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ILS NE SONT PLUS NOMBREUX
À POUVOIR TÉMOIGNER DES CAMPS.
IL EST PLUS QUE JAMAIS TEMPS
DE LES ÉCOUTER.
« Un travail de mémoire
remarquable dressant
un panorama collectif de
la déportation et de ses
conséquences. »
France 24
Pour le meilleur
et pour Shakespeare
Par Nicolas Domenach
«
ous voulez devenir journalistes ? impétrants se bousculent pour jouer les rôles de
Alors, commencez par lire Roland rois fous, voire de tyrans, qu’on croirait écrits par
Barthes, Albert Camus, Alexandre Du notre tragédien de génie.
mas, Pif le chien et… William Shakes Il est vrai qu’on dirait – et c’est ce que notre
peare ! » La liste de ces recommandations dossier nous rappelle – que tout, ou presque, y est
que j’ai si souvent adressées aux apprentis Roule des excès du pouvoir comme des religions, des
tabille procède d’une démystification : les amours et des trahisons. Qui a lu Shakespeare ne
sciences humaines n’interrogeront jamais mieux saurait être surpris par les trumperies de Do
l’homme que la littérature. nald Ier, ni par le cynisme meurtrier du tsar Pou
Psychologie, sociologie, économie, ethnologie tine, ni par les délires d’empire de l’Ottoman Re
et idéologies ont leur indispensable utilité. Leurs cep Tayyip Erdoğan, ni toujours par les foucades
patrouilles qu’il faut diligenter peuvent appro
cher leur sujet, l’humain. Mais son mystère tou
jours leur échappera, que le roman, la tragédie, Je suis le bruit et la fureur,
eux, approfondiront. Il ne se réduit pas à des le tumulte et le fracas.
courbes de croissance. Nos présidents, qui ne li
saient qu’études et enquêtes, s’y sont égarés. D’au du commandant suprême de l’armée populaire
tant qu’ils ont été euxmêmes piégés par cette de Corée, Kim JongUn… Comme le roi Lear
idéologie illusoire du bonheur qui n’est que le nous en avertit : « C’est un malheur du temps
masque du malheur. Ceux qui ignorent que l’his que les fous guident les aveugles. »
toire est tragique – Giscard, Sarkozy, Hollande, Mais une relecture attentive nous livre le Sha
Macron (?) –, ceuxlà s’exposent à nous y naufra kespeare et le meilleur… sur ces sujets qui au
ger. Nous avons pris soin de mettre un point d’in jourd’hui nous tiennent à cœur : la guerre des
terrogation pour l’actuel président car, si son pré sexes, la terreur d’État, le terrorisme de religions
sent interroge, son passé plaiderait plutôt pour et la crise écologique, l’échauffement qui pro
lui. Il est né, grâce à sa future femme professeur voque une violence généralisée, car « par les
de français, sur les planches. Il a compris alors que chaudes journées le sang est fou et s’excite ». Sans
le monde était représentation, qu’il n’y avait rien parler des ravages du dénigrement souterrain, car
de plus fort que d’en être l’acteur et que la tragé « seraistu aussi chaste que la glace, aussi pure que
die en constituait la trame. Et donc Shakespeare, la neige, tu n’échapperas pas à la calomnie ». Le
qui est de son temps sans doute, mais aussi de tous Barde n’avait pas attendu Internet pour relever
les temps, et en particulier du nôtre, qui souffle qu’un mot suffit à tuer. Et une image donc…
tempête. « Je suis le bruit et la fureur, le tumulte Mais, si on suit avec lui le fil rouge sang qui re
et le fracas », a tonné JeanLuc Mélenchon dans lie les convulsions de l’histoire, on voit que les tra
son rôle préféré, le shakespearien. Mais, son or gédies font aussi place au comique, que la bouf
gueil dûtil en souffrir, il n’est pas le seul, ni le plus fonnerie côtoie le macabre, et surtout que jamais
tempétueux. Ni même le plus dangereux. Les l’espérance ni l’homme ne rendent les armes. L
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 3
sommaire Le Nouveau Magazine littéraire • N° 27 • Mars 2020
26
par Alain Dreyfus 75 Baptiste Morizot
36 Le cinéma après Shoah par Alexandre Gefen
CHRISTIAN DE PORTZAMPARC - ROLF VENNENBERND/DPA/AFP - KEYSTONE-FRANCE-GAMMA-RAPHO - PVDE/BRIDGEMAN IMAGES
82
entretien avec Pascal Dusapin
de la BnF, découvrez chaque mois des archives
d’écrivains journalistes, du XIXe siècle à nos jours. 96 Échauffement climatique
par Sophie Chiari
Le porc
de l’angoisse
l a deux noms, à vous de choisir.
ÉD/LES ÉCHAPPÉES
des saucisses. Ou bien le porc, bête
réputée sale, qui passe sa vie dans
le noir, à se goinfrer à l’intérieur d’un
petit enclos où il s’ennuie à mourir.
Affiches relatives à la question du vote, dans les années 1950-1960.
Pendant mon enfance à la ferme,
en Normandie, je me suis lié d’amitié
avec plusieurs porcs, et je n’ai
toujours pas compris pourquoi nous
traitions cet animal avec tant de
L’élection dépouillée
cruauté, de l’élevage à l’abattoir. Faut-il déposer son bulletin dans l’urne ? Le point sur l’abstention,
Il dispose d’une excellente mémoire. une pratique aussi ancienne que le suffrage universel.
C’est un grand sentimental, sujet
comme nous au stress. Sur les listes
’élection est un rituel laïc. Elle doit groupe. Anarchistes, royalistes, situa-
l
qui classent l’intelligence des
animaux, il figure toujours dans les permettre au peuple de s’exprimer tionnistes, complotistes… « À chacun
dix premiers, loin devant le chien. en choisissant ses élus. Et si la sou- son courant, à chacun sa révolution, à
Contrairement à la légende, veraineté populaire n’était qu’une chacun son abstentionnisme. » Et ses
il est très propre. En lisant La Vie fiction, que le moment du vote sacralise ? codes visuels distincts. Les caricaturistes
émotionnelle des animaux C’est ce que considère le chercheur en ont pu s’en donner à cœur joie, compa-
de la ferme de Jeffrey M. Masson, science politique Francis Dupuis- rant les candidats à des gi-
un spécialiste américain Déri dans un plaidoyer pour rouettes, des marionnettes, des
du comportement animal, je suis l’abstention, Nous n’irons plus caméléons, et les votants à des pi-
tombé sur un long passage
aux urnes. Il y décrit le système geons ou des moutons.
consacré au cochon. L’auteur
observe qu’il a besoin de nourritures
électoral non comme une démo- Les affiches électorales, qui
et d’environnements variés.
cratie – qui, selon lui, est directe mettaient autrefois la virilité puis
Or, dans les élevages, « on a fait ou n’est pas – mais comme une Nous l’érudition du candidat en avant,
disparaître définitivement tout aristocratie élective, où rempor- n’irons plus misent désormais sur une image
ce qui constituait la raison d’être de ter le suffrage est possible sans aux urnes, moins guindée, largement in-
cet animal », note-t-il. Son existence avoir à convaincre la majorité des Francis fluencée par la publicité et le mar-
a été dénaturée, pervertie, « jusqu’à Français et n’engage plus à rien Dupuis-Déri,
éd. Lux,
keting. Les campagnes de lutte
le rendre méconnaissable », une fois l’élection passée. Il dé- 192 p., 12 €. contre l’abstention ont aussi évo-
comme si nous nous ingéniions fend une tradition anarchiste lué, passant de « Faites entendre
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
à le rendre malheureux. aussi ancienne que le suffrage votre voix ! » à « Faites taire cette
Pourquoi tant de haine ? J’ai ma « universel », appelant à l’abs- autre voix ! » : « Continuez de
petite idée là-dessus : de tous les
tention pour délégitimer ce ne pas voter », semble dire Nico-
animaux, le porc est probablement
celui qui nous ressemble le plus,
système. las Sarkozy sur une affiche du PS
et sa chair est si proche de la nôtre C’est ce vieux conflit entre en 2006 ; « Les immigrés vont
que l’on pourrait prélever « électionnistes » et « absten- voter… et vous vous abstenez ? »,
Le Grand
ses organes pour les greffer sur tionnistes » que raconte en Cirque menace le FN en 2002.
nous. Voilà sans doute pourquoi images Zvonimir Novak, spécia- électoral, À mi-chemin entre l’abstention
nous le « désanimons » en le traitant liste de l’imagerie politique, dans Zvonimir et l’attachement à l’élection se
comme une pomme de terre. L Novak, éd.
Le Grand Cirque électoral. « Fine L’Échappée, trouve le vote blanc, relativement
ou pesante, agressive ou drôle, 240 p., 29 €. peu évoqué dans ces deux ou-
[l’imagerie abstentionniste] refait vrages. S’il n’est toujours pas
La Vie émotionnelle surface à chaque élection en battant le comptabilisé en France, des partis tentent
des animaux pavillon de l’anticonformisme et de la de contourner le système en présentant
de la ferme, provocation », écrit-il dans ce riche ou- des candidats « Vote Blanc », dont les
Jeffrey M. Masson,
éd. Albin Michel, vrage illustré. L’abstentionnisme poli- résultats devront être pris en compte
272 p., 21,50 €. tique n’est d’ailleurs pas l’apanage d’un dans le suffrage exprimé. Sandrine Samii
6 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
Ensemble,
portons
l’espoir.
DU 10 AU 22 MARS 2020
sursauts
Livre Paris n’est pas à la fête
Le Salon du livre bat de l’aile. Des groupes d’éditeurs comme Hachette Livre
et Madrigall désertent ou réduisent leur présence et lui préfèrent d’autres rencontres
et festivals ailleurs en France.
BRUNO LEVESQUE/IP3
vant des files de fans. Le bées en termes de ventes et de
Salon du livre de Paris, rebap- notoriété. « P.O.L a joué le
tisé Livre Paris, n’est plus la jeu sur un stand très vivant et
fête littéraire qu’il était. Des très prisé depuis sa naissance
nostalgiques se souviennent De plus en plus controversé, le Salon se vide des grands éditeurs. en 1983, défend Jean-Paul
de l’époque où il comptait Hirsch. Jusqu’à cette
moins de 150 000 visiteurs et de livres de jeunesse et le stand de Gallimard fond à année... » Actes Sud tient en-
avides d’introuvables sous la « young adult » (pour ado- 120 m2 en 2020, resserrant core le choc et viendra à Livre
coupole du Grand Palais. lescents) a explosé, cepen- l’offre sur les livres de poche Paris 2020 « avec tout son
C’est faute de place que dant que le chiffre d’affaires (Folio et GF) et de jeunesse. fonds et tous ses auteurs »,
l’événement, né en 1981, est des éditeurs s’est érodé. Signe des temps ou problème assure Vincent Montagne.
parti en 1989 à la porte de Résultat : nombre d’auteurs de formule ? Des indépendants résistent,
Versailles, où il s’est définiti- ne se sentent plus à leur place comme Claire Paulhan.
vement installé en 1994 au parc des expositions, et UN SALON EN CRISE Mais beaucoup préfèrent dé-
après être retourné un temps nombre d’éditeurs n’y « Il faut s’adapter, insiste placer leurs forces – cata-
au Grand Palais. Depuis un trouvent plus leur compte. Vincent Montagne. McDo- logue, personnels et fi-
couple d’années, il accueille Hachette Livre a quitté la nald’s est le plus grand diffu- nances – sur des rencontres
seur de livres pour enfants. » plus ciblées où les auteurs
Et de contrer les reproches de sont « bien reçus » : Le
Un stand coûte une fortune. « grande librairie » : « Livre Livre sur la place à Nancy, les
Ce qui était justifié tant que le Paris rassemble 3 200 auteurs Correspondances de Ma-
et organise 250 confé- nosque, la Foire du livre de
Salon permettait des retombées rences. » Selon Philippe La- Brive. Et puis Montréal,
en termes de ventes. pousterle, commissaire géné- Bruxelles, Francfort... À Pau,
ral des rencontres « Les idées les visiteurs font la queue dès
quand même environ manifestation en 2015. À la mènent le monde », à l’aube pour réserver des
160 000 visiteurs. Mais le pu- mi-janvier 2020, Antoine Pau :« Des petites salles dans places dans des salles de 350
blic a changé. « Les grands Gallimard a annoncé un re- des couloirs en plein va- à 1 000 personnes. Les lec-
lecteurs viennent moins », trait partiel du groupe Ma- carme ; le cadre n’est pas teurs n’ont pas disparu : ils
re connaît Vincent Mon- drigall, qui rassemble no- adapté. Une rencontre litté- se déplacent où la littérature
tagne, président du Syndicat ta mm ent Ga l l ima rd , raire mérite un petit cérémo- leur sourit. Ingrid Merckx
national de l’édition et pré- Flammarion, P.O.L et Cas- nial. Livre Paris est en crise. » Livre Paris,
sident de Livre Paris. La pro- terman. Déjà passé de Personne ne se plaint qu’un porte de Versailles (15e).
duction de bandes dessinées 1 000 m2 à 500 m2 en 2012, public rajeuni goûte la new Du 20 au 23 mars.
Anatomie divine
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
a France serait-elle en proie à une cyberharcèlement de masse pour avoir niée par des bigots en raison de son
Indridason règne
toujours en maître
Une nouvelle série,
encore plus noire
RÉGIE PUBLICITAIRE :
lancé un simple « Hou, hou » sur le passage me revient en mémoire une conversation Médiaobs
44, rue Notre-Dame-des-Victoires,
du général. Mitterrand l’a rendu célèbre dans avec un dessinateur d’extrême droite, 75002 Paris. Fax : 01 44 88 97 79.
Le Coup d’État permanent en comparant Pierre Pinatel. Ce partisan de l’Algérie Directrice générale : Corinne Rougé
(01 44 88 93 70, crouge@mediaobs.com).
sa peine à celle d’un autre prévenu condamné, française, plusieurs fois condamné pour Directeur commercial : Christian Stefani
(01 44 88 93 79, cstefani@mediaobs.com).
lui, à 500 F alors qu’il avait hurlé « À la offense, gardait une fierté de l’époque Publicité littéraire : Quentin Casier
(01 44 88 97 54, qcasier@mediaobs.com)
retraite », le même jour, au même endroit, où être dessinateur et journaliste n’allait pas COMMISSION PARITAIRE
contre de Gaulle. C’était en 1952, sans risques : chaque saisie était pour lui une n° 0923 K 79505. ISSN- : 2606-1368
La rédaction du Nouveau Magazine littéraire
un 11 novembre, la justice veillait… perte de revenus. Il y voyait la contrepartie est responsable des titres, intertitres, textes
de présentation, illustrations et légendes.
Mieux encore, sous la IIIe République, les logique de sa transgression. L’injure, alors, Copyright © Nouveau Magazine Littéraire
magistrats disposaient de toute une panoplie n’avait rien de normal. Elle était rare. Le Nouveau Magazine Littéraire est
publié par Le Nouveau Magazine pensées
judiciaire pour protéger la République Aujourd’hui, sa banalité dans les médias et littéraire, Société par actions simplifiée
au capital de 750 000 euros.
et son plus haut personnage. Pour un « Vive change son statut. Elle n’est plus Siret : 837 772 284 00019
Dépôt légal : à parution
l’empereur », sous la présidence d’Émile transgression au service d’une contestation IMPRESSION
Loubet, un habitant de Corte aviné avait été légitime. C’est un défoulement partagé du Elcograf Spa (Vérone - Italie), certifié PEFC
Origine du papier : Autriche
haut en bas de la société. Elle est l’ordurière Taux de fibres recyclées : 0%
Professeur d’histoire contemporaine Eutrophisation : PTot = 0,008 kg/tonne
éructation d’une médiocratie immune. L
à l’université Paris-II-Panthéon-Assas, de papier
Fabrice d’Almeida est l’auteur de nombreux La République injuriée. Histoire des offenses
ouvrages dont récemment un « Que sais-je ? » au chef de l’État de la IIIe à la Ve République,
sur Nelson Mandela (PUF, 2018). Olivier Beaud, éd. PUF, 600 p., 27 €.
Réinventer
la ville
Les municipales n’ont suscité jusque-là aucun vrai débat de fond sur l’avenir
de nos villes. Or, par-delà leur diversité, toutes sont affectées par une même évolution délétère.
Nées pour rassembler, elles se voient de plus en plus minées par des logiques
de séparation qui remettent en cause leur unité et leur rôle.
Par Patrice Bollon
ien qu’elles apparaissent pictures » de Benjamin Griveaux. Une comme s’il y avait là une sorte de fata-
Le jeu politicien
lismes. Certes, il y a, comme on dit, des plus de 200 mètres entre deux construc-
« équations locales » satisfaisantes, occupe tout l’espace, tions et comptant au moins 2 000 habi-
dans les villes où règnent des maires po- avec ses querelles tants ». Mais cette définition confond
pulaires depuis longtemps en fonction. dérisoires. tout, les villages, les villes moyennes, les
Mais, dans les grandes capitales régio- capitales régionales et Paris, qui ont des
nales et à Paris, le jeu politicien a occupé pagne, si l’on excepte cette écologie de- problèmes très différents ; et elle ne per-
tout l’espace, avec ses querelles dérisoires venue une incantation pour tous les met pas de faire la part entre les localités
sur l’investissement des candidats par bords de l’échiquier politique. Et il a rurales et celles qui relèvent de l’univers
les partis, la composition de leur liste, le fallu attendre un certain temps avant « périurbain » lié aux grandes agglo-
chassé-croisé de leurs alliances, jusqu’à qu’on aborde enfin cette bombe à retar- mérations. La notion d’« aires ur-
l’invraisemblable épisode des « porn dement qu’est le logement (lire p. 15), baines », utilisée aussi par l’Insee, est
12 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 13
les idées
MICHAEL BUNEL/NURPHOTO/AFP
l’explique le consultant en immobilier
Robin Rivaton dans La Ville pour tous
(L’Observatoire), cette démarche
ne produira que des effets anecdotiques
(elle ne concerne, pour l’heure à Paris,
qu’un millier de logements) si elle n’est
Chantier d’extension de la ligne de métro 14, pour le Grand Paris (septembre 2015). pas étendue à tous les immeubles, à
la société. Bref, il faudrait qu’intervienne
de la demande ». Il existe certes un logements sociaux), tout comme lutter une collectivisation ou une
déséquilibre entre une demande contre la cannibalisation des logements « communalisation » du foncier, soit
en hausse et une offre stagnante, rongée disponibles par Airbnb afin de les autoritaire et d’un coup, soit progressive
de plus par les plateformes de logement remettre sur le marché sont deux autres via un bouleversement de la fiscalité
saisonnier genre Airbnb (lire p. 16). recours possibles. Et il reste bien sûr le de l’immobilier. Bien que libéral (il a été
Mais ce n’est pas là le facteur le plus logement social. L’actuelle mairie de le conseiller de Bruno Le Maire et de
déterminant. La hausse vient Paris prévoit ainsi de faire passer sa part Valérie Pécresse), Robin Rivaton pense
principalement de la baisse des taux de 23 % aujourd’hui à 25 % en 2025 que cette politique interventionniste
d’intérêt décrétée par les banques et 30 % en 2030, mais on ne peut guère serait la seule apte à surmonter
centrales qui « booste » une crise du logement selon lui
le prix des actifs.
