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M LE MAGAZINE DU MONDE — SAMEDI 5 MARS 2022 – NO 546

M Le magazine du Monde n o 546. Supplément au Monde n o 23999/2000 C 81975


SAMEDI 5 MARS 2022. Ne peut être vendu séparément.
Disponible en France métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.

VERSIONS Spécial mode

ORIGINALES
DÉCOUVREZ NOTRE NOUVELLE BOUTIQUE 376-378 RUE SAINT HONORÉ 75001 PARIS
Printemps Été 2022 46 avenue Montaigne, Paris
Photographie David Sims loewe.com
D I O R . C O M - 01 4 0 7 3 7 3 7 3 P H O T O G R A P H I E R E T O U C H É E
Danh VO.
JUSQU’AU PRINTEMPS, “M” INVITE L’ARTISTE DANOIS À PRÉSENTER DES IMAGES
DES FLEURS QU’IL CULTIVE DANS LE JARDIN DE SON ATELIER PRÈS DE BERLIN.
DEMANDANT À SON PROPRE PÈRE DE CALLIGRAPHIER LE NOM LATIN DES
CARTE BLANCHE À PLANTES, IL INVENTE UN HERBIER À LA FOIS CONCEPTUEL ET PERSONNEL.
Danh Vo/Photo Nick Ash

19
Au programme
COMME TOUS LES ANS À CETTE PÉRIODE, M Le magazine du Monde de mode. La top-modèle argentine Mica Argañaraz, gênée
propose un numéro spécial consacré à la mode. Il raconte les évolutions de défiler sur les podiums à Milan, a décidé de reverser une
d’un secteur important de l’économie, d’un puissant moyen d’expression, partie de ses cachets à une association pro-ukrainienne et
d’un marqueur social et culturel majeur dans la quasi-totalité des pays. Il aurait initié un mouvement chez les mannequins. La cri-
décrit aussi ce qui se cache sous une apparente légèreté, et ce que les tique de mode et influenceuse Sophie Fontanel a relayé
enjeux de ce milieu disent du monde. Aujourd’hui, l’agression militaire de des images de la « résistance vestimentaire » d’hommes et
la Russie à l’égard de l’Ukraine percute toutes les autres actualités. A fortiori de femmes qui s’habillent, jusque dans le métro moscovite,
celle des défilés automne-hiver 2022-2023 qui se déroulent en ce moment de la manière la plus pacifique possible, en bleu et jaune…
à Paris, après ceux de New York, Londres et Milan. Il y a quelque chose Le jour où les troupes russes ont foulé le sol ukrainien, le
d’incongru à se concentrer sur l’univers du prêt-à-porter alors que la paix directeur artistique de Balenciaga, Demna Gvasalia, qui a
en Europe est plus que jamais menacée. vécu la guerre en Géorgie et connu l’exil, a exprimé sa soli-
Mais la mode, comme tant d’autres domaines, promeut tout ce que les darité aux Ukrainiens tandis que le compte de la maison
agresseurs veulent détruire en ce moment même à 2 000 kilomètres de la française voyait son contenu entièrement vidé pour ne
France : l’art de vivre, la culture, la singularité et surtout la liberté. Et c’est laisser qu’un post : un carré blanc avec pour seul commen-
parce qu’elle défend ces valeurs que la mode n’est pas muette. Face à la taire l’émoticône de la colombe de la paix.
guerre en Ukraine, elle a fait entendre sa petite voix de multiples manières, Comme il y a deux ans, le bon déroulement de la fashion
exprimant sa solidarité envers les citoyens ukrainiens mais aussi envers ces week de Paris, qui s’est ouverte lundi 28 février et doit se
Russes qui sont pris malgré eux dans le conflit. Deux ans après l’arrivée du poursuivre jusqu’au 8 mars, semble incertain à l’heure où
Covid-19 sur le sol européen, le milieu semble même, quasiment jour pour nous imprimons ce numéro. Samedi après-midi à Paris,
jour, revivre l’effarement ressenti alors. En février 2020, le virus fraîche- place de la République, une manifestation de soutien à
ment débarqué en Lombardie au milieu de la fashion week de Milan sus- l’Ukraine devrait rassembler en masse, tandis que des défi-
citait, à l’annonce des premiers morts, un début de panique. À l’époque, lés seront organisés au même moment non loin de là. Mais
Giorgio Armani, qui clôt traditionnellement les défilés milanais, avait les prises de paroles officielles se succèdent. Ralph
décidé de faire le sien mais sans invités, précipitant la communauté de la Toledano, président de la Fédération de la haute couture
mode dans les avions en partance pour Paris. Cette fois, c’est encore Giorgio et de la mode, a rappelé lundi dans un communiqué que
Armani qui a pris la première initiative, aussi concrète que symbolique, de « la création repose sur le principe de liberté, quelles que
l’industrie de la mode au regard de la situation qui a basculé le 25 février. soient les circonstances. Et le rôle de la mode est de contri-
En préambule de son show, dimanche 27 février à 14 heures, une voix off buer à l’émancipation individuelle et collective dans nos
expliquait : « La décision de ne pas utiliser de musique sur le défilé a été prise sociétés ». Il a aussi invité « la grande famille de la mode » à
en signe de respect pour les personnes concernées par la tragédie en cours. » « vivre les défilés des jours à venir avec la gravité qui s’im-
Depuis, comme partout, se succèdent les appels aux dons, le partage de pose en ces heures sombres ».
liens vers des associations qui viennent en aide aux réfugiés, les photos,
dessins ou montages aux couleurs bleu et jaune du drapeau ukrainien sur
les comptes Instagram des designers, marques, rédacteurs et magazines Caroline ROUSSEAU

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Le sommaire

LA SEMAINE
38 Entre-soi 48 Kiev ou Kyiv ? 58 Les Marseillais tous fadas
Les experts en psychologie Question capitale. de “Motchus”.
poutinienne.
50 En Inde, l’ex-patronne de la 60 C’est peut-être
39 “Ce matin, sur l’écran plus importante Bourse du un détail pour vous…
de mon téléphone, j’ai vu pays était sous l’influence Sur la scène de l’Olympia,
les yeux terrifiés de ma d’un “yogi himalayen”. lors de la 47e cérémonie
petite sœur.” des Césars.
52 L’histoire se répète Alassan Diawara pour M Le magazine du Monde

44 “The Kyiv Independent” La ligue de censure arabe. 62 La première fois que
au-delà des frontières. “Le Monde” a écrit
54 En Bretagne, l’adoption Kiev.
46 Qui est vraiment… plutôt que l’abattoir pour
Vitali Klitschko. les poules.

22
LE MAGAZINE
63 Marta Ortega Pérez, prête à 78 Fran Lebowitz, le franc-parler 90 PORTFOLIO
régner. Héritière à 38 ans de new-yorkais. Depuis les Double je. Le photographe
l’empire Inditex, elle a déjà années 1970, la popularité britannique Thurstan
entrepris une révolution en de l’insolente autrice Redding s’est plongé dans
transformant en douceur américaine ne faiblit pas. la communauté des fans
le géant de la fast-fashion Ses conférences caustiques de “cosplay”, déguisés en
Mattia Velati. Caroline Tompkins pour M Le magazine du Monde.

Zara, dont le modèle est attirent une nouvelle personnages de comics


fortement contesté. génération d’admirateurs et et de mangas.
un recueil de ses chroniques
72 Les enfants du “Che” vient de paraître en français.
en campagne. En 2002, Jean-
Pierre Chevènement rêvait 84 Les intouchables du Yémen.
de dépasser les clivages Au nombre de 3 millions
droite-gauche autour de sa dans ce pays du monde La couverture La couverture
cause souverainiste. Vingt arabe, les muhamasheen a été réalisée a été réalisée
par Sam Rock par Tyler Mitchell
ans plus tard, ses premiers subissent un racisme pour M Le magazine pour M Le magazine
soutiens ont essaimé partout institutionnel qui les écarte du Monde. du Monde.
sur l’échiquier politique. de la société et les cantonne
Robe et blouse, Robe Balenciaga.
à des emplois considérés Dior. Escarpins,
comme subalternes. Christian Louboutin.
Le sommaire

LE GOÛT

Eva Verbeeck pour M Le Magazine du Monde. Tiphaine Caro pour M Le magazine du Monde
99 Oiseaux de lumière. 160 Le sens du détail 170 Carte sur table
Alber Elbaz, cœurs à prendre. +400° Laboratorio relève
130 Héroïnes fantasy. le niveau.
161 Making of
148 Flacons de collection. Les nymphéas d’Ange Leccia 172 Écologiquement vôtre COORDONNÉES DE LA SÉRIE « OISEAUX DE
LUMIÈRE », P. 99.
à l’Orangerie. Les stickers anticollision. Armani : armani.com — Balenciaga : balenciaga.com —
Burberry : burberry.com — Chanel : chanel.com — Chloé :
152 Librement inspiré chloe.com — Christian Louboutin : christianlouboutin.com
— Comme des Garçons : comme-des-garcons.com —
Cols roulés collectors. 162 Le luxe en ordre de marche. 176 Jeux George Cox : georgecox.co.uk — Gucci : gucci.com —
Hermès : hermes.com — JW Anderson : jwanderson.com
— Kwaidan Editions : kwaidaneditions.com — Loewe :
153 
Fétiche 164 Figure de style 178 Dans l’album de… loewe.com — Louis Vuitton : louisvuitton.com — Maison
Alaïa : maison-alaia.com — Maison Margiela :
Chaussez le naturel. Rayon blazer. Miren Arzalluz. maisonmargiela.com — Max Mara : maxmara.com — Melitta
Baumeister : melittabaumeister.com — Miu Miu : miumiu.
com — N o 21 : numeroventuno.com — Prada : prada.com —
Richard Quinn : richardquinn.com — Rokh : rokh.net —
154 Tête chercheuse 166 Partir un jour Sacai : sacai.jp — Yves Saint Laurent : ysl.com
Morgan Courtois, Objectifs Vienne. COORDONNÉES DE LA SÉRIE « HÉROÏNES FANTASY »,
sculpteur d’odeurs. P. 130.
Alexander McQueen : alexandermcqueen.com — Arturo
168 Traitement de saveur Obegero : arturoobegero.com — Balenciaga : balenciaga.
com — Batsheva : batsheva.com — Bottega Veneta :
155 Variations Fruits fondus. bottegaveneta.com — Celine : celine.com — Comme des
garçons : comme-des-garcons.com — Courrèges : courreges.
Humeur printanière. com — Dolce Gabbana : dolcegabbana.com — Givenchy :
169 Produit intérieur brut givenchy.com — Lanvin : lanvin.com — Loewe : loewe.com
— Louis Vuitton : louisvuitton.com — Max Mara : maxmara.
156 La beauté du geste La patate douce, com — Prada : prada.com — Schiaparelli : schiaparelli.com
— Versace : versace.com — Wolford : wolfordshop.fr — Yves
Brillants trompe-l’œil. deux possibilités. Saint Laurent : ysl.com

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DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_


Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.
DIRECTRICE DE LA MODE_
Suzanne KOLLER

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Benoît HOPQUIN.


Avec Stéphanie MARTEAU et Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté), Caroline ROUSSEAU
(cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode). Avec Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME.

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),


Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI. Avec Moulaye DIARRA et Soizic LANDAIS.
Graphisme_Audrey RAVELLI (chef de studio), Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Caroline SIEURIN. Photogravure_Fadi FAYED, Philippe LAURE. Avec Laure
MAESTRACCI.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Stéphanie GRIN, Julien GUINTARD et Paula RAVAUX
(chefs d’édition adjoints). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Nadir CHOUGAR,
Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL. Avec François CANO et Geneviève CAUX.
Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section), Adélaïde DUCREUX-PICON.
Avec Arnaud DUBOIS et Vanessa FRANÇOIS.

PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS


DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
MEMBRE DU DIRECTOIRE : Jérôme FENOGLIO
DIRECTRICE DE LA RÉDACTION : Caroline MONNOT
DIRECTION ADJOINTE DE LA RÉDACTION : Grégoire ALLIX, Maryline BAUMARD,
Hélène BEKMEZIAN, Philippe BROUSSARD, Nicolas CHAPUIS, Emmanuelle CHEVALLEREAU,
Emmanuel DAVIDENKOFF (Evénements), Alexis DELCAMBRE, Harold THIBAULT
DIRECTRICE ÉDITORIALE : Sylvie KAUFFMANN
DIRECTRICE DÉLÉGUÉE AU DÉVELOPPEMENT DES SERVICES ABONNÉS : Françoise TOVO
DIRECTEUR DÉLÉGUÉ AUX RELATIONS AVEC LES LECTEURS : Gilles VAN KOTE
DIRECTEUR DU NUMÉRIQUE : Julien LAROCHE-JOUBERT
DIRECTRICE DES RESSOURCES HUMAINES : Émilie CONTE
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA RÉDACTION : Sébastien CARGANICO
Rédaction en chef : Laurent BORREDON, Laetitia CLAVREUL, Michel GUERRIN, Christian MASSOL, Franck NOUCHI (Débats et Idées) / Documentation : Muriel GODEAU (cheffe de service)
et Vincent NOUVET / Infographie : Le Monde / Directeur de la diffusion et de la production : Xavier LOTH / Directrice de fabrication : Nathalie COMMUNEAU, Pascal DELAUTRE (chef de fabrication),
Alex MONNET (fabricant) / Directrice des ventes : Sabine GUDE / Responsable commerciale international : Saveria COLOSIMO MORIN /Responsable de la logistique : Philippe BASMAISON / Modification de service,
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Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 6%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.021kg/tonne de papier.
Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2000 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.

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1 – CAROLIN E ROUSSEAU est journaliste à M Le 3 – CLÉMENTINE GOLDSZAL, journaliste, collabore 5 – QUENTIN MÜLLER, reporter indépendant, est
magazine du Monde. Cette semaine, elle raconte régulièrement à M. En janvier, elle a rencontré la spécialiste de la péninsule arabique. Pour enquê-
l’inexorable ascension de Marta Ortega Pérez personnalité new-yorkaise Fran Lebowitz, plus ter sur le racisme anti-Noirs dans le monde
dans le groupe de fast-fashion espagnol Zara, connue pour ses reparties acerbes que ses arabe, il s’est rendu dans un Yémen en guerre où
fondé par Amancio Ortega, et dont elle prendra quelques livres. « Alors que sa popularité connaît le sentiment est le plus ancré socialement et le
officiellement la présidence le 1 er avril. un regain spectaculaire, grâce à la série Netflix plus institutionnalisé. « Ce racisme est souvent
« Quarante-huit ans séparent le père et la fille. Il Pretend It’s a City, et que son recueil de chroniques quelque chose de tabou. Il soulève des questions
est intéressant de voir comment, chacun dans son des années 1970-1980 est pour la première fois de famille et de lignées souvent intimes et renvoie
style, lui sur la démocratisation de la mode et elle traduit en français, il me semblait intéressant d’in- à la participation non reconnue de ces pays à
sur l’image de marque, ils parviennent à maintenir terroger ce qu’incarne cette figure de l’intelligent- l’esclavagisme. La violence des conflits en cours au
Zara au plus haut niveau d’efficacité. » P. 63 sia de la Côte est. À 71 ans, elle est adulée par les Yémen a évidemment encore appauvri les 3 mil-
trentenaires mais se cabre avec humour contre lions de “marginalisés” comme on les appelle com-
2 – FRANÇOIS KRUG, journaliste indépendant, a l’obsession de la modernité. Elle est une influen- munément. Écouter les discriminations et les vio-
réalisé plusieurs enquêtes pour M. Cette semaine, ceuse sans téléphone portable, une écrivaine qui lences quotidiennes dont ils sont l’objet, c’est poser
il s’est intéressé aux futures stars de la politique, n’écrit plus, une sorte de boussole morale pour des mots et des visages sur un mal qui ronge la
des médias ou de la littérature qui, il y a vingt ans, l’Amérique de gauche divisée. Et elle est surtout région : l’obsession identitaire. » P. 84
soutenaient la candidature de Jean-Pierre éminemment drôle et sympathique. » P. 78
Chevènement à la présidentielle. « Emmanuel 6 – MATTIA VELATI, photographe indépendant
Macron, Éric Zemmour, Natacha Polony ou même 4 – CAROLINE TOMPKINS, photographe, originaire milanais basé à Damas, en Syrie, connaît bien le
Michel Houellebecq... C’est en quelque sorte une de Cincinnati, dans l’Ohio, vit à Brooklyn, New Moyen-Orient, et particulièrement le Yémen. Il y
“génération Chevènement”. Elle semblait avoir York, où elle a photographié Fran Lebowitz. a accompagné Quentin Müller pour enquêter sur
disparu après la présidentielle de 2002, elle est en Après un BFA en photographie à la School of le racisme anti-Noirs. « Faire un reportage là-bas,
fait au cœur de celle de 2022... » P. 72 Visual Arts de New York (où elle enseigne c’est comme ouvrir des “chinese box”, dans chaque
aujourd’hui), elle a été rédactrice photo chez boîte on découvre quelqu’un qui souffre davan-
Bloomberg Businessweek pendant cinq ans. Son tage. C’est le cas de la communauté muha-
travail a été présenté sur la BBC, chez Vogue et masheen, une minorité victime de discrimination.
dans le New York Times. P. 78 Dans cette guerre par procuration, comme dans
toutes les guerres, ce sont toujours les plus faibles
qui paient le prix fort. » P. 84

Caroline Rousseau. François Krug. Clémentine Goldszal. Caroline Tompkins. Tanguy Müller. Gill Cesaria
Elles et ils ont participé à ce numéro.

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50, Avenue Montaigne, Paris 8 e 253, Rue Saint-Honoré, Paris 1 er
CHLOE.COM © 2022 Chloé SAS, all rights reserved
La mannequin
allemande Anna
Ewers sur le
shooting de la
série mode de
M Le magazine
du Monde.

EN COULISSES Les mille facettes d’Anna Ewers.


LE PHOTOGRAPHE ANGLAIS SAM ROCK aime changer son style d’un projet
à l’autre. Quand certains de ses collègues ont coutume d’utiliser souvent les mêmes
cadrages ou lumières, lui prend plaisir à se réinventer à chaque fois. Une vision qui
a séduit Suzanne Koller, directrice de la mode de M Le magazine du Monde, qui,
dit-elle, adore « l’idée de transformer une mannequin, de lui permettre de se méta-
morphoser, d’explorer sa personnalité, ses différents caractères et facettes ». Pour
cette série, ils ont travaillé avec la mannequin allemande de 28 ans Anna Ewers.
Devant l’objectif, elle est parfois riante ou bien concentrée. Elle fait la moue,
détourne les yeux. Ses tenues sont tour à tour simples, minimalistes ou bien exu-
Suzanne Koller

bérantes. Parfois, comme le note Suzanne Koller, Anna Ewers rappelle la Claudia
Schiffer des années 1990, une mannequin qui inspirait des créateurs très divers,
tout en gardant une certaine joie de vivre.

30
Le prodige
EN COULISSES

Tyler Mitchell.
L’AMÉRICAIN est l’un des photographes
les plus remarqués de sa génération. En 2018,
Tyler Mitchell a seulement 23 ans quand l’édition
américaine de Vogue lui demande de faire le por-
trait de la chanteuse Beyoncé, faisant de lui le
premier Afro-Américain à signer la couverture de
l’emblématique revue de mode. Dans la foulée,
l’image rentre dans les collections permanentes
de la prestigieuse Smithsonian National Portrait Le photographe
américain Tyler
Gallery, à Washington, DC. Suivent quelques Mitchell sur
expositions dans des institutions réputées, le shooting de
comme le FOAM à Amsterdam ou l’International la série mode de
M Le magazine
Center of Photography à New York. du Monde.
En résonance avec le mouvement Black Lives
Matter, il ne photographie quasiment que des
hommes ou des femmes noirs, à qui il donne une
Jean-Baptiste Talbourdet-Napoleone

indéniable majesté. Pour M Le magazine du


Monde, en collaboration avec la styliste Marie
Chaix, il a voulu montrer, explique-t-il, une « vision
contemporaine de l’opulence », inspirée de l’his-
toire comme de la science-fiction. Devant des
rideaux de couleur, posant dans des échafaudages
ou à côté de chandeliers, les mannequins à la mine
hiératique incarnent un nouveau classicisme.

32
DE LA TERRE À LA PEAU, NATURELLEMENT

NATURELLE
LA NOUVELLE POUDRE BONNE MINE
96 % D’ORIGINE NATURELLE*

* Selon la norme ISO 16128. Les 4 % restants contribuent à l’intégralité et à la sensorialité.


Le M de la semaine.
« PIÈCE D’OUTILLAGE DANS UN ATELIER DE BAC PRO MICROTECHNIQUES. »

Xavier DOMENECH

Xavier Domenech

Pour envoyer vos photographies de M : lemonde.fr/lemdelasemaine

34
SAC ROSEAU
ENTRE-SOI LES EXPERTS EN PSYCHOLOGIE
POUTINIENNE.
CES GÉOPOLITOLOGUES, JOURNALISTES ET AUTRES SPÉCIALISTES DE LA RUSSIE ONT CLAMÉ
SUR TOUS LES MÉDIAS QUE JAMAIS VLADIMIR POUTINE N’ENVAHIRAIT L’UKRAINE. ILS SE SONT
TROMPÉS ? D’ACCORD, MAIS CE N’EST PAS DE LEUR FAUTE.

Texte Guillemette FAURE

L E S P R ÉV I S I O N S G ÉO PO L I - rencontré Poutine. Ils ne peuvent pas LEURS GRANDES VÉRITÉS D’AVANT


TIQUES ONT CECI DE COMMUN avec les se retenir d’aller sur les plateaux de Les photos satellitaires n’indiquent pas
paris sur les scores des campagnes télévision. Ils rappellent que le de préparatifs d’invasion. Poutine n’y a
électorales ou sur les pandémies que ­secrétaire général de l’ONU s’est aussi pas intérêt. Poutine ne refera pas l’er-
s’être trompé n’a jamais empêché de trompé, mais avouent rarement leur reur de Brejnev en Afghanistan. S’il y
continuer à donner son avis. On avait propre erreur. va, Poutine se limitera au Donbass
surtout entendu certains politiques pour éviter des sanctions.
se fourvoyer (Marine Le Pen, Éric COMMENT ILS PARLENT
Zemmour et Jean-Luc Mélenchon) et « Poutine n’a pas l’intention d’envahir LEURS GRANDES VÉRITÉS D’APRÈS
tenter de rétropédaler. On avait oublié l’Ukraine, car la Russie y perdrait beau- Si tout s’était passé comme je l’avais
qu’une petite communauté de coup » (Hélène Carrère d’Encausse pensé, j’aurais eu raison. Personne ne
sachants, journalistes et autres univer- avant) ; « Je pensais qu’il avait le sens de s’attendait à cette invasion de
sitaires, s’étaient eux aussi mépris. son intérêt personnel » (Hélène Carrère l’Ukraine. La Russie n’a pas terminé sa
Dans les semaines qui ont précédé d’Encausse après). « Vladimir Poutine transition. C’est plus compliqué que
l’attaque russe contre l’Ukraine, plu- n’a aucunement l’intention d’envahir ça. Jusqu’à maintenant, le monde était
sieurs de ceux qui en savent plus que l’Ukraine » (Renaud Girard avant) ; plus prévisible. Sans les problèmes de
nous sur la Russie nous ont expliqué « Cinq jours après moi, le secrétaire santé mentale de Poutine, tout cela ne
pourquoi Vladimir Poutine ne mettrait général de l’ONU a dit la même chose » serait pas arrivé. D’autres experts de la
jamais les pieds à Kiev. « Poutine ne (encore avant) ; « Je croyais Poutine Russie se sont trompés.
serait pas si bête et ne commettrait pas rationnel, il est en fait paranoïaque »
cette bêtise » (l’ancien diplomate (Renaud Girard, après). « Dire que la LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
Vladimir Fédorovski et le géopolito- Russie veut envahir l’Ukraine est un Comment effacer anciens tweets et
logue Frédéric Encel), ou encore : mensonge » (Vladimir Fédorovski analyses d’il y a quelques jours ou
« Poutine n’est pas si méchant » (les avant) ; « Il y a un danger de guerre semaines ? Vaut-il mieux donner un
journalistes Renaud Girard et Pascal nucléaire » (Vladimir Fédorovski après). nouvel avis ou changer de sujet ? Est-ce
Praud, l’historienne Hélène Carrère « C’est un bras de fer qui ne semble pas que des analyses passées risquent
d’Encausse ou l’écrivain Sylvain à court terme trop dangereux car cha- d’être aussi souvent exhumées que le
Tesson). Aujourd’hui, quelques-uns de cun sait exactement ce que veut l’autre » « la Russie, j’en prends le pari, n’enva-
ces prédictologues expliquent que si le (Frédéric Encel avant) « La menace est hira pas l’Ukraine » d’Éric Zemmour ?
président russe avait été cohérent, parue si concrète que les Européens
leurs prophéties se seraient réalisées. semblent s’être réveillés » (Frédéric LEUR GRAAL
Qu’il est « devenu fou », notamment à Encel après). « Les deux camps ont inté- Être invité à donner de nouveau son
cause du confinement. rêt à dramatiser avant de sceller un avis après l’invasion. Se dire que
accord [de paix] qui est d’ailleurs peut- François Hollande n’a pas fait mieux
À QUOI ON LES RECONNAÎT être déjà entériné… tout ça est un jeu de (« Il grignotera quelques territoires mais
Les équipes des émissions de talk- dupes » (Pascal Praud avant) ; « Les gens se gardera d’aller jusqu’à Kiev »).
shows ont leur numéro de téléphone n’imaginent jamais le pire » (Pascal
soigneusement inscrit dans leurs Praud après). Le pouvoir russe est LA FAUTE DE GOÛT
fichiers. Ils nous avaient déjà assuré, « moins soporifique qu’un conseil d’ad- Ne pas pouvoir résister à se lancer
comme Renaud Girard, du Figaro, que ministration de financiers berlinois qui dans des prédictions sur le recours à la
les Américains n’envahiraient jamais statuent sur l’avenir de la Grèce » force nucléaire.
l’Irak. Ils sont incollables sur la guerre (Sylvain Tesson avant). Il n’a rien dit
froide. Dans leurs interviews et leurs après mais le documentaire inspiré de
éditoriaux, ils rappellent à quelle dis- sa Panthère des neiges, récit de voyage
tance ils ont pu s’approcher du pou- récompensé du Prix Renaudot en 2019,
voir russe ou la dernière fois qu’ils ont a été couronné aux Césars le 25 février.
Olga, « la grande
sœur », en région
LA SEMAINE
parisienne,
le 28 février.

“CE MATIN, SUR L’ÉCRAN DE MON SASHA K. ET OLGA K. SONT UKRAINIENNES. Elles ont
32 et 34 ans. Sasha vit à Kiev, elle est spécialiste en relations
TÉLÉPHONE, J’AI VU LES YEUX publiques, elle vit avec Victor et leur chien. Olga est installée
TERRIFIÉS DE MA PETITE SŒUR.” près de Paris depuis sept ans, elle est caviste, fine connais-
seuse des vins français, elle est en couple avec Yanis. On
avait rencontré Olga en Ukraine juste après la révolution du
Le 24 février, comme pour des millions Maïdan en 2014, elle étudiait le français à l’université. Dans la
d’Ukrainiens, l’existence d’Olga, 34 ans, et de Sasha, famille d’Olga et Sasha, on est à la fois ­francophile et franco-
phone. Leur père est professeur de français, leur mère, ingé-
32 ans, a basculé dans la guerre. L’aînée vit cette nieure en énergie. Olga dit souvent de sa petite sœur qu’elle
tragédie depuis la France, la cadette est bloquée est un roc et Sasha dit de son aînée qu’elle est très sensible.
Ce jeudi 24 février, le jour où l’armée russe a envahi l’Ukraine,
à Kiev, réfugiée dans un parking souterrain. on leur a demandé si elles étaient d’accord pour commencer
Témoins d’un quotidien soudainement bouleversé, un journal de bord, chacune de leur côté. Depuis, elles
écrivent ce qui est devenu leur quotidien. L’une à Kiev cachée
elles ont accepté de rédiger un journal de bord. dans un parking souterrain, l’autre à Paris à attendre dans
l’angoisse des ­nouvelles des siens. Elles racontent à deux
Texte Élisa MIGNOT voix la guerre qui s’est abattue sur leur pays. Un conflit où
Photo Alassan DIAWARA chaque jour tout change et tout peut basculer.

39
LA SEMAINE

JEUDI 24 FÉVRIER Sasha, « la petite


SASHA : on a été réveillés par le son de bombar- sœur », à Kiev, en
communication
dements. Toute la journée, on a fait des courses avec sa sœur,
et nos bagages. On imagine toutes les possibili- Olga (médaillon),
tés : rester ou partir, prendre des trucs ou les depuis le parking
souterrain où
laisser, demeurer auprès des plus âgés ou se elle se réfugie
sauver nous-mêmes. Ma mère n’habite pas très durant les
loin, elle a fait ses valises et elle est venue dans bombardements,
le 24 février.
l’appartement où je vis avec Victor, mon com-
pagnon. Papa, qui habite dans un autre quartier
avec sa femme, est descendu se réfugier dans
le métro. Ma grand-mère est chez elle, avec ma
tante handicapée, elles ne peuvent pas des-
cendre pour s’abriter. Avec Victor et maman,
quand on a entendu les trois sirènes, on est
allés dans l’abri qui est près de chez nous. Il
date de la seconde guerre mondiale, il est très
vieux, il y avait du monde… Je n’ai pas envie d’y
retourner. Mais bonne nouvelle : on a Internet !
Heureusement que Poutine veut mener une
guerre hybride et qu’il en a besoin. J’ai réussi à
promener mon bouledogue français, en bas de
l’immeuble. On va quitter l’Ukraine, on n’a pas
le choix. Olga nous attend en France.
OLGA : ce matin, sur l’écran de mon téléphone,
j’ai vu les yeux terrifiés de ma petite sœur. Je ne
sais pas quoi faire. J’y vais ? Yanis, mon copain,
qui n’est pas ukrainien, me dit que c’est ridicule,
que je dois rester pour les accueillir en France.
J’ai eu plusieurs fois ma mère au téléphone.
Elle est persuadée que Poutine est déjà surpris
de cette résistance des Ukrainiens. Elle dit que
les Russes vont sortir dans la rue… Ma grand-
“Et Sasha qui ne répond pas plus intervenir si tous les civils sont dehors.
Victor a amené du cognac ukrainien et des
mère de 85 ans relativise tout ce qui se passe : depuis une heure et demie, ça bouteilles pour fabriquer des cocktails
elle a déjà traversé une guerre, elle s’était déjà
cachée dans un bunker quand elle avait 5 ou
m’énerve ! Je veux savoir tout Molotov. Mais on n’a pas tous les ingrédients.
Et je ne sais pas les faire. Ça n’est pas ma
6 ans. Ma grand-mère me rappelle qu’on appe- le temps ce que chacun fait, façon de vivre. Ce soir, nos valises sont dans
lait la Russie et l’Ukraine les républiques
sœurs. Mais une sœur n’est pas censée te faire
je suis plus calme si je sais.” le coffre de la voiture. Finalement, on a décidé
de partir hors de Kiev demain, les missiles
ça ! Et Sasha qui ne répond pas depuis une Olga K. tombent trop ici, ça n’est plus possible.
heure et demie, ça m’énerve ! Je veux savoir
tout le temps ce que chacun fait, je suis plus SAMEDI 26 FÉVRIER
calme si je sais. Je n’arrête pas de regarder les OLGA : je suis réveillée par l’appel de ma
infos : le site de la présidence, le site de la mai- grand-mère Raïssa à 3 h 45. Elle est très fati-
rie de Kiev, la chaîne indépendante en biélo- d’informations vérifiées à mes amis français, guée. J’ai un sentiment immense de haine vis-
russe Bielsat TV, Instagram, Facebook… russes, canadiens… pour qu’ils repostent eux à-vis de cette guerre, vis-à-vis de Poutine.
Je ne vais jamais réussir à dormir. aussi. Je fais suivre les pétitions, les cagnottes. Des gens en Russie, dans l’armée russe vont-
C’est aussi une guerre de l’information. Quand ils se rendre compte de ce qu’ils font ? Il y a
VENDREDI 25 FÉVRIER je pense que l’autre nous traite de nazis et de encore quelques semaines, j’étais à Kiev pour
OLGA : je me suis levée et j’ai pris deux drogués ! La bataille pour Kiev a commencé. Noël, à boire du champagne et manger des
Medicar, le Xanax ukrainien. Ça m’a un peu SASHA : ce matin, avec maman, Victor et le bons petits plats dans le salon de Sasha.
calmée. Ma mère m’a appelée, elle veut me chien, on a quitté mon appartement pour aller Je suis allée au rassemblement place de la
rassurer, elle me dit que « tout va bien à Kiev ». dans l’immeuble d’une amie qui a un parking République à Paris, j’ai appelé ma sœur en
Quand j’arrive à mon travail, j’allume mon ordi souterrain, moderne. On est presque tout vidéo pour lui montrer sur Messenger. On
et je vois que tout est en train de péter ! Yanis seuls. Il y a des gens dans des voitures – de était des centaines et elle, elle était coincée
veut aller les chercher en voiture à la frontière luxe – garées mais on ne les voit pas trop. dans un parking souterrain. C’est surréaliste.
polonaise. Avec son père, il a préparé l’itiné- Victor est architecte, il dit que le parking est SASHA : notre routine s’organise. Dormir, man-
raire jusqu’à la Pologne. Il me dit qu’ils solide, que les monolithes de béton sont très ger et prendre une douche. On commence
sont prêts à partir, qu’il n’y a plus qu’à remplir robustes. On a installé des chaises de cam- à avoir notre emploi du temps de guerre. Le
des jerricans d’essence pour faire la route. ping, des vivres, de l’eau. On a tout ce qu’il faut matin, on fait le tour de toute notre famille, nos
J’aimerais tellement que ma famille soit là. à manger mais je n’ai pu avaler qu’une pomme proches, nos amis. On prépare à manger puis
Mais même si elle le voulait, c’est trop dange- aujourd’hui. Je suis fatiguée, on ne dort pas on organise tout pour la nuit que l’on passe
reux de quitter Kiev. Là-bas, des amis se sont beaucoup. On regarde tout le temps les nou- au sous-sol au cas où les sirènes retentissent.
fait tirer dessus alors qu’ils étaient dans leur velles sur Rada [la chaîne du Parlement ukrai- Parfois, je monte à l’appartement. Parfois, je
voiture en train de partir. Je me sens tellement nien] et sur l’application Telegram. L’armée vais fumer une cigarette dans la cour. Dans
Olga K.

