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Quelques textes complémentaires sur la violence

"Il n'y a qu'un cas où l'on puisse avoir justement un pouvoir arbitraire et absolu, c'est lorsqu'on a
été attaqué injustement par des gens qui se sont mis en état de guerre, et ont exposé leur vie et leurs
biens au pouvoir de ceux qu'ils ont ainsi attaqués. En effet, puisque ces sortes d'agresseurs ont
abandonné la raison que Dieu a donnée pour régler les différends, qu'ils n'ont pas voulu employer
les voies douces et paisibles, et qu'ils ont usé de force et de violence pour parvenir à leurs fins
injustes, par rapport à ce sur quoi ils n'ont nul droit; ils se sont exposés aux mêmes traitements qu'ils
avaient résolu de faire aux autres, et méritent d'être détruits, dès que l'occasion s'en présentera, par
ceux qu'ils avaient dessein de détruire; ils doivent être traités comme des créatures nuisibles et
brutes, qui ne manqueraient point de faire périr, si on ne les faisait périr elles-mêmes."

Locke, Traité du gouvernement civil, 1690, Chapitre XV, § 172, tr. fr. David Mazel, GF, 1992, p.
272.

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"Un regard sur la société évoluée met mieux en évidence les changements survenus. La menace
que l'homme représente pour ses semblables est soumise, par la monopolisation de la contrainte
physique, à une réglementation sévère, elle s'insère dans le domaine du prévisible. La vie
quotidienne est moins déterminée par des événements survenant comme la foudre. La violence est
reléguée au fond des casernes ; elle n'en sort que dans certaines circonstances extrêmes, en cas de
guerre ou de révolution, pour faire irruption dans la vie des individus. En temps normal, elle est le
monopole de quelques groupes spécialisés et n'intervient pas dans la vie des autres ; ces spécialistes
chargés de l'organisation du monopole de la violence physique n'occupent plus, dans la vie de la
société, qu'une place marginale, ils sont en quelque sorte un organe de contrôle du comportement de
l'individu.
Même sous cette forme d'un organe de contrôle, la violence physique et la menace qu'elle
constitue exercent sur chaque membre de la société une influence déterminante, qu'il en ait
conscience ou non. Ce qu'elle porte dans la vie de chaque individu n'est plus l'insécurité
permanente, mais une forme curieuse de sécurité. Elle ne le ballotte plus, bourreau ou victime,
vainqueur ou vaincu, entre la joie sauvage et l'angoisse torturante ; mais cette violence tenue à
l'écart de la vie de tous les jours exerce une pression constante et uniforme sur la vie de chaque
membre de la société, pression qu'il ne ressent plus guère, parce qu'il s'y est habitué et que son
comportement et sa vie pulsionnelle ont été accordés dès la plus tendre enfance à cette structure de
la société."

Norbert Elias, La dynamique de l'Occident, 1939, Trad. P. Kamnitzer, Presses Pocket, p. 192-193.

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"Nous déplorons de voir nos enfants jouer à la petite guerre, ou aux cow-boys et aux Indiens,
comme s'ils ne se battaient pas « pour rire ». Mais si les parents qui s'opposent à ce genre de jeux
étaient logiques avec eux-mêmes, ils banniraient les échecs qui sont bel et bien un jeu guerrier où il
s'agit de détruire le roi de l'adversaire. Mais ils n'en font rien, parce qu'ils chérissent leurs formes
adultes de guerre et autres jeux extrêmement compétitifs. Et pourtant, ils pensent que leurs enfants
ne devraient pas se livrer à leur propre version de ces jeux ; les jeux guerriers sont réservés aux
adultes !
Vis-à-vis de ces jeux, nous réagissons comme s'il s'agissait de véritables activités guerrières, ce qui
n'est pas du tout le cas. Le jeu des enfants est étroitement lié aux rêves éveillés, aux fantasmes. En
leur interdisant de jouer leurs fantasmes agressifs, nous nous comportons comme si le seul fait de
penser et de rêver à la violence était blâmable. Cette attitude empêche les enfants de se faire des
idées claires sur l'abîme qui existe entre les fantasmes violents et la réalité des actes violents. Si
l'enfant n'a pas le droit d'apprendre de bonne heure en quoi consiste cette différence (pour reprendre
les termes de Warshaw, s'il n'a pas l'occasion d'établir des modes satisfaisants de comportement en
ce qui concerne la violence), il ne sera pas capable, plus tard, de séparer nettement les rêves et les
actes agressifs.
En mettant hors la loi les fantasmes violents de l'enfant, nous ignorons totalement quelque chose
que Platon, déjà, reconnaissait : la différence entre l'homme bon et l'homme méchant est que le
premier se contente de rêver aux vilaines actions, alors que le second les commet. Les anciens
Grecs savaient que ce qui distingue essentiellement le bien du mal n'est pas une différence du
contenu imaginaire - et l'enfant, par le jeu, ne fait rien d'autre que de donner forme et expression à
son imagination puérile - mais le fait que le fantasme, ou bien reste ce qu'il est, c'est-à-dire un
produit de l'imagination, ou bien se traduit par un passage à l'acte, avec ses conséquences réelles.
On dit aux enfants de ne pas frapper leurs camarades de jeu, ni de les injurier. Ils sont censés
s'abstenir de détruire leurs jouets et ce qui appartient à autrui. Jusque-là tout va bien. Mais que leur
reste-t-il comme débouchés pour se libérer de leur violence ? […]
L'ignorance ne peut pas être un moyen de protection, surtout en matière de violence. J'ai essayé de
montrer ailleurs que l'ignorance de la nature de la violence, par exemple sous le régime nazi, ne
menait pas au bonheur, mais à la mort. Ceux qui, sous le règne de Hitler, et malgré la persécution
nazie, voulaient croire à tout prix que tous les hommes sont bons, et que la violence n'existe que
chez de rares pervers, n'ont pas pu se protéger avec efficacité et beaucoup n'ont pas tardé à trouver
la mort. La violence existe, c'est certain, et nous l'avons tous en nous en puissance à notre naissance.
Mais nous naissons aussi avec des tendances opposées que nous devons soigneusement entretenir si
nous voulons contrebalancer celles qui nous poussent à agir d'une façon destructive. Mais, pour
cela, il faut que nous connaissions la nature de l'ennemi, et ce n'est pas en niant son existence que
nous y parviendrons.
En affirmant qu'il n'y a pas ou qu'il ne doit pas y avoir place pour la violence dans notre nature
affective, nous évitons de chercher les moyens éducatifs qui permettraient de contrôler les
tendances violentes; nous essayons, de cette façon, d'obliger chaque individu à refouler ses pulsions
agressives, puisque nous ne lui avons pas appris à les contrôler et à les neutraliser et que nous ne lui
avons pas donné de moyens d'expression de remplacement dans le cadre de la société. C'est
pourquoi tant de gens sont disposés à trouver tout au moins une satisfaction imaginative de leurs
tendances violentes dans les spectacles violents fournis par les mass media.
[…]
Il faut avant tout que nous comprenions la nature de la « bête » qui est en nous. Tant que nous ne
serons pas prêts à admettre que nos tendances violentes font partie de la nature humaine, nous
serons incapables de les traiter convenablement. Quand nous avons bien assimilé cette idée, quand
nous avons appris à vivre avec le besoin de domestiquer nos tendances agressives alors, par un
processus lent et fragile, nous pouvons réussir à les dompter, d'abord en nous-mêmes, et, sur cette
base, également dans la société. Mais nous n'y parviendrons jamais si nous partons du principe qu'il
vaut mieux agir comme si la violence n'existait pas, pour la seule raison qu'elle ne devrait pas
exister."

Bruno Bettelheim, "La violence", 1966, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont,
1979, p. 227, 229 et 231.

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"La violence n'est pas plus bestiale qu'irrationnelle. [...]
Dire que la violence procède souvent de la fureur est un lieu commun, et certes la fureur peut avoir
un caractère irrationnel et pathologique, mais il en va de même de toute émotion humaine. On peut
certainement créer des conditions susceptibles d'aboutir à une déshumanisation de l'homme –
comme les camps de concentration, la torture, la famine – mais cela ne signifie pas qu'il puisse par
là devenir semblable à un animal ; dans des conditions de ce genre, ce ne sont pas la fureur et la
violence, mais leur absence évidente, qui devient le plus clair de la déshumanisation. La fureur n'est
en aucune façon une réaction automatique en face de la misère et de la souffrance en tant que telles ;
personne ne se met en fureur devant une maladie incurable ou un tremblement de terre, ou en face
de conditions sociales qu'il paraît impossible de modifier. C'est seulement au cas où l'on a de bonnes
raisons de croire que ces conditions pourraient être changées, et qu'elles ne le sont pas, que la fureur
éclate. Nous ne manifestons une réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué ;
cette réaction ne se produit nullement parce que nous avons le sentiment d'être personnellement
victimes de l'injustice, comme peut le prouver toute l'histoire des révolutions, où le mouvement
commença à l'initiative de membres des classes supérieures qui conduisirent la révolte des opprimés
et des misérables. En face d'événements ou de conditions sociales révoltantes, il est terriblement
tentant d'avoir recours à la violence, du fait de sa promptitude et de son immédiateté propre. Agir
avec une rapidité délibérée, c'est aller en fait contre les caractéristiques naturelles de la fureur et de
la violence, mais cela ne les rend pas irrationnelles. Au contraire, on peut se trouver, dans la vie
publique comme dans la vie privée, en face de situations où la rapidité même d'un acte violent peut
constituer la seule réponse appropriée. Ce n'est pas la décharge affective qui importe en ces cas, et
que l'on aurait pu tout aussi bien obtenir en frappant sur la table ou en faisant claquer la porte.
L'important est qu'en certaines circonstances, la violence – l'acte accompli sans raisonner, sans
parler, sans réfléchir aux conséquences – devient l'unique façon de rééquilibrer les plateaux de la
justice. [...] Dans ce cas, la fureur, et la violence dont elle s'accompagne parfois – mais pas toujours
-, font partie des émotions humaines « naturelles », et vouloir en guérir l'homme n'aboutirait qu'à le
déshumaniser ou le déviriliser. Il est indéniable que des actes de cette espèce, où des hommes
s'arrogent le droit de se faire eux-mêmes justice, sont en opposition formelle avec les lois qui
régissent les sociétés civilisées ; mais leur caractère anti-politique [...] ne signifie pas que ces actes
soient « inhumains » ou « purement » émotifs.
L'absence d'émotion n'est pas à l'origine de la rationalité, et ne peut la renforcer. Face à une «
tragédie insupportable », le « détachement et la sérénité peuvent vraiment paraître terrifiants »,
c'est-à-dire lorsqu'ils ne sont pas le fruit du contrôle de soi, mais le résultat d'une évidente
incompréhension. Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été « touché par
l'émotion » ; et ce qui s'oppose à l' « émotionnel », ce n'est en aucune façon le « rationnel », quel
que soit le sens du terme, mais bien l'insensibilité, qui est fréquemment un phénomène
pathologique, ou encore la sentimentalité, qui représente une perversion du sentiment. La fureur et
la violence ne deviennent irrationnelles qu'à l'instant où elles s'en prennent à des leurres."

Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. fr. Guy Durand, Pocket,
1994, p. 162-164.

