Lessing), celle
l'une tripartition de l'histoire humaine, le premier âge commen-
;ant avec l'ancienne alliance scellée par Moïse, le deuxième par
a nouvelle portée par le Christ, le troisième âge étant celui de
'auto-éducation du genre humain toujours en attente de son
nessie.
Or celui-ci ne sera pas philosophe, ajoute Heine, ce ne sera
>as un nouveau Lessing mais, pour rester dans cet ordre d'idées,
jlutôt un nouveau Luther, un homme qui annonce une nouvelle
illiance de la pensée et de l'action, un homme complet et tout à
ait allemand. Le constat est sans appel : « notre révolution phi-
osophique est terminée ; Hegel a fermé ce grand cercle*20 ». Si le
;oncept de révolution reprend ici quelque chose de son ancienne
lignification cyclique, c'est pour résumer l'argument de Heine
[uant à la « fin de la philosophie » : la philosophie allemande
L désormais atteint ses limites car elle a déployé l'ensemble
les médiations par lesquelles elle est, avec Hegel, parvenue à
ion concept. À présent, elle doit céder la place à la révolution
out court, qu'elle a tout à la fois accompagnée, préparée et
innoncée.
Le cycle de la philosophie allemande (mais peut-être fau-
lrait-il utiliser cette métaphore heinéenne de la spirale*21) se
;aractérise par un mouvement progressif lui-même composé
l'une alternance de révolutions et de restaurations, de gestes
le rupture et d'accommodements, de moments tragiques et de
noments comiques, qui scandent le parcours d'un même pen-
seur et trouvent leur point culminant dans le système du maître
jerlinois. Soit par exemple Kant : la Critique de la raison pure
ist saluée comme le début d'une « révolution intellectuelle »
l'une portée équivalente à la Révolution française et sa paru-
ion comme un « 21 janvier du déisme », le couperet qui met
i. bas « la clé de voûte de l'ancien régime intellectuel*2* ». Le
;oup porté à la religion fut fatal, le ciel s'est vidé de toute trans-
cendance tandis que sur terre on n'entend plus que l'écho des
lerniers sacrements portés « à un Dieu qui se meurt*23 ». Kant
ivalise avec Robespierre en terrorisme intellectuel et en vertu
"épublicaine. Mais « il nous reste, parbleu, à voir encore une
lièce ; après la tragédie vient la farce » et Kant, qui « a jusqu'ici
Jris la voix effrayante d'un philosophe inexorable, enlevé le ciel
l'assaut et passé toute la garnison au fil de l'épée », ce même
£ant donc « distingue entre la raison théorique et la raison pra-
tique et, à l'aide de celle-ci, il ressuscite le Dieu que la raison
théorique avait tué**4 ». Comme Luther face à l'insurrection pay-
sanne, Kant recule devant les résultats de sa propre critique; il

159
Philosophie et révolution
accorde une consolation à son fidèle et pieux serviteur Lampe et
s'engage dans la voie de l'accommodement et des concessions.
Dès lors, la trajectoire de la philosophie allemande apparaît
soumise à cette compulsion de répétition : « ce n'est pas seu-
lement M. Schelling, mais bien en quelque sorte aussi Kant et
Fichte qu'on peut accuser de défection ». « L'initiateur meurt...
ou devient apostat"' », telle semble être la malédiction qui
pèse sur la pensée allemande. Fichte débutera lui aussi dans
l'athéisme et, avec son Appel au public, il transgressera le tabou
de l'autocensure et de la « publicité limitée » réservée à l'intelli-
gentsia**6. Mais il ne tardera guère à emprunter le chemin tracé
par son maître à penser de Kônigsberg. De même chez Gœthe
coexistent le « Gœthe ministériel avec ses accommodements
et ses prudentes réticences**1 », le panthéiste prônant l'indif-
férentisme politique et la contemplation esthétique du monde,
avec le Gœthe jusqu'au bout hostile au spiritualisme nazaréen,
le critique de la réaction romantique (Heine désigne sa polé-
mique antiromantique de « 18 Brumaire de Gœthe »), le Gœthe
« ennemi de la croix », dont le « corps ne s'était jamais courbé
par une rampante humilité chrétienne », et que Schlegel crut
diminuer en le qualifiant, du fait de son attirance pour l'Orient,
de « païen converti à l'islamisme** ».
Hegel représente à la fois la synthèse la plus aboutie de cette
oscillation et le moment où la contradiction éclate pour qu'un
nouveau moment du développement historique puisse voir le jour.
D'où l'oscillation du jugement que Heine porte sur son ancien
maître : sans même parler de la très problématique (car d'une
certaine façon encore hégélienne**) répudiation des derniers
textes, écrits sous l'emprise du « tournant nazaréen », Heine
désigne Hegel tantôt - au début des années 1830 - comme un
« éclectique », un partisan du juste milieu, un « Louis-Philippe
de la philosophie*" », tantôt, au début de la décennie suivante,
et non sans une pointe d'autocritique quant à sa sévérité de jeu-
nesse" 1 , comme le vrai défenseur de la liberté, dont le message,
formulé « dans des termes si obscurs, si scolastiques et si entor-
tillés de clauses », n'était cependant accessible qu'aux « initiés
seuls*" ». Précisons que, formulé à un moment où le roi-citoyen
apparaît encore en Europe comme le dépositaire des espoirs
de Juillet 1830, le premier jugement est moins péjoratif qu'il
n'y paraît. À aucun moment Hegel n'est assimilé à un penseur
de la Restauration et même lorsqu'il lui est reproché d'avoir,
« comme M. Schelling, prêté au statu quo de l'État et de l'Église
quelques justifications trop préjudiciables », ses intentions,
ses principes, et même les effets produits par son action, sont
160
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
soigneusement distingués de ceux qui, à l'instar précisément de
Schelling, « rampent dans les antichambres de l'absolutisme »
et en « forgent les chaînes intellectuelles1" ».
Il n'en reste pas moins qu'avec Hegel la mission historique
de la philosophie s'achève ; ses limites sont comparables à celles
de la solution orléaniste, fruit d'une révolution inaboutie, ultime
médiation précédant et, d'une certaine façon, préparant de nou-
veaux bouleversements politiques. Le moment hégélien appa-
raît comme l'ultime moment où les tendances contradictoires de
la philosophie, les « jacobins de Kant », les « bonapartistes de
Fichte » et les « nobles pairs de Schelling3*4 », ont pu coexister
en sauvant ce qui pouvait encore l'être de leur contenu de vérité,
de la charge libératrice dont elles furent porteuses. À partir de
là, la philosophie devient soit une occupation « frivole et stérile
en résultats », l'affaire de quelques penseurs réactionnaires qui
prêchent à la jeunesse allemande des « abstractions métaphy-
siques » et lui font « oublier les intérêts les plus pressants de
l'époque » et la « rendent inhabile à la vie pratique33* », soit
elle abolit sa séparation d'avec la pratique, pour se transformer
en politique et s'identifier désormais au sort de la révolution
allemande.
Et c'est bien ce qui est précisément en train de se passer en
Allemagne. Au moment de passer le flambeau, la philosophie a
le droit de dire « mission accomplie ». La grande, et seule, dif-
férence entre l'Allemagne qui fait face à la première révolution
française, telle que Fichte la décrit dans une lettre à Rheinhold du
22 mai 1799, et celle qui subit les retombées des Trois Glorieuses
ne se trouve pas dans un recul quelconque du despotisme - de ce
point de vue c'est le constat de « la plus affligeante ressemblance
avec l'état plus récent de l'Allemagne » qui s'impose. « Cette seule
différence », précise Heine, réside dans le fait « qu'alors le senti-
ment de liberté échauffait surtout les savants, les poètes et géné-
ralement les gens de lettres, tandis qu'il se manifeste aujourd'hui
beaucoup moins parmi eux, mais bien plus dans la grande masse
active, parmi les ouvriers et les gens de métier33* ». La philoso-
phie dépasse le caractère abstrait de VAufklàrung, elle s'abolit
en devenant pratique et en devenant « peuple », et même peuple
des ouvriers et des artisans (donc tendanciellement « peuple-
classe »), non pas dans le sens d'une identification fantasmatique
des intellectuels et du peuple mais dans la continuité d'une pra-
tique politique qui lie le combat pour l'émancipation intellectuelle
et la lutte populaire pour la liberté.
Paraphrasant le propos de Fichte saluant la Révolution fran-
çaise, Heine écrit : « la philosophie allemande est une affaire
161
Philosophie et révolution
importante qui regarde l'humanité tout entière, et nos arrière-
neveux seront seuls en état de décider si nous méritons le
blâme ou l'éloge pour avoir travaillé notre philosophie en pre-
mier, et notre révolution ensuite" 1 ». Comme toute entreprise
politique, la voie allemande vers la révolution comporte une
part d'indécidable, qui renvoie à l'indétermination de la lutte.
Mais, pour autant qu'on puisse formuler un jugement, celui de
Heine, au moment où il rédige De l'Allemagne, est favorable : « il
me semble qu'un peuple méthodique, comme nous le sommes,
devait commencer par la réforme pour s'occuper ensuite de la
philosophie, et n'arriver à la révolution qu'après avoir passé
par ces phases. Je trouve cet ordre tout à fait raisonnable*3*. »
Il semble que « raisonnable » doit être ici compris au sens fort :
adéquat à une certaine rationalité immanente à l'histoire. Grâce
à la longue préparation de la réforme religieuse et de la philoso-
phie, l'esprit du peuple allemand est parvenu à une conscience
de soi qui le place à la tête des peuples européens, à la pointe la
plus avancée du développement historique.
L'extrême retard de l'Allemagne se renverse dialectiquement
en avance, le rapport France/Allemagne pivote sur lui-même :
c'est l'Allemagne qui se trouve à présent au seuil du nouveau
moment historique, de la nouvelle tragédie qui succédera au
vaudeville de l'ère bourgeoise. D'où, nous le verrons, la radica-
lité supérieure, ou plutôt la vraie radicalité, de la révolution alle-
mande : « on exécutera en Allemagne un drame auprès duquel
la révolution française ne sera qu'une innocente idylle*** ». Mais
la dialectique heinéenne réserve encore bien des surprises ;
loin de culminer en une joyeuse apothéose, l'essai qui s'inti-
tule « À propos de l'histoire de la religion et de la philosophie
en Allemagne » s'achève par une mise en garde adressée aux
Français quant à l'éventualité d'une « Allemagne délivrée ».
Dans le drame à venir de l'autre côté du Rhin, dans cette tra-
gédie de l'avenir, se profilent soudain des figures familières,
des fantômes qui ne laissent pas d'inquiéter. La malédiction du
passé, le poids des morts, rattraperait-elle au dernier moment
les vivants, transformant ce dernier moment de la rédemption
en moment dernier de l'Apocalypse?

Attente de l'aurore : la révolution allemande


entre rêve et réalité

Comme toute chose venant d'outre-Rhin, la pensée allemande ne


saurait exister sans un double spectral, ou plutôt elle ne saurait
échapper à sa propre spécialisation. Elle le pourrait d'autant
162
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
moins que dans ce pays endormi, elle revêt d'emblée un carac-
tère nocturne, celui du rêve dont le travail accompagne préci-
sément le sommeil. Si, nous l'avons déjà vu, la nuit française,
et plus particulièrement parisienne, est quasiment identique
au jour, emplie d'activités gaies et de couleurs chatoyantes, la
nuit allemande apparaît au contraire bien lunaire, entièrement
consacrée au rêve, l'activité (mais en quel sens?) allemande
par excellence, la véritable spécialité nationale140. Elle concentre
donc toute l'ambivalence, la réversibilité interne et le caractère
disruptif qui sont le propre de l'association d'images oniriques.
Heine poussera jusqu'au bout les métaphores hégéliennes
des moments du jour et de la nuit, ou plutôt, comme à l'accou-
tumée, il les détournera en les renversant et en les mettant à
distance. L'aurore, c'est le moment de la liberté, le crépuscule,
celui où, une fois le travail de la raison effectué, la chouette de
Minerve prend son vol et observe de haut une forme de vie à
l'instant inaugural de son déclin. Mais que se passe-t-il après
ce crépuscule? Quel statut accorder à la nuit, au rêve nocturne
mais aussi diurne, et par conséquent à ces entre-deux que sont
l'aurore et le crépuscule ? Thématique fondatrice du roman-
tisme. depuis les « Hymnes à la nuit » de Novalis jusqu'au deu-
xième acte de Tristan341, qui prend avec Heine une signification
nouvelle. « Que faisions-nous, s'interroge le poète, pendant la
nuit qui vient de s'écouler? Ce que nous faisions? Nous étions
occupés à rêver à notre manière allemande, c'est-à-dire à phi-
losopher ; non pas sur les choses qui nous touchaient de près ou
qui se passaient sous nos yeux, fi donc ! Nous philosophions sur
la réalité des choses en elles-mêmes et pour elles-mêmes ; sur
les derniers motifs des choses et sur d'autres matières méta-
physiques et transcendantales. Dans ces hautes méditations, le
bruit que faisaient nos voisins de l'Ouest venait souvent nous
troubler, je dirais même nous affliger; car trop souvent les balles
françaises venaient siffler à travers nos systèmes de philosophie,
et en balayer des lambeaux tout entiers04*. »
Simple rêvasserie, anodine évasion hors du réel, fuite devant
le tumulte de l'histoire ? Pas si simple, nous dit Heine, qui pour-
suit : « il est curieux d'observer la coïncidence qui se manifeste
entre la vie pratique de nos voisins d'outre-Rhin et les rêveries
spéculatives de notre débonnaire et paisible Allemagne. Qu'on
compare l'histoire de la Révolution française à celle de la philo-
sophie allemande, et l'on sera porté à croire que les Français,
qui avaient à soigner tant d'affaires sérieuses, et qui pour cette
raison avaient besoin de rester éveillés, se sont adressés à nous
autres Allemands en nous priant de bien vouloir dormir pour
163
Philosophie et révolution
eux. Ainsi la philosophie allemande ne serait autre chose que
le rêve de la Révolution française». Et de poursuivre avec le
parallèle déjà évoqué entre les phases de ce rêve et celles de la
réalité344.
Dans De l'Allemagne, le parallélisme philosophie allemande/
révolution française sera largement repris mais, en même
temps, infléchi. C'est la pensée allemande qui sort à présent
grandie : « avec ce livre [la Critique de la raison pure] com-
mence en Allemagne une révolution intellectuelle qui présente
la plus curieuse analogie avec la révolution politique en France,
et elle doit paraître non moins importante à l'homme penseur-,
elle se développe avec des phases égales et il existe entre ces
deux révolutions le parallélisme le plus remarquable*41 ». La
philosophie allemande n'est pas seulement un rêve, elle repré-
sente une révolution en elle-même, qui en prépare et en annonce
une autre. Le rêve est entièrement investi par la fonction de
conscience anticipante qui lui est immanente. Il apparaît de ce
fait dans toute son ambivalence de projection à la fois désirée
et crainte, libératrice et cauchemardesque. Le ton devient alors
résolument prophétique et même apocalyptique, dans le double
sens d'une révélation et de l'annonce d'un événement terrifiant :
« quand vous entendrez le vacarme et le tumulte, soyez sur vos
gardes, nos chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de
l'affaire que nous ferons chez nous en Allemagne : il pourrait
vous en arriver mal. [...] Ne riez pas de ces conseils, quoiqu'ils
viennent d'un rêveur [...] Ne riez point du poète fantasque qui
attend dans le monde des faits la même révolution qui s'est
opérée dans le domaine de l'esprit. La pensée précède l'action
comme l'éclair le tonnerre. Le tonnerre en Allemagne est bien à
la vérité allemand aussi : il n'est pas très leste, et vient en rou-
lant un peu lentement ; mais il viendra, et quand vous entendrez
un craquement comme jamais craquement ne s'est fait encore
entendre dans l'histoire du monde, sachez que le tonnerre alle-
mand aura enfin touché le but*4* ».
Résumons : de quoi s'agit-il tout d'abord? De reprendre la
question formulée par Hegel, celle du rapport Allemagne-France
en tant que rapport de la théorie à la pratique. La France, c'est
l'action, et même l'action pure, l'Allemagne, la contrée de la
« paisible théorie » évoquée par Hegel, si paisible même qu'elle
s'est carrément endormie. Or qui dort rêve, et ce terme condense,
sous la plume de Heine, toutes les ambivalences. Simple rêve-
rie spéculative opposée à l'action, le rêve allemand est aussi le
rêve nourri par cette action même. Tout se passe comme si la
France, trop absorbée par l'urgence de l'action, avait délégué à
164
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
l'Allemagne la tâche d'élaborer la théorie de cette action. Si la
philosophie allemande est rêve, produit d'une infranchissable
distance par rapport à l'action, elle est rêve de révolution dans
le double sens de ces mots : rêve que la révolution réelle aurait
elle-même fait par le truchement des penseurs d'Outre-Rhin et
aussi, rêve d'une révolution à venir, anticipation par la pensée
d'une révolution allemande.
La fonction de la philosophie allemande dans sa définition
heinéenne s'avère en ce sens très proche de celle du « rêve
éveillé » dont parle Ernst Bloch841. Contrairement au rêve noc-
turne dominé par le flot chaotique d'images archaïques, sou-
mises à la censure - relâchée mais non annulée - de l'Incons-
cient, le rêve diurne, riche en images de liberté échappant à
la censure du Moi, serait orienté vers la communication avec
autrui, l'action transformatrice, l'ambition d'un monde meil-
leur. « La rêverie, souligne Bloch, peut avoir du "nerf" et à la
différence du rêve nocturne, indolent, voire apathique, elle est
animée d'une inlassable énergie toute tendue vers la réalisation
de l'objet imaginé*4*. » Non, la chouette de Minerve ne prend
pas nécessairement son vol au crépuscule, elle est « désireuse
de se parer des rayons du jour naissant*4* ». C'est pour cela que
le rêve éveillé relève d'une fonction d'anticipation propre à la
pensée, à la théorie : il est « rêve que la chose a d'elle-même et
qui fait partie de sa tendance et de la réalisation de son totum
et de son essence**• [...] ». Le contenu de ce rêve, à l'inverse du
contenu dissimulé et altéré du rêve nocturne, participe déjà de
l'avenir, il « procède lui-même d'un déploiement du Soi et du
monde vers l'avant*81 », il nous sert à détecter un « pas encore »
qui ouvre vers l'avenir.
C'est à la même conclusion, et à partir du même réseau de
métaphores, que Heine aboutit lorsque, revêtant une fois de plus
le masque de confident autorisé de Hegel, il évoque « l'historien
somnambule » Michelet : « mon grand maître, le défunt Hegel,
me dit un jour ces mots : "si l'on avait noté les songes que les
hommes ont faits pendant une période déterminée, on verrait
surgir devant nous, à la lecture de ces songes recueillis, une
image tout à fait juste de l'esprit de cette période". L'histoire
française de Michelet est une pareille collection de songes, un
pareil livre de rêves [...]. En effet, pour la description de cette
époque nocturne et peuplée de songes creux, il fallait justement
un historien somnambule comme Michelet888 ». Faut-il alors dire
qu'à l'instar de la téléologie biochienne, un concept comme
l'esprit du temps, dont le rêve n'est finalement qu'une forme
de manifestation parmi d'autres, vient garantir chez Heine
165
Philosophie et révolution
l'adéquation entre le cours effectif des choses et le « livre des
rêves », à l'insu même de ceux qui l'écrivent ,M ? C'est sans doute
ici qu'il convient de restreindre la portée de l'analogie entre
Heine et Bloch : la philosophie-rêve de révolution du premier
conserve l'ambivalence du rêve nocturne*'4. Elle reste jusqu'au
bout marquée par sa distance à l'égard de la pratique et se meut
dans la sphère céleste de la spéculation, point si éloignée en cela
des visions à caractère religieux. Dans son contenu même, elle
se présente comme un rêve gratifiant de liberté et de puissance
réappropriées, un rêve d'avenir constamment hanté toutefois
par son autre, le cauchemar d'un déchaînement apocalyptique
de forces archaïques et inquiétantes. Les revenants du passé
s'entremêlent aux spectres d'avenir et seule une intervention
politique est en mesure de les départager, ou plutôt de déplacer
productivement les lignes de démarcation.
Autant que d'une « ruse de l'historiographie », il conviendrait
peut-être de parler d'« affinité secrète », selon une formulation
que Heine utilise pour rendre compte de ce rapport d'adéquation
entre la sphère intellectuelle la plus spéculative et, en appa-
rence, la plus coupée de toute considération pratique, et les
tendances les plus profondes, et parfois les plus souterraines
d'une époque. Formulation qu'il insère dans cette belle descrip-
tion allégorique du coquillage fla pensée allemande) qui conti-
nue à répercuter à distance le bruit de la mer (de la Révolution
française) : « ce phénomène [d'affinité secrète, de communion
à distance] me fait penser aux grands coquillages marins que
nous plaçons quelquefois sur les cheminées, et qui, tout éloignés
qu'ils puissent être de la mer, commencent à murmurer sponta-
nément quand arrive l'heure du flux, et que les flots se brisent
contre le rivage. Quand la révolution gonflait chez vous à Paris,
ce grand océan d'hommes, quand elle y rugissait et frappait, les
cœurs allemands résonnèrent et murmurèrent chez nous us ».
Rien ne peut venir garantir à l'avance le succès de ceux qui
agissent en conformité à ce murmure et Heine enchaîne aussitôt
sur l'évocation du sort tragique de ces républicains allemands de
la première génération, tels G. Forster ou Heiberg, qui ne purent
choisir qu'entre la misère de l'exil et l'obscurité du cachot. Rien
ne dit d'ailleurs a priori, et l'exilé Heine est bien placé pour en
parler, que le sort des démocrates de la génération suivante sera
très différent*"*.
Pourtant, quelque chose a changé en Allemagne depuis
l'époque du combat désespéré des premiers jacobins. Malgré
le caractère plus limité de l'événement, les retombées de juillet
1830 sont outre-Rhin plus significatives que celles de 1789®*1;
166
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
il suffît de comparer la fête de Hambach (1832) à celle de
Wartburg (1817) ou bien, dans le registre de l'action directe,
la tentative de Buchner (1834) avec l'attentat contre Kotzebue
(1819) pour s'en persuader. Commentant à chaud le premier
événement. Heine s'émerveille : « est-il bien vrai que le paisible
pays des rêves ait pris vie et mouvement ? Qui l'eût pu croire
avant juillet 1830*™? ». Il y voit la preuve de la vie, ou plutôt de
la conscience de soi de l'âme allemande, alors que le corps est
« garrotté », qui garantit non pas le succès, mais la poursuite du
combat pour une république allemande : « je suis convaincu que
lorsque nous serons paisiblement et depuis longtemps pourris
dans nos tombeaux, on combattra en Allemagne avec la parole
et avec le glaive pour la république. Car la république est une
idée, et jamais les Allemands n'ont encore abandonné une idée
sans l'avoir fait prévaloir dans toutes ses conséquences*™ ». Par
la suite, s'il couvre de sarcasmes la pusillanimité de ses organi-
sateurs, Heine ne considère pas moins les journées de Hambach
comme une occasion perdue pour un « bouleversement géné-
ral » en Allemagne*0. Malgré son issue peu glorieuse, Hambach
marque un tournant car il consacre la mise en minorité du cou-
rant nationaliste, teutomane et antidémocratique, que Heine a
toujours considéré comme l'ennemi absolu, au sein même du
mouvement national allemand™1. Pour la première fois, dans
le « combat pour l'unité de l'Allemagne », la « seule idée pro-
gressiste que cette première opposition [de type Wartburg] ait
apportée** », s'ouvre la possibilité d'une hégémonie de la démo-
cratie révolutionnaire. Hambach c'est la victoire de « l'esprit »
sur le « fantôme » du passé, du « libéralisme français », c'est-à-
dire de la démocratie, sur la « teutomanie bornée » de la vieille
Allemagne, prompte à brûler les livres et à s'adonner aux exer-
cices militaires**. Dès lors, à partir de cette victoire spirituelle,
la révolution allemande n'est plus qu'une affaire de temps.
Concernant l'avenir, la seule question qui se pose pour Heine
s'énonce en ces termes : « ainsi l'Allemagne a fourni heureuse-
ment sa carrière philosophique, et il est assez juste désormais
qu'elle s'occupe un peu du monde réel. Suivra-t-elle ici la même
méthode ? Commencera-t-elle par le système du comité de salut
public, ou passera-t-elle de suite, sans autre intermédiaire, au
système de l'ordre légal? Tout le monde se pose ces questions
en tremblant ; et quiconque a à perdre quelque chose qui lui
est cher, ne fût-ce même que sa propre tête, se demande avec
inquiétude : la révolution allemande sera-t-elle humide ou sèche
de sang* 4 ? ». Quant à la réponse elle prend le contre-pied exact
de la thèse non seulement de Mme de Staël mais de tout l'esprit
167
Philosophie et révolution
romantique préquarante-huitard : c'est précisément l'idéalisme
de la tradition allemande qui pousse dans le sens d'une radi-
calité et d'un jusqu'au-boutisme révolutionnaire propre à faire
pâlir d'horreur tous les admirateurs de l'Allemagne assoupie,
peuplée de musiciens introvertis, de penseurs paisibles et d'es-
thètes retirés.
La philosophie se présente bien, dans le cas allemand davan-
tage encore que dans le cas français, comme un facteur de radi-
calisation de la lutte politique : « la révolution allemande ne
sera plus débonnaire ni plus douce parce que la critique de
Kant, l'idéalisme transcendantal de Fichte et la philosophie de
la nature l'auront précédée. Ces doctrines ont développé des
forces révolutionnaires qui n'attendent que le moment pour faire
explosion et remplir le monde d'effroi et d'admiration*" ». Les
philosophes, ou du moins les héritiers de la grande tradition
idéaliste, seront appelés à jouer un rôle de premier ordre, un
rôle dans lequel ils dépasseront en énergie et en fanatisme les
jacobins français. Apparaîtront alors « des kantistes qui ne vou-
dront pas plus entendre parler de piété dans le monde des faits
que dans celui des idées, et bouleverseront sans miséricorde,
avec la hache et le glaive, le sol de notre vie européenne pour en
extirper les dernières racines du passé. Viendront sur la même
scène des fichtéens armés dont le fanatisme de volonté ne pourra
être maîtrisé ni par la crainte ni par l'intérêt ; car ils vivent dans
l'esprit et méprisent la matière, pareils aux premiers chrétiens
qu'on ne put dompter ni par les supplices corporels ni par les
jouissances terrestres. Oui, de tels idéalistes transcendantaux,
dans un bouleversement social, seraient encore plus inflexibles
que les premiers chrétiens ; car ceux-ci enduraient le martyre
pour arriver à la béatitude céleste, tandis que l'idéaliste trans-
cendantal regarde le martyre même comme pure apparence, et
se tient inaccessible dans la forteresse de sa pensée** ».
Pour Heine, la pensée n'est pas un simple discours flatus
voci; elle est éminemment concrète, et renvoie à des pratiques
réelles à la recherche de leur expression adéquate : « les esprits
les plus avancés, des philosophes de la haute école [...] passent
de la doctrine à l'action, but final de toute pensée, et ils annon-
cent le programme*" ». La pensée accompagne nécessairement
un « processus historique qu'on ne connaîtra que par son terme,
et qui semblera donc sa conséquence. [...] La pensée peut sem-
bler précéder le réel, mais c'est parce que le réel est histo-
rique*** ». La métaphore de l'orage doit être prise à la lettre :
l'éclair précède le roulement du tonnerre mais en fait tous deux
sont simultanément issus de la même source. Voilà pourquoi
168
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
avant même la fête de Hambach, au vu de la seule évolution des
idées, Heine considère que la révolution allemande est de l'ordre
de la certitude et non de l'hypothèse : « tôt ou tard la révolution
commencera en Allemagne, elle est là déjà, dans les idées et
les Allemands n'ont jamais renoncé à une idée, ni seulement à
une variante, dans ce pays méthodique, tout est poussé à bout,
si long que cela doive être"* ». L'historicité, qui fonde le paral-
lélisme entre la pensée et l'action, explique aussi leur caractère
contradictoire ; pour le dire autrement la pensée/action révo-
lutionnaire n'existe pas sans une dimension spectrale ou, plus
exactement, sans l'ombre d'une spectromachie implacable, que
l'intervention politique est appelée à départager.
« Prenez donc garde, lance Heine à ses lecteurs français,
vous avez plus à craindre de l'Allemagne délivrée, que de la
Sainte-Alliance tout entière avec les Croates et les Cosaques"*. »
« Hélas », les fantômes du passé, les « vieilles divinités guer-
rières », les Bersekers (hommes-ours) et le dieu Thor lui-même,
armé de son gigantesque marteau, « se lèveront de leur tom-
beau fabuleux » et « essuieront de leurs yeux la poussière sécu-
laire*11 ». Les couleurs de la révolution allemande semblent aux
antipodes de l'aurore annoncée par le chant du coq gaulois; au
lieu d'être chassés par la lumière nouvelle, les spectres du passé
semblent tout au contraire pressés de prendre leur revanche sur
les vivants. L'Allemagne, prévient Heine, continue d'être obsédée
par son passé féodal et obscurantiste, dont le point de focalisa-
tion se trouve dans la haine de la Révolution française comme
ressource fondatrice du sentiment national. Elle préfère vivre
en compagnie des fantômes du passé et se refuse à cette capa-
cité d'oubli propre aux Français"*. À l'heure d'une révolution
allemande, les énergies profondes, accumulées pendant toute
cette longue période d'assoupissement politique et pratique, et
qui se déchaîneront avec d'autant plus de force, risquent fort
d'être captées par le nationalisme antidémocratique et gallo-
phobe. C'est alors la perspective funeste d'une guerre franco-
allemande qui s'annonce et qui sonnera le glas d'une révolution
démocratique européenne.
Heine reviendra, tout particulièrement dans le Ludwig Borne,
sur l'ambivalence de la révolution allemande, révolution qui
devra affronter simultanément les tâches de la transformation
sociopolitique et celles de l'unification nationale du pays. Sa
crainte est qu'entraîné par l'esprit du temps, un courant teu-
tomane se glisse, comme par le passé (voir l'expérience des
Burschenschaften), dans les rangs mêmes des révolutionnaires,
participe effectivement à leur combat, parvenant à brouiller
169
Philosophie et révolution
momentanément les lignes de démarcation, pour confisquer
par la suite la victoire et canaliser l'énergie populaire dans le
sens du nationalisme réactionnaire. Alors, « ces incantations, un
mélange de très anciennes superstitions et de forces telluriques
et démoniaques, auraient été plus fortes que tous les arguments
de la raison"® ».
Heine perçoit bien que, dans le cas de l'Allemagne, la démo-
cratie révolutionnaire aura à affronter un redoutable adversaire
à l'intérieur même de la révolution. Adversaire d'autant plus
dangereux qu'il se montre capable de manipuler le mouvement
des masses au profit des dominants, retournant ainsi la révo-
lution contre elle-même. Dans un pays où le renversement de
l'ancien régime coïncide avec la constitution de la nation, le
nationalisme se situe précisément en ce lieu vide où la révolu-
tion peut vaciller et basculer dans la contre-révolution la plus
destructrice. Heine lui répondra non pas par un cosmopolitisme
abstrait, qui ferait l'impasse sur la tâche historique de l'unité
nationale, mais par sa propre définition du patriotisme, de l'ima-
ginaire national et de la mission spécifique de l'Allemagne dans
le monde : abattre l'absolutisme et la domination prussienne,
reprendre le travail de la Révolution française mais pour le
poursuivre « dans toutes ses conséquences », pour le hisser à
la hauteur de la totalité politique, sociale et culturelle et pour
l'étendre à l'Europe et au monde entier.
La « Démocratie universelle », qui s'attaquera simultanément
à la misère, à la négation de la beauté et à l'asservissement des
esprits, forme le seul horizon digne de la révolution allemande
et, comme le suggère le cas de l'Alsace et de la Lorraine, elle
représente une garantie pour son intégration nationale autre-
ment plus efficace que les guerres de conquêtes menées par les
puissances absolutistes. La liberté de l'Allemagne ne se conçoit
que dans un monde « sauvé » en tant que tel. C'est dans la pré-
face à Allemagne, un conte d'hiver que Heine en livre la formu-
lation sans doute la plus percutante : « soyez tranquilles, jamais
je ne livrerai le Rhin aux Français, pour cette simple raison que
le Rhin est à moi. Oui, il est à moi par un imprescriptible droit
de naissance ; je suis de ce soi-disant Rhin libre le fils encore
plus libre et indépendant. C'est sur ses bords qu'est mon ber-
ceau, et je ne vois pas pourquoi le Rhin appartiendrait à d'autres
qu'aux enfants du pays. Il faut avant tout le tirer des griffes des
Prussiens ; après avoir fait cette besogne, nous choisirons par
le suffrage universel quelque honnête garçon qui a les loisirs
nécessaires pour gouverner un peuple honnête et laborieux.
Quant à l'Alsace et à la Lorraine, je ne puis les incorporer aussi
170
II. Spectres de la révélation. Sorquelques thèmes heinéens
facilement que vous le faites à l'empire allemand. Les gens de ce
pays tiennent fortement à la France, à cause des droits civiques
qu'ils ont gagnés à la Révolution française, à cause de ces lois
d'égalité qui flattent l'esprit de la bourgeoisie, bien qu'elles
laissent encore beaucoup à désirer pour l'estomac des grandes
masses. Les Lorrains et les Alsaciens se rattacheront à l'Alle-
magne quand nous finirons ce que les Français ont commencé,
le grand œuvre de la Révolution : la Démocratie universelle !
Quand nous aurons poursuivi la pensée de la Révolution dans
toutes ses conséquences, quand nous aurons détruit le servi-
lisme jusque dans son dernier refuge - le ciel ! - et quand nous
aurons chassé la misère de la surface de la terre, quand nous
aurons rendu sa dignité au peuple déshérité, au génie raillé, à
la beauté profanée, comme nos grands maîtres, les penseurs et
les poètes, l'ont dit et l'ont chanté, et comme nous, leurs dis-
ciples, le voulons ; alors ce ne sera pas seulement l'Alsace et la
Lorraine, mais la France tout entière, mais l'Europe et le monde
sauvé tout entier, qui seront à nous ! Oui, le monde entier sera
allemand ! J'ai souvent pensé à cette mission, à cette domination
universelle de l'Allemagne, lorsque je me promenais avec mes
rêves sous les sapins éternellement verts de ma patrie. - Voilà
mon patriotisme'" ».
À l'annonce de la révolution de juillet 1830, Heine se
demande encore : « Et l'Allemagne que fera-t-elle? Je ne sais.
Commencerons-nous enfin à utiliser nos forêts de chênes, c'est-à-
dire à en faire des barricades pour la délivrance du monde*1'? »
Dix ans plus tard, au moment où il achève le compte rendu
poétique de son ultime séjour en terre allemande, et alors que
les derniers spasmes de la répression absolutiste annoncent un
dénouement proche, c'est vers les prolétaires allemands insur-
gés en Silésie, sauvagement écrasés par la soldatesque wilhel-
mienne, que Heine se tourne pour discerner, dans leur « regard
sombre » et leurs « yeux sans larmes », le visage véritable de la
révolution à venir*1*. Et même si le linceul a finalement recou-
vert ceux-là même qui le tissaient pour recouvrir le cadavre du
monde ancien, le craquement sec de leur métier, que le chant de
Heine a su sauver et amplifier jusqu'à en faire « la Marseillaise
des ouvriers allemands » (A. Weill*"), nous parvient encore et
nous invite à l'éveil.

171
Chapitre III
Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?

Avec Heine, comme avec Marx, Moses Hess partage la commune


filiation juive et rhénane, qui le place « naturellement » dans
cette Allemagne tournée vers l'héritage de 1789, une Allemagne
où la petite musique du tambour Legrand, certes recouverte
par le roulement prussien, n'a pourtant jamais entièrement été
réduite au silence. C'est dans le prolongement de sa résonance
que la médiation France/Allemagne commence à devenir tra-
duction1, véritable mise en œuvre d'un programme théorique
qui, pour la première fois, au-delà des messages passés en
contrebande par les correspondances de Heine ou d'un saint-
simonisme diffus parmi les disciples de Hegel, prend au sérieux
la pensée, mais peut-être faudrait-il dire la découverte, fran-
çaise du « social », le « social-isme ». Pour Hess, cette activité
de transformation de la médiation en traduction, indispensable
condition d'accès à l'universel, se présente en quelque sorte
comme une répétition à grande échelle de ce qu'il a déjà fallu
entreprendre en traduisant en allemand l'éducation juive tra-
ditionnelle de sa jeunesse*. Tâche interminable s'il en est, dont
il a par ailleurs lui-même proposé, dès ses premiers ouvrages,
une théorisation qui ne manque pas d'intérêt.
L'enjeu ne consiste plus désormais à défendre, dans la lignée
de YAuJklàrung, les droits civils des juifs, ou même, à l'instar de
Mendelssohn, à revendiquer pour leur compte un statut de pro-
ducteur*, mais à leur assigner un rôle actif dans l'histoire univer-
selle. De passer du statut de sujet juridique et de membre de la
société civile à celui de sujet de l'histoire : pour Hess, la mission
fondamentale qui incombe aux juifs est de servir d'« aiguillon »,
de « ferment de l'humanité occidentale, appelé depuis le com-
mencement à lui imprimer la caractéristique du mouvement ».
Ce mouvement, cette errance perpétuelle, est tout entier porté
173
Philosophie et révolution
par l'espérance messianique, espérance commune cependant
aux juifs et aux chrétiens, car commune est la déchéance des
deux religions dans un monde abandonné par Dieu4. Au présent
revient la tâche, conforme au geste prophétique classique, de
régénérer et de sauver l'espérance du rapetissement mesquin,
de l'état d'abstraction dans lequel elle a fini par choir chez les
uns comme chez les autres.
Hess n'aurait-il alors fait que traduire le traditionnel message
messianique dans le langage de la philosophie de l'histoire ?
La comparaison avec le texte hégélien de référence, les Leçons
sur la philosophie de l'histoire, nous permet aussitôt de saisir
les effets de déplacement produits par l'opération hessienne.
Hegel accordait certes aux juifs une place importante dans le
devenir de l'esprit du monde mais elle ne différait guère de
celle autorisée par le grand récit chrétien : les juifs permettent
à l'esprit d'accéder à une première forme de conscience de soi,
qui le sépare de la nature et rend possible une conception his-
torique. Initiateurs de la rupture entre Orient et Occident, ils
n'en restent pas moins limités par l'exclusivisme de leur religion
et leur représentation de Dieu est entachée d'« individualisme
national et [de] culte local particulier* ». Pour Hess au contraire,
si la mission des juifs dans l'histoire universelle est relativisée,
elle n'est pas pour autant terminée : leur rôle actif, de média-
tion, de ferment et de régénération de l'espérance, est toujours
d'actualité. En d'autres termes, Hess imprime une torsion au
schème historico-universel pour établir un rapport à l'actualité,
à son actualité, pour resituer conjointement sa propre trajec-
toire, et celle de sa communauté, dans celle du genre humain.
La traduction hessienne se déploie ainsi d'emblée sur plusieurs
registres - politique et religieux, français et allemand, chrétien
et judaïque, philosophique et social - et travaille dans les deux
sens : transposition sur terre du message céleste, mais aussi, dans
un même mouvement, spiritualisation des luttes terrestres. Avec
Hess, la révolution devient tout à la fois sécularisation de l'espé-
rance du salut et nouveau nom de la parousie, étape ultime vers
l'accomplissement de l'humanisation du monde et figure d'un dis-
cours prophétique qui annonce sa sacralisation. Imminente et, par,
là même, d'autant plus impensable autrement que sur le mode
de l'allégorie spiritualiste, de la transposition dans un univers
théologique. Et pourtant, comme pour souligner les paradoxes
inhérents à la non-contemporanéité, c'est bien au sein de cet
univers « archaïque », dominé par le nexus politico-religieux, que
s'élaborent les premières tentatives systématiques de traduction
allemande de la pointe avancée de la pensée post-révolutionnaire
174
Chapitre III
M oses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
anglaise et, surtout, française, la science (voire la religion nou-
velle) du « social » dont Fourier et Saint-Simon sont les apôtres.
Et c'est sur ce terrain nouveau que Hess déplacera les dilemmes
de la voie allemande : le « social » peut-il servir à reconstruire
une unité du politique et du religieux porteuse de l'espérance
messianique? Indique-t-il le terrain où le contenu émancipateur
de la philosophie allemande dépasse son caractère spéculatif pour
devenir enfin effectif? Et quel est son rapport à la révolution? En
annonce-t-il une nouvelle ou, au contraire, le principe qui permet
d'en faire l'économie, rétablissant du même coup dans ses droits
la prééminence d'une voie allemande?
Suivre le parcours de Hess de 1841 à 1844 nous permettra
de repérer les réponses apportées à ces questions sous un angle
déterminé, celui des effets de la crise politique de 1842-43, qui
signe (du moins aux yeux de larges couches de l'intelligentsia
oppositionnelle) la fin des illusions quant à la réformabilité du
régime prussien. Sa trajectoire apparaîtra dès lors dans sa spéci-
ficité : parti d'un projet de démocratisation conçu comme réforme
politico-religieuse, Hess évolue vers ce qu'on est en droit d'appe-
ler, au sens le plus strict, un humanisme socialiste nourri d'an-
thropologie feuerbachienne. Et pourtant, autant qu'une radicali-
sation, cette évolution réfléchit, sous une forme exacerbée même,
l'ambivalence constitutive d'un projet d'émancipation qui, du fait
de sa permanente, mais distante, confrontation à l'événement
révolutionnaire, se nourrit à la fois des sentiments de fascination
et de profonde anxiété que celui-ci suscite. Hess veut dépasser
l'horizon de la spéculation et de l'accommodation, pour se tourner
vers l'action politique et les formes organisées du mouvement
ouvrier - mais il débouche sur un horizon spéculatif rétréci, une
sorte de religion de l'Homme, finalement assez proche de l'origi-
nal saint-simonien et tout aussi impuissante politiquement que le
réformisme de la philosophie classique. Il reproduit les limites de
la voie allemande au moment même où il s'acharne à les franchir,
révélant ainsi au grand jour son caractère intenable. Sa radicali-
sation aporétique ne reflète pas simplement une trajectoire indi-
viduelle, l'évolution des fractions les plus avancées du mouvement
démocratique allemand, bien au-delà des cercles de l'intelligent-
sia, nous le montre clairement. Symptôme de crise, le discours
du rabbin communiste participe également à son aggravation.

1- «Nous, les Européens... »

« Nous les Européens, nous sommes insatisfaits et avides de


révolutions* » : c'est à la lumière de cette phrase qu'il convient
175
Philosophie et révolution
d'examiner la version hessienne du schéma triarchique.
Commençons par le temps dans lequel elle s'énonce, le présent.
L'ambition déclarée de Hess, qui se réfère à Cieszkowski, est de
faire basculer la totalisation hégélienne de l'histoire universelle,
qui opère selon lui à partir du passé, vers l'avenir et de briser
son principe de clôture, en l'ouvrant sur l'action libre : « jusqu'à
présent la philosophie ne se référait qu'à ce qui est, était et a été,
et non à ce qui sera, si bien que l'on peut désigner la philosophie
allemande, et notamment dans sa dernière phase, la philosophie
hégélienne, comme une philosophie du passé1 ». La philosophie
de l'histoire cède alors la place à l'historiosophie, de l'étude
du passé elle se tourne vers celle de l'avenir. Elle s'aventure
hardiment sur la terre promise de l'action, l'action consciente,
libre et volontaire, qui se soumet progressivement la totalité
du temps historique : « nous entrons dans un monde nouveau,
celui de l'action absolue de l'esprit8 ». Cette action est donc bien
qualifiée ; c'est l'action absolue de l'esprit, unique substance qui
constitue le monde ; elle est absolue en ce que sujet et objet sont
déjà complètement médiatisés en elle, et elle est enfin action
de l'esprit car elle exprime la souveraineté en voie d'accom-
plissement de la conscience et de la libre volonté : « seul le fait
dénué de liberté, le factum, est suivi par la conscience, alors
que l'action libre est précédée par elle [...]. C'est précisément
la volonté qui engendre là l'action à la fois consciente et persis-
tante, sans laquelle il ne saurait y avoir d'authentique liberté ni
de vie morale8 ». D'entrée de jeu, il devient clair que, dans son
effort d'aller au-delà de la « forme abstraite et suprasensible10 »
de l'universel hégélien, et de l'intériorité de la conscience réflé-
chissante, la philosophie de l'action nous ramène en deçà, vers
la constitution du monde par l'activisme de la conscience et de
la volonté, c'est-à-dire vers Fichte, comme Cieszkowski le décla-
rait du reste explicitement". Le « germe viable du futur » risque
fort de déboucher sur des généralités et un savoir formel qui
ne dépassent guère, comme l'indique l'opposition établie dans
cette dernière citation entre fait et action, liberté et nécessité,
les distinctions kantiennes de la raison pratique.
Mais la philosophie de l'action hessienne ne se contente pas
de « tirer » Hegel vers Fichte et Kant là où elle croit sans doute
lui être le plus fidèle, en rabattant la dialectique de la conscience
de soi sur un sujet plein et unitaire. Là où elle est persuadée
d'innover le plus, en transposant la dialectique dans un nou-
veau terrain, l'avenir, elle ne fait que ramener celle-ci à une
téléologie traditionnelle, transformant, en d'autres termes, la
philosophie de l'histoire en une philosophie sur l'histoire12, une
176
III. Mosea I m i , prophète d'nne révolution nouvelle?
« historiosophie », en fait une théologie adaptée aux questions
posées par l'idéalisme allemand. À première vue, la « décou-
verte » historiosophique d'un troisième axe temporel semble
s'inscrire dans la prolongation d'un principe hégélien fonda-
mental, le primat du présent1'. On connaît la définition du temps
dans la Phénoménologie de l'esprit comme « le concept même
étant-là » (der daseiende Begriff)1*, le concept dans son exis-
tence immédiate, et son corollaire : la contemporanéité à soi
du concept, à tel moment de son auto-développement, dans ses
déterminations empiriques et temporelles. C'est dans le temps
de l'histoire que se réfléchit l'essence de la totalité avant de
revenir à soi et de passer au moment ultérieur, poursuivant ainsi
l'interminable marche en avant de l'Idée. Le temps hégélien
est entièrement suspendu au présent, ce présent pleinement
expressif, tendu vers l'accomplissement de sa finalité imma-
nente et lisible en sa profondeur même". Un présent perpé-
tuellement inquiet, toujours « sur le point de », car hanté par
l'imminence d'un à-venir ; la catégorie éminemment hégélienne
de « transition », nous l'avons vu, s'inscrit précisément ici".
Or, contrairement à un Heine qui se bat pour les droits et
la liberté du présent, c'est d'une tout autre façon que Hess, le
premier à s'engager sur cette voie, avant même Cieszkowski",
entend ouvrir la question de l'avenir. Le point décisif est le sui-
vant : « le concept hégélien reste à la remorque des faits de
l'histoire mais n'est en aucune façon leur fondement, ni par la
prophétie, ni par la mystique, ni par la spéculation. Il y a bien
selon Hegel de la raison dans l'histoire, mais seulement sous
une forme inconsciente. Or si la raison fonde l'histoire non pas
en tant que raison consciente, non pas en tant qu'esprit, mais
seulement en tant que nature, où y a-t-il donc dans l'histoire
un acte sacré de l'esprit? Hegel n'a absolument pas reconnu
l'essence de l'action libre, il ne pouvait avec la meilleure volonté
l'attribuer à aucune période du passé" ». Ni, a fortiori, du futur.
Pour le dire autrement, ce que Hess reproche à Hegel c'est le
caractère strictement ex post de la « ruse de la raison » dans
l'histoire, le fait qu'elle ne se ramène à aucune manipulation
consciente de moyens au service de fins préexistantes à son
activité, qu'elle ne permet en aucun cas de tracer par avance
les voies du développement historique qui n'est soumis qu'au
déploiement immanent de ses propres contradictions. G. Lukacs
avait déjà démontré qu'en cherchant une connaissance a priori,
purement logico-conceptuelle, du futur, Hess déconnectait la
philosophie de l'histoire du présent, régressant ainsi en deçà
du réalisme hégélien. Le coût de l'opération parut d'autant plus

177
Philosophie et révolution
exorbitant que les résultats obtenus en matière de connaissance
de l'avenir se bornent à quelques généralités abstraites, mixte
de déductions spéculatives et de projections utopiques, d'autant
plus soumises à l'immédiateté empirique du présent qu'elles
cherchent imaginairement à lui échapper.
Hess reproche en fin de compte à la dialectique hégélienne
d'être autre chose qu'un discours religieux, de type prophé-
tique, capable de prédéterminer le futur selon les schèmes d'une
téléologie aussi simple que purement formelle", la mission de la
« spéculation » philosophique se ramenant à prendre le relais
de la prophétie après la médiation historique représentée par
l'avènement du Christ14. Sacraliser la totalité de l'histoire ne veut
cependant pas dire retourner à un rapport dépassé au sacré,
qui ferait l'économie de la « médiation » et de la « réflexion »
apportées par la pensée rationnelle ; il consiste plutôt à ramener
l'histoire à son essence, au primat de l'action libre et consciente
de soi, créatrice de l'histoire passée, présente et future. De là
la double démarcation avec les « supranaturalistes » et les
« rationalistes »". Les premiers, les déçus du hégélianisme et
de la « raison spéculative », rejettent la médiation et la liberté
de l'esprit pour chercher refuge dans les bras de l'irrationa-
lisme schellingien, de la théologie restaurationniste ou de la foi
romantique « immédiate », tandis que les seconds, i.e. la gauche
hégélienne, glorifient au contraire la liberté de l'esprit, mais
refusent le primat de la conscience, donc le caractère « sacré »
de l'action, réduite à un simple fait « profane », saisissable
uniquement ex post. Ils s'avèrent incapables de concevoir une
liberté « positive », distincte de la simple theoria, du perpétuel
exercice de la critique.
En fait, la sacralisation de l'histoire universelle n'est possible
qu'à partir du présent, du moment où cette libre activité de
l'esprit est reconnue en tant que « manifestation de la raison
spéculative" ». Et cette reconnaissance est devenue possible
par une troisième et ultime révélation, qui départage le temps
historique en passé et avenir", révélation apportée conjointe-
ment par la Révolution française et son prophète, Spinoza. La
souveraineté de ce présent spéculatif/révolutionnaire permet
également de désigner l'espace où l'action absolue de l'esprit
s'est déjà réfléchie et est appelée à se poursuivre : l'Europe,
seule investie d'une mission universelle. Plus même : l'Europe se
présente comme un corps double, à l'image de celui du Christ :
corps organique, composé de membres vivants interdépendants,
et corps doté d'une unité supra-sensible, d'une perfection qui
en fait l'image de la totalité réconciliée14. Comme l'État chez
178
Chapitre III
M oses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
Hegel, l'Europe incarne le divin sur terre-, le parallèle entre la
triarchie et la Sainte-Trinité, mission historique et vie christique,
passion, mort et résurrection inclues, doit être pris au pied de
la lettre : « l'Europe est un sanctuaire [...] un pays comme il n'y
en a pas sur la terre ! Comme le Christ, son modèle, elle s'est
sacrifiée pour l'humanité. Elle a eu largement sa part du calice
des souffrances. Elle est encore livide, le sang coule encore de
ses blessures. - Mais dans trois jours elle célébrera sa résur-
rection. Encore un jour comme les deux premiers et la victoire
du Christ dans l'histoire universelle sera accomplie ! L'Europe
romaine germanique est le continent élu que Dieu protège en
particulier [...], la pupille de Dieu, le centre d'où est dirigé le
destin du monde" ».
Le schéma triarchique, et à travers lui le schéma historico-
universel en général, apparaît ici clairement à la lumière de son
présupposé eurocentrique. Le théâtre de l'histoire universelle
ne dépasse guère les frontières de cette « Europe romaine ger-
manique » - à moins que la fonction d'un concept comme celui
d'« histoire universelle » ne soit précisément de (contribuer
à) tracer une telle frontière". Ce n'est qu'en apparence que la
conception d'une « humanité » une mais intérieurement hié-
rarchisée peut apparaître paradoxale, le propre de cet univer-
salisme abstrait étant de se fonder sur des régimes de partage
(l'Orient et l'Occident, mais aussi le normal et le pathologique, la
différence de classe et de sexe) qui constituent autant d'impen-
sés, ou de faces obscures, qui ne cessent de le hanter et de le
déstabiliser de l'intérieur. Du point de vue triarchique, l'unité,
ou plutôt l'unification du genre humain, ne peut que s'ordonner
autour de son centre européen, selon un double mouvement
centripète qui va du monde extra-européen (peut-être faudrait-il
dire « infra-européen »...) vers l'Europe", et, au sein de celle-ci,
des membres périphériques vers le noyau constitué par la triade
essentielle - Angleterre, France, Allemagne. Par son ambition
mondiale et sa place dans l'action de l'esprit, l'Europe apparaît à
la fois comme une Rome spiritualisée et une Jérusalem terrestre
universalisée.
À l'intérieur même du nucleus diadique, Hess, tout comme
Hegel et Heine, accorde une place décisive au rapport France/
Allemagne, qu'il place, comme eux", sous le signe de la Réforme
allemande : « c'est dans l'interaction de la liberté allemande et
française que réside l'orientation essentielle de notre époque" ».
C'est avec la Révolution française que commence la troisième
période de l'esprit du monde : « l'année 1789 introduisit dans
la vie le principe éthique », éthique qui est l'action même,
179
Philosophie et révolution
« l'action consciente et porteuse de fruits, l'élément de l'ave-
nir30 ». Spinoza, « l'homme tout court, le prototype de l'époque
moderne31 », celui qui succède à Adam et au Christ - au premier
homme et au dernier prophète - pour hâter la venue d'un monde
nouveau, en est la figure emblématique. De même que le Christ
a mis fin à l'ère des prophètes (période de l'esprit naturel) et
a ouvert celle de la mystique (période où le cœur domine dans
l'activité de l'esprit), Spinoza achève la mystique31 - c'est-à-dire
qu'il la pousse à son terme, la clôt et la transforme en spécu-
lation - et inaugure l'action absolue de l'esprit. Certes, depuis
l'enseignement de Hegel, il est courant de voir en Spinoza un
commencement. Mais Hess « renverse » la vision de Hegel ; car
pour celui-ci, si Spinoza est un commencement, il n'est précisé-
ment que cela. En tant que juif, il incarne ce moment inaugural
de séparation de l'Orient et de l'Occident tout en restant hanté
par le monde oriental. Par sa position de l'absolu comme subs-
tance unique, Spinoza achève le discours des origines mais il
demeure englué dans l'horizon d'un être immobile et rigide. Il
ne peut penser la substance comme sujet, ouverture vers la spi-
ritualité et l'activité et s'installe en deçà du « principe occiden-
tal de l'individualité33 ». Pour Hess, à l'inverse, Spinoza illustre
parfaitement sa définition du rôle, actif et actuel, qui incombe
aux juifs. Là où l'auteur de la Logique discerne la racine d'une
limitation indépassable, Hess voit à l'œuvre un élément d'ouver-
ture. Le rapport constitutif de Spinoza à la modernité portée par
la Révolution française exemplifie, selon lui, le passage entre
principe juif - la médiation perpétuelle, l'attente anticipatoire -
et accès à l'universel à travers l'automouvement de l'histoire.
La Révolution française, par contre, si Hess en magnifie la
place dans l'histoire universelle, c'est dans la continuité de
Hegel, pour mettre immédiatement l'accent sur ses limites : « la
Révolution française fut une révolution des mœurs, ni plus ni
moins. À mi-chemin entre la religion et la loi, entre les affaires
de l'esprit et celles de la matière, elle a servi de médiation entre
la vérité et la réalité34 ». 1789 a permis d'imposer concrètement
le principe de liberté que la Réforme allemande avait assigné à
la pensée mais cette réalisation est restée elle aussi à mi-chemin,
inachevée, ou plutôt à peine commencée. À vrai dire elle n'a fait
qu'égratigner l'ordre ancien, se contentant de « toucher aux
vieilles perruques » : « les changements qu'elle apporta dans les
lois et les institutions anciennes furent insignifiants ; pour une
part ils ne furent pas durables et pour l'autre ils n'allèrent pas en
profondeur ». Bref, à l'inverse de ce que pense Heine, « c'est une
erreur de prendre la Révolution française pour une révolution
180
Chapitre III
M oses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
politico-sociale" ». Si les Européens demeurent « insatisfaits et
avides de révolutions », c'est que ce nouveau principe, le poli-
tico-social, est en attente de sa réalisation et que le jour de cette
réalisation - le troisième jour de la résurrection européenne -
est proche. Il nous transporte irrésistiblement vers le troisième
terme de la triarchie : « l'Europe a déjà vécu deux révolutions
pour ne pas avoir suivi paisiblement l'esprit moderne. Une
troisième l'attend encore. Celle-ci achèvera l'œuvre de l'esprit
moderne commencée avec la Réforme allemande. Elle sera la
révolution pratique par excellence, celle qui exercera non seule-
ment une influence plus ou moins grande, une influence relative
comme les précédentes, mais une influence absolue sur la vie
sociale. La révolution anglaise sera à la Révolution française ce
que la Révolution française a été à la révolution allemande** ».
Le schème triarchique se présente maintenant sous un jour nou-
veau ; le troisième terme, c'est l'Angleterre", qui réalise la tota-
lisation dialectique des moments allemands - l'esprit, la spécu-
lation - et français - la volonté, la moralité au sens des Sitten.
Une liberté nouvelle est en effet à l'ordre du jour outre-
Manche : « de même que la liberté allemande a été complétée
par la liberté française, de même ces deux libertés sont-elles
à leur tour complétées, après achèvement de leur médiation,
par une troisième liberté, qui est déjà en train de germer en
Angleterre** ». Synthèse in actu du développement historique
qui la précède, la révolution nouvelle sera totale, ou plus exac-
tement absolue, adéquate à la nouvelle étape de l'action de l'es-
prit. Rien ne saurait a priori échapper à son emprise ; elle n'en
restera pas aux préalables, comme l'allemande, et ne s'arrêtera
pas à mi-chemin, comme la française. Mais, Hess insiste lourde-
ment, cette absoluité veut dire radicalité et non pas destruction
ou négativité irrationnelle**. Radicalité parce que rien, ni nature
ni tradition, ne peut désormais faire légitimement obstacle à
l'action autonome de l'esprit - et Hess appelle cette dernière
à ne pas craindre l'esprit qui l'anime4*. La radicalité signifie
bien rupture achevée, elle est critique jusqu'au bout des tra-
ditions et des autorités préétablies, critique consubstantielle à
la condition moderne, à un monde coupé de toute transcen-
dance, condamné à l'instabilité et à l'« angoisse mortelle », qui
« se dresse là, abandonné et réduit à soi-même41 ». L'action
immanente de son esprit seule peut « fonder son existence » ;
cette action suppose certes de l'« audace » (on pense ici à la
célèbre maxime de Danton), l'inquiétude et l'avidité permanente
de l'esprit ; pourtant elle n'est pas aventure ou désordre arbi-
traires, déchaînement de négativité destructrice, mais venue au

181
Philosophie et révolution
monde d'une conscience souveraine, qui a réfléchi en elle-même
la totalité du développement historique. Ni retour cyclique à
un état antérieur, ni cataclysme nihiliste, la révolution politico-
sociale enfante, sans doute dans la douleur, une vie nouvelle - et
supérieure - , elle est re-naissance et re-dressement d'un monde
déchiré et convulsif.

2. Du « social » à l'État

Hess ne se contente pas de reprendre à son compte l'idée, lan-


cée par Hegel, d'une dialectique historique qui se résout en un
principe nouveau, radical ; il en propose le concept, qu'il prend
à la théorie française - tout particulièrement à Saint-Simon -
pour le traduire en allemand, non sans l'avoir entre-temps pro-
jeté sur l'anglais : le social. Ce faisant Hess est conscient de se
singulariser parmi l'opposition intellectuelle allemande, comme
en témoigne la classification qui figure dans la Triarchie : la
tendance politico-sociale, celle des « Allemands anglais » parmi
lesquels il se compte lui-même - en compagnie de Borne, de
Gutzkow et de Wiernbarg - , correspond à la gauche de la Jeune
Allemagne et occupe seule la partie gauche du spectre. Le centre
est représenté par les « Allemands français », qui en sont res-
tés à la défense des principes de la Révolution française - avec
Heine comme chef de file ; un Heine paradoxalement considéré
comme plus éloigné de la tendance sociale que Borne, ce qui
montre bien l'impact des accusations de duplicité lancées par
ce dernier lors de la querelle qui a opposé les deux figures de
proue de l'émigration allemande à Paris41.
Quant à la gauche de l'école hégélienne - Feuerbach, Ruge,
D.-F. Straufi, etc. - , épinglée auparavant pour son rationalisme
et sa compréhension unilatérale de l'activité de l'esprit, elle est
carrément rangée à droite des précédents, jugement qui peut
paraître contradictoire avec les appréciations plus positives
qui parsèment l'ouvrage mais révèle du moins la volonté de
« brutaliser » cet hégélianisme dont, tel un « miasme flottant
dans l'atmosphère41 », les épigones ont passivement hérité. Il ne
manquerait pas d'intérêt de se demander d'ailleurs quelle place
occuperait Marx, absent de la liste et à peine docteur à l'époque,
à l'intérieur de cette catégorisation. La réponse ne nous paraît
guère faire de doute : à droite, en compagnie des jeunes hégé-
liens berlinois qu'il fréquentait alors, assurément très loin du
courant politico-social mais aussi du « centrisme » attribué à
Heine et au courant « français ». Appliquée à Engels, la même
grille donnerait à coup sûr le résultat inverse. La catégorie
182
Chapitre III
M oses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
d'« Allemand anglais » semble taillée sur mesure pour lui, qui
se réclame d'emblée de Borne, se lie avec Gutzkow et, pour finir,
embarque à destination de Manchester, après une foudroyante
rencontre avec Hess, qui se targue de l'avoir converti au com-
munisme. Quoi qu'il en soit, il semble que lorsque les bourgeois
libéraux de Cologne, actionnaires de la Rheinische Zeitung,
écartent, un après la publication de la Triarchie, la candidature
de Hess, jugé trop radical, à la direction du journal44, ils n'aient
guère raisonné autrement !
En quoi consiste cependant ce principe si nouveau qu'il paraît
à même de redistribuer en profondeur les cartes dans le paysage
intellectuel et politique ? De Saint-Simon et de son école, Hess
reprend l'idée du « social », ou du « social-isme », défini comme
grande alternative à l'individualisme libéral mais aussi comme
antidote aux révolutions, moyen de solder les comptes de celle
qui a déjà eu lieu et d'en prévenir de nouvelles. Dès son premier
ouvrage (Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains,
1803), Saint-Simon a, en effet, proposé une nouvelle réponse
à la question qui hante les esprits depuis 1789, et davantage
encore depuis l'An II : comment « terminer » la révolution -
avec l'ambivalence qu'a ce terme : mener la révolution « à son
terme » et/ou en finir avec elle une fois pour toutes4*? Ou, plus
exactement, Saint-Simon en a déplacé les termes, en la refor-
mulant ainsi : comment recréer du lien social ? Ce qui implique
eo ipso une relativisation du caractère radical de la révolution4*.
La « crise » sans précédent ouverte par la Révolution française
doit impérativement se résoudre en devenant « transition41 »,
avènement d'un nouveau principe, distinct du politique - et
supérieur à celui-ci. La séquence révolution/crise/transition est
décisive chez Saint-Simon en ce qu'elle permet de fonder le sens
de l'histoire contemporaine ; de ce fait la catégorie de transition
sert à la fois à désigner la cause de la crise et la garantie de son
dépassement, elle réalise la fusion du descriptif, de l'analytique
et du normatif.
Projet de réunification d'une société déchirée par les antago-
nismes, la découverte du social annonce le passage, en termes
saint-simoniens, de l'« état critique » {i.e. de crise, de guerre
de conquête absolutiste mais aussi de révolution et de critique
au sens de l'esprit métaphysicien et légiste des Lumières) à
l'« état organique » (organisé par l'industrialisme, donc paci-
fique et « positif »/scientifique dans son esprit) de la société.
L'état organique se comprend en ce sens comme le fruit de la
ré-organisation consciente de la société, de la victoire du prin-
cipe industriel, qui supprime les entraves à la transparence et
183
Philosophie et révolution
à l'unité (à savoir l'anarchie produite par le marché et le libre
jeu des égoïsmes) en produisant, littéralement, du lien social, du
social adéquat à son essence (être du lien) et à sa finalité interne
(le travail, la production sociale)4*. À ce nouveau « pouvoir tem-
porel » correspond une réorganisation non moins considérable
du « pouvoir spirituel » de la société. Du « nouveau christia-
nisme » de Saint-Simon au « catéchisme positiviste » de Comte
et à la « religion rationnelle » d'Owen, la diffusion et l'instau-
ration d'une nouvelle religion, compatible et même intérieure-
ment nécessaire au pouvoir de la science et de la raison, sont
indissociables du projet social : pas de lien social sans lien « spi-
rituel », sentiment d'appartenance à une communauté unifiée,
nouvelle moralité aux antipodes de l'individualisme libéral et
de l'égoïsme. Dans la Triarchie, cette idée s'insère dans la vaste
séquence historique régie par l'action de l'esprit, dont elle repré-
sente l'aboutissement. Les thèmes de l'organisation consciente,
de la communauté transparente et du modèle organique assurent
une circulation quasi naturelle entre les traditions française et
allemande, circulation qui confirme le statut philosophique et
métaphysique du nouveau principe. Saint-Simon avait, de son
côté, fortement insisté sur la consistance philosophique de son
entreprise, allant même jusqu'à identifier la philosophie au nou-
veau « principe constituant » de la société4*. Le social devient
ainsi le nouveau nom du fondement ontologique, et la « science »
du social l'héritière légitime, voire même la nouvelle figure, de
la philosophie.
Dans le sillage des indications de Heine et du champ ouvert
par les « transferts franco-allemands » de l'époque*0, Hess opère
aussitôt la traduction du nouveau principe révélé par Saint-
Simon dans la langue de la philosophie de l'histoire. L'association
de Hegel et de Saint-Simon sert d'éponyme à l'union de la France
et de l'Allemagne, de la philosophie et de l'acquis de 1789, de
la théorie et de la pratique : « Si chez Hegel, comme chez les
Allemands en général, c'est le côté de l'esprit qui prévaut, le côté
réel, lui, a trouvé son représentant en France. Le rapport déjà
décrit plus haut entre l'Allemagne et la France prend à nouveau
une forme très sensible chez les fils authentiques de ces deux
nations que sont Hegel et Saint-Simon*1. » Ce qui, au niveau du
concept, veut dire : ramené à son essence, le social désigne le
lieu où la société se révèle à elle-même, dans la perfection de
l'unité originaire enfin retrouvée : « la perfection est l'unité, et
la société humaine n'a besoin pour avoir atteint son but, que
d'être unie en elle même** ». En tant que vérité de la société,
le social n'est autre que la « société humaine », l'avènement de
184
Chapitre III
M oses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
l'« homme social*3 ». qui « domine les événements et les dirige
avec son esprit et son cœur*1 ». L'attente de l'avenir prendra
alors fin, le règne de l'action libre et consciente, le dépassement
de toutes les séparations, pourront vraiment commencer.
La réponse de Hess aux objections supposées d'un inter-
locuteur libéral hypothétique est très révélatrice quant aux
présupposés de ce fantasme de perfection unitaire. Écoutons
d'abord les arguments libéraux, tels qu'ils sont exposés dans la
Triarchie : « Qui voudra vivre dans votre société alors que vous
voulez tuer toute vertu et toute activité libre ! Sans oppositions
toute vie cesserait, sans concurrence tout effort et, d'ailleurs,
dans votre ordre social, qui par hypothèse doit avoir atteint le
stade suprême, aucun progrès ultérieur n'est pensable. C'est
dans la division des intérêts, comme dans toutes les oppositions,
que réside l'aiguillon qui presse les hommes à aller de l'avant,
qui les rend actifs, inventifs, productifs. Dans votre ordre il n'y
a pas de place pour la liberté ; votre paradis est un pays de
Cocagne, vos hommes sont des automates! [...] Qu'est-ce qui
vous garantit d'ailleurs votre ordre social? Avez-vous l'assu-
rance que vos chefs, qui de toute façon réunissent déjà tant de
pouvoir entre leurs mains, ne s'enfermeront pas finalement dans
une véritable caste et qu'ainsi les séparations qui sont dues à
la propriété et que vous redoutez tant ne se manifesteront pas
à nouveau, plus graves que jamais**? »À cette argumentation
point si caricaturale, qui lie pluralisme des intérêts, concur-
rence, efficience sociale et liberté, Hess ne peut répondre autre-
ment que de manière abstraite, voire théologique, en répétant
le Nom de tous les noms, et en déclinant les attributs de son
essence. En tant qu'unité et harmonie per se, le Social conduit
vers une religion de l'Amour, substance unique et absolue du
lien social (ou du social en tant que lien).
L'amour représente tout d'abord la garantie de l'irréversibi-
lité du nouvel ordre social : « le règne d'un tel ordre [réconcilié]
présuppose déjà un degré trop élevé d'amour intellectuel pour
que, là où cet amour l'a une fois emporté, on puisse à nouveau
redouter le retour général du pouvoir du mal ». En deuxième
lieu, l'amour, loi du genre humain immanente à chacun de ses
membres, assure non seulement la compatibilité de l'ordre et de
la liberté** mais leur médiation réciproque, au sein d'une nou-
velle totalité. Totalité supérieure qui combine l'unicité substan-
tielle de l'ordre social et son absolue liberté dans la re-création
permanente de formes adéquates à son contenu. Ainsi, l'univer-
selle réconciliation du genre humain, révélation de sa propre
vérité à travers l'histoire, ne peut s'opérer sans une réduction
185
Philosophie et révolution
équivalente du rapport social à un pur lien, une religion au sens
du relicare, qui unit les individus dans quelque chose qui ne
peut qu'être l'amour chrétien, « lien spirituel qui doit rattacher
les uns aux autres les membres de la société humaine » selon
les termes de Saint-Simon". La marche en avant de l'esprit du
monde et la réalisation de l'autonomie du genre humain, la phi-
losophie de l'histoire et l'humanisme, convergent vers le règne
infini de l'Un, du Dieu-amour; « la religion par excellence, le
christianisme, est par essence la religion éternelle de l'amour.
Le christianisme dans le sens et dans l'esprit où l'entendait son
fondateur est réconciliation [...]- Dieu est amour, enseigne le
christianisme. Et l'amour est l'âme du tout, il unit tout ; l'amour
est religion au sens le plus large** ». C'est donc de nécessité
interne, par son ontologie fondatrice, que le principe politico-
social se présente comme nouvelle religion. L'alliance anglo-
franco-allemande à laquelle la Triarchie européenne, et son
auteur, entendent oeuvrer est tout entière placée sous le signe
d'une alliance/alliage du politique et du religieux, qui deviendra
à la fois un élément constitutif du socialisme hessien et un lien
qui l'unit aux autres théoriciens socialistes de son temps.
Mais comment ce nouveau principe se fraie-t-il son chemin
dans l'histoire ? Quels sont, plus concrètement, les obstacles
réels, les foyers de contradictions, que l'époque oppose à la
réalisation de la réconciliation ? En fait, leur nature varie dans
chacun des trois termes de la triade : opposition « pratique »
entre aristocratie de l'argent et paupérisme en Angleterre, oppo-
sition « morale » entre spiritualisme et matérialisme en France
et opposition « spirituelle » entre Église et État en Allemagne. À
première vue, nous l'avons déjà relevé, la triarchie est anglocen-
trique : la liberté sociopolitique est la synthèse des deux autres,
l'Angleterre prend au cours du siècle la place qui fut celle de
la France au siècle précédent. Cette idée du passage de relais
entre la France et l'Angleterre prend toute sa portée à partir du
moment où il est précisé que l'Angleterre est également deve-
nue la seule nation vraiment révolutionnaire. En Europe, nous
l'avons vu, ce sont les Anglais qui sont à la veille d'une révolu-
tion, et même d'une révolution de type nouveau, plus radicale
que tout ce qui a précédé. Ce pays est le seul où l'antagonisme
social soit suffisamment aigu pour conduire à un dénouement
révolutionnaire. De plus, Hess s'emploie à modifier l'image cou-
rante d'un caractère national anglais entièrement absorbé par
la pratique du commerce et l'art de l'enrichissement, étranger
à toute tradition de lutte et de révolte**. Il conteste de la sorte
le cliché gallocentrique d'une France détentrice ad eternam du
186
Chapitre III
M oses Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
monopole de l'action politique et des soulèvements populaires
en Europe.
Mais, il faut bien le dire, cette défense d'une hypothétique
révolution anglaise demeure, malgré ses accents lyriques, très
abstraite, davantage produit formel du « triadisme fondamen-
taliste*0 » hessien que perspective politique, concrètement liée
aux tendances du présent. Un point est essentiel pour faire appa-
raître ce décalage : dans la THarchie, le seul agent de réconci-
liation existant et concrètement agissant, théorisé et défendu
en tant que tel, c'est l'État. Et l'État nous ramène eo ipso vers
l'Allemagne et vers les méandres du travail de l'esprit. Tout
se passe alors comme si l'Angleterre, loin de représenter l'ins-
tance de totalisation du développement historique, ne servait
finalement que de détour, sans doute obligé, à l'esprit inquiet
de retourner auprès de soi. au pays le plus universel, et donc le
plus « européen » d'Europe, l'Allemagne.

3. Défendre la « voie allemande »

Il ne fait aucun doute que, dans la Triarchie européenne, l'État


incarne la figure de l'Universel concret, seule capable de dépas-
ser l'unilatéralité et l'abstraction tant de la subjectivité atomi-
sée que de l'institution totalisante concurrente, l'Église. Hess
reprend entièrement la critique hégélienne du droit naturel et
du « rationalisme abstrait », à l'origine des « trop grands débor-
dements » et de la « brutale tyrannie » de la Terreur01. Il rejette
également les prétentions fondatrices de la subjectivité, opposée
à la puissance étatique, que professe le libéralisme. Pour lui, ces
deux voies, par-delà leurs divergences, aboutissent à un même
résultat, la perpétuation de l'état de division. Elles instaurent
une coupure entre l'action unificatrice de l'État et les conditions
de sa réalisation01. Un tel État ne peut connaître aucune limite
préétablie à son pouvoir, notamment de nature juridique. Le
pouvoir d'État est absolu, seule son adéquation à l'esprit de
l'époque détermine l'effectivité de son pouvoir.
L'Etat apparaît donc comme le vecteur exclusif de la grande
réconciliation, l'agent historique chargé de réaliser les pro-
messes des religions, de toutes les étapes antérieures de l'ac-
tion de l'esprit : « une fois que l'Église, le clergé, la doctrine,
les dogmes ont rempli leur mission, il reste encore un vaste
champ à l'activité chrétienne : l'État, ce terrain non seulement
de l'activité spirituelle, mais encore de toute activité humaine.
L'Église ne pouvait rendre les gens que bienheureux, l'État doit
les rendre heureux. L'Église ne pouvait prendre en considération
187
Philosophie et révolution
que l'Esprit, l'État doit considérer l'homme tout entier. L'Église
devait, conséquence nécessaire de sa position, conserver les
oppositions de l'esprit et du corps, de la vérité et de la réalité,
de l'au-delà et de l'ici-bas, de l'avenir et du présent, etc. Dans
l'État au contraire l'avenir est présent, l'au-delà est ici-bas, etc.
Car dans l'État sacré les promesses de l'Église sont réalisées
comme celles du judaïsme l'ont été dans l'Église chrétienne. Ce
qui était donc futur pour l'Église est présent pour l'État sacré, -
ce qu'il n'était donné à celle-là que de contempler et de révéler
dans l'esprit, il nous est donné de le réaliser** ». L'éternel pré-
sent auquel aboutit cette philosophie de l'avenir n'est donc autre
que celui de l'État, maître d'œuvre de la grande réunification
du genre humain.
Séculariser le religieux signifie dès lors sanctifier l'État, orga-
niser sa fusion organique avec la totalité de la vie sociale ou, en
d'autres termes, réunifier la vie sociale tout entière en la portant
vers l'État. Le dépassement de la religion est sa réalisation, qui
s'avère elle-même religieuse : « l'idéalisme chrétien germanique
a rempli sa mission. Le temps a dissous les liens de l'Église pour
créer des États qui doivent protéger, favoriser et sanctifier la vie
tout entière*4 ». La séparation de l'Église et de l'État ne peut être
qu'une situation transitoire, sans doute nécessaire pour briser
les liens contingents ou purement extérieurs entre l'État et les
cultes particuliers, mais parfaitement intenable du point de vue
de l'« unité absolue de la vie sociale** ». Pour Hess, comme pour
Saint-Simon ou Comte, il ne saurait être question de réconcilia-
tion universelle sans réconciliation des esprits, parallèlement à
celle des intérêts, et dans les deux cas c'est à l'État de remplir
cette mission d'unification du pouvoir temporel et du pouvoir
spirituel. La tâche de l'époque qui succède à la Révolution fran-
çaise n'est plus celle de la coupure du lien politico-religieux mais
au contraire de sa réalisation « absolue ». La fin de la séparation
entre religion et nature, la concrétisation entière de la religion,
débouche, en bonne logique, sur la proposition de création d'une
religion d'État.
Nous sommes maintenant arrivés au cœur de l'argument de
la Triarchie européenne. Que faut-il en effet entendre par reli-
gion d'État? Du point de vue de Hess, deux solutions semblent
exclues : tout d'abord il ne s'agit en aucun cas de perpétuer, ou
de revenir à, un état de fait en deçà de la Révolution française, à
une religion officielle, au maintien ou à la promotion d'une quel-
conque confession particulière au rang de culte d'État. Un tel
lien resterait, nous l'avons vu, contingent et extérieur; il ne fait
que reproduire la division, figer l'antagonisme entre les religions
188
III. Moaes Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
existantes. D'un autre côté, Hess exclut également la solution
d'un dépassement « par le bas » de ces mêmes religions, i.e.
par une nouvelle « religion populaire », capable de bousculer
les Églises établies et de mettre en pratique la part l'espérance
contenue dans chacun des cultes particuliers. Il dispose pourtant
d'un modèle de ce qu'une telle tentative pourrait être dans la
séquence établie par Hegel, et développée par Heine, Réforme/
guerre des Paysans, mus, selon Hess, le tribunal de l'histoire
a émis sur la question un verdict négatif. Certes la « religion
d'État » est parfois envisagée sur le mode agonistique et Hess
en appelle alors aux « meilleures forces de l'Allemagne » pour
venir à bout des « adversaires », cette « race de Pygmées éclo-
pés qui n'ont pas grandi en même temps que l'époque** ». La
« conscience n'aura pas de peine à clouer tous les nains au sol
de son bras de géant », affirme Hess, sans préciser toutefois qui
incarne concrètement cette conscience omnipotente. Dans tous
les cas ce ne peut être la « masse », dont la situation d'arrié-
ration par rapport au développement atteint par l'« esprit du
monde » lui interdit de porter le principe nouveau.
En ce sens, manifestement ravi de pouvoir retourner contre
lui-même un argument judéophobe traditionnel, Hess constate
que l'attitude du peuple juif, incapable de saisir la portée du
message christique, de reconnaître cette vérité comme sa vérité,
loin de constituer une exception, fournit plutôt le modèle du rap-
port des masses à la nouvelle figure de l'esprit dans le monde.
Telle est la tragédie de la non-reconnaissance : la vérité interne
du christianisme réside dans l'abolition de la contradiction entre
la vie céleste et la vie terrestre. Les chrétiens ne la connaissent
pas et continuent de mépriser l'ici-bas (et de vivre dans la
contradiction). Elle se présente devant eux (Luther) et ils ne la
reconnaissent pas, laissant toujours la contradiction irrésolue*1.
L'échec de Luther ne fait que répéter celui de Jésus. Dans un
monde aliéné, la reconnaissance est devenue impossible, l'esprit
ne peut retourner auprès de soi, la dualité est irréductible. C'est
l'échec du discours prophétique, en considérant que le Christ est
celui qui l'achève, qui est exemplaire.
Et, d'une certaine façon, l'échec est insurmontable. Pour
dépasser l'antagonisme entre les religions existantes et avan-
cer dans la voie de la réconciliation, il n'y a rien à attendre de
la religion révélée, nouvelle ou ancienne. Cette tâche incombe à
la religion d'État, qui reste à créer sur la base des propositions
spinozistes du « credo minimum » - qui ordonne justice et cha-
rité et assure l'obéissance - et de la « vraie religion », fondée
sur les notions communes, où l'amour remplace l'obéissance.
189
Philosophie et révolution
Réapparaît ici la dualité interne à la réforme politico-religieuse
spinozienne, telle qu'elle est exposée dans le Traité théologico-
politique, et qui n'a cessé de poser problème aux commenta-
teurs". À travers elle, c'est en fait toute la question du rapport
des masses à l'action politique et à l'État qui est posée. On sait
que Spinoza distingue soigneusement la fides catholica, néces-
saire à l'obéissance de la masse et encore sous l'emprise de
l'imagination (du Dieu-fiction de la superstition), de la religion
rationnelle, religion de l'entendement fondée sur les notions de
second genre. Toutefois, il semble considérer, et là réside la dif-
ficulté, la première à la fois comme l'antagoniste irréconciliable
et comme l'instrument propédeutique à la seconde, ce qui rend
indécidable la question de la libération possible de la multitude
de l'emprise de la superstition et des passions tristes.
La position hessienne reconduit cette oscillation à travers ce
que l'on pourrait désigner comme l'opposition entre une défini-
tion formelle et une définition substantielle. D'un côté, la reli-
gion d'État se présente comme le dénominateur commun aux
différentes religions, une sorte de loi morale centrée sur les
préceptes de l'amour, l'enveloppe épurée qui permet à la plura-
lité des religions (avec leurs superstitions) de coexister et dont
il appartient à l'État d'assurer la diffusion et l'enseignement".
D'un autre côté cependant, la religion d'État n'est pas simple
loi morale mais en un certain sens la seule « vraie » religion car
elle est découverte de la vérité immanente à chaque religion
particulière, révélation de l'essence de la religion. Elle permet
d'assigner aux religions existantes leur place réelle, et assure
de cette façon leur coexistence pacifique, mais elle conduit aussi
à envisager leur dépassement dialectique - lequel passe par
l'« assouplissement » des particularités existantes et, dans le
respect des consciences individuelles, par un travail constant
de médiation entre les diverses confessions10. Dans le premier
cas, il ne s'agit que d'imposer la forme morale qui assure la paix
publique, dans le second, de parvenir au point de vue absolu, à
l'État absolument religieux incarnant l'unité de l'ensemble de
la vie sociale.
En reformulant dialectiquement les propositions spino-
ziennes, Hess en situe immédiatement l'enjeu 11 : relier la
réforme de l'État, sa « sanctification », à la « sacralisation » du
lien social, dans le mouvement d'une transformation interne de
la religion. Comme le précise le chapitre xix du Traité théologico-
politique, le credo minimum n'acquiert « force de droit » que
sur décision du pouvoir politique11, qui le détermine comme
obéissance à la législation de l'Etat, elle-même formée dans la
190
III. Moaes Hess, prophète d'une révolution nouvelle?
pratique collective de la démocratie. La loi morale d'amour du
prochain, résultat de l'autocritique des passions religieuses et
des comportements destructeurs de la superstition, devient ainsi
accomplissement des lois qui régissent le corps politique : cha-
cun peut se donner la loi à soi-même, en respectant autrui, en
s'unissant à autrui dans le respect de la loi commune. L'instance
de la loi civile peut alors fonctionner sans recours à un Pouvoir
transcendant et coercitif, ou plutôt en réduisant radicalement
la transcendance inhérente à tout pouvoir. Elle ouvre aussi la
voie à son propre dépassement, à la « vraie religion », épurée
des fictions du Dieu personnel, au-delà de l'ordre hétéronome
dans lequel s'énonce encore la morale du credo minimal. La
pacification de la communauté politique rend à son tour possible
la coexistence et même la discussion entre confessions diverses
et aussi entre ceux qui demeurent sous l'emprise de l'imagina-
tion - mais pratiquent la fldes catholica - et ceux qui accèdent
au degré plus élevé de connaissance et à l'amour intellectuel.
La proposition hessienne peut en ce sens se comprendre comme
processus de réforme intellectuelle et morale (sittlich, comme la
Révolution française) qui unit le dépassement des antagonismes
religieux existants, via l'opérateur dialectisant de la « religion
d'État », avec la laïcisation de l'État lui-même, à la fois résultat
et condition de la réactivation de la voie réformiste. Ce serait là
le point où la sacralisation intégrale se renverserait à nouveau
en une forme supérieure de laïcisation.
La proposition de refonte radicale, de réunification orga-
nique du complexe politico-religieux, se trouve bien au centre
du dispositif triarchique. Pour Hess, telle est la tâche d'une
époque, la sienne, qu'il nous invite à saisir au sens strict, comme
post-révolutionnaire : la rupture des liens entre politique et
religion menée, avec grande conséquence, par la Révolution
française était sans doute inévitable et même salutaire dans
la mesure où elle a mis en lumière de manière irréversible
la contingence et l'unilatéralité de l'« État religieux » d'ancien
régime, le vide du culte officiel, la « mauvaise unification » de
la vie sociale. Mais la déchirure est en tant que telle intenable :
elle conduit à l'anéantissement tant de l'État que du lien socio-
spirituel, du relicare, qu'elle ramène à un « état d'anarchie »
synonyme de « régression totale ». Bref, il faut savoir terminer
une révolution, sans renoncer à ses acquis, pour mettre fin au
plus vite à cette « suspension momentanée du pouvoir d'État »
qu'elle entraîne, pour continuer dans la voie de la liberté ordon-
née". Par une autre voie : en réhabilitant l'État", c'est-à-dire
en le portant « au niveau de son temps », en l'amenant à la
191
Philosophie et révolution
conscience de soi (c'est-à-dire de sa « sacralité »), en l'orientant
résolument vers la réforme.
Le schème triarchique pivote alors une nouvelle fois : à pre-
mière vue, c'est l'Angleterre, supposée pré-révolutionnaire, qui,
prenant le relais de la France, indiquerait l'avenir européen. En
fait, il apparaît que l'Allemagne se situe déjà au-delà des deux
autres termes du syllogisme. La centralité du politico-religieux
permet de comprendre cette inversion du modèle en faveur de
l'Allemagne. Car, à travers la découverte du social, la version
hessienne de la triarchie fonctionne comme réaffirmation du pri-
mat de l'esprit, dépassement des limites que lui infligeait le sys-
tème de Hegel. Le « monde nouveau » dans lequel nous entrons
est celui de l'« action absolue de l'esprit1' », il comprend à la fois
la nature et l'histoire, autant de « territoires » que la philosophie
hégélienne, qui en est restée au seul moment de l'action subjec-
tive de l'esprit, « ne peut qu'effleurer sans les pénétrer" ». Or,
si aucun territoire n'échappe de droit à son action, il n'empêche
que l'esprit a bien élu domicile en une terre déterminée : l'Alle-
magne. C'est le peuple allemand qui est le « plus universel »
et donc le « plus européen » d'Europe : « l'Allemand se doit
d'avoir une tendance plus marquée à l'universalité, car ce qu'il
a de plus spécifique, l'esprit, est de nature universelle" ». La -
supposée - situation révolutionnaire anglaise ne peut dès lors
que faire figure de particularité nationale et la véritable avance,
comme au temps de la Réforme, revient au pays de Luther et
des philosophes. Se trouvent ainsi réhabilités les deux piliers
de légitimation de la voie allemande : l'essence spécifique dont
l'Allemagne serait le dépositaire, la centralité de cette essence
dans le devenir du monde - tous deux définis dans un jeu inces-
sant de démarcation par rapport à la Révolution française. Que
cette spécificité se définisse comme surcroît d'universel, et. en
conséquence, la centralité comme avance temporelle, permet
certes de damer le pion au courant teutomane et romantique
mais ne nous fait guère sortir du cadre de l'idéologie nationale :
« la nation allemande ne peut s'abandonner à une fierté natio-
nale vaine et suffisante. Précisément parce qu'elle fut la pre-
mière dans le combat de l'époque moderne, il n'est pas indigne
d'elle de reconnaître la vie spécifique des autres nations qui ne
font que la suivre. Ceux que gonfle outre mesure leur sentiment
patriotique ne sont pas des Allemands authentiques. L'Allemand
se doit d'avoir une tendance plus marquée à l'universalité, car ce
qu'il a de plus spécifique, l'esprit, est de nature universelle" ».
Spécialiste de l'universel, l'Allemagne se définit comme le
pays-philosophe, non pas, à la façon de Mme de Staël et des
192
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
romantiques, comme l'incarnation d'une « âme » séparée et
même hostile à la raison, mais au sens déjà défini par Schiller en
réaction immédiate aux « débordements révolutionnaires » de la
France : une nation investie d'une mission philosophique, fon-
dée sur les préceptes universels de la raison, d'éducation et de
culture à l'échelle du genre humain : « c'est toujours notre mis-
sion, [...] que de continuer à établir les fondements de l'époque
moderne, la liberté de l'esprit. Nous devons donner à l'idée
d'une société humaine unie et libre, à l'idée d'humanité, une
forme de plus en plus élaborée et de plus en plus concrète1* ».
La visée universaliste, la possibilité d'une fondation rationnelle
des buts - que le romantisme s'acharnera à détruire - , est certes
sauve, mais à quel prix?
En fait, et c'est en ce sens qu'on peut parler de position
schillerienne**, cette mission pédagogique et spirituelle, tout en
conservant, comme sa finalité interne, l'acquis de YAuJklàrung
et de 1789, le transpose, en le « spiritualisant », sur un terrain
ex principio autre. Elle sert en ce sens non pas de propédeu-
tique ou de complément mais bien de substitut, d'alternative
totalisante à la révolution. Car, nous commençons à le constater,
l'ambition européenne/universelle de la démarche triarchique
se joue en Allemagne même. Dans un avertissement placé en
exergue de la Triarchie?l, Hess déclare « remplie » la mission de
la philosophie allemande - conduire à la « vérité absolue » - et
se fixe comme tâche la « réalisation » de cette vérité. Une telle
tâche oblige à dépasser l'unilatéralité de la gauche hégélienne,
à combler le retard qui s'est creusé entre la philosophie et la
« vie » et même, « si possible », à rétablir la première dans sa
fonction anticipatoire**. Il s'agit de dépasser le principe de la
seule liberté de l'esprit, de se mettre à l'école de la France et
de mener un combat réel au lieu de rester, comme « les plus
grands hommes de l'Allemagne, de Kant et Schiller à Gœthe
et Hegel », dans les « cabinets de travail » et de « célébrer une
même victoire - mais pour l'esprit** ». Il n'en reste pas moins
que. comme l'indique la suite, ce dépassement conduit encore
à l'esprit, i.e. à un moment supérieur de son développement
immanent : à l'« action absolue » (de l'esprit). La réalité est
toujours absorbée par le mouvement de la pensée et la « réa-
lisation » de la philosophie demeure, encore et toujours, philo-
sophique*4. Interne à la philosophie, elle n'est pas autre chose
que la figure obligée de son re-commencement, l'annonce de
l'apparition d'une philosophie nouvelle : la « philosophie de
l'action », dont la tâche consiste précisément à épargner aux
Allemands les affres du tumulte révolutionnaire tout en leur

193
Philosophie et révolution
assurant les acquis des révolutions, passée (française) et à venir
(anglaise) : « l'opposition qui a suscité la Révolution française, le
divorce entre le spiritualisme et le matérialisme, n'avait jamais
atteint en Allemagne un niveau révolutionnaire. C'est à la phi-
losophie de l'action d'achever de la résoudre - et l'Allemagne
pourra s'approprier par des moyens pacifiques les résultats de la
Révolution française. Nous observerons la même chose au cours
de la révolution future. Nous ne disons pas que l'opposition entre
paupérisme et aristocratie d'argent et celle entre spiritualisme
et matérialisme n'existent pas du tout ou n'ont pas existé du
tout en Allemagne mais nous disons qu'elles ne sont pas et ne
deviendront pas assez brutales pour provoquer une explosion
révolutionnaire, tout comme celle entre la morale spiritualiste et
la morale matérialiste n'a pu atteindre un tel stade qu'en France
et celle entre l'État et l'Église qu'en Allemagne" ».
Dépasser l'unilatéralité du point de vue jeune-hégélien ne
signifie donc pas quitter le terrain de « l'esprit » mais ouvrir
celui-ci à de nouvelles déterminations, le sortir de sa tendance
négative hyper-critique, le hisser au niveau de l'époque, de l'exi-
gence de réconciliation intégrale de la vie. K. Gutzkow, figure de
proue de la Jeune Allemagne, ne semble pas trahir la position
de l'auteur lorsque, dans sa critique de la Triarchie européenne
(qu'il intitule « philosophie de l'action »), il affirme : « vu la
situation de l'Allemagne, l'action ne pouvait encore avoir qu'un
caractère spirituel et devait se borner à préparer les esprits
aux actes futurs" ». Quand la philosophie de l'action se sera
acquittée de sa tâche - mais n'est-ce pas ce qui se produit déjà?
- l'Allemagne sera enfin « en son temps », contemporaine de son
temps. Sa position, passée et à venir, de spectateur de l'événe-
ment révolutionnaire n'entame en rien, bien au contraire, cette
possibilité : « mais chaque chose en son temps ! Ce n'est que
lorsque l'idée fondamentale de l'époque moderne aura péné-
tré toute la vie que la liberté deviendra aussi véritable et com-
plète. Et chaque chose à sa place ! Nos cantons allemands ne
paraissent pas plus appelés à devenir le théâtre de la révolution
future qu'ils ne l'étaient à devenir celui de la dernière. Mais les
fruits de ces deux révolutions profiteront à l'Allemagne ; elle
s'appropriera les résultats de la révolution anglaise comme ceux
de la Révolution française par des voies pacifiques. Elle doit
néanmoins avoir un droit à ces trésors car elle ne peut récolter
sans avoir semé. Or, l'Allemagne a ce droit, elle a semé ce qu'elle
récolte. L'Allemagne a posé les fondations du temple de l'avenir
et, en tant qu'architecte, elle est toujours prête à élargir de plus
en plus au gré des besoins de l'époque le fondement de celle-ci.
194
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
[...] L'Allemagne se rapporte à la racine de notre époque comme
à son élément le plus spécifique car il lui a fallu un combat inté-
rieur pour régénérer l'esprif ». Nous tenons enfin la solution de
l'énigme : il n'y a pas de retard allemand, ou, plus exactement,
le retard n'est qu'apparent, il est une avance qui s'ignore !
Le doute n'est plus permis : la fonction du schème triarchique,
enrichi et remanié, consiste à conforter la voie allemande. Un
par un, Hess égrène ses thèmes fondateurs : la révolution c'est
très bien, mais c'est l'affaire des chers voisins. Nous Allemands
sommes déjà au-delà de toute cette agitation, notre mission,
demeure la liberté de l'esprit - fût-il absolu ou agissant - , l'édu-
cation de l'humanité nous tient, et nous tiendra, lieu de révo-
lution, à la fois encouragée par les réformes et les impulsant.
L'Allemagne seule est radicale car elle est du fondement et du
futur, elle réunit l'origine et la fin. La voie allemande, y compris
dans la version d'un Hess, qui se situe lui-même à l'extrémité
gauche du spectre intellectuel et politique, s'avère indissociable
d'un pari sur le réformisme étatique, réformisme dont le seul
point d'appui concret en Allemagne réside dans la Prusse pro-
testante. Il ne faut donc point s'étonner de (re)trouver dans la
Triarchie une vigoureuse défense des tendances réformatrices
de l'État prussien dans son affrontement avec l'Église catho-
lique sur la question du mariage civil - position commune il est
vrai à l'ensemble de l'intelligentsia démocratique - , ainsi qu'un
appel adressé, sous forme explicite de prophétie, à ce même
État, l'invitant à reprendre hardiment le chemin des réformes
et à ne pas transiger avec le parti clérical, seul responsable des
volte-face réactionnaires de la politique allemande : « il est clair
[...] qu'un certain parti religieux a gagné une influence politique
dans l'État prussien dont l'ascendant sur la culture intellectuelle
de l'Allemagne est lui-même prépondérant, et que c'est à lui
qu'il faut imputer tous les maux qui nous ont frappés. [...] Quelle
majesté serait celle du gouvernement prussien si pas un seul
instant [...] il ne s'était écarté du chemin de la lumière auquel
seul il doit son pouvoir ! Mais nous le prophétisons, à coup sûr
il reprendra bientôt le droit chemin et cessera de mettre en jeu
son propre salut et celui de l'Europe, - l'Europe n'aura pas versé
son précieux sang en vain dans la guerre de Trente Ans et dans
la dernière guerre" ».
Qu'il y ait dans ces formulations une part de ruse, d'art
d'écrire en temps de censure et de calcul tactique est certain :
mais l'essentiel se trouve ailleurs. Car, de Kant et Fichte à Hess et
même au Marx directeur de la Gazette Rhénane, l'ambivalence
est constitutive du discours lui-même". La position de Hess ne
195
Philosophie et révolution
la résout pas, elle exprime son point d'équilibre interne, fragile
et instable. En cela, elle n'innove guère : la contrainte de la cen-
sure, le poids de l'État absolutiste sont en quelque sorte « inté-
riorisés », incorporés dans l'argumentation théorique qui oscille
dès lors entre la dénégation massive et la fascination mainte-
nue vis-à-vis de l'événement révolutionnaire. Le réformisme
hessien ne signifie nullement refus du politique au profit d'une
pure introspection de l'« esprit » ou d'un simple saut logico-
conceptuel dans l'utopie™ ; bien au contraire, il fournit un point
d'appui discursif à une stratégie politico-culturelle assez précise,
développée dans les deux derniers chapitres de la Triarchie. La
refondation du rapport du politique et du religieux en livre le fil
conducteur : émancipation des mœurs (Sitteri) par l'instauration
du mariage civil, conquête essentielle de la Révolution française
et arme de combat contre le parti catholique rassemblé autour
de l'archevêque de Cologne, instauration d'une « paix perpé-
tuelle » entre les religions par la diffusion d'une religion d'État,
le tout assorti d'un vibrant plaidoyer pour l'émancipation des
juifs, véritable indicateur du « niveau barométrique de la liberté
de l'esprit ». Hess dessine ainsi les contours d'une réforme
par le haut qu'il place sous le signe du « nécessaire retour à
Spinoza'1 », de la transformation de l'intérieur de la religion
« passée dans la sève et le sang de la nation allemande" » ; en
son centre, l'action de l'État car « l'esprit, l'élément physique
et l'éthique auront toujours besoin pour assurer leur régulation
dans la société d'un pouvoir suprême de l'État ».
L'État prussien est ainsi invité à sortir de la politique du juste
milieu - faite de concessions au catholicisme mais aussi aux
courants protestants les plus conservateurs - , politique essen-
tiellement motivée par la réaction à la Révolution française, et à
renouer avec la tradition frédéricienne, sans craindre de bous-
culer le « manque d'esprit d'une plèbe spirituelle nombreuse™ »
ou les pulsions de la « populace » prompte à applaudir à la
moindre mesure antisémite*4. De toute façon, « la multitude a
toujours été grossière mais ce n'est pas dans la masse, c'est dans
l'intelligence que résident les fondements du pouvoir. L'amour
intellectuel a toujours été législateur" ». Le retour à Spinoza de
Hess s'accorde avec l'interprétation convenue, intellectualiste
et élitiste, de l'« amour intellectuel » et de l'accès au troisième
genre de connaissance professés par l'auteur de L'Éthique. La
crainte des masses, arriérées et manipulables par la réaction
et la contre-révolution, qui hantait les pages du Traité théolo-
gico-politique, réapparaît dans la Triarchie en tant que béance
qui sépare une « société humaine », idéale et historiquement
196
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
garantie, de la « grossière multitude** » qui obstrue le présent.
Pourtant, comme l'indique le titre du quatrième chapitre
(« L'Allemagne et la France. Notre présent ou l'action libre »),
cette réforme ne fait pourtant que ramener l'Allemagne au
niveau du présent, en comblant son retard par rapport à la
Sittenrevolution de la France. Reste encore l'essentiel, le moment
final de l'esprit s'acheminant vers la réunification intégrale de
l'humanité, à savoir l'avenir. Et le principe de cet avenir, c'est
la liberté politico-sociale, encore à conquérir, que l'Angleterre
incarne et dont la réalisation imminente commande une issue
révolutionnaire. En fait, si la liberté anglaise incarne ce futur
vers lequel le présent (anglais) est tout entier tendu, la liberté
allemande est d'une certaine façon d'emblée au-delà : n'est-ce
pas elle qui s'apprête à s'approprier pacifiquement les conquêtes
tant des révolutions faites (en France) que de celles qui restent à
faire (en Angleterre), la seule qui puisse légitimement prétendre
le faire ? Cette appropriation ne suppose-t-elle pas un point de
vue souverain, celui, pour bien le nommer, de la philosophie,
d'autant plus absolu qu'il est supposé capable d'apprécier non
seulement l'acquis du passé mais aussi celui, virtuel, de l'ave-
nir? Le lieu d'où part ce regard ne représente-t-il pas en quelque
sorte l'« avenir de l'avenir », le lieu de la véritable totalisation
triarchique in actu à laquelle la philosophie de l'action s'est déjà
attelée? La Triarchie s'achève sur l'inversion du schéma initial
(Allemagne = passé, France = présent, Angleterre = avenir) ; or,
il apparaît qu'en réalité, le passé, c'est la Révolution française,
le quasi-présent, la future révolution anglaise et la voie alle-
mande, le « véritable » avenir, la « rose inscrite dans la croix
des souffrances présentes » pour reprendre l'image mystique de
la préface aux Principes de la philosophie du droit. Le présent
de l'Allemagne apparaît maintenant dans sa vérité : déjà, peut-
être même faudrait-il dire : toujours-déjà après, et en ce sens
au-delà, de la révolution.

4. Radicalisation ou fuite en avant ?

L'optimisme de la Triarchie européenne, sa défense de la voie alle-


mande, reflètent sans doute les illusions réformatrices propres
à la période qui précède le raidissement autoritaire de 1840. La
différence de ton d'avec les textes de 1842-45*1 signale l'ampleur
du tournant provoqué par l'involution politique du début de la
décennie. En opposant un démenti formel aux espoirs de libé-
ralisation placés en lui, Frédéric Guillaume IV n'a pu en effet
qu'approfondir brutalement la crise et ce d'une double façon :
197
Philosophie et révolution
en écartant toute possibilité d'auto-réforme du régime, il rend
inévitable l'éclatement des contradictions au grand jour, mais,
par là même, il déstabilise une opposition dont toute la stratégie
consistait précisément à miser sur le contournement du conflit
ouvert. L'impuissance pratique, désormais patente, du mouve-
ment démocratique contribue à son tour à l'aggravation de la
crise. C'est dans ce dédoublement qu'il convient de situer l'ori-
gine de ces « effets d'emballement » de la voie allemande ; une
fois fermée la porte de l'accommodement et/ou du gradualisme
réformateur, les débats internes de l'intelligentsia prennent de
plus en plus l'allure d'une fuite en avant spéculative, qui donne
ce cachet si particulier à ce que Marx et Engels nommeront par
la suite le « processus de décomposition de l'esprit absolu" ».
Mais, nous le verrons, cette oscillation d'apparence extraordi-
nairement abstraite n'en constitue pas moins une caisse de réso-
nance de tendances réelles, qui traversent de larges secteurs
de la société allemande, jusqu'au sein du mouvement ouvrier.
La réponse de Hess à cette nouvelle situation de raidissement
absolutiste sera, du moins à première vue, celle de la radicalisa-
tion. Dans les articles publiés dans les Vingt-et-une Feuilles, le
schème triarchique cède la place au diptyque canonique France/
Allemagne. Mais ce sont clairement les éléments de rupture avec
le passé qui sont désormais mis en avant : côté français, il s'agit
d'en finir une fois pour toutes avec les principes, limités et uni-
latéraux, de 1789 pour arriver jusqu'à la négation du concept
d'État. Le « politico-social » de la Triarchie se scinde en ses
composantes constitutives : le « social » se retourne contre le
politique, il revendique sa vérité dans l'« an-archie », expression
de l'harmonie communautaire qui rend superflu tout pouvoir
politique.
À cette radicalisation antiétatique, ou plus exactement anti-
politique, répond, côté allemand, une proclamation d'athéisme,
apport authentique de l'esprit de la philosophie classique.
Anarchie et athéisme sont indissociables dans la mesure où
« religion et politique vivent et meurent ensemble », expressions
nécessaires d'un même état historique de séparation, de dua-
lité, de domination. La représentation politique n'est pas moins
synonyme de servitude et de mystification que la représentation
céleste des réalités terrestres"; la véritable Église moderne se
présente sous les traits de l'« État chrétien », l'« État moderne
"libéral", tel qu'il existe réellement en France, en Angleterre et
en Amérique du Nord100 ». À présent, il faut mettre à nu simulta-
nément et sans ménagement « le mensonge de la religion et celui
de la politique [...]. Le dualisme religieux, la politique céleste,
198
III.M o s e sHess, prophète d'une révolution nouvelle ?
est un produit de la réflexion, de la discordance, du malheur,
tout comme le dualisme politique, la religion terrestre1*1 ». Hess
assume la conclusion que la pensée du social, tout particulière-
ment le saint-simonisme, avait tirée avant lui : « sur le plan des
principes la forme du gouvernement est sans importance » et
ce même si l'« État de droit positif, tel qu'il existe partiellement
en Amérique du Nord depuis déjà la dernière moitié du siècle
dernier et en Europe depuis la Révolution française représente
[...] un progrès par rapport à l'État féodal, théocratique et des-
potique10* ». La rupture avec le libéralisme, mais aussi avec le
républicanisme, va de pair avec un certain « indifférentisme »
politique, qui resurgira au moment de la querelle du « socialisme
vrai ». Comment imaginer en effet, sauf par le saut dans l'utopie
des premiers socialistes, une transformation, même non révo-
lutionnaire, des relations sociales qui puisse faire l'économie
de la question de la forme de gouvernement, de surcroît dans
une Europe dominée par l'alliance de l'autel et du trône ? Si,
comme le pense Hess, à juste titre pour une part, l'inflexion de
la conjoncture politique, qui entérine l'échec de la libéralisation
du régime wilhelmien, est favorable à la diffusion de sa doctrine
sociale, elle rend aussi, et pour les mêmes raisons, encore plus
net son décalage d'avec toute perspective pratique.
De cette radicalisation antilibérale/antipolitique, une nou-
velle opération de traduction assure l'armature spéculative.
D'inspiration initialement fichtéo-bauerienne, dans les textes
des Wngt-et-une Feuilles, la critique de la religion d'emblée
fournit le modèle de la critique du politique et du passage vers
le social. À partir de L'Essence de l'argent (fin 1843/début 1844)
et dans Les Derniers Philosophes (début 1845), le langage feuer-
bachien s'impose, mais il se déplace sur un terrain nouveau.
Le républicain Feuerbach est à son tour feuerbachisé : l'État et
la politique, qui incarnent à ses yeux l'universalité concrète, la
réalisation vivante de l'essence humaine, sont ravalés au rang de
succédanés de la religion, de conscience d'un monde aliéné, qui
marche sur la tête. Et l'opération de transposition de la Réforme
religieuse en réforme politique que Feuerbach appelait de ses
vœux est reformulée en devenant autodévoilement du politique
dans le social. Car c'est dans la société civile qu'il convient de
situer les racines de la séparation des hommes singuliers d'avec
leur essence générique, et de l'atomisation qui s'ensuit.
L'idéalisme sans corps de l'Église moderne, l'État, n'est que
l'image inversée du matérialisme sans esprit qui règne dans la
société civile et de son culte profane, l'argent. L'homme de la
société bourgeoise est chrétien le dimanche mais, le reste de
199
Philosophie et révolution
la semaine, il reste fidèle à la religion du monde animal, ou
animalisé, à l'idolâtrie du veau d'or : si le monde mercantile
« ne manque pas d'apprécier hautement l'Église et Dieu comme
repas dominical, il lui faut pourtant bien considérer la Bourse
et le culte de l'Argent (le gain) comme son pain quotidien101 ».
Pain et vin faut-il ajouter, c'est-à-dire sang sacré, dont la quête
et la consommation deviennent, dans une sorte de communion
à l'envers, entre égoïstes, la véritable source de jouissance de
ce monde déchu104. La désintégration de tout lien communau-
taire est assimilée à une rechute dans l'état de nature, rechute
qui correspond à une inversion de l'ordre du vivant tel qu'il est
défini par une Naturphilosophie à la Feuerbach : c'est l'animal
qui est à présent la vérité de l'homme, et non l'inverse101, un
animal lui-même redevenu, sous l'effet d'une sorte de seconde
inversion, sauvage, dans lequel 0 n'est donc désormais plus pos-
sible pour l'homme de contempler un reflet de sa propre essence
- et plus particulièrement l'image de l'un de ses trois attributs, le
cœur. Cette expérience de chute du genre humain culmine dans
une situation historique d'anomie - d'état de nature hobbesien
- dans laquelle l'aliénation du Genre est reproduite sur un mode
« horizontal », par le jeu de l'activité et de l'interaction entre
sujets dégagés des rapports de servitude prémodernes (« ver-
ticaux »). L'échange social devient alors exploitation mutuelle
entre les hommes, « guerre de tous contre tous », soumission
de la totalité de leurs relations aux impératifs animalisants de
la société bourgeoise.
L'universalisme juridique, celui de la déclaration des droits
de l'homme, sanctionne l'égalité entre individus atomisés, la
liberté prédatrice de la survie dans le tourbillon de la concur-
rence généralisée, il est la forme et la justification conscientes de
la négation de leur essence humaine : « l'exploitation mutuelle
des hommes est maintenant réalisée avec conscience et volonté.
Ici cessent les pillages privilégiés, les violences fortuites y sont
devenues universels droits de l'homme. Les droits de l'homme
sont les droits de tous les hommes-bêtes, c'est-à-dire de tous
les individus isolés, dits "indépendants", "libres", sur l'essence
aliénée de tous. La guerre de tous contre tous est sanctionnée.
La déclaration solennelle des "Droits de l'homme", c'est l'expli-
cation solennelle des raisons pour lesquelles toutes les bêtes de
proie sont égales en droits. Elles le sont, disent les Constitutions
des "États libéraux", parce qu'on les connaît comme êtres libres
et autonomes, comme égoïstes, comme "individus indépendants"
et parce qu'on les reconnaît légalement comme tels110 ». Telle
est la grande limite commune au libéralisme et à la Révolution
200
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
française : ils en sont restés à l'abstraction, figure inversée de
l'universel (= l'essence humaine), séparé de l'individuel (qui
déchoit dans la particularisation) et opposé à la réalité. La
Révolution a donc « laissé subsister le dualisme », elle « a véri-
tablement tout laissé en l'état. [...] Sa liberté et son égalité, ses
droits de l'homme abstrait ne furent qu'une autre forme de ser-
vitude1" ». Les droits de l'homme ne permettent pas de dépasser
l'horizon de l'État libéral.
La critique des droits de l'homme menée par Hess demeure
toutefois, du moins dans les textes de 1842-43, une critique
interne, au sens d'une critique de ces droits au nom de leur
vérité interne, l'indissociabilité de l'égalité et de la liberté.
Le dépassement de l'aliénation, l'avènement de la véritable
communauté et la réalisation de l'humanité de l'homme ne
sont concevables qu'en tant qu'affirmation de l'indissociabi-
lité « absolue » de la liberté et de l'égalité 1 ". L'émancipation
humaine réalise l'émancipation juridico-politique en la consi-
dérant du point de vue « absolu », au-delà des aspects parti-
cularistes et unilatéraux inhérents à la société bourgeoise, en
immergeant donc l'essence du juridico-politique dans l'élément
adéquat : l'unification de la vie sociale, le dépassement des scis-
sions internes à la société civile-bourgeoise comme conditions
de la réalisation de l'essence du Genre humain. Non sans un
certain lyrisme, Hess va même, toujours dans les textes de 1842-
43, jusqu'à placer l'ensemble de son combat, dans sa dimension
la plus radicale, sous le signe de l'égalité et de la liberté : « ce
que nous voulons, c'est quelque chose de radicalement neuf,
qui n'a encore jamais existé. Aussi devons nous commencer
par le développer. Liberté et égalité sont de nobles mots. Pour
eux, nous nous sommes battus et sacrifiés, pour eux, nous vou-
lons renaître et prendre parti 1 " ». Position qui remonte certes
aux textes de 1842-43 mais qui s'avère parfaitement cohérente,
comme nous le verrons par la suite, avec celle, d'inspiration
feuerbachienne, de la négation/réalisation de la philosophie
et de la religion, reflets inversés, mais reflets intrinsèques et
totalisants de l'essence humaine. Pour le dire autrement, la
problématique de la réalisation de la philosophie11' ou de la
religion, si elle pense leur négation en tant que réalités séparées
de la vie sociale, ne signifie pas sortie hors de la philosophie ou
de la religion mais « philosophisation » ou « sacralisation » de
la totalité de la vie sociale. Elle n'est donc qu'une sortie philo-
sophique, l'acheminement vers une nouvelle philosophie (« de
l'action » ou du « social »), le geste d'achèvement immanent à
la philosophie, à toute philosophie.

