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MARIE
CELLE QUI A DIT OUI
F M 1 0 0 . 7 - R A D I O N O T R E D A M E . C O M
ÉDITORIAL 76 Je vous salue Marie Par Albane Piot
SOMMAIRE
Celle qui a dit oui Par Michel De Jaeghere 80 Qu’il me soit fait selon votre parole EN PARTENARIAT
AVEC
Par l’abbé Guillaume de Tanoüarn
86 Quand la Vierge apparaît Par Joachim Bouflet
SPLENDEUR DU MONDE 94 Les perles du Rosaire Par le P. Louis-Marie Ariño-Durand
De Locronan à Marseille, de Séville à la Bulgarie, la piété mariale 98 Je suis l’Immaculée Conception Par Jean-Christian Petitfils
soulève les peuples en un même élan de foi. 104 Couronnée d’étoiles Par le P. Olivier-Thomas Venard, o.p.
112 Souvenez-vous Par Albane Piot
ÉTOILE DU MATIN 116 Le signe de contradiction
Par le P. Renaud Silly, o.p. Par le P. M-Augustin Tavardon, o.c.s.o.
24 Les pauvres du Seigneur 122 Marie, mère du bel amour Par François-Joseph Ambroselli
26 La jeune fille du Temple 130 Salve Regina Par Albane Piot
28 Comblée de grâce 134 Toute la pitié du monde Par Isabelle Schmitz
30 Fils de David
32 Sentinelles de l’invisible
34 Un Sauveur nous est né
PORTE DU CIEL
144 La Vierge Marie dans la polyphonie biblique Entretien avec le
36 Dans la maison du Père P. Olivier-Thomas Venard, o.p. Propos recueillis par Isabelle Schmitz
38 Le vin nouveau 150 Les services secrets de la reine
40 Stabat mater Par François-Joseph Ambroselli
42 Le feu de Dieu 154 Notre-Dame de France
44 Voici ta mère 160 En toutes lettres Par Albane Piot, Michel De Jaeghere,
46 En compagnie des anges Isabelle Schmitz, Geoffroy Caillet et François-Joseph Ambroselli
ÈVE NOUVELLE
50 Réjouis-toi, fille de Sion Par le P. Olivier Catel, o.p. EN COUVERTURE : VIERGE À L’ENFANT, DITE NOTRE-DAME
DE GRASSE, XVE SIÈCLE (TOULOUSE, MUSÉE DES AUGUSTINS).
58 Magnificat Par le P. Anthony Giambrone, o.p. © MUSÉE DES AUGUSTINS, TOULOUSE. PHOTO DANIEL MARTIN.
62 Marie, la discrète Par le P. Dominique-Marie Cabaret, o.p. EN SOMMAIRE : LA PENTECÔTE, VOLET INTÉRIEUR DROIT
DU RETABLE EXÉCUTÉ PAR VEIT STOSS ENTRE 1477 ET 1489
68 L’Arche de la nouvelle Alliance POUR LA BASILIQUE SAINTE-MARIE DE CRACOVIE DONT IL ORNE
Par le P. Benoît-Dominique de La Soujeole, o.p. LE MAÎTRE-AUTEL. © ARTOTHEK/LA COLLECTION.
anima mea
connotationreligieuse,àcommencer été prédestinée arbitrairement, choi-
par celui de Marie. sie sans y avoir sa part. Sans doute
On hésite à savoir s’il faut pleurer a-t-elle été, en prévision des mérites
devant ce déploiement technocrati-
que d’une idéologie qui entend pro-
mouvoir l’union des peuples euro-
Dominum du Calvaire, préservée du péché,
mais pas plus en définitive que ne
l’avaient été Adam et Eve, qui ont fait
péens par le reniement de leur passé, le piétinement de leur identité, d’autres choix. Si elle a changé la face du monde, c’est parce qu’elle
l’arasement de toute vie spirituelle ; ou rire de la bonne conscience a dit oui dans un Fiat où se trouvaient incluses toute la déraison du
inaltérable d’une élite déracinée qui fait voir, en même temps que le christianisme, la folie de la Croix. Marie n’a rien pourtant d’une
caractère mortifère de son propos, sa bêtise à front de taureau. illuminée en proie aux transes. L’Evangile de Luc nous montre,
Car le commissaire à l’Egalité (la commissair.e ? N’aggravons dans son dialogue avec l’ange, cette toute jeune fille discutant pied
pas notre cas !) avait, quoi qu’il en soit, visé juste. S’il est un per- à pied, au contraire, avec Dieu. « Comment cela se fera-t-il, puisque
sonnage qui est au cœur de l’histoire dont procède la civilisation je ne connais point d’homme ? » Elle a accepté en toute conscience
occidentale, c’est bien la fille d’Israël, la Vierge Mère, l’Immaculée d’être la Vierge à laquelle Isaïe avait promis qu’elle serait la mère
Conception. Des centaines de cathédrales (près de soixante-dix du Messie, et que toutes les nations diraient bienheureuse, mais
en France, à commencer par celle de Paris), des milliers d’églises, entendu aussi l’oracle du vieillard Siméon lui annonçant, jeune
de monastères se réclament de son patronage. Toute l’Europe en accouchée, qu’un glaive de douleur lui transpercerait l’âme.
est couverte. Cela ne doit rien au hasard : bien plutôt au caractère Elle n’a sans doute pas compris d’emblée jusqu’où Dieu entendait
central que revêt sa personne dans la culture dont nous sommes la conduire. L’Evangile nous dit qu’elle « méditait toutes ces choses en
les ultimes dépositaires, les insolvables débiteurs. son cœur ». Elle les a reçues avec abandon et confiance, comme elle
La figure de la femme avait généralement été associée, dans les a accepté dans l’humilité d’être rabrouée par son fils, enseignant les
religions primitives, à la fécondité et à la terre, sous la forme de docteursauTemple(«Nesavez-vouspasqu’ilmefautêtreauxaffaires
déesses ventrues, souvent multimammaires. Dans le paganisme de mon Père ? »), comme encore, à l’aube de sa vie publique, lors des
gréco-romain, elle se partageait entre Aphrodite et Héra (Vénus et noces de Cana : « Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? Mon heure n’est
Junon). Ici, la beauté vénéneuse, tentatrice, associée à l’amour le pas encore venue. » Elle l’a vu monter au Calvaire pour y faire toutes
plus libre, le plus débridé, à la prostitution. Là, une gardienne revê- choses nouvelles. Elle s’est tenue debout, silencieuse sur le lieu de
che et revendicatrice de la sainteté du mariage. En arrière-plan, son supplice quand le ciel s’est fait noir, elle a espéré lorsque l’espé-
des nymphes, des Muses et des Grâces, images d’une beauté, d’un rance a paru déserter la terre. Elle a cru aux promesses de Dieu. Elles
art indéfectiblement liés aux plaisirs des sens ; de part et d’autre, n’ont pas été vaines. Magnificat anima mea Dominum : « Mon âme
vis-à-vis : deux vierges indomptables, Athéna, Artémis, justement exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur. »
Editorial par Michel De Jaeghere
En lui donnant dès le Ve siècle, au concile d’Ephèse, le titre de Mais ce qu’il y a de plus singulier, de plus décisif dans la place de
Mère de Dieu, l’Eglise a reconnu la place centrale qu’elle avait Marie dans la spiritualité chrétienne, devenue par imprégnation
tenue dans le mystère de l’Incarnation. Nul n’avait touché d’aussi l’imaginaire de notre civilisation, croyants et incroyants désormais
près au Verbe incarné qui avait été, mystérieusement, le fruit de confondus, c’est ce qui la distingue de tout ce qu’avait connu avant
ses entrailles, qu’elle avait allaité de son sein. Nul n’avait joui elle le monde antique : de tenir sa grandeur d’une vie cachée, offerte.
d’une perfection qui faisait d’elle, humble vierge d’un petit bourg D’avoir trouvé le sens de l’existence dans le don et le service. L’éner-
de Galilée, la préfiguration des gloires auxquelles l’humanité était gie qui a conduit les Occidentaux, pour le pire parfois mais, on
promise. Marie est justement « bénie entre toutes les femmes » : l’oublie trop aujourd’hui, souvent pour le meilleur, a eu sans doute
parce qu’elle est la mère du Sauveur, mais aussi parce qu’elle est sa source dans la curiosité, la sève de la jeunesse, la soif de savoir ou
l’œuvre la plus accomplie de la Création. L’Incarnation a associé de conquérir. A l’image de la chevalerie, ils l’ont trouvée aussi pour
dans le Christ la nature humaine à la nature divine. Avec Marie, une large part dans l’idée d’une mission à accomplir, d’un appel à
c’est la seule humanité de l’une des créatures qui a été exaltée, s’oublier et à se dépasser dans le don de soi-même.
sanctifiée jusqu’à permettre que son corps abrite la divinité, que Platon avait exploré dans Le Banquet et dans le Phèdre tout ce qui
son âme s’associe à l’œuvre de la Rédemption. Tour de David, dans l’amour est force créatrice. Parce que l’amour est tension vers
Tour d’ivoire, Maison d’or, Etoile du matin, elle est Porte du Ciel. ce qui semble plus beau et plus parfait que soi. Partant, il vous élève
Or, de la place donnée à Marie par le christianisme a dépendu en vous purifiant de vos appétits matériels et vous faisant aspirer à
celle qui a été donnée à la femme par la civilisation occidentale : plus haut. Le disciple de Socrate en était resté pourtant aux formes
l’amour courtois, l’exaltation de la monogamie, à l’imitation de la extérieures. A l’idée qu’on n’aimerait toujours que ce qui est bel et
sainte Famille, n’ont pas d’autre origine, et si tant de femmes ont bon : kalos kagathos. Par son humilité, sa petitesse, son don total, la
pu, dans notre histoire, jouer un rôle de premier plan – que l’on figure de la Vierge est porteuse d’une autre leçon. Elle nous enseigne
songe à sainte Clotilde, à Blanche de Castille, à Jeanne d’Arc, à Isa- la splendeur d’une vie obscure, sacrifiée, quand elle est donnée tout
belle la Catholique, à Thérèse de l’Enfant-Jésus, à Edith Stein –, entière par amour. La fécondité secrète et sans pareille qui peut être
c’est à elle qu’elles le doivent. liée à l’accomplissement héroïque du devoir d’Etat d’une mère
C’est d’elle que procède aussi, quoi qu’on pense, la place faite comme à la consécration à Dieu d’une vierge. Tout le monachisme
aux pauvres par la société chrétienne. Toute la littérature anti- en est issu. Avec lui, tout l’essor intellectuel et culturel qui fut en
que avait été imbue de l’idée que les riches et les meilleurs étaient Occident lié au maillage des monastères. « Ils cherchaient Dieu », dit
une même chose : parce que seuls éduqués, ils avaient seuls Benoît XVI, et le reste leur a été donné par surcroît.
accès aux subtilités de la vie morale. Avec Marie, dans la crèche, Le paganisme antique n’avait envisagé jusqu’alors le rapport avec
bergers et Mages sont réunis dans la prosternation, la contem- le divin que sous la forme d’un échange.Do ut des: jedonne pour que
plation devant ce signe de contradiction : un Dieu pauvre, nu, tu me donnes. On faisait aux divinités des offrandes et des sacrifices
enfant, sans autre recours, aucune autre chance de survie en ce pour obtenir leur protection, pour attirer sur soi, sur sa famille, sur sa
monde que les soins de sa mère, la protection d’un humble char- cité, sur son peuple, prospérités et bénédictions. Le judaïsme n’avait
pentier. C’est la pauvreté de cœur qui, sans même attendre les pas été épargné lui-même par ce marchandage : le peuple élu n’avait
Béatitudes, en est comme anoblie. C’est à cette première vision de enduré, en murmurant parfois, les tribulations que tolérait, pour lui,
la Vierge que l’Eglise restera fidèle quand elle couvrira le monde l’Eternel, que parce qu’il restait convaincu que sonnerait, avec le
de ses hospices, de ses congrégations dédiées aux malades, de Messie, l’heure de la revanche sur cette terre. Ce qu’à l’imitation de
ses œuvres de charité. Julien l’Apostat en témoignera, le premier, son Fils initie la Vierge sainte issue du peuple juif comme la plus pré-
non sans irritation, dès le IVe siècle, s’agaçant que les « impies cieuse de ses fleurs, c’est un don total de soi-même, non pour en
galiléens » nourrissent les mendiants, fussent-ils leurs adversai- obtenir des contreparties, mais comme un sacrifice de louange offert
res (Lettre 84). Saint Louis s’en souviendra lorsque, maître du plus à Dieu pour ses splendeurs, en union à la Croix du Christ, et dans
beau royaume d’Occident, il lavera les pieds des indigents dans l’attente d’un Salut proposé à tous, sans en excepter le dernier des
son palais de la Cité, quand il touchera les écrouelles, quand il pécheurs. Ce qu’elle montre, c’est que l’on n’a rien dit, rien fait, tant
rendra la même justice pour tous. que l’on n’a pas tout donné sans attendre d’autre récompense que
Avec Marie, les blessures de la vie prennent une valeur et un sens d’avoirfaitlavolonté divine etd’avoirattiré,parlà,lamiséricordesur
quand elles sont offertes : non par ce dolorisme que dénonceront l’humanité souffrante. Le changement de perspective est d’une
la Renaissance et les Lumières comme un rejet morbide des joies ampleur qui rend dérisoires les plus décisives des découvertes de
de la Terre, mais comme un caractère de la condition humaine que l’intelligence, les plus ambitieuses des révolutions politiques. Toute
transfigure l’union avec le Christ en croix et avec les souffrances l’histoire du monde en a été marquée. Le Tout-Puissant a fait pour
des hommes d’ici-bas. Stabat mater, dolorosa. elle des merveilles. Sa miséricorde s’étend d’âge en âge. Magnificat.
© PHOTO SCALA, FLORENCE.
du monde
Splendeur
LA SERVANTE
DU SEIGNEUR
L’Annonciation, l’une
des six mosaïques
des Scènes de la vie
de Marie, réalisées par
Pietro Cavallini, vers
1291, dans l’abside de
la basilique Santa Maria
in Trastevere, à Rome.
– Nous mettrons
notre orgueil à chanter
ses louanges : /
Rien ne vaut la douceur
de son autorité ; /
Sa chair spirituelle
a le parfum des Anges, /
Et son œil nous revêt
d’un habit de clarté. /
Ci-contre : procession
nocturne au sanctuaire
de Fátima, au Portugal,
le 12 mai 2019, la veille
du 102e anniversaire
de l’apparition de la Vierge
Marie à trois petits bergers.
Par les champs
et par les
grèves
« Louange à cette petite
fille de la campagne /
Qui a été l’épouse
et la mère de Dieu ! /
Elle a reçu la visite
de l’ange, elle l’a vu
de ses propres yeux. /
Elle est allée chez sa vieille
cousine dans la montagne, /
Celle qui devait
être la mère de Jean. /
Elle n’est qu’une pauvre
enfant de la campagne ; /
Sa famille est une famille
de pauvres gens ! /
(…)
Louange à cette petite
fille de la campagne /
Qui a mérité d’être
la mère de Dieu ! /
Il me semble qu’elle
était née en Bretagne /
Et qu’elle a vécu là
sous mes yeux… /
Je connais la colline
où vit Elizabeth. /
C’est à seize kilomètres
de chez moi, /
Un peu avant d’arriver
à Bénodet ; /
Un ancien moulin entre
une lande et un bois ; /
Marie est venue là
avant que d’être mère. »
MAX JACOB, VISITATION, DANS
LA DÉFENSE DE TARTUFE, 1919.
© BOISVIEUX CHRISTOPHE/HEMIS.FR
Ci-contre : en Bretagne,
dans le Finistère, des pèlerins
en costumes traditionnels
transportent une statue
de la Vierge lors de la
Troménie de Locronan, une
grande procession circulaire,
qui a lieu tous les ans
en l’honneur de saint Ronan.
Perles
de rosée
« Elle suivait, elle pleurait. /
Elle pleurait, elle pleurait. /
Les femmes ne savent
que pleurer. /
On la voyait partout. /
Dans le cortège mais un peu
en dehors du cortège. /
Sous les portiques,
sous les arcades, dans
les courants d’air. /
Dans les temples,
dans les palais. /
Dans les rues. /
Dans les cours et dans
les arrière-cours. /
Elle était montée aussi
sur le Calvaire. /
Elle aussi elle avait
gravi le Calvaire. /
Qui est une montagne
escarpée. /
Et elle ne sentait seulement
pas qu’elle marchait. /
Elle ne sentait
seulement pas ses pieds
qui la portaient. /
Elle ne sentait pas ses
jambes sous elle. /
Elle aussi elle avait gravi
son calvaire. /
Elle aussi elle avait
monté, monté /
Dans la cohue, un peu
en arrière. /
Monté au Golgotha. /
Sur le Golgotha. /
Sur le faîte. /
Jusqu’au faîte. /
Où Il était maintenant
crucifié. /
Cloué des quatre membres. /
Comme un oiseau de nuit
sur la porte d’une grange. »
CHARLES PÉGUY, EXTRAIT
© DANIEL TERNERO PRESA.
DU MYSTÈRE DE LA CHARITÉ
DE JEANNE D’ARC, 1910.
Ci-contre : Vierge de
l’Espérance de Triana, dans la
chapelle des Marins, à Séville.
Bûcher
d’humilité
« Quand j’étais
un petit enfant /
Ma mère ne m’habillait
que de bleu et de blanc /
Ô Sainte Vierge /
M’aimez-vous encore /
Moi je sais bien /
Que je vous aimerai /
Jusqu’à ma mort /
Et cependant c’est bien fini /
Je ne crois plus
au ciel ni à l’enfer /
Je ne crois plus
je ne crois plus /
Le matelot qui fut sauvé /
Pour n’avoir jamais oublié /
De dire chaque jour un Ave /
Me ressemblait
me ressemblait »
GUILLAUME APOLLINAIRE,
PRIÈRE, DÉBUT DU XXE SIÈCLE.
Ci-contre : procession
au flambeau à Lourdes,
le 14 août 2021, la veille
de la fête de l’Assomption.
La Bonne
Mère
« Comme en la fleur
descend douce rosée, /
Dont fruit procède
et vient en sa saison ; /
Comme au miroir
entre face opposée, /
Et doucement
comme pluie en toison ; /
Comme une voix
pénètre en la maison /
Sans ouverture,
et au cœur la pensée, /
Soleil en vitre,
et par ce n’est percée : /
Ainsi Jésus,
pour prendre humanité, /
Vint en Marie,
et n’en fut oncq blessée, /
Mais demeura mère
en virginité. »
ANTOINE DU SAIX, 1537.
Ci-contre : procession
du 15 août 2010, à Marseille.
Chaque année, lors de la fête
de l’Assomption, des milliers
de pèlerins transportent
la statue de la Vierge de
la cathédrale Sainte-Marie-
Majeure en procession
à travers le quartier du Panier,
jusqu’au parvis de l’église
Saint-Laurent : de nombreux
fidèles en profitent pour
accrocher aux bras de
la Madone des enveloppes
© SEGURAN/ZEPPELIN/SIPA.
Ci-contre : Le lundi
de Pâques 2019, en Bulgarie,
des chrétiens orthodoxes
transportent en procession
l’icône de la Sainte Vierge
réputée miraculeuse
du monastère de Batchkovo.
© PHOTO SCALA, FLORENCE.
Etoile du matin
Par le P. Renaud Silly, o.p.
L’HOMMAGE
DES ROIS
L’Adoration
des Mages, l’une
des six mosaïques
des Scènes de la vie
de Marie, réalisées
par Pietro Cavallini,
vers 1291, dans
l’abside de la basilique
Santa Maria in
Trastevere, à Rome.
Dominicain, spécialiste
d’exégèse biblique,
le père Renaud Silly est
docteur en théologie.
Collaborateur
de l’Ecole biblique
et archéologique
française de Jérusalem,
il a publié en 2021
le Dictionnaire Jésus
(Bouquins). Il est
par ailleurs l’un des
meilleurs connaisseurs
de la vie et de l’œuvre
de Bossuet.
L
es Evangiles sont des biographies de Jésus. Le genre leur laisse le plus de traces, est aussi le plus attentif à la portée cultuelle
impose de fournir des informations sur ses origines. Mais il est des actes de Jésus. Son récit de l’enfance se déroule à proximité du
difficile d’en tirer des conclusions sur celles de Marie. La trans- Temple et signale avec exactitude les fêtes liturgiques auxquelles la
mission du nom en Israël était patrilinéaire. Les généalogies de famille se conformait. Jésus chez Luc agit davantage comme Messie-
Jésus sont donc celles de Joseph. Luc dit cependant que Marie est prêtre que comme Messie-roi. L’univers de Marie est celui des « pau-
« parente » d’Elisabeth (Luc 1, 36). Placé où il est, le renseignement vres du Seigneur », représentés par les vieillards Anne et Siméon en
paraît inutile. Sa présence ne s’explique que si l’intention de Luc 2. A l’inverse des partis en concurrence pour détenir l’imperium
l’auteur est de renseigner le lecteur sur la famille de Marie. Or Elisa- moral sur Israël, cette élite exclusivement spirituelle et religieuse ne
beth « descend d’Aaron » (Luc 1, 5). Elle appartient à la tribu de Lévi poursuit nul but politique. Elle ne tend qu’à l’accomplissement des
et à sa fraction où se recrutent les prêtres, les lignées sacerdotales se promesses des prophètes sur la restauration d’un Israël pauvre et
perpétuant de père en fils. D’ailleurs, Luc décrit Zacharie, son mari, obéissant, rempli pour Dieu de confiance et d’amour.
en train de sacrifier. Il désire que l’on en déduise l’appartenance D’après le Protévangile de Jacques, peut-être corroboré par le Tal-
de Marie à la tribu de Lévi, et elle a donc des prêtres dans sa proche mud, le père de Marie se serait nommé Joachim, et sa mère, Anne.
famille. D’ailleurs, Jacques, désigné comme le « frère de Jésus » Le renseignement pourrait être historique : il existe des prêtres
(cf. Galates 1, 19), était prêtre. A lui seul parmi les disciples, il était en du nom de Joachim, comme le pontife qui succéda à Josué fils de
effet permis « d’entrer dans le sanctuaire », le Temple de Jérusalem. Josédeq au retour d’Exil. Luc situe la résidence familiale à Naza-
Il avait le droit de revêtir la tunique de lin réservée au sacerdoce. reth. A Sepphoris voisine se trouve une maison d’Anne et Joachim,
Joseph, l’époux de Marie, appartenant à la tribu de Juda, il ne pou- à l’authenticité incertaine. On pourrait croire ce milieu en rup-
vait transmettre la dignité sacerdotale, ni aucun homme de sa ture avec la Judée, mais, repeuplée par des Judéens au II e siècle
famille. Jacques doit donc être un parent de Marie en lignée avant J.-C., la Galilée était en rapport étroit avec le Temple de
agnatique, probablement un fils d’un sien frère. L’affirma- Jérusalem, à l’occasion des pèlerinages et des fêtes. La véné-
tion que Marie aurait appartenu à la tribu de Juda est donc ration pour le Temple et ses institutions devait être d’autant
dénuée de fondement : elle rendrait impossible de soute- plus grande dans la famille de Marie qu’on n’en portait
nir la parenté de Jacques et de Jésus, bien attestée dans pas immédiatement le poids. R. S., o.p.
diverses sources. Elle repose en outre sur le Protévangile
© PHILIPPE MAILLARD/AKG-IMAGES. © MUSÉE DES BEAUX ARTS LYON/AURIMAGES.
