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ILS NE SONT PLUS NOMBREUX
À POUVOIR TÉMOIGNER DES CAMPS.
IL EST PLUS QUE JAMAIS TEMPS
DE LES ÉCOUTER.

« Un travail de mémoire
remarquable dressant
un panorama collectif de
la déportation et de ses
conséquences. »
France 24

« Mon cœur a battu pour


ce livre, qui raconte le
destin de résilients, de
ceux qui se sont relevés,
qui continuent aussi de
nous alerter sur la cruauté
humaine et son retour
possible. »
Leïla Kaddour,
France 2

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Témoignages & Documents


édito

Pour le meilleur
et pour Shakespeare
Par Nicolas Domenach

«
ous voulez devenir journalistes ? impétrants se bousculent pour jouer les rôles de
Alors, commencez par lire Roland rois fous, voire de tyrans, qu’on croirait écrits par
Barthes, Albert Camus, Alexandre Du­ notre tragédien de génie.
mas, Pif le chien et… William Shakes­ Il est vrai qu’on dirait – et c’est ce que notre
peare ! » La liste de ces recommandations dossier nous rappelle – que tout, ou presque, y est
que j’ai si souvent adressées aux apprentis Roule­ des excès du pouvoir comme des religions, des
tabille procède d’une démystification : les amours et des trahisons. Qui a lu Shakespeare ne
sciences humaines n’interrogeront jamais mieux saurait être surpris par les trumperies de Do­
l’homme que la littérature. nald Ier, ni par le cynisme meurtrier du tsar Pou­
Psychologie, sociologie, économie, ethnologie tine, ni par les délires d’empire de l’Ottoman Re­
et idéologies ont leur indispensable utilité. Leurs cep Tayyip Erdoğan, ni toujours par les foucades
patrouilles qu’il faut diligenter peuvent appro­
cher leur sujet, l’humain. Mais son mystère tou­
jours leur échappera, que le roman, la tragédie, Je suis le bruit et la fureur,
eux, approfondiront. Il ne se réduit pas à des le tumulte et le fracas.
courbes de croissance. Nos présidents, qui ne li­
saient qu’études et enquêtes, s’y sont égarés. D’au­ du commandant suprême de l’armée populaire
tant qu’ils ont été eux­mêmes piégés par cette de Corée, Kim Jong­Un… Comme le roi Lear
idéologie illusoire du bonheur qui n’est que le nous en avertit : « C’est un malheur du temps
masque du malheur. Ceux qui ignorent que l’his­ que les fous guident les aveugles. »
toire est tragique – Giscard, Sarkozy, Hollande, Mais une relecture attentive nous livre le Sha­
Macron (?) –, ceux­là s’exposent à nous y naufra­ kespeare et le meilleur… sur ces sujets qui au­
ger. Nous avons pris soin de mettre un point d’in­ jourd’hui nous tiennent à cœur : la guerre des
terrogation pour l’actuel président car, si son pré­ sexes, la terreur d’État, le terrorisme de religions
sent interroge, son passé plaiderait plutôt pour et la crise écologique, l’échauffement qui pro­
lui. Il est né, grâce à sa future femme professeur voque une violence généralisée, car « par les
de français, sur les planches. Il a compris alors que chaudes journées le sang est fou et s’excite ». Sans
le monde était représentation, qu’il n’y avait rien parler des ravages du dénigrement souterrain, car
de plus fort que d’en être l’acteur et que la tragé­ « serais­tu aussi chaste que la glace, aussi pure que
die en constituait la trame. Et donc Shakespeare, la neige, tu n’échapperas pas à la calomnie ». Le
qui est de son temps sans doute, mais aussi de tous Barde n’avait pas attendu Internet pour relever
les temps, et en particulier du nôtre, qui souffle qu’un mot suffit à tuer. Et une image donc…
tempête. « Je suis le bruit et la fureur, le tumulte Mais, si on suit avec lui le fil rouge sang qui re­
et le fracas », a tonné Jean­Luc Mélenchon dans lie les convulsions de l’histoire, on voit que les tra­
son rôle préféré, le shakespearien. Mais, son or­ gédies font aussi place au comique, que la bouf­
gueil dût­il en souffrir, il n’est pas le seul, ni le plus fonnerie côtoie le macabre, et surtout que jamais
tempétueux. Ni même le plus dangereux. Les l’espérance ni l’homme ne rendent les armes. L
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 3
sommaire Le Nouveau Magazine littéraire • N° 27 • Mars 2020

3 Édito par Nicolas Domenach


6 Sursauts critiques fiction
les idées 52 Lionel Shriver
par Alexis Brocas
12 Réinventer la ville
par Patrice Bollon 55 Joseph O’Connor
14 Le casse-tête du logement par Fabrice Colin
par Patrice Bollon 56 Yukio Mishima
17 Écologie urbaine par par Pierre-Édouard Peillon
Patrice Bollon et Marie Fouquet 57 Guy Gunaratne
19 Retrouver la rue par Marie Fouquet
entretien avec Christian 59 Isaac Rosa
de Portzamparc par Camille Thomine
22 Jacques Julliard, la gauche
qu’on aime à droite
par François Bazin
12 61 Jessica L. Nelson
par Patricia Reznikov
62 Pierre Chopinaud
24 Épidémies, récits viraux par Pierre-Édouard Peillon
par Alexis Brocas
en couverture il faut relire
66 Saint-Exupéry, fleurs
Shoah, se souvenir sans d’hélices par Alexis Brocas
les témoins
28 Passage de témoins critiques essais
par Aurélie Marcireau 72 Pierre Senges
31 « Sortir de l’angle moral » par Pierre-Édouard Peillon
entretien avec Iannis Roder 74 Les Noms d’époque
34 Pour ne rien oublier par Manon Houtart

26
par Alain Dreyfus 75 Baptiste Morizot
36 Le cinéma après Shoah par Alexandre Gefen
CHRISTIAN DE PORTZAMPARC - ROLF VENNENBERND/DPA/AFP - KEYSTONE-FRANCE-GAMMA-RAPHO - PVDE/BRIDGEMAN IMAGES

par Hervé Aubron, 77 Pier Paolo Pasolini


avec Jacques Braunstein par Bernard Morlino
38 Tourisme mémoriel 78 Marcel Drouin et André Gide
par Georges Bensoussan par Robert Kopp
le portrait sortir
40 Pierre Lemaitre 80 Manon Lescaut à l’opéra
par Marie-Dominique Lelièvre
par Maxime Rovere
les récits 81 Pinocchio
44 Johannesburg, par Fernando Ganzo
tout a changé, rien n’a changé
par Marie Fouquet dossier
48 Christophe Tarkos, le voyant Shakespeare, tragédien
du XXIe siècle
66
allumé par Arnaud Viviant
84 « Toute l’ambivalence de
Ont également collaboré à ce numéro : Fabrice d’Almeida,
Simon Bentolila, Eugénie Bourlet, Victoire Boutron, Gérald l’être humain » entretien
Bronner, Fabrice Colin, Jean-Michel Delacomptée, Bernard
Fauconnier, Antoine Faure, Franz-Olivier Giesbert, Sylvain
avec Nathalie Vienne-Guerrin
Giovagnoli, Jean Hurtin, Philippe Langlest, Marilyn Maeso,
Ingrid Merckx, Jean-François Paillard, Bernard Quiriny.
86 Du Shakespeare sans le
savoir par N. Vienne-Guerrin
En couverture. Photos : The Print Collector/Heritage Images/
Coll. Christopher - PVDE/Bridgeman images - Shutterstock. 88 Le barde des ouragans
© ADAGP-Paris 2019 pour les œuvres de ses membres
reproduites à l’intérieur de ce numéro. par François Laroque
Ce numéro comporte 4 encarts : 90 Nous sommes tous des juifs
1 encart abonnement Le Nouveau Magazine Littéraire sur les
exemplaires kiosque France. 1 encart abonnement Edigroup anglais par François Laroque
sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse. 1 encart
tout-en-un Bracelet posé sur les exemplaires abonnés. 93 Debout les Maures !
1 message Historia posé sur les exemplaires abonnés.
par Anne-Valérie Dulac
idées, débats, récits... 94 Shakespeare, une femme ?
par Manon Houtart
www.nouveau-magazine-litteraire.com 95 Musique des archétypes
En partenariat avec Retronews, le site de presse

82
entretien avec Pascal Dusapin
de la BnF, découvrez chaque mois des archives
d’écrivains journalistes, du XIXe siècle à nos jours. 96 Échauffement climatique
par Sophie Chiari

4 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


sursauts
la chronique
de Franz-Olivier
Giesbert

Le porc
de l’angoisse
l a deux noms, à vous de choisir.

i Ou bien le cochon, charmant


mammifère rose dont on fait

ÉD/LES ÉCHAPPÉES
des saucisses. Ou bien le porc, bête
réputée sale, qui passe sa vie dans
le noir, à se goinfrer à l’intérieur d’un
petit enclos où il s’ennuie à mourir.
Affiches relatives à la question du vote, dans les années 1950-1960.
Pendant mon enfance à la ferme,
en Normandie, je me suis lié d’amitié
avec plusieurs porcs, et je n’ai
toujours pas compris pourquoi nous
traitions cet animal avec tant de
L’élection dépouillée
cruauté, de l’élevage à l’abattoir. Faut-il déposer son bulletin dans l’urne ? Le point sur l’abstention,
Il dispose d’une excellente mémoire. une pratique aussi ancienne que le suffrage universel.
C’est un grand sentimental, sujet
comme nous au stress. Sur les listes
’élection est un rituel laïc. Elle doit groupe. Anarchistes, royalistes, situa-

l
qui classent l’intelligence des
animaux, il figure toujours dans les permettre au peuple de s’exprimer tionnistes, complotistes… « À chacun
dix premiers, loin devant le chien. en choisissant ses élus. Et si la sou- son courant, à chacun sa révolution, à
Contrairement à la légende, veraineté populaire n’était qu’une chacun son abstentionnisme. » Et ses
il est très propre. En lisant La Vie fiction, que le moment du vote sacralise ? codes visuels distincts. Les caricaturistes
émotionnelle des animaux C’est ce que considère le chercheur en ont pu s’en donner à cœur joie, compa-
de la ferme de Jeffrey M. Masson, science politique Francis Dupuis- rant les candidats à des gi-
un spécialiste américain Déri dans un plaidoyer pour rouettes, des marionnettes, des
du comportement animal, je suis l’abstention, Nous n’irons plus caméléons, et les votants à des pi-
tombé sur un long passage
aux urnes. Il y décrit le système geons ou des moutons.
consacré au cochon. L’auteur
observe qu’il a besoin de nourritures
électoral non comme une démo- Les affiches électorales, qui
et d’environnements variés.
cratie – qui, selon lui, est directe mettaient autrefois la virilité puis
Or, dans les élevages, « on a fait ou n’est pas – mais comme une Nous l’érudition du candidat en avant,
disparaître définitivement tout aristocratie élective, où rempor- n’irons plus misent désormais sur une image
ce qui constituait la raison d’être de ter le suffrage est possible sans aux urnes, moins guindée, largement in-
cet animal », note-t-il. Son existence avoir à convaincre la majorité des Francis fluencée par la publicité et le mar-
a été dénaturée, pervertie, « jusqu’à Français et n’engage plus à rien Dupuis-Déri,
éd. Lux,
keting. Les campagnes de lutte
le rendre méconnaissable », une fois l’élection passée. Il dé- 192 p., 12 €. contre l’abstention ont aussi évo-
comme si nous nous ingéniions fend une tradition anarchiste lué, passant de « Faites entendre
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

à le rendre malheureux. aussi ancienne que le suffrage votre voix ! » à « Faites taire cette
Pourquoi tant de haine ? J’ai ma « universel », appelant à l’abs- autre voix ! » : « Continuez de
petite idée là-dessus : de tous les
tention pour délégitimer ce ne pas voter », semble dire Nico-
animaux, le porc est probablement
celui qui nous ressemble le plus,
système. las Sarkozy sur une affiche du PS
et sa chair est si proche de la nôtre C’est ce vieux conflit entre en 2006 ; « Les immigrés vont
que l’on pourrait prélever « électionnistes » et « absten- voter… et vous vous abstenez ? »,
Le Grand
ses organes pour les greffer sur tionnistes  » que raconte en Cirque menace le FN en 2002.
nous. Voilà sans doute pourquoi images Zvonimir Novak, spécia- électoral, À mi-chemin entre l’abstention
nous le « désanimons » en le traitant liste de l’imagerie politique, dans Zvonimir et l’attachement à l’élection se
comme une pomme de terre. L Novak, éd.
Le Grand Cirque électoral. « Fine L’Échappée, trouve le vote blanc, relativement
ou pesante, agressive ou drôle, 240 p., 29 €. peu évoqué dans ces deux ou-
[l’imagerie abstentionniste] refait vrages. S’il n’est toujours pas
La Vie émotionnelle surface à chaque élection en battant le comptabilisé en France, des partis tentent
des animaux pavillon de l’anticonformisme et de la de contourner le système en présentant
de la ferme, provocation », écrit-il dans ce riche ou- des candidats « Vote Blanc », dont les
Jeffrey M. Masson,
éd. Albin Michel, vrage illustré. L’abstentionnisme poli- résultats devront être pris en compte
272 p., 21,50 €. tique n’est d’ailleurs pas l’apanage d’un dans le suffrage exprimé. Sandrine Samii
6 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
Ensemble,
portons
l’espoir.

DU 10 AU 22 MARS 2020
sursauts
Livre Paris n’est pas à la fête
Le Salon du livre bat de l’aile. Des groupes d’éditeurs comme Hachette Livre
et Madrigall désertent ou réduisent leur présence et lui préfèrent d’autres rencontres
et festivals ailleurs en France.

’an dernier, Amazon. romance. « Mais comment

l Cette année, McDo-


nald’s. Des stands van-
tant quelque photoco-
pieuse ou logiciel. Des pays
étrangers plus nombreux,
passer ensuite à la lecture de
Madame Bovary ou de Jean
Echenoz ? », interroge Jean-
Paul Hirsch, directeur com-
mercial de P.O.L. Pour
mais exposant parfois plus tendre des passerelles, il faut
d’imprimés touristiques que proposer du fonds. Et les
de livres. Et des écrivains es- stands coûtent une fortune.
seulés derrière des piles Celui de Gallimard attei-
d’œuvres méconnues quand gnait 400 000 euros. L’inves-
des vedettes du petit écran tissement s’est justifié tant
enchaînent les signatures de- qu’il permettait des retom-

BRUNO LEVESQUE/IP3
vant des files de fans. Le bées en termes de ventes et de
Salon du livre de Paris, rebap- notoriété. « P.O.L a joué le
tisé Livre Paris, n’est plus la jeu sur un stand très vivant et
fête littéraire qu’il était. Des très prisé depuis sa naissance
nostalgiques se souviennent De plus en plus controversé, le Salon se vide des grands éditeurs. en 1983, défend Jean-Paul
de l’époque où il comptait Hirsch. Jusqu’à cette
moins de 150 000 visiteurs et de livres de jeunesse et le stand de Gallimard fond à année... » Actes Sud tient en-
avides d’introuvables sous la « young adult » (pour ado- 120 m2 en 2020, resserrant core le choc et viendra à Livre
coupole du Grand Palais. lescents) a explosé, cepen- l’offre sur les livres de poche Paris 2020 « avec tout son
C’est faute de place que dant que le chiffre d’affaires (Folio et GF) et de jeunesse. fonds et tous ses auteurs »,
l’événement, né en 1981, est des éditeurs s’est érodé. Signe des temps ou problème assure Vincent Montagne.
parti en 1989 à la porte de Résultat : nombre d’auteurs de formule ? Des indépendants résistent,
Versailles, où il s’est définiti- ne se sentent plus à leur place comme Claire Paulhan.
vement installé en 1994 au parc des expositions, et UN SALON EN CRISE Mais beaucoup préfèrent dé-
après être retourné un temps nombre d’éditeurs n’y «  Il faut s’adapter, insiste placer leurs forces –  cata-
au Grand Palais. Depuis un trouvent plus leur compte. Vincent Montagne. McDo- logue, personnels et fi-
couple d’années, il accueille Hachette Livre a quitté la nald’s est le plus grand diffu- nances – sur des rencontres
seur de livres pour enfants. » plus ciblées où les auteurs
Et de contrer les reproches de sont «  bien reçus  »  : Le
Un stand coûte une fortune. « grande librairie » : « Livre Livre sur la place à Nancy, les
Ce qui était justifié tant que le Paris rassemble 3 200 auteurs Correspondances de Ma-
et organise 250 confé- nosque, la Foire du livre de
Salon permettait des retombées rences. » Selon Philippe La- Brive. Et puis Montréal,
en termes de ventes. pousterle, commissaire géné- Bruxelles, Francfort... À Pau,
ral des rencontres « Les idées les visiteurs font la queue dès
quand même environ manifestation en 2015. À la mènent le monde  »,  à l’aube pour réserver des
160 000 visiteurs. Mais le pu- mi-janvier 2020, Antoine Pau :« Des petites salles dans places dans des salles de 350
blic a changé. « Les grands Gallimard a annoncé un re- des couloirs en plein va- à 1 000 personnes. Les lec-
lecteurs viennent moins », trait partiel du groupe Ma- carme ; le cadre n’est pas teurs n’ont pas disparu : ils
re connaît Vincent Mon- drigall, qui rassemble no- adapté. Une rencontre litté- se déplacent où la littérature
tagne, président du Syndicat ta mm ent Ga l l ima rd , raire mérite un petit cérémo- leur sourit. Ingrid Merckx
national de l’édition et pré- Flammarion, P.O.L et Cas- nial. Livre Paris est en crise. » Livre Paris,
sident de Livre Paris. La pro- terman. Déjà passé de Personne ne se plaint qu’un porte de Versailles (15e).
duction de bandes dessinées 1 000 m2 à 500 m2 en 2012, public rajeuni goûte la new Du 20 au 23 mars.

8 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


la chronique philo
de Marylin Maeso

Anatomie divine
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

a France serait-elle en proie à une cyberharcèlement de masse pour avoir niée par des bigots en raison de son

l gigantesque crise de foi ? Si l’on


en croit un sondage Ifop publié par
Charlie Hebdo le 4 février dernier,
tenu des propos injurieux envers l’islam,
ont servi de catalyseur à cette controverse
qu’on aurait pu croire d’un autre âge.
orientation sexuelle et qui, pour se
défendre, propose de planter son doigt
dans le Saint-Derche, pourrait-il relever
la moitié de nos concitoyens fait la moue Plusieurs personnalités politiques et d’un irrespect inadmissible ? Drôle de
quand il s’agit de bouffer du curé. médiatiques, du secrétaire national du piété que celle qui pousse des croyants
Le droit de se moquer sans pincettes des PCF Fabien Roussel au présentateur Cyril à se sentir visés quand on s’en prend
religions, gagné de haute lutte dans Hanouna, ont jugé bon de rappeler que, si à une entité censément parfaite. Ceux-là
un pays où l’on a longtemps torturé pour rien ne peut justifier les menaces de mort, donnent raison à Évhémère, mythographe
un blasphème et où, il y a cinq ans les croyances religieuses méritaient, elles grec pour qui les dieux n’étaient que
encore, des dessinateurs sont morts sous aussi, le respect. « Dieu est mort ! Dieu des hommes divinisés par la postérité.
les balles des frères Kouachi pour avoir reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! », En projetant sur le divin leur propre
caricaturé le Prophète, n’est plus en odeur s’exclamait Nietzsche. Si bien intentionnés susceptibilité ; en se réclamant de son
de sainteté. D’aucuns soupçonnent ce que puissent être nos gardiens du temple honneur pour dédouaner leur violence,
dernier de n’être qu’un permis de heurter 2.0, ils semblent bien partis pour ces Tartuffes qui distillent la haine au
gratuitement la sensibilité des croyants, reprendre malgré eux le flambeau des nom d’une religion de paix sont les
voire le cache-nez de préjugés fossoyeurs du (pas si) Tout-Puissant. derniers des blasphémateurs. Le comble
dommageables à leur encontre. Les Comment l’emportement d’une pour des soldats de Dieu : être incapables
mésaventures de Mila, victime d’un adolescente de 16 ans, dont la dignité est de prêcher plus haut que Son Cul. L

Indridason règne
toujours en maître
Une nouvelle série,
encore plus noire

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 9


quelle histoire !
de Fabrice d’Almeida Édité par Le Nouveau Magazine pensées
et littéraire
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Président-directeur général et directeur


de publication : Claude Perdriel
Directeur général : Philippe Menat
Directeur éditorial : Maurice Szafran
Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol
Conception graphique : Dominique Pasquet
’heure est à la violence verbale, à poursuivi pour « cris séditieux ». Émile Loubet

l l’offense, et non à l’échange. Bien sûr, il y


a ces élections municipales qui réveillent
les animosités politiques et sur lesquelles
était d’ailleurs traité de « Cornichon » par
un adversaire politique, tandis que bientôt le
baron Christiani le frappait à la tête d’un coup
RÉDACTION DU NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
Comité éditorial : Nicolas Domenach, Maurice
Szafran, Guillaume Malaurie, Claude Perdriel
Directeur
Nicolas Domenach
Rédacteur en chef
Hervé Aubron (1962)
se greffent encore les vieilles haines recuites. de canne sur l’hippodrome d’Auteuil. Dans ces haubron@magazine-litteraire.com
Certes, elles tardent à démarrer sur le plan deux derniers cas, les magistrats utilisèrent Rédacteur en chef adjoint
Alexis Brocas (1964)
national, mais elles envahissent doucement l’outrage à magistrat. Qu’en est-il aujourd’hui ? abrocas@magazine-litteraire.com
Rédactrice en chef adjointe
les esprits avec en ligne de mire Pour le juriste Olivier Beaud, l’arsenal législatif Aurélie Marcireau (1961)
amarcireau@magazine-litteraire.com
la présidentielle de 2022, ce poison lent existe bien. Certes, le délit d’offense au chef Directrice artistique 
de nos obsessions. Il y a les injures contre de l’État a été supprimé en 2013. François Blandine Bordeau Perrois (1968)
bperrois@magazine-litteraire.com
le président Macron, venant de chefs d’État Hollande jugeait cette législation désuète. Responsable photo 
Janick Blanchard (1963)
étrangers ou de simples citoyens. Ici un Mais d’autres armes demeurent possibles jblanchard@magazine-litteraire.com
pompier, des manifestants, des responsables pour garantir la République, et le président Secrétaire de rédaction-correctrice
Valérie Cabridens (1965)
politiques. Il y a les députés de La République Macron est relativement protégé par vcabridens@magazine-litteraire.com
Rédactrice-secrétaire de rédaction
en marche qui se sont sentis insultés lorsque ces outils. Ainsi, depuis mars 2017 le parquet Marie Fouquet
Rédactrice-designer
le président les a appelés à faire « preuve poursuit les auteurs d’insultes prononcées en Sandrine Samii
d’humanité », et qui se plaignent de subir sa présence pour « outrage à une personne Assistante de rédaction 
Gabrielle Monrose (1906)
tous les outrages dans leurs circonscriptions. dépositaire de l’autorité publique ». Fabrication
Christophe Perrusson (1910)
Au début de la Ve République, la justice Mais les attaques par la presse et les médias Activités numériques
Bertrand Clare (1908)
intervenait. Les procureurs attaquaient pour ne sont plus automatiquement poursuivies. Responsable administratif
Nathalie Tréhin (1916)
Le parquet doit trouver d’autres fondements Comptabilité : Teddy Merle (1915)
pour son action, telle l’incitation à la haine Directeur des ventes et promotion
L’injure, alors, raciale, comme quand le président Macron
Valéry-Sébastien Sourieau (1911)
Ventes messageries : À juste titres -

n’avait rien de normal, a été représenté avec un nez crochu,


Benjamin Boutonnet - Réassort disponible :
www.direct-editeurs.fr - 04 88 15 12 41.
Agrément postal Belgique n° P207231.
elle était rare. non sans arrière-pensées antisémites. Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31
Il avait d’ailleurs été débouté dans ce cas. Responsable marketing direct
Linda Pain (1914).
« offense au président de la République » Reste bien sûr la diffamation, si lente Responsable de la gestion des abonnements
Isabelle Parez (1912).
les journaux trop enclins à le brocarder. à mettre en œuvre dans nos sociétés iparez@sophiapublications.com
Pour de Gaulle, on se souvient d’un citoyen rythmées par l’information en continu. Communication :
Joëlle Hezard
condamné à une peine de 1 000 F pour avoir En refermant La République injuriée, jhezard@challenges.fr
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

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lancé un simple « Hou, hou » sur le passage me revient en mémoire une conversation Médiaobs
44, rue Notre-Dame-des-Victoires,
du général. Mitterrand l’a rendu célèbre dans avec un dessinateur d’extrême droite, 75002 Paris. Fax : 01 44 88 97 79.
Le Coup d’État permanent en comparant Pierre Pinatel. Ce partisan de l’Algérie Directrice générale : Corinne Rougé
(01 44 88 93 70, crouge@mediaobs.com).
sa peine à celle d’un autre prévenu condamné, française, plusieurs fois condamné pour Directeur commercial : Christian Stefani
(01 44 88 93 79, cstefani@mediaobs.com).
lui, à 500 F alors qu’il avait hurlé « À la offense, gardait une fierté de l’époque Publicité littéraire : Quentin Casier
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retraite », le même jour, au même endroit, où être dessinateur et journaliste n’allait pas COMMISSION PARITAIRE
contre de Gaulle. C’était en 1952, sans risques : chaque saisie était pour lui une n° 0923 K 79505. ISSN- : 2606-1368
La rédaction du Nouveau Magazine littéraire
un 11 novembre, la justice veillait… perte de revenus. Il y voyait la contrepartie est responsable des titres, intertitres, textes
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Mieux encore, sous la IIIe République, les logique de sa transgression. L’injure, alors, Copyright © Nouveau Magazine Littéraire
magistrats disposaient de toute une panoplie n’avait rien de normal. Elle était rare. Le Nouveau Magazine Littéraire est
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judiciaire pour protéger la République Aujourd’hui, sa banalité dans les médias et littéraire, Société par actions simplifiée
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et son plus haut personnage. Pour un « Vive change son statut. Elle n’est plus Siret : 837 772 284 00019
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l’empereur », sous la présidence d’Émile transgression au service d’une contestation IMPRESSION
Loubet, un habitant de Corte aviné avait été légitime. C’est un défoulement partagé du Elcograf Spa (Vérone - Italie), certifié PEFC
Origine du papier : Autriche
haut en bas de la société. Elle est l’ordurière Taux de fibres recyclées : 0%
Professeur d’histoire contemporaine Eutrophisation : PTot = 0,008 kg/tonne
éructation d’une médiocratie immune. L
à l’université Paris-II-Panthéon-Assas, de papier

Fabrice d’Almeida est l’auteur de nombreux La République injuriée. Histoire des offenses
ouvrages dont récemment un « Que sais-je ? » au chef de l’État de la IIIe à la Ve République,
sur Nelson Mandela (PUF, 2018). Olivier Beaud, éd. PUF, 600 p., 27 €.

10 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


les idées Politique · Économie · Société

Réinventer
la ville
Les municipales n’ont suscité jusque-là aucun vrai débat de fond sur l’avenir
de nos villes. Or, par-delà leur diversité, toutes sont affectées par une même évolution délétère.
Nées pour rassembler, elles se voient de plus en plus minées par des logiques
de séparation qui remettent en cause leur unité et leur rôle.
Par Patrice Bollon

ien qu’elles apparaissent pictures » de Benjamin Griveaux. Une comme s’il y avait là une sorte de fata-

b comme le vecteur privilé-


gié de cette « démocratie
de proximité » dont tout
le monde en France se la-
mente qu’elle ne soit pas
plus développée, il y a peu de chances que
les élections municipales aient réduit le
gouffre entre les citoyens et la classe po-
litique, par où s’insinuent lesdits popu-
pantalonnade qui s’est déroulée au dé-
triment des programmes, souvent ré-
duits à quelques proclamations vagues
et aux deux problèmes, réels mais sur-
évalués, de la propreté et de la sécurité.
Des autres enjeux de la ville, on n’a, en
revanche, que peu parlé dans cette cam-
lité. Quant au débat sur l’avenir des
villes, sur leur «  modèle  », il a été
carrément éludé…
Or la ville, partout, dysfonctionne. Il
faut, bien sûr, détailler. Le terme est trop
général pour englober la variété des cas.
Dans les statistiques de l’Insee, on l’uti-
lise dès lors qu’on se trouve en présence
d’« un habitat continu sans coupure de
ILLUSTRATION RITA MERCEDES POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

Le jeu politicien
lismes. Certes, il y a, comme on dit, des plus de 200 mètres entre deux construc-
« équations locales » satisfaisantes, occupe tout l’espace, tions et comptant au moins 2 000 habi-
dans les villes où règnent des maires po- avec ses querelles tants ». Mais cette définition confond
pulaires depuis longtemps en fonction. dérisoires. tout, les villages, les villes moyennes, les
Mais, dans les grandes capitales régio- capitales régionales et Paris, qui ont des
nales et à Paris, le jeu politicien a occupé pagne, si l’on excepte cette écologie de- problèmes très différents ; et elle ne per-
tout l’espace, avec ses querelles dérisoires venue une incantation pour tous les met pas de faire la part entre les localités
sur l’investissement des candidats par bords de l’échiquier politique. Et il a rurales et celles qui relèvent de l’univers
les partis, la composition de leur liste, le fallu attendre un certain temps avant « périurbain » lié aux grandes agglo-
chassé-croisé de leurs alliances, jusqu’à qu’on aborde enfin cette bombe à retar- mérations. La notion d’«  aires ur-
l’invraisemblable épisode des « porn dement qu’est le logement (lire p. 15), baines », utilisée aussi par l’Insee, est
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les idées

plus pertinente. Et, de ce côté-ci,


l’évolution est claire : notre pays se struc- Logement
ture de plus en plus autour de ses grandes
métropoles régionales, Lyon, Marseille,
Montpellier, Nantes, Toulouse, etc., et
LES ENNEMIS
de l’Ile-de-France, le « Grand Paris »,
qui, avec 12 millions et demi d’habi-
DU GENRE URBAIN
tants, reste la seule mégapole française Avec l’inflation des prix dans les métropoles mondiales et de plus en
de taille internationale. Partout se font plus dans les capitales régionales, se loger est devenu le problème n° 1.
jour des évolutions similaires, avec des
degrés selon la taille des villes.
Dans Paris intra-muros, le prix moyen dernières années, le nombre d’ouvriers
« L’AIR DE LA VILLE REND LIBRE » du mètre carré à l’acquisition a franchi à Paris a baissé de 17 % et celui des
Pour comprendre ces évolutions, il faut en août dernier la barre des 10 000 € employés de 9 %, tandis que celui des
faire un peu d’histoire. Comme l’ex- – une flambée sur dix ans de + 60 % et, artisans, commerçants et chefs
plique Max Weber (1864-1920) dans La malgré la crise de 2008, de + 250 % d’entreprise augmentait de 11 %) ainsi
Ville (La Découverte), la cité en Occi- depuis 2000. Parallèlement, les loyers que les enfants (- 19 000 élèves), au
dent a rempli d’emblée un rôle éminem- moyens hors charges sont passés point qu’on doit fermer chaque année
ment politique. Elle a donné naissance, de 20 à environ 30 € le mètre carré, soit plusieurs classes dans le premier degré.
en Grèce, à la démocratie ; au Moyen une hausse de 50 %. Une donnée Car ce sont les moins riches et les
Âge, au mouvement des communes ad- importante à Paris, où seuls quatre familles qui partent – ce qui pose des
ministrées par leurs citoyens ; et, en Ita- Parisiens sur dix sont propriétaires de problèmes de recrutement dans les
lie, à ces « villes franches » que furent leur logement, les six restants se catégories qui font « tourner » la ville.
les républiques de Gênes, Florence, Ve- répartissant pour un peu plus des deux À Nice, par exemple, il devient difficile
nise, etc. « L’air de la ville rend libre » : tiers sur le marché locatif privé et un pour les restaurateurs de trouver du
ce célèbre dicton allemand, souvent in- peu plus d’un quart dans le logement personnel de service, lequel, du fait des
terprété comme une ode à l’anonymat social ou subventionné. prix de l’immobilier, doit résider de plus
de la grande cité, est un lointain écho de Déséquilibres préjudiciables en plus loin du centre, à 30 ou
cette autonomie politique. Avec la nais- Pareilles évolutions, à l’œuvre dans 40 kilomètres. Mais cette évolution
sance des États, celle-ci a reflué, tout en toutes les métropoles mondiales commence également à toucher les
(à Berlin, les loyers, bien que le tiers de membres de ce que le sociologue
Les communards ceux de Paris, ont doublé entre 2011 américain Richard Florida a appelé
voyaient leur et 2016) et dans certaines capitales la « classe créative », aux revenus
régionales françaises (en vingt ans, le fluctuants (pour acheter un 75 mètres
combat comme une prix du mètre carré à Bordeaux a triplé), carrés à Paris à crédit et sans apport
revanche sur le Paris ne sont pas sans conséquence. personnel, il faut gagner 11 000 € nets
d’Haussmann. En modifiant la sociologie des villes, par mois), menaçant l’aura de la Ville
elles font naître des déséquilibres Lumière en ce domaine.
ressurgissant à la faveur d’épisodes révo- préjudiciables à l’activité économique. Il n’est pas facile de trouver une parade
lutionnaires comme la Commune de Pa- Entre 2011 et 2016, Paris a ainsi perdu à ces dysfonctionnements, leurs sources
ris en 1871. Rappelons que les commu- 60 000 habitants, l’équivalent du n’étant pas uniquement locales. Le prix
nards voyaient leur combat comme une 5e arrondissement. Le déficit touche les du mètre carré à Paris ne s’explique
revanche sur le Paris d’Haussmann qui, classes populaires et moyennes (ces dix qu’en partie par ladite « loi de l’offre et
en les repoussant à ses marges, les avait
À Berlin, manifestation contre l’explosion du prix des loyers, le 6 mars 2019.
rendus étrangers à leur propre ville. On
pourrait ajouter « déjà », car cette dé-
possession n’était que le début de ce phé-
nomène de décomposition de l’unité des
villes qui n’a cessé, depuis, de s’aggraver.
Résultat : la ville, qui avait été fondée
pour rassembler, aujourd’hui divise. Elle
se décompose, se « défait » littérale-
ment devant nos yeux. En son intérieur,
CARO/TRAPPE/SIPA

d’abord. Depuis le grand retour des


centres-villes dans les années 1990, elle
s’est « gentrifiée ». Ce qu’on minore en
France en invoquant les « bobos » ne
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que loué à ces derniers pour une période
de 99 ans. Le coût de la construction
n’ayant que peu augmenté, on peut ainsi
fabriquer de l’habitat à moitié prix
à la vente – ce qu’a entrepris la mairie
de Paris sur des parcelles vides ou en
rachetant des immeubles. Mais, comme

MICHAEL BUNEL/NURPHOTO/AFP
l’explique le consultant en immobilier
Robin Rivaton dans La Ville pour tous
(L’Observatoire), cette démarche
ne produira que des effets anecdotiques
(elle ne concerne, pour l’heure à Paris,
qu’un millier de logements) si elle n’est
Chantier d’extension de la ligne de métro 14, pour le Grand Paris (septembre 2015). pas étendue à tous les immeubles, à
la société. Bref, il faudrait qu’intervienne
de la demande ». Il existe certes un logements sociaux), tout comme lutter une collectivisation ou une
déséquilibre entre une demande contre la cannibalisation des logements « communalisation » du foncier, soit
en hausse et une offre stagnante, rongée disponibles par Airbnb afin de les autoritaire et d’un coup, soit progressive
de plus par les plateformes de logement remettre sur le marché sont deux autres via un bouleversement de la fiscalité
saisonnier genre Airbnb (lire p. 16). recours possibles. Et il reste bien sûr le de l’immobilier. Bien que libéral (il a été
Mais ce n’est pas là le facteur le plus logement social. L’actuelle mairie de le conseiller de Bruno Le Maire et de
déterminant. La hausse vient Paris prévoit ainsi de faire passer sa part Valérie Pécresse), Robin Rivaton pense
principalement de la baisse des taux de 23 % aujourd’hui à 25 % en 2025 que cette politique interventionniste
d’intérêt décrétée par les banques et 30 % en 2030, mais on ne peut guère serait la seule apte à surmonter
centrales qui « booste » une crise du logement selon lui
le prix des actifs.
Contrairement à ce qu’aiment
Ce sont les moins riches et « dramatique ». Faute d’un tournant aussi radical,
à dire les agents immobiliers les familles qui partent, ceux c’est vers un panachage
à leurs clients, on se trouve qui font tourner la ville. de toutes ces mesures que l’on
donc bel et bien face à une se dirige. Paris ne peut que
« bulle », laquelle a toutes les chances aller au-delà. Car, si Vienne est en se densifier un peu plus ; mais, tout
de durer puisque les taux de crédit Europe la ville aux loyers les plus bas le monde ne pouvant résider dans
à zéro, qui assurent la solvabilité de (de 9 à 10 € au mètre carré), cela tient à le centre, la ville doit aussi s’élargir à la
nos économies et des États, ne semblent ce que le logement subventionné, où première couronne et au-delà, au
pas près de remonter. résident trois Viennois sur cinq, y est très « Grand Paris », où le foncier est moins
Cannibalisation des logements ancien. Il remonte à la période de cher – ce qui implique d’énormes
Que faire, dans ces conditions, pour « Vienne la Rouge  », entre 1919 et 1934, investissements dans les transports
maintenir un équilibre harmonieux dans et a bénéficié depuis d’une politique publics et l’effacement à terme de cette
les villes ? Les mécanismes défensifs, active de la municipalité qui verse des ligne de démarcation qu’est devenu
comme l’encadrement des loyers, rétabli subventions à des promoteurs pour le périphérique. On ne saurait, autrement
l’an dernier à Paris, temporisent construire, en échange, des habitations dit, séparer la question du logement de
leur augmentation ; mais ils interviennent à loyers modérés – une mesure qui fait celle du devenir de la ville. De ce point
le plus souvent après une période partie du programme d’Anne Hidalgo de vue, les « villes génériques » du Sud,
de hausse, qu’ils avalisent, et reposent mais n’est pas reproductible partout. pour reprendre la notion élaborée par
sur des contrôles difficiles à effectuer. Accroître l’offre des logements privés l’architecte néerlandais Rem Koolhaas,
San Francisco a beau en avoir mis (il ne s’en construit que 500 nouveaux polycentrées, où chaque quartier
en place, un trois-pièces s’y loue 5 000 € par an à Paris) paraît plus logique, mais fonctionne comme une unité, semblent
par mois, provoquant l’exode des se heurte à deux écueils. D’abord, celui mieux parties pour résoudre l’enjeu
catégories populaires mais aussi, de plus d’une densité déjà importante et d’une du logement que nos vieilles cités
en plus, des spécialistes travaillant pour surdensification combattue aussi bien historiques. Mais des recettes peuvent
la Silicon Valley. La municipalité de Berlin par la droite que par les écologistes. leur être empruntées : Paris aurait ainsi
vient, elle, de prendre une mesure Ensuite et surtout, celui de la pénurie du tout à gagner à casser une centralité qui
radicale de gel des loyers sur la base des foncier, le terrain sur lequel sont bâtis les en fait de plus en plus un décor,
prix de 2013 ; mais celle-ci ne saurait être immeubles et qui, dans notre droit, magnifique, mais qui se vide peu à peu,
que temporaire. Taxer plus les résidences appartient à leurs propriétaires. Une voie sa mort semblant programmée
secondaires et les appartements vides plus innovante consisterait donc à en tant qu’ensemble urbain vivant.
(200 000 à Paris, presque autant que de séparer le bâti du foncier, celui-ci n’étant Paris sera toujours Paris ? À voir… P. B.

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les idées

fait qu’exprimer la dynamique des


Airbnb villes, leur besoin de régénération conti-

VILLES À VENDRE nue. En ce sens, il n’y a pas à être pour


ou contre la gentrification (un mot an-
glais qu’on peut traduire à la fois comme
Le modèle collaboratif des débuts a tourné à une hôtellerie un embourgeoisement et une aristocra-
parallèle 2.0 qui vide les centres-villes de ses habitants. tisation). Mais elle bouleverse à coup sûr
la sociologie des villes. Des populations
de plus en plus riches y évincent peu à
peu les catégories populaires et
moyennes, entraînant une déperdition
de leur substance. Parallèlement, avec
la construction, après guerre, des
grands ensembles modernes, ont surgi,
dans leurs couronnes, des quartiers en-
tiers devenus avec le temps de véritables
« zones de relégation »… qui se rap-
pellent périodiquement à notre indif-
férence par des émeutes. Plus loin conti-

SERGE ATTAL / ONLYFRANCE.FR


nue de s’étendre l’univers périurbain,
où règnent la maison individuelle, le
rêve des classes moyennes, et la voiture,
avec la désocialisation qui en découle
et dont nous avons eu un avant-goût
avec la crise des gilets jaunes.
Avec Airbnb, les métropoles deviennent des lieux d’un surtourisme qui anéantit la vie de quartier.
LE MYTHE D’UN PARIS « MIXTE »
En 2018, Ian Brossat, l’adjoint (PCF) bouche ont disparu et, dans le Marais, Ces dimensions – gentrification, relé-
au logement d’Anne Hidalgo, évaluait où les touristes sont en saison plus gation et périurbanité – ont amené le
à « au minimum » 20 000 (3 % des nombreux que les habitants, les bars sociologue de l’urbain Jacques Donze-
logements) le nombre des biens retirés gays ferment les uns après les autres. lot à forger il y a une quinzaine d’an-
du marché parisien de la location Face à cette dévastation du nées, dans la revue Esprit, le terme de
par l’activité des sites genre Airbnb. surtourisme, les métropoles réagissent. « ville à trois vitesses », soit une ville
Avec 65 000 offres annuelles, Paris est Barcelone a gelé le nombre des qui n’en est plus réellement une. Car il
la première destination mondiale de appartements à louer et, à New York, s’agit d’un ensemble fracturé, morcelé,
la plateforme californienne de location les propriétaires ne peuvent plus à l’image de cet Archipel français (Seuil)
touristique de courte durée, laquelle offrir que des chambres chez l’habitant. qu’a évoqué récemment dans un
n’a plus grand-chose à voir Tous les candidats à Paris ont dû best-seller le sondeur Jérôme Fourquet.
avec la sympathique « économie se positionner. Si Dati veut renforcer Limitée au début à Paris, cette structu-
collaborative » de ses débuts. C’est un les contrôles, Villani propose de réduire ration imprime désormais les métro-
véritable business hôtelier parallèle le nombre des nuitées permises à 60, poles régionales, travaillées de toutes
qu’elle a fait surgir. Depuis 2017, à la loi Belliard (EELV) à 45 et Danielle parts par un souci d’entre-soi, volon-
Alur en vertu de laquelle les Simonnet (LFI) à 30. Quant à Hidalgo, taire ou contraint, et devenues elles aussi
propriétaires ne peuvent louer que leur elle organiserait un référendum par des machines à exclure et à créer une
résidence principale et pas plus de 120 quartier sur la question. Airbnb a beau uniformité asséchante en leur intérieur.
nuitées par an, la mairie de Paris a avoir gagné son recours auprès de Il faudrait cependant se garder d’oppo-
ajouté l’obligation de s’enregistrer. Mais la Cour de justice européenne contre ser à cette situation un passé idéalisé.
les contrôles sont difficiles à effectuer, la mairie de Paris au nom (sic) de L’idée, par exemple, souvent évoquée,
et les multipropriétaires et agences la « liberté d’entreprendre », son règne d’un Paris socialement « mixte » au
privées qui ont investi ce secteur juteux paraît compromis. Marie Fouquet xixe siècle, avec sa coexistence « apai-
ont trouvé la parade en transformant en sée  » dans les immeubles entre les
meublés touristiques des locaux classes sociales (les bourgeois aux étages
commerciaux. Bien qu’il soit impossible Airbnb ou inférieurs « nobles », les ouvriers dans
d’en chiffrer les effets, cette activité la Ville ubérisée, les chambres de bonnes sous les
Ian Brossat,
pèse sur l’immobilier. Et elle bouleverse éd. La ville brûle, combles, etc.), est un mythe. La ville a
la physionomie de certains quartiers : 160 p., 15 €. toujours connu une ségrégation spatiale
sur l’île Saint-Louis, les commerces de et une « lutte des places » féroces. Sauf
16 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
que ses quartiers s’inscrivaient jadis
dans un même cadre qui les dépassait
– ce qui n’est plus le cas.
Écologie
Comment donc arriver à « refaire la
ville » ? L’idée qu’on puisse y parvenir
en laissant librement évoluer les choses « Plus vert que
moi, tu meurs ! »
est une illusion. Un système aussi com-
plexe, où tout réagit sans cesse à tout, ne
saurait s’autoréguler de lui-même. Re-
faire la ville demande des actions correc-
trices : une politique. Et c’est elle qui a
été si absente dans ces municipales.
Comme la question du logement l’il- Tous les partis politiques font preuve de fibre verte pour
lustre, il n’y a pas de solution hors d’une les municipales, privilégiant le spectaculaire sur la réflexion.
réflexion sur l’idée de ville, sur son
« modèle ». La cité occidentale cen- Par Patrice Bollon et Marie Fouquet
tralisée, sinon, comme à Paris,
concentrique, héritage de son passé de
place fortifiée, appartient à une période
révolue. À Paris, Cédric Villani est ce-
lui qui a accordé le plus de place dans
son programme à l’élargissement au
Grand Paris, mais il n’a fait qu’en par-
ler. L’accent mis par tous les candidats
sur l’écologie n’est pas non plus sans
soulever des interrogations (lire ci-
contre). Si une partie des mesures suggé-
rées tient de l’évidence, il est, en re-
vanche, une conception de la « ville
écologique » très partagée qui, en pri-
vilégiant la réalisation d’un « Paris
d’habitants » cool, renvoyant ses nui-
JPDN/SIPA

sances au-delà de la frontière du périphé-


rique, renforce la logique de séparation
dont nous avons parlé. Et il faut agir Les plantes sur les façades et les jardins sur les toits permettent une climatisation « naturelle ».

aussi sur l’organisation spatiale de la


ville. C’est la réflexion que propose l’ar- ’«  enjeu environnemental  » pointe de l’innovation sur ce sujet. Pa-
chitecte et urbaniste Christian de Port-
zamparc (lire p. 19). Celui-ci milite pour

La cité occidentale
centralisée
l trône en haut des programmes
de tous les candidats aux muni-
cipales. Même le Rassemble-
ment national (ex-FN) ripoline en
vert le sien. À Fréjus, la ville varoise
ris ne compte ainsi que 4 % de véhi-
cules électriques, contre 20 % à Oslo et
Shenzhen, la mégapole chinoise, qui
compte 16 000 bus, tous électriques…
Des retards qui concernent aussi la ges-
dont il est le maire RN depuis 2014, tion des déchets, la surface des espaces
appartient à une David Rachline propose ainsi de créer verts, faible à Paris rapportée à Londres
période révolue. un « grand parc » et un écoquartier, ou à Berlin, ou la réduction de la pol-
sans précision. La percée des écolo- lution. Bien que la qualité de l’air de la
une réinvention de ce qui constitue gistes aux européennes explique cette capitale, selon les mesures d’Airparif,
l’« essence » de la ville, cette « rue » « fièvre verte ». En même temps, la se soit améliorée (on n’y trouve, par
de toutes les rencontres dont avait cru question est imparable. Car la ville pol- exemple, plus aucune trace de plomb),
pouvoir se passer Le Corbusier. Refaire lue (l’air, mais aussi l’athmosphère so- il reste encore beaucoup à faire.
la ville exige en résumé une action mul- nore), les « passoires thermiques » que Dans ces conditions, toutes les in-
tidimensionnelle, à la fois économique, sont souvent ses immeubles chauffent tentions semblent bonnes à prendre,
sociale, politique et esthétique. Rien plus les rues que les intérieurs, elle y compris les plus caricaturales,
d’étonnant à cela : avec la ville, c’est étouffe en été du fait de l’artificialisa- comme ce « vélopolitain », ce réseau
notre condition humaine, appelée à de- tion des sols, etc. Et, comme le rappelle de voies cyclables doublant en surface
venir de plus en plus urbaine, qui se Cédric Villani dans son Nouveau Pa- les lignes du métro qu’a annoncé en
trouve en jeu. Tout simplement.  L ris, nos villes ne sont pas vraiment à la janvier vouloir développer, si elle était
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les idées

réélue, Anne Hidalgo, ou sa pro-


position de planter 170 000 arbres en
six ans et de créer une «  forêt ur-
baine » sur le parvis de l’hôtel de ville
ainsi qu’une centaine de «  mini-
forêts » – de fait, quelques arbres et de
la pelouse – dans chaque arrondisse-
ment. Face à cela, la « végétalisation »
des immeubles, avec l’incrustation de
plantes sur les façades et des jardins sur

STÉPHANE OUZOUNOFF/PHOTONONSTOP
les toits, paraît une voie plus réaliste.
Toute une nouvelle architecture la pra-
tique, car elle permet, en été, une part
de climatisation « naturelle ».

