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FIGURES PHILOSOPHIQUES

DU MARXISME DUXXèmeSIÈCLE
ou
LA RATIONALITÉ DIALECTIQUE PRISONNIÈRE
DU POSTULAT MÉTAPHYSIQUE
André TOSEL

La question de l'identité philosophique des marxismes


du XXème siècle semble avoir perdu tout intérêt théorique et
relever de la curiosité historique. Avec la fin du
communisme soviétique, aurait été signifiée la fin du
marxisme en tant que conception philosophique. Une
pensée qui entend révolutionner la philosophie et définir
les conditions de la transcroissance du mode de production
capitaliste en un mode supérieur, plus rationnel et plus
raisonnable, aurait trouvé sa vérité, ou plutôt sa
falsification avec l'échec historique d'une formation
sociale, économique, et politique qui a substitué à
l'appropriation collective des moyens de production par les
travailleurs associés, une monopolisation par une minorité
bureaucratique et despotique de toutes les activités :
planification centrale produisant une dictature sur les
besoins, parti unique supprimant les droits de l'irréductible
pluralité politique, imposition dogmatique d'une idéologie
d'Etat prétendant énoncer le vrai, le juste et le beau.
L'échec du communisme mériterait une étude propre qui
ne devrait pas se contenter de la seule interprétation
libérale. Tel n'est pas ici notre propos. Nous acceptons le
verdict que sur le plan philosophique le marxisme, et pas
seulement le marxisme-léninisme, s'est développé comme
une religion séculière de masse, avec ses orthodoxies et
ses hérésies recouvrant un moment le tiers de l'humanité,
avant de dépérir en idéologie sclérosée et mensongère.

Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »


Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

Mais nous ne pouvons accepter que ce verdict soit le fin


mot de cette histoire.
Le marxisme doit, en effet, en raison des connaissances
qu'il a apportées et de l'importance qu'il a revêtue pour la
philosophie, être considéré comme un capital de
matériaux, d'analyses, de perspectives qui doivent être
testées avec attention aujourd'hui où la nouvelle figure de
l'économie-monde, intégralement capitaliste, est le
référent obligé de la pensée. L'œuvre de Marx lui-même,
immense et paradoxalement mal connue en sa totalité,
avec ses percées, ses contradictions, ses limites, est un
élément essentiel du patrimoine scientifique et
philosophique de la culture de l'humanité dont chacun doit
pouvoir s'approprier les éléments encore vitaux, en toute
liberté, et ce à l'époque où l'unité espérée de la théorie et
de la pratique semble appartenir au passé. En particulier,
cette œuvre importe pour la philosophie du XXème siècle en
ce qu'elle a, au sein de l'orthodoxie « marxiste-léniniste -
staliniste », et contre elle, donné lieu à des élaborations
philosophiques effectives, diverses et même
contradictoires. Le rationalisme matérialiste et dialectique
attribué à Marx s'est révélé le lieu d'une pluralité interne
d'interprétations « marxistes » qui ont encore le pouvoir
d'interroger la raison philosophique et qui importent pour
déterminer l'avenir d'une certaine forme de rationalité liée
à la résolution de ne séparer les transformations de l'être
social et l'élaboration des catégories proprement
ontologiques.
Les hérésies de l'orthodoxie marxiste-léniniste.
Marginalité politique et tragédie historique
Il serait injuste de passer sous silence les grandes
élaborations qui de 1917 à 1989 ont tenté de donner une
identité philosophique à l'œuvre de Marx et ont
simultanément proposé des rectifications, plus ou moins

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome I : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

étendues, concernant tel ou tel aspect de ce que l'on


nommait la conception matérialiste de l'histoire et de la
critique de l'économie politique, et qui constitue
l'essentiel de la recherche inachevée de Marx. Nous
voudrions introduire à une relecture des tentatives
proprement philosophiques de théoriciens « marxistes »
qui ont assumé effectivement un lien complexe et difficile
au mouvement politique qui s'est autorisé de Marx, à
savoir le mouvement communiste du XXème siècle sous sa
version soviétique. Il s'agit essentiellement de György
Lukàcs (1885-1971), de Ernst Bloch (1885-1977), de
Antonio Gramsci (1891-1937), et de Louis Althusser
(1918-1990). Pourquoi ce choix qui laisse de côté des
penseurs du calibre de Theodor. W. Adorno, de
Max Horkeimer, de Walter Benjamin, de Karl Korsch, de
Herbert Marcuse, dont la formation et la culture sont si
proches de celles de Lukàcs et de Bloch ? Pourquoi
éliminer du côté français la grande figure d'Henri
Lefebvre (1901-1991) qui jusqu'en 1956 a pensé et agi
dans le cadre du Parti Communiste Français ? La réponse
est d'ordre strictement théorico-politique : les philosophes
retenus se caractérisent par le fait qu'ils ont maintenu très
longtemps, voire jusqu'au bout de leur vie, une liaison
qu'ils voulaient organique avec précisément l'organisation
politique supposée représenter le présent et la promesse, le
parti communiste censé réaliser la raison dans l'histoire,
malgré toutes les incapacités, les erreurs, les violences qui
ont marqué les vicissitudes du communisme réel. Cette
fidélité militante maintenue contre les démentis et les
horreurs de l'histoire pourrait être jugée comme une
immense faute intellectuelle et morale invalidant à jamais
la pensée de ces philosophes engagés, persuadés de la
possibilité de renouer le lien entre théorie et pratique, alors
que la pratique politique de leur parti contredisait cette
espérance et les réduisait eux-mêmes à un rôle marginal.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
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Nous soutenons au contraire que cette foi maintenue qui se


voulait raisonnée - docta spes -, pour reprendre une
formule d'Ernst Bloch, atteste la profondeur de
l'engagement de vies qui avaient fait le choix liant
émancipation humaine et communisme philosophico-
politique. Il s'agit donc de figures d'hérétiques de
l'orthodoxie marxiste-léniniste soviétique pour qui la
détermination des traits de la philosophie impliquée par la
pensée de Marx commande la réforme du prince moderne,
le parti révolutionnaire, c'est-à-dire la refondation de la
pratique politique communiste elle-même.
Ces réformateurs de la révolution ont tous échoué, le
prince communiste s'étant révélé irréformable, incapable
de rectifier ses choix sous peine de disparaître en se
transformant en appendice des partis socialiste, sociaux-
libéraux, voire libéraux. Comme si tous ces partis
irréformables avaient voulu vérifier une célèbre formule
de Marx (Le XVIII Brumaire de Louis Napoléon
Bonaparte) énonçant que la répétition de certains grands
événements tragiques prenait la figure de la farce. Ces
réformateurs hérétiques du communisme soviétique ont
tous pensé sous l'onde de choc issue de la révolution de
1917 : Lukàcs et Bloch ont connu la révolution allemande
ou hongroise des années 20 et son échec - celui du
mouvement Spartacus animé par Karl Liebknecht et Rosa
Luxemburg) -, Gramsci celui des conseils d'usine italiens
en 1921-1922 dont il a été le théoricien. Tous ont
combattu le fascisme et certains y ont laissé la vie
(Gramsci). Vaincu par le nazisme, Lukàcs a dû s'exiler en
URSS où il a été suspecté et menacé de liquidation par
Staline. Bloch est parti pour les Etats-Unis. Tous deux
après 1945 ont rejoint un pays du bloc soviétique, Lukàcs
la Hongrie où il a soutenu le mouvement réformateur de
1956 et a accepté la fonction de ministre de l'éducation,
échappant de peu à la mort infligée par les soviétiques aux

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Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

