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Le XVIIIe siècle

PRESENTATION (dans les grandes lignes) :


Cette période, qui s'étend grossièrement de 1715 à 1815, inclut donc la Régence, les règnes de Louis
XV, Louis XVI. Elle est généralement nommée « le Siècle des Lumières ». Il s'agit d'une époque de
grande sociabilité où fleurissent les salons, les cafés, les clubs littéraires. Du XVIIème siècle, elle
conserve l’idée que l'esprit est une valeur sociale essentielle et la conversation un art. Mais elle rejette
la rigueur janséniste et l'austérité que Mme de Maintenon avait installée à la cour à la fin du règne de
Louis XIV. Les moeurs se relâchent et le pessimisme du XVIIème siècle fait place à une croyance
dans la possibilité du bonheur en ce monde, qui débouche sur un épicurisme et une certaine frivolité
où l'on affecte de prendre à la légère les questions les plus graves et où l'on considère la vie comme un
jeu. Rousseau réagira violemment contre "la décadence des moeurs chez un peuple grisé par sa propre
civilisation", prêchant pour un retour à la vertu et à une vie simple.
Il peut être intéressant d’interroger la métaphore de la lumière qui présuppose, implique que ce qui
précède appartient à l’ombre. Le XVIIIème siècle correspond à un moment de développement,
d’avancée scientifique, tant sur le plan des méthodes que des résultats, comme au XVIème siècle. La
différence fondamentale entre les deux siècles, c’est la mise à distance sans équivalence aucune
jusqu’à ce moment-là du religieux, et l’importance accordée à la raison, aux facultés d’intellection
pour saisir et comprendre le monde. On peut donc entendre dans cette métaphore une certaine ironie
(si on met en parallèle cette expression avec le fiat lux de la Genèse), de même que la volonté
d’affirmer l’importance du moment en lui donnant la valeur d’un instant fondateur (CF la Genèse)où
l’homme passe d’une pensée religieuse à une pensée scientifique.
Rationalisme et sensibilité
Très schématiquement, on peut considérer que la première partie du siècle est placée sous le signe du
rationalisme philosophique, la seconde sous le signe de la sensibilité préromantique, sans qu'il y ait
véritablement coupure.
- les origines du rationalisme critique : le point de départ du rationalisme critique est à chercher en
grande partie du côté de Descartes et du Discours de la méthode, texte dans lequel il définit une
méthode scientifique pour exercer sa pensée : ne jamais recevoir quelque chose pour vrai, s'affranchir
de toute autorité étrangère et ne se rendre qu'à l'évidence après avoir exercé un doute légitime et en
évitant la précipitation et les à-priori / diviser les difficultés en autant de parties qu'il est nécessaire
pour les résoudre plus facilement / conduire sa pensée par ordre, en allant du plus simple au plus
complexe, et en cherchant à percevoir un ordre, des critères de classifications / être exhaustif, tout
dénombrer, tout passer au crible sans rien oublier...
Ainsi, les philosophes vont rejeter tout autorité autre que celle de la raison et soumettre à un libre
examen les dogmes, la morale du christianisme, la révélation, les institutions politiques et sociales...
Autre point origine, la querelle des Anciens et des Modernes au XVIIème siècle qui opposa et divisa
les intellectuels, notamment après la parution en 1687 du Siècle de Louis le Grand de Perrault. Les
"modernes" refusent d'admirer sans réserves les Anciens, c'est à dire les auteurs de l'Antiquité,
considérés par leurs partisans comme indépassables et comme des exemples à imiter (c'est le cas de La
Fontaine, Boileau, Racine, Molière, La Bruyère qui évoquent régulièrement les sources antiques dont
ils s'inspirent ou avec lesquelles ils tentent de rivaliser...). Les modernes considèrent qu'ils ne sont pas
inférieurs aux Anciens, loin de là, et mettent en avant l'idée de progrès.
- Sensibilité préromantique : réaction face au rationalisme excessif ? Se développe un gout pour les
larmes, la sensibilité, et les émotions envahissent le champ littéraire. Le lyrisme personnel reparaît,
avec l'exaltation du moi, une tendance à la mélancolie, le sentiment d'une unité profonde entre
l'homme et la nature,

1 - LES PHILOSOPHES
Nombreux furent les écrivains qui ne se contentèrent pas de raconter des histoires ou d'exprimer leurs
sentiments. Ils voulurent aussi réfléchir librement et transformer la société pour la rendre plus juste et
plus raisonnable. Leur combat prépara la Révolution française (1789-1799), qu'ils n'ont pourtant ni
souhaitée ni prévue.
Charles de MONTESQUIEU (1689-1755) écrit en 1721 les Lettres Persanes, où il imagine que deux
Persans visitent la France ; il utilise ce procédé littéraire pour critiquer le gouvernement et les moeurs
du pays. Le subterfuge, le stratagème consistant à utiliser le regard de « l’étranger » pour effectuer la
critique de nos sociétés, us et coutumes, système politique n’est pas nouveau : Léry l’utilise en
donnant la parole aux indiens dans son Histoire d’un voyage en terre du Brésil, de même que
Montaigne dans Les Essais. Mais Montesquieu est avant tout un juriste : dans De l'Esprit des Lois
(1748), il fonde la théorie politique et jette les bases de la démocratie moderne.
VOLTAIRE (François-Marie Arouet ; 1694-1778) est un auteur complet, puisqu'il publia des poèmes
(Le Mondain), des tragédies (Zaïre), des contes (Candide, Zadig, Micromégas), des essais (Traité sur
la tolérance), un « dictionnaire » (Le Dictionnaire philosophique), des lettres (Les Lettres
philosophiques). Il incarne l'esprit de liberté en lutte contre tous les obscurantismes et les intolérances.
Il fut aidé de son esprit mordant et ironique. Dans les faits il fut homme d'affaires avisé autant
qu'écrivain prolifique et fonda une cité industrielle et agricole prospère à Ferney dans l'Ain. Il est aussi
un épistolier entretenant une imposante correspondance à travers toute l’Europe, tant avec des
politiques (Frédéric II de Prusse) qu’avec des intellectuels (philosophes ou scientifiques). Déiste, il
refuse l’idée d’un dieu à l’image de l’homme et croit en une volonté organisatrice et créatrice, qui
rémunère chacun selon ses mérites après la mort. Il porte un regard lucide voire pessimiste sur
l’homme.
Denis DIDEROT (1713-1784) fut lui aussi auteur d'ouvrages extrêmement divers, des récits assez
immoraux (Le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste et son Maître), des essais philosophiques d'une
grande hardiesse où il envisage une explication purement matérialiste du monde (Lettre sur les
aveugles, De l'interprétation de la Nature), des pièces de théâtre (le fils naturel) et des essais de
dramaturgie (Paradoxe sur le comédien, Entretiens sur le fils naturel). Très lucide, c'est un homme
plein de contradictions, qui pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses.
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778) mène une vie de vagabondage avant d'arriver à Paris. Il croit
plus en la bonté naturelle de l'homme qu'aux progrès de la civilisation. Il exprime ces idées
paradoxales dans le Discours sur l'origine de l'inégalité et dans Le Contrat social qui va influencer la
pensée révolutionnaire. Egalement, il est l’auteur d’un essai sur l’éducation (Emile) qui pose les bases
de la pédagogie moderne, et d’un roman épistolier (La Nouvelle Héloïse) Il raconte sa vie dans les
Confessions (première véritable autobiographie, qui se donne pour telle) et dans les Rêveries du
Promeneur solitaire. Il inaugure ainsi un mouvement d’introspection qui s’origine dans une inquiétude
et un manque, une aspiration à l’ailleurs, l’infini, et qui entraîne la prise de conscience de la
coexistence des contraires au fond de soi.
Etienne Bonnot de CONDILLAC (1715-1780) : Philosophe français, né à Grenoble en 1715.
Destiné à la prêtrise, il reçoit une formation religieuse puis rencontre les philosophes et les
Encyclopédistes (Fontenelle, Diderot, Rousseau...). De 1758 à 1767, il est précepteur du duc de
Parme. Condillac est élu à L'Académie en 1768. S'inspirant de Locke et s'opposant à Descartes,
Condillac est le fondateur du sensualisme. Le sensualisme fait de la sensation, avec le concours du
langage, l'unique origine de toutes les connaissances et de toutes les facultés. "Autant nos sensations
peuvent s'étendre, autant la sphère de nos connaissances peut s'étendre : au-delà toute découverte nous
est interdite. » Dans son Traité des sensations, Condillac imagine une statue dépourvue de toute
sensation mais "organisée à l'intérieur comme nous et animée d'un esprit privé de toute espèce
d'idées". Les différents sens lui sont attribués progressivement, l'un après l'autre, et Condillac
reconstitue par cette expérience imaginaire la genèse des opérations de l'esprit et des savoirs.
On ne peut non plus oublier d'autres auteurs moins connus qui oeuvrèrent dans le même sens : Pierre
BAYLE (1647-1706) et FONTENELLE (1657-1757) qui furent, au siècle précédent, les précurseurs
de cet état d'esprit ; ou HELVÉTIUS (1715-1771), d'HOLBACH (1723-1789), LA METTRIE
(1709-1751), CONDORCET (1743-1794).
La grande oeuvre du « parti philosophique » est l'ENCYCLOPÉDIE ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers. Il s'agit d'un ouvrage de vulgarisation philosophique, technique et
scientifique à laquelle collaborèrent de nombreux esprits éclairés de l'époque. De 1751 à 1772, sous la
direction de d'ALEMBERT (1717-1783) et de Diderot parurent dix-sept volumes de texte et onze
volumes de planches. Par prudence, les grands articles défendent les idées traditionnelles ; mais un
système de renvois permet aux philosophes d'exprimer leur véritable pensée.
On peut également rattacher aux Philosophes un dramaturge comme BEAUMARCHAIS (1732-1799).
Homme d'affaires, horloger, aventurier, trafiquant d'armes, il écrivit, entre autres oeuvres, deux pièces,
Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro. Il y attaque la noblesse avec esprit et mordant (« Aux
qualités qu'on exige d'un domestique, connaissez-vous beaucoup de maîtres qui soient dignes d'être
valets ? ») qui annonce le vent révolutionnaire.
Les Philosophes rencontrèrent une opposition forte, entre autres de la part de l'Église et du pouvoir
royal. Parmi les écrivains, FRÉRON (1718-1776) et Jean-Jacques LEFRANC de POMPIGNAN
(1709-1784) tentèrent de s'opposer à eux.

2 - LES AUTRES ÉCRIVAINS


Ce siècle, où l'on cultive la raison, ne compte pas de grands poètes ; tout au plus peut-on retenir le
nom d'André CHÉNIER (1762-1794), guillotiné pendant la Révolution, aux derniers jours de la
Terreur.
Le duc de SAINT-SIMON (1675-1755) se fait, dans un style en même temps sec et très évocateur, le
mémorialiste des dernières années du règne de Louis XIV. VAUVENARGUES (1715-1747) et
CHAMFORT (1745-1794) sont deux moralistes de l'époque.
MARIVAUX (1688-1763) est un dramaturge et romancier. Ses pièces mettent en scène des relations
amoureuses très subtiles, où les faux-semblants révèlent la vérité des êtres (Le Jeu de l'Amour et du
Hasard, La double Inconstance). Alain René LESAGE (1668-1747) écrit aussi bien des comédies
(Turcaret ou Le financier) que des romans picaresques (Le Diable boiteux, Histoire de Gil Blas de
Santillane). Jacques CAZOTTE (1719-1792) est l'auteur, avec Le Diable amoureux, de l'un des
premiers romans fantastiques. L'abbé PRÉVOST (1697-1763) est surtout célèbre pour l'Histoire du
Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut et BERNARDIN de SAINT-PIERRE (1737-1814) pour
Paul et Virginie, un roman rousseauiste. CHODERLOS de LACLOS (1741-1803 ; Les Liaisons
dangereuses), RESTIF de la BRETONNE (1734-1806) et le Marquis de SADE (1740-1814) poussent
le libertinage jusqu'à ses plus extrêmes conséquences.
Les années de la Révolution et de l'Empire constituent une sorte de désert littéraire. Aucune oeuvre
majeure ne date de ces périodes historiquement pleines de bruit et de fureur, si l'on excepte celle de
Chateaubriand, qui pose les bases du romantisme.

3 - LES LUMIÈRES EN EUROPE


Les Philosophes français ont beaucoup voyagé en Europe. Ils n'étaient pas isolés, mais dans tous les
pays leurs idées rencontraient l'écho de nombreux intellectuels.

3.1 - En Allemagne
L'AUFKLÄRUNG [le terme évoque aussi la lumière] est la branche allemande du courant rationaliste
européen. Ses représentants les plus connus sont Gothold Ephraim LESSING (philosophe, dramaturge
et critique, 1729-1781) et Christoph Marin WIELAND (poète et romancier, 1733-1813). Le
philosophe Emmanuel KANT (1724-1804) résume l'essentiel des idées du mouvement dans son
opuscule Qu'est-ce que les Lumières ?
Plusieurs Philosophes et scientifiques français sont par ailleurs invités à la cour du roi de Prusse,
Frédéric II (La Mettrie, Maupertuis, et Voltaire, qui eut avec le souverain une longue amitié orageuse).

3.2 En Angleterre
Les Philosophes (en particulier Voltaire et Montesquieu) étaient très anglophiles, c'est-à-dire qu'ils
avaient une grande admiration pour la société et la civilisation anglaise, qui leur paraissait plus libérale
et plus moderne que la française.
Les idées du philosophe John LOCKE (1632-1704), qui essayait de décrire avec la plus grande
précision le fonctionnement de l'esprit humain, eurent une grande influence dans toute l'Europe.
Voltaire professait une grande admiration pour le poète-philosophe Alexander POPE (Essais moraux
& Essai sur l'Homme, 1688-1744).
Jonathan SWIFT, écrivain irlandais (1667-1745), est surtout connu pour Les Voyages de Gulliver. La
plupart de ses oeuvres sont des pamphlets, plus ou moins violents. Gulliver même est loin de n'être
que le livre pour enfants auquel on le réduit, il s'agit d'une violente critique de la société et, plus
généralement, de la bêtise humaine. 

3.3 Ailleurs
En ITALIE le juriste Cesare BECCARIA (1738-1794) remet en cause dans son Traité des délits et des
peines les formes institutionnelles de la Justice et du pouvoir, dont il dénonce les erreurs et les
iniquités  ; il réclame l'abolition de la torture et de la peine de mort, et eut une influence déterminante
sur la réforme du droit pénal en Europe  ; il considère les châtiments non comme une punition de
l'individu mais comme une réaction de la société pour sa propre défense.
En RUSSIE, la tsarine Catherine II noue une longue amitié avec Diderot. Il lui rend visite en 1773 et
elle lui achète sa bibliothèque afin de lui assurer un revenu, mais lui en laisse l'usage.

