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Comment la sociologie s'est-elle progressivement imposée comme discipline scientifique ?

Quels obstacles a-t-elle dû surmonter ? L'avènement d'une nouvelle discipline est


généralement rendu possible par la persistance de problèmes non résolus jusqu'alors par ses
devancières. Étudier les conditions d'apparition de la sociologie revient ainsi à s'interroger sur
les conditions sociales et historiques qui ont favorisé l'émergence d'un nouveau savoir sur le
monde social. Celui-ci ne saurait toutefois être appréhendé comme émanant « clés en mains »
du cerveau d'un auteur, aussi important soit-il. Cela revient également à s'interroger en
filigrane, en sociologue, sur la manière dont on écrit l'histoire… de la sociologie.

De la réforme sociale à l'apparition d'une « troisième culture » I.

La sociologie naît d'un questionnement sur le fondement de l'ordre


social 1.
2Sans doute l'interrogation portant sur les principes devant régir l'organisation des sociétés
humaines existe bel et bien avant l'apparition de la sociologie à proprement parler : la
tradition philosophique qui unit la cité idéale de Platon, la Politique d'Aristote, ou encore le
Prince de Machiavel, tout en recherchant généralement un régime « idéal », cherche à dégager
les mécanismes gouvernant les relations sociales et politiques. Pourtant, ce n'est réellement,
qu'au cours du ► XVIIIe siècle, qu'émerge une interrogation sur les « lois » devant gouverner
l'ordre social [1].

3Le siècle des Lumières ouvre la voie à une recherche sur les fondements rationnels de la
société. L'œuvre de Montesquieu (1689-1755) en fournit une illustration majeure. Avocat,
puis conseiller au parlement de Bordeaux, Montesquieu se livre à une critique féroce des
mœurs de son temps dans les Lettres persanes (1721). Il imagine, dans cet ouvrage, une
correspondance fictive entre des voyageurs persans parcourant l'Europe : ce procédé lui
permet de railler les coutumes et usages qui lui paraissent injustifiés ou ridicules comme
l'absolutisme royal et de jeter un regard distancié sur les modes de vie de ses contemporains,
en recourant au regard fictif d'un observateur étranger. Montesquieu adopte ainsi
une perspective comparative : les mœurs que nous croyons naturelles ne sont en fait que le
résultat de conventions, d'arbitraires, susceptibles d'évoluer dans l'espace et le temps. Cette
méthode le conduit, en feignant de se demander : « Comment peut-on être Persan ? »- à
s'interroger sur la force des habitudes profondément ancrées en nous-mêmes. Une telle
démarche, qui vise à proscrire toute tentation ethnocentrique* [2], rejoint celle
de l'anthropologie* ou de l'ethnologie.

4Dans L'Esprit des lois (1748), Montesquieu édifie, en philosophe, une typologie des régimes
politiques d'après le principe qui les anime : la République se fonde sur la vertu, la Monarchie
sur l'honneur et le Despotisme sur la peur. Il cherche aussi à comprendre les correspondances
existantes entre les lois sociales et politiques et les mœurs des sociétés auxquelles elles
s'appliquent. Il peut ainsi écrire dans la préface : « J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru
que, dans cette infinie diversité de lois et des mœurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par
leurs fantaisies. » S'attachant aussi bien à la démographie qu'à la religion, au commerce qu'au
climat (et parfois d'ailleurs victime des croyances de son époque en postulant, par exemple,
que celui-ci agirait directement sur les mentalités collectives), il n'en esquisse pas moins une
analyse des déterminants qui gouvernent l'action humaine.
5Le siècle des Lumières peut être considéré, pour reprendre l'expression du philosophe
allemand Ernst Cassirer (1874-1945), comme le « siècle de la critique » [3]. L'esprit du temps
accorde une place décisive à la raison, jugée capable de mettre au jour des phénomènes
jusqu'alors inexpliqués. Condorcet (1743-1794), mathématicien et philosophe, collaborateur
de l'Encyclopédie, est l'auteur d'une célèbre Esquisse d'un tableau historique des progrès de
l'esprit humain (1792) qui, tout en célébrant le progrès de l'humanité, dont la Révolution
française symboliserait l'aboutissement, s'assigne comme tâche de constituer une science de
l'homme, appuyée sur les mathématiques.

6L'effondrement de l'ordre social traditionnel symbolisé par les deux révolutions, la


Révolution française et la révolution industrielle, appelle de nouvelles réponses à
l'ordonnancement de la société. L'écroulement de l'Ancien Régime remet en cause tout
l'édifice sur lequel reposait la monarchie (l'appartenance à un ordre, la place primordiale de la
religion) et produit des effets dans toute l'Europe : la ► Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen (1789) affirme que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans
la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément »
(art. 3). Elle bouleverse ainsi les fondements de la légitimité politique précédemment incarnée
par le Roi. L'ordre politique est donc à repenser et à reconstruire avec la Révolution, qui
accorde une place éminente à l'individu, disposant désormais de droits naturels qu'il peut
opposer à l'État. La révolution industrielle induit des transformations économiques et sociales
majeures qui imprègnent les sociétés européennes durant tout le XIXe siècle. Initiée en
Angleterre, dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, elle se traduit par une mutation profonde
des conditions de vie des populations : l'exode rural massif donne naissance aux villes
industrielles, le monde ouvrier ne cesse de progresser. Ces transformations, vécues par les
premiers auteurs qualifiés de « sociologues », marquent fortement l'état d'esprit de la
discipline naissante au XIXe siècle, dont la mission consiste souvent à trouver une « réponse »
aux problèmes de l'heure.

7Les principales traditions intellectuelles et politiques du ► XIXe siècle, conservatisme,


libéralisme et socialisme, s'accordent à penser ces transformations : les grandes idéologies
du XIXe siècle ne se conçoivent explicitement que comme des tentatives de solutions au
problème de la « modernité » [4].

8Une première réponse est fournie par des auteurs profondément choqués par l'ampleur des
changements ; ils insistent sur les méfaits engendrés par un bouleversement radical de l'ordre
social assimilé par eux à un ordre naturel. L'écrivain anglais Edmund Burke (1729-1797),
auteur des Réflexions sur la Révolution en France (1790), écrites sur le vif, oppose la force
des coutumes et des habitudes qu'incarne, selon lui, la Constitution anglaise à l'abstraction que
représenterait la Révolution française. Le courant traditionaliste n'aura de cesse durant
le XIXe siècle de reprendre cette critique à son compte. Les auteurs français Joseph de Maistre
(1753-1821) et Louis de Bonald (1754-1840) fustigent la prétention des révolutionnaires
d'édifier des principes universels et en appellent à l'ordre et la tradition pour régénérer une
société qui leur paraît en proie au chaos depuis le renversement de la monarchie. Dans
ses Considérations sur la France (1797), Maistre réplique avec ironie aux prétentions
universalistes et rationalistes des Lumières : « La Constitution de 1795, tout comme ses
aînées, est faite pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie
des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; mais quant à l'homme je déclare ne l'avoir
rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu. » Cette critique mêle dans le même
ostracisme la Révolution française qui entend changer l'Homme et la révolution industrielle,
laquelle, en déstructurant la société traditionnelle et l'ancrage social de l'individu dans des «
communautés naturelles » (la famille, le village…), constituerait une régression sociale au
regard de l'harmonie de la société d'Ancien Régime. La sociologie naissante puise à ce
courant, avec notamment les travaux de Frédéric Le Play (1806-1882), qui entreprend de
vastes enquêtes sur Les ouvriers européens (1855) et finit par renoncer à sa carrière
d'ingénieur des mines pour se consacrer à l'étude des conditions de vie de la population
industrielle (infra, p. 15).

9 ►Le courant libéral prend son essor explicitement contre le conservatisme. Les
libéraux, à l'image de Benjamin Constant (1767-1830) et de François Guizot (1787-1874),
célèbrent la liberté individuelle, le libéralisme économique et un réformisme prudent. Selon
eux, la Révolution française, comme la révolution industrielle inaugure une ère nouvelle dans
l'histoire de l'humanité. Le publiciste et magistrat Alexis de Tocqueville (1805-1859) illustre
bien cette approche lorsqu'il publie, à la fin de sa vie, L'Ancien Régime et la
Révolution (1856) : se faisant historien, il s'attache à démontrer que nombre d'évolutions
attribuées à la Révolution (la centralisation administrative, l'unification territoriale…)
proviennent en fait en partie de l'Ancien Régime, qui, sur bien des points, a préparé et rendu
possible les mutations en cours. Dans son autre grand ouvrage, De la démocratie en
Amérique (1835), fruit d'une mission exercée sous la Monarchie de Juillet pour le compte du
ministère de la Justice, Tocqueville s'interroge sur les conditions de possibilité de la
démocratie : ce régime politique qui lui paraît s'épanouir particulièrement en Amérique a
vocation à se propager, en raison du triomphe de cette « passion ardente, insatiable, éternelle,
invincible » qu'est l'égalité et qui lui semble devoir s'imposer aux sociétés humaines.
Tocqueville émet cependant de nombreux signes d'inquiétude, notamment au sujet de la «
tyrannie de la majorité » qui pourrait préfigurer un nouveau despotisme ainsi que sur le moyen
de préserver les libertés individuelles dans les temps démocratiques. Il estime néanmoins que
l'on ne peut raisonnablement s'opposer à la démocratie, qu'il pense être le fruit d'une évolution
historique inéluctable.

10Le courant socialiste qui émerge et se propage en Europe au cours du ► XIXe siècle
accepte généralement la Révolution française, qui fait figure d'étape nécessaire dans l'histoire
de l'humanité, alors que la révolution industrielle est jugée à l'aune des méfaits produits
principalement sur la condition ouvrière. Des convergences peuvent d'ailleurs apparaître sur
ce point entre conservateurs et socialistes qui fustigent l'ordre social issu de l'industrialisation.
La tradition française que Marx épinglera sous l'appellation « socialisme utopique », en dépit
de sa diversité, manifeste de fortes craintes sur les injustices de la société industrielle.

11Claude-Henri de Saint-Simon (1760-1825) veut appliquer la méthode scientifique aux


problèmes sociaux (son secrétaire Auguste Comte n'oublia pas le message) et plus
particulièrement à l'industrie. Il est nécessaire, selon lui, d'organiser rationnellement l'activité
productive. Ce courant de pensée exerce une forte influence, notamment sur les élites
industrielles (les frères Péreire, célèbres banquiers sous le Second Empire se réfèrent, parmi
d'autres, au saint-simonisme) en mettant au premier plan les questions économiques jugées
plus décisives que les questions politiques, et en appelant à des réformes sociales. Dans sa
célèbre Parabole des abeilles et des frelons (1819), il considère ainsi que la perte de la famille
royale, des ministres, hauts fonctionnaires (« les frelons ») constituerait un dommage
supportable pour le pays tandis que celui-ci ne se relèverait pas, s'il venait à disparaître ses «
3 000 premiers savants, artistes, artisans » (« les abeilles »).
12Charles Fourier (1772-1837) présente une critique sévère du système capitaliste et se
montre nettement plus critique que Saint-Simon à l'égard de l'industrie. Le contre-projet qu'il
propose est l'édification de phalanstères, des sociétés closes, refusant la division du travail
stricte induite par la société industrielle, capables de se suffire à elles-mêmes. La
réorganisation de la société consisterait en la création de sociétés « parfaites » de petite taille,
comprenant, selon ses vœux, moins de deux mille membres. Si le fouriérisme a été raillé pour
ses potentialités sectaires, l'organisation mutuelliste et corporative y puise certaines
inspirations.

13En Angleterre, le chartisme, dont l'industriel, propriétaire d'une fabrique de textile à New
Lanark en Écosse, Robert Owen (1771-1858) est l'un des principaux représentants, se
présente comme un engagement philanthrope et réaliste au profit des « classes laborieuses ».
Le progrès social doit résulter de la raison et particulièrement de la progression de l'éducation.
Owen contribue ainsi à la construction d'écoles, à l'amélioration des conditions d'hygiène et
de logement des ouvriers, à la réduction de la durée du travail dans ses usines… Ce
réformisme préconise une intervention de l'État dans la législation sociale ainsi que le
développement des mutuelles : il crée ainsi, en 1832, l'« Équitable Banque d'échange » où des
bons du travail doivent se substituer aux échanges monétaires. Proches des préoccupations des
« socialistes utopiques » français, il tente de créer une communauté aux États-Unis (New
Harmony) qui se solde rapidement par un échec.

14Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est l'un des principaux théoriciens du socialisme


français. Auteur du célèbre Qu'est-ce que la propriété ? (1840) qui énonce la sentence « la
propriété, c'est le vol », il entreprend une critique de la propriété privée, source de l'inégalité
parmi les hommes. Il s'oppose également à la puissance de l'État et à sa volonté
centralisatrice, ce qui explique l'influence posthume que sa doctrine a exercée sur le courant
anarchiste. Il préconise la mise en place d'une organisation productive fondée sur l'autogestion
afin d'éviter la scission du capital et du travail. Son projet politique comprend un attachement
au fédéralisme permettant la libre association de collectivités autonomes. Proudhon est un
contemporain et un adversaire de Marx, avec lequel il entretient des polémiques demeurées
célèbres : auteur d'une Philosophie de la misère (1846) dans lequel il prône le réformisme
social ainsi que le mutuellisme, Marx, qui lui reproche sa « tiédeur » politique, lui répond par
une Misère de la philosophie (1847).

15Le socialisme français est critiqué par Karl Marx (1818-1883) qui ironise sur son caractère
« utopique » qu'il oppose à son propre système, le « socialisme scientifique ». La conception
idéaliste et réformiste lui paraparaiit sans issue et contribue à occulter la seule véritable
question, la nécessité d'une révolution sociale susceptible de renverser le système capitaliste
dans son ensemble, préférable au retrait du monde, préconisé par un Fourier. Si ce débat
idéologique et politique a des répercussions considérables sur l'organisation du monde
ouvrier, il exerce également une influence non négligeable sur la production de savoirs.
L'œuvre de Marx fera l'objet de commentaires innombrables et son succès contraindra de
nombreux sociologues à prendre position à son égard [5]. Sans compter l'importance de l'effet
de théorie [6]* : une théorie explicative du monde social peut connaître une influence telle (le
marxisme, à ce titre, en constitue un parfait exemple), qu'elle peut être largement diffusée,
avec évidemment les déformations et traductions qui s'imposent. À tel point qu'elle finit par
être utilisée en pratique par nombre d'agents sociaux comme une pure et simple croyance.