« contre-révolutionnaires », Bloch la jeune République


Démocratique Allemande qui le dénoncera comme
révisionniste et le contraindra à demander un ultime refuge
en République Fédérale (à l'Université de Tübingen). De
son côté, Althusser a partagé après son retour de captivité
en Allemagne les aléas du communisme français, en en
critiquant les incertitudes théoriques et les faiblesses
stratégiques depuis sa place de militant de base à la cellule
de l'Ecole Normale Supérieure, et ce jusqu'à l'assassinat
dément de son épouse. Tous ont critiqué en divers sens les
pratiques antidémocratiques du stalinisme, tous ont très
vite perçu les limites et la fragilité de l'expérience russe. À
l'exception de Gramsci, fondateur du Parti Communiste
Italien, tous ont été politiquement marginaux et n'ont
jamais pesé sur la politique du parti. Gramsci lui-même,
opposé à la stratégie kominternienne d'opposition à
l'union des forces antifascistes, a été isolé en prison même
par ses camarades : il n'a eu une audience importante
qu'après 1945, une fois que Palmiro Togliatti, son ami et
camarade qui avait défendu la politique de la Troisième
Internationale de front contre front, eût enfin élaboré la
stratégie de démocratie progressive et veillé à la
publication de la première édition (thématique) des
Cahiers de la prison. Mais le parti italien fut alors
considéré par les soviétiques comme potentiellement
révisionniste et Gramsci ne fut pas beaucoup lu dans les
pays du bloc de l'Est ; en occident il fut lu dans une
perspective d'alignement social-démocrate qui affaiblissait
les tensions et les aspérités de sa pensée.
L'expérience commune de ces hérétiques du
communisme fut celle d'une participation à une tragédie
historique, celle des difficultés et de l'involution de la
révolution d'octobre que ne purent empêcher ni la victoire
sur le nazi-fascisme, ni l'expansion du mouvement anti-
impérialiste de libération nationale après 1945. Elle est

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Tome I : “Philosophie”
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celle du choix communiste identifié à la construction d'un


être-en-commun, délivré de l'oppression de classe, de la
dictature du profit et du capital, investi dans une
organisation politique supposée fonctionner sur la base
d'une analyse scientifique de la réalité historique et
reposer sur le dynamisme de puissants mouvements de
masses démocratiques. La philosophie est comprise par
tous comme un moment de cette lutte anticapitaliste,
comme l'élaboratrice d'une rationalité historique qui
éclaire le processus d'activation des multitudes et prend en
charge théorique en ses catégories le mouvement des
connaissances.
Une unité polémique : un même postulat
rationaliste, une pluralité divergente
d'interprétation en vue d'une même fin
Comment alors les philosophies « communistes »
définissent-elles leur identité théorique ? Ici le problème
se complique en ce que la thèse de la double appartenance
de la philosophie à la pratique politique (avec son
inscription partidaire) et à la pratique cognitive doit se
confronter surtout après 1930 à la version qu'elle reçoit
dans l'orthodoxie marxiste-léniniste (le marxisme
soviétique tel qu'il se fixe en dogme d'Etat, consigné dans
l'opuscule de Staline, Matérialisme dialectique et
historique, chapitre vite autonomisé de l'Histoire du parti
communiste bolchevik, 1938). Les hérésies philosophiques
communistes qui entendent définir la rationalité propre à
la philosophie marxiste doivent s'expliquer avec la vulgate
stalinienne du « dia-mat ». Cette vulgate (déjà formée
d'ailleurs dans le marxisme d'appareil du parti social-
démocrate allemand d'avant 1914) repose sur le postulat
de la réalisation de la « raison » dans des institutions
objectives sur la base d'une assurance métaphysique en la
transformation de la nécessité en liberté. Comme l'ont
montré des études trop peu connues du philosophe italien,

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXeme siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

Costanzo Preve (1983-1984), ce postulat, en effet, peut


être considéré comme le noyau d'une métaphysique qui a
accompagné, porté, et recouvert de sa forme théorique
tous les éléments constitutifs de la pensée polymorphe de
Marx, théorie matérialiste de l'histoire, critique de la
politique, critique de l'économie politique.
Cette métaphysique peut se formuler ainsi : l'histoire
est le procès, le développement d'un sujet rempli de
potentialités d'accomplissement (autonomie et
émancipation) qui s'actualise dans une série d'événements
plus ou moins dramatiques et qui réalise à la fin son projet
initial dans l'avènement de la communauté humaine
réconciliée, celle d'un « nous » formé de « libres
individualités » accédant à la maîtrise totale de leur
production et des conditions économiques, politiques,
idéologiques de cette dernière. Les étapes ou stades de ce
procès sont d'abord régis par les figures de la nécessité au
sens d'un destin initial et durable de servitude et
d'assujettissement. Mais désormais il n'est plus nécessaire
que la nécessité impose sa contrainte dans la mesure où
par l'invention d'une économie inédite, le mode de
production capitaliste, elle produit tout à la fois les bases
matérielles d'une production riche et les possibilités d'une
cessation de la servitude économique, politique, culturelle.
La pratique sociale-historique est l'unité en devenir de la
nécessité et de la liberté, d'une nécessité se faisant liberté,
d'une réalité se faisant raison, d'une raison se faisant
réalité. Les grands philosophèmes de l'idéalisme trouvent
dans la matière historique des rapports sociaux et dans
leurs conflits antagonistes le corps qui permet de dépasser
les dualismes de la pensée et de l'« être », chers à la
tradition métaphysique qui survit encore en eux.
L'automouvement des forces productives sociales en se
socialisant par et dans les luttes produit la conscience
« énorme » de masse qui rend pratiquement intolérables

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
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les formes des rapports sociaux et qui s'objective dans les


luttes de la pratique devenue révolutionnaire, c'est-à-dire
se révolutionnant par le moyen de son appareil matériel, le
parti. C'est l'organisation politique qui devient le
représentant de la raison : en lutte pour la conquête du
vieil appareil d'Etat de classes et pour sa transformation en
institution de la liberté-raison de tous, le parti devient
acteur philosophique ; c'est par l'action productive de
l'organisation que la substance devient sujet.
Les hérésies philosophiques communistes de notre
siècle se sont confrontées sous des formes spécifiques à ce
postulat, à cette forme métaphysique porteuse du
communisme historique. Elles ne l'ont ni jamais
complètement abandonnée, ni remplacée, mais elles l'ont
critiquée ou révisée, soit en remettant en question chacun
de ses termes constitutifs - position du sujet historique
plein, définition de ses figures, rectification de ses formes
d'objectivation ou d'institutionnalisation en des
organisations matérielles -, soit en questionnant la
modalité de la relation qui unit chacun des termes, sujet et
objet (fonction de la nécessité, place de la catégorie de
possibilité dans le devenir liberté de la nécessité,
détermination du contenu même de la liberté en son
identité finale avec la raison), soit même en parvenant à
remettre en discussion toute la structure interne du
postulat, son lien au principe de raison, en opérant ce
qu'aujourd'hui on nomme sa déconstruction. Telle serait
la parabole de soixante années qui partie du jeune Lukàcs
d'Histoire et conscience de classe (1923) aboutirait à la
dernière philosophie d'Althusser (1983), celle du
matérialisme aléatoire, et trouverait son unité polémique
dans la critique de plus en plus radicale de la version
orthodoxe du postulat métaphysique « marxiste-
léniniste ».