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La question de l’éducation des enfants sous les lumières (généralités)

L’éducation des enfants a longtemps donné lieu aux interventions de quelques écrivains français entre
la Renaissance (Rabelais et Montaigne en particulier) et la Révolution. Aux XVIe et XVIIe siècles, les
termes «éducation et instruction» sont considérés comme synonymes et se rejoignent dans une seule et
même expression, «Institution des enfants », qui place l’acte pédagogique et éducatif sous la tutelle
des institutions religieuses avec le souci d’intégrer le fidèle au cœur de la cité ou de former des
chrétiens lettrés, selon le niveau social de l’élève. Mais vers la fin du XVIIe siècle et plus encore au
siècle suivant, de nouveaux principes d’apprentissage et d’acquisition des savoirs sont mis en avant et
se réclament des valeurs nouvelles – expérience, observation, raison, progrès – qui fondent ce que l’on
appelle la pensée des Lumières.

En plein développement des Lumières, la formation de l’enfant se transforme en priorité en vue du


renouvellement de l’individu moderne. Après 1750, et surtout à la fin du dix-huitième siècle,
apparaissent de nombreux écrits se centrant exclusivement sur l’éducation ou ayant l’éducation
comme l’un des sujets principaux tel que l’Émile (1762) de Rousseau, qui représente l’un des chefs-
d’œuvre de la recherche pédagogique. Malgré la grande renommée dont jouit l’Émile, Voltaire dénigre
l’œuvre pédagogique de Rousseau en raison des idées exposées et de différences caractérielles
caractérisant l’un plutôt que l’autre.
Au dix-huitième siècle l’éducation est encore réservée aux classes aisées et, surtout, finalisée à la
formation intellectuelle du genre masculin dans le cadre de la société française d’Ancien Régime. À
l’âge de dix ans les enfants sont éloignés de la famille en raison de projets familiaux : les enfants
destinés à la carrière ecclésiastique ou à l’administration publique sont envoyés dans les collèges, alors
que ceux qui se consacreront à une carrière militaire sont pris en charge par des militaires. À cause de
l’éloignement forcé voulu par les familles, les enfants ont rarement l’occasion de connaître leurs
propres frères et sœurs. De la même manière, les rapports avec les parents sont souvent coupés.
Depuis le dix-septième siècle, les Jésuites contrôlent l’éducation dans les collèges ainsi que
l’enseignement dans quelques universités en imposant leur modèle éducatif dans toute l’Europe : les
meilleurs représentants des Lumières (Voltaire) et de la Révolution (Desmoulins et Robespierre) se
forment chez les Jésuites. L’enseignement donné par les religieux implique l’étude des auteurs
classiques grecs et romains, d’une part, et l’analyse des auteurs français, de l’autre. Bien qu’il soit
anticlérical, Voltaire parle avec respect et gratitude des enseignements reçus au collège parisien Louis-
le-Grand, le plus célèbre des collèges jésuites, qui offre gratuitement une éducation approfondie.
Malgré ses opinions éclairées, Voltaire rejette l’alphabétisation du peuple, comme le témoigne la lettre
du 1er avril 1766 adressée à M. Damilaville. Dispensée au couvent ou à la maison, l’éducation donnée
aux filles est généralement considérée comme inadéquate et négligée.

La réflexion philosophique de John Locke (philosophe anglais 1632-1704)

S’interrogeant sur l’origine des idées pour remonter aux sources de la pensée humaine, le
questionnement de Locke est en même temps un questionnement sur la connaissance humaine. À
rebours de la théorie cartésienne des idées innées, le philosophe anglais souligne dès les premiers
chapitres de l’Essai concernant l’entendement (l’intelligence) humain que nos idées ne possèdent ni un
caractère universel, ni une préexistence dans l’entendement : « J’[...] [ai] toujours cru qu’on pouvait
mieux connaître les pensées des hommes [...] par leurs actions. [...] C’est une chose bien étrange et
tout à fait contraire à la raison, de supposer que des principes de pratique, qui se terminent en simple
spéculation, soient innés. [...] Je conviens qu’il y a dans l’âme des hommes certains penchants qui y
sont imprimés naturellement [...] mais cela ne sert de rien pour prouver qu’il y a dans l’âme des
caractères innés qui doivent être les principes de connaissance qui règlent actuellement notre
conduite ». Ainsi, loin d’être regardées comme des idées innées, « la justice et la vérité » sont
considérées comme de simples « liens de toute société », de même que les « pratiques » et les
manières de penser et de réfléchir sont la conséquence des us et coutumes adoptés par un groupe
social. En recourant à des exemples concrets et en accordant un espace aux thèses adverses, le
philosophe en arrive à conclure qu’il n’existe pas de principe moral inné, mais seulement
différents comportements sociaux, signes d’une relativité culturelle – il n’y a pas de culture
universelle. Cette critique du rationalisme cartésien permet à Locke d’exposer ses propres théories
selon lesquelles toute connaissance trouve son origine dans l’expérience humaine, source
originelle de notre savoir. Il en résulte que pour le philosophe anglais toute sensation peut être
source de réflexion et donc d’idée :
« Supposons donc qu'au commencement, l'Âme est ce qu'on appelle une Table rase, vide de tous
caractères, sans aucune idée [...]. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en
acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l'imagination de l'Homme, toujours agissante et sans
bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? [...] À cela je réponds en un mot, de
l'Expérience : c'est le fondement de toutes nos connaissances, et c'est de là qu'elles tirent leur
première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les
opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-
mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d'où
découlent toutes les idées que nous avons [...]. Mais comme j'appelle l'autre source de nos idées
Sensation, je nommerai celle-ci Réflexion, parce que l'âme ne reçoit par son moyen que les idées
qu'elle acquiert en réfléchissant sur ses propres opérations ».
Pour Locke, l’esprit humain est semblable à une table rase –tabula rasa–qu’occupent progressivement
des idées suscitées d’une part grâce à l’expérience sensorielle, d’autre part grâce à l’expérience
intérieure des jeux de la réflexion. Selon cette approche, ces idées sont, pour certaines, des idées
simples issues de données expérimentales immédiates ; pour d’autres, des idées complexes provenant
d’une combinaison d’idées simples. Contrairement à la tradition morale selon laquelle les sens sont
trompeurs et ennemis de la vérité, pour Locke et ses successeurs, une pensée, une idée, une conception
n’a de valeur que si elle n’a pour fondement une sensation, une perception.

Dans Quelques pensées sur l’éducation, après avoir souligné l’importance des aptitudes de l'esprit
humain où se forment les idées nourries de sensations et de réflexion, Locke met en avant quelques
principes fondamentaux : utilité concrète et pratique du savoir, endurcissement du corps, visée morale
selon laquelle la bonne éducation.
L’insistance sur ces qualités morales permet de comprendre l’importance qu’elles ont pour Locke dans
la construction de l'individu :
« S'il est vrai, comme je l'ai dit au début de ce discours, et comme je ne saurais en douter, que les
différences qui existent dans les mœurs et les talents des hommes proviennent de leur éducation plus
que d'aucune autre cause, nous avons le droit de conclure qu'il faut mettre un grand soin à former
l'esprit des enfants et à lui donner de bonne heure cette première façon qui doit influer sur le reste de
la vie. En effet, si plus tard les enfants agissent bien ou mal, c'est sur leur éducation que portera
l'éloge ou le blâme ; et lorsqu'ils commettront quelque faute, on ne manquera pas de leur appliquer ce
dicton ordinaire : « C'est la faute de leur éducation ».
La confiance dans les bienfaits de l'éducation constitue une idée force de la pensée du XVIIIe siècle
qui fera du sujet éducatif une de ses préoccupations centrales. On retrouve ainsi un écho et un
élargissement de cette conception d’une éducation qui «influ[e] [...] sur le reste de la vie » dans les
propos de Condorcet lorsqu’il écrit que «l’instruction doit être universelle, c’est-à-dire s’étendre à
tous les citoyens [...] elle doit dans ses divers degrés, embrasser le système entier des connaissances
humaines et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs
connaissances, ou d’en acquérir des nouvelles » (Rapport et projet de décret sur l’organisation
générale de l’instruction publique,1792). Etape fondamentale de la formation de l'esprit humain,
l’éducation contribue de manière déterminante à modeler le petit d'homme pour l'ensemble de son
existence future.
L’ouvrage de Locke forme une sorte de propédeutique (initiation, préparation) à l’approfondissement
de la réflexion éducative du XVIIIe siècle.

L’importance de la curiosité
Le rôle de la curiosité dans l’apprentissage mérite ainsi d’être souligné car sa valorisation par le
philosophe est relativement nouvelle. Alors que de l’Antiquité au XVIIe siècle, la « curiositas » a
longtemps fait l’objet de critiques, ce mouvement de l'esprit, de la volonté et du goût qui pousse à
apprendre et à connaître des choses nouvelles, s’apparente pour Locke à un élan intérieur, comparable
à l'appétit ou à la soif (que les pédagogies modernes appellent « appétence »).
La démarche éducative prônée par le philosophe ne vise pas à encourager les moindres oscillations du
jeune enfant mais bien davantage à aguerrir « la force de l'esprit » pour « supporter la peine et l'effort
» : « le grand principe, le fondement de toute vertu, de tout mérite, c'est que l'homme soit capable de
se refuser à lui-même la satisfaction de ses propres désirs, de contrarier ses propres inclinations, et de
suivre uniquement la voie que la raison lui indique comme la meilleure, quoique ses appétits
l'inclinent d'un tout autre côté. ».
L’intérêt prêté au développement de la volonté humaine, de la force mentale et de la maîtrise de soi
témoigne de la nécessité de lutter contre certains mauvais penchants naturels. Pour atteindre cet
objectif, le philosophe recommande le bon exercice de l'esprit conformément à la raison (« Le mal est
de ne pas savoir soumettre ses désirs aux règles et aux restrictions de la raison ») qui constitue le
rempart contre certains errements qui pourraient naître d’une curiosité débridée.

Toute une section est ensuite consacrée dans les Pensées sur l’éducation à la curiosité et à ses
incidences tant sur l'apprenant que sur les pratiques enseignantes mises en œuvre car, « la curiosité des
enfants n'est que le désir de connaître ». Considérée comme une tension en quelque sorte naturelle
vers le savoir, cette curiosité – « désir de connaître » qui tend à faire de la connaissance un plaisir – «
mérite donc d'être encouragée, non seulement comme un excellent symptôme, mais comme le grand
instrument dont la nature se sert pour remédier à notre ignorance native, ignorance qui, sans
l'aiguillon de cette humeur inquisitive, ferait de nous des créatures stupides et inutiles ». Le lexique
médical appliqué à la caractérisation de l'acte d'apprendre identifie le maître comme une sorte de
médecin prodiguant des soins adaptés à l'enfant qui souffre d’« ignorance native ». Pour cela, le
magister suit une prescription toute naturelle qui consiste à « encourag[er] » et à « aiguillon[ner] » la
curiosité de son disciple afin qu'il ne demeure pas une « créature stupide et inutile ».

La relation Maître-Elève
La réflexion de Locke comporte également à l'adresse des éducateurs des recommandations
préconisant des démarches détaillées pour exploiter les ressorts de la curiosité enfantine. Il décrit par
exemple comment le maître doit réagir face à un élève curieux :
« Ne rejetez, ne dédaignez aucune des questions de l'enfant ; ne souffrez point qu'on s'en moque ;
répondez à toutes ses demandes ; expliquez-lui ce qu'il veut connaître, de façon à le lui rendre aussi
intelligible que le permettent et son âge et son esprit. Mais ne lui brouillez pas l'intelligence par des
explications, par des idées, qui seraient au-dessus de son âge, ou par une grande variété de notions
qui n'auraient pas de rapport avec l'objet dont il s'agit. Notez dans sa question le point qu’il veut
précisément connaître, et ne faites pas attention aux mots qu'il emploie pour s'exprimer. Lorsque vous
l'aurez renseigné et satisfait là-dessus, vous verrez combien ses pensées s'agrandiront d'elles-mêmes,
et, par des réponses justes et appropriées, vous pourrez conduire son intelligence beaucoup plus loin
que vous n'imaginez peut-être. C'est que la connaissance plaît à l'esprit, comme la lumière plaît aux
yeux. Les enfants l'aiment avec passion ».
Pour encourager la curiosité, il est donc judicieux de cultiver la qualité de la relation éducative. Afin
d’y parvenir, le philosophe invite le professeur à se mettre à l'écoute des interrogations de l’apprenant
en respectant l'orientation prise par sa requête. Le maître a ainsi la charge de clarifier, d'expliciter, de
dévoiler le savoir sollicité et d’adapter ses réponses aux aptitudes de compréhension de l’enfant.
La curiosité se révèle ainsi comme une alliée du maître pour installer des savoirs et des aptitudes
durables chez le petit d’homme, au premier rang desquels le philosophe mentionne la lecture et
l'écriture qui constituent deux activités primordiales dans le contexte de l'acquisition des
connaissances et des apprentissages. Apprendre à lire exige la mobilisation de temps et d'efforts
soutenus, car la lecture sollicite à la fois des capacités d'attention, de mémoire et de concentration.

Elargissement des idées de Locke par Condillac

Héritier de Locke, Condillac publie en 1749 un Traité des systèmes dans lequel il remet en cause le
rationalisme cartésien des idées innées et de nouvelles problématiques comme « la connaissance de ses
propres actes, la conscience de soi et la prévision intellectuelle».
Condillac élabore une théorie de la théorie de la connaissance qui attribue à l’expérience sensorielle
une importance plus marquée encore que chez son prédécesseur :
« Le principal objet de cet ouvrage est de faire voir comment toutes nos connaissances et toutes nos
facultés viennent des sens, ou, pour parler plus exactement, des sensations : car dans le vrai, les sens
ne sont que cause occasionnelle. Ils ne sentent pas, c’est l’âme seule qui sent à l'occasion des
organes ; et c'est des sensations qui la modifient qu'elle tire toutes ses connaissances et toutes ses
facultés. Cette recherche peut infiniment contribuer au progrès de l'art de raisonner ; elle peut seule
développer jusque dans ses premiers principes. En effet, nous ne découvrirons pas une manière sûre
de conduire constamment nos pensées, si nous ne savons pas comment elles se sont formées. [...] Il
faut donc nous observer dès les premières sensations que nous éprouvons ; [...] démêler la raison de
nos premières opérations, remonter à l'origine de nos idées, en développer la génération, les suivre
jusqu'aux limites que la nature nous a prescrites : en un mot il faut [...] renouveler tout l'entendement
humain ».
Avec une démarche qui valorise le concret et l’expérience, le philosophe recourt à un exemple – celui
de la statue – pour mettre sa pensée à la portée des lecteurs. À l’image de l'être humain, cette statue
évolue d’un stade premier de tabula rasa vers des étapes successives de la connaissance au moyen
d’expériences sensorielles de nature différente qui agissent tour à tour de manière également différente
sur la mémoire et l’esprit, contribuant à la génération des idées.
Partant de ce principe, il ouvre une nouvelle voie formative :
« Notre premier objet, celui que nous ne devons jamais perdre de vue, c'est l'étude de l'esprit humain ;
non pour en découvrir la nature, mais pour en connaître les opérations, observer avec quel art elles se
combinent et comment nous devons les conduire, afin d'acquérir toute l'intelligence dont nous sommes
capables. »
Ainsi, l’apprenant n’est plus installé dans une passivité réceptrice, mais placé dans une responsabilité
active où son implication observatrice et réfléchie l’aidera à acquérir des connaissances. Pour le dire
autrement, avec Condillac, l’enfant devient acteur de son éducation.

