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M L E M A G A Z I N E D U M O N D E — S A M E D I 3 D É C E M B R E 2 0 2 2 – N O  5 8 5

LES DERNIERS JOURS DE JEAN-LUC GODARD


LES ADIEUX DU RÉALISATEUR, LE SUICIDE ASSISTÉ, L’ULTIME VOYAGE SUR LE LAC LÉMAN

M Le magazine du Monde n o 585. Supplément au Monde


n o 24233/2000 C 81975 / SAMEDI 3 DÉCEMBRE 2022.
Ne peut être vendu séparément. Disponible en France
métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.
LA VICTOIRE, UN ETAT D’ESPRIT
Noël 2022 46 avenue Montaigne, Paris
Photographie par Lukas Wassmann loewe.com
Hello I Must Be Going, 1981.

Ed RUSCHA.
Ed Ruscha/Cour tesy of Gagosian

CARTE BLANCHE À

JUSQU’EN DÉCEMBRE, “M” INVITE LE PLASTICIEN DE 84  ANS, EXPOSÉ


À LA GALERIE GAGOSIAN, À PARIS. L’AMÉRICAIN SIGNE DES PEINTURES
COUVERTES DE MOTS, DE PAYSAGES OU D’OBJETS DU QUOTIDIEN,
À MI-CHEMIN ENTRE L’ART CONCEPTUEL ET L’IMAGERIE POP.

9
Au programme U N B E AU T E X T E ET U N E E N Q U ÊT E FO RT E . de suicide. Elle dresse en creux un portrait de la femme
Une fois de plus, la journaliste du Monde Ariane Chemin qui l’a accompagné jusqu’à cette ultime décision,
apporte la preuve que l’on peut donner au journalisme l’unique Anne-Marie Miéville. Elle dit les dérapages de
le plus rigoureux une grande force romanesque. On est ce militant de toujours de la cause palestinienne. Elle
tenté d’utiliser le mot souffle. Car, dans ce numéro de explique aussi comment, dans les journaux notamment,
M Le magazine du Monde, elle retrace les derniers jours on s’est préparé à la mort presque annoncée d’un de ces
de Jean-Luc Godard, littéralement jusqu’à son dernier géants du XXe siècle qui semblent disparaître ces temps-
souffle, le 13 septembre 2022. On le sait, le cinéaste ci avec une régularité métronomique. Elle raconte les
suisse de 91 ans avait décidé de recourir à un suicide proches et les amitiés de toujours, mais aussi celles et
assisté comme l’autorise la législation helvétique. Par un ceux présents à ses côtés dans la dernière partie de sa
hasard total, le gouvernement français avait annoncé la vie, gens de cinéma, journalistes, intellectuels. Elle se
veille qu’il ouvrait une convention citoyenne pour envi- promène là où il a vécu, ces coins de Suisse où il est
sager une évolution de la loi sur la fin de vie. Avec toutes revenu : sur les calmes rives du lac Léman où, selon sa
les questions liées à la dignité que cela peut poser… volonté, ses cendres ont été dispersées.
En faisant le récit pudique et profond de cette mort La lecture de cet article est assez marquante. Elle informe
choisie, c’est la vie de Jean-Luc Godard que raconte autant qu’elle pousse à réfléchir : est-ce que l’on meurt
Ariane Chemin. Elle parle de ses films, anciens et comme on a vécu ? La vie et la mort de Jean-Luc Godard
récents, témoins d’un parcours artistique singulier et semblent répondre à cette question par l’affirmative.
intransigeant. Elle évoque ses amours, dont les tours et Ou, plutôt, elles en marquent la volonté.
les détours l’ont poussé parfois à une certaine cruauté,
souvent au désespoir et même, une fois, à une tentative Marie-Pierre LANNELONGUE

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Le sommaire

LA SEMAINE
26 Entre-soi 42 
Débat de soirée 52 C’est peut-être
Les hérissés du poêle. Faut-il boycotter Twitter ? un détail pour vous…
Joe Biden lors de la
29 Marine Tondelier, 44 Le cauchemar de Noël cérémonie des dindes
la surprise écolo. de Balenciaga. de Thanksgiving. La couverture
a été réalisée
32 Journal d’Olga et Sasha. 46 Erige Sehiri, 54 La première fois que par Matthieu
Croizier pour M Le
Semaine 40. sous les figuiers l’Oscar. “Le Monde” a écrit magazine du Monde.
Olivier Giroud.
36 À deux pas de Westminster, 48 Au Musée Maillol,
un incubateur conservateur. l’art porté au nu.
Sandra Mehl pour M Le magazine du Monde

38 À Doha, le match perdu 50 Dans le Gard, des arbres


  d’avance des journalistes pour renaître de ses cendres.
 israéliens.

40 
Qui est vraiment…
John McFall.

12
Le temps
qui court le monde.

ARC E AU LE TEM PS VOYAG EUR

LE TEMPS, UN OBJET HERMÈS.


LE MAGAZINE
57 Jean-Luc Godard, dernier nazis. C’est aujourd’hui un 82 PORTFOLIO

Alexandre Guirkinger pour M Le magazine du Monde. Cour tesy Tom Sandberg Foundation
plan. Le suicide assisté lieu de dispute mémorielle Spleen norvégien. Décédé
du cinéaste âgé de 91 ans entre les Russes et les en 2014, le photographe
chez lui, à Rolle, en Suisse, Ukrainiens, qui composaient scandinave Tom Sandberg
a été planifié dans le plus la majorité des détenus et livre des clichés argentiques
grand secret selon un ne veulent plus être assimilés en noir et blanc qui évoquent
scénario mûri de longue aux Soviétiques. un quotidien mélancolique
date. Seuls quelques proches à l’esthétique captivante.
en avaient été informés. 74 Tintin et le manuscrit maudit.
Récit de ces derniers jours. Auteur de Dark Tintin,
le philosophe Mark Alizart a
66 En Moselle, une guerre vu les éditeurs renoncer tour
des morts entre la Russie et à tour à publier son ouvrage.
l’Ukraine. Près du village En cause : son sujet
de Denting, non loin de hautement polémique,
l’ancienne ligne Maginot, qui l’expose aux foudres
le ban Saint-Jean a abrité de Nick Rodwell,
un camp de prisonniers de l’administrateur intraitable
l’Armée rouge régi par les de l’héritage d’Hergé.

14
LE GOÛT
93 Le grand déballage. 140 D’où ça sort 154 De bouche à oreille 158  L’invité du podcast

Théo Delattre pour M Le magazine du Monde. Mar tina Maffini pour M Le magazine du Monde
Les sacs garantis à vie. Les pâtes tunisiennes de Pascal Greggory.
122 Judith Prigent s’illustre dans chez Yassine, à Marseille.
le vêtement. 142 Des nouvelles de… 160 Jeux
Shawna Tao, cheffe 156 C’est le bouquet
126 Fétiche d’entreprise. Dernière parade. 162 Dans l’album de…
Classe naturelle. Mirwais Ahmadzaï.
144 Le sens du détail
128 Variations Légendes de Sicile.
Verres sapin.
146 Exercice de style
130 Samir Guesmi joue père et À fond de trench.
gagne.
148 Une chambre en ville COORDONNÉES DE LA SÉRIE « LE GRAND DÉBALLAGE », P. 93.
132 Réédition Turin, muse Adidas : adidas.fr — A.P.C. : apc.fr — Arket : arket.com — Astier de Villatte : astierdevillatte.com — Bensimon :
bensimon.com — Byfar : byfar.com — Byredo : byredo.com — Cabana : cabanamagazine.com — Call It By Your Name :
Lumière du jour. post-industrielle. callitbyyourname.fr — Caran d’Ache : carandache.com — Charlotte Chesnais : charlottechesnais.com — Chloé : chloe.com —
Chylak : chylak.com — The Conran Shop : conranshop.fr — Diptyque : diptyqueparis.com — Dom Pérignon : domperignon
.com — Electra : electra.trekbikes.com — Éric Bompard : eric-bompard.com — Fleux : fleux.com — De Fursac : fursac.com —
G.H. Bass : ghbass-eu.com — Ginori 1735 : ginori1735.com — Goossens Paris : goossens-paris.com — Hermès : hermes.com
134 La beauté du geste 150 Traitement de saveur — Barrière : hotelsbarriere.com — India Mahdavi : india-mahdavi.com — Kujten : kujten.com — Laurent Perrier : laurent-
perrier.com — Le Bon Marché : lebonmarche.com — Le Creuset : lecreuset.fr — Le Labo : lelabofragrances.com — Lionelo :
L’art et le métier. Liban d’honneur. lionelo.com — Loewe : loewe.com — Maison Fabre : maisonfabre.com — Maison Labiche : maisonlabiche.com —
March LA.B : march-lab.com — Margaret Howell : margarethowell.fr — Merci : merci-merci.com — Nobodinoz : nobodinoz
.com — Nomad Objects : nomad-objects.com — Palomas 1917 : palomas1917.com — Philippe Model : philippemodel.com —
138 Belles feuilles 152 À portée de main Piedaterre Venezia : piedaterrevenezia.com — Ponctuations : ponctuations.com — Phaidon : phaidon.com — Rimowa :
rimowa.com — Jimmy Choo : row.jimmychoo.com — Ruinart : ruinart.com — Shopu : shopu.fr — Sisley : sisley-paris.com —
Archives d’archi. La cuillère à absinthe. Santa Maria Novella : smnovella.eu

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Collection Le Cube Diamant
DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_


Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Olivier FAYE et Benoît HOPQUIN.
Avec Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté),
Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode).
Avec Aude GOULLIOUD et Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME.

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),


Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI.
Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio), Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Guillaume LETELLIER. Photogravure_Fadi FAYED et Laure MAESTRACCI.
Avec Ingrid MAILLARD.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Stéphanie GRIN, Julien GUINTARD et Paula RAVAUX
(chefs d’édition adjoints). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Nadir CHOUGAR,
Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL. Avec Clément BALTA, Geneviève CAUX et Pauline
FEUILLÂTRE. Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section), Adélaïde DUCREUX-PICON.
Avec Frédéric GUERNALEC et Rachel TEYSSANDIER.
PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS
DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
MEMBRE DU DIRECTOIRE : Jérôme FENOGLIO
DIRECTRICE DE LA RÉDACTION : Caroline MONNOT
DIRECTION ADJOINTE DE LA RÉDACTION : Grégoire ALLIX, Maryline BAUMARD,
Hélène BEKMEZIAN, Philippe BROUSSARD, Nicolas CHAPUIS, Emmanuelle CHEVALLEREAU,
Alexis DELCAMBRE, Franck NOUCHI, Harold THIBAULT
DIRECTRICE ÉDITORIALE : Sylvie KAUFFMANN
DIRECTRICE DÉLÉGUÉE AU DÉVELOPPEMENT DES SERVICES ABONNÉS : Françoise TOVO
DIRECTEUR DÉLÉGUÉ AUX RELATIONS AVEC LES LECTEURS : Gilles VAN KOTE
DIRECTEUR DU NUMÉRIQUE : Julien LAROCHE-JOUBERT
DIRECTRICE DES RESSOURCES HUMAINES : Émilie CONTE
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA RÉDACTION : Sébastien CARGANICO

Rédaction en chef : Laurent BORREDON, Laetitia CLAVREUL, Michel GUERRIN, Christian MASSOL / Documentation : Muriel GODEAU (cheffe de service) et Vincent NOUVET / Infographie : Le Monde / Directeur de
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ments : abojournalpapier@lemonde.fr / M Le magazine du Monde est édité par la Société éditrice du Monde (SA). Imprimé en France : Maury imprimeur SA, 45330 Malesherbes.
À ce numéro est joint l’encart Google Azerty destinés aux abonnés postés.

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 6%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.021kg/tonne de papier.
Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.

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*INSPIRÉ PAR L’ICONIQUE ÉTIQUETTE JAUNE DU BRUT CARTE JAUNE

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


Le M de la semaine.
« DANS LES JARDINS FAMILIAUX DE LA ROCHELLE. »

Gilles CLAVÉROLAS

Gilles Clavérolas

Pour envoyer vos photographies de M : lemonde.fr/lemdelasemaine

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1 – ARIANE CHEMIN est grande reporter au Monde. 3 – B E N O Î T H O P Q U I N est grand reporter à 5 – ROXANA AZIMI, journaliste, collabore réguliè-
Pour M, elle s’est penchée sur les derniers mois M Le magazine du Monde. Il est parti sur les traces rement au Monde et à M. Cette semaine, elle a
de la vie de Jean-Luc Godard. « Geste politique, d’un ancien camp de prisonniers, en Moselle, où enquêté sur Dark Tintin, un texte qui, depuis deux
geste d’artiste ? Jean-Luc Godard est mort le des milliers de soldats de l’Armée rouge sont ans et malgré l’intérêt qu’il suscite, a été refusé
13 septembre, au moment où Emmanuel Macron morts pendant la seconde guerre mondiale. « J’ai par toutes les maisons d’édition parisiennes. « Ce
relançait en France le débat sur la fin de vie. La découvert l’existence du ban Saint-Jean et la n’est pas un livre d’enquête, mais une pure spécu-
nouvelle a été commentée dans le monde entier. mémoire douloureuse de ce lieu au hasard d’un lation intellectuelle, une relecture des aventures du
Mais comment dit-on adieu quand on choisit de se courrier de lecteur. C’est là une page de cette his- petit reporter sous le prisme d’un inceste qu’Hergé
suicider ? Quels ont été les derniers jours de JLG ? toire actuellement utilisée comme prétexte de aurait peut-être subi dans son enfance. D’abord
Où repose le père de la Nouvelle Vague ? À Paris ? l’invasion de l’Ukraine par la Russie. » P. 66 séduits, les éditeurs se défilent tour à tour, redou-
À côté du lac Léman ? À Milan ? Je suis allée poser tant un procès avec les ayants droit. » P. 74
la question. » P. 57 4 – ALEXANDRE GUIRKINGER s’est orienté vers la
photographie après des études à l’Institut 6 – THÉOPHILE SUTTER est un illustrateur indé-
2 – MATTHIEU CROIZIER, artiste et photographe, d’études politiques. En parallèle de ses collabora- pendant installé à Paris. Il travaille pour la presse,
est diplômé de l’École cantonale d’art de tions avec la presse (M Le magazine du Monde, diverses marques, et a récemment publié le livre
Lausanne en 2020. Il a été l’un des lauréats de la AnOther Magazine, Zeit Magazin, Holiday…), il jeunesse Le Roi honnête (Gautier-Languereau),
Carte blanche étudiants 2020 de Paris Photo et a développe des projets documentaires au long cosigné avec Kim Froissant. En parallèle de son
fait partie des « Ones to Watch 2021 » du British cours. En 2016, il a exposé son travail sur la ligne activité de dessinateur, il écrit des poèmes, com-
Journal of Photography. Grand admirateur de Maginot aux Rencontres d’Arles. Pour le M de pose et interprète des chansons. Il a illustré
Godard, il signe les photos illustrant l’enquête cette semaine, il a photographié les vestiges, ­l’enquête de Roxana Azimi sur les difficultés ren-
d’Ariane Chemin. « La claque en découvrant ruines et objets, de l’ancien camp de détention contrées par l’auteur Mark Alizart pour faire
Adieu au langage pour la première fois, les frissons du ban Saint-Jean, en Moselle. P. 66 ­éditer son manuscrit Dark Tintin. P. 74
encore au cinquantième visionnage de Je vous
salue, Sarajevo, la tristesse d’apprendre ta dispa-
rition. Je suis honoré d’avoir pu réaliser les images
qui accompagnent ce sujet et de pouvoir, à ma
manière, te rendre hommage. Adieu Jean-Luc,
merci de nous avoir bousculés. » P. 57

Éric Garault/Pascoandco. Matthieu Croizier. Le Monde. Alexandre Guirkinger. Marine Billet. Théophile Sutter
Elles et ils ont participé à ce numéro.

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MHD SAS, 105 Bvd de la Mission Marchand, 92400 Courbevoie – B 337 080 055 RCS Nanterre

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


LA SEMAINE

ENTRE-SOI LES HÉRISSÉS DU POÊLE.


AVEC LA FLAMBÉE DES PRIX DE L’ÉNERGIE, ILS SONT DEVENUS DES SPÉCIALISTES
DES POMPES À CHALEUR ET DES CHAUDIÈRES À GRANULÉS.

Texte Guillemette FAURE

O N AU R A I T D Û S E D O U T E R psy (« il m’a dit que ce n’était pas le bon ne me dise pas que c’est la guerre en
qu’il était en train de se passer quelque moment »). Quand le prix du granulé a Ukraine qui a fait augmenter leur
chose cet été quand, à la plage, des flambé, ils ont repensé à l’époque où, prix ! » « Si je coopte un nouveau client,
gens sur leur serviette s’échangeaient après avoir acheté une cafetière l’installateur de poêle à bois m’offre
des conseils à propos des pompes à Nespresso, ils ont découvert qu’ils une caisse de vin. » « Quand je leur ai
chaleur et des poêles à granulés avant allaient devoir commander des dit que je me chauffais au fuel, j’ai eu
de se remettre de la crème solaire. Le dosettes en ligne hors de prix. Même l’impression d’annoncer que mon mari
mouvement s’est confirmé avec la ceux qui votent à droite ont des m’avait abandonnée avec des enfants
baisse des températures : crise clima- ­arguments quasi communistes pour en bas âge. »
tique et augmentation du prix de l’encadrement du prix du granulé. Une
l’énergie obligent, tous les équipés en fois équipés en pompe à chaleur ou en LEURS GRANDES VÉRITÉS
chauffage individuel ont désormais chaudière à granulés, ils amortissent Au bord de la mer, l’humidité marine
des conversations de plombiers chauf- les informations accumulées en dis- fait gonfler les granulés. En altitude, la
fagistes. L’arrivée des compteurs Linky pensant des conseils d’équipement à pompe à chaleur risque de manquer
et autres appareils connectés a contri- tout leur entourage. Ils emploient un de puissance. L’équipement et les tra-
bué à cette montée en compétence : article possessif devant les mots « ins- vaux d’isolation sont très chers, et on
les yeux rivés sur le tableau de consom- tallateur » ou « chauffagiste ». ne les amortira pas de notre vivant,
mation d’électricité en temps réel, on mais on fait ça pour la planète.
peut se livrer à toutes sortes d’expé- COMMENT ILS PARLENT
riences de chauffage et de « débran- « L’an dernier encore, je ne savais pas LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
chage » pour en tirer de bonnes ou de qu’à 800 mètres d’altitude, la pompe à Vitrocéramique ou Cookeo ? La
mauvaises conclusions. Entre poil à chaleur, c’était pas une bonne idée. » machine à laver, elle consomme moins
granulés et poêle à gratter, voilà qu’à « Les Parisiens, quand ils arrivent à la d’énergie sur économique ou sur basse
l’hiver 2022, pour créer des liens, on campagne, ils ont envie d’un truc qui température ? Ça vaut vraiment le
ne se demande plus comment ça va flambe. Ils veulent l’odeur et le crépite- coup de faire ses goûters maison s’il
mais comment on se chauffe. ment, mais ils ne savent pas que ça ne faut utiliser le four ? Les granulés
chauffe pas si tu t’éloignes de 2 mètres. » ­s ont-ils vraiment écologiques s’ils
À QUOI ON LES RECONNAÎT « Les pellets, c’est la fausse bonne idée, viennent du Brésil ?
Ils sont encore surpris par leurs nou- maintenant il faut abattre des arbres
veaux savoirs. Au cours des douze der- pour en produire et ça coûte un bras. » LEUR GRAAL
niers mois, ils ont reçu ou offert plus « Une cheminée à bois, c’est trop de La surenchère pour la médaille de
d’une fois Le monde sans fin (Dargaud), boulot dans la journée. » « Je leur ai vertu à celui qui aura remis en route
la bande dessinée de Jean-Marc envoyé mon installateur de poêle. » son chauffage le plus tard possible.
Jancovici et Christophe Blain, et eux « J’ai une copine dans le Perche qui par-
aussi parlent désormais de leur « mix ticipe à un achat groupé de fuel. » « Si je LA FAUTE DE GOÛT
énergétique ». Ils ne pensaient pas programme mon poêle à granulés de Ce voisin qui a domicilié sa vieille mère
qu’un jour ils suivraient le prix du fuel 6 heures à 8 heures, que je me réveille en Ehpad chez lui pour avoir droit aux
comme d’autres le cours du bitcoin. Ils à 7 et pars à 8, ça évite de lancer la aides en équipement.
parlent des conseils de leur plombier chaudière. » « Les granulés, ils sont
chauffagiste comme de ceux de leur fabriqués à 100 kilomètres d’ici, qu’on

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LA SEMAINE

Marine Tondelier à
Hellemmes-Lille (Nord),
le 26 novembre.

MARINE TONDELIER,
ON RETROUVE MARINE TONDELIER À LA NAVIGATION,
un bar tabac propret mais froid du boulevard Morland, dans le
4 e arrondissement de Paris. Ce jeudi matin, à 8 h 30, les habi-

LA SURPRISE ÉCOLO. tués ne sont pas encore arrivés. Assise à une table, un gros
sac de voyage posé à ses côtés, elle termine son petit déjeu-
Cette inconnue du grand public, élue ner. « Vous voulez une chouquette ? », propose-t-elle en finis-
sant de se maquiller. Marine Tondelier, 36 ans, yeux verts,
d’opposition à la mairie RN d’Hénin- cheveux châtain en bataille et une allure de bonne copine, ne
Beaumont, dans les Hauts-de-France, a vit pas à Paris, bien qu’elle y occupe un emploi à temps plein.
Elle jongle entre télétravail et allers-retours en TER à Hénin-
coiffé au poteau les candidats soutenus par Beaumont (Pas-de-Calais), où elle habite. Cette semaine, elle
ses célèbres rivaux, Sandrine Rousseau et a dormi chez des militants. Et n’a évidemment pas regardé le
premier match de Coupe du monde des Bleus contre l’Austra-
Sébastien Courdji/ABC/Andia.fr

Yannick Jadot. Le 10 décembre, elle devrait lie, un crève-cœur pour cette fana de football. « Je ne peux
prendre la tête d’Europe Écologie-Les Verts, pas, ça me dégoûte d’enchaîner avec les stades climatisés du
Qatar au lendemain de la COP27 », justifie cette supportrice
avec la difficile mission de redresser un parti du RC Lens. Depuis les législatives, elle fait le tour de France
divisé et en mal d’adhérents. pour convaincre les adhérents de l’élire secrétaire nationale
d’Europe Écologie-Les Verts (EELV). Après notre rendez-
Texte Sandrine CASSINI vous, elle passera à son bureau, situé à quelques pas,

29
LA SEMAINE

Marine Tondelier terrains hostiles. En 2017, elle publie


à la marche pour
le climat, à Lille,
Nouvelles du Front (Les Liens qui libèrent).
le 12 novembre. L’ouvrage conte par le menu les intimidations,
les humiliations et les lynchages que Steeve
Briois et son adjoint Bruno Bilde font vivre au
sein de la mairie. De cette « école de la vie »,
elle tire une résilience à toute épreuve. Sans
le RN, « je ne serais sans doute pas la femme
politique que je suis », affirme-t-elle.
Elle aurait pu quitter Hénin-Beaumont, choisir
une circonscription simple, où elle était sûre
de gagner. L’idée lui a été suggérée. « Au
moment de la naissance de mon fils, on m’a
dit : “Si un jour tu veux t’exfiltrer du truc, per-
sonne ne t’en voudra” », se souvient-elle.
C’était sans compter sur ses attaches
­familiales. Ses quatre grands-parents, des
agriculteurs et des pharmaciens, vivent tou-
jours dans cet ancien bassin minier. Son père
filera ensuite au Salon des maires et
des collectivités locales, porte de Versailles,
Sans le Rassemblement homéopathe et sa mère dentiste sont installés
dans la grande ferme des arrière-grands-
avant de sauter dans un train, direction national, “je ne serais parents. Marine Tondelier a acheté une maison
Rennes, pour rencontrer des adhérents.
Elle ne le sait pas encore, mais la campagne
sans doute pas la femme à 500 mètres de là. À Noël, toute la famille
– 32 membres – loue une salle des fêtes
qu’elle mène tambour battant a porté ses politique que je suis”. pour se retrouver. Sagement, la militante
fruits. Samedi 26 novembre, le programme de écolo solidement enracinée évite le prosély-
cette ancienne collaboratrice de Cécile Duflot
Marine Tondelier tisme politique : à l’exception d’un grand-
a obtenu au premier tour du congrès près de père RPR, « on ne dit pas pour qui on vote »,
47 % des suffrages, lui assurant une élection insiste Émilie Hamez, sa cousine germaine.
sans encombre le 10 décembre prochain. l’écologie politique », soutient David Cormand. Cette dernière estime, au doigt mouillé, que
Inconnue du grand public, Marine Tondelier a L’ancienne étudiante de Sciences Po Lille est la moitié de la famille tend vers la droite
laissé K.-O. les contributions des candidats de entrée en militantisme comme on entre en « centriste, pas RN », et l’autre vers « l’extrême
ses deux rivaux les plus médiatiques, Sandrine religion. Avec la foi du nouveau converti. gauche, Verts ou PC, pas LFI ».
Rousseau et Yannick Jadot, en guerre ouverte En 2009, elle assiste par hasard au meeting Débordante d’énergie, au risque de fatiguer
depuis des semaines. Des querelles intestines des Européennes de José Bové. Dans la salle, son entourage, Marine Tondelier n’a pas dû
étalées sur la place publique, que la future les militants arborent des tee-shirts invitant prendre connaissance du « droit à la paresse »
patronne des Verts réprouve : « Quand on dit à « sauver Gaza » et, s’insurgeant contre prôné par Sandrine Rousseau. Cette coureuse
dans la presse du mal d’une ou d’un écologiste, les OGM et le nucléaire, la salle vibre au dis- de trail amateur l’admet : elle prend « très
on dit du mal de l’écologie », juge-t-elle. Entre cours de la célèbre moustache écolo : « Je me rarement » des vacances. Quand elle ne tra-
Jadot et Rousseau, on a cependant du mal à suis dit que c’était là que je me sentais bien », vaille pas, elle milite – et inversement. De
définir la ligne politique de Marine Tondelier. se souvient-elle. Dans la foulée, elle dit toute façon, elle ne prend plus l’avion.
Certes, elle s’autoproclame « radicale », mais adieu à la carrière de directrice d’hôpital L’urgence climatique lui en a fait passer l’en-
Yannick Jadot « le réalo » aussi, désormais. qu’elle s’était choisie. Chez les écologistes, vie. Quand elle a eu son petit garçon, Joseph,
Si elle n’a pas son pareil pour raconter ses la future cheffe de file d’EELV trouve un sens il y a quatre ans, la jeune maman est repartie
combats contre l’huile de palme, le diesel ou la à sa vie, des amis et le père de son fils. au combat après dix jours de pause, emme-
pollution des sols, cette végétarienne n’est pas Pendant huit ans, elle organise les journées nant son nouveau-né au conseil municipal.
du genre à élaborer des concepts politiques. d’été, une tâche compatible avec l’emploi à Steeve Briois ne lui a pas jeté un regard.
L’eurodéputé David Cormand la défend : temps plein qu’elle occupe au sein d’une De l’énergie, il va lui en falloir pour redresser
Marine Tondelier est une « écolo intuitive », qui fédération environnementale agréée par le parti qui ne compte plus que 10 000 adhé-
fonde son récit sur des « choses appropriables, l’État. L’aventure se termine en décembre : rents. Elle rêve de conquérir 1 million de sym-
et non évanescentes ». elle a rompu son contrat pour se consacrer à pathisants en cinq ans. Le 10 décembre, les
La trentenaire prend également garde à ne 100 % à Europe Écologie-Les Verts, renon- choses sérieuses commencent. Première
pas culpabiliser le citoyen. « Dans une société çant ainsi à un salaire (le poste de secrétaire décision qui pourrait déplaire : l’élaboration de
qui n’est pas écolo, avoir des comportements général est seulement indemnisé). Pourquoi « règles » pour les prises de parole en public.
écolos, c’est une tannée », justifie-t-elle. On ne ce sacrifice ? « Le parti m’a beaucoup aidée. « La polyphonie, ce n’est pas grave, la caco-
la prend pas non plus à critiquer ses collègues, Je me suis toujours dit qu’un jour je le lui phonie, c’est un sujet », juge la native du Nord.
peut-être l’héritage d’une éducation catho- rendrai », justifie-t-elle. Un message que Sandrine Rousseau n’a pas
lique, dont elle a conservé des valeurs de Si elle évoque un soutien sans faille du encore reçu. Dimanche, sur Public Sénat, la
« tolérance », de « partage » et de « fraternité », mouvement, elle ne doit qu’à elle-même le députée écoféministe a critiqué « l’échec
ou simplement la volonté de ne se mettre combat qu’elle mène depuis huit ans à incroyable » du congrès des Verts et de ses
personne à dos. Impossible de savoir ce qu’elle Hénin-Beaumont, où, en tant qu’élue d’oppo- 5 000 votants. Le 3 décembre, Marine
pense vraiment de l’affaire Julien Bayou, qui sition, elle croise le fer avec le maire du Tondelier s’est inscrite aux Courses de la
Alain Rober t/SIPA

réinterroge l’exemplarité et le décalage entre Rassemblement national, Steeve Briois. « J’ai Saint-Nicolas, un trail nocturne qui commence
des comportements privés et un engagement essuyé une tripotée de menaces, de procé- au bout de sa rue. « Faire 17 kilomètres dans
politique. « On a le droit de considérer que ce dures », raconte-t-elle. Mais sous ses airs le noir avec une lampe frontale, ça permet
n’est pas là-dessus que doit se positionner ingénus, Marine Tondelier a le goût des de tester sa motivation. »

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LA SEMAINE

LE JOURNAL D’OLGA ET SASHA – SEMAINE 40

“L’EXPÉRIENCE DU BLACK-OUT TOTAL


EST HORRIBLE, MAIS LA MONTÉE
D’ADRÉNALINE QUE CELA PROVOQUE
M’AIDE. JE RÉUSSIS À REMPLIR LA
Texte Élisa MIGNOT
BAIGNOIRE AVEC DE L’EAU ET J’ALLUME
Illustration Aline ZALKO DES LAMPES À PILES ET DES BOUGIES.”
Olga et Sasha sont deux sœurs de ne pas mettre de majuscule à il faudra qu’il loue l’Olympia ! pour avoir un peu de chaleur et à
ukrainiennes. La première a 35 ans « poutine », « russe » et « russie »]. Sasha m’a promis qu’on irait le voir mettre mon portable en mode
et est caviste à Paris, où elle habite Je me rappelle ma naïveté, mais ensemble, un jour. Avant le économie d’énergie. Avec
depuis sept ans. La seconde, je sentais naître la nation. concert, j’ai croisé une traductrice maman, on avait prévu d’aller
âgée de 33 ans, vit à Kiev avec Maintenant, elle est devenue forte ukrainienne que j’ai connue il y a ce soir au ballet de l’ensemble
ses parents et sa grand-mère. et indépendante. Je suis fière du longtemps. Elle est réfugiée en national Virsky – une troupe de
Les deux sœurs ont accepté, chemin parcouru. Nous ne devons France depuis le mois de mars. danse traditionnelle ukrainienne
depuis le début du conflit, de tenir pas perdre cette conscience de Elle m’a dit que l’aide qu’elle tou- très connue. Alors je prends
leur journal de bord pour “M”. nous-mêmes et de tout ce que l’on chait du gouvernement français ma lampe frontale à piles, je colle
Cette semaine, Olga s’inquiète des a appris pour construire notre vie avait diminué de moitié, elle est avec du ruban adhésif des réflec-
attaques russes visant les cen- future, sans les russes. de 200 euros par mois désormais. teurs de lumières sur ma dou-
trales électriques partout sur le ter- Autour de moi, beaucoup de gens Yanis [son compagnon] me racon- doune et je pars à pied à la salle
ritoire ukrainien. À Kiev, Sasha est se demandent avec douleur et tait justement la semaine dernière de concert qui se trouve à 3 kilo-
confrontée au black-out. Toutefois, nostalgie si, depuis le Maïdan qu’un ami lui avait dit que les mètres. C’est l’heure de pointe,
l’une et l’autre se réjouissent que le amorcé en novembre 2013, on Ukrainiens piquaient les aides aux 18 heures. L’expérience du flux
Parlement européen ait officielle- aurait pu éviter cette guerre. autres migrants et réfugiés. C’est des passants dans le noir total est
ment qualifié la Russie d’“État Est-ce le dur destin que nous tellement injuste ! Cette haine me très spéciale. Mais je me sens en
soutenant le terrorisme”. devons affronter pour montrer au fait peur. Pour me réconforter, ce sécurité, entourée par des gens
monde ce qu’est notre pays ? soir, je suis allée à ma chorale. qui partagent la même chose. Je
MARDI 22 NOVEMBRE À quel point son histoire, sa Soirée musicale malgré tout. me sens bien aussi car le
OLGA : Aujourd’hui, j’ai bu un culture ont été sous-estimées et Comme ça, j’ai un peu l’impression Parlement européen a enfin pris
verre avec N., l’ancienne direc- considérées comme des sous- d’être avec Sasha et maman qui la décision de déclarer la russie
trice de l’Institut français de Kyiv catégories de celles de la russie ? sont au théâtre, ce soir. Ça me « État promoteur du terrorisme ».
[Kiev, en ukrainien], avec laquelle Certains de mes cours en visio paraît fou : le matin, attaque ; le Pendant que je marche, les
j’ai travaillé il y a plusieurs années. sont annulés car mes étudiants soir, la vie. Leur courage lumières se rallument. Le bonheur
N. a quitté Kyiv au début de l’occu- ont l’électricité coupée. Chez moi, m’impressionne. sur les visages. Devant le Palais
pation. Elle s’est rendue à la fron- c’est plus rare. Mon appartement SASHA : Cours de yoga, café d’octobre, je vois maman.
tière avec la Roumanie et elle a pu n’est pas sur la liste des coupures matinal, premiers messages sur Heureusement, on sait qu’en cas
sortir d’Ukraine en quelques planifiées. Je pense que c’est l’attaque de missiles. Kyiv, Lviv, d’événement imprévu on doit faire
heures. Ses premiers mois en grâce à l’hôpital militaire à côté. Vinnytsia, Odessa, Mykolaïv, ce qui est prévu ! C’est comme ça
France, elle a donné des cours de Dnipro… En une heure, toute qu’on va survivre. Le spectacle est
français aux réfugiés. Après, elle a MERCREDI 23 NOVEMBRE l’Ukraine est plongée dans le noir. inoubliable, la danse folklorique
trouvé un travail dans le domaine OLGA : Midi. Les premières noti- Je n’ai plus de lumière, ni d’eau ni ukrainienne est forte et belle. Et,
de la formation. Ça m’a impres- fications d’une attaque des de chauffage. Idem chez ma mère, surtout, mon cœur est désormais
sionnée. Parmi les Ukrainiens que rachistes [contraction de « russes » mon père, ma mamie et tous mes rempli de cet amour pour tout ce
je connais, elle n’est pas la seule à et de « fascistes »] tombent. Ils amis. L’expérience du black-out qui reflète notre identité natio-
avoir trouvé un bon travail dans un visent les centrales électriques. total est horrible, mais la montée nale. Je rentre chez moi. Toujours
pays européen. Ça me rend fière. Presque partout en Ukraine il d’adrénaline que cela provoque pas d’électricité ni d’eau. Mais
SASHA : Ces derniers jours, c’est n’y a plus d’électricité, d’eau, de m’aide. Je réussis à remplir la bai- j’arrive à avoir la 4G et le chauf-
l’anniversaire de nos deux révolu- chauffage. Il gèle et il y a déjà de gnoire avec de l’eau et j’allume fage. Je fais le tour de mes
tions – de 2004 et de 2014. Je la neige à Kyiv. Comment vont des lampes à piles et des bougies. proches pour savoir comment
repense à ce que j’espérais à faire les miens ? Ce soir, Serhiy Le pire, c’est que les tours de s’est passée leur journée : explo-
l’époque. À notre désir de prendre Jadan, le poète que Sasha adore, télécommunications aussi sont sions proches, missiles en vue,
place dans l’Union européenne, à donne un concert à Paris avec touchées. Je perds toute feux dans les cours d’immeuble,
notre fatigue de vivre dans un son groupe Jadan i Sobaky. Je n’ai connexion avec le monde. Il ne montée d’étages à pied car les
pays au gouvernement corrompu, pas réussi à avoir de billets en me reste qu’à m’habiller chaude- ascenseurs ne fonctionnent pas.
géré comme une marionnette par ligne. Sur place, aucune place à ment, à enfiler trois paires de J’allume mes bougies et je prie
la russie [Olga et Sasha ont choisi vendre non plus. La prochaine fois, chaussettes, allumer la gazinière pour nos héros.