"Il n'y a jamais eu de gouvernement qui soit exclusivement fondé sur l'emploi des moyens de la
violence. Même le chef d'un régime totalitaire, dont la torture est le premier instrument de
gouvernement, a besoin, pour son pouvoir, d'une base : la police secrète et son réseau d'indicateurs.
Seule la constitution d'une armée de robots, qui éliminerait complètement, comme nous l'avons
indiqué, le facteur humain, et permettrait à un homme de détruire quiconque, en pressant
simplement sur un bouton, pourrait permettre de modifier cette prééminence fondamentale du
pouvoir sur la violence. Le genre de domination le plus despotique que l'on ait pu concevoir, celui
des maîtres sur leurs esclaves, qui leur furent toujours très supérieurs en nombre, ne reposait pas lui-
même sur des moyens de contrainte particulièrement puissants, mais sur la supériorité de
l'organisation du pouvoir – c'est-à-dire sur la solidarité organisée des maîtres[1]. Les hommes
isolés, qui ne peuvent avoir recours à l'appui de leurs semblables, n'ont jamais disposé d'un pouvoir
suffisant pour se servir avec succès de la violence. Ainsi, dans le domaine des affaires intérieures, la
violence constitue-t-elle la dernière instance du pouvoir contre les criminels ou les rebelles – c'est-
à-dire contre des individus isolés qui, pour ainsi dire, refusent de se soumettre aux décisions de la
majorité. Quant aux opérations de guerre, nous avons pu voir, au Viêt-nam, qu'une énorme
supériorité dans les moyens de la violence peut s'avérer impuissante face à un ennemi mal équipé,
mais fort bien organisé et disposant d'une puissance supérieure. Cette leçon n'est pas nouvelle ; c'est
celle de toutes les guerres qui prennent la forme d'opérations de guérillas, leçon au moins aussi
ancienne que la défaite subie en Espagne par les armées de Napoléon, jusqu'alors invaincues.
Pour reprendre un instant le langage conceptuel, nous dirons que le pouvoir, mais non la violence,
est l'élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ;
comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu'elle entend
servir. Ce qui exige ainsi une justification extérieure ne saurait représenter le principe constitutif
essentiel. Dans les deux sens du terme, la fin de la guerre est la paix ou la victoire, mais il est
impossible de dire ce que devra être la fin de la paix. La paix est un absolu, en dépit du fait que les
périodes de guerre, au cours de l'histoire, aient presque toujours dépassé la durée des périodes de
paix. Le pouvoir appartient à la même catégorie : on peut dire qu'il trouve « en lui-même sa propre
fin ». (Certes, cela n'empêche pas les gouvernements d'avoir une certaine politique et de se servir de
leur pouvoir en vue d'atteindre les objectifs qu'ils se sont fixés. Mais la structure du pouvoir lui-
même est antérieure à ces buts et leur survit, de sorte que, loin d'être un moyen en vue d'une fin, le
pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et
d'agir en termes de fin et de moyens.) Et comme le gouvernement est essentiellement un pouvoir
organisé et institutionnalisé, la question que l'on entend poser fréquemment : « Quelle est la raison
d'être du gouvernement ? » n'a en fin de compte guère de sens. On pourra donner une réponse qui
appellera elle-même d'autres questions, comme lorsqu'on dit qu'il s'agit de permettre aux hommes
de vivre ensemble, ou encore qui sera dangereusement utopique, comme de promouvoir le bonheur,
ou de réaliser une société sans classes, ou quelque autre type d'idéal non politique qui, si l'on
cherche à le réaliser pour de bon, conduira inévitablement à la tyrannie.
Le pouvoir peut se passer de toute justification du fait qu'il est inséparable de l'existence des
communautés politiques ; mais ce qui lui est indispensable, c'est la légitimité. Vouloir faire de ces
deux termes des synonymes est une source d'erreurs et de confusions non moins graves que le fait
de confondre, ce qui est courant, le soutien avec l'obéissance. Aussitôt que plusieurs personnes se
rassemblent et agissent de concert, le pouvoir est manifeste, mais il tire sa légitimité du fait initial
du rassemblement plutôt que de l'action qui est susceptible de le suivre. Lorsque la légitimité est
contestée, elle cherche à faire appel au passé, tandis que la justification se réfère à un objectif dont
la réalisation se situe dans le futur. La violence peut être justifiable, mais elle ne sera jamais
légitime. Plus les objectifs invoqués se trouvent à lointaine échéance, moins la justification paraîtra
convaincante. Nul ne conteste l'utilisation de la violence dans le cas de la légitime défense, car le
danger est non seulement évident, mais immédiat, et la fin justifiant les moyens est évidente.
Le pouvoir et la violence, tout en étant des phénomènes distincts, ont habituellement des
manifestations communes. Dans tous les cas où l'on voit apparaître cette combinaison, le pouvoir
est, comme nous l'avons vu, le facteur premier et prédominant. La situation est cependant
totalement différente lorsqu'on se trouve en face de ces deux phénomènes à l'état pur – par exemple
en cas d'invasion étrangère et d'occupation. Nous avons vu que l'assimilation courante du pouvoir et
de la violence procède du fait que le gouvernement est défini par la domination de l'homme par
l'homme par les moyens de la violence. Si le conquérant étranger ne trouve en face de lui qu'un
gouvernement faible et une nation inaccoutumée à l'exercice du pouvoir politique, il lui sera facile
d'imposer une telle domination. Dans tous les autres cas, cela s'avèrera d'une difficulté extrême, et
l'envahisseur-occupant s'efforcera immédiatement d'installer un gouvernement à sa dévotion, c'est-
à-dire de trouver un pouvoir autochtone susceptible de soutenir sa domination. La confrontation
récente entre les chars russes et la résistance, totalement non violente, du peuple tchécoslovaque
constitue un exemple typique de l'opposition entre la violence et le pouvoir à l'état pur. Mais si, dans
un tel cas, la domination est difficile à établir, les difficultés ne sont pourtant pas insurmontables.
Rappelons-nous que la violence ne dépend ni de l'opinion, ni du nombre, mais des instruments dont
elle peut disposer, et, comme nous l'indiquions plus haut, les instruments de la violence, comme
tous les autres outils, accroissent et multiplient les forces humaines. Ceux qui s'opposent à la
violence avec les seules ressources du pouvoir ne tardent pas à découvrir qu'il leur faut affronter,
non pas des hommes mais des engins faits de main d'homme, dont l'efficacité destructrice et
inhumaine s'accroît en proportion de la distance qui sépare les antagonistes. Le pouvoir peut
toujours être détruit par la violence ; l'ordre le plus efficace est celui que vient appuyer le canon du
fusil, qui impose l'obéissance immédiate la plus complète. Mais il ne peut jamais être la source du
pouvoir.
L'issue d'un affrontement direct entre la violence et le pouvoir est à peu près certaine. Si la
stratégie de la résistance non violente, fondée sur le pouvoir des masses, qui a été utilisée avec
succès par Gandhi, avait trouvé en face d'elle, au lieu de l'Angleterre, la Russie de Staline,
l'Allemagne de Hitler, ou même le Japon d'avant-guerre, elle ne se serait pas terminée par la
décolonisation, mais bien par les massacres et la soumission. Toutefois, l'Angleterre en Inde, ou la
France en Algérie, avaient de bonnes raisons pour ne pas aller jusqu'aux extrêmes limites de la
force. Le règne de la pure violence s'instaure quand le pouvoir commence à se perdre. [...] On peut
obtenir la victoire en se servant de la violence comme d'un substitut du pouvoir, mais le prix qu'il
faut payer est très élevé ; car il n'est pas payé seulement par le vaincu, mais également par le
vainqueur, qui voit s'affaiblir son propre pouvoir. Tel est plus particulièrement le cas lorsque le
vainqueur bénéficie, sur le plan intérieur, d'un régime constitutionnel. [...] On a souvent dit que
l'impuissance engendre la violence, et c'est tout à fait exact sur un plan psychologique, tout au
moins dans le cas d'individus possédant une certaine force, physique ou morale. Ce qu'il faut
remarquer, dans le domaine politique, c'est qu'un pouvoir qui se sent diminué est tenté de
compenser par la violence cette perte de pouvoir. [...] Lorsque la violence n'est plus soutenue ni
limité par le pouvoir, on assiste à ce retournement bien connu, où les moyens deviennent leur propre
fin. La fin est alors déterminée par les moyens – les moyens de la destruction – et la conséquence
est que cette fin conduit à la destruction de tout pouvoir.
Le facteur de désagrégation interne dont s'accompagne la victoire de la violence sur le pouvoir est
particulièrement évident dans le cas où la terreur est utilisée pour maintenir une domination [...]. La
terreur ne se ramène pas à la violence ; il s'agit de la forme de gouvernement qui s'instaure lorsque
la violence, après avoir abouti à la destruction de tout pouvoir, se refuse à abdiquer et affirme au
contraire son emprise. On a souvent remarqué que l'efficacité de la terreur dépend presque
totalement du degré d'atomisation de la société. Toute forme d'opposition organisée doit disparaître
avant que la terreur n'atteigne à son plus violent déchaînement. [...] La différence fondamentale
entre une domination totalitaire, fondée sur la violence, et des dictatures ou tyrannies, établies par la
violence, est que la première s'attaque non seulement à ses adversaires, mais tout aussi bien à ses
amis ou partisans, car tout pouvoir l'effraie, même celui que peuvent détenir ses alliés. La terreur
atteint son point culminant lorsque l'État policier commence à dévorer ses propres enfants, lorsque
le bourreau d'hier devient la victime du jour. Et c'est aussi le moment où le pouvoir disparaît
totalement. [...]
En résumé, il ne suffit pas de dire que, dans le domaine politique, il ne faut pas confondre pouvoir
et violence. Le pouvoir et la violence s'opposent par leur nature même ; lorsque l'un des deux
prédomine de façon absolue, l'autre est éliminé. La violence se manifeste lorsque le pouvoir est
menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoquera finalement la disparition du pouvoir. Il
en résulte que la non-violence ne devrait pas être considérée comme le contraire de la violence.
Parler d'un pouvoir non-violent est une tautologie."

Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. Fr. Guy Durand,
Pocket, 1994, p. 150-157.

« La force, terme que le langage courant utilise souvent comme synonyme de la violence,
particulièrement quand la violence est utilisée comme moyen de contrainte, devrait être réservée,
dans cette terminologie, à la désignation des « forces de la nature » ou de celles des
« circonstances » (la force des choses), c’est-à-dire à la qualification d’une énergie qui se libère au
cours de mouvements physiques et sociaux.
L’autorité, qui désigne le plus impalpable de ces phénomènes, et qui de ce fait est fréquemment
l’occasion d’abus de langage1, peut s’appliquer à la personne — on peut parler d’autorité
personnelle, par exemple dans les rapports entre parents et enfants, entre professeurs et élèves — ou
encore elle peut constituer un attribut des institutions, comme par exemple, dans le cas du Sénat
romain (auctoritas in senatu2) ou de la hiérarchie de l’Église (un prêtre en état d’ivresse peut
valablement donner l’absolution). Sa caractéristique essentielle est que ceux dont l’obéissance est
requise la reconnaissent inconditionnellement ; il n’est en ce cas nul besoin de contrainte ou de
persuasion. (Un père peut perdre son autorité, soit en battant son fils, soit en acceptant de discuter
avec lui, c’est-à-dire soit en se conduisant comme un tyran, soit en le traitant en égal.) L’autorité ne
peut se maintenir qu’autant que l’institution ou la personne dont elle émane sont respectées. Le
mépris est ainsi le plus grand ennemi de l’autorité, et le rire est pour elle la menace la plus
redoutable.
La violence, finalement, se distingue, comme nous l’avons vu, par son caractère instrumental. Sous
son aspect phénoménologique, elle s’apparente à la puissance, car ses instruments, comme tous les
autres outils, sont conçus et utilisés en vue de multiplier la puissance naturelle, jusqu’à ce qu’au
dernier stade de leur développement ils soient à même de la remplacer. »
Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. Fr. Guy Durand,
Pocket, 1994, pp 145-146

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"La violence est plus aisée à reconnaître et à identifier qu'à définir avec précision. Proposons tout
de suite une première distinction entre la violence qui, d'un côté, est une action destinée à porter
atteinte à une personne ou à la détruire, soit dans son intégrité physique ou psychique, soit dans ses
biens, soit dans ses participations symboliques, et, de l'autre, la violence qui est inhérente au
changement, au bousculement des habitudes, à la transformation des cadres familiers.
Cette dernière peut entraîner un ressenti désagréable et être vécue comme une souffrance, mais elle
reste, en dernière instance, une violence constructive. Il y a de la violence dans l'effort et dans le
travail, mais celle-ci reste productive. Il y en a aussi dans le désir. Qu'elle détruise ou qu'elle
construise, voilà une partition essentielle. En général, on réserve ce terme de violence au sens de
violence destructrice.
La violence, ensuite, est largement dépendante de la norme sociale qui l'encadre. Certaines de ses
formes sont considérées, dans une société donnée, comme légitimes socialement là où d'autres sont
non seulement hors normes mais en plus condamnées par la loi. L'homicide lors d'un duel pour une
question d'honneur n'a par exemple été complètement criminalisé que depuis la fin du XIXe siècle.
Tuer légalement quelqu'un parce qu'il a commis un crime est encore une norme dans de nombreux
pays, dont plusieurs États des États-Unis. Il y a donc bien une violence qui est légitime et une qui ne
l'est pas.
Une autre distinction importante est celle qui sépare la violence « sans raison » de la violence
comme modalité de l'action. La première est certes plus rare qu'on ne se le représente parfois, mais
elle a une place dans notre tableau. C'est celle, souvent, qui est le plus loin de la parole. Elle est la
plus spectaculaire et celle qui frappe le plus les imaginations.
Deux figures incarnent le point limite de cette violence sans raison, celle du tueur en série et celle
de l'Amok. Le tueur en série, hélas, est connu comme celui qui met en œuvre une violence telle
qu'elle conduit à instrumentaliser totalement les personnes qui lui sont soumises. La victime est
totalement déshumanisée aux yeux de l'assassin et la parole n'a plus aucune place dans le dispositif
du meurtre, d'ailleurs souvent silencieux. Le tueur en série pourrait même être décrit, d'une certaine
façon, comme celui qui a purgé sa parole de toutes ses potentialités de pacification et de
transposition de la violence en mots. Il est dans un au-delà de la parole et donc de l'humanité.
Amok est un mot indonésien qui désigne l'état de celui qui est pris subitement d'une crise de folie se
traduisant par un brusque accès de violence meurtrière. Une personne peut ainsi basculer sans
raison dans cet état et se jeter sur les autres. Dans ce cas, la norme, d'ailleurs légale, veut que ceux
qui sont présents essayent de le tuer le plus rapidement possible pour faire cesser son action. Nous
ne sommes pas loin, finalement, des folies meurtrières des héros que nous décrit Homère, ou de la
figure du Berserker dans les anciennes traditions nordiques, […]
Mais, la plupart du temps, la violence a de « bonnes » raisons d'être. Elle vise à obtenir de l'autre
quelque chose ou bien un comportement, ou encore à le détruire parce qu'il est gênant. Elle est une
modalité de 1'action humaine. Elle est le prolongement des comportements pacifiques et suppose
une gradation de moyens où il n'est pas du tout facile de savoir où s'arrêtent l'incitation, la pression,
la contrainte, et où commence la violence proprement dite.
Franchissant ainsi des frontières invisibles, elle n'est d'ailleurs pas toujours consciente d'elle-même.
Ainsi, une étude réalisée en France en 1997 par la Direction générale de la santé sur un échantillon
de cent soixante-seize délinquants sexuels incarcérés, cas il est vrai particulier, montre que plus d'un
agresseur sur deux ne perçoit ni la portée de son acte délictueux, ni les conséquences qu'il peut
avoir pour la victime. Lorsqu'on demande au sujet de « décrire son acte, quelle qu'en soit la
violence », c'est toujours de lui qu'il parle, expliquent les rédacteurs du rapport, et non de sa
victime.
Une dernière distinction est nécessaire. Il faut en effet séparer la violence exercée avec des moyens
physiques, contrainte corporelle, coups, blessures, qui impliquent une action du corps souvent
prolongée par celles d'outils spécifiques, comme les armes, et la violence exercée par la parole, à
des fins de destruction. Comment nommer cette violence :
« Psychologique » ? « Morale » ? La nouveauté du problème est peut-être à l'origine du fait que
1'on ne dispose d'aucun mot satisfaisant pour le nommer. Cette violence touche certes sa victime
dans son identité profonde, mais c'est aussi tout son être social qui s'en trouve atteint."

Philippe Breton, Éloge de la parole, 2003, La Découverte / Poche, 2007, p. 82-84.

"L'homicide conserve une caractéristique sociologique presque immuable du XIIIe siècle à nos
jours : il est massivement commis par des mâles adolescents ou mariés depuis peu, dont les victimes
sont le plus souvent des pairs. Il connaît cependant un spectaculaire déclin dans toute l'Europe,
d'abord au début du XVIIe siècle puis au cours du XIXe siècle. Ce mouvement est lié à la nette
diminution des confrontations masculines à l'arme blanche qui affecte en premier lieu les
aristocrates, avant de se diffuser lentement et inégalement au sein des couches populaires. Dans les
deux cas, un petit nombre de jeunes refusent la pacification des moeurs et le désarmement
individuel que les monarchies, appuyées par les Églises, tentent de généraliser sur le continent.
L'épée, pour les uns, le couteau pour les autres, demeurent des emblèmes de leur honneur sur la
place publique. Leur nombre se réduit pourtant comme peau de chagrin, pour devenir résiduel à
partir de la seconde moitié du XXe siècle. L'Europe occidentale actuelle, qui contrôle de très près la
possession des armes à feu, enregistre en moyenne un meurtre pour 100 000 habitants, cent fois
moins qu'il y a sept siècles, six fois moins qu'aujourd'hui aux États-Unis, pourtant affectés depuis
quelques décennies par une baisse notable en la matière.
La violence physique sans suites fatales a aussi considérablement diminué dans notre univers. Le
recours à la force pour régler des querelles se trouve littéralement invalidé, à la fois par l'état de
droit et par le développement, depuis le XVIIe siècle, de puissantes autocontraintes réglant les
relations avec autrui. La rupture des normes apparaît principalement à l'occasion de brutalités
collatérales lors de vols et de cambriolages, ou sous la forme d'incivilités qui constituent un
véritable langage symbolique de mise en cause des valeurs établies. Cette situation résulte du
développement, génération après génération, d'un vigoureux processus de gestion de l'agressivité
virile. Initialement imposé par les autorités pour tempérer les rapports humains dans les endroits
ouverts très fréquentés et les tavernes, il s'est peu à peu généralisé. Les institutions de socialisation,
telle l'Église, l'école ou l'armée, ont contribué à l'installer progressivement au coeur du foyer
familial. Après les élites, très tôt enserrées dans un dense réseau de codes d'apaisement et de
politesse, les couches inférieures l'ont graduellement accepté, les citadins ouvrant la marche, suivis
par la paysannerie, enfin par les « classes dangereuses » ouvrières de l'époque industrielle. Or ce
cheminement de la « civilisation des moeurs » touche en priorité les grands garçons et les hommes
jeunes, ce qui n'a pas été assez souligné. Vers 1530, ils sont déjà la cible primordiale des
prescriptions contenues dans les deux ouvrages fondateurs des nouveaux principes : La Civilité
puérile d'Erasme et Le Courtisan de Castiglione. À Versailles, sous Louis XIV, la « curialisation des
guerriers » - en d'autres termes l'obligation de réprimer toute ardeur belliqueuse en présence d'autres
courtisans pour la réserver aux champs de bataille étrangers - s'applique davantage à eux. Car à la
différence des plus anciens, leur impulsivité n'est pas domptée par la longue fréquentation d'un
univers impitoyable où il faut en permanence éviter d'afficher ses émotions pour réussir.
Dans les sociétés rurales médiévales, la brutalité juvénile était pourtant considérée comme
normale, voire encouragée. Elle permettait de former des individus capables de se défendre dans un
environnement matériel et humain hostile. Elle les aidait également à supporter une très longue
attente, au cours du long rite de passage préalable à l'obtention des droits complets de l'adulte marié.
Dans ce cadre, leur agressivité, qui aurait pu se porter contre des pères rudes et exigeants, se
trouvait détournée vers des pairs locaux et plus encore vers des rivaux, membres des bandes
juvéniles des terroirs voisins. Elle fit cependant peu à peu l'objet d'un interdit majeur, relayé par la
religion, la morale, l'éducation et la justice criminelle. La culture de la violence s'effaça lentement,
plus difficilement dans certaines régions ou catégories de population que dans d'autres, pour finir
par canaliser la puissance physique masculine et la mettre au service exclusif de l'État. Non sans
laisser subsister des traces vives des pratiques antérieures, dont témoignent notamment le duel ou la
vengeance clanique."