CENTRAL PARK À PARIS


Ce concours Lépine du « plus vert que
moi, tu meurs » n’épargne pas à Paris
l’anecdotique, comme ce serpent de mer La percée des écologistes aux européennes explique cette « fièvre verte » de tous les candidats.

de l’aménagement de l’ex-« petite cein-


ture » de chemin de fer, où chaque can- Ces mesures, satisfaisantes pour la po- urbain américain Edward Glaeser
didat y est allé de sa proposition la plus pulation de la ville, font fi des nuisances montre ainsi combien ce « paradis en-
farfelue, comme d’y établir une énigma- qu’elles créent pour les rejeter égoïste- vironnemental » que se vante d’être la
tique « circulation douce » (Villani). ment à sa périphérie. Dans les pays Californie, avec son plan d’occupation
Mais, si l’idée de « produire à Paris », anglo-saxons, on décrit cette attitude des sols sévère qui empêche nombre de
comme y incite un manifeste récent, ne par le terme de nimby, acronyme de constructions nouvelles et rend la vie si
mène qu’à proposer des artisanats haut « Not in My BackYard », « pas dans agréable aux Californiens, est, au final,
de gamme aux produits inabordables, il mon arrière-cour ». Car c’est un travers une très mauvaise affaire écologique.
n’en va pas de même des projets de réim- universel de n’accepter que les transfor- En refusant à des populations entières
plantation d’une activité maraîchère mations qui ne lèsent pas ses propres in- de profiter de son climat tempéré, elle
près des centres-villes. Avec un double térêts mais pèsent sur ceux des autres. les pousse à s’installer dans des États
bénéfice : la possibilité de mieux contrô- Et une certaine conception bucolique plus froids ou plus chauds, ce qui en-
ler la qualité des fruits et légumes et de la « ville verte » l’illustre. Dans Des traîne une plus grande consommation
l’économie de transport qui en résulte. villes et des hommes, l’économiste globale d’énergie pour leur chauffage
Là aussi, Paris est à la traîne, par rapport ou leur climatisation.
à une ville comme Liège, qui a établi un La même démonstration vaut pour la
plan précis pour « ré-agriculturaliser » densification des villes. Par les écono-
sa grande ceinture. À LIRE mies de transport qu’elles permettent et
Et il y a les purs gadgets, comme ces les effets d’échelle qu’elles induisent (un
Des villes et des hommes.
projets rivaux présentés par l’ex-candi- Enquête sur un mode de doublement de population fait bien
dat Griveaux et Cédric Villani, de vie planétaire, moins que doubler les infrastructures
transférer, pour le premier, la gare de Edward Glaeser, requises), les villes, écrit Edward Glae-
traduit de l’anglais (États-Unis)
l’Est, pour le second, la gare du Nord, par Christophe Magny,
ser, sont « bien meilleures pour l’envi-
hors des limites du Paris intra-muros. éd. Flammarion, 364 p., 23 €. ronnement que la vie au milieu des
Griveaux en profiterait pour créer un arbres ». Et de conclure par le slogan :
parc de 30 hectares, sur le modèle de « Rien de plus écolo que le bitume ! »
Central Park à New York (à 300 hec- Le Nouveau Paris, C’est une provocation mais que corro-
tares de différence près, tout de même), Cédric Villani, borent les batailles engendrées à Paris
éd. Flammarion,
ce qui impliquerait des travaux colos- 112 p., 9,90 €.
par les projets de tours ou celui du quar-
saux. Mais la vraie question est ail- tier Bercy-Charenton, rejetés aussi bien
leurs : est-ce vraiment « écologique » par la droite que par Villani et EELV.
d’installer un « poumon vert » dans Dommage que les municipales n’aient
Fabriquer à Paris.
le centre de la capitale qui va entraver Manifeste pour une ville pas donné l’occasion d’amorcer un dé-
les déplacements et supprimer un car- écologique et populaire, bat rigoureux sur ce que devrait être une
refour donnant directement dans la Nicola Bonnet Oulaldj, ville, selon l’expression consacrée,
éd. L’Atelier/Les Fédérés,
ville qu’empruntent chaque année en- « écologiquement responsable » ! Elles
112 p., 10 €.
viron 38 millions de voyageurs ? auraient paru moins vaines.  L
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Christian de Portzamparc
Retrouver la rue
Pour l’architecte et urbaniste français, il faut entre autres savoir réinventer « le concept millénaire
de la rue » et disjoindre les constructions : « Le durable, c’est le transformable. »
Propos recueillis par Patrice Bollon

tar internationale de l’archi-

s tecture, prix Pritzker (le


« Nobel » de la discipline)
1994, Christian de Port-
zamparc est aussi un urbaniste re-
nommé, lauréat en 2004 de notre grand
prix national. Contre une architecture
valides ? Ou bien n’existe-t-il plus à
proprement parler de modèle urbain ?
Pour Rem Koolhaas, il y aurait, d’une
part, la ville centralisée déclinante au
Nord et, de l’autre, la « générique »,
émancipée de toute notion de centralité,
en expansion dans le Sud…
égotiste, « de geste », il pense toujours On aime à dire que la ville est un fait
ses bâtiments en fonction de leur envi- de communication, de réseaux, de flux
ronnement et a conçu des quartiers en- d’information, car nous sommes des
tiers en France, à Paris (tel que le secteur êtres de langage. Mais elle nous impose
Masséna, près de la Bibliothèque natio- aussi depuis toujours sa loi physique ba-
nale) et en province, ainsi qu’à l’étran- sique de l’espace et sa hiérarchie ar-
ger. Il explique pourquoi et comment chaïque fondée sur la distance, la
STEVE MUREZ

l’idée de la « rue », rejetée par le Mou- contradiction entre proximité et éloi-


vement moderne, doit être aujourd’hui gnement. Car nous sommes également
« réinventée », car elle correspond, se- des êtres d’espace. Rem Koolhaas a rai-
lon lui, à l’essence même de la ville. Christian de Portzamparc. son de souligner que la croissance ultra-
rapide des villes dans les pays en grande
Le monde connaît une nouvelle ceux qui résident dans les centres sou- accélération démographique et tech-
explosion urbaine dans nos nations vent glamours et ceux qui en sont reje- nique ces dernières décennies s’est faite
développées, mais plus encore tés. Notre problème est de retrouver une en s’affranchissant de tout modèle et en
dans les pays « émergents ». Quels sont vie physiquement naturelle au sein de la ignorant ces notions de centre et de pé-
les problèmes les plus importants grande ville. Mon agence a ainsi fait riphérie qui nous obsèdent. En
que soulève cette évolution ? pour des concours en Chine, par construisant beaucoup plus vite que ne
Christian de Portzamparc. – Quand on exemple à Pudong, dans le grand Shan- l’ont fait nos villes occidentales, elles se
sait qu’en France la ville mange chaque ghai, un quartier où des îlots de loge- sont affranchies aussi de cette stratifi-
heure l’équivalent de douze stades de ments pour la classe moyenne basse al- cation dans le temps qui a créé toutes
foot, on mesure la perte en arbres et en ternent à parts égales avec d’autres de les nôtres par ajouts successifs. Je
terres agricoles qui en résulte ; et l’on jardins agricoles nourriciers. Nous construis ainsi un grand ensemble
voit qu’on ne peut plus séparer la ques- avons gagné ce concours qui montre opéra et centre culturel à Suzhou, sur
tion urbaine de la question rurale. La qu’avec un tel projet on peut être effi- le bord du plus grand lac de Chine, au
question urbaine est celle de l’énergie cace sur le plan de la densité, de la ré- cœur d’un terrain que j’ai découvert dé-
dont la ville a besoin, de la pollution ponse au grand nombre, tout en propo- sertique en 2012 et où un véritable
qu’elle crée, de sa dépendance à l’auto- sant dans l’espace urbain une respiration Manhattan s’est bâti en cinq ans et est
mobile et aux transports publics. libératrice au quotidien face au besoin habité. La cité traditionnelle de Suzhou,
Là-dessus se greffe un étalement qui se de chlorophylle et à la dépendance à avec ses rues, ses canaux et ses jardins,
fait par zones, instaurant physiquement l’industrie alimentaire de masse. se trouve un peu plus loin à 5 kilo-
et de façon inexorable l’inégalité entre Traditionnellement, on distingue mètres, et nul ne saurait dire s’il y a
plusieurs « modèles » de villes : maintenant encore un centre.
concentriques (Paris), étalées (Los Vous évoquez depuis 1990 différents
Architecte, Christian de Portzamparc
est lauréat du prix Pritzker 1997 Angeles), en archipel (São Paulo), etc. « âges de la ville ». Nous serions
et du prix national d’architecture 2004. Ces distinctions sont-elles encore aujourd’hui dans celui de la « ville III ».

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 19


les idées

Elle n’est plus la « ville I » classique,


ni la « ville II » planifiée moderne, mais
une ville « hybride », à la fois ancienne et
moderne…
Par cette périodicité schématique en
âges, je voulais comprendre l’époque
dans laquelle nous entrions. Depuis Mi-
let et Pompéi, nos villes ont été conçues
selon le modèle de la rue et de l’îlot, en
rupture avec celui des médinas avec leurs
couloirs se frayant un passage entre les
maisons à cour intérieure collées les unes
aux autres. La ville à rues a correspondu
à un « âge I », qui a duré vingt siècles
mais a pris brutalement fin après la
révolution industrielle. Dans les an-
nées 1930, Le Corbusier termine toutes
ses conférences par le slogan de « Mort
à la rue », ce corridor malsain. Il ne pou-
vait voir l’intérêt vital de ce que nous ap- Le projet d’opéra et de centre culturel de Christian de Portzamparc à Suzhou (Chine), dans un espace
pelons aujourd’hui la mixité des fonc-
tions que procure une rue en accumulant La question était donc de savoir désormais un respect pour l’individua-
et en mélangeant tout : l’habitat, les comment sortir de cet âge moderne… lité et un refus des séries répétitives qu’ils
commerces, les bureaux, les voitures, les Devant l’impasse où nous conduisait devaient entendre, qu’il faudrait donc
arbres, les animaux, etc., et en assem- cet âge II, certains architectes ou urba- être inventifs avec l’espace urbain et dé-
blant sur une ligne toutes les adresses de nistes ont estimé que cette période de passer une notion primaire de chaos
la comédie humaine, nous rendant ainsi l’après-guerre avait été une mauvaise pa- pour assumer, selon de nouvelles règles,
l’espace de la ville praticable dans une renthèse et qu’il fallait en revenir au mo- le caractère pluriel de toute ville.
simplicité que nos villes nouvelles ont dèle qui avait toujours été et qu’ils ju- D’où votre proposition d’« îlots
perdue. Nous sommes ainsi entrés après geaient éternel. Il fallait, à leurs yeux, ouverts » ?
guerre dans un « âge II », fondé sur une recopier les îlots d’Haussmann ! D’un Le concept millénaire de la rue garde
application plus ou moins intelligente autre côté, il y avait ceux pour qui l’ur- un grand avenir si nous savons le réin-
de la théorie de l’urbanisme moderne, banisme était une discipline dépassée. venter. Il s’agit de reprendre l’idée d’un
au principe des immenses périphéries Ils voyaient dans l’espace une notion réseau distributif des espaces publics li-
urbaines mondiales. Cet âge II, qui n’a passéiste et se repliaient sur l’idée d’im- néaires mais en rompant avec la pra-
duré que quarante ans, a su répondre à planter des bâtiments autonomes, soli- tique des immeubles mitoyens. La rue
taires, techniques, dans ces périphéries ne forme plus alors un corridor. Les
Les quartiers vues parfois comme l’illustration d’une constructions alignées sur la rue,
gigantesques ne théorie du chaos énoncée dans un livre n’étant jamais accolées, laissent des ou-
alors à la mode. En proclamant que nous vertures par où le soleil entre mieux. Et
peuvent plus être entrions dans un « âge III », je voulais les immeubles peuvent accueillir des
notre référence. donc dire d’abord aux «  antimo- programmes variés. C’est le projet
dernes » que nous ne pourrions pas re- d’Atlanpole à Nantes, l’installation
la profonde crise de logements due à la tourner en arrière. Si je construisais un d’une ville universitaire et de recherche,
croissance des villes de l’après-guerre. espace archétypique de l’architecture du en 1988, qui m’a fourni l’occasion de
Mais les quartiers gigantesques qu’il xixe siècle comme la rue de Seine à Pa- mettre en jeu ce concept d’îlot ouvert.
nous a légués ne peuvent plus être notre ris, dans une ville neuve comme Rungis, Ce principe me permettait de définir
référence. La mort de la rue a constitué on me demanderait pourquoi ces im- une rue neuve, lumineuse, fondée sur
une immense erreur. Elle créait un ordre meubles tout en façades, avec leurs cours une alternance de pleins et de vides. Il
plastique opportuniste, un principe sombres et étroites, leurs chambres de me permettait aussi de refuser le plan
adaptable et lisible sur les territoires. Au domestiques au bout du couloir et sous de masse fixé, au profit d’une règle du
contraire, les plans de masse des grands les combles, etc. Car tout a changé : nos jeu autorisant de grandes variations de
ensembles ont mené à l’instauration besoins de lumière, la dimension de nos programmes et d’architectures. C’était
de quartiers figés et difficilement trans- immeubles, nos règlements, etc. Mais prendre acte de cet âge III : le Mouve-
formables, à des zones enclavées, ren- cette notion d’âge III était aussi pour ment moderne n’était plus la référence.
dant les territoires chaotiques, illisibles, moi un moyen de dire, cette fois aux Et, pour la première fois dans l’histoire,
difficiles à pratiquer. «  néomodernes  », qu’il y avait il n’y avait plus de style d’époque, de
20 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
logements, universités, au sein d’un que créent les voies rapides, des zones
quartier lisible et évolutif dans Paris ? spécialisées pour les riches, les pauvres,
« Organiser le désordre naturel sans les bureaux, les commerces, etc. Ils
le tuer » (je reprends une de vos phrases viennent aussi quand on ressent une
dans une présentation) serait-il en laideur. Dans un film de Cédric Kla-
résumé le principe fondamental de tout pisch, une phrase m’a frappé : « Ça n’a
urbanisme réussi dans la ville ni queue ni tête, une ville. » La lisibi-
d’aujourd’hui ? lité accueillante ne se trouve pas dans
Dans les villes, le temps a su organi- le style architectural mais dans l’espace
ser les désordres. Car elles se font via que les bâtiments dessinent entre eux.
une stratification des époques qui se Il faut une lisibilité de cet espace des
succèdent en une interminable conver- parcours : des rues, des passages, des
sation où se répondent les bâtiments, places, des voies plus rapides silen-
les voiries, les friches, les jardins, etc. cieuses passant au-dessus du tissu ur-
CHRISTIAN DE PORTZAMPARC

Mais nous avons maintenant souvent, bain sans le couper, etc. À partir de là,
soit des sortes de « zoos », parce que le temps peut accueillir les transforma-
chaque architecte a manifesté son ego, tions. Car le durable, c’est le transfor-
soit des successions ennuyeuses de bu- mable. Jamais une pure accumulation
reaux en boîtes de verre. Quand je tra- d’icônes architecturales dans le goût
désertique en 2012 devenu depuis un vrai Manhattan. vaille sur un projet, je cherche au d’une époque ne fera une ville. Un ur-
contraire à susciter l’homogénéité banisme réussi doit pouvoir tout ava-
modèle architectural comme il y en eut dans une certaine diversité et dans des ler, le banal et l’exception, ce que cer-
à chaque siècle. Était-il possible alors dimensions accueillantes. Car la tains trouvent beau et d’autres laid :
d’assembler la diversité ? Les îlots ou- beauté, c’est d’abord de pouvoir déam- bref, l’imprévisible variété des
verts du quartier Masséna, construits buler, de se sentir partout comme in- « styles » qui révèlent une vie et l’ac-
entre 2000 et 2010, répondent à cette vité à venir. Or, dans nos périphéries cueillent. La ville, pour moi, c’est cela :
interrogation : comment ouvrir la ville d’après guerre, il y a des blocages. Ils un objet esthétique aux milliers d’ac-
à l’aléatoire, assembler le multiple, viennent des barrières et des enclaves teurs, une beauté non voulue. L

« Un grand jeu de piste pour tenter


de renouer le fil des origines. »
François Azar, Kaminando i Avlando

« Un livre bouleversant. »
Gérard de Cortanze, Historia

« Un grand livre, à lire, à offrir,


pour éviter le jeûne de mémoire. »
Élise Fischer, Lili au fil des pages

« Émouvant ! »
Flavie Gauthier, Le Soir

« Michèle Sarde met la vie en écriture. »


Sandrine Ferron-Veillard, La Cause littéraire

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 21


les idées

Jacques Julliard

La gauche qu’on
aime à droite
Conscience progressiste et ex-plume du Nouvel Obs, épris de Péguy et de Simone Weil,
il cultive à 87 ans avec alacrité sa singularité chez Marianne et surtout au Figaro.
Par François Bazin

orsque Jacques Julliard a re- populisto-républicaine. Son bonheur, imparable : « Je ne suis pas sûr que mon

l joint Marianne, en 2010, ses


amis du Nouvel Obs lui ont
fait remarquer qu’après
trente-deux ans de bons et
loyaux services on ne quittait
pas « le plus grand hebdomadaire du
monde » – Pierre Benichou dixit –
pour un petit journal qui « sent des
pieds ». Certains, plus subtils, lui ont
sa fierté, son goût du paradoxe, il les
cultive ailleurs, dans les colonnes du
Figaro, ce qui, on l’avouera, peut sem-
bler déroutant. Une page entière tous
les mois : que demander de mieux, il est
vrai ? « J’avais proposé au Monde une
collaboration de ce type. On m’a ré-
pondu que ça serait un honneur et puis
on ne m’a jamais rappelé. » Dans l’ex-
saint-simonisme intellectuel soit com-
patible avec mon péguysme viscéral.
Mais quoi ! Vieillir, c’est peut-être se ré-
signer à ses contradictions. » Julliard
côté tête, Julliard côté tripes : il suffisait
d’y penser. Sur un mode à peine diffé-
rent, il y a d’ailleurs belle lurette qu’il
répète benoîtement que, « dans son
conseil d’administration personnel, il
glissé à l’oreille qu’il était jusque-là pression du regret, on a connu Jacques entre 24  % d’esprit traditionaliste,
« un mec pas sérieux dans une équipe Julliard plus punchy. Admettons que 24  % d’esprit libertaire et 52 % d’esprit
qui l’était déjà trop » et qu’il perdrait Le Figaro n’ait pas été son premier social-démocrate ». Mieux qu’une syn-
au change à devenir « un mec sérieux choix. Il suffit pourtant de le lire pour thèse, on a là une alliance. Toute la ques-
dans une équipe qui ne l’a jamais été ». comprendre que c’est là, désormais, tion est désormais de savoir si, par ha-
Quelques taquins enfin se sont amusés parmi les jeunes plumes de la droite sard, avec le temps qui passe, ces
de voir ce catho de gauche –  «  ca- conservatrice, qu’il livre son meilleur, équilibres intimes ne se seraient pas un
tho-proudhonien  », comme disait qui, comme toujours avec lui, est éga- peu modifiés au point de faire perdre à
François Furet – rallier ainsi une dé- lement le plus jouissif dans la distribu- la gauche classique sa courte préémi-
pendance de la maçonnerie laïcarde. À tion des claques et autres anathèmes. nence d’autrefois.
tous, Jacques Julliard a répondu qu’il On peut le dire autrement en notant
se moquait de ces avertissements CÔTÉ TRIPES tout d’abord que, le plus sûr, le plus so-
comme de sa première chemise. « Si on Quand certains, au Monde diplo par lide aussi chez Jacques Julliard, c’est ce
n’a pas le droit de faire des bêtises à exemple, le classaient, hier, dans la caté- qui pèse le moins selon ses propres
77 ans, où va-t-on ? » gorie des « nouveaux réactionnaires », calculs. Mais une pensée se juge-t-elle
Dix ans ont passé. Question « bê- Jacques Julliard criait au scandale  : au poids ? Il y a des intellectuels, plus
tises », Jacques Julliard ne s’est pas « Jusqu’à quand faudra-t-il supporter nombreux qu’on ne le croit, qui lisent
calmé. Dans l’art de brouiller les pistes, sans mot dire cette malhonnêteté in- Louis de Bonald ou Joseph de Maistre
il demeure champion. Chaque se- tellectuelle, ces amalgames staliniens en cachette sous la couette. Jacques Jul-
maine, il officie dans Marianne comme des sycophantes et des aboyeurs ? » Au- liard n’a jamais été de ceux-là. Peut-être
si de rien n’était. « On m’y laisse une jourd’hui, il supporte sans peine. Nou- parce que, comme disait Barthes, être
paix royale », dit-il, et c’est manifeste- veau réactionnaire ? Pourquoi diable l’arrière-garde de l’avant-garde, c’est sa-
ment la seule chose qui lui importe. nouveau, en effet ? Pour faire com- voir ce qui est mort tout en l’aimant en-
Inutile de lui parler de l’actionnariat prendre sa pensée à ceux qui ont du mal core. Mais, au-delà de la nostalgie, cet
sulfureux de son journal et de sa ligne à la suivre, il a trouvé une formule attachement à la pensée traditionaliste
22 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
Social-démocrate, par exemple ? S’il faut
chercher un biais dans la pensée Julliard,
ce n’est pas dans la contradiction – la-
quelle est assumée, on l’a vu – mais dans
la définition de ce qui reste chez elle de
plus substantiel. « Je suis social-démo-
crate parce que je crois à l’alliance du
peuple et de la gauche. » Un peu court,
non ? « Je crois que cette alliance est fon-
dée sur la conjugaison de l’idéal scienti-
fique et de la lutte contre l’injustice. »
C’est sans doute un peu mieux, mais très
loin en tout cas des définitions qu’on
donne d’habitude à cette tradition du
mouvement socialiste. L’explication de
cette imprécision de langage chez un
homme peu coutumier du fait ? Elle est

ILLUSTRATION ANTOINE MOREUA DUSOULT POU R LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE


à rechercher ailleurs que dans l’inatten-
tion. Si Jacques Julliard flotte, c’est qu’il
change. S’il flotte autant que ça, c’est
que la social-démocratie telle qu’il la pré-
sente fait le pont entre deux points
ô combien éloignés : la modernité façon
seconde gauche qui fut autrefois sa bous-
sole et le républicanisme en blouse grise
qui lui sert aujourd’hui de référence.

ROUFLAQUETTES DE JULES FERRY


Comme il est loin le temps où Jacques
Julliard moquait les rouflaquettes de
Jules Ferry, les vieilles barbes « rad-
socs », les trémolos patriotiques de Fran-
çois Mitterrand ou les leçons de civisme
à la Chevènement. L’école telle qu’elle
va selon lui, c’est-à-dire à la dérive, et la
laïcité telle qu’elle s’exprime à ses yeux,
c’est-à-dire de travers face à la menace
traduit surtout une conviction pro- nécessaires, on ne se dira donc pas anar- islamiste, l’ont fait virer de cap. Même
fonde : « L’individu n’est pas seul. Il chiste. Mais, parce que cette tentation sa religion de l’Europe semble au-
n’existe que dans un certain nombre de est sans cesse renaissante, il faut lui op- jourd’hui moins vibrante. Quand le PS
cadres qui sont familiaux, profession- poser une résistance de tous les instants, existait encore, Jacques Julliard lui repro-
nels et nationaux. » C’est ce qui fait « partout où elle se manifeste, dans la chait d’être d’un temps dépassé. Depuis
dire à Jacques Julliard, au risque du pa- famille, dans l’entreprise, dans les mé- qu’il est subclaquant, il dénonce son in-
radoxe, que « le traditionalisme, c’est dias, dans la politique bien sûr ». Cette capacité à retrouver ses anciennes ra-
moins une politique cines. L’essentiel, di-
de droite qu’une poli- Jusqu’à quand faudra-t-il supporter ra-t-on, est qu’il reste
tique qui cherche à re- coupable. Sur ce
placer l’individu dans sans mot dire ces amalgames staliniens plan-là, Jacques Jul-
un cadre concret ». des sycophantes et des aboyeurs ? liard ne varie pas de-
À partir de là, tout puis qu’il a croisé un
s’enchaîne ou plutôt s’articule en se com- part d’esprit libertaire, Jacques Julliard jour Guy Mollet sur sa route. Ce qui, au
pensant dans un cadre évidemment li- la croit consubstantielle à ce qu’il ap- fond, n’est pas très important dès lors
bertaire. Pour Jacques Julliard, « le pou- pelle encore «  la vraie pensée de qu’on veut bien s’en tenir au fond de son
voir, c’est le mal ». Sa chère Simone Weil gauche », dont il sait pourtant bien, propos, depuis quelques années. On le
et quelque part avant elle Proudhon ou pour s’en être fait l’historien, qu’elle résumera ici à sa façon : Jacques Julliard
Péguy l’avaient dit également. Parce que s’est construite en France sur des bases n’a jamais été autant de gauche depuis
le pouvoir et l’État, hélas ! sont bien plus autoritaires. que celle-ci a cessé d’exister.  L

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 23


les idées

Épidémies

Récits viraux
Le coronavirus a réveillé des fantasmes anciens où se mêlent
rumeurs, relents racistes et angoisses de transgression.
Telles les calamités qui s’abattent sur la cité dans Œdipe roi,
ou sur l’Égypte dans l’Ancien Testament.
Par Alexis Brocas

Une ambiance apocalyptique à Wuhan, où

’épidémie de coronavirus a savons que la métaphore de la maladie élucider la raison pour laquelle l’Olympe

l inspiré une fiction collec-


tive et raciste : celle qui dé-
peint les Chinois en man-
geurs de chauve-souris en
soupe. Celle-ci rappelle une
autre fiction collective et raciste, née
avec le sida, selon laquelle le virus serait
passé des singes du Cameroun à
l’homme via une relation sexuelle.
décrit de façon très exacte la façon dont
les idéologies mortifères et leur cortège
de fictions haineuses se répandent d’un
cerveau à l’autre et transforment leurs
propriétaires en bourreaux potentiels
de boucs émissaires désignés.
L’idée selon laquelle la transgression
d’un seul attire une épidémie sur la mul-
titude est très ancienne. Elle se retrouve
a infligé cette calamité à la cité. Et cette
raison, c’est bien sûr lui-même, Œdipe,
et la double transgression – parricide et
inceste – qu’il a commise sans qu’il n’en
sache rien. Une double transgression
qui viole deux tabous fondamentaux
des sociétés humaines. S’y ajoutent les
subtilités propres au mythe : les dieux
manipulent Œdipe pour l’amener à
Bien sûr, ces deux fictions sont fausses : dès Œdipe roi de Sophocle. Le début de transgresser les lois des hommes, puis
les chauves-souris ont probablement la pièce montre la ville de Thèbes livrée châtient la cité entière pour ces trans-
accueilli les virus, mais les Chinois ne à une épidémie de peste. Œdipe devra gressions qu’eux-mêmes commettent
les incluent pas dans leur gastronomie.
Elles sont en revanche consommées en
soupe dans les îles de Palaos, en Micro-
nésie (aucun cas connu de contamina-
tion), et c’est, semble-t-il, les images
d’une blogueuse chinoise goûtant cette
MÉMOIRES DU SIDA
Comme il y eut, au XIXe siècle et au début du
spécialité locale qui a lancé la rumeur. XXe siècle, une littérature de la tuberculose
De même, il est établi que le sida est – qui culmina avec La Montagne magique de
HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE

passé des singes aux hommes via des Thomas Mann en 1923 –, la fin du XXe siècle
blessures de chasse, ou la consomma- vit éclore une « littérature du sida » – du
tion de viande de brousse. Mais ces fic- moins la labellisait-on ainsi, en 2003, dans
tions sont révélatrices  : toutes deux Le Magazine littéraire (n° 426). Ses phares
placent, aux origines de l’épidémie, s’appellent Hervé Guibert (À l’ami qui ne m’a
une transgression, un acte de consom- pas sauvé la vie), Guillaume Dustan (Je sors
mation antinaturel et bestial, dans tous ce soir) ou Yves Navarre (Ce sont amis que
les sens du terme. Toutes deux envi- vent emporte). Ils écrivaient des romans au-
Hervé Guibert, en 1986. tobiographiques, relatant les ravages de la
sagent la maladie comme un châtiment
maladie sur les corps, mais aussi des ou-
frappant la collectivité en réponse à la vrages politiques, qui élucidaient, via le vecteur de la maladie, les mécanismes d’op-
faute d’un ou de quelques individus pression et d’exclusion. Ces romans décrivaient une réalité alors perçue comme nou-
coupables de bestialité – et de là leur velle : l’existence d’une culture gay communautaire, urbaine, que le grand public résuma
portée raciste. Et ces fictions racistes hâtivement à son hédonisme « puni » par la maladie. Pourtant, cette littérature elle-
bénéficient, hélas ! d’une diffusion elle même ne saurait être réduite au microcosme qu’elle dépeint : Dustan, Navarre ou Gui-
aussi épidémique : depuis La Peste de bert sont lus en dehors de la communauté gay. Et si leurs textes peuvent discuter l’hé-
Camus et Rhinocéros de Ionesco, nous gémonie de la culture hétérosexuelle, ils n’en sont pas moins universels. A. B.

24 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


population chrétienne d’Europe en Avec les premiers microscopes capables
contaminant les puits. Cette fiction de rendre les bactéries visibles (en 1668
paranoïaque sera prise au sérieux par le en Hollande), puis Pasteur, les épidé-
roi Jacques V : il nomme un inquisi- mies perdent leur origine surnaturelle.
teur, ordonne que les lépreux soient Cela ne met pourtant pas un terme au
soumis à la question. Bien sûr, ceux-ci mythe d’une transgression initiale et
avouent… Cette théorie complotiste, aux théories complotistes afférentes.
malgré ses atours archaïques, trouve Désormais ces transgressions ne sont
cent équivalents modernes. Ainsi, il plus culinaires ou sexuelles, mais scien-
existe, sur Internet, une littérature ac- tifiques. Cette idée se retrouve dans la
cusant Bill Gates et les grands noms de littérature de science-fiction apocalyp-
la Silicon Valley d’avoir fomenté l’épi- tique du xxe siècle. Dans Le Fléau de
démie de coronavirus pour diminuer l’Américain Stephen King, ou la série
la population mondiale… Le Passage, de Justin Cronin, ce sont
des savants imprudents ou sans foi ni
LUBRICITÉ DES LÉPREUX loi qui, en bricolant des virus, dé-
La figure du lépreux médiéval est ce- clenchent des épidémies qui éradiquent
STR/AFP

pendant plus ambiguë que ne le laisse l’essentiel de la population mondiale.


a commencé à se développer le coronavirus. croire cet épisode. D’un côté, les popu- Ces virus peuvent aussi transformer les
lations médiévales voient bien que la malades en monstres – en vampires,
allègrement. Aujourd’hui, on parlerait lèpre frappe des gens exempts de péchés chez Justin Cronin ou dans le classique
d’injonctions contradictoires. majeurs – tel le poète Jean Bodel, qui Je suis une légende de Richard Mathe-
Dans la même idée et dans l’Ancien contracta la maladie au départ de la son. Là encore, le schéma se répète et se
Testament, le récit des plaies appelées croisade, en 1205. Cependant, l’idée sophistique  : parce qu’ils bafouent
par Moïse sur l’Égypte peut se lire que les maux sont liés à une transgres- l’éthique de leur métier, des chercheurs
comme une fiction inventée a posteriori sion bestiale résiste à travers la légende déchaînent sur le monde un fléau qui
justifiant, par le crime d’un seul, un dé- de l’insatiable lubricité des lépreux. transforme ses victimes en créatures
chaînement de calamités naturelles Pour le Moyen Âge – dont la médecine transgressives… Comme s’il était im-
auxquelles les scientifiques d’aujour- assimile les humeurs corporelles au ca- possible de se défaire de l’imagerie ori-
d’hui ont trouvé des explications ractère –, il est naturel de rapprocher le
concrètes : sécheresse, contamination feu de la maladie qui dévore les chairs La faute
des eaux par des algues rouges, pullu- des ladres et le feu du désir qui dévore
lation de moustiques et épidémie de les âmes. La lubricité des lépreux est d’un seul attire
leishmaniose… Dans le récit biblique, alors si proverbiale que les maisons où une épidémie sur
l’auteur du crime originel est Pharaon, ils vivent, appelées « bordes » (car elles la collectivité.
qui s’oppose à la volonté du vrai Dieu se trouvent en bord de route pour faci-
en refusant de laisser partir le peuple liter la mendicité), seront à l’origine du ginelle. Comme si le premier symp-
élu. Avec une variante notable : Pha- mot « bordel ». Et cette image du lé- tôme de ces épidémies était de susciter
raon ne transgresse pas en adoptant un preux lubrique se retrouve notamment des fictions qui nous ramènent tou-
comportement bestial mais en s’affir- dans Tristan et Iseut, quand le roi Marc jours à une transgression initiale et à la
mant comme le représentant de faux se laisse convaincre par le chef d’une désignation d’un bouc émissaire.
dieux. Le crime d’orgueil idolâtre est-il bande de lépreux de leur livrer son in- Comme si cette dramaturgie était si
plus grand que celui de bestialité ? Le fidèle Iseut pour la punir : « Regarde : profondément inscrite dans nos cer-
résultat, en tout cas, est le même : le j’ai là cent compagnons. Donne-nous veaux par des millénaires de pensée
mal s’abat sur la collectivité. Iseut, et qu’elle nous soit commune ! Le magique qu’il était impossible de s’en
Aujourd’hui, nous tendons à croire mal attise nos désirs. Donne Iseut à tes libérer tout à fait. Un écrivain y par-
que la pensée complotiste vit un âge lépreux, jamais dame n’aura une pire vient pourtant : le Britannique H. G.
d’or grâce aux réseaux sociaux capables vie que la sienne. Vois, nos haillons Wells. Cela advient à la fin de sa Guerre
de la propager instantanément. C’est sont collés à nos plaies qui suintent. » des mondes, quand les Martiens qui ont
mal connaître les pouvoirs de la trans- Mais, chez les lépreux lubriques, le lien envahi la Terre se voient exterminés
mission orale. Au printemps 1321, le entre transgression et punition est in- par un ennemi insoupçonné : les virus
sud de la France est en proie à une ru- versé : la lubricité bestiale des lépreux et bactéries qui pullulent sur notre pla-
meur qui se communique au royaume n’est pas à l’origine de leur maladie, nète, contre lesquels leurs organismes
d’Aragon : les lépreux, agissant pour le mais sa conséquence. Comme si le rap- sont sans défense ! À la fois inattendue
compte des juifs, eux-mêmes com- port entre épidémie et transgression, et scientifiquement fondée, l’idée de
mandités par les musulmans d’Es- démenti par l’observation, devait être Wells prend à rebours toutes les fic-
pagne, chercheraient à empoisonner la maintenu par tous les moyens. tions antérieures. L

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 25


en couverture

ERIC BOUVET/GAMMA-RAPHO

JACQUES GRAF/DIVERGENCE

MÉMORIAL DE LA SHOAH
Marceline Loridan-Ivens Henri Borlant Hélène Berr
1928-2018 5 juin 1927 : 92 ans 1921-1945

SHOAH
SE SOUVENIR SANS
EVVY EISEN/MÉMORIAL DE LA SHOAH
PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE

LOUIS MONIER/BRIDGEMAN IMAGES

Aharon Appelfeld Ida Grinspan Élie Wiesel


1932-2018 1929-2018 1928-2016

26 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


REGINA SCHMEKEN/SUDDEUTSCHE ZEITUNG/LEEMAGE
MICHELINE PELLETIER/GAMMA-RAPHO

FRANÇOIS LOCHON/GAMMA-RAPHO

Samuel Pisar Simone Veil Imre Kertész


1929-2015 1927-2017 1929-2016

Soixante-quinze ans après la libération des camps, le Mémorial de la Shoah consacre une
exposition aux rescapés, « La voix des témoins ». Ces voix se taisent les unes après
les autres, et nous arrivons à la fin de « l’ère du témoin » analysée par Annette Wieviorka.
Il est de notre devoir de nous souvenir, d’entretenir cette mémoire, de continuer à faire entendre
les voix vibrantes de Simone Veil, de Marceline Loridan-Ivens, d’Aharon Appelfeld…
Dossier coordonné par Aurélie Marcireau

LES TÉMOINS
BRUNO DE MONÈS/ROGER-VIOLLET
GUGELMANN/OPALE VIA LEEMAGE

FARABOLA/LEEMAGE

Ginette Kolinka Primo Levi Sarah Kofman


4 février 1925 : 95 ans 1919-1987 1934-1994

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 27


en couverture

Héritage

Passage
de témoins
La disparition des derniers rescapés des camps de
concentration invite à revoir la transmission de l’histoire de
la Shoah et de la rupture anthropologique qu’elle constitue.
Par Aurélie Marcireau

e suis l’un des derniers mail- Ginette Kolinka comme Félix Spitz ont

j lons d’une histoire qui


s’éteint. […] Je suis un
homme de 91  ans, mais
mon récit est celui d’un
petit garçon. J’avais 5 ans
lorsque Hitler est arrivé au pouvoir. […]
Je veux témoigner, tant qu’il est encore
décidé, à leur tour, de raconter. Mais ar-
rivera ce moment où il n’y aura plus de
témoins pour se lever à la disparition
d’un autre (lire ci-contre).

AUTHENTIFIER LES FAITS


Peut-on imaginer se souvenir de la
ROLF VENNENBERND/DPA/AFP

temps. Je dois, moi aussi, raconter mon Shoah, des atrocités nazies, sans la pa-
histoire. Aussi infime soit-elle, elle fait role des survivants ? La question se pose le raconte Simone Veil dans L’Aube à
écho à la grande histoire. » Il est l’un des avec une grande urgence. Comment Birkenau : « J’avais l’impression que
derniers survivants du ghetto de Varso- conserver cette mémoire ? Comment les survivants gênaient. […] On ne sa-
vie. Félix Spitz avait 17 ans à la fin de la éviter les faux pas sur ce sujet si grave et vait pas où nous situer. Des questions
guerre. Son témoignage est paru cette universel ? Car il est universel. Un État surgissaient, humiliantes, aberrantes,
année. En 2015, trois cents témoins qui exclut un groupe humain « le ré- parfois presque folles. » L’historienne
étaient présents à la cérémonie à duisant à des bacilles à éradiquer », se- Annette Wieviorka raconte, dans L’Ère
Auschwitz, selon Piotr Cywiński, direc- lon les mots d’Iannis Roder. Un État du témoin (1998), l’émergence de cette
teur du Musée national du lieu de mé- qui va chercher hommes, femmes et en- figure lors du procès Eichmann : « Le
moire. Cette année, nous les avons vus survivant acquiert son
une fois encore, ces rescapés, à Yad Va- La figure du témoin a mis identité sociale de survi-
shem, pour les commémorations du du temps à émerger. vant parce que la société la
75e anniversaire de la libération du camp lui re connaît. » Ils
d’Auschwitz-Birkenau ou au Mémorial fants au cœur d’autres pays pour les éli- « étaient les faits ». En France, avec les
de la Shoah lors de l’inauguration du miner selon un processus industriel ad- procès Barbie (1987) et Touvier (1994),
mur des Noms rénové. ministré méthodiquement. Il s’agit la demande sociale prend forme.
En France, une quinzaine de d’« une rupture anthropologique », se- « C’est à la fin des années 1970, à la
membres de l’Union des déportés lon Georges Bensoussan, auteur de suite de l’émotion et des controverses
d’Auschwitz peuvent encore témoi- L’Histoire confisquée de la destruction qui suivent aux États-Unis comme en
gner. Ils étaient une centaine dans les des Juifs d’Europe (2016), qui s’inter- France ou en Allemagne la diffusion du
années 1980. Et les silhouettes semblent roge ici sur l’utilité du « tourisme mé- feuilleton télévisé Holocauste, qu’appa-
s’effacer plus rapidement ces derniers moriel » (lire p. 40). raît pour la première fois l’idée qu’il
temps. Ida Grinspan, Simone Veil ou La figure du témoin, du survivant, a mis faut recueillir sous forme de films vidéo
encore Marceline Loridan ont disparu, du temps à émerger. À la fin de la guerre, les témoignages de ceux que les Améri-
laissant livres et vidéos, alors que le silence, au mieux, dominait, comme cains nomment désormais les survivors.

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Le photographe Martin Schoeller a visité en Israël 75 survivants soixante-quinze ans après la libération du camp d’Auschwitz.
L’exposition de ces portraits a été inaugurée en Allemagne le 21 janvier de cette année.

[…] Ainsi le feuilleton Holocauste est-il


un puissant révélateur d’un paysage
mémoriel en train de se modifier où se
combinent divers éléments : la modifi-
ULTIMES PAROLES
cation de l’image du survivant, la mu- Personne ne me croira, s’insurge Félix Spitz dans le titre de son récit. Pri-
tation de l’identité juive, les usages po- sonnier du ghetto de Cracovie à l’âge de 14 ans, il se décide à parler
soixante-dix-sept ans plus tard. Ce livre, publié en janvier 2020, s’est
litiques du génocide », poursuit-elle.
déjà vendu à 5 000 exemplaires (source : Fayard). Prix du livre étranger
En France, le survivant apparaît alors 2020, Mauthausen, du dramaturge grec Iakovos Kambanellis, décrit avec
au petit écran avec une fonction d’au- un réalisme aiguisé et une narration précise les deux années passées
thentification. Son témoignage devient dans le camp de Mauthausen, situé en Haute-Autriche. Sorti en janvier
indispensable et se mue en « impératif de cette année, il s’est vendu à 13 000 exemplaires (source : Albin Mi-
social ». « Même si le récit reste iden- chel). Ginette Kolinka, survivante du camp de Birkenau, témoigne après des années de
tique dans ses composantes factuelles, silence dans Retour à Birkenau, sorti en mai 2019, qui s’est vendu à 70 000 exemplaires
il se trouve pris dans une construction (source : Grasset). Cette « passeuse de mémoire », comme elle aime à le dire, devient elle-
collective. » même le symbole du devoir de mémoire, « une référence », affirme Jean-Marc Levent,
Dans les écoles, ces deux dernières dé- directeur commercial des éditions Grasset. David Teboul raconte Simone Veil dans L’Aube
cennies, le témoin devient le pivot de à Birkenau, sortie en novembre 2019. Après une quarantaine d’heures d’enregistrement,
le cinéaste et ami tente de reconstruire le récit des années d’enfance, de guerre et les mois
l’enseignement de la Shoah, et le voyage
passés au cœur de l’enfer concentrationnaire. En résulte un livre dans lequel s’entrelacent
scolaire à Auschwitz se popularise. Au- dialogues et témoignages, un véritable succès, avec 116 000 exemplaires vendus (source :
jourd’hui, à l’approche de la fin de Les Arènes). Ses mots comme sa personnalité ont touché le public : Marceline Loridan-Ivens
« l’ère du témoin », une nouvelle s’adressait en 2015 à son père disparu dans Et tu n’es pas revenu. Avec l’aide de la jour-
construction doit advenir. Lors de naliste et écrivaine Judith Perrignon, la cinéaste s’est livrée sur sa captivité et sa recons-
l’inauguration du mur des Noms ré- truction dans cet ouvrage qui a bouleversé 64 000 lecteurs (source : Grasset). Il y a cent
nové du Mémorial de la Shoah, Emma- ans naissait Primo Levi (1919-1987). Le survivant a ouvert la voie aux nombreux témoi-
nuel Macron a appelé « chacune et gnages qui, aujourd’hui, rencontrent un véritable succès. Victoire Boutron

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 29


en couverture

chacun à apporter au Mémorial ses


archives personnelles », collecte racon-
tée dans le très beau documentaire mon-
tré actuellement aux lycéens J’aimerais
qu’il en reste quelque chose (lire p. 41).