32
LA SEMAINE

JEUDI 24 NOVEMBRE mais, ce soir, tout est revenu dans dicton ukrainien – un peu gros- liens se tissent au sein du peuple,
OLGA : J’écoute les dernières son appartement ! sier, mais tellement vrai : « Ne comme les liaisons neuronales
nouvelles du front. Oleksiy À l’initiative du président, partout vseremos ! », ce qui veut dire : d’un bébé. Malgré tout, le pays
Arestovytch, l’expert militaire dans le pays, des lieux appelés « On ne va pas faire dans notre paye un prix trop important pour
conseiller du président Zelensky, « points d’invincibilité » ont été mis culotte ! » Autrement dit, on va se défaire de ses vieux habits
dit que la guerre stagne et s’ins- en place : on y trouve des généra- tenir jusqu’au bout. soviétiques ensanglantés.
talle. Il dit aussi que tant que les teurs, des bouteilles d’eau et SASHA : Je vois les photos de SASHA : Kherson est systémati-
rachistes attaquent, nous répon- l’accès à Internet. À côté de chez cette mère qui a perdu son quement bombardée par les
drons. Les batailles d’artillerie moi, il y en a deux, je ne serai bébé de 2 jours dans le bombar- rachistes. Ils s’en foutent de tout et
se succèdent. Et chaque attaque donc jamais dans le black-out dement de la maternité de de tous. J’ai peur que ce soit une
nous coûte des vies. Des enfants, total. Ces derniers jours, on n’ar- Vilniansk, le 23 novembre. Je n’ai deuxième bataille de Marioupol. Je
des parents, des grands-parents. rête pas de se dire : « Sans l’élec- jamais vu un cercueil si petit, mon ne peux plus voir les photogra-
Je suis terrifiée. tricité mais sans vous. Sans eau cœur est déchiré. Je puise des phies et les témoignages, ce sont
SASHA : Mes cinq cours ont été mais sans vous », en référence au forces dans ma haine pour le toujours les mêmes tragédies.
annulés. Pas de lumière, pas de fameux discours de notre leader monde russe. Des gens en larmes Mais la force de notre armée, l’aide
Wi-Fi, ni pour moi ni pour mes qui s’adressait aux russes. et en sang, ces témoignages de nos partenaires, nos dons qui
étudiants. Je prends mon ordina- viennent de partout dans le pays : augmentent en proportion.
teur et cherche un café avec de SAMEDI 26 NOVEMBRE Kherson, Bakhmout, Zaporijia… L’Ukraine est invincible, c’est LE
l’électricité. Il y a deux sortes de OLGA : Quand j’appelle ma Chaque jour, je répète à mes plus grand point d’invincibilité du
lieux : ceux qui ont de l’électricité grand-mère et mon père, ils me proches : « Espérons que le black- monde entier. Voilà ce qu’on se
et ceux qui ont de l’eau. Je finis par disent : « Ne t’inquiète pas, ça va. » out est la pire chose qui nous répète.
en trouver un et je branche tous Mais je sais ce qu’ils vivent… arrive dans cette guerre. » Avec Sinon, pilates, massage, café
mes appareils. Mon amie M. me Heureusement qu’ils ont du gaz et mes copines, je vais hors de Kyiv et lecture. Je vais au cinéma avec
rejoint. J’arrive à donner deux qu’ils n’habitent pas dans des pour une balade au bord du les filles ce soir. Le Festival du
cours, elle parvient à faire gratte-ciel. Pas comme mon amie Dnipro. Mais plein de voies sont Nouveau cinéma allemand com-
quelques visioconférences. Nous I., qui vit au 18e étage avec deux fermées, des panneaux indiquent mence, tous les billets sont ven-
sommes déprimées, on a envie enfants. Son immeuble est qu’il y a des mines. On ne s’y dus pour soutenir l’armée. Les
d’une douche chaude et de mar- 100 % électrique. Sans électri- risque pas, bien sûr, mais on pro- gens ne s’arrêtent jamais de bâtir
cher dans des rues éclairées. cité, elle n’a rien : ni lumière, ni fite du temps passé ensemble. Je un futur. Je ne fais pas exception.
C’est le neuvième mois de la eau, ni chauffage. Quand le cou- ne vois plus Dmytro [son compa-
guerre, la quarantième semaine rant revient quelques heures gnon] : nos chemins se sont sépa- LUNDI 28 NOVEMBRE
de notre journal. Je me couche pendant la nuit, elle réveille ses rés. J’imagine qu’il faut prendre OLGA : Je discute avec ma mère
dans le noir avec mon chien près enfants pour les laver, cuisine du temps pour se ressourcer ce soir, je sens que ça devient
de moi car il fait très froid. pour le lendemain, et fait la les- avant d’entamer une autre rela- vraiment dur parce qu’elle a une
sive. Mon autre copine, O., a passé tion. Je ne l’ai pas fait, apparem- voix trop joyeuse étant donné la
VENDREDI 25 NOVEMBRE toute la journée dans un black-out ment. Mais la vie continue. situation. Je pense qu’elle essaye
OLGA : Bonnes nouvelles. En complet. Elle m’a écrit que le plus de me faire croire que tout va
France, l’Assemblée nationale a effrayant était de n’avoir aucune DIMANCHE 27 NOVEMBRE bien. À Kyiv, il fait - 2 °C, la nuit. Il
voté hier l’inscription du droit à connexion avec le monde exté- OLGA : Répétition dominicale à n’y a quasiment pas de chauffage.
l’IVG dans la Constitution et rieur. Surtout pendant les la chorale. Cela me fait du bien de J’appelle ensuite ma grand-mère,
l’Union européenne a adopté la attaques. Elle a retrouvé une vieille reprendre. On prépare les 30 ans elle porte cinq couches d’habits.
résolution qui qualifie la russie radio à piles et elle a pu s’informer. de l’association en juin prochain. Je m’inquiète. Dans quelques
d’État qui a recours aux moyens C’est ce que veut poutine, isoler Ma mère m’a dit qu’elle voulait jours, il va faire - 6 °C.
du terrorisme. Enfin !!! l’Ukraine, pour que les gens aient venir pour la représentation ! SASHA : Je m’aperçois que j’ai
Ce soir, c’est la fête d’intégration peur. Mais mes chers Ukrainiens J’espère que la guerre sera complètement oublié une date
pour les nouveaux à ma chorale, ne baissent pas les bras. finie… Neuf mois de vie en très importante : samedi, c’était
j’y sers du vin de ma cave. Je Après notre dispute à Kyiv, j’ai guerre, c’est le temps d’une gros- l’anniversaire noir des 90 ans de
raconte à mes amis mes voyages reparlé à ma mère aujourd’hui, sesse. J’essaye de voir le positif l’Holodomor, le génocide du
en Ukraine. Je sens que ces ce qui me rend heureuse. Maman dans cette noirceur. L’Ukraine est peuple ukrainien perpétré par le
allers-retours dans un pays en m’a « résumé » la situation avec un un jeune pays qui grandit. Les gouvernement soviétique en
guerre sont surréalistes pour eux. 1932 et 1933. Une grande famine
SASHA : Tout ou presque est organisée pour étouffer les
reparti chez moi : électricité, eau, révoltes et stopper la création
mais pas le Wi-Fi. Maman, elle, n’a d’une nation ukrainienne indépen-
rien. Elle va à son bureau. Il n’y a
pas d’eau mais il y a de l’électricité.
“Neuf mois de vie en guerre, c’est le temps dante. Il y aurait eu 5 millions de
morts. Mais je ne veux plus penser
Hier soir, elle a réussi à m’appeler d’une grossesse. J’essaye de voir le positif à toute cette violence qu’ils ont
et m’a dit : « Je voulais juste
entendre ta voix, car c’est très
dans cette noirceur. L’Ukraine est un jeune exercée et exercent encore sur
nous, je préfère penser à l’avenir.
dur. » J’avais le cœur serré. pays qui grandit. Les liens se tissent au sein Pas d’attaque aujourd’hui. J’ai
Ce soir, j’invite chez moi mes
copines Y. et M. pour la première
du peuple, comme les liaisons neuronales donné mes cours. Tout le monde
dit que cette nuit ou demain, il va y
fois. M. a besoin d’utiliser ma d’un bébé. Malgré tout, le pays paye un prix avoir des attaques. Je me prépare.
salle de bains, elle n’a rien chez
elle. J’ai proposé à maman de
trop important pour se défaire de ses vieux J’ai rempli la baignoire et chargé
mes appareils. Je me couche en
passer quel­ques jours chez moi, habits soviétiques ensanglantés.” Olga attendant les missiles.

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LA SEMAINE

La façade du
55 Tufton Street,
à Londres, repeinte
en orange par
les activistes de
Just Stop Oil,
le 25 octobre.

combat pour le moins d’impôts possible » et propose quantité


d’études sur le poids de la dette publique britannique ou les
salaires des leaders des syndicats du pays – des poncifs des
élus tory. Migration Watch UK dénonce une migration « mas-
sive » dans le pays, une préoccupation constante de la droite.
L’Institute of Economic Affairs veut lui « promouvoir » le rôle
du marché dans la société.
À peine connus du grand public, très proches du Daily
Telegraph et du Spectator, des journaux pro-tories, ces think
tanks sont des animateurs-clés du débat à droite et les princi-
paux incubateurs d’idées des gouvernements conservateurs
qui se succèdent à Downing Street depuis 2010. Pas une
semaine ne passe sans que le Centre for Policy Studies n’invite
un ministre ou un haut fonctionnaire à parler migration, fiscalité
À DEUX PAS DE WESTMINSTER, ou héritage du thatchérisme. Son directeur, Robert Colvile, un
ex-journaliste du Daily Telegraph, a participé à la rédaction du
UN INCUBATEUR CONSERVATEUR. programme des tories pour les élections générales de 2019.
La TaxPayers’ Alliance a été une des premières, après la crise
Au 55 Tufton Street, à Londres, le siège des plus financière de 2008, à réclamer une cure d’austérité pour l’État
influents lobbys ultralibéraux britanniques a été pris britannique. En 2010, David Cameron et son chancelier de
l’Échiquier, George Osborne, adoptaient ce remède drastique
pour cible par des militants écologistes. Mettant dont les effets négatifs – recul des services publics et des
en lumière leur rôle occulte auprès du parti tory. investissements dans les infrastructures – se font encore sen-
tir. Quelques heures après son arrivée à Downing Street, en
Texte Cécile DUCOURTIEUX septembre, Liz Truss choisissait comme conseiller économique
Matthew Sinclair, un ancien directeur de la TaxPayers’ Alliance.
La nomination de leur championne Liz Truss au poste de
Première ministre a constitué une consécration pour ces
C’EST UNE DISCRÈTE ADRESSE AU CŒUR DE LONDRES, groupes d’influence : elle défendait toutes leurs thèses, même
à quelques centaines de mètres du palais de Westminster et les plus radicales. Des baisses d’impôts tous azimuts, la
de Downing Street, à deux pas du siège du Parti conservateur défense coûte que coûte du Brexit, une vision minimaliste du
ou de la très sélect Westminster School, une école privée à rôle de l’État, etc. Son mandat à Downing Street a viré à la
40 000 livres sterling (plus de 46 000 euros) l’année. Ces der- catastrophe : ses propositions de réformes ont provoqué une
niers temps, le 55 Tufton Street, un élégant immeuble de style tempête sur les marchés financiers et Liz Truss a dû démis-
géorgien (briques patinées, colonnades blanches) est devenu sionner fin octobre. Depuis, les think tanks du 55 Tufton Street
le symbole de ce que la droite britannique a produit de pire ces font profil bas, mais ils n’ont pas renoncé à leurs thèses.
dernières années : les mensonges du Brexit ou les tentatives de L’attention médiatique se concentre désormais sur les activités
favoriser sans vergogne les plus riches. de l’un des plus discrets d’entre eux : le Global Warming Policy
Fin octobre, les activistes pour le climat de Just Stop Oil l’ont Foundation (GWPF), qui produit quantité d’études question-
choisi pour cible, et ont aspergé sa façade de peinture orange. nant les objectifs de neutralité carbone, considérés comme
La BBC et d’autres grands médias britanniques se sont pen- « extrêmement dommageables » pour l’économie du pays.
chés sur ses activités et la bande de Led By Donkeys, un collec- Fondé par un ex-ministre de Margaret Thatcher, Nigel Lawson,
tif londonien dénonçant les dérives des tories, lui a consacré ce groupe d’influence a récemment accueilli comme conseiller
une vidéo devenue virale. Au 55 Tufton Street siègent une David Frost, négociateur de l’accord du Brexit pour Londres et
demi-douzaine de groupes de lobbying ultraconservateurs, ex-ministre de Boris Johnson.
dont la TaxPayers’ Alliance, Civitas, Migration Watch UK ou la « Il n’est pas normal que le GWPF [comme la plupart des autres
Global Warming Policy Foundation. L’organisation pro-Brexit think tanks du 55 Tufton Street] soit enregistré en tant que
Vote Leave, qui a coordonné la campagne du référendum société caritative », dénonce Jo Maugham, fondateur du Good
en 2016, y a été hébergée quelques mois. Leave Means Leave, Law Project, un collectif d’avocats anti-Brexit qui a récemment
un autre groupe de pression euro­sceptique, coprésidé par le saisi l’Autorité britannique des œuvres de charité au sujet des
politicien d’extrême droite Nigel Farage, y occupait des bureaux activités du GWPF. « Défendre des thèses climatosceptiques et
Vuk Valcic/Zumapress.com/MA XPPP

jusqu’à sa dissolution, en 2020. Lui aussi influent, le très libéral des fausses informations ne devrait pas être considéré comme
Centre for Policy Studies est installé au 57 Tufton Street, dans une œuvre de charité », estime Jo Maugham. Son collectif
l’immeuble mitoyen. L’Institute of Economic Affairs se trouve lui entend aussi dénoncer l’opacité du financement du GWPF et
au 2 Lord North Street, juste au coin de la rue. des autres structures du 55 Tufton Street : au Royaume-Uni, les
La plupart de ces think tanks affirment être « indépendants » œuvres de charité n’ont pas à rendre publique l’identité de leurs
et « non partisans », mais une simple visite sur leur site Web donateurs. « Il est scandaleux que des sommes d’argent consi-
permet de constater leur communauté de pensée avec le parti dérables soient injectées dans la politique britannique sans que
conservateur. La TaxPayers’ Alliance invite à « rejoindre le l’on sache d’où elles viennent », dénonce l’avocat.

36
LA SEMAINE

À DOHA, LE MATCH
Une concession imposée par les règles de la FIFA conduisant,
grande première, à la mise en place d’une liaison aérienne
­temporaire entre Tel-Aviv et Doha.

­PERDU D’AVANCE DES Mais, sur place, les équipes israéliennes, qui s’attendaient
à ce que la dynamique de normalisation en cours entre leur

­JOURNALISTES ISRAÉLIENS.
nation et plusieurs États arabes facilite leur travail, ont très vite
déchanté. Depuis le début de la compétition, ils se heurtent de
manière quasi systématique au refus des supporteurs arabes
Les reporters originaires de l’État hébreu venus couvrir la de leur parler, en signe de solidarité avec les Palestiniens.
Ce dur retour à la réalité rappelle que cette cause demeure
Coupe du monde de football sont quasi systématiquement un élément structurant de l’identité arabe et illustre le déca-
ignorés, voire pris à partie, par des supporteurs lage entre les dirigeants, non élus pour la plupart, et leur
peuple. « Seuls 10 % des Arabes que j’approche se montrent
arabes, toujours très attachés à la cause palestinienne. coopératifs, témoigne Moav Vardi, le correspondant diploma-
tique de KAN, groupe audiovisuel public israélien, interrogé
Texte Benjamin BARTHE par M Le magazine du Monde. Le reste du temps, quand ils
comprennent d’où je viens, ils se détournent de moi. La plupart
se contentent de s’enfuir comme si j’avais la peste. Dans
quelques cas, les refus s’accompagnent d’attaques verbales. »
Une scène, également postée sur les réseaux sociaux, montre
un supporteur saoudien lui déclarer : « Il n’y a pas d’Israël, il n’y
a que la Palestine, vous n’êtes pas le bienvenu ici. »
Raz Shechnik a publié une longue suite de tweets dans lequels
il s’indigne des « regards haineux » des fans arabes qu’il a
essayé d’aborder. Pour parvenir à ses fins, le journaliste a
tenté de se faire passer pour un Équatorien. En vain. La com-
munauté palestinienne, importante au Qatar, a fait circuler
sur Internet des photos des logos des principaux médias
­israéliens, enjoignant tous les Arabes présents dans l’émirat
à ignorer les reporters munis d’équipements arborant
ces sigles. Des militants antinormalisation se sont même fait
une spécialité de perturber les interviews réalisées par
ces journalistes, en criant « Free Palestine » en arrière-plan.
Ces déboires ont vite fait la « une » de la presse israélienne.
« Le Mondial de la honte », a titré Yediot Aharonoth. « Le pro-
blème de ces supporteurs arabes, ce n’est pas l’occupation de
la Cisjordanie, c’est l’existence même d’Israël, en tant qu’État
souverain sur cette terre, soutient Moav Vardi. Ils n’acceptent
pas notre légitimité, ils nous voient comme un monstre. Cet épi-
sode fait l’affaire de l’extrême droite israélienne, qui prétend
qu’il n’est pas utile de mettre un terme à l’occupation, parce
que, quoi que l’on fasse, les Arabes nous haïront toujours. »
Dans la salle de presse de Doha, l’argument fait sourire
les confrères arabes. « Nous n’avons pas de problème avec
Un supporteur LA SCÈNE SE DÉROULE AU QATAR, un soir, en marge le peuple juif, nous avons un problème avec cet État qui tue
tunisien affichant de la Coupe du monde de football. Des supporteurs maro- les journalistes », lâche Amina Bouamari, une Algérienne
son soutien
à la Palestine, cains, tout sourire, brandissent des écharpes aux couleurs employée par la radio francophone qatarie Oryx FM. Elle fait
lors du match de leur pays devant une équipe de reporters étrangers. là allusion à la Palestinienne Shireen Abu Akleh, visage de
opposant « Nous sommes d’Israël », lance l’un des journalistes, hors la chaîne Al-Jazira en Cisjordanie, abattue par un militaire
la Tunisie
au Danemark, champ sur la vidéo, partagée sur les réseaux sociaux. israélien, à Jénine, au mois de mai. Bien qu’ayant fini par recon-
le 22 novembre. Instantanément, les Marocains rangent leur attirail et passent naître, du bout des lèvres, la responsabilité d’un de ses soldats,
leur chemin. « Mais, nous sommes de nouveaux amis, nous l’État hébreu persiste à refuser toute procédure judiciaire.
avons fait la paix », proteste le journaliste en référence à l’ac- « Les Israéliens vivent au pays des rêves, raille Sultan Barakat,
cord de reconnaissance diplomatique conclu entre son pays un politologue palestinien qui enseigne dans une université
et le royaume chérifien en décembre 2020. « Non à Israël, ­qatarie. Leur expérience aux Émirats arabes unis leur a donné
oui aux Palestiniens », rétorque l’un des fans en s’éloignant l’impression qu’ils deviennent incontournables dans la région,
tandis que l’Israélien s’entête, incrédule : « Mais vous avez qu’ils peuvent se réconcilier avec les Arabes tout en continuant
signé la paix, vous avez signé la paix… » à opprimer les Palestiniens. C’est du pur fantasme. »
La mésaventure vécue ce soir-là par Raz Shechnik, envoyé Figure de proue de la relève militante palestinienne,
­spécial à Doha du quotidien Yediot Ahoronoth, le plus gros Mohammed El-Kurd approuve. « Les reporters israéliens
Petr David Josek/AP/SIPA

tirage de la presse payante de l’État hébreu, n’est pas un cas jouent aux idiots, écrit-il sur Twitter. Ils passent sous silence
isolé. Alors qu’il n’entretient pas de relations officielles avec le vol de terres, les assassinats de journalistes et les millions
Israël, contrairement à ses voisins du Bahreïn et des Émirats de Palestiniens qui vivent dans une prison à ciel ouvert. Ils
arabes unis, qui ont franchi le pas de la reconnaissance savent que l’opposition publique au sionisme grandit. C’est
quelques mois avant le Maroc, le Qatar a ouvert ses frontières pour cela qu’ils jouent les victimes terrifiées par les sentiments
aux journalistes israéliens désireux de couvrir le Mondial. des fans de foot. »

38
LA SEMAINE

POTENTIEL PREMIER “PARASTRONAUTE” DE L’HISTOIRE

John
QUI EST VRAIMENT…
Le Britannique John McFall, amputé de la jambe
droite après un grave accident de moto, est devenu le
premier astronaute en situation de handicap à inté-

McFall. grer la nouvelle promotion de l’Agence spatiale euro-


péenne (ESA). à 41 ans, il rejoint un programme iné-
dit visant à étudier la « faisabilité » de l’accès des vols
AMPUTÉ DE LA JAMBE DROITE APRÈS UN ACCIDENT DE MOTO, spatiaux aux « parastronautes ». « Quand l’ESA a
CE CHIRURGIEN BRITANNIQUE, ANCIEN ATHLÈTE PARALYMPIQUE, annoncé qu’elle cherchait un candidat avec un handi-
A INTÉGRÉ UNE PROMOTION DE L’AGENCE SPATIALE cap physique, j’y ai vu une opportunité qui combine
EUROPÉENNE. AVEC POUR OBJECTIF DE DEVENIR LE PREMIER toutes mes passions : le sport, la médecine et la
HOMME EN SITUATION DE HANDICAP À ALLER DANS L’ESPACE. science, glisse à M l’ancien athlète paralympique
aujourd’hui médecin. Avoir été retenu est un privilège,
mais aussi une grande responsabilité. »
Texte Marine BOURRIER
FAUCHÉ À 19 ANS
Benjamin d’une fratrie de trois enfants, John McFall
naît à Frimley, dans le sud de l’Angleterre, région que
la famille sillonne au gré des affectations du père,
parachutiste dans l’armée britannique. De ce « mode
de vie militaire », il tire une passion pour les activités
de plein air : randonnée, escalade, course à pied.
« On écoutait toujours les histoires de mon père, se
souvient-il. Ses expériences m’ont donné ce goût de
l’aventure. » En août 2000, alors âgé de 19 ans, il doit
pourtant renoncer à son rêve de rejoindre l’armée.
« Je visitais à moto l’île de Koh Samui, en Thaïlande.
J’ai perdu le contrôle dans un virage. J’ai été envoyé
dans un hôpital de Bangkok où ma jambe droite
a dû être amputée. »
CHAMPION DU MONDE PARALYMPIQUE
Après plusieurs mois de réadaptation – physique
comme mentale –, John McFall renoue avec sa pas-
sion : la course. Une fois diplômé de la filière sportive
de l’University of Wales Institute, à Cardiff, il devient
sprinteur paralympique et rafle sa première médaille
européenne en 2005. « Je n’étais pas spécialement
destiné à devenir un athlète paralympique, raconte-t-il.
Je voulais simplement voir jusqu’où j’étais capable
d’aller. » Résultat : il est sacré champion du monde
du 100 mètres et du 200 mètres en 2007, avant de
décrocher, l’année suivante, une médaille de bronze
aux JO de Pékin. En 2009, il met un terme à sa car-
rière sportive et se lance dans une nouvelle aventure :
les études de médecine, dont il sort diplômé en 2014.
UN HOMME DE SOLUTIONS
Marié et père de trois enfants, John McFall exerce
aujourd’hui en tant que chirurgien orthopédiste et
­traumatologue dans le Hampshire, en Angleterre. Dans
le cadre de l’ESA, le prochain défi de ce passionné de
sciences à la volonté d’acier est d’étudier les difficultés
liées à l’envoi dans l’espace d’une personne avec un
handicap et de trouver les moyens de les surmonter.
Un état d’esprit que l’ancien champion cultive depuis
son accident : « Après mon amputation, il n’a jamais été
François Mori/AP/SIPA

question de me demander ce que je ne pouvais plus


faire, mais plutôt de réfléchir à comment faire en sorte
que cela soit possible. » Lui qui rêvait enfant de décou-
vrir le monde pourrait bien, d’ici à quelques années,
poursuivre son exploration au-delà de l’atmosphère.
Devenons l’énergie qui change tout.

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LA SEMAINE

DÉBAT DE SOIRÉE FAUT-IL BOYCOTTER TWITTER ?


UN RACHAT À 44 MILLIARDS DE DOLLARS, DES LICENCIEMENTS ET DES DÉMISSIONS EN
CASCADE, LA VOLONTÉ DE RENDRE DES COMPTES PAYANTS OU LA RÉOUVERTURE DE CELUI
DE DONALD TRUMP AU NOM DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION : FAUT-IL RESTER FIDÈLE
À UN OISEAU BLEU DÉSORMAIS ENTRE LES GRIFFES D’ELON MUSK ? Texte Guillemette FAURE

LE CONTRE- LE CONTRE- LE CONTRE-


ARGUMENT ARGUMENT ARGUMENT
DU BON MOMENT EFFICACITÉ POLITIQUE
Dès avril, quand il a Le président de la Partir, c’est abandon-
commencé à évoquer NAACP, l’association ner le terrain. Twitter
le rachat de la plate- historique de défense reste une excellente
forme, Elon Musk n’a des Afro-Américains, plate-forme de
jamais fait mystère a appelé les annon- discussion et de mise
de ses projets pour ceurs à quitter Twitter en commun d’infor-
Twitter. Être resté à après la décision de mations. La quitter
l’époque et quitter le Musk de rouvrir le pour d’autres applis
site maintenant qu’il compte de Trump… et dont on ne sait pas
s’apprête à rendre des il l’a fait par un tweet ! à qui elles appar-
comptes payants, Aller sur Twitter pour tiennent vraiment et
c’est donner l’impres- annoncer qu’il faut en ce qu’elles font des
sion qu’on a juste des partir, c’est en faire un données, c’est naïf et
objections de porte- site où s’annoncent c’est abandonner l’es-
monnaie ou qu’on suit les grandes décisions. pace aux extrémistes
le mouvement. Par Si on ne peut pas le de tous bords
ailleurs, ce n’est pas boycotter, autant auxquels chaque
ça qui pèsera sur le tenter d’obtenir par esclandre accorde
destin de la plate- des actions légales plus d’attention.
forme : si le nouveau l’interportabilité des En plus, garder un
proprio multiplie les comptes, à la façon compte Twitter c’est
provocations, c’est par des numéros de télé- toujours utile, au
désespoir et parce phone, afin de partir moins pour signaler
qu’il a déjà perdu trop facilement sur une sa nouvelle adresse
L’ARGUMENT DU L’ARGUMENT L’ARGUMENT d’abonnés, de déve- autre plate-forme en sur Mastodon.
BON MOMENT EFFICACITÉ POLITIQUE loppeurs et d’annon- cas de désaccord.
Du retrait des pubs Fermer son compte Comment rester sur ceurs. Inutile de fer-
d’annonceurs, comme sans parler d’Elon Twitter quand le mer son compte,
Balenciaga ou General Musk, c’est bien plus patron de Tesla poste Musk finira par se
Motors, aux ferme- utile que critiquer une photo de ses saborder tout seul.
tures de comptes, Twitter. « Don’t feed armes à feu sur sa
c’est le moment idéal the troll » : là, le troll, table de nuit, et qu’il
pour quitter le navire c’est le milliardaire lui- veut en faire un lieu de
Twitter et participer à même, qui cherche ralliement des para-
un mouvement massif. par l’outrance à main- nos d’extrême droite
Elon Musk veut faire tenir la plate-forme qui s’estiment censu-
de sa plate-forme le dans la conversation, rés partout ? À chaque
lieu du « free speech », en appelant à voter nouveau sondage qu’il
mais l’expression est républicain aux der- conduit sur son propre
devenue le cri de nières élections site, il consulte « le
ralliement de ceux ou en retweetant des peuple », autrement
qui y cautionnent les « fake news » homo- dit ceux qui ont gardé
pires ­propos. Quand phobes visant Paul leur compte et lui
Florian Philippot se Pelosi, le mari de répondent, et qui
réjouit d’un « immense Nancy, lors de son donnent des réponses
vent de liberté qui agression. Alors, toujours plus con­
s’annonce » sur puisqu’il n’y a pas de servatrices, contri-
Twitter, on peut se recettes publicitaires buant à faire de
demander d’où sans audience, rien Twitter une
souffle cette brise de plus efficace que ­plate-forme
et se dire qu’il est de frapper au à leur image.
temps de s’éclipser. porte-monnaie.
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L E C A F É FA I T S A R É VO L U T I O N E N C O U L E U R S
LA SEMAINE

chien à 750 euros, boîte à lunch à 650, flûte à champagne à


600, parure de lit à 1 200… Chaque mise en scène est d’abord
testée avec un faux enfant en plastique et l’image est envoyée
au siège, à Paris. Une ou deux heures plus tard, une fois la scé-
nographie validée par la hiérarchie, un enfant habillé en
Balenciaga Kids prend la pose à la place de la poupée.
L’entreprise de luxe a organisé un casting en interne, les
modèles sont des filles et fils de collaborateurs de Balenciaga.
Ils viennent accompagnés par leurs parents. Le 16 novembre,
les six visuels de « Holiday » apparaissent sur les réseaux et des
articles suivent. « Balenciaga imagine des objets d’intérieur lou-
foques à avoir (absolument) chez soi », titre GQ. Certains inter-
nautes critiquent le mauvais goût de la campagne, son côté
glauque ou provoc’ ; d’autres s’insurgent devant cette instru-
mentalisation de l’enfance. Puis, soudain, le mot BDSM (bon-
dage, domination, sadisme, masochisme) est utilisé par une
twittos pour décrire les sacs nounours portant des chaînes et
des harnais. Ces sacs font autant « punk » que « bondage ». Le
père d’une petite modèle déclare que sa fille avait passé un
« moment fantastique » et que la mauvaise publicité entourant
ces images était « exagérée ». Mais c’est trop tard, la machine à

LE CAUCHEMAR DE NOËL
commentaires s’emballe. Elle prend des proportions stupé-
fiantes quand un internaute, zoomant sur une image d’une autre
campagne de Balenciaga (celle de la ligne Garde-robe du prin-

DE BALENCIAGA. temps-été 2023, photographiée par l’Américain Chris Maggio,


dans laquelle Nicole Kidman, Isabelle Huppert et Bella Hadid
En faisant poser des enfants au milieu d’objets posent en femmes fatales dans des bureaux new-yorkais), y
découvre, posé près d’un sac à main, un extrait d’un arrêt de
de luxe, la marque n’imaginait pas être accusée 2008 de la Cour suprême des États-Unis sur la pédopornogra-
de pédopornographie sur les réseaux sociaux. phie. Sur les réseaux et des médias en ligne, reprenant tous les
mêmes informations en les déformant, l’affaire est pliée : la
Elle s’emploie désormais à enrayer les “fake news”. marque est accusée de pornographie infantile.
Le 22 novembre, Balenciaga retire les images et présente ses
Texte Léna MAUGER
excuses « pour toute offense que notre campagne de Noël a pu
causer. Nos sacs en peluche n’auraient pas dû être mis en scène
SIX JOURS : LA DERNIÈRE CAMPAGNE PUBLICITAIRE avec des enfants ». Elle publie dans la foulée un second mea
DE BALENCIAGA restera sans doute l’une des plus courtes de culpa à propos de la campagne de sa ligne Garde-robe dans
l’histoire de la mode. Depuis l’arrivée, en 2015, du Géorgien laquelle l’arrêt de la Cour suprême américaine a étrangement
Demna Gvasalia (désormais appelé Demna) à la direction artis- été glissé. « Nous engageons une action en justice contre les par-
tique, la marque joue la provoc’, en proposant par exemple des ties responsables de la création du décor et de l’inclusion d’élé-
sacs-poubelle en cuir précieux à 1 750 euros. Et en créant des ments non approuvés pour la séance photo (…). Nous condam-
images chocs : un défilé au milieu d’une tempête de neige artifi- nons fermement les abus envers les enfants, sous quelque forme
cielle quelques jours après l’invasion russe en Ukraine ou plus que ce soit. » Trois jours plus tard, Balenciaga attaque en justice
récemment au milieu d’une montagne de boue postapocalyp- la société de production North Six ainsi que le scénographe
tique avec Kanye West en ouverture. La tornade qui secoue Nicholas Des Jardins. La griffe, dont le chiffre d’affaires annuel
aujourd’hui Balenciaga semble plus ravageuse. Elle raconte que dépasse le milliard, leur réclame 25 millions de dollars (24 mil-
la puissance du groupe de luxe Kering, propriétaire de la mai- lions d’euros). Le 28 novembre, dans un nouveau communiqué,
son, ne peut rien contre l’emballement des réseaux sociaux et la Balenciaga endosse la responsabilité pour les deux campagnes.
propagation de fake news. L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais tapez Gabriele Galimberti
Tout commence en septembre par un e-mail reçu par le photo- dans Google : le mot « pédophile » est accolé au nom du photo-
graphe documentaire Gabriele Galimberti. Basé à Milan, graphe italien, qui reçoit menaces de mort et messages d’in-
Galimberti s’intéresse à l’humain à travers ce qu’il aime ou pos- sultes. Des twittos ont publiquement partagé son numéro de
sède. Sa signature, ce sont des portraits : des Américains avec portable et passent ses images à la loupe : une banane sur une
leurs armes (World Press Photo 2021), des mamies partageant table devient la preuve qu’il viole des enfants… « Si je suis cou-
leurs meilleures recettes de cuisine, des enfants du monde pable de quelque chose, c’est d’avoir vendu mon écriture à
entier avec leurs jouets favoris. Cette dernière série, « Toy Balenciaga. C’est mon travail, la manière dont je gagne ma vie »,
Story », entamée en 2010, a tapé dans l’œil de Balenciaga, qui dit Gabriele Galimberti, qui attaque aujourd’hui des médias
lui a demandé d’utiliser le concept pour sa campagne « Holiday » pour diffamation, du Daily Mail à Newsweek. Mais le mot
Miguel Medina/AFP

de Noël : les enfants poseront avec des objets de la griffe. « pédophile » est comme du ruban adhésif : difficile de s’en
Le shooting est organisé dans une villa près de Paris les 17 et défaire. Vous avez beau n’avoir rien fait, le soupçon est là.
Une boutique
Balenciaga à 18 octobre. Il est derrière l’objectif. Les équipes de Balenciaga Certains clients ont d’ailleurs déjà annoncé à Gabriele
Milan. ont sélectionné des objets en édition limitée – gamelle pour Galimberti préférer repousser leurs commandes.