24 l nhors-série
- 15
La jeune fille du Temple
Le Protévangile de Jacques fait de Marie,
dès l’enfance, une vierge consacrée. Le fait est disputé.
Q
ue Marie soit née à Jérusalem, selon une tradition assez impure et fait de sa chambre un sanctuaire où rien ne pénètre de
forte, ou bien à Sepphoris ou à Nazareth, hypothèse la souillé. Au Temple, un ange nourrit Marie afin qu’elle ne consomme
plus vraisemblable, importe peu. Son milieu est celui de que des nourritures kasher. Enfin, Joseph est choisi comme gardien
Galiléens fervents et pieux, attachés au Temple de Jérusalem par de cette inaltérable pureté, et rien d’autre.
de multiples liens religieux et familiaux. Ces conclusions, qui res- La composition d’un milieu juif possible dans ce texte ne livre tou-
sortent d’une lecture fine de Luc, sont corroborées – mais non tefois aucune attestation d’un fait. Dans l’Evangile, Marie est une
confirmées – par le Protévangile de Jacques, apocryphe chrétien femme mariée (Matthieu 1, 16.18 ; Luc 1, 27). Au moment de la
du IIe siècle incontournable quand on aborde la vie de la Vierge. Il conceptiondeJésus, elle résideàNazareth, nonàproximitéduTem-
appartient au genre de l’historia, forme d’écriture de l’histoire qui ple, où se tenaient les vierges consacrées juives. Il est remarquable
procède non d’après des sources indépendantes, mais d’après les cependant que Jacques, « frère du Seigneur » et neveu de Marie, fils
vraisemblances communément acceptées. Il ne peut donc conte- probable d’un de ses frères, ait été un authentique nazir aux dires
nir au mieux que des bribes de mémoire, et peu d’informations d’Hégésippe, consacré dès le sein de sa mère, s’abstenant de vin et
nouvelles. Il raconte des faits possibles, mais non avérés. Il ne suf- de couper ses cheveux. Son milieu était donc celui où se recrutaient
fit donc pas seul à établir des faits précis. Mais il peut aider à resti- les nazirs. Cela atteste au moins une affinité religieuse de Marie avec
tuer un contexte – quoique parfois anachronique. ce type de consécration. Mais le maximalisme du Protévangile peut
Le Protévangile de Jacques affirme qu’Anne a consacré Marie s’interpréter en réalité comme une réaction aux blasphèmes qui
sa fille pour qu’elle soit « au service du Seigneur tous les jours de sa apparaissaient au moment de sa rédaction dans certains cercles
vie » (PJ IV, 1). L’initiative revient ici à la mère. L’existence de fem- rabbiniques, et qui faisaient de Marie une femme de mauvaise vie
mes vouées au Temple n’est pas invraisemblable. On voit des fem- et de Jésus le fils illégitime d’un soldat romain. R. S., o.p.
mes y servir en 1er Samuel 2, 22 et Exode 38, 8. Il est vrai qu’elles
avaient alors mauvaise réputation. Mais la version araméenne de
ces textes, reflétant un état ultérieur plus proche des conditions en
vigueur à l’époque de Marie, les montre au contraire « chastes,
venant prier à l’entrée de la Tente, se tenant à côté des offrandes,
louant Dieu et rendant grâce » (Exode 38, 8 Targum). Le même texte
affirme toutefois que ces femmes « retournant à leurs maris, leur
enfantaient des fils justes ». Leur abstinence n’était donc que tem-
poraire. Il existait aussi des femmes qui demeuraient au Temple
pour tisser rideaux et courtines (cf. Exode 35, 25-26). A l’époque
© MANUEL COHEN/AURIMAGES. © AKG-IMAGES/CAMERAPHOTO.
26 l nhors-série
Entre - 6 et + 1
Comblée de grâce
Envoyé par Dieu, l’ange Gabriel annonce à Marie qu’elle va enfanter le Messie.
La jeune fille accepte que s’accomplisse à travers elle le dessein divin.
M
arie est d’ordinaire référée à son fils vers lequel elle dirige C’est pourquoi les paroles de Gabriel à Marie constituent un cen-
l’attention. A Cana, elle commande aux serviteurs de faire ton de prophéties bibliques d’une densité inégalée. La promesse
tout ce que Jésus leur dira (cf. Jean 2, 5). A la crèche pour- « le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il régnera
tant, elle fait partie du mystère de foi que les Mages contemplent pour toujours sur la famille de Jacob » (v. 32-33) fait écho à l’oracle
(cf. Matthieu 2, 11). Lors de l’Annonciation, point de passage de Nathan sur la perpétuité de la dynastie de David (2e Samuel 7).
obligé entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance, il n’y a pas d’autre On a relevé l’oracle d’Isaïe prophétisant qu’une vierge concevrait
agent que Marie, l’ange n’est là que pour quêter son « oui ». L’ange (Isaïe 7, 14), explicite au v. 31. Quand l’ange lui dit : « réjouis-toi »
décrit avec précision ses sentiments : « réjouis-toi » (Luc 1, 28) ; (v. 28) et « ne crains pas » (v. 30), l’alliance des deux impératifs
« ne crains pas » (v. 30). Le récit donne accès à son intériorité : « elle rappelle trois oracles sur la fille de Sion (Sophonie 3, 14-17 ;
fut toute troublée et elle se demandait ce que signifiait cette saluta- Joël 2, 21-27 ; cf. Jean 12, 15). Une telle concentration du Verbe divin
tion » (v. 29). Un peu plus loin, elle demande comment la concep- sur Marie n’a pas seulement, ni même d’abord, une portée apologé-
tion va se produire (v. 34). C’est elle seule que l’ange sollicite hum- tique. Elle dit une vérité de la foi : les Ecritures anciennes atteignent
blement mais instamment. L’attention des siècles se porte sur elle. leur sens plénier. La parole de Marie à l’ange – « qu’il me soit fait selon
L’Annonciation aiguillonne le désir de voir les effets de la Provi- ta parole » (v. 38) – s’écrit sur le palimpseste de toutes les prophéties
© THE ART INSTITUTE OF CHICAGO, MR. AND MRS. MARTIN A. RYERSON COLLECTION. © DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION.
dence de Dieu. C’est pourquoi la scène a inspiré les peintres comme d’Israël qui restent lisibles sous le « oui » qu’elle prononce.
aucune autre. Mais Luc n’est pas seulement un artiste génial qui a Le participe traduit « comblée de grâce » (v. 28) est le titre le plus
su rendre visuel un moment où tout se passe dans le silence et l’inté- important que l’on puisse attribuer à Marie. Sa forme moyenne
riorité. Ce désir découle d’une nécessité tenant à la chose décrite. renvoie à une opération du sujet sur lui-même. Au parfait, il signi-
Relevant la virginité de Marie (v. 27), Luc se rappelle l’oracle d’Isaïe fie en outre un état stable résultant d’une action antérieure. Au
sur la naissance du Messie : c’est le signe de la Vierge qui conçoit qui risque de tomber dans la lourdeur, on peut le gloser : « toi qui es
doit rendre visible le miracle (cf. Isaïe 7, 14). Le prodige s’accomplit devenue habituellement “grâce” en vertu de la grâce à laquelle tu
en elle, qui seule l’opère et le manifeste. Il serait de mauvais goût coopères ». En Marie, la motion de l’Esprit suscite une réponse
d’en réclamer des preuves physiologiques, et la Tradition tient que libre et spontanée que rien n’entrave. Cet état de Marie désigne
la conception virginale de Jésus, cachée à tous, même aux anges, a une potentialité infinie, déjà prête à produire tous les effets sur-
été révélée en songe au seul Joseph, qui ne naturels que la grâce opère en elle. Dès
l’a pas vérifiée mais crue. l’Annonciation, Marie est l’instrument
Ce qui se produit en Marie à l’Annonciation d’une souplesse inégalée qui collabore à
est par nature invisible. Ce n’est connu que tous les desseins de Dieu. R. S., o.p.
danslafoi.MaissanslaconsécrationdeMarie
dans l’état de Vierge-Mère du Messie selon
l’oracle d’Isaïe, tout le christianisme ultérieur NOUVELLE ALLIANCE Ci-contre :
serait privé de contenu, et la foi, vaine. La des- L’Annonciation, par Jean Hey, connu
tinée de Marie est assumée dans l’accomplis- comme le Maître de Moulins, 1490-1495
sement d’un dessein divin qui la bouleverse. (Chicago, The Art Institute). Page de droite :
Un état de l’être qui n’est pas de cette création L’Annonciation, par Donatello, vers 1433-
fait irruption dans l’espace des hommes, qu’il 1435 (Florence, Santa Croce). « Et l’ange lui
transforme pour toujours. Plus rien ne sera dit : “Sois sans crainte, Marie ; car tu as
jamais comme avant : « le Seigneur crée du trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu
nouveau sur la terre, voici que la femme entoure concevras dans ton sein et enfanteras
l’homme » (Jérémie 31, 22). Les oracles pro- un fils (…). L’Esprit saint viendra sur toi, et la
phétiques ne gisent pas dans des grimoires puissance du Très-Haut te prendra sous
poussiéreux, ils surplombent le réel et le déter- son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui
minent. Par son « oui », Marie bascule dans naîtra sera appelé Fils de Dieu (…).” Marie dit
un temps qui n’est plus successivité profane, alors : “Je suis la servante du Seigneur ; qu’il
mais avènement sacré du Verbe divin. m’advienne selon ta parole !” » (Luc 1, 30-38).
28 l nhors-série
Entre - 6 et + 1
Fils de David
Le mariage scellé entre Marie et Joseph fait de celui-ci le père de Jésus, dont
l’ascendance davidique accomplit ainsi l’espérance d’Israël en un Messie royal.
L
orsqu’elle reçut la visite de l’ange, Marie était mariée à mondeparl’épouseestautomatiquementréputéfilsdel’époux.Cela
Joseph, qualifié d’époux (anèr – Matthieu 1, 16). Plus pré- n’a pas besoin d’être prouvé. C’est pourquoi Marie peut qualifier
cisément, l’Evangile la dit « accordée en mariage » (Mat- Joseph devant Jésus comme « [s]on père » (Luc 2, 48). Jésus est « fils
thieu 1, 18 ; Luc 1, 27), état qui ne désigne pas les fiançailles de David » en vertu d’une filiation juridique. C’est par là qu’il accom-
modernes. Il s’agit de la première étape de noces conclues en deux plit l’espérance d’Israël en un Messie royal, dont les attestations
temps. L’épouse, d’ores et déjà considérée comme telle, est pas- abondent dans les Evangiles (cf. Matthieu 1, 1 ; Marc 1, 1, etc.).
sée de la tutelle de son père à celle de son mari. Elle resterait veuve Le vœu de virginité de Marie n’a donc très probablement pas pré-
en cas de mort prématurée de celui-ci. Une infidélité équivaudrait cédé l’annonce par l’ange de la maternité qui la consacre en tant que
à un adultère. La rupture de ce premier engagement requerrait un mère du Messie (cf. Isaïe 7, 14 cité en Matthieu 1, 23), alors qu’elle
divorce en bonne et due forme. La Mishna (recueil de la loi juive est déjà pleinement épouse de Joseph. Il l’a suivi. Leur union est un
orale du début du III e siècle après J.-C.) fixe la durée de cette vrai mariage qui comporte un contrat entre les époux, leur promesse
période à un an minimum. Les époux ne cohabitent pas encore de fidélité et la présence d’un fils, signe de leur fécondité. Apprenant
(généralement à cause du trop jeune âge de la mariée), mais le la grossesse de sa femme à laquelle il n’avait point de part, Joseph
mari pourrait théoriquement consommer l’union. songea d’abord à rompre l’union (Matthieu 1, 19). Il ne s’agit pas de
En théorie, le contrat de mariage aurait pu stipuler que l’épouse soupçon, encore moins de la tentation d’abandonner Marie au triste
allait demeurer vierge. Comme l’expliquent les traités Ketub- sort menaçant les épouses adultères (cf. Deutéronome 22, 23-24).
bot (« contrats de mariage ») et Gittin (« actes de divorce ») de la Connaissant l’oracle d’Isaïe 7, 14 adressé à la maison de David dont
Mishna, le mariage est régi par une série d’accords entre le mari il fait partie, qui prophétisait qu’une vierge concevrait, Joseph inter-
et son épouse. Les accords – qui ont dans certains cas le statut de préta la maternité de Marie comme une intervention surnaturelle
vœux religieux – sont très variés et auraient pu inclure une clause excluant tout commerce avec sa femme. Il ne devait plus la regarder
de non-consommation. Cependant, ce cas reste hypothétique et comme sienne. L’intervention de l’ange lui enjoignant de convoler
la littérature rabbinique affirme que c’est la consommation qui avec elle en justes noces (cf. Matthieu 1, 20) montre que l’existence
permet l’établissement du lien matrimonial. de ce mariage virginal importe beaucoup pour Dieu. Comme cette
L’existence d’un vœu de virginité de Marie antérieur à son mariage intervention n’ajoute rien à la maternité de Marie, elle fait sens par
est donc improbable. Pour l’établir, le Protévangile de Jacques rapport à la paternité de Joseph sur Jésus, qu’elle rend plus com-
affirme sa consécration au Temple par Anne sa mère et nie que plète, en l’enracinant dans l’accomplissement des prophéties faites
Josephaitcontractéavecelleunvraimariage. à sa famille. Peut-être même pointe-t-elle
Dans cet apocryphe, Joseph est en effet un vers une paternité virginale de Joseph, fondée
simple gardien de la virginité de Marie, sur la réalité de l’union spirituelle entre ces
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selon une mission qu’il aurait reçue du époux vierges et féconds. R. S., o.p.
grand prêtre (IX, 1.3). On l’aurait choisi
pour son grand âge censé le mettre à l’abri
des tentations. Marie « n[e serait] donc pas PAR LES LIENS DU MARIAGE
la femme [de Joseph] » (XIX, 1). Le parti pris Ci-contre : Le Mariage de la Vierge,
contraire aux Evangiles du Protévangile sur détail du Retable de la vie de la Vierge, vers
ce point s’explique par la nécessité au milieu 1500-1510 (Abbeville, musée Boucher
du IIe siècle de faire taire les racontars forgés de Perthes). Page de droite : Le Mariage
danslecontextedelaséparationhostileentre de la Vierge, par Raphaël, 1504 (Milan,
juifs et chrétiens et qui attentent à la pudeur Pinacoteca di Brera). Raphaël s’inspire ici de
de la Vierge. Le Protévangile sacrifie donc le La Légende dorée de Jacques de Voragine,
mariage pour mieux conserver la virginité. La qui raconte comment Joseph fut désigné
réalité de ce mariage est pourtant requise par Dieu, parmi tous les hommes non mariés
pourqueJésussoitfilsdeJoseph,parunepro- de la maison de David, pour devenir l’époux
priétéjuridiquedel’union:laprésomptionde de Marie : tous tenaient une baguette, mais
paternité, en vertu de laquelle l’enfant mis au seule celle de Joseph produisit des feuilles.
30 l nhors-série
Entre - 6 et + 1
Sentinelles de l’invisible
Marie se rend chez sa cousine Elisabeth,
elle-même miraculeusement enceinte.
L
a valeur historique des récits de l’Annonciation, de la Visi- la lignée patriarcale. Ces deux naissances sont soustraites à un
tation, ou de la découverte du tombeau vide au matin de impératif typiquement masculin, et projetées par leurs mères dans
Pâques a été contestée par des générations de chercheurs. un ailleurs messianique où Dieu agit avec elles.
On les flétrit du nom condescendant de prologues intimistes ou de La Visitation est une des scènes les plus belles de toute la Bible.
légendes apologétiques. Cette disqualification a priori ignore la Marie « se lève » pour partir à la rencontre de sa cousine (Luc 1, 39).
perspective propre de ces récits qui ont en commun d’avoir été Le verbe signifie « ressusciter » et la liturgie catholique lit d’ailleurs
écrits avec un point de vue de femmes. Celles-ci sont bien présen- l’Evangile de la Visitation pour la fête de l’Assomption. Quand
tes dans la Bible, mais d’ordinaire sous le regard d’un homme. « l’Esprit saint couvre [Marie] de son ombre » (v. 35), un dynamisme
Dans les rares cas où ce dernier est absent, les femmes se disputent vertical s’empare d’elle. L’élan causé par la puissance de la charité
l’amour… d’un homme – ainsi Léa et Rachel (Genèse 30), ou Anne l’emporte tout entière. L’Esprit coulé dans les moindres fibres de son
et Peninna (1er Samuel 1). Dans le cadre androcentrique global être allume en elle un feu qui consume ce qui passe et meurt. Elle
des récits bibliques, une composition qui adopte une perspective n’aspire plus qu’aux réalités d’en haut. C’est que Dieu n’a pas seu-
féminine décrira le monde tel qu’il est pour des femmes de ce lement assumé une chair mortelle, celle du Christ, il le fait encore
temps, et tel qu’elles y peuvent déployer leur action. Or c’est dans dans le propre sein de Marie. L’indistinction corporelle de Marie et
le don de la vie et le soin des mourants qu’elles font valoir son auto- de Jésus fait partie de l’Incarnation. Elisabeth, enceinte par miracle,
rité. Ces catégories conditionnent la légitimité d’un « féminisme » est la mieux placée pour dire ce que signifie la visite de sa parente.
biblique. Elles se fondent d’ailleurs sur une réalité, la Son « cri » (v. 42) se réfère aux acclamations du peu-
maternité qui constitue le privilège des femmes. Les ple accompagnant le transfert de l’arche d’alliance
critères employés pour contester l’historicité de la (cf. 1 Paralipomènes 15, 28). David s’étonnait
rencontre d’Elisabeth et Marie reflètent donc un que l’arche du Seigneur puisse entrer chez lui
machisme qui ne dit pas son nom, niant le seul (2e Samuel 6, 9) comme Elisabeth est surprise de
cadre où une femme de l’Antiquité n’a pas à prou- l’honneur que Marie lui fait en demeurant chez elle
ver qu’elle est fiable. (v.43).Larencontredesdeuxfemmesbaignedans
La Visitation livre en effet un point de vue une ambiance liturgique qui traduit le sens sacré
féminin. Les hommes, Jésus et Jean, sont de la maternité. La Visitation, c’est l’Evangile
cachés dans le sein de leur mère. Rien n’est vécu par ceux auxquels il se destine en priorité :
dit des maris, Joseph et Zacharie. Elisabeth les pieux, les simples, ceux qui ont le sens de
saluant Marie comme la « bénie entre les Dieu et de la dignité de la femme. R. S., o.p.
femmes » la range avec Judith et Débora,
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32 l nhors-série
Entre - 6 et + 1
Un Sauveur nous est né
Marie donne naissance à son fils à Bethléem, en Judée,
là où, selon le prophète Michée, devait être enfanté le Messie.
M
arie a mis son fils au monde à Bethléem, selon les données Marie qui la met progressivement en possession de la vérité chré-
concordantes mais indépendantes de Matthieu et de Luc. tienne anticipe la lecture au long cours de l’Ecriture dans l’Eglise,
En toute logique, la naissance aurait dû avoir lieu à Naza- guidant la croissance de la foi et le développement du dogme.
reth, où Marie était retournée après son séjour chez sa cousine Eli- Michée se réfère par ailleurs « au temps venu pour celle qui doit
sabeth (cf. Luc 1, 56). Etait-il raisonnable de se mettre en chemin enfanter » (5, 2). La délivrance n’intervient pas seulement au terme
alors que son terme approchait ? Marie semble avoir délibérément naturel, mais aussi au temps marqué par Dieu dans l’histoire du
pris la route pour la Judée avec son mari, en dépit de l’inconfort du Salut. La naissance de Jésus ouvre la plénitude des temps, où les
voyage pour une femme en son état. puissants seront renversés de leurs trônes et les humbles élevés
Marie souhaitait la présence de Joseph auprès d’elle au moment (cf. Luc 1, 52). Marie, ici source indirecte de Luc, ne mentionne
de la naissance de Jésus, d’autant plus qu’il était seul dans le secret personne à la crèche que les bergers (cf. Luc 2, 8-18). Source indi-
de sa conception virginale, alors ignorée de tous et n’ayant pas voca- recte de l’Evangile de Matthieu, Joseph, lui, relevait la présence
tion à être divulguée. Marie a d’ailleurs refusé de mettre au monde des Mages (cf. Matthieu 2, 1). Est-ce déjà l’indice de la prédilection
son enfant dans le caravansérail bondé – c’est le sens du verset où de Marie pour les petits et les pauvres, dont elle témoignera plus
l’on dit qu’« il n’y avait pas de place pour eux dans la salle » (Luc 2, 7) ; tard pour Bernadette de Lourdes, pour Maximin et Mélanie de
une traduction plus exacte serait : « ce n’était pas un lieu convenable La Salette ou pour Lúcia, Jacinta et Francisco de Fátima ? Mais il est
pour eux que cette salle ». Les conditions particulières de la concep- logique aussi que Joseph, issu de la lignée royale, insiste sur l’hom-
tion et de la naissance de Jésus expliquent ces précautions, et non mage des puissants, tandis que Marie, d’ascendance sacerdotale,
seulement une pudeur au demeurant bien compréhensible. Luc soit plus sensible au culte rendu à Jésus par ceux qui élèvent des
met par ailleurs le déplacement de la famille vers la Judée en agneaux et pourvoient ainsi aux sacrifices du Temple –
rapport avec un recensement décidé par l’empereur destinée probable de la majorité des bêtes pures éle-
romain Auguste. En faisant abstraction des difficultés vées à Bethléem. Marie est elle-même une ber-
posées par ce dénombrement universel dont on ne gère puisqu’elle a été la mère et la nourrice de
sait rien par ailleurs, il reste que Marie a voulu posi- l’Agneau de Dieu qui offrit sa vie en sacrifice
tivement que son fils naisse dans la ville de David, parfait pour l’expiation des péchés. Avec les
où le prophète Michée place l’enfantement du bergers, elle se sent en famille. Peu de récits se
Messie (cf. Michée 5, 1-2). ressentent autant du témoignage oculaire que
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Que la naissance de Jésus ait été l’occasion pour celui de la Nativité chez Luc. R. S., o.p.