201
Philosophie et révolution
An-archie et athéisme font éclater le politico-religieux et le
politico-social forgés dans la Triarchie européenne ; plus ques-
tion d'une religion d'État et d'une transformation des mœurs
impulsées par un réformisme étatique éclairé. Dans « l'histoire
du monde », l'État est déjà un principe « dépassé », une sphère
dépourvue de réalité. Pour ne pas l'avoir compris, et continuer
à s'accrocher à la « fiction de leur "État rationnel" », les jeunes
hégéliens sont devenus tout simplement « réactionnaires » dans
la pratique, en deçà même des principes du libéralisme, inca-
pables de défendre un quelconque mouvement de démocratisa-
tion réelle1U. Preuve, leur refus de soutenir les revendications
libérales élémentaires d'émancipation des juifs ou de réforme
de l'enseignement112, refus étayé par une argumentation d'ap-
parence ultra-subversive, typique de la manière allemande de
neutraliser les questions politiques113. Ce sont encore des « phi-
losophes », des représentants du « clergé » moderne, dont la
religion s'incarne concrètement dans l'État tandis que l'huma-
nisme, pour sa part, se cantonne à l'abstraction, à la sphère
de la pure théorie. Ces « égoïstes théoriques », contempteurs
méprisants de la « méchante masse114 », ne constituent qu'un
symptôme, tardif et exacerbé, de la situation allemande, elle-
même expression hyperbolique de la tendance de l'époque : la
coupure de la théorie et de la pratique, le développement de la
première au détriment de la seconde, en tant que son substitut.
Il en résulte ce produit bien allemand, à savoir la combinai-
son d'un radicalisme doctrinaire et d'une atrophie de l'action,
qui peut aller jusqu'à l'anachorétisme jeune hégélien, version
Bruno Bauer.
Voilà donc les termes du problème : dépasser la coupure de
la théorie et de la pratique, de la France révolutionnaire et de
l'Allemagne contemplative, de l'athéisme de Fichte athée et du
communisme de Babeuf. Il faut tout à la fois arriver à briser
l'intériorité de la pensée, « tourner le tranchant de [son] épée
vers le monde extérieur11* », et dépasser la philosophie en allant
vers l'action. La proclamation de rupture se veut absolument
radicale : le but consiste à « mettre le feu à l'ancien édifice », à
« ne rien laisser subsister de l'ancien fatras que l'activité11* ». La
crise doit aller à son terme logique. C'est « dans cette époque de
réforme et de révolution que nous vivons aujourd'hui1" » et l'on
sait désormais que « sans révolution, pas d'histoire nouvelle11* ».
Mais dénouer la crise, c'est dépasser tous les dualismes laissés
intacts par l(a) (r)évolution passée, pour parvenir à une nouvelle
unité. « véritable principe de la tendance spirituelle moderne,
française autant qu'allemande11* ».
202
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
Cette nouvelle unité trouve, à partir de 1843-44, son fon-
dement dans l'exigence formulée par Feuerbach : dépasser la
séparation de l'homme d'avec son essence générique, racine
du déchirement et du conflit qui régnent dans la vie sociale.
Or, seul le socialisme peut légitimement prétendre incarner ce
mouvement d'unification parce qu'il ramène la vie sociale à sa
vérité, qui n'est autre que l'unité, le centrage autour de son
sujet, l'Homme pleinement adéquat à sa généricité : « l'homme
générique n'est réel que dans une société dans laquelle tous
les hommes peuvent se former, se réaliser, se manifester. Cette
contradiction n'est résolue que par le socialisme qui prend
au sérieux la réalisation et la négation de la philosophie, qui
laisse de côté la philosophie, comme l'État, qui n'écrit pas de
livres philosophiques sur la négation de la philosophie, qui ne
se contente pas de dire que, mais au contraire montre comment
la philosophie comme pure doctrine doit être niée et réalisée
dans la vie sociale1*0 ». Nier la philosophie c'est donc l'« abo-
lir », réaliser ce dont elle est l'« anticipation », la « vie sociale
vraie », et que la philosophie elle-même, en tant que religion
moderne, hérite de ses formes passées : la religion tout court, et
l'État, l'Église moderne, qui représente encore sa forme d'exis-
tence ; des formes passées et irrémédiablement dépassées car,
dans leur état actuel, elles détruisent leur vérité intérieure et
se retournent en leur contraire, en élément non plus anticipant
mais hostile à l'avenir1*1. Porteuses de cette dialectique négative,
leur propre abolition devient du même coup nécessaire.
La radicalisation hessienne, nous commençons déjà à le per-
cevoir, demande à être fortement relativisée. Les lignes de conti-
nuité avec la Triarchie ne sont guère difficiles à déceler : elles
se recoupent sur une même conception anti-politique, indisso-
ciable d'un désir ardent de retour à l'Un. L'État réformateur
de \a*Triarchie était en ce sens déjà au-delà de la politique,
immergé dans un « social » promu au rang de nouveau prin-
cipe d'unification - antagoniste à l'individualisme libéral - d'un
monde déchiré par la loi du marché et l'accumulation capita-
liste. Ce postulat, repris de la pensée française saint-simonienne
ou fouriériste, d'une « essence » du « social » en tant qu'unité,
lien fondateur, principe d'ordre (égalitaire) dans la liberté,
explique la prééminence accordée par Hess au « social-isme ».
Prééminence par rapport au libéralisme bien sûr mais aussi par
rapport au communisme et par là, nous le verrons, à la révo-
lution. S'il importe, à l'encontre de ses détracteurs, de « saisir
le concept de communisme dans toute son acuité et toute sa
profondeur », c'est-à-dire dans le lien constitutif qu'il établit
203
Philosophie et révolution
entre égalité et liberté" 2 , c'est pour mieux rendre compte de
son dépassement dialectique : « déjà la philosophie allemande
est allée plus loin que l'idéalisme de Fichte. comme le socialisme
français est allé plus loin que le communisme de Babeuf123 ».
Tous deux ont dépassé leur unilatéralité : athéisme fichtéen
aux relents nihilistes, égalitarisme fruste babouviste mais aussi
égalité et ordre dépourvus de liberté chez Saint-Simon ou, à
l'inverse, libertarianisme exacerbé de Fourier.
Le socialisme dont il est question peut dès lors se présen-
ter comme la réalisation de l'essence humaine dans son inté-
gralité, l'unique possibilité de combler la séparation qui oppose
l'individu au Genre : « cette contradiction n'est résolue que par
le socialisme124 ». L'« homme social » et l'« homme générique »
ne font qu'un, et c'est bien ce que Feuerbach, le « dernier des
philosophes », anticipe (cf. son mot d'ordre d'« homme total12* »)
mais sans arriver à penser, toujours selon Hess, les conditions
historiques, supra-individuelles, d'effectuation de cette identité.
La position que Hess attribue à Feuerbach, et qu'il critique, est
très exactement l'inverse de celle de Stirner. Selon ce dernier,
le moi individuel est méprisé par Feuerbach, au bénéfice du
Genre12*; pour Hess, au contraire, « [Feuerbach] anticipe [...]
rMhomme social", l'"essence de l'homme" et suppose que cette
essence de l'homme est dans l'homme singulier, qui précisément
la connaît. Ceci est duperie philosophique et moderne sagesse
politique puisque l'homme générique n'est réel que dans une
société dans laquelle tous les hommes peuvent se former, se réa-
liser, se manifester"' ». Singulière lecture de Feuerbach, on peut
le relever, puisque c'est de méconnaissance en tant que fonda-
trice de l'aliénation qu'il faudrait parler à propos de la conception
feuerbachienne des rapports individu/espèce. Du reste le dépas-
sement de l'aliénation n'est pensable, selon l'auteur de L'Essence
du christianisme, qu'au niveau de l'espèce, donc de son histoire,
et non de l'individu, frappé du sceau de la finitude. Preuve a
contrario : qu'un individu singulier puisse incarner l'espèce dans
sa plénitude et se libérer de toutefinituderelèverait du « miracle
absolu, [de la] suppression arbitraire de toutes les lois et de tous
les principes de la réalité - ce serait en fait la Fin du Monde. [...]
L'Incarnation et l'histoire sont absolument incompatibles1**. » Il
semble toutefois que la lecture hessienne ne relève pas de l'erreur
mais qu'elle obéit plutôt à des considérations stratégiques : Hess
a besoin d'exhiber une distance par rapport à Feuerbach pour
rendre crédibles l'originalité et la radicalité de son socialisme
humaniste, à la vérité fort proche (cf. infra) du communisme de
l'amour professé par l'auteur de L'Essence du christianisme.
204
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
La définition de ce qu'il faut appeler, au sens strict, un huma-
nisme socialiste se déploie sur trois plans, étroitement liés, à
l'intérieur desquels se meut le discours hessien : le rapport à la
philosophie, le sujet que ce discours est supposé interpeller et,
enfin, là où les deux précédents convergent, la (re)définition de
la voie allemande.
Commençons par la philosophie : il est très vite apparu que
sa négation/réalisation par le socialisme est elle-même, que l'on
pardonne ce pléonasme, d'essence philosophique. Certes, il faut
dépasser la philosophie pour passer à l'action (et au socialisme)
mais, dans les textes de 1842-43, c'est, comme dans la praxis
de Cieszkowski, de l'activité de l'esprit que la réalisation de
ce passage est attendue : l'esprit est essentiellement activité
car il renvoie à l'effectuation de l'acte originaire par lequel se
constitue le sujet, le « je ». Cet acte n'est autre que l'acte de la
reconnaissance par lequel le sujet dépasse son dédoublement
intérieur, reconnaît comme « sienne propre [...] l'image spécu-
laire12* » à travers laquelle il se re-présente à soi-même. Par cet
acte originaire le sujet-esprit constitue soi-même et le monde,
la « vie » tout entière, objet spéculaire de cet attribut spécifique
de l'homme.
L'auto-production de resprit l , ° est changement perpé-
tuel, transformation de toute déterminité extérieure en auto-
détermination, accès à la conscience de soi ; c'est un processus
absolument libre, qui ne connaît aucune limitation a priori, un
infini en acte. Imposer une limitation, enrayer la reconnaissance
d'une déterminité comme libre action de l'esprit, comme c'est
le cas de la propriété privée, qui inverse le rapport re-présen-
tation et être-pour-soi de l'esprit, conduit à « mettre le monde
tête en bas », à inverser le rapport de l'esprit au résultat de son
activité181. Dans son mouvement immanent, l'esprit brise cette
illiberté, dissout l'autonomisation de la propriété et la soumet
à son auto-détermination consciente. Conquise par l'accomplis-
sement de la libre activité spirituelle, la moralité se révèle ainsi
indissociable de la communauté, tout comme l'égalité l'est de la
liberté. Parti pour briser l'intériorité de la réflexion et la coupure
entre théorie et action, Hess accouche d'un activisme spiritua-
liste, d'une nouvelle philosophie, qu'il continue, en 1842-43, à
nommer, comme dans la Triarchie, « philosophie de l'action »,
et qui deviendra, à partir de 1843-44, la « philosophie sociale »,
l'entreprise de fondation philosophique du socialisme. Sommés
de changer de peau et de se transformer en socialistes, lesdits
« derniers philosophes » n'ont en fin de compte aucune raison
de se sentir dépaysés.

205
Philosophie et révolution
Mais il en va de même des socialistes, car cette entreprise de
philosophisation s'inscrit de l'intérieur dans la pensée du social,
et du social-isme. Elle lui révèle sa consistance authentiquement
philosophique, qui se définit comme proposition de (ra)mener la
société vers son essence, sa vérité ontologique, l'unité1™. Unité
rapportée à son véritable élément, le social, au-delà des abs-
tractions égalitaristes ou religieuses qui ont marqué les pre-
mières formes de son émergence dans l'histoire, la Réforme - et
sa descendance : la philosophie allemande - et la Révolution
française. Tel est le sens de l'alliance intellectuelle franco-alle-
mande préconisée avec constance, dans la lignée de Heine, par
Hess : « le vrai principe de la tendance spirituelle française est
plus profond [que l'égalité]. La vérité qui se manifeste d'une
part comme liberté subjective et d'autre part comme égalité ou
justice absolue, la vérité dont la marque essentielle est l'unité,
voilà le véritable principe de la tendance spirituelle moderne,
française autant qu'allemande1" ».
Or, le dépassement « socialiste » de l'égalitarisme remplit
chez Hess une fonction stratégique précise, qui consiste à se
démarquer du communisme babouviste, « monacal et chré-
tien », et, par là, des attaches sans-culottes, plébéiennes, ou plus
exactement, ce terme ayant pris la relève des précédents, prolé-
taires de ce communisme. La comparaison avec Heine134 permet
sans doute de mieux saisir le sens du positionnement hessien :
comme pour Heine, la référence au communisme, mais surtout
au socialisme, sert à se démarquer de la matrice égalitariste
sans-culotte, mais à l'opposé du poète, Hess accorde le primat
à l'unité (et non à l'antagonisme : d'où le primat du socialisme,
là où Heine fait le choix inverse) et du genre humain (et non
pas de la classe prolétaire, support naturel du communisme
pour Heine). Polémiquant avec L. von Stein, dont l'ouvrage sert
déjà d'introduction canonique aux théories socialistes et com-
munistes françaises en Allemagne, Hess lui reproche tout à la
fois de mettre unilatéralement l'accent sur l'égalité, au détri-
ment de la liberté (et de l'implication mutuelle des deux), et sur
le « rapport du communisme avec le prolétariat », « ressassé à
satiété », « seul côté vivant que Stein puisse trouver au commu-
nisme133 ». Stein « sépare complètement le socialisme propre-
ment dit du communisme » afin de les faire jouer l'un contre
l'autre, et « croit avoir tout réglé au moyen de sa misérable
catégorie d'égalité13* ». Sa méconnaissance est donc double :
d'une part, il ne retient de la revendication communautaire que
sa forme la plus primitive, et la plus « matérialiste », la ten-
dance au nivellement par le bas des jouissances, le communisme
206
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
Spartiate de la pénurie (matérielle) généralisée. Stein ne voit que
l'aspect « négatif » et « destructeur » du mouvement, qu'il bran-
dit comme un « épouvantail », tandis qu'il persiste à ignorer, et
c'est le second aspect, son « contenu positif », c'est-à-dire sa
visée réunificatrice, sa volonté de « réconciliation », tout parti-
culièrement de réconciliation entre les classes antagonistes1*1.
En tant qu'« éthique pratique », abolition de toutes les oppo-
sitions abstraites, le socialisme entend bien se situer au-dessus
des classes. Non pas, entre les classes, à l'instar de l'« hégé-
lien du centre » de Stein, dans le sens d'un entre-deux, d'une
solution du « juste milieu », qui ne serait du reste que (vaine)
tentative de réconciliation prématurée. Hess, comme les jeunes
hégéliens1**, part en guerre contre la « médiation », c'est-à-dire
la politique de l'accommodement symbolisée par le maître ber-
linois. Sans doute aussi contre sa propre proposition antérieure
de réforme politico-socio-religieuse. « Au-dessus des classes »
veut dire en l'occurrence autre chose : à un niveau de vérité
supérieur, plus « essentiel » que les classes et leur lutte - car
il relève précisément de l'« essence ». Pour y accéder, il faut
certes accepter de passer, de transiter par un moment de lutte.
Le socialisme est lutte, mais lutte entre des « principes », pas
entre des classes, lutte par et pour la conscience de soi. En tant
que philosophie de la question sociale, le socialisme se hisse,
sans concession, au niveau de l'autoconscience de l'« esprit »
ou, en termes plus feuerbachiens, de l'« essence », de l'« huma-
nité sociale » ou de la « société humaine ». Hess n'en est plus,
comme dans la Triarchie. ou comme l'indécrottable Bauer, à
soupirer sur l'arriération de la « masse ». Il n'en reste pas moins
que la lutte est immédiatement inscrite dans un récit qui prévoit
sa propre fin. Et surtout : la lutte, ou plutôt, les luttes existantes
ne sont que la manifestation de quelque chose de plus profond,
la lutte entre les principes, l'activité de l'esprit qui revient en
soi en abolissant tous les obstacles à son autodétermination. En
d'autres termes, la lutte n'est que la manifestation phénoménale
de l'irrésistible marche de l'Esprit vers l'Unité. Cette marche
deviendra par la suite, en langage feuerbachien, procès de désa-
liénation, réappropriation par les hommes de leur essence, de
leurs forces humaines, développement intégral de leurs capaci-
tés productrices, sans que le schéma d'ensemble en sorte pour
autant bouleversé.
Pour préciser les choses, revenons au diptyque France/
Allemagne qui est au centre des textes des Vingt-et-une Feuilles.
En tant que dépassement philosophique de la philosophie, le
socialisme reprend certes tout l'acquis de la tendance française,
207
Philosophie et révolution
mais, en fin de compte, c'est pour mieux réaffirmer la préémi-
nence de la voie allemande : « actuellement, la philosophie de
l'action ne doit affronter d'obstacles considérables nulle part
plus que chez nous qui souffrons encore de cette universelle et
médiévale maladie, de ces oppositions entre pratique et théo-
rie, politique et religion, ici-bas et au-delà. Et cependant, la
philosophie de l'action ne peut recevoir son principe que de
l'Allemagne. C'est seulement là où la philosophie en général est
parvenue à son point culminant qu'elle peut se dépasser en pas-
sant à l'action. L'opposition de l'ici-bas et de l'au-delà, née uni-
quement dans et par l'esprit, ne peut à son tour être dépassée,
en son principe, que dans et par l'esprit1** ». Et l'activité de l'es-
prit, son irrépressible avancée vers la conscience de soi résout
l'« énigme de l'histoire ». la sortie de l'état de choses existant.
Ce dénouement signale l'avènement de quelque chose de radi-
calement nouveau dont la connaissance est néanmoins possible
à l'avance, grâce aux catégories de la philosophie de l'action.
« Moralité », cette vieille connaissance de YAuJklàrung, est, dans
les textes de 1842-43, le nom de l'étape ultime de la marche de
l'esprit vers son auto-détermination. Moment d'unité absolue où
se rejoignent idée et action, liberté et nécessité, moralité et com-
munauté : « la liberté, c'est la moralité, c'est l'accomplissement
de la loi de la vie elle-même, de l'activité spirituelle tant au sens
étroit, où l'action est appelée idée, qu'au sens large, où l'idée est
appelée action, en en ayant claire conscience, par détermina-
tion de soi donc, et non par nécessité ou déterminité de nature,
ainsi qu'il en est à présent dans la vie de toute créature. On ne
peut penser aucun état de communauté sans cette moralité et
aucune moralité sans communauté. L'esprit, et lui seul, résout
par progrès dialectique, par son histoire, l'énigme qui consiste
à se demander comment sortir du cercle clos de la servitude.
La Révolution est la brèche ouverte au sein de la captivité, de la
détention, de l'étroitesse dans laquelle se trouvait l'esprit avant
de parvenir à cette conscience de soi. Certes, l'anarchie [...] n'a
fait d'abord que rompre les limites extérieures, sans progresser
jusqu'à l'auto-détermination, l'auto-limitation, jusqu'à la mora-
lité. Mais la Révolution est encore inachevée, et elle le sait, et
l'anarchie ne pouvait s'immobiliser à son commencement, ce
qu'elle n'a réellement pas fait. Et lorsque nouç, les enfants de la
Révolution, la dépassons pour aller jusqu'à la moralité, l'énigme
s'en trouve précisément résolue140 ».
Le cercle s'est refermé : la déclaration de rupture avec la
situation allemande en ce qu'elle a de plus insupportable, la
coupure entre la théorie et la pratique, s'est muée, selon le geste
208
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
consacré, en réitération ad litteram du discours qui consacre
cette même situation et, plus que jamais, interdit d'en franchir
les limites. La promesse d'une percée devient simple variation
sur le thème initial : la révolution est magnifique mais, nous
Allemands, sommes déjà au-delà, dans un présent entièrement
tendu vers l'avenir imminent que nous désigne la moralité. Or,
la moralité est justement cette catégorie qui n'est pensable que
dans sa séparation de la politique, qu'elle est supposée orien-
ter d'une position de surplomb"1. Sa visée est de présenter le
contournement de la révolution comme son dépassement, de tra-
cer les axes d'une voie allemande, non pas antithétique, certes,
mais néanmoins distincte, et, en un sens, supérieure même à
l'exemple français. Vers le milieu des années 1840, cette voie
apparaît, aux yeux de Hess, et certainement d'une très grande
partie de l'intelligentsia et du mouvement démocratique alle-
mands, tout à la fois impraticable et indépassable142. La radi-
calisation conduit au rejet de la solution réformiste mais elle
débouche sur le vide, ou plutôt sur le mouvement quasi instinctif
de retrait devant le vide créé, sur le repli, en fin de compte, vers
les catégories dont la radicalisation annonçait le dépassement :
la « mélodie infinie142 » de la voie allemande, l'oscillation entre
les termes posés par les antinomies de la raison pratique à la
Kant.
En fait, la crise s'approfondit d'autant plus que l'on recule
devant la béance qu'elle désigne. De ce mouvement de recul,
Hess offre une illustration saisissante, qui a valeur d'aveu :
« athéisme et communisme ! Examinons cette plante nouvelle.
C'est son apparente absence de fondement qui la rend terri-
fiante144 ». Evidage radical de signifiant transcendant, de tout
fondement originaire, la révolution suscite un effroi légitime. Le
philosophe se veut cependant rassurant : terrifiante, l'absence
n'est qu'« apparente » : elle est immédiatement insérée dans un
vaste développement dialectique, dont elle ne représente que le
premier moment, appelé à être rapidement dépassé.
Ce processus est sans limite a priori, mais non sans fin
(interne) ; pour le dire autrement, ce qui semble avoir été perdu
du côté du fondement sera aussitôt retrouvé du côté de la fina-
lité. En apparence, l'an-archie, synthèse de l'athéisme et du
communisme, se présente certes comme « anéantissement de
toute détermination », mais en vérité elle est simplement refus
de toute limitation extérieure, négation de toute entrave à la
progression de l'esprit vers son auto-détermination, et non de
la liberté. Voilà qui en rend assurément la « résonance [...] bien
moins effroyable14* ». Toutefois, dans cette première forme de
209
Philosophie et révolution
liberté, directement issue de la révolution, l'« individu libre »,
incapable de se hisser jusqu'à l'auto-détermination, finit par
s'empêtrer dans l'apparence de l'absence, qu'il saisit comme
pure in-détermination, absence de toute limite. L'anarchie se
retourne alors en son contraire, devient domination et contrainte
intenables (la Terreur) qui enclenchent un mouvement de retour
aux limitations extérieures (propriété et diversité des individus).
Les subjectivistes (babouvistes et partisans de la Terreur) ont
beau la condamner moralement (en criant à la « trahison »),
cette revanche de l'objectivité a quelque chose de nécessaire,
que les restaurationnistes tels Saint-Simon, Fourier et Hegel ont
parfaitement compris. Au prix d'une « méconnaissance de l'es-
sence de la révolution », de l'imposition de nouvelles limitations,
tout aussi extérieures que les précédentes, à l'auto-détermina-
tion de l'esprit (autorité personnelle pour Saint-Simon, propriété
matérielle pour Fourier, Être pour Hegel). D'où « retour au point
de départ de la révolution », tant en Allemagne qu'en France :
« on chassa le roi de la Restauration et Hegel, philosophe de la
Restauration, mourut de choiera morbus14* ». Le nouveau point
de départ ne saurait être une simple répétition de l'ancien ; il
ouvre sur une nouvelle synthèse, qualitativement supérieure à la
précédente : l'objectivité sans la restauration, l'anarchie avec la
conscience de soi, bref Proudhon et Feuerbach. La communauté
réconciliée mais sans révolution, par l'association et l'amour.
L'heure est donc aux synthèses, la révolution est une fois de plus
derrière nous - telle est la vérité des Trois Glorieuses. D'ailleurs,
la mort de Hegel équivaut à la Révolution de juillet... et telle est
la vérité de la vérité précédente. La voie allemande est relégi-
timée, l'antinomie historique de la pratique et de la théorie est
tranchée en faveur de la seconde. Et Hegel a beau être traité
de « philosophe de la Restauration », l'analyse ne fait, ne peut
que prolonger naturellement les conclusions des Leçons sur la
philosophie de l'histoire : la philosophie sociale, ou socialisme,
représente l'étape nouvelle, et ultime, du développement imma-
nent de la philosophie. Pour surmonter la crise, le socialisme
hessien se construit comme alternative à la révolution.

5. La « religion de l'amour (et) de l'humanité »

Si la radicalisation des textes des Vingt-et-une Feuilles retombe


bien vite dans l'ornière de la voie allemande, il n'en demeure pas
moins qu'elle annonce une transformation du dispositif théorique,
transformation qui devient manifeste dès L'Essence de l'argent :
la part croissante de Feuerbach. La théorie de l'aliénation et du
210
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
genre humain déloge graduellement l'activisme spiritualiste des
premiers textes. L'enjeu de cette répudiation de l'« Esprit » n'est
autre que le rapport à la philosophie : les textes de 1844-45 signi-
fient leur congé aux « derniers philosophes », Bauer, Stirner et
Feuerbach amalgamés, sans exclure cependant leur prochaine
« résurrection » en socialistes. Le ton était plus violent, presque
terroriste, dans L'Essence de l'argent : « ils rêvent d'un progrès
infini et n'acceptent pour lui d'autre achèvement que la mort ou
quelque fantôme sans vie qu'ils appellent "Esprit". Eux aussi,
les philosophes, sont de ceux qui ne peuvent imaginer d'autre
réalité que la réalité mauvaise existant actuellement [...] ils sont
une partie intégrante, essentielle, de la réalité ancienne, déca-
dente et mauvaise14' ». En compagnie de leurs prédécesseurs et
concurrents théologiens et prêtres, ils font figure de « monstres
antédiluviens14* ». Irrécupérables, ils n'ont aucune place dans la
communauté de l'avenir. Platonicienne à rebours, la République
hessienne expulsera non pas les poètes mais les gardiens, qu'ils
se nomment philosophes, savants, prêtres ou politiciens14*. La
vérité dont ils furent naguère porteurs a désormais migré vers
d'autres lieux, ceux du social, ne laissant derrière elle que des
cadavres spéculatifs, de plus en plus englués dans la fausseté
et la superstition.
Cette migration de la vérité opère, nous l'avons vu, non pas à
travers un changement de terrain mais plutôt à travers un redé-
ploiement du même : la philosophisation du social menée sous
le signe de l'humanisme. La définition du social en termes orga-
nicistes est systématisée ; le social se présente sous les traits du
« corps social », dont la « vie » est travail, « échange d'activité
vitale productrice w1** : « en vérité tout ce qui vit travaille1*1 ».
L'échange productif met enjeu deux « corps », deux organismes
strictement homologues1** : le corps, ou organisme, humain et
le corps, ou organisme, social. Le rapport des deux corps est un
rapport spéculaire - « Des hommes] se comportent par rapport à
la totalité du corps social comme les membres et les organes par
rapport au corps d'un individu singulier1** » - mais un rapport
spéculaire centré : le « grand organisme » constitue le « milieu
de vie » du petit, ou plus exactement « le milieu des échanges
de l'activité productrice de chaque être, son moyen d'existence
inaliénable1*4 ». Le milieu social réalise donc l'essence humaine,
véritable centre du rapport, et il est, comme chez Feuerbach,
de nature intersubjective. Hess le nomme « commerce des
hommes » et le définit d'emblée sur un mode poïétique, plus
totalisant que l'intersubjectivité feuerbachienne et son expé-
rience originaire de la sexualité : « le commerce des hommes n'a

211
Philosophie et révolution
pas son origine dans leur essence, il est leur essence effective,
c'est-à-dire aussi bien leur essence théorique, leur conscience
vitale réelle, que leur activité vitale, pratique et réelle 1 " ».
Originaire, cette essence intersubjective est aussi finale ; l'his-
toire se comprend comme ce qui permet de relier l'un à l'autre,
l'idéal et le fondement, à travers une vaste séquence tragique,
qui déploie dans sa plénitude, mais au prix d'innombrables
souffrances et destructions, la capacité de l'espèce humaine.
L'Essence de l'argent nous restitue le contenu ce « drame aux
dimensions cosmiques 1 " ». La contradiction entre individu et
genre s'aiguise, l'existence sociale est entièrement aliénée, le
dernier acte est proche. La réconciliation finale, « Terre promise
[que] notre regard peut déjà atteindre », (r)établira l'unité de
l'individu et du genre et instaurera l'harmonie entre le corps
individuel et le corps social, la nature humaine et l'échange pro-
ductif. Elle passe par une réorganisation consciente des activités
humaines, et avant tout par celle du travail. Seul le travail orga-
nisé est activité libre, le travail qui, tel l'« Esprit » de la défunte
philosophie de l'action, n'obéit qu'à ses propres déterminations,
s'est débarrassé de toute limitation extérieure et est parvenu
à une pleine conscience de soi. Le monde social devient alors
adéquat au sujet, le milieu où celui-ci réalise son essence et vit
cette adéquation comme jouissance. Par cette fusion de la dia-
lectique de l'essence humaine et de la philosophie de l'histoire,
Hess fonde philosophiquement le projet socialiste comme projet
de réunification sociale, retour de la vie humaine à sa vérité
constitutive - au moyen de son organisation consciente.
Organisation consciente de la société ne veut pas dire recours
aux moyens politiques et volontaristes de l'An II. Procéder « par
décret » est exclu, Hess y insiste fortement, y compris dans des
textes comme le Catéchisme communiste, postérieurs au sou-
lèvement des tisserands silésiens et à l'agitation populaire qui
s'ensuivit, dans un contexte où l'affrontement ouvert avec l'ab-
solutisme paraît de plus en plus inévitable. L'approfondissement
de la crise se traduit, au niveau du discours hessien, par une
tension interne croissante entre la prophétie du basculement
imminent et la prédication de la longue patience. Une tension
dont l'aggravation constitue certainement l'indice d'un « ver-
rou » théorique. D'un côté, « la dernière heure du monde animal
social a sonné. Le mécanisme de la machine à sous s'est arrêté et
c'est en vain que nos techniciens du progrès et de la réaction s'ef-
forcent de la maintenir en marche 1 " ». De l'autre, et au moment
où la première vague de mobilisations ouvrières en Allemagne
semble confirmer la prophétie précédente, la prudence et le
212
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
modérantisme reprennent le dessus. À la question « les hommes
d'aujourd'hui peuvent-ils instaurer immédiatement une société
communiste ? », la réponse est : « ils ne peuvent faire que les
travaux préparatoires à la société communiste. [...] Nous avons
avant tout à faire prendre conscience à la société actuelle de
sa misère et de sa vocation à un sort meilleur, afin que le désir
d'un état de choses humain, le désir de sortir de l'esclavage dans
lequel nous nous trouvons s'éveille chez la majorité des hommes.
Et au moment où plus aucune force ne pourra s'opposer avec
succès aux transformations, il nous faudra d'abord abolir les ins-
titutions inutiles qui gaspillent les forces des hommes au service
du despotisme [...]"• ».
Le fondement du gradualisme est donc le suivant : le chan-
gement des hommes passe avant celui des circonstances, il en
constitue le préalable et le présupposé nécessaires. À la tra-
ditionnelle aporie de la philosophie politique - le bon gouver-
nement présuppose des hommes adéquats, mais on peut dire
aussi l'inverse - , Hess répond en bon Aufklàrer, par la priorité
à l'éducation : « une abolition soudaine et violente des rapports
de propriété actuels porterait nécessairement de mauvais fruits.
Une propriété raisonnable suppose une société raisonnable, et
celle-ci suppose à son tour des hommes socialement éduqués,
si bien qu'on ne peut songer à la transformation soudaine des
propriétés inorganisée en propriété organisée1** ». En revanche,
si la réponse paraît tout à fait traditionnelle, ses présupposés
le sont moins ; changer les rapports de propriété, supprimer
l'argent, bref changer les rapports sociaux, ce n'est en effet pas
la même chose qu'instaurer de nouvelles lois. Ou plutôt, cela
revient à subordonner la question de la loi à une autre, celle de
la réorganisation consciente de la société, qui fournit simulta-
nément le critère du juste et du vrai.
Transformer les rapports sociaux ce n'est ni leur faire violence
de l'extérieur ni, surtout, raisonner en termes de rupture, mais
les ramener de l'intérieur à leur vérité, réaliser leur essence,
i.e. leur intersubjectivité fondatrice, à savoir l'unité, l'harmo-
nie, la réciprocité. C'est l'identification de la transformation à
un processus graduel de dévoilement du social à lui-même, au
dépassement de tout ce qui (par définition extrinsèque) le déna-
ture, qui fonde en théorie la croyance aux vertus de la prise de
conscience, de l'éducation, desdits « travaux préparatoires ».
Pour dire les choses de manière plus directe, la réorganisation
sociale comme accès à l'unité et à la transparence - c'est tout
naturellement l'idée saint-simonienne d'« administration » qui
vient ici à l'appui - et la dénégation de l'idée de rupture sont
213
Philosophie et révolution
indissociablement liées : « les actuels rapports de propriété se
transformeront peu à peu en des rapports de propriété com-
munistes, lorsqu'on aura pris les mesures indiquées ci-dessus.
L'argent perd de sa valeur dans la mesure même où les hommes
prennent de la valeur. La valeur des hommes croît alors néces-
sairement jusqu'à devenir inappréciable et la fausse valeur de
l'argent tombe nécessairement jusqu'à la totale absence de
valeur, dans la mesure où l'organisation de la société, mise
en œuvre par l'administration, s'étend et fait reculer le tra-
vail salarié, dans la mesure aussi où arrive la nouvelle généra-
tion, socialement éduquée et formée, qui accomplit les travaux
sociaux" 0 ». Ainsi, les rapports socio-économiques sont voués à
se transformer en s'inclinant graduellement devant la plénitude
retrouvée de l'essence humaine...
Si cette essence n'est autre que le « commerce » des
hommes, sa réappropriation, pour les individus qui en sont
séparés dans la société bourgeoise, ne peut s'entendre qu'en
tant qu'affirmation autoréférentielle de sa vérité constitutive,
du lien intersubjectif lui-même, l'essence de l'essence de l'hu-
manité, c'est-à-dire de l'Amour. Le socialisme de Hess devient
communisme sur un mode très feuerbachien, par cette identi-
fication de l'essence de l'espèce humaine, et de la communauté
réconciliée de l'avenir, avec l'amour" 1 . Inversement, en tant
qu'extériorisation de cette essence, le milieu social, le monde
des échanges de l'activité productrice humaine est amour, mais
amour qui se méconnaît du fait de l'inversion aliénante. En fait
tout est amour, y compris le monde naturel-sensible considéré
sous l'angle du rapport que nous établissons avec lui : « qu'a
produit l'amour? La création tout entière, ou l'univers, qui est
éternel et infini, incommensurable comme l'amour [...] l'amour
crée continuellement et là où il cesse d'agir, toute chose se désa-
grège10* ». Il suffit qu'il se reconnaisse comme tel, que le dévoi-
lement s'opère (par l'éducation et la diffusion du message vrai)
pour que l'unité soit rétablie et qu'advienne le communisme ;
ou plus exactement, selon une version modérée : comme les
deux processus sont coextensifs, ils se déroulent graduellement
mais leur consécution est de l'ordre de la nécessité. Il nous faut
donc prendre tout à fait au sérieux des affirmations comme
celle-ci : « il ne nous reste plus qu'à reconnaître la lumière de la
liberté et à congédier les gardiens de la nuit, pour pouvoir tous
ensemble nous serrer joyeusement la main10* ». Rien ne peut en
dernière instance faire obstacle à la sortie de l'humanité de la
caverne, sortie qui se fera contre la volonté des gardiens, par
le développement autonome du genre humain.
214
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
Plus que jamais, comme celui de tous les penseurs du social
de l'époque - de Saint-Simon à Owen en passant par Comte -, le
communisme hessien se présente comme une nouvelle religion ;
religion naturelle, religion du « cœur » et de la « raison », de
« l'amour et de l'humanité », à la fois forme épurée et « accom-
plissement de la religion chrétienne1*4 ». Sa philosophie sociale
entend accomplir la tâche que Feuerbach avait assignée à la
réforme de la philosophie : devenir elle-même, par son auto-
transformation (= réforme), religion, pour ravir la place occu-
pée par celle-ci1**. Ces lignes, écrites à propos de l'auteur de
L'Essence du christianisme, valent mutatis mutandis pour son
continuateur : « le vrai "fondement" de sa pensée, c'est ce qu'il
présente comme sa conséquence : son idéal d'un communisme
de l'amour, et sa conception de la révolution comme dévoile-
ment, comme "confession publique des secrets d'amour". La
révolution comme aveu (donc, pour tout moyen d'action poli-
tique, la démystification, ce dévoilement, c'est-à-dire des livres
et des articles de presse), voilà ce qu'il a en tête1** ». Sans doute
faudrait-il rectifier ceci : le communisme de l'amour à la place
de la révolution, ou la transsubstantiation de la révolution en
communisme de l'amour1*1. La voie allemande est réinstallée
dans ses droits, d'où cet air de familiarité, cette « faiblesse » qui,
comme Engels le dira plus tard, permettra au feuerbachisme et
au « socialisme vrai » de se « répandre à partir de 1844 comme
une épidémie sur l'Allemagne "cultivée"1** ». La nouvelle mou-
ture de réforme intellectuelle et éthique, séparée de la pratique
politique qu'elle prétend supplanter, s'adresse au genre humain
tout entier, par-delà les différences de nation ou de religion,
balayées par le niveau déjà atteint de développement de son
essence1**. Par-delà également les frontières de classe ; car les
individus qui les composent, aussi bien les prolétaires que les
capitalistes, sont victimes de l'aliénation généralisée, séparés
de leur humanité, avilis par l'argent et les rapports de concur-
rence et d'exploitation mutuelle. Et tous peuvent être sauvés, en
« agissant les uns pour les autres », en re-connaissant les liens
d'amour qui les unissent dans leur « commerce » intersubjectif
et en mettant fin de la sorte aux conflits de la méconnaissance,
de l'existence inversée qui marque la société bourgeoise.
Bien sûr, Hess n'ignore pas l'existence de la lutte de classes,
pas plus qu'il ne méconnaît qu'aussi universaliste que son com-
munisme de l'amour puisse prétendre être, ses écrits sont prin-
cipalement lus par des prolétaires. Il lui arrive même d'énoncer
un « nous » qui est un nous de classe, un nous de « prolétaire »,
mais c'est pour le recouvrir immédiatement par un « tous » qui
215
Philosophie et révolution
comprend à la fois les capitalistes et les prolétaires, un « tous »
qui est synonyme de « genre humain », et qui transcende les
différences de classe"*. L'erreur serait cependant de croire, en
prenant au pied de la lettre les formulations polémiques à l'ex-
trême du Manifestem, que le socialisme éthico-humaniste, et
tout particulièrement celui de Hess, est extérieur au mouvement
ouvrier, qu'il est l'expression d'une « essence de classe » de la
petite bourgeoisie allemande"*. De même, et de manière plus
générale, les sarcasmes de L'Idéologie allemande ne doivent pas
faire oublier que Marx, et Engels, ont pu livrer des appréciations
plus nuancées, et de surcroît publiées, quant à l'importance du
débat philosophique post-hégélien en Allemagne, jusque dans
les rangs du mouvement ouvrier. Ainsi, dans Herr Vogt (1860),
Marx relève que « les différentes phases que la philosophie alle-
mande parcourut de 1839 à 1846 furent suivies avec le plus vif
intérêt au sein de ces associations ouvrières [de l'émigration
allemande]"* ».
Dans le cas qui nous préoccupe, l'intérêt semble d'ailleurs
réciproque : depuis son arrivée à Paris en tant que correspon-
dant de la Rheinische Zeitung (fin 1842), Hess fréquente assidû-
ment les cercles du mouvement ouvrier parisien, tant français
que ceux de l'émigration allemande, ainsi que les théoriciens
socialistes et communistes, auxquels il sert d'intermédiaire en
direction de l'Allemagne, tant par ses écrits (notamment les
correspondances à la Rheinische Zeitung) que par les contacts
directs1". Son rôle consiste bien, pour reprendre les formulations
d'A. Cornu, à « établir une liaison entre la doctrine de Weitling,
très répandue dans les milieux ouvriers allemands, et le radica-
lisme philosophique des jeunes hégéliens"* ». Il ne tardera pas
à militer à l'intérieur des organisations ouvrières, et ses textes y
serviront de base de discussion à tel point qu'on a pu le présen-
ter comme « l'un des chefs » du « cercle des ouvriers commu-
nistes » de l'émigration allemande"*. Hess a donc « découvert
le prolétariat » bien avant d'autres, notamment Marx, sans que
cette découverte bouleverse son dispositif théorique, dont elle
accentue la fuite en avant éthico-humaniste.
Mais il y a davantage : comme le montrent les débats qu'un
texte comme le Catéchisme communiste suscite au sein des sec-
tions parisiennes de la Ligue des justes"', qui devient Ligue des
communistes, ce sont les orientations de Hess, bien plus que
celles de son ancien complice Engels, ou de Marx, qui sont repré-
sentatives de l'état d'esprit du mouvement ouvrier réel de cette
époque; et ce jusqu'à une date plus avancée que celle souvent
admise"*, en fait jusqu'à la veille de l'explosion révolutionnaire.
216
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
Partiellement publié en décembre 1844 dans le Vorwàrts pari-
sien, puis en 1846 intégralement dans la revue des partisans
rhénans du « socialisme vrai », le Catéchisme a fortement mar-
qué les militants et dirigeants parisiens de la Ligue des justes.
Même après le premier congrès de la Ligue (juin 1847), dans
la période la plus critique, où se joue, à travers une intense
lutte interne, l'orientation théorique et politique de l'organisa-
tion ouvrière allemande, devenue désormais Ligue des commu-
nistes, Hess demeure largement « en phase » avec les thèses
adoptées à cette occasion11*, comme en témoignent les statuts
ou, surtout, le Projet de profession de foi communiste. Texte
de compromis, rédigé par Engels mais dont une bonne part
(essentiellement les six premières questions-réponses) reflète
les points de vue des dirigeants de l'organisation, à l'évidence
plus proches, à ce moment-là, du communisme à la Hess que
d'une théorie révolutionnaire de la lutte des classes1** : définition
du but en termes d'organisation de la société et de communauté
des biens, rôle essentiel de « principes » - telle la recherche du
bonheur commun - existant dans « la conscience ou le senti-
ment de tout homme » et n'ayant pas « besoin d'être prouvés »,
moyens d'action se résumant à « l'instruction (Aufklàrung) et à
l'union du prolétariat1*1 ». Autour de ce projet s'engagea une dis-
cussion acharnée, pendant laquelle, fait significatif, Hess réus-
sit à faire adopter par les sections parisiennes de la Ligue des
communistes un texte proche ou identique à son catéchisme1**,
s'attirant une réponse d'Engels qui prit la forme d'un autre
catéchisme - aujourd'hui connu en tant que Principes du com-
munisme, mais à l'époque le titre consacré était identique à
celui de Hess1**. Le procédé auquel Engels doit recourir pour
faire adopter son contre-projet « derrière le dos des communes
[structures de base de la Ligue]1*4 », et pour le présenter aux
autorités londoniennes de la Ligue en tant que représentatif du
point de vue des sections parisiennes, montre d'ailleurs que,
contrairement aux « cadres moyens », la base reste fidèle aux
positions défendues par Hess, ou du moins qu'elle se montre
rétive aux innovations marx-engelsiennes. Il faudra donc bien
des ruses, et des débats acharnés, avant et pendant le deuxième
congrès de la Ligue, pour déboucher sur un changement d'orien-
tation, concrétisé par la commande du Manifeste communiste
auprès d'Engels et de Marx.
Une comparaison, même rapide, des deux « catéchismes »
(Engels vs. Hess) concurrents de 1847 donne une idée assez
claire des points autour desquels s'est nouée la confrontation. Le
différend principal tourne autour de la question de l'humanisme :
217
Philosophie et révolution
lutte de classes ou dialectique de l'essence humaine, révolution
ou prédication éthique et propagande pacifique. Engels dirige
sa polémique anti-humaniste dans deux directions : tout d'abord
la discontinuité du sujet historico-social, ou, en d'autres termes,
la modernité du prolétariat et de sa lutte, irréductible à celle
des classes dominées qui l'ont précédé 1 ", donc, a fortiori, à une
quelconque essence humaine qui les engloberait toutes dans
le procès de son auto-réalisation. Cette irréductibilité rejaillit
au niveau discursif : de même qu'aucune essence préexistant à
l'histoire ne vient établir la continuité entre la lutte de classes
prolétarienne et celle du passé, le communisme n'est pas l'ac-
complissement de la religion chrétienne, il n'est pas une nou-
velle religion exprimant la vérité de la permanence à soi de
l'espèce humaine à travers, et grâce à, ses souffrances, etc. Il
n'est « que », si l'on ose dire, « la théorie qui enseigne les condi-
tions de libération du prolétariat 1 " », qui récuse tout principe
transcendant la lutte pour cette libération.
Quant aux conditions, sociales et historiques, de la libération,
elles s'identifient avec celles de la révolution : c'est la seconde
ligne de rupture avec l'humanisme socialiste. Engels écarte les
illusions d'une « voie pacifique », qui fait abstraction de la vio-
lence exercée par les possédants, car il disjoint le problème de
la révolution de tout préalable moral, de tout choix dépendant
de la libre volonté d'un sujet moral 1 ". Au lieu de se livrer à des
prophéties quant à son imminence, il pose la question de son
actualité, dans ses dimensions stratégiques, programmatiques,
nationales (allemandes) et internationales1". Il faut pourtant y
insister : malgré la version d'Engels qui fit longtemps autorité en
la matière, très postérieure aux événements et probablement,
outre les défaillances de la mémoire, trop soucieuse de mon-
trer une convergence « naturelle » entre la nouvelle théorie que
Marx et lui-même commençaient à élaborer et le mouvement
ouvrier, les positions défendues par Hess n'ont cédé du terrain
qu'à la suite de longs affrontements, d'une lutte théorique et
idéologique et non d'une « tranquille transformation » comme
l'affirme le texte engelsien de 1885 1 ", après avoir marqué de
leur empreinte pendant toute une période la partie la plus avan-
cée du mouvement ouvrier allemand. Un fait qui suffit à montrer
que la question de la « voie allemande », et de son idéologie, ne
dérive pas d'une « essence », non pas « humaine » cette fois
mais « de classe », essence supposée propre à la petite bourgeoi-
sie, ou à la bourgeoisie, allemande, et à ses représentants intel-
lectuels, et dont la « découverte » du prolétariat suffirait à se
débarrasser 1 ". Assumer la crise sans reculer devant la béance
218
III. Moses Hess, prophète d'une révolution nouvelle ?
de la rupture qu'elle ouvre est bien plutôt affaire d'intervention
théorique et politique, intervention radicale en ce qu'elle refuse
de continuer à faire obstacle au travail de l'antagonisme imma-
nent au réel.

219
Chapitre IV
Friedrich Engels, 1842-1845.
À la découverte du prolétariat

De l'Angleterre comme nation politique, Hegel, et a fortiori la


gauche hégélienne, n'avaient, nous l'avons vu, qu'une piètre
opinion, à la mesure de l'archaïsme à fort parfum de nostalgie
féodale qu'ils lui imputaient. Us n'en soulignaient pas moins
sa modernité économique, qui trouve son expression théorique
dans la science anglaise de l'économie, « une de ces sciences
qui sont nées des temps modernes comme d'un terrain qui leur
serait propre » selon les termes des Principes de la philosophie
du droit. L'économie politique serait ainsi parvenue à la com-
préhension du principe de la société civile-bourgeoise (la biir-
gerliche Gesellschaft), à savoir la rationalité du travail en tant
que médiation entre la particularité - la satisfaction des besoins
subjectifs - et l'universalité - le rapport qui s'établit entre les
divers besoins et modalités de leur satisfaction1. Certes, cette
rationalité, tout comme la sphère de la société civile-bourgeoise
au sein de laquelle elle se déploie, appartient pour Hegel aux
catégories de l'entendement. Elle ne saurait donc se substituer
au critère politique et, en elle-même, elle est appelée à être
dépassée par la réalisation en acte de la raison, dans la sphère
suprême de l'État, dont elle autorise le déploiement des média-
tions internes.
Toutefois, comme le relèvera Marx dans ses manuscrits pari-
siens (dits « de 1844 »), Hegel seul se place « du point de vue de
l'économie politique moderne » en ce qu'il donne un fondement
effectif à l'anthropologie du travail - l'autoproduction du genre
humain comme rapport actif, qui, à travers l'extériorisation de
ses forces génériques, pose l'homme existant comme résultat
de son propre travail. Mais, contrairement à une lecture fort
répandue, ce constat n'équivaut pas exactement, aux yeux de
Marx du moins, à un éloge. Dans la compréhension de cette
221
Philosophie et révolution
processualité de l'homme générique, Marx reconnaît la « gran-
deur de la Phénoménologie » mais il précise d'entrée de jeu que
son propos consistera à exposer « dans le détail l'étroitesse et la
limitation de Hegel ». Quand il écrit : « Hegel se place du point
de vue de l'économie politique moderne. Il appréhende le tra-
vail comme l'essence, comme l'essence avérée de l'homme »,
c'est pour critiquer aussitôt l'unilatéralité, ou plus exactement,
l'inconséquence, de cette conception : « il voit seulement le côté
positif du travail et non son côté négatif». Ce qui échappe à
Hegel, c'est donc la négativité du travail, son mauvais côté par
lequel pourtant il avance, la réalité de l'aliénation et des limi-
tations qu'elle pose au développement de l'homme : « le travail
est le devenir pour soi de l'homme à l'intérieur de l'aliénation
ou en tant qu'homme aliéné* ». Et la philosophie, qui culmine
dans le système hégélien, n'est que la conscience réflexive de
cette aliénation, le dépassement purement spéculatif, formel et
abstrait, de ses limites. Il n'en reste pas moins que, comme à
l'accoutumée chez Hegel, la lucidité du constat historique va au-
delà de l'inconséquence du développement conceptuel; le § 189
déjà cité des Principes de la philosophie du droit Ue étroitement
le point de vue de l'économie politique au « mouvement et [au]
comportement des masses (derMassen) quant à leurs situations
et à leurs rapports qualitatifs et quantitatifs ». Hegel perçoit en
d'autres termes que c'est sur le terrain circonscrit par l'économie
politique que s'inscriront désormais les effets du point de vue des
masses, irréversiblement affirmé par la Révolution française.
Or, à la jointure précisément de la pensée hégélienne, de
l'économie politique et des mouvements de masse, se trouve un
personnage qui acquiert une importance particulière pour la
suite de notre propos, et qui n'est autre que Friedrich Engels.
Engels n'est assurément pas le premier à se placer sur le terrain
d'une critique interne à la science économique qui se réclame
du « socialisme » et/ou des positions des classes dominées. Dans
cette voie, le courant ricardien de gauche l'a précédé, Engels le
reconnaîtra lui-même par la suite*. Néanmoins, et de manière
assez proche de celle de Heine ou de Hess, Engels est un passeur
entre des cultures théoriques et nationales différentes, ce qui
n'est pas le cas, quels que soient par ailleurs ses mérites, par
exemple d'un Thomas Hodgskin. Le jeune homme qui entre en
contact avec la réalité anglaise dès la fin de l'année 1842, qui vit
et travaille dans ce qui fait alors simultanément figure de capi-
tale industrielle du monde et de centre de l'agitation ouvrière,
Manchester, a déjà derrière lui plusieurs années d'intense acti-
vité intellectuelle dans son pays.
222
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
Auteur de critiques littéraires, de poèmes, d'essais sur
la condition ouvrière et sur le mouvement libéral et national
allemand, ayant touché à la composition ou au théâtre 4 , il ne
maîtrise pas moins de six langues (à l'âge de dix-neuf ans) et
manifeste une boulimie de connaissances proprement encyclo-
pédique. « Autodidacte » et, surtout, « franc-tireur » en philoso-
phie - comme il aime le revendiquer* - , nourri de Hegel, profon-
dément marqué par l'esprit nouveau de Heine, de D. F. StrauB
et de Feuerbach, il se singularise très tôt parmi la masse des
publicistes « jeunes-allemands » par sa « tendance démocra-
tique intransigeante et résolue* », à laquelle son admiration sans
réserve pour Borne sert d'étendard. Très tôt, il se fait remarquer
par l'acuité politique de son intervention littéraire et philoso-
phique, qu'il place d'emblée sous le signe de « l'interpénétration
de Hegel et de Bôrne », image emblématique de « l'union de la
pensée et de l'action », de « l'esprit allemand » et de la « pra-
tique politique » issue de la Révolution française1. C'est contre
Schelling, figure de proue de la pensée de la Restauration, et
pour la défense des acquis de l'hégélianisme, qu'il mobilise dès
1841-42 l'essentiel de son ardeur polémique*. Fait significatif,
qui nous informe de l'importance stratégique de ce choix et de
l'avance d'Engels, quand, près de deux ans après, Marx cher-
chera - en vain du reste - à associer Feuerbach à ses entreprises
éditoriales, c'est également contre Schelling qu'il lui propose
d'intervenir car « attaquer Schelling, c'est attaquer l'ensemble
de notre politique et notamment la politique prussienne. La phi-
losophie de Schelling, poursuit Marx, c'est la politique prus-
sienne sub specie philosophiee* ».
Engels n'en reste cependant pas là. Ce produit à maints égards
typique du romantisme allemand, lié à K. Gutzkow1*, la figure de
proue de la Jeune Allemagne, qui dévore les œuvres complètes
de Gœthe, s'enthousiasme pour les oratorios de Mendelssohn ou
les symphonies de Beethoven et qui traduit Shelley", appren-
dra très vite à « parler anglais », au moment où l'horizon de
Marx paraît plutôt limité, typiquement prusso-rhénan, réduit
aux passes d'armes avec des représentants de la gauche hégé-
lienne et aux démêlés avec la censure absolutiste. Installé dans
la ville-phare de la révolution industrielle, son anglais ne se
limitera pas à la seule langue de l'économie politique et des
affaires, qu'il pratique cependant très assidûment dans le cadre
de sa vie professionnelle. Il faut dire que juste avant d'embar-
quer pour l'Angleterre, il fait une rencontre décisive : celle de
Moses Hess, qui se vantera d'avoir converti Engels au commu-
nisme et qui lui a sans doute fait partager sa conviction quant
223
Philosophie et révolution
à la mission particulière, « sociale », de l'Angleterre11. L'apport
d'Engels, y compris jusqu'à la Situation de la classe laborieuse
en Angleterre, portera d'ailleurs essentiellement, quant à son
parler allemand, la marque de Hess13.
C'est donc un jeune communiste, provenant de ces petites
villes calmes de la Rhénanie qui n'ont connu que des formes
balbutiantes d'industrialisation, qui débarque dans la métro-
pole de l'univers capitaliste. Homme pressé, Engels ne tardera
guère à mettre à profit le décalage inhérent à sa situation pour
transformer celle-ci en un poste d'observation privilégié de ce
nouveau monde. Son goût pour les amours déclassés, combiné
à sa sensibilité politique, lui donnera un accès direct, ce qui,
nous le verrons, ne signifie nullement exempt de présuppo-
sés, à l'univers prolétarien. La richesse du vécu, et la trucu-
lence du personnage, ne doivent cependant pas nous écarter
de l'essentiel ; l'intérêt que présente Engels n'est pas simple-
ment d'ordre biographique, et encore moins anecdotique ; il est
proprement théorique. Trop souvent on oublie qu'Engels, ou
du moins le jeune Engels, est un penseur original, en avance
par certains aspects - du fait notamment de son activité dans
l'entreprise familiale et de ses longs séjours anglais - sur les
autres membres de la mouvance jeune-hégélienne, y compris
Marx. Ce dernier, qui, en 1844, juge bon de ne mentionner que
trois Allemands - cette troïka comprend Weitling, Hess, Engels -
pour leurs « travaux substantiels et originaux » dans la théorie
socialiste14, serait sans doute le dernier à être en désaccord avec
cette appréciation. Mais cette reconnaissance ne signifie en rien
convergence spontanée : l'originalité d'Engels, nous le verrons,
ne consiste pas, ou plus exactement, n'est pas intelligible en
tant qu'« anticipation », plus ou moins réussie, de la trajectoire
de Marx. Notre hypothèse est même plutôt inverse : c'est en
tant que foncièrement distincte, et même divergente, de celle-ci,
que l'intervention théorique d'Engels devient intelligible, et ce
jusqu'à la « vraie » rencontre avec Marx, lors de la rédaction en
commun de L'Idéologie allemande.
Avec Engels la « voie anglaise » cesse en effet d'être une réfé-
rence abstraite, intervenant de manière instrumentale (en tant
que modèle ou contre-modèle) dans une argumentation qui vise
ailleurs ; elle sort du caractère formel qui était encore le sien
à l'intérieur du schéma hessien et prend la consistance d'une
expérience vécue, aux enjeux spécifiques : la critique de l'éco-
nomie politique et le rapport de cette critique aux nouvelles
forces sociales émergentes, au mouvement ouvrier. Plus même :
en tant qu'affirmation et révélation d'un nouveau dispositif de
224
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
perception et de gestion des contradictions issues de l'émancipa-
tion de la société bourgeoise, désigné sous ce nom de « social »,
la voie anglaise pourrait peut-être s'avérer comme la voie
d'avenir, le pôle effectivement le plus avancé du trinôme posé
par Hess : l'alternative enfin trouvée aux limitations de la voie
« française », i.e. à l'unité de la politique et de la révolution. À
condition toutefois de traduire cette expérience anglaise dans un
parler allemand plus que jamais nécessaire : l'intelligibilité de
l'intervention engelsienne, à la fois comme pionnier des sciences
sociales, plus particulièrement de la construction du regard nou-
veau élaboré par celles-ci en direction du monde ouvrier, et
comme théoricien du « socialisme vrai », le converti de Hess
égalant sur ce plan assez rapidement les intuitions du maître,
se situe précisément dans ce jeu de déplacement des termes de
notre topographie européenne : l'autocritique de la révolution
devient contournement de la voie française via un anglocen-
trisme soigneusement traduit dans la langue de la théorie alle-
mande. Engels fournit ainsi à ce produit de la scène intellectuelle
et politique typiquement allemande, le « socialisme vrai », la
pièce manquante, selon Lukacs, et qui se définit en rapport à
l'économie politique classique anglaise1*.
C'est donc une trajectoire d'Engels non seulement distincte
de celles de Heine et de Marx qui apparaîtra tout au long des
pages qui suivent, mais plutôt antithétique, ou, du moins, alter-
native, à celles-ci : la matrice anthropologique engelsienne, ou
plus exactement : hesso-engelsienne Q'« humanisme socialiste »
au sens le plus strict, quasi étymologique, de cette formulation),
qui fonde l'intervention aussi bien « militante » que « scienti-
fique », se présente en effet, sur un plan avant tout concep-
tuel certes, mais aussi très concrètement, dans la lutte pour
l'hégémonie au sein des premières organisations du mouvement
ouvrier allemand de l'émigration, comme le grand adversaire
des propositions théoriques et stratégiques accordant le primat
au politique, que ce soit « à l'ancienne », de manière purement
« française » (communisme néobabouviste) ou, selon la voie
nouvelle, « franco-allemande » que Heine et, de manière plus
systématisée, Marx, sont en train d'explorer et d'expérimenter.
Tout cela précède, on l'aura compris, la rencontre d'Engels
avec Marx : non pas la première en date, ratée, de Cologne,
aussitôt recouverte par le succès de celle avec Hess, mais la
« vraie », celle des années parisiennes et bruxelloises, que la
coécriture de L'Idéologie allemande, puis du Manifeste commu-
niste, et le combat désormais commun contre le « socialisme
vrai » viendront sanctionner. Si le jeune Engels, si proche de
225
Philosophie et révolution
Hess et si loin de Marx, nous intéresse en tant que tel, c'est
aussi pour expliquer ce fait apparemment paradoxal : si la pos-
térité a pu gloser à l'infini sur ce qui sépare le « jeune » du
« vieux » Marx, seul Engels semble avoir traversé une période
« de jeunesse » proprement dite, de celles dont il faut consciem-
ment admettre la défaite, pour s'en défaire et devenir soi-même,
c'est-à-dire, en l'occurrence, l'Autre de Marx. Engels, le fait
mérite d'être relevé, n'a en effet jamais été avare de mises au
point à caractère autocritique. Pour lui au moins on ne peut
parler d'« autocritique inavouée » à propos de la trajectoire du
socialisme philosophique allemand1'. On connaît le tardif « nous
fûmes tous momentanément des "feuerbachiens"11 », qui parle il
est vrai pour toute une génération (Marx explicitement inclus).
Mais, juste après le grand tournant de 1844, un texte contempo-
rain du règlement de comptes avec ses propres positions passées
(1846) est encore plus clair : « Parmi tous les discours pompeux
que l'on trouve maintenant dans la littérature allemande sous
les titres de principes fondamentaux du vrai et pur socialisme
allemand et du communisme théorique, il n'est nulle pensée
jusqu'ici qui soit née en terre allemande. Ce que les Français ou
les Anglais ont dit il y a dix, vingt, quarante ans - et ils l'ont dit
fort bien, très clairement, et dans une langue très belle - voilà
ce que les Allemands commencent depuis un an seulement à
apprendre par petits bouts et à hégélianiser ou, dans le meilleur
des cas, ils l'ont redécouvert postérieurement et imprimé sous
une forme bien plus mauvaise et abstraite, comme s'il s'agissait
d'inventions tout à fait nouvelles. Je ne fais pas exception pour
mes écrits1' ».
L'original, français ou anglais, n'a donc en rien perdu son
intérêt ou sa beauté; la traduction, par contre, doit être revue
de fond en comble. Mais dire cela, c'est déjà une autre histoire,
ou, plus exactement, c'est, en reconnaissant ses présupposés,
faire commencer une histoire autre.

226
I. la « condition anglaise » : un capitalisme
d'ancien régime ?

1. Allemagne - Angleterre

Ce sont des textes au titre emblématique - Lettres d'Angleterre,


Lettres de Londres, Esquisse d'une critique de l'économie poli-
tique - qui préparent la monumentale Situation des classes
laborieuses en Angleterre, ouvrage clé dans l'histoire intellec-
tuelle du socialisme, qui rendent compte du choc provoqué par
le premier séjour anglais. La posture adoptée fait largement
écho à celle de Heine : en s'adressant au public allemand, Engels
l'invite avant tout à prendre la mesure du décalage qui le sépare
de l'Europe « avancée », tout en lui indiquant les moyens grâce
auxquels il peut rattraper son « retard ». On y retrouve, et dans
les mêmes termes, ce rejet du modèle anglais dans les propos
que tient, une décennie après Heine, cet observateur direct et
attentif de la réalité politique et sociale de la métropole du capi-
talisme : « est-il un pays, se demande le correspondant de la
Gazette rhénane, où la puissance de la féodalité demeure aussi
entière, intacte non seulement dans les faits mais aussi dans
l'opinion publique? Cette liberté anglaise tant vantée, est-elle
autre chose que la possibilité arbitraire, et purement formelle,
de faire ce que l'on veut dans les limites légales existantes ? Et
quelles lois ! Un ramassis de définitions confuses [...] inadaptées
à notre époque1' ». Là où ses contemporains libéraux, notam-
ment Tocqueville, obnubilés par le dynamisme d'une société
bourgeoise ayant fait l'économie de la rupture révolutionnaire
« à la française », voient un véritable modèle, digne d'être suivi
par le reste de l'Europe, Engels met l'accent sur le retard poli-
tique de l'Angleterre, sur l'anachronisme d'un État « qui, en
matière de liberté, ne connaît que l'arbitraire, enfoncé qu'il est
jusqu'au coup dans le Moyen Âge" ».
Ni la portée, ni l'originalité de cette première critique ne
doivent bien sûr être surestimées. Les articles de 1842-43 ne
sont pas La Situation de 1845, ni même L'Esquisse de 1844, ils
ne poussent pas l'analyse jusqu'à récuser la séparation entre
économie et politique, « société civile » et « État », qui fonde
l'approche libérale. Séparation qui permet à celle-ci de concilier
227
Philosophie et révolution
- du moins chez un libéral lucide comme Tocqueville - une des-
cription sans fard de l'oppression dans l'usine (qui demeure
néanmoins aux yeux de l'aristocrate français une affaire « civile/
privée », donc sans conséquence politique) avec l'éloge de la
liberté anglaise, qui relève, elle, des lois politiques*1. Et pour-
tant, avant même d'aborder l'analyse du despotisme lié à la
condition ouvrière, ce premier contact direct avec la réalité du
capitalisme avancé confirme aux yeux d'Engels la validité de la
critique hégélienne ou heinéenne : c'est l'archaïsme politique
de l'Angleterre qui est souligné, un archaïsme qui n'est pas un
simple résidu pittoresque du passé parce qu'il renvoie à un trait
constitutif, lui-même résultat d'un processus historique, à savoir
le caractère non révolutionnaire de la voie anglaise - ou plutôt
le caractère radicalement inachevé de sa tentative de « révo-
lution démocratique-bourgeoise ». En d'autres termes, la voie
anglaise, non révolutionnaire, est synonyme non de plus mais de
moins de liberté « formelle » car elle produit une culture poli-
tique et un empilement institutionnel fondamentalement hostiles
à la démocratie, au « principe de la liberté » selon la formulation
postérieure de la Situation : rejet du suffrage universel et de la
souveraineté populaire, coupure totale entre la représentation
politique et la masse du peuple, qui va jusqu'à la corruption de
la première, poids de l'aristocratie dans les institutions, système
judiciaire fossilisé, bref omniprésence des éléments d'ancien
régime sous le parapluie protecteur desquels-s'épanouit l'ordre
économique du capital. Engels repère le motif central autour
duquel gravite cet archaïsme : la croyance dans l'adaptabilité
de l'édifice légal et institutionnel de la monarchie, qui lui permet
de se mouler graduellement dans la réalité du monde bourgeois
sans risque de rupture avec l'ordre établi*2.
L'arriération politique se répercute, le jeune Rhénan s'en
rend très vite compte, dans la non moins frappante arriération
intellectuelle et culturelle de l'Angleterre. « Sourds et aveugles
aux signes du temps », les intellectuels anglais ont même réussi,
dans leur sclérose conservatrice, à exclure toute référence aux
grands noms de la pensée progressiste de leur époque, y compris
ceux de leur propre pays (tels Shelley et Byron), pour le plus
grand bien du prolétariat, qui se les est aussitôt appropriés.
Devenu manchesterien, Engels n'entend nullement s'enfermer
dans le provincialisme rance et abandonner le point de vue alle-
mand dans ce qu'il a de plus fécond, la capacité théorique et
critique. Comme l'attestent ses écrits, l'ambivalence constitu-
tive de l'intelligentsia allemande, dont la radicalité fait entiè-
rement défaut à l'Angleterre, ne lui a nullement échappé**. Le
228
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
surdéveloppement intellectuel allemand renvoie, d'un côté, à
l'absence des classes laborieuses de la scène sociale et poli-
tique, d'où sa séparation d'avec la pratique, mais, de l'autre, il
témoigne d'un niveau avancé de développement théorique à mille
lieues de la misère intellectuelle anglaise - économie politique
exceptée, mais Engels considère qu'elle est à la fois insuffisante
et déjà sur le déclin. La misère intellectuelle est à l'image de la
crispation contre-révolutionnaire du système politique anglais,
et un jeu de miroir s'établit à ce niveau entre l'Angleterre et
l'Allemagne, qui semble, comme nous le verrons par la suite,
lourd de conséquences quant à l'attitude de la bourgeoisie*4.
Fier de son « parler allemand », Engels, décidément très fou-
gueux, n'attendra pas plus de quelques jours passés dans son
nouveau lieu de résidence pour aborder de front les questions
nouvelles, avec, de surcroît, un sens du concret qui tranche avec
le théoricisme des « derniers philosophes » (Hess). Les corres-
pondances qu'il envoie à la Gazette rhénane dirigée par Marx
tournent d'emblée autour du problème suivant : quelles sont les
perspectives qui se dessinent pour le mouvement ouvrier immé-
diatement après l'échec du soulèvement chartiste d'août 1842?
Sa deuxième correspondance, du 9 décembre 1842, commence
de manière significative par les deux phrases suivantes : « une
révolution est-elle possible en Angleterre ou même simplement
vraisemblable? De cette question dépend l'avenir du pays** ».
Dans la lignée du schéma triarchique hessien, Engels reprend
les choses très exactement là où Hegel les avait laissées**, par la
même interrogation. Et ce qui frappe à la lecture de ces textes
c'est bien l'extraordinaire optimisme, optimisme révolutionnaire
s'entend, dont témoignent leurs réponses.
Le type d'arguments utilisés, qui connaîtront une fortune
extraordinaire dans l'histoire du mouvement ouvrier, se pré-
sente ainsi : malgré l'aveuglement de ses classes dominantes,
l'Angleterre est déchirée par l'antagonisme des intérêts maté-
riels. Le libre-échange n'a fait que libérer les contradictions
économiques ; une prochaine crise de surproduction, avec son
cortège de chômage, de paupérisation et d'émeutes, est inévi-
table. Elle conduira à une radicalisation de la classe ouvrière
et lui ôtera les illusions légalistes qui ont entravé son action
lors de l'été 1842". La révolution, nécessairement violente, est
donc tout aussi inévitable que la crise et sa victoire relève de
la certitude : « À brève échéance un dénuement généralisé des
prolétaires ne peut manquer de s'instaurer, et la peur de mou-
rir de faim sera alors plus forte que la loi. Pour l'Angleterre
cette révolution est inévitable**. » Face à cette éventualité, c'est
229
Philosophie et révolution
l'inconscience de la bourgeoisie anglaise qui frappe Engels**, son
refus de faire des concessions, manifestement liée à l'arriération
politique et intellectuelle de l'Angleterre. Plutôt que d'« incons-
cience », il faudrait peut-être parler d'une bourgeoisie dépour-
vue de « conscience malheureuse », incapable de ressaisir dans
l'intériorité la scission entre les intérêts antagonistes**.
La bourgeoisie anglaise n'a pas eu, en d'autres termes, à se
confronter avec l'événement révolutionnaire, ni directement (le
couperet de la guillotine), ni même intellectuellement (le coupe-
ret des concepts kantiens). Son archaïsme invraisemblable, dû à
son amalgame avec l'aristocratie, se renverse en son contraire.
Comme Heine l'avait vu lors de son séjour de 1828, dans le
tableau impitoyable qu'il nous dresse de cette élite aristocra-
tico-bourgeoise hors-sol et hors-temps11, aux antipodes d'une
bourgeoisie assumant une fonction « nationale/populaire », l'ar-
chaïsme si typiquement british n'est en fait que le décorum11
indispensable à l'émergence d'une conscience anhistorique,
sinon déjà post-historique. C'est désormais, poursuit Engels, au
prolétariat seul qu'incombe la tâche de résoudre la non-contem-
poranéité de l'Angleterre avec son temps, en comblant le fossé
qui la sépare de l'expérience politique « continentale ».
Quelques mois plus tard, dans une nouvelle série de cor-
respondances, les Lettres de Londres destinées au Républicain
suisse, la vision du rôle incombant au mouvement ouvrier s'est
précisée : la tendance qui l'emporte est celle de l'inexorable
polarisation des contradictions entre les deux classes opposées.
Le prolétariat, les bas-fonds de la société, apparaissent, du fait
précisément de leur misère, comme le dépositaire exclusif du
progrès historique. Il y a là très clairement une dialectique de
type christique qui se met en place, que le parallèle établi avec
cette autre révolution portée par le christianisme primitif - un
legs de la jeunesse piétiste d'Engels qui l'accompagnera pendant
toute sa vie - vient encore renforcer. Même si le terme ne figure
pas en tant que tel, ce qu'Engels suggère, usant de formulations
bibliques, c'est que le prolétariat est la classe rédemptrice, celle
qui se bat pour le salut terrestre de l'humanité11. La perspec-
tive de l'émancipation sociale se présente dès lors explicitement
comme le transfert sur terre de l'espérance du salut, conformé-
ment à un topos du discours socialiste de l'époque : « nous en
sommes là : bienheureux les pauvres car le royaume des Cieux
est à eux, et sait-on jamais - le royaume de ce monde aussi14 ».
Impressionné par l'activité auto-éducatrice des ouvriers
anglais, l'existence d'un circuit parallèle de clubs (tels les Halls
of Science), la diffusion de publications très diversifiées et de
230
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
cours d'alphabétisation, Engels oppose cette avance culturelle
prolétarienne à la médiocrité intellectuelle de la bourgeoisie
d'outre-Manche". Il oppose également cette médiocrité, et son
corollaire, la composition purement prolétarienne du mouve-
ment révolutionnaire anglais, à celle du mouvement allemand
qui en fournit en quelque sorte une image inversée" : marqué
par le poids d'une intelligentsia radicalisée, complètement
introuvable en Angleterre, il est dépourvu d'une vraie base
populaire, donc du caractère agissant, directement pratique,
du mouvement anglais. Car c'est bien ce dernier qui annonce
une situation révolutionnaire : l'action de ceux d'« en bas », des
« incultes », fournit le seul véritable « signe avant-coureur d'un
grand bouleversement », celui qui révèle le « caractère de toute
époque révolutionnaire" ». Se dégage ainsi, par touches suc-
cessives, la vision d'une classe prolétaire assimilée à une com-
munauté entièrement séparée des autres classes de la société
capitaliste, possédant sa propre culture, débarrassée de toute
influence religieuse ou bourgeoise. Le chartisme incarne la
pureté d'un mouvement politique « classiste », expression exclu-
sive du prolétariat. Le légalisme dont sa direction a fait preuve
lors de l'insurrection de l'été 1842 fait pour lui déjà partie de ses
illusions perdues, ou du moins en passe de l'être ; quant à l'em-
preinte manifestement religieuse de ses réunions dominicales,
plus proches du rituel liturgique que de celui d'un meeting, elle
est à peine relevée, pour être immédiatement relativisée par le
contenu antireligieux des discours tenus".
La vision engelsienne du prolétariat anglais, faut-il le sou-
ligner, relève d'une construction; concernant le chartisme,
rien n'est par exemple moins sûr que sa « pureté » classiste-
ouvrière, comme le prédécesseur Heine l'avait déjà relevé, tant
dans la « conscience » que ce mouvement avait de lui-même
que dans sa composition de classe effective. Il en est de même
pour le légalisme, profondément ancré dans une idéologie « poli-
tique », et même, ce qui est à coup sûr paradoxal du point de
vue engelsien (ou hessien), très peu « sociale », pour peu que
l'on prenne en compte le caractère strictement politique de
la revendication clé de la « Charte du peuple » : la conquête
du suffrage universel. Quant au discours réel du mouvement
ouvrier anglais des années 1830-40, il oppose non pas tant le
prolétariat à la bourgeoisie mais plutôt la « classe laborieuse »
aux « oisifs » et à leur instrument, l'État, hostile au suffrage uni-
versel, promoteur d'une « législation de classe » despotique (loi
sur les pauvres, répression antisyndicale, etc.)". Ce point de vue
était partagé par les premiers critiques socialistes de l'économie
231
Philosophie et révolution
politique, notamment Hodgskin, pour qui la contradiction entre
les « travailleurs », qui comprennent à la fois les « maîtres » et
les « journaliers », et les « capitalistes » - en fait des oisifs qui
s'accaparent le profit - doit se résoudre en faveur du « travail
productif » et d'un droit de propriété fondé sur la « justice
Au-delà de leur représentation idéalisée - et idéaliste - du
mouvement ouvrier réel, qui va de pair avec leur forte tonalité
eschatologique, ces textes méritent attention pour un autre type
d'argumentation qui y est développé, et à vrai dire présupposé
par ce qui précède. Les correspondances d'Engels révèlent,
et c'est tout sauf un point de détail, une vision fondamentale-
ment duelle de la société moderne, société mue par des intérêts
contradictoires, qui s'enracinent dans l'objectivité des rapports
économiques et qui sous-tendent la lutte permanente entre les
diverses classes qui la composent. À ces classes correspondent,
terme à terme, les partis politiques en présence : « Il est connu
qu'en Angleterre les partis sont identiques aux degrés et aux
classes de la société41. » Pourtant, Engels ne se limite pas à
l'affirmation du primat des intérêts matériels, position qui, à
ses yeux, n'irait pas au-delà du point de vue anglais, platement
« matérialiste », prisonnier de la pratique sociale « immédiate »
et borné par l'horizon de l'économie politique. Sitôt posé, le
schème binaire est diaiectisé ; le troisième terme est réintroduit
mais projeté vers l'avenir. Les intérêts matériels sont saisis du
point de vue allemand, en d'autres termes, resitués à l'inté-
rieur d'une conception propre à la philosophie de l'histoire, celle
d'une finalité historique orientée vers le progrès, qui pose un
rapport de type nouveau, dialectique, entre principes (politiques)
et intérêts4*. Les principes ne sont pas déconnectés de, mais ils
s'érigent sur, ces intérêts matériels, lesquels se transforment en
instruments, conscients ou inconscients, de leur réalisation43.
Cette ruse de l'histoire, fruit de l'autorectification de la voie
anglaise via la médiation allemande, confère à la révolution
prochaine un caractère nouveau, social et non plus politique,
un caractère dont la nouveauté risque pourtant d'échapper à
la conscience des acteurs, sauf, on peut du moins le supposer,
s'ils parviennent à atteindre la hauteur de vue de la philosophie
hégélienne : « pour l'Angleterre cette révolution est inévitable ;
mais comme pour tout dans ce pays, ce seront les principes qui
inaugureront et mèneront cette révolution ; or les principes ne
peuvent se développer qu'à partir des intérêts, c'est-à-dire que
la révolution ne sera pas politique mais sociale44 ». En posant le
« social » comme un moment déterminant, incluant et dépas-
sant du même coup le moment politique, Engels ne se contente
232
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
pas de reprendre la thèse de Hess en la transposant sur le ter-
rain de l'analyse concrète ; il lui donne sa véritable portée. Il
faut souligner qu'il s'agit, à ce moment-là (automne 1842, hiver
1842-43), d'une démarche originale pour les normes de l'intelli-
gentsia radicale allemande, Marx inclus. Ce dernier commençait
à peine, en effet, à se tourner vers les problèmes de la société
civile-bourgeoise, à l'occasion des vols de bois en Moselle et,
occupé par l'affrontement sur le terrain philosophique avec
Bauer ou Hegel4*, il fait preuve, de son propre aveu, d'une assez
grande extériorité vis-à-vis du mouvement ouvrier et des théo-
ries socialistes et communistes4*.

2. Le statut de la critique : Hegel dans Feuerbach

L'originalité d'Engels s'affirme encore plus nettement dans l'Es-


quisse d'une critique de l'économie politique, rédigée fin 1843-
début 1844. En soumettant les catégories de l'économie politique
à une critique systématique, cette « géniale esquisse » selon les
termes de Marx, qui en sera profondément marqué41, ouvre sur
de nouveaux horizons théoriques. Il convient donc d'en clarifier
le statut, ou, plus précisément, le point de vue à partir duquel
elle opère. La critique engelsienne est tout d'abord imprégnée
d'une tonalité morale affirmée, que, malgré sa banalité en ces
temps d'envahissante critique romantique et « humanitaire » du
capitalisme, l'on aurait tort de réduire à la simple expression
de l'indignation ressentie par leur auteur au contact du monde
industriel bourgeois, même si le tempérament emporté d'Engels
compte assurément pour beaucoup. Certes, dès les premières
lignes et tout au long du texte, l'économie politique et le capi-
talisme sont dénoncés comme « un système élaboré de la trom-
perie permise », « né de l'envie mutuelle et de la cupidité des
marchands », qui « porte au front la marque de l'égoïsme le plus
écœurant4* ». Le commerce est qualifié d'« escroquerie légale »,
qui correspond à une « essence immorale », la propriété fon-
cière de « vol » et la concurrence est identifiée au « plus profond
avilissement de l'humanité4* ».
Au-delà pourtant d'une simple dénonciation externe, ce sont
les présupposés et les visées morales de l'économie politique
elle-même qui sont pris à partie, et ce sur leur propre terrain.
Plus précisément, c'est l'idée fondatrice selon laquelle l'écono-
mie politique se constitue comme discours autonome en s'inté-
grant à la rationalité de la philosophie morale**, et non en s'ex-
ceptant de celle-ci, qui est récusée. Sur le terrain de la morale,
Engels entend bien s'affirmer comme l'Anti-Smith. Il prend tout
233
Philosophie et révolution
d'abord le contre-pied exact de son postulat fondamental, qui
sous-tend la totalité de sa vision smithienne de l'évolution des
sociétés et que son plus célèbre ouvrage, par son titre même :
La Richesse des nations, entreprend de fonder. Selon Smith,
« entre le mobilier d'un prince d'Europe et celui d'un paysan
laborieux et rangé, il n'y a peut-être pas autant de différence
qu'entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d'Afrique
qui règne sur dix mille sauvages nus'1 ». De manière sans doute
moins lyrique, mais plus argumentée, Smith tente de prouver
que c'est, pour le moins, dans les « nations qui marchent vers
l'opulence » (Europe occidentale et Amérique du Nord), celles
qui connaissent un rythme soutenu d'accumulation du capital,
donc d'enrichissement, que le sort des salariés et des pauvres est
le moins à plaindre, et non pas dans celles qui restent à l'« état
stationnaire », voire même qui « déclinent », i.e. les sociétés
précapitalistes plus ou moins vouées à la colonisation". Cette
vision sous-tend l'ensemble de son exposé historique, véritable
théodicée libérale de l'avènement « naturel » du capitalisme,
qui constitue l'objet du troisième livre de La Richesse, signifi-
cativement intitulé « De la marche différente et des progrès de
l'opulence chez les différentes nations" ».
Pour Engels, à l'inverse, ce n'est pas le bien-être de tous mais
bien plutôt la misère grandissante et la plus extrême polarité
des conditions qui sont en quelque sorte les fruits « naturels »
de l'accumulation de capital. Il accuse la catégorie de « richesse
nationale », et par suite celle d'économie « nationale », « poli-
tique » ou « publique », de dissimuler, par leur universalité illu-
soire, le règne de la propriété privée et l'écrasement de ceux
qui en sont dépossédés : « l'expression de richesse nationale ne
s'est imposée qu'avec la soif d'universalisation des économistes
libéraux. Tant que la propriété privée existe, cette expression n'a
pas de sens. La "richesse nationale" des Anglais est très grande,
et pourtant c'est le peuple le plus misérable de la terre. Qu'on
laisse donc complètement tomber cette expression, ou qu'on
accepte alors les conditions qui lui donnent un sens. Il en est de
même pour les expressions d'économie nationale, d'économie
politique, d'économie publique. Dans l'état actuel des choses
la science devrait s'appeler économie privée, car ses relations
publiques n'y sont que par amour de la propriété privée" ».
Cette destruction de la sphère publique n'annonce en rien,
aux yeux d'Engels, la conquête d'une liberté nouvelle. La pré-
tention de l'économie politique à représenter une doctrine de la
liberté et du progrès moral est autocontradictoire : derrière la
« liberté du commerce » et la suppression des réglementations
234
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
de type mercantiliste - avec leurs corollaires bellicistes - mises
en place par l'absolutisme, se profile un nouveau monopole,
celui de la propriété, une nouvelle servitude, celle des rapports
de concurrence, un nouveau type de violence, celui de la rapine
coloniale, et un nouveau despotisme, celui de l'esclavage sala-
rié". La dissolution par l'économie libérale de toute forme de
communauté, y compris de la famille", dernier refuge de la
Sittlichkeit, n'apporte pas la liberté et la paix mais de nouvelles
oppressions, la décrépitude physique et morale incarnée par le
système des fabriques et un état de guerre « intériorisé », diffus
dans l'ensemble du corps social.
La critique engelsienne fait cependant plus que de retourner
contre elles-mêmes les prétentions pacificatrices, libératrices et
morales de l'économie politique. Son originalité, et le caractère
novateur de sa démarche, résident incontestablement dans le
traitement de l'objet discursif « économie politique » par une
critique anthropologique, d'inspiration feuerbacho-hégélienne,
assortie d'un regard historique et sociologique porté sur le dis-
cours des économistes, son statut et ses liens avec l'évolution
des rapports capitalistes. À la même époque, M. Hess proposait
dans L'Essence de l'argent un « bon usage de Feuerbach » équi-
valent à « l'application de [son] humanisme à la vie sociale'1 » ;
soit l'Argent à la place de Dieu (et l'Essence de l'Argent à la
place de l'Essence du christianisme). À cet égard, l'Esquisse
engelsienne de 1844 réinjecte Hegel dans l'entreprise de fonda-
tion humaniste du socialisme, elle correspond déjà à ce « Hegel
dans Feuerbach » dont parle Althusser à propos des manuscrits
parisiens (dits « de 1844 ») de Marx. Le point de vue adopté est
très exactement celui de l'humanisme intégral - soit Feuerbach
revu par Hess - , qui « s'élève au-dessus de l'antagonisme des
deux systèmes » de la pensée économique (mercantilisme et
libéralisme), et qui, « partant d'une base universelle purement
humaine, assignera à tous deux leur position exacte" » ; le point
de vue qui leur fournira donc le fondement manquant.
Mais Engels va plus loin : il étend, et « dialectise ». la critique
humaniste aux catégories à travers lesquelles la société bour-
geoise réfléchit sa propre pratique, catégories qui nous livrent
ainsi de l'intérieur leur secret, l'aliénation humaine. Il entre-
prend, pour le dire autrement, une critique immanente des caté-
gories principales de l'économie politique qui entend montrer
que de l'absence de fondement adéquat (Le. anthropologique)
résulte leur scission interne, conséquence d'une opposition abs-
traite et unilatérale, aveugle quant à ses présupposés et inca-
pable de ce fait de surmonter l'antagonisme : « Le xvnie siècle,
235
Philosophie et révolution
le siècle de la révolution, a également révolutionné l'économie.
Mais toutes les Révolutions de ce siècle n'abordaient qu'un côté
de l'antagonisme pour s'en tenir au terme opposé. (C'est ainsi
qu'on opposait au spiritualisme abstrait le matérialisme abstrait,
à la monarchie la république, au droit divin le contrat social.)
Du coup, la révolution économique ne parvint pas non plus à
surmonter cet antagonisme. Les présupposés restèrent partout
les mêmes. [...] L'économie n'eut pas même idée de s'enquérir
de ce qui justifie la propriété privée. C'est pourquoi la nouvelle
économie ne fut qu'un demi-progrès8*. »
Replacée dans le cadre d'un développement historique formé
par les étapes du capitalisme et les révolutions qui le scandent,
l'évolution des catégories de la science économique acquiert
un sens et une fin : l'annonce de son propre dépassement. Un
dépassement placé sous le signe d'une révolution intégrale, donc
sociale, qui coïncide avec la réalisation de la finalité interne à
l'histoire, l'humanisation achevée du monde naturel et social.
Prisonnière des catégories de l'entendement, l'économie poli-
tique - tout comme la Révolution française - se situe en deçà
de VAufhebung dialectique et, de ce fait, en deçà de la véritable
universalité concrète : l'essence humaine réalisée (et non pas
l'État), le « grand bouleversement au-devant duquel marche ce
siècle, la réconciliation de l'humanité avec la nature et avec
elle-même*0 ».
Mesurée à l'aune de la critique humaniste, l'économie appa-
raît comme un monde inversé, où la catégorie centrale, la valeur,
est « abstraite », aliénée, intérieurement divisée et dominée par
un élément dérivé, à savoir le prix : « dans l'économie tout est
ainsi renversé sur la tête (so steht ailes in der Okonomie auf
dem Kopf), la valeur qui est à l'origine la source du prix est pla-
cée sous la dépendance de son propre produit. Cette inversion
(Umkehrung), c'est connu, est l'essence de l'abstraction, com-
parer Feuerbach sur ce point*1 ». De là découlent naturellement
les métaphores religieuses de l'économie en tant qu'illusion,
système de croyance sécrétant ses propres prêtres, ses affron-
tements doctrinaires, ses tribunaux et ses prophètes : c'est « au
nom de cette ridicule illusion [du dogme mercantiliste de l'excé-
dent commercial] que des milliers d'hommes ont été massacrés !
Le commerce a eu aussi ses croisades et son inquisition** ». La
dogmatique mercantiliste subira les attaques de la Réforme libé-
rale, menée par le « Luther de l'économie, Adam Smith** », qui
établira les lois objectives de la propriété privée.
Engels voit dans l'économie politique smithienne un progrès
réel, une étape historiquement nécessaire qui correspond à
236
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
l'objectivité de l'évolution du capitalisme*4. Sa critique n'a rien à
voir avec la défense d'une « économie morale de la foule », fon-
dée sur les normes traditionnelles des transactions en vigueur
dans les sociétés précapitalistes**, ni avec la vision « républi-
caine » d'un Sismondi, étayée sur le monde confiné des cités-
États italiennes ou suisses, et encore moins avec celle d'une
théorie économique présmithienne, de type mercantiliste ou
physiocrate. Voilà pourquoi il n'hésite pas du reste à mettre l'ac-
cent sur le dynamisme du système, attesté par l'usage appuyé du
terme de « révolution industrielle », terme saint-simonien que la
critique libérale, et même radicale, anglaise évitera longtemps
d'utiliser de peur d'affaiblir le « front » ouvert avec l'aristocra-
tie et son dispositif de défense politico-économique (suffrage
censitaire, protectionnisme de la Corn Law)m. Pour Engels, au
contraire, reconnaître que l'économie politique représente une
avancée scientifique, qui rompt avec l'empirisme et l'étroitesse
nationale du système mercantiliste, n'affaiblit en rien la visée
critique du propos dans la mesure précisément où ce monde
industriel « révolutionnaire » dont elle est l'expression permet
de passer à un niveau supérieur d'universalité, celui du « terrain
humain en général ». Par le jeu de ses propres contradictions
internes, l'économie politique révèle les limites internes de ce
monde et ouvre la voie à son renversement. Car « de même que
la théologie doit, ou bien retourner à la foi aveugle, ou pour-
suivre jusqu'à la libre philosophie, il faut que la liberté du com-
merce produise d'un côté la restauration des monopoles et de
l'autre la suppression de la propriété privée" ».
L'économie politique est alors sommée de choisir : ou bien
elle se transforme en simple apologétique du seul régime véri-
tablement monopolistique, celui de la propriété privée d'une
minorité, ou bien elle cède la place à la critique des « socia-
listes anglais », qui « ont depuis longtemps administré la preuve
que ces derniers [les adversaires de la propriété privée] sont à
même, dans les questions économiques aussi, de trancher plus
juste économiquement** ». À la vérité, l'avènement de la société
du laisser-faire et de l'entreprise libérée des entraves du diri-
gisme mercantiliste et des archaïsmes féodaux est tout aussi
nécessaire que son dépassement dans un « au-delà de l'éco-
nomie de la propriété privée** » d'ores et déjà annoncé par la
critique socialiste et ouvrière.
Engels réinscrit de la sorte le capitalisme de la libre concur-
rence et sa conscience de soi théorique - l'économie politique
- à l'intérieur d'une dialectique historique, d'une philosophie de
l'histoire capable de resituer le récit de l'évolution des sociétés
237
Philosophie et révolution
fourni par l'économie politique elle-même dans une séquence
plus vaste, finalisée par la réalisation de l'essence humaine. On
ne peut se contenter en effet de relever la réalité aliénée/inver-
sée de l'économie sans en « esquisser » par là même, comme le
suggère avec modestie le titre de l'essai, une sorte de « remise
sur pied ». Cette inversion de l'inversion se présente à la fois
comme développement conséquent de la dialectique interne des
catégories et comme résolution nécessaire des antagonismes
historiques. Elle se propose d'expliciter les présupposés de
l'économie politique et de dépasser leur immédiate té, de pas-
ser du présupposé à ce qui est posé par le mouvement interne
du concept, à la forme supérieure de l'unité retrouvée. Ainsi
de la « première catégorie conditionnée par le commerce », la
valeur. Son dédoublement en valeur réelle et valeur d'échange et
l'opposition « par violence » de ces deux aspects enfermés dans
leur unilatéralité10 rendent en fait impossible la détermination
objective de la valeur, en d'autres termes indépendamment du
jeu de la concurrence. La dénégation imaginaire du dédouble-
ment par chacun des termes de la contradiction, qui prétend à
lui seul représenter la totalité, place la valeur « la tête en bas »,
sous la dépendance de son propre produit, le prix.
L'économie politique se meut précisément à l'intérieur de
ce monde aliéné, à la recherche désespérée de son propre
Feuerbach". Si par contre, supposant ce dernier trouvé, la
valeur est posée en dehors de cette unilatéralité, comme rap-
port, et plus précisément comme rapport des frais de production
à l'utilité, l'opposition entre les deux aspects (entre l'utilité réelle
et sa détermination, entre cette détermination et la liberté des
propriétaires-échangistes) éclate au grand jour. Et c'est la pro-
priété privée comme présupposé réel de l'échange, propriété qui
se tenait derrière le dédoublement - et sa dénégation velléitaire
- , qui est remise en cause, tout comme son langage spontané,
l'économie politique.
Avec la propriété privée, et les séparations qu'elle introduit
(séparation entre l'activité humaine de production et sa condi-
tion naturelle, scission de cette activité en travail et capital),
se trouve également en jeu leur conséquence essentielle, la
concurrence. La concurrence se présente comme un dissolvant
implacable, qui s'empare de l'ensemble des relations sociales
et les transforme en succession de chocs aveugles entre inté-
rêts retranchés dans leur particularité. Elle est à l'origine de
la permanente fluctuation des prix, de l'offre et de la demande,
bref d'un dérèglement généralisé de la société, avec son cor-
tège de crises et de paupérisation. Toute moralité est pulvérisée
238
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
par l'atomistique des intérêts individuels, qui échappe à tout
contrôle conscient du résultat de leur activité. La réalité de la
concurrence est aux antipodes de cet ordre spontané et opti-
mal, combinaison inintentionnelle de forces individuelles mais
toujours à somme positive (et dotée d'une grande puissance
expansive), décrit par Adam Smith et encensé depuis par tout
le libéralisme des épigones.
C'est alors le crime, plutôt que l'opulence généralisée, qui
représente la vérité de la concurrence ; il s'affirme comme la
conséquence nécessaire d'un ordre qui se révèle être un désordre
social déjà sur le déclin, mû par une logique proprement auto-
phage. Un désordre porteur d'une nouvelle forme de servitude
que les individus, libérés des contraintes traditionnelles « verti-
cales » et formellement égaux, s'infligent à présent les uns aux
autres, dans un mouvement qui aboutit inexorablement à une
agression et à une destruction mutuelles. Une telle société non
seulement produit du crime, mais elle le banalise, en fait une
activité comme une autre, régie par les mêmes lois de l'offre
et de la demande, de la concurrence et de la démographie. On
peut dès lors parler d'une véritable économie du crime, à la fois
image et partie intégrante du fonctionnement normal de l'éco-
nomie globale™. Plus qu'un effet dérivé, le crime devient alors
le véritable révélateur, au sens chimique, de la soumission de
l'ensemble de la « vie » sociale à la rationalité autodestructrice
du capitalisme.
Un bouleversement de l'ensemble des relations sociales
devient nécessaire pour y mettre fin en abolissant la concur-
rence. Seule la décision prise en commun par la société quant à
ce qu'il convient de produire, unique indication positive sur cet
« au-delà de l'économie de propriété privée », est en mesure de
trancher le nœud gordien de la valeur, supprimant, du même
coup, la concurrence : « si les producteurs comme tels savaient
de combien les consommateurs ont besoin, s'ils organisaient la
production, s'ils la répartissaient entre eux, le flottement de la
concurrence et sa tendance à la crise seraient impossibles" ».
L'organisation consciente de l'économie représente la condition
sine qua non pour la réunification des activités sociales et du
genre humain : « produisez avec conscience, comme hommes,
et non comme atomes dispersés, dépourvus de conscience de
Genre fohne Gattungsbewufitsein), et vous échapperez à toutes
ses oppositions artificielles et intenables" ». On voit ici se mettre
en place un schème fondateur de la tradition socialiste", qui fait
de la suppression de la concurrence (entre individus et entre
unités de production) la pierre de touche de la réorganisation
239
Philosophie et révolution
de la société, ou plutôt de la production d'une « vraie » société à
travers la généralisation de l'organisation consciente. Au capita-
lisme, identifié à un état d'anarchie et de désordre permanents,
on oppose une société autre, appelée à lui succéder, définie en
termes d'association volontaire, de maîtrise consciente de l'en-
semble de la vie sociale exercée par un sujet réunifié, de réta-
blissement de la conscience générique (Gattungsbewufitsein)
dans sa souveraineté. Après Feuerbach, ou plutôt en complé-
ment à lui, c'est à Fourier" et Owen qu'il est fait appel. Signe
de la dimension utopique inhérente à ce type d'exercice : déli-
vrer une description-préfiguration de l'avenir dans une figure
de la communauté capable d'unifier devenir historique, raison
et nature humaine.

3. La révolution inévitable

Dans L'Esquisse de 1844, la scission (Spaltung) du travail en


travail salarié et capital débouche sur l'amorce d'un dévelop-
pement dialectique dont la catégorie de valeur a déjà fourni le
modèle. La brisure de l'unité originaire, résultat de la propriété
privée, donne lieu à une cascade de scissions, tant du côté du
travail (entre le travail et son résultat, entre le travail et ses
conditions) que du côté du capital (entre profit et capital pri-
mitif, du profit lui-même en intérêts et profit stricto sensu), qui
démultiplie l'effet d'« irrationalité » (Unverniinftigkeit) inhérent
à la scission primaire. Autoaliénation du travail et prêt à intérêt
forment les deux pôles d'une chaîne qui conduit à la division
de l'humanité entière en classes ennemies. L'antagonisme de
classe ne peut que s'aggraver, préparant ainsi les conditions de
son retournement, i.e. la réunification du genre humain à tra-
vers l'abolition de la propriété privée : « toutes ces scissions, ces
divisions subtiles émanent de la séparation originelle (ursprun-
glichen TrennungJ du capital et du travail, et dans l'achèvement
de cette séparation dans la scission (Spaltung) de l'humanité
en capitalistes et travailleurs, scission qui se fait tous les jours
plus âpre et qui [...] doit s'aggraver. [...] Si nous laissons tomber
la propriété privée, tous ces cloisonnements artificiels tombent
du même coup. La différence entre intérêt et profit tombe ; le
capital n'est rien sans travail, sans mouvement. Le profit borne
sa signification au poids du capital dans la balance lors de la
détermination des frais de production, et ainsi il demeure inhé-
rent au capital, tout comme celui-ci retourne lui-même à son
unité originelle avec le travail" ».
Le bouclage de la boucle, le retour auprès de soi de l'humanité,
240
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
ne se fera pas de manière linéaire mais au prix de ruptures, de
crises et de révolutions. L'Esquisse de 1844 permet d'ancrer le
pronostic émis dans les correspondances antérieures dans une
analyse plus précise des rapports économiques. La coexistence
de la paupérisation et de la concentration des richesses, l'aggra-
vation des contradictions entre les classes surviennent avec la
régularité d'une « loi naturelle » qui régit le cycle économique :
« il est manifeste que cette loi est une pure loi naturelle et non
pas une loi de l'esprit. Une loi qui engendre la Révolution" ».
La « naturalité » de cette loi, dans son opposition à la spiritua-
lité de lois d'un autre ordre (par exemple les lois de la maîtrise
consciente qui gouvernent la future société socialiste), signifie
que son action se dérobe à la conscience des intéressés, qu'elle
est du ressort de la pure objectivité des rapports socio-écono-
miques. Ses conséquences finales échappent aux défenseurs du
capitalisme, notamment aux économistes; les crises de surpro-
duction, « qui reviennent aussi régulièrement que les comètes »,
plongent dans la misère la masse du prolétariat déjà existant
et jettent dans ses rangs une fraction croissante des petits
capitalistes.
Les tendances lourdes de la dynamique sociale orientent à la
fois vers un aiguisement et vers une simplification des antago-
nismes de classe, un prolétariat de plus en plus nombreux fai-
sant face à une mince couche de possédants qui concentrent une
part croissante de la propriété : « chacune des [crises commer-
ciales] qui viendront doit être plus universelle et donc pire que
celle qui la précède, elle doit paupériser un plus grand nombre
de petits capitalistes et augmenter l'effectif de la classe qui ne vit
que du travail, dans une proportion croissante, et donc agrandir
à vue d'œil la masse du travail à occuper - ce qui est le principal
problème de nos économistes - et provoquer pour finir une révo-
lution sociale telle que la sagesse d'école des économistes ne l'a
même pas rêvée" ». La révolution sociale se présente ainsi non
comme le résultat d'un coup de force ou d'un viol de l'histoire
mais comme le fruit arrivé à maturité d'un système miné de
l'intérieur dont les économistes, qui n'admettent l'existence que
de passagères fluctuations, s'acharnent vainement à démontrer
l'harmonie fondamentale.
Résolution des contradictions inhérentes aux rapports socio-
économiques, la révolution acquiert une objectivité, qui tranche
avec les visions volontaristes, fort répandues dans le mouvement
révolutionnaire de l'époque" - et aussi, de manière spéculaire,
dans les théories contre-révolutionnaires du « complot ». Mais
cette objectivité du phénomène révolutionnaire l'ancre dans
241
Philosophie et révolution
un déterminisme assez strictement mécaniste, de surcroît for-
tement teinté de téléologie. La séquence crise/révolution vient
garantir un rapport de correspondance entre la maturation des
conditions économiques et l'attitude du prolétariat, dépourvu
de tout autre choix que celui de l'affrontement général. C'est
une nouvelle figure de la ruse de la raison et qui appelle du
reste, comme son complément nécessaire", l'intervention d'un
Sujet investi d'une fonction messianique, sujet surpuissant,
puisque dégagé de toute contamination idéologique, et porteur
de la conscience réflexive du genre, la Gattungs-bewufitsein.
Se dessine alors en filigrane la dualité, promise à un très bel
avenir, révolution-fatalité « objective » et révolution-« prise de
conscience », dualité qui converge idéalement dans le postulat
d'imminence du moment révolutionnaire.
Comme en témoignent deux séries de textes qui encadrent
L'Esquisse de 1844, en amont les Progrès de la réforme sociale
sur le continent (novembre 1843), en aval les articles d'août-
septembre 1844 du Vorwàrts, l'imminence d'une révolution de
type nouveau croise d'emblée chez Engels le schéma hessien de
1841 - et pour cause puisque Hess en est explicitement reconnu
comme le premier prophète en son pays. La question se pose
dans chacun des trois termes de la triarchie suivant un chemine-
ment spécifique, qui correspond à la particularité nationale (pra-
tique économique pour l'Angleterre, politique pour la France,
philosophie pour l'Allemagne). Mais la coïncidence du point
d'arrivée nous indique que nous avons affaire à un processus
général d'accès à l'universel concret. Les voies nationales suivies
par la révolution sociale se complètent en se rectifiant mutuelle-
ment; elles échappent à la contingence et à l'unilatéralité et, en
retour, font apparaître la révolution sociale comme la véritable
figure de l'universalité, l'aboutissement du processus historique
dans la totalité de son développement, la « conclusion nécessaire
que l'on est obligé de tirer à partir des conditions générales de
la civilisation moderne" ». Nulle contradiction donc, mais au
contraire inférence nécessaire, entre le national-populaire et
l'universalité concrète. Le thème, fortement défendu par Heine,
nous est à présent devenu familier.
Commençons par sa déclinaison allemande ; l'événement
réside dans la rencontre de deux tendances : d'une part, la péné-
tration des idées communistes au sein des classes laborieuses,
essentiellement à travers les travailleurs émigrés en France et
l'œuvre de Weitling, de l'autre, et Engels s'attarde davantage
sur ce second aspect, le passage au communisme de l'expres-
sion la plus avancée de la philosophie allemande, les jeunes
242
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
hégéliens, ou plus exactement d'une partie d'entre eux. Engels
situe avec précision le moment de ce passage (à partir d'août
1842) et souligne le rôle pionnier de Hess et de ses correspon-
dances dans la Rheinische Zeitung ainsi que la conversion plus
tardive de certains parmi les dirigeants du parti philosophique
(Marx, Herwegh mais aussi, erreur manifeste, Ruge). La force de
ce « communisme philosophique », et sa contribution du point
de vue universel, réside précisément dans la profondeur de son
enracinement national", qui renvoie au rôle de la philosophie
dans la formation de la nation allemande et le rend particuliè-
rement résistant à la répression exercée à son encontre : étant
« une conséquence si nécessaire de la philosophie jeune-hégé-
lienne84 », elle-même produit authentique de toute la tradition
allemande remontant à la Réforme, il en devient quasiment
indestructible.
En France, la contradiction qui déchirait le principe de la
liberté politique a éclaté au grand jour ; nouvelle servitude
ou liberté et égalité authentiques, « la Révolution française a
produit ces deux éléments : Napoléon instaura l'un, Babeuf
l'autre" ». Engels dresse un tableau bien informé des courants
socialistes et communistes français : une lecture très hessienne
de Fourier" côtoie une appréciation particulièrement juste du
babouvisme et du néobabouvisme, dont le rôle de source histo-
rique et de matrice intellectuelle du communisme - et même de
ce « nouveau communisme, plus puissant encore » qui éclôt dans
le sillage de la révolution de 1830 - est bien perçu. Pourtant,
dans ce communisme français, Engels voit aussi des limites : il
pose certes la question sociale, qu'aucun changement de régime
ne suffit à résoudre, mais il trahit son origine politique. Comme
l'atteste l'emprise des mots d'ordre démocratiques et républi-
cains, l'héritage de la grande Révolution demeure pesant.
Seul Proudhon, et son Qu'est-ce que la propriété ?, consi-
déré comme « le plus philosophique des ouvrages communistes
en langue française », échappent à ce reproche. Engels adopte
ses conclusions : comme Hess dans les articles des Mngt-et-une
Feuilles, il se réclame de l'« anarchie » et rejette toute forme
de gouvernement, démocratie comprise, allant même jusqu'à
reprendre à son compte le très libéral argument proudhonien
de l'inviolabilité du principe de responsabilité individuelle, au
détriment même de celui du respect du principe de la majorité".
S'adressant à des lecteurs anglais, politiquement très modérés",
et de surcroît dans les colonnes d'un journal oweniste, le propos
n'est sans doute pas dénué d'une dimension tactique. Par sa
dévalorisation du politique, Engels cherche aussi à minimiser
243
Philosophie et révolution
les différences entre la France et l'Angleterre pour « vendre »
la doctrine communiste à un public que ses aspects républicains
ou violents pourraient assurément rebuter. Mais il y a plus, ce
que les articles du Vorwârts, destinés à un public « tiers » -
l'émigration allemande à Paris - démontreront en radicalisant
le propos antipolitique".
Sans renier ses positions antérieures, Engels en inverse le
sens, retrouvant, quasiment à l'état pur, certaines des formu-
lations hessiennes de 1841. Contrairement aux apparences,
c'est à présent l'Angleterre qui est à la pointe du développe-
ment révolutionnaire de l'histoire universelle : « l'importance
des Anglais dans l'histoire moderne est moins manifeste, mais
elle est décisive pour le thème que nous traitons" ». Cette impor-
tance tient à leur qualité de représentants du social, synthèse
entre le « principe spiritualiste chrétien » des Allemands - la
religion et l'Église - et le « principe matérialiste antique » des
Français - la politique et l'État. Avant d'arriver à cette syn-
thèse, les Anglais ont vécu, du fait de la double racine de leur
nation, germanique et romane", la contradiction entre les deux ;
mais ils ont pu extérioriser le dédoublement, le transformer en
« source d'énergie » et d'objectivation pratique. Tout à la fois
absorbés par le salut de l'âme et par l'activité concrète, reli-
gieux et irréligieux, les Anglais se sont tournés vers l'industrie,
le commerce, les conquêtes coloniales. Ils se sont ainsi engagés
dans la voie d'une « révolution, d'autant plus féconde qu'elle
fut silencieuse, [et qui] atteindra selon toute probabilité son but
dans la pratique avant les révolutions de caractère politique en
France et philosophique en Allemagne. La révolution anglaise
est de nature sociale, et donc plus ample et plus profonde que
n'importe quelle autre. [...] La véritable révolution transforme
la société : la révolution politique ou philosophique y tend seu-
lement" ». D'ailleurs, pour Engels, prêt à faire feu de tout bois
quand il s'agit de tordre le cou aux opinions les plus couramment
admises, il est tout simplement faux de dire que, par rapport à la
France, l'Angleterre serait politiquement en retard d'une révolu-
tion. Ce serait presque l'inverse, puisque « la révolution anglaise
du X V I I I siècle est l'exact prototype de la Révolution française
6

de 1789 ». Le parallèle est développé jusque dans les détails


(Cromwell = Robespierre + Napoléon, la bipartition Gironde/
Montagne/héberto-babouvistes = presbytériens/indépendants/
Niveleurs), y compris quant au résultat, « relativement faible
dans les deux cas », borné par le caractère exclusivement poli-
tique des deux révolutions.
L'avance anglaise est ainsi strictement corrélative de la
244
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
portée « anti-politique » de son essence « sociale ». Sous la
plume d'Engels, le « social », du moins considéré du point de vue
de l'immédiateté, exprime cet ordre très particulier de déliaison
et d'atomisation généralisée, d'activité subjective autonome et
très efficiente mais dépourvue d'unité de type politique, aveugle
quant à ses conditions, en deçà de la conscience de soi du Genre :
« l'activité de la France a toujours été nationale, les Français
étant conscients d'emblée de leur unité et de leur totalité ; l'acti-
vité de l'Angleterre fut le travail d'individus indépendants les
uns des autres et coexistant simplement, le mouvement d'atomes
autonomes n'agissant ensemble que rarement, et encore uni-
quement en raison d'intérêts individuels [...] En d'autres termes,
l'Angleterre est le seul pays qui ait une histoire sociale*® ». Bien
sûr, cette histoire s'ignore encore, elle est extérieure à elle-
même, soumise à l'abstraction de l'argent et à l'aliénation de
l'homme par les produits de sa propre activité, qui le dominent
et l'asservissent. L'univers bourgeois est celui du « renversement
total » de l'ensemble des rapports humains**. Le monde inversé
travaille cependant à son propre renversement, il n'est en soi
que « l'étape qui précède l'émancipation et la conscience de
soi de l'humanité ». Son déchirement interne, qui se manifeste
dans la scission entre les classes, l'apparition d'un prolétariat
moderne et l'aiguisement de la « lutte des pauvres contre les
riches », prépare la voie de l'émancipation humaine, au-delà
de l'horizon limité et unilatéral de la politique et du modèle
français.
La question posée n'est donc ni de rejouer 1789, ni de le
nier, mais bien de le dépasser dialectiquement, de traverser ce
moment et de mener le combat à l'intérieur de la simple démo-
cratie mais pour aller au-delà, vers un nouveau type de démo-
cratie, la démocratie sociale?*. Démocratie nouvelle ou dépas-
sement de la démocratie, comme le proclamait l'article du New
Moral World? En fait, rien ne permet d'affirmer que la position
d'Engels a changé, dans la mesure où la démocratie sociale n'est
posée qu'en tant que moment de transition vers le socialisme,
et, par là, vers l'abolition de la politique et de toute forme de
démocratie : « la simple démocratie est incapable de remédier
aux maux sociaux. L'égalité démocratique est une chimère : la
lutte des pauvres contre les riches ne peut donc être menée
jusqu'à son terme ultime sur le terrain de la démocratie ou de
la politique en général. Ce n'est donc qu'un point de transi-
tion, c'est le dernier moyen purement politique que l'on puisse
employer car, aussitôt après, il faut que se développe un élément
nouveau, un principe dépassant tout élément politique : celui

245
Philosophie et révolution
du socialisme™ ». S'il fallait rechercher une différence avec le
texte de 1843, ce ne serait donc pas dans l'aspect antipolitique,
remarquablement constant**, mais plutôt dans le glissement
terminologique : du communisme dont il essentiellement ques-
tion dans le journal oweniste, en référence à la France, vers le
socialisme, qui renvoie incontestablement à la centralité de la
voie anglaise. Certes, les frontières entre les deux sont pour le
moins imprécises aux yeux d'Engels, qui n'hésite pas à ranger
Proudhon parmi les communistes, mais ce glissement produit
déjà un effet remarquable : la reprise d'une problématique de la
transition, inscrite dans un développement téléologique qui fait
du socialisme la fin de l'histoire, le moment ultime de l'humanité
parvenue à la plénitude de son essence sociale.
Le recentrage de l'axe triarchique en faveur de l'Angleterre,
indissociable du mouvement de dévalorisation du politique au
profit du social, transforme en retour la question de la forme
politique à proprement parler. À nouveau, le cas anglais sert de
révélateur. Le tableau dressé du régime politique britannique
est tout d'abord plus nuancé que dans les correspondances de
1842-43 : Engels admet à présent que « depuis plus d'un siècle,
l'Angleterre a cessé de craindre l'absolutisme et a lutté contre
le pouvoir de la couronne. L'Angleterre est indubitablement le
pays le plus libre - ou mieux, le moins soumis à l'arbitraire - de
tous les pays du monde, y compris l'Amérique du Nord, si bien
que l'Anglais possède un sens inné de l'indépendance privée,
dont nul Français - ne parlons pas des Allemands - ne peut se
glorifier** ». Mais l'éloge s'arrête précisément là, à la frontière
de la vertu privée ; car dans la sphère publique, les droits pro-
clamés sont vidés de leur contenu. La liberté de presse est aussi
dépendante du pouvoir politique qu'en Prusse - et c'est tout
dire ! - , le droit de réunion est soumis à de strictes restrictions
policières, le droit d'association et Yhabeas corpus sont de fait
l'apanage des riches, qui seuls disposent des moyens pour les
faire respecter. Engels renverse donc terme à terme le schéma
libéral, qui exalte la liberté politique anglaise et rejette les zones
d'ombre dans le domaine du privé, mais c'est paradoxalement
pour mieux le rejoindre quand il affirme que l'Angleterre est en
avance sur la France concernant le développement révolution-
naire. Il constate, certes, que la monarchie joue un rôle fonda-
mental. et qui va croissant, dans l'imaginaire politique « des
Anglais », prolétaires inclus si l'on se souvient de sa remarque
de 1843 sur l'attitude constitutionnelle des socialistes outre-
Manche. Il parle même de « culte écœurant de la royauté en tant
que telle » mais, justement, il ne s'agit pour lui que d'un culte, de
246
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
l'adoration d'un fétiche dépourvu de tout contenu effectif, d'un
maître mot intégralement autoréférentiel, à l'instar de « Dieu »,
donc totalement vide". Le décorum de la monarchie britannique
fonctionne ainsi comme une métaphorisation hyperbolique de
la théologie propre à la forme politique, y compris démocra-
tique, en tant que réalité aliénée, image inversée des rapports
sociaux qui se survit à elle-même, donc plus facile à déchiffrer
et à « remettre sur pied ».
Dévalorisation du politique et dévalorisation de l'idéologique
vont de pair. Les effets réels de l'illusion politique sont pure-
ment et simplement niés ; la fonction stabilisatrice et intégrative
-jusque dans la classe ouvrière - de la monarchie, son rôle dans
la formation d'un nationalisme de type impérial et d'une culture
politique tout à la fois gallophobe, hostile à la démocratie et à
tout esprit révolutionnaire, sont évacués de l'analyse. Dans ces
conditions Engels peut en effet penser que la voie « sociale »
anglaise permet d'éviter de se faire piéger dans la question
du régime politique, qui continue à absorber les Français, en
dépit de leur communisme. Aux Anglais, il devient possible,
toujours selon Engels, de sauter en quelque sorte l'étape d'une
« simple » république, pour s'engager directement dans celle
de la démocratie sociale et du socialisme. S'il en est ainsi, on
peut tranquillement défendre cette position inouïe, à la limite
de l'absurdité pure et simple, selon laquelle la classe ouvrière
britannique, malgré son extrême modération politique, son sou-
tien à la monarchie constitutionnelle, son aversion déclarée pour
la violence, est plus près de la victoire révolutionnaire qu'un
prolétariat trempé dans l'expérience de plusieurs révolutions
récentes, d'une radicalité à fleur de peau et d'une culture poli-
tique sans équivalent en Europe - l'inventeur collectif du com-
munisme - , comme le prolétariat français. Pourtant, sans cette
inversion, c'est toute la « dialectique », à forte torsion finaliste,
du politique et du social qui est remise en cause. On ne saurait
mieux illustrer les méprises auxquelles un certain parler alle-
mand conduit celui qui, parmi nos publicistes et intellectuels
rhénans, s'affirme pourtant comme le plus concrètement poli-
tique, en tout cas le plus proche de ces forces immenses dont
dépend le bouleversement de l'ordre existant.

247
II. Le prolétariat : « population » ou « classe » ?

À n'en point douter, la Situation de la classe laborieuse en


Angleterre donnera de la classe en question une image et un
statut dont l'impact dans la tradition du mouvement ouvrier n'a
d'égal que la faible attention accordée à leurs présupposés théo-
riques. Tout se passe comme si les seules questions posées par
cet ouvrage fondateur ne concernaient au fond que l'exactitude
des descriptions, ou de l'anticipation politique qui les accom-
pagne, sans interroger ce qui, dans le texte même, autorise,
et rend même indissociables, la critique de type « positiviste »
et celle de type « historiciste ». Il n'est pourtant pas très diffi-
cile de remonter au présupposé unique de cette combinaison
caractéristique, qui n'est autre que le présupposé anthropolo-
gique qui sous-tend l'ensemble du propos engelsien. La tâche
s'avère d'autant plus simple que les éléments constitutifs en sont
livrés, avec une clarté proche de la naïveté, par l'auteur dès les
premières pages de l'ouvrage (dédicace et préface). Si Engels
dédie celui-ci « aux classes laborieuses de Grande-Bretagne »,
identifiant ainsi le dédicataire et l'objet de l'analyse, il ne pré-
tend pas parler en leur nom, ni adopter à proprement parler
« leur » point de vue (en tant que classe) mais bien plutôt rame-
ner ce point de vue à un point de vue supérieur, qui en révèle
le contenu de vérité : le point de vue de l'humanité1™. Ce n'est
qu'au niveau du Genre humain que peut s'établir l'identité du
destinataire, de l'auteur et de l'objet de l'ouvrage, du sujet et
de l'objet de la connaissance. « L'homme est la vérité du prolé-
taire », parce que, du fait même de son inhumanité (produit de
sa déshumanisation), le « prolétaire est l'homme de l'homme »,
il révèle ce qu'il y a de plus humain dans l'homme et peut en
conséquence (nous) amener à sa vérité (qui est aussi la nôtre)101 :
ainsi pourrait s'énoncer le postulat anthropologique qui signe
l'appartenance de l'ouvrage d'Engels à la matrice discursive des
« sciences humaines » et, plus généralement, du socle huma-
niste moderne.
Le statut de la classe laborieuse dans la Situation repré-
sente un cas exemplaire de ce que M. Foucault a nommé le
doublet empirico-transcendantal, le redoublement constitutif
249
Philosophie et révolution
de l'homme en tant que fondement de sa propre finitude. De là
l'oscillation inhérente à un discours qui fait valoir l'empirique
au niveau du transcendantal et la part de refoulé que cette opé-
ration (qui se déroule sur le mode du toujours-déjà : d'avance
ratée et réitérable) comporte. L'ambition d'Engels - annoncée
dès la préface par le coup de force sémantique qui identifie
« indigent », « ouvrier » (working man, l'homme au labeur) et
« prolétariat101 » - consiste à établir une parfaite continuité entre
l'analyse de la « situation » de la classe, ou plutôt de la « popula-
tion laborieuse », et celle de la classe en tant que « mouvement
ouvrier », en d'autres termes entre l'ouvrier empirique produit
de sa condition prolétaire et l'ouvrier « en tant qu'homme »,
engagé dans une lutte contre cette même condition qui en fait
le porteur de la « cause de l'humanité tout entière ».
Or, l'étude du texte nous le montrera, la dualité ne cesse
de rejaillir et devient source d'une instabilité irréductible aux
incessantes tentatives de résolution entre lesquelles le discours
engelsien est condamné à se débattre. Ses effets se manifes-
teront dans toute leur ampleur lorsque, en fin de récit, sera
abordé le point hautement sensible, où se joue la question de
la révolution : les rapports du Genre et de la classe, de l'Un de
l'essence humaine, dans l'imminence posée de son avènement,
et des insoutenables effets de l'antagonisme, qui ne cessent de
hanter toute image de l'humanité présente et à venir.