44
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LA SEMAINE

«  ON NE MANGERA PLUS DE FIGUES ligne ferroviaire, Erige Sehiri choisit de pour- marché de Tunis », et a tourné sur deux étés à
COMME AVANT  » : c’est la phrase que la réalisa- suivre sa quête de filmer « les gestes du tra- Kesra, à 170 kilomètres au nord-ouest de la
trice franco-tunisienne Erige Sehiri a le plus vail », mais, cette fois, au travers d’une fiction. capitale, le village où a grandi son père,
entendue lors de la présentation de son film « En Tunisie, plusieurs faits divers ont fait état Amara. Au départ, celui-ci, à la retraite, refuse
Sous les figues, partout en France. Cette de jeunes filles blessées ou mortes dans des de donner un coup de pouce financier à son
œuvre sensible et baignée de lumière, qui sort accidents de voiture ou de camion alors projet, en lui lançant : « On ne fait pas de
en salle le 7 décembre, devrait rester en qu’elles allaient travailler dans les champs, cinéma si on n’a pas d’argent ! » Elle persiste
mémoire. En Tunisie, où il est visible depuis retrace la réalisatrice. L’image de ces jeunes malgré tout. « Un soir, sur le tournage, alors
un mois, certaines répliques du film ont même femmes transportées en groupe, comme du que nous visionnions une scène au combo, je
été détournées en mèmes sur les réseaux bétail, à l’arrière d’un pick-up, me hantait. » me suis retournée. Il était derrière moi, en train
sociaux. Le travail de la réalisatrice autodi- Le film s’ouvre précisément sur cette scène, de pleurer. Le lendemain, il a changé d’avis et
dacte de 40 ans a reçu à Tunis un écho où des ouvriers saisonniers entassés sur un m’a dit qu’il allait m’aider avec ses économies. »
enthousiaste, au point d’avoir été choisi pour véhicule sont en route pour la récolte des Elle a grandi à Vénissieux, aux Minguettes
concourir à l’Oscar du meilleur film étranger, figues. Puis Erige Sehiri filme la cueillette – « comme Thierry Frémaux » le délégué
qui sera décerné en mars. « Pour moi qui suis ensoleillée. D’un figuier à l’autre, elle décrit général et faiseur de rois du Festival de
née et ai grandi en France, voir tout à coup le les rapports de force, les liaisons secrètes, Cannes, glisse-t-elle dans un sourire. Père
pays d’origine de mes parents me reconnaître, les prises de bec… Et, en creux, le portrait électricien, mère cheffe de cuisine dans un
c’est très fort », dit-elle. Sous les figues a d’une jeunesse tunisienne espiègle, qui doit collège, appartement au neuvième étage
même été sélectionné à la Quinzaine des réa- concilier la dégringolade économique avec sa avec vue sur les tours de la cité. « Je passais
lisateurs à Cannes, un excellent tremplin. soif de liberté, la recherche de plaisirs amou- beaucoup de temps à regarder par la fenêtre.
Après La Voie normale (2018), son premier reux avec les coutumes religieuses. De temps en temps, des voitures brûlaient lors
long-métrage, un documentaire qui suivait Erige Sehiri a recruté ses acteurs, non profes- d’émeutes, c’est vrai, mais je ne me souviens
cinq cheminots construisant une nouvelle sionnels, « sur Facebook, dans les champs, au que d’une enfance heureuse, d’un cocon. »
Le bac en poche, après avoir beaucoup fré-
quenté la seule salle de cinéma du quartier
et découvert, éblouie, le cinéma d’Abdellatif
Kechiche, elle annonce à sa famille vouloir
partir aux États-Unis faire du cinéma.
ERIGE SEHIRI, SOUS LES FIGUIERS, L’OSCAR ? « En France, j’étais tellement certaine de ne
pas être prise que je n’ai même pas postulé. »
Le premier long-métrage de fiction de la réalisatrice Mais, outre-Atlantique, les écoles sont inabor-
franco-tunisienne sort en France le 7 décembre. dables. Elle se trace alors un sillon parallèle,
apprend l’anglais à San Francisco, étudie la
Remarqué à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, finance à Montréal tout en faisant des petits
il s’apprête à concourir à Hollywood. boulots, trouve un travail dans une banque au
Luxembourg et commence à filmer les
Texte Valentin PÉREZ – Photo Louisa BEN Minguettes, avant de se reconvertir en journa-
liste fixeuse à Jérusalem.
Lorsque, fin 2010, éclate la révolution tuni-
sienne, prélude aux « printemps arabes »,
elle fonce à Tunis, avec l’idée de couvrir les
événements pour des chaînes de télé fran-
çaises. « C’est là que mon père m’a demandé
de lui ouvrir un compte Facebook. En voyant
que lui, si peu loquace d’habitude, avait choisi
pour premier post un poème sur le rêve et la
liberté, j’ai compris que ce qui m’intéressait
dans ce soulèvement n’était pas l’actualité, les
JT, mais l’intime, la révolution intérieure que
les gens vivaient. » L’anecdote lui inspire Le
Facebook de mon père (2012), un court-
métrage tendre qui l’a fait remarquer dans les
festivals et l’a familiarisée, au-delà du cadre et
du montage, au processus laborieux de la
fabrication d’un film : synopsis, scénario,
demandes d’aides… La campagne pour les
Oscars s’annonce féroce, avec son lobbying à
coups de rendez-vous promotionnels et
d’achats de publicités, un processus qui favo-
rise souvent les films de pays occidentaux.
Mais Erige Sehiri travaille déjà à son prochain
long-métrage. Une seconde fiction, autour de
La productrice deux sœurs ivoiriennes installées en Tunisie,
et réalisatrice le pays où ses grands-parents agriculteurs
Erige Sehiri,
à Tunis, le cultivaient autrefois oliviers et figuiers, et
12 novembre. où elle vit désormais.

46
LA SEMAINE

dans leur élément. « Il y a un effet miroir, c’en


est quasi troublant », sourit Philippe, 65 ans,
naturiste de longue date, qui visite l’exposition
pour la deuxième fois. « On est presque le sujet
de l’expo », rebondit Leo, jeune chirurgien
­plastique de 31 ans, venu là avec deux amis.
En se rapprochant à poil de ses semblables
s’accorde-t-on pour autant davantage à l’art ?
« On ne voit pas les choses de la même façon
nu ou habillé, veut croire Laurent Luft. Face
à certaines œuvres, on se sent soudain
­vulnérable.  » Jennifer Gooch, une retraitée
­britannique venue spécialement d’outre-
Manche avec son mari pour participer à
­l’opération, est plus sceptique. « Je ne suis
Au Musée Maillol, pas sûre d’aimer l’hyperréalisme, je ne ressens
le 10 novembre, pas encore de connexion », murmure cette
lors d’une
visite privée
habituée de la Tate, à Londres. Assis en tail-
coorganisée leur sur une serviette rose posée par terre,
par l’Association Dominique, 60 ans, reproduit sur son carnet
des naturistes
de Paris.
une œuvre de l’artiste américain John
de Andrea. Vingt-cinq ans de naturisme au
compteur, il court les expositions avec assi-
AU MUSÉE MAILLOL, L’ART PORTÉ AU NU. duité. « J’adorerais visiter le musée Rodin à
poil, sourit-il. Avec toutes ses sculptures nues,
À l’occasion de l’exposition “Hyperréalisme. Ceci n’est pas ce serait le pied ! » Son rêve sera peut-être un
jour exaucé. Le musée de la rue de Varenne
un corps”, l’établissement parisien invitait, en novembre, a bien organisé, en février, pour la Saint-
ses visiteurs à admirer les œuvres dans le plus simple Valentin, une « soirée Love », « ode au corps
et aux sens qui rappelle la grande histoire
appareil. Une expérience insolite visant à élargir le public. d’amour que vécurent Auguste Rodin et
Camille Claudel », dixit le site Internet.
Texte Roxana AZIMI Depuis plusieurs années déjà, les établisse-
ments cherchent à élargir leur public en
­proposant des expériences insolites, fondées
non plus sur le savoir et l’intellect, mais sur
l’approche corporelle. « Éteignez vos por-
tables, enfilez vos leggings, respirez profondé-
ment », exhortait ainsi le Centre Pompidou,
en lançant, en 2018, des visites sportives
au milieu de ses chefs-d’œuvre. De la Tate
MARIA, 22 ANS, A D’ABORD ÔTÉ SES au Musée Maillol. Au point que Tempora, Modern au Musée d’art moderne de Paris en
CHAUSSURES. Puis l’étudiante aux cheveux la société belge organisatrice de l’exposition, passant par Guimet, pas un lieu qui n’ait cédé
courts a retiré sa combinaison verte et ses n’exclut pas d’ouvrir de nouveaux créneaux à la vogue du yoga pour capter ses millions de
dessous, qu’elle a rapidement enfouis dans un de visite dénudée en janvier. « On touche pratiquants. Salutation au Soleil, exercices de
grand sac-poubelle noir. Son voisin a lui aussi un public différent, se félicite Émilie Derom, relaxation et étirements sont désormais mon-
défait son costume, s’est discrètement appli- porte-parole de Tempora. Les naturistes naie courante au Louvre-Lens. La Galerie du
qué du déodorant, avant de rejoindre le public confirmés qui s’adonnent à leur pratique temps, cette longue salle du musée nordiste
très particulier qui, ce 17 novembre au soir, ou des amis qui viennent là par défi finissent où sont présentés « cinq mille ans d’histoire »,
visitait l’exposition « Hyperréalisme. Ceci tous par regarder des œuvres. » Président de accueille aussi séances de Pilates et de
n’est pas un corps », au musée Maillol, à Paris ­l’Association des naturistes de Paris, Laurent qi gong, cette gymnastique traditionnelle
(jusqu’au 5 mars 2023). Dans le plus simple Luft est lui aussi aux anges. Depuis quatre chinoise qui repose sur le souffle.
appareil, seuls, en couple ou entre potes, ans, ce sympathique prosélyte cherche à sor- Le grand public en redemande. Les puristes,
les visiteurs avaient répondu à l’invitation de tir le naturisme urbain des horaires de piscine eux, sont plus réservés. Ouvrir ses chakras
­l’Association des naturistes de Paris. « Pas de dédiés. En 2018, ses adhérents ont pu visiter et chanter le Om, est-ce bien sérieux ?
portable, pas d’appareil photo ! », prévient un l’exposition « Discorde, fille de la nuit », au ­s’interrogent-ils, inquiets qu’à trop mélanger
membre de l’organisation, sans avoir à hausser Palais de Tokyo. Dans la rétrospective Louis les genres les lieux d’art se transforment en
le ton. Dans les allées, l’ambiance est décon- de Funès à la Cinémathèque, ils ont tenu leur centres de loisirs. « Il faut imaginer des usages
tractée, les corps se croisent sans se toucher. revanche sur l’intraitable gendarme de Saint- différents pour que les visiteurs aiment et s’ap-
Chacun montre son « cul et [ses] bonnes Tropez qui chassait le sein nu sur la plage de proprient les musées », défend Marie Lavandier,
manières », comme dirait Jacques Brel. « C’est Pampelonne. Mais c’est dans « Hyperréalisme », directrice du Louvre-Lens, convaincue que
comme prendre un pot entre amis », résume cette exposition consacrée aux artistes repro- « les institutions ont compétence pour “prendre
Emmanuel, 50 ans, tout nu et tout sourire. duisant la figure humaine, notamment nue, de soin” ». Une certitude que partage le Palais
B. Mottez

Près de 800 personnes se sont ruées sur façon si réaliste qu’elle semble plus vraie que de Tokyo, sur le point de lancer le HAMO,
les trois soirées réservées aux naturistes nature, que les nudistes se sentent vraiment un espace dédié au mieux-être par l’art.

48
Tous les champagnes
ont leurs caractères.

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LA SEMAINE

DANS LE GARD, DES ARBRES


résilience. Les plantes de la garrigue sont pyro-
phytes, elles se relèvent après le passage d’un
incendie. » Sur le secteur réduit en cendres

POUR RENAÎTRE DE SES CENDRES. repoussent déjà des arbustes et végétaux.


Marc Reynaud, « le garde forestier du coin »,
comme aime se faire appeler le technicien
En 2019, un mégafeu ravageait 800 hectares autour de la forestier territorial de l’ONF, se voit avant tout
commune de Générac, près de Nîmes. La vaste opération de comme un serviteur de cette nature :
« Actuellement, nous plantons là où il n’y a pas
reboisement qui vient d’être lancée vise autant à aider la nature de végétation arborée. »
qu’à semer l’espoir auprès d’une population traumatisée. Frédéric Touzellier, le maire (LR), sweat bleu,
jeans et baskets, s’apprête à planter un pin
pignon. « Avec cette opération, nous souhaitons
Texte Agathe BEAUDOUIN – Photo Sandra MEHL
non seulement reboiser mais aussi retrouver de
l’espoir », dit-il. Françoise Gauvin, une volon-
LES PIEDS ET LES MAINS DANS LA l’identique, avec des essences locales, observe taire, est arrivée trop tard. Il ne reste plus
TERRE, les habitants de Générac, dans le Gard, la botaniste Véronique Mure, qui accompagne aucune bouture. « Tant pis pour moi ! Mais je
plantent des pins, des chênes, des érables. Ce Générac dans cette initiative. Alors que moi, suis contente de voir que ce projet fédère. C’est
samedi 26 novembre, sur le site du Puech je serais plutôt partisane d’ouvrir la palette de à nous, les humains, de réparer ce drame. »
Lachet, à quelques kilomètres du cœur de nouveaux arbres, tout en restant dans le milieu L’incendie, elle s’en souvient « comme si c’était
cette commune de 4 000 âmes, ils veulent méditerranéen. » Et de citer en exemple le hier » : « Je revenais de la plage et je voyais au
redonner vie à leur forêt dévastée, à travers chêne vert, si présent dans les garrigues mais loin des nuages de fumée monstrueux. Plus je
une opération de reboisement, baptisée qui souffre du changement climatique. « On m’approchais, plus je me disais : “Ce n’est pas
« Renaissance ». Pendant une semaine, tous pourrait imaginer faire monter des essences du chez nous, ce n’est pas possible !” » Alexandre
les écoliers de la ville sont venus participer à Maroc, d’Espagne… Mais il n’y a pas de finan- Roussel, un jeune papa venu avec sa fille de
la plantation. Ce jour-là, c’était au tour d’une cements pour des projets innovants », admet la 5 ans et demi, Chloé, se rappelle lui aussi très
centaine d’adultes, parfois accompagnés de spécialiste, qui liste les arbres finalement choi- bien cette journée : « Il faisait très beau. J’étais
leurs enfants, d’effectuer les derniers coups sis, des essences habituelles pour ce territoire : au travail et je me suis dit : “Tiens, le temps se
de pioche de ce premier chapitre (d’autres pins d’Alep, pins pignons, pins de Salzmann, couvre.” » Comme d’autres habitants, il a fait
plantations sont prévues en 2023). chênes verts, chênes-lièges, figuiers… partie des bénévoles qui s’étaient mobilisés.
Dans ce village situé à vingt minutes au sud de Le projet se démarque néanmoins par un parti Lui avait rejoint la station-service du village
Nîmes, l’été 2019 est encore présent dans les pris clair : « Nous avons basé notre réflexion pour ravitailler les sapeurs-pompiers. « J’ai
esprits et ses conséquences restent toujours sur les essences qui favoriseraient la régéné- encore les photos sur mon téléphone por-
visibles. La nature porte les stigmates du rescence naturelle, souligne Frantz table », témoigne-t-il alors que Chloé s’applique
mégafeu qui s’est déclenché le 30 juillet 2019, Verbrackel. Cela signifie que sur une grande à mettre en terre un érable de Montpellier.
ravageant plus de 800 hectares de bois, de partie, nous ne planterons pas pour laisser « Dans dix ans, elle pourra revenir voir son arbre
garrigues et de vignes. Cet été-là, durant près faire la nature. » Sous son bonnet de laine, dans la forêt. Elle se souvient très bien du feu, et
d’une semaine, la population a vécu avec la appareil photo en bandoulière, Véronique j’avais envie qu’elle puisse aussi voir qu’on peut
peur au ventre de voir les flammes arriver Mure valide ce choix : « C’est un peu paradoxal faire, tous ensemble, quelque chose pour la
jusqu’aux portes des maisons. Près de de dire ça le jour d’une plantation, mais notre nature. Je me dis que ça peut participer à l’éveil
200 personnes ont dû être évacuées. rôle est d’accompagner la nature dans sa de sa conscience environnementale. »
Franck Chesneau, un pilote de la Sécurité
civile, a perdu la vie dans le crash d’un avion
bombardier d’eau. Une place du village porte
aujourd’hui son nom. « Le choc a été collectif,
c’est un drame qui a endeuillé la commune,
déclare Frantz Verbrackel, l’adjoint au maire
délégué à l’environnement. Et puis nous
avons découvert ces paysages lunaires,
notre nature était comme morte… Avec
les élus, on a jugé utile de faire quelque chose
pour reconstruire notre forêt. »
Le projet « Renaissance » est porté par la ville
et l’Office national des forêts (ONF), mais n’a
pu se concrétiser qu’avec la participation de
mécènes privés, les sociétés STS Promotion
et Vinci Construction. « Le coût total de cette
première phase est de 32 000 euros, le mécé-
nat nous a permis de récolter 18 000 euros »,
précise Frantz Verbrackel. Sur les 800 hec-
tares ravagés, la commune a perdu 70 hec-
tares de forêt. L’opération de reboisement
doit permettre d’en reboiser 20 avec Sur le site
du Puech Lachet,
3 000 arbres. Un chantier complexe et délicat près de Générac,
pour une petite commune. « Les conserva- le 26 novembre.
toires botaniques et l’ONF incitent à replanter à

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LA SEMAINE

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LE 21 NOVEMBRE, JOE BIDEN A SOIGNÉ SON STYLE POUR LA CÉRÉMONIE


DE GRÂCE PRÉSIDENTIELLE DES DINDES DE THANKSGIVING. CE QUI N’A
PAS LAISSÉ INDIFFÉRENTE LA DÉNOMMÉE CHOCOLAT.

1 - BELLES PLUMES 2 - PILOTE AUTOMATIQUE 3 - PÉNURIE DE SENS 4 - DESSUS CHIC 5 - TRUC DE DINDE
A-t-elle conscience de sa Pour la grande occasion, Pour honorer Chocolat, Puisque nous en sommes Posons enfin la question
chance ? Le 21 novembre, Joe Biden avait sorti ses Joe Biden avait également là, glissons aussi un mot qui fâche : pourquoi la tête
Joe Biden a perpétué une fidèles lunettes aviateur. ce jour-là noué autour sur le pardessus du pré- des dindes a-t-elle cette
tradition, à l’origine incer- Ce modèle, créé en 1936 de son cou une cravate sident. Joe Biden arbore teinte bleue si repous-
taine mais institutionnali- par le fabricant Bausch à rayures, précisément ce qu’il convient d’appeler sante ? L’explication réside
sée par George Bush père & Lomb, est devenu au fil appelée cravate club. Elle un chesterfield, en réfé- dans les amas de collagène
en 1989, consistant, pour du temps l’une de ses se distingue par l’étonnant rence à George Stanhope, présents dans leur peau et
le président américain en signatures stylistiques, sens de ses rayures. sixième comte de irrigués par de nombreux
exercice, à gracier publi- au point d’être un sujet de Celles-ci partent de son Chesterfield, mort vaisseaux sanguins.
quement une dinde à l’ap- raillerie pour son opposant épaule gauche pour en 1866. Dandy devant Lorsque l’animal est agité,
proche de Thanksgiving. le plus décomplexé. ­descendre vers son flanc l’éternel, copain de Lord ses vaisseaux se
C’est ainsi que la dénom- Donald Trump a ainsi plu- droit, ce qui indique tradi- Byron ou du comte contractent et se dilatent,
mée Chocolat, volaille du sieurs fois laissé entendre tionnellement une fabrica- d’­Orsay, il fut le premier à faisant varier l’espace entre Oliver Contreras/Sipa/Bloomberg via Getty Images

Kansas, a pu prendre la que Biden avait opté pour tion de type européen, populariser le concept de les fibres de collagène et
pose devant photographes cette forme de lunettes les cravates ornées de pardessus ample, destiné la manière dont la peau
et cameramans, aux côtés afin de masquer les traces rayures partant de l’épaule à être porté à l’extérieur et absorbe les couleurs
de son éleveuse et du pré- d’opérations antirides droite pour aller vers le ôté à l’intérieur. Avant l’ap- du spectre lumineux.
sident de la Fédération autour des yeux. Peu lui flanc gauche étant histori- parition du chesterfield, Concrètement, les dindes
nationale des éleveurs de importe que Biden porte quement fabriquées aux les gentlemans arboraient ont la peau rougie quand
dindes, avant de retourner ces lunettes depuis États-Unis. Appelons des manteaux coupés elles sont prêtes à se battre
à la maison, saine et sauve. l’époque où, âgé de donc ça un non-sens. très près du corps, qu’ils et la peau bleutée quand
Merci qui ? 20 ans, il travaillait en n’ôtaient jamais en public, elles sont heureuses. Oui,
tant que maître nageur même à l’intérieur. Chocolat a bien conscience
en Caroline du Nord. de la chance qu’elle a.

52
LA SEMAINE

C’EST L’HISTOIRE D’UN MEC SOUS- pas le prendre pour un bleu. « Je suis quelqu’un organisé en France, Olivier Giroud est même
ESTIMÉ, pour paraphraser Coluche. Onze ans d’ambitieux », assume-t-il, confiant tout haut sifflé par une partie du public, à Nantes.
que le scénario se répète ; peu importent ses rêver de l’équipe de France. Un vœu exaucé, Difficile de remplacer, dans les cœurs et sur
faits d’armes. En inscrivant un doublé contre quelques jours plus tard, le 11 novembre, avec le terrain, Karim Benzema, l’incontournable
l’Australie, le 22 novembre, lors de l’entrée en une première sélection lors d’un match amical numéro 9 du Real Madrid. « Parfois maladroit
lice de l’équipe de France dans la Coupe du contre les États-Unis. Le premier but intervient face au but, inconstant avec Arsenal cette sai-
monde de football, au Qatar, Olivier Giroud peu après, en février 2012, lors d’une ren- son, il apparaissait alors comme un choix par
est devenu le meilleur buteur de l’histoire contre face à l’Allemagne. défaut pour de nombreux observateurs »,
des Bleus. L’attaquant du Milan AC a égalé le La grâce d’un concours de circonstances le explique Rémi Dupré, le 6 juillet 2016, dans
record de Thierry Henry, champion du monde propulse à la pointe de l’attaque française, un article titré « La revanche d’Olivier Giroud ».
en 1998, avec un total désormais porté à entre blessures et méforme de ses concur- Si le journaliste parle au passé, c’est que
51 réalisations. Encore un but et le Savoyard rents, Karim Benzema en tête. Une histoire ­l’attaquant a réussi son Euro – perdu en finale
trônera seul au sommet de ce classement, appelée à se répéter les années suivantes, contre le Portugal –, lors duquel il a inscrit
devant tout ce que l’histoire du football français avec la mise à l’écart du buteur du Real Madrid 3 buts. L’occasion d’éprouver la versatilité de
compte de talents, de Michel Platini à Raymond par le sélectionneur Didier Deschamps, supporteurs prompts à l’acclamer quelques
Kopa, en passant par Zinédine Zidane. Pas mal en 2015, en raison de sa mise en cause dans jours après l’avoir hué.
pour un joueur aux qualités techniques limitées l’affaire de chantage à la « sextape » visant son « L’équipe de France a bel et bien trouvé en
en comparaison des noms cités précédem- coéquipier en bleu Mathieu Valbuena. Olivier Olivier Giroud, 30 ans, son buteur attitré »,
ment. À 36 ans, Olivier Giroud n’était même Giroud, lui, construit son nid. Le « géant ajoute Rémi Dupré dans un nouvel article,
pas certain, il y a encore quelques semaines, savoyard (1,93 m pour 88 kg) », « beau gosse le 9 juin 2017. Il était temps, près de six ans
d’être invité à participer au Mondial. tatoué et gominé », décrit Bruno Lesprit dans le après ses débuts en équipe de France. Le
Les prémices de cette trajectoire inattendue supplément Sport & forme du 25 février 2012, signe que rien n’est jamais gagné d’avance en
se lisent dans le portrait que lui consacre crève l’écran à Montpellier. L’équipe surprise ce qui concerne le natif de Chambéry. « C’est
Le Monde, le 30 octobre 2011, sur son site de la saison 2011-2012 ravira le titre de notre buteur », a tranché Didier Deschamps,
Internet. C’est la première fois que le nom ­champion de France au PSG. L’attaquant, au lendemain d’un triplé inscrit contre le
de l’attaquant est cité par le quotidien. « La de son côté, finira meilleur buteur de Ligue 1. Paraguay. Cette lune de miel se poursuit lors
France du football apprend à connaître Olivier Son entraîneur d’alors, René Girard, salue sa du Mondial 2018, en Russie, remporté par la
Giroud. Et le joueur semble bien décidé à tout modestie. « J’aime bien son parcours car j’au- France. Pourtant, l’attaquant traverse la com-
faire pour ne pas être oublié », écrit Frédéric rais fait pareil : ne pas vouloir avoir tout avant pétition sans marquer le moindre but. Son
Sougey, sous le titre « Olivier Giroud, buteur d’avoir trouvé », loue-t-il, dans une sortie que « altruisme » est alors vanté. Celui, comme le
né ». L’intéressé, qui évolue alors en Ligue 1, n’aurait sans doute pas reniée l’autre René décrit Adrien Pécout le 10 juillet 2018, d’un
à Montpellier, vient certes d’inscrire 8 buts en Girard, philosophe. Le joueur commence « gaillard de 1,93 m capable d’aller au combat,
12 matchs. Mais il faut du flair pour parier sur néanmoins à montrer son empressement. toujours d’attaque pour user la défense
la destinée d’un joueur qui a principalement « J’ai 25 ans, je n’ai plus de temps à perdre, adverse et servir de point d’appui dos au but ».
écumé, à 25 ans, les terrains de Ligue 2, de assume-t-il. Je pense que je peux apporter Avec l’âge, sa carrière en club connaît des dif-
National ou de CFA 2. Soit l’antichambre du un nouveau style de jeu à l’équipe de France, ficultés, à Arsenal, puis Chelsea, avant de
haut niveau. Même les entraîneurs croisés avec ma fougue et mon caractère. » Quelques retrouver quelques couleurs du côté du Milan
dans son parcours peinent à croire en ses mois plus tard, Montpellier transfère sa star AC. Le retour de Karim Benzema en équipe
capacités. « Trouver du temps de jeu. Depuis au club londonien d’Arsenal, contre 12 mil- de France le relègue parfois en dehors de la
le début de ma carrière, c’est toujours ma lions d’euros. Olivier Giroud prend une sélection tricolore. La blessure de ce dernier
­première préoccupation, même si pour ça je ­nouvelle dimension dans la très huppée à la veille du Mondial qatari a évacué les ques-
dois jouer dans une division inférieure », Premier League. Et développe des ambitions. tions sur l’hypothèse de leur cohabitation :
raconte alors Olivier Giroud pour expliquer Il n’hésite pas à déclarer en conférence de Olivier Giroud est, une fois de plus, l’inamo-
ses pérégrinations à Grenoble, Istres ou Tours, presse vouloir endosser un rôle de titulaire vible pivot des Bleus. « C’est l’histoire de sa vie
loin du glamour footballistique. lors de la Coupe du monde au Brésil, en 2014. et de sa carrière : l’attaquant de 36 ans déjoue
Le jeune homme est du genre besogneux, à un « L’attaquant d’Arsenal, convaincant dans son les pronostics, qui sont presque toujours en sa
âge où Kylian Mbappé, lui, soulèvera le trophée rôle de pivot et très bon dans le jeu de tête, a défaveur », souligne Alexandre Pedro, envoyé
de la Coupe du monde. « J’avais aussi besoin montré qu’il pouvait être mieux qu’un simple spécial au Qatar, le 12 novembre, quelques
d’apprendre à faire ma vaisselle tout seul », joker », relève Yann Bouchez, le 11 juin 2014, jours avant le début de la compétition.
sourit Olivier Giroud, nourrissant son récit d’ini- la veille du coup d’envoi de la compétition. Et à la fin, c’est Giroud qui gagne.
tiation avec une simplicité à enseigner dans les Pourtant, le joueur ne parvient pas à emporter
écoles de communication. Il ne faut néanmoins la franche unanimité. Peu avant l’Euro 2016, Texte Olivier FAYE

OLIVIER GIROUD
LE 30 OCTOBRE 2011, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT

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Les hommages
d’anonymes à
Jean-Luc Godard
LE MAGAZINE
sur sa porte
d’entrée, à Rolle,
en Suisse,
en novembre.

Jean-Luc Godard, dernier plan.


FATIGUÉ, USÉ, LE RÉALISATEUR DE 91 ANS A DÉCIDÉ CET ÉTÉ QUE SON HEURE ÉTAIT
VENUE. IL A CONTACTÉ UNE ASSOCIATION ET ORGANISÉ SA MORT : UN SUICIDE ASSISTÉ,
COM M E L’AUTORISE LA LOI SUISSE. M IS DANS LA CONFIDENCE, CERTAINS DE SES
PROCHES TÉMOIGNENT DE SES DERNIERS INSTANTS DANS LA PETITE VILLE DE ROLLE,
EN SUISSE, JUSQU’À LA DISPERSION DE SES CENDRES SUR LE LAC LÉMAN.
Texte Ariane CHEMIN — Photos Matthieu CROIZIER

57
LE M AG A ZINE

Page de gauche,
sur des photos de
Richard Dumas,
deux billets de
cinéma sur
lesquels Jean-Luc
Godard déclare
son amour pour
Anna Karina,
conservés par
son ami Roland
Tolmatchoff
(ci-contre),
à Genève.

“ROLAND ? C’EST ANNE-MARIE.”


En cette fin d’été, la voix d’Anne-Marie Miéville, la femme de Jean-Luc Godard,
résonne au bout d’un téléphone fixe.
« J’espère que c’est pour une bonne et pas une mauvaise nouvelle, s’inquiète, de l’autre
côté du fil, Roland Tolmatchoff.
— Un peu les deux, hésite Anne-Marie Miéville. Je te passe Jean-Luc. »
Quand on choisit de préparer sa mort, on a le temps d’ordonner la valse de ses
adieux. Si Godard a téléphoné à Roland Tolmatchoff, c’est peut-être parce que cet
ancien comédien, assistant réalisateur, vendeur de yoyos, chineur et libraire suisse
de 92 ans était son plus vieux copain. Son plus vieux copain vivant, en tout cas,
quelques mois de plus que Godard, la même collection de souvenirs dans le siècle
dernier : ils avaient 20 ans en 1950. Et voilà que résonne dans le combiné du vieil Tolmatchoff, ma mère, ma sœur et mes maîtresses de l’époque :
homme cette voix unique, à la fois tremblée et grave à force de cigares fumés, j’avais fait tout le casting. » Le futur maestro a rendez-vous « au
ralentie par un léger cheveu sur la langue et un soupçon d’accent suisse. cinéma avec Anna », l’actrice vedette de son film. Les tickets sont
« Roland, je t’embrasse, je m’en vais. » là, roses, sous nos yeux. Sur l’un, Godard a écrit : « J’aime. » Sur
Quelques semaines ont passé depuis la mort de Jean-Luc Godard, le matin du l’autre, « Anna ».
13 septembre. Un « suicide assisté », autorisé et encadré par la législation helvétique. Un an plus tard, en 1961, l’Ukrainien fut le témoin du mariage
Depuis sa maison de retraite genevoise, au terminus de la ligne de bus 7 qui mène de Jean-Luc Godard avec Anna Karina. Et encore, en 1967, pour celui
au lieu-dit Bout du monde, Roland Tolmatchoff remonte le fil de sa vie et de son avec la comédienne et future écrivaine Anne Wiazemsky, petite-fille
amitié avec le cinéaste de la Nouvelle Vague. Le pensionnaire suisse est né à Kharkov, de François Mauriac. En Suisse, les deux fois, à Begnins, bourg plutôt
dans l’une des républiques soviétiques d’alors, aujourd’hui en Ukraine. Il avait 8 ans cossu posé dans une campagne vaudoise verdoyante et proprette,
quand sa mère, pour fuir les bolcheviques, l’a pris sous le bras avec ses frères et avec vue dégagée sur le Léman. À l’époque de sa première union, le
sœurs en 1938 et s’est exilée en Suisse. « Je crois que mon père, un pur Ukrainien réalisateur d’À bout de souffle a Paris Match à ses trousses, qui fait
opposé aux purges de Staline, écrivain diplomate qui, par francophilie, m’a prénommé sa « une » sur les noces. « Le syndic [le maire] avait pour bureau une
du nom de l’écrivain Romain Rolland, a été dévoré par des loups après s’être échappé pièce de l’auberge communale, bref, la mairie faisait bistrot, raconte
d’un bagne des îles Solovki », dans la mer Blanche, raconte Tolmatchoff. Avec sa Tolmatchoff, c’est pour ça que Godard l’avait choisie deux fois. Il
longue barbe neige-argent et ses cheveux effilochés, on croirait Gandalf ou voulait aussi épouser Marina Vlady [qui avait tourné avec lui Deux
Saroumane, les magiciens du Seigneur des anneaux, de Tolkien. ou trois choses que je sais d’elle en 1966], mais ça n’a pas marché. »

DURANT
Un peu plus tard, Jean-Luc Godard dira : « Anna Karina, Anne
les années  1950, Wiazemsky (…) ont joué un rôle dans mes films, Anne-Marie Miéville
le Parador, un tea- a joué un rôle dans ma vie. » Pas très élégant. 
room de la place Le réalisateur a passé son enfance entre le 16e arrondissement
de  Rive à Genève, parisien et ce coin du canton de Vaud où s’était un temps installé
est le repaire d’une son père médecin. Anne-Marie Miéville, elle, a vécu une enfance
petite bande qui suisse dans une famille de la petite bourgeoisie horlogère, avant
ne vit que pour le d’épouser le publicitaire français Jean-Marie Michel. Elle est aussi
cinéma. Un jeune dandy mi-suisse, mi-francais aux lunettes fumées en est. En ter- venue à la photographie de plateau de cinéma par militantisme :
Matthieu Croizier pour M Le magazine du Monde

rasse, Tolmatchoff, autodidacte des salles obscures et fabuleux collectionneur de elle gérait la librairie Palestine à Paris et a croisé Godard en 1972,
livres sur le 7e art, impressionne Jean-Luc Godard par son culot avec les filles et son signant avec lui Ici et ailleurs, réflexion sur le trucage de l’infor-
« archivisme mental » : « Je récitais par cœur les génériques des moindres petits films, mation à partir du cas palestinien. Elle devient sa compagne et sa
les noms des assistants, des éclairagistes et des décorateurs. » L’un comme l’autre complice pour une grosse dizaine de films, comme Passion, tour
raffolent des poésies de Supervielle et des films de Marcel Carné ou de Julien à tour ou à la fois monteuse, coscénariste – Sauve qui peut (la vie),
Duvivier. Dans la « boîte aux trésors » de Tolmatchoff, un carton rangé sous le lit Prénom Carmen, Détective –, assistante, avant de signer seule ses
médicalisé, on trouve quelques archives émouvantes de ces jeunesses emmêlées, réalisations, à partir de 1983. Suit un mariage, mais en toute dis-
comme ces deux billets de cinéma du Palace, à Lausanne, et vieux de plus d’un crétion, cette fois – il y a douze ans, croit savoir le New York
demi-siècle. Ils datent de 1960, quand Godard tournait Le Petit Soldat, son deuxième Times. Soit très longtemps après leur rencontre et leur installa-
long-métrage, et avait enrôlé Roland comme assistant. Un matin, il décommande tion, au milieu des années 1970, au bord du lac Léman, à Rolle.
le tournage et fait renvoyer chez eux les techniciens et les acteurs, « soit, précise Pourquoi ce bourg ? « Parce que c’est nulle part », répondait