Marie d’approfondir la signification biblique des
événements qu’elle vivait est confirmé par l’évan-
géliste : « Marie conservait toutes ces choses en les PREMIERS TÉMOINS
méditant dans son cœur » (Luc 2, 19). La formule Ci-contre : Vierge adorant l’Enfant, dite Vierge
signifie que Marie « comparait » ces événements, aux lys, par l’atelier d’Andrea Della Robbia,
sans doute avec les prophéties de la Bible. La vers 1490-1495 (Florence, Museo Nazionale
mémoire de Marie constitue un palais où les sou- del Bargello). Page de droite : L’Adoration
venirs scripturaires s’entrelacent aux événements des bergers, par le Caravage, 1609 (Messine,
de la vie pour constituer le dépôt de l’Evangile de Museo Regionale). Seul saint Luc (2, 8-18)
l’enfance précieusement recueilli par Luc. Avant évoque la visite des bergers à la crèche.
même que Jésus n’explique à ses disciples Prévenus par l’ange du Seigneur que leur
dans la Loi, les prophètes et les psaumes tout ce était né « un Sauveur, qui est le Christ
qui le concernait (cf. Luc 24, 27), Marie a inau- Seigneur », ceux-ci « vinrent donc en hâte
guré dans sa méditation le schéma de promesse et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né
et d’accomplissement gouvernant la lecture couché dans la crèche. Ayant vu, ils firent
chrétienne de l’Ancien Testament. Ce processus connaître ce qui leur avait été dit de cet enfant ;
demande du temps, car le souvenir doit résider longtemps et tous ceux qui les entendirent furent
dans la mémoire avant d’y faire son œuvre. L’intelligence de étonnés de ce que leur disaient les bergers. »
34 l nhors-série
Entre 6 et 13
Dans la maison du Père
Resté à Jérusalem à l’insu de ses parents, Jésus est retrouvé
dans le Temple, après trois jours de recherche, au milieu des docteurs.
L
e roi de Judée Hérode le Grand réprimait violemment les éclo- dans la liberté filiale de Jésus par rapport à son Père, la communion
sions d’espoir messianique qui pouvaient menacer son pou- de l’Eglise l’emporte même sur les liens sacrés de la famille humaine.
voir. Pour mettre sa famille à l’abri de sa cruauté, Joseph la La réponse de Jésus à Marie annonce donc un des axes futurs de son
mena en Egypte (Matthieu 2, 13-15), refuge ordinaire des prophè- enseignement : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas
tes persécutés (cf. Jérémie 26, 21). Après la mort du tyran, il reprit digne de moi. » (Matthieu 10, 37). Jésus revendiquera alors pour lui
le chemin de Nazareth (Matthieu 2, 22-23) où grandit Jésus le même soin exclusif que son Père exige de lui.
(Luc 2, 39-40). On pourrait passer directement à l’âge adulte. Les Cette liberté par rapport aux siens, c’est de Marie que Jésus l’a
archives familiales conservent pourtant un épisode isolé de l’ado- reçue, même si elle en découvre la portée au moment où Jésus est
lescence de Jésus, quand il prit l’initiative de rester seul à Jérusalem retrouvé au Temple. Elle sait alors que Jésus est fils de Dieu en vertu
après un pèlerinage. La précision de la narration incite à y voir un d’unefiliationnaturelle.Maislaséparationdouloureuseparlaquelle
souvenir personnel de Marie. Les détails sur l’intériorité psycholo- elle le laisse aller à sa voie d’oblation mystérieuse et sublime fait par-
gique des témoins abondent. Jésus demeure dans la ville, c’est sa tie de son horizon depuis que Siméon a prophétisé qu’un « glaive lui
décision, mais l’ignorance est chez « ses parents qui ne le savaient transpercera[it] l’âme » (Luc 2, 35), le jour où Jésus avait été présenté
pas » (v. 43). Ce sont eux qui se trompent et « le croient dans la cara- au Temple. La réponse de Jésus à douze ans et les circonstances qui
vane » de pèlerins qui retournent en Galilée. Certains qu’il y est, ils l’ont amenée se sont si bien gravées dans la mémoire de Marie
marchent une journée sans le chercher, ensuite ils regardent de-ci qu’elles furent l’occasion d’un approfondissement décisif de sa foi
de-là pour voir s’ils ne le trouveraient pas, tout en continuant à en l’identité de son fils. Marie s’impose par la suite une application
avancer (v. 44). L’angoisse (v. 48) les gagnant, ils retournent à Jéru- constante à comprendre de l’intérieur l’œuvre de Jésus. « Marie
salem et le recherchent activement (v. 45). C’est un immense sou- conservait toutes ces choses dans son cœur » (Luc 2, 51). A la Nativité
lagement, non dénué de fierté, quand ils le trouvent au milieu des (cf.v.19),elle«comparait»lesévénements,maisdorénavantelleles
docteurs, « tous ceux qui l’entendaient admirant son intelligence et « pénètre », les « traverse ». Elle en recherche activement le sens
ses réponses » (v. 47). L’enfant s’étonne que ses parents aient pu le ultime et le reçoit de la contemplation muette désormais seule digne
chercher, car il les avait informés de son dessein, mais « eux-mêmes d’occuper son cœur. Marie est la mieux enseignée du cercle qui
n’avaient pas compris la parole qu’il leur avait dite » (v. 50). Tous ces entoure Jésus. Elle atteint le sens plénier de ce qui arrive. La formule
sentiments sont faciles à supposer, mais la particularité du récit met l’accent sur le point de vue de Marie, sur son appréciation des
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vient de ce qu’ils sont associés à des faits et paroles précis. C’est la événements, qui anticipe l’intelligence de l’Eglise. R. S., o.p.
saveur du témoignage oculaire.
Nulle velléité ne transparaît de corriger
l’enfant,sesparentssachantàlafinqu’ils AU MILIEU DES DOCTEURS
sont en présence d’un mystère de foi qui Ci-contre : Dispute de Jésus avec
les dépasse. Jésus devait être consacré les docteurs du Temple, panneau de
« aux affaires de [s]on Père » (v. 49). Le « il la série des Histoires de la vie du Christ
faut » qu’il prononce n’exprime nulle et de saint François, par Taddeo
autre puissance irrésistible que celle de Gaddi, 1335-1340 (Florence, Galleria
l’amour. Aucune limite juridique ou dell’Accademia). Page de droite :
physiologique ne sépare non plus son La Dispute du Christ avec les docteurs
enfance de l’âge adulte, seulement la du Temple, par Benvenuto Tisi, dit
conscience d’une filiation unique dont il il Garofalo, 1520-1524 (Turin, Galleria
donne maints exemples par la suite – Sabauda). La figure de Dieu le Père
ainsi lorsqu’il appelle Dieu « mon Père » qui domine la scène rappelle la filiation
(abba – Marc 14, 36 ; cf. Jean 20, 7 : « mon unique que revendique Jésus.
PèreetvotrePère»).Envertudecettefilia- « Pourquoi me cherchiez-vous ?
tion, Jésus ne subit plus la solidarité avec reproche-t-il à Marie. Ne savez-vous
les autres hommes comme une obliga- pas qu’il me faut être aux affaires
tion, il l’élit par un libre choix. Instituée de mon Père ? » (Luc 2, 49).
36 l nhors-série
27
Le vin nouveau
Alors qu’en pleine fête, le vin vient à manquer, Marie sollicite Jésus
et enjoint aux serviteurs de faire tout ce qu’il leur dira.
E
nchâssés dans la prière de l’Eglise par le Rosaire comme [Lui] dépend [leur] sort » (Psaume 16, 5). Le service de la parole
autant de perles, les récits sur l’enfance du Christ chez Luc de Dieu l’emporte sur celui de leur propre famille, et les arrache
constituent l’Evangile selon Marie. Ils se déroulent dans le même à elle. La réponse de Jésus prouve qu’il avait assimilé cet
cadre privé où les femmes de la société antique exercent libre- idéal en profondeur. Marie dut songer avec satisfaction et fierté
ment leurs responsabilités. Son baptême fait entrer Jésus dans un qu’elle avait inculqué à son fils les valeurs religieuses suprê-
temps différent, tissé de luttes publiques livrées à des hommes mes du sacerdoce.
d’influence. Les femmes admises au premier plan seront des gran- L’attitude de Marie lors de la vie publique de Jésus semble avoir
des dames affranchies, telles Marie Madeleine ou Jeanne, épouse combiné veille et retrait. A Cana, tandis que se vident les outres
de l’intendant d’Hérode. Les autres, la fille de Jaïre, l’adultère, d’un banquet nuptial, Marie dit à Jésus : « Ils n’ont plus de vin. »
l’hémorroïsse ou la Syro-phénicienne, restent anonymes. A la dif- Elle essuie ce qui ressemble à une rebuffade : « Qu’y a-t-il entre toi
férence des aristocrates susnommées, elles n’ont pas versé elles- et moi, femme ? Mon heure n’est pas encore venue. » (Jean 2, 3-4).
mêmes leurs souvenirs aux mémoires des apôtres. La tradition L’échange illustre la pédagogie de Jésus qui ne répond pas aux
s’appuyait en priorité sur l’autorité de témoins irréfutables. Il en supplications telles qu’elles lui ont été présentées. Lorsqu’on lui
allait de sa crédibilité. Sur la prédication de Jésus, le témoignage demande de l’eau, du pain, ou le recouvrement de la vue, il pro-
de Marie n’était donc pas attendu, ni susceptible de faire autorité, met l’eau vive, son propre corps, ou la vision de Dieu. Quand on
même si elle faisait occasionnellement partie du groupe accom- l’entretient de réalités matérielles, il élève ses interlocuteurs jus-
pagnant Jésus dans ses déplacements (cf. Jean 2, 12) : « il descen- qu’à la foi surnaturelle. Cette méthode s’est forgée au contact de
dit avec sa mère, ses frères et ses disciples à Capharnaüm, mais ils n’y Marie. Elle a subtilement demandé du vin pour égayer la noce.
restèrent que peu de jours ». Dès ce temps-là, une femme pouvait Jésus lui répond que le temps de verser le « vin » des noces messia-
dire cependant : « Heureux le ventre qui t’a porté et les seins que tu as niques (cf. Marc 2, 22), celui de la Passion, n’est pas encore venu.
sucés ! » (Luc 11, 27). Après l’exclamation d’Elisabeth, c’est la pre- D’où le constat d’une distance entre les demandes présentes de
mière attestation de ce qui deviendra le culte marial. Marie et ce que Jésus a l’intention d’apporter. Marie dit alors aux
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Il ne faut pas creuser un fossé entre la famille de Jésus, d’une servants : « Faites tout ce qu’il vous dira. » (Jean 2, 5). C’est l’atti-
part, et le groupe de ses disciples, de l’autre. En revanche, Jésus tude d’une vraie fille d’Israël, pour laquelle l’observance reli-
a voulu tous les exhausser à une communion qui transcende gieuse consiste dans l’écoute et la mise en pratique de la parole de
les liens du sang. Alors que sa mère et ses frères qui « cherchent Dieu. C’est en faisant que l’on aura l’intelligence de ce que l’on ne
alors à le voir » ne « pouvaient l’approcher », tandis que la foule comprend pas encore. Cette ligne de conduite dicte toute la crois-
assise autour de lui recueille avidement le dépôt précieux de sance de Marie dans la foi. R. S., o.p.
ses paroles, Jésus tranche :
« Ma mère et mes frères sont
ceux qui écoutent la parole LE PREMIER SIGNE
de Dieu et l’accomplissent. » Ci-contre : Les Noces de
(Luc 8, 19-21). Plutôt qu’un Cana, par Pierre de Chelles,
désaveu, cette réponse est 1300-1316 (Paris, clôture
l’hommage le plus éclatant du chœur de la cathédrale
de Jésus à l’éducation reçue Notre-Dame). Page de droite :
de Marie. « Fidèles unique- détail des Noces de Cana, par
ment à la parole [de Dieu] et Véronèse, 1562-1563 (Paris,
gardiens de [s]on alliance », musée du Louvre). De l’eau
les prêtres juifs doivent dire changée en bon vin : « Tel fut
en effet « de [leur] père et de le commencement des
[leur] mère : “Je ne les connais signes que fit Jésus à Cana
pas.” » (Deutéronome 33, 9). en Galilée. Et il manifesta
Le Seigneur est « [leur] part sa gloire et ses disciples
d’héritage et [leur] coupe : de crurent en lui. » (Jean 2, 11).
38 l nhors-série
7 avril 30
Stabat mater
Debout au pied de la Croix, Marie s’unit à l’offrande volontaire
de son fils pour le salut des hommes.
J
ean, qui « a vu [et] rend témoignage » (Jean 19, 35), atteste la future de Jésus, uni à sa mère par la même posture verticale qui
présence de Marie au Golgotha : « près de la croix de Jésus, sa promet le triomphe de Pâques.
mère se tenait debout, avec la sœur de sa mère, Marie, femme de Dans l’Evangile de Marie – enfance et Passion –, la perspective
Clopas, et Marie Madeleine » (ibid. v. 25). Il est le seul évangéliste à se concentre sur le don de lui-même que Jésus fait sur la Croix.
donner ce renseignement. Les disciples institués par Jésus comme Emmailloté dans la crèche, il semble déjà au tombeau. Présenté
témoins de sa manifestation se sont débandés. Pierre, qui a pré- au Temple, il verse son premier sang. Le vieillard Siméon annon-
sumé de sa résistance, vient de renier Jésus sous ses yeux. Le cycle çait à Marie qu’un « glaive lui transpercera[it] l’âme » (Luc 2, 35).
public ouvert par le baptême de Jésus se referme. Comme pour Devant Jésus qui meurt, elle restera debout, même si c’est un
l’enfance, le témoignage évangélique est redevenu affaire de fem- glaive qui doit la tenir droite. C’est trahir l’Evangile qu’en retran-
mes. Le récit de la Crucifixion et de la Résurrection chez Matthieu, cher l’épée qui le traverse de bout en bout, cause d’une souf-
Marc et Luc provient ainsi en grande partie de disciples féminines. france librement consentie, non par dolorisme, mais par amour.
L’amitié entre hommes a, dans les sociétés antiques, une por- Elle n’a rien de morbide, puisque l’Evangile la donne comme
tée politique, empêchant les disciples de manifester leur la peine d’une mère qui consonne avec la chair souffrante
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/THIERRY OLLIVIER. © MUSEO NACIONAL DEL PRADO, DIST. RMN-GP/IMAGE DU PRADO.
solidarité avec Jésus : on aurait tôt fait de les traiter en com- conçue de son sein. Ainsi Marie s’unit par toutes ses fibres
plices. Mais les femmes règnent sur la sphère privée, sur le maternelles à l’offrande volontaire de Jésus. Elle y coopère
don de la vie comme sur l’accompagnement des mourants. pleinement. L’assentiment de Marie à l’Annonciation ne
A cette occasion, leurs démonstrations d’amour et de porte pas seulement sur la conception de Jésus, mais
compassion sont non seulement permises, mais atten- sur tout le plan divin impliqué par l’Incarnation, y
dues. Jean est protégé par son jeune âge, gage d’inno- compris la modalité sacrificielle du Salut : « en
cence. La présence de Marie au pied de la Croix est entrant dans le monde, le Christ dit : “Tu n’as voulu ni
donc solidement soutenue dans l’Evangile. sacrifice ni offrande, mais tu m’as fait un corps” »
Elle se tient « debout ». Stabat mater. Loin d’un art (Hébreux 10, 5) dont Jésus fait l’oblation sur la
décadent qui s’attarde avec sentimentalisme sur les Croix. En consentant au sacrifice offert par amour,
spasmes de Marie tombée en pâmoison, les don- Marie collabore au plus haut niveau à la Rédemp-
nées plus sûres de l’Evangile la montrent dressée de tion. Le samedi saint, elle observe le dernier sabbat
tout son être. Elle ressemble à Riçpa, mère des fils de valide. Le monde entier pécheur et souffrant se
Saül, qui veille avec fidélité sur les corps de ses enfants recueille dans sa prière. R. S., o.p.
tués injustement, pour en écarter les charognards
(2e Samuel 21, 1-14). Comme celui de Jésus, leur sup-
plice résulte d’un sombre concours de malveillance EN SACRIFICE
et de lâcheté, où des personnages respectés se sont Ci-contre : Vierge du Calvaire,
couverts de honte. Tous concordent pour faire retom- 1500-1533 (Paris, musée du Louvre).
ber sur Dieu la responsabilité de leur forfait. La sta- Page de droite : Crucifixion, panneau
tion debout de Riçpa et de Marie répond à l’objection central du Triptyque de la Rédemption,
selon laquelle le déferlement absurde du mal devrait par le Maître de la Rédemption
conduire au blasphème ou au désespoir. Lorsque Dieu du Prado, vers 1450 (Madrid, Museo
semble s’être retiré, ou avoir abandonné les justes à Nacional del Prado). Unie à son fils
leur sort, il se manifeste à travers la posture bien droite crucifié par la même posture
de Marie. Le corps ferme et solide de la mère éclaire verticale qui promet la Résurrection
d’ailleurs un autre détail propre à Jean : Jésus n’a pas de Pâques, Marie, debout au pied
eu les jambes brisées (Jean 19, 33.35). Son corps ne de la Croix, est le signe de la victoire
s’est pas affaissé, mais est resté bien droit. En grec future du Christ. Par le Fiat de
et en hébreu, « ressusciter » se dit « se relever, tenir l’Annonciation, Marie consentait
debout sur ses pieds ». La présence physique de au plan de Dieu dans son ensemble,
Marie au pied de la Croix est donc le signe de la victoire y compris au sacrifice de son fils.
40 l nhors-série
28 mai 30
Le feu de Dieu
Réunis au Cénacle, fortifiés par la prière,
les disciples et Marie reçoivent le don de l’Esprit.
O
n doit à Luc quelques gemmes dont l’éclat particulier effet non selon un mode mécanique, mais en attirant par le désir
rayonne sur tout l’Evangile. Ainsi les paraboles du fils pro- la volonté qui exerce un choix libre. Le propre de l’Esprit est de
digue ou du bon Samaritain, ou la mention du regard porté conduire de l’intérieur, en mouvant par l’attrait que fait éprouver
par Jésus sur Pierre au moment où il le renie. Chez lui encore la le désir de la perfection. L’humanité du Christ est le Temple de
dernière attestation directe sur Marie, avant que sa vie ne bascule l’Esprit, puisqu’elle est mue par un attrait vers le meilleur qui ne
dans le mystère : « Tous, d’un même cœur, étaient assidus à la prière souffre pas de compromis avec le moindre désir imparfait. Mais
avec quelques femmes, dont Marie la mère de Jésus, et avec les frères l’humanité du Christ n’est pas une fin en soi. Elle n’existe que
de Jésus. » (Actes 1, 14). Le verset précède la descente de l’Esprit pour communiquer la perfection de son attrait divin à tous les
saint à la Pentecôte, qui est l’effet de cette prière. Appuyé sur un hommes, appelés à devenir enfants de Dieu.
renseignement fiable, le texte a été composé assez longtemps C’est ici que se situe la place de Marie par rapport à l’Esprit saint.
après ce qu’il narre. Comme chez Jean qui ne l’appelle pas autre- Celui-ci demeure en elle non comme en sa source, mais comme en
ment (Jean 2, 1 sq. ; 19, 25), le nom de « mère de Jésus » a déjà la pure créature qui l’a le plus parfaitement reçu. La mission de
acquis la dignité d’un titre théologique, d’où germeront les déve- l’Esprit saint la traverse, pour lui inspirer de répondre oui à l’ange
loppements futurs du culte marial. De plus, Luc nomme explicite- Gabriel mais aussi pour consentir au don de lui-même que Jésus
ment « Marie », comme il vient de nommer les Onze (v. 13). Or Luc fait sur la Croix. Elle a pleinement assimilé l’attrait vers le meilleur
donne les noms des personnages lorsqu’il désire authentifier une qui caractérise la vie dans l’Esprit, laquelle se traduit dans le
tradition, en divulguant sa source. Marie fait donc partie des temps des hommes par la maturation et l’accueil actif du dessein
témoins accrédités sur lesquels repose l’enseignement de l’Eglise. bienveillant de Dieu. Ainsi, Marie exerce une causalité dans
La distinction entre les disciples et la famille de Jésus, deux grou- l’envoi de l’Esprit saint, non comme temple ou tête – c’est le propre
pes qui ne se sont pas mélangés facilement, s’estompe. Les « frè- du Christ –, mais parce que ses désirs purs ont basculé sans
res » (parents) de Jésus, après leur réserve initiale (cf. Jean 7, 3-10), réserve du côté de Dieu qui veut que tous les hommes soient sau-
se sont ralliés à la prédication de l’Evangile, et on les croisera vés. Sa causalité sur ce don est la plus excellente qui soit compa-
dans les Eglises pauliniennes (cf. 1re Corinthiens 9, 5) ou en posi- tible avec son statut de créature : une prière libre, inspirée par
tion d’autorité au concile de Jérusalem (cf. Actes 15, 13), avant l’amour, la réconciliation, tout ajustée à la bienveillance de Dieu.
de subir le martyre. La suture entre les deux groupes passe par Ainsi elle attire l’Eglise vers sa plénitude mariale. Celle-là même
Marie, qui dans le verset de Luc occupe physiquement l’espace que décrit le dernier verset « historique » sur l’existence terrestre
© GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © ARTOKOLORO/QUINT LOX/AURIMAGES.
les séparant. Cette unité à partir « de ce qui était divisé » est déjà de Marie entourée de la famille de Dieu. R. S., o.p.
le fruit de la Passion du Christ
« qui a détruit le mur de la haine » LANGUES DE FEU
(Ephésiens 2, 14). Elle annonce Ci-contre : la main de Dieu
l’unité indéfectible de l’Eglise envoyant l’Esprit sur la Vierge et
que doit sceller la Pentecôte, à les apôtres à la Pentecôte, relief
laquelle est ordonnée la prière roman, fin XIe-début XIIe siècle
de Marie. (monastère de Santo Domingo
Le don de l’Esprit saint est la de Silos). Page de droite :
promesse la plus solennelle détail de La Descente du Saint-
faite par Jésus aux générations Esprit, par Sandro Botticelli
chrétiennes (cf. Jean 14, 16 ; et son atelier, vers 1485-1505
15, 26 ; Luc 24, 49), en vertu de (Birmingham, Museum and Art
laquelle elles n’ont rien à envier Gallery). « Ils virent apparaître
à ceux qui ont conversé avec des langues qu’on eût dites
Lui. Il donne l’Esprit saint de feu ; elles se partageaient,
comme en étant la source, dans et il s’en posa une sur chacun
l’unité qu’il forme avec le Père. d’eux. Tous furent alors remplis
Par ailleurs, l’Esprit produit son de l’Esprit saint » (Actes 2, 3-4).
42 l nhors-série
Entre 30 et 55
Voici ta mère
Dans un acte de piété filiale, Jésus, à l’heure de sa mort,
désigne Jean comme le fils de Marie, et celle-ci comme sa mère.