Contrairement à ce qu’aiment
Ce sont les moins riches et « dramatique ». Faute d’un tournant aussi radical,
à dire les agents immobiliers les familles qui partent, ceux c’est vers un panachage
à leurs clients, on se trouve qui font tourner la ville. de toutes ces mesures que l’on
donc bel et bien face à une se dirige. Paris ne peut que
« bulle », laquelle a toutes les chances aller au-delà. Car, si Vienne est en se densifier un peu plus ; mais, tout
de durer puisque les taux de crédit Europe la ville aux loyers les plus bas le monde ne pouvant résider dans
à zéro, qui assurent la solvabilité de (de 9 à 10 € au mètre carré), cela tient à le centre, la ville doit aussi s’élargir à la
nos économies et des États, ne semblent ce que le logement subventionné, où première couronne et au-delà, au
pas près de remonter. résident trois Viennois sur cinq, y est très « Grand Paris », où le foncier est moins
Cannibalisation des logements ancien. Il remonte à la période de cher – ce qui implique d’énormes
Que faire, dans ces conditions, pour « Vienne la Rouge », entre 1919 et 1934, investissements dans les transports
maintenir un équilibre harmonieux dans et a bénéficié depuis d’une politique publics et l’effacement à terme de cette
les villes ? Les mécanismes défensifs, active de la municipalité qui verse des ligne de démarcation qu’est devenu
comme l’encadrement des loyers, rétabli subventions à des promoteurs pour le périphérique. On ne saurait, autrement
l’an dernier à Paris, temporisent construire, en échange, des habitations dit, séparer la question du logement de
leur augmentation ; mais ils interviennent à loyers modérés – une mesure qui fait celle du devenir de la ville. De ce point
le plus souvent après une période partie du programme d’Anne Hidalgo de vue, les « villes génériques » du Sud,
de hausse, qu’ils avalisent, et reposent mais n’est pas reproductible partout. pour reprendre la notion élaborée par
sur des contrôles difficiles à effectuer. Accroître l’offre des logements privés l’architecte néerlandais Rem Koolhaas,
San Francisco a beau en avoir mis (il ne s’en construit que 500 nouveaux polycentrées, où chaque quartier
en place, un trois-pièces s’y loue 5 000 € par an à Paris) paraît plus logique, mais fonctionne comme une unité, semblent
par mois, provoquant l’exode des se heurte à deux écueils. D’abord, celui mieux parties pour résoudre l’enjeu
catégories populaires mais aussi, de plus d’une densité déjà importante et d’une du logement que nos vieilles cités
en plus, des spécialistes travaillant pour surdensification combattue aussi bien historiques. Mais des recettes peuvent
la Silicon Valley. La municipalité de Berlin par la droite que par les écologistes. leur être empruntées : Paris aurait ainsi
vient, elle, de prendre une mesure Ensuite et surtout, celui de la pénurie du tout à gagner à casser une centralité qui
radicale de gel des loyers sur la base des foncier, le terrain sur lequel sont bâtis les en fait de plus en plus un décor,
prix de 2013 ; mais celle-ci ne saurait être immeubles et qui, dans notre droit, magnifique, mais qui se vide peu à peu,
que temporaire. Taxer plus les résidences appartient à leurs propriétaires. Une voie sa mort semblant programmée
secondaires et les appartements vides plus innovante consisterait donc à en tant qu’ensemble urbain vivant.
(200 000 à Paris, presque autant que de séparer le bâti du foncier, celui-ci n’étant Paris sera toujours Paris ? À voir… P. B.
La cité occidentale
centralisée
l trône en haut des programmes
de tous les candidats aux muni-
cipales. Même le Rassemble-
ment national (ex-FN) ripoline en
vert le sien. À Fréjus, la ville varoise
ris ne compte ainsi que 4 % de véhi-
cules électriques, contre 20 % à Oslo et
Shenzhen, la mégapole chinoise, qui
compte 16 000 bus, tous électriques…
Des retards qui concernent aussi la ges-
dont il est le maire RN depuis 2014, tion des déchets, la surface des espaces
appartient à une David Rachline propose ainsi de créer verts, faible à Paris rapportée à Londres
période révolue. un « grand parc » et un écoquartier, ou à Berlin, ou la réduction de la pol-
sans précision. La percée des écolo- lution. Bien que la qualité de l’air de la
une réinvention de ce qui constitue gistes aux européennes explique cette capitale, selon les mesures d’Airparif,
l’« essence » de la ville, cette « rue » « fièvre verte ». En même temps, la se soit améliorée (on n’y trouve, par
de toutes les rencontres dont avait cru question est imparable. Car la ville pol- exemple, plus aucune trace de plomb),
pouvoir se passer Le Corbusier. Refaire lue (l’air, mais aussi l’athmosphère so- il reste encore beaucoup à faire.
la ville exige en résumé une action mul- nore), les « passoires thermiques » que Dans ces conditions, toutes les in-
tidimensionnelle, à la fois économique, sont souvent ses immeubles chauffent tentions semblent bonnes à prendre,
sociale, politique et esthétique. Rien plus les rues que les intérieurs, elle y compris les plus caricaturales,
d’étonnant à cela : avec la ville, c’est étouffe en été du fait de l’artificialisa- comme ce « vélopolitain », ce réseau
notre condition humaine, appelée à de- tion des sols, etc. Et, comme le rappelle de voies cyclables doublant en surface
venir de plus en plus urbaine, qui se Cédric Villani dans son Nouveau Pa- les lignes du métro qu’a annoncé en
trouve en jeu. Tout simplement. L ris, nos villes ne sont pas vraiment à la janvier vouloir développer, si elle était
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les idées
STÉPHANE OUZOUNOFF/PHOTONONSTOP
les toits, paraît une voie plus réaliste.
Toute une nouvelle architecture la pra-
tique, car elle permet, en été, une part
de climatisation « naturelle ».
Mais nous avons maintenant souvent, bain sans le couper, etc. À partir de là,
soit des sortes de « zoos », parce que le temps peut accueillir les transforma-
chaque architecte a manifesté son ego, tions. Car le durable, c’est le transfor-
soit des successions ennuyeuses de bu- mable. Jamais une pure accumulation
reaux en boîtes de verre. Quand je tra- d’icônes architecturales dans le goût
désertique en 2012 devenu depuis un vrai Manhattan. vaille sur un projet, je cherche au d’une époque ne fera une ville. Un ur-
contraire à susciter l’homogénéité banisme réussi doit pouvoir tout ava-
modèle architectural comme il y en eut dans une certaine diversité et dans des ler, le banal et l’exception, ce que cer-
à chaque siècle. Était-il possible alors dimensions accueillantes. Car la tains trouvent beau et d’autres laid :
d’assembler la diversité ? Les îlots ou- beauté, c’est d’abord de pouvoir déam- bref, l’imprévisible variété des
verts du quartier Masséna, construits buler, de se sentir partout comme in- « styles » qui révèlent une vie et l’ac-
entre 2000 et 2010, répondent à cette vité à venir. Or, dans nos périphéries cueillent. La ville, pour moi, c’est cela :
interrogation : comment ouvrir la ville d’après guerre, il y a des blocages. Ils un objet esthétique aux milliers d’ac-
à l’aléatoire, assembler le multiple, viennent des barrières et des enclaves teurs, une beauté non voulue. L
« Un livre bouleversant. »
Gérard de Cortanze, Historia
« Émouvant ! »
Flavie Gauthier, Le Soir
Jacques Julliard
La gauche qu’on
aime à droite
Conscience progressiste et ex-plume du Nouvel Obs, épris de Péguy et de Simone Weil,
il cultive à 87 ans avec alacrité sa singularité chez Marianne et surtout au Figaro.
Par François Bazin
orsque Jacques Julliard a re- populisto-républicaine. Son bonheur, imparable : « Je ne suis pas sûr que mon
Épidémies
Récits viraux
Le coronavirus a réveillé des fantasmes anciens où se mêlent
rumeurs, relents racistes et angoisses de transgression.
Telles les calamités qui s’abattent sur la cité dans Œdipe roi,
ou sur l’Égypte dans l’Ancien Testament.
Par Alexis Brocas
’épidémie de coronavirus a savons que la métaphore de la maladie élucider la raison pour laquelle l’Olympe
passé des singes aux hommes via des Thomas Mann en 1923 –, la fin du XXe siècle
blessures de chasse, ou la consomma- vit éclore une « littérature du sida » – du
tion de viande de brousse. Mais ces fic- moins la labellisait-on ainsi, en 2003, dans
tions sont révélatrices : toutes deux Le Magazine littéraire (n° 426). Ses phares
placent, aux origines de l’épidémie, s’appellent Hervé Guibert (À l’ami qui ne m’a
une transgression, un acte de consom- pas sauvé la vie), Guillaume Dustan (Je sors
mation antinaturel et bestial, dans tous ce soir) ou Yves Navarre (Ce sont amis que
les sens du terme. Toutes deux envi- vent emporte). Ils écrivaient des romans au-
Hervé Guibert, en 1986. tobiographiques, relatant les ravages de la
sagent la maladie comme un châtiment
maladie sur les corps, mais aussi des ou-
frappant la collectivité en réponse à la vrages politiques, qui élucidaient, via le vecteur de la maladie, les mécanismes d’op-
faute d’un ou de quelques individus pression et d’exclusion. Ces romans décrivaient une réalité alors perçue comme nou-
coupables de bestialité – et de là leur velle : l’existence d’une culture gay communautaire, urbaine, que le grand public résuma
portée raciste. Et ces fictions racistes hâtivement à son hédonisme « puni » par la maladie. Pourtant, cette littérature elle-
bénéficient, hélas ! d’une diffusion elle même ne saurait être réduite au microcosme qu’elle dépeint : Dustan, Navarre ou Gui-
aussi épidémique : depuis La Peste de bert sont lus en dehors de la communauté gay. Et si leurs textes peuvent discuter l’hé-
Camus et Rhinocéros de Ionesco, nous gémonie de la culture hétérosexuelle, ils n’en sont pas moins universels. A. B.
ERIC BOUVET/GAMMA-RAPHO
JACQUES GRAF/DIVERGENCE
MÉMORIAL DE LA SHOAH
Marceline Loridan-Ivens Henri Borlant Hélène Berr
1928-2018 5 juin 1927 : 92 ans 1921-1945
SHOAH
SE SOUVENIR SANS
EVVY EISEN/MÉMORIAL DE LA SHOAH
PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE
FRANÇOIS LOCHON/GAMMA-RAPHO
Soixante-quinze ans après la libération des camps, le Mémorial de la Shoah consacre une
exposition aux rescapés, « La voix des témoins ». Ces voix se taisent les unes après
les autres, et nous arrivons à la fin de « l’ère du témoin » analysée par Annette Wieviorka.
Il est de notre devoir de nous souvenir, d’entretenir cette mémoire, de continuer à faire entendre
les voix vibrantes de Simone Veil, de Marceline Loridan-Ivens, d’Aharon Appelfeld…
Dossier coordonné par Aurélie Marcireau
LES TÉMOINS
BRUNO DE MONÈS/ROGER-VIOLLET
GUGELMANN/OPALE VIA LEEMAGE
FARABOLA/LEEMAGE
Héritage
Passage
de témoins
La disparition des derniers rescapés des camps de
concentration invite à revoir la transmission de l’histoire de
la Shoah et de la rupture anthropologique qu’elle constitue.
Par Aurélie Marcireau
e suis l’un des derniers mail- Ginette Kolinka comme Félix Spitz ont
temps. Je dois, moi aussi, raconter mon Shoah, des atrocités nazies, sans la pa-
histoire. Aussi infime soit-elle, elle fait role des survivants ? La question se pose le raconte Simone Veil dans L’Aube à
écho à la grande histoire. » Il est l’un des avec une grande urgence. Comment Birkenau : « J’avais l’impression que
derniers survivants du ghetto de Varso- conserver cette mémoire ? Comment les survivants gênaient. […] On ne sa-
vie. Félix Spitz avait 17 ans à la fin de la éviter les faux pas sur ce sujet si grave et vait pas où nous situer. Des questions
guerre. Son témoignage est paru cette universel ? Car il est universel. Un État surgissaient, humiliantes, aberrantes,
année. En 2015, trois cents témoins qui exclut un groupe humain « le ré- parfois presque folles. » L’historienne
étaient présents à la cérémonie à duisant à des bacilles à éradiquer », se- Annette Wieviorka raconte, dans L’Ère
Auschwitz, selon Piotr Cywiński, direc- lon les mots d’Iannis Roder. Un État du témoin (1998), l’émergence de cette
teur du Musée national du lieu de mé- qui va chercher hommes, femmes et en- figure lors du procès Eichmann : « Le
moire. Cette année, nous les avons vus survivant acquiert son
une fois encore, ces rescapés, à Yad Va- La figure du témoin a mis identité sociale de survi-
shem, pour les commémorations du du temps à émerger. vant parce que la société la
75e anniversaire de la libération du camp lui re connaît. » Ils
d’Auschwitz-Birkenau ou au Mémorial fants au cœur d’autres pays pour les éli- « étaient les faits ». En France, avec les
de la Shoah lors de l’inauguration du miner selon un processus industriel ad- procès Barbie (1987) et Touvier (1994),
mur des Noms rénové. ministré méthodiquement. Il s’agit la demande sociale prend forme.
En France, une quinzaine de d’« une rupture anthropologique », se- « C’est à la fin des années 1970, à la
membres de l’Union des déportés lon Georges Bensoussan, auteur de suite de l’émotion et des controverses
d’Auschwitz peuvent encore témoi- L’Histoire confisquée de la destruction qui suivent aux États-Unis comme en
gner. Ils étaient une centaine dans les des Juifs d’Europe (2016), qui s’inter- France ou en Allemagne la diffusion du
années 1980. Et les silhouettes semblent roge ici sur l’utilité du « tourisme mé- feuilleton télévisé Holocauste, qu’appa-
s’effacer plus rapidement ces derniers moriel » (lire p. 40). raît pour la première fois l’idée qu’il
temps. Ida Grinspan, Simone Veil ou La figure du témoin, du survivant, a mis faut recueillir sous forme de films vidéo
encore Marceline Loridan ont disparu, du temps à émerger. À la fin de la guerre, les témoignages de ceux que les Améri-
laissant livres et vidéos, alors que le silence, au mieux, dominait, comme cains nomment désormais les survivors.
LUDOVIC MARIN/AFP
LE CRI DE MARCELINE
L’éducation est justement au centre du
livre d’Iannis Roder Sortir de l’ère vic-
timaire. Professeur d’histoire au collège
en Seine-Saint-Denis et responsable des Le 21 janvier 2020, à Jérusalem, dans la salle des Noms du musée d’histoire de la Shoah Yad Vashem.
formations au Mémorial, l’auteur estime
qu’il faut révolutionner l’enseignement avant tout comprendre. » Cette com-
faux que de croire que l’horreur d’un gé-
et le discours public sur la Shoah (lire en- préhension est la seule arme contre « les
nocide pouvait avoir effacé la haine mul-
tretien p. 33-35). Il rappelle le cri de Mar- tiséculaire des Juifs. »
concurrences victimaires », l’antisémi-
celine Loridan-Ivens, au micro de France tisme et la banalisation de la Shoah.
On n’a jamais autant et aussi bien en-
Inter le 27 janvier 2015 : « Il ne faudrait seigné l’histoire de la Shoah, et on n’a ja-
Pour ne plus voir, par exemple, une mi-
pas faire semblant que le monde a litante antispéciste parler à la télévision,
mais eu autant de problèmes d’antisémi-
changé. […] Vous pensez que les Fran- tisme en France depuis 1945, signe que
de « camps de la mort » ou d’« holo-
çais seraient descendus dans la rue si on causte » ou une petite fille porter une
l’approche morale qui s’appuie sur
n’avait tué que des Juifs il y a quinze étoile jaune lors d’une
jours ? », s’exclamait-elle au sujet de la Nous avons cru que la Shoah manifestation (lire p.
grande manifestation du 11 janvier, avait tué l’antisémitisme. ci-dessous). Cette ques-
après les attentats de Charlie et de l’Hy- tion du maintien de
percacher de la porte de Vincennes. « Le l’émotion et la compassion a des limites, cette mémoire vive et d’une meilleure
cri de Marceline, explique Iannis Roder, explique encore Iannis Roder. Pour évi- compréhension ne se pose pas qu’en
était aussi fort que l’étaient son déses- ter que tout devienne Shoah et que sa France. En Allemagne, des parents ont
poir et sa colère devant l’illusion qui fut spécificité soit oubliée, il préconise d’en- refusé, en décembre dernier, que leurs
la nôtre durant tant d’années : nous trer dans cette histoire par la vision du enfants, préparant une visite à
avons cru que la Shoah avait tué, avec les monde des bourreaux. « On peut pleu- Buchenwald, lisent le Journal d’Anne
Juifs, l’antisémitisme. Or rien n’est plus rer à Auschwitz-Birkenau, mais il faut Franck au motif qu’il ne présenterait
qu’une vision de l’histoire, reprenant
ainsi des revendications du parti d’ex-
extrait trême droite l’AfD. En Italie, la séna-
Lors des manifestations des gilets jaunes, en décembre 2018, un site Internet
trice Liliana Segre, 90 ans, rescapée
a juxtaposé deux photographies, l’une de Waffen SS et l’autre de CRS en d’Auschwitz, bénéficie d’une escorte
pleine charge, accompagnées de la légende suivante : « Nous n’avons fait qu’obéir aux policière à vie à cause des menaces de
ordres. » […] Il est devenu des plus classiques de convoquer le crime contre les Juifs mort qu’elle reçoit par centaines. À
ou encore le fameux « point Godwin » pour disqualifier son adversaire en le nazifiant l’automne dernier, elle a proposé la
[…]. Les exemples sont ainsi nombreux et quasiment quotidiens. […] C’est ainsi création d’une commission pour lutter
qu’un manifestant arborait, accroché à son porte-bébé arrimé à son dos, un écriteau contre les phénomènes de racisme,
sur lequel il était inscrit : « Hitler gazait les Juifs. Macron gaze le peuple. L’histoire d’antisémitisme et d’incitation à la
continue ! » Nul doute que ce jeune père a étudié, au collège et au lycée, l’histoire de la haine et à la violence sur des bases eth-
Shoah. On peut légitimement se demander ce qu’il en a compris. A priori, rien. En niques et religieuses. Proposition sur la-
revanche, il en a retenu que les nazis gazaient les Juifs, ce qui ne semble pas signifier
quelle se sont abstenus des députés du
autre chose pour lui que de subir de simples gaz lacrymogènes… […] Dès qu’il
est question d’une population vue comme minoritaire et vulnérable, Vichy et la Shoah
mouvement Forza Italia de Silvio Ber-
sont immédiatement convoqués, et ce même par une partie de la classe politique. lusconi, du parti néofasciste Fratelli
C’est, par exemple, cette responsable écologiste qui, réagissant au déplacement en d’Italia et de la Lega de Matteo Sal-
tramway de Roms de Saint-Denis vers Bobigny en septembre 2011, expliquait vini… C’est donc au moment même de
que « cette opération rappelle les heures les plus sombres de notre histoire et réveille la disparition des témoins, ce moment
en nous une monstrueuse évocation. Lorsqu’un service public de transports participe où la société doit passer de la transmis-
à une opération policière aussi abjecte, c’est tout le pacte républicain qui est bafoué sion de la mémoire à la transmission de
et la honte qui nous submerge ». Ce n’est donc pas l’histoire de la Shoah qui guide les l’histoire, que l’actualité rappelle que
réflexions et les prises de parole mais bien sa mémoire déshistoricisée. la tâche est immense et que le travail
Sortir de l’ère victimaire, Iannis Roder, éd. Odile Jacob. commence. L
FN dans les années 1980, que la bonne une victime pour avoir une reconnais
connaissance du crime commis contre sance sociale. » Leur sentiment est
les Juifs serait un médicament miracle qu’il faut être victime pour être re
contre la haine. Ce n’est pas le cas. Dans Iannis Roder, à Paris, mai 2017. connu socialement, notamment en
les cours, la Shoah a été et est encore tant que groupe. C’est toute la ques
souvent présentée comme l’exemple ar la Shoah devienne l’équivalent de la tion de ces concurrences victimaires
chétypal de ce à quoi peuvent mener le Shoah et qu’ainsi se retrouve noyée la qui se mettent en place aujourd’hui.
racisme et les discriminations quelles spécificité de ce crime. Il n’y a pas de Quand des élèves vous parlent
qu’elles soient. Cette approche morale hiérarchie dans les souffrances, mais de l’esclavage par exemple ?