59
LE M AG A ZINE

Godard, qui trouvait que, avec ses plans d’eau, ses villes, ses critique de cinéma Alain Bergala. Je trouve qu’elle s’était défendue mollement… »
flancs de coteau, ses ciels et ses montagnes, la Suisse était à elle Rue des Petites-Buttes, les volets sont clos – ils l’étaient souvent, même de son
seule un décor de cinéma idéal. À 20 kilomètres de là, Nyon la vivant. Des fans ont dessiné des haïkus sur les vitres d’une véranda dont la peinture
belle se visite : Tintin s’y est arrêté dans L’Affaire Tournesol, Pablo s’écaille :  « JLG 4 ever », trois initiales rendues fameuses par l’autoportrait du réali-
Neruda y a caché ses amours, les festivaliers amateurs de chanson sateur, JLG/JLG, sorti en salle en 1995. Un tournesol a été accroché à la butée des
s’y retrouvent l’été, Godard y a randonné avec les éclaireurs et joué persiennes. Un bouquet de plumes s’ennuie dans un mug décoré d’une mauvaise
au foot enfant. Rolle, elle, se traverse sans s’arrêter, comme ces copie du Clovis endormi de Paul Gauguin, posé sur la boîte aux lettres. En 1997, dans
trains directs de Genève à Lausanne qui fendent les quais de la Nous sommes tous encore ici, l’avant-dernier long-métrage d’Anne-Marie Miéville,
gare dans un sifflement strident avant de s’évanouir  : une femme jouée par Aurore Clément disait à son compagnon, interprété par
« Fffffiouffffff… » Ses 6 000 habitants semblent tous tendre vers un Godard : « J’aime l’homme que tu es, mais je ne te supporte pas toujours. » L’épouse
bien-être bourgeois offert à chaque pas-de-porte de ses rues silen- du cinéaste vivait à la fois tout près et ailleurs, à 350 mètres de là, mais devant chez
cieuses – boutiques de toilettage pour chien, ateliers de yoga, lui, leurs noms restent accolés comme dans un générique : « JL Godard/AM Miéville ».
méditation, « coaching émotionnel », réflexologie plantaire… « Comment imaginer qu’il n’ait pas pris la décision de ce suicide programmé avec
« Breathe Life », propose une enseigne de la rue du Nord, à elle ? », interroge l’ex-critique de cinéma de Libération Gérard Lefort. Voilà long-
quelques centaines de mètres de la petite maison du réalisateur temps que Jean-Luc Godard manque de mourir, longtemps qu’il parle de sa mort,
de Pierrot le fou, entre un temple et une église évangélique : deux longtemps qu’il flirte avec elle… Avant de ressusciter, fringant et plein de vie. Jeune,
sentinelles protestantes qui semblent veiller à son insu sur ce des- il se tape parfois étrangement la tête contre les murs. Jaloux à en crever d’Anna
cendant de la grande famille huguenote des Monod, les riches Karina, il découpe ses costumes au rasoir ou feint de se taillader les veines. « Je me
fondateurs de la Banque de Paris et des Pays-Bas. souviens qu’à deux reprises Éric Rohmer et moi, inquiets d’être sans nouvelles, l’avions
Pour dénicher ce domicile, ne compter ni sur le voisinage ni sur cherché dans tout Paris », raconte Roland Tolmatchoff. Ils le dénichent une première
les retraités en goguette occupés à promener leurs chiens, fois dans l’un de ses meublés bon marché « rue de la Harpe, avec à ses pieds un
comme naguère Godard avec Loulou-tout-fou ou Roxy. « Rolle est portrait en carton de l’acteur Humphrey Bogart. Un autre jour, je l’ai pisté jusqu’au
encore plus discret que le reste de la Suisse », résume un commer- rez-de-chaussée d’un studio du quai aux Fleurs, où il avait ses habitudes », près de
çant de la Grand-Rue. Pas grave, la dernière demeure du cinéaste Notre-Dame. Le cinéaste Éric Rohmer disait avoir retrouvé cette fois-là Godard
figure dans ses derniers films, intérieur/extérieur, et même dans baignant dans son sang après une histoire d’amour qui avait mal tourné.
ceux de collègues descendus un jour ou l’autre en Suisse pour On ne compte plus ses fausses sorties. En 1971, à la suite d’un accident de Mobylette
converser ou quémander l’onction du grand homme. Une scène rue de Rennes, il manque vraiment d’y passer : un cric est nécessaire pour le dégager
du documentaire Visages villages, d’Agnès Varda et JR, filmée en de la camionnette dans laquelle il s’est encastré. Un miracle dont il fait, neuf ans
2016, est devenue culte. La réalisatrice, décédée en 2019, pleure plus tard, un film, Sauve qui peut (la vie). En 2013, une rumeur se propage dans
de trouver close la porte du maître et un mot inscrit à son inten- Paris : Godard serait (très) malade. « Une journaliste de Libé est passée voir notre
tion. Vrai lapin ou trucage ? « J’avais provoqué gentiment Varda : critique de cinéma Olivier Séguret pour lui demander de préparer la nécrologie de
“Tu avais tout combiné avec lui, c’est clair, une scène de vos Godard », raconte aujourd’hui Gérard Lefort. Pour le quotidien préféré du réalisa-
retrouvailles n’aurait eu aucun intérêt pour ton film”, confie le teur, si ce dernier passe l’arme à gauche, tout le déroulé du journal explose : « Il faut
qu’on ait sa nécro au frigo », explique-t-elle, soit son portrait prêt pour une future
publication. « Olivier restait silencieux », croit se souvenir Lefort, et n’écrivit rien. De
ce refus d’obstacle naît un joli petit livre, Godard vif (G3J Éditeur, 2015), sorte d’anti-
nécro à couverture orange signée par Séguret, qu’on aperçoit sur le bureau de
Godard dans À vendredi, Robinson, documentaire réalisé en 2022 par une peintre
et cinéaste iranienne, Mitra Farahani. Elle a capté les toutes dernières images du
Voilà longtemps que Jean-Luc maestro vivant : dans un étrange coup de dés, son film, produit par Jean-Paul
Godard manque de mourir, Battaggia et monté par Fabrice Aragno, est sorti en salle le 14 septembre, au lende-
main de la disparition du cinéaste.
longtemps qu’il parle de sa mort,

CES
longtemps qu’il flirte avec elle. deux-là ont accompagné Godard presque jusqu’au bout.
« Ils sont mon comité de réalisation, à la fois ma tête et mes
Avant de ressusciter, fringant jambes », disait-il souvent. « Deux fées », préfère Olivier
et plein de vie. Jeune, il se tape Séguret pour décrire Battaggia-Aragno, à la fois « assis-
tants, régisseurs, directeurs de production, scripts, secré-
parfois étrangement la tête contre taires, costumiers, machinos, électros, monteurs, chefs opé-
les murs. Jaloux à crever d’Anna rateurs, ingénieurs du son, chargés des restos, des taxis, de
l’argent et des bouteilles d’eau ». Deux garçons indispensables qui, par « respect » et
Karina, il découpe ses costumes refus d’une amitié trop facile, maintenaient un vouvoiement de rigueur, « comme
au rasoir ou feint de se taillader Frédéric Moreau et Madame Arnoux à la fin de L’Éducation sentimentale », réfléchit
d’une voix douce Aragno dans le studio de création, au sein d’anciens entrepôts
les veines. “Je me souviens industriels de Lausanne. Ni l’un ni l’autre n’étaient d’ailleurs des « godardiens » his- Matthieu Croizier pour M Le magazine du Monde

qu’à deux reprises Éric Rohmer toriques. « Quand il me demande en 2002 de travailler avec lui, sourit le réalisateur
de 50 ans, j’étais plutôt Kiarostami et Antonioni. » Avec Jean-Paul Battaggia, il pré-
et moi, inquiets d’être sans sente jusqu’au 18 décembre à la Ménagerie de verre, à Paris, un « parcours visuel et
nouvelles, l’avions cherché dans sonore » autour de cinq des derniers films du « maître ».
Ce duo dévoué partageait avec trois autres personnes un groupe WhatsApp consacré
tout Paris”, raconte son complice à « Jean-Luc ». «  Le club des cinq », sourit, émue, Matilde Incerti, attachée de presse
Roland Tolmatchoff. du réalisateur depuis Éloge de l’amour, en 2001, et membre du groupe. Mitra Farahani
en est aussi, et Nicole Brenez, une historienne et théoricienne du cinéma rencontrée
il y a sept ans et que Godard, émerveillé par sa culture et sa dextérité à retrouver des
archives, surnommait sa « documentaliste ». Cinq vigies veillant sur lui, pas plus que
les cinq doigts d’une main. Le groupe était baptisé « Au contraire », (suite page 64)

60
Des souvenirs de
Jean-Luc Godard
dans la maison
de retraite de
Genève où vit
son ami Roland
Tolmatchoff.
Matthieu Croizier pour M Le magazine du Monde
LE M AG A ZINE

Page de gauche,
le lac Léman,
à Rolle, où les
cendres de Jean-
Luc Godard ont
été dispersées
le 15 septembre.
Un temps, il a
évoqué l’idée
d’être enterré
dans les bois (ici,
du côté du lac)
mais y a renoncé.

63
LE M AG A ZINE

(suite de la page 60) deux mots par lesquels Godard a toujours l’obsède. Il l’évoque cette même année avec le journaliste Darius Rochebin, en
aimé commencer ses phrases, comme une promesse de disputatio, public cette fois, sur la Télévision suisse romande (TSR) : « Si je suis trop malade,
d’engueulade, de polémique. Comme ceux qui ont l’ironie, la cri- je n’ai aucune envie d’être traîné dans une brouette. Je demande souvent à mon
tique et la brouille faciles, Godard, homme d’amitiés séquentielles, médecin, à mon avocat, comme ça : “Si je viens vous demander du barbitural [il
ne suscitait plus tant de fidélités que ça. Ses provocations en 2014 veut dire du pentobarbital], je ne sais pas comment ça s’appelle, ou de la morphine,
pour expliquer que « François Hollande devrait nommer Marine est-ce que vous m’en donnerez ? » Et regrette de ne jamais obtenir de réponse
Le Pen premier ministre », ses saillies de militant de la cause pales- favorable.
tinienne sur les juifs, fatigantes pour certains, antisémites pour Il confessait à l’époque se sentir « tout jeune » dans sa tête. Mille projets fusaient
d’autres, en avaient éloigné plus d’un. « La dernière fois que je suis encore de son séjour ou de l’atelier empli de petites caméras et de matériel numé-
venu le voir, en 2015, raconte l’ancien député européen Daniel rique dernier cri, rue des Petites-Buttes. « Le corps (…) est intéressant à suivre » :
Cohn-Bendit, camarade des années Mao du cinéaste auquel Godard devant le journaliste suisse, il faisait même mine de prendre goût à disséquer les
envoyait un message chaque 22 mars, pour l’anniversaire du mou- évolutions physiques dues au grand âge, qui, au passage, lui avait adouci le carac-
vement étudiant de Nanterre, Anne-Marie m’avait remercié en tère. « Le Jean-Luc Godard que j’ai eu la chance de rencontrer en 2015 voulait rire,
disant : “Il est très seul et il aime bien qu’on vienne lui rendre visite.” » avec ce savoir-faire que l’on voit dans tous ses films, depuis le burlesque physique
Des mots d’ordinaire réservés aux personnes âgées sans beaucoup jusqu’au trait d’esprit le plus sophistiqué, raconte l’historienne et théoricienne Nicole
d’amis et qui avaient surpris l’ancien leader de Mai-68. Brenez. Cet été, Jean-Paul, Fabrice et moi recevions encore par e-mail des rébus,
C’est en 2014-2015 que, tout à coup, Godard, à 80 ans passés, se énigmes et devinettes que Jean-Luc inventait chaque jour. »
prend à évoquer la vieillesse. Voilà déjà cinq ans qu’il ne joue plus Mais, tout à coup, le reclus de Rolle n’a plus trouvé « intéressants » les stigmates
au tennis à cause d’une douleur au genou. Devant Olivier Séguret du temps. Il n’a plus eu envie de jouer. « Il ne tenait plus très bien debout à la fin,
en visite à Rolle, l’ancien jeune homme qui marchait sur les mains M. Godard, confie, à Rolle, Gino Siconolfi, le patron de la société de taxi Arc-en-
pour épater ses fiancées s’épanche à voix haute : « Les animaux, on ciel, qui le conduisait ici et là depuis vingt ans. À la fin de l’été, il m’a dit qu’il était
les pique ; mais nous, même si on demande, personne ne nous pique, très très fatigué. » Fin août, le cinéaste lui indique que c’est sans doute « la dernière
même un ami médecin… Bien sûr, je connais un ou deux endroits où fois qu’il promène ses chiens au bord du lac » et jusqu’à l’embouchure de l’Au-
je me dis parfois, quand je me promène : tiens, je pourrais me jeter bonne, comme dans son avant-dernier film, Adieu au langage, dont Gino, le chauf-
de cette falaise, ce serait une mort certaine. Et en même temps je me feur de taxi, était d’ailleurs l’un des figurants. « Deux scènes, je n’ai pas bien compris
dis aussi : ça fait peur, je vais avoir peur de sauter… Peut-être que si mon rôle, j’étais le chauffeur d’un monsieur important. »
j’étais de cette époque, j’irais au Moyen-Orient – dans une ONG Sa décision est prise le 3 septembre 2022. « Il va partir. » Anne-Marie Miéville
plutôt que chez les djihadistes –, mais en prenant des risques et en l’annonce à quelques intimes. « Il a sollicité une mort volontaire pour échapper au
espérant prendre une balle au bon endroit. » malheur des jours », nous explique Pierre Beck, l’ancien vice-président de l’asso-
L’ancien journaliste de Libé n’est pas choqué par cet aveu. Serge ciation Exit Suisse romande, créée en 1982 et choisie par le couple Godard.
Daney, le grand critique ciné du quotidien dans les années 1980, « Depuis 2013, les autorités pénales de notre pays autorisent l’assistance ou le sui-
se sachant très malade, avait un jour chargé Olivier Séguret (sans cide pour des personnes souffrant de polypathologies liées à l’âge : perte d’équilibre,
succès) de lui « trouver de la digitaline », rapporte-t-il à Jean-Luc de vue, d’audition, tout cet ensemble de petites choses qui, isolément, ne sont pas
Godard. Moue de l’intéressé : « Le poison, je n’aimerais pas. Je me forcément graves mais ensemble rendent la vieillesse intolérable à certains », ajoute
méfierais du résultat », répond celui qui s’est pourtant « raté » tant cet ancien interniste. « Ce n’était pas à cause d’une maladie ou de souffrances,
de fois avant sa rencontre avec Anne-Marie Miéville. Le sujet confirme Olivier Séguret. Il était épuisé, déprimé, et ne pouvait plus travailler. »
Le 5, une date est arrêtée dans l’agenda ultrachargé de l’association : le suicide
assisté de Godard est programmé le 13 septembre. « N’y voir aucun signe particu-
lier », préviennent ses amis. Le 11, coup de tonnerre, voilà que l’autre gloire du
cinéma romand, Alain Tanner, meurt à Genève. La Suisse est en deuil. Elle ignore
que, deux jours plus tard, une autre disparition va totalement éclipser celle de
l’auteur de La Salamandre. « Je crois sans en être certain que j’avais tenté d’en
plaisanter avec lui en disant : “Tu ne veux pas retarder la venue d’Exit ?” Mais
quand c’est fixé, ces choses-là, c’est fixé », raconte Fabrice Aragno.

LA
veille de la date prévue, l’épouse du cinéaste prévient quelques
proches. Parmi eux, Olivier Séguret. Ou encore le patron his-
torique de Libé, Serge July : il a connu le réalisateur par la mère
de son fils, la journaliste et éditrice Blandine Jeanson, qui,
comme actrice, a traversé trois des films de Godard. En 2009,
July lui-même a coécrit le documentaire Il était une fois…
Le Mépris. De Rolle, l’homme qui a choisi de mourir ajoute
parfois quelques mots derrière ceux de sa femme : « Au revoir », « Je m’en vais »,
ou, plus rare, « Je t’embrasse », comme à son vieux « Roland ».
Tolmatchoff pose sur son visage ému ses longues mains piquées de taches de Matthieu Croizier pour M Le magazine du Monde

vieillesse, comme un rideau. Il fut l’impresario de Georges Moustaki et le protégé


de Romain Gary à Los Angeles, mais surtout, en 1955, le bel acteur à chapeau
d’Une femme coquette, court-métrage à petit budget tourné en 16 mm par Godard,
d’après Le Signe, de Maupassant. Il a aussi inspiré costumes et répliques à son ami
de la bande du Parador : « Mon chapeau, il s’est retrouvé sur la tête de Piccoli et
de tas d’autres. Michel Poiccard [Belmondo] qui crie dans la voiture d’À bout de
souffle, ce sont mes onomatopées quand je filais au volant de mon Opel Olympia
ou de ma Galaxy. » « Les plus belles filles du monde ne sont pas à Londres, ni à
Stockholm, ni à Paris, mais à Genève ou Lausanne » et « la voix de France Inter »
entendus dans le film, c’est encore lui. Un des amis de Poiccard porte son nom.
Le cinéaste le savait, et cela compte à l’heure des adieux.

64
Ce qui s’est passé le lendemain, sur le lit de Jean-Luc Godard, dans la maison
d’Anne-Marie-Miéville, ils sont peu à le savoir. Et ce ne sont pas les deux « fées » qui
le raconteront. « Avant, je travaillais dans le monde de la marionnette. Je ne suis pas
un parleur, sinon je ne ferais pas de cinéma », prévient Fabrice Aragno. On sait que
la présence d’une infirmière est requise et que l’usage est de recourir à une dose
de pentobarbital de 15 grammes. « Trois minutes maximum d’endormissement avant
de s’en aller », précise l’ancien vice-président de l’association Exit Suisse romande.
Exit, comme « une porte de sortie en cas de nécessité », dit-il. Exit, comme l’enseigne
lumineuse qui indique la sortie dans les salles obscures : « Jean-Luc ne peut pas ne
pas y avoir pensé », sourit Olivier Séguret.
« Il est à côté de moi, c’est fini, il dort », annonce, le matin du 13 septembre,
­Anne-Marie Miéville à quelques proches. À 9 h 58, le site de Libération sort en
exclusivité la nouvelle. Vingt-huit pages sont bouclées dans la journée pour le
journal du lendemain. Parmi les derniers de ses 150 films, Adieu au langage a tout
juste dépassé les 30 000 entrées, Le Livre d’image n’a été diffusé que sur Arte
malgré une Palme d’or spéciale à Cannes. Mais le « qu’est-ce que c’est “dégueu-
lasse” ? » de Jean Seberg dans À bout de souffle (1960), le madison de Bande à part
(1964) ou la « ligne de chance » de Marianne et Ferdinand dans Pierrot le fou (1965)
appartiennent à la légende. Le décès du génie fait le tour de la planète. Au Kiosque
(le nom suisse des tabacs) des Amis, Carmelo Conti, un carreleur du coin passé
jouer au tiercé, qui n’a jamais vu un film de Godard, montre la photo que son fils
Tony lui a envoyée de Los Angeles lorsque leur voisin de Rolle est mort :
« Repose en paix Jean-Luc Godard », affichait en lettres rouges le Nuart Theater,
une institution de Santa Monica.
« Tout le monde me connaît mais personne n’a vu mes films », a résumé un jour le
prince de la Nouvelle Vague. Les messages affluent, certains mystérieux, d’autres
inattendus. Le 16 septembre, Le Monde fait paraître dans sa page consacrée aux
avis de décès un hommage à « Jean-Luc Godard » envoyé par la grande dame de
la mode, Miuccia Prada, 73 ans. « Miuccia Prada se souvient avec émotion des
sollicitations intellectuelles vécues à travers ses films qui ont joué un rôle important
dans sa propre formation culturelle et des précieuses rencontres qui ont eu lieu au
fil des ans », a dicté la riche Milanaise. Des proches de Godard se souviennent des
longues manœuvres de la milliardaire pour approcher le cinéaste désargenté et
tenter d’unir le nom de la marque à celui de l’icône du 7e art, et notamment de
ce jour où, pour cause de météo, le jet de la couturière n’avait pu se poser près
de Rolle. Un accord avait été trouvé en 2019 : dédiée à l’art contemporain,
la Fondation Prada abrite désormais, à Milan, une reconstitution à l’identique de Sa décision est prise le 3 septembre.
l’atelier suisse de l’artiste : le « Studio d’Orphée ». Son Lion d’or, son dernier film,
son cahier et son écriture, ses moniteurs, « les dernières années de sa vie sont là,
“Il va partir.” Anne-Marie Miéville
sa vie est là », explique Matilde Incerti. Plus sa raquette de tennis, son imper, son l’annonce à quelques intimes.
petit aspirateur Dyson… De quoi s’interroger durant la visite : Godard ne se serait-
il pas un peu moqué de Prada et de ses fans ?
“Il a sollicité une mort volontaire
Pas du tout, au contraire… Dans les années 1980, Anne-Marie Miéville avait trouvé pour échapper au malheur des jours”,
que ces deux mots, « au contraire », feraient, le jour venu, une parfaite épitaphe
pour son mari. Sur une tombe d’un cimetière de la Riviera suisse, façon Nabokov
nous explique Pierre Beck, l’ancien
à Montreux ou Charlie Chaplin à Corsier-sur-Vevey ? « J’aimerais mieux être enterré vice-président de l’association Exit Suisse
dans les bois », avait prévenu Godard en 2019, lors d’un entretien avec la journa-
liste Élisabeth Quin sur Arte, sans cercueil, à même la terre. « Mais pour cela il n’y
romande. “Ce n’était pas à cause d’une
aura pas d’autorisation. Donc il faudra jeter les cendres dans le lac. Après tout, c’est maladie ou de souffrances, confirme le
un peu mon lac, puisque [ma famille et moi] avons fait des va-et-vient entre Paris
et la Suisse et entre la Suisse et la Savoie » – son grand-père maternel avait une
journaliste Olivier Séguret. Il était épuisé,
propriété côté français, entre Yvoire et Thonon. déprimé, et ne pouvait plus travailler.”
Il est décidé que Jean-Luc Godard sera incinéré le 15 septembre. « Fabrice et moi
partirons avec l’urne dans une frêle embarcation », téléphone Anne-Marie Miéville
Le 5, une date est arrêtée dans l’agenda
à Roland Tolmatchoff, comme pour s’excuser de ne pouvoir l’embarquer avec eux ultrachargé de l’association : le suicide
– le bateau n’était en réalité pas si frêle que cela. Godard a tant de fois filmé
les embarcadères du « lac de Genève », comme il disait pour emmerder les Français,
assisté de Godard est programmé
ses bateaux Riva et ses cygnes, et, rouges et blancs sur fond bleu, ses drapeaux le 13 septembre.
suisses flottant à la brise, qu’on imagine le plan. Une référence, chuchotent
quelques initiés, à la dernière phrase de Sépulture sud, nouvelle où Faulkner se
souvient avec une minutieuse exactitude des heures précédant les obsèques de
Les deux proches collaborateurs
son grand-père, et que Godard cite en 2017 dans Grandeur et décadence d’un petit de Godard, Fabrice Aragno (page
commerce de cinéma. Il y est question d’« ossements vides et pulvérisés », de « pous- de gauche) et Jean-Paul Battaggia
sière inoffensive et sans défense », d’abolition des saisons. Un brin obscur, mais une (ci-dessus), en novembre, à Paris,
à la Ménagerie de verre, où ils
chose est sûre : ce jour de cendres, un orage s’est levé, la couleur du lac a viré d’un présentent une performance
coup, le vent a commencé à friper la surface de l’eau et Godard s’est envolé. consacrée au cinéaste.
Alexandre Guirkinger pour M Le magazine du Monde à par tir du Fonds Paul de Busson/Autorisation
Nelly Colletta/Collection Bibliothèques-Médiathèques de Metz
LE M AG A ZINE

EN MOSELLE,
UNE GUERRE DES MORTS
ENTRE LA RUSSIE

Texte Benoît HOPQUIN
Photo Alexandre GUIRKINGER ET L’UKRAINE.
C’est un lieu de mémoire méconnu. Près du village de Denting, reposent
les ruines d’une ancienne caserne, le ban Saint-Jean, reconvertie, au cours de
la seconde guerre mondiale, en camp de prisonniers par les nazis. Ici périrent
des milliers de soldats de l’Armée rouge. Étaient-ils soviétiques sans distinction
ou majoritairement ukrainiens ? La question nourrit une querelle mémorielle
ancienne, tisonnée par le conflit qui fait rage à l’autre bout de l’Europe.

Le ban Saint-Jean,
le 2 novembre.
Vue depuis
la zone de
casernement, où
étaient enfermés
les prisonniers,
vers les maisons
des officiers et
des sous-officiers.

Page de gauche,
un mirador
photographié
en octobre 1945
par le grand
reporter messin
Paul de Busson.

67
LE M AG A ZINE

À 2 000 KILOMÈTRES DE KIEV, au cœur de leurs descendants. Au grand dam des représen-


la Moselle, est sis le village de Denting, 280 habi- tants russes en France qui n’eurent et n’ont
tants. La commune rurale semble loin, très loin encore de cesse de l’étouffer.
des bombardements qui frappent l’Ukraine. Et Ce jour gris d’automne, à Denting, des employés
pourtant. Denting abrite sur 80 hectares une de l’Office national des anciens combattants et
ancienne caserne, baptisée « ban Saint-Jean », victimes de guerre (ONACVG) s’activent à net-
aujourd’hui dévorée par la végétation et réduite toyer un propret carré vert qui jouxte l’ancienne
à l’état de ruines. Là, entre 1941 et 1944, ont été caserne. Au-dessous, à moins d’un mètre, ce qui
emprisonnés dans des conditions abominables, fut un charnier contenant plusieurs milliers de
en fait tués à petit feu par la faim, la maladie et corps jetés pêle-mêle par les Allemands.
l’épuisement, des milliers de soldats de l’Armée Au-dessus, un monument formé de deux stèles
rouge. Dans un écho assourdi au fracas des identiques en pierre crème, ornées de deux
armes, le lieu est l’objet d’une dispute entre deux plaques, une en ukrainien et l’autre en russe.
mémoires, celle de l’Ukraine et celle de la Russie. Elles disent exactement la même chose : « Aux
Près de quatre-vingts ans que dure ce conten- milliers de prisonniers de guerre ukrainiens et
tieux que l’invasion de l’Ukraine par les chars de autres soviétiques morts dans ce stalag ban Saint-
Vladimir Poutine n’a fait qu’exacerber. Jean 1941-1944. Passant, souviens-toi ! »
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le « Aux milliers de prisonniers ukrainiens et autres
nationalisme ukrainien a été systématiquement soviétiques »… Voilà les termes de la querelle
écrasé par le Kremlin dans l’espace soviétique. ­gravés dans la pierre. Qui a été enterré là ? Des
Le drapeau jaune et bleu y était interdit. Mais soldats venus sans distinguo de toutes les parties
ici, au ban Saint-Jean, au milieu de ces vastes de l’ex-URSS, noyés dans le grand ensemble de
plaines agricoles qui ne sont pas sans rappeler l’Armée rouge, comme le prétendent les autori-
les infinis et mornes espaces autour de Kherson, tés russes en leur volonté de réhabiliter le défunt
Dnipro ou Kharkiv, il a toujours flotté fièrement, empire communiste ? Ou des sacrifiés essentiel-
sans entraves, à égalité avec les couleurs fran- lement originaires d’Ukraine, ainsi que l’affir-
çaises. Un symbole de résistance entretenu, ment la diaspora et, désormais, les officiels de ce
génération après génération, par des exilés et pays indépendant depuis 1991 ? En visite au ban
Saint-Jean, le 11  juin 2017, l’ambassadeur
d’Ukraine en France, Oleh Shamshur, n’avait pas
manqué de rappeler le sacrifice des Ukrainiens
dans la victoire contre Hitler. Alors que le pré-
sident de la Fédération de Russie, Vladimir
Poutine, entend capter l’héritage de la Grande
Guerre patriotique et que ses propagandistes
accusent le gouvernement de Kiev d’être le des-
cendant des collaborateurs nazis, ce débat sur le
rôle des Ukrainiens est tout sauf anecdotique.
L’histoire, ou plutôt son prétexte, est au cœur de
l’actuelle guerre, et cette bataille idéologique
s’étend jusqu’au ban Saint-Jean.
« Aux milliers de prisonniers ukrainiens et autres
soviétiques »… La formule est décidément bien
alambiquée. Chaque mot a été pesé au trébu-
chet, dans un bureau parisien de l’ONACVG,
Gabriel Becker avant l’inauguration du monument, en 2012.
au ban Saint- Gabriel Becker, 78 ans, professeur d’allemand à
Jean, le
16 novembre. la retraite, Mosellan passionné par l’histoire de
Cet ancien l’ancien camp, sur lequel il a écrit quatre livres
professeur
d’allemand
à compte d’auteur, était présent lors de la réu-
est l’auteur de nion parisienne. « C’était tendu », se souvient-il.
quatre livres Après d’âpres négociations, on s’accorda sur cet
consacrés au lieu.
Il collectionne
exorde mi-chèvre, mi-chou. L’ONACVG est
des objets liés depuis 2006 le conservateur du charnier. « Notre
à sa mémoire, priorité est de transmettre une mémoire large-
notamment
des articles
ment oubliée », explique Benjamin Foissey, res-
confectionnés par ponsable du département mémoire et citoyen-
les prisonniers, neté. Mais l’office français se retrouve aussi
comme cette
bouteille
dépositaire de la querelle qu’il enferme. « Les
contenant prisonniers étaient notamment ukrainiens mais
une scène pas seulement », avance son représentant, en un
de crucifixion,
ce jouet, ou louable exercice de diplomatie.
ce panier tressé Les habitants des environs, eux, ne s’embar-
avec du fil rassent pas des finasseries ethniques. « Ici, les
de détonateur
de mine gens parlaient des Russes et du camp russe », se
(page de droite). souvient François Bir, 62  ans, le maire de

68
Denting. C’est peu dire que cette classique syno- entamant des airs patriotiques de l’ère commu-
nymie entre soviétique et russe hérisse Ilarion niste, avait pareillement semé l’émoi. La partie
Keim, 71 ans, représentant à Metz de l’Église ukrainienne de l’assistance n’avait pas décoléré.
orthodoxe ukrainienne. « Il ne fait aucun doute « Désormais, les gens se tournent le dos, regrette
que ces morts sont majoritairement ukrainiens, Maurice Schmitt, 75 ans, qui vient chaque année
conteste le prêtre. Parmi les 21 millions de morts en voisin. Il est fini le temps où les participants se
soviétiques, l’Ukraine a payé le plus lourd tribut. » retrouvaient autour du verre de l’amitié. »
Le père Ilarion Keim est français et même pur La caserne a été construite par l’armée française
messin. Jean-François pour l’état civil, il a épousé à partir de 1934, sur les arrières de la ligne
la foi orthodoxe dans sa jeunesse, subjugué Maginot. Les soldats, plus encore les gradés,
après avoir assisté à des messes avec ses copains étaient logés dans des conditions agréables.
originaires d’Ukraine, dans son quartier Sainte- Comme le lieu semblait malgré tout austère, on
Ségolène. Au-delà de la religion, il a embrassé la l’agrémenta de massifs de fleurs, composées de
cause d’un pays, jusqu’à devenir aumônier de roses du général de Vaulgrenant, ou roses de la
l’armée ukrainienne. À ce titre, il a fait des ligne Maginot, une variété créée tout exprès et
séjours sur la ligne de front à Louhansk, en 2014 saluée par le président Albert Lebrun lui-même,
et en 2016, en pleine guerre du Donbass. Il était en visite au ban le 6 août 1939 en grand cortège,
encore en 2021 à Marioupol, bénissant notam- deux ans après son inauguration. Dire si on par-
ment les soldats du régiment Azov qui s’apprê- tait encore une fois la fleur au fusil… Moins d’un
taient à subir, quelques mois plus, tard l’assaut an plus tard, la ligne Maginot était contournée et
des Russes et de leurs alliés. la caserne du ban Saint-Jean devenait un camp
Au ban Saint-Jean, ces dernières années, l’am- de prisonniers, où furent d’abord regroupés les
biance des cérémonies officielles, organisées soldats français en déroute, avant d’être transfé-
une fois par an en été, ne cesse de se crisper, au rés vers les stalags de l’intérieur de l’Allemagne.
diapason de la situation internationale. Le 3 juil- François Mitterrand s’en évada en 1941.
let, quatre mois après l’invasion russe, la fierté La même année, le 22 juin, débute l’invasion de
ukrainienne s’affichait plus que jamais : dra- l’Union soviétique. La Wehrmacht occupe bientôt
peaux au vent, boutonnières bleu et jaune sur le territoire ukrainien. Elle y fait des millions de
les poitrines, costumes traditionnels, chants, prisonniers qui sont envoyés vers l’ouest et
hymne. Mais l’apparition subreptice d’un petit servent de main-d’œuvre dans l’industrie ou
fanion russe, au milieu d’autres insignes repré- l’agriculture allemandes. Des centaines de mil-
sentant les différentes républiques de l’ex-URSS, liers d’entre eux sont expédiés vers la Moselle
a provoqué l’émoi et la colère d’une partie de annexée par le Reich, et qui compte à elle seule
l’assistance. On échappa de peu à l’esclandre en une bonne centaine de camps ou commandos de
enrubannant pudiquement l’objet de la contro- travail. Les Slaves, considérés comme des sous-
verse. « Le drapeau russe est le symbole de hommes dans la doctrine raciale des nazis, sont
l’agression. Pourquoi pas le drapeau rouge ou particulièrement maltraités. Les soldats prison-
même le drapeau nazi ? », s’étrangle encore Ivan niers sont bientôt rejoints par des travailleurs
Dufanets, vicaire de l’éparchie Saint-Volodymyr- forcés, des hommes mais aussi des femmes,
le-Grand, l’église gréco-catholique ukrainienne. déportés depuis les territoires occupés à l’Est. Ils
Le religieux, originaire du pays agressé, avait sont employés dans les usines, les mines de fer ou
menacé de quitter la cérémonie, suivi par une de charbon, dans les fermes pour les plus chan-
partie de l’assistance. ceux, qui y trouvent un surplus de nourriture et

CE
souvent la compassion des paysans locaux.
jour-là, Ilarion Keim s’est rangé aux Après des jours de voyage sans manger ni boire,
côtés de son confrère catholique. les prisonniers débarquent hagards des wagons
« J’étais solidaire, évidemment, à bestiaux dans la gare de la petite ville de Boulay,
assure-t-il. Comment commémorer rebaptisée Bolchen. Ils franchissent à pied les
de concert avec les Russes alors que ceux-ci 5 kilomètres qui les séparent du ban Saint-Jean.
venaient d’envahir l’Ukraine ? » Le religieux par- Les coups incessants des gardiens et la pente
ticipe de longue date aux cérémonies du ban achèvent les plus faibles. À partir de ce camp de
Saint-Jean. Il regrette depuis quelques années transit, les déportés sont dispersés dans la région.
une « récupération » par les autorités russes. « Ils L’ancienne caserne est aussi un lieu de « conva-
viennent désormais en grande délégation », lescence », où reviennent ceux qui sont au bout
Alexandre Guirkinger pour M Le magazine du Monde

constate-t-il. Certains arborent à la boutonnière du rouleau. Dans les faits, c’est un mouroir où les
les couleurs noir et orange de l’ordre de Saint- plus faibles agonisent sans soins.
Georges, symbole historique de la seconde guerre Le ban Saint-Jean est à ce point redouté qu’il est
mondiale mais aussi signe de reconnaissance des baptisé « le camp noir » par les prisonniers. Les
prorusses ukrainiens. Le face-à-face devient alors hommes y sont entassés. La ration quotidienne
irrespirable avec ceux qui arborent les couleurs se résume à 200 grammes de pain, quelques
jaune et bleu au revers du costume. Lors des feuilles de chou et deux patates, selon le témoi-
cérémonies de l’été 2015, juste après l’annexion gnage de survivants. Il n’y a plus un brin d’herbe
de la Crimée et en pleine guerre du Donbass, la dans tout le camp : les affamés les ont dévorés
survenue, dans un bus affrété par le consulat jusqu’aux racines. La tuberculose, le typhus et
général de Russie à Strasbourg, d’enfants portant la dysenterie font des ravages. « Parmi les gar-
l’uniforme soviétique, flanqués d’un orchestre diens, au nombre d’une centaine, Schuber
LE M AG A ZINE

Dans le camp,
un chemin
passait entre
les latrines
et les écuries,
en périphérie
du casernement.

Page de droite,
deux clichés du
photographe Paul
de Busson des
fouilles du
charnier du ban
Saint-Jean, en
novembre 1945.
En bas, des
prisonniers
allemands
exhument les
dépouilles.

Ilarion Keim,
représentant
à Metz de l’Église
orthodoxe
d’Ukraine,
dans l’ancien
cimentière juif de
Boulay, utilisé par
les nazis comme
fosse commune.