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
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Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

Sur le postulat métaphysique de la dialectique


marxiste.
Ce postulat métaphysique se caractérise par trois traits :
sa fonction critique initiale, sa plasticité équivoque, sa
stérilité finale.
• La fonction critique inaugurale est indéniable. Ce
postulat a, en effet, eu un double mérite.
- D'une part, il a permis de définir la raison philosophique
sans la séparer de l'histoire, de ses conflits, sans
l'hypostasier en raison pure, service public d'une
Humanité abstraite qui déléguerait à ses serviteurs
étatiques le soin de vaquer en son nom aux affaires
politiques. La raison existe d'abord dans les
revendications des masses modernes travailleuses, luttant
pour des conditions de vie adéquates à la richesse sociale
produite par leur labeur, faisant entendre leur volonté
d'avoir part à la chose publique dont elles sont exclues. Le
postulat a donné une figure concrète à la rationalité
philosophique appelée à se situer par rapport au devenir
des multitudes. Même si cette institutionnalisation a très
vite révélé ses apories, le postulat est allé jusqu'à lier la
rationalité de la transformation historique et l'organisation
politique. Une raison dés-organisée ou in-organisée est
une raison sans organes, un corps immatériel sans
substance qui doit subir le poids et la domination d'autres
appareils revendiquant pour eux la raison historique, Etats,
systèmes d'exploitation économiques, appareils de
soumission intellectuelle et morale. Concentrée dans des
organisations supposées la réaliser par et dans les conflits
d'émancipation, la raison a redécouvert cette irréductible
politicité et cette historicité que sa définition en termes
exclusifs de facultés pures ou de principes purement
logiques avaient dissimulées. Ce postulat a réactualisé la
tâche spinozienne d'un traité moderne des autorités logico-
politiques. Le prix à payer fut très lourd, on y reviendra,

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mais sur ce point les philosophies hérétiques du


communisme n'ont jamais cédé, et leurs adversaires ne le
leur ont jamais pardonné. Ne se sont-ils pas hâtés de
revenir à leur travail de « purification logique » qui
implique l'élimination des masses hors de la scène de
l'histoire ? Au fond, ce qui unit les philosophes hérétiques
de la rationalité communiste, c'est la découverte du fait
que le prince communiste finissait lui aussi en ses
pratiques par rendre subalternes ces multitudes dont il
tenait son autorité. Le dia-mat soviétique était bien la
forme théorique de cette subalternation contradictoire et
mortelle à terme. Voilà pourquoi il fut l'adversaire de
l'intérieur que toutes les élaborations philosophiques
concernées eurent à combattre, ouvrant ainsi un front
interne permanent de lutte à côté du front extérieur, lequel
impliquait la confrontation avec les grandes philosophies
de l'époque (phénoménologies, idéalismes, ontologie
existentiale, épistémologies néopositivistes), et donc aussi
leur assimilation.
- D'autre part, ce postulat par sa capacité à intégrer des
analyses causales fortes a été solidaire d'une considération
intelligible, rationnelle, des rapports sociaux et de leurs
tendances évolutives. Il a été longtemps la seule
alternative à la considération naturaliste des rapports
sociaux capitalistes supposés incarner une nature humaine
invariante. Il a été une force de défétichisation qui
remettait en question l'identification de l'économie
capitaliste avec l'économie rationnelle en soi. Il n'est pas
étonnant que sa dissolution actuelle soit accompagnée de
ces mêmes processus de naturalisation et de fétichisation
des rapports sociaux constitutifs de l'économie-monde. La
perte d'un sens de l'histoire reposant sur le devenir liberté
de la nécessité nous laisse face à une nécessité dont on
oublie qu'elle est conditionnelle, résultant de la rencontre
de contingences (du type « si... alors ») et que l'on

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
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Figures philosophiques du marxisme au XX ème siècle

transforme à nouveau en nécessité inconditionnelle, en


destin, celui de la cage d'acier de la modernité selon la
formule icastique de Max Weber.
• La plasticité de ce postulat est considérable et recèle
de graves équivoques qui ont conduit à sa stérilité finale.
Sa structure est celle d'une forme susceptible de recevoir
des contenus très différents. Elle peut abriter, on l'a vu,
des analyses fortes relatives à des processus économiques,
politiques, culturels déterminés, à des conjonctures
concrètes. Mais ce postulat peut être utilisé pour justifier
n'importe quelle interprétation des phénomènes, elle-
même nécessaire pour légitimer une politique
d'organisation, soustraite du même coup à tout contrôle
démocratique. Les nombreux changements d'orientation
stratégique des partis communistes, issus de conflits de
factions autonomisées et rivales, se sont tous opérés au
nom de la science de l'histoire et ils ont été présentés
comme autant d'insertions dans le procès d'émancipation
du sujet historique. Ainsi en fut-il, par exemple, de la
remise en cause de la Nouvelle Politique Economique
(NEP) qui déboucha sur la prise de pouvoir par Staline et
sur la liquidation des oppositions internes. Il en alla de
même pour le changement de stratégie de la Troisième
Internationale lorsque celle-ci décida d'en finir avec la
politique d'alliance entre communistes et socialistes pour
s'opposer à la montée des fascismes et engagea la stratégie
classe contre classe qui se solda par de terribles défaites
politiques. Le postulat peut ainsi couvrir et légitimer toutes
les sinuosités des choix politiques et faire de la violence
totalitaire un moyen présenté comme rationnel. Cette
fonction de légitimation empêcha la nécessaire
autoréflexion de la théorie sur ses propres objets et la
rectification de sa propre structure logique en fonction des
démentis de la conjoncture. En ces conditions, surimposé à
l'expérience historique qu'il finit par interdire de

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
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déchiffrer en sa complexité concrète, ce postulat devint


non seulement un obstacle épistémologique au
développement d'une politique fondée sur l'activation du
bon sens populaire et sur ses rectifications, mais aussi il
devint un moyen d'imposition d'une autorité dictatoriale
par laquelle les organisations politiques (parti/Etat)
représentant le peuple en ses diverses composantes se sont
substituées irréversiblement à lui. Le parti « fait »
l'histoire dont en bonne logique hobbesienne il est devenu
l'acteur unique. Le réel est le produit de son activité, le
réel se confond avec la pratique des organisations qui en
sont la raison. Le supposé rationnel produit un réel à sa
mesure. La réalité est la représentation de l'organisation et
de sa logique substitutive.
• Ce postulat finit ainsi par annuler ses propres mérites
en induisant une stérilisation de la recherche dans la
mesure où, invoqué surtout pour servir de métathéorie
légitimante aux analyses et aux pratiques de l'autorité
(théo) logico-politique, il perd tout lien avec les efforts de
théorisation de la complexité sociale et avec l'élaboration
catégorielle vivante. Il interdit même de penser dans
quelles limites il est lui-même encore adéquat pour
subsumer les champs de l'histoire et ceux de l'économie
politique, à la lumière des difficultés issues de la
construction communiste effective. Or, ce sont ces
difficultés, ces apories, ces erreurs, ces crimes d'une
terreur contre-productive aussi qui demeurent impensés en
raison même de la logique d'occultation immanente à ce
postulat.
Tout l'effort des philosophes hérétiques du
communisme sera de porter au concept ces difficultés, ces
apories, et de procéder à une opération de réflexion
critique de ce postulat jusqu'à la limite de rupture, après
diverses tentatives de réforme, de rectification, de
refondation, ou de reformulation. Il n'est pas étonnant que

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
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Figures philosophiques du marxisme XXème siècle

ce soit le dernier grand hérétique communiste, Louis


Althusser, qui soit parvenu à identifier nettement en ses
dernières réflexions autocritiques la métaphysique qui a
imposé aux divers éléments de la pensée marxienne une
forme de soumission réelle, en se subalternant la
productivité des potentiels critiques et analytiques.
La rationalité dialectique à l'épreuve de la
déconstruction : la philosophie comme pratique du
matérialisme aléatoire (le dernier Althusser).
Dès 1974 (Réponse à John Lewis), Althusser récuse la
version faible du postulat métaphysique, devenu la vulgate
d'un marxisme soucieux de faire sa paix avec l'idéalisme
éthico-politique et de sortir sur le mode bien-pensant des
impasses du marxisme-léninisme-stalinisme. Cette version
énonce que « l'homme fait l'histoire en la transcendant ».
Althusser rétorque que ce sont les masses qui font
l'histoire et que celle-ci a pour moteur les luttes de classes.
Il ajoute même que stricto sensu « l'histoire est un procès
sans sujet ni fin(s) » où rien n'est garanti sinon le seul fait
de la lutte déterminée. Du même coup devient
problématique l'idée d'un devenir liberté de la nécessité.
Est perdue l'assurance d'une convergence entre le
mouvement interne de la rationalisation des procès de
travail et celui de la socialisation dans le sens d'une
reconnaissance universelle, tout comme disparaît la
garantie de l'élimination probable et souhaitable des
irrationalités du procès de production (chômage structural,
pauvreté dans l'abondance). Les luttes historiques seules
importent dans leur contingence irréductible. La possibilité
d'une autre rationalité sociale fondée sur la coopération et
la dignité de chacun se présente précisément comme une
idée-limite permettant de donner forme à la revendication
des dominés et d'identifier en contre-champ les formes
d'inhumanité historique. Althusser anticipe sur certaines
thèses post-modernes de Jean-François Lyotard