LUDOVIC MARIN/AFP
LE CRI DE MARCELINE
L’éducation est justement au centre du
livre d’Iannis Roder Sortir de l’ère vic-
timaire. Professeur d’histoire au collège
en Seine-Saint-Denis et responsable des Le 21 janvier 2020, à Jérusalem, dans la salle des Noms du musée d’histoire de la Shoah Yad Vashem.
formations au Mémorial, l’auteur estime
qu’il faut révolutionner l’enseignement avant tout comprendre. » Cette com-
faux que de croire que l’horreur d’un gé-
et le discours public sur la Shoah (lire en- préhension est la seule arme contre « les
nocide pouvait avoir effacé la haine mul-
tretien p. 33-35). Il rappelle le cri de Mar- tiséculaire des Juifs. »
concurrences victimaires », l’antisémi-
celine Loridan-Ivens, au micro de France tisme et la banalisation de la Shoah.
On n’a jamais autant et aussi bien en-
Inter le 27 janvier 2015 : « Il ne faudrait seigné l’histoire de la Shoah, et on n’a ja-
Pour ne plus voir, par exemple, une mi-
pas faire semblant que le monde a litante antispéciste parler à la télévision,
mais eu autant de problèmes d’antisémi-
changé. […] Vous pensez que les Fran- tisme en France depuis 1945, signe que
de « camps de la mort » ou d’« holo-
çais seraient descendus dans la rue si on causte » ou une petite fille porter une
l’approche morale qui s’appuie sur
n’avait tué que des Juifs il y a quinze étoile jaune lors d’une
jours ? », s’exclamait-elle au sujet de la Nous avons cru que la Shoah manifestation (lire p.
grande manifestation du 11 janvier, avait tué l’antisémitisme. ci-dessous). Cette ques-
après les attentats de Charlie et de l’Hy- tion du maintien de
percacher de la porte de Vincennes. « Le l’émotion et la compassion a des limites, cette mémoire vive et d’une meilleure
cri de Marceline, explique Iannis Roder, explique encore Iannis Roder. Pour évi- compréhension ne se pose pas qu’en
était aussi fort que l’étaient son déses- ter que tout devienne Shoah et que sa France. En Allemagne, des parents ont
poir et sa colère devant l’illusion qui fut spécificité soit oubliée, il préconise d’en- refusé, en décembre dernier, que leurs
la nôtre durant tant d’années : nous trer dans cette histoire par la vision du enfants, préparant une visite à
avons cru que la Shoah avait tué, avec les monde des bourreaux. « On peut pleu- Buchenwald, lisent le Journal d’Anne
Juifs, l’antisémitisme. Or rien n’est plus rer à Auschwitz-Birkenau, mais il faut Franck au motif qu’il ne présenterait
qu’une vision de l’histoire, reprenant
ainsi des revendications du parti d’ex-
extrait trême droite l’AfD. En Italie, la séna-
Lors des manifestations des gilets jaunes, en décembre 2018, un site Internet
trice Liliana Segre, 90 ans, rescapée
a juxtaposé deux photographies, l’une de Waffen SS et l’autre de CRS en d’Auschwitz, bénéficie d’une escorte
pleine charge, accompagnées de la légende suivante : « Nous n’avons fait qu’obéir aux policière à vie à cause des menaces de
ordres. » […] Il est devenu des plus classiques de convoquer le crime contre les Juifs mort qu’elle reçoit par centaines. À
ou encore le fameux « point Godwin » pour disqualifier son adversaire en le nazifiant l’automne dernier, elle a proposé la
[…]. Les exemples sont ainsi nombreux et quasiment quotidiens. […] C’est ainsi création d’une commission pour lutter
qu’un manifestant arborait, accroché à son porte-bébé arrimé à son dos, un écriteau contre les phénomènes de racisme,
sur lequel il était inscrit : « Hitler gazait les Juifs. Macron gaze le peuple. L’histoire d’antisémitisme et d’incitation à la
continue ! » Nul doute que ce jeune père a étudié, au collège et au lycée, l’histoire de la haine et à la violence sur des bases eth-
Shoah. On peut légitimement se demander ce qu’il en a compris. A priori, rien. En niques et religieuses. Proposition sur la-
revanche, il en a retenu que les nazis gazaient les Juifs, ce qui ne semble pas signifier
quelle se sont abstenus des députés du
autre chose pour lui que de subir de simples gaz lacrymogènes… […] Dès qu’il
est question d’une population vue comme minoritaire et vulnérable, Vichy et la Shoah
mouvement Forza Italia de Silvio Ber-
sont immédiatement convoqués, et ce même par une partie de la classe politique. lusconi, du parti néofasciste Fratelli
C’est, par exemple, cette responsable écologiste qui, réagissant au déplacement en d’Italia et de la Lega de Matteo Sal-
tramway de Roms de Saint-Denis vers Bobigny en septembre 2011, expliquait vini… C’est donc au moment même de
que « cette opération rappelle les heures les plus sombres de notre histoire et réveille la disparition des témoins, ce moment
en nous une monstrueuse évocation. Lorsqu’un service public de transports participe où la société doit passer de la transmis-
à une opération policière aussi abjecte, c’est tout le pacte républicain qui est bafoué sion de la mémoire à la transmission de
et la honte qui nous submerge ». Ce n’est donc pas l’histoire de la Shoah qui guide les l’histoire, que l’actualité rappelle que
réflexions et les prises de parole mais bien sa mémoire déshistoricisée. la tâche est immense et que le travail
Sortir de l’ère victimaire, Iannis Roder, éd. Odile Jacob. commence. L

30 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


qui vivent des difficultés (comme les
Enseignement Roms ou les migrants), très vite des pa­
rallèles sont faits avec le sort des Juifs

« Sortir de pendant la guerre, avec la Shoah et les


crimes de masse. Ces raccourcis et ana­
logies brouillent l’intelligence et la
compréhension de chacun des phéno­

l’angle moral » mènes, qui méritent qu’on s’y intéresse


pour ce qu’ils sont.
Quelle est la responsabilité
des acteurs publics ?
Le discours public en a une avec cette
Enseigner la Shoah implique, au-delà du compassionnel, manière d’aborder l’histoire de la
d’enrichir les connaissances historiques des élèves. Entretien Shoah. On parle de la souffrance, des
avec le responsable des formations du Mémorial de la Shoah. victimes de la barbarie, du « plus ja­
mais ça », sans expliquer du tout ce
Propos recueillis par Aurélie Marcireau qu’est le « ça » dont on parle. Pour
certaines personnes qui connaissent
mal cette histoire ou seulement sur un
angle moral, il n’y a pas de raison que
l’on mette plus l’accent sur les victimes
Votre livre part du constat que de la Shoah que sur d’autres. Les pou­
l’approche moralisante et victimaire voirs publics doivent être très péda­
actuelle de l’enseignement de la Shoah gogues quand ils disent « souvenons­
n’est pas la solution, voire qu’elle conduit nous ». Évidemment il faut se souvenir,
à un échec. Qu’entendez-vous par là ? mais se souvenir de quoi ? Quand on
Iannis Roder. – Cette approche n’est ne connaît pas l’histoire, la rupture
pas simplement celle de l’enseigne­ anthropologique qu’a représentée la
ment, c’est aussi un discours public. Shoah est impossible à comprendre. Et
L’enseignement de la Shoah a progressé donc on peut se demander pourquoi en
mais est encore souvent brandi comme parler sans cesse. C’est ce que certains
un antidote, un rempart contre le re­ mettent en avant dans une concur­
tour de la bête immonde. On a pensé, rence mémorielle qui est en réalité une
notamment au moment de la percée du concurrence victimaire : « Je veux être
DRFP/ODILE JACOB

FN dans les années 1980, que la bonne une victime pour avoir une reconnais­
connaissance du crime commis contre sance sociale. » Leur sentiment est
les Juifs serait un médicament miracle qu’il faut être victime pour être re­
contre la haine. Ce n’est pas le cas. Dans Iannis Roder, à Paris, mai 2017. connu socialement, notamment en
les cours, la Shoah a été et est encore tant que groupe. C’est toute la ques­
souvent présentée comme l’exemple ar­ la Shoah devienne l’équivalent de la tion de ces concurrences victimaires
chétypal de ce à quoi peuvent mener le Shoah et qu’ainsi se retrouve noyée la qui se mettent en place aujourd’hui.
racisme et les discriminations quelles spécificité de ce crime. Il n’y a pas de Quand des élèves vous parlent
qu’elles soient. Cette approche morale hiérarchie dans les souffrances, mais de l’esclavage par exemple ?
joue beaucoup sur l’émotion, le com­ des crimes qui ne sont pas de même na­ Moi je n’ai aucun souci pour leur ré­
passionnel, mais n’explique pas et ne ture. Derrière ces crimes se trouvent les pondre. Les élèves ont l’impression
permet pas de comprendre les phéno­ idéologies, et c’est à mon sens là­dessus que, dans la sphère publique, on parle
mènes et processus. Le risque est que, qu’il faut travailler. Il faut réintroduire beaucoup de la Shoah et moins de l’es­
ne connaissant pas cette histoire ou ne de la politique dans cette histoire. clavage, et c’est une réalité. Mais sou­
la connaissant que par l’aspect émo­ On voit beaucoup de banalisation des vent on parle très mal de la Shoah. Il
tionnel et moral, tout évènement qui, symboles, de l’étoile jaune à l’utilisation faut faire de la pédagogie, car ceux qui
dans l’esprit, s’approche peu ou prou de du terme d’« holocauste » sont dans une vision communautaire
pour la défense de la cause animale. se disent qu’il n’y en a que pour les
Professeur d’histoire dans un collège
de Seine-Saint-Denis, Iannis Roder est
Dans les prises de position publiques Juifs. Il faut apprendre à réfléchir à la
responsable de la formation des sur des situations contemporaines question, à donner une vision poli­
enseignants au Mémorial de la Shoah. concernant la situation de minorités tique. On a été incapable d’expliquer à

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 31


en couverture

ces élèves en quoi la question de la selon ces idéologies sont convaincus centre de mise à mort. Parce que c’est
Shoah est universelle. Ce n’est pas une initialement un complexe concentra-
d’agir pour le bien, d’être dans le juste
question juive, c’est la question de tionnaire, toutes les populations vic-
et dans le vrai. Nazis, islamistes, Hutus
l’universel au même titre que le géno- ou Turcs sont convaincus d’être en si- times de la répression nazie (droits
cide contre les Tutsis ou en ce moment tuation de légitime défense, d’être les communs, résistants) y sont internées
contre les Rohingyas ou les Yézidis… agressés et de devoir se défendre. Des et vont avoir le même quotidien. Or
Comment faire ? analogies très claires existent dans lesune minorité de Juifs (un sur cinq en
Il faut changer le prisme et ne plus en- ressorts psychologiques et intellectuelsmoyenne) entre dans le camp et va
trer dans cette histoire par les victimes, de ces crimes, et c’est intéressant de faire
avoir un vécu concentrationnaire. La
car la victime exclut. À partir du mo- réfléchir nos élèves dessus. question qui vient ensuite est celle de
ment où moi, élève, je ne me sens pas ap- Pourquoi parlez-vous d’exception la mémoire de ce lieu portée par les sur-
partenir à ce groupe de victimes, je me concernant Auschwitz ? vivants d’Auschwitz. Ils nous parlent
sens exclu, et pourtant je me vis moi- Auschwitz pose plusieurs problèmes du quotidien concentrationnaire. Or
même parfois comme une victime. Il dans le cadre de la politique génoci- plus de 90 % des Juifs ont perdu la vie
faut entrer par l’histoire des bourreaux, daire nazie. C’est un camp qui a dans les ghettos, des fusillades de masse
c’est-à-dire expliquer quelles étaient ou les centres de mise à mort et
leurs motivations, comment s’est On parle du « plus n’ont pas connu les camps de
construite leur vision du monde. Je concentration. Le témoignage
montre dans mon livre que, à partir du jamais ça », sans expliquer d’un survivant est important
moment où l’antisémitisme était au du tout ce qu’est le « ça » mais représente le vécu d’une
cœur de cette vision nazie, tout s’expli- dont on parle ! infime minorité de ce qu’ont
quait par la prétendue haine que por- connu les Juifs pendant la
taient les Juifs aux Allemands. Il faut en- d’abord été pensé comme complexe Shoah. Dans l’imaginaire, l’exception
trer par cette histoire pour faire réfléchir concentrationnaire avant de devenir est devenue la généralité. A contrario,
à un élément essentiel de cet enseigne- également un centre de mise à mort Claude Lanzmann se focalise sur le but
ment : le passage à l’acte. Qu’est-ce qui pour les Juifs en 1942. Les autres des nazis : l’assassinat des Juifs partout
fait qu’on devient un tueur de masse ? centres de mise à mort (en Pologne ac- et jusqu’au dernier. La Shoah c’est le
Qu’est-ce qui a poussé un Mohammed tuelle par exemple) étaient conçus, dès vide ! C’est par la disparition de la pré-
Merah, ou les tueurs du Bataclan ? Re- leur création, comme des usines de sence juive sur des territoires entiers que
gardons ce qu’ont fait les nazis et le rôle fabrication de cadavres ou des termi- je commence le cours avec mes élèves.
que joue l’idéologie. Cela permet de nus ferroviaires pour exterminer. Les témoignages sont arrivés
comprendre et de faire comprendre à Auschwitz, ce n’est pas cela. C’est à tardivement, notamment
nos élèves que ces gens qui agissent partir de 1942 qu’y est adjoint un dans l’enseignement, et sont
devenus indispensables.
Le mur des Noms au Mémorial de la Shoah, à Paris. L’émergence du témoignage des sur-
vivants de la Shoah en France date des
années 1980 avec l’irruption du néga-
tionnisme et l’affirmation de la mé-
moire juive de la Seconde Guerre.
Commencent également, à la fin de
cette même décennie, les premiers té-
moignages en classe et les premiers
voyages scolaires, qui vont ensuite se
multiplier. C’est une demande sociale.
Ce ne sont pas les témoins qui se sont
décidés à parler, on a fait appel à eux.
Je me souviens de gens, qui sont de-
ZACHARIE SCHEURER/NURPHOTO/AFP

venus des amis, qui ont témoigné pour


la première fois devant mes élèves avec
une émotion difficile à contenir. Je de-
vais gérer une personne d’une soixan-
taine d’années qui s’effondrait en
larmes devant les lycéens. C’était fort,
mais compliqué. Dans les années 2000,
le témoignage est devenu un impératif

32 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


BRITA PEDERSON/DPA-ZENTRALBILD/ZB/AFP

Auschwitz, le 27 janvier 2020, 75e anniversaire de la libération du camp.

social et pédagogique, avec toujours allons perdre cette capacité à faire com­ leur histoire et en même temps une an­
cette idée qu’on allait édifier un rem­ prendre aux élèves que cette histoire goisse de leur disparition. Une fascina­
part contre la haine avec ces vécus tra­ n’est pas si loin, qu’ils vivent dans un tion pour des gens qui ont vécu une
giques. Plus on avançait dans le temps, monde où il y a encore des gens qui ont histoire dont souvent on n’a retenu que
plus les survivants étaient ceux qui connu le nazisme et les politiques ré­ l’horreur.
avaient à l’époque le même âge que les pressives nazies. Mais, en termes de Le témoignage peut-il être interrogé,
lycéens, ce qui créait un sentiment de compréhension et de connaissance de notamment quand il ne reste plus
proximité pour les élèves. Le témoi­ l’évènement Shoah, nous sommes ca­ que des vidéos ?
gnage s’est alors imposé comme un pables aujourd’hui de faire com­ Oui. Comme n’importe quel docu­
passage obligé, comme s’il fallait tou­ ment historique, il doit être mis en per­
cher l’histoire. Mais c’est une histoire On croyait spective et expliqué pour ce qu’il est :
qu’il faut resituer dans la grande his­ un témoignage à un moment et dans un
toire. Car, si le vécu des déportés à pouvoir édifier contexte donnés qui parle d’une his­
Auschwitz est le même, certains étaient un rempart toire personnelle, qui n’est qu’une his­
là pour ce qu’ils ont fait, pas pour ce contre la haine. toire personnelle, toute tragique qu’elle
qu’ils étaient. Ida Grinspan, qui est dé­ soit. Un témoignage écrit ou oral est un
cédée en 2018, est arrivée à 14 ans à prendre ce qu’a été cette histoire et la document historique qui doit être traité
Auschwitz. Son crime était d’exister. mise en place des processus politiques comme tel avec ses limites. Et ce n’est
La résistante Danielle Casanova s’est qui ont rendu possible le génocide. Les pas parce que c’est une vidéo que les
engagée, Ida n’a fait aucun choix. Il témoins ne parlent pas de cela. Ils en larmes ne couleront pas. L
faut expliquer cela aux élèves. racontent les conséquences : l’étoile
Comment faire sans témoins ? jaune, les arrestations… Mais une vidéo Sortir de l’ère victimaire.
Il en reste quelques­uns, mais aujour­ ne remplace pas le contact humain. Pour une nouvelle
d’hui la réflexion se fait autour de l’uti­ Comment expliquez-vous le succès approche de la Shoah
lisation des captations vidéo. Nous al­ des livres des témoins ? et des crimes de masse,
Iannis Roder,
lons faire de l’histoire. Le contact Ils vont partir, et ils sont une parole éd. Odile Jacob, 214 p., 21,90 €.
humain direct va manquer. Nous précieuse. Il y a une fascination pour

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 33


en couverture

d’Alain Resnais (1956), montage


Récits de l’indicible d’images d’archives sur un texte de
Jean Cayrol, résistant interné à Mau-

Pour ne rien thausen, qui envoya à la face des spec-


tateurs de la seule chaîne de télévision
française la réalité des convois, des
camps et des monceaux de cadavres dé-

oublier
charnés charriés à la pelleteuse. Dans
le même temps, le procès d’Adolf Eich-
mann à Jérusalem (1961), chroniqué
par Hannah Arendt pour The New
Yorker, à partir duquel elle a tiré son
concept de « banalité du mal », a per-
Romans, documentaires, bandes dessinées, mis de documenter avec une précision
contes… Après les témoins, les nouvelles générations accrue les mécanismes administratifs
reprennent le flambeau. et logistiques de la machine de mort
nazie. Publié aux États-Unis en 1961
Par Alain Dreyfus mais traduit enfin en France en 1988,
le travail colossal de l’Américain Raul
Hilberg, La Destruction des Juifs d’Eu-
rope, a ouvert les vannes d’une re-

é
cherche historique foisonnante, et tou-
crire un poème après extrême », écrivait-il en 1962. Les pre- jours en pleine dynamique.
Auschwitz est bar- mières œuvres en forme de témoignages
bare », écrivit Theodor sur les camps ont eu peine à se faire ADHÉSION À LA BARBARIE
Adorno, chef de file de connaître. L’Univers concentrationnaire Les témoignages écrits ont connu au fil
l’école de Francfort, de David Rousset et L’Espèce humaine des décennies une courbe exponentielle
exilé pendant la guerre de Robert Antelme, tout comme le (lire p. 31 les dernières parutions fran-
à Chicago. Et encore : « Toute culture chef-d’œuvre de l’Italien Primo Levi, çaises). Mais le temps des témoins
consécutive à Auschwitz n’est qu’un tas Si c’est un homme, parurent dès la fin s’achève. La littérature doit-elle en pas-
d’ordures » Le sociologue et philo- du conflit, mais durent attendre plus ser par la fiction pour entretenir la
sophe juif allemand disait sa répulsion d’une décennie (les années 1980 pour flamme contre l’oubli ? C’est ce à quoi
devant la faillite de la civilisation euro- Primo Levi) pour rencontrer un large s’est essayé Jonathan Littell en 2006.
péenne qui avait mis les ressources de public. Le Hongrois Imre Kertész, dé- Avec Les Bienveillantes, en s’appuyant
sa rationalité et de sa technicité au ser- porté à 15 ans à Auschwitz, a attendu sur un solide substrat historique, le ro-
vice d’un meurtre de masse planifié, 1975 pour publier Être sans destin, mancier a façonné un héros officier SS,
exécuté et accompli à l’échelle indus- début d’une carrière d’écrivain que le témoin et acteur de toutes les formes
trielle sur tout un continent. Cette pro- mènera jusqu’au Nobel. d’extermination raciale. Cette entrée
fération, qui posait le sceau du silence À la fin des hostilités, le sort des dé- d’un personnage de fiction dans le ré-
sur la « Solution finale », a été mise à portés n’était pas une priorité, l’urgence cit de la Solution finale a rencontré un
mal par un poème. Todesfuge (Fugue de étant à la reconstruction d’une Europe énorme succès de librairie, mais a aussi
mort) a été composé en 1947 et en alle- en ruine ; et le procès des dignitaires na-
mand par Paul Celan, Juif roumain, or- zis à Nuremberg semblait avoir fait une
phelin rescapé des camps. Cette mé- fois pour toutes justice des monstruosi-
lopée à la beauté striée de fulgurances tés commises. Les rescapés eux-mêmes
hallucinées démontre a contrario que restaient pour la plupart mutiques. Au
non seulement la poésie est possible traumatisme subi s’ajoutait la culpabi-
après Auschwitz, mais qu’elle est, tout lité de survivre à ceux qui n’étaient pas
comme la littérature, indispensable revenus, à quoi se greffait la crainte d’un
BERTRAND LANGLOIS/AFP

pour tenter d’extraire de l’impensé ce nouveau massacre. Il a fallu attendre la


point aveugle de l’histoire contempo- fin des années 1950 pour que s’en-
raine. Adorno lui-même est finalement clenche une prise de conscience excé-
revenu sur ses propos : « Les artistes dant le cercle des victimes et de leurs fa-
authentiques du présent sont ceux dont milles. D’abord par le cinéma (lire
les œuvres font écho à l’horreur p.  38-40), avec Nuit et brouillard Art Spiegelman, l’auteur de la BD Maus.

34 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


n’aidera ni les adultes ni les enfants à
s’endormir, mais sûrement, pour ces
derniers, à vouloir en savoir plus. La dis-
parition des témoins invite à renforcer
les liens entre les vivants et les morts. En
retraçant, dans 209 rue Saint-Maur, par
l’archive et les témoignages, la vie d’un
immeuble de rapport du 10e arrondisse-
ment de Paris, de 1850 à nos jours, Ruth
Zylberman, également réalisatrice d’un
film du même nom sur ces lieux dure-
ment touchés par les rafles de juillet
1942, replace à la fois la Shoah dans une
histoire longue et à travers des destins
individuels. La réflexion de la roman-
cière et enseignante Cloé Korman, fille
d’une famille qui dut subir le statut des
Juifs en 1940, s’attaque, elle, dans Tu
ressembles à une juive, à l’ici et mainte-
nant, à savoir le casse-tête que représente
la transmission de cette période histo-
rique auprès des collégiens des cités.
Comment faire passer la spécificité du

MÉMORIAL DE LA SHOAH 
message à des élèves qui vivent dans des
zones de relégation et subissent au quo-
tidien discriminations, contrôles au fa-
ciès, voire violences physiques de la part
La librairie du Mémorial de la Shoah, à Paris.
des autorités ? Sans tomber dans le piège
sournois qui consiste à mettre en oppo-
suscité le malaise, notamment chez les aujourd’hui mondialement connu, a sition l’antisémitisme et le concept dou-
historiens, même si l’ouvrage posait la mis en cases dans Maus (1980-1991) des teux d’« islamophobie », elle écrit :
question cruciale des mécanismes d’ad- souris juives et des chats nazis pour ra- « La division entre la lutte antiraciste et
hésion à la barbarie. En reprenant, en conter l’histoire de la Shoah telle qu’elle la lutte contre l’antisémitisme est globa-
2009, le récit de Jan Karski, résistant fut vécue et telle qu’elle s’inscrit dans les lement une source de conflit lancinant,
polonais qui, après avoir visité le ghetto relations entre générations. Ce, au tra- pervers, que certains groupes politiques
de Varsovie, en a rendu compte à Roo- vers de conversations horripilées et hi- font jouer l’un contre l’autre alors que
sevelt, Yannick Haenel a substitué pour larantes d’un jeune adulte avec son ces haines sont issues de la même struc-
partie ses paroles à celles du témoin, au père atrabilaire, un Juif polonais new- ture de pensée et qu’elles soutiennent les
yorkais rescapé mêmes intérêts. »  L

Comment faire passer la des camps de la


mort. Cette
spécificité du message à des forme sacrilège
élèves des zones de relégation ? rapportée au À LIRE
«  devoir de
risque de se faire accuser, pas tout à fait mémoire » se révèle formidablement 209 rue Saint-Maur,
à tort, de falsification historique. Idem efficace pour faire saisir l’histoire et les Ruth Zylberman,
pour Olivier Guez, qui, dans La Dis- soubassements du projet nazi d’exter- éd. Seuil,
parition de Josef Mengele (prix Renau- mination. Tout comme l’est, pour les 444 p., 23 €.
dot 2017), s’immisce en ventriloque plus jeunes, La Plus Précieuse des mar-
dans le subconscient du tortionnaire chandises (2019) de l’homme de théâtre
nazi, au risque cette fois non tant de la Jean-Claude Grumberg, dont la famille Tu ressembles à une juive,
falsification que du ridicule. a péri à Auschwitz. Avec ce qu’il faut Cloé Korman,
La fiction a d’autres ressources, telle d’ogres, de bûcherons et d’enfant éd. Seuil,
celle, inattendue, de la bande dessinée. trouvé, l’auteur a choisi pour évoquer la 108 p., 12 €.

L’A méricain A rt Spiegelman, catastrophe la forme d’un conte, qui

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 35


en couverture

Cinéma

Après Shoah

AMBLIN/UNIVERSAL PICTURES/COLLECTION CHRISTOPHEL


Le cinéaste Claude Lanzmann avait posé le tabou
de l’irreprésentable sur l’extermination. D’autres réalisateurs
ont ouvert des brèches, avec des résultats divers.
Par Hervé Aubron, avec Jacques Braunstein

La Liste de Schindler, Steven Spielberg (1993).

laude Lanzmann n’a vouée à la mort, sans compter un sus- travelling avant pour recadrer le cadavre

c pas connu les camps


d’extermination.
Phrase à la fois véri-
dique et scandaleuse.
Véridique  : né en
1925, il passe la Seconde Guerre en Au-
vergne, où il s’engage dans la Résis-
tance. Scandaleuse, car à partir des an-
nées 1970, l’homme voue sa vie à filmer
la parole de ceux (déportés, bourreaux,
pense odieux durant une séquence de
douche collective. On reproche à Spiel-
berg de transformer l’horreur en bibe-
lot. Ledit bibelot permet toutefois au-
jourd’hui le plus vaste archivage de la
mémoire de l’extermination : Spielberg
a réinvesti l’argent rapporté par La Liste
de Schindler, l’a comme converti, dans
une Fondation des archives de l’histoire
audiovisuelle des survivants de la Shoah,
en contre-plongée, en prenant soin
d’inscrire exactement la main levée dans
un angle de son cadrage final, cet
homme n’a droit qu’au plus profond mé-
pris. » Obscène coquetterie du reca-
drage au-dessus d’un charnier.

POINT GODWIN
De fait, la plupart des fictions cinéma-
tographiques évoquant l’extermination
« voisins ») qui ont vécu l’extermina- devenue l’USC Shoah Foundation en laissent les camps hors champ, préférant
tion des Juifs d’Europe – dont la stèle 2006. Elle a recueilli plus de 55 000 in- se focaliser sur la vie d’enfants cachés ou
essentielle sera, en 1985, un film de terviews (en 43 langues et dans 65 pays).  les persécutions des populations juives
presque dix heures,  Shoah. Avec le Bien avant La Liste de Schindler, on avant leur déportation. Mais est-ce à
temps, Lanzmann est ainsi devenu, à avait pu formuler le même genre de cri- dire que toute reconstitution des camps
son tour, un témoin. Et Shoah a consti- d’extermination est inconcevable ? Le
tué un tel seuil que la mort de l’écrivain Le fameux point Godwin du révisionnisme est vite
et cinéaste, le 5 juillet 2018, l’est aussi. atteint en la matière  – par exemple
Lanzmann a en effet promulgué, mais manteau rouge lorsque Bernard-Henri Lévy, dans l’un
aussi incarné le caractère irreprésentable d’une petite fille de ses blocs-notes du Point, interrogeait
de l’extermination. Intimidant, il mon- vouée à la mort. à cette aune Shutter Island de Martin
tait au créneau dès lors qu’on s’aventu- Scorsese (2010), polar dont le héros était
rait à reconstituer les camps. Dans les an- tiques à des fictions. La série télévisée assailli de réminiscences du camp de
nées 1990, deux films fort contestables américaine Holocauste (1978) est consi- Dachau. Dans le même article, Lévy
cristallisèrent cet enjeu  :  La vie est dérée par Élie Wiesel comme « une in- évoque Inglourious Basterds (2009), où
belle, de Roberto Benigni (1998) et La sulte à ceux qui ont péri et à ceux qui ont Quentin Tarantino réécrivait l’histoire.
Liste de Schindler, de Steven Spielberg survécu ». En 1960, Jacques Rivette, Dans ce film, un commando de Juifs
(1993). À propos du second, Lanzmann jeune critique, écrit dans les Cahiers du chasseurs de nazis, durant la Seconde
déclara notamment : « Choisir de ra- cinéma un texte resté fameux, intitulé Guerre, parvient, avec la complicité
conter cette histoire-là, celle du nazi qui « De l’abjection », sur Kapò, de Gillo d’une Française, à liquider les hauts di-
a sauvé les Juifs, c’est un travestissement Pontecorvo, une fiction sur une Juive de- gnitaires du Reich, Hitler compris, en
grave de l’histoire. Ici le mal est un dé- venue gardienne dans un camp : « Voyez les enfermant dans un cinéma parisien
cor. » Il ne fut certes pas le seul à s’émou- cependant, dans Kapò, le plan où [Em- et en y mettant le feu. Autrement dit :
voir des affèteries du film : noir et blanc manuelle] Riva se suicide, en se jetant ils transforment une salle de cinéma en
photogénique dans lequel se détachait le sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui four crématoire pour les nazis. Cette ré-
fameux manteau rouge d’une petite fille décide, à ce moment, de faire un écriture sacrilège, révisionniste à la

36 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


cadavres en cours de crémation et des
femmes nues menées à la chambre à gaz.
Paraissent immédiatement dans Les

A BAND APART/STUDIO BABELSBERG/COLLECTION CHRISTOPHEL


Temps modernes, revue dirigée par
Lanzmann, deux textes de proches qui
s’en prennent au philosophe. Les at-
taques ad hominem sont sidérantes :
l’un des deux contributeurs, Gérard
Wajcman, reproche ainsi à Didi-Huber-
man d’être un Juif « christianisé », car
iconophile, possible vecteur d’un « an-
tisémitisme rampant ». Parce qu’il ne
saurait y avoir de représentation de la
Shoah, le même Wajcman glisse, contre
toute évidence, vers une autre affirma-
tion  : «  Il n’y a pas d’images de la
Inglourious Basterds, Quentin Tarentino (2009). Shoah. »
Ce refus radical de l’image pourrait
de Saul de László Nemes, un film de fic- justifier, sous couvert de sacré ou de
DR/LANZMANN/COLLECTION CHRISTOPHEL

tion dont le personnage principal est sanctuarisation, de tout bonnement ef-


membre d’un Sonderkommando facer les traces de la Shoah. L’interdit de
d’Auschwitz, c’est-à-dire un Juif chargé Lanzmann, en effet, ne concerne pas
de mener ses semblables aux chambres à seulement la fiction, mais aussi le docu-
gaz. Nemes, à l’évidence, est un cinéaste mentaire. L’homme n’a ainsi jamais ca-
plus avisé que nombre de ses prédéces- ché son mépris pour Nuit et brouillard,
seurs, mais certains critiques ont pu lui le film pionnier d’Alain Resnais en
renvoyer le même reproche : celui de se 1956. Il lui reproche de ne jamais utili-
Shoah, Claude Lanzmann (1985). servir des camps pour mettre en scène sa ser le mot « juif », d’entretenir un flou
propre virtuosité –  notamment des historiographique (réel à l’époque) entre
lettre, a pu être très vivement attaquée, plans-séquences contribuant à une im- déportation et extermination, mais
notamment par Daniel Mendelsohn, mersion sans distance. Et si le film ne aussi, et c’est plus curieux, de reproduire
auteur du désormais classique roman montre presque pas les chambres à gaz, des photos prises dans les camps. Lanz-
sur la Shoah Les Disparus. L’écrivain ne elles sont présentes en bande-son dans mann peut ainsi assumer dans un entre-
voyait là que la scabreuse amusette d’un l’ouverture, scène qui aurait pu paraître tien qu’il a un jour très tranquillement
enfant gâté, prêt à tout outrager pour aussi problématique que celle de La Liste censuré Nuit et brouillard : découvrant
faire rutiler son art. Le résumé est très de Schindler à Lanzmann, lequel avoua que le film de Resnais est annoncé
court et méconnaît l’intelligence de Ta- dans Télérama, avec une légèreté dé- avant Shoah dans un cinéma, il exige
rantino. Peut-être le cinéaste a-t-il es- concertante, avoir manqué les vingt pre- qu’il soit déprogrammé sans quoi il au-
timé qu’étant en effet irreprésentable, mières minutes du Fils de Saul à Cannes. rait retiré son propre film de l’affiche.
quel que soit le soin apporté, l’horreur Par-delà le documentaire, c’est la no-
de la Shoah ne pouvait être figurée qu’en QUERELLE RÉVÉLATRICE tion même d’archive que Lanzmann
étant translatée : non pas par une re- Aussi monumental soit Shoah, l’inter- peut remettre en cause : grosso modo,
constitution, inévitablement obscène, dit lanzmannien frappant toute repré- reproduire de supposées images de la
mais en en reproduisant la procédure sentation de l’extermination a pu mener Shoah reviendrait à entretenir les lo-
sur les corps honnis des bourreaux (1). à de bien curieuses extrémités. Un livre giques révisionnistes ou négationnistes
Au soir de son existence, Claude demeure à cet égard très éclairant  : en ce qu’elles exigent toujours des
Lanzmann a peut-être saisi qu’il y avait Images malgré tout, de l’historien d’art preuves de l’extermination. Ce pour-
là plus qu’une impasse : un interdit sys- et philosophe Georges Didi-Huberman quoi Lanzmann peut asséner, dans son
tématique dans la fiction in fine problé- (Minuit, 2004). Le livre part d’une que- article « Holocauste, la représentation
matique – comment donc transmettre relle révélatrice. En 2001, Didi- impossible », paru dans Le Monde du
la mémoire d’un tabou ? Imprévisible, Huberman contribue au catalogue 3 mars 1994 : « […] si j’avais trouvé un
l’auteur de Shoah déclare dans un entre- d’une exposition, où il commente film existant – un film secret parce que
tien à Haaretz qu’il a pris beaucoup de quatre photos prises clandestinement c’était strictement interdit – tourné par
plaisir devant Inglourious Basterds. En par un membre du Sonderkommando un SS et montrant comment trois mille
2015, il adoube la reconstitution du Fils d’Auschwitz. On y distingue des Juifs, hommes, femmes, enfants,

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 37


en couverture

mouraient ensemble, asphyxiés dans


une chambre à gaz du crématoire II
d’Auschwitz, si j’avais trouvé cela, non
seulement je ne l’aurais pas montré,

BEATA ZAWRZEL/NURPHOTO/AFP
mais je l’aurais détruit. Je ne suis pas
capable de dire pourquoi. Ça va de
soi. » Ce que Didi-Huberman résume
cruellement : « Je suis l’image toute de
Shoah, donc je peux détruire toutes les
(autres) images de la Shoah. »
Face à l’intransigeance de Lanz- La Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, accompagne des étudiants à Auschwitz en 2018.
mann, Didi-Huberman (qui ne
conteste jamais l’importance
de Shoah) invoque entre autres Jean-
Luc Godard et ses Histoire(s) du ci-
Tourisme mémoriel
néma. Autre grand tombeau du ci-
néma et du siècle, dans lequel Godard
colle et monte des images de toute pro-
venance, et notamment des camps.
Pour le cinéaste, la grande faute du ci-
Y aller ou pas ?
néma est de ne pas avoir empêché l’ex- Visiter les sites de massacre ne sert que si l’on en connaît
termination. Il ne nie pas que les camps l’histoire, faute de quoi la tragédie tourne au spectacle.
ont été filmés à leur « libération »
– mais c’était arriver trop tard. « Naï- Par Georges Bensoussan
vement, dit-il dans un entretien inti-
tulé “Le cinéma n’a pas su remplir son
rôle”, cité par Didi-Huberman, on a
cru que la Nouvelle Vague serait un dé- orsqu’en 1984 Pierre Nora pu- génocide a fait, à raison, des principaux
but, une révolution. Or c’était déjà
trop tard. Tout était fini. […] Il y a eu
six millions de personnes tuées ou ga-
zées, principalement des Juifs, et le ci-
néma n’était pas là. Et pourtant, du
l blie le premier volume d’un vaste
ensemble historiographique
qu’il intitule Les Lieux de mé-
moire, il entend par « lieu » ce qui cris-
tallise la mémoire comme souvenir col-
sites de massacre des lieux de mémoire.
A contrario, le génocide des Arméniens
en est privé, la Turquie se refuse de re-
connaître les évènements de 1915.
Restent des montagnes de documents
Dictateur à La Règle du jeu, il avait an- lectif, du lieu physique au lieu d’archives, turques y compris, des chro-
noncé tous les drames. En ne filmant symbolique, des funérailles de Victor niques et des témoignages, mais qui ne
pas les camps de concentration, le ci- Hugo au Tour de la France par deux en- pallient pas la carence de mémoriaux
néma a totalement démissionné. » fants, l’ouvrage de G. Bruno paru en sur les sites de massacre.
La perspective est tout autre que 1877 : la mémoire ne vit pas si elle ne Faut-il se rendre sur les lieux de mé-
celle de Lanzmann sur l’image (et son cristallise pas sur un objet donné. moire du génocide des Juifs pour en
absence). Selon Didi-Huberman, À l’exception d’Auschwitz-
« Godard et Lanzmann pensent tous Birkenau, il reste peu de choses des Ces voyages
deux que la Shoah nous demande de lieux de la destruction des Juifs d’Eu-
repenser tout notre rapport à l’image, rope, et c’est parce qu’il n’en reste rien ne sont pas un
et ils ont bien raison. Lanzmann pense qu’il faut faire de ces sites de mort des vaccin civique.
qu’aucune image  n’est capable de « lieux de mémoire ». À Treblinka, où
“dire” cette histoire, et c’est pourquoi près de 900 000 Juifs ont été assassinés, connaître l’histoire ? Non, a fortiori si
il filme, inlassablement, la parole des des pierres ont été dressées qui symbo- l’on n’en sait rien. C’est parce qu’on en
témoins. Godard, lui, pense que toutes lisent les communautés juives dé- connaît l’histoire que ces lieux nous
les images, désormais, ne nous parlent truites. Il en va de même des autres parlent. Ici, la connaissance livresque
que de ça […]. » L lieux de désastre collectif : au Rwanda, s’incarne. À Birkenau, sur l’emplace-
le régime qui est venu à bout du ment de la Judenrampe, nous reconsti-
(1) Ce que suggèrent Marie Gil et Patrice tuons le processus fordiste d’une mise
Maniglier dans « L’image-vengeance. Tarantino à mort industrielle, comme adaptée des
face à l’histoire », dans Quentin Tarantino. L’historien Georges Bensoussan
Un cinéma déchaîné, éd. Capricci-Les Prairies est spécialiste de l’Europe des XIXe et
abattoirs américains des années 1920
ordinaires, 2016. XXe siècles et de la question juive. (cf. La Jungle d’Upton Sinclair). C’est

38 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


pourquoi les voyages de mémoire des
élèves ne leur sont utiles que s’ils ont une Archives
connaissance minimale de l’histoire. Si-
non, l’émotion sera emportée dans le
flux d’un monde hyperconnecté. En re-
LES DERNIERS MOTS
vanche, pour les professeurs et les adultes Un documentaire sur le travail de mémoire effectué au Mémorial de
dont la formation sur ces sujets est capi- la Shoah, devenu le plus grand centre de documentation d’Europe.
tale, la vision, in situ, du processus per-
mettra de mieux répondre à des ques- précieux, ainsi que la caméra, dans une
tions récurrentes à commencer par celle juste distance. Ce documentaire sur les
de la « passivité des victimes ». documents, ou « métadocumentaire »,
Le tourisme mémoriel est celui d’un rend hommage au travail minutieux
temps où la marchandise transforme des petites mains du Mémorial,
toute tragédie en spectacle. La multipli- qui œuvrent à la conservation de ces
cation de ces voyages (2,3 millions de archives, mais aussi au tissage d’une
visiteurs à Auschwitz en 2019) n’est pas communauté de mémoire. « Qu’est-ce
exempte d’une quête d’«  émotions que tu veux que je raconte ? », lance
fortes » comme les propose l’industrie un témoin emmené au fonds d’archives
du divertissement. Un monde qui nous par un ami. « Tu es venu pour
divertit assez pour ériger la compassion quelque chose non ? – Mais pour voir
en lieu et place du politique, où le géno- Archives de témoins, extraites du documentaire. des gens ! » Rassemblés autour
cide des Juifs ne sera plus qu’une page d’expositions, de cérémonies, de
sanglante, parmi d’autres, de l’histoire Filmer « ceux qui parlent et ceux qui projections, les témoins s’incitent les
humaine. Treblinka : cette rupture an- écoutent », capter « ces moments uns les autres à raconter, à faire trace.
thropologique, qui ouvre autrement dit fragiles et fugaces, quand l’intime entre Car, comme le rappelle un professeur
une autre époque, disparaîtra corps et dans l’institutionnel et le collectif ». à ses lycéens à la fin du film, les nazis
biens. Déconnecté d’une réflexion po- C’est ce désir qui a animé Ludovic se sont attaqués au souvenir même
litique, le voyage mémoriel participe à Cantais pour réaliser ce documentaire des Juifs, déterminés à ce que
l’économie psychique d’un monde qui sur le centre d’archives du Mémorial de leur existence tombe dans l’oubli.
fait voisiner sans difficulté la compas- la Shoah. Dans un dispositif sobre, sans Grâce à l’action sans cesse renouvelée
sion et la cruauté. voix off, composé essentiellement de du Mémorial de la Shoah, le plus
Ces voyages ne sont donc pas un vac- plans fixes, la caméra s’immisce au grand centre d’archives en Europe
cin civique sauf à sacrifier à un rituel ma- cœur de rencontres entre des bénévoles sur l’histoire de la Shoah, situé
gique qui verrait dans le pèlerinage sur et des descendants de déportés juifs. dans le quartier du Marais, à Paris, la
les « lieux de l’horreur » le moyen d’en Chaque semaine, le mémorial accueille transmission de la mémoire se poursuit
prévenir le retour. Mais l’horreur aura des témoins directs ou indirects qui résolument au fil des générations,
demain un autre visage. Ses germes ne souhaitent confier leurs documents. Les depuis sa création clandestine en 1943.
meurent pas, ils mutent, et contre eux le bénévoles se rendent aussi en province Outre la bibliothèque et le musée qu’il
prêchi-prêcha sur la « tolérance » et – à Clermont-Ferrand en l’occurrence – abrite sur l’histoire des Juifs de France,
« l’accueil » sera de peu d’effet. Et sans pour favoriser la collecte d’archives. se tiennent dans ce lieu de nombreux
impact sur cette question : comment « Je n’ai pas d’héritier. Alors je veux que évènements pédagogiques, colloques,
VENDREDI DISTRIBUTION/LA LUNA PRODUCTIONS/MAJE PRODUCTIONS

une société moderne a t-elle pu conce- quelque chose reste quelque part », ateliers, groupes de parole, etc., qui
voir Treblinka ? Le reste appartient au entend-on à plusieurs reprises. visent à une meilleure connaissance de
tourisme des larmes, digue de papier éri- Photographies, lettres, brassard orné l’histoire de la Shoah, mais aussi des
gée contre le tragique de l’histoire. L d’une étoile de David cousue de autres génocides du XXe siècle, afin de
fil bleue, vêtements de détenus, faux « lutter contre le retour de la haine et
papiers… les objets soigneusement contre toutes les formes d’intolérance
À LIRE présentés par les témoins servent de aujourd’hui ». Manon Houtart
déclencheur à leur récit, souvent lourd
d’émotions. Se succèdent d’enfants Vendredi Distribution, La Luna Productions et Maje Productions présentent

J’aimerais qu’il reste


L’Alliance israélite
universelle (1860-2020), de rescapés, qui ont connu la faim, la quelque chose,
Juifs d’Orient, peur, la clandestinité, la culpabilité un film de Ludovic Cantais,
Lumières d’Occident, d’avoir été épargnés. L’oreille attentive Vendredi Distribution,
J’aimerais qu’il reste
Georges Bensoussan, quelque chose La Luna Productions et Maje
et respectueuse des bénévoles se fait Un film de Ludovic Cantais

Productions, 1 h 19.
éd. Albin Michel, 384 p., 12,90 €. « Un film indispensable »
Alain Cavalier

dépositaire de ces legs mémoriels si Festival Cinéma


d'Alès itinérances
À Nous de Voir Traces de Vies
Clérmont-Ferrand

Un film produit par Marie Savare de Laitre et Sébastien Hussenot | Image : Florence Levasseur, Pierre Hémon | Son : Philippe Richard,
Nicolas Cantin, Geoffrey Terreau, Xavier Piroelle | Montage : Yvan Gaillard | Montage son Thomas Robert | Mixage Léon Rousseau |
Etalonnage Axelle Gonay | Traductions Alice Le Roy. Avec le soutien de La Fondation pour la Mémoire de la Shoah, avec le soutien
de la Fondation Jacob Buchman sous égide de la Fondation du Judaïsme Français

Sortie le 13 novembre 2019.