était spécialisé pour tremper les phtisiques religieusement d’un panier en osier des objets ossuaire », rapporte Le Républicain lorrain, qui
dans des bains glacés », écrit L’Est républicain, le confectionnés par les prisonniers. Corbeille de assiste aux opérations, le 16 novembre 1945. La
6 novembre 1945. fruits fabriquée avec du fil de détonateur de découverte est relayée par la presse locale, mais
Les morts sont transportés sur des brancards ou mines, autel portatif, bougeoirs, boîtes à tabac bientôt aussi par Le  Monde ou le New York
dans des tombereaux jusqu’au charnier. En sculptées, scènes de crucifixion en polychromie Times. Sur la foi de sondages du terrain et de
contrebas, à Boulay, d’autres fosses communes glissées dans des bouteilles en verre, etc. Pieuses récits, la commission estime à 20 000 le nombre
ont été ouvertes dans un ancien cimetière juif, reliques que les familles ont conservées jusqu’à de corps dans le charnier, auquel s’ajoutent
dont une partie a été profanée pour laisser de la aujourd’hui. « Les prisonniers faisaient cela en 3 600  morts dans l’ancien cimetière juif de
place. Là sont jetés ceux qui ont succombé lors remerciement », assure Gabriel Becker. Boulay. Les archives soviétiques avancent, elles,
du transport ou qui viennent du lazaret, officiel- En septembre 1944, fuyant l’avancée des troupes que 300 000 prisonniers seraient passés par le
lement un centre de soins, en fait une anti- alliées, les gardiens allemands emmènent dans ban Saint-Jean. Aucun responsable allemand du
chambre de la mort, situé juste en face du cime- leur retraite les prisonniers les plus valides. camp ne sera condamné.
tière. Les bâtiments ont disparu, aujourd’hui Quand les Américains libèrent le ban Saint-Jean, La commission repart. Les fosses sont rebou-
remplacés par un supermarché. le 26 novembre 1944, ils ne recensent sur place chées telles quelles. Une simple croix orthodoxe Alexandre Guirkinger pour M Le magazine du Monde

Largement ignorée ailleurs, cette présence de que 2 100 malades. Un an plus tard, une com- est plantée sur la nécropole. Il y est écrit en
soldats soviétiques a empreint les mémoires mission mixte franco-soviétique vient enquêter russe : « Ici reposent 20 000 prisonniers. » L’armée
familiales en Moselle. Gabriel Becker se souvient sur place. Elle procède à des sondages dans le française réintègre les bâtiments. L’endroit
de son père lui racontant qu’il partait le soir avec charnier. Elle constate la présence de plusieurs héberge des ­harkis à la fin de la guerre d’Algérie.
deux seaux de patates et les déversait dans un tranchées, faisant jusqu’à 80 mètres de long, où Des familles vivent sur place jusqu’aux
fossé où il savait que les prisonniers les retrouve- les hommes sont empilés sur plusieurs couches. années 1980. Le ban est aussi un immense terrain
raient le lendemain. D’autres habitants leur dis- Les corps sont impossibles à identifier et même de jeu pour les gamins du coin, se souvient le
tribuaient du sel, du saindoux, du tabac. « Ceux à compter. Ils sont entremêlés et en partie dis- maire François Bir. Puis les maisons sont aban-
qui se faisaient prendre encouraient à leur tour la sous par le chlore et la soude que les Allemands données. Elles se dégradent et deviennent le
déportation », raconte Maurice Schmitt. Dans un ont aspergés sur eux. « Une odeur nauséabonde refuge de squatteurs, de skinheads ou le lieu de
café de Boulay, les deux hommes sortent et difficilement supportable s’étend sur tout cet rave parties. Les toitures sont enlevées dans les

70
à par tir du Fonds Paul de Busson/Autorisation Nelly Colletta/Collection Bibliothèques-Médiathèques de Metz ×2

années 1990, hâtant la détérioration du site. années 1950, une stèle de marbre noir est érigée ramenées de différents lieux d’inhumation en
Alexandre Guirkinger pour M Le magazine du Monde. Alexandre Guirkinger pour M Le magazine du Monde

En 2006, l’armée vend pour 1 euro symbolique par l’Union des travailleurs ukrainiens en France. France. L’URSS tente ainsi de remettre la main
l’ancienne caserne à la mairie et cède la gestion Il y est gravé en lettres d’or, sous le trident, sym- sur ces morts et leur histoire.
du charnier adjacent à l’ONACVG. bole de ce qui est alors une nation interdite, un Dans leur volonté d’éradication de la mémoire
Dès 1945, l’Union soviétique a dédaigné ce lieu message en français et en ukrainien : « Ici reposent ukrainienne, les autorités soviétiques envisagent
de mémoire. « Les prisonniers russes n’existent 22 800 Ukrainiens victimes de la guerre 1939- également de vider le cimetière de Boulay. Le
pas pour Staline », rappelle Chrystalle Zebdi- 1945. » Quelques années plus tard, une autre stèle député et maire, Julien Schwartz, s’oppose à
Bartz, 24 ans, qui prépare un doctorat à l’univer- apparaît au cimetière de Boulay avec une inscrip- l’oukase. Qu’à cela ne tienne, les croix sont rem-
sité de Lorraine sur les camps de prisonniers de tion identique : « Ici reposent 3 600 Ukrainiens placées par des pyramides flanquées d’une étoile
guerre dans la région. Aux yeux du dictateur, ces victimes de la guerre 1939-1945. » communiste. Boulay devient officiellement un

À
soldats qui se sont rendus sont des traîtres. En « ossuaire soviétique ». Au ban Saint-Jean et à
vertu de conventions honteuses signées notam- la fin des années 1970, alors que la rus- Boulay, les stèles ukrainiennes disparaissent.
ment par la France, les survivants libérés seront sification s’intensifie dans toute son aire Après l’effondrement de l’URSS, les Ukrainiens ne
rapatriés de force en URSS et durement sanc- d’influence, l’Union soviétique finit par tardent pas à se réapproprier les lieux. De nou-
tionnés, parfois exécutés ou envoyés au bagne. s’agacer de cette bastille nationaliste, veaux monuments en hommage aux « Ukrainiens
La guerre froide puis l’abaissement du rideau de fût-ce loin de Kiev. L’ambassade adresse une morts » sont érigés au ban Saint-Jean et au cime-
fer parachèvent l’oubli. protestation au gouvernement français, qui tière de Boulay. Un événement extérieur va hâter
Mais ces morts ne sont pas totalement abandon- cède à l’injonction dans un souci de réchauffe- cette reconquête. En 2000, la construction d’une
nés. L’immigration ukrainienne est importante ment diplomatique. Trois campagnes de fouilles usine de traitement des ordures est envisagée sur
dans l’est de la France depuis la fin de la première sont alors entreprises, en 1979 et en 1980, au le site de l’ancienne caserne. Blasphème et pollu-
guerre mondiale. Des prisonniers qui ont réussi ban Saint-Jean. Sont exhumés 2 879 corps. Ils tion. Des centaines de manifestants, descendants
à échapper au retour forcé en URSS viennent sont transférés dans l’Oise, à Noyers-Saint- d’Ukrainiens ou gens du coin, protestent côte à
­renforcer cette communauté. Des commémora- Martin, dans un « cimetière soviétique » tout côte. De ce mouvement d’opposition naît,
tions religieuses sont organisées. Le lieu est juste créé. Ils regagnent l’anonymat d’une fosse en 2004, l’Association franco-ukrainienne pour la
entretenu par des bénévoles ukrainiens. Dans les commune, au milieu d’autres dépouilles réhabilitation du charnier du ban Saint-Jean
LE M AG A ZINE

“L’histoire d’aujourd’hui n’a rien à La doctorante


Chrystalle Zebdi-

voir avec celle d’hier, insiste Tatiana Bartz (au ban


Saint-Jean,

Linden, membre de l’Association franco- le 16 novembre)


tente de

ukrainienne. Ce lieu devrait nous déterminer le


nombre exact

réunir.” Avant de concéder : “Mais, en de prisonniers


et de morts dans

ce moment, c’est la haine qui domine.” le camp, ainsi


que leur origine.

(AFU). Son but est ainsi résumé par Gabriel toute l’ancienne aire soviétique se recueillir en de Noyers-Saint-Martin, en mai 2022, comme le
Becker, qui en est un des piliers, comme Maurice Moselle. Après des décennies de mépris, les rapporte un article du Courrier picard.
Schmitt : « Que cette colline reste la colline du archives militaires concernant les prisonniers de Tentant de se mettre à l’abri de ses passions,
respect et du souvenir. » L’association s’est pareil- l’Armée rouge sont désormais en ligne en Russie. Chrystalle Zebdi-Bartz, la doctorante, veut établir
lement battue contre un projet d’éoliennes. Le Des proches ont ainsi retrouvé le lieu de décès de des faits. D’abord sur le nombre de prisonniers et
plan d’un futur parc photovoltaïque, porté par le leur père ou de leur grand-père. Ils apportent dans de morts au ban Saint-Jean. Les chiffres avancés
maire François Bir, suscite à nouveau débats et leurs bagages qui de la terre de leur région, qui une après la guerre sont aujourd’hui remis en cause
contestations. Les plombs de chasse qui trouent gerbe, qui une bouteille de vodka qu’ils laissent en par des exégètes qui les estiment surévalués par-
le panneau à l’entrée du « chemin de mémoire » dévotion. « À chaque fois, ce sont de grands fois dans une proportion de un à dix. Autre inter-
menant au charnier témoignent de la véhé- moments d’émotion », explique Tatiana Linden, qui rogation : combien restent-ils de corps au ban
mence du différend local… leur sert de guide et d’interprète. Certains font Saint-Jean ? Officiellement, le charnier a donc été

EN
apposer une plaque en ­cyrillique avec un nom et vidé en 1980, lors des fouilles. Des riverains en
portant à son tour la mémoire du un lieu. Ce sont alors des êtres humains qui sur- doutent. « Pendant longtemps, quand l’agriculteur
site, l’AFU hérite du différend his- gissent des fosses anonymes : Dmitry Souchkov, voisin retournait ses champs, il faisait remonter des
torique. Bien que franco-russe née Oleksii Lobas, Boris Djadjuk, Grigorii Demjan ossements », explique le maire François Bir. « Toutes
à Perm, dans l’Oural, Tatiana Palii… « L’histoire d’aujourd’hui n’a rien à voir avec les fois qu’on a fait des travaux et qu’on a creusé, Alexandre Guirkinger pour M Le magazine du Monde

Linden, 55 ans, est membre de l’Association celle d’hier, insiste Tatiana Linden. Ce lieu devrait des restes ont surgi », explique également Gabriel
franco-ukrainienne depuis douze ans. Elle s’était nous réunir. » Avant de concéder : « Mais, en ce Becker, qui aimerait sanctuariser le lieu.
fait remarquer quand elle avait pris pour la pre- moment, c’est la haine qui domine. » Chrystalle Zebdi-Bartz tente également de ren-
mière fois la parole. « Les prisonniers étaient tous « Peut-être qu’un jour reviendra le temps du p­ ardon, seigner la provenance nationale des prisonniers
des soldats de l’Armée rouge, avait-elle lancé. assure le père Ilarion Keim. Mais ce n’est certaine- et des morts. Un travail de bénédictin effectué
Comment dire qu’ils étaient seulement ukrai- ment pas le moment. » Le religieux orthodoxe se en recoupant les archives soviétiques et alle-
niens ? » Sa sortie avait fait bondir de leur siège demande même s’il ne faudrait pas en venir à deux mandes. Elle remet à son tour des noms et
les vieux Ukrainiens de l’AFU, carré originel des cérémonies à des dates distinctes, une pour les même des visages sur ces milliers de soldats.
protecteurs du site dont le dernier représentant Russes et leurs affidés, l’autre pour les Ukrainiens, « Ces victimes ne sont pas seulement un enjeu
est mort il y a seulement quelques mois. Depuis, plutôt que de continuer ainsi à se regarder en entre l’Ukraine et la Russie, assure-t-elle. Elles
Tatiana Linden accueille des familles venues de chiens de faïence. On en est arrivé là au cimetière ont aussi leur propre mémoire. »

72
LE M AG A ZINE

Tintin

et le manuscrit

maudit.

Texte Roxana AZIMI


Illustrations Théophile SUTTER
FLAM MARION, PAYOT, GRASSET, PUF… AUCUNE DE CES GRANDES MAISONS D’ÉDITION N’A SOUHAITÉ PUBLIER
“DARK TINTIN”, DE MARK ALIZART. DANS CET OUVRAGE, LE PHILOSOPHE PROPOSE UNE RELECTURE DES
AVENTURES DU JEUNE REPORTER À LA LUM IÈRE DE L’INCESTE QUE SON CRÉATEUR, HERGÉ, AURAIT, SELON
LUI, SUBI ENFANT. CETTE THÈSE HAUTEM ENT POLÉM IQUE RISQUE EN EFFET DE S’ATTIRER LES FOUDRES
DE L’INTRAITABLE ET TRÈS PROCÉDURIER NICK RODWELL, QUI PROTÈGE JALOUSEM ENT L’ŒUVRE DU
DESSINATEUR BELGE. UN NOUVEL ÉDITEUR INDÉPENDANT POURRAIT NÉANMOINS FRANCHIR LE RUBICON.

74
LE M AG A ZINE

75
Théophile Sutter pour M Le magazine du Monde
LE M AG A ZINE

“DARK TINTIN”, C’EST L’HISTOIRE D’UN LIVRE QUI AURAIT PU NE mariage, en 1993, avec la veuve d’Hergé, Fanny Vlamynck, gère
JAMAIS PARAÎTRE, un manuscrit maudit que plusieurs grands édi- d’une main de fer la succession. Les relations entre l’éditeur
teurs parisiens ont décliné à tour de rôle. Son auteur, pourtant, n’a ­historique des aventures de Tintin et l’intraitable administrateur
rien d’un amateur. Adepte d’une « philosophie pop », préférant aux de la société Moulinsart (rebaptisée Tintinimaginatio en mai),
grandes vérités éternelles les mythologies qui passionnent notre s’étaient brutalement dégradées en 2009. « J’estime aujourd’hui
époque, Mark Alizart a publié aux Presses universitaires de France qu’il est impossible de travailler avec Casterman ! », avait à l’époque
(PUF) pas moins de cinq essais en six ans sur des thèmes très lâché Nick Rodwell dans le magazine Trends, estimant que « le
variés, comme la présence des chiens auprès de l’homme ou la mariage ne [tenait] plus ». Les deux partenaires ne communiquent
cryptomonnaie. L’essayiste croyait tenir à nouveau un bon sujet : alors plus que par avocats interposés.
Tintin, le personnage le plus populaire de la bande dessinée, qui La situation se décrispe en 2012, quand Casterman passe sous le
a structuré l’imaginaire des 7 à 77 ans depuis 1929. Avec un angle pavillon de Madrigall. L’arrivée aux manettes de Charlotte
qui plus est original, une relecture des aventures du petit reporter Gallimard et d’un nouveau directeur éditorial, Benoît Mouchart,
sous le prisme du viol qu’aurait peut-être subi son auteur, Georges permet d’enterrer la hache de guerre. Mais l’entente reste fragile.
Remi, alias Hergé, dans son enfance. « Je savais qu’en traitant ce En 2019, Casterman refuse par exemple de s’associer à une nou-
sujet, je profanais un temple dédié à l’enfance, mais je ne m’attendais velle version numérique colorisée de Tintin au Congo, que
pas à ça… », s’étonne encore Mark Alizart, en reprenant une gorgée Moulinsart lance à partir d’une version originale de l’album datant
de café dans son vaste appartement du Marais, à Paris. de 1930-1931, souvent dénoncé pour sa vision raciste et colonia-
liste de l’Afrique. Dans quelle mesure Antoine Gallimard a-t-il

TOUT
avait d’abord démarré comme dans sacrifié Dark Tintin pour ne pas froisser Nick Rodwell ? Le patron
un rêve. « Je veux publier votre de Madrigall et Maxime Catroux n’ont pas répondu à nos m ­ ultiples
texte », lui écrit, en septembre 2020, sollicitations. Présidente de Flammarion au moment où le livre
Maxime Catroux, éditrice chez devait sortir, Anna Pavlowitch, qui dirige aujourd’hui les éditions
Flammarion. Le message n’est pas Albin Michel, dit « tout ignorer » de l’affaire.
follement expansif, mais il a le mérite d’être clair. Un contrat est Quelle que soit la crainte que peut susciter Nick Rodwell, le sujet
signé en décembre de la même année, assorti d’un à-valoir du livre de Mark Alizart est matière à polémique. Tout ouvrage
– modique – de 2 500 euros. La grande machine promotionnelle sur l’inceste, y compris lorsque le crime est prescrit, réveille les
dont est capable Flammarion se met alors en marche. En amont vieux secrets de famille dont la révélation peut blesser les héri-
de la sortie, prévue en septembre 2021 pour coller à la rentrée tiers. L’essayiste Benoît Peeters, lui-même auteur de BD, est le
littéraire, une grande interview est donnée à Vogue et un article est premier à avoir soulevé l’hypothèse de l’inceste dans sa biogra-
programmé dans Livre Hebdo, la bible de l’édition. Mais, en phie Hergé, fils de Tintin, publié en 2002… chez Flammarion. Ce
juin 2021, patatras, Flammarion décide de tout annuler. « Un mau- spécialiste du 9e art, qui porte aujourd’hui les couleurs de la
vais retour des libraires, des choses qui arrivent », s’entend dire bande dessinée au sein du Collège de France, développe briève-
Mark Alizart. Mille sabords ! Tintin est pourtant populaire. Les ment dans son ouvrage une conjecture qui fait froid dans le dos :
bonnes années, Casterman, l’éditeur historique d’Hergé, écoule au Hergé aurait été violé enfant par son oncle maternel Charles
bas mot 3 millions d’albums. Les confinements successifs ont Arthur, dit « Tchake », de dix ans son aîné. Cette théorie, confie
même renforcé l’appétit de lecture. Quant au sujet de l’inceste, il aujourd’hui Benoît Peeters, s’appuie sur des « faisceaux d’indices
est d’une ­brûlante actualité après la retentissante publication de concordants » repérés dans la correspondance d’Hergé avec sa
La Familia grande (Seuil, 2021), de Camille Kouchner. première épouse, Germaine, et son secrétaire, Marcel Dehaye.
Avec le recul, sans être paranoïaque, complotiste ni même revan- À cela s’ajoutent deux témoignages indirects d’un neveu et d’une
chard, Mark Alizart a développé sa petite théorie sur l’affaire. « De cousine d’Hergé, qui ne sont pas nommées, évoquant « une
source sûre », affirme-t-il, Antoine Gallimard en personne, le patron rumeur qui court dans la famille ».
de Madrigall (la maison mère de Flammarion), aurait fait stop- Enfant, Georges Remi était livré à lui-même. Sa mère, dépressive,
per Dark Tintin pour éviter de mettre en péril les fragiles relations s’était enfoncée dans la démence ; son père, voyageur de
entre Casterman, son autre fleuron, et les ayants droit d’Hergé, ­commerce, était toujours sur les routes. Adolescent, il a fré-
disparu en 1983. Il chercherait ainsi à ménager les susceptibilités quenté un camp scout qui avait planté sa tente dans la propriété
de Nick Rodwell, le Britannique aux mèches grises qui, depuis son du sulfureux baron de Moffarts, qui aimait les jeux

77
LE M AG A ZINE

Dans chaque vignette, dans chaque bulle, dans chaque


phrase, Mark Alizart croit tenir les indices d’une agression
sexuelle […]. Dans “Les Sept Boules de cristal”, Tintin
est dans son lit quand la terrifiante momie Rascar Capac
lui rend visite. C’est dans la couche de l’abominable yéti
que le jeune reporter retrouve son ami Tchang, disparu après
un accident d’avion, dans “Tintin au Tibet”.

dénudés. Les photos d’époque que Benoît Peeters a exhu- point épluchée, ses images décortiquées, pour cerner la person-
mées témoignent des pratiques dérangeantes auxquelles s’adon- nalité complexe de son auteur. « Hergé et Tintin sont indissociables,
naient les gamins. Sur un cliché, un ado à moitié nu mime saint car ils se doivent tout », écrivait, en 1996, Pierre Assouline, l’un de
Sébastien transpercé de flèches. Le jeune Georges Remi se tient ses plus fins biographes, scellant la fusion entre le créateur et son
debout à ses côtés, en uniforme, pensif. « Hergé était pudique, rap- personnage. Plus que tout autre sujet, c’est la sexualité de Tintin,
pelle Benoît Peeters. Et, à cette époque, on ne déposait pas plainte. » ce héros en apparence asexué, qui a alimenté les fantasmes.
Les faits, impossibles à prouver, se sont effacés avec le temps. « J’ai En 1992, Jan Bucquoy publie un livre irrévérencieux, La Vie sexuelle
toujours émis cette hypothèse avec prudence », insiste le bédéiste, de Tintin (Jeff Gazette), « un crachat à sa sale gueule d’antisémite et
rappelant que son interprétation ne tenait alors que sur deux de raciste », lâche au téléphone le vieil anar toujours iconoclaste,
pages. « Je n’en ferais pas davantage aujourd’hui, ajoute-t-il. Je n’ai qui aime rappeler qu’Hergé avait illustré des journaux collabora-
pas voulu en faire la clé de l’œuvre, mais l’un des éléments permet- tionnistes pendant la guerre. En 2012, la BD Georges & Tchang. Une
tant de comprendre la psychologie sombre d’Hergé. » S’il entend histoire d’amour au vingtième siècle (Glénat), de Laurent Colonnier,
l’appel à la prudence, Mark Alizart estime néanmoins que «­  l’af- retrace la supposée liaison entre le père de Tintin et son ami le
faire est trop sérieuse pour en rester là ». Il n’a pas oublié le malaise sculpteur chinois Tchang Tchong-jen.
qui l’avait envahi en relisant Les Bijoux de la Castafiore, album À chaque nouvelle spéculation sur leur héros, les tintinologues
disséqué par d’éminents exégètes, tels le philosophe Michel Serres s’échauffent et s’écharpent. Quand Benoît Peeters publie Hergé,
ou Benoît Peeters. Ce Tintin-là, que certains spécialistes consi- fils de Tintin, son passage sur l’inceste passe en revanche presque
dèrent comme le dernier chef-d’œuvre de la série, ne ressemble inaperçu. Mais l’allusion n’échappe pas à Bernard Spee, qui
en effet à aucun autre : ici, pas de périple au bout du monde, pas rebondit, en 2008, avec Tintin ou le secret d’une enfance blessée.
d’intrigue trépidante. « Je me suis dit, quel drôle de truc, ce n’est pas Ce professeur de lettres belge y étoffe la théorie du viol en
amusant, plutôt angoissant », se souvient Mark Alizart. La cacopho- ­présentant le personnage du capitaine Haddock comme la figure
nie règne au château de Moulinsart, « les adultes n’entendent pas de l’abuseur. « J’ai envoyé mon manuscrit à Flammarion, à
ou, plutôt, ils n’entendent que ce qu’ils veulent bien entendre », Gallimard, aux Impressions nouvelles, personne n’en a voulu »,
résume-t-il. Dès la première page, Tintin demande de faire silence : raconte au téléphone le retraité, qui a fini par publier son copieux
« Chut, écoutez, on dirait un enfant qui pleure. » « J’ai décidé d’écou- essai à compte d’auteur.
ter cet enfant », murmure Mark Alizart, convaincu que cette agita- Mieux introduit dans les cercles germanopratins, Mark Alizart se
tion masque un traumatisme refoulé. croyait plus chanceux. Depuis la volte-face de Flammarion, il a
toqué à toutes les portes. En décembre 2021, Payot décline

DANS
chaque vignette, dans chaque bulle, ­poliment : le livre ne colle pas avec sa ligne éditoriale. Deux mois
dans chaque phrase, le penseur croit plus tard, nouveau refus, cette fois de Grasset. Son patron, Olivier
tenir les indices d’une agression, au Nora, salue certes un texte « très stimulant intellectuellement pour
risque parfois de l’extrapolation. À ses ceux qui aiment Tintin et ne détestent pas la psychanalyse ». Mais
yeux, pourtant, certaines scènes ne le comité de lecture de Grasset est bien plus réservé. Certains
trompent pas. Dans Les 7 Boules de cristal, Tintin est dans son lit n’y voient pas de valeur ajoutée par rapport aux autres écrits sur
quand la terrifiante momie inca Rascar Capac lui rend visite. C’est le sujet. D’autres, à nouveau, redoutent d’inextricables suites
dans la couche de l’abominable yéti que le jeune reporter retrouve ­juridiques avec les ayants droit d’Hergé. Reprenant son bâton de
son ami Tchang, disparu après un accident d’avion dans Tintin au pèlerin, Mark Alizart fait chou blanc avec Allary Éditions (qui
Tibet. Le rêve que fait Tintin dans Les Cigares du pharaon lui édite notamment le dessinateur à succès Riad Sattouf ).
semble, plus que tout, éloquent. On y voit un homme imposant « Guillaume Allary avait déjà eu des échos selon lesquels l’ouvrage
affublé de lunettes noires et d’un gros cigare posant sa grosse posait des problèmes juridiques vis-à-vis des héritiers d’Hergé,
paluche sur le berceau d’un bébé qui hurle et que sa houppette donc il n’a pas souhaité publier », reconnaît son attachée de
permet d’identifier comme étant Tintin enfant. presse, Élisabeth Trétiack-Franck, par ailleurs collaboratrice du
Mark Alizart n’est pas le premier à avoir cherché à percer l’épais- Groupe Le Monde.
seur du secret derrière la ligne claire d’Hergé. Auteur malicieux Mark Alizart pense alors trouver refuge auprès des PUF, un grand
du Petit Éloge de Tintin (Les Prérégrines, 2020), l’hergéologue nom de l’édition de sciences humaines qui a publié ses cinq der-
Jacques Langlois a dénombré pas moins de six cents ouvrages, du niers ouvrages. Son directeur de collection, Laurent de Sutter,
plus farfelu au plus érudit. Aucune bande dessinée n’a été à ce est plus qu’enthousiaste. « C’est un livre typique de Mark,

78
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FÊTES
DES
MAGIE
LA
LE M AG A ZINE

brillant, inattendu, génial et paranoïaque », vante au télé- nous ne mettrions jamais la pression sur eux et nous n’exigerions
phone le truculent philosophe belge. Mark Alizart croit voir enfin jamais qu’ils bloquent une publication. » Nick Rodwell a beau affir-
le bout du tunnel. Au point d’annoncer la sortie du livre en jan- mer ne rien censurer, sa réputation de procédurier est assez dis-
vier 2023, dans un entretien accordé en juillet à L’Obs. Mais en suasive pour que les éditeurs se gardent de le froisser.
septembre, Paul Garapon, le directeur des PUF, douche ses Pour tenter de sauver son manuscrit, Mark Alizart s’est blindé
espoirs. L’éditeur n’a pas répondu à nos demandes mais, dans un ­juridiquement en commandant à Agnès Tricoire, une avocate
courriel que M a pu consulter, il confie à l’auteur ne pas pouvoir ­spécialisée dans la propriété intellectuelle, une étude de risques.
accompagner « ce projet, dangereux financièrement » : « Pour « La révélation du fait qu’une personne serait victime d’un acte
connaître la puissance de Moulinsart, écrit-il, et sachant que le pro- criminel n’est pas diffamatoire », écrit la juriste, réputée coriace. À
jet d’essai a tout pour déplaire à cette organisation commerciale ses yeux, seuls les héritiers de l’oncle « Tchake » pourraient inten-
richissime, nous serions particulièrement exposés à des actions en ter un procès en diffamation envers la mémoire d’un mort. Encore
justice, et nous n’avons pas les moyens de procédures longues et faut-il qu’ils existent. Conforté par l’argumentaire, Mark Alizart a
surtout très coûteuses. » adressé son manuscrit au Seuil, l’éditeur de La Familia grande et
Si les éditeurs français redoutent tant les représailles de Nick de La Culture de l’inceste, un livre collectif sous la direction d’Iris
Rodwell, c’est que le Britannique veille au contrôle strict du droit Brey et Juliet Drouar. Anticipant un nouveau refus, il pensait finir
d’auteur. Il est ainsi conseillé aux auteurs de contacter Moulinsart par publier son livre à compte d’auteur. Mais l’audace d’un origi-
pour soumettre leurs projets de livre ou d’étude. Au moindre nal, Ramdane Touhami, lui a épargné cette extrémité. L’insatiable
usage non autorisé de l’imagerie d’Hergé, à la moindre parodie, touche-à-tout, passé par la mode, les cosmétiques et le parfum,
au plus infime pastiche, Nick Rodwell déclenche les hostilités. veut désormais se diversifier dans l’édition avec Les Nouvelles
L’auteur de polars et jazzman Bob Garcia garde un souvenir cui- Éditions du réveil, une maison qu’il lancera en mai 2023. La vente,
sant des 40 000 euros de dommages et intérêts dont il a dû en 2021, de la marque de cosmétiques Officine universelle Buly au
s’acquitter en 2009 pour avoir parodié des vignettes de Tintin. groupe LVMH lui a donné des liquidités. « Mark est un ami et tout
La colère de Nick Rodwell peut aussi s’abattre sur les structures ça ne me fait pas peur, je prends mon risque », confie au téléphone
non commerciales. En 2013, le catalogue d’une exposition Tintin le franc-tireur. La polémique n’est d’ailleurs pas pour lui déplaire.
à la ­b ibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg est « C’est bon pour lancer notre boîte d’édition. Médiatiquement, ce
envoyé au pilon : le patron de Moulinsart avait jugé son format sera énorme », se réjouit par avance l’autodidacte, qui prévoit déjà
trop proche des albums de Tintin… « Nick Rodwell s’attaque aux une traduction de Dark Tintin en anglais.
plus faibles, aux éditeurs de fanzine qui n’ont pas les moyens de Les tintinologues patentés sont moins enthousiastes. « Encore un
régler des ­dommages et intérêts », grince Pierre Assouline. Le bio- truc foireux, tacle Pierre Assouline, qui n’a pas lu le manuscrit.
graphe doit toutefois le reconnaître, il a joui d’une paix royale en Une divagation à partir d’une hypothèse, ce n’est pas une enquête. »
écrivant son Hergé (Plon, 1996), qui contient pourtant de nom- Moins critique, Jacques Langlois est quand même ­circonspect.
breux scoops. Ainsi y a-t-on appris qu’Hergé, qui était stérile, « Je ne suis pas prêt à lire Tintin comme une autofiction, Hergé n’est
n’aimait pas les enfants. « J’avais des preuves, une interview de sa pas Christine Angot », dit-il, en se référant à la romancière qui a
première femme, Germaine, des choses valides et le soutien de bout fait de l’inceste la matière de ses livres. « J’ai moi-même été vic-
en bout de Fanny Vlamynck », précise-t-il. time d’inceste, s’il y en avait trace dans les albums, je pense que je
l’aurais vu », embraye le psychanalyste Serge Tisseron, auteur de

EN
pratique, le contrôle de Nick Rodwell ne s’étend pas Tintin et les secrets de famille (Aubier, 1992). Nick Rodwell, qui
au contenu des innombrables exégèses dont Tintin n’a pas connu Hergé de son vivant, réfute aussi l’hypothèse de
a fait l’objet, à la condition qu’elles ne reproduisent l’inceste. « J’ai lu toutes les biographies et je comprends que tout
pas d’images. « Vous pouvez écrire tout ce que vous le monde cherche le scoop, ironise-t-il. Si Georges Remi avait été
voulez sur Tintin et Hergé. Tout », a-t-il martelé, en violé, je l’aurais probablement découvert à travers mes contacts,
mai, dans un entretien à La Libre Belgique. Sauf qu’il est difficile qui incluent aussi la famille. Mais ça n’a pas été le cas. » Mark
de développer certaines thèses sans les étayer par des images. Alizart encaisse, mais défend ses positions. « C’est important de
Contacté par M, Nick Rodwell nie toute intervention auprès de se dire qu’Hergé a peut-être subi un inceste, qu’il s’est guéri par le
Flammarion. « On a des relations formidables avec Antoine et dessin, qu’il est sorti de la dépression. Tout commence mal, mais
Charlotte Gallimard, affirme-t-il dans un mail. Ce qui veut dire que tout finit bien. »

“Nick Rodwell s’attaque aux plus faibles,


aux éditeurs de fanzine qui n’ont pas les moyens
de régler des dommages et intérêts.”
Pierre Assouline, auteur de la biographie “Hergé”

80
82
Sans titre, 2006. LE PORTFOLIO
Sans titre, 2006.

SPLEEN NORVÉGIEN.
Pionnier de la photographie d’art en
Scandinavie, peu connu hors de ses frontières,
le Norvégien Tom Sandberg, décédé en 2014,
a laissé derrière lui une œuvre envoûtante.
Des clichés d’une apparente banalité, toujours
en noir et blanc, dont l’esthétique puissante
a le pouvoir de sublimer le quotidien.
Pour la première fois, une monographie est
consacrée à ce maître de la suggestion.
Photos Tom SANDBERG – Texte Anne-Françoise HIVERT
LA CRÊTE D’UN E VAGUE SUR UN E MER PAISIBLE. Des nuages
c­ otonneux accrochés dans le ciel. Une route sinueuse qui s’enfonce dans
un tunnel. Des volutes de fumée. Le reflet du monde dans une flaque d’eau.
Une bulle suspendue dans l’air. Et puis, un sac en papier béant abandonné
sur un banc, les moteurs d’un avion en vol, une petite fille allongée sur la
plage. Des images du quotidien, presque ordinaires, si le point de vue inso-
lite du photographe ne forçait pas à s’arrêter un instant pour les observer.
Métaphores abstraites ou instantanés d’une vie ? Né à Narvik, au nord du
cercle polaire, en 1953, le Norvégien Tom Sandberg, décédé à Oslo en 2014,
s’est imposé comme un maître dans l’art de la suggestion. Toujours en noir
et blanc, ses images argentiques, dont une centaine d’entre elles sont
regroupées dans un beau livre aux éditions Aperture, jouent sur la lumière,
les lignes et les contrastes, tout en nuances. « Tom Sandberg est un monde
où la vie est toujours en équilibre ; nous y sommes, mais seulement en passant.
Nous pouvons éprouver une connexion intense avec elle, et la partager les
uns avec les autres, et en même temps être impressionnés par notre insigni-
fiance par rapport à son immensité », écrivait le critique et commissaire
d’exposition Bob Nickas, lors d’une rétrospective consacrée au photographe
norvégien, au centre d’art contemporain PS1, à New York, en 2007.
Peu connu en France, Tom Sandberg a pourtant été un pionnier dans son
pays, où il a fait entrer la photographie dans le champ de l’art. C’est à la
rédaction du magazine pour lequel travaille occasionnellement son père
comme photojournaliste qu’il découvre la chambre noire. À 18 ans, il se fait
embaucher comme assistant auprès de deux photographes publicitaires,
qui ont fondé, à Olso, en 1962, l’agence Manité, inspirée de Magnum.
Tom Sandberg suit l’un d’entre eux, Dan Young, en Arizona, pour un repor-
tage publié dans National Geographic. À l’époque, il n’y a aucune formation
en Norvège pour les apprentis photographes. Il part donc en Angleterre,
à Nottingham, où il s’inscrit, en 1973, à la Trent Polytechnic. Les Américains
Thomas Joshua Cooper, Paul Hill et Minor White (un des créateurs de la
revue Aperture) y enseignent. Tom Sandberg se forment auprès d’eux, puis
poursuit ses études au collège d’art et de technologie de l’université de
Derby, avant de rentrer en Norvège, en 1977.
« Il avait déjà un style très distinctif. Ce n’était pas difficile d’identifier ses
photos, raconte son collègue Morten Løberg. Il avait trouvé une forme
d’expression dans le noir et blanc et ne s’en est jamais éloigné. Il photogra-
phiait le quotidien, des choses qu’on ne remarque pas d’ordinaire, comme un
tuyau noir, dans l’eau sous la pluie. » Tom Sandberg fait d’abord des gros
plans. Puis il tourne son objectif vers la ville et se lance dans les portraits.
Certains contribueront à sa notoriété, comme celui du compositeur, poète
et plasticien John Cage, réalisé en 1985 et qui figure dans la collection du
Musée national d’Oslo. Il lève ensuite les yeux vers le ciel et l’horizon.
Il photographie aussi sa fille, à différents âges.
De lui, le critique d’art et ancien directeur du Musée national d’Oslo Sune
Nordgren dit qu’il était « sombre et compliqué ». « Il ne décrivait rien, ne
racontait pas d’histoires. Mais il nous préparait pour quelque chose qui
­pourrait arriver  », poursuit-il. Sune Nordgren voit dans ses photos « une
mélancolie » et une dualité : « une partie tournée vers l’intérieur et l’autre vers
l’extérieur, comme un miroir ». À la fin des années 1970, Tom Sandberg
­participe à la fondation de Fotogalleriet, un lieu d’exposition et de rencontre
dédié à la photographie, en plein cœur de la capitale norvégienne. Il s’ins-
talle dans une colonie d’artistes établie dans l’ancienne propriété du peintre
Edvard Munch. La galerie Riis, à Oslo, lui consacre une première exposition
en 1989. Il y en aura d’autres. Ses œuvres intègrent de nombreuses collec-
tions privées et publiques, comme celle du Musée d’art moderne, à
Stockholm, du Musée d’art contemporain Astrup Fearnley, à Oslo, ou de la
Bibliothèque nationale de France, à Paris. Dans une interview accordée à
l’historienne d’art Torunn Liven, il assurait que, « sans la photographie, la
Cour tesy Tom Sandberg Foundation

vie n’aurait probablement pas été très bonne pour [lui] ». Son enfance avait
été émaillée de « plusieurs dépressions nerveuses avant l’âge de 12 ans ».
Jeune, il avait flirté avec les milieux criminels d’Oslo. Photographier,
­expliquait-il, était devenu « une manière de survivre ». « Il avait des démons
Sans titre, 1984. qui le hantaient et il a fini par brûler la chandelle par les deux bouts »,
Sans titre, 2006. constate Morten Løberg. Tom Sandberg est mort à 61 ans, au terme d’une
Sans titre, 2002.
carrière qui a fait de lui l’un des plus grands photographes scandinaves.
Sans titre, 2005. TOM SANDBERG : PHOTOGRAPHS, 224 PAGES, APERTURE.

