M L E M A G A Z I N E D U M O N D E — S A M E D I 2 7 M A I 2 0 2 3 – N O  6 1 0

AMOUR,
ART ET
HOMICIDE
L’ÉPOUSE DU MILLIARDAIRE
ET COLLECTIONNEUR
BELGE GUY ULLENS
TUÉE PAR SON BEAU-FILS

M Le magazine du Monde n o 610. Supplément au Monde DOSSIER LA NOUVELLE LANGUE DU VIN

n o 24383/2000 C 81975 / SAMEDI 27 MAI 2023.
Ne peut être vendu séparément. Disponible en France
métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.
DISPONIBLE SUR DIOR .COM

L E N O U V E A U P A R F U M
 CARTE BLANCHE À Joseph KOSUTH.
JUSQU’À LA FIN JUIN, L’ARTISTE AMÉRICAIN DE 78 ANS PRÉSENTERA CHAQUE
SEMAINE DANS “M” UNE ŒUVRE MARQUANTE DE SA CARRIÈRE. AINSI DE CETTE
INSTALLATION, OÙ LE SPECTATEUR DÉAMBULE AU MILIEU D’UN PARTERRE DE
LIVRES ET D’IMAGES DE BIBLIOTHÈQUES D’OÙ SONT EXTRAITES DES CITATIONS.

Du phénomène
de la bibliothèque
(Michel
Foucault), 2006,
galerie Almine
Rech, Paris,
France.

Cour tesy Joseph Kosuth and galerie Almine Rech

6
Au programme TER R E DE CONTR ASTES… Pour galvaudée
qu’elle soit, l’expression n’en est pas moins juste si l’on
doit qualifier les sommaires de M Le magazine du
Monde. C’est du moins le projet. À ce titre, ce numéro
pourrait faire office d’appartement témoin. Le corres-
pondant du Monde en Belgique, Jean-Pierre
Stroobants, celui en Chine, Frédéric Lemaître, et la
spécialiste de l’art contemporain du quotidien, Roxana
Azimi, ont uni leurs forces pour raconter un fait divers
spectaculaire. L’histoire qui fait la couverture cette
semaine a défrayé la chronique en Belgique,
puisqu’elle touche la famille Ullens, une des plus
connues et des plus fortunées du royaume. Fin mars,
Nicolas, le fils du baron Guy Ullens, propriétaire entre
autres de Weight Watchers, a tué de plusieurs coups
de feu sa belle-mère, Myriam Ullens, dite « Mimi »,
figure mondaine et sympathique de la jet-set.
Guy et Myriam Ullens étaient des collectionneurs recon-
nus, parmi les premiers à découvrir l’art contemporain
chinois. Ils ont ensuite partagé leur temps entre leur
somptueuse villa bruxelloise, leur chalet suisse de
Verbier et New York, Venise ou Paris. Leur fortune a peu
à peu fondu. Jusqu’au drame qui semble avoir tous les
ingrédients d’un conte de Charles Perrault : le roi amou-
reux, la « méchante » belle-mère, les enfants d’un
­premier mariage jaloux des nouveaux venus… Dans le
même monde, celui de l’argent, le journaliste de M
Lucas Minisini livre une remarquable enquête sur le
8
bataillon Monaco, une expression de la presse ukrai-
nienne pour désigner ces oligarques installés sur la Côte
d’Azur, accusés d’avoir fui la guerre.
De l’autre côté du spectre, il y a ces médecins cubains
appelés à la rescousse par les autorités italiennes pour
venir épauler le corps médical de la Calabre. Dans
cette région pauvre du Sud, on manque de personnel
et de matériel, et les hôpitaux ferment les uns après les
autres. Sans ces médecins de très haut vol, la popula-
tion ne pourrait pas être soignée convenablement.
Ils sont coutumiers des missions hors de leurs pays
depuis la fin de la guerre d’Algérie, au début des
années 1960. Mais, depuis la pandémie de Covid-19,
ils arrivent aussi dans les pays occidentaux. Ceux que
les Cubains qualifient de « pays riches ».
Enfin, il faut absolument s’attarder sur le portfolio, qui
met en lumière le travail du photographe Arko Datto.
Une drôle de lumière, d’ailleurs, qui dramatise encore
le danger dans lequel vivent les populations du delta
du Gange, entre Inde et Bangladesh. Chaque jour, le
changement climatique les menace de submersion.
Elles craignent plus que tout la nuit, quand l’eau peut
les surprendre dans leur sommeil. Dans un texte gla-
çant, la correspondante du Monde en Inde, Sophie
Landrin, parle des premiers signes de ce qu’il ne faut
plus hésiter à qualifier d’apocalypse.
Marie-Pierre LANNELONGUE
Le sommaire
LA SEMAINE
22 Entre-soi
Les parents trouble-noce.
23 
Mark Bryant, l’Américain
qui prend la mesure
des tueries de masse.
26 En Turquie, le député
soupçonné d’avoir vendu
son camp.
28 La suite des événements
Les suspects de la mort
de l’ours Cachou candidats
aux élections.
10
30 À Estevelles, le genre assumé
de madame la maire.
34 En Gironde, la veillée
d’armes du soldat du feu
Simon Beseme.
36 Objet de conversation
Un maillot qui porte bien
son âge.
40 Dans les coulisses de Cannes,
le speed dating des éditeurs.
42 C’est peut-être
un détail pour vous…
Au Festival de Cannes,
la montée des marches
pour les acteurs de Killers
of the Flower Moon.
44 La première fois que
“Le Monde” a écrit
Mario.
Aimée Thirion pour M Le magazine du Monde. Brian Reynaud pour M Le magazine du Monde
La couverture
a été réalisée
par Camille Durand
pour M Le magazine
du Monde.
Photocollage
d’après des photos
Teh Eng Koon/AFP,
Photonews/
Bestimage, Abaca,
Bestimage, Cyril
Delettre/REA.
 LE MAGAZINE
45 Le destin tragique
de la baronne Ullens. Sa vie
ressemblait à un conte de
fées. En mars, Myriam Ullens
a été abattue par son beau-
fils en Belgique. Sa mort
brutale a mis en émoi
le monde de l’art
contemporain, pour
lequel s’était passionné son
mari multimillionnaire.
52 L’échappée belle des
oligarques ukrainiens.
Arrivées discrètement sur la
Côte d’Azur après l’invasion
de leur pays par la Russie,
des dizaines de riches
familles ukrainiennes sont
aujourd’hui dans le viseur du
12
pouvoir et de la population, 62 PORTFOLIO
une partie des hommes en Prélude au déluge. Dans
âge de combattre étant le delta du Bengale, l’eau
suspectée d’avoir quitté monte irrésistiblement. Le
illégalement le territoire. photographe indien Arko
Datto capture, au cœur des
56 Les blouses blanches cubaines ténébres, les derniers feux
au chevet des hôpitaux d’un univers en cours de
italiens. Des centaines dévastation
de médecins cubains sont
parachutés en Calabre pour
pallier le manque de
personnel dans les hôpitaux
de cette région pauvre du
sud de l’Italie. Pour l’île des
Caraïbes, c’est une source
substantielle de devises.
Pour l’hôpital calabrais,
Arko Datto
une indispensable bouffée
d’oxygène.
 LE GOÛT
73 Bain de nature 83 Réédition 106 De bouche à oreille
en Basse-Californie. Habillé pour l’été. Les cjalsòns d’Il Bacaro,
à Paris.
78 Librement inspiré 84 Fables à la fontaine.
Jus vitaminé. 108 Empreinte végétale
96 Marie Marot Le roman du dahlia.
COORDONNÉES DE LA SÉRIE
79 Fétiche mouille la chemise. « FABLES À LA FONTAINE », P. 84.
Réaction en chaîne. 111 Dossier vin Akris : akris.com — Alaïa : maison-alaia.com
— Alexander McQueen : alexandermcqueen.
98 Exercice de style Les mots pour le boire. com — All-In : all-in-studio.com — Area :
area.nyc — Armani : armani.com — Bottega
80 Tête chercheuse Le cœur sur la main. Veneta : bottegaveneta.com — Calzedonia :
calzedonia.com — Celine par Hedi Slimane :
Les sœurs Skall, 126  L’invitée du podcast celine.com — Chanel : chanel.com — Dior :
dior.com — Dolce & Gabbana : dolcegabbana
Danemark de fabrique. 100 L’esprit du lieu Irène Drésel. .com — Givenchy : givenchy.com — Gucci :
Diamants sur canapé gucci.com — Lou de Betoly : loudebetoly.com
— Louis Vuitton : fr.louisvuitton.com —
81 Variations flambant neuf. 128 Jeux Marc Jacobs : marcjacobs.com — Missoni :
missoni.com — Paola Grande Gioielli :
L’or à la bouche.
Pia Riverola. Skall Studio

paolagrandegioielli.com — Parts of Four :

partsof4.com — Pinko : pinko.com —
104 Traitement de saveur 130 Une histoire de… Pomandère : pomandere.com — Samuel
François : samuelfrancoisjewelry.com —
82 
Belles feuilles Fromage en héritage. Fleurs des champs. Schiaparelli : schiaparelli.com — Simuero :
Sous le soleil simuero.com — Sportmax : sportmax.com —
Sunnei : sunnei.it — Tod’s : tods.com — Ulla
de Coco Capitán. 105 À portée de main Johnson : ullajohnson.com — Uncommon
Matters : uncommonmatters.com — Saint
Le thermomètre de cuisine. Laurent par Anthony Vaccarello : ysl.com

14
Photographie retouchée
 DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_

Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Olivier FAYE, Benoît HOPQUIN et
Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté),
Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode).
Avec Aude GOULLIOUD et Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME (service photo).

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),

Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI.
Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio), Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Guillaume LETELLIER. Photogravure_Fadi FAYED et Laure MAESTRACCI.
Avec Ingrid MAILLARD et Laurent PICARD.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Rachida GMIZ, Stéphanie GRIN et 
Paula RAVAUX (cheffes d’édition adjointes). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Geneviève
CAUX, Nadir CHOUGAR, Sébastien JENVRIN, Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL. Avec Soizic
BRIAND. Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section), Adélaïde DUCREUX-PICON. Avec
Arnaud DUBOIS et Rachel TEYSSANDIER.
PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS
DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
MEMBRE DU DIRECTOIRE : Jérôme FENOGLIO
DIRECTRICE DE LA RÉDACTION : Caroline MONNOT
DIRECTION ADJOINTE DE LA RÉDACTION : Grégoire ALLIX, Maryline BAUMARD,
Hélène BEKMEZIAN, Philippe BROUSSARD, Nicolas CHAPUIS, Emmanuelle CHEVALLEREAU,
Alexis DELCAMBRE, Franck NOUCHI, Harold THIBAULT
DIRECTRICE ÉDITORIALE : Sylvie KAUFFMANN
DIRECTRICE DÉLÉGUÉE AU DÉVELOPPEMENT DES SERVICES ABONNÉS : Françoise TOVO
DIRECTEUR DÉLÉGUÉ AUX RELATIONS AVEC LES LECTEURS : Gilles VAN KOTE
DIRECTEUR DU NUMÉRIQUE : Julien LAROCHE-JOUBERT
DIRECTRICE DES RESSOURCES HUMAINES : Émilie CONTE
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA RÉDACTION : Sébastien CARGANICO

Rédaction en chef : Laurent BORREDON, Emmanuel DAVIDENKOFF (événements), Michel GUERRIN, Alain SALLES (Débats et Idées) / Documentation : Muriel GODEAU (cheffe de service) et Vincent NOUVET /
Infographie : Le Monde / Directeur de la diffusion et de la production : Xavier LOTH / Directrice de fabrication : Nathalie COMMUNEAU, Pascal DELAUTRE (chef de fabrication), Alex MONNET (fabricant) / Directrice
des ventes : Sabine GUDE / Responsable commerciale international : Saveria COLOSIMO MORIN / Chef de produits : Romain GALDEANO / Responsable de la logistique : Philippe BASMAISON / Modification de ser-
vice, réassorts pour marchands de journaux : 0 805 05 01 47 / Responsable informatique éditoriale : Emmanuel GRIVEAU / Informatique éditoriale : Toufic BOURDACHE, Christian CLERC, Igor FLAMAIN, Aurélie PELLOUX,
Ky RATTANAXAI, Pascal RIGUEL, Emanuel SANTOS, Thierry SELLEM / Directrice des abonnements : Lou GRASSER / Abonnements : abojournalpapier@lemonde.fr ; de France 03 28 25 71 71 ; de l’étranger +33 3 28 25 71
71 / PROMOTION ET COMMUNICATION : Marianne BREDARD, Marlène GODET et Élisabeth TRETIACK / Directeur des produits dérivés : Hervé LAVERGNE / M PUBLICITÉ_Directrice générale : Élisabeth CIALDELLA,
Tél. : 01-57-28-39-68 (elisabeth.cialdella@mpublicite.fr) / Directrice déléguée, directrice de marque M Le magazine du Monde : Valérie LAFONT, Tél. : 01-57-28-39-21 (valerie.lafont@mpublicite.fr) / Directeur délé-
gué, activités programmatiques, AD Tech et monétisation : Sébastien NOEL, Tél. : 01-57-28-37-00 (sebastien.noel@mpublicite.fr) / Directeur délégué, pôle agences : François de REN, Tél. : 01-57-28-30-21 (francois.
deren@mpublicite.fr) / Directeur délégué, pôle opérations spéciales : Steeve DABLIN, Tél. : 01-57-28-38-84 (steeve.dablin@mpublicite.fr) / 67-69 avenue Pierre Mendès-France, 75013 Paris / Tél. : 01-57-28-20-
00/25-61 / Courriel des lecteurs : mediateur@lemonde.fr / Courriel des abonnements : abojournalpapier@lemonde.fr / M Le magazine du Monde est édité par la Société éditrice du Monde (SA). Imprimé en France :
Maury imprimeur SA, 45330 Malesherbes.

Origine du papier : Norvège. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.010kg/tonne de papier. Dépôt légal à paru-
tion. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.

16
 1, 2 et 3 – ROXANA AZIMI, FRÉDÉRIC
LEMAÎTRE ET JEAN-PIERRE
STROOBANTS, respectivement cor-
respondant en Belgique, spécialiste
de l’art contemporain et correspon-
dant en Chine pour Le Monde, se
sont intéressés aux dessous d’un fait
divers qui passionne la Belgique ce
printemps : le meurtre, fin mars, par
son beau-fils, de la baronne Myriam
Ullens de Schooten Whettnall, dite
« Mimi », seconde épouse d’un
baron multimillionnaire et grand
collectionneur d’art, chinois notam-
ment. « Anoblie au XVIIe siècle par le
roi d’Espagne, cette lignée est désor-
mais plongée au cœur d’une affaire
mêlant l’argent –  beaucoup
d’argent –, l’art contemporain, la
passion amoureuse, les rancœurs
familiales et la jalousie. Un véritable
condensé des passions humaines au
temps du capitalisme moderne, qui a
mené à six coups de revolver, au
petit matin, dans l’un des quartiers
les plus chics du royaume de
Belgique. » P. 45
Elles et ils ont participé à ce numéro.
1 2 3 4
18
4 – LUCAS MINISINI est journaliste à
M Le magazine du Monde. Cette
semaine, il raconte l’exil doré et
parfois illégal sur la Côte d’Azur
d’une partie de l’élite ukrainienne :
« Le contraste entre la situation de
quelques familles d’oligarques et
celle des milliers de réfugiés ukrai-
niens qui ont dû fuir leur pays en
guerre souligne les inégalités et la
corruption, toujours présentes en
Ukraine. Le président Zelensky a
annoncé vouloir les combattre, mais
l’enquête avance si lentement que
certains citoyens questionnent sa
réelle envie de poursuivre ceux qui
ont fui le conflit illégalement. » P. 52
5 – ERIC PETERSEN est un illustrateur
américain âgé de 50 ans. Son travail
est inspiré de l’esthétique des jeux
vidéo et des infographies. Pour ce
numéro, il a mis en scène le luxe
dans lequel vivent les familles d’oli-
garques ukrainiens exilées sur la
Riviera française depuis l’invasion
russe de février 2022. P. 52
5 6, 7
6 et 7 – ROMANE FRACHON ET MAÏLYS
KHIDER sont journalistes indépen-
dantes. Elles se sont connues à Cuba
il y a cinq ans. Romane y résidait,
Maïlys y préparait un livre. Quand ces
deux passionnées de questions de
santé ont appris que des médecins
cubains étaient envoyés dans le sud
de l’Italie, elles ont pris la route,
direction la pointe de la Botte. « Nous
avons été très étonnées de voir l’état
des hôpitaux calabrais. Chaque fois
que nous en parlons autour de nous,
c’est la même réaction : la surprise,
voire l’incrédulité. » P. 56
8 – CARMINE ROMANO est un photo-
graphe italien installé entre Milan et
Paris. Il se passionne pour ce
médium à l’adolescence après que sa
mère lui offre un appareil photo. Son
travail, mêlant une approche docu-
mentaire et un goût pour la mode,
est publié dans de nombreuses
publications internationales. Pour M,
il est allé à la rencontre de profes-
sionnels des soins en Calabre. P. 56
Jean-Pierre Stroobants. Roxana Azimi. Le Monde. Clémence Lecar t. Eric Petersen. Maïlys Khider. Carmine Romano
8
Le M de la semaine.
« UNE MAISON À INSECTES À LA MAIRIE D’USSEL (CORRÈZE). » Daniel FALLOT

Daniel Fallot

Pour envoyer vos photographies de M : lemonde.fr/lemdelasemaine

20
Collection Le Cube Diamant
ENTRE-SOI L  ES PARENTS TROUBLE-NOCE.
ILS ONT ADORÉ CASSER LES CODES EN REFUSANT DE SE MARIER, ET SONT SURPRIS DU CHOIX
DE LEURS PROPRES ENFANTS DE CÉLÉBRER LEUR UNION EN GRANDE POMPE, AVEC DISCOURS,
DEMOISELLES D’HONNEUR ET TOUT LE TRALALA.
ILS ONT 55 ANS, 65 ANS, PAR-
FOIS PLUS, et font partie de la première
génération pour qui le mariage n’était
plus automatique. Parmi leurs copains,
ils ont besoin de réfléchir pour se sou-
venir de qui est marié, pacsé ou rien
du tout. Certains ont sauté le pas
« pour régulariser » après vingt ans de
vie de couple et trois enfants, et ont
fêté ça autour d’un pique-nique… Et
voilà que leurs gamins décident de se
marier en grande pompe, en suivant
les codes traditionnels, enfin pas ceux
des siècles précédents, plutôt ceux des
séries américaines et d’Instagram, avec
chaises en plein air, discours sous la
pergola, photocall et entrée des mariés
en musique et en story. De quoi plon-
ger les parents de ces nouveaux mariés
dans des tourbillons de fierté, d’émo-
tion et de consternation refoulée.
À QUOI ON LES RECONNAÎT
Libérés de la contrainte de se marier
par leurs parents soixante-huitards, ils
ont du mal à comprendre pourquoi
leurs enfants s’imposent autant d’obli-
gations. Déjà, pour l’enterrement de
vie de jeune fille à Budapest, il avait
fallu leur expliquer ce que signifiait
EVJF. Les derniers mariages auxquels
ils étaient allés étaient des mariages
gay. La surprise passée, ils ont eu des
remontées de réflexes conventionnels
(« Mais comment ça, huit témoins, c’est
dans les séries américaines ? Il n’en faut
que deux ! »). Ils ont d’autres idées de
c e q u ’o n p o u r ra i t fa i re ave c
15 000 euros, le budget moyen d’un
mariage en France. Ils sont fiers de
leurs enfants qui paient leur mariage
presque tout seuls, et regrettent qu’il
n’y ait pas plus de copains à eux
d’invités. Ils n’ont pas su quoi penser
quand la belle-famille leur a montré la
robe de la mariée pour savoir si elle
risquait de jurer avec le costume de
leur fils. Quand ils avaient dit « on vous
donnera un coup de pouce », ils imagi-
naient le pouce meilleur marché. Ils se
demandent si leurs ex-conjoints seront
là. Ils finissent par acheter un chapeau
pour l’occasion et être émus par les
discours. Ils sont un peu vexés d’être à
la table des vieux.
COMMENT ILS PARLENT
« Je ne savais pas que ça se faisait
encore, des grands mariages. » « Elle fait
du karaté, elle est féministe… Pourtant,
pour son mariage, c’était Cendrillon ! »
« On lui a dit : “Mais pourtant tu ne vas
pas à la messe, tu ne vas pas nous saou-
ler…” » « C’est un peu de la folie. » « Ils
ont même déposé une liste ! » « Ils
tiennent à ce qu’il y ait un menu
végan… » « C’est étonnant, un truc
comme ça, quand on a 34 ans. » « Je n’ai
jamais bien compris pourquoi… »
« Nous, on s’est marié dans les formes
pour faire plaisir à nos parents. Mais à
nos enfants, on ne demandait rien… Ils
se marient comme ça, pour se faire plai-
sir à eux… ! » « Sa sœur n’a rien osé lui
dire sur les robes, de peur de se faire
dégager du cercle des demoiselles d’hon-
neur ! » « Là, je ne sais pas bien ce que ça
veut dire, le mariage… » « C’est quand
même une drôle de mise en scène de
soi… » « Les petits discours et les bara-
tins, on n’avait pas ça à notre époque. »
« Elle va avoir 40 ans, mais, comme on
avait payé le mariage de l’aînée, ça me
semble normal de… » « À notre généra-
tion, il n’y avait pas huit nanas habillées
pareil autour de la mariée ! » « J’aurais
Texte Guillemette FAURE
préféré payer pour son deuxième
mariage que pour le premier… » « J’étais
persuadé qu’il faisait une connerie, mais
je me suis interdit de dire quoi que ce
soit. » « Plus simple ce sera, mieux je me
porterai. » « Son père vient accompagné
de sa nouvelle compagne et je ne tiens
pas à faire sa connaissance. » « C’était
limite un show à l’américaine, ma belle-
fille, c’était une PME ! » « Ça nous a libé-
rés de n’avoir notre avis à donner sur
rien. C’était génial ! »
LEUR GRANDE VÉRITÉ
Ils ont fait quelque chose qui leur
ressemble.
LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
Une voilette, vraiment, tu es sûre ?
C’est quoi, un wedding planner ? Mais
pourquoi deux photographes ? Il faut
vraiment des cadeaux pour les invités ?
Depuis quand les mariages ont-ils une
couleur ou des couleurs ?
LEUR GRAAL
Avoir finalement passé une merveil-
leuse journée.
LA FAUTE DE GOÛT
Le bras de fer pour leur nombre d’invi-
tés à eux.

MARK BRYANT, L’AMÉRICAIN
QUI PREND LA MESURE
DES TUERIES DE MASSE.
Avec son organisation, le Gun Violence
Archive, ce simple citoyen s’est assigné
la tâche de recenser tous les drames liés
aux armes à feu aux États-Unis. Un travail
statistique titanesque qui fait référence
dans le pays. Lui-même amateur d’armes,
il n’en est pas moins favorable à une meilleure
régulation, afin d’enrayer l’emballement
du nombre de victimes.
Sharon Williams
Texte Raphaëlle BESSE DESMOULIÈRES
LA SEMAINE
Mark Bryant, chez
lui, à Lexington
(Kentucky),
le 11 août 2022.
MARK BRYANT A POSÉ UN VERRE DE COCA PRÈS DE LUI.
Il est 16 heures à Lexington, dans le Kentucky, et la journée de
travail de cet Américain de 68 ans s’annonce longue. Assis dans
un vieux fauteuil en cuir, l’homme scrute les écrans d’ordinateur
face à lui. Son job est aussi atypique que déprimant : il compte
les morts et les blessés par balles aux États-Unis. Un travail de
Sisyphe, dans un pays où le droit de porter une arme est protégé
par le deuxième amendement de la Constitution. Parmi les
quinze fusillades du week-end précédent, celle du samedi 6 mai
a particulièrement choqué. Un homme a ouvert le feu avec
un fusil de type semi-automatique dans un centre commercial
d’­Allen, au Texas. Huit clients, dont trois enfants, sont morts,
et sept autres ont été blessés avant que le tireur ne soit abattu.
Un drame malheureusement trop familier dans le pays.
Depuis le bureau qu’il s’est aménagé à l’étage de sa maison,
Mark Bryant, longue barbe blanche et petites lunettes rondes,
dirige le Gun Violence Archive (GVA), une organisation à but non
lucratif devenue incontournable. Du New York Times à la Cour
suprême, les chiffres de son site Web, accessibles gratuitement,
font référence. Une fierté pour celui qui l’a mis sur pied il y a dix
ans. Si le FBI ou les Centres pour le contrôle et la prévention
des maladies publient des données sur le sujet, elles sont
moins exhaustives et réactives. Sous la pression du lobby
23

pro-armes à feu, une loi a aussi longtemps
restreint la possibilité pour les organismes
publics de faire de la recherche sur le sujet.
De son côté, le Gun Violence Archive précise le
lieu et la date de chaque fusillade, si des enfants
figurent parmi les victimes, s’il s’agit d’un
­incident domestique, involontaire, défensif,
si la police est impliquée… Le tout actualisé
en moins de soixante-douze heures. « C’est une
contribution inestimable par rapport à ce que
produisent les agences gouvernementales »,
estime Michael Siegel, professeur de santé
publique à l’université de Boston.
Pour réaliser ce boulot de titan, Mark Bryant
s’appuie sur une équipe de vingt-quatre per-
sonnes qui travaillent de chez elles. Chacun
épluche le Web, les infos des médias, de la
police, les réseaux sociaux et recoupe ses
sources. Un épais guide sert de référentiel. Si le
FBI caractérise une « tuerie de masse » à partir
de quatre personnes décédées sans compter
le tireur, il n’existe pas de définition officielle
d’une « fusillade de masse ». GVA a choisi de
classer ainsi tout fait divers où au moins quatre
individus ont été blessés par balles, exception
faite du tueur. Reprise par la plupart des
médias, cette détermination est jugée trop
large par les partisans des armes à feu. Mark
Bryant s’en défend. « Si vous ne regardez que
le nombre de morts, vous passez à côté de tous
ceux qui, blessés, se retrouvent dans un fauteuil
roulant ou voient leur vie changer à jamais. »
Depuis janvier, GVA a dénombré vingt et une
tueries de masse – plus d’une par semaine
en moyenne. « Les années précédentes,
ce nombre n’avait pas été atteint avant la mi-­
septembre », s’alarme Mark Bryant. 2023 est
bien partie pour battre des records, dans un
pays où des centaines de millions d’armes à feu
sont en circulation. « De plus en plus de gens
utilisent des fusils d’assaut, explique-t-il. Quand
24
“Au début, je pouvais dire
le nom de chaque enfant
qui avait été abattu, son âge,
la ville. Aujourd’hui, il y en
a tellement que ce n’est plus
possible.” Mark Bryant
ils touchent leurs victimes, ils les tuent.
C’est fait pour ça. » Les fusillades de masse
– 233 au 22 mai – suivent la même tendance.
Au-delà de ces événements médiatisés, GVA
rend compte d’une violence quotidienne qui
fait des États-Unis une exception. En moins de
cinq mois, 16 500 personnes ont déjà été tuées
par balles (un suicide pour plus de la moitié) et
plus de 13 300 blessées. Ces dernières années,
les chiffres n’ont fait que grimper, pour atteindre
des sommets en 2021. Si une légère décrue
a été amorcée en 2022, ils restent élevés. Les
enfants et adolescents paient un lourd tribut :
près de 700 d’entre eux ont perdu la vie et plus
de 1 700 ont été physiquement atteints depuis
janvier. C’est devenu la principale cause de
décès chez les moins de 18 ans. « Je sens
­beaucoup plus de colère qu’auparavant,
constate Mark Bryant. Elle naît d’une rhétorique
très polarisée ici. Il y a de la colère dans les deux
camps mais chez les conservateurs, elle est
armée. Je ne sais pas comment nous allons
ralentir ce phénomène. »
Le fondateur de GVA n’aurait jamais pensé en
arriver là. Tout commence quand le magazine
en ligne Slate décide de comptabiliser les
­victimes des armes à feu après la tuerie à
l’école élémentaire Sandy Hook, qui a fait
26 morts dont 20 enfants en décembre 2012.
Un mémorial
en hommage
aux victimes
d’une fusillade
qui s’est produite
dans un centre
commercial
d’Allen, au
Texas, le 6 mai,
et a causé la
mort de huit
personnes, dont
trois enfants.
LA SEMAINE
Mark Bryant sort d’une hospitalisation qui a
convaincu cet analyste en système informa-
tique de changer de métier. Le voilà qui
­s’intéresse aux données de Slate. Constatant
des manques, il les bombarde de mails, si bien
que l’équipe finit par lui laisser les clés du projet.
Il professionnalise le processus et rencontre
Michael Klein, qui a fait fortune dans l’immobi-
lier et lui apporte le financement. « Au début,
je pouvais dire le nom de chaque enfant qui avait
été abattu, son âge, la ville où ça s’était produit,
raconte Mark Bryant. Aujourd’hui, il y en a telle-
ment que ce n’est plus possible. Si je continuais
à faire ça, je serais épuisé mentalement. »
Pour se changer les idées, le directeur de GVA
prend le volant de la Mercedes 560SL décapo-
table qu’il a retapée pour sillonner les routes de
son Kentucky natal. Il a aussi longtemps écumé
les champs de tir – une habitude prise avec son
père, qui l’emmenait vider des chargeurs sur
des cibles de papier. « Ça détend vraiment »,
lâche-t-il. S’il a arrêté, il possède toujours une
douzaine d’armes à feu. « Dans cette culture,
quand un homme meurt, sa femme vous dit :
“Je ne sais pas quoi faire de cette arme.
Prends-la.” C’est comme ça que je me suis
retrouvé avec les revolvers de mes oncles… »
Mark Bryant va cependant se séparer de sa
­collection. Il certifie que cette décision n’a
aucun lien avec les drames dont il rend compte
tous les jours. « J’arrive à un âge où j’ai besoin
de faire du tri dans ma vie, mais je considère que
tout le monde a le droit de se défendre et je ne
vais pas remettre en question ce droit. » Celui
qui soutiendra Joe Biden en 2024 se dit en
revanche partisan de plus de régulation : « C’est
une simple question mathématique : plus il y a
d’armes à feu, plus il y a de fusillades. » Dans le
pays, la tendance est cependant davantage à
la libéralisation qu’à l’encadrement du secteur.
Chez les opposants au deuxième amendement,
l’homme déroute. Fondatrice de l’organisation
à but non lucratif Nebraskans Against Gun
Violence, Amanda Gailey le décrit comme
« quelqu’un d’assez inhabituel ». « Il aime les
armes à feu mais reconnaît le besoin de plus
de contrôle, ce n’est pas très courant, juge
cette professeure d’anglais à l’université
du Nebraska. Il n’a pas d’agenda partisan :
il ­considère que son travail permet d’identifier
le problème auquel nous sommes confrontés. »
Pour l’intéressé, il y va de la crédibilité de sa
démarche : « Il faut que tout le monde – les pour
comme les contre – utilise les mêmes chiffres. »
Le sexagénaire n’a pas pris de congés depuis
longtemps. Début mai, il a emmené sa femme
à Nashville, dans le Tennessee, pour son
­anniversaire. S’il en a profité pour caler des
rendez-vous, il sait aussi qu’il doit se ménager.
Le site repose encore beaucoup sur ses
épaules et celles de Michael Klein, aujourd’hui
Tony Gutierrez/AP/SIPA
octogénaire. « Nous parlons de la suite, assure
Mark Bryant. Nous ne pouvons pas nous
­permettre de rater ne serait-ce qu’une
semaine. » Aux États-Unis, les fusillades
ne laissent aucun répit.
 RC Paris - B 722 003 464 - Paris.

sisley-paris.com
 LA SEMAINE

proche de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu serait, au contraire,

en tête. Le candidat assure que, en raison de contestations de
la part de ses adversaires dans certains bureaux, 8 millions de
voix en sa faveur sont en attente d’enregistrement dans le sys-
tème du Haut Conseil électoral. Puis plus personne ne parle
de ces voix en attente de validation. Après avoir annoncé
Kemal Kılıçdaroğlu en tête avec 47 % des voix et devant
Recep Tayyip Erdoğan, l’agence Anka cesse pendant
une heure de mettre à jour les données et finit par annoncer
les mêmes résultats qu’Anadolu.
Pour tenter d’expliquer cette volte-face, Tuncay Özkan appa-
raît comme la personne idéale en raison, notamment, de ses
liens notoires avec un ancien directeur des renseignements.
« C’est un type louche avec des relations très proches des
­renseignements généraux et d’une partie de l’administration »,
estime Cengiz Aktar, professeur de sciences politiques à
­l’université d’Athènes. Laïc et kémaliste convaincu, Tuncay
Özkan, 56 ans, est une figure des médias de l’opposition.
Après avoir été reporter dans la presse écrite puis à la télévi-
sion, il fonde sa chaîne ouvertement pro-CHP, Kanaltürk,
en 2004. Trois ans plus tard, il arrive à réunir 1,5 million de
EN TURQUIE, LE DÉPUTÉ SOUPÇONNÉ personnes lors de manifestations dénonçant les ambitions
présidentielles de Recep Tayyip Erdoğan, alors premier
D’AVOIR VENDU SON CAMP. ministre. Sur sa chaîne, l’ancien journaliste ne cesse de
Accusé de fraude électorale au profit de dénoncer les liens du président avec Fethullah Gülen,
prédicateur à la tête d’un puissant réseau d’influence très
Recep Tayyip Erdoğan et contre son propre implanté au sein de l’appareil d’État et devenu un paria après
parti, Tuncay Özkan se défend tant bien la tentative de putsch contre Erdoğan en 2016. À la surprise
de tous, et en raison de difficultés financières, Tuncay Özkan
que mal avant le second tour de l’élection. vendra Kanaltürk à un entrepreneur proche de Fethullah
Gülen en 2008. La même année, comme des ­centaines
Texte Sevin REY-SAHIN
d’autres intellectuels, il est condamné à perpétuité pour son
appartenance présumée au réseau Ergenekon, une mysté-
rieuse organisation secrète ultra-kémaliste soupçonnée de
Tuncay Özkan, DANS UNE VIDÉO PUBLIÉE LE 19 MAI SUR YURTTAŞ TV, vouloir renverser le gouvernement du président Erdoğan.
député CHP tel un inspecteur de police devant un tableau avec les photos Sa peine finalement allégée, l’homme est libéré en 2014.
d’Izmir,
au Parlement, des suspects, Tuncay Özkan, chemise blanche aux manches Commence alors son ascension au sein du CHP. « Il repré-
d’Ankara, retroussées et poches sous les yeux, tente d’élucider un crime sente aujourd’hui toute la branche ultra-nationaliste du parti »,
le 19 janvier dont il serait lui-même victime. Depuis le premier tour de assure un politologue turc sous couvert d’anonymat.
2017.
l’élection présidentielle turque, le 14 mai, journalistes et élec- Sans aucune preuve tangible, des journalistes de tous bords
teurs accusent le député d’Izmir et vice-président chargé des l’accusent d’être le propriétaire caché de la chaîne d’opposi-
relations presse du Parti républicain du peuple (CHP) d’avoir tion KRT et de l’agence Anka, critiquées pour leur gestion de
orchestré la défaite de son propre camp et d’être ni plus ni la soirée électorale du premier tour. L’homme a beau démentir
moins qu’un agent double. Sur le mur blanc, Tuncay Özkan a sur son compte Twitter, rien n’y fait. Le scénario dont on
collé les copies d’écran des vidéos, des tweets et des portraits l­’accuse est pour le moins machiavélique : il aurait délibéré-
de ses détracteurs : un ancien policier qui le qualifie d’« agent ment mis en scène la victoire de l’AKP sur ces médias très
du palais » et des journalistes proches de l’opposition. ­suivis par l’opposition, pour à la fois décrédibiliser son parti
Tuncay Özkan crie à la manipulation visant à affaiblir le CHP et pour que les observateurs quittent les bureaux de vote,
quelques jours avant le second tour du 28 mai opposant ­laissant ainsi la voie libre à la fraude électorale du parti
Kemal Kılıçdaroğlu au président sortant Recep Tayyip Erdoğan. présidentiel. Pourquoi Tuncay Özkan aurait-il joué contre
Une affaire qui mêle réseaux terroristes, organisations son propre camp ? Pour de l’argent. Selon des journalistes
secrètes et théories du complot… Soit tous les proches de Fethullah Gülen, le député aurait reçu 95 millions
ingrédients de la politique turque auxquels Recep Tayyip de dollars (88 milions d’euros) de la part de Recep Tayyip
Erdoğan lui-même ne cesse de faire référence pour expliquer Erdoğan pour « vendre ces élections ». Une ex-salariée, un
les pseudo-machinations à son égard. ancien compagnon de cellule, un inspecteur chargé de
Pour comprendre cet improbable scénario, il faut revenir à la l­’enquête de l’affaire Ergenekon, le repreneur güleniste
soirée électorale du 14 mai, qui a soulevé de nombreuses de sa chaîne Kanaltürk… chaque jour, de graves allégations
interrogations chez bon nombre d’observateurs. Vers sont lancées contre lui. De son côté, Tuncay Özkan, larmes
19 heures, l’agence de presse Anadolu, organe du pouvoir, aux yeux, crie son amour pour le CHP sur le plateau
Burhan Ozbilici/AP/SIPA

annonce une large avance de Recep Tayyip Erdoğan et de
l’AKP. « Ne tenez pas compte des chiffres d’Anadolu (…)
l’agence falsifie la réalité, elle n’est plus crédible », déclare aussi-
tôt Ekrem Imamoğlu, le maire d’Istanbul. D’après le système de
suivi électoral propre au CHP et selon l’agence de presse Anka,
d’Habertürk TV. Le lendemain, sur Yurttaş TV, sans preuve
non plus, il révèle des liens d’intérêt entre tous ses détrac-
teurs. Pendant ce temps, le candidat et les cadres du CHP
gardent le silence sur cette nébuleuse affaire. Un silence
qui attise tous les fantasmes.