1. Du « social » au « socialisme » : le grand roman


de l'organisation

Enquête consacrée au monde ouvrier de Manchester, la Situation


participe d'une littérature qui se développe rapidement en
Europe dans les années 1830 et 1840 sous la houlette, pour
l'essentiel, de médecins et d'hommes de lettres, réformateurs
sociaux convaincus. Par son ampleur, la solidité de sa docu-
mentation, et ses qualités narratives, elle s'annonce aussitôt
comme une contribution importante aux « sciences humaines »
en voie de constitution, et plus particulièrement à la « science
du social » en tant que le social désigne à la fois ce qui consti-
tue l'essence propre de l'homme et ce qui en rend possible la
connaissance, un principe fondateur à la portée à la fois nor-
mative et épistémologique. Œuvre d'un genre « scientifique »
nouveau, contemporain de l'extension foudroyante de ce cos-
mos industriel, la Situation s'inscrit donc pleinement dans ce
type de discours tourné vers l'étude de l'objet logé au cœur du
social : la « population » en tant qu'agrégat composé d'unités
250
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
particulières, Le. d'individus juridiquement libres et égaux,
dégagés des liens traditionnels. Individus atomisés et auto-
nomes mais pourtant déterminés, consciemment ou non, par
les circonstances objectives qui façonnent leur condition, par ces
circonstances nouvelles, sociales, issues de la révolution indus-
trielle. Chez Engels, non pas simple enquêteur engoncé dans son
matériau empirique mais authentique pionnier des « sciences
sociales ». la « société » se présente d'emblée comme un ordre
fragmenté et inintentionnel mais néanmoins total, dépourvu
d'extérieur ; une réïilité irréductible et déterminante dans la vie
des individus, mais aussi une réalité mobile et expansive108, un
ensemble de forces vitales, étroitement liées au mouvement des
populations, qu'il s'agit de réguler et de majorer104.
Le moraliste des textes antérieurs, correspondances ou
Esquisse de 1844, cède à présent la place au physiologistex à
l'observateur (nullement neutre, nous le verrons, mais sans
oublier que c'est là un trait commun à tous ces pionniers du
« social », indissociablement objet de connaissance et fonde-
ment normatif) ; un observateur, donc, des faits sociaux, avant
tout des « maux » sociaux, considérés en tant que « phénomènes
naturels », entièrement indépendants de la volonté des indivi-
dus, lesquels n'offrent à cet égard qu'une matière passive au jeu
des circonstances. Exemple, la vision de l'alcoolisme qui sévit
dans le prolétariat : « une nécessité physique et morale fait que,
dans ces conditions, une très grande partie des travailleurs doit
nécessairement succomber à l'alcoolisme [...]. L'alcoolisme a
cessé d'être un vice, dont on peut rendre responsable celui qui
s'y adonne; il devient un phénomène naturel, la conséquence
nécessaire et inéluctable de conditions données agissant sur un
objet qui - du moins quant à ces conditions - est sans volonté.
C'est à eux qui ont fait du travailleur un simple objet d'en endos-
ser la responsabilité108 ».
Il en va de même du crime, « résultat d'une loi naturelle »
comparable à celle, formulée par Réaumur, qui régit le passage
de la matière de l'état liquide à l'état gazeux : « sous l'action
brutale et abrutissante de la bourgeoisie, l'ouvrier devient pré-
cisément une chose aussi dépourvue de volonté que l'eau ; il est
soumis avec exactement la même nécessité aux lois de la nature
- pour lui, à un certain point, toute liberté cesse. C'est pourquoi,
parallèlement au développement du prolétariat, la criminalité
s'est accrue en Angleterre ; et la nation anglaise est devenue la
plus criminelle du monde entier100 ».
De là l'affirmation, surprenante à certains égards - en fait
typique de l'analytique de la finitude - , selon laquelle « le
251
Philosophie et révolution
socialisme anglais (c'est-à-dire le communisme) repose préci-
sément sur ce principe de l'irresponsabilité de l'individu101 » ; son
« irresponsabilité » est ce qui constitue son essence et qui rend
possible sa connaissance, donc la liberté de l'individu « irres-
ponsable », voilà en effet ce que nous apprend la théorie du
caractère d'Owen100. On peut parler à cet égard d'un owenisme
d'Engels, sans oublier que le manager de la filature de New
Lanark aimait se présenter lui-même comme l'inventeur de la
véritable « science de la société », le promoteur infatigable non
pas d'une utopie mais d'une technologie sociale éminemment
concrète, d'un social engineering entièrement rationnel (et
scientifiquement fondé) car adapté à la nouvelle réalité créée
par la révolution industrielle100. Difficile de ne pas penser ici
au modèle panoptique; comme le remarque E. P. Thompson,
« [Owen] était en un sens le nec plus ultra de l'utilitarisme,
planifiant la société comme un gigantesque panopticon indus-
triel110 ». Et sans oublier que Bentham, comme le relève Engels
lui-même - et comme Heine l'a noté avant lui - , était un auteur
très apprécié à l'intérieur du mouvement ouvrier111.
Revient ainsi à la surface le socle épistémique commun au
social-isme et à la socio-logie, ce que l'évolution sémantique
confirme1", à la fois quant à leur conception du rapport social -
conditionnement des individus par les circonstances extérieures
- et quant à leur finalité politique : l'élaboration de technologies
sociales destinées à traiter (de manière plus ou moins radicale
selon les diverses variantes) les « pathologies » collectives et
l'état chaotique dans lesquels la première révolution capita-
liste, dite « industrielle », a plongé les sociétés européennes.
En d'autres termes, d'anticiper sur, et de contribuer à, une réor-
ganisation d'ensemble des rapports sociaux qui les rendrait plus
harmonieux et transparents à eux-mêmes1". Si le socialisme se
présente comme toujours-déjà « scientifique », la « science de
la société » est quant à elle obligée de lui disputer ce terrain.
Plutôt que de s'adonner à l'exercice canonique, et large-
ment formel, opposant « science » et « utopie », il paraît en ce
sens bien plus éclairant de se pencher sur ce lien constitutif
qui rattache la pensée du social - social-isme et socio-logie -
à la tradition utopique. Si l'utopie classique peut être définie
comme le « grand roman de l'Etat 1 " », le récit des conditions
de la pleine coïncidence des individus à leur essence de sujet de
droit, l'utopie moderne, ou « sociale », réagence cette anthro-
pologie juridique, interne aux appareils administratifs de l'État,
et la fait fonctionner, à travers la généralisation du schème de
l'organisation sociale, ou plutôt grâce à la production du social
252
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
(ou du « lien social », du social comme lien) par l'organisation111,
en tant que dispositif de production de la « vie » individuelle et
collective, de la « population » et de la « société ».
Contrairement à ce qu'affirme la critique libérale d'hier et
d'aujourd'hui, le grand roman de l'organisation n'est pas en soi
« totalitaire », ou du moins pas davantage que l'État moderne
en tant que tel, y compris le plus libéral, pas davantage si l'on
préfère que le panoptisme benthamien ; car, de même que les
utopistes classiques suggéraient que « l'on peut, [et même]
que l'on doit, à un certain niveau, (et aucun jusnaturaliste n'y
contredira) faire abstraction de la propriété privée pour penser
le rapport entre l'État et les sujets du droit11* », pour neutraliser
(dans l'imaginaire) les obstacles au fonctionnement idéal de la
souveraineté étatique 1 ", les utopistes modernes proposent de
faire, à un certain niveau, abstraction non pas de la propriété
mais de la concurrence et du marché (et accessoirement des
résidus prémodernes que sont la famille patriarcale, l'Église
instituée, etc.) pour penser le rapport idéal des appareils d'État
modernes (famille, école, asiles, etc. inclus) aux individus et aux
populations.
En somme, le dispositif narratif et la charge critique propres au
discours utopique servent de révélateur et de régulateur internes
au fonctionnement effectif des technologies sociales réelles éla-
borées par les dispositifs du pouvoir étatique ; ils participent acti-
vement à la rationalisation des pratiques gouvernementales, à
l'élaboration de cette « gouvernementalité » (M. Foucault) propre
à l'État capitaliste. Aux juristes succèdent dès lors les ingénieurs
du social, tout particulièrement les gestionnaires des appareils du
bio-pouvoir émergeant (de la fabrique et du workhouse jusqu'au
dispositif médical ou pénitentiaire), nouveaux philosophes de
l'ère industrielle selon les termes d'Engels11*. D'où l'appartenance
évidente de la thématique - parfois prise pour une bizarrerie
extrinsèque au projet de réforme sociale - desdits « socialistes
utopiques » au régime discursif du bio-pouvoir, tant dans sa
dimension d'anatomie politique du corps que dans la biopolitique
des populations qu'il met en œuvre : principe de la série chez
Fourier, fondateur du « mécanisme sociétaire » (instrument adé-
quat à la régulation des mouvements et événements affectant les
populations), intérêt constant d'Owen pour l'éducation des corps,
la phrénologie et la régénération de la race humaine (le titre de
l'un de ses principaux ouvrages est The Révolution in the Mind
and Practice of Human Race), gouvernement saint-simonien des
« élus », technocrates chargés d'administrer la société comme on
gère des choses, etc.

253
Philosophie et révolution
Le récit utopique se constitue donc non pas comme l'autre
irréductible mais bien comme l'envers du pouvoir, la neutralisa-
tion formelle des entraves à son déploiement, bref comme l'ima-
ginaire impolitique dans lequel se projette tout pouvoir trans-
cendant. Ses effets sont cependant tout à fait réels : le discours
utopique adhère à une pratique interne au dispositif du pou-
voir. Il fonctionne comme un garde-fou, un self-control, un outil
d'auto-rectification permanente de ses modalités d'exercice.
Or, la Situation en témoigne, le discours utopique est constitu-
tif de l'entreprise théorique à laquelle Engels participe à titre
fondateur : si « dépassement » il y a, il implique la « négation/
réalisation » de la science sociale utopienne dans la « science
nouvelle » d'un socialisme arrivé à maturité.
Le rapport fort, et complexe, d'Engels à Owen, qu'il avait
connu personnellement, ne se démentira d'ailleurs pas par la
suite ; en témoignent les appréciations élogieuses de La Sainte
Famille et de l'Anti-Diihringla constante fascination vis-
à-vis de l'ingénierie sociale owenienne, de sa « compétence
technique », de sa posture « pratique ». En fait c'est toute la
conception du socialisme consignée dans YAnti-Diihring, dont
on connaît le rôle fondateur pour la doctrine et le discours de
la IIe Internationale140, comme antithèse de la concurrence mar-
chande et de l'« anarchie » du capitalisme, qu'il faudrait ici exa-
miner. Notons simplement, pour l'instant, qu'elle se construit
autour de la figure de Y organisation comme essence même de
la vie sociale, et de ses corollaires111 : l'économie organisée au
moyen du plan, la maîtrise consciente d'une société supposée
homogène, etc. Il ne s'agit pas d'ailleurs de thèmes originaux,
même si Engels contribue à leur fixation dans le « sens com-
mun » du mouvement socialiste (et surtout : dans celui d'une
« orthodoxie » marxiste), mais plutôt des topoi qui ne sont pas
spécifiquement d'Engels, « mais qui sont le xrx® siècle ventri-
loque, parlant à travers lui 1 " ».
Pour revenir, et nous limiter ici, au rapport Owen/Engels, le
point culminant de cette filiation ambiguë est sans doute atteint
avec les modifications apportées en 1888 à la troisième thèse
sur Feuerbach, tout à fait exemplaires de l'attitude engelsienne
vis-à-vis de cette « doctrine matérialiste du changement des cir-
constances et de l'éducation » - qui oublie pourtant que « les cir-
constances sont changées par les hommes » et que « l'éducateur
doit lui-même être éduqué ». L'enjeu de cette réécriture111 n'est
rien moins que la définition marxienne de la pratique révolu-
tionnaire (revolutionàre Praxis) dans son immanence absolue au
mouvement des rapports sociaux et de leurs antagonismes, en
254
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
tant que « coïncidence du changement des circonstances et de
l'activité humaine ou autochangement (Selbstverànderung) ».
Or, les rectifications, ou plus exactement : les « ratures »
engelsiennes, si elles associent le nom d'Owen à la doctrine
matérialiste critiquée au début de la thèse114 - ce qui paraît rele-
ver d'une mise à distance - , s'empressent d'atténuer la radicalité
immanentiste de la définition marxienne, en substituant « ren-
versante » (umwàlzende) à « révolutionnaire » et en supprimant
purement et simplement « autochangement1" ». Elles couvrent
de l'autorité immense qui était celle d'Engels la prédominance
des vieilles conceptions dualistes au sein du mouvement ouvrier,
et de leur corollaire : une conception pédagogique-étatiste du
rapport entre la théorie et le mouvement réel, le parti et la
classe. Elles font basculer le projet émancipateur du côté des
discours du pouvoir, de « ceux qui savent », des appareils qui
reproduisent les traits structurels de la division capitaliste du
travail. Il faut se rappeler que, bien avant la célèbre maxime de
Staline « les cadres décident de tout », l'exécuteur testamentaire
d'Engels (et, de ce fait, de Marx) Karl Kautsky constatait de son
côté qu'« aucune personne raisonnable ne voudrait commencer
à édifier une maison avant que son plan tout entier fût terminé et
approuvé par les gens compétents1" ». Loin d'être exceptionnel,
ce type d'assertions faisait partie du sens commun des cadres
de la IIe Internationale et de leur compréhension du marxisme,
comme en témoigne par exemple cette phrase extraite d'une
lettre de Guesde à Marx : « Comme vous, je conteste finale-
ment que la simple destruction de ce qui existe soit suffisante
pour instaurer ce que nous voulons, et je pense qu'à terme plus
ou moins long, la direction doit venir du haut, de ceux qui en
"savent plus" 1 ". » Il est, à cet égard, tout à fait regrettable que
la réponse de Marx à cette lettre n'ait pas été retrouvée...

2. Un physiologiste dans la grande ville

Venons-en à présent aux thèmes emblématiques de l'enquête


engelsienne. Les titres des chapitres de la Situation parlent
d'eux-mêmes : les grandes villes, la « concurrence », les mou-
vements de population (« l'immigration irlandaise »), la division
sociale du travail et ses effets (« les différentes branches d'indus-
trie », « le prolétariat agricole », etc.). Le regard sociologique
s'affirme 1 ", résolument médical, omniprésent, qui, à partir des
symptômes qui s'offrent à son champ de vision, diagnostique
dans l'« organisme social » les diverses « pathologies » : « les
grandes villes ont transformé la maladie de l'organisme social
255
Philosophie et révolution
qui se manifeste à la campagne sous forme chronique, en une
affection aiguë ; elles ont ainsi clairement révélé sa véritable
nature et simultanément le véritable moyen de la guérir11* ».
Quant à la thérapie, Engels paraît ne pas rejeter les remèdes de
choc ; une purge s'avère nécessaire pour régénérer l'organisme
malade, quitte à lui faire subir une saignée : « l'évolution de
la maladie sociale dont souffre l'Angleterre est la même que
celle d'une maladie physique; elle évolue selon certaines lois et
a ses crises, dont la dernière et la plus violente décide du sort
du patient. Et comme il est impossible que la nation anglaise
succombe à cette dernière crise, et qu'elle doit nécessairement
sortir renouvelée et régénérée, on ne peut que se réjouir de tout
ce qui porte le mal à son paroxysme1*0 ». L'horizon est insépa-
rable d'une crise, dont il reste à préciser la transition qui en
viendra à bout.
Puissamment étayé par les rapports des diverses commis-
sions d'enquête, le regard médical sous-tend l'attention obses-
sionnelle portée à l'« état physique et moral » qui spécifie la
« situation » ouvrière. Et tout d'abord à l'état physique, car,
dans la Situation, il est sans cesse question des corps, de leur
force (ou de leur débilité), de leurs combinaisons et des rapports
qui se construisent entre eux. Ces rapports semblent d'emblée
concentrer le marquage des clivages de classe. De très longues
descriptions s'efforcent d'enserrer les corps des prolétaires
dans les catégories forgées par le regard médical, en tant que
porteurs sensibles des stigmates et des pathologies induits par
le travail manuel. Les thèmes qui reviennent sans cesse sont
ceux de la difformité (petite taille, malformations, mutilations
diverses1*1), de la maladie (directement liée aux conditions de
vie et de travail), de l'aspect extérieur « étique », bref d'un état
d'affaiblissement chronique, héréditairement transmissible, des
forces de l'organisme des prolétaires. L'obsession de la taille,
l'angoisse d'assister à un processus de rapetissement du type
humain induit par le travail industriel, joue un rôle essentiel
dans la représentation des ouvriers comme une (sous) race
distincte ; Engels rapporte même les propos d'un industriel qui
craint que « les ouvriers des usines du Lancashire ne deviennent
une race de pygmées1** ».
Quant à la condition « morale », le tableau qui en rend
compte tourne constamment autour de cinq variables : le niveau
d'instruction (très bas), les deux « plaisirs » dont l'excès forme la
marque distinctive du prolétaire : l'alcool et les rapports sexuels,
le rapport à la religion (distendu) et la situation familiale (mar-
quée par la dissolution et l'inversion des rôles). Aux alentours
256
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
de ces variables apparaissent, au second plan, les figures du
délinquant et criminel, voire du criminel monstrueux1". À n'en
pas douter, le regard engelsien suit fidèlement les modalités de
pénétration des dispositifs de contrôle des « populations » parmi
les couches populaires au début du xix e siècle 1 " : essor de la
prison et fabrication du « délinquant » (et de sa figure com-
plémentaire, le « criminel monstrueux »), gestion de la natalité
(d'où la nécessité interne d'Engels de délimiter son discours par
rapport à la position malthusienne : si ce besoin paraît telle-
ment insistant c'est que les deux positions s'affrontent pour une
part à l'intérieur d'un même régime discursif) ; organisation de
la famille « canonique », menacée par les effets dissolvants de
la révolution industrielle (du fait notamment de l'inversion des
rôles « naturels » féminins et masculins qui nourrit ce grand
fantasme de dérèglement social généralisé 1 ") en vue de la
« moralisation des classes pauvres ». Tout ceci s'opère à tra-
vers le contrôle médical et judiciaire des conditions d'hygiène,
des difformités, perversions et autres pathologies corporelles ou
mentales et au nom d'une majoration des forces vitales tant du
corps individuel que du corps collectif nommé « population »,
ou même « société ». D'où la très forte teneur « sexualisante »
des descriptions d'Engels.
Le discours engelsien s'inscrit incontestablement dans le dis-
positif de ce « pouvoir sur la vie », ou « bio-pouvoir1" », dont le
déploiement impulse la réorganisation des savoirs qui s'opère
avec l'émergence des « sciences humaines ». Il participe de son
double aspect, anatomo-pathologie (ou anatomo-politique) du
corps individuel et biopolitique de la population, qui détermine
les deux procédures principales, étroitement complémentaires,
de la « mise en situation » du prolétariat : l'assujettissement du
corps prolétaire - à travers notamment sa sexualisation111 - , et
la racisation du groupe social des ouvriers. Les descriptions des
corps prolétaires par Engels traduisent de manière très signi-
ficative les sentiments ambivalents de mépris et de crainte ins-
pirés par le travail corporel, par l'extrême violence physique et
symbolique inscrite dans les corps soumis à la mécanisation de la
fabrique. Comme le souligne E Balibar, la division capitaliste du
travail, tout particulièrement en tant qu'elle se présente comme
scission du travail manuel et du travail intellectuel, « modifie le
statut du corps humain (le statut humain du corps) : [elle] crée
des hommes-corps dont le corps est un corps machine, morcelé
et dominé, utilisé pour une fonction ou un geste isolables, à la
fois détruit dans son intégrité et fétichisé, atrophié et hypertro-
phié dans ses organes utiles 1 " ». De là, la métaphorisation de

257
Philosophie et révolution
cette destruction de corps surexploités en images de « dégé-
nérescence » et d'« affaiblissement vital de l'organisme », en
fantasmes permanents d'une rechute vers l'animalité qui, nous
le verrons, se fixeront sur cette fraction de la population prolé-
taire qui condense la totalité de ces stigmates de sous-humanité :
les immigrés irlandais. Ces hommes-corps apparaîtront comme
porteurs d'une sexualité « précoce et déréglée1** », dont l'exu-
bérance projetée, qui nourrit ici aussi ces mêmes sentiments
troubles de fascination et de répulsion, traduit une sexualisation
fétichiste de ce sous-corps, une sorte de réversibilité permanente
de sa débilité en surpuissance « bestiale ». Les métaphores ani-
males, notamment de scènes d'accouplement collectif favorisé
par la chaleur des corps et de l'environnement ambiant, sont
particulièrement suggestives14*.
La sexualisation fait partie d'un ensemble discursif qui
s'acharne à rendre en permanence visible la différence de
classe, à éliminer toute opacité qui entoure la somatisation de
la « situation » prolétaire, à l'offrir pleinement à la clarté du
regard souverain. Très significativement, ce qu'Engels reproche
à la grande ville, dans des analyses novatrices pour l'époque
(les parcours d'Engels dans le Manchester des années 1842-
44 comptent, après celles, londoniennes, de Heine, parmi les
premières grandes « flâneries » de la littérature moderne141),
c'est que sa structure spatiale rend invisible la classe ouvrière,
tout en instaurant simultanément le primat du visuel qui rend
perceptible cette invisibilisation : « nulle part ailleurs qu'à
Manchester je n'ai constaté d'isolement aussi systématique de
la classe ouvrière, tenue à l'écart des grandes rues, un art aussi
délicat de masquer tout ce qui pourrait blesser la vue ou les
nerfs de la bourgeoisie14* ».
La grande ville n'est donc pas seulement, par l'instauration
de nouvelles matrices spatio-temporelles, le lieu de l'atomisation
des individus (le thème de la foule solitaire14* et ses corrélatifs, la
figure du flâneur ou du criminel, apparaît d'abord chez Heine,
Engels et Poe, avant d'éclore chez Baudelaire) mais également
un obstacle à la fois posé et levé par le nouveau régime de par-
tage du visible et de l'invisible. Elle n'est plus ce « monde dans
le monde », « monde différent et différence devenue monde »,
qu'était la ville préindustrielle et (très largement) précapitaliste
de l'âge classique144, mais une véritable Seconde Nature148, ten-
danciellement dépourvue d'extériorité, un univers total ayant
aboli la différence dans le même de la spatio-temporalité du
Capital. D'où le déplacement des figurations utopiques urbaines;
dans la ville classique, comme l'a montré Marin, la co-présence
258
PLAN S B MANCHESTER ET S E S ÏNVTHONS

.^"Tr&U

quartier COmmrr*,aJ

de l'univers bourgeois et de l'absolutisme, de la Ville et de la


(toute proche) Nature, laisse apparaître une pluralité de lieux
non-congruents qui font qu'un plan de ville peut fonctionner,
en tant que tel, comme un diagramme utopique. Par contre
le Manchester engelsien (cf. infra à propos de son plan), typi-
quement moderne, est une authentique figure « dystopique »,
l'expérience d'une perte, le résultat de la destruction du Passé
encore présent dans son Wuppertal natal (la Nature, le Passé),
une utopie négative devenue une Seconde Nature (la « jungle
urbaine ») hantée par son envers, irreprésentable sur un plan
quelconque : la destruction du destructeur, la fin de la ville, la
vision de la ville comme ruine (la revanche de la Première sur
la Seconde Nature) deviennent les seules utopies (anti-urbaines)
possibles14*.
La description de Manchester s'organise autour d'un plan
de la ville (cf. ci-dessus), qui permet à notre regard, identifié
ainsi à celui de l'auteur, de la parcourir sans encombre. Le
plan de Manchester et de ses environs147 permet d'organiser la
« visite guidée » de la ville148 autour d'un support visuel immé-
diatement lisible, offert à la souveraineté illimitée du regard.
Le Manchester représenté offre ainsi le diagramme idéal d'une
259
Philosophie et révolution
ville intégralement façonnée par l'accumulation capitaliste : un
espace homogène et gris, s'étirant le long des axes de circula-
tion des marchandises et des flux productifs et de main-d'œuvre
(rues, canaux, chemin de fer), espace tentaculaire (aucun élé-
ment graphique ne vient assigner une limite de la ville en tant
que telle : la description des « environs » nous avait déjà avertis
de leur transformation en extension des quartiers ouvriers du
centre) donc dépourvu d'extérieur représentable. Les seuls élé-
ments spécifiés figurativement sont, de manière significative, les
casernes (emplacement indiqué par un trait) et le quartier com-
mercial (espace hachuré). Fournis par le hors-plan (indications
de la légende), les éléments du code dans lequel se formulent
les énoncés de la « visite guidée » se limitent à la Bourse, au
Poorhouse (et son prolongement : le cimetière des pauvres), à
quelques noms de ponts ou de quartiers misérables et à deux
églises « vestiges du vieux Manchester de l'époque préindus-
trielle 10 », seules bornes résiduelles d'une temporalité autre que
celle du capital110.
Engels ne se contente pas cependant de la représentation
cartographique, bidimensionnelle, de la ville. Il y plonge, la
parcourt dans toute son épaisseur et y collecte les matériaux
de sa physiologie urbaine. Celle-ci comprend, et c'est ce lien
entre regard et champ de l'expérience qui est constitutif de la
littérature médicale, voire de la littérature tout court de cette
période181, une physiognomonie et une caractérologie, éléments
indispensables à la constitution de l'anatomo-pathologie poli-
tique du prolétariat. Le nouveau régime de visibilité et de nar-
ration ne se limite pas à la seule observation visuelle ; il implique
un certain type de proximité ambivalente, déjà suggéré par les
images de promiscuité et de massification de la grande ville,
un contact physique à la fois recherché, parce que nécessaire
pour pénétrer en profondeur et tirer à la surface ce que recèle
l'organisme social/urbain, et craint, car il vient percuter sur le
spectacle de la misère, de la difformité et de la saleté des corps
que ce même regard traque de près.
L'ordre des causes pourrait sans doute aussi être inversé
dans la mesure où c'est précisément son aspect menaçant qui
rend le contact physique esthétiquement fascinant et désirable,
tandis que sa nécessité gnoséologique peut elle-même devenir
source d'effroi188. La foule londonienne, encore comparée par
Heine à un « fleuve agité de figures humaines vivantes » contras-
tant avec un paysage urbain dominé par la mort Oa « forêt de
briques188 »), prend chez Engels une dimension proprement
spectrale : l'image de ces corps prolétaires dont la mort s'est
260
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
déjà pour partie emparée, que la bourgeoisie s'acharne à écar-
ter de son champ de vision, hante les pages de l'ouvrage. Engels
tente de s'en délivrer, en la portant vers la lumière, en faisant
la lumière sur ce qu'elle dévoile. Dans sa dédicace « aux classes
laborieuses de Grande-Bretagne », s'adressant directement aux
ouvriers, il affirme : « je voulais vous voir dans vos demeures,
vous observer dans votre existence quotidienne, parler avec
vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, être témoin
de vos luttes contre le pouvoir social et politique de vos oppres-
seurs » et il s'en déclare « heureux et fier"4 ». Mais, dans la suite
de l'ouvrage, l'ambivalence spectrale resurgit, le ton est moins
lyrique, souvent dominé par des images morbides, le regard
hanté par la peur et la répulsion du spectacle qui s'étale et
envahit la totalité du domaine de l'expérience.
De la grande ville et de sa population, la Situation propose une
vision en profondeur; une « coupe d'essence » qui dévoile l'en-
vers du décor, une plongée dans les recoins des taudis ouvriers,
dans l'entrelacement de cours intérieures privées d'air et de
lumière, une descente dans les enfers brûlants des fabriques
et des mines. En cela aussi elle s'inscrit dans la matrice discur-
sive qui émerge au cours de la première moitié du xixe siècle.
Constitutive du nouveau régime de visibilité, la découverte de
la « profondeur » du corps et du tissu organique par le regard
médical (l'anatomo-pathologie de Laënnec et Bichat) est contem-
poraine de celle de l'espace urbain par la flânerie de Heine, le
roman réaliste ou policier.
Logés dans les plis de cette structure tridimensionnelle, les
« passages » (cf. ci-dessous) en vogue dans les années quarante

Ru»

Rut

Rut
If Troitiém» nngé» àt cottage 'ti
• 'V^v' Ky^-Sy-y. ÎVV^YS&I;k: Rangé* du miliui c
% Prwmiir*renpétd» cotttçt A
Rut
Philosophie et révolution
du xixe siècle construisent des intermédiaires entre l'intérieur
et l'extérieur, de la même manière que le feuilleton « trans-
forme un boulevard en intérieur » et que « la rue devient un
appartement pour le flâneur qui est chez lui entre les façades
des immeubles comme le bourgeois entre ses quatre murs 1 " ».
L'équivalent médical du passage serait le stéthoscope tandis que
le « coup d'œil » du médecin s'ordonne parallèlement à celui du
romancier réaliste, tous deux hantés par les figures du dévoile-
ment, de la percée en profondeur, et de la réduction projective
de la tridimensionnalité en surface plane : « le problème est
donc de faire affleurer en surface ce qui s'étage en profondeur ;
la sémiologie ne sera plus une lecture, mais cet ensemble de
techniques qui permet de constituer une anatomie pathologique
projective. [...] Le regard de l'anatomo-clinicien devra repérer un
volume ; il aura affaire à la complexité de données spatiales qui
pour la première fois en médecine sont tridimensionnelles1" ».
L'homologie avec la démarche de Balzac, dans la descrip-
tion qu'en fait un proche de Baudelaire, H. Babou, est patente :
« quand Balzac découvre les toits ou perce les murs pour don-
ner un champ libre à l'observation, vous parlez insidieusement
au portier, vous vous glissez le long des clôtures, vous prati-
quez de petits trous dans les cloisons, vous écoutez aux portes,
vous braquez votre lunette d'approche, la nuit, sur les ombres
chinoises qui dansent au loin derrière les vitres éclairées ; vous
faites, en un mot, ce que nos voisins anglais appellent dans leur
pruderie le police detective1" ». Ce regard n'est donc en rien
l'apanage de quelques spécialistes ; relayé, sous des formes plus
ou moins savantes ou vulgarisées, par une immense littérature,
y compris par « la » littérature, il se répand dans de très larges
couches de la société et devient un élément du « sens commun »
de l'époque.
Rien d'étonnant alors si, dans un chapitre de la Sainte
Famille'" qui constitue - malheureusement - l'une de ses rares
incursions dans l'analyse de la « culture de masse », Marx se
penche, et même assez longuement, sur une version feuilleto-
nesque immensément populaire du récit réaliste, les « mys-
tères » d'Eugène Sue. La question de la « profondeur », dans
le sens des techniques narratives, en forme justement le thème
principal. Il se trouve que ce même roman avait déjà fait l'ob-
jet, un an auparavant, d'une appréciation positive d'Engels, qui
saluait sa description « incisive » de la « misère et de la décom-
position des mœurs » et qui voyait dans son contenu social, sa
mise en scène de personnages issus des classes populaires,
la preuve que « l'écriture des romans a connu une révolution
262
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
complète dans ses dix dernières années1** ». Dans la Sainte-
Famille, dont Engels rédige par ailleurs quelques pages, le ton
sera tout autre. Marx soumettra au feu de sa critique et de son
sarcasme tant la platitude des schémas explicatifs de Sue - une
psychologie platement « matérialiste » du type social - que la
« sur-profondeur » spéculative de leur interprète jeune-hégé-
lien allemand, qui redouble l'hypostase du « mystère » en le
ramenant à l'activité omnipotente de la conscience. On ne sau-
rait mieux situer les enjeux politiques de cette représentation
populiste du peuple, qui parcourt toute la littérature de l'époque
et participe à façonner cet « esprit de 48 » avec lequel Marx ne
cessera de régler ses comptes.

3. De la lutte des classes à la lutte des races (et inversement)

Dans l'anatomo-pathologie de la Situation, la population


ouvrière relève de la catégorisation courante qui lui est réser-
vée par la science sociale de l'époque, celle d'une « classe »
mais aussi d'une « race » distinctes, d'un « peuple » et même
d'une « nation » autres que ceux de la bourgeoisie. Cette idée
se décline dans deux sens différents, mais néanmoins liés, selon
que l'accent est mis sur les stigmates propres à la « situation »
du prolétariat ou sur son être de classe, sur l'opposition qui le
constitue face aux dominants. Dans le premier cas nous avons
affaire à une « race déshumanisée, dégradée, rabaissée à un
niveau bestial, tant du point de vue intellectuel que du point de
vue moral, physiquement morbide1** ». Dans le second, Engels
propose un schème entièrement binaire, nettement plus valori-
sant, dans lequel bourgeoisie et prolétariat s'opposent comme
deux communautés totalement extérieures et ennemies l'une
de l'autre, c'est-à-dire comme peuples, et même comme nations
adverses, la référence à la race jouant ici plutôt un rôle de méta-
phore (sur le mode du « aussi différents que si... ») : « la classe
laborieuse anglaise est devenue peu à peu un peuple tout diffé-
rent de la bourgeoisie anglaise. La bourgeoisie a plus d'affini-
tés avec toutes les nations de la terre qu'avec les ouvriers qui
vivent à ses côtés. Les ouvriers parlent une langue différente, ont
d'autres idées et conceptions, d'autres mœurs et d'autres prin-
cipes moraux, une religion et une politique différentes de celles
de la bourgeoisie. Ce sont deux peuples différents, aussi diffé-
rents que s'ils étaient d'une autre race, et jusqu'ici nous n'en
connaissions sur le continent qu'un seul, la bourgeoisie. Et pour-
tant, c'est précisément le second, le peuple des prolétaires, qui
est de loin le plus important pour l'avenir de l'Angleterre1*1 ».

263
Philosophie et révolution
L'ambivalence engelsienne est en fait constitutive du dis-
cours sur la lutte des races et révélatrice des métamorphoses
qu'il subit au cours de la première moitié du xix e siècle16*.
La seconde version, contemporaine de celle sur les « deux
peuples » de Disraeli1*3, renvoie à une strate discursive très
ancienne, d'origine plutôt populaire-radicale dans sa version
anglaise mais aristocratique dans sa version française défen-
due par Boulainvilliers - qui présente la lutte des races comme
lutte entre entités étrangères, d'origine et de langue distinctes.
La notion de race, immédiatement codée en termes de groupe
social, y est cependant dépourvue de signification biologique
stable et souvent associée à la césure historique (plus ou moins
construite) d'une « invasion » normande en Angleterre1*4, ger-
mano-franque en France. Mais, déjà à l'époque d'Engels, le sta-
tut de ce discours est en train de changer : de langage d'oppo-
sants, fondant une vision intégralement agonistique de l'histoire,
il devient discours dominant, inséré dans les dispositifs du bio-
pouvoir1**. À présent, il ne s'agit plus d'un affrontement entre
races extérieures l'une à l'autre, dont la séparation antagoniste
renvoie avant tout à une différence d'origine géographique, mais
à la scission d'une seule et même race du fait de l'émergence
d'une sous-race, d'une sous-humanité, dont la dégénérescence
constitue une menace pour l'ensemble de la « race », pour toute
la « société ». Certes, la transcription biologique de l'ancien dis-
cours ne se fait pas d'un seul coup ; des formes mixtes existent,
à l'instar de ce passage de Carlyle cité - favorablement - par
Engels1**, et qui illustrent le télescopage entre les deux couches :
l'ancienne figure du radicalisme anglais sur l'indigène saxon
opprimé se juxtapose à la vision moderne de l'immigré irlandais
« sauvage », « dégradé » et proche de l'animalité, qui, au titre
de « fléau national », occupe la place antérieurement attribuée
au seigneur normand...
Dans un registre comparable, sinon identique, Engels n'est
pas si loin de Carlyle ; pour lui aussi, cette fraction bien particu-
lière du prolétariat concentre en elle, sur le mode de l'hyperbole,
l'ensemble des stigmates raciaux de la classe. Ce qui explique du
reste qu'elle soit reconnaissable de vue, qu'un coup d'œil, sou-
tenu par l'ouïe et l'odorat1*1, suffise pour répondre à la question
préalable « qui est irlandais ? » (et quelle est la couleur de sa
peau ? est-on tenté d'ajouter, pour paraphraser Jean Genêt)1**.
A cette signalétique infaillible (physionomie celte, accent, saleté
monstrueuse, alcoolisme) s'ajoute une caractérologie du type
national, non moins riche en images stéréotypées : l'Irlandais au
« tempérament insouciant et jovial », au « caractère méridional
264
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
et frivole » mais dont la « grossièreté le place à un niveau à
peine supérieur à celui du sauvage » et le rend « incapable de
goûter les plaisirs plus humains » que l'abrutissement éthy-
lique, etc"*. La population ouvrière immigrée apparaît en fait
comme la métonymie des problèmes posés par le prolétariat-
en-tant-que-population : son hétérogénéité, sa fluctuation, la
nécessité contradictoire - qu'Engels perçoit très bien" 0 - d'en
stabiliser une partie (essentiellement dans la grande industrie,
qui requiert régularité et discipline) tout en déstabilisant, par le
maintien de l'ouverture du flux de prolétarisation, les conditions
de reproduction de l'ensemble de la classe, pour alimenter en
permanence la tendance à la surexploitation. Car telle est bien,
comme l'indique la Situation et le démontreront par la suite les
analyses du Capital, la tendance lourde du mode de production
capitaliste, son « ouverture » essentielle111 : non pas l'exploita-
tion « moyenne » mais la surexploitation, même au prix d'une
non-reproduction physique de la force de travail, d'une destruc-
tion de « populations » entières.
Le prolétariat immigré se présente donc comme le prolétariat
du prolétariat, la partie la plus exploitée et dégénérée, la plus ani-
malisée de la « race » des ouvriers. Le trait se fait ici outrancier,
à la limite de la haine pure et simple : « ces gens, qui ont grandi
presque sans connaître les bienfaits de la civilisation, habitués
dès leur plus jeune âge aux privations de toutes sortes, grossiers,
buveurs, insoucieux de l'avenir, arrivent ainsi, apportant leurs
moeurs brutales dans une classe de la population qui a, pour
dire vrai, peu d'inclinaison pour la culture et la moralité"2 ». Les
Irlandais sont censés avoir « importé l'alcoolisme et la saleté »,
« l'entassement de plusieurs personnes dans une même pièce »,
une « nouvelle et anormale sorte d'élevage pratiqué dans les
grandes villes1" », celui du cochon, auquel ils finissent, dénue-
ment, saleté et promiscuité aidant, par ressembler de plus en
plus1". Engels, décidément proche de Carlyle1", reprend même
le thème de l'envahisseur étranger, bien enraciné dans l'idéologie
radicale-populaire anglaise (indigènes saxons contre aristocrates
normands), mais pour le retourner contre les « faibles », ou les
plus faibles parmi les faibles. L'« invasion » de ces échantillons
particulièrement dégradés de sous-hommes, systématiquement
ramenés à un état d'animalité, contribue à l'« avilissement » du
prolétariat anglais dans son ensemble, à la détérioration de ses
conditions de vie, de travail, de rémunération1". Une détériora-
tion qui se transmet par voie héréditaire et aboutit à ce résultat
apparemment terrifiant : la formation d'« une race d'ouvriers
fortement métissée de sang irlandais111 ».

265
Philosophie et révolution
Pourtant, l'attitude d'Engels vis-à-vis du prolétariat irlandais
ne se départage jamais d'une ambivalence très caractéristique11*.
Tout se passe comme si la transcription de l'ancien discours
sur la guerre des races en discours biologisant comportait des
moments de réversibilité, pendant lesquels la strate discursive
antérieure refait surface. L'immigré en tant que « sauvage »,
personnage caractéristique des récits de type jusnaturaliste qui
symbolise la période pré-civile, acquiert alors certaines des qua-
lités attribuées au « barbare » par le discours aristocratique
ancien : force vitale et bravoure, liberté conquérante d'un indi-
vidu extérieur (et non antérieur) à une « civilisation décadente »
- qu'il a pour mission historique de détruire"*. Pour que l'Angle-
terre sorte « renouvelée et régénérée » de la « maladie sociale »
qui l'accable, il faut que la crise soit « portée à son paroxysme ».
« Et l'immigration irlandaise, ajoute Engels, y contribue par
ce caractère vif, passionné, qu'elle acclimate en Angleterre et
qu'elle apporte à la classe ouvrière anglaise. À maints égards
les rapports entre Irlandais et Anglais sont les mêmes que ceux
entre Français et Allemands ; le mélange du tempérament irlan-
dais, plus léger, plus émotif, plus chaud, et du caractère anglais
calme, persévérant, réfléchi ne peut être à la longue que profi-
table aux deux parties. » Sur les ruines de la civilisation bour-
geoise, un monde nouveau pourra se construire.
Engels, nous l'avons vu en filigrane dans sa description de
Manchester, n'est d'ailleurs pas étranger à cette poésie des
ruines qui hante le regard moderne sur la ville et la société bour-
geoise. W. Benjamin parle de cette « vision archéologique de
la catastrophe », de l'amoncellement de ruines à partir duquel
le regard se porte sur le présent : ainsi, chez Baudelaire, mais
nous l'avons déjà vu avec Heine, c'est le « sentiment de la pré-
carité de la grande ville [qui] est à l'origine de la permanence
des poèmes qu'il écrit sur Paris"* ». M. Foucault relève cette
insistance du xixe siècle, de Goya à Delacroix ou Baudelaire, à
parler de la mort, tout particulièrement dans l'émergence du
regard médical"1. Engels, quant à lui, d'un tempérament certes
imprégné de romantisme mais peu porté à la mélancolie et non
dénué de relents vitalistes, penche plutôt vers Hegel ; l'image
morbide des corps, le spectacle de la décomposition sociale ne
sont pour lui qu'un moment transitoire, pendant lequel la lutte
entre la vie et la mort prépare l'avènement d'une forme de vie
nouvelle et supérieure. MAnti-Diihring ou les manuscrits regrou-
pés post mortem dans la Dialectique de la nature, ne diront pas
autre chose1** : la vie est contradiction, elle est ce qui résiste à la
mort ; « vivre c'est mourir », écrit Engels, dans des termes très
266
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
proches de ceux de Gaude Bernard (« la vie, c'est la mort ; la vie,
c'est la création ») ou même de Bichat (« la vie est l'ensemble
des fonctions qui résistent à la mort ») ,M .
La mort est contenue « en germe » dans la vie, elle lui est
immanente, elle en conditionne la productivité. Il n'en va pas
autrement, pour Engels, de la forme de vie urbaine, siège des
pathologies sociales, appréhendée du point de vue de sa fin, de
son effacement dans les sables d'un temps libéré du cauchemar
de l'historicité. Fidèle, dès ses années de jeunesse, à certaines
idées d'Owen et de Fourier dont il se réclame explicitement,
Engels ne cessera de rêver à la disparition des villes et à une
modalité de répartition de la population sur un territoire qui
élimine la concentration urbaine en tant que telle164 ; ce qui, d'un
autre côté, n'est sans doute pas sans rapport avec la tendresse
quelque peu vôlkisch1** dont il a pu faire preuve vis-à-vis des
« barbares », plus particulièrement des Germains vainqueurs
de la « civilisation et de l'Europe agonisantes », de leur « force
vitale » et leur mission régénératrice : « Mais quel est donc le
mystérieux sortilège grâce auquel les Germains insufflèrent à
l'Europe agonisante une nouvelle force vitale? [...] ce ne sont
pas leurs qualités nationales spécifiques qui ont rajeuni l'Europe
mais simplement... leur barbarie, leur organisation gentilice.
[...] Tout ce que les Germains inoculèrent au monde romain de
force vitale et de ferment vivifiant était barbarie. En fait seuls
des barbares sont capables de rajeunir un monde qui souffre
de civilisation agonisante11*. » L'argument comporte certes une
pointe polémique, dirigée contre « nos historiens chauvins181 »,
qui vise à mettre l'accent non pas sur les qualités, qu'Engels
admet néanmoins, de la « souche aryenne fort douée et en pleine
évolution vivante » propre aux Germains, mais sur les vertus de
leur organisation sociale « barbare » dépeinte comme commu-
nautaire et démocratique. Il se situe néanmoins sur un même
terrain discursif et semble partager avec lesdits historiens du
« sang et de la terre » une imagerie commune de la « barbarie »,
synonyme de la « force vitale et régénératrice », de « bravoure »
et de « liberté ».

4. Le champ de bataille

La matrice de la lutte de races est constitutive du discours engel-


sien de la lutte des classes, et même dans toute l'épaisseur de
sa sédimentation. Plutôt que d'un feuilleté régulier, mieux vau-
drait d'ailleurs parler de télescopage entre strates non-contem-
poraines, qui produit des combinaisons inattendues, tel le mixte
267
Philosophie et révolution
carlylien, qui combine la figure archaïque du vertueux indigène
saxon à la vision biologisante moderne de l'ennemi incarné par
la sous-race des prolétaires immigrés. Dans les formulations
d'Engels, ce qui est repris de l'ancien discours, c'est bien sûr
l'idée d'un antagonisme entre classes/races/peuples pensé en
termes de guerre, ou plus exactement de « guerre sociale 1 " ».
À l'évidence, c'est la capacité du discours de la guerre des races
à produire un récit intégralement agonistique de l'histoire, dis-
tinct tant du récit théologique que du jusnaturalisme, qui rend
possible et, à la limite, nécessaire - ce discours étant toujours-
déjà saturé de significations « classistes » - sa transcription
en une théorie de l'antagonisme de classe. Comme le souligne
M. Foucault, « ce discours de la guerre des races a fonctionné
comme une contre-histoire » et il ajoutait : « cette idée de la
révolution [...] on ne peut pas la dissocier de l'apparition et de
l'existence de cette pratique d'une contre-histoire », et même,
dans une formulation-limite : « le racisme c'est, littéralement
le discours de la révolution mais à l'envers 1 " ». Engels n'est
naturellement pas le seul concerné ; quand Marx aura également
besoin d'un schème narratif agonistique, dans le texte même où
le prolétariat entre en scène, il se référera, conjointement à la
dialectique du maître et de l'esclave, au schème de la lutte des
races 1 ". Comme l'indique la seconde adresse du conseil générai
de l'AIT (Première Internationale) à propos de la guerre franco-
allemande (septembre 1870)1*1, le spectre d'une transformation
de la guerre interétatique (donc, médiatement du moins, des
antagonismes de classe) en une « guerre de races » (germa-
niques contre « les races latines et slaves coalisées ») ne cesse
de hanter la vision marxienne de la révolution européenne.
Mais la notion de guerre ne remplit pas seulement une fonc-
tion métaphorique : elle façonne la conception même de l'affron-
tement entre groupes sociaux opposés assimilé à un combat
entre armées, entre camps symétriques, fondamentalement
extérieurs l'un à l'autre, et dont le vis-à-vis belliqueux sur le
champ de bataille constitue le seul contact possible. Les « jour-
nées » insurrectionnelles qui ont scandé la Révolution française
et les barricades des Trois Glorieuses fournissent une illustration
concrète, et largement répandue, de ce schéma, qui participe
des fondements du « sens commun » des révolutionnaires (mais
sans doute aussi des contre-révolutionnaires) tout au long de
l'« âge des révolutions » (1789-1848) (E. Hobsbawm), et même
au-delà. Concernant le « général », surnom attribué à Engels
par ses proches suite à ses commentaires de la guerre franco-
allemande de 1870, et plus particulièrement par la famille Marx,
268
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
on connaît l'intérêt qu'il a porté aux choses de la guerre durant
toute sa vie1**. Mais si Engels entend être général c'est avant
tout en tant que stratège1** de ce qu'il conçoit comme une armée
du prolétariat, ou du prolétariat en tant qu'armée. Au-delà de
l'importance de l'aspect proprement militaire de la politique, son
titre imaginaire renvoie à une conception hautement militaire
de la politique, c'est-à-dire de la lutte de classes, notamment du
parti-classe constamment désigné comme détachement avancé
de l'armée prolétarienne.
Le tournant stratégique des années 1880-901*4, la guerre de
positions se substituant à l'insurrection - mais il s'agit toujours
de concepts militaires - , ne fera que reconduire ce schème,
confortant ainsi les états-majors dans leur fonction. Une guerre
de positions, installée dans la durée, exige après tout une struc-
turation militaire bien plus solide et disciplinée (le maître mot)
qu'un soulèvement ponctuel : « [en 1848], c'étaient les masses
séparées et divisées selon les localités et les nationalités, unies
seulement par le sentiment de leurs souffrances communes,
peu évoluées, ballottées entre l'enthousiasme et le désespoir,
aujourd'hui c'est la seule grande armée internationale des socia-
listes, progressant sans cesse, croissant chaque jour en nombre,
en organisation, en discipline, en clairvoyance et en certitude de
la victoire. [...] cette puissante armée du prolétariat n'a toujours
pas atteint le but, bien loin de remporter la victoire d'un seul
coup, il faut qu'elle progresse lentement de position en position,
dans un combat dur, obstiné1** [ . . . ] » .
Le modèle de la guerre sociale, comme retournement mais
aussi comme prolongement du discours de la lutte des races,
offre, dans la version engelsienne de la théorie des deux peuples,
un fondement très efficace, anthropologique et socio-historique,
à une vision du prolétariat déjà à l'œuvre dans les écrits de 1842-
44 : celle d'une classe extérieure à la société bourgeoise, onto-
logiquement distincte en quelque sorte de la classe dominante,
préservée à l'avance des diverses formes de « contamination »
idéologique (forcément exogènes). Engels absout le prolétariat
des préjugés religieux, moral, politique et même national, qui
deviennent, dans le cadre de cette polarisation croissante entre
classes sociales, l'apanage exclusif de la bourgeoisie1**. C'est la
théorie de la « page blanche » ; le peuple, la race des ouvriers
offrent un terrain pratiquement vierge donc entièrement dispo-
nible à la propagation des idées révolutionnaires.
Pourtant, en dépit de son apparente simplicité binaire, le
modèle de la guerre se présente d'emblée sous une forme dédou-
blée, qui épouse les plissements de l'empirico-transcendental :
269
Philosophie et révolution
la guerre sociale est certes, dans sa vérité essentielle, un face-
à-face entre les deux classes fondamentales mais elle est aussi,
immédiatement, une « guerre de tous contre tous », qui met
aux prises les individus entre eux et sature le corps social d'une
conflictualité destructrice et impossible à contrôler. Dans la
lignée des remarques à peu près contemporaines de Hess dans
Les Derniers Philosophes, la phénoménologie stirnerienne de
l'égoïsme et de l'exploitation mutuelle semble, une fois dépouil-
lée de ses prétentions subversives, particulièrement adéquate
à cette condition moderne faite du mouvement tourbillonnant
d'individus-atomes qui s'entrechoquent : « la guerre sociale, la
guerre de tous contre tous, est ici ouvertement déclarée. Comme
l'ami Stirner, les gens ne se considèrent réciproquement que
comme des sujets utilisables ; chacun exploite autrui, et le résul-
tat c'est que le fort foule aux pieds le faible et que le petit nombre
de forts, c'est-à-dire les capitalistes, s'approprient tout, alors
qu'il ne reste au grand nombre des faibles, aux pauvres, que
leur vie et encore tout juste, t...] Partout indifférence barbare,
dureté égoïste d'un côté et misère indicible de l'autre, partout
la guerre sociale, la maison de chacun en état de siège, par-
tout pillage réciproque sous le couvert de la loi, et le tout avec
un cynisme, une franchise telle que l'on est effrayé des consé-
quences de notre état social, telles qu'elles apparaissent ici dans
leur nudité et qu'on ne s'étonne plus de rien, sinon que tout ce
monde fou ne se soit pas encore disloqué1'1 ». Ladite guerre
sociale paraît ainsi osciller entre deux représentations, celle de
la bataille rangée entre les classes et celle - pour anticiper un
peu sur la terminologie - de l'« anomie » généralisée, ou, pour
le dire autrement, entre un maximum de fragmentation (schème
atomistique) et un maximum de structuration des forces autour
du schème de l'affrontement binaire. La référence au modèle
hobbesien permettrait-elle, sinon de trouver une issue, du moins
de réduire cette instabilité?
Si les formulations d'Engels, de Stirner ou de Hess sur la
« guerre de tous contre tous » sonnent effectivement hobbe-
siennes, et la problématique en jeu est proche d'une représen-
tation courante de l'« état de nature » tel que le conçoit l'auteur
du Léviathan, la référence à Hobbes n'est en réalité qu'indirecte.
Engels, tout comme, à peu près au même moment, Marx, et
tant d'autres pourfendeurs de l'« égoïsme des intérêts » de la
société moderne, reprend la formule hobbesienne sur l'état de
nature pour infléchir le schéma fondamentalement duel de la
lutte des races/classes dans le sens d'une « division à l'infini de
la société » (Marx1**) en une poussière de groupes concurrents.
270
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
Sur ce point, c'est donc bien du côté de Hegel qu'il convient de
chercher, et de sa critique de l'atomistique des intérêts, du mau-
vais infini que secrète la société civile-bourgeoise en proie à son
immaîtrisable fragmentation interne. Tout particulièrement du
côté d'un paragraphe des Principes de la philosophie du droit,
que tout le monde a en tête à cette époque1", dans lequel Hegel
désigne la « société civile-bourgeoise » de « champ de bataille
(Kampfplatz) des intérêts de tous contre tous ».
La « guerre sociale » engelsienne n'est pas assimilable à une
lutte pour la reconnaissance à la Hobbes, qui traverserait hori-
zontalement la société et se déroulerait de part en part sur le
plan de la représentation et des signes, loin de tout véritable
combat en chair et en sang" 0 . Aux yeux d'Engels, la guerre
civile n'incarne pas l'état anti-politique absolu projeté dans le
Léviathan mais, bien au contraire, la finalité suprême du poli-
tique, le moment où il se manifeste à l'état pur, et prépare par
là les conditions de son propre dépassement. Elle n'appelle pas
l'avènement de son Autre radical, sous la forme de l'état civil
pacifié, à travers l'acte fondateur et volontaire de constitution
d'une souveraineté, mais sa transformation dialectique en une
forme supérieure (et finale) de guerre entre classes, en guerre
civile, c'est-à-dire en ce qui ne peut précisément jamais fonder
en droit un pouvoir souverain selon Hobbes. Pour le dire autre-
ment, l'équivalent engelsien de l'« état de nature » ne sert pas
à indiquer un arrachement décisionniste vers un état de non-
guerre - qui correspond à la constitution de la souveraineté
étatique - mais à garantir un procès d'autodépassement de la
guerre qui passe, de nécessité interne, par un moment de mon-
tée aux extrêmes précédant la réconciliation finale. Le schème
engelsien de la lutte sociale permet aussi, du même coup, de
sortir de l'apode (assistance ou exportation de la contradiction
via la colonisation) hégélienne quant à l'issue du conflit qui
déchire de l'intérieur la société civile-bourgeoise. Il peut ainsi
épargner au prolétariat, quelle que soit l'insoutenable précarité
de sa condition, le statut de Pôbel (plèbe), de population de tout
point de vue excédentaire, à jamais incapable de se constituer
en sujet (donc toujours susceptible de se transformer en son
double, en « foule » menaçante, pur agent de destruction et de
désintégration sociale).
À la place d'un mécanisme des passions à la Hobbes, qui vient
garantir la prééminence de la volonté de vivre (i.e. le caractère
absolu de la crainte de la mort), et donc l'institution d'un pacte
de souveraineté, à la place aussi d'un aveu d'impuissance face
au surgissement d'une sorte de négativité pure à la Hegel, tous
271
Philosophie et révolution
deux traduisant une même hantise des masses en mouvement,
Engels propose un récit téléologique à fonction prophétique qui
lie, sous le signe de l'inéluctable, la figure de la Catastrophe (l'ef-
fondrement économique) avec celle de la Parousie (l'insurrection
prolétarienne). La polarisation croissante entre les classes se
situe très exactement à la jonction des deux : à la fois produit
objectif des rapports économiques, préfiguration concrète - de
par ses effets destructeurs - du cataclysme à venir et moyen de
rapprochement graduel de l'état empirique de la lutte des classes
avec la situation idéale d'un face-à-face entre deux armées. Tout
se passe donc comme si le transfert du modèle de la guerre dans
le champ du « social » conférait à celui-ci une instabilité spéci-
fique, que les ressources du récit dialectique se chargent aussitôt
de réduire : « dans ce pays, la guerre sociale a éclaté ; chacun se
défend et lutte pour soi-même contre tous [...] Et cette guerre,
ainsi que le prouvent les tableaux de criminalité, devient d'an-
née en année plus violente, plus passionnée, plus implacable ; les
ennemis se divisent peu à peu en deux grands camps, hostiles
l'un à l'autre ; ici la bourgeoisie et là le prolétariat. Cette guerre
de tous contre tous et du prolétariat contre la bourgeoisie ne
doit pas nous surprendre car elle n'est que l'application consé-
quente du principe que renferme déjà la libre concurrence101 ».
Rien ne semble pouvoir arrêter ce processus de clarification, et
de généralisation, graduelle, assimilé au « développement de la
nation » elle-même'0*, à une « évolution » irrésistible, annon-
ciatrice d'un dénouement terrible devant lequel la bourgeoisie
anglaise s'obstine à se voiler la face.
L'affaire est-elle pour autant entendue ? C'est précisément
ce que la réalité permanente de la « guerre de chacun contre
chacun », vient mettre en doute, en faisant vaciller de l'intérieur
le modèle de la guerre sur deux points essentiels : d'une part,
le principe même de cette guerre, la concurrence, fait appa-
raître des différenciations, voire même des divisions, au sein
du prolétariat de nature non pas simplement interindividuelle
mais entre des fractions de classe (immigrés irlandais et anglais,
salariés de branches industrielles ou non, etc.) et qui, de sur-
croît, ne semblent pas seulement conjoncturelles. Les considéra-
tions sur le salaire et ses variations autour d'une « moyenne »,
mobile et complexe, ouvrent en effet sur la description d'un état
de fragmentation du prolétariat face aux effets, toujours diffé-
rentiels, de la concurrence. Or, comment imaginer une armée
en ordre de bataille si des divisions à l'évidence non fonction-
nelles se cristallisent en son sein? D'autant, et c'est le second
point, que le prolétariat semble incomparablement plus atteint
272
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
dans sa consistance de classe (et, d'une certaine façon, de race)
par les effets d'ensemble des rapports de concurrence que son
adversaire, la bourgeoisie101. La guerre ne se fait guère à armes
égales, notamment du fait de la monopolisation du pouvoir éta-
tique par la bourgeoisie ou, pour le dire autrement, de la dis-
symétrie patente entre association ouvrière et force de l'État.
Les deux aspects convergent donc pour remettre en cause la
symétrie entre les deux « camps » que le modèle de la guerre
des classes - ou des races - présuppose. Plutôt qu'un concept,
celui-ci tend dès lors à devenir une sorte de situation idéale,
ou, plus exactement, à assumer une fonction de transcendantal,
subsumant dans son discours des contenus empiriques dont il
révèle la présomption transcendantale.

5. Tertium datur?

Une telle vision de l'évolution historique est-elle vraiment ori-


ginale ? Il faut noter que cette idée de polarisation sociale,
d'une simplification des contradictions de classes, fait corps
avec le schème fondamentalement binaire de la lutte des races/
classes, plus particulièrement dans l'usage qui en est fait par
les penseurs socialistes des années 1830 et 1840 du X I X siècle.
E

Dès 1795, Babeuf, par ailleurs inventeur du terme « classe


ouvrière » (fin 1794)*04, définit la « révolution politique » comme
une « guerre déclarée entre les patriciens et les plébéiens »,
guerre déclarée qui n'est que l'épisode final de cette « guerre
perpétuelle » qui commence dès la dépossession complète de
la plèbe par le patriciat10*. C'est à Saint-Simon que l'on doit
d'avoir fixé, au niveau du discours savant, la conception d'une
division spécifiquement moderne, bipartite et antagoniste, de
la société, même si ce même Saint-Simon considère cet état de
fait comme tout à fait fâcheux201. Au début des années 1840, le
fouriériste V. Considérant, qui reprend certaines analyses du
saint-simonisme, formule une théorie très explicite de la polari-
sation tendancielle entre les classes sociales - la nouvelle classe
dominante, définie avec précision comme propriétaire exclusif
des moyens de production et d'échange, étant désormais assimi-
lée à une nouvelle aristocratie :«[...] la Société tend à se diviser
de plus en plus distinctement en deux grandes classes : un petit
nombre possédant tout ou presque tout, maître absolu de tout
dans le domaine de la propriété, du commerce et de l'indus-
trie ; et le grand nombre ne possédant rien, vivant dans une
dépendance collective absolue des détenteurs du capital et des
instruments de travail, obligé de louer pour un salaire précaire

273
Philosophie et révolution
et toujours décroissant, ses bras, ses talents et ses forces aux
Seigneurs Féodaux de la société moderne*01 ».
Cette vision dichotomique, et c'est le point essentiel, ne fait
d'une certaine façon qu'inverser l'idée libérale, exemplifiée par
la vision américaine de Tocqueville, d'un « état social démocra-
tique », synonyme non pas d'absence de différenciation (c'est
même le contraire) mais de circulation et de mobilité maximale
des attributs de la position sociale et, à un niveau plus pragma-
tique, de l'expansion d'une classe intermédiaire stabilisatrice***;
toutes choses qui sont supposées empêcher par avance la trans-
formation de la stratification moderne, c'est-à-dire la division de
classe, en hiérarchie d'ancien régime, avec ses distinctions entre
ordres (Stànde) ou castes, voire races***, fermés sur eux-mêmes
et, à la clé, l'inévitable dénouement révolutionnaire.
Le scénario de la Situation, ou Au Manifeste... de Considérant
(mais n'annonce-t-il pas celui de l'autre Manifeste...), fait écho
à celui de Tocqueville en en reprenant les termes fondamentaux
(un état social binaire aboutit avec certitude à la révolution)
mais en renversant le sens de l'argumentation. La société libé-
rale s'avère, toujours selon Engels, tendanciellement tout aussi
cloisonnée et scindée que la société d'ancien régime : l'affron-
tement des deux classes/peuples est lui-même pensé selon le
modèle agonistique qui a servi à désigner les luttes sociales des
sociétés dominées par l'aristocratie et l'absolutisme. En pous-
sant un peu le paradoxe ne peut-on pas voir, dans cette manière
de penser l'affrontement entre les classes de la société bour-
geoise sur le modèle de celui des sociétés précapitalistes, un
exemple de surimposition d'attitudes et de manières de penser
anciennes et de réalités nouvelles de part et d'autre de la bar-
rière dominants/dominés ? Que ce soit dans les discours de la
contestation populaire (lutter contre la nouvelle « aristocratie de
l'argent », c'est-à-dire continuer la révolution jusqu'à l'égalité
réelle : thème fondateur du sans-culottisme et du babouvisme*10)
ou de la vision des dominants, qui répond à la première (évi-
ter précisément de transformer la nouvelle classe dominante
en néo-aristocratie pour les libéraux type Tocqueville ou, au
contraire, reformer une élite sur le mode de la caste pour le
socio-darwino-nietzschéisme de la tradition anti-1789), la « per-
sistance de l'ancien régime », pour reprendre la formulation
d'A. Mayer, est constitutive de la spécificité européenne, elle-
même largement tributaire de l'expérience française. D'une cer-
taine façon, la Révolution française, de par son rôle fondateur
dans l'action autonome des classes subalternes (et aussi dans
la réaction des dominants, à jamais traumatisés par la « grande
274
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
peur » de 1793), a fixé dans la longue durée une modalité de
compréhension de l'antagonisme de classe qui porte la marque
de la situation dont elle issue, la société d'ancien régime.
Voilà aussi sans doute l'une des raisons du décalage entre,
d'une part, l'orientation révolutionnaire constitutive du mouve-
ment ouvrier français, qui se pose explicitement comme dépo-
sitaire exclusif du sujet sociopolitique de l'An II, liant d'emblée
question sociale et changement de régime, et, d'autre part, le
mouvement anglais de type « chartiste », contournant aussi bien
l'axe central de l'antagonisme social (l'opposition de classe capi-
talistes/prolétaires) que la revendication politique d'un change-
ment de régime, au-delà du seul thème du suffrage universel.
Or, emporté par la fougue anti-politique qui sous-tend sa vision
ultra-optimiste de la situation anglaise, Engels s'aveugle sur
l'existence même de ce décalage - pourtant le sens commun
de son époque considérait que c'était bien de France qu'une
révolution nouvelle débuterait. Stupéfait, il assistera, quelque
trois années plus tard, à l'effondrement sans réel combat de ce
qui subsistait du mouvement prolétarien (prétendument) le plus
avancé d'Europe, et ce au moment précis où le continent entier
est balayé par la tempête révolutionnaire et où le drapeau rouge
galvanise les énergies des continuateurs directs du soi-disant
étroitement « politique » An II. Mais il est vrai qu'en 1845, la
Situation laissait ouverte la possibilité d'une évolution différente
de l'Angleterre...

6. Une révolution sans révolution ?

C'est dans le chapitre consacré aux « mouvements ouvriers »,


qu'Engels a tenté de résoudre de manière systématique la ques-
tion du passage du prolétaire empirique, pris dans l'objectivité
de sa condition, au prolétaire idéal, hissé au statut d'« Homme »,
incarnation vivante des qualités universelles du genre humain.
Ce chapitre acquiert ainsi une fonction stratégique dans le
dispositif théorique de la Situation, fonction signalée à la fin
du chapitre qui le précède par un changement de la position
d'énonciation : il s'agit de passer du discours sur la classe au
discours de la classe (celui qu'elle tient sur elle-même au cours
de sa constitution comme force collective : « voyons ce qu'eux
disent de leur situation111 »). De passer, en d'autres termes, au
discours qui permet au prolétaire soumis à l'abrutissement et
à la chosification marchande de réintégrer les rangs de l'es-
pèce humaine, dont la réunification est synonyme de négation
concrète de l'ordre existant :«[...] les travailleurs qu'on traite
275
Philosophie et révolution
comme des bêtes [...] ne sont des hommes que tant qu'ils res-
sentent de la colère contre la classe dominante212 ». Véritable
point d'orgue de la Situation, les pages consacrées aux « mou-
vements ouvriers » essaient de tenir ensemble les termes du
doublet empirico-critique constitutif de l'humanisme théo-
rique de l'ouvrage, en posant la question - et en y apportant du
même coup une réponse - , devenue classique : comment passer
d'une « catégorie sociale », ou d'une « population ouvrière », à
quelque chose comme un « mouvement » ouvrier?
Dans le langage de la Situation, cela s'énonce dans ces
termes : comment l'ouvrier devient-il un Homme? Le résultat en
soi ne fait guère de doute ; le processus d'humanisation semble
en bonne voie, comme en témoigne la dédicace « aux classes
laborieuses de Grande-Bretagne » : « j'ai constaté que vous êtes
des hommes, membres de la grande famille internationale de
l'humanité, qui avez reconnu que vos intérêts et ceux de tout le
genre humain sont identiques ; et c'est à ce titre de membres de
la famille une et indivisible que constitue l'humanité, à ce titre
d'êtres humains au sens le plus plein du terme, que je salue -
moi et bien d'autres sur le continent - vos progrès dans tous les
domaines et que nous vous souhaitons un progrès rapide 2 " ».
Les ouvriers deviennent non seulement des hommes mais les
plus humains des hommes, les meilleurs représentants des
qualités du Genre : générosité, solidarité, amabilité, noblesse
de caractère 2 ".
Comment ce bond est-il possible, et même nécessaire, selon
Engels? L'argumentation se situe sur deux niveaux, qui se
rejoignent dans l'idée du caractère transitoire, au sens d'inte-
nable et de quasi impossible, de la condition ouvrière : « cette
situation ne peut durer et ne durera pas. Les ouvriers, la grande
majorité du peuple, ne le veulent pas 2 " ». Cet Intenable s'énonce
d'abord comme un intolérable subjectif : l'ouvrier se révolte face
au caractère extrême de sa situation, l'obligation de la lutte naît
de l'existence de cet intolérable : « l'ouvrier peut remarquer [...]
à chaque instant que le bourgeois le traite comme une chose,
comme sa propriété, et c'est déjà pour cette raison qu'il se mani-
feste en ennemi de la bourgeoisie. [...] L'ouvrier ne peut sauver
sa qualité d'homme que par la haine et la révolte contre la bour-
geoisie2" ». Là réside sans doute la force de l'argument d'Engels,
très proche d'un Heine affirmant le droit à la vie 2 " : un refus
subjectif qui ne se fonde pas sur un impératif moral surplombant
parce qu'il est expression d'une impossibilité interne aux rap-
ports sociaux existants, expression immanente de leur caractère
antagonique2". L'universalité du genre humain à laquelle il est
276
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
fait référence perd son caractère abstrait car elle n'est plus une
essence préexistant à elle-même mais le résultat d'un procès
constituant, celui conduit par le particulier dans la lutte contre
sa particularisation.
Comment cette révolte peut-elle se transformer en pratique
collective et en mouvement de la classe tout entière? La réponse
tient en un seul mot : l'association, activité générique du pro-
létariat, terme emblématique du mouvement révolutionnaire
depuis le babouvisme, qui, dans la lignée du Contrat social, avait
posé son équivalence avec celui de « citoyenneté"* » : c'est dans
la lutte commune pour le (r)établissement de leurs droits que
les associés se constituent comme tels, établissant par cet acte
d'autodétermination l'espace du commun, de la reconnaissance
mutuelle, de l'association comme vérité de la politique**0.
Le thème de l'association nous introduit au cœur de l'autono-
mie de la politique et cette autonomie implique celle de son sujet :
la politique se fait par le peuple se constituant lui-même comme
tel. Pour Engels, la constitution du prolétariat (le « peuple du
peuple ») en classe coïncide avec sa lutte pour 1'assocz'aft'on, à la
fois moyen et but du mouvement de la classe (le terme recouvre
également celui de syndicat, absent en tant que tel de l'ouvrage
sauf sous la forme anglaise de trade-unions). Ce n'est d'ailleurs
pas un hasard si l'unique occurrence des termes de « masse »
[en français dans le texte original] et de « puissance » dans la
Situation intervient lorsque Engels définit la finalité immédiate
de l'association**1 : faire exister les ouvriers en tant que force col-
lective, revendiquant ses droits élémentaires (réguler le salaire
par la négociation) face aux capitalistes. Ce faisant, les associa-
tions vont cependant au-delà d'une simple « lutte économique »
- pour recourir à un terme qui ne prendra sens qu'à partir du
moment où un clivage sera établi entre lutte « politique » et
lutte « économique ». Aux yeux d'Engels, en 1845, les trade-
unions sont tout sauf « trade-unionistes » (au sens, péjoratif,
de conscience économiste bornée élaboré ultérieurement par
Lénine dans Que faire?)-, bien au contraire même, puisqu'elles
s'en prennent au fondement du système économique et social
existant, la concurrence***.
Le syllogisme peut alors être mené à son terme : malgré leurs
limites, les associations conduisent nécessairement les ouvriers
à la compréhension de l'exigence d'abolir la concurrence en
général, donc de transformer radicalement les rapports sociaux;
c'est sur ce postulat que repose l'homogénéité affirmée entre
lutte économique (pour le salaire) et lutte politique contre la
domination bourgeoise***. L'association assure une continuité
277
Philosophie et révolution
sans faille entre les tentatives existantes d'organisation de la
classe, la rupture révolutionnaire et la société communiste de
l'avenir : « que la concurrence entre ouvriers soit supprimée,
que tous les ouvriers soient fermement résolus à ne plus se lais-
ser exploiter par la bourgeoisie et le règne de la propriété est
révolu. [...] que les ouvriers décident de ne plus se laisser ache-
ter ni vendre; [...] qu'ils s'affirment êtres humains, qui en plus
de leur force de travail ont aussi une volonté, et c'en est fait
de toute l'économie politique actuelle, et des lois qui régissent
le salaire224 ». Les effets que déploie la dialectique du concept
d'association ébranlent sa politicité : initialement posée comme
figure emblématique de la politique dans son autonomie, elle se
renverse en son contraire et devient l'annonce de la fin de la poli-
tique dans le règne de l'humanité réconciliée. L'« association »
nous délivre alors la vérité de l'« organisation », fondement du
« social » ; en son essence elle est au-delà du politique, dans la
transparence et l'harmonie d'une « vraie société », rationnel-
lement organisée. La constitution du mouvement ouvrier, et sa
maturation politique, ne nécessitent dès lors aucune pratique
politique spécifique, elles se confondent avec l'organisation de
la classe. Son extension est garantie par l'aiguisement constant
des contradictions induit par la polarisation de classe. Pour les
mêmes raisons, devient impensable une notion d'« organisa-
tion » qui ne fonctionnerait plus comme l'Autre absolu de la
« concurrence » ou, pour le dire autrement, qui serait hétéro-
gène et même antithétique à celle de l'association ouvrière.
Sur le terrain de l'action politique, Engels ne propose aucune-
ment la création d'une nouvelle tendance ou d'un parti distinct
de ceux déjà en lice, mais la combinaison ou plutôt la fusion des
tendances existantes du mouvement ouvrier comme condition
de leur rectification mutuelle :«[...] le mouvement est divisé en
deux fractions : les chartistes et les socialistes. Les chartistes
sont le plus en retard, le moins évolués, mais en revanche,
authentiquement, physiquement prolétaires, représentants
valables du prolétariat. Les socialistes voient plus loin, proposent
des mesures pratiques contre la misère, mais sont issus à l'ori-
gine de la bourgeoisie et par là dans l'incapacité à s'amalga-
mer à la classe ouvrière. La fusion du communisme français
sur le mode anglais sera la prochaine étape et elle a déjà en
partie commencé. C'est seulement lorsqu'elle sera réalisée que
la classe ouvrière sera la véritable maîtresse de l'Angleterre -
l'évolution sociale et politique se poursuivra dans l'intervalle,
favorisant la naissance de ce nouveau parti, ce progrès du char-
tisme22* ». L'orientation révolutionnaire du mouvement ouvrier
278
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
est donc synonyme de son unification, et celle-ci est, d'une cer-
taine manière, assurée à l'avance, par le cours de « l'évolution
sociale et politique », indépendamment des conjonctures et de
l'issue des luttes internes.
Telle est la thèse qui obère les analyses engelsiennes des
divers courants prolétariens ou socialistes anglais : le carac-
tère social du chartisme, et son épuration des éléments petits-
bourgeois (son caractère « purement prolétarien » dans les
termes d'Engels), n'est plus donné d'emblée, comme dans les
correspondances de 1842-43; il apparaît cependant aussi-
tôt comme le résultat sinon déjà acquis, du moins imminent
d'un développement présent en germe dès l'origine dans la
mesure où il est inscrit dans sa nature : « c'est en cela aussi
que réside la différence entre la démocratie chartiste et tout ce
qui fut jusqu'ici la démocratie politique bourgeoise. La nature
du chartisme est essentiellement sociale. Les "six points" qui
sont aux yeux du bourgeois le necplus ultra, devant tout au plus
entraîner encore quelques modifications de la constitution, ne
sont pour le prolétaire qu'un moyen11* ». La radicalisation du
socialisme oweniste et sa « fusion » avec le mouvement ouvrier
sont supposées inéluctables, ce qui permettrait de faire jouer,
de manière productive, l'owenisme (social) contre le chartisme
(et son penchant politiciste), mais aussi l'inverse : la radicalité
prolétaire chartiste contre le réformisme des socialistes coupés
du mouvement réel*1'.
L'optimisme engelsien quant au caractère social, anti-bour-
geois, du mouvement anglais traduit la place privilégiée accor-
dée à l'Angleterre au sein de la triarchie européenne. Cet anglo-
centrisme n'est en fait que l'expression/métaphorisation des
rapports entre révolution politique et révolution sociale, dans
la continuité des textes de 1842-43. La Situation confirme les
analyses du Vorwârts ; l'Angleterre est bien sur la voie révolu-
tionnaire du fait de la « révolution industrielle » qui remplit,
comme chez Saint-Simon, la même mission historique que le
modèle français de la politique. Engels « incite » même les
ouvriers à « penser et à exiger de jouer leur rôle d'hommes11* ».
Il insiste : la voie anglaise n'est pas « moins » révolutionnaire
que la voie française ou allemande : « la révolution industrielle
a, pour l'Angleterre, la signification qu'a pour la France la révo-
lution politique et la révolution philosophique pour l'Allemagne,
et l'écart existant entre l'Angleterre de 1760 et celle de 1844 est
au moins aussi grand que celui qui sépare la France de l'ancien
régime de celle de la révolution de Juillet*1* ». Le développement
capitaliste est considéré comme entièrement homogène à celui
279
Philosophie et révolution
des conditions de la révolution sociale ; la conjoncture politique
et les rapports de forces n'y changent rien d'essentiel, ils ne
peuvent que retarder ou hâter une échéance fatale.
Le retard politique d'un pays qui n'a pas connu son 1789,
loin d'être un facteur de blocage, devient l'élément d'une avance
virtuelle. La révolution anglaise s'attaquera directement aux
questions sociales et à la propriété privée sans se focaliser, à
l'instar de la France, sur celles du régime politique. En d'autres
termes, il est possible de faire l'économie d'une révolution poli-
tique, et en cela la Situation partage une thèse fondamentale du
« socialisme vrai ». De plus, Engels s'attarde à démentir l'image
courante d'un prolétariat anglais dépourvu de fibre révolution-
naire, qui serait l'apanage des seuls Français; il ne faut pas se
fier aux apparences, dit-il en substance, seules les modalités
diffèrent mais non la radicalité : « on dit sur le continent que
les Anglais, et surtout les ouvriers, sont lâches, qu'ils sont inca-
pables de faire une révolution, parce qu'ils ne se livrent pas
tous les jours, comme les Français, à des émeutes, parce qu'ils
supportent avec tant de tranquillité apparente le régime bour-
geois. C'est absolument faux. Les ouvriers anglais ne le cèdent
en courage à aucune nation ; ils sont aussi peu paisibles que les
Français mais ils combattent d'une autre manière. Les Français,
qui sont essentiellement des politiques, combattent les maux
sociaux aussi sur le terrain politique ; les Anglais, pour qui la
politique n'existe qu'en vue de l'intérêt bourgeois, de la société
bourgeoise, au lieu de lutter contre le gouvernement, luttent
directement contre la bourgeoisie ; et cette lutte, pour l'instant,
ne peut être efficace qu'avec des moyens pacifiques*30 ».
L'indifférentisme des ouvriers anglais en matière politique
est donc considéré comme un signe de maturité et de radica-
lisme supérieurs à ceux de leurs homologues français. Pour
preuve, l'activité gréviste, longuement évoquée dans les pages
de la Situation, est supposée conduire par elle-même au dénoue-
ment révolutionnaire ; les grèves sont « les écoles de guerre des
ouvriers où ils se préparent au grand combat désormais inéluc-
table », la « preuve la plus sûre que la bataille décisive entre
prolétariat et bourgeoisie approche », les « pronunciamientos
de différentes branches du travail, consacrant leur adhésion au
grand mouvement ouvrier**1 ».
À bien des égards, la théorie « anglocentrique » de la révolu-
tion du jeune Engels apparaît comme le produit d'un aveuglement
d'autant plus grave qu'il était peu partagé par ses contemporains,
pour lesquels l'idée que Londres (ou Manchester) puisse succéder
à Paris comme capitale de la révolution paraissait pour le moins
280
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
saugrenue***. Mais il faut dire aussi, à la décharge d'Engels, que
durant l'été 1842, l'Europe entière avait frissonné à l'éventua-
lité d'une insurrection chartiste et que même le très « français »
Heine avait alors été traversé par de rares emportements d'an-
glophilie***. D'ailleurs, le perfectionnement des moyens répressifs
de l'État anglais, à la mesure de la « grande peur » qui s'em-
pare des classes dominantes britanniques face à toute possible
« contamination » révolutionnaire « continentale »*** - appareils
répressifs dont l'efficacité sera du reste confirmée en 1848 - ,
indique que la menace avait été prise au sérieux.
Reste que les estimations engelsiennes quant à l'évolution
du mouvement ouvrier britannique seront très vite (moins de
quatre ans après la parution de l'ouvrage) entièrement démen-
ties par la suite des événements : loin d'affirmer un caractère
« social » et une composition purement classiste, sa composante
chartiste entrera, après l'échec de l'été 1842 (dont les consé-
quences se sont révélées beaucoup plus graves que ne le pensait
Engels), dans une phase de déclin, brièvement et très partiel-
lement interrompue par l'écho outre-Manche des révolutions
« continentales » de 1848 (échec du meeting de Kensington-
Common, avril 1848). Le refus du mouvement ouvrier anglais
de poser la question du régime politique s'est avéré être un
signe de retard tant « politique » que « social », qui facilitera
considérablement sa subordination à la politique bourgeoise
durant toute la période qui s'étend jusqu'à la fin des années
1880, y compris au niveau de la simple lutte revendicative (fer-
meture des trade-unions aux non-qualifiés). Comme le souligne
l'historien britannique T. Nairn, « l'arriération ou le caractère
non radical de la vie politique et des aspirations étaient le signe
d'une permanente immaturité : l'absence par démission de cer-
taines conditions nécessaires à toute révolution. [...] Une indiffé-
rence grandissante vis-à-vis de considérations "essentiellement
politiques" n'indiquait aucun passage par-delà le niveau du
radicalisme vers quelque chose de supérieur - à une véritable
transformation socio-économique surgissant de la "classe". Elle
a contresigné le contraire - le retrait en deçà de ce niveau et
l'acceptation par démission de toute possibilité d'y arriver, à
cette terre de l'authentique souveraineté populaire, de l'égalité
et de la liberté (en tant qu'elles se distinguent des "libertés" de
statut)*** ». Par ailleurs, aucune « fusion » du chartisme avec
le socialisme oweniste ne s'est opérée, le second ne cessant de
s'éloigner de tout ce qui touche au mouvement ouvrier.
Au total, il semble bien qu'au moment même où la Situation
prophétise la révolution sociale imminente - une date-butoir est
281
Philosophie et révolution
même avancée : celle de la crise économique à venir en 1853 - ,
le mouvement ouvrier anglais était déjà entré dans une phase
de déradicalisation durable qui le transformera pour plusieurs
décennies, et jusqu'à l'apparition du new unionism, en appareil
syndical corporatiste et en appendice politique du parti libéral.
Par la suite, Engels est à plusieurs reprises revenu sur l'évo-
lution de la situation anglaise après 1848*** et il en a lucide-
ment souligné les aspects essentiels : subordination politique
et idéologique du prolétariat à la bourgeoisie, hypothèse d'un
« embourgeoisement » du prolétariat ou de la formation d'une
« aristocratie ouvrière » du fait de la position impériale occupée
par le capitalisme britannique, adhésion des prolétaires à la
politique coloniale et pénétration des attitudes racistes... etc.
Mais il ne donne pas vraiment d'explication (autre que les fluc-
tuations du cycle économique) sur le décalage entre ses prévi-
sions et la réalité pour la période qui s'achève en 1848, c'est-
à-dire sur l'inexistence d'un 1848 anglais. À l'inverse, dans le
Continent supposé empêtré dans l'archaïque lutte politique, ce
qui se préparait, c'était bien une tornade révolutionnaire, dont
l'issue tragique s'avérera décisive pour le siècle tout entier.
L'erreur d'Engels ne relève pas d'une simple erreur d'esti-
mation ou de prévision ; elle est l'effet nécessaire d'un dispo-
sitif théorique dont les présupposés court-circuitent l'analyse
du mouvement réel. À cet égard, la comparaison avec Marx, y
compris après la « vraie » rencontre de 1844, est instructive :
dès le premier texte, rédigé vers la fin 1843, où il se tourne
vers le prolétariat comme acteur central de la révolution à
venir, Marx privilégie l'axe franco-allemand, et, à l'intérieur
de celui-ci, l'Allemagne comme pays d'élection de la « révo-
lution radicale ». Engels, à l'inverse, dans un texte plus tardif
(1847) continue à indexer les possibilités d'un succès révolu-
tionnaire au degré de développement économique et, avant
tout, industriel. Il maintient donc sa vision anglocentrique et
affirme, en toute logique, que « c'est en Allemagne que [la révo-
lution communiste] sera la plus longue et la plus difficile, en
Angleterre qu'elle s'accomplira le plus rapidement et le plus
facilement**1 ». Or, le Manifeste du parti communiste, rédigé
conjointement par Marx et Engels à la veille des révolutions
« réelles » de 1848, ne mentionne pas l'Angleterre sous l'angle
de la révolution sociale ; c'est même l'inverse, le passage le plus
significatif étant celui où il est question du chartisme comme
exemple de « cette organisation des prolétaires en classe, et
donc en parti politique*** » mais dont l'aboutissement consiste à
arracher des concessions à la bourgeoisie (la loi des dix heures)
282
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
et à jouer sur ses contradictions internes. Rejetant l'anglocen-
trisme économiste et antipolitique, le Manifeste réaffirme,
en la reformulant, la position marxienne de 1843-44 : « c'est
vers l'Allemagne que se tourne principalement l'attention des
communistes2** » car l'Allemagne est « à la veille d'une révolu-
tion bourgeoise », elle-même « prélude immédiat (umittelbare
Vorspiel) d'une révolution prolétarienne ».
L'humanisme socialiste engelsien exhibe en fin de compte
l'impossibilité même d'un concept de politique adéquat à cette
révolution présentée comme un destin. En son absence, le récit
d'Engels se transforme en discours prophétique qui reconduit
toutes les ambivalences et les impasses de la posture philoso-
phique. La bonne parole de la Révolution qu'il diffuse est apoca-
lypse dans les deux sens du mot : annonce de la fin du monde, ou
d'un monde, et révélation de la Présence imminente, de l'instau-
ration du royaume divin sur terre. Or, en bonne logique spectrale
ou hanto-logique240, entre l'annonce d'une révolution identifiée
à un cataclysme et son exorcisme, l'oscillation est incessante,
selon la logique classique du discours prophétique qui consiste
à agiter la menace du châtiment pour inciter à réagir contre la
progression du mal. On retrouve là, sous une forme particuliè-
rement exacerbée, l'ambivalence constitutive de la voie alle-
mande : Engels prédit la révolution avec l'assurance tranquille
du physiologiste et la certitude autorisée par la connaissance
scientifique de ses lois, mais on ne sait si c'est vraiment pour
en hâter la venue ou pour adresser un ultime avertissement
à la classe dominante, sommée de sortir de son inconscience
suicidaire et de procéder, même au dernier moment, à des
réformes.
Dès l'introduction de la Situation, il stigmatise « l'insouciance
souriante, à laquelle Qa bourgeoisie anglaise] s'abandonne, sur
un sol qui est miné sous ses pieds et peut s'effondrer d'un jour
à l'autre, et dont l'effondrement proche a l'inéluctabilité d'une
loi mathématique ou mécanique*41 ». La menace qui se profile
est terrible, prévient-il, car « la colère qui dans bien peu de
temps - on peut presque le calculer - éclatera dans une révolu-
tion, au regard de laquelle la première révolution française et
l'année 1794 seront un jeu d'enfant ». Avant le jour de la colère,
imminent, « il est grand temps que la classe moyenne anglaise
fasse des concessions aux ouvriers, qui ont cessé de supplier
mais menacent et exigent, car il pourrait bien être trop tard
avant peu*4* ». Dès lors, les assertions répétées sur l'impossi-
bilité des issues pacifiques ressemblent davantage à un ultime
avertissement adressé aux dominants, pour qu'ils s'engagent,
283
Philosophie et révolution
même d'extrême justesse, sur la voie des concessions et des
réformes, qu'à un mot d'ordre préparant au combat.
Et si, malgré tout, combat il y a, ce ne sera que juste châti-
ment de ne pas avoir suffisamment prêté attention aux appels
à la réforme : « si, d'ici là [la crise de 1853], la bourgeoisie
anglaise ne veut pas entendre raison - et selon toute apparence
elle n'en fera certainement rien - , il s'ensuivra une révolution,
à laquelle aucune des précédentes ne saurait être comparée.
Les prolétaires, réduits au désespoir, empoigneront les torches
dont leur avait parlé Stephens dans ses sermons ; la vengeance
populaire s'exercera avec une fureur dont l'année 1793 ne sau-
rait nous donner une idée. Cette guerre des pauvres contre les
riches sera la plus sanglante qui ait jamais eu lieu*48 ».
Dans les pages clés de la conclusion, le dilemme réforme
ou révolution rejaillit sur la question du caractère violent du
processus mais aussi, et cet aspect paraît indissociable du pré-
cédent, de sa dimension de classe. Une révolution purement
prolétarienne véhicule aux yeux d'Engels l'imagerie terrifiante,
simultanément fascinante et repoussante, de la destruction pure
et simple, du déchaînement de violence aveugle, bref de la vic-
toire de ces barbares modernes que sont les prolétaires dépeints
tout au long de la Situation. Or, Engels, nous l'avons vu, sans
l'exclure entièrement, semble plutôt dubitatif quant à une ini-
tiative réformatrice venant d'en haut. Il écarte également la
possibilité d'une sorte de révolution modérée, de type girondin,
qu'il juge incapable d'empêcher une radicalisation ultérieure.
C'est donc du côté des dominés qu'Engels se tourne et c'est sur
la pénétration des théories socialistes et communistes en milieu
ouvrier qu'il mise pour exercer sur la révolution une influence
modératrice***. L'audience croissante de ces théories conduirait,
selon lui, à un adoucissement des mœurs, tout particulièrement
du côté de la classe ouvrière mais aussi, secondairement, à un
certain déblocage d'éléments de la bourgeoisie, qui pourraient
rejoindre les rangs du mouvement social et contribuer, quoique
de manière auxiliaire, à émousser son tranchant prolétarien et
son penchant consécutif pour la violence.
Voilà un type de pari qui peut paraître étrange, eu égard à
ce qui été dit par ailleurs sur le caractère radical du commu-
nisme, mais qui possède néanmoins sa propre logique ; pour
Engels, socialisme et communisme se situent au-dessus de l'an-
tagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, par-delà la division
de l'humanité en classes opposées. Ils représentent le point de
vue non de l'ouvrier mais de l'Homme, non de la particularité
de classe mais de l'universalité réelle, non de l'antagonisme
284
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
mais de sa résolution dans la réconciliation finale ; en d'autres
termes le point de vue absolu, celui de l'humanisme feuerba-
chien appliqué à la réalité sociale et à l'histoire : « la révolu-
tion doit obligatoirement venir, il est maintenant trop tard pour
trouver une solution pacifique au conflit ; mais il est vrai qu'elle
peut être moins violente que nous l'avons prophétisé plus haut.
Ceci dépendra cependant moins de l'évolution de la bourgeoisie
que de celle du prolétariat. En effet l'importance des effusions
de sang, des actes de représailles et de fureur aveugle qui mar-
queront la révolution diminuera dans la proportion exacte où
des éléments socialistes et communistes seront accueillis dans
les rangs du prolétariat. Dans son principe, le communisme se
situe au-dessus de l'antagonisme entre bourgeoisie et proléta-
riat ; il le reconnaît dans sa signification historique pour le temps
présent mais ne le considère pas comme justifié pour l'avenir-, il
veut précisément abolir cet antagonisme. En conséquence, tant
qu'existe cette division, il reconnaît certes comme nécessaire la
colère du prolétariat contre ses oppresseurs, il y voit le levier
le plus puissant du mouvement ouvrier à ses débuts ; mais il
dépasse cette colère, parce qu'il représente la cause de l'huma-
nité tout entière et non seulement celle des ouvriers**' ».
On retrouve là la leçon de Hess et les thèmes principaux, par-
fois au mot près, de ce « socialisme vrai », humanisme feuerba-
chien appliqué à la question sociale, que L'Idéologie allemande
et le Manifeste soumettront à une impitoyable (auto)critique.
Plus généralement, c'est un certain air du temps romantique, si
typiquement « quarante-huitard » (du moins sur le Continent),
qui transparaît dans ces pages : un esprit porté vers la recherche
d'un compromis social, auquel se montre sensible même une
partie des classes dominantes, taraudée par la peur mais aussi
par une forme de conscience malheureuse face au traumatisme
provoqué par l'industrialisation*4*. À rencontre de toute une
tradition exégétique, y compris, voire même exclusivement,
marxiste, il convient d'y insister : si la Situation signale la
« découverte » du prolétariat, c'est dans le sens des « enquêtes »
sur la « condition ouvrière » qui prolifèrent au cours de la pre-
mière moitié du siècle, en liaison étroite avec les buts politiques
de leurs auteurs (généralement proches, en France, des cou-
rants socialistes*41), plutôt que de l'univers théorique construit,
bien plus tard, par les analyses du Capital. Cette « découverte »
s'opère intégralement sous le signe de l'humanisme socialiste,
et, pour autant qu'il ait été concerné, Engels a été très clair sur
ce point*4*. Sa franchise explique sans doute la part, éminente,
assumée par la suite dans la lutte contre le « socialisme vrai »

285
Philosophie et révolution
ainsi que le besoin d'accompagner la réédition allemande de la
Situation (1892) d'une rectification concernant l'humanisme14*.
Mais cette variante allemande d'humanisme romantique par-
ticipe, plus largement, du discours émergent, à prétention
scientifique (et aussi post-philosophique), sur l'« homme » et le
« social ». Elle s'ordonne autour du doublet empirico-critique
qui sous-tend l'ensemble de ces formations discursives et dont
la réduction, impossible, mais incessamment tentée, leur confère
cette instabilité caractéristique.
De ce constant jeu de bascule, les dernières pages de la
Situation, qui tournent justement autour du dilemme réforme/
révolution, proposent une version particulièrement exacerbée.
Selon Engels, la lutte se déroulerait « très calmement » s'il
« était possible de rendre communiste l'ensemble du proléta-
riat avant que n'éclate la lutte ». D'un autre côté, nous savons
que seule la lutte, et même une lutte d'ensemble, peut conduire
l'ensemble du prolétariat dans les rangs du communisme. La
solution pacifique d'Engels revient en fait à désirer les résul-
tats de la révolution avant la révolution, voire même sans la
révolution. Le balancement interne de l'argumentation se pour-
suit, en s'amplifiant, jusqu'à la dernière phrase de l'ouvrage,
qui sonne davantage comme l'ultime avertissement adressé à
la bourgeoisie que comme un appel à l'insurrection : la solution
pacifique parait désormais impossible, les contradictions ne font
que s'aiguiser, bientôt « le cri de guerre retentira dans tout le
pays » et il sera « trop tard alors pour que les riches puissent
encore prendre garde ». Il est donc encore temps, mais ce temps
est compté : « je crois néanmoins qu'en attendant que n'éclate
tout à fait ouvertement et directement cette guerre des pauvres
contre les riches, qui est désormais inéluctable en Angleterre, il
se fera dans le prolétariat assez de clarté sur la question sociale,
pour qu'avec l'aide des événements le parti communiste soit à
la longue [sic] capable de prendre le dessus sur les éléments
brutaux de cette révolution et puisse éviter un 9 Thermidor ».
Le spectre conjoint de la Terreur et de Thermidor, le couple
infernal de la révolution et de la contre-révolution qui hante la
philosophie allemande, apparaît en toute logique au cœur de
ces inextricables apories, pour donner corps à ce « raté » fon-
dateur ; il surgit de la béance qui sépare le prolétariat empirique
de l'Humanité réconciliée, l'ordinaire des luttes de l'apocalypse
révolutionnaire, la quotidienneté du Grand Jour.
Aussitôt évoqué, le spectre révolutionnaire est conjuré,
repoussé, prié de déguerpir; le cataclysme est imminent mais il
peut être évité à condition que... Mais cette condition demande
286
IV. Friedrich Engels, 1842-1845
elle-même du temps [« pour que le parti soit à la longue
capable »] - et celui-ci manque cruellement - et exige, par-des-
sus le marché, l'aide des « événements », dont on voit difficile-
ment comment ils pourraient ne pas hâter un dénouement par
ailleurs « inéluctable », etc.
La Situation s'achève sur cette séance d'exorcisation; la fin
de sa rédaction coïncide du reste avec un très intéressant épi-
sode : la tournée de conférences commune de son auteur et de
Moses Hess dans les petites villes de la vallée de la Wupper884
où, loin de la jungle des villes anglaises, les deux compères
conquièrent ces auditoires de bourgeois cultivés, sans doute
angoissés et fascinés tout à la fois, si représentatifs de cette
spécificité allemande qu'est le socialisme philosophique. Le dis-
cours d'Elberfeld du 15 février 1845 nous donne une idée de
la teneur des propos échangés : la « révolution sociale » est la
« conséquence inévitable de nos rapports sociaux existants*81 »,
avant tout de la concurrence*•*, le libre-échange tout autant
que le protectionnisme étant fondamentalement incapables
d'y remédier - vu la composition, assurément très bourgeoise,
du public, la majeure partie du discours est d'ailleurs consa-
crée à ce dernier point. La révolution sociale, elle, apparaît de
prime abord comme « la guerre ouverte des pauvres contre les
riches », qui ne peut qu'« aller au fond des choses et saisir le
mal à la racine même*** ». De ce fait, seule la « proclamation
du principe communiste », principe véritablement radical, rend
possible la réalisation d'« une véritable réforme sociale*84 ». Et
comme le dernier terme (« réforme sociale ») le laisse suppo-
ser, l'« introduction ou du moins la préparation pacifique du
communisme » s'avère être le « seul moyen » d'éviter le « bou-
leversement sanglant et violent des conditions sociales*** ».
« Contribuer à humaniser la situation des ilotes modernes »,
permettre « pour tous les hommes » le « libre développement de
leur nature humaine », sacrifier la simple « apparence » d'une
jouissance égoïste en laissant libre cours aux penchants de « la
Raison et du Cœur », bref « établir pour de bon » la « véritable
vie humaine avec toutes ses conditions et tous ses besoins*** »,
voici ce à quoi Engels enjoint chaleureusement les « Messieurs »
(il faut croire que son auditoire est exclusivement masculin) d'El-
berfeld et des environs.
À la lumière du déferlement de barbarie qui, depuis la
défaite des espoirs de 1848, a submergé cette région, comme
tout le reste de l'Europe, la prédication d'Engels apparaît bien
comme l'ultime lueur d'une époque où la bonne société des villes
proto-industrialisées de la tranquille Rhénanie pouvait encore
287
Philosophie et révolution
s'autoriser à refaire (en paroles !) le monde jusqu'au petit matin
en compagnie d'un rejeton de l'une des meilleures familles de la
région, flanqué, il est vrai, d'un peu recommandable publiciste
juif*". Étranges scènes de conjuration, où, dans l'euphorie créée
par la perception nouvelle du degré de déliquescence atteint par
l'absolutisme, et alors que les effets de l'antagonisme capital/
travail ne faisaient que poindre à l'horizon - un horizon large-
ment dominé par le paysage campagnard, les clochers et les
figures de l'aristocrate ou du bureaucrate d'ancien régime - ,
il était encore possible de penser que le pouvoir d'exorcisation
de la philosophie demeurait intact et que la réitération de son
propre aveu d'impuissance possédait quand même une sorte de
vertu thérapeutique.

288
Chapitre V
Karl Marx, 1842-1844.
De l'espace public à la démocratie révolutionnaire

Quelques mois après la débâcle des révolutions de 1848, lorsqu'il


faut bien se résoudre à considérer forclos l'espoir de redé-
marrage du mouvement révolutionnaire, Engels écrit à Marx :
« L'émigration est une véritable école de ragots et de bassesse
[school of scandai and ofmeannessj [...], une institution dont il
faut se désolidariser complètement [...], sous peine de devenir
à coup sûr un fou, un âne ou une fripouille1. » Se doutait-il que
leur exil ne faisait que commencer et qu'il formerait désormais
l'horizon indépassable de leur vie? Quoi qu'il en soit, de tels
aphorismes ne sont intelligibles qu'en tant que paroles de vain-
cus, effets directs du traumatisme de la défaite. En ce sens, le
contraste est total entre le premier et le second exil de Marx,
de part et d'autre de la cassure de 1848. Car, lorsqu'il s'ins-
talle à Paris en automne 1843, en pleine crise politico-théorique
pourtant après l'interdiction de la Gazette rhénane, Marx, tout
comme Heine au lendemain de la révolution de Juillet, ne fait
pas figure de vaincu. Dans les deux cas, la posture de l'émigré se
veut résolument offensive : œuvrer à l'alliance politique et cultu-
relle entre la France et l'Allemagne comme condition nécessaire
à la réussite d'une nouvelle vague révolutionnaire européenne,
plus ample et plus radicale que la précédente, et qui, de surcroît,
ne saurait tarder. Car, aussi étrange, voire incompréhensible,
que cela puisse aujourd'hui paraître à nos yeux, tel est bien le
trait majeur de cette expérience partagée par la société dans
laquelle évolue cette génération d'émigrés, venus d'Allemagne
ou d'ailleurs mais Parisiens d'adoption, à la veille de 1848 : la
certitude d'assister une poussée populaire que l'ordre ancien
ne contient qu'à grand-peine, et, pour }es plus optimistes, ou les
plus pessimistes, c'est selon, la sensation quotidienne d'être à
la veille de bouleversements révolutionnaires. Lorsqu'il affirme

291
Philosophie et révolution
donc que « l'émigration est le premier indice d'une révolution
qui se prépare1 », le Russe A. Herzen, qui en est un représentant
des plus notoires, ne fait qu'énoncer une vérité largement parta-
gée (entre autres par les services policiers de tous les autocrates
d'Europe).
La question se pose toutefois de savoir si, en mettant de cette
façon l'accent sur la césure de 1848, nous ne serions pas en train
de succomber à notre tour à cette « illusion rétrospective » si
courante dans les récits biographiques, et plus largement dans
toute narration historique, qui consiste à interpréter un événe-
ment à partir de ce qui vient après. Faut-il rappeler la mise en
garde d'Althusser à l'encontre des histoires écrites « au futur
antérieur1 », i.e. des histoires projectives dans lesquelles une
figure de la conscience de soi vient subrepticement prendre la
place de celle qui la précède, créant ainsi l'illusion d'un « sens »
de l'événement? Et pourtant, et nous suivrons en cela un ancien
proche d'Althusser, Alain Badiou, c'est bien à cette dimension
rétroactive que toute interprétation, ou plus exactement toute
interprétation-comme-intervention, de l'histoire doit se mesurer.
En effet, ce n'est que par un acte de décision ex post, qui éta-
blit un rapport entre l'intervention interprétante et l'événement
antérieur, que ce dernier est reconnu comme tel, comme ouver-
ture radicale, dans sa dimension d'irréductible contingence et
d'indécidabilité.
Mais, on peut tout autant présenter les choses à rebours :
en tant qu'ouverture radicale, l'événement en question ne se
constitue que rétroactivement, à condition en quelque sorte
de se placer déjà, ou plutôt : toujours-déjà, du point de vue de
l'événement lui-même. Il relève ainsi d'un pari interprétatif et
intervenant, qui consiste à se placer dans la lancée de l'événe-
ment, pour en discerner les conséquences, se prononcer quant
à leur connexion à l'événement, et en scruter même les traces
dans le présent. Même si, et l'avertissement d'Althusser reste en
ce sens valide, ces traces ne peuvent se reconnaître et se régler
comme telles que du point de vue de la décision interprétante
elle-même. Tout se passe alors comme si, pris entre l'ouverture
d'une situation historique, et le « toujours-déjà » de l'interven-
tion-interprétation qui la reconnaît, mais qui n'est repérable que
rétroactivement, le seul moyen de nous prémunir des illusions
de l'histoire (rétro)projective consiste, précisément, à assumer
radicalement le futur antérieur comme temps propre de l'inter-
prétation politique.
Notre hypothèse revient donc à nommer l'événement Marx,
en éclairant les conditions d'une rencontre entre une trajectoire
292
V. Karl Maxx, 1842-1844
intellectuelle et une conjoncture, en essayant de discerner, ou
plutôt de déployer, les conséquences de la rupture que cette
rencontre produit, les ouvertures qu'elle rend possibles. La
séquence étudiée s'étend sur moins de trois ans (fin 1841-hiver
1844) et elle verra un jeune docteur en philosophie, qui envi-
sage une carrière universitaire, après avoir un instant caressé
des rêves de gloire littéraire, devenu un publiciste en butte à la
censure prussienne, prendre le chemin de l'exil et adopter des
positions communistes. Entre les deux moments, de multiples
« passages » se sont opérés : de l'univers étroit des petites villes
rhénanes à la « capitale du nouveau monde » (Marx)4, au Paris
que Heine avait déjà révélé à la jeune génération allemande ;
du statut du directeur de journal ayant pignon sur rue, financé
par une partie de la respectable bourgeoisie de Cologne à celui
d'exilé, vivant des subsides des amis et rognant le pécule fami-
lial ; des cercles des classes moyennes éclairées de Rhénanie
aux cafés et réunions « de barrière » (notamment la barrière du
Trône) où se rassemblent artisans et ouvriers, allemands ou fran-
çais, qui constituent la substance de ce Paris révolutionnaire.
L'événement autour duquel pivote cette trajectoire marxienne
se détache sur fond de crise, celle de l'année 1843 : crise double,
à la fois personnelle (mariage et tensions familiales, échec pro-
fessionnel et quasi-certitude du déclassement social, départ enfin
pour la France) et intellectuelle (la retraite à Kreuznach comme
moment de refonte du rapport à Hegel). Et aussi, plus générale-
ment, crise politique : s'il parvient pour un temps à déstabiliser
ses adversaires, le nouveau durcissement autoritaire du régime
wilhelmien ne peut que conduire, à court terme, à exacerber
les contradictions ; il relève davantage d'une réaction de survie
qu'il ne témoigne d'une reprise de l'initiative. Cette séquence,
toujours du côté de Marx, est ponctuée de quelques textes-clés :
les lettres à Ruge, les écrits de Kreuznach, le manuscrit de 1843
consacré à la critique des Principes de la philosophie du droit
de Hegel, À propos de la question juive, achevé sans doute à
Paris. Ils sont encadrés, en amont, par la dissertation doctorale
de 1841 et les articles de la Gazette rhénane, et, en aval, par le
premier écrit de l'exil, YIntroduction (dite de 1844) à la Critique
de la philosophie du droit de Hegel.
C'est en parcourant cet ensemble de textes que nous sou-
mettrons à l'épreuve notre hypothèse d'interprétation politique :
confronté à la crise de 1843, Marx, jusqu'alors représentant
d'une version radicale de ce courant réformateur appelé le
« libéralisme rhénan », bascule vers des positions révolution-
naires. La perspective d'une révolution allemande et européenne
293
Philosophie et révolution
comme seule tâche à la hauteur du présent, voilà l'événement
qu'il s'agit désormais de penser pour Marx, l'énoncé dont il se
fera le support. Une question centrale préside à ce basculement,
et servira de fil conducteur à notre développement : comment
reprendre le geste émancipateur de la Révolution française et en
finir avec l'ancien régime allemand, comment donc, partant de
la « misère allemande », s'inscrire dans la lancée de cet événe-
ment fondateur et accéder à l'universalité du nouveau moment
historico-mondial ? C'est d'arracher cette question, dont il
partage pourtant les considérants avec toute une génération
de démocrates allemands, de l'arracher donc par un geste de
rupture théorico-politique proprement inouï aux « solutions »
qui lui jusqu'alors étaient attribuées, qui singularise Marx des
autres représentants de l'opposition démocratique (Ruge, mais
aussi Engels et Hess), et le rapproche de Heine. Mais, pour para-
phraser sa propre formule à l'adresse de Freiligath*, si Heine est
poète, Marx est « critique », c'est-à-dire théoricien.
Cette rupture théorique - quoi qu'en dise sur ce point, dans
ses diverses, et par ailleurs contradictoires, versions, le récit éta-
bli de la formation de la pensée de Marx - n'est à son tour intel-
ligible que sous condition de rupture politique : non pas reflet
passif d'une conjoncture, ou simple adaptation à ses évolutions,
mais réponse active, processus de réélaboration et intervention
théorico-politiques. En ce sens, Althusser, qui a fini par concé-
der dans ses textes de « rectification », que la coupure politique
précède la coupure épistémologique, et la conditionne, n'a fait
que la moitié du chemin*. Si la « coupure » est politique, elle est
en effet irréductible à la découverte d'une « essence de classe »,
en l'occurrence prolétarienne, qui lui préexisterait. Car rien ne
nous indique, bien au contraire même', que l'« humanisme »
d'un Weitling, d'un Hess ou du jeune Engels, voire même le
« libéralisme » (du moins dans sa version allemande-rhénane),
soit spécifiquement « bourgeois », ou « petit-bourgeois », i.e.
extérieur au mouvement ouvrier : ce serait même plutôt lui qui
formerait la matrice du « sens commun » propre au mouve-
ment ouvrier de cette époque. Et inversement, le « prolétariat »
très particulier (et, nous le verrons, hautement paradoxal) de
Marx, celui que nomme pour la première fois Y Introduction de
1844, n'est intelligible que sur un mode politique, comme nom
désormais adéquat (se substituant à « Tiers État », « peuple »,
« sans-culotterie », etc.) à l'antagonisme immanent à la société
moderne. Ce qui présuppose - et il s'agit bien d'un angle d'in-
tervention politique qui ne va nullement de soi, qui est même
très minoritaire dans ce climat intellectuel d'avant 1848 - que
294
V. Karl Maxx, 1842-1844
c'est bien dans l'antagonisme, dans le déploiement de ses effets
immanents et non dans l'élément extérieur/surplombant d'une
« réconciliation », que se décide la question de l'émancipation.
Une précision supplémentaire s'avère sur ce point néces-
saire : notre reformulation de la coupure marxienne en tant
que coupure politique, se nouant autour de la crise de l'année
1843, s'appuie sur une lecture bien précise du rapport de Marx
à Hegel. A rencontre des lectures qui visent à diluer la spécifi-
cité de la trajectoire jeune-marxienne dans celle, collective, des
jeunes hégéliens, que ce soit du reste pour s'en réclamer ou, au
contraire, pour l'opposer à celle d'après L'Idéologie allemande*,
c'est, à notre sens, le caractère substantiel du rapport à Hegel
qui différencie fortement Marx du reste de la mouvance jeune-
hégélienne et agit comme le véritable opérateur conceptuel de
la rupture. Certes, quand Marx devient hégélien, vers 1837,
l'école hégélienne est déjà officiellement en crise, et, depuis la
publication du livre de StrauB (La Vie de Jésus, 1835), en proie
à des divisions internes chargées de signification politique (une
« droite », une « gauche » et un « centre »). Il est d'une cer-
taine façon déjà trop tard pour se réclamer d'une quelconque
orthodoxie hégélienne*, ce qui veut dire que le rapport à l'hégé-
lianisme, de Marx ou de tout autre penseur de ce temps, est
nécessairement problématique, résultat d'un processus d'ap-
propriation médiate du système. Il n'en reste pas moins que,
dans ce paysage éclaté, d'entrée de jeu, à savoir dès la disser-
tation doctorale de 18411*, se fait sentir la marque distinctive
de la démarche jeune-marxienne. En effet, si notre hypothèse
se confirme, c'est à un retournement de Hegel contre lui-même,
à une critique hégélienne de Hegel que Marx procédera, ce qui
est bien entendu la seule manière de radicaliser le processus de
pensée hégélien, d'ouvrir à un Hegel au-delà de Hegel.

295
I. La liberté à coups d'épingle

1. Le « parti du concept »

À première vue, disserter de la différence entre la philosophie de


la nature chez Démocrite et Épicure relève d'un confort acadé-
mique qui sied aux ambitions d'un candidat à la carrière univer-
sitaire : dédié à son futur beau-père, « conseiller intime du gou-
vernement », Ludwig von Westphalen, Marx présente son travail
doctoral comme « l'ébauche d'un écrit plus important » où sera
exposé « par le détail », le « cycle des philosophies épicurienne,
stoïcienne et sceptique dans sa connexion avec l'ensemble de
la spéculation grecque », ce qui permettra à la fois d'améliorer
la forme « rigoureusement scientifique » que le sujet requiert
et d'en éliminer un certain aspect « pédant" ». Campés sur le
terrain de l'histoire de la philosophie, nous sommes loin, semble-
t-il, même au niveau de la pure bataille spéculative, de l'au-
dace dont Ruge, Bauer ou Hess, faisaient preuve à cette même
époque, en s'en prenant directement à Hegel, à la religion et à
l'idéologie de l'État prussien.
Qu'on ne s'y trompe pas pourtant : si Marx place son travail
sous le signe de Prométhée, « premier parmi les saints et mar-
tyrs du calendrier philosophique », et de sa haine des dieux (anXa>
Xoyoi TOUÇramaçE^Oaipa) Oeooç), ce n'est pas par simple coquetterie
littéraire avec l'héroïsme antique. La revalorisation, très critique
comme nous le verrons dans un instant, des philosophies de l'an-
tiquité tardive, maltraitées par la conception hégélienne de l'his-
toire de la philosophie, se conçoit comme un dispositif à double
détente : contre Hegel, réhabiliter le rôle de ces philosophies,
qui placent en leur centre la subjectivité libérée de la terreur
des dieux, comme « clé de la véritable histoire de la philosophie
grecque » mais aussi, dans un même mouvement - et avec Hegel
cette fois - , souligner les avatars de cette liberté subjective, qui
demeure finalement extérieure au mouvement du monde. En
d'autres termes, le détour par Démocrite et Épicure permet à
Marx, outre la conquête de la respectabilité universitaire, de se
situer de plain-pied dans le débat qui agite le champ intellectuel
allemand : le rapport de la philosophie et du monde tel qu'il

297
Philosophie et révolution
se présente après la mort du maître berlinois. Avec les jeunes
hégéliens, il partage la soif d'« action" » ainsi que la défense de
l'autonomie radicale et de la fonction critique de la philosophie
contre toute autorité préétablie, plus particulièrement contre
l'État féodal-chrétien incarné par une Prusse de plus en plus
sclérosée. Pour autant, et malgré l'amitié qui le lie en ce moment
avec Bruno Bauer et d'autres membres du cercle berlinois, Marx
choisit une voie distincte de l'historiosophie à la Geszkowski ou
d'une philosophie de la conscience de soi à la Bauer.
Pour bien préciser les choses, Marx intercale à la fin de la
première partie de la dissertation un paragraphe où il aborde,
à visage découvert en quelque sorte, les enjeux de son propos :
il commence tout d'abord par rejeter la critique dominante
de Hegel parmi les jeunes hégéliens, popularisée surtout par
Bauer", menée en termes d'« accommodation » ou de distinc-
tion entre un Hegel « ésotérique » radical et un Hegel « exo-
térique » conservateur. Une telle critique, explique Marx, est
une critique morale, qui énonce des jugements à partir d'une
norme extérieure à son objet14. Si elle se refuse à une saisie
de l'intérieur, poursuit Marx, c'est qu'elle reste prisonnière de
l'illusion de la conscience immédiate aux yeux de laquelle une
insuffisance de principe, essentielle, se réfléchit justement de
manière inversée comme une forme de conscience exotérique.
Elle reproduit l'illusion du sujet, en l'occurrence de Hegel lui-
même, pour lequel l'accommodation apparente ne concerne
en rien le principe du système en tant que tel, lequel resterait
indifférent, comme au-delà de cette apparence trompeuse : « si
donc un philosophe s'était réellement accommodé, ses disciples
devraient expliquer à partir de la conscience intime et essentielle
de ce philosophe ce qui revêtait pour lui-même la forme d'une
conscience exotérique" ».
La critique morale ne peut donc instaurer un rapport effecti-
vement critique au système hégélien, elle ne peut « construire la
forme essentielle de sa conscience », la saisir comme une figure
intérieurement déterminée, et, par là même, la dépasser. Elle
s'enfonce dans la conscience phénoménale et perd le rapport
organique au système, régressant ainsi en deçà de Hegel. Son
rapport spéculaire au système hégélien ne fait que redoubler le
rapport spéculaire au monde dans lequel tombe ce même sys-
tème lorsqu'il devient « totalité abstraite ». L'objet de la critique
consistera alors à montrer que la scission même de la conscience
entre « exotérique » et « ésotérique » résulte de son illusion
quant à l'extériorité entre les principes essentiels du système et
leurs manifestations phénoménales ou, pour le dire autrement,
298
V. Karl Maxx, 1842-1844
dans l'idée même qu'il existerait un noyau du système qui se
cacherait quelque part au-delà de la conscience exotérique et
resterait parfaitement indifférent à ses pérégrinations.
Marx ne se contente pas toutefois de critiquer les épigones
de Hegel ; il resitue leur démarche dans le mouvement même
du devenir-monde de la philosophie, en tant que moment néces-
saire. Celui-ci se définit comme moment de la réflexion, de la
scission à l'intérieur de l'esprit théorique lui-même, désormais
séparé de la réalité mondaine. La tâche de la philosophie se défi-
nit alors comme essentiellement critique, dans un sens résolu-
ment hégélien", « qui mesure l'existence immédiate à l'essence,
la réalité effective à l'idée », qui combat, en d'autres termes, tout
obstacle qui s'oppose entre le réel et son concept et l'empêche
d'accéder à réflectivité. Il convient de le souligner : d'emblée,
la critique se fonde chez Marx sur le refus de la critique morale,
de l'opposition du fait et de la norme, de l'être et du devoir-
être aussi bien que de la position du sujet transcendantal. Elle
entend rester sur le strict plan de l'immanence, participer à
l'autotransformation du réel, en y incluant la compréhension
de sa propre position".
Mais cette forme de réalisation immédiate de la philosophie
se découvre elle-même comme contradictoire : en se tournant
vers l'extérieur, vers le monde, la philosophie fait l'expérience
de sa perte, elle reconnaît dans l'objet de sa critique sa propre
faiblesse intérieure : le devenir-philosophie du monde, finalité
de la critique, est aussi devenir-mondain de la philosophie. C'est
assurément le point fort, et le plus hégélien, de l'argumenta-
tion marxienne, celui qui marque sa plus grande distance de
toute tentation jeune-hégélienne de jouissance narcissique de
l'activité critique : le passage vers la « vérité » de la philosophie,
sa réalisation, implique l'expérience de sa perte : la philoso-
phie se dissout dans le réseau de ses médiations, elle se perd
non au sens d'une fuite illusoire vers la non-philosophie, c'est
précisément ce que Marx reproche au parti de la « philosophie
positive » à la Schelling (cf. infra), mais comme activité séparée,
existant en soi, surplombant le monde.
Ce moment de perte apparaît comme celui d'un nouveau
dédoublement, au sein même de la philosophie. À la conscience
tournée contre le monde répond celle qui se tourne contre la
philosophie et qui se représente la libération du monde de la
non-philosophie comme une libération de la conscience de la
philosophie elle-même. Ce dédoublement a cependant ceci de
remarquable qu'il se présente comme une opposition de ten-
dances philosophiques, qui devient elle-même une lutte entre
299
Philosophie et révolution
deux partis. La « perte » de la philosophie signifie donc qu'elle
ne peut désormais se présenter autrement que comme le résul-
tat de la lutte entre les partis, que toute tentative de revenir à
une configuration en deçà (ou imaginairement au-delà) de la
lutte de partis, notamment en s'abritant derrière « une gigan-
tesque figure philosophique du passé », ne peut produire que
l'effet de « contraste comique » propre aux moments historiques
ineffectifs18.