impuissante. J’essaie de reposter un maximum nous dit de ne pas sortir car ils ne peuvent l’immeuble au-dessus du parking, les

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LA SEMAINE

seules lumières sont celles des cages vie. J’ai eu ma grand-mère à 8 h 30. Elle a pu coupé en deux mais je pense que j’aurais fait
d’escalier. Je crois qu’il n’y a plus personne. aller chercher des calmants à la pharmacie. pareil si j’étais avec eux. Je viens de regarder
Finalement, on a changé d’avis : on ne partira J’ai aussi réussi à persuader ma sœur et ma les nouvelles… Kharkiv… Des enfants sont
pas. C’est bizarre mais je suis contente d’être à mère de partir. Elles vont prendre le train ! On décédés. Une base militaire explosée.
Kiev, je me sens bien, c’est ma ville. Je me sen- peut encore acheter des billets. Je suis terri- 70 morts. Je me sens tellement impuissante,
tirais mal d’être ailleurs. On espère que les fiée par l’idée que Poutine puisse balancer sans forces. J’ai commencé à aller sur des
forces ukrainiennes vont bien se battre… une bombe atomique. Il est capable de tout. sites de restaurants russes, d’esthéticiennes
Même si tu ne peux pas souhaiter que Je n’ai plus de nouvelles de ma sœur et de russes, de communautés russes pour leur dire
quelqu’un se « batte bien » dans une vie nor- ma mère, elles sont parties au supermarché de nous rejoindre aux rassemblements.
male en 2022. On est fiers de notre président : depuis au moins trois heures… J’ai enfin On est quelques-uns à faire ça. J’ai eu
Zelensky est devenu un symbole de liberté, réussi à leur parler. En fait, elles ne veulent pas quelques likes sur mes posts… Je crois que
une légende pour tous les gens que je connais quitter Kiev. Sasha me dit que c’est trop dange- je suis insupportable. C’est dur pour Yanis
à Kiev. Qu’ils aient voté pour lui ou non. Il est reux. Mes yeux sont secs. Je suis vidée. J’ai aussi. Il ne comprend pas que ma famille ne
avec nous, je le sens très très proche de nous. passé une partie de l’après-midi dans mon lit. quitte pas Kiev.
Demain, c’est la fête du printemps en Ukraine. SASHA : la nuit était calme, hier on a bu une
DIMANCHE 27 FÉVRIER SASHA : cette nuit, les gens de notre immeuble bouteille de vin sur le parking, on a fait une
OLGA : dès le réveil, je regarde ce qu’a dit mon qui ont intégré les forces territoriales nous ont soirée presque normale entre amis. On a
président. Il poste plusieurs vidéos par jour, demandé de les aider à fermer toutes les dormi et maintenant j’écris ces mots en
ça me rassure de le voir, de savoir qu’il reste portes de l’immeuble. Il y avait des badges ­regardant les explosions à Kharkiv, je vois
à Kiev, qu’il est là. Mes yeux brûlent, mais je magnétiques mais ils ne marchaient plus donc les posts de mes amis sur Insta, ils ont perdu
continue à regarder les écrans de mon por- il fallait trouver les bonnes clefs dans trois des proches dans ces bombardements. Une
table et de mon ordinateur, à scroller les news. cartons plein, c’était Fort Boyard ! C’était colonne de tanks est aux portes de Kiev.
Je vais au travail. Un des habitués de la bou- rigolo, enfin un tout petit peu. On a réussi à Notre routine devient un système d’action.
tique est passé, pas pour acheter du vin mais fermer treize portes de la résidence ! Au Victor a commencé à lancer la campagne
pour prendre de mes nouvelles. Cela me début, on croyait qu’il n’y avait personne dans informatique sur ses profils Facebook et
touche beaucoup. Je travaille avec une oreil- l’immeuble mais en fait, si. On est une dizaine Instagram en racontant les faits, en publiant
lette pour écouter les infos toute la journée. en tout. Maintenant, on a créé un groupe sur des photos de tout ce qui se passe partout
Même quand je parle avec des clients. Je ne Telegram : chaque soir, à 20 heures, on fait en Ukraine. Il a des amis dans l’armée qui lui
peux pas manger, j’ai engueulé mon mec pour une réunion. On échange des informations, envoient des images, notamment des soldats
rien, j’ai si peur de la bombe nucléaire. des plans, des projets. Ceux des forces terri- russes morts, prisonniers, blessés. Moi je fais
SASHA : la nuit d’hier était la plus calme. Il y a toriales font le tour du quartier et nous, on de la recherche d’infos, des vidéos, des pho-
un couvre-feu toute la journée, tous ceux qui prépare à manger pour eux. Les magasins tos, des témoignages pour les transmettre via
sortent des lieux sûrs sont soupçonnés d’être étaient ouverts aujourd’hui. On a voulu aller mes réseaux sociaux. Mes contacts russes me
des saboteurs et sont contrôlés par l’armée. faire des courses pour une semaine. On y est retirent de leur liste d’amis sur Instagram.
Le stress des premiers jours est passé. Ceux allées avec maman en voiture. Quitter notre Leur propagande est tellement forte.
qui voulaient quitter Kiev l’ont fait. Nous, on a abri était stressant et en même temps très Je crois qu’Olga ne va plus essayer de me
commencé à s’organiser dans des groupes de agréable. Il y avait du soleil, c’est le printemps ­persuader d’aller en France ou à l’ouest. Ça
« batailles informatiques ». On essaie de lancer ou presque. Les rues sont vides. Des pneus n’est pas possible de toute façon. Ici, on a le
des campagnes d’informations à destination de voitures bloquent toutes les routes. On est parking qui nous protège, on est en centre-
de la Russie et de la Biélorussie pour dire la allées à Silpo, une grande chaîne de magasins ville, on peut trouver des magasins, on est
vérité, pour raconter tout ce qui se passe en ukrainienne. Les rayons étaient pleins mais le proche de la gare. Tant qu’on est là, les
Ukraine. Chaque personne trouve une façon lait, les œufs, le pain commencent à manquer. risques sont prévisibles : c’est l’attaque des
de se mobiliser. Dans notre immeuble, des Rien que pour le pain on a fait la queue une Russes. Si tu prends la route, les dangers sont
voisins sont entrés dans les Forces de défense heure ! En tout, ça nous a pris cinq heures. beaucoup plus nombreux : les bombarde-
territoriale, ces civils qui prennent des armes, On ne croit pas trop aux négociations, ments, les roquettes, les saboteurs russes,
ils font des tours de la résidence pour surveil- Poutine ne va pas céder. Des Ukrainiens la pénurie d’essence, les routes coupées.
ler les environs. Toute la nation regarde dans reviennent de partout dans le monde pour se Je connais des gens qui sont partis en
la même direction. On a le meilleur gouverne- battre. C’est hallucinant. Ça n’est pas de l’eu- panique les premiers jours et qui essaient de
ment en guerre et tout le monde doit être phorie mais c’est… une croyance, une revenir. D’autres sont coincés dans des
jaloux de notre volonté d’être libre. J’écris tout confiance totale. On croit en nos dirigeants, petites villes de l’ouest. Je parlais avec papa
ça dans la cour de notre résidence pendant on croit en notre armée. aujourd’hui, il m’a dit : « Sasha, on ne s’enfuit
que j’entends les bombardements tous les pas de notre pays. On n’abandonne pas. » Ça
quarts d’heure. MARDI 1er MARS n’est pas par héroïsme, pas du tout, ça n’est
OLGA : j’ouvre les yeux et la boule au ventre pas par idéalisme non plus, c’est ce que je
LUNDI 28 FÉVRIER revient. Cette nuit, pour la première fois, je me ressens au plus profond de moi. Je ne veux
OLGA : toute la nuit, des messages sont arrivés suis permis de mettre mon portable en mode pas être loin de ma ville, de mes proches, de
sur mon téléphone, Telegram, Instagram, silencieux. Hier, Sasha m’a confirmé qu’ils ne ma famille. Il y a de très fortes explosions et
Messenger, etc. C’est mon jour off, j’appelle voulaient vraiment pas partir, qu’ils souhai- des sirènes partout. On attend une vraie
les miens pour savoir si tout le monde est en taient rester et se rendre utiles. Mon cœur est bataille comme à Kharkiv.

42
LA SEMAINE

“THE KYIV INDEPENDENT”,


époustouflants pour un média créé tout juste trois mois plus tôt.
Nous sommes fin novembre 2021 : Kyiv Post, publication
indépendante, en anglais, créée en 1995 par un expatrié améri-

LA VOIX DE LA RÉSISTANCE. cain, est suspendu par son propriétaire, l’oligarque ukrainien
Adnan Kivan. Les cinquante employés du journal perdent leur
emploi. Parmi eux, une trentaine de journalistes décident de
Il y a environ trois mois, une trentaine de reporters lancer une campagne sous le hashtag #SaveKyivPost. Une
ukrainiens relançaient, dans des conditions précaires, nouvelle PDG (Daryna Shevchenko), une nouvelle rédactrice en
chef (Olga Rudenko) et la même équipe de reporters lancent
un média anglophone sur la situation de leur pays. The Kyiv Independent dans la foulée. Pour continuer d’être les
La guerre a tout changé : il bénéficie désormais d’une « traducteurs de l’Ukraine pour le reste du monde », confiait
alors Brian Bonner, l’ancien rédacteur en chef, à M. Aujourd’hui,
large audience et d’un soutien financier international. cette « petite start-up », comme l’appelle sa rédactrice en chef
adjointe, Toma Istomina, 26 ans, est devenue la source privilé-
Texte Lucas MINISINI giée permettant de suivre cette guerre tragique.
La vague de soutien est à la hauteur de l’émotion internationale.
FAUT-IL QUITTER KIEV, LA CAPITALE UKRAINIENNE ? Igor La campagne de financement participatif GoFundMe, à destina-
Kossov hésite. Le vendredi 25 février, le journaliste d’investi- tion du journal, pilotée depuis le Royaume-Uni, rassemble
gation pour The Kyiv Independent trouve une place dans aujourd’hui presque 720 000 livres de dons (862 000 euros).
une voiture direction Vinnytsia, une ville à 200 kilomètres au Le nombre d’abonnés mensuels du site de financement par
sud-ouest. Il saute dans le véhicule, avant de « regretter immé- mécénat Patreon a récemment passé la barre des 45 000 per-
diatement » son choix. Après quelques heures de route, il sonnes et plusieurs géants des médias européens, comme
reprend un train dans le sens inverse. Plus question de partir : l’allemand Axel Springer, ont promis un soutien financier
« C’est dans cette ville que le destin de l’Ukraine se décidera », et logistique. Des éditeurs américains, comme John Woodrow
explique-t-il au téléphone, en se servant de Telegram. Et le Cox et Ian Shapira au Washington Post, ont recommandé
trentenaire, formé au reportage de guerre grâce à la couver- The Kyiv Independent. « La chanteuse Dua Lipa nous a célébrés,
ture de la guerre civile libyenne en 2011, puis de la bataille de via son compte Instagram [suivi par 79,8 millions de per-
Mossoul, en Irak, en 2017, pour plusieurs médias américains, a sonnes] », pointe Toma Istomina, heureuse de voir que la pro-
prévu de raconter le sort de son pays. Employé dans le seul duction de son équipe suscite du « respect ». Soulagée aussi,
média ukrainien indépendant en langue anglaise, le journaliste étant donné les conditions de travail infernales.
aimerait s’embarquer avec l’armée ukrainienne. « Je veux Depuis le début de la guerre, The Kyiv Independent souffre.
couvrir les combats directement sur le terrain », affirme-t-il Le 24 février, un peu avant 5 heures du matin, quand Vladimir
posément. En attendant toutes les accréditations nécessaires, Poutine annonce l’invasion de l’Ukraine, le site Web du journal
Igor Kossov multiplie les articles et les interviews. Notamment cesse de fonctionner. Trop de connexions. « J’ai dû réveiller les
avec les habitants restés dans la capitale, malgré les bombes programmeurs pour leur annoncer que la guerre avait com-
et la peur. Des témoignages diffusés sur le site du Kyiv mencé et qu’il fallait remettre la plateforme en route », raconte
Independent, avant d’être généralement lus puis partagés Toma Istomina, depuis Vinnytsia, où elle a été évacuée par la
plusieurs centaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux. direction du journal. Depuis le week-end du 26 et 27 février,
Le reporter de guerre confirme : « Nous sommes devenus seule une équipe de six journalistes reste dans la capitale. Dont
La page d’accueil très populaires, très rapidement. » le très populaire Illia Ponomarenko, un journaliste spécialisé sur
du site de The
Kyiv Independent Six jours après le début de la guerre, The Kyiv Independent les questions de défense, suivi par 765 000 personnes sur
du 1er mars, compte 1,4 million d’abonnés à son compte Twitter. Contre Twitter ; et Daryna Shevchenko, la PDG. Travailler à Kiev est
dont le fil Twitter 20 000 avant le début de l’invasion russe sur le territoire devenu une gageure : le stress, pour soi ou ses proches, et le
informe plus
de 1,4 million ukrainien. Il possède aussi une chaîne sur l’application manque de sommeil, s’ajoutent aux alertes annonçant réguliè-
d’abonnés. cryptée Telegram suivie par 40 000 abonnés. Des chiffres rement des raids aériens. Il faut alors se réfugier en sous-sol,
dans le métro, et à défaut, loin des fenêtres. Les journalistes,
dans la crainte constante que la connexion Internet disparaisse,
sont en contact via l’application Slack. Un canal de discussion
permet de coordonner la production d’articles ; un autre est uti-
lisé pour se renseigner sur la sécurité de chacun. Depuis un
quartier du nord de Kiev, où elle est restée avec ses parents,
septuagénaires, Daryna Shevchenko n’a pas prévu de fuir. Elle
précise sur un ton égal : « Je préfère mourir ici plutôt que partir
pour ne jamais rentrer à Kiev. »
Pour aider au fact-checking – essentiel face à la propagande
russe – et aux reportages, plusieurs membres de la rédaction
travaillent depuis l’étranger. Malgré la « culpabilité » de ne pas
être sur place, confie Anastasiia Lapatina, 20 ans, étudiante à
Sciences Po. En plus de son travail de journaliste, elle prête
main-forte à plusieurs ONG qui envoient de l’aide humanitaire.
Cette semaine, avec quelques amies, elle a prévu de partir pour
la frontière ukraino-polonaise. « C’est important pour moi »,
insiste-t-elle. Dans l’équipe de The Kyiv Independent, un journa-
Capture d’écran

liste (il préfère garder l’anonymat) a arrêté d’écrire. Il a confié son


chat à Toma Istomina. Lui a rejoint les forces de défense territo-
riale, l’armée de volontaires ukrainiens, pour combattre.

44
LA SEMAINE

UN MAIRE OFFENSIF
Avec son physique d’­armoire à glace, Vitali
Klitschko, 50 ans, multiplie ces derniers jours
les vidéos pour mobiliser les Ukrainiens, dont
il estime qu’ils « sont prêts à se battre jusqu’au
bout ». Histoire de donner l’exemple, le maire
de Kiev, montagne de muscles culminant à
2,02 mètres, assure qu’il défendra « les armes
à la main » la capitale où il a été élu en 2014.
« Arrêtez de faire des affaires avec la Russie »,
a-t-il enjoint aux Occidentaux, lui qui était
autrefois apprécié des antirusses comme des
prorusses de son pays. Il a appelé la commu-
nauté internationale à l’aide pour éviter une
« catastrophe humanitaire », dans l’un de ses
messages filmés et adressés aux
330 000 abonnés de son compte Instagram.

UN BOXEUR INTRAITABLE
Après le karaté et le kickboxing à ses débuts,
Vitali Klitschko s’oriente vers la boxe anglaise.
S’il rate les Jeux olympiques d’Atlanta (1996) à
cause d’un contrôle positif à la nandrolone, ses
succès en amateur (195 victoires, 15 défaites)
le propulsent vers le monde professionnel.
Chez les pros, il compte 45 victoires, dont 41
par K.-O., pour deux défaites, et collectionne les
ceintures de champion du monde poids lourds.
Il annonce sa retraite en novembre 2005, avant
de signer l’un des plus beaux come-back sur les
rings, en 2008, puis de raccrocher les gants
définitivement, en 2013.

UN SPORTIF ENGAGÉ
Né le 19 juillet 1971 dans l’ancienne
République soviétique kirghize – devenue,
en 1991, le Kirghizistan –, Vitali Klitschko est
arrivé à Kiev au milieu des années 1980. Son
père, général de l’armée soviétique, a participé
au nettoyage du site de Tchernobyl.
Contrairement à son frère, Vladimir, autre
champion poids lourds, Vitali Klitschko n’a
jamais remporté de médaille olympique pour
son pays, mais il montre régulièrement son
attachement à l’Ukraine, même sur les rings.
En 2004, en pleine « révolution orange », il
boxe à Las Vegas en arborant un carré de tissu
orange sur son short, soutenant l’opposition à
Viktor Ianoukovitch, prorusse.

UNE FIGURE POPULAIRE


Après une tentative ratée de conquête de la
QUI EST VRAIMENT… ­mairie de Kiev, dès 2006, Vitali Klitschko est

Vitali Klitschko.
élu au Parlement en 2012. À la tête du parti
libéral Oudar (Alliance démocratique ukrai-
nienne pour les réformes, dont l’acronyme
signifie « coup de poing »), qui devient une
force majeure de l’opposition lors des législa-
ANCIEN CHAMPION DU MONDE DE BOXE, LE MAIRE DE KIEV
tives de 2012, il est l’un des principaux adver-
APPELLE LES UKRAINIENS À “SE BATTRE JUSQU’AU BOUT”
saires du président Ianoukovitch. Figure du
ET VEUT DONNER L’EXEMPLE.
Tobias Hase/Dpa/Ma xppp

mouvement Euromaïdan, ces manifestations


pro-européennes organisées fin 2013 et début
2014, dénonçant la corruption en Ukraine,
l’­ancien champion est pressenti pour la prési-
dentielle. Il se rallie à Petro Porochenko et est
Texte Yann BOUCHEZ élu, en 2014, maire de Kiev.

46
LA SEMAINE

Le quotidien britannique The Daily


Telegraph emploie le nom ukrainien
« Kyiv » en « une » le 27 février, comme
la plupart des journaux du pays.

Ce sont des petits gestes très fins et très subtils, mais qui
envoient des messages forts. » Christine Dugoin-Clément se
souvient de débats avec son éditeur, en 2015, alors qu’elle
travaillait sur son livre L’Ukraine : entre déchirements et
recompositions (L’Harmattan, 2015). Il craignait que les lec-
teurs ne comprennent pas l’orthographe « Kyiv », et elle prit
alors le parti d’expliquer en début d’ouvrage le sens que
recouvrait cette orthographe.
Sur le front du langage et de sa charge symbolique, en parti-
culier pour les noms de villes ou de pays qui tentent de faire
valoir leur indépendance vis-à-vis de puissances étrangères
ou d’anciennes puissances coloniales, la presse anglo-
saxonne a coutume de s’adapter. « Mumbai », « Beijing » ou
« Chennai » y sont ainsi passés dans le langage courant, alors
que les journaux français continuent d’écrire « Bombay »,

KIEV OU KYIV ?
« Pékin » et « Madras », leurs noms occidentaux.
Le site de la BBC, qui « favorisait » la dénomination « Kyiv »
depuis 2019, l’utilise exclusivement dans ses articles depuis

QUESTION CAPITALE. le 29 janvier. Idem pour CNN, Al-Jazira, The Guardian, The
Daily Mail, le New York Times, The Independent ou The Wall
Street Journal, et l’agence Associated Press. Le gouverne-
Pour désigner la capitale de l’Ukraine, ment britannique en a fait son orthographe officielle en 2014,
les médias français utilisent souvent son tandis que, suite à la révolution de Maïdan qui bouta du pou-
voir le président prorusse Viktor Ianoukovitch, des voix s’éle-
nom russe, quand les anglophones favorisent vaient en Ukraine pour demander l’utilisation de « Kyiv ».
sa version ukrainienne. Une différence En 2018, suite à l’annexion de la Crimée par la Russie, le minis-
tère ukrainien des affaires étrangères lançait même une cam-
linguistique qui est loin d’être anodine. pagne médiatique « Kyiv Not Kiev ». En juin 2019, sous la pré-
sidence de Donald Trump, le gouvernement américain passa à
Texte Clémentine GOLDSZAL son tour officiellement à « Kyiv », malgré l’amitié entre la
Maison Blanche et le Kremlin.
En France, les médias ont adopté sans mal les orthographes
plus fidèles à la prononciation ukrainienne pour les villes de
Lviv et Karkhiv (prononcées « Lvov » et « Karkhov » en russe).
C’EST UNE SIMPLE VOYELLE, mais qui fait toute la dif- Sans doute parce que les noms en question n’étaient pas
férence. Alors que les médias français font référence à la connus du grand public avant qu’ils ne soient apparus dans les
capitale ukrainienne sous le nom de « Kiev », la majorité de informations ces dernières semaines, contrairement à la capi-
leurs homologues anglophones a adopté depuis longtemps tale. Mais rares sont pourtant les médias hexagonaux à oser
l’orthographe « Kyiv ». Kiev est le nom russe de la ville, Kyiv « Kyiv », à l’image du quotidien Libération qui a décidé le
son nom ukrainien, officiellement adopté en 1995, quatre ans 1er mars de l’employer désormais pour se conformer à une
après l’indépendance du pays. Au détour de son intervention « logique politique ». Au sein de la rédaction du Monde, la
sur le plateau de l’émission « C Politique », le 27 février sur question est actuellement en discussion.
France 5, Christine Dugoin-Clément, chercheuse à l’Institut Selon l’écrivain franco-russe Dimitri Bortnikov, né à Samara
d’administration des entreprises de la Sorbonne, spécialiste sur la Volga et qui écrit en français depuis 2008, l’utilisation de
de la Russie et des Balkans, soulignait l’importance de l’ap- « Kyiv » est, de fait, « une arme ». Lui, lorsqu’il parle russe,
pellation « Kyiv » pour les Ukrainiens. Pour beaucoup, utiliser demeure fidèle à « Kiev », et explique l’attachement de la
ce nom russophone reviendrait à valider la thèse du Kremlin, France à cette orthographe par le conservatisme de son pays
selon laquelle le territoire actuel de l’Ukraine engloberait des d’adoption en matière de langue. « Garder “Kiev” est une
Edward Smith/Getty Images via AFP

« parties du territoire historique de la Russie », justifiant ainsi manière de ne pas perdre le lien avec la Russie. Par ailleurs,
l’invasion. « En 2014, l’Ukraine a demandé officiellement aux l’Académie française est peuplée de gens qui sont attachés à
ministères des affaires étrangères internationaux d’adopter le la tradition et à l’usage. Imaginez-vous Valéry Giscard d’Es-
nom de “Kyiv”, notamment dans les aéroports, explique-t-elle taing à la fin de sa vie dire “Kyiv” ? Pourquoi on ne dirait pas
à M Le magazine. Bizarrement, l’Élysée continue de parler de “London” à la place de “Londres” ! C’est facile de changer de
“Kiev”. C’est peut-être tout simplement un effet d’usage. » Et mot, mais l’amitié entre les peuples passe dans les actes. »
la chercheuse de glisser cette comparaison : « La reine d’An- Et d’ajouter que ce sont eux « qui prouvent que votre âme
gleterre fait de la diplomatie avec les tenues qu’elle porte. est à jour avec celle du peuple ami ».

48
WITH IRINA SHAYK

pinko.com
LA SEMAINE

L’ONDE DE CHOC N’EN Chitra nui au marché. Le plus inquiétant,


FINIT PAS DE SECOUER LE MONDE Ramkrishna, c’est que le NSE et son conseil
à l’époque où elle
DES AFFAIRES INDIEN. Les révéla- dirigeait la NSE, d’administration étaient au cou-
tions faites par le Securities and à Bombay, le rant de l’échange d’informations
Exchange Board of India (SEBI), 10 février 2015. confidentielles mais avaient pré-
l’autorité de régulation des mar- féré garder le secret. Le gen-
chés indiens, début février, sont darme des marchés a donc sanc-
accablantes. Chitra Ramkrishna, tionné le NSE de 237 000 euros
l’ex-patronne du National Stock d’amende, accompagnée d’une
Exchange of India (NSE), la plus interdiction de lancer de nou-
grande Bourse du pays, était en fait veaux produits pendant six mois.
une « simple marionnette » sous la Chitra Ramkrishna a notamment
coupe d’un prétendu ­gourou hima- écopé d’une amende de plus de
layen, selon une enquête du régu- 350 000 euros et d’une interdic-
lateur. Chitra Ramkrishna, qui a tion de travailler pour une Bourse
démissionné en 2016 pour des pendant trois ans.
« raisons personnelles », partageait Au sein de la NSE, les conseils du
avec ce yogi des informations « guide spirituel » ont surtout pro-
confidentielles et lui demandait fité à un homme : Anand
conseil avant de prendre des déci- Subramanian. Ce dernier, qui ne
sions cruciales. possédait aucune expérience
Les détails du rapport d’enquête dans le secteur des marchés, a
de 192 pages sont stupéfiants. occupé plusieurs postes-clés au
Entre 2013 et 2016, Chitra sein du NSE. Il a même été
Ramkrishna échangeait avec ce nommé directeur des opérations
mystérieux gourou au moyen en 2015. Le SEBI juge qu’il perce-
d’une simple adresse électro- vait une « rémunération exorbi-
nique : rigyajursama@outlook. tante » et que, suivant les conseils
com. Selon elle, le mystique « se du « yogi de l’Himalaya », Chitra
manifestait à sa guise » et elle ne Ramkrishna lui a accordé « des
« disposait pas de ses coordon- augmentations fréquentes, arbi-
nées géographiques ». Première traires et disproportionnées ». Le
femme à avoir dirigé une Bourse Bureau central d’enquête (CBI),
indienne, à partir de 2013, elle souvent présenté comme le FBI
partageait les objectifs commer- EN INDE, L’EX-PATRONNE DE LA PLUS indien, pense donc que le yogi
ciaux et financiers de son entre-
prise, les tableaux de ­dividendes,
IMPORTANTE BOURSE DU PAYS ÉTAIT serait… Subramanian lui-même.
A-t-il manipulé Chitra Ramkrishna
les résultats financiers ou encore SOUS L’EMPRISE D’UN “YOGI HIMALAYEN”. ou les deux étaient-ils de mèche ?
les ­performances des salariés. Les enquêteurs envisagent les
Les courriels envoyés par le yogi, L’autorité de régulation des marchés indiens deux possibilités et ont arrêté
aussi appelé « Sironmani »
(« l’exalté »), proposaient notam-
révèle que l’ancienne dirigeante du National Anand Subramanian le 24 février.
L’ex-patronne de la Bourse a elle
ment à cette femme de 59 ans Stock Exchange, de 2013 à 2016, était en fait aussi été entendue mais elle n’a
qu’ils se retrouvent dans des
paradis ­fiscaux : aux Seychelles,
une marionnette aux mains d’un prétendu pas été placée en détention.
De nombreux indices laissent en
à Singapour ou à l’île Maurice afin maître spirituel. Celui qui se serait fait passer effet penser qu’Anand Subramanian
de « se détendre ». « Si vous savez
nager, nous pourrions profiter
pour le guide mystique vient d’être arrêté. se cachait derrière l’adresse élec-
tronique du prétendu yogi. Des
d’un bain de mer aux Seychelles Texte Ravi PINTO images géolocalisées envoyées
et nous reposer sur la plage », par le mystique ont révélé qu’elles
écrit-il le 17 février 2015. Dans un avaient été prises à quelques
autre e-mail, le maître spirituel mètres à peine de la résidence
complimente son interlocutrice d’Anand Subramanian, à Madras,
sur son apparence et se permet dans le sud du pays. Des pièces
un « conseil gratuit ». « Vous devez jointes contenues dans les cour-
apprendre à tresser vos cheveux riels du « yogi » avaient été modi-
Dhiraj Singh/Bloomberg via Getty Images

de différentes façons, ce qui vingt ans. Elle le sollicitait sur de seniors dans cette industrie. De la fiées quelques minutes à peine
­rendra votre style intéressant et « nombreuses questions person- même manière, j’ai senti que ses avant leur envoi par…
attrayant », ose-t-il dans son nelles et professionnelles », selon conseils m’aideraient à mieux tenir Subramanian. Il a également payé
courriel. ses déclarations auprès de l’auto- mon rôle », a-t-elle avancé pour sa une réservation d’hôtel effectuée
L’ancienne reine de la Bourse, rité de régulation des marchés. défense. Pour le SEBI, le compor- par le « yogi de l’Himalaya ». Le
nommée femme de l’année 2013 « Comme nous le savons, les hauts tement de Chitra Ramkrishna fait CBI confrontera l’ancien respon-
par le magazine Forbes, aurait dirigeants recherchent souvent figure de « violation flagrante sable de la Bourse, en détention
rencontré « Sironmani » sur les des conseils informels auprès de de la réglementation » et il est jusqu’au 6 mars, pour, peut-être,
berges du Gange, il y a près de coachs, de mentors ou d’autres « absurde » de penser qu’il n’a pas faire tomber les masques.

50
“ C’ÉTAIT
LE PIRE MOMENT
POUR OUVRIR
MA LIBRAIRIE,
ALORS JE N’AI
PAS HÉSITÉ ”
LA SEMAINE

L’HISTOIRE SE RÉPÈTE LA LIGUE DE CENSURE ARABE.


SORTI LE 9 FÉVRIER EN FRANCE, LE FILM “MORT SUR LE NIL” VIENT D’ÊTRE INTERDIT
DANS PLUSIEURS PAYS ARABES EN RAISON DE LA PRÉSENCE AU GÉNÉRIQUE
DE LA COMÉDIENNE ISRAÉLIENNE GAL GADOT. UNE SÉQUENCE AUX AIRS DE DÉJÀ-VU
POUR LES ACTEURS ET RÉALISATEURS SOUTIENS DE L’ÉTAT HÉBREU.

Texte Samuel BLUMENFELD

2022, BARRAGE SUR LE NIL 2018, SPIELBERG BLACKLISTÉ 1993, LA SHOAH TABOUE 1963, ELIZABETH TAYLOR 1959, “BEN-HUR” ARRÊTE
L’actrice israélienne Gal Le film de Steven Spielberg, En raison de son sujet, la CHASSÉE D’ÉGYPTE SON CHAR EN SYRIE
Gadot tient l’un des rôles Pentagon Papers, sur la Shoah, La Liste de Schindler, Avant de triompher au box- Le film, avec Charlton
principaux de Mort sur le divulgation par le New York réalisé par Steven Spielberg, office et de marquer l’his- Heston et Stephen Boyd,
Nil, adaptation du roman Times et le Washington Post se trouve frappé par la cen- toire du cinéma, le film réalisé par William Wyler,
d’Agatha Christie signée au début des années 1970 de sure de plusieurs pays Cléopâtre, de Joseph L. apparaît dès sa sortie
Kenneth Branagh, en salle documents exposant les arabes ou musulmans. Le Mankiewicz, a connu mille comme le péplum emblé-
depuis le 9 février en France. mensonges des États-Unis Liban et la Jordanie le péripéties. À commencer matique de l’époque, cou-
Victime d’un boycott visant sur leur implication militaire rejettent en raison du sou- par l’annulation d’une partie ronné de plusieurs Oscars,
la comédienne, le film ne au Vietnam, déplaît souve- tien du cinéaste à l’État du tournage en Égypte car la dont celui du meilleur film.
sortira pas au Liban, au rainement au gouvernement hébreu. La Malaisie leur star de cette superproduc- Les gouvernements syrien
Koweït et en Tunisie. Ces libanais. Pendant des mois, emboîte le pas. La censure tion, Elizabeth Taylor, est et égyptien décident pour-
pays reprochent à la star son des cinémas de Beyrouth du pays reproche au film, persona non grata dans le tant de l’interdire au motif
soutien à l’armée israé- organisent une campagne qui raconte la manière dont pays depuis sa conversion au qu’une des actrices, Haya
lienne affiché lors de l’opé- d’affichage en faveur du l’industriel allemand Oskar judaïsme et son activisme en Harareet, est israélienne. À

Patrick T. Fallon/AFP. Rue des Archives/Everett Collection. Universal Pictures-Amblin Enter tainment.
ration « Bordure protec- long-métrage, mais les auto- Schindler réussit à éviter à faveur de l’État d’Israël, la même occasion, le minis-
trice », déclenchée à l’été rités décident de s’opposer à plus d’un millier de per- auquel la comédienne a fait tère de la culture syrien
2014 dans la bande de Gaza. sa diffusion. Car le réalisa- sonnes de périr dans le don de plusieurs centaines prohibe les productions
En 2017, déjà, le choix de teur américain figure sur camp de concentration de de milliers de dollars. avec Edward G. Robinson
Gal Gadot pour incarner une liste noire de la Ligue Plaszów (Pologne), de mon- L’Égypte et la Syrie inter- en vedette, en raison des
Wo n d e r Wo m a n ava i t arabe pour avoir versé 1 mil- trer des juifs trop « sympa- disent l’œuvre sur leur terri- soi-disant « activités pro-­
entraîné ­l’interdiction du lion de dollars à l’État d’Is- thiques » et des nazis trop toire. Un nouveau biopic de sionistes » de la star.
blockbuster de Patty Jenkins raël en 2006, à la suite de la « brutaux ». la reine d’Égypte est actuel-
en Algérie, en Tunisie, au guerre contre le Hezbollah. lement en préparation avec
Liban et au Qatar. dans le rôle-titre… Gal Gadot.