26
 LA SEMAINE

LA SUITE DES ÉVÉNEMENTS

LES SUSPECTS
DE LA MORT DE
L’OURS CACHOU
CANDIDATS
AUX ÉLECTIONS.
QUE DEVIENNENT LES HISTOIRES UNE FOIS
LES ARTICLES PARUS ? CETTE SEMAINE,
RETOUR SUR L’ENQUÊTE CONCERNANT
L’EMPOISONNEMENT DE L’OURS CACHOU,
EN 2020, DANS LES PYRÉNÉES-ORIENTALES.

Texte Sandrine MOREL

CE QUE L’ON A RACONTÉ

Il y a trois ans, la mort de l’ours Cachou, dans
les sous-bois du val d’Aran, dans les
Pyrénées-Orientales, avait provoqué l’émoi.
Précieux pour la diversification génétique
de l’espèce, il était l’un des rares plantigrades
de la région à ne pas avoir pour père Pyros,
le premier spécimen capturé en Slovénie
en 1997 et relâché pour repeupler les
­montagnes qui séparent la France et
l­’Espagne. Cachou avait été accusé par les éle-
veurs et les apiculteurs de nombreuses
attaques, avant que sa dépouille ne soit retrou-
vée dans un ravin, près de la ville de Les.
L’enquête menée par la police catalane a été
considérée comme exemplaire. Une nécrop-
sie avait permis de retrouver des restes d’anti-
gel dans les urines de l’animal. D’importants
moyens de suivi et d’écoutes ont été déployés, du fait du « manque d’impartialité de la juge Medan, est numéro deux sur les listes du parti
dans l’espoir de retrouver les coupables parmi d’instruction », Cristina Marrero. La magis- Convergence démocratique aranaise ­­– parti
six suspects. Autant de ­ressources qui ont trate, qui a mené la première phase de l’ins- nationaliste aranais (CDA-UA, centre droit)
aussi permis de démanteler un réseau de truction, expliquait dans un article, en 2021, dans son village de Les. L’ex-conseiller
­trafic de cocaïne opéré par des Colombiens. qu’« une partie importante de la population de général, José Antonio Boya, est numéro trois
Deux hommes ont été mis en examen pour la zone ne comprenait pas pourquoi il était sur la même liste. Dans l’affaire Cachou, il
« délit contre l’environnement », « révélation nécessaire de protéger un ours ». Signe, selon était l’un des administrateurs d’un groupe
de secrets » et « abus de fonction » : l’ex- les avocats, d’une instruction « tendancieuse ». WhatsApp fort de 140 membres baptisé du
conseiller général chargé de l’aménagement « Le juge d’instruction actuel ne s’est prononcé nom sans équivoque de « Plate-forme anti-
du territoire, José Antonio Boya, et l’agent ni pour classer l’affaire ni pour émettre l’or- ours », et avait vanté à plusieurs reprises les
forestier Arán Medan. Chargé du suivi de donnance de renvoi en jugement pour la tenue « vertus » de l’antigel comme poison contre les Jordi Ruiz Cirera pour M Le magazine du Monde

l’animal dans le cadre du programme euro-
péen de réintroduction de l’ours, ce dernier
est soupçonné d’avoir partagé les coordon-
nées GPS de l’animal avec des « anti-ours ».
QUE S’EST-IL PASSÉ DEPUIS  ?
Depuis la fin de l’instruction, en octobre 2022,
la justice piétine. En novembre, puis en février,
les avocats des deux mis en examen ont
demandé un classement sans suite, en raison
de « l’atteinte au droit à un procès équitable »,
du procès : tout est paralysé, insiste Eduardo
Gil Delgado, l’avocat du Fonds asturien pour
la protection des animaux sauvages (Fapas),
la première organisation à avoir remis en
cause l’hypothèse d’une bagarre entre ours,
émise par l’administration d’Aran. Ce retard
est un scandale. Tout comme la candidature
honteuse des deux inculpés… »
José Antonio Boya et Arán Medan se pré-
sentent en effet aux élections municipales
espagnoles du 28 mai. L’agent forestier Arán
ours. « Nous sommes convaincus de leur inno-
cence », explique-t-on au CDA, en rappelant
que les deux hommes ont « participé à d’autres
élections auparavant ». « Qu’ils soient sur ces
listes signifie bien que certains les considèrent
comme des héros, se lamente pour sa part
Marc Alonso, ancien représentant local de
la Fondation Oso Pardo, organisation qui
s’est portée partie civile dans l’affaire.
Cela traduit aussi le sentiment d’impunité
qui règne dans le val d’Aran… »

28
 Cuvée Rosé, choisie par les meilleurs.

Le Byblos
Saint-Tropez

MAISON FAMILIALE INDÉPENDANTE

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


UN EXEMPLE ? UNE
HÉROÏNE ? Non, merci. Estelle
Szabo, maire sans étiquette
­d’Estevelles (Pas-de-Calais), ne
souhaite pas porter l’étendard de
la transition de genre. « Je refuse
d’avoir un rôle militant. Je n’irai
pas porter le drapeau arc-en-ciel,
précise-t-elle de sa voix douce,
dans son bureau. Je ne veux pas
mélanger. Je préfère m’engager
sur le plan politique. » Son mes-
sage se veut presque banal :
« On peut porter des différences
et assumer des fonctions poli-
tiques. La transidentité est
une différence parmi d’autres. »
Que monsieur le maire devienne
madame la maire en plein mandat
est pourtant une première dans
l’histoire politique française.
Car Marie Cau, l’autre maire
transgenre en France (à Tilloy-lez-
Marchiennes, dans le Nord),
s’était, elle, présentée aux élec-
tions après sa transition.
L’annonce officielle, mi-avril, a
provoqué un tsunami médiatique.
Estelle Szabo, née Alain, savait
que sa décision ne laisserait
personne indifférent. À 63 ans,
à la tête de ce bourg du bassin
minier depuis 2016, elle a long-
temps réfléchi avant d’assumer
sa vie de femme au grand jour.
Ce jour de la fin avril, vêtue d’un
tailleur-pantalon rose pâle, elle
ne souhaite pas s’épancher sur
son parcours intime, l’annonce à
sa femme et à ses quatre filles…
Une chose est sûre : elle n’avait
plus le choix. « Je devais assumer
mes fonctions politiques en
homme et je vivais le reste de ma
vie en femme. Un jour, mon psy m’a
dit : “Comment faites-vous ?” “Je
me travestis en homme”, lui ai-je
répondu. Alors, il m’a mise en
garde : “Attention, à un moment,
il faut se caler.” »
En 2022, elle pense d’abord à
démissionner et déménager
pour vivre sa transition loin de
ses administrés. Mais sa majorité
n’est pas prête. « Beaucoup m’ont
dit : “Pourquoi tu partirais ?” »
La maire diffère donc son départ,
tout en continuant à hésiter. Le
conseil municipal compte alors
neuf hommes et dix femmes.
Par sa transition, Estelle Szabo
romprait la parité. Mais le
sous-préfet Jean-François Raffy
la rassure : « Je ne vois pas ce
qui pourrait vous empêcher
de vous maintenir. » Alors, c’est
30
décidé : elle restera maire.
« Démis­sionner, c’était fuir »,
justifie-t-elle désormais.
Le 12 avril, alors qu’elle n’y est
pas tenue, elle demande l’aval
du conseil municipal, qui vote une
motion de soutien. « Les écolos,
dans l’opposition, n’ont pas voté
contre, constate la maire. Ils se
seraient tiré une balle dans le pied,
leur exécutif national compte une
femme transgenre, Hélène Hardy.
J’aurais utilisé l’argument à fond.
On fait de la politique, quand
même… » Estelle Szabo fait distri-
buer une lettre aux habitants.
« C’est difficile à comprendre pour
les gens, reconnaît-elle. Il faut donc
À ESTEVELLES, LE GENRE ASSUMÉ
DE MADAME LA MAIRE.
Estelle Szabo, 63 ans, élue à la tête de cette
commune du Pas-de-Calais depuis 2016, a effectué
sa transition pendant son mandat. Mettant
l’ouverture d’esprit de ses administrés à l’épreuve.
Texte Benoît FLOC’H — Photo Aimée THIRION
une argumentation. Sinon, on
tombe dans le revers des clichés,
La Cage aux folles… » Le jeudi, les
agents municipaux sont informés.
« Le vendredi, ma carrière de
madame la maire a démarré. »
Estelle Szabo se dit « confortée
et réconfortée » par les messages
reçus. « Aucun retour négatif », se
réjouit-elle. Des courriels sont arri-
vés de toute la France. Ce conduc-
teur routier du Nord, qui ne peut
assumer son identité de femme,
assure l’édile de sa « plus grande
admiration ». « Il faudrait davantage
de personnes comme les habitants
d’Estevelles dans ce monde de din-
gues », écrit une autre personne.
Estelle Szabo,
le 26 avril.
LA SEMAINE
Un administré espère que les
Estevellois « sauront faire preuve
de tolérance et d’ouverture d’esprit
devant tant de courage et d’honnê-
teté ». Certains d’entre eux se
montrent moins compréhensifs.
« C’est assez spécial… », souffle
Dave Demaria, 43 ans, en tondant
son petit bout de pelouse. « Il
devrait se représenter en tant que
femme pour voir si les gens sont
d’accord », estime-t-il. Son épouse
sort de la maison : « S’il faisait son
boulot, ce serait bien… » Un peu
plus loin, dans le coron, Chantal
Kuczynski, 58 ans, se tient devant
son ancienne maison de porion
(le contremaître dans les mines de
charbon). « Le changement d’iden-
tité, je m’en fous, prévient-elle. Elle
fait ce qu’elle veut. » Ce qui la gêne,
c’est qu’elle soit « un maire fan-
tôme ». « Ça fait un an qu’on ne l’a
pas vu, peste-t-elle. Et, là, du jour
au lendemain, on nous dit que
monsieur devient madame.
Je ne suis pas d’accord. »
Chez les représentants des
croyants, l’incompréhension est
totale. À la mosquée, le porte-
parole de l’association cultuelle
rappelle que « Dieu a créé un
homme et une femme. C’est écrit.
On ne doit pas changer ça ». Alain
Demarcq, le sacristain de l’église
catholique s’agace : « Il est un
homme public, c’est scandaleux. »
Il déplore que l’on fasse « tomber
les barrières », remontant à la
légalisation de l’interruption volon-
taire de grossesse (1975) ou au
mariage pour tous (2013). Il n’en
reste pas moins que de nombreux
Estevellois soutiennent leur édile.
« On est fort large d’esprit »,
confirme Patricia Dierens. La
patronne du salon de coiffure, à
deux pas de la mairie, est en train
de s’occuper d’une cliente. « Chez
les personnes âgées, c’est un peu
plus compliqué », reconnaît-elle
cependant. La cliente, Nadine (qui
ne souhaite pas donner son nom),
note sim­plement : « L’enveloppe
est masculine, l’intérieur est fémi-
nin ; il met en accord les deux. » Un
peu plus loin, dans une zone pavil-
lonnaire, José de Almeida, 50 ans,
discute avec deux copains
motards devant sa maison. « Ça
fait drôle, reconnaît-il, mais chacun
fait ce qu’il veut. Si elle est mieux
comme ça, ça me va. Il était bien
comme maire, je ne pense pas que
ce sera différent comme mai-
resse… Ça se dit, mairesse ? »
PARIS BORDEAUX BRUXELLES DEAUVILLE LILLE LYO N STRASBOURG TOULOUSE

Simon Beseme,
dans la caserne
de Libourne,
en Gironde,
le 22 mai.
EN GIRONDE, LA VEILLÉE D’ARMES
DU SOLDAT DU FEU SIMON BESEME.
Les incendies de forêts de l’été dernier ont profondément
marqué le sergent-chef de la caserne de Libourne.
Après les annonces du ministre de l’intérieur sur
des moyens supplémentaires, le sapeur-pompier et
ses hommes s’apprêtent déjà à repartir au combat,
un peu mieux armés. Texte Claire MAYER — Photo Brian REYNAUD
“ON NE RESSENT PAS DE LA PEUR, mais on appréhende. »
Quelques semaines avant la saison estivale, le même senti-
ment perce dans le discours des sapeurs-pompiers girondins.
L’été 2022 a laissé des traces : 636 départs de feux, une
sécheresse historique et 30 000 hectares de forêts dévorées
par les flammes dans le département. En déplacement sur la
base aérienne de Cazaux, à la Teste-de-Buch, au cœur des
incendies de l’année dernière, le ministre de l’intérieur, Gérald
Darmanin, a annoncé, le 11 avril, des moyens supplémentaires
pour la Gironde. Un hélicoptère bombardier d’eau arrivera dès
juin. Quatre avions bombardiers d’eau et un Dash – imposant
avion de la sécurité civile – seront disponibles dès juillet. Deux
Canadair pourront être prépositionnés quarante-huit heures
avant un risque estimé par Météo France. Le service public
publiera également, à partir du 1er juin, une « météo des
forêts » quotidienne, à l’image de la météo des plages.
Au groupement technique et logistique de la Gironde, à
Libourne, le sergent-chef Simon Beseme, 41 ans, attend la
réparation de l’un de ses camions. Il n’oubliera jamais l’été
­dernier. Le 12 juillet 2022, le feu prend à Landiras. Le sapeur-
pompier rattaché à la caserne de Libourne doit prendre ses
congés d’été cinq jours plus tard. Sans une once d’hésitation,
il annule tout. « Cela faisait vingt ans qu’on nous disait qu’il y
allait y avoir des incendies, on n’avait jamais été confrontés à
34
LA SEMAINE
des feux de cette ampleur », explique-t-il. Les sapeurs-pompiers
le disent tous sans détour, le feu de forêt est la raison pour
laquelle ils ont voulu rejoindre la profession. Entre fascination
pour les flammes et inquiétude d’y faire face, la relation à
­l’incendie reste ambiguë. « Quand on part pour un feu, il y a
­toujours un côté excitant, une montée d’adrénaline, avoue le
quadragénaire. Une crainte aussi, car on ne sait jamais sur
quoi on va tomber. Cela nous met en condition. »
Simon Beseme raconte la première matinée du 13 juillet, où
beaucoup de ses collègues se sentent démunis – les moyens
manquent –, en attendant les colonnes extra-départementales,
les renforts de la sécurité civile. « La première journée, on ne se
rend pas encore compte de l’impact du sinistre. On a les infos
au fur et à mesure, radio pompier marche très bien, ironise-t-il
en évoquant le bouche-à-oreille entre soldats du feu. Mais on
sait aussi que, comme c’est sec et qu’il y a du vent, ça va
prendre très vite. » Le sergent-chef se souvient aussi du 17 juil-
let, de la lutte contre les flammes pour défendre les campings
de Pyla-sur-Mer. « On a passé toute la nuit à c ­ ombattre le feu.
À 7 heures, on est partis dormir et, quand je me suis réveillé,
vers 12 heures, j’ai mis les infos : les campings avaient brûlé. »
L’après, aussi, a été difficile. « Nous avons mis de côté nos vies
personnelles, nos organismes étaient fatigués, on était usés. »
Des congés, il n’a pas pu en prendre avant décembre.
Et si ­l’annulation des vacances n‘a pas ravi sa ­compagne,
elle sait que cela fait partie du métier.
Simon Beseme était en classe de 3e quand il a pensé à devenir
pompier. Il vit à Tourcoing (Nord) dans une fratrie de quatre
garçons, leur mère est institutrice, le père directeur commer-
cial d’une petite société. Il demande à réaliser son stage
­d’observation en entreprise dans une caserne de la ville.
« Cette semaine a confirmé mon envie de travail en équipe, de
ne pas être cloîtré dans un bureau, de venir en aide à la popula-
tion », raconte-t-il. L’adolescent a alors la stature d’un volleyeur,
sport collectif qu’il pratique à haut niveau. À 22 ans, en 2004,
il débarque en Gironde « pour voir ce qu’était le volley profes-
sionnel », le concours de sapeur-pompier professionnel en
poche. Très vite, il doit faire un choix et embrasse la carrière
de soldat du feu sans trop d’hésitation. Il découvrira plus tard
que ce métier ne ressemble pas tout à fait à ce qu’il imaginait.
« Quand j’avais 13-14 ans, pour moi, le sapeur-pompier,
c’est forcément le feu, pas les ambulances », poursuit Simon
Beseme. Il estime aujourd’hui que 80 % de son activité
concerne le secours aux personnes.
À la caserne de Libourne, l’ambiance est familiale, avec ses
70 sapeurs-pompiers professionnels et sa quarantaine de
volontaires. Une caserne « à taille humaine », où tout le monde
se connaît, avec des gardes à quinze personnes la journée
et sept la nuit. Simon Beseme ne veut pas se plaindre de ses
conditions de travail ni du salaire. Mais, à l’image du personnel
soignant acclamé pendant la pandémie de Covid-19, ceux qui
ont affronté les flammes en Gironde ont été vite oubliés.
« On l’a vu quand on a fait la tournée des calendriers, entre
­juillet et décembre. Les gens étaient passés à autre chose. »
Cette année, les sapeurs-pompiers l’espèrent, sera différente
grâce à l’anticipation des risques. S’ils saluent les annonces du
ministre de l’intérieur, ils savent aussi que les moyens seront
déployés au fur et à mesure. Les 500 pompiers supplémen-
taires annoncés à l’échelle nationale arriveront au fil des mois.
En Gironde, les sapeurs-pompiers comme les habitants des
zones sinistrées sont dans l’expectative. Tout le monde scrute
le vent, la température, l’intensité de la sécheresse. « Surtout,
s’inquiète Simon Beseme, on espère qu’il n’y aura pas de fous
qui viendront mettre le feu à nos forêts. »
 Tous d’accord,
pour dire que le bureau de poste
est un lieu de vie utile à tous.

Tous d’accord,
pour que les postières et les postiers
puissent faire leur travail au mieux,
orienter et faciliter les démarches de chacun.

Tous d’accord,
pour que le bureau de poste
reste un espace efficace et apaisé pour tous.

Tous d’accord,
pour refuser
les agressions et les menaces
dans les bureaux de poste
et qu’elles soient sanctionnées.

Tous d’accord,
– BonaFidé.

pour dire que vivre ensemble,

c’est savoir s’écouter et se respecter.
–
La Poste – SA au capital de 5 620 325 816 € – 356 000 000 RCS Paris – Siège social : 9, rue du Colonel Pierre Avia 75015 Paris –

Tous d’accord.
 LA SEMAINE

OBJET DE CONVERSATION UN MAILLOT QUI PORTE BIEN SON ÂGE.

DEPUIS 1964, LE MAGAZINE “SPORTS ILLUSTRATED” PUBLIE UNE FOIS PAR AN UN NUMÉRO
SPÉCIAL AVEC UNE PERSONNALITÉ EN TENUE DE BAIN EN COUVERTURE. CE “SWIMSUIT
ISSUE”, VÉRITABLE INSTITUTION AUX ÉTATS-UNIS, SUSCITE DE NOMBREUX DÉBATS. CETTE
ANNÉE, IL PORTE SUR LE CHOIX DE L’ICÔNE TÉLÉVISUELLE MARTHA STEWART, 81 ANS.

Texte Clément GHYS

COUP MARKETING LENTE OUVERTURE RECORD CATÉGORIE SÉNIOR CRITIQUES INFLEXIBLES

À l’aube des années 1960, l’hebdo-
madaire américain Sports Illustrated
voit ses ventes baisser à chaque
début d’année – période creuse pour
l’actualité sportive. En janvier 1964,
le directeur de la publication, André
Laguerre, ancien correspondant de
Time Magazine en Europe, a alors
l’idée de faire apparaître en couver-
ture d’un numéro non pas un sportif,
mais une mannequin, Babette
March, posant en maillot de bain sur
une plage du Yucatán, au Mexique.
Les ventes explosent. Si bien que le
Au fil des années, les couvertures se
sont succédé, mettant en scène
divers mannequins et sportives. Les
choix de casting ont accompagné
les évolutions de la société améri-
caine. Ainsi, au cours des premières
décennies, tous les modèles étaient
blanches. Il faudra attendre
1997 pour qu’une Noire, la manne-
quin Tyra Banks, apparaisse en
couverture, 2020 pour que ce soit le
tour d’une femme trans, la manne-
quin Valentina Sampaio, et
2021 pour une Asiatique, la ten-
À 81 ans, Martha Stewart pose en
maillot de bain une-pièce blanc,
avec un haut de survêtement
orange. Elle devient la modèle le
plus âgée de l’histoire du Swimsuit
Issue, succédant au mannequin
Maye Musk, mère d’Elon, l’année
dernière, alors âgée de 74 ans. La
presse américaine a abondamment
commenté la présence de Martha
Stewart. D’abord en raison de sa
renommée due à ses recettes de
cookies comme à son incarcération,
en 2004, pour délit d’initiés. Mais
Certains internautes et éditorialistes
ont assuré que ce Swimsuit Issue ne
faisait pas exception à sa misogynie
sexagénaire : quels que soient l’âge,
l’origine ou le parcours de la modèle,
elle est toujours photographiée dans
un certain érotisme à destination
d’un lectorat principalement mascu-
lin et hétéronormé –  jamais un
homme n’a posé en couverture.
Mais, qu’il fasse changer les mentali-
tés ou qu’il renforce les stéréotypes,
le Swimsuit Issue ne cesse de faire
débat. Dans les États conservateurs,
Ruven Afanador/Spor ts Illustrated

Swimsuit Issue (« le numéro des mail-
lots de bain ») devient chaque hiver
le plus grand succès commercial de
l’année du magazine, devenu men-
suel. À partir de 2019, sa parution est
décalée au mois de mai, sans froisser
les ventes. Chacune de ces éditions
est un petit événement médiatique.
niswoman Naomi Osaka. Le
Swimsuit Issue de 2023 propose
quatre couvertures, dont une avec
Martha Stewart, personnalité
médiatique très célèbre aux États-
Unis, connue pour ses émissions de
télévision et magazines consacrés à
la cuisine et à la décoration.
surtout pour son âge. Sur les réseaux
sociaux, beaucoup ont applaudi
l’idée d’une octogénaire prenant des
poses suggestives et dévoilant son
corps, dans un pied de nez à
l’âgisme. Le New York Times a même
estimé que Martha Stewart faisait là
un « ultime coup de bravoure ».
nombreuses sont les bibliothèques
municipales à en refuser les exem-
plaires. Depuis 2007, pour ne pas
froisser son lectorat puritain, Sports
Illustrated propose une formule
d’abonnement pour tous les numé-
ros, sauf celui-ci. Le Swimsuit Issue,
une métaphore de l’Amérique.

36
 PETITS ESPACES,
GRANDES EMOTIONS

Réalisez vos grillades

pour seulement

0,27€ par cuisson1

Découvrez le nouveau barbecue électrique Weber Lumin.

Le barbecue électrique Lumin réinvente votre balcon ou votre terrasse pour y créer des moments
inoubliables. Il est facile à nettoyer, économique. Vivez une expérience gustative que seule la cuisine
d’extérieur peut offrir.

Trouvez votre futur barbecue sur weber.com

1
Une cuisson avec Lumin = 15 minutes de préchauffage à haute température et 45 minutes de cuisson à chaleur moyenne. Sur la base d’un prix de l’électricité de 0,21 € TTC /kWh.
Photographie retouchée swarovski.com

LE GÂTEAU D’ANNIVERSAIRE ALLAIT
DE SOI : UN MILLEFEUILLE. Cette année, au
Festival de Cannes, dont la 76e édition
s’achève ce 27 mai, Shoot the Book! fêtait ses
10 ans ; un âge de raison pour cette manifes-
tation qui marie littérature et cinéma et per-
met aux éditeurs et aux producteurs de se
rencontrer en vue d’adapter des ouvrages
à l’écran. Bien sûr, ce mariage existe depuis
la naissance du septième art, quand les
cinéastes piochaient allègrement dans les
bibliothèques pour trouver rapidement des
histoires à raconter – Alexandre Dumas,
Jules Verne, Edgar Allan Poe… La télévision
s’y est mise, puis le théâtre et, de plus en plus,
le jeu vidéo – le 31 mai sortira par exemple un
jeu adapté du roman de Vernon Sullivan,
pseudonyme de Boris Vian, Et on tuera tous
les affreux (1948), publié chez Fayard
(To Hell With the Ugly, coproduit par Arte
France et La Poule noire).
À Cannes, éditeurs et producteurs se ren-
contrent, discutent des nouveautés littéraires
et des projets de cinéma. Ramassée sur deux
jours, les 18 et 19 mai derniers, l’opération
Shoot the Book! leur permet de mieux appré-
hender les tendances. Et de profiter de la pré-
sence des étrangers. La règle de l’adaptation
est toujours la même : les producteurs
prennent une option – renouvelable une
DANS LES COULISSES DE CANNES,
LE SPEED DATING DES ÉDITEURS.
D’un côté de la table, des maisons d’édition qui poussent leurs
poulains, de l’autre, des producteurs en quête de bonnes histoires...
L’opération Shoot the Book!, qui les met en contact, a 10 ans.
Texte Éric LIBIOT
Le 19 mai, au Palais des
festivals, à Cannes, éditeurs
et producteurs de films
se rencontrent dans le cadre
de Shoot The Book!.
40
fois – sur un livre, pour douze ou dix-huit mois,
puis achètent les droits si le projet prend
forme, pour un montant compris entre
40 000 € et 400 000 €.
« Nous sommes là pour faciliter les ren-
contres, pointe Nathalie Piaskowski, direc-
trice générale de la Société civile des édi-
teurs de langue française, qui regroupe plus
de trois cents éditeurs et dont Shoot the
Book! est une émanation. Si les grandes mai-
sons d’édition ont des services de ventes inté-
grés, c’est plus compliqué pour les petites
structures. Pendant longtemps, les produc-
teurs de cinéma cherchaient eux-mêmes des
livres [à adapter]. Aujourd’hui, ce sont les édi-
teurs qui vont vers eux. »
Shoot The Book! a toujours eu lieu à Cannes,
mais il faudra attendre 2019 pour que l’événe-
ment rejoigne le programme officiel du
Marché du film. C’est Paul Otchakovsky-
Laurens, alors patron des éditions P.O.L, qui a
œuvré pour que le Festival crée, à l’intérieur
de son Marché du film, un espace dédié aux
« droits d’adaptation ». Ce fut malheureuse-
ment fait un an après le décès de l’éditeur.
Cette officialisation a donné un coup de fouet
à la manifestation. Aujourd’hui, Shoot the
Book! existe à Angoulême (BD), à Lyon (Quais
du polar) et à Montreuil (littérature jeunesse).
Mais aussi à Los Angeles et à Bombay. Le
LA SEMAINE
19 mai, sur le tapis rose du Marché du film,
avaient lieu les rendez-vous en tête à tête.
Quarante éditeurs assis à leur table, et une
centaine de producteurs étrangers et français
passant de l’une à l’autre. « Je chine comme à
la brocante, explique Éric Geay, producteur
artistique chez SND (Groupe M6). En ce
moment, je tourne autour d’une autrice de
roman p ­ olicier des années 1950, éditée au
Masque. Il faut réactualiser ses intrigues mais
elle a réussi à créer des beaux personnages. »
Lily Salter, qui travaille justement pour
Le Masque et JC Lattès en tant que respon-
sable des cessions de droits étrangers et
audiovisuels, évoque aussi, au rayon policier,
les cosy crimes, à l’ambiance légère : « Je mets
en avant le premier roman d’Ali Rebeihi, ani-
mateur à France Inter, Le bonheur est dans le
crime, qui sort le 7 juin. Pour vendre les droits
de traduction, il faut insister sur le style et
l’univers de l’auteur. Pour vendre les droits
d’adaptation, c’est essentiellement l’intrigue
qui compte. » Les sujets recherchés varient
avec l’actualité et les modes. Le polar est tou-
jours prisé, mais les romans historiques, trop
chers à produire, marquent le pas. La ten-
dance est au docu-fiction sur des affaires cri-
minelles, comme Grégory : la machination
familiale, ou Le Grêlé : le tueur était un flic,
signés Patricia Tourancheau, au Seuil.
À Cannes, il ne s’agit pas forcément de signer
des contrats, mais plutôt d’entretenir les rela-
tions et de parler de projets à plus ou moins
long terme. Denis Imbert, qui vient de fêter le
succès de Sur les chemins noirs, d’après Sylvain
Tesson (1 million d’entrées), est le seul cinéaste
présent : « J’ai encore besoin de parler de la
nature, de la place qu’elle a dans nos vies. Alors
je cherche. Je me renseigne sur les livres à venir.
Je ne suis pas pressé. J’ai attendu deux ans pour
obtenir les droits des Chemins noirs. » Porter un
livre à l’écran ne se fait pas en un jour. Ni en
sept. Parfois, cela ne se fait jamais.
« Depuis des années, j’essaie de vendre aux
Américains les droits des bandes dessinées
poétiques et absurdes de Fred, comme
Philémon, pointe Laurent Duvault, directeur du
développement audiovisuel chez Media-
Participations (Le Seuil, Dargaud…). Mais, sys-
tématiquement, ils me demandent : “De qui le
héros tombe-t-il amoureux ?’’ et “Qui est le
méchant ?’’ Je suis incapable de leur répondre. »
Laurent Duvault est notamment venu à
Cannes avec Patagonie route 203, d’Eduardo
Fernando Varela (Métailié), un road trip qui
intéresse le producteur Jean-François
Deveau. Il ne lui reste plus qu’à lire le livre.
Mais il s’interroge : pourquoi certains « formi-
dables romans aux Éditions de Minuit ne sont-
ils jamais portés à l’écran, malgré la qualité de
leurs intrigues ? » Il a eu sa réponse. Minuit
ne se préoccupait absolument pas de vendre
les droits de ses romans au cinéma.
Sarah Vettes
Gallimard, propriétaire de l’éditeur depuis
2021, va s’y employer. C’est la palme d’or
de la bonne nouvelle.
 LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

AU FESTIVAL DE CANNES, LA PROJECTION DU FILM “KILLERS OF THE FLOWER MOON”,

DE MARTIN SCORSESE, A PERMIS DE METTRE EN LUMIÈRE AVEC PANACHE LES TRADITIONS
DE LA NATION OSAGE. L’OCCASION D’UNE PASSIONNANTE MONTÉE DES MARCHES.

1 - MARCHES À SUIVRE
Entre les opérations
­marketing des marques
de luxe, les polémiques et
les embrouilles du cycliste
Thierry Frémaux, il se
passe encore, parfois,
des choses intéressantes
au Festival de Cannes.
Le 20 mai, la montée des
marches de l’équipe du
film Killers of the Flower
Moon, de Martin
Scorsese, fut l’occasion
de mettre en lumière
tant l’histoire de la nation
osage, victime d’une
2 - TISSAGE VÉNÉRABLE
Sur les marches du Palais,
aux côtés de Leonardo
DiCaprio, se trouvait
le chef de la nation osage,
le dénommé Geoffrey
Standing Bear, fièrement
accessoirisé d’une cou-
verture multicolore.
Au début du XXe siècle,
ces pièces tissées par la
Pendleton Woollen Mills,
aux motifs et couleurs ins-
pirées par l’art du tissage
traditionnel, devinrent
chez les Amérindiens
de véritables fétiches,
3 - CHEVEUX DE BATAILLE
À la droite de Geoffrey
Standing Bear se tenait
Yancey Red Corn, autre
membre de la nation
osage, également acteur
dans le film de Martin
Scorsese. En haut des
marches, ce dernier avait
choisi d’accompagner sa
couverture d’un fedora
beige dont sortaient deux
tresses elles aussi char-
gée de sens. Pour les
Amérindiens, elles maté-
rialisent chez les hommes
la fierté de leur identité.
4 - GENS DE PLUME
À la gauche de Leonardo
DiCaprio, l’actrice Tantoo
Cardinal, descendante
de la nation cris, affichait
elle aussi fièrement ses
racines. Sa robe, réalisée
par la créatrice amérin-
dienne Patricia Michaels,
était ornée de plumes aussi
imposantes visuellement
que symboliquement.
Ainsi, chez les
Amérindiens, la plume
incarne pêle-mêle
­l’honneur, la force et la
sagesse. Matériellement
5 - PIERRE PHILOSOPHALE
Ce jour-là, Tantoo Cardinal
portait un bracelet orné
d’une imposante turquoise.
Là aussi, rien d’anodin.
Parce qu’elle change de
couleur en fonction de
son environnement, cette
pierre est considérée
comme vivante par
les Amérindiens et fut
longtemps entourée de
nombreuses croyances.
Utilisée pour soigner les
blessures, communiquer
avec les divinités ou
encore influer sur la
Gisela Schober/Getty Images

­terrible série de meurtres
dans les années 1920
dans l’Oklahoma, que
quelques passionnantes
traditions vestimentaires
amérindiennes.
­utilisés comme monnaie
d’échange mais surtout
comme parures dans
les grandes occasions.
Un siècle après, rien
n’a donc changé.
Ils les décoraient tradi-
tionnellement de plumes
au moment de partir au
­combat et les coupaient
en signe de deuil.
et métaphoriquement,
tombée de son oiseau, elle
fait figure de don du ciel.
météo, la turquoise faisait
office de « pierre de la vie ».
Admettons-le : il y en avait,
de la vie, ce jour-là, en haut
des marches du Palais.

42
 PLAY EVERY DAY *

*
Jouer tous les jours

Avec neuf styles différents, de décontracté à sportif, MR MARVIS propose les shorts parfaits avec une coupe idéale pour chaque occasion. Nos
shorts sont fabriqués de manière responsable au Portugal avec des tissus de haute qualité, notamment du coton stretch, du piqué aéré et du
lin léger. Dispo dans plus de 60 couleurs sophistiquées, pour lequel allez-vous craquer ? Achetez maintenant sur mrmarvis.fr

PLUS FORT QUE SAUVER UNE
­P RINCESSE en détresse, sauver les salles
de cinéma ! Et ça, Mario, le petit plombier
moustachu, compte bien y arriver. En un mois,
Super Mario Bros, le film a dépassé les
6 ­millions ­d’entrées en France – une première
depuis le Covid. Un film qui « ne vient jamais
désavouer son origine, celle d’un pur jeu
vidéo », écrivait Muriel Joudet, le 5 avril.
Mario Bros, le jeu, a été créé il y a quarante
ans, mais le prénom du personnage, cité pour
la première fois dans Le Monde la même
année, l’est pour un autre divertissement,
Donkey Kong, un jeu vidéo de Nintendo, dans
lequel le héros (qui était alors charpentier !)
n’est qu’un personnage secondaire. C’était
durant l’été 1983. « Le Monde Dimanche »,
supplément aujourd’hui disparu, proposait à
ses lecteurs une chronique en douze épisodes
sous forme de « leçons de jeu vidéo ». Le
25 juillet 1983, le quotidien se penchait sur
ce qui « fait d’un jeu un succès international ».
Jean-François Lacan et Bernard Spitz formu-
laient une recette : « Le principe doit être
immédiatement accessible à tout le monde
(…), le jeu doit plaire à Tokyo comme à Paris
(…) mais il lui faut garder aussi une personna-
lité, ce petit quelque chose en plus, indéfinis-
sable, qui le distingue de tous ses concur-
rents. » Parmi ceux qu’ils recommandent
– Space Invaders, Pac-Man… –, le fameux
Donkey Kong se distingue. Ils y ont repéré un
personnage intéressant : « Un certain Mario
tente désespérément de délivrer sa bien-
aimée prisonnière d’un monstre, digne héritier
de King Kong ; ce dernier s’obstine à lancer
des tonneaux qui roulent sur un échafaudage
compliqué pour écraser l’amoureux. »
Les deux journalistes ne le savent pas encore,
mais, cette même année, Nintendo s’apprête
à lancer un jeu dont ce « certain Mario » est le
héros. Six ans plus tard, le 21 décembre 1990,
Annie Kahn s’intéresse à l’insolent succès de
« Mario et Luigi, les Mario Brothers, héros
du plus célèbre des jeux électroniques », qui
permet au japonais de dominer, de très loin,
le secteur, « occupant près de 80 % du marché
MARIO
LE 25 JUILLET 1983, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
44
mondial ». Le 27 février 1993 – le jeu a déjà
10 ans–, Claude Sarraute raille les parents
qui accusent la télévision de corrompre leurs
gamins : « Moi, les parents, je les tanne pour
qu’ils obligent leurs gosses à la regarder,
­histoire de les arracher à cette saloperie de
jeux vidéo. Déjà qu’ils ne savent ni lire ni écrire,
ils ne pourront bientôt plus s’exprimer autre-
ment que par onomatopées », écrit-elle.
La chroniqueuse étrille tous les succès de
l’époque, mais Mario ne s’en sort pas trop
mal : « Le petit vendeur de pizzas, super-star
des jeux vidéo, il est plutôt sympa. »
Cette même année, pour les 10 ans de la star,
deux réalisateurs, Rocky Morton et Annabel
Jankel, adaptent au cinéma le best-seller de
Nintendo. « C’est violent, spectaculaire, mais
pour le moins désordonné », juge Henri Béhar,
le 28 juin 1993. Ce sera un four. Cet échec est
vite oublié. Dans une pleine page, Jean-Michel
Blottière rappelle, le 9 septembre 1996, que,
« en quinze ans, il s’est vendu 100 millions de
cartouches » à l’effigie de Mario, le rendant
« plus célèbre que Mickey Mouse ».
C’est à son créateur, Shigeru Miyamoto, que
Le Monde consacre une page, le 21 juin 2000.
Tristan Geoffroy et Guillaume Fraissard
racontent « cet élégant Japonais de 48 ans »,
que le grand public ne connaît pas et qui
« pèse 13 % des ventes totales de Nintendo ».
Ils l’interrogent sur sa recette miracle : « Le jeu
doit être fait à 70 % d’objectifs à remplir et
à 30 % de secrets à découvrir. » D’autres
secrets de Miyamoto sont dévoilés par
Guillaume Fraissard le 5 octobre 2002,
dans une enquête sur la gloire de ce « Charlot
­pixélisé  » qui ne répond pas exactement aux
canons esthétiques de l’époque : « La mous-
tache et le gros nez servent à masquer la
bouche, alors trop compliquée à faire bouger,
et à rendre visible le visage du personnage
sur des écrans à cristaux liquides minuscules.
De même, la casquette évite aux développeurs
d’avoir à dessiner des cheveux, trop mobiles
pour cette période qui restera comme la pré-
histoire des jeux vidéo. » Lorsque Le Monde 2
(prédécesseur de M Le magazine du Monde)
LA SEMAINE
publie un nouveau portrait de Miyamoto, le
9 décembre 2006, celui-ci a 54 ans. Il décrit
ainsi l’avenir du jeu vidéo à Martin Hamelin :
« Quelqu’un qui sait faire de la musique ou qui
sait dessiner, c’est quelqu’un qui possède une
interface supplémentaire. Ce que je trouverais
génial, c’est que dans cent ans, le jeu vidéo
soit une interface qui permette à n’importe qui
de s’exprimer et de vivre ce que, aujourd’hui,
seules quelques personnes peuvent pratiquer.
Pouvoir créer des mondes simplement d’un
mouvement de doigt ! »
Les années passent et jamais la folie pour ce
petit personnage bondissant n’est retombée.
« Une icône telle que lorsque, en août, le pre-
mier ministre nippon, Shinzo Abe, apparaît à
la cérémonie de clôture des Jeux olympiques
de Rio pour donner rendez-vous à Tokyo
en 2020, c’est d ­ éguisé en Mario qu’il surgit »,
rapporte William Audurau dans son enquête
sur le héros de Nintendo, le 9 décembre 2016.
Consécration : un parc d’attractions de l’uni-
vers Mario est inauguré sur le site d’Universal
Studios Japan (USJ), à Osaka. Philippe
Mesmer, envoyé spécial, emprunte « le tuyau
vert conduisant au parc » et décrit, le
18 mars 2021, dans les pages du journal,
l’­excitation des fans du plombier.
Parce qu’il n’existe pas de success story
totale, dans une enquête parue le 4 avril,
Pierre Trouvé et William Audureau dévoilent
des archives inédites de Super Mario Bros,
le film sorti en 1993 et qui s’est soldé par un
échec commercial. Ils y décrivent minutieuse-
ment le scénario et le tournage (chaotique),
ainsi que les idées hasardeuses de l’équipe :
« Au fur et à mesure des versions du script, les
poncifs sur les Italiens s’accumulent – que ce
soit sur la cuisine ou la Mafia – et Mario rime
désormais avec macho. “Les femmes sont
comme les lavabos d’antan. Elles donnent soit
de l’eau chaude, soit de l’eau froide – jamais
d’entre-deux”, lance-t-il dans un script de
1992. » Résultat : un « nanar visqueux ».
Texte Zineb DRYEF
 LE MAGAZINE

Le destin tragique de la baronne Ullens.