joue beaucoup sur l’émotion, le com des crimes qui ne sont pas de même na Moi je n’ai aucun souci pour leur ré
passionnel, mais n’explique pas et ne ture. Derrière ces crimes se trouvent les pondre. Les élèves ont l’impression
permet pas de comprendre les phéno idéologies, et c’est à mon sens làdessus que, dans la sphère publique, on parle
mènes et processus. Le risque est que, qu’il faut travailler. Il faut réintroduire beaucoup de la Shoah et moins de l’es
ne connaissant pas cette histoire ou ne de la politique dans cette histoire. clavage, et c’est une réalité. Mais sou
la connaissant que par l’aspect émo On voit beaucoup de banalisation des vent on parle très mal de la Shoah. Il
tionnel et moral, tout évènement qui, symboles, de l’étoile jaune à l’utilisation faut faire de la pédagogie, car ceux qui
dans l’esprit, s’approche peu ou prou de du terme d’« holocauste » sont dans une vision communautaire
pour la défense de la cause animale. se disent qu’il n’y en a que pour les
Professeur d’histoire dans un collège
de Seine-Saint-Denis, Iannis Roder est
Dans les prises de position publiques Juifs. Il faut apprendre à réfléchir à la
responsable de la formation des sur des situations contemporaines question, à donner une vision poli
enseignants au Mémorial de la Shoah. concernant la situation de minorités tique. On a été incapable d’expliquer à
ces élèves en quoi la question de la selon ces idéologies sont convaincus centre de mise à mort. Parce que c’est
Shoah est universelle. Ce n’est pas une initialement un complexe concentra-
d’agir pour le bien, d’être dans le juste
question juive, c’est la question de tionnaire, toutes les populations vic-
et dans le vrai. Nazis, islamistes, Hutus
l’universel au même titre que le géno- ou Turcs sont convaincus d’être en si- times de la répression nazie (droits
cide contre les Tutsis ou en ce moment tuation de légitime défense, d’être les communs, résistants) y sont internées
contre les Rohingyas ou les Yézidis… agressés et de devoir se défendre. Des et vont avoir le même quotidien. Or
Comment faire ? analogies très claires existent dans lesune minorité de Juifs (un sur cinq en
Il faut changer le prisme et ne plus en- ressorts psychologiques et intellectuelsmoyenne) entre dans le camp et va
trer dans cette histoire par les victimes, de ces crimes, et c’est intéressant de faire
avoir un vécu concentrationnaire. La
car la victime exclut. À partir du mo- réfléchir nos élèves dessus. question qui vient ensuite est celle de
ment où moi, élève, je ne me sens pas ap- Pourquoi parlez-vous d’exception la mémoire de ce lieu portée par les sur-
partenir à ce groupe de victimes, je me concernant Auschwitz ? vivants d’Auschwitz. Ils nous parlent
sens exclu, et pourtant je me vis moi- Auschwitz pose plusieurs problèmes du quotidien concentrationnaire. Or
même parfois comme une victime. Il dans le cadre de la politique génoci- plus de 90 % des Juifs ont perdu la vie
faut entrer par l’histoire des bourreaux, daire nazie. C’est un camp qui a dans les ghettos, des fusillades de masse
c’est-à-dire expliquer quelles étaient ou les centres de mise à mort et
leurs motivations, comment s’est On parle du « plus n’ont pas connu les camps de
construite leur vision du monde. Je concentration. Le témoignage
montre dans mon livre que, à partir du jamais ça », sans expliquer d’un survivant est important
moment où l’antisémitisme était au du tout ce qu’est le « ça » mais représente le vécu d’une
cœur de cette vision nazie, tout s’expli- dont on parle ! infime minorité de ce qu’ont
quait par la prétendue haine que por- connu les Juifs pendant la
taient les Juifs aux Allemands. Il faut en- d’abord été pensé comme complexe Shoah. Dans l’imaginaire, l’exception
trer par cette histoire pour faire réfléchir concentrationnaire avant de devenir est devenue la généralité. A contrario,
à un élément essentiel de cet enseigne- également un centre de mise à mort Claude Lanzmann se focalise sur le but
ment : le passage à l’acte. Qu’est-ce qui pour les Juifs en 1942. Les autres des nazis : l’assassinat des Juifs partout
fait qu’on devient un tueur de masse ? centres de mise à mort (en Pologne ac- et jusqu’au dernier. La Shoah c’est le
Qu’est-ce qui a poussé un Mohammed tuelle par exemple) étaient conçus, dès vide ! C’est par la disparition de la pré-
Merah, ou les tueurs du Bataclan ? Re- leur création, comme des usines de sence juive sur des territoires entiers que
gardons ce qu’ont fait les nazis et le rôle fabrication de cadavres ou des termi- je commence le cours avec mes élèves.
que joue l’idéologie. Cela permet de nus ferroviaires pour exterminer. Les témoignages sont arrivés
comprendre et de faire comprendre à Auschwitz, ce n’est pas cela. C’est à tardivement, notamment
nos élèves que ces gens qui agissent partir de 1942 qu’y est adjoint un dans l’enseignement, et sont
devenus indispensables.
Le mur des Noms au Mémorial de la Shoah, à Paris. L’émergence du témoignage des sur-
vivants de la Shoah en France date des
années 1980 avec l’irruption du néga-
tionnisme et l’affirmation de la mé-
moire juive de la Seconde Guerre.
Commencent également, à la fin de
cette même décennie, les premiers té-
moignages en classe et les premiers
voyages scolaires, qui vont ensuite se
multiplier. C’est une demande sociale.
Ce ne sont pas les témoins qui se sont
décidés à parler, on a fait appel à eux.
Je me souviens de gens, qui sont de-
ZACHARIE SCHEURER/NURPHOTO/AFP
social et pédagogique, avec toujours allons perdre cette capacité à faire com leur histoire et en même temps une an
cette idée qu’on allait édifier un rem prendre aux élèves que cette histoire goisse de leur disparition. Une fascina
part contre la haine avec ces vécus tra n’est pas si loin, qu’ils vivent dans un tion pour des gens qui ont vécu une
giques. Plus on avançait dans le temps, monde où il y a encore des gens qui ont histoire dont souvent on n’a retenu que
plus les survivants étaient ceux qui connu le nazisme et les politiques ré l’horreur.
avaient à l’époque le même âge que les pressives nazies. Mais, en termes de Le témoignage peut-il être interrogé,
lycéens, ce qui créait un sentiment de compréhension et de connaissance de notamment quand il ne reste plus
proximité pour les élèves. Le témoi l’évènement Shoah, nous sommes ca que des vidéos ?
gnage s’est alors imposé comme un pables aujourd’hui de faire com Oui. Comme n’importe quel docu
passage obligé, comme s’il fallait tou ment historique, il doit être mis en per
cher l’histoire. Mais c’est une histoire On croyait spective et expliqué pour ce qu’il est :
qu’il faut resituer dans la grande his un témoignage à un moment et dans un
toire. Car, si le vécu des déportés à pouvoir édifier contexte donnés qui parle d’une his
Auschwitz est le même, certains étaient un rempart toire personnelle, qui n’est qu’une his
là pour ce qu’ils ont fait, pas pour ce contre la haine. toire personnelle, toute tragique qu’elle
qu’ils étaient. Ida Grinspan, qui est dé soit. Un témoignage écrit ou oral est un
cédée en 2018, est arrivée à 14 ans à prendre ce qu’a été cette histoire et la document historique qui doit être traité
Auschwitz. Son crime était d’exister. mise en place des processus politiques comme tel avec ses limites. Et ce n’est
La résistante Danielle Casanova s’est qui ont rendu possible le génocide. Les pas parce que c’est une vidéo que les
engagée, Ida n’a fait aucun choix. Il témoins ne parlent pas de cela. Ils en larmes ne couleront pas. L
faut expliquer cela aux élèves. racontent les conséquences : l’étoile
Comment faire sans témoins ? jaune, les arrestations… Mais une vidéo Sortir de l’ère victimaire.
Il en reste quelquesuns, mais aujour ne remplace pas le contact humain. Pour une nouvelle
d’hui la réflexion se fait autour de l’uti Comment expliquez-vous le succès approche de la Shoah
lisation des captations vidéo. Nous al des livres des témoins ? et des crimes de masse,
Iannis Roder,
lons faire de l’histoire. Le contact Ils vont partir, et ils sont une parole éd. Odile Jacob, 214 p., 21,90 €.
humain direct va manquer. Nous précieuse. Il y a une fascination pour
oublier
charnés charriés à la pelleteuse. Dans
le même temps, le procès d’Adolf Eich-
mann à Jérusalem (1961), chroniqué
par Hannah Arendt pour The New
Yorker, à partir duquel elle a tiré son
concept de « banalité du mal », a per-
Romans, documentaires, bandes dessinées, mis de documenter avec une précision
contes… Après les témoins, les nouvelles générations accrue les mécanismes administratifs
reprennent le flambeau. et logistiques de la machine de mort
nazie. Publié aux États-Unis en 1961
Par Alain Dreyfus mais traduit enfin en France en 1988,
le travail colossal de l’Américain Raul
Hilberg, La Destruction des Juifs d’Eu-
rope, a ouvert les vannes d’une re-
é
cherche historique foisonnante, et tou-
crire un poème après extrême », écrivait-il en 1962. Les pre- jours en pleine dynamique.
Auschwitz est bar- mières œuvres en forme de témoignages
bare », écrivit Theodor sur les camps ont eu peine à se faire ADHÉSION À LA BARBARIE
Adorno, chef de file de connaître. L’Univers concentrationnaire Les témoignages écrits ont connu au fil
l’école de Francfort, de David Rousset et L’Espèce humaine des décennies une courbe exponentielle
exilé pendant la guerre de Robert Antelme, tout comme le (lire p. 31 les dernières parutions fran-
à Chicago. Et encore : « Toute culture chef-d’œuvre de l’Italien Primo Levi, çaises). Mais le temps des témoins
consécutive à Auschwitz n’est qu’un tas Si c’est un homme, parurent dès la fin s’achève. La littérature doit-elle en pas-
d’ordures » Le sociologue et philo- du conflit, mais durent attendre plus ser par la fiction pour entretenir la
sophe juif allemand disait sa répulsion d’une décennie (les années 1980 pour flamme contre l’oubli ? C’est ce à quoi
devant la faillite de la civilisation euro- Primo Levi) pour rencontrer un large s’est essayé Jonathan Littell en 2006.
péenne qui avait mis les ressources de public. Le Hongrois Imre Kertész, dé- Avec Les Bienveillantes, en s’appuyant
sa rationalité et de sa technicité au ser- porté à 15 ans à Auschwitz, a attendu sur un solide substrat historique, le ro-
vice d’un meurtre de masse planifié, 1975 pour publier Être sans destin, mancier a façonné un héros officier SS,
exécuté et accompli à l’échelle indus- début d’une carrière d’écrivain que le témoin et acteur de toutes les formes
trielle sur tout un continent. Cette pro- mènera jusqu’au Nobel. d’extermination raciale. Cette entrée
fération, qui posait le sceau du silence À la fin des hostilités, le sort des dé- d’un personnage de fiction dans le ré-
sur la « Solution finale », a été mise à portés n’était pas une priorité, l’urgence cit de la Solution finale a rencontré un
mal par un poème. Todesfuge (Fugue de étant à la reconstruction d’une Europe énorme succès de librairie, mais a aussi
mort) a été composé en 1947 et en alle- en ruine ; et le procès des dignitaires na-
mand par Paul Celan, Juif roumain, or- zis à Nuremberg semblait avoir fait une
phelin rescapé des camps. Cette mé- fois pour toutes justice des monstruosi-
lopée à la beauté striée de fulgurances tés commises. Les rescapés eux-mêmes
hallucinées démontre a contrario que restaient pour la plupart mutiques. Au
non seulement la poésie est possible traumatisme subi s’ajoutait la culpabi-
après Auschwitz, mais qu’elle est, tout lité de survivre à ceux qui n’étaient pas
comme la littérature, indispensable revenus, à quoi se greffait la crainte d’un
BERTRAND LANGLOIS/AFP
MÉMORIAL DE LA SHOAH
message à des élèves qui vivent dans des
zones de relégation et subissent au quo-
tidien discriminations, contrôles au fa-
ciès, voire violences physiques de la part
La librairie du Mémorial de la Shoah, à Paris.
des autorités ? Sans tomber dans le piège
sournois qui consiste à mettre en oppo-
suscité le malaise, notamment chez les aujourd’hui mondialement connu, a sition l’antisémitisme et le concept dou-
historiens, même si l’ouvrage posait la mis en cases dans Maus (1980-1991) des teux d’« islamophobie », elle écrit :
question cruciale des mécanismes d’ad- souris juives et des chats nazis pour ra- « La division entre la lutte antiraciste et
hésion à la barbarie. En reprenant, en conter l’histoire de la Shoah telle qu’elle la lutte contre l’antisémitisme est globa-
2009, le récit de Jan Karski, résistant fut vécue et telle qu’elle s’inscrit dans les lement une source de conflit lancinant,
polonais qui, après avoir visité le ghetto relations entre générations. Ce, au tra- pervers, que certains groupes politiques
de Varsovie, en a rendu compte à Roo- vers de conversations horripilées et hi- font jouer l’un contre l’autre alors que
sevelt, Yannick Haenel a substitué pour larantes d’un jeune adulte avec son ces haines sont issues de la même struc-
partie ses paroles à celles du témoin, au père atrabilaire, un Juif polonais new- ture de pensée et qu’elles soutiennent les
yorkais rescapé mêmes intérêts. » L
Cinéma
Après Shoah
laude Lanzmann n’a vouée à la mort, sans compter un sus- travelling avant pour recadrer le cadavre
POINT GODWIN
De fait, la plupart des fictions cinéma-
tographiques évoquant l’extermination
« voisins ») qui ont vécu l’extermina- devenue l’USC Shoah Foundation en laissent les camps hors champ, préférant
tion des Juifs d’Europe – dont la stèle 2006. Elle a recueilli plus de 55 000 in- se focaliser sur la vie d’enfants cachés ou
essentielle sera, en 1985, un film de terviews (en 43 langues et dans 65 pays). les persécutions des populations juives
presque dix heures, Shoah. Avec le Bien avant La Liste de Schindler, on avant leur déportation. Mais est-ce à
temps, Lanzmann est ainsi devenu, à avait pu formuler le même genre de cri- dire que toute reconstitution des camps
son tour, un témoin. Et Shoah a consti- d’extermination est inconcevable ? Le
tué un tel seuil que la mort de l’écrivain Le fameux point Godwin du révisionnisme est vite
et cinéaste, le 5 juillet 2018, l’est aussi. atteint en la matière – par exemple
Lanzmann a en effet promulgué, mais manteau rouge lorsque Bernard-Henri Lévy, dans l’un
aussi incarné le caractère irreprésentable d’une petite fille de ses blocs-notes du Point, interrogeait
de l’extermination. Intimidant, il mon- vouée à la mort. à cette aune Shutter Island de Martin
tait au créneau dès lors qu’on s’aventu- Scorsese (2010), polar dont le héros était
rait à reconstituer les camps. Dans les an- tiques à des fictions. La série télévisée assailli de réminiscences du camp de
nées 1990, deux films fort contestables américaine Holocauste (1978) est consi- Dachau. Dans le même article, Lévy
cristallisèrent cet enjeu : La vie est dérée par Élie Wiesel comme « une in- évoque Inglourious Basterds (2009), où
belle, de Roberto Benigni (1998) et La sulte à ceux qui ont péri et à ceux qui ont Quentin Tarantino réécrivait l’histoire.
Liste de Schindler, de Steven Spielberg survécu ». En 1960, Jacques Rivette, Dans ce film, un commando de Juifs
(1993). À propos du second, Lanzmann jeune critique, écrit dans les Cahiers du chasseurs de nazis, durant la Seconde
déclara notamment : « Choisir de ra- cinéma un texte resté fameux, intitulé Guerre, parvient, avec la complicité
conter cette histoire-là, celle du nazi qui « De l’abjection », sur Kapò, de Gillo d’une Française, à liquider les hauts di-
a sauvé les Juifs, c’est un travestissement Pontecorvo, une fiction sur une Juive de- gnitaires du Reich, Hitler compris, en
grave de l’histoire. Ici le mal est un dé- venue gardienne dans un camp : « Voyez les enfermant dans un cinéma parisien
cor. » Il ne fut certes pas le seul à s’émou- cependant, dans Kapò, le plan où [Em- et en y mettant le feu. Autrement dit :
voir des affèteries du film : noir et blanc manuelle] Riva se suicide, en se jetant ils transforment une salle de cinéma en
photogénique dans lequel se détachait le sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui four crématoire pour les nazis. Cette ré-
fameux manteau rouge d’une petite fille décide, à ce moment, de faire un écriture sacrilège, révisionniste à la
BEATA ZAWRZEL/NURPHOTO/AFP
mais je l’aurais détruit. Je ne suis pas
capable de dire pourquoi. Ça va de
soi. » Ce que Didi-Huberman résume
cruellement : « Je suis l’image toute de
Shoah, donc je peux détruire toutes les
(autres) images de la Shoah. »
Face à l’intransigeance de Lanz- La Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, accompagne des étudiants à Auschwitz en 2018.
mann, Didi-Huberman (qui ne
conteste jamais l’importance
de Shoah) invoque entre autres Jean-
Luc Godard et ses Histoire(s) du ci-
Tourisme mémoriel
néma. Autre grand tombeau du ci-
néma et du siècle, dans lequel Godard
colle et monte des images de toute pro-
venance, et notamment des camps.
Pour le cinéaste, la grande faute du ci-
Y aller ou pas ?
néma est de ne pas avoir empêché l’ex- Visiter les sites de massacre ne sert que si l’on en connaît
termination. Il ne nie pas que les camps l’histoire, faute de quoi la tragédie tourne au spectacle.
ont été filmés à leur « libération »
– mais c’était arriver trop tard. « Naï- Par Georges Bensoussan
vement, dit-il dans un entretien inti-
tulé “Le cinéma n’a pas su remplir son
rôle”, cité par Didi-Huberman, on a
cru que la Nouvelle Vague serait un dé- orsqu’en 1984 Pierre Nora pu- génocide a fait, à raison, des principaux
but, une révolution. Or c’était déjà
trop tard. Tout était fini. […] Il y a eu
six millions de personnes tuées ou ga-
zées, principalement des Juifs, et le ci-
néma n’était pas là. Et pourtant, du
l blie le premier volume d’un vaste
ensemble historiographique
qu’il intitule Les Lieux de mé-
moire, il entend par « lieu » ce qui cris-
tallise la mémoire comme souvenir col-
sites de massacre des lieux de mémoire.
A contrario, le génocide des Arméniens
en est privé, la Turquie se refuse de re-
connaître les évènements de 1915.
Restent des montagnes de documents
Dictateur à La Règle du jeu, il avait an- lectif, du lieu physique au lieu d’archives, turques y compris, des chro-
noncé tous les drames. En ne filmant symbolique, des funérailles de Victor niques et des témoignages, mais qui ne
pas les camps de concentration, le ci- Hugo au Tour de la France par deux en- pallient pas la carence de mémoriaux
néma a totalement démissionné. » fants, l’ouvrage de G. Bruno paru en sur les sites de massacre.
La perspective est tout autre que 1877 : la mémoire ne vit pas si elle ne Faut-il se rendre sur les lieux de mé-
celle de Lanzmann sur l’image (et son cristallise pas sur un objet donné. moire du génocide des Juifs pour en
absence). Selon Didi-Huberman, À l’exception d’Auschwitz-
« Godard et Lanzmann pensent tous Birkenau, il reste peu de choses des Ces voyages
deux que la Shoah nous demande de lieux de la destruction des Juifs d’Eu-
repenser tout notre rapport à l’image, rope, et c’est parce qu’il n’en reste rien ne sont pas un
et ils ont bien raison. Lanzmann pense qu’il faut faire de ces sites de mort des vaccin civique.
qu’aucune image n’est capable de « lieux de mémoire ». À Treblinka, où
“dire” cette histoire, et c’est pourquoi près de 900 000 Juifs ont été assassinés, connaître l’histoire ? Non, a fortiori si
il filme, inlassablement, la parole des des pierres ont été dressées qui symbo- l’on n’en sait rien. C’est parce qu’on en
témoins. Godard, lui, pense que toutes lisent les communautés juives dé- connaît l’histoire que ces lieux nous
les images, désormais, ne nous parlent truites. Il en va de même des autres parlent. Ici, la connaissance livresque
que de ça […]. » L lieux de désastre collectif : au Rwanda, s’incarne. À Birkenau, sur l’emplace-
le régime qui est venu à bout du ment de la Judenrampe, nous reconsti-
(1) Ce que suggèrent Marie Gil et Patrice tuons le processus fordiste d’une mise
Maniglier dans « L’image-vengeance. Tarantino à mort industrielle, comme adaptée des
face à l’histoire », dans Quentin Tarantino. L’historien Georges Bensoussan
Un cinéma déchaîné, éd. Capricci-Les Prairies est spécialiste de l’Europe des XIXe et
abattoirs américains des années 1920
ordinaires, 2016. XXe siècles et de la question juive. (cf. La Jungle d’Upton Sinclair). C’est
une société moderne a t-elle pu conce- quelque chose reste quelque part », ateliers, groupes de parole, etc., qui
voir Treblinka ? Le reste appartient au entend-on à plusieurs reprises. visent à une meilleure connaissance de
tourisme des larmes, digue de papier éri- Photographies, lettres, brassard orné l’histoire de la Shoah, mais aussi des
gée contre le tragique de l’histoire. L d’une étoile de David cousue de autres génocides du XXe siècle, afin de
fil bleue, vêtements de détenus, faux « lutter contre le retour de la haine et
papiers… les objets soigneusement contre toutes les formes d’intolérance
À LIRE présentés par les témoins servent de aujourd’hui ». Manon Houtart
déclencheur à leur récit, souvent lourd
d’émotions. Se succèdent d’enfants Vendredi Distribution, La Luna Productions et Maje Productions présentent
Productions, 1 h 19.