Robert Muchembled, Une histoire de la violence : De la fin du Moyen-Âge à nos jours, Seuil,
2008, p. 465-467.
Article : Peut-on se débarrasser de la violence ?

Présentation

Au-delà de toute autre considération, une réalité saute aux yeux : le XXème siècle est ans doute le
siècle de tous les records en matière de meurtres et de violence de masse... Bien loin de diminuer au
cours du temps, la violence est partout présente dans le monde, et le début du XXIème siècle est
malheureusement dans le prolongement du précédent. La philosophie a souvent été tentée de « taper
en touche » par rapport à ce phénomène, en disant par exemple comme Platon que l’essence de la
vie commune est d’être pacifique et que par conséquent les guerres sont des aberrations... Les
mythes, eux, moins angéliques et tentés par le « devoir être » qu’une certaine philosophie, n’ont
cessé de mettre en scène la réalité d’un monde habité par une suite formidable de carnages et de
meurtres... Rien ne sert d’invoquer la paix universelle et de rester aveugle à la réalité de notre
monde : qui veut faire l’ange.... Plutôt prendre à bras le corps l’analyse, l’origine et la nature de la
violence, mais d’abord pouvoir s’y « retrouver » dans ses multiples aspects, et la relativité des
critères qui nous permettent de la juger suivant les époques et les contextes, de façon à pouvoir
proposer une tentative de définition conceptuelle nous aidant à mieux la cerner et mieux la
comprendre... Alors seulement peuvent se poser les questions implicites dans notre sujet : doit-
on nous débarrasser de la violence ? N’y-a-t-il pas certaines formes de violences légitimes ?
Et peut-on vraiment s’en débarrasser ? Le souhaitable et le possible sont en effet ici indissociables.

Daniel Mercier

« Peut-on se débarrasser de la violence ? »

Introduction
Quelques remarques liminaires pour commencer :
Même s’il est vrai que d’une part l’appréhension de la violence dépend largement des critères
qui sont en vigueur d’un groupe à un autre pour caractériser ce qui est normal et ce qui ne l’est
pas, et que d’autre part c’est depuis surtout les années 60, et dans nos sociétés démocratiques, que
s’opère une prise de conscience sur les phénomènes de violence et sur les actions que l’on peut
mener sur eux (par exemple, la prise de conscience des violences infligées aux enfants ou aux
femmes, ou aux homosexuels en prison, est récente), on ne peut pas nier pour autant la réalité
objective d’une violence à l’intérieur des sociétés[1], et surtout à l’extérieur au plan international.
La violence s’inscrit dans une graduation des moyens mis à disposition pour gérer les conflits, et
il n’est pas toujours facile de savoir où s’arrête la contrainte et où commence la violence
proprement dite, le déploiement de la force et la répression véritable... : ex de la grève, du piquet de
grève, de l’affrontement direct ? Cela conforte l’idée qu’il n’y a pas une interaction
fondamentalement nouvelle entre les individus avec la violence, et que, comme l’a dit Clauzewitz,
la guerre est la poursuite de la politique avec d’autres moyens[2]... En tant que moyen, elle n’est pas
plus révolutionnaire que contre-révolutionnaire, mais purement instrumentale par rapport à des fins
qui lui sont indifférentes. Nonobstant cette graduation, nous devons distinguer nettement les formes
extrêmes de la violence de l’ensemble des autres. Peut-on en effet mettre sur le même plan la
violence d’un propos ou d’un rire (le rire peut être parfois violent, cf. Charlie Hebdo) et la violence
d’un massacre de masse ?
Il y a une violence dont il semble que nous ne pouvons pas échapper : la violence de la nature,
c’est-à-dire de la mort, de la maladie, des tremblements de terre (pour la clarté de la discussion nous
ne retiendrons pas cette dimension de la violence[3]... disons simplement qu’il paraît vain de
vouloir s’en débarrasser totalement, même si d’une certaine façon l’histoire de notre humanité se
traduit par la tentative de surmonter autant que faire se peut cette violence. Mais peut-être nous
échappe aussi celle qui est due à notre propre nature : affectivité humaine génératrice de passions
telles que l’amour mais aussi la haine, le mépris, la vengeance, l’ambition, l’égoïsme... Une
affectivité support de notre compassion à la souffrance d’autrui, de nos liens sociaux et amicaux,
mais aussi de nos actes les plus destructeurs.
La violence contemporaine

Avant tout autre considération, nous devons prendre la mesure de la place de la violence dans
notre monde : la liste qui suit (très incomplète) d’exterminations de masse au XXème siècle se
passe de commentaires et « fait froid dans le dos ». Compte-tenu des incessantes polémiques sur les
chiffres contentons-nous de noter que la grande majorité des massacres évoquées se compte par
millions de morts : massacre des Herreros par l’Allemagne en Afrique du Sud-Ouest (Namibie), au
Congo par la royauté belge au Mexique, en Arménie (1,8M), famines provoquées en Ukraine et en
URSS et purges staliniennes (des millions de morts dans les Goulags), 6M de Juifs pendant la
seconde guerre, mais aussi 1M d’allemands derrière le front russe..., en Chine à plusieurs reprises
(d’abord lors du conflit avec le Japon en 1937, massacre de Nankin, ensuite pendant Le Grand Bond
en Avant, enfin avec la Révolution Culturelle... là encore plusieurs millions de morts), au Pakistan,
au Cambodge, en Serbie, en Ouganda... Nous ne citons ici que les exterminations de masse de civils
à grande échelle. Il faut donc ajouter les deux guerres mondiales, et un très grand nombre d’autres
conflits ayant débouché sur des massacres de « moins »grande ampleur... La plupart du temps, ces
exterminations se comptent par millions à chaque fois.... Abram de Swann, sociologue reconnu de
la violence, a fait récemment une étude sur ces violences de masse au XXème siècle[4]. Il montre
qu’après chaque évènement de cette nature, un « jamais plus » unanime n’empêche cependant pas
qu’il puisse se reproduire dans une autre partie du monde... Le sort subi aujourd’hui par tous les
réfugiés (mort par noyade, faim, froid, épuisement, désespérance...) fuyant les massacres nous
rappelle, s’il en était besoin, l’omniprésence de cette violence encore aujourd’hui. La tendance à
l’oubli, l’ignorance, la négation de tels évènements semblent être à chaque fois la règle. La
« banalité du mal »[5] reste une vérité tragique.
Il faut bien sûr ajouter à cette liste le terrorisme de masse qui ne cesse de croître dans la plupart
des pays du monde, et qui est depuis quelque temps le fait de l’islamisme radical. Il n’y a pas un
jour où nous n’apprenons l’existence d’attentats faisant des dizaines voire des centaines de morts.
Edgar Morin parlait il y a déjà plus de 35 ans[6] d’une nouvelle forme de violence devenue
« folle »... Une forme concentrée, virulente, qui est la forme « messianique/apocalyptique » dite
terroriste, où une infime minorité porteuse de la vérité (de l’Histoire) se donne mission de réveiller
le monde musulman et de détruire les démocraties occidentales... Une spirale qui entretient une
boucle de réponses, contre-réponses, contre-contre réponses où s’entretiennent l’une l’autre la
violence terroriste et la violence d’Etat qui peut déboucher sur les attentats de foule et peut-être
bientôt sur la « méga-mort » (arme atomique ou bactériologique)... Le caractère malheureusement
un peu « prophétique » de cette projection est remarquable.
Il n’est donc pas possible de conclure à une réduction de la violence, même si c’est pourtant le
cas à l’intérieur des pays occidentaux[7]. Tel est le paradoxe aujourd’hui : une relative pacification
des moeurs (nous y reviendrons) dans les démocraties modernes qui est en lien avec une
prééminence de l’Etat-nation et de la Loi protégeant relativement bien les citoyens, dans une
situation mondiale où les conflits meurtriers n’ont jamais cessé, et qui prennent aujourd’hui une
tournure préoccupante.

La philosophie ne peut se cantonner au « devoir être »

Il faut bien reconnaître que la philosophie aujourd’hui a tendance à ne pas trop s’attarder sur
l’existence persistante de cette violence dans les relations des hommes entre eux. Comme c’est déjà
le cas avec Platon qui considère qu’il est dans l’essence de la vie commune d’être pacifique et que
les guerres ne sont que des aberrations qui lui sont foncièrement étrangères[8], une certaine
philosophie se contente d’affirmer ce qui « doit être ». Régis Debray est convaincu que les mythes
valent mieux que les méditations des philosophes[9] pour comprendre la violence. Ceux-là en effet,
moins angéliques et tentés par le « devoir être » qu’une certaine philosophie, n’ont cessé de mettre
en scène la réalité d’un monde habité par une suite formidable de carnages et de meurtres... Il ne
s’agit ni de liquider le réel et la violence avec (dénier la violence), ni de l’ennoblir (comme
quelqu’un comme Nietzsche a peut-être tenté de le faire...), mais de prendre toute la mesure du
phénomène. De plus, pour la raison déjà évoquée, nos sociétés « civilisées », aux mœurs
relativement pacifiques, ne sont pas spontanément portées à reconnaître la réalité de cette violence
archaïque...
Mais que doit être alors le rôle de la philosophie par rapport à cette question de la violence ?
Commençons peut-être par ne pas nous contenter de cette sorte de « bêlement » en faveur de la paix
universelle, dans un état de cécité complète par rapport à la compréhension de la nature véritable de
la violence. La seule manière de se donner les moyens d’en réduire ses dégâts est de l’analyser pour
ce qu’elle est vraiment. Savoir si l’on peut se débarrasser de la violence est une chose (Est-ce
possible ? Dans quelles limites ?). Mais une autre question vient également à l’esprit : doit-on s’en
débarrasser ? Autrement dit c’est la question de la justification de la violence qui se pose ici. Par
exemple, la question de la justification d’une violence défensive (légitime défense), d’une violence
préventive (justifier une petite violence pour éviter une violence plus grande), ou encore d’une
violence punitive (comme enfermer les gens dans les prisons). Mais là encore, l’essentiel est de
comprendre la violence, ou du moins d’en identifier l’(les) origine(s) ou les facteurs, de mesurer la
complexité de tels phénomènes, et éventuellement de montrer pourquoi il relève d’une certaine
forme de nécessité... Même si les sciences sociales ne sont jamais éloignées de notre réflexion
lorsqu’elles cherchent à rendre compte de la relativité de la violence et de l’infinie variété de ses
formes et des échelles d’analyse[10], en dégager si possible sa nature et ses différentes causes, il
revient à la philosophie d’opérer tout un travail conceptuel (notamment de définition(s)) permettant
d’une part une certaine forme de totalisation de la violence comme phénomène humain, et donc
aussi une interrogation sur son (ses) sens véritable(s) et sur la possibilité d’une éthique relative à la
violence (problème de philosophie morale).