C’EST UN CONTE DE FÉES QUI A VIRÉ AU DRAM E. LE 29 MARS, LA BARONNE MYRIAM ULLENS, SURNOM MÉE
“M IM I”, EST ABATTUE DEVANT CHEZ ELLE, EN BELGIQUE, PAR SON BEAU-FILS. UN CRIM E QUI A BOULEVERSÉ
LE MONDE DE L’ART CONTEM PORAIN. CAR “M IM I” ÉTAIT LA SECONDE ÉPOUSE DE L’HOM M E D’AFFAIRES
M ULTIM ILLIONNAIRE GUY ULLENS. ENSEM BLE, CE COUPLE FUSIONNEL S’EST ILLUSTRÉ EN DEVENANT
COLLECTIONNEUR, NOTAMMENT D’ART CHINOIS. MAIS LA VIE DISPENDIEUSE DES AMOUREUX A FAIT FONDRE
LEUR FORTUNE… ARGENT, LUXE ET RANCŒURS AU SEIN D’UNE FAM ILLE RECOM POSÉE : TOUS LES
INGRÉDIENTS ÉTAIENT LÀ POUR M ENER À LA TRAGÉDIE. Texte Roxana AZIMI, Frédéric LEMAÎTRE et Jean-Pierre STROOBANTS

Myriam et Guy Ullens,

dans le quartier
d’art 798, à Pékin,
en janvier 2008.
Ici, devant une œuvre
de l’artiste chinois
Gu Wenda pour
l’exposition
« Naissance de
l’art contemporain
chinois ».
Teh Eng Koon/AFP
 Nicolas Sarkozy et Myriam
Ullens, à l’Ullens Center
for Contemporary Art
(UCCA), dans le quartier 798,
à Pékin, en novembre 2007,
quelques semaines
après l’inauguration.

Page de droite, à gauche,

lors d’un gala de la Fondation
Mimi pour les personnes
atteintes d’un cancer, au
Musée des arts forains,
à Paris, en novembre 2013.
À droite, sur le voilier
du couple, pendant la
Biennale d’art contemporain
de Venise, en juin 2011.
Guy et Myriam Ullens sont
entourés des artistes Subodh
Gupta, Wim Delvoye, Sylvie
Fleury et Sophie Calle
(de gauche à droite).

L’HABITUELLE SÉRÉNITÉ DE
CE QUARTIER COSSU d’Ohain, dans
le Brabant wallon, est quelque peu
troublée en ce mardi 16 mai. Tous
les accès au chemin du Bon-Air, dans
la grande banlieue très verte de
Bruxelles, sont barrés par la police et
de grandes bâches ont été tendues
pour masquer la vue des quelques
journalistes présents. La raison d’un
tel déploiement ? La justice
­reconstitue les faits qui se seraient
déroulés le 29 mars, quand Nicolas
Ullens de Schooten Whettnall,
57  ans, a abattu sa belle-mère,
voiture de sa belle-mère, sort de la
sienne et tire sur la conductrice à six
reprises, selon ses aveux relayés par
la presse belge. La baronne s’écroule.
Une balle perdue frôle la jambe de
son mari, assis sur le siège du passa-
ger. « J’ai commis l’irréparable », dira
le meurtrier présumé en se livrant à
la police locale, avant d’être mis en
examen pour assassinat.
Nicolas Ullens risque désormais la
détention à vie. La reconstitution,
qui aura duré plus de deux heures,
visait principalement à élucider
deux faits. Le tireur avait-il emporté
médecin. Le baron Ullens était
­égale­ment sur place, en tant que
témoin et partie civile au procès,
mais n’aurait pas été directement
confronté à son fils.
Dans le plat pays, ce fait divers a eu
un écho considérable. Tous les
ingrédients sont r­ éunis pour pas-
sionner les foules : l’amour, l’argent,
le luxe. Et plus encore les rancœurs
recuites, les jalousies con­fites, les
accès de folie qui, en six coups de
feu, achèvent un conte de fées à l’ère
du capitalisme mondialisé.
originaires de la Russie tsariste,
avaient fait fortune dans le négoce
du sucre et possédaient la Raffinerie
tirlemontoise, un fleuron de l’éco-
nomie belge fondé en 1836.
Guy (prononcez à l’anglaise, « Gaï »)
a un frère et une sœur, mais c’est
lui qui hérite de ses parents à la fois
l’envie d’ailleurs et le sens des
affaires. Il crée, dans les
années 1970, Eurocan Belgium, qui
deviendra l’un des premiers fabri-
cants d’emballages métalliques en
Europe, puis gère de main de
maître la Raffinerie tirlemontoise.

Myriam Ullens, dite « Mimi », 70 ans,
seconde épouse du baron multimil-
lionnaire Guy Ullens, 88 ans.
Ce matin-là, le baron, après une
conversation apparemment hou-
leuse avec son fils cadet, invoque un
rendez-vous médical pour écon-
duire Nicolas, qui quitte le domaine
arboré d’une dizaine d’hectares où
Guy Ullens a fait construire une villa
moderne de 1 100 mètres carrés. Le
fils se poste au volant de sa voiture et
attend que la Golf de Mimi fran-
chisse le portail. Vers 10 heures, ce
une arme sur place (ce qui suppose-
rait qu’il avait prémédité son acte)
ou l’a-t-il trouvée dans la maison ?
Par ailleurs, que s’est-il passé entre le
moment où il a abattu sa belle-mère
et son arrivée, une heure plus tard,
au commissariat de La Mazerine,
pourtant situé à quelques centaines
de mètres seulement ? Le parquet
n’a rien communiqué, hormis que le
meurtrier présumé, vêtu d’un sweat
à capuche, s’était montré « colla­
borant ». Sous le coup de l’émotion,
semble-t-il, il a aussi été pris d’un
PEU
connus en France,
les Ullens sont des
célébrités en Bel­
gique. Anoblie au
XVII e  siècle par le roi Charles  II
­d ’Espagne, cette lignée se voit
adjoindre, en  1928, le nom de
Whettnall et dispose dès lors d’un
titre transmissible de baron. Le père
de Guy, Jean Ullens, était diplomate,
en poste notamment à Pékin. Sa
mère, Marie-Thérèse Wittouck,
­passionnée d’art iranien, avait de
l’argent, beaucoup d’argent. Les
Sa revente, en 1989, au groupe alle-
mand Südzucker ­–   un géant du
sucre – rapporte 50 milliards de
francs belges (1,25 milliard d’euros)
à la famille Wittouck. Eric Wittouck,
le petit-cousin du baron, héritier
unique de l’autre branche de la
famille, va, à partir de là, bâtir la
première fortune belge, estimée
aujourd’hui à 8 milliards de dollars
par le magazine Forbes. Avec
­l’ar­g ent de la vente, les anciens
­p ropriétaires de la Raffinerie
rachètent n ­ otamment en  1999,
Abaca

père de quatre enfants bloque la malaise et a dû être examiné par un Wittouck, des industriels pour  720  millions de dollars, le
 LE M AG A ZINE
s­ pécialiste du régime Weight
Watchers International.
Guy Ullens, contrairement à son
petit-cousin, est épicurien, vision-
naire, généreux, passionné d’art et
par la découverte du monde. Et,
surtout, amoureux. Car sa vie a bas-
culé en 1991, lors d’un rendez-vous
avec une femme qui recherche un
investisseur pour son petit business
de pâtisserie. Elle est énervée parce
qu’il a quarante-cinq minutes de
retard, mais elle n’en montre rien,
car c’est le coup de foudre. « J’étais
follement amoureuse pour la
premiè­re fois de ma vie, confiera
Myriam Ullens à Stéphane Bern sur
un plateau de France 2, en 2016.
Mais il était marié et il avait quatre
enfants. » Guy Ullens a alors 56 ans,
elle en a 39. Le baron mettra neuf
ans à régler son divorce d’avec sa
Bestimage. Luc Castel/Getty Image
première épouse, Micheline
Franckx, issue d’une respectable
famille bourgeoise, qu’on disait
« dévastée » par la demande de
séparation voulue par son mari.
Mimi sera la maîtresse de Guy
Ullens durant les longues années
que durera la procédure.
L’homme d’affaires admire le dyna-
misme, la joie de vivre, l’humour de
celle qui s’appelle encore Myriam
Lechien et élève seule ses deux
enfants, nés d’une première union.
Elle est fan des « Grosses têtes »,
période Jean Yanne, de Léon Zitrone
et de Jacques Martin, mais elle a
aussi l’esprit d’entreprise. Après
avoir lancé La Petite Salade, une
affaire de livraison de plats cuisinés,
elle a ouvert Sweetly, une pâtisserie
spécialisée dans la préparation de
gâteaux pour des grands chefs. Tous
ces traits de caractère qui, selon un
ami du baron, tranchaient avec le
côté un peu austère de son union
précédente vont ravir Guy Ullens.
Née en 1952 en Allemagne, où son
père, officier de l’armée belge, se
trouve en garnison, Mimi ne connaît
pas ce milieu aristocratique, le
monde de l’art et des ultra-riches,
mais elle va rapidement se couler
dans sa nouvelle vie après la célé-
bration du mariage, en 1999, peu de
temps après que le divorce de Guy
Ullens a enfin été prononcé.
Dans l’aristocratie catholique belge,
où l’on dresse bien haut les barrières
du secret et des conventions, cette
union passe mal. La sœur de Guy
Ullens, qui n’accepte pas sa sépara-
tion, cesse de le voir. Des proches
prennent leur distance, choqués par
une entorse aux règles du milieu
aristocratique. « On nous a mis au
ban de la société, confie le multimil-
lionnaire au Figaro en 2008. Quand
on est un grand patron à la tête d’une
fratrie, on veut bien vous accorder
une petite amie, pas un grand
amour. » Dans son monde, on est
censé tenir son rang et ses émo-
tions, faire de l’argent sans trop en
jouir. Et, surtout, sans le montrer.
« Avant de rencontrer Mimi, Guy
vivait très au-dessous de ses moyens,
comme un cadre supérieur, sans
aucun signe extérieur de richesse »,
raconte l’homme de théâtre Louis-
Michel Colla, un intime du couple.
Remarié, Guy Ullens change de cap
et s’étourdit dans une vie de jet-set.
Le couple fait la navette avec son
avion privé entre Bruxelles, Paris
– où Guy a sa cantine chez le restau-
rateur étoilé Guy Savoy –, Saint-
Tropez et leur mas de 800 mètres
carrés au-dessus de la plage, et
Verbier, très chic station helvétique,
adorée des Belges, où le couple pos-
sède notamment un chalet de
quelque 1 200 mètres carrés avec
piscine couverte. Sans oublier un
yacht de 52 mètres, Red Dragon,
dont la voile arbore un idéogramme
chinois et qui jetait l’ancre tous les
deux ans à Venise. Moins voyant et
plus hospitalier que les monstres des
mers de trois étages amarrés eux
aussi sur le Grand Canal, le navire
dernier cri a longtemps accueilli
les VIP de la Biennale d’art contem-
porain, comme Cheikha Hoor de
Chardja et Cheikh Hassan bin
Mohammed Ben Ali Al  Thani.
« C’était l’endroit le plus chic pour
être vu pendant la biennale, raconte
Jean-Marc Decrop, qui conseillait les
achats d’œuvres d’art des Ullens.
Il y avait la soirée de François Pinault
sur San Giorgio et les repas sur leur
bateau. » Pour autant, ajoute-t-il,
« Guy n’était pas snob pour deux
sous ». Le baron utilisait rarement
son titre à rallonge, pas plus qu’il ne
portait au revers de ses vestes les
insignes de la Légion d’honneur que
lui avait remis Jacques Chirac
47
 en 2010, pour le remercier de
ses donations au Musée Guimet.
Pour ces millionnaires décontractés,
il s’agit moins d’accumuler les
­distinctions que de vivre des expé-
riences inoubliables. Les anniver-
saires sont prétexte à des équipées
de rêve avec leurs plus proches
amis. Pour les 70 ans de Guy Ullens,
le couple privatise l’Ermitage de
Saint-Pétersbourg et s’alloue les ser-
vices d’une danseuse étoile du
Bolchoï. « Trois jours de folie », se
souvient Louis-Michel Colla, l’œil
brillant. Les 60 printemps de Mimi,
fêtés à Vienne, sont encore plus
mémorables. Conduits en calèche,
les invités sont accueillis en grande
pompe au château de Schönbrunn,
où est donnée une représentation de
la comédie musicale Amadeus tirée
du film culte de Miloš Forman. Le
séjour se termine par une virée dans
un train de luxe, aux boiseries tapis-
sées de velours rouge, suivie d’une
pause déjeuner dans un vignoble où
une cantatrice épate l’assemblée en
chantant des lieder.
Avec leurs amis, les Ullens savent se
montrer généreux. À Louis-Michel
Colla, ils donnent les clés de leur cha-
let de Verbier et de leur yacht pour
qu’il finisse un scénario avec Claude
Lelouch qui, finalement, ne sera
jamais porté à l’écran. Avec l’ami
Colla, Mimi Ullens écrit une pièce de
théâtre, Adam et Ève, ce n’est pas du
tout ce que vous croyez, un vaudeville
avec amants dans le placard. « Elle
n’avait pas la ­technique mais beau-
coup d’idées et de bonne humeur, se
souvient le dramaturge. On partait
dans des grands éclats de rire et Guy
aimait ça. » Aux côtés de Mimi, le
baron se découvre une nouvelle jeu-
nesse et un amour fusionnel. « Il
appelait sa femme dix fois par jour,
parfois six fois en une heure », se sou-
vient Jean-Marc Decrop. « À ses côtés,
Myriam lui apportait l’énergie qui la
carac­té­risait  », complète Juan van
Wassenhove, un homme d’affaires
belge installé à Pékin.
MIMI
, qui, confessait-
elle avec son
éternel sourire,
a un « gros
défaut et un grand bonheur, celui de
donner », convainc son mari de
financer des ONG ou de créer des
orphelinats et des écoles au Népal.
Un méchant cancer du sein, que la
baronne baptise Nestor pour mieux
le dompter, ne l’arrête pas et, sortie
d’une épreuve de plusieurs années,
elle lance, en 2006, la Fondation
Mimi Ullens pour un soutien
­mul­tiforme (psychologique, esthé-
tique, physique…) à des victimes de
la maladie. Sa résilience inspire
d’ailleurs à Louis-Michel Colla et au
cancérologue David Khayat L’Arbre
de joie, une pièce interprétée durant
trois mois par François Berléand et
Maruschka Detmers. Les bonnes cri-
tiques sont unanimes, mais le succès
public n’est pas au rendez-vous.
Si Mimi aime surtout la scène et la
littérature, elle soutient aussi les
aventures esthétiques de son époux.
En Belgique, collectionner, même
modestement, est une seconde
nature. Les Belges achètent les
artistes avant qu’ils ne deviennent
des stars, en grande quantité, et sont
parmi les connaisseurs les plus poin-
tus du monde. Guy Ullens ne déroge
Ci-contre, le couple Ullens,
devant une œuvre
de l’artiste Geng Jianyi, lors
de l’inauguration de l’UCCA,
à Pékin, en novembre 2007.
Page de droite, Myriam Ullens
et le prince Philippe
de Belgique (avant son
accession au trône), venu visiter
l’UCCA, en août 2008. En
Luc Castel
arrière-plan, La Dernière Cène
(2001), de l’artiste Zeng Fanzhi.
 LE M AG A ZINE
pas à la règle. Dans sa famille, on vit
naturellement avec des objets d’art.
Sa sœur s’est ainsi emballée pour
l’arte povera, ce courant italien né
dans les années 1960 en réaction au
pop art américain. S’il possède des
totems du marché de l’art, comme
Anish Kapoor ou Lee Ufan, Guy
Ullens est aussi un mordu de la
Chine, qu’il a découvert adolescent.
À la fin des années 1980, il s’y rend
régulièrement pour d ­ évelopper les
affaires familiales. Pour chasser l’en-
nui, l’héritier écume les antiquaires
de Pékin, d’abord séduit par les
­r ouleaux de peinture ancienne,
avant de sauter à pieds joints dans
l ’ a r t c o n t e m p o ra i n c h i n o i s
vers 1987. Bien avant que les nuées
de spéculateurs ne s’abattent sur la
Chine. « Il savait ce qu’il voulait,
décidait avec son œil, voulait aller
Abaca
vite », rapporte Jean-Marc Decrop,
qui le conseille à partir de 1999.
Dans ce domaine-là, aussi, Guy
Ullens fait preuve d’un flair hors pair,
qu’il concrétisera en ouvrant,
en  2007, le Ullens Center for
Contemporary Art (UCCA) à Pékin.
« Avec le diplomate suisse Uli Sigg, il
a vraiment créé le marché de l’art
contemporain chinois », raconte le
marchand pékinois Xin Dong Cheng.
« Ce sont les Pinault et Arnault de la
scène artistique chinoise », poursuit-il.
Dans les années 1990 et 2000, les
deux hommes pousseront les portes
des mêmes ateliers de jeunes
peintres totalement inconnus avec ce
mélange d’audace et de rapacité qui
caractérise les collectionneurs.
« À l’époque, beaucoup se moquaient
d’eux et ne juraient que par New York
ou Berlin. Il fallait vraiment être
c­ ourageux pour commencer une col-
lection d’art chinois de cette
ampleur », témoigne aujourd’hui le
curateur Jérôme Sans, qui dirigea
l’UCCA de 2008 à 2012.
Le couple montre d’abord sa collec-
tion à Paris, à l’Espace Cardin,
en 2002, sans épater la galerie. Trois
ans plus tard, l’architecte Jean-Michel
Wilmotte est mobilisé pour cons­
truire à Pékin le musée cher au
baron. Pour le financer, le couple
vend des aquarelles de William
Turner pour 15  millions d’euros.
L’inauguration, le 1er novembre 2007,
de l’écrin tout de blanc et de béton
ciré niché dans une friche indus-
trielle dédiée à l’armement marque
les esprits. Plus de quinze ans après,
ceux qui y ont assisté s’en sou-
viennent. Champagne, caviar sur
glace, des centaines d’invités, u ­ ne
troupe de spectacle, La Fura dels
Baus, venue de Catalogne, l’ancien
premier ministre français Dominique
de Villepin… Moins d’un an avant les
Jeux olympiques de 2008, ce vernis-
sage symbolisera l’ouverture de la
Chine au monde de l’art contempo-
rain. Même si l’UCCA reste pour
beaucoup de Chinois une institution
étrangère, le musée con­naît un réel
succès. L’équivalent, pour Pékin, du
Centre Pompidou à Paris ou de la
Tate Modern à Londres.
Rapidement, Guy Ullens comprend
néanmoins qu’un musée de cette
envergure ne peut pas se contenter
d’exposer les œuvres de son pro­
priétaire. Il faut organiser des exposi-
tions temporaires. Mais le budget
explose. « Une institution de ce type,
c’est environ 6 à 8 millions d’euros de
frais de fonctionnement par
49

Ci-dessus, Nicolas Ullens, le meurtrier
présumé de sa belle-mère, le 2 mai.
À droite, lors des obsèques de Myriam
Ullens, à l’église d’Ohain, en Belgique,
le 7 avril.
Page de droite, le bâtiment de l’Ullens
Center for Contemporary Art, à Pékin,
le 7 juillet. Guy Ullens l’a vendu à des
investisseurs chinois en 2016.
an », ­c alcule un expert.
Dès  2010, le baron belge Ullens
cherche donc à la fois à vendre
l’UCCA et sa collection, riche de
1 500 pièces. Les négociations, sur le
point d’aboutir avec le Shanghai
Minsheng Art Museum, propriété de
la China Minsheng Bank, moyen-
nant 200  millions de dollars,
échouent au dernier moment. « En
fait, la somme était trop élevée et
Guy Ullens aurait eu du mal à sortir
l’argent de Chine », croit savoir un
collectionneur chinois.
Le baron se résout dès lors à vendre
sa collection en plusieurs blocs.
Une première partie est cédée au
Guggenheim d’Abou Dhabi pour
environ 50 millions de dollars, dont
une immense installation très
controversée de l’artiste Huang
Yong Ping, composée de serpents
et de rats qui s’entre-dévorent. Un
autre pan de la collection passe
sous le marteau chez Sotheby’s à
Hongkong en avril 2011. « Ça a été
un véritable choc pour tout le
monde », se re­mémore aujourd’hui
Philip Tinari, l’actuel directeur de
l’UCCA. Personne ne s’attendait à
un retrait de Chine aussi rapide,
mais le baron se juge « trop vieux ».
Peut-être est-ce plutôt son sens des
50
affaires qui l’a amené à juger le
moment opportun. En tout cas, le
succès est au rendez-vous  :
La Dernière Cène, un tableau monu-
mental de Zeng Fanzhi, qu’il avait
acheté pour 25 000 dollars, s’envole
à 23,8 millions et les 104 pièces
seront au total adjugées 46 millions
de dollars, trois fois plus que prévu.
Guy Ullens solde finalement son
aventure chinoise en vendant ses
parts dans l’UCCA à un consortium
d’investisseurs chinois en  2016,
mais ne s’en retire com­plètement
qu’en 2021. « Guy a vraiment été un
visionnaire, témoigne aujourd’hui
Philip Tinari. Il a créé un family
office, une petite structure destinée
à gérer sa fortune, avant que ce ne
soit la mode chez les très riches, il est
passé de l’industrie du sucre à
Weight Watchers avant qu’on parle
de la malbouffe et il a eu conscience
de l’importance de l’art contempo-
rain en Chine avant la ­plupart des
autres collectionneurs. Ce qu’il a fait
à Pékin, personne ne le refera. »
Une fois le chapitre chinois refermé,
avec un beau bonus à la clé, le couple
continue à voyager et développe
d’autres passions. Notamment pour
des artistes indiens et iraniens, l’art
du monde arabe, mais aussi les
œuvres numériques, après l’exposi-
tion « Artistes & Robots », en 2018, au
Grand Palais. « Ce qui intéressait Guy,
c’était de retrouver l’excitation qu’il
avait eue dans les années 1960, quand
il avait acheté ses premières œuvres
d’art cinétiques, confie le curateur
Jérôme Neutres. Il était toujours en
quête de nouveau. »
Mais, pendant que la presse relate
avec gourmandise les aventures
artistiques des Ullens et leur rayon-
nant bonheur, les quatre enfants
nés du premier mariage cultivent,
eux, leur ressentiment. « Ils n’ont
jamais cessé de voir Mimi comme
une croqueuse de diamants, sans
jamais reconnaître qu’elle aimait
véritablement leur père », se désole
un proche du baron. Les années
ont beau avoir passé et le mariage
résisté au qu’en-dira-t-on et à
l’usure du temps, les rancœurs sont
tenaces. Sans avoir été vraiment
exclue, la fratrie Ullens semble se
sentir lésée au profit des enfants de
Mimi. Des voyages, des voitures et
des maisons leur ont été offerts, ce
qui agace énormément l’autre
branche des héritiers. Ils donnent
le sentiment d’avoir été spoliés et
que leur père leur a été volé. « Ce
n’est pas la vérité », affirme
LE M AG A ZINE
Me Nathalie Buisseret, l’avocate du
baron. Tous les proches de ce
­dernier, et leurs enfants, auraient,
selon elle, constamment bénéficié
de sa grande générosité.
« L’idée que les enfants de Guy
seraient déshérités me paraît exces-
sive, ils disposaient d’ailleurs d’une
intéressante rente mensuelle »,
affirme aussi un proche de la famille.
« Faux, a indiqué au début de l’en-
quête Dimitri De Beco, l’un des avo-
cats du meurtrier présumé. Nicolas
Ullens n’avait pas reçu 1 euro depuis
près de dix  ans. » Pour la partie
adverse, Me Buisseret refuse de com-
menter mais indique que, « si la juge
d’instruction ordonne des devoirs
financiers, comme ce sera sans doute
le cas, nous apporterons toutes les
preuves nécessaires ». Face aux pre-
miers policiers qui l’ont interrogé
sur son geste présumé, Nicolas
Ullens a évoqué sa « méchante belle-
Photonews/Bestimage. Shutterstock/Sipa
mère », qui aurait accaparé l’argent,
et l’affection d’un père dont il avait
toujours été très proche. Sa sœur
Brigitte Ullens, qui a rapidement
pris sa défense, a confié au journal
Het Nieuwsblad que sa belle-mère
« voulait tout pour elle » et qu’elle
avait « ravagé la famille ». « On
n’avait plus le droit de voir papa,
 “Guy Ullens a vraiment été un
visionnaire. Il est passé de l’industrie
du sucre à Weight Watchers avant
qu’on parle de la malbouffe et il a eu
conscience de l’importance de l’art
contemporain en Chine avant la p­ lupart
des autres collectionneurs. Ce qu’il a fait
à Pékin, personne ne le refera.”
Philip Tinari, actuel directeur de l’UCCA
dont l’état mental se ­détériorait et
elle en a profité », ajoute-t-elle. Dans
l’entourage du baron, on dément
que celui-ci ait souf­fert d’une quel-
conque maladie.
Les relations entre les quatre
enfants et leur père avaient déjà
subi un sérieux accroc en 2010. À
l’époque, la fratrie fait bloquer les
comptes de Guy Ullens à
Luxembourg, avant qu’un tribunal
ne rejette leur plainte, deux ans
plus tard. « Ce n’est pas Mimi qui
voulait récupérer le maximum
d’argent, mais Guy qui, en toute
conscience, voulait lui en donner le
maximum parce qu’elle était sa vie »,
explique Jean-Marc Decrop.
Les affaires des Ullens avaient
­tou­tefois cessé d’être aussi floris-
santes. La fortune, estimée à 3 mil-
liards d’euros en 2014 – un montant
beaucoup cité mais « très surévalué »,
selon un ancien conseiller du baron –
avait fondu. Le cours de Weight
Watchers connaissait une très forte
Gilles Sabrié/NYT Redux-Rea
baisse depuis 2018 à la suite de la
perte de milliers d’abonnés. Quant à
Maison Ullens, la griffe que la
baronne avait créée en 2009 pour les
globe-­trotteuses argentées qui,
comme elle, faisaient « 300 valises
par an », elle accumulait les pertes :
65 millions d’euros, selon l’entourage
du baron, 82 millions d’euros, d’après
Ludwig Verduyn, un journaliste
­flamand spécialisé dans l’étude des
patrimoines. En tout état de cause, la
maison de couture, qui avait pignon
sur rue à Paris, à New York et à Aspen
est promise à une dispa­rition rapide.
UNE
chose est sûre  :
Guy et Mimi Ullens
ont beaucoup
dépensé au cours
des dernières années, ce qui
explique, outre l’âge du baron,
pourquoi il s’est délesté de nom-
breux biens. La splendide maison
de Saint-Tropez est vendue, comme
le chalet de Verbier, où séjournait
occasionnellement la famille du
prince héritier belge Philippe, avant
­l’accession de celui-ci au trône.
Quant au yacht, il a trouvé preneur
il y a six ans pour près de 18 mil-
lions d’euros. Le grand domaine
d’Ohain est, lui, mis en vente sur le
site de Sotheby’s qui, en treize pho-
tos, offre un tour du ­propriétaire :
­piscine, vaste bibliothèque, salon
avec piano à queue. Guy Ullens le
quittera prochai­n ement pour
Verbier, en Suisse, où il possède
encore divers biens.
Toutes ces ventes aux allures de
­liquidation ont impressionné
Nicolas Ullens, ainsi que ses frères et
sœur. Leurs griefs ne se résume-
raient ­toutefois pas à une question
d’argent, insistent les proches du
meurtrier présumé. Joints par M
Le magazine du Monde, certains de
ses amis affirment « vouloir parler et
rétablir la vérité, mais plus tard ». « Il
s’agit d’abord de raconter des rela-
tions humaines », explique l’un
d’eux, ébauchant ce que sera très
certai­n ement la stratégie de la
défense des avocats de Nicolas
Ullens lors du futur procès. Reste la
personnalité, plutôt clivante, de ce
dernier. « C’est un impulsif, habitué
aux coups de sang », juge l’un de ses
anciens c­ ollègues au sein de la
Sûreté de l’État, les services de ren-
seignement de l’État belge, où le fils
Ullens a t­ ravaillé de 2007 à 2018.
Dénonçant des « pressions » qu’il
aurait subies, Nicolas Ullens a
démissionné pour devenir con­
sultant indépendant, tout en
menant une croisade contre le
ministre Didier Reynders,
aujourd’hui commissaire européen,
qu’il accusait de corruption.
L’avis de décès de Mimi Ullens paru
dans la presse ne mentionnait, en
tout cas, aucun des enfants de
Guy Ullens et ils n’ont semble-t-il
– les versions se contredisent – pas
assisté aux obsèques en comité
­r estreint célébrées le 7  avril à
l’église d’Ohain. La presse était
tenue très à distance et les per-
sonnes présentes étaient cachées
s o u s d e g ra n d s ­p a ra p l u i e s .
Quelques invités parlent ­seulement
des notes de musique entendues,
du tissu imprimé ­d ’orchidées de
l’artiste Michel Paysant recouvrant
l’autel. Et, surtout, du long dis-
cours  de Guy Ullens relatant
l’amour de sa vie.
« Aujourd’hui, le baron a un but
­essentiel : rétablir la vérité sur la
personnalité assez fantastique de sa
femme », commente Me Buisseret.
Il  compte sur le procès pour y
­parvenir. « Il est brisé, mais il va
aller de l’avant, se plonger encore
plus dans l’art », assure Jérôme
Neutres. Sa c­ ollection d’art numé-
rique doit d’ailleurs bientôt être
dévoilée en Arabie saoudite. Et la
philan­thropie devrait encore
­l’occuper. Son ami Louis-Michel
Colla confirme : « Il m’a dit que le
temps qui lui restait à vivre, il ferait
vivre les fondations qu’ils avaient
créées ensemble. »
LE M AG A ZINE
À SAINT-JEAN-CAP-FERRAT, le silence est
quasi total. Seuls de légers bruits de travaux
viennent perturber le décor de la presqu’île
­azuréenne, à une dizaine de kilomètres de Nice.
On y trouve certains des joyaux les plus popu-
laires de la Côte d’Azur, comme la villa Ephrussi
de Rothschild et ses foisonnants jardins ou la
villa Santo Sospir, aux murs peints par Jean
Cocteau. Dans cette commune de 1 500 habi-
tants, longtemps appréciée des Russes fortunés,
­d’imposants portails camouflent de pres­tigieuses
bâtisses. Sur les chemins sinueux et ombragés
passe de temps à autre une voiture de luxe.
Plusieurs d’entre elles affichent une plaque
­d’immatriculation ukrainienne, où les lettres
« UA » soulignent un drapeau jaune et bleu.
Depuis le début de l’invasion russe, elles sont
si  nombreuses que le quotidien Ukrainska
Pravda a comparé Saint-Jean-Cap-Ferrat à
L’ÉCHAPPÉE BELLE
DES OLIGARQUES
UKRAINIENS.
Depuis l’invasion de leur pays, des dizaines de très fortunés
Ukrainiens ont afflué avec femme et enfants dans les villas
cossues de la Côte d’Azur. Des départs illégaux pour les
hommes en âge de combattre qui leur permettent de fuir
la mobilisation. Ironiquement surnommés le “bataillon
Monaco”, ils sont aujourd’hui dans le viseur du pouvoir. Mais
les maigres avancées des enquêtes amènent certains à douter
de la réelle volonté des autorités de traquer ces riches exilés.
Kontcha-Zaspa, le quartier de l’élite ukrainienne
du sud de Kiev, au milieu d’une forêt. Même
décor luxuriant, même discrétion.
Avenue de Verdun, devant une berline Mercedes
blanche ukrainienne, un portail s’ouvre timide-
ment sur une vaste piscine et une maison
cubique, avec murs blancs et baies vitrées.
Chaussons « welcome home » et cheveux retenus
par un serre-tête, Alena – c’est ainsi qu’elle se
présente – raconte dans un anglais approximatif
comment elle est arrivée ici quelques semaines
après le début de la guerre, avec sa famille. Sa
fille s’accroche à sa jambe. La jeune femme dit
avoir été « invitée par des amis » et explique par-
tager son temps entre cette villa et les boutiques
de Beaulieu-sur-Mer, à la sortie de la presqu’île.
Sur ses activités en Ukraine, son quotidien, sa
famille, elle refuse d’en dire plus. Elle referme le
portail, l’échange a duré moins de dix minutes.
Texte Lucas MINISINI
Illustration Eric PETERSEN
À quelques centaines de mètres, un agent de
sécurité stationne le long d’un mur surmonté de
caméras de surveillance. Selon la presse
­ukrainienne, la maison appartient à l’ancien
député Viktor Pintchouk, un homme d’affaires
connu pour ses liens avec de nombreuses per-
sonnalités politiques occidentales, de Tony Blair
à Bill Clinton en passant par Dominique Strauss-
Kahn. Propriétaire de plusieurs chaînes de
­télévision, il a fondé le think tank Yalta European
Strategy, organisateur d’une grande conférence
annuelle sur l’économie. Non mobilisable du
fait de son âge, Viktor Pintchouk, 62 ans, est
néanmoins c­ ritiqué pour avoir quitté son pays
dès le début de l’invasion. Face à nos questions,
son garde du corps esquisse un bref sourire :
« Ici, rien ne rentre et rien ne sort. »
L’élite ukrainienne de la Côte d’Azur préfère ne pas
se faire remarquer. Son exil ne ressemble en rien
à celui des 10 000 réfugiés qui ont obtenu une
autorisation provisoire de séjour dans le départe-
ment des Alpes-Maritimes depuis la fin février 2022
et le début de la guerre. Une partie de ces familles
très aisées appartient à ce que l’on appelle désor-
mais le « bataillon Monaco », surnom sarcastique
imaginé par le journal Ukrainska Pravda. Il désigne
les riches Ukrainiens, âgés de 18 à 60 ans, soit la
tranche d’âge légale pour combattre, qui ont fui
leur pays avec leurs proches pour vivre dans le sud
de la France, entre Nice et la principauté de
Monaco. Une plus petite partie d’entre eux a pré-
féré les Émirats arabes unis, Bahreïn, l’Autriche ou
­l’Italie. En août 2022, une enquête a été ouverte
par le SBU, le service de renseignement ukrainien :
elle se concentre sur le départ illégal des hommes
concernés par la mobilisation générale et sur des
infractions, principalement financières, commises
avant ou pendant le conflit avec la Russie. Ces
investigations font écho à une loi « anti-oli-
garques » de septembre 2021, contre l’influence
politique des grandes fortunes du fait de leur
mainmise sur les médias du pays et la corruption.
« Ces hommes d’affaires pensaient avoir trouvé un
endroit paisible sur la Côte d’Azur, que certains
connaissaient déjà bien pour y avoir passé des
vacances, déclare Yaroslav Yurchyshyn, député du
parti libéral et proeuropéen Golos (« voix ») et
ancien directeur de l’ONG Transparency
International en Ukraine. Mais c’est raté. »
Aujourd’hui, les autorités visent au moins 84 indi-
vidus suspectés d’appartenir au bataillon Monaco,
selon une liste diffusée dans la presse ukrai-
nienne. Parmi eux, à Monaco même, les frères
Ihor et Grigory Surkis, personnalités du monde du
foot ukrainien et grands importateurs d’alcool et
de tabac : selon le quotidien Ukrainska Pravda, ils
loueraient à l’année depuis le début de la guerre
une suite dans le Monte-Carlo Bay Hotel, pour
2 millions d’euros environ. Du côté de Saint-Jean-
Cap-Ferrat, plusieurs riches Ukrainiens sont
­affiliés à la Russie, comme les députés Igor
Abramovitch, Yulia Lyovochkina ou Vadym Stolar,
tous membres de la plate-forme d’opposition
Pour la vie, accusée de liens directs avec le
Kremlin et dissoute par la présidence ukrainienne
en juin 2022. D’autres, malgré un départ
53
 précipité, clament leur soutien à l’Ukraine et
à son ­président. Oleksandr Tretiakov, 53 ans, l’ex-
bras droit de l’ancien président Viktor
Iouchtchenko, s’est toujours opposé à l’influence
russe en Ukraine et serait arrivé dans le sud de la
France au début de la guerre –  « pour des
vacances », nous assure-t-il par WhatsApp. De
longues vacances, donc. Dans de nombreux cas,
ce sont aussi les enfants des grandes fortunes
ukrainiennes, souvent des jeunes adultes, qui pré-
fèrent ne pas prendre le risque d’être appelés à
rejoindre l’armée. « Cela prendra du temps, mais
nous obtiendrons justice, assure le député Yaroslav
Yurchyshyn. La société ukrainienne veut que tous
les membres du bataillon Monaco soient punis. »
L’oligarchie ukrainienne se veut pourtant sereine.
À l’image de Karina Degtyar. Après un premier
LA MAJORITÉ DES MEMBRES DU
“BATAILLON MONACO” CONTACTÉS
ÉVOQUENT LEUR SOUTIEN
À L’EFFORT DE GUERRE GRÂCE À DE
MULTIPLES FONDATIONS. DES ABRIS
BLINDÉS, DES DIZAINES DE MILLIERS
DE GILETS PARE-BALLES ET DES
MILLIONS DE DOLLARS D’AIDE
FINANCIÈRE SERAIENT DISTRIBUÉS
AUX FORCES ARMÉES PAR
CES DONATEURS FORTUNÉS.
séjour à Nice au début de la guerre, cette femme
de 28 ans y est installée depuis quatre mois dans
un appartement moderne et spacieux du centre-
ville. Son père, Volodymyr Skorobagatch, l’ancien
vice-président du conseil régional de Kharkiv,
deuxième ville du pays, fut un temps dirigeant de
la branche jeunesse du Parti des régions (pro-
russe). En 2015, l’homme d’affaires a été épinglé
par l’Organized Crime and Corruption Reporting
Project, un consortium de médias d’investiga-
tion, pour avoir acheté de la viande avariée à des-
tination de l’une des plus grosses usines de trans-
formation alimentaire du pays dont il est le
gérant. Aujourd’hui, il est visé par les autorités,
notamment en raison de son départ d’Ukraine
après le début de l’invasion. La justice s’intéresse
aussi à Maria Skorobagatch, une autre de ses
filles, et à la grand-mère, Lilia Skorobagatch. Tous
seraient aujourd’hui de retour sur le territoire
ukrainien, précise Karina Degtyar, qui, elle, ne fait
l’objet d’aucune enquête.
La jeune femme juge « étonnante » la présence de
ses proches sur la liste du bataillon Monaco. Dans
son salon, entourée de ses quatre jeunes enfants,
cette photographe, créatrice de vêtements et
propriétaire d’un salon de beauté à Kharkiv,
explique que sa famille est « riche, mais pas si
riche que ça ». Elle ne voit dans ces accusations
qu’une histoire de rivalités commerciales autour
de son père. Ou tout simplement des « fake
news », avec des photos sorties de leur contexte.
Certes, mais comment explique-t-elle la p ­ résence,
avérée, de plusieurs voitures de luxe appartenant
à des membres de la famille Skorobagatch devant
une villa de ­Saint-­Jean-Cap-Ferrat ? Une simple
visite de sa sœur Maria, venue d’Ukraine, chez
des amis ­« fortunés » qu’elle connaît de ses années
d’études à Londres, répond Karina Degtyar. Pour
prouver sa bonne foi, elle conclut en envoyant,
par WhatsApp, 53 photos d’elle et de son mari,
ancien fonctionnaire chargé de la gestion de l’eau
à Kharkiv et qui n’aurait jamais quitté l’Ukraine :
on voit le couple en train de récolter des colis
d’aide humanitaire pour les victimes de la guerre.
La jeune femme insiste : « Avec son association,
mon père aide énormément de personnes dans tout
l’est du pays. » La majorité des membres du
bataillon Monaco contactés évoquent leur sou-
tien à l’effort de guerre grâce à de multiples fon-
dations. Des abris blindés, des dizaines de mil-
liers de gilets pare-balles et des millions de
dollars d’aide financière seraient distribués aux
forces armées par ces donateurs fortunés.
Le lien particulier des riches familles ukrai-
niennes avec les stations balnéaires du sud de
la France remonte à une quinzaine d’années.
D’abord lieu de vacances, ce cadre idyllique est
progressivement devenu un lieu d’investisse-
ment immobilier. Les nouveaux riches russes
ont ouvert la voie dans les années 1990, suivis,
dix ans plus tard, par les grandes fortunes des
ex-Républiques soviétiques, dont l’Ukraine, se
souvient Jean-François Ferrucci, le directeur
général des services de la ville de Saint-Jean-
Cap-Ferrat, vêtu ce jour-là de baskets et d’un
pantalon chino. La montée en puissance de
l’élite ukrainienne sur la Côte d’Azur se fait dis-
crètement, la plupart des demeures étant ache-
tées au moyen de sociétés civiles immobilières
(SCI) domiciliées dans des paradis fiscaux,
notamment à Chypre. Les propriétaires, eux,
fuient la lumière et ne contactent quasiment
jamais la mairie, explique Jean-François Ferrucci
de son bureau avec vue sur la Méditerranée.
Parmi les premiers indices de l’installation de
ces nouveaux habitants : la police municipale a
un jour été appelée à cause de deux gardes de
sécurité privée postés devant le portail d’une
villa, en costume et armés de kalachnikovs.
Au fil des années, la présence des Ukrainiens se
laisse un peu plus deviner. Un soir d’août 2018,
le Théâtre de Verdure, à Nice, affiche ainsi com-
plet pour le concert d’un acteur alors peu connu
LE M AG A ZINE
en France, qui se produit avec un groupe de
musique folklorique  : Volodymyr Zelensky.
C’était huit mois avant son élection à la prési-
dence. En 2019, la villa des Cèdres, sur le cap
Ferrat, est achetée 200 millions d’euros par Rinat
Akhmetov, l’homme le plus riche d’Ukraine.
L’individu, qui a bâti sa fortune dans la sidérurgie
et l’énergie et préside le club de football du
Chakhtar Donetsk, s’offre une belle bâtisse de
1 700 mètres carrés avec 14 hectares de terrain,
longtemps propriété de Léopold II, le roi des
Belges (Akhmetov sera accusé plus tard d’avoir
quitté le pays en guerre, ce qu’il nie). Quelques
semaines après l’invasion de leur pays, le
24 février 2022, les riches Ukrainiens affluent
alors « par dizaines » sur la Côte d’Azur, en voiture
de luxe, précise Jean-François Ferrucci. Des
familles qui ne se mêlent presque pas à la popu-
lation locale et ne fréquentent que rarement les
restaurants et les bars du bord de mer. Seule une
dizaine d’enfants auraient rejoint l’école de Saint-
Jean-Cap-Ferrat, sur les 140 élèves inscrits, dont
plusieurs jeunes Russes. « Sur la presqu’île, on
croise chaque jour énormément de ressortissants
ukrainiens, mais seuls deux réfugiés sont
­officiellement déclarés sur la commune, précise
Jean-François Ferrucci. Les autres ne veulent visi-
blement pas qu’on sache qu’ils sont là. »
En Ukraine, des citoyens se sont mis en tête de
débusquer ceux qui fuient « comme des rats »,
selon l’expression de Seyar Kurshutov, un homme
d’affaires originaire de Crimée, où il a vécu
jusqu’en 2014 avant de déménager à Kiev. Grâce
à ses contacts au sein des douanes ukrainiennes,
il récolte des preuves de pots-de-vin de plusieurs
milliers de dollars ayant permis à certains de ses
concitoyens de quitter illégalement l’Ukraine dès
le début de la guerre. Seyar Kurshutov évalue leur
nombre à 10 000. Les ­oligarques seraient « la par-
tie immergée de l’iceberg », précise-t-il par
WhatsApp. Peu de temps après le début de la
guerre, il décide de diffuser ces chiffres sur
Facebook, où un peu plus de 9 000 personnes le
suivent. « Des inconnus ont commencé à m’écrire
pour partager des histoires de corruption »,
raconte Seyar Kurshutov. En mars 2022, le busi-
nessman reçoit notamment une photo où
figurent plusieurs valises de b ­ illets, saisies en
Hongrie dans une voiture venue d’Ukraine.
Quelque 28 millions de dollars et 1,3 million
d’euros en petites coupures que les douaniers
ukrainiens n’auraient « pas ­remarqués », contrai-
rement à leurs collègues hongrois. Selon ces
fonctionnaires, ces ­confortables économies
appartiendraient à Anastasia Kotvitska, épouse
d’Ihor Kotvitsky, ancien député et proche de l’ex-
ministre de l’intérieur Arsen Avakov.
De la même manière, grâce à des informations
reçues de lanceurs d’alerte improvisés, Seyar
Kurshutov découvre que l’ancien député Ievhen
Deïdeï, élu jusqu’en 2019 et annoncé mort dans
des circonstances floues par son épouse, début
mars 2022, est toujours vivant. Il aurait fui le
pays à pied, « à travers champs », en direction
de la Roumanie. Pour échapper à la convoca-
tion de l’armée ukrainienne et s’assurer un
quotidien très confortable, ces personnalités
politiques et économiques peuvent s’appuyer
sur un réseau efficace. Des intermédiaires se
chargent de leur « louer des villas et des voi-
tures » sur toute la Côte d’Azur, précise Seyar
Kurshutov. L’un de ces intermédiaires, Eduard
Kalivoshko, documente largement son quoti-
dien sur les réseaux sociaux, où il aime prendre
la pose à la table des grands hôtels du coin ou
dans des jets privés. En février 2022, il s’est ins-
tallé sur la Côte d’Azur à plein temps et ces
nombreuses preuves en image lui valent d’être
lui aussi sur la liste du bataillon Monaco.
Contacté sur Telegram, il assure ne pas com-
prendre pourquoi le gouvernement ukrainien
voudrait enquêter sur lui. « Je ne suis qu’un créa-
teur de mode et propriétaire de galerie d’art », se
défend-il dans un message, avant de couper
court à la discussion, qu’il s­ ’empresse de
supprimer.
Pendant l’été 2022, Mykhaïlo Tkach, journaliste
d’investigation pour le quotidien Ukrainska
Pravda, se rend dans le sud de la France. Sans
parler ni anglais ni f­rançais, avec juste une
caméra et un drone. Le reporter aux méthodes
de paparazzi filme plus d’une dizaine de pro-
priétés, de véhicules et de personnalités ukrai-
niennes. Il capte notamment des images d’un
député et de l’ancien directeur de la protection
économique au sein de la police nationale ukrai-
nienne en train de faire leur j­ ogging. C’est lui qui
invente le terme « bataillon Monaco ». « Gardez
en tête qu’il ne nous a fallu que quelques heures
pour trouver tous ces individus, explique-t-il en
voix off dans une vidéo d’une trentaine de
minutes diffusée sur le site de l’Ukrainska
Pravda, en août 2022. Cela nous donne une idée
de l’ampleur de la diaspora de ­milliardaires et
millionnaires ukrainiens sur la Côte. » La vidéo,
visionnée plus de 2 millions de fois, provoque
un tollé, à la fois dans le pays et parmi les réfu-
giés contraints de quitter leur foyer au péril de
leur vie et de vivre dans la précarité. En
avril 2023, le journaliste publie une seconde
vidéo, cette fois-ci à Courchevel, dans les Alpes
françaises. Dans le même format, en une ving-
taine de minutes, Mykhaïlo Tkach révèle, entre
autres, la présence de la Mercedes appartenant
à l’oligarque Andriy Verevskyi, magnat de l’agri-
culture dont le fils est filmé dans la station de ski
prisée des fortunes de l’ex-bloc de l’Est.
Pour l’instant, les résultats de l’enquête des ren-
seignements ukrainiens sont encore limités.
En août 2022, Sergey Kolesnik, responsable du
département de gestion des terrains de Kharkiv,
a été démis de ses fonctions par le maire Ihor
Terekhov, après la publication de photos de lui
en vacances en famille à Nice, au volant d’une
Porsche. Ce même été, Kostiantyn Jevago, un
temps connu comme le plus jeune milliardaire
d’Europe après avoir fait fortune dans la finance,
avait été aperçu à bord d’un yacht, à Monaco.
Désigné comme un membre du bataillon,
l’homme d’affaires, présent en Europe depuis
plusieurs années, a été arrêté en décembre 2022,
à Courchevel, dans le cadre d’une enquête sur le
détournement de 113 millions d’euros en 2019
– mais la demande d’extradition formulée par
l’Ukraine a été rejetée par la justice française en
mars, au motif que les libertés fondamentales
dont doit bénéficier le suspect ne peuvent pas
être suffisamment garanties dans un pays en
guerre. Plus récemment, début 2023, le député
prorusse Vadym Stolar a été interdit de quitter le
territoire ukrainien à la suite d’une session par-
lementaire, en partie à cause de ses multiples
voyages entre la Côte d’Azur et Dubaï, où il nous
confirme s’être rendu en décembre 2022.
En dehors de ces quelques exemples, l’enquête
avance au ralenti. Au sein du bureau du procu-
reur général d’Ukraine, Taras Moroz, le respon-
sable des services de sécurité, confie qu’il est
« difficile de savoir qui pourrait avoir des infor-
mations sur le bataillon Monaco ». Malgré les
affirmations de plusieurs parlementaires, le
magistrat ukrainien ne confirme pas l’envoi
d’enquêteurs dans le sud de la France. Contacté
par téléphone, Étienne de Poncins, l’ambassa-
deur de France en Ukraine, explique ne pas
avoir reçu de demande de coopération judi-
ciaire pour cette enquête. « Je rencontre souvent
Andriy Kostin, le procureur général d’Ukraine, et
il n’a jamais évoqué le sujet avec moi », confie-t-
il. Au parquet de Nice, Xavier Bonhomme, le
procureur de la République, affirme n’avoir
aucun dossier en cours « lié à ce sujet ».
EXILÉ
en Italie depuis
plusieurs années,
le philosophe
ukrainien Mikhaïl
Minakov a échangé avec trois membres du
bataillon Monaco, dans le cadre de ses recherches
sur l’idéologie dans les sociétés post-soviétiques.
Il s’interroge sur la réelle volonté de l’État de tra-
quer ces riches concitoyens : « Les clans de l’élite
ukrainienne n’ont pas disparu et restent puissants.
Le registre censé lister les personnalités concer-
nées par la loi “anti-oligarques” n’a toujours pas
été publié. Et Andriy Yermak, le chef de l’adminis-
tration présidentielle et numéro deux de
Volodymyr Zelensky, a déclaré publiquement que
ce n’était “pas le bon moment” ».
Début 2023, la police ukrainienne a organisé une
perquisition chez le puissant oligarque Ihor
Kolomoïsky, propriétaire de plusieurs chaînes de
télévision et soutien de longue date du président
Zelensky, dont l’ascension est très liée à ces
médias. « Mais, avant d’entrer chez lui, les enquê-
teurs ont enlevé leurs chaussures, s’amuse Mikhaïl
Minakov. Ces oligarques ne sont définitivement
pas traités comme le reste de la population. »
Sur la Côte d’Azur, le quotidien Nice-Matin a
remarqué que, depuis plusieurs semaines, des
voitures immatriculées en Ukraine subissent des
dégradations. Des rétroviseurs brisés, des
rayures, un drapeau abîmé… Fin mars, un mot a
été tracé dans la poussière sur le capot d’une voi-
ture : « Go home, deserter » (« rentre chez toi,
déserteur »). Comme une inquiétante mise en
garde face à cette guerre que tous les Ukrainiens
ne vivent pas dans les mêmes conditions.
55
 LE M AG A ZINE