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
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démystifiant le grand récit de l'émancipation des


modernes comme le mythe d'origine du progressisme
propre à la métaphysique occidentale, comme légitimation
des violences modernes 1.
La recherche d'Althusser pour identifier la forme
philosophique du marxisme, sa rationalité, se radicalise2.
Le drame de 1980 - l'assassinat de son épouse lors d'une
crise de démence - ne marque pas la fin de la
déconstruction. Les derniers textes de 1981-1982
permettent de fixer la critique finale du postulat
métaphysique, en intégrant les critiques de Heidegger,
Wittgenstein, Derrida. Le postulat est désormais compris
comme relevant de la métaphysique idéaliste de la
subjectivité, propre à la tradition rationaliste des Lumières,
avec laquelle le matérialisme marxien ne rompt pas. Trois
philosophèmes sont les éléments porteurs de cette
métaphysique qui repose sur le principe de raison, posant
l'identité du réel et du rationnel. Ce postulat présuppose la
figuration littéraire du conte ou du roman héroïque telle
que le linguiste Propp l'a étudiée. Le héros, le soi sujet se
pose, mais cette position de soi est immédiatement sortie
de chez soi. Le héros s'ex-pose au danger de l'altérité en
laquelle il objective ses forces au risque de se perdre. Mais
il parvient à s'approprier ce monde d'extériorisation et
d'objectivation en le transformant en fonction de ses
exigences. Cette épreuve lui permet de se retrouver, de se
poser à nouveau pour re-poser son Soi enrichi en soi-pour
soi. Tel Ulysse après son odyssée, ou plus modestement tel
le petit poucet, il peut alors se reposer dans la jouissance
de l'avènement du soi à soi, dans la présence d'un acte
causa sui. Ou aura reconnu en cette saga héroïque le
schème simplifié du mouvement spéculatif de l'absolu

1
. La Condition post-moderne est publiée en 1979 (Paris, éd. Minuit).
2
. Louis Althusser. Solitude de Machiavel, 1978.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

propre à l'ontothéologie (lequel structure aussi bien le


mouvement de la Somme de Théologie de Thomas
d'Aquin que celui de l'Encyclopédie des sciences
philosophiques hégélienne).
Althusser indique comme catégories-clés de cette
déconstruction du courant rationaliste en lequel Marx se
situe encore celles d'Origine-Fin, de Sujet, de Sens, de
Nécessité se faisant Liberté3. À partir de cette indication
nous pouvons spécifier la version marxiste de ce récit
ontothéologique, de cette histoire matrice de l'Histoire.
Par une première opération, le soi ou sujet historique, sujet
collectif (classe destinale représentant l'Humanité) se pose
en plénitude comme origine, comme puissance d'auto-
expression, comme énergeheia, force de production de soi
par le travail et la pensée. Par une seconde opération, cette
puissance entame le procès de production effectif de son
monde qui est d'abord un monde de la séparation, de
l'objectivation en tant qu'aliénation. Cette extériorisation
de l'activité en un monde d'œuvres s'opère par un système
produit de rapports sociaux de domination qui s'opposent
à leur producteur comme une puissance étrangère. La
constitution de ce monde est celle d'un espace de
contrainte et simultanément celle d'une historicité linéaire
et homogène où se produit le Sens, le sens des pratiques.
Par une troisième opération, celle de la conversion finale,
le sujet s'autoproduit en retournant en soi et en réalisant
l'intégrale de ses fins (économiques, politiques,
philosophiques), en s'auto-constituant comme fin interne
de ces fins, fin en soi. La raison coïncide avec la
production inconditionnée de soi par soi. Le mode humain
fini totalise en lui l'infinité de la causalité substantielle en
ce spinozisme hyperbolique. Il lève la différence modo-

3
.Voir le volume Sur la philosophie, Paris. Gallimard, 1994 ; et « Le courant
souterrain du matérialisme », dans les Ecrits philosophiques et politiques, II,
Paris, Stock. 1994.

133
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

substantielle par laquelle nul mode fini ne peut s'ériger en


empire dans un empire.
La spécificité du rationalisme idéaliste marxiste est de
reposer sur l'existence d'une classe sociale tout à la fois
empirique et transcendantale Cette classe fait tenir
empiriquement ensemble par ses luttes la promesse d'une
production rationnelle organisant le rapport de l'espèce à
la nature et celle de la constitution d'un monde de rapports
entre humains raisonnables. Elle porte en elle une nouvelle
articulation du royaume de la nécessité et du royaume de
la liberté. Cette classe sujet empirique se révèle alors
comme réalité transcendantale en ce qu'elle est la
figuration de la raison théorique et pratique. Le postulat
métaphysique marxiste unifie des moments que Marx n'a
unifiés que dans les œuvres de jeunesse (1843-1844)
puisqu'avec le Capital la classe prolétarienne, définie
d'abord comme classe universellement négative (elle est
celle à qui l'on fait subir l'injustice radicale et à qui l'on
refuse le partage de l'humain), se détermine
prioritairement comme classe des travailleurs salariés,
titulaire paradoxal en quelque sorte de la soustraction de la
plus-value, soumise réellement par le rapport capitaliste
d'exploitation, résistant indéfiniment à cette soumission.
La fusion de ces deux déterminations de la classe-sujet
donne une importance décisive au processus de prise de
conscience de sa situation par la classe même. La classe
empirico-historique inscrit sa subjectivité de classe dans
une lutte déterminée qui a pour objectif maximal de
transformer le complexe des rapports de production dont
elle est un élément dans le sens de la suppression de la
soumission réelle. La classe transcendantale donne à sa
conscience subjective la fonction d'une subjectivité
constituante d'un nouveau monde humain-objet.
Cette fusion de la classe structurelle économico-
politique et de la classe instance philosophique de

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

totalisation de l'histoire a été un point d'attraction


extraordinaire de la pensée se voulant action, de l'action se
faisant pensée. À elle seule elle garantit par la permanence
de son identité originaire la réalisation finale de son
programme initial, et cette garantie est décisive parce que
l'auto-mouvement de la structure de la formation
capitaliste ne saurait la donner. Celui-ci ne présente que le
fait, l'être-là, de sa reproduction selon ses contradictions
propres, sans que ces dernières ne puissent jamais dépasser
le statut de leur résolution possible et converger dans
l'événement d'une autre formation sociale « supérieure ».
Cette fois, c'est la catégorie de processus s'auto-
organisant qui est critiquée, et avec elle le structuralisme
antérieur auquel Althusser avait confié la scientificité du
matérialisme historique. Nous n'examinerons pas ici les
catégories positives, réellement matérialistes qu'Althusser
introduit pour sauver quelque chose de Marx, la théorie de
l'exploitation, et avec elle la perspective communiste en
laquelle il n'a cessé de se situer jusqu'à sa mort. Certes,
les catégories de nécessité de la contingence, de la
rencontre aléatoire d'éléments faisant monde pour un
temps indéterminé, de vide, de limites, de marges, de
déplacement de centre, etc., entendent bien fournir un
cadre logico-transcendantal nouveau pour penser la
rationalité non téléologique de l'histoire, pour surmonter
enfin l'idéalisme de la liberté caché au cœur de la pensée
de Marx et de tous les marxismes. Mais l'élaboration
ultime d'Althusser est demeurée inchoative. Il importait
seulement d'avoir montré ici la pertinence autocritique de
l'ultime hérésie apparue dans le champ du marxisme et du
communisme.
La figure originaire de la rationalité dialectique : la
philosophie du premier Lukàcs
Ce point ultime de la parabole des hérésies
philosophiques du communisme marxiste permet de