Evolution de la conception de l’enfant et de l’élève au XVIIIème siècle

Selon plusieurs recherches modernes (dont les travaux de Philippe Ariès), les notions d’enfant et
d’enfance sont récentes et remonteraient au XVIIIe siècle : du Moyen Âge jusqu'au XVIème,
XVIIème siècle, les enfants n’auraient pas été considérés comme une catégorie spécifique mais plutôt
tels des adultes miniatures qui auraient intégré dès leur plus jeune âge le monde adulte. Par ailleurs, le
terme «enfant» ne désignait pas un être jeune, voire très jeune, avec des caractéristiques précises, mais
plutôt un type humain marqué par une relation de dépendance puisque « le mot désigne par analogie
un être humain considéré comme rattaché par ses origines à quelque chose ou à quelqu’un ».
Cette nouvelle attention portée à l’enfance, ce nouveau regard se retrouvent par exemple dans
certaines pratiques sociales, tel le port d'une tenue vestimentaire spécifique aux enfants tendant à se
généraliser, aux XVIe et XVIIe siècles, au sein des classes sociales favorisées. Mais au XVIIe siècle,
nombreux sont encore ceux qui jugent démesurées les attentions accordées aux enfants par leurs
parents.
Le développement, encore timide certes, de comportements nouveaux des adultes à l’égard des
enfants, s’accompagne d’une évolution des comportements au sein de la cellule familiale.
Traditionnellement, à la ville comme à la campagne, les enfants – filles et garçons –qui
n’appartenaient pas à la bourgeoisie ou à la noblesse quittaient, vers l’âge de sept ans environ, leur
milieu familial pour être accueillis au sein d'une autre famille afin de suivre une sorte d'apprentissage
des différents services domestiques à assurer : «La principale obligation de l'enfant ainsi confié à un
maître est de le servir bien et dûment ». À la fois pensionnaire, apprenti et serviteur, le petit occupait
ainsi des fonctions multiples où « le service domestique se confond [...] avec l'apprentissage, forme
très générale de l'éducation ». L’éducation à la vie d’adulte passe alors par l’apprentissage, soit des
gestes et pratiques professionnelles propres à un métier, soit des contraintes organisationnelles de
l'existence privée. Si, dans les milieux modestes ces pratiques perdurent jusqu’au XIXe siècle, dans
les familles nobles ou bourgeoises, les parents prennent conscience peu à peu de responsabilités
nouvelles et se préoccupent davantage de l'éducation de leur progéniture.
Le regard nouveau porté sur l'enfant tend à faire de celui-ci non un adulte miniature mais un être à
éduquer selon une respectueuse préparation de sa vie future, ce qui « exige des soins et des étapes, une
formation »et pose les jalons d’une évolution – très lente –du statut de l’élève.
Le terme « écolier » au XVIIIème désigne l’élève scolarisé au sein d'un collège et bénéficiant d'un
enseignement dispensé de manière collective. Au XVIIIe siècle, cet écolier est de sexe masculin et
appartient à un niveau social élevé. Il intègre fréquemment un internat dans lequel il lui est possible
d’étudier dès l’âge de 9-10 ans et ce pour une durée d’une dizaine d’années.
L'école unique se voit peu à peu remplacée par un système d'enseignement double, où chaque branche
correspond, non pas à un âge, mais à une condition sociale : le lycée ou le collège pour les bourgeois
(secondaire) et l'école pour le peuple (le primaire). Le secondaire est un enseignement long, le
primaire un enseignement court.
Au sein du collège, l’élève reçoit un enseignement adressé à une classe où l'effectif chargé est parfois
d’une cinquantaine d’écoliers environ. Il est donc nécessaire que les élèves adoptent un comportement
exemplaire de silence et d'attention pour que soit préservée la qualité de l'enseignement. De ce fait, les
collèges imposent des règles de vie de classe très sévères.
Le cas de l’éducation des filles
Alors que les garçons – issus pour la plupart des élites – sont scolarisés dans les collèges, les filles
restent dans la cellule familiale où elles peuvent être quelquefois alphabétisées grâce à l'intervention et
l'implication de leur mère.
Bien qu'analphabètes et n'ayant suivi aucune scolarité, les jeunes filles issues des milieux pauvres ou
modestes, ruraux ou urbains, possèdent, elles aussi, des connaissances approfondies sur les différentes
espèces florales et connaissent, mieux qu'aucune enseignante, les noms, les espèces, les effets, les
modes de culture. Ce sont les mères paysannes qui transmettent ces savoirs et savoir-faire à leurs filles,
parfois chargées de l’intendance des domaines ruraux qu’elles exercent avec un vrai sens des affaires,
pour une bonne gestion des biens, car ces activités ne sont pas l'apanage de la seule élite intellectuelle
bourgeoise ; un certain nombre de paysannes savent très bien gérer leurs avoirs si modestes soient-ils,
sans même compter à la manière de l'école. À ces compétences pratiques nées de l'observation et du
bon sens « terrien » s'adjoignent des richesses de culture populaire orale glanées lors des veillées
lorsque les mères et les grands-mères reprennent les contes du Moyen Âge transmis de génération en
génération. C’est par l’oralité que s’effectue cette transmission culturelle destinée en priorité aux
jeunes filles. La communauté villageoise constitue également une source d'apprentissages multiples et
variés pour la jeune paysanne évoluant entre sa famille, le voisinage et les habitants de la paroisse.
Cependant, cette culture ne bénéficie d'aucune reconnaissance culturelle ou sociale, bien au contraire,
elle se trouve officiellement disqualifiée pour n'apparaître que comme une culture grossière. À cette
culture orale féminine se rattachent quelquefois certains rudiments de lecture motivés par une
perspective religieuse : l’alphabétisation des filles, comme accès indispensable à la lecture des
Écritures, va devenir peu à peu donc une nécessité. Dans le but de se familiariser avec les Saintes
Écritures, les jeunes filles et les femmes apprennent à déchiffrer et à lire. Ainsi, c'est pour former aux
principes de la religion que s'ouvrent certaines écoles accueillant les jeunes campagnardes démunies.
L'éducation du couvent exige le retrait de la jeune fille de son milieu habituel : elle quitte sa famille et
le monde pour être enfermée loin de la société, source d’influences pernicieuses –c’est du moins ainsi
que sont présentées les choses. Comme l’éducation morale tient une place considérable dans les
programmes de formation, les jeunes filles confiées aux religieuses sont soumises à des règles sévères
rappelant les rythmes de la vie religieuse cloîtrée.

A idées nouvelles, pédagogies nouvelles

Alors que les premières décennies du XVIIIe siècle proposent une scolarité où les savoirs religieux
occupent une place prépondérante sous forme de catéchisme et de lectures extraites des Écritures, que
les établissements scolaires – écoles ou collèges – visent avant tout à apprendre aux enfants comment
vivre chrétiennement, les années qui suivent le deuxième quart du siècle ouvrent les voies à une
réflexion et à des priorités nouvelles.
L’enfant auquel songent les nouveaux pédagogues est davantage tourné vers le présent et le monde qui
l’environne. De même, les nouvelles méthodes d’enseignement sont placées sous l’héritage de Locke,
avec la prise en compte de l’éveil de la curiosité, et du « goût » du travail.
La connaissance est alors perçue comme une forme de libération (des préjugés, superstitions, etc.).
Instruire, éduquer n’impliquent donc plus exactement les mêmes démarches et n’obéissent pas aux
mêmes enjeux. Par ailleurs, une attention inhabituelle portée à l’enfance contribue également à faire
naître des questionnements nouveaux. Dès lors, le regard sur l'enfant qui grandit et que l’adulte a la
responsabilité d'éduquer se modifie insensiblement et engage à une plus grande reconnaissance de
l’élève par le maître.
On interroge de nombreux domaines, dont celui du cadre dans lequel instituer une relation
pédagogique (enseignement de masse ou massification de l’enseignement, enseignement avec un
précepteur…), de la mise en place d’une organisation collective et des conséquences que cela implique
(cf. Charles Rollin, Traité des études, 1728). On questionne les savoirs à transmettre, on s’intéresse
aux différents acteurs de la communauté éducative (professeur, élève, parents, chef d’établissement) et
à leurs relations, on remet en question le rapport entre le professeur et l’élève, on formalise la relation
éducative, on revient sur les moyens pédagogiques propres à cultiver l’efficacité de l’enseignement et
sur la pertinence des châtiments corporels en vigueur dans les collèges, par exemple…
La réflexion de Rousseau dans l’Emile (lire le cours consacré à Rousseau et les textes tirés de
l’Emile ci-après)
Rousseau va s’intéresser à la question de l’éducation domestique (au sein du foyer familial) prise en
charge par précepteur. Pour lui, une école publique n’est concevable que dans un contexte républicain
où des citoyens travaillent au bien commun. En 1762, Jean-Jacques Rousseau aborde ce sujet dès le
premier livre d’Émile ou de l’Éducation. Rousseau conçoit un système éducatif public qui façonne un
homme, non pas tel un être individualiste et isolé, mais telle la partie d'un tout communautaire. Il écrit
ainsi que « l'éducation nationale n'appartient qu'aux hommes libres ; il n'y a qu’eux qui aient une
existence commune et qui soient vraiment liés à la loi». Cette condition n’est pas remplie dans le
contexte politique où il rédige son texte. D’où le choix du préceptorat.
Rousseau ne cherche pas à démontrer l’importance d’une « bonne éducation », mais tente de définir
« l’art de former les hommes ». Il va ainsi repenser la relation éducative, à partir notamment de la
notion de « liberté bien réglée », qui concilierait intégration de la liberté et de la contrainte légale chez
un individu. Il essaie de déterminer quels facteurs sont propres pour construire l'indépendance de l’être
en devenir et, grâce à elle, sa ‘liberté bien réglée’.
Cette part de liberté s’installe par l’intermédiaire du rapport éducatif entretenu entre Émile et son
maître.
Le développement de ce principe de liberté débute dès la naissance, pour se poursuivre ensuite au
rythme de l'évolution naturelle de l’enfant qu’accompagne le gouverneur. Rousseau part du principe
que l'homme est porteur d’une « bonté naturelle ». Emile ou de l'Éducation prend alors la forme d'une
expérience philosophique dont l'objet consiste à confirmer cette hypothèse initiale.
Fondé sur « la mesure des facultés de l'homme à ses différents âges et sur le choix des occupations qui
conviennent à ses facultés », le rapport pédagogique prévoit des comportements, des attitudes adaptés
aux caractéristiques évolutives de l'enfant et réserve ainsi un espace privilégié à l'épanouissement de la
liberté naturelle.
Si le philosophe conseille d'accorder davantage de liberté de mouvement aux nourrissons, c'est pour
leur permettre d'exercer leurs membres à se mouvoir, ce qui constitue une pratique physique efficace
au bon développement musculaire. C'est l’acquisition de la force physique qui garantit le bon
développement humain et le bon développement musculaire représente alors l'un des préalables aux
apprentissages dispensés par l'éducation nommée inactive. Selon Rousseau, l'éducation recommandée,
éducation négative, est celle qui consiste précisément « à perfectionner les organes, instruments de nos
connaissances, avant de nous donner ces connaissances et qui prépare à l’exercice des sens ».

Cependant, si le citoyen de Genève révèle les avantages de la liberté naturelle propre à son modèle
éducatif, il met aussi le lecteur en garde contre la confusion possible entre «licence» et liberté.
La liberté éducative, loin de s'apparenter à une permissivité dévergondée et sans bornes, est construite,
cadrée selon des modalités maîtrisées par l’élève, grâce à l’entremise du maître et son incessante
vigilance.
Rousseau recommande aux éducateurs de «prépare[r] le règne de la liberté [de l'enfant] et l'usage de
ses forces, en laissant à son corps l'habitude naturelle, en le mettant en état d'être toujours maître de
lui-même, et de faire en toute chose sa volonté». Pour ce faire, il est nécessaire d’en passer par la
connaissance et l’appropriation de deux grandes règles de fonctionnement sans lesquelles aucune
liberté éducative n’est susceptible d'être instaurée.

La première règle défendue – celle que le maître cultive auprès de son élève – est le principe
nécessaire de la maîtrise de soi : sans cette maîtrise, la liberté court le risque de se transformer en
permissivité excessive et a tôt fait de convertir le gamin en capricieux « tyran ».

La deuxième règle a à voir avec la volonté. Comme « nous n’ignorons pas ce que notre nature nous
permet d’être » et qu’être libre signifie devenir qui nous sommes, le rôle du maître consiste à faire
comprendre que « le principe de toute action est dans la volonté d’un être libre ».

Maîtrise de soi et volonté sont les attitudes cultivées par le précepteur auprès de son élève pour
appliquer la liberté éducative. La conception de « la liberté bien réglée » réclame à l’enseignant de
tenir compte du développement psychologique de l'enfant et de le familiariser progressivement avec ce
qui peut l’effrayer. Pour amener l'apprenant à mesurer, dès son enfance, la liberté bien réglée
consentie, la réflexion pédagogique conseille aux instituteurs de restreindre leur domination et de
donner la possibilité aux enfants d'expérimenter par eux- mêmes certaines situations favorables à leur
instruction.

La relation éducative ménagée par son gouverneur place Émile au cœur de l’action en l’ayant pourvu
des compétences nécessaires à affronter la situation. Grâce à un «jugement» aiguisé, le disciple est
apte à apprécier les conditions dans lesquelles sa liberté personnelle ne suffit pas à son progrès et c'est
sans hésitation, « s'il a besoin de quelque assistance [qu’] il la demandera ». La liberté de l'élève ne
consiste plus seulement à jouir d'une souveraineté constructive, mais plutôt à être capable d'en mesurer
les limites tout en cherchant à repousser ces frontières. La liberté bien réglée se fonde donc sur la
«confiance en son semblable ».

Le gouverneur accompagne donc l’édification de la liberté individuelle du disciple en favorisant
l’exploration de ses ressources personnelles. Le gouverneur facilite l'accès à la connaissance de soi et
à celle du monde physique, puis fournit à son élève des moyens d'autonomie pour l'amener à cerner
l'univers concret afin de s'y inscrire. « S'étudier par ses rapports avec les choses » consiste, pour
l'enfant, à appréhender l'environnement naturel en inventoriant ses composantes et en assimilant ses
règles.

La pédagogie de Rousseau constitue « une pédagogie fonctionnelle » : cette éducation s’adapte « à


chaque âge de l’enfance » et où, surtout, elle respecte la progressivité « du développement des
fonctions » de l’éduqué, selon ses avancées dans le temps. Certes, cet aspect n’est pas complètement
inédit puisqu’il est déjà présent chez Montaigne ou Locke, mais, avec Rousseau, il fait l’objet d’un
traitement inhabituel et nouveau, parce que la théorie éducative est inscrite dans le processus d’un «
système plus large » permettant de « préparer Émile à remplir son devoir de citoyen », d’une part, et
de l’amener à « atteindr[e] aussi le bonheur », d’autre part.