Au premier terme du couple d'opposés, celui de la critique


comme « acte-de-se-tourner-vers l'extérieur de la philoso-
phie », correspond le « parti libéral » ou « parti du concept »,
l'union, en d'autres termes, de l'opposition anti-absolutiste et
de l'hégélianisme (ou d'une fraction de celui-ci). Au second, la
« philosophie positive ». professée avec un succès grandissant
au tournant des années 1840 par le grand adversaire de Hegel,
Schelling, celui que le régime prussien arrache à sa retraite pour
succéder, après sa mort, à l'université de Berlin au très libéral
Gans, dans le but de contrer l'influence de l'hégélianisme. À
partir de ses conférences munichoises de 1827-28, et, surtout,
avec une vigueur renouvelée à partir du milieu des années 1830,
Schelling soumet en effet le rationalisme dialectique de Hegel à
une critique implacable, au nom de la défense'de l'empirique, de
la contingence, de l'irréductibilité du réel en tant qu'« existant »
et de la finitude. Il entend faire commencer la philosophie par
la non-philosophie, la « positivité » de l'existant, aux antipodes
du rationalisme « négatif», qui réduit le monde à sa structure
logique, au concept. La raison doit accepter ses propres limites,
en reconnaissant la positivité de ce qui lui est radicalement exté-
rieur (en réalité transcendant) et qui ne peut être appréhendé
qu'en tant que résultat d'un acte de volonté pure, issu de la
volonté divine, inconditionnelle et libre de toute loi, bref sur le
mode de la théologie créationniste et du Dieu personnel.
Même si Schelling lui-même est la « bête noire » de l'intel-
ligentsia libérale, tout particulièrement des hégéliens18, et si sa
philosophie positive a partie liée avec la théologie personna-
liste officielle de l'ère restaurationniste, son enseignement n'en
connaîtra pas moins son heure de gloire (relativement éphémère
il est vrai) dans le Berlin du Vormârz, jusque dans les milieux
de la gauche hégélienne10. Il n'est guère difficile d'en discerner
la trace dans la critique de la philosophie de Hegel menée au
nom de la « positivité sensible » par Feuerbach, qui, à l'instar de
Schelling, récuse sa prétention à produire son propre commen-
cement11, ou dans celle de Cieszkowski, dont « l'historiosophie »
300
V. Karl Maxx, 1842-1844
annonce, au nom de la « volonté » et de « l'action », l'avènement
de l'unité véritable de la pensée et de l'être dans une étape supé-
rieure, « absolue » de l'activité de l'esprit™.
Or, selon Marx, seul le parti de la critique, tourné vers l'exté-
rieur, c'est-à-dire vers la politique (le parti « libéral™ »), est aussi,
précisément, celui du concept : lui seul, « au sein de sa contra-
diction intime », peut accéder à la conscience « de son principe
en général et de son but ». Si le parti de la critique permet
d'avancer vers la conscience de soi et « parvient à des progrès
réels », c'est qu'il assume le travail du négatif comme sa propre
détermination intérieure. Il permet de dépasser le système en le
saisissant de l'intérieur et en le portant au concept - et c'est en
ce sens qu'il est effectivement le « parti du concept ». À l'inverse,
la philosophie positive, dans sa fuite mystique vers la certitude
immédiate et le fondement non-philosophique, non seulement
s'avère incapable de dépasser le système abstrait contre lequel
elle s'est retournée, mais par là même, se condamne à en réali-
ser, à son insu précisément, les divers moments.
Fidèle à Hegel, Marx perçoit les limites, l'unilatéralité du
parti libéral-critique*4 : tout occupé à « rendre philosophique »
le monde, il tend à se détourner de la « mondanisation » de la
philosophie elle-même, de son intégration au monde réel qui
implique la saisie de son objectivité. Tel est du reste le sens
de sa critique d'Épicure, et tout particulièrement de la notion
de clinamen, souvent ignorée par des commentateurs empres-
sés de ramener le prométhéisme marxien à une philosophie du
sujet : certes, Épicure « nous a installés dans la liberté », mais
cette liberté est celle de la singularité individuelle abstraite.
Son monde se présente comme espace indifférent à ce qui s'y
déroule, aux antipodes de la physique aristotélicienne des lieux
et de son premier moteur. Y régnent le hasard et la possibi-
lité abstraite, qui « ne s'occupe pas de l'objet mais du sujet qui
explique™ ». Son mode d'explication « tend plutôt à supprimer
toute réalité objective de la nature" » ; sa physique s'apparente
en fait davantage à une sémiologie de la nature, qui commu-
nique directement avec une éthique**.
Contrairement à la critique de Hegel, qui amalgame Épicure
et Démocrite pour en faire le pendant du stoïcisme, Marx resti-
tue à la doctrine du Jardin sa spécificité et sa cohérence interne :
la loi qu'exprime la déclinaison de l'atome de la ligne droite,
« traverse toute la philosophie épicurienne™ », et c'est là qu'il
convient d'en chercher la clé. Défini comme pure forme, néga-
tion de toute relativité, de toute relation à un autre être-là,
l'atome est un objet qui doit nier immédiatement toute existence
301
Philosophie et révolution
relative pour ne pouvoir se rapporter qu'à lui-même. Cela n'est
possible qu'en faisant abstraction de son existence relative, la
ligne droite, en déviant d'elle. De même, poursuit Marx, « toute
la philosophie épicurienne dévie de l'être-là limitatif, partout où
le concept de la singularité abstraite, l'autonomie et la négation
de tout rapport à un autre, doit être représenté dans son exis-
tence. C'est ainsi que le but de l'action est l'acte de s'abstraire,
de dévier de la douleur et du trouble, l'ataraxie10 ».
Le clinamen, la répulsion, représentent ainsi « la première
forme de conscience de soi », celle pour laquelle l'autre n'est
perçu que comme singularité pure : « pour que l'homme en tant
qu'homme devienne à lui-même son unique objet effectivement
réel, il faut qu'il ait brisé en lui son être-là relatif, la puissance
de ses appétits et de la simple nature10 ». Incarnation parfaite
de la singularité abstraite, les dieux d'Épicure dévient de tout
être-là, du monde en tant que tel, dont ils ne se soucient pas et
qu'impassiblement ils désertent. Le philosophe engagé dans le
parti du concept serait-il voué à partager leur sort?
Une comparaison avec une figure également atypique de la
mouvance jeune hégélienne, Moses Hess, permet de clarifier
quelque peu les termes de la discussion. Placé devant la néces-
sité de se ménager une place spécifique à l'intérieur du champ
politico-philosophique, le positionnement de Marx évolue aux
antipodes de celui de Hess. Hess reproche aux jeunes hégéliens
leur « rationalisme », leur insistance unilatérale sur la liberté
de l'esprit, qui sacrifie le caractère « sacré » de l'action libre et
consciente de soi31. Leur négativité leur interdit de penser un
fondement « positif » de la liberté et les condamne à la theoria,
à la perpétuelle réitération du geste critique. Et l'on sait que,
toujours selon le Hess de la Triarchie européenne, la « sacrali-
sation » intégrale de l'activité sociale autorisée par la fondation
positive de la liberté culmine dans une reconstruction du poli-
tico-religieux passant par l'instauration d'une religion d'État -
avant de céder la place à une anthropologie d'inspiration feuer-
bachienne débouchant sur une religion de l'amour universel.
Conscient du caractère unilatéral de la gauche hégélienne,
et de ses penchants érémitiques, Marx emprunte un tout autre
chemin : U choisit le parti de la radicalité critique, fait son deuil
définitif du sacré et reconnaît dans la scission et le conflit son
affaire propre en même temps que la condition du mouvement
historique. À la place de la critique de la religion qu'affectionnent
les jeunes hégéliens, Marx opte d'emblée pour la critique la plus
essentiellement liée au monde, la critique politique, celle du
monde terrestre où se trouve aussi le jardin d'Épicure, tout en
302
V. Karl Maxx, 1842-1844
maintenant, là encore aux antipodes de Hess, l'exigence de la
coupure la plus totale du lien entre l'État, foyer de la politique
moderne, et la religion.

2. La non-contemporanéité rhénane

Mais à quoi ressemble au juste ce « monde » contre lequel la


critique est amenée à se tourner pour se forger ses armes? C'est
bien sûr l'Europe d'après la défaite napoléonienne, l'Europe de
la Sainte-Alliance déjà ébranlée cependant par la vague révo-
lutionnaire des années 1830 (les Trois Glorieuses en France, la
révolution belge, les insurrections italiennes). Mais le monde de
Marx est d'abord la Rhénanie, cette province très particulière du
royaume de Prusse, sur la situation de laquelle il est à présent
nécessaire d'apporter quelques indications.
Les dix-neuf années de présence française (1795-1814),
moment fondateur de l'exceptionnalité de cette province, font
que la Rhénanie est sans aucun doute la partie de la confédé-
ration germanique où l'empreinte de la Révolution française
demeure la plus profonde et la plus durable. La position de la
grande propriété foncière a été sérieusement ébranlée, les pri-
vilèges d'ancien régime supprimés, tout comme les entraves
juridiques et réglementaires à l'accumulation du capital (par
exemple les corporations). Le code napoléonien et le régime
d'égalité civile et de publicité des procédures qu'il instaure, en
vigueur pendant toute la période du Vormârz et même jusqu'au
tout début du xx° siècle, représente le principal acquis de cette
période, malgré de multiples tentatives de « prussification » du
droit. La référence à l'héritage de 1789 reste forte au niveau
politique et culturel, y compris dans le sens commun des classes
populaires : l'un des événements marquants de la vie de Cologne
ne consiste-t-il pas dans la réunion annuelle des vétérans de l'ar-
mée napoléonienne célébrant la mémoire du vainqueur d'Aus-
terlitz** ? De même, c'est aux cris de « vive Napoléon », et en
écho direct à la nouvelle des journées parisiennes de Juillet, que
les artisans et les ouvriers de Cologne et d'Elberfeld se soulèvent
en août 1830 pour réclamer l'abolition des taxes, l'augmentation
des salaires et l'accès à l'école élémentaire1* tandis que, plus au
sud, à Mayence et en Hesse-Darmstadt, des drapeaux tricolores
font leur apparition, parfois même portés par des militaires*4 !
Tout cela compte assurément beaucoup dans la spécificité
de ce « libéralisme rhénan », le « parti libéral » que Marx iden-
tifie à celui du concept. Un libéralisme certes modéré dans son
expression dominante, prônant un « réformisme par le haut »
303
Philosophie et révolution
mais attaché à une conception universaliste de la liberté et
à l'égalité qui le distingue fortement de sa version anglaise.
D. Hansemann, commerçant et figure de proue de la bourgeoisie
libérale de Cologne, n'est-il pas ailé jusqu'à écrire en 1840 : « les
Rhénans ont fait passer l'idée de l'égalité et celle de la toute-
puissance de l'État avant l'idée même de liberté** » ? Un Heine,
qui continue à saluer en Napoléon un symbole anti-absolutiste,
ou un Marx stigmatisant en 1842 l'Angleterre libérale comme
la « preuve historique et en grand » d'une liberté devenue syno-
nyme d'« assujettissement » de la multitude apparaissent en
fait davantage comme la variante radicale d'un socle libéral/
démocratique partagé par l'ensemble de l'opposition que comme
des francs-tireurs, des figures isolées ou, a fortiori, des repré-
sentants d'un introuvable courant révolutionnaire, distinct du
« parti libéral ».
De ce fait, et compte tenu du réel dynamisme économique qui
succède à l'union douanière (Zollverein) de 1835,11 est d'usage
parmi les historiens de dépeindre cette Rhénanie du Vormàrz
comme installée de plain-pied dans la modernité socio-écono-
mique" et d'expliquer ainsi le « surdéveloppement » de l'intel-
ligentsia rhénane, qui compte, parmi ses figures emblématiques
aussi bien Heine que, à une génération d'écart, Hess et Marx.
Version plus élaborée de cette thèse, qui s'autorise de surcroît
d'une lecture des textes marxiens : la situation rhénane est mar-
quée par l'opposition entre une société civile-bourgeoise mature
et un pouvoir politique prussien, archaïque et autoritaire, qui la
corsète de l'extérieur. Corollaire : au niveau théorique et poli-
tique, Marx est le produit naturel de cette opposition, qui connaî-
tra son dénouement au moment de la révolution de 1848.
Pourtant, cette image d'une Rhénanie moderne et bourgeoise,
comparable au New-York de la première moitié du xixe siècle
selon les termes d'un spécialiste autorisé de la question", doit
être sérieusement réinterrogée et relativisée. Il s'agit, pour une
large part, d'un artefact dû à l'illusion historienne dont parle
Arno Mayer**, qui découle de la focalisation sur les forces nova-
trices, celles qui annoncent une nouvelle société, au détriment
des éléments de permanence, et sans doute aussi de la pré-
gnance d'une lecture rétrospective des situations, qui fait que
la fin de l'histoire sert à expliquer le début. En effet, si le capi-
talisme a bien fini par l'emporter, s'emparant de la totalité des
rapports sociaux, il n'en demeure pas moins que l'ordre ancien
a fait plus que subsister à titre résiduel. Il a pu contrecarrer
efficacement l'action des forces nouvelles et asseoir sa domina-
tion, quitte à la réaménager, à l'échelle de périodes historiques
304
•.KaxlManc, 1842-1844
entières. À cet égard, la Rhénanie natale de Marx est beaucoup
plus proche de la société d'ancien régime qu'on n'a l'habitude
de le croire. D'un point de vue politique, c'est évident ; on est
au royaume de Prusse, avec ces assemblées de type médiéval,
au sein desquelles la noblesse conserve la suprématie, avec la
bureaucratie prussienne, la censure, et, pour couronner le tout,
une puissante et très réactionnaire Église catholique. D'un point
de vue social, même si la situation est plus nuancée, les aspects
archaïques demeurent extrêmement prégnants : malgré les
dix-neuf années de présence française et les traces profondes
qu'elles ont laissées, notamment l'acquis du droit napoléonien, la
Rhénanie offre l'image d'un monde massivement rural, confiné,
parsemé de petites villes paisibles et conservatrices (y compris
les quelques foyers proto-industriels tels que Aachen ou la vallée
de la Wupper)**. Un monde dans lequel coexistent des grands
propriétaires fonciers encore puissants40, une bourgeoisie mar-
chande et financière davantage tournée vers l'investissement
foncier que vers les activités productives41, une paysannerie
propriétaire largement majoritaire, un artisanat pléthorique et
quelques poches très limitées de production capitaliste, de type
très massivement préindustriel (Verlagssystem).
Plus qu'une enclave de modernité logée dans une Allemagne
qui peine à se réveiller du féodalisme et de l'absolutisme, la
Rhénanie apparaît plutôt comme une société aux rapports
sociaux bloqués, en proie à une crise profonde, un véritable
concentré des décalages de l'Allemagne à son propre présent.
Largement inachevée, la désintégration des rapports précapi-
talistes est néanmoins suffisante pour provoquer une paupéri-
sation de masse41, qui traumatise les couches populaires (de la
paysannerie aux ouvriers en passant par les artisans) et suscite
un désarroi jusque dans les classes supérieures et dans l'intel-
ligentsia. Un système juridique moderne y côtoie un appareil
d'État se détournant des acquis de l'ère Stein-Hardenberg et
s'obstinant à défendre l'absolutisme et les appuis de l'ordre féo-
dal ; une intelligentsia nourrie d'idées françaises et de philoso-
phie classique avoisine un clergé puissant et, dans sa majorité,
réactionnaire, surtout du côté catholique (confession largement
majoritaire en Rhénanie). Une presse éclairée, voire radicale,
s'adressant à une élite de la culture, coexiste avec des formes
d'action politique typiquement pré-modernes : sociétés carna-
valesques, hérésies religieuses, le tout noyé dans un océan de
paysannerie - il est vrai pas toujours passive, notamment par le
recours de plus en plus fréquent aux illégalismes.
En deux mots, la Rhénanie du Vormàrz, plus proche de la
305
Philosophie et révolution
France de 1789 que de l'Angleterre qui affronte la grève géné-
rale chartiste de l'été 1842, représente une forme exacerbée de
la non-contemporanéité allemande dans l'Europe d'avant 1848.
La crise sociale chronique, qui prend parfois des formes aiguës,
se double d'une crise politique et idéologique. L'État prussien
rencontre des difficultés croissantes pour remplir son rôle de
direction de la société. Ses interventions visant à rétablir l'ordre
n'aboutissent le plus souvent qu'à aiguiser les contradictions.
Comme le souligne J. Sperber, « à divers moments durant le
Vormârz, la vie politique est sortie des bornes qui lui étaient
imposées, pour devenir, quelles que soient la brièveté et les
limites de ces moments, une politique de masse. La répression
a invariablement succédé à ces incidents, mais non sans avoir au
préalable révélé la profondeur des tensions sociales et politiques,
mobilisé des parties de la population dans l'action politique et
fourni un cadre à de futurs militants ayant acquis une expérience
de direction politique43 ». Certes, l'action du pouvoir parvient à
neutraliser, du moins provisoirement, les forces adverses ; mais
elle met aussi à nu la fragilité du bloc social d'ancien régime et,
surtout, ôte tout espace à une tentative de gestion réformiste
de la crise. Particularité allemande : l'acharnement absolutiste
accroît le sentiment d'extériorité de la province rhénane par
rapport au reste du royaume prussien ; sociale et politique par
son origine, la crise ébranle également le rôle de direction natio-
nale auquel prétend la Prusse. La Rhénanie traverse bien une
crise hégémonique qui ne fera que s'accentuer sous le règne du
romantique Frédéric-Guillaume IV.

3. De la société civile-bourgeoise à l'État

En se tournant vers l'extérieur, contre la réalité mondaine,


la philosophie devenue critique doit donc immédiatement se
mesurer à cette formation sociale en crise, largement dominée
par un bloc social de type ancien régime. Tel est le constat de
départ qui rend intelligible la stratégie intellectuelle et politique
à laquelle Marx entend arrimer le « parti du concept »; car qui
dit stratégie doit d'abord définir ses objectifs et, pour ce faire,
la désignation de l'adversaire est prioritaire. La cible première
que se donne la critique renvoie donc aux trois piliers de l'ordre
existant, soit une caste aristocratique crispée sur ses privilèges,
un pouvoir prussien qui involue vers l'« État chrétien » et des
idéologues réactionnaires qui légitiment cette perpétuation de
l'absolutisme. C'est essentiellement les partisans du roman-
tisme, parmi lesquels il range aussi les théoriciens de l'École
306
V. Karl Maxx, 1842-1844
historique du droit, qui sont dans la ligne de mire de Marx. Pour
lui, le principe romantique n'est pas en effet simple nostalgie
d'un monde révolu mais défense d'un ordre social et politique
réellement existant - l'ancien régime44 - , et ce au moment même
où il prend conscience des menaces qui planent sur son avenir.
Face à la Sainte-Trinité constitutive de la misère allemande,
et plus particulièrement rhénane, Marx entend se servir d'une
arme bien précise : l'acquis des Lumières et de la Révolution
française, qu'il appelle à assumer et à défendre en bloc. De
là, soulignons-le pour éviter tout malentendu, les références
appuyées à une tradition qui permet d'unifier Machiavel et
Kant, Spinoza et Hobbes, l'œuvre de la Convention et Benjamin
Constant, références dont la signification n'est pas dissociable
de cet usage stratégique. Ainsi, l'hommage à Kant ne signifie
pas une quelconque adhésion au kantisme stricto sensu mais la
défense, selon la formule du jeune Gôrres que Marx reprend à
cette occasion, de la « théorie allemande de la révolution fran-
çaise » face à cette « théorie allemande de l'ancien régime48 »
que représente l'École historique du droit et sa tentative de des-
truction de toute fondation rationnelle des valeurs. De même,
l'énumération de tous les classiques de la philosophie politique
moderne, de Machiavel à Hegel en passant par Spinoza, n'équi-
vaut pas à une recherche de totalisation doctrinale mais au rap-
pel d'une modernité intellectuelle qui permet de penser l'exi-
gence de sécularisation du politique48. Par effet de contraste,
elle fait ressortir la spirale régressive dans laquelle s'enfonce
l'État prussien, qui pense surmonter sa crise en abandonnant
les références rationalistes de l'ère réformatrice pour se réfugier
dans le modèle d'un pouvoir patriarcal à fort parfum clérical.
En ce sens, la défense de l'universalité du concept d'homme
doit être distinguée du recours ultérieur à l'anthropologie feuer-
bachienne ; pour le publiciste de la Gazette rhénane, la référence
à l'homme dans son universalité est avant tout un instrument de
combat contre l'« État chrétien » rêvé par le monarque roman-
tique Frédéric-Guillaume IV et légitimé par les idéologues du
conservatisme allemand. C'est ce qui explique du reste la forte
charge antiromantique des passages consacrés à ce thème. Pour
Marx, l'homme de la Déclaration des droits désigne l'horizon le
plus radical de la Révolution française, celui que ni la révolu-
tion américaine ni la « glorieuse révolution » anglaise n'ont pu
atteindre, l'une en acceptant l'esclavage, l'autre en se référant
à un héritage légué par une tradition41. Or, c'est la radicali-
sation universaliste du concept d'homme qui délégitime toute
inégalité et toute subordination « de nature » entre les hommes ;
307
Philosophie et révolution
elle assigne à la liberté son véritable contenu, indissociable de
l'égalité, aux antipodes de toute conception des « libertés » com-
prises comme agrégats de privilèges particularistes, rattachés
à certains individus (ou classes) en vertu de singularités pure-
ment extérieures, accidentelles, indifférentes à leur raison et à
leur être commun. Inversement, le sacrifice romantique de la
« liberté (et de la raison) universelle de la nature humaine » à
l'autel de la conservation d'un ordre hiérarchique « naturel »,
incompatible avec toute fondation rationnelle des valeurs, est
non seulement régressif mais parfaitement illusoire ; chercher
refuge dans le « merveilleux et le mystérieux », pour finir dans
les bras de la religion, n'est au fond qu'une réaction au trauma-
tisme provoqué par l'ébranlement d'un ordre qui est lui-même
déjà devenu incompréhensible et inconcevable, « naturel » au
sens hégélien d'« inconceptuel ». Marx souligne le décalage
interne de la conscience romantique, qui se méprend sur son
compte lorsqu'elle se pense comme continuité du - ou retour
au - monde prémoderne ; en fait, elle n'est qu'une réaction
antimoderne, régressive et potentiellement barbare certes,
mais inscrite dans la modernité elle-même, et, d'une certaine
manière dépendante et subordonnée à elle, « infectée par le
siècle » selon la formule marxienne41. Son idéal chrétien n'est
pas le retour à la foi totalisante du Moyen Âge mais une instru-
mentalisation politique de la religion, mue par le ressentiment
contre-révolutionnaire. L'état de frustration permanente est le
propre du romantisme et dans son imaginaire coloré gît un fonds
d'« amertume polémique saturée d'ambitions politiques ». Le
« chevalier moderne » Frédéric-Guillaume IV n'est pas un nou-
veau Barberousse mais son double spectral, à la fois comique
et dangereux, et son règne « l'époque légitime des revenants et
des procès en sorcellerie4* ».
D'emblée, en traçant la ligne de démarcation principale, cette
lecture essentiellement politique de l'héritage des Lumières
fonctionne comme un appel au parti critique à sortir de l'hori-
zon étriqué centré sur la critique de la religion, ou le règle-
ment de comptes avec le Maître, pour disputer au bloc d'ancien
régime l'hégémonie intellectuelle et culturelle. C'est ce que, sous
la houlette de Marx, la Gazette rhénane se chargera de mettre
en œuvre concrètement; comme le relève J. Sperber « sous sa
direction, le journal abandonna la spéculation théologique et
accorda une couverture détaillée à la vie économique et aux
nouvelles politiques*0 ». À vrai dire, ce rôle élargi du parti cri-
tique, qui signifie, comme nous le verrons par la suite, sa trans-
formation en véritable parti « national/populaire », va bien
308
V. Karl Maxx, 1842-1844
au-delà d'une simple redéfinition des adversaires à affronter.
Il dépend essentiellement de sa capacité à déployer son activité
comme lutte pour la démocratisation effective de la société et de
l'État. Il ne suffit pas, à l'instar d'un Bruno Bauer, de contem-
pler l'approfondissement de la crise et d'escompter un inévitable
cataclysme salvateur*1, que seul peut hâter l'exercice du « ter-
rorisme de la théorie ». En se situant désormais sur le terrain
de la lutte de partis, la philosophie refuse tout attentisme; elle
assume la tâche historique de la Révolution française et devient
l'« âme organisatrice » des forces réelles qui luttent pas à pas
pour la démocratisation. Pour devenir mondaine et se perdre
dans sa réalisation concrète, conformément aux formules pro-
grammatiques de la dissertation doctorale, la critique a donc
besoin, une fois l'adversaire désigné, de définir ses armes, même
si elle ne se conçoit pas comme une critique armée, ou plus
exactement : dans la mesure où justement elle ne veut pas se
présenter comme telle.
L'« entrée de la philosophie dans les journaux** » correspond
certes, dans le cas de Marx (et pas seulement), à la recherche
d'une issue professionnelle, lorsque la perspective d'une car-
rière universitaire s'estompe, puis disparaît définitivement avec
le renvoi de Bauer (mars 1842). Elle répond aussi à une inflexion
de la conjoncture politique : exploiter la lucarne entrouverte par
le pouvoir prussien avec l'arrivée de Frédéric-Guillaume IV au
pouvoir. La nouvelle instruction sur la censure de 1841 a fait
naître bien des illusions, que Marx est certainement l'un des
rares à ne pas avoir partagées. Dans ses « Remarques à propos
de la récente instruction prussienne sur la censure** » - pru-
demment publiées en Suisse plus d'un an après leur rédaction
dans la revue de Ruge Anekdota - , il y voit même, par certains
aspects, une régression par rapport aux - très draconiennes
pourtant - ordonnances de 1819. Marx perçoit bien, derrière un
semblant d'assouplissement, le nouveau visage de l'absolutisme
wilhelmien : abandon des principes rationalistes, qui pouvaient
encore rappeler les traditions réformatrices de la Prusse, au
profit d'un idéal d'État chrétien, mélange de paternalisme et
de dilution romantique des normes objectives/légales dans la
brume de « rapports personnels », c'est-à-dire du bon vouloir du
despotisme et de ses fonctionnaires. Il n'en reste pas moins que
cette nouvelle instruction, qui reconnut par ailleurs « la valeur
et le besoin d'une publicité franche et honnête », proclame la
volonté du nouveau monarque de faire preuve d'un paterna-
lisme tolérant, évitant le recours systématique aux mesures
répressives. Elle démontre aussi le caractère contradictoire des

307
Philosophie et révolution
principes qu'il invoque pour légitimer ses décisions et témoigne
du caractère de plus en plus ouvert de la crise. Marx constate
ainsi, au moment de conclure, que « les écrivains prussiens
gagnent en tout cas grâce à la nouvelle instruction ou bien une
liberté réelle, ou bien une liberté idéelle, en consciencer" ». Par la
suite, s'adressant au président de la province rhénane, il n'hési-
tera pas d'ailleurs à s'appuyer tactiquement - même si on sent
aussi poindre une certaine ironie - sur les formulations de cette
instruction pour tenter, une dernière fois, de sauver son journal
en butte à l'hostilité des censeurs".
La question de la presse libre va cependant au-delà des consi-
dérations de débouchés de carrière ou de tactique politique.
Ou plutôt, disons que son importance vient de ce qu'elle per-
met de lier ces deux aspects avec une exigence fondamentale
de YAuJklârung, déjà formulée par Kant : constituer un espace
public, une sphère de publicité comme instrument de réforme
intellectuelle et politique permanente. Pour Kant, la publicité
(Publizitàt) apparaît comme le vecteur du procès de moralisa-
tion de la politique, la condition d'une avancée graduelle vers
la liberté et l'État de droit dont la République représente la
forme achevée". L'épreuve de publicisation - conformément à
la formule : « toutes les actions relatives au droit d'autrui, dont
la maxime n'est pas susceptible de publicité, sont injustes" » - à
laquelle chaque action est soumise décide de sa validation à la
fois comme action moralement libre et comme action nécessaire.
Se réalise ainsi la médiation de la formule transcendantale du
droit public - « agis de manière que tu puisses vouloir que ta
maxime devienne une loi générale (quel que soit le but de ton
action)" » - par l'impératif catégorique de la morale.
La sphère publique à la Kant permet donc de réunir morale
et droit, tout en respectant leur distinction, et de faire communi-
quer droit privé et droit public : les « personnes » y deviennent
des « citoyens », sortent de leur état de minorité et participent
aux affaires communes. La fonction de la publicité est d'abord
critique, elle offre une présentation sensible, quasi institution-
nelle de la philosophie. En tant qu'instance de contrôle et de
proposition permanente, la publicité est amenée à la fois à
revendiquer son autonomie vis-à-vis de l'État et à intervenir
comme organe de rationalisation permanente de son fonction-
nement. En termes plus concrets : l'épreuve de publicisation
permet de rompre avec l'opacité et le culte du secret propres aux
antichambres du despotisme mais elle interdit aussi le recours
à une activité critique qui sortirait du cadre légal et viserait à
renverser le pouvoir en place. De là son ambition à se poser
310
•. Karl Marx, 1842-1844
comme substitut d'une révolution, incarnation d'une voie alle-
mande vers la conquête de la liberté.
On sait (cf. supra, chap. i) que Kant assortissait cette consti-
tution de l'espace public de nombreuses limitations empiriques,
qui en restreignaient l'accès aux seuls bourgeois et aux intel-
lectuels. L'autonomie accordée à ces derniers, clé de voûte de
l'ensemble du dispositif, se payait en fait d'un renoncement pré-
ventif à toute forme d'action illégale et à tout élargissement des
formes d'interpellation des personnes en citoyens en direction
des classes subalternes. Mais ce ne sont pas simplement avec ces
accommodements, non fondés en raison du reste, que la problé-
matique marxienne de l'espace public entend rompre. Ici aussi,
Marx choisit de remonter au principe du système et il reprend
entièrement à son compte la critique du rapport kantien entre
la morale et la politique menée par Hegel.
Le point de vue de Marx sera, pour le dire autrement, non
pas celui de la moralité (Moralitàt) mais de la moralité objective,
la Sittlichkeit, qui entend dépasser la dualité entre la norme et
le fait, la législation éthique interne et la législation juridique
externe, la déduction systématique et la genèse historique. La
Sittlichkeit rejette l'illusion d'une intersubjectivité pratico-juri-
dique fondatrice comprise comme rapport entre volontés libres,
qui n'est qu'une représentation formelle, bornée au niveau de
l'existence immédiate ; elle déplace en fait le point de départ, en
le faisant apparaître aussi comme un point d'arrivée, comme le
résultat de l'auto-activité de l'Esprit. Son point de vue s'affirme
comme celui de l'existence libre, de la volonté de l'Esprit réali-
sant l'unité du bien subjectif et du bien objectif. Le droit culmine
dans l'élément de la Sittlichkeit, dans un cadre objectif qui est
le produit de l'activité de l'Esprit et où le mode d'existence de
l'individu n'apparaît plus comme la conséquence d'un choix sub-
jectif mais comme relevant d'un ordre possédant en lui-même
les conditions de son organisation et de son fonctionnement. Cet
ordre comporte lui-même trois moments : la famille, la société
civile-bourgeoise et l'État, le « but propre absolu [...] dans lequel
la liberté obtient sa valeur suprême** », moment ultime de déve-
loppement de l'Esprit objectif.
Comment se pose dès lors la question de l'espace public ?
Pour Marx, contrairement à Kant, la sphère de la publicité n'est
pas le lieu où s'opère la subsomption graduelle de la politique
par une instance métapolitique de type juridico-moral. Resitué
dans les moments constitutifs de la Sittlichkeit, l'espace public
s'insère bien entendu à l'intérieur de la société civile-bourgeoise,
de cette forme contradictoire à travers laquelle émergera l'idée
311
Philosophie et révolution
de l'État. C'est bien là que se trouve le nœud du problème, dans
le « passage » de la société civile-bourgeoise à l'État et c'est en
revenant inlassablement à cette question que Marx approfondira
sa critique des solutions hégéliennes. Des articles de la Gazette
rhénane à celui des Annales franco-allemandes qui annonce le
ralliement à la révolution prolétarienne - et qui s'intitule signi-
flcativement Contribution à la critique de la philosophie du droit
de Hegel. Introduction - Marx ne cesse en effet de se confronter
à ce qui apparaît comme l'énigme constitutive de la politique
moderne : comment « passer » de la société bourgeoise à un
pouvoir étatique dépouillé de ses attributs de transcendance et
de sa fonction dominatrice?
Rappelons, pour commencer, l'aspect paradoxal, du moins si
l'on s'en tient à la conception libérale qui voit dans l'« État » et
dans la « société » deux sphères extérieures l'une à l'autre et se
limitant mutuellement, de la problématique hégélienne. Dans les
Principes de la philosophie du droit la société civile-bourgeoise
n'est pas autre chose que « l'État extérieur ». Les relations
qu'elle établit entre ses membres se meuvent dans l'extériorité,
elles présupposent l'existence séparée d'individus indépendants
et pourtant liés, mais à leur insu, à travers des interactions non-
conscientes et, de surcroît, largement contre-intentionnelles.
L'idée d'État travaille cependant la société civile-bourgeoise
- c'est ce en quoi elle est un État extérieur - sans accéder cepen-
dant à la conscience de soi - en quoi elle demeure un État exté-
rieur. Les connexions entre les individus, qui expriment l'univer-
salité présente dans ce rapport, leur échappent et s'imposent à
eux comme une nécessité aveugle, qui les surplombe. Ce n'est
que dans le moment de l'État qu'elles apparaîtront ressaisies
dans leur intériorité, comme le résultat de la libre activité de
l'Esprit. Mais ce n'est qu'en passant à travers les contradictions
de la société civile que l'idée de l'État peut devenir effective.
L'État « sort » bien de la société civile-bourgeoise, des rapports
contradictoires d'interdépendance à travers lesquels l'idée de
l'État se fraie son chemin, pour « sortir » elle-même hors de
l'extériorité.
Pour dire les choses d'une manière un peu différente : la
société civile-bourgeoise n'est pas autre chose que l'État mais
c'est « l'État de l'entendement" », qui pense qu'il y a quelque
chose au-delà de lui-même, et qui est précisément l'Absolu de
l'État. La problématique kantienne de l'espace public fournit
l'exemple-modèle de cette illusion de la société civile-bourgeoise
sur elle-même : aveugle quant à sa propre consistance étatique,
l'activité d'une sphère publique disjointe de l'État prétend
312
V. Karl Maxx, 1842-1844
réguler son fonctionnement à partir d'un point de vue extérieur.
En réalité, elle est condamnée à osciller entre l'acceptation du
fait du pouvoir, auquel elle ne peut dès lors que servir de légi-
timation de type nouveau, et sa suppression (qui est aussi une
autosuppression dans la mesure où elle est d'avance acceptée),
lorsqu'elle se dresse contre lui. Dans le même sens, c'est ignorer
le moment de la Sittlichkeit - pour s'accrocher aux prétentions
d'une intersubjectivité fondatrice - que de présenter, à travers
la sphère publique, le droit comme subordination en actes de la
politique à la moralité. Dans les deux cas, et, on le voit, pour des
raisons autrement plus profondes que des considérations de psy-
chologie sociale concernant la petite bourgeoisie allemande",
la thèse kantienne de la publicité apparaît davantage comme
un aveu d'impuissance politique que comme une voie, même
réformiste, de subversion du pouvoir absolutiste.
Une autre problématique, qui reprendrait l'acquis kantien
- l'exigence critique - pour le dépasser, est-elle possible ? Oui,
répond Marx en pariant sur la presse libre, si l'on prend au
sérieux la question du « passage » de la société civile-bourgeoise
à l'État. Si on refuse de la poser, en d'autres termes, comme une
subordination du politique et de l'État à une instance métapoli-
tique ou comme une pacification graduelle qui nous dédommage
des scissions de la société civile-bourgeoise. Si on saisit, donc, ce
passage comme le mouvement même de la société civile-bour-
geoise dans la seule immanence de sa propre contradiction. La
presse libre apparaît alors comme la médiation enfin trouvée
de ce devenir-État qui devient strictement coextensif au procès
de démocratisation de la totalité de l'activité politico-sociale.
Placée entre la famille et l'État, la société civile-bourgeoise
correspond en effet à l'intérieur du système de la Sittlichkeit
au moment de la différence**. Unis dans la famille, les individus
deviennent à présent « des personnes privées ayant pour fin leur
intérêt propre** » poursuivant un « but égoïste*4 ». Le moment
de la société civile est donc celui de la scission, de la négativité,
qui décompose la totalité naturelle de la famille en ses éléments
constitutifs. Mais c'est précisément en tant que différence spéci-
fique que la société civile-bourgeoise se constitue comme média-
tion du processus d'ensemble de la Sittlichkeit, en se présentant
comme le moment de la « réflexion », du dédoublement d'un
objet dans la relation qui le rapporte à son image spéculaire.
Le besoin, qui prend une forme socialisée, celle d'un système
des besoins, est au départ de ce procès de division. Celui-ci se
prolonge dans la division du travail, extraordinaire dispositif
permettant aux individus de remplir, à leur insu, une fonction
313
Philosophie et révolution
qui les dépasse alors qu'ils ne se représentent que des buts pri-
vés. Toutefois, et c'est le point critique, tant le « système des
besoins » que l'organisation sociale en « états » (Stânde) et en
corporations, qui découle de la division du travail, fonctionnent
comme des instances de reconnaissance par les individus des
connexions extérieures auxquelles ils sont insérés. Et la recon-
naissance du besoin permet à son tour de dépasser son caractère
naturel immédiat et, en saisissant son caractère social, d'y intro-
duire un élément d'universalité : elle « spiritualise » le besoin,
ce qui, pour préciser les choses, ne signifie nullement que Hegel
entend répondre par des cours de dialectique à l'exigence de
pain quotidien (nous avons vu qu'il défend au contraire le droit à
l'existence") mais simplement que le besoin (de pain ou d'autre
chose) n'est plus simplement représenté comme une pure parti-
cularité, que son insertion dans un système global de besoins, qui
est social et culturel, est reconnue. De même, l'appartenance de
l'individu à un « état » (Stand) et à une corporation « spiritua-
lise » la particularité de sa fonction sociale dans la mesure où,
par son libre consentement, il participe à un système de solidarité
et un état d'esprit, une culture, qui permettent une double recon-
naissance" : du point de vue de l'individu, la reconnaissance du
contenu rationnel du droit, qui devient ainsi posé (gesetzt), et du
point de vue de la totalité sociale, la reconnaissance du droit de
l'individu à la sécurité et à la protection.
Il n'est peut-être pas inutile d'insister sur l'originalité et la
cohérence de la thèse hégélienne du « passage » de la société
civile-bourgeoise à l'État : c'est de la représentation des Stànde
et de l'organisation corporative que « sort » l'État et non de la
« police » ou du corps des fonctionnaires, qui font également
partie de la société civile. Ainsi, l'État prolonge et réalise les exi-
gences posées par des formes d'auto-constitution de la société -
et c'est en cela que la déduction de l'État entend se situer dans la
stricte immanence de la forme contradictoire représentée par le
moment de la société civile-bourgeoise. En ce sens, le passage de
la société à l'État marque la rupture avec le modèle « naturel »
et paternaliste du pouvoir : Hegel prend le contre-pied des nos-
talgiques de l'ordre traditionnel, qui rabattent la société sur la
famille et exaltent le pouvoir patriarcal comme matrice générale
de tout pouvoir. Pour lui, c'est au contraire en s'arrachant à la
totalité naturelle de la famille que l'individu se constitue comme
tel et, à travers les médiations de la société civile-bourgeoise,
accède à l'État. De même, à l'inverse des projections anachro-
niques des idéologues du romantisme, c'est en se fondant sur
le développement des formes de conscience, le consentement
314
V. Karl Maxx, 1842-1844
individuel et la reconnaissance du concept universel d'homme
que les Stànde et les corporations modernes se distinguent de
cette adhésion immédiate de l'individu à son statut social qui
marque le monde médiéval.
Entre l'individu et la totalité, la société civile-bourgeoise
interpose donc des sous-systèmes qui forment autant de média-
tions à travers lesquelles l'ordre social est reconnu dans son
contenu rationnel par les agents indépendants qui le constituent
et « passe » à un moment supérieur de son développement,
l'État. Et c'est précisément sur cette question des médiations
que se trace la ligne de démarcation qui sépare Marx de Hegel :
avant même l'exposé systématique du manuscrit de Kreuznach,
les articles de la Gazette rhénane sur la presse libre se présen-
tent comme une critique, implicite mais dépourvue d'ambiguïté,
de la solution hégélienne du « passage ». Pour Marx, il n'y a rien
à attendre de l'organisation sociale en « états » (Stànde) ou des
corporations. Engoncés dans leur particularisme, accrochés à
la défense des privilèges des Stànde, et plus particulièrement
de l'aristocratie", ces résidus du passé féodal ne peuvent s'éle-
ver au point de vue du droit et de l'universalité de la loi. Leur
existence même est incompatible avec la citoyenneté, elle fait
obstacle à la création de véritables institutions représentatives
et à la reconnaissance du principe de souveraineté populaire. Ce
sont de fausses médiations, à travers lesquelles se perpétuent
les contradictions et les conflits propres au régime absolutiste.
De même, il est clair que, parmi ces « états » ou classes exis-
tants, celui des fonctionnaires ne saurait s'arroger le moindre
privilège d'accès à l'universalité, contrairement à la thèse hégé-
lienne sur la « classe universelle" ». C'est en effet l'esprit bureau-
cratique qui caractérise la forme de conscience propre à cette
classe, et cet esprit est condamné à reproduire la coupure entre
l'État existant et la société civile-bourgeoise. Par un paradoxe
qui n'est qu'apparent, la plus classique des distinctions libérales,
celle qui sépare les citoyens actifs des autres, est reproduite par
les formes de conscience logées au cœur de l'État absolutiste :
la monopolisation de la citoyenneté active par l'administration
et ses agents, la méfiance vis-à-vis du peuple, qui se voit déniée
toute « capacité d'appréciation étatique », le culte des arcana
imperii et du savoir bureaucratique". Plus même : Marx montre
que ce fantasme bureaucratique de maîtrise de la société se ren-
verse en son contraire. Le refus de prendre en compte l'opinion
publique débouche sur l'incapacité d'agir sur les causes des pro-
blèmes, quelle que soit la « bonne volonté » de la bureaucratie,
indépendamment donc de jugements moraux prononcés à son

315
Philosophie et révolution
égard. Si les administrés posent problème, il faut changer les
administrés - d'autres diront qu'il faut « changer de peuple » - ,
tel est l'aboutissement inévitable du principe bureaucratique.
La gestion bureaucratique va de pair avec l'approfondissement
de la crise, tout particulièrement de la crise sociale10. Médiation
illusoire, vecteur de rationalisation qui s'annule de lui-même,
la bureaucratie se nourrit en fait de la séparation de l'État et
de la société civile-bourgeoise, qu'elle ne peut à son tour que
reproduire, s'enfonçant toujours davantage dans une « mau-
vaise infinité ».
Impuissance bureaucratique, archaïsme des Stânde, une
conclusion parait dès lors s'imposer : toute tentative de résoudre
le « passage » de la société civile-bourgeoise à l'État qui ferait
l'économie de la démocratisation est illusoire et condamnée
à l'échec. L'avènement d'un État sittlich est synonyme de la
conquête graduelle de la démocratie, de la régénération démo-
cratique de l'ensemble des activités sociales. C'est ce que le sys-
tème de la presse libre, dont la Gazette rhénane entend fournir
l'exemple, se chargera d'expliciter.

4. Le système de la presse libre

La réflexion de Marx sur la presse, et sa pratique comme rédac-


teur et même rédacteur en chef de facto de la Gazette rhénane,
s'organisent autour de trois axes qui définissent les contours
généraux d'un espace public en voie de constitution : la question
de la langue et du style, le rôle de la philosophie et l'organisa-
tion à proprement parler de la presse libre en (sous)systèmes à
l'intérieur des processus constitutifs de la Sittlichkeit.
La question de la langue et du style permet de poser d'em-
blée les enjeux politiques de la démarche : en effet, la possibilité
d'un compromis entre le pouvoir et les intellectuels dépend très
largement de l'arbitrage à faire entre censure et autocensure,
de l'existence d'un espace instable et ambigu délimité d'une
part par l'exercice de la contrainte externe (qui demeure tou-
jours en réserve) et, de l'autre, par l'intériorisation de cette
contrainte dans la forme même (et les limites) de la prise de
parole publique. Nous avons ainsi déjà vu Kant, par exemple,
répondre aux récriminations des défenseurs de l'ordre en reven-
diquant ouvertement une langue strictement spéculative, desti-
née au petit nombre, mais aussi en cultivant un « art d'écrire »
riche en allusions, jouant sur les sens multiples et les amphibolo-
gies". La dissimulation ne saurait toutefois, toujours selon Kant,
dépasser certaines limites : ainsi l'exclusion de toute forme de
316
V. Karl Maxx, 1842-1844
diffusion clandestine de l'écrit, qui constitue l'une des clauses du
contrat fondateur de l'espace public, interdit le recours à l'ano-
nymat et fait d'un certain seuil d'autocensure une contrainte
intangible de tout discours dépassant le cadre de la sphère pri-
vée. Elle renforce par ailleurs l'exclusion des classes subalternes
d'une sphère publique réservée aux propriétaires et à « ceux
qui pensent ».
L'un des axes principaux de l'instruction prussienne sur la
censure de 1841 consiste précisément à réaménager le point
d'équilibre entre censure et autocensure. Le pouvoir reconnaît la
légitimité de la sphère publique et de l'exercice d'un droit de cri-
tique mais il demande en retour du « sérieux » et de la « modes-
tie » dans la teneur du propos, notamment - contrainte sup-
plémentaire par rapport aux ordonnances liberticides de 1819
- dans tout ce qui concerne la critique de la religion. Or, pour
Marx, même dans le cadre d'une renégociation du compromis,
c'est ce dont justement il ne saurait être question : les exigences
auxquelles le style est sommé de se plier liquident les derniers
résidus de légalité objective dont pouvaient encore se parer les
réglementations de la censure ; elles réinstallent le censeur dans
sa toute-puissance et son tempérament subjectif comme seul
critère de jugement possible. Il s'agit là d'un procédé destiné
à « mettre en musique des lettres de cachet 11 », qui révèle le
caractère auto-contradictoire de toute tentative visant à la ratio-
nalisation juridique des pratiques de l'absolutisme. En fait, cette
façade légale n'est qu'une légalité de façade, qui, conformément
à l'inspiration romantique affichée par le nouveau monarque,
dissout jusqu'à l'apparence de normes objectives/légales, pour y
substituer un voile mystique fait de vertus et de rapports « per-
sonnels ». La « bienveillance » du censeur à la place de garan-
ties juridiques, à l'image de l'« amour » du monarque - censé
remplacer une constitution obstinément refusée - , tels sont en
fin de compte les paravents très traditionnels derrière lesquels
cherche à s'abriter l'arbitraire de cette machine impersonnelle
qu'est l'administration prussienne. Seule la suppression de la
censure peut restaurer la norme juridique dans sa forme et
dans son contenu, la loi sur la presse comme cadre objectif de
la liberté d'expression succédant alors à un dispositif dont la
finalité, quelles que soient les variantes, demeure toujours de
combattre cette liberté.
Pour hâter ce moment, Marx en appelle à une bataille du
style, qui puise dans les ressources de la gaieté ironique et du
masque, dans la tradition d'un Goethe (expressément nommé)
et d'un Heine (non cité mais constamment présent) : seul le
317
Philosophie et révolution
redoublement ironique peut révéler le ridicule et l'arrogance
du sérieux et de la modestie officiels : « c'est quand je traite
le ridicule de manière ridicule que je le traite sérieusement, et
l'immodestie la plus grave de l'esprit consiste à être modeste en
face de l'immodestie11 ». Mais l'ironie marxienne n'entend point
s'enfermer dans l'obscurité de l'allégorie; tout au contraire,
elle revendique l'identité de l'esprit et de la lumière. Ses coloris
joyeux tranchent avec la grisaille imposée par le despotisme et
placent à l'ordre du jour l'exigence d'une discussion franche et
publique, qui rompt avec les faux-semblants de l'autocensure et
du modérantisme. La philosophie même, nous le verrons par la
suite, est invitée à se départir de son sabir habituel et à « parler
allemand » pour s'adresser à un public coextensif désormais au
« peuple » dans son ensemble.
Pour autant, le parti de la critique ne saurait délaisser toute
mesure de prudence. Dans l'état donné des choses, et pour lui
permettre de progresser, il faut accepter une restriction au
principe de publicité. C'est sur la question du nom que porte
la marge de compromis : le destin des journalistes allemands
est de « rester sans nom ira sœculum sœculorumM », écrit Marx,
qui poussera même le paradoxe jusqu'à dire que « l'anonymat
est lié à la nature de la presse quotidienne1* ». Le masque de
l'anonymat, ou du pseudonyme, induit un effet de dépersonna-
lisation qui remplit une double fonction : du côté du public, il
enlève aux arguments développés le caractère d'une opinion
subjective et porte le débat sur la chose même, sur la logique
interne de l'argumentation, au-delà de l'individu empirique qui
l'incarne à un moment donné1*. Du point de vue de celui qui
s'abrite derrière le masque, il y a bien sûr la conquête d'une
protection supplémentaire, mais là encore il s'agit d'une liberté
qui acquiert aussitôt une existence objective dans la sphère
publique. S'il décide de réagir, le pouvoir est en effet obligé
de faire comparaître, à travers la personne de son éditeur, le
journal en tant que tel devant les tribunaux. Il dévoile ainsi sa
volonté de s'attaquer non à une simple opinion personnelle mais
à la presse libre comme institution. Et inversement, s'il s'abs-
tient du recours à la répression, il légitime non pas tel point de
vue particulier mais la fonction de la presse en tant que telle
dans la discussion publique. Conformément aux principes qu'il
pose, Marx lui-même, comme la plupart des autres rédacteurs,
restera un publiciste sans visage ; la totalité de ses articles de
la Gazette rhénane paraîtront sous le couvert de l'anonymat, la
seule « signature » qu'il s'est autorisée étant, de manière hau-
tement significative, celle du « citoyen rhénan ». Par la suite, il
318
V. Karl Maxx, 1842-1844
s'étonnera même du fait que durant cette période, il y eut même
en Allemagne des « hommes qui se firent un nom" ». Dans un
sens inverse, cette question du nom resurgira lorsque Marx ne
se sentira plus tenu de respecter le cadre du compromis - parce
que celui-ci a tout simplement volé en éclats - l'exigence d'appa-
raître à visage découvert et de dire les choses « par leur nom »
viendra en tout premier"; identifiant la « confession » publique
et collective qui fait accéder à la conscience de soi, il écrira
alors : « pour se faire remettre de ses péchés, l'Humanité n'a
besoin que de les appeler par leur nom" ».
La revendication de l'anonymat marque incontestablement
une rupture dans la pratique de l'usage public du jugement tel
qu'il est préconisé par Kant. Sans basculer dans la diffusion
clandestine de l'écrit, l'effet de dépersonnalisation rompt radica-
lement avec la conception du philosophe maître de son discours,
éclairant de ses lumières le public et le souverain. En fait, il
serait inconcevable sans l'existence d'une institution, la presse
libre justement, dont le principe même rend quasiment obliga-
toire une rupture avec l'isolement et l'attitude contemplative
propre au travail intellectuel. On ne peut tout à la fois participer
activement à un organe de presse, a fortiori le diriger, et mener
la « vie mécaniquement réglée et presque abstraite80 » du sage
de Kônigsberg.
La nouvelle fonction de la philosophie apparaît ainsi indis-
sociable d'une pratique, et même d'un style, nouveaux; tous
trois répondent à une nouvelle conjoncture politique, celle que
Heine avait déjà désignée de « réveil de la vie politique » en
Allemagne81. C'est lorsque « le public fut pris du désir de voir
le Léviathan lui-même », et que le poids de la censure devenait
de plus en plus perceptible, c'est donc « à ce moment précis
que la philosophie fit son entrée dans les journaux ». Elle qui
était « longtemps restée silencieuse devant la platitude suffi-
sante », fidèle aux « longues méditations du génie », aux « fruits
laborieux de la solitude et de l'abnégation » et aux « combats
invisibles, mais combien exténuants, de la contemplation »,
bref à tout ce qu'une critique officielle « se targuait de dissiper
d'un souffie, [...] en quelques phrases de journal éculées », elle
qui « avait même protesté contre les journaux, terrain indigne
d'elle », il lui faut à la fin « rompre le silence » et « se [faire] cor-
respondant de presse8* ». Elle s'introduit ainsi « dans les salons
et les presbytères, dans les salles de rédaction des journaux et
dans les antichambres des cours ». Ce n'est qu'ainsi que « la
philosophie se fait mondaine et le monde philosophique ».
Le parti de la critique occupe désormais tout le terrain ; il
319
Philosophie et révolution
n'est plus un système en lutte contre d'autres, mais « la philo-
sophie tout court, dressée contre le monde ». Intérieurement,
par sa substance, la philosophie a certes toujours représenté
la « quintessence spirituelle de son temps » ; mais lorsque
cette intériorité trouve une manifestation extérieure adéquate,
elle entre « en contact et en interaction avec le monde réel de
son temps », elle devient la « philosophie du monde actuel »,
celle dans laquelle le monde actuel se réfléchit et accède à la
conscience de soi.
Pour ce faire, il lui faut reconnaître comme sienne sa scis-
sion intérieure et la lutte qui l'anime, et cette lutte se présente
comme lutte entre partis. Car « sans partis, point d'évolution,
sans séparation, point de progrès" ». En se mondanisant, la phi-
losophie se pratique dans la mêlée ; les cris de ses ennemis sont
de ceux qui accompagnent une victoire, ils annoncent « la nais-
sance des idées philosophiques qui ont brisé l'enveloppe hiéro-
glyphique dont un système s'entoure pour se dévoiler citoyennes
du monde84 ». La philosophie s'affirme comme citoyenne en par-
ticipant activement à la constitution de la citoyenneté, en se
plaçant au centre de l'espace public, en devenant « l'âme de la
culture ». Elle rompt ainsi avec sa situation antérieure, lorsque,
pour échapper à la censure, elle « cessa de parler allemand »
et dut s'exprimer « en un langage incompréhensible, mysté-
rieux, parce que le langage intelligible devait se garder d'être
raisonnable88 ».
La philosophie assume ouvertement son point de vue ; elle
parle au nom de l'humanité tout entière. Le concept de « nature
humaine », ou de « société humaine », directement lié aux
« droits de l'homme » et à la proclamation révolutionnaire de
l'égalité/liberté, désigne, nous l'avons vu, non pas un absolu
anthropologique mais un point d'appui incontournable dans la
lutte contre les oripeaux de transcendance dont s'entoure le
pouvoir absolutiste en se présentant comme « État chrétien ».
Dans le concept universel d'homme, le refus radical de toute
inégalité et hiérarchie « de nature », garantie par un ordre
transcendant, Marx voit le point culminant de toute l'entreprise
de sécularisation du politique portée par la tradition de la phi-
losophie politique moderne. Et c'est la métaphore kantienne
de la révolution copernicienne qu'il reprend pour désigner ce
mouvement d'émancipation de la sphère politique. Révolution
scientifique, révolution philosophique et révolution politique se
révèlent comme intérieurement liées : « Aussitôt avant et après
le moment où Copernic fit sa grande découverte du véritable sys-
tème solaire, on découvrit en même temps la loi de la gravitation
320
V. Karl Maxx, 1842-1844
de l'État : on s'aperçut que son centre de gravité était en lui-
même, et tout comme les différents gouvernements européens
essayèrent, avec la maladresse des débutants, d'appliquer ce
résultat dans le système de la balance des pouvoirs, Machiavel
et Campanella d'abord, puis Spinoza, Hobbes, Hugo Grotius, et
jusqu'à Rousseau, Fichte, Hegel, se mirent à considérer l'État
avec des yeux humains et à en exposer les lois naturelles, non
d'après la religion mais d'après la raison et l'expérience**. »
Dans l'affrontement avec les défenseurs, théologiens, roman-
tiques ou philosophes « positifs », de l'État germano-chrétien,
Marx va même au-delà de l'horizon intellectuel de la modernité ;
au nom de la défense de la raison, il revendique la tradition de la
philosophie tout court, y compris celle des Anciens, à laquelle les
noms du fondateur de la dialectique et du premier des antiplato-
niciens serviront d'emblème : « la philosophie moderne n'a fait
que poursuivre une tâche commencée autrefois par Heraclite
et Aristote. Vos attaques ne visent donc pas la raison de la phi-
losophie moderne, mais la philosophie toujours nouvelle de la
raison*1 ».
Même dans un contexte polémique, Marx distingue pourtant
cette défense stratégique de la pensée rationnelle, de l'auto-
nomie moderne de la politique et de l'héritage de 1789, d'une
vision continuiste. L'idée du politique et de l'État qu'il partage
est celle de la « philosophie la plus récente, aux conceptions plus
idéales et plus profondes », la philosophie de Hegel, qui marque
une césure avec la manière dont « autrefois les professeurs phi-
losophes de droit public [construisaient] l'idée de l'État ». Et
c'est plus particulièrement sur la critique hégélienne des pré-
tentions fondatrices de la subjectivité que Marx met l'accent.
Refusant à la fois le naturalisme, le contractualisme et même
le rationalisme abstrait, Hegel ne prend pas comme point de
départ la « raison individuelle », qui ne saurait préexister aux
rapports sociaux, mais la « raison de la société », il construit
l'idée de l'État « en partant de l'idée du Tout ». L'État est alors
pensé comme un « grand organisme » dans lequel sont réunies
les conditions objectives et subjectives de la réalisation de la
liberté.
Or, au milieu d'une Europe presque entièrement monar-
chique et absolutiste, nous sommes encore loin d'une telle ren-
contre entre l'État et son concept : « S'il est vrai que quelques
États européens sont fondés sur le christianisme, ces États cor-
respondent-ils à leur concept? La "pure existence" d'un état de
choses suffit-elle à légitimer cet état de choses**? » La tâche qui
incombe alors à la critique est de reconnaître la médiation qui
321
Philosophie et révolution
s'interpose entre l'existence immédiate de l'État et son concept ;
en fait, et tel est le sens du mouvement immanent qui fait accé-
der le réel à son effectivité, la médiation est déjà à l'œuvre : elle
travaille de l'intérieur le moment de l'immédiateté et déchire
son unité apparente.
C'est à la reconnaissance de la presse libre comme différence
spécifique de la société civile-bourgeoise que Marx consacre ses
efforts théoriques et pratiques en tant que publiciste à la Gazette
rhénane. Elle seule permet d'extraire le « passage » de la société
civile-bourgeoise à l'État de son enlisement dans la mauvaise
infinité du rapport bureaucratique et la sclérose particulariste
des Stànde : « pour résoudre la difficulté, l'administration et
les administrés ont besoin, au même titre, d'une tierce partie
qui, politique sans être officielle, non soumise aux présuppo-
sés bureaucratiques, soit en même temps civile sans être mêlée
directement aux intérêts privés et à leurs nécessités. Cette tierce
partie complémentaire, à la tête politique (staatsburgerlich) et
au cœur civil, c'est la presse libre. Dans le domaine de la presse,
administration et administrés peuvent critiquer, au même titre,
les principes des uns et les revendications des autres, non dans
un rapport de subordination mais à égalité de statut politique (in
gleicher staatsburgerlicher Geltung) ; non pas en tant que per-
sonnes mais en tant que forces intellectuelles, en tant que sys-
tème d'entendement. Produite par l'opinion publique, la "presse
libre" produit aussi cette opinion publique** [...] ».
Si Marx reprend les métaphores feuerbachiennes de la tête et
du cœur*0, il les détourne aussitôt dans un sens dialectique : la
presse libre est médiation car c'est en elle, et non dans un Absolu
bureaucratico-monarchique, que « tombent » les deux moments
opposés, celui de la société civile-bourgeoise et celui de la « poli-
tique » au sens de la Staatsburgerlichkeit, de la citoyenneté
comme appartenance à l'État. Mais, elle ne peut le faire toute-
fois qu'à condition d'endurer la scission, d'assumer le conflit et
la division intérieure : la fonction critique de la presse instaure
un espace de positions équivalentes, un espace proprement
citoyen (staatsburgerlich), qui rend possibles la confrontation
et la discussion entre points de vue opposés. Seul ce face-à-face
permet la reconnaissance mutuelle des parties en présence : les
intérêts particuliers des membres de la société civile-bourgeoise
conquièrent leur légitimité mais prennent conscience de leur
caractère borné tandis que, de leur côté, l'administration, le
gouvernement, ne peuvent assumer leur rôle qu'à la condition
d'admettre qu'ils ne sont que l'un des organes de l'État sittlich
et que toute prétention de représenter à eux seuls la vie de l'État
322
V. Karl Maxx, 1842-1844
est illégitime. Le conflit entre la société civile bourgeoise et les
organes particuliers du gouvernement appartient en effet au
« système de l'entendement », au moment de l'État extérieur,
qui se définit précisément comme celui de la division.
Aussi aiguë soit-elle, la lutte entre l'un de ses organes éta-
tiques, la censure, et l'instance de médiation, la presse libre,
cesse alors d'être considérée comme un ferment de dissolution
de la vie publique. Bien au contraire, resituée dans le proces-
sus d'auto-dépassement de l'État extérieur, cette lutte se pré-
sente comme son véritable moteur : « rejeter la presse, c'est
rejeter l'esprit politique du peuple [...] lutter contre une chose
qui existe, c'est la première forme de sa reconnaissance, de sa
réalité et de sa puissance. Et seule la lutte peut persuader aussi
bien le gouvernement que le peuple et que la presse elle-même
de la légitimité réelle et de la nécessité de la presse. Elle seule
peut persuader aussi bien le gouvernement que le peuple et que
la presse elle-même de la légitimité réelle et de la nécessité de
la presse. Elle seule peut montrer si la presse est une concession
ou une nécessité, une illusion ou une nécessité*1 ».
Le moment de la scission et de la négativité est aussi celui
du dédoublement d'un objet confronté à son image spéculaire
qu'il est amené à reconnaître comme sienne : de là l'abondant
vocabulaire en termes de « reflet » dans le propos marxien. En
fonctionnant comme un dispositif réflexif de prise de parole,
sorte d'autoconfession publique, la presse libre tend au peuple
sa propre image, qu'elle hisse à la dimension de la totalité. Elle
incarne concrètement son esprit, le Volksgeist : « la presse libre,
c'est l'œil partout ouvert de l'esprit du peuple, c'est l'incarna-
tion de la confiance qu'un peuple a en lui-même, le lien par-
lant qui unit l'individu à l'État et au monde, la culture incarnée
qui transfigure les luttes matérielles en luttes spirituelles et en
idéalise la rude force physique. Elle est l'impitoyable confes-
sion qu'un peuple se fait à lui-même, et l'on connaît la valeur
rédemptrice de l'aveu. Elle est le miroir spirituel où un peuple
se regarde, et la contemplation de soi-même est la première
condition de la sagesse** ». Le moment de la réflexion fonctionne
en fait comme un dispositif dialogique qui unit le moment de la
constitution subjective et l'inscription dans l'objectivité du sys-
tème de la Sittlichkeit-, un peuple ne devient peuple que dans la
mesure où s'instaure une relation qui le rapporte à sa propre
image. Et, inversement, seule l'existence de l'espace public per-
met au gouvernement de sortir de la « mauvaise infinité » d'un
discours officiel solipsiste et répressif : « c'est la presse censu-
rée qui exerce une action démoralisante. [...] Le gouvernement

323
Philosophie et révolution
n'entend que sa propre voix, il sait qu'il n'entend que soi-même,
et il s'enferme dans l'illusion d'entendre la voix du peuple ; et
il demande au peuple d'épouser comme lui cette illusion. C'est
pourquoi le peuple s'enfonce, de son côté, soit dans la supersti-
tion politique, soit dans le scepticisme politique ; ou encore, tota-
lement isolé de la vie de l'État, il devient populace privée*1 ».
On saisit mieux à présent le déplacement que Marx opère
par rapport à la conception hégélienne du « passage » société/
État. On sait que, pour Hegel, c'est à la corporation que revient
la tâche de prévenir la transformation du peuple en populace,
par le rôle culturel et la diffusion d'un état d'esprit « intégra-
teur » (l'« honneur*4 ») qu'elle assume. Par ailleurs, comme l'ex-
pliquent les Principes de la philosophie du droit, il ne saurait
être question d'une incarnation de l'esprit du peuple et d'une
culture avant le moment de l'État. C'est donc à un transfert de
déterminations que Marx procède, de l'État vers la médiation
interne à la société civile-bourgeoise, pour dégager le terrain
que la sphère publique est appelée à occuper. L'activité de la
presse libre, son « travail » propre - qui consiste à rendre effec-
tive la vérité - deviennent alors le moyen d'atteindre le point de
vue de la totalité sociale**. Pour Marx, comme pour Hegel, la
vérité d'un moment du processus constitutif consiste en sa forme
même, dans le chemin au moyen duquel le résultat est atteint**;
en fait elle se déploie comme perte de l'objet en tant que pur
donné, comme expérience de sa dissolution dans le réseau de
médiations qui nous restitue la totalité au moment même où
celle-ci se dérobe dans le constat du décalage insurmontable
entre l'objet et son propre concept.

La forme adéquate à la presse libre est donc fondamentalement


expansive : la presse est appelée à se constituer en véritable
système, délivré de toute entrave a priori à son autoactivité,
capable de récapituler en lui-même l'ensemble des processus
de la Sittlichkeit-, elle devient un organisme vivant, aux ramifi-
cations différenciées couvrant la totalité des manifestations de
l'esprit du peuple. Unissant le particulier à l'universel, la théorie
et l'action, elle préfigure le grand organisme de l'État démocra-
tique : « si la presse populaire se développe normalement, cha-
cun des divers éléments qui en constituent la nature devra trou-
ver d'abord, individuellement, son épanouissement particulier.
Ainsi, tout l'organisme de la presse populaire se décomposera
en divers journaux aux caractères divers qui se compléteront
mutuellement; et si, par exemple, l'intérêt de la science poli-
tique prévaut dans tel journal, ce sera la praxis politique dans
324
V. Karl Maxx, 1842-1844
tel autre; si dans l'un c'est la pensée nouvelle, dans l'autre,
ce sera le fait nouveau. C'est seulement si les éléments de la
presse populaire peuvent se développer sans entraves, dans
l'indépendance et la spécialité, et se diversifier en organes auto-
nomes, c'est alors seulement que la « bonne » presse populaire
pourra naître, autrement dit, la presse populaire qui réunira
en son sein, harmonieusement, tous les vrais motifs de l'esprit
populaire" ».
En s'installant dans les journaux, en devenant correspon-
dante de presse, la philosophie assume sa mission critique et
devient mondaine en se dressant, dans et par sa division, contre
un monde lui-même déchiré. En luttant pour se constituer en
système de la presse libre, à l'encontre de toute entrave éta-
tique, la presse devient à son tour presse populaire, on pourrait
presque dire que la presse, et, par son entremise, la philosophie,
deviennent peuple, un peuple qui pense et qui agit « réellement
en peuple » : elles parlent sa langue, expriment ses espoirs et
ses passions, - y compris ses excès - elles sont à la fois la « voix
haute du peuple » et la figure de la « vraie politique ». Principe
expansif, leur développement, à l'image de celui de la vie popu-
laire, est un devenir perpétuel qui ne connaît aucune limite
posée à l'avance. C'est pourquoi, elles se présentent comme la
fusion historique du parti de la critique et du parti national/
populaire, celui auquel incombe la double tâche - qu'il convient
de ne surtout pas dissocier - de l'unification nationale et de la
mise à bas de l'absolutisme : « la presse libre, c'est une presse
populaire - chacun sait que l'artiste lui-même ne peint pas ses
grands tableaux d'histoire à l'aquarelle - , la presse libre tient
son individualité de l'histoire, et c'est ce qui fait d'elle une presse
bien particulière, d'un esprit national bien particulier™ ».
La presse libre devient ainsi le centre organisateur du bloc
historique national/populaire dans la lutte pour l'hégémonie
culturelle et politique qui l'oppose au bloc d'ancien régime. Les
apories de la position kantienne de la Publizitât tombent dès lors
d'elles-mêmes : l'expansivité de l'espace public, moteur du pro-
cès de démocratisation de la totalité sociale, est indissociable du
devenir-État du bloc historique, aux antipodes de toute subordi-
nation de la politique à un principe extérieur/transcendant. Cette
expansivité est en même temps la manifestation de l'esprit et
de la vie populaires en tant que tels, en tant qu'autoconstitution
du peuple en peuple : toute restriction empirique à ce procès,
qui reproduirait la distinction citoyens passifs/citoyens actifs,
devient inconcevable, radicalement incompatible avec les fon-
dements même de l'État sittlich.
325
Philosophie et révolution
Dans leur chute - qui est une chute « en elles-mêmes » et non
sur un Absolu transcendant - les apories kantiennes entraînent
aussi les inconséquences hégéliennes : l'État sittlich ne peut être
défini comme la « but propre absolu et immuable » (absoluter
unbewegter Selbstzweck), la « volonté divine comme esprit pré-
sent ou actuel qui se développe dans la formation et l'organisa-
tion d'un monde" ». Produit vivant de l'ensemble des médiations
qui le constituent, l'organisme étatique se comprend comme
production incessante de vie nouvelle, mouvement d'unification
de la vie sociale à travers la reconnaissance du rôle constitutif
de sa différenciation interne. Dès lors, l'État s'évanouit comme
universalité abstraite et pouvoir exercé d'en haut; Marx l'assi-
mile à une « association d'hommes libres qui s'éduquent mutuel-
lement 1 " », et subordonne son activité aux formes rationnelles
et publiques de son existence. Il le dégage ainsi des éléments
de transcendance qui continuent à obérer la vision hégélienne.
Cette rectification, le déplacement que Marx fait subir à Hegel,
et à travers lui à l'ensemble de la philosophie politique, est au
moins double : rendre le passage de la société civile-bourgeoise
synonyme d'un procès de réforme démocratique permanente
de l'ensemble des activités sociales. Par là même, ce processus
pose sa propre finalité, l'État rationnel, comme celle d'un orga-
nisme animé par un mouvement incessant de démocratisation,
un organisme vivant au sens où il produit en permanence de la
vie nouvelle.
De ces deux déplacements découle une conséquence déci-
sive : l'État, et plus largement le lieu du politique, ne sont pas
avant tout une affaire d'institutions, même si rien à proprement
parler n'échappe aux institutions et si leur changement possède
une importance décisive. L'État sittlich n'est en rien le sujet ori-
ginaire et final de la politique car il s'affirme comme le résultat
du travail des médiations, qui soumettent constamment l'unité
immédiate de la vie sociale à l'épreuve de sa négativité imma-
nente101. La politique est avant tout une affaire de pratiques,
de pratiques expansives, sans limites a priori, qui débordent
sans cesse des institutions pour transformer les rapports de l'en-
semble des sphères de l'activité sociale : elle n'est pas de l'ordre
de l'instituant, ou du constituant1", mais de la constitution. La
démocratie n'est pas autre chose que le résultat de ce processus
constitutif de refondation permanente de la vie sociale ; elle se
comprend donc elle-même comme le résultat, toujours inachevé
et réitérable, de la démocratisation.
Dans ce processus, la presse libre occupe, nous l'avons vu,
une place prééminente en tant que catalyseur d'hégémonie,
326
V. Karl Maxx, 1842-1844
protagoniste du mouvement qui vise à la conquête de la démo-
cratie au moyen d'un processus de réforme permanente. Les
adversaires de la presse libre ont sans doute davantage compris
que ses partisans sa fonction de quasi-parti du bloc national/
populaire. D'où la hargne de leurs attaques, qui tranchent avec
la tiédeur de ses défenseurs : « sans compter les mots d'ordre
et les lieux communs qui sont dans l'air, nous trouvons, chez
ses adversaires [de la presse libre], un parti pris passionnel qui
leur assure une position réelle, nullement imaginaire, à l'égard
de la presse, dont les défenseurs à cette Diète n'ont pas, dans
l'ensemble, un lien réel avec leur protégée. Ils n'ont jamais
ressenti la liberté de presse comme un besoin. C'est pour eux
une affaire de tête, où le cœur n'a point de part103 ». Tel est le
paradoxe de la situation rhénane : à la ténacité et à l'obsti-
nation dont font preuve le pouvoir absolutiste et ses soutiens
dans la société, répondent le modérantisme et le penchant au
compromis d'un « semi-libéralisme » bourgeois qui prédomine
à l'intérieur du bloc historique. Marx ne cache nullement sa
défiance vis-à-vis d'une « opposition libérale » qui manifeste
son incapacité à défendre les revendications démocratiques
les plus simples : « l'opposition libérale nous révèle le niveau
atteint par une assemblée, tout comme l'opposition en général
témoigne du niveau atteint par une société. Une époque où il
y a de la témérité philosophique à douter des revenants et où
il y a paradoxe à douter des procès en sorcellerie, une telle
époque est l'époque légitime des revenants et des procès en
sorcellerie104 ».
Le constat de Heine est repris, quasiment mot pour mot : le
libéralisme allemand participe aussi de l'archaïsme de l'Alle-
magne, pays où les fantômes de l'ancien régime font toujours
la loi. Contrairement à son homologue française de 1789 (la
référence précédente à l'absence de « cœur » servait également
d'allusion codée à l'absence d'esprit français), la bourgeoisie
allemande, et plus particulièrement rhénane, refuse d'adopter
une position « citoyenne » et ne dépasse pas son particularisme
d'« état » (Stand) de la société civile-bourgeoise, ce qui rend
compte de la faiblesse de ses liens avec la presse libre. De cette
inaptitude à se constituer en classe nationale/populaire découle
cette spécificité allemande d'un libéralisme marqué non pas
simplement par la modération mais, davantage encore, par
l'impuissance politique : « en examinant d'un dernier regard
l'ensemble des débats sur la presse, nous ne pouvons nous
défaire de l'impression de vide et de malaise produite par une
assemblée de représentants de la Province rhénane, ballottés
327
Philosophie et révolution
uniquement entre l'obstination volontaire du privilège et l'im-
puissance naturelle d'un semi-libéralisme10* ».
Dès lors, la tâche de la presse libre se dédouble : soutien de
tout ce qui peut servir à ouvrir des brèches dans la domina-
tion des forces d'ancien régime mais aussi lutte pour déplacer
le point d'équilibre hégémonique à l'intérieur du bloc natio-
nal/populaire vers des positions démocratiques conséquentes.
S'agit-il d'un combat solitaire? Le succès éditorial de la Gazette
rhénane tendrait à prouver plutôt le contraire. En fait, même s'il
peut être considéré comme un précurseur, le lancement de ce
journal participe d'un mouvement plus large, qui voit, à partir
de 1842, la radicalisation d'une fraction du libéralisme rhénan.
Cette radicalisation, qu'illustre l'activité d'un Franz Raveaux
parmi le petit peuple de Cologne10*, signale une division, de plus
en plus perceptible à mesure que l'on s'approche de 1848, entre
une aile libérale modérée et une aile démocratique-radicale,
davantage tournée vers l'action de masse et ne refusant pas
l'appui des mobilisations populaires.

5. Esprit du peuple et révolution

Luttant sur deux fronts, ou plutôt brisant l'unité immédiate du


front pour en déplacer les forces, la voie préconisée par Marx,
et que la Gazette rhénane mettra en pratique, s'avère parti-
culièrement étroite. En cette année 1842, le radicalisme rhé-
nan, qui restera de toute façon un courant très minoritaire et
lâchement structuré durant toute la période du Vormàrz, n'en
est qu'au stade embryonnaire. Prise entre l'étau d'un pouvoir
absolutiste toujours prêt à ressortir ses griffes et la faiblesse
des forces oppositionnelles, l'activité médiatrice de la presse
libre risque fort de se cantonner dans l'abstraction. En fait,
il s'avère que le pari politique marxien dépend d'une double
condition, à la fois empirique et conceptuelle. Au niveau empi-
rique, la position marxienne suppose à l'évidence l'existence
d'une marge de manoeuvre consentie par l'État prussien. Or,
nous le verrons, si l'instruction de la censure de 1841 inaugure
effectivement une période pendant laquelle le pouvoir s'abstien-
dra de mesures répressives ouvertes, celle-ci ne durera guère
plus d'une année. Par ailleurs, à un niveau plus théorique mais
lié au point précédent, la résolution proposée du « passage »
de la société civile-bourgeoise à l'État à travers l'expansion de
l'espace public se comprend elle-même comme processus de
réforme démocratique permanente. Radicale dans ses objectifs
ultimes (la conquête de la démocratie et non une monarchie
328
V. Karl Maxx, 1842-1844
constitutionnelle ou la simple garantie des droits individuels),
la démarche de Marx publiciste est réformiste dans son prin-
cipe : le respect de l'ordre légal existant et la foi en la possibilité
de changements graduels en forment deux composantes essen-
tielles. D'où aussi la nécessité de reculs tactiques, inévitables
selon Marx, sous peine de tomber dans l'impuissance pratique
d'un hyper-radicalisme aussi abstrait que purement verbal (en
l'occurrence celui des Affranchis berlinois), qui célèbre de sur-
croît dans l'autosatisfaction sa coupure d'avec la pratique poli-
tique réelle : « une prise de position aussi nette contre les piliers
du régime actuel, écrit-il à D. Oppenheim à propos des articles
des Berlinois, peut entraîner une aggravation de la censure, et
même la suppression de notre feuille. C'est ainsi qu'a sombré la
Tribune d'Allemagne du Sud. En tout cas nous indisposons un
grand nombre et à vrai dire le plus grand nombre des esprits
libres soucieux d'action pratique, qui se sont chargés de la tâche
pénible de conquérir la liberté pas à pas, sans sortir des limites
constitutionnelles, tandis que, installés dans le fauteuil confor-
table de l'abstraction, nous leur faisons la démonstration de
leurs contradictions101 ».
Ainsi, il ne peut y avoir d'autre forme d'« action pratique »
que celle qui vise à la conquête de liberté « pas à pas », « sans
sortir des limites constitutionnelles ». Nolens volens, Marx
accepte le cadre de l'activité politique en Rhénanie prussienne
tel que le définit J. Sperber : « l'organisation politique peut être
tolérée, pourvu qu'elle soit de nature informelle et restreinte à
une échelle locale ; l'agitation politique était parfois autorisée,
pourvu qu'elle soit limitée et qu'elle s'adresse aux classes supé-
rieures ; la dissension politique était permise, pourvu qu'elle soit
modérée dans sa forme et que son expression bénéficie de l'aval
des autorités100 ».
Rien de bien original dans tout cela, dira-t-on. Sauf à choisir
d'emblée le chemin de la clandestinité, de la prison ou de l'exil,
Marx est bien obligé d'accepter, lui aussi, les contraintes impo-
sées par la conjoncture et le rapport de forces. Il ne peut faire
autrement que jouer sur une variante de la « voie allemande ».
L'originalité de Marx par rapport à ses contemporains réside
plutôt dans l'inscription théorique de sa démarche, jusque dans
ses apodes et ses contradictions. Les choix tactiques sont ainsi
subordonnés aux choix stratégiques et ceux-ci sont rigoureuse-
ment insérés dans le vaste syllogisme qui résout l'énigme hégé-
lienne du passage de la société à l'État. En ce sens, la rupture
avec les Affranchis berlinois, si elle n'en est pas la simple consé-
quence, s'avère du moins parfaitement cohérente tant avec la
329
Philosophie et révolution
critique de la liberté abstraite énoncée dans la Dissertation de
1841 qu'avec la stratégie de l'espace public dans son ensemble ;
elle s'origine donc dans un rapport divergent à l'action politique
et non dans un surcroît de radicalité ou, comme le voudrait la
version établie de la trajectoire du jeune Marx, dans un choix
de classe opposé100.
Au niveau proprement conceptuel, la démarche marxienne
suppose que les contradictions de la société civile-bourgeoise
puissent être « résolues » à un niveau supérieur, celui de l'État
éthique et démocratique : tel est bien le sens du « passage »
dialectique en question. Un mot condense à lui seul toutes les
ambivalences de ce processus : la « spiritualisation » comme
tâche essentielle que la médiation centrale, le système de la
presse libre, est appelée à assumer : « ce qui fait de la presse
le plus puissant levier de la culture et de la formation intel-
lectuelle d'un peuple, c'est précisément qu'elle transforme le
combat matériel en un combat d'idées, le combat de chair et de
sang en combat des esprits, le combat du besoin, du désir, de la
réalité empirique en un combat de la théorie, de l'intelligence,
de la forme110 ». Certes, nous avons vu que pour Hegel, et Marx
ne fait ici que le reprendre, « spiritualiser » un besoin « maté-
riel », par exemple le besoin de pain, ne signifie pas le modérer
- a fortiori le supprimer ou penser le satisfaire par l'écoute de
sermons ou la lecture de livres philosophiques - mais recon-
naître son appartenance à un « système des besoins » et, par
là, à une culture, qui lui confère son caractère universel et son
objectivité. En ce sens, « spiritualiser » le combat matériel vou-
drait dire l'insérer, à travers la médiation de la presse libre, dans
un réseau de connexions sociales plus vastes, qui permettent le
retour réflexif sur soi, la reconnaissance des « formes » et des
« idées » à travers lesquelles il se représente et arrive à se déga-
ger des contraintes immédiates qui lui ont donné naissance.
Le passage au moment de l'État, entité entièrement consciente
et libre, signe l'achèvement de cette spiritualisation. Un État
« moderne », « conforme à son concept » est, selon Marx, à la
fois capable et obligé de se hisser au-dessus du particularisme
des intérêts sociaux - y compris ceux des propriétaires - , non
pas en les niant d'un point de vue extérieur mais en les relati-
visant et en les remettant à leur juste place111. Cela implique la
reconnaissance légale/étatique du droit coutumier et, plus géné-
ralement, de la justesse de l'« instinct juridique » des « classes
pauvres11* ». Et cette reconnaissance ne peut être atteinte sans
le travail de la presse libre, qui porte dans l'espace public la
voix des classes qui souffrent et place les questions sociales au
330
V. Karl Maxx, 1842-1844
centre du débat politique : « elle seule, affirme Marx à l'occasion
du rôle de la presse dans la crise sociale de la région mosel-
lane, peut transformer l'intérêt particulier en intérêt général »,
dans la mesure où « elle seule peut changer l'état d'indigence
de la Moselle en objet d'attention et de sympathie générale de
la patrie11® ». Pour le dire autrement, la presse rend possible la
reconnaissance de la nature politique des problèmes sociaux,
elle révèle au grand jour les liens intimes qui existent entre les
« questions d'économie politique » et celles de « politique inté-
rieure et extérieure114 ». Pour Marx, il existe en effet une incom-
patibilité de principe entre le processus de publicité et l'absoluti-
sation de la propriété privée, qui, pour s'affirmer, exige « qu'on
lui donne aussi une forme appropriée, la procédure secrète 1 " ».
Le droit se présente ainsi comme un terrain d'affrontement où
peut s'affirmer le primat du point de vue des « classes pauvres »
car lui seul est en fin de compte compatible avec la rationalité
juridique moderne, sur laquelle il anticipe d'un point de vue
historico-génétique1". L'universalité formelle de la loi n'est donc,
selon Marx, nullement contradictoire avec le privilège juridique
accordé aux coutumes spécifiques des classes subalternes car,
pour devenir concrète, cette universalité doit surgir du conflit et,
confrontée à cette asymétrie fondamentale qui clive le droit en
droit coutumier des pauvres et non-droit des privilégiés, elle doit
également reconnaître dans le processus de sa formation (i.e.
dans le travail de « formalisation » propre à l'instance juridique)
la nature politique - on pourrait dire « politiquement surdéter-
minée » - du droit. En d'autres termes, le devenir effectif du
droit, en tant que procès de production de normes rationnelles/
universelles, passe par l'auto-reconnaissance de la conflictualité
constitutive, qui lui confère sa fonction de finalisation politique
de la pratique sociale.
La politique, posée comme mouvement de démocratisation de
l'ensemble des activités sociales, permet ainsi de faire face aux
contradictions internes de la société civile-bourgeoise, en s'an-
nexant les potentialités émancipatrices d'un droit ouvert aux
acquis des classes subalternes. Ce point est décisif : confronté
à la question sociale, Marx se place dans la continuité de la
Révolution française et du projet d'« économie politique popu-
laire » défendu par les robespierristes, la sans-culotterie des
villes et la partie la plus radicale du mouvement paysan, pro-
jet centré sur la subordination du droit de propriété au droit à
l'existence 1 ". S'il reprend à son compte la critique du jusnatura-
lisme menée par Hegel, ainsi que sa conception de la loi comme
reconnaissance d'un ordre juridique dont la rationalité est celle
331
Philosophie et révolution
des choses mêmes, Marx affirme, dans la lignée de l'An II, la
nécessaire subordination de l'économie à la politique afin de
protéger les droits des classes subalternes et de dépasser les
inégalités sociales par la loi et l'instauration d'une démocratie
économique et politique118. « La question, écrit-il en réfutant les
prétentions des représentants des grands propriétaires fonciers,
se résume en deux mots : la propriété doit-elle critiquer et domi-
ner l'intelligence politique, ou l'intelligence politique doit-elle
critiquer et dominer la propriété118? »
Marx se situe donc aux antipodes de la conception « social-
iste », celle partagée notamment par Engels et Hess, qui cherche
dans le « social » un principe nouveau radicalement antipoli-
tique, de cohésion et d'harmonie180. De là son extériorité vis-à-vis
des théories socialistes et communistes de l'époque, qu'il com-
prend comme des « abstractions dogmatiques181 », même s'il leur
accorde le mérite de poser le « conflit indéniable » de l'époque et
de traduire l'« angoisse morale11* » qui saisit la société moderne
- angoisse qu'il reconnaît aussi comme sienne.
En tant que processus de démocratisation intégrale, qui
subordonne le socio-économique au politique, l'idée marxienne
de démocratie ne peut se concevoir sans la finalité d'un État
incarnant la moralité objective : « Dans un véritable État, il n'y
a pas de propriété foncière, d'industrie, de substance matérielle
qui pourraient conclure un accord avec l'État tout en restant
ces éléments bruts ; il n'y a que des puissances spirituelles, et
ce n'est que dans leur résurrection sociale, dans leur régéné-
ration politique que les puissances naturelles peuvent se faire
entendre de l'État. L'État innerve la nature tout entière de ses
fibres spirituelles, et, à chaque point, doit être manifeste que
ce qui domine, ce n'est pas la matière, mais la forme ; non pas
la nature sans l'État, mais la nature de l'État, non pas l'objet
asservi, mais l'homme libre"*. » On notera qu'ici aussi Marx
retrouve tout naturellement les formulations de Saint-Just pour
qui, en matière d'économie, la « République établie » se doit
d'« embrasser tous les rapports, tous les droits, tous les devoirs,
et donner une allure commune à toutes les parties de l'État1*4 ».
Mais il y ajoute quelque chose de spécifiquement « allemand »,
qui n'est autre que l'activité de l'« esprit ».
La spiritualisation de la lutte matérielle coïncide, selon
Marx, avec la « régénération politique », i.e. la démocratisa-
tion, de l'ensemble des activités sociales, elle désigne la victoire
de « l'homme libre » sur l'homme ramené au rang d'« objet
asservi », ou d'animal, de l'ère féodale. La Révolution française,
par l'expansion inouïe de la sphère de discussion publique,
332
V. Karl Maxx, 1842-1844
notamment de la presse, qu'elle a rendue possible, représen-
terait ainsi le modèle d'une révolution à la fois matérielle et
spirituelle. L'idée d'une presse révolutionnaire ne paraît alors
nullement scandaleuse, et Marx saisit l'exemple de la révolu-
tion belge de 1830 pour en poser les termes : « En France, ce
n'est pas la liberté de presse qui a provoqué la révolution, c'est
la censure. Cela dit, il n'en reste pas moins que la révolution
belge apparut d'abord comme une révolution spirituelle, une
révolution de la presse. C'est en ce sens seulement que l'on
peut affirmer que la presse a fait la révolution belge. Faut-il
l'en blâmer? La révolution doit-elle d'emblée prendre figure
matérielle ? Frapper au lieu de parler ? Le gouvernement peut
matérialiser une révolution spirituelle, une révolution matérielle
doit d'abord spiritualiser le gouvernement. La révolution belge
est un produit de l'esprit belge. C'est pourquoi la presse, qui est,
de nos jours, la plus libre des manifestations de l'esprit, a part,
elle aussi, à la révolution belge. La presse belge ne serait pas
la presse belge si elle était restée à l'écart de la révolution, tout
comme la révolution belge ne serait pas belge si elle n'avait pas
été en même temps la révolution de la presse. La révolution d'un
peuple est totale ; ce qui signifie que chaque sphère se révolte
à sa manière particulière ; pourquoi pas la presse en tant que
presse 128 ? »
C'est donc une figure particulière de l'esprit, le Volksgeist,
l'« esprit du peuple », unissant en elle-même la lutte tant maté-
rielle que spirituelle, et qui permet de dépasser leur dualité.
L'adhérence de la presse à la vie du peuple en fait inévitable-
ment une part active de la révolution, en tant que celle-ci repré-
sente l'expression la plus haute du Volksgeist, et, inversement,
le caractère total de la révolution fait de la presse révolution-
naire une modalité spécifique d'un phénomène qui embrasse
l'ensemble de la vie sociale. L'argumentation marxienne équi-
vaut-elle pour autant, moyennant (censure oblige !) le détour par
le cas belge, à une profession de foi implicite en faveur d'une
presse « accoucheuse de révolutions » ? Certaines phrases qui
parsèment les articles de la Gazette rhénane - et évoquent de
manière « codée » des combats rien moins que purement spiri-
tuels - peuvent le laisser penser188.
En fait, la position marxienne est plus ambivalente qu'une
lecture rapide ne le laisserait supposer. Certes, à l'encontre des
défenseurs de l'ancien régime, le rôle révolutionnaire joué par
la presse lors de certains moments historiques est légitimé - la
référence belge servant ici de synecdoque pour toute révolution.
Mais, par là même, il est relativisé, dans la mesure où il se trouve
333
Philosophie et révolution
subordonné à une figure de l'esprit, le Volksgeist, qu'un peuple
ne peut prétendre incarner que sur le mode de l'hapax. Pour
le dire autrement, s'il est vrai qu'une presse conforme à son
concept ne pouvait qu'être révolutionnaire dans la France de
1789-93 ou dans la Belgique de 1830, il ne s'ensuit pas néces-
sairement qu'il en aille de même dans l'Allemagne de 1842.
Pour cela, il faudrait supposer tout d'abord que le processus
de l'Esprit passe par un nouveau moment révolutionnaire et,
de surcroît, qu'il revient au peuple allemand de donner à ce
moment une forme concrète. Bref, qu'une révolution allemande
soit actuelle, qu'elle soit reconnue comme la rose dans la croix
du présent historique.
Or, il se pourrait bien que le génie propre du peuple allemand
soit tout autre : les fondements historiques de la liberté de la
presse en Allemagne sont à rechercher dans sa « littérature »
et sa « culture intellectuelle », dans son rôle particulier dans les
choses de l'esprit121. Marx affirme certes que « chaque forme de
liberté est une condition de l'autre, comme tel membre du corps
de tel autre12* ». Mais l'interdépendance n'empêche nullement
une hiérarchisation de ces libertés, et il en est de même pour
les membres du corps. Ainsi, selon Feuerbach, qui fournit la
matrice de toutes ces métaphores organicistes, s'il est nécessaire
de penser à l'union de la « tête » (le principe allemand, mascu-
lin, réformiste et « spirituel ») et du « cœur » (le principe fran-
çais, révolutionnaire, féminin et sensible), le primat du premier
principe est constamment présupposé : lui seul est à proprement
parler actif (i.e. « masculin » dans cet ordre androcentrique de
métaphores), le « mouvement » apporté par le principe féminin-
révolutionnaire étant du côté de la « passion » et de l'effusion,
disjoint de l'esprit (et de ceux qui l'incarnent, les philosophes
allemands)12*.
Marx ne semble pas dire autre chose lorsqu'il affirme le pri-
mat de « l'émancipation de la tête », qu'il identifie à la presse
libre, seule figure concrète de l'activité de l'esprit, sur l'« éman-
cipation des bras et des jambes », à savoir des « métiers110 ». Il
précise aussitôt, et là réside le sens de l'identification opérée
entre la tête et la presse, que cette émancipation doit quitter le
« ciel étoile de l'imagination » où la placent les « libéraux alle-
mands », pour s'installer « sur le terrain solide de la réalité ».
Mais il n'en reste pas moins que l'émancipation de la tête rétablit
dans sa prééminence le travail de spiritualisation, et celui du
philosophe-publiciste avec.
Contrairement à la Belgique, où la révolution a « parlé avant
de frapper », mais a fini par frapper quand même, en Allemagne
334
V. Karl Maxx, 1842-1844
« parler » pourrait peut-être permettre de se passer de « frap-
per ». La presse libre apparaît même comme le seul, et l'ultime,
compte tenu de la gravité de la crise, moyen pour éviter la révo-
lution. Marx retourne l'argument des détracteurs de la liberté
de la presse : c'est bien plutôt la censure, ainsi que toute forme
de contrainte exercée sur le « parler », qui devient accoucheuse
de ruptures violentes : en bloquant le procès de reconnaissance
mutuelle entre le gouvernement et le peuple, elles font du pre-
mier un instrument répressif enfermé dans son discours mono-
logique et du second une « populace privée », oscillant entre
passivité et révolte aveugle.
L'appel adressé au gouvernement prussien pour qu'il
reprenne la voie des réformes, l'insistance sur le caractère
national, « allemand », du libéralisme professé par la Gazette
rhénane ne se réduisent donc pas à de simples formulations
tactiques, même s'il convient de toujours garder en mémoire
l'extrême faiblesse de la marge de manœuvre. Lorsqu'il écrit, en
novembre 1842, au nom des actionnaires, au président de pro-
vince von Schaper, Marx pense pouvoir encore sauver le journal
- la lettre privée à D. Oppenheim de la fin août en témoigne - ,
et par là la possibilité d'une issue réformiste. Pour sauver les
parcelles existantes d'espace public, indispensables lorsqu'on
se fixe « la tâche pénible de conquérir la liberté pas à pas »,
les concessions s'avèrent nécessaires, même si elles impliquent
la rupture avec d'anciens alliés, tentés par une radicalisation
aussi abstraite qu'intempestive131. Le calcul n'a du reste rien
d'absurde dans la mesure où von Schaper, qui est déjà inter-
venu à plusieurs reprises pour stopper les velléités des censeurs
prussiens les plus zélés, obtiendra effectivement un répit. Mais
ce sera le dernier.
Dans la foulée de ce succès, pourtant fragile, Marx ira même
jusqu'à considérer le dépassement du principe de représenta-
tion par « ordre » (Stand) comme une conséquence logique du
« fonctionnement rigoureux et total des institutions fondamen-
tales de la Prusse134 » et évoque à l'appui de son propos la moder-
nisation de l'administration et de l'armée prussiennes mise en
œuvre durant l'ère réformatrice133. Marx considère ces réformes
comme autant de pas en direction d'un État organique, conscient
de soi, dépassant graduellement les principes irrationnels des
institutions féodales (et tout particulièrement de la représenta-
tion par ordres). Il en appelle donc à renouer avec cet « esprit
créateur de l'État prussien », en allant jusqu'à la reconnaissance
de véritables institutions représentatives, par-delà les ankyloses
bureaucratiques et la crispation absolutiste134. De même, l'espoir
335
Philosophie et révolution
d'une résolution pacifique de la question sociale qui s'affirme
dans la première prise de position publique de Marx sur le com-
munisme1** ne relève pas d'une simple concession aux ciseaux
des censeurs : elle indique plutôt la proximité sur ce point (et à
ce moment précis) de ses positions avec celles du « socialisme
vrai », en l'occurrence de Moses Hess dont la correspondance
fournit le prétexte de la polémique avec VAugsburger Zeitung.
Malgré son originalité théorique et sa haute teneur poli-
tique, la démarche marxienne comme stratégie de démocrati-
sation déduite de la résolution dialectique du passage société/
État nous ramène, elle aussi, dans les eaux familières de la voie
allemande : la révolution est légitime, mais c'est l'affaire des
autres ; la mission de « spiritualisation » dévolue à l'Allemagne
lui permettra d'échapper aux affres de la tourmente révolution-
naire tout en en récupérant l'acquis; le réformisme étatique,
auquel la philosophie pratique investie dans l'espace public sert
d'aiguillon, permettra une résolution pacifique et productive des
contradictions, etc. Pour le dire autrement, si la place occupée
par Marx est singulière, elle ne sort pas du cadre de ce qu'il
désignera par la suite comme l'« idéologie allemande ».

336
II. L n chemins de l'exil

1. La nef des fous

« Je ne me sens pas couvert par l'assurance


contractée par la nef des fous. »
Karl Mart-
he répit accordé à l'automne 1842 à la Gazette rhénane par le
pouvoir absolutiste s'est révélé de courte durée, dissipant les der-
nières illusions sur une possible évolution réformatrice de l'État
prussien1". La médiation de von Schaper, premier président de
la province rhénane, qui avait jusque-là pu arrêter le bras des
censeurs, est désormais insuffisante. Le renvoi de Bruno Bauer
de l'université de Bonn, en mars 1842, signalait bien un raidis-
sement du régime wilhelmien, qui déclenchera en retour « une
véritable radicalisation politique et idéologique des intellectuels
oppositionnels1** ». L'année 1842 marque incontestablement un
tournant dans la crise, qui sera aussitôt perçu comme tel. De
manière significative, B. Bauer publiera quelques mois plus tard
un volumineux ouvrage polémique intitulé La Montée et la chute
du radicalisme allemand de l'année 1842im.
Dès le début octobre 1842, les mesures répressives se mul-
tiplient : Karl Grùn, l'un des futurs représentants du « socia-
lisme vrai », est expulsé de son poste de rédacteur en chef de
la Gazette du soir de Mannheim tandis que, quelques jours plus
tard, le Dr Witt est destitué de ses fonctions de l'organe principal
du libéralisme d'Allemagne du nord, la Gazette de Kônigsberg.
Entre-temps, un ordre de cabinet de Frédéric-Guillaume IV
daté du 9 octobre ordonne aux ministres de la censure et aux
présidents de province de s'opposer, par voie de presse, aux
publications qui « faussent » la réalité et « corrompent » le lec-
teur. Le 10 novembre, von Schaper écrit au ministre de l'inté-
rieur que la tendance de la Gazette rhénane, dont l'audience
auprès du public de la province croît rapidement14* et qui est
dirigée depuis l'été 1842 par Marx, « devenait de plus en plus
négative ». L'escalade répressive atteindra son point culminant
pendant les mois de décembre 1842 et janvier 1843 : le poète
337
Philosophie et révolution
Herrwegh est expulsé de Prusse, la Gazette générale de Leipzig
est interdite. Enfin le 21 janvier 1843, suite aux articles de Marx
sur la situation des vignerons mosellans et à la mise en cause
du despotisme russe dans les colonnes du journal, la décision
d'interdire la parution de la Gazette rhénane est prise. Pour
couronner le tout, le gouvernement interdira aussi, en mars 43,
la revue d'A. Ruge, les Annales allemandes, achevant de bâillon-
ner les principales voix libres qui subsistaient encore dans le
royaume de Prusse.
Marx, déjà usé par la guérilla permanente avec la censure,
accueille la nouvelle avec soulagement, presque avec jubila-
tion : début 1843 il écrit à Ruge : « je vois dans la suspension
de la Gazette rhénane un progrès de la conscience politique et
m'y résigne donc. Au surplus je trouvais que l'atmosphère était
devenue étouffante. Il est mauvais d'assurer des tâches serviles,
fût-ce pour la liberté, et de se battre à coups d'épingle et non
à coups de massue. J'en ai assez de l'hypocrisie, de la sottise,
de l'autorité brutale, j'en ai assez de notre docilité, de nos pla-
titudes, de nos reculades et de nos querelles de mots. Ainsi le
gouvernement m'a rendu ma liberté" 1 ».
Ainsi se termine l'ère du combat à coups d'épingle pour la
liberté. Mais le prix à payer sera lourd. Le gouvernement pense
avoir gagné la partie en faisant taire toute voix discordante. En
réalité il a commis de ces gestes qui poussent à la révolte une
génération intellectuelle et politique qui ne demandait sans doute
pas mieux que de trouver une solution de compromis acceptable.
Désormais, il n'y a pas d'autre issue pour la contestation popu-
laire que l'affrontement ouvert avec le pouvoir absolutiste, et
tant le soulèvement des tisserands silésiens que les émeutes de
Cologne confirmeront qu'à partir de 1844-45 la crise sociale et
politique entre dans une phase pré-insurrectionnelle.
Le prix à payer ne sera pas moins lourd du côté de l'intelli-
gentsia oppositionnelle. En supprimant les rares espaces d'ex-
pression publique, le gouvernement a ôté toute marge de mou-
vement à la démarche réformiste qui inspirait cette dernière,
Marx inclus. La crise hégémonique du bloc d'ancien régime se
dédouble en une crise stratégique du bloc adverse, et atteint
ainsi une forme paroxystique. Voilà ce que traduisent tous les
constats convergents, de Marx, Feuerbach ou Ruge, sur la mise
à nu du despotisme prussien. Le spectre des issues possibles
est dès lors très limité : soit le divorce avec l'action politique,
et la fuite dans la sphère de la pure spéculation, en attendant
l'événement salvateur qui viendra dénouer la crise - et ce sera
effectivement la voie choisie par les jeunes hégéliens berlinois
338
V. Karl Maxx, 1842-1844
et, d'une certaine façon, par Feuerbach. Soit, pour ceux qui
refusent les illusions sur la toute-puissance de l'Esprit, le repli
vers un pessimisme critique, ce qui revient également à tirer
à trait sur les perspectives politiques, et ce sera l'attitude d'un
Ruge. Soit enfin une radicaÛsation effective, qui refuse d'aban-
donner le terrain de la pratique politique tout en prenant acte
de l'impossibilité d'agir en ce sens à partir de l'Allemagne.
La correspondance entre Marx et Ruge qui scande cette
période traduit de manière exemplaire cette situation de blocage
extrême, au cours de laquelle le jeu des contradictions semble
incapable de dégager des alternatives praticables. La crise du
régime absolutiste a atteint un point de non-retour, la « misère
allemande » s'étale au grand jour, mais avec elle éclatent aussi la
misère et l'impuissance de ceux qui l'ont combattue jusqu'alors.
Situation extrême donc par l'impossibilité qu'elle révèle, par le
vide qu'elle crée et aussi par la solitude à laquelle elle condamne
ceux qui tentent de penser, et a fortiori d'oeuvrer en pratique, à
une solution dont les conditions sont introuvables. L'Allemagne
de 1843 est en ce sens proche de l'Italie dévastée de Machiavel,
ou de l'Allemagne démembrée par la conquête napoléonienne
qui faisait dire à Hegel « Deutschland ist kein Staat mehr143 ».
Car la « liberté » dont parle Marx comme de quelque chose qui
lui a été « rendu » par l'attitude du gouvernement prussien n'est
en rien le retour à une liberté antérieure, une figure rassurante
et familière un moment recouverte par les accommodements de
la lutte politique. Cette « liberté » est en réalité celle d'une situa-
tion nouvelle, imprévisible, chargée de risques, et elle prend la
forme de la séparation, de la scission, de la solitude143.
Pour Marx, comme pour d'autres avant lui - et, davantage
encore, après lui - , la solitude prendra la figure de l'exil, cette
forme radicale d'arrachement aux origines, et ce n'est sans doute
nullement un hasard si la crise politique se double chez lui d'une
crise personnelle, qui rend plus radicale encore la séparation
d'avec soi-même qu'appelle la nouvelle conjoncture. La conscience
de ce basculement émerge lors d'un premier départ à l'étranger,
le voyage en Hollande de mars 1843, qui fonctionne comme une
répétition générale du départ pour Paris. S'adressant à Ruge,
Marx parle d'une « révélation à rebours » (« mais une révélation
tout de même », tient-il à préciser144) qu'il aurait eue sous le poids
de la comparaison de son pays avec la Hollande, seul pays du
continent historiquement extérieur à l'absolutisme (l'« anomalie
hollandaise143 », depuis l'époque de Spinoza déjà...).
La révélation en question c'est la honte, la honte devant le
spectacle repoussant du despotisme prussien ; une honte qui
339
Philosophie et révolution
n'est pas cependant enlisement dans la conscience malheu-
reuse mais énoncé d'une impossibilité, révolte devant l'intolé-
rable. révolte qui se transforme aussitôt en conflit intérieur :
« Vous me regardez en souriant et me demandez : en quoi cela
nous avance-t-il? On ne fait pas de révolution avec la honte. Je
réponds : la honte est déjà une révolution ; elle est réellement
la victoire de la Révolution française sur le patriotisme alle-
mand, par qui elle fut vaincue en 1813. La honte est une sorte de
colère : celle par quoi on s'en prend à soi-même. Et si toute une
nation avait vraiment honte, elle serait le lion qui se ramasse
pour se préparer à bondir 1 " ».
Voilà donc le véritable contenu de la révélation auquel la
honte servit de prélude : l'actualité de la révolution allemande.
Les derniers mots de la lettre seront encore plus clairs : le « des-
tin » de l'Allemagne, c'est « la révolution imminente ». Avant
de découvrir le prolétariat, avant de forger les concepts de sa
théorie de l'histoire, Marx fait le bond et, au sein de l'opposition
démocratique allemande, il le fait quasiment seul, à l'exception,
décisive il est vrai, de Heine" 1 . Autant dire cependant tout de
suite que, comme tout acte de rupture, ce positionnement nou-
veau - qui est, il convient d'y insister, d'ordre politique - se pré-
sente sous un jour hautement paradoxal. La position politique
révolutionnaire ne relève pas en effet du libre choix parmi des
possibles « positifs », car elle procède à proprement parler d'une
impossibilité, elle est production d'une possibilité nouvelle. A
fortiori elle n'est en rien le reflet d'un conditionnement externe,
par exemple en tant que résultat d'un lent travail de « réforme
des esprits », ou bien en tant qu'adaptation à un environnement
extérieur modifié1". Elle surgit bien plutôt de la contradiction et
de la lutte, qui traversent de l'intérieur les individus eux-mêmes
(la « colère contre soi-même », dit Marx) et les placent devant
des possibles préexistant à leur conscience, même si le propre
de la politique révolutionnaire consistera précisément à rééla-
borer ces possibles, en jouant sur leurs propres contradictions,
pour en produire de nouveaux. Et cette réélaboration ne se fait
pas dans la quiétude contemplative mais dans la mêlée ; son
issue ne connaît pas de garantie, sa part d'indécidabilité s'avère
irréductible ; la révolution est le « saut de lion », le salto mortale
dont parlait déjà Kant.
La prise de parti révolutionnaire n'est pas, en d'autres
termes, une « option » parmi d'autres disponibles, un choix
opéré par un libre arbitre ou par un acteur rationnel ; elle est
production d'alternatives qui surgissent d'un refus, celui de la
solution imposée, et aussi d'une impossibilité. Car si la honte
340
V. Karl Maxx, 1842-1844
est déjà révolution, l'Allemagne en est aux antipodes, engon-
cée dans la comédie d'un absolutisme déclinant. Or, c'est bien
d'une révolution allemande qu'il sera ici question en lieu et
place d'une révolution dont, depuis Kant, l'Allemagne ne serait
que le spectateur bienveillant et l'accompagnateur « spirituel ».
Pour dire ce décalage Marx ajoute à la métaphore théâtrale une
autre image qui hante la tradition occidentale, celle de la stul-
fifera navis : « la comédie du despotisme que l'on monte avec
nous est aussi dangereuse pour lui [le régime wilhelmien] que
la tragédie le fut jadis pour les Stuart et les Bourbons. Et même
si pendant longtemps on ne devait pas tenir la comédie pour ce
qu'elle est, elle serait néanmoins déjà une révolution. L'État est
une chose trop grave pour qu'on en fasse une arlequinade. Peut-
être pourrait-on laisser voguer un bon moment, vent arrière, un
navire chargé d'imbéciles; pourtant, précisément parce que les
imbéciles ne le croient pas, c'est vers son destin qu'il vogue. Ce
destin c'est la révolution imminente14* ».
La honte, la prise de conscience de la comédie d'ancien
régime, est déjà une révolution, mais, en apparence, l'absence
de honte, l'enfermement dans la comédie, l'est tout autant. Marx
reprend le topos post-hégélien de la transformation de la tra-
gédie en comédie, ou plutôt en farce - comédie dépourvue de
conscience comique - pour en conclure au caractère transitoire,
intenable même, de la situation allemande. Telle une nef de fous,
l'Allemagne navigue vers son destin ; sa navigation, c'est son
passage, à ceci près, que contrairement à celle-ci, la destination
de celle-là semble connue1**. A-t-on affaire à une interprétation
réductrice du schème de la ruse de l'histoire comme téléologie
naïve, qui apporterait la garantie d'un dénouement devant iné-
luctablement se produire indépendamment de la conscience (i.e.
de l'absence de conscience) des acteurs? Il semblerait qu'il en
soit ainsi, à condition toutefois de faire abstraction du disposi-
tif textuel dans lequel s'insère le propos marxien, et qui nous
entraîne vers une tout autre direction. Car, comme il tient à le
préciser, Marx est lui-même à bord d'une péniche, une treks-
chuit, en train de traverser la Hollande ; c'est donc précisément
parce qu'il est lui-même au seuil d'un exil auquel le voyage hol-
landais sert de préambule, passager par excellence, c'est-à-dire
prisonnier du passage, qu'il peut reconnaître comme sienne, au
moment même où il s'en détache, la nef des fous allemande.
Marx partage lui-même la situation de l'aliéné enfermé sur
le lieu de son mouvement, qui « ne peut et ne doit avoir d'autre
prison que le seuil lui-même1*1 », et c'est pourquoi le miracle,
la « révélation à rebours » - à l'image du « vent arrière » qui
341
Philosophie et révolution
s'est emparé de la nef des fous - peut survenir. L'eau n'était-elle
pas censée purifier le fou et l'emmener sur les rives de l'autre
monde? Ce qu'annonce la révélation en question n'est pas une
attente quiétiste de l'événement salvateur mais, d'une certaine
manière, elle-même, son propre caractère de révélation, c'est-
à-dire sa fonction d'anticipation. Pour le dire autrement, c'est
l'événement de la révélation à rebours, fruit de la rencontre
contingente d'éléments hétérogènes survenue à bord de la treks-
chuit, dans la solitude d'un voyage, qui constitue le symptôme
de l'imminence de la révolution. Révolution qui apparaît alors,
aux yeux de la conscience saisissant son historicité, « posant »
ex post ses propres présupposés, comme un « destin ».
La révolution imminente n'est pas l'arrivée à un Absolu de
l'histoire qui se déroulerait dans la plus parfaite indifférence des
pérégrinations (au sens littéral en l'occurrence) de la conscience,
mais le moment où tout bascule, lorsque la conscience saisit que
l'absolu n'est autre que son propre cheminement, dont l'abou-
tissement semblera alors une conséquence nécessaire. La stul-
fifera navis marxienne nous dit en fait la même chose que la
métaphore heinéenne de l'orage1™. Tout comme l'éclair précède
le tonnerre, tous deux provenant de la même source, la révéla-
tion à bord annonce l'arrivée imminente de l'embarcation sur
la nouvelle rive. Dans les deux cas, c'est l'historicité du réel - la
révélation marxienne n'est au fond pas autre chose que la saisie
par la pensée de sa propre historicité - qui fonde le parallélisme
du rêve et du réel, de la pensée et de l'action et leur assigne leur
tâche : l'imminence de la révolution n'a pas valeur de prédiction
positive d'une évolution « naturelle », elle désigne avant tout
l'urgence de l'heure. En d'autres termes, la révolution apparaît
comme « imminente » dans le mouvement qui révèle l'absence
de ses conditions : ce sont donc des conditions à créer, et leur
création débute au moment même où elles sont perçues et énon-
cées comme telles.
La suite de la correspondance Marx/Ruge étaiera la démons-
tration. On ne saurait exagérer l'importance de ces textes, qui,
publiés par la suite dans les Annales franco-allemandes, sortent
du cadre d'une correspondance privée : il s'agit en fait d'un
compte rendu « à chaud » d'un véritable tournant, de l'« entrée
dans une vie nouvelle1™ », l'esquisse de ce « monde nouveau1*4 »
vers les rivages duquel navigue à son insu la nef des fous. Contre
Ruge, qui cède au désespoir, Marx soutient que l'espoir n'est
donné qu'à ceux qui acceptent la traversée du désespoir et en
tirent la conclusion : dans une situation de « vide », c'est-à-dire
de totale ouverture, agir politiquement, accéder à l'intelligence
342
V. Karl Maxx, 1842-1844
politique, qui n'est pas à chercher ailleurs que dans le peuple,
c'est tenter d'éviter la « catastrophe188 ». L'espoir n'est donc pas
le simple opposé du désespoir, il en « sort », il procède d'un
retournement du désespoir sur lui-même.
La critique, qui inclut l'autocritique comme un moment interne
de son procès, n'a désormais pas d'autre choix que celui de la
radicalité ; elle devient « critique radicale de l'ordre existant,
radicale en ce sens qu'elle n'a pas peur de ses propres résultats,
pas plus que des conflits avec les puissances établies188 ». Pour
cela, la critique se doit avant tout de refuser d'opposer au réel
un devoir-être abstrait, de type moral, ou des projections uto-
piques, comme celles des différents systèmes communistes181 ;
il lui faut, au contraire, reconnaître dans l'immanence même
du réel les « déchirures » qui brisent son unité immédiate, les
contradictions qu'il ne peut ni supporter ni surmonter tant que
l'« ancien système » demeure en place. C'est à cette condition
que la critique peut opposer à la « réalité existante » la « réa-
lité véritable », la compréhension des tendances profondes du
réel, qu'elle contribue à, porter au concept. Or c'est toucher là la
source des principales difficultés du mouvement démocratique,
qui sont avant tout d'ordre interne188.
Dans un contexte de grande confusion, où les solutions a
priori et les traites tirées sur l'avenir se bousculent au portillon
de la « réforme sociale », telle est, selon Marx, soucieux de se
démarquer de la fièvre doctrinale qui s'empare des cerveaux
dans les situations de crise, la seule définition possible de la fonc-
tion anticipatrice de la théorie - et elle se situe dans le droit fil de
la thèse hégélienne sur la rationalité du réel. L'absence « d'idée
exacte de ce que demain devra être » représente « précisément le
mérite de la nouvelle orientation » : « nous n'anticipons pas sur
le monde de demain par la pensée dogmatique, [...] au contraire
nous ne voulons trouver le monde nouveau qu'au terme de la
critique de l'ancien188 ». Marx rejette une fois de plus les trois
conceptions les mieux établies de l'action politique : celles qui
entendent la fonder politique sur un impératif moral, mais aussi
celles qui la subordonnent à une démarche programmatique ou
à la mise en œuvre d'un projet utopique préexistant au mouve-
ment contradictoire du réel. Nous retrouvons là une constante de
sa pensée et il est clair qu'une profonde continuité relie le rejet
du communisme des lettres à Ruge à sa célèbre redéfinition,
spécifiquement marxienne celle-là, dans L'Idéologie allemande :
« le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé,
ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons
communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel188 ».