16La doctrine positiviste incarnée principalement par Auguste Comte (1798-1857) constitue
un moment clé pour l'émergence des idées sociologiques. Non seulement Comte est considéré
comme l'inventeur du terme « sociologie » mais il entend, en la considérant comme une
► physique sociale, lui conférer une méthode rigoureuse d'observation du réel. Se voulant
une tentative de synthèse, donc de dépassement, des idéologies du XIXe siècle (libéralisme,
conservatisme, socialisme), le positivisme* se présente comme une science de la société.
Ancien secrétaire de Saint-Simon, Comte manifeste un véritable enthousiasme envers la
science qu'il croit capable de résoudre la plupart des problèmes auxquels l'humanité se trouve
confrontée. Il énonce dans son Cours de philosophie positive (1830-1842) la loi des trois états
selon laquelle trois phases successives se seraient succédé dans l'histoire. L'état théologique,
dominé par les croyances surnaturelles, est caractérisé par la stabilité et par un système féodal
et militaire. Le deuxième stade est l'état métaphysique, gouverné par l'abstraction, et constitue
une phase de transition vers le monde industriel. Enfin, l'état scientifique ou positif
correspond à l'âge de la maturité et s'épanouit au sein de la société industrielle.

17Cette vision entend réconcilier les contraires, notamment l'ordre et le progrès, qu'il nomme
respectivement la statique et la dynamique sociale : « Aucun ordre légitime ne peut plus
s'établir ni surtout durer s'il n'est pleinement compatible avec le progrès ; aucun grand progrès
ne saurait efficacement s'accomplir s'il ne tend finalement à l'évidente consolidation de
l'ordre » (46e leçon du Cours de philosophie positive). Comte conçoit une société nouvelle où
régnerait l'esprit scientifique : la découverte de lois suivant une observation méthodique des
faits doit par conséquent l'emporter sur tout jugement de valeurs. La sociologie, telle qu'il la
conçoit, se voit ainsi assigner une mission : rendre compte des principes qui gouvernent les
phénomènes sociaux. Sa vision de la société est empreinte d'organicisme (la société est
pensée, par analogie, avec l'organisme humain). La société l'emporte sur l'individu, comme le
tout l'emporte sur les parties puisque l'humanité est tributaire de son passé : « Les vivants sont
toujours, et de plus en plus, gouvernés par les morts : telle est la loi fondamentale de l'ordre
humain. » Cette approche de la société, envisagée par analogie aux phénomènes naturels, se
retrouve chez de nombreux auteurs, notamment le sociologue anglais Herbert
Spencer (1820-1903), selon lequel les sociétés évoluent invariablement par différenciation et
agrégation, en abandonnant progressivement les formes les plus simples (les « sociétés
militaires » dotées d'un haut degré de coercition) aux plus complexes (les « sociétés
industrielles » caractérisées par l'individualisme et la division progressive des fonctions
sociales). Certaines préoccupations méthodologiques de Comte, parmi lesquelles le refus
d'une démarche purement spéculative au profit du recours à l'observation précédant
l'édification de lois, se retrouvent dans l'œuvre d'Émile Durkheim (1858-1917) qui formule
le projet de doter la sociologie d'une méthode d'observation scientifique de la réalité sociale
(infra).

La sociologie est considérée comme une réponse possible à la «


question sociale » 2.
18Le développement de la société industrielle suscite une interrogation telle, qu'elle justifie
aux yeux des contemporains de porter un nouveau regard sur l'organisation même de la
société. L'anthropologue, historien et économiste hongrois Karl Polanyi (1886-1964) a rendu
compte, à sa manière, dans ► La grande transformation (1944) de l'importance des
mutations opérées par la révolution industrielle : la diffusion progressive du libéralisme
économique par les « classiques » anglais (Adam Smith, David Ricardo…) a pour effet, et ce
pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, de conduire au désencastrement, c'est-à-
dire à l'autonomisation progressive de la sphère économique, dorénavant soumise qu'à ses
propres lois (notamment, celle du marché autorégulateur). Ce mouvement historique sans
précédent s'impose pleinement à partir des années 1830 (L'abolition de l'Act de
Speenhamland en 1834 constitue une étape importante, en supprimant les Poor laws et en
favorisant l'émergence d'un marché du travail). Le travail, la terre et la monnaie tendent ainsi
à se constituer en biens faisant l'objet de transactions libres. Les entraves au marché sont donc
progressivement levées : en France peu de temps après la Révolution, les corporations qui
réglementaient jusqu'alors le travail sont abolies par la loi Le Chapelier en 1791. En
Angleterre le mouvement des Enclosures, initié dès la fin du XVIIIe siècle, consiste à clôturer
des terres jusqu'alors laissées à disposition des paysans (l'openfield) afin d'accroître la taille et
surtout les rendements des exploitations agricoles, et faciliter l'exode rural des paysans sans
terre et petits propriétaires. Parallèlement, l'usage de la monnaie tend à s'intensifier,
notamment avec la progression du salariat : désormais, les rémunérations en nature (qui
caractérisaient l'économie traditionnelle où l'exploitation agricole mobilisait la main-d'œuvre
familiale, voire locale) laissent place à la rémunération en numéraire qui traduit
l'individualisation personnelle et horaire du travail. Ces mutations produisent en l'espace de
quelques décennies une transformation profonde des modes de vie, comme des systèmes de
valeurs des habitants des pays industrialisés. Parmi les principales conséquences de
l'industrialisation, on dénombre un ensemble de problèmes, inconnus dans les sociétés
traditionnelles, caractérisées par des modes de vie paysans : l'apparition de conditions de
travail extrêmement difficiles, des problèmes d'hygiène et de logement dans les centres
urbains en plein essor et la multiplication de troubles divers à l'ordre public tels que
l'alcoolisme, la délinquance ou la prostitution… En un mot, la « question sociale » qui prend
consistance tout au long du XIXe siècle tend, du moins dans un premier temps, à assimiler les
« classes laborieuses » aux « classes dangereuses » [7]. Le prolétariat urbain fait rapidement
figure de menace pour l'équilibre social et inquiète particulièrement les élites qui, de diverses
manières, s'efforcent de « contrôler » cette population insaisissable.

19L'essor de la misère ouvrière suscite de nombreuses réactions : la littérature du


► XIXe siècle témoigne de l'importance qu'elle revêt aux yeux des contemporains. L'action
des Misérables de Victor Hugo, qui paraissent en 1862, se déroule principalement sous la
Restauration (1814-1830) et la Monarchie de Juillet (1830-1848), moments où la question
sociale apparaît avec force. L'ambition de Balzac, à travers le projet de la Comédie humaine,
dans laquelle il se considère comme le « secrétaire » de la société contemporaine, est de
décrire les espèces sociales à la manière dont Buffon [8] recensait les espèces naturelles. Cette
démarche témoigne d'un intérêt certain pour la méthode scientifique.

20Émile Zola, dans son œuvre consacrée aux Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale
d'une famille sous le Second Empire, s'assigne comme projet de décrire les mœurs de ses
contemporains. Dans Germinal (1885), il narre minutieusement les conditions de vie des
mineurs enjoignant à la description littéraire, une investigation préalable quasi journalistique,
alors que La Bête humaine (1890) relate les transformations induites par l'essor des chemins
de fer ; Au bonheur des dames (1883), l'apparition des grands magasins dans les villes ; La
Curée (1872), les spéculations financières qui se répandent dans la France du Second Empire,
de Napoléon III et du baron Haussmann ; Le ventre de Paris (1873), le petit peuple qui
s'entasse au cœur des villes afin d'y trouver du travail. Le naturalisme de Zola est fortement
influencé par l'analyse des mécanismes psychiques de Claude Bernard, médecin et auteur
d'une Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865), ainsi que par l'œuvre
d'Hyppolite Taine (1828-1893) qui consacre une certaine forme de déterminisme : celui du «
milieu » expliquant les sentiments et idées humains. Dans le sillage du naturaliste Charles
Darwin (1809-1882), auteur de De l'origine des espèces par voie de sélection
naturelle (1859), Zola s'intéresse aux « lois » de l'hérédité pesant sur les mœurs des individus
et des groupes sociaux. Le romancier se doit alors d'être à l'écoute de la société dans laquelle
il vit et d'en rendre compte le plus fidèlement possible : « L'intérêt n'est plus dans l'étrangeté
de cette histoire ; au contraire, plus elle sera banale et générale, plus elle deviendra typique.
Faire mouvoir des personnages réels dans un milieu réel, donner au lecteur un lambeau de la
vie humaine, tout le roman naturaliste est là. » [9]

21L'apparition des sciences sociales au ► XIXe siècle, parmi lesquelles la sociologie occupe
une place centrale, doit beaucoup à l'avènement d'une « troisième culture » [10] qui se fraye
progressivement un espace entre science et littérature. La place de la sociologie demeure
longtemps incertaine entre les prétentions des romanciers réalistes et naturalistes
du XIXe siècle qui se considèrent parfois comme « sociologues » (le terme, alors vague,
désigne, non des professionnels des sciences sociales, mais des gens de lettres intéressés par
les questions de société) et l'antériorité des « sciences naturelles » qui, tout en fournissant un
cadre souvent utile, tiennent parfois lieu de « science sociale ». La sociologie oscille donc, dès
son émergence, et pour longtemps encore, entre le monde de la description, proche de
l'univers littéraire et l'affirmation nomologique (l'établissement de lois conformes à celles des
sciences de la nature, infra, chap. 2).

22La réflexion sociologique reste, jusqu'à la fin du siècle, le fruit du travail « d'amateurs
éclairés » qui développent une interrogation sur le monde social, souvent encouragés par
le pouvoir politique, à partir de la Monarchie de Juillet (l'enquête sur le système pénitentiaire
des États-Unis est commandée à Tocqueville et Beaumont en 1831) et sous le Second
Empire [11]. Les premières enquêtes sociales sont le fait de publicistes (personnes intéressées à
divers titres par les affaires publiques), plus que de scientifiques et sont conduites, le plus
souvent, à l'initiative de sociétés savantes [12]. L'Académie des sciences morales et
politiques charge ainsi le médecin Louis Villermé (1782-1863) de conduire une enquête sur
les régions industrielles françaises qui débouche sur la parution du Tableau de l'état physique
et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie (1840) dont l'écho
suscité conduit à l'adoption en 1841 d'une loi limitant le travail des enfants dans l'industrie.
Pratiquement au même moment, mais au nom d'un projet fort différent, le collaborateur de
Marx, Friedrich Engels, fournit une description minutieuse et effrayante du monde ouvrier
de Manchester dans La misère des classes laborieuses en Angleterre (1845) qui s'apparente,
selon lui, à une armée dévastée rentrant de campagne [13]. Ces enquêtes se multiplient dans
l'Angleterre qui fait figure de pays « phare » de l'industrialisation, dans la première moitié
du XIXe siècle. La rapidité de diffusion du factory system (la grande fabrique supplante
le domestic system, la production dans les petites unités où le travail s'effectuait souvent à
domicile) suscite des interrogations bien au-delà du marxisme, ainsi qu'en témoigne la
création de la société fabienne (Fabian society), en 1884, à Londres. Parmi ses fondateurs,
figurent les écrivains George Bernard Shaw (1856-1950), H. G. Wells (1866-1946) et surtout
Sidney (1859-1947) et Béatrice Webb (1858-1943). Issue de la bourgeoisie (son père,
Richard Potter était industriel), Béatrice Webb se livre avec son mari à de vastes enquêtes. Ils
explicitent leurs conceptions du « socialisme administratif », dans leur ouvrage La démocratie
industrielle (1897). Distants envers le marxisme, ils théorisent le rôle nécessaire des syndicats
et des coopératives qui doivent permettre d'améliorer le sort du plus grand nombre en évitant
la concurrence sur le marché du travail. Les Webb joignent à leurs idées réformatrices des
préoccupations scientifiques (ils sont à l'initiative de la création en 1895 de la London School
of Economics) et se livrent à une collecte précise de faits, dans le sillage de Charles
Booth (1840-1916), auteur d'une étude en dix-sept volumes sur les conditions de vie et de
travail du peuple de Londres (Life and Labour of the People of London) (1889-1902). Ce
travail de recueil méthodique des données empiriques donne naissance à la tradition
des Social Surveys qui se présente comme une analyse rigoureuse et documentée des
conditions de vie d'une population. Booth se réfère ainsi aux rapports de l'administration de
surveillance de la scolarité qui rend visite aux parents d'enfants en bas âge et note
scrupuleusement les conditions de vie de la famille afin de cerner le niveau de pauvreté de
chaque district de Londres. Il se livre également à des observations en enquêtant lui-même
dans les quartiers pauvres, même s'il évite de recourir à la méthode de l'entretien et ne
recueille donc pas de témoignages directs de la part de la population.

23Partageant le même souci de description minutieuse, Frédéric Le Play (1806-1882)


ingénieur, professeur à l'École des mines, se déplace initialement à travers l'Europe pour
conduire des études d'« art métallurgique » (ancêtre des sciences industrielles), mais ne tarde
pas à se convertir à l'ethnographie du monde ouvrier [14]. Auteur d'une vaste fresque, Les
ouvriers européens (1855), il est à l'origine d'une méthode de recherche originale en sciences
sociales : la monographie*. Adepte de l'observation directe, il accumule un ensemble de
données issues d'enquêtes de « terrain ». Il choisit de mettre particulièrement l'accent sur les
budgets familiaux, en raison de la prépondérance de la famille dans ses préoccupations, mais
également de la possibilité méthodologique de se livrer, à partir des résultats obtenus, à des
études comparatives. Catholique militant, conservateur sur le plan politique, promoteur de la
famille-souche (qui regroupe sous le même toit le père, la mère, le fils aîné et sa femme, leurs
enfants et éventuellement les autres parents restés célibataires) qui doit préfigurer le
paternalisme dans l'industrie (en faisant émerger, à l'encontre du socialisme, une collaboration
entre patrons et ouvriers), Le Play exerce une influence politique non négligeable sous le
Second Empire, où Napoléon III, qui en fait son conseiller, voit en lui un défenseur de l'ordre
social menacé. Ses idées sont clairement exposées dans La réforme sociale en France (1864),
réforme diffusée par l'intermédiaire de sociétés savantes parmi lesquelles les Sociétés
d'économie sociale (1856) ainsi que la revue la Réforme sociale (fondée en 1881) qui doit
passer, non pas par l'intervention de l'État, mais par le volontarisme d'élites à convaincre.
L'héritage leplaysien est considérable, notamment par l'influence durable exercée sur le
patronat catholique, mais également sur le plan sociologique, à travers les travaux d'Émile
Cheysson qui tente de combiner statistique et monographie et participe à la création de
l'Office du travail (1891) qui contribuera à donner naissance, par la suite, au ministère du
Travail (1906).