La relation éducative selon Condillac ou l’idéal pédagogique des Lumières

C’est au cours de l’an 1757, alors qu’Étienne Bonnot de Condillac est âgé de quarante- deux ans, que
Louis XV décide de lui confier l’éducation de l’Infant Ferdinand, futur prince de Parme et fils de
« Madame Première », fille aînée du Roi.

Il s’agit de façonner un enfant hors du commun pour modeler un « Prince des Lumières », un
monarque éclairé, de créer le représentant princier de toute une génération porteuse de principes
éclairés.

L’éducation préconisée par Condillac ne se préoccupe pas de la petite enfance. Selon la pensée
condillacienne, ce ne serait qu’à partir de l’âge de sept ans que l’enfant changerait de statut pour
devenir élève.

Condillac rejette toute forme pédagogique autoritariste, car selon lui, le précepteur escorte et oriente
l’apprenant sur le chemin de l’éducation dans une association équitable où la contrainte et la force
magistrales ne trouvent point de place. Condillac organise alors une forme de discussion pédagogique
entre maître et élève au cours de laquelle le gouverneur lui fait « remarquer les occasions où il a bien
conduit ses facultés, celles où il les a mal conduites, et lui [fait] apprendre, par sa propre expérience, à
les conduire toujours mieux ». Dans ce dialogue où sont verbalisées les démarches cognitives (la façon
dont il traite l'information externe (les évènements) et interne (ses pensées et sentiments) de l’élève par
l’élève, le professeur invite le disciple à un examen intérieur, visant à apprécier et caractériser les
procédures éducatives efficaces à son avancée. Cette causerie est lancée à l’initiative du maître, mais
cette technique constitue le moyen par lequel l’apprenant doit gagner progressivement en autonomie,
pour, par la suite, être personnellement apte à conduire seul cette même réflexion.

Dans la relation éducative théorisée par Condillac, le maître se met « à la portée de l’enfant et procède
par étapes, dans le respect [...] [des] rythmes de l’enfant ». Pour cela, il provoque des discussions
concertées dans lesquelles l’élève s’exprime et verbalise les questions d’enseignement traitées avec
son maître, c’est lui « qui doit s’adapter à l’élève, et non l’inverse ». Par cette progressivité adaptée à
la cadence d’apprentissage du disciple, Condillac accorde la priorité à la réflexion sur la mémoire. Le
but est d’apprendre à penser . Cet objectif théorique est rendu possible grâce à l’abandon du principe
de l’autorité (l’élève soumis au maître) à la faveur du concept de coopération.

La relation éducative de la théorie condillacienne s’applique donc à valoriser idéalement les


compétences réflexives (retour sur lui-même, sur les connaissances acquises, sur les méthodes utilisées
pour y parvenir) de l’enfant en évitant « l’automatisme et la stagnation » (pas d’apprentissage par
coeur, sans compréhension et reformulation). Par l’instauration de méthodes pédagogiques actives
grâce auxquelles l’apprenant devient quelquefois précepteur, Condillac « avantage le jeu jusqu’à
l’inversion des rôles puisque parfois le prince lui donnera des leçons.
En reconnaissant la personne de l’élève comme une entité propre, apte à penser et à raisonner, en
s’adaptant à lui et en lui donnant matière à réflexion sur les différents thèmes qui l’intéressent, le
maître veut entretenir une relation paisible et bienveillante avec l’apprenant.

Rousseau et Condillac proposent une relation éducative propice à l'ouverture, à l'extériorisation de soi
dans le respect de l'individu et de son authenticité.

Tant pour Rousseau que pour Condillac, le monde de l'enfance présente des caractéristiques qui lui
sont propres, différentes de celles des hommes faits et avec lesquelles le gouverneur/précepteur a
mission de composer et programmer son éducation. Cette reconnaissance idéologique de l'enfant,
comme un être à part entière, avec des attributs distinctifs, entraîne certaines incidences sur la relation
éducative tissée entre disciple et précepteur. Tandis que « dans la tradition philosophique (aussi bien
cartésienne que chrétienne), l'enfant était situé du côté de l'erreur, incapable d'accéder aux vérités
éternelles, il subit une reconsidération et désormais est conçu comme une figure de l’origine : il
devient ainsi au siècle des Lumières un objet d'expérience en tant qu’il doit permettre d'accéder à un
savoir nouveau et bénéfique pour les progrès et le bonheur du genre humain.


Jean-Jacques Rousseau ( 1712 - 1778 )

- un écrivain et philosophe genevois


- un des philosophes du Siècle des Lumières qui a collaboré à la rédaction de l’Encyclopédie
avec Diderot.
- célèbre pour ses travaux sur l’homme, la société ainsi que sur l’éducation.
- auteur de la 1ère autobiographie moderne, Les Confessions

Jean-Jacques Rousseau naît en 1712 à Genève. Il perd sa mère à sa naissance et il vit avec son
père, artisan, qui ne peut s’en occuper. Il reçoit une éducation à travers ses lectures personnelles
(histoires anciennes et romans). Il part ensuite chez le pasteur Lambercier entre 1722-1724,
période qu’il envisage comme « paradis de l’enfance ». Il entre en apprentissage comme graveur,
mais, étant maltraité, il s’enfuit et se convertit au catholicisme pour survivre. Il se réfugie en
France, chez Mme de Warens, à Annecy. Il est très proche de Diderot, il rédige des articles sur la
musique pour l’Encyclopédie avant de se brouiller avec les encyclopédistes. En 1761, il publie
La Nouvelle Héloïse, roman sentimental et épistolaire sur la vertu. En 1762, Rousseau publie Le
Contrat Social et L’Emile, essai sur l’éducation. Rousseau s’illustre en répondant à des sujets de
concours avec des textes comme Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes qui soutient une thèse opposée à Voltaire : pour lui, l’homme doit son malheur à la
civilisation, qui l’a corrompu. A la fin de sa vie, il s’exile en Angleterre. Ses derniers livres, Les
Confessions et Les Rêveries du Promeneur Solitaire où s’exprime une sensibilité préromantique,
marquent la naissance du genre autobiographique moderne.

Présentation de l’Emile et de la conception développée par Rousseau :

- Son traité d’éducation Émile ou de l’Education est publié en 1762 et jugé scandaleux à son
époque.
( Ses idées représentaient une menace pour l’église qui tenait un monopole en matière
d’éducation.)

Définition du genre de traité : = un ouvrage argumentatif à but pédagogique, un manuel


d'instructions

- Dans l’Émile, Jean-Jacques Rousseau expose sa vision de l'éducation d'un enfant.

Rousseau est novateur par la place qu’il accorde à l’enfance comme phase de formation, de
découverte et d’initiation sociale.
D'après lui, jusqu'à 12 ans, un enfant devrait être « protégé » de toute influence de la société
: la course à la réussite, l'hypocrisie, le vice... Émile évitera au maximum cette perversion en
habitant à la campagne, là où les mœurs sont les plus stables ; sa mission sera d'exercer sa
nature, c'est-à-dire être juste, et de fonder une famille avec Sophie. ( Rousseau n’a pas
achevé sa suite, le roman Émile et Sophie. )

- Les quatre premiers livres décrivent l’éducation idéale d’un jeune garçon fictif, Émile.
( Livre II – 2/12 ans : L'âge de la nature).
Rousseau, à partir d’une interrogation sur la valeur même de la culture, dans toute la
généralité de cette notion, remet en question le modèle éducatif. Il imagine sur le mode d’une
fiction théorique exposée dans l’Emile, une autre éducation, non plus culturelle mais
naturelle, dans laquelle former un homme, un homme vrai, consistera à empêcher qu’il ne
déforme sa nature.

Partant d’une réflexion sur l'histoire, Rousseau établit une corrélation quasi-mathématique
entre l'essor de la culture et la décadence de la moralité publique et privée.
Mais il a une autre objection, plus fondamentale encore, à adresser à la culture : elle
nous rend méchants et malheureux. Culture, malheur et méchanceté relèvent d'une seule et
même cause : l'insatisfaction, le désaccord avec soi que provoque l'équilibre rompu entre nos
désirs et nos pouvoirs. Nous sommes méchants parce que nous sommes malheureux ; et nous
sommes malheureux aussitôt que nous cessons de coïncider avec nous-mêmes, aussitôt que
nous désirons plus que nous ne pouvons nous donner : "plus l'homme est resté près de sa
condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et moins par
conséquent il est éloigné d'être heureux". "L'amour de soi", c'est-à-dire l'instinct vital, ne
recherche, en effet, que la satisfaction des besoins que la nature a mis en nous. Ne demandant
que ce que la nature demande, comment ne serait-il pas "bon et utile" – et facile à satisfaire ?
Mais "l'amour propre", qui n'est pas un rapport à soi mais un rapport à autrui, est
insatiable : ce qu'il désire n'est pas un objet, c'est une différence, ce qui distingue des
autres. C'est pourquoi, toujours en quête de l'innovation qui distingue, l’amour propre est, de
façon ambivalente, l'élément moteur de la culture et de la civilisation : "c'est à cette fureur de
se distinguer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes, que nous devons ce qu'il y
a de meilleur et de pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos erreurs,
nos conquérants et nos philosophes, c'est-à-dire une multitude de mauvaises choses sur un
petit nombre de bonnes ».

Bien loin que l'homme de culture, donc, représente la forme la plus achevée de l'humanité,
n’en serait-il pas plutôt la forme la plus dénaturée, la plus pervertie ?

Les artifices de la culture font donc naître, à l’infini, des besoins et des désirs artificiels, et la
possibilité de la satisfaction s'éloigne d'autant. Pour Rousseau, l'homme a naturellement
vocation au bonheur, et la culture l’en a éloigné, l’en éloigne. Mais n’est-ce pas la nature elle-
même, en effet, qui a mis en nous les aptitudes à la culture par lesquelles nous faisons notre
malheur ?

Pour Kant (voir cours sur Kant), il ne va pas de soi que la fin de la nature en ce qui nous
concerne soit le bonheur. La finalité de la nature à notre égard n’est-elle pas de nous libérer de
la nature, de nous mettre en position de ne devoir qu'à nous-mêmes ce que nous ferons de
nous-même ? Auquel cas, la vocation propre de la culture serait d’engendrer une histoire qui
nous éloigne de notre animalité ; de nous préparer à vivre selon d'autres lois que celles de la
nature : celles de la liberté, réglée par l'exigence d'universalité (des lois, des principes valables
pour tous) ; bref, en nous obligeant à la liberté, la culture est ce qui ouvrirait donc l’homme à
un destin proprement humain.

Rousseau part du postulat que c'est parce que l’homme est sorti de la nature que se pose la
question de savoir comment l'éduquer dans un état donné de la culture. L'Emile va dire
comment faire l'homme vrai dans le monde tel qu'il est, comment éduquer un homme au plus
près de sa nature dans le monde culturel de l'artifice et de la convention. A cet effet, Rousseau
invente une fiction, une expérience intellectuelle : celle de la formation d’un homme, de sa
naissance à l’âge adulte, en dehors de tout contexte social non contrôlé par son précepteur (ou
gouverneur). Le texte pose la question : comment former un homme sans le déformer ?
Rousseau veut une éducation par et pour le bonheur alors que pour Kant la volonté de
bonheur est ce qui fait obstacle à la moralité. Pour Kant (voir texte ci-après), l'éducation
sera contrainte et travail ; pour le second, désir et plaisir. L'un veut l'autonomie de la volonté,
l'autre, l'authenticité de la liberté. Pour Kant, nous parvenons à la liberté en nous arrachant à
nos inclinations naturelles ; pour Rousseau, en faisant obstacle à ce qui aliène notre nature.
Qu'il s'agisse de contrer notre nature (Kant) ou de contrer ce qui dénature notre nature
(Rousseau), l'éducation est toujours face à une tâche.

Le lecteur de l'Emile ne peut manquer de remarquer que la formation prétendument ludique


de cet élève imaginaire est terriblement directive et prescriptive. Comme le répète Rousseau
tout au long du livre II, s’il entend affranchir l'enfant des conventions de la culture, ce n'est
pas pour le livrer à son caprice, mais pour le soumettre à une discipline inflexible, celle du
"joug de la nécessité", c'est-à-dire celle des lois de la nature – y compris de la nature sociale.
Certes, il y a bien dans la pédagogie rousseauiste un élément ludique, si l'on entend
par là qu'elle cherche à éviter l'ennui et qu'elle prend acte du goût naturel de l'enfant pour le
jeu. Mais elle ne se propose pas pour autant de le maintenir dans une vie ludique, dans un état
puéril dont il aspire à sortir, puisque l'enfant est par définition changement. Tout ce
qu'Emile va apprendre est moins placé sous le signe du jeu que sous celui de l'utilité puisque
le but est de restaurer un équilibre entre le développement naturel de ses besoins et sa
capacité de les satisfaire.

 Si l'imagination du maître (du gouverneur) peut faire preuve d'audace pour inventer
des situations, ou des truquages pédagogiques, qui stimulent les facultés de son disciple, elle
est strictement orientée par la nécessité : il doit faire découvrir à son élève les éléments de
savoir qui sont nécessaires à chaque moment au rééquilibrage de ses désirs et de ses facultés –
et cela seulement. C'est pourquoi la "méthode négative" est la clef de l'éducation
rousseauiste : elle consiste avant tout, en maintenant l'enfant "dans la seule dépendance des
choses", à fermer le monde de l'élève aux idées et aux valeurs qui ne procèdent pas de ses
facultés et de ses forces propres.

L’éducation naturelle selon Rousseau :

Pour Rousseau, il y a en trois éducations : celle qui vient de la nature (« le développement
interne de nos facultés et de nos organes »), celle qui vient des hommes et celle qui vient
des choses (« l’acquis de notre propre expérience sur les objets »). Seul est bien éduqué celui
chez qui ces trois éducations convergent. Mais ces trois éducations n’ont pas le même statut :
l’éducation qui vient de la nature ne dépend pas de nous, celle qui vient des choses n’en
dépend que partiellement, et il n’y a que celle des hommes qui soit pleinement en notre
pouvoir et que nous puissions par conséquent organiser nous-mêmes. Or, Rousseau constate
que c’est par cette éducation que l’homme dégénère, parce que celle-ci, faite par et pour la
société, le pervertit, le déprave, altère ses penchants naturels. En effet, au lieu d’élever
l’individu « pour lui-même » on l’élève « pour les autres ».
Dans l’Émile, l’éducation est en même temps naturelle par sa « méthode » puisqu’elle
s’inspire des règles de la nature et des réactions de l’instinct qui sont aussi une espèce de
technique.
La nature est présente et agissante en l'élève en tant que c'est elle qui préside à sa croissance
et qui détermine l'ordre d'apparition de ses besoins. C'est en ce sens que l'éducation d'Emile
peut être dite naturelle. La nature est donc avant toute chose un principe d'ordre et une
norme dont l'homme n'est pas l'auteur. Le contraire de la nature, ce n'est pas l'artifice
en tant que tel (le gouverneur fera abondamment usage d’artifices pour instruire son
disciple), c'est la dénature – ce que produit l'homme lorsqu'il se soustrait à  l'ordre
normatif de la nature, car alors : "il bouleverse tout, il défigure tout ».
L'ordre de la nature sur lequel le précepteur doit avoir les yeux fixés n'est pas celui
d'une structure, c'est celui, essentiellement temporel, d'une succession d'étapes dans un
processus du développement de la vie. C’est ainsi que le maître doit adapter son
enseignement en fonction des étapes du développement de l’enfant.
Chez Rousseau, l’action de l’élève est au cœur de l’apprentissage et se substitue à
l’enseignement verbal qui n’a plus qu’un rôle de complément nécessaire : « Il faut parler tant
qu’on peut par les actions, et ne dire que ce qu’on ne saurait faire. ». Rousseau remplace la
leçon qui est un acte de transmission, c’est-à-dire une transposition (un changement de
place), par l’expérience qui est contact direct (sans intermédiaire) avec le réel. Il veut
que l’élève se confronte à la réalité et se mesure aux choses. Aux choses et non aux
autres.