Vers la construction d’une définition de la violence

Il n’y pas de conceptualisation éthiquement neutre de la violence


La violence est un de ces termes qui, appliqué aux relations entre les hommes, ne peut être
éthiquement neutre, mais suppose toujours un jugement de valeur négatif. Même si la question de sa
justification ou de sa légitimité dans certains contextes déterminés peut se poser. Nous devons
assumer cette connotation normative péjorative quant à l’usage de la violence dans nos tentatives de
définition. Mais nous devons aussi partir de définitions conceptuelles qui laissent ouvertes la
possibilité de s’interroger sur la question éthique de la légitimité de l’emploi de la violence dans
telle ou telle situation conflictuelle, sans considérer par principe que tout acte de violence est
totalement et toujours fondamentalement interdit, rejoignant ainsi la position à priori absolument
pacifiste qui clôturerait la réflexion.
De plus, cette approche relevant de la philosophie morale ne doit pas non plus empêcher un point de
vue qui tiendrait davantage compte de la dimension politique et anthropologique de la violence...
Violence personnelle, pragmatique, matérielle, structurale, symbolique...
Le qualificatif de violence semble s’appliquer aussi bien à des personnes qu’à des situations ou des
structures, et revêt des significations bien différentes. Nous centrerons ici la réflexion sur ce que le
Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale appelle « méthodes de lutte », c’est-à-dire les
activités exercées par une ou plusieurs personnes dans une situation de conflit et en vue de la
réalisation d’objectifs disputés. De ce point de vue, nous devons distinguer la notion de violence
entendue en ce sens de celles d’exploitation ou d’injustice qui relèvent moins d’actions avec des
auteurs identifiés personnellement que de structures déterminées. Le terme de violence structurale
peut être utilisé ici pour distinguer cette violence d’une violence au premier sens, et qui sera ici
prioritaire, de violence personnelle, matérielle ou pragmatique. Un autre sens possible aussi est
celui de violence symbolique telle que cette notion est utilisée notamment par le sociologue Pierre
Bourdieu. Rappelons de quoi il s’agit : nous pouvons sans doute rapprocher ce concept de celui de
servitude volontaire, au sens où cette violence conduit elle aussi le dominé à adhérer « librement » à
sa domination, et à la considérer comme naturelle et allant de soi. Le concept de violence
symbolique s’applique à toutes les formes « douces » de domination. « Douces » par rapport aux
formes brutales fondées sur la force physique, mais qui n’en exercent pas moins une violence sur
ceux qui la subissent. Elle s’exerce dans la sphère des significations, c’est-à-dire concernant le sens
que les dominés donne au monde social et à leur place dans le monde. Bourdieu a étudié en
particulier la violence symbolique à l’école (selon lui l’éducation est fondamentalement une
reproduction culturelle et sociale des « héritiers »), et dans le processus de la domination masculine.
La violence symbolique suppose la méconnaissance de la violence qui l’a engendrée. Ce concept
apporte-t-il une grande nouveauté par rapport au concept marxiste d’idéologie dominante ? A mon
sens il ne fait que le prolonger en insistant davantage sur l’intériorisation et l’inscription dans les
corps de ses représentations, indépendamment des consciences et des volontés...
Deux propositions de définition (et commentaires)
Nous ferons deux propositions de définition (provisoire) de la violence qui sont très proches.
Première proposition de définition d’Yves Michaud : « la violence est une action directe ou
indirecte, massée ou distribuée, destinée à porter atteinte à une personne ou à a détruire, soit dans
son intégrité physique, soit dans ses possessions, soit dans ces participations symboliques. »[11]
Deuxième proposition de définition à partir des significations que prend habituellement la
violence dans le langage habituel des acteurs et des politologues[12] : « la violence désigne toute
action impliquant 1) le meurtre de une ou plusieurs personnes ou infligeant à ces personnes des
souffrances ou des lésions physiques 2) moyennant l’utilisation de la force physique 3) de façon
intentionnelle 4) contre leur volonté. »
Si nous testons ces différentes clauses, plusieurs observations s’imposent :
- La contrainte (4), qui n’est pas mentionnée dans la première définition, est une condition
nécessaire (en ce sens par exemple, l’acte d’une personne qui s’immole par le feu ne peut pas être
considéré comme moralement négatif et donc ne sera pas qualifié violent au sens présenté ici) mais
non suffisante de la violence ; cela signifie qu’il n’y a pas de violence sans contrainte, mais que la
contrainte n’est pas équivalente à la violence et qu’il peut donc y avoir de la contrainte sans
violence, contrairement à certains anarchistes qui font de tout acte de contrainte un acte violent.
- La question de l’intentionnalité de l’action (non présente dans la première proposition de
définition) peut se discuter dans certains cas. Une action (tuer un individu ou lui infliger des
souffrances contre sa volonté) peut être foncièrement injuste indépendamment du fait quelle soit
intentionnelle ou pas. Mais dans l’usage courant, nos développements habituels et nos arguments
sur l’exercice de la violence suppose –pour rester cohérents- l’existence de l’intentionnalité dans
l’emploi de la force. Il y a donc des avantages à garder cette condition, même si elle contredit
certains emplois du terme (on parle parfois de violence non intentionnelle). Elle n’a donc rien
d’absolu...
- La violence renvoie-t-elle toujours à l’usage de la force physique ? Soit un groupe X qui
fournit à un groupe Y vivres et médicaments. A la suite d’un grave conflit (par exemple au sujet du
contrôle de certains gisements de pétrole[13]. Pour tourner la situation à son avantage, le groupe X
décide de ne plus fournir Y. Confronté à de plus en plus de morts causés par l’absence de vivres et
de médicaments, le groupe Y est obligé de céder sur l’objet du conflit. Le groupe X est donc le
vainqueur du conflit, et n’a pas exercé une force physique contraignante sur Y. D’après notre
définition, son action ne pourrait donc pas être qualifiée de violente... Nous voyons bien qu’il n’en
est rien, est que l’emploi ou non de la force physique n’a pas ici une importance morale
considérable : l’utilisation intentionnelle de méthodes de lutte provoquant de graves dommages peut
être passive (omission d’actes), tout en étant aussi violente que l’utilisation de méthodes actives
(commettre des actes).
- Que penser enfin de la première clause de la définition : la violence consiste-t-elle à
infliger de façon intentionnelle la mort et/ou des souffrances et/ou des lésions physiques ? Non :
les actes visant à infliger des souffrances psychiques le sont tout autant (observons que dans la
première définition, il n’est pas non plus fait nommément mention des souffrances psychiques).
Nous entendons par souffrances psychiques, des souffrances telles que l’angoisse, la peur, la
nervosité, le désespoir ou tout autre état de l’âme souffrante qui n’est pas associé à une douleur
physique. Imaginons un gaz ou une drogue administrée par contrainte à la place de méthodes de
luttes armée[14] provoquant ces états au lieu des souffrances ou lésions physiques, cette méthode de
violence psychique peut être encore plus grande que la précédente. Mais nous pouvons imaginer
encore plus loin en évoquant des méthodes de lutte violente qui annihile l’autonomie (suppression
de tout jugement et de toute décision autonomes), tout en provoquant éventuellement un état
d’euphorie... C’est un thème privilégié de la littérature ou du cinéma de science-fiction. Il n’y a pas
à proprement parler de souffrances mais le mal est comparable et peut-être plus important en termes
de violence psychique.

En conclusion, nous parlerons de violence comme « toute action (commise ou omise) qui
implique le meurtre d’une ou plusieurs personnes ou qui suppose qu’on inflige à celles-ci des
souffrances ou des lésions physiques ou psychiques, de façon intentionnelle, contre leur
volonté. »

Quelques données sur l’évolution historique de la violence…

- Il est très difficile de connaître précisément les données chiffrées de la violence dans
l’histoire jusqu’au XIXème siècle, tant en ce qui concerne les ravages des guerres et invasions que
la criminalité, les statistiques n’étant pas encore un instrument utilisé. Mais la violence de masse à
travers les guerres et les invasions a toujours été très importante.[15]
- En ce qui concerne la criminalité, nous avons aussi beaucoup d’incertitudes, mais une
chose apparaît incontestable : la brutalité des sociétés du passé est sans commune mesure avec les
nôtres. Norbert Elias a montré dans son histoire des moeurs[16] comment la violence, sous les
différentes formes des meurtres, des émeutes, de la répression, des pratiques des supplices, de
l’insécurité des rues, étaient monnaie courante au XVIIIème siècle en Angleterre. Il faut penser
aussi à la misère et à la brutalité de la condition ouvrière[17]. Il est probable cependant que nous
pouvons retrouver une telle violence extrême, considérée comme une composante normale de la
vie, dans certaines subcultures et parties du monde contemporain... Quoiqu’il en soit nos mœurs
occidentaux ont progressivement intégrés la pudeur comme marque de civilisation, associée à un
mouvement d’intériorisation des normes et d’autocensure quant à l’expression des affects. A
l’inverse, l’homme médiéval exprime violemment ses émotions, ses désirs, ou même ses besoins les
plus matériels, sans souci du regard d’autrui. Le « Jacquouille » des « Visiteurs » au cinéma en livre
une version grotesque et caricaturale !
- Symétriquement à cette violence de la société, sur le versant institutionnel, la montée de
l’Etat au début de l’Europe classique s’est faite par la régression sanglante des particularismes, la
persécution religieuse, la répression sauvage du vagabondage et de la criminalité. « Le fouet et le
gibet ont été le premier symbole de l’Etat moderne » dit à ce sujet Michaël Walzer.
- Il faut noter aussi rapidement la progression spectaculaire des moyens de destruction,
de la spécialisation et de la professionnalisation des militaires, ainsi que de la rationalisation des
méthodes de gestion de la violence. Yves Michaud parle du développement sans précédent d’ « une
technologie de la violence et d’un arsenal de la mort ». Il n’y a rien dans le passé qui soit
comparable à la production industrielle, scientifique, anonyme, rationnellement administrée du
meurtre à notre époque. Des crimes comme Auschwitz mais aussi Hiroshima sont « modernes » au
sens où ils relèvent d’une telle production...
Pour simplifier à l’excès, la suite de cet écrit se propose d’explorer les deux grandes orientations
intellectuelles, à la fois divergentes et complémentaires, permettant d’apporter un début de réponse
à notre question.

Il y a ceux qui mettent l’accent sur la dimension ontologique de la violence, et relativise le rôle de
la Raison. Soit dans le cadre d’une réflexion philosophique et anthropologique qui s’appuie sur les
grands mythes et la généalogie pour montrer la réalité archaïque et ancestrale de la violence
humaine (Freud dans Malaise dans la civilisation, Maffesoli dans « la violence banale et
fondatrice » et tous ces livres, Morin et son homo demens/ homo sapiens, René Girard et la violence
d’origine mimétique et rivalitaire inhérente à l’être humain, en sont peut-être quelques figures
parmi les plus remarquables). Soit en constituant des « philosophies de la violence » qui entendent
montrer la raison d’être et la légitimité de la violence dans certaines conditions : Philosophies de
l’Histoire d’un Hegel ou d’un Marx ; philosophie de la vie d’un Spencer (évolutionnisme social) ou
d’un Nietzsche, ou encore théorie de la violence de Georges Sorel ; philosophie existentialiste de
l’altérité chez Sartre, ou encore pensée d’une certaine violence légitime de nature messianique
(Walter Benjamin et Hannah Arendt). Il va de soi que les frontières entre ces deux catégories de
penseurs sont perméables : Georges Sorel est proche de Marx, Maffesoli est empreint de
philosophie vitaliste…

La pensée des Modernes au contraire, à partir des Lumières, va parier sur la possibilité d’un
combat victorieux des Lumières sur les Ténèbres et par conséquent croire en une pacification
grandissante du monde grâce à la Raison, au droit et à la morale. Malgré les critiques à notre avis
légitimes qui ont été faites concernant la naïveté et l’optimisme des Lumières, cette pensée peut
aussi s’avérer décisive quant à la façon dont elle a soutenu une fondation de l’obligation dans les
termes de la Loi, et ainsi permis la constitution de l’Etat de droit.
Bien sûr cette binarité des points de vue est trompeuse et de nombreux « croisements » existent à
partir de là... Probablement que comme toujours la complexité et le refus des unilatéralismes doit
prévaloir en la matière. Essayons de dresser très sommairement le paysage d’un tel dialogue ou
plutôt d’une telle « dialogie » (vérités à la fois contraires et complémentaires, E.Morin)...
Hobbes nous dit sans détour quelles sont les données du problème à résoudre : l’idée du contrat
social est fondée sur la recherche de sécurité face à la guerre de tous contre tous d’êtres qui par
nature sont des « loups » entre eux, uniquement préoccupés à acquérir des biens, mus par un instinct
égoïste, et qui sont dans « l’opposition de chacun à chaque autre ». La solution est d’abandonner par
convention à un tiers commun (le Léviathan ou l’Etat) l’autorité et le droit de juger de leurs propres
actions. Le pouvoir souverain s’approprie en quelque sorte l’exclusivité de la violence, qui devient
entre ses mains la seule violence légitime. Qu’en est-il au juste de cette violence originaire ?
D’autres, sociologues, anthropologues, psychanalystes, philosophes, vont s’inscrire dans cette façon
de penser.
La réalité anthropologique de la violence

Les frères ennemis Abel et Caïn et la violence meurtrière de leur destin, voilà peut-être une figure
emblématique du fond de violence archaïque irréfragable qui loge au cœur de l’homme.
Nous ne pouvons qu’être frappés par la suite formidable de carnages et de meurtres qui peuplent
tous les documents anciens, mythes, fables, légendes, poèmes tragiques...etc. Les premières figure
peintes du paléolithique nous montrent, comme à Lascaux, « des silhouettes raides, percées de
javelines à terre ou agonisantes, perdant leurs entrailles... »[18]. Toutes les données
anthropologiques et archéologiques des 15ooo dernières années convergent pour montrer des
univers guerriers et violents. La figure du péché originel elle-même symboliserait de façon
« euphémisée » cette constante humaine.
Un certain nombre d’auteurs modernes ont mis en relief un « fonds » anthropologique qui, quelque
soit le nom qu’on lui donne –part maudite, homo demens, pulsion de mort, violence mimétique, part
du diable...etc. - relativise considérablement le primat traditionnellement accordé à la raison dans la
définition de l’être humain. Nous allons parcourir rapidement quelques unes de ces conceptions en
insistant sur ce qui les distingue spécifiquement.

Malaise dans la civilisation[20] : la lutte d’Eros contre Thanatos

L’idée essentielle de ce livre remarquable est de montrer que la fonction de la culture est
d’empêcher la libre décharge des pulsions présentes dans l’inconscient humain, le Sur-moi étant en
quelque sorte le représentant intériorisé de ce pouvoir social contraignant et interdicteur au sein du
psychisme, générateur par là-même d’angoisse et de culpabilité en lien avec la possibilité de la
transgression, et obligeant parfois de façon très « despotique » le Moi à s’adapter à de telles
contraintes . Mais il ne s’agit pas, comme certains ont pu le penser abusivement[21], d’une théorie
dualiste et binaire entre une société d’essence répressive et des désirs qui seraient empêchés de
s’exprimer et surtout de se réaliser. D’abord parce que la civilisation et son développement a partie
liée avec la pulsion de vie (en lien avec la libido) : l’individu comme la société sont traversés par
Eros dans leur lutte commune contre Thanatos. Eros est ainsi au service du développement de la
civilisation visant à la réunion d’individus humains en une communauté, et alimentant toutes leurs
productions matérielles, culturelles ou spirituelles, mais sous des formes qui détournent la pulsion
quant à son but premier (sexuel et génital)[22]. Ensuite parce que, comme nous l’avons déjà
observé avec le rôle du Surmoi, le conflit constitutif entre les normes sociales et les pulsions de
l’individu est également un conflit intra-individuel inséparable de la formation de cet individu, de sa
socialisation au sein de la communauté humaine, et de son désir même, dont l’existence est
inséparable d’une loi interdictrice. La violence est ainsi à la fois celle de la pulsion et celle de
l’institution, dans le cadre d’un combat en faveur de l’humanisation du petit d’homme. L’enjeu est
de trouver un équilibre le plus « heureux » possible entre d’un côté la liberté individuelle et la
satisfaction des pulsions, et de l’autre les exigences culturelles de la communauté (qui imposent des
sacrifices à ces pulsions), de façon à rendre possible la viabilité et la stabilité de l’existence
collective. Nous ne sommes pas « un être doux, avide d’amour », mais nous avons une tendance
puissante à l’agression, « les expériences de la vie et l’histoire passée l’attestent formellement ».
Pour mettre des barrières aux pulsions agressives, la culture va utiliser l’amour « réfréné dans sa
visée », c’est-à-dire détourné de son but premier. Pour Freud, la malveillance et l’hostilité des
hommes entre eux ne sont pas dues, comme le prétend l’idéologie communiste, à l’oppression des
rapports de propriété. Il ne suffit pas de supprimer la propriété et de mettre en commun les biens
pour les faire disparaître ! « La pulsion d’agression est un trait indestructible de la nature
humaine ». Le développement de la culture consiste à enrôler à son service la pulsion de vie pour
combattre la pulsion de destruction. Ce combat se traduit à l’intérieur de l’individu par « la tension
entre le moi et le sévère surmoi, qui se nomme conscience de culpabilité ». En conclusion de cette
rapide présentation, et pour revenir à notre question concernant la possibilité de se débarrasser de la
violence, voilà comment Freud pense les enjeux du développement de la culture : « La question où
se joue le destin de l’espèce humaine me paraît être la suivante : son développement culturel
réussira-t-il, et dans quelle mesure, à se rendre maître des perturbations de la vie en commun
causées par la pulsion humaine d’agression et d’auto-anéantissement ? ». Cette phrase, en
conclusion de « Malaise dans la Culture », condense tout l’enjeu de notre propre question : toute la
finalité de la culture semble en effet de se rendre maître de la violence et des maux qu’elle entraîne,
mais en même temps est-elle vraiment capable de faire obstacle à ce qui constitue une donnée
indépassable de notre condition ?
Une violence ancestrale et fondatrice ?