24Parallèlement aux enquêtes sociales, réunissant des observateurs avertis ►[15] mais peu
nombreux, se mettent en place des procédés de collecte de données quantitatives. Dès la fin
du XVIIIe siècle, la mathématique sociale vise à décrire de manière rigoureuse les
phénomènes sociaux qui relèvent, eux aussi, des progrès de la raison humaine. D'ailleurs,
comme l'indique l'étymologie même, la statistique a partie liée à la construction de l'État, en
lui fournissant des éléments de connaissance sur la société. Dans le cas de la France, la
centralisation administrative, renforcée par l'émergence d'un pouvoir royal fort à partir des
années 1660 (au cours du règne de Louis XIV), bénéficie de la possibilité de dénombrer la
population (particulièrement pour la perception des impôts et la mobilisation des troupes en
cas de guerre) et d'inventorier les subsistances et les prix. Cette entreprise de codification et
d'homogénéisation des données – pour produire des statistiques, il faut au préalable conclure
des conventions d'équivalence, autrement dit s'accorder sur ce qui est mesurable, sur la façon
de mesurer et sur le classement des données recueillies – se réalise particulièrement à partir de
la Révolution française [16]. Dans les années 1830, se développe la statistique morale et
judiciaire, sous l'influence du statisticien belge Adolphe Quételet (1796-1874), auteur de la
théorie de l'homme moyen, inspirée du mathématicien Laplace. Individu imaginaire, rendu
possible par la statistique, l'homme moyen traduit l'influence exercée par les déterminations
sociales. Avec Quételet, la sociologie se fait résolument empirique en se bornant à constater
les régularités sociales, ce qui ne l'empêche pas de promouvoir une « statistique morale » en
envisageant la moyenne, à la manière d'une norme sociale à respecter. L'outil statistique peut
alors faire de la sociologie empirique une science auxiliaire de l'administration et contribuer à
la résolution des problèmes sociaux du moment : c'est dans cet esprit que les statistiques
judiciaires se développent, aux États-Unis, et en France où elles sont publiées, à partir de
1827, dans le cadre du Compte général de l'administration de la justice criminelle.

Statistiques et sociologie
L'étude des probabilités connaît une avancée spectaculaire avec les travaux de Denis Poisson
(1781-1840), élève de Laplace, qui contribue à l'énoncé de la loi des grands nombres, selon
laquelle lorsque le nombre de tirages augmente, le phénomène observé tend à présenter une
certaine régularité : lorsqu'on lance une pièce de monnaie un grand nombre de fois, la
fréquence d'apparition de pile approche d'1/2. Le mathématicien et physicien allemand Carl
Friedriech Gauss (1777-1855) énonce la loi normale, selon laquelle, lorsqu'un phénomène est
soumis à un grand nombre de facteurs indépendants et de faible intensité, leurs effets tendent
à se compenser mutuellement. La loi de Gauss, qui prend l'allure d'une courbe en cloche,
permet ainsi de mesurer simultanément différentes variables agissant conjointement sur un
même phénomène.

En Angleterre, le développement de la statistique s'opère à partir des recherches de Francis


Galton (1822-1911) et de Karl Pearson (1857-1936) qui, isolément, mettent en œuvre la
notion de corrélation*. Elle ouvre la voie à la comparaison des phénomènes sociaux : la
statistique permet désormais de penser la diversité, mesurer les différences et non plus
seulement les régularités.
25Les méthodes d'investigation statistique se diffusent et s'harmonisent dans la première
moitié du ► XIXe siècle sous l'égide des pouvoirs publics. En Angleterre, se crée
la Statistical Society of London dont la mission consiste explicitement à fournir au
gouvernement britannique des données économiques et sociales facilitant une aide à la prise
de décisions politiques. En France, à l'initiative d'Adolphe Thiers (1797-1877), alors ministre
de l'Intérieur, un Bureau de statistique générale est fondé en 1834, qui se transforme en 1840
en Statistique générale de la France. En Allemagne, le bureau prussien de statistiques est
fondé, en 1861, sous l'égide d'Ernest Engel (1821-1896), auteur d'une célèbre étude sur
l'évolution des dépenses des ménages ouvriers conduite à partir des budgets familiaux (infra,
chap. 15). Comme l'écrit Alain Desrosières, « les outils statistiques ont contribué à façonner
un “espace public”, au sens du débat collectif » [17], en rendant visible socialement et
mesurable des phénomènes tels que l'hygiène, la pauvreté, l'alcoolisme, la délinquance… et
en imposant aux pouvoirs publics l'obligation d'y apporter des « réponses ».

26La production de données quantitatives contribue à légitimer les prétentions scientifiques


de la sociologie et l'éloigne ainsi de la littérature, particulièrement en France (même si des
différences entre traditions nationales demeurent : les statistiques sociales allemande et
française restent l'apanage d'universitaires et sont étroitement liées à l'État, alors que la
statistique anglaise est mise en œuvre par des « experts » afin de résoudre des problèmes
concrets). ►

27À partir des années 1880, le savoir sociologique tend à se professionnaliser : aux côtés des
premières revues, des associations à finalité scientifique se fondent comme l'American
Sociological Society (1895), la Sociological Society (1903) en Angleterre, la Deutsche
Gesellschaft für Sociologie (1909) en Allemagne. Les premières chaires de sociologie
apparaissent à la fin du XIXe siècle, signes de l'institutionnalisation progressive de la
discipline et de sa reconnaissance universitaire : Albion W. Small fonde en 1893 la section de
sociologie à l'Université de Chicago, et en France, Émile Durkheim est nommé en 1887 à
Bordeaux sur un cours de sciences sociales (même si l'intitulé « sociologie » est écarté). Ces
nominations, en dépit de leur dimension symbolique (entretenue par la mémoire disciplinaire,
surtout lorsqu'il s'agit de « chefs d'école » prestigieux qui exercent une influence durable), n'en
restent pas moins limitées. Il faut, en effet, attendre le XXe siècle, pour que la sociologie soit
pleinement reconnue comme discipline universitaire : la première chaire de sociologie est
décernée en 1907, en Angleterre, à Leonard Hobhouse alors qu'en Allemagne, elle échoit à
Georg Simmel en 1914.

La sociologie, discipline universitaire II.

Différents courants de pensée contribuent à l'émergence de la


sociologie en tant que nouveau domaine du savoir 1.
28 ►L'affirmation de la sociologie en France progresse fortement à partir des années
1860. Le ministre de l'Instruction publique (de 1863 à 1869), Victor Duruy (1811-1894) pose
les jalons d'une réforme universitaire et encourage la recherche en créant en 1868, l'École
pratique des hautes études (EPHE) qui inaugure une pédagogie originale en remplaçant le
cours magistral universitaire par le séminaire initiant les étudiants à la « pratique » de la
recherche. La défaite militaire française de 1870 face à la Prusse, comme l'avènement et la
répression de la Commune de Paris (18 mars 1871 – 27 mai 1871) entretiennent le doute au
sein des élites et rendent plus que jamais nécessaire un sursaut national. C'est dans ce contexte
que l'École libre des sciences politiques (ELSP) voit le jour, en 1871, à l'initiative d'Émile
Boutmy (1835-1906), filleul du journaliste Émile de Girardin, le créateur en 1836 de La
Presse (premier quotidien à gros tirage). Proche des milieux libéraux, Boutmy, qui dispose de
l'appui de l'historien et homme politique François Guizot (1787-1874), ministre de
l'Instruction publique sous la Monarchie de Juillet, et de celui de Taine, l'auteur des Origines
de la France contemporaine (1876-1893), estime que les phénomènes contemporains
délaissés par l'Université doivent préoccuper, au premier chef, les élites, en un temps troublé :
de nouvelles disciplines telles que la géographie humaine, l'économie sociale, l'histoire
sociale et culturelle ont droit de cité à l 'ELSP. Cependant, par son projet même, l'École,
tournée vers la préparation des concours administratifs, hésite longtemps, sans pouvoir
choisir, entre les sciences de gouvernement (l'apprentissage des usages, règles et techniques
de l'« art » de gouverner) et la recherche en sciences sociales [18].

29La réflexion sociologique s'organise autour de quelques pôles structurés par de fortes
individualités. Hormis le courant leplaysien dont l'unité se défait à la mort du maître,
l'organicisme trouve un représentant chez Alfred Espinas (1844-1922), disciple de Spencer,
qui conclut dans Des sociétés animales (1877), à la continuité qui relierait les sociétés
animales et les sociétés humaines. Toutefois, les deux principales figures qui apparaissent sur
le moment comme des concurrents de Durkheim sont René Worms et Gabriel Tarde.

30René Worms (1869-1926) est le fondateur de la Revue internationale de sociologie en


1893, de l'Institut international de sociologie en 1894 (où le rejoignent Espinas et Tarde), puis
de la Société de sociologie (1895) en compagnie de Gabriel Tarde, de nouveau. Homme de
réseaux, Worms contribue à la visibilité de la sociologie en organisant de multiples
manifestations. Inspiré lui aussi par l'organicisme, il file la métaphore biologique entre corps
humain et corps social dans Organisme et société (1896). Le manque d'unité de l'œuvre de
Worms, son souci d'éclectisme, s'ils contribuent à sa réussite universitaire (sa revue reçoit,
outre le soutien du philosophe Théodule Ribot (1839-1916), le fondateur de la psychologie
expérimentale, celui des sociologues allemands Ferdinand Tönnies et Georg Simmel), nuisent
à l'émergence d'une véritable méthode de recherche.

31Gabriel Tarde (1843-1904) a longtemps été considéré comme le principal rival de


Durkheim dans l'édification de la sociologie, à la fin du XIXe siècle. Magistrat à Sarlat (dans
le Périgord), sa ville natale, Tarde consacre ses premiers travaux de science sociale à la
sociologie criminelle (La criminalité comparée en 1886 ; La philosophie pénale en 1890) qui
lui permettent de devenir, en 1894, directeur de la statistique judiciaire au ministère de la
Justice. Insistant sur les facteurs psychologiques qui motivent, selon lui, les comportements
humains, il s'oppose avec force aux thèses holistes de Durkheim sur le crime. Il présente ses
conceptions dans Les lois de l'imitation (1890). La vie sociale est, selon lui, régie par deux
phénomènes :

32

 l' —invention qui caractérise les élites, par nature innovatrices pour Tarde (« De tout
temps, les classes dominantes ont été ou ont commencé par être les classes
modèles ») ;
 l' —imitation est le processus qui établit la communication entre les différents
membres d'un groupement (la société étant ainsi définie comme une « cascade de
magnétisations successives ») et assure ainsi l'ordre social. La sociologie de Tarde se
présente avant tout comme une psychologie sociale, puisque les phénomènes sociaux
ne peuvent être compris qu'à partir des perceptions des individus et des interactions
qu'ils établissent entre eux (il s'agit là d'un point essentiel de désaccord avec
Durkheim) [19]. Le schéma de Tarde est mécanique puisque la société ne peut évoluer
que suivant un triptyque prédéfini : la répétition, l'opposition et l'adaptation. Les
conflits ne sont ici envisagés que comme une phase transitoire préparant une
unification à venir. Il recourt d'ailleurs à une métaphore, le « château d'eau social » («
d'où la cascade continue de l'imitation doit descendre ») afin d'expliquer la diffusion
des pratiques sociales, du haut vers le bas de la pyramide sociale.

33Si le rôle de Tarde apparaît majeur dans la formation de la sociologie française (il est élu au
Collège de France en 1900 à la chaire de philosophie moderne, alors que Durkheim n'y
accédera pas) et s'il contribue à édifier un paradigme* concurrent au durkheimisme en
mettant l'accent sur l'individu et les relations intersubjectives, son « psychologisme » est
dénoncé pour son schématisme (la psychologie individuelle est réduite à des invariants
sommaires). Il en est ainsi de son explication de la déviance qui tend à faire du criminel un
être social en quête de « similitude sociale », reprise et largement extrapolée par Gustave Le
Bon (1841-1931), médecin, auteur d'une Psychologie des foules (1895) développant une
vision centrée sur la « pathologie » des foules, caractérisées par leur irrationalité. Influencé
par les travaux de Jean Martin Charcot (1825-1893) consacrés à l'hypnose, il estime que la
foule est galvanisée et subjuguée par le leader qui la domine. Cette analyse qui connaît un
grand succès et associe la foule à la féminité, à la passion, à l'affectivité… cache mal
l'inquiétude – largement partagée à la fin du XIXe siècle – suscitée par l'irruption des «
masses » dans le débat politique, ainsi qu'un rejet de la démocratie parlementaire (le
Parlement est assimilé à une foule chez Le Bon) [20].

La naissance de la sociologie en France est étroitement liée à


l'œuvre et la personne d'Émile Durkheim (1858-1917), fondateur de
l'École française de sociologie 2.
34 ►L'œuvre de Durkheim peut être considérée comme un point de passage obligé
pour la sociologie française. Émile Durkheim, quatrième enfant d'une famille juive
traditionnelle, destiné au rabbinat, entre à l'École normale supérieure, à Paris en 1879 (il y
rencontre le philosophe spiritualiste Henri Bergson et l'homme politique Jean Jaurès) [21].
Reçu à l'agrégation de philosophie en 1882, il fait un séjour marquant en Allemagne en 1885
et devient, grâce au soutien de Louis Liard, directeur de l'enseignement supérieur, chargé de
cours de « science sociale et éducation », en 1887, à la faculté des lettres de Bordeaux.
Durkheim, durant sa période bordelaise (1887-1902), publie trois ouvrages essentiels : De la
division du travail social (1893) ; Les règles de la méthode sociologique (1895) ; Le
suicide (1897). Il crée la revue L'année sociologique (en 1898) dont douze volumes paraissent
jusqu'en 1913. Il est nommé, comme suppléant, en 1902 à la chaire de science de l'éducation à
la Sorbonne. Titulaire en 1906, il obtient en 1913 une chaire de « science de l'éducation et
sociologie ». Son dernier ouvrage, Les formes élémentaires de la vie religieuse, paraît en
1912. Durkheim, une fois la guerre déclarée, après avoir mis en place un comité visant à
contrecarrer l'influence de la propagande allemande, met fin à ses activités à partir de 1916,
touché par la maladie. Il meurt en 1917, frappé par le décès de son fils André, au front [22].

35Parallèlement à son intense activité universitaire, Durkheim prend position sur les grands
problèmes politiques et sociaux de son époque : il figure parmi les dreyfusards en 1896, milite
au sein de la Ligue pour la défense des droits de l'homme dont il anime la section bordelaise à
partir de 1898. Il garde cependant une certaine distance envers tout engagement politique
explicite, même si lui et son entourage peuvent être considérés comme proches du courant
socialiste humaniste incarné par Jean Jaurès (Marcel Mauss (1873-1950), son neveu et
fondateur de l'école française d'anthropologie, est membre actif du Parti socialiste), alors très
influent dans le milieu intellectuel, particulièrement normalien, grâce au rayonnement du
bibliothécaire de l'école, Lucien Herr (1864-1926). L'engagement de Durkheim est avant tout
civique et laïque puisque la sociologie se doit, selon lui, de contribuer à l'émergence d'une
nouvelle morale, une morale sociale vouée à se substituer à la morale religieuse en déclin [23].
Ses conceptions ont influencé l'un des théoriciens du radicalisme et homme politique de la
IIIe République, Léon Bourgeois (1851-1925), qui, à travers sa doctrine du solidarisme,
affirme que les liens instaurés entre individus dans la société reposent sur la conclusion d'un «
quasi-contrat », passé pour tout citoyen en tant que membre de la société, qui ne se réduit pas
à la simple manifestation de la liberté et de la responsabilité individuelles mais instaure les
bases de la solidarité et de la législation sociales. L'adoption en 1898 de la loi sur les accidents
du travail n'oblige ainsi plus les salariés à prouver la faute de leur employeur mais instaure la
responsabilité pour risque en améliorant l'indemnisation des victimes. Elle jette les bases des
assurances sociales, puisque les employeurs sont désormais incités à se couvrir contre ce
risque éventuel [24].