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 39


le portrait

Pierre Lemaitre

De main de maître
Goncourt 2013 avec Au revoir là-haut, et Miroir de nos peines en tête des ventes,
l’ex-auteur de polars mène sa carrière d’écrivain en stratège averti.
Par Marie-Dominique Lelièvre

ujourd’hui, Camille l’écrivain, à sa femme Pascaline, et à Ca- thrillers, Alex et Robe de mariée, Trumer,

a Trumer s’est rendu


chez Albin Michel,
rue Huyghens, à Pa-
ris. Agent de Pierre
Lemaitre, prix Gon-
court 2013, il veille sur les ventes de son
auteur. En vendant un million d’exem-
plaires toutes éditions et traductions
confondues d’un seul titre – Au revoir
là-haut –, l’écrivain est devenu le patron
mille Trumer. Première relectrice des
textes, Pascaline veille sur l’agenda (Le-
maitre est très sollicité) et sur la sérénité
de l’auteur. Elle est aussi son ministre des
Relations extérieures, Lemaitre se décri-
vant lui-même comme « brut de décof-
frage ». Camille Trumer, lui, s’occupe
du reste. « Camille est le meilleur agent
de Paris, assure l’écrivain. Il est cordial,
compétent, efficace. L’auteur n’a qu’un
enthousiaste, décide de défendre Le-
maitre lui-même, d’autant que l’homme,
« droit et généreux », lui plaît.
Après le Goncourt, Trumer renégocie
les anciens contrats. « Camille me fait
respecter dans ce métier car lui-même est
respecté. » Producteur plus qu’agent,
celui-ci ne s’occupe que de rares écri-
vains, dont Yann Queffelec, Cyril Dion
ou Véronique Mougin. « L’auteur en-
d’une petite start-up. « Il est entouré de éditeur, l’éditeur a plusieurs auteurs. Le tretient des rapports passionnels avec
gens fidèles, gentils et dévoués », note rapport est déséquilibré. L’agent vous dé- son éditeur. L’agent dépassionne », dit
Florence Godfernaux, qui dirige la com- gage des disputes. » Pierre Lemaitre. Non seulement Tru-
munication des éditions Albin Michel. Lemaitre et Trumer ont fait connais- mer relit les contrats, mais il accom-
Des grèves malmenaient le plan marke- sance avant le Goncourt. « Il pensait que pagne la sortie des livres. « Ce matin,
ting prévu pour accompagner le lance- ses romans pouvaient être adaptés au ci- chez Albin Michel, nous avons réorga-
ment de Miroir de nos peines, son dernier néma. Il est venu me voir. » Une diva nisé le plan pub. » Le marketing a été
roman. Dans la start-up Lemaitre, les dé- germanopratine avait refusé de défendre négocié au moment de la signature du
cisions importantes appartiennent à ses intérêts. Après avoir lu deux de ses contrat  : couverture, quatrième de
40 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
L’écrivain chez lui, en décembre 2019. « Le Goncourt a changé ma vie », dit-il.

couverture, tirage du livre, réassort, visi- sponsorisés sur Instagram – de pseudo- souligne son agent.Pierre Lemaitre
bilité du livre, opérations commerciales, lectrices ont dit tout le bien qu’elles pen- conserve ses droits audiovisuels, que
PATRICE NORMAND/LEEXTRA VIA LEEMAGE

signatures dans les librairies, nombre saient du livre –, alertes sur Apple Book, nombre d’auteurs cèdent un peu vite à
d’affiches, stratégie presse, messages ra- multiplication de tweets, rencontres avec leur éditeur. « Pierre est très équitable,
dio… La campagne d’affichage prévue les lecteurs-influenceurs… il partage. » Conscient que son succès
dans les gares et les trains tout comme « Pierre est assez cash, il travaille n’est pas le fruit de son seul talent, Le-
celle de messages radio sur Radio France beaucoup et attend la même chose des maitre sait remercier, selon son entou-
compromises par les grèves, Camille autres. Il aime le travail bien fait », note rage. « Il recherche un juste équilibre
Trumer et Mickaël Palvin, directeur du Trumer. Il rend ses livres à la date, et pour lui et pour son éditeur. Celui-ci
marketing chez Albin Michel, se sont même un peu avant, ce qui est rare dans doit gagner de l’argent, et l’écrivain ob-
concentrés sur la stratégie digitale. Posts l’édition. « Il donne beaucoup de lui », tenir une juste rémunération de son
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 41
le portrait

travail. Écrire prend du temps. » ans après sa naissance en 1951. « À la


Record notable, les droits de ses dix livres portée des foyers modestes, le livre de-
ont été vendus au cinéma ou à la télévi-
sion. Trumer coproduit actuellement
REPÈRES venait populaire. » Et d’en décliner le
catalogue d’interview en interview :
19 avril 1951. Naissance à Paris.
Couleurs de l’incendie, publié chez Al- Kœnigsmark de Pierre Benoit, Les Clés
bin Michel il y a deux ans, avec la Gau- 2006. Parution de son premier polar, du royaume d’A. J. Cronin, Vol de nuit
Travail soigné.
mont. En 2014, les droits d’Alex sont d’Antoine de Saint-Exupéry, Ambre de
achetés par un réalisateur et producteur 2013. Au revoir là-haut obtient Kathleen Winsor, La Nymphe au cœur
américain, et le tournage de Robe de ma- le prix Goncourt. fidèle de Margaret Kennedy, La Sym-
riée est en cours avec Studio Canal.  2017. L’adaptation d’Au revoir là-haut phonie pastorale d’André Gide… Pui-
par Albert Dupontel, dont Lemaitre sant dans une collection mêlant romans
CRISE DE SANGLOTS cosigne le scénario, dépasse les deux de gare et classiques de la littérature,
millions d’entrées.
Le 4 novembre 2013, Pierre Lemaître Proust et Gilbert Cesbron, Giono et
déjeune à la brasserie Rousseau, rue du 2018. Couleur de l’Incendie. Guy des Cars, Lemaitre lit dans le dé-
Cherche-Midi, en compagnie de Pasca- 2020. Miroir de nos peines. sordre en autodidacte, sans prédilection
line et de Florence Godfernaux. Au pour les classiques ou la littérature
comble de l’anxiété, Pierre Lemaître pouvait avoir le Goncourt. » Florence d’avant-garde. « J’ai lu avec un éclec-
reste silencieux. Quatre finalistes sont Godfernaux le confie à trois jurés, dont tisme sans logique. »
encore en lice. Auteur de polars et de Françoise Chandernagor. « Ils l’ont lu S’offrant un nouveau logis dans une
thrillers reconnu, traduit dans vingt et pris en compte. Ça ne voulait pas dire rue de carte postale au pied des escaliers
langues, il publie un premier roman qu’ils voteraient pour lui. » La lutte est de la butte Montmartre, il l’équipe chez
« historique » à l’âge de 62 ans. Très serrée. «  On est passé au treizième un autre autodidacte, Jean Prouvé, four-
contraint, le polar restreint la liberté tour… Un tour de plus, et on ne l’avait nisseur du PCF et de l’abbé Pierre.
narrative alors que Lemaitre a pris beau- pas. La voix de la présidente comptait Même si l’écrivain n’a peut-être pas
coup de plaisir à écrire Au revoir là-haut, double, et Edmonde Charles-Roux ne chiné chez Emmaüs ses chaises Métro-
un roman noir sur la Grande Guerre. nous soutenait pas… » pole de 1934, modèle favori des start-up-
Les lecteurs ont dû sentir cette jubila- Pierre Lemaitre ne dit pas « rem- pers de la Silicon Valley et des rédac-
tion car le livre s’est déjà vendu à cent porter  » le prix Goncourt, mais teurs d’Architectural Digest. Dans le
cinquante mille exemplaires. Le Gon- « être » prix Goncourt. Comme si son même temps, Lemaitre s’est délocalisé
court… Une consécration, au sens être avait été ontologiquement modifié du côté de Saint-Rémy-de-Provence, à
étymologique du terme, un rite, une par le prix. « Le Goncourt a changé ma Fontvieille, 3 500 habitants, où sa fille
transsubstantiation, une élé- est scolarisée. Aujourd’hui,
vation qui transforme le ro- on lui demande son opinion
man le plus banal en œuvre
Lemaitre lit dans le désordre sur l’actualité, et il la donne.
littéraire et son auteur en en autodidacte, sans prédilection Jean délavé et pull ras de cou
diva, le tout assorti d’un for- pour les classiques. de syndicaliste, cheveu hir-
midable rendement finan- sute, yeux écarquillés dans
cier. La légion d’honneur et le loto en vie », dit-il. De cet homme un brin em- un visage sombre, le sympathisant de La
même temps. Une récompense com- pêché, le prix a fait un pipole. « Ce n’est France insoumise pourfend le néolibé-
plète, en somme. À 13 h 10, quelqu’un plus exactement le même mec », re- ralisme et les riches, regrette l’ISF, qua-
s’approche en lâchant deux mots  : marque Florence Godfernaux. Reconfi- lifie les chanteurs Renaud et Souchon
« C’est bon. » Lemaitre semble frappé guré par le succès, Pierre Lemaitre est d’«  embourgeoisés  » (Dites-moi,
de surdité. La nouvelle met un temps in- devenu un personnage stylisé autour Pierre, vous l’avez achetée où la sublime
fini à se transformer en signal nerveux d’une narration pittoresque très Vive la suspension minimaliste au-dessus de la
analysable dans son cerveau, puis dé- sociale ! : le gamin de quartier ouvrier table basse ? Galerie Sentou ? Bon Mar-
clenche une crise de sanglots qui se com- transmué en écrivain autodidacte à suc- ché ?), est scandalisé par Gabriel
munique à son attachée de presse, sous cès. Il n’a pas perdu sa gaucherie, elle est Matzneff, défonce Bernard Lavilliers
le regard impassible de Pascaline. devenue… son charme particulier, sa qui s’est interrogé sur le poujadisme des
Lorsque Pierre Lemaitre lui a confié marque de fabrique. Se prêtant au jeu, il Yellow Jackets.
le manuscrit au début de l’année, Flo- souligne sa naissance à « la clinique des
rence Godfernaux l’a lu d’une traite. Métallos » et la modestie de sa famille ÉCRIVAIN TARDIF
Un page turner auquel elle a cru aussitôt. de « crypto-communistes ». Fils d’un Pierre Lemaitre a écrit tardivement.
« C’était un gros roman populaire de représentant de commerce et d’une Ayant interrompu ses études en classe
qualité, bien écrit, par un auteur de po- femme au foyer, il se laisse sans broncher de seconde, il a pratiqué une variété de
lars qui changeait de genre, avec des opi- requalifié en «  Pierre Lemaitre, fils métiers, postier, archiviste, manuten-
nions politiques intéressantes. Il sortait d’ouvrier ». Il se dépeint en enfant du tionnaire, administrateur de MJC,
du lot. J’ai su immédiatement qu’il Livre de Poche, collection créée deux avant que son ami Gérald Aubert,
42 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
ses élèves. « J’avais bien étudié ce genre
pour l’enseigner. J’avais de nombreux
modèles, d’Agatha Christie à James
Ellroy. » Pascaline juge le manuscrit ex-
cellent et l’assure que celui-là sera publié.
Le manuscrit est déposé dans vingt-deux
maisons d’édition. Vingt-deux refus. Le
moral de Lemaitre s’effondre, sa com-
plice reste impavide. « “Ne t’inquiète
pas, me dit-elle, c’est une erreur.” Quand
vous avez une femme comme ça, vous
l’épousez. » Une lettre du Masque ar-
rive. La maison d’édition souhaite pré-
senter le manuscrit au prix du premier
roman du Festival de Cognac. La récom-
pense, la publication du livre. Fred Var-
gas a débuté de cette manière.
Des polars, Lemaitre en publiera une
demi-douzaine jusqu’à Alex, un thril-
ler à la construction abstraite, publié en

ÉRIC FEFERBERG/AFP
2011, 150 000 exemplaires vendus au
Japon. Avec ce volume, un bouche à
oreille se met en place. « Alex signe la
fin de mes relations avec le polar. Avec
Le 4 novembre 2013, remise du prix Goncourt au restaurant Drouant, à Paris. ce livre j’avais fait ce que je pouvais
faire de mieux. Le roman policier avait
recruté par un organisme de formation pour non-lecteurs flattant le goût du cessé de m’intéresser. » 
professionnelle, ne le coopte comme as- public. Guy des Cars fonctionnait à Il usine aujourd’hui de gros romans
sistant pour enseigner l’histoire litté- l’économie avec les émotions ratissant de feuilletoniste dans une veine histori-
raire à des bibliothécaires. Lorsque Au- large, des idées reçues et des clichés… cisante. « Mes livres sont un hommage
bert se consacre à l’écriture théâtrale, À 15 ans, je confondais mon goût avec à la manière dont Balzac ou Hugo ont
Lemaitre le remplace. Durant une di- la valeur littéraire du texte. » façonné le lecteur que je suis. Ils m’ont
zaine d’années, il organise des sémi- Comme tous les autodidactes, cet hy- transmis le plaisir de la littérature. »
naires tout en étudiant la psychologie. per-anxieux travaille beaucoup. Il a L’écrivain Pierre Assouline le compare
« On n’apprend jamais mieux que lors- conservé dans son pied-à-terre parisien à Robert Merle, grand romancier popu-
qu’on enseigne. J’étais bon prof car j’ai- un autel dédié à Marcel Proust : sur une laire, prix Goncourt 1949 : « Pierre Le-
mais transmettre. Je découvrais énormé- étagère, une quantité d’essais critiques. maitre n’a certes pas inventé sa forme,
ment de choses. » De stage en stage, Clou de la collection, l’édition Bonet, mais, en usant d’une forme qui a large-
tout y passe : la littérature du xixe siècle, couverture en maroquin, aquarelles de ment fait ses preuves, il l’a faite à sa main,
celle du xxe, la littérature européenne, Van Dongen, de La Recherche.  et celle-ci n’a pas tremblé. » La pro-
l’analyse littéraire, la littérature améri- chaine saga sera consacrée aux Trente
caine… « Durant cinq jours, nous dé- VINGT-DEUX REFUS Glorieuses. La Fabrique des salauds,
montions la mécanique d’un texte, d’Af- Lemaitre a 55 ans lorsque son premier l’ample fresque de l’écrivain allemand
faires étrangères de Jean-Marc Roberts livre, un roman policier au Masque, Tra- Chris Kraus, l’a impressionné. Il vient
à Madame Bovary. Nous analysions la vail soigné, est publié en 2006. Jusque-là, de terminer Vie de Gérard Fulmard, le
fonction du dialogue, le champ séman- il n’a pas réalisé que sa décennie de sémi- dernier livre de Jean Echenoz. « Son élé-
tique des personnages, la construction, naires lui a offert une performante boîte gance désinvolte me rend jaloux. » L
le point de vue, l’émotion. » Il enseigne à outils où il lui suffit de puiser pour
à ses étudiants la distance critique : dis- écrire. Deux ans plus tôt, il a rencontré
tinguer entre leur propre goût et la va- Pascaline, bibliothécaire, qui le pousse à À LIRE
leur littéraire d’une œuvre. « J’amenais publier. « Écrire était pour moi trans-
mes élèves à admettre qu’on peut appré- gressif. J’avais écrit deux romans entre
cier un mauvais livre et être indifférent 20 et 50 ans, refusés par tous les éditeurs
à un chef-d’œuvre. » Il leur fait analy- car ils étaient très mauvais. Lectrice ex- Miroir de nos peines,
Pierre Lemaitre,
ser La Brute, de Guy des Cars, qu’il perte, Pascaline m’a encouragé. » Il éd. Albin Michel,
avait adoré à 15 ans. « On voyait à quel commence par un polar, genre dont il a 544 p., 22,90 €.
point il était démagogique : un livre démonté la mécanique en séminaire avec
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 43
les récits Nouvelles · Témoignages · Reportages

Johannesburg

Tout a changé,
rien n’a changé
Trente ans après la libération de Nelson Mandela, un roman traduit
le quotidien contrasté de la plus grande ville d’Afrique du Sud,
rongée par l’apartheid économique.
Par Marie Fouquet

j
ohannesburg est une ville « Le périphérique que nous traversons a déjà croisé une armée de centrales nu-
qui ne se traverse qu’en voi- a été construit pour séparer différentes cléaires (huit les unes à côté des autres,
ture. À peine franchies les zones de la ville et diviser politiquement près de l’aéroport). Dès que l’on sort des
portes de l’aéroport, celles les populations », explique Fiona grandes artères, apparaît la banlieue pa-
d’un taxi ou d’un Uber se Melrose, l’autrice de Johannesburg, alors villonnaire puis, au loin, cachés des re-
referment sur vous. Der- que nous traversons les diverses ban- gards par des collines, des bidonvilles à
rière les vitres de ces petits vans : lieues pour rejoindre le centre ; on ne de- perte de vue. Les routes des quartiers
l’image d’un espace urbain su- vine pas encore les townships, mais on « bourgeois » sont bordées de maisons
per-étendu et éclaté en de multiples ultra-sécurisées, mais aussi d’agapan-
fragments. La mobilité de Johannes- thes et de jacarandas. Au bord des voies
burg est l’une des plus compliquées des À LIRE goudronnées, on rencontre de plus en
mégapoles du globe – elle arrive en plus de piétons à mesure que l’on se rap-
29e position mondiale (sur 30) (1). L’ur- proche du centre : ce sont les plus
banisme et les moyens de transport – Johannesburg, pauvres – systématiquement des Noirs.
Fiona Melrose,
quasi aucun transport public – sont les traduit de l’anglais (Afrique du
Tout le monde ne se déplace donc pas en
deux premiers indicateurs d’une poli- Sud) par Cécile Arnaud, voiture. Il y a des groupes de jeunes et
tique spatiale ségrégationniste héritée éd. Quai Voltaire, 306 p., 23 €. des mendiants qui circulent entre les
de quarante ans d’apartheid. voitures aux carrefours, sous les feux
44 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
ZUTE LIGHTFOOT/ALAMY/PHOTO12
Pivot de Johannesburg, le Diamant, cet immeuble semblable à une pierre taillée et impénétrable, reflète la monstruosité des hommes qui exploitent le territoire.

tricolores. Il y a aussi les travailleurs les personnage principal de son deuxième allers-retours entre l’Europe et
plus démunis : des « récupérateurs » roman, choral et construit autour d’une l’Afrique, des années difficiles sans jobs
de déchets, éboueurs informels, douzaine de voix entremêlées sur en Angleterre, et après avoir perdu son
longent les routes en traînant des kilos quelque 300 pages. « C’est un choix père, elle repart s’installer auprès de sa
de déchets pour quelques sous (moins moral, une forme démocratique, précise- mère, veuve et malade, à Johannesburg
encore depuis que le pays a mis en place t-elle, pour que chacune des voix de et achève, une semaine avant la mort
le tri sélectif sans avoir réfléchi à une cette ville soit entendue. » de Mandela, Johannesburg. Au-
politique qui intègre ces travailleurs de jourd’hui elle y est installée dans une
rue). Fiona en parle beaucoup dans son
roman, de ces personnages noirs et
pauvres qui marchent dans les rues tan-
E lle y est née en 1973 et a vécu sous
l’apartheid, dans une école de
Blancs, étouffée par une éducation –
maison de plain-pied qu’elle a complè-
tement réaménagée et où elle a trans-
formé la cour de béton en un jardin de
dis que les autres – les plus riches – tra- père avocat et mère dans le corps mé- roses, d’agapanthes, de plantes diverses
versent la ville, protégés derrière les dical – faite de country clubs qu’elle a et un petit potager. Comme toutes les
vitres de leurs voitures, espérant que le voulu fuir. À 20 ans, elle part en propriétés du quartier – et d’ailleurs
feu passe au vert avant qu’un mendiant Europe, en Grande-Bretagne, alors comme dans toutes les zones qui ne
ait le temps de les solliciter. que Mandela devient président : « On s’apparentent pas au centre-ville ou à
Fiona Melrose fait de sa ville natale – avait alors le sentiment que le combat un township –, la maison de Fiona
qu’elle aime autant qu’elle déteste – le était gagné. » Après de nombreux Melrose est ultrasécurisée : de larges
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 45
les récits

murs de trois mètres de haut en-


tourent la parcelle et la séparent des
voisins et de la rue, quatre rangées de
fils électriques encadrent l’enceinte,
trois portes à franchir avec alarme et
caméras… Fiona Melrose peut, n’im-
porte quand, activer la vidéo en live
sur son téléphone pour surveiller sa
maison et est prévenue, ainsi que la po-
lice, à la moindre intrusion.
Comme Fiona, Gin, l’une des prota-
GULSHAN KHAN/AFP
gonistes de Johannesburg, ne s’éloigne
jamais d’un endroit « en sécurité ».
Les deux seules fois où elle s’aventure
loin de chez elle ou d’un lieu fermé à
pied, c’est pour aller chercher le chien Les plus pauvres de la ville se font récupérateurs de déchets.

de sa mère qui s’est enfui ou pour dé-


poser des fleurs le jour de la disparition l’honneur de Madiba, Gin se réveille qu’une chose : échapper à cette ville,
de l’ancien président, la nuit du 5 au à « Joburg », dans la maison de sa retrouver sa vie d’artiste. Dans le même
6 décembre 2013. Ce jour de la mort de mère, pour l’anniversaire de laquelle temps : September, un ancien travail-
Mandela, surnommé Madiba, est à la elle a quitté sa vie d’artiste à New York. leur des mines zoulou devenu SDF
fois le point de départ et le cadre narra- Neve Brandt, sa mère, est issue d’une après une grève salement réprimée (2),
tif de Johannesburg. famille britannique et véhicule les se réveille sous son drap en plastique et
codes victoriens qui accompagnent sur son couchage en carton, dans une

C onstruit sur vingt-quatre heures


à la manière du Mrs Dalloway de
Virginia Woolf, le roman de Fiona
cette culture d’une ancienne Europe,
expatriée à l’extrême sud du continent
ville trempée par l’orage. Il porte sous
la nuque une « authentique » bosse,
qui le fait souffrir depuis qu’un poli-
Melrose adopte lui aussi un double cier l’a frappé le dernier jour de la grève
point de vue. Chez l’une comme chez Les hommes de Verloren. Ce jour-là encore, des
l’autre, il y a d’un côté une femme de pouvoir ont mené mois après les évènements, il tenait
issue de la bourgeoisie qui se balade une politique qui au-dessus de ses épaules affaissées la
dans la ville pour faire ses courses en pancarte de sa contestation. « Une
préparation du dîner le soir même et,
a accentué les année entière s’était écoulée depuis que
d’un autre côté, un homme rescapé clivages sociaux. les mineurs s’étaient fait tirer dessus à
d’un massacre et luttant contre les balles réelles en descendant la colline. »
troubles psychiques qui le hantent. Les africain. Vieillissante – elle fête ses Depuis, sa sœur Dudu l’aide comme
vibrations métalliques de Big Ben dans 80 ans –, acariâtre, elle ne déroge pas elle peut, en lui apportant quelque
Mrs  Dalloway se transforment en aux mœurs qui consistent notamment nourriture et des couvertures.
bourdons presque synthétiques mêlant à souhaiter pour sa fille un bon ma- Les fils d’une histoire complexe des-
les sons d’orage et ceux des hélicop- riage et une situation professionnelle sinent les contours d’une ville et d’un
tères qui tournent dans l’immense ciel digne, dans la finance ou le commerce, pays aux mille nuances, riches de pierres
de Johannesburg, ce matin du 6 dé- par exemple. Autant dire que Gin ne précieuses, d’or et de diamants. Cette
cembre. Alors que le pays se prépare à correspond en rien à ce que sa mère complexité devient difficile à saisir
dix jours de commémoration en voudrait qu’elle soit. Elle n’attend lorsque l’on comprend, au regard des
bouleversements successifs qu’ont
connus les populations sud-africaines,
que les gouvernements postapartheid,
extrait les hommes de pouvoir, désormais noirs
et blancs, ont mené une politique éco-
Les feux refusaient de changer de couleur. Un aveugle et son compagnon
restaient là, à côté de la voiture de Gin. Les deux hommes levèrent le visage
nomique qui a accentué les clivages so-
vers le ciel. Gin aussi entendit du bruit. Voup, voup, voup, les pales d’un hélicoptère,
ciaux. Ces clivages touchent en parti-
voup, voup, voup. Qui se dirigeait peut-être vers la Résidence, transportant de la culier les Noirs, puisque leur histoire
famille, des policiers ou des journalistes. L’appareil descendait. Le feu passa au vert, est lourde d’un héritage d’exploitation
et elle s’engagea dans la côte vers le centre commercial, sentant le grondement et et de mise à l’écart. « Le coma, l’in-
la puissance du moteur, tandis que le soleil tombait sur le tableau de bord et qu’un conscience de l’Afrique du Sud, conti-
vieil air de jazz passait à la radio. Oh, sensas, songea Gin. Un beau mot festif, pétillant nue à cause de cela. September n’est pas
comme du champagne. Sensas. Tante Diana adorait le dire ; elle serait là ce soir. L seulement exploité, il est rejeté, hors de
46 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
propos, hors sujet. C’est encore pire : Entretien avec Fiona Melrose
une personne exploitée fait encore par-
tie du système. September a été ex-
ploité, puis il devient un invisible », ex-
« ON NE VOIT PLUS CE
plique l’écrivaine, avant d’ajouter : « Il
est plus facile de détourner le regard,
dans ce pays. »
QU’IL Y A SOUS NOS YEUX »
L’écrivaine, qui vit à Johannesburg, explique à quel point on s’endurcit comme

S eptember, le personnage le plus mar-


ginal et le plus attachant, ouvre et
clôt le roman, tout en prenant de l’am-
on s’aveugle face à une situation sociale d’une violence insupportable.

L’Afrique du Sud est marquée par une


pleur à mesure de l’intrigue. Il est un xénophobie constante et de fréquentes
point de repère, au commencement de agressions, toutes communautés
cette journée de la disparition de Man- confondues… À quoi cela tient-il ?
dela : la mort d’un père, autant pour Fiona Melrose. – Une partie de la
l’Afrique du Sud que pour les person- xénophobie est due à l’abandon et à la
nages réunis dans ce roman. Une constel- lâcheté des hommes politiques qui,
lation dont on se rapproche pour en ob- se disant débordés par la situation des
server la complexité, la profondeur, telles immigrés, n’assument pas leurs
les facettes reflétées par le Diamant, ce responsabilités. Il s’agit aussi d’un
bâtiment qui domine le quartier des fi- manque d’éducation qui se perpétue de
nances – le Business District. Pivot de génération en génération. Sous
Johannesburg, cet immeuble absurde, l’apartheid, il y avait ce qu’on appelle
semblable à une pierre taillée et impéné- l’éducation bantoue – une loi votée
trable, reflète l’immense ciel au-dessus en 1953 qui sépare les Blancs et
de la ville et la monstruosité des hommes les Noirs dans les écoles et cantonne les
qui continuent d’exploiter le territoire Noirs à des métiers manuels. Quand
depuis ce diamant aveuglant. il est devenu président, Jacob Zuma, à
Fiona Melrose traduit subtilement qui l’on reprochait d’être corrompu,
l’ambivalence, la multitude et le a déclaré : « Je ne me ferai pas dire
contraste inscrits dans les gènes de cette quoi faire par des Noirs intelligents. »
ville. Le pays compte onze langues Il a lui-même utilisé un langage
MARIE FOUQUET

officielles, dont les influences à mesure discriminant qui, finalement, est


du temps se sont partiellement confon- endémique de l’Afrique du Sud.
dues – le clic des langues khoïsan se Et l’éducation, avec des professeurs qui
retrouve dans certaines langues ban- n’ont pas un niveau suffisant, perpétue L’autrice devant la fondation Mandela, 2019.
toues, comme le xhosa –, et il est un en- ce genre de visions.
semble de territoires perpétuellement Vous dressez un portrait très dur de forte pour rester ici… C’est toute la
colonisés au cours de l’histoire, par les cette ville, que vous avez d’ailleurs question du livre : jusqu’où peut-on
Européens comme par les Africains. quittée à plusieurs reprises. Pourquoi regarder les choses en face, ne pas
Mais l’Afrique du Sud est aussi ce pays vous y être finalement installée ? oublier où on est et ce qu’il s’y passe,
marqué par quarante ans de discrimi- Quand je suis revenue à Johannesburg, tout en ne se laissant pas submerger
nation légalisée (et de massacres), qui je trouvais la ville trop agressive. par cette violence socio-économique ?
connaît aujourd’hui une forte xéno- À chaque fois qu’on s’arrête en voiture, Comment cela pourrait-il changer ?
phobie, y compris entre les Noirs. Un une personne arrive et En l’absence d’une transformation
carrefour d’immigration depuis des dé- demande quelque chose. Il y a une peur économique radicale, il sera très
cennies, où les anciens immigrés s’en permanente, et sans cesse des difficile de lutter de façon efficace
prennent aux nouveaux. L agressions. La raison pour laquelle j’ai contre le racisme ordinaire.
écrit ce livre rapidement, c’est que je me Au-delà de l’économie, rien n’a vraiment
suis rendu compte que ce qui m’était de poids à notre époque. Rien
(1) Selon un classement réalisé en 2019 par
insupportable quand je venais de n’a véritablement changé dans les
le Centre d’études des transports de Berkeley
et le cabinet Oliver Wyman. rentrer allait devenir une habitude dans consciences de la classe moyenne
(2) Cet épisode du roman correspond au massacre laquelle j’allais me fondre comme les par exemple. Si l’on ne parle plus
des mineurs dans la région de Marikana lors autres. En s’endurcissant, on ne voit plus de « racisme structurel »,
d’une grève réprimée dans le sang en août 2012.
ce qu’il y a sous nos yeux. On ne voit les préjugés demeurent… Comme
La violence de l’évènement a fait écho
au massacre de Sharpeville par la police en 1960 plus September au feu tricolore. Je me en France, j’imagine ?
lors d’une grève de miniers en plein apartheid. dis souvent que je ne suis pas assez Propos recueillis par Marie Fouquet

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 47


les récits

Christophe Tarkos

Le voyant allumé
Mort en 2004 à 41 ans, l’auteur du Petit Bidon et du Bonhomme de merde a
dynamité l’écriture d’avant-garde, entre trivialité et lyrisme : ses textes font l’objet
d’une anthologie. Récit polyphonique d’une explosion encore mystérieuse.
Par Arnaud Viviant

ous sommes en trop jeune, à 41 ans, d’une tumeur au le visage sérieux, à la Buster Keaton,

n 1998, à la galerie
Lara Vincy, à
Paris. Un jeune
homme d’une
trentaine d’an-
nées, aux yeux bleu délavé, très enfoncés
dans leurs orbites, tristes et lointains, se
met à parler : « Alors voilà… j’ai ren-
contré… une personne… qui est un
homme de merde… il est tout à fait de
cerveau en 2004. On a calculé que la
poésie lui avait rapporté à peu près
254 euros par mois. Ou par an.
« C’est marrant, à sa mort j’ai pensé
qu’il deviendrait brutalement célèbre »,
m’écrit Nathalie Quintane. L’écrivaine
vient de préfacer Le Petit Bidon et autres
textes, une première anthologie en poche
des écrits les plus exemplaires de la fa-
brique Tarkos, lui qui se disait « fabri-
insensible aux rires du public. J’avais
remarqué son attitude devant l’appa-
reil-photo, comme s’il se figeait ins-
tantanément, fixant l’objectif sans le
moindre sourire, avec quasiment un air
farouche. J’avais l’impression qu’il vou-
lait maîtriser au maximum son image. »

B ien qu’il eût été tout le contraire


d’un poète pour poètes, ses pairs
merde… il me regarde avec ses yeux de cant de poèmes ». Célèbre, il ne l’est sans n’y vont pas avec le dos de la cuiller
merde… des yeux un peu marron… doute pas encore. Mais mythique, oui, quand on leur demande ce que Tarkos
parce que l’eau de ses yeux de merde… déjà. Son passage éclair dans la poésie de a apporté à la poésie française. « Un
c’est de l’eau marron… de merde… » On la fin du siècle dernier, ce qu’on a pu ap- coup de fusil, répond Jean-Michel Es-
rit un peu dans l’assis- peler « la génération pitallier. Il a fait dérailler les écritures
tance, mais de façon Un Rimbaud 1990 » ou encore « la dites d’avant-garde qui à l’époque pié-
incertaine. Vêtu d’un dont on pourrait post-poésie », n’est en tinaient un peu dans le legs du XXe siècle
caban bleu, d’une effet pas sans évoquer, (futurisme, dada, concrétisme, etc.). Il
chemise grise comme regarder les mutatis mutandis, ce- les a poussées ailleurs, du côté de
un type qui passerait performances sur lui d’Arthur Rim- Gertrude Stein peut-être, et des écri-
dans le coin, l’homme YouTube. baud à la fin du siècle tures brutes, en travaillant une espèce
continue de sa voix à précédent. Mais un de naïveté, un jeu sur les tautologies, en
l’accent marseillais chantant mais Rimbaud de la poésie orale (au risque s’enracinant dans la langue française,
quelque peu tenu en laisse : « Et quand d’évacuer la forme écrite de ses poèmes), sans le désir, le fantasme d’une belle
il parle, il ouvre sa bouche… et je vois sa de ce que les Américains appellent le talk langue française. » Charles Pennequin
langue qui est une longue langue de et qu’il nommait, lui, la « pâte-mot », abonde dans ce sens : « Tarkos a resim-
merde… » Les mâchoires de l’homme qu’il écrivait plus directement plifié la poésie dans une période à che-
de passage, avec son regard tourné vers « patmo ». Un Rimbaud dont on pour- val entre les modernes et les postmo-
l’intérieur, vers la face sombre du lan- rait aujourd’hui regarder les perfor- dernes, la poésie avant-gardiste et la
gage, sa face merdique peut-être, se mances sur YouTube et qui aurait pris le
tendent parfois pour mieux projeter un visage d’un Fernand Raynaud aux se-
mot. « Il avait, j’en suis sûr, une cervelle melles de vent, comme le raconte son Le Petit Bidon
de merde… mais une merde serrée avec ami Lucien Suel : « Chaque fois, il me et autres textes,
Christophe Tarkos,
des sillons et des rigoles dessus…  » surprenait par sa capacité à improviser, éd. P.O.L,
Comme à un signal un peu secret, notamment quand il “jouait” sa pièce Le « #formatpoche »,
quelques personnes rigolent. Poète, per- Petit Bidon, avec une diction lente, ap- 224 p., 9,50 €.
formeur, Christophe Tarkos est décédé pliquée, comme s’il mastiquait les mots,
48 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
Tarkos en fondera deux : en 1992, RR
avec Nathalie Quintane et Stéphane
Bérard. Puis Poèzie Prolétèr avec la poé-
tesse Katalin Molnár, qui l’entraîne
vers l’oralité. Pennequin : « Ses posi-
tions dans Poézie Prolétèr étaient im-
portantes. Il fallait réaliser la poésie à
ras du sol, la poésie qui va avec son cad-
die à Lidl. Ce qu’il a fait, c’est rendre la
poésie prolétaire dans l’actuel des vies.
Pas une poésie qui ne touche pas terre,
pas une poésie fausse avec un langage
qui ne concerne que les poètes, même
s’il y a chez lui des élans mystiques in-
déniables. Quand on a fait la revue Fa-
cial, il me disait : ce qui est bien avec
Facial, c’est qu’on peut lire “facile”. »

OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE
L es dernières années sont doulou-
reuses. Charles Pennequin : « Je
l’ai vu plusieurs fois après son opéra-
tion, notamment à Sainte-Anne, où il
me soutient mordicus qu’il a deux
Christophe Tarkos a bouleversé le champ de la poésie contemporaine. frères clowns qu’il faut prévenir ins-
tamment car ils risquent de partir avec
poésie blanche. Pour moi c’est un des- (quoique certains disent Martigues) le leur cirque, je lui promets de le faire.
cendant de Nijinski comme de Charles 15 septembre 1963. Jean-Michel Espi- J’ai écrit un texte sur cette rencontre. »
Péguy, quelqu’un qui a su lire Beckett tallier ajoute une précision importante : Jean-Michel Espitallier : « La dernière
avec Robert Filliou. » Philippe Castel- il serait d’origine maltaise. Parmi les fois que je l’ai vu, c’était à La Pitié, où
lin, qui a lui aussi connu Christophe poètes, Nathalie Quintane semble être il avait été hospitalisé. C’était très
Tarkos, surenchérit : « Il a inscrit la poé- la première à l’avoir rencontré, en 1987, triste, très violent, très chaotique, il
sie dans le territoire de la parole. Pas du à Dunkerque, sous un autre nom. avait perdu la vue à cause de sa tumeur
“bien parler”, mais de la parole telle D’après Lucien Suel, il était muni d’un qui coinçait son nerf optique. Son
qu’elle se parle, dans un bar, telle qu’elle Capes de lettres ou de documentation jeune fils était tombé dans la chambre,
se met en boucle dans la bouche d’un mais n’était pas fait pour servir dans il pleurait, Christophe lui parlait en re-
ivrogne ou d’un malade mental. De la l’Éducation nationale. « Je sais qu’il a gardant dans le vide, bref, c’était vrai-
parole qui se cherche. Pas de la parole travaillé un moment dans une cabine de ment dur. Je l’ai revu lors de sa der-
recherchée. » Et Nathalie Quintane péage d’autoroute, qu’il a été aussi gar- nière lecture publique (je crois), au
conclut : « Il a sonné la fin de la récré – dien d’une salle à la bibliothèque Mit- Centre Pompidou, en 2000 ou 2001.
fini la restauration lyrique des années terrand. Il s’y occupait parfois à faire lire Il était assis devant son micro, aveugle,
1980, la poésie printanière, la poésie ses textes à voix haute par une machine- c’était aussi très dur à vivre, mais d’une
d’office scolarisable. Il a donc été abon- robot installée à destination des mal- beauté, d’une puissance assez particu-
damment trahi depuis sa mort, et voyants. Il m’a envoyé quelques cassettes lière. » Une scène que nous raconte
même avant, car c’est un poète français, de ces lectures, et, curieusement, la voix aussi Philippe Castellin : « Christophe
et qu’il est important pour la France que ressemblait à la sienne avec un léger avait été opéré auparavant et il était dé-
ses poètes soient scolarisables, printa- accent marseillais. » sormais incapable de “lire”. Il me
niers, confessionnels et lyriques. » En 1990, Tarkos s’installe à Paris. Il semble qu’il était secondé par Valérie
Ce qui redouble cet effet Rimbaud, est gardien de nuit dans une usine. Tarkos et pour finir il s’est borné à
c’est l’absence presque totale – et volon- C’est aussi à cette époque qu’il se compter jusqu’à dix, d’une voix lente ;
taire – de biographie du personnage qui, convertit au judaïsme avant d’épouser je ne sais pas si les spectateurs, qui
pour commencer, ne s’appelait pas Tar- Valérie Bendavid, avec laquelle il aura n’étaient pas nécessairement au cou-
kos. « Nathalie me disait que sur sa un fils, Micha. Le poète Bernard Heid- rant de son état, ont compris ce que
boîte aux lettres il y avait plein de pseu- sieck est le témoin de Christophe à son cela signifiait, je sais par contre que j’ai
donymes indiqués, dont celui de Chris- mariage et rassure les beaux-parents : été bouleversé. » Tarkos décède le
tophe Tarkos », raconte Charles Penne- « Ne vous inquiétez pas, votre gendre 30 novembre 2004. Le 3 décembre, il
quin. Tout le monde s’accorde quand est un génie.  » Durant ces années est enterré au cimetière du Montpar-
même sur le fait qu’il soit né à Marseille 1990, les revues de poésie pullulent. nasse. Allez le saluer si vous passez. L
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 49
feuilleton : les écrivains face au pouvoir

5
La Bruyère

Un sacré caractère
Précepteur dans une famille princière, l’auteur des Caractères, issu
d’une famille petite-bourgeoise, dut subir l’arrogance et la fatuité des nantis. Il s’en vengea
par une œuvre qui ouvrit la voie aux philosophes des Lumières.
Par Jean-Michel Delacomptée

t out est affaire de rencontres.


La Bruyère fréquentait
Bossuet, évêque de Meaux,
le champion de la France
catholique, le pilier de la
monarchie absolue que
Louis XIV avait, en 1670, nommé pré-
cepteur de son fils, le Dauphin. Bossuet
était un homme d’un immense savoir,
un prédicateur d’exception. Fort de la
confiance du roi, il désignait aux grands
Faute de l’indispensable connaissance
de la cour, vivier où puiser ses ré-
flexions, maximes et portraits, il n’au-
rait pas écrit l’unique ouvrage qu’il a
produit, sans cesse augmenté, remanié,
complété, Les Caractères.
Lui-même venait de la petite-bour-
geoisie parisienne où la religion occupait
une place centrale, et la gestion finan-
cière aussi. Un milieu en pleine ascen-
sion sociale. Mais, au-dessus, la haute no-
opulents, qui méprisaient en lui le petit-
bourgeois philosophe.
Il lui fallait trouver sa place dans cette
fournaise d’ambitions et de mépris. Le
comportement du duc de Bourbon, son
élève, bloc de morgue ignare, le blessait
terriblement. Dur apprentissage des hié-
rarchies iniques : à l’image des grands,
le jeune duc rit de tout et de rien,
s’amuse de rire, rit de ne pas s’amuser,
ironise, s’égaie de n’importe qui, de
les précepteurs qu’il jugeait profitables à blesse et la haute bourgeoisie tenaient les n’importe quoi. C’est un grand sei-
leur progéniture. C’est ainsi qu’en 1684 rênes du royaume. Aux aristocrates le gneur, il est heureux. Alors que « les
il conseilla à M. le Prince, le Grand gens moins heureux ne rient qu’à
Condé, de placer La Bruyère auprès Des malappris étourdis propos » : ils ont affaire à la réalité
de son petit-fils, le duc de Bourbon, de fêtes qui se prenaient des choses. De cette expérience
un insupportable gamin d’une vient la blessure. Avoir du mérite,
quinzaine d’années. La Bruyère fut pour des aigles. comme La Bruyère en avait, et de-
chargé d’enseigner, moyennant une ré- service de la guerre, aux grands bour- voir endurer les moqueries d’une bande
tribution confortable, les matières que geois l’administration, tandis que la de malappris qui s’étourdissaient de
l’héritier en herbe d’une famille prin- croissance du rôle de l’argent et de la vo- fêtes et se prenaient pour des aigles. Être
cière se devait d’apprendre. Il devait en racité qui l’accompagne réduisait sou- contraint de servir de tels pantins im-
même temps suivre son élève dans ses di- vent le peuple à la misère. Surtout les mensément privilégiés par naissance,
verses résidences, à Chantilly, à Ver- paysans. Mais pas seulement le peuple : cette condition l’humiliait. Elle lui a
sailles, à Paris, où les Condés possédaient le rôle croissant de la finance conduisait mis les nerfs à vif. Il s’est vengé par son
hôtels particuliers et châteaux. les nobles désargentés à marier leurs fils ouvrage : l’iniquité comme moteur.
Par ce moyen, La Bruyère, bientôt nantis d’aïeux, donc de titres et de bla- Sous l’aspect individuel du ressenti-
quadragénaire, eut l’occasion de cô- sons, aux filles de bourgeois fortunés, ment, saisissons la passion d’un rapport
toyer la cour. Sans Bossuet, il serait resté processus propre à fabriquer une classe au pouvoir politique.
confiné dans le cercle étroit de ses livres de parvenus. Ainsi La Bruyère se trou-
et de ses amis aussi pieux qu’érudits.
Essayiste, Jean-Michel Delacomptée
vait-il confronté, par son préceptorat
chez les Condés, à l’arrogance des cour-
tisans, gens d’épée, et des nouveaux Il
Ds’y
’emblée, pour éviter tout malen-
tendu, La Bruyère pose le cadre.
emploie dans le chapitre X, « Du
a récemment publié La Bruyère,
portrait de nous-mêmes, riches de Paris, gros marchands, rentiers, souverain ou de la République », avec
aux éditions Robert Laffont (2019). collecteurs d’impôts chaque jour plus cette première remarque : « Quand l’on
50 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
parcourt sans la prévention de son pays écrivain d’humeur. Un de ces auteurs, en guerre contre les Provinces-Unies, fer
toutes les formes de gouvernement, l’on note-t-il, « que le cœur fait parler, à qui de lance de la cause protestante.
ne sait à laquelle se tenir ; il y a dans il inspire les termes et les figures, et qui On peut également souligner la sa-
toutes le moins bon et le moins mau- tirent, pour ainsi dire, de leurs en- gesse de son avis sur les inégalités so-
vais. Ce qu’il y a de plus raisonnable et trailles, tout ce qu’ils expriment sur le ciales, quand, à la fin des Caractères, il
de plus sûr, c’est d’estimer celle où l’on papier ». En vertu de cette pratique, il livre sa profession de foi : « Une cer-
est né la meilleure de toutes et de s’y procède non par des raisonnements taine inégalité dans les conditions, qui
soumettre. » La raison et le soin de la froidement construits, mais par frag- entretient l’ordre et la subordination,
sûreté excluent les voies de la sédition. ments, ainsi que par des chapitres de est l’ouvrage de Dieu, ou suppose une
Révolution bannie. C’est suivre Mon- longueur inégale, et dont on ne sait pas loi divine : une trop grande dispropor-
taigne, « l’excellence et meilleure police toujours à quelle logique ils obéissent. tion, et telle qu’elle se remarque parmi
est à chacune nation celle sous laquelle Il est fréquent de distinguer dans cette les hommes, est leur ouvrage, ou la loi
elle s’est maintenue ». Montaigne, qu’il forme d’écriture une modernité frap- des plus forts. » Jugement favorable à
connaît à merveille, au point de le pas- pante. On n’a pas tort. une approche humaniste : la part du
ticher par jeu avec une virtuosité ad- C’est d’ailleurs pourquoi le discours vice est celle des hommes, la part du
mirable, et dans les pas de qui il s’ins- politique de La Bruyère échappe à une juste celle de Dieu. L’excès des inégali-
crit d’autant qu’il se présente, à son conception susceptible d’être résumée. tés contrevient gravement à l’enseigne-
exemple, en moraliste. Pas en On peut souligner à bon droit son légi- ment biblique.
théoricien, dirions-nous au- timisme à l’égard de Louis XIV, al- Cela étant, mieux vaut porter atten-
jourd’hui, mais en essayiste. lant jusqu’à approuver ses actions tion aux lignes de force qui traversent
Pas dans un esprit de sys- contre l’Église réformée. Simple Les Caractères, et qu’il est pertinent,
tème, mais dans la liberté prudence peut-être, mais Bos- compte tenu de la démarche de La
d’une pensée régie par un suet lui-même l’approuvait. Bruyère, de ramener à son cas personnel.
tempérament fougueux. Et la France se trouvait En particulier à sa position de moraliste,
La Bruyère est un « d’auteur moral », dit-il, qui l’entraîne
à déclarer dans sa préface qu’on « ne
Jean de La Bruyère
doit parler, on ne doit écrire, que pour
(1645-1696). l’instruction ». Sous-entendu : du pu-
blic, auquel il tend son ouvrage comme
un miroir où les lecteurs, en s’y mirant,
corrigeront leurs défauts. Extraordinaire
ambition, extraordinaire optimisme de
La Bruyère, qui se pense en mesure de
peser sur la société par son œuvre. Cette
conviction l’a littéralement habité. Il a
cru, contre les grands, contre les riches,
que les livres l’emporteraient sur le pou-
voir de l’épée et de la finance. De là le
souci maniaque de termes précis, le tran-
chant des effets, la concision décisive. La
Bruyère visait à la perfection. Il épousait
les élans de la langue française qui, sor-
tie toute gaillarde de la Renaissance, se
sentait pousser des ailes. Elle planait
dans l’espérance d’une efficacité tan-
gible. Drapée dans sa nouvelle dignité
concrétisée par la fondation de l’Acadé-
mie française par Richelieu en 1634, elle
en imposait et cherchait à en imposer
pour clamer ses vérités à qui de droit.
Naissance de l’écrivain contre le corset
des puissants, perçus comme impos-
teurs. La monarchie absolue entamait sa
descente. Moralistes, prédicateurs, dra-
SELVA/LEEMAGE

maturges, les gens de lettres, dont La


Bruyère, ouvraient en fanfare le chemin
aux philosophes du siècle suivant.  L
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 51
critique
la chronique
d’Alexis Brocas

Une édition
spéciale

c
« ombien de Weinstein
dans le monde littéraire ?
Combien de Tartuffes
Lionel Shriver

aux mains moites, de don Juans


à la braguette souple ? »
Cela devait arriver, et tant mieux :
Une quarantaine de femmes
Le tour
des propriétaires
autrices ou travaillant dans l’édition
et la presse ont signé, en
compagnie de quelques hommes,
une tribune pour dénoncer
les comportements indélicats
– c’est une litote – de puissants
messieurs du milieu littéraire. Déployé en douze nouvelles par une fine Américaine, l’éventail des
Sans aller jusqu’à balancer leurs
sentiments mêlés s’agite entre dépossession et propriété.
porcs lettrés, elles témoignent
d’une indiscutable réalité. Par Alexis Brocas
Car cela produit toujours un choc,
quand un éditeur âgé et respecté
qui vous entretient des mérites
d’un auteur mort trop tôt
e sentiment de propriété n’est immobilières aux problématiques

l
s’interrompt soudain pour reluquer
le dos d’une stagiaire, puis cherche pas qu’affaire de biens meubles contemporaines (« Capitaux propres
dans votre regard l’étincelle et matériels, il s’étend à tout ce négatifs », où deux époux divorcent et
égrillarde d’une complicité. en quoi nous investissons nos tentent de reprendre leur indépendance,
Le milieu littéraire n’est sans doute sentiments : amis, amants, mais l’état du marché immobilier les
pas plus vicié qu’un autre, époux, pays… Tous ces gens, force à continuer à vivre dans la même
mais le hiatus entre la culture que notions, objets qu’en nos têtes nous en- maison). D’autres étendent le sujet vers
l’on y promeut et le comportement cadrons de clôtures et sur lesquels nous le fantastique (« Repossession », où une
indigne de certains rend
plantons de petits drapeaux signifiant femme achète une maison hantée par
celui-ci d’autant plus scandaleux.
Est-ce affaire de générations ?
« C’est à moi », voire « C’est moi ». l’esprit de sa précédente propriétaire).
En matière de séduction, Nous ne nous en rendons pas toujours Une autre, belle et lyrique, traite de la
l’atmosphère du milieu littéraire compte. Jusqu’à ce que quelqu’un fran- mort, cette propriétaire absolue qui rafle
présente un curieux mariage de chisse lesdites clôtures, piétine nos toujours tout à la fin, et montre, à travers
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

libération sexuelle des années 1970 plates-bandes et nous fasse éprouver le l’aventure d’une femme qui frôle la
– ce qui permet à ces messieurs sentiment cruel de la dépossession. C’est noyade, comment nos vies sont des em-
éconduits de traiter de coincées mon ami, et tu te permets de l’inviter ? prunts faits au néant.
celles qui leur résistent – C’est mon domaine de compétence, et Lionel Shriver use de l’idée de pro-
et de machisme éternel. tu oses une expertise ? Ou (variante au priété comme d’une clé pour ouvrir une
Le pouvoir, voilà la clé, et l’on se Nouveau Magazine littéraire), c’est mon perspective inédite sur la nature hu-
souvient avec consternation d’une auteur préféré, et c’est toi qui écris l’ar- maine. Un parti pris risqué : il l’expose
édition de l’émission « Strip-tease »
ticle sur son dernier livre ? Un jour ou au danger de plier la complexité du
où un éditeur proposait – « pour
rire », mais était-ce drôle ? –
l’autre, nous avons tous dû constater
un échange gâterie sexuelle contre dans la douleur qu’un adjectif possessif 
publication à une jeune autrice. ne valait pas pour titre de propriété.
La séquence avait fait jaser, Cette idée de propriété, sur laquelle se Propriétés privées,
elle serait indiffusable aujourd’hui, fondent les sociétés depuis le néoli- Lionel Shriver,
preuve que l’air a été thique, et notre malheur selon Rous- traduit de l’anglais (États-Unis)
par Laurence Richard,
en partie assaini. Espérons que seau, est le fil rouge qui relie les douze éd. Belfond,
la tribune des 44 permettra nouvelles du très brillant recueil de Lio- 458 p., 21 €.
d’ouvrir grand les fenêtres. L nel Shriver. On y trouve des histoires
52 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
fiction