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

manière récurrente de mieux saisir l'importance séminale


de ce qui est le point de départ, la philosophie du premier
Lukàcs, fondateur de ce que l'on a nommé le marxisme
occidental. D'en constater aussi l'épuisement. On sait quel
rôle a joué le recueil Histoire et conscience de classe4.
S'opposant à la version économiste et déterministe du
matérialisme historique présentée par les théoriciens
orthodoxes de la Seconde Internationale (notamment Karl
Kautzky, Georg Plekhanov), le jeune Lukàcs, fortement
marqué par le romantisme révolutionnaire qui a
accompagné en Europe la révolution de 1917, est le
premier à fusionner la théorie empirico-structurale de la
classe et la théorie de la classe sujet transcendantal en une
conception de l'identité sujet-objet. Ce faisant il emprunte
à Hegel une thématique qu'il rabat sur le seul niveau de
l'esprit objectif devenu équivalent de l'esprit absolu. Cela
lui permet d'échapper à la critique wébérienne de la
philosophie de l'histoire dont il avait pu mesurer la force
en ses années de formation. Lukàcs reformule le postulat
métaphysique qui définit selon lui la dialectique en
refusant la version orthodoxe que la Troisième
Internationale lui donnait en une continuité paradoxale
avec la Seconde.
Cette version orthodoxe consiste à faire de la classe
ouvrière soviétique, empiriquement connotée, la base
historique et sociologique du socialisme en un seul pays.
La classe est posée comme le lieu sociologique réel où se
recrute la nouvelle élite politique, celle du Parti
Communiste, chargée d'exercer la dictature provisoire du
prolétariat sur les ennemis de classe et de procéder surtout
à la mise en place d'une économie centralisée de plan
censée mettre un terme aux irrationalités de la production
capitaliste. Le jeune Lukàcs ne refuse pas ce schéma, il en
dénonce l'objectivisme, l'incapacité à prendre en compte

4
. Op. cit., Paris, Minuit, 1923.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XX ème siècle

le ressort subjectif sans lequel la direction politique et


économique ne peut être assurée. Le mécanisme de la
nouvelle direction doit être vivifié par l'intervention active
et consciente des masses populaires. Cette action n'a lieu
que lorsque la conscience de classe attribuée par le seul
automatisme des rapports sociaux aux classes subalternes
devient effective et cesse d'être une attribution seulement
théorique. Lukàcs considère que les bolcheviks n'ont pas
la théorie, la philosophie de leur pratique révolutionnaire,
celle qui se manifeste dans l'irruption des conseils ou
soviets, ces inventions de la créativité populaire
consciente. Le bolchevisme est encore prisonnier du
matérialisme économiste de la Seconde Internationale et
de son instrumentalisme bourgeois. La thématique
philosophique de la conscience de classe commande
l'orientation révolutionnaire. Elle porte avec la révolution
même la spécificité du marxisme comme révolution dans
la philosophie, comme autre pratique de la philosophie.
Le parti, en effet, n'a pour fonction que de concentrer
cette conscience sur les objectifs politiques, de la purifier
de ses illusions, de l'éduquer en lui donnant une visée
stratégique. Mais celle-ci n'est réelle que si elle est
appropriée, interprétée consciemment par ses destinataires.
Cette appropriation à son tour doit être examinée, vérifiée
expérientiellement par le parti et servir de base à un
ajustement qui lui aussi passe au crible de la conscience de
classe, selon un cercle vertueux où l'éducateur-parti doit
se faire éduquer par les masses éduquées. La conscience
de classe se présuppose comme conscience théoriquement
attribuée mais elle se pose comme conscience active et
interprétative. Le bolchevisme risque de tout donner au
moment de l'organisation objective et de compromettre ce
qui fait sa force en restaurant le bureaucratisme social-
démocrate. Lukàcs n'accepte donc pas la thèse d'une
socialisation automatique des forces productives qui serait

137
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

processus de rationalisation garantie. Rien ne peut se faire


sans la prise de conscience constante et approfondie par ce
sujet des contenus, formes, et problèmes de son
objectivation. Le processus de constitution du sujet-objet
qui est la visée de la philosophie ne peut se réaliser que
par l'action consciente, sous peine de dégénérer en une
technique d'organisation de la matière sociale par un
appareil qui séparé d'elle lui impose la contrainte de la
forme. La révolution serait alors menacée de réification et
donnerait lieu à un nouveau fétichisme qui serait une
version contradictoire de la réification caractérisant la
pratique et la pensée de la classe bourgeoise et définissant
l'esprit du capitalisme.
C'est en ce point que Histoire et conscience de classe
innove. Lukàcs, avant Weber et la thématique de la
rationalisation, ou en concurrence avec lui, propose de
faire de la réification capitaliste la forme théorique et
pratique qu'il s'agit de détruire et de remplacer de manière
révolutionnaire. La dialectique est la forme logico-
politique de la déréification de cette rationalité. Là se
formule la version « occidentale » de la philosophie
« marxiste » et c'est elle qui constituera comme le socle
épistémique qui accompagnera de fait les autres tentatives,
explicitement ou non, jusqu'à la déconstruction
althussérienne. Pour comprendre la rationalité dialectique
selon Lukàcs, il faut repartir de la théorie marxienne du
fétichisme que Lukàcs travaille de manière originale.
Marx montre dans le texte célèbre du Capital5 la
marchandisation généralisée des activités sociales sur le
mode du fétichisme. Les rapports sociaux apparaissent
alors à leurs acteurs sous une forme qui inverse leur ordre
de détermination réelle et qui fait apparaître les rapports
entre hommes comme rapports entre choses. Le procès de

5
. Op. cit., Livre I, chapitre I, § 4.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

travail s'écrase sur le procès de circulation des


marchandises. Le mode d'apparition du procès de
production en tant que circulation marchande occulte pour
les agents sociaux la compréhension du premier en tant
que procès social. Il le pose comme manifestation
naturelle des choses mêmes. Le procès de production règle
de même la production de ses formes d'apparition aux
agents en dissimulant ses lois de fonctionnement dans une
fausse conscience naturalisée. La production capitaliste est
tout à la fois production matérielle de valeurs d'usage,
production des rapports sociaux de valorisation et
d'exploitation (d'une classe par une autre), et production
de représentations sociales qui occultent la subordination
de la production des valeurs d'usage sous la production
des rapports sociaux. La philosophie marxienne est celle
de la constitution du monde socio-historique articulant le
point de vue du savoir (intelligibilité des phénomènes),
celui de la critique de la métaphysique (critique des
illusions nécessaires à la production sociale), et celui de la
raison pratique (énonciation d'un impératif de conduite,
celui de l'émancipation de ces illusions par et dans la
constitution d'un monde social-historique qui n'a plus
besoin de ces illusions pour se reproduire). Lukàcs assigne
cette triple constitution du monde à un sujet empirico-
trancendantal, simplifiant ainsi les tensions internes de la
pensée marxienne.
On parvient ici au punctum dolens originaire des
rationalités propres aux philosophes communistes. Marx,
dans la série d'analyse consacrée aux fétichismes - le
fétichisme de la marchandise ne concerne pas que la
sphère de la circulation il renvoie comme à ses
présupposés aux fétichismes de la production, qu' il
s'agisse de celui du procès de travail simple ou de celui de
procès de production capitaliste stricto sensu (procès de
valorisation par production de plus-value, ou valorisation