Le livre I de l’Emile traite de l'infans, de l'enfant qui ne parle pas encore. Les
moindres gestes de la nourrice sont déjà strictement orientés vers la fin visée : empêcher que
la nature ne soit contrariée ; empêcher que le bambin ne découvre qu'il peut commander par
des signes (des pleurs capricieux, par exemple). Aussitôt, en effet, il s'écarterait de la liberté
voulue au terme de son éducation et qui consisterait à pouvoir ce qu'il veut sous la condition
de ne vouloir que ce qu'il peut. En asservissant sa nourrice à ses désirs, il exercerait une
fausse puissance : d'une part, il s'enfermerait dans sa faiblesse, d'autre part, il se placerait dans
la dépendance d'autrui. Enfin, et toujours dans le souci de "préparer de loin le règne de sa
liberté", la nourrice veillera, sous l'autorité du gouverneur, à ce que l'enfant ne contracte
qu'une habitude : celle de n'en contracter aucune, afin de conserver toute sa liberté (formule
paradoxale).

Le livre II traite du puer, de l'enfant depuis le moment où il parle jusqu'à l'âge de


douze ans environ. C'est le moment de l'"éducation négative" proprement dite. Rousseau n'en
méconnaît pas le caractère déconcertant, voire paradoxal. Aussi prend-il les devants en
annonçant qu'il : "aime mieux être un homme à paradoxes qu'un homme à préjugés". "Prenez
toujours le contre-pied de l'usage, insiste-t-il, et vous ferez presque toujours bien". Quel est
l'usage ? D'enseigner, justement, le plus grand nombre de choses le plus rapidement possible.
Rousseau objecte qu'en matière d'éducation il faut, tout au contraire, savoir perdre du temps.
De quel nature peut être cet enseignement hâtif, en effet, sinon verbal ? L'enfant n'y apprend
pas à connaître le monde qui l'entoure en l'explorant méthodiquement sous la direction du
maître, il apprend à reproduire des signes humains. La chose est d'autant plus grave que ces
signes sont porteurs de pensées, donc de préjugés. Rien de ce que l'enfant acquiert ainsi
n'augmente sa puissance propre et déjà sa nature se déforme : géographie, histoire, langues…
autant de faux savoirs qui ne portent que sur des mots. D'où l'exemple célèbre des fables de
La Fontaine. Rousseau a beau jeu de montrer que jamais enfant de sept ou huit ans n'y a
compris un mot – si ce n'est le contraire, souvent, de ce qu'on désirait lui faire entendre (357).
"La lecture est le fléau de l'enfance", conclut-il (Ib.).

Pourtant, Emile n'est pas destiné à vivre en sauvage. Comment se préparera-t-il à vivre en
société si l'on écarte de lui, comme suspect, et à chaque instant, ce qui vient des hommes ?
Les humanités, proscrites pour le jeune l'enfant, retrouveront (partiellement) leur place quand
son développement naturel – la pulsion amoureuse de l'adolescence – le portera à rechercher
autrui. Les fables, mais aussi l'histoire, à condition que le choix des lectures soit judicieux,
introduiront alors l'élève, grâce à la stylisation des caractères et des situations, dans le monde
humain – dans la société réelle.

Alors qu'aux livres I et II, le gouverneur s'emploie à écarter tout écran humain qui sépare
Emile des choses mêmes, au livre IV, le monde social, qui est pourtant un monde lui aussi,
avec ses lois, est jugé trop brouillé, trop dangereux surtout, pour être rencontré sans être
préalablement filtré par l'expérience d'autrui. Le livre, mauvais, tant qu'il séparait l'enfant des
choses, crée la bonne distance entre l'adolescent et le monde des hommes.
Il faudra donner à Emile, par les moyens d'une culture littéraire sélective, des outils pour
reconnaître le naturel sous l'artifice et pour juger, sans se laisser abuser par les apparences, les
faux bonheurs des hommes dénaturés.
Le corps d'Emile, ses sentiments, ses désirs, se développent selon un rythme qui est fixé par la
nature et auquel le gouverneur doit scrupuleusement se soumettre. La nature ne définit pas
directement les besoins "culturels" d’Emile, elle n'éduque pas : elle fixe le tempo de
l’éducation.

Rousseau part de l'homme naturel. Il convient que nos premières connaissances nous viennent
par les sens mais précise qu’une sensation qui n'est pas accompagnée de jugement n'est pas
une connaissance. Aux livres I et II, Emile apprendra donc à voir, entendre, goûter, sentir,
etc. : "sa première étude, écrit Rousseau, [sera] une sorte de physique expérimentale" visant à
former sa "raison sensitive". Il suffira au maître d'empêcher que l'ordre imposé par la nature
soit perturbé par une intervention humaine inopportune pour qu'Emile se trouve contraint
d'apprendre ce qu'il doit savoir. Le gouverneur veillera donc, par exemple, à ce que ne soient
pas mis à sa disposition des instruments artificiels qui le dispenseraient de faire usage des
instruments naturels dont il dispose.

Reste un problème majeur : comment Emile pourra-t-il rejoindre réellement l’humain en le


tenant toujours à distance ? La solution proposée par Rousseau, dans le dernier livre de
l’ouvrage, comporte plusieurs volets (dont l’éducation civique et les voyages, notamment)
mais l’élément clef en est la médiation de la femme.
Pour Rousseau, alors que l’homme à l’état de nature n’est pas sociable, qu’il est centré sur lui-
même, la femme est naturellement dépendante et excentrée. C’est son désir, son désir sexuel
illimité, son besoin de l’homme, qui va donc introduire celui-ci dans le tissu social. Par
exemple, elle est le trait d’union entre le géniteur et ses enfants : elle fait du mâle un père de
famille et, croisant alliance et filiation, elle les inscrit les uns et les autres dans un système de
parenté qui est déjà toute la société. Puisque la femme « est faite pour plaire à l’homme »,
comme l’affirme Rousseau, elle doit donc recevoir, à la différence d’Emile, une éducation
pour autrui et non pas une éducation pour elle-même. Cette éducation est presque opposée
terme à terme à celle d’Emile car « l’opinion » d’autrui, « la réputation », y occupent une
place déterminante. Paraître et être, soigneusement distingués dans tout le processus éducatif
d’Emile, y sont placés sur un seul et même plan. L’être de la femme est dans son paraître.
Ainsi la fin de l’Emile tend à opposer ainsi l’homme tel qu’il doit être, et tel qu’il a été obtenu
par le long détour de l’éducation négative, à la femme telle qu’elle est, dans un propos peu
convaincant.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation – 1762 - Morceaux choisis
Livre second
Le second livre de l’Emile est consacré à la période de l’enfance (5/12 ans selon Rousseau) : pour
Rousseau, cet âge doit moins être celui des livres que celui où s’étendent et se multiplient les relations
d’Émile avec le monde, de façon à développer les sens, et à habituer l’enfant à procéder, à partir des
données sensibles, à des déductions.

Rousseau pédagogue

La lecture est le fléau de l'enfance, et presque la seule occupation qu'on lui sait
donner. À peine à douze ans Émile (1) saura-t-il ce que c'est qu'un livre. Mais il faut bien au
moins, dira-t-on, qu'il sache lire. J'en conviens : il faut qu'il sache lire quand la lecture lui est
utile ; jusqu'alors elle n'est bonne qu'à l'ennuyer.
Si l'on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien
apprendre dont ils ne sentent l'avantage actuel et présent, soit d'agrément, soit d'utilité ;
autrement quel motif les porterait à l'apprendre ? L'art de parler aux absents et de les
entendre, l'art de leur communiquer au loin nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un
art dont l'utilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel prodige cet art si utile et si
agréable est-il devenu un tourment pour l'enfance ? Parce qu'on la contraint de s'y appliquer
malgré elle, et qu'on le met à des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n'est
pas fort curieux de perfectionner l'instrument avec lequel on le tourmente ; mais faites que
cet instrument serve à ses plaisirs, et bientôt il s'y appliquera malgré vous.
On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire ;
on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un atelier
d'imprimerie. Locke (2) veut qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention
bien trouvée ? Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tout cela, et celui qu'on oublie toujours,
est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés,
toute méthode lui sera bonne.
L'intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin. Émile reçoit
quelquefois de son père, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des billets d'invitation
pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur l'eau, pour voir quelque fête
publique. Ces billets sont courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver quelqu'un qui les lui
lise ; ce quelqu'un, ou ne se trouve pas toujours à point nommé, ou rend à l'enfant le peu de
complaisance que l'enfant eut pour lui la veille. Ainsi l'occasion, le moment se passe. On lui
dit enfin le billet, mais il n'est plus temps. Ah ! si l'on eût su lire soi-même ! On en reçoit
d'autres : ils sont si courts ! Le sujet en est si intéressant ! on voudrait essayer de les
déchiffrer ; on trouve tantôt de l'aide et tantôt des refus. On s'évertue, on déchiffre enfin la
moitié d'un billet : il s'agit d'aller demain manger de la crème... on ne sait où ni avec qui...
Combien on fait d'effort pour lire le reste ! Je ne crois pas qu'Émile ait besoin du bureau.
Parlerai-je à présent de l'écriture ? Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries dans un
traité de l'éducation.
J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime : c'est que, d'ordinaire, on
obtient très sûrement et très vite ce qu'on n'est pas pressé d'obtenir. Je suis presque sûr
qu'Émile saura parfaitement lire et écrire avant l'âge de dix ans, précisément parce qu'il
m'importe fort peu qu'il le sache avant quinze ; mais j'aimerais mieux qu'il ne sût jamais lire
que d'acheter cette science au prix de tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui servira la
lecture quand on l'en aura rebuté pour jamais ?
Plus j'insiste sur ma méthode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si
votre élève n'apprend rien de vous, il apprendra des autres. Si vous ne prévenez l'erreur par
la vérité, il apprendra des mensonges ; les préjugés que vous craignez de lui donner, il les
recevra de tout ce qui l'environne, ils entreront par tous ses sens ; ou ils corrompront sa
raison, même avant qu'elle soit formée, ou son esprit, engourdi par une longue inaction,
s'absorbera dans la matière. L'inhabitude de penser dans l'enfance en ôte la faculté durant le
reste de la vie.
Il me semble que je pourrais aisément répondre à cela.

Rousseau, Émile ou de l'Education - livre II (1762).


___________________________________

1. C'est le prénom que donne Rousseau, dans son traité sur l'éducation, à un élève imaginaire.
2. Philosophe anglais du début du XVIIIe s., auteur d'un traité sur l’éducation.
Sur « Jean-Jacques Rousseau pédagogue »

Questions : Quelle est l'idée essentielle de Rousseau en matière de pédagogie ?


Comment rend-il son argumentation efficace ?

L'auteur : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l'un des "philosophes" les plus
connus du XVIIIe siècle. Il affirme sa préférence pour "l'état de nature", affirme que la
civilisation corrompt l'homme. Ses œuvres les plus marquantes sont le Contrat social,
l'Émile, et les Confessions.
Le texte : c'est un extrait de l'Émile, ou de l'Education consacré à l'apprentissage de
la lecture.

I. Les principes de Rousseau :

Ce qu'il faut éviter, ce qu'il faut exploiter…

Les méthodes pédagogiques que Rousseau expose dans L'Emile écartent


systématiquement le principe d'autorité.
Le deuxième paragraphe d'un extrait de ce traité sur l'éducation explique que le désir
d'apprendre doit se fonder non sur "l'obéissance", mais sur "l'avantage actuel et
présent", c'est-à-dire sur l'intérêt que manifeste spontanément l'enfant pour ce qui peut
servir "à ses plaisirs".
On voit par là que Rousseau n'a pas une vision angélique de l'enfance ; il ne la croit
pas capable de sacrifices désintéressés, ou d'efforts dont le but, trop lointain, lui serait
incompréhensible.
L'enfant doit immédiatement être invité à l'application "pratique" de la lecture dans
sa vie quotidienne comme l'indique, plus loin, la méthode des "billets".

II. La présentation laudative des idées de Rousseau.

"il faut qu'il sache lire quand la lecture lui est utile ; jusqu'alors elle n'est bonne qu'à
l'ennuyer."
➔ Ton péremptoire, variante de l'argument d'autorité : Rousseau est sûr de lui,
et impressionne le lecteur par son assurance.

"L'art de parler aux absents et de les entendre,


l'art de leur communiquer au loin
nos sentiments, nos volontés, nos désirs,
est un art dont l'utilité peut être rendue sensible à tous les âges."
➔ L'emploi des périphrases.
Il serait possible d'accuser Rousseau d'être de mauvaise foi ! Toutes ces périphrases,
en effet, sauf une ("l'art […] de les entendre] désignent en fait l'écriture, et non la lecture.
"Communiquer au loin nos sentiments, nos volontés, nos désirs" est sans doute
particulièrement séduisant pour un enfant, qui peut voir dans l'écriture un moyen presque
magique de transmettre sa parole "au loin". En outre, l'accumulation des termes réserve
deux mots "volontés", "désirs" à un rêve bien séduisant : se faire obéir !

"Plus j'insiste sur ma méthode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si
votre élève n'apprend rien de vous, il apprendra des autres. Si vous ne prévenez
l'erreur par la vérité, il apprendra des mensonges ; les préjugés que vous craignez de
lui donner, il les recevra de tout ce qui l'environne, ils entreront par tous ses sens ; ou ils
corrompront sa raison, même avant qu'elle soit formée, ou son esprit, engourdi par une
longue inaction, s'absorbera dans la matière. L'inhabitude de penser dans l'enfance en ôte la
faculté durant le reste de la vie.
Il me semble que je pourrais aisément répondre à cela."
➔ Le dialogue fictif envisage les objections les plus sérieuses et permet de les
contrer (fonctionne comme une « occupation », figure par laquelle on prévient par
avance les objections d’un adversaire). "Si votre élève…" est une phrase que pourrait
adresser à Rousseau un adversaire de sa méthode. L'auteur se présente ainsi au lecteur
comme un intellectuel parfaitement honnête, qui a réfléchi aux arguments qu'on pourrait lui
opposer, et qui est capable de les écarter, d'ailleurs "aisément".