éd. Albin Michel, 384 p., 12,90 €. « Un film indispensable »
Alain Cavalier
Un film produit par Marie Savare de Laitre et Sébastien Hussenot | Image : Florence Levasseur, Pierre Hémon | Son : Philippe Richard,
Nicolas Cantin, Geoffrey Terreau, Xavier Piroelle | Montage : Yvan Gaillard | Montage son Thomas Robert | Mixage Léon Rousseau |
Etalonnage Axelle Gonay | Traductions Alice Le Roy. Avec le soutien de La Fondation pour la Mémoire de la Shoah, avec le soutien
de la Fondation Jacob Buchman sous égide de la Fondation du Judaïsme Français
Pierre Lemaitre
De main de maître
Goncourt 2013 avec Au revoir là-haut, et Miroir de nos peines en tête des ventes,
l’ex-auteur de polars mène sa carrière d’écrivain en stratège averti.
Par Marie-Dominique Lelièvre
ujourd’hui, Camille l’écrivain, à sa femme Pascaline, et à Ca- thrillers, Alex et Robe de mariée, Trumer,
couverture, tirage du livre, réassort, visi- sponsorisés sur Instagram – de pseudo- souligne son agent.Pierre Lemaitre
bilité du livre, opérations commerciales, lectrices ont dit tout le bien qu’elles pen- conserve ses droits audiovisuels, que
PATRICE NORMAND/LEEXTRA VIA LEEMAGE
signatures dans les librairies, nombre saient du livre –, alertes sur Apple Book, nombre d’auteurs cèdent un peu vite à
d’affiches, stratégie presse, messages ra- multiplication de tweets, rencontres avec leur éditeur. « Pierre est très équitable,
dio… La campagne d’affichage prévue les lecteurs-influenceurs… il partage. » Conscient que son succès
dans les gares et les trains tout comme « Pierre est assez cash, il travaille n’est pas le fruit de son seul talent, Le-
celle de messages radio sur Radio France beaucoup et attend la même chose des maitre sait remercier, selon son entou-
compromises par les grèves, Camille autres. Il aime le travail bien fait », note rage. « Il recherche un juste équilibre
Trumer et Mickaël Palvin, directeur du Trumer. Il rend ses livres à la date, et pour lui et pour son éditeur. Celui-ci
marketing chez Albin Michel, se sont même un peu avant, ce qui est rare dans doit gagner de l’argent, et l’écrivain ob-
concentrés sur la stratégie digitale. Posts l’édition. « Il donne beaucoup de lui », tenir une juste rémunération de son
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 41
le portrait
ÉRIC FEFERBERG/AFP
2011, 150 000 exemplaires vendus au
Japon. Avec ce volume, un bouche à
oreille se met en place. « Alex signe la
fin de mes relations avec le polar. Avec
Le 4 novembre 2013, remise du prix Goncourt au restaurant Drouant, à Paris. ce livre j’avais fait ce que je pouvais
faire de mieux. Le roman policier avait
recruté par un organisme de formation pour non-lecteurs flattant le goût du cessé de m’intéresser. »
professionnelle, ne le coopte comme as- public. Guy des Cars fonctionnait à Il usine aujourd’hui de gros romans
sistant pour enseigner l’histoire litté- l’économie avec les émotions ratissant de feuilletoniste dans une veine histori-
raire à des bibliothécaires. Lorsque Au- large, des idées reçues et des clichés… cisante. « Mes livres sont un hommage
bert se consacre à l’écriture théâtrale, À 15 ans, je confondais mon goût avec à la manière dont Balzac ou Hugo ont
Lemaitre le remplace. Durant une di- la valeur littéraire du texte. » façonné le lecteur que je suis. Ils m’ont
zaine d’années, il organise des sémi- Comme tous les autodidactes, cet hy- transmis le plaisir de la littérature. »
naires tout en étudiant la psychologie. per-anxieux travaille beaucoup. Il a L’écrivain Pierre Assouline le compare
« On n’apprend jamais mieux que lors- conservé dans son pied-à-terre parisien à Robert Merle, grand romancier popu-
qu’on enseigne. J’étais bon prof car j’ai- un autel dédié à Marcel Proust : sur une laire, prix Goncourt 1949 : « Pierre Le-
mais transmettre. Je découvrais énormé- étagère, une quantité d’essais critiques. maitre n’a certes pas inventé sa forme,
ment de choses. » De stage en stage, Clou de la collection, l’édition Bonet, mais, en usant d’une forme qui a large-
tout y passe : la littérature du xixe siècle, couverture en maroquin, aquarelles de ment fait ses preuves, il l’a faite à sa main,
celle du xxe, la littérature européenne, Van Dongen, de La Recherche. et celle-ci n’a pas tremblé. » La pro-
l’analyse littéraire, la littérature améri- chaine saga sera consacrée aux Trente
caine… « Durant cinq jours, nous dé- VINGT-DEUX REFUS Glorieuses. La Fabrique des salauds,
montions la mécanique d’un texte, d’Af- Lemaitre a 55 ans lorsque son premier l’ample fresque de l’écrivain allemand
faires étrangères de Jean-Marc Roberts livre, un roman policier au Masque, Tra- Chris Kraus, l’a impressionné. Il vient
à Madame Bovary. Nous analysions la vail soigné, est publié en 2006. Jusque-là, de terminer Vie de Gérard Fulmard, le
fonction du dialogue, le champ séman- il n’a pas réalisé que sa décennie de sémi- dernier livre de Jean Echenoz. « Son élé-
tique des personnages, la construction, naires lui a offert une performante boîte gance désinvolte me rend jaloux. » L
le point de vue, l’émotion. » Il enseigne à outils où il lui suffit de puiser pour
à ses étudiants la distance critique : dis- écrire. Deux ans plus tôt, il a rencontré
tinguer entre leur propre goût et la va- Pascaline, bibliothécaire, qui le pousse à À LIRE
leur littéraire d’une œuvre. « J’amenais publier. « Écrire était pour moi trans-
mes élèves à admettre qu’on peut appré- gressif. J’avais écrit deux romans entre
cier un mauvais livre et être indifférent 20 et 50 ans, refusés par tous les éditeurs
à un chef-d’œuvre. » Il leur fait analy- car ils étaient très mauvais. Lectrice ex- Miroir de nos peines,
Pierre Lemaitre,
ser La Brute, de Guy des Cars, qu’il perte, Pascaline m’a encouragé. » Il éd. Albin Michel,
avait adoré à 15 ans. « On voyait à quel commence par un polar, genre dont il a 544 p., 22,90 €.
point il était démagogique : un livre démonté la mécanique en séminaire avec
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 43
les récits Nouvelles · Témoignages · Reportages
Johannesburg
Tout a changé,
rien n’a changé
Trente ans après la libération de Nelson Mandela, un roman traduit
le quotidien contrasté de la plus grande ville d’Afrique du Sud,
rongée par l’apartheid économique.
Par Marie Fouquet
j
ohannesburg est une ville « Le périphérique que nous traversons a déjà croisé une armée de centrales nu-
qui ne se traverse qu’en voi- a été construit pour séparer différentes cléaires (huit les unes à côté des autres,
ture. À peine franchies les zones de la ville et diviser politiquement près de l’aéroport). Dès que l’on sort des
portes de l’aéroport, celles les populations », explique Fiona grandes artères, apparaît la banlieue pa-
d’un taxi ou d’un Uber se Melrose, l’autrice de Johannesburg, alors villonnaire puis, au loin, cachés des re-
referment sur vous. Der- que nous traversons les diverses ban- gards par des collines, des bidonvilles à
rière les vitres de ces petits vans : lieues pour rejoindre le centre ; on ne de- perte de vue. Les routes des quartiers
l’image d’un espace urbain su- vine pas encore les townships, mais on « bourgeois » sont bordées de maisons
per-étendu et éclaté en de multiples ultra-sécurisées, mais aussi d’agapan-
fragments. La mobilité de Johannes- thes et de jacarandas. Au bord des voies
burg est l’une des plus compliquées des À LIRE goudronnées, on rencontre de plus en
mégapoles du globe – elle arrive en plus de piétons à mesure que l’on se rap-
29e position mondiale (sur 30) (1). L’ur- proche du centre : ce sont les plus
banisme et les moyens de transport – Johannesburg, pauvres – systématiquement des Noirs.
Fiona Melrose,
quasi aucun transport public – sont les traduit de l’anglais (Afrique du
Tout le monde ne se déplace donc pas en
deux premiers indicateurs d’une poli- Sud) par Cécile Arnaud, voiture. Il y a des groupes de jeunes et
tique spatiale ségrégationniste héritée éd. Quai Voltaire, 306 p., 23 €. des mendiants qui circulent entre les
de quarante ans d’apartheid. voitures aux carrefours, sous les feux
44 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
ZUTE LIGHTFOOT/ALAMY/PHOTO12
Pivot de Johannesburg, le Diamant, cet immeuble semblable à une pierre taillée et impénétrable, reflète la monstruosité des hommes qui exploitent le territoire.
tricolores. Il y a aussi les travailleurs les personnage principal de son deuxième allers-retours entre l’Europe et
plus démunis : des « récupérateurs » roman, choral et construit autour d’une l’Afrique, des années difficiles sans jobs
de déchets, éboueurs informels, douzaine de voix entremêlées sur en Angleterre, et après avoir perdu son
longent les routes en traînant des kilos quelque 300 pages. « C’est un choix père, elle repart s’installer auprès de sa
de déchets pour quelques sous (moins moral, une forme démocratique, précise- mère, veuve et malade, à Johannesburg
encore depuis que le pays a mis en place t-elle, pour que chacune des voix de et achève, une semaine avant la mort
le tri sélectif sans avoir réfléchi à une cette ville soit entendue. » de Mandela, Johannesburg. Au-
politique qui intègre ces travailleurs de jourd’hui elle y est installée dans une
rue). Fiona en parle beaucoup dans son
roman, de ces personnages noirs et
pauvres qui marchent dans les rues tan-
E lle y est née en 1973 et a vécu sous
l’apartheid, dans une école de
Blancs, étouffée par une éducation –
maison de plain-pied qu’elle a complè-
tement réaménagée et où elle a trans-
formé la cour de béton en un jardin de
dis que les autres – les plus riches – tra- père avocat et mère dans le corps mé- roses, d’agapanthes, de plantes diverses
versent la ville, protégés derrière les dical – faite de country clubs qu’elle a et un petit potager. Comme toutes les
vitres de leurs voitures, espérant que le voulu fuir. À 20 ans, elle part en propriétés du quartier – et d’ailleurs
feu passe au vert avant qu’un mendiant Europe, en Grande-Bretagne, alors comme dans toutes les zones qui ne
ait le temps de les solliciter. que Mandela devient président : « On s’apparentent pas au centre-ville ou à
Fiona Melrose fait de sa ville natale – avait alors le sentiment que le combat un township –, la maison de Fiona
qu’elle aime autant qu’elle déteste – le était gagné. » Après de nombreux Melrose est ultrasécurisée : de larges
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 45
les récits
Christophe Tarkos
Le voyant allumé
Mort en 2004 à 41 ans, l’auteur du Petit Bidon et du Bonhomme de merde a
dynamité l’écriture d’avant-garde, entre trivialité et lyrisme : ses textes font l’objet
d’une anthologie. Récit polyphonique d’une explosion encore mystérieuse.
Par Arnaud Viviant
ous sommes en trop jeune, à 41 ans, d’une tumeur au le visage sérieux, à la Buster Keaton,
n 1998, à la galerie
Lara Vincy, à
Paris. Un jeune
homme d’une
trentaine d’an-
nées, aux yeux bleu délavé, très enfoncés
dans leurs orbites, tristes et lointains, se
met à parler : « Alors voilà… j’ai ren-
contré… une personne… qui est un
homme de merde… il est tout à fait de
cerveau en 2004. On a calculé que la
poésie lui avait rapporté à peu près
254 euros par mois. Ou par an.
« C’est marrant, à sa mort j’ai pensé
qu’il deviendrait brutalement célèbre »,
m’écrit Nathalie Quintane. L’écrivaine
vient de préfacer Le Petit Bidon et autres
textes, une première anthologie en poche
des écrits les plus exemplaires de la fa-
brique Tarkos, lui qui se disait « fabri-
insensible aux rires du public. J’avais
remarqué son attitude devant l’appa-
reil-photo, comme s’il se figeait ins-
tantanément, fixant l’objectif sans le
moindre sourire, avec quasiment un air
farouche. J’avais l’impression qu’il vou-
lait maîtriser au maximum son image. »
OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE
L es dernières années sont doulou-
reuses. Charles Pennequin : « Je
l’ai vu plusieurs fois après son opéra-
tion, notamment à Sainte-Anne, où il
me soutient mordicus qu’il a deux
Christophe Tarkos a bouleversé le champ de la poésie contemporaine. frères clowns qu’il faut prévenir ins-
tamment car ils risquent de partir avec
poésie blanche. Pour moi c’est un des- (quoique certains disent Martigues) le leur cirque, je lui promets de le faire.
cendant de Nijinski comme de Charles 15 septembre 1963. Jean-Michel Espi- J’ai écrit un texte sur cette rencontre. »
Péguy, quelqu’un qui a su lire Beckett tallier ajoute une précision importante : Jean-Michel Espitallier : « La dernière
avec Robert Filliou. » Philippe Castel- il serait d’origine maltaise. Parmi les fois que je l’ai vu, c’était à La Pitié, où
lin, qui a lui aussi connu Christophe poètes, Nathalie Quintane semble être il avait été hospitalisé. C’était très
Tarkos, surenchérit : « Il a inscrit la poé- la première à l’avoir rencontré, en 1987, triste, très violent, très chaotique, il
sie dans le territoire de la parole. Pas du à Dunkerque, sous un autre nom. avait perdu la vue à cause de sa tumeur
“bien parler”, mais de la parole telle D’après Lucien Suel, il était muni d’un qui coinçait son nerf optique. Son
qu’elle se parle, dans un bar, telle qu’elle Capes de lettres ou de documentation jeune fils était tombé dans la chambre,
se met en boucle dans la bouche d’un mais n’était pas fait pour servir dans il pleurait, Christophe lui parlait en re-
ivrogne ou d’un malade mental. De la l’Éducation nationale. « Je sais qu’il a gardant dans le vide, bref, c’était vrai-
parole qui se cherche. Pas de la parole travaillé un moment dans une cabine de ment dur. Je l’ai revu lors de sa der-
recherchée. » Et Nathalie Quintane péage d’autoroute, qu’il a été aussi gar- nière lecture publique (je crois), au
conclut : « Il a sonné la fin de la récré – dien d’une salle à la bibliothèque Mit- Centre Pompidou, en 2000 ou 2001.
fini la restauration lyrique des années terrand. Il s’y occupait parfois à faire lire Il était assis devant son micro, aveugle,
1980, la poésie printanière, la poésie ses textes à voix haute par une machine- c’était aussi très dur à vivre, mais d’une
d’office scolarisable. Il a donc été abon- robot installée à destination des mal- beauté, d’une puissance assez particu-
damment trahi depuis sa mort, et voyants. Il m’a envoyé quelques cassettes lière. » Une scène que nous raconte
même avant, car c’est un poète français, de ces lectures, et, curieusement, la voix aussi Philippe Castellin : « Christophe
et qu’il est important pour la France que ressemblait à la sienne avec un léger avait été opéré auparavant et il était dé-
ses poètes soient scolarisables, printa- accent marseillais. » sormais incapable de “lire”. Il me
niers, confessionnels et lyriques. » En 1990, Tarkos s’installe à Paris. Il semble qu’il était secondé par Valérie
Ce qui redouble cet effet Rimbaud, est gardien de nuit dans une usine. Tarkos et pour finir il s’est borné à
c’est l’absence presque totale – et volon- C’est aussi à cette époque qu’il se compter jusqu’à dix, d’une voix lente ;
taire – de biographie du personnage qui, convertit au judaïsme avant d’épouser je ne sais pas si les spectateurs, qui
pour commencer, ne s’appelait pas Tar- Valérie Bendavid, avec laquelle il aura n’étaient pas nécessairement au cou-
kos. « Nathalie me disait que sur sa un fils, Micha. Le poète Bernard Heid- rant de son état, ont compris ce que
boîte aux lettres il y avait plein de pseu- sieck est le témoin de Christophe à son cela signifiait, je sais par contre que j’ai
donymes indiqués, dont celui de Chris- mariage et rassure les beaux-parents : été bouleversé. » Tarkos décède le
tophe Tarkos », raconte Charles Penne- « Ne vous inquiétez pas, votre gendre 30 novembre 2004. Le 3 décembre, il
quin. Tout le monde s’accorde quand est un génie. » Durant ces années est enterré au cimetière du Montpar-
même sur le fait qu’il soit né à Marseille 1990, les revues de poésie pullulent. nasse. Allez le saluer si vous passez. L
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 49
feuilleton : les écrivains face au pouvoir
5
La Bruyère
Un sacré caractère
Précepteur dans une famille princière, l’auteur des Caractères, issu
d’une famille petite-bourgeoise, dut subir l’arrogance et la fatuité des nantis. Il s’en vengea
par une œuvre qui ouvrit la voie aux philosophes des Lumières.
Par Jean-Michel Delacomptée
Une édition
spéciale
c
« ombien de Weinstein
dans le monde littéraire ?
Combien de Tartuffes
Lionel Shriver
l
s’interrompt soudain pour reluquer
le dos d’une stagiaire, puis cherche pas qu’affaire de biens meubles contemporaines (« Capitaux propres
dans votre regard l’étincelle et matériels, il s’étend à tout ce négatifs », où deux époux divorcent et
égrillarde d’une complicité. en quoi nous investissons nos tentent de reprendre leur indépendance,
Le milieu littéraire n’est sans doute sentiments : amis, amants, mais l’état du marché immobilier les
pas plus vicié qu’un autre, époux, pays… Tous ces gens, force à continuer à vivre dans la même
mais le hiatus entre la culture que notions, objets qu’en nos têtes nous en- maison). D’autres étendent le sujet vers
l’on y promeut et le comportement cadrons de clôtures et sur lesquels nous le fantastique (« Repossession », où une
indigne de certains rend
plantons de petits drapeaux signifiant femme achète une maison hantée par
celui-ci d’autant plus scandaleux.
Est-ce affaire de générations ?
« C’est à moi », voire « C’est moi ». l’esprit de sa précédente propriétaire).