A
près la mention de sa présence au Cénacle, un voile épais Marie : « Celui-ci est aussi ton fils », mais : « Voici ton fils ». Consa-
couvre la vie de Marie. Soumis à une critique rigoureuse, crée dans la virginité, elle n’a enfanté que Jésus seul. Mais selon la
les textes du Nouveau Testament qui la mentionnent parole énigmatique de Jésus, tous les disciples de Jésus sont pour
fournissent certes des informations sur la manière dont la perce- elle d’autres Jésus. D’ailleurs, tout homme devenu croyant « ne
© LIEBIEGHAUS SKULPTURENSAMMLUNG/ARTOTHEK/LA COLLECTION. © THE PHILADELPHIA MUSEUM OF ART, DIST. RMN-GP/ IMAGE PHILADELPHIA MUSEUM OF ART.
vaient les premières générations chrétiennes. L’historien qui vi[t] plus, mais c’est le Christ qui vit en [lui] » (Galates 2, 20). Jésus
opère selon les règles de sa discipline ne dispose pas d’autres avait déclaré : « La femme qui enfante est dans l’affliction parce que
sources. Mais la prudence s’impose lorsque l’on tire de la son heure est venue, mais lorsqu’elle a donné le jour (…) elle est tout à
mémoire chrétienne relative à Marie avant Pâques des données la joie d’avoir mis un homme au monde » (Jean 16, 21). Il s’agit d’une
positives sur sa vie après la Pentecôte. naissance particulière, où la parturiente ne met pas au monde
Peu avant la mort de Jésus sur la Croix, Jean rapporte que un enfant, mais un homme fait. Lorsque ce moment vient, c’est
« voyant sa mère et, près d’elle, le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa « l’heure de la femme », car personne ne peut se substituer à elle.
mère : “Femme, voici ton fils.” Puis il dit au disciple : “Voici ta mère.” Dans sa familiarité avec Marie, Jean a perçu que la paternité de
A partir de ce moment, le disciple la prit chez lui. » (Jean 19, 26-27). Dieu appelait pour les croyants l’existence d’une maternité virgi-
C’est un acte de piété filiale. Marie déjà veuve n’ayant pas d’autre nale. S’il n’en a pas le monopole, le thème de la nouvelle naissance
enfant, son fils s’inquiète de son avenir. Le disciple que Jésus a été mis en valeur par lui. C’est une conséquence directe de la
aimait désigne l’auteur lui-même. Il sait avec qui Marie a cohabité. filiation nouvelle que Jésus lui a conférée en lui donnant la Vierge
Le texte ayant été composé longtemps après, ce séjour a duré Marie pour mère, Dieu pour père, et en l’établissant son propre
autant que Marie est demeurée en ce monde, à Jérusalem. Une frère (cf. Romains 8, 16-17). Selon Jean, devenir une créature nou-
résidence de Marie à Ephèse se heurte en effet à des difficultés velle dans le Christ exige la médiation mariale. R. S., o.p.
presque insurmontables. Le séjour de Jean y est certes bien attesté
par de nombreuses sources indépendantes, dont Irénée de Lyon,
qui a connu Polycarpe, disciple de Jean à Ephèse, et l’évêque
Polycrate cité par Eusèbe de Césarée, qui mentionne aussi son ENFANT DE DIEU
tombeau. En revanche, il n’a pas dû y arriver avant une date assez Ci-contre : la Vierge et saint
avancée. C’est Paul qui a fondé l’Eglise d’Ephèse entre 54 et 57 Jean, détail d’une Lamentation
(cf. Actes 19 ; 1re Corinthiens 16, 8 ; et aussi Irénée de Lyon), où il sur le Christ mort, Pays-Bas
n’a croisé aucun chrétien évangélisé par Jean l’apôtre. S’il avait du Sud, vers 1500 (Francfort-
été sur place, Paul l’aurait salué, comme il le fait pour Prisca et sur-le-Main, Liebieghaus
Aquila (cf. 2e Timothée 4, 19). Même si Jean, par pure hypothèse, Skulpturensammlung).
évangélise alors le reste de l’Asie, c’est sans avoir de résidence Page de droite : la Vierge
fixe. Difficile de croire qu’il aurait pu mener Marie alors âgée de et saint Jean l’évangéliste
près de quatre-vingts ans dans cet apostolat itinérant. Jean a dû se en deuil, panneau
stabiliser à Ephèse après la ruine de Jérusalem en 70, mais Marie gauche du diptyque
aurait alors eu plus de quatre-vingt-dix ans. Mieux vaut penser que de La Crucifixion, par
Jean a entamé sa carrière de missionnaire itinérant après le Tran- Rogier Van der Weyden,
situs de Marie. C’est à Jérusalem qu’il a dû vivre avec elle. vers 1460 (Philadelphie,
Lorsqu’il meurt, Jésus crie d’une voix forte : « Tout est consommé. » Philadelphia Museum
(Jean 19, 30). Désigner Jean comme le fils de Marie, et celle-ci of Art). Le Christ
comme sa mère accomplit une promesse enchâssée au cœur de confère à Jean une
l’Evangile : la nouvelle naissance pour ceux qui croient. La prière filiation nouvelle
que Jésus enseigne à ses disciples invoque Dieu comme « Notre en lui donnant
Père » (Matthieu 6, 9). A Nicodème, il dit qu’il faut « naître de nou- Marie pour mère,
veau » (Jean 3, 3). A ceux qui croient en son nom, il a donné le pou- Dieu pour père
voir de devenir enfants de Dieu, eux qui ne sont pas nés du sang, et en l’établissant
mais de Dieu (Jean 1, 13). Au pied de la Croix, Jésus ne dit pas à son propre frère.
44 l nhors-série
Entre 30 et 55
En compagnie des anges
Au terme de sa vie terrestre, la Vierge Marie est élevée
en âme et en corps à la gloire céleste.
C
omme pour tous les vivants de ce monde, la vie de Marie sur chrétiens en son sein dans les douleurs de la persécution. Mais
la terre s’est conclue un jour. C’est la loi commune des corps l’allégorie est formée à partir d’une figure réelle, sans quoi elle ne
naissant des femmes qui n’ont pas en eux de quoi vivre tou- serait qu’une abstraction inerte et sans vie. Or l’enfant que la
jours. Marie n’ayant pas quitté Jérusalem après la Pentecôte, c’est femme met au monde est le Messie : il doit « paître les nations avec
dans cette ville que des traces de son départ de ce monde auraient un sceptre de fer » (v. 5), trait messianique selon le Psaume 2, 9.
pu subsister. Or, les riches archives de l’Eglise de Jérusalem sont Chez Jean où l’identification de Jésus au Messie est très développée
muettes. Nulle trace de tombeau. Eusèbe de Césarée, qui s’est (cf. Jean 4, 25-26), comment une allusion à sa mère pourrait-elle ne
efforcé de localiser les lieux de la Bible dans l’Onomasticon, n’en dit pas désigner Marie ? L’apparition n’est pas appelée autrement que
rien. Pas davantage les récits décrivant les lieux saints du Pèlerin « femme » (Apocalypse 12, 1.5-6.13) comme à Cana et au pied de la
de Bordeaux ou de la moniale Ethérie (IVe siècle). Même silence Croix. Elle se réfugie au désert (v. 6), comme en l’oracle de la Vierge
chez saint Jérôme qui a vécu plus de trente ans à Bethléem et s’est qui conçoit (Isaïe 7, 15), base scripturaire du récit de l’Annoncia-
intéressé à la topographie de la Terre sainte, traduisant même tion. Elle enfante dans la douleur, comme Marie au pied de la Croix.
l’opus d’Eusèbe. Quant à l’évêque Epiphane de Salamine qui Son corps fait enfin partie de sa gloire, puisque c’est en tant que
connaissait bien l’Eglise locale, son étude fouillée conclut en 377 mère qu’elle apparaît dans le ciel. Si certains traits de la femme
que l’on ne possède pas de données certaines sur la manière dont d’Apocalypse 12 ne correspondent pas à Marie, cela s’explique par
Marie a quitté cette terre. Est-elle morte ? Est-elle restée immor- le genre apocalyptique, qui évite l’allusion directe, mais use de biais
telle ? A-t-elle cueilli la palme du martyre ? Son corps jouit-il de et de périphrases. C’est que la langue apocalyptique a par essence
l’incorruptibilité dans un lieu connu de Dieu seul ? Entre ces hypo- une multitude de significations. Il est donc impossible que Marie ne
thèses, il ne tranche pas. Il affirme seulement que le terme terrestre trouve pas son lieu dans cette constellation de sens qui environnent
de Marie a dû être digne de Dieu et de sa sainteté à elle. Epiphane la mère du Messie en Apocalypse 12. L’Assomption de la Vierge est
certifie ainsi qu’il n’existe pas dans l’Eglise des quatre premiers siè- donc attestée dans le Nouveau Testament par celui-là même qui
cles de tradition positive remontant aux apôtres sur le passage de « prit [Marie] chez lui » (Jean 19, 27). Au reste, le dogme ultérieur de
Marie au ciel, alors même qu’il connaît diverses hypothèses sur les l’Assomption ne résulte pas de l’exégèse d’Apocalypse 12. Il émane
modalités de ce passage. C’est seulement dans le sillage de la pro- surtout de la foi et de l’espérance qui travaillent l’Eglise de l’intérieur
clamation du dogme de la maternité divine de Marie au concile afin de lui révéler lentement le contenu des promesses divines. Or
© BRIDGEMAN IMAGES. © COURTESY NATIONAL GALLERY OF ART, WASHINGTON.
d’Ephèse, en 431, que la vogue des pèlerinages suscite la construc- l’Eglise ne dispose pas d’un miroir plus pur pour y scruter son propre
tion de son tombeau à Jérusalem, point de devenir surnaturel que la Vierge mère qui
départ de son Transitus, diversement rap- l’attire aujourd’hui même et l’enfante à la vie
porté dans les légendes pieuses. éternelle. La Vierge de l’Assomption est l’ave-
Pourtant, ce n’est pas le fait de la glorifica- nir et l’espérance de l’Eglise. R. S., o.p.
tion céleste de Marie qui fait débat, mais son
mode, son comment. Que la Vierge sancti-
fiée en son corps et son âme par son enfante- HYMNE CÉLESTE
ment virginal ait pu subir le sort commun des Ci-contre : L’Assomption de la Vierge,
hommes au tombeau est obstinément rejeté panneau central du Retable de Marie,
par une tradition qui, elle, remonte très haut. par Tilman Riemenschneider, vers 1505-
La trace la plus ancienne de l’exaltation 1508 (Creglingen, Herrgottskirche).
céleste de Marie se trouve chez Jean quand Page de droite : Marie, Reine du Ciel, par
il aperçoit « un signe grandiose (…) dans le le Maître de la Légende de sainte Lucie,
ciel : une femme, le soleil l’enveloppe, la lune vers 1485-1500 (Washington, National
est sous ses pieds (…) ; elle est enceinte et crie Gallery of Art). Le croissant de lune sous
dans les douleurs de l’enfantement » (Apo- les pieds de la Vierge ainsi que le halo
calypse 12, 1-2). Parfois identifiée à Israël qui entoure sa tête permettent d’identifier
(douze étoiles pour douze tribus), cette Marie à la Femme que Jean voit en vision
femme désigne d’abord l’Eglise qui forme les dans l’Apocalypse (12, 1-2).
46 l nhors-série
© PHOTO SCALA, FLORENCE.
Eve nouvelle
LOUANGES
La Présentation de
Jésus au Temple, l’une
des six mosaïques
des Scènes de la vie
de Marie, réalisées par
Pietro Cavallini, vers
1291, dans l’abside
de la basilique Santa
Maria in Trastevere,
à Rome. « Mes yeux
ont vu ton salut »,
s’exclame Siméon
devant l’Enfant Jésus.
L
a lecture chrétienne des Ecritures s’inscrit en effet dans la perspective d’un
(typologique) a toujours cherché enfantement. Marie incarne donc bien
dans l’Ancien Testament les figures cette «filledeSion»:elleestlafigured’Israël
qui annonçaient le Christ, le Verbe qui souffre et qui espère en Dieu, qui a été
de Dieu, présent à chaque verset. Le Fils de élue pour recevoir en son sein le Sauveur ;
Dieu, selon la Tradition, est venu récapitu- elle est la femme en travail qui donne nais-
ler en lui toutes les Ecritures et toutes les sance au « salut » : le nom de « Jésus » signi-
figures qui l’ont précédé. L’omniprésence fie « salut » en hébreu.
de la manifestation de Dieu et la centralité Le Magnificat, « Mon âme exalte le Sei-
de Jésus contrastent étonnamment avec la gneur, exulte mon esprit en Dieu mon Sau-
discrétion de Marie. Une lecture rapide du veur » (Luc 1, 46-47), son chant d’action de
Nouveau Testament pourrait nous faire grâces, n’est pas une affaire individuelle,
croire que Marie est un personnage secon- mais vient se fondre dans le chant du peu-
daire. La désignation (rare dans le monde ple élu : c’est Israël, Sion qui parle en elle.
antique) de Jésus comme « fils de Marie » Dieu s’est penché « sur l’humiliation de sa
montre cependant bien toute l’importance de la jeune fille de Naza- servante » Marie mais aussi sur l’humiliation d’Israël. De même
reth. Marie ne sort pas de nulle part, de manière inattendue et passa- qu’Anne, dans l’Ancien Testament, chante sa joie lors de la nais-
gère : elle récapitule elle aussi une longue lignée de femmes présen- sance de Samuel dans son cantique (1er Samuel 2), Marie insiste sur
tes dans l’Ecriture et s’inscrit dans un projet divin qui couvre tout le salut offert à Israël. La plongée dans l’Ancien Testament devient
PHOTOS : © MONDADORI PORTFOLIO/ARCHIVIO ANTONIO QUATTRONE/ANTONIO QUATTRONE/BRIDGEMAN IMAGES.
l’Ancien Testament. Elle demeure bien au-delà du simple récit évan- alors vertigineuse et l’on peut, à raison, penser à toutes les femmes,
gélique puisque la tradition en fait une figure de l’Eglise. Un par- autres filles de Sion, qui la préfigurent : Judith – « Sois bénie, ma fille,
cours dans l’Ecriture pour retrouver les figures féminines que Marie (…) plus que toutes les femmes de la terre » (Judith 13, 18) – et Yaël,
récapitule permet de comprendre comment le « oui » de Marie, « fille « bénie entre les femmes » (Juges 5, 24) ; Agar qui a reçu la visite de
de Sion », a définitivement changé le cours de l’Histoire le jour où elle l’ange au désert (Genèse 16, 11) ; Esther qui a sauvé son peuple de
a accueilli en son sein le Fils de Dieu, lors de l’Annonciation. l’extermination. Derrière Marie se profilent aussi les matriarches
(Sarah, mère d’Isaac ; Rébecca, mère de Jacob) et même Ruth, la
MARIE DANS L’ESPÉRANCE JUIVE
Marie, « fille de Sion », s’inscrit dans une longue espérance juive
qu’elle vient accomplir. L’Ancien Testament évoque à plusieurs
reprises cette figure de la « fille de Sion » qui attend le salut et la joie.
Lors de l’exil à Babylone (VIe siècle avant J.-C.), les prophètes pro-
mettent le retour en Terre promise, la restauration d’Israël. Le pro-
phète Sophonie (3, 14), annonçant la libération à venir, s’exclame
ainsi : « Pousse des cris de joie, fille de Sion ! Eclate en ovations, Israël !
Réjouis-toi, de tout ton cœur bondis de joie, fille de Jérusalem ! »
Zacharie (2, 14) fait de même : « Chante et réjouis-toi, fille de Sion ;
voici que je viens, j’habiterai au milieu de toi – oracle du Seigneur. »
Chez d’autres prophètes, comme Michée (4, 10), cette joie s’accom-
pagne d’un enfantement : « Oui, tords-toi de douleur, fille de Sion, et
mets-toi en travail comme celle qui enfante, car maintenant il te faut
sortir de la cité, camper dans les champs. Puis, tu iras jusqu’à Babel,
c’est là que tu seras délivrée ». Tout converge dans le célèbre oracle
du prophète Isaïe (7, 14) : « Voici que la vierge est enceinte, elle enfan-
tera un fils, qu’elle appellera Emmanuel (c’est-à-dire : Dieu avec
nous). » La Vierge enfantera « Dieu avec nous », Dieu qui s’incarne :
en lisant ces quelques versets, comment ne pas penser à la saluta-
tion de l’ange lors de l’Annonciation ? Gabriel commence ainsi :
« Réjouis-toi, comblée de grâce ». La joie dont Marie est comblée
52 l nhors-série
de nulle part,
et passagère.”
Moabite, la femme étrangère devenue arrière-grand-mère du roi
David. Encore plus fondamentalement sans doute, Marie est la
« femme » que Dieu annonce après la désobéissance d’Adam et Eve,
quand il s’adresse au serpent tentateur : « Je mettrai une hostilité
entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci
te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon. » (Genèse 3, 15).
Marie est la nouvelle Eve : par son obéissance, elle permet au nou-
vel Adam, Jésus, de venir en ce monde et d’y accomplir son œuvre
de Salut. Pour toutes ces raisons, Marie peut chanter que « toutes les
générations [la] diront bienheureuse » (Luc 1, 48).
PRÉSENTATION AU TEMPLE
Il n’est pas étonnant que l’iconographie chrétienne occidentale
ait représenté Marie, à Nazareth, lisant l’Ecriture, quand elle
reçoit la visite de Gabriel. Marie médite ces promesses faites à
Israël, attend cette visitation divine, messianique. A plusieurs
reprises, le Nouveau Testament présente Marie comme une figure
contemplative : « Marie, cependant, retenait tous ces événements et
les méditait dans son cœur. » (Luc 2, 19). Marie connaît toutes ces
promesses et les a faites siennes. Elle est mystérieusement prépa-
rée à devenir celle en qui le Salut promis à Israël doit se réaliser.
Elle est préparée à être la « fille de Sion ».
Mais il faut sans doute remonter encore plus loin, à l’enfance de
Marie, pour comprendre comment ce cœur a été aussi admirable-
ment formé. De l’enfance de Marie, nous n’avons rien dans les
Evangiles ou le Nouveau Testament. Il faut aller chercher du côté
des livres apocryphes (des écrits plus tardifs qui n’ont pas été rete-
nus dans le canon, faute de remonter de façon certaine à la tradition
apostolique) pour trouver des récits d’enfance concernant la Vierge
Marie, récits qui ont nourri la foi et l’imagination du peuple chré-
tien. Le Protévangile de Jacques, intitulé à l’origine Nativité de Marie
– et sans doute composé durant le IIe siècle –, fournit ces nombreux
éléments manquant aux Evangiles. Marie, à en croire ce récit, serait
de famille royale, de la tribu de David (« Le prince des prêtres vit
devant lui Marie qui était de la tribu de David et qui était sans tache
devant Dieu »). Elle serait née tout près du Temple, entre les piscines
de purification et l’un des accès au Temple. Encore aujourd’hui, à
54 l nhors-série
“ Elle est bien femme, bien
humaine, et dispose de sa liberté.”
résultat d’un processus dont Dieu est à l’origine. Marie a subi une
transformation et a reçu un don qui est stable, une grâce qui la
prépare à sa mission. La grâce de Dieu reçue coopère avec la
nature de celui qui la reçoit. Cette grâce que Marie a reçue n’est
pas seulement pour elle-même, de manière individuelle, mais elle
est donnée pour la multitude, pour que le Rédempteur puisse
entrer dans le monde et accomplir son œuvre de Salut. Le dogme
de l’« Immaculée Conception » de Marie révèle ce mystère : conçue
sans péché, Marie n’est pas un être surhumain, elle est bien
femme, bien humaine, et dispose de sa liberté, de dire oui ou non,
PHOTOS : © MONDADORI PORTFOLIO/ARCHIVIO ANTONIO QUATTRONE/ANTONIO QUATTRONE/BRIDGEMAN IMAGES. © A. DAGLI ORTI/SCALA, FLORENCE.
de cette liberté dont Eve, conçue elle aussi sans péché, a si mal usé.
La virginité de Marie demeura avant et après la naissance de Jésus,
comme un tabernacle intact. Marie, femme, « fille de Sion », était
donc préparée et prête pour accueillir ce message qui ouvrait la
voie à la réalisation de toutes les espérances d’Israël. Elle a accepté
que tout lui advienne selon la parole de l’ange de Dieu.
Puis, pour Marie, tout s’enchaîne. Elle court visiter sa cousine Eli-
sabeth qui attend Jean le Précurseur : résonne alors le splendide
cantique du Magnificat, dans les collines de Judée, à Ein Karem.
Quand arrive la naissance de Jésus, que les anges annoncent la
venue du Roi sauveur aux bergers de Bethléem, Marie continue à
être une figure de contemplation : « Marie, cependant, retenait tous
ces événements et les méditait dans son cœur. » (Luc 2, 19). La mater-
nité de Marie n’est pas une apparence de maternité : la Vierge n’a
pas été un simple réceptacle, Jésus est bien « le fruit de [s]es
entrailles » (Luc 1, 42). Si Jésus est vrai homme, il a été formé dans
les entrailles d’une femme comme tout homme. La maternité réelle
de Marie est un mystère lié à celui de l’Incarnation du Verbe, de la
personne du Fils de Dieu : Marie est bien, selon l’affirmation du
concile d’Ephèse (431), « Mère de Dieu », et pas seulement mère de
Jésus. C’est bien la personne divine qu’elle porte en son sein
comme Israël a porté Dieu dans le sien. Son rôle est bien évidem-
ment central dans l’éducation du jeune Jésus : prise entre l’adora-
tion de l’enfant Dieu et sa mission éducatrice, elle est tout à la fois
sa première disciple et sa première instructrice. Il est aisé de com-
prendre pourquoi Marie est sans cesse en contemplation : elle
tente de comprendre cette mystérieuse Incarnation et la mission de
cet enfant Messie qui « provoquera la chute et le relèvement de beau-
coup en Israël » (Luc 2, 34). Quand Jésus a douze ans, lors de la fête
de la Pâque (Luc 2, 41), il reste au Temple alors que ses parents ont SAINTE FAMILLE Page de gauche : Le Mariage
repris la route. L’inquiétude des parents, si naturelle et touchante, de la Vierge, par Giotto, 1303-1305 (Padoue, Cappella degli
proclame encore une fois haut et fort l’humanité de Jésus. Scrovegni). En peignant un univers bourgeois de son temps
Cette écoute de la Parole informe la relation de Marie au Christ, transposé à l’époque du Nouveau Testament, en humanisant les
Verbe de Dieu. Marie, fille de Sion, fille d’Israël, est l’exemple par- visages de Joseph et Marie dont seuls les nimbes indiquent leur
fait de la foi juive : « Ecoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Uni- sainteté, Giotto a associé le merveilleux, le spirituel au quotidien.
que. » (Deutéronome 6, 4). Elle devient alors la disciple de son pro- En haut : La Visitation, par Giotto, 1303-1305 (Padoue, Cappella
pre fils, ce qui pourrait paraître paradoxal. Il n’en est rien car Jésus degli Scrovegni). Ci-dessus : La Présentation de Jésus au Temple,
lui-même redéfinit en profondeur les liens familiaux à l’échelle par Giotto, 1303-1305 (Padoue, Cappella degli Scrovegni).
hors-sérien l 55
“ Lale foi simple de Marie
modèle d’un cœur
d’une fraternité universelle fondée sur Pentecôte, pendant dix jours, elle prie
l’écoute : « Et parcourant du regard ceux avec les apôtres, attendant l’Esprit
qui étaient assis en cercle autour de lui, il consolateur. Ces neuf jours d’attente
dit : “Voici ma mère et mes frères. Celui sontlemodèledetouteneuvaine.Marie,
qui fait la volonté de Dieu, celui-là « fille de Sion », à l’exemple d’Israël,
est pour moi un frère, une sœur, une attend l’accomplissement de toutes les
mère.” » (Marc 3, 34-35). Bien difficile promesses. Le jour de la Pentecôte,
de savoir, à partir des Evangiles, si avec les apôtres, elle reçoit le don pro-
Marie a suivi son fils Jésus sur les rou- mis par le Christ Jésus lui-même. De
tes de sa prédication évangélique. Elle nombreuses icônes et une longue tra-
apparaît peu, mais sa présence priante dition établissent un intéressant paral-
et confiante est toujours en filigrane, lèle qui vient en une clausule redire
comme la figure du disciple parfait, du toute la mission de Marie : au jour de
lecteur de la Bonne Nouvelle qui garde l’Annonciation, l’Esprit descend sur
la Parole du Verbe dans son cœur et Marie qui conçoit en son sein le Fils,
qui la met en pratique. son fils ; au jour de la Pentecôte, l’Esprit
descend sur l’assemblée des apôtres et
MATER DOLOROSA sur Marie qui engendre de nouveaux fils pour l’Eglise. La maternité
Marie, Mère de Dieu, figure du peuple d’Israël qui reconnaît son de Marie prend alors une nouvelle dimension spirituelle : elle
Messie, se tient, dans la douleur et la foi, au pied de la Croix. Mater devient mère de l’Eglise, figure de l’Eglise, et quiconque l’accueille
dolorosa, « mère des douleurs », elle s’unit aux souffrances de son accueille l’Esprit de vérité et devient fils de l’Eglise. Le Christ ne
fils pour lui ressembler et lui être configurée. L’iconographie, la peut renaître dans le cœur du croyant sans la maternité de Marie.
sculpture et les arts ont chanté sans cesse, avec raison, cette figure Sur la Croix, Jésus a donné sa mère à Jean qui, en l’accueillant, est
© AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB./A. DAGLI ORTI. PHOTOS : © A. DAGLI ORTI/SCALA, FLORENCE.
de mère souffrante : la nouvelle Eve passe avec son fils par la dou- devenu fils de Marie et fils de l’Eglise. De même que Sion a donné
leur, dans un acte d’amour parfait, pour apporter, avec le nouvel naissance à la multitude des fils d’Israël, Marie, mère de l’Eglise, a
Adam, la rédemption au monde. L’homme des douleurs et la mère donné naissance à de nombreux fils dans l’Esprit.
des douleurs résument à eux deux toute souffrance humaine, une
souffrance dépassée par la foi, la foi en la résurrection. Du côté
transpercé de Jésus jaillissent le sang et l’eau, symboles de l’Eglise
naissante selon les Pères ; Marie a aussi le cœur transpercé confor-
mément à la prophétie de Siméon : « et toi, ton âme sera traversée
d’un glaive : ainsi seront dévoilées les pensées qui viennent du cœur
d’un grand nombre » (Luc 2, 35). Une lance et un glaive traversent
leur cœur, deux cœurs qui ne font plus qu’un.