343
Philosophie et révolution
La réponse à la question « où allons-nous ? » se trouve en
réalité dans un déplacement de la question elle-même : le but
n'est pas un au-delà immuable, il n'est pas à chercher ailleurs
que dans le chemin que la conscience suit, ou plutôt construit,
pour l'atteindre. Le texte de 1841 sur la censure n'énonçait-il
pas déjà : « la vérité englobe non seulement le résultat, mais
aussi le chemin 1 " » ? Mais c'est un chemin parsemé d'obstacles,
que la conscience se doit de reconnaître comme ses obstacles
propres pour pouvoir avancer : « la réforme de la conscience
consiste simplement à donner au monde la conscience de lui-
même, à le tirer du rêve où il rêve de lui-même, à lui expliquer
ses propres actes ». Le rêve précède l'action car, comme chez
Heine, il est rêve du monde lui-même, il participe, avec toutes
ses ambivalences et ses confusions, au mouvement de la prise
de conscience, qu'il ne fait qu'annoncer : « il nous faut donc
prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des
dogmes, mais par l'analyse de la conscience mythifiée et obscure
à elle-même, qu'elle apparaisse sous une forme religieuse ou
politique. Il sera avéré que le monde possède une chose d'abord
et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement
seule lui manque la conscience claire162 ».
Si donc, d'une certaine manière, pour Marx le mouvement
prime sur le but, ce n'est pas dans le sens ultérieurement fixé
par Bernstein, pour qui le but n'était rien et le mouvement
tout166. Une telle conception disjoint précisément le but et le
mouvement, elle n'est, par son refus de comprendre l'imma-
nence du but au mouvement, qu'un reflet inversé, et affadi164,
de l'utopisme doctrinal et du dogmatisme programmatique. La
prise de conscience à laquelle Marx entend contribuer n'est ni le
produit d'une évolution « naturelle » du monde, ni une constitu-
tion du monde par une conscience qui retrouverait sa liberté ori-
ginaire dans la pureté d'un moment fondateur. Elle se présente
d'emblée comme « clarification opérée par le temps présent sur
ses propres luttes et ses propres aspirations166 », clarification
qui suppose la prise de parti dans une lutte qui a toujours déjà
commencé. Pas de critique sans prise de parti, pas de prise de
parti sans combat réel : « rien ne nous empêche donc de prendre
pour point d'application de notre critique la critique de la poli-
tique, la prise de position en politique, c'est-à-dire les luttes
réelles, de l'identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas
au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la
vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les prin-
cipes que le monde a lui-même développés en son sein166 ».
La mondanisation de la critique implique, on le voit, une
344
V. Karl Maxx, 1842-1844
rencontre spécifique ; pour le dire autrement, à moins de dériver
vers la « critique critique » des Freien berlinois, la critique ne
peut devenir effective sans rencontrer son « point d'application ».
Ce point, Marx le désigne clairement : c'est la politique. C'est
précisément là que son chemin rejoint celui de Ruge tout au long
de cette année 1843. Marx et Ruge entament une autocritique
croisée du libéralisme qui met l'accent sur son impuissance, son
caractère « apolitique » (et fondamentalement kantien)1'1. En
soi, l'argument est peu original : l'accusation d'« impuissance »
est un véritable lieu commun de la polémique interne des cou-
rants jeunes hégéliens dans leur période de déliquescence. Il
serait du reste à peine exagéré de voir dans cette sorte d'éré-
thisme discursif à visée polémique, particulièrement visible chez
le très prolifique Bauer 1 ", une sorte de conjuration rituelle du
spectre qui hante les nuits de la philosophie allemande depuis
que le sage de Kônigsberg a laissé poindre son « enthousiasme »
pour la révolution, le spectre de l'impuissance.
En fait, la véritable radicalité critique de Ruge et de Marx ne
se trouve pas tant dans la vigueur verbale de la dénonciation du
libéralisme et du modérantisme mais surtout dans le fait que ses
auteurs ne s'exceptent nullement du bilan dressé. Leur critique
est aussi, en d'autres termes, une autocritique, qui évite l'auto-
satisfaction imprégnée de nihilisme diffusée par le cercle berli-
nois : pour Ruge le libéralisme n'est même pas un « parti », une
force réellement agissante, mais un agrégat de bons sentiments,
engoncés dans la contemplation. Plus précis, Marx dissèque l'il-
lusion « idéaliste » du libéralisme, qui pensait pouvoir détourner
l'ambition de rénovation romantique de la monarchie affichée
par le jeune monarque Frédéric-Guillaume IV dans le sens de la
réforme démocratique et même de la République - illusion dont,
nous l'avons vu, Marx lui-même n'était pas totalement exempt.
La conclusion est claire - et elle a aussi valeur d'autocritique
personnelle : la voie réformiste est impraticable : « telle fut cette
tentative malheureuse pour supprimer l'État des philistins sur la
base... de lui-même ; ce à quoi elle a abouti, c'est à rendre d'une
évidence concrète le fait que pour le despotisme la brutalité est
une nécessité et l'humanité une impossibilité. Un état de choses
brutal ne peut être maintenu que par la brutalité 1 " ».
Aussi bien Marx que Ruge considèrent que l'opposition libé-
rale n'a pu dépasser sa tare originelle : sa position spectatrice,
son repli vers la sphère de la disposition intérieure, qui s'inscrit
dans le moment de sa constitution même : l'Allemagne contem-
poraine, et le courant libéral qui accompagne son procès de
formation nationale-étatique, commencent à exister en tant
345
Philosophie et révolution
que tels en s'affrontant à la Révolution française et en refoulant
durablement la possibilité d'une évolution démocratique. Coupé
de la pratique, retranché dans une « bonne volonté » qui refuse
de réfléchir sur ses propres conditions, le libéralisme n'a fait
que redoubler l'« apolitisme » de la situation allemande en le
dotant d'une mauvaise conscience petite-bourgeoise, le fameux
esprit « philistin » (Spiessbùrgerlich) allemand. Seule la philo-
sophie allemande, unique sphère dans laquelle les Allemands
se sont hissés à la hauteur du présent, mérite d'être sauvée, à
condition de sortir de son autocontemplation narcissique, de
se séculariser complètement. Ruge parle de la « dissolution »
de la philosophie110, Marx parlera par la suite de son « aboli-
tion » (Aufhebung), comprise comme suppression/réalisation111,
mais tous deux s'accordent sur la nécessité de sa transforma-
tion interne en parti politique agissant : « il faut prendre les
choses à la racine, c'est-à-dire que seule la philosophie peut
atteindre et saisir la liberté. [...] Franchir le libéralisme ne sera
donc possible qu'à la condition de dissoudre la vieille noblesse
de la philosophie et d'en faire cesser la retraite impuissante en
dirigeant toutes les têtes talentueuses et ardentes vers ce grand
but unique, infiniment fertile, qui est de battre en brèche la
conscience petite-bourgeoise abrutie et de provoquer la nais-
sance d'un esprit politique vivant, sensible et fin1" ».
C'est la formation d'une intelligence politique qui s'affirme à
l'ordre du jour, en d'autres termes à la lutte à visage découvert
pour la démocratie. Et comme il faut à présent en finir avec les
faux-semblants et dire les choses par leur nom 1 ", la lutte pour
la démocratie implique le renversement de l'absolutisme et l'ins-
tauration d'une république allemande. Pour marquer le coup,
Ruge, peu avant de prendre lui aussi le chemin de l'exil, pro-
pose la « dissolution du libéralisme en démocratisme1" » ; Marx
identifie quant à lui les « hommes libres » aux « républicains »
et n'hésite pas à invoquer la polis grecque comme modèle de
l'« État démocratique », seule communauté possible pour la
réalisation de la liberté humaine 1 ". La référence au concept
universel d'homme, porté devant la scène de l'histoire par la
Révolution française, constitue l'horizon même de la démocra-
tie. Dans sa correspondance avec Ruge, Marx, qui se réfère à
la critique de la religion menée par Feuerbach, ne donne pas
toutefois à ce concept d'homme la signification spécifiquement
feuerbachienne qu'il lui accordera par la suite, surtout dans les
manuscrits parisiens de 1844, à savoir celle d'une essence géné-
rique qu'il s'agit de se réapproprier 1 ". Pour l'instant, le propos
marxien ne vise pas la fin de l'aliénation mais la conquête de la
346
V. Karl Maxx, 1842-1844
liberté qu'il conçoit comme processus de libération de tout rap-
port de servitude et de subordination. La référence à l'homme
va ainsi de pair avec celle à l'inhumain, au « règne animal de la
politique », à ce « système cohérent » « engendré et façonné par
des siècles de barbarie111 ». Il oppose ainsi le « monde humain
de la démocratie 11 ' » au « monde déshumanisé » de l'ancien
régime, où perdurent les rapports de servitude fondés sur les
inégalités « naturelles » et le despotisme du pouvoir absolutiste.
La monarchie est l'incarnation de ce monde déshumanisé, son
existence équivaut à un constant maintien des hommes à l'état
de minorité ; son renversement est la seule sortie possible de la
comédie allemande : « il n'y a pour un roi qu'une situation ridi-
cule, qu'une situation embarrassante : c'est d'être détrôné"' ».
Toute tentative d'issue à la crise qui, à l'instar du « socialisme
vrai », chercherait à faire l'économie de la question de chan-
gement de régime politique, y compris sous l'angle des formes
institutionnelles, se trouve par là disqualifiée1*0. Le dépassement
autocritique du libéralisme ne saurait être confondu avec un
quelconque indifférentisme en matière politique ; aucune révo-
lution allemande n'est pensable qui ne placerait en son centre la
conquête de la démocratie, y compris sous ses formes institution-
nelles, même si la démocratie n'est pas simplement - ni même
principalement - une question d'institutions (nous y reviendrons
dans un instant). On retrouve là incontestablement une ligne
de démarcation durable de la pensée marxienne par rapport
aux doctrines socialistes et, bien au-delà, une ligne de fracture
durable à l'intérieur du mouvement ouvrier allemand1*1.
Jusque-là, on pourrait dire que l'autocritique de Marx et
de Ruge est largement convergente. Nul hasard si les lignes
de démarcation coïncident (avec les partisans d'une démarche
« antipolitique », jeunes hégéliens berlinois1** ou socialistes
« vrais ») et si le projet d'une revue commune (les futures
Annales franco-allemandes) voit le jour à ce moment-là.
Pourtant, avant même les règlements de comptes de l'année
1844, les lignes de fracture sont déjà perceptibles1**. Pour Ruge,
le peuple souverain de l'État démocratique forme un tout uni,
qui dépasse (dans le sens de YAufhebung) les clivages sociaux.
Une fois dénoncée la « grossièreté » du bon droit invoqué pour
maintenir les bornes qui séparent les états (Stànde) sociaux,
ce serait, affirme-t-il, « témoigner d'un état d'esprit borné que
d'accorder encore quelque importance à ces bornes », en elles-
mêmes « illusoires » à l'exception (hautement significative
quant à la conception du monde rugienne) de celle qui sépare
les « savants » des « ignorants1*4 ». Or, pour Marx, les choses
347
Philosophie et révolution
se présentent tout autrement. Dans l'« ancien système » du
philistinisme et de la servitude généralisée, il voit poindre des
déchirures nouvelles provoquées par « le système du profit et du
négoce, de la propriété privée et de l'exploitation ». Ces déchi-
rures sont tout sauf illusoires, elles sont même, affirme Marx,
proprement insurmontables et insupportables dans le cadre de
ce système. Les antagonismes modernes, ceux qui divisent de
l'intérieur la société bourgeoise, clivent ainsi l'humanité entre
« le monde animal des philistins, passif et jouissant sans pen-
ser » et une « humanité souffrante qui pense », une « huma-
nité pensante qui est opprimée1*1 ». C'est dans l'union de ces
deux dernières composantes de l'humanité, en d'autres termes
des théoriciens et de la multitude déshéritée, la « vraie huma-
nité » serait-on tenté de dire, que Marx voit la condition pour
qu'apparaisse enfin « le produit que notre époque porte en son
sein1** ».
Il en découle une double conséquence politique : au niveau
conceptuel tout d'abord, Marx continue, dans la lignée des
analyses de la Gazette rhénane, de considérer l'État politique
comme lieu de dépassement dialectique des contradictions de la
société civile-bourgeoise. Là où Ruge assimile simplement l'État
moderne à l'incarnation de la liberté humaine, et en reste à une
universalité abstraite, indifférente aux conflits qui traversent la
société, Marx discerne « l'expression sous sa forme propre - sub
specie rei publicœ - de toutes les luttes, nécessités et vérités
sociales1*1 ». Dans le décalage qui sépare sa finalité interne de
ses prémisses existantes, il voit le moteur d'un mouvement de
démocratisation qui abolit l'ordre social existant1**. Et ce déca-
lage est constitutif de l'État moderne en tant que tel tout comme
le mouvement de démocratisation qui y trouve son ancrage. Pour
mieux marquer la différence de son approche politique avec les
écoles socialistes, Marx souligne que « l'État politique, là même
où il n'est pas pénétré consciemment par les exigences socia-
listes, renferme dans toutes ses formes modernes les exigences
de la raison1** ».
Pour le dire autrement, le « règne de l'Homme », c'est-à-dire
la démocratie, est contradictoire avec le « règne de la propriété
privée1*0 » et les questions « spécifiquement politiques » - par
exemple le passage du système des assemblées des états sociaux
(Stânde) aux institutions représentatives - expriment cette « dif-
férence » sub specie rei publicœ, sous le rapport de la sphère
publique. Poussée à son terme, généralisée à l'ensemble des
activités, la démocratisation des formes politiques - dans le sens
des institutions - se dépasse elle-même1*1 ; elle se « supprime »
348
V. Karl Maxx, 1842-1844
même, dit Marx, en atteignant sa « signification véritable » pour
devenir principe de refondation globale des rapports sociaux.
L'accès à la vérité de l'objet implique l'expérience de sa perte, de
sa dissolution dans l'ensemble de ses médiations constitutives.
Poser la démocratie comme démocratisation, comme passage
de la « forme spécifiquement politique » du système représen-
tatif à la « forme généralisée » qui en « dégage la signification
véritable », c'est poser le primat des processus et des pratiques
sur les institutions1™. L'intelligence politique ne peut établir son
primat sur la société civile-bourgeoise qu'en se posant comme
puissance de transformation interne des pratiques sociales. Tel
était déjà, nous l'avons vu, le principe de la démarche de la
période antérieure : à ceci près, qui est décisif d'un point de vue
stratégique, que là où la Gazette rhénane misait sur l'expansion
de l'espace public à travers le développement de la presse libre,
pour éviter de poser d'emblée la question « spécifiquement poli-
tique » du changement de régime, les lettres à Ruge affirment
que c'est précisément par les questions « spécifiquement poli-
tiques » des institutions représentatives, bref par la contestation
ouverte de la monarchie, qu'il faut commencer - étant entendu
que, mené à son terme - l'accès à la « forme généralisée » de
la démocratie - , le processus déborde sans cesse ce moment
institutionnel initial pour s'attaquer au « règne de la propriété
privée ».
De cette insistance marxienne sur la démocratisation comme
résolution des contradictions internes de la société civile "bour-
geoise - qu'on a pu qualifier de « retour au "réalisme" hégé-
lien1™ » - découle également une autre conséquence d'ordre stra-
tégique. Lorsque se pose la question des forces réelles qui peuvent
soutenir le parti de la démocratie radicale en Allemagne, Ruge,
nous l'avons vu, ne donne d'autre réponse que « le peuple », au
sein duquel le travail de la critique a permis de transcender l'en-
semble des différences sociales. Marx va, au contraire, introduire
un clivage supplémentaire, d'une portée essentielle : la petitesse
et le philistinisme de l'esprit petit-bourgeois ne sont pas l'apanage
exclusif des petits-bourgeois ; la bourgeoisie allemande en est tout
autant contaminée et elle devient en tant que telle incapable de
prendre la tête d'une révolution démocratique : « l'erreur qu'on
a commise pendant un certain temps, c'est d'avoir cru que la
chose importante était ce que le roi désirait ou pensait officiel-
lement. Cela ne pouvait rien changer à l'essentiel, qui est que
le bourgeois philistin est le matériel humain de la monarchie et
que le monarque n'est jamais que le roi des philistins. Il ne peut
pas faire de ses sujets des hommes libres et véritables, dès lors

349
Philosophie et révolution
que lui et eux restent ce qu'ils sont1*4 ». L'« exploitation » et la
« domination », qui sont « une seule et même chose » comme le
précise cette lettre1**, tracent des lignes de partage qui, contrai-
rement aux affirmations de Ruge, ne se laissent pas si facilement
dissoudre par la critique des principes de légitimation propres à
l'ancien régime.
Marx commence ainsi à explorer un horizon politique au-delà
de la Révolution française - du moins si on la considère, du point
de vue de son résultat, comme révolution « bourgeoise », qui n'a
guère entamé le règne de la propriété - , là où Ruge en reste à
une référence abstraite aux principes de 17891**. Aux yeux de
Marx, le sort de la révolution démocratique allemande est dès
lors entièrement entre les mains de l'alliance entre « l'humanité
souffrante qui pense » et « l'humanité pensante qui est oppri-
mée », entre les mains d'un peuple qui n'est justement « pas-
tout-entier » et qui acquiert par là quelque chose d'un peuple-
classe au visage encore énigmatique.

2. Hegel au-delà de Hegel

Avant de le jeter sur les chemins de l'exil, la crise de 1843 prend


chez Marx une forme en apparence paradoxale, en réalité assez
caractéristique de ces moments de basculement historique : la
retraite dans la solitude du cabinet d'études. C'est, pour l'es-
sentiel, dans celui de son beau-père, à Kreuznach, que Marx
fera ses adieux intellectuels à l'Allemagne et, comme on pouvait
s'y attendre, ceux-ci l'entraînent vers un (premier) règlement
de comptes avec Hegel, qui est aussi une confrontation avec le
bilan de la Révolution française. Comme si, au moment même
où ils sont posés dans leurs limites, l'événement fondateur et
son révélateur théorique devaient à nouveau faire preuve de
leur indissociabilité.
Le manuscrit de Kreuznach retrace cette expérience des
limites : au seuil d'un départ qui pourrait s'avérer définitif, Marx
revient sur le lieu du crime - l'échec de la solution hégélienne du
passage de la société civile-bourgeoise à l'État - pour se livrer
à une véritable traque de Hegel (un commentaire paragraphe
par paragraphe de l'essentiel de la section consacrée à l'État
des Principes de la philosophie du droit) avec cette volonté d'en
saisir la faille secrète qui est celle du dernier regard. Si l'acquis
de ce parcours, contemporain des lettres à Ruge, sera repris, et
approfondi, dans les textes publiés par la suite dans les Annales
franco-allemandes (À propos de la question juive, Introduction
à la critique de la philosophie du droit de Hegel) - et c'est sans
350
V. Karl Maxx, 1842-1844
doute pourquoi Marx a considéré qu'il ne s'agissait que d'un
exercice à usage personnel - , la lecture du manuscrit marxien
nous restitue une vue saisissante, et indiscrète, sur les coulisses
théoriques du basculement politique et existentiel qui est en
train de s'opérer.

Un Marx feuerbachien?

Le point de départ, qui est également un résultat à valeur auto-


critique, peut s'énoncer de manière simple : on ne peut désor-
mais se contenter de proposer des médiations alternatives à
celles de Hegel : il s'agit de prendre les choses à la racine et
de comprendre en quoi et pourquoi les voies hégéliennes du
« passage » de la société civile-bourgeoise à l'État représentent
une fausse sortie de la « misère allemande ». Marx lecteur de
Hegel agira ainsi en hégélien conséquent, il renversera Hegel,
incorporant dans ce renversement des notions feuerbachiennes
qui lui paraissent fournir des points d'appui utiles, mais d'une
manière qui reste fondamentalement hégélienne. Les éléments
feuerbachiens (la notion de « genre », la méthode « transfor-
mative » i.e. le renversement du sujet en prédicat) ne seront
pas, contrairement à ce qu'en pensent la plupart des commen-
tateurs 1 ", simplement transposés dans un nouveau domaine1**
- la politique en lieu et place de la religion - mais transformés
par leur intégration dans un appareil conceptuel qui tente de
repousser au-delà d'elles-mêmes les limites internes du sys-
tème hégélien. Ainsi, comme nous le verrons, du concept de
« genre » : au lieu d'être ramené, comme chez Feuerbach, à une
intersubjectivité fondatrice s'incarnant dans l'expérience origi-
naire et absolue de l'amour sexuel, il prendra un sens nouveau
en se moulant dans la notion hégélienne de « vie du peuple ».
De même, le renversement du sujet en prédicat n'est plus le
moyen qui conduit vers la « certitude sensible et immédiate »,
et dévalorise les médiations, mais le levier qui permet au procès
dialectique, totalement étranger à la démarche de Feuerbach,
de se redéployer en se libérant des mauvaises abstractions qui
entravent les développements hégéliens.
Pour le dire autrement, si Marx recourt à la critique feuer-
bachienne de la religion ce n'est pas en reprenant à son compte
l'analyse de L'Essence du christianisme selon laquelle la reli-
gion est le propre de l'homme, l'objet qui contient la totalité de
son essence et de sa conscience et qu'il faudrait « dévoiler »
pour en dégager la vérité interne (qui est elle-même la vérité
intégrale de l'essence humaine, etc.). Et surtout : s'il reconnaît
351
Philosophie et révolution
dans l'État moderne l'expression d'une aliénation politique, il
n'en fait pas pour autant une simple irréalité, une projection
inversée de l'essence humaine, dont les effets en retour sur la vie
sociale demeureraient inexpliqués. En insérant l'analyse feuer-
bachienne de l'aliénation dans les notions hégéliennes d'« abs-
traction » et de « représentation », Marx s'attache à expliquer
les mécanismes spécifiques qui conduisent à l'autonomisation
du pouvoir politique. Il entreprend une critique de la politique
moderne en ce qu'elle instaure un rapport au monde très dif-
férent de celui maintenu par le complexe théologico-politique
d'ancien régime - tout en gardant quelque chose de sa transcen-
dance. Une critique qui entend remonter jusqu'aux fondements
de cette nouvelle sphère, inédite dans l'histoire humaine : la
bureaucratie, le pouvoir législatif et le mécanisme représenta-
tif 1 ". D'ailleurs, dès la Gazette rhénane, Marx considère qu'il faut
passer de la critique de la religion à la critique politique et les
lettres à Ruge, contemporaines du manuscrit de Kreuznach, ne
diront pas autre chose : si « la religion d'une part, la politique de
l'autre sont les sujets qui sont au centre de l'intérêt dans l'Alle-
magne d'aujourd'hui », la religion ne représente que « l'abrégé
des combats théoriques de l'humanité », l'« État politique », à la
critique duquel il convient à présent de se consacrer, s'érigeant
désormais en « abrégé de ses combats pratiques », « expression
de toutes les luttes, vérités et nécessités sociales*00 ».
Si Marx détourne donc la critique feuerbachienne de la reli-
gion c'est parce que ce sont précisément les éléments de trans-
cendance, ou plus exactement, selon le terme inlassablement
martelé tout au long du manuscrit, les éléments « mystiques »
qu'il va traquer dans la conception hégélienne de l'État pour en
détecter la faille interne. Car de même que, pour anticiper sur
les formulations de Y Introduction de 1844, « l'ancien régime est
le défaut caché de l'État moderne*01 », c'est un élément de trans-
cendance, ce que le manuscrit de Kreuznach nommera avec
insistance le « mysticisme logique », qui continue à obérer la
vision de l'État exposée dans les Principes de la philosophie du
droit. Un élément encore religieux, dont la persistance explique
pourquoi Hegel s'obstine dans sa « manière non critique, mys-
tique d'interpréter une ancienne vision du monde », tout droit
sortie de l'ancien régime, « dans le sens d'une nouvelle*0* ». Mais
cette interprétation régressive ne fait que révéler la vérité de
l'État moderne lui-même, dans la mesure où elle en confesse
le « défaut caché », l'« épine enfoncée au plus profond de [sa]
chair*0* ». L'échec hégélien à résoudre la question du passage
de la société civile-bourgeoise à l'État traduit l'incapacité du
352
V.KarIMazx, 1842-1844
monde moderne, issu de la Révolution française, à dépasser la
séparation de la société et de l'État, lequel continue à garder
quelque chose de la transcendance du pouvoir monarchique.
Le décalage allemand entre la théorie et la réalité sociopoli-
tique devient dès lors le révélateur, au sens chimique du terme,
des contradictions internes de la modernité244. Critiquer le mys-
ticisme de la philosophie politique hégélienne représente non
seulement la suite logique du combat déjà engagé contre l'État
chrétien-absolutiste mais la propédeutique de la critique de la
politique moderne, tout comme la « critique de la religion est la
condition préliminaire de toute critique20* ». À cette différence
près que la seconde est « en ce qui concerne l'Allemagne, [...]
pour l'essentiel terminée20* » tandis que la première reste entiè-
rement à faire.
En quoi consiste plus précisément, selon Marx, l'échec de
Hegel? Dans le fait qu'il cesse justement d'être hégélien quand,
à l'intérieur du système de la Sittlichkeit, il en vient, après avoir
parcouru celui de la famille et de la société civile-bourgeoise,
au moment de l'État. Dans son incapacité, en d'autres termes,
à tenir les promesses d'un développement dialectique - resti-
tuer la « logique de la chose même » - et à déduire l'État de
la société civile-bourgeoise dans la stricte immanence de son
mouvement intérieurement contradictoire. En réalité, Hegel
procède de manière inverse : « ce qu'on est convenu d'appeler
"l'Idée réelle" (l'Esprit en tant qu'infini, en tant que réel) est
présentée comme si elle agissait selon un principe déterminé et
en vue d'une intention déterminée. Elle se sépare en des sphères
finies, elle fait cela "pour retourner en elle-même, pour être
pour soi", elle le fait en telle façon que c'est tout juste ainsi que
ce qui est réel. À cet endroit, le mysticisme logique, panthéiste
apparaît clairement*01 ». Au lieu de passer des présupposés au
posé, i.e. de la famille et de la société civile-bourgeoise à l'État,
Hegel pose ces présupposés comme le résultat de l'activité d'un
Sujet hypostasié*08, qui ne daigne s'abaisser à la finitude de leur
existence que pour contempler l'infinité de sa propre activité.
Le plan de l'immanence est alors abandonné au bénéfice d'une
Idée a priori, dont l'activité intérieure imaginaire constitue le
monde : « famille et société civile bourgeoise se font elles-mêmes
État. Elles sont ce qui meut. Selon Hegel en revanche, elles sont
faites par l'Idée réelle. Ce n'est pas le cours de leur vie propre
qui fait qu'elles en viennent à une unité qui est celle de l'État,
c'est au contraire la vie de l'Idée qui les a distinguées de soi ;
et de fait elles sont la finitude de cette Idée ; elles sont rede-
vables de leur existence à un esprit autre que le leur ; elles sont

353
Philosophie et révolution
des déterminations posées par un tiers, non des autodétermi-
nations101 [ . . . ] » . L'État cesse d'être le résultat du travail de
médiation interne à la totalité sociale, il acquiert une consis-
tance ontologique, il devient un Absolu indifférent au mouve-
ment constitutif du réel que, par ailleurs, il prétend dominer.
La « déduction » hégélienne de l'État ne peut qu'être une
apparence de déduction, qui opère à partir de généralités abs-
traites et non des différences spécifiques des sphères de la
Sittlichkeit. Le syllogisme dialectique est inversé : au lieu d'at-
teindre l'universalité concrète à travers la scission portée par
l'autonégation du particulier, on commence par des abstractions
parées des attributs de l'universel pour en faire sortir le parti-
culier : « le passage [de la société civile-bourgeoise à l'État] est
donc déduit non pas de l'essence particulière de la famille, etc. et
de l'essence particulière de l'État mais au contraire du rapport
universel de nécessité et liberté110 ». La dialectique devient une
méthode extérieure à son objet, qui ne se rapporte au réel que
pour y puiser une collection d'exemples servant à illustrer ses
développements spéculatifs. Elle déchoit dans une scolastique
du concept, que Marx rapporte directement aux démonstrations
théologiques du « mystère » de la Sainte-Trinité111. Hegel ne peut
produire le concept spécifique de la constitution car il « procède
à partir de l'idée abstraite dont le développement dans l'État est
la constitution politique. Ce n'est pas par conséquent de l'idée
politique qu'il s'agit mais de l'Idée abstraite dans l'élément poli-
tique111 ». Dans une formulation célèbre, Marx en conclut que,
chez Hegel, « ce n'est pas la Logique de la Chose mais la Chose
de la Logique qui est le moment philosophique. La Logique ne
sert pas à la preuve de l'État mais l'État sert à la preuve de la
Logique111 ».
Et, comme par hasard, cet État n'est autre que l'État réelle-
ment existant. Le revers du mysticisme logique hégélien n'est
autre que la soumission à l'empirique idéalement revêtu de
déterminations abstraites : « cette inversion du subjectif dans
l'objectif et de l'objectif dans le subjectif [...] a pour résultat
nécessaire que, sur un mode non critique, une existence empi-
rique est prise comme la vérité réelle de l'Idée ; car ce dont il
s'agit n'est pas de porter à sa vérité l'existence empirique mais
au contraire la vérité à une existence empirique et la première
qu'on a sous la main est alors développée à titre de moment réel
de l'Idée114 ». En inversant le chemin qui conduit la conscience
à la vérité du processus111, Hegel échoue à porter au concept
le mouvement immanent au réel et retombe ainsi en deçà du
point de vue critique, dans une entreprise de transfiguration
354
V. Karl Maxx, 1842-1844
spéculative de l'existant : « c'est en effet de cette façon, ajoute
Marx, qu'est produite aussi l'impression du mystique et du pro-
fond"* ». L'autonomisation hyper-spéculative de l'universel,
ramené à un Absolu transcendant, s'avère indissociable de ce
qui parait comme son contraire apparent, un empirisme non-
critique, qui justifie l'ordre existant.
Cet empirisme, ou plus exactement ce renversement mutuel
de la spéculation en empirie, trouve son prolongement dans les
lieux que Hegel assigne au devenir effectif de l'universalité - les
médiations censées résoudre le passage de la société civile-bour-
geoise à l'État - et qui seront soumis à une critique radicale. Il
s'agit de la bureaucratie, du pouvoir législatif dans son rapport
à la constitution et du mécanisme de la représentation politique,
en somme les trois piliers de l'État moderne. Chemin faisant,
Marx y découvrira un nouvel aspect du mysticisme logique hégé-
lien : de même que l'hypostase spéculative ne va pas sans un
empirisme trivial, la spiritualisation auquel elle soumet le réel
s'accompagne de la subordination au « matérialisme crasse*11 »
que recèle l'ordre existant : celui de l'arrogance bureaucratique
et de la propriété privée qui devient la véritable religion de
l'État. Critique de la philosophie politique de Hegel et critique
de la politique moderne s'avèrent de nouveau indissociables.

La bureaucratie comme dispositif de savoir/pouvoir

Commençons par la bureaucratie : dans la suite des analyses


de la Gazette rhénane, Marx propose une vision désenchan-
tée de cet « état universel », transcendant, aux yeux de Hegel,
la multiplicité des intérêts des « états » (Stànde) de la société
civile. Il y voit tout simplement une corporation particulière,
la « corporation de l'État », « une société particulière, fermée,
dans l'Etat*1" ». Par sa clôture même, qui l'unit à l'essence de
l'esprit corporatif, la bureaucratie se constitue comme le redou-
blement spéculaire, à l'intérieur même de l'État, des corpora-
tions des autres Stànde, elles aussi prises dans un processus
censé les conduire vers l'État mais qui tend en réalité à leur
propre bureaucratisation. De là la profonde, quoique secrète,
solidarité qui unit l'existence de la bureaucratie à l'organisa-
tion corporative de la société civile-bourgeoise, toutes deux fon-
dées sur le refoulement de la « vie politique réelle », i.e. de la
démocratisation*1*.
Loin de dépasser la scission de la société civile-bourgeoise,
la bureaucratie la redouble en l'intériorisant dans l'État, en
instaurant donc une nouvelle coupure : celle entre le savoir
355
Philosophie et révolution
bureaucratique et le savoir réel, celui du peuple, qui, par un
nouveau renversement, sera « irréalisé », radicalement nié par
le premier. Si la bureaucratie est une corporation, ce n'est pas
une corporation comme une autre, car, de par la position réelle
qu'elle occupe dans une « hiérarchie du savoir » créée par l'État
politique, elle prétend incarner l'intérêt universel. Elle n'est
pas tant projection univoque d'une essence aliénée que repré-
sentation autonomisée, abstraction réelle en tant qu'elle est le
produit de la séparation de la société civile-bourgeoise et de
l'État ; illusion prétentieuse peut-être, mais « illusion pratique »
souligne Marx*2*. C'est du reste précisément la représentation
que la bureaucratie se fait d'elle-même -1'« illusion bureaucra-
tique » en tant que partie constitutive de l'« illusion politique »
- que Hegel prend pour argent comptant et à laquelle il fournit
l'apparence d'un fondement spéculatif. Certes, la bureaucra-
tie ne dépasse le particularisme des intérêts que de manière
« formelle », sur le mode d'un impératif catégorique, d'une
conséquence qui se retournerait contre ses propres présuppo-
sés, mais c'est un formalisme qui se prend pour sa propre fin
et qui prétend accéder à l'universel. Son fonctionnement réel
traduit ainsi la séparation du principe matériel et du principe
formel qui est à la base de l'État politique, séparation qu'elle
reproduit en lui donnant à la fois une cristallisation matérielle
et le nécessaire supplément d'idéalité : « étant donné que ce
"formalisme politique" se constitue comme puissance réelle et se
change lui-même en un contenu matériel propre, il va sans dire
que la bureaucratie est un tissu d'illusions pratiques, ou qu'elle
est "l'illusion de l'État, l'illusion politique". L'esprit bureaucra-
tique est de part en part un esprit théologique. Les bureaucrates
sont les jésuites et les théologiens de l'État. La bureaucratie est
la république prêtre" 1 » ; le supplément théologique de l'État,
fût-il républicain, pourrait-on ajouter.
Expression de la captation du savoir social par une corpora-
tion particulière, captation démultipliée par sa stricte hiérarchi-
sation interne, la bureaucratie s'approprie l'essence de l'État,
qu'elle traite comme sa propriété privée, car c'est l'existence de
la propriété privée qui constitue le véritable présupposé de son
propre pouvoir. Le principe de ce dernier réside dans le culte du
secret, conséquence immédiate de la clôture corporative, et dans
l'idolâtrie de l'autorité, seul moyen de se prémunir contre qui-
conque tente de forcer le mystère - mais ce quiconque n'est en
l'occurrence autre que le peuple, porteur du véritable « sens de
l'État » en tant que manifestation de son existence publique. En
particularisant l'État, en le coupant de tout espace de publicité.
356
V. Kaxl Marx, 1842-1844
la bureaucratie transforme son principe spirituel en « maté-
rialisme crasse, le matérialisme de l'obéissance passive, de la
croyance en l'autorité, du mécanisme d'une activité formelle
fixe, de principes, manières de voir, traditions fixes*11 ». Ainsi,
le matérialisme crasse ne peut fonctionner sans le supplément
symbolique d'une Autorité qui vient garantir la sublimité de son
principe (lui-même fondé, ne l'oublions pas, sur le « secret »)
pour en faire un véritable élément de clôture étendu à la vie
sociale tout entière. S'identifiant à l'État, véritable concentré de
savoir-pouvoir, la bureaucratie représente un facteur permanent
de dévalorisation de l'opinion publique et de l'esprit politique
en tant que manifestation de la vie du peuple, bref, la négation
de toute démocratie.
Tout cela n'est pas resté sans conséquences sur la conception
hégélienne de l'État, qui a toujours posé que « ce qui consti-
tue l'État, c'est l'affaire d'une connaissance cultivée et non du
peuple111 ». Le renversement mutuel de la spéculation en empirie
prend ici la forme d'une idéalisation de la bureaucratie et d'une
empiricisation de la « conscience publique114 ». « Oubliant » le
fait que l'État réel ne peut prétendre être « l'objectivation de la
disposition d'esprit politique », Hegel le considère comme « une
existence achevée » et l'assimile au gouvernement, c'est-à-dire,
en fin de compte, à la bureaucratie. En fait, cet « oubli » de
Hegel n'est pas une simple erreur logique mais le symptôme,
hautement politique, de son imprégnation par l'esprit bureau-
cratique prussien11*.

Le pouvoir législatif comme pouvoir constitutif

La bureaucratie n'est donc qu'une médiation illusoire entre la


société civile-bourgeoise et l'État, un pouvoir de domination qui
absolutise les capacités d'un formalisme politique coupé de son
contenu réel. Mais il arrive aussi à Hegel de pécher dans l'autre
sens, ou plutôt de manière inverse - mais nous sommes tou-
jours dans le renversement mystique de Hegel par lui-même - à
savoir par absolutisation du contenu matériel, là encore séparé
de ses déterminations formelles, conscientes. C'est ce qui se
passe lorsqu'il dénie au pouvoir législatif la capacité de modifier
légalement, de manière consciente et formelle, la constitution
et, a fortiori, d'en créer une autre. Le point est décisif dans
la mesure où, à travers une « extraordinaire combinaison de
Spinoza et de Rousseau11* », par « pouvoir législatif », Marx ne
désigne justement pas le pouvoir déjà juridicisé, fonctionnant
dans le cadre de la séparation constitutionnelle des pouvoirs,
357
Philosophie et révolution
mais le pouvoir qui crée la constitution, toute constitution, qui
lui préexiste comme il préexiste au « pouvoir législatif posé, réel,
empirique™* ». Ce pouvoir est le « représentant du peuple, de la
volonté du genre » et cette volonté est absolue. C'est celui qui
a « fait les grandes révolutions organiques universelles », il est
« inconditionnel », il pose l'identité de principe entre le « mou-
vement de la constitution » et de son « porteur réel, le peuple ».
Marx va même jusqu'à identifier ce pouvoir à la totalité de l'État
politique"*, subsumant de manière radicale le niveau institu-
tionnel sous celui des pratiques constitutives. Récapitulant en
quelques phrases la leçon de la Révolution française, il retrouve
de cette façon « l'énoncé-recteur du langage jacobin*** ». Nous
avons à présent quitté l'horizon de la philosophie du droit pour
atteindre le cœur de la question du politique en tant que puis-
sance de transformation, pouvoir constitutif**0, capacité expan-
sive de reconstruction du réel, qui ne connaît aucune limite a
priori et dont sont issues l'ensemble des normes constitution-
nelles et juridiques.
Hegel ne peut, nous dit Marx, résoudre l'« antinomie », la
« collision » léguée par la tradition de la pensée constitution-
naliste entre, d'une part, un pouvoir législatif comme « pouvoir
d'organiser la constitution, [...] pouvoir de la constitution » qui la
« déborde » et l'« englobe », et, d'autre part, le pouvoir législatif
comme « pouvoir constitutionnel », « subsumé sous la constitu-
tion**1 ». Sa tentative de solution consiste à extraire la constitu-
tion de la « détermination directe » du pouvoir législatif, dont
elle représente pourtant le « présupposé ». Mais un présupposé
condamné à ne pouvoir jamais être « posé » : Hegel n'admet en
effet qu'une détermination indirecte du pouvoir législatif, qui
peut partiellement, en fonction de circonstances extérieures à
sa volonté, et de manière seulement graduelle, influer sur le
processus de formation des lois. « Par la nature des choses et
des rapports », le pouvoir législatif est ainsi autorisé de faire « ce
qu'il était censé ne pas faire selon la nature de la constitution.
Il fait matériellement, de fait, ce que formellement, légalement,
constitutionnellement, il ne fait pas*** ». Mais cela est manifes-
tement contradictoire avec la définition hégélienne de l'État
comme existence la plus haute de la liberté, réalisation absolue
de la volonté et de la conscience de soi. Hegel ne fait que dépla-
cer l'antinomie du constitutionnalisme : la constitution est posée
comme préexistante au procès constitutif et son devenir, qui ne
peut accéder à la conscience de soi, s'oppose à son apparence,
qui demeure inchangée***.
Il n'est guère difficile de discerner, derrière ces inconséquences
358
V. Karl Maxx, 1842-1844
logiques de Hegel, l'enjeu proprement politique, qui n'est autre
que la question de la révolution : « certes des constitutions poli-
tiques entières se sont transformées du fait que des besoins nou-
veaux naquirent peu à peu, que l'ancien s'écroula, etc. Mais,
pour une nouvelle constitution, il fut toujours besoin d'une révo-
lution en bonne et due forme" 4 ». Et c'est précisément ce que
Hegel, tirant la leçon de la Révolution française, cherche à éviter,
pour lui substituer les « petites révolutions » qui sont à l'initia-
tive du pouvoir gouvernemental, qui peuvent aussi bien s'avé-
rer être des « révolutions rétrogrades », des « réactions » : « le
pouvoir législatif a fait la Révolution française. D'une manière
générale, là où dans sa particularité il entrait en scène comme
l'instance dominante, il a fait les grandes révolutions organiques
universelles. Le pouvoir législatif a combattu non pas la consti-
tution mais une constitution périmée parce qu'il était justement
le représentant du peuple, de la volonté du genre. Le pouvoir
gouvernemental en revanche a fait les petites révolutions, les
révolutions rétrogrades, les réactions; il a fait la révolution non
pas pour une nouvelle constitution contre une ancienne, mais au
contraire contre la constitution, parce que le pouvoir gouverne-
mental était justement le représentant de la volonté particulière,
de l'arbitraire subjectif, de la partie magique de la volonté2®6 ».
Désormais les choses sont claires : Hegel est le théoricien des
« révolutions par le haut » contre les révolutions « par en bas »
et c'est là l'inversion qui est à la racine de toutes les autres.
« Renverser » Hegel, rétablir si l'on veut le rapport juste du
sujet au prédicat, c'est prendre le parti inverse. Le droit à la
révolution est inconditionnel car lui seul pose du droit, lui seul
peut dépouiller les formes politiques de leur abstraction et les
rendre conformes à la vie du peuple : « si la question est posée
de manière correcte elle dit seulement ceci : le peuple a-t-il
le droit de se donner une nouvelle constitution ? Ce à quoi il
faut répondre oui de manière inconditionnelle, attendu que la
constitution est devenue une illusion pratique aussitôt qu'elle
a cessé d'être l'expression réelle de la volonté du peuple2*6 ».
La « remise sur ses pieds » de la dialectique hégélienne, avant
d'être un emprunt à la méthode transformative feuerbachienne,
est avant tout un positionnement politique*21, et son avènement
se veut la traduction en langage philosophique de la prise de
conscience de l'imminence de la révolution. Dans un cahier
d'études de Kreuznach, strictement contemporain de son
manuscrit sur Hegel, Marx, qui commente un essai de Ranke sur
la Restauration en France, est encore plus explicite : « nous pou-
vons remarquer d'une manière générale que la transformation

359
Philosophie et révolution
du sujet en prédicat et du prédicat en sujet, l'inversion du déter-
minant et du déterminé, annoncent toujours la révolution immi-
nente. Et pas seulement du côté révolutionnaire1*8 ».
Certes, la constitution politique n'est pas le tout de la vie
du peuple, seulement une expression partielle qui traduit l'état
donné (« l'accommodement », dit Marx) des rapports entre
l'État politique (les institutions) et l'État non politique, la sphère
des rapports sociaux, d'où la forme contractuelle sous laquelle
elle se présente888. De même le « pouvoir législatif » devient
« fonction politique métaphysique » dès lors qu'une séparation
s'instaure avec le pouvoir gouvernemental, qui attribue au pre-
mier l'« énergie théorique » de la volonté populaire, disjointe de
l'« énergie pratique » que s'arroge le second848. C'est, comme
nous le verrons, la « vraie démocratie », qui déborde et englobe
l'État politique, qui permet de réarticuler les rapports des deux
sphères et de résoudre la question du passage de la société civile-
bourgeoise à l'État en l'appelant de son vrai nom : la révolution.
En rédigeant le manuscrit de Kreuznach. Marx abandonne le
point de vue de la Gazette rhénane, qui était aussi celui des
lettres à Ruge : l'État politique n'est plus « l'expression de toutes
les luttes, nécessités et vérités sociales ». Le processus dialec-
tique est radicalisé : l'État politique n'en est qu'un moment, qui,
en bonne logique dialectique, ne peut atteindre sa vérité qu'au
prix de sa « perte », de sa disparition comme entité fixe, séparée
du travail interne de médiations de la totalité sociale.
Est-ce pour autant, comme le voudrait une certaine doxa,
la fin du politique au profit du social841 ? Certainement pas, et
ce dans un double sens : tout d'abord l'État politique ne « dis-
paraît » qu'en tant qu'entité séparée, pouvoir autonomisé qui
prétend représenter la totalité. Il est « dissous » dans les procès
constitutifs de la « vraie démocratie », qui, poussant & son terme
le double primat affirmé par Marx : de la démocratisation sur la
démocratie et de la pratique sur les institutions, redéfinit la poli-
tique en termes de pouvoir de constitution, puissance expansive
de transformation du réel842. Pour le dire autrement, Marx n'est
en aucune façon un « libéral à l'envers », projetant l'absorption
de la politique par une société civile rendue à sa transparence
de principe, mais un penseur des conditions, éminemment poli-
tiques, constitutives de son expansivité mêmè, de l'abolition de
la séparation de l'État (seulement) politique d'avec la société
civile-bourgeoise.
Comment se pose dès lors la question des institutions, et de
la constitution politique stricto sensu ? Marx se garde bien, tout
comme Hegel, de proposer une constitution clé en main ; mais
360
Kaxl M u x , 1842-1844
il en indique le « principe ». Dans la « vraie démocratie » la
constitution se présente comme une forme ouverte à sa propre
transformation, dépouillée de toute transcendance, devenue
consciente de ses propres limites. Son principe serait le « mouve-
ment », la possibilité maintenue de rectification par son porteur
réel, le peuple. Nouveau primat donc, de la « constitutionnalisa-
tion » sur la constitution (stricto sensu) qui renvoie au primat du
procès constitutif (lato sensu) sur les institutions. Le procès de
réélaboration constitutionnelle au cours de la Révolution fran-
çaise - et non pas tant telle ou telle constitution précise - four-
nit le réfèrent historique de Marx*4*. L'identité, on pourrait dire
« l'identité d'essence », établie entre « pouvoir législatif », dans
le sens absolu et constitutif, et Révolution française, « grande
révolution organique universelle » - or le pouvoir législatif est
précisément celui « d'organiser l'universel*44 » - , ne laisse aucun
doute à ce sujet.

La représentation comme abstraction politique

Pourtant, si Marx défend, comme toujours, la Révolution fran-


çaise contre tout ce qui pourrait ramener en deçà, en l'occur-
rence le compromis hégélien, il entend aussi la situer dans ses
limites, dont certaines ont déjà été saisies par Hegel. Le déca-
lage entre Hegel et la Révolution française, à la fois au-delà et
en deçà, est biunivoque : voilà pourquoi, encore et toujours, la
critique de Hegel est indissociable de celle de la Révolution fran-
çaise - et vice versa. Mieux encore : elle est morphologiquement
équivalente car, de la même façon que Hegel est critiqué pour
son inconséquence, l'analyse de l'expérience française mettra
l'accent sur son inachèvement. Et la compréhension de cet ina-
chèvement fournira la matrice à un nouveau déplacement du
politique, ressaisi à partir de ses limites internes.
C'est ce que mettra en évidence la discussion marxienne de la
question de la représentation politique. Là encore, comme avec
le pouvoir législatif, Marx transgresse immédiatement le cadre
d'un débat juridique abstrait. La création d'institutions repré-
sentatives, fondées sur le suffrage universel et l'égalité entre
les citoyens, représente l'apport irréversible de la Révolution
française ; en saisir à la fois la portée et les limites signifie eo ipso
définir le contenu et la visée de toute révolution nouvelle, qui
reprendrait les choses là où la précédente les avait laissées.
Car, pas plus que Hegel, la Révolution française n'a résolu le
passage de la société civile-bourgeoise à l'État - ce que Hegel,
dans le décalage constant qui tout à la fois le sépare et le lie à
361
Philosophie et révolution
l'événement, avait déjà saisi. Mais, tandis que les Leçons sur la
philosophie de l'histoire mettent l'accent sur l'aspect « spiri-
tuel », ou culturel, de l'expérience révolutionnaire*4* (une révolu-
tion non précédée d'une Réforme, qui se meut dans l'extériorité),
Marx déplace l'analyse vers le nexus du social et du politique.
Et le verdict marxien sonne tout autrement : sans résoudre, de
par son inachèvement, la question du passage, la Révolution
française, et ce point est d'une importance capitale, a néanmoins
permis de la poser dans les termes adéquats. En effet, « c'est
seulement la Révolution française qui a achevé la transformation
des états politiques en états sociaux : elle fit des différences, des
états de la société civile, des différences seulement sociales, des
différences de la vie privée qui sont sans signification dans la vie
politique. Ainsi était accomplie la séparation de la vie politique
et de la société civile-bourgeoise*4* ». On peut également dire
cela dans l'autre sens : pour briser la transcendance affirmée
du pouvoir despotique, la Révolution française a dû également
briser l'unité immédiate entre le politique et le social qui en
était à la base, car cette unité était celle de la non-liberté. La
représentation politique ne fait qu'exprimer de manière franche
et directe cette séparation, fondatrice de la modernité, entre la
société civile-bourgeoise et l'État : « la constitution représenta-
tive est un grand progrès parce qu'elle est l'expression ouverte,
non falsifiée, conséquente de la situation moderne de l'État. Elle
est la contradiction non cachée*41 ». La représentation politique,
ajoute Marx, « ne maintient pas séparées la vie civile-bour-
geoise et la vie politique. Elle est simplement la représentation
d'une séparation réellement existante*** », qu'à son tour elle
redouble dans la séparation entre le peuple représenté abstrait
et le peuple réel*4*.
Ce constat demeurerait cependant insuffisant s'il ne se pro-
longeait pas dans l'analyse des effets de rupture produits par le
phénomène révolutionnaire. En donnant une expression ache-
vée à la contradiction de la société civile-bourgeoise et de l'État,
la Révolution française a en effet radicalement transformé cha-
cun des termes qui la constituent. Pour le dire autrement, le
dualisme n'a pas été aboli, il a été déplacé à l'intérieur même des
deux termes de la contradiction. Une nouvelle scission oppose à
présent l'« homme », le membre de la société civile-bourgeoise
et le « citoyen », membre de l'État. Ce n'est qu'en faisant « abs-
traction » de sa qualité d'homme, de son insertion dans l'organi-
sation de la société civile-bourgeoise, que le sujet politique peut
devenir citoyen et accéder à la communauté politique : ce n'est
qu'en tant qu'« individualité pure et nue », assumant la déliaison
362
V.KaxlMaxx, 1842-1844
du social et du politique, qu'il participe à l'État fondé sur la
liberté et l'égalité des citoyens. Produit d'un processus d'abs-
tractification, l'État se constitue lui-même comme abstraction :
il est un État seulement politique, une forme de communauté
contradictoire, qui affronte de l'extérieur une société civile-
bourgeoise déchirée par l'atomistique des intérêts individuels.
Car si l'État politique est une abstraction, c'est une abstraction
réelle : « atomistique, [la représentation courante de l'État] l'est
aussi, mais elle est l'atomistique de la société elle-même. La
"vue" ne peut être concrète si l'objet de la vue est "abstrait".
L'atomistique dans laquelle la société civile-bourgeoise se préci-
pite dans son acte politique provient nécessairement de ce que
la communauté, l'essence communiste au sein de laquelle l'indi-
vidu singulier existe, la société civile-bourgeoise est séparée de
l'État, c'est-à-dire que l'État politique est une abstraction de
cette société*" ». Une abstraction productrice à son tour d'effets
réels : par sa nature représentative, l'État moderne instaure une
nouvelle séparation entre les représentants et les représentés,
le peuple représenté et le peuple réel, qui réfléchit l'atomistique
des intérêts particuliers et contredit l'expression substantielle de
la vie du peuple. L'État politique est « abstrait » au sens quasi
étymologique de ce terme, il se présente comme le résidu, le
« précipité » du mouvement constitutif par lequel la société
civile-bourgeoise sort d'elle-même, pour accéder à l'existence
politique, en laissant intactes ses différences internes, ou plu-
tôt en les transformant en différences « uniquement sociales »,
« sans signification dans la vie politique ».
Incapable d'agir substantiellement sur les contenus de la
société civile-bourgeoise, car il est précisément le produit de
l'abstraction de cette société avec elle-même, l'État ne peut dès
lors surmonter les différences sociales que de manière imagi-
naire, dans le ciel de l'égalité entre les sujets de droit**1. Séparée
de la vie sociale, la vie politique, au lieu d'une politique laïque,
devient une religion sécularisée - la « région éthérée de la
société civile-bourgeoise*** » - exhibant les mêmes prétentions
à représenter l'universel et à donner forme à l'ensemble de la
vie civile-bourgeoise. Telle est la racine de l'illusion politique,
qui n'est pas un simple décalage interne de la conscience, mais
le pendant de l'abstraction réelle, de l'existence de l'État comme
pouvoir autonomisé de la société.
Hegel se hisse au niveau de la Révolution française lorsqu'il
comprend la portée de cette séparation et la pose comme une
contradiction***. Mais il échoue complètement à reconnaître les
médiations qui permettraient de la résoudre. Plus même : en
363
Philosophie et révolution
s'obstinant à défendre le système de représentation par états
(Stànde). au prix de multiples contorsions logiques et empiriques,
il fait obstacle à la reconnaissance des conditions mêmes de ces
médiations. De manière caractéristique, il n'est pas capable de
« nommer » l'objet de la controverse (constitution représentative
versus constitution par états). En fait Hegel essaie de « bricoler »
une solution moderne avec des matériaux d'ancien régime*84 : il
veut faire fonctionner les états de la société civile-bourgeoise à
la manière des états immédiatement politiques du Moyen Âge,
il en fait donc à la fois des expressions de la séparation et des
expressions de l'identité de l'État et de la société bourgeoise. Au
lieu d'une médiation, au sens dialectique, il trouve simplement
des solutions intermédiaires, « mixtes », des cadres de transac-
tion entre des volontés préalablement séparées*88, et se montre
ainsi inconséquent avec son intuition la plus profonde, la contra-
diction qui régit la séparation moderne de l'État et de la société
civile-bourgeoise.
Hegel se refuse à comprendre le caractère nécessaire de
l'abstraction politique, ce en quoi elle est proprement fonda-
trice de la politique moderne. La raison en est simple, et elle
renvoie aux mêmes raisons qui l'ont conduit à dévaloriser le
« pouvoir législatif» : « l'élément des états au plan politique,
au sens moderne, le sens développé par Hegel, est la séparation
posée et accomplie de la société civile-bourgeoise d'avec son
état privé et les différences de celui-ci888 ». Or, pour « poser » et
« accomplir » cette auto-séparation, la société civile-bourgeoise
doit littéralement sortir d'elle-même, subir une « transsubstan-
tiation », « faire un saut », rappelle Marx. Bref, il faut une révo-
lution et c'est là bien sûr que Hegel recule : « il ne s'agit pas
d'un passage qui s'opère petit à petit dans la continuité, mais
au contraire d'une transsubtantiation et il ne sert à rien de ne
point vouloir voir cette cassure par-dessus laquelle on fait le saut
et que ce saut même démontre**1 ». La dégradation de la dialec-
tique en gradualisme évolutionniste était apparue au grand jour
lorsque Hegel a voulu séparer la constitution du processus qui y
conduit, de l'activité du « pouvoir législatif ». Fort logiquement,
elle resurgit lorsqu'il s'agit de comprendre l'« acte politique »
dans lequel « se précipite la société civile-bourgeoise*** » comme
acte révolutionnaire, moment où s'affirme le pouvoir législatif
comme pouvoir constitutif.
L'« accommodation888 » de Hegel avec la réalité politique alle-
mande le place ainsi, pour une part, en deçà de l'acquis histo-
rique de la révolution politique, ou, si l'on préfère, de la révolu-
tion en tant qu'elle reste seulement politique. De là son refus de
364
V. Karl Maxx, 1842-1844
comprendre en quoi, malgré leurs limites, le principe électif, les
institutions représentatives et le suffrage universel représentent
un progrès historique. Sa méfiance vis-à-vis du pouvoir législatif,
agent du processus révolutionnaire, l'empêche de voir que l'exi-
gence de « participation la plus universelle possible » à ce pou-
voir, sa pleine réappropriation par la société civile-bourgeoise,
traduit l'effort, fût-il limité ou autocontradictoire, de faire coïn-
cider l'existence politique et l'existence réelle de la société, donc
d'abolir le dualisme qui maintient sa séparation d'avec l'État.
Or seule l'élection, la suppression de toute limitation au droit
de vote et à l'éligibilité, permet d'instaurer un « rapport direct.
qui n'est pas simplement de représentation mais d'être, de la
société civile-bourgeoise à l'État politique1™ ». Marx, qui se place
ici dans la continuité de la critique rousseauiste de la représen-
tationM1, établit donc une distinction décisive entre d'une part
le droit illimité au suffrage et le principe électif, universelle-
ment valides, et, de l'autre, la représentation politique en tant
que redoublement à l'intérieur de lui-même de la séparation de
l'État politique d'avec la société civile-bourgeoise.
L'existence d'institutions représentatives dessine en ce sens
une solution de compromis, elle est la seule forme possible de
participation à l'intérieur d'un État politique en tant qu'il reste
pouvoir séparé de la société civile-bourgeoise, elle est la sup-
pression de l'État politique à l'intérieur de ses propres limites1™.
C'est une forme abstraite - au sens où à travers elle, en posant
son existence politique comme sa vraie existence, la société
civile-bourgeoise parvient à s'abstraire d'elle-même - mais
une forme abstraite qui pose l'exigence de son propre dépasse-
ment : le processus qui conduit à la conquête du suffrage uni-
versel (Révolution française, luttes pour la réforme électorale en
Angleterre : n'oublions pas que le manuscrit de Kreuznach est
écrit quelques mois à peine après le soulèvement chartiste de
l'été 1842) pose l'exigence d'une abolition de l'existence séparée
de la société civile-bourgeoise, donc aussi de celle de l'État poli-
tique et des institutions représentatives, il traduit la tendance
au dépassement de cette séparation dans les limites mêmes de
l'abstraction politique.
Marx ne bougera jamais là dessus ; dans le langage de la
Question juive, cela veut dire que l'émancipation politique est
bien une forme de l'émancipation humaine, la plus avancée
possible « dans l'ordre du monde actuel » et que la seconde ne
peut se poser que sur la base de la première, comme rectifica-
tion interne du mouvement qui y conduit1™. Dans le Manifeste
du parti communiste, cela se traduira par : aucune libération
365
Philosophie et révolution
du prolétariat ne peut être envisagée sans la « conquête de la
démocratie », elle-même synonyme de « constitution du prolé-
tariat en classe dominante**4 ». C'est cette même veine que l'on
retrouvera, un quart de siècle après, dans la reconnaissance
marxienne de la constitution de la Commune de Paris comme
« forme politique capable d'expansion », « forme politique enfin
trouvée qui permettrait de réaliser l'émancipation économique
du travail*** ».

3. Aux sources de la révolution permanente :


la « vraie démocratie »

Premier fruit de la crise des {innées 1842-43, le manuscrit de


Kreuznach représente un moment de rupture dans la formation
de la pensée marxienne : la critique politique s'y transforme
en critique de la politique, qui réinterroge le statut, les lieux
et les limites de la politique moderne. À l'intérieur même d'un
appareil conceptuel fondamentalement hégélien, le politique
est soumis à un déplacement décisif : disjoint de l'étatique, il
perd ses derniers éléments de transcendance et se présente
désormais comme la puissance de transformation immanente
aux pratiques sociales. Pour le dire autrement, l'État politique
n'est plus un absolu, le terme ultime de l'autoconstitution de
la société civile-bourgeoise, comme c'était encore le cas dans
les textes de la Gazette rhénane. Pour retrouver, en renversant
Hegel, la logique de la chose, Marx pousse à son terme le pro-
cès dialectique : le moment où l'État politique atteint sa vérité,
en tant qu'Etat démocratique, est aussi celui de sa perte, de sa
disparition en tant qu'objet séparé porteur de l'illusion poli-
tique. Mais cette disparition est synonyme d'un déplacement
du politique, qui redéploie sa capacité expansive en s'affirmant
comme refondation démocratique permanente de l'ensemble de
ses conditions matérielles, définies en tant qu'activités sociales
concrètes, constitution de la vie du peuple.
C'est ce que le concept de « vraie démocratie » se charge de
formuler : comme le veut la rage de « nommer » les choses qui
s'est emparée de l'époque***, la démocratie est « vraie » en étant
conforme à son concept, ou plutôt en étant saisie dans le mou-
vement interne qui la porte vers son concept. On l'aura compris,
la « vraie démocratie » ne se définit avant tout ni comme projet
institutionnel ni comme ensemble de procédures, même si elle
comporte des institutions et des procédures. La vraie démocra-
tie désigne un ensemble de procès constitutifs, qui condensent
l'autocritique continuée de la société civile-bourgeoise. Marx
366
V. Karl Maxx, 1842-1844
en expose trois modalités principales qu'il nous faut à présent
quelque peu préciser : la vraie démocratie est ainsi détermi-
née comme tendance réelle, comme puissance de transforma-
tion « absolue » (« matérielle » et « formelle ») et comme pro-
cès expansif, force qui conduit la société bourgeoise au-delà
d'elle-même.

Marx spinoziste?

Commençons par la définition de la démocratie comme « vérité


de toutes les formes d'État », « énigme résolue de toutes les
constitutions161 ». Marx semble reprendre ici l'idée spinozienne
selon laquelle l'État démocratique est « le plus naturel » de tous,
« celui qui est le moins éloigné de la liberté que la Nature recon-
naît en chacun266 ». Selon Spinoza, la démocratie se comprend
en effet comme une tendance interne à l'œuvre dans tous les
régimes politiques, qui oriente le déplacement du rapport de la
puissance de la multitude à l'État dans le sens d'une adéqua-
tion maximale. S'il s'agit cependant d'une reprise, comme de
nombreux commentateurs ont pu le relever266, c'est une reprise
inversée : Spinoza, buttant sur son aporie quant à l'existence
possible d'une multitude capable de s'autogouverner210, ne peut
en effet définir la démocratie autrement que comme un élément
stabilisateur qui travaille les autres régimes de l'intérieur, donc
comme un passage à la limite dépourvu de principe propre (le
Traité politique s'interrompt précisément au chapitre consacré
à la démocratie). La démocratie serait ainsi tout à la fois la seule
tendance politique absolument réelle et le seul régime absolu-
ment utopique. Marx, lui, tranche le nœud gordien : il identifie
tout simplement la démocratie au « genre de la constitution » et
fait des autres régimes des espèces de ce genre271. Pour Spinoza
la démocratie ne peut se concevoir qu'à partir de son autre, à
la limite comme une aristocratie parfaite, dans laquelle l'as-
semblée souveraine tendrait à s'élargir au peuple tout entier212,
voire même comme une monarchie populaire qui réaliserait
une adéquation entière entre la puissance donnée au roi et la
puissance du peuple lui-même2™. Marx affirme au contraire
que « la démocratie est la vérité de la monarchie, la monarchie
n'est pas la vérité de la démocratie. La monarchie est nécessai-
rement démocratie en tant qu'inconséquence avec elle-même,
le moment monarchique n'est pas une inconséquence dans la
démocratie. La monarchie ne peut pas, la démocratie peut être
comprise à partir d'elle-même214 ». D'une manière générale « il
s'entend que toutes les formes d'État ont la démocratie pour

367
Philosophie et révolution
vérité et partant sont précisément non vraies dans la mesure où
elles ne sont pas démocratie*" ».
S'il en est ainsi, c'est parce que Marx est aux antipodes de
l'ambivalence spinozienne à l'égard des masses*", à la fois
principe unique de la puissance politique et objet qu'il s'agit
de diriger et de contenir pour assurer la stabilité de l'État,
ambivalence qui conduit Spinoza au rejet de toute révolu-
tion, synonyme de mouvement destructeur et autodestructeur
d'une multitude devenue foule anarchique, en proie à ses pas-
sions tristes et à l'imaginaire régressif de la superstition*11. Le
manuscrit de Kreuznach définit au contraire la démocratie avec
l'« autodétermination du peuple » et l'identifie tendanciellement
avec la politique elle-même en tant que mode d'existence du
« peuple », du « démos total » se réappropriant la totalité de
son essence humaine. L'expérience de la Révolution française
est entre-temps passée par là, qui a inscrit de manière irréver-
sible l'intervention des masses dans le devenir nécessaire de la
liberté. Création humaine consciente, libération de toute déter-
mination qui prétend s'ériger au-dessus de l'activité du peuple,
la démocratie représente la vérité interne du principe politique,
tout comme le christianisme, en tant que projection aliénée de
l'essence humaine, représente la vérité des religions qui l'ont
précédé. Elle incarne la politique pleinement sécularisée, d'où
tout élément de transcendance, y compris, nous le verrons aus-
sitôt, celui qui fait de la politique elle-même un absolu quasi reli-
gieux, est radicalement réduit : « la démocratie se rapporte aux
autres formes d'État comme à son ancien testament. L'homme
n'est pas là du fait de la loi mais la loi du fait de l'homme, elle
est existence de l'homme tandis que dans les autres l'homme
est l'existence de la loi. C'est la différence fondamentale de la
démocratie*1* ». La loi, la constitution, les formes du pouvoir sont
des réalités humaines, qui peuvent donc être transformées par
l'action des hommes, sans limites autres que les limites internes
à cette action, ce que l'expérience historique révolutionnaire,
à travers ses victoires et ses défaites, démontre dans toute son
extension.

Marx, critique de l'essentialisme

Ainsi la démocratie est la reconnaissance du véritable sujet,


celui que le mysticisme logique de Hegel escamote, à savoir
l'homme réel, le peuple réel. Comment convient-il cependant de
comprendre ces notions de « sujet », d'« homme » et même de
« genre » et d'« essence générique »? Certaines formulations de
368
V. Karl Maxx, 1842-1844
Marx peuvent laisser croire à une transposition pure et simple
des concepts feuerbachlens : ainsi Marx parle de « l'essence
communiste » au sein de laquelle se déroule l'existence indivi-
duelle"*. et dont l'État politique représente l'expression aliénée,
il fait du pouvoir législatif la « volonté du genre**0 » et du déca-
lage entre l'essence et l'existence le moteur du mouvement qui
conduit à l'avènement de la démocratie. Pour Marx, le réel exis-
tant apparaît dès lors comme une scission entre une abstraction
générique, l'État purement politique qui transcende imaginai-
rement ses contenus empiriques, et ces contenus eux-mêmes,
issus du déchirement intérieur de la société civile-bourgeoise. Le
peuple comme incarnation du genre serait-il alors une figure de
l'Un, une substance originaire identique à elle-même, ignorant
toute finitude et qui viendrait garantir a priori le sens du dévelop-
pement historique ? S'il en était ainsi, la « vraie démocratie » ne
serait autre chose qu'une création ex nihilo, le produit d'un acte
pur, et le sujet de la politique une pure autoactivité, ne se rappor-
tant à rien d'autre qu'à elle-même. Il faudrait dans ce cas ranger
Marx aux côtés de Moses Hess, parmi les partisans d'une philo-
sophie de l'action d'inspiration fichtéo-bauerienne**1. De surcroît,
le mouvement de l'histoire se réduirait à un processus évolutif
conduisant à la nécessaire révélation de l'essence de l'État, c'est-
à-dire à la pleine présence à soi de l'Homme générique. Il est vrai
que l'introduction de concepts feuerbachiens, même réélaborés,
ne va pas sans conséquence : la tentation d'une téléologie de l'es-
sence humaine, se réalisant à travers une dialectique simplifiée
du passage de l'existence à l'essence, marque incontestablement
le texte marxien d'une instabilité interne.
Pourtant, si l'on suit attentivement le chassé-croisé de l'appa-
reil conceptuel marxien, les choses apparaissent sous un jour
quelque peu différent. Tout d'abord, il faut remarquer que l'es-
sence générique en question n'est pas rapportée, à la manière
de Feuerbach, à une quelconque situation intersubjective ori-
ginaire, ce qui interdit de faire de la politique, dans sa com-
préhension marxienne, l'expression d'un vivre-ensemble, d'un
pur lien interhumain***. À la place de cette pureté des origines
on retrouve plutôt la notion hégélienne de « vie du peuple » et
la notion de genre n'existe qu'en tant qu'autodétermination du
peuple, moment où le peuple accède réellement à son concept.
Et, quoi qu'on en dise, ce processus, car c'est bien d'un proces-
sus qu'il s'agit et non d'un moment extatique ou d'un bond hors
de l'histoire, implique bien un décalage irréductible, qui confère
d'ailleurs à la « vraie démocratie » son statut paradoxal dans la
pensée politique.
369
Philosophie et révolution
Où réside en effet l'irréductible opposition entre la logique du
concept et l'essentialisme anthropologique? Nous l'avons déjà
rencontrée dans le paradoxal devenir de l'État : au moment où
l'État politique parvient à son concept, au lieu de célébrer la
venue au monde de son « essence » enfin révélée, le dialecticien
annonce sa « disparition », sa dissolution dans le réseau des
médiations que le procès constitutif a mis en lumière. De même,
lorsqu'il s'agit de déterminer positivement l'essence humaine
ultime, là où précisément Feuerbach (ou, dans la même veine,
Hess) est intarissable, le propos marxien devient très elliptique,
comme si cette essence se dérobait au moment où elle est censée
apparaître « en personne ». En fait, c'est l'illusion qu'il existe
quelque chose comme une essence cachée, par-delà l'existence
phénoménale, comme un absolu abstrait, que le mouvement du
concept se charge de révoquer.
On le comprend mieux encore à travers la manière dont
Marx critique par avance les positions essentialistes les plus
répandues à son époque comme le propre de l'illusion politique.
C'est précisément lorsque la société civile-bourgeoise se prend
pour un tout unifié, qu'elle se précipite dans « l'acte politique »
(qui lui apparaît nécessairement comme un « coup d'éclat »,
une « extase ») pour accéder à un au-delà « essentiel », qu'elle
rate son but (surmonter sa séparation avec l'État, accéder à
l'existence politique comme son existence réelle) et n'aboutit
qu'à l'abstraction de l'État purement politique"*. Cet État poli-
tique est dès lors condamné à se méprendre sur son propre
compte : il s'identifie au tout de la vie du peuple et prétend maî-
triser ses déterminations au moment même où il se subordonne
complètement à elle. La propriété privée absolutisée, qui régit
la société civile-bourgeoise libérée des liens d'ancien régime,
devient alors la religion profane du monde contemporain et le
formalisme bureaucratique une maîtrise imaginaire des anta-
gonismes sociaux.
Prolongeant les analyses du manuscrit de Kreuznach sur les
limites de l'expérience de 1789-93, la Question juive repren-
dra cette critique, en montrant que l'émancipation politique
portée par la Révolution française, y compris dans sa phase
« terroriste », a participé de cette illusion, de la croyance en la
toute-puissance de la politique - et du « peuple », pourrait-on
ajouter, car tel fut bien le maître mot de la période. En ce sens,
la phase (et la phrase) jacobine, qui a « déclaré la révolution
à l'état permanent », n'a pu que prolonger par des moyens de
contrainte externe le « coup d'éclat » de l'acte politique, sans
franchir ses limites internes*". Bien sûr, nous l'avons vu, ce
370
V. Karl Maxx, 1842-1844
« ratage » révolutionnaire était « nécessaire » ; il représente
un « grand progrès » non pas dans le sens trivial d'une étape
vers la réalisation d'un plan préétabli mais parce que la néces-
sité historique ne s'est constituée qu'à travers lui. En instau-
rant le régime représentatif, il produit l'« expression ouverte,
non falsifiée, conséquente de la situation moderne de l'État »,
sa « contradiction non-cachée*** ». Par là, il rend possible la
reconnaissance de cette situation contradictoire, dont le dépas-
sement peut dès lors apparaître comme historiquement néces-
saire. Marx redéfinit ainsi le sens de l'« inachèvement » de la
Révolution française : non pas un simple coup d'arrêt dans une
progression linéaire vers la vérité ultime mais une nécessité qui
se constitue rétroactivement, à travers le ratage de ce qu'elle-
même prenait pour sa finalité interne.
Le « peuple » de la « vraie démocratie » est donc au-delà
du « peuple » abstrait de la Révolution française parce que la
« vraie démocratie » se pose d'emblée comme l'autocritique
de la révolution seulement politique, de l'État démocratique
représentatif. La phrase « l'État est un terme abstrait; seul le
peuple est un terme concret*8* » doit être comprise comme : « le
peuple concret, celui de la "vraie démocratie", est le porteur du
mouvement réel de désabstractification de l'État seulement poli-
tique, quelle que soit la forme de son régime ». Voilà pourquoi la
« vraie démocratie » n'est pas simplement « la république » en
tant que celle-ci demeure « seulement politique » : « le conflit
entre monarchie et république est lui-même encore un conflit à
l'intérieur de l'État abstrait. La république politique est la démo-
cratie à l'intérieur de la forme d'Etat abstraite. C'est pourquoi la
forme d'État abstraite de la démocratie est la République ; mais
elle cesse ici d'être la constitution seulement politique81 ».
La république sort des limites de l'abstraction lorsque le
contenu de l'État cesse de lui être extérieur. Preuve a contrario,
les États-Unis : « La propriété, etc. bref tout le contenu du droit
et de l'État est, à peu de modification près, le même en Amérique
du Nord et en Prusse. La République est donc là-bas une simple
forme politique comme ici la monarchie*** ». Cette forme reste
une forme aliénée, qui réfléchit la coupure de l'État politique
d'avec la société civile-bourgeoise. C'est une forme sécularisée
de religion, et non une politique véritablement laïque, qui hérite
quelque chose de la transcendance de l'État théologico-abso-
lutiste : « la constitution politique était jusqu'ici la sphère reli-
gieuse, la religion de la vie du peuple, le ciel de son universalité
en regard de Y être-là terrestre de sa réalité. [...] La vie politique
dans le sens moderne est la scolastique de la vie du peuple. La
371
Philosophie et révolution
monarchie est l'expression achevée de cette aliénation. La répu-
blique est la négation de cette même aliénation à l'intérieur de
sa propre sphère*8* ».

Redéfinir la politique

Sortir de l'abstraction implique dès lors la dissolution de l'illu-


sion pratique selon laquelle l'État politique se prend pour l'in-
carnation de la totalité : « dans la démocratie l'Etat politique tel
qu'il se pose lui-même à côté de ce contenu et s'en distingue,
n'est lui-même qu'un contenu particulier, comme il n'est qu'une
forme d'existence particulière du peuple. Dans la monarchie,
par exemple, ce particulier, la constitution politique, a la signi-
fication de l'Universel qui domine et détermine tout particulier.
Dans la démocratie l'État en tant que particulier est seulement
Particulier, en tant qu'Universel il est l'Universel réel c'est-à-dire
qu'il n'est pas une déterminité dans la différence avec l'autre
contenu. Les Français de l'époque moderne ont compris cela
au sens où dans la vraie démocratie l'État politique disparaî-
trait. Cela est juste dans la mesure où, en ce qu'il est État poli-
tique, en tant que constitution, il ne vaut plus pour le tout**0 ».
C'est donc en reconnaissant sa propre particularité, en prenant
conscience de ses propres limites - ce qui suppose tout un travail
de réduction radicale des éléments transcendants, c'est-à-dire
une réduction de l'État à son véritable fondement : l'autodé-
termination du peuple - que l'État politique laisse un espace
à la réunification du principe formel et du principe matériel,
comme le précise la suite du texte : « dans tous les États qui se
distinguent de la démocratie, l'État, la loi, la constitution est le
dominant, sans que l'État domine réellement, c'est-à-dire sans
qu'il pénètre matériellement le contenu des autres sphères non
politiques. Dans la démocratie, la constitution, la loi, l'État lui-
même n'est qu'une autodétermination du peuple et un contenu
déterminé de celui-ci pour autant que ce contenu est constitution
politique*81 ».
La rencontre de l'État avec son concept - l'autodétermination
du peuple - s'opère donc non pas lorsqu'on ajoute quelque chose
à l'État (qui en ferait par exemple un méga-sujet totalisant, voire
tendanciellement totalitaire) mais au contraire lorsqu'on lui
enlève quelque chose, à savoir l'illusion selon laquelle il s'élève
au-dessus de la société civile-bourgeoise tout en prétendant la
dominer. Posé dans sa limite immanente, saisi dans l'élément
de sa finitude, l'État « disparaît » mais uniquement en tant que
réalité séparée, donnée fixe et immuable, pour se dissoudre dans
372
V. Karl Maxx, 1842-1844
le réseau des médiations qui constituent l'universalité réelle.
Marx précise bien le sens de cette disparition, en se situant par
rapport aux « Français modernes™2 » : la « disparition » de
l'État politique ne veut nullement dire absence pure et simple
de loi, de constitution et même d'institutions étatiques - Marx
est fort éloigné de toute tentation « anarchiste2™ » - mais travail
constant de décentrement, qui libère les formes juridico-poli-
tiques de leur « déterminité » (Bestimmtiheit : détermination
abstraite et passive) et les ramène à leur « auto-détermination »
(Selbsbetimmung). qui se définit comme autodétermination du
peuple.
En ce sens, le moment de la vérité de l'État est aussi celui
de sa perte, qui ouvre sur un déplacement du rapport entre
« sphères politiques » et « sphères non politiques », i.e. sur un
déplacement du statut du politique lui-même. Mais comment
faut-il alors comprendre le déplacement en question ? S'agit-il
d'un « renversement » qui verrait le social se substituer au poli-
tique ? D'un moment épiphanique qui permettrait au principe
politique d'irradier l'ensemble des sphères sociales 2 "? À suivre
Marx, c'est plutôt une autre position qui se dégage : le déplace-
ment désigne une transformation du politique qui revient à le
poser comme puissance de transformation. Pour le dire autre-
ment, ce qui, dans son mouvement immanent, « précipitait »
la société civile-bourgeoise (à travers un « acte » qui lui appa-
raissait comme une « extase » lui révélant sa substance cachée)
dans un au-delà d'elle-même, et qui se présentait justement
comme l'absolu de la politique, l'État seulement politique, c'était
déjà la politique. Ou encore : la politique n'est pas autre chose
que le mouvement même qui fait remonter la politique à ses
conditions matérielles et sociales, conditions qu'elle est amenée
à reconnaître comme siennes. Elle est l'autocritique continuée
de la société civile-bourgeoise, devenue consciente d'elle-même,
subvertissant ses propres limites et se posant comme puissance
d'autotransformation2". Après la démocratie comme forme seu-
lement politique vient la « vraie démocratie », qui dépasse le
caractère « abstrait » et « partiel » de la première2™ en libérant
son principe interne et en en déplaçant ses limites, en révolu-
tionnant les fondements mêmes de la vie du peuple : les rapports
constitutifs de la société civile-bourgeoise. Le décentrement de
l'État politique équivaut au dépassement de la séparation entre
le principe formel et le principe matériel 2 " : le rapport du poli-
tique au non politique est à son tour « renversé », les sphères
« non politiques » sont saisies de l'intérieur, leur « contenu »
même est soumis au travail de transformation démocratique.

373
Philosophie et révolution
Ainsi posée, la pratique de la vraie démocratie désigne un pro-
cessus éminemment expansif, l'autocritique de la société civile-
bourgeoise saisie dans sa politicité, le seuil à partir duquel la
politisation des sphères sociales et la socialisation de la politique
sont devenues coextensives. C'est bien le contenu d'une révolu-
tion « nouvelle », qui n'est que l'autoréflexion de l'« ancienne »,
de la révolution politique qui reconnaît qu'en fait elle n'était que
seulement politique : la « vraie démocratie » constitue l'horizon
de la « vraie révolution ». On peut dire aussi la chose autre-
ment : c'est au moment même où il pose le moment de l'État
et de l'émancipation politiques issus de la Révolution française
dans leur finitude que Marx renoue, comme Heine l'avait fait
avant lui, avec le fil rouge du radicalisme jacobin, le refus de
« terminer la révolution », l'idée d'un processus révolutionnaire
permanent bouleversant la totalité de l'ordre social. Ce n'est
qu'en les critiquant de manière immanente, en se situant soi-
même dans le mouvement de l'histoire que l'échec même de l'An
II a rendu possible, que Marx peut se hisser au niveau historique
de la direction jacobine, que le concept ultérieur de « révolution
radicale », c'est-à-dire permanente, se chargera d'exprimer"6.

Démocratie et transparence sociale

Le manuscrit de Kreuznach ouvre donc sur le continent dont les


Principes de la philosophie du droit indiquaient déjà la centralité,
à savoir l'anatomie de la société civile-bourgeoise ; Marx refuse
pour le moment de s'y engager, ce sera l'objet de la critique
de l'économie politique qu'il entamera à Paris dans les manus-
crits dits de 1844, mais il tient à livrer immédiatement quelques
éléments de cette « critique de la présentation hégélienne de
la société civile-bourgeoise6" » dont il ressent la nécessité. Le
point de départ est fourni par les transformations internes des
états constitutifs de la société civile-bourgeoise lorsque celle-ci
se sépare d'avec la société politique, du fait de l'émergence des
rapports sociaux spécifiquement modernes. Hegel en avait posé
la contradiction fondamentale comme impossibilité interne de
dépasser la particularité des buts atomistiques, qui aboutit à une
polarisation croissante entre richesse et pauvreté, constamment
reproduite par le jeu d'un système des besoins et d'une division
du travail de plus en plus ramifiés. Il avait vu également dans
ce processus la formation d'une « classe attachée à ce travail »
morcelé et borné, classe qui tend en se paupérisant à se transfor-
mer en « grande masse » (grosse Masse) et, par là, en « plèbe »
(Pôbel) ayant perdu « le sentiment du droit, de la légitimité et
374
V. Karl Maxx, 1842-1844
de l'honneur », toujours prête à se révolter100. Marx radicalise
le propos hégélien en montrant en quoi la contradiction de la
société civile-bourgeoise conduit à une séparation interne à l'es-
sence humaine et à une existence aliénée, qui inverse le rapport
entre la fin et les moyens.
Son argumentation commence par ce constat que la dissolu-
tion de la communauté prémoderne a conduit à un ordre social
certes fluide, car libéré des rigidités d'ancien régime, mais néan-
moins fondamentalement irrationnel. Un ordre fortement hié-
rarchisé que ni le système des besoins ni la politique ne suffisent
à rendre intelligible : « à l'intérieur de la société elle-même,
la différence s'élabora en cercles mobiles, non fixés, dont le
principe est l'arbitraire. Argent et culture sont ici les deux cri-
tères capitaux. [...] L'état de la société civile-bourgeoise n'a ni
le besoin, c'est-à-dire un moment naturel, ni la politique pour
son principe. Il est un partage de masses qui se forment d'une
manière fugitive et dont la formation même est une formation
arbitraire et non une organisation101 ». Marx pousse le constat
jusqu'à relever - sans s'y attarder toutefois, et sans lui attri-
buer une fonction positive particulière - que la masse paupéri-
sée issue de la classe attachée au travail segmenté n'est pas un
simple, quoique inévitable, sous-produit de la contradiction qui
mine la société bourgeoise, comme le pensait Hegel, mais son
fondement même : « ce qui est caractéristique c'est seulement
que l'absence de possession et l'état du travail immédiat, du
travail concret, forment moins un état de la société civile-bour-
geoise que le sol sur lequel reposent et se meuvent les cercles
de cette société101 ».
Marx n'en dit pas plus et renvoie la question à des déve-
loppements ultérieurs101. Inutile donc de chercher le prolétariat
dans le manuscrit de Kreuznach, ni même le rejet radical de la
propriété privée affirmé à partir de la Question juive. La place
est pour l'instant occupée par la thématique de l'aliénation de
l'essence humaine : la séparation fondatrice de la société civile-
bourgeoise dépouille l'individu des liens communautaires (pour
lesquels Marx, soit dit en passant, n'éprouve aucune nostalgie :
il les assimile, nous l'avons vu, à la communauté de la non-
liberté) et fait de son insertion sociale une détermination pure-
ment extérieure, un état privé qu'il lui faut renier pour accéder
à la seule forme communautaire/humaine désormais possible,
l'abstraction de l'État politique. Séparée de son essence réelle,
communautaire, son existence relève d'une socialité contradic-
toire, dont les liens apparaissent contingents et, d'une certaine
façon, facultatifs104. Au lieu de conquérir la liberté, l'individu
375
Philosophie et révolution
se trouve confronté à la déliaison, à la coupure radicale entre
la liberté et ses conditions réelles qui est, à son tour, à l'ori-
gine d'une nouvelle inversion : l'existence individuelle séparée
se prend désormais pour son propre but. ravalant les contenus
réels au rang de moyen et s'illusionnant sur son caractère borné,
qu'elle confond avec la libération concrète"*. C'est en cela que
l'émancipation de la société civile-bourgeoise contredit la pro-
messe de la liberté moderne.
Il n'en reste pas moins que cet ordre irrationnel est traversé
d'une poussée rationalisante, que Marx comprend sous le terme,
d'extraction socialiste, de l'organisation. Cette teneur socialiste
(renvoyant à une essence du social comme principe métapoli-
tique d'harmonisation*") est d'autant plus claire qu'elle s'oppose
aux prétentions organisatrices (Marx parle de « formes orga-
nisatrices ») venant d'en haut, d'un Etat politique cherchant
à dominer (de manière inévitablement formelle) les contenus
dont il est séparé de par sa nature même d'État seulement poli-
tique*01. Marx verse-t-il à son tour dans le « grand récit de l'orga-
nisation » cherchant dans l'élaboration de technologies sociales
le moyen de restituer aux rapports sociaux leur harmonie et
leur transparence originaires ? Un passage du manuscrit de
Kreuznach semble bien aller dans ce sens : il identifie le dépas-
sement du caractère représentatif du pouvoir législatif avec la
coïncidence des activités individuelles et de l'activité générique,
ce qui ferait « de chaque homme le représentant de l'autre"* ».
On atteindrait ainsi, au bout du compte, un état d'immanence
absolue de l'individu au genre, quelque chose comme une réduc-
tion radicale des rapports sociaux à des rapports intersubjectifs
transparents et harmonieux.
À vrai dire, le sens de ces formulations elliptiques est assez
difficile à interpréter. Après tout, même dépouillé de son carac-
tère représentatif et non-disjoint du pouvoir gouvernemental
- tous deux étant soumis au travail constitutif incessant d'au-
todétermination du peuple - , le pouvoir législatif est appelé à
demeurer dans la « vraie démocratie », de même que le principe
électif, la loi et la constitution. La vraie démocratie demeure une
forme d'État?**, ce qui écarte assurément aussi bien les lectures
antipolitiques que la confusion avec la problématique du dépé-
rissement de l'État, mais ne nous avance guère sur le contenu
propre de ses pratiques de démocratisation. De manière appa-
remment plus claire, la première partie de la Question juive
s'achève sur une définition de l'émancipation humaine « qui
n'est réalisée que lorsque l'homme a reconnu et organisé ses
forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de
376
V. Karl Maxx, 1842-1844
lui la force sociale sous la forme de force politique*10 ». Là encore
on n'en saura pas plus sur ce que recouvre cette reconnaissance/
organisation des forces sociales et sur les pratiques politiques
qu'elles supposent.
Au total, force est de constater que, malgré le recours à la dia-
lectique de l'existence et de l'essence humaine qui l'y poussent,
Marx évite obstinément tout exposé systématique, tout ce qui
pourrait ressembler à un tableau, une représentation positive de
cette universalité concrète qu'il place désormais au-delà de l'ho-
rizon de la société civile-bourgeoise et de l'État politique. Rien de
comparable de ce point de vue avec les tableaux d'une précision
obsessionnelle des théoriciens socialistes, rien non plus qui se
rapproche des tirades lyriques sur l'« amour » et l'attraction
universelle de l'Être d'un Feuerbach ou d'un Moses Hess*11. Et
si, risquons cette hypothèse, cette obstination dans l'évitement,
si ce quasi-silence, fournissaient, sinon la réponse, du moins
les éléments d'un déplacement de la question? Si, pour le dire
autrement, ces « figures blanches » de l'universalité concrètes
(certes très instables car partiellement recouvertes par le lan-
gage massivement essentialiste d'origine feuerbachienne) repré-
sentaient la seule diction possible d'une forme politique à venir,
radicalement ouverte, et seulement pressentie dans l'abstraction
d'une critique de Hegel qui se veut simultanément critique des
limites de l'émancipation politique réellement atteinte par la
société bourgeoise ? Dans ce cas, la référence au Genre serait
grevée d'une instabilité constitutive : notion provisoire, soumise
à une déstabilisation par paliers successifs, elle fonctionnerait
comme la trace spectrale d'une logique sociale autre, venant
de l'avenir et pourtant logée à l'intérieur même des rapports
de la société bourgeoise. La « vraie démocratie », pour sa part,
comprise comme présence à soi de l'essence humaine, serait
davantage un appel (en forçant quelque peu les choses on
dirait : une construction performative) à une pratique politique
démocratique qui n'existe pas encore, ou plutôt qui n'est pas
encore reconnue - et « nommable » - , qu'un concept stable,
en attente de son exposé systématique. Davantage même : la
« vraie démocratie » pointe vers une pratique politique - la révo-
lution allemande - qui surgit sur fond de son impossibilité, dans
le vide de cette Allemagne où l'air est devenu irrespirable et
où il est impossible d'entreprendre politiquement quoi que ce
soit*1*. Et, en réalité, c'est bien ce qui se passe : le manuscrit de
Kreuznach, dont Marx n'a jamais souhaité autre chose qu'un
usage « privé », à fonction heuristique, s'arrête précisément à ce
seuil, trace d'un passage qui surgit du constat d'échec d'un autre

377
Philosophie et révolution
(le « passage » de la société civile-bourgeoise à l'État pensé par
Hegel et tenté par la Révolution française), ultime borne témoin
allemande avant les chemins de l'exil.

4. Le nouveau monde

À la fin octobre 1843 Marx quitte l'Allemagne pour s'instal-


ler dans la « capitale du nouveau monde*" », Paris. On s'ima-
gine le choc que ce Rhénan, peu cosmopolite jusqu'alors, a dû
ressentir devant le spectacle de la grande ville, lui qui n'hési-
tait pas à écrire un an et demi auparavant que le bruit et les
mondanités de Cologne (70000 habitants à l'époque!) étaient
incompatibles avec l'activité philosophique314. Marx réagit à ce
choc comme d'autres illustres émigrés allemands, notamment
Borne et Heine, l'on fait avant lui : en se plongeant dans les
lectures sur la Révolution française, avec le projet d'écrire, lui
aussi, une histoire de la Convention (parallèlement, il est vrai,
avec l'étude de l'économie politique). Avant d'être vécu au quoti-
dien, Paris se présente donc à Marx avant tout comme un texte,
un hiéroglyphe où s'est gravée l'histoire de la modernité, et il
semble bien que les premiers mois de son séjour aient été consa-
crés à cette existence allégorique, loin du tumulte des réunions
politiques et des débats de l'émigration allemande - existence
dont il ne sortira du reste que « contraint et forcé 3 " », fin juillet
1844, pour engager la polémique avec Ruge dans les colonnes
du Vorwârts*".
Au moment où il aborde le nouveau monde, Marx se montre
ainsi soucieux de ne pas trop s'éloigner des rives de l'ancien : pour
le dire autrement, le Paris imaginaire de la triarchie européenne,
qu'il partage avec tout intellectuel éclairé de son temps, précède
le Paris réel, et c'est le décalage entre les deux qui conditionne
la rencontre de Marx avec la scène intellectuelle et sociopoli-
tique française et constitue le noyau traumatique constitutif de
cette première expérience de l'exil. D'où la forte, et paradoxale,
continuité entre cette première période parisienne et la retraite
solitaire dans une obscure bourgade rhénane qui l'a précédée.
Persévérer dans le programme de travail déjà tracé - étude de
la Révolution française, critique de Hegel, tout particulièrement
de son analyse de la société civile-bourgeoise, d'où la plongée
dans les lectures économiques - ne peut se comprendre en ce
sens que comme tentative de maîtrise du décalage constitutif de
cette expérience commençant sous le signe de l'émigration.
Au niveau pratique, rien de surprenant si Marx s'est contenté,
dans un premier temps, de mener à bien le projet commun de
378
y.KaxIMaxx, 1842-1844
revue avec Ruge déjà mis en chantier avant le départ d'Alle-
magne. À ceci près que le projet en est à présent modifié, les
Annales franco-allemandes succédant aux Annales allemandes,
et cette modification signale à elle seule la prégnance de cette
idée d'alliance politico-intellectuelle à laquelle les jacobins alle-
mands ne cessent de songer, ou de rêver, depuis la Révolution
française. Projet que cette nouvelle vague d'exilés, dont Marx et
Ruge sont les figures de proue, permettra enfin, pense-t-on, de
concrétiser. Malgré l'échec des tentatives visant à s'attirer la col-
laboration d'auteurs français 3 ", mais aussi d'illustres Allemands
tel Feuerbach, les Annales franco-allemandes paraissent fin
février 1844. La parution prendra fin après le premier numéro,
clôturant ainsi symboliquement ce prolongement d'activité alle-
mande menée en terre française.
C'est dans cette unique livraison, que Marx publiera, outre
la critique de la brochure de Bauer sur la question juive, que
l'on peut considérer comme une reprise partielle de l'acquis du
manuscrit de Kreuznach (la critique des limites de l'émancipa-
tion seulement politique), son premier texte « parisien », au titre
significatif bien qu'assez éloigné du contenu, de Contribution à
la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction3".
Texte de rupture irrévocable, ne serait-ce que par son carac-
tère public : véritable collection de formules, dont bon nombre
connaîtront une glorieuse postérité 3 ", gravées au burin d'une
langue à la fois spéculative et pamphlétaire, il prend des allures
de premier manifeste marxien, qui annonce à visage découvert
le passage aux positions révolutionnaires et marque la première
entrée sur la scène de la philosophie allemande d'un acteur
proprement inouï, le prolétariat. Texte extraordinaire par sa
dimension, souvent remarquée330, et à juste titre, de bilan tout
à la fois autobiographique et historique : en lui se croisent une
trajectoire personnelle, celle d'une génération et celle d'une
tradition nationale saisie dans sa signification universelle. Le
propos de Marx n'est pas de raconter l'histoire d'une conversion
individuelle à une nouvelle cause mais de démontrer en quoi la
question de la révolution allemande - désormais indissociable de
la reconnaissance du rôle dévolu au nouvel acteur historique, le
prolétariat - représente bien la « rose dans la croix du présent »,
selon l'expression de Hegel, la conclusion immanente d'un pro-
cessus unique qui débute avec la Réforme et s'achève avec le
cycle de la philosophie classique et la crise terminale de l'abso-
lutisme. Itinéraire individuel et cheminement collectif, passé et
présent, singularité nationale et destin européen, théorie et pra-
tique sont appelés à une rencontre inédite. La crise bascule sur

379
Philosophie et révolution
elle-même, elle devient absolument constructive, elle s'ouvre sur
l'alternative radicale. L'Introduction de 1844 résonne comme le
cri de la vigie à l'approche du monde nouveau.

« Guerre à la situation allemande »

Marx plante le décor dès la première phrase : « pour l'Alle-


magne, la critique de la religion est pour l'essentiel terminée,
et la critique de la religion est la condition de toute critique121 ».
« Pour l'Allemagne » donc, voici le lieu dont il sera question,
dans l'espace de la distance prise. Quelque chose vient d'y
prendre fin (la critique de la religion) et ce quelque chose n'est
que le présupposé immédiat d'une autre tâche, qu'il n'a fait
qu'annoncer. Le point de départ est déjà un point d'arrivée ; le
processus s'enclenche, en fait il est déjà en cours, plus possible
d'y échapper, même, et surtout, lorsqu'on a plié bagage, il fau-
dra bien entrer dans la danse.
La critique de la religion est ainsi terminée : la religion appa-
raît pour ce qu'elle est, une construction purement humaine. Ce
simple constat suffit comme reconnaissance de dette à l'égard de
YAufklàrung et comme nouvelle ligne de démarcation. Car aussi-
tôt énoncé son résultat fondamental, la critique de la religion se
dédouble : la réfutation de la réalité céleste, en d'autres termes
la critique de la théologie, est chose accomplie ; en rester là signi-
fie revenir en arrière, à l'instar de B. Bauer et des Affranchis
berlinois, incapables d'autre chose que de poser les questions
sur un mode encore théologique, donc, en fin de compte, sur
le terrain même de l'État germano-chrétien. En se mondani-
sant, la critique irréligieuse (irrettgiôse Kritik) devient critique
du monde qui produit la religion. C'est le schème feuerbachien
de l'aliénation, de la projection inversée de l'essence humaine
dans une réalité imaginaire, qui est une fois de plus, dans un
même mouvement, repris et détourné. L'essence humaine en
question, et sa scission, ne sont pas en effet une simple affaire
de conscience : « l'homme, ce n'est pas une essence abstraite
blottie quelque part hors du monde. L'homme, c'est le monde de
l'homme, l'État, la société112 ». La conscience aliénée renvoie à
autre chose qu'elle-même, elle n'est que l'effet, nécessairement
second, d'un réel contradictoire.
La conséquence qui en découle est limpide : « lutter contre
la religion c'est donc indirectement lutter contre le monde dont
la religion est l'arôme spirituel" 3 ». Reconnaître cette consé-
quence, c'est déjà passer à la lutte directe contre ce monde ;
la critique « réfléchit » en elle-même son propre mouvement
380
V. Karl Maxx, 1842-1844
de sécularisation : « la critique du ciel se transforme par là en
critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit,
la critique de la théologie en critique de la politique324 ». Retour
donc au point de départ : la critique face au monde, en ce lieu par-
ticulier qu'est l'Allemagne. Mais non sans avoir gagné quelque
chose de décisif, qui s'énonce comme un double déplacement :
déplacement tout d'abord de l'objet de la critique fle droit et la
politique au lieu de la religion) ; déplacement du champ de la
critique ensuite : à travers la critique de la conscience juridique
et politique allemande, c'est le monde qui l'a produite qui est
en cause. Ce monde n'est autre que la misère allemande sous la
forme exacerbée qu'elle revêt en cette année 1843.
Un seul mot suffit pour la caractériser : anachronisme.
L'horloge allemande est restée bloquée à l'heure de l'ancien
régime. Le décalage de l'Allemagne au présent historique n'est
pas un simple retard, qu'une petite poussée rationalisante suf-
firait à combler, c'est une béance, presque une absurdité. Ses
causes sont connues : l'Allemagne offre le tableau de ce que peut
devenir une nation qui ne connaît que des restaurations tout en
restant à l'écart des révolutions32*, et qui s'obstine à produire
des formes culturelles régressives (l'historicisme réactionnaire
de l'école des juristes à la Hugo, le romantisme national-libéral,
le néo-mercantilisme de la Nationalôkonomie prôné par F. List),
qui justifient cet état de fait ou en proposent une issue elle-même
anachronique. Pour dire cet anachronisme, le langage policé
du concept ne suffit pas, il n'est peut-être même plus adéquat.
Pour échapper à l'anachronisme de son objet, la critique doit
se dépasser elle-même, refuser de se concevoir comme « une
fin en soi ». Il lui faut parler le langage des passions, car, c'est
bien connu, « rien de grand ne s'est accompli dans ce monde
sans passion32* ». Débarrassée de tout esthétisme, la critique
descend dans la mêlée, elle se mondanise jusque dans sa forme
elle-même : seul importe désormais d'« atteindre l'ennemi »
et même « de l'anéantir » (vernichten)m. En s'emparant des
masses, la critique devient une force, une « puissance maté-
rielle » en lutte avec d'autres, dans un combat où il y va de la
vie et de la mort.
Marx dispose d'une trame discursive et stylistique toute prête
pour mener à bien cette transformation formelle : c'est celle
fournie par Heine, et il en fera grand usage. L"Introduction de
1844 scelle, en tout cas du côté de Marx, la rencontre intel-
lectuelle et symbolique des deux figures de l'émigration alle-
mande ; sa rédaction coïncide d'ailleurs avec la rencontre réelle,
le chassé-croisé des vies d'exilés faisant que Heine se trouve,
381
Philosophie et révolution
pour un ultime séjour, en Allemagne lorsque Marx arrive à
Paris32". Dans l'ironie et l'art heinéen profondément dialectique
de la métaphore, Marx trouvera, à défaut d'armes tout court,
du moins des armes propices à la radicalisation de la forme
critique qu'il entend mettre en œuvre. On peut repérer la ligne
de convergence la plus visible dans la reprise de la lecture révo-
lutionnaire (et subtilement distanciée) opérée par Heine du récit
hégélien et de l'imagerie romantique : le présent allemand, c'est
« le passé des peuples modernes », le spectre qui vient les han-
ter et leur rappeler la dette encore impayée, car eux non plus
ne sont pas entièrement quittes avec leur propre passé. Voilà
en quoi l'inactualité allemande demeure malgré tout contem-
poraine de son temps : « et même pour les peuples modernes,
cette lutte contre le contenu borné du statu quo allemand est
l'accomplissement avoué de l'ancien régime et l'ancien régime
est le défaut caché de l'État moderne32" ».
Le spectre allemand surgit de la scène de la répétition his-
torique et l'on connaît déjà le genre de pièce qui s'y joue : c'est
une comédie, la comédie du despotisme qui survit à soi-même
et qui a succédé à la tragédie des autres peuples. Une comédie
virant à l'absurde, dont les héros sont déjà des fantômes, s'agi-
tant vainement pour échapper à leur propre spectralité330. De ce
spectacle pitoyable, les forces politiques de l'Allemagne gagnent
pourtant quelque chose, qui peut augmenter leur puissance : la
sérénité joyeuse que procure la comédie, et qui réconcilie l'hu-
manité avec la tâche de la séparation d'avec son propre passé.
Combinée à la passion négatrice de la critique, cette gaieté
sereine est indispensable à la formation de l'« enthousiasme »
et de l'« audace », les vertus révolutionnaires cardinales, les
seules qui peuvent combattre victorieusement le philistinisme
et la mesquinerie qui écrasent de tout leur poids la vie sociale
allemande.
Pour caractériser cet état d'esprit borné et autosatisfait,
Marx utilise le terme, en apparence étrange, d'« épique » : il
faut cependant bien voir qu'il s'agit ici non de l'épopée héroïque
mais, dans le prolongement de la critique hégélienne du modèle
homérique331, de sa dissolution dans un récit fragmentaire, où
chaque épisode séparé révèle la dissociation du héros et du sujet
de renonciation, du langage et du contenu, de l'action (qui tend à
devenir gesticulation superflue) et d'un destin abstrait, qui plane
au-dessus du monde en position d'extériorité. Bref, une épopée
où pointe déjà la conscience comique, qui n'est pas sans rappe-
ler bien sûr l'« effet Heine » mais aussi le sens où Brecht écrit
La Noce chez les petits-bourgeois comme une pièce de « théâtre
382
V. Karl Maxx, 1842-1844
épique ». Dans les deux cas, que ce soit par la théâtralité inhé-
rente au texte marxien ou, chez Brecht, par les ressources
propres du théâtre, le lecteur/spectateur est convié à sortir de
sa perception routinière du réel, à le percevoir comme quelque
chose d'étrange et même, s'agissant de la situation allemande,
comme quelque chose d'extrême dans sa médiocrité, de propre-
ment intolérable. On le voit, la forme de la critique, jusque dans
ses aspects stylistiques, est chez Marx indissociable du nouveau
rapport qu'elle entend instaurer avec la pratique.
C'est munie, précisément, de ces armes saisies dans les
réserves de la tradition allemande, que la critique se doit d'af-
fronter ce qui se trouve au cœur de son devenir-monde, à savoir
le rapport de la philosophie, et plus particulièrement la philo-
sophie du droit et de l'Etat, et de la pratique. La reprise d'un
topos hégélien, devenu un quasi-stéréotype journalistique pen-
dant le Vormàrz, fournit, une fois de plus, le point de départ de ce
nouveau syllogisme. L'air nous est à première vue parfaitement
familier : les Allemands ont pensé, ils ont vécu dans la philoso-
phie, dans la spéculation, ce que les autres peuples, avant tout
les Français, ont fait dans la pratique3*. La suite l'est pourtant
moins : ce qui change aujourd'hui, c'est le caractère ouvert,
déclaré et en même temps absolument constitutif de la crise. Ce
que les Allemands ont vécu en pensée n'est pas simple illusion,
mais leur propre « histoire à venir ».
La fonction d'anticipation de la philosophie est pleinement
réhabilitée, mais comment penser alors son rapport à la pra-
tique ? Marx répond en dialecticien, comme Heine, en portant
au concept ce que ce dernier avait exposé sous forme narrative.
Ce qui en France se présente de manière objectivée, comme un
conflit pratique entre des forces sociales et politiques réelles,
se « réfléchit » en Allemagne en devenant conflit théorique : la
scission de la philosophie libère la critique, qui se dresse désor-
mais en face d'elle, mais, nous l'avons vu, la critique elle-même
se dédouble, délaissant la critique de la religion pour devenir
critique du monde réel, de la société, de l'État.
C'est l'abolition Q'Aufhebung, naturellement!) de la philo-
sophie que la crise place désormais à l'ordre du jour, ce qui
suppose dans un même mouvement sa négation (Négation) et
sa réalisation (Verwirklichung, devenir effectif). Négation tout
d'abord de « la philosophie qui a eu cours jusqu'ici, de la phi-
losophie en tant que philosophie333 », comme réalité séparée du
monde, aveugle sur ses propres présupposés, et fonctionnant
comme une compensation imaginaire de la misère allemande.
Marx souligne le mauvais infini qui s'est installé dans cette
383
Philosophie et révolution
relation spéculaire entre le réel et sa conscience philosophique :
en tant qu'image idéale celle-ci peut jouer le rôle d'une négation
immédiate de la situation réelle, en en faisant une activité pure-
ment spéculative, mais en tant que reflet, aussi abstrait soit-il,
d'un au-delà (du Rhin en l'occurrence) qui existe réellement,
elle transforme toute idée de réalisation, de passage à l'acte, en
contemplation de ce réel irréductiblement extérieur.
Pour passer à la pratique, il faut briser le miroir, nier la phi-
losophie, mais sans oublier qu'il s'agit précisément d'un miroir,
qui renvoie également sa propre image au sujet de la critique.
L'erreur du parti unilatéralement pratique consiste dans cet
oubli, dans l'illusion que la réalité allemande a déjà dépassé sa
conscience philosophique, que celle-ci est désormais extérieure
à sa propre position subjective. L'illusion de la pratique non-
médiée c'est ne pas voir en quoi la position critique demeure
dépendante, pour le pire assurément, mais aussi pour le meil-
leur, de la conscience philosophique et que, pour la dépasser
réellement, il faut sauver son contenu de vérité. « Vous voulez,
écrit Marx à l'intention du parti, osons le terme!, "practiciste",
que nous partions de germes de vie réels, mais vous oubliez que
le germe de vie réel du peuple allemand n'a proliféré jusqu'ici
que sous son crâne. En un mot : vous ne pouvez abolir la philo-
sophie sans la réaliser (ohne sie zu verwirklichen)*84 ». Et Marx
de situer concrètement par la suite, reprenant ici aussi le récit
fondateur de Hegel et de Heine, le premier de ces germes dans
la Réforme et dans l'action de Luther - sans oublier son pendant
non-spirituel, la guerre des Paysans, le « fait le plus radical de
l'histoire allemande3** » avant l'émergence de la philosophie.
Le moment de la négation, de la perte de la philosophie en tant
qu'objet fixe, est aussi celui de sa rédemption - et lui seul peut
l'être.
Mais la philosophie allemande, ou plus précisément sa forme
la plus avancée, son véritable aboutissement, i.e. la philosophie
hégélienne, n'est pas simplement l'image idéale (et spécula-
tive) de la seule réalité allemande, ou plus exactement, pour
fonctionner comme telle, il lui faut devenir Celle du monde, et
même du monde sous l'angle de ses réalisations les plus abou-
ties. Voilà ce que signifie être contemporain de son présent dans
la seule sphère de la théorie : « en politique, les Allemands
ont pensé ce que les autres peuples ont fait. L'Allemagne était
leur conscience morale théorique33* ». Rien que de très connu,
dira-t-on, au moins depuis les phrases des premiers jacobins
allemands sur le kantisme comme « théorie allemande de la
Révolution française ». Marx poursuit cependant le syllogisme
384
V. Karl Maxx, 1842-1844
jusqu'au bout : s'il en est ainsi, la crise allemande, dont la vérité
n'est pas à chercher ailleurs que dans sa forme philosophique,
n'est pas une affaire purement allemande, un particularisme
dépourvu d'intérêt pour la lutte du présent. C'est la crise du
monde moderne qui rencontre son image dans le statu quo de
la philosophie allemande, une image certes déformée, abstraite
et hautaine mais, pour ces mêmes raisons, une image grossie,
comme sous l'effet d'un miroir (justement!) convexe. Pour le
dire autrement, c'est la racine de la crise, c'est-à-dire l'inachè-
vement du moment révolutionnaire fondateur de la modernité,
qui trouve son expression théorique, sous une forme à la fois
méconnaissable et exacerbée, dans les contradictions, les ratés
et les scissions de la science allemande (en fait hégélienne) du
droit et de l'État. Voilà qui explique, par ailleurs, pourquoi ce
premier manifeste politico-intellectuel révolutionnaire du jeune
Marx porte le titre, à première vue étrangement spéculatif, d'In-
troduction à une contribution à la critique de la philosophie du
droit de Hegel.
Revenons cependant au syllogisme développé par le texte
marxien, pour en franchir encore une étape : le parti critique-
pratique, lui-même issu de la division interne de la philoso-
phie, qui ne se satisfait plus de la critique des illusions de la
conscience car il entend s'attaquer au monde qui les produit, ne
peut, en affrontant la conscience philosophique allemande, que
s'attaquer au monde dont elle est la forme réfléchie. Il lui faut
aller jusqu'aux racines de sa crise pour la reconnaître comme
sienne. Et si l'on admet que la crise ne désigne pas autre chose
que l'inachèvement de la révolution, la crise de cette crise rap-
pelle l'impossibilité de cet inachèvement, elle est ouverture vers
la révolution jusqu'à la racine, la révolution radicale.
Le parti critique-pratique peut désormais avancer sans
masque : c'est le parti révolutionnaire radical, celui qui saisit
la signification historico-mondiale de la situation allemande et
lui restitue son universalité véritable. Laquelle n'est pas autre
chose que la reconnaissance de la lutte du particulier contre sa
particularisation et. en conséquence, le refus de toute univer-
salité « abstraite », de type philosophique ou théologique, qui
entend « s'abstraire » idéalement de cette lutte et s'enferme par
là dans le particularisme le plus borné. Un point reste cependant
à éclaircir : ce parti radical et universalisant a-t-il pour autant
cessé d'être allemand? Bien au contraire, rétorque Marx; en
tant que produit de l'autocritique permanente de la conscience
théorique, il ne fait que révéler le contenu de vérité de l'au-
thentique tradition nationale : celle de la critique de la religion
385
Philosophie et révolution
menée par VAufklàrung, de la Réforme luthérienne, de la guerre
des Paysans, qui partagent une commune exigence de radicalité.
Marx va même jusqu'à parler d'« énergie pratique » à propos du
« radicalisme de la théorie allemande », au nom de laquelle il ne
cessera de parler et qui seule semble accéder à la dignité de ce
qu'il faut bien appeler une « pratique théorique » : « la preuve
évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc de son
énergie pratique, est qu'elle a pour point de départ l'abolition
(Aufhebung) résolue et positive de la religion**1 ».
Le langage de Kant est celui qui parut le plus approprié pour
conclure cette séquence : « la critique de la religion aboutit à
cet enseignement que l'homme est pour l'homme l'être suprême
(das Hôchste Wesen), c'est-à-dire à l'impératif catégorique de
renverser tous les rapports qui font de l'homme un être humi-
lié, asservi, abandonné, méprisable, rapports qu'on ne saurait
mieux caractériser que par cette exclamation d'un Français à
l'occasion d'un projet de taxe sur les chiens : "pauvres chiens !
On veut vous traiter comme des hommes***!" ». Bel exemple
de l'art d'écrire marxien : le contraste entre les deux parties
de la phrase (la deuxième étant presque toujours omise par
les commentateurs) produit un irrésistible effet de distanciation
ironique, qui relativise eo ipso le pathos véhiculé par l'énoncé de
l'impératif catégorique, ou plutôt, qui incite à y voir non pas tant
une reprise à la première personne de l'humanisme kantien***
qu'une reconnaissance lucide de la dette de la critique pratique
vis-à-vis de VAufklàrung, au moment où elle prend conscience
du déplacement de son objet : de la critique de la religion vers la
critique du droit et de la politique et aussi, ne l'oublions pas, de
« l'homme [comme] essence abstraite (abstraktes Wesen) blottie
hors du monde » - essence (Wesen) qui est entre autres celle de
l'impératif catégorique à la Kant - au « monde de l'homme, [à]
l'État, [à] la société*40 ».
On remarquera aussi qu'en parlant d'« abolition positive » de
la religion, Marx réintroduit le thème hégélien d'une supériorité
de VAufklàrung allemande sur les Lumières françaises, dont
on laisse supposer qu'elles se seraient arrêtées à une négation
immédiate de la religion, incapable d'en ressaisir les détermi-
nations essentielles dans l'intériorité. C'est ce que la suite du
texte confirme : le moment de la philosophie allemande a été
préparé à la fois théoriquement et pratiquement par la Réforme
et l'action de Luther, et c'est l'ensemble de ce mouvement qui est
placé sous le signe de la révolution*". La signification historique
de la Réforme réside dans l'intériorisation de la question de la
foi et de l'autorité religieuse, premier pas d'un mouvement de
386
V. Karl Maxx, 1842-1844
sécularisation qui ouvre la voie vers la critique philosophique de
la religion, remonte vers les racines humaines et libère le peuple
des liens de servitude. À partir de là, le rôle de la philosophie se
présente comme l'image inversée de celui de la théologie : alors
que l'insurrection paysanne de Mùntzer (le « fait le plus radical
de l'histoire allemande ») s'était heurtée à la condamnation de
Luther, rallié à ces princes qu'il a libérés de la tutelle de l'Église,
aujourd'hui, à la « veille de [la] révolution » allemande, c'est le
statu quo de la non-liberté qui trouve un adversaire à sa hauteur
dans la philosophie*4*.
Marx rejoint ainsi la vision historique de Heine, son récit à la
fois cosmopolite et national/populaire, qui situe dans une même
séquence libératrice la Réforme, la guerre des Paysans et la
formation de la philosophie classique*4* : la révolution radicale
allemande apparaît bien comme la conclusion théorique et pra-
tique d'une histoire nationale, le point où celle-ci croise, dans
un affrontement décisif et ouvert, le développement des autres
peuples européens, le moment donc où, interrompant le cours
des choses, les temporalités différentielles se chevauchent et
ouvrent sur une alternative inédite.