En matière de séduction, Nous ne nous en rendons pas toujours Une autre, belle et lyrique, traite de la
l’atmosphère du milieu littéraire compte. Jusqu’à ce que quelqu’un fran- mort, cette propriétaire absolue qui rafle
présente un curieux mariage de chisse lesdites clôtures, piétine nos toujours tout à la fin, et montre, à travers
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
libération sexuelle des années 1970 plates-bandes et nous fasse éprouver le l’aventure d’une femme qui frôle la
– ce qui permet à ces messieurs sentiment cruel de la dépossession. C’est noyade, comment nos vies sont des em-
éconduits de traiter de coincées mon ami, et tu te permets de l’inviter ? prunts faits au néant.
celles qui leur résistent – C’est mon domaine de compétence, et Lionel Shriver use de l’idée de pro-
et de machisme éternel. tu oses une expertise ? Ou (variante au priété comme d’une clé pour ouvrir une
Le pouvoir, voilà la clé, et l’on se Nouveau Magazine littéraire), c’est mon perspective inédite sur la nature hu-
souvient avec consternation d’une auteur préféré, et c’est toi qui écris l’ar- maine. Un parti pris risqué : il l’expose
édition de l’émission « Strip-tease »
ticle sur son dernier livre ? Un jour ou au danger de plier la complexité du
où un éditeur proposait – « pour
rire », mais était-ce drôle ? –
l’autre, nous avons tous dû constater
un échange gâterie sexuelle contre dans la douleur qu’un adjectif possessif
publication à une jeune autrice. ne valait pas pour titre de propriété.
La séquence avait fait jaser, Cette idée de propriété, sur laquelle se Propriétés privées,
elle serait indiffusable aujourd’hui, fondent les sociétés depuis le néoli- Lionel Shriver,
preuve que l’air a été thique, et notre malheur selon Rous- traduit de l’anglais (États-Unis)
par Laurence Richard,
en partie assaini. Espérons que seau, est le fil rouge qui relie les douze éd. Belfond,
la tribune des 44 permettra nouvelles du très brillant recueil de Lio- 458 p., 21 €.
d’ouvrir grand les fenêtres. L nel Shriver. On y trouve des histoires
52 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
fiction
DAVID HARTLEY/REX/SHUTTERSTOCK/SIPA
Lionel Shriver, dont le roman Il faut qu’on parle de Kevin (2003) a été adapté au cinéma en 2011.
monde pour la faire entrer dans un grâce à un style capable de livrer dans le devenu son amant, puis son meilleur
concept qui tient en un mot. Mais l’au- même mouvement fluide une histoire, ami et son partenaire de tennis. La
trice s’en sort haut la main. D’abord les analyses des protagonistes et les ré- quarantaine venue, Weston tombe
parce qu’en guise de clé elle a choisi un flexions de la romancière. amoureux d’une Paige qui est le
passe-partout : comme rien n’est mieux « Le Lustre », la première longue contraire de Jillian – sobre, réservée,
partagé que le sentiment égoïste de la nouvelle, donne le ton : elle relate le pragmatique. Et Paige va faire la guerre
possession, à travers lui on à Jillian, à l’insu de Jillian,
peut accéder à toute his-
toire, à toute situation. En-
Nous constatons dans la douleur dans l’oreille de Weston.
Et ce surnom ridicule
core faut-il savoir manier qu’un adjectif possessif ne vaut pas qu’elle te donne ? Et son
cette clé sans forcer ! Or pour titre de propriété. narcissisme d’adolescente
Lionel Shriver est une spé- attardée qu’elle cherche à
cialiste de ces explorations intimes gui- transfert conf lictuel, entre deux faire passer pour de l’humilité ? Sans
dées par une idée : déjà patent dans Il femmes, d’un bien qui s’appelle Wes- s’en rendre compte, Jillian, par sa fami-
faut qu’on parle de Kevin, un roman sur ton Babansky. Jillian n’est pas une pro- liarité avec Weston, donne à Paige
un enfant meurtrier, son talent s’est dé- priétaire jalousement possessive mais l’impression qu’elle lui vole quelque
ployé depuis dans Big Brother (sur l’obé- une hippie attardée, belle et aimable, chose. Or Jillian ne remarque pas
sité) ou dans Double faute (sur un couple qui ne prétend à rien. Elle a rencontré l’hostilité de Paige, pourtant patente,
vu à travers le prisme du tennis). Cela Weston Babansky à la fac – et il est à son égard. Jusqu’à ce que Paige mette
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 53
critique fiction
Weston en demeure de se séparer rapport au foyer : un couple bohème présence. Ceux que la culpabilité ou le
de sa meilleure amie. Qui a raison ? loue une maison qu’ils appellent leur manque d’éducation empêche de jouir
L’innocente Jillian, qui ne voit pas le « petit taudis » ; la véranda fuit, des de leur bien – tel Barry, l’escroc de « Pa-
mal, ou la résolue Paige, qui le voit par- blaireaux leur rendent régulièrement vi- radis et perdition », parti dans un hôtel
tout et défend son territoire ? Le talent site. Peu importe, la maison a du charme de luxe îlien avec son magot mal acquis.
de Lionel Shriver lui permet de ne pas et convient à leur style de vie. Jusqu’à ce Ceux qu’un sentiment de propriété hy-
choisir de camp. Elle nous montre pertrophié transforme en avares. Ou en-
comment les deux points de vue sont Le sentiment core Sara, journaliste américaine expa-
justifiés. Comment Paige et Jillian de propriété génère triée en Irlande, qui tient le compte de
peuvent être considérées comme des toutes les avanies qu’elle a dû subir : cette
envahisseuses ou comme des victimes des névroses faciles assiette ébréchée jamais remboursée, ce
d’invasion selon la perspective adop- à diagnostiquer parapluie à manche en ivoire jamais
tée. Au fond, le seul personnage in- chez les autres. rendu. Or Sara hait les nationalistes ca-
digne de la nouvelle est Weston et sa tholiques irlandais : elle leur reproche,
lâche passivité. Cet homme est un ter- qu’ils en fassent l’acquisition. Dès lors le entre autres, la méticuleuse rancœur avec
ritoire incapable de se défendre. Pas mari, rocker désinvolte, va se muer en un laquelle ils se rappellent toutes les ava-
étonnant qu’il se laisse occuper. propriétaire sourcilleux et déclarer la nies infligées par la Grande-Bretagne !
guerre à la vigne vierge qui couvre la fa- Le sentiment de propriété génère des né-
UNE TYPOLOGIE HUMAINE çade et à la famille de blaireaux dont na- vroses faciles à diagnostiquer… chez les
Le sentiment de propriété peut aussi guère ils admiraient les évolutions noc- autres. Sur soi, c’est bien plus compliqué.
ouvrir sur des questions d’actualité : turnes. En voulant rendre le petit taudis Et comment pourrait-il en aller autre-
Dans « Terrorisme domestique », des présentable, il va en ôter tout le charme. ment quand nous en venons à considé-
parents tentent de chasser de chez eux À lire cette nouvelle, on comprend rer nos biens matériels ou immatériels
Liam, leur fils de 31 ans, un apathique que nos comportements à l’égard de la comme une extension de notre être ?
sans projet ni vocation ; cette nouvelle propriété définissent largement notre ca-
donne l’occasion de développements ractère. Cela permet à Lionel Shriver DÉSIR DE L’AUTRE
caustiques sur la génération des mille- d’établir, d’une histoire à l’autre, une Cette dernière nouvelle – la plus longue
nials rétive au salariat mais experte en sorte de typologie humaine. Il y a ces et peut-être aussi la meilleure du re-
manipulation du système médiatique. jeunes gens capables de s’inviter partout cueil – ressemble à une mise en fiction
Une autre de ces nouvelles s’intitule et de se servir dans le frigo de leurs hôtes de la théorie de la triangulation du dé-
« Les Nuisibles » et s’intéresse à notre tout en estimant les payer par leur sir élaborée par René Girard : pour bien
désirer quelque chose, il faut que quel-
qu’un d’autre le désire. Au début du
texte, Sara veut quitter l’Irlande du
SANCTION Ferdinand von Schirach Nord, ce « trou » dont elle ne parle
traduit de l’allemand par Rose Labourie, éd. Gallimard, 170 p., 16 €. plus qu’avec dédain et où elle a passé
onze ans. Mais l’arrivée d’une sous-
DÉBIT DE JUSTICE locataire pressée de s’approprier le pays
va la jeter sur des charbons ardents. Pour
Quand un avocat raconte ses affaires en nouvelles. Sara, il n’y a soudain de la place en Ir-
lande que pour une Américaine, et la
Avocat pénaliste inscrit au barreau de Berlin depuis vingt-cinq ans, suite va relater sa transformation en pa-
Ferdinand von Schirach a plaidé dans des affaires retentissantes, no- ranoïaque de la dépossession.
tamment plusieurs procès contre l’État allemand. Mais il est surtout Lionel Shriver n’est pas la première à
connu désormais comme écrivain : ses recueils de nouvelles sont des nous montrer comment nos biens nous
best-sellers en Allemagne et rencontrent un large succès dans le possèdent – le thème revient par exemple
monde. Troisième du genre, Sanction reprend les mêmes recettes : des dans toutes les histoires de maisons han-
histoires inspirées par son expérience professionnelle, centrées sur un tées. Pas la première à soulever comme
acteur de la chaîne pénale – l’accusé, l’avocat, le juré, le juge –, avec une pierre le sentiment de propriété pour
une prédilection pour les cas limites et les dossiers saugrenus, comme les crimes liés montrer le grouillement des peurs et des
à des préférences sexuelles. Ces stories, au sens américain, ne relèvent pas du genre désirs cachés en dessous. Mais sa façon
policier proprement dit, même si elles s’en rapprochent ; Ferdinand von Schirach ne caustique de révéler la facticité de ce sen-
s’intéresse pas seulement aux crimes et à la manière de les dissimuler, mais à l’envi- timent, son caractère arbitraire, ses pré-
ronnement judiciaire, sa sociologie, sa dimension procédurale et technique. Avec leur tentions dérisoires, donne à l’ouvrage
style sobre et leur construction millimétrée, ses textes courts sont d’une imparable une portée presque révolutionnaire.
efficacité, aussi clairs et rigoureux que leurs sujets sont obscurs et tortueux. B. Q. Comme une publicité en creux pour la
vie de chasseur-cueilleur. L
Passionnément,
Elif Shafak aime
fin ratée, première inversion d’une mul- feuilletonesque. Un em- taire recherché depuis le
titude à suivre. Las d’avoir échoué, Ha- ployeur en chasse un début de son œuvre.
nio passe une annonce dans le journal autre et, avec lui, un Pierre-Édouard Peillon
SOTHEBY’S / AKG-IMAGES
Cinq personnages.
Et autant de destins
qui évoluent en un
même lieu (une cité
en banlieue
Danse autour de l’arbre de mai, de Brueghel le Jeune (v. 1630). londonienne), quasi
dans un même
temps : si l’intrigue
LE ROMAN DE TYLL ULESPIÈGLE Daniel Kehlmann se déroule sur deux jours – à la
traduit de l’allemand par Juliette Aubert, éd. Actes Sud, 416 p., 23 €.
suite de l’assassinat d’un militaire
britannique blanc par un jeune
et résistance à tout
changement, n’est pas près
de se délester de son âne
Hajar Bali est aussi docteur en mathématiques pures. mort. Antoine Faure
L’amour court
Une fresque ironique et sentimentale sur la
conjugalité, minée par le court-termisme ambiant.
La littérature manquerait-elle de fictions qui revers ironique. Et dans l’écart entre les deux s’anéantit la
racontent comment s’aime et se désaime le possibilité du « récit commun » propre aux amoureux.
commun des mortels sans l’héroïsme des Comme il intégrait sa propre autocritique dans Encore un
mythes ni la boursouflure de la tragédie ? C’est foutu roman sur la guerre d’Espagne, Isaac Rosa désamorce
en tout cas ce que suggère l’un des personnages ici, en se dédoublant, chaque tentation de jérémiade, d’em-
secondaires d’Heureuse fin, convaincu qu’avec phase ou de désabusement. Et comme il débusquait les re-
des représentations plus fidèles nous réduirions constructions a posteriori de la mémoire collective, il traque
nos « folles attentes » et nos risques de souf- ici celles de la mémoire à deux et de son « parc à thèmes
frir. Mais ce pragmatisme désenchanté, Angela amoureux ». Mais, dans ce livre inversé qui remonte le temps
et Ántonio n’en ont pas voulu. Comme tant d’autres avant de l’ultime claquement de porte au premier regard, c’est
eux, ils ont rêvé d’un amour à part et absolu. Et comme tant pourtant bien l’amour qui, lentement, réaffleure sous les dé-
d’autres aussi, ils se sont séparés, au terme de treize années combres. Et c’est à cette trouvaille formelle, sans doute, que
de projets, de passion, de heurts et d’humiliations. Entre les se reconnaît le mieux la patte de l’écrivain madrilène : d’une
murs vides où jaunissent les marques de leur vie passée, Án- main, il ausculte et dissèque son sujet, soupesant chaque lieu
tonio s’adresse à Angela, une dernière fois. Et bientôt leurs commun, affûtant chaque objection et triturant chaque bles-
deux voix ferraillent et se contredisent, fouillant les ruines sure, dans un impitoyable et vertigineux geste d’investiga-
du théâtre conjugal et les ravages d’une société court-termiste tion. De l’autre, il entrebâille une discrète porte vers la lu-
où prospèrent l’idéal de « l’amour libre », la séduction des mière, au-delà de laquelle l’amour aurait encore le pouvoir
réseaux et le marché des offres amoureuses. Un souvenir ap- de résister au cynisme ambiant et le livre celui de rapiécer le
pelle son réajustement ; un soupçon de sentimentalisme, son roman brisé de ceux qui ne s’aiment plus. Camille Thomine
LES SERVICES COMPÉTENTS Iegor Gran éd. P.O.L, 300 p., 19 €. ce qu’on peut y trouver »), mensonge
d’État, fraude généralisée, répression
Andreïevitch Siniavski, fils ment une critique du réalisme socialiste tains délires du politiquement correct
de l’écrivain russe Andreï parue dans Esprit. Adoptant le point de actuel, qu’Iegor Gran brocarde dans ses
Siniavski, premier homme vue des agents, fonctionnaires méticu- chroniques de Charlie Hebdo. Évoquant
de plume à avoir subi un leux et débonnaires, il offre un tableau Boris Pasternak, autre bête noire du ré-
procès politique dans saisissant de l’absurdité de la vie sous gime, un agent du KGB explique benoîte-
l’URSS d’après Staline. L’histoire de son Khrouchtchev : méfiance universelle, per- ment : « On n’est pas là pour juger de la
père est le sujet des Services compétents, sécution, approvisionnement erratique qualité de la poésie de Pasternak, on est
périphrase utilisée en URSS pour désigner (« Ce n’est pas que les magasins sont là pour appliquer les consignes. » Ça ne
le KGB. Iegor Gran raconte comment le vides, c’est qu’on ne sait jamais à l’avance vous rappelle rien ? Bernard Quiriny
La sonnette du serpent
Dans un trou perdu du Texas, le destin flingué
de deux frères après la mort du père.
SUPERSTOCK/SUPERSTOCK/SIPA
Christophe Paviot aime fi- voiture. Nous sommes en 1979, les frangins
ler la métaphore serpen- sont encore gosses : « Plus personne ne
tine. Il y a deux ans, on le leur parlera plus jamais de lui. […] La bles-
quittait sur les bords du lac sure ne cessera d’enfler. Alors ils devien-
suédois Storsjön où na- dront les frères Shelby. »
geait selon la légende un Au fil de ce Bildungsroman texan, Howard Paysage du Texas, au cœur de l’intrigue.
Un ange passe
Une évocation inspirée de l’auteur du Bal du comte d’Orgel, grand
séducteur et génie littéraire foudroyé à 20 ans par la maladie.
ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET
1920 dans l’atelier de Pi- Puis des textes au Canard enchaîné. Il
casso. Le maître tâche de subjugue et épouvante Jean et Valentine
saisir les traits et la per- Hugo, André Salmon et Georges Auric
sonnalité mouvante d’un par son discernement et sa culture. Tous
jeune homme de 17 ans. succombent, jusqu’aux femmes, nom-
Son visage, minéral, breuses. N’a-t-il pas séduit, à 13 ans, se
égyptien, impénétrable, riant du scandale, Alice, dont le mari se
son côté farceur, sa fébrilité agacent le bat sur le front ? Raymond Radiguet (1903-1923).
peintre. « Radiguet, il va falloir vous Autour du génie plane l’ange de la
calmer et me donner un peu de vous ! », mort. Raymond Radiguet est la proie chef-d’œuvre. Mais le destin est la forme
ordonne-t-il. Est-ce ce génie étrange de visions : des incendies, ses propres accélérée du temps, nous dit Girau-
dont on lui a parlé ? Soudain il voit en funérailles. Le garçon sait que le temps doux… Jessica Nelson nous propulse au
lui une ombre et déchire son croquis. lui est compté. Celui qui rêve d’égaler cœur du réacteur Radiguet, parmi ses
Quelque temps avant, ce garçon de Apollinaire s’étourdit dans la vie intel- mystères intimes, dans la valse effrénée
Saint-Maur s’est imposé dans le monde lectuelle explosive de l’après-guerre. de l’époque. C’est d’une beauté poé-
brillant de l’art et des lettres. À 14 ans Bientôt paraît Le Diable au corps. Un tique incandescente. Patricia Reznikov
3 → 5 AVRIL 2020
PLACE DE LA RÉPUBLIQUE
ENTRÉE LIBRE
DÉDICACES
SPECTACLES
RENCONTRES
EXPOS
studio hussenot
lelivreametz.com
ENFANT DE PERDITION Pierre Chopinaud éd. P.O.L, 572 p., 24,90 €. morte. L’innocence baigne déjà dans
des eaux multiséculaires. C’est autour
de cette idée que se noue l’intrigue :
L’enfant comment l’enfance porte déjà en elle
les signes de sa fin. Les enfants qui
grandissent trop vite y sont légion, et le
L’oncle Gustave
Une fiction où Flaubert, ruiné et chafouin,
retrouve des forces, et surtout le goût d’écrire.
TALLANDIER/BRIDGEMAN IMAGES
À l’automne 1875, Gustave Flaubert s’en va sé-
journer à Concarneau. Triste période. À 53 ans,
grossi, congestionné, angoissé, il se sent vieillir,
son œuvre est en souffrance, la faillite menace,
car Commanville, le mari de sa nièce Caroline,
a fait de mauvaises affaires dans le commerce du
bois, et Gustave s’est quasi ruiné à renflouer l’en- Gustave Flaubert, photographié par Nadar (v. 1875).
treprise. La mélancolie le ronge. À Concarneau,
il observe les animaux marins dans l’aquarium de son ami Pou- impassible du style ? Est-il encore capable de faire des phrases ?
chet, savant naturaliste, il se baigne tant que le temps le per- Telle est la matière de ce bref et brillant roman d’Alexandre
met, mange gloutonnement poissons et crustacés, traite pater- Postel, fondé sur des données biographiques précises, subtil
nellement une petite servante d’auberge, et commence à songer portrait d’un Flaubert saisi de vertige phénoménologique et
à l’histoire qui deviendra l’un des Trois contes : « La Légende rassemblant ses forces pour retrouver le goût d’écrire. Un bel
de saint Julien l’Hospitalier ». Peu à peu, il retrouve le mo- hommage au « vieux troubadour », comme l’appelait son
deste plaisir d’exister. Il s’interroge aussi sur lui-même. Qui amie George Sand, à la littérature vécue comme une ascèse, au
est-il au fond ? D’où lui vient cette obsession de l’exactitude mystère de la création. Bernard Fauconnier
éd. Bayard,
Je me rappelle encore de mon émotion 180 p., 16,90 €.
en lisant L’Attrape-cœurs. d’ouver-
ture.
il faut relire
Saint-Exupéry
KEYSTONE-FRANCE-GAMMA-RAPHO
Saint-Exupéry (à d.) avec le mécanicien André Prévot, au Bourget, avant leur raid Paris-Saigon, qui s’acheva par un crash dans le désert de Libye, en 1935.
Fleurs d’hélices
Aristocrate désargenté devenu pilote par raccroc, l’auteur du Petit Prince
aura été éclipsé par le triomphe mondial de l’enfant découvreur de planètes, au détriment
d’une œuvre romanesque et aérienne pourtant non négligeable.