Un des premiers livres écrits par Michel Maffesoli s’intitule « Essais sur la violence banale et
fondatrice », et au fond tous les autres (très nombreux) vont creuser ce même sillon. Dans le
prolongement de la réflexion freudienne, il affirme la tendance à la destruction, à l’agression, à la
cruauté comme une donnée fondamentale de la vie psychique. Mais à la différence de Freud, il ne
s’inscrit pas dans le dualisme d’un combat frontal entre Eros et Thanatos : « Nous sommes en
présence d’un instinct de destruction qu’il est vain de vouloir nier ou supprimer, il vaut mieux
l’admettre et voir comment il participe d’une manière conflictuelle, paradoxale, à la structuration
civilisationnelle. ». La pulsion de mort n’est pas seulement l’objet d’une répression sociale, mais
elle participe paradoxalement de l’existence et de la perdurance d’une socialité primordiale dont
elle est une dimension fondamentale. « Toutes les mythologies nous montrent comment la
destruction est fondement de la structuration (sociale) » dit M. Maffesoli. Nulle affirmation de la
sorte chez Freud : seul Eros, pulsion de la libido et de la vie même comme processus d’unification
est au service de la constitution du collectif. Alors que la violence chez Maffesoli a un caractère
foncièrement ambivalent dans l’économie sociale : elle déstructure et structure tout à la fois le
collectif. En filigrane d’une telle intuition, le dualisme Eros/Thanatos de la pensée freudienne est
remplacé par une autre forme de dualisme entre d’un côté une société de domination et d’imposition
rationnellement et institutionnellement réglée qui établit un contrôle sur l’ensemble de la vie
quotidienne (la « société officielle ») et de l’autre côté une socialité du vouloir vivre souterrain et
ancestral, souvent habité par la violence. Mais il faut « tenir les deux bouts ensemble » ajouterait-il,
ce qu’il appelle le naturalisme et le sociologisme... En dehors de cette divergence fondamentale, M.
Maffesoli rejoint Freud lorsque celui-ci s’interroge sur les liens secrets entre Eros et Thanatos, et
postule la liaison et l’intrication des pulsions Eros/Thanatos dans les formations psychiques et
sociales. Quoiqu’il en soit, lorsque M. Maffesoli évoque cette force d’union utilisant des moyens
divers et parfois faite d’excès et de violence, et qui même dans des contextes hostiles parvient à
rassembler ce qui sans elle aurait tendance à se disperser, il développe sans le dire une idée qui
s’inscrit dans la filiation directe de la conception freudienne du lien entre Eros et Thanatos. C’est à
Eros qu’est dévolu ce rôle de réunification des éléments pluriels et hétérogènes, et les formations
psychiques et sociales à partir des pulsions correspondent généralement à une liaison ou
intrication des pulsions Eros/Thanatos, condition de leur dimension culturelle « positive ».
Pour M. Maffesoli, la violence est paradoxalement partie intégrante du collectif, de
l’agrégation sociale. La socialité est inséparable d’un certain nombre d’archaïsmes de la condition
humaine. ... En ce sens la société n’est pas seulement cette construction rationnelle destinée à
réprimer les pulsions susceptibles de mettre en danger la possibilité même d’une vie en commun,
elle est aussi inséparable d’une violence constitutive de cette vie, sa « substance » est composée
également de cette énergie pulsionnelle. Autrement dit, il y a une socialité archaïque irréductible au
« sociétal », et qui n’est pas exempt de violence. Il serait angélique et même dangereux de vouloir
un être ensemble où la violence serait totalement éradiquée, et sans doute même que la réalisation
d’une telle prescription serait antinomique avec l’existence même du groupe, dont la dynamique
relève autant des attirances que des oppositions ou répulsions, et qui ne peut s’abstraire d’une
violence en quelque sorte fondatrice. Le collectif est comme un corps vivant où la violence joue un
rôle non négligeable, pour empêcher « les pesanteurs mortifères et anesthésiantes » d’avoir raison
des forces d’agrégation sociales. La violence intérieure est une des dimensions à la fois contraire et
inséparable du « vouloir-vivre », empêchant un phénomène d’entropie et d’usure qui finit toujours,
dans le cas contraire, par désagréger le corps social et atomiser les individus. Nous retrouvons ici
Georges Simmel[23] qui fait de « l’instinct de combat » un à priori du fait social, et dit que la
société est « une certaine proportion d’harmonie ou de discorde, d’association et de compétition, de
tendances favorables et de tendances défavorables ». Nous pouvons rapprocher cette idée de
l’affirmation d’Héraclite selon lequel le combat est « le père de toutes les choses », ou encore de
celle d’Empédocle selon lequel il y a deux principes qui gouvernent le monde : l’amitié (« philia »)
et le conflit (« neikos »). La violence, que l’on peut rapprocher d’une volonté de puissance (au sens
nietzschéen), expression d’un conflit éternel (la lutte pour la vie), participe paradoxalement non
seulement à l’existence mais également à l’harmonie plurielle du social, mais à condition d’être
l’objet d’une perpétuelle négociation. Dans le cas contraire, elle est responsable des formes
sanguinaires dont les histoires humaines nous montrent le paroxysme et les ravages. Négociation
qui inclut d’assumer la violence sous forme de sacrifice, de jeu, de rituel, d’orgie, de parole, et qui
participe paradoxalement de l’harmonie sociale.
En conclusion, citons encore M. Maffesoli qui fait référence à une « sagesse d’immémoriale
mémoire sachant de savoir incorporé que le mieux est l’ennemi du bien »[24]. La légende veut que
le dieu Pan mettait la panique lorsqu’on lui refusait l’entrée dans la Cité, alors que son acceptation,
ritualisée, permettait d’en limiter les méfaits. Qui veut faire l’ange....

Homo sapiens homo demens

Est-il bien raisonnable de vouloir être sage ? Telle est la question que se pose Edgar Morin dans
« Amour, Poésie, Sagesse ». A ce que M. Maffesoli appelle « l’entièreté de l’humain », E. Morin
répond en écho : « Homo sapiens/homo demens. N’y a-t-il pas en effet une folie à voir en l’homme
uniquement un homo sapiens, une sorte de raison sur deux jambes ? C’est le disjoindre de la
« raison intelligente » qui ne peut se concevoir qu’associée à l’affectivité (les deux se développent
corrélativement chez les mammifères supérieurs)[25]. Hannah Arendt pourrait ajouter (« Du
mensonge à la violence ») que ce n’est pas l’absence d’émotion qui est à l’origine de la rationalité et
qui peut la renforcer. Au contraire, pour réagir de manière raisonnable, il faut en premier lieu avoir
été touché par l’émotion. C’est précisément ce manque qui explique pourquoi Eichmann a si bien
obéi aux ordres monstrueux du III Reich, incapable de penser en se mettant à la place de ceux à qui
ces actions sont destinées. Incapable de penser ou insensible (ce qui s’oppose à l’émotionnel n’est
pas le rationnel mais l’insensibilité), c’est la même chose. Mais nous pourrions ajouter avec E.
Morin que l’affectivité comporte un aspect noir (la colère, le stress, la peur communs aux
mammifères), qui s’est développé avec l’affectivité humaine : « L’affectivité humaine a inventé
quelque chose qui n’existait pas : la haine, la méchanceté gratuite, la volonté de détruire pour
détruire ». Homo sapiens est aussi homo démens. Si nous pouvions dire : nous sommes 50% homo
sapiens, 50% homo demens, avec une frontière au milieu, çà serait simple. Mais il n’y a pas de
frontière nette entre les deux. Sapiens et demens sont deux pôles, avec toutes les combinaisons
possibles entre les deux...... Dans la copulation de sapiens et de demens, vous avez la créativité,
l’invention, l’imagination... ce que Durckeim nommait aussi « ce mal de l’infini » (l’aspiration
démesurée, la soif de ce qui n’est pas, la démesure dans les expériences sexuelles ou la volonté de
savoir...etc.), mais aussi la criminalité, le mal, la méchanceté. »
Il y aurait donc une forme d’angélisme (qui veut faire l’ange...) à vouloir éradiquer complètement
toute « folie » au nom d’une vie intégralement raisonnable. Et peut-être même c’est la folie la plus
grande que de prétendre à l’exercice exclusif et absolu d’une Raison ainsi réifiée, qui peut nous
faire penser à la « déesse raison » de Robespierre. Castoriadis dit à ce propos « L’homme est cet
animal fou dont la folie a inventé la raison ». Il n’est pas certain que la pensée des Lumières ne se
soit pas illusionnée à ce sujet[26] ...
Sans doute que le projet d’une rationalité sociale qui excluerait toute violence est non
seulement impossible mais surtout dangereux : il pourrait conduire à une forme délirante de la
raison pouvant même donner naissance à des sociétés totalitaires, c’est-à-dire paradoxalement à la
pire des violences : un film de science fiction récent s’adressant aux adolescents, « The giver », est
à ce sujet très intéressant. La société modèle telle que conçue et contrôlée par « Big Brother » est
une société où la mémoire du passé et toutes les émotions qui lui sont associées sont éradiquées,
société totalement anesthésiée et robotisée (les hommes, qui s’administrent chaque matin une
drogue destinée à effacer le passé, sont soumis et obéissent « sagement » aux prescriptions).
Lorsque le passeur de temps (en réalité, c’est celui qui est sensé garder dans le plus grand secret les
archives du passé) décide de montrer au jeune héros destiné à prendre sa place les vidéos de
l’ancien monde, les premières images (en couleur, contrairement aux autres images du film),
transporte ce dernier dans une joie immense, mais elles laissent bientôt place à des images de
violence et de guerre insupportables... Nous découvrons alors les raisons de cette entreprise : il
s’agit d’oublier définitivement ce monde violent et surtout ce qui le rend possible : la mémoire et
son lien organique avec l’affectivité. Une telle fiction montre par défaut la place de l’affectif et de la
violence qui lui est associée dans l’être collectif. La vie des affects, avec ses excès et sa démesure,
est en quelque sorte le moteur de la réalité sociale.

La violence mimétique

Alors que M. Maffesoli se réfère aux « archaïsmes fondamentaux » de l’animal humain, René
Girard[27] va privilégier une seul dimension anthropologique dans l’explication de la violence : la
tendance à l’imitation et à la rivalité, qu’il conceptualise comme « désir mimétique ». Le combat
entre deux rivaux pour quelque chose et par rapport à un enjeu serait l’archétype fondamental à
partir duquel on peut expliquer à la fois la violence individuelle et collective et la constitution de la
culture et de la société. L’imitation n’est plus à la mode, pourtant elle s’avère être déterminante en
ce qui concerne les animaux « supérieurs »[28], et les récentes découvertes neurobiologiques des
« neurones miroirs » confirment l’importance des comportements de l’imitation chez l’homme.
Pour René Girard, le succès de l’industrie pornographique est une des preuves de la véracité d’une
telle découverte, puisqu’il montre à quel point le spectacle est opérant autant que l’action elle-
même... Des études menées sur des nouveaux-nés confirme selon lui le caractère inné et non appris
de l’imitation. Phénomène non seulement spontané, mais qui est à la source de l’apprentissage lui-
même[29]. Ce phénomène est responsable de la violence humaine lorsqu’il porte sur le désir. Le
désir mimétique de l’autre engendre le désir des mêmes objets et ouvre un monde de violence et de
vengeance sans fin où la rivalité des doubles devient plus importante que la possession de l’objet
convoité. L’analyse des sociétés archaïques montre que les interdits prescrits ont pour seul raison
d’être de supprimer les possibilités de conflit et d’empêcher toute violence rivalitaire. L’exogamie
par exemple consiste pour les hommes à ne pas pouvoir jouir des femmes qui sont produites par le
groupe, parce que les femmes proches sont beaucoup plus dangereuses que les femmes éloignées du
point de vue de la rivalité qu’elles peuvent susciter... Les conflits générés dans les familles par
rapport à l’héritage pourraient aisément illustrer la permanence potentielle de cette violence
d’origine rivalitaire. Les cultures et les religions font leur apparition dans la préhistoire de
l’humanité quand ce type de conflit (qui rappelle la guerre de tous contre tous de Hobbes) se
généralise à la communauté toute entière. Tous les mythes commencent par un fléau généralisé. Les
individus imitent leurs désirs et finissent par se battre, les conflits se contaminant les uns les
autres[30]. Incapables de se partager pacifiquement les femmes, la nourriture, les armes, les
meilleurs emplacements…etc., la communauté devient nécessairement le théâtre de rivalités de
plus en plus grandes qui débouchent sur une escalade de violence réciproque, jusqu’au moment où
ils finissent par s’entendre mimétiquement contre le même individu, jugé (souvent sans raison
valable) responsable de la situation. Il est souvent antipathique (physiquement disgracieux ou
handicapé dans les multiples mythes ou fables relatant ce genre d’évènement), et rassemble
facilement tout le monde contre lui : c’est le fameux phénomène du « bouc-émissaire »[31]. Ce
dernier est ainsi accusé d’être responsable des maux qui touchent la communauté. Selon René
Girard, Œdipe est un bouc-émissaire qui n’est nullement responsable de ce dont on l’accuse ! Il
n’est ni incestueux ni parricide, mais représente un de ces dieux archaïques qui a permis
d’interrompre le processus de violence. Car les victimes émissaires ont une forte propension à
devenir des dieux, et cet évènement du sacrifice est à l’origine de la genèse des religions
primitives : la communauté qui parvient à se réunir derrière un coupable présumé, va ensuite se
réconcilier autour de la victime divinisée pour l’avoir sauvée : un dieu à la fois très méchant et très
bon, qui sera désormais l’objet de rites renouvelant régulièrement le sacrifice[32], et le prescripteur
d’interdits visant à empêcher préventivement toute violence mimétique. Mais cette paix va s’user
tôt ou tard, et la rivalité mimétique va recommencer, débouchant sur une nouvelle crise... Le
sacrifice sous sa forme institutionnalisée disparaît dans les sociétés marquées par le christianisme
(sociétés judéo-chrétiennes)... Pourquoi ? Parce que pour la première fois, ce qui est au départ
présenté sur le mode sacrificiel, à savoir le Christ comme « agitateur », offert au peuple et à
l’« establishment » romain, et qui rassemble la foule contre lui, est dénoncé au profit de
l’affirmation de l’innocence de la victime. La crucifixion aurait été un mythe comme un autre
(meurtre collectif) en nous disant la culpabilité de la victime, mais elle nous dit au
contraire son innocence à travers la passion du Christ. Cela va finir par tout changer car le
christianisme dit notre culpabilité à la place de la culpabilité de la victime, et nous empêche
désormais de croire aux mythes.... Sa révélation est difficile à vivre : elle dit la vérité, et de ce
point de vue la Bible est la première formulation de cette vérité du désir mimétique, sur la
tendance des hommes à se trouver des coupables qui sont innocents... Dans nos sociétés
« civilisées », les gens s’efforcent plus ou moins délibérément d’éviter la rivalité mimétique, et le
rituel du sacrifice ne peut plus être explicitement revendiqué. C’est en quelque sorte une forme
d’autorégulation et un art de vivre ensemble, qui est absolument indispensable. Mais le mécanisme
de la rivalité n’en est pas moins très présent. Il n’est désormais plus possible d’avoir recours en
toute innocence à un tel dispositif de résolution de conflits paroxystiques, c’est-à-dire à la médiation
du bouc-émissaire capable de ressouder la communauté contre lui. Notre société moderne ne peut
plus fonctionner comme les anciennes sociétés religieuses et se refonder par le sacrifice ; elle
risque au contraire d’être davantage soumise aux vagues de la violence mimétique, sans pouvoir
faire appel directement et explicitement au bouc émissaire comme le faisait les sociétés
archaïques... Le mécanisme continue d’apparaître informellement et sans pouvoir être revendiqué.
Dans ces conditions, une culpabilité grandissante ne peut qu’accompagner un tel processus (ce qui
peut expliquer aujourd’hui la tendance répétée à la « repentance » ?)... Et le statut de victime change
radicalement : son innocence ne fait plus de doute, et un processus de rivalité mimétique entre les
victimes pour la reconnaissance de ce statut peut même se développer...
Quel intérêt pour la lecture du monde contemporain ?