84
LE PORTFOLIO
Cour tesy Tom Sandberg Foundation

Sans titre, 2006.

Sans titre, 2003.


Sans titre, 2005.
Sans titre, 2010.

86
LE PORTFOLIO
LE PORTFOLIO

Cour tesy Tom Sandberg Foundation

Sans titre, 1998.


Sans titre, 2004.
Sans titre, 2006.

Sans titre, 2005.


89
90
LE PORTFOLIO

Sans titre, 2006.


Sans titre, 2006.
Cour tesy Tom Sandberg Foundation
De gauche à droite, botte
camarguaise en cuir,
475 €, FURSAC. Écharpe
LE GOÛT
Hayley, en cachemire,
485 €, KUJTEN.
Écharpe en cachemire,
360 €, ÉRIC BOMPARD.
Écharpe en laine
mérinos, 65 €, avec
broderie personnalisée
par Serial Knitter (à partir
de 50 €), LE BON MARCHÉ
RIVE GAUCHE.

LE GRAND DÉBALLAGE.
LA COURSE D’AVANT NOËL A COM M ENCÉ. CHARIOTS, CAGEOTS, CARTONS TRANSPORTENT LES PETITS
TRÉSORS DES FÊTES QUI APPROCHENT. DU SAC COQUILLAGE AU POUF DAM IER, DU LECTEUR DE CASSETTES
REVISITÉ À L’ÉCHARPE BON TON, TOUS SE LIVRENT SANS DÉTOUR. À LA DIABLE.

Photos Charly GOSP — Réalisation Fiona KHALIFA


93
Ci-contre,
collier alphabet
en laiton doré
et améthyste,
380 €, CHLOÉ.

Page de droite,
amphore Rabia,
en terracotta,
95 €, MERCI.
Pichet moucheté
en céramique,
140 €, CABANA.
Beurrier et carafe
damier en
céramique,
59 € et 85 €,
THE CONRAN
SHOP.
Page de gauche, coupe à fruits
mouchetée en céramique, 160 €,
CABANA. Palets de Fourvière, praliné
chocolaté aux noisettes du Piémont
enrobé d’une fine meringue, 37 €
la boîte de 24 pièces, PALOMAS.

Ci-dessus, gel de bain Acqua della


Regina, 50 €, SANTA MARIA NOVELLA.
Eaux de parfum Bergamote 22 et Thé
Noir 29, 265 € les 100 ml, LE LABO.
Eau de Cologne Tabacco Toscano,
120 € les 100 ml, et gel de bain Fresia,
50 €, SANTA MARIA NOVELLA.
Page de gauche,
chaussons
Bauhaus en lin
et coton, cuir à
tannage végétal,
95 €, LE SPLEEN
AU BON MARCHÉ
RIVE GAUCHE .
Montre de
poche en métal
doré, 300 €,
SWAROVSKI.

Ci-contre, de
haut en bas,
rouges à lèvres
Le Phyto Rouge
teintes Rouge
Monaco et
Orange Ibiza,
44,50 €, SISLEY.
Rouges à lèvres
teintes Rouge
Feu, Rouge
Grenat et Rouge
Cinabre, en
édition limitée,
69 €, HERMÈS.
Montre
Dandy Mansart
électrique, boîtier
acier et bracelet
alligator, 895 €,
MARCH LA.B.
Porte-monnaie et
porte-cartes
Puzzle, en cuir,
520 € et 250 €,
LOEWE. Bracelet-
jonc Dextera, en
métal doré et
cristaux, 195 €,
SWAROVSKI.
Page de gauche,
brûleur d’encens
Cameo La Gazelle
d’or, en porcelaine,
240 €, GINORI 1735.
Bâtons d’encens
Burning Rose, vendu
dans un coffret
avec les encens
Bibliothèque et Tree
House et un porte-
encens en étain,
140 €, BYREDO.
Collier médaille
Chardon, en laiton
doré dans un bain
d’or jaune et pierre
grenat, 540 €,
GOOSSENS ×
BARRIE. Bague
Lips, en vermeil,
535 €, CHARLOTTE
CHESNAIS. Vide-
poche en marbre
Swirl Ink, 75 €,
THE CONRAN SHOP.

Ci-contre, jeu de
quilles en bois de
hêtre, 45,95 €,
NOBODINOZ.
Moulins mini
en céramique,
39,95 € chacun,
et cocotte ronde
en fonte émaillée,
315 €, LE CREUSET.
Livre Retour
de voyage.
Les Recettes,
The Social Food,
25 €, ÉDITIONS
RIZZOLI.
Ci-dessus, bougeoir Tulip, en
céramique, 165 €, LAETITIA
ROUGET CHEZ THE CONRAN SHOP.
Basket Mid Plaisir, en veau velours,
370 €, PHILIPPE MODEL.

Page de droite, trottinette Luca,


54,99 €, LIONELO.
De haut en bas, porte-EarPods
Yari, en cuir, 75 €, porte-clés
cloche Fuji, 145 €, collier
mousqueton Cook, 85 €,
porte-cartes Kibo, 135 €,
étui à lunettes Makalu, 165 €,
en cuir et bandana tressé,
PONCTUATIONS.
Tables gigognes
Isokon, en bois,
design Marcel
Breuer, 475 €
chacune, MARGARET
HOWELL.

Page de droite,
basket Samba,
en matières
synthétiques dont
50 % recyclées,
effet cuir, 100 €,
ADIDAS.
Lecteur cassette
connexion sans fil,
fonction
enregistreur, 149 €,
WE ARE REWIND.
Champagne
Vintage 2012, 240 €,
DOM PÉRIGNON.
Champagne
Dom Ruinart blanc
de blancs 2010,
220 €, RUINART.
Champagne Grand
Siècle Itération
n° 25, 170 €,
LAURENT-PERRIER.
Page de gauche, casquette Beaumont,
en coton brodé, 55 €, collection
FRIENDS × MAISON LABICHE.
Mocassin Weejuns Penny Larson, en
cuir surpiqué, 210 €, G.H. BASS. Valise
cabine S Essential Lite, en
polycarbonate, 505 €, RIMOWA.

Ci-dessus, de gauche à droite, chaise


All Plastic, en polypropylène teinté,
design Jasper Morrison, 299 €,
VITRA CHEZ THE CONRAN SHOP.
Chaise Result, en chêne contreplaqué
et acier, 399 €, HAY. Chaise longue
Desert, en acier, assise tissée à la main
à partir de fil 100 % PET, 319 €,
FERM LIVING CHEZ FLEUX.
Chaussons Modigliani, en
velours, 89 €, PIEDATERRE.
Peignoir à capuche, en coton
bio, 180 €, TEKLA.

Page de droite, gants


en cachemire deux fils, 90 €,
ÉRIC BOMBARD. Savon Tai,
fabriqué à partir de plantes
naturelles, parfum à la grenade,
46 €, SHOPU.
Sac Bonny, en satin de soie, 695 €,
JIMMY CHOO. Vélo Le Loft 7D, en
aluminium léger, 549 €, ELECTRA.

Page de droite, bûche de l’Hôtel


Fouquet’s Paris-Souvenir de Paris,
bulle en sucre, tablette en
chocolat, biscuit à la cacahuète,
croustillant cacahuète
et maïs grillé, cœur caramel
et crème saveur pop corn, 80 €,
FOUQUET’S PARIS.
Assiette Palazzo Centauro,
en porcelaine, 165 €, GINORI 1735.
Gant en peau de mouton
retournée, 190 €, MAISON FABRE.
Ci-contre,
tabouret pliant
Nola, en cuir
et fer, 149 €,
BROSTE
COPENHAGEN
CHEZ FLEUX.
Pouf damier
en laine, à partir
de tapis boujaad
marocains, 165 €,
NOMAD OBJECTS.

Page de droite,
bougie Feu de
bois et habillage
bougie Étoile,
en cuir, 56 € et
90 €, DIPTYQUE.
Livre
1 000 classiques
du design,
79,95 €,
ÉDITIONS
PHAIDON. Livre
Sempé à New
York, 49 €,
ÉDITIONS
DENOËL.
Set de deux tasses à
café avec soucoupe
et théière Labirinto,
en porcelaine,
275 € et 360 €,
GINORI 1735.
De haut en bas, sac Ninon Shoulder
mini, en matière synthétique
recyclée, effet cuir, 240 €, A.P.C.
Sac Miranda, en cuir embossé façon
crocodile, 595 €, BY FAR.
Sac Shell, en cuir embossé façon
lézard, 475 €, CHYLAK.

Page de droite, sac en cuir métallisé,


99 €, ARKET. Ballerines Charlotte,
en cuir et œillets en métal, 320 €,
ROSEANNA. Ballerines Bambina, en
toile de coton, 110 €, CALL IT BY
YOUR NAME × CAPULETTE. Eau de
parfum Les Nuits, 155 € les 30 ml,
ASTIER DE VILLATTE.
Coussin Bonbon
Round, en velours,
230 €, INDIA
MAHDAVI. Lampe
High Neck,
en céramique
et coton, 175 €,
BENSIMON. Lampe
damier en céramique
et coton, 115 €,
&KLEVERING.

Page de droite,
machine à tailler
en métal, édition
standard, 175 €,
CARAN D’ACHE.
Poème Liberté,
j’écris ton nom, de
Paul Éluard, illustré
par Fernand Léger,
38 €, ÉDITIONS
SEGHERS.
Livre My Window,
de David Hockney,
100 €, ÉDITIONS
TASCHEN.
LE GOÛT

Assistants du photographe : Roy Borges Lopez et Drew Elliott – Assistante de la réalisation : Tatyana Martinent – Scénographie : César Sébastien @Swan Mgmt – Assistants du
scénographe : Théo Ben-Drihem et Alban Diaz – Opératrice numérique : Manon Clavelier – Production : Jocelyn Rummler – Coordinatrice de la production : Aminata Touré.

121
LE GOÛT

Judith PRIGENT
s’illustre dans le vêtement.
LA CHINEUSE DE 29 ANS DÉCLINE SA PASSION POUR
LES PIÈCES DE SECONDE MAIN GRIFFÉES EN DESSINANT
LES VÊTEM ENTS QU’ELLE VEND SUR SON SITE, MOUJIK.
CET AUTOM NE, APRÈS UNE EXPOSITION À PARIS,
ELLE VIENT DE PUBLIER UN “GUIDE DE LA MODE VINTAGE”.

Texte Sophie ABRIAT

QUAN D ON LUI DEMAN DE CE QU’ELLE décidé de vendre le stock de fringues que j’avais
Judith Prigent prend une
FA I T DA N S L A V I E, chinées depuis l’adolescence. Mon premier argent
grande inspiration. « Je mets toujours du temps à de poche, je l’avais dépensé dans un vide-gre-
répondre à cette question. Je fais plein de choses niers… » Quand elle arrive à Paris, l’Angevine
très différentes à la fois, ce n’est pas facile de les découvre les friperies Guerrisol et enrichit sa
résumer en un mot. En général, je dis que je vends petite collection. « C’était un truc complètement
des vêtements vintage, mais que je fais aussi du dément. Je passais mes journées à écumer les bou-
dessin et que j’écris un peu… » Électron libre, tiques, plus pour le plaisir de la trouvaille que
touche-à-tout, Judith Prigent, 29 ans, n’a pas la pour m’habiller. » Sespremières ventes ren-
phobie des case, mais presque. Cet automne, elle contrent leur public. Elledécide alors de lancer,
menait tambour battant deux projets enthousias- en 2019, Moujik – du nom des chiens d’Yves
mants : la publication, aux éditions du Cherche Saint Laurent –, une petite boutique de mode
Midi, d’un guide sur la mode vintage et la tenue vintage, située dans le 10e arrondissement de
d’une exposition, à la galerie Rue Antoine, lieu Paris, accompagnée d’un site de vente en ligne.
sympathique niché dans une petite rue du À force de chiner, elle a aiguisé son œil et élargi
18e arrondissement, en retrait de la place Pigalle, son socle de connaissances techniques.
qui s’est achevée le 30 novembre. On pouvait y « Au début, avec Moujik, l’idée, c’était de gagner
découvrir quelques-uns de ses d ­ essins et les tote un peu d’argent. Je ne m’imaginais pas du tout en
bags en toile de coton créés avec Moturo, une faire mon métier. Vendre des vêtements, c’était
ligne de sacs artisanaux fondée par la designer et compliqué pour moi. La mode n’a pas forcément
photographe Manuèle Pinon. Ensemble, les deux été facile à intégrer à ma vie. Je viens d’une famille
amies ont imaginé un grand cabas fait d’un seul d’intellectuels, mon père est écrivain. Ma mère est
pan de tissu savamment plié, parsemé de croquis très engagée politiquement à gauche, la fringue et
Judith Prigent. Ar thur Aillaud

en noir et blanc tirés du fameux guide. le commerce sont très loin de ses préoccupa-
Diplômée des Beaux-Arts en 2015, Judith Prigent tions… » Judith Prigent décide alors d’utiliser ses
enchaîne les petits boulots avant de devenir assis- talents de dessinatrice dans l’exercice de la vente,
tante dans une galerie d’art. « J’ai tout fait : ven- représentant chaque pièce chinée sous la forme
deuse, baby-sitter, hôtesse d’accueil, jusqu’à trouver d’un dessin en noir et blanc. Sous ses coups de
ce job passionnant mais très mal payé. J’ai donc crayon très imagés, les vêtements

122
Judith Prigent porte
les vêtements qu’elle
sélectionne (ici, chez
elle, dans le Loiret,
en octobre, en tenue
Saint Laurent Rive
Gauche du début
des années 1970, et
bottes signées Celine).

Page de gauche,
des vyshyvankas
traditionnelles d’Ukraine
illustrent un chapitre
de son guide.
LE GOÛT

Ci-contre,
Ceinture Karl
Lagerfeld, 2021.
À droite,
Les Jambes
d’Arthur, 2021.

s’animent. Postés sur le compte Instagram Sépànd Danesh… « On s’habille comme on décore Instagram pour vendre ses pièces chinées. Pas
de Moujik, les croquis attirent l’œil de clientes son appartement, en faisant se rencontrer des question d’étaler sa vie privée, il s’agit simple-
sensibles à une manière poétique et singulière de objets. Quand j’ai un peu d’argent, je m’achète des ment de montrer comment on peut composer
portrai­turer la mode vintage. œuvres d’art. La première que j’ai acquise est une silhouette, « à la manière d’un collage artis-
Aussi loin qu’elle se souvienne, Judith Prigent a signée Mathilde Denize. Aujourd’hui, je possède un tique ». Judith Prigent fait partie de ces collection-
toujours dessiné. Dès l’enfance, elle s’adonne à collage de Lia Rochas-Pàris, des tableaux de neuses de vêtements qui n’hésitent pas à les
cette passion. Plus tard, pour tromper l’ennui Karina Bisch et de Nicolas Chardon… Chez moi, ces ­porter. « Je me raconte beaucoup d’histoires. Je
pendant ses premiers jobs, elle dessine au crité- œuvres côtoient un mobilier très utilitaire : ma peux avoir un coup de cœur pour une pièce qui
rium sur du papier de fortune. « Je faisais sur table à manger est une simple planche posée sur m’évoque la scène d’un film de Godard, un person-
mon lieu et mon temps de travail de petits dessins des tréteaux et mon lit vient d’Ikea. » nage de roman d’Agatha Christie, l’allure de
que j’ai appelé mes “perruques”, parce que “perru- L’illustratrice signe aussi régulièrement des Georgia O’Keeffe ou d’Amelia Earhart. »
quer”, c’est une vieille expression d’argot qui signi- articles pour des revues de mode et littéraires Si les vestiaires minimalistes l’ennuient, elle n’est
fie fabriquer pour soi. Je dessinais sur des mor- (Pièce détachée, Griffé, Travioles). Elle ajoute des pas pour autant une « collectionneuse accumula-
ceaux de feuille, des mémos, pour pouvoir les légendes détaillées aux vêtements vendus chez trice ». « Je fais beaucoup tourner, j’achète, je vends ;
cacher rapidement si mon patron arrivait. » Ses Moujik. Des sous-titres émaillés de références à je n’ai pas un placard énorme. » Elle voue cepen-
perruques, des images de toutes sortes glanées l’histoire de la mode, de détails techniques et dant un culte à Yves Saint Laurent, le label Rive
au fil de la journée (un visage d’inconnu comme de conseils de style. Une manière de donner une Gauche de prêt-à-porter précisément,
un objet banal), ont été exposées en 2019 à la dimension artistique et culturelle à Moujik et créé en 1966. « La première fois que j’ai chiné un
Galerie Pixi de Marie Victoire Poliakoff. de montrer que la mode n’est pas si frivole qu’on vêtement du couturier, j’avais 18 ou 19 ans, c’était
C’est aussi à cette époque que Judith Prigent le croit. « J’en avais besoin quand je me suis lan- une veste. Elle m’est tombée dessus comme une sorte
organise elle-même des expositions collectives cée, peut-être par snobisme… Mais, à un moment, de perfection. » Côté prix, elle veille à ­proposer des
dans un appartement situé rue de Belleville, au il a bien fallu que je me rende compte que c’étaient tarifs abordables. « Je n’ai pas 30 ans et je n’ai pas
numéro  341 (d’où le nom de l’opération les vêtements eux-mêmes qui m’intéressaient et envie que mes copines ne puissent pas s’acheter des
Judith Prigent

« Appartement 341 »). Elle y réunit des œuvres que j’assume cette passion. Je suis fascinée par les trucs chez moi ! C’est important de ne pas sacraliser
d’artistes disparates, reflet de son propre goût qualités intrinsèques de l’objet, par la matière. » les vêtements, ça ne sert à rien d’acheter une pièce
pour l’abstraction : Bili Bidjocka, Adrien Lamm, Aujourd’hui, c’est elle qui prend la pose sur 1 000 euros et ne pas oser la toucher. »

124
“Je faisais sur mon lieu et
mon temps de travail de
petits dessins que j’ai appelés
mes ‘perruques’ parce que
‘perruquer’, c’est une vieille
expression d’argot qui
signifie fabriquer pour soi.
Je dessinais sur des morceaux
de feuille, des mémos, pour
pouvoir les cacher rapidement
si mon patron arrivait.”

Appel
La boutique Moujik a fermé en mai –  mais
­l’e-shop est toujours ouvert et les pop-up sont
réguliers. Elle s’est consacrée à l’écriture de son
à candidatures
guide de la mode vintage dans lequel elle
convoque des personnalités qui, comme elle, ont
le goût de la chine : la journaliste et ­écrivaine
Résidences d’exploration
Sophie Fontanel, le collectionneur Olivier
Châtenet ou encore la cinéaste Valérie Donzelli.
aux États-Unis en 2024
Avec pédagogie, elle répond à une foule de ques-
tions (peut-on négocier les prix ? comment sont-
Date limite : 1ᵉʳ février 2023
ils fixés ? comment lire les étiquettes ? d’où vient
le mot débardeur ?), replonge dans le t­ ravail de
villa-albertine.org
créateurs méconnus, comme Anne-Marie
Beretta, Claire Barrat ou Jean Muir, et ­distille ses
bons conseils de dénicheuse. Elle voit aussi déjà
plus loin. Avec son compagnon, le peintre Arthur
Aillaud, elle a acheté une maison au bout du
RER D, à Malesherbes, dans le Loiret. « C’est une
maison très rigolote, avec un assemblage de
constructions qui appartenait à un ancien gros-
siste textile. Arthur y a installé son atelier et on a
deux espaces vides. » Qui pourraient, pourquoi
pas, accueillir des artistes en résidence.
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LE GUIDE DE LA MODE VINTAGE, DE JUDITH PRIGENT,
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du naturel, la marque Ormaie fait depuis ses débuts, en 2018, le choix de fragrances entièrement composées de matières premières
naturelles, sans perdre en créativité ni en sophistication. Cette maison familiale, fondée par Baptiste Bouygues et sa mère, Marie
Lise Jonak, a réussi à se démarquer en proposant des créations pleines de poésie et de caractère, tant sur le plan olfactif que sur
celui de l’esthétique des flacons. Le dernier-né, Tableau parisien, est une tubéreuse riche et épicée sur un fond sensuel de tabac,
fève tonka, benjoin et vanille. Ce sillage élégant, qui assume toutefois une vraie présence, est associé à un flacon surmonté d’un
capot Art déco en loupe d’orme, l’arbre majestueux qui a donné son nom à la marque de parfums. Claire DHOUAILLY – Réalisation
Fiona KHALIFA – Photo Anaïck LEJART – Scénographie Marine ARMANDIN

126
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que des baskets miniatures (chez Balenciaga), un brocoli ou une bouteille de tequila. Nées au XVIe siècle sous la forme de fleurs et de
fruits suspendus aux sapins, elles ne sont devenues sphères en verre qu’au XIXe siècle. Dans l’Est, berceau de cette tradition, le Centre
international d’art verrier (CIAV) de Meisenthal (Moselle) creuse ce sillon, suivi par des artisans indépendants partout en France. Parmi
eux, les maîtres verriers de Biot (Alpes-Maritimes), qui produisent des créations de La Romaine Éditions, ou le Lorrain Frédéric Demoisson
(Mad verrerie d’art). La maison Diptyque a collaboré avec un atelier en Italie pour réaliser sa boule Flocon, en borosilicate hérissé de
piques tels des cristaux. Le modèle Twirl, de Ferm Living, joue aussi avec le verre à travers cette sphère torsadée à l’esprit artisanal.
Marie GODFRAIN – Réalisation Fiona KHALIFA – Photo Anaïck LEJART – Scénographie Marine ARMANDIN

128
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MAÎTRE DES MATÉRIAUX

TRUE SQUARE OPEN HEART


Samir Guesmi
chez lui, à Paris,
le 25 octobre.
LE GOÛT

GRAND CORPS SOUPLE ET VISAGE LONG, dans laquelle il incarnait un père célibataire cinéma, c’est, dit-il, « sa capacité à sublimer le
Samir Guesmi se tient solidement devant nous, employé d’une brasserie parisienne qui peinait à chaos » en le plaçant sous les projecteurs.
souriant et nerveux. Il a le tutoiement facile et élever son fils adolescent. À 55 ans, il semble pou- Son personnage, dans Nos frangins, évoque
s’excuse, au cours de l’entretien, de rarement voir tout jouer. « Le métier d’acteur préserve le immanquablement son propre père, d’origine
finir ses phrases. Au fil des années et des rôles, il corps », note-t-il. Longtemps habitué aux seconds algérienne et mort il y a deux ans, et avec lui ces
est devenu une présence sympathique et fami- rôles, Samir Guesmi est ce que les Anglo-Saxons hommes du Maghreb humiliés par la colonisa-
lière du cinéma français, mais, ce mois-ci, il appellent un « character actor », un comédien au tion, puis par l’immigration. « Contrairement à la
incarne, dans le dernier film de Rachid Bouchareb, visage familier et reconnaissable, qui profite de ne famille de Malik Oussekine, qui avait fait des
Nos frangins, une tout autre personne : un gara- pas être une « star » de cinéma, pour se fondre études, connaissait ses droits, le père d’Abdel a
giste plus âgé que lui, émigré algérien à l’accent dans ­n’importe quel univers. En est-il heureux ? passé sa vie à raser les murs, à se planquer, à ne
prononcé, voûté par le travail physique, marqué Aspire-t-il à un statut plus central, à une consécra- pas parler fort pour épargner à ses enfants la vio-
par les années et qui ploie littéralement devant les tion plus franche ? Difficile à dire. lence qu’il a subie. Mais son fils ne supporte pas de
forces de l’ordre françaises. Ce garagiste, dans la Sa carrière démarre par une infraction. Il gran- ne pas le voir prendre la place qu’il devrait
réalité, est le père d’Abdel Benyahia. Ce jeune dit dans le 13e arrondissement de Paris, « pas prendre. » Occuper cette place qui est la sienne,
homme de 19 ans a été abattu à Pantin par un ­malheureux  », avec « six frangines et un grand accepter d’être regardé, vu, faire entendre sa
inspecteur ivre, qui n’était pas en service, lors frère, dans une famille joyeuse, bordélique, voix, avec les mots des autres et les siens, c’est,
d’une rixe à l’extérieur d’un bar, dans la nuit du bruyante. Une famille vacarme ». Mauvais élève, croit-on comprendre, le projet intime de Samir
5  au 6  décembre 1986, la même où Malik il est orienté contre son gré vers un CAP comp- Guesmi. Il est d’ailleurs en train d’écrire son
Oussekine a péri sous les coups de trois policiers, tabilité, mais tombe un jour, en traînant dans ­d euxième long-métrage, que la superstition
dans le Quartier latin. « Moins je suis à l’aise dans son quartier, sur un cours d’art dramatique. Des l’empêche d’évoquer plus avant. Mais, alors que
un costume, mieux je me porte », annonce l’acteur. ­garçons et des filles joyeux discutent sur le trot- l’entretien se termine, le voici qui s’inquiète :
En jeans et pull marin en laine, Samir Guesmi est toir, Guesmi entre et prend place sur les gradins. depuis qu’il a commencé les interviews pour
à la ville un Parisien classique. À l’écran, engoncé Il revient plusieurs soirs de suite, jusqu’à ce que Nos frangins, chaque journaliste évoque ses ori-
dans une combi­naison bleue de travailleur, il le prof, remarquant cet échalas mutique de gines, son rapport que l’on pense intime à l’his-
apparaît empêché. Son travail sur le corps, si frap- 20  ans, l’invite à monter sur scène pour se toire de Malik Oussekine et d’Abdel Benyahia.
pant, est « le résultat d’une empathie i­nstinctive à ­présenter. Une nouvelle vie commence ce jour- Les deux garçons sont, après tout, de sa généra-
l’égard de ce père, dit-il. C’est en pensant au person- là pour Samir Guesmi. tion, fils d’immigrés algériens…
nage que le travail commence. » Quand il dit oui à Dans ce cours de théâtre, il découvre les grands Samir Guesmi préfère insister sur la dimension
un projet, c’est souvent que celui-ci l’« effraie » et textes (Musset, Molière, Horovitz, Tennessee ­politique du film, sur son envie de témoigner,
lui « fait peur », mais la rencontre avec un metteur Williams…) et prend plaisir à « mettre des émotions dans un moment où les orientations politiques et
en scène peut suffire à le convaincre. Pour lui qui sur ce qu’[il] traverse dans la vie ». Lui qui fantas- la montée de l’extrême droite en France le « ter-
avait déjà ­travaillé quelques jours avec Rachid mait, enfant, devant le « Cinéma de minuit », sur rifient ». Il affirme aussi la volonté collective,
Bouchareb, sur son film Hors-la-loi (sorti en 2010), FR3, et lisait assidûment le magazine Première impulsée par Rachid Bouchareb à tous les acteurs
retrouver le réalisateur avec un rôle plus consé- commence donc sur les planches. Il laisse tomber du film, de « se faire tout petits » face à la tragédie
quent a été « un bonheur ». son CAP, se met à jouer, accepte un job de figura- d’Abdel Benyahia et de Malik Oussekine. On se
Ces dernières années, Samir Guesmi a joué un tion sur un tournage, se jure qu’on ne l’y repren- dit qu’il est peut-être question, ici encore, de
directeur de cabinet (dans la série Sous contrôle, dra plus. Il cumule ensuite les « tout petits rôles », cette tension qui agite le comédien, entre son
pour Arte), un grutier (dans L’Effet aquatique, de espérant peu à peu trouver sa place dans un désir de reconnaissance et l’envie de disparaître
Sólveig Anspach), un médecin (dans Les Fantômes cinéma (celui des années 1990) où la « diversité » dans des rôles, le besoin d’être regardé et la peur
d’Ismaël, d’Arnaud Desplechin)… En 2013, il a été est « soit très réduite, soit très caricaturale ». d’être vu. C’est dans ce tremblement que son jeu
nommé au César du meilleur acteur dans un Comme beaucoup d’acteurs, Samir Guesmi se tout en demi-teinte prend sa source.
second rôle pour Camille redouble, de Noémie revendique timide et entretient un rapport tor-
NOS FRANGINS (1 H 32), DE RACHID BOUCHAREB,
Lvovsky. En 2020, il a réalisé son premier film, turé à sa notoriété : « J’aime côtoyer la lumière, AVEC SAMIR GUESMI, LYNA KHOUDRI ET REDA KATEB.
Ibrahim, une histoire d’héritage et de filiation mais elle m’effraie aussi. » Ce qu’il aime dans le EN SALLE LE 7 DÉCEMBRE.

Samir GUESMI
 joue père et gagne. À 55 ANS, LE COMÉDIEN EST UN VISAGE FAM ILIER DU CINÉMA FRANÇAIS,
CONNU POUR SES SECONDS RÔLES MARQUANTS. DANS LE NOUVEAU
FILM DE RACHID BOUCHAREB, “NOS FRANGINS”, IL INCARNE LE PÈRE
Texte Clémentine GOLDSZAL ALGÉRIEN DU JEUNE ABDEL BENYAHIA, ASSASSINÉ PAR UN POLICIER
Photo Théo DELATTRE QUI N’ÉTAIT PAS EN SERVICE, EN DÉCEM BRE 1986.

131
LE GOÛT

Lumière
RÉÉDITION

du JOUR. DIPLÔMÉ DE L’ÉCOLE DES ARTS APPLIQUÉS À L’IN-


DUSTRIE à 19 ans, Michel Mortier (1925-2015) prendra, cinq
ans plus tard, la direction du bureau d’études de Marcel
Gascoin, figure emblématique du design des années 1950.
C’est au cours de cette expérience professionnelle que le
jeune prodige, à la fois designer, architecte d’intérieur, jour-
naliste et enseignant, dessine en 1952 la M3, une lampe de
bureau (également utilisable en applique) imaginée selon
le principe du porte-à-faux. Un tube cintré en métal noir,
dont la forme en V est le fruit de dessins précis, sert de base
et d’axe à l’abat-jour en acier. Le créateur a imaginé l’inté-
rieur de couleur blanche, pour permettre au halo lumineux
de l’ampoule de mieux se diffuser. à l’inverse, l’extérieur,
disponible dans quatre couleurs, laisse place à la fantaisie.
Quelque soixante-dix ans après sa commercialisation par le
fabricant français de luminaires Disderot, cette lampe
oubliée retrouve le chemin des intérieurs. On le doit à
Sammode, spécialiste des rééditions, qui fabrique et
assemble à la main la M3 dans son usine de Châtillon-sur-
Saône (Vosges), selon les mêmes techniques qu’au moment
de sa création. Marie GODFRAIN
LAMPE M3, DE MICHEL MORTIER, SAMMODE, 552 EUROS.
STUDIO.SAMMODE.COM

TANDEM Fières CHANDELLES.


En dévoilant une collection inattendue d’arts de la table, le spécialiste du cachemire
de luxe Loro Piana sort de sa zone de confort. Réputée pour sa discrétion, peu
habituée des collaborations, la marque italienne a fait appel au talent de la designer
de bijoux Charlotte Chesnais pour imaginer des bougeoirs à l’allure ondulante et
sculpturale. Si la créatrice a déjà transposé ses bijoux abstraits en version XXL façon
objets de décoration, c’est la première fois qu’elle plonge réellement dans l’univers
du design. « Je cherche toujours à ce que mes bijoux soient aussi beaux portés que
posés sur une table. Passer d’un élément ornemental du corps à celui d’un intérieur
est assez naturel pour moi », avance la designer, qui a développé avec les équipes de
Loro Piana trois modèles de chandelier, chacun reprenant son style très personnel
tout en courbes et en volutes. Les pièces réversibles (elles peuvent se poser de deux
Morgane Le Gall. Loro Piana

façons différentes), fabriquées selon la technique ancestrale de la fonte à la cire


perdue, ont été déclinées en bronze, en argent et, sur commande, en or. Un travail de
sculpture d’un grand raffinement présenté en avant-première le 1er décembre à la
foire d’art contemporain Art Basel Miami Beach. Sophie ABRIAT
CHANDELIERS LORO PIANA × CHARLOTTE CHESNAIS, À PARTIR DE 3 500 EUROS.
EN VENTE EN EXCLUSIVITÉ SUR FR.LOROPIANA.COM

132
LA BEAUTÉ DU GESTE L’art et le MÉTIER.
LE GOÛT

SUIVANT LA TECHNIQUE ANCESTRALE DU TISSAGE TRADITIONNEL,


L’ARTISTE TEXTILE ANNABELLE JOUOT IMAGINE DEPUIS 2015
DES CRÉATIONS À BASE DE LAINE MÉLANGEANT COULEURS
ET BELLES ASPÉRITÉS. UNE EXPLORATION DE LA MATIÈRE Texte Litza GEORGOPOULOS
QUI LA GUIDE AUJOURD’HUI VERS DAVANTAGE D’ÉPURE. Photos Martina MAFFINI

L’ASCEN SEUR N E MONTERA PAS JUSQU’AU DERN IER ÉTAGE. Ni


au septième ciel, comme cela est gribouillé sur la cinquième touche. Pour Ci-contre,
atteindre l’appartement niché sous les toits, il faudra, à partir du qua- Annabelle
trième palier, emprunter l’escalier. Annabelle Jouot réside avec sa tribu à Jouot, dans son
atelier,
la cime d’un immeuble du 11e arrondissement de Paris. Elle y pratique son boulevard
art, non loin de son mari, Julien Ribot, musicien, dessinateur, réalisateur, à Beaumarchais,
l’esprit facétieux. Le faux bouton d’ascenseur, c’est lui. « Nous entretenons à Paris,
le 28 octobre.
des échanges artistiques permanents et nous aimerions pouvoir continuer à Ci-dessous,
travailler côte à côte », confient-ils, alors que se fait sentir la nécessité d’un pour la série
lieu plus spacieux p ­ ermettant la réalisation de tapisseries monumentales. des Hunky Dory,
l’artiste a joué
Et peut-être l’organisation d’ateliers dans lesquels la tisseuse pourrait trans- avec différentes
mettre sa pratique, comme elle l’a fait chez Sessùn Alma, à Marseille, ce matières et
épaisseurs de
24 novembre. « Je pourrais mettre ça en place à Paris, j’ai beaucoup de laine.
demandes de personnes qui voient mon travail sur mon compte Instagram. »
Dans le cocon bohème au mobilier moderniste décoré de tapis Flokati à Page de gauche,
l’artiste tisse
longs poils, de peaux de mouton et d’objets rustiques dans le goût des en passant
années 1970 cohabitent le home studio avec son piano et ses guitares, les l’aiguille en bois,
écheveaux de laine et le grand métier à tisser en bois d’érable, provenant enfilée de laine,
dessus dessous
d’une fabrique familiale du Canada. Ce dernier permet de réaliser des les fils de chaîne
pièces de près de 2 mètres de côté, qui pourraient être raccordées par tendus à la
quatre pour de très grands formats. Il trône le long d’un mur recouvert verticale.
habituellement d’images d’inspiration, de dessins d’enfants et de pages
arrachées de ­catalogues d’artistes aimés – Théo Mercier, Louise Bourgeois,
Valentine Schlegel… Sur ce mur, aujourd’hui, une photographie grand for-
mat de Niki de Saint Phalle en Toscane, posant devant L’Impératrice du
Jardin des Tarots, encore en chantier. De cette sculpture géante, la géniale
plasticienne disait : « Elle est la grande déesse, la reine du ciel, la mère, la
putain, l’émotion, le sacre magique et la civilisation. »
Face à cette puissante figure de l’art féminin, Annabelle Jouot s’attelle à
une nouvelle création. Talentueuse styliste photo ayant collaboré avec de
­nombreuses publications, puis directrice de la mode pour des magazines
à la dimension plus artistique, tels Under the influence et Hot hot hot !,
elle aborde le tissage dès 2015 en tant qu’activité parallèle, puis s’y
consacre pleinement à la faveur du premier confinement. « J’avais eu un
choc esthétique devant des tapisseries spectaculaires, à la Fondation Miró,
à Barcelone, puis au Musée Fernand-Léger de Biot. J’ai découvert que ce
médium pouvait être relié à l’art, et non pas juste être décoratif, comme la
tapisserie vintage accrochée dans ma cuisine. J’ai commencé à m’intéresser
aux artistes textiles de manière obsessionnelle. Des femmes comme Jagoda
Buić, Aurèlia Muñoz, et surtout Sheila Hicks, qui, dans les années 1950,
découvrait le tissage a­ ncestral pré-inca et a créé, sur un cadre fabriqué
avec des clous, ces petits tissages merveilleux, les Minimes. »
Annabelle Jouot a appris à tisser sur Internet avec l’aide d’un tutoriel. Mue
par l’envie de renouer avec ce savoir-faire primitif, la jeune femme a opté
pour des métiers non mécaniques, permettant la technique ancienne, très
simple mais fastidieuse, du kilim : un fil de chaîne croisant un fil de trame.
Entre les montants supérieurs et inférieurs du châssis en bois, rainurés tout
le long, elle tend les fils de chaîne. Dans un geste lent et répétitif de

135
LE GOÛT

Annabelle
Jouot s’aide
d’un peigne en
bois pour
rabattre et
rapprocher les
fils de trame
– horizontaux –
une fois tissés.