Par Alexis Brocas
S
rouge de Mao ? Alors que son hé- aint-Ex, écolo avant l’heure ?
ros, devenu un produit de mar- C’est en tout cas l’idée que
chandisage, s’affiche sur les tasses, promeut Jean-Pierre Guéno à
les assiettes, en dessins animés, travers son livre La Terre en
Pour retrouver le vrai beaucoup – Jules Verne et An- À LIRE frère, François. Conscient de son
Saint-Exupéry, il faut revenir au dersen –, invente une bicyclette sort, celui-ci a, depuis son lit de
château de son enfance, à Saint- volante qui bien sûr ne vole pas… mort, adressé à Antoine son tes-
Maurice-de-Rémens, près de Saint-Exupéry n’oubliera jamais tament. La dignité de ce frère de
Lyon, et au parc où, depuis la mort l’enfant qu’il a été : il le dessinera 15 ans face à la mort le marquera
de son père, le petit Antoine fai- sur des nappes, des serviettes, des à jamais. Dans ses livres, dans sa
sait tribu avec ses frères et sœurs. courriers. Au fil des dessins, cet vie, Antoine de Saint-Exupéry
Le petit garçon a un visage singu- enfant, qu’il dote parfois d’ailes, prônera le même genre d’attitude
lier (qui lui vaudra le surnom de deviendra son Petit Prince. Saint-Exupéry, digne. Et il lui faudra insister, des
« pique la lune » à cause de son Virgil Tanase années plus tard, pour que les édi-
nez en trompette) et un esprit sin- UNE MORSURE DE SERPENT éd. Folio teurs acceptent que Le Petit
biographies,
gulier – il n’aime rien tant que de Comme son futur personnage, le 472 p., 9,70 €.
Prince s’achève sur une morsure
tirer les autres enfants de leurs jeune Antoine dispose d’un cer- de serpent.
jeux pour les faire participer aux tain culot : à 12 ans, en inventant Saint-Ex n’était pas un homme
siens, de même que le Petit Prince un accord maternel qui n’existait de concours – il échouera à l’École
peut embêter avec ses histoires de pas, il se présente à un aérodrome navale et deviendra aviateur par
mouton les aviateurs accidentés et parvient à voler pour la pre- défaut. Pas un mondain non plus :
préoccupés de mécanique. Il lit mière fois. À 16 ans, il perd son à Paris, où il vient étudier aux
BRIDGEMAN IMAGES
vendre aucun. Mais, depuis qu’il
est parvenu à décrocher son bre- militaire.
Obtient
vet de pilote, il devient homme du son brevet
ciel. En 1926, il est engagé par la de pilote.
Compagnie Latécoère – future 1926. Chef de l’aéroplace de Cap-Juby (1927), Saint-Ex découvre le désert qui inspira Courrier sud.
Aéropostale, qui achemine le Engagé dans
courrier dans les colonies les Lignes allitération si marquée qu’elle en que Saint-Ex oppose au courage
d’Afrique. Le début de la lé- aériennes obscurcit le propos. Mais la gra- (« un peu de rage, un peu de va-
gende. Loin de Paris et des Latécoère vité gracieuse qui marque les des- nité, beaucoup d’entêtement et
cercles, Saint-Ex découvre la fra- (future criptions cosmiques de Saint-Ex un plaisir sportif vulgaire »).
ternité taiseuse des pilotes, l’ad- Aéropostale). est déjà là (« Encore quelques L’Aéropostale n’embauche pas
miration dévolue aux anciens, 1929. villes nourries de terre brune des héros ou des acrobates mais
leur sagesse d’hommes de peu de Parution de puis l’Afrique. Encore quelques des pilotes sérieux qui se rem-
Courrier sud.
mots, leur sens du devoir. Et tout villes nourries de pâte noire puis placent comme des pièces de ma-
1930.
cela se retrouve dans son premier Accident
le Sahara. Bernis assistera ce soir chine. Saint-Ex y gagnera l’es-
texte, Courrier sud, où un avia- d’avion et au déshabiller de la terre »). Et time de ses pairs et occupera
teur, Bernis, détenteur des se- sauvetage de on y trouve de beaux effets de réel plusieurs postes exposés. Notam-
crets du ciel, tente d’enlever une Guillaumet. et des moments d’héroïsme qui ment sur la ligne Casablanca-
amie d’enfance, Geneviève, au 1931. n’ont rien à voir avec les tartari- Dakar, dont les pilotes se font ré-
monde factice et mondain où Épouse nades ordinaires des aventuriers gulièrement prendre en otages
l’entraîne son mari, Herlin. « Il Consuelo. de papier (« “Ah ! J’ai eu peur…” ou massacrer par les Maures. Ou
suffit à Herlin, pour se croire Parution Un coup de talon libère un câble. quand, devenu chef de l’aé-
fort, de sentir passer par lui des de Vol de nuit Commande coincée. Quoi ? Sa- roplace de Cap-Juby, il réalisera
idées fortes, de sentir naître en (prix Femina). botage ? Non. Trois fois rien : un d’audacieux sauvetages et s’inté-
lui des attitudes fortes. Alors, 1939. Terre coup de talon rétablit le monde. ressera, avec une ouverture d’es-
des hommes,
émerveillé, il s’écarte un peu de Quelle aventure ! »). prit stupéfiante pour l’époque,
grand prix
sa statue et se contemple. » Tout de l’Académie
aux Maures et à la noblesse de
le contraire de Bernis : « Au- française BEAUTÉ DU DEVOIR leur vie dans le désert. Et il s’en
jourd’hui, Jacques Bernis, tu et National Quelle aventure, en effet, que souviendra quand il écrira Terre
franchiras l’Espagne avec une Book Award. cette Aéropostale ! Les avions de des hommes, paru en 1939.
tranquillité de propriétaire. » 1942. Pilote l’époque sont si peu fiables qu’ils « Mouyane immobile dans ses
Tout n’est pas parfait dans ce de guerre doivent voler par deux. Ils volent voiles bleus, aux plis de statue,
premier texte, qui raconte (interdit en aussi si bas qu’ils sont à portée me juge. – Il dit : “Tu manges de
l’échec prévisible d’un amour France l’année de fusil des rezzous – ces rassem- la salade comme les chèvres, et
absolu face à la triviale matéria- suivante). blements de cavaliers berbères du porc comme les porcs. Tes
lité du monde. Et d’abord le su- 1943. rebelles. Les accidents sont très femmes sans pudeur montrent
jet, qui peut paraître naïf – mais Parution du fréquents, et Saint-Ex en est leur visage” : il en a vu. Il dit : “Tu
Petit Prince en
il est joliment traité, quarante anglais et en
conscient : « Je ne veux pas me ne pries jamais.” Il dit : “À quoi
ans avant le Belle du Seigneur français aux
casser la figure. Je ne veux pas te servent tes avions, ta TSF, ton
d’Albert Cohen. De même, cer- États-Unis. avoir les mains brûlées », écrit-il Bonnafous, si tu n’as pas la vé-
taines phrases rappellent que 1944. Porté à une autre aristocrate dont il rité ?” » Saint-Ex méditera ces
l’auteur a 28 ans. Ainsi : « Le disparu au s’est entiché. Mais ce métier lui paroles. Plus tard, il écrit : « La
Sahara se dépliait dune par dune large de révèle la beauté du devoir et des vérité pour l’homme, c’est ce qui
sous la lune », avec son Marseille. sacrifices commis en son nom, fait de lui un homme. » Cela
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 69
il faut relire
KEYSTONE-FRANCE-GAMMA-RAPHO
maures rebelles qui redoutent et
admirent le capitaine Bonna-
fous, ce Français des déserts qui
leur fait la guerre et vit la même
vie qu’eux.
Cette idée que la vérité réside
dans ce qui permet à l’homme Saint-Exupéry et sa femme rentrent en France après le crash dans le désert de Libye.
de s’accomplir se retrouve dans À LIRE
toute son œuvre. Elle lui vaudra
les sarcasmes des philosophes. CHAUFFARD DES AIRS
Elle lui donnera aussi de fulgu-
rantes intuitions. « Le type Distrait et mangeur de consignes, l’auteur de Vol de nuit
d’homme que vous formez ne a multiplié les crashs et les sorties de piste. Boîte noire.
m’intéresse pas », dira-t-il, avant-
guerre, à l’ambassadeur du oin de nous l’idée de moquer les mésaventures aériennes
Reich. Certes, Saint-Ex aura été
moins lucide en URSS – au re-
tour, il décrira Staline comme le
ferment et le levain de son
peuple… Mais cette pensée lui
Terre des
hommes,
Saint-Exupéry,
éd. Folio,
192 p., 6,30 €.
L de Saint-Ex. Celui-ci fut un grand pilote, qui mena des
missions de sauvetage audacieuses en plein désert ou qui
risqua sa vie en survolant le massif des Andes à la re-
cherche de Guillaumet. Mais Saint-Ex était aussi un pilote distrait
ou peu respectueux des consignes, ce qui, sur les appareils de
fera aussi haïr le matérialisme l’époque, ne pardonnait souvent pas. La liste de ses accidents com-
productiviste, en lequel il voit la mence en 1921, alors qu’il passe son brevet de pilote. Rebelote au
source de toute dictature. Bourget en 1923 : Saint-Ex, alors sous-lieutenant, emprunte un avion
En 1931, après avoir été affecté Hanriot HD 14 sans permission et rate son décollage. Bilan : crâne,
à l’Amérique du Sud, il se marie sternum et poignet fracturés et « un certain nombre de trous ».
avec Consuelo, salvadorienne, Puis, en 1927, avec son camarade Riguelle, il subit une panne au-
qui est à peu près le contraire des Courrier sud, dessus du désert. Saint-Ex est indemne. En 1933, il essaie un hydra-
jeunes aristocrates qu’il a tenté Antoine de vion Laté 28, rate son amerrissage et manque de se noyer dans la
Saint-Exupéry,
sans succès d’épouser : double- éd Folio,
baie de Saint-Raphaël. En 1935, il tente son raid Paris-Saigon : trois
ment veuve et extrêmement fan- 160 p., 5,70 €. jours de vol prévus, qui s’interrompent lorsque Saint-Ex écrase l’ap-
tasque (elle s’habillera de noir pareil sur une dune de Lybie – et l’aventure qu’il vivra ensuite nour-
pour le mariage). Ses caprices ins- rira Terre des hommes. En 1938, c’est un autre raid, de New York
pireront sans doute ceux de la vers la Terre de Feu, qui tourne court à Guatemala City. À cause
rose du Petit Prince. Cette d’une possible confusion entre litres et gallons, l’employé de l’aéro-
année-là, l’Aéropostale fait fail- port remplit son avion plus que de raison, et Saint-Ex s’écrase au dé-
lite, et son dépeçage suscitera collage. Cela lui vaut de multiples fractures et des handicaps du-
chez Saint-Ex une haine durable rables – il frôle l’amputation. Puis, en août 1943, l’armée de l’air le
des hommes d’affaires. C’est Vol de nuit, met à pied après un atterrissage raté. A. B.
aussi une année de triomphe : Vol Antoine de
Saint-Exupéry,
de nuit, son grand roman sur éd. Folio,
l’Aéropostale, paraît et décroche 192 p., 6,30 €.
le prix Femina. Saint-Ex devient cas en déclarant qu’il aurait mé- prestige pour Air France et donne
un écrivain de premier plan. rité le Goncourt. Pis, il doit subir des conférences un peu partout.
Mais le contrecoup sera ter- la jalousie de ses pairs pilotes, qui Qui se lance dans des raids aériens
rible : une part du milieu littéraire lui en veulent de prendre la lu- très publicisés, l’un vers Saigon,
veut le réduire à son métier de pi- mière et racontent aux gazettes l’autre vers l’Amérique du Sud
lote, et son livre à un simple té- ses accidents et erreurs de pilo- – les deux tournant court. Qui
moignage. Saint-Ex a des défen- tage. Le soutien de Mermoz et de tente d’échapper à ses créanciers
seurs – Gide, qui l’a encouragé à Pilote de Guillaumet ne compensera pas. et signe des contrats d’édition
écrire sur l’aviation, Maeterlinck, Guerre, La meilleure partie de sa vie s’ar- qu’il n’honore que sous la
Antoine de
qui lui aurait prédit qu’il devien- Saint-Exupéry,
rête peut-être là. Ensuite Saint-Ex contrainte – c’est en le coinçant
drait le plus grand écrivain de éd. Folio, devient un personnage public. dans un hôpital où il récupère
France. Mais il n’arrange pas son 222 p., 6,80 €. Qui joue les ambassadeurs de d’un accident que ses éditeurs
70 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
Saint-Exupéry
américains parviennent à lui faire Américains dans la Seconde Puis parvient à se faire réintégrer.
écrire Terre des hommes avec ses Guerre mondiale – et où Pilote Comme il l’écrit à Pierre Dal-
merveilleuses pages sur l’accident de guerre, interdit en France, ren- loz : « Si je suis descendu, je ne
de l’aviateur Guillaumet. Le livre contre un grand succès. C’est là regretterai absolument rien. La
obtiendra le grand prix de l’Aca- qu’il écrira son fameux « icono- termitière future m’épouvante.
démie française et le National texte », Le Petit Prince. Puis c’est Et je hais leur vertu de robot.
Book Award américain. le débarquement allié en Afrique. Moi, j’étais fait pour être jardi-
Saint-Ex veut combattre, même nier. » Le 23 juin 1944, le pilote
« JE HAIS LEUR VERTU s’il se défie de De Gaulle, qui, se- Saint-Ex échappe à la chasse al-
DE ROBOT » lon lui, pourrait se révéler un lemande – en sacrifiant ses réser-
Malgré la reconnaissance du lec- nouveau Franco. Mais il a vieilli, voirs pour gagner en altitude, où
torat, Saint-Ex doute de son et les avions ont changé. Saint-Ex son appareil lui donne un avan-
talent. Comme le relève son tra- commet ainsi quelques bévues tage. Il est abattu le 31 juillet, au
ducteur américain, Lewis Galan- qui provoquent sa mise à pied. large de Marseille. L
tière : « Cet homme qui écrivait
comme un génie était persuadé
qu’il ne savait pas écrire. Il lui fal-
lait constamment être rassuré. »
Las ! face aux grandes machines
romanesques de son temps,
comme La Condition humaine,
La philosophie
Saint-Ex éprouve bien des com-
plexes. En fait, comme l’écrit jo-
liment Virgil Tanase, « il se més-
EXTRAITS dans le cockpit
estime parce qu’il perd au lancer De Courrier sud à Pilote de guerre, florilège de pensées aériennes
de poids sans s’apercevoir qu’il est recueillies en plein vol.
en train d’inventer, avec d’autres,
le lancer de javelot ». C’est-à-dire Parfois Bernis devait s’estimer heureux d’avoir pour le guider la ruine blanche
des livres qui mêlent autobiogra- des vagues, à la lisière de la terre et de l’eau. Maintenant, dans ce bureau, sa vue était
phie, réflexion personnelle, inven- nourrie de casiers, de papier blanc, de meubles épais. C’était un monde compact et
tion, des livres dont la construc- généreux de sa matière. Dans l’embrasure de la porte un monde vidé par la nuit.
tion libre et bigarrée vaut pour Courrier sud (1929)
brevet de modernité.
Face à la crise des Sudètes, Malgré l’essence qui s’épuisait, nous mordions, chaque fois, aux hameçons d’or,
Saint-Ex se montre d’abord pu- c’était, chaque fois, la vraie lumière d’un phare, c’était, chaque fois, l’escale et la vie,
sillanime – quand Bernanos, puis il nous fallait changer d’étoile. Dès lors nous nous sentîmes perdus dans l’espace
Aragon ou Montherlant ap- interplanétaire, parmi cent planètes inaccessibles, à la recherche de la seule planète
pellent à faire front contre l’en- véritable, de la nôtre, de celle qui, seule, contenait nos paysages familiers, nos mai-
nemi. Il se ravise quand la guerre sons amies, nos tendresses. Terre des hommes (1939)
éclate. Jugé trop vieux et trop
abîmé par ses accidents pour pi- La vérité, ce n’est point ce qui se démontre. Si dans ce terrain, et non dans un
loter, il parvient tout de même à autre, les orangers développent de solides racines et se chargent de fruits, ce terrain-là
intégrer un groupe de reconnais- c’est la vérité des orangers. Si cette religion, si cette culture, si cette échelle des valeurs,
sance de l’armée de l’air. Un tra- si cette forme d’activité et non telles autres, favorisent dans l’homme cette plénitude,
vail dangereux et inutile, comme délivrent en lui un grand seigneur qui s’ignorait, c’est que cette échelle de valeurs,
il le racontera dans Pilote de cette culture, cette forme d’activité, sont la vérité de l’homme. La logique ? Qu’elle
guerre – à quoi peuvent servir les se débrouille pour rendre compte de la vie. Terre des hommes (1939)
renseignements recueillis par les
aviateurs aux heures de la débâcle, Chaque rafale de mitrailleuse ou de canon à tir rapide débite, par centaines, obus
alors que, en France, tout s’ef- ou balles phosphorescentes, qui se succèdent comme les perles d’un chapelet. Mille
fondre ? Ses missions lui vaudront chapelets élastiques s’allongent vers nous, s’étirent à rompre, et craquent à notre hau-
la croix de guerre. Il refusera ce- teur. […] Et voici que je me découvre noyé dans une moisson de trajectoires qui ont
pendant de rallier Vichy, dont il couleur de tiges de blé. Me voici centre d’un épais buisson de coups de lances. Me
abhorre l’antisémitisme (son voici menacé par je ne sais quel vertigineux travail d’aiguilles. Toute la plaine s’est
meilleur ami est l’écrivain Léon liée à moi, et tisse, autour de moi, un réseau fulgurant de lignes d’or.
Werth). Il file donc aux États- Pilote de guerre (1942)
Unis, où il tente de mobiliser les
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 71
critique
la chronique
de François Bazin
Ô tarte !
d’occasion qu’on vérifie la capacité
d’un groupe de personnes a priori
raisonnables à raconter n’importe
quoi dès qu’il voit ses repères
bousculés. En temps normal, les
encouragent à la fois le nivellement térieux. Une fois les papiers en main, faire ? Pourquoi avons-nous tant de mal
et les micro-différences. Elles un peu sonné, il interroge sa femme : à nous en passer ? Il « faudrait oublier
horrifient ainsi ceux qui se croyaient mais quel est le sens de cette tarte ? Ré- pendant quelques temps (une saison de
élus – ou élite, ce qui revient flexe de metteur en scène qui voudrait théâtre) la sagesse du pitre et son vieux
au même. Sur ce sujet et d’autres
qu’un accessoire ne le soit jamais tout à fond caché de gravité pour s’abandon-
encore, on lira avec bonheur l’essai
que le rédacteur en chef de la revue
fait et participe, même de manière in- ner à la pitrerie pitre, à la farce farce, au
Médium, Philippe Guibert, consacre fime, à l’élaboration d’un sens. Peu de premier degré de la pantalonnade sans
à « la tyrannie de la visibilité ». temps après la sortie du film, Pierre chercher derrière un artisan inquiet ou
Le titre est un peu tarte, mais Senges publie un livre gravitant autour un néoplatonicien ». Battant au fouet
l’intérieur, lui, vaut le détour. L de la tarte à la crème. Dans Projectiles ces questions, Projectiles au sens propre
au sens propre, l’écrivain part d’une dé- s’offre comme une trouble émulsion
La Tyrannie claration de Stan Laurel, moitié du duo d’essai et de roman. Le romanesque sert
de la visibilité. formé avec Hardy, à propos de La Ba- de fond de tarte au commentaire. Ou
Un nouveau culte taille du siècle, film de 1927 dans lequel l’inverse. C’est toute la malice de l’au-
démocratique, se déroule la plus longue bataille de teur. Des intrigues entières que l’on peut
Philippe Guilbert,
éd. VA, 132 p., 15 €. tartes à la crème du cinéma muet : supposer inventées ressemblent à des his-
« On a voulu faire en sorte que chaque toires parfaitement documentées
72 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
DOCUMENTS BIOGRAPHIES RÉCITS
de répétition. S’offrant un détour vers son d’une histoire, surtout si c’est une où les formes s’effacent derrière des ron-
les déserts palestiniens où « des histo- histoire ficelée à la va-vite, comme ces ba- deurs élémentaires et dans une exis-
riens s’en vont chercher […] la trace de la tailles de tartes ». tence déliée de tout le poids des souve-
première hostie, à peine mâchée, in- Parfait antidote donc que le burlesque nirs. De l’autre côté de l’Atlantique,
tacte », l’auteur note entre parenthèses qui « fonctionne comme l’absence Groucho, la mitraillette à parole du
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 73
critique essais
Cœur de cible
Une enquête informée sur les assassinats ciblés du Mossad,
passés de crimes de guerre à « mal nécessaire ».