36Le magistère exercé par Durkheim sur ses contemporains, comme la postérité de son
œuvre, ne peuvent se comprendre qu'en tenant compte de l'influence qu'il a su exercer sur
l'équipe qu'il a formée. Durkheim se lance dans une œuvre collective, à partir de 1896, en
projetant de constituer ► L'Année sociologique. Avec le concours de Célestin Bouglé (1870-
1940), il entreprend de réunir une équipe de jeunes sociologues chargés de rédiger des articles
originaux, mais surtout de se livrer à une recension scrupuleuse des ouvrages et articles
intéressant les « sciences sociales » : leur activité, qui ne saurait, en effet, se réduire à
l'inventaire d'une sociologie qui reste à faire, couvre les différents domaines du savoir (la
classification des matières comprend sept grandes rubriques : I. Sociologie générale ;
II. Sociologie religieuse ; III. Sociologie morale et juridique ; IV. Sociologie criminelle et
statistique morale ; V. Sociologie économique ; VI. Morphologie sociale,
VII. Divers) [25] mais offre également un panorama des recherches en cours à l'étranger. Il
serait parfaitement illusoire (et bien peu sociologique) de considérer que le projet d'édification
de la sociologie est sorti du seul cerveau d'Émile Durkheim, quel que soit par ailleurs son
(grand) mérite [26]. La constitution d'un réseau de chercheurs, à un moment où la sociologie est
en quête d'une place à l'Université, comporte indéniablement une dimension « stratégique » en
lui assurant une visibilité et en lui conférant un programme de recherche cohérent qui lui avait
fortement manqué jusqu'alors, afin de l'éloigner définitivement de l'amateurisme. Une
véritable division du travail s'instaure au sein de l'équipe : Célestin Bouglé se voit confier la
sociologie générale ; Marcel Mauss et Henri Hubert, la sociologie religieuse ; François
Simiand, la sociologie économique ; Maurice Halbwachs, la morphologie sociale.

37Si la vision rétrospective tend à faire de Durkheim, à juste titre, le « père fondateur » de la
sociologie française, la réussite de son projet intellectuel n'apparaît comme une évidence
qu'après coup. L'unité de l'équipe constituée apparaît parfois discutable [27] : Durkheim doit
souvent composer avec ses collaborateurs et fait parfois figure de primus inter pares bien
davantage que de chef de file incontesté. Ainsi, la parution des Règles de la méthode
sociologique, ouvrage majeur qui pose les fondements des conceptions de la sociologie de
Durkheim, suscite, par le radicalisme des thèses présentées, un vif débat parmi ses
collaborateurs, dont Célestin Bouglé.

38La réussite de l'entreprise durkheimienne doit beaucoup au contexte politico-intellectuel


français de la fin du ► XIXe siècle. Le positivisme* permet à l'idéologie scientiste de se
diffuser aux sciences humaines : la psychologie devient une discipline universitaire dans les
années 1860, à l'initiative de Théodore Ribot, fondateur de L'Année philosophique en 1876 et
cofondateur de L'Année psychologique en 1895. Cette doctrine est particulièrement appréciée
dans les milieux républicains qui y voient notamment une possibilité de diffuser des nouveaux
savoirs, grâce à l'école (l'enseignement primaire public devient gratuit (1881), laïc et
obligatoire (1882) avec les lois de Jules Ferry) et du même coup, l'« esprit républicain ». Une
coopération peut ainsi s'instaurer entre politiques et scientifiques : le chimiste Marcelin
Berthelot (1827-1907) devient ainsi en 1886 ministre de l'Instruction publique. De profondes
réformes de l'Université sont entreprises à l'initiative des gouvernements républicains dans les
années 1880 : les facultés se voient accorder davantage d'autonomie ; les licences amorcent
une spécialisation ; l'agrégation est généralisée pour le recrutement des professeurs de lycée ;
le nombre d'enseignants tend à augmenter sensiblement. Dans les facultés de lettres les
disciplines dominantes restent l'histoire et la philosophie, auxquelles s'adjoint la pédagogie
(toujours rattachée à la morale). Les réformes universitaires ne sont cependant pas réalisées
sans arrière-pensée politique. La formation de nouvelles élites, relevant non plus de la
naissance, mais du seul « mérite » (à l'image des « couches nouvelles » que Léon Gambetta
appelait de ses vœux), doit échapper à l'Église catholique qui s'oppose au nouveau régime, et,
surtout, le pays doit être capable de rivaliser avec l'Allemagne dont la supériorité militaire
manifestée en 1870 n'est perçue que comme le reflet de son avancée scientifique. La
reconnaissance des sciences sociales peut également s'accompagner du désir de maîtriser des
informations sur certaines catégories de populations « à problèmes » : la création, en 1891, de
l'Office du travail (qui réunit divers sociologues leplaysiens) répond à l'objectif de mieux
cerner les contours du monde ouvrier.

39 ►La sociologie n'a cependant pas conquis sa place sans heurts, ni hostilités. Devant
s'imposer à l'Université face à des disciplines qui disposent d'une longue histoire (comme la
philosophie ou… l'histoire) ou d'une reconnaissance plus récente (comme la psychologie ou la
géographie), la sociologie a dû contracter des « alliances » multiples pour se frayer un
chemin : si le projet intellectuel de Durkheim peut légitimement apparaître comme une
menace pour les disciplines existantes (la sociologie a, en effet, vocation à se saisir d'objets
déjà étudiés par d'autres disciplines : la division du travail par les économistes ; le suicide par
les psychologues…), il tente cependant de ne pas effaroucher ses collègues en prenant pied
aussi bien dans les facultés de lettres que de droit [28].

40Cette stratégie aboutit à des résultats contrastés : si la philosophie est profondément


renouvelée par l'entreprise durkheimienne (la plupart de ses membres importants proviennent
justement de cette discipline), il n'en va pas de même, et il s'en faut de beaucoup, pour
l'histoire. Charles Seignobos (1854-1942), illustre défenseur de l'histoire politique, à la
Sorbonne, refuse radicalement le projet intellectuel durkheimien. L'influence exercée par
Durkheim n'a cessé de progresser, à tel point qu'il appartient désormais au « patrimoine
commun sociologique », mais la conquête universitaire a été fort lente : la sociologie n'a
acquis une autonomie institutionnelle toute relative que bien après la disparition de Durkheim.
La première chaire dont l'intitulé porte expressément et uniquement l'appellation de «
sociologie » est créée, en 1927, à la Faculté de Strasbourg pour Maurice Halbwachs (1877-
1945), par ailleurs membre de l'équipe durkheimienne. Les disciples de Durkheim choisissent
souvent la solution « raisonnable » qui consiste à emprunter la voie des disciplines
traditionnelles, afin de décrocher un poste à l'Université [29]. Il faut attendre 1920 pour qu'un
certificat de « morale et sociologie » soit créé et inclus dans la formation de la licence de
philosophie.

L'œuvre sociologique de Durkheim apparaît comme une rupture


significative avec les conceptions antérieures de la sociologie 3.
41 ►Émile Durkheim est, d'une certaine façon, un héritier : il consacre, et ce n'est pas un
hasard, sa thèse latine à Montesquieu en 1892 ; l'œuvre d'Auguste Comte exerce sur lui une
profonde influence, notamment la conception du social selon laquelle « un tout n'est pas égal à
la somme des parties » ; l'enseignement du philosophe républicain Charles Renouvier (1815-
1903), qu'il considère comme son maître, lui transmet sa foi en la laïcité. Son projet
scientifique marque cependant une étape nouvelle dans la pensée sociologique. Le projet
de Durkheim se situe sur un double plan qui tend à définir sa sociologie comme, tout à la fois,
« morale » et « scientifique », ce qui pourrait paraître de prime abord contradictoire. Morale,
car Durkheim pense que la sociologie est la discipline particulièrement adaptée aux maux de
l'époque : dans une société en plein changement (comme c'est le cas de la société française de
la fin du XIXe siècle), alors que le lien social tend à se relâcher, la sociologie doit contribuer à
l'émergence de nouveaux principes assurant la cohésion au sein des sociétés modernes. Le
concept d'anomie* (infra, chap. 4) condense à lui seul les différentes formes d'affaiblissement
du lien social dans les sociétés industrielles. Le caractère « utile » et nécessaire de la
sociologie est affirmé par Durkheim qui y voit une des formes de sa reconnaissance.
42Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient
avoir qu'un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des
problèmes pratiques, ce n'est pas pour négliger ces derniers : c'est, au contraire, pour mieux
les résoudre (De la division du travail social, préface à la 1re édition, 1893).

43Parce qu'il désire également fonder une nouvelle morale sur des bases scientifiques solides,
son premier grand ouvrage (sa thèse de doctorat), De la division du travail social, traite de la
nature différente de la solidarité sociale dans les sociétés primitives qui ne connaissent pas la
division du travail, et dans les sociétés modernes au sein desquelles elle ne cesse de
progresser. Il s'attache donc à définir les fondements de la cohésion sociale et en vient à
établir une distinction demeurée célèbre, entre la solidarité mécanique et la solidarité
organique :

44

 la — solidarité mécanique caractérise les sociétés primitives marquées par la


proximité des consciences individuelles avec la conscience collective (l'ensemble des
croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d'une même
société) : le lien social est ainsi fondé sur la ressemblance. Le droit répressif
(l'équivalent du droit pénal) est prédominant dans ce type d'organisation sociale et
sanctionne tout comportement déviant considéré comme menaçant pour l'existence
même du groupe ;
 la — solidarité organique prévaut dans les sociétés modernes où l'individualisme
croissant tend à faire disparaître la conscience collective. La division du travail
accentue fortement ce phénomène, puisque la différenciation des activités sociales
l'emporte sur leur ressemblance. Le droit restitutif (aujourd'hui équivalent au droit
civil) l'emporte alors sur le droit répressif (autrement dit, la réparation sur la
répression), et la solidarité ne peut naître que de la complémentarité des fonctions
sociales rendue nécessaire dans une société plus vaste. La peine vise moins désormais
à châtier le coupable qu'à réparer le préjudice subi par la victime. La solidarité
organique qui correspond à l'évolution et la complexification des relations sociales
instaure également un lien social plus fragile : les sociétés modernes paraissent donc
davantage menacées de fragmentation sociale que les sociétés traditionnelles.

45La dimension proprement scientifique du projet durkheimien est celle qui s'est imposée et a
contribué à faire du sociologue français l'un des « pères fondateurs » de la discipline.
Durkheim formule le projet de doter la sociologie d'un objet propre ainsi que d'une méthode
d'observation. Asseoir la légitimité de la sociologie revient ainsi à délimiter le territoire du
sociologue, autrement dit à lui conférer une raison d'existence, aux côtés des autres
disciplines. L'un des préceptes durkheimiens les plus célèbres exposé dans ► Les règles de
la méthode sociologique, « expliquer le social par le social », consiste à analyser un
phénomène social à l'aide d'un autre phénomène qui en serait la cause, sans se référer
explicitement ou implicitement à des explications extra-sociologiques. Durkheim insiste
particulièrement sur la spécificité du fait social*, notamment par rapport au fait
psychologique.

46

Quand je m'acquitte de ma tâche de frère, d'époux ou de citoyen, quand j'exécute les engagements
que j'ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans
le droit et dans les mœurs. Alors même qu'ils sont d'accord avec mes sentiments propres et que
j'en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas d'être objective ; car ce n'est pas moi qui
les ai faits, mais je les ai reçus par l'éducation… Voilà donc des manières d'agir, de penser et de
sentir qui présentent cette remarquable propriété qu'elles existent en dehors des consciences
individuelles.
(Les règles de la méthode sociologique, Paris, Puf, 1990 [1895], p. 3-4)
47Le fait social se présente ainsi en situation d'extériorité par rapport aux consciences
individuelles sur lesquelles il exerce une contrainte. Durkheim est souvent présenté comme un
sociologue holiste, puisque, selon lui, l'analyse sociologique doit saisir l'influence produite par
la société sur les comportements individuels. Il s'agit, en fait, non d'une doctrine mais d'une
simple règle de méthode : le sociologue, s'il prétend être un scientifique, doit alors «
considérer les phénomènes sociaux en eux-mêmes, détachés des sujets conscients qui les
représentent ; il faut les étudier du dehors, comme des choses extérieures » (ibid.).

48C'est dans cet esprit que l'on doit comprendre la proposition de Durkheim de « considérer
les faits sociaux comme des choses ». Le sociologue, à l'instar du physicien, doit se tenir à
distance du phénomène qu'il étudie afin d'éviter d'y importer des prénotions* (terme
emprunté au philosophe Francis Bacon et qui désigne chez Durkheim les fausses croyances
que le scientifique doit écarter avant de se livrer à son étude). Lorsque Durkheim prend
comme objet le suicide (ou plus exactement le taux de suicide), il prend la peine d'invalider
les explications fournies du phénomène par d'autres disciplines et répandues dans la société de
son temps (la folie, l'hérédité, le climat…) afin de démontrer que, si le suicide est bien un
phénomène social, comme il le prétend, ses causes ne peuvent être, à leur tour, que sociales.

49

L'origine première de tout processus social de quelque importance doit être recherchée dans la
constitution du milieu social interne.
(Les règles de la méthode sociologique, p. 111)
50Le sociologue est ainsi invité à faire preuve de rigueur et à manier l'analyse causale («
démontrer qu'un phénomène est la cause d'un autre ») en recourant à la méthode comparative.
La méthode expérimentale étant impossible à réaliser en sociologie et plus largement en
sciences sociales (on ne peut, en effet, reproduire artificiellement des faits étudiés en
laboratoire), le sociologue va tenter de faire « comme si », c'est-à-dire de substituer à la
méthode expérimentale, inatteignable, le raisonnement expérimental [30].

Tableau 1 - Exemples de raisonnement expérimental chez


Durkheim

Source : J.-M Berthelot, op cit., p. 83.


51Si le sociologue ne peut se livrer à des expériences, il peut, en revanche, définir avec soin
les phénomènes qu'il étudie. La définition préalable (qui consiste à caractériser avec
précision l'objet afin, par exemple, de se démarquer du langage commun, source d'imprécision
pour le scientifique) rend possible l'investigation méthodique : le suicide est ainsi défini
comme « tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positif ou
négatif, accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce résultat » (Le
suicide, Introduction). Durkheim écarte ainsi de l'analyse les actes commis par des individus
en proie à la démence, par exemple, mais à l'inverse, y inclut les sacrifices de saints. Le
sociologue peut ensuite, au cours de sa recherche, amender sa définition en fonction des
résultats obtenus.