La révolution radicale

En quoi consiste cependant la radicalité du nouveau moment


révolutionnaire, jusqu'ici définie par ses seules déterminations
spéculatives ? En quoi est-elle autre chose qu'une promesse
abstraite annoncée par une conscience théorique dont l'énergie
critique n'a d'égale que la distance qui la sépare de la pratique
tout court? Il est bien vrai, et Marx en est conscient, qu'« il ne
suffit pas que la pensée pousse à se réaliser, il faut que la réalité
pousse elle-même à penser*44 ». « Sans doute, écrit-il dans une
phrase célèbre, l'arme de la critique ne peut-elle remplacer la
critique des armes, la puissance matérielle ne peut être abattue
que par la puissance matérielle, mais la théorie aussi, dès qu'elle
s'empare des masses, devient une puissance matérielle. La théo-
rie est capable de s'emparer des masses dès qu'elle démontre
ad hominem, et elle démontre ad hominem dès qu'elle devient
radicale. Être radical, c'est prendre les choses à la racine. Or la
racine, pour l'homme, c'est l'homme lui-même*4*. » Phrase éton-
nante qui montre que, loin de refuser l'importance des « idées »
(ou de la « théorie ») dans l'histoire, Marx leur accorde un rôle
de premier plan, voire même celui de moteur de l'histoire, à
condition - et c'est bien évidemment cette mise sous condition
qui marque la rupture avec l'idéalisme*4* - de comprendre que la

387
Philosophie et révolution
« théorie » en question n'est pas une somme d'« idées » mais un
principe actif, un ensemble de pratiques. Ce qui signifie, surtout,
que la théorie accepte désormais de se confronter aux condi-
tions de ces pratiques, qui ne sont pas théoriques (sinon cette
thèse ne ferait que reconduire la croyance en la toute-puissance
des idées) et qui impliquent le déplacement de la question de
l'essence humaine indiqué dès le début du texte de l'Introduction
de 1844. L'homme est la « racine » de l'« homme », à condition
donc de poser « l'homme, c'est le monde de l'homme, l'État,
la société » considérés du point de vue de leur transformation
matérielle.
Arrivés à ce point, arrêtons-nous un instant pour résumer les
résultats essentiels de notre parcours : la question de la radica-
lité de la critique et celle de son devenir pratique sont désormais
indissociables, elles se présupposent mutuellement. Leur résolu-
tion implique l'abolition de la forme philosophique de la critique,
qui est aussi abolition du caractère non réfléchi de la pratique.
Ce double mouvement se déploie sur un terrain nouveau, du
moins en ce qui concerne l'Allemagne, celui de la politique posée
comme construction d'une nouvelle pratique « qui s'empare des
masses », la pratique révolutionnaire radicale. La rupture avec
la « critique critique » jeune hégélienne, en tant qu'elle repré-
sente une forme exacerbée des impasses de la voie allemande,
est consommée : pour ne pas dégénérer dans la contemplation
autosatisfaite de l'activité de l'« Esprit », qui se délecte de sa
coupure d'avec la politique et la multitude « vulgaire », pour
se construire donc comme puissance réelle, la critique doit se
placer sur le terrain des masses, matière même de la politique*41.
Pour le dire autrement, la politique radicale est une politique de
masse, au sens où elle est à la fois formulée de leur point de vue
et inscrite dans leur propre mouvement constitutif.
Or, aussitôt évoqué, ce terrain nouveau se dérobe sous nos
pieds ; le cours du syllogisme s'arrête net : « il semble cepen-
dant qu'une difficulté capitale barre la route à la révolution
allemande radicale"* ». En quoi consiste-t-elle? En ceci que le
propre de la situation allemande, le décalage qui la sépare de
son présent, en se réfléchissant en elle, conduit à la vacillation,
voire même à l'implosion de la notion de pratique. Cette défi-
nition peut paraître abstraite mais elle permet de restituer les
chaînons, parfois implicites, de l'argument marxien. Le déca-
lage entre la théorie et le réel se redouble dans le décalage qui
sépare l'État de la société civile-bourgeoise, lequel se réfléchit
à son tour à l'intérieur de ladite société civile-bourgeoise, bri-
sant son unité apparente. Retour donc à l'origine, à la question
388
V. Karl Maxx, 1842-1844
du passage de la société civile-bourgeoise à l'État, mais en la
prenant cette fois par l'autre bout, en remontant précisément à
la racine, au monde de l'homme, à la vie sociale concrète, i. e. à
l'analyse de la société civile-bourgeoise issue des Principes de
la philosophie du droit.
Rappelons-en brièvement les grandes lignes*4* : en tant que
moment de la différence, cette dernière scinde l'unité immédiate
de l'existence humaine pour rendre possible son extériorisation.
Le point de départ de cette opération de division n'est autre que
le besoin, concept dynamique qui lie le besoin matériel, passif
(ou immédiat, naturel) à la reconnaissance du besoin, c'est-à-
dire à son insertion dans un système des besoins à travers lequel
le besoin particulier d'un individu réfléchit le besoin de tous les
autres. La notion de besoin introduit à la fois la dimension de la
finitude dans la vie sociale et celle de la liberté, dans le mouve-
ment qui « spiritualise » le besoin en l'amenant à la représen-
tation, à une existence socialement reconnue.
À partir de là, les choses s'éclaircissent rapidement : une
révolution n'est radicale que si elle abolit la séparation de la
société civile-bourgeoise et de l'État, c'est-à-dire si elle surmonte
tout à la fois la scission interne de la société civile-bourgeoise
et le dépassement imaginaire de cette scission, à savoir l'abs-
traction de l'État seulement politique. Une phrase résume à elle
seule l'acquis du manuscrit de Kreuznach et de la polémique
avec Bauer : à la « révolution radicale », véritable détermina-
tion de l'« émancipation humaine », s'oppose la « révolution
partielle, la révolution uniquement politique, la révolution qui
laisserait debout les piliers de l'édifice**0 ». Pour déployer ses
effets, cette division a « besoin d'une base matérielle », elle doit
se réfléchir dans la formation du système des besoins. Pas de
révolution radicale sans scission du système des besoins, sans
apparition de besoins nouveaux et sans reconnaissance de la
nouveauté de ces besoins, c'est-à-dire de leur non-satisfaction
dans le cadre du système existant, donc, si l'on veut être radi-
cal, de l'impossibilité de les satisfaire dans l'ordre actuel des
choses.
En réalité, les « besoins radicaux » ne signalent pas tant un
élargissement positif du système des besoins qu'ils ne désignent
le point où le système des besoins se dissout et cesse de fonction-
ner comme « système » assurant la différenciation/intégration
du particulier dans l'universel**1. À cela s'ajoute une difficulté
supplémentaire, spécifiquement allemande : comment de tels
besoins radicaux pourraient-ils apparaître alors que les besoins
« partiels », ceux qui correspondent à la révolution seulement
389
Philosophie et révolution
politique, demeurent inassouvis? Force est de constater que la
révolution radicale surgit, et ne peut surgir que sur fond de
négativité, de sa propre impossibilité : « une révolution radi-
cale ne peut être que la révolution des besoins radicaux à qui
semblent précisément faire défaut les conditions préalables et
le terrain propice®" ».
La révolution allemande confirmerait-elle ainsi la position
kantienne, le salto mortale à nouveau évoqué par Marx®*®? En
rester là reviendrait à rater l'essentiel : pour Kant en effet®*1, le
saut périlleux de la révolution est un signe, en soi contingent,
de l'unité de la nature et de la liberté dans l'histoire de l'espèce
humaine, mais un signe dont seul un spectateur peut déchif-
frer le sens, l'écart entre sa position subjective et l'événement
restant irréductible. C'est cette illusion de la conscience spec-
tatrice que récuse Marx en dialectisant le salto mortale sans en
éliminer, contrairement à ce qui en est souvent dit, le caractère
contingent : d'une certaine manière, le salto mortale est celui
qui sépare l'événement de lui-même, car c'est l'événement qui,
dans sa contingence absolue, pose ses conditions présupposées
en tant qu'il les détermine comme les conditions de son effectua-
tion. La nécessité naît de la contingence, par un effet rétroactif,
et c'est la reconnaissance de cet effet, à travers le constat de
l'impossibilité et de vide des conditions préalablement garanties,
qui signale que le sujet ne peut rester extérieur à un processus,
qui se décline sur le mode du toujours-déjà. L'illusion kantienne
ne réside pas dans la vision du salto mortale, qu'il faudrait à
tout prix « réduire » en l'insérant dans un schéma déterministe
ou substantiellement finaliste, mais dans la conception d'une
conscience qui observerait d'une position souveraine (quoique
concernée et en sympathie) le déroulement du grand bond.
On comprend mieux à présent la signification de la radica-
lité de la situation allemande : la radicalité du saut révolution-
naire surgit de son impossibilité même, du caractère extrême de
l'anachronisme allemand, mais, à son tour, cette impossibilité
se dédouble : elle devient radicale en ce qu'elle frappe d'im-
possibilité les sauts partiels, les révolutions inachevées. Pour
le dire autrement, il est déjà trop tard en Allemagne pour une
révolution partielle, une révolution uniquement politique, une
révolution de la société civile-bourgeoise. C'est l'autre face de
l'anachronisme allemand : elle interdit la substitution du parti-
culier à l'universel qui est à l'origine de l'émancipation partielle.
Le projecteur se déplace à présent à l'intérieur de la société
civile-bourgeoise, il met en lumière sa dialectique interne : les
contradictions de classe.
390
V. Karl Maxx, 1842-1844
En France, c'est le même mécanisme qui rend compte tout
à la fois du déroulement du processus révolutionnaire, de son
inachèvement et de sa future reprise : une classe particulière
accède à la domination générale et en évince une autre en appa-
raissant comme la classe universelle, en laquelle l'ensemble de la
société civile-bourgeoise est appelé à se reconnaître. La révolu-
tion éclate lorsque cette classe, la bourgeoisie puisqu'il faut bien
la nommer, arrive à présenter sa libération particulière comme
celle de la société tout entière®58 et, inversement, lorsqu'une autre
classe apparaît, en l'occurrence l'aristocratie, comme la négation
de toute libération, la « personnification du crime notoire de la
société*®* ». De là, le mouvement d'enthousiasme révolutionnaire
qui accompagne cette double reconnaissance, sans lequel la
révolution n'aurait pas été possible, mais aussi la part d'illusion
qu'il véhicule : si cette classe « libère la société entière », c'est
« seulement à condition que la société entière se trouve dans la
situation de cette classe, donc possède par exemple argent et
culture, ou puisse les acquérir à son gré®*1 ».
Au bout du compte, on est resté dans la sphère du particu-
lier, les bases de l'ordre social n'ont pas été bouleversées. Cette
histoire est cependant loin d'être terminée ; le drame français
continue à se dérouler sous nos yeux, chaque classe de la société
alternant à une autre dans le rôle du porteur de l'émancipation
jusqu'à ce que l'une arrive à « organiser toutes les conditions
de l'existence humaine en partant de la liberté sociale*" ».
Rien de tel n'est envisageable dans le cas de la prosaïque
épopée allemande : la bourgeoisie allemande ne peut jouer le
rôle de son homologue française de 1789, elle ne peut appa-
raître comme le représentant général de la société affrontant
son représentant négatif - les soutiens de l'ancien régime -
et susciter autour d'elle l'enthousiasme révolutionnaire. Son
manque d'audace patent renvoie cependant à tout autre chose
qu'à une simple faiblesse subjective. Si sa conscience de soi est
à l'image de la médiocrité et du philistinisme ambiants, c'est
qu'entre l'heure de son apparition sur la scène de l'histoire
et celle de son éventuelle libération, l'antagonisme s'est déjà
déplacé. L'histoire allemande n'est du reste que le récit de ce
perpétuel ratage : lorsqu'une classe nouvelle aspire à la domina-
tion (avant la bourgeoisie c'était les princes opposés à la royauté
et les bureaucrates modernisateurs opposés à l'aristocratie)
elle est déjà menacée par en dessous, par une nouvelle classe
dominée. L'impuissance de la bourgeoisie allemande n'est que
le nouvel avatar de cette histoire ancienne, de ce continuel jeu
de renversement entre le « trop tôt » et le « trop tard ».
391
Philosophie et révolution
La radicalité allemande n'est décidément pas une affaire
de libre choix. Comme l'énonçaient déjà les lettres à Ruge. qui
accompagnent du reste ce texte dans la livraison unique des
Annales franco-allemandes, elle est réaction à une impossi-
bilité, alternative radicale à une crise radicale : « en France,
c'est de la réalité d'une libération par étapes, en Allemagne
de son impossibilité, que naîtra la liberté totale*" ». Dès lors,
être à la hauteur de la crise allemande ne peut consister qu'en
une seule chose : rechercher la véritable médiation, qui déchire
l'unité immédiate du réel, bref reconnaître le travail du négatif
toujours-déjà à l'oeuvre, le nouveau visage de l'antagonisme, le
nommer. C'est cette opération, véritable salto mortale en pensée,
de l'ordre du performatif- et non du didactique, du descriptif
ou du déductif- qui permet de désigner le nouvel acteur, dont
l'entrée en scène fait basculer l'ensemble de l'intrigue, laquelle,
précisément, reste à écrire.

Le protagoniste paradoxal

Voici donc venu le moment du prolétariat. La définition donnée


par Marx est si connue qu'on en oublie parfois l'étrangeté ; elle
est pourtant annoncée dès les premiers mots : la « possibilité
positive de l'émancipation allemande » réside dans une classe
qui est, précisément, radicalement dénuée de toute positivité.
Que peut bien être le statut d'une classe qui n'en est pas une, qui
est une dissolution (Auflôsung) in actu de la société de classe ?
Une première réponse vient aussitôt à l'esprit; elle figure dans
le texte même de Marx et s'énonce ainsi : la négativité du pro-
létariat n'est qu'une positivité qui s'ignore, celle de l'essence
humaine. En fait, le prolétaire c'est l'Homme, mais dans sa
forme inversée, celle de la « perte totale » de son essence, qui
préfigure sa nécessaire « reconquête totale*** ». Marx va même,
en conclusion, jusqu'à placer la « seule libération de l'Allemagne
possible dans la pratique » sous le signe de « la théorie qui pro-
clame que l'homme est l'essence suprême (das hôchste Wesen)
de l'homme**1 ».
On retrouve ici la veine feuerbachienne, mâtinée de Kant
lorsqu'il s'agit de la présenter sous un angle historique, que
l'on avait déjà rencontrée dans le manuscrit de Kreuznach et
la polémique avec Bauer. Il n'est guère difficile de lui trouver
une postérité, notamment dans La Sainte Famille™*, lorsque
Marx verse effectivement dans une anthropologie construite
autour du travail et de son aliénation et attribue au prolétariat
une « essence », un « être » même, et une mission historique
392
V. Karl Maxx, 1842-1844
téléologiquement garantie. Mais dans l'Introduction de 1844, le
prolétariat (relevons qu'il n'est d'ailleurs question du rôle du pro-
létariat que du point de vue de l'Allemagne) n'est pas défini par
une quelconque essence démiurgique du travail, terme qui brille
du reste par son absence, mais uniquement « en négatif », par le
processus de dissolution des autres « états sociaux » enclenché
par le « début du processus industriel ». Pourtant, nous avons
vu que dans le manuscrit de Kreuznach, il avait déjà reconnu
dans « l'état (Stand) du travail immédiat, du travail concret [...]
moins un état de la société civile-bourgeoise que le sol sur lequel
reposent et se meuvent les cercles de cette société** ». Si sol il
y a, il faut à présent reconnaître qu'il se dérobe sous les pieds
de cette société, laissant apparaître son vide constitutif. Nous
n'en saurons pas plus d'ailleurs sur cette essence à reconquérir,
d'autant plus que nous sommes prévenus qu'elle n'est pas une
« essence abstraite blottie hors du monde* 4 ». Sans doute, il y
a chez Marx un fort désir de combler cette sorte de négativité
béante qu'il vient de nommer sous le terme de prolétariat, mais
aussi, et en même temps, quelque chose qui semble rendre la
chose impossible, « ou du moins problématique » comme il est
dit de l'émancipation de la bourgeoisie allemande**.
Cette entrée en scène du prolétariat manifeste d'emblée
quelque chose d'instable et de paradoxal, que la comparaison
avec les écrits contemporains du très feuerbachien et humaniste
Engels fait ressortir de manière encore plus nette. À l'évidence,
le prolétariat marxien, dans sa définition négative, n'a rien de
la massivité empirique des textes d'Engels. Il apparaît au terme
de syllogismes assez abstraits, enveloppé dans un discours phi-
losophique qui paraît fort éloigné de la science sociale et de la
pensée socialiste qui sous-tendent l'approche engelsienne. Cette
absence de consistance « sociologique » n'a rien d'étonnant : si
Marx rencontre le prolétariat au niveau théorique et symbolique
avant d'entrer en contact avec le mouvement ouvrier réel (en
l'occurrence parisien) c'est parce qu'il cherche une réponse à
une question préexistante, d'ordre politique (comment penser la
transformation imminente de la crise en révolution allemande),
et qui prend le contre-pied de celle que posent Engels, Hess et,
plus généralement, le mouvement socialiste (comment accéder
à cette essence pacificatrice du social pour résoudre la crise).
Il convient d'y insister : nulle coupure épistémologique, ou ren-
contre sociologique, ne précède et ne peut rendre compte de la
rencontre de Marx et du prolétariat.
Par son parti pris de radicalité révolutionnaire, dont la
découverte du prolétariat est la conséquence, Marx rejoint.
393
Philosophie et révolution
comme Heine avant lui, mais en suivant son propre parcours
politico-philosophique, les rangs, très minoritaires, de ceux qui
rejettent le modérantisme et les visions réconciliatrices de la
matrice « quarante-huitarde ». Même si le terme est absent de
l'Introduction de 1844, son chemin croisera dès lors nécessai-
rement celui des héritiers de Babeuf et de Robespierre, i.e. le
mouvement communiste français - ou plus particulièrement, en
y incluant les organisations de l'émigration allemande, parisien
- qui prend son essor au cours de cette période.
Mais revenons à la question du prolétariat : tout se passe
comme si le prolétariat se définissait à la fois par le manque
radical et par le désir de le combler, désir de « suture » (pour
reprendre le terme d'E. Laclau et de C. Mouffe*™) confronté à
l'impossibilité de sa satisfaction, dernier adieu et ultime figure de
la nostalgie ontologique. Et si le prolétariat n'était précisément
pas autre chose que le redoublement de cette impossibilité de
départ à l'intérieur de lui-même? S'il était, en d'autres termes,
non pas la figure inversée de la totalité mais l'incarnation de
l'impossibilité d'une totalité pleine, le mouvement absolu de la
médiation, le lieu vide qui indique l'irréductible écart interne
de l'ordre existant? Dans ce cas, « prolétariat » est le nom de
ce qui empêche toute clôture de la totalité sur elle-même car il
désigne précisément son antagonisme interne, insurmontable
tant qu'elle se meut à l'intérieur de ses propres limites. Il désigne
cet élément que la totalité essaie à tout prix de nier, de refouler
pour pouvoir se représenter comme telle, comme totalité uni-
fiée. D'où la dimension libératrice de l'acte qui le reconnaît en
le nommant. Le paradoxe de sa définition n'est alors que l'effet
inhérent au caractère performatif, interne à l'ordre symbolique,
de l'acte qui régit son apparition inaugurale.
Cette deuxième possibilité, la seule à vrai dire qui puisse
témoigner du statut paradoxal du prolétariat dans l'œuvre entière
de Marx, est du reste suggérée dans le texte de l'Introduction
de 1844 par une phrase quelque peu énigmatique, qui passe
en général inaperçue : après avoir défini le prolétariat comme
« résultat négatif de la société », donc comme négation de la
propriété privée que cette société « pose en principe pour lui »,
Marx enchaîne en dressant un étonnant parallélisme : « le pro-
létaire se trouve alors, par rapport au monde à venir, avoir le
même droit que le roi allemand par rapport au monde existant,
quand il dit du peuple qu'il est son peuple, comme il dit du che-
val qu'il est son cheval. Le roi, en proclamant que le peuple est
sa propriété privée, ne fait qu'énoncer que le propriétaire privé
est roi™1 ».
394
V. Karl Maxx, 1842-1844
On est ici au cœur de ce qu'il faut bien appeler la fonction
symbolique, que Hegel avait déjà mise en évidence dans son
analyse du monarque comme moment « irrationnel », pur
déchet, dont l'autorité, entièrement suspendue à son « nom »,
était néanmoins indispensable à la totalisation de l'édifice poli-
tico-social existant* 8 . Le roi, enchaîne Marx, est justement le
sujet vide qui, en « proclamant » sur le mode performatif : le
peuple est « mon » peuple (le caractère purement « formel »,
i.e. symboliquement efficace, de l'acte ressort davantage avec la
proposition suivante « comme il dit du cheval qu'il est son che-
val »), rend pleinement effectif le règne de la propriété privée.
De même, nommer « prolétariat » la négativité, la puissance
antagoniste immanente à la société bourgeoise, révèle le vide
constitutif de l'ordre existant, son absence de « garantie » trans-
cendante, et confère au discours sur le « monde à venir » sa
dimension performative. Le « règne des prolétaires » n'est pas
un état idéal à réaliser dans le futur, une monarchie bourgeoise
inversée affectée d'un signe négatif, mais ce qui, à l'intérieur
même de la société bourgeoise (coiffée d'un monarque d'ancien
régime), la confronte à sa propre impossibilité, sa différence
pure.

« Nulla salus sine Gallis »

Quel est cependant le rôle exact du prolétariat dans la révolution


à venir? La révolution radicale peut-elle être qualifiée de « pro-
létarienne » ? Marx ne dit rien de tel, pas plus qu'il n'utilise le
terme de « socialisme » ou de « communisme » pour désigner le
contenu de la transformation envisagée. Ce dont il est question
n'est pas de l'ordre d'une conversion à une doctrine préexis-
tante, mais d'une « rencontre », celle de la philosophie et du
prolétariat, posée comme résultat d'un processus autocritique.
L'espace de cette rencontre, c'est l'Allemagne, sa temporalité
c'est la temporalité de révolution « qui va au fond des choses »,
sa forme c'est celle de leur mutuelle « abolition » (Aufhebung) :
la philosophie, nous l'avons vu, ne peut s'abolir sans se réaliser
(verwirkttchen) et, la conclusion du texte le précise, elle ne peut
se réaliser sans abolir le prolétariat. Le prolétariat lui, pour
s'abolir, ou, plus précisément, pour s'auto-abolir (sich aufhe-
ben) doit-il se « réaliser » ? Une dissymétrie s'introduit entre
les deux termes, et Marx se garde bien de trancher. Comme
le souligne G. Labica, « la philosophie [...] restera conscience
même quand, avec Marx, au terme de sa rude pénitence, elle
parvient enfin à prononcer le nom de sa propre existence, celui

395
Philosophie et révolution
du prolétariat. Mais ce prononcé se produit dans un souffle qui
est peut-être le dernier souffle : Aufhebung, disparition. Mais
de qui? L'Introduction se clôt sur ce point exquis. L'alliance
de la philosophie et du prolétariat n'est pas équation mais
asymptote** ».
Faut-il, à l'instar de certaines lectures***, accentuer l'écart et
considérer que, dans ce texte, Marx en reste à une conception
« passive » du prolétariat, comme la reprise de la métaphore
feuerbachienne de la tête et du cœur pourrait le laisser penser,
le prolétariat étant assimilé au « cœur », le rôle de la « tête »
revenant une fois de plus à la philosophie ? Ce serait passer outre
la longue autocritique de la philosophie des pages précédentes.
La philosophie en question n'est plus une forme séparée de
l'activité sociale, elle est (du moins tendanciellement) devenue
critique pratique, force matérielle, qui s'empare des masses,
elle désigne en fait le moment théorique de la pratique politique
révolutionnaire. Du reste, tout au long du texte, Marx n'utilise
plus, pour désigner ce nouveau mode d'intervention du et dans
le réel, le vocable de « philosophie », mais celui, plus neutre sans
être antithétique, de « théorie » (Theorie). De plus, si la formu-
lation feuerbachienne est effectivement reprise c'est davantage
à titre de métaphore que de concept : à l'opposé des textes de la
Gazette rhénaner*", elle ne sert plus à affirmer, comme dans l'ori-
ginal feuerbachien, le primat conjoint de l'activité « spirituelle »
et de la voie réformiste allemande, mais leur alternative radi-
cale : la critique dans la mêlée et l'imminence de la révolution.
Même s'il serait vain de chercher dans YIntroduction de 1844 le
concept de « pratique révolutionnaire » (revolutionàre Praxis)
de la troisième thèse sur Feuerbach, notons néanmoins que le
prolétariat est appelé à « s'abolir soi-même » (sich aufheben) et
non en s'en remettant à un tiers. On comprendrait d'ailleurs dif-
ficilement, comment Marx reviendrait à une conception dualiste
en deçà de l'idée de démocratie comme « autodétermination du
peuple » développée dans le manuscrit de Kreuznach.
En fait, la difficulté pourrait bien résider en ceci : dans
Y Introduction de 1844, le prolétariat, dans son alliance avec
la critique pratique, n'est pas tant une réalité préexistante, qui
entrerait par la suite en action pour « faire la révolution », en
prendre la direction, affirmer son hégémonie, etc., que, d'une
certaine façon, la révolution elle-même, la puissance de scis-
sion qui se constitue à travers le processus révolutionnaire. Un
processus dans lequel le prolétariat finit par s'abolir lui-même,
en apparaissant comme le sujet absolu de la médiation, le lieu
vide à partir duquel un « passage », une ouverture radicale,
396
V. Karl Maxx, 1842-1844
deviennent effectifs. Le nom du prolétariat consigne la perma-
nence du processus ; par son irréductibilité, son caractère sau-
vage et insaisissable, il marque le seuil à partir duquel il devient
impossible d'en rester aux révolutions partielles, « uniquement
politiques », qui se limiteraient à l'horizon de la société civile-
bourgeoise et de l'État représentatif - ou qui s'arrêteraient à
leur seuil. En ce sens, l'Introduction de 1844 innove de manière
décisive, en donnant la première formulation de la révolution
permanente" 1 qui ne soit pas une reprise du langage jacobin.
Cette innovation se prolonge dans le statut même du texte
marxien : la révolution radicale a déjà commencé et ce texte
en est le (premier) manifeste : en nommant le prolétariat, en
scellant son alliance avec la philosophie, l'Introduction pro-
clame le monde nouveau. Elle se présente comme le texte/acte
qui condense dans ses énoncés un processus à la fois imminent
et déjà en œuvre. Elle annonce une rupture du temps histo-
rique, le moment où le « pas encore » et le « toujours-déjà », du
« trop tôt » et du « trop tard » se renversent l'un dans l'autre et
révèlent leur vérité : l'impossibilité du « juste moment », de la
coïncidence entre la chose et son temps propre. La révolution
survient toujours « trop tôt » car elle renvoie à cette incomplé-
tude constitutive du réel ; elle est le saut périlleux non pas du
présent vers l'avenir (ce serait là encore la concevoir comme une
simple accélération d'un temps linéaire) mais le saut de l'avenu-
dans le présent, qui en révèle l'ouverture essentielle.
Le pronostic marxien, avec sa dimension d'anticipation, a-t-il
été démenti par le cours des événements ? La défaite des révo-
lutions de 1848 ne confirme-t-elle pas l'idée qu'une révolution
allemande radicale était prématurée, voire qu'elle relevait de
l'illusion, illusion qui résulterait de l'« obsession » de Marx quant
au retard de l'Allemagne (dont nous avons vu pourtant qu'étant
celle de toute une génération elle n'avait rien d'une lubie indi-
viduelle)? Un demi-siècle après la défaite, le vieil Engels n'a-
t-il pas lui-même fait son autocritique, jugeant que « l'histoire
nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon
analogue. Elle a montré clairement que l'état du développement
économique sur le continent était dors bien loin d'être mûr pour
la suppression de la production capitaliste"* » ?
La version d'Engels, souvent louée pour son réalisme" 4 , rend
cependant un son bien étrange, qui rappelle fort celui de la
réécriture de l'histoire du point de vue des vainqueurs. À l'his-
toire réelle des luttes, avec leur part de contingence et d'indé-
cidabilité (dont l'aboutissement peut être une défaite), il subs-
titue une théodicée du développement des forces productives.
397
Philosophie et révolution
fonctionnant comme une garantie de la « maturité » des
conditions « objectives » qui s'aveugle sur son propre carac-
tère rétrospectif. Engels fournit, à l'intérieur du marxisme (la
consécration du terme d'ailleurs lui appartient), le prototype
du récit dans lequel, pour reprendre la fameuse métaphore de
W. Benjamin*", le matérialisme historique fonctionne comme
ce nain ventriloque, caché sous la table où se joue la partie
d'échecs, et qui manipule la poupée qui assume le rôle du joueur.
À ce jeu-là, le matérialisme historique gagne toujours la partie,
ajoute Benjamin. En réalité, le « réalisme » engelsien de 1895
participe à sa manière au refoulement collectif dont l'événe-
ment révolutionnaire a été victime dans la vie culturelle et poli-
tique de l'Allemagne d'après 1850, y compris, voire surtout, du
côté de ceux qui avaient subi le traumatisme de la défaite 3 ".
Il est d'ailleurs tout à fait caractéristique que, dans la période
de radicalisation qui suit la révolution d'Octobre (et avant le
reflux qui commencera en 1923-24), la gauche révolutionnaire
allemande jugera nécessaire de remettre en cause ce récit du
vieil Engels et de réévaluer à l'honneur les textes marxiens
« quarante-huitards3" ».
Avec le recul nécessaire, c'est bien davantage la justesse des
thèses marxiennes, l'effectivité de la force de rupture qu'elles
portent, qui impressionne. Tout d'abord, le fait même de la vague
révolutionnaire de 1848, sans doute la plus européenne de l'his-
toire, montre que le constat de 1843-44 quant à l'« imminence »
de la révolution n'était en rien une vue de l'esprit, le fruit de
l'imagination d'un cerveau exalté. Et surtout : l'écrasement du
48 allemand, qui découle largement de la propre médiocrité
des forces hégémoniques au sein du camp démocratique, n'a-
t-il pas confirmé, a contrario certes, les thèses marxiennes sur
l'impossibilité d'une révolution partielle en Allemagne et sur la
nullité politique de sa bourgeoisie, son incapacité fondamentale
à se constituer en classe « nationale-populaire » ? La singula-
rité de l'histoire allemande, et même sa tragédie, n'a-t-elle pas
consisté finalement dans le ratage perpétuel d'une révolution
démocratique, dans l'autodestructrice compulsion de répétition
du décalage qui sépare l'Allemagne de son propre présent? S'il
en est ainsi, alors la révolution radicale envisagée par Marx, loin
d'être une figure idéale fonctionnant, dans la plus pure tradition
idéaliste, comme un succédané d'une impossible révolution poli-
tique 3 ", représente plutôt l'explication anticipée, ou, plus exac-
tement, anticipante, de cette impossibilité : en France, le désir
de « terminer la révolution » a pu donner lieu au compromis
républicain. En Allemagne, cela revenait à tuer la démocratie
398
V. Karl Maxx, 1842-1844
révolutionnaire dans l'œuf, construire un compromis entre la
bourgeoisie et l'ancien régime, unifier le pays « par le fer et par
le sang », avec, à la clé, le militarisme, les guerres mondiales et
le déferlement inouï de barbarie qui s'ensuivirent.
L'idée d'une révolution allemande radicale avait sans doute
quelque chose de démesuré et de presque scandaleux : Marx lui-
même reconnaît dans Y Introduction de 1844 que le prolétariat
allemand « commence seulement à se former"* », et pourtant,
quelques mois plus tard, à l'occasion de sa première apparition
active (l'insurrection des tisserands silésiens), il n'hésitera pas
à en faire le « théoricien du prolétariat européen*** ». Mais il
est vrai aussi que le texte-manifeste des Annales franco-alle-
mandes s'achevait par une proclamation de modestie; repre-
nant la métaphore de Heine, Marx écrit que lorsque « toutes
les conditions internes [à l'Allemagne] seront remplies », c'est
quand même au « chant éclatant du coq gaulois » que reviendra
la tâche d'annoncer « le jour de la résurrection allemande**1 ».
A. Ruge avait déjà écrit en 1843 à ses compatriotes « nulla salus
sine Gallis ». Et c'est bien, à Paris, un certain 24 février 1848,
que ce chant s'est fait entendre.
Le 18 mars suivant, Berlin se couvrait de barricades.
En janvier 1919, alors que les Freikorps écrasent dans les
rues de Berlin l'insurrection spartakiste, Rosa Luxemburg se
remémore l'échec de 1848, et déclare que la « longue série de
défaites » par lesquelles se sont soldées toutes les révolutions
« constitue la fierté et la force du socialisme international** ». Au
regard de cette série, qui n'a fait depuis que s'allonger, l'hypo-
thèse marxienne peut paraître comme une fiction, sinon comme
l'expression la plus aboutie du mythe mobilisateur du Vormârz.
Pourtant, dans sa démesure même, et jusque dans son inexacti-
tude eu égard aux rapports de force réels, elle nous délivre son
contenu de vérité : elle fournit le seul point où l'antagonisme
du réel n'est pas oblitéré, celui à partir duquel des alternatives
radicales deviennent pensables, même si elles sont manquées.
En nous restituant la charge d'« à-présent », selon le terme
de W. Benjamin, qui traverse l'expérience de l'histoire, elle est
une invitation permanente à nous déprendre, ne serait-ce qu'en
pensée, des évidences de l'ordre établi.

399
Conclusion : autocritiques de la révolution

La Révolution française est-elle terminée, et si oui depuis quand?


Cela fait plus de deux siècles que la question ne cesse de reve-
nir, et, du côté des réponses affirmatives, c'est à profusion que
des dates ont été avancées, de Thermidor au 18 Brumaire, et
jusqu'à la Commune de Paris pour ceux qui considèrent 1789
comme le début d'un processus de longue durée qui s'achève
avec la consolidation de la république parlementaire. Pourquoi
s'arrêter là, du reste : Vichy n'a-t-il pas été l'ultime revanche de
la France de l'anti-1789? Mais, par-delà la diversité, ou plutôt le
caractère contradictoire des réponses, c'est la récurrence même
de la question, sa présence obsédante dans le débat public, signe
de son actualité maintenue, qui est le fait le plus remarquable.
Comme si chaque conjoncture politique ou intellectuelle ne
pouvait s'affirmer en tant que telle, dans sa spécificité, sans se
mesurer à cette question, indice d'un problème irrésolu, dont le
présent n'arrive pas à se défaire. On ne trouvera, de ce point de
vue1, nul équivalent du côté de la Glorious Révolution (qui clôt
pourtant une période de convulsions de près d'un demi-siècle)
ou de la révolution américaine, deux moments fondateurs dans
la trajectoire du phénomène révolutionnaire et de la politique
modernes.
En réalité, si la question de la « fin » de la Révolution fran-
çaise s'est posée de façon aussi obsédante, c'est parce que,
d'emblée, c'est à celle de son inachèvement, ou, pour le dire
autrement, au spectacle de son échec, que ses acteurs et ses com-
mentateurs n'ont cessé de se confronter. « Échec », précisons-le
d'emblée, qui ne peut que renvoyer à des critères de « succès »
(ou d'« échec ») radicalement nouveaux, ou, plus exactement,
immanents à l'événement révolutionnaire lui-même. La révolu-
tion du 10 août 1792, celle des 31 mai et 2 juin 1793 ouvrant la
401
Philosophie et révolution
voie à la montée au pouvoir des jacobins, la Terreur, Thermidor
et le coup d'État napoléonien tournent entièrement autour de
cette question de la « fin », souhaitée ou refusée avec tout autant
d'acharnement, de la Révolution. La question de l'inachèvement,
ou de la fin, est donc bien interne au processus révolutionnaire
lui-même et son irréductibilité suggère, pour le moins, que ce
qui a commencé avec ce moment singulier est une histoire inter-
minée et, en un sens, interminable, une histoire qui ne cesse de
déborder des effets qu'elle produit. Car, comme l'atteste l'usage
de la majuscule, la Révolution française n'est pas une révolu-
tion parmi d'autres mais ce à partir de quoi toute révolution a
été pensée et vécue en pratique, y compris sous l'angle de sa
« fin ».
Ce qui a pu récemment faire la force du discours sur la
« fin de l'histoire » ne résidait nullement dans son originalité,
et encore moins dans l'incroyable bricolage métaphysique de
son auteur (et qu'aucune des grandes philosophies de l'histoire
n'aurait pu se permettre d'exhiber avec une telle ingénuité),
mais dans ce simple énoncé qu'après l'effondrement de l'URSS,
« nous ne saurions nous figurer un monde qui serait essentielle-
ment différent du monde présent, et en même temps meilleur* ».
Or cette conclusion était déjà nettement tirée (sur un mode plus
polémique car dépourvu du confort assuré par le déjà-là de la
faillite du socialisme soviétique) par le courant « révisionniste »
de l'historiographie française des aimées 1970 : « la Révolution
française est terminée* », tel fut son mot d'ordre, repris par
François Furet, son chef de file. En tant que perpétuelle suren-
chère de reconstruction ab ovo de la société, exercée par un
« imaginaire du pouvoir », aussi omnipuissant que délirant4,
obsédé par le fantasme de la pureté originelle, la Révolution
française doit désormais être considérée comme « finie » dans
les deux sens du terme : ayant atteint son terme, dans une tra-
jectoire nationale qui « réconcilie' », sous les auspices du libé-
ralisme, les termes antagonistes (monarchiques et jacobins)
légués par le passé. Se réaliserait ainsi le rêve de Tocqueville,
celui d'une France délestée de son exceptionnalité, rejoignant
le concert des nations européennes ayant accédé à la modernité
sociale et politique sans révolution. Mais « finie » aussi, et peut-
être même surtout, en ce sens que la réconciliation libérale en
question met à nu la véritable finalité interne de la Révolution
française, et, par là, de toute révolution, à savoir la révélation de
son caractère « meurtrier* », l'« identité de projet » du Goulag et
de la Terreur, qui « pose partout la question du Goulag au plus
profond du dessein révolutionnaire1 ».
402
Conclusion : autocritiques de la révolution
On peut certes trouver que l'omnipuissance attribuée à ce
que Furet nomme tantôt « idéologie » ou « représentations »,
tantôt « imaginaire », ou « discours imaginaire », à moins que
ce ne soit l'imaginaire du discours, ou le « projet », voire même,
tout simplement « l'idée » ou le « dessein », n'est, en fin de
compte, pas moins idéaliste que le providentialisme à peine voilé
du récit de la « fin de l'histoire ». Rien de bien nouveau, dira-
t-on, pour peu que l'on se souvienne, avec André Tosel, que « ce
sont les philosophies libérales classiques de l'histoire qui ont été
les plus téléologiques, les plus enclines à justifier le sacrifice des
individus et des peuples en invoquant la noblesse de la fin qui
était celle de la civilisation (occidentale) elle-même' ». La « fin
des grands récits », partout proclamée depuis que Lyotard en a
fait le mot d'ordre par excellence de la post-modernité', pour-
rait, dans ce cas, se ramener, bien plus modestement, à l'effon-
drement de tout grand récit alternatif à celui du libéralisme,
désormais seul en lice.
Pour unilatérale et, à vrai dire, superficielle qu'elle puisse
paraître, la phénoménologie du procès révolutionnaire propo-
sée par les historiens « révisionnistes » a néanmoins su cap-
ter le Zeitgeist dont accouchaient les défaites des mouvements
ouvriers et populaires à la fin des années 1970, qu'Enrico
Berlinguer a résumé en parlant d'« épuisement de la force pro-
pulsive d'Octobre 1917 ». Elle semble en tout cas mieux placée
pour le faire que les tentatives boursouflées de donner au libé-
ralisme un fondement onto-anthropologique10. Car, même si on
admet qu'adossée à cette quasi-évidence issue de la faillite de
toute alternative au capitalisme consécutive à l'échec du régime
soviétique, la version Fukuyama de la « fin de l'histoire » a ren-
contré l'audience de masse qui fit défaut aux précédentes11, l'im-
pact de la réécriture furétienne du récit fondateur de la nation
française s'est révélé sans doute plus durable. Par sa capacité
à produire, précisément, un « grand récit », alternatif à celui
légué par la tradition révolutionnaire (y compris sous ses formes
les plus modérées, de type républicain), récit qui intègre dans
une même séquence, et sous le telos d'un libéralisme triom-
phant, le traumatisme de l'expérience originelle et l'heureux
dénouement de l'autoliquidation de l'exception française, Furet
et ses disciples ont livré à l'entreprise de délégitimation, d'ex-
clusion du débat public, du référent révolutionnaire, le socle
discursif qui lui était nécessaire. Rejetant comme « illusoire »,
et même « meurtrière », « l'idée » que « l'action humaine sur
l'histoire se substitue à l'institué1* », l'idée donc que les hommes
puissent vivre leur histoire autrement que comme un fatum, plus

403
Philosophie et révolution
ou moins naturalisé (l'« institué »), Furet se présente comme
le véritable anti-Michelet, davantage encore que l'anti-Soboul
ou l'antl-Mathiez qu'il s'est lui-même voulu, de son époque. Et
celle-ci s'est effectivement partout imposée sous les traits d'une
« révolution/restauration » (Gramsci) libérale.
Réussit-il pourtant mieux que ses nombreux prédécesseurs
dans ce qui demeure in fine une entreprise de conjuration du
spectre révolutionnaire ? Entreprise qui, comme telle, ne peut
que témoigner de la présence continuée (sous la modalité spec-
trale précisément : ce qui vient hanter le présent) de ce qu'elle
se charge d'exorciser et, tout autant, de l'ambivalence fonda-
mentale (fascination/répulsion) qu'il continue à susciter. Là
encore, un certain principe de réalité n'a guère tardé à prendre
sa revanche : l'émergence, au cours de la dernière décennie,
de luttes et de mouvements populaires faisant ostensiblement
référence aux symboles et aux énoncés fondateurs du moment
révolutionnaire a mis On au rêve, ou au cauchemar, c'est selon,
d'une nation apaisée par la gestion des nouveaux zélateurs de
Guizot. Dans les grèves ouvrières, la parole et les calicots des
manifestants, dans les marches des « sans » en lutte pour leurs
« droits » et les pétitions de masse, dans le refus des pratiques
délégataires et même dans le retour aux formes d'action directe,
y compris sous des formes transgressives de la légalité, voire
même violentes, un « sens commun » des classes subalternes
prend, ou reprend, forme, qui renoue, parfois explicitement,
avec la matrice sans-culottide13. Ce que Furet n'a du reste pas
manqué de relever, comme l'atteste la mélancolie à peine voilée
de ses derniers écrits".
Voilà qui suffit en tout cas à rappeler que, si les référents
de 1789-93 sont, de manière récurrente, rejoués, mis « à
l'épreuve », selon la belle formulation de J. Guilhaumou",
dans la longue durée des luttes et des révoltes populaires, si
la Révolution française annonce d'une certaine façon toutes
les révolutions à venir, c'est avant tout par la tension consti-
tutive qui marque ses énoncés fondateurs et rend possible, du
même coup, leur réappropriation ultérieure par les acteurs des
mobilisations sociales : droit à la propriété versus droit à l'exis-
tence, rapport de la liberté à l'égalité, question de la guerre
révolutionnaire et de la « terreur », de la nation et du cosmo-
politisme. Cette tension, l'événement révolutionnaire la déploie
en processus, d'où, du reste, l'irréductible dualité des catégories
servant à penser la révolution, à la fois événement et proces-
sus. Processus expansif dans son principe même, qui déplace
en permanence les limites où on a voulu l'enserrer ex post1*, la
404
Conclusion : autocritiques de la révolution
temporalité de la Révolution se révèle chargée, saturée même,
d'avenir. Elle se présente ainsi, pour paraphraser la formulation
hégélienne, comme celle du devenir-sujet de la substance de la
politique - quel que soit le vocable qui la désigne : la multitudo,
les « masses », le « peuple », puis le « peuple du peuple », i.e.
le « prolétariat ».
Aucune limite de « nature » ou de principe ne peut désor-
mais être posée à l'affirmation d'un droit, davantage encore :
d'une capacité universelle à la politique, universalité para-
doxale pourtant car éminemment « partisane », surgissant de
la négativité même qui marque les situations de domination.
Pour le dire autrement : la libération ne peut être que l'œuvre
de ceux qui subissent l'illiberté. On peut donner un nom à cet
événement/processus : la révolution démocratique, ou encore
la démocratie révolutionnaire : pas de démocratie sans révo-
lution, ou plutôt, pour parler comme le vieux Lukacs, pas de
démocratisation (Demokratisierung) sans révolution", la démo-
cratie ne se définissant pas d'abord en termes d'institutions, ou
de procédures, a fortiori de formes étatiques, mais comme les
pratiques de constitution de la politique de masse. En termes
donc de processus, dont la radicale inquiétude (l'imprévisible
instabilité, l'indétermination de l'issue) renvoie au salto mor-
tale de la révolution comme à son moment fondateur et dont
le développement relance, à son tour, en la subordonnant aux
pratiques, la question les institutions et des procédures.
Le temps révolutionnaire se présente ainsi comme devenir-
nécessaire de la libération. À la condition expresse de com-
prendre cette nécessité non comme la manifestation d'un sens
ou d'une finalité a priori mais comme l'effet rétroactif d'un
événement, en soi irréductiblement contingent et indécidable,
qui pose ses propres présupposés, qui les détermine comme les
conditions de son effectuation. La temporalité du processus est
marquée par son caractère inachevé, donc réitérable, à condi-
tion encore de préciser que derrière cet inachèvement, ne se
cache nul calcul prudentiel, nulle sagesse ou ruse de la raison
de type gradualiste, qui laisserait pour demain ce qui ne peut
être achevé aujourd'hui, mais l'échec de la révolution butant sur
ses propres limites. Son ratage donc, dévastateur autant que
nécessaire dans la stricte mesure où c'est sa saisie (rétrospecti-
vement) comme tel, à partir de l'enchaînement des détermina-
tions internes qui le révèle comme « défaite », qui, seule, rend
possible la relance du processus. Voilà pourquoi l'autocritique
de la révolution - car n'y accède que celui qui se place dans la
perspective de sa défaite, du vide de la situation que ce dé-faire
405
Philosophie et révolution
atteste - est la condition même de sa reprise, du « renverse-
ment » du vide en réouverture événementielle.
Mais il nous faut aussi parler de l'espace tracé par le déploie-
ment du processus : la Révolution française et ses conséquences
directes, que l'on peut étendre au moins jusqu'aux guerres
napoléoniennes, sont un événement européen, celui à partir
duquel on peut parler d'Europe dans un sens autre que celui
d'un agrégat de légitimités dynastiques ou du cosmopolitisme
de l'Église romaine. Et ce n'est pas tout : venant après l'indé-
pendance américaine et la formation de foyers révolutionnaires
« atlantiques" » et allant, dans sa phase de radicalisation et au
prix de maintes contradictions, jusqu'à l'abolition de l'esclavage
et à l'extension de la révolution dans les colonies, la Révolution
française ne fut pas isolée. Elle prend place dans un mouvement
commençant de décolonisation et inaugure un cycle révolution-
naire de dimension mondiale. Son universalité est l'universa-
lité concrète d'une force libératrice qui remet en cause l'ordre
du monde instauré par des siècles d'expansion européenne, de
rapine coloniale, de traite esclavagiste. Sa défaite pèsera de tout
son poids, des faubourgs parisiens humiliés aux Antilles révol-
tées, et des fragiles « républiques-sœurs » cisrhénanes ou ita-
liennes aux clandestines activités républicaines qui commencent
à agiter le prolétariat anglais. C'est pourquoi l'autocritique de la
révolution n'est pas autre chose que son devenir-monde, labo-
rieux processus qui transforme la révolution elle-même autant
que le monde dont elle accouche.
L'idéalisme allemand atteste que ce devenir n'a rien d'une
évolution linéaire, simple extension, fût-elle heurtée ou inégale,
d'un principe défini une fois pour toutes dès le départ. Vaste
mouvement de réforme intellectuelle et morale et de forma-
tion de nouveaux groupes d'intellectuels, l'idéalisme s'est vu
condamné à anticiper le politique, voire à le prendre à contre-
pied, dans un pays dont l'unification nationale-étatique demeure
(pour la période qui nous préoccupe) un objectif lointain et où,
du fait de l'extrême fragmentation des territoires, combinée
à l'arriération économique, la culture joue (depuis la traduc-
tion de la Bible par Luther) un rôle « hypertrophié » d'unifica-
tion nationale et de communication entre les sphères sociales.
Re-commencement de l'Aufklârung, et de sa forme allemande :
la Réforme, la philosophie classique est expressive d'un moment
historico-mondial doublement délimité par, d'un côté, le déjà-là
de l'événement révolutionnaire et, de l'autre, par le différé de
ses effets, soit l'« impossibilité », i.e. la constante dénégation,
d'une révolution allemande, congédiée aussitôt qu'évoquée.
406
Conclusion : autocritiques de la révolution
La philosophie s'affirme en tant que réaction réfléchissante
à la crise ouverte par l'événement révolutionnaire, dont elle
finit cependant par reconduire les présupposés, se refusant
à produire des possibilités autres qu'une reformulation de
VAufklârung comme « réformisme par le haut ». De ce point
de vue, elle est même en retrait, comme Heine et Gramsci l'ont
souligné, par rapport à la Réforme, qui a su, à l'intérieur de
certaines limites certes, mobiliser et activement intégrer dans un
nouveau bloc historique le « bas » et le « haut », la paysannerie
et une partie de la noblesse et des intellectuels. Avec le recul,
l'ambivalence réformiste de Kant et de Hegel apparaît comme
une ultime tentative de maintenir la ligne de YAuflclârung - com-
binaison de réformes par le haut, d'absence d'intervention popu-
laire et de relative autonomie concédée aux intellectuels - à une
époque où celle-ci est déjà devenue impossible. La mobilisation
des princes allemands aux côtés de la coalition antifrançaise,
l'émergence d'un courant nationaliste fortement antidémocra-
tique, gallophobe et spontanément antisémite, la crispation de
l'ordre aristocratique confronté à une menace mortelle, tout
cela crée des conditions profondément nouvelles, déchaîne des
forces destructrices d'une ampleur insoupçonnée et pousse vers
la polarisation de la situation. Faute de se mesurer sérieusement
à cette objectivité, les propositions de la « publicité » kantienne
ou de l'État organique hégélien, sans même parler de l'édu-
cation esthétique-civique de Schiller, font davantage figure de
symptômes d'impuissance que d'intervention politique effective,
fût-elle modérée et gradualiste. '
Et pourtant, la trajectoire de l'idéalisme allemand ne se laisse
pas résumer à la simple réitération de sa propre impuissance, et
de l'infranchissable distance qui le sépare de l'événement, comme
le lui reprochera par la suite la gauche hégélienne. Intérieurement
habité par le fait révolutionnaire, qu'il érige en référence fonda-
trice de la réflexivité moderne et de la culture nationale, il pousse
cette impossibilité de la révolution à son paroxysme, créant, par
là même, une situation nouvelle. Pour le dire autrement, son pré-
visible échec conduit à une exacerbation de la crise, qui prend
désormais la forme intériorisée d'un dédoublement entre, d'une
part, une sphère culturelle et intellectuelle « avancée », car ayant
déjà « digéré », sinon anticipé sur les effets de l'événement révo-
lutionnaire, et, de l'autre, la réalité politique et socio-économique
d'un pays resté profondément marqué par l'ancien régime. Et
qui devra, de surcroît, subir les conséquences de la crispation
réactionnaire des cours princières engagées dans la lutte contre
la France républicaine et napoléonienne.
407
Philosophie et révolution
La théorie et la culture allemandes réfléchissent ainsi un
double décalage, celui interne au couple Allemagne/France (ou,
si l'on veut, Allemagne/Révolution française), qui sert d'éponyme
au rapport de la théorie à la pratique, mais aussi celui qui les
sépare de leur propre réalité, laquelle apparaît dès lors sous
les traits de cette « misère allemande » dont parlera Heine.
Accédant à la conscience de soi, la crise devient insoutenable.
La réforme intellectuelle et morale portée par la philosophie
classique aura, par son ratage politique même, triomphé sur son
terrain propre en cela au moins qu'elle aura évacué toutes les
échappatoires, aussi bien l'illusion classiciste d'une souveraine
distance à l'événement que les rétrogrades rêveries roman-
tiques. Déniaisée, la conscience théorique allemande ne peut que
constater ceci, que rien ni personne n'avait initialement prévu
ou voulu, à savoir que l'impossibilité/dénégation de la révolution
se renverse en son contraire, l'impossibilité de la non-révolu-
tion. Plus même, cette séquence recèle un récit fondateur qui
faisait de la révolution l'horizon même de l'actualité et qui dotait
l'Allemagne de traditions « progressistes » (dont la séquence
hégélienne Réforme - guerre des Paysans - Aufklârung repré-
sente le point culminant), laissant apparaître en filigrane une
possibilité révolutionnaire encore plus avancée que celle laissée
en héritage par les Français.
De Kant à Marx, la trajectoire de la théorie allemande cir-
conscrit ce nouvel espace ouvert par la révolution portée au
concept, en ce sens bien précis que s'y trouve engagée son
autocritique, qui conditionne son actualité même. Le legs de
l'idéalisme classique, l'aveu de son ratage si l'on préfère, Le.
la conscience du caractère intenable, irréel ou ineffectif, au
sens hégélien, de la situation allemande, voilà ce qui échoit à la
génération du Vormàrz. Cet échec, dont nous avons vu cepen-
dant qu'il ne différait guère de son succès (à condition de le
ressaisir rétrospectivement sous l'angle du procès autocritique
qui le porte), vient alors percuter sur la nouvelle configuration
que prend la crise allemande et européenne durant ces années
d'avant 1848.
Sous l'effet d'une double tendance à la reprise de l'activité
révolutionnaire par en bas et, en guise de riposte, de réaction
absolutiste renforcée du côté des pouvoirs en place, les années
1830-1840 marquent en effet un nouveau tournant dans la
conjoncture mondiale. Plus qu'un avertissement, les journées
de juillet 1830, encadrées en amont et en aval par l'appari-
tion de multiples foyers révolutionnaires européens (révolution
belge, indépendances grecque et serbe, insurrections italiennes,
408
Conclusion : autocritiques de la révolution
agitation en Allemagne) et extra-européens (en Amérique latine
notamment), témoignent du caractère illusoire de l'entre-
prise restaurationniste poursuivie par la Sainte-Alliance. En
Allemagne même, dans la foulée de la fête de Hambach, les
craquements deviennent de plus en plus perceptibles, menaçant
le fragile équilibre scellé lors des guerres antinapoléoniennes.
Mais c'est l'attitude des pouvoirs absolutistes qui sera le prin-
cipal vecteur d'aggravation de la crise : chaque revendication
de changement se heurte rapidement à un nouveau tour de vis
répressif, qui vise à créer la sensation d'un retour à l'ordre
et d'un acharnement immobiliste, mais qui, en réalité, rend à
terme inévitable la radicalisation.
L'impasse est donc totale. UAufklàrung, reprise par la phi-
losophie classique, a échoué, l'âge esthétique appartient à un
passé révolu ; quant au romantisme « réellement existant », il
prend le visage grotesque et répugnant du régime de Frédéric-
Guillaume IV. Lorsque celui-ci décide d'en finir avec les derniers
espaces auxquels s'accrochaient l'intelligentsia oppositionnelle
et le réformisme libéral (la presse, l'édition, l'université), la tour-
nure prise par la crise ne laisse pas d'autres choix que la pro-
duction de possibilités nouvelles. Ce choix forcé d'une recherche
de rupture sera, d'une certaine façon, la tâche commune de
la génération de Marx, de Bauer, de Hess et d'Engels, d'où un
certain « air de famille » ambigu qui relie ces figures, mêlant
l'emphase à l'innovation, la quête effrénée de radicalité et le
poids ressenti du statut d'épigones.
C'est précisément à partir de cette bifurcation (à laquelle le
tournant de 1842-43 sert de butte-témoin) que plusieurs voies
concurrentes, et même antagonistes, s'ouvrent. La première,
qui forme le hors-champ de notre étude, consiste à rejouer, sur
le mode hyperbolique et au nom même de son dépassement,
la geste de la philosophie classique, de la « critique », ou de
l'« esprit » affrontant le monde. C'est la voie jeune-hégélienne,
la « critique critique » à la Bauer ; délestée de toute mauvaise
conscience, la théorie célèbre désormais sa propre coupure
d'avec la pratique. Un fébrile activisme de publiciste, doublé
d'un investissement dans une bohème littérairo-journalistique
(relativement tolérée par le pouvoir absolutiste), se substitue à
l'inquiétude du concept, l'intellectuel, héraut de la « critique »,
s'abîme dans la contemplation narcissique de son isolement et
de son impuissance. Véritable matrice des nihilismes à venir, ce
jeune-hégélianisme « réalise » à sa façon la philosophie clas-
sique : reconduisant, sous forme régressive, les termes mêmes
de son échec, il en révèle la fêlure interne.
409
Philosophie et révolution
La seconde voie, que l'on désignera comme celle du « social »
et du « socialisme », est illustrée par les figures de Hess et du
jeune Engels. Prendre la mesure de l'originalité de leur par-
cours suppose, nous pensons l'avoir démontré, non seulement
de cesser de les considérer dans un rapport finalisé à Marx
(Hess comme « précurseur », Engels comme [éternel] « fidèle
second ». ou même, simple image inversée de la précédente,
comme « âme damnée » de Marx), i.e. pris dans une orienta-
tion donnée à l'avance et dont Marx représente le terminus ad
quem, mais, davantage encore, d'admettre la profonde contra-
diction qui les sépare de ce dernier. La voie « social-iste », tout
particulièrement dans sa formulation hesso-engelsienne, essaie
d'affronter la crise par un bond hors de la politique, qui n'est pas
régression vers la pureté du concept ou de la « critique » chers
aux jeunes-hégéliens, mais recherche d'un nouveau principe
unificateur, logé à l'intérieur des rapports de la société bour-
geoise. Le « social » se présente alors comme l'expression de la
saisie de l'événement révolutionnaire replacé dans ses limites, le
nom approprié de ce sur quoi il a percuté, le mettant en lumière
sans pouvoir le franchir.
Mais il apparaît bien vite que cette recherche est court-cir-
cuitée par une volonté de réconciliation prématurée, hâtivement
confondue avec la sortie des ambivalences passées. L'échec n'est
pas réfléchi jusqu'au bout; loin d'être levées, les équivoques de
la voie allemande sont simplement transposées sur un nouveau
terrain. L'autocritique « social-iste » de la politique devient neu-
tralisation imaginaire de l'antagonisme dans un nouvel Absolu,
le « social ». Figure sécularisée de la transcendance - voire
même, dans le cas de Hess (comme dans la quasi-totalité des
« social-ismes » de l'époque), reconstruction laïcisée du politico-
religieux - , le social s'affirme comme la technologie propre à
l'ère moderne, celle qui vise à révéler l'essence harmonieuse de
la vie en commun dont elle permet enfin, grâce au projet de sa
réorganisation d'ensemble, l'avènement concret.
La question de la classe, ou plutôt de l'antagonisme de classe,
fonctionne alors comme le véritable agent révélateur de cette
double dilution du politique dans l'infra- ou l'im-politique (l'or-
ganisation des échanges socio-économiques comme abolition de
l'anarchie et de la concurrence propres à la société marchande-
bourgeoise) ou dans l'instance métapolitique du social comme
religion laïque (« humaniste » ou « humanitaire » selon la ter-
minologie de l'époque) de la vie en commun. Le cas limite, donc
paradigmatique, est, bien sûr, celui d'Engels. La figure du prolé-
tariat que découvre ce physiologiste-flâneur des villes anglaises,
410
Conclusion : autocritiques de la révolution
prise dans les rets du regard objectivant (médical) propre aux
ingénieurs du social, véritable concentré des « pathologies »
débilitantes issues de l'industrialisation, reste en permanence
hantée par son double, la figure de la classe dangereuse, révé-
latrice d'un antagonisme insoutenable. Face à cette situation,
la tâche qui incombe à ce socialisme à la fois scientifique et
humaniste, est de révéler au prolétariat son humanité essen-
tielle. Humanité qu'il partage avec son adversaire de classe, et
qui permet de transcender la scission entre classes antagonistes,
ouvrant ainsi une voie à l'harmonisation sociale sans avoir à
passer par le traumatisme d'une révolution, l'affrontement sur
le terrain piégé du politique.
Ce qui devient strictement impensable dans le cadre de cet
« humanisme socialiste », c'est aussi bien la thématisation d'une
politique ouvrière, ou de classe (i.e. pensée à partir de l'anta-
gonisme capital/travail), que la perspective démocratique-révo-
lutionnaire, considérée comme une entreprise d'illusoire diver-
sion, étrangère à l'instance du « social ». Une fois la politique
évacuée, la place est libre pour une prédication éthique adres-
sée à chaque adversaire en présence (qui prône une retenue
mutuelle au nom de la commune humanité), prédication étayée
par une foi non moins naïve dans la mutuelle rectification et
synthèse spontanée entre organisations ouvrières. Pourtant, la
vigueur des affrontements au sein du mouvement ouvrier alle-
mand, aussi bien avant (dans la Ligue des communistes) que
pendant la révolution de 1848, entre une ligne « social-iste »,
prônant l'indifférentisme politique, résolument hostile à la par-
ticipation à la révolution démocratique, et une ligne à la Marx,
liant « révolution permanente » et hégémonie ouvrière au sein
du bloc de la démocratie révolutionnaire, témoignent bien de
l'irréductible ampleur des contradictions résultant de diver-
gences en apparence seulement spéculatives.
Circonstance aggravante, la voie « social-iste » allemande
paraît d'autant plus abstraite (au sens strict du terme : se
construisant par abstraction, exclusion du concret), et peu pra-
ticable, qu'elle est privée de la base de départ dont dispose l'ori-
ginal français ou anglais : un compromis politique « libéral »,
selon les normes de la période, à la française (la monarchie de
Juillet), le dynamisme du développement capitaliste dans le cas
de l'Angleterre. Encore faut-il voir que la dénégation du poli-
tique par le « social » produit à son tour des effets politiques tout
à fait déterminés : au moment où, en Angleterre ou en France,
l'owenisme, et même le saint-simonisme, imprègnent de manière
significative l'auto-organisation ouvrière, Engels et Hess tentent
411
Philosophie et révolution
de persuader les bourgeois rhénans de faire preuve d'huma-
nité... Quant au pouvoir absolutiste, prussien notamment, qui ne
cesse de rappeler son existence quand on feint de l'oublier, il ne
semble guère convaincu du caractère menaçant de cette sensibi-
lité « sociale », ménageant ses griffes pour s'attaquer à la reven-
dication démocratique1'. Ce qui n'a rien d'étonnant, si l'on consi-
dère que la plupart des représentants du socialisme allemand
(de Grùn à Gottschalk, par la suite Lassalle) ont, à plusieurs
reprises, soutenu l'idée d'une monarchie « populaire », jugée
préférable à une « république rouge », y compris pendant la
révolution de 1848. La radicalisation métapolitique se renverse
en nouvelle figure de l'impuissance, voire du philistinisme.
Tout autre apparaît la voie de Heine et de Marx, qui ne cesse
de reprendre le fil rouge qui unit la démocratie à la révolution.
Pourquoi Heine est-il une figure clé dans cette trajectoire de la
crise de l'Europe post, mais aussi pré-révolutionnaire? D'abord
parce que c'est lui, à qui il a été donné de pouvoir converser à la
fois avec Gœthe, Hegel et Marx, qui affronte la tâche esthético-
politique par excellence de la modernité, à savoir la rupture avec
le romantisme, sa religion de l'art et du génie individuel. Rupture
que seul, précisément, le « dernier des romantiques » pouvait
mener à bien, retenant du romantisme toute sa radicalité (sa
reconstruction d'une langue et d'une forme « populaires », son
art du fragment, de l'ironie et de l'ambivalence), bref son tran-
chant anticlassiciste. Liant intimement modernité esthétique et
politique, Heine, installé dans la capitale de la révolution euro-
péenne, forge un langage dont l'histoire est la matière même et
la forme intrinsèquement dialectique.
Mais Heine nous intéresse sur un mode proprement « alle-
mand », en ce qu'il refuse tout autant de dissocier de la politique
les enjeux de l'esthétique que ceux de la philosophie. En ce qu'il
pense, en d'autres termes, l'effet de cette rencontre entre les
aspirations nationales/populaires révélées (et dévoyées) par le
romantisme et la tradition jacobine française dans le champ
de la philosophie. Initiateur d'une lecture révolutionnaire de
l'hégélianisme, il apparaît comme le véritable fondateur de ce
que la génération suivante nommera la « gauche hégélienne »,
incarnant une veine distincte, et sans doute concurrente, à celle
de StrauB (puis de Bruno Bauer), moins préoccupée de théologie,
et d'affrontement sur ce terrain avec l'État germano-chrétien,
moins « prussienne » en somme, car plus directement tournée
vers la politique et la France. En résonance secrète avec les
courants les plus radicaux du mouvement populaire, aussi bien
français qu'allemands, il élabore une proposition culturelle à
412
Conclusion : autocritiques de la révolution
visée hégémonique et une proposition politique qui place la
tâche de la démocratie révolutionnaire à la hauteur de la tota-
lité historico-sociale.
Pour le dire autrement, si Heine se charge du legs du roman-
tisme et de la philosophie classique, c'est pour affronter l'énigme
de son temps du point de vue historico-mondial. Hégélien « au
cœur français », pour parler comme Feuerbach, il discerne, au
sein d'un présent hanté par l'ombre de 1789-93 et les spectres
tragicomiques de sa répétition, la possibilité d'une révolution
nouvelle, authentique Aujhebung franco-allemande de l'an-
cienne. Révolution inédite et qui pourtant vient de loin, car,
comme nous l'apprend l'irruption de son double spectral, elle
seule peut racheter les défaites et les humiliations du passé,
libérant le présent de la menace que fait peser sur lui le sphinx
de sa propre actualité. Avec Heine, une brèche s'ouvre, la crise
cesse de reconduire à ses propres impossibilités, elle commence
à ouvrir sur de nouveaux processus constitutifs.
C'est cependant au théoricien qu'incombe le rôle de porter
l'alternative au niveau du concept. La trajectoire de Marx durant
cette brève période (trois années à peine séparent la dissertation
doctorale des premiers textes parisiens) ressemble à bien des
égards à une traversée en accéléré du chemin parcouru par la
conscience théorique de son époque. Parti d'un hégélianisme
politique, mis au service d'une stratégie de démocratisation
jouant avec et sur les limites autorisées (et pensables) de la
voie allemande, le publiciste de la Gazette rhénane répond à
l'exacerbation de la crise par un « saut périlleux » de la pen-
sée, corrélatif à son départ de l'Allemagne et son installation
à Paris. Menant de front l'autocritique de la philosophie (un
hégélianisme au-delà de Hegel) et celle de la politique (le ren-
versement de l'impraticabilité réformiste en nouvelle possibilité
révolutionnaire), il se confronte à l'inachèvement de l'événement
révolutionnaire, accédant à la conscience de ses limites « abso-
lues », c'est-à-dire de la nécessité rétroactive de son « ratage »
pour que le nouveau advienne.
S'il est vrai, comme l'affirme la voie « social-iste », mais
comme l'indiquait déjà l'analyse hégélienne des apodes de la
société civile-bourgeoise, que la politique définie dans l'hori-
zon par la Révolution française ne peut pas, au risque de deve-
nir ineffective, voire réactionnaire, ne pas se confronter à ses
propres présupposés (les rapports de la société civile-bourgeoise,
le « social »), Marx n'en conclut pas pour autant à l'abandon de
la politique mais, à l'inverse, à l'exigence de sa redéfinition. Le
passage de la stratégie de l'espace public (moment rhénan) à
413
Philosophie et révolution
celui de la vraie démocratie (moment de Kreuznach) puis à celui
de la révolution radicale sous le signe du prolétariat (moment
parisien) signale ce double mouvement d'incessant retraçage :
confrontée à ses présupposés, la politique est « réduite », repla-
cée dans ses limites et destituée de ses prétentions à l'absoluité
(que ce soit comme acte pur immanent à la vie en commun ou
comme capacité illimitée de manipulation extrinsèque de celle-
ci), mais c'est pour se présenter aussitôt sous une modalité
(toujours-déjà) élargie, effectivement radicalisée, en tant que
politique révolutionnaire, reconstruction des sphères de la vie
sociale saisies de l'intérieur, dans leur articulation d'ensemble.
Loin de se dissoudre dans le social, la politique rencontre son
concept dans l'événemenl/processus de la révolution, mais d'une
certaine façon, elle ne peut que le rater. Tel est le paradoxe, trop
souvent occulté ou incompris, de la politique pensée dans son
acception marxienne, i.e. la politique placée sous la condition
de la révolution; car la révolution n'est, à proprement parler, ni
« politique » ni « sociale » (ou « socio-économique »), mais ce à
partir de quoi s'opère et prend sens, précisément, la distinction
du politique et du social (ou du socio-économique), distinction
qui s'annule cependant elle-même dans le double procès (révo-
lutionnaire) de « réduction » (desabsolutisationy radicalisation
de la politique.
Voilà qui rend également compte d'un autre paradoxe chez
Marx, celui du statut du prolétariat, aux antipodes, nous l'avons
vu, de la positivité sociologique à la Engels. Nommer le « pro-
létariat », plutôt qu'en décrire la « situation », l'identifier à la
négativité d'une non-classe révélant l'antagonisme inhérent à
la société bourgeoise, plutôt qu'en faire une empiricité mas-
sive appelée à se subsumer sous la figure idéale de la plénitude
humaine, à quoi cela revient-il sinon à appeler, sur un mode
performatif, à une pratique politique qui reste à construire et,
pour l'essentiel, encore à penser ? Malgré la tentation souvent
présente de régression substantialiste, notamment dans la direc-
tion de l'anthropologie du travail ébauchée dans les manuscrits
parisiens (dits « de 1844 ») et la La Sainte Famille, c'est à partir
de ce statut constitutivement politique (donc aussi fondamen-
talement instable, jamais fixé dans la garantie d'une mission
idéale) du prolétariat que Marx sera en mesure de relancer la
théorie de la société bourgeoise (qui deviendra théorie du mode
de production capitaliste) sous la condition de son unité (où se
joue sa politicité) à la théorie de la révolution.
Ce résultat annonce un tournant majeur, dont il nous faut à
notre tour prendre la mesure : la problématique de la révolution
414
Conclusion : autocritiques de la révolution
radicale et de la constitution du prolétariat représente la pre-
mière formulation de la politique posée comme révolution en
permanence qui innove à l'égard de la langue jacobine (celle de
Heine encore : le droit à la vie, l'aristocratie de l'argent, etc.), à
savoir celle d'un jusnaturalisme révolutionnaire et d'une pensée
de la « citoyenneté ». Mais, nous l'avons vu, elle ne se construit
pas moins en rupture avec la matrice du « social » et du « socia-
lisme », non sans avoir été instruite de leurs apories. La révo-
lution théorique qui suivra, à partir de L'Idéologie allemande et
jusqu'à la critique de l'économie politique, l'œuvre de toute une
vie, serait inconcevable sans cette rupture politique fondatrice.
Le communisme de Marx, au seuil exact duquel s'achève
notre étude, n'est pas donc un communisme parmi d'autres,
qui l'ont précédé ou qui, éventuellement, lui succéderont, simple
case supplémentaire dans l'énumération des divers « commu-
nismes » apparus depuis Platon ou les franciscains10. Et cela non
pas dans le sens où la version marxienne du communisme en
représente la figure terminale, contenue en germe dès l'origine
et, de manière plus ou moins achevée, dans toute l'évolution
dont elle est censée représenter le point culminant. Si le commu-
nisme marxien continue à faire événement, c'est dans la seule
mesure où il casse cette succession de figures inertes, se succé-
dant dans un temps homogène et indifférent, c'est parce qu'il y a
un avant et un après lui, qui réordonne radicalement, pour nous
encore, aujourd'hui, l'ensemble des figures du communisme.
Et si Marx porte cette charge ce n'est pas seulement parce
que, contrairement au récit canonique, sa trajectoire ne découle
pas simplement d'une figure particulière du communisme, celle
incarnée par le « social-isme », dont il partagerait l'aporétique
inscription politique. Quitte à choisir, il conviendrait mieux,
nous l'avons vu. de situer Marx aux antipodes d'un Hess, dans
la lignée du communisme issu de la tradition de la Révolution
française, de cette matrice jacobino-babouviste, ressaisie dans
la langue hégélienne, qui le guide dans cette première mêlée
« sociale » sur le vol de bois. Plutôt qu'un talon d'Achille, ou le
signe d'une inquiétante lacune, la politique est, pour nous, le
point fort de Marx, le point de la plus grande ouverture et de
la plus grande novation, de celles qui transforment leur objet à
un point tel qu'elles se condamnent justement à susciter inlas-
sablement de multiformes résistances, qui cherchent à tout
prix un retour à la configuration antérieure. Acteur et penseur
politique par excellence, Marx le devient en ce qu'il élabore la
théorie de sa pratique, plus proche en cela d'un Tocqueville
que d'un Proudhon ou de ses contemporains jeunes-hégéliens
415
Philosophie et révolution
(dont les révolutions de 1848 signent au contraire l'effacement
durable).
Il y a cependant davantage : Marx n'est, en un certain sens,
pas plus « jacobin » que « social-iste », pas plus « français » ou
« anglais » qu'« allemand », (ou encore : pas plus « politique »
que « social », et a fortiori, « économiste ») parce que son par-
cours n'est justement pas celui d'une adhésion à l'une quel-
conque de ces figures communistes préexistantes mais celui qui
ouvre sur l'événement, hautement imprévisible, de leur ren-
contre sous le signe de leur mutuelle autocritique. Celui donc
qui les transforme toutes sous l'effet de la nouveauté qu'il libère.
En ce sens, à travers l'intervention marxienne, il faut voir non
pas tant l'acte d'un penseur génial, qui aurait « raison » contre
d'autres, mais le moment où le lent travail d'autorectification de
la révolution démocratique franchit un seuil inédit.
L'acte d'insurrection intellectuelle de Marx, dans les condi-
tions déterminées (extrêmes) qui l'ont « négativement », d'une
certaine façon, rendu possible (l'échec, l'exil et la solitude qui
l'accompagne), cet acte donc participe de cette expérience his-
torique plus large, de montée multiforme de la radicalisation,
qui marque les sphères les plus diverses de la vie sociale tout au
long de ces années qui précèdent 1848. En inscrivant cette expé-
rience dans l'histoire de la philosophie, ou, plus exactement, sur
son bord, Marx produit cependant une possibilité sans précédent
attesté : le communisme comme incessant retour autocritique
de la révolution démocratique. En cela aussi il fait événement,
émettant un signe « remémoratif, démonstratif, pronostique ».
Et c'est après nous avoir amenés à ce seuil que, dans notre
propre parcours, nous prendrons congé de lui, dans ce moment
de bifurcation où la voie allemande se scinde irréversiblement
pour libérer une alternative radicale.

416
Notes 1994, p. 37, ou dans son autobiogra-
phie : L'avenir dure longtemps, suivi de
Les Faits, Paris, LGF/Livre de Poche,
1994, p. 168.
8. Cf. note 4.
9. Georges Labica, Le Statut marxiste
Un itinéraire mandate en de la philosophie. Complexe, Bruxelles,
philosophie 1976.
1. Après une longue histoire de dissi- 10. « Y a-t-U une sociologie marxiste? »,
dences, d'exclusions et de vagues de in Lucien Goldmann, Recherches
départs au cours des années 1960 et dialectiques, Paris, Gallimard, 1959,
1970, l'UEC est à l'époque entièrement p. 280-302.
alignée sur le PCF et fonctionne de fait 11. Isabelle Garo, Foucault. Deleuze,
comme un vivier de futurs cadres du Althusser et Marx. La politique dans la
parti. philosophie, Paris, Démopolis, 2011.
2. Georges Labica (1930-2009), philo- 12. « Éloges du roi Louis », in Heinricb
sophe marxiste, auteur de nombreux Heine, Nouveaux poèmes, Paris,
ouvrages. Membre du PCF depuis 1954, Gallimard, 1998, p. 249-253.
il est nommé en poste à Alger en 1956, 13. « La forme politique de l'émancipa-
pour enseigner la philosophie au lycée. tion », in Jean-Numa Ducange, Isabelle
Il rejoint rapidement les rangs du FLN Garo (dir.), Marx politique, Paris, La
et participe à partir de 1960 à l'équipe Dispute, p. 39-90.
de rédaction de son organe principal, 14. Étienne Balibar, « Le moment mes-
El Moudjàhid. Labica passe la fin de la sianique de Marx », Revue germanique
guerre dans la clandestinité, à Alger, internationale, n°8, 2008, p. 143-160.
sa tête est mise à prix par l'OAS. Après 15. Marx-Engels Gasamtausgabe.
l'Indépendance, il enseigne à l'univer- Édition des œuvres complètes de Marx-
sité d'Alger où il joue un rôle éminent Engels, commencée dans les années
dans la mise en place de l'enseignement 1970 en République démocratique alle-
de la philosophie. Q reste en Algérie mande et toi^jours en cours.
jusqu'à la fin de l'année 1968, mais par- 16. Cf. Terell Carver, Friedrich Engels,
ticipe aux événements de mal à Paris. His Life and Thought, Palgrave
De retour en France, il enseigne à l'uni- MacMlllan, Londres, 1991 ; Georges
versité de Nanterre et milite de nouveau Labica, Le Statut marxiste de la philo-
au PCF. qu'il quitte en 1982, après avoir sophie, op. cit.
été l'un des animateurs de l'opposition 17. Cf. Henri Lefebvre. La Pensée
interne autour du mouvement « Union marxiste et la ville, Paris, Casterman,
dans les luttes ». Militant anti-Impéria- 1973.
liste actif, il était président honoraire du 18. Cf. Jacques Texler, Révolution et
Comité de vigilance pour une paix réelle démocratie chez Marx et Engels, Paris,
au Proche-Orient (CVPR-PO), président PUF, 1998.
de Résistance démocratique interna- 18. André Tosel, « Formes de mouve-
tionale et membre de l'Appel franco- ment et dialectique "dans" la nature
arabe. Site consacré à Georges Labica : selon Engels », in Études sur Marx (et
labica.lahaine.org Engels), Paris, Kimé, 1996, p. 105-138.
3. Cf. André Tosel, Le Marxisme du xx" 20. Francis Wheen, Karl Marx : A
siècle, Paris, Syllepse, 2009, p. 68. Life. Londres, Norton, 2001 ; Jonathan
4. François Cusset, La Décennie. Le Sperber, Karl Marx : A Nineteenth
grand cauchemar des années 1980, CenturyLife, Londres, Liveright, 2014;
Paris, La Découverte, 2006. Jacques Attali, Karl Marx ou l'esprit du
5. Louis Althusser, « Marx dans ses monde, Paris, Fayard, 2005.
limites », in Écrits philosophiques et 21. Roberto Finelli, A Failed Parricide.
politiques, vol. 1, Paris, Stock/Imec, Hegel and the Young Marx, Chicago,
1994, p. 359-524. Haymarket, 2016 (1™ édition Turin,
6. Ces trois textes, initialement publiés Bollati Boringhieri, 2004); Gareth
en 1978, ont été repris dans le recueil Stedman-Jones, Karl Marx : Greatness
Solitude de Machiavel et autres textes, and illusion, Londres, Allen Lane, 2016;
Paris. PUF, 1998, p. 267-309. Warren Breckman, Marx, The Young
7. Par exemple dans ses entretiens avec Hegelians and the Origins of Radical
Feraanda Navarro, initialement publiés Social Theory, Cambridge, Cambridge
en 1988 au Mexique. Édition française : University Press, 2001 ; Douglas
Sur la philosophie, Paris, Gallimard, Moggach (dir.), The New Hegelians.

419
Philosophie et révolution
Politics and Philosophy in the Hegetian envahi par les armées napoléoniennes,
SchooU Cambridge, Cambridge tantôt elle s'identifie à une frontière
University Press, 2011. intérieure à la conscience, seul siège
22. Franck Flschbach, Philosophiez de possible des aspirations nationales
Marx, Paris, Vrin, 2015 ; Emmanuel allemandes. La non-violence semble
Renault, Marx et la philosophie, Paris, être une caractéristique essentielle du
PUF. 2013. patriotisme de Fichte, tout comme elle
23. David Leopold, The Young Karl l'était de son projet jacobin de 1793. Cf.
Marx. Germon Philosopha Modem « La frontière Intérieure », in E. Balibar,
Politics and Human Flourishing, La Crainte des masses. Politique et phi-
Cambridge, Cambridge University Press, losophie avant et après Marx, Galilée,
2009. 1997, pp. 101-156.
24. Neil McLaughlin, « Review of Stathls 7. M. Gueroult, Études sur Fichte, Paris,
Kouvélakis, Philosophy and Révolution. Aubier-Montaigne, 1974, p. 197.
From Kant to Marx », Contemporarg 8. J. G. Fichte, Considérations..., op.cit.,
Sociology, vol. 33, n° 3, 2004, p. pp. 79-80.
375-376. 9. Projet de paix perpétuelle. Œuvres...,
25. Édition française : Socialisme et op. cit., t III, p. 344. Kant distingue la
démocratisation, Paris, Messidor, 1989. république, radicalement représenta-
tive, de la démocratie, qu'il assimile, en
Préface référence à la théorisation de Rousseau,
1. Fredric Jameson est professeur de à la démocratie directe « pure », donc
littérature comparée à l'université de impossible (ibid.). Reste que la seule
Duke (États-Unis). Il est notamment référence aux notions de « république »
l'auteur de Marxlsm andForm (1971), et de « droits de l'homme » est en soi
Post-modernism, or the Cultural Logic explosive dans la Prusse absolutiste de
ofLate Capitalism (1991), The Cultural 1795.
TUm (1998), Brecht andMethod (1998). 10. Ibid. p. 367. Cf. également Le Conflit
2.Cf. Theodor W. Adorno, « Die Wunde des facultés : « Régner autocratique-
Heine », in Noten ZUT Literatur, 1.1, ment et pourtant en même temps
Francfort, Suhrkamp, 1958, pp. 144- gouverner de façon républicaine, c'est-
152 (trad. fr. : Sibylle Muller, Paris, à-dire dans l'esprit du républicanisme
Flammarion, 2004). et sur un mode analogue à celui-là, tel
est ce qui rend un peuple satisfait de sa
constitution » (op. cit., p. 897).
Chapitre I. Kant, Hegel
11. Çf. Le Conflit des facultés, op. cit.,
1. Comme le souligne J. Lefebvre in p. 901.
La Révolution française vue par les 12. Projet..., op.cit. p. 364.
Allemands, textes traduits et présentés 13. Les « sociétés » ou « cabinets » de
par J. Lefebvre, Presses universitaires lecture, où l'on pouvait se procurer la
de Lyon, 1987, pp. 14-18. littérature des Lumières et la presse
2. H. Arendt, On Révolution, Penguin française (notamment Le Moniteur),
Books, London, 1990, p. 52 (traduction ont été au centre d'un véritable foison-
S.K.). nement de débats entraînant un public
3. Le Conflit des facultés. Œuvres philo- avide de la moindre nouvelle venant
sophiques, t. III, La Pléiade, p. 895. outre-Rhin. Ces sociétés, souvent liées
4. Ibid., p. 894. aux loges maçonniques et au sein
5. « La dignité de la liberté doit s'élever desquelles les écrits kantiens étaient
de bas en haut; mais l'affranchissement largement diffusés, sont de plus en plus
ne peut venir sans désordre que de haut surveillées à partir de 1791 et, pour
en bas », J. G. Fichte, Considérations certaines, dissoutes à partir de 1793.
destinées à rectifier les jugements du Çf. H. Brunschwig, Société et roman-
public sur la Révolution Française, trad. tisme en Prusse au xvnf siècle, Paris,
J. Barni, Paris, Payot, 1974, p. 83. Flammarion, 1973, pp. 46-50.
6. La lecture des Discours à la nation 14. « Deux formations sociales ont
allemande proposée par E. Balibar marqué sur le continent le siècle des
suggère que cette même ambivalence Lumières : la République des lettres
resurgit dans le Fichte devenu apôtre et les loges maçonniques. Lumières
du patriotisme allemand, mais toqjours et secret se présentent dès le départ
républicain. Tantôt la frontière inté- comme les jumeaux de l'histoire »,
rieure qu'il s'agit de franchir est celle, R. Koselleck, Le Règne de la critique.
concrète, d'un territoire géographique Minuit, 1979, p. 50.

420
Notes pages 93 à 105
15. Le Conflit des facultés, op. cit., politiques contraires au droit, s'effor-
pp. 903-904, note. cent véritablement de rendre impossible
18. Ibid., p. 902. toute réforme et d'éterniser la violation
17. « Un seul contresens, prévient G. du droit », ibid., p. 368, trad. modifiée
Deleuze, est dangereux, concernant par H. Wlsmann.
l'ensemble de la Raison pratique : 32. « D se peut que les moralistes
croire que la morale kantienne reste despotiques violent plus d'une fois les
indifférente à sa propre réalisation. En règles de la politique dans les mesures
vérité, l'abîme entre le monde sensible qu'ils prennent ou proposent avec
et le monde suprasensible n'existe que trop de précipitation. L'expérience doit
pour être comblé ». La Philosophie cri- cependant quand ils violent la nature,
tique de Kant, Paris, PUF, 1983, p. 57. les ramener peu à peu dans une vole
18. Le premier argument invoqué par meilleure », ibid., p. 368.
Kant dans sa réponse au très réaction- 33. Ce sera (cf. infra) l'une des critiques
naire WûUner, ministre de Frédéric- essentielles que Hegel adressera à la
Guillaume II est « que ce livre [...] doctrine morale kantienne.
représente bien plutôt pour le public 34. Projet..., op. cit., p. 377. « Voilà
un ouvrage incompréhensible, fermé, donc, poursuit Kant, un caractère
et simplement une discussion entre auquel nous pouvons reconnaître la
savants de faculté à quoi le peuple ne non-conformité d'une maxime de poli-
prête nulle attention » (Le Conflit..., tique avec la morale qui se rapporte
op. cit., p. 808). au droit : à savoir l'incompatibilité des
19. Cf. Considérations..., op. cit., maximes du droit public avec la publi-
pp. 106-108. cité », ibid., p. 381.
20. Voir les textes de Forster, in J. 35. Cf. Sur le lieu commun : U se peut
Lefebvre, La Révolution française..., que ce soit juste en théorie mais, en
op. cit., tout particulièrement pp. 142- pratique, cela ne vaut point in Œuvres,
145,156-159 et 174-179. t. III, pp. 272-273. Sur la distinction
21. Ibid., p. 144. citoyens actifs/citoyens passifs, ibid.
22. Ibid., p. 143 - j e souligne. pp. 276-278 et Métaphysique des
23. D. Losurdo, Autocensure et compro- mœurs I, Doctrine du droit. Œuvres,
mis dans la pensée politique de Kant, t. III, S 46, pp. 579-580. L'aporie inhé-
Lille, Presses universitaires de Lille, rente à cet exercice d'accommodement
1993. p. 76. pragmatique n'échappe pas à Kant,
24. Ce point est judicieusement souligné qui finit par écrire : « il est, je l'avoue,
par J. Droz dans son étude classique quelque peu difficile de déterminer ce
L'Allemagne et la Révolution française, qui est à exiger pour pouvoir prétendre
PUF, 1949, pp. 15 sq. et par L. Calvié, à la condition d'un homme qui est son
Le Renard et les raisins. La Révolution propre maître » [et donc à celle du
française et les Intellectuels allemands citoyen actif]. Sur le lieu commun...,
1789-1845, EDI, 1989, pp. 23 sq. op. dt., p. 278.
25. Cf. F. Schiller, Lettres sur l'éduca- 38. Cf. l'analyse de J. Habermas in
tion esthétique de l'humanité, trad. R. L'Espace public. Archéologie de la
Leroux, Aubier, 1992. publicité comme dimension constitutive
28. Lettres..., op. cit., p. 113. Précisons de la société bourgeoise, Payot, 1978,
cependant que, dans la même page, pp. 120-121.
Schiller se montre au moins aussi 37. D'où l'insistance de Kant dans la
sévère dans sa dénonciation de Vethos non-participation des philosophes à
des classes supérieures. Tel est le tra- la diffusion d'une littérature circulant
gique de la position esthétique, la soli- « sous le manteau », chose courante
tude ressentie par le partisan du Beau - à l'époque, ainsi qu'aux activités des
solitude qu'il transforme en position de sociétés secrètes, loges, clubs, etc. (Cf.
surplomb par rapport à la société. Projet..., op. cit., p. 364 et Sur le lieu
27. Ibid., pp. 325 sq. commun..., op. cit., p. 289).
28. Ibid., pp. 345 sq. 38. Nous reprenons cette expression à
29. Projet..., op. dt., p. 376, trad. modi- A. Tosel (Kant révolutionnaire, Paris,
fiée par H. Wlsmann. PUF, 1988, p. 93).
30. Projet..., op. dt., p. 367. 39. A. Tosel, Kant révolutionnaire,
31. « [...] les moralistes politiques [...], op. cit., p. 39.
disputant à la nature humaine la faculté 40. Conflit des facultés, op. cit., g 8,
d'obéir au bien d'après l'idée que pres- pp. 900-901.
crit la raison, enjolivent des principes 41. Ibid., p. 900 - je souligne.

421
Philosophie et révolution
42. Cité In L. Calvié, Le Renard et les op. cit., pp. 211-229. Les pérégrinations
raisins.... op. cit., p. 42. de la conscience subjective « libre »,
43. Sur le lieu commun.... op. cit., en fait coupée des conditions d'accès
p. 291. à l'objectivité, est retracée dans des
44. Métaphysique des mœurs..., op. cit., pages célèbres de la Phénoménologie
g 52. p. 612. de l'Esprit, trad. J. Hyppollte, Aubier,
45. Sur le lieu commun..., op. cit., 1941,11. pp. 167-192.
pp. 284-285. Çf. également 80. G. W. F. Hegel, La Raison dans l'his-
Métaphysique des mœurs, op. cit., g 49 toire, trad. K. Papaioannou, UGE 10/18,
A. pp. 584-590. p. 113.
48. Çf. la démonstration décisive de D. 81. Aid, p. 119.
Losurdo, Autocensure et compromis..., 82. Leçons sur la philosophie de l'his-
op. cit., pp. 35-118. toire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin. 1979.
47. Sur le lieu commun..., op. cit., p. 340.
pp. 280-282. 83. Respectivement, J. Ritter, Hegel et
48. B. Bourgeois, Philosophie et droits la Révolution française, Beaucbesne,
de l'homme de Kant à Marx, Paris, PUF, 1970, p. 19 et H. Arendt, On Révolution,
1990, p. 42. Peut-on pour autant en op. cit., p. 51. Selon Arendt, qui réactive
conclure, à l'instar de ce commenta- la vieille critique libérale, Hegel est cou-
teur, que « pour [Kant], la réalisation pable d'avoir salué la Révolution fran-
du droit ne peut être elle-même qu'une çaise précisément comme révolution
réalisation dans et par le droit » {ibid, sociale, dans sa dimension plébéienne
p. 41)? qui, toiqours selon Arendt, l'a écartée
49. « Au demeurant, une fois qu'une de son seul contenu légitime, la consti-
révolution a réussi et qu'une nouvelle tutio tibertatis. Comme nous le montre-
constitution est fondée, l'illégalité de ses rons par la suite, Hegel aurait toutes les
débuts et de son établissement ne sau- raisons de plaider coupable concernant
rait dispenser les sijjets de l'obligation le premier chef d'accusation, mais aussi
de se plier, en bons citoyens, au nouvel de rejeter toute inférence du premier
ordre de choses, et ils ne peuvent se au second.
refuser à obéir loyalement à l'auto- •4. G. W. F. Hegel, Phénoménologie...,
rité qui est maintenant au pouvoir », op. cit., L II; pp. 130-141.
Métaphysique des mœurs, op. cit., 85. Sur la conception hégélienne de la
p. 590. nécessité comme effet rétroactif, çf. S.
50. A. Tosel, Kant révolutionnaire, op. 2i2ek, Le plus sublime des hystériques.
cit, p. 18. Hegel passe, Érès, 1988, plus particuliè-
51. Sur le lieu commun..., op. cit. rement pp. 35-42 et 111-122.
p. 272. 88. Ainsi, avant l'Instauration de
52. Ibid., pp. 276-277. l'Empire, la constitution républicaine
53. Projet..., op. cit., p. 368; ce texte de Rome n'est plus qu'une « forme vide
est prudemment rejeté en note. Nou6 de toute substance » {Leçons..., op. cit.,
avons suivi ici la traduction Gibelin p. 243), tout comme le monde romain
(Vrin, 1947, p. 61). L'insistance sur païen n'a « plus rien de solide » et qu'il
l'objectivité du phénomène révolution- « fait naître la rupture avec la réalité »
naire, comparé à un bouleversement lorsqu'il s'apprête à succomber à la
naturel, est un topos répandu de la « révolution » chrétienne {ibid., pp. 246
littérature pro-républicaine de l'époque et 247). De même, déchiré par des pas-
{cf. D. Losurdo, Autocensure..., op.cit., sions « absurdes », l'Empire byzantin
pp. 120 sq). devient « caduc » et s'effondre devant
54. Le Conflit des facultés, op. cit., les Turcs (ibid., p. 262) tandis que l'An-
p. 899 - je souligne. cien Régime français n'est, à la veille
55. Cf. g 141 des Principes de la philo- de la Révolution, qu'un « amas confus
sophie du droit : « L'Identité, de ce fait de privilèges contraires à toute idée et
concrète, du Bien et de la volonté sub- à la raison en général » {ibid, p. 339).
jective, leur vérité est l'éthicité » (trad. En d'autres termes, il existe mais 11 est
Kervegan, Paris, PUF, 1998, p. 228). devenu Ineffectif, irrationnel. Irréel.
58. Çf. la remarque du g 337 des 87. Ibid., p. 339 - je souligne.
Principes..., op. cit., p. 409. 88. Ce que les jeunes hégéliens refor-
57. Çf. g 29 et remarque, ibid., p. 118. muleront par la suite (cf. infra), en le
58. C'est ce qu'explique avec force la présentant, à tort, comme une rectifica-
remarque du g 135, ibid., pp. 210-211. tion, sinon une réfutation, de Hegel.
59. Çf. les gg 136 à 140 des Principes..., 89. On pourra lire par exemple

422
Notes pages 93 à 105
les pages emplies de dégoflt que oubliant que Hegel a au moins autant
Tocqueville consacre aux hommes de en tête la figure inverse, celle des foules
lettres des Lumières, qui par leurs Instrumentallsées par les nobles et le
« théories générales et abstraites », leur clergé, exhibée par le cas espagnol
amour des principes « puisés dans la (cf. injra). L'irrationalité supposée des
raison », leurs « théories générales » foules réside précisément dans cette
et leurs « systèmes abstraits », ont ravi oscillation erratique entre deux posi-
l'hégémonie culturelle et Intellectuelle tions extrêmes.
à l'aristocratie et joué un rOle politique 85. Principes..., op. cit., 8 258,
de premier plan dans la préparation pp. 315-316.
de la révolution. Cf. AL. de Tocqueville, 88. Napoléon est tombé dans le même
L'Ancien Régime et la Révolution, travers en proposant aux Espagnols une
Gallimard, 1967, pp. 229-241. constitution « plus rationnelle » mais
70. Leçons..., op. cit., p. 339. étrangère à leur culture, cf. additif au
71. Ce sont bien les éléments de laïcisa- 8 274 et Leçons..., op. cit., pp. 343-344.
tion et de modernité que Hegel retient Nous ne pouvons nous étendre sur le
de la Réforme et non un quelconque cas espagnol, mais II faut remarquer
mysticisme religieux, ibid pp. 338-339. qu'il est apparu à l'époque comme
72. Ibid., p. 339. l'anti-89, le modèle d'une contre-révo-
73. Phénoménologie..., op.ctt., t. II, lution réussie, disposant d'une base
p. 135. populaire majoritaire, capable de
74. La collision de ces volontés par- mobiliser des foules réactionnaires au
ticulières absolutisées conduit au moins aussi dangereuses que celles de
règne du sentiment (Gesinnung) qui, la France républicaine.
sous sa forme subjective, se présente 87. C'est Hegel qui fait usage du terme
comme vertu et dégénère Inexorable- de « révolution » pour désigner la
ment en tyrannie, Leçons..., op. cit., Réforme : « c'est à la vieille Intério-
p. 342. Cf. également l'analyBe de la rité du peuple allemand. Intégrale-
Phénoménologie : la Terreur comme ment conservé en son cœur simple et
rencontre du singulier et de l'universel droit, d'accomplir cette révolution »,
dans leur abstraction, est la négation Leçons..., op. cit., p. 318.
destructrice du premier moment, 88. C'est notamment le cas de Haller,
dans son être même, par le second que Hegel couvrira de sarcasmes
(Phénoménologie..., op. cit., t. II, dans les Principes de la philosophie
pp. 133-137). du droit (remarque du 8 258, op. cit.,
75. Leçons..., op. cit., pp. 343 et 344 pp. 317-324). Voir J. d'Hondt, Hegel
respectivement. en son temps (Berlin 1818-1831),
78. Ibid., pp. 343-344. Éditions sociales, 1968, pp. 116 sq.
77. Principes..., op. cit., remarque du Depuis Novalis et son texte-manifeste
§ 258, op. dt.. pp. 313-314. « L'Europe ou la chrétienté » (Œuvres
78. La position de Rousseau en écono- complètes, Gallimard. 1975, t. 2,
mie politique a pu être caractérisée de pp. 307-323), on peut dire que le ral-
« jacquerie théorique », cf. Y. Vargas, liement à un catholicisme mystique fait
Rousseau. Économie politique (1755), partie intégrante de la pensée anti-89.
Paris, PUF, 1986, p. 60 et passim. 89. Leçons..., op. cit., p. 324.
79. Cf. Principes..., op.cit., g 29 et 90. Le passage-clé est le suivant : « il
remarque, p. 118. y eut aussi une réforme séculière sous
80. Leçons..., op. cit., p. 343. le rapport extérieur : car en beaucoup
81. « Le petit nombre doit représenter d'endroits, on se soulevait aussi contre
le grand nombre, mais souvent il ne fait la souveraineté temporelle. À Munster,
que l'écraser. La suprématie de la majo- les anabaptistes chassèrent l'évêque
rité sur la minorité est aussi bien une et installèrent un gouvernement par-
grande inconséquence », ibid., p. 341. ticulier; les paysans s'insurgèrent en
82. Cf. les 88 303. 308, 310 et 311 des masse pour s'affranchir de l'oppression
Principes.... op. cit., pp. 382-3, 385-7, qui pesait sur eux. Toutefois, le monde
388-90 n'était pas encore mûr pour une trans-
83. Ibid., S 303. p. 383. formation politique, conséquence de la
84. On ne retient souvent que le pre- Réforme de l'Église », Leçons..., op. cit.,
mier aspect, la crainte Inspirée par p. 321 - j e souligne.
les foules révolutionnaires (voir par 91. Ibid. p. 344.
exemple, B. Binoche, Critique des 92. Cf. Principes..., 8 183, op. cit.,
droits de l'homme, PUF, 1989, p. 90) en p. 260. Ce système de dépendance

423
Philosophie et révolution
réciproque animé par la recherche d'un originelle, exposé avec clarté par F.
but égoïste est qualifié d'« État externe, Ewald [Histoire de l'État..., op. cit.,
État de la détresse et de l'entendement notamment chapitre i, « Droit civil »,
(Not- und Verstandestaat) ». pp. 19-50), qui souligne à juste titre que
93. Cf. le § 261 des Principes, ibid.. la morale libérale et le devoir (Intérieur)
pp. 325-327. de bienfaisance ne sont pas un simple
94. Ibid.. g 194, pp. 268-269. « supplément d'ftme » du libéralisme
95. Ibid. g 196, pp. 269-270 et g 199, car ils participent de son fondement.
p. 271. Os remplissent une fonction à la fois
98. « [...] dans la biirgerUche éducative, culturelle, éthique et poli-
Gesellschafi, [l'objet] c'est le citoyen tique : pour assurer l'ordre social il faut
(der Biirger) (en tant que bourgeois), et « moraliser les pauvres ».
ici, au point de vue du besoin, c'est la 108. Ibid, g 230 et 8 236, pp. 254 et
représentation concrète qu'on appelle 2 5 7 - j e souligne.
l'homme. C'est donc ici pour la pre- 107. D. Losurdo, « Tension morale et
mière fois et à proprement parler la primat de la politique chez Hegel »,
seule qu'il est en ce sens question de Actuel Marx, n° 10,1991.
l'homme », ibid., g 190, p. 267. 108. Sur ce projet d'« économie poli-
97. Au sein de cet « État du besoin tique populaire » et sur la spécificité
et de l'entendement » (çf. g 183), le de la « voie paysanne » portée par
« moment abstrait de la réalité de la Révolution française, la référence
l'idée » se manifeste comme « totalité nécessaire est E. P. Thompson et aUl, La
relative et nécessité interne à même Guerre du blé au xviif siècle, Paris, Les
ce phénomène externe », ibid., g 184, Éditions de la passion, 1988.
p. 2 1 8 - j e souligne. 109. Cf- l'analyse de S. Mercier-Josa,
98. Cf- ibid, g 197, p. 270. Entre Hegel et Marx. Points cruciaux
99. Cf. le célèbre § 243, ibid., de la philosophie hégélienne du droit,
pp. 302-303. L'Harmattan, 1999, pp. 75-127.
100. Après avoir examiné tant la solu- 110. D. Losurdo, Hegel et les libéraux,
tion de l'assistance que celle du plein op. cit., p. 160.
emploi, et constaté qu'elles ne font que 111. « La détresse révèle la finité et, en
reconduire le problème, Hegel conclut : cela, la contingence aussi bien du droit
« il apparaît clairement en cela que, que du bien-être [...] », Principes...,
malgré l'excès de fortune, la société op. cit., g 128, p. 205.
civile n'est pas assez fortunée, c'est-à- 112./6id., g 189, p. 224.
dire qu'elle ne possède pas suffisam- 113. Comme le note J. Ritter, « en ren-
ment, en la richesse qu'elle a en propre, contrant l'économie politique, Hegel
pour remédier à l'excès de pauvreté comprend maintenant que la révolution
et à l'engendrement de la populace », politique elle-même et son idée centrale
ibid., § 245, p. 304. de liberté appartiennent historiquement
101. D ne semble pas exagéré de parler à l'avènement de la nouvelle société;
dans ce cas d'« appareil idéologique celle-ci est son actualité et sa nécessité
d'État », comme le suggèrent J.-P. historique » (Hegel..., op. cit., p. 55).
Lefebvre et P. Macherey (Hegel et la 114. Signalons simplement, dans le cas
société, Paris, PUF, 1984, p. 51), com- de la France, en matière de philosophie
biné toutefois à quelque chose comme politique hégélienne, le rôleplonnler du
une anticipation de mutualisme ou de livre d'Éric Weil, Hegel et l'Etat, Paris,
Sécurité sociale. Vrin, 1950.
102. On aura une idée plus précise du 115. « Ainsi se produisit de nouveau
climat de l'époque et des arguments une rupture et le gouvernement fût
des adversaires de Hegel en lisant, à renversé. Enfin après quarante années
titre d'exemple, les glapissements hys- de guerre et d'immense confusion un
tériques du très libéral M. T. Duchfttel, cœur de vieille roche pourrait se réjouir
ministre de Louis-Philippe, cité in F. d'en voir apparaître la fin ainsi qu'un
Ewald, Histoire de l'État providence, certain contentement. Cependant [...], la
Paris, Grasset et Fasquelle, 1996, p. 26. rupture demeure toujours d'une part du
103. Principes... g 235, g 241. Cf- égale- côté du principe catholique et, d'autre
ment g 242, ibid, p. 256 et pp. 259-260. part, de celui de la volonté subjective.
104. Ibid., g 127, p. 159. [...] La volonté du nombre renverse le
105. Ce diagramme comme type de ministère et ce qui fut jusqu'ici l'oppo-
rationalité fondateur d'une société sition monte désormais sur scène;
harmonieuse est, dans sa version mais en tant qu'elle est à présent le

424
Notes pages 93 à 105
gouvernement, celle-ci trouve de nou- que de la vision d'un pur, et imperson-
veau en face d'elle, le nombre. Ainsi se nel, appareil bureaucratique se suffi-
continue le mouvement et le trouble. sant à lui-même.
Voilà la collision, le nœud, le problème 124. Principes..., g 289, pp. 368-370.
où en est l'histoire et qu'elle devra 128. Ibid., g256, p. 312.
résoudre dans les temps à venir ». 128. Ibid., g 272, pp. 344-346.
Leçons..., op. cit., p. 343. 127. Ibid., g 303, p. 382.
116. C'est la thèse provocatrice mais 128. Ibid., g 205 p. 276 et § 303
décapante d'A. Mayer dans La Per- pp. 382-383.
sistance de l'ancien régime. L'Europe 129. Ibid., Préface, p. 80.
de 1848 à la Grande Guerre, Paris, 130. « C'est une présomption dan-
Flammarion, 1983. gereuse et fausse que seul le peuple
117. Déjà dans son article sur l'Assem- détient raison et sagesse et sait le vrai :
blée du Wurtemberg, il salue longue- car chaque faction du peuple peut se
ment le « grandiose spectacle uni- poser comme peuple, et ce qui constitue
versel » du monarque proposant une l'État, c'est l'affaire d'une connaissance
constitution avancée à son peuple et cultivée et non du peuple », (Leçons....
fustige les résistances opposées par les op. cit., p. 43).
représentants des forces archaïques et 131. Principes..., g 256, p. 312. Çf. éga-
féodales. Çf. Écrits politiques, trad. M. lement additif au g 182 « Sa formation
Jacob, Paris, Champ Libre, 1977, p. 214 [de la société civile] est postérieure
et passim. à celle de l'État, qui doit la précéder
118. « [...] la puissance supérieure de comme une réalité indépendante, pour
la monarchie est essentiellement une qu'elle puisse subsister », trad. R.
puissance d'État, possédant en soi une Derathé, op. cit., p. 215.
substantielle fin légitime. L'autorité 131, Ibid., g 258, p. 313.
féodale est une polyarchle : il n'y a que 133. Ibid., Préface, pp. 33 et 37.
maîtres et serfs; dans la monarchie au 134. Nous sommes sur ce point en
contraire, un seul est maître et nul n'est accord avec la position de J. Habermas :
serf; car la servitude est brisée par elle « Hegel veut révolutionner la réalité
et en elle prévalent le droit et la loi, en se passant des révolutionnaires »
c'est d'elle que naît la liberté réelle ». (« Hegel critique de la Révolution fran-
Leçons..., op. cit., p. 307. çaise », in Théorie et pratique, 1.1, Paris,
119. Çf. Principes..., op. cit., g 279-2. Payot, 1975, p. 159). La question se pose
pp. 356-357. de savoir si là ne réside pas le « fon-
120. Çf. par exemple ibid., g 272 et dement secret » de la philosophie alle-
additif, pp. 332-333 et Leçons..., op. cit., mande tout entière, Habermas Inclus I
p. 41. On peut noter la proximité 135. Cette possibilité est explicitement
avec Hobbes qui avait défini son État- évoquée (ibid., g 295, p. 373) ; Hegel
Léviathan comme un « Dieu mortel » en appelle alors à l'intervention du
(Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, sommet.
Sirey, 1971, p. 178). 138. « À propos du Reformbill anglais »,
121. Principes..., g 280. additif, trad. R. in Écrits politiques, op. cit., p. 394. et
Derathé, Vrin, 1989, p. 294 (dorénavant Leçons..., op. cit., p. 343.
nous citerons les seuls additifs dans la 137. Hegel se plaît à comparer la sau-
traduction de R. Derathé). Sur ce point vagerie de l'occupant britannique au
voir J.-P. Lefebvre, P. Macherey, Hegel caractère (comparativement) civilisé de
et la société, op. cit., pp. 72-73 et D. la conquête turque! (« À propos... »,
Losurdo, Hegel et les libéraux, Paris, op. cit., p. 368).
PUF, 1992. p. 60 et passim. 138. Ibid., p. 389.
122. Principes..., op. cit., additif au 139. « [...] une opposition, établie
g 279 et additif au g 280, trad. R. sur une base jusqu'ici étrangère à la
Derathé, op. cit., respectivement composition du Parlement et qui ne se
pp. 291 et 294. sentirait pas de taille à affronter le parti
123. B. Bourgeois (« Le prince hégé- adverse sur ce terrain, pourrait être
lien » in Études hégéliennes, Paris, PUF, tentée d'aller puiser ses forces dans le
1992, pp. 207-238) s'élève avec raison peuple, produisant ainsi, au lieu d'une
contre une lecture par trop libérale, ou réforme, une révolution », ibid., p. 395.
« technocratique », de la monarchie 140. Leçons..., op. cit., p. 32.
constitutionnelle selon Hegel, qui 141. J. Rltter. Hegel.., op. cit., p. 45.
s'écarte en effet tant du principe « le 142. Principes..., op. cit., 8 341,
prince règne mais ne gouverne pas » pp. 411-412.

425
Philosophie et révolution
Chapitre II. Heine (Paris, PUF, 1968) et sa biographie du
1. LE pp. 7-9. maître berlinois {Hegel, Paris, Calmann-
2. Heine a suivi les cours de Hegel à Lévy, 1998).
Berlin entre 1821 et 1823, notamment 11. « [Heine] est le premier en
ceux sur la philosophie de l'histoire et Allemagne à comprendre le caractère
du droit; il a également eu l'occasion révolutionnaire que recèle la philoso-
de le rencontrer dans les salons de phie de Hegel », G. Lukacs, « Heine et
la capitale prussienne. Sur tous ces la révolution de 1848 ». Europe, n° 125-
points cf. J.-P. Lefebvre, Heine et Hegel 126, 1956, p. 48.
Philosophie de l'histoire et histoire 12. Distinction rendue célèbre par
de la philosophie. Thèse de 3* cycle, Engels dans son Ludwig Feuerbach
Université de Paris IV-La Sorbonne, (op. cit.).
1976, pp. 32-72. 13. L'ouvrage de StrauB paraît en 1835.
3. Henri Heine, De la France, (éd. G. L'essai de Heine « À propos de l'histoire
Hôhn et B. Morawe), Gallimard, 1994, de la religion et de la philosophie en
p. 69. Allemagne » paraît d'abord en 1834
4. Le fragment « La dette » est constitué dans la Revue des deux mondes, pour
d'un montage d'extraits d'un texte de être repris l'année suivante tant dans
Cobbett, publié dans son journal The l'édition française des Œuvres qui
Register, qui explique que l'endette- paraît chez Renduel que dans le second
ment, et, d'une manière générale, la volume des Salons, chez Von Campe, à
politique anglaise des dernières décen- Hambourg.
nies, sont dictés par la volonté obstinée 14. De l'Allemagne, op. cit., pp. 54-55.
de combattre la France révolutionnaire, 15. De la France, op. cit., p. 104.
de l'acculer à des actes de désespoir qui 16. « Louis-Philippe a oublié que son
ruineraient le rayonnement internatio- gouvernement est né du principe de la
nal de la Révolution, et, simultanément, souveraineté populaire; et dans un affli-
de faire barrage à toute contagion des geant aveuglement, il voudrait t&cher
idées démocratiques à l'intérieur du de se soutenir par une quasi-légitimité,
pays (notamment en matière d'élargis- par des alliances avec les princes abso-
sement du suffrage). Çf. « Fragments lus et par la continuation de la période
anglais », in H. Heine, De l'Angleterre, de la restauration. [...] Louis-Philippe,
Paris, Michel Lévy, 1867, pp. 280 sq. qui doit sa couronne au peuple et aux
pavés de Juillet, serait un Ingrat dont
5. Çf. De la France, op. cit., pp. 104 sq.
6. C'est le personnage du tambour la défection serait d'autant plus déplo-
Legrand, étroitement associé à la figure rable, qu'on croit s'apercevoir chaque
paternelle de Napoléon (cf. injra) qui jour davantage qu'on s'est laissé gros-
enseigne à l'enfant la langue française sièrement tromper », ibid., p. 43.
de la Révolution conquérante et qui 17. Ibid., p. 284.
réapparaît, vaincu, battant en retraite 18. C'est ce que suggère 0. Lamke,
après le désastre de la campagne de « Heine, Lutèce et le communisme. Une
Russie; c/ Henri Heine, Le Tambour nouvelle conception de l'histoire après
Legrand. Idées, Toulouse, Ombres, 1848 ? », Revue germanique internatio-
1996. nale, n° 9,1998, p. 93.
7. Heinrich Heine, Ludwig Borne, suivi 19. Çf. infra 3, la politique du nom.
Ludwig Marcus, trad. M. Espagne, 20. Cf. Heine et Hegel.., op. cit.,
Paris, Cerf, 1993, p. 61. pp. 175-204, argumentation reprise
8. « J'ai toujours combattu pour in « Le syllogisme de l'histoire dans le
l'émancipation du peuple, c'était la Romancero », Cahier Heine [1], Presses
grande affaire de ma vie », in H. Heine, de l'ENS, 1975.
De l'Allemagne, éd. P. Grappin, Paris, 21. Heine et Hegel..., op. cit., p. 203.
Gallimard, 1998, p. 450. 22. H. Heine. Lutèce, Lettres sur la vie
9. Comme le note D. Oehler, Le Spleen politique, artistique et sociale de la
contre l'oubli Baudelaire, Flaubert, France, Genève. Slatkine, 1979, p. 209
Heine, Herzen, Paris, Payot, 1996, [rééd. La fabrique, 2008].
p. 250 [rééd. La fabrique, 20171. 23 .Ibid.
10. C'était déjà le cas, sinon de Hegel 24. Ibid., pp. 211-212.
lui-même, du moins du premier cercle 25. Ibid., p. 212.
de ses élèves et collaborateurs, Gans 26. Aid.
en tête. Cf. les pièces rassemblées par 27. Ibid., pp. 212-213.
Jacques d'Hondt dans Hegel secret 28. Déjà dans sa flânerie londonienne
(qf. supra), c'est devant une boutique

426
Notes pages 93 à 105
de gravures que le « pauvre poète alle- développement international de la ter-
mand » se fait surprendre... en train de minologie communautaire prémarxiste
bailler (H. Heine, Reisebilder, Tableaux des utopistes aux néo-babouoistes
de voyage, 1.1, Paris, Callmann-Lévy, 1795-1842, Trêves, Karl-Marx-Haus,
1883, p. 247). Par ailleurs, nous le 1989,1.1, p. 125.
verrons dans un Instant, Heine entre- 38. Lutèce..., op. cit., p. 218.
tient un rapport très personnel avec les 39. Le suicide de L. Robert (1794-1835)
tableaux de Robert en question. a suscité de nombreux commentaires
29. Lutèce..., op. cit., p. 213. La maison à l'époque et a contribué à l'aura de
Goupil et Rittner, sise au 12 boulevard ce peintre romantique. Il serait dû à
Montmartre, spécialisée dans la repro- un amour Impossible pour la princesse
duction d'œuvres d'art est l'une des Charlotte Bonaparte, épouse du frère de
plus prospères sous la monarchie de Louis-Napoléon Bonaparte.
Juillet et parmi les premières à opter 40. Ibid, p. 217.
pour une extension internationale de 41. W. Benjamin, Charles Baudelaire.
son activité. Celle qui lui succède après Un poète lyrique à l'apogée du capita-
la mort de Rittner en 1840, la mai- lisme. Paris, Payot, 1982, p. 211.
son Goupil et Vlbert, comptera parmi 42. G. Hôhn, Heinrich Heine. Un intel-
les principaux éditeurs de gravures lectuel moderne, Paris, PUF, 1994,
consacrées à la révolution de 1848; pp. 129 sq.
cf. S. Le Men, « Les images de l'année 43. Contrairement à ce qu'affirme M.
1848 dans la "République des arts" » Werner, pour qui la « voie originale »
in M. Agulhon (dir.). Les Révolutions proposée par Heine consiste dans « le
de 1848. L'Europe des images..., Paris, va-et-vient permanent entre le fait
Assemblée nationale, 11, pp. 34-37. et l'idée, entre le corps et l'esprit ou,
30. De la France, op. cit., pp. 249-257. si l'on veut entre le particulier et le
31. Ce qui spécifie cet autre mode de général » (M. Werner, « Réflexion et
reproduction, propre à l'ère indus- révolution. Notes sur le travail de l'his-
trielle, qu'est la photographie sera toire dans l'œuvre de Heine », Revue
l'absence de cette possibilité d'inver- germanique internationale, n° 9,1998,
sion. Faut-il voir dans cette propriété de pp. 48-49).
la gravure la trace du chemin effectué 44. De la France, op. cit., pp. 106-107.
à rebours par Robert, ancien graveur 45. « Vous savez ce que j'entends par
venu à la peinture (le fait est rappelé "état social". Ce sont les mœurs et les
par Heine), à l'inverse de ces peintres habitudes, ce qu'on fait et ce qu'on ne
qui, avec la daguerréotyple, abandon- fait pas, toute l'existence publique et
neront la sphère de l'art pour celle de la domestique d'un peuple, en tant que
reproduction de masse? tout cela exprime la manière dont 11
32. Cf. W. Benjamin, « L'œuvre d'art à comprend la vie », ibid., p. 302.
l'ère de sa reproductibillté technique », 48. Cf. supra, chap. i, section u.
in Essais 2 (1935-1940), Paris, Denoël- Dépasser la révolution. Rappelons
Gonthier, 1983, pp. 87-126. simplement que, selon Hegel, « cette
33. Çf. le témoignage de C. Selden (E. abstraction du libéralisme, partant de
Krinitz) in H. H. Houben, Henri Heine et France, a donc parcouru le monde latin
ses contemporains, Paris, Payot, 1929, qui demeura d'ailleurs rivé à la servi-
p. 300. tude politique par suite de l'asservis-
34. De la France, op. cit., p. 252. sement religieux. C'est en effet un faux
35. Lutèce..., op. cit., p. 214. principe, que les entraves du droit et de
36. Ibid.. p. 217. la liberté puissent être ôtées sans que
37. Comme le souligne J. Grancjjonc : soit libérée la conscience et qu'il puisse
« L'année 1828 marque en effet avec y avoir une Révolution sans Réforme »,
ce livre la fin du tunnel pour les démo- Leçons sur la philosophie de l'histoire,
crates révolutionnaires et le point de op. cit., pp. 343-344.
départ d'un véritable renouveau de la 47. De la France, op. cit., p. 302. Le ton
pensée communautaire à visée poli- de la phrase renvoie à sa place dans
tique. [...] la pensée démocratique révo- l'argumentation de Heine, qui entend
lutionnaire reprend rang et fonction aux démontrer que « c'est plutôt à l'état
côtés de la pensée sociétaire-utopiste de social de la France que les auteurs
Fourier, mutualiste-coopérative d'Owen comiques doivent leur supériorité »
et individualiste-mystique de Saint- (ibid.), alors que l'état politique du pays
Simon », J. Grancjjonc, Communisme / est contraire aussi bien à la comédie
Kommunismus / Communism. Origine et qu'à la tragédie (ibid., p. 317).