DAVID HARTLEY/REX/SHUTTERSTOCK/SIPA
Lionel Shriver, dont le roman Il faut qu’on parle de Kevin (2003) a été adapté au cinéma en 2011.

monde pour la faire entrer dans un grâce à un style capable de livrer dans le devenu son amant, puis son meilleur
concept qui tient en un mot. Mais l’au- même mouvement fluide une histoire, ami et son partenaire de tennis. La
trice s’en sort haut la main. D’abord les analyses des protagonistes et les ré- quarantaine venue, Weston tombe
parce qu’en guise de clé elle a choisi un flexions de la romancière. amoureux d’une Paige qui est le
passe-partout : comme rien n’est mieux « Le Lustre », la première longue contraire de Jillian – sobre, réservée,
partagé que le sentiment égoïste de la nouvelle, donne le ton : elle relate le pragmatique. Et Paige va faire la guerre
possession, à travers lui on à Jillian, à l’insu de Jillian,
peut accéder à toute his-
toire, à toute situation. En-
Nous constatons dans la douleur dans l’oreille de Weston.
Et ce surnom ridicule
core faut-il savoir manier qu’un adjectif possessif ne vaut pas qu’elle te donne ? Et son
cette clé sans forcer ! Or pour titre de propriété. narcissisme d’adolescente
Lionel Shriver est une spé- attardée qu’elle cherche à
cialiste de ces explorations intimes gui- transfert conf lictuel, entre deux faire passer pour de l’humilité ? Sans
dées par une idée : déjà patent dans Il femmes, d’un bien qui s’appelle Wes- s’en rendre compte, Jillian, par sa fami-
faut qu’on parle de Kevin, un roman sur ton Babansky. Jillian n’est pas une pro- liarité avec Weston, donne à Paige
un enfant meurtrier, son talent s’est dé- priétaire jalousement possessive mais l’impression qu’elle lui vole quelque
ployé depuis dans Big Brother (sur l’obé- une hippie attardée, belle et aimable, chose. Or Jillian ne remarque pas
sité) ou dans Double faute (sur un couple qui ne prétend à rien. Elle a rencontré l’hostilité de Paige, pourtant patente,
vu à travers le prisme du tennis). Cela Weston Babansky à la fac – et il est à son égard. Jusqu’à ce que Paige mette
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 53
critique fiction

Weston en demeure de se séparer rapport au foyer : un couple bohème présence. Ceux que la culpabilité ou le
de sa meilleure amie. Qui a raison ? loue une maison qu’ils appellent leur manque d’éducation empêche de jouir
L’innocente Jillian, qui ne voit pas le « petit taudis » ; la véranda fuit, des de leur bien – tel Barry, l’escroc de « Pa-
mal, ou la résolue Paige, qui le voit par- blaireaux leur rendent régulièrement vi- radis et perdition », parti dans un hôtel
tout et défend son territoire ? Le talent site. Peu importe, la maison a du charme de luxe îlien avec son magot mal acquis.
de Lionel Shriver lui permet de ne pas et convient à leur style de vie. Jusqu’à ce Ceux qu’un sentiment de propriété hy-
choisir de camp. Elle nous montre pertrophié transforme en avares. Ou en-
comment les deux points de vue sont Le sentiment core Sara, journaliste américaine expa-
justifiés. Comment Paige et Jillian de propriété génère triée en Irlande, qui tient le compte de
peuvent être considérées comme des toutes les avanies qu’elle a dû subir : cette
envahisseuses ou comme des victimes des névroses faciles assiette ébréchée jamais remboursée, ce
d’invasion selon la perspective adop- à diagnostiquer parapluie à manche en ivoire jamais
tée. Au fond, le seul personnage in- chez les autres. rendu. Or Sara hait les nationalistes ca-
digne de la nouvelle est Weston et sa tholiques irlandais : elle leur reproche,
lâche passivité. Cet homme est un ter- qu’ils en fassent l’acquisition. Dès lors le entre autres, la méticuleuse rancœur avec
ritoire incapable de se défendre. Pas mari, rocker désinvolte, va se muer en un laquelle ils se rappellent toutes les ava-
étonnant qu’il se laisse occuper. propriétaire sourcilleux et déclarer la nies infligées par la Grande-Bretagne !
guerre à la vigne vierge qui couvre la fa- Le sentiment de propriété génère des né-
UNE TYPOLOGIE HUMAINE çade et à la famille de blaireaux dont na- vroses faciles à diagnostiquer… chez les
Le sentiment de propriété peut aussi guère ils admiraient les évolutions noc- autres. Sur soi, c’est bien plus compliqué.
ouvrir sur des questions d’actualité : turnes. En voulant rendre le petit taudis Et comment pourrait-il en aller autre-
Dans « Terrorisme domestique », des présentable, il va en ôter tout le charme. ment quand nous en venons à considé-
parents tentent de chasser de chez eux À lire cette nouvelle, on comprend rer nos biens matériels ou immatériels
Liam, leur fils de 31 ans, un apathique que nos comportements à l’égard de la comme une extension de notre être ?
sans projet ni vocation ; cette nouvelle propriété définissent largement notre ca-
donne l’occasion de développements ractère. Cela permet à Lionel Shriver DÉSIR DE L’AUTRE
caustiques sur la génération des mille- d’établir, d’une histoire à l’autre, une Cette dernière nouvelle – la plus longue
nials rétive au salariat mais experte en sorte de typologie humaine. Il y a ces et peut-être aussi la meilleure du re-
manipulation du système médiatique. jeunes gens capables de s’inviter partout cueil – ressemble à une mise en fiction
Une autre de ces nouvelles s’intitule et de se servir dans le frigo de leurs hôtes de la théorie de la triangulation du dé-
« Les Nuisibles » et s’intéresse à notre tout en estimant les payer par leur sir élaborée par René Girard : pour bien
désirer quelque chose, il faut que quel-
qu’un d’autre le désire. Au début du
texte, Sara veut quitter l’Irlande du
SANCTION Ferdinand von Schirach Nord, ce « trou » dont elle ne parle
traduit de l’allemand par Rose Labourie, éd. Gallimard, 170 p., 16 €. plus qu’avec dédain et où elle a passé
onze ans. Mais l’arrivée d’une sous-
DÉBIT DE JUSTICE locataire pressée de s’approprier le pays
va la jeter sur des charbons ardents. Pour
Quand un avocat raconte ses affaires en nouvelles. Sara, il n’y a soudain de la place en Ir-
lande que pour une Américaine, et la
 Avocat pénaliste inscrit au barreau de Berlin depuis vingt-cinq ans, suite va relater sa transformation en pa-
Ferdinand von Schirach a plaidé dans des affaires retentissantes, no- ranoïaque de la dépossession.
tamment plusieurs procès contre l’État allemand. Mais il est surtout Lionel Shriver n’est pas la première à
connu désormais comme écrivain : ses recueils de nouvelles sont des nous montrer comment nos biens nous
best-sellers en Allemagne et rencontrent un large succès dans le possèdent – le thème revient par exemple
monde. Troisième du genre, Sanction reprend les mêmes recettes : des dans toutes les histoires de maisons han-
histoires inspirées par son expérience professionnelle, centrées sur un tées. Pas la première à soulever comme
acteur de la chaîne pénale – l’accusé, l’avocat, le juré, le juge –, avec une pierre le sentiment de propriété pour
une prédilection pour les cas limites et les dossiers saugrenus, comme les crimes liés montrer le grouillement des peurs et des
à des préférences sexuelles. Ces stories, au sens américain, ne relèvent pas du genre désirs cachés en dessous. Mais sa façon
policier proprement dit, même si elles s’en rapprochent ; Ferdinand von Schirach ne caustique de révéler la facticité de ce sen-
s’intéresse pas seulement aux crimes et à la manière de les dissimuler, mais à l’envi- timent, son caractère arbitraire, ses pré-
ronnement judiciaire, sa sociologie, sa dimension procédurale et technique. Avec leur tentions dérisoires, donne à l’ouvrage
style sobre et leur construction millimétrée, ses textes courts sont d’une imparable une portée presque révolutionnaire.
efficacité, aussi clairs et rigoureux que leurs sujets sont obscurs et tortueux. B. Q. Comme une publicité en creux pour la
vie de chasseur-cueilleur. L

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10 MINUTES
ET 38 SECONDES DANS
CE MONDE ÉTRANGE
Elif Shafak
traduit de l’anglais par Dominique
Goy-Blanquet, éd. Flammarion, 400 p., 22 €.

 Passionnément,
Elif Shafak aime

URSULA SOLTYS/ÉD. RIVAGES


Istanbul, cette
merveilleuse « ville
féminine », ce « tour
de magicien raté »,
aussi, où elle a vécu
et à laquelle
Joseph O’Connor, irlandais et frère de la chanteuse Sinéad. elle dédie son dernier roman. Las !
l’administration d’Erdoğan
LE BAL DES OMBRES Joseph O’Connor l’accable de sa haine absurde.
traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, éd. Rivages, 464 p., 23 €. Les procès s’enchaînent, pour
obscénité, pour « insulte à l’identité
turque » (tout un programme), et

Jusqu’au sang Elif Shafak, traduite dans le monde


entier, ne peut plus habiter la cité
du Bosphore qu’à travers ses livres.
Une fantaisie dans un théâtre hanté sous le haut patronnage Finaliste du Booker Prize 2019,
de Dracula et de Jack l’Éventreur. 10 minutes et 38 secondes dans ce
monde étrange surprendra moins
ses fidèles par ses thèmes que par
 Tout le monde connaît extraits de pièces ou de fictions et autres son audace narrative. Assassinée
aujourd’hui Bram Sto- enregistrements adressés par Stoker à puis jetée dans une benne à
ker, le père de Dracula. À Ellen au soir de sa vie. On s’y croirait, on ordures, Tequila Leila ne respire
la fin du xixe siècle, pour- y est. Jack l’Éventreur sème la destruc- plus, mais se rappelle encore.
tant, les noms de Henry tion, Bram écrit à Walt Whitman (« ma Pendant le bref surcroît de temps
Irving (tragédien shakes- bien-aimée cité d’adoption tremble sous qui lui est accordé, sa mémoire
pearien) et d’Ellen Terry les chaînes de la peur »), un fantôme collecte « les fragments d’une vie
(« l’actrice la mieux nommé Mina hante timidement les qui court vers son terme ».
payée d’Angleterre ») parlaient bien da- lieux (« dans son grenier de poussière et Jeune fille de bonne famille (« Tu
vantage au grand public. Le Bal des d’araignées, elle écoute »), Yeats est seras modeste, lui souffle son
ombres est le récit, spectaculairement « un gorille portant monocle », Oscar père à sa naissance, respectable,
baroque, de leurs aventures et avanies Wilde n’est pas loin, et on croise même pure comme l’eau »), elle
communes. Bram, venu de Dublin, est un dénommé Harker… a fini prostituée. Un drame ?
devenu l’assistant du pompeux Henry, « Bien des libertés ont été prises avec Un féminisme universel se déploie
directeur de théâtre. Ellen, « l’incarna- les faits », prévient l’auteur. Personne ne ici, lesté par endroits de bonnes
tion de la grâce », virevolte et cabotine. lui en tiendra rigueur. À chaque page ou intentions un peu trop marquées
Les deux hommes tombent irrémédia- presque, une ombre se devine, le spectre mais, en définitive, irrésistiblement
blement sous son charme, et cette bril- d’un roman à venir, d’un certain comte sincère. Victime d’une société
lante compagnie s’agite dans les cou- diablement réel « qui refuse de mou- patriarcale inique, Leila, au vrai, n’a
lisses enténébrées du Lyceum, à Londres, rir » – « ce cher Dracucu », comme se jamais eu l’ombre d’une chance.
où rien, semble-t-il, ne permet plus de moque Henry, feignant d’ignorer qu’il Reste l’amitié, ce miracle
distinguer les comédiens de leurs per- en est l’une des principales sources d’ins- nécessaire. Dans la seconde partie
sonnages. Douce malédiction… piration. La création, l’art qui suce gou- du livre, les cinq comparses
Nous sommes en 1878, ou en 1888, lûment le sang de la vie : tel est le véri- de Leila, parias magnifiques,
en 1897, en 1905, qu’importe ! et Joseph table sujet de ce bijou de fantaisie s’efforcent de rendre un ultime
O’Connor s’en donne à cœur joie. Son victorienne. Joseph O’Connor, ici au hommage à leur sœur. Leur colère
roman est un patchwork, un réjouissant sommet de son art, n’entend rien prou- et leur humanité frappent au cœur.
fouillis de journaux, lettres, articles, ver. Ce faisant, il enchante. F. C. Fabrice Colin

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 55


critique fiction

l’ado se découvre un don pour LE VOLONTAIRE Salvatore Scibona


DE RIEN le ballon rond. Plongeons traduit de l’anglais (États-Unis) par Éric Chédaille, éd. Christian Bourgois, 448 p., 23 €.
NI DE PERSONNE maîtrisés, contrôle de la balle,
Dario Levantino
traduit de l’italien par Lise Caillat,
éd. Rivages, 300 p., 21 €.
domptage d’émotions
parasites… Dépeignant avec Larmes de Hambourg
application la prouesse
sportive, Dario Levantino Un enfant errant dans un aéroport en ouverture
 Fils d’un rappelle que « le football est d’une histoire de soldat perdu.
parfait salaud un langage avec ses poètes
et d’une mère et ses prosateurs  », comme
rasant les disait Pasolini. Loin d’idéaliser  Il y a du Don DeLillo chez Salvatore Scibona, auteur,
murs, Rosario ce milieu, il n’en omet pas la il y a douze ans, d’un premier roman virtuose, La
est un saleté : dopages, règlements Fin. Avec Le Volontaire, il offre un texte au lyrisme
romantique de comptes… Au club minéral qui impressionne par son ampleur et sa
à l’âme du Virtus Brancaccio, notre densité. Le récit s’ouvre sur Janis, un garçonnet seul
de justicier. Ce Palermitain narrateur révolté s’éprend et en larmes dans l’aéroport de Hambourg. L’éche-
de 15 ans, féru de mythologie, d’une jeune « inadaptée » qui veau de péripéties ayant conduit à ce désastre
tente de protéger sa mère lit dans les gradins. L’occasion, (abandon ? fatalité ?) couvre, sur trois générations,
et s’indigne de l’« avortement sous la coque d’un bateau à plusieurs décennies d’histoire américaine. Vollie Frade, le volon-
urbain » qu’est le quartier Porta Felice, de brèves scènes taire du titre, s’engage trop jeune au Vietnam. Au terme d’une pi-
de Brancaccio, où des chiens d’amour, un brin cérébrales. teuse mission cambodgienne, il est engagé par les services secrets
sont torturés sous ses yeux Mais cette liaison pourrait bien américains. La grande affaire de sa vie ? Disparaître, « se fondre
et où la pauvreté est donnée valoir à Rosario de sérieux dans le décor » – un idéal qui contamine jusqu’à sa descendance.
en spectacle aux touristes. ennuis… Ce premier roman sur De Riga au Nouveau-Mexique, de New York à l’Afghanistan, la dou-
Certaines scènes de rue, plus la perte de l’enfance est leur des hommes est-elle soluble dans la fuite ? Il existe, avance
ou moins réalistes, traduisent une ode au courage et à la Salvatore Scibona, « un monde radieux qui n’est pas là, inondé de
une réelle colère. À l’école, spontanéité. Simon Bentolila soleil et surpeuplé ». Le tout est d’y croire… Fabrice Colin

VIE À VENDRE Yukio Mishima genre littéraire. De pastiche potache en


traduit du japonais par Dominique Palmé, éd. Gallimard, 266 p., 22 €. pastiche profond, on parcourt de larges
pans de l’histoire littéraire : après un
Suicide littéraire peu de polar, on glisse vers le roman d’es-
pionnage ; vient la littérature gothique
quand s’immisce une femme-vampire,
Deux ans avant de se donner la mort, l’écrivain japonais avait écrit puis la comédie de mœurs avec une his-
un manuel facétieux mariant sucide et littérature en tous genres. toire d’amour passionnel et conflic-
tuel. Surprenante vitalité pour un
roman qui menace sans cesse de
 Publié en 1968, deux ans pour vendre sa vie. N’ayant plus tuer son personnage principal.
avant que Yukio Mishima la force d’en finir, d’autres s’en Tout porte à croire que, deux
ne se donne la mort après chargeront pour lui. ans avant son suicide, Mishima
une tentative de coup S’ensuit un défilé s’offre un tour
d’État, Vie à vendre était d’employeurs dont les d’honneur.
resté inédit en France. projets, requérant Yukio Mishima Une manière
Comme souvent, l’écri- contractuellement la (1925-1970). de grignoter à
vain japonais travaille déjà mor t d e H a n io , la hâte
avec sa plume ce qu’il accomplira au échouent tous de ma- quelques plats
sabre : son suicide. Le récit commence nière comique ou pathé- pas encore goû-
alors que le personnage principal reprend tique mais toujours très tés, histoire de
conscience à l’hôpital et constate qu’il surprenante. C’est ce qui s’assurer que
n’a pas avalé assez de somnifères pour se étonne le plus dans ce ré- tout cela n’appor-
tuer. Ainsi le roman commence sur une cit amusant : son aspect tera pas le sens salu-
IMAGO/LEEMAGE

fin ratée, première inversion d’une mul- feuilletonesque. Un em- taire recherché depuis le
titude à suivre. Las d’avoir échoué, Ha- ployeur en chasse un début de son œuvre.
nio passe une annonce dans le journal autre et, avec lui, un Pierre-Édouard Peillon

56 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


AU RYTHME
DE NOTRE COLÈRE
Guy Gunaratne
traduit de l’anglais par Laurent Trèves,
éd. Grasset, 366 p., 23 €.

SOTHEBY’S / AKG-IMAGES
 Cinq personnages.
Et autant de destins
qui évoluent en un
même lieu (une cité
en banlieue
Danse autour de l’arbre de mai, de Brueghel le Jeune (v. 1630). londonienne), quasi
dans un même
temps : si l’intrigue
LE ROMAN DE TYLL ULESPIÈGLE Daniel Kehlmann se déroule sur deux jours – à la
traduit de l’allemand par Juliette Aubert, éd. Actes Sud, 416 p., 23 €.
suite de l’assassinat d’un militaire
britannique blanc par un jeune

Espiègleries terroriste noir –, la perspective


temporelle est plus large. Parce
que le roman se raccroche aussi à
la grande histoire. Trois voix se
Un roman historique sur un personnage d’enfant rebelle et farceur
distinguent. Trois voix masculines
qui enchante la culture européenne depuis le Moyen Âge. et jeunes, d’origines différentes.
Selvon, de parents antillais,
débarqué enfant, rêve de devenir
 Une place de village tra- l’Europe, s’exercent à l’art du cirque, un grand sportif. Ardan, fils d’une
versée par des charrettes, puis se font réquisitionner par le roi et la famille irlandaise anciennement
des paysans à dos d’âne, reine de Bohême comme bouffons, proche de l’IRA, développe son
des forgerons et des bou- chargés de « leur dire ce que personne talent pour l’écriture et pour le rap.
langers… On se croirait d’autre n’osait leur dire ». Par son rire Et Yusuf, d’origine pakistanaise
dans un tableau de Brue- caustique et ses dons d’illusionniste, son – précocement orphelin lorsque
ghel. Ajoutons des saltim- goût des masques et des faux visages, Tyll son père, l’imam de la mosquée,
banques, des mercenaires, incarne l’archétype de ce que Mikhaïl meurt –, est la proie des
un bûcher à sorcières, et Bakhtine appelle la littérature carnava- mouhajiroun, qui veulent le
nous voilà dans le décor du Roman de lesque. Il permet ici à Daniel Kehlmann récupérer. Tous sont la cible des
Tyll Ulespiègle, inspiré d’une célèbre lé- de tourner en ridicule ces prétendus sa- skinheads. Ce roman choral
gende allemande. Funambule hors pair vants qui torturent les sorciers et magi- rassemble les enjeux qui font
et insolent, ce héros folklorique, dont le ciens tout en se livrant à la draconto- d’une cité londonienne le foyer
prénom signifie « riche en mouve- logie, la science des dragons. d’une explosion qui n’attendait
ments », traverse les contextes sans ja- Le roman historique s’ouvre sur une qu’une étincelle. « C’est la violence
mais se figer. Il sert à mettre en crise les phase picaresque, à laquelle succèdent qui a fait cette ville », écrit Guy
idéologies des époques dans lesquelles des chapitres plus sombres et étranges, Gunaratne dans ce premier roman
les écrivains le font surgir depuis le entre des scènes de chevauchées guer- éblouissant. Sur sa couverture, un
Moyen Âge. En 1867, Charles De Cos- rières et de conciliabules, ponctuées d’el- immeuble s’effondre, laissant
ter s’en était emparé pour dénoncer la lipses parfois déroutantes. Là où De surgir, sous son poids de pierres
présence de Philippe II en Flandres au Coster avait prolongé le tempérament éclatées, des histoires décousues
xvie siècle, conférant ainsi à la Belgique enjoué et subversif de Tyll jusque dans et des communautés aux
naissante une épopée nationale. Chez son écriture, le romancier allemand opte différents grains qui finalement
Daniel Kehlmann, c’est au cœur de la pour un style moins bigarré : l’absurde s’agglomèrent dans la rage.
guerre de Trente Ans (1618-1648) que se manifeste plutôt dans les scènes co- L’image souligne la fracture d’une
Tyll introduit la farce et le sarcasme. casses et la narration éclatée, à l’image ville entière. Effet domino.
Alors que son père est condamné à du fameux trickster errant. Quels atours Et ainsi Londres croule, comme la
mort pour sorcellerie par les inquisiteurs prendra-t-il dans la littérature de de- poétesse et rappeuse londonienne
jésuites, le jeune homme fuit son village main, ce fripon intemporel qui veille à Kate Tempest l’avait déjà écrit
avec son amie Nele. Les deux orphelins ce que l’esprit des puissants ne demeure dans son premier roman Écoute
traversent les contrées sauvages de jamais en repos ? Manon Houtart la ville tomber. Marie Fouquet

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 57


critique fiction

et magnifiques. Le premier, sous forme d’anti-guide


TROIS une paysanne demeurée de voyage dans l’île, endroit L’ÂNE MORT
RÉPUTATIONS dans sa campagne désertée fétide dont il vante Chawki Amari
Jérémie Gindre à la suite de la construction les charmes à coups de éd. de L’Observatoire, 176 p., 18 €.
éd. Zoé, 128 p., 15 €. d’un barrage, frise le cas superlatifs outrés.
social mais ne manque pas (Le titre dit tout : « Moment
de grandeur. Le deuxième, inoubliable de pur  Dans une cité
 Les fous, un cow-boy trépané après bonheur à Castel Chifflo ».) alanguie où
excentriques un dynamitage loupé, fait Un point commun entre les fonctionnaires,
et autres penser aux phénomènes personnages ? Leur intimité citoyens
marginaux monstrueux dont se régalait charnelle avec la nature, lac, ordinaires et
donnent jadis la médecine. Le dernier, île, plaine, qui les sépare de profiteurs de
toujours de un Néerlandais qui s’est la civilisation. Comme si ces tout poil
bons construit un château naïf portraits pétillants d’humour s’épient, faire
personnages. dans une île aux Caraïbes, recelaient une morale disparaître un âne mort relève
La preuve dans ces novellas ressemble un peu au Facteur mélancolique : la seule façon de la gageure. Trois Algérois à
de Jérémie Gindre, Cheval. Son histoire est la de n’être pas comme tout la jeunesse qui s’effiloche
trois portraits de héros plus comique des trois car le monde, c’est d’habiter loin le découvrent à leurs dépens,
réfractaires, butés, indociles Jérémie Gindre l’a écrite des autres. B. Q. alors qu’ils tentaient une
combine de plus pour enfin
devenir riches. Ils doivent
donc extraire la carcasse du
ÉCORCES Hajar Bali éd. Belfond, 304 p., 18 €. baudet du chaos de la capitale
à l’aide d’un antique break

La main de Fatima bleu. Regorgeant de bons


mots sur les travers de la
société algérienne, l’entame
Un saga familiale qui revisite, entre polygamie et mariages forcés, brillante de ce troisième
toute l’histoire de l’Algérie au XXe siècle. roman d’un journaliste local,
fameux pour ses caricatures,
évoque une satire politique
 Nour, étudiant algérois en mathématiques, est couvé par trois générations de découpée comme un film à
femmes. Sa mère, Meriem, attend la sortie de prison de son époux, Kamel, ac- sketchs. Mais le propos prend
cusé sur un malentendu d’être mêlé à un complot terroriste. Fatima, la grand- de la hauteur à mesure que
mère, tente en vain de le faire sortir en sollicitant quelques vieilles relations. l’équipée s’élève vers les
Enfin, Baya, l’arrière-grand-mère, déroule son récit de vie, entremêlé, sous la monts Djurdjura et y croise
plume sobre et élégante de l’autrice, à l’histoire de l’Algérie au XXe siècle. Poly- des figures aux routines tout
gamie, mariages forcés, amours interdites, vies sacrifiées par le poids de la fa- aussi déconcertantes. Tels le
talité et de la tradition… Un lourd passif pèse sur Nour. Au gré des secrets de famille, ce pre- libraire Izouzen, qui assassine
mier roman, saga familiale jouant avec les codes de la tragédie, montre comment l’imagination ses épouses successives, son
« fabrique le réel » et dresse une fresque sans tabou de la société algérienne. Simon Bentolila voisin Achour, physicien
servile auquel il commande
des livres parfaits, ou Slim,
braconnier qui provoque des
éboulements par jeu. Tandis
que se fissure l’amitié unissant
Tissam, Lyès et Mounir,
Chawki Amari convoque Isaac
Newton, classiques algériens,
Milan Kundera,
astrophysiciens américains
pour explorer la pesanteur
infinie, consubstantielle à la
culture locale, qui s’exerce sur
chacun d’eux et les contraint
au statu quo. Leur lucidité
résignée enseigne combien le
pays, partagé entre espérance
DR/ÉD. BELFOND

et résistance à tout
changement, n’est pas près
de se délester de son âne
Hajar Bali est aussi docteur en mathématiques pures. mort. Antoine Faure

58 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


HEUREUSE FIN Isaac Rosa
traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, éd. Christian Bourgois, 316 p., 21 €.

L’amour court
Une fresque ironique et sentimentale sur la
conjugalité, minée par le court-termisme ambiant.

Isaac Rosa, romancier espagnol multirécompensé.

 La littérature manquerait-elle de fictions qui revers ironique. Et dans l’écart entre les deux s’anéantit la
racontent comment s’aime et se désaime le possibilité du « récit commun » propre aux amoureux.
commun des mortels sans l’héroïsme des Comme il intégrait sa propre autocritique dans Encore un
mythes ni la boursouflure de la tragédie ? C’est foutu roman sur la guerre d’Espagne, Isaac Rosa désamorce
en tout cas ce que suggère l’un des personnages ici, en se dédoublant, chaque tentation de jérémiade, d’em-
secondaires d’Heureuse fin, convaincu qu’avec phase ou de désabusement. Et comme il débusquait les re-
des représentations plus fidèles nous réduirions constructions a posteriori de la mémoire collective, il traque
nos « folles attentes » et nos risques de souf- ici celles de la mémoire à deux et de son « parc à thèmes
frir. Mais ce pragmatisme désenchanté, Angela amoureux ». Mais, dans ce livre inversé qui remonte le temps
et Ántonio n’en ont pas voulu. Comme tant d’autres avant de l’ultime claquement de porte au premier regard, c’est
eux, ils ont rêvé d’un amour à part et absolu. Et comme tant pourtant bien l’amour qui, lentement, réaffleure sous les dé-
d’autres aussi, ils se sont séparés, au terme de treize années combres. Et c’est à cette trouvaille formelle, sans doute, que
de projets, de passion, de heurts et d’humiliations. Entre les se reconnaît le mieux la patte de l’écrivain madrilène : d’une
murs vides où jaunissent les marques de leur vie passée, Án- main, il ausculte et dissèque son sujet, soupesant chaque lieu
tonio s’adresse à Angela, une dernière fois. Et bientôt leurs commun, affûtant chaque objection et triturant chaque bles-
deux voix ferraillent et se contredisent, fouillant les ruines sure, dans un impitoyable et vertigineux geste d’investiga-
du théâtre conjugal et les ravages d’une société court-termiste tion. De l’autre, il entrebâille une discrète porte vers la lu-
où prospèrent l’idéal de « l’amour libre », la séduction des mière, au-delà de laquelle l’amour aurait encore le pouvoir
réseaux et le marché des offres amoureuses. Un souvenir ap- de résister au cynisme ambiant et le livre celui de rapiécer le
pelle son réajustement ; un soupçon de sentimentalisme, son roman brisé de ceux qui ne s’aiment plus. Camille Thomine

LES SERVICES COMPÉTENTS Iegor Gran éd. P.O.L, 300 p., 19 €. ce qu’on peut y trouver »), mensonge
d’État, fraude généralisée, répression

Sévices compris tranquille et minutieuse du peuple tout


entier par les « services compétents ». Ce
décor surréaliste permet à l’auteur de dé-
En forme de comédie burlesque, une charge contre l’absurdité ployer tout son humour, sur un mode de
de la bureaucratie soviétique et de son bras armé, le KGB. comédie burlesque. Très à l’aise dans le
sarcasme, il s’en prend à la langue de bois
bureaucratique et au sectarisme terrifiant
 Les lecteurs d’Iegor Gran KGB s’est lancé aux trousses de Siniavski des suppôts du système. Toutes pro-
ne savent pas forcément après que celui-ci a publié en Europe des portions gardées, on ne peut pas s’empê-
qu’il s’appelle en fait Iegor textes idéologiquement suspects, notam- cher de faire le rapprochement avec cer-
CRED CARLOS HERNÁNDEZ/FUNDACIÓN BBVA

Andreïevitch Siniavski, fils ment une critique du réalisme socialiste tains délires du politiquement correct
de l’écrivain russe Andreï parue dans Esprit. Adoptant le point de actuel, qu’Iegor Gran brocarde dans ses
Siniavski, premier homme vue des agents, fonctionnaires méticu- chroniques de Charlie Hebdo. Évoquant
de plume à avoir subi un leux et débonnaires, il offre un tableau Boris Pasternak, autre bête noire du ré-
procès politique dans saisissant de l’absurdité de la vie sous gime, un agent du KGB explique benoîte-
l’URSS d’après Staline. L’histoire de son Khrouchtchev : méfiance universelle, per- ment : « On n’est pas là pour juger de la
père est le sujet des Services compétents, sécution, approvisionnement erratique qualité de la poésie de Pasternak, on est
périphrase utilisée en URSS pour désigner (« Ce n’est pas que les magasins sont là pour appliquer les consignes. » Ça ne
le KGB. Iegor Gran raconte comment le vides, c’est qu’on ne sait jamais à l’avance vous rappelle rien ? Bernard Quiriny

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 59


critique fiction

PLUNK Fabien Henrion entre ses membres. Avec le


éd. Plon, 224 p., 18 €. LE SOURIRE canyon le plus profond
DU SCORPION d’Europe pour cadre, le texte

Appâter la galerie Patrice Gain


éd. Le Mot et le Reste, 208 p., 19 €.
part d’emblée dans des
descriptions au plus près de
reliefs montagneux écrasants,
Le marché de l’art, un soupçon de manipulation, de crues dangereuses et
un brin de fantastique et un roman qui détonne.  Dans Le d’orages aveuglants. Au fond
Sourire du des gorges, la mort rôde
scorpion, partout. Mais ce n’est pas là
 Une structure éclatée, rayonnant à partir d’une une femme, que se trouve la plus grande
scène centrale montrant le personnage princi- dévastée par menace : « C’était juste
pal coincé dans un train accidenté. Ce person- le chagrin du une rivière qui déroulait son
nage principal américain et peu aimable, Harry deuil, observe existence millénaire au fond
Plunk, est un mâle dominant parti de rien et de- un homme d’un profond canyon,
venu la « terreur du marché de l’art » grâce à planter des pins tel « le berger un élément constitutif de la
son talent pour la manipulation. Une pincée de de Giono », personnage nature en général. Ni bonne
fantastique, avec l’histoire d’un tableau qui se célèbre de L’Homme qui ni mauvaise. » Pour le jeune
liquéfie tout seul. On ne pourra guère reprocher à Fabien Hen- plantait des arbres, texte adolescent qui découvre,
rion, qui signe là son deuxième roman, de n’avoir pas pris de écologique à destination des dans ce thriller psychologique
enfants. Pas de traces bien rythmé, les circonstances
risque. Quand la tendance incite à produire des textes aux ar- de la disparition
cependant ici de foi dans une
guments simples et aux formes plates, lui multiplie les ingré- nature salvatrice – ni d’ailleurs de son père, la nature n’est
dients et les audaces. Et cela marche : on prend un vrai plaisir dans le salut de l’homme. malheureusement pas
à lire comment Harry a bâti son succès, et comment, autour Le roman conte le drame dans rédemptrice. Et le coupable
de lui, tout s’effondre. Car la déconstruction de ce colosse mo- lequel sombre une famille de ne fait aucun doute :
derne, antipathique mais humain, est aussi la déconstruction Robinsons, fait éclater c’est l’homme, quel que soit
de l’époque et du milieu qui ont permis son ascension. A. B. inéluctablement les liens son nom. Eugénie Bourlet

L’HORIZON À MAINS NUES Christophe Paviot


éd. JC Lattès, 300 p., 19,90 €.

La sonnette du serpent
Dans un trou perdu du Texas, le destin flingué
de deux frères après la mort du père.

SUPERSTOCK/SUPERSTOCK/SIPA
 Christophe Paviot aime fi- voiture. Nous sommes en 1979, les frangins
ler la métaphore serpen- sont encore gosses : « Plus personne ne
tine. Il y a deux ans, on le leur parlera plus jamais de lui. […] La bles-
quittait sur les bords du lac sure ne cessera d’enfler. Alors ils devien-
suédois Storsjön où na- dront les frères Shelby. »
geait selon la légende un Au fil de ce Bildungsroman texan, Howard Paysage du Texas, au cœur de l’intrigue.

monstre à tête de chien et et Gary vont s’élever seuls. Âpre comme


corps de serpent. Pour son les paysages du Texas, leur vie s’émaillera, récits des vies déglinguées d’un Raymond
douzième roman, l’écrivain nous trans- vingt ans durant, de rencontres avec des Carver ou d’un Richard Ford. Certaines ru-
porte à Sweetwater, Texas, chez les personnages hauts en couleur, certains desses – sinon maladresses – d’expression
Shelby, champions locaux de la chasse aux aussi vénéneux que ces rattlesnakes dont (des mains « tailladées de peinture », des
crotales, ces reptiles au venin mortel dont les frangins se servent comme d’une arme lupins qui « escaladent la campagne », des
la queue vibre dans un bruit de crécelle. Il pour piller les banques du coin. Bien amoureux qui s’embrassent « dans la
y a Howard et Gary, deux frères aussi insé- qu’avare en dialogues (l’exercice consis- bouche », la mère qui « achemine » le gra-
parables qu’ils sont dissemblables : l’aîné, tant à donner une voix à des natifs du Texas tin) donnent parfois l’impression que le
gay et beau ; le cadet, hétéro et laid. Il y a s’est-il révélé trop épineux pour l’auteur ?), texte est traduit au galop de l’américain.
la mère, Julia, postière de son état ; il y a le l’écriture sèche et sans fioritures, et surtout Ce qui n’est pas sans lui donner un charme,
père, Jason, brave camionneur au cœur la façon dont les héros s’acheminent vers qui s’accorde étrangement avec la rudesse
simple qui meurt dans un accident de une forme de résilience, font penser aux du propos. Jean-François Paillard

60 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


BRILLANT COMME UNE LARME Jessica L. Nelson
éd. Albin Michel, 320 p., 19,90 €.

Un ange passe
Une évocation inspirée de l’auteur du Bal du comte d’Orgel, grand
séducteur et génie littéraire foudroyé à 20 ans par la maladie.

 La scène se déroule en il a donné des dessins à L’Intransigeant.

ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET
1920 dans l’atelier de Pi- Puis des textes au Canard enchaîné. Il
casso. Le maître tâche de subjugue et épouvante Jean et Valentine
saisir les traits et la per- Hugo, André Salmon et Georges Auric
sonnalité mouvante d’un par son discernement et sa culture. Tous
jeune homme de 17 ans. succombent, jusqu’aux femmes, nom-
Son visage, minéral, breuses. N’a-t-il pas séduit, à 13 ans, se
égyptien, impénétrable, riant du scandale, Alice, dont le mari se
son côté farceur, sa fébrilité agacent le bat sur le front ? Raymond Radiguet (1903-1923).
peintre. « Radiguet, il va falloir vous Autour du génie plane l’ange de la
calmer et me donner un peu de vous ! », mort. Raymond Radiguet est la proie chef-d’œuvre. Mais le destin est la forme
ordonne-t-il. Est-ce ce génie étrange de visions : des incendies, ses propres accélérée du temps, nous dit Girau-
dont on lui a parlé ? Soudain il voit en funérailles. Le garçon sait que le temps doux… Jessica Nelson nous propulse au
lui une ombre et déchire son croquis. lui est compté. Celui qui rêve d’égaler cœur du réacteur Radiguet, parmi ses
Quelque temps avant, ce garçon de Apollinaire s’étourdit dans la vie intel- mystères intimes, dans la valse effrénée
Saint-Maur s’est imposé dans le monde lectuelle explosive de l’après-guerre. de l’époque. C’est d’une beauté poé-
brillant de l’art et des lettres. À 14 ans Bientôt paraît Le Diable au corps. Un tique incandescente. Patricia Reznikov

3 → 5 AVRIL 2020
PLACE DE LA RÉPUBLIQUE
ENTRÉE LIBRE

DÉDICACES
SPECTACLES
RENCONTRES
EXPOS
studio hussenot

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Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 61


critique fiction

ENFANT DE PERDITION Pierre Chopinaud éd. P.O.L, 572 p., 24,90 €. morte. L’innocence baigne déjà dans
des eaux multiséculaires. C’est autour
de cette idée que se noue l’intrigue :
L’enfant comment l’enfance porte déjà en elle
les signes de sa fin. Les enfants qui
grandissent trop vite y sont légion, et le

et les sortilèges narrateur se retrouve hanté par une


« entité hostile » surgie du tréfonds
des âges à la suite d’une séance de spi-
Du bambin à l’adolescent, un roman de formation dont la langue ritisme durant l’été de ses 11 ans. Le ré-
grumeleuse, inventive, archaïque et en tout cas hors cadre, cit de la fugue de la tante du narrateur,
emprunte volontiers à la magie des grimoires. alors lycéenne, confirme cette impres-
sion que les enfants naissent vieillards,
lestés par un héritage écrasant : « Elle
 L’un des plus beaux livres de perdition maintiendra cette ambi- fit mourir le patrimoine sénile qu’elle
de la rentrée de janvier tion de tresser des éléments féeriques avait été en s’élançant à travers le por-
est un grimoire. Deux avec l’enfance du jeune narrateur. De tail de l’établissement. »
pages d’introduction cet alliage né un métal singulier, à la
donnent d’emblée une fois poli et granuleux : l’histoire du Les enfants
teinte vaudou à Enfant monde, remontant à l’Antiquité et fai- naissent vieillards,
de perdition, premier ro- sant une large place à la France de la fin
man de Pierre Chopi- du xxe siècle, vient s’y refléter au cœur lestés par un
naud. Au recto, un texte ésotérique d’un récit hirsute et par le truchement héritage écrasant.
convoquant « Statues. Momies. Fan- d’une langue grumeleuse, exigeante
tômes » ; mi-incantation, mi-avertisse- mais sublime. En soi, les évènements rapportés par le
ment éditorial (« Enfant de perdition narrateur ne prétendent pas être excep-
est une fiction »). Au verso, une carte L’UNIVERSELLE BATÂRDISE tionnels. La mort d’un grand-père, les
griffonnée à la main charriant tout un Les alliances de contraires ne manquent visites à une grand-mère, l’entrée au
imaginaire de piraterie et de sorcelle- pas dans Enfant de perdition. En té- collège dans une école de la vallée, la
rie. Y sont représentés Lyon et ses moigne la table des matières du roman première cuite, et ainsi de suite, consti-
monts où se passe l’histoire ; on croi- où apparaissent les titres des trois livres tuent le matériau relativement com-
rait pourtant contempler une contrée qui composent le récit : Infantia, Pue- mun à partir duquel l’écrivain Pierre
méconnue du Seigneur des anneaux. ritia et Adolescentia. Dès le découpage Chopinaud forge un roman d’une ori-
Tout au long de ses quasi-six cents du roman, la jeunesse du narrateur re- ginalité impressionnante. Outre les
pages absolument sidérantes, Enfant vêt les vieilles nippes d’une langue procédés tirés du merveilleux, la langue
y est pour beaucoup. Dans des phrases
crénelées de subordonnées, l’auteur
multiplie les antépositions du complé-
ment et du verbe. Ressurgissent ainsi
des formes anciennes du français, mê-
lées à différents dialectes ou langues
étrangères.
Si ces inversions renforcent un côté
Yoda-bambin chez le narrateur, tout à
la fois enfant et vieux sage fripé capable
de grandes envolées théoriques, ce mé-
tissage malaxant la langue constitue
l’autre grand pan du roman : les rap-
ports entre les Français et ceux qu’ils
accueillent (Italiens et Arabes principa-
HÉLÈNE BAMBERGER/ÉD. P.O.L

lement). « L’universelle bâtardise »,


comme la nomme Pierre Chopinaud,
soit la grande histoire du genre humain
où chacun se voit inoculer, dès la nais-
sance, des mondes entiers, tour à tour
fantastiques et menaçants.
Pierre Chopinaud, auteur d’un premier roman fascinant. Pierre-Édouard Peillon

62 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


UN AUTOMNE DE FLAUBERT
Alexandre Postel éd. Gallimard, 136 p., 15 €.

L’oncle Gustave
Une fiction où Flaubert, ruiné et chafouin,
retrouve des forces, et surtout le goût d’écrire.

TALLANDIER/BRIDGEMAN IMAGES
 À l’automne 1875, Gustave Flaubert s’en va sé-
journer à Concarneau. Triste période. À 53 ans,
grossi, congestionné, angoissé, il se sent vieillir,
son œuvre est en souffrance, la faillite menace,
car Commanville, le mari de sa nièce Caroline,
a fait de mauvaises affaires dans le commerce du
bois, et Gustave s’est quasi ruiné à renflouer l’en- Gustave Flaubert, photographié par Nadar (v. 1875).
treprise. La mélancolie le ronge. À Concarneau,
il observe les animaux marins dans l’aquarium de son ami Pou- impassible du style ? Est-il encore capable de faire des phrases ?
chet, savant naturaliste, il se baigne tant que le temps le per- Telle est la matière de ce bref et brillant roman d’Alexandre
met, mange gloutonnement poissons et crustacés, traite pater- Postel, fondé sur des données biographiques précises, subtil
nellement une petite servante d’auberge, et commence à songer portrait d’un Flaubert saisi de vertige phénoménologique et
à l’histoire qui deviendra l’un des Trois contes : « La Légende rassemblant ses forces pour retrouver le goût d’écrire. Un bel
de saint Julien l’Hospitalier ». Peu à peu, il retrouve le mo- hommage au « vieux troubadour », comme l’appelait son
deste plaisir d’exister. Il s’interroge aussi sur lui-même. Qui amie George Sand, à la littérature vécue comme une ascèse, au
est-il au fond ? D’où lui vient cette obsession de l’exactitude mystère de la création. Bernard Fauconnier

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 63


critique fiction

Lorsque Catherine disparaît, s’appellent. Ensemble, ils


CETTE INCONNUE Constance, 9 ans, est tentent de résoudre MOI AUSSI
Anne-Sophie Stefanini arrachée à sa terre de cœur l’équation à trop d’inconnues. J’AI VÉCU
éd. Gallimard, 216 p., 18 €. et rapatriée. Une semaine Catherine était-elle une mère Hélios Azoulay
après, le père de Ruben, indifférente ? Était-elle éd. Flammarion, 160 p., 16 €.
Jean-Martial, journaliste vraiment libre ? Quelle était
 Une femme communiste, est arrêté. Mais sa relation à Jean-Martial ?
disparaît. l’âme de la fillette est restée Comment être leurs  Dans l’univers
C’était en 1991 là-bas. Vingt-huit ans plus héritiers ? Distillant des singulier
au Cameroun, tard, Constance est veilleuse effluves nostalgiques d’Hélios
au temps de la de nuit dans un hôtel. à la Modiano, mystérieuse Azoulay,
dictature. Par À Yaoundé, Ruben ne dort et poétique, l’autrice compositeur,
amour pour pas non plus et parcourt nous emmène au temps de clarinettiste,
un homme, la ville dans son taxi, la photo l’amour et du combat comédien et
Catherine, une professeur de Catherine scotchée à politique, parmi les spectres écrivain,
française, accepte une vie son rétroviseur. Du carrefour d’une histoire interdite. la mémoire occupe une place
intranquille à Yaoundé. Warda à Nlongkak, du lycée Au Cameroun, ceux qui sont fondamentale. Depuis
Sa fille Constance y naît. Leclerc à Bastos, du lac libres sont morts, dit-on quelques années, ce Niçois
Dans la maison d’en face naît à la prison de Kondengui, là-bas. Ce qui n’empêche pas dirige l’Ensemble de musique
Ruben, qui devient il interroge les uns et d’espérer les retrouver, Incidentale, lequel redonne
son presque frère. Les deux les autres, cherche celle dont la nuit, à Yaoundé. vie aux compositions nées
enfants grandissent dans on ne sait rien. Parfois Un très beau roman dans les camps de
un monde qu’ils s’inventent. les deux insomniaques troublant. Patricia Reznikov concentration. Dans son
premier roman, autofiction
surréaliste se lisant en apnée,
qu’il présente comme le récit
NUL SI DÉCOUVERT Valérian Guillaume éd. de l’Olivier, 128 p., 16 €. d’un « enfant heureux dans
une enfance malheureuse »,
il est question de mémoire
Un dieu du stade oral individuelle : « Plus je
remonte le cours de moi-
même, plus il y a d’affluents
En pleine métamorphose, un bébé obèse et boulimique est lâché et toujours un début qui
en roue libre dans un centre commercial. Attention au départ ! précède un début », écrit-il
avant de croquer la famille
 Au long de 128 pages serrées, l’auteur nous immerge dans le flux mental d’un de son père, Juif de Tunisie.
être en mal d’amour, perdu dans un monde hostile et indéchiffrable. De qui il On comprend pourquoi
s’agit exactement : garçon ou fille, enfant ou adulte, génie ou simple d’esprit ? les phrases ne comportent ni
Peut-être tout, ou rien de tout cela, insinue le titre du livre. Les phrases s’en- majuscule pour commencer
chaînent sans ponctuation. Les scènes surgissent et s’effacent comme les wa- ni point à la fin. Plus qu’un
gons d’un train fantôme. L’être prend peu à peu la forme d’un bébé obèse et exercice de style, il s’agit
d’une nécessité d’exprimer,
boulimique, un peu dégoûtant, perdu dans un centre commercial, incapable de
en rythme, cet infini début
refréner son désir de tout étreindre et tout engloutir. Tancé, dépouillé, battu,
mémoriel. Son père,
ce bibendum victimisé a quelque chose du Plume de Michaux, du Porcinet du conte cruel de héroïnomane, mourut à
Sa Majesté des mouches. Mais voici qu’il s’étale par terre, suce le sol, croit rire en hurlant, jouit Bombay alors que lui-même
de caresses furtives ou d’illuminations de bazar, et l’on pense soudain aux troubles de l’au- était enfant. Guidé par son
tisme. L’ambiguïté s’installe : à quoi joue exac- spectre, le narrateur part sur
tement ce conte cruel ? C’est évidemment au ses traces. Quant à sa mère,
lecteur de répondre. Il lui sera utile d’apprendre droguée du matin au soir,
que ce premier roman n’en est pas tout à fait elle abandonne ses enfants
un. Qu’il est né dans l’oralité de « poèmes théâ- à leur grand-père, dépeint
traux » que l’auteur écrit depuis plusieurs an- avec tendresse dans ce Nice
PATRICE NORMAND/ÉD. DE L’OLIVIER

mélancolique. Plus loin,


nées, extension d’un texte intitulé Les Belles
l’auteur jubile lorsqu’il
Choses. Metteur en scène, acteur et auteur de
évoque son renvoi
théâtre, Valérian Guillaume est de ceux qui s’es-
du conservatoire car
saient à nous faire rire de situations les plus ri- « indissoluble dans
diculement ordinaires : course à pied, week-end la structure ». Voilà ce qui
de team-building, propos de cantine. Avant de s’appelle une belle revanche
nous en faire grimacer de dégoût ou d’effroi. de cancre et un cri sans
Jean-François Paillard L’auteur est aussi acteur et metteur en scène. fausses notes. Simon Bentolila

64 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


signets Vous ne
devinerez
Agnès b. jamais
Que lisez-vous ?
Autrice d’un livre d’entretiens où elle raconte son parcours spirituel, avec qui
la créatrice revient sur ses souvenirs de lecture, de Stendhal
à Salinger en passant par Jim Harrison.
vous
allez
Vous avez été l’épouse de l’éditeur
Christian Bourgois. Quels souvenirs déjeuner
gardez-vous de votre rencontre
avec Jim Harrison ?
J’ai fait la connaissance de ce roman-
aujourd’hui.
cier rabelaisien qu’était Jim Harrison
au début des années 1980. Christian et
Jim se partageaient une tête de veau au-
tour d’une table du restaurant Le Ré-
camier à Paris. C’est grâce à Christian
que j’ai découvert les récits de ce
conteur génial qu’était Big Jim, avec
des romans indémodables, comme
Dalva ou La Femme aux lucioles.
Quels sont les écrivains qui continuent
à vous captiver ?
LA GRANDE
J’adorais François Weyergans, il TABLE.
avait un style littéraire très personnel.
J’ai relu dernièrement Trois jours chez
Agnès b., créatrice de mode et mécène.
ma mère, c’est hilarant. Je continue au- Olivia
Quels sont vos premiers souvenirs jourd’hui à relire Georges Perec et son Gesbert
de lectrice ? œuvre « Kultissime », La Vie mode
Agnès b. – Je me souviens que Le d’emploi. Je suis en train de finir Mé-
Grand Meaulnes d’Alain Fournier moires du chevalier de Saint-George DU LUNDI
m’avait particulièrement bouleversée, par Claude Ribbe. C’est un ouvrage
avec l’histoire de ce jeune garçon vi- fascinant qui décrit la vie de ce person- AU VENDREDI
vant au cœur de la Sologne. Je suis née nage historique de la cour de
dans une famille bourgeoise, très Louis XV, qui était considéré par le roi 12H-13H30
croyante sans être bigote. À 15 ans, j’ai comme le meilleur musicien, la meil-
En
découvert l’écrivain Paul Claudel avec leure épée et le meilleur cavalier de sa partenariat
Le Soulier de satin. Ensuite, je me suis garde rapprochée. Je suis également avec
laissé emporter par la flamboyance ro- une bonne cliente des aventures de
manesque de Stendhal. L’univers Nicolas Le Floch, écrites par Jean-
stendhalien a toujours tenu une place François Parot, où les intrigues poli-
importante dans ma vie de lectrice, cières se déroulent principalement
tout comme Gustave Flaubert, Ma- dans les rues de Paris au xviiie siècle.
dame Bovary et L’Éducation sentimen- Je trouve ça distrayant et bien ficelé, ça
tale. À peu près à la même période, je se lit comme un bon polar.
lis Le Rideau cramoisi de Barbey Propos recueillis par Philippe Langlest
d’Aurevilly ou l’histoire d’une passion
amoureuse qui soudain bascule vers la
peur. J’ai toujours adoré les grandes
© Radio France / Ch. Abramowitz

histoires qui vous cueillent dès les pre- « Je crois


mières pages. Je pense à Romain Gary, en l’âme… »,
Agnès b.,
à Graham Greene ou à J. D. Salinger. L’esprit
GASPAR NOÉ

éd. Bayard,
Je me rappelle encore de mon émotion 180 p., 16,90 €.
en lisant L’Attrape-cœurs. d’ouver-
ture.
il faut relire
Saint-Exupéry

KEYSTONE-FRANCE-GAMMA-RAPHO

Saint-Exupéry (à d.) avec le mécanicien André Prévot, au Bourget, avant leur raid Paris-Saigon, qui s’acheva par un crash dans le désert de Libye, en 1935.