52L'un des moyens privilégiés par Durkheim pour effectuer des comparaisons consiste à
recourir à la méthode des variations concomitantes, préconisée par le philosophe et
économiste anglais John Stuart Mill (1806-1873) : un phénomène qui varie d'une certaine
manière toutes les fois qu'un autre phénomène évolue de la même manière est une cause ou un
effet de ce phénomène. L'un des moyens privilégiés par Durkheim, mais non le seul (comme
le démontre le tableau 1), pour procéder à la comparaison des phénomènes est, par
conséquent, l'usage des statistiques qui présentent un double intérêt : instrument de rupture
avec le sens commun, elles permettent d'objectiver (à la fois de prendre pour objet et de
mettre à distance) le phénomène étudié, ainsi détaché des représentations plus ou moins
fondées du scientifique lui-même. De plus, en tant que données, les statistiques permettent au
chercheur de mesurer les diverses influences possibles que les phénomènes sociaux peuvent
produire les uns sur les autres : dans Le suicide, Durkheim s'attache à démontrer les effets
exercés par la religion, le sexe, le statut social, le lieu de résidence… sur la variation du taux
de suicide.

53Le sociologue ne se risque à formuler des explications plausibles des phénomènes observés,
qu'après avoir vérifié empiriquement la pertinence de ses analyses : la recherche d'une relation
de causalité suit nécessairement la mise en évidence d'une corrélation entre les phénomènes
observés. L'un des apports essentiels de Durkheim consiste, en effet, à concevoir l'analyse
sociologique comme l'explication des phénomènes existants et non comme la formulation de
théories plus ou moins justes sur le monde social. Ce passage de la philosophie sociale à la
sociologie revient à « aller des choses aux idées et non des idées aux choses ». Ce qui importe
en premier lieu, ce n'est pas tant les « idées », les conceptions de tel ou tel sociologue, mais,
comme pour tout travail scientifique, la teneur des résultats auxquels il est parvenu. Le
sociologue doit par conséquent renoncer à la démarche purement spéculative (il s'agit pour
Durkheim d'une distinction essentielle entre philosophie et sociologie) pour réunir
patiemment les éléments qui l'autorisent à échafauder l'administration de la preuve. Le
sociologue peut alors dégager des lois explicatives des phénomènes sociaux. Mettant en
pratique, dans Le suicide, les principes exposés dans Les règles de la méthode sociologique, il
constate, après avoir préalablement étudié les tables de suicide fournies par les statistiques
officielles, à la fois la régularité du phénomène dans le temps et dans l'espace (il s'agit bien
d'un fait social), mais également ses variations, à partir d'indicateurs sociaux. Il est nécessaire
pour chaque relation établie entre variables d'en vérifier la portée avant de tenter la moindre
explication, puisqu'une troisième variable peut, par exemple, intervenir et influer sur les deux
premières. Ainsi, si le taux de suicide des protestants est plus élevé que celui des catholiques,
la cause n'en est pas leur niveau d'instruction en moyenne supérieur. Elle réside dans le fait
que l'individualisme, plus poussé chez les premiers, encouragé par le libre examen des textes
religieux et par une moins grande présence de la hiérarchie ecclésiastique, a pour effet
d'affaiblir la cohésion sociale. Si bien que Durkheim peut constater que « le suicide varie en
raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu » (il s'agit
là du suicide égoïste, infra, chap. 4).

L'empreinte de Durkheim marque durablement les orientations de


la sociologie française 4.
54L'influence exercée par Durkheim en tant que chef d'école et auteur prolifique tend à se
diffuser à l'ensemble des objets que rencontre la sociologie. Le projet scientifique formulé par
Durkheim est prolongé dans plusieurs directions par ses disciples. Deux voies parmi d'autres
méritent attention : la sociologie religieuse et l'anthropologie, à partir des travaux de Marcel
Mauss, par ailleurs neveu de Durkheim, et la sociologie de la mémoire collective et la
morphologie sociale pour Maurice Halbwachs. ►

55 ►Marcel Mauss, dans la continuité du dernier ouvrage de Durkheim, Les formes


élémentaires de la vie religieuse, a mis l'accent sur la dimension sociale – donc collective
pour les durkheimiens – des phénomènes religieux, notamment dans ses études consacrées à
la magie. Il en vient ainsi à considérer la magie comme une activité collective puisque son
exercice – et surtout son efficacité qui repose sur les croyances du groupe – est étroitement lié
au respect d'un ensemble de rituels étroitement codifiés.

56

Des actes à l'efficacité desquels tout un groupe ne croit pas, ne sont pas magiques. La forme des
rites est éminemment transmissible et elle est sanctionnée par l'opinion. D'où il suit que des actes
strictement individuels, comme les pratiques superstitieuses particulières des joueurs, ne peuvent
être appelés magiques.
(« Esquisse d'une théorie générale de la magie », L'Année sociologique, 1902-1903,
reproduit in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950, p. 11)
57Le social (c'est-à-dire la dimension contraignante et collective de la société qui imprègne
les relations établies entre individus) se niche dans les moindres recoins de l'activité humaine.
Se penchant sur les « techniques du corps » (les manières de marcher, de courir, de nager, de
plonger, de saluer, de porter, de danser…), Mauss affirme que, loin d'être « naturelles », et
même si elles nous apparaissent comme telles, ces manières d'être sont le fruit des habitudes
acquises.

58

Il n'y a pas de technique et pas de transmission, s'il n'y a pas de tradition. C'est en quoi l'homme se
distingue avant tout des animaux : par la transmission de ses techniques et très probablement par
leur transmission orale.
(« Les techniques du corps », Journal de psychologie, no 3-4, 1936,
reproduit in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 371)
59Les techniques du corps connaissent ainsi des variations significatives (selon l'âge, le
sexe…) mais surtout, selon le mode d'éducation, véritable dressage visant à assurer une
coordination des gestes afin d'assurer à l'individu la maîtrise de soi qui présuppose celle de
son corps.

60

L'enfant s'accroupit normalement. Nous ne savons plus nous accroupir. Je considère que c'est une
absurdité et une infériorité de nos races, civilisations, sociétés. Un exemple : j'ai vécu au front
avec les Australiens (blancs). Ils avaient sur moi une supériorité considérable. Quand nous
faisions halte dans les boues ou dans l'eau, ils pouvaient s'asseoir sur leurs talons, se reposer, et la
« flotte », comme on disait, restait au-dessous de leurs talons. J'étais obligé de rester debout dans
mes bottes, tout le pied dans l'eau. La position accroupie est, à mon avis, une position intéressante
que l'on peut conserver à un enfant. La plus grosse erreur est de la lui enlever. Toute l'humanité,
excepté nos sociétés, l'a conservée.
(ibid., p. 374)
61Marcel Mauss prolonge la réflexion de Durkheim sur le fait social dans son Essai sur le
don en étudiant les systèmes d'échanges propres aux sociétés traditionnelles (en l'occurrence
chez les Maori en Polynésie). Il met l'accent sur la complexité des échanges sociaux qui ne
sauraient se réduire à leur simple dimension économique. Ce système de relations met en
présence non des individus, mais des collectivités, puisque ce sont des personnes morales
(clans, tribus, familles…) qui y prennent part. Les prestations concernent tous les domaines de
la vie sociale (elles portent tout aussi bien sur des objets que des politesses, des festins, des
femmes) et obéissent à des règles précises. Il prend l'exemple de la cérémonie du potlatch :
elle réunit, au sein des tribus amérindiennes, les clans qui, par l'intermédiaire de leurs chefs,
s'affrontent en rivalisant de générosité. Le processus comprend trois obligations sociales
auxquelles les groupes ne peuvent déroger, sauf à manifester leurs intentions belliqueuses et
risquer l'affrontement guerrier : l'obligation de donner, de recevoir et de rendre. Une croyance
collective (le hau) confère aux biens échangés une force spirituelle, de sorte que l'absence de
restitution entraînerait immanquablement la vengeance et apporterait le malheur à son auteur.
Les collectivités ainsi engagées se livrent à une sorte de surenchère (l'on rend toujours
davantage que ce que l'on a précédemment reçu) afin d'obtenir du prestige qui rejaillit sur le
clan tout entier. Celle qui se révèle incapable de rendre perd son honneur et n'a d'autre
perspective que la soumission.

62

Nulle part le prestige individuel d'un chef et le prestige de son clan ne sont plus liés à la dépense,
et à l'exactitude à rendre usurairement les dons acceptés, de façon à transformer en obligés ceux
qui vous ont obligés.
(« Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », L'Année
sociologique, 1923-1924 reproduit in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 200)
63Le potlatch est alors défini par Mauss comme un fait social total* qui embrasse l'ensemble
des domaines de la vie sociale, sans que l'on puisse clairement les délimiter : ce phénomène
touche aussi bien aux croyances collectives (religieux), au droit (obligation juridique), à
l'économie (système d'échanges), à l'esthétique (déroulement de fêtes, danses), au politique
(pouvoir).

64Le regard éloigné de l'anthropologue lui permet de dénaturaliser des manières de pensée
que nous croyons, à tort, évidentes : il en va ainsi de la « rationalité économique » qui, bien
loin d'être universelle, possède sa propre histoire.

65

Ce sont nos sociétés d'Occident qui ont, très récemment, fait de l'homme un « animal
économique ». Mais nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre. Dans nos masses et
dans nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante ; L'homo œconomicus n'est
pas derrière nous, il est devant nous.
(ibid., p. 271-272)
66L'influence exercée par Marcel Mauss sur la formation de l'ethnologie française est
considérable : il contribue à la création de l'Institut d'ethnologie en 1926 en compagnie de
Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) et de Paul Rivet (1876-1958) et, la même année, à
l'habilitation du certificat d'ethnologie. Mauss accède, enfin, au Collège de France en 1935 et
occupe une chaire intitulée « sociologie » qui consacre néanmoins la reconnaissance
académique de l'ethnologie. C'est dans cette discipline – que Durkheim ne distinguait
d'ailleurs pas de la sociologie – que l'influence de Durkheim et de ses disciples a été la plus
intense [31].

67 ►Maurice Halbwachs prolonge également, dans de nouveaux domaines de recherche,


les préceptes de Durkheim. Parmi ses nombreux apports (il est l'un des rares – sinon le seul –
durkheimien à s'être penché sur l'analyse des classes sociales, infra, chap. 11), Halbwachs
s'est intéressé à un objet jugé a priori bien peu sociologique (il en allait de même du suicide
avant Durkheim), la mémoire, qu'il envisage à la manière d'une institution sociale. Halbwachs
considère, en effet, que les « cadres solides qui enserrent la pensée » qui permettent aux
individus de disposer de repères dans le temps et dans l'espace, sont d'origine sociale. La
mémoire est ainsi envisagée comme un ensemble de représentations collectives et pas
seulement comme une faculté psychique.

68

Il n'y a pas de mémoire possible en dehors des cadres dont les hommes vivant en société se
servent pour fixer et retrouver leurs souvenirs.
(Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 [1925], p. 79)
69Les souvenirs que les individus mobilisent, à la différence des rêves, peuvent être localisés.
Cela est possible en raison de la présence d'institutions sociales qui scandent le temps de la
biographie individuelle (l'entrée à l'école, la date du mariage, du premier emploi…) et lui
fournissent des repères immédiats. Mais c'est également l'appartenance à des groupes sociaux
concrets (la famille, la classe sociale, voire la génération) qui détermine la perception du
temps. Ainsi, alors que nous pensons subjectivement « conserver » un souvenir, en réalité,
nous le reproduisons et le reconstruisons en permanence grâce au principal instrument dont
nous disposons qui est le langage. La mémoire collective précède et fournit une structuration
possible à la mémoire individuelle.

70Dans un ouvrage original, qui constitue un prolongement empirique à ces analyses, La


topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte (1941), Halbwachs s'interroge sur la
manière dont s'est construite la mémoire des lieux saints du christianisme en Palestine. Il
s'aperçoit que l'itinéraire de Jésus fait l'objet d'une reconstruction continue au cours des siècles
et se modifie au gré de la succession des pèlerins, soucieux d'établir la « vraie » topographie.
La localisation des lieux saints connaît donc des modifications sensibles dans l'histoire et
résulte d'une construction collective. Il s'avère donc que la mémoire, tout comme le passé,
constitue bien un enjeu, mais un enjeu pour le présent.

71

La mémoire collective se distingue de l'histoire […]. Elle adapte à chaque époque ses souvenirs
de détails de la vie du Christ et des lieux auxquels ils se rattachent aux exigences contemporaines
[…] L'attention se dirige non vers l'origine, les événements premiers qui sont peut-être à l'origine
de tout ce développement, mais vers les groupes de fidèles, vers leur œuvre de commémoration.
(Maurice Halbwachs, Topographie légendaire des Évangiles en Terre Sainte, Paris, Puf, 1971
[1941], p. 147 et 163)
72 ►Le magistère exercé par l'école durkheimienne sur la sociologie française tend à
perdre de son éclat à partir des années 1930 [32], mais c'est surtout aux lendemains de la
Seconde Guerre mondiale que son apport est contesté par une nouvelle génération de
sociologues qui entend refonder la sociologie en se démarquant explicitement de Durkheim,
voire en récusant l'héritage durkheimien. Le psychosociologue Jean Stoetzel (1910-1987) va
même jusqu'à écrire (imprudemment) : « On peut se demander s'il ne vaut pas mieux mettre
les jeunes générations de futurs chercheurs à l'abri de son influence. » [33]

73Il faut attendre en France les années 1960 et les travaux de Pierre Bourdieu, Jean-Claude
Chamboredon et Jean-Claude Passeron, et notamment leur ouvrage, Le métier de
sociologue (1968), qui se réclament ouvertement de l'épistémologie du fondateur de l'école
française de sociologie, pour que celui-ci retrouve sa place de « classique incontournable »
(infra, chap. 2). Dans un genre différent, ceux de Raymond Boudon, inspiré par la sociologie
américaine, retiennent de Durkheim l'usage des statistiques comme élément de preuve
autorisant une analyse mathématique des faits sociaux alors qu'à son tour, le structuro-
fonctionnalisme de Talcott Parsons (1902-1979) tend à ériger Durkheim en « père fondateur »,
à titre posthume de la sociologie américaine. Ainsi, la sociologie contemporaine ne cesse
d'interroger l'œuvre de Durkheim [34] : la fécondité de son approche influence aussi bien la
sociologie religieuse (infra, chap. 13) que la sociologie économique (infra, chap. 15), la
thématique du travail et surtout de l'exclusion (infra, chap. 10), et même certains courants
sociologiques a priori plus éloignés, comme l'interactionnisme (infra, chap. 7).

La constitution de la discipline sociologique en Europe et aux


États-Unis III.