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LA SEMAINE

Grâce à l’association Les Caquetteuses


de Brice Lahy et Manon Dugas,
41 000 familles ont adopté des gallinacés
en 2021.

Depuis quelques années, les associations qui cherchent à sau-


ver les poules se multiplient : Les Ch’tites cocottes, dans le
Nord ; Champ libre aux poules, dans le Gers… Grâce à un
réseau de bénévoles, Les Caquetteuses travaille avec des
­élevages de toute la France, excepté ceux en batterie ou hors-
sol pour ne pas soutenir ce type d’élevage dont les œufs ne
peuvent plus être vendus en boîte depuis cette année.
En 2021, 41 000 familles ont adopté des poules par son inter-
médiaire. « Souvent, les gens ne savent pas que les poules
finissent à l’abattoir si jeunes, alors qu’elles peuvent vivre au
moins cinq ans et continuer à pondre », explique Manon Dugas,
bientôt salariée de l’association. « La population est très mal
EN BRETAGNE, L’ADOPTION PLUTÔT informée sur l’agroalimentaire et les conditions d’élevage,
QUE L’ABATTOIR POUR LES POULES. observe Romain Espinosa, économiste, spécialiste de la
condition animale au Cired (CNRS). D’autant que l’empathie
décroît avec la distance génétique, les poules arrivent en fin
La vie d’une poule pondeuse se termine à 18 mois, de classement, selon plusieurs études. »
faute d’être rentable. Mais dans la première région Ce manque de considération, Amélie Weber ne le conçoit pas.
Cette psychologue végétarienne de 30 ans, qui vit dans le nord
avicole française, le sauvetage des gallinacés mobilise de la Bretagne, a adopté en décembre 2021 quatre poules par
de plus en plus d’associations. l’intermédiaire des Caquetteuses. « Je voulais leur offrir une
belle fin de vie, alors qu’elles ont été exploitées, et m’offrir éven-
Texte Manon BOQUEN tuellement la possibilité d’avoir quelques œufs. » Chez Les
Caquetteuses, chaque sauvetage s’organise avec une contre-
partie financière, environ 5 euros par animal. « Souvent, on par-
tage les gains avec l’éleveur, détaille Brice Lahy. Pour nous,
L’IMPOSANTE VOITURE EST GARÉE DEVANT LE BÂTIMENT cela rembourse surtout les frais de transport et d’équipement. »
RECTANGULAIRE, une remorque accrochée à l’arrière, au bout Côté agriculteurs, cette rétribution peut s’avérer gagnante.
d’un chemin à Guémené-Penfao (Loire-Atlantique). À l’entrée Rachetées en moyenne 11 centimes chacune par les abattoirs,
du poulailler, Manon Dugas, 29 ans, un tuyau entre les mains, les poules ne valent plus grand-chose une fois passées leurs
et Brice Lahy, 36 ans, aspergent d’eau les cages de transport 72 semaines. Pour Élisabeth et Pierrick Duval, éleveurs à
avant un nouveau voyage. « Nous partons demain en Mayenne Saint-Donan (Côtes-d’Armor), l’argument financier n’a pas été
pour adopter deux cents poules, décrit Manon Dugas. La le seul. Après un contrôle sanitaire, ils ont été sommés de
semaine prochaine, nous irons dans la Sarthe pour en ramener rénover leur bâtiment et d’abattre leurs animaux. « À un an de
trois cents autres. » Amoureux des animaux et végétariens, ils la retraite, on a alors décidé d’arrêter notre activité, raconte
ont découvert qu’à l’âge de 18 mois les poules étaient vouées l’éleveuse de 59 ans. Nos poules étaient jeunes, 42 semaines,
à l’abattoir, car elles ne pondent plus suffisamment pour être ça nous faisait mal au cœur de les voir passer à la casserole. »
rentables. Avec leur association Les Caquetteuses, fondée en Les Caquetteuses a alors organisé le sauvetage par des parti-
décembre 2020, ils veulent leur offrir un avenir meilleur chez culiers des 4 500 volailles en une journée. Une prise de
des particuliers. « Notre objectif, c’est qu’elles aient une belle conscience pour le couple d’éleveurs : « Après tant d’années
vie », explique Brice Lahy, l’air léger. de carrière, on ne réfléchissait même plus, elles pondaient,
Depuis novembre 2021, ce couple installé à Sérent (Morbihan) elles mouraient. Les abattoirs se font de l’argent sur notre dos
n’arrête pas. Aujourd’hui un défi l’occupe : faire adopter les en les vendant alors qu’ils nous les rachètent une misère. »
quelque 25 000 cocottes de la société Poulehouse. Placée en Ces nouvelles pratiques modifieront-elles les habitudes
liquidation judiciaire le 1er février, l’entreprise promettait, dès des éleveurs en Bretagne, première région avicole française ?
ses débuts, en 2017, « un œuf qui ne tue pas la poule » en À la tête du Verger des galinettes, à Saint-André-des-Eaux
offrant une fin heureuse aux gallinacés ­réformés (jugés (Côtes-d’Armor), Gaëlle Croguennec le revendique. Dans sa
inaptes à produire). Mais la société n’a eu le temps de créer ferme bio, où vivent 750 poules depuis deux ans, elle organise
qu’une seule maison de retraite, en Haute-Vienne. Après l’ar- elle-même l’adoption de ses demoiselles à plumes dès qu’elles
rêt d’un partenariat avec la marque Cocorette, son activité et ont 18 mois, au rythme de 250 à chaque fois. « C’est inclus
Les Caquetteuses

celle de ses éleveurs ont stoppé net. « Aujourd’hui, il nous dans mon modèle économique et, jusqu’à présent, elles ont
reste entre 11 000 et 12 000 poules à faire adopter. toujours été adoptées, assure la trentenaire. Mais je crains que
Honnêtement, on ne pensait pas réussir à en sauver autant », des sauvetages de grosses exploitations redorent un système
se réjouit Brice Lahy, ex-­informaticien au chômage. à bout de souffle. » Et saturent les capacités d’adoption.

54
LA SEMAINE

C’EST UNE GALÉJADE TRÈS SÉRIEUSE. le président d’Aix-Marseille Université, qui bien « le français que l’on parle à Marseille », et
Un simple jeu de mots en ligne qui, chaque gère près de 80 000 étudiants, s’affiche chroniqueur, « avec accent », sur France Bleu
jour, draine plus de 15 000 accros, déclenche comme un fan sur les réseaux sociaux. Provence depuis 1999, l’universitaire a
des polémiques orthographiques enfiévrées, Assis à une terrasse de café à deux pas du démarré au quart de tour quand des amis l’ont
réveille des souvenirs d’enfance aux senteurs Vieux-Port, protégé d’un mistral piquant par mis, à la mi-janvier, au défi de créer un Sutom
de thym et d’huile d’olive… Et suscite les inter- son sweat à capuche, Médéric Gasquet-Cyrus local. « Ils râlaient parce que le jeu n’acceptait
rogations ethnologiques de néo-Marseillais savoure. Ce petit brun à houppette et lunettes, pas des mots comme “peuchère” [le pauvre]
déboussolés par tant de particularisme. Le jeu docteur en sociolinguistique, est, en duo avec ou “delongue” [tout le temps]… », se marre le
en ligne Motchus, à prononcer en insistant sur le professeur de mathématiques Denis linguiste, 46 ans et espiègle comme un gamin.
le « tch », est né le 20 janvier 2022. Mais cette Beaubiat, l’instigateur de l’affaire. « Je fais par- Quelques échanges avec Denis Beaubiat plus
adaptation du renommé jeu en ligne français tie de ces linguistes qui pensent qu’une langue tard, suivis de l’accord du créateur de Sutom
Sutom, lui-même dérivé de l’émission télévi- n’appartient pas aux élites, aux académies ou pour utiliser code et habillage des grilles, et le
sée « Motus », sur France 2 jusqu’en 2019, ne aux enseignants, mais aux gens qui la parlent », duo file droit au but. « C’est parti comme une
cesse, depuis, de faire des adeptes. Sa règle pose ce maître de conférences à AMU. La ser- déconnade, un hommage oulipien », reconnaît
est simple : découvrir, en six coups, un mot veuse vient le féliciter pour l’initiative. La veille, Médéric Gasquet-Cyrus, grand adepte de
mystère « marseillais, provençal ou particuliè- c’est un adolescent qui l’a arrêté devant le l’Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo), ce
rement employé à Marseille » dont seule la Stade-Vélodrome. « Motchus, c’est vous ? mouvement littéraire qui, depuis les
première lettre est révélée. « J’ouvre Twitter et Merci, on se régale ! » lui a lâché le minot. années 1960, explore de nouvelles formes de
je vois qu’on est tous devenus gagas de Médéric Gasquet-Cyrus n’en revient toujours langage à travers des jeux d’écriture.
Motchus », s’étonne, mi-février, le maire socia- pas. « Une amie me dit que sa grand-mère hos- Les mots de Motchus font partie du patrimoine.
liste de Marseille Benoît Payan. Sa première pitalisée l’attend chaque soir pour faire la grille Certains, comme « boucan », qui se dit pour une
adjointe, l’écologiste Michèle Rubirola, publie, avec elle. Jamais je n’aurais pensé toucher personne pénible, ou « pébron », un abruti, sont
elle, sa grille quotidienne. Journalistes, chefs toutes les générations comme ça… », se très usités. D’autres se sont presque perdus, à
d’entreprise, commerçants s’adonnent à réjouit-il. Spécialiste du dialecte marseillais, l’image de « désesquer » (littéralement enlever
Motchus sans se cacher. Et Éric Berton, qui pour lui n’est pas une langue à part mais l’esque – l’appât – de l’hameçon de pêche) sur
lequel bon nombre de joueurs ont séché tout
un dimanche. « Le langage marseillais est un
mille-feuille d’origines et d’usages. Des mots

LES MARSEILLAIS TOUS d’ici ont un destin national comme “bouilla-


baisse”, d’autres restent très localisés », résume

FADAS DE “MOTCHUS”.
Médéric Gasquet-Cyrus, qui intègre désormais
au jeu du jour la définition du mot mystère de la
veille. « Le plus compliqué a été de créer un
Peuchère, boucan, pébron… la cité phocéenne redécouvre lexique », reprend Denis Beaubiat, 48 ans, le
technicien de l’histoire.
son patrimoine linguistique grâce à ce jeu en ligne, Ce trésor de plus de 2 000 occurrences se
version provençale du célèbre “Sutom”, lui-même inspiré base sur les recherches de son acolyte qui a
piloté le Dictionnaire du marseillais de l’acadé-
du mythique jeu télévisé “Motus”. mie de Marseille (publié en 2006), mais aussi
sur les ouvrages de quelques pionniers dont le
Texte Gilles ROF — Photos Lola HAKIMIAN journaliste Robert Bouvier, auteur du Parler
marseillais (Jeanne Laffitte), un dictionnaire
argotique. Parmi ces passeurs de l’expression
locale, le duo mentionne aussi l’écrivaine fémi-
niste Thyde Monnier, les auteurs Jean-Claude
Izzo et Philippe Carrèse, le Massilia Sound
System et les rappeurs du cru, d’IAM à Jul.
Si l’expérience reste bénévole et avant tout
ludique, le sociolinguiste prévoit de décorti-
quer les ressorts de son succès dans des
publications scientifiques. « Jusqu’alors, aucun
jeu ne permettait d’utiliser ces termes du
­quotidien, analyse-t-il déjà. Avec Motchus,
nous contribuons à une libération symbolique
du langage marseillais. »

Le sociolinguiste
Médéric Gasquet-Cyrus,
un des inventeurs du jeu
« Motchus », le 25 février
à Marseille.

58
LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

ACTUALITÉ UKRAINIENNE OBLIGE, L’HEURE N’ÉTAIT PAS AUX EXTRAVAGANCES


LORS DE LA 47 e CÉRÉMONIE DES CÉSARS, LE 25 FÉVRIER SUR LA SCÈNE DE L’OLYMPIA.

1- PROFILS BAS 2- SCULPTURALE SILHOUETTE 3- PRÉCIEUX SATIN 4- VELOURS INGÉNIEUX 5- PENCIL MOUSTACHE
Ils sourient, ils posent, Dans ce tableau d’une Profitons de cette rare Valérie Lemercier a, elle, La moustache de Ron
ils s’embrassent, mais ce grande sobriété, quatre concentration de smo- eu la bonne idée de choisir Mael, fondateur du groupe
n’est pas tout à fait comme Césars apparaissent bien kings, pour rappeler que si une robe taillée dans un The Sparks avec son frère,
d’habitude. Vendredi en vue. Si vous aimez les les vestes présentent des velours palatine présen- Russell, récompensé pour
25 février, au lendemain données inutiles, sachez revers ornés de satin tant la particularité de son travail sur le film
de l’invasion déclenchée que chaque statuette, (ceux de Cate Blanchett ne pas s’imprégner Annette, de Leos Carax,
par l’armée russe en totalement creuse, pèse sont particulièrement des odeurs de fumée. sortait également du lot.
Ukraine, la 47e cérémonie 3,5 kilos et nécessite imposants), ce n’est pas Puisqu’elle bien fait les Le compositeur a long-
des Césars fut contrainte quinze heures de travail par hasard. choses, la lauréate du temps eu une moustache
de faire profil bas et de aux artisans de la fonderie Historiquement, cette César de la meilleure hitlérienne qu’il finit par
freiner ses ardeurs. d’art Bocquel, en ­finition a même un objectif actrice pour son interpré- raser pour plus de rete-
Hormis une paire de Normandie, chargés de très concret et pratique : tation dans Aline, inspiré nue. Admettons-le, cette
Julien M. Hekimian /Getty Images via AFP

fesses curieusement leur réalisation depuis la en cas d’accident de de la vie de Céline Dion, pencil moustache n’est
exposée sur scène par une deuxième cérémonie fumoir, elle permet à la a également eu la bonne pas beaucoup plus
« humoriste » sans doute en 1977. En effet, les sta- cendre de glisser sur la idée de se positionner sur ­discrète, mais elle est bien
peu au fait de l’actualité tuettes représentant une veste sans brûler le tissu. cette photo de façon à moins provocante.
internationale, elle fit silhouette masculine masquer la vue de
même dans l’austérité enroulée dans une bobine l’homme en jeans skinny
la plus totale, comme en de film conçues par César situé juste derrière
témoigne cet écran noir pour l’édition inaugurale, elle, au second plan.
de fin de cérémonie. en 1976, firent long feu… Merci Valérie.

60
LA SEMAINE

KIEV, VILLE MARTYRE. Kiev, ville L’arrivée au pouvoir à Moscou en 1955 de Nikita se retrouve dès lors régulièrement au cœur des
d’­histoire. Kiev, ville de rébellion. Depuis les Khrouchtchev, Ukrainien lui-même, ouvre tensions entre la Russie et les pays occidentaux.
débuts du journal et jusqu’aux heures tragiques à Kiev l’espoir d’une plus grande liberté. Le Plus encore à partir de 1999, quand s’installe au
vécues aujourd’hui, Le Monde n’a eu de cesse 3 novembre 1959, Michel Tatu, le correspon- Kremlin Vladimir Poutine qui n’aura de cesse de
d’osciller entre ces trois réalités, intimement dant du Monde en URSS, se rend au « ministère remettre la main sur ce pays. Le 4 janvier 2000,
liées, pour décrire la capitale ukrainienne. des affaires étrangères » à Kiev. Car, bien que André Fontaine se fait l’écho de « La colère d’un
Comme un sceau du destin, la première membre de l’Union soviétique, l’Ukraine, peuple humilié » : les Russes cette fois. « Il leur
­mention dans le quotidien (daté du 15 février comme la Biélorussie, dispose d’un siège aux fallait assister sans réagir à la perte, non seule-
1945) suit la signature, le 11 février, à Yalta, Nations unies. Vu de Moscou, c’est une manière ment de leurs positions avancées en Europe
dans la péninsule de Crimée, d’accords entre de peser plus activement sur les décisions de centrale et orientale, mais des Républiques
Staline, Roosevelt et Churchill qui allaient for- l’ONU. Mais, écrit le reporter, « à Kiev on l’a pris baltes, de la Biélorussie, et plus encore de cette
mater l’Europe de l’après-guerre. Quatre jours beaucoup plus au sérieux, comme un puissant Ukraine dont le destin était étroitement associé
plus tard, Le Monde en rend compte dans une encouragement au sentiment national ukrai- au sien depuis qu’à la fin du Xe siècle, saint
longue dépêche et écrit : « Les ouvriers des nien. (…) À tous les niveaux des grandes admi- Vladimir avait baptisé la “Russie de Kiev”. »
équipes de nuit des usines de guerre à Moscou, nistrations de Kiev, le moindre de ces “signes On connaît la suite : Vladimir Poutine ne va
Kiev, Kharkov, Leningrad et dans le bassin du extérieurs d’indépendance” est agité devant le avoir de cesse de regagner le contrôle de Kiev
Donetz [Donbass] organisèrent aussitôt des visiteur avec une insistance touchante. » Mais le l’insoumise. Il procédera longtemps par le biais
meetings. » Derrière ces célébrations, le par- journaliste n’en constate pas moins la russifica- de ses affidés ukrainiens, qui tenteront d’em-
tage en zones d’influence et l’idée imposée par tion massive des esprits qui est à l’œuvre, pêcher la ville de regarder à l’ouest, vers
Staline d’un glacis protecteur contre l’Ouest notamment au niveau de la langue. l’Union européenne. Correspondante à
étaient actés. Deux concepts qu’entend La chute de Khrouchtchev en 1964 est suivie Moscou, Natalie Nougayrède décrit le
aujourd’hui perpétuer Vladimir Poutine par le d’une remise au pas. Après l’invasion de la 20 novembre 2004 « des équipes pléthoriques
fer et par le feu. Kiev se retrouve assignée à un Tchécoslovaquie par les chars russes en 1968, de “conseillers en image” dépêchés par le
camp. Pourtant, derrière ce qui allait devenir le Bernard Féron relate, le 14 septembre, « le rai- Kremlin à Kiev pour prêter main-forte au candi-
rideau de fer, elle continue d’entretenir des fer- dissement idéologique » des autorités commu- dat du pouvoir, le premier ministre sortant,
ments d’indépendance. À chaque fois que la nistes de Kiev qui déclarent « la nécessité de la Viktor Ianoukovitch, perçu par l’entourage de
Russie soviétique lui en laissera l’occasion, elle lutte contre le nationalisme inspiré par l’impé- M. Poutine comme le meilleur garant des inté-
tente de reprendre un peu de sa liberté. Ainsi, le rialisme ». Le 8 mars 1972, le même journaliste rêts géopolitiques russes dans la République
22 juin 1948, André Pierre, le spécialiste de annonce l’arrestation à Kiev de ceux qui slave voisine. » En vain. Après avoir contesté le
l’URSS au Monde, décrit les épreuves du certi- ­critiquent la russification en cours en Ukraine. résultat des élections, Kiev porte au pouvoir un
ficat de maturité, l’équivalent du baccalauréat, à « Les aspirations à l’indépendance restent pro-occidental, Viktor Iouchtchenko. Dix ans
Kiev. Les sujets sont les mêmes qu’à Moscou. vivaces dans cette République », constate-t-il. plus tard, Place de l’indépendance, la popula-
« Il s’agit en effet de combattre en eux, à l’aube Tout comme Jacques Amalric qui, le tion s’insurge encore une fois contre Moscou
de leur vie, le nationalisme ukrainien qui per- 27 mai 1974, rapporte que les dirigeants com- qui veut de nouveau imposer Ianoukovitch. La
siste dans les milieux intellectuels et que l’on a munistes se plaignent que « le problème du police tire et tue. « On meurt à Kiev parce que le
tant de peine à extirper. Dans leurs écoles les “nationalisme bourgeois ukrainien” » demeure. Kremlin cherche à imposer un régime de sou-
maîtres ont pour tâche de leur imposer la L’arrivée au pouvoir du réformateur Mikhaïl veraineté limitée à son “étranger proche”. Les
­doctrine officielle communiste : fraternité Gorbatchev, en 1985, relance un peu plus Européens devront en tirer un jour les consé-
russo-ukrainienne, mais primauté de la culture ­l’esprit frondeur de Kiev. Lors d’une visite de quences dans leurs relations avec le grand voi-
russe sur celle de l’Ukraine. » Même après la François Mitterrand dans la capitale ukrai- sin de l’Est », prédit un éditorial du Monde, le
mort de Staline (5 mars 1953), la russification nienne, un article non signé décrit, le 21 février 2014. Ayant échoué par les urnes,
des esprits se poursuit. André Pierre, toujours, 8 décembre 1989, « le millier de manifestants Vladimir Poutine va désormais tenter de faire
le 19 janvier 1954 : « La réalité historique d’au- contenus à une centaine de mètres de la Maison plier Kiev par la force de ses bombes et de ses
jourd’hui, c’est que l’Ukraine, comme toutes les des syndicats (…). Il faisait déjà nuit et les natio- chars. En l’humiliant d’abord en 2014, annexant
autres républiques fédérées, est entièrement nalistes ukrainiens manifestaient dans le calme, la Crimée, puis soutenant militairement la
sous la coupe des Russes de Moscou. Tant qu’il faisant flotter au vent des drapeaux bleu et jaune sécession d’une partie des régions orientales
en sera ainsi, le malaise entre Kiev et Moscou de l’Ukraine ». La ville se dressait à nouveau de l’Ukraine. En la frappant aujourd’hui en plein
persistera, et le gouvernement central sovié- contre Moscou. En 1991, c’est toute l’Ukraine cœur. « 5 h 05, les premières explosions reten-
tique sera toujours contraint d’employer la force qui proclamait une indépendance qu’un réfé- tissent à Kiev », titre Le Monde le 25 février.
pour écraser l’hydre sans cesse renaissante rendum approuvait à 92 %. Coincée par l’his-
du “nationalisme” ukrainien. » toire et la géographie entre l’Est et l’Ouest, Kiev Texte Benoît HOPQUIN

KIEV
LE 15 FÉVRIER 1945, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
LE MAGAZINE
Marta Ortega Pérez
à La Corogne,
berceau historique
de Zara.

Marta Ortega Pérez, prête à régner.


LE 1er AVRIL, ELLE PRENDRA OFFICIELLEM ENT LA PRÉSIDENCE DU GROUPE INDITEX (ZARA),
FONDÉ PAR SON PÈRE, AMANCIO. LA JEUNE HÉRITIÈRE DE 38 ANS, QUI PILOTE DEPUIS QUELQUES
ANNÉES DÉJÀ LA MONTÉE EN GAM M E DE L’ENSEIGNE ESPAGNOLE DE PRÊT-À-PORTER BON
MARCHÉ, DEVIENDRA ALORS LA FEM M E LA PLUS PUISSANTE DE LA MODE. EN M ULTIPLIANT LIGNES
POINTUES, COLLABORATIONS DE HAUT VOL ET EN ADOPTANT LES CODES DU LUXE, ELLE A
DÉJÀ MODIFIÉ EN PROFONDEUR L’IMAGE DE LA MARQUE. UNE ÉVOLUTION QUI INTERVIENT ALORS
QUE LA FAST-FASHION EST CONFRONTÉE À UNE REM ISE EN CAUSE DUE À SES IM PACTS HUMAINS
ET ENVIRONNEM ENTAUX. Texte Caroline ROUSSEAU
Gonzalo Machado

63
LE M AG A ZINE

Marta Ortega Pérez avec son père, Amancio Ortega,


le fondateur de Zara, à La Corogne, en 2017.

64
coutume de dire : Marta Ortega Pérez. Par la volonté de son père, Amancio
Ortega, fondateur de Zara, cette jeune femme de 38 ans prendra, le 1er avril
prochain, en tant que présidente, la tête du groupe Inditex, leader mondial
de la fast-fashion, dont le siège est à Arteixo, à une quinzaine de kilomètres
de La Corogne. Depuis dix ans, même s’il continue de venir plusieurs jours
par semaine au bureau, son père s’est officiellement retiré de la direction
exécutive, laissant Pablo Isla, le directeur général, gérer les affaires cou-
rantes d’une entreprise de plus de 144 000 employés. Plutôt bien, d’ailleurs,
car le groupe devrait dépasser en 2021 les 20 milliards d’euros de chiffre

CE
d’affaires et sa valorisation boursière est estimée à quelque 75 milliards
d’euros. Des chiffres impressionnants, qui propulsent aujourd’hui Marta
Ortega Pérez au rang de femme la plus puissante de l’industrie de la mode.
Le 1er décembre, donc, la trentenaire recevait à domicile, autour de la très
belle exposition, « Untold Stories », consacrée à Peter Lindbergh. Après le
vernissage, le cocktail (signé Albert Adrià, frère de Ferran et figure de la
gastronomie) et le dîner un brin conceptuels, un concert soul de la
Britannique Lianne La Havas a enveloppé les deux tablées. « Globalement,
tout était bien fait. Du petit message personnel de Marta, que j’ai trouvé très
chic car je ne la connaissais pas, au test PCR organisé dans l’hôtel dans une
pièce monochrome où tout était blanc, de la blouse des infirmières à la
machine à café ! », raconte Aleksandra Woroniecka, consultante et ex-
rédactrice en chef mode de Vogue Paris et de M Le magazine du Monde. Un
souci du détail et un sans-faute qui a su séduire au-delà de ce cercle d’ini-
tiés puisque l’exposition (gratuite) affichait plus de 50 000 visiteurs début
février. Face au succès, et en l’absence d’événements de cette qualité à
l’agenda de la ville, elle a d’ailleurs été prolongée d’un mois, pour finale-
ment se clôturer le 31 mars prochain. À l’entrée, dans la petite boutique-
cafétéria qui vend le livre de l’exposition ainsi que des tee-shirts imprimés
de portraits en noir et blanc de Kate Moss ou de Linda Evangelista signés
Lindbergh, on n’en revient pas. « Il ne se passe pas grand-chose d’habitude
à La Corogne, enfin rien de ce niveau. Jeunes, vieux, tout le monde vient. Je
pense qu’au mètre carré, on fait plus de chiffre que dans une boutique
Zara ! », se réjouissait un membre du personnel.
Pour célébrer son union, en 2018, avec le volubile et sympathique Carlos
Torretta, fils du créateur de mode Roberto Torretta et ancien agent de
mannequins installé à New York puis Madrid, qui a intégré en 2019 le
groupe familial à la tête de la communication globale de Zara, Marta Ortega
Pérez avait pu s’offrir les services de Peter Lindbergh comme photographe
fut un événement rare pour La Corogne. La deuxième ville de mariage. Il s’était installé dans une pièce à part et recevait là « avec une
de Galice, au nord-ouest de l’Espagne, doit davantage sa infinie patience et bonté », racontent des témoins, tous ceux qui voulaient
réputation à son phare romain et à sa spécialité culinaire bien passer devant son objectif : les parents, les oncles et tantes, les papis
(le poulpe) qu’à sa vie culturelle. Celle dont la brume fait et mamies, les enfants, les amis, le petit chien Pepe… Très chic, là encore,
mousser les cheveux des femmes, celle qui aveugle les de se voir offrir son portrait réalisé par l’un des plus grands artistes du
­passants quand le soleil se réverbère sur les façades imma- monde de la mode. C’est l’un des talents de « MOP » : avoir su tisser des
culées des immeubles du port, dont les vents balaient la liens de travail et d’amitié avec les personnalités au sommet de cette indus-
côte et soulèvent les eaux lourdes de l’Atlantique, est restée trie, au point de fonder une sorte de mégafamille élargie, et avoir adopté
simple, authentique et méconnue des étrangers. Or, début avec un goût sûr les codes du milieu sans s’encombrer de la morgue qui
décembre, des personnalités ont fait le déplacement de d’ordinaire les accompagne.
Paris, New York ou Londres – certaines acheminées par Marta Ortega Pérez est donc la fille d’Amancio Ortega (qui a deux autres
avion privé – pour le vernissage d’une exposition qui aurait enfants d’un précédent mariage, aucunement impliqués dans Inditex) et de
pu parfaitement se tenir dans l’une de ces trois capitales Flora Pérez (qui a longtemps travaillé comme styliste dans l’entreprise). Elle
de la mode. Les mannequins Naomi Campbell, Esther est née en 1984 à Vigo (Galice), près de la frontière portugaise. Corps mince
Canadas ou Marie-Sophie Wilson-Carr, l’actrice Rossy de et tonique, cheveux blonds coupés dans un long carré flou, regard foncé et
Palma, les photographes David Sims et Mikael Jansson, les franc sous des sourcils châtains impeccables, sourire radieux, la jeune
stylistes Emmanuelle Alt (ex-rédactrice en chef de Vogue femme dégage autant de sérieux que de joie de vivre. Cavalière émérite
Paris) et Karl Templer (ancien directeur artistique du plusieurs fois récompensée dans sa jeunesse, passionnée de photo, elle a
magazine Interview), les créateurs Pierpaolo Piccioli fait sa scolarité chez les jésuites à La Corogne, puis dans un lycée privé en
(directeur artistique de Valentino) et Clare Waight Keller Suisse, avant de partir étudier dans une école de commerce en Angleterre.
(anciennement chez Chloé), le réalisateur de Call Me By C’est là qu’elle a, pour la première fois, à l’âge de 23 ans, intégré le groupe
Your Name, Luca Guadagnino, les coiffeur et maquilleur familial comme vendeuse chez Zara, sur King’s Road, à Londres. Mère de
Odile Gilbert et Stéphane Marais… deux enfants (Amancio, 9 ans, qu’elle a eu avec le cavalier Sergio Álvarez
Manuel Queimadelos

Un concentré de classe internationale venu voir l’exposition Moya, et Matilda, 2 ans, fille de Carlos Torretta), Marta Ortega Pérez est très
posthume de « l’ami » Peter Lindbergh, immense photo- proche de ses parents (ils habitent au même endroit, face au port de La
graphe de mode mort en 2019. Mais ce jour-là, la vraie star Corogne) et de sa grand-mère maternelle, 93 ans, qu’elle poste volontiers
n’était autre que l’hôtesse qui avait rendu possible cet évé- sur son compte (privé) Instagram. Elle est photographiée à la moindre de
nement et « remis La Corogne sur la carte », comme elle a ses apparitions publiques par les paparazzis espagnols et ses tenues,
LE M AG A ZINE

qui mélangent des pièces Zara avec celles des maisons de luxe officiellement la saison printemps-été 2022 avec des
Hermès, Bottega Veneta ou Valentino, sans que rien jamais ne soit disso- robes, tops et bodys à partir de 22,95 €, inspirés des tenues
nant ou m’as-tu-vu, font l’admiration. Ongles courts et chaussures plates, des danseuses et conçus pour la ville. Au même moment,
elle a depuis quelques années, avec une discrétion redoutable, avancé ses un projet sur le vestiaire masculin s’inspirait d’un poème
pions sur l’échiquier de l’industrie de la mode, jusqu’à modifier l’image de écrit par l’activiste anglais Kai-Isaiah Jamal (que la planète
l’enseigne espagnole dans le milieu. Comme si Zara avait changé non pas mode avait découvert lors de l’ouverture officielle de la
de structure mais de nature. Longtemps confiné au rang d’observateur du fashion week de Londres, juste un an plus tôt). Plus
cénacle de la mode, le challengeur est ainsi à son tour non seulement récemment, c’est la collection Red imaginée pour la Saint-
observé mais accepté. Valentin qui a enflammé le cœur des fans… Le 7 février, le
Évidemment, c’est subtil. Mais la chaîne de fast-fashion, dont on blâmait compte Instagram de Zara affichait un record de likes
ou saluait encore récemment le modèle capable d’écouler, rien qu’au (312 364 cumulés sur trois posts). On y voyait la manne-
rayon femme, 450 millions de pièces par an (grâce à ses 6 657 magasins à quin superstar Anja Rubik en petit chaperon rouge des
travers le monde, et bien sûr à son site d’e-commerce), a tranquillement temps modernes : gilet-écharpe et long jupon en tulle ;
revêtu tous les atours d’une marque de mode haut de gamme… Même si pantalon satiné, top-bandeau et chemise fluide ceinturée ;
elle n’a rien perdu de sa célérité à inonder le marché et de sa capacité à manteau d’homme sur robe drapée en soie. Comptez
produire des habits bon marché, la volonté affichée est désormais de valo- 300 euros pour un total look monochrome d’un rouge
riser la création, l’originalité et l’exigence. Et cela peut commencer très en lumineux assorti aux lèvres de la top-modèle polonaise de
amont, par l’adoption de pratiques en cours au plus haut niveau du luxe. 38 ans. Commentaires désespérés des followers inca-
Pour ne citer qu’un exemple, sur le site d’Arteixo, chaque vêtement ima- pables de trouver cette édition limitée en Australie,
giné par le studio, et prototypé par les modélistes et couturiers, est essayé Nouvelle-Zélande, Irlande ou Portugal. « Mais vous ne
sur un vrai modèle (qu’on appellerait « mannequin cabine » si l’on était pouvez pas écrire “coming soon” et l’instant d’après “sold
dans une maison de haute couture), lors de longues séances de « fitting ». out” !! », pouvait-on lire. Le même jour, dans une petite
Dans une très rare, pour ne pas dire unique, interview accordée en août vidéo diffusée sur le même réseau social, la même blonde
au Wall Street Journal Magazine, Marta Ortega Pérez – photographiée en Anja enfilait des bottes-chaussettes glitter argentées dans
col roulé Zara à 50 dollars (avec un stylisme signé Karl Templer, coiffée la campagne du printemps 2022 de Saint Laurent.