427
Philosophie et révolution
48. Reisebilder..., op. cit., p. 283. extérieur, pour ainsi dire sa cocarde
49. Ibid., p. 285. parlante ; le chartiste qui prétend se
50. G. Btichner, « La mort de Danton », borner à la question politique nourrit
acte I, scène 6, in G. Buchner, La Mort dans son âme des désirs qui s'accordent
de Danton. Léonce et Lena. Woyzeck. parfaitement avec les sentiments les
Lenz, trad. M. Cadot, Paris, GF plus vagues de ces artisans affamés, et
Flammarion, 1997, p. 66. La phrase ces derniers peuvent tov^Jours prendre
exacte de Salnt-Just est : « ceux qui font le programme des chartistes pour leur
les révolutions à moitié n'ont fait que cri de guerre, sans cesser de poursuivre
se creuser un tombeau » ; elle précède leur véritable but ». Reste que, s'ils
de peu une autre sentence célèbre de peuvent converger et s'épauler mutuel-
ce même discours : « les malheureux lement, le décalage demeure entre
sont les puissances de la terre; ils ont le chartisme et mouvement ouvrier, tout
droit de parler en maîtres à ceux qui les particulièrement au niveau discursif,
commandent », Saint-Just, Discours et constat qui semble partagé par certains
rapports, Paris, Éditions sociales, 1957, historiens contemporains comme G.
p. 145. Stedman-Jones (Languages qf class,
51. De la France, op. cit., p. 73. Cambridge UP, 1982).
52. Ibid., p. 153. 58. Lutèce, op. cit., p. 285.
53. « Un Allemand, avec ses idées, ses 59. Heine a en effet commencé par le
pensées, molles comme le cerveau qui constat d'« une grande analogie de vues
les a produites, n'est lui-même qu'une et de moyens entre les communistes
idée, et lorsque celle-ci déplaît au français et les travailleurs des manu-
gouvernement, on envoie l'idée dans factures anglaises » et souligné que
une forteresse. C'est ainsi qu'il y a eu « le Français est plutôt poussé par une
soixante idées incarcérées à Kôpenlck, idée, l'Anglais au contraire l'est exclu-
et leur absence ne faisait faute à per- sivement par la faim » (ibid., p. 283). Q
sonne », ibid. semble donc que les deux pays arrivent
54. « Si donc le peuple d'Angleterre au même point mais en suivant des
se querelle en ce moment avec sa voies différentes, plus idéologique pour
noblesse, ce n'est pas pour l'amour de la France, plus matérielle (ou écono-
l'égalité civile, à laquelle il ne pense mique) pour l'Angleterre.
pas, ni de la liberté civile, dont il jouit 80. Çf. infra. chapitre rv.
complètement, mais seulement pour 61. in De la France, op. cit.,
une question d'argent La noblesse, en pp. 398-402.
possession de toutes les sinécures, de 62. Ibid., p. 176.
toutes les prébendes ecclésiastiques 63. Mais, comme l'ont montré les
et d'emplois exorbitamment attribués, récentes recherches sur les « transferts
regorge dans une abondance auda- culturels franco-allemands », le salnt-
cieuse, pendant que la plus grande slmonisme s'est également nourri d'hé-
partie du peuple, chargée d'impôts gélianisme, des figures comme celles de
accablants, languit et meurt de faim Victor Cousin ou des saint-simonlens J.
dans la misère la plus profonde. Celui-ci Lechevaller, E. Rodrigues, E. Lermlnier
demande en conséquence une réforme et G. d'Eichtal jouant un rôle essen-
parlementaire [...] », ibid., p. 75. tiel. Çf. les études essentielles de M.
55. Çf. infra chapitre ni. Espagne, « Le saint-simonlsme est-il
58. Lutèce..., op. cit., p. 283. jeune hégélien? » in J. R. Derré (dlr.).
SZ. Heine commence par distinguer Regards sur le Saint-Simonisme et les
les chartistes du mouvement ouvrier Saint-Simoniens, Presses de l'Université
en précisant que les premiers « se de Lyon. 1986, pp. 45-71, et « Le nou-
présentent volontiers en public avec veau langage. Introduction de la phi-
un programme déterminé, comme un losophie en France de 1815 à 1830 »,
parti purement politique, tandis que in J. Moes et J.-M. Valentin (dlr.). De
les ouvriers des fabriques [...] ne sont Lessing à Heine, Didier-Érudition,
que de pauvres journaliers à qui la 1985, pp. 263-276. On consultera aussi
faim permet à peine de proférer une P. Régnier, « Les saint-simonlens et la
parole, et qui, indifférents à toute forme philosophie allemande ou la première
de gouvernement, ne demandent que alliance intellectuelle franco-alle-
leur pain de chaque jour ». Il ajoute mande », ln Revue de synthèse, t. CIX,
aussitôt : « Mais le manifeste d'un parti n" 2,1998, pp. 219-245.
exprime rarement la pensée intime de 64. Comme le note W. Breckmann
son cœur, ce n'est qu'un schibboleth (Marx, the Young Hegelians and the

428
Notes pages 106 à 113
Origins of Radical Social Theory, probable que ce terme est le moment où
Cambridge UP, 1999, p. 198), « le saint- Us devaient abdiquer. De manière que
9imonlsme était "dans l'air* au début selon vous le mouvement révolution-
des années 1830 [en Allemagne] ». Sur naire devait être de vingt-quatre heures
cette réception allemande du saint- précises; vous mesurez les révolutions
simonisme et le rôle de Gans, cf. ibid. politiques comme celles du soleil »,
pp. 158-176 et 196-199. ibid., p. 200.
(5. Heine, par exemple dans le frag- 78. Saint-Just, Discours et rapports,
ment déjà cité « sur le principe démo- op. cit., p. 127.
cratique », tente de se situer en quelque 77. Le Tribun du peuple, n° 36,10
sorte au-delà du conflit qui opposait décembre 1795, in Babeuf, Écrits,
partisans et adversaires de l'institu- Messidor/Éditions sociales, 1988,
tion monarchique au sein des rangs p. 282.
de l'opposition démocratique. Dans De 78. Cf. l'enquête de J. Grandjonc
la France (op. cit., p. 161), on trouve (Communisme..., op. cit., notamment
même cette phrase caractéristique d'un 1.1, pp. 75-82) qui démontre le rôle
défenseur de la « vole allemande » : essentiel du club du Panthéon, foyer
« oui, l'on pourrait même sans être d'agitation babouviste et robespierriste
inconséquent, souhaiter qu'en France jusqu'à sa fermeture par le Directoire
la république fût de nouveau introduite, en février 1796. Des personnages
et que le principe monarchique fût en comme M.-A. Jullien, le premier orateur
même temps maintenu en Allemagne. communiste sur lequel nous disposons
Dans le fait, celui qui a, plus que tout d'un témoignage écrit d'époque (1797),
autre intérêt, à cœur la conservation et Buonarotti assureront la Jonction
des avantages que le principe démo- entre le robespierrisme, dont ils sont
cratique a conquis, pourrait facilement issus, et le babouvisme, qu'ils rejoignent
arriver à cette opinion ». par la suite. Babeuf lui-même, violem-
88. Cf. infra 4, Ecarter les spectres. ment ant[jacobin en l'An II, et même,
87. Lutèce..., op. cit., p. 273. brièvement, partisan des thermidoriens,
88. On ne peut en effet que relever la modifiera entièrement son point de vue
similitude des termes avec ceux que à partir de son séjour en prison de 1795
Marx utilisera pour qualifier la portée et écrira : « le robespierrisme est dans
politique de la Commune de Paris : « la toute la République, dans toute la classe
Commune [...] était une forme politique judicieuse et clairvoyante, et naturelle-
capable d'expansion, alors que toutes ment dans tout le peuple. La raison en
les formes de gouvernement avalent est simple, c'est que le robespierrisme
jusque-là mis l'accent sur la répression. est la démocratie, et ces deux mots
Son véritable secret, le voici : c'était sont parfaitement identiques : donc en
essentiellement un gouvernement de la relevant le robespierrisme, vous êtes
classe ouvrière, le résultat de la lutte de sûrs de relever la démocratie » (Babeuf,
classes des producteurs contre la classe Écrits, op. cit., p. 287). Sur l'activité du
des appropriateurs, la forme politique club du Panthéon, çf. J.-M. Schlappa,
enfin trouvée qui permettrait de réaliser Gracchus Babeuf, avec les Égaux,
l'émancipation économique du travail », Paris, Les Éditions ouvrières, 1991,
GCF, p. 45. pp. 114-117.
89. Lutèce..., op. cit., p. 135. 79. Cité in J.-C. Hauschild,
70. De la France, op. cit., p. 34. « "Différentes manières de considérer
71. Ibid, p. 106. l'histoire". Â propos des réflexions de
72. G. Labica, Robespierre, une politique Heine en matière de philosophie de
de la philosophie, Paris, PUF, 1990, l'histoire dans les années 1830 », Revue
[rééd. La Fabrique, 2013, pp. 127-128]. germanique internationale, n° 9,1998,
73. Lutèce..., op. cit., pp. 126-127. pp. 69-70.
74. « Réponse à l'accusation de J.-B. 80. Cité par M. Cadot dans sa pré-
Louvet », in Robespierre, Écrits, Paris, sentation, in G. Btichner, La Mort de
Messidor/Éditions sociales, 1989, Danton..., op. cit., pp. 11 sq.
p. 191. 81. C'est le texte du Messager hessois,
75. Çf. également la réponse à Pétlon : un document important Hans l'histoire
« vous lui reprochez [au conseil géné- de la pensée révolutionnaire allemande
ral de la Commune de Paris] d'avoir et européenne. D figure intégralement
prolongé le mouvement révolutionnaire dans G. M. Bravo, Les Socialistes avant
au-delà du terme. Quel était ce mou- Marx, Paris, Maspero, 1979, t. II,
vement? Vous ne le dites pas : il est pp. 8-20.

429
Philosophie et révolution
82. Henri Heine, « Différentes manières Mann, nombreux sont ceux qui ont
de considérer l'histoire », Revue ger- tenté de rapprocher Heine de Nietzsche.
manique internationale, n° 9,1998, La comparaison deviendra un topos
pp. 191-192. des lectures réactionnaires françaises
83. Ibid., p. 191. du début du siècle (çf. E. Décultot, « La
84. Comme le remarque J.-P. Lefebvre, réception de Heine en France entre
Heine et Hegel..., op. cit., pp. 108 sq. 1860 et 1960 », art. cit. Revue ger-
85. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de manique internationale, n° 9,1998,
l'Esprit, op. cit., 1.1, pp. 39-40. pp. 181 sq.)-, la vogue nietzschéenne
88. Ibid., p. 12. Suivent les exemples ne faisant que s'amplifier, elle s'éten-
de la naissance, du lever de soleÛ (Le. dra dans l'après-guerre aux autres.
la Révolution française), et de la crois- G. Hôhn, par exemple, commentant
sance du chêne. le texte « Différentes manières de
87. Hegel est lui aussi traversé par cette considérer l'histoire », affirme : * Dans
mélancolie historique bien moderne, une phrase digne de Nietzsche, Heine
qui naît du sentiment de la précarité adopte finalement le parti de la vie
face à la perpétuelle transformation du comme valeur » (G. Hôhn, Heinrich
monde. Çf. ses célèbres réflexions sur Heine..., op. cit., p. 156, cf. également
les ruines des civilisations anciennes ibid. pp. 121-123; du même auteur :
dans la Phénoménologie, ibid., p. 62. « Heine et Nietzsche, critiques du
Même si « de la mort renaît une vie christianisme », in J. A. Kruse (dir.),
nouvelle », celui qui se penche sur le La Loreley et la liberté. Heinrich Heine
cheminement de l'humanité se doit 1797-1856, un poète à Paris, Paris,
de savoir que « le plus noble et le plus Cerf, 1997, pp. 378-381).
beau nous fut arraché par l'histoire », 95. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le
bref, pour parler comme Goethe, que mal, § 259, trad. H. Albert, Paris, Le
« rien ne demeure » (La Raison dans Livre de Poche, 1991, p. 280.
l'histoire, op. cit., p. 54). 96. Çf. J.-Y. Mollier, « La culture de
88. G. W. F. Hegel, Leçons..., op. cit., 48 », in collectif, La Révolution de 1848
p. 33. en France et en Europe, Paris, Éditions
89. « La raison [...], substance et puis- sociales. 1998, pp. 137 sq. G. Sand,
sance infinie, elle-même matière infinie proche de Heine jusqu'en 1848, voyait
de toute vie naturelle et spirituelle, est, par exemple dans le peuple ouvrier
comme forme infinie, la mise en action « le Messie promis aux nations », celui
de ce contenu. Elle est la substance, qui accomplirait le message du Christ
c'est-à-dire ce par quoi toute réalité a (cité in ibid, p. 156). Sans même parler
l'être et la substance l'infinie puissance du socialisme chrétien d'un Bûchez,
[...] ; elle vit d'elle-même; elle est pour nombre de théoriciens socialistes,
elle-même la matière qu'elle élabore ; de Barbès à Cabet ou à Leroux et F.
de même qu'elle est pour elle-même sa Tristan, partageaient cette image du
propre condition et sa fin absolue, elle Christ comme un communiste primitif,
en est la réalisation et l'extériorisation porteur du message d'égalité sociale.
phénoménale, non seulement celle de L'imagerie de la révolution de Février
l'univers naturel, mais encore celle de associera du reste les symboles reli-
l'univers spirituel - dans l'histoire uni- gieux à ceux de la république tandis
verselle », ibid., p. 22. qu'à la base les débordements anticlé-
90. H. Heine, « Diverses manières... », ricaux font plutôt figure d'exception, le
op. cit., p. 192. clergé se montrant plutôt accommodant
91. « Dans ce tumulte des événements avec le nouveau régime.
du monde, une maxime générale ne 97. Voir à ce si^jet, entre autres,
sert pas plus que le souvenir de situa- ReisebUder. Tableaux de voyage,
tions analogues, car une chose comme op. cit., pp. 289-290, Ludwig Borne...,
un p&le souvenir est sans force en face op. cit., pp. 122-124.Lutèce..., op. cit.,
de la vie et de la liberté du présent », pp. 365-367 et 380.
Leçons..., op. cit., p. 20. 98. S'adressant au Crucifié, le poète
92. Çf. supra note 89. s'exclame : « Seulement, la sage cen-
93. Lettre à K. Gutzkow de l'été 1838, sure, en coupant les morceaux osés
cité in J.-C. Hauschlld, « "Différentes avec ses ciseaux avisés, t'eût préservé
manières... », art cit. Revue de la torture. Mais hélas! tu tins des
Germanique internationale, n° 9,1998. propos subversifs en tes homélies, et tu
94. Dans la lignée du commentaire du n'eus jamais de ta vie l'art de ménager
Ludwig Borne par le (jeune) Thomas les dévots. Bien plus, tu chassas hors

430
Notes pages 106 à 113
du temple banquiers, changeurs, à 113. Les « aveux » parlent de ces
coups de fouet. Grand exalté, que ton « chefs plus ou moins occultes des
gibet soit pour les rêveurs un grand communistes allemands » qui sont
exemple ! », Allemagne, un conte d'hi- « de grands logiciens dont les plus
ver, trad. M. Pellisson, Les-Pavillons- forts sont sortis de l'école de Hegel »
sous-Bois, Ressouvenances, 1986, p. 51. et auxquels « appartient l'avenir » (De
99. Par-delà..., op. cit., § 62, p. 126 l'Allemagne, op. cit., p. 453). Or, outre
- c'est Nietzsche qui souligne. Sur les « sires Feuerbach, Daumer, Bruno
l'appréciation en tout point antithétique Bauer, Stirner, Hengstenberg, etc. »,
de la séquence Réforme/guerre des Pay- que Heine ne ménage guère, deux noms
sans/Airfklàrung chez Hegel, intégra- seuls émergent : « le portier de l'École
lement repris par Heine, et Nietzsche, de Hegel, le formidable Ruge », mais
cf. infra. Heine ne peut Ignorer ce qui sépare
100. LudwigBorne..., op. cit., p. 48. Ruge du communisme en général et de
101. Sur le rôle de Nietzsche dans l'éla- Marx en particulier (la polémique Marx/
boration des visions du monde réaction- Ruge se déroule dans les colonnes du
naires (i.e. en réaction BUX Lumières, au Vorwàrts au plus fort de la collaboration
libéralisme, à la science, à la démocra- de Heine avec ce Journal) et, justement,
tie), visions qui domineront l'Europe qui « l'ami Marx », le seul à être qualifié
émerge de la défaite des révolutions de ainsi, « qui est encore plus endurci que
1848, on consultera le dernier chapitre lui [Ruge] » (ibid., p. 459). C'est donc
de l'ouvrage d'A. Mayer, La Persistance bien Marx qui apparaît aux yeux de
de l'Ancien Régime..., op. cit., pp. 267- Heine comme la figure de proue de ce
316 et D. Losurdo, Nietzsche. Per una courant intellectuel issu de Hegel et qui
biogrqfia poUtica, Rome, Manlfestolibri, dirige le parti politique auquel l'avenir
1997. appartient.
102. H. Heine, « Différentes 114. De la France, op. cit., p. 104.
manières... », op. cit., p. 92. 115. « Le dernier mot n'a pas encore
103. Cf. notamment son discours du été prononcé et c'est peut-être ici
2 décembre 1792 sur le « droit à l'anneau auquel peut se rattacher une
l'existence », et avant tout au pain in nouvelle révélation », Ludwig Borne...,
Robespierre, Écrits, op. cit., p. 227. op. cit., p. 45.
Sur cet aspect du robesplerrlsme, cf. 116. Reisebilder..., op.cit., p. 286.
F. Gauthier, THomphe et mort du droit 117. De la France, op. cit., p. 71.
naturel en Révolution, PUF, 1992, 118. Je reprends les réflexions de J.-M.
pp. 55-95. Vincent. Max Weber ou la démocratie
104. Cf. M. Agulhon, Les Quarante- inachevée. Éditions du Félin, 1998, plus
huitards, Paris, Gallimard, 1992, p. 128. particulièrement pp. 187-188.
105. M. Agulhon, ibid 119. Écrits autobiographiques, op. cit.,
108. J.-P. Lefebvre, Heine et Hegel..., p. 83.
op. cit., p. 108. 120. Cf. ses remarques sur le drame
107. Cf. Lutèce..., op. cit., p. XI-XV. historique in G. Lukacs, Le roman histo-
108. Ibid, p. XII. rique, Paris, Payot, 1977, plus particu-
109. C'est ainsi qu'il choisit de commen- lièrement pp. 110-111.
cer ses « aveux » de 1855. L'expression 121. Cf. W. Benjamin, « Thèses sur la
est de H. Blaze de Bury. Cf. De l'Alle- philosophie de l'histoire », in Essais
magne, op. cit., p. 423. 2..., op. cit., pp. 195-207.
110. Lutèce..., op. cit., p. XII. 122. Nous reviendrons sur la question
111. Que rien ne doit venir troubler, du messianisme de Heine dans son
selon les volontés de Heine : « Je rapport au judaïsme infra, « Écarter les
défends qu'aucun discours, ou allemand spectres ».
ou français, soit tenu sur ma tombe » 123. Cf. par exemple le poème « L'ex-
(Testament valide de 1851, in H. Heine, vivant » du Romancero, op. cit.,
Écrits autobiographiques, trad. N. pp. 195-197.
Taubes, Paris, Cerf, 1997, p. 178); 124. G. W. F. Hegel, Leçons..., op. cit.,
« On ne chantera pas de messe, on p. 242.
ne dira pas le Kadosch, rien ne sera 125. La métaphore théâtrale de cette
dit ni chanté aux anniversaires de ma marche de l'Esprit dans le monde
mort », (« Anniversaire », in H. Heine, est également hégélienne (Leçons....
Romancero, trad. L. Sauzin, Paris, op. cit., p. 26). Hegel inverse en quelque
Aubier, 1976, p. 235). sorte la vision baroque d'un thé&tre
112. Lutèce..., op. cit., pp. XII-XIV. imago mundi, et d'un monde fait de

431
Philosophie et révolution
signes incertains, vacillant entre réa- quand c'est la plaisanterie qui l'an-
lité et Illusion - vision qui dévalorise nonce ») cf. Reisebilder..., op. cit., 1.1,
une histoire faite de bruit et de fureur p. 289. Sur le caractère léonin, et typi-
- pour lire dans le theatro mundi, et quement allemand, du masque Ironique
dans lui seul, sans autre transcendance cf. De la France, op. cit., p. 340. J.-P.
possible, le résultat de l'activité de la Lefebvre (« Le ton Heine », Cahiers
raison. d'études germaniques, n°34,1998,
126. Selon M. Agulhon (Les Quarante- pp. 155-160) a bien souligné la portée
huitards, op. cit., p. 12), « l'idée, de ce parti pris en faveur de l'ironie de
à l'époque était banale. Comme la Schlegel, contre Hegel et pourtant hégé-
grande Révolution était vénérées par lien dans la prise de distance même.
les républicains, et que ses discours et 135. Çf.G.W. F. Hegel, Esthétique...,
ses Images étaient incorporés à leur op. cit., pp. 97-102.
culture, il n'est pas surprenant que, 136. Ibid., p. 261.
consciemment ou non, ils en aient reçu 13Z. Avec La Mort de Danton, Buchner
quelque reflet Aussi bien, il n'est guère ira encore plus loin dans cette logique :
d'observateur critique des hommes de il fera de l'événement historique
48, de Marx à Proudhon, et de Louis la matière d'une « vraie » pièce de
Reybaud (« Jérôme Paturot ») à Gustave théâtre, il le mettra intégralement en
Flaubert, qui n'ait noté ce caractère scène...
pastiche ». 138. Sur l'épopée napoléonienne
12Z. Leçons..., op. cit., p. 343. Voir aussi comme dernière poésie populaire cf. De
P.-L. Assoun, Marx et la répétition histo- la France, op. cit., p. 323.
rique, Paris, PUF, 1978, pp. 60 sq. (l'une 139. Cf. par exemple l'imagerie carna-
des très rares analyses systématiques valesque in De la France, op. cit., p. 91.
du rapport Marx-Heine sous cet angle). 140. Ibid., pp. 173-174.
128. Çf. G. W. F. Hegel. Esthétique, 141. G. Lukacs, Le Roman historique,
Premier volume, trad. S. Jankélevitch, op. cit., p. 21, qui se réfère d'ailleurs au
Paris. Flammarion, 1979, p. 255. texte de Heine, Le Tambour Legrand.
129. Ibid, p. 257. 142. Sur le sentiment d'une « catas-
130. Signalons que Marx et Engels trophe » proche, çf. Lutèce..., op. cit.,
auront l'occasion de revenir longue- p. 35. Nous avons vu que l'une des prin-
ment sur ce modèle gœthéen dans leur cipales questions posées huit ans aupa-
correspondance avec Lassalle à propos ravant dans De la France touchait à la
de la pièce de ce dernier Franz von stabilité du régime issu de la révolution
Sickingen. Le sujet, profondément Ins- de Juillet
crit dans la culture allemande, semble 143. Lutèce..., op. cit., p. 260.
admirablement se prêter pour mettre 144. De la France, op. cit., p. 124.
en scène les problèmes de la tragédie 145. Ibid
historique et, surtout de la question du 146. Dans De 1'AUemagne (cf. trtfra), il
« trop tôt » ou « trop tard ». Sur cette soulignera avec insistance que l'impré-
discussion, voir le très éclairant texte de gnation philosophique de l'Allemagne
G. Lukacs, « Le débat sur le Sickingen n'est nullement synonyme de modéra-
de Lassalle » (in G. Lukacs, Marx et tion mais plutôt de radicalisation encore
Engels historiens de la littérature, supérieure à celle de l'expérience
Paris, L'Arche, 1975, pp. 8-66). française.
131. Phénoménologie de l'Esprit, 147. « Le parti de Rousseau, opprimé
op. cit., t II, pp. 241-257. depuis ce Jour de Thermidor, vit pauvre
132. Ibid, p. 246. mais sain d'esprit et de corps, dans
133. Dans le plus heinéen de ses textes, les faubourgs Saint-Antoine et Saint-
la Contribution à la critique de la phi- Marceau; 11 vit sous la figure d'un
losophie du droit de Hegel (1843-44), Garnier-Pagès, d'un Cavaignac, et de
Marx revendiquera cette même « déci- tant d'autres nobles républicains qui, de
sion historique sereine (dièse heitere temps à autre, viennent rendre témoi-
geschichtliche Bestimmung) » pour gnage avec leur sang à l'évangile de la
que l'Allemagne se sépare des figures liberté. Je ne suis pas assez vertueux
pétrifiées de son anachronique présent. pour jamais pouvoir me rattacher à ce
CPDH, p. 67 - trad. modifiée. parti, mais je hais trop le vice pour que
134. Sur l'éloge du persiflage (mais je puisse jamais le combattre », De la
comme étape préparatoire nécessaire à France, op. cit., p. 125.
la réapparition du sérieux : « le sérieux 148. En fait 11 s'agit dans les chro-
apparaît avec bien plus de puissance niques de 1832 comme dans celles de

432
Notes pages 106 à 113
1840-44, du faubourg Saint-Marceau République, Paris, Hachette, 1998,
(cf. Lutèce..., op. cit., pp. 29-30). Le chap. 1, « Buzançais, le 13 janvier
faubourg Saint-Marcel, dans lequel 1847 », pp. 37-53 et A. Jardin, A.-J.
Heine n'a dû que rarement oser s'aven- Tudesq, La France des notables, 1.1,
turer, occupe d'ailleurs une place de Paris, Seuil, 1973, chap. ix « La crise de
choix dans son imaginaire. Le poème la fin de règne », pp. 233-241.
« Petit matin », l'un des plus impré- 160. De l'Allemagne, op. cit., p. 93.
gnés de l'atmosphère urbaine du cycle Le propos de Heine se poursuit ainsi :
« Romances » des H. Heine, Nouveaux « Vous demandez des costumes simples,
Poèmes (éd. G. Hôhn, Paris, Gallimard, des mœurs austères et des jouissances à
1998, p. 158), met en scène la ren- bon marché, et nous, au contraire, nous
contre fugitive du poète, s'acheminant voulons le nectar et l'ambroisie, des
vers son domicile et le monde diurne/ manteaux de pourpre, la volupté des
bourgeois, avec la passante Inconnue, parfums, des danses de nymphes, de la
incarnation du petit matin brumeux et musique et des comédies ».
blême, encore tourné vers la nuit, qui 161. Lutèce..., op. cit., p. 140.
enveloppe le faubourg en question. 182. Préface à Allemagne, un conte
149. Leçons sur la philosophie de l'his- d'hiver, op. cit., p. 9.
toire, op. cit., p. 20. 183. De l'Allemagne, op. cit., p. 452.
150. De la France, op. cit., p. 62. 164. W. Benjamin, « Thèses sur la phi-
151. La Mort de Danton, acte I, scène losophie de l'histoire », in Essais 2...,
3, op. cit., p. 56. Notons que dans cette op. cit., pp. 196-197.
pièce Biichner se livre également à une 165. Cf. l'extrait des Lettres de Paris,
satire féroce du pastiche romain prati- repris par Heine dans le Ludwig
qué par les acteurs, surtout le peuple, Bôrne, op. cit., pp. 136-141. Dans sa
de la période révolutionnaire. correspondance datant de la période
152. De la France, op. cit., p. 237. où les deux hommes se fréquentaient,
153. « Le plus grand nombre n'alla Bôrne reproche à Heine à la fois une
regarder dans le sépulcre du passé ambiguïté politique et une conduite
qu'à dessein d'y chercher un costume non-conforme à ses critères de vertu
intéressant pour le carnaval. La mode morale. Cf. les lettres de Bôrne à J.
du gothique n'était en France qu'une Wohl in H. H. Houben, Henri Heine...,
mode, et ne servait qu'à rehausser la op. cit., pp. 73 sq.
joie des temps présents », De l'Alle- 168. Le texte le plus explicite, et le plus
magne, op. cit., p. 40. Faut-il signaler connu, en ce sens est sans doute celui
au lecteur 18 reprise intégrale de cette des « Aveux » de 1855. Cf. De l'Alle-
thématique par le Marx du Dix-huit magne, op. cit., p. 450.
Brumaire? 167. Cf. Le Roman historique, op. cit.,
154. Ibid. pp. 29-30.
155. Risque tout à fait avéré comme 188. J.-C. Hauschild, M. Werner,
le montre la polémique avec le « frère Heinrich Heine. Une biographie, Paris,
ennemi » de l'opposition démocratique Seuil, 2001, p. 277.
en exil L. Bôrne. 189. Le mouvement ouvrier associatif
156. Çf. Lutèce..., op. cit., pp. 272-273. et communautaire, souvent nourri de
151. Ibid., p. 273. saint-simonisme, de fouriérisme ou
158. Cet égalitarisme niveleur est sys- de communisme à la Cabet, entend
tématiquement mis sur le compte d'un explorer une voie vers l'émancipation
tempérament « nazaréen », de manque- bien distincte des conspirations révo-
à-jouir. Çf. par exemple le parallèle lutionnaires des sociétés secrètes et,
entre Robespierre et Louis Blanc in plus généralement de l'agitation répu-
Lutèce..., op. cit., p. 140. blicaine et néobabouviste. Cf. le tableau
159. Dépassement plutôt théorique à dressé par J. Rancière in La Nuit des
vrai dire. La France de la monarchie de prolétaires. Archives du rêve ouvrier,
Juillet connaît des situations de disette, Paris, Fayard, 1981.
qui réactivent la hantise des jacqueries 170. Une seconde phrase, de caractère
et de la Grande Peur. Hantises tout à libertaire elle, était également incri-
fait fondées, comme le montrent les minée, qui proclamait « Disparaissez
émeutes de Buzançais (Indre), des enfin révoltante distinction de gou-
pays de Loire et, plus généralement, vernants et de gouvernés ». Cf.
de l'ouest de la France, qui précèdent J. Granc\jonc, Communisme..., op.cit..
de peu la révolution de février 1848. L II. pp. 315-317.
Cf. P. Vigier, 1848, Les français et la 171. T. Thoré. « Babouvisme », ibid.

433
Philosophie et révolution
document 15, pp. 412-415. et du vocabulaire communiste », J.
172. R. Lahautière, « Réponse philoso- Grancjjonc. Communisme..., op. cit.,
phique à un article sur le babouvisme, 1.1, p. 210. Sur cet événement décisif
publié par T. Thoré, dans Le Journal cf. également ibid., t. II, document 18
du peuple (n° du 24 novembre 1839) », et 19, pp. 445-463 et G. M. Bravo, Les
repris ln ibid., document 16, pp. 424- Socialistes avant Marx, op. cit. t II,
428. Lahautière, selon des éléments pp. 210-232.
rapportés par J. Gran^jonc, serait lié 183. De la France, op. cit., p. 54.
aux milieux de l'émigration allemande, 184. Lettre à G. S and du 15 septembre
probablement à H. Ewerbeck, dirigeant 1841, in J. Granetyonc, Communisme...,
de la Ligue des bannis, future Ligue des op. rit, document 28, p. 518.
communistes (ibid. p. 424). 185. Heine cite Leasing qui écrit : « [...]
173. G. Lukacs, Brève histoire de la qui nous rachètera de l'Insupportable
littérature allemande, Paris, Nagel, esclavage de la lettre? Qui nous appor-
1949, p. 114. Lukacs se réfère plus par- tera enfin un christianisme comme tu
ticulièrement à la pièce de Biichner, La l'enseignerais ai^ourd'hui, comme le
Mort de Danton ; Sur cette question, cf. Christ l'enseignerait lui-même », De
E. Décultot, « La réception de Heine en l'Allemagne, op.cit., p. 111.
France entre 1860 et 1960... », art cit. 188. « Oh! sans doute pour ces bona-
Revue germanique internationale, n° 9, partistes qui croyaient à une résurrec-
1998, pp. 167-190. tion Impériale de la chair, tout est fini.
174. Mais il convient de ne pas oublier Napoléon n'est plus désormais pour
que Heine est un homme assez étroite- eux qu'un nom comme Alexandre de
ment et constamment surveillé par les Macédoine dont les héritiers s'étei-
polices de trois pays d'Europe (France, gnirent promptement et de la même
Prusse, Autriche). Cf. J.-C. Hauschild, manière. Mais les bonapartistes, qui
M. Werner, Heinrich Heine..., op. cit., ont cru à une résurrection de l'esprit,
pp. 364-366. ont maintenant devant eux la plus belle
175. Les remarques de 0. Lamke espérance. Pour ceux-ci, le bonapar-
(« Heine, Lutèce et le communisme... », tisme n'est pas une transmission de
art. cit., Revue germanique internatio- puissance par voie d'engendrement
nale, n° 9,1998) nous semblent sur ce et de primogéniture », De la France,
point pertinentes. op. cit., p. 212.
178. « Les communistes, répandus 187. « Discours sur l'ensemble du
isolément dans tous les pays et pri- positivisme » (1847-48). in A. Comte,
vés d'une conscience précise de leurs La Science sociale, Gallimard, 1972,
communes tendances, apprirent par la pp. 245-246.
Gazette d'Augsbourg qu'ils existaient 188. Ibid., p. 249.
réellement, ils surent aussi à cette occa- 189. Ibid., p. 250.
sion leur nom véritable, qui était tout à 190. Ibid., p. 251.
fait Inconnu à plus d'un de ces pauvres 191. Ibid., p. 252.
enfants-trouvés de la vieille société », 192. Çf. J. Grantjjonc, Communisme...,
Lutèce..., op. cit., p. XI - je souligne. op.cit., 1.1, p. 127 et t. H, pp. 374-375.
177. Lutèce..., op. cit., p. 258. n est tout Le terme apparaît dès 1825, sous la
à fait clair que ce seul passage renvoie plume de Comte, puis d'Enfantin, dans
à l'ensemble des problèmes posés par le journal salnt-simonien Le Producteur
la spectrologle derridienne (J. Derrida, et se généralise à partir de 1829. C. de
Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993) VUlers, à qui nous devons la première
178. « Le communisme [...] est pourtant occurrence repérée (le Spectateur du
le sombre héros à qui est réservé un Nord, avril 1798), tenait lui même cet
rôle énorme quoique passager, dans la emploi du terme « antagonisme » de
tragédie moderne », Lutèce..., op. cit., Kant.
p. 258. 193. « [...] à mesure que le cours
179. J. Derrida, Spectres de Marx, naturel des événements caractérise la
op. cit., p. 41. grande crise moderne, la réorganisation
180. LudutigBorne, op. cit., p. 45. politique se présente de plus en plus
181. Lutèce..., op. cit., pp. 258-259. comme nécessairement Impossible sans
182.1" juillet 1840 : « c'est de ce la reconstruction préalable des opinions
moment et de cet événement banal et des mœurs », A. Comte, « Discours
en apparence, considérable de fait, sur l'ensemble du positivisme », ln La
que datent l'essor populaire et la Science sociale, op. cit., p. 244.
diffusion généralisée des doctrines 194. Lutèce..., op. cit., p. 367.

434
Notes pages 106 à 113
ltS. P. Vïgier (1848..., op. cit., p. 34) beaucoup d'entre vous sont morts
souligne l'Impact de « cette peur sociale depuis longtemps, et soutiennent qu'ils
qui. jusqu'au bout, constitue la toile commencent à présent même leur véri-
de fond de cette histoire », et que les table vie. Quand je contredis une telle
meneurs du coup d'État bonapartiste illusion, l'on m'en veut, on m'injurie...
sauront, après d'autres, habilement et, chose effrayante ! les cadavres se
utiliser. Les Mémoires de Tocqueville redressent contre moi et m'outragent,
montrent par ailleurs que les hommes et ce qui me blesse encore plus que
les plus lucides de la bourgeoisie ne leurs Invectives, ce sont leurs miasmes
se paient guère d'illusions quant au putrides », ibid., pp. 114-115.
consensus de Février et au romantisme 20S. Voir l'hymne à ce « Paris, Panthéon
fade qui s'empare alors des esprits. des vivants », cf. De la France, op. cit.,
198. Çf. le récit, déjà cité auparavant, pp. 69-70, qui s'inscrit en contrepoint
de Ganiier-Pagès in M. Agulhon, Les strict à l'image hégélienne de Rome
Quarante-huitards, op. cit., p. 136. comme « Panthéon de tous les dieux et
197. Çf. R. Huard, « Renaissance et de toute spiritualité », mais Panthéon
mort de la République », in collectif, vide, abstrait, collection d'idoles vidées
La Révolution de 1848 en France et de leur spiritualité propre [Leçons....
en Europe, op. cit., p. 52. J. Derrida se op. cit., p. 85).
trompe manifestement lorsqu'il fait du 208. Cité in J. Revel, « Retour sur une
Spectre rouge le journal d'un groupe histoire : Heine entre la France et l'Alle-
révolutionnaire et de Romieu un parti- magne », Revue germanique internatio-
san de la jacquerie [Spectres de Marx, nale. n° 9.1998.
op. cit., p. 189, note). Q est Intéressant 207. Cette métaphore du coq annonçant
de remarquer que Derrida cite cet l'insurrection populaire parcourt toute
exemple à l'appui de la critique qu'il l'œuvre de Heine ; cf. par exemple De la
adresse à Marx et au marxisme quant à France, op. cit., p. 222, ou Allemagne,
l'inutilité de retourner contre lui-même conte d'hiver [op. cit., p. 68). Au
le schème de la conjuration, l'image du moment où Heine rédige ce dernier
spectre tendue par l'adversaire. poème (hiver 1843-44), Marx conclut la
198. Le Tambour Legrand..., op. cit., dernière version de sa Contribution à
p. 32. la critique de la philosophie du droit de
199. De 1'AUemagne, op. cit., pp. 40-41. Hegel par cette phrase : « Quand toutes
200. Avant toute chose, selon Heine, les conditions internes seront remplies,
le Moyen Âge allemand sent, mais il le jour de la résurrection allemande
sent mauvais. Sa putréfaction n'est pas sera annoncé par le chant du coq gau-
achevée et il pue la mort. Çf. à titre lois ». CPDH, p. 105.
indicatif Allemagne, un conte d'hiver, 208. De l'Allemagne, op. cit., p. 37.
op. cit., p. 20. et De l'Allemagne, op. cit., 209. De la France, op. cit., pp. 328-329.
p. 39. 210. Çf. le récit de la comtesse M.
201. « Car le Moyen Age, le vrai, le d'Agoult (alias D. Stern) in M. Agulhon,
pur, nous paraît supportable ; mais on Les Quarante-huitards, op. cit., p. 45 et
veut être délivré de sa parodie exé- la gravure qui illustre cet épisode, ainsi
crable, écœurante contrefaçon de la que le commentaire de S. Le Men in
chevalerie antique, pot-pourri moderne Les Révolutions de 1848. L'Europe des
et gothique, et qui n'est ni chair ni images, op. cit., pp. 54-55.
poisson. Mettez fin au cabotinage de 211. Çf. la réplique horrifiée du spectre
ces ridicules qui jouent si mal leur per- de Barberousse au poète qui fait une
sonnage », Allemagne, conte d'hiver..., description amusée de la guillotine :
op. cit., pp. 65-66. « Quoi! Louis, Marie-Antoinette, sur
202. « Oui, qu'Aristophane en personne une planche garrottés! Le roi et la reine
vienne se montrer à Berlin, il n'est pas ainsi traités au mépris de toute éti-
douteux qu'on lui donne aussitôt un quette ! », Allemagne, un conte d'hiver,
chœur d'argousins; libre à la plèbe de op. cit., p. 62.
le mordre, mais défense de l'applaudir; 212. Çf. De l'Allemagne, op. cit.,
la police doit le saisir et l'enfermer, pp. 39-40.
pour le bon ordre », ibid., p. 100. 213. Le commentaire de Heine porte sur
203. Çf. De l'Allemagne, op. cit., p. 41. deux tableaux de genre de Delaroche
204. Dans ses contemporains alle- exposés au Salon de 1831, De la France,
mands, Heine voit avant tout des op. cit., p. 267.
vampires : « vous êtes capables de 214. Ibid.
mourir sans vous en apercevoir. Oui, 215. « Mon cocher de cabriolet, un

435
Philosophie et révolution
vieux sans-culotte, m'a raconté que, ami, ta sentence, même quand tu juges
quand il vit mourir le roi, il lui sembla à faux », ibid.
"qu'on lui eût coupé un membre à lui- 227. G. Biichner, La Mort de Danton,
même" [un membre, le Membre ? E. K. acte I, scène 3, op. cit., p. 56-je
]. D ajouta : "cela me fit mal dans l'esto- souligne.
mac, et tout le jour la nourriture me 228. De la France, op. cit., p. 234.
dégoûta' », ibid., p. 264. 229. Écrits autobiographiques, op. cit.,
218. Dans les Mémoires, texte saturé p. 114.
d'images fantasmatiques, la descrip- 230. La Mort de Danton, acte I, scène 6,
tion des scènes de castration imputées op. cit., p. 70.
au couple formé par le bourreau et sa 231. De la France, op. cit., p. 222.
compagne-sorcière (« la Gocholse ») est 232. Çf. le poème « Marie-Antoinette »
tout à fait explicite. Çf. Écrits autobio- du Romancero (1851), op. cit.,
graphiques, op. cit., pp. 105-106. pp. 69-73.
217.1. Kalinowski, « L'histoire, les fan- 233. Ibid, op. cit.. p. 73.
tôme et la poésie dans le Romancero », 234. On peut par exemple comparer
Revue germanique internationale, n° 9, le majestueux spectre de l'empereur
1998, p. 136. Barberousse, emblème du nationalisme
218. Ibid, p. 137. teutomane, à l'armure aussi Intacte que
219. C'est le sens de la réplique citée la bannière de sole, et les revenants
supra du spectre de Barberousse au décapités et ridicules des Tuileries
poète dans Allemagne, un conte d'hiver. parisiennes. Çf., respectivement,
220. D'où le recours à des formula- Allemagne, un conte d'hiver, XV et XVI,
tions comme « essence » ou « nature » op. cit., pp. 56-63 et le poème « Marie-
(royaliste ou républicaine) d'un peuple, Antoinette » du Romancero.
cf. par exemple De la France, op. cit., 235. « Cette chose nous regarde cepen-
p. 167. dant et nous voit ne pas la voir même
221. Ibid. Il s'agit d'une critique impli- quand elle est là. Une dissymétrie pro-
cite, mais parfaitement transparente fonde interrompt ici toute spécularité.
aux yeux d'un lecteur de l'époque et Elle désynchronise, elle nous rappelle
de tout lecteur attentif de Heine, du à l'anachronie. Nous appellerons cela
bonapartisme. effet de visière : nous ne voyons pas ce
222. Nouveaux poèmes, op. cit., qui nous regarde », J. Derrida, Spectres
pp. 159-162. Ce poème date de 1839, ce de Marx, op. cit., p. 26.
qui indique que la dialectique du des- 238. « Mais c'est étrange : je croirais
pote et du bourreau est antérieure aux que les pauvres créatures n'ont pas
textes qui font suite à la défaite de 1848 remarqué à quel point elles peuvent
(poèmes du Romancero ou Mémoires). être mortes et qu'elles ont perdu la tête.
223. Romancero, op. cit., pp. 55-57. Étalage, comme autrefois, de fastes
224. C'est le thème du poème « Charles creux, d'hommages surannés; elles
I" » (ibUL, pp. 67-69). sont à la fols ridicules et à faire frémir
225. Ce spectre, à l'inverse des licteurs ces révérences de dames décapitées »,
romains, « marche par derrière », il « Marie-Antoinette » In Romancero,
est l'ombre dont la figure exposée à la op. cit., p. 71.
lumière ne peut se défaire : « je suis 237. « n lui faut maintenant, sans
ton licteur en effet avec ma hache frisure et sans tête, revenir au milieu
impitoyable, et nous sommes insépa- de nobles dames non coiffées et, tout
rables, toi, la pensée, et moi, le fait », comme elle, sans tête. Tels sont les
Allemagne, un conte d'hiver, op. cit., effets de la Révolution et de sa fatale
p. 32. doctrine, et c'est surtout la faute à
228. Voici ce que dit ce spectre au Jean-Jacques Rousseau, à Voltaire aussi
poète : « je ne suis pas un revenant - et à la guillotine », ibid
échappé de tombe obscure ; de rhé- 238. Le reproche que Derrida adresse
torique je n'ai cure, ni de logique, à à Marx, de se livrer, comme ses adver-
l'avenant. Pratique sans Instinct, j'évite saires, à une chasse aux spectres, car il
les propos sans utilité ; mais ce que ta demeure hanté par une métaphysique
tête médite, par mon bras est exécuté. de la présence, une normalité du plein
Le temps passe ; mais mol, sans trêve, et de la transparence, ne nous semble
muet ouvrier, je poursuis tes pensées concerner ni Marx ni Heine, Infatigables
en l'air, et j'agis, ô poète oisif, quand démolisseurs de telles nostalgies onto-
tu rêves. Tu Juges, et moi, le bourreau, logiques. L'accent mis sur la chasse au
serviteur plein d'obéissance, j'exécute, fantôme, c'est-à-dire sur la volonté de

436
Notes pages 106 à 113
se libérer du passé pour que le nouveau l'Allemagne, op. cit., p. 74.
puisse enfin percer, doit lui-même être 251. LuSvig Borne, op. cit., p. 122.
bistoricisé : comme le note F. Jameson 252. « Mais pour les Juifs l'avenir ne
dans son essai consacré à Spectres devint pas néanmoins un temps homo-
de Marx, « on peut supposer qu'une gène et vide. Car en lui chaque Instant
réponse à la critique fondamentale était la porte étroite par laquelle pou-
de Marx que fait Derrida [...] est à vait passer le Messie », W. Benjamin.
chercher dans cette conjoncture par- « Thèses sur la philosophie de l'his-
ticulière où la sensibilité de Marx à la toire », in Essais2..., op. cit., p. 207.
malveillance essentielle du passé et des 253. Çf. Luièce..., op. cit., p. 156.
morts pourrait être supérieure à tout ce 254. De l'Allemagne, op. cit., p. 152.
que l'on peut trouver dans la situation 255. Çf. le témoignage de M.
prototypique de deuil et de mélancolie Oppenheim, qui, se réfère à l'année
telle qu'elle est configurée de manière 1831 in H. H. Houben, Henri Heine...,
exemplaire dans Hamlet » (« La lettre op. cit., pp. 71-72.
volée de Marx », in Futur antérieur, 258. Çf. « La princesse Sabbat » in
« Marx après les marxismes », t II : Romancero, op. cit., p. 263.
« Marx au futur », L'Harmattan, 1997, 257. « Le schalet, c'est l'ambroisie
p. 32). conforme aux rites du vrai Dieu, le pain
239. Allemagne, un conte d'hiver, de délices du paradis, et, comparée à
op. cit., p. 30. un tel régal n'est plus qu'excrément
240. Çf. I Kalinowski, « L'histoire, les du diable cette ambroisie des faux
fantômes... », art. cit., Revue germa- dieux, des dieux païens de la Grèce qui
nique internationale, n° 9,1998, p. 136. n'étaient que diables masqués », ibid.
241. Sur 1b comparaison Ironie alle- 258. Çf. par exemple les descriptions
mande/comédie française, çf. De la récurrentes de l'agneau aux navets de
France, op. cit., p. 340. Teltow, De la France, op. cit., pp. 29
242. Cité in J. Revel, « Retour sur une et 297, ou des « petits anchois en sau-
histoire...», art. cit., Revue germanique mure » {Allemagne, un conte..., op. cit.,
internationale, n° 9.1998, p.25. p. 80).
243. Postface au Romancero, op. cit., 259. Çf. supra, la révolution comme
p. 267. Voir aussi, dans ce même droit de (et à) la vie.
recueil, les poèmes « Seul, dans les 280. Sur la problématique induite
bols » (ibid., p. 177) et « On se revolt », par ce terme, on consultera la
où le poète et sa compagne font figure « Présentation » de M. Espagne et M.
de « deux spectres » galopant parmi les Werner au numéro de la Revue de
morts (ibid., p. 237). synthèse (t. CK. n° 2,1998, pp. 187-
244. Postface au Romancero, op. cit., 194) consacré à ce thème, ainsi que
p. 267. Sur l'allégorie de Merlin, çf. M. Espagne, Les Transferts culturels
supra ch. n, note 6. franco-allemands, Paris, PUF, 1999,
245. Ibid. tout particulièrement pp. 17-49.
248. C'est par cette image que 281. Çf. les belles pages consacrées à
s'achèvent les « Aveux de l'auteur » (De cette triple instance d'interpellation en
l'Allemagne, op. cit., pp. 482-483). si^jet dans les « Mémoires » in Écrits
247. « J'ai veillé, jour et nuit, Dormir, je autobiographiques, op. cit., pp. 94-98.
ne pouvais, comme sous les tentes du 282. De l'Allemagne, op. cit., p. 47.
camp la troupe des amis. [...] Un poste 283. Ibid, p. 450.
est vacant, mes blessures sont béantes, 284. Les Lettres sur l'éducation esthé-
- Un homme tombe - les autres serrent tique de l'humanité ont été écrites entre
les rangs - mais je reste invaincu et mes juin 1794 et octobre 1795 ; les neuf
armes sont Intactes - seul mon cœur est premières (rédigées en septembre et
brisé », « Enfant perdu », Romancero, octobre 1794), les plus explicitement
op. cit., p. 249. politiques, peuvent être lues comme
248. J.-P. Lefebvre, Heine et un commentaire à chaud de la fin du
Hegel..,op. cit., p. 203. régime de la Terreur.
249. Çf. Lutèce..., op. cit., p. Xl-XV et 285. Mentionnons simplement, parmi
notre analyse supra. les épisodes les plus récents, les polé-
250. « Comme un fantôme qui garde un miques, qui ont duré près d'un quart
trésor qu'on lui a confié lorsqu'il était de siècle! (1965-1988), au sujet de
vivant, cette nation égorgée, ce peuple la proposition de donner le nom du
spectre retiré dans ces ghettos obscurs, poète à l'université de sa ville natale,
y conservait la Bible hébraïque », De Dusseldorf. Sur les polémiques autour

437
Philosophie et révolution
de la réception de Heine en Allemagne, de replonger l'univers et l'homme dans
cf. J. A. Kruse, « Bicentenaire de les ténèbres », ibid, p. 110.
Heinrich Heine : réception, gloire et 287. Ibid. p. 102.
polémiques », in J. A. Kruse, La Loreley 288. Dans une note de la seconde édi-
et la liberté..., op. cit., pp. 3-14. tion, la première ayant été détruite par
266. G. Hôhn, Heinrich Heine..., op. cit., la censure, Mme de Staël précise que
p. 14. « je tâchais par cette phrase [sur la
267. De l'Allemagne, op. cit., p. 47. « mer qui baigne les rochers », la fière
268. Testament du 13 novembre 1851, « bannière nationale », etc.] de désigner
in Écrits autobiographiques, op. cit., l'Angleterre; en effet je n'aurais pu
p. 178. parler de la guerre avec enthousiasme,
289. De la France, op. cit., pp. 213-214, sans me la représenter comme celle
et « Fragment sur Waterloo », ln Écrits d'une nation libre et indépendante com-
autobiographiques, op. cit., p. 122. battant pour son indépendance », ibid,
270. De l'Allemagne, op. cit., p. 173. p. 311.
Heine poursuit en opposant le patrio- 289. « Tous les efforts pour esthétiser
tisme à la française, universaliste, et la politique culminent en un seul point.
le patriotisme à l'allemande, rétréci Ce point c'est la guerre », W. Benjamin,
« comme le cuir par la gelée », « L'œuvre d'art... », in Essais 2...,
étroit, hostile à l'idée de citoyenneté op. cit., p. 124.
européenne. 290. Du côté allemand en tout cas. En
271. G. de Staël. De l'Allemagne, France, l'influence de V. Cousin, alors à
Garnier-Flammarion, 1968,1.1 et II. son apogée, a durablement fait obstacle
dorénavant cité comme De l'Allemagne au type de lecture de la philosophie
(St.). allemande proposée par Heine. Çf. M.
272. Comme l'atteste la réaction de Werner, « La réception de Heine en
Sainte-Beuve à la publication de France... », art. cit.
l'ouvrage de Heine : « Henri Heine, De 291. Comme l'ont proposé G. Hôhn,
la France », art repris ln Delà France, (Heinrich Heine..., op. cit., p. 90) et J.-P.
op. cit., pp. 403-404. Lefebvre (Heine et Hegel.., op. cit.,
273. De l'Allemagne, op. cit., p. 43. p. 281).
274. Ibid., p. 430. 292. Cité in A. Vallentin, Henri Heine,
278. Çf. sur ce point M. Werner, « La Paris, Albin Michel. 1956, p. 188.
réception de Heine en France », Cahiers 293. « Notice biographique à l'adresse
d'études germaniques, n° 34,1998, de Philarète Chasles, 15 janvier 1835 »,
pp. 13-14. in Écrits autobiographiques, op. cit.,
276. De l'Allemagne, op. àt., p. 157. p. 159.
277. Ibid, p. 430. 294. Çf. De l'Allemagne, op. cit.,
278. Ibid., p. 157. pp. 48-60.
279. Cf. De l'Allemagne (St) op. cit., 295. Le terme est de Heine lui-même
t. II, p. 303. (ibid, p. 60).
280. Ibid, p. 311. 296. G. Lukacs, Brève histoire..., op. cit.,
281. Ibid, pp. 179-180. pp. 111-112.
282. Ibid, pp. 127-140. Voici quelques 297. De l'Allemagne, op. cit., p. 68.
phrases suggestives : « Kant est bien 298. Ibid, p. 67. C'est Heine qui
loin de considérer cette puissance du souligne.
sentiment comme une Illusion ; il lui 299. Ibid. p. 68.
assigne au contraire le premier rang 300. Ibid. p. 71.
dans la nature humaine », (p. 135) ; 301. Ibid
« Kant qui semblait appelé à conclure 302. Ibid.. p. 69.
toutes les grandes alliances intellec- 303. C'est précisément ce « plébéla-
tuelles, a fait de l'âme un seul foyer où nisme de l'esprit » luthérien, cette
toutes les facultés sont d'accord entre révolte antiaristocratique, qui paraîtra
elles », ibid, p. 139. intolérable à Nietzsche : « la réforme
283. Ibid, p. 200. luthérienne fut dans toute son étendue
284. Ibid, p. 134. la révolte indiquée de la simplicité
288. Ibid, p. 302. contre quelque chose de "nuancé'
286. « [...j ni Locke ni Condlllac n'ont [...] n n'apparaît que trop clairement
connu les dangers des principes de leur ai\jourd'hui combien Luther agissait de
philosophie; mais bientôt ce grain noir, façon néfaste, superficielle, sans dis-
qui se remarquait à peine sur l'horizon cernement en étourdi, dans toutes les
intellectuel, s'est étendu jusqu'au point questions cardinales de la puissance.

438
Notes pages 106 à 113
en homme du peuple surtout, à qui op. cit., p. 52.
faisait défaut toute hérédité d'une caste 312. De l'Allemagne, op. cit., p. 94.
dominante, tout Instinct de puissance » 313. Voir la très forte démonstration
(cf. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. de J.-P. Lefebvre in Heine et Hegel...
P. Klossowskl. Paris, rééd. UGE 10/18, op. cit., pp. 52 sq.
1973, 8 358, p. 370). 314. De l'Allemagne, op. cit., p. 81.
304. Ibid., p. 75. À vrai dire, il s'agit là 315. Ibid., p. 93.
d'un point de relatif accord avec G. de 316. Cette valorisation du moment
Staël, qui caractérise le protestantisme panthéiste par Heine est antérieure au
de « révolution par les idées » et voit tournant opéré par la génération jeune
dans Luther le « caractère le plus alle- hégélienne après 1840, lorsque pan-
mand », qui place le « courage de l'es- théisme et Réforme protestante seront
prit en principe du courage de l'action » plus ou moins assimilés au mysticisme
(De l'Allemagne (St.). op. cit., pp. 243 et à l'égoïsme de la société bourgeoise.
et 244). Heine n'a donc pas tort de voir C'est en ce sens que Marx, reprenant
dans le protestantisme de Mlle de Staël un topos du moment, dénonce le « mys-
un élément d'atténuation de son orien- ticisme logique, panthéiste » de Hegel
tation réactionnaire. (M43, p. 38). Néanmoins, fidèle en cela
305. Voir le parallèle entre la guerre au récit hégélo-heinéen, 11 ne cessera de
des Paysans et la révolution anglaise se réclamer du contenu émancipateur
in ReisebUder. Tableaux de voyage, de la Réforme, notamment dans son
op. cit., pp. 281-283. Introduction de 1844 (cf. infra. chap.
306. De la France, op. cit., p. 122. C'est V). Sur le tournant antipanthéiste de la
exactement la position inverse de celle décennie 1840, cf. W. Breckman, Marx,
de Nietzsche. Pour ce dernier, si Luther the YoungHegelians..., op. cit., passim.
agit ainsi, c'est par ressentiment antia- 317. De l'Allemagne, op. cit., p. 93.
ristocratique. Nietzsche l'accuse d'avoir, 318. Çf. Écrits autobiographiques,
dans sa manie destructrice mue par la op. cit., pp. 137-138.
haine de soi (c'est un « moine raté »), 319. De l'Allemagne, op. cit., p. 107.
« suscité ce qu'il combattait avec tant 320. Ibid., p. 150.
d'intolérance eu égard à l'ordre civil, un 321. Çf. LudwigBôrne.., op. cit., p. 50.
"soulèvement de paysans' ». D'ailleurs 322. De l'Allemagne, op. cit., p. 111.
le titre du paragraphe dont sont extraits 323. Ibid., p. 112.
ses propos est signlflcatlvement intitulé 324. Ibid., pp. 122-123.
« le soulèvement des paysans dans le 325. Ibid., p. 149.
domaine de l'esprit » (cf. F. Nietzsche, 328. Çf. ibid., pp. 138 sq.
Le Gai Savoir, op. cit., 8 358, pp. 369- 327. Ibid., p. 134.
372). Nietzsche établit également la 328. Ibid, p. 194. D ne manque pas
continuité du protestantisme et de la d'intérêt de relever que là où les réac-
Révolution, mais c'est bien sûr pour tionnaires contemporains de Gœthe
rejeter les deux avec dégoût, ibid., voient une trahison des sacro-saintes
g 350, p. 349. valeurs occidentales, la critique contem-
307. De la France, op. cit., p. 122. poraine discerne l'archétype de la
308. De l'Allemagne, op. cit., p. 76. vision « orientaliste », qui construit un
309. Ibid., respectivement p. 176 et Orient mythique et esthétisant conforme
p. 64. à une vision du monde marquée par
310. Heine cite les cas de la conversion le colonialisme. La référence classique
(supposée ou effective) de F. Schlegel, est E. Said, OrientaUsm, New-York,
de Tleck, de Novalis, de Z. Werner, d'A. Vintage, 1979, notamment pp. 154-155
Muller, etc., ibid., p. 175. En fait, Tleck sur Gœthe et son Westôstlicher Diwan.
et Novalis ne se sont pas convertis, 329. Çf. les remarques de J.-P. Lefebvre
se contentant de défendre une image sur le texte des « aveux » de 1855
Idéalisée de la chrétienté médiévale. ln Heine et Hegel.., op. cit., pp. 9 sq.
Çf. le texte de Novalis « Europe ou la Pour rejeter Hegel, le. le point de vue
chrétienté » (in Œuvres complètes, 11, panthéiste et athée, Heine utilise « les
trad. A. Guerne, Paris, Gallimard, 1975, mêmes formules que celles, très hégé-
pp. 307-319), véritable manifeste du liennes, de 1844 », qu'il ne fait que
discours romantique sur la question, « renverser » à sa manière.
dont l'exaltation de l'ordre féodal et la 330. De la France, op. cit., p. 380.
papolâtrie avaient effrayé jusqu'au très 331. C'est la préface à De la France,
réservé Goethe. texte d'une violence de ton « inouïe »
311. J.-P. Lefebvre, Heine et Hegel.., (G. Hôhn) dans sa dénonciation de la

439
Philosophie et révolution
situation allemande, qui représente « Ernst Bloch : l'utopie concrète et le
sans doute le point culminant de cette piège de l'ontologie », pp. 39-56.
critique « gauchiste » de Hegel, De la 351. Ibid p. 125.
France, op. cit., p. 28. 352. Lutèce..., op. cit., p. 356.
332. Lutèce.... op. cit., pp. 369-370. 353. C'est ce que pense notamment
333. De l'Allemagne, op. cit., p. 148. J. P. Lefebvre commentant ce même
334. De la France, op. cit.. p. 380. texte : « c'est dans la mesure où le fan-
335. Ibid., p. 152. tasme est une des formes de manifesta-
336.Ibid. p. 141. tion de l'esprit du temps que Mlchelet,
331. Ibid. p. 152. malgré tout, écrit l'histoire historique :
338. Ibid. c'est la ruse de l'historiographie »,
339. Ibid, p. 154. Heine et Hegel.., op.cit., p. 121.
340. Heine aime volontiers ironiser sur 354. Déjà chez Novalis, la nuit unit désir
le caractère purement spéculatif, voire et mort, plaisir et pulsion de mort Çf.
chimérique, de l'ftme allemande. Çf. par par exemple les célèbres vers de « Désir
exemple, Allemagne, un conte d'hiver..., de nuit » (Sehnsucht nach dem Tod) in
op. cit., pp. 33-34. Œuvres complètes, op. cit., L I, p. 267.
341. « L'Ineffable, la sainte, la mysté- 355. De l'Allemagne, op. cit., p. 141.
rieuse Nuit/c'est l'éternité », Novalis, 358. « Nous ne les oublierons pas, et
Œuvres complètes, op. cit., 1.1, p. 253. quelques-uns d'entre nous les feront
En écho, Tristan réplique : « dans le chanter aux petits-fils qui ne sont pas
vain rêve du jour il n'a plus qu'un encore nés ; mais beaucoup d'entre
unique désir, le désir de la nuit sacrée nous auront alors pourri, soit dans les
où seul vrai de toute éternité le délice cachots de l'Allemagne, soit dans les
de l'amour lui sourit » (R. Wagner, mansardes de l'exil ». ibid, p. 142.
TYistan et Yseult, acte II, scène 2). 357. Comme le souligne G. Lukacs.
342. De la France, op. cit., p. 379. Brève histoire..., op. cit., pp. 102-103.
343. Ibid 358. Chronique du 16 juin 1832 in De la
344. Ibid pp. 379-380. France, op. cit., p. 163.
345. De l'Allemagne, p. 111 - je 359. Ibid., pp. 164-165.
souligne. 360. « C'est seulement à cette époque et
346. Ibid, pp. 153-154. pendant les journées de Hambach que
347. E. Bloch, Le Principe Espérance, le bouleversement général aurait pu
Paris, Gallimard, 1976,1.1, notamment être tenté en Allemagne avec quelque
g 14 « La distinction fondamentale espoir de succès », Ludwig Bôrne...,
entre les rêves éveillés et les rêves op. cit., p. 85.
nocturnes - la réalisation dissimulée de 361. Çf. ibid., op. cit.. p. 91.
souhaits anciens dans le rêve nocturne, 362. Ibid, p. 93.
la fabulation et l'anticipation dans les 363. Ibid, p. 91.
rêves éveillés », p. 99 et passim. 364. De la France, op. cit., p. 380.
348. Ibid., p. 111. 365. De l'Allemagne, op. cit., p. 152.
349. Ibid. p. 118. 366. Ibid, pp. 152-153.
350. Ibid, p. 120. Toutefois, dans sa 387. Écrits autobiographiques, op. cit.,
volonté de se démarquer tant de la p. 137.
théorie freudienne (qui relativise radi- 368. J.-P. Lefebvre, Heine et Hegel...,
calement la souveraineté du Mol), que op. cit., p. 275.
de la valorisation romantique du monde 369. Lettre du 1" mars 1832 citée par
onirique Intérieur de la Nuit, Bloch éla- P. Grappin ln De l'Allemagne, op. cit.,
bore une notion de rêve éveillé dépouil- pp. 506-507, note 37.
lée de toute ambivalence et de toute 370. Ibid, p. 154.
réversibilité interne, en d'autre terme, 371. Ibid, p. 153.
une notion de rêve elle-même onirique. 372. Ibid., p. 155.
En réalité, Bloch a besoin d'un tel 373. Ludwig Borne..., op. cit., p. 108.
concept unilatéralement valorisant du 374. Allemagne, un conte d'hiver,
rêve pour pouvoir l'insérer pleinement op. cit., pp. 8-9.
dans un déploiement du Sujet et du 375. Lettres d'Helgoland ln Ludwig
monde finalisé par une dialectique de Borne..., op. cit., p. 60.
l'essence et une téléologie de la matière 376. Cf. « Les tisserands Siléslens »
d'Inspiration aristotélicienne (çf. ibid, In Nouveaux Poèmes, op. dt., p. 260.
p. 249 et passim). Çf. les remarques Publié en juillet 1844 dans le Vorwàrts,
critiques de J.-M. Vincent in Critique alors que débute dans ce même journal
du travail, Paris, PUF, 1987, chap. n, la polémique entre Ruge et Marx sur

440
Notes pages 106 à 113
le rapport entre révolution politique et 10. Ibid, p. 65.
révolution sociale, ce poème a été très 11. Çf. Prolégomènes..., op. cit., p. 104.
largement diffusé, y compris sous forme Sur la portée de ce retour à Fichte cf.
de feuillets clandestins, et deviendra un l'étude classique de G. Lukacs, « Moses
texte fondateur du mouvement ouvrier Hess and the Problems of Idealist
allemand. Dans une lettre de Londres Dlalectics », in G. Lukacs. PoUtical
du 11 juillet 1847, K. M. Kertbeny Writings (1919-1929), Londres, NLB,
écrivit à Heine que tous les vendredis, 1972, pp. 181-233.
l'Association communiste allemande 12. Pour reprendre l'expression de G.
du West End le lisait comme « prière Lukacs.
d'entrée » (cité in J.-C. Hausschild, 13. Sur le primat hégélien du présent
M. Werner, Heinrich Heine..., op. cit., çf. les remarques de L. Althusser in L.
p. 411). Althusser et alii, Lire le Capital, 1.1,
377. Ibid. Paris, Maspero, 1968, p. 115 et pas-
sim. Curieusement, Althusser rejoint
Chapitre m . Hess de façon quasiment littérale les jeunes
1. Sur la traduction, plus particulière- hégéliens en affirmant que « la caté-
ment celle des énoncés révolutionnaires gorie ontologique du présent interdit
français dans la langue philosophique [chez Hegel] toute anticipation du temps
allemande, cf. les remarques d'Engels historique, toute anticipation consciente
in SF pp. 15-24 et le commentaire de J. du développement à venir du concept,
Guilhaumou « Le jeune Marx et le lan- tout savoir portant sur le futur » (ibid,
gage jacobin (1843-1846) » in L. Calvié p. 118).
(dir.). Révolutions françaises et pensée 14. G. W. F. Hegel. Phénoménologie de
allemande, Grenoble, Ellug, 1989, l'Esprit, 1.1, op. cit., pp. 39-40.
pp. 105-122. 15. C'est assurément à la lumière de
2. Élevé dans la tradition de l'exégèse cette conception hégélienne du pré-
talmudique, Hess n'a jamais fréquenté sent qu'il convient de lire cette phrase
l'école allemande. Son allemand est du Manifeste communiste : « Dans la
incertain jusqu'à l'Age de vingt ans, sa société bourgeoise, le passé domine le
langue maternelle le yiddish. présent; dans la société communiste
3. Mais, autant que celle du savant juif c'est le présent qui domine le passé »,
éclairé, dont lui-même fournit sans MPC. p. 73.
doute le modèle, Mendelssohn désigne 16. Çf. Phénoménologie..., op. cit.,
par ce terme la pratique commerciale, p. 12. Hegel mentionne les exemples
celle-là même que Marx et Hess qua- de la naissance, du lever de soleil (i.e.
lifieront de « pratique juive sordide » la Révolution française), et de la crois-
et qui représentera à leurs yeux le sance du chêne.
summum de la déchéance des juifs et 17. Le premier ouvrage de Hess, dans
de leur participation à l'aliénation de lequel il développe sa critique de la
la société bourgeoise et chrétienne. Çf. philosophie hégélienne de l'histoire,
M. Mendelssohn, « Du salut des juifs » L'Histoire sacrée de l'humanité par un
in G. Raulet (dir.), Aujklàrung. Les disciple de Spinoza, paraît en 1837, soit
Lumières allemandes, Paris, Garnier- un an avant les Prolégomènes à l'histo-
Flammarlon, 1995, pp. 159-163. riosophie de Cleszkowski.
4. « Les juifs sont le ferment de l'hu- 18. La Diarchie..., op. cit., p. 81.
manité occidentale, appelés depuis 19. La dimension prophétique qui sous-
le commencement à lui Imprimer tend le propos hesslen semble toutefois
la caractéristique du mouvement », avoir échappé à Lukacs.
Moses Hess, Berlin, Paris, Londres, La 20. La Diarchie..., op. cit., p. 77.
Triarchie européenne, trad. M. Espagne, 21. Çf. ibid. pp. 82-83.
Tusson (Charente), Du Lérot, 1988, 22. Ibid, p. 89.
pp. 178-179. 23. « La frontière la plus spécifique
5. Leçons..., op. cit., pp. 150-152. entre le passé et l'avenir est cependant
6. Ibid., p. 126. constituée par la Révolution française »,
7. Ibid., p. 72. Cf. A. von Cleszkowski. ibid, pp. 146-147.
Prolégomènes à l'historiosophie, Paris, 24. « L'Europe telle qu'elle se présente
Champ libre, trad. M. Jacob, 1973, déjà en nous en germe est l'accomplis-
p. 15. sement concret de l'idée chrétienne,
8. La Diarchie..., op. cit., p. 62. le royaume de Dieu va être réalisé sur
9. Ibid, pp. 74-75. terre jusqu'à son moment en appa-
rence le plus extérieur. D n'y manquera

441
Philosophie et révolution
même pas les fastes de la "Nouvelle qui fonde conceptuellement, aux yeux
Jérusalem" [...] On ne s'est pas encore de Hess, le principe nouveau dont ce
habitué Jusqu'à présent à voir l'Europe pays est le porteur, Saint-Simon (çf.
comme un tout, comme un organisme, Saint-Simon, La pensée politique de
- et pourtant rien n'est plus Important, Saint-Simon, textes choisis par G.
plus utile selon nous que cette manière Ionescu, Paris, Aubier-Montaigne, 1979,
de voir », ibid., p. 116. pp. 97 sq. et 117 sq.). Lequel place
25. Ibid, p. 115. cette alliance franco-anglaise au centre
26. Les épigones semblent parfois vou- d'une Réorganisation de la Société
loir en rajouter à l'eurocentrisme du européenne (titre de son ouvrage paru
Maître, mais peut-être ne font-ils, par en 1814), projet qui inclut également
leur naïveté, que le révéler. Voir par l'Allemagne que Saint-Simon considère
exemple l'éloge brutal de la colonisa- comme également menacée par une
tion par Cieszkowsld comme moyen révolution, à moins que la réorganisa-
de promotion spirituel du colonisé et tion européenne ne porte ses fruits à
de purification morale du colonisateur temps (cf. ibid.. pp. 88-104).
(Cieszkowsld, Prolégomènes..., op. cit., 38. La THarchie..., op. cit.,, p. 98.
pp. 32 sq.). 39. Ibid., p. 157.
21. Çf. La Diarchie..., op. cit., p. 93, qui 40. « À peine avons-nous commencé à
reprend les grands thèmes des Leçons agir de façon autonome que déjà nous
sur la philosophie de l'histoire. Hess ne prenons peur devant l'esprit qui nous
s'en écarte, nous l'avons vu, qu'en ce anime », ibid.
qui concerne le rôle attribué au peuple 41. Ibid., p. 157.
juif. 42. Tout fidèle lecteur de Heine qu'il
28. Le journal de Hess, à la date du I" soit, Hess se montre plutôt favorable
janvier 1836, évoque la lecture de Zur à son adversaire, jugeant que « Heine
Geschichte der Religion und Philosophie se répand récemment en invectives
in Deutschland, qui forme la première Indignes contre Bôrne » alors que,
partie du recueil De l'Allemagne (cité in sur un ton plus neutre, il se réfère
G. Bensussan, Moses Hess, la philoso- aux « invectives » de Gutzkow à son
phie, le socialisme (1836-1845), Paris, encontre, ibid., p. 150.
PUF, 1985, p. 46). L'ouvrage est cité 43. La THarchie..., op. dt., p. 71.
dans la THarchie (op. cit. p. 81) lorsqu'il 44. Sur cet épisode çf. A. Cornu, Karl
s'agit de souligner le caractère contra- Marx et Friedrich Engels - leur vie, leur
dictoire de l'entreprise de Hegel. œuvre. Paris, PUF, 1958, t. II, pp. 6-7.
29. Ibid, p. 95. 45. Réitérant l'ambivalence du mot
30. Ibid, pp. 146-147. d'ordre « terminer la révolution »,
31. Ibid, p. 88. Il s'agit bien sûr d'un Saint-Simon présente la « cause indus-
Spinoza passé par le filtre de la « que- trielle » tantôt comme un retour au
relle du panthéisme », de Heine et de « but réel, à la vérité, de la révolution »
Hegel. En témoigne par exemple l'inter- (d'où la portée de l'expression « révolu-
prétation donnée par Cieszkowski de la tion industrielle » dont 11 est l'auteur),
thèse spinozienne du parallélisme en but que les métaphysiciens et les
termes de rapport spéculaire (« tout se légistes qui l'ont dirigée ont recouvert
reflète dans tout ») entre microcosme de leurs spéculations juridico-politiques,
et macrocosme (cf. Prolégomènes..., expression de leur insatiable appétit
op. cit., pp. 46-47). de pouvoir, tantôt, quelques lignes plus
32. « Seule la mystique achevée est loin, comme entièrement disjointe des
spéculation. Le premier esprit vraiment « Intérêts de la révolution », quels qu'ils
spéculatif, le mystique achevé, c'est soient, et surtout de leur contenu poli-
Spinoza », La Triarchie..., op. cit., p. 90. tique (antlmonarchique), à l'exception
33. Encyclopédie, add. au 8 151, trad. d'une commune opposition au rétablis-
Bourgeois, Paris, Vrïn, 1970, p. 584. sement de la grande propriété foncière
34. La Triarchie..., op. cit., p. 148. (la Pensée politique..., op. dt., p. 173).
38. Ibid, p. 150. 48. Çf. ibid, pp. 110-111. Çf. également
36. Ibid, pp. 155-156. On aura relevé l'extrait des Lettres d'un habitant de
le glissement, très caractéristique de la Genève sur la nécessit^possibillté de
vision hégélienne, entre les termes de mettre fin à la crise ouverte par la révo-
« réforme » et de « révolution » dans le lution de 1789, ibid., p. 79.
cas de la Réforme allemande. 47. Dans le Catéchisme des industriels,
37. Cette idée d'une alliance avec à la question de « préciser le carac-
l'Angleterre était déjà chère à celui tère de l'état présent des choses en

442
Notes pages 179 à 193
politique », Saint-Simon répond par la 85. Ibid., p. 187.
seule phrase suivante : « Voici, en deux 88. La THarchie..., op. cit., p. 185.
mots, le résumé de ce que vous deman- 87. Ibid.
dez : L'époque actuelle est une époque 68. Çf.. à titre simplement Indicatif, G.
de transition » (ibid., p. 199). Deleuze, Spinoza et le problème de l'ex-
48. H. Durkheim a bien situé cette ligne pression, Paris, Minuit, 1968, pp. 268-
de continuité entre le fondateur de la 281, notamment la note 6 de la p. 270,
pensée du social et le courant socialiste E. Balibar, Spinoza et la politique, PUF,
(cf. Le Socialisme, Paris, PUF, 1992, 1985, pp. 35-62 et « Spinoza, l'anti-
p. 222). C'est en se plaçant dans cette Orwell », art. repris in La Crainte des
tradition que Durkheim propose sa masses. Politique et philosophie avant
célèbre définition du socialisme non pas et après Marx, Paris, Galilée, 1997,
en tant que transformation des rapports pp. 57-99, A. Matheron, Le Christ et
de propriété, a fortiori des rapports de le salut des ignorants chez Spinoza,
production, mais en termes de réorga- Paris, Aubier-Montaigne, 1971, pp. 144
nisation consciente (et unificatrice) de sq., A. Tosel, Spinoza ou le crépuscule
l'économie, et, partant, de l'ensemble de la servitude, Paris, Aubier, 1984,
de la « société » (ibid., p. 49). pp. 245-257.
49. La Pensée politique..., op. cit., 89. C'est le « christianisme pratique »,
p. 178. que d'aucuns taxent d'« indifférentisme
50. Çf. M. Espagne, « Le saint-simo- religieux » (La THarchie..., op. cit.,
nisme est-il jeune-hégélien?», in J.-R. p. 185). Sans entrer en conflit avec les
Derré, Regards sur le saint-simo- confessions existantes, l'État doit assurer
nisme..., op. cit., pp. 45-71. sa promotion non par des professions de
51. La THarchie..., op. cit., p. 217. foi mais par une pédagogie insérée dans
52. Ibid., p. 230. l'institution scolaire (ibid., p. 206).
53. Ibid., p. 232. 70. Ibid., p. 184.
54. Ibid., p. 216. 71. J'adopte dans ce qui suit l'interpré-
55. Ibid., p. 233. Certains débats sont tation dialectique et gramsclenne d'A.
décidément moins récents qu'Us n'en Tosel (çf. Spinoza ou le crépuscule de la
ont l'air ! servitude, op. cit., pp. 233 sq.) car elle
58. « La liberté suprême n'est [...] convient le mieux à mon propos.
pensable que dans l'ordre suprême, de 72. Çf. Traité théologico-politique, trad.
même qu'inversement l'ordre suprême C. Appuhn, Paris, Garnler-Flammarion,
ne peut subsister que de concert avec la 1965, p. 313.
liberté suprême. Car la liberté, comme 73. « (...] la révolution, même si elle a
nous l'avons déjà démontré une fois pour but d'élever le pouvoir suprême
dans cet ouvrage, c'est l'autonomie. au niveau qui lui convient, ne peut par-
L'être autonome est celui qui veut obéir venir à ses fins qu'en courant le grave
à sa propre loi, et puisque l'amour est danger d'une suspension momentanée
aussi bien intellectuel qu'actif, la loi du pouvoir d'État », La Triarchie...,
suprême de l'humanité est aussi la loi op. cit., p. 183.
de chacun de ses membres individuels, 74. Comme le relève A. Cornu, « le but
la liberté et l'ordre, pour peu que l'hu- final de l'Histoire restait, à vrai dire,
manité obéisse à cette loi de l'amour, chez Hess comme chez les jeunes-hégé-
n'entreront jamais pour elle en conflit », liens, la transformation de l'État; mais
ibid., pp. 236-237. par État il entendait moins l'organisa-
57. Cité in D. Dammame, article tion politique que l'organisation sociale
« Saint-Simon », in F. Chfttelet et alli. d'un pays. Il concevait l'État comme
Dictionnaire des œuvres politiques, une sorte d'Église supérieure, destinée
Paris, PUF, 1986, p. 733. à servir de lien spirituel et matériel
58. La THarchie..., op. cit., p. 237. entre les hommes [...] », in A. Cornu,
59. « Là où il s'agit de se battre pour Moses Hess et la gauche hégélienne,
l'idée d'humanité, le peuple anglais Paris, PUF. 1934, p. 40.
est aujourd'hui au premier rang des 75. La THarchie..., op. cit., p. 62.
luttes », ibid., p. 118. 76. Ibid, p. 67.
80. L'expression est de G. Bensussan, 77. Ibid., p. 245.
Moses Hess..., op. cit., p. 18. 78. Ibid.
81. La THarchie..., op. cit., p. 168. 79. Ibid
82. Ibid., p. 169. 80. Sur Schiller, cf. supra chap. i, i. 2,
83. Ibid., pp. 140-141. La Politique entre fondation et salto
84. Ibid., p. 143. mortale.

443
Philosophie et révolution
81. La THarchie..., op. cit., p. 59. philosophiques, trad. L. Althusser, Paris,
82. Ibid PUF, 1958, p. 13.
83. Ibid.. p. 212. 108. Ibid, p. 209.
84. Sur ce point voir la belle démons- 107. PA. pp. 184-5.
tration de G. Bensussan (Moses Hess..., 108. « Ce n'est que par la liberté abso-
op. cit.. passim), qui s'arrête malheu- lue - non seulement du travail au sens
reusement devant les conséquences étroit et borné, mais aussi de tous les
proprement politiques de la démarche penchants et activités de l'homme en
hessienne (qui constituent en fait ses général - qu'est possible l'égalité abso-
véritables présupposés). lue, ou plutôt la communauté de tous
85. La THarchie..., op. cit., pp. 244-245. les biens concevables, et Inversement
88. Cité in A. Cornu, Moses Hess..., la liberté n'est pensable que dans cette
op. cit., p. 46. communauté », SC, p. 167.
87. La THarchie..., op. cit., pp. 242-243. 108. PA, p. 197.
88. Ibid. p. 200. 110. Comme le note à juste titre G.
89. Nous sommes donc en désaccord Bensussan, au cours de cette période
avec G. Bensussan, qui attribue l'ambi- (qui pivote autour de la décisive année
valence à une simple « astuce destinée 1843), le « chemin théorique [de Hess]
à endormir la vigilance du censeur » croise en ce point précis U'Airfhebung
(MosesHess..., op. cit., p. 34). de la philosophie] ceux d'Engels et de
90. C'est là la limite de la critique lukac- Marx », Moses Hess..., op. cit., p. 91.
sienne, du moins en ce qui concerne 111. Ceux que Hess qualifie de « ratio-
le Hess d'avant la « radlcalisation » de nalistes hégéliens » (ou de « rationa-
1843. listes politiques ») « ne sont libéraux
91. La THarchie..., op. cit., p. 191. que dans une sphère qui n'a pas de
92. Ibid, p. 210. réalité, qui ne peut en avoir. [...] Dès
93. Ibid, p. 211. lors qu'il faut redescendre à la réalité
94. Çf. ibid, p. 209. de la vie, [les politiciens rationalistes]
95. Ibid, p. 232. deviennent réactionnaires [...] ce qu'ils
98. Ibid veulent, c'est leur "État rationnel", et
97. Nos remarques porteront sur : comme celui-ci est une fiction, ils ne
« Socialisme et communisme » (doréna- souhaitent en réalité aucune espèce de
vant SC) in G. Bensussan, Moses Hess..., principe libéral », SC. pp. 170-171. Çf.
op. cit., pp. 153-172, « La philosophie également PA, pp. 187 sq.
de l'action » (PA). ibid, pp. 173-197, Ut. Ibid.
« Les derniers philosophes » (DP), ibid, 113. C'est en effet au nom d'un
pp. 198-216, « L'essence de l'argent » athéisme rigoureux que B. Bauer refuse
(EA) in E. de Fontenay, Les Figures que l'égalité des droits soit accordée
juives de Marx, Paris, Galilée, 1973, aux « Juifs en tant que Juifs », tant
pp. 101-148 et « Le catéchisme commu- qu'ils demeurent repliés sur leur par-
niste [Questions et réponses] » (CC) in ticularité religieuse et communautaire.
J. Grandjonc, Marx et les communistes Plus même : Bauer considère que, du
allemands à Paris. Varw&rts, 1844, fait de « leur attachement à leur loi, à
Paris, Maspero, 1974, pp. 187-199. leur langue, à toute leur essence », les
98. IA. p. 13. juifs sont « responsables de l'oppression
99. PA, p. 155. qu'ils ont subie », que la permanence
100. DP, p. 201. de cette « essence » (dont Bauer scrute
101. PA, p. 180. longuement l'origine dans les textes
102. SC, p. 169. sacrés) les a coupés du mouvement
103. DP, p. 208. de l'histoire et séparés des efforts des
104. « Dans la vie aliénée du corps « peuples historiques » en faveur de
social, dans l'argent, le monde mer- l'émancipation. Ce n'est qu'à condi-
cantile jouit de sa vie propre aliénée. tion de sacrifier leur « essence », leur
La soif d'argent du monde mercantile, « nationalité chimérique et apatride »,
c'est la soif de sang du monde animal », en devenant athées de concert avec
ibid, p. 208. les chrétiens qu'ils peuvent prétendre
105. « Sans doute l'homme est la vérité « prendre part aux véritables affaires
de l'animal; mais est-ce que la vie de du peuple et de l'État, sincèrement et
la nature, est-ce que la vie même de sans réserves secrètes » (cf. B. Bauer,
l'homme serait une vie parfaite si les La question juive in K. Marx, QJ, notam-
hommes n'avalent pas d'existence indé- ment pp. 64 sq. et pp. 130 s?). Comme
pendante ? », L. Feuerbach, Manifestes quoi, la « critique » qui se veut la plus

444
Notes pages 193 à 214
sulfureuse et la plus radicale possible la politique de « Juste Milieu » de la
peut parfaitement servir à recycler les monarchie de Juillet (La Question juive,
stéréotypes les plus éculés du très tra- op. cit., pp. 136 sq), sa défense de la
ditionnel discours antisémite. Hess peut « théorie cruelle et inventive en cruau-
à bon droit affirmer que « les jeunes tés », qui « pousse tout à l'extrême et
hégéliens, bien que cela puisse paraître à ses extrémités », à l'encontre de la
paradoxal, sont dans la conscience force cicatrisante et émolliente de la
théologique jusqu'au cou » (PA, p. 187). « vie ordinaire » (ibid., pp. 133-134), sa
114. DP, p. 203. stigmatisation de la « troupe de média-
115. SC. p. 154. teurs » qui prétendent représenter le
116. PA, p. 187. peuple dans le cadre de l'État chrétien
117. DP. p. 202. (ibid p. 124), etc.
118. PA, p. 190. 139. SC, p. 154.
119. SC, p. 164. 140. PA, pp. 196-197 - je souligne.
120. DP. p. 203. 141. Çf. supra chapitre i.
121. PA, p. 181. 142. C'est la raison pour laquelle 11 nous
122. SC. p. 167. est impossible de considérer, à l'instar
123. PA, p. 195. de G. Bensussan, que les articles de
124. DP. p. 203. 1842-43 contiennent « l'esquisse d'une
125. « [...] quel est justement le thème, stratégie », dont cependant « ni les
le cœur de ce livre [L'Essence du chris- eqjeux, ni les objectifs, ni les moyens »
tianisme]? Uniquement et purement ne sont définis, ce qui fait quand même
la suppression de la scission en un beaucoup de lacunes pour une stra-
moi essentiel et un moi inessentiel - la tégie, même à l'état d'esquisse... (çf.
divinisation, c'est-à-dire la position, la Moses Hess..., op. cit., p. 94).
reconnaissance de l'homme total, de la 143. Manifestation exemplaire des
tête aux pieds », Manifestes..., op. cit., pièges du mauvais infini selon Adorno,
p. 224. çf. T. W. Adorno, Essai sur Wagner,
126. Feuerbach lui répond dans l'extrait Paris, Gallimard, 1966, p. 73.
de « L'Essence du christianisme » 144. PA, p. 192.
dans son rapport à « L'Unique et sa 148. Ibid
propriété » que nous avons cité dans la 146. Ibid, p. 193.
note précédente. 147. EA. p. 119.
127. DP. p. 203. 148. Ibid
128. Manifestes..., op. cit., pp. 15-16. 149. EA. p. 146.
129. PA, p. 173. 150. EA, p. 115.
130. « L'activité [...], en un mot, est pro- 151. CC, p. 188.
duction de sol - dont l'esprit ne connaît 152. « Ce qui est vrai des corps des
la loi que par sa propre autoproduc- organismes petits l'est aussi de ceux
tion », PA, p. 175. des grands, et l'est aussi bien des corps
131. Çf. VA. pp. 195-196. inconscients dits physiques que des
132. C'est cette dimension ontologique corps conscients dits sociaux », EA,
du « social » que Cornu occulte dans p. 115. On retrouve là un grand thème
son appréciation de la pensée hes- de la philosophie idéaliste, qui s'enra-
sienne, ce qui le conduit à la fols à la cine dans les récits cosmogoniques et
surestimer (lorsqu'il fait de Hess un les visions mystiques, le principe d'ho-
prédécesseur de Marx dans la décou- méomérie du tout naturel/social.
verte du social; çf. Moses Hess..., 153. EA. p. 116.
op. cit., pp. 2 et 108) et à la dévaluer 154. EA, p. 115.
lorsqu'il oppose (ibid., pp. 91 et 103) 155. EA, p. 117 - je souligne.
de manière simple « solution morale », 156. G. Bensussan, op. cit., p. 114.
ou « utoplque » (de Hess), et « solution 157. EA, p. 148.
sociale » (de Marx), négligeant ainsi la 158. CC, p. 195.
portée intrinsèquement normative, et 159. CC. p. 195.
métaphysique, du concept de « social ». 160. CC. p. 195 - je souligne.
133. SC, p. 163. 161. Selon Feuerbach, l'amour seul
134. Cf. supra chap. n, 4, « la politique permet de dépasser la finitude de
du nom ». l'existence humaine (Manifestes...,
135. SC, p. 163. op. cit., p. 179). D n'est d'autre « tran-
136. SC, p. 165. sition pratique et organique » entre
137. SC, p. 166. l'objet et le si\jet, entre le sujet et son
138. Çf. les diatribes de B. Bauer contre essence générique, entre l'Individu

445
Philosophie et révolution
et la communauté, que l'amour selon Lassale, figure fondatrice pour le mou-
Feuerbach, c'est-à-dire l'amour chré- vement ouvrier allemand.
tien « pris au mot » (ibid., p. 234). Et 173. HV, p. 104. Vu le contexte (impor-
c'est parce qu'« 11 transpose dans la tance de la question religieuse), les
communauté seulement l'essence de dates retenues vont des premiers
l'homme [que] Feuerbach est homme textes de Feuerbach dans les Hallische
communautaire, communiste » (ibid., Jahrbucher (Contribution à la critique
p. 237). de la philosophie de Hegel, 1839) au
162. CC, p. 199. En faisant de l'amour la tournant lié à la fin du rôle prépondé-
« véritable preuve ontologique de l'exis- rant de Weitllng et à l'impact croissant
tence d'un objet à l'extérieur de notre de sa propre intervention (et à celle
tête » (Manifestes.... op. cit., p. 180), d'Engels) au sein de la Ligue, qu'il
l'infinité en acte (çf. note précédente), situe à la fin de cette année 1846 (ibid,
Feuerbach ne dit pas autre chose. p. 105).
163. EA, p. 120. 174. Sans adhérer à la Ligue des
164. CC, p. 196. justes, 11 se lie d'amitié avec deux de
165. « La philosophie prend la place de ses dirigeants, Ewerbeck et Maurer (G.
la religion; c'est justement pourquoi Bensussan, op. cit., p. 75), ce qui n'est
c'est une philosophie entièrement diffé- certainement pas étranger à l'évolution
rente qui prend la place de l'ancienne de ces derniers dans le sens d'une rup-
[...]. Pour remplacer la religion, la phi- ture progressive de la Ligue avec Cabet
losophie doit devenir religion en tant et Weltling et du rapprochement avec
que philosophie, elle doit introduire le groupe du Vorwàrts (J. Granctyonc,
en elle-même, en termes qui lui soient Marx..., op. cit., p. 62). Quand A.
propres, ce qui constitue l'essence de Ruge, l'une des figures de proue du
la religion et fait l'avantage de la reli- mouvement démocratique allemand,
gion sur la philosophie », L. Feuerbach, vient à Paris (août 1843), c'est Hess
Manifestes..., op. cit., p. 99. qui le guide dans les milieux du socia-
166. L. Althusser, « Sur Feuerbach », in lisme français et lui fait connaître F.
Écrits philosophiques et politiques, t. II, Tristan, V. Considérant, Cabet, Dezamy,
Paris, Stock/IMEC, 1995, pp. 241-242. Lamennais, L. Blanc (M. Espagne, cit.,
167. Contrairement à ce qu'affirme p. 30). En 1844, son nom est cité par le
G. Bensussan, pour qui « révolution mouchard de la police, à côté de celui
et amour Intellectuel ont partie liée de Marx, parmi les « intrigants » qui
et la subordination de l'une à l'autre prennent régulièrement la parole au
est toujours conditionnelle et réver- cours des réunions dominicales des
sible » (MosesHess..., op. cit., p. 39). ouvriers allemands à Paris, devant
Bensussan fait en effet de l'amour Intel- la barrière du Trône (B. Andréas,
lectuel une anticipation de la politique « Introduction » in Documents constitu-
de l'avenir post-historique, auquel la tifs de la Ligue des communistes (1847),
révolution ouvre la voie. Mais, avant présentés et rassemblés par B. Andréas,
même d'être post-historique, cet avenir traduction, notes et documentation par
est, pour Hess et pour toute la pensée J. Gran^jonc, Paris, Aubier Montaigne,
du « social », post-politique. 1972, p. 23). En 1847, on le retrouve
168. LF. pp. 27-29. président de la Société ouvrière alle-
166. EA, p. 120. mande de Bruxelles, créée par la Ligue
170. « Nous achetons perpétuellement des communistes, et qui fut à l'initia-
notre existence Individuelle au préju- tive de la fondation de l'Association
dice de notre liberté. Et bien entendu, démocratique pour l'union de tous les
ce n'est pas seulement nous, prolé- pays. Outre Hess, on trouve parmi
taires, mais également nous, capita- les membres fondateurs, K. Marx,
listes, qui sommes ces misérables qui se F. Engels. W. Wolf, G. Weerth, les diri-
sucent le sang et se consomment eux- geants de la révolution belge Mellinet et
mêmes. Tous, tant que nous sommes, Jottrand, etc. (F. Mehring, Karl Marx...,
nous ne pouvons manifester librement op. cit., pp. 171 sq).
notre vie, ni créer, ni agir les uns pour 175. A. Cornu, Moses Hess..., op. cit.,
les autres », EA, p. 124. p. 65.
171. Çf. MPC, pp. 95-105. 176. La formule est de A. Cornu, ibid.,
172. Comme l'affirme, par exemple, p. 87.
Lukacs, qui saisit pourtant de manière 177. Çf. J. Grandjonc, Marx...,op. cit.,
profonde les liens entre le socialisme p. 73.
antipolitique de Hess et celui de 178. Essentiellement sur la foi du texte

446
Notes pages 214 à 222
d'Engels Contribution à l'histoire de préindustrielles de travail dépendant
la Ligue des communistes (in 0 4, (de type artisanal ou manufacturier).
pp. 1105-1122), daté de 1885, et qui 188. Réponse à la première question
entendait combler un vide de réfé- des Principes « Qu'est-ce que le com-
rences sur une « période atjourd'hui munisme? », PC, p. 191.
[à cette date là] presque oubliée » 187. « Les communistes [...] savent
(Contribution.... cit., p. 1105). trop qu'on ne fait pas les révolutions à
179. Tel est l'enjeu de la rectification volonté, de propos délibéré, mais que
rendue possible grâce à la publication partout et de tout temps, elles sont la
des documents constitutifs de la Ligue conséquence nécessaire de circons-
des communistes par B. Andréas en tances absolument indépendantes de la
1969 (édition française : Documents directions de partis, séparément, et de
constitutifs..., op. cit.). classes tout entières », PC, pp. 215-217
180. Les six premières questions- - j e souligne.
réponses du projet de profession de foi 188. Cf. PC. questions 16 à 19 et 24
illustrent assez bien la doctrine établie à 25, pp. 215-223 et 231-237 où sont
de la Ligue. Voir, à titre indicatif, la abordés les problèmes des objectifs
sixième : « Comment voulez-vous pré- transitoires, des alliances, du pro-
parer votre communauté des biens? Par gramme, du lieu et du moment de la
l'instruction (Aitfklànmg) et l'union du révolution.
prolétariat », ibid., pp. 125-127. 189. « Toutes ces circonstances contri-
181. À vrai dire, le projet de profession buèrent à la transformation tranquille
de foi, texte de compromis devant ser- qui s'accomplissait au sein de la Ligue
vir de base à une discussion, évite de et notamment parmi les dirigeants de
trancher sur ces points. À partir de la Londres », Contribution..., cit., p. 1113.
septième question, la patte d'Engels D ne s'agit pas d'une formulation iso-
devient plus sensible et nombre de for- lée : l'ensemble du récit engelslen tend
mulations anticipent largement sur les à accréditer l'idée d'une victoire facile
futurs Principes du communisme. et quasi naturelle de ses conceptions
182. « C'est encore ce catéchisme de et de celles de Marx sur celles de leurs
1844, ou un texte proche que Moses adversaires.
Hess, au cours de l'été 1847, fit adopter 190. C'est pourtant ce qu'affirme G.
par les sections parisiennes de la Ligue Bensussan à propos de M. Hess, repro-
des communistes lors de la discussion duisant sur ce point les conceptions
du "Projet de profession de foi commu- essentialistes d'Althusser, mais aussi, à
niste" proposé en juin par le congrès partir de présupposés diamétralement
constitutif de la nouvelle Ligue, ce qui opposés, de G. Lukacs.
amena Engels à rédiger un contre-pro-
jet, connu sous le nom de "Principes du Chapitre IV. Engels
communisme* et qui fut l'avant-der- 1. Comme le précise le g 189 des
nière phase préparatoire à la rédaction Principes de la philosophie du droit.
du Manifeste », J. Granctyonc, Marx..., Principes..., op. cit., pp. 223-224.
op. cit., p. 74.
2.M44, pp. 132-133.
183. Cf. J. Bruhat, « Introduction », 3. Le socialiste ricardien Thomas
MPC, p. 14. Hodgskin publie sa Défense du tra-
184. Usant d'une typique manœuvre vail contre les prétentions du capital
d'appareil, Engels décide de court-cir- (trad. française in J.-P. Osier, Thomas
cuiter l'Instance de base de la Ligue Hodgskin. Une critique prolétarienne
(les communes) et de s'appuyer sur le de l'économie politique, Paris, Maspero,
seul niveau intermédiaire, le district ou 1976, pp. 97-140) en 1825, soit six
cercle (Kreise), sachant y trouver un ans avant la mort de Hegel. Dans sa
meilleur rapport de forces. La lettre à Préface au Livre II du Capital (1885),
Marx du 25-26 octobre 1847 est élo- Engels signale l'existence de « toute
quente, Cor. 1, pp. 498-499. une littérature qui, entre 1820 et 1830,
185. Cf- PC. questions 1 à 10, pp. 191- tourne contre la production capitaliste,
201 : le communisme est la théorie de dans l'intérêt du prolétariat, la théorie
la libération spécifique au prolétariat, ricardlenne de la valeur et de la plus-
dont l'existence (et la lutte) coïncide value » et cite parmi ses représentants
avec la révolution industrielle et qui Hodgskin, W. Thompson, Ravenstone,
se distingue qualitativement de toutes etc. Cf. K, II, 1, pp. 19 sq. Selon
les classes exploitées qui l'ont précédé E. P. Thompson, « la publication de la
(serfs, esclaves...) et même des formes

447
Philosophie et révolution
Défense du travail, et sa réception dans canonique de la formation de la pensée
le Trades Newspaper, représente le pre- marx-engelsienne.
mier point de jonction entre les "éco- 14. M44, p. 2. C'est Marx qui souligne.
nomistes du travail" ou les owenlstes et 15. G. Lukacs, Moses Hess and the
une partie du mouvement ouvrier » (The Problems of Idealist Dialectics, op. cit.,
Making of the English Worting Class, pp. 183-184.
Penguin, 1980, p. 857). 16. Pour reprendre les termes de S.
4. Sur la dimension proprement théo- Mercier-Josa (Théorie allemande...,
rique et politique du jeune (et du moins op. cit., p. 190 - je souligne).
jeune) Engels, on se reportera à l'étude 17. LF, p. 27.
de G. Lukacs, « Friedrich Engels, 18. Commentaire d'un fragment de
théoricien de la littérature et critique Fourier sur le commerce, in LU, p. 54 -
littéraire », ln Marx et Engels..., op. cit., je souligne.
pp. 67-112. 19. LA, p. 127.
5. Cf. Lettre d'Engels à Ruge, 26 juillet 20. Ibid, pp. 125-127.
1842, Cor. 1. p. 261. 21. Sur le parallèle Engel&Tocqueville
6. G. Lukacs, Marx et Engels..., op. cit., à propos du modèle anglo-saxon voir
p. 70. D. Losurdo, « Phénoménologie du pou-
7. F. Engels, « Ernst Moritz Arndt », in voir : Marx, Engels et la tradition libé-
MEW, Ergônzunsband, Zweiter Teil, rale », in G. Labica/M. Delbraccio (dir.),
Berlin, Dietz Verlag, 1967, p. 123. Friedrich Engels, savant et révolution-
8. Çf. les trois écrits qui composent naire, PUF, 1997, pp. 51 sq.
une sorte d'« Antl-Schelllng » - c'est 22. LA, pp. 124-125. Emporté par la
sous ce titre général qu'ils sont d'ail- dimension antlpolltique de son projet
leurs regroupés dans l'édition MEW : socialiste, Engels sera par la suite (çf.
Schelling iiber Hegel, Schelling und die les articles au Vorwàrts d'ao&t-sep-
Offenbarung, Schelling, der Philosoph in tembre 1844) amené à minimiser ce
Christo, MEW, Ergànzunsband, op.cit., point décisif. Nous y reviendrons.
pp. 163-245. 23. Cf. LL. p. 157.
9. Marx à Feuerbach. 3 oct. 1843, Cor. 24. Le débat sur les conséquences
1. p. 302. dans la longue durée de l'arriération
10. Plusieurs parmi les premiers politico-culturelle britannique n'est
articles d'Engels (contre E. M. pas près de se clore comme le montre
Arndt, le début de la polémique avec le travail de T. Nalrn (The Enchanted
Schelling, des poèmes et des critiques Glass. Britain and its Monarchy,
littéraires...) ont été publiés, sous le Londres, Radius, 1988). La question
pseudonyme de F. Oswald, dans le n'est plus désormais, comme le laissait
journal fondé par Gutzkow, Telegraph entendre la première version des thèses
fur Deutschland Çf. Friedrich Engels, d'Anderson et de Nalrn, de remettre en
Écrits de jeunesse, vol. 1, Paris, cause le développement capitaliste de
Éditions sociales, 2015. la Grande-Bretagne, ni même, seconde
11. Çf. ses lettres à son frère Hermann version défendue par Anderson, de
du 11 février 1839 et à sa sœur Marie mettre l'accent sur les spécificité de
des 7 janvier 1839, 21 décembre 1840, ce développement, ie. ses échecs ulté-
18 février et 3 mars 1841, ainsi que - rieurs comme contrepartie de sa supré-
concernant sa traduction non conservée matie précoce (çf. P. Anderson, English
des poèmes de Shelley - la lettre à L. Questions, Londres, Verso, 1992). Selon
Schlicklng du 18 juin 1840. le dernier Nairn, l'absence de révolu-
12. Çf. Lettre de Hess à Auerbach du tion démocratique-bourgeoise a per-
19 juillet 1843 : « l'année dernière, mis aux éléments de l'ancien régime,
alors que j'étais sur le point d'aller à à commencer par la monarchie, de
Paris, Engels, qui est maintenant en construire, autour de l'Image fétichlsée
Angleterre où U écrit un gros ouvrage de la famille royale, un nationalisme
sur ce pays, arriva à Cologne, venant de très particulier dépourvu de la dimen-
Berlin. Nous parlâmes des questions du sion à la fols ethnique et populaire,
jour, et lui, qui est un révolutionnaire de démocratique et égalitalre, propre à
l'An I, me quitta entièrement converti l'État-nation moderne, à laquelle 11
au communisme. C'est »ln<rf que sert de substitut. Contrairement aux
j'exerce mes ravages », cité in A. Cornu, affirmations engelsiennes ultérieures
Moses Hess..., op. cit., p. 65. sur le caractère « social » et mûr de
13. Et nullement de Marx (cf. infra), la situation anglaise, ce nationalisme
contrairement aux mythes du récit a agi comme un facteur permanent de

448
Notes pages 214 à 222
déradlcallsatloD de la vie politique et 36. Ibid. p. 157.
intellectuelle et bloqué par avance toute 37. Ibid.
perspective révolutionnaire. 38. Aujourd'hui, notamment après l'ou-
25. LA, pp. 123-125. vrage monumental d'E. P. Thompson
2t. Cf. l'ultime écrit de Hegel « À pro- (The Making..., op. cit., passim), toute
pos du "Reform Bill" anglais » (Écrits tentative d'étudier l'histoire du mouve-
politiques, op. cit., pp. 355-395), dont ment anglais qui ferait abstraction de
l'analyse de la situation anglaise se clôt la dimension religieuse (entre autres
sur le dilemme réforme ou révolution. du rôle du méthodisme et des mouve-
27. Cf., LA, p. 135. ments protestants dissidents à forte
28. LA, p. 137. tonalité messianique) ne peut être
29. Voir plus particulièrement les deux acceptée. Il est vrai aussi, comme le
premières correspondances à la Gazette relève Thompson (ibid., p. 468), que des
rhénane, LA pp. 121-131. Le constat fractions significatives du prolétariat,
s'affinera dans la Situation; comme le notamment au sud du pays, s'étaient
note E. Hobsbawm, « loin de noircir effectivement éloignées de toute pra-
la bourgeoisie, Engels se montre visi- tique religieuse. Reste qu'« 11 serait pré-
blement dérouté par son aveuglement maturé de penser que dans les années
Q ne cesse de répéter que si elle était 1830 les travailleurs anglais étaient
intelligente, elle apprendrait à faire des entièrement ouverts à l'idéologie sécu-
concessions aux travailleurs », « Avant- larisée » (ibid., p. 882).
propos », SCLA, p. 22. 39. Cf. l'étude classique de G. Stedman-
30. Je reprends cette idée à C. Preve (La Jones, « Rethlnking Chartism », ln
passione durevole. Milan, Vangellsta Languages of Class, op. cit., pp. 90-180.
Editori, 1989, ch. 1, « Capitallsmo senza Stedman-Jones a également souligné
borghezia »). la sélectivité de l'interprétation du
31. Reisebilder..., op. cit., 1.1. p. 252. mouvement ouvrier anglais par le
32. D. Cannadine (cf. son étude clas- jeune Engels, à laquelle Marx serait
sique « The Context, Performance davantage resté fidèle que son propre
and Meanlng of Rltual : The Brltlsh auteur, dont les positions ont évolué à
Monarchy and the Invention of partir de 1858. Çf. G. Stedman-Jones,
Tradition, c. 1820-1977 », in « Karl Marx and the English Labour
E. Hobsbawm, T. Ranger, dir., The Movement », in Marx en perspective,
Invention of Tradition, Cambridge UP, textes réunis par B. Chavance, Éditions
pp. 101-164) et T. Nairn (The Enchanted de l'EHESS, 1985, pp. 609-624.
Glass..., op. cit., passim) ont brillam- 40. Çf. Th. Hodgskin, « Défense du tra-
ment montré comment ce décorum est vail... », op. cit., pp. 131 sq.
le produit d'une pure reconstruction, 41. LL, pp. 155-157.
d'un Moyen Age Imaginaire forgé par 42. Comme le précisera par la suite l'ar-
la monarchie lorsqu'elle doit affronter ticle Progrès de la réforme sociale sur le
le défi de la Révolution française, et en continent, en rester aux seuls principes,
aucun cas le signe d'une continuité inin- disjoints des « intérêts », signifierait
terrompue avec le passé médiéval. régresser vers l'« abstraction » et la
33. LL, p. 157. « nullité politique » de la situation alle-
34. LL, p. 159. Le vieil Engels se pen- mande, PRS, p. 136.
chera plus systématiquement sur le 43. LA. p. 125.
christianisme primitif et développera 44. Ibid. p. 137.
cette idée, à vrai dire assez courante 45. Rappelons les dates de quelques
tout au long du xix* siècle, du parallé- textes marxiens qui encadrent cette
lisme entre celui-ci et le mouvement période précédant le séjour parisien ;
ouvrier. De Leroux à Flora Tristan ou octobre-novembre 1842 : article
Lamennais, le socialisme romantique, « Débats sur la loi relative au vol de
notamment français, avait fait de ce bois » paru dans la Rheinische Zeitung,
thème un lieu commun « positif », avant janvier 1843 : article « Justification du
l'« Inversion » de signe opérée par la correspondant de la Moselle » égale-
critique réactionnaire fin de siècle, ment paru dans la Rheinische Zeitung,
de Taine à Nietzsche (le christianisme mars 1843 : correspondance avec Ruge
comme « religion des faibles », du et début de rédaction de la Critique du
« troupeau », etc.). droit politique hégélien, été 1843 : À
35. Cf. IL p. 177. Sur la diffusion de propos de la question juive.
Byron et Shelley au sein des classes 46. Çf. les appréciations sur les rapports
laborieuses, ibid. p. 159. des théories socialistes et communistes

449
Philosophie et révolution
dans la lettre de Marx à Ruge de sep- de la foule », in E. P. Thompson et alii,
tembre 1843 (Cor. 1. pp. 298 sq.). La Guerre du blé au xviw siècle, op. cit.,
47. Préface de 1859, CEP. p. 3. pp. 31-92.
48. ECEP, p. 33. 68. Sur la vision de Sismondi et son rôle
49. Ibid., pp. 45, 65 et 95. dans la généalogie comparée du terme
50. Sur ce point, qui tourne pour une de « révolution industrielle » en France
large part autour du rapport entre le et en Grande-Bretagne, çf. G. Stedman-
Smith de la Théorie des sentiments Jones, « Industrie, Pauperism and the
moraux et celui de la Richesse des Hanoverian State : the Genesis and the
nations, on se reportera à J. Mathiot, Politlcal Context of the Original Debate
Adam Smith. Philosophie et économie : about the "Industrial Révolution" in
de la sympathie à l'échange, Paris, PUF, England and France. 1815-1840 »,
1990. Papers ofthe Center for History and
51. A. Smith, La Richesse des nations, Economies, Jan. 1997. Sur le fond saint-
Paris, Flammarion, 1991,1.1, p. 79. simonien du terme, entièrement négligé
92. Le thème est souvent repris, par par Stedman-Jones, on consultera J.
exemple dans le chapitre consacré au Grandjonc, Communisme..., op. cit., 11,
salaire, çf. A. Smith, La Richesse..., pp. 128-132.
op. cit., 1.1, op. cit., pp. 140-143. 87. ECEP. pp. 41-43.
53. Ibid, pp. 467-514. 68. Ibid. p. 43.
54. ECEP, p. 43. 69. Ibid, p. 39.
55. Ibid. pp. 47-49. 70. « [...] le concept de valeur est
58. Ibid, p. 49. déchiré violemment et [...] chacun des
57. Cf. G. Bensussan, Moses Hess..., aspects isolés est tenu pour le tout »,
op. cit., p. 126. ibid., p. 57.
58. ECEP, p. 41. D paraît donc impos- 71. « [...] dans l'économie tout est ainsi
sible d'accepter l'interprétation d'Al- renversé sur la tête, la valeur qui est
thusser, selon laquelle, en Angleterre, à l'origine du prix est placée sous la
Engels découvre « le capitalisme dépendance de son propre produit.
développé, et une lutte de classes qui Cette Inversion (Umkehnwg), c'est
suivait ses propres lois, en se passant connu, est l'essence de l'abstraction
de la philosophie et des philosophes » (Abstraktion), comparer Feuerbach sur
{Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 78 ce point », ibid., p. 59.
et note; dans le même sens, G. Labica, 72. ECEP. pp. 101-103.
Le Statut marxiste de la philosophie, 73. Ibid. pp. 77-79.
Paris, PUF, 1976., p. 61). Son prétendu 74. Ibid, p. 79 - traduction modifiée.
« gauchisme » théorique, comme 75. Nous avons déjà abordé, au cours
l'indique une lecture tant des écrits de du chapitre précédent, le rôle fonda-
1842-43 que de la Situation de la classe teur de Saint-Simon. Citons également,
laborieuse en Angleterre (1845), parle parmi ces « grands récits » de l'organi-
massivement allemand, l'allemand de sation, Louis Blanc et sa monumentale
Feuerbach plus particulièrement ce Organisation du travail (1839) in G.
qui, nous le verrons, rapproche Engels M. Bravo, Les Socialistes avant Marx,
pendant toute cette période davantage op. cit., t II, pp. 134-166. La question
de Hess que de Marx. se pose de savoir si nous n'avons pas
59. ECEP, p. 37. affaire là à une constante chez Engels,
80. Ibid, p. 51. qui sera fortement reprise, avec des
81. Ibid, p. 59. Çf. également : « l'af- conséquences de très grande portée
frontement de capital à capital, de tra- dans le mouvement ouvrier, dans VAnti-
vail à travail, de propriété à propriété Diihring. Çf. l'excellente mise au point
entraîne la production dans une ardeur de J. Robelin, « Engels et la rectifica-
fébrile où eAe renverse sur la tête tion du socialisme » in G. Labica/M.
(sie... aufden Kopfstellt) tous les rap- Delbraccio (dir.), Friedrich Engels...,
ports naturels et raisonnables », ibid, op. cit., pp. 41-50.
pp. 81-82. 76. La brève référence fouriériste est
62. Ibid, p. 35. sur ce point symptomatique; sans la
63. Ibid, p. 45. L'expression sera développer, elle suggère l'idée d'une
reprise par Marx dans les manuscrits société harmonieuse conçue comme une
parisiens (M44, p. 80). vaste machinerie où le jeu (« l'émula-
64. ECEP. p. 39. tion ») entre forces individuelles, une
65. Çf. notamment la contribution fois dépouillé de son caractère antago-
d'E. P. Thompson, « L'économie morale nique, posséderait sa « sphère propre et

450
Notes pages 214 à 222
raisonnable ». Cf. ECEP, p. 81. 95. « La démocratie vers laquelle l'An-
77. ECEP, pp. 69-71-trad. modifiée. gleterre s'achemine, c'est la démocratie
78. ECEP. p. 77. sociale », ibid, pp. 215-216.
79. ECEP, p. 79. 96. Ibid p. 216.
80. C'est l'héritage du babouvisme, très 97. Et ce au moment même où, dans
vivace dans les sociétés secrètes qui sa polémique avec Ruge dans les
fleurissent sous la monarchie de Juillet, colonnes du même journal, Marx atteint
moment fondateur pour l'action auto- également le point culminant de son
nome des classes dominées dans toute antipolltisme.
la période post-89, qu'Engels connaît 98. Ibid, p. 208.
fort bien comme le montre la présenta- 99. « En effet, le mot roi est l'essence de
tion qu'A en fait à destination du public l'État, comme le mot Dieu est celle de
anglais (PRS, pp. 119 et 123). la religion, même si ces deux mots ne
81. S'il est vrai qu'« aussi longtemps signifient strictement rien dans la réa-
que vous continuerez à produire de la lité... ». ibid., p. 210.
manière actuelle, inconsciente, irré- 100. Après avoir relevé le fait que
fléchie, abandonnée aux caprices du les ouvriers anglais ont déjà dépassé
hasard, les crises commerciales subsis- l'étroitesse liée au particularisme natio-
teront », il est permis d'en conclure que nal, Engels précise à quel titre, com-
la révolution représente le premier pro- munément revendiqué, il salue leurs
cessus conscient qui met fin aux crises efforts : « j'ai constaté que vous êtes des
et aux rapports qui les produisent. hommes, membres de la grande famille
82. PRS, pp. 117-118. Internationale de l'humanité, qui avez
83. Rarement, en effet, l'importance de reconnu que vos intérêts et ceux de tout
la fonction nationale d'une transforma- le genre humain sont identiques; et
tion philosophique aura été aussi claire- c'est à ce titre de membres de la famille
ment soulignée. Cf. ibid., p. 135. "une et indivisible' que constitue l'hu-
84 .Ibid. manité, à ce titre d'êtres humains au
85. Ibid, p. 119. sens le plus plein du terme, que je salue
86. Dans la « philosophie sociale » - moi et bien d'autres dans le continent
fouriériste, Engels discerne notam- - vos progrès dans tous les domaines
ment une définition de l'esprit humain et que nous vous souhaitons un succès
comme « activité » et une Identification rapide ». SCLA, p. 29.
du travail et de la jouissance. 101. Telle est selon Foucault l'idée
87. Ibid, p. 127. Inouïe qui sous-tend l'« analytique de
88. Engels n'ignore pas qu'ils sont la finitude » propre à l'humanisme
« plus favorables à une monarchie élec- moderne : l'Homme à la place de Dieu
tive », ibid., p. 47. (du Fondement) du fait même de sa
89. Engels emboîte le pas & Hess quand finitude essentielle (çf. Les Mots et les
il s'agit de délaisser le politique au Choses. Une archéologie des sciences
bénéfice du social, mais II demeure humaines, Paris, Gallimard, 1966,
fidèle & l'anglocentrisme (du moins pp. 323 sq). Les formulations feuer-
apparent) de la THarchie au moment où bachiennes nous en ont fourni une
Hess revient au face-à-face classique version particulièrement naïve, donc
France-Allemagne. transparente.
90. Vor., p. 200. 102. « J'ai de même utilisé constam-
91. Il s'agit d'un topos du récit histo- ment comme synonymes les expres-
rique en termes de race et de luttes sions : « ouvriers » (working men) et
de races. Nous y reviendrons longue- prolétaires, classe ouvrière, classe indi-
ment par la suite, à l'occasion de sa gente et prolétariat », SCLA, p. 33.
reprise dans la Situation de la classe 103. La suite de l'article du Vorw&rts
laborieuse. souligne l'expansivité interne à l'ordre
92. Ibid. p. 199. social : « c'est en Angleterre seulement
93. « Le XVIII E siècle ». ibid, que les individus en tant que tels, bien
pp. 202-203. que ne revendiquant consciemment
94. « [...] la dissolution du servage féo- aucun principe général, ont poussé au
dal a fait "du paiement comptant le seul développement national et l'ont mené
lien parmi les hommes*. [...] Le renver- tout près de son terme », Vor., p. 203.
sement de tous les rapports humains est 104. C'est ainsi que Foucault définit
total », ibid., pp. 203-204. On reconnaît le principe de fonctionnement des
bien sûr dans ces lignes l'impact de la rapports de pouvoir modernes, dans
critique hessienne de l'argent. leur double dimension de pouvoir

451
Philosophie et révolution
disciplinaire et de biopouvoir, fonction- 113. Voir, par exemple, la prégnance
nement indissociable de leur étatisation, des thèmes de l'« hygiène » et de la
de leur incorporation dans la trame « guérison » des « pathologies » du
des appareils de l'État capitaliste (Çf. social, assimilé à un « corps » ou un
La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, « organisme », martelés par Durkheim
1976, pp. 182 sq.). dans Les Règles de la méthode socio-
109. SCLA, pp. 147-148. logique (Paris, PUF, 1990, pp. 74-75).
10«. SCLA. p. 177. L'assimilation de la réorganisation
107. Ibid. p. 359. sociale à une thérapie médicale, et
108. Çf. R. Owen, Textes choisis, plus particulièrement à celle appliquée
sous la resp. de A. L. Morton, Paris, aux aliénés, est encore plus claire chez
Éditions sociales, 1963, p. 58. Comme Owen. Çf. Textes..., op. cit., p. 183. On
le remarque très justement E. ne saurait oublier que la médicalisa-
P. Thompson, c'est la rigueur même tion constitue la tendances lourde par
de son « matérialisme mécaniste » qui excellence des dispositifs du biopouvoir
appelle l'élément messianique chez étatique...
Owen quand il s'agit de penser le chan- 114. Cf. l'analyse de P.-F. Moreau, Le
gement des circonstances, car toute Récit utopique. Droit naturel et roman
conception de pratique transformatrice, de l'État, Paris, PUF. 1982.
et, a fortiori, révolutionnaire y est par 115. « Industrialisme » saint-simonlen,
avance exclue (The Making..., op. cit., « mécanisme sociétaire » fouriériste
p. 865). fondé sur une rationalisation statistique
109. Cf. les remarques éclairantes de M. de l'économie des passions, machinerie
Abensour, article « Robert Owen », in F. d'éducation totale à prétention scien-
Chfttelet et aUi, Dictionnaire des œuvres tifique chez Owen, les élaborations ne
politiques, op. cit., pp. 619-632. manquent pas qui visent à « mettre la
110. The Making..., op. cit.. p. 859. E. technologie sociale à la hauteur de la
P. Thompson note que si les idées du technologie Industrielle » (M. Abensour,
premier Owen avalent été mises en op. cit., p. 627).
application, le résultat aurait été peu 118. P.-F. Moreau, Le Récit..., op. cit.,
différent d'une variante de workhouse p. 142.
(ibid., p. 861). 117. Sur la fonction de neutralisation
111. « Les deux plus grands philosophes comme fondement du dispositif uto-
pratiques de ces derniers temps [à pique, je renvoie à l'analyse désormais
savoir Bentham et Godwin] sont [...] la classique de L. Marin, Utopiques. Jeux
propriété presque exclusive du prolé- d'espaces. Minuit, 1973 ainsi qu'aux
tariat », SCLA, p. 297. Heine rangeait remarques de F. Jameson, « Of Island
déjà les « benthamistes, prédicateurs and Trenches : Neutrallzation and the
de l'utilité » parmi les « partis révolu- Production of Utoplan Discourse » in
tionnaires » agissant en Angleterre et F. Jameson, The Idéologies ofTheory.
s'inspirant du matérialisme de Locke Essays 1971-1986, Vol. 2 : The syntax
(De l'Allemagne, op. cit., p. 82). ofhistory, University of Minnesota Press,
112. Nous avons déjà évoqué le rôle-clé Minneapolis, 1988.
de Saint-Simon. Selon J. Grandjonc, 118. Engels réserve le terme de « philo-
« "science sociale/doctrine sociale" en sophie sociale » à Fourier dont il oppose
français, "social System/social science" la « recherche scientifique » et la « pen-
en anglais remplissent en effet dans sée fraîche, systématique et sans préju-
les écrits de Fourier et de Saint-Simon gés » au mysticisme de Saint-Simon. Cf.
d'une part, dans ceux d'Owen de l'autre PRS, pp. 120-121.
- et de leurs disciples respectifs - la 119. SF, p. 158; AD. pp. 298-301. C'est,
fonction de l'abstrait socialisme/socia- de manière significative, le caractère
lism, tandis que "social" connaît dès le « pratique » de l'ingénierie owenienne
début du siècle en français, à partir des qui est à chaque fois loué, de même
années 1820 en anglais, une évolution que la « compétence technique » et les
sémantique qui l'amène à signifier dons de « calcul » attribués au person-
"socialiste/soci ailstic" », Communisme..., nage ; dans un passage éloquent, cf. AD,
op. cit., p. 105. Ce n'est que vers le p. 300, Owen est crédité non seulement
milieu du siècle que « science sociale » du « communisme le plus résolu » mais
et « socialisme », encore interchan- aussi de « l'élaboration complète de
geables dans des œuvres de Proudhon l'architecture destinée à la communauté
comme Qu'est-ce que la propriété? communiste de l'avenir, avec plan, élé-
(1840), se dissocieront clairement. vation et vue cavalière », ibid., p. 302.