Aucun des Evangiles ne montre Jésus ressuscité apparaissant à sa
mère. Ce silence ne saurait être une erreur tant l’attente du lecteur
biblique est grande. Pour ceux qui n’avaient plus qu’un seul cœur,
était-il besoin d’une apparition ? Le grand prédicateur dominicain
saint Vincent Ferrier (1350-1419) ou encore le pape saint Jean-
Paul II ont affirmé que Jésus ressuscité était apparu en premier à sa
mère car Jésus était bien évidemment un bon fils, et l’intensité de leur
lien et les mérites de sa mère étaient tels qu’Il n’a pas pu ne pas lui
donner la priorité sur tous les autres disciples. Il n’en reste pas moins
que rien n’en est dit dans les Evangiles et qu’il revient au lecteur de
conserveretdeméditerceschosesdanssoncœuràl’imagedeMarie,
fêtée chaque samedi, jour du tombeau, pour sa foi brûlante.
Après la Résurrection de son fils, Marie garde cette attitude
contemplative et priante qui la caractérise. Entre l’Ascension et la
56 l nhors-série
est devenue
croyant.”
Marie disparaît devant l’annonce de la Bonne Nouvelle. Les tra-
ditions sont variées car rien n’est dit de sa fin de vie. Serait-elle par-
tie à Ephèse avec Jean pour échapper à des persécutions ? Serait-
elle restée à Jérusalem ? Il n’en reste pas moins que la Tradition la
plus ancienne est unanime : Marie est montée au ciel avec son
corps et son âme. Le dogme de l’Assomption – ou de la Dormition
en Orient – ne fut proclamé qu’en 1950, mais le sensus fidei des
fidèles ne s’y était pas trompé : son cœur à cœur avec son fils lui a
permis de recevoir cette grâce prodigieuse. Elle ouvre ainsi la voie
du ciel aux croyants, à tout un peuple.
La place de Marie dans la dévotion populaire est l’expression de
cettevieànulleautrepareille.Ellen’estpasfilledeprince,elleestfille
dupeuple,decepeupledeSion,deJérusalem,quiavuseleversurlui
une grande lumière. Toute la vie de Marie est profondément mar-
quée par la contemplation de la Parole, la prière, la douleur et l’espé-
rance. Son destin ne fut semblable à aucun autre : son humilité l’a
élevée au-dessus des anges, sa foi simple est devenue le modèle d’un
cœur croyant. Marie, actrice du mystère de l’Incarnation, n’est pas
une figure littéraire ou un présupposé théologique, elle est une
femme ancrée dans l’histoire de son peuple. Si la « fille de Sion » est
bien une figure biblique, elle est avant tout une jeune femme juive
qui vécut, réellement, à Jérusalem et Nazareth. La redécouverte du
milieu de vie juif le siècle dernier et le dialogue renouvelé avec le
judaïsme doivent permettre de mieux la saisir dans sa chair et son
humanité : elle est la preuve que tout était prêt au cœur d’Israël pour
la venue du Christ, de ce Jésus historique qui est aussi le Jésus de la
foi. La « Marie historique » – pour le peu que nous en savons – est
bien la « Marie de la foi », une jeune Juive qui, forte des promesses
des Ecritures, a accueilli le Sauveur. Elle est bien cette femme réelle
dans laquelle les promesses et l’action efficace de Dieu se rejoignent.
La fille de Sion est le sommet de la foi d’Israël et la Tradition la consi-
dère comme la mère de l’Eglise et de tout croyant. 3
58 L nhors-série
Magnificat
Chant d’adoration et de louange, le cantique évangélique
de Marie, ou cantique d’action de grâces de l’Eglise, est le cœur de l’office
des vêpres dans la liturgie des Heures. PAR LE P. ANTHONY GIAMBRONE
C
ommedansunopéra,lerécitdelanais- alors de reportage direct. On ne s’attend les merveilles divines que chantent les deux
sance du Christ est, dans l’Evangile de donc pas plus à ce que Zacharie ou Marie femmes : le Seigneur Dieu, dans sa toute-
Luc, suspendu à maintes reprises pour aient vraiment spontanément composé de puissance, agit avec une sagesse boulever-
laisser la place à un air mélodique. L’action telles louanges poétiques, que l’on ne sante, qui est folie aux yeux des hommes ;
s’arrête, tandis que les personnages princi- s’attend à ce que les gens chantent dans la mais cette folie entraîne une victoire de justice
© DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION. © FIRENZE, GALLERIA DEGLI UFFIZI/AURIMAGES.
paux chantent une aria étincelante. Zacharie vraie vie comme dans un opéra. C’est une pour ses fidèles et ses élus.
et Siméon ont ainsi leurs deux jolies ballades : question de genre littéraire. L’importance de la prière d’Anne est
l’un, le Benedictus, une sorte de toast pro- Par ses multiples résonances dans la Bible, d’autant plus évidente qu’elle n’est pas sim-
phétique entonné à un banquet (« Béni soit le ce récit semble néanmoins mû par une autre plement un chant de victoire, mais le chant
Seigneur, le Dieu d’Israël, qui visite et rachète inspiration que celle d’un orateur gréco- d’un vainqueur. En effet, pour les juifs anciens
son peuple. ») ; l’autre, le Nunc dimittis, plutôt romain, et revêt donc une autorité autre. Le du temps de Jésus, cette prière avait acquis
une berceuse, chantée moins pour l’enfant parallèle le plus frappant avec le Magnificat une valeur prophétique et messianique
Jésus que pour le vieillard Siméon lui-même, de Marie est sans aucun doute le cantique de majeure – non sans raison. Le dernier mot de
prêt à s’endormir pour la dernière fois (« Main- la prophétesse Anne dans 1er Samuel 2, 1-10. l’ultime verset parle littéralement du « Mes-
tenant, Souverain Maître, tu peux, selon ta « Anne pria et dit : “Mon cœur exulte en sie » : « La force ne rend pas l’homme vain-
parole, laisser ton serviteur s’en aller en paix »). YHWH…” » Les multiples points communs queur : les adversaires du Seigneur seront
Mais à l’évidence, c’est plutôt Marie, la Vierge qui relient les prières de ces deux femmes brisés. Le Très-Haut tonnera dans les cieux ;
mère, qui est la prima donna de ce bel ensem- devenues miraculeusement mères par la le Seigneur jugera la terre entière. Il donnera la
ble et dont le chant, son splendide Magnificat, main du Seigneur sont d’une évidence frap- puissance à son roi, il relèvera le front de son
est le vrai clou du spectacle. pante. Comme Marie, Anne parle d’un grand Messie. » (dans la traduction grecque, la Sep-
« Marie dit alors : “Mon âme exalte le Sei- renversement opéré par Dieu en faveur des tante, « son Messie » devient « son Christ »).
gneur…” » Luc a usé d’une licence artistique humbles. « Les rassasiés s’embauchent pour Le cantique d’Anne montre l’avenir. Celui
pour nous livrer ce petit chef-d’œuvre. La du pain, mais les affamés cessent de tra- de Marie, en revanche, parle surtout du
même que celle des historiens gréco-romains vailler », dit l’une (1er Samuel 2, 5) ; « Il a comblé passé : elle chante ce que le Seigneur a déjà
qui, comme Thucydide, composaient régu- de biens les affamés et renvoyé les riches les fait. Par leur belle symétrie, on entend que
lièrement, dans leurs histoires, des discours mains vides », dit l’autre (Luc 1, 53). Ce sens Dieu a fait une promesse, à travers une
pour les personnages ; il ne s’agissait pas d’un monde sans dessus dessous dessine femme ; et puis, à travers une autre, qu’il l’a
hors-sérien L 59
toutes les preuves anciennes de sa bonté, et
du côté de celui qui agit, en réalisant l’impos-
sible tout court (« car rien n’est impossible à
Dieu »), et du côté de celle qui croit, en s’en
remettant à l’action de Dieu, d’une manière
impeccable et sans tache.
« Voici que je vais faire une chose nouvelle »,
avait prophétisé Isaïe (43, 19). La fraîcheur
d’une nouvelle Genèse, un nouveau com-
mencement, s’attache ainsi à Marie, celle
fidèlement accomplie. Anne a prophétisé tout une grande différence : les premières sont que Bernanos a décrite de manière sublime
un « trône d’honneur » (1 er Samuel 2, 8) ; des femmes âgées, mariées, et stériles ; Marie comme « plus jeune que le péché, plus jeune
l’ange Gabriel a accordé « le trône de est une jeune femme et une vierge. On ne que la race dont elle est issue ». Marie régé-
David » à l’enfant de Marie, Jésus trouve pas, en outre, chez Marie, la rivalité, la nère la race humaine en cet enfant qui est le
(Luc 1, 32). Le Magnificat de Marie se ter- tristesse et l’amertume qui assombrissent les Fils de Dieu Très-Haut. Cette idée se trouve
mine, de fait, avec cette exacte pensée histoires de Sarah et d’Anne. Ni, à aucun en fait précisément dans la généalogie de
d’accomplissement, qui contraste et com- moment de l’histoire de Marie, l’incrédulité Jésus chez saint Luc. Par un geste subtil mais
plète parfaitement la fin du chant d’Anne. devant la promesse de Dieu. Elisabeth la bénit significatif, Luc trace la lignée de Jésus, non à
Le Seigneur « relève Israël, son serviteur, il précisément parce qu’elle a évité cet ancien travers Caïn, le meurtrier maudit, mais plutôt
se souvient de son amour, de la promesse piège dans lequel sont tombés, entre autres, par Seth, fils mystérieux d’Eve, homme inno-
faite à nos pères,en faveur d’Abraham et la matriarche Sarah, qui a ri à l’annonce de la cent qui remplace le juste Abel tué par son
de sa race, à jamais » (Luc 1, 54-55). Entre naissance d’Isaac, et Zacharie, mari d’Elisa- frère. On ne trouve pas du tout, alors, dans la
ces deux cantiques, et à travers eux entre beth, à l’annonce de la naissance de Jean- généalogie de Luc, cette fameuse liste des
l’Ancien et le Nouveau Testament, s’établit Baptiste. « Bienheureuse, au contraire, celle femmes pécheresses qu’il y a chez Matthieu,
non pas une simple imitation, mais plutôt qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a pas plus que l’on ne se heurte dans le récit de
une sorte d’appel-réponse, un duo qui tra- été dit de la part du Seigneur » (Luc 1, 45). Ce Luc à la moindre rumeur d’une souillure en
verse l’histoire du peuple de Dieu. nouveau miracle, cette merveille de Dieu, Marie (chez Matthieu, Joseph soupçonne
L’évocation d’Abraham par Marie, et par prend alors une nouvelle ampleur. Il dépasse Marie, en apprenant qu’elle est enceinte).
Zacharie dans son propre chant (Luc 1, 73),
rappelle, bien sûr, l’histoire du patriarche et de
sa femme Sarah, si semblable à l’histoire
d’Anne, d’Elisabeth, et de Marie elle-même –
ces mères miraculeuses. Il demeure malgré
60 L nhors-série
MAGNIFICAT
MON ÂME EXALTE LE SEIGNEUR,
EXULTE MON ESPRIT EN DIEU, MON SAUVEUR !
IL S’EST PENCHÉ SUR SON HUMBLE SERVANTE ;
DÉSORMAIS, TOUS LES ÂGES ME DIRONT BIENHEUREUSE.
LE PUISSANT FIT POUR MOI DES MERVEILLES ;
Salomon, fils de Bethsabée, est passé sous SAINT EST SON NOM !
silence, lui aussi, pour suivre une autre lignée SON AMOUR S’ÉTEND D’ÂGE EN ÂGE
davidique sans tache, celle de Nathan. SUR CEUX QUI LE CRAIGNENT.
Si Marie est donc l’image vivante de ce que le DÉPLOYANT LA FORCE DE SON BRAS,
Seigneur a réalisé par sa fidélité et par la force IL DISPERSE LES SUPERBES.
de son bras, et si l’attente messianique juive IL RENVERSE LES PUISSANTS DE LEURS TRÔNES,
est dès maintenant parfaitement comblée en IL ÉLÈVE LES HUMBLES.
son enfant, le cantique de Marie ne perd pas IL COMBLE DE BIENS LES AFFAMÉS,
toute orientation vers l’avenir. « Tous les âges RENVOIE LES RICHES LES MAINS VIDES.
me diront bienheureuse », dit-elle à sa parente IL RELÈVE ISRAËL, SON SERVITEUR,
Elisabeth. Cette parole ouvre une nouvelle ère. IL SE SOUVIENT DE SON AMOUR,
Les « merveilles » du Seigneur que l’on va louer DE LA PROMESSE FAITE À NOS PÈRES,
dans cet avenir messianique ne sont plus des EN FAVEUR D’ABRAHAM ET DE SA RACE, À JAMAIS.
merveilles d’autrefois comme le salut devant
la mer Rouge, lorsqu’une autre Miryam
PHOTOS : © PHOTO SCALA, FLORENCE-COURTESY OF THE MINISTERO BENI E ATT. CULTURALI E DEL TURISMO. © TAFIART/ABODESTOCK.
hors-sérien L 61
FIAT Détail de la Vierge de L’Annonciation,
par Simone Martini et Lippo Memmi,
1333 (Florence, Gallerie degli Uffizi).
C’est à Nazareth, un petit village de Galilée
à une centaine de kilomètres au nord
de Jérusalem, que l‘archange Gabriel
reçut le Fiat de la Vierge Marie.
© AKG-IMAGES/RABATTI & DOMINGIE.
Marie, la discrète
De Nazareth à Jérusalem, en passant par Bethléem ou Cana, longue
est la liste des sites de Terre sainte au caractère marial. Mais qu’en est-il
de leur « authenticité » ? PAR LE P. DOMINIQUE-MARIE CABARET, O.P.
A
ussi surprenant que cela paraisse, l’archéologie n’apporte commémorant un épisode de la vie de la Vierge mais aussi de celle
aucune information précise sur la Vierge Marie. Au sens de son fils Jésus, tant leurs vies respectives ont été liées. Dans ce
où les vestiges archéologiques qui lui sont relatifs ont été débat, le rôle de l’archéologue se limite souvent à étudier les vesti-
« authentifiés » non pas en se fondant sur une découverte archéo- ges des monuments byzantins ou croisés construits sur les lieux
© NADIM ASFOUR/CTS. © NIMROD SANNDERS/CTS.
logique indubitablement liée à la mère de Jésus mais seulement à en question par les générations de chrétiens. Ce qui permet seu-
travers des traditions évangéliques, historiques ou orales qui se lement d’authentifier l’ancienneté de la tradition orale, dont il
sont maintenues en Terre sainte au cours des siècles. Pour le dire convient en Orient de ne pas sous-estimer l’importance.
autrement au moyen d’un anachronisme flirtant avec la plaisan- En dépit de ce préambule critique, la liste des sites archéologi-
terie, on n’a jamais retrouvé à Bethléem, Nazareth ou Jérusalem – ques au caractère marial reste impressionnante. A Nazareth, on
ou même en Egypte, où la Vierge a résidé plusieurs années, ou peut évidemment citer la grotte de l’Annonciation où l’archange
encore en Turquie où, selon la tradition, elle y aurait suivi saint Gabriel reçut le Fiat de la Vierge Marie. Une église byzantine fut
Jean – une boîte aux lettres à l’entrée d’une maison du Ier siècle édifiée à côté dès le IVe siècle ; les croisés tentèrent d’en construire
marquée du nom grec ou araméen de la sainte Famille ou de une autre beaucoup plus grande au XIIe siècle. On peut aussi
Marie, mère de Jésus ! Le caractère marial d’un site se déduit donc mentionner la maison du Ier siècle située à deux cents mètres à
d’une convenance liée à la topographie locale, aux dires évangéli- l’ouest de la basilique de l’Annonciation, sise à proximité du tom-
ques et à la tradition orale relative au site. Il peut s’agir d’un site beau dit « du Juste ». Des vestiges laissent supposer qu’une autre
hors-sérien l 63
église byzantine y était édifiée, peut-être l’antique basilique de la pour se reposer, avant de reprendre son chemin sur sa monture jus-
Nutritio, décrite par l’évêque Arculfe, un pèlerin du VIIe siècle. La qu’à la grotte de la Nativité. L’église était octogonale ressemblant
Vierge Marie y aurait nourri l’Enfant Jésus : il pourrait s’agir de la à celle du mont Garizim. Il n’en reste aujourd’hui que le soubasse-
maison de la sainte Famille. Mais cette identification ne fait pas ment et une grande partie du pavement de mosaïque.
l’unanimité car d’autres maisons, elles aussi du Ier siècle, vénérées A Bethléem, la grotte de la Nativité, sise sous la basilique du
à l’époque byzantine, se trouvent à proximité. même nom, a toujours été reconnue par les chrétiens comme le
A six kilomètres au nord de Nazareth, se situent les ruines de Sep- lieu de la mise au monde de Jésus par la Vierge Marie. Selon saint
phoris, qui était la capitale de la Galilée à l’époque de l’enfance de Jérôme, elle fut transformée par l’empereur Hadrien en sanctuaire
Jésus, Nazareth n’étant qu’un petit village situé dans sa périphérie païen dédié à Adonis. Dès le début du IV e siècle, l’empereur
– « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » lançait avec Constantin fit construire à sa verticale une magnifique église octo-
fougue Nathanaël (Jean 1, 46) ! La tradition locale affirme que les gonale prolongée d’une nef à cinq vaisseaux. Détruite lors d’une
parents de la Vierge Marie, Joachim et Anne, demeuraient à Sep- révolte samaritaine, elle fut reconstruite et munie d’un transept
phoris, rendant plausible que leur fille grandisse dans cette ville et par l’empereur Justinien au VIe siècle. Elle fut ensuite embellie au
puisse être promise en mariage à un homme habitant un proche XIIe siècle par les croisés avec de splendides mosaïques aux vesti-
village. Les croisés tentèrent aussi d’y construire une église aux ges aujourd’hui restaurés. La vénérable basilique, encore dédiée
vestiges aujourd’hui situés à proximité du site archéologique. au culte aujourd’hui, est l’une des plus anciennes églises du
Dans une vallée ombragée des montagnes de Judée, à sept kilo- monde : les chrétiens y adorent leur Seigneur depuis quinze siècles
mètres au sud-ouest de Jérusalem, se trouve Ein Karem, où la sans interruption (ou quasi) et même dix-sept siècles en remon-
tradition situe la Visitation de Marie à sa cousine Elisabeth tant à la première église constantinienne dont certains vestiges
(Luc 1, 39-56). Une église y fut édifiée dès l’époque byzantine, subsistent. Même Sainte-Sophie de Constantinople, elle aussi jus-
remontée à l’époque croisée puis moderne. tinienne, ne peut se vanter d’une telle continuité.
Sur la route reliant Jérusalem à Bethléem, à mi-chemin des deux Un point important mérite d’être signalé à propos de la grotte de la
localités, fut édifiée au Ve siècle l’église dite du « Kathisma » – en Nativité. Une image d’Epinal véhicule l’idée d’une sainte Famille
grec, littéralement, le « siège » – où, selon la tradition, la Vierge, res- aux abois à son arrivée à Bethléem, expulsée d’hôtelleries bon-
sentant les premières douleurs de l’enfantement, se serait assise dées, recherchant à la hâte dans la nuit un emplacement tranquille
64 l nhors-série
Sites archéologiques liés à Marie en Judée
Aja PÉRÉE
lon
Béthel
JUDÉE
Jéricho
J ourda n
Sor
Saint-Sépulcre
Abbaye de la Dormition Béthabara
ek
Tombeau de Marie
i
Emmaüs
Ein Karem Mont des Oliviers
Jérusalem Qumrân
Eglise de la Visitation Cénacle
Mer
Méditerranée
Eglise du Kathisma Béthanie
Bethléem
Basilique de la Nativité
Mer
ISRAËL Morte
Chapelle de la grotte du Lait
5 km
GUIDÉS PAR L’ÉTOILE Ci-dessus, à gauche : la grotte de la Nativité, à Bethléem, est traditionnellement reconnue, au moins depuis
le IIe siècle, comme le lieu de naissance de Jésus. Dans l’alcôve, une étoile en argent à quatorze branches marque l’endroit précis où le Christ
aurait été mis au monde. Si le sol a été recouvert de marbre, le trou percé au centre de l’étoile permet aux pèlerins de toucher la roche originelle
(page de gauche). Erigée au-dessus de la grotte par Justinien au VIe siècle sur les vestiges d’une magnifique église constantinienne elle-même
bâtie deux siècles plus tôt, la basilique de la Nativité témoigne de la continuité de la vénération du Christ en ce lieu depuis dix-sept siècles.
permettant un accouchement décent pour la Vierge Marie. Saint kilomètres au nord de Nazareth, est plus probablement le site
Joseph aurait fini par trouver une grotte où le mystère de Noël évangélique. Aujourd’hui en ruine et perdu dans la nature, il fut
aurait pu s’accomplir. Pourtant, le texte évangélique n’oblige nul- vénéré par les croisés.
lement à un tel scénario catastrophe à dater de l’époque médié- Jérusalem s’enorgueillit de posséder trois lieux saints mariaux
vale. Tout s’éclaire en saisissant qu’en raison de la structure géo- importants, dont deux sont directement liés à la vie et à la Passion
logique de la colline de Bethléem, la plupart des maisons étaient de Jésus : le Saint-Sépulcre, le Cénacle et le tombeau de Marie.
semi-troglodytes avec une grotte, souvent réservée aux bêtes, Stabat mater ! La mère de Jésus se tenait au pied de la Croix. Les
dans le fond de la maison. L’hiver, il y faisait plus chaud, l’été plus sources historiques les plus anciennes placent le lieu de la cruci-
frais ! La Vierge Marie « l’emmaillota et le coucha dans une man- fixion de Jésus dans l’actuelle église du Saint-Sépulcre au cœur de
geoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune » la vieille ville. Même si ce lieu est à l’évidence christique avant
© PHOTO BY MUSA AL SHAER/AFP. © NADIM ASFOUR/CTS. © PHILIPPE GODEFROY.