OBSERVER
par Guido Palau, maquillée par Pat McGrath et shootée par Steven Meisel,
la crème de la crème à tous les niveaux) affirme : « Je pense que nous avons
notre propre identité. Nous partons de zéro, depuis longtemps maintenant,
pour développer de nouveaux produits. »
Il y a vingt ans en effet, l’excitation naissait du fait que Zara parvenait à mettre
en boutique des vêtements qu’on disait « tombés du podium » : sitôt repérés
lors du défilé d’une maison de luxe ou d’un créateur en vue, sitôt digérés, tout cela, voir que telle mannequin bosse pour telle ou telle
fabriqués et acheminés dans les boutiques en moins de temps qu’il ne faut marque, donc que c’est elle qu’il faut booker, composer de
pour le dire… Mais le « fashion system » a changé. Les marques de luxe ont, bonnes silhouettes (le coup du total look Red, décliné en
comme Zara avant elles, aboli les carcans de saisonnalité (ce qu’elles montrent trois styles hyperefficaces), repérer parmi des centaines de
est souvent disponible à la vente immédiatement), et fait exploser le concept vêtements sur un portant et des milliers d’accessoires ce qui
même de fashion week en défilant à peu près quand bon leur semble, hors peut aller ensemble et, surtout, susciter tellement d’envie
calendrier, toute l’année. La temporalité a sauté en même temps que l’idée que ne pas l’acheter semblera inenvisageable à la cliente
de tendance : le consommateur veut de tout, tout le temps pour mixer les finale : c’est le travail des stylistes, qu’on appelle « rédac-
styles, les prix, les labels. Les nouvelles collections des marques qui défilent trices de mode » quand elles travaillent sur un shooting
à Paris ou Milan continuent de faire l’admiration et constituent bien sûr un pour un magazine, ou « consultantes » quand elles bossent
socle culturel à avoir quand on baigne dans ce métier, mais difficile de dire pour une marque directement. Or, dans ce milieu où ceux
qu’elles donnent aujourd’hui le « la ». Plus personne ne cherche du « jamais- qui connaissent bien la mode sont à tu et à toi avec ceux qui
vu », ni un accès exclusif à la création à travers un défilé. Il semble même plus la vendent, les relations suivent les mêmes règles que dans
stratégique désormais d’observer attentivement le moodboard abyssal que le reste de la société : les transfuges de classe sont rares. Il
sont les séries Netflix en termes de mode et de lifestyle. y a encore cinq ans, vous auriez eu bien du mal à trouver
Il y a environ cinq ans, Marta Ortega Pérez a décidé de travailler avec Fabien une styliste ou une rédactrice de mode à même de se vanter
Baron. L’éminent directeur artistique français, installé à New York, à le bras d’un job sur un shooting Zara. Il est compliqué, quand des
long. Lui qui a travaillé pour la presse magazine européenne et américaine griffes de luxe vous paient pour vos services de conseil,
n’est certainement pas étranger à la montée en gamme du réseau profession- d’assumer travailler pour la chaîne de fast-fashion qui est
nel de MOP, et il lui reconnaît un certain talent à faire bouger les lignes en réputée les copier… Mais les choses ont changé, notamment
« apportant une couche de sophistication ». Elle a ainsi, avec l’aide avisée de ce ces deux dernières années.
Français installé à New York, multiplié les collections et collaborations de haut Au début de la pandémie, l’enseigne a subi des pertes
vol et introduit de nouvelles lignes plus pointues les unes que les autres. On importantes car l’entreprise de distribution a dû encaisser
citera la ligne SRPLS en 2018 (avec Karl Templer), le maquillage en 2020 (avec la fermeture de ses magasins. Mais de l’argent, il y en a, et
Fabien Baron lui-même), la ligne Atelier en 2021 (shootée par Paolo Roversi), la fréquence des shootings (pour son site marchand et pour
une collection de vêtements féminins avec Charlotte Gainsbourg (qui avait les réseaux sociaux) est telle que Zara a été perçue dans le
déjà participé à une campagne Zara Home) lancée en grande pompe pendant milieu comme le messie, la crise sanitaire ayant mis à l’arrêt
la fashion week de Paris, en septembre 2021, dans un superbe hôtel particu- la production de publicités ou de séries mode pour nombre
lier du 7e arrondissement privatisé pour recevoir le gratin de la mode, le tout de marques et de magazines, et donc suspendu les contrats
orchestré par le producteur de défilés Alexandre de Betak. des stylistes, mannequins, directeurs artistiques… « De Paris
L’année 2022 ne devrait pas voir ralentir le rythme de ces annonces gla- à New York, les agents de mannequins disent que Zara a
mour. Dès janvier, une collaboration avec le New York City Ballet ouvrait sauvé plein de gens pendant le Covid, confirme

66
En haut à gauche, Marta Ortega Pérez
en 2019 à Paris en compagnie du
photographe Peter Lindbergh (à gauche) et
du couturier Alber Elbaz, tous deux décédés.
En haut à droite, avec le directeur artistique
DR. Saskia Lawaks. Saskia Lawaks/Getty Images​. Jamie McCar thy/Getty Images

de Valentino, Pierpaolo Piccioli, à Paris,


en 2021. Ci-contre, entourée de la patronne
de Vogue, Anna Wintour (à gauche)
et de la créatrice Diane von Fürstenberg,
le 4 novembre 2019, à New York.
Ci-dessus, au côté du photographe de mode
David Sims, lors du vernissage de l’exposition
consacrée à Peter Lindbergh, à La Corogne,
le 1 er décembre.
LE M AG A ZINE

Zara reste une enseigne ambivalente. Grande pourvoyeuse


d’emplois dans sa région et au-delà, son succès populaire repose
avant tout sur ses prix et ses volumes. Zara est l’impératrice de la
fast-fashion (...). Or celle-ci est devenue presque anachronique tant,
en 2022, il est impossible de justifier la surconsommation néfaste
pour la planète ou encore l’exploitation des peuples, dans le seul
but de porter un nouveau crop top.
Marta Ortega Pérez
avec son époux,
Carlos Torretta,
responsable de la
communication
globale de Zara,
à Paris, en 2018.

Stéphane Feugère

68
Aleksandra Woroniecka. Mais surtout, ce n’est pas un client ordinaire. sophistication du haut de sa présidence. Mais pour la jeune
Sur les shoots, ils demandent à certains stylistes de faire un travail de direc- femme, la difficulté est réelle car Zara reste une enseigne
tion créative, comme pour un “éditorial” dans un magazine, ce qui est assez ambivalente. Grande pourvoyeuse d’emplois dans sa région
inédit comme méthode. » La marque espagnole utilise ainsi leur créativité et au-delà, son succès populaire repose avant tout sur ses
tout en laissant une grande liberté à ses collaborateurs qui, évidemment, prix et ses volumes. Zara est l’impératrice de la fast-fashion
apprécient de travailler ainsi. Cela rend le travail pour Zara hautement dési- (moins cheap et moins ­focalisée sur les adolescents que la
rable dans le milieu. D’autant que tout semble possible : louer une maison chinoise Shein, plus pointue et qualitative que sa rivale his-
dans le sud au tarif journalier prohibitif pour, au final, ne voir sur les images torique H&M). Or la fast-fashion est devenue presque ana-
qu’un mur de couleur et rien d’autre ? Oui, c’est possible. À ce rythme, la chronique tant, en 2022, il est impossible de justifier la
compétition avec les concurrents directs (H&M, Mango, Topshop, Shein…) surconsommation néfaste pour la planète ou encore l’ex-
qui ont fait de la mode à petits prix leur credo a glissé vers une compétition ploitation des peuples, dans le seul but de porter un nou-
avec les grandes maisons. Belén Casadevall (ex-directrice de la mode de veau crop top. Ainsi l’enseigne est-elle fréquemment épin-
Stylist France aujourd’hui consultante) reconnaît qu’une collaboration avec glée, notamment par Raphaël Glucksmann, député
l’entreprise galicienne est devenue hypercotée pour les stylistes et les direc- européen (fondateur du parti de gauche Place publique), à
teurs artistiques. « Beaucoup de marques de luxe me demandent si je tra- propos de sa production chinoise qui tire en partie sa com-
vaille pour Zara. On sent une curiosité, c’est devenu une référence pour elles pétitivité de l’exploitation par le gouvernement de
car leur site marchand est très bien fait, très clair, c’est un modèle. » Le rap- Xi Jinping des Ouïgours, déplacés et contraints au travail
port se serait comme… inversé. forcé. Le 12 janvier, il publiait sur son compte Instagram ce
Et puis, il existe aussi une compétition avec les médias eux-mêmes. Car qu’il appelait « la liste (mise à jour) de la honte », avec
tandis que la presse de mode traditionnelle décline gentiment en termes quelque 75 marques accusées de bénéficier de l’esclavage
de revenus et d’influence (le groupe Condé Nast a ainsi procédé à des des Ouïgours. Parmi lesquelles SMCP (Sandro, Maje,
suppressions de postes en rafale et enregistré des pertes d’une petite cen- Claudie Pierlot, De Fursac), Uniqlo, Zara… Il s’était déjà fait
taine de millions d’euros), Zara tire plutôt bien son épingle du jeu, en le relais, en avril 2021, d’une plainte déposée devant la jus-
attirant les plus grands noms de la photographie, du stylisme et du man- tice française par des ONG contre ces mêmes marques pour
nequinat jusqu’à réaliser des images dignes des séries mode des plus « recel de crime de réduction en servitude aggravée »,
grands magazines. « Ils se sont construit le meilleur brand content, celui que « recel de crime de traite des êtres humains en bande orga-
n’importe quel magazine luxe et mode rêverait d’avoir », conclut Aleksandra nisée » et « recel de crime contre l’humanité », pour cesser
Woroniecka. Depuis deux ans, l’enseigne a mis dans sa poche toutes les d’exploiter les Ouïgours par l’intermédiaire de leurs
boîtes de production et booke tous les studios photo de Paris… « Tu sous-traitants.

L’IMAGE
appelles pour réserver mais on te dit que Zara Kids a réservé quatre plateaux
par étage avec les enfants de 2 à 4 ans sur l’un, les 4-8 ans sur l’autre, les
8-12 ans… C’est une véritable machine de guerre, et un orgueil national en
Espagne ! », poursuit Belén Casadevall.
Amancio Ortega se moquait bien du système et de savoir s’il en faisait partie
ou pas. D’ailleurs, existait-il un « système » quand, dans les années 1960, il
lance sa marque de robes de chambre, quand, en 1975, il fonde Zara et
déploie en 1985 un groupe de distribution d’habillement (avec, aux côtés
de la marque amirale, Stradivarius, Bershka, Pull & Bear ou Massimo Dutti) ? que Marta Ortega Pérez bâtit pierre après pierre ne pourra
Pas vraiment. Désormais, il y en a un. Et Marta Ortega Pérez semble en pas faire l’impasse sur ces aspects humains. Pour le
connaître chaque ficelle. Pas question pour autant de tirer la couverture à moment, elle tire sur les leviers qu’elle a directement entre
elle. Digne héritière d’un père qui a fait du silence médiatique (il n’a jamais les mains. Inditex, qui emploie déjà 5 500 personnes à
accordé une interview et Zara ne fait pas de publicité dans les médias) et Arteixo, a inauguré une nouvelle aile consacrée en grande
du labeur une marque de fabrique, Marta Ortega Pérez se retranche der- partie à l’e-commerce. On nous la montre volontiers. Il y a
rière le collectif et applique avec loyauté les grands principes familiaux. six ans, la visite mettait l’accent sur le centre logistique qui
Selon son père : on fait confiance et on se repose sur son équipe, puisqu’on range les vêtements dans les cartons et les cartons dans les
a veillé à s’entourer des meilleurs ; on se moque de ce que disent les gens, camions. Les temps changent. Comme sur le reste du site,
ce qui compte c’est ce qu’ils font. Selon sa mère : on reste attentif aux les nouveaux bureaux, non plus blancs mais en bois plus
autres. Selon sa grand-mère maternelle : si tu n’es pas doué pour les études, foncé, plus chaleureux, sont bien alignés dans l’immense
travaille ; tout plutôt que de rester avachi sur le canapé. Selon toutes les open space – chez Inditex, seul le service juridique peut
femmes de la famille : on élève les enfants (sa grand-mère en a eu huit) et fermer ses portes. On trouve aussi des espaces de shootings
on gagne sa vie. Dans l’entreprise, précise-t-on à la communication du (évidemment), de maquillage, une longue bibliothèque
groupe, cela se traduit par le fait que « 81 % du management est entre les basse avec des beaux livres de mode… Et, toujours, ces
mains de femmes, sans différence de salaires par rapport aux hommes ». murs entièrement vitrés qui font surgir dans cet environne-
Malgré le succès incontestable, quand, le 30 novembre, un communiqué a ment à la fois studieux et dynamique la campagne et les
annoncé le changement à la direction du groupe Inditex, l’action a dévissé collines verdoyantes de Galice, comme d’immenses
à la Bourse de Madrid. Moins 5 % en ouverture de séance. Marta Ortega tableaux au ciel changeant. En passant dans le couloir en
Pérez a beau être une successeure légitime à la présidence et être préparée verre qui relie deux bâtiments, on aperçoit un cratère béant
(quinze ans d’expérience en interne), les marchés n’aiment qu’on change à l’extérieur. Un chantier pharaonique sur lequel une trac-
une équipe qui gagne et le départ de Pablo Isla n’a pas rassuré. Vice- topelle ressemble à un Lego perdu sur Mars. Le nouveau
président d’Amancio Ortega pendant six années, l’homme d’affaires avait bâtiment, dont on ne connaîtra ni la date d’inauguration ni
pris la présidence d’Inditex en 2011 et réussi, depuis, à multiplier son action l’usage car « le site d’Arteixo est en perpétuelle évolution »,
par huit. En 2017, il avait même été désigné « patron le plus performant du nous répond le service communication, tient à cœur à
monde » dans le classement de la Harvard Business Review (HBR). Il a donc Amancio Ortega. Le fondateur qui continue de venir chaque
laissé sa place à un nouveau directeur général, Oscar García Maceiras, et un semaine voir ses collègues, échanger avec les équipes et
tout nouveau comité de direction va être nommé. Marta Ortega Pérez, elle, déjeuner à la cantine reste, à 85 ans, un homme de projets
devrait continuer à modeler le groupe à son image, tout en efficacité et et un bâtisseur qui veille au grain.
Jean-Pierre
Chevènement
à la rencontre
de jeunes
partisans,
salle Wagram,
à Paris,
le 9 mars 2002.

Page de droite, le
dernier meeting
du candidat, au
Zénith de Paris,
le 18 avril 2002.

LES ENFANTS DU “CHE”   


LE 10 FÉVRIER, le président
de la République est de passage à
Belfort. Il visite l’usine de GE Steam
Depuis, on lui reproche d’avoir
bradé la souveraineté énergétique
de la France. Aujourd’hui, il vient
de salariés, devant les caméras.
Macron a invité à cette visite
d’usine un homme venu le voir à
Jean-Pierre Chevènement a 82 ans.
Il vient offrir sa caution d’ancien
député-maire de Belfort, mais aussi
Power System, qui fabrique des annoncer que les turbines rede- l’époque à Bercy, et qui pourra de figure historique de la gauche,
turbines de centrales nucléaires. viennent françaises, les Américains confirmer. Il lui tend le micro : de souverainiste respectable. Les
Il vient s’y débarrasser d’un boulet ayant décidé de revendre l’usine à « Est-ce que, Jean-Pierre, tu veux salariés sont convaincus, les jour-
Étienne de Malglaive/Gamma

qu’il traîne depuis sept ans. EDF. Il vient surtout convaincre dire quelques mots à ces messieurs nalistes ont les images qu’il leur
À l’époque, le groupe français qu’il n’était pas responsable de la dames ? » Jean-Pierre veut bien : faut. Pour le président, c’est main-
Alstom avait cédé l’usine aux vente par Alstom, puisqu’elle aurait « On vous fait quelquefois un procès tenant l’heure du discours. Il y est
Américains de General Electric. été conclue avant qu’il devienne un peu injuste. » Lui privilégie le question de « souveraineté énergé-
Emmanuel Macron, ministre de ministre. C’est l’objectif de vouvoiement. Une question de tique » par-ci, de « souveraineté
l’économie, avait validé la vente. l’échange organisé avec un groupe caractère, et de génération. industrielle » par-là. On dirait du
LE M AG A ZINE

Son projet ? Dépasser le clivage droite-gauche pour fédérer “les républicains des deux rives”.
Bien avant le macronisme, Jean-Pierre Chevènement, qui vient d’apporter son soutien au président
sortant, rêvait déjà, en 2002, de “faire turbuler le système”. Vingt ans plus tard, l’aventure solitaire
du cofondateur du PS résonne dans la course présidentielle. De Michel Houellebecq à Éric Zemmour
en passant par Natacha Polony, toute une génération de politiques, de journalistes et d’intellectuels,
aimantée à l’époque par la stature de l’ancien ministre, s’active aujourd’hui pour récupérer
le flambeau des idées souverainistes. Texte François KRUG

EN CAMPAGNE.
Chevènement de la grande époque,
celui qui fut plusieurs fois ministre
de François Mitterrand. L’intéressé
autre présidentielle, lors duquel, en
voulant unir souverainistes de
gauche et de droite, il avait obtenu à
défaite. Ses soutiens de droite, eux,
jugent qu’il n’est pas allé assez loin.
Parmi ceux qui ont voté pour lui,
Pour Macron, s’afficher avec
Chevènement avant d’entrer en
campagne, c’est répondre à toutes
est assis au premier rang. Macron le peine plus de 5 %. Le candidat du u n c e r t a i n É r i c Z e m m o u r. les critiques, de gauche, de droite
fa i t a p p l a u d i r. C ’é ta i t d e u x PS, Lionel Jospin, était devancé de « J’aimerais que votre ligne fût la ou d’extrême droite. Vous avez été
semaines avant que Jean-Pierre justesse par celui du FN, Jean-Marie bonne car je la suis, je l’approuve et banquier d’affaires, on vous accuse
Chevènement appelle, le 27 février, Le Pen. La gauche éliminée au pre- j’en suis un enfant », explique-t-il à d’être le président des riches ?
William Stevens/Gamma

à voter pour lui dans un entretien mier tour, l’extrême droite présente Chevènement en 2020, lorsqu’il le Chevènement, c’est l’un des cofon-
au Journal du dimanche. au second : probable aujourd’hui, reçoit dans son talk-show de CNews. dateurs du PS à l’époque où on y
Longtemps, il valait mieux ne pas se inimaginable à l’époque. À gauche, La génération Chevènement avait lisait encore Karl Marx ; le ministre
réclamer de lui. Depuis un certain Chevènement devient celui qui a disparu, la voici aujourd’hui au cœur de l’industrie qui démissionne en
21 avril 2002, premier tour d’une volé des voix à Jospin et provoqué la d’une nouvelle présidentielle. 1983, accusant la gauche de

73
LE M AG A ZINE

trahir en adoptant une poli- par en retrouver une dans les repor- talents. « Je ne sais plus qui me pré- notes, c’était son sport favori. »
tique d’austérité budgétaire et en tages sur le MDC archivés à l’Institut sente Macron, mais je vois tout de Lorsque la campagne présidentielle
laissant fermer les usines. On juge national de l’audiovisuel (INA). Il suite qu’il est extrêmement brillant et de 2002 commence, Macron s’est
que la France ne sait plus se faire faut décortiquer chaque reportage, je l’invite à l’université d’été », se déjà éloigné du MDC. Il fréquente
entendre ? C’est le ministre de la scruter chaque visage en arrière- souvient-il. Il s’interroge encore sur désormais le PS et ses sociaux-
défense qui ose claquer la porte en plan. Jusqu’à tomber sur les rushes les convictions politiques du jeune démocrates méprisés par « le Che »,
1991, refusant le soutien aux États- (les images pas encore montées) homme : « Il était curieux, il s’inté- entre à l’ENA. Lorsqu’il devient
Unis dans la guerre du Golfe. Tout d’un reportage tourné par TF1 le ressait à ce qu’on faisait, mais sans ministre de l’économie, la presse
se déciderait à Bruxelles ? C’est l’op- 28 août 1999, dans un amphithéâtre jamais s’engager. » révèle sa passade chevènementiste.
posant au traité européen de de la fac de Perpignan. Le MDC y L’étudiant aurait poursuivi son initia- « Je me suis toujours interrogé sur le
Maastricht en 1992, un souverai- tient son université d’été. À la tri- tion à Paris, dans l’entourage de rôle de l’État, et c’est pour cette rai-
niste respectueux des valeurs répu- bune, un orateur détaille « les effets Georges Sarre, pour lequel il aurait son que je me tourne, plus jeune, vers
blicaines. On vous accuse de destructeurs du libéralisme euro- travaillé directement. Un ancien Jean-Pierre Chevènement », justifie-­
laxisme en matière de sécurité ? péen ». Chevènement, alors ministre adjoint au maire du 11e arrondisse- t-il, en 2015, interrogé par le journa-
C’est le ministre de l’intérieur qui de l’intérieur, est assis au premier ment, qui souhaite rester anonyme, a liste Marc Endeweld pour son livre
ne craignait pas de qualifier les rang, à côté de son fidèle Georges un vague souvenir de Macron : « Je l’ai L’A m b i g u M o n s i e u r M a c r o n
jeunes délinquants de banlieue de Sarre, député et maire du 11e arron- vu à une réunion sur des problèmes (Flammarion). De son côté, Jean-
« sauvageons ». Ses fans le surnom- dissement de Paris. La caméra locaux. Il écoutait, il ouvrait de grands Pierre Chevènement le félicitera,
ment ironiquement « le Che », balaie le public. Dans un coin de yeux, mais je n’ai jamais entendu le dans Le Monde, en 2019 : « Il reste des

CE
comme l’icône gauchiste Ernesto l’écran, on repère un visage hilare. son de sa voix. Ce devait être un vague traces de sa formation de jeunesse.
Che Guevara. C’est lui. Macron a 21 ans et s’ap- stage d’observation. » Mon idée de faire turbuler le système,
prête à intégrer Sciences Po. Cette Dans sa mairie et au siège du MDC, Emmanuel Macron l’a reprise. »
séquence, jamais diffusée, ne dure Georges Sarre réunit des groupes de Au cours de sa campagne présiden-
que quelques secondes. Caché dans travail. « On voyait passer énormé- tielle, Chevènement reçoit un autre
le haut de l’amphi, le novice ment de monde, des hauts fonction- soutien étonnant, et dont il ne reste
n’écoute les débats que d’une oreille naires, des universitaires », raconte le guère davantage de traces. Fin
et plaisante avec son voisin Jean- politologue Jean-Yves Camus, qui février 2002, l’écrivain Michel
Yves Autexier, ancien suppléant de écrivait à l’époque les discours de Houellebecq prend l’air au Wannsee,
Sarre, conseiller de Chevènement Sarre. Il se souvient y avoir aperçu le le lac berlinois, avec son chien
au ministère de l’intérieur, chargé jeune étudiant Macron. « Georges lui Clément. Le Colloque littéraire de
au MDC de repérer de nouveaux a peut-être demandé d’écrire des Berlin l’a invité à passer un petit

n’est pas la première fois que le


président fait appel à « Jean-
Pierre », mais ses précédents coups
de main avaient été plus discrets.
Comme en 2019, après des élec-
tions européennes où l’extrême
droite était arrivée en tête. Le pré-
sident veut muscler le discours du
gouvernement et de la majorité sur
l’immigration. Lors d’une réunion
avec les parlementaires de la majo-
rité, il oppose les « classes popu-
laires » qui « vivent avec » et les
« bourgeois » aveugles, et résume :
« En prétendant être humaniste, on
est parfois trop laxiste. » C’est ce
que Chevènement expliquait déjà à
ses camarades de gauche à la fin
des années 1990, lorsqu’il était
ministre de l’intérieur. Cette réfé- Jean-Pierre
Chevènement
rence n’est pas un hasard : « Jean- aux côtés de
Pierre » avait fourni au préalable Jean-Bernard
quelques conseils à l’Élysée. Lévy, PDG d’EDF,
et d’Emmanuel
C’est dans les réseaux chevènemen- Macron à l’usine
tistes que Macron s’est initié à la GE Steam Power
politique. Au tournant des années System, à Belfort,
le 10 février.
1990-2000, le futur président a briè-
vement fréquenté le Mouvement Page de droite,
Jacques Witt/Pool/ABACA

des citoyens (MDC), le petit parti en août 1999, le


jeune Emmanuel
souverainiste de gauche de Macron (au
Chevènement. De ce passé chevène- deuxième rang)
mentiste, il ne resterait aucune participait
à l’université
trace : Macron n’aurait jamais pris sa d’été du MDC,
carte. Une trace, on finit cependant à Perpignan.

74
mois dans sa résidence, une villa Houellebecq, son fan-club, qui anime du Tout-Paris littéraire a 33 ans. Le des « nationaux-républicains »,
plantée au bord de l’eau. On lui a aussi son site officieux. Le document syndicalisme étudiant l’a mené au comme le tente Le Monde ? Ou
réservé la chambre 10, la plus presti- est mis en ligne, sans son autorisa- PS, aux côtés de Georges Sarre, qu’il comme des « souverainistes », le
gieuse, celle où ont séjourné plu- tion, croit-il se souvenir. Depuis, le a suivi au MDC. II participe aussi, en terme que s’emploie à populariser
sieurs futurs Prix Nobel de littéra- site a fermé et le texte a disparu dans 1998, à la création de la Fondation du Paul-Marie Coûteaux, emprunté
ture. La campagne présidentielle le tréfonds du Web. 2-Mars, un think tank animé par aux indépendandistes québécois ?
française, Houellebecq n’a pas l’in- « Pour une fois, nous allons avoir deux journalistes de Marianne, « On était des orphelins politiques, et
tention de s’en mêler. « Ce que je me besoin, à la tête du pays, d’un indi- Philippe Cohen et Elisabeth Lévy, la magie de cette ­histoire est d’avoir
refuse à faire, ce qui est contraire à vidu qui ne soit pas nécessai­re­ment aujourd’hui directrice du mensuel réussi à fédérer des gens très diffé-
l’idée même que je me fais de mes un guignol », écrit Houellebecq dans Causeur. On y croise des intellectuels, rents autour de la souveraineté, de
relations avec mes lecteurs, c’est de son texte. Il annonce donc qu’il comme Pierre-André Taguieff ou la laïcité, de la République », estime
donner des consignes de vote pour votera Chevènement et prend sa Emmanuel Todd ; des représentants Emmanuel Pierrat.
une élection », nous écrit-il défense : « L’invariable attitude des du MDC et de l’aile gauche du PS ; ou L’avocat se souvient avec amusement
aujourd’hui dans un e-mail. adversaires de Chevènement consiste encore des opposants de droite au de leur première université d’été, en
Lors de ce séjour, l’écrivain rédige à le ringardi­ser, à le présenter comme traité de Maastricht, proches de l’an- septembre 1998 : un week-end dans
pourtant un texte de six pages consa- une sorte de paléosaure têtu et cien ministre de l’intérieur Charles un club de vacances VVF de Semur-
cré à l’Europe, la France et la prési- borné ; j’ai nettement l’impression P a s q u a , co m m e Pa u l - Ma r i e en-Auxois (Côte-d’Or), à cogiter sur
dentielle. Il y explique pourquoi il que c’est faux ; en plus je trouve que Coûteaux, futur conseiller de Marine les mécanismes européens et à coha-
votera Chevènement. Son titre, ça commence à suffire, ce genre Le Pen et aujourd’hui du candidat biter avec des personnalités de droite
Europe Endless (« Europe sans fin »), d’argu­ments. » Songe-t-il à un autre d’extrême droite Éric Zemmour, ou jusqu’ici infréquentables. Éric
il l’emprunte avec ironie à un titre du écrivain, Philippe Sollers, qui, en Henri Guaino, future éminence grise Zemmour, journaliste au Figaro mais
groupe musical allemand Kraftwerk, 1999 dans Le Monde, faisait de de Nicolas Sarkozy. La présidentielle aussi collaborateur de Marianne, a
célébrant un continent sans fron- Chevènement l’incarnation de « la est loin. En cette fin des années 1990, fait le déplacement. Il suit les débats
tières. Comme Chevènement, Michel France moisie » ? Ou à Bernard- l’urgence est de réunir les bonnes avec intérêt. De retour à Paris, il
Houellebecq a voté non au référen- Henri Lévy qui, la même année dans volontés de gauche et de droite, pour salue, dans Le Figaro, « la volonté de
dum de 1992 sur le traité de le même journal, appelait à « chas- armer intellectuellement la résis- dépasser les clivages traditionnels
Maastricht. Il décrit, dans son texte, ser le Chevènement de nos têtes » ? tance contre la « pensée unique ». pour réfléchir de concert à la construc-
un continent incapable de peser sur Dans son entourage, Houellebecq La Fondation du 2-Mars est le tion européenne, ses dangers, ses
la marche du monde et une France compte déjà plusieurs chevènemen- centre d’une nébuleuse que la impasses, et ses effets destructeurs sur
qui « a cessé de fonctionner ». Il tistes. Comme son avocat, Emmanuel presse a encore du mal à qualifier. la nation française et la République ».
envoie son texte aux Amis de Michel Pierrat. En 2002, le futur défenseur Faut-il décrire ses membres comme Des souverainistes de

“ON ÉTAIT DES ORPHELINS POLITIQUES,


ET LA MAGIE DE CETTE HISTOIRE
EST D’AVOIR RÉUSSI À FÉDÉRER DES GENS
TRÈS DIFFÉRENTS AUTOUR DE
LA SOUVERAINETÉ, DE LA LAÏCITÉ,
DE LA RÉPUBLIQUE.”
EMMANUEL PIERR AT, AVOCAT
INA
Ci-dessus à gauche, Élisabeth Lévy (à gauche), aujourd’hui
directrice de la rédaction de Causeur, au Café de Flore,
à Paris, le 21 mars 2002, aux côtés de Jean-Pierre
Chevènement et de l’écrivain Régis Debray. Ci-dessus
à droite, Natacha Polony, aujourd’hui directrice de la
rédaction de Marianne, le 20 mars 2002, dans l’avion qui
ramène le candidat de Corse. Page de droite, Apolline
de Malherbe, aujourd’hui journaliste sur BFM-TV, lors
du dernier meeting de campagne de Chevènement,
le 18 avril 2002, au Zénith de Paris, entouré de Georges
Sarre, président du MDC, Émile Zuccarelli, député PRG,
et Nicolas Alfonsi, sénateur de Corse-du-Sud.

Semur-en-Auxois, on en retrou- Jacques Chirac, et son premier problème de l’indépendance de la découvre ses cadeaux. Le plus origi-
vera beaucoup au Pôle républicain, ministre de cohabitation, le socia- Banque centrale européenne, mais nal, c’est Élisabeth Lévy qui en a eu
l’organisation de campagne de liste Lionel Jospin. Les médias se personne n’en avait rien à faire. » l’idée : dix-sept écrivains ont contri-
Chevènement, regroupant ses fidèles passionnent pour « le troisième Ce n’est pas qu’un problème bué à un recueil de nouvelles en
du MDC et ses nouveaux soutiens, homme », comme ils l’appellent. d’image. Au QG de campagne, les hommage au candidat, Contes de
comme Élisabeth Lévy ou Paul-Marie Jean-Pierre Chevènement occupe « républicains des deux rives » ont campagne, édité chez Mille et Une
Coûteaux. Début s­ eptembre 2001, il l’espace, inquiète au PS, séduit du mal à cohabiter. Ceux de gauche Nuits. Parmi les contributeurs, le
annonce sa candidature et organise jusqu’à la droite de la droite. Il reprochent à « Jean-Pierre » d’en vétéran Max Gallo, l’essayiste
son premier meeting, à Vincennes. annonce qu’il faut « faire turbuler le faire trop. Comment, par exemple, Philippe Muray, ou encore Michel
Deux chapiteaux sont dressés pour système » et « sortir les sortants », réu- peut-il accueillir, dans son équipe, Houellebecq, qui livre un texte sur la
accueillir la foule. « Dans le public, il y nis sous l’appellation de « Chirospin ». Michel Pinton ? Cet ancien cadre de pluie et le beau temps : « Rien en ce

LA
avait de la ferveur, de l’enthousiasme, Il prétend ignorer le clivage gauche- l’UDF (centre droit) est à l’origine monde n’est plus beau que la brume se
on sentait qu’il se passait quelque droite et se fait fort de rassembler, d’une pétition de 14 000 maires levant sur la mer. »
chose », se souvient Natacha Polony. comme il les appelle, « les républi- refusant le pacs (Pacte civil de soli-
Celle qui deviendra directrice de la cains des deux rives ». Emmanuel darité, ancêtre du mariage pour
rédaction de Marianne en 2018 a alors Macron s’en souviendra en 2017, en tous). Ceux de droite assurent de
26 ans. Hésitant entre l’enseignement conceptualisant son « en même leur côté qu’il faut aller plus loin.
et le journalisme, elle a passé avec temps » et en ciblant, lui, les modérés Mi-janvier 2002, Paul-Marie
succès l’agrégation de lettres et le de gauche et ceux de droite. Coûteaux convainc Chevènement
concours de Sciences Po. Elle a ensei- Jean-Pierre Chevènement grimpe de dîner avec Philippe de Villiers.
gné un an en Seine-Saint-Denis et vite selon les sondeurs : 10 % à l’au- « Le Che » insiste pour que ça ne
démissionné pour suivre sa scolarité tomne, 14 % même fin janvier, une s’ébruite pas. Raté. Bien informé, Le
à l’IEP. Elle a aussi pris sa carte au dizaine de points derrière Chirac et Figaro raconte dans le détail cette
MDC. Elle a vite obtenu le titre de Jospin, mais loin devant Le Pen. Puis rencontre avec le vicomte. L’article
secrétaire nationale chargée des ques- la tendance s’inverse. « Le Che » est signé Éric Zemmour. campagne se conclut par un meeting
tions de société, puis une place dans peine à séduire au-delà de sa base. Le candidat recule dans les sondages, au Zénith de Paris, le 18 avril 2002,
l’équipe de campagne, où elle est « Il considérait que la communica- mais ça ne l’empêche pas de faire la trois jours avant le premier tour. Le
chargée des droits des femmes. Elle tion était quelque chose de vulgaire, fête. Le 9 mars, pour ses 63 ans, sondage du jour place Jean-Pierre
rejoint le QG de campagne, dans une raconte Natacha Polony. Dans ses Chevènement enchaîne un meeting Chevènement à 6 %. Des jeunes mili-
Bestimage. Ludovic/REA

petite voie du 10e arrondissement. discours, il y avait une connaissance et une soirée organisée par son tants sont chargés de chauffer la
L’adresse ? Cité Paradis. Le métro ? de l’histoire et des idées, il était au- équipe au Hammam Club, une boîte salle. Assis au milieu des 4 000 spec-
Bonne Nouvelle. Ça s’annonce bien. dessus du lot, mais il donnait l’im- du 9e arrondissement parisien. Près tateurs, ils se lèvent à tour de rôle,
Personne n’en doute alors, le second pression de s’adresser à des bac +12. de 400 invités s’y pressent, micro en main, pour expliquer ce
tour opposera le président de droite, On était les seuls à évoquer le Chevènement souffle ses bougies et que leur candidat apportera à la
LE M AG A ZINE

“CHEVÈNEMENT EST DEVENU HYPE.