III. L'art de la polémique.

La présentation négative des méthodes traditionnelles.


Si (= Puisque) l'on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s'ensuit
qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l'avantage actuel et présent, soit
d'agrément, soit d'utilité ; autrement quel motif les porterait à l'apprendre ?
➔ Hypothèse de départ considérée comme juste ➔ conséquence ➔ question
oratoire (Réponse : aucun…).
La question oratoire fait naître dans l'esprit du lecteur la réponse souhaitée par
l'auteur. C'est un moyen efficace de persuasion.

mais j'aimerais mieux qu'il ne sût jamais lire que d'acheter cette science au prix de
tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui servira la lecture quand on l'en aura rebuté
pour jamais ?
➔ Du paradoxe à la question oratoire.

"On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à
lire ; on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un atelier
d'imprimerie. Locke ( Philosophe anglais du début du XVIIIe s., auteur d'un traité sur
l’éducation et de l’Essai sur l’entendement humain.) veut qu'il apprenne à lire avec des dés.
Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié !"
_________________

Rousseau déconsidère les pédagogues dont il ne partage pas les idées.


a) Les pédagogues :
"On se fait une grande affaire de chercher"
"on invente"

On : pronom indéfini, masse anonyme.


Critique implicite : "On se fait une grande affaire". ! Erreur d'appréciation. Voix
pronominale. En réalité, c'est tout simple.
Le présent : "on invente"… Description d'un phénomène curieux, toujours en cours –
qui ne parvient donc pas à une solution.

Locke veut qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien
trouvée ? Quelle pitié !"
Question oratoire teintée d'ironie + Exclamation méprisante.
! Les pensées de Rousseau s'imposent à l'esprit du lecteur. Antithèse entre la
célébrité du philosophe et l'absurdité de son "invention".

b) Les méthodes :
"des bureaux, des cartes"
Pluriel : ces méthodes sont nombreuses – car aucune n'est efficace.
Allure contradictoire : le travail (bureaux) / le jeu (cartes – sans doute des cartes à
jouer). Dans les deux cas, c'est l'adulte qui impose à l'enfant une activité. Les "dés" de Locke
appartiennent aussi au monde du jeu – manifestement, Rousseau ne croit pas que l'on
puisse donner une dimension ludique à la pédagogie.
Habileté de la présentation : aucun détail concret n'est donné sur les méthodes, qui
apparaissent ainsi dépourvues de tout sens, de toute utilité : il ne s'agit plus que
d'inventions fantaisistes.
"on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie".
Antithèse entre deux univers :
le repos, l'intimité de l'enfant ≠ le travail des adultes.

"Je ne crois pas qu'Émile ait besoin du bureau".


➔ Litote : Je ne crois pas, à l'allure faussement modeste, équivaut à une affirmation
renforcée.
IV. La mise en scène, destinée à persuader…
(Convaincre : par le raisonnement ; persuader : par l'émotion, la suggestion…)

La lecture dans la vie de l'enfant.


Ce passage concret tient, dans l'argumentation de Rousseau, le rôle-clef
d'illustration de sa thèse. La méthode des "billets d'invitation" consiste à introduire la
lecture dans la vie quotidienne elle-même de l'enfant.
Elle est on ne peut plus "naturelle" puisqu'elle fait appel à ce qu'il est convenu
d'appeler, dans un langage actuel, ses "centres d'intérêt" : gourmandise, attrait des
divertissements.

Émile reçoit quelquefois de son père, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des
billets d'invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur l'eau, pour voir
quelque fête publique.
➔ Rôle des énumérations ? (accumulation, juxtaposition).

"On s'évertue, on déchiffre enfin la moitié d'un billet : il s'agit d'aller demain manger
de la crème... on ne sait où ni avec qui... Combien on fait d'effort pour lire le reste !"

➔ Rôle actualisant du présent, qui décrit une scène exemplaire semblant se


dérouler sous les yeux du lecteur.
➔ + Valeur généralisante du pronom indéfini "on".

"Ces billets sont courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver quelqu'un qui les lui
lise ; ce quelqu'un, ou ne se trouve pas toujours à point nommé, ou rend à l'enfant le
peu de complaisance que l'enfant eut pour lui la veille.
Rousseau rend cette "illustration pratique" particulièrement vivante. Une
succession de phrases très courtes suggère une véritable "mise en scène".

"Ah! si l'on eût su lire soi-même !"


Rousseau écrit ensuite des phrases encore plus courtes ordonnées autour
d'une supposition: "Ah! si l'on eût su lire soi-même !"; l'interjection, les points
d'exclamation, le subjonctif plus-que-parfait marquant l'irréel du passé, c'est-à-dire,
ici, un regret très vif, arrivent à rendre l'impatience d'apprendre à lire que Rousseau
veut susciter chez son élève.
➔ Utilisation du style indirect libre pour restituer les émotions.
Les fables

« On fait apprendre les Fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les
entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si
disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, direz-
vous, des paradoxes. Soit ; mais voyons si ce sont des vérités.
Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que quelque effort qu'on
fasse pour les rendre simples, l'instruction qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne
peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus
difficiles à concevoir, en sorte qu'on achète l'agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette
multitude de fables qui n'ont rien d'intelligible ni d'utile pour les enfants, et qu'on leur fait
indiscrètement apprendre avec les autres, parce qu'elles s'y trouvent mêlées, bornons-nous à celles que
l'auteur semble avoir faites spécialement pour eux.
Je ne connais dans tout le recueil de la Fontaine que cinq ou six fables où brille éminemment la
naïveté puérile ; de ces cinq ou six je prends pour exemple la première de toutes, parce que c'est celle
dont la morale est le plus de tout âge, celle que les enfants saisissent le mieux, celle qu'ils apprennent
avec le plus de plaisir, enfin celle que pour cela même l'auteur a mise par préférence à la tête de son
livre. En lui supposant réellement l'objet d'être entendue des enfants, de leur plaire et de les instruire,
cette fable est assurément son chef-d'œuvre : qu'on me permette donc de la suivre et de l'examiner en
peu de mots.

Le corbeau et le renard

Fable

Maître corbeau, sur un arbre perché,
Maître ! que signifie ce mot en lui-même ? que signifie-t-il au-devant d'un nom propre ? quel sens a-t-
il dans cette occasion ?
Qu'est-ce qu'un corbeau ? Qu'est-ce qu'un arbre perché ? L'on ne dit pas sur un arbre perché, l'on dit
perché sur un arbre. Par conséquent, il faut parler des inversions de la poésie ; il faut dire ce que c'est
que prose et que vers.
Tenait dans son bec un fromage.
Quel fromage ? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande ? Si l'enfant n'a point vu de
corbeaux, que gagnez-vous à lui en parler ? S'il en a vu, comment concevra-t-il qu'ils tiennent un
fromage à leur bec ? Faisons toujours des images d'après nature.
Maître renard, par l'odeur alléché,
Encore un maître ! mais pour celui-ci c'est à bon titre : il est maître passé dans les tours de son métier.
Il faut dire ce que c'est qu'un renard, et distinguer son vrai naturel du caractère de convention qu'il a
dans les fables.
Alléché. Ce mot n'est pas usité. Il le faut expliquer ; il faut dire qu'on ne s'en sert plus qu'en vers.
L'enfant demandera pourquoi l'on parle autrement en vers qu'en prose. Que lui répondrez-vous ?
Alléché par l'odeur d'un fromage ! Ce fromage, tenu par un corbeau perché sur un arbre, devait avoir
beaucoup d'odeur pour être senti par le renard dans un taillis ou dans son terrier ! Est-ce ainsi que vous
exercez votre élève à cet esprit de critique judicieuse qui ne s'en laisse imposer qu'à bonnes enseignes,
et sait discerner la vérité du mensonge dans les narrations d'autrui ?
Lui tint à peu près ce langage :
Ce langage ! Les renards parlent donc ? ils parlent donc la même langue que les corbeaux ? Sage
précepteur, prends garde à toi ; pèse bien ta réponse avant de la faire ; elle importe plus que tu n'as
pensé.
Eh ! bonjour, monsieur du corbeau !
Monsieur ! titre que l'enfant voit tourner en dérision, même avant qu'il sache que c'est un titre
d'honneur. Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien d'autres affaires avant que d'avoir
expliqué ce du.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Cheville, redondance inutile. L'enfant, voyant répéter la même chose en d'autres termes, apprend à
parler lâchement. Si vous dites que cette redondance est un art de l'auteur, qu'elle entre dans le dessein
du renard qui veut paraître multiplier les éloges avec des paroles, cette excuse sera bonne pour moi,
mais non pas pour mon élève.
Sans mentir, si votre ramage
Sans mentir ! on ment donc quelquefois ? Où en sera l'enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit
sans mentir que parce qu'il ment ?
Se rapporte à votre plumage,
Se rapporte ! que signifie ce mot ? Apprenez à l'enfant à comparer des qualités aussi différentes que la
voix et le plumage ; vous verrez comme il vous entendra.
Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.
Le phénix ! Qu'est-ce qu'un phénix ? Nous voici tout à coup jetés dans la menteuse antiquité, presque
dans la mythologie.
Les hôtes de ces bois ! Quel discours figuré ! Le flatteur ennoblit son langage et lui donne plus de
dignité pour le rendre plus séduisant. Un enfant entendra-t-il cette finesse ? sait-il seulement, peut-il
savoir ce que c'est qu'un style noble et un style bas ?
A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,
Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour sentir cette expression proverbiale.
Et, pour montrer sa belle voix,
N'oubliez pas que, pour entendre ce vers et toute la fable, l'enfant doit savoir ce que c'est que la belle
voix du corbeau.
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Ce vers est admirable, l'harmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert ; j'entends
tomber le fromage à travers les branches : mais ces sortes de beautés sont perdues pour les enfants.
Le renard s'en saisit, et dit : Mon bon monsieur,
Voilà donc la bonté transformée en bêtise. Assurément on ne perd pas de temps pour instruire les
enfants.
Apprenez que tout flatteur
Maxime générale ; nous n'y sommes plus.
Vit aux dépens de celui qui l'écoute.
Jamais enfant de dix ans n'entendit ce vers-là.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Ceci s'entend, et la pensée est très bonne. Cependant il y aura encore bien peu d'enfants qui sachent
comparer une leçon à un fromage, et qui ne préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc leur faire
entendre que ce propos n'est qu'une raillerie. Que de finesse pour des enfants !
Le corbeau, honteux et confus,
Autre pléonasme ; mais celui-ci est inexcusable.
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Jura ! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à l'enfant ce que c'est qu'un serment ?

Voilà bien des détails, bien moins cependant qu'il n'en faudrait pour analyser toutes les idées de cette
fable, et les réduire aux idées simples et élémentaires dont chacune d'elles est composée. Mais qui est-
ce croit avoir besoin de cette analyse pour se faire entendre à la jeunesse ? Nul de nous n'est assez
philosophe pour savoir se mettre à la place d'un enfant.
Passons maintenant à la morale.

Je demande si c'est à des enfants de dix ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent et
mentent pour leur profit ? On pourrait tout au plus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui persiflent
les petits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage gâte tout ; on leur
apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un autre. C'est ici
mon second paradoxe, et ce n'est pas le moins important. Suivez les enfants apprenant leurs fables, et
vous verrez que, quand ils sont en état d'en faire l'application, ils en font presque toujours une
contraire à l'intention de l'auteur, et qu'au lieu de s'observer sur le défaut dont on les veut guérir ou
préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable
précédente, les enfants se moquent du corbeau, mais ils s'affectionnent tous au renard ; dans la fable
qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point du tout, c'est la fourmi qu'ils
choisiront. On n'aime point à s'humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c'est le choix de l'amour-
propre, c'est un choix très naturel. Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les
montres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait
plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus. Dans toutes les fables où le lion est un des
personnages, comme c'est d'ordinaire le plus brillant, l'enfant ne manque point de se faire lion ; et
quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s'emparer de tout.
Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c'est une autre affaire ; alors l'enfant n'est plus lion, il est
moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d'aiguillon ceux qu'il n'oserait attaquer de pied ferme.

Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend lui
donner, il en prend une de licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une petite fille
qu'on avait désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut peine à savoir la
cause de ses pleurs ; on la sut enfin. La pauvre enfant s'ennuyait d'être à la chaîne, elle se sentait le cou
pelé ; elle pleurait de n'être pas loup. Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour l'enfant
une leçon de la plus basse flatterie ; celle de la seconde, une leçon d'inhumanité ; celle de la troisième,
une leçon d'injustice ; celle de la quatrième, une leçon de satire ; celle de la cinquième, une leçon
d'indépendance. Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n'en est pas plus convenable
aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espérez-vous de vos
soins ? Mais peut-être, à cela près, toute cette morale qui me sert d'objection contre les fables fournit-
elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale en paroles et une en actions dans la société,
et ces deux morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse ;
l'autre est dans les fables de la Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les mères. Le même
auteur suffit à tout. Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec
choix, de vous aimer, de m'instruire dans vos fables ; car j'espère ne pas me tromper sur leur objet ;
mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que vous
m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que,
dans celles qu'il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la
dupe, il ne se formera pas sur le fripon. »

Questions :

1. A quel mouvement littéraire rattache-t-on Rousseau ?
2. Qu’est-ce que l’Emile ?
3. Quelle thèse défend-t-il dans cet extrait ? Quels sont ses arguments ?
4. Quel est le but de Rousseau dans ce texte ? Quels moyens stylistiques utilise-t-il pour y parvenir ?
5. Quel est le registre de ce texte ?
6. Dans sa Lettre à D’Alembert sur les spectacles, Rousseau développe la même idée au sujet des
comédies de Molière. Pensez-vous, comme Rousseau, que la comédie classique et les Fables soient
« des écoles de mauvaises moeurs » ?
La Morale et la Vertu

Connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un
enfant.
La nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes. Si nous voulons
pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui n’auront ni maturité ni saveur, et
ne tarderont pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants.
L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n’est moins
sensé que d’y vouloir substituer les nôtres ; et j’aimerais autant exiger qu’enfant eût cinq
pieds de haut, que du jugement à dix ans. En effet, à quoi lui servirait la raison à cet âge ? Elle
est le frein de la force, et l’enfant n’a pas besoin de ce frein.
En essayant de persuader à vos élèves le devoir de l’obéissance, vous joignez à cette
prétendue persuasion la force et les menaces, ou, qui pis est, la flatterie et les promesses. Ainsi
donc, amorcés par l’intérêt ou contraints par la force, ils font semblant d’être convaincus par
la raison. Ils voient très bien que l’obéissance leur est avantageuse, et la rébellion nuisible,
aussitôt que vous vous apercevez de l’une ou de l’autre. Mais comme vous n’exigez rien
d’eux qui ne leur soit désagréable, et qu’il est toujours pénible de faire les volontés d’autrui,
ils se cachent pour faire les leurs, persuadés qu’ils font bien si l’on ignore leur désobéissance,
mais prêts à convenir qu’ils font mal, s’ils sont découverts, de crainte d’un plus grand mal. La
raison du devoir n’étant pas de leur âge, il n’y a homme au monde qui vînt à bout de la leur
rendre vraiment sensible ; mais la crainte du châtiment, l’espoir du pardon, l’importunité,
l’embarras de répondre leur arrachent tous les aveux qu’on exige ; et l’on croit les avoir
convaincus, quand on ne les a qu’ennuyés ou intimidés.