La sociologie allemande s'édifie sur des bases sensiblement


différentes de celles de la sociologie française 1.
74 ►Le développement de la sociologie en Allemagne est particulièrement marqué par
la « querelle des méthodes », à partir des années 1880. Il s'agit d'un débat qui porte sur le
statut des sciences humaines et réunit philosophes, économistes, historiens et sociologues. La
tradition philosophique inspirée d'Emmanuel Kant, très présente alors en Allemagne, établit
une distinction nette entre les sciences de la nature et celles de l'homme. Le
philosophe Wilhelm Dilthey (1833-1911), dans son Introduction aux sciences de
l'esprit (1883), proclame l'autonomie de ces dernières qui ne sauraient relever des principes
explicatifs des sciences de la nature. Cette position, située aux antipodes du positivisme
d'Auguste Comte comme de l'approche de Durkheim, consiste à opposer l'explication à
la compréhension. La connaissance des phénomènes humains ne saurait être atteinte « de
l'extérieur », à l'instar des phénomènes physiques, mais seulement « de l'intérieur », par
l'interprétation subjective. La compréhension doit alors prendre appui sur une « sympathie »
qui permet au sociologue de se mettre à la place de l'individu ou du groupe étudiés
(l'empathie). Cette approche, qui ouvre la voie à un questionnement des motivations de l'agent
social et rejoint ainsi certaines préoccupations de la sociologie contemporaine (comme
l'ethnométhodologie, infra, chap. 7), a néanmoins été critiquée pour son « psychologisme » (le
social tend alors à se diluer dans la pure subjectivité), ses dimensions « anti-rationaliste » et
relativiste : le refus radical de l'explication peut déboucher sur une « démission » pure et
simple, le sociologue abdiquant devant l'irréductibilité des consciences individuelles.
L'analyse de Dilthey a produit des effets durables sur la sociologie allemande, même si elle a
été contestée, dès sa formulation, par d'autres philosophes néo-kantiens tels que Wilhelm
Windelband (1848-1915) et Heinrich Rickert (1863-1936) qui proposent un partage moins
radical. Windelband oppose ainsi les sciences nomothétiques, susceptibles de dégager des lois
à portée universelle aux sciences idiographiques (parmi lesquelles les sciences humaines et
l'histoire) saisissant le réel à partir de la description de phénomènes singuliers et, en cela, non
reproductibles.

75La sociologie allemande naissante, à la différence de son homologue française, n'est pas
incarnée par un « véritable » chef de file. À l'Université, la sociologie reste largement
dominée par la philosophie, même si des économistes critiques envers l'école néo-classique
(dont l'un des principaux représentants est l'économiste autrichien Carl Menger (1840-1921)),
soucieux de saisir les phénomènes économiques dans leur dimension historique insistent sur
la nécessité d'adopter une démarche empirique. Prenant part à la « querelle des méthodes » qui
atteint son paroxysme à partir de 1883, date de la parution de l'ouvrage de Dilthey, Les
sciences de l'esprit, ainsi que de celui de Menger, Recherches sur la méthode des sciences
sociales, les tenants de l'École historique allemande comme Schmoller (1838-1917) qui, par
ailleurs, s'intéressent à la « question sociale », participent à l'Association pour la politique
sociale, se fixent comme projet de faire de l'économie une science ancrée dans l'histoire.

76Les premiers sociologues allemands sont ainsi influencés par ces débats et la question de la
place de la sociologie parmi les autres disciplines, notamment l'histoire et la philosophie,
parcourt leurs œuvres, comme celle de la singularité de l'analyse sociologique par rapport aux
sciences de la nature.

77 ►Ferdinand Tönnies (1855-1936) est l'auteur d'un ouvrage important, Communauté et


société (1887), dans lequel il établit une typologie devenue célèbre. Il distingue, en effet, deux
formes de vie sociale. La communauté (Gemeinschaft) a pour fondement l'instinct,
l'affectivité et l'esprit de groupe, alors que la société (Gesellschaft) repose sur la volonté libre,
le calcul et l'intérêt individuel. Le comportement humain est pour Tönnies fortement affecté
par le changement social : à la vie sociale réglée par les institutions traditionnelles telles que
la famille, la communauté villageoise et régie par les coutumes et les traditions, succède la
société dont les symboles sont la ville et l'activité industrielle, qui contribuent à instaurer des
relations impersonnelles et concurrentielles – comme dans l'activité économique – fondées sur
la froide raison entre individus anonymes. Les relations sociales de la fin du XIXe siècle
traduisent le passage progressif de la communauté vers la société, la « volonté organique »
fondée sur la spontanéité cédant devant la « volonté réflexive ». Cette analyse, parfois lue
comme une célébration des communautés traditionnelles, à un moment où l'Allemagne
connaissait de nombreux bouleversements, peut être envisagée comme une typologie
suggestive pour saisir les mécanismes du changement social.

78 ►L'œuvre de Georg Simmel (1858-1918) se situe au carrefour de la philosophie, de la


psychologie et de la sociologie. L'un des apports majeurs de Simmel à la théorie sociologique
est la « sociologie formelle » (la notion de « forme » est empruntée à la philosophie néo-
kantienne). À l'aide du concept de « forme », Simmel s'interroge sur l'ordre social et sur la
manière dont certains phénomènes acquièrent une existence propre qui se détachent des
individus qui le composent.

79

Les formes qu'affectent les groupes d'hommes unis pour vivre les uns à côté des autres, ou les uns
pour les autres, ou les uns avec les autres, voilà le domaine de la sociologie […] C'est ainsi qu'un
phénomène humain comme la formation des partis se remarque aussi bien dans le monde
artistique que dans les milieux politiques, dans l'industrie que dans la religion. Si donc on
recherche ce qui se retrouve dans tous ces cas en dépit de la diversité des fins et des intérêts, on
obtiendra les espèces et les lois de ce mode particulier de groupement. La même méthode nous
permettrait d'étudier de la même manière la domination et la subordination, la formation des
hiérarchies, la division du travail, la concurrence, etc.
(Georg Simmel, « Comment les formes sociales se maintiennent », L'Année sociologique,
1896-1897, reproduit in Sociologie et épistémologie, Paris, Puf, 1981, p. 172)
80Simmel envisage le social comme une réalité construite par l'action réciproque [35] des
individus, ce qui le conduit à mettre particulièrement l'accent sur la dimension micro-sociale
des relations humaines et à insister sur les effets produits sur l'identité sociale. Évitant
l'opposition entre l'individualisme et le holisme, Simmel envisage la réalité sociale comme le
résultat d'une coproduction, qui découle de la coopération volontaire (ou non) de
comportements individuels qui finissent par produire un cadre structurant et déterminant pour
l'action. L'objet de la sociologie ne se limite donc pas aux questions d'ordre macro-
sociologique (les classes sociales, le changement social…), mais concerne tout autant la vie
quotidienne et les interactions sociales « banales » qui s'y déroulent et informent sur les
manières dont l'individu est conduit à ajuster son comportement à celui d'autrui.

81

Lorsqu'il y a un échange de regards, il se produit une chose remarquable qui resserre encore le
lien formé : l'œil qui perçoit une autre personne, en dirigeant son regard sur elle, prendra une
expression qui variera d'après la façon dont il la regardera ; en absorbant une autre personne par le
regard, on se révèle soi-même ; par la même action, le sujet, tout en cherchant à reconnaître
l'objet, se livre à lui. On ne peut pas prendre l'œil sans donner en même temps, car l'œil dévoile à
celui qu'il regarde l'âme qui cherchait à le dévoiler. Cela n'a lieu évidemment que dans un échange
immédiat de regards, et dans ce cas c'est la manifestation de la réciprocité la plus complète dans
tout le domaine des relations humaines.
(Georg Simmel, « Essai sur la sociologie du sens », in Sociologie et épistémologie, op. cit.,
p. 227)
82L'ordre social résulte ainsi chez Simmel d'une multitude d'interactions mettant aux prises
des individus qui élaborent ensemble et continûment les règles du jeu social auxquels ils
participent. Le fondement de l'ordre social repose ainsi en grande partie sur l'apprentissage et
la maîtrise de règles sociales ordinaires, telles que le « savoir-vivre » ou la « courtoisie ».
Étudiant les relations de flirt qu'il nomme « coquetterie », comme exemple de relation de
sociabilité – définie comme la « forme ludique de socialisation » –, il met en lumière le fait
que la cohérence de la société repose ainsi sur l'action réciproque des individus et des groupes
qui la composent et qui respectent, d'une certaine façon, la place qui leur est assignée.

83

L'essence de la coquetterie féminine consiste à opposer alternativement une acceptation allusive à


un refus allusif, à attirer l'homme sans laisser aller les choses jusqu'à l'acte décisif et à le repousser
sans lui enlever tout espoir. La coquetterie déploie son charme au maximum, en faisant croire à
l'homme que la faveur est pour ainsi dire toute proche, sans que finalement la femme ne prenne la
chose très au sérieux ; son attitude oscille entre le oui et le non, sans se fixer jamais.
(Georg Simmel, « La sociabilité. Exemple de sociologie pure ou formale », in Sociologie et
épistémologie, op. cit., p. 130)
84L'influence notable exercée par Simmel sur la sociologie américaine par l'intermédiaire de
l'école de Chicago (infra, chap. 7) et de l'interactionnisme symbolique (infra, chap. 7) se
comprend aisément notamment par sa manière d'envisager l'action sociale, alors que sa
réception a été beaucoup plus limitée et tardive dans la sociologie française. Simmel et
Durkheim ont pourtant entretenu, au moment de la formation de leurs projets vers les années
1890, des relations d'échange fondées sur une définition du social en partie commune (ne se
réduisant pas à l'individuel) ainsi que sur la volonté d'ériger la sociologie en science
autonome. Cependant, une tendance au « psychologisme » et un manque de rigueur sont
toutefois reprochés par Durkheim à Simmel – en dépit du soutien de Célestin Bouglé – dans
sa conception de la sociologie dont le territoire ne se sépare pas toujours clairement de celui
des autres disciplines, notamment de la philosophie et de la psychologie [36].

85 ►Max Weber (1864-1920) occupe une place centrale dans la construction de la


sociologie allemande. Issu de la bourgeoisie allemande fortunée et cultivée (son père
magistrat devient député du parti libéral-national) [37], il étudie à l'Université d'Heidelberg à
partir de 1882 et entreprend des études de droit, d'économie, d'histoire, ainsi que de
philosophie et de théologie. Après un doctorat en droit commercial (1889), il est nommé en
1893 à la chaire d'économie politique de l'Université de Fribourg, puis à Heidelberg en 1896.
De santé fragile, il doit renoncer, à partir de 1897, à ses enseignements, qu'il ne reprend plus
que de manière intermittente avant de les abandonner définitivement, en 1904. L'essentiel de
son œuvre est élaboré à partir de ce moment. Dans un premier travail important consacré à la
situation des ouvriers agricoles allemands (1892) [38], il vise à saisir les conditions
économiques et sociales permettant le passage d'une organisation patriarcale à une
organisation capitaliste. Il met l'accent sur les transformations mentales induites par la
diffusion du capitalisme qui tend à condamner les normes et les conduites traditionnelles.
L'ouvrage le plus connu (publié initialement sous forme d'article) de Max Weber, L'éthique
protestante et l'esprit du capitalisme (1904-1905), assure, dès sa parution, une notoriété à son
auteur et donne lieu à d'abondantes polémiques d'ordre historique (la thèse de Weber affirme
qu'il existe une congruence entre les deux systèmes de valeurs) et méthodologique qui n'ont
guère cessé depuis. L'économiste et sociologue allemand Werner Sombart (1863-1941) a été
l'un des détracteurs les plus célèbres de Weber [39]. Dans son ouvrage, Le bourgeois.
Contribution à l'histoire morale et intellectuelle de l'homme économique moderne (1913),
Sombart considère, contrairement à Max Weber, que le catholicisme et non le calvinisme se
trouverait à l'origine du capitalisme (héritier de l'épanouissement de l'esprit bourgeois à
Florence, à la fin du XIVe siècle). Fortement influencé par son collègue et ami le théologien
Ernst Troeltsch (1865-1923), Weber se demande comment certaines représentations du monde
forgées par la croyance religieuse conduisent l'individu à modifier sa conduite dans l'ensemble
de ses activités, parmi lesquelles la vie économique.

86

Constamment, à travers toute l'œuvre, il resta « en dernier ressort » tourné vers les grands «
problèmes de civilisation » de son époque, plus concrètement vers l'étude de la «
spécificité subjective de l'homme moderne », sa façon de « s'intégrer » et de « s'adapter » à la
société moderne (en tant qu'« ordre de vie » au sens le plus large), et d'autre part vers la «
spécificité objective de la civilisation moderne », la notion qu'il préfère à celle de société. C'est
dans ce rapport entre « spécificité de l'homme » (« personnalité ») et spécificité de la civilisation
(« ordre de vie ») que s'est enracinée la problématique proprement sociologique de Weber […]
(Wilhelm Hennis, La problématique de Max Weber, Paris, Puf 1996 [1987], p. 122)
87Dans L'Éthique, Max Weber s'appuie, en commençant son étude, sur des données
statistiques qui soulignent un développement capitaliste plus affirmé en Allemagne, dans les
régions protestantes que dans les régions catholiques. Il en vient alors à se demander quelles
représentations du monde peuvent favoriser le développement mutuel de ces deux systèmes
de valeurs. Il emprunte à l'écrivain allemand Johann Goethe le titre d'un de ses romans,
les affinités électives (1809), pour spécifier la relation unissant éthique calviniste et esprit du
capitalisme. La notion d'ethos lui permet ainsi de définir le lien existant entre l'énoncé de
principes moraux (l'éthique) et leur influence concrète sur les conduites de vie des groupes
sociaux (en l'occurrence, les puritains) ayant intériorisé cet ordre normatif. Weber cherche
ainsi à comprendre en quoi, dans une conjoncture historique particulière, la doctrine
calviniste, et particulièrement le dogme de la prédestination, a pu rejoindre et renforcer les
valeurs d'ascèse valorisées par le capitalisme à ses débuts (notamment la vertu de l'épargne,
fondement de l'accumulation). L'analyse de Weber a été souvent un peu hâtivement réduite à
une récusation du marxisme – envers lequel il prend effectivement ses distances en refusant le
matérialisme historique et notamment l'existence de « lois de l'histoire » – alors qu'il a
toujours refusé explicitement une explication « spiritualiste » qui consisterait à inverser la
posture de Marx en insistant sur une « autonomisation des idées » envers leurs conditions
matérielles d'apparition.