Le risque de réductionnisme d’une théorie qui prétend rendre compte de la globalité des
phénomènes humains par un tel schéma de la rivalité mimétique d’une part, et du mécanisme
victimaire du bouc-émissaire d’autre part, a souvent été souligné, et semble expliquer le relatif
isolement de René Girard au sein de sciences sociales en France (il connaît cependant une réelle
notoriété aux EU où il a enseigné durant toute sa carrière). On lui a beaucoup reproché son délire
interprétatif, ainsi que l’absence de fondements anthropologiques expérimentaux pour appuyer cette
théorie. Il s’avère difficile d’appliquer une telle grille de lecture à la complexité du monde
contemporain. Cependant, même si nous contestons la prétention « totalitaire » d’une telle analyse
à partir d’une seul trait humain, il n’en reste pas moins vrai qu’elle permet de rendre compte de
certains phénomènes de violence avec pertinence.
Une lecture intéressante de la théorie girardienne appliquée au monde contemporain semble livrée
par son dernier livre d’entretien « Achevez Clauzewitz », où il développe l’idée que la véritable
nouveauté du traité de ce célèbre stratège militaire[33] « De la guerre » est d’avoir dégagé la
véritable nature de la guerre moderne à travers les termes de « duel », d’ « action réciproque », de
« montée des extrêmes », montrant ainsi le phénomène d’escalade symétrique et mimétique de la
guerre moderne pouvant conduire à une véritable déflagration associé par René Girard à
l’Apocalypse. La violence des hommes aujourd’hui menace la planète entière... Les deux guerres
mondiales, après les guerres napoléoniennes qui fascinaient Clauzewitz, seraient une parfaite
illustration de ses anticipations. Nous pouvons aussi penser le terrorisme de masse auquel nous
sommes confrontés aujourd’hui à la lumière d’une telle grille de lecture. Mais la théorie du désir
mimétique est-elle nécessaire pour penser le cercle vicieux de la violence, l’enchaînement
prévisible des représailles ? L’escalade de la haine renvoie-telle nécessairement à des doubles
jumeaux qui s’admirent autant qu’ils se détestent et veulent pour eux-mêmes ce que l’autre
possède ? Si tel est le cas, une interprétation du terrorisme djihadiste (parmi de nombreuses autres)
peut prendre une tournure surprenante : ce n’est plus la différence et même l’altérité radicale qui,
séparant la Modernité occidentale de l’univers intégriste des fondamentalistes arabo-musulmans, est
un facteur déterminant du choc actuel[34], mais au contraire l’imitation... Le conflit n’est plus la
conséquence des oppositions d’ethnies et de religions irréconciliables, mais celle d’une rivalité
mimétique : nonobstant les griefs économiques habituels en termes surtout d’inégalités, la haine
antioccidentale et anti-américaine doit se comprendre dans le cadre d’un monde mondialisé où
l’imitateur voudrait prendre la place de son modèle. Voilà ce que dit René Girard dans
« Mensonge romantique et Vérité romanesque » : “ Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un
désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d’abord lui-
même en raison de l’admiration secrète que recèle sa haine.”. Lorsqu’on applique méthodiquement
ce propos à l’attitude et aux mobiles terroristes, il faut reconnaître que le résultat est troublant et
intéressant... Une interprétation certes très provocatrice et à l’opposé de ce qui est habituellement
invoqué par l’ennemi djihadiste lui-même... mais elle ouvre une piste de réflexion à explorer. Plus
que les différences, seraient davantage en jeu une imitation meurtrière où l’on finit par voir dans
l’autre l’ennemi absolu. Ce qui complique ce cas de figure est que l’on doive faire l’hypothèse
d’une fascination vis-à-vis du modèle qui est évidemment profondément refoulée, pour laisser place
à une formation réactionnelle de rejet... L’explosion de la violence est dans ce cas également
autodestructrice, prenant à la fois pour cibles le rival que l’on admire secrètement, mais aussi soi-
même dont on a secrètement honte pour cette raison même (admirer l’ennemi absolu...)[35]. Le
mimétisme et non la différence ne devient-il pas alors le phénomène propre à rendre compte de
cette pathologie de la violence ? Est-il anodin d’observer que ceux qui combattent avec une telle
haine ce monde qui est leur ennemi juré sont souvent les enfants –souvent malheureux - de ce
monde, et souvent aussi des individus dont la « modernité » du comportement ne fait aucun doute...
Les moyens même de cette guerre (armes et matériels sophistiquées, financement du pétrole,
communication numérique...etc.), parfaitement maîtrisés par ces mêmes djihadistes, ne sont-ils pas
les produits d’un certain développement de la société qu’ils honnissent ? Ce ne sont là que des
interrogations qui demandent à être étayées plus sérieusement…

Les philosophies de la violence et les arguments de la violence

Certaines philosophies apportent leur justification et leur raison d’être à cette réalité
anthropologique de la violence que nous venons de décliner à travers quelques unes des approches
qui nous ont paru les plus représentatives. Nous nous bornerons ici, avec l’aide de Yves
Michaud[36], à les évoquer rapidement. Nous répartirons ces philosophies de la violence très
grossièrement en trois catégories : philosophie de l’altérité et de la différence, philosophie de
l’Histoire, philosophie de la vie. La violence devient, au-delà des différences d’approche, inscrite
ontologiquement dans le processus de l’être des choses, au-delà de la seule réalité humaine, et sa
finalité justifie en quelque sorte sa présence. Il ne s’agit plus alors d’un mal humain avec lequel il
faut composer et négocier, mais d’une réalité imposée et légitimée par le cours des choses et qu’il
faut assumer.

Philosophie de l’altérité et de la différence : c’est le rapport à autrui dans l’affrontement des


désirs qui engendrent la violence. De ce point de vue Sartre s’inscrit dans le même courant
philosophique de pensée que René Girard. Le seul moyen pour un opprimé de retrouver son
humanité face à l’oppresseur est de tuer l’oppresseur, et de faire d’une pierre deux coups :
supprimer à la fois l’oppresseur et l’opprimé. Cette pensée est développée pendant la guerre
d’Algérie[37] et justifie le terrorisme ; son opposition avec Camus, qu’il qualifiera ironiquement de
« belle âme », date de ce moment. Camus refusera toujours de tomber dans le piège de ce qu’il
appelle la « casuistique du sang » (la loi et la soif de sang) qui cautionnera la torture et le
terrorisme[38]. C’est parce qu’on généralise et essentialise les appartenances des uns et des autres
qu’on en vient à justifier le crime, oubliant par là même la singularité irréductible de ce que détruit
toujours la violence

Philosophie de l’Histoire
L’être considéré est ici fondamentalement historique. Ce sera d’abord l’idéalisme hégélien et
l’affirmation d’une négativité inhérente à la structure de l’être se révélant au cours de l’histoire de
son déploiement. La violence manifeste précisément ce travail du négatif au cours de l’histoire qui
consiste à surmonter les contradictions dans un processus qui tout à la fois nie, conserve et dépasse
l’état des choses précédent. C’est ce qu’il appelle la dialectique.
Renversant la dialectique hégélienne pour « la remettre sur ses pieds », la philosophie du
matérialisme historique (Marx) pense l’histoire non plus à partir de la réalisation de l’esprit dans le
temps, mais des conditions matérielles d’existence des hommes concrets et de leur développement
dialectique– qui se traduit par un certain type de rapport avec la nature, un certain état des forces
productives et des rapports de production – . La violence est donc ici le produit de cette histoire de
l’humanité : violence sociale des rapports d’exploitation, violence politique de la domination de
l’Etat et de ses appareils de répression (la justice, la police, l’Armée), violence idéologique de ce
que Althusser appelait « les appareils idéologiques d’Etat ». Mais il s’agit aussi d’une violence
libératrice qui s’inscrit dans un destin de classe conforme au sens de l’histoire, violence de légitime
défense également face à l’oppression. Légitimation donc d’une violence révolutionnaire pour
renverser l’ordre existant et instaurer une libre association des producteurs associés d’où toute
source de violence est expurgée, même si pendant toute la première phase de transition la lutte
continue et le nouveau pouvoir ouvrier doit exercer la violence nécessaire à l’instauration de la
société sans classe. C’est « la dictature du prolétariat »... La violence de l’Etat s’exerce toujours
mais change de camp : il n’est plus entre les mêmes mains, et ne défend plus les mêmes intérêts.
Dans une telle perspective, la violence n’est plus inscrite éternellement dans un destin de
l’humanité, mais correspond concrètement et empiriquement à des causes économiques, sociales et
politiques historiquement déterminées. C’est la raison pour laquelle elle a eu le mérite de faire
progresser les travaux des sciences sociales, notamment psychologiques et sociologiques, sur les
causes de la violence. Par ailleurs elle a donné naissance également, dans le cadre de l’école de
Francfort[39], à une relecture de l’Histoire à partir non plus de la lutte des classes mais de « la lutte
pour la reconnaissance »[40]sous ses différentes formes (affective, juridique, culturelle).

Philosophie de la vie
Ce vitalisme est déjà très présent, nous l’avons observé, dans les ouvrages de M. Maffesoli. La vie
est un combat et son expansion ne va pas sans déchirement et affrontement, qu’il s’agisse de la lutte
pour la survie ou de la lutte des volontés. Nous pourrions citer ici l’évolutionnisme social de
Spencer, mais aussi Nietzsche, ou Georges Sorel[41]. Souvent ces pensées cherchent à s’appuyer
sur un fond naturaliste et biologique. La pensée de Georges Sorel joint l’héritage marxiste à cette
orientation théorique. Il faut reconnaître que les idéologies fascistes de la supériorité de certaines
races et du droit du plus fort s’inspirent également, même si elles les déforment, de ces philosophies
de la vie.
Il manque à cet inventaire sommaire une pensée de la violence héritée du messianisme biblique
qui se trouve présente chez Walter Benjamin ou Hannah Arendt : violence pure et furieuse comme
analogue humain de la colère par laquelle le Dieu biblique affirme sa puissance[42]. Une violence
pure de toute stratégie, une violence de révolte et de dignité très éloignée d’une violence
calculatrice à des fins trop humaines. Mais toute la difficulté est d’échapper à cette
instrumentalisation...
Dans la suite de ce bref rappel des philosophies justifiant ontologiquement dans certaines conditions
l’usage de la violence, nous pouvons résumer ainsi les principaux arguments en faveur de la
violence[43] :
- Fonction libératrice : les partisans de la violence révolutionnaire (Bakounine, Mao Ze-dong,
Frantz Fanon, Che Guevara, Malcom X, Tupamaros, Brigades rouges...etc.) insistent sur la fonction
libératrice (libération) que la violence peut assurer dans certaine situations prérévolutionnaires.
C’est la plus importante. Les cinq autres en sont des conséquences plus ou moins directes.
- Fonction de propagande : permet d’attirer l’attention sur le message politique que l’on veut
transmettre, et pour répandre la nécessité de la lutte violente préconisée (le terrorisme de Daesh
aujourd’hui en fournit un exemple probant).
- Fonction catalytique : sert à renforcer le moral et la cohésion d’un groupe, et développe la
volonté de lutte dans des couches plus larges de la population. Frantz Fanon a montré comment les
actes violents rapprochent, soudent, solidarisent ceux qui les commettent.
- Fonction de dévoilement : contraint l’adversaire « à jeter le masque » et révéler sa nature
foncièrement répressive et antidémocratique.
- Fonction de polarisation : dans certaines situations déterminées (que les marxistes qualifient
de prérévolutionnaires), permet d’amplifier et de polariser la confrontation violente entre les
classes en lutte pour le pouvoir.
- Fonction cathartique : l’emploi de la violence permet de se libérer de son sentiment
d’infériorité face à l’oppresseur. L’exploité, le colonisé, l’aliéné reprennent conscience de leur
dignité.

L’ambivalence de la raison des Lumières. L’esprit critique voltairien mais aussi la « déesse
raison » de Robespierre

L’hypothèse que nous souhaitons développé ici est que la pensée des Lumières inaugure une
mutation profonde dans la manière de penser la violence, avec cependant toute l’ambivalence qui
l’accompagne : l’esprit critique voltairien, mais aussi la déesse raison de Robespierre qui fait si bon
ménage avec la Terreur. Nous montrerons dans un premier temps ses limites et ses ambivalences,
mais aussi dans un second temps comment cette pensée nous introduit à une remise en question
fondamentale concernant l’emploi de la violence.

Quel est au fond le projet des Lumières ? Sa dimension « eudémoniste »[44] est indéniable :
Nous devons faire en quelque sorte la « lumière » sur un monde désormais gouverné par la raison,
loin des excès et abus des passions... L’homme nouveau des Lumières est dans l’idéal exempt de la
« part sombre » mentionnée au début de ce texte, du « côté obscur de la force ».
Opposant à l’obscurantisme et à la tradition le règne de la connaissance et de la raison, l’homme
doit penser par soi-même et devenir maître de son destin ; en promouvant le développement des
sciences et des techniques, mais aussi le règne du droit et de la morale, la Modernité nouvelle assure
le progrès continu de l’humanité tant sur le plan matériel que sur le plan des consciences... Le
combat annoncé contre les ténèbres est grandiose ; la croyance au progrès est telle que le sens de
l’histoire est tout tracé (vision très téléologique, même si la finalité n’est désormais plus divine mais
humaine). Une nouvelle ère de l’humanité doit s’ouvrir où l’on doit s’arracher à une histoire passée
qui n’est qu’accumulation de violences et d’erreurs. Les Lumières s’appuient sur la conception
d’une nature humaine commune à tous les humains, à laquelle sont donc solidaires des droits
inaliénables ; L’homme est considéré comme originairement bon, cette bonté naturelle ayant été
dévoyée et pervertie au cours de l’histoire...[45] (Rousseau). Nous avons insisté sur l’optimisme et
sans doute aussi la naïveté d’une telle vision du monde pour mieux montrer les limites et faiblesses
que certains n’ont pas manquées de souligner. Mais nous verrons ensuite aussi en quoi Les
Lumières peuvent nous fournir la clé d’un début de réponse à notre question.

La naïveté et le manichéisme des Lumières ?