Roberto Occhiuto,
président de la région
Calabre (ci-contre), en
avril, est à l’initiative de
l’appel aux médecins
cubains. Parmi eux,
Emilio Marquéz
Camallo (en bas),
orthopédiste, exerce
à l’hôpital de Locri. En
bas à droite, le service
d’obstétrique de la
petite ville déshéritée.
 Les blouses
blanches cubaines
au chevet
des hôpitaux
italiens.

Texte Romane FRACHON et Maïlys KHIDER — Photos Carmine ROMANO

FAM ILIERS DES M ISSIONS D’URGENCE, CES MÉDECINS CUBAINS ONT CONNU LA GUERRE EN ANGOLA,
LE VIRUS EBOLA, LES BARRIOS DÉSHÉRITÉS DU VENEZUELA... CETTE FOIS, ILS ONT ÉTÉ ENVOYÉS EN EUROPE,
DANS DES HÔPITAUX PUBLICS. LA HAVANE, QUI TIRE DE L’EXPORT DE SES SOIGNANTS UNE PRÉCIEUSE
SOURCE DE DEVISES, A TRAITÉ AVEC LA RÉGION LA PLUS PAUVRE DE L’ITALIE. ALORS QUE LE PAYS DIRIGÉ PAR
GIORGIA M ELONI A M IS LA LUTTE CONTRE L’IM M IGRATION AU CENTRE DE SA POLITIQUE.

LA FAÇADE DE L’HÔPITAL DE LOCRI, bourgade de 12 000 habitants,
à 500 kilomètres au sud de Naples, est rongée par le temps. Le béton cra-
quelé laisse apparaître la structure métallique du bâtiment. Des fils pendent
sur plusieurs étages. Au rez-de-chaussée traînent un fauteuil roulant cassé
et la carcasse d’un vieux lit abandonné. Au deuxième étage, au service
d’orthopédie, flotte une étonnante odeur de tabac. Les rideaux sont déchi-
rés, la peinture décrépie. Là, deux orthopédistes cubains rient à gorge
déployée avec leur collègue italien. C’est la dernière mission avant la
retraite pour Emilio Marquez Camallo, 64 ans, gaillard ventripotent au large
sourire. Originaire de la ville d’Holguin, dans l’est de Cuba, il s’est engagé
comme médecin militaire dans les années 1980 en Angola, comme tant
d’autres compatriotes de son âge. En comparaison, il dit, moqueur, qu’il
se « repose » en Italie et qu’il est ici en terrain connu. « Les conditions
matérielles sont à peu près les mêmes en Calabre que dans un établissement
cubain », sourit son collègue Dennis, qui revient du Timor oriental.
Comme eux, pour combler le manque dramatique de médecins italiens,
497 Cubains de toutes spécialités vont débarquer en Calabre dans les
mois à venir, et resteront jusqu’en 2025.
Dans cette région la plus pauvre d’Italie rongée par le chômage (21 % de
la population active), les villages sont tombés dans un quasi-abandon.
Dans les rues où la nature reprend parfois ses droits, nombreux sont les
panneaux « à vendre ». Quelques vieilles dames en tablier tricotent sur le
pas de leur porte. Elles comprennent à peine l’italien, comme si cette
partie de la pointe de la Botte était restée figée au début du XXe siècle.
Larges escaliers et églises baroques surplombant les villages témoignent
de la prospérité passée. Mais la Mafia, le retrait de l’État et le délabrement
des services publics sont passés par là. Ces dix dernières années en
Calabre, dix-huit hôpitaux ont été fermés, dont ceux de Taurianova,
Cittanova, Palmi, Siderno ou d’Oppido Mamertina – au total, 60 % des
lits ont été supprimés. Selon l’Institut national de statistiques

57
 “Cuba est habituée à aider d’autres pays, mais des pays pauvres,
pas un pays riche ! En dehors d’une mission ponctuelle,
comme lors d’un tremblement de terre ou d’une épidémie…
personne ne s’attend à venir aider l’Europe coloniale, l’Empire.”
Adrian Naranjo Domínguez, jeune médecin cubain
italien, la Calabre compte le nombre de lits par habitant le plus bas
du pays (83 pour 1 000, contre 138 pour 1 000 en Émilie-Romagne, au
nord). Plus aucun médecin italien ne souhaite s’y installer. « Comment
voulez-vous qu’on veuille travailler ici ? La Mafia a divisé nos familles,
l’économie est à l’arrêt, tout est corrompu et sale. Il n’y a rien à faire, alors
tout le monde part », se fâche Eduardo, étudiant en médecine calabrais,
la vingtaine, qui se surnomme lui-même « Calafricain » comparant le
sous-développement de sa province à celui de pays africains.
Depuis deux ans, les habitants de Locri se mobilisent pour la défense de
leur hôpital. « Nous sommes livrés à nous-mêmes. À l’hôpital, ils n’ont pas
assez d’appareils pour les échographies et ceux qu’ils ont fonctionnent mal »,
témoigne Bruna Filippone, fondatrice de l’association de citoyens qui a
organisé plusieurs manifestations. « Lorsque des personnalités politiques se
déplacent, tout est fait pour leur cacher la réalité. Récemment, avant une
visite officielle, des murs ont été repeints, quelques lits ajoutés. À quoi ça
rime ? » L’entrée en vigueur, en 2019, du décret Calabre devait permettre de
faire venir des internes. Ils ne sont jamais venus. L’hôpital a fait appel à des
intérimaires, au prix fort  : « Un médecin intérimaire coûte plus de
50 000 euros par mois, car il est payé à la journée, parfois plus de 1 000 euros,
alors qu’un médecin salarié, lui, est payé 7 000 euros mensuels », pointe
Roberto Occhiuto, le président de la région Calabre.
Depuis son vaste bureau à Reggio de Calabre avec vue sur le détroit de
Messine et au loin l’Etna, Roberto Occhiuto assure n’avoir pas eu d’autre
choix que de se tourner vers l’île communiste. « Le système de santé cubain
est reconnu universellement et excellent », justifie ce membre de Forza
Italia, le parti fondé par Silvio Berlusconi. Dans la foulée de l’épidémie de
Covid-19, lors de laquelle des médecins cubains ont été appelés en renfort
en Italie, il s’adresse à son tour à Cuba, en 2022, pour faire venir des soi-
gnants en Calabre. Il s’appuie sur un décret de 2020, qui définit l’état
d’urgence sanitaire autorisant la venue de médecins extracommunau-
taires. « Avions-nous le choix ? Nous sommes dans un bassin de 180 000
habitants environ. Et la population augmente ! », justifie Roberto Occhiuto.
Depuis janvier, 51 médecins cubains ont donc atterri en Calabre : 16 à
l’hôpital de Polistena, 16 à Locri, 10 à Gioia Tauro et 9 à Melito di Porto
Salvo. Sans elles et eux, une catastrophe sanitaire aurait déjà éclaté.
Dans un couloir de l’hôpital de Locri, la cardiologue cubaine Elizabeth
Balbuena, 37 ans, se déride avec ses collègues italiens, quand une infirmière
lui saute dans les bras. L’une parle en italien, l’autre lui répond en espagnol,
mais leurs regards montrent qu’elles se comprennent. C’est la deuxième
mission de la spécialiste en endoscopie cardiaque. « Ici, l’inégalité est mons-
trueuse. Tu peux voir une villa à côté d’un bidonville, comme au Venezuela »,
s’émeut Elizabeth Balbuena, qui en revient. Elle gère une équipe de quinze
médecins cubains. « C’est un grand défi pour nous les Cubains que d’être là,
dans un pays occidental. » Au début, la spécialiste s’est trouvée confrontée
aux préjugés de ses collègues italiens sur Cuba : « Je ne sais pas si c’est du
58
racisme, mais en tout cas ils ne pensaient pas qu’on était si forts. Maintenant
ça va, on est plus que crédibles à leurs yeux. » Dans son bureau orné d’un
incontournable crucifix et où trône un écran géant sur lequel il peut vision-
ner les images des caméras de surveillance du centre-ville, le maire de
Locri, Giuseppe Fontana, estime avoir contribué au bon déroulement de
l’opération. « Nous les avons logés dans un immeuble confisqué à la
’Ndrangheta [la Mafia calabraise]. J’ai mobilisé les services de la mairie. Je
les considère comme des citoyens de ma ville. Ils s’intègrent, ils fréquentent
les mêmes lieux que les habitants d’ici. »
Cette coopération organisée entre la nation caribéenne et la région s’ins-
crit dans une longue tradition. À l’occasion de la pandémie de Covid-19,
Cuba a envoyé des soignants dans 164 pays : dans le nord de l’Italie (en
Lombardie), en France (Martinique, Guyane, Guadeloupe), en Andorre,
et dans de nombreux pays du Sud, surtout africains et latino-américains.
Une arme diplomatique, mais aussi une véritable source de revenus pour
un pays aujourd’hui confronté à l’une de ses pires crises économiques.
L’expatriation de médecins est ainsi devenue la première source de
devises de la nation cubaine (entre 6 et 8 milliards de dollars par an).
Malgré un manque criant de ressources et un embargo économique qui
étouffe le pays depuis plus de soixante ans, la petite île communiste
continue tant bien que mal à financer une couverture sociale universelle
et gratuite. Pour ce faire, elle compte sur la plus forte densité de méde-
cins par habitant au monde (8 pour 1 000) pour exporter son savoir-faire,
notamment à destination des pays du Sud. Actuellement, cinquante-huit
pays reçoivent l’aide de ces brigades.
LA
première mission remonte à mai 1962. L’Algérie, à peine indé-
pendante, se trouve confrontée à deux problèmes majeurs : une
situation sanitaire catastrophique et le départ des médecins, en
majorité français. Cuba envoie rapidement 111 soignants à Alger.
« On était comme un mendiant offrant de l’aide. Mais nous savions que le
peuple algérien en avait autant besoin que nous », se remémorait, en 2002,
le ministre cubain de la santé de l’époque, José Ramón Machado Ventura,
dans la revue scientifique havanaise Editorial de Ciencias Sociales.
Aujourd’hui, la coopération cubano-algérienne est toujours très vive, avec
plus de 800 médecins cubains employés en Algérie, notamment pour les
vaccinations, la gynécologie et l’ophtalmologie. C’est également le cas dans
de nombreux autres pays africains. À l’été 2014, en Afrique de l’Ouest, le
gouvernement cubain a envoyé 461 médecins pour combattre l’épidémie
d’Ebola. Le secrétaire d’État américain d’alors, John Kerry, avait salué l’ini-
tiative : « Un pays d’à peine 11 millions d’habitants a dépêché 165 profession-
nels de santé et prévoit d’en envoyer près de 300 de plus. »
Sillonnant les rues escarpées de Polistena, à 40 kilomètres à l’ouest de
Locri, un jeune Cubain, blouse blanche nouée sur les épaules, tend son
téléphone à bout de bras et crie : « Asere, que bola ? » (« Ça va mon pote ? »)
 LE M AG A ZINE
L’héliport
des urgences
de l’hôpital
de Polistena, en
Calabre, en avril.
Il fait visiter son nouveau chez-lui à un ami de La Havane. « Regarde, ça,
c’est l’hôtel Mommo, où on est logés… on mange même des crevettes… oui,
mais ils savent pas cuisiner le riz, les Italiens… que des pâtes tout le temps,
imagine-toi ! Et là, au bout de la rue tu vois, c’est l’hôpital, eh oui, mon nou-
veau travail, papi [beau gosse] ! » C’est la première mission d’Adrian
Naranjo Domínguez, 32 ans. Quand il a su qu’il pouvait postuler pour venir
renforcer les équipes médicales de la Calabre, il a sauté sur l’occasion et
envoyé son CV. Jusqu’à ce qu’il monte dans l’avion, le jeune homme n’arri-
vait pas à croire que l’Italie puisse manquer de médecins. « Cuba est habi-
tuée à aider d’autres pays, mais des pays pauvres, pas un pays riche ! En
dehors d’une mission ponctuelle, comme lors d’un tremblement de terre ou
Carmine​ ​R omano pour M Le magazine du Monde
d’une épidémie… personne ne s’attend à venir aider l’Europe coloniale, l’Em-
pire », ironise Adrian Naranjo Domínguez, tout sourire. Il découvre que
« l’Italie, c’est un peu comme l’Amérique, les riches au nord et les pauvres au
sud ». « Malgré tous les obstacles au développement de Cuba, nous, on forme
plein de médecins. On est un État socialiste, donc on est censé être opposé à
l’Occident », lâche-t-il. Immédiatement, il se reprend, comme s’il venait de
mordre une ligne jaune : « Mais nous, on vient juste pour la santé, notre
formation est humaniste, peu importent les idéologies. »
C’est la première fois qu’il voyage à l’étranger, découvrant l’abondance du
capitalisme, des supermarchés remplis qui le « fascinent »… Boucle à
l’oreille, petite moustache, Adrian Naranjo Domínguez raconte qu’il a
grandi à La Havane pendant la crise économique des années 1990, consé-
cutive à la chute de l’URSS et à l’effondrement de l’aide de Moscou. Ici, on
le surnomme « bébé » car c’est le plus jeune de la mission cubaine.
Stéthoscope autour du cou, Adrian ne cache pas pourquoi il est là : « Le
salaire est une bonne raison pour aller en mission ! » En plus de leur petit
salaire cubain versé en pesos, chaque médecin est payé, 1 200 euros net
pour ce travail, nourri et logé, et cela quelle que soit son ancienneté. La
région de Calabre, quant à elle, débourse 4 700 euros net par médecin, la
différence allant dans les caisses de l’État cubain destinées à financer son
système de santé, totalement gratuit. Adrian Naranjo Domínguez n’a ni
épouse, ni fiancée, ni enfant, mais sa mère lui manque. « Ce n’est pas facile
tous les jours, confesse le jeune diplômé, mais il faut bien se lutter. »
À l’entrée de la ville de Polistena, un panneau indique « commune anti-
Mafia, commune pour la paix ». Plus loin, une plaque rend hommage aux
centaines de victimes innocentes de la ‘Ndrangheta. L’hôpital fait face à la
mairie et à la caserne de pompiers. Dans le hall des admissions, les nom-
breux patients ne s’encombrent plus du masque de protection contre le
Covid-19. Dans la salle d’attente du service de pédiatrie, parents et futurs
parents s’impatientent. Marcelino Lizano Rabelo, originaire de la province
de Sancti Spíritus à Cuba, a laissé ses propres enfants pour soigner les petits
Italiens. Le temps lui manque. Il est le seul médecin présent ce jour-là, sur
les trois chargés du service. Il doit gérer les nouveau-nés et les
 LE M AG A ZINE

Francesca Liotta
(en bas à droite),
en avril, dirige l’hôpital
de Polistena. Dans son
équipe, Ariel Labrada
(en haut à gauche),
gynécologue cubain,
ici avec une patiente
sur le point d’accoucher.
À droite, la salle
d’attente du service de
gynécologie obstétrique
de l’établissement.

À Gioia Tauro (en bas

à gauche), les urgences
de l’hôpital ont pu
rouvrir grâce à l’arrivée,
en janvier, de
neuf médecins cubains.
 urgences. Tout aussi affairé, Nino (il n’a pas souhaité donner son
nom), l’infirmier, le confirme : « Sans les Cubains, on fermait. »
Le service de pédiatrie communique avec celui d’obstétrique. Laura (elle
n’a pas souhaité donner son nom), 32 ans, fait les cent pas. Elle inspire et
expire à fond mais finit par fondre en larmes. Son bébé devrait arriver d’une
minute à l’autre. Ariel Labrada passe un bras réconfortant autour de son
épaule et réussit à lui faire esquisser un sourire. Après une expérience au
Ghana et une autre en Afrique du Sud, le gynécologue obstétricien de
53 ans a une nouvelle fois quitté Cuba pour gérer pendant trois ans le ser-
vice de Polistena, dont l’avenir est menacé. « Sur les huit gynécologues ita-
liens du service, quatre partent à la retraite cette année. Ils ne peuvent déjà
plus opérer ni faire les nuits parce qu’ils sont trop vieux. D’ici à la fin 2023,
l’hôpital va perdre la moitié de ses forces en gynécologie », lâche-t-il, inquiet.
Les soignants italiens sont unanimes : les Cubains représentent « une bouf-
fée d’oxygène », admet la docteure Francesca Liotta. Du haut de son 1 m 50
et de ses 60 ans, la directrice de l’hôpital de Polistena, qui y exerce depuis
trente-deux ans, impose le respect. Derrière la porte de la salle de réani-
mation, elle salue tout le monde chaleureusement. Noel Marero
Rodriguez, urgentiste cubain de 50 ans, taches de rousseur et uniforme
bleu, montre d’un geste les onze lits alignés remplis de patients dont il
doit s’occuper tout seul. « Ils devraient être trois pour faire le travail qu’il
fait, salue Francesca Liotta. Ces médecins cubains sont vraiment impliqués
et volontaires. » Avant leur arrivée, Umberto Startari, 60 ans, directeur
médical des urgences de Polistena, pensait tout plaquer. « Grâce à Dieu,
les Cubains sont arrivés ! Ce sont des gens bien formés et dévoués. Chez eux,
la situation économique est tragique. Mais ils réussissent quand même à
pratiquer la médecine. Ici, ils nous apportent beaucoup… et nous en avons
besoin ! Des fauteuils roulants, du matériel chirurgical… nous manquons de
tout… » L’embauche de Cubains a même permis aux urgences de Gioia
Tauro, à 20 kilomètres de Polistena, de rouvrir.
Pourtant, ces missions ne font pas l’unanimité. En particulier aux États-
Unis. Fin mars, l’ambassade américaine à Rome sommait le ministère
italien de la santé de clarifier « les procédures d’embauche de profession-
nels cubains et leur rémunération ». Un groupe d’eurodéputés s’est même
fendu d’une lettre au président de la région calabraise, Roberto Occhiuto,
pour dénoncer une forme d’« esclavage ». Parmi eux, Francesca Ferrara,
du Mouvement 5 étoiles, qui s’insurge que l’État cubain conserve dans
ses caisses 75 % des 4 700 euros versés par l’Italie pour chaque médecin.
Une « claire violation des droits humains », selon elle. Pour l’instant, le
gouvernement d’extrême droite, et résolument anti-immigration, de
“Soyons sérieux, on dort à l’hôtel, bientôt on aura notre propre
maison meublée, on mange à notre faim, on économise tout
notre salaire pour la famille restée à Cuba, on a Internet illimité…
Carmine​ ​R omano pour M Le magazine du Monde
si c’est ça l’esclavage, je veux bien être esclave !”
Ariel Labrada, gynécologue obstétricien cubain.
Giorgia Meloni s’est bien gardé de faire le moindre commentaire sur cette
opération inédite. Elle pourra toujours faire valoir que la décision a été
prise en juin 2022, bien avant son arrivée au pouvoir.
Celui qui s’est emparé du sujet de la manière la plus virulente est l’euro-
député espagnol Javier Nart, du groupe Renew, présidé par le Français
Stéphane Séjourné, un proche d’Emmanuel Macron. « Si un médecin
cubain décidait de rester en Italie, il serait considéré par son pays comme
un déserteur. N’importe quel régime qui confisque la liberté de son peuple
au nom d’une “révolution” m’interpelle », dénonce-t-il. « La Calabre devrait
résoudre ses propres problèmes sur son territoire », à savoir « mieux payer
ses médecins ! », s’emporte l’élu de centre-droit.
LES
Cubains expatriés en Italie ont eu vent de la controverse.
Ariel Labrada, le gynécologue obstétricien de l’hôpital de
Polistena, lâche : « Soyons sérieux, on dort à l’hôtel, bientôt
on aura notre propre maison meublée, on mange à notre
faim, on économise tout notre salaire pour la famille restée à Cuba, on a
Internet illimité… si c’est ça l’esclavage, je veux bien être esclave ! » Ariel
Labrada brandit son bulletin de salaire, qui affiche 1 200 euros net (hors
logement et nourriture). Soit un chiffre bien supérieur à celui qu’il conti-
nue de percevoir à Cuba (une cinquantaine d’euros par mois). Sa collègue,
la cardiologue Elizabeth Balbuena, s’étonne, elle aussi, d’être qualifiée
d’« esclave » quand, tout près de son hôpital, la Mafia exploite les migrants
africains dans les champs. Une chose est sûre : les médecins cubains
rencontrés en Calabre étaient tous volontaires. « J’étais bien content d’être
sélectionné, c’est une expérience incroyable que de venir dans le berceau
de la civilisation occidentale », soutient Ariel Labrada, qui ne pensait pas
pouvoir venir en Europe un jour dans sa vie, et prévoit de visiter Naples
bientôt. « Cela me donne aussi un aperçu de la vie à l’étranger, et ça ne me
fait pas vraiment envie, confie-t-il. Moi, je suis fait pour marcher en tongs
et aller pêcher sur le front de mer. »
Le président de région, Roberto Occhiuto, refuse d’entrer dans cette polé-
mique. « Je ne fais pas de géopolitique. Mon travail est de faire en sorte que les
Calabrais puissent continuer à aller aux urgences et être soignés. Point. » À
l’hôpital de Polistena, lorsque Daily Ramos Reymont, radiologue de 35 ans,
traverse les couloirs, la tête haute et la démarche assurée, ses collègues s’em-
pressent de venir lui serrer la main ou l’embrasser. « C’est fou comme les
Italien(ne)s sont reconnaissants », s’amuse-t-elle. À son arrivée, elle a été à
l’initiative de la mise en place de journées de dépistage du cancer du sein,
ouvertes à toutes et gratuites. Une première dans l’histoire de l’hôpital.
61
Dans la région
des Sundarbans,
au Bangladesh,
une personne
déplacée contrainte
de circuler sur 
une terre recouverte
de sacs de sable
afin de limiter
l’érosion du sol,
en août 2017.
 Photos Arko DATTO
PRÉLUDE AU DÉLUGE. Texte Sophie LANDRIN

Dans le delta du Gange, le plus vaste du monde, entre l’Inde et le Bangladesh, l’eau afflue de toutes parts
et le sol se dérobe sous les pieds. Les habitants de ces terres, qui devraient être englouties d’ici à la fin
du siècle, font partie des premiers réfugiés climatiques. À la nuit tombée, lorsque la peur de submersion
LE PORTFOLIO

63
est à son comble, le photographe indien Arko Datto documente l’apocalypse qui s’annonce.