88

En effet, quoique l'homme moderne, quelle que soit sa bonne volonté, soit incapable de se
représenter l'importance qu'ont eue les idées religieuses pour le mode de vie, la civilisation, le
caractère national […] on ne saurait substituer une vision spiritualiste à une conception «
matérialiste » des causes de la civilisation et de l'histoire. L'une et l'autre sont à la fois possibles,
mais ni l'une ni l'autre ne servent la vérité historique quand, au lieu de se considérer comme
travail préparatoire, elles prétendent fournir la conclusion de la recherche.
(Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Presses-Pocket, p. 226-
227)
89L'un des effets majeurs produits par l'ascétisme calviniste est, par-delà le fait d'avoir
contribué à la diffusion du capitalisme moderne, de participer au vaste processus
de rationalisation des activités sociales qui caractérise, selon Weber, la trajectoire historique
de l'Occident. Récusant l'évolutionnisme des précurseurs de la sociologie (de Comte à
Spencer et, dans une moindre mesure, Durkheim), Weber, en conférant un sens (à la fois
signification et perspective) au cheminement de l'Occident, semble adopter, à son tour, la
vision linéaire du progrès historique. Il n'en est cependant rien, puisque cette démarche est
avant tout heuristique* et procède, pour paraphraser Catherine Colliot-Thélène, d'un «
ethnocentrisme méthodologiquement fondé » [40]. La mise en parallèle de trajectoires
historiques singulières, en relation avec les types de religion et les représentations qu'elles
sous-tendent, permet à Weber de conduire une démarche résolument comparative. L'Occident
est ainsi caractérisé par un processus général de rationalisation qui conduit
au désenchantement du monde et aboutit à l'élimination progressive des ressorts magiques
comme explication des phénomènes naturels et/ou sociaux, désormais considérés comme
prévisibles, notamment par la diffusion de l'esprit scientifique. Le recours à la raison ne relève
ni d'une anthropologie, ni d'une ontologie de l'homme, mais d'un processus historique qui rend
possible la réflexivité et l'individuation, mais prive en contrepartie l'individu d'un sens
transcendantal. C'est en ce sens que le monde moderne est désenchanté, selon Weber. Le
capitalisme n'est ainsi pour lui que la transposition, dans la sphère économique, de ce
processus de rationalisation.

90

La « soif d'acquérir », la « recherche du profit », de l'argent de la plus grande quantité d'argent


possible, n'ont en elles-mêmes rien à voir avec le capitalisme […] L'avidité d'un gain sans limite
n'implique en rien le capitalisme, bien moins encore son « esprit ». Le capitalisme s'identifie
plutôt avec la domination, à tout le moins avec la modération rationnelle de cette impulsion
irrationnelle. Mais il est vrai que le capitalisme est identique à la recherche du profit, d'un profit
toujours renouvelé, dans une entreprise continue, rationnelle et capitaliste – il est recherche de la
rentabilité. Il y est obligé. Là où toute l'économie est soumise à l'ordre capitaliste, une entreprise
capitaliste individuelle qui ne serait pas animée par la recherche de la rentabilité serait condamnée
à disparaître.
(Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, op. cit., avant-propos, p. 11)
91La spécificité de l'entreprise capitaliste repose ainsi sur l'usage de procédés rationnels tels
que l'introduction de la comptabilité qui autorise le calcul prévisionnel et garantit la durée à
l'activité économique : celle-ci se détache progressivement de ses titulaires. Quelles que
soient les origines du capitalisme, une fois ce mode d'organisation sociale instauré, il requiert
des attitudes mentales particulières que finissent par posséder les individus évoluant dans cet
« ordre de vie ». C'est tout le sens de la formule célèbre de Weber : « Le puritain voulait être
un homme besogneux, et nous sommes forcés de l'être. » Une fois le capitalisme en place, les
conditions de son émergence tendent à se dissiper et à être oubliées : les individus se trouvent
alors pris dans une cage d'acier, pour reprendre la formule de Weber, puisque les
comportements qui assurent son développement – comme l'usage de la raison calculatrice –
sont désormais partagés par le plus grand nombre.

92

En même temps que l'ascétisme entreprenait de transformer le monde et d'y déployer toute son
influence, les biens de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance croissante et
inéluctable, puissance telle qu'on n'en avait jamais connue auparavant. Aujourd'hui l'esprit de
l'ascétisme religieux s'est échappé de la cage – définitivement ? qui saurait le dire… Quoi qu'il en
soit le capitalisme vainqueur n'a plus besoin de ce soutien depuis qu'il repose sur une base
mécanique.
(Max Weber, L'Éthique, op. cit., p. 224)
93L'une des interrogations majeures de l'Éthique protestante, l'établissement d'un lien entre
les croyances religieuses et les pratiques sociales, notamment économiques, se retrouve dans
les travaux ultérieurs de sociologie des religions effectués par Weber (infra, chap. 13).
Généralisant ses analyses dans L'éthique économique des religions universelles (1919-1920),
il s'efforce de comprendre les liens instaurés entre les éthiques religieuses confucéenne,
hindouiste, bouddhiste, islamique et judaïque (étudiés en référence au christianisme) et ce
qu'il nomme « les incitations pratiques à l'action fondées sur les systèmes psychologiques et
pragmatiques des religions », en tentant de comprendre les affinités qui peuvent unir couches
sociales et croyances religieuses en saisissant la spécificité du développement occidental.
Selon Weber, en effet, certaines formes de rationalité ont pu apparaître historiquement hors
d'Occident. Ainsi, dans la Chine impériale, des conditions favorables au développement
capitaliste étaient réunies, puisque la domination exercée par la classe des lettrés qui
entretenait des liens privilégiés avec l'empereur a eu pour effet d'assurer la primauté sociale
aux mandarins, fonctionnaires maîtres de l'écriture et de la culture classique. Cependant, le
confucianisme, qui tend à hiérarchiser les positions sociales d'après le niveau d'éducation
possédé, valorise particulièrement la soumission à l'ordre social existant et par là, renforce le
traditionalisme, tout en condamnant l'« âpreté au gain », et par conséquent, l'enrichissement
personnel. L'importance du culte des ancêtres dans la religion confucéenne a ainsi nuit à
l'émancipation de l'activité économique hors de son cadre tribal et a compromis l'apparition de
la mentalité économique capitaliste. Weber peut alors en conclure que si le puritain
(calviniste) a comme projet de dominer le monde, le confucéen se contente de s'y adapter.

94Dans ses autres ouvrages, Weber ne cesse de s'interroger sur les transformations induites
dans les comportements et les représentations du monde par le processus de rationalisation.
Dans son ouvrage de synthèse Économie et société (1921), il aborde, sous cet angle, d'autres
objets tels que le droit, la politique (infra, chap. 14) ou encore la musique. L'obéissance à la
règle de droit est garantie par l'État moderne qui, fort d'un appareil de contrainte, peut
sanctionner toute violation. Le droit n'échappe pas au mouvement de rationalisation. À
l'origine imprégné de magie et résultant de pratiques anciennes consacrées par la communauté
(la coutume), ou d'un intérêt mutuel (la convention), il est désormais le produit de l'activité de
professionnels dont l'activité est reconnue par l'État (les juristes) et recourt à la logique
formelle (le respect de la procédure et la hiérarchie des règles juridiques : la constitution
l'emporte sur la loi qui s'impose au règlement). L'autorité de la règle de droit repose, dès lors,
moins sur la morale que sur la rationalité juridique qui tend à faire de l'univers du droit un
univers social en partie différencié des autres activités sociales.

95Dans l'évolution des formes artistiques, Weber croit à nouveau repérer le processus
historique de rationalisation. Les qualités « mystiques » qui caractérisent la musique
traditionnelle laissent progressivement place à la musique rationnelle (l'intervalle simple des
sons entre eux est remplacé par l'harmonie) qui s'accompagne de la notation musicale (la
musique se lit et s'écrit) et de l'apparition de nouveaux instruments, particulièrement les
instruments à cordes, tels le piano ou le violon qui correspondent à l'avènement des grands
orchestres, et nécessitent donc une « organisation » plus complexe pour l'exécution des
œuvres [41].

96Si Weber s'attache méthodiquement à saisir les multiples facettes du processus de


rationalisation et à noter sa prégnance sur l'ensemble des activités sociales, il ne s'agit pas
cependant d'un mouvement irréversible [42] La place qu'il accorde au « charisme » dans la
religion et ou la politique l'atteste (infra, chap. 13 et 14). En outre, la rationalité, dont la
science est l'un des sous-produits, est bien pour Weber le résultat de l'histoire d'une partie de
l'humanité, celle de l'Occident.

97 ►L'œuvre de Weber s'attache ainsi à saisir les significations conférées par l'individu
à son action, à partir de ses représentations du monde social. Il en vient dans son traité de
sociologie générale, Économie et société (Wirtschaft und Gesselschaft), publié à titre
posthume (1921), à donner la définition suivante de la sociologie :

98

Nous appelons sociologie […] une science qui se propose de comprendre par interprétation
l'activité sociale et par là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons
par « activité » un comportement humain (peu importe qu'il s'agisse d'un acte extérieur ou intime,
d'une omission ou d'une tolérance), quand et pour autant que l'agent ou les agents lui
communiquent un sens subjectif. Et par activité « sociale », l'activité qui, d'après son sens visé par
l'agent ou les agents, se rapporte au comportement d'autrui, par rapport auquel s'oriente son
déroulement.
(Max Weber, Économie et société, Paris, Pocket, 1995 [1921], p. 28)
99À travers cette définition, Weber délimite un objet propre ainsi qu'une méthode spécifique à
la sociologie. Cette dernière a pour tâche d'expliquer l'action sociale qui comprend tout acte
passé, présent ou futur orienté vers autrui, c'est-à-dire vers un tiers. La société (terme
rarement employé par Weber) est donc composée d'une multitude d'actions individuelles liées
les unes aux autres, puisqu'orientées les unes par rapport aux autres. L'action sociale nécessite
donc que l'agent accorde un sens à son action. Elle ne saurait se réduire à un simple acte
mécanique qui ne repose pas sur l'interprétation : c'est ainsi qu'une collision entre deux
cyclistes ne saurait être définie comme une action sociale, alors que l'altercation qui s'ensuit le
sera. La sociologie préconisée par Max Weber est une sociologie compréhensive [43], puisque
le sociologue se doit d'expliquer les motifs de l'action sociale, autrement dit les significations
que l'agent social confère à son action. Cependant, ce n'est qu'en procédant à une explication
causale que le sociologue parvient à ses fins. Weber s'oppose ainsi clairement à Dilthey pour
lequel la « compréhension » de l'action ne peut procéder que de l'empathie et non de la raison.
Le sociologue doit, pour Weber, reconstruire a posteriori les logiques de l'action et s'appuyer
sur la rigueur scientifique (établir une relation de causalité entre les phénomènes étudiés) pour
y parvenir. À cette fin, Weber répertorie quatre types principaux d'actions sociales :

100

 l' —action traditionnelle guidée par la routine et la force des habitudes : l'obéissance
au père de famille dans les sociétés traditionnelles relève de ce principe ;
 l' —action affective (ou affectuelle) est inspirée par les sentiments : la peur, la joie,
l'amour en relèvent, au sens où c'est bien la présence d'autrui qui suscite cette
réaction ;
 l' —action rationnelle en valeur conduit l'individu à agir conformément à un
ensemble de principes qui lui autorisent ou lui interdisent certains comportements. Le
militaire qui se donne la mort après la défaite dont il se sent en partie responsable agit
consciemment en référence à l'honneur qui est le sien ;
 l' —action rationnelle en finalité consiste à adopter un comportement après avoir
évalué les moyens et les fins et envisagé ses conséquences éventuelles. L'ingénieur
chargé de faire construire un pont se pose ce genre de questions et tente de les
résoudre en adoptant un comportement rationnel, cherchant à anticiper les effets
prévisibles de sa décision et à estimer méthodiquement et froidement – en dehors de
toute émotion – les options envisageables.

101Weber prend position dans la célèbre « querelle des méthodes », particulièrement


vive en économie, sa discipline d'origine. Il tient, en effet, à prendre ses distances à l'égard
de l'École historique allemande incarnée notamment par Wilhelm Roscher (1817-1894) et
Karl Knies (1821-1898), à laquelle il reproche notamment une vision idéaliste de l'histoire,
héritée de Hegel, qui les conduit à utiliser des concepts métaphysiques, comme celui d'« esprit
du peuple », qui ne peuvent guère se prêter à un véritable examen historique. Il se reconnaît
cependant dans leur projet – inabouti, selon lui – qui vise à faire de l'économie une discipline
d'observation empirique, fondée sur les comparaisons historiques. Il se sépare également de
Menger et de l'école marginaliste qui entend faire de l'économie une science « pure », en
recourant notamment à l'outil mathématique et en l'affranchissant de l'histoire : si la recherche
de « lois » calquées sur les sciences de la nature lui paraît un exercice abstrait et pour tout dire
vain, oublieux du fait que les sciences sociales sont des sciences de la réalité, il sait gré
néanmoins aux marginalistes de chercher à formuler des principes rendant compte des actions
concrètes (tels le comportement du consommateur ou du producteur). Loin de refuser une
explication « rationnelle » des comportements humains, Weber estime que le sociologue doit
construire des concepts susceptibles d'expliquer des phénomènes mouvants, puisque d'ordre
historique. Il en vient à proposer ainsi dans son article L'objectivité de la connaissance dans
les sciences et la politique sociales [44] (1904) la notion d'idéal type*. Il s'agit d'une
construction, d'un outil conceptuel qui systématise et simplifie la réalité (à la manière d'un
modèle) afin de procéder à des comparaisons avec des phénomènes historiques « réels ».
Weber insiste sur le caractère provisoire d'un idéal type : sa validité est d'ordre heuristique*,
puisqu'il doit permettre d'approcher l'objet étudié. Weber se distingue sur ce point des
économistes marginalistes à qui il reproche de substituer le « modèle » à la « réalité », ou si
l'on préfère, de se passer de toute démarche empirique : l'élaboration d'un modèle de marché
de concurrence pure et parfaite devrait servir, selon Weber, d'instrument afin de le confronter
à la réalité économique mais ne saurait, en aucun cas, s'y substituer.

102Lorsqu'il tend à définir, dans L'Éthique, à la fois l'éthique calviniste et l'esprit du


capitalisme, Weber recourt à la méthode de l'idéal type. L'ascétisme est préconisé par le
calvinisme puisque le travail (beruf) s'apparente à une vocation, une réalisation de soi d'autant
plus essentielle qu'elle est perçue comme un signe d'élection divine. L'entrepreneur calviniste
n'œuvre donc pas pour son profit personnel immédiat mais pour son salut, ce qui l'incite à la
prudence dans l'usage des richesses et le prédispose à épargner et accumuler pour assurer le
succès de son entreprise. L'esprit du capitalisme est caractérisé par l'emploi de méthodes
rationnelles à des fins d'accumulation : l'épargne comme l'investissement sont
particulièrement nécessaires à la pérennité de l'entreprise capitaliste. Weber peut ainsi
démontrer qu'il existe une affinité élective entre ces deux ethos, dont il s'attache à définir les
caractéristiques principales. L'idéal type fournit ainsi un instrument au sociologue pour
se livrer à des comparaisons historiques et l'autorise à rechercher des régularités derrière la
contingence de l'événement historique.