Disons pour commencer que les nombreuses Révolutions qu’inspirent ces idées des Lumières, et
surtout la Terreur de la Convention qui prolonge cette révolution en France, ne dérogent pas à la
problématique de la violence dans l’histoire, légitime ou non... L’avènement de la Modernité se fait
dans la violence...
Mais surtout ne pouvons-nous pas déceler dans cet optimisme anthropologique un certain déni de la
réalité ? Les Lumières n’aveuglent-elles pas autant qu’elles éclairent ? Nombreux sont ceux qui ont
souligné à quel point les promesses des Lumières n’ont pas été tenues ; Georges Steiner,
philosophe, professeur de littérature, et surtout moraliste rigoureux, dans un colloque à la Sorbonne
en 99, dit à propos du XXème siècle : « Le plus atroce, nous disent les historiens, de tous ceux dont
nous avons un témoignage fiable. ». Il développe ensuite une critique visant à nous faire quitter
définitivement les terres d’un optimisme béat nourri à la mamelle du progressisme des Lumières. Se
référant notamment à la pensée de celui nommé le « prophète de la réaction », Joseph de Maistre,
qui aurait prédit que les « errances » des Lumières et des programmes populistes de leur action
politique conduiraient à la tyrannie et à des guerres planétaires. Steiner, sans partager totalement ces
analyses, s’interroge sur la lucidité de ses prédictions « Pourquoi à-t-il vu si clair ? ». Pour J. de
Maistre, les doctrines réformatrices et libératrices des philosophes, la Révolution française qui en
découle, s’insèrent dans la logique de l’errance humaine, dans un désir vain et puéril d’échapper au
destin propre de l’homme. La Terreur et le bonapartisme en feraient l’éloquente démonstration.
Nous retrouvons là la thématique pascalienne : l’homme n’est ni ange, ni bête, et à trop vouloir faire
l’ange, nous tombons du côté de la bête. Ainsi qu’une forme de manichéisme, si bien incarné par
cette figure de la Révolution qu’est Robespierre. Le grand historien F. Furet a bien mis en lumière
cette logique binaire à l’œuvre chez « l’Incorruptible », qui partageait le pays en corrompus et
« incorrompus ». « Comme la Révolution française, Robespierre ne connaît que des bons et des
méchants, des patriotes et des coupables. » dit-il. La critique radicale des Lumières faite par G.
Steiner est cinglante : « Ce n’est pas dans une minorité, dans l’innocence de l’immaturité que nous
sommes tombés, mais dans la bestialité… Les Lumières ont profondément surestimé l’homme et le
potentiel éthique de la nature humaine dans sa grande moyenne. Elles ont tenu pour quasi-
automatique le processus du progrès humain vers la philanthropie et la justice… Les Lumières –
c’est à mon sens leur fatalité – ont été d’une arrogance aveuglante, d’une superbe illusoire devant
les constantes de l’inconnu, de l’incalculable dans le destin humain et dans le Da-sein, comme
dirait Heidegger, du monde et de l’être. Leur psychologie nous désole par son orgueilleuse
superficialité. ».
Nous sommes bien obligés de reconnaître avec Steiner, si nous sommes lucides, que les Lumières
n’ont pas su empêcher la Shoah, le Goulag, les Khmers Rouges...etc., et qu’il n’est plus possible de
parler de la même façon après et avant... Que de plus une certaine forme de manichéisme et même
de messianisme (les Lumières contre les Ténèbres, le Bien contre le Mal)[46] n’est pas étrangères
aux pires pathologies de la violence telles que celles dont le XXème siècle a malheureusement fait
la démonstration. En cela, un auteur comme Maffesoli a le mérite de « gratter là où çà fait mal » : il
décèle dans cette volonté de vouloir « tout éclairer » et ce manichéisme des Lumières opposées aux
Ténèbres, les germes du totalitarisme. D’autre part, a vouloir trop refouler la violence au nom de
l’unité du Bien, nous préparons les conditions de son explosion irruptive. Comme nous l’avons déjà
évoqué, une sagesse « dionysiaque » ou populaire ne cherche pas à évacuer ou à occulter la part
sombre de l’humain, mais au contraire à la reconnaître et à « composer avec », au sens quasi
musical de cette expression. Jouer une partition harmonieuse qui intègre homéopathiquement
l’animal humain qui est en nous, de façon à prendre en compte l’entièreté de l’être. Rien ne sert de
vouloir tout éclairer ou expliquer, déplier tous les « plis » de la vie pour qu’elle ne soit plus
opaque... Il est beaucoup plus opérant au contraire d’épouser le réel et sa nécessaire part d’ombre, et
reconnaître le caractère structurel de la violence... La critique des Lumières aujourd’hui est
inséparable de la reconnaissance de cette dimension anthropologique de la violence dans notre
monde humain.

Le véritable héritage des Lumières : la loi démocratique comme rempart à la violence


Mais ce faisant, la critique d’un Steiner ou d’un Maffesoli occulte à son tour une autre dimension
essentielle des Lumières, et ce n’est pas un hasard chez des auteurs qui se veulent
« antimodernes » : celle de la démocratie et du droit moderne, dont le développement continu
jusqu’à aujourd’hui consacre la primauté des droits de l’homme et de l’Etat de droit comme le cadre
juridique de la vie en commun. Nous avons déjà observé le caractère pacifique (du moins
lorsqu’elle n’est pas agressée par une force extérieure) de la vie sociale démocratique, au-delà
même des récentes tensions quant au rapport à la loi qui affectent nos sociétés démocratiques[47].
Comme le remarque Yves Michaud, elles sont d’ailleurs les seules à se préoccuper de cette question
de la violence et à vouloir gérer au mieux les divisions et les conflits inévitables de la société. Les
autres pratiquent la violence sans autre forme de procès... En quoi et dans quelle mesure la loi
démocratique est un rempart efficace contre les manifestations les plus nocives de la
violence ?
La violence a toujours été associée à l’existence de la liberté, dans la mesure où l’exercice de celle-
ci se traduit volontiers par le droit du plus fort quand rien ne vient l’arrêter. « La guerre de tous
contre tous » telle que décrite par Hobbes en est une démonstration convaincante[48]. Mais son
Léviathan ne suffit pas en fin de compte... Pourquoi ? Pascal avait certes ses raisons de penser qu’à
défaut d’une loi juste capable de légitimer la force, il suffisait que la force puisse légitimer la loi :
ainsi elle n’est que la traduction juridique d’un rapport de puissance, mais elle a le mérite de
pacifier et de stabiliser un état de fait dans la société qui ainsi n’est plus l’objet permanent de
remises en cause plus ou moins violentes. Il ne fait en réalité que décrire l’organisation de la société
de son temps. Mais l’expérience historique montre que cette relative stabilité acquise des sociétés
anciennes était souvent impuissante à neutraliser ou endiguer la violence. Rousseau l’a compris : le
droit du plus fort ne peut pas avoir force de loi. Car celui qui a été privé par force de sa liberté
pourra toujours être tenté de la récupérer par force également. Une loi fondée sur un rapport de
force n’en est pas une ; certes le Maître a tôt fait de « transformer sa force en droit et l'obéissance
en devoir », mais si je m'y soumets, c'est parce que la peur et la prudence me dictent la soumission,
je ne me sens aucune obligation de la respecter. En fin de compte, la « force ne peut faire droit »
indépendamment d’une fondation de l’obligation qui placera la Loi au dessus des hommes. JJ
Rousseau le répète avec insistance : « Le grand problème en politique, que je compare à la
quadrature du cercle en géométrie : comment trouver une forme de gouvernement qui mette la loi
au-dessus de l’homme » (JJ Rousseau, Le contrat social) C’est le problème fondamental que pose le
gouvernement de l’homme par l’homme (du point de vue politique), et le gouvernement de
l’individu par lui-même (du point de vue moral). Hannah Arendt critique les conceptions du pouvoir
de son temps qui ne retiennent que l’aspect de la domination[49], identifiant purement et
simplement pouvoir et violence. Lorsque les instigateurs des révolutions du XIIIème siècle se
réfèrent à la démocratie antique comme modèle de gouvernement, modèle d’une République où le
règne du droit, fondé sur la volonté du peuple, mettrait un terme à la domination de l’homme par
l’homme, mode de gouvernement « bon pour les esclaves », ils font appel à une obéissance aux lois
en tant que celles-ci sont le produit de la délibération du peuple, par l’intermédiaire du
gouvernement représentatif. Le soutien ou le consentement du peuple par rapport à la loi
démocratique n’a rien de commun, pour cette raison même, avec « l’obéissance sans conditions »
qui peut être imposée par un acte de violence, comme par exemple celle sur laquelle peut compter le
bandit quand il me dérobe mon portefeuille sous la menace d’un couteau. Hobbes l’avait compris
dans une certaine mesure, puisque l’idée du contrat social implique que chaque individu, pour
assurer sa propre sécurité vis-à-vis des autres, décide d’aliéner sa liberté au profit d’une puissance
tierce. Mais un tel pouvoir est loin de donner au peuple des garanties suffisantes : à partir du
moment où l’individu « abandonne son droit à se gouverner lui-même » au profit du Léviathan, rien
n’empêche à ce dernier d’être despote ou totalitaire au prétexte de défendre la sécurité des citoyens.
Quelle garantie offre de ce point de vue le pouvoir chez Hobbes ? Aliéner sa liberté à une puissance
tierce est lourd de conséquence : c’est bien le reproche adressé au Léviathan, qui ne protège
nullement contre toute forme de despotisme ou de totalitarisme… C’est ce qu’avait bien compris
Rousseau quand il critique cette façon d’abandonner au Prince la souveraineté du peuple[50]. Ce
n’est pas un hasard s’il est souvent présenté comme l’initiateur de la démocratie moderne : le
contrat social rousseauiste pose la souveraineté du peuple et la volonté générale comme l’unique
garantie de la paix et des libertés individuelles.
C’est finalement l’exercice des droits fondamentaux de l’individu qui vont constituer les principes
premiers de la démocratie, le socle de l’édifice qui va se construire au cours des siècles. Le
« principe de légitimité autonome »[51], nouveau principe de composition du collectif, postule qu’il
n’y a d’abord que des individus et leurs droits, et que la légitimité de l’organisation collective
repose entièrement sur ses droits premiers, et non sur un principe transcendant et extérieur à cette
organisation sociale (comme par exemple dans le cadre d’une hétéronomie religieuse). Ce n’est pas
seulement un changement de régime, mais un changement anthropologique qui modifie
profondément les façons d’être humain. En particulier le rapport à la Loi. . Car désormais, seuls
existent les individus et leurs droits pour élaborer les lois qui règlent leurs rapports et la vie
collective. Pour ce qui nous préoccupe ici concernant la violence, Les droits de l’Homme ont une
portée universelle en tant que principe de légitimité, car ils représentent la seule manière de
concevoir, en dernier ressort, le fondement d’un pouvoir qui ne tombe pas d’en haut et ne s’impose
pas par sa seule force. Un tel fondement de l’obligation juridique est le seul en mesure de faire
relativement consensus. Il réalise le paradoxe de placer la Loi « au-dessus des hommes »[52], tout
en postulant que ces mêmes hommes sont la source exclusive du droit. Qui peut nier aujourd’hui
que ces droits de l’homme, au-delà de leur gestation particulière quelque part en Europe et à une
époque déterminée, sont partout dans le monde une arme de résistance et de combat contre toute
sorte de violences physiques, culturelles ou religieuses ? Qui peut nier qu’à l’intérieur de nos
démocraties, et quelque soit par ailleurs les crises qu’elles traversent, la référence aux droits de
l’homme est quasiment unanimement partagée (au moins explicitement ou verbalement) et
représente un facteur de paix et de stabilité ?
Dans ce cadre de l’Etat de droit, la critique marxiste de l’Etat, sa police, sa justice et son Armée,
comme principaux instruments de la violence institutionnelle au service de la classe dominante, et
qui justifie par conséquent l’emploi de la violence révolutionnaire, ne peut qu’être réexaminée...
Certes L’Etat reste, comme le pensait Max Weber : « une communauté humaine qui revendique avec
succès le monopole de l’usage légitime de la violence physique sur un territoire déterminé », c’est-
à-dire le seul habilité et légitime pour exercer la violence dans un but de protection des citoyens et
aussi contre toute atteinte à l’ordre social. Il est également indéniable, comme cela a déjà été
rappelé, que c’est par la répression sanglante et la violence que cet Etat s’est historiquement
consolidé. Il est encore exact que cette violence de l’Etat peut parfois entrer en conflit avec des
luttes sociales qui n’attendent pas toujours les échéances électorales pour s’exprimer, et que
l’équilibre à trouver au quotidien entre l’expression démocratique de ces luttes et la sécurité
publique est une tâche souvent délicate... Mais peut-on sérieusement considérer aujourd’hui l’Etat
de droit –dont le principe repose sur l’idée qu’il doit lui-même obéir aux droits imprescriptibles de
l’individu ainsi placés au sommet de la pyramide juridique - comme une fiction destinée à masquer
son véritable rôle d’oppression et de domination d’une classe sur une autre ? Il me semble que le
seul fait de poser ainsi la question dispense de commentaires et de réponse par rapport à tout ce qui
précède... Plutôt que de le dénoncer, ne doit-on pas plutôt veiller à ce qu’il ne déroge pas à ces
principes (la question se pose aujourd’hui avec la Loi d’urgence) ? C’est précisément l’idée de
l’Etat démocratique comme seule source d’une violence légale capable de protéger ses citoyens, qui
est la cible de ceux qui veulent créer un climat d’insécurité (Daesh aujourd’hui) en montrant qu’il
est impuissant à prévenir les violences. Et c’est précisément cet Etat de droit qu’il s’agit de défendre
en tant qu’il est un rempart essentiel contre cette violence…

La spirale de la violence (arguments contre la violence). Une alternative éthique.

Nous avons précédemment décrit comment certaines philosophies de la violence pouvaient la


légitimer, ainsi qu’un certain nombre d’arguments habituellement avancés en sa faveur. Mais
quelles que soient les raisons avancées, parfois très convaincantes, pour justifier l’usage de la
violence, un certain nombre d’expériences (historiques notamment) montre qu’un tel usage est
d’autant plus problématique qu’il a tendance à entraîner un certain nombre de conséquences qui
aggravent et renforcent les solutions violentes. Autrement dit, la violence renforce naturellement la
violence, et engage celui ou ceux qui l’utilisent dans une spirale qu’il est toujours plus difficile
d’arrêter. Quelles sont donc ces conséquences[53] ?

Un processus d’accoutumance
Les inhibitions qui nous empêchent habituellement de faire usage de la violence s’affaiblissent au
fur et à mesure que nous le faisons : nous avons tendance à être de moins en moins sensibles aux
souffrances et aux dangers que les méthodes violentes impliquent vis-à-vis d’autres êtres humains.
Il s’agit tout simplement d’un phénomène d’accoutumance qui nous fait progressivement accepter
des pratiques que nous aurions eu tendance à éviter au départ. Il illustre une hypothèse plus générale
selon laquelle les activités que nous réalisons quotidiennement influent sur nos dispositions à agir et
forgent notre personnalité (Aristote).