Fleurs d’hélices
Aristocrate désargenté devenu pilote par raccroc, l’auteur du Petit Prince
aura été éclipsé par le triomphe mondial de l’enfant découvreur de planètes, au détriment
d’une œuvre romanesque et aérienne pourtant non négligeable.
Par Alexis Brocas

66 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


q uoi ? « Il faut re-
lire Saint-Exu-
péry » alors que
son Petit Prince
connaît tou-
jours des tirages
faramineux qui en font un digne
rival de la Bible et du Petit Livre
LA LEÇON DU FENNEC
La préoccupation de Saint-Ex pour les plantes et les animaux, tout
comme sa haine du machinisme, en fait un pionnier de la vague verte.

S
rouge de Mao ? Alors que son hé- aint-Ex, écolo avant l’heure ?
ros, devenu un produit de mar- C’est en tout cas l’idée que
chandisage, s’affiche sur les tasses, promeut Jean-Pierre Guéno à
les assiettes, en dessins animés, travers son livre La Terre en

BRITISH LIBRARY BOARD. BRIDGEMAN IMAGES


partout ! Eh bien oui ! il faut re- héritage, Antoine de Saint-Exupéry : sau-
lire Saint-Exupéry et ses merveil- ver la planète du Petit Prince, et l’expo-
leux livres que cache désormais le sition itinérante du même nom. Et pour-
baobab éditorial du Petit Prince quoi pas, si l’on considère la planète du
et ses déclinaisons mercantiles et Petit Prince comme une miniature en-
fort peu petit-princières dans l’es- fantine de la nôtre, ainsi que les soucis
prit. Il faut relire Saint-Exupéry d’équilibre écosystémique qui l’incitent
pour lui rendre justice, par-delà à partir en quête d’un mouton pour
les moqueries dont il fut l’objet, contrer la prolifération des baobabs.
et passer outre ce préjugé selon le- Mais ce n’est pas tout. Dès lors que Le renard du Petit Prince, illustration, 1940.
quel il n’aurait été qu’un aviateur Saint-Ex s’intéresse à la transmission, au
se prenant pour un écrivain. Et lien avec la planète ou aux hommes dont contact avec une usine compliquée. Mais
rallier l’opinion de Virgil Tanase, les qualités individuelles doivent être aujourd’hui nous oublions qu’un mo-
son biographe, qui le voit comme cultivées, il lui vient des images qui ren- teur tourne. […] [Notre] attention n’est
un écrivain qui choisit l’aviation voient tantôt au paysan, tantôt au jardi- plus absorbée par l’outil. Au-delà de
pour gagner sa vie, mais aurait été nier. Ainsi, dans Terre des hommes : l’outil, et à travers lui, c’est la vieille na-
lu tout autant s’il s’était spécialisé « On ne meurt qu’à demi dans une li- ture que nous retrouvons, celle du jardi-
dans la plomberie. gnée paysanne. Chaque existence craque nier, du navigateur, ou du poète. »
Comme s’en rendirent compte à son tour comme une cosse et livre ses Enfin, Saint-Ex se distingue par son
les artilleurs allemands qui ca- graines. » Sur les hommes que la société attention au monde, qui concerne aussi
nonnèrent en vain son avion d’ob- mécanique écrase : « Quand il naît par les animaux : dans Terre des hommes, il
servation, Saint-Ex est un homme mutation dans les jardins une rose nou- observe un fennec, un renard du désert,
difficile à atteindre. Un enfant de velle, voilà tous les jardiniers qui qui se nourrit d’escargots perchés sur les
l’ancienne noblesse, qui dut subir s’émeuvent. […] Mais il n’est point de branches d’un arbuste ; non seulement
la morgue d’aristocrates plus ar- jardinier pour les hommes. Mozart en- le fennec s’applique à ne pas tous les
gentés que lui – et le rejet de sa fant sera marqué comme les autres par manger, mais il ne « prélève jamais deux
fiancée, Louise de Vilmorin, qui la machine à emboutir. »  coquilles voisines sur la même branche.
le jugeait trop pauvre et pas assez La machine, voilà l’ennemi. Saint-Ex Tout se passe comme s’il avait conscience
mondain pour l’aimer. Un avia- n’est pas un matérialiste : le producti- du risque. S’il se rassasiait sans précau-
teur précoce, brillant, et cepen- visme l’épouvante, et les hommes des tion, il n’y aurait plus d’escargots. S’il
dant distrait, dont la liste des ac- trains de banlieue écrasés par leur em- n’y avait point d’escargots, il n’y aurait
cidents finit par prendre un aspect ploi lui paraissent l’inverse de ses pay- point de fennecs ». Moins célèbre que
comique. Un homme qui plaçait sans idéalisés. Cela n’en fait pas un en- la « leçon du renard » dans Le Petit
l’amitié au-dessus de tout, croyait nemi du progrès, mais celui-ci doit se Prince, la « leçon du fennec » sur la né-
à la fraternité de ses camarades pi- faire invisible. Ainsi, à propos des cessité vitale de bien administrer ses res-
lotes, et fut consterné de subir leur avions  : «  Nous étions autrefois en sources attend encore ses élèves. A. B.
jalousie quand le succès littéraire
fit de lui l’Aviateur majuscule
dans l’esprit du public. Un époux qui annonce l’autofiction et la dé- instinctif, qui développa en para-
infidèle qui ne reprochait pas à passe en altitude. Un des premiers graphes les convictions qu’il avait
son épouse, Consuelo, de l’être auteurs cosmiques, aussi, dont les rivées au corps sur le devoir, le sa-
tout autant. Un écrivain qui vou- descriptions de la terre vue du ciel crifice, la nature de la civilisation,
lut passionnément écrire des ro- et de la solitude des cockpits sidé- convictions qui le font voir au-
mans et, faute d’y parvenir, in- rèrent les lecteurs de son temps. jourd’hui comme un écologiste
venta un genre littéraire propre, Et, pour finir, un métaphysicien avant l’heure…
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 67
il faut relire

Pour retrouver le vrai beaucoup – Jules Verne et An- À LIRE frère, François. Conscient de son
Saint-Exupéry, il faut revenir au dersen –, invente une bicyclette sort, celui-ci a, depuis son lit de
château de son enfance, à Saint- volante qui bien sûr ne vole pas… mort, adressé à Antoine son tes-
Maurice-de-Rémens, près de Saint-Exupéry n’oubliera jamais tament. La dignité de ce frère de
Lyon, et au parc où, depuis la mort l’enfant qu’il a été : il le dessinera 15 ans face à la mort le marquera
de son père, le petit Antoine fai- sur des nappes, des serviettes, des à jamais. Dans ses livres, dans sa
sait tribu avec ses frères et sœurs. courriers. Au fil des dessins, cet vie, Antoine de Saint-Exupéry
Le petit garçon a un visage singu- enfant, qu’il dote parfois d’ailes, prônera le même genre d’attitude
lier (qui lui vaudra le surnom de deviendra son Petit Prince. Saint-Exupéry, digne. Et il lui faudra insister, des
« pique la lune » à cause de son Virgil Tanase années plus tard, pour que les édi-
nez en trompette) et un esprit sin- UNE MORSURE DE SERPENT éd. Folio teurs acceptent que Le Petit
biographies,
gulier – il n’aime rien tant que de Comme son futur personnage, le 472 p., 9,70 €.
Prince s’achève sur une morsure
tirer les autres enfants de leurs jeune Antoine dispose d’un cer- de serpent.
jeux pour les faire participer aux tain culot : à 12 ans, en inventant Saint-Ex n’était pas un homme
siens, de même que le Petit Prince un accord maternel qui n’existait de concours – il échouera à l’École
peut embêter avec ses histoires de pas, il se présente à un aérodrome navale et deviendra aviateur par
mouton les aviateurs accidentés et parvient à voler pour la pre- défaut. Pas un mondain non plus :
préoccupés de mécanique. Il lit mière fois. À 16 ans, il perd son à Paris, où il vient étudier aux

POURQUOI ILS LISAIENT SAINT-EXUPÉRY

Jean-François Revel André Gide Pierre Boutang


En France (1965) « Préface à Vol de nuit » (1931) « À propos du Petit Prince » (1946)

Saint-Exupéry est l’homme J’aime le premier livre de Si le romantisme allemand est


coucou qui a remplacé le cerveau Saint-Exupéry, mais celui-ci bien dans l’ensemble très supérieur au
humain par un moteur d’avion. Ses davantage. Dans Courrier sud, aux romantisme français, ce n’est pas
sornettes à hélices tournent toutes souvenirs de l’aviateur, notés avec seulement qu’il se trouve en

ULF ANDERSEN/AURIMAGES-EVERETT COLLECTION / AURIMAGES-LOUIS MONIER/GAMMA RAPHO


à l’exaltation du « chef » (mot qui, une précision saisissante, se mêlait Allemagne dans son pays d’origine.
privé de tout complément, devrait une intrigue sentimentale qui C’est qu’il est […] romantisme du
être réservé aux chefs cuisiniers) et rapprochait de nous le héros. Si sentiment plus que de la passion : et
de l’équipe bien commandée, bien susceptible de tendresse, ah ! que la vraie tendresse ne se sépare jamais
tenue en main […]. Saint-Exupéry nous le sentions humain, de l’humour. Cet humour dans
est devenu bien plus qu’un auteur, vulnérable. Le héros de Vol de nuit, la tendresse est la perfection du Petit
c’est un saint, un prophète. Pour non déshumanisé, certes, s’élève à Prince. […] Les Persans à Paris
comprendre la France, il faut voir une vertu surhumaine. Je crois que, ne nous intéressent plus pour déceler
que l’écrivain influent, ce n’est pas ce qui me plaît surtout dans l’absurdité ou la méchanceté des
Gide, ce n’est pas Breton, c’est ce récit frémissant, c’est sa noblesse. hommes mais qu’un petit prince
Saint-Ex, qui a révélé aux Français Les faiblesses, les abandons, les atterrisse sous le regard de l’aviateur
qu’une ânerie verbeuse devient déchéances de l’homme, nous les en panne dans le Sahara, qu’il
profonde si on la fait décoller du sol connaissons de reste et la littérature reconnaisse tout de suite le boa
pour l’élever à sept mille pieds de de nos jours n’est que trop habile à digérant l’éléphant, qu’il se fasse
haut. Le crétinisme sous cockpit les dénoncer ; mais ce surpassement dessiner un mouton et qu’il retrouve
prend des allures de sagesse, une de soi qu’obtient la volonté tendue, celui qu’il voulait sous la seule image
sagesse que nos jeunes ont sucée c’est là ce que nous avons surtout de la caisse, […] cela devient
avec une farouche avidité. besoin qu’on nous montre. beaucoup plus intéressant.

68 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


Saint-Exupéry

Beaux-Arts, il fréquentera le sa-


lon d’Yvonne de Lestrange, où il
BIO
rencontrera Gide et où il sera 1900.
Naissance
écœuré par le cynisme de ceux qui
à Lyon
« échangent des idées comme des le 29 juin.
balles de tennis » pour la beauté 1904. Mort
du sport. Pas un homme d’argent de son père.
– il en gagnera beaucoup et en 1919. Échec
manquera toute sa vie. Pas un à l’oral de
homme d’affaires non plus – l’an- l’École navale.
née de ses 24 ans, il a travaillé dix Il s’inscrit aux
mois comme représentant pour Beaux-Arts.
un fabricant de camions sans en 1921.
Service

BRIDGEMAN IMAGES
vendre aucun. Mais, depuis qu’il
est parvenu à décrocher son bre- militaire.
Obtient
vet de pilote, il devient homme du son brevet
ciel. En 1926, il est engagé par la de pilote.
Compagnie Latécoère – future 1926. Chef de l’aéroplace de Cap-Juby (1927), Saint-Ex découvre le désert qui inspira Courrier sud.
Aéropostale, qui achemine le Engagé dans
courrier dans les colonies les Lignes allitération si marquée qu’elle en que Saint-Ex oppose au courage
d’Afrique. Le début de la lé- aériennes obscurcit le propos. Mais la gra- (« un peu de rage, un peu de va-
gende. Loin de Paris et des Latécoère vité gracieuse qui marque les des- nité, beaucoup d’entêtement et
cercles, Saint-Ex découvre la fra- (future criptions cosmiques de Saint-Ex un plaisir sportif vulgaire »).
ternité taiseuse des pilotes, l’ad- Aéropostale). est déjà là (« Encore quelques L’Aéropostale n’embauche pas
miration dévolue aux anciens, 1929. villes nourries de terre brune des héros ou des acrobates mais
leur sagesse d’hommes de peu de Parution de puis l’Afrique. Encore quelques des pilotes sérieux qui se rem-
Courrier sud.
mots, leur sens du devoir. Et tout villes nourries de pâte noire puis placent comme des pièces de ma-
1930.
cela se retrouve dans son premier Accident
le Sahara. Bernis assistera ce soir chine. Saint-Ex y gagnera l’es-
texte, Courrier sud, où un avia- d’avion et au déshabiller de la terre »). Et time de ses pairs et occupera
teur, Bernis, détenteur des se- sauvetage de on y trouve de beaux effets de réel plusieurs postes exposés. Notam-
crets du ciel, tente d’enlever une Guillaumet. et des moments d’héroïsme qui ment sur la ligne Casablanca-
amie d’enfance, Geneviève, au 1931. n’ont rien à voir avec les tartari- Dakar, dont les pilotes se font ré-
monde factice et mondain où Épouse nades ordinaires des aventuriers gulièrement prendre en otages
l’entraîne son mari, Herlin. « Il Consuelo. de papier (« “Ah ! J’ai eu peur…” ou massacrer par les Maures. Ou
suffit à Herlin, pour se croire Parution Un coup de talon libère un câble. quand, devenu chef de l’aé-
fort, de sentir passer par lui des de Vol de nuit Commande coincée. Quoi ? Sa- roplace de Cap-Juby, il réalisera
idées fortes, de sentir naître en (prix Femina). botage ? Non. Trois fois rien : un d’audacieux sauvetages et s’inté-
lui des attitudes fortes. Alors, 1939. Terre coup de talon rétablit le monde. ressera, avec une ouverture d’es-
des hommes,
émerveillé, il s’écarte un peu de Quelle aventure ! »). prit stupéfiante pour l’époque,
grand prix
sa statue et se contemple. » Tout de l’Académie
aux Maures et à la noblesse de
le contraire de Bernis : « Au- française BEAUTÉ DU DEVOIR leur vie dans le désert. Et il s’en
jourd’hui, Jacques Bernis, tu et National Quelle aventure, en effet, que souviendra quand il écrira Terre
franchiras l’Espagne avec une Book Award. cette Aéropostale ! Les avions de des hommes, paru en 1939.
tranquillité de propriétaire. » 1942. Pilote l’époque sont si peu fiables qu’ils « Mouyane immobile dans ses
Tout n’est pas parfait dans ce de guerre doivent voler par deux. Ils volent voiles bleus, aux plis de statue,
premier texte, qui raconte (interdit en aussi si bas qu’ils sont à portée me juge. – Il dit : “Tu manges de
l’échec prévisible d’un amour France l’année de fusil des rezzous – ces rassem- la salade comme les chèvres, et
absolu face à la triviale matéria- suivante). blements de cavaliers berbères du porc comme les porcs. Tes
lité du monde. Et d’abord le su- 1943. rebelles. Les accidents sont très femmes sans pudeur montrent
jet, qui peut paraître naïf – mais Parution du fréquents, et Saint-Ex en est leur visage” : il en a vu. Il dit : “Tu
Petit Prince en
il est joliment traité, quarante anglais et en
conscient : « Je ne veux pas me ne pries jamais.” Il dit : “À quoi
ans avant le Belle du Seigneur français aux
casser la figure. Je ne veux pas te servent tes avions, ta TSF, ton
d’Albert Cohen. De même, cer- États-Unis. avoir les mains brûlées », écrit-il Bonnafous, si tu n’as pas la vé-
taines phrases rappellent que 1944. Porté à une autre aristocrate dont il rité ?” » Saint-Ex méditera ces
l’auteur a 28 ans. Ainsi : « Le disparu au s’est entiché. Mais ce métier lui paroles. Plus tard, il écrit : « La
Sahara se dépliait dune par dune large de révèle la beauté du devoir et des vérité pour l’homme, c’est ce qui
sous la lune  », avec son Marseille. sacrifices commis en son nom, fait de lui un homme. » Cela
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 69
il faut relire

vaut pour les aviateurs qui


risquent leur vie, non pas pour le
courrier, mais pour le devoir. Et
plus encore pour les tribus

KEYSTONE-FRANCE-GAMMA-RAPHO
maures rebelles qui redoutent et
admirent le capitaine Bonna-
fous, ce Français des déserts qui
leur fait la guerre et vit la même
vie qu’eux.
Cette idée que la vérité réside
dans ce qui permet à l’homme Saint-Exupéry et sa femme rentrent en France après le crash dans le désert de Libye.
de s’accomplir se retrouve dans À LIRE
toute son œuvre. Elle lui vaudra
les sarcasmes des philosophes. CHAUFFARD DES AIRS
Elle lui donnera aussi de fulgu-
rantes intuitions. «  Le type Distrait et mangeur de consignes, l’auteur de Vol de nuit
d’homme que vous formez ne a multiplié les crashs et les sorties de piste. Boîte noire.
m’intéresse pas », dira-t-il, avant-
guerre, à l’ambassadeur du oin de nous l’idée de moquer les mésaventures aériennes
Reich. Certes, Saint-Ex aura été
moins lucide en URSS – au re-
tour, il décrira Staline comme le
ferment et le levain de son
peuple… Mais cette pensée lui
Terre des
hommes,
Saint-Exupéry,
éd. Folio,
192 p., 6,30 €.
L de Saint-Ex. Celui-ci fut un grand pilote, qui mena des
missions de sauvetage audacieuses en plein désert ou qui
risqua sa vie en survolant le massif des Andes à la re-
cherche de Guillaumet. Mais Saint-Ex était aussi un pilote distrait
ou peu respectueux des consignes, ce qui, sur les appareils de
fera aussi haïr le matérialisme l’époque, ne pardonnait souvent pas. La liste de ses accidents com-
productiviste, en lequel il voit la mence en 1921, alors qu’il passe son brevet de pilote. Rebelote au
source de toute dictature. Bourget en 1923 : Saint-Ex, alors sous-lieutenant, emprunte un avion
En 1931, après avoir été affecté Hanriot HD 14 sans permission et rate son décollage. Bilan : crâne,
à l’Amérique du Sud, il se marie sternum et poignet fracturés et « un certain nombre de trous ».
avec Consuelo, salvadorienne, Puis, en 1927, avec son camarade Riguelle, il subit une panne au-
qui est à peu près le contraire des Courrier sud, dessus du désert. Saint-Ex est indemne. En 1933, il essaie un hydra-
jeunes aristocrates qu’il a tenté Antoine de vion Laté 28, rate son amerrissage et manque de se noyer dans la
Saint-Exupéry,
sans succès d’épouser : double- éd Folio,
baie de Saint-Raphaël. En 1935, il tente son raid Paris-Saigon : trois
ment veuve et extrêmement fan- 160 p., 5,70 €. jours de vol prévus, qui s’interrompent lorsque Saint-Ex écrase l’ap-
tasque (elle s’habillera de noir pareil sur une dune de Lybie – et l’aventure qu’il vivra ensuite nour-
pour le mariage). Ses caprices ins- rira Terre des hommes. En 1938, c’est un autre raid, de New York
pireront sans doute ceux de la vers la Terre de Feu, qui tourne court à Guatemala City. À cause
rose du Petit Prince. Cette d’une possible confusion entre litres et gallons, l’employé de l’aéro-
année-là, l’Aéropostale fait fail- port remplit son avion plus que de raison, et Saint-Ex s’écrase au dé-
lite, et son dépeçage suscitera collage. Cela lui vaut de multiples fractures et des handicaps du-
chez Saint-Ex une haine durable rables – il frôle l’amputation. Puis, en août 1943, l’armée de l’air le
des hommes d’affaires. C’est Vol de nuit, met à pied après un atterrissage raté. A. B.
aussi une année de triomphe : Vol Antoine de
Saint-Exupéry,
de nuit, son grand roman sur éd. Folio,
l’Aéropostale, paraît et décroche 192 p., 6,30 €.
le prix Femina. Saint-Ex devient cas en déclarant qu’il aurait mé- prestige pour Air France et donne
un écrivain de premier plan. rité le Goncourt. Pis, il doit subir des conférences un peu partout.
Mais le contrecoup sera ter- la jalousie de ses pairs pilotes, qui Qui se lance dans des raids aériens
rible : une part du milieu littéraire lui en veulent de prendre la lu- très publicisés, l’un vers Saigon,
veut le réduire à son métier de pi- mière et racontent aux gazettes l’autre vers l’Amérique du Sud
lote, et son livre à un simple té- ses accidents et erreurs de pilo- – les deux tournant court. Qui
moignage. Saint-Ex a des défen- tage. Le soutien de Mermoz et de tente d’échapper à ses créanciers
seurs – Gide, qui l’a encouragé à Pilote de Guillaumet ne compensera pas. et signe des contrats d’édition
écrire sur l’aviation, Maeterlinck, Guerre, La meilleure partie de sa vie s’ar- qu’il n’honore que sous la
Antoine de
qui lui aurait prédit qu’il devien- Saint-Exupéry,
rête peut-être là. Ensuite Saint-Ex contrainte – c’est en le coinçant
drait le plus grand écrivain de éd. Folio, devient un personnage public. dans un hôpital où il récupère
France. Mais il n’arrange pas son 222 p., 6,80 €. Qui joue les ambassadeurs de d’un accident que ses éditeurs
70 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
Saint-Exupéry

américains parviennent à lui faire Américains dans la Seconde Puis parvient à se faire réintégrer.
écrire Terre des hommes avec ses Guerre mondiale – et où Pilote Comme il l’écrit à Pierre Dal-
merveilleuses pages sur l’accident de guerre, interdit en France, ren- loz : « Si je suis descendu, je ne
de l’aviateur Guillaumet. Le livre contre un grand succès. C’est là regretterai absolument rien. La
obtiendra le grand prix de l’Aca- qu’il écrira son fameux « icono- termitière future m’épouvante.
démie française et le National texte », Le Petit Prince. Puis c’est Et je hais leur vertu de robot.
Book Award américain. le débarquement allié en Afrique. Moi, j’étais fait pour être jardi-
Saint-Ex veut combattre, même nier. » Le 23 juin 1944, le pilote
« JE HAIS LEUR VERTU s’il se défie de De Gaulle, qui, se- Saint-Ex échappe à la chasse al-
DE ROBOT » lon lui, pourrait se révéler un lemande – en sacrifiant ses réser-
Malgré la reconnaissance du lec- nouveau Franco. Mais il a vieilli, voirs pour gagner en altitude, où
torat, Saint-Ex doute de son et les avions ont changé. Saint-Ex son appareil lui donne un avan-
talent. Comme le relève son tra- commet ainsi quelques bévues tage. Il est abattu le 31 juillet, au
ducteur américain, Lewis Galan- qui provoquent sa mise à pied. large de Marseille. L
tière : « Cet homme qui écrivait
comme un génie était persuadé
qu’il ne savait pas écrire. Il lui fal-
lait constamment être rassuré. »
Las ! face aux grandes machines
romanesques de son temps,
comme La Condition humaine,
La philosophie
Saint-Ex éprouve bien des com-
plexes. En fait, comme l’écrit jo-
liment Virgil Tanase, « il se més-
EXTRAITS dans le cockpit
estime parce qu’il perd au lancer De Courrier sud à Pilote de guerre, florilège de pensées aériennes
de poids sans s’apercevoir qu’il est recueillies en plein vol.
en train d’inventer, avec d’autres,
le lancer de javelot ». C’est-à-dire  Parfois Bernis devait s’estimer heureux d’avoir pour le guider la ruine blanche
des livres qui mêlent autobiogra- des vagues, à la lisière de la terre et de l’eau. Maintenant, dans ce bureau, sa vue était
phie, réflexion personnelle, inven- nourrie de casiers, de papier blanc, de meubles épais. C’était un monde compact et
tion, des livres dont la construc- généreux de sa matière. Dans l’embrasure de la porte un monde vidé par la nuit. 
tion libre et bigarrée vaut pour Courrier sud (1929)
brevet de modernité.
Face à la crise des Sudètes,  Malgré l’essence qui s’épuisait, nous mordions, chaque fois, aux hameçons d’or,
Saint-Ex se montre d’abord pu- c’était, chaque fois, la vraie lumière d’un phare, c’était, chaque fois, l’escale et la vie,
sillanime –  quand Bernanos, puis il nous fallait changer d’étoile. Dès lors nous nous sentîmes perdus dans l’espace
Aragon ou Montherlant ap- interplanétaire, parmi cent planètes inaccessibles, à la recherche de la seule planète
pellent à faire front contre l’en- véritable, de la nôtre, de celle qui, seule, contenait nos paysages familiers, nos mai-
nemi. Il se ravise quand la guerre sons amies, nos tendresses.  Terre des hommes (1939)
éclate. Jugé trop vieux et trop
abîmé par ses accidents pour pi-  La vérité, ce n’est point ce qui se démontre. Si dans ce terrain, et non dans un
loter, il parvient tout de même à autre, les orangers développent de solides racines et se chargent de fruits, ce terrain-là
intégrer un groupe de reconnais- c’est la vérité des orangers. Si cette religion, si cette culture, si cette échelle des valeurs,
sance de l’armée de l’air. Un tra- si cette forme d’activité et non telles autres, favorisent dans l’homme cette plénitude,
vail dangereux et inutile, comme délivrent en lui un grand seigneur qui s’ignorait, c’est que cette échelle de valeurs,
il le racontera dans Pilote de cette culture, cette forme d’activité, sont la vérité de l’homme. La logique ? Qu’elle
guerre – à quoi peuvent servir les se débrouille pour rendre compte de la vie. Terre des hommes (1939)
renseignements recueillis par les
aviateurs aux heures de la débâcle,  Chaque rafale de mitrailleuse ou de canon à tir rapide débite, par centaines, obus
alors que, en France, tout s’ef- ou balles phosphorescentes, qui se succèdent comme les perles d’un chapelet. Mille
fondre ? Ses missions lui vaudront chapelets élastiques s’allongent vers nous, s’étirent à rompre, et craquent à notre hau-
la croix de guerre. Il refusera ce- teur. […] Et voici que je me découvre noyé dans une moisson de trajectoires qui ont
pendant de rallier Vichy, dont il couleur de tiges de blé. Me voici centre d’un épais buisson de coups de lances. Me
abhorre l’antisémitisme (son voici menacé par je ne sais quel vertigineux travail d’aiguilles. Toute la plaine s’est
meilleur ami est l’écrivain Léon liée à moi, et tisse, autour de moi, un réseau fulgurant de lignes d’or. 
Werth). Il file donc aux États- Pilote de guerre (1942)
Unis, où il tente de mobiliser les
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 71
critique
la chronique
de François Bazin

Les pros cassés


u’est-ce qu’un journaliste ?
q La question a enflammé la
profession après qu’un
jeune homme qui se présentait
CINÉMA
PROJECTILES AU SENS PROPRE
comme tel s’est amusé à balancer Pierre Senges éd. Verticales, 164 p., 16,50 €.
sur Twitter un président en sortie
culturelle. C’est dans ce genre

Ô tarte !
d’occasion qu’on vérifie la capacité
d’un groupe de personnes a priori
raisonnables à raconter n’importe
quoi dès qu’il voit ses repères
bousculés. En temps normal, les

suspends ton vol


mêmes auraient reconnu qu’il y a
des journalistes qu’on appelle
professionnels, alors que d’autres
peuvent être amateurs sans
manquer pour autant de talent.
Après quelques verres au comptoir,
sans doute auraient-ils admis – belle Un essai romancé gravitant autour de la projection intempestive
découverte ! – qu’un grand de pâtisseries, riches en crème et en sens.
reporteur et un modeste rubricard
font le même métier mais pas de Par Pierre-Édouard Peillon
la même façon. Ils auraient enfin
disserté sur les vertus comparées
du journalisme d’opinion et du
journalisme d’investigation pour  Une simple tarte peut se- tarte ait un sens », se serait justifié le
conclure que la vraie différence mer la confusion. Dans le comédien. Des centaines de tartes je-
passe entre les bons et les mauvais, film Marriage Story de tées en une poignée de minutes, certes,
ceux qu’on a envie de lire et ceux Noah Baumbach, le met- mais pas juste du gaspillage, pas juste
qu’on préfère oublier. Toutes choses
teur en scène Charlie de la rigolade : du sens.
subjectives, on l’admettra.
Comment expliquer qu’on n’en soit
(Adam Driver) se voit re-
pas resté là ? La clé, c’est la peur et mettre les papiers actant VIEUX FOND CACHÉ DE GRAVITÉ
la crise d’identité qui en découle. son divorce avec l’actrice C’est cela qui intrigue Pierre Senges :
Nos sociétés digitales brisent Nicole (Scarlett Johansson). Dans un telle une tarte traversant un écran avant
les monopoles. Elles font tomber coin de la cuisine, une tarte aux noix de d’aller s’écraser contre un visage, d’où
les anciennes rentes. Elles pécan lui semble jouer un rôle bien mys- vient le sens et où va-t-il ? Pour quoi
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

encouragent à la fois le nivellement térieux. Une fois les papiers en main, faire ? Pourquoi avons-nous tant de mal
et les micro-différences. Elles un peu sonné, il interroge sa femme : à nous en passer ? Il « faudrait oublier
horrifient ainsi ceux qui se croyaient mais quel est le sens de cette tarte ? Ré- pendant quelques temps (une saison de
élus – ou élite, ce qui revient flexe de metteur en scène qui voudrait théâtre) la sagesse du pitre et son vieux
au même. Sur ce sujet et d’autres
qu’un accessoire ne le soit jamais tout à fond caché de gravité pour s’abandon-
encore, on lira avec bonheur l’essai
que le rédacteur en chef de la revue
fait et participe, même de manière in- ner à la pitrerie pitre, à la farce farce, au
Médium, Philippe Guibert, consacre fime, à l’élaboration d’un sens. Peu de premier degré de la pantalonnade sans
à « la tyrannie de la visibilité ». temps après la sortie du film, Pierre chercher derrière un artisan inquiet ou
Le titre est un peu tarte, mais Senges publie un livre gravitant autour un néoplatonicien ». Battant au fouet
l’intérieur, lui, vaut le détour. L de la tarte à la crème. Dans Projectiles ces questions, Projectiles au sens propre
au sens propre, l’écrivain part d’une dé- s’offre comme une trouble émulsion
La Tyrannie claration de Stan Laurel, moitié du duo d’essai et de roman. Le romanesque sert
de la visibilité. formé avec Hardy, à propos de La Ba- de fond de tarte au commentaire. Ou
Un nouveau culte taille du siècle, film de 1927 dans lequel l’inverse. C’est toute la malice de l’au-
démocratique, se déroule la plus longue bataille de teur. Des intrigues entières que l’on peut
Philippe Guilbert,
éd. VA, 132 p., 15 €. tartes à la crème du cinéma muet : supposer inventées ressemblent à des his-
« On a voulu faire en sorte que chaque toires parfaitement documentées
72 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
DOCUMENTS BIOGRAPHIES RÉCITS

essais  volontaire d’espoir ».


Derrière les convul-
sions des pitres profes-
sionnels et les éclats de
rire du public, « le
burlesque connaît
toute forme d’esquive
et en tire profit ». Il
« sait tout de la chute
Harpo,
Fabio de la tuile » et « voit le
Viscogliosi malheur et le danger
éd. Actes Sud, partout ». C’est sur
166 p., 18 €. cette idée que germe un
 autre livre, Harpo de
Fabio Viscogliosi, en-
core un roman qui peut
se lire par endroits
comme un commen-
taire d’une œuvre, celle
de Harpo Marx et de
Bela Lugosi ses frères, même si
Edgardo l’exégèse tient plus de
Franzosini
traduit de
l’infusion dans une
l’italien par tasse de romanesque :
Thierry Gillybœuf, plus discrète, sa saveur
éd. La Baconnière, n’en est pas moins di-
128 p., 14 €.
La Bataille du siècle, comédie de Clyde Bruckman, avec le duo Laurel et Hardy (1927). luée dans l’ensemble du
récit. Le point de dé-
(l’histoire de la Los Angeles Cream Pie « (c’est un miracle, un de plus, un de part est ouvertement une embardée : au
Company ou celle du consultant moins) ». La connaissance et l’exégèse retour de sa « tournée du caviar » en
Grassnod chargé de donner un sens à auraient cela de commun avec le URSS (bien réelle pour le coup), alors
chaque tarte sur le tournage du film). burlesque : une tendance à l’accumula- qu’il tue le temps en France en atten-
Rien que l’authenticité de la citation de tion, sinon la surenchère. Peut-être se- dant le bateau qui le ramènera aux États-
Stan Laurel dans laquelle Pierre Senges rait-ce même la culture entière qui s’ap- Unis, le comédien fait une sortie de
laisse mijoter le tout demeure sujette à parenterait à une pièce montée n’en route en voiture – devient ainsi un per-
caution. Par ailleurs, l’érudition tire vers sonnage qui s’échappe de sa vraie bio-
le fictif. Des notes de bas de page paro- graphie – et se réveille amnésique dans
dient l’académisme : « Encore faut-il
Commenter, un hôpital. De n’avoir su esquiver le
que ça existe », ou « À vérifier ». Com- ça serait faire sa danger, le lutin muet se retrouve errant
menter, ça serait toujours faire sa petite petite cuisine. dans la campagne française.
cuisine. Ou alors accumuler. D’où l’ap- Le burlesque se dessine en creux. Fa-
pétit de Pierre Senges pour son sujet : finissant plus de grandir avec ses choux bio Viscogliosi réduit la figure habituel-
une tarte vole rarement seule et, c’est dont on ne sait s’ils sont pleins ou vides lement gesticulante de Harpo Marx à
bien connu, l’un des principaux ressorts de sens. Édifice bien fragile alors qu’« en quelques gestes hagards ; celle-ci se re-
du burlesque n’est autre que le comique toute circonstance l’à quoi bon aura rai- trouve perdue dans un monde enneigé
MARY EVANS/AURIMAGES

de répétition. S’offrant un détour vers son d’une histoire, surtout si c’est une où les formes s’effacent derrière des ron-
les déserts palestiniens où « des histo- histoire ficelée à la va-vite, comme ces ba- deurs élémentaires et dans une exis-
riens s’en vont chercher […] la trace de la tailles de tartes ». tence déliée de tout le poids des souve-
première hostie, à peine mâchée, in- Parfait antidote donc que le burlesque nirs. De l’autre côté de l’Atlantique,
tacte », l’auteur note entre parenthèses qui « fonctionne comme l’absence Groucho, la mitraillette à parole du
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 73
critique essais

quatuor, engage un détective


pour retrouver son frère. S’arrêtant
dans la rue, « il se souvient de cet en-
tretien récent dans lequel il déclarait
qu’il ne fallait voir rien d’autre, dans
leurs gesticulations, rien, sinon quatre
juifs en train d’amuser la galerie ». Soit
ce que Pierre Senges nomme « la tau-
tologie de la farce ». Et Harpo, sous la
plume de Fabio Viscogliosi, sent bien
qu’une telle chose est difficilement at-
teignable, voire impossible : « Quel
cuistre ; il en rougit, rétrospective-
©MP/LEEMAGE
ment. » Le sens surgit toujours, même
contre notre volonté.

RÉPLIQUE DÉCATIE Milan, juin 1978, lors desdites « années de plomb ».


La volonté de maîtriser son œuvre de-
vient une affaire encore plus curieuse HISTOIRE
dans le Bela Lugosi d’Edgardo Fran-
zosini. Sous-titré Biographie d’une LES NOMS D’ÉPOQUE. DE « RESTAURATION »
métamorphose, ce court essai se À « ANNÉES DE PLOMB » Dominique Kalifa (dir.)
éd. Gallimard, « La Bibliothèque des histoires », 326 p., 23 €.
penche sur le cercueil dans lequel dor-
mait l’interprète de Dracula dans le
film de Tod Browning en 1931 et sur
la manière dont l’acteur s’est progres-
sivement confondu avec le person-
Entièrement
nage qu’il interpréta. Avant de deve-
nir une réplique décatie après des
années d’addiction à la morphine,
l’acteur hongrois s’était essayé en dé-
d’époque
Une enquête sur les « chrononymes », qui désignent
but de carrière à la comédie, sur les
planches. Sans grand succès. « Perdre d’une formule forcément réductrice une période historique.
sa cadence interne au profit du rythme
collectif, c’est souvent ce que signifie  Si Michel Foucault, Marc Paris frivole des années 1880, est deve-
la comédie… et cela ne me réussissait Bloch ou encore François nue si malléable qu’elle a servi à quali-
pas vraiment », avoua-t-il plus tard. Il Furet avaient déjà pointé fier aussi le « déclin culturel » de la fin
lui a donc fallu se synchroniser avec l’arbitraire des découpes du xxe siècle. Ou comment les an-
son rythme intérieur lymphatique, périodiques de l’histoire nées 1920 ont donné naissance à une
comme lentement remonté des pro- et la dimension idéolo- prolifération de désignations (Années
fondeurs, pour atteindre la renom- gique qu’elles charrient, folles, Roaring Twenties, Jazz Age,
mée. En ralentissant, il devint une la façon dont on nomme Prohibited Era), témoignant des ambi-
icône du cinéma d’horreur, confir- ces époques a été peu interrogée, a for- valences de la décennie, entre exubé-
mant ainsi une autre affirmation de tiori pour les xixe et xxe siècles. Or la rance et violences. Ce caractère im-
Pierre Senges : « En dessous d’un cer- désignation du temps s’insère toujours précis, et donc englobant, concerne
tain tempo, le burlesque, c’est bien dans un rapport de force qu’il importe plusieurs autres chrononymes, tels que
connu, révèle toute sa cruauté. » Cela de reconstituer. C’est à partir de ce le préfixe « post » qui sert à qualifier
sauterait aux yeux lors d’une bataille constat que l’historien Dominique l’ère contemporaine sans dire « à quoi
de tartes à la crème, cette « drama- Kalifa a rassemblé les enquêtes de ses on adhère, mais à quoi on succède ».
turgie du surplace agité », parfaite pairs sur les « chrononymes » d’une Si ces formules ont la particularité
image de nos réflexes interprétatifs quinzaine de tranches historiques, de- d’avoir été forgées in medias res, par les
sautillant dans tous les sens, mais puis le lendemain de la Révolution contemporains, la plupart des chrono-
n’avançant pas forcément vers un peu française jusqu’à l’époque contempo- nymes (comme les Trente Glorieuses
plus de sens. L raine, et sur l’évolution géographique ou le Printemps des peuples) surgissent
Rencontre avec Pierre Senges autour
et temporelle des imaginaires afférents. a posteriori et sont surtout révélateurs
d’extraits de films burlesques à la Cinémathèque On découvre ainsi comment l’expres- de l’époque qui les fait naître.
française, Paris 12e, le 14 mars à 18 h 30. sion « fin de siècle », surgie dans le Manon Houtart

74 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


PHILOSOPHIE LINGUISTIQUE PHILOSOPHIE
POUR PROFILS PERDUS MANIÈRES D’ÊTRE VIVANT
COMPRENDRE DE STÉPHANE Baptiste Morizot éd. Actes Sud, 256 p., 22 €.
LEVINAS MALLARMÉ
Corine Pelluchon
éd. du Seuil, 282 p., 21 €.
Jean-Claude Milner
éd. Verdier, 144 p., 15 €. Animal, mon frère
 Passionnante
Un manifeste pour une cohabitation
 Depuis la
œuvre que seconde respectueuse entre espèces.
celle de Corine moitié du
Pelluchon, XXe siècle,  Se rendre disponible aux manières d’être vivant
proposant un l’œuvre dans une conscience écologique réconciliant
nouveau de Stéphane l’humanité avec l’animalité et le monde végétal :
contrat social Mallarmé voilà le grand dessein de la philosophie contem-
prenant en a surtout
poraine. Elle qui a délaissé la production de sys-
considération l’écologie et la intéressé les philosophes :
tèmes, pour se rendre attentive aux formes de
question animale. Branchée Sartre, Kristeva, Badiou,
vie ordinaires. Aiguiser notre sensibilité au « vi-
sur un courant entre Paul Audi ou encore
érudition et vulgarisation, Quentin Meillassoux, qui, vant », nous rendre disponibles à sa variété, c’est
cette ambition prend la dans Le Nombre et la Sirène lutter contre « l’extinction de l’expérience de la nature », mais
forme d’ouvrages à visée (Fayard, 2011), a proposé un aussi nous rendre poreux à la question du féminisme comme
pédagogique et militante ou passionnant « déchiffrage » du « travail aliéné ». Contre une modernité néocoloniale, l’en-
de livres plus denses. Ainsi du poème Un coup de dé. quête sur toutes les formes d’altérité est un projet politique.
son Manifeste animaliste Avec Profils perdus Celui d’une diplomatie qui promeut une « cohabitation mutua-
(2017) dans lequel elle de Stéphane Mallarmé liste et respectueuse » avec toutes les autres espèces en refu-
rappelle en une centaine de (le profil perdu est un terme sant la réduction du vivant à de la marchandise. Séduisant idéo-
pages à la portée de tous de peinture désignant logiquement, ce nouvel humanisme décentré se développe dans
combien la cause animale est un personnage peint de dos
une forme d’enquête originale à la frontière de la littérature, de
aussi celle de l’humanité. Ou dont seule la moitié
l’éthologie et de la philosophie, où nous sont racontées comme
alors ses impressionnantes du visage nous apparaît),
Nourritures (récemment Jean-Claude Milner dans des novellas sept histoires de rencontres avec des ani-
rééditées en poche) s’inscrit dans cette lignée maux. Cette circulation empathique fait des formes d’accueil la
redéployant la philosophie avec un essai court, dense, version moderne du souci de soi, dans un projet de réparation
du « vivre de » d’Emmanuel mais surtout fragmenté, des liens qui ne pouvait que séduire Alain Damasio, dont la belle
Levinas pour rappeler à quel jamais totalisant. Il analyse postface en forme de manifeste écosophique promeut notre
point nos existences sont le poète sous différents « repolytisation ». Tout un programme… Alexandre Gefen
avant tout des coexistences angles (le joueur, le linguiste,
– de quoi revacciner nos le fondateur d’institutions,
consciences à l’heure des l’homme double,
grands bouleversements le sociologue cruel) à partir
environnementaux. Pour de détails : une analyse
comprendre Levinas se situe brillante du mot « ptyx »,
entre ces deux pôles. Tiré ou bien le fait que,
d’un séminaire qui accueillait pour Mallarmé, l’alphabet
des soignants et quelques français ne comptait
étudiants, l’essai s’offre que 24 lettres. Si l’auteur
DR/ACTES SUD

comme une visite guidée cite quatre fois le nom


de la pensée de Levinas. de Meillassoux, c’est toujours
Sa philosophie fait ici l’objet pour prendre ses distances
d’un découpage rigoureux et démontrer qu’un autre Le philosophe de 37 ans s’est fait connaître dès son premier essai, paru
et didactique. Outre cette « déchiffrage » de Mallarmé en 2018, où il explorait les traces des loups, Sur la piste animale.
lecture, Corine Pelluchon tire est encore possible.
sur le fil de la pensée Surtout, il importe à l’ancien
du philosophe d’origine maoïste de dessiner qui, dans la société, range l’équivalent d’un « parti
lituanienne, l’emmenant touche après touche tel ou tel dans la classe révolutionnaire ».
dans des recoins inexplorés, un Mallarmé révolutionnaire, des puissants ou des Comme si Jean-Claude
notamment l’éthique et pas seulement dans misérables. » En rappelant Milner était, lui aussi,
médicale, la question la poésie. En une formule l’intérêt que Mallarmé atteint du « démon de
animale et les enjeux frappante, il écrit : portait aux anarchistes l’analogie », selon
écologiques. Pour continuer « Après tout, la révolution de son temps, le titre d’un fameux texte
avec Levinas. P.-É. P. entreprend d’abolir le hasard il veut voir dans le « Livre » de Mallarmé. Arnaud Viviant

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 75


critique essais

cours » : manière de dire que l’écriture


traduit moins, chez elle, une intention
lentement mijotée qu’un laisser-aller ra-
pidement couché sur le papier.
Ses chroniques ont beau briller de for-
mules lumineuses et, très souvent, abso-
lument sublimes, Clarice Lispector re-
fuse avec une étonnante insistance de se
présenter comme une artisane méti-
culeuse, une sertisseuse de phrases : « Je
ne suis pas davantage femme de lettres
parce que je n’ai changé le fait d’écrire
des livres ni en “profession” ni en “car-
rière”. Je les ai écrits seulement quand
spontanément ils me sont venus et seu-
lement quand j’ai réellement voulu.
Suis-je un écrivain amateur ? » Ailleurs,
elle déclare préférer « écrire avec un mi-
nimum de procédés ». Pour elle : « Un
style, même personnel, est un obstacle à
franchir. Je ne voulais pas ma façon de
dire. Je voulais seulement dire. »
Et que dit-elle dans ses chroniques ?
Un peu de tout sur tout. Selon son « in-
tuition » ou son « instinct », presque
toujours dans une forme d’immédia-
teté. Un coup, un texte sur Youri Gaga-
ARCHIVES FAMILIALES

rine lui offre l’occasion d’une belle mé-


ditation chromatique : « Le Terre est
bleue aux yeux de qui regarde le ciel. Le
bleu est-il une couleur en soi, ou une
Clarice Lispector, nouvelliste et journaliste de renom.
question de distance ? Ou une question
de grande nostalgie ? L’inaccessible est
toujours bleu. » Plus loin, elle retrans-
JOURNAL
crit une interview avec le footballeur
CHRONIQUES Clarice Lispector Zagallo. Parfois, elle s’en tient juste à un
traduit du portugais (Brésil) par Claudia Poncioni et al., éd. Des femmes-Antoinette Fouque, 482 p., 25 €. aphorisme tel que « Si je devais donner
un titre à ma vie ce serait : à la recherche

Secret professionnel de la même chose ».