(Luc 2, 7). A l’époque, refuser l’hospitalité à une femme enceinte, tout, il est aussi éminemment marial en raison de la mission que
de surcroît de la lignée de David d’où le Messie devait sortir, était la Vierge y reçut de la part de Jésus – « Femme, voici ton fils ! »
impensable – mais un accouchement demeurait une affaire de (Jean 19, 26) –, et de son attitude admirable face aux abominables
femmes impossible dans une salle commune bondée, où l’on tortures endurées par Jésus, dont elle eut à porter le cadavre ! « Un
mangeait et dormait. Il était donc naturel de choisir un endroit glaive te transpercera l’âme. » (Luc 2, 35). Une question est souvent
reculé de la maison préservant la pudeur de la Vierge Marie et, qui posée par les pèlerins visitant le site : est-ce le lieu authentique ? Il
plus est, au chaud, non loin des bêtes ! est impossible ici d’entrer dans le détail des raisons pour ou contre.
Une tradition médiévale a aussi identifié la « grotte du Lait » de Seule suffit la conclusion s’imposant à la majorité des spécialistes :
Bethléem, sise à environ deux cents mètres au sud-est de la dans l’état actuel des connaissances archéologiques, il est raison-
grotte de la Nativité. Son nom le laisse entendre : la Vierge y nable de tenir qu’il n’y a pas d’autre site à Jérusalem correspondant
aurait donné le sein à l’Enfant Jésus. L’intercession de la Vierge aussi bien (ou mieux) à ce que disent les Evangiles de la mort et de
y est souvent invoquée – avec succès – pour les couples n’arri- la résurrection de Jésus. Il n’est pas anodin que, sur la foi des chré-
vant pas à avoir d’enfant. tiens du IVe siècle, l’empereur Constantin ait accepté de détruire le
La tradition a aussi retenu un lieu pour commémorer le seul temple dédié à la triade capitoline qui y avait été érigé, lui qui était
miracle de Jésus impliquant la Vierge Marie : les noces de le pontifex maximus de la religion romaine, pour retrouver les lieux
Cana où, sur son insistance, Jésus transforma de l’eau en vin saints chrétiens ensevelis deux siècles plus tôt par l’empereur
(Jean 2, 1-11) ! L’authenticité du site de Kfar Kana, aujourd’hui Hadrien. Comme pour édifier la basilique Saint-Pierre de Rome,
vénéré par les pèlerins à six kilomètres au nord-est de Nazareth les travaux entrepris sur ordre de Constantin n’étaient pas les plus
sur la route de Tibériade, est discutée : des fouilles récentes ont simples, signe qu’une raison dirimante – la tradition orale de Jéru-
montré qu’un autre site, appelé Khirbet Kana, situé à douze salem – s’imposait à tous pour les entreprendre.
hors-sérien l 65
Sites archéologiques liés à Marie en Galilée
PHÉNICIE TRACHONITIDE
Grande Mer Ptolémaïs Chorazin
(Mer Méditerranée)
GALILÉE Capharnaüm
Tibériade
son
Mont Cana
Carmel Sepphoris
Kfar Kana ouk
Basilique de l’Annonciation rm
Ya
Mont
Mer
Méditerranée
Nazareth Thabor
Maisons du Ier siècle
Naïn Gadara
Jou rdain
SAMARIE DÉCAPOLE
ISRAËL
Mont
5 km Guilboa
LIEUX SAINTS Ci-dessus, à droite : le Cénacle, sur le mont Sion, à Jérusalem, où eut lieu le dernier repas du Christ avec ses apôtres.
Si la Vierge n’est pas mentionnée dans les Evangiles lors de l’institution de l’Eucharistie, sa présence au Cénacle après l’Ascension est attestée
dans les Actes des Apôtres (1, 14). C’est dans cette « chambre haute » qu’aurait aussi eu lieu la Pentecôte. L’archéologie permet d’apporter
des réponses à la question de l’authenticité de l’actuel Cénacle qui date du XIIe siècle : le bâtiment médiéval fait en effet partie de l’église croisée
édifiée sur des vestiges dont les plus anciens sont ceux d’une église-synagogue du Ier siècle. Page de droite : célébration de l’Assomption,
dans la crypte de l’église du Sépulcre de la Sainte Vierge, qui abrite le tombeau de Marie, dans la vallée du Cédron, près du jardin des Oliviers.
Le Cénacle est aussi un lieu très important pour la Vierge Marie. son passage vers le ciel, que la tradition de Jérusalem vénère dans
Certes, il s’agit avant tout de l’endroit où Jésus institua l’Eucharistie, l’abbaye bénédictine de la Dormition (du mont Sion), jouxtant le
entouré de ses apôtres, la veille de sa mort sur la Croix. La Vierge Cénacle, elle aussi construite sur les vestiges de la « mère de tou-
n’est pas mentionnée par les Evangiles aux côtés des disciples pour tes les églises ». Quoi de plus naturel pour la Vierge que de finir sa
cet événement fondateur. En revanche, sa présence au Cénacle vie au Cénacle puisqu’elle y priait tout le temps ! C’est du moins
après l’Ascension, avec quelques femmes et des membres de la ce qu’affirme le Transitus Mariæ (le Passage de Marie), un écrit
famille de Jésus, est attestée par les Actes des Apôtres (1, 14) et aussi apocryphe du Ve siècle dont le contenu remonte sans doute au
très probablement pour la Pentecôte : sa prière maternelle fut au IIe ou IIIe siècle. Les pèlerins catholiques sont souvent troublés à
cœur de la primitive Eglise, lorsque les apôtres, recevant la force de l’évocation de cette tradition hiérosolymitaine : « Je croyais que la
© PHILIPPE GODEFROY. © MAURO GOTTARDO/CTS. © MARIE-ARMELLE BEAULIEU/CTS.
l’Esprit, s’en allèrent proclamer au monde entier la bonne nouvelle Vierge Marie était morte non loin d’Ephèse dans une maison à flanc
de la résurrection de Jésus. Comme pour le Saint-Sépulcre, les pèle- de montagne ! » Et le trouble s’accentue encore lorsqu’on fait men-
rins posent souvent la question de l’authenticité de l’actuel Céna- tion de la tombe de Marie située par le même Transitus Mariæ dans
cle, une « chambre haute » médiévale du XIIe siècle, surplombant le la vallée du Cédron, non loin du jardin des Oliviers de Gethsémani
prétendu tombeau du roi David. En réalité, un examen précis mon- où Jésus fut arrêté la veille de sa mort. Le scandale s’empare alors
tre que le bâtiment médiéval faisait partie de l’église croisée édifiée même souvent du pèlerin catholique : « Mais c’est impossible ! Car
sur les ruines de la basilique construite à la fin du IVe siècle sur ordre la Vierge Marie est montée corps et âme au ciel, comme nous l’ensei-
de l’empereur Théodose, elle-même érigée sur les vestiges d’une gne le dogme de l’Assomption ! »
église-synagogue préexistante mentionnée par Epiphane de Sala- En réalité, la tradition mariale de Jérusalem n’oblige pas à quitter
mine (315-403). En d’autres termes, l’archéologie et les sources his- la foi catholique. Elle prend simplement position – et ceci dès les
toriques s’accordent pour désigner l’actuel lieu du Cénacle médié- premiers siècles de l’Eglise – dans un débat non tranché par la défi-
val comme l’emplacement probable de la plus ancienne « église » nition dogmatique de Pie XII : d’un côté, ceux qui pensent que la
du monde, commémorative de deux événements majeurs : l’institu- Vierge a connu une mort analogue à celle de son Fils et, de l’autre
tion de l’Eucharistie et la Pentecôte. On comprend dès lors que côté, ceux qui estiment qu’elle a vécu un mystérieux passage immé-
l’église byzantine de Sion – en quelque sorte l’antique cathédrale de diat vers le ciel sans que son corps ait besoin d’être mis dans un tom-
Jérusalem, au risque d’un nouvel anachronisme – ait été appelée beau. La tradition de Jérusalem a opté pour la première solution,
dans un premier temps « église des apôtres », puis dans un second sans doute la plus simple sur le plan anthropologique : le Transitus
temps « mère de toutes les églises ». La Vierge Marie commença à y Mariæ affirme que la Vierge, sentant sa mort approcher, obtint de
être « mère de l’Eglise », au sens donné par le pape Paul VI ! son Fils de prévenir mystérieusement les apôtres dispersés dans le
Enfin, pour clore cette énumération des lieux saints liés à la Vierge monde pour les rassembler une dernière fois autour d’elle avant son
Marie, il convient de parler de sa Dormition, ou si l’on préfère de départ pour le ciel ; que sa Dormition – la séparation de son âme et
66 l nhors-série
de son corps – eut lieu au mont Sion en présence des apôtres ; et que typiques de l’époque byzantine, ne peuvent qu’éblouir l’œil averti
son « corps irréprochable et précieux », d’où se dégageait un parfum d’un archéologue ; et envoûter, dans tous les sens du terme, une
divin, fut mis dans un tombeau à Gethsémani au son de voix céles- âme croyante l’aidant à entrer dans le mystère de ce tombeau où,
tes qu’on entendit pendant trois jours, jusqu’au moment où, épar- selon la tradition, fut peut-être déposé le corps « irréprochable et
gné de toute corruption, son corps fut « transféré au paradis ». précieux » de la Mère de Dieu.
Quoi qu’il en soit de l’historicité de ce récit merveilleux, il serait Pour conclure, sans doute convient-il de rassurer les tenants de
imprudent de le ridiculiser pour la simple raison qu’aucune église la tradition d’Ephèse où une maison de la Vierge Marie, dont les
dans le monde ne prétend conserver des reliques osseuses de la soubassements les plus anciens remontent au Ve siècle, est véné-
Vierge Marie ! De plus, l’archéologie en confirme l’ancienneté : rée. Rien n’empêche, en effet, de penser que la Mère de Dieu, sen-
l’église octogonale construite à la verticale du tombeau du Ier siè- tant sa fin venir, ait voulu revoir sa patrie et vivre sa Dormition
cle dit de Marie date au plus tard de la première moitié du Ve siècle. dans la ville même où son Fils avait vécu sa Résurrection. Leurs
L’église supérieure fut détruite, reconstruite, puis détruite à nou- cœurs étaient tellement un qu’il convenait que leurs tombeaux
veau. Il ne reste aujourd’hui que la crypte de l’église primitive, vides fussent proches l’un de l’autre. 3
atteignable en descendant un majestueux escalier d’une quaran-
taine de marches. Le bâtiment est remarquable car il s’agit de la Archéologue et théologien, membre de l’Ecole
plus ancienne église de Jérusalem, au sens où aucune autre église biblique et archéologique française de Jérusalem,
de la ville, encore en service aujourd’hui, ne peut se targuer de Dominique-Marie Cabaret (o.p.) est responsable
jouir de son architecture primitive datant du Ve siècle : les magnifi- du cours de topographie et d’histoire du Proche-Orient ancien
ques voûtes en plein cintre composées de pierres imposantes, et du cours d’archéologie sur l’urbanisme de Jérusalem.
hors-sérien l 67
L’Arche
de la nouvelle
Alliance
PAR LE P. BENOÎT-DOMINIQUE
DE LA SOUJEOLE, O.P.
La place accordée
par Dieu à Marie en l’associant
à son œuvre de salut est
la source d’un authentique
féminisme chrétien. Mère
de Dieu depuis deux mille ans,
Marie, incarne pour les
hommes comme pour les
femmes l’image de l’humanité
face au Dieu sauveur.
À L’ABRI DES REGARDS
L’Annonciation, par Fra Angelico,
vers 1442-1443 (Florence, Museo di San
Marco). Dans la discrétion d’un intérieur
caché aux hommes, Marie accueille
l’Annonciation en humble servante.
© NICOLÒ ORSI BATTAGLINI/BRIDGEMAN IMAGES
“ Dieu associe l’être humain
de salut. Et cet être humain est
L
a seule fois que saint Paul men- surabondé » (Romains 5, 20). Mais com-
tionne la Vierge Marie c’est « en ment cette rencontre s’est-elle faite ?
passant » et sans même la nom- On aurait pu concevoir la plénitude des
mer : « Quand vint la plénitude des temps comme la rencontre, l’affronte-
temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une ment, le choc titanesque de ces deux
femme… » (Galates 4, 4). Cela peut paraî- puissances si opposées, le Bien qu’est
tre très peu ! Pourtant cela en dit long. Dieu et le Mal accumulé dans l’humanité
Considérons d’abord ce moment de avec le Prince de ce monde (Jean 16, 11).
l’histoire choisi par Dieu pour envoyer Certes… Mais alors Dieu serait venu non
son Fils. Saint Paul voit ce temps comme pas pour sauver, mais pour gagner contre
une plénitude ; qu’est-ce à dire ? l’humanité. De cet affrontement Dieu
La Tradition est double à ce sujet. A par- serait certes sorti vainqueur car aucune
tir de saint Irénée et d’Origène, se mani- espèce de mal ne peut tenir devant Lui.
feste une ligne d’interprétation que l’on Ce faisant, Dieu aurait manifesté sa puis-
peut dire optimiste : le moment de l’Incar- sance, sa justice, son autorité à la façon
nation intervient à l’apogée de la péda- des hommes et non à la façon de Dieu. Il
gogie divine. L’humanité, et pour elle le aurait pour vaincre comme pris les
Peuple choisi, a été progressivement illu- mêmes armes que l’adversaire, mais en
minée par la révélation de plus en plus étant plus fort. En ce cas, cependant, il
précise qui va des patriarches à Moïse, aurait voilé son visage, il n’aurait pas été
de Moïse aux prophètes jusqu’à Jean- fidèle à Lui-même, il se serait comme
Baptiste. Alors, les choses étaient mûres renié : « Si nous lui sommes infidèles, lui
pour l’arrivée de l’Evangile. La lignée issue demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-
d’Abraham et de David, pleine de toute la même. » (2e Timothée 2, 13).
sainteté des Justes d’Israël, a donné son Lemystèredel’Incarnation–clédetoutle
fruit qu’est cette femme, la Vierge sans tache. christianisme – est la réponse de Dieu au mystère du mal par sa ren-
L’autre courant de la Tradition peut être appelé pessimiste, et contre avec ce mystère. Dieu n’est plus Dieu « seulement », il est le
trouve son point de départ dans les sévères chapitres du début de Dieu-homme. Dieu ne va plus seulement agir divinement, mais
l’Epître aux Romains : l’humanité est de plus en plus dévoyée, le humainement. Comme l’écrit saint Jean Damascène (La Foi ortho-
mystère du mal ne fait que développer ses funestes effets. La Lettre doxe 19), il ne va pas accomplir les œuvres divines divinement mais
à Diognète (fin du IIe siècle) considère que c’est au moment où la humainement ; homme, il ne va pas accomplir les œuvres humaines
perversité du genre humain était parvenue à son comble, et que par humainement mais divinement. Dans le Christ, nous contemplons
conséquent plus aucun avenir positif n’était envisageable, que les mœurs divines de l’homme et les mœurs humaines de Dieu.
Dieu envoya son Fils unique dans le seul noyau humain, petit, fai- Mais comment, au concret, ce mystère – Il est « né d’une femme »
ble, pauvre, qui restait indemne de ce malheur : la Vierge sainte. – s’est-il accompli ?
La suite de la méditation chrétienne n’a pas eu à choisir entre ces Il convient de le remarquer : Dieu, dans le Fils, s’est fait homme
deux perceptions ; elle les a, comme toujours, conjointes. Saint en commençant sa vie humaine dans le sein de Marie, et cette
Thomas d’Aquin, par exemple, se pose la question de savoir com- maternité est virginale. C’est dire que, pour l’Incarnation, le Père
ment comprendre le choix divin de ce moment (Somme de théolo- n’a communiqué à nul homme la moindre participation à sa
gie, IIIa, q.1, a.5, c.). Il fallait, dit-il, que l’homme fût humilié par ses Paternité ; le « principe » masculin de toute génération humaine
malheurs coupables, mais il fallait aussi que le Christ fût précédé est ici totalement absent. En revanche, le « principe » féminin, lui,
par une longue et très progressive pédagogie prophétique. est totalement présent.
La cohérence entre ces deux perceptions est la suivante : au fur
et à mesure que la Révélation allait vers son accomplissement, la À LA SOURCE DU FÉMINISME CHRÉTIEN
malice humaine grandissait en refusant ces lumières de plus en Le plus simple à voir, en ce choix, est que Dieu possède la pleine et
plus vives. C’est l’ambivalence de cette histoire. souveraine initiative, mais qu’Il a voulu associer l’humanité, en la
La plénitude des temps est donc une plénitude à la fois de grâce et personne de Marie, à son œuvre. Non seulement Dieu vient de sa
de péché. Il y a là un paroxysme : « là où le péché a abondé, la grâce a propre initiative, quand, où et comment Il l’a estimé convenant, mais
70 l nhors-série
à son œuvre
une femme.”
il veut être reçu ; Il veut que sa « descente » rencontre un être humain
capable de l’accueillir. Premier enseignement : Dieu associe l’être
© AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB. © PHOTO SCALA, FLORENCE-COURTESY OF THE MINISTERO BENI E ATT. CULTURALI E DEL TURISMO.
humain à sauver à son œuvre de salut. Et cet être humain, à ce
momentcentraletdécisifdel’histoireduSalut,estunefemme,Marie.
Nous sommes ici à la source du féminisme chrétien. Sur le plan
fondamental, disons « métaphysique », la « nature humaine » est
rigoureusement la même que l’on soit homme ou femme. La
dignité humaine est identique dans les deux cas. Par conséquent,
la différence de genre n’est pas une différence de valeur. Et
cependant, cette différence n’est pas un détail sans importance.
Il est, en effet, essentiel à l’être humain d’être ou homme ou
femme. La nature humaine n’existe vraiment qu’à l’état masculin
ou féminin. Dieu a créé l’humanité ainsi, et comme signe de cela
– un signe n’est pas une preuve – on constate que si l’homme
n’intervient pas artificiellement dans la transmission de la vie, il y
a dans notre monde 50 % d’hommes et donc 50 % de femmes.
Il est clair que la différence de genre s’observe à l’œil nu et com-
mençons par là puisque « ce n’est pas le spirituel qui paraît d’abord ;
c’est le physique puis le spirituel » (1re Corinthiens 15, 46). Le corps
humain n’est pas en tout point identique selon que l’on est homme
ou femme. La principale différence biologique se trouve dans les
organes corporels ordonnés à la transmission de la vie. Le corps
humain, qu’il soit masculin ou féminin, est ainsi porteur d’une
signification qui va bien au-delà de la biologie : la réalité corporelle
renvoie comme un signe à une réalité spirituelle (Jean-Paul II,
A l’image de Dieu, homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3).
La corporéité masculine et la corporéité féminine disent quelque
chose du mystère de Dieu (Jean-Paul II, encyclique Mulieris
dignitatem, n° 8), et de Dieu qui est amour (1re de Jean 4, 16) :
signe de Dieu qui donne la vie.
L’acte d’amour par lequel la vie est communiquée par le couple à
un nouvel être n’est pas le même selon que l’on est homme ou
femme. Pour l’homme, donner la vie est un acte que l’on dit « transi-
tif », c’est-à-dire qu’il est une cause qui s’exerce sur une réalité exté-
rieure à lui. L’homme donne sa capacité de transmettre la vie à la
femme. Pour la femme, le don de la vie est un acte « immanent »,
c’est-à-dire intérieur au sujet, comme l’acte de penser est un acte de
NÉ D’UNE FEMME
Ci-contre : La Vierge des ombres (détail),
par Fra Angelico, 1443 (Florence, Museo di San
Marco). Page de gauche : La Présentation
de Jésus au Temple, par Fra Angelico, vers 1440
(Florence, Museo di San Marco). En associant
Marie à la conception de l’Enfant Jésus, œuvre
divine et humaine, Dieu a fait d’elle la représentante
de toute l’humanité, tant masculine que féminine.
UNE HUMANITÉ
SINGULIÈRE
Ci-contre :
La Déploration
du Christ (détail),
par Fra Angelico,
1436 (Florence,
Museo di San Marco).
Page de droite,
en haut : Le Christ
au mont des Oliviers,
par Fra Angelico,
vers 1438 (Florence,
Museo di San Marco).
Page de droite,
en bas : Le Christ
cloué sur la Croix,
par Fra Angelico,
vers 1441-1442
(Florence, Museo
di San Marco).
l’intelligence en elle-même. Cet acte immanent à la femme n’est pas œuvre totalement humaine. Marie, ici, représente toute l’humanité,
ponctuel comme l’acte transitif de l’homme, il est continu car il dure tantmasculinequeféminine,àsaplacesecondetoutefaitederécep-
neuf mois et même plus longtemps encore car la mère a la capacité tivité (Jean-Paul II, Mulieris dignitatem, n° 4). Si être sauvé c’est pou-
de nourrir le nouveau-né. Nous voilà donc au plan du signe inscrit voir dire « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Gala-
dans la chair. Quelle réalité spirituelle est ainsi désignée ? tes 2, 20), Marie est la première à pouvoir le dire dès le premier
Le Verbe qui s’incarne accomplit ce mystère en faisant appel à une instant de sa maternité. L’image, ici ô combien réelle, de la maternité
femme dans le total respect de sa vocation maternelle inscrite dans est une image féminine : recevoir la vie, la former en elle, la manifes-
sa chair, mais en se dispensant du concours masculin. Pourquoi ? ter en la mettant au monde, la nourrir… Cette donnée de la création
L’Incarnation porte à son accomplissement le choix radical que fait de la femme, de toutes les femmes dans leur maternité, des icô-
Dieu a fait pour sauver le monde : Dieu entend se communiquer par nes de la façon dont Dieu sauve le monde : Lui seul peut le faire, mais
et dans une humanité singulière qui est celle de Jésus. Le Salut est Il l’accomplit en nous et par nous. Cela est vrai tant pour l’homme
principalement spirituel, œuvre de Dieu qui est Esprit (Jean 4, 24), et que pour la femme, mais c’est la femme dans la place qu’elle occupe
secondement humain, œuvre du Verbe, qui s’est fait homme en dans le mystère de la vie qui en est l’icône privilégiée.