QUAND IL PARLAIT DE LA
RÉINDUSTRIALISATION DE LA FRANCE
[EN 2002], IL ÉTAIT TOUT SEUL.
AUJOURD’HUI, TOUS SONT POUR.
AVEC TOUS CEUX QUI DISENT AVOIR
VOTÉ POUR LUI, IL SERAIT
PASSÉ DÈS LE PREMIER TOUR !”
NATACHA POLONY, DIRECTRICE DE L A RÉDACTION DE “MARIANNE”

jeunesse. « Chevènement nous fait lumière. En tant que journaliste, ça rejoint par un ancien de l’équipe du bonne nouvelle pour la France », mais
confiance, il nous soutient, sans faire m’a servi de voir de l’intérieur à « Che », un vrai, Bertrand Dutheil de c’est « un bras d’honneur aux don-
de l’assistanat, il ose être exigeant », quel point ça rend fou. » La Rochère, ancien cadre du MDC. neurs de morale ». Chez Causeur, site
déclare à la foule une étudiante, fil- Apolline de Malherbe a presque Le 21 avril 2002, au QG de la Cité fondé en 2007 et doublé d’un maga-
mée par France 3. C’est la première oublié cet engagement de jeunesse Paradis, on sait dès la fin de l’après- zine mensuel l’année suivante, Lévy
­apparition à la télévision d’Apolline lorsque Marine Le Pen le lui ­rappelle, midi que les premiers sondages effec- continuera ce qu’elle pense être le
de Malherbe, future vedette de en 2014. La présidente du FN est son tués à la sortie des urnes ne sont pas combat, dans des termes mis au goût
BFM-TV. Elle a 21 ans et prépare le invitée sur BFM-TV, à l’approche des fameux pour « le Che ». Ce n’est pas du jour. On ne se battra plus pour la
concours de Sciences Po. La cam- européennes, et l’accuse d’apparte- une surprise. En revanche, personne « souveraineté » de la France, mais
pagne, « je l’ai faite sans la faire, nir aux « élites » pro-européennes. n’arrive encore à croire les chiffres qui pour l’« identité » ; on ne pourfendra
explique-t-elle. Je n’ai jamais pris ma « En 2002, je crois, vous étiez chevè- circulent concernant Jospin. À plus la « pensée unique », mais la
carte, jamais collé d’affiches, jamais nementiste, vous avez fait sa cam- 20 heures, massée dans la cour, « bien-pensance » et le « wokisme ».
tracté. Je venais à six heures moins le pagne, me semble-t-il, vous avez donc l’équipe voit les visages de Jacques C’est aussi la ligne que suivra son
quart au QG pour lire les journaux et changé d’avis », lui lance Marine Le Chirac et de Jean-Marie Le Pen s’affi- confrère du Figaro Éric Zemmour,
faire la revue de presse, pour que le Pen. La journaliste tente de recadrer cher sur les écrans de télévision. autre chevènementiste déçu.
candidat l’ait à 7 h 30. C’était compa- l’interview. « Ne vous excusez pas « C’était la sidération, raconte Natacha Au lendemain du premier tour,
tible avec mes révisions. » d’avoir été chevènementiste, d’autres, Polony. Chevènement avait tout de Natacha Polony n’en a pas encore
Le soir du premier tour, Apolline de très bien, l’ont été », ironise Marine Le même fondé le PS avec Mitterrand, et fini avec la politique. Elle avait
Malherbe ne s’attarde pas au QG de Pen, bien placée pour le savoir. on sentait qu’il avait l’impression accepté d’enchaîner avec une nou-
campagne : « Je suis partie dès Florian Philippot, alors vice-­ d’avoir tué le père. » Le Pôle républi- velle campagne électorale, les légis-
20 heures, je ne me sentais pas à ma président du FN, explique volontiers cain va bientôt exploser. Il faut se rap- latives de juin. Elle est candidate
place. Dès le lendemain matin, c’était aux médias qu’il a participé à la cam- procher des socialistes et reconstruire dans le 13e arrondissement de Paris :
fini. Je vois ça comme une étape de pagne de Chevènement, et en fait la ce qui reste de la gauche, disent les « Je ne déserte pas avant, je vais
ma formation. Je n’ai plus jamais eu preuve de son attachement aux uns. On avait dit « ni gauche ni jusqu’au bout. J’ai collé des affiches
d’engagement politique. » De cette valeurs républicaines. Les cadres de droite », rappellent d’autres. Au QG, à à 5 heures du matin, j’ai fait les mar-
expérience, elle a gardé « un tee- la campagne de l’époque assurent ceux qui proposent de rejoindre les chés. » Elle obtient 2,24 % des voix.
shirt et un briquet », et quelques sou- que Philippot n’a jamais appartenu à cortèges anti-Le Pen dans les rues, Vingt ans plus tard, la patronne de
venirs utiles : « C’était juste après le l’équipe, et que son engagement s’est Élisabeth Lévy réplique en détour- Marianne rigole : « Chevènement est
“Loft” [« Loft Story », l’émission de limité à appeler à voter Chevènement nant le slogan des manifestants : devenu hype. Quand il parlait de la
Nicolas Tavernier/REA

télé-réalité de M6] et au QG, c’était sur le campus de HEC, où il étudiait. « L’antifascisme ne passera pas ! » Elle réindustrialisation de la France, il
un peu la même chose. Au fur et à Exclu du FN, Florian Philippot orga- en fait le titre de la tribune qu’elle était tout seul. Aujourd’hui, tous
mesure que les sondages montaient, nise aujourd’hui des manifestations publie quelques jours plus tard dans sont pour. Avec tous ceux qui disent
les gens se sont mis à vriller, comme anti-passe sanitaire et préside son Le Figaro. Le score de Jean-Marie Le avoir voté pour lui, il serait passé
des papillons qui s’approchent de la petit parti, Les Patriotes. Il y a été Pen, y explique-t-elle, n’est « pas une dès le premier tour ! »

77
Fran Lebowitz, le franc-parler new-yorkais.

Texte Clémentine GOLDSZAL FIGURE DE L’INTELLIGENTSIA AMÉRICAINE, PLUS CONNUE POUR SON
Photos Caroline TOMPKINS HUMOUR ACERBE QUE POUR SES QUELQUES LIVRES, FRAN LEBOWITZ
TRAVERSE LE TEM PS AVEC LA MÊM E VERVE QUI LUI VALUT L’AM ITIÉ FIDÈLE
DES ARTISTES NEW-YORKAIS DES SEVENTIES. NOSTALGIQUES DE CES
FOLLES ANNÉES, LES JEUNES GÉNÉRATIONS SE PRESSENT DÉSORMAIS
À SES CONFÉRENCES OÙ ELLE DISTILLE SES REPARTIES CONTRE
LES PSYS, LE YOGA OU LA VIE À LA CAM PAGNE. HÉROÏNE D’UNE SÉRIE
SUR NETFLIX SIGNÉE MARTIN SCORSESE, ELLE VOIT SA POPULARITÉ
FRANCHIR LES FRONTIÈRES DE SON PAYS, À TEL POINT QUE LE RECUEIL
DE SES CHRONIQUES PARAÎT AUJOURD’HUI EN FRANÇAIS.

Fran Lebowitz, à la New York


Public Library, le 4 janvier.
LE M AG A ZINE

symbole. Celui du New York disparu des


années 1970, d’une époque où se mêlaient les
mondes du rock’n’roll, de l’underground, de l’art
contemporain et des lettres. Fran Lebowitz est
d’ailleurs ce qu’on a coutume d’appeler « une
femme de lettres ». Sauf qu’elle n’écrit pas. Ou
plutôt plus. En 1978, le recueil de textes
Metropolitan Life en fait une petite vedette de
l’intelligentsia new-yorkaise. Suit un autre
recueil, Social Studies (1982). Tous deux seront
compilés dans l’ouvrage The Fran Lebowitz
Reader, paru pour la première fois en 1994 et
aujourd’hui traduit en français sous le titre
Pensez avant de parler. Lisez avant de penser,
tout juste sorti chez Fayard. Un livre pour
enfants, également en 1994, puis rien. Depuis,
elle rédige seulement des mots de remercie-
ments, et des condoléances – exercice pour
lequel elle se juge « nulle ». Le matin de notre
rencontre, elle a signé « trois chèques ». « C’est
tout ! », affirme-t-elle. Des lettres ? Non. Son
truc, c’est le téléphone. Fixe. Fran Lebowitz n’a
ni smartphone ni ordinateur. Elle fume des
cigarettes à la chaîne, adore se plaindre du
métro, qu’elle emprunte quotidiennement, se
E L L E E ST A R R I V É E AV EC U N Q UA RT lève tard (son agent, Steven Barclay, dit ne
D’HEURE D’AVANCE À NOTRE RENDEZ-VOUS. Si elle jamais essayer de la joindre avant 11 heures), est
s’enorgueillit de connaître Manhattan comme curieuse de tout, et lit énormément (elle pos-
sa poche, la pandémie a réduit l’affluence dans sède une collection de onze mille livres).
les rues et brouillé ses repères, explique-t-elle. Sa renommée repose sur sa personnalité : vive,
Pas très grande, plutôt râblée, elle boitille dans drôle, impertinente et cultivée. Elle est une des
ses éternelles bottes de cow-boy marron, la faute célébrités qui font New York, son aura, son
à une blessure au pied qui l’embête depuis des piquant. Invitée sur les plateaux des grands late
semaines. Mais Fran Lebowitz n’est pas du genre shows américains, Fran Lebowitz distille ses
à s’apitoyer sur elle-même, même si elle peste aphorismes à cent à l’heure, avec son accent de
contre les inconvénients de l’âge – « J’ai 71 ans, ça la Côte est, et fait se tordre de rire tous ses inter-
fait bien longtemps que plus personne ne me locuteurs. Un être désabusé et lettré, comme un
demande si je suis en forme. C’est un truc dont on personnage de Woody Allen. Mais c’est un autre
ne s’enquiert qu’auprès des jeunes. » Rendez-vous cinéaste, son ami Martin Scorsese, qui, dix ans
était pris dans la spectaculaire Rose Main Reading après un premier documentaire diffusé sur
Room de la New York Public Library, « la plus HBO, l’a suivie pour Pretend It’s a City (Fran
grande salle de lecture de la plus grande biblio- Lebowitz, si c’était une ville…), une série en
thèque de la plus grande ville du pays », dixit le sept épisodes mis en ligne début 2021 sur
New Yorker en 2016. Quelque 90 mètres de long, Netflix. On entend d’ailleurs le réalisateur qui
un plafond peint d’un immense ciel nuageux, des éclate de rire hors champ dès qu’elle ouvre la
murs tapissés d’ouvrages de référence. bouche. Interviewée sur la marche du monde,
Devant la photographe, Fran Lebowitz prend la sur New York (son épicentre selon elle), sur son
pose obligeamment, à l’abri de son éternel uni- amour des livres ou son indéfectible affection
forme : bottes de cow-boy donc, jeans 501 à pour les jeunes enfants, Fran Lebowitz y
revers, veste de costume de chez Anderson and enchaîne les petites phrases et les observations
Sheppard – le tailleur de Savile Row, à Londres, ironiques qui ont fait sa réputation.
qui habilla Marlene Dietrich, Fred Astaire et Elle gagne sa vie en donnant des interviews sur
prend soin du prince Charles –, chemise scène : en général, trente minutes d’entretien avec
blanche à boutons de manchettes, cheveux un journaliste et une heure de questions du
noirs coupés au carré sous les oreilles et lunettes public, ce qu’elle préfère. Ses conférences, qui
en écaille sur le nez. « Je n’ai jamais aimé me tiennent du stand-up, se jouent à guichets fermés,
faire prendre en photo, glisse-t-elle. C’est comme celle prévue le 11 mars au MK2
ennuyeux et je n’aime pas être l’objet de ce genre Bibliothèque, à Paris. S’y retrouvent ceux qui
d’attention. J’apprécie qu’on m’écoute, pas qu’on aiment sa gouaille, qui la suivent depuis toujours,
me regarde. La plus grande qualité pour un pho- ou qui l’ont découverte sur Netflix. Steven Barclay,
tographe, selon moi, c’est la rapidité. » son agent qui la connaît depuis plus de quarante
Fran Lebowitz a pourtant été photographiée par ans, n’en revient pas lui-même : « Elle a deux évé-
les plus grands – Robert Mapplethorpe, Annie nements déjà complets à Copenhague, dans des
Leibovitz, Patrick Demarchelier, Brigitte salles de mille personnes, un à Paris, un autre à
Lacombe, Mario Sorrenti, Peter Hujar, Paolo Vienne, un à Stockholm et un à Athènes. Pour sa
Roversi. Confortant un peu plus son statut de tournée en Angleterre cet été, elle a déjà

79
LE M AG A ZINE

vendu plus de 10 000 billets. À part David


Sedaris [humoriste et écrivain star aux États-
Unis], je n’ai pas d’autre auteur dans mon cata-
logue qui puisse faire ça. » Steven Barclay travaille
pourtant avec de grands noms de la littérature
comme Joyce Carol Oates, Jonathan Franzen,
Zadie Smith, Russel Banks et Louise Glück (Prix “J’ai été élevée pour être une épouse.
Nobel de littérature). Dans le monde anglo-saxon,
les auteurs les plus connus tirent une bonne par-
À 10 ans, j’ai demandé pourquoi papa ne nous aidait
tie de leurs revenus de ces tournées de confé- pas à faire la vaisselle, confiait Fran Lebowitz
rences rémunérées entre 10 000 et 50 000 dol-
lars, selon leur niveau de notoriété, la taille et les
en janvier 2021 au micro de l’émission “Fresh Air”,
moyens de la salle. Fran Lebowitz se produit sur sur la radio américaine publique NPR.
des campus et dans des théâtres, pour un audi-
toire dont l’âge va de 17 à 77 ans.
Mon père m’a répondu que s’il avait voulu faire
Attirés par son côté sans filtre et son franc-par- la vaisselle, il n’aurait pas eu deux filles.”
ler à rebours du positivisme forcené qui pullule
sur Instagram, les plus jeunes trouvent sans
doute rafraîchissant son humour désabusé. Les
plus vieux, eux, se réjouissent certainement
d’entendre critiquer les travers contemporains
avec une distance qui donne à toutes ses décla-
rations définitives des airs de boutade. Alors
que la gauche s’écharpe sur l’appropriation
culturelle ou la « cancel culture », Fran Lebowitz
réconcilie les générations par le rire, et se
moque de tout sans blesser personne.
S’il attribue l’immense popularité de « Fran »
auprès des jeunes à sa manière de s’exprimer,
« en phrases très courtes, des déclarations com- Rêveuse, insolente, bien décidée à ne pas ren-
parables à un post Twitter », Steven Barclay trer dans le moule, Fran Lebowitz met les voiles
regrette pourtant qu’elle soit souvent réduite à avant ses 20 ans, après s’être fait renvoyer du
son personnage de commentatrice ronchonne, lycée. « Vivre à New York et écrire » sont alors les
drôle et mordante. « On la regarde comme ce deux buts de sa vie. Elle commence donc par le
personnage qu’elle s’est créé, comme un symbole premier. Pour payer son loyer à Manhattan, elle
de New York et des années 1970, mais il est inté- devient femme de ménage puis chauffeuse de
ressant de ­comprendre d’où elle vient. Et pour taxi. Au début des années 1970, Fran Lebowitz
cela, il faut aller chercher du côté de l’Amérique écrit quelques critiques littéraires pour Changes,
des années 1950, pré-Gloria Steinem [la figure du un magazine confidentiel issu de la contre-
féminisme américain, qui contribua à populari- culture, avant de se faire embaucher à Interview,

via Getty Images, Jonathan Becker/Contour by Getty Images, Margaret Nor ton/NBCU Photo Bank/NBCUniversal
ser la cause des femmes dans les années 1970] », le magazine d’Andy Warhol, où elle se spécialise

Cur tis Knapp/Getty Images, Billy Farrell/Patrick McMullan via Getty Images, K ASPAR NOIR/Patrick McMullan
Jonathan Becker/Contour by Getty Images, Lloyd Bishop/NBCU Photo Bank/NBCUniversal via Getty Images,
explique-t-il. dans la critique de mauvais films, avec sa propre
rubrique intitulée « Le Meilleur du pire ». Elle

FRAN
Lebowitz est née signe ensuite dans Mademoiselle et Vogue, se
dans une petite ville faisant les dents comme écrivaine alors que ses
du New Jersey en amis rêvent tous de devenir « musicien ou réali-
1950 dans une sateur ». Son style corrosif, à l’affût des petits et

via Getty Images via Getty Images, Neil Rasmus/Patrick McMullan via Getty Images
famille juive origi- grands travers de l’époque, commence à lui
naire de Russie, de Tchécoslovaquie et de valoir une certaine réputation, amplifiée par la
Hongrie. Son éducation est imprégnée du conser- publication de ses deux recueils.
vatisme de cette époque. « J’ai été élevée pour être À la fin des années 1990, le rédacteur en chef de
une épouse », dit-elle. « À 10 ans, j’ai demandé Vanity Fair, son ami Graydon Carter, l’embauche
pourquoi papa ne nous aidait pas à faire la vais- comme collaboratrice du prestigieux magazine.
selle, confiait-elle en janvier 2021 au micro de « Elle était la confidente d’un tas d’artistes et des
l’émission « Fresh Air », sur la radio américaine riches new-yorkais. Graydon Carter la consultait
publique NPR. Mon père m’a répondu que s’il pour savoir ce qui se passait dans le monde de
avait voulu faire la vaisselle, il n’aurait pas eu l’intelligentsia », résume Steven Barclay. Carter
deux filles. » Elle développe : « À mon époque, on est lui aussi de ces New-Yorkais emblématiques
pensait que l’éducation devait permettre de qui ont grandi loin des avenues de Manhattan.
domestiquer les enfants, de les dompter comme des « Je crois que ceux d’entre nous qui ne sont pas
animaux. Quelle que soit leur classe sociale, leur d’ici s’imprègnent de la ville comme des éponges,
religion ou leur couleur de peau, ils étaient tous confie-t-il par e-mail. Nous lui restons fidèles
élevés pareil. Je n’ai jamais pensé que la maison où dans les épreuves, et tombons amoureux du New
j’habitais petite était à moi. Rien n’était à moi. Les York que nous choisissons. »
adultes nous donnaient des ordres du matin au Plutôt que par la fiction, c’est donc par ces chro-
soir et on faisait ce qu’ils nous disaient. » niques, tribunes et aphorismes qu’elle a

80
Fran Lebowitz est l’invitée récurrente des plateaux télé, comme ceux de Jimmy Fallon et Jay Leno (2 et 7). Le réalisateur
Martin Scorsese (1) lui a consacré deux documentaires. Elle a travaillé à Interview, le magazine créé par Andy Warhol (3).
Et à Vanity Fair où son ami Graydon Carter (6) l’embaucha dans les années 1990. On la voit dans les grandes soirées
organisées par le magazine, comme ici en compagnie de la créatrice Diane von Fürstenberg (4) ou aux côtés du créateur
de mode Yigal Azrouël et du journaliste André Leon Talley (5). Elle fut également proche de l’écrivaine Toni Morrison (8).

1 2 3
4 5

7 8
LE M AG A ZINE

dans une bibliothèque new-yorkaise, et ce jusqu’à


la mort de celle-ci en 2019. Avec Toni, Fran par-
lait de tout, et notamment d’identité culturelle.
Un thème aujourd’hui très présent dans le débat
public, mais qu’elle a toujours trouvé « réduc-
teur ». « Cette façon de penser à soi-même comme
Avec l’écrivaine Toni Morrison, Fran Lebowitz parlait Noire, femme, juive ou que sais-je d’autre... c’est
de tout, et notamment d’identité culturelle. tout l’opposé de ce que je cherche », confie-t-elle.
Avec ses aphorismes, ses traits d’humour très
Un thème aujourd’hui très présent dans le débat connotés, son « name-dropping » vachard, Fran
public américain, mais qu’elle a toujours trouvé Lebowitz est une créature intrinsèquement new-
yorkaise, loin de l’Amérique de Donald Trump,
“réducteur”. “Cette façon de penser à soi-même qu’elle honnit, mais également loin des réalités
comme Noire, femme, juive... c’est tout l’opposé socio-économiques qui ont amené à l’élection de
l’homme d’affaires. Elle évolue dans un petit
de ce que je cherche”, dit-elle. monde souvent constitué des mêmes personnes
depuis des décennies, une intelligentsia sans
doute déconnectée des évolutions de l’époque.
« Difficile de comprendre comment Mrs Lebowitz
(...) captive artistiquement l’un des plus grands
réalisateurs vivants, et une galaxie entière de
jeunes de moins de 30 ans », écrivait la journaliste
du New York Times Ginia Bellafante, dans un
texte titré « Tout le monde aime Fran. Mais pour-
quoi ? », publié en janvier 2021 à la suite du suc-
cès de la série Pretend It’s a City. L’éditorialiste
accusait Lebowitz d’être inconsciente de son
saisi l’ambiance de la métropole. Et même propre privilège de New-Yorkaise aisée. Le tout
si la première ville des États-Unis a connu des ponctué d’allusions caricaturales au juif new-yor-
changements profonds, les écrits de Lebowitz kais (les bagels, une référence à Zabar, célèbre
n’ont que très peu vieilli. « Je crois que les choses épicerie de l’Upper West Side). « J’ai été choquée
restent drôles si elles sont vraies », dit-elle. Qu’elle par cette chronique parce que je l’ai trouvée anti-
peste contre les montres digitales ou les calcula- sémite, assène Fran Lebowitz. Plaquer sur moi
trices, Los Angeles (qu’elle décrit comme « une des clichés qui n’ont rien à voir avec moi, c’est
immense zone d’aspect vaguement urbain, qui antisémite ! Faire de moi, qui par ailleurs n’ai
s’étend tout autour du Beverly Hills Hotel »), la jamais vécu dans ce quartier, le cliché de l’Upper
campagne (« Je ne suis pas du genre à vouloir West Side Jew, c’est comme associer les Noirs au
retourner à la terre, je suis plutôt du genre à vou- poulet frit. Le New York Times n’aurait jamais
loir retourner à l’hôtel »), Fran Lebowitz est une laissé passer ça sur une autre minorité. »
écrivaine talentueuse. Elle manie la satire et la Parce qu’elle parle volontiers du temps d’avant,
petite phrase avec une légèreté feinte qui évoque râle sur la manière dont les nouvelles technolo-
à la fois les Monty Python et Woody Allen, gies se développent au détriment de la vie privée,
Dorothy Parker et Louis CK. Quand on demande et s’enorgueillit de ne pas faire son autopromo-
à Graydon Carter s’il a essayé de la remettre à tion sur Facebook (bien qu’elle ait son propre site
l’écriture, il répond par l’affirmative mais ajoute qui liste son actualité), Fran Lebowitz est parfois
que, « comme E.M. Forster, elle gagne en notoriété brocardée comme « réactionnaire ». Son affilia-
avec chaque livre qu’elle n’écrit pas ». Un autre de tion politique est pourtant ouvertement démo-
ses amis, le peintre Francesco Clemente, dont crate. Aujourd’hui, elle suit avec un enthousiasme
l’œuvre figurative et provocante lui valut l’amitié sincère les récentes avancées des droits des
d’Andy Warhol et de Jean-Michel Basquiat, se femmes : « La condition féminine n’a pas changé,
désole que ses talents d’oratrice fassent parfois depuis Ève jusqu’à il y a cinq minutes ! Idem pour
oublier le fait qu’elle est une « vraie écrivaine, les droits des homosexuels. On me remercie parfois
douée d’un style d’une parfaite clarté. » de m’être battue pour le mariage gay, mais je ne
me suis jamais battue. Parce que je pensais que ça

TRÈS
secrète sur sa vie pri- ne changerait jamais. Et je me suis trompée.
Caroline Tompkins pour M Le magazine du Monde

vée – si elle ne cache Aujourd’hui, Harvey [Weinstein], ce type qui


pas son homosexua- dominait le business du cinéma, est en prison !
lité, on ne lui a jamais C’est inimaginable, et c’est ça, le progrès. »
connu de compagne Imperturbable, elle-même résiste au temps avec
officielle –, Fran Lebowitz semble être une amie une forme de grâce qui n’appartient qu’à elle.
hors pair. « On ne peut exposer les vérités les plus Alors que nous nous apprêtons à quitter la New
difficiles que quand on a l’âme la plus douce. Ça, York Public Library après une heure trente d’en-
c’est Fran », confie Francesco Clemente. Elle a tretien, elle nous emprunte notre portable pour
également entretenu une amitié puissante et demander à son chauffeur de l’attendre à la sor-
médiatisée avec la Prix Nobel de littérature Toni tie. Et ajoute, après avoir tapoté son poignet :
Morrison, rencontrée en 1978 lors d’une lecture « Quelle heure est-il ? Ma montre s’est arrêtée. »

83
LE M AG A ZINE

À Marib, un camp
de déplacés
muhamasheen
dans le nord
du Yémen,
le 12 août 2021.

Page de droite,
la ville d’Aden,
dans le sud
du pays,
le 19 août 2021.

Ce sont les “muhamasheen”, les “marginalisés”. Reléguée depuis des décennies au ban
de la société yéménite, cette communauté noire est cantonnée à des emplois considérés
comme subalternes et déplacée au gré des conflits. Ils seraient ainsi près de 3 millions
d’habitants, victimes d’un racisme institutionnel. La guerre civile qui fait rage aujourd’hui
au Yémen leur vaut d’être courtisés par les houtistes, opposés à l’État central.

Crédit Photo

84
LES
INTOUCHABLES
 DU YÉMEN.
Texte Quentin MÜLLER
Photos Mattia VELATI
Crédit Photo
LE M AG A ZINE

par l’Iran sont en guerre contre le gouvernement


central depuis le début des années 2000, l’accu-
sant de les discriminer. Profitant de la confusion
du « printemps arabe » en 2011, ils ont conquis le
nord du pays, puis des territoires au sud. Une
coalition de pays, dirigée par l’Arabie saoudite, a
stoppé leur progression en 2015. Depuis, le pays
entier a sombré dans une guerre qui a déjà fait
377 000 morts, selon l’ONU.
Comme plus de 1 million de déplacés, la petite
communauté d’Ali Abdou Ali Said s’est retran-
chée dans le nord du Yémen, à Marib, dernier
bastion encore sous contrôle du gouvernement.
Mais ils vivent à l’écart des autres, en raison de la
couleur noire de leur peau et de leur condition
sociale. Au Yémen, ils sont désignés en arabe
comme des muhamasheen (des « marginalisés »),
ou de manière plus péjorative encore, des akh-
dam (des « serviteurs »). La tête protégée par un
turban couleur crème et habillé d’un sarong rayé,
le jeune homme fait signe d’entrer de la main.
Dans son intérieur sombre au sol nu et aux struc-
tures couvertes d’aluminium, quelques coussins
bariolés décorent un canapé. Assis avec son fils à
cheval sur ses genoux, Ali Abdou Ali Said
explique qu’il déteste ce qualificatif de muha-
masheen : « Je ne me considère pas comme un mar-
ginal. Je vis dans ce pays, dans cette société, j’y
travaille, j’y suis inclus. Je trouve ce mot raciste.
Nous sommes des Yéménites comme les autres, on
ne devrait plus nous appeler comme cela. »
Dans la guerre civile qui ronge le pays depuis sept
ans, les muhamasheen sont les citoyens les plus
vulnérables. Ils seraient plus de 3 millions au
Yémen (sur 30 millions d’habitants) à être ainsi
relégués au ban de la société, rejetés par la majo-
rité des Yéménites, qui se revendiquent descen-
dants de lignées arabes tribales. Depuis des siècles,
ils occupent des professions considérées sociale-
ment comme sales ou religieusement impures.
Condamnés à devenir ouvriers sans qualification,
éboueurs, porteurs, bouchers ou cordonniers, ils
ont aussi longtemps été associés aux métiers de
guérisseur, de danseur ou de musicien. Un véri-
table système de castes ancré dans les mentalités.
Jusqu’à l’avènement d’une République arabe du
Yémen, au nord du pays, en 1962, les muha-
masheen ne pouvaient prétendre ni à la possession
de terres, ni au port d’armes, ni au mariage avec
des Yéménites blancs. Mais après la réunification,
en 1990, du Yémen du Nord avec le Yémen du Sud,
marxiste, pour former l’actuelle République du
Yémen, la ségrégation a repris dans le sud. Et la
guerre ne fait qu’exclure davantage ces popula-
tions, les délogeant de leurs bidonvilles ou de leurs
quartiers informels pour des camps de déplacés.
À L’ENTRÉE DES GORGES DES MONTAGNES D’AL-JOUBA, au Yémen, de frêles Dans son abri de fortune, Ali Abdou Ali Said est
cabanes faites de bois mort, de tôle et de couvertures, sont chahutées par une tempête vite rejoint par Abdullah Qaïd, 50 ans, les yeux
de sable. Des silhouettes au loin se dessinent, balayées par la poussière blanchâtre. encore plissés par la luminosité extérieure.
Des enfants, parfois nus, gambadent dans cet espace lunaire. Au loin, un tigre semble L’homme retire son turban rouge et blanc, et laisse
les poursuivre, mais l’animal dessiné sur un plaid rouge ne fait qu’onduler avec le vent. entrevoir dans l’obscurité son crâne chauve. Il n’a
La bête sauvage indique la porte d’entrée de l’habitation du chef de cette communauté pas l’air d’accord avec le jeune chef du camp.
de déplacés. Alerté par le braiment d’un âne attaché à un piquet, Ali Abdou Ali Said « Bien sûr que nous sommes des muhamasheen.
Mattia Velati

sort de son abri. À 28 ans, il est le référent de trente-deux familles. En 2015, toutes ont Nous n’avons pas les mêmes droits que les Yéménites
fui les violents combats de la côte ouest, aujourd’hui largement occupée par les hou- blancs, marmonne-t-il, le regard triste. As-tu oublié
thistes. D’obédience zaïdite – une branche de l’islam chiite –, ces rebelles soutenus que des ONG ont voulu installer des sanitaires dans

86
notre camp, mais que le propriétaire de cette terre affranchi, compagnon du prophète Mahomet. « Les houthistes savent qu’en don-
refuse, de peur que l’on squatte ici pour toujours. nant une importance historique à notre communauté, cela pourrait séduire les
Pourquoi ? Parce qu’il pense que nous sommes des nôtres, car nous avons toujours souffert d’exclusion et de discrimination raciale.