Un processus de déresponsabilisation
L’exercice efficace de la violence rend nécessaire qu’une image de plus en plus déshumanisée de
ses victimes s’impose chez leurs auteurs. C’est d’ailleurs un souci de l’entraînement des soldats en
temps de guerre : faire en sorte qu’ils soient empêchés d’éprouver de la culpabilité vis-à-vis des
victimes de leurs actes. L’expérience célèbre de soumission à l’autorité de Stanley Milgram montre
à quel point la responsabilité s’affaiblit dans le cadre de structures autoritaires : il suffit que l’ordre
soit transmis par une autorité reconnue pour que l’exécutant n’hésite pas à faire souffrir et mettre la
vie en danger... La violence a donc souvent tendance à s’accompagner de processus de
déshumanisation qui en retour facilite et renforce potentiellement la disposition à être de plus en
plus violent…
Un processus antidémocratique
Dans une situation de conflits aigus entre groupes, l’utilisation de la violence tend à mettre en avant
un certain type d’individus caractérisés par des tendances autoritaires et ayant moins d’inhibitions
que la moyenne. Si le conflit perdure et s’accroît, ces individus ont tendance à prendre en main la
lutte, et à imposer des pratiques de militarisation, de secret, de censure, de propagande qui renforce
le manichéisme et s’éloignent de plus en plus des valeurs démocratiques fondamentales.
La violence ne conduit pas nécessairement à une solution stable des conflits...
Etouffés, parfois dans le sang, ils couvent sous la cendre et ont tendance à ressurgir de façon encore
plus violente...

Une alternative éthique


Le présupposé de tels arguments reposent évidemment sur un point de vue éthique : l’idée que
l’acte de violence extrême est non seulement moralement négatif et foncièrement mauvais, mais
qu’il nous engage dans une spirale d’aggravation de la violence difficilement réversible. Au fond et
malgré tout, suivant en cela l’intransigeance d’un Camus, mais surtout d’un Lévinas ou d’un
Ricoeur, la position éthique incarne une altérité radicale par rapport à toute considération relative à
une philosophie de l’être et de l’histoire. Cette alternative éthique est incarnée sous nos yeux dans le
visage d’autrui et sa parole dont la présence en face de moi commande en quelque sorte que je ne
considère pas cet autrui comme un être ordinaire, mais comme l’ouverture vers un infini « au-delà
de l’être », sous la forme du commandement suprême : « Tu ne tueras point »[54]. Nous ne sommes
pas obligés, comme semble le soutenir Derrida, de faire comme Levinas du Visage et de Dieu des
transcendances absolues, mais nous pouvons simplement considérer que la différence éthique
consiste à voir dans la violence extrême non seulement une violence mais une rupture et une
violation de l’ordre humain. L’inhumain nous guette à chaque fois que la violence physique (ou
parfois symbolique) vient rompre ce lien d’alliance qui me rattache à autrui en tant que membres
d’une humanité commune. Là est l’essentiel : il ne suffit pas de ressentir des sentiments positifs
pour ceux qui sont proches ou qui me ressemblent, les « frères de la tribu » réunis autour de mœurs
et de pratiques communes définissant une « circonscription » particulière... Chacun sait aujourd’hui
que le meilleur mari ou voisin peut devenir le pire barbare sanguinaire en direction d’autres... Ce
qui signe au contraire le commandement moral est un régime d’obligation autre que le simple
conformisme social commun aux gens de ma « tribu », mais celui de normes universelles qui
concerne l’égard que je dois à tout autrui, y compris le plus dissemblable, le plus éloigné, le plus
faible...etc. Il n’a pas grand chose de commun avec la sympathie qui repose toujours sur un
processus psychologique d’identification, mais m’introduit à l’altérité véritable : la véritable
similitude qui me réunit à tout autre être humain, ce que nous partageons en commun, c’est
précisément que nous sommes chacun « soi-même », notre singularité absolue étant
« insubstituable » à tout autre. C’est cette insubstituabilité qui fonde la relation morale (Ricoeur).

En conclusion...
Nous devons tout d’abord éviter toute forme d’unilatéralisme quant aux origines de la violence :
entre ceux qui privilégie l’importance de la violence ancestrale ou anthropologique comme
constitutive du fait humain, et ceux qui s’inscrivent dans une philosophie de l’histoire insistant
davantage sur les causes historiques et sociales de cette violence, il n’est pas nécessaire de choisir,
d’autant que les deux dimensions sont souvent mêlées dans la réalité ! La violence anthropologique
peut trouver à se concrétiser à travers les situations historiques d’inégalité, de domination, les luttes
pour la reconnaissance ou les combats identitaires...etc.... L’histoire nous fournit de multiples
exemples où la violence, au-delà de son rôle instrumental de moyen en vue d’une fin, joue
également un rôle symbolique de fondation ou de régénération de la communauté, notamment en
réactivant les rapports de solidarité (pensons par exemple aux mouvements de luttes armées). Mais
la violence peut être davantage réinvestie positivement dans le champ social lorsqu’il s’agit de
sociétés plus apaisées et plus justes (cf. théorie freudienne de la sublimation), qui sont généralement
des sociétés où l’Etat assure son rôle protecteur contre l’excès de tensions et de violence.
Mais quelque soit l’origine de cette violence (originaire ou réactionnelle à une situation), elle
ne doit pas être occultée. Le refoulement nécessaire des pulsions (au fondement de l’existence
sociale) ne doit surtout pas laisser penser à une éradication définitive ; l’idée de leur présence,
même inconsciente ou travestie, doit nous aider à négocier avec elles et les considérer comme des
éléments « étrangement familiers » qui sont sources à la fois de la dépense et de la consumation
responsables des plus belles créations personnelles, mais possiblement aussi des destructions les
plus nocives et meurtrières, parfois matériellement, d’autre fois symboliquement. L’animal humain
doit garder présent à l’esprit qu’à côté de la raison il y a ses émotions et ses affects, et qu’à trop
vouloir les dénier, on risque d’aboutir à une société aseptisée où l’ennui peut conduire à la mort par
désagrégation de ses membres. Il faut avoir conscience en ce sens que nombre de manifestations
sociales composent littéralement avec la violence (presque au sens d’une partition musicale), et lui
fournissent un cadre rituel et/ou ludique lui permettant de contribuer au maintien de l’être ensemble
(fêtes, manifestations musicales, sportives, mise en scène de la violence comme la chasse ou la
corrida, carnavals, multiples formes de transgressions sexuelles... etc.). Mais ces diverses
manifestations ne sont que des formes socialement identifiées de tendances qui habitent également
la vie quotidienne. On ne se « débarrasse » jamais de la violence. Bataille établit à ce sujet une
partition entre une part de consommation que l’on peut réduire à la continuation de la vie et à la
poursuite de l’activité économique, et une autre part représentée « par des dépenses
improductives telles que le luxe, les deuils, les cultes, les guerres, les constructions de monuments,
les jeux, les spectacles, les arts, l’activité sexuelle perverse »[55]. Proche de cette distinction,
Edgar Morin préfère évoquer la poésie de la vie, opposée à la prose des activités utilitaires et
purement instrumentales...
Cependant, contrairement au discours dangereux de ceux qui prédisent la fin de la modernité
au nom et au profit d’une société qui serait de plus en plus sous l’influence de Dionysos, et qui
se faisant pourrait donner ses lettres de noblesse à n’importe quel mouvement erratique et
destructeur, il faut rappeler que Dionysos n’a de sens qu’en présence de la primauté
d’Apollon... Seule une loi juste, c’est-à-dire une loi qui s’adosse sur un fondement moral et un
principe de légitimité démocratique, peut être un rempart - récemment construit par notre humanité
(la Modernité démocratique) - capable de nous protéger contre la pire des violences. Ce n’est pas un
hasard si la défense de ces lois démocratiques est aujourd’hui l’enjeu d’âpres combats, dont la
violence n’est évidemment pas absente... Le pire des dangers serait peut-être de ne pas faire de
distinction radicale entre toutes ces formes de violence, et de considérer les formes les plus
destructrices sur le même plan que celles qui attestent d’un traitement social et culturel les rendant
non seulement compatibles mais sans doute aussi contributives à la dynamique du vivre collectif.
La limite ou plutôt la rupture entre les deux est clairement d’ordre éthique, et chacun d’entre nous
doit rester vigilant, car nous ne sommes jamais très loin de la barbarie, comme le dit avec humour
Guy Coq[56]: « Qui que je sois, je dois le savoir, les circonstances aidant, il ne me faudra pas plus
d'un quart d'heure pour sombrer dans la barbarie, pour faire de moi un tortionnaire. L'urgence
d'une culture morale est ici fort claire : il s'agit de faire reculer au maximum l'échéance du quart
d'heure. »

Daniel Mercier, le 06/04/2016

[1] Avec des différences de nature très importantes, il faut le dire dès à présent, entre les sociétés
démocratiques et celles qui ne le sont pas, même si dans celles-là certains aspects de la violence ont
tendance à se développer depuis quelques décennies, en particulier la petite délinquance et les actes
d’incivilités.
[2] « De la guerre »,1886
[3] Cf. plus loin : « 2- Vers la construction d’une définition de la violence »
[4] « Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main », Le Seuil, 2016
[5] Précisons que ce n’est pas le sens que lui donnait Hannah Arendt, créatrice du concept
[6] « Pour sortir du XXème siècle », 1981
[7] Malgré l’augmentation apparente de certains faits de violence comme les viols, les mauvais
traitements, le racket, les vols, les incivilités, les discriminations, etc. depuis quelques décennies.
Mais il faut noter que cette augmentation est due en partie à des statistiques plus fiables qui se sont
rapprochées de la réalité de ces phénomènes. D’autre part, si nouvelle progression il y a, ces faits
sont sans commune mesure avec les violences de masse évoquées précédemment...

[8] « Les Lois », Platon


[9] « Le feu sacré », Régis Debray
[10] Nous pouvons distinguer le niveau macrosociologique (grandes divisions sociales : sociales,
raciales, ethniques...), le niveau politique et institutionnel, le niveau psychologique des interactions
directes entre les gens.
[11] Article « la violence » dans le Dictionnaire de la Philosophie de l’Encyclopédie Universalis
[12] Article « violence » dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale
[13] L’exemple est décrit dans le Dictionnaire d’Ethique...
[14] Idem
[15] Consulter à ce sujet paragraphe « données statistiques », dans l’article consacré à la violence de
Yves Michaud dans le Dictionnaire philosophique de l’EU.
[16] « La civilisation des mœurs », 1973
[17] Très bien décrites par Dickens ou Zola
[18] Régis Debray, in « Le feu sacré »
[19] Le Leviathan
[20] Ouvrage célèbre de Freud (parfois traduit « malaise dans la culture »)
[21] Willem Reich en particulier a développé une telle interprétation.
[22] C’est en particulier le « processus de sublimation », concept élaboré par Freud.
[23] Philosophe et sociologue allemand de la fin du XIX ème siècle
[24] Citation de Voltaire, empruntée à Montesquieu. Nous y reviendrons plus loin à propos de la
pensée des Lumières...
[25] L’équivalent de cette « raison intelligente » est appelé par M. Maffesoli « raison sensible »
[26] Cf. plus loin
[27] « Mensonge romantique et vérité romanesque », « La violence est le sacré », « Des choses
cachées depuis la fondation du monde », « L’origine de la culture » (livre d’entretien)
[28] Comme par exemple les rivalités entre mâles lorsque l’un d’entre eux courtise une femelle. Il
n’y a pas un combat à mort, mais un réseau de dominance s’instaure et donne la priorité de la
jouissance sexuelle au vainqueur. Observations faites auprès de lions en Californie, racontées par
René Girard lors de sa visite à l’ENS en 2007.
[29] Une théorie du processus d’apprentissage a été élaborée à partir de la théorie du désir
mimétique de René Girard. Dans le cadre de l’éducation et de l’apprentissage, nous sommes sur des
objets partageables, et nous avons affaire à une « bonne réciprocité » ou « mimétisme de
coopération ».
[30] Cette idée me fait volontiers penser à cette scène canonique souvent utilisée au cinéma d’une
bagarre qui dégénère dans un bar jusqu’à embraser l’assistance entière...
[31] Cette expression correspond à un rite judaïque très ancien qui a effectivement existé.
[32] On tue un animal, un homme de l’extérieur, un ennemi, un prisonnier de guerre... cet acte est
un meurtre pénétré de piété car on pense qu’il va continuer de nous réconcilier...
[33] « De la guerre », traité de stratégie militaire publié en 1832 après les guerres napoléoniennes
par le célèbre général prussien.
[34] C’est en fin de compte le présupposé de l’hypothèse du « choc de civilisations »...
[35] Nous pourrions alors aller jusqu’à penser qu’une telle « honte de soi » refoulée peut être à
l’origine des pratiques suicidaires qui sont la sinistre signature de ces guerriers.
[36] Article sur la violence dans le Dictionnaire philosophique de l’EU.
[37] Préface des « Damnés de la Terre » de Frantz Fanon, 1961
[38] Actuelles III, « Chroniques algériennes »
[39] L’école de Francfort est le nom donné, à partir des années 1950, à un groupe d'intellectuels
allemands réunis autour de l'Institut de Recherche sociale fondé à Francfort en 1923, et par
extension à un courant de pensée issu de celui-ci, souvent considéré comme fondateur ou
paradigmatique de la philosophie sociale ou de la théorie critique. Il retient en effet du marxisme et
de l'idéal d'émancipation des Lumières l'idée principale que la philosophie doit être utilisée comme
critique sociale du capitalisme (source Wikipedia)
[40] Axel Honneth, « La lutte pour la reconnaissance »
[41] « Réflexions sur la violence », Georges Sorel
[42] Par exemple, « les sept plaies d’Egypte » dans « Le livre de l’exode ».
[43] Dictionnaire d’éthique
[44] Conception philosophique qui fait du bonheur le but premier de l’existence humaine.
L'eudémonisme se fonde sur une confiance générale en l'homme qui reste la clé irremplaçable de
l'humanisme
[45] Les deux discours de JJ. Rousseau
[46] Il me revient à l’esprit cette déclaration de Bush à la veille de la 2ème guerre du Golf : « Il n’y
a que deux camps, les Etats pour la justice et les Etats qui prendront cause pour le terrorisme :
choisissez votre camp ! Il s’agira de la bataille de la lumière contre les ténèbres ! »
[47] S e reporter au précédent écrit sur « Comment penser notre rapport à la loi ? »
[48] Cf. plus haut « la réalité anthropologique de la violence » p7
[49] « Du mensonge à la violence », Agora Pocket, p 141
[50] « On vit tranquille dans les cachots ; est-ce assez pour s'y trouver bien ? ». Le Léviathan se
rapprocherait de la convention despotique telle que défini par Rousseau : « Je fais avec toi une
convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai tant qu'il me plaira, et que tu
observeras tant qu'il me plaira » (Le Contrat social, I, 4).

[51] Marcel Gauchet


[52] C’est la recherche de la philosophie depuis qu’elle existe : comment parvenir à une forme de
gouvernement qui mette la loi au-dessus des hommes, échappant ainsi au relativisme et à la
contingence de lois trop dépendantes des circonstances.
[53] Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p 2048
[54] Totalité et Infini, Lévinas
[55] « La part maudite », Georges Bataille, 1967
[56] « Petits pas vers la barbarie »

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