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, 1762.

Question :

Peut-on apprendre aux jeunes enfants la morale et la vertu ?


Analyse du texte et de la position de Rousseau :

INTRODUCTION

Dans cet extrait de l’Émile, Rousseau s’interroge sur l’éducation morale de l’enfant : doit-on lui
apprendre la vertu ? A priori, on pourrait penser que l’enfant doit apprendre à raisonner par lui-même.
Mais en réalité, est-il possible de demander à un enfant de comprendre pour quelles raisons il faut ou il
ne faut pas agir d’une certaine façon ?
Rousseau analyse ici les effets pervers d’une éducation qui ne s’enracinerait pas dans une
compréhension profonde de la nature de l’enfant, et nous rappelle au respect de l’enfant.
Il développe sa démonstration en deux temps. Dans un premier temps, il s’agit de savoir ce qu’est un
enfant. N’est-ce qu’un homme en modèle réduit, un vase qu’il s’agirait de remplir ? L’origine de notre
erreur concernant l’éducation morale des enfants tient, dit Rousseau, à notre incapacité à tenir compte
de la spécificité de l’enfant. Dans un second temps, il expose les effets d’une telle confusion :
incapables de raisonner, les enfants sont dressés à la morale plus qu’ils ne sont élevés. Rousseau
envisage alors les incidences nocives d’un tel dressage.

1. QU’EST-CE QU’UN ENFANT ?

A. Les dangers de la prématuration

La question de la nature est ici essentielle, puisque Rousseau entend fonder une éducation naturelle,
par opposition à une éducation qui le pervertit en s’écartant de ce que la nature nous indique.
Dans un premier temps, Rousseau aborde la question de l’éducation morale en nous appelant à
reconsidérer notre rapport à l’enfance. La morale, dit-il, n’est pas « l’affaire d’un enfant » mais
l’affaire d’un homme, et penser que l’on peut apprendre à un enfant à distinguer le bien du mal, c’est
d’abord faire une erreur qui réside dans la confusion entre l’enfant et l’homme. Qu’est-ce qu’un
enfant ? Pour le savoir, il faut s’en référer à la nature et à son « ordre » : « la nature veut que les
enfants soient enfants avant que d’être hommes », écrit Rousseau.
Si les enfants ne sont pas des hommes, il ne faut pas les traiter comme tels. Rousseau développe ici
une comparaison entre un enfant que l’on aurait pris pour un homme et des « fruits précoces » :
comme le fruit trop vite mûri qui n’a pas eu le temps de développer ses qualités (il n’a ni « saveur » ni
« maturité »), les enfants que l’on traite comme des hommes n’auront jamais été vraiment des enfants
(ils sont de « jeunes docteurs »), et pour cela ne deviendront jamais vraiment des hommes (ils sont de
« vieux enfants »).

B. L’enfance est l’âge de la force

Mais comment sortir de cette confusion entre l’enfant et l’homme ? Pour cela, il est nécessaire de
définir l’enfance. L’enfance, dit Rousseau, doit être considérée en tant que telle, et non pas comme une
page blanche qu’il s’agirait de remplir. Elle a, dit-il, des « manières de voir, de penser, de sentir, qui lui
sont propres » : autrement dit, il faut reconnaître que l’enfant est un être différent de l’homme, et non
une sorte d’homme vide en qui il s’agirait de développer la « raison » et le « jugement ». Rousseau
s’appuie ici sur une comparaison visant à nous faire comprendre l’absurdité et la violence d’une
éducation morale précoce : de même qu’on ne demanderait pas à un enfant d’avoir « cinq pieds de
haut », il ne faut pas lui demander d’avoir du « jugement ». En d’autres termes, vouloir apprendre la
vertu à un enfant est comparable au fait de tordre son corps pour le faire grandir. De fait, l’enfance
n’est pas l’âge de raison, mais, dit Rousseau, elle n’est pas non plus l’âge vide de la stupidité : elle est
l’« âge de la force ». En somme, par la nature, l’enfant possède ce dont il a besoin : il a à la fois des
désirs et la capacité à les satisfaire. C’est cette force qui lui est nécessaire, et c’est elle qui le définit.

[Transition] Mais alors, s’il s’agit de prendre en compte la nature de l’enfant, est-il impossible
d’apprendre aux enfants à être vertueux ?

2. LES EFFETS D’UNE ÉDUCATION AVEUGLE À LA NATURE DE L’ENFANT

A. Les enfants miment la vertu par peur ou par intérêt

C’est cette question qu’envisage Rousseau dans un deuxième temps de sa démonstration. Oui, dit-il, il
est impossible de leur apprendre cela. En revanche, essayer de leur donner une éducation morale
produira sur eux des effets pervers. Car une telle éducation ne peut reposer que sur la contrainte et le
recours à l’autorité. Ainsi, les enfants ne seront vertueux qu’ « amorcés par l’intérêt » (d’obtenir une
récompense) ou « contraints par la force ».
Attention
La distinction entre persuader et convaincre est un repère du programme. Il faut la faire apparaître
dans votre devoir.
Rousseau se livre alors à la description du jeu de dupes entre l’éducateur et l’enfant : poussé par « la
flatterie et les promesses », fuyant « la force et les menaces », l’enfant « fait semblant », dit Rousseau,
d’être « convaincu par la raison ». Autrement dit, loin d’être « convaincu » c’est-à-dire amené à
admettre la nécessité de son action vertueuse par un éducateur qui a su lui en exposer les raisons,
l’enfant n’est que « persuadé », c’est-à-dire que ce qui l’amène à cette action n’est pas le fait qu’il en
comprend la raison, mais le fait qu’on a joué de sa sensibilité pour le pousser à la faire.
Ainsi, cet enfant incapable par nature de distinguer le bien du mal se trouve contraint de mimer la
vertu et de cacher à l’éducateur que le motif de son action n’est pas sa raison mais la peur ou le désir.
La logique de l’intérêt pousse nécessairement l’enfant à chercher son avantage : mais il ne voit
l’avantage de son action vertueuse que par rapport à son éducateur. En d’autres termes, ce qui paraîtra
bon à l’enfant sera de faire ce qu’il veut quand l’éducateur ne le voit pas, et de reconnaître qu’il a mal
agi si l’éducateur le voit. De cette éducation contre-nature, l’enfant ne peut tirer que cet
enseignement : bien agir, c’est agir selon sa volonté à condition de ne pas être vu, ou agir selon la
volonté de l’éducateur pour échapper à la sanction.

B. Personne ne peut leur apprendre la vertu

Et cette impossibilité de l’éducation morale de l’enfant ne tient pas, précise Rousseau, à la qualité de
l’éducateur, mais bien à la définition même de l’enfance. L’enfance, comme il l’a définie plus haut, est
l’« âge de la force » et non celui de la vertu. Autrement dit, l’enfant ne peut pas apprendre à vouloir
bien agir. Ce n’est que par une manipulation aveugle que l’éducateur peut obtenir de lui qu’il se
comporte en apparence moralement. Et c’est alors l’éducateur qui est dupe : il « croit les avoir
convaincus » quand l’enfant ne s’est conformé à ses volontés que sous l’effet d’un ensemble de
passions. La « crainte », l’« espoir », l’« embarras » ne produisent pas des enfants vertueux mais des
enfants « ennuyés ou intimidés » qui ne font qu’obéir aux conduites prescrites sans en saisir les motifs.

CONCLUSION

En définitive, Rousseau explique dans ce texte la raison pour laquelle l’éducation de l’enfant doit être
négative : on n’apprend pas la vertu à un enfant, dit-il, parce qu’il n’en a pas les capacités. À rebours
d’une éducation contraignante qui repose sur une mauvaise compréhension de ce qu’est un enfant et le
déforme en entendant l’instruire d’une vertu qu’il ne peut que mimer, il s’agit ici de poser les bases
d’une éducation naturelle, c’est-à-dire conforme à la nature de l’enfant, qui lui laisserait donc le temps
d’être un enfant pour ensuite seulement devenir un homme.
L’éducation des filles

1 Dès qu’une fois il est démontré que l’homme et la femme ne sont ni ne doivent être constitués
de même, de caractère ni de tempérament, il s’ensuit qu’ils ne doivent pas avoir la même
éducation. En suivant les directions de la nature, ils doivent agir de concert, mais ils ne
doivent pas faire les mêmes choses ; la fin des travaux est commune, mais les travaux sont
différents,et
5 par conséquent les goûts qui les dirigent. Après avoir tâché de former l’homme naturel, pour
ne
pas laisser imparfait notre ouvrage, voyons comment doit se former aussi la femme qui
convient à cet homme. Voulez-vous toujours être bien guidé, suivez toujours les indications de
la nature. Tout ce qui caractérise le sexe doit être respecté comme établi par elle. Vous dites
sans cesse : les femmes ont tel et tel défaut que nous n’avons pas. Votre orgueil vous trompe ;
10 ce seraient des défauts pour vous, ce sont des qualités pour elles ; tout irait moins bien si elles
ne les avaient pas. Empêchez ces prétendus défauts de dégénérer, mais gardez-vous de les
détruire. ( … )

Toutes les facultés communes aux deux sexes ne leur sont pas également partagées ; mais
prises en tout, elles se compensent. La femme vaut mieux comme femme et moins comme
15 homme ; partout où elle fait valoir ses droits, elle a l'avantage ; partout où elle veut usurper les
nôtres, elle reste au-dessous de nous. On ne peut répondre à cette vérité générale que par des
exceptions ; constante façon d'argumenter des galants partisans du beau sexe.

Cultiver dans les femmes les qualités de l'homme, et négliger celles qui leur sont propres, c'est
donc visiblement travailler à leur préjudice. Les rusées le voient trop bien pour en être les
20 dupes ; en tâchant d'usurper nos avantages, elles n'abandonnent pas les leurs ; mais il arrive de
là que, ne pouvant bien ménager les uns et les autres parce qu'elles sont incompatibles, elles
restent au dessous de leur portée sans se mettre à la nôtre et perdent la moitié de leur prix.
Croyez-moi, mère judicieuse, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour
donner un démenti à la nature ; faites-en une honnête femme, et soyez sûre qu'elle en vaudra
25 mieux pour elle et pour nous.

S'ensuit-il qu'elle doive être élevée dans l'ignorance de toute chose, et bornée aux seules
fonctions du ménage ? L'homme fera-t-il sa servante de sa compagne ? Se privera-t-il auprès
d'elle du plus grand charme de la société ? Pour mieux l'asservir l'empêchera-t-il de rien sentir,
de rien connaître ? En fera-t-il un véritable automate ? Non, sans doute ; ainsi ne l'a pas dit la
30 nature, qui donne aux femmes un esprit agréable et si délié ; au contraire, elle veut qu’elles
pensent, qu’elles jugent, qu’elles aiment, qu'elles connaissent, qu’elles cultivent leur
esprit comme leur figure ; ce sont les armes qu'elle leur donne pour suppléer à la force qui leur
manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement
celles qu'il leur convient de savoir.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou De l'éducation, Livre


5, 1762.

Question :

Le point de vue de Rousseau est-il fondé sur une argumentation logique et solide ?
Etude de la stratégie argumentative de Rousseau et la conception de l’éducation des
filles.

I - Discours argumentatif
- implication, certitude, très persuasif, bien organisé

a) implication de l’auteur - le jeu des possessifs et des pronoms

b) modalisation – verbe devoir, impératif, apostrophe, questions oratoires,


expression de la certitude, adjectifs qualificatifs, DD, mise en relief

c) connecteurs logiques : opposition, cause, conséquence, hypothèse, but,


restriction
concession
- mais absence de démonstration ( arguments de vérité générale ), manque
d’exemples,
la nature est présentée comme autorité supérieure dans la stratégie argumentative de
l’auteur.

II - L’éducation des filles

Thèse : L’éducation des filles doit être différente de celle des garçons. (l. 2 à 3 )

Arguments :
1) Les femmes ont des défauts que les hommes n’ont pas. §1
2) Elles n’ont pas les mêmes capacités. §2
3) Elles n’ont pas les mêmes qualités §3
4) Leur éducation doit correspondre à leur rôle dans la société. §4

Procédés:
a) expression de double catégorie: hommes x femmes
b) champ lexical : insuffisance, infériorité, manque
c) argument de vérité générale: le rôle inférieur de la femme confirmé par la nature

Etude de l’expression de double catégorie qui met en relief la supériorité des hommes :

- La femme doit être éduquée pour pour „convenir à l’homme“ l. 6 à 7… „ voyons comment
doit se former aussi la femme qui convient à cet homme.“ … ( Le lecteur comprend : qui
correspond aux besoins de l’homme.)

- Le mot homme est toujours présent dans un système de relation avec le mot femme comme
„compagne“ de l’homme v. 27 ( la compagne est définie dans le dictionnaire comme une
personne avec qui on fait un travail manuel ou un voyage) mais le jeu des possessifs et des
pronoms met en relief la supériorité de l’homme.

- Le lecteur sent une complicité implicite dans l’emploi de nous, vous, … qui met les
hommes en opposition à elle, elles, leur …représentant les femmes :
Rousseau constate que „les femmes ont tel et tel défaut que nous n’avons pas.“ l. 9 et que…
„La femme vaut mieux comme femme et moins comme homme » l.14-15. ... elle reste au-
dessous de nous ... l.16

Rousseau défend l’idée que les aptitudes des filles, leurs capacités naturelles sont
inférieures à celles des hommes. Il en déduit des conséquences:
les filles „ ne doivent pas avoir la même éducation“ l. 2 à 3, „ ne doivent pas faire les mêmes
choses“ l. 3 à 4 car les „facultés“( l.13) des hommes „restent au dessous de leur portée“ l.
22 : sont inaccessibles aux femmes.
l. 14 à 15: „ la femme vaut mieux comme femme et moins comme homme“…
l.14-15. ... elle reste au- dessous de nous

La Nature sert à Rousseau d’argument de vérité générale. « la nature »(l.30 à 34)


D’après lui l’ordre établi par la nature se reflète aussi dans le rôle inférieur de la femme
dans le couple et dans la société.
- „elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement celles qu'il leur convient de
savoir. » l. 33 à 34
Le verbe « convenir » apparaît de nouveau à la fin du texte pour mettre en relief le fait que
les capacités naturelles des femmes n’atteignent pas celles des hommes et que l’éducation
des filles doit être différente de celle des hommes et soumise aux besoins des hommes.

III Conclusion :

Le Traité d'éducation, Émile, aborde aussi l’éducation des filles, mais comme le montre
l'extrait du Livre V, Rousseau n'a pas une très bonne opinion des femmes et il les trouve
inférieures à l'homme.

Rousseau adopte des conceptions stéréotypées. Il procède par affirmations, sans véritable
démonstration, sans illustration. Il adopte le point de vue des hommes sur le rôle de la femme
dans la société. L’éducation des filles est subordonnée à leur place dans la société de
l’époque.
D’après lui, ne faut rien changer dans le système d’éducation des femmes.