LE
êtres sales, même pas humains… » Ali Abdou Ali Mais ils racontent cela pour servir leurs propres intérêts. »
Said ne bronche pas. « Dans ce pays, à études com-
parables avec un Yéménite blanc, nous ne sommes ministre chargé des droits de l’homme, Ahmed Arman,
jamais choisis, explique Abdullah Qaïd. Chez vous confirme, par téléphone, cette tentative de récupération de
en France, tous les gens sont égaux, mais au Yémen la communauté par le camp ennemi. Et il ne cherche pas à
ce n’est pas le cas. Pourtant, je me sens yéménite, relativiser les responsabilités de l’État yéménite dans l’exclu-
mais je n’ai pas le droit d’être propriétaire d’une sion sociale de cette minorité : « Les institutions de notre pays
terre ni d’une maison. Depuis que je suis né, je m’ins- n’ont pas toujours accordé à cette communauté une grande
talle quelque part, puis j’en suis chassé, je m’installe attention et n’ont pas veillé à son intégration dans la société.
ailleurs, ça recommence. C’est sans fin. » Au même Aujourd’hui, bien que la loi et la justice yéménites n’exercent pas de discrimination,
titre que deux millions d’enfants au Yémen, les des fonctionnaires, individuellement, peuvent en faire preuve. Le vrai problème est
muhamasheen du camp n’envoient plus leurs que les marginalisés eux-mêmes ignorent leurs droits. »
enfants à l’école. Le premier établissement est Au nord du camp, à dix minutes de route, les piliers du temple de Bar’an, ancien trône
situé à plusieurs kilomètres. Sans transport public, de la reine de Saba, symbolisent l’héritage culturel et historique yéménite. Malgré les
sans voiture, l’accès à l’éducation est impossible. violents combats situés à une poignée de kilomètres, de larges 4 × 4 de familles
« Nous comptons sur les enfants pour rapporter de yéménites sont garés sur place. Les hommes sont armés de kalachnikovs, tous
la nourriture et un peu d’argent, avoue Ali Abdou viennent prendre la pose devant le monument. Parmi eux, aucun muhamasheen. La
Ali Said. Ils vont mendier en ville ou au souk. » communauté est étrangère à sa propre histoire. « Selon la pensée dominante au Yémen, Page de gauche,
en haut,
Aujourd’hui, les rebelles houthistes profitent de les muhamasheen auraient des origines étrangères, explique Bogumila Hall, sociologue des femmes
l’exclusion des muhamasheen pour les séduire, et chercheur en études culturelles à l’Académie polonaise des sciences, à Paris. Ils muhamasheen
leur promettent de les intégrer, dans un but seraient des descendants d’Éthiopiens chrétiens, qui ont envahi et gouverné le Yémen près d’Aden,
en bas, Ali Abdou
intéressé : accroître le nombre de combattants entre le IVe et le VIe siècle. Après avoir finalement été vaincus, ils seraient devenus des Ali Said et
au sein de leur armée informelle. « Les houthistes esclaves, poussés tout en bas de la hiérarchie du système social. Ce récit explique leur son fils, à Marib,
voulaient qu’on aille au front sous leur bannière, fragile position. Pourtant, ces liens historiques sont difficiles à vérifier. » en août 2021.
alors nous avons préféré fuir, raconte Ali Abdou À 300 kilomètres de Marib, à Aden, principal port du pays, dans le sud du Yémen, Ci-dessous,
Ali Said. À l’époque, ils n’essayaient pas encore de la plupart des muhamasheen croisés dans les rues sont éboueurs. Au pied d’une un camp
nous flatter en nous décrivant comme les descen- grande barre d’immeuble délabrée ornée d’un réseau complexe de tuyauterie, des de réfugiés
dans les collines
dants de Bilal. » La référence est hautement sym- corbeaux épluchent les restes de nourritures humaines jetés par les habitants, autour d’Aden,
bolique car Bilal ibn Rabah est un esclave noir faute de poubelles. Le siège des syndicats d’éboueurs du Yémen du Sud le 19 août 2021.
Mattia Velati
LE M AG A ZINE

trône juste en face. Un petit homme noir au chapeau jaune accueille le visi- ramasseurs d’ordures n’augmente pas et que les
teur dans un bâtiment circulaire, construit au temps où cette partie du Yémen conditions de travail ne s’améliorent pas : pas de
était colonisée par les Britanniques, au début du XXe siècle. Chef des syndicats masque, pas de gants, des camions anciens…
d’éboueurs du Sud, Tabit Yahya Ahmed explique que les ordures sont à la fois une Tabit Yahya Ahmed dénonce aussi l’impossibilité
malédiction et une arme pour les marginalisés. « Nous sommes 12 000 éboueurs pour lui et ses collègues noirs d’obtenir des
dans tout le Yémen du Sud et tous sont muhamasheen. La société pense que c’est postes dans la supervision ou la gestion des bud-
un métier pour les Noirs. Ce type de travail n’est pas accepté par les autres commu- gets liés à la collecte de déchets. « Ce sont tou-
nautés. Le salaire maximum que l’État nous verse est de 30 000 rials yéménites par jours les Yéménites blancs qui deviennent nos
mois (environ 30 euros). C’est de l’esclavage ! Mais nous ne pouvons plus faire grève, supérieurs, assure-t-il. Ils n’ont souvent aucune
car on mettrait la société en plus grande difficulté qu’elle ne l’est déjà. » expérience dans le domaine. Ils obtiennent le poste
L’homme explique que la population à Aden, aujourd’hui d’environ 900 000 habi- grâce à un ami ou un parent influent. Leur mana-
tants, ne fait que croître depuis trente ans, au fil des vagues de déplacés, dues aux gement est arrogant, parce qu’ils pensent qu’il est
multiples guerres et conflits de la région. Mais il se désole que le nombre de facile de surveiller de simples akhdam. » Tabit
Yahya Ahmed et ses amis syndiqués ont bien
essayé de relancer des manifestations à Aden
en 2019, mais les arrestations et les retenues de
salaires de la part du gouvernement ont mis fin à
leurs espoirs d’obtenir plus de considération.
À Aden, l’Union nationale des muhamasheen est
un syndicat influent, qui cherche à les défendre
“Ce sont toujours les Yéménites blancs aussi bien dans leur travail que dans leur repré-
sentation politique. Le combat est difficile.
qui deviennent nos supérieurs. Ils n’ont Malgré les promesses du gouvernement, les
souvent aucune expérience dans le domaine. éboueurs sont toujours des travailleurs journa-
liers et non des fonctionnaires à temps plein
Ils obtiennent le poste grâce à un ami ou comme ils l’étaient avant 1990 et la réunification
un parent influent. Leur management est du Yémen. La guerre et la déroute de l’État cen-
tral relèguent les revendications du syndicat
arrogant, parce qu’ils pensent qu’il est facile dans les limbes. Côté politique, les muha-
de surveiller de simples muhamasheen.” masheen ont un temps espéré pouvoir se faire
entendre. C’était en 2013. Après les manifesta-
Tabit Yahya Ahmed, chef des syndicats d’éboueurs du Sud tions et les grèves de 2012, qui ont fait suite aux

Mattia Velati

88
« printemps arabes », une assemblée est consti-
tuée à Sanaa, la c­ apitale, pour élaborer une
constitution devant prendre en compte la diver-
sité ethnique, religieuse et tribale du pays. Une

POUR
initiative soutenue à l’époque par la France.

la première fois dans l’histoire du Yémen, les


3 millions de marginalisés ont alors droit à être
représentés par un des leurs : Numan Al-Hudaifi,
président de l’Union nationale des marginalisés.
Nommé la « voix des sans-voix », cet homme a
impressionné Samira Sawed, 56 ans, qui préside
la Société des muhamasheen, une association
locale. « J’ai été saisie par son approche de la
lutte, raconte cette ancienne spécialiste de l’avia-
tion militaire de l’ex-république socialiste du
Yémen du Sud. Dès le premier jour, il est arrivé
dans le bâtiment de l’assemblée en uniforme
d’éboueur, avec son gilet vert. Les gardes l’ont
stoppé à l’entrée et lui ont demandé pourquoi il
était venu avec son uniforme de travail. Vous
savez ce qu’il leur a répondu ? Qu’il était venu
nettoyer l’assemblée ! »
François Frison-Roche, chercheur français au
CNRS, envoyé en 2013 par le Quai d’Orsay pour
faciliter l’élaboration du projet constitutionnel, se
souvient de sa rencontre avec le représentant des
muhamasheen : « Je me souviens de sa phrase : “Si
seulement nous pouvions avoir la position qu’ont
les femmes yéménites.” Quand vous connaissez
leur statut… Je lui ai répondu que les muha-
masheen pouvaient être plus ambitieux. » Il lui
suggère alors d’inscrire dans la constitution un
article de discrimination positive, offrant un sta-
tut privilégié aux Yéménites noirs. Mais, comme
pour la majorité des propositions des minorités
yéménites, celle des muhamasheen est balayée.
La nouvelle constitution est achevée à la hâte par
les pays du Golfe et le rêve d’une constitution
plus inclusive s’évapore.
Aujourd’hui Numan Al-Hudaifi continue à
défendre les Yéménites noirs. Cette figure charis-
matique dirige toujours le syndicat, mais depuis
l’étranger. Il a dû s’exiler au Caire, après avoir fui
le nord du Yémen et les houthistes. Depuis la
capitale égyptienne, il raconte, la mort dans
l’âme, qu’il n’a pas pu assister au mariage récent
de son fils. Mais il assure ne pas avoir abandonné
la lutte politique. En ce début d’année, il a même En haut, Tabit Yahya Ahmed,
annoncé qu’il allait bientôt officialiser la création chef des syndicats
du premier parti politique destiné à défendre ses d’éboueurs du Sud, à Aden.
Ci-dessus, Ala Al-Hajj
semblables : le Parti yéménite de la justice et de (au téléphone) membre de
l’égalité (PYJE). « Ce parti inclura d’autres groupes l’ONG Search for Common
qui souffrent de discriminations, comme les juifs Ground qui vient en aide aux
muhamasheen, dans le quartier
et les chrétiens, ainsi que des couches sociales qui de Sheikh Othman, près
subissent des stigmatisations. » Pour ce faire, d’Aden, le 21 août 2021.
Page de gauche, près du marché
Mattia Velati

l’homme en appelle à la France, « peuple ami » et


aux poissons de Sira, à Aden,
confie : « Les fondements de la Révolution fran- un muhamasheen transportant
çaise seront le socle de notre parti politique. » un thon, le 31 août 2021.
LE PORTFOLIO

« Mystique », inspirée
du personnage de l’univers
X-Men, est manicuriste.

DES ÉTATS-UNIS AU JAPON, EN PASSANT PAR L’EUROPE,


LES ADEPTES DU “COSPLAY” S’IDENTIFIENT
À DE CÉLÈBRES HÉROS DE COM ICS OU DE MANGAS
JUSQU’À EN PORTER L’EXACTE TENUE. LE PHOTOGRAPHE
BRITANNIQUE THURSTAN REDDING S’EST IM M ERGÉ
AVEC EM PATHIE DANS CETTE COM M UNAUTÉ.
SON TRAVAIL, COM PILÉ DANS LE LIVRE “KIDS OF
COSPLAY”, EST EXPOSÉ À PARIS, DU 6 AU 9 MARS.

Double je.
Photos Thurstan REDDING — Texte Guillaume DELACROIX
91
LE PORTFOLIO

Legende

« Ursula », de La Petite Sirène, a un emploi


de réceptionniste dans un hôpital.

Page de droite, « Spider-Man » travaille


dans l’industrie de l’énergie.

PARFOIS, LA BANDE DESSINÉE, le dessin leur passion de la fiction. C’est à l’une de leurs explorer un sujet à la dimension plus sociolo-
animé ou le jeu vidéo prennent vie dans le réel. grand-messes, le Comic-Con, festival annuel des gique, « détaché des saisons et des courants esthé-
Il arrive ainsi que l’on croise dans la rue des per- professionnels de BD, de science-fiction et de tiques ». Il a été comblé. De 2018 à 2021, son
sonnages de mangas ou des super-héros. Il s’agit films d’animation qui se tient l’été à San Diego projet l’a amené à rencontrer Batman et Spider-
d’adeptes du « cosplay », mot-valise composé (Californie), que le photographe britannique Man, mais aussi Mystique, la mutante à la peau
des termes costume et play. Née aux États-Unis Thurstan Redding les a découverts. Un choc, où bleue de la série X-Men, ou les sorcières Elphaba
dans les années 1980, à l’initiative des fans de la fascination le disputait à l’émotion. « J’ai été (du Magicien d’Oz) et Ursula (celle de La Petite
Star Trek et de Star Wars, cette pratique, rapide- frappé par la dimension communautaire de leur Sirène). Une soixantaine de personnages en tout.
ment adoptée au Japon puis au Royaume-Uni, démarche, dit-il. Les cosplayers ne sont pas des Le photographe a voulu s’affranchir de la
consiste à s’identifier à de célèbres personnages gens qui ont un quotidien super glamour. Ils vivent lumière naturelle et pousser ensuite les cou-
imaginaires. Non pour aller s’exhiber à un quel- en général dans des univers très modestes. Le leurs, en postproduction. Il a opéré à l’argen-
conque bal costumé, mais pour les incarner au contraste est d’ailleurs saisissant avec les formes et tique moyen format, et réalisé tous ses tirages
Thurstan Redding

quotidien. Généralement, les cosplayers se ren- les couleurs de leur déguisement. Ils introduisent de « à la main », en chambre noire. « Je voulais
contrent sur les réseaux sociaux et participent l’absurde dans leur normalité. » obtenir des images très cinématiques, de façon à
ensemble à des masquerades, des rassemble- Travaillant habituellement pour l’univers de retrouver cette patte qui caractérise mon travail
ments au cours desquels ils échangent autour de la mode, Thurstan Redding, 29 ans, cherchait à dans la mode », explique-t-il.

92
Thurstan Redding a réfuté tout regard voyeur. Il soit. C’est d’autant plus touchant aux yeux du pho- d’hôpital… Des petits boulots exercés dans des
ne voulait pas d’une approche à la Martin Parr, tographe, qui reconnaît avoir jusqu’ici été plutôt banlieues blafardes anglaises mais qui auraient
« avec son côté moqueur ». Pour lui, au contraire, gâté par la vie, au gré de la carrière de ses parents. tout aussi bien pu l’être n’importe où ailleurs en
le cosplay est une affaire très sérieuse. Et qui ins- Né à Hongkong, il a grandi à Fontainebleau près Europe. Son intervention s’est révélée acroba-
pire le respect. Car, derrière l’univers ludique, de Paris, puis s’est frotté aux sciences politiques à tique, car les cosplayers expriment une contre-
il a perçu chez ses sujets une sensibilité à fleur Cambridge (Royaume-Uni). Étudiant, il ne pensait culture appelée à rester underground : ils n’ont pas
de peau. On est rarement cosplayer pour rigoler ; pas particulièrement faire de la photo son métier, du tout envie de passer à la télé, encore moins
on l’est pour conjurer la difficulté de son quoti- mais sa rencontre avec Lily Cole, célèbre manne- d’être regardés comme des bêtes de cirque.
dien, pour échapper à une vie morose. « C’est quin britannique des années 2000, sur le campus Thurstan Redding se défend de vouloir les média-
presque un geste politique de la part de gens qui de la fac, oriente sa destinée. « Je participais à un tiser. Son but est simplement « d’éclairer une pra-
se sentent exclus de la norme », insiste-t-il. shooting avec elle et elle m’a mis sur la piste de la tique dont on peut apprendre beaucoup ».
Beaucoup ont vécu un trauma relatif à leur sexua- photographie sans même s’en rendre compte »,
lité ou à leur genre. Certains évoluent dans le raconte-t-il sous forme de boutade.
spectre de l’autisme… Il y a donc de la revanche Le trentenaire avoue avoir pris une leçon d’humi-
EXPOSITION DU 6 AU 9 MARS, À LA GALERIE AU ROI
sur la vie dans cet art du costume, quelque chose lité devant ces caissières de supermarché, ces 73-75, RUE DE LA FONTAINE-AU-ROI (PARIS 11 e).
de la célébration de l’individualité, quelle qu’elle techniciens d’aquarium, ces réceptionnistes KIDS OF COSPLAY, THAMES & HUDSON, 144 PAGES.
De haut en bas, ces
« Wonder Woman »,
sont, respectivement,
étudiante ; étudiante
et serveuse ;
actrice, danseuse
et mannequin ;
mannequin
et consultante
en ressources
humaines ;
mannequin.

« Aquaman »
travaille
comme serveur.

Page de droite,
« Kirari Momobami »,
du manga Kakegurui,
est employée dans
la communication.

Autoportrait
du photographe
en Stormtrooper,
de Star Wars,
en compagnie
d’autres adeptes
du cosplay.

Thurstan Redding
LE PORTFOLIO

95
Ces « Alice » (« … au pays des
merveilles »), sont étudiante, chargée
de recherche en biotextiles, et artiste.

Page de droite, « Harley Quinn »


est employée de banque.

Thurstan Redding
Réalisation et casting Finlay MacAulay @Establishment et Anita Bitton.
Repérage Rob Hamilton, Production Parent Global, Retouche Ar t Post,
Impression Ar t Lab/Sheriff Projects.
LE PORTFOLIO

97
LE GOÛT

Mory Sacko, Géraldine Pailhas, Vincent Dedienne, Matali Crasset,


Anne-Sophie Pic, Juliette Armanet, Simon Porte Jacquemus…
Retrouvez les invités du “Goût de M” sur lemonde.fr/le-gout-de-m
Chaque fin de semaine, une personnalité raconte son histoire du goût au micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M” est disponible gratuitement sur toutes les plateformes.
Robe en chiffon de soie brodée
de plumes à la main, MAX MARA. LE GOÛT

OISEAUX DE LUMIÈRE.
DANS UNE ARRIÈRE-BOUTIQUE, UN BUREAU DÉSERTÉ OU AU DÉTOUR
D’UN ENTREPÔT DÉSAFFECTÉ, LES BELLES DU SOIR RENTRENT AU
Réalisation Suzanne KOLLER PETIT JOUR. VÊTUES D’UNE ROBE À PLUMES, D’UN TAILLEUR BRODÉ
Photos Sam ROCK OU D’UNE JUPE À SEQUINS, ELLES SIFFLENT LA FIN DE LA PARTY.

99
Veste en velours à pois, gilet en satin
de soie, chemise en popeline de coton,
nœud papillon en velours, GUCCI.
Manteau en python à coutures
charnières, body à capuche en maille
de coton et mules en cuir, ALAÏA.
Sweat en coton molletonné et jupe en
soie brodée de sequins, BALENCIAGA.
Jupe en organza de soie, body en
coton brodé de strass et plumes,
ROKH. Mules Kitten, en cuir de veau,
KWAIDAN EDITIONS.
Veste en laine et soie, robe en coton
brodée de sequins, LOUIS VUITTON.
Creepers en cuir, GEORGE COX.
Robe en satin et escarpins
en cuir, PRADA.
Lunettes en acétate, LOUIS VUITTON.
Robe plissée en Lurex et sandales
à plateformes en cuir, JUNYA WATANABE.
Sweat à capuche sans manches en
coton, legging étrier en laine Stretch
et sandales à talons aiguilles en cuir,
BURBERRY. Robe de mariée en housse
de moto recyclée, MENGCHE CHIANG.
Robe bustier à taille coulissée et
chaussettes en cuir de veau, HERMÈS.
Escarpins Kate, en cuir de veau verni,
CHRISTIAN LOUBOUTIN.
Robe tunique en cuir nappa à laçage,
franges et œillets métalliques, CHLOÉ.
Robe en laine et soie, blouse
en popeline de coton, DIOR.
Escarpins Kate Sling, en cuir de veau
verni, CHRISTIAN LOUBOUTIN.
Page de droite, robe en satin
de soie, MELITTA BAUMEISTER.
Mules en similicuir, JW ANDERSON.
Robe en polyester imprimé,
chaussettes en coton, escarpins
en cuir et métal doré, COMME
DES GARÇONS.
Veste et jupe en soie et
laine brodées, MIU MIU.
Cardigan en
cachemire, short
en cachemire
pailleté, CHANEL.
Robe en jersey de coton côtelé
avec plaque métallique
et sandales en cuir, LOEWE.
Combinaison asymétrique Stretch,
sandales Kika, en cuir verni à
plateformes, lunettes en acétate,
SAINT LAURENT PAR ANTHONY
VACCARELLO.
Robe en soie brodée de sequins,
EMPORIO ARMANI.
Sandales en similicuir, JW ANDERSON.
Top à col montant et tablier en Latex,
pantalon et gants en coton
caoutchouté, mules Kitten, en cuir
de veau, KWAIDAN EDITIONS.
Robe brodée en coton et laine
et chemise en coton et laine, SACAI.
Modèle : Anna Ewers @WOMEN – Maquillage : Lucia Pica @ARTPARTNER assistée de Rafaela Siqueira et Clémentine Roy – Coiffure : Gary Gill @STREETERS assisté de Tom Wright et
Rebecca Chang – Scénographie : Giovanna Martial @ARTLIST assisté d’Anatole Chartier, Jeanne Briand, Thibault Van Elslande, Bruno Naletilic – Manucure : Cam Tran @ARTLIST –
Production : WhiteDot – Assistants de la styliste : Carla Bottari et Alexis Landolfi – Assistants du photographe : Frédéric Bealet, Joris Rossi, Margaux Jouanneau et Anthony Karayan.

Robe brodée en satin duchesse,


RICHARD QUINN. Mules Kitten,
en cuir de veau, KWAIDAN EDITIONS.
Photographies retouchées
Veste en laine à manches en
taffetas, ALEXANDER MCQUEEN.
Robe bustier en soie corsetée
et jupon en crinoline,
vintage. Sandales à bride
arrière en cuir, PRADA.

Page de droite, veste


en laine brodée de franges
argentées, LANVIN.
DANS LEURS MANTEAUX ARM URES, LEURS CAPES MONASTIQUES ET
LEURS ROBES CAM ISOLES EXTRAVAGANTES, CES FEM M ES À LA GRÂCE
Stylisme Marie CHAIX ÉTRANGE SEM BLENT SORTIES DE “STAR WARS”, “DUNE” OU “LA SERVANTE
Photos Tyler MITCHELL ÉCARLATE”. QUAND LA MODE FLIRTE AVEC LA SCIENCE-FICTION.

HÉROÏNES
FANTASY. 131
Veste en cuir, jupe en soie, jeans
et lunettes de soleil en acétate,
CELINE PAR HEDI SLIMANE.
Body en coton, WOLFORD. Sandales
à bride arrière en cuir, PRADA.

Page de droite, cape à capuche en laine,


pantalon en tricot de laine et sabots
en maille de coton, COURRÈGES.
Ci-contre, combinaisons imprimées
Stretch, escarpins en veau velours
bleu et en cuir avec boucles dorées,
SAINT LAURENT PAR
ANTHONY VACCARELLO.
Veste en laine et soie
brodée portée à l’envers,
DOLCE & GABBANA.
Robe en vinyle, BATSHEVA.
Couronne métallique vintage
portée sous un couvre-tête
de Nylon serré noir, vintage.

Page de droite, veste et short en laine


brodés de franges argentées, LANVIN.
Robe en chiffon de
soie, brodée de plumes à la main,
et lunettes de soleil en acétate,
MAX MARA. Col roulé en coton,
WOLFORD. Pantalon en denim
noir, MELITTA BAUMEISTER.
Gants à traîne en velours bleu,
ARTURO OBEGERO. Sandales
à bride arrière en cuir, PRADA.

Page de droite, veste en laine avec


détails de coton brodé et jupe
en maille de coton, GIVENCHY.
Pantalon en denim,
MELITTA BAUMEISTER.
Sandales à bride arrière
en cuir, PRADA.
Page de gauche, robe en laine
brodée de sequins et boucles d’oreilles
en métal et strass, BALENCIAGA.

Ci-dessus, robes en soie perlée


et bottines à bout ouvert en cuir,
LOUIS VUITTON.
Cape en Nylon brodé noir,
chaussettes en coton et bottines
à boucle argentée en cuir noir,
COMME DES GARÇONS.

Page de droite, à gauche, veste en


laine, short en laine, chapeau en feutre
et escarpins en veau velours avec
boucles brodées dorées.
À droite, veste en laine, ceinture corset
en soie, jupe en laine, chapeau
en feutre et sandales en veau velours
avec ongles brodés dorés.
Le tout, SCHIAPARELLI COUTURE.
Ci-contre,
robe en coton
avec détails
corset brodés,
PRADA.
Bottines Lug,
en cuir,
BOTTEGA
VENETA.
Soutien-gorge et jupe
en latex, VERSACE.
Gants à traîne
en velours bleu,
ARTURO OBEGERO.
Bottines Lug, en cuir,
BOTTEGA VENETA.

Page de droite,
robe en maille de coton
et sandales en cuir,
LOEWE.
Modèles : Abeny @OUI, Nyagua @WOMEN360, Luca @PREMIER, Ayan @PHOENIX MODELS, Maty @IMG, Chloé @IMM MODELS – Assistants de la photographe : Nathan Jenkins,
Cameron Koskas et Kinu Kamura – Assistantes de la styliste : Anaëlle Field et Tamara Prince – Maquillage : Thomas de Kluyver @ART PARTNER, assisté de Abbie Nourse, Joshua
Bart et Valentine Doorman – Coiffure : Cyndia Harvey @ART PARTNER, assistée de Karen Bradshaw, Yulia Pantiukhina et Jordan Dufresne – Manucure : Julie Villanova @ARTLIST –
Scénographie : Andy Hillman, assisté de Maureen Coleman, Bertille Miallier et Konstantinos Kyriakopoulos – Casting : Julia Lange et Olivia Langner – Production : AP Studio.
LE GOÛT
FLACONS de collection.
CONNU POUR SA MODE SUBTILE ET SON SENS DE LA COULEUR, LE CRÉATEUR FLAMAND
DRIES VAN NOTEN SE LANCE DANS LA COSMÉTIQUE AVEC L’APPUI DU GROUPE
CATALAN PUIG. IL PROPOSE UNE GAMME CENTRÉE AUTOUR D’UNE DIZAINE DE PARFUMS
AUX FLACONS ÉLÉGANTS, VARIATION AUTOUR DES “COMBINAISONS IMPOSSIBLES”
QUI LUI SONT CHÈRES.
Texte Valentin PÉREZ
Photos Eva VERBEECK

LES FAMILIERS DE DRIES VAN NOTEN y verront un de [sa] génération, un adepte, dans l’enfance, d’eau de
jeu de piste végétal. Un seul pschitt de l’un des parfums que Cologne 4711, de Maürer & Wirtz, puis, en grandissant, d’Ara-
lance, en ce début mars, la griffe belge, et les images resur- mis, ­d’Estée Lauder, et de Yatagan, de Caron ».
gissent. La fleur d’oranger dessinée au dos d’une très belle Savait-il que le parfum serait une voie qu’il explorerait en
cape grise, l’iris d’un chemisier jaune pâle en soie du prin- missionnant, fin 2017, Elsa Berry ? Fine mouche des
temps 2008, les feuilles vertes majestueuses d’un imprimé « fusacs », comme les initiés appellent ces fusions-acquisi-
du printemps 2012 et, bien sûr, la rose, fleur fétiche du tions qui agitent l’économie, et notamment le secteur du
créateur, réinterprétée en toute occasion… Des senteurs luxe, la banquière installée à New York a pour ambition, à
tendres, mais toujours bousculées par des notes plus téné- cette époque, de trouver un protecteur financier à la griffe
breuses, à la manière de sa collection masculine du prin- du Belge. Indépendant depuis son lancement, en 1986,
temps 2014, où il avait mêlé à des bourgeonnements celui-ci lutte dans un monde où le luxe se concentre entre
hawaïens exotiques et des damas mordorés éblouissants les mains de quelques groupes puissants (avant la pandé-
des marine et gris profonds, relevés de lunettes noires un mie, selon les analystes, seulement cinq acteurs — les fran-
peu louches de rockeur canaille. « Je ne cherche jamais la çais LVMH, Kering, Chanel et Hermès, et le suisse Richemont
facilité ou, pire, à faire joli, résume le designer flamand. Ce — se partageaient plus de 40 % du marché mondial). Au
qui m’intéresse, c’est ce qui déstabilise. » printemps 2018, un accord est trouvé : le groupe catalan
Sa première collection de beauté comprend dix parfums Puig prend le contrôle majoritaire de Dries Van Noten,
unisexes, du soin, des savons, des rouges à lèvres. Lancée dont le créateur devient actionnaire minoritaire. La nou-
dans ses boutiques ces jours-ci, elle sera déployée, à comp- velle a d’abord attristé les observateurs. Ainsi était captu-
ter de mai, auprès d’une poignée de revendeurs. Depuis au rée l’une des dernières maisons indépendantes… L’un des
moins quinze ans, la possibilité d’une déclinaison de sa derniers grands fauves, sublime et farouche. Mais les ama-
mode en fragrances était devenue une antienne du petit teurs de cosmétiques y ont vu une vraie occasion pour le
milieu de la parfumerie. Comment Dries Van Noten, colo- créateur de se diversifier. Non seulement le groupe Puig a
riste de haut vol réputé pour ses imprimés fleuris, aux réfé- les reins solides (1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires
rences riches (camouflage, papillons, échappées en Inde, en 2020 et l’ambition de le tripler d’ici à 2025), mais il est
fantasmes viscontiens…) et jardinier passionné, ne donne- aussi spécialisé dans le secteur de la beauté, capable de
rait-il pas envie d’encapsuler son univers dans un flacon ? faire cohabiter les vêtements fastueux de labels comme
« Son travail mixe explosion de tons et contraste des matières. Jean Paul Gaultier ou Paco Rabanne avec les fragrances et
Ce qui ne peut être que porteur pour travailler en parfumerie le maquillage qui les complètent. Van Noten allait enfin
couleurs et textures », relève le nez Quentin Bisch. pouvoir bénéficier d’un tel savoir-faire.
En 2013, l’éditeur de parfums Frédéric Malle était parvenu Après tout, « un siècle après l’apparition du “couturier parfu-
à convaincre le créateur de se laisser tirer le « portrait olfac- meur” avec Paul Poiret, en 1911, et surtout Gabrielle Chanel,
tif ». Dans un jus conçu « comme un manteau d’hiver cou- dans les années 1920, l’alliance entre la mode et le parfum ne
Dries Van ture », vantait avec emphase la marque à sa sortie, le nez perd rien de sa pertinence, rappelle le spécialiste de l’histoire
Noten, dans Bruno Jovanovic l’avait esquissé à coups de bois de santal, contemporaine de la parfumerie et critique Yohan Cervi. Le
son bureau,
le 16 février, vanille, safran, jasmin et musc blanc. Depuis lors, Dries parfum est une porte d’entrée vers le luxe, et la mode offre à la
à Anvers. Van Noten le portait, lui qui fut, « comme beaucoup de gens fragrance un nom prestigieux et un storytelling. »

149
LE GOÛT

Conscient qu’il arrivait « tardivement » sur un mar- santal et feuille de figuier (Santal Greenery, de Nisrine
ché « de niche » (de 190 € à 230 € pour 100 ml de parfum ; Grillie), myrrhe et benjoin (Rock the Myrrh, d’Amélie
40 € le soin ; 68 € le rouge à lèvres), Dries Van Noten a mis Jacquin), romarin et patchouli (Voodoo Chile, de Nicolas
trois ans pour développer sa gamme. « Il fallait garantir Beaulieu), patchouli et sauge sclarée (Cannabis patchouli,
une vraie valeur ajoutée », dit-on chez Puig. D’emblée, le de Nicolas Bonneville)…
créateur a écarté l’idée d’un seul parfum et voulu imaginer « L’univers de Dries est foisonnant, flamboyant : on pense
une collection. « Je n’ai jamais dessiné des vêtements pour spontanément à un bouquet », convient Quentin Bisch, qui
un seul individu, mais une variété de gens d’âges, de tailles, signe un jus baptisé Fleur du mal. Puis, dans un sourire,
de genres et d’apparences différents. C’est la même logique. il raconte comment il a « voulu faire l’inverse de ce qui
Je ne voulais pas plus asséner une odeur qu’imposer une était attendu : un soliflore. J’ai choisi l’osmanthus pour son
silhouette », explique-t-il. ambivalence. Elle possède cette capiteuse odeur abricotée
Après avoir sollicité des nez de plusieurs maisons de mais, une fois traitée en absolu, prend une dimension bes-
­composition (Givaudan, IFF, Firmenich), il a accueilli les tiale et sensuelle, et glisse vers des odeurs de cuirs. » Il y a
candidats un jour d’octobre 2019. Visite des ateliers et de adjoint des muscs et de la pêche, « pour donner l’impres-
la bibliothèque de tissus, conversations sur ses plaisirs, sion d’une fleur aérienne ».
chaleureux dîner avec son compagnon, Patrick Ailleurs, la rose, évidemment, a fait l’objet d’attentions
Vangheluwe, dans sa vaisselle chinée… Et, bien sûr, décou- dévouées. Accompagnée de poivre (Raving Rose, de
verte de son immense jardin, agrémentée d’un thé offert Louise Turner), de vétiver (Rosa carnivora, de Daphné
dans une tasse de porcelaine fine. « On passait des haies Bugey) ou de musc par Marie Salamagne (Soie Malaquais).
taillées de manière asymétrique à la roseraie puis à l’oran- « La boutique parisienne de Dries, quai Malaquais, m’avait
gerie, comme une succession de tableaux dont le maître laissé des images de broderies, de soieries, de brillance,
vous ferait le commentaire », raconte la parfumeuse Marie explique-t-elle. En mêlant la rose centifolia à un musc et
Salamagne, qui en était. avec un accord de tête cassis-cardamome, je voulais par-
À elle et à ses confrères, Dries Van Noten a montré ce qui venir à un parfum qui suggère la soie. »
lui tenait à cœur, sa manie « de faire pousser tout proche des Parmi les 24 propositions, Dries Van Noten en a sélec-
espèces diverses, ce qui ne se fait pas en temps normal, sou- tionné dix. Et pas forcément les plus évidentes, assure-t-il.
ligne-t-il. Deux roses de teintes différentes côte à côte ou une « J’aime les parfums qui demandent du temps pour être
rose rouge très noble à côté d’une fleur a priori sans valeur, appréciés. Pour moi, la création en général a à voir avec
pour créer un clash. J’aime l’idée qu’elles aient presque à se l’art de goûter une olive. Quand vos parents vous la pré-
battre pour exister dans un jardin surabondant. » De retour sentent, vous essayez et vous grimacez. Puis, en grandis-
sant, vous apprenez à en aimer la saveur et finissez par les
“J’aime les parfums qui demandent du temps picorer avidement… » Des mois durant, il a imaginé pour
chaque parfum un flacon aux couleurs et aux matières
pour être appréciés. Pour moi, la création contrastées : verre rose poudré et verre citron frais, verre
en général a à voir avec l’art de goûter une vert forêt et bois foncé, verre bleu nuit et métal gravé,
verre ambré et fine porcelaine peinte à la main… Sur la
olive. Quand vos parents vous la présentent, bouteille, pas de nom. Et, à son sommet, un bouchon doté
vous essayez et vous grimacez. Puis, en d’un discret logo gravé. Rien de plus. « Je voulais pour
chaque fragrance un objet qui ne soit pas marketé ou pas-
grandissant, vous apprenez à en aimer la sager. Une fois vide, vous pouvez en faire le vase d’une fleur
saveur et finissez par les picorer avidement.” ou bien le remplir d’une recharge ou même du parfum d’une
autre marque. Cela m’est totalement égal. »
Dries Van Noten Certaines des dix senteurs de la collection ont aussi été
déclinées en savons ou en crèmes pour les mains. Et,
lorsque le groupe Puig a suggéré d’ajouter à l’ensemble du
maquillage, le Flamand ne s’est pas fait prier pour y agré-
ger du rouge à lèvres (soit trente teintes, satinées, mates,
brillantes, ou un baume à lèvres) aux tubes chamarrés,
façon faïence de Delft ou recouverts de cuir à effet peau
de serpent. « Le maquillage a une place si centrale dans un
défilé de mode : les visages sont autant regardés que les
corps. » Lui-même a pu autrefois souligner ses yeux au
chez eux, les parfumeurs ont eu pour consigne de chercher crayon avec « un brin d’extravagance » lorsqu’il était étu-
autour de cette opposition, de ce que le créateur appelle les diant à l’Académie des beaux-arts d’Anvers, à la fin des
« combinaisons impossibles ». années 1970, avec ses acolytes, Ann Demeulemeester,
Pour sa proposition, baptisée Neon Garden, la parfumeuse Walter Van Beirendonck ou Dirk Bikkembergs. « Il n’y a
Eva Verbeeck pour M Le Magazine du Monde

Fanny Bal est partie de l’image d’un jardin, « luxuriant aux pour moi rien de plus beau qu’une femme qui se met du
teintes flamboyantes ». À la recherche d’une formule qui rouge à lèvres, explique Dries Van Noten. La douceur pour
projetterait celui ou celle qui le porte « au milieu de ce havre peindre la bouche, l’application avec laquelle elle fait glis-
Pour sa de paix », pris par « les effluves émanant de chaque fleur, la ser le tube… Tout cela m’émeut. La beauté, de toute manière,
collection de danse magique des papillons et le chant mélodieux des a beaucoup à voir aussi avec le geste, le trait qu’on trace,
parfums, Dries
Van Noten oiseaux », elle a choisi de mélanger l’iris et la menthe, avant la bouteille qu’on agite, le splash, le spray… »
a dessiné des de multiplier les essais « pour trouver le dosage idéal ». Dans ses bureaux anversois, installé devant un bouquet
flacons aux Ses collègues – dont beaucoup sont rodés à l’exercice du démesuré, Dries Van Noten incline alors la tête et mime de
couleurs
et aux matières parfum de créateur – ont rivalisé d’imagination en faisant l’index la pression d’un flacon imaginaire, comme s’il
contrastées. souvent se confronter deux notes en majesté. Bois de ­s’aspergeait de parfum.