Conjuguée au grand nombre de
chroniques, la profusion de sujets évo-
qués témoigne du même souci que ce-
Il ne suffit pas de refuser la fonction d’écrivaine pour ne pas en être lui qui dicte à l’écrivaine cette écriture
une. À preuve, les brillantes chroniques de la Brésilienne. spontanée : écrire, ce n’est pas bomber
le torse pour exhiber les médailles de
son ego, mais rejoindre ce fameux cours
 « Si vous croyez que je vais une chronique titrée « Au gré de la ma- des choses et y dissoudre son individua-
recopier ce que je suis en chine », ce n’est pas pour confesser un lité. « Je suis oui. Je suis non. J’attends
train d’écrire ou corriger je-m’en-foutisme impénitent, mais pour patiemment l’harmonie des contraires.
ce texte, vous vous trom- condenser en quelques phrases son rap- Je serai un moi, ce qui signifie égale-
pez. Les choses suivent port à l’écriture. À lire son abondante ment vous. » Le soi et l’autre, le singu-
leur cours. Je ne me relirai production pour divers journaux brési- lier et le général, l’immense et le minus-
que pour corriger les liens pendant un peu plus d’un quart de cule progressent main dans la main :
fautes de frappe. » Éva- siècle, on serait tenté de voir en l’auteur « Le cosmos me donne beaucoup de
cuons d’emblée tout soupçon de manque de Près du cœur sauvage une grapho- travail […]. Depuis l’enfance je prends
de professionnalisme : quand Clarice mane roulant sans frein sur l’autoroute en charge une procession de fourmis. »
Lispector écrit ces lignes en 1971 pour de sa pensée. « Les choses suivent leur Pierre-Édouard Peillon

76 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


JOURNAL HISTOIRE
LA RELIGION DE MON TEMPS Pier Paolo Pasolini LIBRES D’OBÉIR.
traduit de l’italien par René de Ceccatty, éd. Rivages poche, 336 p., 9,90 €. LE MANAGEMENT,
DU NAZISME À
AUJOURD’HUI
La rage d’expression Johann Chapoutot
éd. Gallimard, 176 p., 16 €.
Publié pour la première fois en intégralité dans une édition bilingue,
le recueil de Pasolini est un herbier de saines colères.  Parler de
« management,
 Quand paraît La Religion de mon temps en 1961, Pier Paolo Pasolini (1922-1975) du nazisme
était déjà réputé comme poète (La Meilleure Jeunesse, 1954) et romancier (Les à aujourd’hui »
Ragazzi, 1955). Loin de défendre la religion catholique – excepté le pape Jean XXIII peut laisser
–, l’écrivain, qui adhéra au Parti communiste après guerre, rend hommage à ses entendre que
l’un aurait
proches quand il ne fait pas vibrer sa fibre pamphlétaire où il prend toujours la dé-
accouché de
fense des déshérités. À 39 ans, le chroniqueur littéraire et dialoguiste-scénariste
l’autre, voire proposer
(notamment pour Federico Fellini) tournait alors son premier film, Accattone. Sa
une équivalence outrancière
réputation était sulfureuse parce que ses romans mettaient en lumière des jeunes où le management relèverait
garçons du sous-prolétariat qui vivaient en marge de la société industrielle, sur fond de prosti- d’une forme de nazisme tapie
tution homosexuelle. Dans l’Italie d’alors, qui interdit toujours le divorce, ses nombreux détrac- derrière une étiquette
teurs, jaloux de sa liberté et de ses talents multiples, sont des moralistes qui passent leur temps recevable. D’emblée, Johann
à l’envoyer devant les tribunaux. La Religion de mon temps, dans sa version intégrale, est en fait Chapoutot congédie ces
un journal intime, parfois sous forme d’épigrammes, contre les conservateurs qui sclérosaient la pistes. Ce qui l’intéresse dans
société ; il est entrecoupé d’une constante célébration de Rome. Le fervent lecteur de Dante, de cet essai tient des vases
Leopardi et de Rimbaud plaçait la poésie au-dessus de tout. Comme il dérangeait les hauts pla- communicants : pourquoi
cés, d’aucuns estiment que son assassinat, le 2 novembre 1975, fut un crime politique maquillé le nazisme a-t-il adopté
et adapté certains préceptes
en fait divers. Pasolini a passé sa vie à démontrer que l’on pouvait habiter un palais et être très
managériaux et
pauvre si on avait le cœur sec. Bernard Morlino
comment cette conception
du management a continué
de prospérer après 1945 ?
Auteur de La Loi du sang,
PHILOSOPHIE puissance, texte apocryphe. la gestuelle des passions ») Johann Chapoutot expose
Entre le « Führer » et à pratiquer l’amor fati. les fondements moraux
NIETZSCHE ET
de Nietzsche et le sinistre S’il est le pourfendeur du et juridiques qui ont poussé
LA RACE usage du mot par Hitler, cosmopolitisme, Nietzsche les nazis à tourner le dos à
Marc de Launay
on ne peut « dénier que ne croit pas non plus l’administration de tradition
éd. du Seuil, 192 p., 20 €. quelque chose passe et aux nationalismes européens, romaine pour entrer « dans
se passe », affirme Derrida et en particulier au un âge managérial, celui
 L’œuvre de dans Otobiographies. pangermanisme : « la race de la Menschenführung fluide
Nietzsche reste L’Enseignement de Nietzsche la plus pure » en Europe et proactive ». Rien ne doit
entachée du et la Politique du nom propre c’est plutôt celle des juifs, faire entrave à la vitalité dans
soupçon d’avoir (1984). C’est à la nécessité dont Nietzsche se sentira une pensée pétrie de
préparé de « sauver » définitivement toujours proche, même darwinisme social. Reinhard
idéologiquement le philosophe de s’il refuse ce qu’il appelle Höhn, juriste et brillant
le nazisme. Et ce ces soupçons que s’attache le « judaïsme » – qui aurait fonctionnaire SS, théorisa
malgré les prises Marc de Launay en explorant anticipé la décadence cette idée. Jamais inquiété
de position forte d’Adorno, le concept clé de race. chrétienne. L’argumentation après la guerre, il créa
de Gadamer ou de Deleuze, Si Nietzsche mobilise l’idée est complexe, mais la cause un institut de formation qui
malgré d’importantes éditions et théorise la « race est entendue à une heure où accueillit l’élite économique
critiques menées dans aryenne », ce n’est en rien les procès rétrospectifs de la RFA. Ses conceptions,
l’après-guerre qui visaient à le dans le sens biologique et tentent de réécrire l’histoire développées dans
dénazifier en montrant ethnique du nazisme, mais au nom de causes justes les années 1930, « se
comment sa sœur, Elisabeth pour penser des dynamiques – le féminisme ou révélaient étonnamment
Förster-Nietzsche, adhérente historiques. Contre tout l’anticolonialisme. Des causes congruentes à l’esprit des
du parti national-socialiste messianisme, la théorie qui ne demandent pas temps nouveaux ». Au fond,
des travailleurs allemands dès de « l’éternel retour » invite pour autant des procès l’objectif était le même :
1930, a sciemment truqué le « surhomme » à rester anachroniques, mise au point la promotion d’un modèle
les textes de son frère à distance des idéologies salutaire et qu’on espère qui saperait l’idée de
en publiant La Volonté de (« les morales ne sont que définitive. Alexandre Gefen lutte des classes. P.-É. P.

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 77


critique essais

LETTRES remplaçaient les échanges épistolaires.


CORRESPONDANCE, 1890-1943 Mais il n’est pas impossible qu’une dis-
Marcel Drouin et André Gide éd. Gallimard, 992 p., 42 €. tance se soit créée entre les deux amis au
lendemain de la publication (encore
confidentielle) de Corydon et du retrait
Le petit Marcel forcé du débordé Drouin de La NRF.
La blessure est d’autant plus vive que
Marcel Drouin lui était comme un frère.
Les lettres de Gide à un ami d’enfance, un alter ego talentueux, D’Acquasanta, où il se remet non sans
qui n’a pas laissé d’œuvre à la postérité. mal aux Caves du Vatican, le 24 sep-
tembre 1912, il écrit à Copeau : « Ce
pays enthousiasmerait Rivière, et je
 Gide a toujours considéré Allégret en Angleterre, en 1917. Plus de pense à lui bien souvent. Mais ce n’est
ses lettres comme faisant trente ans d’échanges épistolaires pas vrai, ce que je vous écrivais hier : le
partie intégrante de son presque quotidiens : « C’est le meilleur compagnon que je souhaite, ce n’est pas
œuvre. À preuve, le soin de moi qui disparaît et qui ne contreba- Ghéon, qui se fatiguerait trop vite, ni
extrême qu’il y apportait lancera plus le pire », «  je souffre même vous, qui ne vous fatigueriez pas
et le temps considérable comme si elle avait tué notre enfant ».  assez… mais Marcel de qui je ne peux pas
qu’il y a consacré. À Des deux autres monuments qui nous me guérir. » Pendant des années, Mar-
preuve aussi, l’accord manquaient encore – la correspondance cel Drouin était une sorte d’alter ego ras-
donné à la publication de certaines cor- de Gide avec Gaston surant : « Je suis fier
respondances dès son vivant, comme Gallimard et celle Drouin était un de Drouin », note-
celles avec Paul Claudel ou Francis avec Marcel Drouin, des premiers t-il dans son Journal
Jammes. Volumes auxquels se sont ajou- un de ses plus lorsqu’en 1891 son
tés depuis près d’une centaine d’autres, proches amis de jeu- lecteurs de Gide. ami est reçu à
soit quelque 28 000 lettres, une petite nesse –, le second vient de nous être res- l’École normale alors que lui vient d’ob-
moitié de la main de Gide, une bonne titué grâce à un volume de près de mille tenir péniblement son baccalauréat.
moitié due à environ 2 300 correspon- pages : environ six cents lettres dont les Une amitié fusionnelle qui s’étendait
dants. Quelques lacunes importantes trois quarts sont antérieurs à 1906, date aussi aux trois sœurs Rondeau, Made-
subsistaient encore, dont certaines ne se- de l’installation des Drouin, après trois leine (future épouse de Gide), Jeanne
ront jamais comblées. D’abord les lettres ans à Bordeaux, au 5, rue Jasmin, à côté (future femme de Drouin) et Valentine.
de Gide à Madeleine, puisque Madeleine des Gide, qui habitent villa Montmo- Drouin est, avec Madeleine, le premier
les a détruites lorsqu’elle s’est sentie tra- rency, les rencontres presque quoti- lecteur des textes de Gide, qui tient scru-
hie par la fuite de son mari avec Marc diennes et les séjours à Cuverville puleusement compte de ses remarques
critiques et finit souvent par corriger les
André Gide, vers 1940.
épreuves. Nous suivons ainsi pas à pas
l’élaboration de son œuvre, de Paludes
aux Nourritures terrestres et de L’Immo-
raliste à La Porte étroite. Nous accompa-
gnons la famille dans leurs lectures,
faites souvent à haute voix, de Goethe,
d’Ibsen, de Gorki, de Nietzsche, de
Stendhal, de Huysmans, des Goncourt.
Nous les accompagnons au théâtre, au
concert, en villégiature à Cuverville.
Nous entrons dans les arcanes de leur
création et prenons part à leurs diffi-
cultés. Répondant à une lettre de Jeanne
faisant état des impasses auxquelles se
heurtait parfois son mari (qui ne laissera
JEAN-MARIE MARCEL/ADOC-PHOTOS

pas d’œuvre par ailleurs à sa mort en


1943), Gide essaie de rassurer son ami :
« Et un jour, nous dirons leur fait aux
improvisateurs. Et à ceux qui, n’ayant
pas le choix, ne savent pas ce que c’est que
d’assortir idées, mots, sensations et tout
l’etc. qui fait l’œuvre. » Robert Kopp

78 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


signets
franceculture.fr/
@Franceculture

Cœur de cible
Une enquête informée sur les assassinats ciblés du Mossad,
passés de crimes de guerre à « mal nécessaire ».

[…] est maintenant considéré comme


un mal nécessaire. » De la mort d’Ara-
LA
fat à l’annulation de l’assassinat de
Saddam Hussein, le journaliste déroule COMPA-
DPA PICTURE-ALLIANCE/AFP

sa version personnelle de l’histoire


contemporaine. La stratégie des assas-
sinats ciblés – avec plus de 2 700 exécu-
tions, Israël est l’État qui en a pratiqué
GNIE
le plus – est-elle efficace ? L’auteur ap-
Durant la prise d’otages de Munich, en 1972.
porte une réponse nuancée : « Je peux
dire qu’il y a eu des moments où ils ont
DES
À travers la création du Mossad et sauvé des vies. Par exemple, après l’at-
les mythes qui l’entourent, Ronen
Bergman, journaliste spécialisé dans les
tentat de Munich en 1972, quand Is-
raël a commencé à agir et frapper en Eu-
ŒUVRES.
services de renseignement, raconte rope, les terroristes de l’OLP en sont
Israël. Par sa géographie et son histoire, partis, y compris de Paris. Alors, est-ce
le pays a toujours privilégié les activités efficace ? La réponse est oui, dans cer-
de « basse intensité », autrement dit taines conditions, dans le cadre d’une
les assassinats ciblés : « S’il est possible stratégie globale et non pour satisfaire Matthieu
de tuer une personne plutôt que d’en- des intérêts électoraux à court terme. » 
voyer une division, Israël préférera tou- A. M. Garrigou-
jours la première option. » Ronen Lève-toi et tue le premier. L’Histoire secrète Lagrange
Bergman analyse, dans son enquête de- des assassinats ciblés commandités par
venue un best-seller mondial, les grands Israël, Ronen Bergman, traduit de l’anglais par
Johan-Frédérik Hel Guedj, éd. Grasset, 944 p, 29 €.
tournants stratégiques de cette poli-
tique. « Ce qui était vu […] comme un Lire entretien sur
DU LUNDI
crime de guerre – avant le 11 Septembre www.nouveau-magazine-litteraire.com
AU JEUDI
15H-16H

Encore un dernier mot En


partenariat
avec

L’inédit sur lequel travaillait Cavanna, l’écrivain et cofondateur


du magazine Hara-Kiri, avant de mourir à 90 ans.
Mieux vaut que François Cavanna (1923-2014) soit mort un an avant
plutôt que d’avoir vu le massacre de ses amis de Charlie hebdo, le 7
janvier 2015. De fait, le fils de maçon italien, autodidacte, a toujours
voulu que chaque individu s’écarte des sectarismes au nom de l’esprit
critique. Dans Crève, Ducon ! on retrouve l’univers de l’auteur des Ritals
(1978) et des Russkoffs (1979) qui excellait dans le récit autobio-
graphe. Le fils d’immigré s’appliquait à écrire un français impeccable,
afin de ne pas dénaturer ses souvenirs, qu’il voulait les plus exacts
possible afin de servir la mémoire des anonymes dont plus personne ne se souvenait,
© Radio France / Ch. Abramowitz

à part lui. Cavanna fait défiler le film de sa vie : ses parents, l’amour de la lecture, le STO,
la presse réfractaire, ses dames de cœur, sa haine du point-virgule, sa maladie de L’esprit
Parkinson, son dégoût de la mort… François Cavanna écrivait toujours avec des mots. d’ouver-
Jamais avec des idées. Élégant sur toute la ligne. Bernard Morlino
Crève, Ducon ! François Cavanna, éd. Gallimard, 240 p., 18,50 €. ture.
sortir
la chronique
cinéma
d’Hervé Aubron

L’opale corsée Cinéma · Théâtre · Expositions…


e titre signifie pierres brutes,

l non taillées. Uncut Gems


s’ouvre sur la découverte d’une
opale d’exception. C’est Howard
Ratner (impressionnant Adam
Sandler), joaillier juif du Diamond
District new-yorkais, qui l’a
décrochée. Marlou et pipeauteur,
il cherche à en démultiplier
la valeur, entre enchères et paris,
tout en se prenant les pieds dans
sa double vie amoureuse. Uncut
Gems est une fuite en avant, tenant
à la fois du dérapage et du surplace
frénétique. On s’accroche à Ratner,
même s’il se pourrait qu’il ne soit

ELENA BAUER/OPÉRA DE PARIS


qu’un escroc antipathique et beauf,
ensuqué dans une voracité dont
il a perdu de vue l’objectif premier.
Obligé de le suivre sans quoi on
tombe du train, traversé par les
électrochocs d’un ultralibéralisme
fou. Dans ce monde-là, chacun
ne pense qu’à sa gueule et tout se La chanteuse sud-africaine Pretty Yende interprète le rôle de Manon dans l’opéra de Jules Massenet.
vaut. Perpétuelles défiances et
négociations, comme entre Ratner Manon Lescaut
et le gang d’un basketteur star,
intéressé par le joyau. Entre le Juif
et le Noir se joue le théâtre de leurs
folklores et clichés respectifs,
et des xénophobies sous-jacentes.
Amour et désillusion
Uncut Gems : il s’agit certes de
OPÉRA L’opéra Bastille présente Manon, de Jules Massenet,
l’opale inaugurale, mais alors d’après le roman de l’abbé Prévost. Vincent Huguet, le metteur
pourquoi ce pluriel ? Ce sont aussi, en scène, nous livre sa vision de la femme la plus fatale.
peut-être, toutes ces pépites
de fiction circulant dans le silicium
Quelle est la lecture que vous proposez qui demandent celui de voter, qui
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

des data centers, et que nous


ne pouvons plus toutes voir, tailler du personnage de Manon ? percent par leur seul mérite dans le
de nos yeux. Comme nous laissons Vincent Huguet. – L’abbé Prévost a situé music-hall, comme Joséphine Baker, de-
filer nos vies, pierres précieuses son histoire entre deux époques, pen- venue la première star noire, que Manon
avec lesquelles nous jonglons mais dant la Régence, et a décrit un monde va voir danser. Ce que nous vivons, entre
que nous laissons dans leur gangue. assez permissif. Après réflexion, j’ai le féminisme et le postcolonial, prolonge
Au début d’Uncut Gems, choisi de situer la mise en scène au ce qu’ont vécu les femmes de cette
la découverte en Éthiopie de l’opale xxe siècle, dans l’entre-deux-guerres : époque ; le fait d’y situer Manon me per-
raccorde directement sur la l’hédonisme de la jeune femme n’appa- met de parler d’aujourd’hui.
coloscopie de contrôle de Ratner. raît plus comme une coquetterie, il est Manon est une femme fatale. Est-elle
Un joyau dans la merde : c’est une
lié à une urgence que partagent ceux qui coupable ou victime ?
autre manière de dire la chose. L
l’entourent. Quand on sort d’une C’est surtout une femme qui se
L’écrivain entretient

guerre et qu’on en voit venir une autre, conduit comme un homme. En fuyant
À VOIR on a des raisons de vouloir s’amuser, sa famille, elle rencontre un garçon, Des
Uncut Gems, 
un film de Benny vivre vite, et cela éclaire les arias que Ma- Grieux, qui fuit, lui aussi, l’avenir que
et Josh Safdie, non chante. C’est aussi l’époque où l’on prépare sa famille. Elle arrive donc à Pa-
2 h 15, à la demande voit émerger des femmes indépen- ris en provinciale, en se rêvant en haut
sur Netflix.
dantes, qui ont le permis de conduire, de l’affiche. Rapidement, elle comprend
80 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
que sa spontanéité et son charme, son
naturel, l’autorise à avoir une ambition
plus grande que ce que Des Grieux, par
ses propres moyens, peut lui offrir. Est-ce
Nouveau nez
qu’elle a raison, est-ce qu’elle a tort ? CINÉMALe bouillant réalisateur de Gomorra a traité
Est-ce qu’une femme n’est pas obligée, son Pinocchio avec respect, mélancolie et inventivité.
pour réussir, de sacrifier son amour ?
C’est l’une des questions qu’elle nous évélé sur la scène mon- manifeste une forme de vie, non pas
pose. Pourtant, même au faîte de sa
gloire, elle chante une gavotte pleine de
sagesse et de désillusion : « Profitons
bien de la jeunesse, nous n’aurons pas
toujours vingt ans… » Pour moi, cet air
est son adieu à des joies qui ne la satis-
r diale avec Gomorra,
âpre adaptation du livre
de Roberto Saviano sur
la camorra napolitaine, Matteo Gar-
rone a ensuite fait montre d’un goût
pour la farce ricanante avec Reality et
en parlant, comme dans certaines
adaptations, mais en bougeant, le
mouvement du film devient lui-même
à la fois imparable et imprévisible, in-
contrôlable comme celui du nez de
Pinocchio quand il ment.
font pas totalement. Elle rejoint donc Tale of Tales. Étonnamment, il s’at- Difficile de savoir ce qui anime les
Des Grieux à Saint-Sulpice… Et si elle va taque aujourd’hui à Pinocchio. On personnages, d’où vient leur principe
rechuter, c’est parce que, une fois sortie pouvait s’attendre à une relecture vital, qui tire les ficelles invisibles, à
de son milieu d’origine, elle ne supporte caustique du célèbre personnage pour part le mouvement même du film,
plus d’y retourner. C’est là sa faiblesse. enfants créé par l’écrivain Carlo Col- qui les fait surgir et disparaître, non
Quant à sa fin tragique, j’ai choisi de lodi. Bonne surprise  : nulle trace sans mélancolie. À la façon d’une
montrer comment les fêtards de la d’ironie ni de cynisme dans les plus autre récente adaptation italienne
« Café society », après s’être réjouis et de deux heures du film. Prévaut une d’un roman quelque part mes-
amusés d’elle jusqu’au sang, finissent par sianique, le Martin Eden de Pietro
la rejeter violemment. Elle n’est pas seule On a parfois Marcello, ce Pinocchio veut rester fi-
responsable de sa mort. le sentiment d’une dèle à son modèle tout en l’accélérant
Cette vision de l’amour a-t-elle et en le situant dans un temps flot-
encore un sens, à l’époque des corps ode à un génie tant. Matteo Garrone semble surtout
consommables ? national oublié. chercher à saisir en quoi Pinocchio est
Cette œuvre apporte une vision nuan- un mythe fondamentalement italien.
cée de ce qu’est l’amour. Bien qu’elle esthétique italo-circassienne, un cas- On a parfois le sentiment d’une ode
commence par un coup de foudre, la re- ting riche (dont Roberto Benigni à un génie national oublié. Et quand
lation se construit, même dans les désé- dans le rôle de Gepetto), une sur- la technologie permet de synthétiser
quilibres et les difficultés. Bien sûr, Des charge de maquillages et d’effets nu- comme jamais la voix et le corps du
Grieux est beaucoup plus amoureux mériques évoquant Jean-Pierre Jeu- pantin, il nous semble que c’est
qu’elle. Quand l’un aime d’une façon in- net en moins grotesque (ce qui n’est presque la langue italienne qui lui
conditionnelle et que cela met l’autre pas le plus simple à accepter). Mais donne vie. Fernando Ganzo
dans une position difficile, comment aussi une forme de récit picaresque
faire ? Des Grieux l’idéalise tellement qui se développe dans une succession
qu’il l’étouffe. Manon a besoin de s’éloi- de vignettes où le cinéaste incorpore Pinocchio,
un film de Matteo
gner, d’aller trouver de l’assurance chez de façon très fluide des éléments fan- Garrone, 2 h 5.
d’autres. Est-ce qu’elle a du talent ? Est-ce tastiques, moraux ou sentimentaux. En salle le 18 mars.
qu’elle peut croire en elle ? Pourtant, Dès que le bout de bois originaire
l’acte V est très mélancolique, parce que
la pureté de Des Grieux lui manque ter-
riblement. Il faut noter aussi que cet
amour dérange. Tout le monde perçoit
qu’elle a de l’avenir et lui non, qu’il est
très féminin et elle très masculine, et
REGINE DE LAZZARIS AKA GRETA/LE PACTE

toutes ces différences agacent la société.


C’est ce qui finira par les briser.
Propos recueillis par Maxime Rovere

À VOIR
NOUVEAU
SPECTACLE
Jules Massenet
Manon,
de Jules Massenet,
Parce que derrière la fragilité
se cache une femme audacieuse.

à l’opéra Bastille, Paris (11e).


© Eléna Bauer/OnP - ES : 1-1075037, 1-1075038, 2-1075039, 3-1075040

DIRECTION MUSICALE AVEC OPÉRA BASTILLE OPERADEPARIS.FR


DAN ETTINGER PRETTY YENDE /
MISE EN SCÈNE SOFIA FOMINA DU 29 FÉVRIER 08 92 89 90 90 (0,35 € TTC/MIN) 

VINCENT HUGUET BENJAMIN BERNHEIM / AU 10 AVRIL 2020

Dans la version 2020 de Pinocchio prévaut une esthétique italo-circassienne.


CHEF DES CHŒURS STEPHEN COSTELLO

Du 26 février au 10 avril.
JOSÉ LUIS BASSO LUDOVIC TÉZIER
ORCHESTRE ET CHŒURS ROBERTO TAGLIAVINI
DE L’OPÉRA NATIONAL
DE PARIS AVEC LE SOUTIEN DE THE AMERICAN FRIENDS OF THE PARIS
OPERA & BALLET / FLORENCE GOULD AMERICAN ARTISTS FUND

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 81


dossier

AKESPEARE
LE TRAGÉDIEN DU
XXI SIÈCLE
e

En 2017, sur la scène du Public Theater à New York, Jules César est incarné
par un sosie de Donald Trump. En 2017, la Comédie-Française choisit une femme
pour le rôle. William Shakespeare aurait-il pu imaginer ces deux lectures ?
Ses intrigues intemporelles écrites au XVIe siècle dans une langue magistrale nous
transportent du royaume « pourri » du Danemark à cette Rome antique
en proie aux révoltes ou au cœur de cruelles monarchies irlandaises. Mais,
à travers ses personnages devenus des archétypes, le Barde nous parle aussi
de nous. Il questionne déjà l’arrivée des populistes au pouvoir, les genres,
et même l’urgence climatique… Oui, le XXIe siècle est shakespearien !
Dossier coordonné par Aurélie Marcireau
AISA/LEEMAGE

82 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


littérature

PASCAL VICTOR/ARTCOMPRESS VIA LEEMAGE

Thomas Jolly incarne un Richard III contemporain de la saga Star Wars et de ses héros du côté obscure de la force (Théâtre de l’Odéon, Paris, 2016).

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 83


dossier Shakespeare

Entretien avec Nathalie Vienne-Guerrin

« Toute l’ambivalence
de l’humain »
Un théâtre qui s’adresse à tous les publics, offre de nombreux niveaux de lecture et aborde
des sujets universels. Pour Nathalie Vienne-Guerrin, spécialiste de l’œuvre shakespearienne,
Will incarne dans ses pièces toutes les questions qui interrogent notre temps.
Propos recueillis par Aurélie Marcireau

o n peut émettre
des  réserves sur
Shakespeare. On
peut en émettre
sur Dieu. C’est un
génie. On s’habi-
tue au génie.  » Voilà ce qu’écrit
Charles Dantzig dans son Diction-
naire égoïste de la littérature mondiale
sur le Barde. Plus de quatre cents ans
après sa mort, William Shakespeare
Coriolan dans le film Coriolanus de
Ralph Fiennes, disait en 2012  :
« Chaque génération, dans tous les
pays, pense que Shakespeare a écrit
pour elle. » Sans doute est-ce le résul-
tat de cette maîtrise de la description
de nos humanités (et de nos inhuma-
nités) mêlée au mystère sur ce que
pensait vraiment le tragédien. « Ne
commencez pas, c’est une drogue ! »,
avertit Dantzig… Si, justement !
Comment expliquez-vous que
Shakespeare soit l’auteur le plus lu
et le plus joué dans le monde ? 
Nathalie Vienne-Guerrin.  –  Par
grande ouverture du texte shakespea-
rien ! Ma collègue Florence March
parle d’« adaptogénie », c’est-à-dire
d’une œuvre qui s’adapte facilement.
On trouve peu de didascalies dans ces
textes, écrits pour un théâtre dé-
pouillé, avec peu de décors et d’acces-
la

nous parle de nos révoltes, des luttes Allons à la Comédie-Française rire à soires. Ce théâtre s’adresse à tous, aux
pour le pouvoir, de personnages bru- cette Nuit des rois ! Plongeons dans riches comme aux pauvres, il est plein
taux qui pourtant peuvent faire rire, cette langue du xvie siècle qui nous d’entrées différentes qui offrent plu-
de femmes de tête ou d’adolescents parle d’aujourd’hui, et dans cette sieurs niveaux de lecture. Les thèmes
qui se rebellent contre le patriarcat. œuvre, qui est la plus adaptée et la plus abordés sont universels : l’amour, les
L’actrice Vanessa Redgrave, mère de jouée dans le monde ! rapports hommes-femmes, le pou-
voir, la mort, la vieillesse ou l’humain.
Dans son livre Why Shakespeare ? Ca-
therine Belsey explique que Shakes-
peare puise ses intrigues dans les
contes et les histoires folkloriques ou
mythologiques, qui sont une matière
partagée quelle que soit la culture. Les
structures folkloriques, avec les his-
toires de famille, de pouvoir, sont à la
base du théâtre shakespearien. Et il
est vrai que Shakespeare est l’auteur
le plus adapté à l’écran. Le nombre
d’adaptations est monumental, et le
HBO/ALLPIX/SUNSETBOX/AURIMAGES

phénomène est transculturel avec, no-


tamment, beaucoup d’adaptations
bollywoodiennes.
Professeur en études shakespeariennes
à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III,
Nathalie Vienne-Guerrin a notamment
publié Shakespeare’s Insults: A Pragmatic
Tyrion Lannister, personnage shakespearien de la série Game of Thrones. Dictionary (Bloomsbury, 2016).

84 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


ED MILLER/BBC/PLAYGROUND ENTERTAINMENTX2
Ce Roi Lear de cinéma (2018), avec Emma Thompson et Anthony Hopkins, nous présente une version post-Brexit et post-crise migratoire de la tragédie.

Quelle est l’adaptation la plus étonnante Ce sont de bonnes histoires, transfé- ou encore les conflits religieux avec Le
que vous ayez rencontrée ?  rables, modulables, adaptables… Nos Marchand de Venise. 
Vous avez des adaptations de Shakes- contemporains y trouvent des images Shakespeare n’est pas dans
peare en films pornos. Richard Burt a du monde actuel  : dans le texte de le manichéisme. Est-ce pour cela
étudié cet aspect en mettant des xxx dans Shakespeare, on va au théâtre pour voir
qu’il correspond à l’époque ?
le titre de son ouvrage, Unspeakable le monde, et le monde est un théâtre… Chez lui, tout n’est qu’ambivalence,
Shaxxspeares, où il explore une culture rien ne va de soi : c’est la clé de son
Ce n’est pas pour rien que le théâtre de
où Le Songe d’une nuit d’été, A Midsum- Shakespeare s’appelle le Globe. Dans texte. Une même pièce peut nourrir
mer Night’s Dream, devient A Midsum- Comme il vous plaira, Jacques décline des réflexions qui vont dans des sens
mer Night’s Cream. Shakes- contradictoires. Macbeth
peare se love jusque dans les Nos contemporains y trouvent commence ainsi : « Fair is
recoins les plus inavouables l’image du monde actuel. foul, and foul is fair », que
de la culture. Plus sérieuse- Jean-Michel Déprats tra-
ment, il y a des degrés divers d’adapta- les sept âges de la vie comme une série duit par : « Le clair est noir, le noir est
tion : de la simple allusion à la véritable de rôles de théâtre : « Le monde entier clair. » Dans ce paradoxe, vous trou-
adaptation à une autre culture. J’ai vu est un théâtre, et les hommes et les vez toute l’ambivalence de l’humain. 
un Hamlet dit « en trente minutes », femmes ne sont que des acteurs ; ils ont Vous avez piloté, pour le
ou les œuvres complètes mises en scène leurs entrées et leurs sorties. Un 400e  anniversaire de la mort du
par la Reduced Shakespeare Company. homme, dans le cours de sa vie, joue dif- dramaturge, un programme universitaire
Vous avez le Barde en bande dessinée, en férents rôles ; et les actes de la pièce sont autour de l’actualité de son œuvre
manga, en langage sms. Tout cela corres- les sept âges  » (acte II, scène vii). et l’Europe. Et vous travaillez aussi avec
pond aussi à une marchandisation du Shakespeare s’adresse à des sociétés tra- des publics scolaires…  
texte shakespearien.  vaillées par les questions de pouvoir et À Montpellier, dans mon centre de re-
Qu’y trouvent nos contemporains ? En leurs excès, avec par exemple la surveil- cherche, l’IRCL (Institut de recherche
quoi nos sociétés se ressemblent-elles ?  lance dans une pièce comme Mesure sur la Renaissance, l’âge classique et les
pour mesure. Cette pièce parle égale- Lumières), nous avons voulu profiter de
ment de harcèlement sexuel : Angelo l’année 2016, anniversaire de sa mort,
fait un odieux chantage à Isabella pour pour valoriser l’apport de Shakespeare
la convaincre de lui céder. Une partie dans notre société. Nous sommes inter-
de l’intrigue repose sur ce chantage. Est venus auprès du grand public, et notam-
évoquée aussi la manipulation poli- ment les jeunes, qui ont un rapport am-
tique par l’image dans Richard III, lors- bivalent à Shakespeare. Il exerce sur eux
qu’il s’entoure de deux évêques afin de une sorte de fascination-répulsion. Ils en
se faire couronner et pour manipuler le ont peur mais, dès qu’on le leur fait dé-
peuple. Et puis, bien sûr, Shakespeare couvrir, ils le trouvent d’une grande ac-
met en scène la question du pouvoir des tualité. Mes collègues Florence March
pères sur leurs enfants, du patriarcat, et Janice Valls-Russell développent un
DR

Roméo et Juliette, façon Bollywood. avec Le Roi Lear ou Roméo et Juliette, programme avec des enseignants du
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 85
dossier Shakespeare

DR/TOUCHSTONE TELEVISION/ABC STUDIOS/COLLECTION CHRISTOPHEL


DU SHAKESPEARE
SANS LE SAVOIR
Le dramaturge est une source d’inspiration consciente
ou inconsciente pour les séries télévisées, le cinéma,
les films d’animation, et même les jeux vidéos.

La série Lost, ou une autre lecture de La Tempête.

ARCHIVES DU 7E ART/20TH CENTURY FOX/BLUE SKY STUDIOS/PHOTO 12


orsque l’on s’attache à repé­

L rer les références et motifs


shakespeariens, on se rend
compte que l’on trouve du
Shakespeare partout et que l’on fait
constamment du Shakespeare sans le
savoir. Son œuvre circule dans toutes
les aires de la culture populaire. Les
dessins animés regorgent d’allusions
shakespeariennes, qu’il s’agisse d’Ala-
din, où le vilain perroquet s’appelle
Iago, rappelant le scélérat dans
Othello, ou du Roi Lion, clairement
identifié comme étant une réécriture
de Hamlet et de « To be or not to be », par le cacatoès de Rio 2.
Henri V, avec le fan­
tôme du père qui
vient hanter le jeune Quinn (saison III, épisode 19) porte
Simba, lui­même sur Roméo et Juliette. Ronan Ludot­
une figure du jeune Vlasak a bien montré comment Roméo
prince Hal menant et Juliette circule dans l’un des épi­
une vie de plaisirs sodes de Cold Case (saison IV, épisode
f r ivoles ava nt 24). Comme l’analyse Douglas Lanier
d’avoir à porter le dans son ouvrage Shakespeare and Mo-
poids de la royauté. dern Popular Culture (Oxford UP,
Dans Rio 2, le vil ca­ 2002) consacré à ce qu’il appelle la
DR

catoès Nigel se re­ Shakespop, ces emprunts de motifs et


trouve mis en cage Apparition de Shakespeare himself dans The Lego Movie. d’épisodes shakespeariens sont à la fois
sur un marché, et sa révérencieux et irrévérencieux, Shakes­
seule distraction est de déclamer le relie notamment à La Tempête. Le peare pouvant s’accommoder à toutes
monologue de Hamlet, « être ou ne couple Underwood de House of Cards les sauces. Cette circulation d’élé­
pas être », en tenant un crâne qui rap­ ne peut manquer de rappeler Macbeth ments shakespeariens se mesure, par
pelle celui de Yorick. et lady Macbeth ; exemple, au nombre
et Frank Under­ Un catalyseur de films qui uti­
HOUSE OF CARDS ET MACBETH wood, Richard III lisent ses textes ou
Les séries télévisées sont, elles aussi, pé­ ou Iago. Game of culturel qui ses intrigues. Dans
tries de thèmes, de personnages ou Thrones est connu s’adapte à tous OSS 117 : Rio ne ré-
d’épisodes shakespeariens. Sarah Hat­ pour être une série les médias. pond plus, on trouve
chuel montre dans un ouvrage pas­ éminemment une parodie désta­
sionnant (Lost. Fiction vitale, PUF, shakespearienne. Un épisode de Co- bilisante de la tirade de Shylock dans
2013) comment la série Lost appelle lumbo (saison II, épisode 4) est consa­ Le Marchand de Venise, « Un juif n’a­
une lecture shakespearienne qui la cré à Macbeth (1), un autre de Docteur t­il pas des yeux ? », réécrite en : « Un

86 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


secondaire qui montent et jouent migratoire tout à fait pertinente. Sur
nazi n’a-t-il pas des yeux ? » On se sou- des pièces de Shakespeare. Et puis, le terrorisme, on peut, par exemple,
vient d’Arnold Schwarzenegger dans nous avons lancé cette année-là le pro- trouver un lien avec Macbeth et avec
Last Action Hero parodiant le mono- jet Erasmus « New Faces », pour faire les meurtriers auxquels Macbeth fait
logue de Hamlet en répondant à la réfléchir les étudiants de master et de appel pour tuer une famille. Ils ex-
question « To be or not to be ? » par doctorat européens autour de la thé- pliquent que, de toute façon, vu ce
« not to be ». Dans Le Cercle des poètes matique « Shakespeare et la crise ». que la vie leur apporte, vivre ou mou-
disparus, le rôle de Puck du Songe Quel était l’objectif ? Quels sont rir, pour eux, c’est pareil. Cela donne
d’une nuit d’été est un maillon essen- les résultats ? des éléments d’explication sur ce côté
tiel dans le destin de Neil Perry (Ro- Les articles issus de ce programme, kamikaze… Le monologue de Mac-
bert Sean Leonard). qui a duré trois ans, sont en ligne (new- beth « tomorrow and tomorrow » fi-
faces-erasmus.fr). Nous avons de- nit sur l’idée que « la vie est un conte
TRIVIAL PURSUIT mandé à des cohortes de soixante étu- dit par un idiot plein de bruit et de
La prolifération des vidéos shakespea- diants de neuf pays de se mettre en fureur qui ne signifie rien ». Ce texte
riennes amateurs sur YouTube illustre contact avec des associations qui gèrent est une réflexion sur la perte de sens
également à quel point Shakespeare des crises et de faire des liens avec le de nos vies, le pessimisme absolu qui
est un catalyseur culturel qui s’adapte texte shakespearien… Un ouvrage issu mène au nihilisme.
à tout type de média. Sarah Hat- de ce programme sortira en 2021. Que dire de l’influence des réseaux
chuel  (2) a bien montré comment les Alors, que peut Shakespeare ? sociaux ? De la manipulation ?
grands films shakespeariens des an- Que nous dit-il sur la crise européenne ? Beaucoup de bruit pour rien est une
nées 1990 deviennent à leur tour ca- Le Brexit ?  pièce intéressante sur ce sujet. La pé-
noniques et se font les passeurs d’une Dans le cadre de ce programme, riode de Shakespeare est hantée par
culture shakespearienne largement nous avons organisé un colloque sur la la calomnie. Laquelle touche les
partagée, constamment remaniée, in- question : « Qu’est-ce que Shakespeare femmes dans plusieurs de ses pièces et
finiment réinterprétée. Shakespeare peut faire pour nous ? Que peut-on travaille beaucoup le texte shakespea-
est également présent dans l’univers faire de Shakespeare ? » En ce qui rien. Dans Beaucoup de bruit pour
des jeux : il a sa figurine Lego (3), que concerne l’Europe, je citerais un rien, on retrouve les mécanismes à
l’on entrevoit dans The Lego Movie exemple de Cymbeline, où les Bretons l’œuvre dans les réseaux sociaux où
parmi les « maître constructeurs ». ne veulent plus payer leur tribut à un mot suffit à vous tuer.
On trouve dans le jeu vidéo Red Dead Rome. C’est le mécanisme que l’on a Parlons des personnages : Richard III
Redemption plusieurs clins d’œil à vu se développer avec le Brexit : on paie, pourrait faire penser à Trump selon
Shakespeare : l’une des missions tire on paie, on n’a rien en retour. S’il y a certains, mais quid de Hamlet ?
son nom d’un vers du Songe d’une nuit un objet transculturel qui fonctionne, Falstaff ? Macbeth ? Peut-on faire des
d’été, « The course of true love » (un c’est Shakespeare. Il peut demeurer un rapprochements entre les personnages
amour sincère), et consiste à délivrer des lieux du dialogue des cultures. de Shakespeare et des personnalités
une série de lettres qui rappellent la Shakespeare a été élevé au berceau de actuelles ? 
lettre vitale de Roméo et Juliette. Un la culture européenne, et son œuvre re- Hamlet pourrait représenter cer-
Trivial Pursuit spécial Shakespeare est pose sur de nombreux motifs et réfé- tains dépressifs actuels. Il est la dépres-
en vente depuis peu. Et, depuis 2013, rences antiques issues des littératures sion incarnée avec cette question, que
Ian Doescher écrit William Shakes- grecque et latine, qui permettent de dé- l’on doit être nombreux à se poser
peare’s Star Wars, chaque volume ré- passer les nationalismes.  quand on est au bord du burn-out,
écrivant un épisode de la saga à la ma- Que peut Shakespeare pour « être ou ne pas être ». Qu’est-ce qui
nière de Shakespeare. Shakespeare est nous aider à appréhender la crise est le plus courageux ? Falstaff est l’un
un carrefour autour duquel toutes les migratoire, le terrorisme ? de mes personnages préférés. Il incarne
cultures parviennent à se croiser. Richard Eyre a réalisé récemment le monde du plaisir, le contraire du
Nathalie Vienne-Guerrin un Roi Lear pour la BBC, avec Lear monde de la performance et de l’effi-
joué par Anthony Hopkins et Gone- cacité. Il est donc précieux et représente
(1) Voir Sarah Hatchuel et Nathalie Vienne- ril par Emma Thompson, situé dans dans le texte shakespearien l’ancien
Guerrin, « Le Coup du Parapluie. Macbeth une société post-Brexit avec des évo- monde par rapport au nouveau monde.
et Columbo à Scotland Yard »,
dans la revue TV/Series, n° 3, 2013.
cations des camps de réfugiés. Lear Il est solide et fragile à la fois… 
(2) Sarah Hatchuel, dans Shakespeare 450. erre durant une bonne partie de la Quid des personnages féminins ? 
A Jubilee in Paris, Société française pièce. Cette pièce me parle beaucoup ; Dans les comédies romantiques,
Shakespeare, n° 33, 2015. avant la crise migratoire, je ne la lisais dans Beaucoup de bruit pour rien ou
(3) Sur Shakespeare et Lego, voir Sarah
Hatchuel et Nathalie Vienne-Guerrin, dans
pas de la même manière : maintenant Peines d’amour perdues, par exemple,
The Journal of Shakespeare and Appropriation, je vois dans le roi Lear un exilé, un les femmes sont pleines d’esprit et il-
vol. XI, 2, 2018. étranger chez lui… J’ai trouvé cette lustrent de façon joyeuse la guerre des
version post-Brexit et post-crise sexes. Ce sont des maîtresses femmes,
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 87
dossier Shakespeare