NB :
Les révolutionnaires en s'appuyant sur le Livre V de L'Émile n’ ont pas reconnu aux
femmes le droit de vote à la Révolution Française même si Olympe de Gouge, dans son
Préambule aux Droits de la Femme et de la Citoyenne de 1792 revendique une amélioration
de la place des femmes dans la société :
« Considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de la femme sont les seules
causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer dans
une déclaration solennelle, les droits naturels ... et sacrés de la femme. »
Les Françaises voteront pour la première fois en 1945 .
XVIIIème siècle : La femme entre nature et société

Le poids des préjugés au XVIIIème siècle


Avant tout, il est essentiel de rappeler que la société occidentale du 18ème siècle est chrétienne.
Les mentalités sont forgées de croyances anciennes, sur les femmes notamment. Au 18ème siècle,
même si la société chrétienne européenne a quelque peu évolué depuis le Moyen-Age, il est des
mythes qui perdurent. Ainsi en est-il du mythe de la femme créée non en même temps que
l'homme, mais à partir de l'homme... Sur ce mythe repose l'essentiel du comportement des
hommes à l'égard des femmes : la femme doit tout à l'homme, elle lui est soumise... Sans
oublier que la femme est le symbole du malheur du genre humain : en effet, n'est-ce pas, Eve qui,
dans la mythologie judéo-chrétienne, incita Adam à manger le fruit interdit ?

Femme faible par sa constitution, femme tentatrice, femme fatale, les femmes, depuis des temps
très anciens, sont cause de nombreux malheurs. A la veille de la Révolution française, les mentalités
n'ont pas beaucoup changé...
En 1789, lors des débats sur les conditions de formation des assemblées primaires, la question du
droit de vote des femmes ne fut même pas soulevée à l'Assemblée Constituante. Elles étaient
naturellement évincées des droits civiques, sous le poids des préjugés sur la nature des
femmes et de la perception de la frontière entre espace privé et public, l'ordre des rapports naturels
et sociaux.
Les lieux communs sur la nature des femmes sont nombreux. Littérature, philosophie et
médecine ont croisé leurs approches afin de " naturaliser " à l'extrême la féminité : " constitution
délicate ", " tendresse excessive ", " raison limitée ", " nerfs fragiles "… L'accent est mis sur
l'infériorité intellectuelle et physiologique de la femme. Diderot, dans son essai de 1772 Sur les
Femmes, note que l'exaltation de la beauté féminine et la célébration du sentiment amoureux ne
sont que l'envers de l'enfermement de la femme dans son infériorité physique.
Les femmes ne sont pas considérées comme de vrais individus pour les hommes de 1789.

Elles doivent se contenter d'une activité domestique, extérieure à la société civile, et sont donc
considérées comme des mères ou ménagères, loin des fonctions sociales que certaines désirent.
Cette identification de la femme à la communauté familiale dépouille la femme de son individualité.
La femme est le principe spirituel (l'âme) du foyer, l'homme en est le principe juridique. Le
cantonnement de la femme à la sphère privée s'accentue lorsque l'homme est reconnu dorénavant,
avec la Révolution, comme un sujet autonome, participant directement à la souveraineté politique.
" En vérité, je suis bien ennuyée d'être une femme : il me fallait une autre âme, ou un autre sexe,
ou un autre siècle. Je devais naître femme spartiate ou romaine, ou du moins homme français. [...]
Mon esprit et mon coeur trouvent de toute part les entraves(1) de l'opinion, les fers des préjugés, et
toute ma force s'épuise à secouer vainement mes chaînes. O liberté, idole des âmes fortes, aliment
des vertus, tu n'es pour moi qu'un nom !"

Mémoires de Madame Roland - Jeanne-Marie ou Manon Philippon (1754-1793).
(1) Entrave = obstacle
KANT Extraits des Réflexions sur l’éducation (1803)
 

« L’homme est la seule créature qui soit susceptible d’éducation. Par éducation on entend les
soins que réclame son enfance, la discipline qui le fait homme, enfin l’instruction avec la
culture. (…)
  La discipline nous fait passer de l’état animal à celui d’homme. Un animal est par son
instinct tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a pris d’avance pour lui tous les soins
indispensables. Mais l’homme a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct, et il faut
qu’il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est pas immédiatement
capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état sauvage, il a besoin du secours des autres. (…)
La discipline empêche l’homme de se laisser détourner de sa destination, de l’humanité, par
ses penchants brutaux. Il faut, par exemple, qu’elle le modère, afin qu’il ne se jette pas dans le
danger comme un farouche ou un étourdi. Mais la discipline est purement négative, car elle se
borne à dépouiller l’homme de sa sauvagerie ; l’instruction au contraire est la partie positive
de l’éducation.

La sauvagerie est l’indépendance à l’égard de toutes les lois. La discipline soumet l’homme
aux lois de l’humanité et commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit
avoir lieu de bonne heure. Ainsi, par exemple, on envoie d’abord les enfants à l’école, non
pour qu’ils y apprennent quelque chose, mais pour qu’ils s’y accoutument à rester
tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, afin que dans la salle
ils sachent tirer à l’instant bon parti de toutes les idées qui leur viendront.

Mais l’homme a naturellement un si grand penchant pour la liberté, que quand on lui en laisse
prendre d’abord une longue habitude, il lui sacrifie tout. C’est précisément pour cela qu’il faut
de très bonne heure, comme je l’ai déjà dit, avoir recours à la discipline, car autrement, il
serait très difficile de changer ensuite son caractère. Il suivra alors tous ses caprices…(…)

  Il n’y a personne qui, ayant été négligé dans sa jeunesse, ne soit capable d’apercevoir dans
l’âge mûr en quoi il a été négligé, soit dans la discipline, soit dans la culture. Celui qui n’est
point cultivé est brut ; celui qui n’est pas discipliné est sauvage. (…)

  Un des principes que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans
d’éducation, c’est qu’on ne doit pas élever les enfants d’après l’état présent de l’espèce
humaine, mais d’après un état meilleur, possible dans l’avenir, c’est-à-dire d’après l’idée de
l’humanité et de son entière destination. Ce principe est d’une grande importance. Les parents
n’élèvent ordinairement leurs enfants qu’en vue du monde actuel, si corrompu soit-il. Ils
devraient au contraire leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état en pût
sortir dans l’avenir. (…)

L’éducation doit donc, premièrement, discipliner les hommes. Les discipliner, c’est chercher à
empêcher que ce qu’il y a d’animal en eux n’étouffe ce qu’il y a d’humain, aussi bien dans
l’homme individuel que dans l’homme social. La discipline consiste donc simplement à les
dépouiller de leur sauvagerie.

Deuxièmement, elle doit les cultiver. La culture comprend l’instruction et les divers
enseignements. C’est elle qui donne l’habileté. Celle-ci est la possession d’une aptitude
suffisante pour toutes les fins qu’on peut avoir à se proposer. Elle ne détermine donc elle-
même aucune fin, mais elle laisse ce soin aux circonstances. Certains arts sont bons dans tous
les cas, par exemple ceux de lire et d’écrire ; d’autres ne le sont que relativement à quelques
fins, comme celui de la musique, qui fait aimer celui qui le possède. L’habileté est en sorte
infinie, à cause de la multitude des fins qu’on peut se proposer.

Troisièmement, il faut aussi veiller à ce que l’homme acquière de la prudence, à ce qu’il sache
vivre dans la société de ses semblables de manière à se faire aimer et à avoir de l’influence.
C’est ici que se place cette espèce de culture qu’on appelle la civilisation. Elle exige certaines
manières, de la politesse et cette prudence qui fait qu’on peut se servir de tous les hommes
pour ses propres fins. Elle se règle sur le goût changeant de chaque siècle. Ainsi l’on aimait
encore il y a quelques années les cérémonies en société.

Quatrièmement, on doit enfin veiller à la moralisation. Il ne suffit pas en effet que l’homme
soit propre a toutes sortes de fins ; il faut encore qu’il sache se faire une maxime de n’en
choisir que de bonnes. Les bonnes fins sont celles qui sont nécessairement approuvées par
chacun, et qui peuvent être en même temps des fins pour chacun…

On peut, ou bien dresser, façonner, instruire l’homme d’une manière toute mécanique ; ou
bien l’éclairer véritablement. On dresse des chevaux, des chiens, et l’on peut aussi dresser des
hommes…

L’éducation comprend les soins qu’exige l’enfance et la culture. Celle-ci est, premièrement,
négative : c’est alors la discipline, laquelle se borne à empêcher les fautes ; deuxièmement,
positive : c’est l’instruction et la direction, et sous ce rapport elle mérite bien le nom de
culture. La direction est ce qui sert de guide dans la pratique de ce que l’on veut apprendre.
D’où la différence entre le précepteur, lequel est simplement un professeur, et le gouverneur,
qui est un directeur. Le premier donne uniquement l’éducation de l’école ; le second celle de
la vie…

  

QUESTIONS

1) Dégagez les idées principales du texte et les étapes de son argumentation.

2) Expliquez :

a) « Un animal est par son instinct tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a pris d’avance
pour lui tous les soins indispensable» ;
b) « Celui qui n’est point cultivé est brut ; celui qui n’est pas discipliné est sauvage» ;
c) « l’idée de l’humanité et de son entière destination. »

3) Le progrès de l’éducation suffit-il à garantir le progrès de l’espèce humaine ?


L’EDUCATION SELON KANT : analyse des Réflexions sur l’Education de Kant

En abordant le problème de l’éducation, Emmanuel Kant conçoit l’homme comme le seul être
qui a besoin d’une éducation. En effet, les animaux sont guidés par l’instinct et n’ont pas besoin de
tous ces soins qui sont pourtant indispensables pour l’homme qui doit se réaliser. Il n’est donc pas
surprenant de voir le nourrisson d’un animal prendre très vite son indépendance vis-à-vis de sa mère.
Kant définit ainsi l’éducation comme l’ensemble des soins, la discipline, l’instruction et la
formation. Et c’est justement la discipline qui, selon lui, distingue l’animal de l’homme. Il dit en
effet que « la discipline transforme l’animalité en humanité ».
On peut ici comprendre avec Kant que sans l’éducation l’homme n’est pas différent de
l’animal. C’est en passant par la voie de l’éducation que l’homme parvient à assumer son humanité.
Ainsi, « l’homme ne peut devenir homme que par l’éducation » nous dit-il. L’éducation transforme
donc l’homme en lui donnant la possibilité de se réaliser. A travers elle, l’homme acquiert des qualités
purement humaines. Cette transformation qualitative ne peut que conduire l’éduqué à une humanité
certaine du moment où l’éducation se fait d’homme à homme, d’une génération adulte à une
génération plus jeune. L’éducateur qui a déjà atteint une certaine maturité humaine, cherche à produire
chez l’éduqué ce dont il a besoin pour une humanité effective. Dans la pensée kantienne, l’homme
est donc un animal qui a besoin d’un maître issu de l’espèce humaine pour parvenir à
l’humanité.
Pour Kant, les soins, la discipline, l’ensemble des connaissances, tout le savoir et l’héritage
culturel qu’on peut acquérir par le moyen de l’éducation, concourent à nous faire passer d’un état brut
et sauvage à un état plus raffiné et civilisé, pour ne pas dire à une humanité certaine. Car, « celui qui
n’est pas cultivé est brut, celui qui n’est pas discipliné est sauvage ». Mais comment s’opère ce
passage ?
Le philosophe distingue deux grands moments de l’éducation, à savoir : l’éducation
négative et l’éducation positive.
L’éducation négative, qui est aussi entendue comme l’éducation du corps, correspond ici à la
première éducation car, dit-il : « d’une manière générale on doit observer que la première éducation
doit être seulement négative, c’est-à-dire qu’on ne doit rien ajouter aux précautions prises par la nature
et qu’il faut seulement ne pas troubler la nature ». Cette éducation dite négative consiste ici à veiller
aux premiers soins, c’est-à-dire la santé corporelle, et le développement convenable des aptitudes
motrices de l’enfant, à la discipline et donner à l’enfant les bases de la moralité. Kant donne une
grande importance à la discipline par rapport à la culture, car il est plus facile de combler un défaut de
culture qu’une erreur de discipline qui maintien l’homme dans la sauvagerie. Il faut aussi souligner
que la discipline qui soumet l’enfant aux contraintes des lois, étouffe ses caprices et ses
penchants mauvais et le conduit à une liberté responsable.
Le deuxième moment de l’éducation est ce qu’il appelle l’éducation positive qui n’est rien
d’autre que la culture. L’éducation positive prend donc en compte l’instruction qui correspond à
l’éducation intellectuelle, et la conduite qui correspond à l’éducation morale. C’est donc le
moment de l’éducation qui correspond à l’éducation scolaire qui a pour aboutissement
l’éducation intellectuelle et l’éducation morale. A ce niveau, l’enfant commence à mener une
réflexion et assumer sa liberté. En effet, Kant nous fait comprendre que : « la première époque chez
l’élève est celle où il doit faire preuve de soumission et d’obéissance passive ; la seconde celle où on
lui laisse, mais sous des lois, faire déjà un usage de la réflexion et de sa liberté. La contrainte est
mécanique dans la première époque ; elle est morale dans la seconde ». L’éducation positive révèle
donc les aptitudes que possède l’enfant dans son déploiement individuelle : c’est une éducation à la
liberté et à l’autonomie.
A la fin, Kant conçoit l’éducation comme un art. En ce sens, l’éducation est pensée, planifiée
aussi bien pour le présent comme pour le futur. Le perfectionnement de cet art se veut être ici
l’aboutissement d’un long processus qui trouve son fondement dans l’histoire. Le perfectionnement de
l’art d’éduquer vient de l’expérience vue comme la voie que l’on doit suivre en pédagogie.
L’expérience ici consiste à recueillir l’enseignement des générations passées. Voilà pourquoi Kant
souligne que : « L’éducation est un art, dont la pratique doit être perfectionnée par beaucoup de
générations ». Ainsi, chaque génération, instruite par celles qui la précèdent, doit apporter sa
contribution afin de faire de l’éducation un art qui s’éloigne des constitutions mécaniques pour
être un art raisonné, ou mieux encore une science. C’est donc à juste titre que Kant affirme : « Il
faut dans l’art de l’éducation transformer le mécanisme en science ».
En somme, le but de l’éducation chez Kant est de conduire l’homme vers la perfection vue
comme la destination de la nature humaine. Mais l’éducation elle-même est appelée à connaître une
amélioration au fur et à mesure que les générations se succèdent. En effet, la fluctuation des habitudes
humaines d’une génération à une autre, et d’une manière générale de l’ensemble de la société d’une
époque à une autre, va entrainer les hommes eux-mêmes à rechercher ce qui est véritablement
nécessaire pour une bonne éducation, sinon développer celle-ci afin qu’elle puisse réellement conduire
l’homme à la perfection. A cet effet, il affirme : « Il est possible que l’éducation devienne toujours
meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de
l’humanité ; car c’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature
humaine ».

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