à part lui. Cavanna fait défiler le film de sa vie : ses parents, l’amour de la lecture, le STO,
la presse réfractaire, ses dames de cœur, sa haine du point-virgule, sa maladie de L’esprit
Parkinson, son dégoût de la mort… François Cavanna écrivait toujours avec des mots. d’ouver-
Jamais avec des idées. Élégant sur toute la ligne. Bernard Morlino
Crève, Ducon ! François Cavanna, éd. Gallimard, 240 p., 18,50 €. ture.
sortir
la chronique
cinéma
d’Hervé Aubron
guerre et qu’on en voit venir une autre, conduit comme un homme. En fuyant
À VOIR on a des raisons de vouloir s’amuser, sa famille, elle rencontre un garçon, Des
Uncut Gems,
un film de Benny vivre vite, et cela éclaire les arias que Ma- Grieux, qui fuit, lui aussi, l’avenir que
et Josh Safdie, non chante. C’est aussi l’époque où l’on prépare sa famille. Elle arrive donc à Pa-
2 h 15, à la demande voit émerger des femmes indépen- ris en provinciale, en se rêvant en haut
sur Netflix.
dantes, qui ont le permis de conduire, de l’affiche. Rapidement, elle comprend
80 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
que sa spontanéité et son charme, son
naturel, l’autorise à avoir une ambition
plus grande que ce que Des Grieux, par
ses propres moyens, peut lui offrir. Est-ce
Nouveau nez
qu’elle a raison, est-ce qu’elle a tort ? CINÉMALe bouillant réalisateur de Gomorra a traité
Est-ce qu’une femme n’est pas obligée, son Pinocchio avec respect, mélancolie et inventivité.
pour réussir, de sacrifier son amour ?
C’est l’une des questions qu’elle nous évélé sur la scène mon- manifeste une forme de vie, non pas
pose. Pourtant, même au faîte de sa
gloire, elle chante une gavotte pleine de
sagesse et de désillusion : « Profitons
bien de la jeunesse, nous n’aurons pas
toujours vingt ans… » Pour moi, cet air
est son adieu à des joies qui ne la satis-
r diale avec Gomorra,
âpre adaptation du livre
de Roberto Saviano sur
la camorra napolitaine, Matteo Gar-
rone a ensuite fait montre d’un goût
pour la farce ricanante avec Reality et
en parlant, comme dans certaines
adaptations, mais en bougeant, le
mouvement du film devient lui-même
à la fois imparable et imprévisible, in-
contrôlable comme celui du nez de
Pinocchio quand il ment.
font pas totalement. Elle rejoint donc Tale of Tales. Étonnamment, il s’at- Difficile de savoir ce qui anime les
Des Grieux à Saint-Sulpice… Et si elle va taque aujourd’hui à Pinocchio. On personnages, d’où vient leur principe
rechuter, c’est parce que, une fois sortie pouvait s’attendre à une relecture vital, qui tire les ficelles invisibles, à
de son milieu d’origine, elle ne supporte caustique du célèbre personnage pour part le mouvement même du film,
plus d’y retourner. C’est là sa faiblesse. enfants créé par l’écrivain Carlo Col- qui les fait surgir et disparaître, non
Quant à sa fin tragique, j’ai choisi de lodi. Bonne surprise : nulle trace sans mélancolie. À la façon d’une
montrer comment les fêtards de la d’ironie ni de cynisme dans les plus autre récente adaptation italienne
« Café society », après s’être réjouis et de deux heures du film. Prévaut une d’un roman quelque part mes-
amusés d’elle jusqu’au sang, finissent par sianique, le Martin Eden de Pietro
la rejeter violemment. Elle n’est pas seule On a parfois Marcello, ce Pinocchio veut rester fi-
responsable de sa mort. le sentiment d’une dèle à son modèle tout en l’accélérant
Cette vision de l’amour a-t-elle et en le situant dans un temps flot-
encore un sens, à l’époque des corps ode à un génie tant. Matteo Garrone semble surtout
consommables ? national oublié. chercher à saisir en quoi Pinocchio est
Cette œuvre apporte une vision nuan- un mythe fondamentalement italien.
cée de ce qu’est l’amour. Bien qu’elle esthétique italo-circassienne, un cas- On a parfois le sentiment d’une ode
commence par un coup de foudre, la re- ting riche (dont Roberto Benigni à un génie national oublié. Et quand
lation se construit, même dans les désé- dans le rôle de Gepetto), une sur- la technologie permet de synthétiser
quilibres et les difficultés. Bien sûr, Des charge de maquillages et d’effets nu- comme jamais la voix et le corps du
Grieux est beaucoup plus amoureux mériques évoquant Jean-Pierre Jeu- pantin, il nous semble que c’est
qu’elle. Quand l’un aime d’une façon in- net en moins grotesque (ce qui n’est presque la langue italienne qui lui
conditionnelle et que cela met l’autre pas le plus simple à accepter). Mais donne vie. Fernando Ganzo
dans une position difficile, comment aussi une forme de récit picaresque
faire ? Des Grieux l’idéalise tellement qui se développe dans une succession
qu’il l’étouffe. Manon a besoin de s’éloi- de vignettes où le cinéaste incorpore Pinocchio,
un film de Matteo
gner, d’aller trouver de l’assurance chez de façon très fluide des éléments fan- Garrone, 2 h 5.
d’autres. Est-ce qu’elle a du talent ? Est-ce tastiques, moraux ou sentimentaux. En salle le 18 mars.
qu’elle peut croire en elle ? Pourtant, Dès que le bout de bois originaire
l’acte V est très mélancolique, parce que
la pureté de Des Grieux lui manque ter-
riblement. Il faut noter aussi que cet
amour dérange. Tout le monde perçoit
qu’elle a de l’avenir et lui non, qu’il est
très féminin et elle très masculine, et
REGINE DE LAZZARIS AKA GRETA/LE PACTE
À VOIR
NOUVEAU
SPECTACLE
Jules Massenet
Manon,
de Jules Massenet,
Parce que derrière la fragilité
se cache une femme audacieuse.
Du 26 février au 10 avril.
JOSÉ LUIS BASSO LUDOVIC TÉZIER
ORCHESTRE ET CHŒURS ROBERTO TAGLIAVINI
DE L’OPÉRA NATIONAL
DE PARIS AVEC LE SOUTIEN DE THE AMERICAN FRIENDS OF THE PARIS
OPERA & BALLET / FLORENCE GOULD AMERICAN ARTISTS FUND
AKESPEARE
LE TRAGÉDIEN DU
XXI SIÈCLE
e
En 2017, sur la scène du Public Theater à New York, Jules César est incarné
par un sosie de Donald Trump. En 2017, la Comédie-Française choisit une femme
pour le rôle. William Shakespeare aurait-il pu imaginer ces deux lectures ?
Ses intrigues intemporelles écrites au XVIe siècle dans une langue magistrale nous
transportent du royaume « pourri » du Danemark à cette Rome antique
en proie aux révoltes ou au cœur de cruelles monarchies irlandaises. Mais,
à travers ses personnages devenus des archétypes, le Barde nous parle aussi
de nous. Il questionne déjà l’arrivée des populistes au pouvoir, les genres,
et même l’urgence climatique… Oui, le XXIe siècle est shakespearien !
Dossier coordonné par Aurélie Marcireau
AISA/LEEMAGE
Thomas Jolly incarne un Richard III contemporain de la saga Star Wars et de ses héros du côté obscure de la force (Théâtre de l’Odéon, Paris, 2016).
« Toute l’ambivalence
de l’humain »
Un théâtre qui s’adresse à tous les publics, offre de nombreux niveaux de lecture et aborde
des sujets universels. Pour Nathalie Vienne-Guerrin, spécialiste de l’œuvre shakespearienne,
Will incarne dans ses pièces toutes les questions qui interrogent notre temps.
Propos recueillis par Aurélie Marcireau
o n peut émettre
des réserves sur
Shakespeare. On
peut en émettre
sur Dieu. C’est un
génie. On s’habi-
tue au génie. » Voilà ce qu’écrit
Charles Dantzig dans son Diction-
naire égoïste de la littérature mondiale
sur le Barde. Plus de quatre cents ans
après sa mort, William Shakespeare
Coriolan dans le film Coriolanus de
Ralph Fiennes, disait en 2012 :
« Chaque génération, dans tous les
pays, pense que Shakespeare a écrit
pour elle. » Sans doute est-ce le résul-
tat de cette maîtrise de la description
de nos humanités (et de nos inhuma-
nités) mêlée au mystère sur ce que
pensait vraiment le tragédien. « Ne
commencez pas, c’est une drogue ! »,
avertit Dantzig… Si, justement !
Comment expliquez-vous que
Shakespeare soit l’auteur le plus lu
et le plus joué dans le monde ?
Nathalie Vienne-Guerrin. – Par
grande ouverture du texte shakespea-
rien ! Ma collègue Florence March
parle d’« adaptogénie », c’est-à-dire
d’une œuvre qui s’adapte facilement.
On trouve peu de didascalies dans ces
textes, écrits pour un théâtre dé-
pouillé, avec peu de décors et d’acces-
la
nous parle de nos révoltes, des luttes Allons à la Comédie-Française rire à soires. Ce théâtre s’adresse à tous, aux
pour le pouvoir, de personnages bru- cette Nuit des rois ! Plongeons dans riches comme aux pauvres, il est plein
taux qui pourtant peuvent faire rire, cette langue du xvie siècle qui nous d’entrées différentes qui offrent plu-
de femmes de tête ou d’adolescents parle d’aujourd’hui, et dans cette sieurs niveaux de lecture. Les thèmes
qui se rebellent contre le patriarcat. œuvre, qui est la plus adaptée et la plus abordés sont universels : l’amour, les
L’actrice Vanessa Redgrave, mère de jouée dans le monde ! rapports hommes-femmes, le pou-
voir, la mort, la vieillesse ou l’humain.
Dans son livre Why Shakespeare ? Ca-
therine Belsey explique que Shakes-
peare puise ses intrigues dans les
contes et les histoires folkloriques ou
mythologiques, qui sont une matière
partagée quelle que soit la culture. Les
structures folkloriques, avec les his-
toires de famille, de pouvoir, sont à la
base du théâtre shakespearien. Et il
est vrai que Shakespeare est l’auteur
le plus adapté à l’écran. Le nombre
d’adaptations est monumental, et le
HBO/ALLPIX/SUNSETBOX/AURIMAGES
Quelle est l’adaptation la plus étonnante Ce sont de bonnes histoires, transfé- ou encore les conflits religieux avec Le
que vous ayez rencontrée ? rables, modulables, adaptables… Nos Marchand de Venise.
Vous avez des adaptations de Shakes- contemporains y trouvent des images Shakespeare n’est pas dans
peare en films pornos. Richard Burt a du monde actuel : dans le texte de le manichéisme. Est-ce pour cela
étudié cet aspect en mettant des xxx dans Shakespeare, on va au théâtre pour voir
qu’il correspond à l’époque ?
le titre de son ouvrage, Unspeakable le monde, et le monde est un théâtre… Chez lui, tout n’est qu’ambivalence,
Shaxxspeares, où il explore une culture rien ne va de soi : c’est la clé de son
Ce n’est pas pour rien que le théâtre de
où Le Songe d’une nuit d’été, A Midsum- Shakespeare s’appelle le Globe. Dans texte. Une même pièce peut nourrir
mer Night’s Dream, devient A Midsum- Comme il vous plaira, Jacques décline des réflexions qui vont dans des sens
mer Night’s Cream. Shakes- contradictoires. Macbeth
peare se love jusque dans les Nos contemporains y trouvent commence ainsi : « Fair is
recoins les plus inavouables l’image du monde actuel. foul, and foul is fair », que
de la culture. Plus sérieuse- Jean-Michel Déprats tra-
ment, il y a des degrés divers d’adapta- les sept âges de la vie comme une série duit par : « Le clair est noir, le noir est
tion : de la simple allusion à la véritable de rôles de théâtre : « Le monde entier clair. » Dans ce paradoxe, vous trou-
adaptation à une autre culture. J’ai vu est un théâtre, et les hommes et les vez toute l’ambivalence de l’humain.
un Hamlet dit « en trente minutes », femmes ne sont que des acteurs ; ils ont Vous avez piloté, pour le
ou les œuvres complètes mises en scène leurs entrées et leurs sorties. Un 400e anniversaire de la mort du
par la Reduced Shakespeare Company. homme, dans le cours de sa vie, joue dif- dramaturge, un programme universitaire
Vous avez le Barde en bande dessinée, en férents rôles ; et les actes de la pièce sont autour de l’actualité de son œuvre
manga, en langage sms. Tout cela corres- les sept âges » (acte II, scène vii). et l’Europe. Et vous travaillez aussi avec
pond aussi à une marchandisation du Shakespeare s’adresse à des sociétés tra- des publics scolaires…
texte shakespearien. vaillées par les questions de pouvoir et À Montpellier, dans mon centre de re-
Qu’y trouvent nos contemporains ? En leurs excès, avec par exemple la surveil- cherche, l’IRCL (Institut de recherche
quoi nos sociétés se ressemblent-elles ? lance dans une pièce comme Mesure sur la Renaissance, l’âge classique et les
pour mesure. Cette pièce parle égale- Lumières), nous avons voulu profiter de
ment de harcèlement sexuel : Angelo l’année 2016, anniversaire de sa mort,
fait un odieux chantage à Isabella pour pour valoriser l’apport de Shakespeare
la convaincre de lui céder. Une partie dans notre société. Nous sommes inter-
de l’intrigue repose sur ce chantage. Est venus auprès du grand public, et notam-
évoquée aussi la manipulation poli- ment les jeunes, qui ont un rapport am-
tique par l’image dans Richard III, lors- bivalent à Shakespeare. Il exerce sur eux
qu’il s’entoure de deux évêques afin de une sorte de fascination-répulsion. Ils en
se faire couronner et pour manipuler le ont peur mais, dès qu’on le leur fait dé-
peuple. Et puis, bien sûr, Shakespeare couvrir, ils le trouvent d’une grande ac-
met en scène la question du pouvoir des tualité. Mes collègues Florence March
pères sur leurs enfants, du patriarcat, et Janice Valls-Russell développent un
DR
Roméo et Juliette, façon Bollywood. avec Le Roi Lear ou Roméo et Juliette, programme avec des enseignants du
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 85
dossier Shakespeare
Le barde
comme Béatrice, qui dit à un mo-
ment : « Si seulement j’étais un
homme ! » Pensons aussi à la mégère
apprivoisée. Elle est censée être appri-
voisée par Petruchio de façon violente,
mais on peut retourner le propos en
donnant un sens ironique à sa tirade fi-
nale : « Votre mari est votre souverain,
des ouragans
votre vie, votre gardien, votre chef,
votre roi ; celui qui s’occupe du soin de Poète d’une époque tourneboulée par la révolution
votre bien-être et de votre subsistance, copernicienne, l’auteur de Hamlet fait résonner son théâtre
qui livre son corps à de pénibles tra- avec toutes les périodes de crise, la nôtre comprise.
vaux, sur mer et sur terre, qui veille la
Par François Laroque
nuit, seul, pendant les tempêtes, le jour
par le grand froid, tandis que vous re-
posez chaudement, en paix et tran-
quille, dans votre demeure » (V, ii).
Vous pouvez faire une lecture, ironique ’œuvre de Shakespeare possède d’Henri VI, un spectacle de quinze
et donc féministe de ce passage… ou
pas. Dans Macbeth vous trouvez un
couple qui peut rappeler celui de House
of Cards. Ce sont toujours des person-
nages complexes. Sur lady Macbeth, un
l la caractéristique unique d’être
à la fois ancrée dans son époque
et éminemment moderne.
Dans le poème écrit à sa gloire dans
l’« in-folio de 1623 », son contempo-
heures qu’il a intelligemment struc-
turé sous forme de cycle narratif.
Dans sa fresque, le dramaturge
montre des hommes faibles qui
pleurent, prient ou se lamentent (Ri-
article devenu une référence (« How rain Ben Jonson, qui le définit tour à chard II et Henri VI principalement)
Many Children Had Lady Macbeth ») tour comme « âme du temps » et aux côtés de femmes puissantes et
réinterprète le texte à la lumière de « merveille de notre théâtre », af- guerrières comme Jeanne d’Arc ou
questions sur la maternité. Le déses- Margaret d’A njou, l’épouse
poir se loge souvent derrière le mal… Il Le dramaturge d’Henri VI qui est aussi la maîtresse
y a aussi les personnages qui se dé- de Suffolk. Ces amazones sont certes
guisent, et cela interroge le genre. Dans donne au sexe présentées comme un danger, mais
Comme il vous plaira, Rosalinde est un dit faible un rôle elles annoncent les héroïnes andro-
personnage féminin joué à l’époque politique. gynes des comédies romantiques,
par un homme qui incarne une femme comme Rosalinde dans Comme il
et qui se déguise en homme dans la firme qu’il « n’était pas l’homme vous plaira, Portia dans Le Mar-
pièce. Masculin et féminin se mé- d’une seule époque mais de toutes ». chand de Venise, ou encore Viola dans
langent pour finalement dire : Soyons L’histoire est au cœur des préoc- La Nuit des rois. Ce message résolu-
ce que l’on veut. C’est sans doute dans cupations de ce dramaturge qui va ment féministe, qui n’était évidem-
combats impitoyables qu’il en- extrait dans la lettre reçue par William Parker,
traîne en retour ne sont peut-être pas lord Monteagle, le 26 octobre 1605, où
ici sans pertinence. Dans ce contexte, CAPITAINE on l’avertissait de ne pas se rendre au
la conspiration des Poudres, menée à Car le vaillant Macbeth […] Parlement : « Partez à la campagne […]
l’instigation de Guy Fawkes et du père se tailla un passage car, bien qu’il n’y ait en apparence au-
Jusqu’à ce qu’il soit face au scélérat ;
jésuite Henri Garn et miraculeuse- cun danger, ce Parlement est sur le
Et, sans lui serrer la main, ni lui dire adieu,
ment éventée à la dernière minute, pro- Il le décousit du nombril aux mâchoires,
point de recevoir un coup terrible… »
mettait d’être l’attentat le plus san- Et fixa sa tête en haut de nos remparts Aux yeux des conjurés, la perspective
glant de tous. Il est possible que Macbeth (I, II) de ce « coup terrible », peut-être « le
Macbeth ait été joué devant le roi début et la fn de tout », visait à dé-
Jacques Ier en août 1606, juste après la truire l’élite dirigeante du pays, à libé-
conspiration des Poudres. La pièce rer le royaume de l’oppression et à fa-
s’ouvre et se clôt sur des images de têtes terreur est la guerre faite à la terreur. voriser l’avènement d’une nouvelle ère
tranchées. Au début, Macbeth joue le « Le sang appelle le sang » (III, iv). de liberté religieuse.