L’ATMOSPHÈRE EST ÉTRANGE, INQUIÉTANTE. Le ciel rou-
geoie. La terre verdoie. Les regards sont apeurés ou résignés. Au
cœur de la nuit, sous la pluie, un homme a rassemblé ses valises.
Quelque chose d’anormal a lieu, c’est certain. La scène se déroule
dans les Sundarbans, dans le delta du Gange, aussi appelé delta
du Bengale, à cheval entre l’Inde et le Bangladesh. Dans cet
entrelacs de canaux, d’îles et de mangroves, les éléments consti-
tuent des ennemis implacables. L’eau s’infiltre partout, le ciel
charrie ses cyclones dévastateurs. Même la terre n’est plus un
refuge. Elle s­ ’affaisse, se dérobe sous les pieds des habitants,
contraints de déménager à chaque fois que l’érosion emporte
maisons, biens, cultures. Des dizaines d’îles ont déjà disparu.
Le plus grand delta au monde et le plus densément peuplé,
formé par la confluence de trois fleuves, le Gange, le
Brahmapoutre et le Meghna, est une fragile dentelle qui subit les
assauts du changement climatique. L’anormalité est devenue le
quotidien des habitants.
Le photographe indien Arko Datto, 37 ans, originaire du Bengale-
Occidental, a voulu saisir cette urgence, explorer la précarité de
ces existences et documenter la catastrophisation en cours. Son
travail sur la représentation visuelle du changement climatique
a été engagé il y a neuf ans et a considérablement évolué au fil
du temps. Il a commencé à photographier de jour, portraits et
paysages, dans une approche plutôt documentaire, où, malgré la
lumière, tout semble gris, la terre, le ciel, le fleuve et même les
poissons d’eau douce, de moins en moins nombreux en raison
de la salinisation de l’eau.
Puis il s’est concentré sur la nuit, avec des images criardes prises
au flash qui accentuent le caractère dramatique de la menace.
« Les gens se précipitent pour essayer d’échapper aux griffes de
l’eau et vivent leur vie autour d’elles. C’est un peu comme une
dystopie en temps réel », explique Arko Datto. Partout des ruines
de maisons, dans l’eau ou sur le sol, friable comme un sablé. Le
64
LE PORTFOLIO
dernier chapitre de son travail, « Terra Mutata », réalisé en grand
format et à l’infrarouge (une technique photographique utilisée
dans les zones de guerre), révèle des paysages « postapocalyp-
tiques » où les habitants ne sont plus que des fantômes. Des « fan-
tômes de l’anthropocène ».
« C’est pendant que je travaillais sur ce projet que les gens ont com-
mencé à me parler de comment, la nuit, ils étaient confrontés à une
situation de terreur face à l’eau qui pouvait venir de n’importe où et
à n’importe quel moment, les attaquer et prendre la maison ou la ferme
familiale, explique le photographe. Dans les Sundarbans, lorsqu’il fait
nuit, c’est le noir total. La nuit est synonyme de terreur. »
Le photographe fouille l’équivalence entre la guerre contre le chan-
gement climatique et la guerre contre le terrorisme. « Dans les deux,
les gens sont exposés à des ennemis invisibles mais omniprésents qui
peuvent frapper à tout moment. » L’issue du combat contre la nature
fait peu de doute. L’élévation du niveau de la mer – entre 85 et
140 centimètres d’ici à 2100, selon les scientifiques –, conjuguée au
gonflement des rivières avec la fonte des glaciers de l’Himalaya,
menace les trois quarts de ce territoire classé au Patrimoine mon-
dial de l’Unesco. Les 200 millions d’habitants du delta vont comp-
ter parmi les premiers réfugiés climatiques indiens. La grande
migration a déjà commencé. Mais pour aller où ?
« L’Inde est devenue le pays le plus peuplé au monde, dépassant la
Chine. Il n’y a pas vraiment d’endroit où aller pour ces personnes,
constate Arko Datto. La crise humanitaire va prendre des propor-
tions épiques. Dans le cadre de mon ­travail, j’essaie d’attirer l’at-
tention sur ce problème, de voir si l’humanité peut s’unir pour
trouver des moyens d’éviter cette situation. »
La disparition annoncée de la mangrove, rempart naturel contre
les cyclones et les tsunamis, aura un impact bien au-delà des
Sundarbans. Elle affectera les grandes mégapoles, comme
Calcutta, en Inde, où la capitale du Bangladesh, Dacca. L’heure
de l’apocalypse a déjà presque sonné dans le delta du Gange.
 Une famille devant
les restes de son
logement dévasté
par le cyclone
Bulbul, sur l’île
Bakkhali, en Inde,
en novembre 2019.

Ci-dessous, un char
représentant Ganga,
la déesse du Gange,
portée par un
Makara, une créature
aquatique de la
mythologie indienne,
sur l’île de Sagar,
en Inde,
en janvier 2018.
Arko Datto
 LE PORTFOLIO

Les ruines
d’un bâtiment
administratif dans
la commune de
Fraserganj, dans le
Bengale-Occidental,
en Inde,
en août 2018.

66
Arko Datto
 LE PORTFOLIO

Page de gauche,
un pèlerin hindou
à bord d’une
embarcation lors
de la traversée du
Gange, entre l’île
de Sagar et la ville
de Namkhana, en
Inde, en août 2017,
(en haut).

Dans les
Sundarbans,
une foule
patiente devant
un dispensaire
aménagé sur
un bateau,
en janvier 2019.

Ci-dessous,
sur l’île de Kutubdia,
au Bangladesh,
en septembre 2019,
des adolescents
tentent de mettre
le feu au méthane
qui s’échappe du
sol en raison de
la présence d’un
gisement de gaz
à proximité.
Arko Datto

69
 LE PORTFOLIO

Une jeune fille

pompe l’eau
d’un puits sur
un monticule qui a
échappé à la montée
du niveau de la mer,
sur l’île de Sagar,
en novembre 2017.

70
Arko Datto
 LE GOÛT
La plage de Balandra,
à 25 kilomètres
de La Paz.

Bain de nature en
BASSE-CALIFORNIE.
L’EXTRÉMITÉ MÉRIDIONALE DE LA LONGUE
PÉNINSULE DU MEXIQUE EST UN PARADIS
PRÉSERVÉ FAIT D’EAUX TURQUOISE AUX
POISSONS FABULEUX, D’OASIS DE VERDURE ET
DE PAYSAGES MAJESTUEUX. UN DÉSERT
ENTRE DEUX MERS À DÉCOUVRIR DANS UN ROAD-
TRIP EN SIX ÉTAPES ET BONNES ADRESSES.

Texte Stéphanie CHAYET

Pia Riverola

73

ISOLÉE DU CONTINENT AMÉRICAIN jusqu’à l’achè-
vement de la route transpéninsulaire, en 1973, la Basse-
Californie du Sud est restée un monde à part. C’est l’État le
moins peuplé du Mexique, mais aussi celui qui a le plus de
kilomètres de côte et le pourcentage le plus élevé de terres
classées en parcs naturels. Il y pousse des végétaux bizarres,
comme le cactus éléphant ou le datilillo, un yucca touffu et
disloqué qui rappelle l’arbre de Josué. Ses eaux sont si pois-
sonneuses que l’explorateur Jacques-Yves Cousteau décrivait
la mer de Cortés comme « l’aquarium du monde ». Des mil-
liers de baleines (à bosse, grises, bleues) y passent l’hiver.
Le road-trip dans ce désert entre deux mers est une tradi-
tion américaine qui remonte aux années 1970. À condition
d’éviter Cabo San Lucas, son « couloir touristique », ses ter-
rains de golf, c’est presque un voyage dans le temps. C’est
aussi une aventure dans la nature. En six étapes, cette
boucle de 500 kilomètres dans l’extrémité méridionale de
la péninsule, au départ de l’aéroport de Los Cabos, conduit
des eaux claires du golfe de Californie aux vagues bleu foncé
du Pacifique en passant par des torrents, des oasis et des
vallées de cactus de 15 mètres de haut.
PREMIÈRE ÉTAPE :
PLAGES DÉSERTES ET FEUX DE CAMP
La plupart des touristes qui atterrissent à l’aéroport
­inter­national de Los Cabos, à San José del Cabo, prennent
l’autoroute à péage vers Cabo San Lucas. Il faut partir en
sens inverse, par le Camino Cabo Este, en direction de
Cabo Este, à 45 kilomètres. Après une vingtaine de kilo-
mètres, la route goudronnée laisse place à une piste, sur-
volée par des vautours, qui a mauvaise réputation auprès
des loueurs de voitures. Ne pas se laisser intimider ! Le
Camino est carrossable, à condition de ne pas se presser.
« Bad roads, good people », disent les habitués du cap Est :
à routes cahoteuses, voyageurs cool.
À gauche, le désert. À droite, des kilomètres de plages
vides où campent de rares surfeurs en fourgonnette.
Parfois, une baleine à bosse expulse un jet de vapeur si
près du rivage qu’on le voit depuis la route. On s’arrête
pour laisser passer des vaches et des ânes en liberté. La
nuit venue, les surfeurs allument des feux de camp sous la
voie lactée. Privée de bitume, de couverture mobile, de
grands hôtels, de stations-service et de distributeurs auto-
matiques, cette côte appartient encore aux aventuriers.
SHADE CAFÉ. DE L’OMBRE, UNE VUE ET LES SEULS TACOS DE POISSON
FRIT À DES KILOMÈTRES À LA RONDE.
POINT BREAK GLAMPING AND BEACH CLUB. QUELQUES TIPIS ET UN
­R ESTAURANT AUX HORAIRES ALÉATOIRES SUR LA PLAGE DE LA FORTUNA.
THE WHITE LODGE. UN HÔTEL DE LUXE ÉCORESPONSABLE NOYÉ DANS
LES ÉPINEUX, AVEC DIX CASITAS DOMINANT LA MER.
DEUXIÈME ÉTAPE :
MERVEILLES SOUS-MARINES ET SENTIERS PANORAMIQUES
Inaccessible autrement que par la piste, à 35 kilomètres de
Cabo Este, le village de Cabo Pulmo – trois rues sablonneuses
et une minuscule épicerie où le rayon frais se réduit à une
corbeille de pommes – attire des plongeurs du monde entier.
En 1995, son récif corallien vieux de 20 000 ans a été classé
en zone naturelle protégée grâce au lobbying de la popula- IDÉALEMENT SITUÉ POUR EXPLORER LA FORÊT DE CACTUS.
tion locale et de la communauté scientifique, qui voyaient la BAJA JOE’S. LE SPOT DU PETIT DÉJEUNER.
mer se vider. Les pêcheurs se sont reconvertis dans l’écotou- PUNTA GORDA. UNE SPLENDIDE RANDONNÉE CÔTIÈRE DE 6 KILOMÈTRES.
risme, et l’aire marine de 70 kilomètres carrés a retrouvé la
biomasse caractéristique des récifs encore vierges.
Avec masque et tuba, en plongée ou serrés sur de légères
embarcations, on peut y voir toutes sortes de petits poissons La Paz, 250 000 habitants, à 47 kilomètres de La Ventana,
chatoyants, cinq espèces de tortues marines, des requins- est une ville indolente où les automobilistes se font des poli-
bouledogues, des lions de mer, des nuées de raies volantes tesses. Avantagée par son esplanade de front de mer,
74
LE GOÛT
et d’immenses tourbillons de carangues, sans compter les
cétacés. De retour sur terre, on profite des sentiers panora-
miques du parc national, comme le Bench Trail, qui grimpe
parmi les broussailles, les cactus et les agaves. Au bout du
chemin côtier reliant la Playa Arbolitos à la crique La Sirena,
des rochers comme tombés en pluie invitent à crapahuter.
CABO PULMO ECOADVENTURES. UNE ENTREPRISE FAMILIALE PROPO-
SANT DES EXCURSIONS EN MER ET QUELQUES BUNGALOWS EN ADOBE.
TACOS AND BEER. DE DÉLICIEUX TACOS ET DE LA BIÈRE FRAÎCHE
LES PIEDS DANS LE SABLE.
LOS TORNADOS. LE MEILLEUR PETIT DÉJEUNER DU VILLAGE.
TROISIÈME ÉTAPE :
VÉGÉTATION TROPICALE ET CAÑON MONUMENTAL
On retrouve la route goudronnée pour une incursion dans
la chaîne de montagnes qui se dresse entre les deux côtes.
Classée réserve de biosphère par l’Unesco, la Sierra de la
Laguna se laisse approcher dans les environs de Santiago,
à 50 kilomètres de Cabo Pulmo. Le village maraîcher dis-
pose d’une pompe à essence, d’une banque, d’un stand de
churros et de deux magasins alimentaires : l’abondance.
Changement de biotope. La végétation ici est tropicale.
Réputé pour ses mangues, le village est implanté dans une
oasis dont la lagune et la palmeraie se révèlent quand on
arrive au mirador. En continuant sur cette piste, peuplée
de ruminants, on se retrouve devant un embranchement
et un choix : Agua Calientes Santa Rita ou cañon de la
Zorra ? Situés sur des torrents qui ruissellent de la mon-
tagne en abreuvant des palmes et des joncs, les deux
valent le déplacement, mais le cañon de la Zorra en met
plein la vue avec ses falaises de granit, sa chute d’eau de
15 mètres et ses bassins vert émeraude.
RANCHO ECOLÓGICO SOL DE MAYO. LA FERME PAR LAQUELLE
ON ACCÈDE À LA CASCADE PROPOSE UNE CHAMBRE D’HÔTE.
L’OCCASION AUSSI DE DÉGUSTER DES ŒUFS À LA MACHACA,
UNE VIANDE FUMÉE DE LA RÉGION.
BAJA SIERRA ADVENTURES. DES RANDONNÉES GUIDÉES
D’UN OU PLUSIEURS JOURS AU DÉPART DE SANTIAGO.
QUATRIÈME ÉTAPE :
VUES VERTIGINEUSES ET CHEMINS DANS LES DUNES
Enfin, la fameuse route transpéninsulaire pour une étape
de 107 kilomètres au départ de Santiago. Dépourvue de
bande d’arrêt d’urgence, la voie à double sens épouse les
contours de la Sierra de la Laguna jusqu’à La Paz, la capitale
de l’État, accumulant un certain nombre de curvas peligro-
sas (« virages dangereux »). Les points de vue sont vertigi-
neux, mais mieux vaut se concentrer sur la route : on y
croise des semi-remorques qui vont ravitailler Los Cabos.
À la hauteur de San Antonio, on bifurque pour faire étape à
La Ventana, un village de pêcheurs connu des amateurs de
kitesurf. Ici, les journées sont réglées par la météo. Le matin,
la mer est d’huile et pleine de kayaks. Quand le vent se lève,
vers midi, des voiles de toutes les couleurs se mettent à
danser sur la baie. À la limite du village, une forêt de cactus
éléphants, espèce endémique pouvant atteindre 20 mètres
et vivre 300 ans, s’étire derrière les dunes. Se perdre à pied
ou à VTT dans le dédale de chemins de sable qui serpentent
entre ces candélabres est un enchantement.
HOTEL VENTUSBAY. UN PEU À L’ÉCART, UN HÔTEL DE PLAGE
CINQUIÈME ÉTAPE :
BALADE CAPITALE ET NAGE AVEC LES REQUINS
Pia Riverola
1 - À Los Cabos.
2 - Vers La Paz, sur la
transpéninsulaire.
3 - Sur une plage
de Los Cabos.
4 - Les fonds marins
à Cabo Pulmo.

1 2
3 4
 5 6
7 8
5 - À Los Cabos.
6 - La plage de Balandra.
7, 8, 9 et 10 - À Todos
Santos.

76
 LE GOÛT

la capitale de l’État semble oubliée par la mondialisation.

Sur la Calle Constitución, à deux pas du Malecón, un bistro thaï
niché dans l’arrière-cour d’une boutique d’artisanat fait figure
d’exception. « On avait envie d’un petit spot où manger après la
plage, un peu melting-pot, un peu New York, un peu Roma ou
Condesa, explique la jeune propriétaire française, Clémentine
Didi, ­faisant référence aux deux quartiers branchés de Mexico.
La Paz commence à changer, la demande est là. »
En attendant, on vient surtout pour ses merveilles naturelles. Le
requin-baleine, le plus grand poisson de la planète, jusqu’à
15 mètres de fuselage moucheté, se gorge de plancton dans la
baie sous les yeux ébahis des snorkeleurs. Au large, la Isla
Espíritu Santo, une île vierge aux falaises roses et aux criques
translucides – une autre réserve de biosphère de l’Unesco – se
visite en bateau par petits groupes accompagnés. À 25 kilo-
mètres de La Paz, les bancs de sable de la Bahia Balandra des-
sinent à marée basse des stries blanches et turquoise dans un
écrin de montagnes pourpres. Cette baie protégée par une jauge
­d’accès est régulièrement élue plus belle plage du Mexique.
HOTEL BAJA CLUB. LE SEUL HÔTEL BRANCHÉ DE LA PAZ, PAR GRUPO
HABITA, LE SPÉCIALISTE MEXICAIN DU LUXE COOL. ROOFTOP BAR
IDÉALEMENT POSITIONNÉ POUR LE COUCHER DU SOLEIL.
CASA NOPAL & TIGER CLUB. MI-BOUTIQUE D’ARTISANAT, MI-RESTAURANT
THAÏ, EN FACE DU RAVISSANT PARQUE PIEDRAS Y PÁJAROS.
DOCE CUARENTA COFFEE & BAKERY. LE CAFÉ DES NOMADES NUMÉRIQUES.

SIXIÈME ÉTAPE :
YOGA, GALERIES D’ART ET BÉBÉ TORTUES
Une place ombragée par des palmiers, une charmante mission
espagnole du XVIIIe siècle, des rues pavées, des bougainvil-
lées : on comprend pourquoi certains hippies californiens se
sont entichés de Todos Santos, à 80 kilomètres au sud de
La Paz, dès les années 1970. À l’époque, cet ancien village
sucrier était plus ou moins à l’abandon après un âge d’or qui 9
avait asséché son aquifère. Avec l’arrivée de la route goudron- 10
née, au milieu des années 1980, des artistes américains s’y
sont installés. Depuis, ses bâtiments historiques – haciendas,
entrepôts, moulins à canne à sucre – ont été convertis en gale-
ries d’art, petits hôtels, boutiques, studios de yoga. La nappe
phréatique est reconstituée et on y pratique l’agriculture bio.
À 3 kilomètres, les rouleaux du Pacifique s’écrasent sur de
grandes plages restées sauvages. Difficile de se baigner, mais
les acrobaties des surfeurs et des baleines sont visibles à l’œil
nu. Entre décembre et mars, on peut aussi assister à la libéra-
tion vespérale des bébés tortues sur la Playa Las Tunas. Sortis
de l’œuf à l’abri des prédateurs, dans un sanctuaire géré par
une association, les nouveau-nés du jour sont emportés par
les vagues pendant que le soleil se couche sur l’océan.
LA ESQUINA. UN JARDIN TROPICAL OÙ L’ON PETIT-DÉJEUNE JUSQU’À
14 HEURES (EN FACE DU BEAU STUDIO DE YOGA CUATRO VIENTOS).
CIEN PALMAS. TROIS CASITAS DE BON GOÛT DANS UNE PETITE PALMERAIE.
AGRICOLE COOPERATIVA. UNE ABONDANCE DE PRODUITS ALIMENTAIRES
BIO ET LOCAUX À LA SORTIE DU VILLAGE.

Le requin-baleine, le plus grand

poisson de la planète, se gorge
de plancton sous les yeux ébahis
des snorkeleurs. Les bancs
de sable de la Bahia Balandra
dessinent à marée basse des stries
blanches et turquoise dans un écrin
Pia Riverola

de montagnes pourpres.
 LE GOÛT

LIBREMENT INSPIRÉ

Jus VITAMINÉ.
JACQUES CAVALLIER- S’IL EST SUFFISAMMENT
BELLETRUD, LE FACETTÉ, donc complexe, le parfum
PARFUM EUR DE VUITTON, peut se muer en une expérience synes-
A IMAGINÉ PACIFIQUE thésique des plus miraculeuses. Il en est
CHILL, UNE COLOGNE ainsi des fragrances qui font entendre
REVIGORANTE, APRÈS une musique, entrevoir une couleur ou
AVOIR DÉGUSTÉ sentir une saveur agréable. À quoi peut
UN SMOOTHIE DÉTOX bien ressembler l’odeur du bien-être ?
À LOS ANGELES. C’est la question que s’est posée Jacques
Cavallier-Belletrud, parfumeur de la
Texte Lionel PAILLÈS maison Vuitton depuis 2012, qui y a
Photo Florent TANET répondu de façon spontanée. Inspiré
par la cool attitude californienne, Pacific
Chill mélange notes olfactives et
­sensations gustatives, pour créer la pre-
mière cologne détox. « L’idée a surgi un
matin à Los Angeles, à l’instant où je
dégustais, en compagnie de l’artiste Alex
Israel, l’un de ces smoothies aux vertus
détoxifiantes dont raffolent les
Californiens », explique le parfumeur.
Récit de lumière, ce parfum onctueux et
suave aux notes vives et fruitées de cas-
sis s’accompagne de cédrat et de citron.
Les graines de coriandre et d’ambrette,
le gingembre, le basilic, la menthe poi-
vrée et l’extrait d’orange sont là pour
vivifier la graine de carotte, véritable
star de la composition aux inflexions iri-
sées et abricotées. Plus qu’un parfum,
Pacific Chill est un moment de détente
avec vue sur l’océan Pacifique.

PACIFIC CHILL, DE LOUIS VUITTON,

260 € LES 100 ML. LOUISVUITTON.COM

EN VITRINE Fleurs du MÂLE.

Comblée par une clientèle féminine qui raffole de ses inspirations design, de Charlotte
Perriand à Madeleine Castaing, et de son univers bohème, Pascale Monvoisin avoue avoir
mis du temps à « ­dénicher la bonne approche » pour s’adresser aux hommes. Elle a passé
des heures à scanner les passants afin de comprendre leurs envies. « Il m’a fallu deux
déclics, raconte, dans ses locaux parisiens de la rue Saint-Denis, celle qui a fondé son label
en 2009. D’abord, l’idée d’un homme qui porterait un collier de fleurs massif : cela a donné
la ­première pièce, un modèle figuratif en argent et turquoise. Puis j’ai découvert des photos
de skateurs signées Hugh Holland qui ont donné le ton. » Soit une atmosphère seventies
et californienne. Durant l’année et demie de développement de la collection, sortie le
24 mai, sont ainsi nées des gourmettes, des joncs fins et des médailles palmier(photo), des
Louis Vuitton. Robin Galiègue

chevalières émaillées, des boucles en perles et des pendentifs en forme de coquillage ou

de skateboard. Les ­initiés reconnaîtront la patte Monvoisin, tels que l’or mêlé à l’argent ou
la ­turquoise nervurée et veinée. Mais aussi les tout petits saphirs ou tsavorites piqués près
d’un fermoir ou dans le creux intérieur d’un bracelet… Rien de tapageur. « J’évite tout
excès de testostérone, dit-elle. J’ai toujours préféré les poètes. » Valentin PÉREZ
COLLECTION HOMME DE PASCALE MONVOISIN, DE 95 € À 1 800 €. PASCALEMONVOISIN.COM

78
 Sac Peekaboo Cut,
en cuir, avec chaîne
en métal argenté,
Fendi, 4 000 €.
fendi.com

FÉTICHE Réaction en CHAÎNE. Décliné dans différents cuirs, tailles et coloris depuis son
lancement, en 2008, le sac Peekaboo, de Fendi, se métamorphose. Cette saison, il a été rebaptisé Peekaboo Cut, un
nom qui coule de source puisque son trapèze originel est raccourci, tronqué par une barre métallique, signe distinctif
du modèle, initialement cousue à l’intérieur du sac. Ainsi dévoilée, cette barre soutient l’anse chaîne, qui permet un
porté à l’épaule, très différente de la petite poignée d’origine. Le cuir, lui, va du plus mat au plus brillant, dans des teintes
naturelles et pastel, assorties aux silhouettes du défilé ­présenté en septembre 2022 à Milan, où le modèle avait été
dévoilé. Texte et réalisation Fiona KHALIFA — Photo Pauline CARANTON — Scénographie Camille LICHTENSTERN

TÊTE CHERCHEUSE
Les sœurs Skall,
DANEMARK de fabrique.
ÉLEVÉES AU BORD DE LA MER
DANS L’OUEST DU JUTLAND, Julie et Marie,
40 et 36 ans, portent un nom de famille
emprunté à la nature : Skall, « coquil-
lage », en danois. Il y a cent ans, pour
gagner sa vie, leur grand-père ramassait
des coques sur les plages pour les vendre
comme nourriture pour les poules. Ces
petits coquillages deviendront le sym-
bole de leur marque de prêt-à-porter et
life­style basée à Copenhague.
Après des études à l’école de design
danoise Teko, les deux sœurs ont com-
mencé à travailler dans la mode, comme
leur mère, Jette, alors responsable de
production. Un long séjour en Inde, où
elles découvrent de petites manufactures,
les détourne de la fast fashion, du tou-
jours plus pour toujours moins cher. Elles
décident de rentrer au Danemark afin de
lancer, en  2014, avec une longueur
d’avance, leur propre marque de vête-
ments faits pour durer, fabriqués dans le
respect des ouvriers et des animaux,
selon des méthodes traditionnelles, à
80
LE GOÛT
partir de matériaux naturels. Leur mère
les rejoint en tant que responsable du
développement durable. « C’est une belle
marque sincère et juste, qui ne déçoit
jamais », s’enthousiasme Charlotte
Châtelet, directrice du magasin Orso à
Rennes, fan de la première heure. Les
concept stores parisien Smallable et
Merci la distribuent aussi depuis plu-
sieurs années.
Après les pulls torsadés avec ou sans
manches en laine de mouton du Gotland,
tricotés dans l’une des dernières manu-
factures du Danemark, les blouses de
coton fin brodées en Inde, les cache-
mires recyclés fabriqués en Italie, est née
toute une collection pour la maison. Julie
et Marie Skall ont imaginé, avec la même
rigueur à chaque étape de la chaîne de
production, coussins, draps, nappes,
­serviettes en nid d’abeilles, peignoirs et
pochettes matelassées, conçus pour
s’utiliser quotidiennement et se garder
longtemps. Cotons et lins bio (certi-
fiés GOTS), ­sélectionnés en circuit court,
confection dans des ateliers familiaux en
Inde, finitions parfaites – bords rouleau-
tés, nouettes, logo coquille brodé  –,
teintes naturelles travaillées en carreaux
ou en rayures subtiles… Une esthétique
sobre et fraîche dans le droit fil de la col-
lection femme. Monique LE DOLÉDEC
SKALLSTUDIO.COM
Skall Studio. Estelle Segure pour Estée Lauder France
Marie (à gauche) et
Julie Skall, fondatrices
de la marque de prêt-à-
porter du même nom.
Trousse de toilette et
taies d’oreiller en coton
bio issues de leur
nouvelle collection
pour la maison.
 De haut en bas, Objet Peanut, en or pur 24 carats,
Mené, prix indexé sur le cours de l’or. mene.com
Collier Wire Bean, en or jaune et jade vert,
Elsa Peretti pour Tiffany & Co, 4 350 €. tiffany.fr
Bague Fusillo, en laiton doré et caoutchouc,
Sunnei, 240 €. sunnei.it
Bague Toi et Mmm… en vermeil et améthyste,
Isla Gilham, 1 280 €. islagilham.com

VARIATIONS L’or à la BOUCHE. Les créateurs de bijoux s’autorisent un pas de côté… vers les placards de leur cuisine.
Une brise surréaliste souffle sur la mode, les incitant à détourner en objets précieux des aliments du quotidien. Mené, la marque lancée
notamment par Diana Picasso (petite-fille de Pablo), fait ainsi sculpter des cacahuètes en or pur, tandis que Loris Messina et Simone Rizzo,
le duo italien derrière Sunnei, ­réinterprètent les pâtes fusilli en bagues ou en boucles d’oreilles nappées de caoutchouc jaune. Facétieuse,
la Britannique Isla Gilham privilégie un genre plus sucré : ses bagues Toi et Mmm… imitent des bonbons en gélatine acidulés dans lesquels
un gourmand aurait mordu. Autant de designers qui suivent les pas d’Elsa Peretti qui, dès 1974, avait fait du haricot un de ses leitmotivs
chez Tiffany. Valentin PÉREZ — Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Pauline CARANTON — Scénographie Camille LICHTENSTERN

Sous le soleil de Coco CAPITÁN.
LA PHOTOGRAPHE DE MODE ET PEINTRE ESPAGNOLE SIGNE UN BEAU LIVRE DANS LEQUEL
VOISINENT PORTRAITS DE CÉLÉBRITÉS, DE SES PROCHES ET PETITS RIENS DU QUOTIDIEN.
UNE INTRODUCTION JOYEUSE À SON UNIVERS ESPIÈGLE ET POÉTIQUE.
À L’AISE EN LATIN ET EN GREC ANCIEN AU
LYCÉE, assoiffée de littérature, elle se serait bien
vue écrivaine ou éditrice. Pourquoi pas diplo-
mate. « J’étais une bonne élève. La photo comme
métier ? Sincèrement, je n’y avais jamais pensé »,
assure Coco Capitán. La trentaine tout juste
­sonnée, l’Espagnole, qui a grandi entre Séville et
Cadix, a vite trouvé sa place dans le cercle très
fermé de la photo de mode. Après des exposi-
tions consacrées à son travail entre 2018 et 2022,
à Séoul, Paris, Londres, Amsterdam ou Tokyo,
elle fait l’objet d’un beau livre, à paraître dans la
collection « Percevoir » des Éditions de
La Martinière, une sélection d’ouvrages abor-
dables consacrés aux talents émergents.
« Je voulais faire un livre qui serait comme une
porte d’entrée dans mon monde. Sans complica-
tion inutile. J’ai sélectionné, pour être franche, les
photos qui restaient dans un coin de ma mémoire
et dont j’avais été satisfaite », explique-t-elle.
Reflétant dix ans de production, majoritairement
à l’argentique, celles-ci proviennent de projets
personnels comme de commandes, sans que la
maquette de l’ouvrage n’opère de distinction.
« Ni aucune hiérarchie », souligne-t-elle. Parmi
ses clients, on compte des publications de mode
(Dust, A Magazine Curated by, Dazed…) ou des
marques, comme Givenchy et surtout Gucci, avec
laquelle elle a collaboré notamment en 2017,
­customisant certaines pièces de prêt-à-porter
BELLES FEUILLES
avec des messages tracés de son écriture en
majuscules un peu gauche. Car, d’une séance à
l’autre, Coco Capitán garde toujours sur elle des
carnets personnels, fouillis « de photos, de
Polaroid, de vieux billets de train et de notes que
je prends sur mes impressions, mes incompréhen-
sions ou l’empreinte que laissent en moi des gens
que je viens de rencontrer », détaille-t-elle.
Son livre, lui, se résume aux photos mais se
consulte aussi comme un journal intime. On peut
y reconnaître quelques visages de célébrités,
­saisies avec douceur, telles l’actrice Amanda
Seyfried, la plasticienne Eliza Douglas, l’autrice
Fran Lebowitz ou le rappeur Tyler, The Creator.
Mais ce sont les proches de la photographe, ses
amis ou petites amies, Charlotte, Erik ou Barney,
sa sœur Candela, qui reviennent le plus fréquem-
ment, comme des compagnons de jeu, entre un
voyage au Japon, des clichés de pâquerettes ou de
moutons adorables. Partout, une même candeur
semble nimber le monde de Coco Capitán.
« Son œuvre est marquée par une liberté et une
­légèreté d’approche qui la distinguent de ses prédé-
cesseurs et de la plupart de ses contemporains »,
résume en postface Simon Baker, le directeur de
la Maison européenne de la photographie, à Paris,
qui lui avait consacré un accrochage en 2019.
Lectrice avant tout, Coco cite peu de photographes
qu’elle admire, si ce n’est Shomei Tomatsu (1930-
2012) ou Henry Wessel (1942-2018), avec qui elle
Who Art Thou,
huile sur toile,
Majorque, 2022,
et la sœur de
l’artiste
dans Candela
Capitán in
Suspension,
Barcelone, 2020.
partage un goût pour la lumière solaire. Dans ses
compositions maîtrisées, elle édifie un biotope
beau mais vraisemblable, où la clarté du jour vous
enveloppe, où le voyage vous élève l’âme, où la
mer se veut toujours accueillante, qu’on y vogue
ou qu’on s’y baigne sans maillot. Le spleen ou la
brutalité, eux, restent à la porte. « Je ne force pas
non plus mes sujets à sourire, nuance l’artiste qui a
étudié outre-Manche au London College of
Fashion et au Royal College of Art. Mais c’est vrai
que j’aime photographier des intimes dont on per-
çoit qu’ils ont en eux la joie de vivre. »
Au fil des pages, Coco Capitán fait voisiner ses
portraits sensibles avec des instantanés variés.
Souvent, des petits riens de la vie ordinaire, restes
de coquilles d’œufs, canette de Coca-Cola, paquet
de Marlboro. Ou bien avec des images trou-
blantes qui ne s’oublient pas, comme si un accès
de désir avait foudroyé l’air. Jaune citron, rouges
romantiques, bleus piscine ou marine, vert de
pelouses entretenues : les couleurs, vues par son
prisme, rayonnent toujours d’un éclat particulier.
Une légère saturation semble souligner que les
sujets et objets banals qui nous entourent portent
en eux une magie. Valentin PÉREZ
Coco Capitán
COCO CAPITÁN, SOUS LA ­D IRECTION DE SIMON BAKER,
ÉDITIONS DE LA MARTINIÈRE, COLLECTION « PERCEVOIR »,
120 PAGES, 20,90 €. EN LIBRAIRIE LE 2 JUIN.
 LE GOÛT
RÉÉDITION Habillé pour l’ÉTÉ.
EN 1952, Mathieu Matégot créait la col-
lection Tropique, un ensemble composé d’une
table au format carré, à la structure en tige de fer
forgé et au plateau en tôle « rigitulle » (nommée
ainsi car elle ressemble à du tulle rigide), accom-
pagnée d’une chaise de salle à manger pourvue
d’accoudoirs, aux semblables courbes et métal
perforé. Ces caractéristiques stylistiques dis-
tinguent le travail de ce designer d’origine hon-
groise qui fit carrière en France, prônait l’usage
de matériaux simples et développait des meubles,
des luminaires et des accessoires aux lignes sin-
gulières et légères. Afin d’apporter sous des lati-
tudes exotiques ce mobilier pensé pour l’exté-
rieur, une différente interprétation du siège était
alors proposée, habillée d’une enveloppe textile
à trame rustique, frangée comme les pagnes afri-
cains, et accompagnée de parasols et nattes en
Gubi. Estelle Segura pour Estée Lauder France
raphia emblématiques de l’esprit Riviera de
l’époque. C’est ce modèle-ci que l’éditeur danois
Gubi a choisi de développer l’an dernier, avec la
table, le parant au passage d’attributs davantage
en phase avec les standards actuels. Soit des pro-
portions revues, un dossier habillé d’une toile
jacquard certifiée Greenguard (faible émission de
particules et de composés organiques volatils),
blanche ou beige, résistante au soleil et aux
intempéries, et un coussin d’assise épais.
Aujourd’hui, la gamme s’agrandit d’un tissu à
larges rayures nautiques, blanc et orange ou
blanc et bleu, semblable à celui des matelas de
plage en vogue sur la Côte d’Azur dans ces
années 1950. Litza GEORGOPOULOS
CHAISE DE SALLE À MANGER ET TABLE AVEC STRUCTURES
EN TIGES D’ACIER INOXYDABLE, À PARTIR DE 799 €,
1 199 €, COLLECTION TROPIQUE, GUBI. GUBI.COM
TANDEM
Alerte ROUGE.
Le lipstick index, cet ­indicateur
économique fondé sur la vente de
rouge à lèvres, a parlé. Après des
mois de confinement, de masques
et de tons passe-murailles, la
couleur est de retour, annoncent
d’une seule voix la marque de
cosmétiques Estée Lauder et
Stéphanie Eriksson, cofondatrice
des tricots en cachemire Kujten,
qui s’est retrouvée avec des
stocks de mailles noires ou grises
sur les bras à la sortie de l’hiver.
Estée Lauder et Kujten ont donc
décidé d’en rajouter une couche
et d’oser le mélange des genres.
Du 22 mai au 4 juin, à l’occasion
de la Fête des mères, la ­première
offre aux clientes de la seconde
un rouge à lèvres de sa nouvelle
collection, Pure Color. Du corail
au rouge sang en passant par
­l’historique Rebellious rose,
dix des teintes les plus deman-
dées ont été sélectionnées. À
marier à des mailles turquoise
ou à des capes rose fluo. « Toutes
les combinaisons sont possibles,
assure le maquilleur Patrick
Lorentz. C’est une question
d’humeur. » Julie LASTERADE
JUSQU’AU 4 JUIN DANS LES 30 ­B OUTIQUES
KUJTEN EN FRANCE (HORS GRANDS
MAGASINS), AINSI QUE SUR LE SITE
KUJTEN.FR DÈS 250 € D’ACHAT DANS LA
LIMITE DES STOCKS DISPONIBLES.
83
 LE GOÛT

Boucles d’oreilles en
laiton, MISSONI. De
gauche à droite, bague
boule en cuir, bois
d’acacia et feuille d’or,
et bracelet en polyester
et feuille d’or, MONIES.
Manchette en laiton,
MISSONI. Bagues en
argent et cristal, PAOLA
GRANDE GIOIELLI.
Sac Triomphe, en cuir
et métal, modèle Teen,
CELINE PAR HEDI
SLIMANE. Sandales
en cuir avec breloques
argentées soufflées,
ALL-IN. Robe en cuir
d’agneau, MARC
JACOBS. Collant
en polyamide ,
CALZEDONIA.

Page de droite, créoles,

collier torque et bracelet
en argent, UNCOMMON
MATTERS. Sac de
voyage Di Bag, en cuir,
TOD'S.
Bracelet Monster Horn,
en argent oxydé, PARTS
OF FOUR. Sur la main,
de haut en bas, boucle
d’oreille en argent
(portée en bague),
ALEXANDER McQUEEN.
Bagues en argent
recyclé, SIMUERO.
FABLES À LA FONTAINE. Photos Jonathan FRANTINI
Stylisme Vittoria CERCIELLO

TOUR À TOUR INSTAGRAM EUSE JET-SET, NAÏADE FELLINIENNE OU SPHYNX ÉNIGMATIQUE,

UNE FEM M E POSE DEVANT DES BASSINS PARISIENS. SOUS UNE CASCADE DE BIJOUX PERLÉS,
UNE PLUIE DE SACS NOIR CORBEAU ET DE SOULIERS HAUT PERCHÉS.