452
Notes pages 251 à 257
120. L'ouvrage décapant de M. autochangement, terme supprimé// ne
Angenot, L'Utopie collectiviste. Le peut être saisie et rationnellement com-
grand récit socialiste sous la Deuxième prise que comme pratique révolution-
Internationale. Paris, PUF, 1993, offre naire //renversante (umwàlzende)// ».
une plongée archéologique saisissante 126. K. Kautsky, Le Programme socia-
dans la matrice discursive commune liste, Paris, Rivière, 1910, p. 127 cité
à la totalité du mouvement ouvrier de in M. Angenot, L'Utopie collectiviste...,
l'époque. Angenot montre comment ce op. cit., p. 23.
« grand récit » répond à un irrépres- 127. MOF, t. n, p. 84.
sible besoin de représentation, besoin 128. G. Stedman-Jones (« Voir sans
inhérent au fonctionnement de la entendre. Engels, Manchester et l'ob-
doctrine socialiste (y compris dans les servation sociale en 1844 », Genèses,
versions se réclamant de Marx) comme n° 22,1996, pp. 4-17) souligne à Juste
Idéologie de masse propre aux organi- à titre cette prééminence du regard
sations ouvrières en construction et à dans la Situation. Malheureusement, les
leurs appareils. explications qu'il en fournit, emporté
121. Pour de plus amples développe- sans doute par sa volonté de nier tout
ments, çf. J. Robelin, « Engels et la « déterminisme social », sont particuliè-
rectification du socialisme », op. fit., et, rement peu convaincantes. Contentons-
du même auteur : Marxisme et socia- nous pour l'instant de remarquer que
lisation, Paris, Méridlens-Klincksieck, le primat du regard, et le partage entre
1989, notamment pp. 109-126. le visible et l'Invisible qu'il instaure,
122. Je reprends une formulation s'accorde fort peu, contrairement à ce
qu'Angenot réserve à Marx; cf. M. que prétend Stedman-Jones, avec la
Angenot, « Jules Guesde, ou : la fabri- dialectique hégélienne de l'apparence,
cation du marxisme orthodoxe », Actuel de l'essence et du concept, en ce que
Marx, n" 23,1998. celle-ci se veut critique radicale du pri-
123. Se reporter aux pages Indispen- mat du visuel, qui relève de ces Illusions
sables que lui consacre G. Labica in Les représentatives de la conscience que la
« Thèses sur Feuerbach », Paris, PUF, logique du concept tente, précisément,
1987, pp. 60-65. de déjouer. Quant à l'identification pure
124. Association qui a valeur de et simple du feuerbachlsme d'Engels
symptôme, dans la mesure où le texte et de Hess à celui de Marx, nous avons
marxien, éclairé à la lumière d'autres, déjà dit ce qu'il fallait en penser.
se réfère avant tout aux matérialistes 120. SCLA, p. 169.
français type Helvétlus ou d'Holbach 130. Ibid., p. 171.
(voir les passages de La Sainte Famille, 131. Ibid., p. 202. Phrase caractéris-
SF, pp. 156-158), dont les courants tique du regard engelsien. La longue
socialistes ne font, de ce point de vue, énumératlon des difformités, scrofu-
que prolonger les thèses. Exemple, loses, phtisies, rachltismes et autres
parmi tant d'autres, tout à fait signi- pathologies parcourt la totalité du
ficatif de la réception de la thèse 3, E. texte, en général étayée par de longues
P. Thompson la cite dans la réécriture citations extraites de rapports d'inspec-
engelsienne, et attribue à Marx l'ajout teurs de la santé. Çf. par exemple ibid.
concernant Owen (TheMaking.... pp. 141-155, 200-220.
op. cit., p. 865). 132. Ibid.. p. 209. Sur la question de la
125. Voici le texte de cette troisième taille voir également ibid.. pp. 143,150,
thèse (la plus réécrite, par les soins 215, 254.
d'Engels, de toutes ces thèses sur 133. Après de longs développements
Feuerbach), dans la traduction de G. consacrés à l'« immoralité » des prolé-
Labica, avec les « ratures » engel- taires de Sheffield (dérèglement et pré-
siennes en question citées entre barres cocité des rapports sexuels, prostitution
obliques : « La doctrine matérialiste du juvénile, brutalité), Engels complète le
changement des circonstances oublie tableau en rapportant que « les crimes
que les circonstances sont changées d'un caractère sauvage et fou sont
par les hommes et que l'éducateur doit monnaie courante », ibid., p. 259. Sur le
lui-même être éduqué. C'est pourquoi thème de la criminalité voir également
elle doit diviser la société en deux par id. pp. 107 et 177.
des - dont l'une est élevée au-dessus 134. Çf. M. Foucault, La Volonté de
d'elle //par exemple chez Robert Owen//. savoir, op. cit., pp. 136 sq. et Surveiller
La coïncidence du changement des cir- et punir. Naissance de la prison, Paris,
constances et de l'activité humaine //ou Gallimard, 1976, pp. 292 sq.

453
Philosophie et révolution
13S. La « condamnation des hommes Curieusement, Beryamin ne parle pas
aux travaux domestiques », lorsque le de Heine. Voir également le chapitre
travail des femmes s'accompagne de que consacre H. Lefebvre à Engels
chômage masculin, « cas très, très fré- dans La Pensée marxiste et la ville,
quent » constate Engels, est assimilée à Casterman, 1972, pp. 9-26. Dans la
une « castration de fait », (SCLA, p. 192) Situation, il est clair que l'auteur est
voire à une menace apocalyptique qui l'observateur direct d'une grande part
plane sur la civilisation, (ibid., p. 194). du matériau rapporté, collecté au
La vision cauchemardesque de cette cours de ses incessantes déambulations
impossible inversion des rôles sexués dans ces « grandes villes » fascinantes
peut être comprise comme une allégorie et maléfiques que sont Londres et
du bouleversement traumatique des Manchester. Un nombre important de
conditions sociales attribué à la pre- descriptions sont introduites par des
mière « révolution capitaliste ». syntagmes du type « lorsqu'on a battu
13(. « Un pouvoir qui s'exerce positi- durant quelques jours le pavé des rues
vement sur la vie, qui entreprend de la principales », « j e ne me souviens pas
gérer, de la majorer, de la multiplier, avoir vu », « bien que je crus connaître
d'exercer sur elle des régulations d'en- le coin », « on rencontrait dans les
semble », M. Foucault, La Volonté de rues », « lorsqu'on se promène un peu
savoir, op. cit., p. 180. le matin de bonne heure », « j e me suis
13Z. Le récit d'Engels amènerait à promené », etc. Voir respectivement
rectifier la périodisatlon foucaldlenne SCLA, pp. 59, 82 et 214, 91.122,142,
(qui, paradoxalement, se réfère sur ce 202.
point au Capital!), selon laquelle on ne 142. Ibid, p. 87. « La vue ou les nerfs
saurait parler de sexualisation dans la de la bourgeoisie », nous sommes bien
première moitié du xixe siècle. On peut en présence de cette « triangulation
cependant s'accorder avec lui quant à sensorielle » (vue. ouïe, toucher, sous
l'analyse du processus. Çf. La volonté..., la dominance du visuel) à la base du
op. cit., pp. 167-168. regard anatomo-pathologique dont
138. E. Balibar (avec I. Wallerstein), parle Foucault dans La Naissance de
Race, nation, classe. Les identités la clinique (Paris, PUF, 1963, pp. 166
ambiguës, Paris, La Découverte, 1988, sq). Il y retrace une archéologie du
p. 282. regard médical, qui se redéploie autour
139. Les rapports sexuels sont consi- de nouveaux axes et réorganise les
dérés tout au long de la Situation d'un régimes de visibilité (surfaces et trans-
quadruple point de vue : le statut légal parence du langage à parcourir, puis
des partenaires, l'âge des premiers profondeur corporelle à pénétrer).
rapports (une seule référence à la vir- 143. La description des rues londo-
ginité féminine, p. 196) et, surtout, leur niennes, et de leurs foules à la fois
fréquence et leur lien avec l'alcool, qui atomisées et massifiantes (SCLA,
complète l'image de l'« immoralité » pp. 59-60) constitue sans aucun doute
et du « vice ». A noter, une occurrence un modèle du genre.
qui associe sexualité et crime, dans la 144. Çf. L Marin. Utopiques..., op.cit.,
figure du criminel « sauvage et fou », p. 271.
p. 259. Les termes qui leur sont en 145. Heine déjà parlait de Londres
permanence associés sont « déréglés », comme d'« une forêt de briques tra-
« excès » et « précoces ». Çf. par versée par ce fleuve agité de figures
exemple SCLA, pp. 175-176,196, 243, humaines vivantes », Reisebilder...,
245, 254, 258, 308. op. cit., 11, p. 345.
140. Par exemple dans le cas de la 146. Comme le notait également un
mine, ibid., p. 308. Pourtant la cha- contemporain, L Faucher, « the town
leur, qui semble transformer la mine [Manchester] realises in a measure
en clapier à prolétaires, provoque the utopia of Bentham » (cité in E.
l'effet Inverse dans le milieu de la Hobsbawm, The Age of Révolution.
fabrique, ibid, p. 204. La perception du Europe 1789-1848, Londres, Abacus,
corps prolétaire oscille entre la figure 1992, p. 243). À propos de la réversi-
morbide de la débilité croissante et bilité utople/dystopie, on se reportera
celle, menaçante, d'une surpuissance aux très belles pages de F. Jameson,
sexuelle. The Seeds oflbne, New York, Columbia
141. Ce que W. Beqjamin avait déjà University Press, 1994, première partie,
relevé dans ses essais sur Baudelaire pp. 1-71.
(CharlesBaudelaire, op. cit., pp. 85-87). 147. SCLA, p. 89.

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148. Çf. ibid., pp. 84-104. Sur l'antisémitisme, Paris, Seuil. 1984,
149. Ibid, p. 88. pp. 154-175.
150. Sur les plans de ville comme figu- 164. Les articles du VorwSrts (cf. supra)
ration d'un dispositif Idéologique, cf. reprenaient déjà le thème d'une nation
L. Marin, Utopiques..., op. cit., chiap. x, anglaise comme résultat d'un mélange
« Le portrait de la ville dans ses uto- « d'éléments germanique et roman »,
piques », pp. 257-290. (LS. p. 200).
151. Ce qui, nous le verrons, explique 185. La formation de ce discours
pourquoi Marx se sent obligé de consa- agonistique autour du thème de la
crer quelques dizaines de pages à la « guerre des races » et sa transcription
critique d'un roman-feuilleton (et à ultérieure dans un sens blologisant ou
son interprétation par un membre de dans un sens « classiste » fait l'objet du
la mouvance jeune hégélienne) : Les cours de Foucault au Collège de France
Mystères de Paris d'Eugène Sue. en 1976; cf. M. Foucault, « IIfaut
152. Çf. par exemple un passage évoca- défendre la société », op. cit.
teur à cet égard, SCLA, pp. 142-143. 186. SCLA., pp. 135-136.
153. H. Heine, Reisebilder. Tableaux de 167. Contrairement aux affirmations
voyage, Paris, Calmann-Lévy, 1883,1.1, de G. S. Jones (« Voir sans entendre...
p. 245. », art cit.), l'ouïe et l'odorat ne sont
154. Ibid, p. 27. pas entièrement absents de l'enquête
155. W. Benjamin, Charles engelsienne. Mais leur place est subor-
Baudelaire....op. cit., p. 58. donnée à l'intérieur de la « triangula-
158. M. Foucault, La Naissance..., tion sensorielle » qui fonde le nouveau
op. cit., p. 166. regard biopolitique. En tout cas, c'est
157. Cité par W. Benjamin ln Charles bien sur cette vision « raclallste » du
Baudelaire..., op. cit., p. 65. social qu'il faut rechercher les points de
158. Cf. SF, « "La critique critique sous convergence entre Engels et Carlyle, et
les traits d'un marchand de mystères", non pas, comme le prétend Jones, dans
ou la critique critique personnifiée par la distinction parole/action et la dévalo-
M. Szellga », pp. 69-97. risation de la première par rapport à la
159. Article du The New Moral World secondp, qui impliquerait une vision de
du 3 février 1844 in MOF, 1.1. p. 80. la théorie, et de son rôle à la pratique,
G. Lukacs (Marx et Engels..., op. cit., complètement étrangère à Engels.
p. 77), qui volt dans cette « suresti- 168. Ibid. p. 136.
mation d'Eugène Sue » l'un des rares m. Ibid. p. 137.
« reliquats de vues idéalistes jeunes- 170. Çf. son analyse de l'oscillation du
hégéliennes », établit fort justement un salaire autour d'une moyenne elle-
lien entre la polémique avec Sue et la même historiquement variable id,
question du « socialisme vrai » (ibid, pp. 119-122. À l'inverse des alléga-
pp. 78 sq.). tions de G. Stedman-Jones (« Voir sans
160. SCLA, p. 104. entendre... », art. cit.), Engels n'a donc
181. Ibid., p. 171. nullement une vision indifférenciée du
162. Sur ce point, je suis les indications prolétariat de Manchester, et 0 ne fait
de M. Foucault dans « Il faut défendre en aucun cas de sa fraction immigrée
la société », op. cit., passim. la « représentante » de l'ensemble,
183. Dans une note de l'édition alle- mais, ce qui est tout autre chose, la
mande de 1892 (ibid., p. 171), Engels métonymie du versant « prolétarisant »,
constate la simultanéité et la proximité extrême mais, de ce fait même, inhé-
de fait entre ce passage de la Situation rent à la condition ouvrière en tant que
et le roman de Disraeli Sybil or the telle.
Story ofTwo Nations -, Disraeli, juif bap- 171. J. Bidet avait déjà souligné cette
tisé, tory romantique, ardent défenseur non-fonctionnalité du système dans
d'une vision raclaùste et colonialiste de son analyse du rapport de la valeur et
la politique britannique mais aussi de la du prix de la force de travail au sein
« supériorité raciale » des juifs, illustre de l'exposé marxien. Le mouvement
parfaitement la réversibilité du « phi- du prix de la force de travail, qui tend
losémltisme » et de l'antisémitisme, à baisser au-dessous du niveau cor-
c'est-à-dire l'oscillation Inhérente aux respondant à la valeur « normale »,
catégories classificatolres en termes renvoie à un rapport de forces, seul
de race. De ce très nietzschéen per- en mesure de contrecarrer la ten-
sonnage, H. Arendt brosse un portrait dance à la dévalorisation du travail qui
suggestif : « Le puissant magicien » in peut aller jusqu'à remettre en cause

455
Philosophie et révolution
sa reproduction physique même. Çf. pp. 156-162 et « La nouvelle connais-
Jacques Bidet, Que faire du Capital ?, sance de la vie », ibid., pp. 355 sq.
Paris, Klincksieck, 1985, pp. 71-87. 184. C'est en effet une constante, une
172. SCLA., pp. 134-135. de plus, dans l'œuvre d'Engels. Dans
173. H., pp. 136 et 137. les Principes du communisme (1847),
174. Ibid., p. 101. Le thème de la U reprend intégralement l'idée fou-
« saleté Indescriptible » des Irlandais riériste de construction de « grands
revient avec insistance (cf. id., pp. 107, palais » disséminés dans les domaines
109,137 sq.). nationaux, unissant activités agri-
175. Sur le rapport EngeWCalrlyle, cf. coles et industrielles et abolissant la
M. Le vin, The Condition ofEngland division ville/campagne (PC, p. 221).
Question. Carlyle, Mill, Engels, Londres, Dans La Question du logement (1872),
Macmillan, 1998, notamment pp. 140 11 se réfère de nouveau à ces Idées de
sq. sur leurs visions du prolétariat Fourier et d'Owen et envisage une
irlandais. répartition uniforme de la population
176. « L'invasion de cette nation a dans tout le pays (QL, pp. 64-65 et
contribué, pour beaucoup, dans ces 114). Il persévère dans VAnti-Dùhrmg
professions, à abaisser le salaire et (1878) : pour dépasser l'opposition
avec lui la classe ouvrière elle-même », ville/campagne il faut dépasser la ville
SCLA. p. 138. et s'inspirer des idées de Fourier et
177. Ibid., p. 88. d'Owen à ce si^Jet (AD, pp. 330-335).
178. Il est difficile de ne pas évoquer 185. Sur ce point çf. H. Desbrousses -
sur ce point sa longue liaison avec B. Peloille, « Le 'communisme consan-
une ouvrière irlandaise, M. Burns, qui guin" dans L'Origine de la famille,
deviendra sa compagne, ainsi que, de la propriété privée et de l'État »,
d'une manière générale « ses amours Cahiers pour l'analyse concrète, 1993,
souvent déclassées » et la « verdeur n° 30-31. Cet aspect des nostalgies com-
rabelaisienne » qui le caractérise (M. munautaristes d'Engels, en profonde
Perrot, Introduction in Les Filles de résonance avec l'imagerie Impolitique
Karl Marx, Lettres inédites, Paris, Albin de l'« extinction » quasi naturelle de
Michel, 1979, p. 20). l'État, conduit pour le moins à nuancer
179. Sur les figures du « sauvage » et la réévalution de la veine romantique
du « barbare », cf. M. Foucault, * Il faut du marxisme proposée par M. Lowy (cf.
défendre la société »..., op.cit.. p. 173. Marxisme et romantisme révolution-
180. Charles Baudelaire..., op. cit., naire, Paris, Le Sycomore, 1979).
p. 121. 186. OFPE, pp. 163 et 165.
181. « La médecine du xrx" siècle a été 187. Ibid., p. 163.
hantée par cet œil absolu qui cadavé- 188. L'expression, ou celle, équivalente,
rise la vie et retrouve dans le cadavre de « guerre des pauvres contre les
la frêle nervure rompue de la vie », La riches », traverse la Situation d'un bout
Naissance..., op. cit., pp. 170 sq. à l'autre; cf.. à titre indicatif, SCLA,
182. « D suffit donc ici d'élucider sim- pp. 276, 279, 280, 345, 358.
plement, à l'aide de la dialectique, la 189. * Il faut défendre... », op. cit.,
nature de la vie et de la mort pour pp. 57, 69 et 71.
éliminer une antique superstition. 190. « Quel spectacle ! La division à
Vivre c'est mourir », DN, p. 303. Pour l'infini de la société en une mutiplicité
une réhabilitation partielle de la de races qui s'opposent l'une à l'autre
Naturphilosophie romantique, et notam- avec leurs antipathies mesquines, leur
ment des intuitions vitalistes d'Oken, cf. mauvaise conscience et leur médiocrité
ibid. p. 41 et DN, pp. 205-208. Sur les brutale, et que leurs maîtres, précisé-
rapports des conceptions engelsiennes ment en raison de la position ambiguë
de la biologie, inspirées pour l'essen- et méfiante de chacune vis-à-vis des
tiel de Hsckel, et du vitalisme, çf. les autres, traitent toutes sans distinction,
remarques de G. Canguilhem in La encore qu'en y mettant des formes dif-
Connaissance de la vie, p. 60 et passim. férentes, comme des existences concé-
183. Sur le rapport entre Claude dées », CPDH, p. 200.
Bernard et Bichat (la définition du 191. Çf. GCF, p. 287.
second est nettement plus agonistique 192. Pour faire le point de la question,
que celle du premier) on se reportera çf. G. Achcar « Engels, penseur de la
à G. Canguilhem, « Claude Bernard guerre, penseur de la révolution », in
et Bichat » in Études d'histoire et de G. Labica/M. Delbraccio (dlr.), Friedrich
philosophie des sciences, Vrin, 1983, Engels..., op. cit., pp. 139-160.

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193. Dans la lettre du 11 décembre Foucault, « Il faut défendre... », op. cit.,
1884 à A. Bebel, Engels, abordant pp. 77 sq.
l'aspect militaire de la conquête du 201. Ibid, p. 180 - je souligne.
pouvoir par le prolétariat, se présente 202. « Le développement de la nation
« en qualité de représentant de l'état- va cependant son chemin, que les bour-
major du parti, si Je puis dire » (CO, geois aient ou non des yeux pour le voir,
p. 385). Ses Interlocuteurs n'en pen- et un beau matin, cette évolution réser-
saient pas moins. Selon un adage de W. vera à la classe possédante une surprise
Liebknecht, « si une révolution s'était dont sa sagesse ne peut se faire la
produite de son vivant, nous aurions eu moindre idée, même en rêve », id
en Engels notre Carnot, penseur mili- 203. Engels a recours à la notion d'es-
taire, organisateur de nos armées et de clavage pour désigner cette dissymétrie
nos victoires » (cité in Achcar, op. cit.. constitutive du rapport de domination,
p. 141). fondée, selon lui, sur la concurrence
194. Sur la portée, systématiquement entre les prolétaires. Çf. SCLA, pp. 118-
sous-estimée, de ce tournant d'Engels, 119. Nous sommes à l'évidence dans un
on se reportera aux analyses indis- espace théorique très différent de celui
pensables de J. Texier, Révolution et construit par les analyses du Capital
démocratie chez Marx et Engels, Paris, sur la subsomption réelle.
PUF, 1998. 204. Çf. J. Grandjonc, Communisme...,
199. « Introduction » (1895) aux Luttes op.cit., 1.1, p. 71.
de classes en France, LCF, p. 61. 208. Le Tribun, vol. 2. n° 34. pp. 11-14,
Plus loin, Engels compare la social- cité in J. Grandjonc, op. cit., 1.1,
démocratie aux « groupes de choc pp. 64-66.
[Gewalthavfen : "troupes de choc" 206. J. Grandjonc (ibid, p. 70) souligne
serait plus adéquat comme le note G. le rôle de Saint-Simon dans la formation
Achcar, cit., p. 156] décisifs de l'armée de la notion de « lutte de classe ».
prolétarienne internationale » (ibid., 207. Manifeste [...], in La Démocratie
p. 74). Le modèle du parti-armée pacifique, 1er août 1843, p. 2, cité in
revient constamment dans les derniers i. Grandjonc, Communisme..., t. II,
textes d'Engels. Çf. par exemple, l'ar- pp. 373-374.
ticle du 23 mai 1890 sur le mouvement 208. Tocqueville semble osciller entre
ouvrier anglais (LS, p. 201). une théorie plus générale de l'« égalité
196. « L'ouvrier est [...] bien plus ouvert des chances », avec un compteur qui
à la réalité que le bourgeois et ne voit repart à zéro à chaque génération,
pas tout à travers le prisme de l'Inté- donc un état de mobilité maximale (cf.
rêt. L'insuffisance de son éducation le De la démocratie en Amérique, Paris,
préserve des préjugés religieux; il n'y Garnier-Flammarion, 1981,11., chap.
comprend goutte et ne s'en tourmente ni, pp. 107-115), et une théorie plus
point, il Ignore le fanatisme dont la concrète, à l'allure néo-aristotélicienne,
bourgeoisie est prisonnière [...] », SCLA, de l'expansion et de la stabilisation
p. 172. « [...] cette formation ration- d'une classe moyenne foncièrement
nelle, l'ouvrier ne l'a pas; en revanche conservatrice, donc un état d'immobilité
ses passions sont aussi fortes et aussi tendancielle qui n'est pas sans annon-
puissantes que chez les étrangers. La cer la thématique de « cage de fer »
nationalité anglaise a été effacée chez weberienne (ibid, t II, chap. xxi, au
l'ouvrier », ibid., p. 268. titre suggestif : « Pourquoi les grandes
191. Ibid., pp. 60-61. révolutions deviendront rares »,
198. CPDH, p. 9. pp. 311-324).
199. Notamment Marx, lorsqu'il com- 209. Tocqueville est lui aussi obligé de
mente de manière détaillée ce para- se positionner par rapport au schème
graphe dans le manuscrit de Kreuznach agonis tique de la lutte des classes/races,
(M43 p. 85). mais c'est pour le rejeter, ibid, t. II,
200. Hobbes distingue bien la « bataille p. 312.
et le combat effectifs » de la « disposi- 210. A. Soboul a démontré ad abudan-
tion avérée » ou « tendance » Installée tam que l'extension du terme « aristo-
dans une durée indéfinie vers la rivalité, crates », et des signifiants qui lui sont
suffisante pour parler de non-paix, donc associés, aux « couches supérieures de
de cette conilictualité durable d'un type l'ancien Tiers-État », et tout particuliè-
particulier qu'est la « guerre de chacun rement à la bourgeoisie, est constitutive
contre chacun ». Çf. Léviathan, op. cit., du discours et de la pratique sans-culot-
XIII, p. 124. Çf. les remarques de M. tlde : « ainsi se marque la place des

457
Philosophie et révolution
sans-culottes dans la Révolution fran- 222. « Ce qui donne à ces associations
çaise et se souligne l'autonomie de leur leur véritable importance, c'est qu'elles
action » (A. Soboul, Les Sans-Culottes, sont la première tentative des ouvriers
Paris, Seuil, 1968, p. 25 - je souligne). pour abolir la concurrence. Elles sup-
Soboul précise : « A la limite, les sans- posent cette idée très juste, que la
culottes extrêmes désignent sous le domination de la bourgeoisie n'est fon-
terme d'aristocrates non plus l'ancienne dée que sur la concurrence des ouvriers
noblesse, mais la bourgeoisie » (ibid., entre eux, c'est-à-dire sur la division à
p. 26). l'infini du prolétariat, sur la possibilité
211. SCLA, p. 266 - c'est Engels qui d'opposer entre elles les diverses caté-
souligne. gories d'ouvriers », ibid, p. 274.
212. Ibid, p. 161. 223. « À la longue, certes, les lois qui
213. SCLA, p. 29. régissent le salaire s'imposeraient à
214. « Si, [...] l'ouvrier ne peut plus nouveau, si les ouvriers en restaient à
mettre en valeur ses qualités humaines l'abolition de la concurrence entre eux;
qu'en s'opposant à l'ensemble de ces mais cela, ils ne le peuvent pas, sans
conditions de vie, il est naturel que ce renoncer à tout ce qui a été Jusqu'à
soit précisément dans cette opposition maintenant leur mouvement, sans faire
que les ouvriers se montrent le plus renaître cette concurrence mutuelle des
sympathiques, le plus nobles, le plus ouvriers, ce qui veut dire que cela leur
humains », SCLA, p. 268. Çf. également est tout à fait impossible. La nécessité
ibid, pp. 171 sq. les contraint à ne pas abolir seulement
215. Ibid, p. 266. une partie de la concurrence mais la
tu. Ibid, p. 267. concurrence en général, et c'est ce
217. Cf. supra ch. n, 3. « la révolution qu'ils feront [...] Ils verront bientôt
comme droit de (et à) la vie ». clairement comment Us doivent s'y
218. Je reprends une remarque de J. prendre », ibid, pp. 274-275.
Robelin, qui discerne la permanence de 224. Ibid. p. 274.
cette ligne argumentative dans \'AnU- 225. Ibid. pp. 294-295.
Duhring, « Engels...», in G. Lablca/M. 228. Ibid, p. 292.
Delbraccio (dir.). Friedrich Engels..., 227. « Dans sa forme actueUe le socia-
op. cit., p. 46. lisme ne pourra jamais devenir le patri-
219. Équivalence que les cadres du moine de la classe ouvrière tout entière.
mouvement populaire reprennent [...] mais le socialisme authentiquement
naturellement du contractualisme prolétarien, qui sera passé par le char-
rousseauiste. Voir tout particulièrement tisme, épuré de ses éléments bourgeois,
la définition du pacte dans le cha- tel qu'U se développe aujourd'hui chez
pitre vi du Livre I du Contrat social in de nombreux socialistes, et chez de
J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, La nombreux dirigeants chartistes, qui
Pléiade, t. III, pp. 361-362. sont presque tous socialistes, assumera
220. Le discours de Babeuf au moment certainement - et sous peu - un rôle
où il s'apprête à lancer son Manifeste Important dans l'histoire du peuple
des plébéiens (novembre 1795) est anglais », ibid, p. 294.
exemplaire de cet enchaînement de 228. Id. p. 38. Engels ajoute : « si en
déterminations. Çf. Le THbun, vol. 2, France, cela avait été le fait de la poli-
n° 34, pp. 11-14 cité in J. Granctyonc, tique, ce fût en Angleterre l'industrie
Communisme..., op. cit., pp. 63-66. - et d'une manière générale l'évolution
221. « Leurs buts Immédiats [des de la société bourgeoise - qui entraîna
associations, en l'occurrence les trade- dans le tourbillon de l'histoire les der-
unions] sont de négocier en "masse", nières classes plongées dans l'apathie à
en tant que puissance, avec les patrons, l'égard des problèmes humains à carac-
de réglementer le salaire en fonction du tère général ».
bénéfice du patron, d'en obtenir l'aug- 229. On voit bien les attendus poUtiques
mentation quand le moment était pro- associés, grâce à l'intervention d'En-
pice, et de le maintenir au même niveau gels, au terme de « révolution lndus-
partout pour chaque corps de métier; trieUe », et que l'opposition libérale ou
c'est pourquoi ces unions se mirent à même radicale anglaise a voulu éviter
négocier avec les capitalistes l'institu- en refusant de recourir à ce terme. Çf.
tion d'une échelle des salaires qui serait la démonstration de G. Stedman-Jones,
partout observée, et à refuser de tra- « Industrie, Pauperism... », op. cit.
vailler pour un patron qui n'accepterait 230. Ibid, p. 280.
pas cette échelle », SCLA, p. 270. 231. Ibid

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Notes pages 251 à 257
232. D'où la nécessité ressentie par la tonalité populiste de la littérature,
Engels de contre-argumenter sur le l'intérêt des élites pour la création
légalisme des Anglais, l'absence de tra- populaire, etc., J.-Y. Mollier parle de cet
ditions révolutionnaires du prolétariat, « air du temps qui portait les classes
etc. possédantes à souhaiter collaborer à la
233. Cf. supra ch. II, 2, Philosophie de définition d'un compromis acceptable
l'histoire : précis de décomposition. par toutes les forces sociales qui tra-
234. Çf. S. Aprile, « L'Europe en révolu- vaillaient à transformer les structures
tion » in collectif, La Révolution de 1848 économiques du pays », « La culture
en France et en Europe, op. cit., p. 187. de 48 », in collectif, La Révolution de
235. T. Naim, The Enchanted Glass..., 1848..., op. cit., p. 156.
op. cit., pp. 206-207 - je traduis. 247. Çf. G. Nolriel, Les Ouvriers dans
236. Çf. l'article-bilan de juin 1885 la société française, Paris, Seuil, 1986,
publié dans la Nene Zeit (LS, 1.1, pp. 30-31.
pp. 185-193), l'intervention de mai 248. Comme nous l'avons signalé en
1872 sur les relations entre les sec- Introduction à ce chapitre, c'est bien
tions Irlandaises et le conseil général cela qui explique les nombreuses mises
de l'AIT (ibid, pp. 78-81), les articles au point à caractère autocritique chez
de mal-juin 1881 sur le syndicalisme Engels.
anglais publié dans le Labour Standard 249. Rectification quelque peu confuse
(id. pp. 177-184), l'article de mai 1890 11 est vrai. II n'est en effet pas très clair
publié dans l'Arbeiter Zeitung (id, si selon Engels, l'énoncé initial doit être
pp. 194-201), ainsi que plusieurs lettres abandonné pour des raisons d'ordre
(notamment du 17/&1879 à Bernstein, pragmatique, ou s'il s'agit, sur un plan
id., p. 214, du 12/9/1882 à Kautsky. id. conceptuel, d'une « mauvaise abstrac-
pp. 215-216, du 30/8/1883 à Bebel, id. tion ». C'est plutôt une lecture histori-
p. 215, du 11^/1892 à L. Lafargue, id., ciste qui est suggérée : « Indéniable-
p. 209). ment vrai », quoique « abstraitement »,
237. PC, p. 223. pendant la Révolution française, ce
238. MPC, p. 59. point de vue a « dégénéré » par la suite,
239. Ibid, pp. 117-119. Ce point est pour se « volatiliser totalement dans
souligné par M. Levin, The Condition of l'embrasement des luttes révolution-
England..., op. cit., p. 149. naires », ibid.
240. Çf. J. Derrida, Spectres de Marx, 250. Çf. les passionnantes lettres d'En-
op. cit., passim et supra, ch. n, 4, gels à Marx du 22-26 février, 7 et 17
Écarter les spectres. mars 1845, Cor. 1, pp. 360-369.
241. SCLA., p. 53. 251. DDE. p. 151.
242. Id 252. « Une révolution sociale [...] n'est
243. Ibid. p. 358. que la conséquence de la concurrence»,
244. Voilà pourquoi U est entièrement ibid, p. 139.
impossible de soutenir, à l'instar de G. 253. Ibid, p. 153.
Stedman-Jones (« Voir et entendre... 254. Ibid, p. 155.
», art. cit.) qu'Engels reprend une dis- 255. Ibid, p. 157 - c'est Engels qui
tinction (antinomique) action/parole souligne.
à la Carlyle, caractéristique d'une 256. Ibid, pp. 157-159.
conception irrationnaliste de l'action 257. Parlant de l'ambiance de « bon-
collective, et qui voit ce dernier oppo- dieuserie » qui règne sous le toit
ser « le bavardage des philosophes » familial, Engels rapporte à Marx le fait
[français] à l'« irruption terrifiante suivant : « Pour comble de malheur, je
des sans-culottes » (ibid., p. 17). G. suis allé hier soir avec Hess à Elberfeld
Stedman-Jones oublie bien vite le « par- où nous avons exposé ce qu'est le com-
ler allemand » d'Engels, sur lequel il munisme jusqu'à deux heures du matin.
s'était auparavant appesanti, lorsqu'il Aujourd'hui naturellement, on me fait
s'agissait de brocarder l'humanisme la mine parce que je suis rentré si tard,
feuerbachlen et la téléologle hégélienne. on insinue que j'ai dû être mené au
249. Ibid., p. 359. poste. À la fin, on prend son courage
246. Commentant la sensibilité qui à deux mains pour me demander où
irrigue la culture française de 1848, j'étais : "Chez Hess*. - "Chez Hess!
et notamment l'absence d'ostracisme Grands dieux!" Un silence, l'expression
de la part de l'édition et de la presse chrétienne de désespoir s'accentue
bourgeoise face aux préoccupations encore : "Quelles fréquentations tu as!"
sociales, voire socialisantes, mais aussi Soupirs, etc. », Cor. 1, p. 369.

459
Philosophie et révolution
Chapitre V. Marx 10. C'est en cela que notre lecture
1. Lettre à Marx du 12 février 1851. diffère de celle de G. Délia Volpe, qui
Cor. 2. p. 139 (trad. modifiée). insiste certes sur la rupture que repré-
2. Cité in. S. Aprile, « L'Europe en révo- sentent les textes de 1843 (Critique
lution », in collectif, La Révolution de de l'idéologie contemporaine, Paris,
1848. op. cit., p. 188. PUF, 1978, pp. 53-54, cf. également
3. Çf. Pour Marx, op. cit., p. 72. Rousseau et Marx, Grasset, 1974,
4. Lettre à Ruge de septembre 1843, pp. 197 sq.), mais qui, d'une part, lui
Cor. 1. p. 297. confère une portée logique et méthodo-
5. « Si tu es un poète, je suis un cri- logique disjointe de toute politique, et
tique, et j'en avais vraiment assez pour de l'autre, l'interprète comme rupture
tirer la leçon des expériences faites de radicale avec la dialectique hypostasiée
1849 à 1852 », lettre du 29 février 1860 de Hegel au profit des « abstractions
à F. Freiligath, Cor. 6, p. 98. déterminées ».
6. « Nous voyons le jeune Marx conjoin- 11. DPNDE, p. 207.
tement changer d'objet de réflexion (il 12. Une poésie de jeunesse,
passe en gros du Droit à l'État puis à « Sentiments » (1836), s'achevait déjà
l'Économie politique) ; changer de posi- sur ces paroles : « Or donc, osons tout,
tion philosophique (il passe de Hegel / Sans trêve ni repos ; / Gardons-nous
à Feuerbach puis à un matérialisme surtout de rester muets comme la
révolutionnaire) ; et changer de position brute, / Gardons-nous de ne rien vouloir
politique (il passe du libéralisme radical ni de ne rien faire. / Surtout, n'avançons
bourgeois à l'humanisme petit-bour- pas en ruminant, / Peureusement, sous
geois puis au communisme). [...] Nous le joug qui nous courbe. / Car le désir et
pouvons dire que, dans ce processus, l'exigence / Et l'acte [die Tat, l'action],
où l'objet occupe le devant de la scène, voilà qui nous reste malgré tout », O 3,
c'est la position politique (de classe) pp. 1389-1390.
qui occupe la place déterminante, mais 13. Çf. le pamphlet de Bauer écrit au
que c'est la position philosophique qui moment où ses relations avec Marx
occupe la place centrale, car c'est elle sont les plus étroites : La 7Yompette du
qui assure le rapport théorique entre jugement dernier. Contre Hegel, l'Athée
la position politique et l'objet de la et l'Antéchrist. Un ultimatum, Paris,
réflexion », L. Althusser, Eléments d'au- Aubier-Montaigne, 1972.
tocritique, Hachette, 1974, pp. 119-120. 14. DPNDE, p. 234.
Relevons également que, si Althusser 15. Ibid., p. 235.
refuse d'accorder à la politique une 16. Dans leur généalogie du concept de
place « centrale » c'est qu'il n'entend critique chez Marx, P.-L. Assoun et G.
pas destituer la philosophie de sa pré- Raulet (Marxisme et théorie critique,
éminence en matière de médiation Paris, Payot, 1978) relèvent à juste titre
théorique. qu'il n'a pas « de dérivation directe du
7. Comme le soulignait J. Rancière dans contenu philosophique de la critique de
La Parole ouvrière - 1830-1851, Paris, Kant à Marx » (ibid., p. 44).
UGE 10/18,1976. 17. Comme le souligne E. Renault « 11
8. Aux deux extrémités, qui se s'agit là d'un acquis définitif de [la]
rejoignent pourtant dans leur commun pensée [de Marx] », Marx et l'idée de
refus du moment hégélien, nous trou- critique, Paris, PUF, 1995, p. 34.
vons Althusser, pour qui, « sauf dans le 18. DPNDE, p. 236.
presque ultime texte de sa période idéo- 19. On connaît l'adage de Marx « la
logique-philosophique Des Manuscrits philosophie de Schelling, c'est la poli-
de 44], le Jeune Marx n'a jamais été tique prussienne sub speciœ philoso-
hégélien, mais d'abord kantien-fichtéen, phes », extrait d'une lettre à Feuerbach
puis feuerbachien » (PourMarx, op. cit., (3 octobre 1843, Cor. 1, p. 302) dans
p. 27) et M. Abensour (La Démocratie laquelle 11 exhorte ce dernier à mener
contre l'État, op. cit.) qui, dans la lignée le combat à visage découvert contre
de nombreux travaux consacrés aux Schelling, une offre que Feuerbach,
mouvement jeune-hégélien, situe Marx échaudé par ses démêlés avec les auto-
du côté d'une philosophie du sujet d'ins- rités prussiennes, déclinera prudem-
piration fichtéo-bauerienne. ment Ce genre de propos était monnaie
courante dans la gauche de l'époque,
9. Voir la belle démonstration de
voir par exemple, dès 1835, le jugement
W. Breckman, Marx, the Young
de Heine dans De l'Allemagne, op. cit.,
Hegelians..., op. cit.
pp. 147 sq. Engels s'était de son côté

460
Notes pages 291 à 305
déjà Illustré dans cette sorte d'émula- Le Libéralisme rhénan 1815-1848.
tion antischelllngienne (voir ses deux Contribution à l'histoire du libéralisme
brochures de 1842 Schelling und die allemand, Paris, Sorlot, 1940.
Offenbarung et Schelling, derPhilosoph 24. C'est assurément le mérite d'A.
in Christo in M. E. W, Ergûnzungsband, Cornu d'avoir saisi le rôle de cet appui
2. Teil, pp. 171-245). mais il était loin sur Hegel, tout particulièrement dans
d'avoir le poids d'un Feuerbach. la dissertation doctorale, dans le jeu de
20. K. Lowith, qui va jusqu'à parler démarcation de Marx d'avec le reste du
d'« alliance » entre les jeunes hégéliens mouvement jeune hégélien, notamment
et Schelling (De Hegel à Nietzsche, avec la philosophie de Bauer, et malgré
Gallimard, 1969, pp. 147-155), ce la dépréciation générale dont Hegel fait
qui est pour le moins exagéré, cite par ailleurs l'objet dans cet ouvrage. Çf.
des extraits de la correspondance de Karl Marx et Friedrich Engels. ...op.cit.,
ce dernier qui révèlent sa certitude 11, pp. 202-205 et 272-275.
d'avoir gagné la partie qui l'oppose à 25. DPNDE, p. 231.
Hegel, en obtenant même le ralliement 20. Ibid, p. 233.
implicite des disciples, qui comptent 27. Sur tout cela voir l'étude de
du reste parmi ses fidèles auditeurs. F. Markovits, Marx dans le jardin
Rosenkranz, fidèle parmi les fidèles d'Épicure, Paris, Minuit, 1974. Par
de l'hégélianisme pourtant, semble lui un curieux effet de boucle, ces traits
aussi momentanément emporté par la de l'ontologie épicurienne, issus des
vague schelllnglenne, si l'on en croit son limbes du marxisme, ont fasciné le
journal personnel (ibid p. 186). dernier Althusser, à la recherche d'un
21. Tel est le point de départ de sa « matérialisme aléatoire », centré sur
« Contribution à la critique de la phi- la singularité et la rencontre. Çf. L.
losophie de Hegel », parue dans les Althusser, « Le courant souterrain du
HalUsche Jahrbucher de Ruge en 1839, matérialisme de la rencontre », in Écrits
soit deux ans avant la rédaction de la philosophiques et politiques, op. cit., 1.1,
thèse de Marx, et qui a bénéficié d'un pp. 539-576.
grand retentissement dans les milieux 28. DPNDE, p. 245.
de la gauche hégélienne. 28. Ibid, p. 245.
22. Quand Marx parle de « philosophie 30. Ibid, pp. 247-248.
positive », 11 vise à l'évidence Schelling, 31. Çf. supra chap. m, 1, « Nous les
mais la formulation sur les consciences Européens... ».
« conçues dans l'acte et dans l'éner- 32. Çf. J. Sperber, Rhineland Radicals.
gie immédiate du développement » The Démocratie Movement and The
(DPNDE, p. 236) semble davantage Révolution of1848, Princeton University
convenir aux positions à la Cleszkowski. Press, 1991, p. 6.
23. « Libéralisme » qu'il ne faudrait pas 33. Ibid, p. 110.
confondre avec celui, fort conservateur, 34. Çf. L. Calvié. « Unité nationale et
d'un Burke, ou même d'un B. Constant, liberté politique », in F. Knopper/G.
ni, a fortiori, avec un « llbérlsme », ou Merlio (dir.). Naissance et évolution du
libéralisme économique selon l'utile dis- libéralisme allemand, Toulouse, Presses
tinction que permet la langue italienne, universitaires du Mirail, 1995, p. 114.
même si certains libéraux rhénans 35. Cité in P. Lascoumes, H. Zander,
(essentiellement D. Hansemann) sont Marx, du vol de bois à la critique du
assez proches de positions libéristes. En droit, Paris, PUF. 1984, p. 75.
fait, la matrice du libéralisme rhénan 30. Çf. par exemple A. Cornu (Karl
dont il est ici question est constituée Marx et Friedrich Engels..., op. cit., t. II,
d'éléments hétérogènes (un mixte de pp. 142-143) et, de manière plus nuan-
réformisme modéré destiné aux élites et cée, J. Droz (çf. J. Droz, La Formation
de revendications d'égalité civique assez de l'Unité allemande 1789-1871, Hatler,
radicales dans le contexte allemand de 1970, pp. 105-127). Pour J. Sperber,
l'époque), à la confluence des idées de la société rhénane est « entièrement
VAufklàrung et de la Révolution fran- bourgeoise » et « structurée autour de
çaise, éléments qui trouvent leur cohé- l'accès au marché » (Rhineland radi-
rence dans le fonctionnement pratique cals..., op. cit., p. 32).
de cet ensemble discursif, qui repré- 37. J. Sperber, Rhineland Radicals...,
sente plutôt un courant Idéologique et op. cit., p. 34.
politique qu'une doctrine stricto sensu. 38. La Persistance de l'Ancien Régime,
La référence incontournable en langue op. cit.
française demeure l'ouvrage de J. Droz, 39. Trêves, par exemple, compte douze

461
Philosophie et révolution
mille habitants quand Marx y voit le réactionnaire ; c'est pourquoi il lui
jour; quant à la capitale économique arrive également de définir le principe
de la région. Cologne, elle ne dépasse romantique de « chrétien-chevale-
guère les soixante-dix mille habi- resque, moderne-féodal » (0 3, p. 161).
tants lors du lancement de la Gazette 49. 0 3. p. 144.
rhénane. 50. J. Sperber, RhinelandRadicals...,
40. Comme le note E. Fehrenbach (« La op. cit., p. 117.
noblesse en France et en Allemagne » 51. C'est à Marx d'ailleurs que B.
in H. Berdlng, E. François, H.-P. Bauer adresse ces prophéties : « La
Ullmann (dir.), La Révolution, la France catastrophe deviendra effroyable et
et l'Allemagne : deux modèles opposés ira en s'aggravant et je dirais presque
de changement social?, Paris, Editions qu'elle sera plus grande et plus extra-
de la MSH, 1989, p. 187), « après leur ordinaire que celle engendrée par le
intégration à l'État prussien, dont la christianisme naissant Cela étant quel
discipline militaire et bureaucratique intérêt d'engager avec des gredins une
les rebutait profondément, la noblesse dispute personnelle et interminable? À
rhénane comme la noblesse westpha- quoi bon se montrer insatisfait devant
lienne réussirent à préserver une cohé- cette engeance, alors qu'intérieure-
sion interne et une spécificité qui repo- ment on n'est rien moins qu'insatisfait
saient sur la force des liens familiaux, ou contrarié ou irrité ? L'avenir est
régionaux et nobiliaires et un commun trop certain pour justifier ne serait-ce
attachement à l'Église catholique ». qu'un instant d'hésitation », Lettre de
41. Le portrait de la bourgeoisie colo- B. Bauer à Marx du 5 avril 1841, citée
naise, censée être l'une des plus évo- in M. Rubel, « Introduction », 0 3,
luées, dressé par P. Ayçoberry (Cologne, p. LXXIV. On remarque déjà chez Bauer,
entre Napoléon et Bismarck - la au nom de « l'avenir trop certain »
croissance d'une ville rhénane, Aubier- placé sous le signe de la catastrophe, la
Montaigne, 1981, notamment pp. 119- tendance à esquiver les très prosaïques
167) est assez éloquent. Pour une vue contraintes de la lutte politique.
d'ensemble, cf. les études de H.-U. 52. 0 3. p. 214.
Wehler et d'U. Frevert dans le volume 53. Çf. 0 3, pp. 111-137.
La Révolution, la France et l'Allemagne, 54. 0 3 p. 137.
op. cit., pp. 93-111 et 253-279. 55. Çf. Lettre de Marx à von Schaper du
42. Sur la question de la paupérisa- 17 novembre 1842, Cor, 1.1, p. 269.
tion cf. les données citées par J. Droz 56. Voir sur tous ces points supra, chap.
(La Formation..., op. cit., pp. 111-112 i, i. Fonder la politique.
et 127-127) et la discussion détaillée 57. E. Kant Projet de paix perpétuelle.
des thèses en présence par Sperber Œuvres, t III, op. cit., p. 377.
(flhinelandRadicals..., op. cit., pp. 34 58. Ibid, p. 372 - trad. modifiée.
et 36). 59. G. W. F. Hegel, Principes de la philo-
43. Ibid sophie du droit, op. cit., 8 258, p. 270.
44. C'est notamment le cas de l'École 60. Ibid, g 183, p. 218.
historique du droit. 61. Dans un célèbre passage de L'Idéo-
45. 0 3, p. 224. logie allemande, Marx écrit en effet :
46. 0 3. p. 219. « l'état de l'Allemagne à la fin du siècle
47. Sur ce point, voir les éclairantes dernier se reflète intégralement dans la
remarques de D. Losurdo, qui souligne Critique de la raison pratique de Kant
la portée antilibérale de cette notion, [...] Les bourgeois allemands, dans leur
dans « La construction du concept impuissance, en restaient au stade de
universel de l'homme : de la tradition la "bonne volonté". Kant se satisfait
libérale à la Révolution française », de la simple "bonne volonté", même si
in B. Bourgeois, J. d'Hondt (dir.), La elle n'a aucun résultat, et rejetait dans
Philosophie et la Révolution française, l'au-delà la réalisation de cette bonne
Paris, Vrin, 1993, pp. 49-58. volonté » (IA. p. 185).
48. D'où sa nécessité de se présenter 62. « La société civile-bourgeoise est la
sous un habillage moderne et l'usage différence qui s'instaure entre la famille
de couples contradictoires qui sert à et l'État », Principes de la philosophie
la caractériser. En effet, selon Marx, du droit, op.cU., 8 182 additif.
le discours romantique se singularise 83. Ibid. 8 187. p. 221.
par le décalage entre la modernité de 64. Ibid, 8.183. p. 218.
façade (« les bonnes odeurs de toutes 65. Çf. supra chap. i, u. Dépasser la
ses phrases modernes ») et un contenu révolution ?

462
Notes pages 305 à 330
66. Çf. Principes.... op. cit., S 253 et et masculins « allemands » (auto-
§ 255. pp. 266-268. activité, indépendance, idéalisme).
67. Pour Marx, en vertu de leur principe Selon lui, « pour être vrai, faire un
même, les Diètes provinciales ne sont avec la vie et l'homme, le philosophe
pas autre chose que des machines à doit être de sang gallo-germanique »,
conserver des privilèges particularistes, Manifestes...,op. cit., p. 117.
et à en produire de nouveaux. Çf. 0 3, 9 1 . 0 3, p. 313.
pp. 154-155. 92. 0 3, p. 178.
68. « La classe universelle, plus pré- 93. 0 3. p. 182.
cisément celle qui se consacre au 94. Cf. Principes de la philosophie du
service du gouvernement, a dans son droit, op. cit., g 253.
destin d'avoir l'universel comme but de 95. DVB, p. 197.
son activité essentielle », Principes..., 96. « La vérité englobe non seulement
op. cit., g 303, p. 335. le résultat, mais aussi le chemin. La
69. Çf. DVB, pp. 206-208. recherche de la vérité doit elle-même
70. C'est en effet l'incapacité gouver- être vraie, la vraie recherche est la
nementale à apporter des solutions à vérité épanouie dont tous les membres
la détresse sociale, notamment celle épars se réunissent dans le résultat. Et
des vignerons mosellans, qui suscite la l'on voudrait que ce mode de recherche
réflexion marxienne. Cf. DVB, p. 208. ne change pas selon son objet! », 0 3,
71. Cf. supra, chap. i, i, Fonder la p. 118.
politique. 97. O 3. p. 314.
72. 0 3, p. 119. 98. 0 3, p. 152. Marx poursuit son pro-
7 3 . 0 3, p. 115. pos en soulignant la portée antiaristo-
74. 0 3, p. 194-195. cratique et universallste de la référence
75. DVB, p. 198. Dans le même sens, et au principe national/populaire.
en réponse à un orateur de la Diète qui 99. Çf. Principes..., op. cit., S 258 et 270,
veut Interdire le recours à l'anonymat, pp. 270 et 286.
Marx précise le propos : « Notons que 100. 0 3, p. 210.
le nom n'a rien à voir avec la presse, 101. Nous sommes donc en désaccord
mais que là où existe une législation avec la thèse de M. Abensour, selon
de la presse, l'éditeur - donc à tra- laquelle « affirmer de l'État qu'il est "le
vers lui l'auteur anonyme et pseudo- grand organisme", po9er l'État au-delà
nyme - relève des tribunaux ». 0 3, de toute dérivation, c'est du même coup
pp. 194-195. faire l'aveu de sa primauté et l'installer
76. DVB, ibid au lieu même de l'institution du social »
77. Il ajoute aussitôt : « bien qu'il ne (la Démocratie contre l'État..., op. cit.,
fût pas permis dans les Assemblée p. 25).
provinciales d'appeler les gens par leur 102. Dans le sens défini par A. Negri,
nom », lettre à Ruge de mai 1843, Cor. qui renverse la conception de la tra-
l . p . 295. dition constitutionnallste, « le pouvoir
78. Cf. lettre à Ruge du 5 mars 1842, constituant est lié à l'idée de la démo-
Cor 1, p. 243. cratie comme pouvoir absolu. Et donc le
79. Lettre à Ruge de septembre 1843, concept du pouvoir constituant comme
Cor 1, p. 300. force d'irruption et d'expansion est lié
80. H. Heine, De l'Allemagne, op. cit., au fait que la totalité démocratique
p. 115. est toujours déjà constituée dans la
81. C'est le titre du sixième chapitre de société » (A. Negri, Le Pouvoir consti-
De l'Allemagne, ibid., pp. 273-297. tuant. Essai sur les alternatives de la
82. 0 3, p. 214. modernité, Paris, PUF. 1997, p. 15).
83. 0 3, p. 220. 193. O 3. p. 144.
84. 0 3. p. 213. 104. Ibid.
85. 0 3, p. 150. 195. O 3, p. 197.
86. 0 3. p. 219. 196. Çf. J. Sperber, Rhineland
87. Ibid Radicals..., op. cit., passim.
88. 0 3, p. 208. 197. Lettre du 25 août 1842 à D. D.
89. DVB, p. 211. Oppenheim, Cor 1, p. 267.
90. Feuerbach élabore une doctrine, 108. J. Sperber, Rhineland radicals...,
à vrai dire assez confuse, de la tête et op. cit., p. 92.
du cœur en les affublant respective- 199. Cf., par exemple, la version
ment d'attributs féminins « français » « classique » d'A. Cornu, Karl Marx et
(sensibilité, dépendance, matérialisme) Friedrich Engels..., op. cit., L n, p. 1.

463
Philosophie et révolution
110.0 3. p. 294. classique de l'art d'écrire sous un
111. Çf. DVB, p. 149. régime de censure en citant des propos
112. « Les coutumes, qui sont les cou- d'un auteur au-dessus de tout soup-
tumes de toute la classe pauvre, savent çon, en l'occurrence la réponse des
saisir, avec un instinct sûr, la propriété Spartiates au satrape perse Hydarnes,
par son côté Indécis; on constatera telle que la rapporte Hérodote : « Au
non seulement que cette classe ressent vrai, tu sais ce que c'est d'être esclave ;
d'instinct la nécessité de satisfaire mais la liberté, tu n'en as jamais goûté,
un besoin naturel, mais aussi qu'elle et tu ne sais pas si elle est douce ou
ressent le besoin de satisfaire un ins- non. Car si tu en avais goûté, tu nous
tinct juridique », DVB, p. 142. conseillerais de nous battre pour elle
113. DVB, p. 211. non seulement avec des lances, mais
114. DVB, p. 213. encore avec des haches », O 3, p. 198.
US. DVB, p. 167. 127. Cf. 0 3, p. 181.
116. L'argument central de Marx réside 128. 0 3, p. 197.
dans le constat d'une asymétrie fon- Wt.Çf.L Feuerbach, « Thèses pro-
damentale entre les droits coutumiers visoires pour la réforme de la philo-
de l'aristocratie, qui ne revêtent que la sophie », 8 47, in Manifestes philoso-
forme de la loi moderne pour en nier phiques, op. cit., p. 117.
le contenu, et les droits coutumiers des 130. O 3, p. 187. Ces métaphores
classes pauvres, qui, même lorsqu'ils s'avèrent extrêmement prégnantes chez
contredisent le droit positif, anticipent Marx : dans la Contribution à la critique
sur l'universalité de la loi fondée sur de la philosophie du droit de Hegel -
la liberté et l'égalité des sujets. DVB, Introduction, 11 répétera : « La tête de
p. 140. cette émancipation [humaine] est la
117. Çf. les travaux de F. Gauthier : philosophie, son cœur le prolétariat »,
« De Mably à Robespierre » in E. CPDH, p. 212.
P. Thompson et atti, La Guerre du blé 131. Çf. Lettre à D. Oppenheim du 25
au xvnf siècle, op. cit., pp. 11-143 et août 1842, Cor. 1. p. 267.
Triomphe et mort du droit naturel en 132. 0 3. p. 299.
Révolution, PUF, 1992. 133. Çf. O 3, p. 298.
118. Ce point, en général passé sous 134. L. Calvié souligne à Juste titre que
silence, est souligné par F. Gauthier, même le Marx de la Gazette rhénane est
« Critique du concept de "révolution tributaire du réformisme jeune-hégélien
bourgeoise" appliqué aux révolutions « dans la mesure où les critiques qu'il
des droits de l'homme et du citoyen du adresse à l'État prussien supposent
xvrn* siècle », Actuel Marx, n° 20,1996, que cet État est amendable, qu'il peut
p. 157 et par D. Losurdo, « La construc- renoncer à son orientation réaction-
tion du concept universel d'homme naire et répressive pour retrouver sa
de la tradition libérale à la Révolution tradition éclairée, et au-delà, dans une
française » in B. Bourgeois, J. D'Hondt, Rhénanie particulièrement ouverte à
La Philosophie et la Révolution fran- cette évolution, les acquis de la période
çaise, op. cit., pp. 54-55. révolutionnaire et napoléonienne » (Le
110. 0 3, p. 308. Renard et les raisins..., op. cit., p. 133).
120. Çf. supra, chap. iv, il. 1, Du 135. « Ou peut-être l'Augsbourgeoise
« social » au* social-isme » : le grand garde-t-elle rancune à notre correspon-
roman de l'organisation. dant d'espérer que le conflit Indéniable
121. Çf. Lettre à Ruge de septembre trouvera une "solution pacifique"? », 0
1843, Cor. 1. p. 298. 3. p. 232.
122. La première prise de position 136. Lettre à Ruge de mal 1843, Cor. 1,
publique de Marx sur la question est p. 293.
réactive, en réponse à un article de 137. Ainsi Moses Hess, l'un des princi-
l'AUgemeine Zeitung d'Augsbourg. Çf. 0 paux collaborateurs du journal, pouvait
3, p. 234. écrire le 6 décembre 1842 à son ami
123. 0 3. p. 310. Auerbach : « La Gazette rhénane a
124. Saint-Just, Discours et rapports, maintenant une position assurée, aussi
op. cit., p. 74. bien vis-à-vis du public que du gouver-
125. 0 3. pp. 151-152. nement. Nous avons bien eu, il y a peu
126. La plus significative se trouve sans de temps, un petit orage avec le gou-
doute dans la conclusion de l'article vernement, mais tout s'est maintenant
sur les délibérations de la Sixième arrangé, sans que nous ayons eu à faire
Diète Rhénane. Marx utilise un procédé des concessions » (cité in A. Cornu, Karl

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Marx..., op. cit., t. II, p. 91). 193. Pour parler de cette « vie nou-
138. P. Lascoumes, H. Zander, Du vol de velle », Marx reprend un topos de la
bois..., op. cit., p. 59. spectrologie heinéenne : « Laissons les
138. Cf. A. Cornu, Karl Marx..., op. cit., morts enterrer et pleurer leurs morts.
t. II. p. 111. C'est au contraire un sort enviable que
140. Partie de quelques centaines, la d'être les premiers à entrer dans la vie
Gazette rhénane compte 1820 abonnés nouvelle ; et tel doit être notre lot »,
au moment où von Schaper écrit au Lettre de mai 1843 à A. Ruge, Cor. 1,
ministre, chiffre qu'il avance lui-même p. 291.
dans son rapport. Elle atteindra les 154. Ibid, p. 296.
3400 abonnés peu avant son interdic- 155. « Vous ne direz pas que je me fais
tion (Çf. ibid. p. 99). une trop haute idée du temps présent,
141. Lettre à A. Ruge du 25 janvier et si malgré tout je ne désespère pas de
1843, Cor. 1, p. 280. lui, c'est que c'est précisément sa situa-
142. « L'Allemagne n'est plus un État », tion désespérée qui m'emplit d'espoir »,
« La constitution de l'Allemagne » ibid., p. 296.
(manuscrit de 1799-1801) in G. W. F. 158. Lettre de Marx à A. Ruge de sep-
Hegel, Écrits politiques, op. cit., p. 25. tembre 1843, Cor. 1 p. 298. Ruge, de
L Althusser remarque que, dans ce son côté, avait déjà écrit : « certes il
texte, « Hegel retrouve les accents faut prendre les choses à la racine,
de Machiavel parlant de l'Italie », c'est-à-dire que seule la philosophie
« Machiavel et nous » in Écrits philoso- peut atteindre et saisir la liberté »,
phiques et politiques, op. cit., t. II, p. 49. Une autocritique du libéralisme, in S.
143. Sur la solitude comme condition de Mercier-Josa, Théorie allemande et
l'initiative politique dans une période pratique française de la liberté, Paris,
de crise, Çf. le texte d'Althusser cité L'Harmattan, 1993, p. 266.
supra, et du même auteur, « Solitude de 157. Dans la lettre à Ruge de septembre
Machiavel », in L. Althusser, Solitude de 1843, Marx renvoie à nouveau les
Machiavel et autres textes, Paris, PUF, doctrines communistes « réellement
1998, pp. 311-324. existantes » à leur réalité propre, celle
144. Lettre à A. Ruge de mars 1843, d'abstraction « dogmatique » voulant
Cor. 1 p. 286. régler a priori les contradictions du
148. Çf. la suggestive évocation d'A. monde existant. Cor. 1, p. 298.
Negri, L'Anomalie sauvage..., op. cit., 158. Ibid, p. 297.
chap. i, « L'anomalie hollandaise », 159. Ibid
pp. 37-64. 180.1A, p. 33.
148. Cor. 1. p. 287. 181. 0 3, p. 118.
147. Nous sommes fondamentalement 182. Lettre à Ruge de septembre 1843,
en accord avec la thèse de L. Calvié, Cor. 1, p. 300.
dont le travail a permis de clarifier 183. Cf. E. Bernstein, Les Présupposés
considérablement cette question (Çf. Le du socialisme, Paris, Seuil, 1974, p. 220
renard et les raisins..., op. cit., p. 135). et passim.
148. Tel est le travers de l'interprétation 184. Pour surmonter, ne serait-ce que
de H. Mah (The End ofPhilosophy, the de manière régulatrice, le dualisme
Origin of Ideology. Karl Marx and the qui grève sa démarche, Bernstein est
Crisis of the Young HegeUans, Unlversity du reste obligé de distinguer le « mode
of Californie Press, 1987), qui a néan- d'organisation économique et social
moins l'avantage de mettre l'accent supérieur », vers lequel le mouvement
sur le tournant de 1843 dans la crise doit malgré tout tendre, des « objectifs
conjointe du jeune-hégélianisme et du immédiats », lesquels en sont pourtant
pouvoir absolutiste. la « préfiguration » (ibid, p. 236).
148. Lettre de Marx à Ruge de mars 185. Lettre à A. Ruge de septembre
1843, Cor. 1, p. 287. 1843. Cor. 1. p. 300.
150. Cf M. Foucault, Histoire de la folie 188. Lettre à A. Ruge de septembre
à l'âge classique, Paris, Gallimard, 1843, Cor. 1. p. 299.
1972, p. 22. Le flâneur, qui partage cette 187. De manière significative, dans
position de seuil, serait alors une figure, l'un de ses derniers articles parus dans
quelque peu « policée » il est vrai, sortie sa revue, Ruge vise, sans le nommer,
de cet archétype de l'errance. Kant, ou plutôt un certain esprit kantien
151. Ibid typique de ce libéralisme à l'allemande,
152. Çf. supra, chap. u, 5, L'autre voie « qui sympathise et se contente de
allemande. contempler la bataille de sa fenêtre et

465
Philosophie et révolution
de souhaiter chance et prospérité à tous et aussi l'abandon, lors du congrès
les héros de la liberté » {Autocritique.... d'Erfurt (1891), par la social-démocra-
cit., p. 250). La critique marxienne de tie désormais unifiée, du mot d'ordre de
Kant dans L'Idéologie allemande, en « république allemande », qui provoqua
termes d'impuissance petite-bourgeoise, la ferme mise en garde d'Engels dans sa
n'a, on le voit, rien de bien original, du Critique du programme d'Erfurt (CPGE
moins dans ses formulations. p. 101).
168. Mais n'oublions pas la surprise 182. Lors de la rupture de l'automne
d'Engels lorsqu'il découvre que le 1842 entre Marx, alors rédacteur
manuscrit de La Sainte Famille, la en chef de la Gazette rhénane, et
réponse à la « critique critique » de les Freien, Ruge se range du côté du
Bauer et consorts, prend sous la plume premier; Çf. A. Cornu, Karl Marx...,
de Marx des proportions qui ne vont pas op. cit., t. II, p. 89. Au même moment,
sans rappeler la prolixité jeune hégé- et pour des motifs similaires, le poète
lienne, Çf. lettre à Marx du 20 janvier G. Herrwegh rompt également avec les
1845, Cor. 1, p. 355. Affranchis berlinois.
169. Lettre de Marx à A. Ruge de mal 183. Ce qui n'avait pas échappé aux
1843, Cor. 1, p. 295. esprits les plus perspicaces, tel le poète
170. Çf. A. Ruge, « Une autocritique G. Herrwegh, qvd, dès la parution de
du libéralisme... », cit. pp. 263-264, l'unique livraison des Annales franco-
qui s'en prend avec vigueur à la allemandes, voit une « contradiction
« conscience blasée », surcultivée et flagrante » entre l'introduction « doctri-
autosatisfaite des Freien berlinois. naire » de Ruge et les articles « incom-
171. CPDH p. 204. parablement plus remarquables » de
172. A. Ruge, « Une autocritique du Marx, n y voit les germes d'une « nou-
libéralisme », cit., p. 266. velle rupture », d'une « nouvelle scis-
173. « Pour se faire remettre ses sion » entre ces deux orientations (lettre
péchés, l'Humanité n'a besoin que de à M. d'Agoult du 25 février 1844, cité in
les appeler enfin par leur nom », Lettre S. Mercier-Josa, Théorie allemande...,
de Marx à A. Ruge de septembre 1843, op. cit. pp. 291-292).
Cor. 1, p. 300. 184. Pour Ruge aussi, seules les dif-
174. A. Ruge, « Une autocritique du férences de l'esprit ont droit à une
libéralisme... », cit., p. 268. existence effective, çf. Autocritique du
178. Çf. lettre de Marx à Ruge de mai libéralisme, op. cit., p. 257.
1843, Cor. 1, p. 291. 188. Çf.. Lettre de Marx à A. Ruge de
178. Cette thématique fait cependant mai 1843, Cor. 1 p. 296.
son apparition dans le manuscrit de 186. Ibid
Kreuznach qui est contemporain de la 187. Ibid. p. 299.
correspondance avec Ruge. Çf. ir\fra, 188. Parlant de l'État politique, Marx
3, Aux sources de la révolution perma- retrace en fait le mouvement du
nente : la « vraie démocratie ». concept qui passe du « présupposé » au
177. Cor 1., p. 293. « posé » : « [ l'État politique] suppose
178. Ibid., p. 294. partout la raison réalisée, mais par
179. Ibid, p. 293. là même sa destination Idéale entre
180. « [...] non seulement la critique en contradiction avec ses prémisses
peut, mais elle doit entrer dans des réelles. À partir de ce conflit de l'État
questions politiques (qui dans l'idée politique avec lui-même se développe
des socialistes vulgaires sont bien au- donc partout la vérité des rapports
dessous d'elle). En démontrant la supé- sociaux », ibid.
riorité du système représentatif sur le 189. Ibid
système des ordres, elle intéresse prati- 190. Ibid
quement un grand parti de la Nation », 191. « En élevant le système repré-
Lettre à A. Ruge de septembre 1843, sentatif de sa forme politique jusqu'à
Cor. 1. p. 299. sa forme généralisée et en dégageant
181. La position antipolitique du la signification véritable qu'il ren-
« socialisme vrai », qui est au cœur ferme, elle oblige du même coup ce
de la polémique du Manifeste du parti parti à aller au-delà de lui-même, car
communiste, sera en effet promise à un triompher reviendrait pour lui à se
bel avenir. Rappelons simplement les supprimer », ibid Dans l'autodépasse-
tentatives lass&Uiennes de promouvoir ment enclenché par la « généralisation
des réformes sociales en s'accom- de la forme » du principe démocra-
modant avec le régime bismarcklen. tique contenu dans les institutions

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Notes pages 330 à 345
représentatives, on trouve une première de subjectivation de l'Idée et de réduc-
formulation des thèses sur la « vraie tion des sujets réels (à savoir, comme
démocratie » que Marx consigne au nous le verrons, du peuple) en « maté-
même moment (cette lettre est écrite à riel » de l'Idée que se trouve la racine
Kreuznach) dans son commentaire des de l'inversion du rapport sujet/prédicat
Principes de la philosophie du droit de opérée par Hegel. On retrouve Ici les
Hegel. accents de la critique feuerbachienne.
192. Dans le manuscrit de Kreuznach, Feuerbach considère que pour Hegel,
Marx clarifiera davantage cette position comme pour Spinoza, l'absolu fla
en parlant de la « disparition de l'État substance) n'est qu'« un simple nom »,
politique » en tant qu'État seulement un pur non-déterminé, en dehors des
« politique ». Cf. infra ch. v. u, 2, Hegel catégories qui permettent de le penser
au-delà de Hegel. sous tel ou tel rapport (qf. par exemple
193. L. Calvié, Le Renard et les rai- Manifestes philosophiques, op. cit.,
sins..., op. dt., p. 136. p. 106.). En réalité, en appliquant à
194. Lettre à A. Ruge de mai 1843. Cor. Hegel les critiques que celui-ci adresse
1. p. 294. à Spinoza, Feuerbach ne fait que répé-
195. Ibid, p. 292. ter, en les redoublant, les erreurs de
196. « En politique, les Français Hegel ({ans sa compréhension du sys-
sont des modèles », écrit-il dans son tème spinozien - notamment celle qui
Autocritique du libéralisme, cit., p. 265. consiste à réduire les attributs à des
197. De L. Althusser à M. Rubel, en pas- formes extérieures de la réflexion ayant
sant par S. Avineri ou K. Papaloannou, perdu toute solidarité avec la subs-
il s'agit d'un point de convergence entre tance dont elles sont Issues. Le point
auteurs que tout sépare par ailleurs est d'importance : Marx, pour sa part,
dans leur Interprétation de Marx. Parmi refusera de faire de l'État moderne
les voix discordantes, citons les travaux une simple irréalité, il insistera sur
de S. Mercier-Josa, auxquels notre lec- sa dimension pratique d'« illusion
ture doit beaucoup, ou ceux d'A. Tosel. politique » et essaiera de percer les
198. Sans même parler du fait que mécanismes spécifiques qui lui donnent
cette nouveauté est illusoire dans la naissance. Sur la lecture hégélienne de
mesure où il existe bien une politique Spinoza, qf. la démonstration éclairante
feuerbachienne (qf. infra), même si, de P. Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris,
par son mélange de républicanisme Maspero, 1979, plus particulièrement
francophile et de croyance allemande pp. 133-137 et pp. 175-180. G. Délia
à la toute-puissance des idées et de la Volpe avait déjà souligné la différence
démarche réformatrice, celle-ci paraît qui sépare la critique feuerbachienne
peu originale. de Hegel, qu'il considère comme
199. Q est donc clair que l'objet de idéaliste/kantienne, de celle de Marx
Marx, y compris dans cette première (Critique de l'idéologie contemporaine,
problématique « de jeunesse », est de op. cit., pp. 53-54).
manière spécifique l'état moderne, le 209. M43, p. 40. Comme nous le ver-
seul qui résulte de la séparation entre rons, c'est du fait de cette inversion,
sphère sociale et sphère politique, et qui n'est que l'expression abstraite
non une « théorie générale de l'État », d'une inversion politique, que Hegel ne
contrairement à ce qu'affirme par peut, selon Marx, comprendre la démo-
exemple J. Robelin, dans la lignée cratie comme « autodétermination du
des Interprétations althussériennes peuple ».
CMarxisme et sodalisation, op. cit., 210. M43, p. 42.
pp. 127-151). 211. Cf- M43, p. 48.
200. Lettre à A. Ruge de septembre 212. M43, p. 44.
1843, Cor. 1, pp. 298-299. 213. M43, p. 51.
201. CPDH, p. 201. 214. M43, p. 81. Dans son article d'août
202. M43, p. 139. 1842 « La philosophie du droit de Hegel
203. Respectivement M43, ibid et et la politique de notre temps » (in L. S.
CPDH, p. 205. Stepelevich, éd., The Young Hegelians.
204. Ce que l'Introduction de 1844 dira An Anthology, Cambridge University
encore plus clairement. Press, 1987, p. 211-236), paru dans les
205. CPDH. p. 197. Annales allemandes, A. Ruge avait déjà
206. Ibid critiqué l'inversion entre concept et
207. M43, p. 38. existence historique, ou entre empirie
208. C'est dans ce double mouvement et logique, chez Hegel.

467
Philosophie et révolution
21S. « Le vrai chemin est mis sens des- 229. J. Guilhaumou, « Le jeune Marx et
sus dessous. Le plus simple est le plus le langage jacobin » in L. Calvié (dlr.),
compliqué et le plus compliqué le plus Révolutions françaises..., op. cit. p. 109.
simple. Ce qui était censé être le point 230. Dans un sens qui ne va pas sans
de départ devient le résultat mystique rappeler celui de « pouvoir consti-
et ce qui était censé être résultat ration- tuant » défini par T. Negri (Le Pouvoir
nel devient point de départ mystique », constituant..., op. cit., passim) à condi-
M43 p. 82. tion de penser l'absoluité de ce pouvoir
21t. M43, p. 81. constituant comme l'absoluité d'un
217. M43, p. 92. processus et non comme surgissement
218. M43, p. 91. métaphysique d'un Sujet préformé.
219. « Aussitôt en revanche que 231. M 43, p. 101.
s'éveille la vie politique réelle et que 232. M43, p. 102.
la société civile-bourgeoise se libère 233. « [...] la constitution est selon la
des corporations par l'impulsion de sa loi G'illuslon) mais elle devient selon la
propre raison, la bureaucratie cherche réalité (la vérité). Inaltérable selon sa
à les restaurer », M43 p. 90. détermination, elle change cependant
220. Voilà en quoi l'analyse marxienne en réalité, sauf que ce changement
de l'Illusion politique dépasse la concep- est inconscient, n'a pas la forme du
tion feuerbachlenne de l'aliénation. changement. L'apparence contredit
En ce sens, le texte de Kreuznach Y essence », M43 p. 103.
annonce le « nouveau concept d'allé- 234. M43, p. 103.
nation » qu'E. Renault discerne dans 235. M43, p. 104.
les Manuscrits de 1844, concept dépsy- 236. M43, p. 104.
chologlsé, qui désigne non pas un déca- 237. M. Abensour le souligne à juste
lage Interne à la conscience humaine titre (La Démocratie contre l'État...,
mais la réalité sociale qui produit cette op. cit., p. 48). Dans le même sens,
conscience aliénée (Marx et l'idée de cf. S. Avineri, The Social and Political
critique, op. cit., p. 59). Marx n'attend Thought of Karl Marx, Cambridge
donc pas la coupure de 1845-48 pour se University Press, 1987, pp. 32-33.
poser la question de « la réalité et [de] 238. Cité par M. Rubel. O 3, p. 1684,
l'efficace historique propre de l'instance note.
étatique », contrairement à ce qu'af- 239. « La constitution n'est rien qu'un
firme E. Balibar (« État, parti, idéologie. accommodement entre l'État politique
Esquisse d'un problème », in E. Balibar, et l'État non politique. Elle est par
C. Luporini, A. Tosel, Marx et sa cri- suite nécessairement en elle-même un
tique de la politique, Paris, Maspero, contrat entre des pouvoirs essentielle-
1979, p. 131). On pourrait adresser la ment hétérogènes », M43, p. 105.
même critique à F. Furet, pour qui le 240. M43, p. 183.
Jeune Marx est « prisonnier de la subor- 241. Tel est, parmi tant d'autres, le fond
dination du politique à la société civile, de l'argumentation de F. Furet pour
incapable d'en penser l'autonomie sous qui la « vraie » révolution « détruit
une autre forme que celle de l'Illusion » le politique en l'absorbant dans le
(Marx et la Révolution française, Paris, social » (Marx et la Révolution fran-
Flammarion, 1986, p. 43). çaise, op. dt., p. 25). Furet pose le
221. M43, p. 91. rapport de la révolution politique et
222. M43, p. 92. de la révolution sociale comme sim-
223. Leçons sur la philosophie de l'his- plement antinomique, les liens entre
toire, op. cit., p. 43. les deux révolutions lui apparaissant
224. « C'est là l'énigme du mysticisme. comme extérieurs, d'ordre purement
[...]. Hegel idéalise la bureaucratie et instrumental (succession dans le temps,
empirlse la conscience publique », M43 la première comme marchepied de la
pp. 109-110. seconde). Çf. ibid., pp. 59-60 et, surtout,
225. M43, p. 190. 88-90.
226. A. Tosel. « Les critiques de la 242. C'est incontestablement le mérite
politique chez Marx » in E. Balibar, C. de M. Abensour, malgré les réserves
Luporini, A. Tosel, Marx et sa critique que suscite la disjonction entre social et
de la politique, op. cit., p. 20. politique Inhérente à sa lecture (nous y
227. M43, p. 101. reviendrons), d'avoir clairement distin-
228. « La totalité de l'État politique est gué la position marxienne de disparition
le pouvoir législatif», M43 p. 181, Cf. de l'État en tant que sphère autono-
également ibid. p. 147. misée et dominatrice de la disparition

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de la politique en tant que telle (Çf. concept). Serait-il lui aussi tombé dans
La Démocratie contre l'État..., op. cit., le type de jugement moral qu'il repro-
pp. 76 sq.). chait naguère aux autres? Sans doute
243. Comme l'attestent en toute cer- considère-t-il qu'il est suffisamment
titude les annotations, effectuées au remonté au principe même de la faille
cours de son séjour à Kreuznach. hégélienne pour être à l'abri d'une telle
d'un ouvrage allemand récent sur la critique.
Révolution française, Geschichte der 260. M43, p. 184.
letzten 50 Jahre (1834) de C. F. E. 261. C'est un point sur lequel la lecture
Ludwig. Çf. J Guilhaumou, « Note sur de Marx par l'école italienne de Délia
Marx, la Révolution française et le Volpe a fortement mis l'accent. Çf.
manuscrit de Kreuznach » m E. Balibar, l'analyse du manuscrit de Kreuznach
G. Raulet, (dir.), Marx démocrate. Le par L. Coletti ln De Rousseau à Lénine,
manuscrit de 1843, PUF, 2001. Gordon and Breach, 1974, pp. 256-259.
244. M43, p. 101. 262. « C'est seulement dans le droit
245. Çf. supra, chap. i, il, Dépasser la de vote aussi bien que dans l'éligibilité
révolution ? sans limitations que la société civile-
246. M43, p. 135. bourgeoise s'est réellement élevée à
247. M43, p. 129. l'abstraction d'elle-même, & l'existence
248. M43, p. 134. politique comme à sa vraie existence
249. M43, p. 121. universelle et essentielle », M43, p. 185.
250. M43, p. 134. Marx utilise ici le 263. « L'émancipation politique consti-
terme « communiste » (occurrence tue, assurément, un grand progrès. Elle
unique de ce vocable dans le manuscrit n'est pas, il est vrai, la dernière forme
de Kreuznach) dans un sens feuerba- de l'émancipation humaine, mais elle
chien, pour désigner l'essence com- est la dernière forme de l'émancipa-
munautaire de l'homme, et non dans tion humaine dans l'ordre du monde
le sens politique de la correspondance actuel », QJ, p. 26.
avec Ruge. C'est d'ailleurs en ce sens 264. « Nous avons déjà vu plus haut
que Feuerbach lui-même, notamment que le premier pas dans la révolution
dans sa réponse à Stirner, se déclarait ouvrière est la constitution du proléta-
« communiste », Çf. Manifestes philoso- riat en classe dominante, la conquête de
phiques, op. cit., p. 237. la démocratie », MPC, p. 85.
251. « C'est un grand progrès de l'his- 265. GCF, p. 45.
toire qui a changé les états politiques 266. On observe en effet un usage
en états sociaux, de sorte que, de même pléthorique du mot « vrai » parmi les
que les chrétiens sont égaux dans le ciel contemporains de Marx, qui partagent
et inégaux sur terre, les membres du sans doute avec lui la volonté d'appeler
peuple pris chacun dans leur singularité enfin les choses par leur nom. Ainsi
sont égaux dans le ciel de leur monde à la « vraie » démocratie marxienne,
politique et inégaux dans l'existence laquelle n'a toutefois jamais franchi
terrestre de la société », M43 p. 135. les limites « privées » du manuscrit de
252. M43, p. 135. Kreuznach, répondent le « socialisme
253. « Ce qui est plus profond chez vrai » de Grtin ou le « vrai commu-
Hegel c'est qu'il éprouve la séparation nisme » de Bakounine, qui ont bénéficié
de la société civile-bourgeoise et de la eux (et surtout le premier) d'une véri-
société politique comme une contradic- table existence publique. Cf. A. Cornu,
tion », M43 p. 129. Karl Marx..., op. cit., t. II, p. 221.
254. « Hegel veut le système médiéval 267. M43, pp. 70 et 68.
des états, et 11 veut le pouvoir législatif 268. Tïaité théologico-politique, op. cit.,
moderne mais dans le corps du système XVI, p. 268. Lors des travaux pré-
médiéval des états! C'est le pire des paratoire à la dissertation doctorale
syncrétismes », M43 p. 151. de 1841, Marx lit très attentivement
255. Çf. M43, pp. 140 et 146. et recopie de larges extraits de cet
256. M43, p. 154. ouvrage (Çf. CES), notamment ce pas-
257. M43, p. 133. sage du chapitre XVI.
258. M43, p. 134. 289. Notamment, concernant le manus-
259. M43, p. 154. Marx recourt ici au crit de Kreuznach, A. Igoin, A. Tosel et,
terme même dont il condamnait l'usage surtout, M. Abensour.
fait par la postérité hégélienne dans sa 270. Pour dire les choses de la manière
dissertation de 1841 (Çf. DPNDE p. 234 la plus ramassée (et schématique)
et supra, chap. v, i, 1, Le parti du possible, Spinoza définit le régime

469
Philosophie et révolution
démocratique comme un pouvoir de Balibar est pour une large part
« absolu », vers lequel tend tout régime une réponse à la lecture d'A. Negri
existant, qui réalise une adéquation (L'Anomaliesauvage.., op. cit.. passim)
totale avec la puissance de la masse qui vise justement à supprimer toute
(« S'il existe un pouvoir absolu, ce idée d'ambivalence pour présenter un
ne peut être que celui que possède le Spinoza subversif, théoricien affirmatif
peuple tout entier », Traité politique, de la puissance de la multitude déten-
VIII, g 3). Toutefois. l'Idée d'une multi- trice d'une force productive sauvage,
tude déterminée par les seules lois de radicalement irréductible à toute
la raison est autocontradictoire car elle médiation.
reviendrait à faire de la nature humaine 278. M43, p. 69.
un empire dans un empire, à subordon- 279. M43, p. 134.
ner l'ordre de la « nature entière » à 280. M43, p. 104.
celui d'« une petite partie, l'homme » 281. C'est exactement le point de vue
(ibid., II, S 8). Spinoza en conclut que d'Abensour ; çf. La Démocratie contre
« ceux qui par suite se persuadent l'État..., op. cit., pp. 69-70. Abensour
qu'il est possible d'amener la multitude voir la différence Marx-Hess se jouer
ou les hommes occupés des affaires dans une autre relation à Spinoza, le
publiques à vivre selon les préceptes premier reprenant la pensée spino-
de la raison, rêvent de l'&ge d'or des zienne de la démocratie tandis que le
poètes, c'est-à-dire se complaisent dans second la ramène vers l'anarchie et le
la fiction » fibid. I, g 5. p. 13). fondement éthique (ibid, p. 59). En fait,
2Z1. Cette inversion de Spinoza est déjà comme nous l'avons déjà suggéré, c'est
à l'œuvre dans la lecture marxienne une différence plutôt radicale d'ap-
du TYaité théologico-politique. Comme proche du politico-religieux qui sépare
l'a montré de manière éclatante A. les deux penseurs. Hess lit le TYaité
Matheron (« Le TYaité théologico-poli- théologico-politique pour y trouver les
tique vu par le jeune Marx », Cahiers bases d'une reconstruction du lien poll-
Spinoza, n° 1,1977, pp. 159-212), le tique-religion, en réunissant réforme
montage de citations opéré par Marx interne de la religion et réforme démo-
dans ses cahiers de lecture vise à durcir cratique de l'État. C'est précisément
l'opposition entre deux types d'État ce qui n'intéresse pas Marx dans sa
(État confessionnel et oppressif vs. État lecture de Spinoza; comme le montre
démocratique) barrant tout ce qui dans le montage d'extraits de ses cahiers
l'argumentation spinozlenne tend à d'étude, fi supprime systématiquement
établir une continuité entre les diverses toute analyse des racines anthropolo-
formes de pouvoir. giques de l'illusion religieuse ainsi que
272. Traité politique, op. cit., VIII, g 3, toute référence au credo minimum et à
p. 73. la question du « salut des Ignorants ».
273. Ibid, VU, g 31, p. 70. Marx ne retient du TYaité théologico-
274. M43, p. 68. politique que l'opposition terme à
275. M43, p. 70. terme de l'État confessionnel et de
276. De manière caractéristique, grâce l'État démocratique laïque. Sur ce point
au montage de citations extraites du aussi, la démonstration d'A. Matheron
chapitre XVI du TYaité théologico-poli- (« Le TYaité théologico-politique lu par
tique, Marx, souligne A. Matheron, le jeune Marx », art cit.) est décisive.
présente l'État démocratique comme Q n'est donc pas possible de ranger,
« rendant impossible la manipulation comme le fait Abensour, Marx et Hess
du fanatisme populaire par d'éventuels « du côté des athéistes politiques » (La
candidats au pouvoir » et aussi comme Démocratie..., op. cit., p. 61), une posi-
assurant « le dépérissement de la tion que le second a par ailleurs expli-
"fureur" religieuse de ce même peuple, citement combattue dans sa constante
qui cesse alors d'être une "populace" polémique avec les « rationalistes » de
pour se civiliser peu à peu » (« Le Traité la politique.
théologico-politique vu par le jeune 282. Ou plutôt, comme nous le verrons
Marx », art. cit., pp. 202-203). plus loin, Marx ne succombe à cette
277. Sur l'ambivalence spinozienne tentation que lorsqu'il « flirte » avec le
à l'égard des masses, on consultera thème anti-politique (et socialiste) de
plus particulièrement d'E. Balibar, l'« organisation ».
« Spinoza, l'anti-Orwell. La crainte 283. M43, p. 174. Abensour commet
des masses », repris in La Crainte des à l'évidence un détournement de sens
masses..., op. cit., pp. 57-99. L'approche sur le mot « extase » (çf. La Démocratie

470
Notes pages 330 à 345
contre l'État..., op. cit., pp. 63 et 75) en politiques" (donc, en dernière instance,
feignant ne pas voir que pour Marx il éminemment politiques) de cette institu-
désigne précisément une dimension de tion, c'est-à-dire aux contradictions éco-
l'illusion constitutive de l'abstraction nomiques, et avoir prises sur elles de
politique, d'une politique coupée de ses l'intérieur », La Crainte des masses...,
propres conditions, i.e. des rapports op. cit., p. 29.
sociaux. 296. De même, dans la Question juive,
284. Çf. QJ, pp. 27-28. l'émancipation humaine sera dépas-
285. M43, p. 129. sement autocritique de l'émancipation
288. M43, p. 66. politique : avec l'émancipation poli-
287. M43, p. 70. tique, dit Marx, « c'est par l'Intermé-
288. Dans le manuscrit de Kreuznach, diaire de l'État, c'est politiquement que
et, plus clairement encore dans la l'homme s'affranchit d'une barrière,
Question Juive, les États-Unis représen- en contradiction avec lui-même, de
tent une sorte de test de vérité pour la manière abstraite et partielle » (QJ,
critique radicale car, pour persévérer p. 22 - je souligne).
dans son être, celle-ci doit se départir 297. Çf. M43, p. 70. Marx précise par
de ses formes périmées Qa critique de ailleurs que cette pénétration matérielle
la religion qui, à la Bruno Bauer, reste est aux antipodes d'une organisation
interne au discours religieux) pour par en haut des sphères sociales, qui est
se transformer en critique de l'État la prétention caractéristique de l'Etat
politique. abstrait.
289. M43, p. 71. 298. C'est le point capital, car il touche
290. M43, pp. 69-70. à la matrice même de la théorie et de
291. M43, p. 70. la pratique révolutionnaires, qui est
292. L'Imprécision de la formule a occulté par les interprétations d'un
donné lieu à diverses hypothèses. H Marx démocrate certes mais antijaco-
nous semble, pour notre part, qu'il bin. Çf. par exemple S. Avlneri qui iden-
s'agit là plutôt d'un thème diffus, com- tifie la vision marxienne du jacobinisme
mun à l'ensemble de la pensée social- à un simple subjectivlsme politique
iste, Saint-Simon inclus, qu'il serait bien aboutissant à la terreur (The Social and
difficile à attribuer à tel auteur en par- Political Thought..., op. cit., pp. 185-
ticulier. De là sans doute le pluriel de 201) ou M. Lowy, qui rejoint parado-
Marx : « les Français modernes... ». xalement le point de vue de la vulgate
293. Sur ce point M. Abensour souligne orthodoxe en faisant du Jacobinisme
à juste titre, contre Avlneri (et indirec- un simple phénomène « bourgeois »
tement contre Rubel), que la réduction (La Théorie de la révolution..., op. cit.,
de l'État politique du manuscrit de p. 26). Pour une mise au point qf. J.
Kreuznach, qui ne fait que ramener Texier, Révolution et démocratie chez
l'État à sa particularité, diffère tant de Marx et Engels, op. cit., p. 18 et passim.
sa disparition pure et simple que de sa 299. M43, p. 135.
réabsorption complète dans la société 300. Çf. Principes de la philosophie du
communiste, donc de la problématique droit, g 195 et 243-244, op. cit., pp. 227
ultérieure de dépérissement de l'État et 260-261.
(La Démocratie contre l'État..., op. cit., 301. M43, p. 135.
p. 76). 302. M43, p. 136.
294. La première option peut être consi- 303. « Le reste de ce thème est à déve-
dérée comme l'interprétation canonique lopper dans la section "société civile-
du « passage » de Marx au commu- bourgeoise" », M43, p. 137.
nisme, la seconde est défendue par M. 304. « C'est qu'en effet toutes les autres
Abensour, dans le prolongement de sa déterminations qui sont les siennes
conception « extatique » de l'acte poli- apparaissent comme inessentielles à
tique originaire (La Démocratie contre l'homme, à l'individu, comme des déter-
l'Etat..., op. cit., p. 85). minations extérieures qui sont certes
295. Nous trouvons là le geste consti- nécessaires pour son existence dans le
tutif de la politique marxienne, qu'E. tout, c'est-à-dire comme un lien avec ce
Balibar définit en ces termes très tout, mais un lien qu'il peut aussi bien
condensés : « pour transformer les rejeter à nouveau », M43, p. 136.
limites du politique reconnu, artificielle- SOS. « La société civile-bourgeoise
ment séparé, qui ne sont jamais que les actuelle est le principe de l'individua-
limites de l'ordre établi, la politique doit lisme mené à son terme, l'existence
remonter jusqu'aux conditions "non Individuelle est la fin dernière; activité.

471
Philosophie et révolution
travail, contenu, etc., sont seulement 317. La correspondance de Ruge,
des moyens », M43, p. 136. notamment ses lettres à Feuerbach et
306. Çf. supra, chap. iv, n, 1, Du social à Marx du printemps-été 1843, nous
au socialisme. apprend que parmi les collaborateurs
307. Marx ramène l'État politique à français pressentis figuraient Leroux,
l'« État de l'entendement », se mouvant Proudhon, L. Blanc, Lamartine, ainsi
dans l'extériorité, terme par lequel que les fouriéristes de la Démocratie
Hegel désignait, lui, un moment anté- pacifique, contactés par l'Intermé-
rieur à l'État, à savoir la sphère de la diaire de V. Considérant. Çf. M. Rubel,
société civile-bourgeoise, M43, p. 43. « Déclaration Ruge-Marx » in K. Marx,
308. M43, p. 183. Œuvres, t III, op. cit., pp. 1348-1349.
309. « Dans la démocratie, la consti- 318. Dorénavant cité comme
tution, la loi, l'État lui-même n'est Introduction de 1844.
qu'une autodétermination du peuple et 319. La religion comme « opium du
un contenu déterminé de celui-ci pour peuple », l'« arme de la critique » qui
autant que ce contenu est constitution ne saurait remplacer la « critique des
politique », M43, p. 70 - je souligne. armes », etc.
310. QJ, p. 45. Dans sa polémique 320. Çf. G. Labica, Le Statut marxiste de
avec Ruge de l'été 1844, période qui la philosophie, op. cit., p. 83, M. Lowy,
marque le point culminant du « flirt » La Théorie de la révolution..., op. cit.,
de Marx avec Feuerbach et avec la p. 69.
problématique social-iste, le thème de 321. CPDH, p. 197.
l'organisation sera posé dans un sens 322. CPDH, p. 197.
explicitement anti-, ou plus exactement, 323. CPDH, pp. 197-198.
meta poli tique : « sans révolution le 324. CPDH, p. 198.
socialisme ne peut devenir réalité. Cet 325. « Nous avons en effet partagé les
acte politique lui est nécessaire dans la restaurations des peuples modernes
mesure où il a besoin de détruire et de sans partager leurs révolutions... [...]
dissoudre. Mais là où commence son Nos bergers à notre tête, nous ne nous
activité organisatrice, là où se mani- sommes jamais trouvés en compagnie
feste son propre but, son âme, le socia- de la liberté que le pur de son enterre-
lisme rejette son enveloppe politique », ment », CPDH p. 199.
GCMA, O 3. p. 418. 326. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philo-
311. Qui ne sont à l'évidence qu'une sophie de l'histoire, op. cit., p. 31.
version sécularisée de la transcendance 327. CPDH. p. 200.
religieuse, transformée en religion de 328. Heine quitte Paris pour l'Alle-
l'Homme divinisé. Çf. supra, chap. m, 5, magne le 21 octobre et il rentre le 18
La religion de l'amour et de l'humanité. décembre. Leur rencontre a donc lieu
312. « En ce qui regarde la Rheinische après cette date, probablement en
Zeitung, je ne saurais rester à aucun décembre 1843, par l'intermédiaire de
prix, il m'est impossible d'écrire sous Ruge.
le règne de la censure prussienne ou 329. CPDH. p. 201.
de respirer l'air prussien », lettre à A. 330. « L'ancien régime moderne n'est
Ruge du 13 mars 1843, Cor. 1, p. 290. plus que le comédien d'un ordre poli-
313. L'expression est de Marx, Cf. lettre tique dont les héros réels sont morts.
à Ruge de septembre 1843, Cor. 1, [...] La forme ultime d'une forme dépas-
p. 297. sée de l'histoire est sa comédie », CPDH,
314. « Mon projet de résider à Cologne p. 201.
est abandonné ; la vie y est trop 331. Çf. supra, chap. n, 2, Philosophie
bruyante à mon gré, et à n'avoir que de de l'histoire : précis de décomposition.
bons amis, on ne devient pas meilleur C'est dans cette tradition qu'il convient
philosophe », lettre à Ruge du 27 avril de situer également l'usage brechtien de
1842, Cor. 1, p. 253. l'« épique », dont le point de départ nous
315. J. Gran^jonc, Marx et les commu- ramène, selon F. Jameson, à l'échange
nistes allemands à Paris, op. cit., p. 45. entre Goethe et Schiller sur l'épopée
316. fl rédige ses Gloses critiques en grecque. Çf. F. Jameson, Brecht and
marges de l'article « Le roi de Prusse Method, Londres, Verso, 1998, p. 52.
et la réforme sociale. Par un Prussien » 332. « De même que les peuples de l'An-
(GCMA, 03. pp. 398-418). L'article de tiquité ont vécu leur préhistoire en ima-
Ruge est traduit par J. Granctyonc in gination dans la mythologie, de même
Marx et les communistes allemands..., nous autres Allemands avons vécu
op. cit., pp. 139-142. notre histoire à venir en pensée, dans la

472
Notes pages 376 à 397
philosophie. Nous sommes sur le plan 352. CPDH, p. 207.
philosophique les contemporains de 353. « Comment D'Allemagne] fran-
l'actualité sans en être historiquement chirait-elle, d'un seul salto mortale,
les contemporains », CPDH, p. 203. non seulement ses propres barrières,
333. Ibid. mais en même temps les barrières
334. CPDH, p. 204. qui retiennent les peuples modernes,
335. CPDH, p. 206. barrières qui doivent en réalité lui
336. CPDH. p. 205. apparaître comme la libération de ses
337. Ibid. barrières réelles et qu'elle doit donc
338. CPDH. p. 205. s'efforcer de gagner? », CPDH, p. 207.
339. Il est à peine exagéré de dire 384. Çf. « Sur le lieu commun... », ln
que M. Rubel fait de cette citation la Œuvres, t. III. op. cit., p. 291.
pierre de touche de son interprétation 355. « Quelle est la base d'une révolu-
« éthique » de la pensée de Marx - tion partielle, uniquement politique ?
interprétation qui s'avère en fait, et Celle-ci : Une partie de la société civile-
malgré des références superficielles à bourgeoise s'émancipe et parvient à
Spinoza, conforme au normativisme dominer l'ensemble de la société, une
kantien le plus convenu. classe déterminée entreprend, à partir
340. CPDH. p. 197. de sa situation particulière, l'émanci-
341. « Le passé révolutionnaire de l'Al- pation générale de la société », CPDH,
lemagne est en effet théorique, c'est la p. 208.
Réforme. Comme jadis dans le cerveau 358. CPDH. p. 209.
du moine, c'est maintenant dans celui 387. CPDH. p. 208.
du philosophe que commence la révolu- 388. CPDH. p. 210.
tion », CPDH, p. 206. 389. Ibid.
342. CPDH. p. 206. 360. CPDH. p. 211.
343. Çf. supra, chap. •, 5b, « un récit 361. CPDH. p. 212.
national/populaire ». 362. n s'agit sans doute de la seule fols
344. CPDH, p. 206. où Marx invoque les figures de l'« en
345. CPDH, p. 205. sol » et du « pour sol » et parle, en ces
346. Voir sur ce point les analyses d'E. termes, d'un « être » du prolétariat
Balibar dans La Philosophie de Marx, qui lui « trace [...] son but et son action
Paris, La Découverte, 1993, pp. 21-41. historique [...] de manière tangible et
347. Au même moment en effet, à Irrévocable », SF, pp. 47-48.
travers les colonnes de YAllgemeine 363. M43, p. 136.
Litteratur Zeitung, les frères Bauer 364. CPDH, p. 197.
tirent de la crise une conclusion qui 365. CPDH. p. 210.
est le négatif exact de celle de Marx : 386. Çf. E. Laclau, C. Mouffe, Hegemony
« c'est dans la masse et non ailleurs and socialist strategy, Londres, Verso,
qu'il faut chercher le véritable ennemi. 1985.
[...] Comme nous l'avons dit, la critique 367. CPDH. pp. 211-212.
a cessé d'avoir un caractère politique. 368. Cf. Principes de la philosophie
Opposant naguère encore des idées à du droit, g 279 et additif, op. cit.,
des idées, des systèmes à des systèmes, pp. 310-314.
des opinions à des opinions, elle a rejeté 369. G. Labica. Le Statut marxiste de
maintenant toute idée, tout système, la philosophie, op. cit., p. 112. Labica
toute opinion » (cité in A. Cornu, Karl remarque à juste titre que le refus
Marx..., op. cit., t. III, p. 15). de Marx de se réclamer à l'époque
348. CPDH, p. 206. du socialisme et du communisme ne
349. Çf. supra, chap. i, n, 3, En deçà et s'explique pas par une connaissance
au-delà du libéralisme. manquante mais par une volonté
350. CPDH, p. 208. de fondation théorique qui Interdit
351. Notre lecture est donc aux anti- toute « conversion » à une doctrine
podes de celle d'A. Heller (La Théorie préexistante.
des besoins chez Marx, UGE 10/18, 370. Çf. M. Lowy, La Théorie de la
1978), qui élabore une conception révolution chez le jeune Marx, op. cit.,
normative du besoin à partir d'une pp. 72-74. Dans le même sens M.
conception fichtéenne (renversée) de Barbier, La Pensée politique de Karl
l'objectivation d'un « devoir » (Sollen), Marx, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 74.
qui devient devoir collectif fondé « dans 371. Cf. supra, chap. v, 5, « Esprit du
l'existence même de l'être » (ibid, peuple et révolution » in fine.
p. 110). 372. Comme le remarque à juste titre F.

473
Philosophie et révolution
Claudin, Marx. Engels et la révolution Conelnelon
de 1848, Paris. Maspero, 1980, p. 59. 1. Indépendamment donc de toute
Dans la célèbre « Adresse du comité analyse ou propos à caractère normatif
central de la Ligue des communistes » accordant un primat aux révolutions
de mars 1859 (Cf. O 4. pp. 547-559), anglo-américaines, ou aux « traditions
au moment où il tente de relancer le atlantiques », que ce soit sur le registre
processus révolutionnaire après une de la philosophie politique Oa révolution
vague de défaites, Marx définit un seuil pour la « liberté », chère à H. Arendt,
Interne à la permanentisation de la contre celle, toujours encline à la dérive
révolution : la conquête de l'« hégé- totalitaire, pour le « bonheur ») ou
monie » par le prolétariat à travers sur celui de l'histoire des concepts (le
l'affirmation de l'indépendance de sa « moment républicain » selon J. G. A.
pratique politique. Pocock).
373. « Introduction » de 1895, LCF, p. 60. 2. Francis Fukuyama, La Fin de
374. Inutile de dire que la version engel- l'histoire et le dernier homme, Paris,
sienne avait valeur fondatrice pour la Flammarion, 1992,1992, p. 46.
social-démocratie durant l'ère de la II* 3. Titre de la première partie du livre de
Internationale; la vision kautskyenne Furet, Penser la Révolution française,
de l'histoire, qui théorise un certain Paris. Gallimard, 1978, pp. 11-129.
sens commun du mouvement ouvrier de 4. « La Révolution française [...] inau-
l'époque au moins autant qu'elle ne le gure un monde où les représentations
forme, en est une conséquence logique. du pouvoir sont le centre de l'action,
Même le théoricien qui a lié son nom, et et où le circuit sémlotique est maître
son destin, à la notion de révolution per- absolu de la politique » ibid, p. 84. Sur
manente, L. Trotski, reprend, quoique la dimension « délirante » de cet Imagi-
de manière nettement plus nuancée, naire çf. ibid., pp. 83, 92.
cette argumentation, qui sera pourtant
5. « La Révolution est terminée puisque
utilisée ad nauseam pour réfuter sa
la France retrouve son histoire, ou plu-
propre conception! (Cf. Bilan et pers-
tôt réconcilie ses deux histoires », ibid,
pectives, « 1789-1848-1905 », Minuit,
p. 129.
1969, rééd. Seuil 1974, pp. 35-46).
6. Ibid., pp. 55.
375. Cf. « Thèses sur la philosophie de 7. Ibid, pp. 29.
l'histoire ». in Essais 2, op. cit., p. 195. 8. A. Tosel, « Quelle théorie de l'histoire
378. Comme le souligne G. Lukacs dans pour le temps de la crise des philo-
La Destruction de la raison, L'Arche, sophles de l'histoire ? », La Pensée,
1958,1.1. p. 56 et passim. Sur le n" 315,1998, p. 138.
refoulement de 1848 dans l'histoire 9. J.-F. Lyotard, La Condition postmo-
allemande, tout particulièrement au derne, Paris, Éditions de Minuit, 1979,
cours de la période bismarckienne, voir p. 63 : « le grand récit a perdu sa cré-
les remarques de J. Sperber, Rhineland dibilité, quel que soit le mode d'unifica-
radicals..., op. cit., p. 15 et passim. tion qui lui est assigné : récit spéculatif,
377. C'est Rosa Luxemburg qui franchit récit de l'émancipation », ibid., p. 37.
le pas symbolique dans son discours 10. Dont le fondement se trouve dans
au congrès fondateur du PC allemand la correspondance entre une double tri-
(décembre 1818). Cf. R. Luxemburg, partition, celle de l'âme humaine (désir,
Œuvres II, Écrits politiques 1917-1918, thymos, et megalothymia), et celle du
Paris, Maspero, 1969, p. 104 et pas- monde social (économie, politique,
sim et, de manière plus théorique, K. culture), dont le libéralisme représente
Korsch dans Monisme et philosophie en quelque sorte une unité aperceptive :
(Paris, Minuit, 1964, p. 91 et passim). le meilleur équilibre possible entre une
378. C'est la question que pose L Calvié, économie de marché mue par l'impé-
évoquant la fable du renard et des ratif de compétition et de productivité
raisins qui donne à l'ouvrage son titre. (qui correspond au premier niveau de
Cf. L. Calvié, Le Renard et les raisins..., l'âme humaine, le désir de sécurité et
op. cit., p. 11. d'acquisition de biens), la démocratie
379. CPDH, p. 211. parlementaire, expressive du deuxième
380. GCMA, p. 413. niveau de l'Ame, le thymos ou lutte
381. CPDH. p. 212. pour la reconnaissance, et une culture
38t. R. Luxemburg, Œuvres II..., op. cit., laissant une place à un élément plus
p. 135. aristocratique, un ethos des « forts »
contrebalançant en quelque sorte la

474
Notes pages 397 à 415
passion démocratique (et qui renvoie superbement restituée dans l'ouvrage
au troisième niveau de i'&me, la mega- de Peter Unebaugh et Marcus Rediker,
lothymia). Voir la cinglante critique de The Many Headed Hydra. The Hidden
J. Derrida, in Spectres de Marx, op. cit., History ofthe Revolutionary Atlantic,
pp. 97-127. Verso, Londres, 2000.
11. C'est notamment le point de vue de 19. Dans son étude de la Rhénanie du
P. Anderson, « The End of Hlstory », in Vormàrz, J. Sperber, relève que les
Zones of Engagement, Londres, Verso, partisans du « socialisme vrai » ne se
1992, p. 283. situaient pas en général à la gauche du
12. Penser la Révolution..., op. cit., spectre de l'opposition, et que, lorsque
p. 49. cela arrivait, c'était plutôt en dépit qu'à
13. Sur les référents sans-culottes des cause de leurs idées sociales, « qui ten-
grévistes de novembre-décembre 1995, daient plutôt à modérer qu'à radicaliser
cf. Claude Leneveu, « Un automne brû- leur discours politique » (Rhineland
lant à Nantes », in Société française, n° Radicals..., op. cit., p. 118). Ne
4/54,1996, p. 13 et J. Gullhaumou, La déployant aucun effort particulier pour
Parole des « sans ». Les mouvements obtenir un soutien ouvrier et populaire,
actuels à l'épreuve de la Révolution à l'opposé de certaines fractions de
française, ENS Éditions, Fontenay- démocrates radicaux, ils agissaient à
Saint-Cloud, 1998, passim-, sur le lan- l'intérieur du camp démocratique au
gage et les références temporelles mis sens large, s'adressant à un public
en avant par ces mêmes grévistes, les cultivé et assez aisé. L'étude des cas où
deux études d'Hélène Desbrousses et de le journal Triersche Zeitung, au sein
Bernard Pelollle : « Expérience mémo- duquel l'Influence du « socialisme vrai »
rable et horizon d'attente » (in Claude était prédominante, fut victime de la
Leneveu, Michel Vakaloulls (dir.), Paire censure montre que ce sont les options
mouvement, PUF, 1997, pp. 121-142) politiques du journal, lorsqu'elles
et « "Tous ensemble" pour quoi, contre sont affichées, qui sont visées et non
quoi ? » (in Sophie Béroud, René ses références « socialistes » (ibid
Mouriaux [dir.], Le Souffle de décembre, pp. 122-126).
Paris, Syllepse, 1997, pp. 131-169). Sur 20. Comme le suggère E. Balibar dans
la résurgence de la tradition d'action « Quel communisme après le commu-
directe et de recours aux émeutes, qf. nisme ? », in S. Kouvélakls (dir.), Marx
Claude Leneveu, « Nantes : le thé&tre 2000, Paris, PUF, 2000, tout particuliè-
des émeutes urbaines », in Faire rement pp. 79-81.
mouvement, op. cit., pp. 143-169. De
manière significative, un récent ouvrage
d'« enquête sur l'extrême gauche »
(sous-titre) s'intitule Les Nouveaux
Sans-Culottes (Jean-Christophe
Brochier et Hervé Delouche, Grasset,
2000).
14. F. Furet, « L'Idée française de
Révolution » et « L'énigme française »,
Le Débat. 96.1997.
15. Voir J. Gullhaumou, La Parole des
« sans ». Les mouvements actuels à
l'épreuve de la Révolution française,
op. cit.
16. Révolution « bourgeoise », révolu-
tion « uniquement politique » selon un
certain Marx, ou un certain marxisme,
révolution essentiellement « sociale »,
antinomique à la cause de la liberté,
selon un certain libéralisme.
17. G. Lukacs, Socialisme et démocrati-
sation (titre original : Demokratisierung
heute und Morgen), Paris, Messidor/
Éditions sociales, 1989.
18. Cette histoire, où marins, pirates,
conspirateurs et esclaves révol-
tés tiennent les premiers rôles, est

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