Le barde
comme Béatrice, qui dit à un mo-
ment  : «  Si seulement j’étais un
homme ! » Pensons aussi à la mégère
apprivoisée. Elle est censée être appri-
voisée par Petruchio de façon violente,
mais on peut retourner le propos en
donnant un sens ironique à sa tirade fi-
nale : « Votre mari est votre souverain,
des ouragans
votre vie, votre gardien, votre chef,
votre roi ; celui qui s’occupe du soin de Poète d’une époque tourneboulée par la révolution
votre bien-être et de votre subsistance, copernicienne, l’auteur de Hamlet fait résonner son théâtre
qui livre son corps à de pénibles tra- avec toutes les périodes de crise, la nôtre comprise.
vaux, sur mer et sur terre, qui veille la
Par François Laroque
nuit, seul, pendant les tempêtes, le jour
par le grand froid, tandis que vous re-
posez chaudement, en paix et tran-
quille, dans votre demeure » (V, ii).
Vous pouvez faire une lecture, ironique ’œuvre de Shakespeare possède d’Henri VI, un spectacle de quinze
et donc féministe de ce passage… ou
pas. Dans Macbeth vous trouvez un
couple qui peut rappeler celui de House
of Cards. Ce sont toujours des person-
nages complexes. Sur lady Macbeth, un
l la caractéristique unique d’être
à la fois ancrée dans son époque
et éminemment moderne.
Dans le poème écrit à sa gloire dans
l’« in-folio de 1623 », son contempo-
heures qu’il a intelligemment struc-
turé sous forme de cycle narratif.
Dans sa fresque, le dramaturge
montre des hommes faibles qui
pleurent, prient ou se lamentent (Ri-
article devenu une référence (« How rain Ben Jonson, qui le définit tour à chard II et Henri VI principalement)
Many Children Had Lady Macbeth ») tour comme « âme du temps » et aux côtés de femmes puissantes et
réinterprète le texte à la lumière de « merveille de notre théâtre », af- guerrières comme Jeanne d’Arc ou
questions sur la maternité. Le déses- Margaret d’A njou, l’épouse
poir se loge souvent derrière le mal… Il Le dramaturge d’Henri VI qui est aussi la maîtresse
y a aussi les personnages qui se dé- de Suffolk. Ces amazones sont certes
guisent, et cela interroge le genre. Dans donne au sexe présentées comme un danger, mais
Comme il vous plaira, Rosalinde est un dit faible un rôle elles annoncent les héroïnes andro-
personnage féminin joué à l’époque politique. gynes des comédies romantiques,
par un homme qui incarne une femme comme Rosalinde dans Comme il
et qui se déguise en homme dans la firme qu’il « n’était pas l’homme vous plaira, Portia dans Le Mar-
pièce. Masculin et féminin se mé- d’une seule époque mais de toutes ».  chand de Venise, ou encore Viola dans
langent pour finalement dire : Soyons L’histoire est au cœur des préoc- La Nuit des rois. Ce message résolu-
ce que l’on veut. C’est sans doute dans cupations de ce dramaturge qui va ment féministe, qui n’était évidem-

MEDIA RIGHTS CAPITAL/PANIC PICTURES/TRIGGER STREET PRODUCTIONS/COLLECTION CHRISTOPHEL


cette pièce que l’on trouve la meilleure consacrer un tiers de son œuvre à des ment pas pour déplaire à la reine, Éli-
expression de l’ouverture du texte pièces que l’in-folio dénomme « his- sabeth Ire (1558-1603), donne au sexe
shakespearien et de la liberté qu’il nous toires » et qui incluent une douzaine dit faible un rôle politique. Dans ce
offre, quelle que soit notre culture. L de drames si l’on ajoute ceux auxquels qu’on peut considérer comme un
Shakespeare n’a fait que collaborer. autre clin d’œil à la modernité,
Cette vaste fresque historique couvre Shakespeare annonce les manifestes
la période allant du règne de Jean sans qui prônent l’émancipation des
Terre à celui de Richard III, qui met femmes et qui apportent un soutien
un point final à la dynastie normande appuyé aux minorités sexuelles.
des Plantagenêts. Composés en ordre
dispersé, ces drames forment un en- L’INVERSION DES VALEURS
semble structuré et cohérent qui n’est Un même fil rouge relie ces soubre-
pas sans évoquer les séries télévisées sauts de l’histoire. Avec l’abdication
qui passionnent aujourd’hui le public. forcée du roi Richard II, à la toute fin
Thomas Jolly l’a bien compris en mon- du xive siècle, le pays se voit entraîné
tant, en 2014, autour des trois parties dans une longue et dévastatrice guerre
civile du fait de la rivalité des Deux
Professeur émérite à la Sorbonne-
Nouvelle, François Laroque est l’auteur
Roses (la blanche, celle des York, et la
du Dictionnaire amoureux de Shakespeare rouge, celle des Lancastre). Dans cet
House of Cards : un couple Macbeth ? (Plon, 2016). ensemble mené tambour battant, le
88 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
BRIGITTE ENGUERAND / DIVERGENCE
Henri VI, mise en scène de Thomas Jolly, au Festival d’Avignon 2014 : une fresque contemporaine de quinze heures.

dramaturge offre un spectacle haletant extrait


de monarques renversés, de factions qui
s’allient avant de s’entre-tuer dans des LE FOU
scènes où alternent des discours tantôt Voilà une belle nuit pour refroidir une courtisane.
martiaux, tantôt finement politiques Je vais dire une prophétie avant de partir :
ou brillamment lyriques. On trouve Quand on ne verra plus de procès mal jugé ;
aussi des échanges riches en saillies co- D’écuyer endetté, de pauvre chevalier ;
miques, comme dans les deux parties Quand les langues s’arrêteront de calomnier,
d’Henri IV, où le ventripotent et très Que les foules seront vides de pickpockets ;
rabelaisien compagnon du prince Hal Quand usuriers leur or en plein champ compteront,
Que julots et putains églises bâtiront,
(le futur Henri V), sir John Falstaff,
Alors le royaume d’Albion
règne sur la taverne d’Eastcheap. Connaîtra grande confusion.
Celle-ci figure un théâtre où les deux Alors viendra le temps où qui vivra verra
comparses singent à tour de rôle la voix Que pour marcher un pied devant l’autre on mettra.
de l’autorité pour mieux la mettre cul Cette prophétie, Merlin la fera ; car moi je vis avant son temps.
par-dessus tête. Le Roi Lear (III, II)
Ce monde à l’envers, qu’il soit de na-
ture comique, avec sa manière cocasse
de culbuter les valeurs, ou le résultat in- millénaristes annonçant la venue des dans Le Roi Lear, dont on considère
quiétant d’une subversion d’ordre po- temps derniers. En écho à ces jeux pas désormais qu’il existe une version
litique, prend, pour l’un, ses racines toujours innocents (tant la langue poé- « histoire », distincte de la version
dans les adages populaires et les ady- tique a toujours quelque chose de pro- « tragédie », prédit une forme d’apo-
nata, ces figures de l’impossible et, phétique chez Shakespeare), le dernier calypse (« le royaume d’Albion/
pour l’autre, dans les prédictions discours du fou avant sa disparition Connaîtra grande confusion  (1) »
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 89
dossier Shakespeare

NOUS SOMMES TOUS


DES JUIFS ANGLAIS
Le Shylock du Marchand de Venise, même s’il dit sa part d’humanité,
est conçu avec les poncifs élisabéthains colportés sur les juifs.

e Marchand de Venise détestation antijuive. Ce marrane

L (1596) est une œuvre de


moins en moins jouée en
France, la pièce étant sou-
d’origine portugaise était le médecin
personnel de la reine. Or, en jan-
vier 1594, le comte d’Essex, le favori

BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE


vent accusée d’alimenter l’antisémi- d’Élisabeth, accuse Lopez d’avoir
tisme, qui connaît une résurgence in- voulu empoisonner cette dernière à
quiétante de ce côté-ci de la Manche. l’instigation de l’ambassadeur espa-
Qu’en est-il au juste ? Shakespeare y gnol. Le procès eut un retentisse-
met en scène un juif qui prête mille ment énorme dans le pays et Lopez
ducats au marchand Antonio en fut condamné à mort, puis atroce-
échange d’un contrat léonin (une ment exécuté devant une foule hos-
livre de sa chair s’il ne rembourse pas tile et ricanante. Jack Cade conduisant une émeute populaire contre

la somme à temps). Shylock, qui Shakespeare aurait-il cherché à ex-


cherche à se venger (il reproche à An- ploiter le scandale ? Beaucoup se (III,  ii). En un sens, nous ne
tonio de prêter de l’argent gratis et de posent la question. Pourtant, le dra- sommes pas très loin ici du pessimisme
l’avoir insulté en crachant sur sa ga- maturge refuse toute caricature en évi- des modernes collapsologues qui pré-
bardine), a en apparence tout du mé- tant de faire de Shylock un ogre as- disent l’extinction progressive de la
chant de l’intrigue. soiffé de sang chrétien. Il renvoie dos planète et la fin du monde tel que nous
Le fait est que, après l’expulsion des à dos les chrétiens hypocrites et le juif le connaissons.
juifs d’Angleterre par Édouard Ier, qui, malgré des velléités de vengeance
ceux qui restaient étaient des qu’il exprime avec humour, n’en LE RIRE ET LES LARMES
convertis, même si certains conti- montre pas moins une forme d’huma- Que les tragédies de l’histoire puissent
nuaient de pratiquer leur culte en nité. Et c’est bien lui qui, à la fin, est la laisser place au comique n’a pour les
secret. Mais l’affaire Rodrigo Lopez principale victime et le souffre-dou- Anglais, et encore moins pour Shakes-
allait rallumer une f lambée de leur de la comédie. F. L. peare, rien de très surprenant. Pareille
hybridité, où la bouffonnerie côtoie le
macabre, a fini par être adoptée par la
scène moderne et contemporaine, car
elle annonce le théâtre de l’absurde des
années 1960. En attendant Godot et
Fin de partie de Samuel Beckett sont
des pièces qui recourent à ces effets gro-
tesques qui soulignent l’impuissance
et le caractère assez dérisoire de la
condition humaine. Cette prégnance
du grotesque se retrouve dans l’épisode
de la révolte de Jack Cade (Henri VI,
IIe p., IV, ii-x), directement inspiré de
faits réels. Il met en scène la violente
émeute populaire qui va tout brûler à
Londres sur son passage. Au terme de
mille incongruités, le leader aussi gla-
BRIDGEMAN IMAGES

çant que loufoque qu’est Jack Cade or-


Le marrane Rogrigo Lopez, médecin d’Élizabeth Ire, fut accusé d’avoir voulu empoisonner la reine. donne à ses hommes de trancher la tête
Il fut torturé et exécuté. de lord Say et de son gendre avant de
les brandir sur des piques et de les faire
90 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
MICHEL STOUPAK/NURPHOTO/AFP
le gouvernement d’Henri VI, en 1450. « Ils ont eu un aperçu de nos intentions, aujourd’hui nous passons aux actes » (Coriolan, 1607).

s’embrasser dans un sinistre jeu de ma- extrait


rionnettes. Par un juste retour des
choses, ce sanglant roi de carnaval verra MÉNÉNIUS
à la fin sa tête valser de ses épaules pour Que faites-vous, mes concitoyens ? Où allez-vous avec ces gourdins
aller grossir un tas de fumier. Et, même et ces massues ? Qu’y a-t-il ? Parlez, je vous prie.
si le parallèle demande à être mieux re- LE SECOND CITOYEN
mis en contexte, cette jacquerie cita- Le sénat n’ignore pas ce qui nous préoccupe ; depuis quinze jours, ils ont eu
dine menée par une troupe d’artisans un aperçu de nos intentions, aujourd’hui nous passons aux actes : ils disent
londoniens en tablier bleu n’est pas que les pauvres qui revendiquent ont l’haleine forte, ils vont savoir que nous
sans évoquer la récente fronde des gi- avons aussi des bras forts. Coriolan (I, I)
lets jaunes en France, à ceci près que ces
derniers ont toujours refusé d’être re-
présentés par un leader. touché par ces événements tragiques. retour au catholicisme opéré par Ma-
Trois facteurs principaux allaient en ef- rie Tudor, allait peu à peu se transfor-
LE POUVOIR DES FEMMES fet mettre un terme à la période de to- mer en une guerre à outrance. Sous
Même si Shakespeare n’est pas un lérance religieuse du début du règne Marie Ire (1553-1558), les protestants
chroniqueur et s’il ne quitte que rare- d’Élisabeth : l’excommunication de la sont persécutés, tandis qu’après l’acces-
ment le plan de la fiction, il est in- reine par le pape Pie V en 1570, la ten- sion au trône de sa demi-sœur Élisa-
fluencé par l’actualité de son temps, tative d’invasion de l’Angleterre par beth ce sont les catholiques qui, à cause
notamment par les problèmes de na- des poursuites et des sévices dont ils
ture religieuse qui surviendront sous le La bouffonnerie font l’objet, vont se montrer toujours
règne d’Élisabeth avec l’aggravation côtoie le macabre, plus violents et fanatisés. Après la dé-
des conflits opposant les protestants capitation de Marie Stuart à Fotherin-
aux catholiques. Étant lui-même né annonçant le théâtre ghay, le 8 février 1587, ils n’hésiteront
dans un milieu profondément catho- de l’absurde. plus à recourir au terrorisme, lequel
lique (son père était fiché comme recu- donnera lieu à une répression violente
sant, comme catholique réfractaire, et l’Invincible Armada de l’Espagnol de la part de la couronne. Terreur
sa mère, Mary Arden, était apparentée Philippe II en 1588, et les nombreux d’État, d’un côté, avec l’utilisation sys-
à une grande famille catholique du attentats manqués contre la souve- tématique de la torture pour obtenir
Warwickshire, dont le chef, Édouard raine. En un sens, la guerre de religion des aveux, exécutions d’une effroyable
Arden, fut exécuté pour avoir participé larvée qui sévit en Angleterre à la suite cruauté, complots à répétition et atten-
à une tentative d’assassinat de la reine), de la Réforme menée par Henri VIII tats de l’autre. Les analogies avec les
il pouvait difficilement ne pas être et Édouard VI, puis, a contrario, par le horreurs du djihad islamiste et les
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 91
dossier Shakespeare

combats impitoyables qu’il en- extrait dans la lettre reçue par William Parker,
traîne en retour ne sont peut-être pas lord Monteagle, le 26 octobre 1605, où
ici sans pertinence. Dans ce contexte, CAPITAINE on l’avertissait de ne pas se rendre au
la conspiration des Poudres, menée à Car le vaillant Macbeth […] Parlement : « Partez à la campagne […]
l’instigation de Guy Fawkes et du père se tailla un passage car, bien qu’il n’y ait en apparence au-
Jusqu’à ce qu’il soit face au scélérat ;
jésuite Henri Garn et miraculeuse- cun danger, ce Parlement est sur le
Et, sans lui serrer la main, ni lui dire adieu,
ment éventée à la dernière minute, pro- Il le décousit du nombril aux mâchoires,
point de recevoir un coup terrible… »
mettait d’être l’attentat le plus san- Et fixa sa tête en haut de nos remparts Aux yeux des conjurés, la perspective
glant de tous. Il est possible que Macbeth (I, II) de ce « coup terrible », peut-être « le
Macbeth ait été joué devant le roi début et la fn de tout », visait à dé-
Jacques Ier en août 1606, juste après la truire l’élite dirigeante du pays, à libé-
conspiration des Poudres. La pièce rer le royaume de l’oppression et à fa-
s’ouvre et se clôt sur des images de têtes terreur est la guerre faite à la terreur. voriser l’avènement d’une nouvelle ère
tranchées. Au début, Macbeth joue le « Le sang appelle le sang » (III, iv). de liberté religieuse.
Cependant, la crainte des consé-
La poétique de quences spirituelles du régicide fait hé- UNE GRAMMAIRE DE LA CRUAUTÉ
siter le personnage titre : Quand un metteur en scène recourt à
Macbeth préfigure des parallèles entre une pièce de Shakes-
un autre langage Macbeth peare et une actualité souvent tragique,
de la terreur. […] si ce seul coup c’est d’abord afin de rendre l’œuvre
Pouvait être le début et la fn de tout, compréhensible par le plus grand
rôle du bourreau en éviscérant puis en Rien qu’ici, sur les dépôts de sable du nombre. Mais c’est sans doute aussi
décapitant son adversaire, le félon [temps, parce que, sans être prophétique, ce
Macdonald, et, à la fn, Macduff pré- On pourrait y risquer notre salut. théâtre offre indéniablement des points
sente la tête du tyran au nouveau roi (I, vii) communs avec les convulsions de di-
Malcolm, le fls du roi Duncan assas- Ici, le mot « coup » (blow), qui a aussi vers ordres qui secouent aujourd’hui
siné dans son sommeil. La réponse à la en anglais le sens d’explosion, fgurait notre monde et dont les conséquences
directes sont la haine de l’autre, la dé-
magogie, le populisme, la dissémina-
tion de la terreur. La crise du politique,
extrait telle que la dépeint Shakespeare, source
d’injustices, de persécutions, voire de
LE DIABLE BOITEUX tyrannie sanglante, semble en effet sur
le point de resurgir avec le retour des
Comment comprendre la démagogie, l’avènement des tyrans et la folie violences et le spectre du chaos. Or la
du pouvoir ? Via Shakespeare, répond Stephen Greenblatt, professeur poétique de Macbeth, aussi dense que
à Harvard et prix Pulitzer. Ainsi commence le chapitre IV de son livre sombre dans son côté à la fois sibyllin
Tyrans. Shakespeare raconte le XXIe siècle : « Toute ressemblance… » et incantatoire, combine autodestruc-
tion et fatalisme (« demain, demain et
Le Richard III de Shakespeare déve- puis demain », V, v). Elle préfgure un
autre langage de la terreur, plus pauvre
TRISTRAM KENTON -BRIDGEMAN IMAGES

loppe brillamment les traits de per-


sonnalité de l’aspirant tyran déjà esquissés mais non moins messianique, fait de
dans la trilogie d’Henri VI : estime de soi illi- mots tranchants comme des dagues,
mitée, irrespect des lois, plaisir d’infliger la axé sur une grammaire de la cruauté ;
souffrance, désir compulsif de dominer. Le roi sa seule vraie signifcation est celle d’un
Richard est atteint de narcissisme patholo- sang innocent inutilement versé. Car,
gique et d’extrême arrogance. Il croit que tout ainsi que le déclare le personnage titre
lui est dû, à un point effrayant, et ne doute au bord de l’abîme, tout cela n’est au f-
jamais de pouvoir faire tout ce qui lui plaît. Il nal qu’« un conte/Dit par un idiot,
Richard III, par la Royal Shakespeare Company. aime aboyer des ordres et voir ses inférieurs
plein de bruit et de fureur/Qui ne si-
s’empresser de les exécuter. Il s’attend à une
loyauté absolue mais est incapable de gratitude. Les sentiments d’autrui ne signifient rien
gnife rien » (V, v). L

pour lui. Il n’a aucune grâce naturelle, aucune notion d’humanité partagée, aucune mo-
ralité. Il n’est pas seulement indifférent à la loi, il la déteste et prend plaisir à la violer. Il la
(1) Dans cet article, les références des citations
déteste parce qu’elle lui fait obstacle et parce qu’elle représente une idée du bien public
renvoient au texte anglais de l’édition bilingue
qu’il méprise. Pour lui, le monde se divise en gagnants et en perdants.  de La Pléiade, Œuvres complètes, publiée sous
Tyrans. Shakespeare raconte le xxie siècle, Stephen Greenblatt, la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle
traduit de l’anglais par Laurent Bury, éd. Saint-Simon, 186 p., 20 €. Venet (2002-2016).

92 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


La réponse de l’enseignante repose sur
une contre-vérité historique : il y avait
bien des Noirs « au sens moderne » en
Europe, dont le nombre a jusqu’à il y a
peu été très largement sous-estimé. Dans
l’Angleterre d’Élisabeth Ire, où l’escla-
vage n’était pas reconnu légalement, ils
occupaient toutes sortes de fonctions.
Mrs Roodie passe en outre sous silence
la grande variété des personnages issus
de l’imagination de Shakespeare, nour-

L’Angleterre de
la Renaissance n’est
pas une Angleterre
blanche, fermée sur
elle-même.
rie des échanges aussi bien que des
INGRID POLLARD

conflits politiques internationaux qui


caractérisent la période. Aaron, de Ti-
tus Andronicus, le prince du Maroc du
Pour l’adaptation de Richard II au Globe (Londres, 2019), Adjoa Andoh et Lynette Linton
ont pris le parti de faire interpréter tous les rôles par des comédiennes noires. Marchand de Venise, ou encore Othello,
pour ne citer qu’eux, en portent le sou-
venir. Ils apparaissent parfois aussi sans

Debout les Maures ! prononcer mot, comme lors de l’entrée


en scène de la fausse délégation russe de
Peines d’amour perdues, ou bien sont-ils
simplement mentionnés.
Dans leur sillage, des objets, des mo-
La diversité humaine et l’ambivalence des personnages des, des mots nouveaux témoignent de
de Shakespeare montrent en creux que l’Angleterre de son ce monde ouvert. Tous disent l’erreur
temps n’était pas uniquement blanche et fermée sur elle-même. qui consisterait à imaginer l’Angleterre
de la Renaissance comme une Angle-
Par Anne-Valérie Dulac terre blanche, fermée sur elle-même ou
culturellement uniforme. Les références
à un monde en mouvement fondent et
ans son désormais célèbre pas de… d’Antillais en Angleterre à cette nourrissent le corpus shakespearien :

d White Teeth, roman paru en


anglais en 2000 et traduit en
français sous le titre Sourires
de loup, Zadie Smith imagine un
échange entre la jeune Irie et Mrs Roo-
époque. C’est un phénomène contempo-
rain, comme tu le sais certainement. […]
Je ne suis pas sûre à cent pour cent, bien sûr,
mais il semble très improbable qu’elle ait
été noire, ou alors c’était une sorte d’es-
Matthew Dimmock, spécialiste des rap-
ports entre l’Angleterre et le monde mu-
sulman aux xvie et xviie siècles, peut par
exemple affirmer que « sans Islam il n’y
aurait pas de Shakespeare (2) ». Sans Is-
die, son enseignante d’anglais. Alors clave. Mais, là encore, il est peu probable lam, et plus largement sans le vaste
que cette dernière présente à la classe que le poète ait dédié toute une série de monde, outre les mers qui ceignent l’île :
les Sonnets de Shakespeare, la collé- sonnets à un lord, puis une autre à un es- Irlandais, Juifs, Éthiopiens, Maures,
gienne lui demande si la mystérieuse clave, tu ne crois pas ? Égyptiens ou Turcs, tous ont un rôle à
« dame brune » du recueil de poèmes Irie rougit. Elle avait cru, l’espace d’un ins- jouer dans le théâtre de la vie.
est noire : tant, entrevoir une sorte de reflet de sa Mais leur présence n’est pas sans po-
– Non, elle a la peau foncée. Elle n’est pas propre image, mais l’impression était déjà ser de nombreux problèmes de représen-
noire au sens moderne du terme. Il n’y a passée […]. tation, car ils charrient aussi la violence
– Non, Irie, tu lis le texte avec un œil mo- du racisme et de la caricature. Que l’on
Maîtresse de conférences en études derne. Il ne faut jamais lire un texte ancien songe, pour ne citer que les exemples les
élisabéthaines à Sorbonne-Université,
Anne-Valérie Dulac est codirectrice
avec un œil moderne. Tenez, ce sera là la plus connus, à l’antisémitisme qui tra-
des publications de la Société française maxime du jour… Voulez-vous bien tous la verse Le Marchand de Venise (lire p. 90),
Shakespeare. noter par écrit, s’il vous plaît (1). ou bien au choix de nombreux acteurs
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 93
dossier Shakespeare

noirs de notre temps qui ont refusé This is Shakespeare, Emma Smith pro- disposer à la période élisabéthaine et ja-
d’interpréter Othello, au motif que le pose de faire de « Shakespeare » un cobéenne : nous savons aujourd’hui
personnage avait été conçu pour être in- verbe qui serait synonyme de « ques- qu’il y avait une foule d’autres types de
terprété par un acteur blanc qui jouait tionner, ébranler les certitudes, défier les représentations dans lesquelles elles
grimé devant un public alors majoritai- orthodoxies et empêcher les conclusions étaient autorisées à jouer (masques, spec-
rement blanc lui aussi, contribuant à lé- définitives (3) ». Et c’est bien la raison tacles d’acrobates…), et qu’elles étaient
gitimer d’immondes stéréotypes ra- pour laquelle les metteurs en scène choi- par ailleurs nombreuses à travailler pour
cistes. Car, outre la question du réalisme sissent encore souvent Shakespeare à ce le théâtre. Les mises en scène contempo-
historique, se pose celle du sens de ces jour pour interroger les rencontres sur raines se sont emparées de cette présence
mises en scène pour le présent. Les pièces lesquelles se fonde l’histoire, d’hier à au- partout sensible mais d’abord invisible,
et ces personnages ont suscité les réac- jourd’hui, explorant tant leur richesse et ont exploré tous les possibles ouverts
tions les plus contradictoires. Quoique inépuisable que leur violence fonda- par le théâtre shakespearien autour des
Shakespeare figure dans le parcours in- mentale. Ainsi du Richard II mis en questions d’assignation de genre. À cet
tellectuel de nombreux penseurs de scène par Adjoa Andoh et Lynette Lin- égard ce sont bien souvent les comédies
l’émancipation comme source d’inspi- ton au Globe Theater de Londres en qui offrent le plus grand espace de jeu,
ration – de Frederick Douglass à Nel- 2019, dont tous les rôles sont interpré- quoique les catégories génériques ne
son Mandela –, il serait naïf ou réduc- tés par des femmes de couleur, ouvrant soient jamais étanches ou exclusives les
teur d’en faire un apôtre de la tolérance de la sorte une nouvelle perspective sur unes des autres chez Shakespeare. Il n’est
ou de l’antiracisme avant l’heure. l’histoire de l’Angleterre. que de songer à la renversante mais
Le choix d’un casting exclusivement sombre Nuit des rois de Thomas Oster-
TROUBLE DANS LE GENRE féminin pointe vers les autres grandes meier qui se joue cette année encore à la
Ses personnages, tous ses personnages, absentes de la première scène shakes- Comédie-Française ; de son propre aveu,
portent en eux une irréductible ambiva- pearienne, puisque les rôles féminins y le metteur en scène l’a placée sous le
lence, une incomplétude, aussi, qui leur étaient interprétés par de jeunes garçons. signe du « trouble dans le genre » cher
vaut d’être insaisissables, et plus vivants, Cela n’entame en rien l’influence sur les à Judith Butler. En fait de trouble il s’agit
peut-être, d’être tels. Dans son récent arts du spectacle dont les femmes ont pu de jeu, d’un jeu déroutant et parfois
cruel auquel les derniers instants de cette
étrange Nuit ne semblent pas mettre un
terme définitif. Si la comédie se termine
comme il se doit par la promesse de ma-
riages entre les couples rétablis, les exclus
SEXE À PILE OU FACE de cette fin heureuse, au destin incom-
patible avec un tel dénouement, hantent
Et si Shakespeare était une femme ? C’est l’hy- la comédie comme le spectre d’une autre
pothèse audacieuse qu’a défendue Elizabeth fin, d’une autre histoire. Le théâtre de
Winkler dans The Atlantic en juin 2019 : « Une Shakespeare n’offre pas de réponses
raison simple pourrait justifier le besoin d’un toutes faites aux questions qui nous
dramaturge de se cacher derrière un pseudo-
agitent : il interroge, il dérange. C’est en
nyme dans l’Angleterre élisabéthaine : être une
femme. » Soulignant la large présence, dans
ce déséquilibre permanent et en cette la-
l’œuvre shakespearienne, des femmes qui
bilité merveilleuse que le jeu s’instaure,
échappent aux codes patriarcaux, la journaliste et nous parle encore, depuis cette île rem-
soutient que la poète Emilia Bassano en serait l’au- plie de bruits. Théâtre interstitiel (Emma
trice. Sa théorie a été perçue comme une hérésie dans Smith parle de gappiness) dont toutes
Emilia Bassano, poète la communauté universitaire, qui y voit la promotion d’une celles et tous ceux qui n’étaient pas
soupçonnée d’être théorie du complot. Cette remise en question de la paternité conviés sur scène du temps de Shakes-
l’auteur des œuvres
de Shakespeare.
des pièces et poèmes attribués à Shakespeare n’est pas nou- peare autrement qu’indirectement
velle : des doutes émergent dès le XIXe siècle et sont alimentés peuvent désormais s’emparer comme
par des écrivains comme Mark Twain, Henry James, ou même Freud. Parmi les d’un moment pour dire et rejouer les
motifs de soupçon sont notamment invoqués le contraste entre sa biographie rencontres, les violences et les solitudes
banale (fils de gantier, comédien et homme d’affaires) et les idéaux qu’il défend
de l’histoire en train de se faire.  L
dans son œuvre infiniment riche, ou la tendance courante chez les dramaturges
élisabéthains d’écrire collectivement et sous pseudonyme. Plus de soixante-dix
candidats ont alors été suggérés, parmi lesquels le scientifique Francis Bacon, le (1) Sourires de loup, Zadie Smith (2000),
dramaturge Christopher Marlowe, ou encore le lexicographe italien John Florio. traduit de l’anglais par Claude Demanuelli,
NICOLAS HILLIARD

éd. Folio, 2003, p. 374-375.


Mais aucun n’est encore parvenu à définitivement détrôner Shakespeare, faute
(2) Voir le site d’Oxford University Press, https://
de preuves suffisamment convaincantes. Le débat, loin d’être clos, révèle surtout blog.oup.com/2015/12/shakespeare-and-islam/
la fascination imparable que suscite l’œuvre monumentale de Shakespeare, et le (3) This is Shakespeare, Emma Smith,
désir insatiabe de faire la lumière sur ses secrets de création. Manon Houtart éd. Penguin Random House UK, 2019, p. 4.

94 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


MUSIQUE
DES ARCHÉTYPES

MATHIEU BAUS
Le compositeur Pascal Dusapin dit ce qu’il a pris
et laissé dans Macbeth pour composer son opéra.

Macbeth Underworld, à l’Opéra-Comique, à Paris, du 25 au 31 mars.

alentour. C’est ce qui m’intéresse le plus comme ça ? Moi ça m’arrive souvent !


chez Shakespeare : ses archétypes. Clac, qu’on en finisse ! Voilà, je vou-
Comment avez-vous travaillé lais abandonner la vision d’un Mac-
ces archétypes shakespeariens pour beth méchant qui tue le roi, au profit
composer un opéra ? d’une introspection du Macbeth que
Shakespeare n’a besoin de personne nous sommes tous. Je ne voulais pas
pour faire son apologie, donc je n’avais montrer un monstre, mais un amou-
JOHN FOLEY/OPALE/LEEMAGE

pas à craindre de lui manquer de res- reux. Oui, je voulais représenter un


pect. J’avais envie de déplacer des choses couple d’amoureux mûrs – une ver-
à l’intérieur. Il faut dire que Macbeth sion de l’amour bien différente d’un
est sa pièce la plus courte, sa narration couple de 20 ans, jeunes, beaux, atti-
est assez mal foutue, la fin – marquée rants. J’imagine les Macbeth comme
Le compositeur Pascal Dusapin.
par un retour à l’ordre royal – n’est pas un couple d’au moins 40  ans, qui
terrible. Tout cela ne m’intéressait pas. s’aiment depuis plus de vingt ans, qui
Vous venez de mettre Macbeth Je voulais terminer l’opéra par cette aiment faire l’amour ensemble, et
en opéra. Qu’est-ce qui vous a conduit phrase que prononce quelqu’un pen- pour qui chaque mot de l’un appar-
vers Shakespeare ? dant un combat : « It’s enough ! » Je tient à l’autre, comme dans un couple.
Pascal Dusapin. – Shakespeare est pour voulais que ça se termine comme ça. Le Macbeth du titre, vous l’associez
moi une idée très ancienne. J’ai tou- « Assez ! » Je suis donc allé voir Frédé- donc autant au mari qu’à l’épouse ?
jours pensé qu’il faudrait m’y confron- ric Boyer, et nous avons commencé à J’étais surtout passionné par lady
ter un jour, parce que c’est sublime. opérer des déplacements –  nous avons Macbeth. Je voulais la décharger d’une
Entre 1985 et 1988, j’avais écrit avec introduit un enfant masse de préjugés :
Olivier Cadiot un opéra intitulé Ro- qui tue Macbeth, le Le reste elle est censée être la
méo et Juliette, mais il était moins ins- fantôme, etc. – dans figure du vice, ambi-
piré du personnage qui apparaît sous un échange si intense de l’opéra est une tieuse, manipula-
son surnom, Bill, que d’une réflexion que je ne sais plus qui reconstitution trice, bref encore une
plus générale sur le langage de l’amour a eu le premier telle du cauchemar. femme responsable
et de la politique. Le déclic qui m’a ra- ou telle idée. Je vou- du malheur des gar-
mené vers Shakespeare s’est produit du lais surtout approcher Macbeth comme çons. Cela, pour moi, n’avait aucun
fait d’un opéra inspiré de Kleist, Pen- un rêve : le rêve est terminé dès le début, sens, parce que je ne pense pas de cette
thésilée, créé en 2015. Quel rapport avec et le reste de l’opéra est une reconstitu- manière. Résolu à livrer mon interpré-
Macbeth ? C’est une question de struc- tion du cauchemar. Voilà pourquoi tation, j’ai suivi une piste indiquée par
ture. Penthésilée ne peut aimer que si l’opéra s’appelle finalement Macbeth le film Macbeth de Polanski, qui, au lieu
elle est vaincue à la course. Lorsqu’elle Underworld. de choisir pour le rôle de lady Macbeth
découvre qu’Achille lui a fait croire Macbeth Underworld se situe donc dans une brune terrible et puissante, a fait
qu’elle avait gagné, qu’il l’a conduite à les coulisses des actes – quelque part d’elle une blonde assez fluette, très se-
trahir sa propre loi, elle l’attaque à la dans l’inconscient des personnages ? venties, qui a l’aspect d’une petite fleur
gorge comme un chien, puis se suicide. À vrai dire, ce qui m’intéresse chez fragile. Cette représentation m’a servi
Eh bien l’histoire de Macbeth est exac- Macbeth, ce n’est pas vraiment lui, à construire musicalement le rôle.
tement symétrique. Macbeth est celui c’est nous. Est-ce que vous n’avez ja- Propos recueillis par Maxime Rovere
qui, par amour, anéantit la loi : il tue mais eu envie de tuer quelqu’un ? Sin-
le roi, puis tue tous ceux qu’il peut cèrement ? D’un coup de hache, Entretien à lire en intégralité sur notre site.

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 95


dossier Shakespeare

Échauffement
climatique
Chez l’auteur de La Tempête, les dérèglements
météorologiques dont les personnages sont les jouets ne
nous parlent pas uniquement de la pluie et du beau temps.
Par Sophie Chiari

a ujourd’hui, nombre de
chercheurs font remonter
l’anthropocène, ère géolo-
gique qui désigne l’in-
fluence de l’homme sur la biosphère,
au temps de Shakespeare. Il faut en ef-
fet savoir que, au tournant du
appelé le « petit âge glaciaire ». On es-
time ainsi que, à la fin du xvie siècle,
les températures étaient en moyenne
plus froides d’un degré et demi que
celles d’aujourd’hui. Or, contrairement
aux sources utilisées par le dramaturge
qui situent l’action en hiver, c’est une
xviie siècle, le dramaturge anglais offre chaleur excessive qui accable les person-
dans son théâtre de nouvelles pistes de nages de la pièce, dans un climat alors La Tempête, mise en scène par Robert Carsen en 2017,
réflexion au sujet d’un monde en mu- jugé malsain et propice aux humeurs
tation. Parmi elles, figurent les fléaux colériques. Si la traduction du jeu de Dans une lande battue par les vents
climatiques. Ils étaient jusque-là consi- mots anglais en français est malheureu- erre un vieux roi en perdition, rendu
dérés comme un châtiment divin, un sement impossible, on remarquera tout fou par l’ingratitude de ses filles aînées,
mal nécessaire dans un monde marqué de même ici que Shakespeare fait coïn- qui hurle son désespoir à des éléments
par les récits bibliques, de sorte que la cider climatologie et linguistique. En déchaînés :
conscience écologique dont le drama- effet, par le truchement d’une simple Soufflez, vents, à crever vos joues !
turge fait preuve apparaît étonnam- inversion de lettres, ou métathèse, il Faites rage, soufflez,
ment en avance sur son époque. transforme dans sa tragédie la chaleur Vous trombes d’eau et déluges, jaillissez
(heat) en haine (hate). Benvolio, l’ami Jusqu’à inonder nos clochers, et noyer
LA CANICULE de Roméo, déclare ainsi que : leurs girouettes ! (III, ii)
Prenons par exemple le soleil brûlant [l]a journée est chaude, les Capulet Alors que, pour beaucoup, le tonnerre
qui écrase la ville de Vérone fin juillet [sont dehors, représentait encore la voix de Dieu,
et début août, image des passions qui Et si nous nous rencontrons l’orage terrible déclenché sur la lande
s’échauffent dans Roméo et Juliette. [nous n’éviterons pas une rixe, n’est pas d’origine divine aux yeux de
Une telle atmosphère est directement Car par ces chaudes journées le sang Shakespeare : il est provoqué par l’or-
liée à la canicule (du latin canis, « le [est fou et s’excite. (III, i) (1) gueil insensé du vieux roi. L’orage que
chien »), qui sévit à l’heure où dépeint le dramaturge est avant
apparaît Sirius, l’étoile la plus La vie brève des deux tout un orage intérieur qui
brillante de la constellation du
Grand Chien (Canis major). amants au destin contrarié se nous fait pénétrer au plus pro-
fond de cette âme meurtrie.
La vie brève des deux amants déroule sous des températures Coupé du monde, Lear fait
au destin contrarié par les suffocantes. l’expérience du mal, matéria-
étoiles se déroule donc sous des lisé sur scène par le tonnerre et
températures suffocantes, cela alors L’échauffement du sang sous l’effet du les éclairs, lesquels, au début du
RAPHAEL GAILLARDE/GAMMA-RAPHO

que Shakespeare écrit ses pièces à une climat provoque une forme de violence xviie siècle, comptaient parmi les effets
époque caractérisée par ce qu’on a généralisée synonyme de corruption de spéciaux dont disposait le Théâtre du
l’humanité et du déclin de la nature. Globe. La puanteur émise par la poudre
Professeur de littérature anglaise On retrouve cette idée de la sénes- à canon utilisée pour les bruitages évo-
à l’université Clermont-Auvergne,
Sophie Chiari est membre de l’unité de
cence du monde dans Le Roi Lear, qui quait alors les remugles de l’enfer.
recherche IHRIM-Clermont-Ferrand dépeint un univers corrompu et vieil- Les représentations d’un climat en
du CNRS et spécialiste de Shakespeare. lissant incarné par le personnage titre. crise ne se limitent pas aux grandes
96 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020
extrait
LEAR
Vous, sulfureux éclairs prompts comme la pensée,
Avant-coureurs de la foudre qui fend le chêne,
Brûlez ma tête blanche ! Et toi, tonnerre qui tout ébranle,
Aplatis l’épaisse rotondité du monde,
Fracasse les moules de la Nature, disperse d’un seul coup tous les germes
Qui font l’homme ingrat !
Le Roi Lear (III, II)

la possession d’un tout jeune page, les tient qu’à nous, suggère-t-il, d’éviter
vents se sont levés, un brouillard les calamités écologiques en mettant
toxique est tombé sur la campagne, le notre vie en harmonie avec le monde
blé vert a pourri sur pied, la terre est qui nous entoure.
emplie de boue, les maladies pro- Ce même thème du dérèglement cli-
lifèrent. Il n’y a plus de saisons. Tita- matique se retrouve dans Comme il
nia, consciente de ses responsabilités, vous plaira, où le monde vert, en proie
constate ainsi que la lune, à un vent glacial qui « mord et souffle
replace le texte au cœur des enjeux écologiques actuels. [b]lême de fureur, détrempe l’air, sur [le] corps » (II, i) du duc aîné exilé
Si bien que les rhumatismes abondent. dans la forêt, devient stérile. Le duc
tragédies. Dans Le Songe d’une nuit Et à travers ce trouble du climat cherche néanmoins à faire bonne fi-
d’été, le dramaturge mentionne une sé- [nous voyons gure et « [t]rouve un langage aux
rie de désastres écologiques. Parce que Changer les saisons […]. (II, i) arbres » et « [d]es sermons dans les
Titania et Obéron, la reine et le roi des Shakespeare se démarque ici du déter- pierres » (II, i). Faute de pouvoir maî-
fées, doubles du duc d’Athènes et de sa minisme climatique pour mettre en triser les maux que la nature nous in-
future épouse, se déchirent à propos de avant la notion de libre arbitre : il ne flige, il faut, selon lui, se montrer ca-
pable de vivre avec eux, idée qui va de
pair avec un sens du collectif que sou-
ligne en filigrane la comédie shakes-
pearienne : le duc a su s’entourer d’une
QUI SÈME LE VENT… cour qui lui est fidèle et qui fait bloc
avec lui.
Dans La Tempête, jouée en 1611 à la cour du roi
Jacques Ier, il ne s’agit plus seulement de constater
Les calamités climatiques sont donc
les dégâts que les hommes causent à la planète, ni loin d’être absentes de l’intrigue
de s’y résigner. Il convient désormais de réfléchir à shakespearienne : qu’on les subisse,
la manière dont les hommes pourraient contrôler le qu’on s’y prépare ou qu’on en ré-
climat. Prospero incarne ici la figure du savant qui, chappe, elles précipitent l’action et
par vengeance, fait se lever des vents dont la vio- offrent au spectateur une palette à peu
lence fait chavirer le navire qui transporte le roi de près complète des émotions humaines.
THE GRANGER COLLECTION, NEW YORK/ COLL. CHRISTOPHEL

Naples et ses proches. Si la pièce fait écho aux récits Au-delà, elles permettent au drama-
de voyage avec les aléas climatiques auxquels font turge de repenser le monde dans lequel
face les grands navigateurs, elle met aussi en scène il vit et de nous faire comprendre com-
un débat sur l’éthique de la science avec la présence bien la nature, pour dévoyée et malme-
dominatrice de ce personnage d’érudit magicien
née qu’elle puisse être, est au cœur de
Gravure du XIXe siècle représentant Ariel qui influe sur le climat pour mettre ses ennemis à
convoqué par Prospero (IV, I). sa merci. « Si c’est par votre Art, mon père chéri,
notre identité profonde. L

que vous avez/Fait rugir les flots furieux, apai-


sez-les » (I, II), implore sa fille Miranda, épouvantée par le péril infligé aux passagers du (1) Toutes les traductions proposées sont
extraites des Œuvres complètes de William
navire. La pièce pose ainsi la question de la maîtrise des éléments et de l’accélération des
Shakespeare publiées sous la direction de
catastrophes qu’une humanité toujours plus avide de technologies nouvelles (Le Meilleur Jean-Michel Déprats avec la collaboration de
des mondes, d’Aldous Huxley, dénoncera ce danger en écho au « brave new world » de Gisèle Venet (Gallimard, « Bibliothèque de La
Miranda) court le risque de déclencher. S. C. Pléiade », 2002-2016).

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire 97


démonologies
de Gérald Bronner

Accident d’auto
Synonyme de liberté au XXe siècle, la voiture a dérapé du mauvais côté de
l’histoire tant elle véhicule des valeurs qui n’ont plus le vent dans le dos.

e tous les objets qui ont l’apocalypse chevaline : elle symbolisa, restreignant l’espace qui leur est alloué

d accompagné l’imagi-
naire du xxe siècle, la
voiture est sans doute
celle dont l’image s’est
le plus dégradée. Tout
avait pourtant bien commencé pour
elle. On l’a oublié, mais il fut un temps
où le vrai problème de la mobilité ur-
baine était le cheval. Il était considéré
au cours des décennies qui suivirent, la
possibilité de se déplacer librement,
d’explorer sans contrainte. Elle accom-
pagna les congés payés, la naissance du
tourisme de masse, la possibilité d’ha-
biter dans des zones plus éloignées et
donc d’accéder à la propriété. À ce titre,
la voiture est intimement liée au rêve
pavillonnaire. Il n’y a pas beaucoup
dans les villes, en limitant leur vitesse,
ou encore en faisant peser sur eux tous
les coûts nécessaires à les exorciser. La
voiture a glissé vers le mauvais côté de
l’histoire, elle peut se débattre, mais
elle ne s’en sortira pas facilement car,
au-delà des considérations écologiques,
elle incarne aussi un goût de la vitesse
et – on l’a souvent dit – un attribut de
à la fin du xixe siècle comme un véri- d’objets qui symbolisent à ce point virilité. Autant de choses qui dé-
table péril. À tel point plaisent aujourd’hui. D’ail-
qu’une conférence interna- On cherche toutes les façons leurs, il est amusant de
tionale – qui dura tout de constater que les véhicules
même dix jours – fut convo- de punir les automobilistes, de ce que l’on appelle désor-
quée à New York en 1898 en restreignant l’espace qui leur ma is les « mobi l ités
pour tenter de résoudre le est alloué dans les villes. douces » –  vélos, mono-
problème… en vain. En ef- cycles ou trottinettes – sont
fet, avant l’apparition de la voiture, le l’appétit du xxe siècle pour la liberté souvent des objets qui étaient assignés
cheval était tout simplement le moyen individuelle, certains ajouteraient sa auparavant à l’enfance, un peu comme
de transport principal ; on en comptait voracité et c’est bien cela le problème. si notre contemporanéité ne nous lais-
des centaines de milliers dans certaines Il faut reconnaître que, avec près de sait d’autres choix que d’être infantili-
villes, et tout cela occasionnait des pro- 100 millions de pièces neuves pro- sés. Peut-être viendra un jour où l’on
blèmes qui commençaient à paraître duites par an et des milliards de tonnes oubliera que la voiture a fini par sym-
insolubles : embouteillages monstres, de dioxyde de carbone émises, la voi- boliser une forme d’arrogance et
accidents mortels, et surtout une masse ture, en l’état actuel de la technologie, regrettera-t-on avec nostalgie ce temps
de crottin à stocker sur des hauteurs de n’incarne pas au mieux la volonté par- où l’humain avait de l’audace. L
plus de vingt mètres. Même Donald tagée d’utiliser raisonnablement nos
Trump n’oserait imaginer un mur de ressources et de réduire notre impact
AJIPEBRIANA/FREEPIK

cette nature. sur l’environnement. Elle est donc pas- Sociologue, Gérald Bronner est membre
de l’Académie des technologies et
Dans ce contexte, l’apparition de la sée peu à peu de l’icône adorée à une fi- de l’Académie nationale de médecine.
voiture allait être une aubaine. Elle fit gure du mal. On cherche de toutes les Dernier ouvrage paru :
plus que d’apporter une solution à façons à punir les utilisateurs en Déchéance de rationalité (Grasset).

98 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 27 • Mars 2020


1 livre acheté = 4 rep d tribués
5€ Des écrivains s’engagent
Philippe Besson
Françoise Bourdin
Michel Bussi
Adeline Dieudonné
François d’Epenoux
Éric Giacometti
Karine Giebel
Philippe Jaenada
Yasmina Khadra
Alexandra Lapierre
Agnès Martin-Lugand
Nicolas Mathieu
Véronique Ovaldé
Camille Pascal
Romain Puértolas
Jacques Ravenne
Leïla Slimani
Illustration de couverture :
Riad Sattouf

Depuis 5 ans, plus


de 4 millions de repas
ont été distribués !

L E N O U V E AU M AGA Z I N E L I T T É R A I R E S O U T I E N T L E S R E S TO S D U C Œ U R
MA SANTÉ, C’EST SÉRIEUX.

J’AI
www.antigel.agency - 01410 - 09/19 - © Hervé THOUROUDE - Ce document est non contractuel

CHOISI
MGEN
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Martin Fourcade et 4 millions de personnes ont choisi MGEN
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mutuelles soumises aux dispositions du livre II du code de la Mutualité - MGEN Action sanitaire et sociale, n°441 921 913,
DE BIATHLON MGEN Centres de santé, n°477 901 714, mutuelles soumises aux dispositions du livre III du code de la Mutualité.

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