En bas,
la grande
tapisserie en
cours inaugure
une nouvelle
série dans
laquelle l’artiste
joue avec
les pleins et
les vides.

“J’ai envie de tisser plus simplement. En fait, je cherche à créer une étoffe
préhistorique, comme venue d’une grotte du fond des âges.”

va-et-vient, elle glisse dessus dessous, entre chacun de ces fils verti- œuvres poilues organiques, où le matériau laine, abondant, tient le premier
caux, une grande aiguille plate, en bois bien lisse, sur laquelle est enfilée la rôle, la tisseuse a joué sur les différentes textures des fils d’épaisseurs
laine. Au fur et à mesure se superposent les fils horizontaux qu’elle tire à la variables pour composer des tableaux hippies à la toison échevelée presque
main. Pour resserrer l’ouvrage, elle les rapproche entre eux à l’aide d’un animale, des monochromes moutonnants aux teintes naturelles ou d’autres
peigne en bois qu’elle porte en sautoir sur un brin de coton. De longues plus colorés. En 2016, elle expose pour la première fois son travail à la gale-
aiguilles à coudre en métal et une petite paire de ciseaux cigogne com- rie Chappe, à Montmartre. Puis The Socialite Family contribuera à la faire
plètent la gamme d’outils rudimentaires nécessaires à l’artiste. Celle-ci a connaître davantage en proposant ses créations en exclusivité sur le site.
débuté son expérimentation du tissage par de petits formats, puis a Actuellement, Annabelle Jouot est représentée par la galerie Taxidi, sur l’île
enchaîné avec de plus ambitieuses tapisseries, nommées Hunky Dory, en grecque de Tinos, et Ojo Gallery, à Lisbonne. Parce que, désormais, se four-
référence à David Bowie, autre figure tutélaire de la maisonnée. Dans ces nir en matières premières devient problématique, du fait de la fermeture
de fabricants français à la suite de la pandémie, et à cause du Brexit qui
complique l’approvisionnement et augmente le prix des belles laines
anglaises, la créatrice a mis de côté les sculptures murales à poil pour explo-
rer d’autres pistes artistiques. « Ces contraintes nouvelles m’ont forcée à
revoir ma façon de travailler, mais, de toute façon, j’ai aujourd’hui envie de
tisser plus simplement. En fait, je cherche à créer une étoffe préhistorique,
comme venue d’une grotte du fond des âges. »
Ressemblant à des toiles abstraites scarifiées, les Géométries spontanées
illustrent cette économie de moyens. En utilisant une laine naturelle fran-
çaise, base de toutes ses tapisseries, dont le fil brut grossièrement filé
confère à l’ouvrage ses belles imperfections, l’artiste commence par tisser
des bandes en aménageant des ouvertures. Au fur et à mesure, à cause de
la tension du fil, le tissage se resserre par endroits, devient irrégulier, les
formes s’ovalisent. Les interstices seront comblés, cousus à grands points,
avec des laines de couleurs primaires ou ton sur ton. Annabelle Jouot ne le
fera pas sur sa dernière œuvre, première d’une série qu’elle projette d’expo-
ser à Paris et avec laquelle elle pousse encore plus loin la quête de l’épure
Mar tina Maffini pour M Le magazine du Monde

primitive. « En utilisant une seule laine, je vais jouer avec ces formes pleines
qui créent des zones vides. Elles m’évoquent les cheminées de Valentine
Schlegel et me rappellent Le Volcan, la scène nationale du Havre imaginée
par l’architecte Oscar Niemeyer, où j’ai assisté adolescente à tant de magni-
fiques spectacles de danse contemporaine. » Entièrement tissée de laine
écrue, cette nouvelle recherche formelle convoque également le travail de
lacération sur toiles monochromes du peintre Lucio Fontana. « J’aimerais
en réaliser de différentes tailles et les installer devant des cadres de couleur. »
Pour l’heure, dans l’appartement-­atelier, au travers des entailles de la
grande tapisserie en cours, L’Impératrice du Jardin des Tarots veille.

136
Fabrice Hyber, L’Arbre mental (détail), 2019.
Collection Bâtisseurs d’avenir, France.
© Fabrice Hyber / ADAGP, Paris, 2022. Photo © Marc Domage.
LE GOÛT

BELLES FEUILLES
Archives A LO R S Q U E L E ST Y L E 1 9 8 0 est
abondamment célébré cet hiver dans moult
expositions et ouvrages, ouvrir la biographie
Il y évoque pêle-mêle son enfance chahutée
en Argentine, ses années à l’Université libre
de Vincennes, dans les années 1970, et ses

d’ARCHI. de Marcelo Joulia permet aussi de replonger


dans cette décennie au cours de laquelle a
débuté l’architecte et de dérouler plus de
multiples projets en architecture, architec-
ture d’intérieur, scénographie, design ou
restauration (il a tenu des établissements à
DEPUIS PLUS DE TRENTE ANS, L’ARGENTIN trente ans de création. Une aventure qui Buenos Aires, Shanghaï et Paris, comme
MARCELO JOULIA DÉPLOIE SON INSTINCT démarre avec les lampes Squale et Soyouz Unico et plus récemment Tondo). D’une
CRÉATIF DANS L’ARCHITECTURE en métal perforé, typiques de cette époque collection de couverts pour Christofle
ET LE DESIGN, MAIS AUSSI DANS faite d’acier et de lignes anguleuses, dessi- en 1986 aux deux restaurants (pilotés par le
LA RESTAURATION. LE LIVRE “INTUITION” nées en 1987 par l’Argentin. On comprend chef Mauro Colagreco) de l’hôtel
RETRACE LE PARCOURS ÉCLECTIQUE rapidement pourquoi Marcelo Joulia a bap- Maybourne Riviera, qui vient d’ouvrir sur la
DE CET ESPRIT AVENTUREUX. tisé son agence Naço (« intuition », en langue Côte d’Azur, c’est avec le même appétit que
guarani), lui qui a été si souvent guidé par le créateur a multiplié les collaborations,
Texte Marie GODFRAIN l’instinct dans les projets qui se succèdent au présentées dans cette somme aux faux airs
fil des pages et expriment à chaque fois une de bible. On y retrouve son goût pour les
vision de l’époque… La langue guarani, il l’a lieux vastes : de nombreux cinémas en
apprise enfant, alors qu’il vivait en Argentine, France, un espace de coworking dessiné
pays qu’il a fui en 1976, au début de la dic- dans une ancienne usine de Shanghaï,
tature pour arriver en France, à l’âge de l’immense boutique de vêtements Le Shop,
18 ans. Car l’histoire de Marcelo Joulia est qui a marqué le Paris des années 1990, ou
digne d’un roman d’aventures. l’architecture intérieure du stade de l’Olym-
Né en 1958 à Córdoba, au centre du pays, le pique lyonnais, orchestrée en 2016.
jeune homme abandonne le lycée à l’adoles- Pour chaque projet, le texte cède la place
cence pour une école technique d’aéronau- aux croquis, plans et photos d’archives des
tique et travaille sur des chantiers. Il y meubles, scénographies et chantiers. Une
apprend à façonner la fonte d’aluminium, le façon de placer le lecteur face aux intuitions
bois, le métal et fait ses premiers pas dans de Joulia, qui, contrairement à d’autres
l’architecture. En 1976, quelques semaines architectes ayant creusé un sillon esthétique
avant le coup d’État militaire, il s’envole identifiable, revendique la « non-signature ».
pour la France et s’inscrit à l’université, où il Son seul fil conducteur est l’usage récurrent
obtient une licence de géographie et une de la couleur pour structurer l’espace et per-
maîtrise d’urbanisme. Sa pratique de l’archi- mettre aux usagers de se l’approprier de
tecture et du design commence dans les manière instinctive.
années  1980 auprès de figures comme Cet ouvrage est prolongé par une exposition
Philippe Starck, chez qui il fait ses armes, organisée jusqu’en janvier dans le
avant de fonder Naço, son agence d’archi- showroom de mobilier RBC (Paris), que
tecture globale, en 1991. Il ouvre ensuite une Marcelo Joulia a investi comme s’il y avait
deuxième agence à Shanghaï, en 2005, puis délocalisé son atelier, mélangeant photo-
une autre à Buenos Aires trois ans plus tard. graphies, dessins, 3D et réalité virtuelle.
Au début de l’ouvrage, Marcelo Joulia
explique son parcours au critique d’art
Jérôme Sans dans un entretien fleuve qui INTUITION, DE MARCELO JOULIA,
RUPTURE ET IMBERNON, 560 P., 80 €.
plonge le lecteur dans un pan de l’histoire « NAÇO : 30 ANS DE CRÉATION », RBC, 40, RUE VIOLET,
mondiale du dernier quart du XXe siècle. PARIS 15 e, JUSQU’AU 6 JANVIER.

En haut, l’applique
Squale (1987), qui fut
Naço Architectures ×4. Studio Erick Saillet

l’une des premières


réalisations
marquantes de
Marcelo Joulia
(ici, en 2018),
et le restaurant
Unico, dans le
11e arrondissement
de Paris.

Ci-contre, intérieur
et plan du stade de
l’Olympique lyonnais.

138
PUBLICITÉ

RIVEDROITE,
LA MODE DURABLE
ET SOLIDAIRE
LA MARQUE FRANÇAISE FONDE SA CRÉATIVITÉ SUR
SON ENGAGEMENT SOCIAL, ET SUR UNE CONCEPTION
PLUS RESPONSABLE. ET RÉUSSIT LE PARI DE PROPOSER
DES COLLECTIONS TOUJOURS PLUS DÉSIRABLES.

C
réée en 2016 par Yasmine, Sofia et Aurélie, deux sœurs UNE PRODUCTION LOCALE ET SOCIALE. Pour aller plus loin
et une amie de longue date, Rivedroite est partie d’un dans leur démarche vertueuse, les trois créatrices ont eu l’idée de
constat simple. Quand à peine moins de 1 % de tous les faire appel à des couturiers en difficulté au Maroc pour l’assemblage
textiles dans le monde sont recyclés pour en produire de leurs pièces. Dans des situations professionnelles précaires, ces
de nouveaux, l’enjeu sur les matières est colossal lorsque artisans sont alors soutenus par la marque dans la création de
l’on décide de créer sa marque. Persuadé que le monde de l’entre- leur propre atelier : achat de machines, règlement du loyer, aide
prise a aussi un rôle d’exemplarité, le trio a bâti les contours de son administrative… Ils peuvent ainsi reprendre le pouvoir sur leur
label selon des piliers qui lui sont essentiels : l’éco-conception, l’in- vie professionnelle et s’assurer une certaine pérennité.
novation sociale, la désirabilité, et la solidarité. Surnommés les « Dudes » - un jeu de mots issu de la contraction de
Vivant entre la France et le Maroc, les co-fondatrices font, dès leur « Durable » et « Désirable » -, ils incarnent l’ambition de Rivedroite
début, le choix du circuit court. Si la production des sacs et acces- d’innover pour proposer une nouvelle manière de produire, locale
soires est réalisée à Casablanca, c’est aussi là qu’est effectué le et sociale. Le message est clair : le changement vers une mode plus
sourcing de matières, permettant ainsi d’avoir un impact positif sur durable peut être largement positif, et vecteur de rêve.
les écosystèmes locaux. Il en résulte des lig nes de sacs de voyage ou pour le sport, des
Rivedroite n’utilise dans ses pièces que des tissus upcyclés - denim, pochettes, bananes et autres trousses de toilette intemporelles et
velours, nylon, polycoton pour les doublures intérieures - issus de mixtes, qui correspondent à toutes les saisons, tous les genres et toutes
surstock de l’industrie du textile, ou des matériaux recyclés, comme les générations. Rivedroite entend de cette façon habiller les
du coton. Le tout avec une transparence et une traçabilité tout au « tribus contemporaines », désireuses de consommer autrement.
long de la chaîne de production.

DES BR ADERIES SOLIDAIRES. À


contre-courant de la mode traditionnelle,
chaque collection est conçue en quantité
limitée, et répond aux besoins du quoti-
dien tout comme à une envie de style
sobre, aux coloris joyeux.
Rivedroite a également trouvé une
solution solidaire pour écouler ses
stocks d’invendus. À partir de prix plus
doux, la marque reverse 50 % de ses
bénéfices à une association qui lui tient
à cœur. Qu’il s’agisse de la Fondation des
Hôpitaux de France, La Maison des
femmes, le Fonds de dotation Merci ou
les Apprentis d’Auteuil, la marque
prouve qu’on peut aujourd’hui plus que
jamais se faire plaisir en s’offrant un
objet beau, utile, et à l’impact environ-
nemental réduit.
À travers sa série d’engagements et sa
cohérence, Rivedroite s’affirme comme
une alternative séduisante à la surcons-
ommation, et un modèle avant-gardiste
de la mode de demain.
LE GOÛT

DANS LE MONDE DU LUXE, c’est le genre d’annonce qui


Sac Kalimero ne passe pas inaperçu. Le 26 octobre, le PDG de Bottega Veneta,
en cuir Intreccio,
collection
Bartolomeo Rongone, a dévoilé un nouveau service mis en place
printemps-été par la maison, baptisé certificate of craft (« certificat d’artisanat »).
2023, Bottega Avec ce programme, les clients peuvent rapporter leur sac en
Veneta.
boutique pour le faire réparer autant de fois que nécessaire, et ce
gratuitement, sans limite de temps. Une garantie à vie, en somme.
Pour l’instant, seuls les sacs emblématiques, comme le modèle
seau Kalimero, le Cabat ou encore la minaudière Knot sont
concernés par l’opération, effective dès à présent, mais l’objectif
affiché du PDG est d’étendre ce certificat à toute la gamme des
sacs, puis à d’autres catégories de produits. Bottega Veneta, pro-
priété du groupe Kering, devient ainsi la première maison de
mode de luxe à offrir à ses clients un service sans frais de répa-
ration des marques d’usure (éraflures, coins abîmés, taches éven-
tuelles, anses déchirées, etc.).
Cette gratuité, l’air de rien, est une mini-révolution dans le
milieu. Si des labels plus accessibles, comme Eastpak, et écores-
ponsables, comme Patagonia ou Veja, proposent déjà des pro-
grammes de réparation gratuits ou pour des sommes limitées,
les marques haut de gamme facturent généralement ces opéra-
tions à leurs clients. Les tarifs peuvent grimper jusqu’à plusieurs
centaines d’euros pour une paire de chaussures ou un sac, et
encore faut-il que ces produits soient réparables. Les méthodes
de fabrication artisanale de Bottega Veneta, et notamment l’In-
treccio, une technique de cuir tressé qui est la signature de la
maison, lui permettent de proposer un tel service.
Derrière cette initiative, c’est aussi toute une réflexion sur la défi-
nition du luxe à l’heure de l’urgence climatique qui est menée.
Ainsi qu’une remise en question de la notion même de it-bag
dont on nous rebat les oreilles depuis le début des années 2000.
Que doivent offrir les marques à leurs fans ? Un sac qui se
démode en six mois ou celui qu’on peut garder toute sa vie ?
« Par cette annonce, Bottega Veneta renoue avec les codes initiaux
du luxe, ce que j’appelle le “luxe réel”, celui d’un certain art de
vivre, qui compose avec des valeurs comme la rareté, le temps
long, l’excellence. Elle annonce ce retour tout en montrant qu’elle
a compris le grand enjeu de l’époque : la circularité. Face au
jetable et au trop-plein actuels, le durable c’est l’“archimodernité” »,
avance Barbara Coignet, fondatrice de l’agence 1.618 Paris, spé-
cialisée dans le luxe responsable.
Dans le monde de l’horlogerie haut de gamme, la durée de
garantie des montres n’a cessé de s’allonger ces dernières années
(cinq ans pour Omega, jusqu’à huit ans pour Jaeger-LeCoultre et
Cartier). Un pied de nez à l’obsolescence programmée qui pour-
D’OÙ ÇA SORT ?
rait aussi aider à déculpabiliser les consommateurs à l’heure du

Les sacs shame of buying (la honte associée au shopping, notamment à


l’achat de produits de mode, pour des raisons environnemen-
tales), né en Suède en 2019. « Le client a besoin d’être rassuré, il

GARANTIS à vie. veut consommer sans se sentir coupable et sans se demander ce


que va devenir le produit dans quelques années », décrypte Émilie
Coutant, sociologue de la mode.
« Cela devient compliqué pour un certain nombre de consomma-
BOTTEGA VENETA VA OFFRIR LA RÉPARATION
teurs de soutenir des marques, et notamment de luxe, qui ne
ILLIMITÉE DE CERTAINS DE SES MODÈLES.
prennent pas leurs responsabilités dans la lutte contre le réchauffe-
L'INITIATIVE BIEN DANS L'AIR DU TEMPS EST AUSSI
ment climatique. Ils demandent des preuves concrètes d’engagement
UNE PETITE RÉVOLUTION DANS UN SECTEUR
et pas des effets d’annonce du type “nous serons zéro déchet
PLUS HABITUÉ À LA COURSE AU IT-BAG.
en 2030” », souligne Barbara Coignet. La décision de la maison
italienne pourrait donc bien faire des émules. « Cela pousse les
concurrents de Bottega Veneta à adopter la même formule. Des
marques vont vouloir qu’on parle d’elles comme cela, comme des
actrices plus soucieuses de la planète et pas seulement comme des
Bottega Veneta

entités qui préemptent les ressources naturelles », veut croire Émilie


Coutant. Une façon de prouver, aussi, que le savoir-faire n’est pas
Texte Sophie ABRIAT un vain mot et qu’il induit par nature un savoir-réparer.

140
Alice Neel, Marxist Girl, Irene Peslikis, 1972, Huile sur toile, 150 × 105,5 cm, Daryl and Steven Roth,
© The Estate of Alice Neel. Photo Courtesy The Estate of Alice Neel, David Zwirner, and Victoria Miro

Centre Pompidou

L’exposition a bénéficié du soutien de


En partenariat média avec
Exposition | 5 octobre – 16 janvier 2023

Un regard engagé
Alice Neel

réservation conseillée
sur centrepompidou.fr
LE GOÛT

Shawna
DES NOUVELLES DE… C E S O I R D ’ O CTO B R E , le est plus établie, elle compte
petit monde de la mode a rendez- 270  boutiques réparties dans
vous chez Icicle, dans le navire ami- 70 villes. « Doucement mais sûre-
ral de la marque, une boutique ment », c’est la devise de la cofonda-

TAO,
de  500  mètres carrés située au trice, Shawna Tao, qui vit à cheval
35, avenue George-V, à Paris. Dans entre Paris et Shanghaï. Cet après-
cet hôtel particulier repensé par midi d’octobre, elle nous reçoit dans
l’architecte belge Bernard Dubois, ses bureaux parisiens, l’air sérieux et

cheffe
Sarah Andelman, la cofondatrice du concentré, enveloppée d’une veste
concept store Colette (fermé noire en soie, teintée à la boue.
en 2017), organise un cocktail à l’oc- En 2012, Icicle a implanté un studio
casion de la sortie d’un nouveau de design à Paris, où travaillent

d’entreprise.
livre publié dans sa collection « Just désormais 45  personnes. Il est
an idea ». Un ouvrage consacré à la aujourd’hui supervisé par la direc-
fleuriste et docteure en philosophie trice artistique française Bénédicte
australienne Lisa Cooper, qui réalise Laloux. Les collections sont ainsi
des compositions aussi poétiques créées entre la France et la Chine.
qu’instagrammables. La réception « Vous savez, nous avons ouvert notre
LA COFONDATRICE DE LA MARQUE DE VÊTEM ENTS
donne également le coup d’envoi premier magasin à Paris il y a trois
M INIMALISTES ICICLE, PIONNIÈRE DE LA MODE
d’une exposition de photographies ans, mais nous avons passé presque
ÉCORESPONSABLE, A SU TISSER AVEC LE MONDE
de l’artiste, organisée au sein de sept ans ici à observer, sans rien com-
DE LA CULTURE UNE PROXIM ITÉ FRUCTUEUSE.
l’espace culturel aménagé au mercialiser. Nous avons accumulé
­troisième étage de la boutique, la des connaissances en matière de
première ouverte par Icicle dans la création, de savoir-faire et constitué
Texte Sophie ABRIAT capitale, en 2019. Le lieu comprend un vivier de talents », avance Shawna
une librairie de plus de 500 ouvrages Tao qui épingle au passage la course
consacrés aux cultures occidentales effrénée à la réussite immédiate.
et chinoises – la marque ayant été Parmi les marques chinoises de
fondée en  1997 à Shanghaï. Au mode haut de gamme qui ont voulu
milieu de recueils signés du poète conquérir Paris, peu ont réussi  :
Lao Shu, de l’architecte Wang Shu Shanghai Tang a fermé sa boutique
ou encore du calligraphe Ji Dahai, les parisienne et Shang Xia (ayant
invités échangent autour d’un verre. appartenu un temps à Hermès) a du
L’espace accueille régulièrement des mal à décoller en Europe.
conférences : au printemps, le philo- Côté style, rien de clinquant ni de
sophe François Jullien est venu s’ex- tape-à-l’œil  : Icicle mise sur un
primer à l’occasion de la signature design humble et sans logo. « Un
de ses deux derniers livres, Moïse ou minimalisme doux », décrit la cheffe
la Chine et L’Incommensurable d’entreprise, qui insiste sur la
(L’Observatoire). S’y déroulent aussi dimension de bien-être procurée
des rencontres avec des artistes par les pièces (jamais de formes
(comme les céramistes Bian en X ou de costumes « étriqués »,
Xiaodong, Tong Xindi, Xin Yaoyao…). mais des volumes « oversize », pro-
Icicle a bien compris qu’il fallait flir- tecteurs). « Elles sont là pour vous
ter avec le monde de la culture pour envelopper. Dans la philosophie
se faire un nom dans le milieu de la orientale, le confort signifie se sentir
mode. Vendre seulement des vête- en harmonie avec la nature et les
ments ne suffit plus… autres. Il est question de trouver la
La stratégie semble fonctionner : paix intérieure, le vêtement fait alors
petit à petit, la marque creuse son le lien entre le corps et l’âme », pour-
sillon. En trois ans, Icicle a signé des suit Shawna Tao, ponctuant son dis-
collaborations avec d’autres labels, cours de références taoïstes. Icicle a
comme Veja, est devenue partenaire aussi pour elle de coller à la préoc-
du Festival international de mode, cupation numéro un du moment,
de photographie et d’accessoires l’écoresponsabilité, en s’appuyant
d’Hyères, a racheté la griffe de prêt- sur une sémantique écolo : « habiter
à-porter Carven (en constituant le son vêtement », « éco-bienveillance »,
groupe franco-chinois ICCF) et a « made in Earth », etc. Du jargon
ouvert une seconde adresse dans la marketing bien huilé ? Surtout pas,
capitale, rue du Faubourg-Saint- se défend l’intéressée. La maison n’a
Icicle

Honoré. En Chine, où sa réputation pas attendu que l’alarme du

142
À gauche, la boutique
Icicle de la rue du
Faubourg-Saint-
Honoré, à Paris, œuvre
de l’architecte belge
Bernard Dubois
comme celle de
l’avenue George-V
(en bas). Ci-contre,
une silhouette de la
collection automne-
hiver 2022. Ci-dessous,
le sac Seed en cuir.

“Vous ne pouvez
pas dire : ‘Je veux
le meilleur, je veux
du luxe, mais le
reste, je m’en fous !’
Le reste, c’est
justement ce dont
il faut se soucier.”

réchauffement climatique sonne Elle était étudiante en design de d’abord à des banques puis aux de tissu avec lesquelles nous collabo-
pour « travailler de façon éthique ». mode, il était professeur, spécialiste parents de Shawna, mais le succès rons. Où qu’elles soient : sur une
Dès son lancement, en 1997, Icicle a du textile. « Il cherchait à intégrer ne sera pas au rendez-vous ; la troi- toute petite île au large du Japon ou
placé la préservation de l’environne- une marque de mode, mais aucune ne sième sera la bonne. dans la campagne italienne, au bord
ment au cœur de sa philosophie. Un correspondait à sa vision. Les vête- « Très vite, nous avons compris que, de la rivière, à Biella. Les stylistes ne
positionnement pas vraiment cou- ments étaient fabriqués en polyester, si nous ne pouvions pas contrôler la peuvent choisir d’utiliser une matière
rant dans le milieu à l’époque… très inconfortables. Tout n’était que fabrication de nos pièces, il serait que si elle a été approuvée par mon
« Nous n’avons jamais pensé que la pur consumérisme. Alors il a voulu impossible de concevoir des produits mari », précise Shawna Tao. Les
durabilité devait être un concept créer sa propre marque, avec des durables. Nous avons donc créé matières naturelles – laine, cache-
exclusif à Icicle. Il y a vingt ans, vêtements simples, bien coupés, tail- notre première manufacture. » mire, soie – sont ainsi le plus sou-
nous avons dit qu’un jour toutes les lés dans des matériaux naturels », Aujourd’hui, Icicle possède trois vent travaillées dans leur coloris
marques y viendraient… Nous raconte celle qui se laisse alors usines employant 2 000 personnes naturel ou teintes avec des pig-
étions juste en avance. Par ailleurs, séduire par ce projet. Shouzeng Ye aux alentours de Shanghaï. ments végétaux (thé blanc pu erh,
je pense que le “greenwashing” est est originaire d’une famille de pay- L’entreprise dit pouvoir ainsi garder écorce de noyer, bois de cèdre,
toujours mieux que l’absence de sans du Fujian, une province du sud- la main sur les conditions de travail graines de pavot, etc.). « Vous ne
“greenwashing” », fait-elle valoir. est de la Chine, réputée pour sa de ses artisans, l’utilisation de l’eau pouvez pas dire : “Je veux le meil-
Romain Laprade × 3. Icicle

Pour mieux comprendre l’engage- culture du thé. « Mon mari a vécu et des ressources locales, les traite- leur, je veux du luxe, mais le reste, je
ment d’Icicle, il faut remonter au dans un petit village, au milieu des ments de la matière première, la m’en fous !” Le reste, c’est justement
début des années 1990. Shawna Tao montagnes, où rien n’était gaspillé, teinture, etc. Quant aux tissus utili- ce dont il faut se soucier », martèle
rencontre son futur mari et cofonda- dans le respect les cycles de la sés, leur sourcing est minutieuse- l’entrepreneuse, qui veille au grain,
teur de la marque, Shouzeng Ye, à nature. » Le couple ne dispose pas ment opéré par Shouzeng Ye. « Mon jusqu’au packaging, fabriqué chez
l’université de Donghua, à Shanghaï. d’argent, il emprunte deux fois, mari visite lui-même toutes les usines Icicle en pulpe de canne à sucre.
LE GOÛT

LE SENS DU DÉTAIL Légendes de SICILE.


Pour fêter les 10 ans d’« Alta Moda »,
l’événement qui rassemble sur cinq jours,
en juillet, les défilés et la présentation de
leurs collections haute couture femme,
sur-mesure masculin et haute joaillerie,
Domenico Dolce et Stefano Gabbana ont
convié en Sicile clients et journalistes. Sur
le site sublime de Marzamemi, en bord
de mer, le défilé masculin « Alta Sartoria »
a marqué les esprits, notamment au
passage des armures souples constituées
de cristaux et de perles multicolores
brodées au fil d’or. Associés à de larges
jeans déchirés, ces parures et masques
éblouissants portés par des mannequins
athlétiques ont mobilisé plus de
cinquante couturières et ont, depuis, été
scrutés plus de 35 000 fois sur YouTube.
Mais qui sait que cette collection fait
référence à la légende de Calafarina ?
Celle-ci raconte que, au XIe siècle, la fille
de l’émir arabe Ben Avert, renversé par
les Normands, serait partie accompagnée
de trente gardes cacher l’or et les bijoux
de son père dans une grotte, sur une
plage, près de Syracuse. En se plongeant
dans le passé de la Sicile et sa mythologie,
les deux designers ont ressuscité, le
Dolce & Gabbana

temps d’un défilé, ces trésors oubliés.


Elvire VON BARDELEBEN

144
1
EXERCICE DE STYLE

Texte Aude WALKER


Stylisme Laëtitia LEPORCQ
Photos Mickael B. SCHNITZER
À fond de

3
TRENCH.

5
4
2

Assistante de la styliste : Elisa Khayat. Assistant du photographe : Sébastien Issar telle. Mannequin : Diane@
Elite. Directeur de casting : Jordan Mergirie. Maquilleuse : Manu Kopp @Ar tlist Paris. Coiffeur : Yoann Fernandez
@Ar tlist Paris. Productrice : Pauline Mourguet @1718
LE GOÛT

LE TRENCH-COAT PROTÈGE DE LA PLUIE


MAIS PAS DES ÉMOTIONS FORTES, À EN CROIRE
LA ROMANCIÈRE AUDE WALKER. SON
PERSONNAGE LE PORTE TEL L’ÉTENDARD
NOIR D’UNE TRISTESSE CHARGÉE DE COLÈRE.

IL AVAIT POURTANT PRÉVU D’Y ALLER MOLLO. De retenir,


avec effort et application, ses chiens de combat. La preuve : après
sa douche, il avait d’abord, par réflexe, tartiné son khôl au ras des
cils. Quand il avait reçu son reflet pleine face, renvoyé par son
miroir de poche en plastique mandarine, il s’était plu. Le noir
profond un peu moiré contrastant avec le bleu couteau de ses
yeux, waouh ! Mais, tout de suite, il avait pensé à la petite morte.
Ça ne lui aurait pas plu, c’est sûr. À sa famille, encore moins. Il y a
un moment pour tout, faut savoir se mettre à la place des gens,
tout le monde n’est pas prêt. Et il s’était démaquillé. Prenant soin
tout de même de ne pas trop insister avec le coton imbibé d’eau
micellaire, pour laisser un peu de noir persister entre ses cils.
De toutes ses forces, il avait essayé d’arriver avant les autres, his-
toire de se caler dans un coin choisi, à l’ombre d’une colonne en
pierre, loin de la possibilité du pire. Mais rien à faire. En retard,
toujours en retard. Plus l’heure obligée approche, plus chez lui le
temps se liquéfie, façon slime qui glisse entre les doigts.
Tout le village est là. L’église est pleine comme un œuf. Ça dégueule
jusqu’au parking. En noir, groupés, organisés, par-delà leurs cœurs
tassés, ils semblent tous minuscules. Une armée de fourmis. En
entrant, toujours la même odeur de chiottes mal aérées, l’enfance
qui surnage, les heures de fausses contritions et de prières nerveuses
pour sortir de là. Il sait son père et sa mère au dixième rang à droite,
comme d’habitude, deux opossums d’enterrement, avides d’intri-
gues et de deuils. Il part à gauche. Comme à l’accoutumée, dans son
sillage, ils retiennent tous leur souffle, baissent leurs yeux épuisés
d’avoir une fois encore à juger. Ils se la bouclent. Au point que par-
tout retentit la rumeur du frottement de son corps de géant contre
son trench en cuir noir, le noir, sa couleur, depuis qu’il sait se battre ;
la plus belle des couleurs, parce qu’il y réside toutes les couleurs.
Devenu cet ogre-corbeau craint après avoir été moqué, il oublie tou-
jours ce que produisent sa stature, immense, une porte de purga-
toire, ses vêtements, sa peau blanche transparente presque pailletée
6 de vampire de clip, son front si avancé qu’il fait paravent pour ses
yeux si bleus que personne n’aime vraiment les regarder.
(1) Trench-coat Gary, (4) Trench-coat en coton, C’est seulement lorsqu’il s’assoit, lorsque le cuir verni de son man-
smocké dans le dos, Maison Margiela, 5 000 €. teau qui chute produit le son d’un jet d’essence dans le feu, qu’il les
en coton, Maje, 375 €. maisonmargiela.com.
maje.com Jean, A.P.C. apc.fr voit. Difficile de faire autrement : la moitié du rang devant lui se
Chemise Figaret. retourne. L’équipe des gars qui lui ont ruiné l’existence de la pri-
figaret.com (5) Trench-coat Catherine, maire au lycée, au complet. Les six, au coude-à-coude. Toutes leurs
en coton, Comptoir
(2) Trench-coat en des cotonniers, 195 €. têtes pivotées vers lui, leurs sourires sales de tyrans sans imagina-
gabardine de coton avec comptoirdescotonniers.com. tion qui ont du mal à s’empêcher. Plus gros, plus mous et misé-
détails en maillons de Jeans Levi’s. levi.com rables qu’avant, mais toujours aussi raccord, toujours aussi cons.
chaîne, Burberry, 2 000 €.
burberry.com. (6) Trench-coat en cuir Un peu plus tard, il suffit que le prêtre prenne la parole et articule
Robe chemise, kilt, et d’agneau, Acne Studios, le prénom de la petite morte pour qu’il se mette à pleurer,
cuissardes, Burberry. 2400 €. acnestudios.com
burberry.com Col Acne Studios.
­beaucoup, sans chercher à inhiber le flux. Évidemment, devant
acnestudios.com lui, les six nuggets s’agitent dans leur bain d’huile rance. Qu’ils
(3) Trench-coat oversize à se moquent, c’est une chose, il est immunisé, mais qu’ils rient un
capuche en vinyle brillant et
capuche Angie, modèle
jour comme celui-ci à quelques mètres à peine des parents, trop
bimatière en polyuréthane, jeunes pour enterrer un enfant. La rage déclenchée. Il fume et
polyamide, viscose et fixe cette rangée devant lui, ses six cauchemars d’ado les uns à
polyester, Alaïa, 3 800 €.
maison-alaia.com
côté des autres, comme des ballons de fête foraine à shooter. Les
premières notes de l’Ave Maria. Il se lève, plus grand que d’habi-
tude, sous la masse du ciel et chante comme il n’a jamais chanté
ailleurs que dans la forêt derrière l’étang, de toute sa voix, qu’il
sait si divine qu’il a dû la tenir en laisse, la planquer et la travailler
dans le secret, attendant le moment pour l’envoyer brûler les
terres de son enfance.