103

On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une
utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la
réalité se rapproche ou s'écarte de ce tableau idéal, dans quelle mesure il faut par exemple
attribuer, au sens conceptuel, la qualité d'« économie urbaine » aux conditions d'une ville
déterminée.
(Max Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 173).
104Max Weber recommande particulièrement au sociologue de prendre certaines distances
envers ses propres croyances. Dans son article, « Essai sur le sens de la neutralité
axiologique » dans les sciences sociologiques et économiques » [45] (1917), Weber définit la
notion de neutralité axiologique* : il s'agit de distinguer une proposition scientifique d'un
pur et simple jugement de valeurs. Pourfendant les intellectuels qui utilisent leur chaire afin
de diffuser leur vision du monde, il estime que cette préoccupation qui consiste à convaincre
ses semblables – louable quand il s'agit de l'activité du militant – devient un obstacle pour
l'analyse scientifique. Celle-ci consiste à abandonner le jugement de valeurs au profit du
rapport aux valeurs. Cela signifie que le sociologue doit interroger les motivations qui
conduisent l'individu à adopter tel ou tel comportement, y compris lorsque ce dernier lui
déplaît, en tant que personne.

105

Non seulement « tout comprendre » ne signifie pas « tout pardonner », mais en général la simple
compréhension de la position de l'autre ne nous conduit pas d'elle-même à l'approuver. Au
contraire elle nous amène pour le moins tout aussi bien, et souvent avec beaucoup plus de
probabilité, à reconnaître que l'on ne peut pas tomber d'accord avec lui, pourquoi et sur quel point
on ne le peut.
(Max Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 385)
106Weber considère que les sociétés modernes sont caractérisées par ce qu'il nomme le «
polythéisme des valeurs ». Le sociologue ne peut guère faire autrement que constater les
antagonismes irréductibles qui traversent les sociétés humaines – Weber est très éloigné des
philosophies de l'histoire imaginant une « société idéale » résolvant les conflits – d'autant que
le processus historique de rationalisation conduit inéluctablement au désenchantement du
monde, et rend par là inopérant les explications traditionnelles – tels les mythes – qui
conféraient une signification globale à l'action humaine. La tâche du sociologue doit
permettre de comprendre et d'interpréter les logiques des conduites humaines, notamment les
raisons des conflits, mais elle ne revient en aucun cas à se substituer aux individus pour
apporter à leur place des « réponses ».

107 ►L'influence de l'œuvre de Max Weber est capitale et imprègne toujours la


réflexion sociologique. Il est, à ce titre, généralement considéré comme l'un des deux «
fondateurs » de la discipline sociologique, avec Émile Durkheim. L'influence de Weber s'est
d'abord traduite sur le plan institutionnel, puisqu'il a contribué, avec d'autres, à la formation de
la sociologie allemande : membre éminent de nombreuses sociétés savantes telle que
l'Association pour la politique sociale (à laquelle il adhère en 1888), c'est à son initiative et à
celle de Sombart qu'est créée, en 1903, l'une des premières revues de sciences sociales en
Allemagne, Archives sur les sciences et la politique sociales, puis fondée en 1908,
l'Association allemande de sociologie qui regroupe également comme membres fondateurs
Simmel et Tönnies (ce dernier en est ailleurs le président). Cependant, si l'on compare la
trajectoire de Weber à celle de Durkheim, une différence notable les sépare : le premier a été
dans l'impossibilité de « faire école », en raison de la brièveté de sa carrière de professeur
d'Université (environ treize années). Les thématiques de Weber ont progressivement été
éclipsées, même en Allemagne, dans la première moitié du XXe siècle. En outre, l'essentiel de
son œuvre a été édité juste avant et après sa mort (entre 1917 et 1924), puisque, de son vivant,
Weber n'a guère publié que des articles. Il a fallu attendre le milieu des années 1960 pour que
Talcott Parsons (1902-1980) et Richard Bendix aux États-Unis et Raymond Aron (1905-1983)
en France « redécouvrent » l'œuvre de Weber. Weber n'accède qu'à ce moment au statut de «
classique » dans son propre pays [46], d'autant que son œuvre a fait l'objet de maints
découpages de la part de ses principaux interprètes qui, selon leurs préoccupations, y voient
un philosophe, un économiste, un juriste, un théoricien de la science… Cela n'a guère
contribué à la restitution de la cohérence de l'œuvre, tandis que les querelles portant sur les
significations demeurent vives.

108Dans ce cas, comme dans bien d'autres, la tentation du présentisme* [47] menace
particulièrement, en reconstruisant a posteriori l'histoire de la discipline en fonction de l'enjeu
présent. En l'occurrence, il s'agit de s'approprier l'œuvre d'un « grand auteur » en s'abritant
derrière lui ou en sélectionnant, de façon opportune, une partie de ses écrits.

109

La lutte passionnée dont l'enjeu, maintes fois occulté, consistait à dire dans les mains de qui
l'héritage de Weber était le mieux administré a tourné non seulement autour de l'appartenance à
telle ou telle discipline mais aussi de questions plus particulières comme, par exemple, celle de
savoir si Weber était un nietzschéen tragique et pessimiste ou un libéral qui avait reconnu dans
l'exemple anglais le modèle de développement propre à une humanité « bourgeoise ».
(Dirk Kaesler, Max Weber, op. cit., p. 235)
110Il est aisé de comprendre que ce questionnement sans fin vise davantage à « faire parler »
l'œuvre qu'à l'analyser en relation avec son contexte d'émergence, les enjeux pratiques et
théoriques qui se posaient alors à l'auteur, la place qu'il occupait dans le monde intellectuel. Il
s'avère nécessaire de s'interroger, en sociologue, sur les conditions de réception des
œuvres. Des sociologues français ont pu, dans cet esprit, se pencher sur les fortunes diverses
de l'œuvre de Weber en France. À l'encontre d'une idée reçue, les sociologies française et
allemande naissantes ne se sont pas ignorées, volontairement ou involontairement [48] : si des
différences notables peuvent séparer la sociologie de Durkheim de celle de Weber, c'est
Bouglé qui fait connaître Simmel en France… alors que Halbwachs, autre représentant de
l'école durkheimienne, alors professeur à Strasbourg, commente, à la suite de Simiand,
dans L'Année sociologique l'œuvre de l'« économiste » Max Weber. Lors de la parution
de L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme en 1904, Weber n'est pas encore considéré
comme un sociologue en Allemagne, ce qui ne facilite guère sa réception… par la sociologie
française. C'est ce qui permet d'expliquer le silence de Durkheim envers l'œuvre de Weber,
qu'il ne connaissait manifestement pas, alors que ses deux disciples, intéressés par la
sociologie économique, lisent avec intérêt l'auteur allemand. Ce n'est donc vraisemblablement
pas l'antagonisme qui prévaut entre les deux auteurs mais plutôt l'ignorance réciproque, qui
s'explique par la conjoncture historique et intellectuelle de l'époque.

111Weber a ensuite été « redécouvert », à partir des années 1960 en France [49] à un moment
où le durkheimisme est largement discrédité et où il a pu, à cet effet, faire figure d'anti-
Durkheim, notamment par l'entremise de Raymond Aron qui accède, en 1957, à la chaire de
sociologie de la Sorbonne et contribue à la traduction et à la diffusion des œuvres de Weber.
L'institutionnalisation de la discipline, à partir des années 1960, qui s'accompagne d'une
diversité théorique tend à faire des écrits de Weber (ou du moins de la partie connue) une «
ressource ». Les usages de Weber renseignent alors moins sur l'œuvre elle-même que sur les
transformations de la sociologie française : au courant de l'individualisme méthodologique,
représenté en France par Raymond Boudon et François Bourricaud qui se réclame du
patronage de Weber (infra, chap. 4) répond la sociologie des organisations de Michel Crozier
qui se penche sur les dysfonctionnements de la bureaucratie (infra, chap. 4), alors que Pierre
Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron y voient un apport central dans
la théorie de la connaissance sociologique (infra, chap. 2). La référence à Weber, devenue
aujourd'hui évidente dans la sociologie française, ne saurait signifier pour autant un consensus
sur son interprétation, tant les lectures apparaissent toujours plurielles et sélectives, même si
le sociologue allemand est devenu au fil du temps un auteur « classique », dont la filiation
peut être désormais revendiquée par de multiples courants sociologiques.

La sociologie italienne naissante est marquée par un courant


original qui exerce une certaine influence en sociologie politique
2.
112 ►L'œuvre de Vilfrido Pareto (1848-1923), auteur d'un Traité de sociologie
générale (1916-1917), marque durablement la sociologie italienne. Ingénieur, puis
économiste influencé par les travaux de Léon Walras (1834-1910) auquel il succède à la
chaire d'économie politique, à Lausanne, en 1893, Pareto tente de délimiter les territoires de
l'économie et de la sociologie en distinguant l'action logique de l'action non logique.
L'action logique correspond à une mise en adéquation des fins avec les moyens dont on
dispose. Elle est du ressort de l'économie. En revanche, l'action non logique revient à se
pencher sur les motifs non rationnels qui pèsent sur l'action humaine. Elle intéresse le
sociologue. Il s'agit, par exemple, d'étudier les croyances qui influencent les comportements.

113Pareto s'est intéressé au processus de changement social et a formulé une théorie générale
de la circulation des élites. Selon lui, l'histoire est un « cimetière d'aristocraties » : chaque
groupe dominant tend, une fois qu'il a conquis le pouvoir dans sa sphère d'activités,
à maintenir sa position privilégiée et suscite ainsi la convoitise des élites naissantes qui n'ont
guère d'autre choix que de subvertir l'ordre existant afin d'acquérir, à leur tour, la suprématie.
Si le schéma parétien a pu être jugé mécanique et par trop simpliste (la société apparaît
divisée en deux groupes irréductibles : les dirigeants et les dirigés), il a influencé d'autres
auteurs, généralement classés dans l'« école élitiste ». Gaetano Mosca (1858-1941), à
l'origine professeur de droit constitutionnel, concentre ses analyses sur la différenciation du
corps social qui oppose à une minorité gouvernante, une majorité gouvernée. Mosca met en
lumière le caractère inégalitaire de l'ensemble des sociétés humaines au sein desquelles une
minorité s'approprie le pouvoir et légitime ensuite son action. Les régimes politiques
démocratiques n'échapperaient pas à la règle, en étant régis par une classe politique
relativement homogène.

114Roberto Michels (1876-1936), sociologue italien d'origine allemande, a énoncé dans son
ouvrage Les partis politiques (1911) l'existence d'une loi d'airain de l'oligarchie, selon
laquelle la direction des partis politiques et des grandes organisations (tels les syndicats),
quelles que soient par ailleurs les doctrines ou idéologies qui les inspirent, est contrôlée par
une classe de dirigeants professionnels qui déclarent agir dans l'intérêt général de leurs
membres. Les logiques de fonctionnement des groupements de masse conduisent
inexorablement à une division du travail qui permet aux chefs de contrôler la base. Ces
analyses, notamment qualifiées d'« élitistes » par la sociologie politique américaine (infra,
chap. 14), ont été souvent perçues comme une dénonciation pure et simple de la démocratie,
ce que la sympathie manifestée par Pareto envers le fascisme lors de l'arrivée au pouvoir de
Mussolini paraît accréditer. Il est néanmoins possible d'envisager ces travaux, dans le sillage
de ceux de Weber, en référence à ses interrogations sur la bureaucratie comme forme moderne
d'organisation ayant vocation à s'imposer dans les sociétés modernes.

La sociologie anglo-saxonne naissante se présente comme une


discipline essentiellement empirique 3.
115En Angleterre, la tradition organiciste et évolutionniste se réclamant de l'œuvre d'Herbert
Spencer trouve un représentant en la personne de Léonard Hobhouse (1864-1929) qui devient
titulaire de la chaire de sociologie à la ► London School of Economics, à partir de 1907, et
dirige la première revue académique de la discipline fondée en 1909, The Sociological
Review. L'empreinte des travaux de Charles Booth et de Sidney et Béatrice Webb contribue à
orienter toutefois la sociologie durablement vers l'empirisme, l'enquête de terrain demeurant
la méthode d'investigation scientifique privilégiée. Patrick Geddes et Victor Branford,
cofondateurs de la Sociological Society créée en 1903, biologistes de formation, s'efforcent de
transposer les catégories des sciences de la nature à l'étude des problèmes sociaux, tout en
plaidant pour l'observation directe, dans un esprit proche de celui de Le Play, en France. La
sociologie anglaise reste cependant fortement divisée et faiblement institutionnalisée jusqu'au
milieu du XXe siècle, même si elle exerce une influence notable sur la sociologie américaine
naissante par la méthodologie du social survey.

116 ►Les débuts de la sociologie américaine sont fortement marqués par le réformisme
social. Le sociologue est très tôt identifié à l'expert, chargé de se placer au service du progrès
incarné notamment par les philanthropes. La discipline s'institutionnalise à la fin
du XIXe siècle avec la création de la première chaire de sociologie confiée à William
Sumner (1840-1910), à partir de 1876 : fortement influencé par le darwinisme social, il
s'intéresse particulièrement à la manière dont les individus s'adaptent aux changements de leur
environnement en développant le thème de la sélection, cher à Spencer. Lester Frank Ward
(1847-1913) contribue largement à identifier la sociologie à l'expertise sociale. Adoptant une
conception volontariste de la sociologie, il est favorable à la mise en place d'un changement
planifié et contrôlé par les pouvoirs publics, sous l'œil attentif du sociologue. Albion
W. Small (1854-1926) est le fondateur et directeur, pour une trentaine d'années, du premier
département de sociologie, fondé à Chicago en 1892, qui devient le principal lieu de
promotion, et pour plusieurs générations, de la sociologie américaine et qui précède celui de
Columbia confié à Franklin H. Giddins (1855-1931). À l'initiative de la première revue
académique, l'American Journal of Sociology en 1895, Small œuvre à la création de
l'American Sociological Society, établie à Baltimore en 1907. La sociologie américaine
devient assez rapidement une discipline autonome : elle bénéficie de la « souplesse » d'un
système universitaire moins structuré et hiérarchisé que son homologue européen, mais
également de l'appui considérable des fondations privées, telles la fondation Rockfeller, qui
orientent la discipline vers la résolution des problèmes sociaux, voire la formation des
travailleurs sociaux.

117La sociologie n'a été reconnue comme discipline académique et savoir scientifique que
tardivement et après un long cheminement. Cette reconnaissance s'explique en partie par
l'apparition et la multiplication de « problèmes » sociaux divers, au cours du XIXe siècle, que
le sociologue doit diagnostiquer et éventuellement « résoudre ». Le statut du sociologue
apparaît, dans la première moitié du XXe siècle, encore imprécis, oscillant entre l'enquêteur, le
théoricien et l'expert. Les modes d'établissement de la sociologie ont fortement différé d'un
pays à l'autre : ce phénomène, qui renvoie évidemment aux spécificités locales, a exercé des
influences profondes sur les traditions « nationales » de la discipline.

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