Jésus et œuvre humainement. Ce mystère est révélé dès la concep- Cette vocation iconique de la femme éclaire ainsi le mystère du
tion de l’enfant : cette conception est principalement spirituelle, elle Salut qui est le mystère de l’Eglise, mystère également féminin :
est l’œuvre de Dieu, pas d’un principe masculin, et secondement l’Epouse du Christ (Ephésiens 5, 21-32). Mystère de réceptivité,
humaine, elle est l’œuvre de Marie. Œuvre totalement divine et de connaturalité, de vie divine communiquée. Tous, tant hommes
72 l nhors-série
“ Marie exerce pour nous
une vraie maternité de grâce.”
que femmes, nous avons à contempler en une femme, Marie, notre
propre condition devant le Dieu qui vient nous sauver en faisant
naître le Christ en nous. On passe là à la fécondité spirituelle qui,
elle aussi, est fondamentalement une maternité dont les femmes
sont les premiers témoins avec Marie pour modèle indépassable.
On est ici au point de départ d’un authentique féminisme chré-
tien. Il ne peut être que dans la contemplation de la Vierge Marie
qui est fondamentalement la Theotokos, la Mère de Dieu. Et ce
© AKG-IMAGES/ORSI BATTAGLINI. © DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION. © 1990, PHOTO SCALA, FLORENCE-COURTESY OF THE MINISTERO BENI E ATT. CULTURALI.
féminisme, s’il concerne en premier lieu les femmes, est bien plus
large ; il doit parler aussi aux hommes, tant pour l’estime et le res-
pect qu’ils doivent porter aux femmes que pour se comprendre
eux-mêmes, car il y a dans la femme plus que la femme, il y a
l’image de l’humanité, mot également féminin, dans sa relation au
Dieu sauveur. Notre époque très technicienne, très entrepre-
nante, désireuse de tout diriger, est une époque trop uniquement
masculine. Notre temps manque d’une contemplation intelli-
gente et amoureuse du mystère de la féminité là où il se manifeste
dans toute son ampleur, dans la Mère de Dieu qui est l’icône de
l’humanité appelée à être l’Eglise.
Un féminisme qui, comme trop souvent aujourd’hui, veut pour
valoriser la femme la rendre semblable en tout point à l’homme
passe à côté de cela. Ce féminisme est un fruit d’une culture qui ne
sait plus reconnaître dans la femme – et d’abord en Marie – l’icône
de l’humanité devant Dieu.
Il nous faut sans cesse revenir à ces mystères. La foi nous les éclaire
pour que nous y engagions notre vie. Il convient donc de les rece-
voir, là aussi, comme Marie les a reçus. Voyons donc la pédagogie
par l’exemple qui est le grand témoignage de la Mère de Dieu.
hors-sérien l 73
“éclaire
La vocation iconique
ainsi le mystère
avis… Le discret parle peu, ne se met si Dieu est vraiment Dieu. Certes, Il est
pas en avant. Il paraît être faible, effacé, le Tout-Puissant, et on peut s’en réjouir
sans grande personnalité. De fait, la car pour sauver le monde il faut être bien
discrétion du Seigneur fait corps avec supérieur au monde. Mais le mode
sa qualité de serviteur. Le service qu’il d’exercice de cette puissance vraiment
vient accomplir est à la fois celui qui est divine est un mode humain faible, c’est-
reçu du Père – il est le serviteur du Père : à-dire adapté à nous qui sommes faibles.
« Voici mon serviteur que je soutiens… » Un peu comme un remède, pour guérir
(Isaïe 42, 1) – et le service des hommes – une maladie grave et non pas pour tuer
« Je suis parmi vous comme celui qui le patient, ne doit pas être brutal ou sur-
sert » (Luc 22, 27). Et, effectivement, ce dosé… La deuxième raison de cette pau-
que l’on demande à un serviteur est vreté prolonge la première : se mettre
d’accomplir son service dans la dis- au niveau de celui que l’on vient sauver,
crétion. Jésus vient toujours à nous de c’est lui manifester un amour vrai. Non
cette façon-là. Et cela explique qu’on le pas condescendant comme ces riches
remarque si peu. qui font l’aumône par orgueil, mais plein
© DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION. © 1990, PHOTO SCALA, FLORENCE-COURTESY OF THE MINISTERO BENI E ATT. CULTURALI.
74 l nhors-série
de la femme
du Salut.”
mais il s’est présenté et se présente à nous humblement. Il sera
parmi nous et en nous ce que nous en ferons ; il recevra de nous,
soit un accueil véritable, soit un mépris, une indifférence, un rejet
auquel il ne s’opposera pas. Parce qu’il est un serviteur discret,
parce qu’il est un pauvre, il est humble : il reçoit ce qu’on lui
donne. Marie lui a donné sa foi et son sein. Parce qu’elle était elle
aussi humble, elle a su recevoir l’humble Sauveur.
L’humilité est, avec la charité, le vrai baromètre de la vie chré-
tienne. Rapportons donc tout à Celui de qui nous recevons « la
vie, la croissance et l’être » (Actes des Apôtres 17, 28). L’attitude
typique de l’humble est dans la transparence de sa personne qui,
dans ses grandeurs qu’il ne faut pas nier, laisse voir son origine,
son soutien et son but qui est le Seigneur.
Voilà la position de Marie dans l’histoire du Salut, depuis son
accomplissement par le Christ et pour tout le temps de sa com-
munication à l’humanité. Ce que Marie a été il y a deux mille ans
est aussi ce qu’elle demeure aujourd’hui : une Mère. C’est par son
intercession, comme à Cana (Jean 2, 1-5), qu’« elle continue à
nous obtenir les dons qui assurent notre salut éternel » (Vatican II,
Lumen gentium 62), car elle exerce pour nous une vraie maternité
de grâce. Marie au pied de la Croix reçoit le disciple Jean comme
fils (Jean 19, 25-27). Destinataire privilégiée de l’Annonciation
(Luc 1, 26-38), elle est présente quand l’Eglise est fondée à la
Pentecôte (Actes des Apôtres 1, 14). Faut-il aller jusqu’à la dire
co-rédemptrice ? Si le préfixe co- signifie une égalité, on ne peut
le dire, la foi chrétienne reconnaissant le Christ comme le seul
Rédempteur. Mais si le préfixe co- signifie une dépendance
étroite du Christ qui permet une association à son œuvre de
Salut, alors il faut le dire d’abord de Marie en un sens très parfait
et aussi de chaque baptisé avec Marie pour modèle. 3
DIVINE ESQUISSE Ci-dessus : Saint Luc dessinant la Vierge, par Rogier Van der Weyden, XVe siècle (Munich, Alte Pinakothek).
Reprenant l’histoire qui, selon la tradition, voulait que saint Luc eût fait le portrait de la Vierge à l’Enfant après une apparition, Van der Weyden
est l’un des premiers à peindre la scène. Mais là où d’autres artistes représentent Luc le pinceau à la main, le maître flamand innove en
le faisant dessiner à la pointe d’argent. Page de droite : Retable de Sainte-Colombe, par Rogier Van der Weyden, vers 1455 (Munich, Alte
Pinakothek). Destiné à l’église Sainte-Colombe de Cologne, ce triptyque présente, de gauche à droite, l’Annonciation, l’Adoration des Mages
et la Présentation de Jésus au Temple. Le jeune homme debout, à droite du panneau central, serait un portrait de Charles le Téméraire.
76 L nhors-série
Je vous salue Marie
Composée d’une louange et d’une supplication,
la plus connue de toutes les prières à la Vierge n’a pris la forme
qu’on lui connaît aujourd’hui que tardivement. PAR ALBANE PIOT
«
I
l est la joie des anges, la mélodie des pré- n’est arrivé que ce simple regard de Dieu, de saint Jacques et de saint Marc aux IVe -
destinés, le cantique du Nouveau Testa- jeté sur sa bassesse. Ce court instant est V e siècles. Elles ont été réunies autour de
ment, le plaisir de Marie et la gloire de la Très plein d’éternité, d’une éternité toujours nou- l’an 600 par la liturgie latine dans l’offertoire
Sainte Trinité, écrit vers 1712 saint Louis- velle, écrit le théologien Karl Barth. Si jamais, de la messe du dimanche de l’avent qui pré-
Marie Grignion de Montfort dans son Traité dans l’histoire universelle, quelque chose de cède Noël et qui était un dimanche marial.
de la vraie dévotion à la Sainte Vierge. L’Ave capital s’est passé, c’est bien ce regard. » Au XIe siècle, elles se trouvent dans les peti-
Maria est une rosée céleste qui rend l’âme Un court instant d’éternité, sous le regard de tes Heures en l’honneur de Marie ; l’office
féconde, c’est un baiser chaste et amoureux Dieu, que les chrétiens ne cessent, depuis, du samedi dédié à la Sainte Vierge com-
qu’on donne à Marie, c’est une rose vermeille de vouloir revivre. prend la première, tandis que la deuxième,
qu’on lui présente, c’est une perle précieuse Aussi évidente qu’elle puisse paraître est employée comme antienne de vêpres et
qu’on lui offre, c’est un coup d’ambroisie et aujourd’hui, la prière du Je vous salue Marie des laudes. Jusqu’au XIIe siècle, l’ensemble
de nectar divin qu’on lui donne. » n’a pourtant pas toujours existé et n’a pris des prescriptions diocésaines ne mentionne
Il fut la toute première prière mariale et la même que bien tardivement la forme com- pourtant comme prières que tous les fidèles
matrice de toutes celles, longues ou courtes, plète qu’on lui connaît aujourd’hui. Elle pro- doivent connaître et savoir que le Pater et le
liturgiques ou privées, qui ont suivi et vient, comme l’ensemble du Rosaire, de Credo. Ce n’est qu’à la fin du XIIe siècle que
n’auront fait que la paraphraser : une louange l’imitation des prières liturgiques dans la lan- l’Ave prend place entre eux, notamment à
à Marie qui est en même temps une louange gue des peuples chrétiens, pour l’usage des Paris, en 1198, à la demande de l’évêque
au Seigneur pour les grandes choses qu’il a plus humbles. Pendant des siècles, les fidè- Eudes de Sully. A l’est du Rhin, de sembla-
faites pour elle, et par elle, pour tous les les n’auront d’ailleurs employé que ses deux bles prescriptions sont données au cours
humains. Une invocation à Marie, prononcée premières phrases, tirées de l’Evangile : les du XIIIe siècle et ajoutent déjà à l’Ave le nom
aux tout premiers instants du christianisme, paroles de l’ange à l’Annonciation, « Je vous de Jésus, de telle sorte qu’il se termine ainsi :
par un messager du ciel, au jour de l’Annon- salue Marie », ou leur traduction grecque, « et béni est le fruit de vos entrailles, Jésus »
ciation, quand, à Nazareth, l’ange Gabriel « Réjouis-toi Marie », et celles d’Elisabeth à la ou « Jésus-Christ ». Le pape Urbain IV (1261-
annonça à la Vierge qu’elle serait la mère du Visitation, « vous êtes bénie entre toutes les 1264) accorda même une indulgence pour
Sauveur. « Tous les anges de tous les cieux femmes et le fruit de vos entrailles est béni », l’addition du nom de Jésus à l’Ave. Au
ne regardent maintenant que ce lieu où il y a accolées ou non. Les deux phrases sont XIIIe siècle, on commence, dans les sermons,
Marie, cette jeune fille à qui cependant rien présentes dans les liturgies orientales dites à instruire les fidèles sur l’Ave comme on le
hors-sérien L 77
pour nous » – qu’on ajouta, progressivement,
pour répondre aux besoins de la piété popu-
laire, une prière proprement dite au salut à
Marie qu’était encore seulement l’Ave Maria.
UnbréviairechartreuxduXIIIe sièclementionne
la finale « Sainte Marie, priez pour nous ». Dans
un petit livre intitulé La Consolation des âmes,
édité en1474,une prièreplus longues’ajouteà
l’Ave où l’on invoque le secours de la Vierge
pour l’heure de la mort. En Italie, une para-
phrase du « Sainte Marie » est attribuée à
Dante : « Ô Vierge sainte, intercédez sans
faisait pour le Pater et le Credo ; ainsi, saint Une prière que l’on pratique pourtant à l’issue cessepournousauprèsdeDieu,afinqu’ilnous
Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin ou des antiennes mariales des heures liturgiques pardonne et nous accorde la grâce de vivre ici-
saint Bonaventure. L’Ave se répand sous depuis le XIIIe siècle : l’hymne à la Vierge du bas de telle sorte qu’à notre mort il puisse nous
l’influence des monastères dominicains, cis- temps de Noël, l’Alma Redemptoris Mater, donner le ciel. » Le bréviaire de l’ordre de la
terciens, franciscains. se termine par ces mots : « Ayez pitié des Merci et celui des Camaldules, imprimés tous
Parallèlement, se développe la pratique du pécheurs » ; l’Ave Regina Cælorum se conclut deux à Paris en 1514, contiennent enfin l’Ave
« Psautier des cent cinquante Ave », la réci- par « Priez le Christ pour nous » ; le Salve tel qu’on le récite aujourd’hui. En 1556, saint
tation répétée de la salutation angélique à Regina, par « Après l’exil de cette vie, montrez- Pierre Canisius l’insère dans son catéchisme
© AKG-IMAGES/JOSEPH MARTIN. © PHOTO SCALA, FLORENCE-COURTESY OF THE MINISTERO BENI E ATT. CULTURALI.
l’origine du Rosaire, accompagnée le plus nous Jésus, le fruit béni de vos entrailles » ; et dont l’influence est immense. En 1568, dans
souvent de gestes de dévotions : inclinai- le Regina Cæli, par « Priez Dieu pour nous ». sa nouvelle édition du Bréviaire romain, le pape
sons, génuflexions. On dit que le roi Saint Ce fut d’après ces exemples liturgiques et saint Pie V prescrit aux prêtres de réciter dans
Louis en récitait ainsi chaque jour cinquante, aussi, peut-être, d’après les invocations à la prière des heures l’Ave après le Pater, et la
s’agenouillant puis se relevant à chaque Marie des Litanies des saints – « Sainte Marie, formule qu’il donne de l’Ave est exactement
Ave. Par ailleurs, des légendes se répan- priez pour nous », « Sainte Mère de Dieu, priez celle que l’on connaît aujourd’hui.
dent, qui signent et favorisent la diffusion
de l’Ave, telle la légende du sonneur noyé
et sauvé par Marie, qui commence ainsi : UN FLOT DE LARMES
« L’Ave Maria est une prière / Quiconque l’a En haut : La Descente de croix,
faite et continue de la faire / S’assure une par Rogier Van der Weyden, avant
récompense de prix, un salaire, / S’il prie de la 1443 (Madrid, Museo del Prado).
bonne manière. / Alors Marie, notre Reine Aux côtés de la Vierge évanouie
bien-aimée, / La Dame de mes pensées, / Au dans un mouvement du corps
temps de la misère / Apportera le salaire. » Au identique à celui de son fils mort,
XIVe siècle, l’addition du nom de Jésus et d’un presque tous les personnages
« Amen » est effective, et le texte commun de de la scène pleurent la mort du
l’Ave devient le suivant : « Je vous salue Marie, Christ avec une extrême retenue.
pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, Admiratif de l’œuvre, l’humaniste
vous êtes bénie entre les femmes et Jésus- italien Bartolomeo Facio évoqua
Christ, le fruit de vos entrailles, est béni. « la dignité conservée au milieu d’un
Amen. » C’est ce texte qui figure en 1498 dans flot de larmes ». Ci-contre : La Mise
L’Imitation de Jésus-Christ, puis dans pres- au tombeau du Christ, par Rogier
que tous les catéchismes du XVIe siècle. Van der Weyden, 1450 (Florence,
De fait, en 1500, l’Ave Maria ne comprend Gallerie degli Uffizi). Réalisé durant
pas encore la prière de demande qu’on lui le séjour du peintre en Italie, le
connaît aujourd’hui : « Sainte Marie, Mère de tableau s’inspire de l’œuvre de Fra
Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs… » Angelico au couvent San Marco.
78 L nhors-série
JE VOUS SALUE MARIE
JE VOUS SALUE MARIE, PLEINE DE GRÂCE ;
LE SEIGNEUR EST AVEC VOUS.
VOUS ÊTES BÉNIE ENTRE TOUTES LES FEMMES
Prière faite pour les simples, le Je vous salue
ET JÉSUS, LE FRUIT DE VOS ENTRAILLES, EST BÉNI.
Marie continue de défier savants, théologiens,
SAINTE MARIE, MÈRE DE DIEU,
écrivains, musiciens et tous ceux qui tente-
PRIEZ POUR NOUS PAUVRES PÉCHEURS,
raient d’exprimer la portée de chacune de ses
MAINTENANT ET À L’HEURE DE NOTRE MORT.
paroles, qui résument à elles seules, et mieux
AMEN
que tous les commentaires, tous les titres de
noblesse de la Vierge Marie et tant de mystè-
res de l’histoire de la Rédemption.
Il y a ce salut de l’ange qui, selon saint Tho-
mas, exprime à lui seul la supériorité de Marie
sur les anges, car jamais jusqu’à présent un
ange n’avait révéré un homme ; puisque
l’ange est plus familier avec Dieu et qu’il parti-
cipe plus à la splendeur divine, il lui est donc sans être incompréhensible », estime le père paraphrasant saint Augustin : « Marie a
supérieur. Mais voilà Marie, pleine de grâce, Jérôme de Sept-Fons. « Mais remarque bien d’abord conçu dans son cœur avant de
« celle que la grâce comble », dit le texte grec, maintenant, petit, renchérit le curé de Torcy de concevoir dans sa chair. » Elle est devenue
ou plus exactement celle qui a été et qui Georges Bernanos : la Sainte Vierge n’a eu ni Mère de Dieu en concevant Jésus dans son
demeure l’objet de la grâce divine. Car depuis triomphe, ni miracles. Son fils n’a pas permis cœur par la foi en la parole de Dieu exprimée
toujours la grâce lui a été donnée, affirment le que la gloire humaine l’effleurât, même du plus par l’ange, et en l’enfantant elle a cru, elle a dit
théologien Duns Scot et, après lui, le philoso- fin bout de sa grande aile sauvage. Personne oui, me voici. Et la chair humaine de Jésus est
phe Martin Steffens : « arrivée au désir de Dieu n’a vécu, n’a souffert, n’est mort aussi simple- celle de Marie. Voilà pourquoi les catholiques
avant la création du monde, puisque cette ment et dans une ignorance aussi profonde de ne peuvent ni ne doivent révérer l’Incarnation
création visait l’Incarnation, et que l’Incarna- sa propre dignité, d’une dignité qui la met pour- sans révérer Marie. « Choisie par le très saint
tion passait par cette femme, Marie arrive tant au-dessus des anges. Car enfin, elle était Père du ciel, consacrée par lui comme un
aussi bien avant le péché des hommes. Elle en née sans péché, quelle solitude étonnante ! temple avec son Fils bien-aimé et l’Esprit
est donc exempte ». Elle est pleine de grâce, Une source si pure, si limpide, si limpide et si paraclet ; vous en qui fut et demeure toute
alors l’archange s’incline et la salue. En grec, pure, qu’elle ne pouvait même pas y voir reflé- plénitude de grâce et Celui qui est tout bien.
son salut se traduit par ces mots : « réjouis- ter sa propre image, faite pour la seule joie du Salut, Palais de Dieu ! Salut, Tabernacle de
toi ». Pourtant, chez les Juifs, on se saluait plu- Père – ô solitude sacrée ! Les antiques démons Dieu ! Salut, Maison de Dieu… »
tôt avec le mot shalom : « paix ». Il n’est pas familiers de l’homme, maîtres et serviteurs tout Mère de Dieu, son plus beau titre de
anodin, sans doute, que l’ange soit entré dans ensemble, les terribles patriarches qui ont noblesse qui lui valut la salutation de l’ange et
la maison de Marie et l’ait saluée avec le salut guidé les premiers pas d’Adam au seuil du toutes celles qui ont suivi, Marie est aussi mère
des Grecs, des gentils, des païens. « Et les monde maudit, la Ruse et l’Orgueil, tu les vois du genre humain, depuis que son fils, du haut
Grecs, lorsqu’ils lurent cet Evangile quarante qui regardent de loin cette créature miracu- de la Croix, a dit à saint Jean : « Voici ta mère. »
ans plus tard, ont pu voir ici un message leuse placée hors de leur atteinte, invulnérable Et le disciple l’a prise chez lui. Et tous les disci-
important, souligne Benoît XVI. Ils ont pu et désarmée. (…) La Vierge était l’Innocence. » ples du Christ, depuis lors, en la choisissant
comprendre qu’avec le début du Nouveau Sa bénédiction entre les femmes valut au pour mère, en la prenant chez eux, acceptent
Testament, auquel cette page de Luc faisait monde la plus grande bénédiction, ce fruit de redevenir petits enfants et de lui confier
référence, avait également eu lieu l’ouverture béni de Dieu, des anges et des hommes, l’aujourd’hui de leur vie, confiants que, dans sa
au monde des peuples, à l’universalité du Jésus, « le fruit de [s]es entrailles » : le mot prière, Marie porte toutes les demandes pos-
Peuple de Dieu, qui désormais n’embrassait d’entrailles n’est pas choisi au hasard, qui sibles. Conscients que puisqu’ils lui deman-
plus seulement le peuple juif, mais également exprime à la fois le réalisme de l’Incarnation, dent de prier maintenant, maintenant elle prie :
le monde dans sa totalité, tous les peuples. » mais aussi la profondeur des sentiments, instant de confiance infinie, voilà qu’elle a pris
Elle est bénie entre toutes les femmes, la mère comme l’entendent les expressions « être le relais, qu’elle parle d’eux au Père et que,
du genre humain, la nouvelle Eve, comme l’a pris aux entrailles » ou « nos entrailles s’émeu- quel que soit le fruit de sa prière, il sera bon
exprimé sa cousine Elisabeth, le jour de la Visi- vent » : « Jésus est d’abord le fruit de la foi pour eux, peut-être pas maintenant comme ils
tation. Véritablement femme avec cela. « Au- viscérale de Marie avant d’être le fruit de l’entendent, mais sûrement à l’heure de leur
dessus, sans être différente, incomparable, sa chair », rappelle l’abbé de Menthière, mort, et pour leur salut éternel. 3
hors-sérien L 79
UNE TRÈS GRANDE JOIE
L’Adoration des Mages (détail),
par Domenico Ghirlandaio, 1488
(Florence, Museo degli Innocenti).