147
UNE CHAMBRE EN VILLE TURIN, muse post-industrielle.
L’HÔTEL DOUBLETREE BY HILTON GARDE LA TRACE DES USINES FIAT QUI
ONT LONGTEM PS ANIMÉ LE LINGOTTO. LA CHAM BRE 3022, GARDIENNE DE
CE PASSÉ INDUSTRIEL, OFFRE UNE VUE IM PRENABLE SUR LES ALPES.

Texte Emmanuelle LEQUEUX— Photos Tomaso CLAVARINO

DORMIR DAN S UN E ANCIEN N E USIN E ? passé industriel, mais le nimbe de ces bois ambrés
Pas forcément tentant, a priori… Mais quelle dont l’architecte génois a le secret. Surtout, à cet
usine ! Le Lingotto appartient à la légende turi- étage élevé, l’immense baie vitrée donne sur les
noise. Du ventre de ce mastodonte de béton Art Alpes au loin : pleins feux sur les cimes toujours
déco sont sorties des dizaines de milliers de enneigées plutôt que sur le parking en contrebas
petites Fiat. Heureusement, voilà quarante ans sur lequel ouvrent les chambres des étages infé-
qu’aucun de ces mini-bolides n’a grimpé la rieurs. Les espaces communs sont tout aussi lumi-
fameuse rampe hélicoïdale qui mène à la verti­ neux et le petit déjeuner des plus variés. Le tout
gineuse piste d’essai sur le toit. Au début des pour un prix ­relativement modeste pour l’Italie.
années 1980, l’architecte Renzo Piano a été chargé Attention à ne pas vous perdre dans le dédale du
de réhabiliter le site en centre commercial, cher- Lingotto pour trouver l’entrée, à deux pas du
chant à y recréer « une partie o­ riginelle de la ville ». magasin Eataly, repaire des amateurs de gastro-
Il en a profité pour y dessiner aussi un hôtel. Avec nomie. Une autre raison pour choisir le quartier
ses volumes amples et son inhabituelle hauteur un brin excentré de Nizza Millefonti, qui nous
sous plafond, la chambre 3022 du DoubleTree by replonge dans le Turin de l’entre-deux-guerres.
Hilton est à la fois c­ haleureuse et minimale. HÔTEL DOUBLETREE BY HILTON, LINGOTTO. À PARTIR DE
Mêlant gris et vert d’eau, elle garde la mémoire du 140 EUROS. VIA GIACOMO MATTÉ TRUCO, 1. HILTON.COM
LE GOÛT

1
À 100 MÈTRES : PRENDRE DE LA HAUTEUR CULTURELLE
Renzo Piano ne s’est pas contenté de métamorphoser le
Lingotto : il a déposé sur son toit un musée qui semble
prêt à décoller, taillé sur mesure pour la collection de la
famille Agnelli, propriétaires historiques de Fiat. Dans
l’écrin aérien de la Pinacoteca Agnelli, on peut contem-
pler, loin des foules des orientales de Matisse, des élans
cinétiques de Giacomo Balla et voyager jusqu’à Venise
avec, pour guides, les vedute de Canaletto et Bellotto.
L’accès est gratuit pour les résidents du DoubleTree,
­pensez à demander votre billet à la réception de l’hôtel.
Les amateurs de voitures seront aussi aux anges : la pina-
cothèque ouvre accès à l’ovale de la mythique piste.
(1) OUVERT TOUS LES JOURS SAUF LE LUNDI, DE 11 HEURES
À 20 HEURES. SUR LE TOIT DU LINGOTTO, VIA NIZZA, 230.
­P INACOTECA-AGNELLI.IT

À 4 500 MÈTRES : FAIRE LE PLEIN DE JEUNES ARTISTES


Pour se rapprocher du centre-ville de Turin, il faudra
prendre le métro, au pied du Lingotto. Ambiance
­industrielle, toujours : la Fondation Merz a investi
depuis 2005 une ancienne station-service. Plutôt que
de se contenter de célébrer la mémoire de Mario et
Marisa Merz, ces deux géants de l’arte povera, elle
s’ouvre aux tout jeunes artistes, comme Bertille Bak,
2 3 notamment à travers son prix. Tout aussi pointue, la
Fondation Sandretto est à deux pas.
OUVERT TOUS LES JOURS SAUF LE LUNDI, DE 11 HEURES
À 19 HEURES. VIA LIMONE, 24. FONDAZIONEMERZ.ORG

À 4 600 MÈTRES : DÉGUSTER UNE CUISINE FAMILIALE


Vous voilà enfin au cœur de la città ! Ouvrant sur le Pô,
la Piazza Vittorio Veneto est l’un des plus majestueux
espaces de Turin. Sous ses arcades XIXe se cache la
trattoria Da Michele, une adresse familiale où déjeu-
ner à petit prix tout en profitant des derniers rayons
de l’automne. Gnocchi al ragu ou pizza napolitaine ?
Pas d’hésitation : la saison de la truffe blanche vient
d’ouvrir, rien de tel qu’un plat de pasta fresca pour en
souligner la succulence.
(2) PIAZZA VITTORIO VENETO, 4.

4 À 4 700 MÈTRES : S’OFFRIR UNE VUE CINÉMATOGRAPHIQUE


Avec son allure de fusée antique, le Mole Antonelliana
fait partie de la carte postale turinoise. Vue de l’inté-
rieur, cette tour est tout aussi impressionnante.
Initialement conçue pour une synagogue qui n’a
jamais ouvert, la tour abrite désormais le Musée du
cinéma. Un vertigineux ascenseur en verre permet de
grimper à son sommet pour une vue inégalée sur la
ville ­historique et les Alpes.
(3) VIA MONTEBELLO, 20. MUSEOCINEMA.IT

À 4 900 MÈTRES : DÉCOUVRIR LE REPAIRE D’UN GUERRIER


Le Musée Casa Mollino est un antre secret. Même ses
amis intimes ne savaient pas que Carlo Mollino se
cachait dans cette villa romantique, construite à fleur
de Pô. Architecte, écrivain, photographe, passionné
d’Égypte et de ski, extravagant surtout : il a mis en scène
ce lieu à coups de vasques coquillages, d’azulejos rouges
dans la salle de bains, de lions ailés sur la terrasse, de
chaises lotus d’Eero Saarinen. La « Casa del guerriero »,
comme il l’appelait : le somptueux cénotaphe d’un des
plus ­mystérieux Italiens du XXe siècle.
(4) VIA NAPIONE, 2. VISITE UNIQUEMENT SUR RENDEZ-VOUS.
CARLOMOLLINO.ORG.

149
LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR

À LA TÊTE DE PLUSIEURS HÔTELS-RESTAURANTS À ÉTRETAT ET ALENTOUR,


LIBAN d’honneur. L’AGNEAU
LE FRANCO-LIBANAIS OMAR ABODIB N’A JAMAIS CONNU, ENFANT, LA TRADITION AU ZAATAR
DOM INICALE LIBANAISE DE L’AGNEAU AUX ÉPICES. UN PLAT QU’IL S’EST RÉAPPROPRIÉ. D’OMAR ABODIB
POUR 8 PERSONNES
1 gigot (ou épaule) d’agneau
de 3 kg (avec os), 2 têtes d’ail,
plat emblématique du repas familial du 3 oignons blancs, 8 c. à s. de
zaatar, ½ verre de jus de citron,
dimanche au Liban, est mon plat favori, c’est huile d’olive, 1 litre de bouillon
sans doute parce que je n’ai jamais connu cette de légumes, 100 g de beurre,
tradition dominicale. L’agneau au zaatar est le 1 verre de vin blanc, sel marin,
poivre en grain, 2 c. à c. de
plat d’une mémoire que je n’ai pas eue, une sumac (optionnel).
recette que je fais pour mes enfants et que je me En accompagnement : pommes
de terre grenaille, épinards frais
suis réappropriée, en y mettant un peu de et autres légumes (carottes,
Normandie dedans, et beaucoup d’ail, de zaatar, panais, radis, chou-fleur,
de sumac, de citron – ce sont mes deux cultures brocolis, choux de Bruxelles…).
et mes deux amours, Étretat et le Liban, le LA PRÉPARATION
beurre et l’huile d’olive. Attention, cette recette demande
J’ai tout fait pour ne pas exercer ce métier : de a minima 5 h de cuisson. Saler et
poivrer le gigot de tous les côtés.
l’humanitaire, du commerce international, mais Préparer la purée au zaatar :
j’ai fini par tomber dedans, car c’est dans mes émincer les gousses d’une tête
d’ail. Dans un mortier, piler les
gènes. J’ai vu le métier de la restauration évoluer, gousses d’ail émincées en
compris qu’on pouvait changer les choses, édu- ajoutant de l’huile d’olive, jusqu’à
quer les cuisiniers et accompagner les clients obtenir une purée grossière.
Ajouter 2 c. à s. de jus de citron
pour qu’ils comprennent que la plus belle et le zaatar, en complétant si
richesse reste le temps que l’on s’accorde et que besoin avec de l’huile d’olive
l’on accorde à la nature et au travail des produc- pour obtenir une consistance
assez liquide. Séparer les
teurs. En 2002, j’ai repris Le Donjon et construit gousses de la deuxième tête d’ail
une extension, on est passé de sept à vingt et une et les laisser en chemises. Peler
Texte Camille LABRO — Photo Julie BALAGUÉ chambres, j’ai ouvert un restaurant à Étretat, puis et couper les oignons en quarts.
Préchauffer le four à 220 °C.
d’autres lieux encore. Aujourd’hui, on est tourné Dans une grande poêle, faire
vers l’aide humanitaire pour le Liban, avec le fondre le beurre, colorer
“J ’ A I G R A N D I DA N S L E D O N J O N , S U R L E S H AU T E U R S fonds de dotation Le Cèdre Solidarity. J’ai insufflé l’agneau des deux côtés (ce n’est
pas grave si le gigot dépasse).
D’ÉTRETAT, en Normandie. C’est une belle bâtisse de 1862, un lieu une dynamique vertueuse, bénéfique pour mes Ajouter les gousses d’ail en
de villégiature qui a toujours porté ce nom, sans doute à cause de collaborateurs. Ils apprennent que faire à manger, chemise, l’oignon en quarts et
sa tour – avec sept chambres et vue sur la mer –, que mes parents c’est aussi prendre soin les uns des autres.” déglacer au vin blanc. Dans un
grand plat allant au four, mettre
ont racheté en 1977 et transformé en hôtel-restaurant. Ma mère LECEDRE-SOLIDARITY.COM l’agneau, les gousses d’ail,
est une baroudeuse normande, mon père un garnement libanais. l’oignon et le jus de cuisson,
Ils ont tous deux migré loin dans leur jeunesse. Mon père a voyagé arroser d’un peu de bouillon
de légumes chaud.Avec un
sur un porte-conteneurs jusqu’à l’Océanie, ma mère a quitté la pinceau, badigeonner le
France pour vivre dix ans en Nouvelle-Calédonie avant d’arriver mélange au zaatar sur
en Australie. Dans le restaurant où elle travaillait, la French l’intégralité du gigot. Enfourner
à 220 °C pendant 1 h, à 160 °C
Taverne, à Sydney, elle rencontre un jour ce type au regard noir pendant 2 h, puis à 140 °C
qui lui dit : « Je veux une viande bien cuite. » Elle lui sert une viande pendant encore 2 h, et si besoin
saignante, il la renvoie, ils s’engueulent, et ils tombent amoureux. encore 1 ou 2 h à 100 °C, en
arrosant régulièrement avec le
Ensemble, ils ont ouvert le premier vrai restaurant français à jus de cuisson et en ajoutant du
Sydney, Le Rive gauche, en 1966. Cela a été une réussite colossale, bouillon de légumes si besoin.
dix ans de carrière, un bar, un hôtel, et moi je suis né là-bas, au Garnir le fond d’un grand plat
milieu de tout ça… Puis ils ont tout vendu, car ils avaient le mal du d’épinards frais tombés au
pays. Ils ont atterri à Étretat et acheté Le Donjon. beurre et ail, retirer l’os et
disposer l’agneau confit par-
J’ai toujours connu mes parents en train de bosser. J’ai été pen- dessus, avec les gousses d’ail,
sionnaire de 6 à 18 ans, du lundi au vendredi, toute l’année sco- le jus de cuisson, le reste de jus
laire. Le week-end et les vacances, mes parents travaillaient encore de citron et saupoudrer de
sumac. Servir avec des pommes
plus que d’habitude. Autant dire que je n’ai pas eu de vie de de terre grenaille sautées au
famille. Je n’en suis pas traumatisé, cela m’a plutôt construit, mais, beurre et à l’huile de tournesol,
longtemps, j’ai affirmé : « Je ne ferai jamais ce métier de merde. » ail, jus de cuisson de l’agneau
et coriandre fraîche, ou autres
Pourtant, j’ai aussi toujours été une éponge de la culture libanaise, légumes cuits à l’anglaise et
la notion d’hospitalité ancrée en moi – donner, partager, recevoir, remis en température dans un
faire la fête, bien accueillir, nourrir les gens. Si l’agneau au zaatar, bouillon de légumes chaud.

150
COMMUNIQUÉ
Le prix

Passez de bonnes fêtes avec Lidl et Deluxe ! Avis aux gourmands et aux impatients !
Lidl compte bien vous combler avec sa sélection de produits raffinés. Proposés à prix Lidl,
ils vont illuminer votre fin d’année.
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Le
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10/
de la terre

Accompagnement Fromages

à
pers.

2 CASSOLETTES DE VOLAILLE, RIS DE VEAU ET BOLETS - Sauce Madère* - 4,19 € 240 g (1 kg = 17,46 €) Du mercredi 2 novembre au samedi 31 décembre
DINDE SAUCE AUX MORILLES - 12,49 € 600 g (1 kg = 20,82 €) mercredi 30 novembre – POMMES DAUPHINE AUX CÈPES
3,29 € 400 g (1 kg = 8,23 €) mercredi 7 décembre – PLATEAU DE FROMAGES - Planche en bois avec brie de Meaux AOP, Munster AOP, crottin cendré
(28 % Mat. Gr. sur produit fini), Ossau-Iraty AOP, Comté 15 mois AOP et bleu d’Auvergne AOP - 14,29 € 670 g (1 kg = 21,33 €) - Transformé en FRANCE mercredi 7 décembre

Le menu de la terre pour 10 euros par personne : 2 paquets de 2 cassolettes de volaille + 1 dinde sauce aux morilles + 2 paquets de pommes dauphine aux cèpes + 1 plateau de fromages

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LE GOÛT

À PORTÉE DE MAIN La cuillère à ABSINTHE. SON HISTOIRE de bartenders peaufine les


Même si sa consommation est mélanges qui serviront de bases
tombée en désuétude, l’absinthe aux différents cocktails du soir.
demeure la plus célèbre des Au-dessus de leur tête, une
boissons troubles. Dans l’imagi- ardoise révèle le mantra des
naire collectif, la « fée verte » lieux : « Absinthe, cocktails
évoque tantôt le mystère et la and dancing. » « Au cours du
fascination, tantôt la crainte de XXe siècle, l’absinthe a joué un
devenir fou. La réputation sulfu- rôle important et donné nais-
reuse du spiritueux – obtenu sance à plus d’une dizaine de
par distillation d’un macérat recettes de cocktails, devenues
de plantes (grande et petite depuis des classiques, explique
absinthe, anis vert, fenouil, Nate Stein, qui a potassé la ques-
mélisse et hysope) avec de tion dans les livres d’histoire.
­l’alcool neutre – doit beaucoup On s’est donné pour mission de
aux frasques d’illustres buveurs, la remettre au goût du jour : toute
comme Van Gogh ou Toulouse- une partie de notre carte lui est
Lautrec. De la Belle Époque aux dédiée. » À la demande des
Années folles, la France compte curieux qui désirent déguster
des centaines de distilleries l’absinthe comme autrefois, Nate
­d’absinthe dont la production verse quelques centilitres de
(jusqu’à 36 millions de litres par La Fée parisienne (une absinthe
an) en vient à supplanter celle supérieure qui titre à 68°) au fond
du vin. Sa préparation est alors d’un verre conique. Il s’empare
ritualisée et élevée au rang d’art. ensuite d’une cuillère à absinthe,
Pour une parfaite dilution et la dépose sur le verre, et y installe
­l’expression de ses nombreux l’équivalent d’un demi-cube de
arômes, les amateurs ont recours sucre. À l’aide d’une petite carafe
à la cuillère à absinthe. Son remplie de glaçons, il fait enfin
manche, légèrement incurvé, lui couler l’eau lentement – en visant
permet de tenir en équilibre à la le centre de l’édifice et en comp-
surface d’un verre. Sa tête perfo- tant quatre fois le volume d’ab-
rée, longue et plate, offre la sinthe initial. La mixture se
­possibilité de recueillir un carré trouble et arbore une jolie robe
de sucre – tout en laissant passer bleutée. En touchant les lèvres,
l’eau, qui s’écoule lentement. l’absinthe dévoile des arômes
subtils, légèrement herbacés,
SON USAGE presque anisés, que les moins
En cette fin de journée autom- de 100 ans peuvent, de nouveau,
nale, au bar à cocktails Lulu connaître.
White, sur les hauteurs de
Pigalle, Lisa Rotoni et Nate Stein
CUILLÈRE À ABSINTHE EN INOX
s’affairent derrière le comptoir. ­E STAMPILLÉE DE MOTIFS ANCIENS, 7,99 €.
Texte Léo BOURDIN — Illustration Patrick PLEUTIN Sous une lumière douce, le duo MAISONABSINTHE.FR

À LA CAVE JEUNESSE adorée.


Si vous avez manqué la sortie officielle du beaujolais nouveau, le 17 novembre, rien n’est perdu, car il ne se
périme pas. Certes, ce vin se dévoile à cru dans sa prime jeunesse pour fêter le millésime de l’année, mais il ne
peut que s’adoucir après quelques mois, voire quelques années de bouteille. Après tout, c’est un vin comme un
autre, sauf qu’il a moins de pudeur à se montrer sans élevage. Le beaujolais nouveau représente plus de 20 %
de la production de cette région, et les Japonais, en tête, en sont fous. On peut les comprendre : il y a quelque chose
de léger, presque de puéril, à goûter ces « bébés vins ». Le côté fruité acidulé de celui de la Maison Piron appelle un
apéro sans chichis, où le gras d’une rondelle de saucisson devient nécessaire. Comme la version de la Maison Loron,
un peu plus axée sur des saveurs poivrées, qui donne envie d’un vol-au-vent bien riche pour l’accompagner.
DOMINIQUE PIRON, BEAUJOLAIS-VILLAGES-NOUVEAU, ROUGE, 2022, 10 €. MAISON-PIRON.FR
JEAN LORON, BEAUJOLAIS TRADITION, VIEILLES VIGNES, TIRAGE DE PRIMEUR, ROUGE, 2022, 7,90 €. BOUTIQUE.LORON.FR

152
LE GOÛT

CERTAINS JOURS, tout vous donc, toute la Tunisie, avec des


fatigue. Et ce n’est pas la lecture d’un salades thon, tomates, oignons et
nouveau livre qui vous réveillera ni œuf dur, des sandwichs fricassés, du
l’affiche d’un film prometteur. On leblebi, une soupe de pois chiche très
voudrait être ailleurs. À la gare de parfumée. Et des spaghettis. Oui, des
Tunis, par exemple, sur le quai du pâtes, si courantes dans l’alimenta-
TGM, le train qui relie la capitale à tion des Tunisiens que ces derniers
Carthage, Sidi Bou Saïd et La Marsa. sont, par habitants, les deuxièmes
On voudrait monter à bord, s’effarer consommateurs au monde après
du spectacle des adolescents rieurs l’Italie, selon des chiffres de l’Union
qui s’amusent à monter dans le train des associations de fabricants de
en marche et à descendre au pre- pâtes alimentaires de l’UE de 2017.
mier arrêt, La Goulette, marcher À la carte, on a le choix entre celles
jusqu’à la mer, boire une citronnade aux fruits de mer, à la viande et
en terrasse et laisser passer la jour- nature, autrement dit, à la sauce
née. Sans rien faire d’autre que de tomate. On conseillera celles-ci, à
contempler les vagues, de s’étourdir 7  euros la portion, en précisant
du bruit des baigneurs. qu’on les veut piquantes, accompa-
Dans ces jours-là, où le spleen gnées d’une citronnade maison.
menace, on peut se rapprocher de Moins de cinq minutes d’attente et
la Tunisie, aller au plus près, ou voilà qu’on fait face à un saladier
presque. C’est-à-dire à Marseille, bicolore, le même qu’on trouve dans
Chez Yassine, dans le quartier les maisons tunisiennes. Le plat est
Noailles. Dans la rue d’Aubagne, énorme, tellement rempli qu’on se
endeuillée le 5 novembre 2018 par demande si on n’a pas commandé
l’effondrement de deux immeubles pour deux. Mais non, les portions
responsable de la mort de huit per- sont généreuses. La sauce tomate se
sonnes, réside toute la complexité mêle parfaitement aux pâtes. Des
DE BOUCHE À OREILLE de la ville, son sens des contrastes olives vertes tronçonnées et des
qui n’a rien de nouveau mais semble morceaux de piment semblent flot-

“Les PÂTES tunisiennes, se renouveler sans cesse : non loin


du lieu du drame voisinent les
adresses dans le coup, comme
ter. La première fourchetée sur-
prend. Les spaghettis ne sont pas al
dente, mais fondants. Le sucré de la

c’est un chemin de l’Épicerie L’Idéal ou la Maisons des


Nines, avec une décoration soignée,
une carte qui se renouvelle sans
sauce est battu par son piquant. Les
pâtes tunisiennes, c’est un chemin
de traverse, une infidélité faite à

traverse, une petite cesse et une clientèle élégante.


Au numéro 8 de la rue, Chez Yassine,
rien de tout ça. On s’assied sur des
l’Italie (qui s’en remettra), une petite
revanche de Carthage sur Rome.
Tout se mélange, le moelleux et le

revanche de Carthage chaises métalliques, le service est


courtois, sans trop en faire. À la carte,
vif, le confort et la découverte. On
est quelque part en Méditerranée.
On est dans un film d’Abdellatif

sur Rome.” Kechiche, Mektoub My Love : canto


uno, quand, sur la plage de Sète,
toute une bande d’amis, de cousins
et de tantes dévore des spaghettis
CHAQUE SEMAINE, UN JOURNALISTE
à la tomate en échangeant des
RACONTE UN PRODUIT OU UNE EXPÉRIENCE
ragots, des histoires tristes et des
GUSTATIVE QUI L’A MARQUÉ. COM M E CES
rires. Et puis, le saladier qu’on pen-
SPAGHETTIS À LA TOMATE ET AU PIM ENT
sait infini est vide. On se lève et on
DE CHEZ YASSINE, À MARSEILLE, FONDANTS,
part. Les papilles brûleront encore
SUCRÉS ET PIQUANTS À LA FOIS.
longtemps, comme si elles avaient
UN ALLER SIM PLE POUR LA TUNISIE.
pris un coup de soleil après une
Texte et photos Clément GHYS journée à la mer.

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154
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LE GOÛT

C’EST LE BOUQUET

Dernière
PARADE. À CETTE ÉPOQUE DE L’ANNÉE, les com-
positions les plus faciles et les plus réussies sont
souvent constituées des reliquats de la saison,
passée ou sur le point de tirer sa révérence. La
fin de l’automne fournit quantité d’éléments
susceptibles de garnir les vases : les têtes de
graine, les fruits, les baies et peut-être les der-
nières inflorescences, parade finale avant que le
jardinier ou que le gel ne les fasse disparaître.
C’est aussi la période au cours de laquelle des
tempêtes ou des vents violents peuvent casser
des branches et des tiges, offrant ainsi la possi-
bilité de célébrer la beauté de la fin des choses.
Trop souvent, nous assimilons la recherche de
la beauté à celle de la perfection. Mais les motifs
de se réjouir vont bien au-delà. Quand une com-
position, à l’intérieur d’un foyer, raconte « sim-
plement » ce qui se passe dehors, c’est un hom-
mage envers la saison. Pour ce qu’elle a offert,
ce qu’elle a laissé, ses vestiges. Parler de
memento mori est peut-être d’inspiration
gothique, mais, comme le disait Edgar Allan
Poe, tout ce qui est gothique n’est pas forcé-
ment affaire d’épouvante.

Traduction Agnès Rastouil

Texte John TEBBS


Composition Simone GOOCH
Photo Jacob LILLIS

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Le podcast “Le Goût de M”
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vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

PASCAL GREGGORY.
LE COMÉDIEN EST LE NOUVEL INVITÉ DU PODCAST “LE GOÛT DE M”.

« Enfant, ce qui m’intéres- « Les années 1980 ont été « Patrice Chéreau, pour
sait, c’était le déguise- pour moi une période très moi, c’était le metteur en
ment. J’avais un grand sac nocturne. Je fréquentais scène de théâtre absolu.
rempli de tissus de toutes la bande du Palace. Sortir, Il n’y en avait pas d’autre,
les couleurs, de toutes aller dans des boîtes, dan- en tout cas en France.
les formes et je me faisais ser toute la nuit sont des Ce qu’il enseignait aux
des vêtements. À la mort souvenirs extraordinaires. acteurs, c’est qu’il fallait
de John Fitzgerald On avait une sexualité tout essayer, au risque
Kennedy, j’ai reconstitué sans jugement, sans d’être mauvais. Il m’a
l’enterrement dans moralisme, sans tabou. appris à être extrêmement
ma chambre. Je jouais Il y avait aussi une noirceur libre dans ce que je
Jackie en deuil. » liée à la drogue, au sida. » pouvais proposer. »
Loïc Venance/AFP

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GRILLE N O  585 Sudoku
Yan GEORGET
N O  585 - DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX
Bridge N O  585
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Mauvais tours. II Rat palmiste. Découverte par Dumont d’Urville. Pourra
être approuvé. III Dérange au sommet. Pour les amateurs de thé. Avance en mer. IV Dressèrent
un monument. Encore plus beau quand il est funèbre. V Vif et étincelant. Cité antique.
VI  Grognes anciennes. De Palerme et de Naples. VII Possessif. Tombé du ciel. Fin de rencontre.
VIII Mince alors. Agréable à côtoyer. Arrivé à maturité. IX Plus facile à lire. Travaillait en finesse.
X Ont perdu tout leur éclat. Me rendis. XI Recueil plein de fantaisie. Remue en bout de ligne.
Transporté ou plus facile à transporter. XII Appliqués à des travaux sans grand intérêt. Fait
plaisir à voir. XIII Pas toujours faciles à franchir dans sa carrière. Du veau moelleux et savoureux.
XIV Vieux ruminant. Préposition. Ce n’est plus elle qui remplira les cabinets. Personnel. XV En
fin d’opération. Ne veux pas reconnaître.
VERTICALEMENT 1 À lui de vérifier les hypothèses. 2 A quitté la ville pour se lancer en cam-
pagne. Donne des boutons. 3 Aux amandes ou au bleu, selon votre goût. Assurent maintien et
retenue. 4 Ouvre des possibilités. Endormie pour l’éternité. Interjection. 5 Sur le plateau de
Millevaches. Manque de bon sens depuis que sa boîte est vide. 6 Creuse au passage. Incendiaire
romain. 7 Plainte et tristesse dans l’orchestre. Petit amateur de farine et de fromage. 8 Réveil
douloureux sur la mâchoire. Quatre points sur la rose. 9 Veut n’importe comment. Gros paquets
d’oseille. Chez la bonne. 10 Josep, plume catalane. Compassion et humanité. Ses feuilles sti-
mulent. 11 Irlande libre. En fin de dictée. Espace de recherches en réduction. 12 Consolide le
montage. Bleuit la campagne. Pas tous venus d’Inde, ils sont costauds. 13 Symbole du cobalt.
On en fait tout un plat, mais elles ont eu du style. 14 Taille et rabat de tous les côtés. Agrandit
le panneau. 15 Voient des signes partout autour d’elles.

Solution de la grille n° 584


HORIZONTALEMENT I Palette. Drapeau. II Avenir. Aoristes. III Riverains. Dia. IV Ader. Ingérât. Ce. V Li. Gétules.
Télé. VI Itou. Ases. Aar. VII Terminus. Encan. VIII Gente. Ergotas. IX Évangélistes. Sc. X Renée. Lô. Élever. XI Ani.
Nuent. Osé. XII Tissu. Siret. Rot. XIII Une. Il. Sissonne. XIV Urticant. Bide. XV Ébriétés. Épiées.
VERTICALEMENT 1 Paralittérature. 2 Avidité. Venin. 3 Levé. Organiseur. 4 Énergumène. Ri. 5 Tir. Ingénuité.
6  Traitante. Lit. 7 Inusuelles. Ce. 8 Angles. Ionisas. 9 Dosées. Es. Trin. 10 Rr. Rs. Erte. Este. 11 Aida. Angelots.
12  Psittacoses. Obi. 13 Êta. Erat (tare). Vernie. 14 Ae. Cl. Nase. Onde. 15 Usnées. Scrutées. Retrouvez nos grilles de mots croisés,
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www.peugeot.fr/nos-vehicules/suv-3008-hybrid.html ouvert ses portes pendant l’été
2016, et repensé l’offre et le
parcours client en accueillant
les hommes dans un cadre
spécialement pensé pour eux. Barbus et chevelus de tous poils
profiteront des services de nos coiffeurs-barbiers confirmés et
sur-entrainés, d’une décoration soignée, d’une ambiance musi-
cale, d’une réservation en ligne ainsi qu’une gamme de produits
spécifiquement dédiée à nos shops. Après le succès du 1er, Grizzly
a ouvert deux nouvelles tanières, l’une au cœur du quartier
d’affaire dans le 8ème, l’autre dans le 10ème.
grizzly-barbershop.com

ISABELLE LANGLOIS
Répartis sur trois rangs, soulignés par des rubans de diamants, iolites et saphirs
se juxtaposent les uns aux autres sur un fil d’or blanc, dans un sertissage délicat.
Composant un pavage ondulant tout en mettant en majesté une tanzanite en
pierre de centre, cette bague « Ardèche » signée ISABELLE LANGLOIS
traduit un savoir-faire traditionnel de la joaillerie française. D’un beau
volume, elle se singularise par son raffinement esthétique. 5 460 €. Tél. points
de vente : 01 42 46 75 00.
www.isabellelanglois.com

RÉVILLON GRAND SEIKO


Cela fait 40 ans déjà que RÉVILLON fabrique
La manufacture japonaise GRAND SEIKo présente sa
avec passion des papillotes de qua-
nouvelle exclusivité Européenne, limitée à 100 pièces.
lité, à cette occasion, Révillon
Ce garde-temps élégant, doté du mouvement Spring
lance une édition anniversaire
Drive, tire son inspiration des jardins japonais
pour (re)découvrir la gamme des
traditionnels « karesansui ». Les lignes délicates
Authentiques. Noir, au lait, praliné
de son cadran rappellent le sable de ces célèbres
ou blanc, croustillants, onctueux ou
jardins et interprètent le principe architectural de
cœurs fondants, des recettes incon-
l’ombre et la lumière.
tournables et indémodables qui
Prix : 9 200 € - Tel : 0181695696
régaleront toute la famille. Papil-
lotes authentiques Noir - Lait et
www.grand-seiko.com/fr-fr/collections/sbgy027g
.
Blanc : 360g, 7,49€
www.revillonchocolatier.fr

Page réalisée par Mpublicité 01 57 28 39 27


LE GOÛT

Dans l’album de…


Mirwais AHMADZAÏ.
LE MUSICIEN ET PRODUCTEUR FRANCO-AFGHAN VIENT DE SORTIR “LES TOUT-PUISSANTS”,
UN PREMIER ROMAN DYSTOPIQUE SUR LES DÉRIVES TECHNOLOGIQUES. COFONDATEUR
DU GROUPE TAXI GIRL, IL REVIENT SUR CETTE PHOTO PRISE EN 1983, QUAND LUI ET
DANIEL DARC ÉTAIENT AU CREUX DE LA VAGUE.

Au début des années 1980, nous avions connu une phase


d’ascension immense. Tout le monde nous voulait,
Indochine faisait nos premières parties… Mais, nous, on s’en
foutait. Après, quand tout le monde attendait un Cherchez
le garçon bis, on a fait Seppuku, un album très expérimental.
Cette photo se situe au moment de ce reflux. Virgin avait
signé Téléphone, puis Richard Cocciante, il était passé à la
variet’ branchée. On était hors cadre musicalement et il n’y
avait plus de place pour nous, les drogués. À 14 ans, je pre-
nais du LSD, du shit, de la colle, mais je faisais des bad trips
et, surtout, j’avais un projet, un super groupe à développer,
alors j’ai tout arrêté. Contrairement à Daniel. Dans le creux
de la vague, on s’est rapprochés, lui et moi. Mais lui n’en a
jamais eu rien à foutre de la musique ; il voulait marcher
dans la rue et se prendre pour Kerouac. Même sur la photo,
il pose ! Maintenant, on le décrit comme un ange et tous
ceux qui l’ont vraiment connu sont morts, mais c’était un
filou. Comme je composais une grande partie des chansons,
il avait besoin de moi et, moi, il me fallait un chanteur, car
je n’étais pas frontman. Mais cette alliance m’a coûté psy­
chiquement. Après l’arrêt du groupe, en 1986, nous ne nous
sommes revus qu’une ou deux fois.
“CETTE PHOTO A ÉTÉ PRISE EN 1983 PAR NOTRE Le khôl sur les yeux, il m’arrivait d’en mettre. Je suis
AMIE MATHILDE MALAVAL, la fille du peintre Robert Malaval, ­d’origine pachtoune et c’est très répandu chez nous. Avant
qui m’avait d’ailleurs un tout petit peu initié à la photogra- Taxi Girl, j’étais un pauvre gars, un réfugié politique qui
phie, et je me souviens très bien où on était : rue Joseph-de- attendait dans le froid pendant des heures, porte de
Maistre, dans le 18 e   arrondissement, vers le pont Clignancourt, devant les bureaux de l’Ofpra, pour faire sa
Caulaincourt. C’est l’endroit où on se retrouvait avec les carte de séjour. Mon père était un intellectuel qui avait
membres de Taxi Girl quand on jouait au Rose Bonbon, organisé la résistance dans son pays, mais personne alors
mais, au moment de la photo, nous n’étions plus que deux. ne se souciait de l’Afghanistan. Maurice G. Dantec, qui est
J’habitais vers Guy-Môquet, Daniel [Darc, à droite] vivait devenu écrivain mais jouait dans le groupe Artefact, à
chez ses parents, rue Cauchois. Pierre [Wolfsohn, le batteur] l’époque du Rose Bonbon, était crypto-communiste et
était mort en juillet 1981 d’une overdose, en plein succès de défendait carrément l’invasion de l’Afghanistan par les
Cherchez le garçon, ce qui a été un peu refroidissant… On Russes. On en est venus aux mains ! Bref, 1983, c’était un
avait sorti Stéphane [Érard] et Laurent [Sinclair] n’était plus moment difficile, mais j’aime bien cette photo. Elle a long-
dans le groupe depuis fin 1982, après la tournée anglaise. On temps été dans ma bibliothèque.” Propos recueillis par
était donc deux à continuer et on devenait de plus en plus Clémentine GOLDSZAL
radicaux. Nous avions été un des premiers groupes à signer LES TOUT-PUISSANTS, DE MIRWAIS AHMADZAÏ,
chez Virgin et nous avons un peu donné la direction de ce SÉGUIER, 272 PAGES, 21 €.
label qui a accompagné l’émergence de la musique française
moderne, mais on s’était fait arnaquer par notre manageur
et nous n’avions pas un sou. Daniel et moi, il faut voir d’où
on venait, on était loin d’être riches… J’ai passé une grande
partie de ma vie à m’en remettre financièrement. Cette
Mir wais

photo, c’est aussi ça, une fois que la chance est passée…

162
Claire Bové - Photographie : Sylvie Lancrenon

Argent, or 750 et diamants

795€

Paris. 15, rue de la Paix - 66, av. des Champs-Élysées


Information points de vente : 0 805 80 1827 (appel gratuit) - Liste des points de vente sur www.mauboussin.fr/boutique

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