Cependant, la crainte des consé-
La poétique de quences spirituelles du régicide fait hé- UNE GRAMMAIRE DE LA CRUAUTÉ
siter le personnage titre : Quand un metteur en scène recourt à
Macbeth préfigure des parallèles entre une pièce de Shakes-
un autre langage Macbeth peare et une actualité souvent tragique,
de la terreur. […] si ce seul coup c’est d’abord afin de rendre l’œuvre
Pouvait être le début et la fn de tout, compréhensible par le plus grand
rôle du bourreau en éviscérant puis en Rien qu’ici, sur les dépôts de sable du nombre. Mais c’est sans doute aussi
décapitant son adversaire, le félon [temps, parce que, sans être prophétique, ce
Macdonald, et, à la fn, Macduff pré- On pourrait y risquer notre salut. théâtre offre indéniablement des points
sente la tête du tyran au nouveau roi (I, vii) communs avec les convulsions de di-
Malcolm, le fls du roi Duncan assas- Ici, le mot « coup » (blow), qui a aussi vers ordres qui secouent aujourd’hui
siné dans son sommeil. La réponse à la en anglais le sens d’explosion, fgurait notre monde et dont les conséquences
directes sont la haine de l’autre, la dé-
magogie, le populisme, la dissémina-
tion de la terreur. La crise du politique,
extrait telle que la dépeint Shakespeare, source
d’injustices, de persécutions, voire de
LE DIABLE BOITEUX tyrannie sanglante, semble en effet sur
le point de resurgir avec le retour des
Comment comprendre la démagogie, l’avènement des tyrans et la folie violences et le spectre du chaos. Or la
du pouvoir ? Via Shakespeare, répond Stephen Greenblatt, professeur poétique de Macbeth, aussi dense que
à Harvard et prix Pulitzer. Ainsi commence le chapitre IV de son livre sombre dans son côté à la fois sibyllin
Tyrans. Shakespeare raconte le XXIe siècle : « Toute ressemblance… » et incantatoire, combine autodestruc-
tion et fatalisme (« demain, demain et
Le Richard III de Shakespeare déve- puis demain », V, v). Elle préfgure un
autre langage de la terreur, plus pauvre
TRISTRAM KENTON -BRIDGEMAN IMAGES
pour lui. Il n’a aucune grâce naturelle, aucune notion d’humanité partagée, aucune mo-
ralité. Il n’est pas seulement indifférent à la loi, il la déteste et prend plaisir à la violer. Il la
(1) Dans cet article, les références des citations
déteste parce qu’elle lui fait obstacle et parce qu’elle représente une idée du bien public
renvoient au texte anglais de l’édition bilingue
qu’il méprise. Pour lui, le monde se divise en gagnants et en perdants. de La Pléiade, Œuvres complètes, publiée sous
Tyrans. Shakespeare raconte le xxie siècle, Stephen Greenblatt, la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle
traduit de l’anglais par Laurent Bury, éd. Saint-Simon, 186 p., 20 €. Venet (2002-2016).
L’Angleterre de
la Renaissance n’est
pas une Angleterre
blanche, fermée sur
elle-même.
rie des échanges aussi bien que des
INGRID POLLARD
noirs de notre temps qui ont refusé This is Shakespeare, Emma Smith pro- disposer à la période élisabéthaine et ja-
d’interpréter Othello, au motif que le pose de faire de « Shakespeare » un cobéenne : nous savons aujourd’hui
personnage avait été conçu pour être in- verbe qui serait synonyme de « ques- qu’il y avait une foule d’autres types de
terprété par un acteur blanc qui jouait tionner, ébranler les certitudes, défier les représentations dans lesquelles elles
grimé devant un public alors majoritai- orthodoxies et empêcher les conclusions étaient autorisées à jouer (masques, spec-
rement blanc lui aussi, contribuant à lé- définitives (3) ». Et c’est bien la raison tacles d’acrobates…), et qu’elles étaient
gitimer d’immondes stéréotypes ra- pour laquelle les metteurs en scène choi- par ailleurs nombreuses à travailler pour
cistes. Car, outre la question du réalisme sissent encore souvent Shakespeare à ce le théâtre. Les mises en scène contempo-
historique, se pose celle du sens de ces jour pour interroger les rencontres sur raines se sont emparées de cette présence
mises en scène pour le présent. Les pièces lesquelles se fonde l’histoire, d’hier à au- partout sensible mais d’abord invisible,
et ces personnages ont suscité les réac- jourd’hui, explorant tant leur richesse et ont exploré tous les possibles ouverts
tions les plus contradictoires. Quoique inépuisable que leur violence fonda- par le théâtre shakespearien autour des
Shakespeare figure dans le parcours in- mentale. Ainsi du Richard II mis en questions d’assignation de genre. À cet
tellectuel de nombreux penseurs de scène par Adjoa Andoh et Lynette Lin- égard ce sont bien souvent les comédies
l’émancipation comme source d’inspi- ton au Globe Theater de Londres en qui offrent le plus grand espace de jeu,
ration – de Frederick Douglass à Nel- 2019, dont tous les rôles sont interpré- quoique les catégories génériques ne
son Mandela –, il serait naïf ou réduc- tés par des femmes de couleur, ouvrant soient jamais étanches ou exclusives les
teur d’en faire un apôtre de la tolérance de la sorte une nouvelle perspective sur unes des autres chez Shakespeare. Il n’est
ou de l’antiracisme avant l’heure. l’histoire de l’Angleterre. que de songer à la renversante mais
Le choix d’un casting exclusivement sombre Nuit des rois de Thomas Oster-
TROUBLE DANS LE GENRE féminin pointe vers les autres grandes meier qui se joue cette année encore à la
Ses personnages, tous ses personnages, absentes de la première scène shakes- Comédie-Française ; de son propre aveu,
portent en eux une irréductible ambiva- pearienne, puisque les rôles féminins y le metteur en scène l’a placée sous le
lence, une incomplétude, aussi, qui leur étaient interprétés par de jeunes garçons. signe du « trouble dans le genre » cher
vaut d’être insaisissables, et plus vivants, Cela n’entame en rien l’influence sur les à Judith Butler. En fait de trouble il s’agit
peut-être, d’être tels. Dans son récent arts du spectacle dont les femmes ont pu de jeu, d’un jeu déroutant et parfois
cruel auquel les derniers instants de cette
étrange Nuit ne semblent pas mettre un
terme définitif. Si la comédie se termine
comme il se doit par la promesse de ma-
riages entre les couples rétablis, les exclus
SEXE À PILE OU FACE de cette fin heureuse, au destin incom-
patible avec un tel dénouement, hantent
Et si Shakespeare était une femme ? C’est l’hy- la comédie comme le spectre d’une autre
pothèse audacieuse qu’a défendue Elizabeth fin, d’une autre histoire. Le théâtre de
Winkler dans The Atlantic en juin 2019 : « Une Shakespeare n’offre pas de réponses
raison simple pourrait justifier le besoin d’un toutes faites aux questions qui nous
dramaturge de se cacher derrière un pseudo-
agitent : il interroge, il dérange. C’est en
nyme dans l’Angleterre élisabéthaine : être une
femme. » Soulignant la large présence, dans
ce déséquilibre permanent et en cette la-
l’œuvre shakespearienne, des femmes qui
bilité merveilleuse que le jeu s’instaure,
échappent aux codes patriarcaux, la journaliste et nous parle encore, depuis cette île rem-
soutient que la poète Emilia Bassano en serait l’au- plie de bruits. Théâtre interstitiel (Emma
trice. Sa théorie a été perçue comme une hérésie dans Smith parle de gappiness) dont toutes
Emilia Bassano, poète la communauté universitaire, qui y voit la promotion d’une celles et tous ceux qui n’étaient pas
soupçonnée d’être théorie du complot. Cette remise en question de la paternité conviés sur scène du temps de Shakes-
l’auteur des œuvres
de Shakespeare.
des pièces et poèmes attribués à Shakespeare n’est pas nou- peare autrement qu’indirectement
velle : des doutes émergent dès le XIXe siècle et sont alimentés peuvent désormais s’emparer comme
par des écrivains comme Mark Twain, Henry James, ou même Freud. Parmi les d’un moment pour dire et rejouer les
motifs de soupçon sont notamment invoqués le contraste entre sa biographie rencontres, les violences et les solitudes
banale (fils de gantier, comédien et homme d’affaires) et les idéaux qu’il défend
de l’histoire en train de se faire. L
dans son œuvre infiniment riche, ou la tendance courante chez les dramaturges
élisabéthains d’écrire collectivement et sous pseudonyme. Plus de soixante-dix
candidats ont alors été suggérés, parmi lesquels le scientifique Francis Bacon, le (1) Sourires de loup, Zadie Smith (2000),
dramaturge Christopher Marlowe, ou encore le lexicographe italien John Florio. traduit de l’anglais par Claude Demanuelli,
NICOLAS HILLIARD
MATHIEU BAUS
Le compositeur Pascal Dusapin dit ce qu’il a pris
et laissé dans Macbeth pour composer son opéra.
Échauffement
climatique
Chez l’auteur de La Tempête, les dérèglements
météorologiques dont les personnages sont les jouets ne
nous parlent pas uniquement de la pluie et du beau temps.
Par Sophie Chiari
a ujourd’hui, nombre de
chercheurs font remonter
l’anthropocène, ère géolo-
gique qui désigne l’in-
fluence de l’homme sur la biosphère,
au temps de Shakespeare. Il faut en ef-
fet savoir que, au tournant du
appelé le « petit âge glaciaire ». On es-
time ainsi que, à la fin du xvie siècle,
les températures étaient en moyenne
plus froides d’un degré et demi que
celles d’aujourd’hui. Or, contrairement
aux sources utilisées par le dramaturge
qui situent l’action en hiver, c’est une
xviie siècle, le dramaturge anglais offre chaleur excessive qui accable les person-
dans son théâtre de nouvelles pistes de nages de la pièce, dans un climat alors La Tempête, mise en scène par Robert Carsen en 2017,
réflexion au sujet d’un monde en mu- jugé malsain et propice aux humeurs
tation. Parmi elles, figurent les fléaux colériques. Si la traduction du jeu de Dans une lande battue par les vents
climatiques. Ils étaient jusque-là consi- mots anglais en français est malheureu- erre un vieux roi en perdition, rendu
dérés comme un châtiment divin, un sement impossible, on remarquera tout fou par l’ingratitude de ses filles aînées,
mal nécessaire dans un monde marqué de même ici que Shakespeare fait coïn- qui hurle son désespoir à des éléments
par les récits bibliques, de sorte que la cider climatologie et linguistique. En déchaînés :
conscience écologique dont le drama- effet, par le truchement d’une simple Soufflez, vents, à crever vos joues !
turge fait preuve apparaît étonnam- inversion de lettres, ou métathèse, il Faites rage, soufflez,
ment en avance sur son époque. transforme dans sa tragédie la chaleur Vous trombes d’eau et déluges, jaillissez
(heat) en haine (hate). Benvolio, l’ami Jusqu’à inonder nos clochers, et noyer
LA CANICULE de Roméo, déclare ainsi que : leurs girouettes ! (III, ii)
Prenons par exemple le soleil brûlant [l]a journée est chaude, les Capulet Alors que, pour beaucoup, le tonnerre
qui écrase la ville de Vérone fin juillet [sont dehors, représentait encore la voix de Dieu,
et début août, image des passions qui Et si nous nous rencontrons l’orage terrible déclenché sur la lande
s’échauffent dans Roméo et Juliette. [nous n’éviterons pas une rixe, n’est pas d’origine divine aux yeux de
Une telle atmosphère est directement Car par ces chaudes journées le sang Shakespeare : il est provoqué par l’or-
liée à la canicule (du latin canis, « le [est fou et s’excite. (III, i) (1) gueil insensé du vieux roi. L’orage que
chien »), qui sévit à l’heure où dépeint le dramaturge est avant
apparaît Sirius, l’étoile la plus La vie brève des deux tout un orage intérieur qui
brillante de la constellation du
Grand Chien (Canis major). amants au destin contrarié se nous fait pénétrer au plus pro-
fond de cette âme meurtrie.
La vie brève des deux amants déroule sous des températures Coupé du monde, Lear fait
au destin contrarié par les suffocantes. l’expérience du mal, matéria-
étoiles se déroule donc sous des lisé sur scène par le tonnerre et
températures suffocantes, cela alors L’échauffement du sang sous l’effet du les éclairs, lesquels, au début du
RAPHAEL GAILLARDE/GAMMA-RAPHO
que Shakespeare écrit ses pièces à une climat provoque une forme de violence xviie siècle, comptaient parmi les effets
époque caractérisée par ce qu’on a généralisée synonyme de corruption de spéciaux dont disposait le Théâtre du
l’humanité et du déclin de la nature. Globe. La puanteur émise par la poudre
Professeur de littérature anglaise On retrouve cette idée de la sénes- à canon utilisée pour les bruitages évo-
à l’université Clermont-Auvergne,
Sophie Chiari est membre de l’unité de
cence du monde dans Le Roi Lear, qui quait alors les remugles de l’enfer.
recherche IHRIM-Clermont-Ferrand dépeint un univers corrompu et vieil- Les représentations d’un climat en
du CNRS et spécialiste de Shakespeare. lissant incarné par le personnage titre. crise ne se limitent pas aux grandes
96 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
extrait
LEAR
Vous, sulfureux éclairs prompts comme la pensée,
Avant-coureurs de la foudre qui fend le chêne,
Brûlez ma tête blanche ! Et toi, tonnerre qui tout ébranle,
Aplatis l’épaisse rotondité du monde,
Fracasse les moules de la Nature, disperse d’un seul coup tous les germes
Qui font l’homme ingrat !
Le Roi Lear (III, II)
la possession d’un tout jeune page, les tient qu’à nous, suggère-t-il, d’éviter
vents se sont levés, un brouillard les calamités écologiques en mettant
toxique est tombé sur la campagne, le notre vie en harmonie avec le monde
blé vert a pourri sur pied, la terre est qui nous entoure.
emplie de boue, les maladies pro- Ce même thème du dérèglement cli-
lifèrent. Il n’y a plus de saisons. Tita- matique se retrouve dans Comme il
nia, consciente de ses responsabilités, vous plaira, où le monde vert, en proie
constate ainsi que la lune, à un vent glacial qui « mord et souffle
replace le texte au cœur des enjeux écologiques actuels. [b]lême de fureur, détrempe l’air, sur [le] corps » (II, i) du duc aîné exilé
Si bien que les rhumatismes abondent. dans la forêt, devient stérile. Le duc
tragédies. Dans Le Songe d’une nuit Et à travers ce trouble du climat cherche néanmoins à faire bonne fi-
d’été, le dramaturge mentionne une sé- [nous voyons gure et « [t]rouve un langage aux
rie de désastres écologiques. Parce que Changer les saisons […]. (II, i) arbres » et « [d]es sermons dans les
Titania et Obéron, la reine et le roi des Shakespeare se démarque ici du déter- pierres » (II, i). Faute de pouvoir maî-
fées, doubles du duc d’Athènes et de sa minisme climatique pour mettre en triser les maux que la nature nous in-
future épouse, se déchirent à propos de avant la notion de libre arbitre : il ne flige, il faut, selon lui, se montrer ca-
pable de vivre avec eux, idée qui va de
pair avec un sens du collectif que sou-
ligne en filigrane la comédie shakes-
pearienne : le duc a su s’entourer d’une
QUI SÈME LE VENT… cour qui lui est fidèle et qui fait bloc
avec lui.
Dans La Tempête, jouée en 1611 à la cour du roi
Jacques Ier, il ne s’agit plus seulement de constater
Les calamités climatiques sont donc
les dégâts que les hommes causent à la planète, ni loin d’être absentes de l’intrigue
de s’y résigner. Il convient désormais de réfléchir à shakespearienne : qu’on les subisse,
la manière dont les hommes pourraient contrôler le qu’on s’y prépare ou qu’on en ré-
climat. Prospero incarne ici la figure du savant qui, chappe, elles précipitent l’action et
par vengeance, fait se lever des vents dont la vio- offrent au spectateur une palette à peu
lence fait chavirer le navire qui transporte le roi de près complète des émotions humaines.
THE GRANGER COLLECTION, NEW YORK/ COLL. CHRISTOPHEL
Naples et ses proches. Si la pièce fait écho aux récits Au-delà, elles permettent au drama-
de voyage avec les aléas climatiques auxquels font turge de repenser le monde dans lequel
face les grands navigateurs, elle met aussi en scène il vit et de nous faire comprendre com-
un débat sur l’éthique de la science avec la présence bien la nature, pour dévoyée et malme-
dominatrice de ce personnage d’érudit magicien
née qu’elle puisse être, est au cœur de
Gravure du XIXe siècle représentant Ariel qui influe sur le climat pour mettre ses ennemis à
convoqué par Prospero (IV, I). sa merci. « Si c’est par votre Art, mon père chéri,
notre identité profonde. L
Accident d’auto
Synonyme de liberté au XXe siècle, la voiture a dérapé du mauvais côté de
l’histoire tant elle véhicule des valeurs qui n’ont plus le vent dans le dos.
e tous les objets qui ont l’apocalypse chevaline : elle symbolisa, restreignant l’espace qui leur est alloué
d accompagné l’imagi-
naire du xxe siècle, la
voiture est sans doute
celle dont l’image s’est
le plus dégradée. Tout
avait pourtant bien commencé pour
elle. On l’a oublié, mais il fut un temps
où le vrai problème de la mobilité ur-
baine était le cheval. Il était considéré
au cours des décennies qui suivirent, la
possibilité de se déplacer librement,
d’explorer sans contrainte. Elle accom-
pagna les congés payés, la naissance du
tourisme de masse, la possibilité d’ha-
biter dans des zones plus éloignées et
donc d’accéder à la propriété. À ce titre,
la voiture est intimement liée au rêve
pavillonnaire. Il n’y a pas beaucoup
dans les villes, en limitant leur vitesse,
ou encore en faisant peser sur eux tous
les coûts nécessaires à les exorciser. La
voiture a glissé vers le mauvais côté de
l’histoire, elle peut se débattre, mais
elle ne s’en sortira pas facilement car,
au-delà des considérations écologiques,
elle incarne aussi un goût de la vitesse
et – on l’a souvent dit – un attribut de
à la fin du xixe siècle comme un véri- d’objets qui symbolisent à ce point virilité. Autant de choses qui dé-
table péril. À tel point plaisent aujourd’hui. D’ail-
qu’une conférence interna- On cherche toutes les façons leurs, il est amusant de
tionale – qui dura tout de constater que les véhicules
même dix jours – fut convo- de punir les automobilistes, de ce que l’on appelle désor-
quée à New York en 1898 en restreignant l’espace qui leur ma is les « mobi l ités
pour tenter de résoudre le est alloué dans les villes. douces » – vélos, mono-
problème… en vain. En ef- cycles ou trottinettes – sont
fet, avant l’apparition de la voiture, le l’appétit du xxe siècle pour la liberté souvent des objets qui étaient assignés
cheval était tout simplement le moyen individuelle, certains ajouteraient sa auparavant à l’enfance, un peu comme
de transport principal ; on en comptait voracité et c’est bien cela le problème. si notre contemporanéité ne nous lais-
des centaines de milliers dans certaines Il faut reconnaître que, avec près de sait d’autres choix que d’être infantili-
villes, et tout cela occasionnait des pro- 100 millions de pièces neuves pro- sés. Peut-être viendra un jour où l’on
blèmes qui commençaient à paraître duites par an et des milliards de tonnes oubliera que la voiture a fini par sym-
insolubles : embouteillages monstres, de dioxyde de carbone émises, la voi- boliser une forme d’arrogance et
accidents mortels, et surtout une masse ture, en l’état actuel de la technologie, regrettera-t-on avec nostalgie ce temps
de crottin à stocker sur des hauteurs de n’incarne pas au mieux la volonté par- où l’humain avait de l’audace. L
plus de vingt mètres. Même Donald tagée d’utiliser raisonnablement nos
Trump n’oserait imaginer un mur de ressources et de réduire notre impact
AJIPEBRIANA/FREEPIK
cette nature. sur l’environnement. Elle est donc pas- Sociologue, Gérald Bronner est membre
de l’Académie des technologies et
Dans ce contexte, l’apparition de la sée peu à peu de l’icône adorée à une fi- de l’Académie nationale de médecine.
voiture allait être une aubaine. Elle fit gure du mal. On cherche de toutes les Dernier ouvrage paru :
plus que d’apporter une solution à façons à punir les utilisateurs en Déchéance de rationalité (Grasset).
L E N O U V E AU M AGA Z I N E L I T T É R A I R E S O U T I E N T L E S R E S TO S D U C Œ U R
MA SANTÉ, C’EST SÉRIEUX.
J’AI
www.antigel.agency - 01410 - 09/19 - © Hervé THOUROUDE - Ce document est non contractuel
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mutuelles soumises aux dispositions du livre II du code de la Mutualité - MGEN Action sanitaire et sociale, n°441 921 913,
DE BIATHLON MGEN Centres de santé, n°477 901 714, mutuelles soumises aux dispositions du livre III du code de la Mutualité.