139
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

ou procès d'exploitation du travail salarié), Marx donc ne


recourt pas à la catégorie philosophique de sujet. Le seul
sujet que Marx fait intervenir est le sujet pratique qui
excède la forme sujet conscient, l'individualité, qui pour
être pourvue des droits modernes de liberté et d'égalité sur
le terrain de la circulation, se divise sur le terrain de la
production en fonction de son inscription dans la logique
agonale des rapports de classe. La constitution du monde
humain de l'objectivité sociale constitue les individualités
humaines en éléments de l'objectivité sociale, posés dans
l'expérience à côté des choses produites, en rapport chosal
avec elles. Lukàcs, avec un réel génie, libère la
problématique de la rationalité marxienne comme celle de
la constitution transcendantale-historique du monde de
l'objectivité sociale, saisi en ses contradictions et ses
possibilités de dépassement. Mais il cède à la tentation de
recourir à la grande figure de l'idéalisme objectif, celle du
Sujet-Objet. Le sujet pleinier est le prolétariat dont la
conscience en soi se transforme en conscience pour soi
dans sa lutte contre l'objectivité produite par sa propre
activité, contre le monde de la réification capitaliste. Cette
simplification (par dramatisation romantique de la
complexe problématique marxienne) aboutit à faire du
fétichisme la conception du monde totale qui unifie la
philosophie, les sciences de la nature, l'économie, la
politique, en une totalité aliénante. La dialectique de la
conscience de classe du prolétariat et de la réification a
pour fin immanente de produire une totalité désaliénée,
vraie. Plus encore, la réification et le fétichisme
deviennent les catégories de l'entendement bourgeois et
elles structurent tout le champ des antinomies de la
philosophie. Ces catégories sont dépassées par celles de la
totalité concrète, de dépassement des contradictions et de
libre nécessité, par les catégories de la raison. La
dialectique marxienne accomplit ce qui avait été le
programme suprême de la philosophie occidentale, la

140
Noesis n"5 « Formes et crises de la rationalité au XXèmc siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

dialectique hégélienne, mais elle lui donne son véritable


substrat par mise en correspondance de l'esprit objectif
avec la lutte de classe prolétarienne. Le postulat
métaphysique est superbement et richement reformulé,
non discuté. Il devient l'a priori de la rationalité selon les
hérétiques du communisme.
Cette dialectique inscrit les sciences de la nature dans la
pensée analytique de l'entendement réificateur, excluant
ainsi la possibilité d'une dialectique dans la nature et
radicalisant la séparation entre la nature et l'histoire.
L'objectivité marchande, celle des catégories économiques
et des opérations afférentes soumises à la réification,
devient le modèle de toute objectivité, notamment de
l'objectivité scientifique assimilée sans reste à l'objectivité
technique. La déréification, confiée à la conscience de
classe du prolétariat éclairée par la dialectique, inaugure
une rationalité qui est supérieure à l'objectivité
marchande-capitaliste. Celle-ci est objectivation-
rationalisation et elle implique le calcul, la mesure en
valeurs d'échange qui homogénéise toutes les activités
humaines dans une équivalence ou indifférence
généralisée. La dialectique est lutte théorique et pratique
contre l'incorporation de toute subjectivité vivante
(besoin, désir, conscience) dans le monde enchanté des
objets devenus automoteurs et des rapports sociaux
devenus espaces de contrainte automates. Tout étant est
posé comme ob-jet, réduit au statut d'objet de gestion,
d'utilisation, de domination « rationnelles », selon
l'impératif catégorique systémique de la productivité. La
dialectique dénonce ce devenir irrationnel de la rationalité-
marchande capitaliste réifiée parvenue à son paroxysme,
et, du fond de cet abîme, elle fait valoir le droit des droits,
celui de la subjectivité la plus signifiante, c'est-à-dire la
subjectivité du prolétariat, objectivée-aliénée dans le
monde qu'elle a elle-même produit. L'heure est venue de

141
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

procéder au renversement révolutionnaire de la théorie et


de la pratique. Le prolétariat est historialement destiné à se
faire sujet, à inverser la hiérarchie des fins et des moyens
propre à la totalité capitaliste et à la logique de
l'entendement réificateur. Le développement économico-
technique de la société moderne inverse de lui-même sa
rationalité revendiquée en irrationalité. Le procès
révolutionnaire instaure la juste hiérarchie qui fait de la
communauté des libres individus la fin raisonnable à
laquelle subordonner le monde objectivé, lequel trouve
enfin sa rationalité raisonnable en cette subordination. La
raison dialectique est reconstruction d'une totalité sociale
plus harmonique qui utilise les possibilités entravées du
présent dans le sens d'une promotion de la libre
spontanéité. Elle se figure et s'institutionnalise dans la
conscience de classe d'un prolétariat qui recouvre
désormais en sa lutte l'universel du genre. Là sont enfin
résolues les antinomies de la grande pensée bourgeoise
(nécessité-finalité, subjectivité-objectivité, explication-
compréhension).
C'est ainsi Lukàcs - comme le souligne Etienne Balibar
(1993) - qui invente la formule du « sujet de l'histoire » et
qui retrouve en 1923 la thématique du jeune Marx qu'il ne
connaît pas puisque les Manuscrits de 1844 et l'Idéologie
allemande ne seront publiés que plus tard. Ce sujet en tant
que libre spontanéité collective est réalisation pratique de
la raison. Le postulat métaphysique de la rationalité du
communisme hérétique trouve une actualisation
flamboyante qui lui permet de se mettre en consonance -
rêvée mais efficace - avec la révolution d'octobre.
Pour une étude des figures de la rationalité
dialectique-communiste au XXème siècle
Il resterait à étudier comment d'autres philosophes
communistes du siècle ont actualisé et compliqué ce récit
politico-spéculatif, l'ont critiqué plus ou moins

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

profondément. Les versions les plus riches de ces hérésies


de la dialectique « marxiste » ont eu toutes à identifier la
forme philosophique adéquate pour penser et éclairer le
devenir du sujet collectif qui devait, après octobre 1917,
hériter de la rationalité illimitée de l'économie capitaliste
en la réorientant sur ses besoins propres et en la contrôlant
au nom de sa dignité. Toutes ont dû identifier et récuser
les formes théoriques du marxisme officiel pour surmonter
les blocages et l'involution totalitaire et pour produire les
connaissances des transformations d'un siècle lui-même
transformé par les avatars de la révolution. Il n'est pas dû
au hasard que se soient multipliées les propositions pour à
la fois définir la forme philosophique adéquate à la pensée
marxienne et pour relancer avec le mouvement de
production des connaissances requises par la « transition
socialiste » le mouvement politique propre à l'action des
masses populaires et des partis supposés les diriger.
• On a ainsi la proposition de la philosophie de la
praxis présentée par Antonio Gramsci, la plus importante
en ce qu'elle émane d'un philosophe qui fut effectivement
un dirigeant politique, et en ce qu'elle contient un réseau
d'analyses différenciées quasi encyclopédiques, d'une
richesse inégalée. Elle reformule le postulat en dissociant
effet de subjectivation et forces historiques sujets. La prise
en considération des formes et contenus de la grande
hégémonie libérale-bourgeoise, défiée elle-même par la
crise fasciste, oblige à renoncer à tout messianisme
empirico-spéculatif et à procéder à une philologie des
rapports sociaux faisant apparaître l'hétérogénéité des
masses subalternes. Le point de vue de l'histoire
universelle doit de même se modaliser en étude des
périodes, phases, et conjonctures du mouvement où
s'opère l'entrée en scène de ces masses. L'histoire perd
alors toute assurance téléologique pour redevenir une
histoire ouverte, un drame à l'issue incertaine, où l'échec