151
Toiles
TANDEM

VIVANTES.
Depuis maintenant sept saisons,
Sportmax, le label lancé en 1969
par le fondateur de Max Mara,
Achille Maramotti, collabore,
dans le cadre de son projet
« Denim Culture », donne carte
blanche à des artistes. Après le
photographe italien Franco
Fontana et la DJ et mannequin
sud-coréenne Soo Joo Park, c’est
au tour de la peintre américaine
Lauren Luloff. Avec ses délicats
tissus de soie teints de motifs
­floraux et de paysages, l’artiste
explore la nature sous toutes ses
formes, la mémoire des eaux et
des arbres, la beauté fugace des

Cols roulés
plantes. Passionnée par les effets
de transparence et d’ondulation
des tissus, Lauren Luloff aime à
LIBREMENT INSPIRÉ
découper, peindre, coudre et

COLLECTORS.
LE STYLISTE BRITANNIQUE ERDEM MORALIOĞLU
recoudre des objets textiles,
recréant des toiles imprégnées
de couleurs vives, riches en tex-
tures. On retrouve tout son uni-
vers onirique et bucolique dans
S’AVENTURE DANS LE VESTIAIRE MASCULIN, DES
cette collection capsule d’une
PIÈCES SIM PLES DONT LA DOUCEUR RAPPELLE
quinzaine de pièces signée
LES PEINTURES DE L’ANGLAIS PATRICK PROCKTOR.
Sportmax. Pour créer ces robes
tuniques parsemées de grands
QUINZE ANS APRÈS LA CRÉATION D’ERDEM, son label londo-
coups de pinceaux, ces chemises
nien, Erdem Moralioğlu, réputé pour ses robes fleuries à l’esprit
aux patchworks de paysages ou
victorien, a imaginé pendant le confinement une première collec-
encore ces bustiers Stretch aux
tion masculine. « C’était une période, raconte le designer, où j’étais
impressions florales de carte
plongé dans les journaux de Derek Jarman », écrivain et cinéaste
postale, l’artiste s’est inspirée de
britannique queer, décédé en 1994. « Il y évoque son rapport à la
l’oasis de plantes qui entoure son
nature, son goût pour le jardinage, ses amis et son cottage de
studio à Lubec, dans le Maine, sur
Dungeness, dans le Kent, situé face à la mer et ouvert aux vents, et
la côte est des États-Unis. Une
acheté au mitan des années 1980, l’année même où il apprenait que
première immersion réussie dans
le sida le condamnait. » Un jour, au fil de ses recherches, Erdem
l’univers de la mode pour l’artiste
Moralioğlu tombe sur un portrait de Jarman signé de l’artiste bri-
qui a désormais le loisir de regar-
tannique Patrick Procktor. Il ignore qu’ils étaient amis depuis leur
der ses toiles bouger à même
rencontre à la Slade School, à Londres. Pourtant, depuis des années,
les corps. Sophie ABRIAT
Moralioğlu achète des aquarelles sensibles de ce peintre, ancien
COLLECTION CAPSULE D’UNE QUINZAINE
amant de David Hockney, mort en 2003 et récemment redécouvert : DE PIÈCES, ENTRE 160 € ET 450 €, EN
des garçons endormis, alanguis, beaux comme des charmes… VENTE DÉBUT MARS. FR.SPORTMAX.COM
L’aquarelle Alan (1968), de Patrick
Procktor, a inspiré le pull Noel à Erdem « Le vestiaire utilitaire de Jarman – chandails pratiques, tee-shirt
Moralioğlu. parfait, combinaison – m’a donné envie de créer une première collec-

Fabrice Gousset. Sarah Piantadosi. Cour tesy of Spor tma x


tion pour homme faites de pièces simples, efficaces, presque un uni-
forme, comme les cols roulés irréprochables ou les pantalons évasés
Dickies de mon adolescence, explique le designer. Et, en y associant
la palette douce et romantique de Procktor, j’ai pensé que cela l’enri-
chirait. » Ainsi a-t-il emprunté à l’aquarelliste un jaune piquant ou
un bleu-vert pour ses pulls en mohair et alpaga. Les épaules sont
tombantes, le col un peu élargi, les manches longues. « Un esprit
pas trop appliqué, un brin négligé façon Kurt Cobain », qu’il fait
contraster avec un pantalon noir à la taille marquée, en rigide twill
de laine. Pour photographier l’ensemble, le quadragénaire a choisi,
comme un pèlerinage, une plage sombre et tourmentée, à deux pas
du cottage de Jarman. Valentin PÉREZ
PULL NOEL, EN MOHAIR, ALPAGA ET POLYAMIDE, ERDEM, 515 €. ERDEM.COM

152
LE GOÛT

Baskets Nama,
en textile et caoutchouc
recyclés et cuir,
coloris happy yellow,
Chloé, 595 €. chloe.com

Chaussez le NATUREL.
Scénographie Camille Lichtenstern

FÉTICHE Depuis son arrivée à la direction artistique de la maison Chloé, il y a


un an, Gabriela Hearst engage la marque française dans une meilleure prise en compte de l’environnement. Un combat qui lui tient
Stylisme Fiona Khalifa

déjà à cœur, avec la griffe de prêt-à-porter qui porte son nom. Reflet de cette exigence, la nouvelle basket Nama de Chloé est annon-
cée entièrement fabriquée à partir de fibres recyclées (Nylon, polyester, coton…) et de composants à faible impact environnemental.
En matière d’émission de gaz à effet de serre et de consommation d’eau, sa production se révèle bien plus vertueuse que celle de son
prédécesseur, le modèle Sonnie. Et cela sans rien céder sur le terrain du style : le tissage en résille se décline dans sept combinaisons
de coloris, des plus douces aux plus audacieuses. Fiona KHALIFA — Photo Clémentine PASSET
LE GOÛT

TÊTE CHERCHEUSE

Morgan COURTOIS, sculpteur d’odeurs. souvenir de lendemain de cuite. Ce


nez sensible s’inspire du monde qui
l’entoure. Notamment d’Aubervil-
liers, dont il a tiré un parfum
« mélange masculin de sang, de voi-
ture et de Marlborough ». Ces odeurs
l’entêtent tant et si bien qu’il a songé
abandonner la sculpture pour deve-
nir parfumeur. « Une période de ma
vie où je me sentais très volatil moi-
même », confie le jeune homme qui,
pour son vernissage, le 7 février,
s’était parfumé d’une fragrance
d’amour de la Maison Oriza.
Mais Morgan Courtois n’a pas répu-
dié la matière. De détails corporels
agrandis, il a tiré de grands plâtres
dont on ne sait trop s’ils repré-
sentent un torse ou un dos. C’est
N E VOUS FIEZ PAS À SON Les fêtes, l’artiste français en a orga- il a taillé les rosiers de l’extravagant surtout dans la céramique, mal-
PAT R O N Y M E :Morgan Courtois, nisé quelques-unes à la Rijks­ couturier allemand Bernhard léable en diable, qu’il a trouvé la
34 ans, est un fauteur de troubles. akademie, à Amsterdam, où il fut en Willhelm. Il est surtout d’une géné- fluidité qui lui est chère. Il a ainsi
Ne pas s’arrêter, donc, à la délicate résidence entre 2018 et 2019. ration qui mène par le bout du nez. transformé en fantôme de porce-
rose dorée qu’il porte autour du Notamment la mémorable soirée Au sens propre, en activant un sens laine des bouteilles de bières ramas-
cou. Ni à la blancheur immaculée Night Troubles, à l’occasion d’Hal- longtemps négligé dans l’art : l’odo- sées après le démantèlement d’un
de ses porcelaines, pas plus qu’à la loween, dans une salle qu’il avait rat. Après une première collabora- camp rom, et des flacons, fioles et
fraîche senteur des fleurs coupées tendue de satin – « après c’était le tion avec le nez Barnabé Fillion, le flasques glanés lors de ses balades.
et des bulbes d’amaryllis qui flotte carnage ! », raconte-t-il, tout sourire. diplômé des Beaux-Arts de Lyon « J’aime les contenants, confie-t-il,
encore dans l’air de la Fondation Le fêtard, qui a dressé une petite s’est mis à goupiller des fragrances avec juste un millilitre au fond,
d’entreprise Pernod Ricard. Au fil scène dans un coin de son atelier, à dans son orgue à parfum. « Ce qui comme un souvenir, un désir qui
des semaines, les plantes vont se Aubervilliers, aimerait d’ailleurs m’intéresse, confie-t-il, c’est l’idée du s’épuise, qui se vide. » Un objet
faner, distillant une âcre odeur de avoir un jour son propre cabaret. simulacre, recréer l’odeur d’une cas- encore empreint d’une vie passée,
pourriture qui se mêlera aux Mais cela ne lui suffirait pas. En cade, construire une image mentale, en attente d’un nouveau récit.
effluves de sueur et de tabac froid phase avec son temps, Morgan un désir, une attitude. » Et de nous Roxana AZIMI
qu’il a composés. Telles des reliques Courtois régate entre plusieurs tendre une mouillette imbibée
de fin de soirée, quand tout a été eaux, sans estimer devoir choisir d’une odeur qu’il a composée MORGAN COURTOIS, « DÉCHARGE »,
consumé et consommé, quand il ne une discipline ou une pratique. « mélange de pomme pourrie et de FONDATION D’ENTREPRISE
PERNOD RICARD, 1, COUR PAUL-RICARD,
reste plus que le désordre des corps L’artiste, qui a grandi à la campagne, vomi », dit-il avec la gourmandise PARIS 8 e. JUSQU’AU 26 MARS.
et des vêtements tachés. est aussi jardinier. Trois ans durant, du laborantin qui a su figer un FONDATION-PERNOD-RICARD.COM

DEUXIÈME VIE La piste aux ÉTOLES.


La créatrice parisienne Bess Nielsen – fondatrice des marques Épice Paris (étoles
Marie Taillefer. Jules Goupy. Aurélien Mole

aux teintes vives haut de gamme) et Khadi and Co (vêtements aux coupes inspirées
de l’Inde, son pays de cœur, et de la Scandinavie, dont elle est originaire) – a eu l’idée
de fusionner les deux marques le temps d’une collection capsule. Elle s’est plongée
dans les stocks d’étoles invendues d’anciennes collections, aux imprimés floraux ou
­graphiques mais toujours colorés, d’Épice Paris, et les a recoupées et transformées
en jupes longues, chemises légères ou pantalons amples aux coupes typiques de
Khadi and Co. Un vestiaire responsable, composé uniquement de matières naturelles,
50 % lin et 50 % coton pour les jupes, et 100 % coton pour le reste des pièces
­(pantalons, chemises…). Marie GODFRAIN
CAPSULE KHADI AND CO × ÉPICE PARIS. KHADIANDCO.COM

154
De gauche à droite, panier
en osier et cuir tressé,
Miu Miu, 1 200 €. miumiu.com
Sac seau Roseau, en toile
de coton et cuir de vachette,
Longchamp, 290 €. longchamp.com
Sac M, en crochet et cuir
frangé, Maje, 275 €. maje.com
Au premier plan : sac à main
Point, en viscose et coton,
Bottega Veneta, 2 100 €.
bottegaveneta.com
Scénographie Camille Lichtenstern

Humeur PRINTANIÈRE.
Stylisme Fiona Khalifa

VARIATIONS Le sac de printemps revisite la pochette sixties et le panier à ouvrage


dans un esprit artisanal. Un patchwork de crochet coloré habille ainsi le sac M, en cuir frangé, chez Maje ; un sac seau en toile de coton
brodée façon tapisserie se balade chez Longchamp ; un panier en osier s’emballe d’un filet en cuir tressé chez Miu Miu, quand un
moelleux bouclé chenille aux couleurs acidulées s’invite chez Bottega Veneta. Autant de techniques de tissage ou de tricotage, dans
des tons aussi lumineux que la mi-saison. Le tout sans se découvrir d’un fil. Fiona KHALIFA — Photo Clémentine PASSET
Ci-contre, Gabrielle Thomassian
lisse les imperfections et
« coutures » de ses porcelaines
une fois démoulées.

Page de droite, la jeune femme


dans son atelier du quartier
de Belleville, à Paris, et Jack
le homard, créé d’après
un véritable animal.

Texte Marie GODFRAIN


Photos Tiphaine CARO

LA BEAUTÉ DU GESTE Brillants TROMPE-L’ŒIL.


LA CÉRAM ISTE GABRIELLE THOMASSIAN FAÇONNE DANS SON ATELIER
PARISIEN CITRONS, HOMARDS, FROMAGES PLUS VRAIS QUE NATURE
GRÂCE À UNE TECHNIQUE ORIGINALE : DES MOULES QU’ELLE RÉALISE
DIRECTEM ENT SUR SES COM POSITIONS.
LE GOÛT

COINCÉ ENTRE UN MONTI- avec un goût affirmé pour les dégra- la tenue nécessaire à leur moulage. retravailler ultérieurement. Une fois
CULE DE CITRON S, une coquille dés, le trompe-l’œil et le détourne- « Je sculpte ou je façonne des moules qu’elle les juge complètement abou-
d’huître et un cendrier plein de ment d’aliments en accessoires de en plâtre, puis, lorsqu’ils sont secs, ties, elle les met à sécher plusieurs
mégots, un homard trône, immo- faïence émaillée. Des clémentines prêts à l’usage, j’y coule de la faïence jours. Ce n’est que lorsque toute
bile, dans le salon de Gabrielle forment le pied d’une coupe, une ou de la porcelaine liquide qui vien- trace d’humidité a disparu qu’elles
Thomassian. Car Jack, de son petit tranche d’emmental tient lieu de dra par porosité se solidifier le long pourront enfin passer à la cuisson.
nom, a été réalisé en céramique, bougeoir. « J’adore la culture du des parois. Les petites pièces néces- « Si on la met au four encore humide,
comme tous les artefacts posés sur trompe-l’œil, ce jeu de dupe auquel sitent quelques heures de séchage. la pièce court un grand risque de
ce buffet vintage entre la cuisine de on se prête avec amusement », Pour les grandes, je vide le surplus subir des accidents (fissures, sépara-
la créatrice et son atelier attenant. déclare-t-elle. de liquide au bout de quarante-cinq tions des éléments assemblés à la
Gabrielle Thomassian s’est installée Pour parfaire l’illusion, la créatrice minutes, puis j’attends environ barbotine, explosion…), car, avec la
en 2018 dans cette Villa Arev (« villa a développé un procédé original. Elle douze heures pour démouler. » haute température du four, l’eau est
soleil », en arménien), dans le nord- s’installe sur le plan de travail de sa Gabrielle Thomassian couvre évacuée trop rapidement. »
est de Paris. C’est ici qu’elle vit et cuisine et joue avec les aliments : ensuite ses créations de linges imbi- Vient ensuite le travail d’émaillage,
réalise ses objets en céramique congèle un citron entier ou des bés d’eau, « comme des vierges dra- la mise en couleur des objets, pour
– lampes, bougeoirs, compotiers tranches d’orange, épingle les feuilles pées », afin de conserver l’humidité laquelle la jeune femme utilise deux
ou objets purement décoratifs… –, d’un artichaut, afin de leur donner de la terre et de pouvoir les techniques. Soit l’aérographe,

157
LE GOÛT

“Dans mon travail, je fais ressurgir


ces souvenirs d’été gorgés de
pastèques, de citrons qui voisinaient
avec des totems du mouvement
Memphis. Mais j’y mêle aussi
des clins d’œil à l’histoire des
arts décoratifs.” Gabrielle Thomassian

avec lequel elle « bombe » la l’histoire des arts décoratifs, comme


surface de ses céramiques d’engobe, les plats victoriens, les candélabres
un mélange de terre et de pigments des églises, le travail du céramiste de
à effet mat, ou d’un mix d’engobe et la Renaissance Bernard Palissy ou en
d’émail pour un effet brillant. Pour remontant encore plus loin, aux
les motifs plus précis, elle dispose la colonnes antiques siciliennes. » Une
pièce sur un tour de potier qu’elle fait érudition qu’elle doit aussi à son par-
tourner en appliquant les pigments cours « classique », « démarré par une
au pinceau. prépa art orientée sur la création
La plupart du temps, Gabrielle d’objets et le design, puis suivie d’un
Thomassian superpose plusieurs cursus spécialisé en céramique à la
couches de peinture, comme une Saint Martin’s School, à Londres,
accumulation de strates, pour don- en 2010 ». À son retour en France,
ner ces effets de marbrures qu’elle Gabrielle Thomassian mène de front
explore depuis ses débuts. Lorsque, création et enseignement technique.
au contraire, elle décide de ne Jusqu’en 2018, où elle crée cette Villa
mettre en couleurs que certaines Arev pour se consacrer entièrement
parties, elle crée des « réserves », à sa pratique et apprécier le luxe de
recouvre de cire liquide les espaces pouvoir allumer et éteindre ses fours
qu’elle souhaite garder vierges. en pyjama et travailler de façon auto-
Ainsi, les engobes ou les émaux nome. Certains jours, les clients
glissent sur celle-ci qui disparaîtra à poussent la porte de l’atelier : étu-
la cuisson. Cette technique permet diants qui se cotisent pour offrir un
une séparation nette entre les diffé- petit objet à un ami, acquéreurs plus
rents éléments, surtout lorsque les fortunés venus chercher un
couleurs sont travaillées à l’aéro- ensemble d’appliques pour chez eux
graphe, explique-t-elle. « Il m’a fallu ou décorateurs d’intérieur en quête
beaucoup de temps et de cuissons de pièces uniques.
ratées pour mettre au point ce pro- Les collaborations sont une autre
cédé, seule dans mon atelier. » Un occasion de s’extraire de la soli-
petit espace paisible et lumineux, tude de l’artisan et d’élargir encore
au fond de sa maison de ville, qui une palette esthétique déjà vaste.
accueille un four, une cabine de D’un côté du spectre « arévien », le
cuisson, des étagères de séchage et bougeoir totémique en dégradé de
de stockage des objets finis. rose et effet de marbre composé
« Arev », c’était le nom de la maison avec les jeunes éditeurs French
de ses grands-parents à Bandol dans Cliché ; de l’autre, ceux réalisés
le Var, raconte-t-elle. Des grands- pour la fantasque créatrice Amélie
Tiphaine Caro pour M Le magazine du Monde

parents arméniens à qui elle doit son Pichard qui viennent imiter un bol
goût pour la couleur. De ses parents, de noix de cajou ou un morceau
amateurs de design et collection- de fromage. Sans compter la nou-
neurs de Sottsass ou de Zanini, elle a velle voie tout juste ouverte, le
hérité d’une bonne culture pop. travail du bois. « Pour mes 30 ans,
« Dans mon travail, je fais ressurgir mes amis m’ont offert une forma-
ces souvenirs d’été gorgés de pas- tion de menuiserie. Je l’ai mise à
tèques, de citrons qui voisinaient avec profit pour créer une table basse »,
des totems du mouvement Memphis. confie-t-elle. Mais avec un plateau Gabrielle Thomassian utilise l’aérographe
Mais j’y mêle aussi des clins d’œil à en céramique, bien entendu. pour mettre en couleur ses œuvres.

158
Le 5 octobre 2021, le défilé hommage
à Alber Elbaz, disparu le 24 avril dernier,
s’est terminé sous une pluie de gros
confettis rouges en forme de cœur. En
quelques secondes, le podium a viré à
l’écarlate ; l’image, poétique,
a fait son effet. En foulant ce
Alber ELBAZ,
LE SENS DU DÉTAIL tapis de cœurs pour rejoindre
cœurs à prendre. la sortie, Alexandre Samson,
conservateur au département
création contemporaine du
Palais Galliera, en a glissé
quelques-uns dans sa poche.
Il avait déjà en tête l’idée
d’une exposition inspirée de
ce show qui regrouperait les
46 silhouettes imaginées en
l’honneur d’Alber Elbaz par
les designers de mode les
plus en vue du moment. Une
fois le projet validé, le musée
a acheté les mêmes confettis
pour en parsemer le podium reconstitué
dans le musée. Ils ont été placés à portée
de main du public pour que chacun
puisse – comme l’avait fait le commissaire
d’exposition – en conserver une poignée
en souvenir du créateur de mode franco-
israélo-américain. L’institution parisienne
a prévu de procéder à un réassort de
Andrea Adriani/ima xtree.com

confettis toutes les semaines. Sophie ABRIAT


« LOVE BRINGS LOVE. LE DÉFILÉ HOMMAGE À ALBER ELBAZ », AU PALAIS GALLIERA,
MUSÉE DE LA MODE DE LA VILLE DE PARIS. DU 5 MARS AU 10 JUILLET 2022.
LE GOÛT

MAKING OF encore. Leccia, qui sait si bien capturer la mer et ses ressacs, Deux extraits
se sent débordé par les vagues de touristes, « noyé parmi les de la vidéo

Les NYMPHÉAS d’Ange Chinois et les Américains dans un tourbillon façon


Disneyland ». Non vraiment, Giverny, quelle drôle d’idée, se
dit-il en retournant dans sa chambre d’hôtel.
d’Ange Leccia,
(D’)Après
Monet (2020),
projetée au

Leccia à l’Orangerie.
POUR S’APPROCHER AU MAXIM UM DES MOTIFS
Fine mouche, Cécile Debray lui propose alors de visiter les
jardins le soir-même, après la fermeture. « Là, j’ai pris une
claque », raconte Ange Leccia, subjugué par ce jardin sou-
Musée de
l’Orangerie.

dain vide de ses visiteurs, rendu à sa vie sauvage. Comme


PEINTS PAR CLAUDE MONET, LE VIDÉASTE S’EST
par enchantement, les enjeux de ce théâtre de verdure
IM M ERGÉ DANS LA BULLE DE VERDURE DE GIVERNY
s’imposent alors à lui. « Le jardin clos est un cocon introspec-
À LA NUIT TOM BÉE ET AUX PETITES HEURES DU JOUR.
tif », explique le vidéaste. Monet ne peint pas d’après motif,
Texte Roxana AZIMI il est dans le motif, comme dans une bulle. Armé d’une
caméra DV Sony, Leccia filme jusqu’à la nuit tombée, puis
au petit matin, avant que la foule ne se déverse à nouveau
“POURQUOI MOI ?” C’est la première question dans l’atelier à ciel ouvert. « J’étais comme sous le coup d’un
qu’Ange Leccia s’est posée lorsque Cécile Debray, alors sortilège, se souvient-il. Je voulais aller au plus près de la
directrice du Musée de l’Orangerie, l’a invité à réfléchir, respiration des fleurs, de la végétation, comprendre ce que
en 2018, à un projet autour de Claude Monet. Comme tout Monet avait eu envie de peindre. »
le monde, le vidéaste a été ébloui par le cycle des Nymphéas. Aux parties les plus domestiquées du jardin, le vidéaste
Mais le chef de file de l’impressionnisme n’est pas vraiment amoureux de l’eau préfère les plans aquatiques où ciel et
son artiste fétiche. Cécile Debray, qui a depuis pris les rênes végétation semblent se confondre. Le voilà qui se prend au
du Musée Picasso-Paris, rassure Ange Leccia : son œil sen- jeu des impressions, tout en s’efforçant de ne pas « faire du
sible sait filmer la nature comme personne. Soit, mais par Monet ». Des deux heures de rushs tournés cette nuit-là
quelle face prendre ce monument si rebattu de l’histoire de « dans un état second », Ange Leccia tire rapidement une
l’art ? Pas par Giverny, « trop scolaire », pense-t-il alors, boucle de trente-cinq minutes, articulée sur trois écrans à
Ange Leccia, Paris, ADAGP, 2022

balayant d’un trait tout pèlerinage dans la dernière demeure l’Orangerie. Comme un portrait oblique et abstrait de
du peintre. L’artiste pense trouver l’inspiration au cap Corse, Monet au miroir de la vertigineuse nature qui entourait le
qu’il connaît bien. Filmer les arbres en fleurs et le tour est peintre. Une fois le montage terminé, Leccia est retourné
joué. À son retour, Cécile Debray insiste quand même : un dans la salle des Nymphéas. Non sans un brin de fierté :
petit tour par Giverny ne peut pas faire de mal. Ange Leccia « Je me suis dit que je ne n’avais pas trahi Monet. »
se laisse convaincre, à contre-cœur. Le deuxième site le plus (D’)APRÈS MONET, ANGE LECCIA, JUSQU’AU 5 SEPTEMBRE, MUSÉE DE
visité de Normandie l’effraie d’avance. Sur place, c’est pire L’ORANGERIE, PLACE DE LA CONCORDE, PARIS 1 er. MUSEE-ORANGERIE.FR

161
Jonathan Anderson
(au centre), directeur
artistique de Loewe,
et Thilo Alex Brunner,
responsable du design
chez On.
LE GOÛT

Le luxe en ordre de MARCHE. fabrication dans les usines d’On (au Vietnam pour
les baskets, en Chine pour le prêt-à-porter), leur
capsule arrive donc ce mois-ci. Outre treize bas-
kets, hautes ou basses, reprenant les spécificités
ON NE COM PTE PLUS LE NOM BRE DE PARTENARIATS ENTRE GRIFFES
d’On (tige en polyester recyclé, semelle effet mar-
DE MODE ET SPÉCIALISTES DE L’OUTDOOR. À L’IMAGE DE JONATHAN
bré pressée à la main, œillets en laiton…), on y
ANDERSON, CHEZ LOEWE, QUI S’EST RAPPROCHÉ D’ON, UNE MARQUE
déniche un anorak déperlant, des tee-shirts régu-
SUISSE DE PRODUITS TECHNIQUES, AFIN DE PROPOSER
lateurs de température, une parka isolante à triple
UNE COLLECTION AUSSI ADAPTÉE À LA VILLE QU’À LA MONTAGNE.
couche, des pantalons de course zippés sur le mol-
Texte Valentin PÉREZ — Collage Camille DURAND let. Sur tous, des tons naturels – des bruns terreux,
des bleus grand ciel, des orangés dignes d’un cou-
cher de soleil ou d’un feu près de la tente –, et les
logos de chaque entité. Côté imprimés, Jonathan
Anderson a imaginé des micromotifs bleutés ins-
pirés du shibori, un procédé de teinture japonais,
et réalisés à la main. « Je voulais une toile très sub-
tile, comme un jacquard sophistiqué, quelque chose
qui demande à celui qui regarde de s’approcher
pour en saisir toute la complexité », indique-t-il.
LA P REMIÈRE FOIS, C’EST AUX P IEDS d’un vêtement est démultipliée », observe Thilo L’ensemble est dépouillé, évident, facile. Presque
D’UN VOYAGEUR EN TRANSIT qu’il se rappelle les Alex Brunner. Ce quadragénaire, formé à l’origine une sorte d’antigeste pour ce créateur très occupé
avoir aperçues. Jonathan Anderson, prolifique et en design industriel, occupe depuis bientôt trois et foisonnant qui construit d’ordinaire ses collec-
exigeant créateur de mode, est depuis 2013 à la ans le poste de responsable du design chez On, la tions à partir d’obsessions ou de réminiscences
tête à la fois de sa propre marque, JW Anderson, griffe zurichoise rentable depuis 2014 et dans personnelles. Ces cinq dernières années, ses fans
où s’exprime son style décontracté aux éclats typi- laquelle le champion de tennis Roger Federer a se sont réjouis devant le travail des artistes plasti-
quement british, et de Loewe, maison espagnole investi financièrement depuis 2019. Plus qu’à la ciens qu’il admire et collectionne, convoqués chez
du groupe LVMH tournée vers l’artisanat, dont versatilité d’un vestiaire qui serait capable de pas- Loewe, devant les polaires de son enfance rani-
l’atmosphère est aussi cérébrale qu’hédoniste. ser de la ville à la montagne sans transition, on a mées chez Uniqlo ou, cette saison, devant des rug-
Jonathan Anderson mène une vie si alerte, entre tendance à croire que les citadins en manque d’air bymans charpentés s’invitant sur des sweats ou
Londres et Paris, toujours entre un studio, un ver- et d’espace ne sont pas prêts à renoncer complè- des tee-shirts de son propre label, lui qui est le fils
nissage et un défilé, que c’est dans un aéroport tement au style quand ils décident d’endosser leur de Willie Anderson, ancien capitaine de l’équipe
qu’il a découvert les baskets On imaginées en sac à dos… Peu importe. irlandaise de rugby à XV. Mais, cette fois, avec On,
Suisse pour la course et la randonnée. Contacté par Jonathan Anderson, Thilo Alex rien de tout cela. « Ce qui m’animait était un désir
D’emblée, le choix des couleurs l’attire : pas de fluo Brunner part à Paris accompagné de David plus pragmatique : comment appliquer une
tape-à-l’œil, comme si souvent sur ce genre de Allemann, cofondateur d’On en 2010 avec deux démarche artisanale à un vêtement technique,
modèles, mais du noir et des teintes naturelles… amis, Caspar Coppetti et le triathlète Olivier explique-t-il. Pour moi, une collaboration se doit
La semelle signature, ondulée, une technologie Bernhard. « Jusqu’ici, nous avions toujours décliné d’être la solution à un problème concret. Elle est une
baptisée CloudTec censée garantir confort et les demandes de collaboration, souligne Brunner. fusion des idées afin de déboucher sur une solution
bonne réception pour parfaire sa foulée, retient Mais le sens aigu de l’exploration de Jonathan, ce ou une synergie. »
aussi son attention. « Tout est impeccablement qu’on sentait comme une sincère envie d’apprendre Le prix – de 320 euros à 390 euros pour les bas-
pensé. Techniquement, c’est de la précision suisse, des choses nouvelles, nous a convaincus. » Ils se kets, de 210 euros à 990 euros pour le prêt-à-por-
loue Anderson. J’achète une paire de chacune de retrouvent sur le sens du geste manuel, celui du ter – se positionne à mi-chemin entre l’abordable
leurs nouveautés. » Après des années à en porter, tissage, du tressage, du tannage ou de la broderie d’On et le luxe de Loewe, visant un public urbain
le designer de 37 ans finit, en 2020, par approcher chez Loewe et celui du collage ou de l’application mais baroudeur. « Quand On a débuté, la course
On pour envisager une collaboration avec Loewe de caoutchouc chez On. Ils échangent sur leurs était une activité, sinon de niche, du moins de spé-
(prononcer à l’espagnole : « loé-vé »). missions de designers, les temporalités qu’ils cialistes, perçue comme un sport athlétique, se sou-
Après tout, la maison de LVMH tente de séduire doivent épouser. Celle d’une mode qui pulse au vient Thilo Alex Brunner. Désormais, l’exercice a
une clientèle physiquement active, notamment rythme de l’obsolescence des saisons pour l’un, évolué. Dans l’esprit des gens, cela n’est plus une
depuis 2019 avec Eye/Loewe/Nature, une gamme des exigences ergonomiques qui n’imposent pas corvée douloureuse, mais une façon de se délas-
inspirée par l’univers de l’aventure au grand air, de calendrier pour l’autre. « D’une certaine façon, ser. » Porter au quotidien des pièces qui y sont
moins onéreuse que la ligne principale… Surtout, je l’envie, glisse Jonathan Anderson à propos de associées n’a plus rien de loufoque. « La marque
la mode a muté. Le streetwear, ce monde à la jeu- Thilo Alex Brunner. Moi, je dois me réinventer On participe à ce phénomène où la ville devient la
nesse envoûtante qui, au mitan des années 2010, chaque jour, prendre soin de ne pas me répéter, montagne et la montagne, la ville, abonde
faisait saliver les PDG du luxe, décline. Et l’ou- quand lui introduit de fines évolutions avec une Jonathan Anderson. Avec eux, j’ai appris combien
tdoor (les vêtements de loisirs extérieurs) est plé- vue à plus long terme. » il est important de penser les vêtements et les
biscité. Gucci avec The North Face, Chloé avec Avant de décider de l’empreinte stylistique qu’il accessoires de performance comme des pièces
Fusalp, Gant avec Diemme… On ne compte plus souhaiterait laisser aux pièces de la collection cap- abouties qui se doivent d’améliorer nos vies et ne
le nombre d’alliances entre les marques les plus sule, le Britannique a posé mille questions. pas être seulement décoratives. » Lui aime, pour
installées et les spécialistes de la parka, de la dou- Matières, fonctionnement, fabrication… « Je vou- « se vider l’esprit », les balades dans les Pyrénées
Cour tesy of Loewe. On

doune ou de la chaussure de trail. lais savoir ce qui était faisable, quel dégradé, quel ou sur les sommets irlandais. « Je devrais m’en
« Les gens délaissent le formel pour le fonctionnel, tie and dye. » Puis il a précisé ses velléités, qu’il a offrir davantage encore, songe-t-il dans ses
veulent partir en rando au lendemain d’une journée affinées en dialoguant avec Brunner. Après un an bureaux parisiens. Aujourd’hui, et à plus forte rai-
de bureau, sans tout chambouler dans leur ves- de développement et six mois de retard dans la son à mesure qu’elle s’étiole, la nature est devenue
tiaire. À partir de là, l’étendue d’une chaussure ou livraison, le Covid-19 ayant ralenti les délais de le luxe ultime du monde moderne. »

163
LE GOÛT

Rayon
FIGURE DE STYLE

BLAZER.
À CHACUN SA FAÇON DE FERM ER
UNE VESTE OU DE NOUER
UN FOULARD : AUTANT DE TICS
ET DE MODES QUI SIGNENT
UNE SILHOUETTE ET FONT SON
ORIGINALITÉ. CETTE SEMAINE,
LE BLAZER, QUI N’A PLUS
RIEN D’UNIFORM E.