85
Page de gauche,
créoles en vermeil,
UNCOMMON
MATTERS. Long
collier de perles en
nacre et laiton et
body à manches
longues en velours
de laine et viscose,
ALAÏA. Sac
S-Lock XL, en cuir
et métal, LOUIS
VUITTON.
Mules Punta,
en cuir, BOTTEGA
VENETA.
Collant en
polyamide,
CALZEDONIA.

Ci-contre, créoles
en vermeil,
UNCOMMON
MATTERS. Bourse
Paloma, en cuir
plissé (violette),
ULLA JOHNSON.
Colliers en métal,
résine, cuir, perles
de verre et strass,
CHANEL.
Bracelets en bois
doré à la feuille,
MONIES. Boléro et
jupe en cuir recyclé,
LOU DE BETOLY.
Collant en
polyamide,
CALZEDONIA.
Lunettes de soleil en
acétate, SAINT LAURENT
PAR ANTHONY
VACCARELLO. Collier
New Campanules,
en bronze doré,
SAMUEL FRANÇOIS.
Sac Key medium,
en cuir, gants en cuir
et robe crinoline en
guipure de coton, DIOR.
Sandales en cuir verni
et plumes, ALAÏA.
Collant en polyamide,
CALZEDONIA.

Page de droite, sac

en cuir lamé, GIORGIO
ARMANI. Bague en cuir,
et bois d’acacia doré à
la feuille, MONIES.
Collier Crystal Grape, en
laiton et cristaux, AREA.
Body à bretelles en soie
et robe bustier en PCV,
DOLCE & GABBANA.
Créoles en vermeil,
UNCOMMON
MATTERS.
Manchette Clessidra,
en laiton et verre
coloré, SUNNEI.
Robe en maille
de viscose, SAINT
LAURENT PAR
ANTHONY
VACCARELLO.

Page de droite,
boucles d’oreilles
en argent sterling,
UNCOMMON
MATTERS. Sac
en cuir, AKRIS.
Bracelet Roman
Curve, en argent
oxydé, et bracelet
Big Druid, en
bois et rubis,
PARTS OF FOUR.
À droite, manchettes
en laiton, MISSONI.
Pull drapé en angora
brodé de perles
de cristal, jupe
en taffetas de soie
et sequins, ALL-IN .
Collant en
polyamide,
CALZEDONIA.
Boucles d’oreilles
à franges en
plaqué or et
strass, ceinture
en cuir et métal
doré, top et
pantalon en laine,
SCHIAPARELLI.
Bagues en argent
recyclé plaqué or,
SIMUERO.
Escarpins à lacet
en cuir et PVC,
MISSONI.

Page de droite,
grandes créoles
en métal, cuir et
strass, colliers
en métal, résine,
perles de verre,
strass et cuir, et
broche Camélia,
en soie, CHANEL.
Créoles et collier
torque en argent,
UNCOMMON
MATTERS.
Maillot de bain
en jersey de
polyamide,
POMANDÈRE.
Mannequin : Jeanne Cadieu @WOMENMANAGEMENT – Assistants du photographe : Francesca Gardini et Michael Harrison Rudd – Assistantes de la styliste : Sara Bevagna et
Noémie Fourmeau – Maquillage : Anthony Preel @ARTLIST PARIS – Coiffure : Akemi Kishida @MAWORLDGROUP – Manucure : Cam Tran @ARTLIST PARIS – Scénographie :
Rafael Medeiros @THEWALLGROUP – Casting : Piergiorgio @DM CASTING – Production : Serena Moscarelli
Page de gauche,
bottes en cuir
imprimé python,
GUCCI. Bijoux
d’oreilles en laiton
et verre, et cardigan
à franges en alpaga
et mérinos, SUNNEI.

Ci-contre, grandes
créoles en métal,
cuir et strass, broche
Camélia, en soie, et
cape en mousseline
de soie, CHANEL.
Créoles en vermeil,
UNCOMMON
MATTERS. Sac Lady
Love, en cuir, et
bottines résille en
cuir, acrylique et
cristaux, PINKO.
Soutien-gorge
en cuir, GIVENCHY.
Jupe en soie,
SPORTMAX.
 LE GOÛT

Marie Marot (en haut) a créé des vêtements en collaboration avec la marque
américaine J.Crew. Sa tenue et d’autres pièces (ici, les mocassins,
Laura Friedli

en haut, à droite, la chemise, ci-contre, le foulard, la chemise et la veste)

sont le fruit de ce partenariat. Une ligne qui sortira le 6 juin.

96
 ELLE PORTE, CELA VA DE
SOI, UNE CHEMISE BLANCHE. De sur-
croît, ouverte sur son décolleté.
Comme elle a fait de ce gimmick
gentiment exhibitionniste une signa-
ture sur son compte Instagram – la
poitrine bien visible, voire cadrée en
plan serré –, elle a parfois du mal à
s’en extraire. « Quand j’essaie de faire
moins sexy, pensant capter un autre
public, les posts fonctionnent moins
bien », dit-elle dans un sourire faus-
sement navré. Depuis 2014, c’est la
chemise classique pour femme que
Marie Marot réinterprète à loisir, au
point d’en avoir fait l’unique article
en vente sous son label. De sa voix
grave, elle décline pour l’instant
l’idée de s’aventurer au-delà de ce
vêtement archétypal. « Je veux déjà
installer mes chemises de façon
pérenne, fidéliser mes clientes et en
séduire de nouvelles. »
Si cohérente qu’elle soit, cette
approche monomaniaque reste
rare. Car le capitalisme est ainsi fait
que, dans la mode, le même schéma
se reproduit. Une fois qu’une
marque émerge en se spécialisant
dans un produit pour lequel elle
acquiert une légitimité, elle se met,
par désir de conquête, à étendre son
offre à d’autres articles, diluant
quelque peu son propos mais
répon­dant à un besoin primaire de
cette industrie qui consiste à mon-
trer des silhouettes complètes. On
trouve ainsi désormais des jupes et
des pantalons chez Alice Balas, qui
avait lancé en  2014 un label de
vestes de motards, des jeans et des
maillots de bain chez Alexandra
Golovanoff, dont l’expertise se
situait depuis 2016 dans les petits
pulls en cachemire.
Marie Marot, elle, tient sa ligne. À ses
débuts, elle proposait des pochettes,
des chapeaux et des bonnets. Mais
depuis qu’elle s’est tournée vers la
chemise, dont elle est « une passion-
née » depuis l’adolescence, elle a
délaissé le reste. Elle a d’ailleurs,
pour elle-même, le tee-shirt en hor-
reur. Sa garde-robe personnelle,
dans son appartement de la rive
gauche, est composée d’« environ
200 chemises » sur cintres. Jamais
rien d’excentrique, toutefois. « Au
maximum, des rayures orange et
blanches, dans un genre chic italien. »
Et surtout pas mal de chemises Levi’s
en jean, des Ralph Lauren ou encore
de vieux modèles Brooks Brothers
en coton et en lin, pas repassés…
Marie Marot séduit son auditoire à
l’aide d’un bouche-à-oreille efficace
et de ses posts Instagram hédonistes
façon dolce vita (voiture chic, grands
vins, terrasses ensoleillées) ou cla-
niques sympathiques (avec moult
portraits d’« amies de la maison » en
chemise  MM, de la maquilleuse
américaine Gucci Westman à la
romancière française Anne Berest).
« Même si les 30-45 ans constituent
la majorité de ma clientèle, la
marque est devenue assez transgé-
nérationnelle. Et, si les citadines
dominent, je vends jusque dans de
toutes petites villes du fin fond de
l’Amérique », détaille-t-elle, se réfé-
rant aux statistiques calculées à
partir des données laissées par ses
clientes sur Instagram et sur son
site, ses seuls canaux de vente.
Marie Marot
mouille
la CHEMISE.
CETTE ENTREPRENEUSE AUTODIDACTE A
FAIT DE CE VÊTEM ENT VENDU EXCLUSIVEM ENT
EN LIGNE L’UNIQUE ARTICLE DE SON LABEL.
UN CLASSIQUE QU’ELLE M ET EFFICACEM ENT
EN SCÈNE SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX.
Texte Valentin PÉREZ
Au cours des trois dernières années,
sans avoir l’air d’y toucher, Marie
Marot a fait muter son label. Rien de
nature à déstabiliser ses habituées,
qui sont sûres de trouver leurs
modèles fétiches, immaculés, bleu
pâle ou à fines rayures. Elle a néan-
moins procédé à une réorganisa-
tion. L’entrepreneuse autodidacte
disposait jusqu’en 2020 d’une qua-
rantaine de points de vente à travers
le monde, en plus de son propre
site, jusqu’à ce que la pandémie gèle
brutalement les contrats et décou-
rage ses relais de poursuivre la col-
laboration. « Par chance, j’avais à
l’époque un peu de stock : je me suis
mise à le vendre en proposant des
offres à tarifs réduits », se souvient-
elle devant une infusion, dans le hall
d’un hôtel propret du centre de
Paris. C’est là qu’elle a découvert les
vertus des transactions sans
intermédiaires, le montant de la
vente lui parvenant illico, alors
qu’elle devait auparavant patienter
trois mois pour certains paiements,
voire rembourser les invendus
lorsque les volumes commandés
avaient été mal calibrés… Pourquoi
dès lors suer sang et eau en essayant
de trouver de nouvelles boutiques
partenaires ? Ainsi a-t-elle choisi de
rediriger l’activité à 100 % sur son
site. « L’instinct de survie m’a forcée à
­p enser autrement  », se félicite la
patronne d’une entreprise qui cultive
son indépendance.
En se passant des distributeurs et de
leur marge, elle en a profité pour
revoir sa politique tarifaire, faisant
fondre les prix. D’environ 400 euros
par pièce, ses chemises sont aujour­
d’hui vendues dans une fourchette
de 90 à 150 euros. « Le prix reste le
nerf de la guerre, la première barrière
à l’entrée, souligne-t-elle. Sitôt que
la cliente consomme en un clic, sans
essayer, l’acte d’achat n’est plus le
même. Moi la première, je ne pren-
drais pas le risque de commander
une chemise à 400 euros que je ne
peux ni essayer ni toucher. »
Le vêtement aussi a été modifié.
Marie Marot a certes conservé la
même qualité de coton, parfois
­italienne, et une fabrication en
Tunisie, mais elle en a simplifié les
bases, misant sur une seule coupe,
celle d’une chemise masculine
moins pincée au niveau de la poi-
trine, mais dont les manches sont
ajustées pour que la personne ne
semble pas flotter dedans. Une
pièce quotidienne, dotée d’un col
classique et débarrassée des embel-
lissements de ses débuts, qui zigza-
guaient de fronces victoriennes en
striures asymétriques… Une che-
mise lavable en machine et destinée
« au lectorat de Tintin », dit-elle
pour signifier qu’aucune femme
n’est exclue de sa mode. Bilan de ce
repositionnement : un public plus
large, qui a dopé une croissance
désormais « à deux chiffres ».
Maîtresse à bord, Marie Marot – un
nom si rebondissant et aisément
mémorisable qu’il ressemble à un
pseudonyme alors qu’il n’en est
rien – a trouvé la recette d’un succès
qui a pour ingrédients un fabricant
dévoué, une logistique huilée et une
assistante pour aider à l’envoi des
achats et au service après-vente. « Je
dois simplement être bien réveillée
chaque matin… », concède-t-elle.
Ces derniers mois, un rapproche-
ment avec J.Crew, la griffe améri-
caine preppy rendue incontour-
nable par Jenna Lyons dans les
années 2000 et 2010, a aidé Marie
Marot, que la presse anglo-saxonne
aime dépeindre en « cool French
girl », à gagner encore en visibilité,
notamment outre-Atlantique.
« Olympia Gayot, qui encadre les col-
lections femme de J.Crew, a pensé à
moi. J’en ai été à la fois ravie et éton-
née. De là, nous avons multiplié les
réunions Zoom, une partie de l’équipe
est venue à Paris… Je leur ai envoyé
des images d’inspirations, des
matières que j’aimais », retrace-t-elle
en manipulant les bagues gothiques
en argent Chrome Hearts, qu’elle
porte sur quatre doigts. La collabo-
ration (qui sortira le 6 juin) a abouti
à des chemises, bien sûr, unies et
aux initiales des deux parties quel-
quefois brodées au poignet, mais
aussi, partenariat oblige, à des
vestes en velours androgynes, des
jupes à sequins, des chemisiers à
pois, des mocassins… « J’ai dû songer
à la précision des lignes d’un cos-
tume, au tombé de nouvelles
matières, à la façon dont un panta-
lon doit enserrer la taille ou casser
sur la chaussure. » Concentrée sur
une allure globale, elle n’a pas eu à
se soucier du patronage ou de la
fabrication, assurés par les équipes
de la marque américaine.
Dernière nouveauté sous son propre
label, l’introduction, en janvier, de
chemises pour homme. Histoire de
voir si ce segment masculin pourrait
prendre… Avant peut-être, un jour,
de réunir des fonds suffisants et
d’ouvrir une première boutique.
EXERCICE DE STYLE
Le CŒUR
sur la main.
COM M ENT CE MOTIF APPARU AU
XIV e SIÈCLE, ET EN RÉALITÉ INSPIRÉ
DE LA FEUILLE DE LIERRE, FAIT
DEPUIS CHAVIRER LES CRÉATEURS,
QUI SONT NOM BREUX CETTE
SAISON À LE DÉCLINER EN SAC.
Q U I SA I T C E Q U ’ I L R E N F E R M E V R A I-
MENT ? Le cœur donne sa forme à de nombreux
sacs cette saison. Sans doute est-ce dû autant au
retour de flamme du kitsch des années 2000
qu’à un besoin d’amour plus ou moins avoué
dans une époque compliquée. Les experts de
TikTok, eux, parlent de lovecore ou de heart-
core, tendance virale exploitant à fond la
romance manufacturée.
Formé par deux lobes se rejoignant à la base en
une symétrie parfaite, le symbole est sans doute
moins en lien avec la forme de l’organe qu’avec
une représentation schématique de la feuille de
lierre – liane arbustive vivace tout au long de
l’année. À moins qu’il ne s’agisse de la graine de
silphion, une plante aujourd’hui disparue. Chacun
choisira son interprétation. Reste que c’est au
XIVe siècle que ce dessin stylisé se diffuse. Il don-
nera bientôt sa forme à des bijoux, des amulettes
ou des talismans, pour signifier amour et fidélité
98
1
ou solliciter une hypothétique protection. À l’ère
victorienne, le cœur se fait médaillon, à l’intérieur
duquel il convient de glisser une mèche de che-
veux de l’être aimé. Puis il donnera sa forme à des
boîtes de chocolats et à d’innombrables jouets
genrés pour gentilles petites filles.
L’on dit parfois que les grandes œuvres sont
­prémonitoires. Dans un épisode d’Une nounou
d’enfer, feuilleton saturé de rires enregistrés qui fit
glousser toute une génération de préadolescents
dans les années 1990, l’actrice Fran Drescher pro-
mène, dans son sac (Moschino) rouge en forme
de cœur, un appareil jetable lui servant à se
prendre en photo dans le miroir des toilettes d’un
restaurant. Prophétisant ainsi la civilisation du
selfie. Trente ans plus tard, le sac s’arrache sur les
sites de seconde main et la marque italienne,
pour laquelle a officié le styliste Jeremy Scott
­pendant une décennie, propose une collection
printemps-été 2023 faisant la part belle au motif.
Mais du cœur, bien sûr, personne n’a le mono-
pole et tous les créateurs ont livré leur propre
version : de Vivienne Westwood à Karl Lagerfeld
en 1995 en passant par Alaïa, Balenciaga ou
encore Alessandro Michele, qui, en 2021, présen-
tait pour Gucci une minaudière reprenant de
manière réaliste la forme de l’organe vital, aorte
et artères comprises. L’objet, aussi rigide que
pailleté, fit son petit effet sur les tapis rouges.
Depuis, en strass, en volume, en à-plat, à mono-
gramme, les sacs en forme de cœur se multi-
plient et s’emballent. Gros risque de palpitations
au rayon maroquinerie cette saison.
Texte Diane LISARELLI
Photos Louis DEWYNTER
Stylisme Laëtitia LEPORCQ
 LE GOÛT

(1) Pochette Pop My Heart,

en cuir de veau,
Louis Vuitton, 1 600 €.
louisvuitton.com

(2) Sac cœur en similicuir

et strass, Hugo, 120 €.
hugoboss.com

(3) Minisac cabas cœur

en coton, Polyuréthane
et strass, Coperni, 620 €.
coperniparis.com

(4) Minisac Le Cagole

Heart, en cuir, Balenciaga,
1 350 €. balenciaga.com

(5) Sac Le Cœur, en cuir

de veau verni, Alaïa, 990 €.
maison-alaia.com

(6) Sac en cuir métallisé

Vivienne Westwood, 260 €.
viviennewestwood.com

2 5

3 6
Assistante de la styliste : Elisa Khayat. Scénographe : Nicolas Mur @ANTHEM. Production : Pauline Mourguet @1718 et Laura Alvarez @1718

4
L’ESPRIT DU LIEU

DIAMANTS
sur canapé
flambant neuf.
RÉNOVÉE PAR L’ARCHITECTE STAR
PETER MARINO, LA CÉLÈBRE BOUTIQUE
TIFFANY DE LA V e AVENUE, À NEW YORK,
S’EST MÉTAMORPHOSÉE EN
PRESTIGIEUX M USÉE. SUR DIX ÉTAGES,
LES COLLECTIONS DU JOAILLIER
CÔTOIENT LES ŒUVRES DE MAÎTRES
CONTEM PORAINS ET LES CRÉATIONS
DE DESIGNERS DU XX e SIÈCLE.

Texte Marie GODFRAIN

Photos Seth CAPLAN
 LE GOÛT
Page de gauche, un salon
d’essayage et l’œuvre Equals
Pi, de Jean-Michel Basquiat,
exposée près des ascenseurs
du rez-de-chaussée.
Ci-dessous et à droite,
l’entrée de la boutique Tiffany
à New York et le grand escalier
dessiné par Peter Marino.
P RINTEMPS  1961. Un taxi s’arrête au petit matin
devant la porte en métal Art déco du numéro 727 de la
Ve Avenue au son de Moon River, mélodie mélancolique jouée
à l’harmonica. Du véhicule jaune sort Audrey Hepburn, lunettes
noires, collier de perles, robe longue et tiare plantée dans le
chignon, qui observe en contre-plongée la célèbre enseigne de
Tiffany. Le spectateur accompagne ensuite l’actrice dans son
élégante déambulation le long des vitrines, café et croissant à
la main… La scène d’ouverture de Diamants sur canapé, de
Blake Edwards – adaptation à l’écran du célèbre roman de
Truman Capote Petit Déjeuner chez Tiffany –, est l’une des plus
glamour que le cinéma ait produites. Depuis le 26 avril,
soixante-deux ans après Audrey Hepburn, une longue file de
curieux et de clients patiente tous les jours devant cette même
boutique fraîchement rénovée qui conserve intact son pouvoir
d’attraction. Mis à part une surélévation de deux étages en
verre, la façade, non classée, du bâtiment érigé entre 1903 et
1905 n’a pas été modifiée. À l’intérieur, en revanche, les fidèles
du joaillier auront du mal à reconnaître l’emblème du luxe
fondé en 1837, pendant américain du français Cartier.
The Estate of Jean-Michel Basquiat
Lorsque LVMH a racheté la marque, en janvier 2021, Bernard
Arnault, le PDG du groupe de luxe, s’est aussitôt tourné vers
Peter Marino pour assurer la rénovation du bateau amiral,
rebaptisé « The Landmark » (« le jalon » ou « le point de
repère »). Avec sa dégaine unique, tout de cuir vêtu, cas-
quette incluse, et ses lunettes noires, l’Américain est l’archi-
tecte fétiche des clients fortunés et des maisons de luxe. Il a
réussi l’exploit de collaborer avec les frères ennemis du luxe,
Chanel et LVMH. Pour ce dernier, il a signé les boutiques
parisiennes de Dior et de Louis Vuitton. « Je le connais depuis
ma naissance, il suit ma famille depuis plus de trente ans,
explique Alexandre Arnault, benjamin du patron de LVMH
et vice-président ­exécutif des produits et de la communica-
tion de Tiffany. C’est l’architecte new-yorkais par excellence,
avec des bureaux à deux blocs du Landmark. C’était une évi-
dence pour nous de travailler avec lui. »
Le « starchitecte »a eu carte blanche pour rajeunir la boutique,
qui n’avait pas été retouchée depuis 1940. « Tiffany était deve-
nue une vieille machine grippée, explique Peter Marino. Mon idée
était de restituer le sentiment de rêve inaccessible que j’éprouvais
lorsque j’étais jeune en admirant ses vitrines, en imaginant ce
qu’il y avait à l’intérieur. Je tenais à produire un effet waouh en
dessinant un lieu joyeux, surprenant, pas intimidant ni sérieux,
car, au fond, quoi de plus frivole que d’acheter des bijoux ? »
Peter Marino a conçu cet intérieur de 10 000 mètres carrés
déployés sur dix niveaux comme une très chic demeure pri-
vée. Il a redistribué les étages existants et en a créé d’autres à
partir des anciens bureaux. Les Escalator, jugés trop banals,
ont été remplacés par des ascenseurs et un escalier curviligne
sculptural, dessiné par l’architecte – comme presque tout le
mobilier. En chêne cérusé (qui fait ressortir le veinage du
bois), avec ses garde-corps décorés de perles géantes en verre
blanc inspirés des lignes de bijoux signés par l’Italienne Elsa
Peretti dans les années 1970, ces marches sont un élément
central de « ce monde enchanté », selon les mots de Peter
Marino. Un espace très féminin, pour lequel de
101
 nombreuses artistes contemporaines ont œuvré. Des
chandeliers de Nathalie Ziegler Pasqua ou des peintures
d’Anna Weyant, de Molly Hatch ou de Sarah Sze côtoient les
pièces de femmes designers du XXe siècle – bureau en bois de
Bodil Kjær, table et chaise en métal de Maria Pergay – comme
celles de leurs confrères européens de l’époque, tels Raphaël
Raffel, Vincenzo De Cotiis, Gio Ponti ou André Dubreuil. Du
mobilier vintage d’une valeur proche de celle des œuvres d’art
qui jalonnent les dix étages. Un ensemble qui a fait dire au
Wall Street Journal que « Tiffany n’est pas juste une destination
shopping mais un musée de classe mondiale ».
Dès le rez-de-chaussée trône un tableau de Basquiat de 1982,
Equals Pi, avec son bleu Tiffany, qui avait servi de toile de fond
à la campagne publicitaire pour l’enseigne en 2021, « About
Love », portée par Jay-Z et Beyoncé. Dans les étages, les ama-
teurs s’amuseront à repérer une sculpture monumentale de
Daniel Arsham, un diptyque de Michelangelo Pistoletto, un
totem de Johan Creten, un tableau de Hans Hartung ou de
102
Dans les étages, les amateurs
s’amuseront à repérer une sculpture
monumentale de Daniel Arsham,
un diptyque de Michelangelo
Pistoletto, un tableau de Hans
Hartung ou de Richard Prince,
entre autres merveilles.
Richard Prince, entre autres merveilles. « La curation de pièces
d’art et de design, tout comme le travail des matières et des
textures, nous a permis d’arriver à un niveau de raffinement
rare pour un lieu public », déroule Alexandre Arnault. Une toile
à beurre tendue aux fenêtres filtre la lumière – et obture hélas
un peu la vue sur Central Park –, des tapis beiges, épais et
texturés amortissent les pas à chaque étage, certaines parois
sont revêtues de tissu mural… « Un de mes plus grands savoir-
faire est de jouer sur le tactile, je cherche toujours la meilleure
façon de prodiguer une expérience sensuelle aux clients »,
­commente l’architecte. Son autre expertise est le travail de la
lumière. « Il fallait un éclairage constant pour pouvoir observer
les diamants, spécialité de Tiffany. Pour reproduire la lumière
du jour, la collaboration de scientifiques spécialistes de la ques-
tion a été fondamentale, notamment le travail de l’architecte et
ingénieur écossais Hugh Dutton. » Son installation au plafond
du rez-de-chaussée du magasin, intitulée Diamond Skylight,
évoque un diamant taillé de milliers de facettes qui se reflète
à l’infini, faisant écho aux murs lumineux.
« Nous avons proposé un thème par niveau. L’idée est que les
clients puissent déambuler d’un étage à l’autre et plonger dans
les différentes histoires que nous proposons », raconte Alexandre
Arnault. Le rez-de-chaussée, où l’on retrouve les bracelets,
­colliers et autres bijoux qui ont fait le succès de la marque, a
conservé de son passé des vitrines classiques en verre et métal,
avec un comptoir central sur lequel trône une succession de
parallélépipèdes en métal alignés comme une skyline minia-
ture, création de l’artiste Not Vital. Au premier étage, consacré
au mariage, baptisé « All about love », les visiteurs semblent
flotter sur des nuages roses, crème et pêche, chaque salon porte
le nom d’une fleur et le papier peint fleuri est signé Damien
En haut, dans
la salle à manger,
au sixième étage,
où une table
signée Julian
Schnabel a été
dressée, et où
trône une toile
de l’artiste,
Girl With No Eyes.
À gauche,
la robe portée
par Audrey
Hepburn dans le
film Diamants sur
canapé, exposée
au niveau cinq.
Ci-contre,
des bagues
de fiançailles,
au premier étage,
dédié au mariage.
 LE GOÛT

Hirst. Le kitsch est assumé. Les quatrième et cinquième niveaux,

habillés de juxtaposition de parois dorées et métalliques, sont
l’écrin des icônes en argent, or et diamants signées du joaillier
Jean Schlumberger – auquel un lustre inspiré de son travail
rend hommage –, de la créatrice Paloma Picasso ou d’Elsa
Peretti. C’est au cinquième que se déploie le microcorner consa-
cré au mythique film de Blake Edwards, où se trouve exposée
la robe d’Audrey Hepburn créée par Hubert de Givenchy, mais
aussi son collier, récemment racheté aux enchères et, dans une
vitrine, un exemplaire du roman de Truman Capote, l’Oscar de
la meilleure actrice et des fac-similés du scénario.
Changement d’atmosphère au sixième étage, estampillé
­lifestyle, où l’on peut s’offrir un véritable breakfast at Tiffany’s
avec vue sur Central Park au Blue Box Cafe, le restaurant au sol
clair tacheté de couleurs vives et au plafond constellé des
célèbres petites boîtes bleues de la marque. Dans la salle à
manger, une table bleu turquoise a été dressée de vaisselle de
la même couleur dessinée par Julian Schnabel. Au septième,
plus sombre, à l’esprit plus techno avec son salon privé bleu
nuit, s’exposent les masterpieces. Dans l’atelier de joaillerie
attenant sont réalisées les plus belles pièces de la maison. Les
huitième et neuvième, en cours d’aménagement, seront voués
à exposer le riche patrimoine de Tiffany, mais aussi des œuvres
récentes, au gré des envies de l’équipe artistique. Quant au
dixième, il accueille un appartement privé dont les baies
vitrées ouvrent plein cadre sur les frondaisons de Central Park.
C’est dans ce penthouse moderniste avec cheminée signée de
l’artiste Peter Lane que les VIC (very important clients) sont
reçus, pour « découvrir cet heureux mariage entre héritage et
création qui représente si bien Tiffany », conclut Alexandre
Arnault, ­baskets cosignées Nike et Tiffany aux pieds.

Festival de création contemporaine

Trois adresses à deux pas
CAFÉ SABARSKY,
À LA NEUE GALLERIE
Parquet en bois, cheminée
en marbre et mobilier
d’Adolf Loos nous
replongent dans les cafés
viennois et l’atmosphère
autrichienne de l’entre-
deux-guerres. Ce musée de
l’art allemand et autrichien,
ouvert en 2001 par Ronald
Seth Caplan pour M Le magazine du Monde. Julian Schnabel/ADAGP, Paris, 2023
se trouve la plus belle
­sélection de livres en
­français du pays. On admire
aussi, au plafond, la carte
du ciel peinte à la main.
972 V e AVENUE. ALBERTINE.COM
BRYANT PARK
Beaucoup plus modeste
que Central Park, ce parc,
ouvert en 1843, a été

Lauder (fils d’Estée ­surnommé «  le petit

Lauder), abrite le fameux
portrait d’Adele Bloch-
Bauer par Gustave Klimt.
1048 V e AVENUE.
NEUEGALERIE.ORG/
CAFESABARSKY
Luxembourg », à cause de
ses chaises en métal vert
et de son kiosque. Ses
­toilettes publiques, clas-
sées et rénovées, sont les
plus chics de New York

Édition imaginée
avec ­c arrelage, musique
LIBRAIRIE ALBERTINE
­classique et fleurs.
Pour trouver cette librairie,
par matali crasset
Dès la fin du mois de mai,
il faut remonter Central
Bryant Park accueille une
Park sur son flanc ouest.
­multitude d’activités :
À l’abri de la Payne Whitney
Mansion, demeure
cours gratuits de yoga,
de tai-chi et de danse,
02 juin — 02 juillet 2023
­néorenaissance construite
entre 1902 et 1906 et
coin lecture et festival de
films classiques en plein air.
TOULOUSE
­occupée par les services
culturels de l’ambassade
AVENUE OF AMERICAS. QUARTIER SAINT-CYPRIEN
BRYANTPARK.ORG
de France depuis 1952,
 LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR FROMAGE en héritage.

APRÈS AVOIR TRAVAILLÉ DANS LE PRÊT-À-PORTER, ALEXANDRE VILACA A MONTÉ
LA FROMAGERIE FERDINAND EN EM BARQUANT SON PÈRE DANS L’AVENTURE.
UNE HISTOIRE DE FILIATION QUI TROUVE SA SOURCE DANS LE PLAISIR DES REPAS
PARTAGÉS EN FAMILLE, À L’INSTAR DE CE CHÈVRE À L’HUILE D’OLIVE, SARRIETTE ET MIEL.

gens. Ce sont des valeurs qui ont toujours été LE CHÈVRE

très présentes dans notre famille. À la maison, AUX HERBES
la vie était intimement liée à la cuisine, ouverte ET AU M IEL
sur la salle à manger. C’était surtout mon père D’ALEXANDRE
aux fourneaux. Il préparait des plats français VILACA
typiques : petit salé aux lentilles, blanquette, LES INGRÉDIENTS
bœuf bourguignon, gratin dauphinois… 1 Rouelle du Tarn affiné
Huile d’olive extraite à froid
Jusqu’à 23 ans, âge auquel j’ai quitté la maison, monovariétale
nous avions une règle : tu fais ce que tu veux, Miel de fleurs sauvages
mais, si tu ne dînes pas à la maison, tu préviens. de Sologne
Thym, sarriette ou serpolet
Car le dîner était un moment important où l’on de montagne.
se retrouvait tous les quatre. Le repas a gardé
LA PRÉPARATION
cette place essentielle pour moi, et, d’ailleurs, Dans une coupelle, placer
aujourd’hui, lorsqu’on prévoit nos vacances, on le chèvre et l’arroser
choisit nos destinations en fonction de là où on généreusement d’huile
d’olive. Il doit baigner et
veut manger… et, bien sûr, des fromages que confire dans l’huile pendant
l’on pourra trouver ! 24 heures. Parsemer de thym
Ce que j’adore avec les fromages, c’est que ce frais, de sarriette séchée ou
de serpolet. Avant de servir,
sont des produits vivants, qui évoluent en fonc- ajouter une cuillerée de miel
tion du temps, du climat, des saisons, qui sont au centre de la Rouelle.
Déguster en apéritif, avec
Texte Camille LABRO — Photos Julie BALAGUÉ liés à la nature. On expérimente avec les goûts et du pain grillé et un chablis
les condiments, l’ail des ours au printemps avec (par exemple un Saint Pierre
le brillat-savarin, le maroilles au café, le brie et les du Domaine d’Henri), ou en
fin de repas, avec une salade
“NOTRE FROMAGERIE, C’EST UN E AVENTURE FAMILIALE, fruits secs… Mais l’association que je préfère,
fraîche. L’idée est que le
une histoire de passion et de filiation. Notre magasin s’appelle intemporelle, c’est celle du chèvre avec l’huile chèvre, bien fait, coule un
Ferdinand, en référence au prénom de mon père, Fernando, d’ori- d’olive de mon grand-père, sarriette et miel sau- peu dans l’huile et le miel,
pour qu’on puisse le finir
gine portugaise, comme toute la famille. Mes parents sont arrivés vage. C’est à la fois simple, intime et sublime.” éventuellement à la
enfants en France, ils parlaient portugais à la maison et ont eu une petite cuillère.
FERDINAND PARIS, 42, RUE DE DUNKERQUE, PARIS 9 .e

éducation française. À l’inverse, mon frère et moi parlions français FERDINAND MONTREUIL, 19, RUE DE L’ÉGLISE,
à la maison, mais sommes allés dans une école portugaise. Nos MONTREUIL (SEINE-SAINT-DENIS).
cultures ont toujours été très mêlées. Lorsqu’il était jeune, mon
père a travaillé dans la restauration pendant huit ans, dans des
restaurants étoilés comme le Divellec aux Invalides. Puis mon frère
et moi sommes nés, et mon père a quitté le milieu et ses horaires
trop lourds pour devenir chauffeur, pendant presque trente ans. J’ai
fait un parcours d’études de commerce et j’ai d’abord travaillé pour
une société de prêt-à-porter. Ma femme, elle, est productrice de
vin. Elle a un domaine viticole à Chablis, ce qui m’a permis de
mettre un pied dans la production et de rencontrer les vignerons.
Cela m’a passionné. J’ai vite eu envie de lancer ma propre affaire.
Nous avons d’abord pensé à un restaurant, mais c’était trop
compliqué en termes d’organisation. Et, un jour, je suis allé aider
un ami fromager à Boulogne-Billancourt qui m’a fait découvrir
son travail. Je suis tombé amoureux du métier. C’est un secteur
qui réunit tout ce que j’aime : le rapport direct au client, le sour-
cing des produits, le travail d’affinage, le rapport au temps, l’asso-
ciation des fromages et des vins, et, surtout, la créativité avec les
produits. On peut, avec le fromage, diversifier à l’infini, jouer
avec les épices, les herbes fraîches, le sucré-salé…
Je me suis donc formé au métier de fromager affineur en 2018 et
j’ai convaincu mon père de me rejoindre dans le projet, pour qu’il
puisse renouer avec sa passion pour la cuisine et la relation aux

104
 À PORTÉE DE MAIN Le THERMOMÈTRE de cuisine.
SON HISTOIRE
Depuis deux millions d’années, nous
faisons cuire la nourriture et la man-
geons chaude. L’acte paraît anodin,
mais c’est l’une de ces particularités
qui permet de nous différencier des
animaux. En 1964, dans son essai
­intitulé Le Cru et le Cuit, l’anthropo-
logue Claude Lévi-Strauss va jusqu’à
qualifier cette transition alimentaire
du froid vers le chaud de véritable
« acte civilisateur » ; un moment-clé
qui aurait marqué, selon lui, notre pas-
sage du domaine de la nature à celui
de la culture. On pense alors à ce loin-
tain génie hirsute qui, le premier, a eu
la bonne idée de jeter un morceau de
viande à la braise avant de l’observer
grésiller, caraméliser, brunir et se dire
que, après tout, son repas serait peut-
être meilleur ainsi. On le remercie,
car – lorsqu’elle est bien réalisée –
la cuisson permet de détruire les
microbes et les parasites éventuelle-
ment présents dans les aliments crus.
En cuisine, le contrôle de la tempéra-
ture et des durées de cuisson ont un
avantage double : modifier la nature
des nutriments présents dans les
­aliments, mais aussi jouer sur la
­texture et la digestibilité des produits
à ­transformer. Pour ce faire, on a
recours à un thermomètre de cuisine,
aussi appelé « sonde », constitué
d’une aiguille et d’un boîtier à écran
Texte Léo BOURDIN sur lequel s’affiche la température.
Illustration Patrick PLEUTIN
SON USAGE
L’écran du téléphone portable affiche
15 h 30 dans les cuisines de Géosmine,
le nouveau restaurant de Maxime
À LA CAVE Saint-Émilion, FÉMININ pluriel.
Les vigneronnes gagnent du terrain partout ; on s’en réjouit. Et pas seulement dans des appellations
de seconde zone. À Saint-Émilion, par exemple, elles sont de plus en plus nombreuses à produire
des vins remarquables. Prenons Joséphine Duffau-Lagarrosse, à la tête de Château Beauséjour,
un ­premier grand cru classé depuis 1955, et Axelle Courdurié, responsable des vins de Château Croix
de Labrie, un grand cru. Aussi déterminées l’une que l’autre, elles ont choisi la culture biologique
et l’aide du cheval pour travailler leurs vignobles de plateaux, aussi beaux que des jardins, moins de
7 ­hectares pour la première, et à peine 6 pour la seconde. Leurs crus ont cette qualité rare de refléter
leur ­personnalité : lumineux, harmonieux, gourmands et raffinés. Issu uniquement de merlot, Croix
de Labrie possède une sensualité que Beauséjour transforme en une élégance pure grâce à la part
de cabernet franc qu’il contient en plus. Laure GASPAROTTO
CHÂTEAU BEAUSÉJOUR, PREMIER GRAND CRU CLASSÉ, SAINT-ÉMILION 2014, 103 €. LILOVINO.COM
CHÂTEAU CROIX DE LABRIE, GRAND CRU, SAINT-ÉMILION 2017, 100 €. CHATEAU-CROIX-DE-LABRIE.FR
Bouttier, situé rue de la Folie-Méricourt
(Paris 11e). Pour les besoins de la
démonstration, le jeune chef a déposé
sa sonde de cuisson, à la verticale, sur
le rebord du passe en Inox. La sienne
est artisanale, presque rudimentaire :
« C’est un bouchon de vieux xérès,
en≈liège, dans lequel a été plantée
une aiguille à brider en métal. C’est
mon premier patron qui me l’a trans-
mis lorsque j’étais en apprentissage
chez lui à 14 ans – cela fait seize ans
qu’elle me suit partout », explique-t-il.
Maxime Bouttier s’empare du
­bouchon et vient enfoncer l’aiguille
dans un filet de barbue sauvage,
ce poisson plat à la chair délicate,
qui finissait de cuire à la poêle.
Une fois extraite, quelques secondes
plus tard, la pique vient s’échouer, à
plat, au milieu de sa lèvre inférieure.
« C’est l’une des parties du corps
où la peau est la plus fine et donc
la plus sensible, précise-t-il.
Pour les ­p oissons plats, difficile à
cuire, on cherche un point de cuisson
idéal, situé entre la température de
notre corps – 37 °C – et le moment
où l’aiguille commence à brûler
– environ 60 °C. Cela se joue à peu
de chose et il faut quand même avoir
un peu ­d’expérience pour ressentir
cette juste température.
J’aime bien cette idée que, à la
­différence d’un outil électronique,
la sonde manuelle amène un
­feeling, quelque chose d’organique.
C’est le lien entre la matière et
le cuisinier. »
THERMOMÈTRE ÉLECTRONIQUE AVEC SONDE
FILAIRE, 25,74 € CHEZ EDEHILLERIN.FR