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

final rode. La politique réelle - celle des appareils d'Etat et


des appareils d'hégémonie confrontés à l'action
populaire - retrouve ses droits et oblige à penser le lien qui
l'unit aux transformations récentes du capitalisme. La
catégorie d'objet ou d'objectivation devient à son tour
inadéquate pour penser le rapport, mobile, en réseau, des
rapports de force économiques, éthico-politiques, et
politico-militaires, des rapports culturels. L'opérateur de
mouvement qu'était le schème garantissant le devenir
liberté de la nécessité laisse place à une logique de l'action
où seul est prévisible le fait de la lutte, non ses formes ni
ses issues. Nous sommes loin du jeune Lukàcs. Mais
Gramsci ne sort pas tant du postulat qu'il en déporte les
limites en transformant les catégories de sujet, d'objet, de
fin, de nécessité historique. Et surtout, trait le plus notable,
même s'il développe une conception en réseau des
pratiques (théorie du bloc historique où chaque pratique se
traduit dans toutes les autres), Gramsci maintient la
catégorie de sujet comme origine et fin en la transposant
au niveau de la praxis elle-même unificatrice des
pratiques. Le sujet est la praxis en son unité
métathéorique. La praxis est sujet. Si ce sujet ne peut pas
échapper aux risques de l'action, s'il ne peut pas se
concentrer définitivement dans la figure toujours
hétérogènes des masses subalternes, la forme sujet-
origine-fin reflue dans la forme maîtresse de la Praxis, à
majuscule.
• On aura la proposition de Ernst Bloch d'une ontologie
du non être encore, dont le moteur est le principe
espérance et dont le schème n'est plus celui de la nécessité
de la liberté, mais celui de la possibilité réelle d'une
liberté qui se maintient au cœur des ténèbres du siècle.
Cette ontologie paradoxale, de ce qui n'est pas mais qui a
la potentialité et l'exigence d'être dans nos désirs
d'actualisation entravés, délaisse l'analyse des

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XX ème siècle

transformations économiques, politiques, culturelles, pour


solliciter les réservoirs d'imagination utopique que sont les
traditions religieuses hérétiques (celles du dieu de justice
qui ne consacre pas les dominations établies, mais annonce
la déposition des puissants et le royaume du Fils de
l'Homme). Elle met à disposition le patrimoine des
élaborations esthétiques qui loin de refléter leur époque
anticipent le monde qui vient. Elle commande enfin une
réorientation politique en révélant le potentiel d'utopie non
réalisé dans le grand droit naturel qui excède ses versions
libérales puisque la trinité de la liberté-égalité-fraternité
est en excès structural sur ses interprétations limitées
données par le « socialisme » soviétique, lui-même en
défaut structural quant à la réalisation de droits qui
définissent la dignité humaine, cet autre nom du
communisme. Bloch surtout détache le concept de
révolution de la notion de progrès linéaire et le reformule
comme salut de l'événement qui fait brèche. L'expérience
historique peut alors être réorganisée autour de condensés
symboliques de « sens » formés de manière discontinue
par tous ceux qui ont dû rêver d'un autre monde encore à
venir ici-bas. Le pôle sujet ne disparaît pas, mais il
s'élargit en se différenciant en autant de formes
d'espérance produites par les oubliés de l'histoire. Mais il
se maintient puisqu'il recouvre non pas tant l'Humanité
que l'espérance devenue principe, subjectivée en moteur
d'une histoire inachevée. Malgré cette novation dans la
conception du temps et les différenciations introduites
dans l'idée de progrès, demeure un téléologisme,
spécifique qui structure toute cette philosophie et qui
inscrit l'espérance même dans le fonds inépuisable d'une
matière cosmique en gésine.
• Enfin il serait intéressant de prendre en compte
l'ultime labeur de Lukàcs qui très vite critique de sa
propre œuvre de jeunesse, propose une ontologie de l'être

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

social, préambule elle-même d'une éthique qui n'a pas été


écrite. Lukàcs repense la constitution du monde social à
partir de la dialectique entre procès de travail et procès de
production. Il renonce à la conscience de classe sujet de
l'histoire. Le travail devient le paradigme de toute
l'activité sociale en ce qu'il unit position téléolgique de
buts et production de séries causales. Loin de nous séparer
de la nature, le travail est le mode proprement humain du
lien à la nature, la forme d'appartenance à la nature. Toute
idéalisation subjectiviste est donc éliminée. Le paradigme
du travail écarte de même les garanties d'une philosophie
de l'histoire. Le travail est fondamentalement la réponse
problématique donnée par l'homme (besoins, désirs,
questionnements divers) à la nature transformée et à la
nature sociale (l'état des relations entre hommes). Activité
historique, il fait reculer les barrières de la nature sans les
supprimer et il répond toujours davantage aux défis
produits par le système des rapports humains. Il n'est pas
sujet de l'histoire en raison de sa structure complexe et de
sa capacité à produire des dérivations indirectes
essentielles. Le monde humain est une unité contradictoire
d'objectivation, d'aliénation, et d'extranéation.
L'aliénation désigne l'inévitable récurrence qu'exerce le
monde objectivé sur les agents responsables de sa
production : l'écart entre ce qui est téléologiquement visé
et ce qui est réalisé par la médiation des séries causales qui
interviennent est structural. L'être social en sa forme
capitaliste repose sur la transformation de cette inévitable
objectivation-aliénation en extranéation. Les individus
dont le travail exige la socialisation et la personnalisation
croissantes sont désappropriés du patrimoine devenu
disponible de capacités, de facultés, par le système des
rapports sociaux capitalistes. Ils sont membres du genre
humain en soi, non pour soi. Le monde capitaliste
s'approche d'un moment de choix ontologique radical :

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

- ou bien s'éternise la domination subie par les individus


comme membres passifs du genre en soi et s'enclenche un
processus d'anéantissement portant sur les possibilités de
la personnalisation ; alors s'hyperbolise la contrainte qui
renverse la production en destruction selon la loi
systémique, de plus en plus nihiliste, de la productivité
capitaliste ; - ou bien s'opère le passage du genre en soi au
genre pour soi, selon un processus de personnalisation et
de socialisation dont la forme politique est la démocratie-
mouvement (non pas seulement régime déterminé).
L'ontologie de l'être social se pense sous l'urgence d'un
choix historico-universel, d'une alternative épocale, entre
l'être et le non-être, tant la manipulation capitaliste de
l'être social est porteuse d'une logique nihiliste de
destruction. On le voit, la forme ultime de la dialectique
chez le dernier Lukàcs a renoncé au couple sujet-objet ;
elle a réorienté la théorie de l'histoire dans le sens d'une
logique de la possibilité et du pouvoir être sollicitant la
responsabilité éthico-politique. Elle n'a pas renoncé à la
catégorie de sens de l'histoire, de fin en soi et elle éprouve
une grande difficulté à penser ensemble action et
production.
En guise de conclusion : théorie générale de
l'histoire et critique véritative des rationalités
dialectiques
On excusera ces ultimes notes cursives qui veulent
donner l'idée d'une recherche, non en tenir lieu. Si est
évidente désormais la nécessité d'une critique du postulat
métaphysique propre aux dialectiques rationalistes - celles
des hérétiques du communisme -, cette critique doit
cependant tenir compte de la singularité et de la richesse
de chaque figure qui déborde toujours le cadre défini par
l'épistémè du postulat. Que conclure cependant à titre
provisoire ?