1 2

TO U T E N FA N T AYA N T D ÉCO U V E RT U N chevaux, palais royaux et campus universi- à la fin du XXe siècle, voilà que le blazer – et avec
JOUR HARRY POTTER sait qu’un blazer est une taires –, jusqu’aux années 1970, le blazer est plu- lui la veste et le costume –, à l’image très hétéro
veste d’uniforme. Dans la Navy, dans l’intimité tôt absent de la garde-robe féminine – alors que, et corporate, se réveille ce printemps d’un long
des clubs londoniens, sur les terrains de cricket étant multipoche, il possède une capacité de sommeil. Et c’est sous l’impulsion de femmes qui
ou de golf, au bureau… À partir des années 1950, stockage qui présente l’extrême avantage de interrogent ou déconstruisent les distinctions de
et partout où il faut se fondre dans le décor, le pouvoir se passer de sac à main. sexe et de genre qu’il se prête volontiers à de
blazer est cette sorte de sauf-conduit, dans le Dans les années 1970 à New York, à contre-cou- nouvelles façons de se présenter. D’uniforme
monde anglo-saxon, qui assimile en un rien la rant de l’explosion de couleurs, le blazer noir beau mais soporifique, au contact des idées et de
personne au groupe. Vêtement performatif, il associé à un jeans noir est déjà une panoplie de la l’air du temps, le blazer se révèle en vêtement
offre aux contre-cultures qui circulent dans les culture underground. Si Bob Dylan, sous influence caméléon. Large, cintré, coloré, pop, ou en ver-
années 1950-1960 un moyen efficace de se parisienne, a contribué à ce nouveau statut, c’est sion plus classique, dans des styles rétro,
rendre visibles (et donc audibles). Patti Smith, et Diane Keaton dans un autre genre, moderne, néoromantique, il s’ouvre à un monde
En s’habillant comme des JFK en plus cool ou qui vont le libérer complètement de son apprêt. plus divers, moins blasé.
plus excentriques, sapeurs aux Congo, jazzmen En le portant large, un peu long, un peu froissé,
aux États-Unis et mods en Angleterre ­vandalisent elles en font une riposte stylée au diktat du « sois
l’image du garçon en blazer bien sous tout rap- glamour et sexy » qui pèse sur les femmes.
port et scandalisent l’opinion. En réponse de Avant que les années 1980, et leurs working girls Texte Gonzague DUPLEIX
quoi, ils obtiennent une plus grande attention. en blazer bodybuildé, n’en décident autrement. Photos Antoni CIUFO
En dehors des quelques enclaves – manèges de Rangé au placard ou complètement déstructuré Stylisme Laëtitia LEPORCQ

164
(1) Veste en natté de laine, thekooples.com
Fursac, 545 €. fursac.com Chemise en popeline
Cardigan en maille, Acne de coton, cravate en soie,
Studios, acnestudios.com Charvet. charvet.com
Ceinture Triomphe, en cuir,
Celine par Hedi Slimane. (5) Veste en canneté de lin
celine.com Bermuda, et coton rustique, Brunello
Le Brand, lebrand.pl Cucinelli, 2 950 €.
Collier Collection précieuse, shop.brunellocucinelli.com
cristal de roche sur fil rose Marinière en coton, Petit
poudré, Cramé. @jaicrame Bateau. petit-bateau.fr
Pantalon Corset Wide Flare,
(2) Veste en laine et soie, en canneté de lin et coton,
Fendi, 2 800 €. fendi.com Brunello Cucinelli.
Pantalon fluide en laine et
soie, soutien-gorge en (6) Veste de smoking
coton, Fendi. Bandana en Cerbere, en grain de poudre
soie, Hermès. hermes.com et détails en satin noir, Pallas
Paris, 1 500 €. pallasparis.fr
(3) Veste de costume en Robe en soie, Alaïa.
viscose, laine et élasthanne, maison-alaia.com Collier,
Sportmax, 705 €. Pantalon D’Heygère. dheygere.com
en viscose, laine et
élasthanne, Sportmax. (7) Veste en laine, Paul
sportmax.com Smith, 905 €. Chemise et
pantalon en laine, Paul
(4) Veste de costume Poly, Smith. paulsmith.com
3 en polyester et élasthanne, Collier, Justine Clenquet. 4
The Kooples, 295 €. justineclenquet.com

5 6

7
Modèle : Jeanne Mangin @16Paris
Directeur de casting: IKKI Casting
Assistante styliste : Élisa Khayat
Coiffeur : Kyoko Kishita
Maquilleuse : Sohphea
LE GOÛT

PARTIR UN JOUR Objectifs VIENNE.


LA CAPITALE AUTRICHIENNE OUVRE SES PORTES À L’OCCASION
DU FESTIVAL FOTO WIEN. UN ÉVÉNEM ENT ORGANISÉ À TRAVERS LA VILLE
PAR VERENA KASPAR-EISERT, LA CURATRICE DU KUNST HAUS WIEN,
QUI PARTAGE ICI SES LIEUX DE PRÉDILECTION.

Texte Marie GODFRAIN — Illustrations Loïc FROISSART

HAUT LIEU DE LA PHOTOGRAPHIE EUROPÉENNE et des Kunst Haus Wien, le musée organisateur de l’événement.
arts en général, Vienne lance, du 9 au 27 mars, une nouvelle Cette année, le festival a retenu deux sujets principaux : les
édition de Foto Wien, un parcours de 140 expositions qui femmes photographes et le rôle de la photo dans la percep-
offre l’opportunité de découvrir la capitale autrichienne sous tion de la nature et des paysages.
un jour nouveau. Dès le début du XXe siècle, la ville s’est « Il y a une corrélation très forte entre les débuts de ce médium,
imposée comme une place importante de la photographie, où il servait à documenter les lieux inexplorés, et l’époque
avec des figures comme Madame d’Ora, l’une des premières actuelle, où de nombreux artistes se penchent sur les questions
femmes propriétaires d’un studio photo. « Aujourd’hui, la environnementales », détaille Verena Kaspar-Eisert. Si la nature
ville garde une scène photographique très active, avec une a toujours été un sujet récurrent de l’histoire de la photo­
excellente université d’arts appliqués ainsi que plusieurs écoles graphie, Foto Wien propose d’aller plus loin et nous interroge
spécialisées. Depuis une vingtaine d’années, Foto Wien fait en miroir sur le regard que nous portons sur notre environne-
partie d’un réseau d’événements européens comme ment. Photo d’art, de mode, documentaire… Au-delà des deux
Circulation(s) à Paris ou le Mois européen de la photographie thèmes principaux, c’est aussi toute la diversité du champ
au Luxembourg », explique Verena Kaspar-Eisert, curatrice du photographique qui sera embrassée par Foto Wien.

UN BISTROT À TAPAS UNE BOUTIQUE VINTAGE UN HÔTEL AU VERT UN MUSÉE ICONIQUE UNE GALERIE D’ART
« Stellas est un bistrot où je « Je ne connais personne « L’Hotel Gilbert a ouvert il y « Tout droit sorti de « La galeriste Sophie
sors très souvent, situé dans qui ait un goût aussi exquis a quelques années près du l’imagination de l’artiste et Tappeiner s’est spécialisée
le 7e district, qui est un peu que Tanya Bednar. Après quartier des musées. C’est architecte fantasque dans la création
l’équivalent viennois du avoir fait ses armes à Berlin, donc un point de départ Friedensreich contemporaine en invitant
quartier du Marais. Dans elle a ouvert sa boutique de idéal pour découvrir la ville. Hundertwasser, notre de nombreux artistes,
une rue un peu à l’écart, vêtements vintage Das Les Viennois apprécient la musée est un bâtiment essentiellement des
j’aime son ambiance Neue Schwarz (« le nouveau façade et le patio iconique de la ville avec sa femmes, dans des champs
chaleureuse, ses bières, noir ») en plein centre de végétalisés de ce bâtiment façade en mosaïques variés : peinture,
ses vins et ses cocktails Vienne. Tanya propose des entièrement rénové par irrégulières et colorées. installations, photo,
incroyables, qu’on peut pièces rares signées Yves BWM Architects. Mais le Au-delà de son architecture, sculpture. C’est ainsi que j’ai
déguster accompagnés Saint Laurent, Chanel, plus spectaculaire, c’est la ce sont aussi ses découvert chez elle le travail
de tapas du monde entier Balenciaga ou Helmut Lang, vue plongeante qu’offrent expositions de photo et de de la sculptrice Angelika
et de viandes grillées. » mais aussi des magazines certaines chambres, peinture qui lui ont permis Loderer, qui détourne des
ZIEGLERGASSE 54. de mode des années 1990. spacieuses, sobres et très de se faire une place sur la objets du quotidien en
Mon adresse fétiche pour confortables, sur le dôme du scène culturelle viennoise. » étranges et extraordinaires
m’habiller. » Musée d’histoire de l’art. » UNTERE créations artistiques à
LANDSKRONGASSE 1. BREITE GASSE 9. WEISSGERBERSTRASSE 13. l’apparence archaïque. »
AN DER HÜLBEN 3.

167
LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR

DÉSORMAIS AUTRICE, LA FILLE DE LA CRÉATRICE SONIA RYKIEL, AVEC QUI ELLE


Fruits FONDUS.
A LONGTEM PS TRAVAILLÉ, ÉVOQUE DANS SON DERNIER LIVRE, “TALISMAN À L’USAGE
DES MÈRES ET DES FILLES”, LA FIGURE DE SA MÈRE, QUI LUI A NOTAM M ENT
TRANSM IS LE GOÛT D’UNE CUISINE SIM PLE ET LIBRE. À L’IMAGE DE SES COM POTES.

j’ajoute une poire bien mûre – puis en été, ce sont COM POTE
les fruits jaunes, pêches, prunes, abricots, necta- DE SAISON DE
rines, reines-claudes… L’été à l’île de Ré, les maraî- NATHALIE RYKIEL
chers me gardent des cagettes de fruits trop mûrs
et parfois déjà un peu abîmés, et j’en fais plusieurs POUR 3 OU 4 BOCAUX
marmites. Même chose à Paris, au marché bio de 2 kg de fruits de saison.
L’hiver, des pommes mûres
Raspail, le dimanche, sur l’allée Sonia Rykiel. (Golden, Goldrush, Belle de
J’ai trois filles, qui aiment aussi cuisiner. Il y a eu Boskoop…), on peut ajouter
évidemment transmission, mais je pense que cet une poire mûre ; l’été, des
pêches, brugnons, nectarines,
héritage circule dans les deux sens et n’est pas seu- abricots, reines-claudes…
lement de la mère à l’enfant. Il m’arrive de ques- 1 ou 2 bananes mûres,
tionner mes filles sur une de leurs recettes, comme 1 bâton de cannelle, 1 c. à c.
de cannelle en poudre.
il est arrivé à ma mère d’emprunter ma recette du En option : un zeste de citron,
soufflé au fromage ou du poulet au miel qu’elle du poivre ou une fève tonka
râpée.
adorait. Sonia, c’était avant tout une mère très
aimante, qui n’est devenue célèbre qu’à partir de LA PRÉPARATION
mes 10 ans. Sa célébrité n’a rien changé pour moi, Nettoyer et peler les fruits
(on peut choisir de ne pas les
c’est le regard des autres qui est devenu différent. peler, mais la compote n’aura
On la regardait dans la rue, des gens chuchotaient pas la même consistance).
sur son passage. Plus tard, du bruit se faisait autour Les couper en quarts, retirer
le cœur, et les tailler en
Texte Camille LABRO de nous. C’était une personnalité brillante et ins- morceaux d’environ 2 cm.
Photos Julie BALAGUÉ pirante, pas forcément rassurante pour une enfant, Ajouter les bananes en petits
mais ce fut une chance incroyable de l’avoir pour morceaux. Dans un grand
faitout, ajouter le bâton de
mère. Après, je suppose que ça dépend des cannelle et la cannelle en
“J’ADORE CUISINER, TRÈS SOUVENT SANS RECOURIR à une parents, de l’importance qu’ils vous donnent, de poudre (pas de cannelle avec
les fruits d’été) et laisser
recette ou m’en tenir à un cadre. Du poulet au miel, des plats de l’endroit de leur vie où ils vous mettent. Sonia m’a mijoter à feu très doux
pâtes improvisés, des gâteaux, de la mousse au chocolat, des roses toujours mise au premier plan.” pendant une à deux heures.
des sables aux corn-flakes… J’aime la cuisine simple, je ne pèse pas, DERNIER OUVRAGE PARU : TALISMAN À L’USAGE DES MÈRES Mélanger de temps en temps,
ajouter quelques cuillerées
je ne mesure pas, c’est à l’inspiration et c’est à chaque fois différent ! ET DES FILLES, FLAMMARION, 2021. d’eau si le fond attache, mais
La transmission, ce n’est pas une recette, plutôt une attitude, une surtout pas de sucre ni de
inventivité, une liberté, comme je le raconte dans Écoute-moi bien beurre.
Pendant la cuisson, ajouter
(Stock, 2017) : « Pourtant il suffisait de regarder ma mère, de la des épices et/ou des zestes
regarder vivre, pour vouloir que la vie lui ressemble. Tout paraissait d’agrumes pour parfumer
mièvre et fade à part elle. Et dans son existence visiblement, rien la compote à votre guise.
Déguster tiède ou froide,
n’était figé, mesuré, immuable. C’était cela avant tout qu’elle me en dessert ou en
transmettait. Oui, tu faisais tout librement, rapidement, et il me accompagnement.
semble avec une grande facilité. Ta tarte aux raisins par exemple, le Conserver au congélateur.
caramel fondu dessus. “Combien de sucres dans la casserole, Maman,
pour le caramel ?” “Tu vois bien chérie, en fonction de la couleur, que
ce soit bien doré mais que ça ne brûle pas.” Les crêpes : salées, sucrées,
on fait deux pâtes, on laisse reposer. “Combien de temps Maman ?”
“Ça dépend, quand tu as faim, un peu plus tard, on sort les poêles,
pof pof, on les fait sauter, on se régale.” »
Ma mère faisait les choses comme ça… C’est ainsi, l’air de rien, que
j’ai appris à faire à sa manière et autrement à la fois. Mon plat favori,
c’est la compote, le fruit mijoté. Elle m’accompagne toute l’année,
et varie en fonction des saisons. J’en mange plusieurs fois par jour,
au petit-déjeuner avec un yaourt, au déjeuner ou au dîner, pour
accompagner un plat salé, une viande, une volaille, du fromage…
C’est tout sauf sophistiqué, c’est à la portée de tous, je ne m’en lasse
pas. Je la prépare avec des pommes en automne et en hiver, parfois

168
PRODUIT INTÉRIEUR BRUT

La PATATE DOUCE,
 deux possibilités.
La patate douce, aussi appelée que les céréales, avec une
yam aux États-Unis ou camote végétation qui protège les sols
dans les Andes, appartient à la de l’érosion, sa culture est
famille des convolvulacées ­préconisée par les ONG
comme le volubilis, la belle-de- pour les pays en voie de
nuit, ou le savoureux liseron développement.
d’eau (que l’on surnomme éga-
lement patate aquatique). POUR SES FEUILLES
Originaire d’Amérique tropicale, Tendres et légèrement sucrées,
la patate douce, ou Ipomoea les feuilles et tiges de patate
batatas, a vraisemblablement douce se consomment crues et
été domestiquée entre 4500 et cuites, contrairement à celles
8000 avant J.-C., au Pérou. de la pomme de terre qui sont
Elle est introduite en Europe par toxiques. Les jeunes pousses
Christophe Colomb, cultivée peuvent être récoltées du
abondamment dans le sud ­printemps à l’automne.
de l’Espagne dès le milieu du Comparables aux pousses
XVIe siècle. Elle arrive au d’épinard, elles se mélangent
XVIIe siècle en Chine et au volontiers à d’autres verdures
Japon par la Polynésie, puis pour une salade bien relevée.
s’étend dans le reste de l’Asie.
En Océanie, la patate douce a POUR SES TUBERCULES
un statut symbolique et une Bouillie, rôtie, frite, la patate
valeur mystique très puissante douce est une base culinaire
aux yeux du peuple Maori de dans de nombreuses cultures.
Nouvelle-Zélande. Plante ram- Séchée au soleil en Inde, elle
pante et grimpante, elle produit devient farine. Elle est trans-
des tubercules plus ou moins formée en purée ou en frites
allongés, de couleur rouge, vio- pour accompagner les plats
lette, beige ou brune, avec des de fête. Grillée et garnie de
chairs qui varient entre le blanc, chimichurri (sauce verte au
l’orange et le violet, selon les persil, citron et piment),
variétés. Elle aime la chaleur, le avec pleurote et feta, comme
soleil et l’eau, mais s’acclimate au restaurant Le Passage,
aussi très bien de conditions à Paris, elle se substitue
arides. Importante ressource à un plat de viande, parfumée Texte Camille LABRO
alimentaire, moins exigeante et moelleuse à souhait. Illustration Patrick PLEUTIN

À LA CAVE La volupté faite SAINT-ÉMILION.


Les millésimes récents de saint-émilion révèlent une nouvelle facette de ce vignoble pourtant
déjà si réputé. Il n’y a qu’à goûter le 2016 de Grand Corbin, le premier millésime réalisé par
Antoine Couthures, la trentaine, pour en avoir les papilles nettes. Il a su tirer du merlot toute sa
volupté avec une fraîcheur remarquable, un équilibre époustouflant. À aucun moment, le vin
ne bascule d’un côté lourd ou d’un autre boisé. De même, le 2017 du Château de Millery,
clairement formé sur un beau merlot ample et rond, se montre aussi caressant qu’enrobant.
Une robe de velours mais avec une touche minérale, due à un travail précis sur la vigne
en plateau. Grâce à leur texture éclatante d’une jeunesse déjà gourmande, ces deux vins
renouvellent joyeusement le visage de Saint-Émilion. Laure GASPAROTTO
CHÂTEAU GRAND CORBIN, SAINT-ÉMILION GRAND CRU, 2016, 33 €. WINEANDCO.COM
CHÂTEAU DE MILLERY, SAINT-ÉMILION GRAND CRU, 2017, 45 €. TÉL. : 05-57-24-72-26.
LE GOÛT

L’ADRESSE
136, rue Saint-Maur, Paris 11e.
Tél. : 01-48-05-03-00.
Ouvert du mardi au samedi de midi
à 15 heures et de 19 heures à 23 heures.
Réservation sur Instagram par message
privé. @400laboratorio

LE PLAT INCONTOURNABLE
Le grand classique, la margherita.

LE DÉTAIL QUI N’EN EST PAS UN


Les pâtes des pizzas lèvent pendant
vingt-quatre à quarante-huit heures.

L’ADDITION
Autour de 50 euros
(15 euros pour une pizza).

CARTE SUR TABLE +400° LABORATORIO lève le niveau.


APRÈS LES PIZZERIAS POPINE ET BIJOU, LE PIZZAIOLO DE COM PÉTITION GENNARO
NASTI OUVRE UNE NOUVELLE ADRESSE DANS LE 11 e ARRONDISSEM ENT DE PARIS.
UN TEM PLE DÉDIÉ À LA PIZZA NAPOLITAINE À LA PÂTE REBONDIE.

Texte Marie ALINE

CES DERN IÈRES AN N ÉES, À PARIS, la derniers accueillent la nouvelle : Gennaro Nasti, déjà à la tête de
pizza romaine a laissé la place à la napolitaine. La Popine et Bijou, médaille d’argent du championnat du monde de
pâte rebondie, les trottoirs gonflés, croustillants pizza en 2012 à Naples, a ouvert +400° Laboratorio, un temple pour
et moelleux à la fois, doivent être plus rassurants les pâtes levées à outrance. Au coin de la rue Saint-Maur et de la rue
en temps de crise que la fine pâte croustillante et de la Fontaine-au-Roi, dans le cœur du 11e arrondissement de Paris,
austère de la capitale italienne. L’alvéole a gagné l’intérieur du restaurant laisse dubitatif. Aux murs, il n’y a pourtant
le match, quitte à gaver les palais en recherche de que des briques et des panneaux de bois. Les tables sont en marbre
diversité. C’est donc avec circonspection que ces et les chaises tendues de velours. Rien de choquant. Mais c’est une
question de lumière. Entre les caves à vins et à jambon rétroéclairées,
les spots semi-tamisés incrustés dans le faux plafond, l’ambiance
tourne à la culture lounge. La musique souligne l’effet Ibiza. Derrière
le comptoir du bar, l’énorme four en mosaïque paraît à l’étroit. Le
prix des pizzas fait hausser les sourcils, même s’il est toujours pos-
sible de se rabattre sur une marinara à 9 euros.
Mais, voilà, le déjeuner débute avec deux toutes petites montanara,
des pizzas frites, gonflées comme des beignets, adorables. L’une est
coiffée de sauce tomate et d’une pointe de crème. Le mariage sucré
acide est efficace, soutenu par la pâte doucereuse. L’autre porte un
chapeau de fleurs de brocolis et de ricotta : une amertume aigre-
lette soyeuse. Les yeux se ferment (adieu le décor) et les oreilles
n’entendent plus la dance ambiante. Suit la margherita. Un monu-
ment. Comme convenu, pétrie à la farine 00 (le must napolitain)
venue directement d’Italie, elle a les trottoirs boursouflés, piqués
de points noirs calcinés qui attestent de sa cuisson parfaite. Bien
que simplissime, le mélange de la pâte, qui a levé pendant qua-
rante-huit heures (elle a eu le temps de développer ses propres
+400° Laboratorio

arômes un peu sucrés), de la mozzarella fior di latte et de la sauce


tomate est addictif. Peu importe la déco lounge, le combat Rome
vs Naples, la débauche de gluten emporte tout sur son passage.
Parfois, il faut juste savoir reconnaître ce qui est bon.

170
LE GOÛT

ÉCOLOGIQUEMENT VÔTRE Les STICKERS anticollision.


LES GRAN DES FEN ÊTRES, LES
BAIES VITRÉES ET LES SURFACES EN VERRE
d’un seul tenant s’utilisent de plus en plus
dans les projets d’architecture, qu’il s’agisse
de la rénovation ou de la construction.
Véritables prouesses technologiques, ces
grands plans transparents permettent d’allé-
ger la bâtisse, de profiter de la lumière et de
la vue. Avec l’arrivée des beaux jours, quand
les oiseaux sortent enfin de leurs nids, ces
superficies se révèlent être de véritables
pièges pour eux. Plusieurs milliers de passe-
reaux meurent chaque année à la suite
d’une collision accidentelle avec ce qu’ils
pensaient être une parcelle de ciel.
La Ligue de protection des oiseaux propose
de remédier à ce problème en parsemant
ces surfaces de silhouettes en vinyle dépoli.
Faciles à poser – elles tiennent par friction
électrostatique –, elles sont repositionnables
et n’abîment pas les vitres. Pratiquement
invisibles à l’œil humain, ces stickers n’oc-
cultent pas la lumière. Pour les oiseaux, en
revanche, ils jouent le rôle d’avertissement,
grâce à la réflexion de rayons UV sur leurs
profils. Ces silhouettes fonctionnent un peu
comme les panneaux rétroréfléchissants uti-
lisés sur la route. Avertis de l’obstacle à évi-
ter, les oiseaux continueront à voler dans le
ciel, et nous à profiter de la vue, encore plus
belle si associée à leur chant.

Texte Stefania DI PETRILLO


Photo Jonathan FRANTINI

MATÉRIAU
Vinyle dépoli mat de haute qualité.

BÉNÉFICE VERT
Évite la collision des oiseaux
contre la paroi des vitres.

PRIX
15,50 euros le lot de stickers.
boutique.lpo.fr/catalogue
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172
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DU 22 FÉVRIER AU 22 DÉCEMBRE

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BIENVENUE DANS LE PAYS HAUT VAL D’ALZETTE

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Abonnez-vous à l’événement @esch2022
LE GOÛT

Chaque fin de semaine,


une personnalité raconte
son histoire du goût au
micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M”
est disponible sur toutes
les plateformes et chaque
vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

CHRISTINE NAGEL
LA PARFUMEUSE ITALO-SUISSE, À LA TÊTE D’HERMÈS PARFUMS DEPUIS 2016,
EST L’INVITÉE DE NOTRE PODCAST “LE GOÛT DE M”.
« Le souvenir le plus doux « Une de mes premières « En arrivant chez Hermès,
que je garde de mon créations, c’était le parfum je suis allée visiter les caves
enfance passée à Vernier, Samouraï pour Alain à cuir. Au départ, j’ai été
dans le canton de Genève, Delon. Je voulais un un peu déçue, il n’y avait
en Suisse, c’est l’odeur parfum masculin, élégant, pas une odeur particulière
du talc. J’ai dix ans d’écart mais assez affirmé. Il y qui se dégageait. Puis,
avec mon petit frère. avait une compétition à un moment, j’ai touché
On le talquait avec du et c’est le mien qui a été de manière inattentive
Borotalco. Les notes choisi. Ensuite, j’ai pu une peau en doblis et j’ai eu
olfactives de l’enfance le rencontrer. Il m’a un frisson. J’ai réalisé que
restent ancrées dans appelée “mon petit nez”. le cuir pouvait être quelque
la mémoire. Comme une Il a été extrêmement chose de très féminin.
madeleine de Proust. » charmant. » Avec du panache. »
Pierre Verdy/AFP

174
LE SALON VIRTUEL DE
LA FORMATION CONTINUE

EN LIVE 26 MARS 2022

Conférences Le Monde • Lives animés par des directeurs


de programmes • Rendez-vous individuels

UNE JOURNÉE POUR


DIRIGER VOTRE CARRIÈRE !

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EXED.GROUPELEMONDE.FR
JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O 546 Sudoku
Yan GEORGET
N O 546 - TRÈS DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX

X
Bridge N O 546
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE
XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Rend le rapprochement très difficile. II Première dame de compagnie.


Habiles dans leurs entreprises. III Ont tenté d’entraîner Ulysse. Fils de Robert le Fort. Dans les
Alpes. IV Geste écologique. Banale vérité. Une fois de plus. V Froide gourmandise. Peut toujours
arriver. VI Négation. Souvent recherchées parfois trouvées. VII Font les fonds. Bien saignant. Au
bord du bol. VIII Passât sur le volet. Voyelles. Parlé en Inde. IX Conjonction. Céramique très
dure. Pour voir ses poils, il faut le retourner. X En rapport avec les capacités et les contenances.
La moitié de tout. XI Fait la liaison. Échassier au bec fort. Fermeture dans la descente. XI Mettra
aux pas. Encouragement dans les tribunes. Piégé. XIII Page d’histoire. Fait le singe en Amérique.
Des cailloux dans les sables. XIV Richesse africaine. A défendu Orléans contre Attila. Beau
comme un arc. XV Permettent de prendre ses distances au travail.
VERTICALEMENT 1 De façon impulsive et irraisonnée. 2 Sombre méchanceté. Ne devrait plus
aller au cirque. 3 Couple nobélisé. Circule au Cambodge. Colline artificielle. 4 Ouvre les comptes
à Wall Street. Belle, elle fait rêver. 5 Mettent en évidence. Bossât durement. 6 Dérangèrent les
plus proches. Bloqua tout. À suivre chemin faisant. 7 Perdît les eaux. Entente franco-allemande.
Des bons mots dans les deux sens. 8 Possessif. Spécialiste de l’illustration populaire. Mis de
côté. 9 Quinzième jour du mois chez César. Foutent tous en l’air. 10 Dans le calendrier répu-
blicain. Pose question. 11 Chargé de senteurs marines. Article. Prête à prendre la pose. Chère
et tendre dans la montée. 12 Donne de beaux muscadets. Des chiffres et une lettre. Homme
de lettres et de mots bien tournées. Sur la portée. 13 Petit à un bout. Trouvas une bonne
accroche. Capitale pour les Piémontais. 14 Porte bien mal son nom sur nos écrans. Point du
matin. 15 Chaleureusement dans la fosse. Pièces de charrues.

Solution de la grille no 545


HORIZONTALEMENT I Anticonformiste. II Naïve. Outrageux. III Tenante. Inuit. IV Ste. Tipi. Elle. V Télé-réalité. Ser.
VI Heine. Rivets. Ri. VII Vergeté. Ratio. VIII Suer. Rie. Bicher. IX Il. Viol. Bière. X Océans. Sa. Reins. XI Leone. Abri.
Mena. XII Or. Trivial. Er. XIII Gel. Tsar. Eon. Aï. XIV Initiales. Sténo. XV Étaieras. Dessin.
VERTICALEMENT 1 Anesthésiologie. 2 Na. Tee. Ulcèrent. 3 Tite-live. EO. Lia. 4 Ive. Énervant. Ti. 5 Centrer. Inertie.
6 Aïe. Gros. Isar. 7 Nonpareil. Avala. 8 Futilité. Sbires. 9 Oté. Ive. Bras. 10 Rr. Été. Bi. Île. 11 Mai. Étrier. Ose. 12 Igné.
Sacrements. 13 Seuls. Théier. Ès. 14 Tuilerie. Nn. Ani. 15 Extériorisation.

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LE GOÛT

Dans l’album de…


Miren ARZALLUZ.
LA DIRECTRICE DU PALAIS GALLIERA, LE MUSÉE DE LA MODE DE LA VILLE
DE PARIS, SPÉCIALISTE NOTAM M ENT DE CRISTOBAL BALENCIAGA,
EST BASQUE ESPAGNOLE. ELLE ÉVOQUE SON PÈRE, DISPARU EN 2019,
PERSONNALITÉ DU PARTI NATIONALISTE BASQUE.

humain. Il parlait de lui comme d’un « anarchiste


domestiqué ». Ce jour-là, j’étais si heureuse de le
retrouver que j’avais couru comme une folle
jusqu’à lui. Je lui attrape le visage pour attirer son
attention, je voulais le garder pour moi, mais il
devait encore saluer des gens. Il sourit de la
situation avec les deux hommes que l’on voit de
dos, un collègue du parti et un diplomate amé-
ricain. Il avait cette élégance naturelle, accordant
un soin particulier à son allure, toujours impec-
cable. Sa mère était couturière, elle retaillait à la
perfection des vêtements qu’on se passait de
père en fils et entre frères. La qualité de la coupe
et des matières comptait beaucoup pour lui, je
me souviens qu’il portait un beau manteau en
drap de laine loden, un trench-coat Burberry de
couleur kaki, des pulls irlandais, dans un style
classique mais pas conservateur. Aujourd’hui
encore, je m’habille avec ses vêtements.
Quand j’ai porté pour la première fois sa veste
Loewe en cuir des années 1980, j’ai découvert
dans une poche intérieure des documents poli-
tiques marqués d’un « hautement confidentiel ».
Il s’agissait du rapport daté de 1989 d’un infor-
mateur anonyme sur des pourparlers secrets
ayant eu lieu en Algérie entre le gouvernement
espagnol et l’organisation armée basque ETA.
Ces rencontres avaient abouti à un cessez-le-
feu temporaire. J’ai laissé précieusement les
papiers à leur place.
Je n’ai jamais vu mon père avoir peur. Son com-
“LA PHOTO A ÉTÉ P RISE EN 1981, j’ai bat politique lui avait appris la sérénité ; malgré
3 ans et je suis dans les bras de mon père, Xabier toutes les attaques personnelles qu’il a pu subir,
Arzalluz. Je le retrouve à l’aéroport de Bilbao il a toujours placé la cause basque au-dessus de
après un mois de séparation. Il vient tout juste tout. La vanité lui était étrangère, ses passions
d’atterrir des États-Unis, où il était parti en intellectuelles valaient plus que son ego.
voyage politique. En 1977, il avait été élu député, Quand j’ai décidé de me tourner vers l’histoire de
lors des premières élections libres en Espagne la mode après des études de politique internatio-
depuis février 1936, participant à la transition nale, mes collègues ne comprenaient pas mon
démocratique du pays. Fervent militant de la choix, mais mon père, lui, était ravi et il m’a sou-
culture basque réprimée par le franquisme, par- tenue ardemment. Quand nous visitions des
tisan de la paix, il quitte le Parlement pour deve- expositions, il s’intéressait toujours aux objets de
nir président du Parti nationaliste basque la vie quotidienne, l’angle sociologique en his-
en 1980, poste qu’il occupera pendant plus de toire le passionnait. Il a eu le temps de me voir
vingt ans. Né dans une famille modeste très reli- arriver au Palais Galliera, je pense qu’il était fier
Miren Arzalluz

gieuse, mon père a été jésuite avant de se lancer de moi.” Propos recueillis par Sophie ABRIAT
en politique. C’était un homme cultivé, diplômé PALAIS GALLIERA, 10, AVENUE PIERRE 1 er-DE-SERBIE,
en droit et en philosophie, profondément PARIS 16 e. PALAISGALLIERA.PARIS.FR

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CAMPAGNE PRINTEMPS-ÉTÉ 2022
KENDALL PHOTOGRAPHIÉE PAR HEJI SHIN
EN COLLABORATION AVEC JOSH SMITH

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