L’ENSEIGNE DE CE RESTAU-
RANT DE POCHE du 11e arrondisse-
ment, à Paris, est une promesse.
Il Bacaro, suspendu au-dessus d’une
façade en bois aux baies vitrées
agrémentées de rideaux, plonge
dans l’atmosphère des bacari, ces
bars à vins s’alignant le long des
canaux vénitiens et où, perché au
comptoir, on déguste à l’heure de
l’apéritif des cicchetti, ces bouchées
de polpette, demi-œufs aux anchois,
fritures et autres tartinas.
C’est à la Vénétie et au Frioul, dont
elle est originaire, que l’ex-archi-
tecte Eleonora Zuliani, formée
chez Ferrandi et au Caffè dei
Cioppi de Fabrizio Ferrara, rend
hommage dans cette bistrattoria
de vingt-cinq couverts, nichée rue
Auguste-Laurent et fréquentée par
les fidèles du quartier en quête
d’authenticité. Ici, pas de fioriture.
DE BOUCHE À OREILLE Dans un décor épuré de chaises de
bistrot et de murs crème habillés
“Ricotta, pommes de photos de famille anciennes, la
carte ouvre le bal avec un assorti-
ment de cicchetti – à l’instar de
et poires, herbes, l’onctueuse baccalà mantecato,
une crème de morue montée à
l’huile servie sur de la polenta
biscuit et cannelle, blanche ou des crackers de pois
chiche  –, puis se poursuit par
quatre primi et secondi piatti qui
ces raviolis dodus valsent tous les mois.
sont un concerto
à plusieurs voix.”
CHAQUE SEMAINE, UN JOURNALISTE
RACONTE UN PRODUIT OU UNE
EXPÉRIENCE GUSTATIVE QUI L’A MARQUÉ.
COM M E CES CJARSÒNS, UNE SPÉCIALITÉ
DE LA RÉGION DU FRIOUL, EN ITALIE,
SERVIE À LA TABLE D’ELEONORA ZULIANI,
IL BACARO, À PARIS.
Texte et photos Laetitia MØLLER
106
LE GOÛT
Parmi les convives, Paolo Uccello,
le  faisan empaillé qui trône en
vitrine, et Big Jim, le sanglier dont
la tête un brin farouche s’avance
au-dessus du comptoir, donnent à
l’ensemble des airs de relais de
campagne. Car, à côté d’une cuisine
vénitienne aux accents maritimes, la
cheffe Eleonora Zuliani plonge dans
les traditions populaires du Frioul,
une province montagneuse à la
gastronomie populaire mâtinée d’in-
fluences austro-hongroises – sucré-
salé, strudel ou chou fermenté – en
héritage de son passé prussien
jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Elle y propose notamment une spé-
cialité familiale typique de la région
alpine de Carnia : les cjalsòns – ou
cjarsons –, des raviolis dodus réalisés
avec une pâte de pomme de terre,
comme les gnocchis, fourrés d’une
farce mêlant ricotta, pommes et
poires râpées, herbes, biscuit écrasé
et cannelle. En bouche, c’est un
concerto à plusieurs voix. La pâte,
nappée d’une sauce au beurre et
bouillon végétal, fond comme une
douceur. Le mélange pomme-poire
apporte une rondeur automnale,
tandis que les herbes fraîches
– mélisse, menthe, ciboulette et per-
sil – viennent vivifier le palais.
Pour maîtriser l’équilibre subtil qui
distingue ce plat d’un dessert,
Eleonora Zuliani rajoute une pointe
de cacao qui donne de l’amertume et
parsème le tout de ricotta fumée.
Accompagné d’un valpolicella bio
aux arômes de fruits écrasés conseillé
par Frédéric Besson, le mari d’Eleo-
nora Zuliani, qui officie en salle, c’est
un voyage mémorable. Et une
adresse, qui n’a pas cédé aux sirènes
de la bistronomie branchée du quar-
tier, dont on ne se lasse pas.
9, RUE AUGUSTE-LAURENT, PARIS 11 e.
PLAT DE CJALSÒNS : 19 €. FORMULE
AU DÉJEUNER DE 15 À 19 €. À LA CARTE
LE SOIR. OUVERT DU LUNDI SOIR AU
VENDREDI SOIR. ILBACAROPARIS.COM
 « LA BEAUTÉ D’UNE

ŒUVRE D’ART
LES FLEURS. »
EST SEMBLABLE AU
PARFUM QU’EXHALENT
– Edmond Brault

DES ŒUVRES
SIGNÉES ET LIMITÉES
LUMAS ART EDITIONS GmbH, Ernst-Reuter-Platz 2, 10587, Allemagne.

EN LIGNE ET DANS 21
GALERIES AUTOUR
DU MONDE
JESPER KRIJGSMAN
summer breeze, tirage 150 ex.
signé, 64,4 x 46,4 cm
Sous réserve de modifications et d‘erreurs.

(autres formats disponibles)

Art. n° JKR24, 649 €

BERLIN · LONDRES · MIAMI · NEW YORK · PARIS · SAN FRANCISCO

VIENNE · ZURICH · DORTMUND · DÜSSELDORF · FRANCFORT · HAMBOURG
HANOVRE · COLOGNE · MANNHEIM · MUNICH · STUTTGART

LUMAS.COM

COMME LA ROSE, c’est une bête de compéti-
tion. Du genre à participer à tous les concours de
beauté régionaux et à établir des records. Le dahlia a
ses fan-clubs, ses rencontres internationales et des
racines qui s’échangent comme des images Panini
dans les cours de récré. Un modèle pompon rose
chewing-gum contre les fleurs d’un nain jaune, un
exemplaire de Spartacus rouge contre une dentelle
blanche, une forme cactus à pointes mauves contre
une balle presque noire… C’est au troc de tubercules
entre voisins de ­potagers qu’il doit la diversité de sa
garde-robe. Deux siècles après avoir été importé des
plateaux du Mexique, le dahlia compte près de vingt
géométries différentes, des fleurs de la taille
d’une pièce de monnaie à celle d’une assiette, et des
variétés par dizaines de milliers, ­certaines aériennes,
d’autres plus sculpturales.
Il a d’abord été question de manger le dahlia par la
racine, comme au Mexique. Yoann Beaumont, à la tête
de 2 500 variétés différentes, convient que, sous la
EMPREINTE VÉGÉTALE
dent, le tubercule ne vaut pas la pomme de terre ou
Le roman
le ­topinambour. « Trop aromatique, décrit ce proprié-
taire de la plus grande collection de dahlias au monde,
son goût de gingembre ne satisfait personne en Europe. »
La fleur, hommage au botaniste suédois Anders Dahl,
du DAHLIA. s’est donc retrouvée à jouer les belles plantes dans les
jardins de curé. « Il peut donner jusqu’à 120 fleurs par
saison, s’enthousiasme Matthieu Velé, arrière-petit-fils
LE GOÛT
d’Ernest Turc, fondateur éponyme de l’en-
treprise horticole. Il tient jusqu’aux pre-
mières gelées et fane joliment. »
En 1947 un fait divers hollywoodien aurait
pu enterrer sa carrière. C’est tout l’inverse.
Le meurtre jamais résolu du « Dahlia noir »,
alias Elizabeth Short, une aspirante actrice
à la chevelure jais, l’a entouré de mystère.
L’écrivain américain James Ellroy en a tiré le
nom d’un roman noir devenu best-seller ;
Givenchy, celui d’un parfum ténébreux
(bien que la fleur soit inodore). Pendant ce
temps, les botanistes, à défaut de pouvoir
obtenir naturellement une version bleue de
la fleur, ont sorti des variétés d’un brun
­grenat et violet dramatique. Plus récem-
ment le dahlia est revenu sur les étals des
fleuristes et les écrans. Teint en noir pour
jouer les oiseaux de mauvais augure dans la
série Mercredi, sur Netflix, et de toutes les
couleurs sur le compte Instagram à un
­million d’abonnés de Floretflower, une
­horticultrice engagée. « Ce regain d’intérêt
est lié aux préoccupations écologiques
actuelles, analyse Matthieu Velé. Le dahlia
ne supporte pas les voyages, c’est une fleur de
circuit court. » Locale et de saison, parfai­
tement dans l’air du temps.
Texte Julie LASTERADE
Photo Thérèse VERRAT
et Vincent TOUSSAINT
PÉRIODE DE FLORAISON
De juin à octobre.
ZONES DE PRÉDILECTION
Les potagers et les jardinets.
AIME
Le plein soleil, les sols riches
et les paillages l’hiver.
DÉTESTE
Être noyé sous l’eau,
les coups de vent qui cassent
sa tige et les limaces.
ENTRETIEN
En pincer régulièrement
les extrémités pour l’amener
à se ramifier et s’étoffer.
 Prize 2023

MERIEM BENNANI
HAN BING
BIANCA BONDI
BINTA DIAW
SER SERPAS

INFILTRÉES
5 manières d’habiter le monde

EXPOSITION
ACACIAS ART CENTER 12.05 — 17.06 2023
30 RUE DES ACACIAS, PARIS 17
POUR LA JEUNE CRÉATION CONTEMPORAINE ET LA DIVERSITÉ CULTURELLE AVEC LE SOUTIEN DE
 DOSSIER

Les mots pour le BOIRE.

Dossier coordonné par Ophélie NEIMAN, réalisé par Stéphane DAVET, Laure GASPAROTTO
et Jérôme GAUTHERET — Illustrations Albert TERCERO

111
En prose et en VERRES.
SUBTIL, GROS, SAUTILLANT, LOYAL, RACÉ, FRAIS, MINÉRAL, PUISSANT…
À CHAQUE ÉPOQUE SON LANGAGE POUR DÉCRIRE LE VIN. MAIS
AUJOURD’HUI, LES CONSOMMATEURS SONT CONFRONTÉS À UN JARGON
QUI LES ÉLOIGNE PARFOIS DU PLAISIR DE LA DÉGUSTATION.

Texte Ophélie NEIMAN, avec Michel GUERRIN — Illustration Albert TERCERO

DOSSIER
NOÉ RICHARD A UN E BOUILLE qui hésite
encore entre l’enfance et l’âge adulte. Ses joues
rondes s’oublient entre une coupe de cheveux taillés
au millimètre et un nœud papillon de dandy.
À 21 ans, il officie comme sommelier stagiaire dans
le prestigieux restaurant d’Anne-Sophie Pic, trois
étoiles Michelin, à Valence (Drôme). Et, il en est
convaincu, la sommellerie offre une latitude que le
service des plats ne lui permet pas : le langage. « Il y a
une liberté d’expression qui n’existe pas dans la cui-
sine, beaucoup plus normée par les ingrédients,
estime-t-il. Là, je peux raconter ce que le vin m’évoque,
ce que j’en perçois. Je crée plus de choses autour d’une
table avec le vin et c’est plus valorisant. » Le vocabu-
laire du vin lui ouvre un champ infini de liberté. Pour
la plupart des consommateurs, en revanche, ce
même vocabulaire tétanise. Et provoque des com-
plexes chez n’importe quel Français pourtant à l’aise
devant une assiette. Malgré son jeune âge, Noé
Richard a eu l’occasion de mesurer ce fossé : « Je
remarque déjà que, quand je parle à mes amis, je
deviens trop technique. J’ai peur de passer pour
quelqu’un de prétentieux ou de condescendant. » C’est
que, entre le professionnel, le dégustateur passionné
et le client d’un restaurant, les connaissances et les
attentes sont bien différentes, tandis que le vocabu-
laire reste, souvent, identique. Sans aller jusqu’aux
termes techniques obscurs, tels que « fermentation
malolactique », « osmose inverse » ou « macération
semi-carbonique à froid », l’univers lexical œnolo-
gique a de quoi provoquer l’embarras.
Le vin est en effet l’un des rares champs écono-
miques où plane un tel flou sur le vocabulaire, où la
technique et le poétique se superposent dans une
même phrase. À tel point que même les termes
simples donnent lieu à des interprétations diverses,
y compris entre personnes du métier. « Je me suis
rendu compte qu’au sein de l’équipe nous utilisions
des mots que nous ne comprenions pas de la même
façon, ce qui est un problème pour travailler,
remarque ainsi Fabrice Bacquey, maître de chai au
Château Phélan-Ségur, à Saint-Estèphe. Par exemple,
“puissance tannique” : certains, en mettant en avant
les tanins, pensent à la fraîcheur, alors que d’autres
font référence à l’alcool, d’autres encore à la concen-
tration, la richesse, la gourmandise… Le mot
minéralité, qui s’utilisait surtout pour les blancs, s’applique désormais
aux rouges. Mais ça veut dire quoi ? Un rapport aux cailloux, à la terre,
à ce que l’on ressent en bouche ? Nous avons donc décidé de redéfinir
tout le vocabulaire entre nous pour avoir le même référentiel. »
Le meilleur exemple est certainement le mot « fraîcheur ».
Particulièrement en vogue depuis quelques années, on le retrouve
dans presque tous les commentaires de dégustation. Fin avril, Jean
Garandeau, directeur marketing et commercial d’Artémis Domaines,
s’affaire au Château Latour, à Pauillac. Des dizaines de dégustateurs
professionnels viennent goûter son vin en primeur : « Le mot “fraî-
cheur” ? Je vais certainement l’entendre 500 fois pendant les primeurs.
C’est le terme le plus à la mode, surtout avec le réchauffement clima-
tique. Mais chacun aura sa définition, chacun l’interprétera selon sa
culture ou ses convictions. Ce qui est amusant, c’est que les mots les plus
utilisés sont synonymes de qualité, en effaçant d’autres à la perception
devenue négative. Ainsi, la fraîcheur remplace des mots en vogue il y
a quelques années, comme “concentré” ou “puissant”. Ils ne corres-
pondent plus à l’époque. » Pour Gabriel Lepousez, neurobiologiste et
chercheur en neuro­sciences, ce mot, comme beaucoup d’autres, a
besoin de précisions. « Il faut distinguer la fraîcheur désaltérante,
basée sur l’acidité et sa capacité à stimuler la salivation, de la sensation
rafraîchissante révélée par des composés mentholés et herbacés, qui
activent notre récepteur trigéminal du froid [le nerf trijumeau nous
permet de détecter des éléments comme le piquant, le pétillant ou le
brûlant]. De plus, la sensation de fraîcheur est renforcée par les textures
fluides, l’amertume, la salinité… », détaille le scientifique, qui a consa-
cré une vidéo sur le sujet dans La Revue du vin de France.
Comment, dans ce cas, espérer que le public comprenne des mots
qui sèment déjà le trouble parmi les professionnels ? Une chose est
sûre : on n’a jamais autant décrit le vin. Même si on en a toujours
parlé. Dans l’Antiquité, les Grecs et les Romains écrivent abondam-
ment sur le sujet. Mais ils s’attachent plus à répertorier les meilleures
régions viticoles, à détailler les modes de viticulture et à hiérarchiser
les vins, qu’à en décrire le goût. Dans « Le Langage du vin, histoire et
développement moderne » (Douro – Estudos & Documentos, 2002),
l’œnologue Pierre Casamayor note qu’il existe « des renseignements
très précis sur les grands crus de la Rome antique, mais nous savons à
peine s’ils étaient rouges ou blancs. Par contre, les auteurs sont très
attentifs aux millésimes des vins de prestige ». Au Moyen Âge, l’évoca-
tion du vin s’éloigne franchement de nos mœurs actuelles. « L’esprit
médiéval est très différent du nôtre. Le vin est consommé quotidienne-
ment par tout le monde avec une forte valeur symbolique, donc on en
parle beaucoup, mais l’essentiel du vocabulaire est médical. L’hédonisme
a peu sa place. On juge sa valeur digestive, la façon dont il va être
incorporé », détaille Thomas Labbé, historien et cofondateur du cabi-
net d’études historiques dans le domaine viticole Parhis
113

(Patrimoine, archive, histoire). On l’analyse ainsi sous le prisme
des humeurs, constituées de substances sèches, chaudes, humides et
froides. « Tout l’art du buveur est d’évaluer le degré de chacune de ces
substances, reprend l’historien. Pierre de Crescens, un auteur bolognais
du XIIIe siècle, explique que le vin se situe sur une échelle qui va de
subtil à gros. Subtil correspond aux substances froides et humides, ce
sont des vins blancs ou très jeunes. Les vins gros sont qualifiés de
chauds et secs, comme les rouges très tanniques et lourds. » Ces derniers
sont peu consommés, car difficiles à digérer, tout comme les vins
âgés, qui auraient tendance à « échauffer » le corps. Thomas Labbé a
néanmoins trouvé une description de vin. Elle date de la même
époque, d’un glossaire rédigé par le philosophe anglais Alexandre
Neckam. Il y décrit les qualités d’un bon vin : « Il doit être clair comme
une larme de pécheur, descendre avec l’impétuosité de l’éclair, être
rampant comme un écureuil, sautillant comme un chevreuil, fort
comme un monastère, subtil comme une école, frais comme le cristal,
savoureux comme l’amande et délicat comme de l’étoffe. »
Le commentaire de dégustation s’étoffe au cours des XVIIIe et
XIXe siècles. Mais, à l’époque, seul le toucher de bouche est abordé.
L’odorat reste très secondaire. Olivier Jacquet, docteur en histoire et
ingénieur de recherche pour la chaire internationale Culture et tradi-
tions du vin de l’université de Bourgogne, a étudié le sujet sur les trois
derniers siècles. « Dans la civilisation occidentale, l’odorat est considéré
comme un sens animal et on s’y attarde peu, explique-t-il. Quand on
évoque les arômes d’un vin, on les juge dans leur globalité, en disant
qu’ils sont beaux, agréables, distingués. La structure des vins importe
beaucoup plus aux négociants, qui, avec les courtiers, sont les dégusta-
teurs de l’époque et qui font les vinifications. Ils vont développer un
vocabulaire lié à la structure du vin pour étudier comment assembler les
vins. » Le consommateur est tenu à l’écart de toutes ces discussions.
Dans les manuels de sommeliers ou de négociants, les descriptions sur
la structure et le caractère du vin sont variées. Il est généreux, loyal,
net, racé, séveux, droit, équilibré. Mais aussi acide, âcre, amer, tan-
nique, pétillant sous toutes ses déclinaisons. Il est amusant de noter
que, quand le mot terroir est employé, c’est extrêmement péjoratif.
Pour être bon, un vin doit être exempt de tout goût de « terroir ». « Le
terroir était alors considéré comme rustique et paysan, ce qui est extrê-
mement dévalorisé au XIXe siècle, rappelle Olivier Jacquet. Rien à voir
avec la seconde moitié du XXe siècle et la renaissance du folklore vineux. »
Il faut attendre les années 1960 pour voir s’opérer un basculement du
vocabulaire et que les consommateurs soient abreuvés de nouveaux
termes pour désigner le contenu de leur verre. La Revue du vin de
France naît en 1927, les dégustations commentées y font leur appari-
tion dans les années 1950, mais ce n’est que dix ans plus tard que des
référentiels olfactifs se généralisent. Dans un texte publié dans la revue
Crescentis en 2020 et intitulé « Le goût de l’origine. Développement
des AOC et nouvelles normes de dégustation des vins (1947-1974) »,
Olivier Jacquet en cerne la raison. Les appellations d’origine contrôlée
se multiplient et il est nécessaire de pouvoir les distinguer dans le verre.
« C’est un processus d’acculturation, explicite-t-il. Par exemple, il est plus
simple d’identifier un meursault quand on dit qu’il sent la noisette, les
fleurs blanches et le pain grillé. Ces référentiels collectifs sont instaurés
par les instances en charge des AOC. Ils se répandent aux dégustateurs,
“Les clients veulent des humains
qui parlent à leur corde sensible.
Pas une fiche détaillée ou un
discours digne de ChatGPT. Notre
finalité est quand même de vendre
du vin. Il faut savoir donner envie.”
Edmond Gasser, chef sommelier chez Maison Pic
114
DOSSIER
puis aux consommateurs. Plus les appellations se déve-
loppent économiquement, plus elles sont reconnues à
travers des dégustations pointues. » Apparaît alors la
notion de typicité, qui relie la qualité du vin à son
origine : le terroir devient enfin un mot valorisant.
Cette prolifération des termes du vin n’a pas que des
avantages. Sur le choix d’abord. « L’aromatique prend
de plus en plus de place dans les commentaires,
remarque Gabriel Lepousez. Or, nous ne sentons pas
pareil que notre voisin et cela peut poser un problème,
voire un rejet des consommateurs écrasés par des qua-
lificatifs qu’ils ne reconnaissent pas. » Le foisonne-
ment lexical oblige aussi le quidam à devoir maîtriser
de plus en plus de paramètres. « On est devenu trop
exigeant vis-à-vis du consommateur, qui doit savoir
distinguer les qualités et les défauts d’un vin, admet
Edmond Gasser, chef sommelier chez Maison Pic. On
a mis le vin dans une telle démarche intellectuelle
qu’on l’a détourné du plaisir. » « On a fait déborder le
vocabulaire des passionnés et on l’a associé au bien
boire, abonde Marc-André Selosse, botaniste et bio-
logiste, professeur au Muséum national d’histoire
naturelle et passionné de vin. En cela, c’est radicale-
ment différent du football, où il n’y a aucune attente
de connaissance de la part du spectateur : tant qu’il
prend du bon temps, tout le monde est content. »
Face à ce constat, les professionnels tentent depuis
quelques années de changer leur discours. En
s’adaptant aux modes, déjà. Exit les jugements gen-
rés, vins « masculins » ou « féminins », pour dési-
gner la puissance ou la finesse d’un cru. Et place à
davantage de ressenti. « Au restaurant, il est de plus
en plus nécessaire de sortir de la technique, remarque
le sommelier de la Maison Pic, autant à notre
encontre qu’à l’attention de son apprenti Noé
Richard. Les clients veulent des humains qui parlent
à leur corde sensible. Pas une fiche détaillée ou un
discours digne de ChatGPT. Notre finalité est quand
même de vendre du vin. Il faut savoir donner envie. »
Un discours qu’approuve Gaby Benicio, sommelière
italo-brésilienne auréolée du prix Michelin 2023 de
la sommellerie. Depuis son restaurant, Äponem, à
Vailhan (Hérault), elle se bat contre le jargon œnolo-
gique. « Je déteste cette idée d’humilier les gens par les
mots, en étalant ses connaissances, s’emporte-t-elle.
Le sommelier qui dit que le vin a des notes de violette,
une belle sapidité… mais à quoi ça sert ? Ce type de
description est un manque de politesse qui exclut les
gens de l’univers du vin et les coupe de leurs sensa-
tions. » La jeune sommelière constate que les clients
sont très complexés car trop souvent rabaissés par ce
type de discours. Elle préfère leur parler d’émotions
et leur demande s’ils souhaitent être réveillés par le
vin, ou plutôt bercés, câlinés, rafraîchis… « J’entends
alors des choses magnifiques, des personnes qui me
disent qu’ils sentent la brise dans leurs cheveux en
goûtant un vin ou qu’ils ont l’impression de marcher
pieds nus dans la forêt. Moi, ça me parle. »
Parfois, elle évoque la rondeur, la ligne, la gravité ou
l’aspect aigu d’un vin, faisant appel, pour définir la
perception, à un terme normalement réservé à une
autre modalité sensorielle (la synesthésie). Tout est
bon pour « relier les gens à leurs sensations. C’est
surtout ça le problème, retrouver ses sensations, cette
intimité, cette relation à son corps ». Quitte à se taire
et à en oublier les mots pour mieux savourer.

L’effet de PIERRE.
LE TERM E DE M INÉRALITÉ EST TRÈS EN VOGUE
POUR QUALIFIER CERTAINS VINS BLANCS. EN
RÉALITÉ, L’IM PACT AROMATIQUE DE LA ROCHE DU
SOL QUI A NOURRI LA VIGNE N’A RIEN D’ÉVIDENT.
Texte Stéphane DAVET — Illustration Albert TERCERO
QUE CEUX QUI ONT DÉJÀ GOÛTÉ DE LA CRAIE OU DU
­G RANIT LÈVENT LE DOIGT. C’est tout ? Et ceux capables de recon-
naître l’odeur du graphite ou du schiste ? Pas plus ? Ces dernières
années, cela n’a pas empêché d’innombrables dégustateurs de
qualifier de « minéral » une pléiade de vins et de faire de ce
concept de minéralité l’un des mots-valises les plus usités et les
plus flous de l’analyse sensorielle. Contrairement à des marqueurs
mesurables, comme la puissance tannique, l’acidité ou le sucré, ou
à des arômes, tels que le cassis, la pomme ou la pêche, qui, s’ils
peuvent être subjectifs, n’en sont pas moins connus et mémorisés,
la minéralité se révèle un descripteur aussi ambigu que passe-par-
tout. Peut-on en circonscrire plus précisément le sens ?
Le terme n’a pas toujours été à la mode. Il est même à peu près
absent du vocabulaire de la dégustation avant les années 2000.
« Il a commencé à apparaître à la toute fin des années 1990 »,
estime Antoine Pétrus, double Meilleur Ouvrier de France
116
DOSSIER
(sommellerie, en 2011, et maître du service, arts de la table,
en 2018). « Cela a correspondu à une revalorisation des grandes
appellations de blancs, portée par une reconnaissance de l’agricul-
ture biologique et la percée de la biodynamie, allant de pair avec
la mise en avant des terroirs par les vignerons. »
Parmi les régions dont les vins allaient être particulièrement
­qualifiés de « minéraux » : la Loire (en particulier le sancerre et le
muscadet), le nord de la Bourgogne (chablis), la Champagne et
l’Alsace. Certains de ces vignobles, comme le Sancerrois, avaient
déjà la réputation de diffuser des arômes de pierre à fusil, un parfum
légèrement fumé à rapprocher de celui provoqué par le choc de
deux morceaux de silex. On en attribuait donc la paternité à des sols
riches en silex. Jusqu’à ce que les équipes de l’œnologue bordelais
Denis Dubourdieu (1949-2016) identifient la molécule de cette
odeur, la benzenemethanethiol, plus liée au processus de fermen-
tation ou au vieillissement qu’à une spécificité minérale.
La bouche est-elle un meilleur outil que le nez pour tracer cette
fameuse minéralité ? « Pour moi, il s’agit plus de texture que de
parfum », analyse Antoine Pétrus. Cette piste de l’impression tac-
tile, avec, selon lui, « des bouches qui ont une énergie, un éclat qui
font saliver », permettrait d’envisager la minéralité au-delà d’un
simple synonyme d’acidité ou de salinité. L’image du minéral
aiguille vers des vins droits, purs, tendus, d’une fraîcheur de pierre.
Des vins qui s’élèvent plus qu’ils ne s’avachissent et dont le succès
a grandi à mesure que s’affirmait le réchauffement climatique.
« À une époque, les domaines cherchaient à donner du gras à leurs
blancs », se souvient Matthieu Dubernet, président des
Laboratoires Dubernet, l’un des plus importants laboratoires
œnologiques indépendants d’Europe. « Or, le réchauffement en
apporte plus qu’il n’en faut. Les consommateurs comme les vigne-
rons recherchent à présent plus d’acidité, de tension, de fraîcheur et
de sapidité. » Et donc de minéralité ? « Idéalement, la minéralité
doit se traduire par un é­ quilibre subtil entre rondeur et acidité »,
juge Matthieu Dubernet. Un équilibre souvent signalé, d’après
Antoine Pétrus, par « des amers mûrs et non secs et cassants ».
Le mystère n’est pourtant pas levé quant à l’impact précis des sols
sur ces bouteilles. Certains se sont fait les chantres d’une dégusta-
tion géosensorielle apte, selon eux, à déterminer la sapidité d’un
vin en fonction de la roche mère qui a nourri la vigne. À l’instar du
vigneron alsacien Jean-Michel Deiss, de l’écrivain Jacky Rigaux ou
de l’œnologue champenois Geoffrey Orban, qui a été jusqu’à
déguster des « solutions de roches » pour constater des « corréla-
tions tactiles, voire aromatiques, entre le sol et le vin ».
D’autres, comme Matthieu Dubernet, estiment que nombre de
vins dits minéraux, souvent issus des limites nord de vignobles
septentrionaux, « doivent d’abord leurs caractéristiques à une
maturation lente et progressive des raisins ». Sans nier l’influence
évidente des terroirs, le patron des Laboratoires Dubernet assure
qu’« il est encore objectivement et scientifiquement impossible de
lier les caractéristiques gustatives de la “minéralité” aux éléments
minéraux contenus dans le vin ». Présent, en particulier, dans les
sols cristallins (comme ceux riches en schiste ou en granit), le
potassium déchargé massivement de la vigne aux raisins en cas
de grosse chaleur provoque même, explique-t-il, une perte bru-
tale d’acidité et une importante montée de sucre. Comme si trop
de minéral tuait la minéralité.
 Finesse : n.f.
qualité de ce qui a le caractère
d’une élégante délicatesse.

©Jacques Péré / Imprimerie Pujol

L‘abus d’alcool est dangereux pour la santé. À consommer avec modération.


Jean-Michel
Deiss, terroir
mon beau
TERROIR.
À LA TÊTE DE SON DOMAINE
DE 50 HECTARES, L’ENFANT
TERRIBLE DU VIGNOBLE ALSACIEN
RÉVOLUTIONNE L’ART DE LA
DÉGUSTATION EN PRÔNANT UNE
APPROCHE GÉOSENSORIELLE
QUI FAIT PARLER LES SOLS
PLUTÔT QUE LES ARÔM ES.
Texte Stéphane DAVET
118
À BERGHEIM (HAUT-RHIN), dans la
maison attenante au chai du domaine
Marcel Deiss, le maître des lieux, Jean-
Michel Deiss, nous guide en terre géo­
sensorielle. Verre noir à la main, bandeau
sur les yeux (« la vue disperse nos sens et
suggère des saveurs sans qu’on en prenne
conscience », justifie ce vigneron de 69 ans
féru de spiritualité), le dégustateur amateur
doit renoncer à pister les touches
d’agrumes, fruits rouges, fleurs blanches,
cire d’abeille, cuir ou sous-bois, pour se
concentrer sur les messages de ses glandes
salivaires. Pas facile, tant l’expressivité des
vins Marcel Deiss suscite un flot d’impres-
sions gourmandes. Mais cette expérience
en aveugle se révèle bluffante.
On suit la goutte de blanc qui rafraîchit le
bout de la langue de sa fine salinité. Dès
l’entrée de la bouche, elle provoque une
intense salivation, avant de tracer une route
rectiligne vers la gorge en laissant une légère
sensation de rugosité. « Cette trame tendue,
cette précision lumineuse, cette dominante
froide un peu rugueuse sont typiques d’un
terroir de granit comme celui du premier cru
Langenberg, un lieu très sec, très minéral, très
blanc », analyse Deiss, en pédagogue habité.
D’autres sols cristallins, explique-t-il, tels le
quartz, les grès ou les graves donnent des
vins lumineux et froids. Les terrains sédi-
mentaires offrent des dominantes chaudes
aux textures plus enveloppantes, avec plus
de finesse quand il s’agit de c­ alcaire, plus
d’épaisseur quand il s’agit d’argile. À condi-
tion que les raisins soient arrivés à complète
maturité, seule façon, pour eux, de porter
« l’énergie et l’ADN d’un terroir », déclare
celui qui est aussi le président-fondateur de
l’Université des grands vins (UGV), sorte de
think tank voué à la connaissance et à la
promotion des « grands vins ».
En une quarantaine d’années, Jean-Michel
Deiss s’est affirmé en enfant terrible du
vignoble alsacien. Refusant de se soumettre
à « la dictature des cépages » qui prévaut
dans la région, il s’est donné pour idéal de
« mettre en bouteille la signature d’un lieu ».
Sur ses 50 hectares de vignes, dont beau-
coup classés en premiers et grands crus,
il réunit plusieurs cépages sur une même
parcelle, une pratique rare nommée com-
plantation. Après avoir cassé les codes de la
viticulture, le voilà qui bouscule les normes
Jean-Michel Deiss,
dans son domaine,
en 2016, où il est
l’un des rares en
Alsace à pratiquer
la complantation
des cépages.
DOSSIER
de la dégustation et fustige la « dictature des
arômes ». Il lui préfère une approche « géo-
sensorielle », focalisée sur la façon dont un
terroir s’exprime en bouche.
« Les professionnels de la dégustation se
concentrent depuis des décennies sur les
descriptions olfactives et gustatives »,
constate celui qui a transformé le domaine
Marcel Deiss, hérité de son grand-père, en
l’un des plus vibrants repaires des vins de
« hauts lieux » ou de terroirs remarquables,
converti à l’agriculture biologique depuis
1994 et à la biodynamie en 1997. « Or, nous
percevons tous différemment ces apprécia-
tions de par nos disparités génétiques et
culturelles », souligne-t-il. Il rejette autant
le caractère, excluant, d’un lexique trop
élitiste que le flou de « mots-valises »
(fruité, automnal, minéral…) soumis à de
multiples interprétations. À la subjectivité
des qualificatifs aromatiques, qui seraient
d’abord, selon Jean-Michel Deiss, une
façon « pour le dégustateur de raconter sa
propre histoire », l’Alsacien milite pour
­l’objectivité des sensations tactiles, d’un
« toucher de bouche » lié à un processus de
salivation partagé par tous. Un processus
activé moins par la typicité des cépages
que par celle des sols.
Ces sensations tactiles peuvent aussi évo-
quer des couleurs et des formes par synes-
thésie. Au point que certains, assure ce
vigneron à l’éloquence quasi mystique,
peuvent décrire le paysage d’une parcelle
sans jamais y être allés. Parmi les déclics
fondateurs, la visite d’un client aveugle
goûtant, sans connaître le vin, une gorgée
de cru Rotenberg. « Il avait l’impression
d’une chaleur intense en bouche, que sa tête
était rouge comme du feu », se souvient le
vigneron, qui réalise alors que la terre
argilo­calcaire du Rotenberg (la « colline
rouge »), exposée à un soleil souvent tor-
ride, est couleur de braise.
Ses échanges avec ses amis vignerons atta-
chés aux grands terroirs −  Aubert de
Villaine, du domaine de la Romanée-Conti,
Michel Chapoutier, dans le Rhône,
Stéphane Derenoncourt, à Bordeaux… −,
sa proximité avec Jacky Rigaux, promoteur
pionnier de la dégustation géosensorielle,
et un jeune chercheur, le neurobiologiste
Gabriel Lepousez, ont encore renforcé sa
conviction. À l’analyse olfactive dominante
depuis le XXe siècle, mieux vaut préférer
l’expertise oubliée des gourmets, cette
­corporation née au XIIe siècle, qui, jusqu’à
Domaine Marcel Deiss
la Révolution, était chargée de vérifier la
bonne provenance des vins fins en en
jugeant les qualités tactiles avec leur taste-
vin, outil destiné à « tâter » le vin plus
qu’à le humer.
À Vérone, la grand- troisième exportateur, l’Espagne, est
loin derrière avec à peine plus de
3 milliards d’euros en valeur, ajoute-