147
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

Enonçons quelques thèses récapitulatives en vue d'une


suite.
• Thèse 1 : Les figures diverses de la rationalité
dialectique (sous leur version communiste hérétique) sont
des théories matérielles de la raison, non des théories
fondées sur des principes purement logiques ou sur les
processus d'autofondation transcendantale. Elles
présupposent la coïncidence du mouvement supposé
illimité des forces productives, de la technologie sociale,
et du mouvement progressiste de l'Histoire universelle
confiée à un sujet qui est origine et fin.
• Thèse 2 : Elles tendent toutes à s'identifier leur
rationalité à une réalité historique - institution ou
organisation, Etat et/ou parti, système d'alliances,
organisations internationales -. Elles sont toutes associées
à un projet socio-politique qui se déclare finalisé par une
libération d'une forme d'être-en-commun post-capitaliste.
Leur rationalité catégorielle se concentre dans une
entreprise critique de l'être social existant identifié à une
réalité de domination exercée sur la multitude.
• Thèse 3 : Si la passion qui anime ces figures est celle
de l'anti-capitalisme, toutes, peu ou prou, tôt ou tard, ont
été confrontées à l'exigence de faire entrer dans leur
champ critique les formes de l'être social post-
révolutionnaires (celles du communisme historique du
siècle) et toutes ont envisagé le risque d'une nouvelle
domination. Cette double et inégale critique - sur deux
fronts - a été très difficile à conduire en raison de la force
de l'orthodoxie marxiste-léniniste-staliniste qui a substitué
à la nécessaire analyse critique des aspects déraisonnables
ou irrationnels des formes « communistes », sociales,
économiques, politiques un discours de légitimation fondé
sur les principes -devenus formels- de libération.
• Thèse 4 : Les figures de la rationalité dialectique
(communiste-hérétique) ont dû intégrer des analyses

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

critiques des processus supposés réaliser la raison


dialectique. La découverte de la nouvelle réalité, celle du
communisme réel, qui repose sur la reproduction de
rapports sociaux inédits ne permettant pas d'assurer
l'appropriation émancipatrice par les classes subalternes
des conditions de leur vie, a constitué un défi permanent
qui n'a jamais été effectivement relevé. Comment, en
effet, reformuler le postulat métaphysique qui assurait la
continuité d'un engagement politique et intellectuel sans
lui laisser jouer le rôle idéologique (au sens inférieur du
terme) de légitimation de pratiques d'imposition et de
contrainte ? Comment penser la fétichisation à laquelle
donne lieu la mise en place de rapports nouveaux
éternisant l'état d'urgence et la dictature du parti sur les
masses, au nom des prescriptions d'une science de
l'histoire qui se confond avec les évaluations et les
prescriptions de la nouvelle élite dirigeante et se résume
aux compromis résultant des luttes internes de cette élite ?
• Thèse 5 : Toutes ces figures se définissent en leur
diversité par la recherche d'une forme philosophique
capable de penser la lutte sur les deux fronts, celui de la
passion anticapitaliste, certes, mais aussi de manière
souterraine, puis de plus en plus nette, celui de la volonté
de réforme interne de l'organisation communisme
supposée être le moyen de la réalisation de la raison dans
l'histoire. Devenue incapable de penser la réalité socio-
historique qu'elle produit empiriquement, l'organisation
croit et fait croire qu'elle en élucide les lois et les applique
pour une direction scientifique de la nouvelle société. Le
point de vue de la praxis et de l'hégémonie, celui de
l'utopie et de l'espérance, celui d'un être social luttant
contre sa production manipulée, ont tour à tour été ces
formulations « philosophiques » supposées intégrer dans le
postulat métaphysique initial la critique partielle des
obstacles empêchant sa réalisation.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

• Thèse 6 : Ces figures - qui entendaient lier raison,


révolution, et institution historique, qui dénonçaient la
pureté anhistorique de la raison spéculative, ou critique, ou
métaphysique - ont dû s'affronter à la réalité d'une
institution tendanciellement totale qui était posée comme
leur réalisation mais qui reposait sur le mécanisme de la
double représentation - désappropriation (représentation
du peuple par l'« Un » du Parti Unique, de celui-ci par la
Direction) -. Le postulat métaphysique de la classe sujet-
objet prenait la forme théologico-politique de la
représentation-création du peuple par son représentant
souverain, le parti et son sommet.
• Thèse 7 : Ces figures ont tenté de pratiquer une
autoréflexion de leur postulat à la lumière de sa réalisation
par inversion. Elles se sont appuyées sur des analyses que
leur reformulation avait pu produire. Toutefois cette
autoréflexion n'a jamais pu aboutir à un abandon du
postulat lui-même et à son remplacement par une
élaboration philosophique capable de maintenir en état de
marche la capacité d'analyse de la société moderne et de
l'accroître en la réfléchissant en des catégories plus
adéquates. La déconstruction tentée par le dernier
Althusser a bien fait le vide, mais rien n'a rempli ce vide
qui soit comparable, par exemple, au réseau
d'intelligibilité des pratiques établi par Gramsci en son
temps. La réforme a bien eu lieu, mais elle a laissé en
blanc sa partie constructive. Et surtout désormais a disparu
« le Prince moderne », objet, destinataire, et acteur putatif
de cette réforme philosophique.
• Thèse 8 : Reste une question décisive. La clôture
actuelle du cycle des figures de la rationalité dialectique ne
signifie pas pour autant le triomphe de la rationalité
définie seulement comme système de règles formelles de
la connaissance, ou comme ensemble de structures logico-
linguistiques réglant l'acceptation d'énoncés corrects, ou

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Figures philosophiques du marxisme au XXème siècle

comme validation consensuelle de connaissances


assimilées à des croyances intersubjectivement vérifiées.
Délivrées du postulat métaphysique qui les accompagnées
jusqu'à sa déconstruction finale, ces figures ont la fonction
d'un memento, elles obligent la pensée à se souvenir
activement que tous les éléments cognitifs sont soumis de
fait, directement ou indirectement, à la réalisation de
finalités historico-sociales dont le caractère rationnel-
raisonnable n'est jamais acquis.
• Thèse 9 : Spécifions la question. Par-delà le postulat
métaphysique, quelle dialectique permet de penser la
chance et les formes de l'être-en-commun à l'époque d'une
mondialisation devenue nihilisme actif ?

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
André Tosel

Bibliographie sommaire :
ALTHUSSER Louis, Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994.
ALTHUSSER Louis, Ecrits philosophiques et politiques II, Paris,
Stock, 1994.
BLOCH Ernst, Le Principe espérance, 3 tomes. Paris, Gallimard,
1976, 1981, 1991.
BLOCH Ernst, Experimentum Mundi, Paris, Payot, 1981.
GRAMSCI Antonio, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1982-1991.
LUKACS György, Histoire et conscience de classe, (traduction
française par K. Axelos & J. Bois), Paris, Edition de Minuit, 1960.
LUKÀCS György, Ontologia dell'essere sociale (traduction italienne
par Aldo Scarpone), Roma, Editori Riuniti, I, 1976, II, 1983.
Nous pouvons aussi ajouter :
BALIBAR Etienne, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte,
1993.
PREVE Costanzo, « Cosa possiamo chiedere al marxismo ?
Sull'identità filosofica del materialismo storico ? », Ouvrage collectif
Marxismo in mare aperto. Franco Angeli Editore, Milano, 1983.
PREVE Costanzo, La Filosofia imperfetta, Franco Angeli Editore,
Milano, 1984.
Je me permets de renvoyer à : TOSEL André, « Le développement
du marxisme en Europe occidentale », Histoire de la philosophie de la
Pléiade, III, vol.2, Paris, Gallimard, 1999. (Il s'agit de la reprise en
édition de poche du volume publié pour la première fois en 1974.
Cette étude a vieilli et devrait laisser place à une nouvelle élaboration
plus équitable, mais elle peut être consultée comme un dictionnaire).
Bloch, Gramsci, Lukacs ont donné lieu à d'abondantes et riches
recherches en Allemagne, Angleterre, Italie, dans les années 1960-
1980. Leur connaissance en France demeure marginale. Seul Althusser
a joué un grand rôle dans la pensée française entre 1965 et 1975. On
lui doit à la fois l'introduction de Gramsci, mais aussi le refoulement
de Bloch, Lukàcs, et, pour le marxisme français le rejet d'Henri
Lefebvre qui mériterait d'être sérieusement reconsidéré. Ainsi va la
lutte sur le Kampflatz de la philosophie. J'ai présenté la dernière
philosophie d'Althusser dans un article « Les aléas du matérialisme
aléatoire dans la dernière philosophie de Louis Althusser », Cahiers
Philosophiques, Centre National de Documentation Pédagogique,
Paris, Delagrave, n° 84, septembre 2000.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”

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