messe de BACCHUS.
t-il. Mettons de côté le champagne,
qui est hors concours. Si l’on compare
les prix moyens des vins tranquilles
que nous exportons, nous étions
40 % moins chers que les Français il
L’ITALIE EST SOLIDEM ENT ANCRÉE À LA DEUXIÈM E PLACE y a une vingtaine d’années et cela n’a
DES PAYS EXPORTATEURS DE VINS. LE SALON VINITALY, DONT pas bougé. Mais, en réalité, ce que ce
LA 55e ÉDITION S’EST TENUE DÉBUT AVRIL DANS LA VILLE DE chiffre masque un peu, c’est la mon-
VÉNÉTIE, EST CHAQUE ANNÉE L’OCCASION DE TRINQUER tée en gamme que nous avons su
À LA BONNE SANTÉ DU SECTEUR ET DE CÉLÉBRER LA RICHESSE conduire, avec de moins en moins de
D’UNE PRODUCTION QUI VIENT TITILLER LES CRUS FRANÇAIS. vins en vrac, de plus en plus de haut
de gamme… et le prosecco ! »
Texte Jérôme GAUTHERET — Illustration Albert TERCERO Dans un marché de telles dimensions
et traversé par de si fortes disparités,
difficile de dégager des tendances
générales. Tout au plus peut-on
constater la légère érosion du pro-
secco, après des années d’euphorie,
la désaffection croissante du public
L E PAV I L LO N E ST S I T U É commercial de son secteur viticole… rencontres et d’échanges profession- pour les vins rouges, surtout mani-
PRÈS DE L’ENTRÉE DE LA FOIRE, mais Si les gouvernements successifs des nels, il se veut avant tout une fête feste pour les produits du sud de la
on ne s’y introduit pas comme dans années 2010 n’ont eu de cesse de populaire, en dépit du tarif très élevé Péninsule (notamment le primitivo),
un moulin. Une fois sacrifié aux chercher à s’appuyer sur les des entrées (le prix de base était de gorgés de soleil et dépassant souvent
contrôles de sécurité, il faut patien- richesses culturelles de l’Italie pour 120 euros pour une journée). les 14, voire 15 degrés. « Que voulez-
ter quelques minutes à côté d’un en faire des moteurs de croissance, C’est également un rendez-vous vous, les étés sont de plus en plus
massif de fleurs tricolores, le temps allant jusqu’à réunir la culture et le politique dont la fonction symbo- longs. Avant, ils duraient trois mois et
que l’espace se libère et qu’un cara- tourisme dans le même ministère lique est assez comparable à celle maintenant, c’est six… Du coup, quand
binier nous autorise à pénétrer dans durant les années Renzi, jusqu’alors du Salon de l’agriculture pour le il fait chaud, les consommateurs se
une grande pièce plongée dans nul n’était allé aussi loin. Face aux public français. Ministres actuels ou détournent de ces produits, au profit
l’obscurité, où trônent deux chefs- critiques des associations de passés, vieilles gloires ou jeunes de vins plus légers, explique en sou-
d’œuvre absolus de l’histoire de la défense du patrimoine, le ministre ambitieux, les personnalités poli- riant Denis Pantini. Mais les grandes
peinture, placés sous la garde d e l ’ a g r i c u l t u r e , Fra n c e s c o tiques viennent toutes, ou presque, appellations comme le barolo du
­v igilante d’une demi-douzaine Lollobrigida – pilier de Fratelli d’Ita- déambuler au milieu de la foule, Piémont ou les grands toscans, elles,
d’hommes en uniforme : à gauche, lia (extrême droite) –, a revendiqué flanquées d’une escorte plus ou ne connaissent pas la crise. »
Le Jeune Bacchus de Guido Reni, un sans états d’âme la paternité de moins importante, afin de soigner Une fois planté le décor, comment
des joyaux du Musée Pitti, à cette idée : « C’est une chose qui leur image et le lien avec les terri- se repérer face à plus de
Florence, et à droite, le Bacchus du attire, qui réunit le vin et la culture, toires. Cette grand-messe est d’au- 4 000 ex­posants ? Le plus simple et
Caravage, conservé dans la même tout en racontant ce qu’il y a à l’inté- tant plus précieuse que l’Italie tout rassurant serait sans doute de révi-
ville mais sur l’autre rive de l’Arno, rieur d’un produit, le vin. » entière s’est donné rendez-vous à ser ses classiques et de se réfugier
dans la galerie des Offices. Autrement dit : ce qui est bon pour Vérone : en effet, la viticulture est dans l’étude des régions que l’on
Annoncée tambour battant par les le vin italien est bon pour l’Italie et développée sur l’ensemble du terri- connaît le mieux. Cap donc sur le
organisateurs de la 55e édition du il n’y a pas de mal à ce que des toire, des pentes des Dolomites aux pavillon toscan, et plus précisé-
salon Vinitaly, qui s’est tenue à chefs-d’œuvre inestimables soient plateaux arides de Basilicate en pas- ment sur les producteurs de l’ap-
Vérone (Vénétie) du 2 au 5 avril, la employés à accroître le prestige de sant par les îles, si bien qu’aucune pellation la plus prestigieuse de la
venue de ces deux invités d’honneur, Vinitaly, qui revendique fièrement le région ne manque à l’appel. région, le brunello di Montalcino
financée par l’assureur Generali, n’est statut de « plus grande manifestation Mais, au-delà du folklore, Vinitaly (9 millions de bouteilles par an).
pas allée sans provoquer des grince- dédiée au vin au monde ». est la tête de pont d’un secteur Ici, dans les travées, on parle toutes
ments de dents, mais le gouverne- La « plus grande », vraiment ? Certes, d’une importance vitale pour l’Italie. les langues. C’est que les trois
ment italien, d’ordinaire plus frileux, l’édition 2023 peut se targuer d’avoir Avec des exportations d’une valeur quarts de la production de ce vin
a appuyé l’idée avec enthousiasme. rassemblé plus de 93 000 visiteurs totale de 8 milliards d’euros en 2022, de luxe, à partir du seul sangiovese
Après tout, il n’en fallait pas moins tandis que les deux poids lourds du le pays est solidement installé à la à gros grains (aussi appelé bru-
pour soutenir la campagne pour secteur, WineParis & Vinexpo, porte deuxième place, derrière la France nello), sont destinés à l’export, en
l’inscription de la cuisine italienne au de Versailles, et ProWein, à (13 milliards d’euros), dans la com- particulier aux États-Unis.
Patrimoine mondial de l’Unesco et Düsseldorf, n’en ont accueilli que pétition mondiale entre nations Dans ces stands-là, les places sont
célébrer le retour du grand public 35 000 à 40 000 en février et mars. productrices. « La distance avec la chères et c’est après avoir montré
après les restrictions liées à la pandé- Mais le salon de Vérone, contraire- France ne baisse pas, mais elle ne patte blanche qu’on peut déguster
mie. Et puis comment mieux souli- ment à ses concurrents, n’est pas s’accroît pas non plus », souligne les nectars de grands domaines
gner que le vin, en Italie, est un fait une manifestation réservée aux pro- l’économiste italien Denis Pantini abonnés aux 98/100 dans les
culturel établi depuis toujours ? fessionnels, ce qui rend les chiffres (institut Nomisma), spécialiste des grands guides internationaux
Mobiliser le patrimoine du pays difficilement comparables. Et, marchés alimentaires et du secteur comme Il Marroneto (42 000 bou-
pour assurer le rayonnement même si Vinitaly est un lieu de des vins et spiritueux. « Et le te i l l e s e nv i ro n , d o nt 4  0 0 0
DOSSIER
seulement restent en Italie) ou de
domaines prestigieux mais plus
étendus comme Argiano, magistra-
lement relancé depuis 2014 par le
jeune Bernardino Sani. C’est là,
aussi, qu’on percevra avec le plus
de netteté l’actuelle tendance, de
plus en plus marquée chaque
année, à la recherche de vins moins
boisés, misant plus sur la fraîcheur
et l’équilibre que sur la puissance et
l’explosivité.
Mais le plus amusant, dans ce genre
d’occasions, au-delà des top wines
célébrés par les guides et des gros
opérateurs de la filière, ce sont les
surprises, les pas de côté et les petits
particularismes. Ainsi, au détour
d’une promenade du côté de la
Lombardie, a-t-on fait la connais-
sance du « moscato di Scanzo », un
muscat noir cultivé dans les environs
de Bergame, qui se présente comme
la deuxième plus petite dénomina-
tion d’origine contrôlée d’Italie
(80 000 bouteilles de 50 cl par an).
La directrice du groupement des
producteurs, Francesca Pagnoncelli
Folcieri, l’admet sans peine et avec
un grand sourire : son appellation
est plus que confidentielle. « Notre
vin n’est même pas connu à Bergame
[la ville voisine], alors, hors de l’Italie,
vous imaginez… » À la tête d’une pro-
duction annuelle de 8 000 bouteilles
environ, cette femme souriante et
énergique a repris l’exploitation
familiale sur un coup de tête.
« Quand mon père m’a dit : “Je vais
vendre la vigne”, je ne l’ai pas sup-
porté », raconte-t-elle. La patronne
d’un domaine minuscule et qui ne
veut surtout pas grandir (« ce qui est
bien c’est que je connais tous mes
clients ») nous a fait déguster
quelques gouttes de son vin si
­particulier, un rouge doux extrême-
ment concentré mais pas agressif
une seconde, à l’impressionnante
longueur en bouche.
Là peut-être réside la plus grande
richesse du vignoble italien, au-delà
des vins stratosphériques, qui
chaque année s’imposent un peu
plus comme de dangereux rivaux
des plus grands crus français. Fruit
d’une histoire morcelée où les tra-
ditions locales sont jalousement
préservées, l’Italie a conservé
comme un trésor plus de
600 cépages autochtones à l’infinie
variété qui parfois procurent, par
surprise, de superbes émotions.
121

Le CHIANTI,
une renaissance d’intérêt des consommateurs.
toscane.
AUTREFOIS TRÈS PRISÉES, SES FIASQUES
ENVELOPPÉES DE PAILLE AVAIENT FINI PAR
DISPARAÎTRE DES TABLES, NOTAM M ENT
FRANÇAISES. SERVIE PAR UNE NOUVELLE
RÉGLEM ENTATION, L’APPELLATION RENOUE
AVEC SES PRATIQUES ANCESTRALES.
Texte Laure GASPAROTTO — Illustration Albert TERCERO
LE CHIANTI REGAGNE PEU À PEU son ascendant sur les
papilles contemporaines après avoir été longtemps apprécié puis
dédaigné. Rarement vin italien n’a été aussi populaire que lui,
puis aussi mal-aimé. Mais depuis une poignée d’années, les ama-
teurs redécouvrent ses qualités. En 2016, ce sont deux Américains,
Bill Nesto, lauréat du prestigieux Master of Wine, et Frances
Di Savino, qui lui écrivent une ode, Chianti Classico (éditions
University of California Press) dans lequel on peut lire : « C’est un
paysage intemporel que l’on admire dans une peinture de la
Renaissance. C’est une terre de châteaux, de chapelles, de clochers,
de fermes, de collines, de chênes, de cyprès, d’oliveraies et de
vignobles. C’est un lieu authentique qui a donné naissance à un
vin emblématique… aussi appelé chianti. »
122
DOSSIER
L’appellation chianti est un territoire vaste de 15 500 hectares de
vignes, qui représente 44 % de la superficie des AOC de la Toscane.
Elle englobe des aires précises de production parmi lesquelles
Arezzo, Florence, Pise, Pistoia, Prato et Sienne. Soit 110 millions
de bouteilles annuelles produites par quelque 2 650 structures
viticoles dont les ventes ont connu une croissance de 6 % en 2022
par rapport aux trois années précédentes, marquant le regain
En France, c’est timidement, toutefois, que l’appellation italienne
ressort sur les tables. Et elle n’a plus guère recours aux tradition-
nelles fiasques ventrues recouvertes de paille. Importateur de
vins italiens en France pour la société MJG Distribution, qu’il a
créée, Martin Charmoy n’importe que deux références de chianti
parmi sa quarantaine de références italiennes : « Les Français
n’ont pris conscience que très récemment du regain qualitatif des
vins italiens. Le chianti a une réputation de vin rustique. Pourtant,
il a bien évolué depuis l’époque des fiasques. Ces flacons qui conte-
naient le tout-venant du chianti ont donné une mauvaise réputa-
tion à l’ensemble des vins de la région. Franchement, ces vins, qui
n’étaient pourtant pas représentatifs de leur appellation, ont trau-
matisé les consommateurs, qu’il n’est pas aisé de reconquérir. »
C’est par le haut que le chianti regagne les faveurs. Des trois-étoilés
français osent à nouveau en proposer à leur clientèle curieuse.
« Quand on me dit “chianti”, c’est comme quand on me dit “bor-
deaux”, il y a plusieurs réalités derrière chacun de ces mots »,
explique Youri Soltys, qui a créé avec sa compagne, Emma Hayes,
et l’Italien Bernardo Conticelli la société d’importation de vins ita-
liens Bere Bene, il y a sept ans. « En France, le vin de Barolo, par
exemple, reçoit immédiatement une adhésion qualitative, ce qui n’est
malheureusement pas le cas du chianti, qui demande à être expliqué
et goûté. Il est temps de lui redonner toutes ses chances. »
Le chianti est désormais moins structuré que par le passé. Comme
le nom du cépage qui le compose l’indique, sangiovese, littérale-
ment « sang de Jupiter », ses saveurs sont plutôt sanguines,
juteuses, avec une texture charnue et sensuelle. Dans la cave
consacrée aux vins italiens chez Eataly, à Paris, le responsable,
Luca Labarbuta, argumente : « Encore récemment, le vin était consi-
déré comme un aliment pour les Italiens et le chianti, qui est l’un de
leurs plus anciens vins, était conçu ainsi, avec une texture structurée
faite pour être accompagnée de pâtes ou autres plats nutritifs. Le
chianti était donc proposé dans des contenants de gros volumes, tels
les fiascos [“fiasques”], qui contenaient à l’origine 15 à 20 litres de
vin. Les choses ont changé et les propositions sont largement au goût
de contemporains. Il faut juste goûter ! »
Dans les années 1970, le principal cépage du chianti se détériore.
D’où l’introduction massive, pour le remplacer, de cépages borde-
lais qui ont lancé la mode des super toscans, des vins très structu-
rés, très concentrés, élevés pour la première fois en fûts. Mais le
goût pour ces vins, vendus très cher et qui ne ressemblaient plus
du tout au vin d’origine, est passé après une vingtaine d’années.
Afin d’interrompre cette tendance contre nature, les autorités ita-
liennes ont réajusté en 2014 la réglementation des appellations de
la région du Chianti : la composition de l’assemblage exige désor-
mais au moins 75 % du cépage autochtone sangiovese, accompa-
gné d’autres cépages frères, le canaiolo nero et le trebbiano tos-
cano, à hauteur de 5 à 10 % chacun et jusqu’à 10 % d’autres cépages.
De quoi faire fuir les goûts trop étrangers. Quant à l’appellation
chianti classico, plus restrictive que le chianti tout court, la propor-
tion de sangiovese requise est plus élevée encore (80 %). Et la zone
de production de ces appellations a aussi été redéfinie. Depuis, les
viticultures biologiques et biodynamiques sont en pleine
­croissance. En réalité, comme il s’agit d’un vignoble traditionnel, il
ne s’agissait que de certifier des pratiques ancestrales et donc
durables. Le chianti qui va de soi(e) est né pour la seconde fois !
 LES ROSÉS
DE PROVENCE
DES ROSÉS QUI SE DISTINGUENT.

Léa, barmaid au Provençal, Hyères.

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


Fattorie Melini, San
Lorenzo, chianti, 2021
Une entrée de gamme absolument
généreuse qu’on ne boude
pas tant ce chianti étonne.
Il a beau être jeune, il livre déjà
des notes acidulées de cerise
et de fraise des bois, typiques
de son appellation. Avec lui,
on est forcément gagnant
à tous les coups.
5,90 €. LAGRANDEEPICERIE.COM
Malenchini, Villa Medicea,
chianti, 2021
La couleur de ce chianti évoque
immédiatement le romantisme
d’un coucher de soleil, avec la
teinte classique du sangiovese
qui le compose. Un vin souple,
légèrement épicé, fondé sur
une acidité appropriée à la pasta.
En somme, il est simple,
gourmand et surtout juste.
BIO. 11,90 €. EATALY.FR
Fattoria Montellori,
chianti, 2018
Cette fattoria propose aussi son
vin dans la traditionnelle fiasque
pour les nostalgiques de ce
contenant ventru et empaillé de
1 litre. On aime les reflets orangés
de ce vin mûr et sanguin, sa
matière fluide et équilibrée, aux
notes appétissantes de cerise.
11,90 €. EATALY.FR
Tenuta Il Palagio, When
We Dance, chianti, 2021
D’un charme imparable, ce vin
juteux à souhait combine toutes
les armes de la séduction avec
une grande habileté. L’ensemble
se révèle acidulé, aux notes
de fraise mûre, et d’une
digestibilité incroyable tant
il est sain et évident. Un travail
remarquable et généreux.
BIO. 13,30 €. VINELLO.FR
Tenuta Certosa di
Belriguardo, Mama,
chianti, 2021
On raconte que le sangiovese, le
cépage qui compose le chianti,
provient du sang de Jupiter et
ce vin irait presque le justifier
tant il a un caractère sanguin,
des arômes de viande un peu
sauvage. Soutenu, légèrement
tannique, il reste longtemps
présent en bouche.
BIO. 12,50 €. EATALY.FR
124
CHIANTI de choix.
ACIDULÉS OU ÉPICÉS, DÉLICATS OU INTENSES,
CES VINS TÉMOIGNENT TOUS DU RENOUVEAU
DU TERROIR TOSCAN.
Texte Laure GASPAROTTO — Illustration Albert TERCERO
Tenuta Salcheto,
Biskero, chianti, 2022
Un coup de cœur pour ce vin à
l’intention nature. Sa robe profonde
aux nuances rubis exhale des
parfums de jus de fruits quasiment
crus. En bouche, le toucher se
révèle tendre, comme une caresse.
Puis il nous amène loin, dans un
cadre bien dessiné, dans une
longueur saine. Un vin bavard qui
raconte beaucoup d’histoires.
BIO. 13,50 €. EATALY.FR
Tenute Guicciardini
Strozzi, chianti, 2019
Pour s’initier au chianti, rien de
mieux que celui-ci, tant il est
chaleureux dans sa conception
grâce à son ampleur qui vient vous
prendre et vous envelopper.
On apprécie particulièrement
sa franchise, absolument pas
masquée par un quelconque
élevage. Tout reste frais, sincère
et intense. Finale fruitée joyeuse.
BIO. 14,35 €. VINOCLUB.FR
Tenuta Poggiotondo,
chianti, 2019
Issu d’un savoir-faire exemplaire,
ce chianti étonne par sa
gourmandise tout en fruit mûr
qui évolue vers des notes de baies
noires et rouges, puis vers des
nuances d’herbes aromatiques.
Un vin plein, riche, et long.
BIO. 17,40 €.
LAGRANDEEPICERIE.COM
Azienda Poggiosecco,
Anorà, chianti riserva, 2019
Dans un style très contemporain,
ses arômes de fougères
correspondent harmonieusement
à des saveurs fraîches, légèrement
herbacées, rehaussées de notes
acidulées. Avec un côté
bourguignon aussi, il s’ouvre
lentement avec élégance.
BIO. 17,50 €.
CAVEVINOSAPIENS.COM
Tenuta Carobbio, chianti
classico, 2017
Un vin qui éclabousse par sa
personnalité incomparable. Ses
parfums splendides s’ouvrent
spontanément sur une gamme de
fruits mûrs et de fleurs épanouies.
DOSSIER
Il est si précis qu’on sent son
origine, son terroir. Ses saveurs
magistrales évoluent vers
des notes d’orange amère,
avec des nuances inattendues
et émouvantes. À tester
absolument : il est prêt.
17,90 €. EATALY.FR
Tenuta Casenuove, chianti
classico, 2015
Quand on peut goûter un chianti
qui a déjà un peu d’âge, on
n’hésite pas. Surtout quand il est
issu, comme celui-ci, d’un
magnifique terroir qui lui donne
une élégance toute particulière.
On retrouve toute la pureté du
sangiovese, qui se traduit ici par
un vin subtil et raffiné.
21,40 €. VOYAGE-EN-CEPAGE.FR
Antinori Peppoli, chianti
classico, 2020
Un chianti un peu particulier, qui
mérite d’être goûté pour
comprendre toutes les voies de
cette appellation. La curiosité
intellectuelle est cependant vite
récompensée par des saveurs
délicates. C’est qu’ici le cépage
fondateur du chianti, le
sangiovese, est assemblé à
du merlot et à de la syrah, qui
peuvent paraître à première vue
des cépages intrus. Pourtant, le
résultat nous séduit par son côté
juteux, riche de saveurs de cerise,
de vanille, de fumé et de chocolat.
Un sacré mélange qui trouve
néanmoins sa cohérence.
21,90 €. LILOVINO.COM
Castello di Volpaia, chianti
classico, 2019
Volpaia est l’un des domaines les
plus excitants de la Toscane pour
celui qui découvre cette région.
Sur une colline digne d’un tableau
de Vinci, la tenuta domine une
vallée de vignes resplendissantes.
Elle concentre particulièrement
la beauté du reste de cette
appellation étendue notamment
parce qu’elle se situe sur les
parties les plus élevées. Ses vins
sont d’une gourmandise absolue.
Ce millésime relativement jeune
n’échappe pas à la règle :
captivant, riche, il est d’une
générosité profonde. C’est simple
et c’est grand. Quasi magique.
BIO. 24 €. ENOTECAMIDI.COM

Tenuta Colombaio
di Cencio, chianti classico
monticello, 2020
Élégance, qualité de l’élevage,
on est face à un vin magnifique,
bien construit, sur une texture souple
et une matière dense. Ses notes
de rose se nuancent de touches
épicées. Un vin riche et complexe
pour les palais exigeants.
26,80 €. EATALY.FR
Tenuta San Giusto a
Rentennano, chianti
­classico, 2020
Délicat et équilibré, ce chianti joue
de ses charmes bien balancés.
Il repose sur une matière première
saine, présente, rassurante. Un vin
raffiné à souhait, tellement toscan,
plein de fraîcheur, notamment
grâce à l’altitude des vignes qui lui
donnent naissance.
BIO. 28 €. TÉL. : 01-40-34-12-95
(CAVE DE BELLEVILLE).
Tenuta Riecine, chianti
­classico, 2020
Végétarien s’abstenir ! Non, pas
d’inquiétude, rien d’animal dans
ce vin, si ce n’est ses arômes de
viande, une des caractéristiques
que peut prendre le sangiovese. Mais
cela n’empêche pas la délicatesse
de l’ensemble qui est délicieux,
très bien réalisé et surtout d’une
générosité profonde. Un régal.
28,90 €. EATALY.FR
Tenuta Fontodi, chianti
­classico, 2014
Ce vin, généralement structuré, trouve
ici, grâce à ce millésime fondu, un peu
de tendresse qui le rend plus intense.
Une chance de pouvoir en trouver
encore grâce à ce caviste parisien
passionné. Les derniers millésimes
sont certifiés bio, ce qui n’était pas
encore le cas en 2014, mais le travail à
la vigne était déjà sain et attentionné.
Le vin s’en ressent.
29 €. ENOTECAMIDI.COM
Frescobaldi, Nipozzano
Vecchie Viti, chianti Rufina
Reserva, 2019
Une référence incontournable, honnête,
stable, pour ceux qui souhaitent des
repères rassurants. Ce vin est présent,
avec son caractère toscan, haut en
couleur et en saveurs, accompagné de
nuances fraîches d’épices.
29,70 €. EATALY.FR
- Photo © M. Ramos
Monteraponi, chianti
classico, 2018
D’une grande pureté, ce chianti
resplendit d’authenticité : ses parfums
et ses saveurs sont exactement ceux
qu’on attend de ce terroir toscan. Issu
majoritairement de sangiovese,
assemblé avec deux autres cépages
autochtones, le canaiolo nero et le
colorino, il se fonde sur une matière
subtile, fine, élégante, et se déroule
selon une fluidité appétissante qui va
tellement bien aux plats de la région.
Aucun intrant ici, juste du jus de raisin
fermenté bien élevé.
BIO. 38,40 €. CAVISSIMA.COM
Vigneto di Campolungo,
Gran Selezione,
chianti ­classico, 2018
Déjà prêt à boire, il s’impose par des
notes suaves de cacao,
magnifiquement intégrées. Riche de
nuances, ce vin s’apprécie pour sa
chair sensuelle et gourmande d’une
longueur étonnante.
BIO. 39 €. EATALY.FR
Castello di Ama, San Lorenzo,
Gran Selezione, chianti
­classico, 2018
C’est la star de notre dégustation.
Certes, ce vin figure aussi parmi les
Ce qui devait être exceptionnel
plus chers, mais il le vaut bien ! Et
largement, même, tant ses arômes
sont multidimensionnels, de café, de
est devenu l’essentiel.
cacao, d’épices, de vanille, de fleurs.
Tout un monde s’ouvre avec ses
saveurs verticales, laissant le terroir
parler longuement, avec classe. Un
très grand vin, d’une finesse absolue.
57,30 €. EATALY.FR
Rocca delle Macie, Sergio
Zingarelli, Gran Selezione,
chianti classico, 2016
À goûter également ce grand vin d’un
domaine mondialement réputé, non
seulement pour la célébrité de son
fondateur, producteur de films, mais
aussi pour sa qualité imposante. Il y a
presque quelque chose de baroque
dans son style qui se joue de nous :
le nez profond de fleurs capiteuses
enchaîne par une texture tendre,
puis nous laisse à nouveau sur une
longueur corsée envoûtante.
75,93 €. TWIL.FR
NOUS REMERCIONS L’ÉPICERIE
­I TALIENNE EATALY, À PARIS, OÙ S’EST chateau-malleret.fr
DÉROULÉE CETTE DÉGUSTATION.
L’A B U S D ’A LC O O L E S T DA N G E R E U X P O U R L A S A N T É .
À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.
 LE GOÛT

Chaque fin de semaine,

une personnalité raconte
son histoire du goût au
micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M”
est disponible sur toutes 
les plates-formes et chaque
vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

IRÈNE DRÉSEL.
LA MUSICIENNE, À L’AFFICHE DE NOMBREUX FESTIVALS CET ÉTÉ,
EST L’INVITÉE DU PODCAST “LE GOÛT DE M”.
« Au lycée, j’étais inscrite « J’ai découvert le film « J’adore la chanson.
à l’atelier photo. J’étais Midsommar, d’Ari Aster, Parmi les artistes du
toute seule. J’allais dans au moment où j’étais en moment, j’aime bien
les labos à l’heure du train de finaliser mon Angèle, son timbre de
déjeuner tous les jours. dernier album [Kinky voix. J’aime bien aussi Mac
Je pratiquais beaucoup. Dogma, 2021]. Quand DeMarco, que j’ai décou-
Ensuite, je suis entrée aux je l’ai vu, je me suis dit : vert grâce à un concert
Beaux-Arts. J’étais fan du “C’est extraordinaire.” C’est diffusé sur Culturebox
travail de Bettina Rheims, un thriller en plein jour et que j’ai regardé en entier
de Vanessa Beecroft, de j’adore ça. L’esthétique est tellement c’était incroyable.
Lise Sarfati, d’Alessandra très éthérée. Visuellement, Les chansons sont magni-
Sanguinetti, de Thomas on retrouve un peu fiques, les mélodies…
Ruff. À mes anniversaires l’univers que j’ai sur scène. Chamber of Reflection,
ou à Noël, je ne demandais Le film m’a d’ailleurs inspiré ce morceau-là, il est
que des livres de photos. » le morceau Bienvenue. » d’une telle beauté. »
Adrien Toubiana

126
 JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O  610 Sudoku
Yan GEORGET
N O  610 - EXPERT

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX
Bridge N O   610
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Instruments à cordes. Instrument à cordes. II Ouvrent tous les grands

journaux. Donné dans la fosse. III État d’Amérique centrale. Acide prohibé. IV Sur la touche. Le
parti de Michel Rocard. Suivies de près, pas souvent rattrapées. V Dans les Alpes. Double tout.
Feuillet externe de l’embryon plein d’avenir. VI Interjection. Personnel. Enfant d’Apollon et de
Créüse. Cité d’Abraham. VII Débiter sans le moindre échange. Arrondissement du Jura.
VIII  Parfumée à la badiane. Dessin à grande échelle. Préposition. IX Négation. Occupèrent et
habitèrent les lieux. X Sur les plaques helvètes. Sur la portée. Charger pour équilibrer. XI Est
partout, en boutique et sur Internet. Pour les amateurs de petits bains. XII Crier comme un cerf.
Victimes de la graphiose. Bout de métal. XIII Lagune d’Alexandrie. Humaniste hollandais.
XIV  Grande page d’histoire. Masses dans les petits poids. XV Faire le plein. Forme de savoir.
VERTICALEMENT 1 Les pieds dans le fumier, il garde belle allure. 2 Cloche, castagnettes ou
cymbales. État du Brésil. 3 Ses pointes écrivent toujours. Négation. Plein d’amitiés ou plutôt
élevées. 4 Grecque. Tous les êtres vivants et leur milieu. 5 Attaquée en mer. Érodait en plein
centre. 6 Attaque les voies respiratoires. Les petites dernières de la fratrie. 7 Gouffre en région.
Sans excès. Sur place. 8 Bien précieux à protéger. Féroce et impitoyable. Esclave d’Amphitryon.
9 Éliminait. Détailler les mots. À suivre chemin faisant. 10 Celui d’avant. Bel effet de chatoie-
ment. Grande partie du monde. 11 À Venise ou à Paris. Ne sortiras pas. 12 Étirent et allongent.
Arrive au premier appel. 13 Vaut dix points à la belote. Réfractaire au labo. Texto. 14 Personnel.
Cherche à égaler, voire à dépasser. Manifestâmes notre désaccord. 15 Ramena calme et tran-
quillité. Transforme le cheval en zeval.

Solution de la grille n° 609

HORIZONTALEMENT I Enquiquinements. II Xianyang. Pineau. III Pète. Tinta. Vs. IV Ec. Tsar. Oreille. V Reverrait.
Éon. VI Ila. Néons. Mc. VII Maelströms. Aceh. VIII Érié. Réussite. IX Nil. Tipi. Uriner. X Télé. Cléo. Inouï. XI  Anarchistes.
Tes. XII Rr. Aa. Aoe. XIII Iodés. Bhîl. Âpre. XIV Or. Utile. Io. Heu. XV Neurodépresseur.
VERTICALEMENT 1 Expérimentation. 2 Nièce. Arien. Öre. 3 Qat. Vieillard. 4 Unetelle. Erreur. 5 Iy. SRAS. STO.
6  Qatar. Tricha. Id. 7 Unira. Repliable. 8 IGN. Inouïes. Hep. 9 Totems. Otai. 10 Épar. Ossu. Éolie. 11 Mi. Éon. Irisé.
Os. 12 Envi. Satin. 13 Nesle. Cénotaphe. 14 Ta. Lomé. Eue. Réu. 15 Surenchérisseur. Retrouvez nos grilles de mots croisés,
de mots trouvés et de sudoku sur jeux.lemonde.fr

128
 HORS-SÉRIE
SES RÉGIONS
SON PAYSAGE POLITIQUE
SES INÉGALITÉS

40
CARTES
POUR COMPRENDRE

COMMENT
VALA
FRANCE

Est-ce la France qui va bien et les Français qui vont mal, ou l’inverse ?
A la lecture des quarante cartes et d’une montagne de statistiques,
ce hors-série conclut que les Français s’adaptent plutôt bien, dans un
pays qui subit une crise des services publics, une crise climatique et
une crise de la représentation sans précédent.

40 CARTES POUR COMPRENDRE COMMENT VA LA FRANCE

Un hors-série du « Monde »
116 pages - 11,90 €
Chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique

UNE HISTOIRE DE… FLEURS des champs.
CHAQUE SEMAINE, LA ROMANCIÈRE AUDE WALKER IMAGINE
UNE FICTION AUTOUR D’UN OBJET, D’UN LIEU, D’UN PLAT.
FAUT QUE TU APPRENNES À TE DÉFENDRE,
MON BONHOMME. N’aie pas peur de lui répondre,
tu as le droit. Il y a plein de moyens de se défendre ;
les poings, la fuite, les cris. Il regardait son père,
ce géant chevelu blond à lunettes de soleil ayant
fourni l’effort de se mettre à sa hauteur pour lui
délivrer le grand secret des hommes. Et il ne com-
prenait pas un mot de ce qu’il lui racontait. Les
poings, les cris, c’est-à-dire ? Lui, quand son cau-
chemar en anorak vert et rouge et coupe au bol
surgissait dans les couloirs de l’école, il n’était
capable que d’un seul mouvement : pas bouger,
rester là, bien raide, à se faire pousser, taper,
moquer. La première estocade et le gel tombait
sur son cœur, l’immobilisant, petit garçon figé,
devenu punching-ball. Il ne voyait pas du tout
pourquoi à 7 ans il devait apprendre à donner des
coups de poing dans le nez, bien au milieu, le
pouce à l’intérieur (ou à l’extérieur ? il ne savait
plus), d’un autre enfant. Pourtant, il était très
grand, le plus grand de sa classe, et pas un poids
plume, mais, depuis toujours, la moindre expres-
sion d’agressivité ou de brutalité lui arrachait des
centimètres et le métamorphosait en flaque.
Sa facilité à pleurer le complexait. Il voyait bien
que les autres enfants de son âge ne pleuraient
pas autant. Une fois, dans la pénombre et la cha-
leur du câlin du soir, il avait demandé à sa mère,
pourquoi je pleure comme ça, tout le temps, on a
130
l’impression que quelqu’un est mort ou que
c’est la guerre, alors que ça va, j’ai une bonne
vie. La moindre tension, un ton de voix qui se
durcit, le moteur d’un scooter débridé, parfois,
une porte claquée et les larmes montaient en
geyser, de la gorge aux yeux. Il avait essayé de se
mordre les joues, de tirer sur ses paupières, de
respirer par le nez, lentement, rien n’y faisait : il
pleurait des rivières pour pas grand-chose.
Tout ça pour une histoire de ballon, son joli bal-
lon rouge offert par sa mère, qu’elle avait oublié
de marquer. Le jour même, le cadeau maternel
volé par les CE1 et tagué d’un autre prénom que
le sien partout sur la mousse rouge au feutre noir.
Sa mère l’avait récupéré en larmes à la sortie,
avait crocheté son bras et avait relayé l’affaire à la
maîtresse de CP, qui avait récupéré la sainte balle
et avait interdit les CE1 de foot pendant une
semaine. Le code d’honneur du village des
enfants ainsi bafoué, lui, identifié balance pour
l’éternité ; le harcèlement avait débuté dès le len-
demain, à l’abri des regards, dans les couloirs,
derrière le grand marronnier de la cour de
récréation, dans les toilettes, au parc.
La situation s’était installée et avait gangrené. Ses
parents avaient alerté la directrice, mais la direc-
trice faisait une dépression. Ils avaient contacté les
parents de la coupe au bol en anorak et son père
avait fini front contre front (il avait gardé ses
LE GOÛT
Texte Aude WALKER
Illustration Furze CHAN
lunettes) avec le père du petit harceleur, qui,
depuis, semblait coacher son fils, façon Balboa,
chaque matin au petit déjeuner. Résultat, jamais
un adulte n’avait recadré l’enfant bourreau, per-
sonne ne lui avait dit le mal qu’il lui faisait, et lui
continuait de prendre des coups sans rien dire.
Six mois que ça dure, que, chaque soir, il s’endort
de plus en plus tard, pour étirer le temps hors de
l’école. Avant il aimait l’école, apprendre, retrou-
ver ses amis, jouer au foot, lire ses romans
d’aventure au moment du temps calme.
Aujourd’hui, il n’est plus capable de lire quoi que
ce soit et a peur de mourir chaque matin.
Mais un matin, devant la porte, une femme aux
cheveux courts et au beau sourire franc, souvent
en beige : la nouvelle directrice. Quelques jours
après son arrivée, il croise son bourreau, courbe
les épaules, attend que ça pleuve. Et rien.
L’anorak passe, sans le regarder. Le lendemain,
pareil aux toilettes, le gel commence à tomber et,
non, pas de coups, juste un regard dépourvu de
haine. On finira par lui dire que la directrice a
reçu ses parents, a convoqué l’élève dans son
bureau, a dit des mots suffisamment magiques
pour que le cauchemar cesse.
Le week-end suivant, lui et sa famille partent à la
campagne, c’est le printemps dans son cœur et
dans les champs. Léger et heureux, il cueille
­plusieurs fleurs, délicatement, des bleues, des
violettes, des jaunes, des blanches. Mais quel
beau bouquet, mon chéri, lui dit sa mère. Il ose
lui répondre, c’est pour la nouvelle directrice,
maman. Qu’est-ce qu’on peut faire pour qu’elles
ne meurent pas d’ici à demain ?
Quand son cauchemar
en anorak vert et rouge et
coupe au bol surgissait dans
les couloirs de l’école, il
n’était capable que d’un seul
mouvement : pas bouger, rester
là, bien raide, à se faire pousser,
taper, moquer. Petit garçon
figé, devenu punching-ball.

CRÉABASE
Des créations textiles utiles et durables pour embellir le quotidien !
CRÉABASE résulte d’une envie :
sortir des logiques industrielles sans
âme au profit de l’artisanat, et d’une
conviction profonde : l’urgence de
prendre soin de notre environnement.
Et rien n’empêche de le faire avec des
produits gais et colorés. Chaque créa-
tion est cousue à la main en France
par sa fondatrice Ségolène Goust. A la
maison, en voyage ou en balade,
CréaBase vous accompagne avec
style.
www.creabase.fr
Publicité Commerciale
MAISON POIRAY
Forte de trente-cinq ans d’existence, la montre iconique Ma Première
est de nouveau mise à l’honneur pour la Fête des Mères 2023, avec la
ligne baptisée Ma Première Cadran
Pastel. A l’instar des collections de
bijoux de LA MAISON POIRAY,
reconnue en tant que « joaillier de la
couleur », cette nouvelle gamme hor-
logère réinterprète son modèle phare
avec des coloris inédits de cadrans et de
bracelets. Avec Ma Première Cadran
Pastel, la Maison Poiray défie le temps
et colorie chaque instant de la vie des
femmes en y apportant joie et légèreté.
www.poiray.com

LARQ
LARQ Bottle PureVisTM est la bouteille d’eau autonettoyante équipée du premier système de
purification de l’eau au monde. Elle utilise la technologie PureVisTM pour éliminer jusqu’à 99%
des bio-contaminants. La bouteille, fabriquée en acier inoxydable et ne contenant aucun mercure,
BPA, BPS ou phtalates s’allume intelligemment toutes les 2 heures pour nettoyer l’eau ainsi que sa
surface interne.
www.livelarq.com/fr

LE DOMAINE NESPRESSO
Unir la science et le terroir, l’efficacité et la naturalité dans un souci NESPRESSO dévoile sa toute dernière machine haut de gamme
de sensorialité: c’est LE DOMAINE , une nouvelle marque de en acier : Vertuo Creatista. Une nouvelle expérience permettant
cosmétiques naturelle issue de à chacun de déguster des recettes café en 4 tailles de tasse, en toute
la vigne, créée et fabriquée en simplicité. Intuitive, cette innovation combine le meilleur du
Provence par Brad Pitt et la système Vertuo et vous guide
famille Perrin. Cette nouvelle dans la réalisation de
la Crème Fluide très légère toutes vos envies gour-
laisse la peau douce et mandes : latte, capuccino,
soyeuse. Elle apaise et hydrate flat white… Prix : 599€.
intensément, le teint est unifié. Disponible en boutique et
Avec 96,68% d’ingrédients sur
d’origine naturelle, La Crème Nespresso.com
Fluide est formulée à base d’eau de raisin et enrichie en niacinamide
ainsi qu’en extraits de plantes ayurvédiques, qui agit contre les signes
de fatigue.
le-domaine.com

Page réalisée par Mpublicité