« Où est le roi des Juifs qui vient de
naître ? Nous avons vu, en effet, son
astre à son lever et sommes venus lui
rendre hommage. » (Matthieu 2, 2).
© DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION.
Qu’il me soit fait
selon votre parole
Le dessein de Dieu voulait que Marie fût vierge et mère. Les traditions
et les exégèses divergent sur le moment où elle a compris dans toute
son amplitude le mystère de sa destinée. Elles s’accordent sur le fait que
son Fiat a fait surgir l’aurore de la Rédemption. PAR GUILLAUME DE TANOÜARN
DESTINÉE RADIEUSE Ci-dessus, à gauche : La Naissance de la Vierge, par Domenico Ghirlandaio, 1485-1490 (Florence, Santa
Maria Novella). A droite : La Présentation de la Vierge au Temple, par Domenico Ghirlandaio, 1485-1490 (Florence, Santa Maria Novella).
A la demande de Giovanni Tornabuoni, Ghirlandaio réalisa, entre 1485 et 1490, un vaste ensemble de fresques dans la chapelle majeure
de la basilique Santa Maria Novella à Florence. L’un des deux cycles est consacré à la vie de saint Jean-Baptiste, l’autre, à celle de la Vierge.
PHOTOS : © SCALA, FLORENCE/FONDO EDIFICI DI CULTO-MIN. DELL’INTERNO.
C’
est essentiellement par les Evangiles que nous connais- Marie, dont l’éducation au Temple avait été soignée de sorte
sons le personnage de Marie. Saint Paul en mentionne qu’elle sache lire et écrire l’hébreu. Le père Carmignac a démontré
l’existence (Galates 4, 4). Les Evangiles apocryphes spécifiquement l’existence d’un original hébraïque pour les deux
insistent sur le fait, déjà marqué dans les Evangiles canoniques, premiers chapitres de Luc. La main et le cœur de Marie ? Quelque
que Marie est vierge et mère ; le Protévangile de Jacques est le plus chose de sa psychologie personnelle ? C’est notre pari ici.
disert à son sujet ; parmi les apocryphes, il est vraisemblablement Elevée près du Temple car sa famille était une famille sacerdo-
issu du milieu galiléen des pauvres de Yahvé dans lequel Jésus est tale (voyez le personnage de Zacharie, grand prêtre époux de sa
né, mais il est plus tardif que les Evangiles authentiques auxquels cousine Elisabeth), Marie manifesta très vite une maturité spiri-
il est dès lors plus prudent de se cantonner. tuelle hors du commun. Alors que la maternité est le devoir des
Nous ne parlerons pas ici du mariage de la Vierge, que la double femmes croyantes, elle semble avoir décidé d’offrir sa virginité au
généalogie du Christ (Matthieu 1 et Luc 3) prend pour acquis et qui Seigneur pour lui appartenir tout entière. Le point est disputé,
est raconté dans le Protévangile de Jacques. Nous nous contente- nombre d’excellents exégètes préférant penser que Marie ne l’a
rons du texte de Luc 1 et 2, extrêmement vivant, dont la substance consacrée que par son Fiat : par son accord donné à Dieu pour
provient sans doute de Marie elle-même. Luc déclare en effet à devenir la Mère du Messie dont elle n’aurait pas ignoré qu’Isaïe
deux reprises qu’il a utilisé son témoignage (2, 10 et 2, 52 à compa- avait prophétisé qu’il naîtrait d’une vierge. Je préfère m’en tenir à
rer avec Luc 1, 1-4). On peut donc dire qu’il porte la signature de ce que nous fait voir l’Evangile recueilli de ses propres lèvres.
hors-sérien l 81
Ce désir de consécration virginale n’était, quoi qu’il en soit, pas sera la mère du Messie : « Il sera grand, lui dit l’ange, il régnera sur
celui de ses parents, qui s’étaient empressés de la marier à Joseph, le trône de David, son père, et son règne n’aura pas de fin. »
avant même qu’elle ait l’âge permettant à cette union d’être Ce que, visiblement, Marie entend d’abord, pourtant, c’est qu’elle
PHOTOS : © PHOTO SCALA, FLORENCE/FONDO EDIFICI DI CULTO-MIN. DELL’INTERNO.
consommée. Seulement voilà, de toute évidence, si l’on s’en tient devra consommer son mariage avec Joseph, car pour l’instant, sa
au texte de Luc, Marie ne voulait pas d’une vie maritale. C’est en généalogie en fait foi, c’est lui, Joseph, le fils de David. Marie, qui prie
effet, à mes yeux, son désir personnel profond qui s’exprime à Dieu toute la journée, prend-elle ces paroles de l’ange comme une
découvert dans son dialogue avec l’ange. Rien à voir ni avec ses tentation, qui la ferait renoncer à son grandiose et très personnel
parents, ni avec les convenances, ni avec le droit du mariage dans projet de virginité ? Il n’y a guère d’autre explication de ce qu’elle va
son pays. Luc, lui, est certes dans les convenances quand il com- dire. Elle coupe l’ange Gabriel, ne voulant pas en entendre davan-
mence son récit de l’Annonciation, en situant Marie, pour mieux tage et elle l’interroge prosaïquement : « Comment en sera-t-il ainsi
la présenter : « elle est mariée à un homme appelé Joseph, de la mai- puisque je ne connais pas d’homme ? » La question est directe. Rappe-
son de David ». Mais, dans la suite du texte, Marie fait comme si lons que le terme connaître signifie, dans l’hébreu biblique, avoir un
cette donnée n’existait pas. Curieux ? Cela ne s’explique que parce rapport sexuel. La tentation est double pour Marie : si elle écoute les
qu’elle est convaincue qu’elle a un accord avec son Dieu. paroles de l’ange, elle deviendra mère du Messie et mère d’un fils
Attention cependant à ce que signifie la généalogie davidique de de David, dont le père est justement celui auquel elle a été mariée :
Joseph, qui introduit les Evangiles de Matthieu et de Luc : le Christ Joseph. Marie, malgré son jeune âge, n’a rien d’une dinde ignorante.
descend putativement de David par les mâles, ce qui représente C’est en toute connaissance de cause qu’elle refuse le destin ordi-
un privilège exceptionnel, comme ce le sera d’ailleurs pour Jésus naire des filles de Jérusalem. Elle sent qu’elle est faite pour autre
lui-même, que la population de Jérusalem célébrera comme « fils chose que pour engendrer une portée de mouflets. Or, même si
de David », lors de sa dernière entrée triomphale dans la ville. Mais l’aîné devait être le Messie annoncé par les prophètes, la maternité
il en descend parce que sa mère est mariée à un homme de la lignée est quelque chose de trop étroit pour son cœur habité par le divin.
royale. Cela suffit à rendre possible sa messianité. Il faut que l’ange la rassure en lui disant que, pour elle, les deux
Or l’ange annonce justement à Marie qu’elle sera mère, mais, ce projets sont non seulement compatibles mais complémentaires, il
qui est le vœu secret de toute jeune fille pieuse en Israël, qu’elle faut qu’il lui dise : « la puissance du Très Haut vous couvrira de son
82 l nhors-série
NE CRAINS PAS Page de gauche : Le Mariage de la Vierge,
par Domenico Ghirlandaio, 1485-1490 (Florence, Santa Maria
Novella). « Joseph, Joseph, tu es l’élu, dit alors le prêtre : c’est toi
qui prendras en garde la vierge du Seigneur. » (Protévangile de
Jacques IX, 1). A gauche : L’Annonciation, par Domenico Ghirlandaio,
1485-1490 (Florence, Santa Maria Novella). « Ne crains pas, Marie,
tu as trouvé grâce devant le Maître de toute chose. Tu concevras
de son Verbe. » (Protévangile de Jacques, XI, 2). En haut : L’Adoration
des bergers, par Domenico Ghirlandaio, 1485 (Florence, Basilica
di Santa Trinita, Cappella Sassetti). Réalisée entre 1482 et 1485,
la décoration de la chapelle Sassetti raconte l’histoire de saint François
d’Assise. Au-dessus de l’autel, ce tableau complétant le cycle
est considéré comme le chef-d’œuvre de l’artiste florentin.
tout, mais que ce qu’elle accepte, c’est la parole de l’ange : « Qu’il Jésus dans son cœur avant de le concevoir dans son corps ». Luther,
me soit fait selon votre parole. » C’est encore de foi qu’il s’agit dans qui connaissait ces textes, les commente en soulignant : « Marie est
cette acceptation inconditionnelle de la parole ; Elisabeth sa cou- sans doute la première chrétienne », chrétienne avant même le Christ
sine le lui dira, dans ce qui peut passer pour la première béatitude et en quelque sorte chrétienne pour lui comme en témoigne le chant
de l’Evangile : « Heureuse es-tu d’avoir cru à ce qui t’a été annoncé du Magnificat, où Marie entend « toutes les générations la proclamer
de la part du Seigneur. » Marie ne comprend pas tout, mais elle bienheureuse », au nom de son Fils. Comment Marie, si proche du
accepte : voilà la foi de Marie. Ce jour de l’Annonciation est le jour Christ, pouvait-elle se donner à un autre ? Il est tout simplement
où commence sa maternité. Dieu ne l’a pas prise en traître. Il ne impensable qu’elle ne soit pas vierge. C’est sa vocation, fait-elle
s’est pas servi d’elle, elle a discuté avec lui, avant de s’en reconnaî- sentir à l’ange Gabriel. On est bien obligé de comprendre la mise en
tre la servante. Elle a été libre d’apporter ses raisons, nous dit le demeure qu’elle lui envoie : « Je ne veux pas connaître d’homme. » Et
dialogue saisi par Luc. L’évangéliste Matthieu affirme lui aussi la cela non pas parce que l’acte de chair serait empreint de je ne sais
conception virginale de Jésus, mais il met davantage son focus sur quelle impureté, il est comme le premier vecteur de la création.
Joseph, et sur son attitude devant Marie enceinte. Mais Marie se place dans une logique d’appartenance volontaire et
Revenons à ce chapitre de saint Luc qui est en quelque sorte d’amour qui semblent comme irrécusables, que Dieu lui-même ne
l’Evangile de Marie, comme nous venons de le préciser : pour récusera pas, acceptant de « faire avec », au terme de ce qui passe
hors-sérien l 83
TU SERAS COURONNÉE Ci-dessus, à gauche : La Visitation de la Vierge à sainte Elisabeth, par Domenico Ghirlandaio, 1485-1490
(Florence, Santa Maria Novella). A droite : Vierge à l’Enfant en majesté, par Domenico Ghirlandaio, 1484 (Florence, Galleria degli Uffizi). Page de
droite : Le Couronnement de la Vierge, par Domenico Ghirlandaio, vers 1486 (Città di Castello, Pinacoteca Comunale). Selon la Tradition, la
Vierge, après son Assomption, est couronnée Reine du Ciel par son fils. C’est La Légende dorée, composée par Jacques de Voragine entre 1261
et 1266, qui sert principalement d’inspiration aux artistes pour cette scène : « Jésus arriva avec la légion des anges, la troupe des patriarches,
l’armée des martyrs, les cohortes des confesseurs et les chœurs des vierges ; et toute cette troupe sainte, rangée devant le trône de Marie, se mit
à chanter des cantiques de louanges. Puis Jésus dit : “Viens, mon élue, afin que je te place sur mon trône, car je désire t’avoir près de moi !” »
pour une négociation. Dans son combat avec l’ange, Marie ne flan- Aucun sens en grec. Le père de La Potterie indique bien que dans
che pas… Pas plus que ne flancha le patriarche Jacob au gué du les langues sémitiques, ce pluriel renvoie aux sangs des menstrues.
© PHOTO SCALA, FLORENCE/FONDO EDIFICI DI CULTO-MIN. DELL’INTERNO. © DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION.
Yabboq ! Il avait lutté toute la nuit. La liberté de Marie est comme Il y aurait donc, dans cette incise, une claire allusion au fait que
une aurore qui pointe (Cantique 6, 10) pour l’humanité tout entière. Marie, parce qu’elle l’a voulu et que sa liberté immaculée a quel-
Le Cantique des cantiques continue, dans des versets souvent attri- que chose d’imprescriptible, est demeurée vierge dans l’enfante-
bués à la Vierge : « Elle est belle comme la lune ; élue comme le soleil ; ment de son Seigneur. Voilà comment, dans ce qui pourrait pas-
terrible comme une armée rangée en bataille. » ser pour un détail (la défloration de l’hymen dans l’enfantement),
Etonnant ? Marie n’est pas une petite jeune fille insignifiante, Dieu respecte la liberté de la Vierge.
instrumentalisée par le Très Haut. En termes modernes, elle n’est A-t-elle eu des enfants après avoir engendré virginalement le Sei-
pas une mère porteuse. Elle est un Ordre à elle toute seule, disait gneur ? Certains le prétendent en s’appuyant sur le verset de Marc
au XVIIe siècle le grand cardinal de Bérulle. Elle est le modèle de qui cite quatre « frères » du Christ, sans nommer ses sœurs « qui
notre liberté, elle a sa manière à elle d’être libre, comme à Cana sont toutes avec nous ». La question mériterait un article à elle seule :
où, attentive au bon déroulement de la fête, elle affronte l’inertie les mots « frères » et « sœurs » désignent ici sa parentèle, du côté
du Seigneur : « Ils n’ont plus de vin », dit-elle à son fils, qui la rem- de Joseph ou de la famille de Marie elle-même, comme l’exégèse
barre. « Qu’y a-t-il entre toi et moi ? » s’entend-elle répondre ; ce qui l’a amplement démontré (dernier en date, l’excellent article que
ne l’empêche pas de dire aux serviteurs : « Faites tout ce qu’il vous consacre le père Silly à la question dans son Dictionnaire Jésus, chez
dira. » Finalement, comme on sait, le miracle a lieu. Pour une Bouquins). J’en resterai pour ma part ici à cette liberté de Marie, qui
noce ! La mère convainc le fils. explique tout. Peut-on penser qu’elle se contenterait d’être une
Elle a une manière unique de parler au Très Haut. Elle a aussi mère comme les autres ? Son cœur est universel. Elle est la Vierge ;
une manière unique d’être enceinte et de devenir mère. Le Très elle est la Femme comme l’appelle le Seigneur à deux reprises
Haut a accepté que sa maternité ne périme pas sa virginité. Il y a, (Jean 2 et 19). Elle est aussi la mère par excellence, non seulement
sur ce point de la virginité sauvegardée de Marie un texte étonnant mère du Christ, mais aussi mère de tous les vivants, parce que « nou-
dans l’Evangile de saint Jean, texte qui surprend les lecteurs, c’est velle Eve », comme l’appelait saint Irénée à la fin du IIe siècle.
la lecture christique du chapitre 1, verset 13, qui a contre elle tous C’est dans l’Apocalypse qu’on la rencontrera pour finir, « un
les modernes à commencer par saint Jérôme, mais qui a pour elle grand signe dans le ciel, une femme revêtue du soleil, la lune sous les
les plus anciens Pères de l’Eglise, saint Irénée, Justin et Tertullien pieds et une couronne de douze étoiles sur la tête ». Elle est celle qui
d’une même voix : « A tous ceux qui l’ont reçu, dit saint Jean dans la engendre le Messie (12, 5). Il s’agit donc bien de notre Marie, aux
leçon ancienne, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, lui prises avec l’antique Serpent (12, 9), comme Eve l’avait été. « Je
qui n’est pas né des sangs, ni de la volonté de la chair ni de la volonté mettrai une inimitié entre toi et la femme », avait dit Dieu au Serpent.
de l’homme, mais de Dieu. » Que signifie le pluriel de « sang » ? L’Apocalypse visualise cette promesse de Yahvé, en conférant à la
84 l nhors-série
© PHOTO SCALA, FLORENCE.
maternité de Marie un caractère universel. Il y a son Fils (12, 5) qui de sa descendance, car sa descendance principale, c’est le Messie,
lui a donné « l’expérience de la joie » (Luther), dont témoignent les nous l’avons vu (12, 5). A travers cette formule énigmatique sur « le
deux premiers versets du Magnificat. Et il y a « le reste de sa descen- reste du sperma de la Femme » (12, 17), on trouve l’idée que Marie,
dance » (12, 17), tous les hommes qui la plongent dans « les dou- comme mère vierge, est une semence efficace pour le salut du
leurs de l’enfantement ». Puisqu’il est question de signe, on pense à monde. Elle est la mère universelle. Signe au milieu de nous, elle est
La Salette, cette apparition, ce signe qui a eu lieu douze ans avant la présence du Père divin, qui comme tous les pères reste distant.
Lourdes, où les voyants, Maximin et Mélanie, constatent les larmes Est-ce trop lui donner ? « De Maria numquam satis », disait saint
de Marie, en travail pour le salut du monde. On pense aussi au livre Bernard. On ne peut jamais trop donner à la « Mère de Dieu », qui,
de la Genèse, à cette inimitié entre le Serpent et la Femme, que j’évo- par ce titre qu’elle a reçu au concile d’Ephèse (431), est installée
quais tout à l’heure. Il existe une preuve indubitable que l’auteur « aux confins de la divinité » (Cajétan). 3
de l’Apocalypse pensait aussi au livre de la Genèse en écrivant le
fulgurant chapitre 12 de l’Apocalypse. Il voit le conflit entre la des- Prêtre de l’Institut du Bon-Pasteur et fondateur
cendance du Serpent (les petits démons qui pullulent sur notre du Centre culturel Saint-Paul à Paris, Guillaume de Tanoüarn est
terre) et la descendance de la Femme (ceux que Marie arrache à la docteur en philosophie. Il a soutenu une thèse sur Cajétan, le
puissance du mal). Le mot est le même dans le grec de la Septante et personnalisme intégral (Cerf, 2009). Il a également publié, au Cerf,
dans le texte original de l’Apocalypse, il est surprenant alors que Parier avec Pascal (2012) et Délivrés (2016) ; chez Via Romana,
l’on parle d’une femme : sperma est le mot qui désigne la descen- Une histoire du mal (2014) ; et chez Tallandier, Le Prix de la fraternité
dance de la Femme, ou plus exactement, dit l’Apocalypse, le reste (2018). Il vient de publier Méditations sur la messe (Via Romana).
hors-sérien l 85
Quand la Vierge
apparaît
PAR JOACHIM BOUFLET
Reconnues ou non, des apparitions de la Vierge sont mentionnées
dès les premiers temps de l’ère chrétienne. Un certain nombre d’entre
elles sont à l’origine de sanctuaires et de cultes dédiés à Marie,
dont Lourdes, Fátima ou encore Guadalupe sont les plus célèbres.
AU CŒUR DE LA FRANCE
Parmi la cinquantaine d’apparitions
© LUC OLIVIER/PHOTONONSTOP.
Q
uand on évoque les apparitions Constantinople en 626. Au Puy, la Vierge se
de la Vierge, on pense d’emblée montre en songe à une femme percluse et
à Lourdes, les plus connues, lui recommande de se faire transporter sur
parfois à Fátima. Ces manifesta- le mont Anis, où elle s’allongera sur « une
tions, tenues chez les chrétiens pour sur- grande pierre noire et carrée » déjà sancti-
naturelles, se sont multipliées au fil des siè- fiée, dit la tradition, par une apparition en
cles avec l’évolution et l’extension du culte 47 ; la femme obéit et voit de nouveau la
marial, jusqu’à atteindre aujourd’hui un Vierge qui, la guérissant, lui demande de
nombre extravagant, tant il banalise un phé- faire bâtir sur place une église ; celle-ci
nomène par nature exceptionnel : l’appari- deviendra la cathédrale, dans laquelle est
tion mariale ou mariophanie (manifestation toujours conservée la « pierre des Fièvres » :
de Marie, terme forgé par le philosophe Jean « Ce mégalithe, étant donné son passé de
Guitton sur le modèle de « théophanie », culte païen, ne pouvait avoir été inclus dans
manifestation de Dieu) est un événement la cathédrale et y rester encore après quinze
rare. « Quand l’historien étudie la question, il siècles sans que l’évêque eût jugé authenti-
est confronté à un véritable maquis, de plus en que et surnaturelle l’apparition qui fit de lui
plus dense au fur et à mesure qu’il se rapproche un objet chrétien », concluait le chanoine
du XXe siècle, parce que la nature des témoi- Auguste Fayard dans son étude Aux origines
gnages est de plus en plus diversifiée. » (Joa- de l’église du Puy : la Vierge et le dolmen.
chim Bouflet et Philippe Boutry, Un signe dans le ciel). Avec le déve- L’apparition à Constantinople, le 8 août 626, se produit alors que
loppement des médias, et surtout d’Internet, l’information sur les la ville est encerclée par les Avars. Après dix jours de siège, le patriar-
apparitions ou prétendues telles devient pléthorique, c’est une che Serge fait exposer le saint vêtement de la Mère de Dieu conservé
jungle et non plus un maquis que découvre le chercheur : on dans l’église Sainte-Marie des Blachernes et organise une proces-
recense sur la Toile nombre de mariophanies en cours, la plus sion de l’icône éponyme, protectrice de la cité. Les assaillants voient
emblématique étant celle de Medjugorje, en Bosnie-Herzégovine, alors sortir par la porte des Blachernes une Dame d’une éclatante
qui dure depuis 1981 ; mais on en relève sur tous les continents, beauté qui traverse leurs rangs sans crainte, leur en imposant par
l’Amérique venant en tête avec des dizaines de cas aux Etats-Unis, son port majestueux et son air sévère ; ils hésitent sur la conduite à
au Brésil et en Argentine, suivie par l’Afrique, tandis que l’Europe tenir, se querellent jusqu’à s’entretuer, finalement lèvent le siège
fait désormais figure de parent pauvre, à l’exception de l’Italie où il tandis que la Dame, en qui les assiégés reconnaissent la Toute
n’est pas d’année sans que l’on signale de nouvelles apparitions. Sainte, se montre sur les remparts. C’est à la suite de ce miracle que
Les premiers documents sur les mariophanies ne remontent pas, le patriarche Serge aurait composé l’Hymne acathiste. Ces deux
pour les plus anciens, au-delà du XIe siècle, hormis de très rares cas types d’apparitions soulignent la perception différente qu’ont les
dont la relation est parfois contemporaine de l’événement qu’elle Latins et les Grecs de la personne et de l’intercession de Marie : pour
évoque – celle d’Evesham, en Angleterre, qui date de 701 et est les Byzantins, elle est la Toute Sainte, l’impératrice céleste, protec-
signalée déjà en 714 par l’évêque Ecgwine dans la charte de fon- trice de la cité et du bien-être de ses citoyens ; pour les Occidentaux,
dation de l’abbaye –, ou relativement proche de l’événement, telle elle se révèle davantage comme une mère encline à se pencher sur
l’apparition à saint Grégoire le Thaumaturge, au IIIe siècle, relatée les malheurs individuels des fidèles. La fonction royale de la Mère
dans sa Vie rédigée par saint Grégoire de Nysse entre 372 et 394.
Presque tous les récits du premier millénaire sont des légendes
(étymologiquement, des récits d’édification dont la lecture était PILIER DE LA FOI En haut : Apparition de la Vierge à saint
conseillée) visant à attribuer une origine miraculeuse aux sanc- Jacques le Majeur, par Nicolas Poussin, début du XVIIe siècle
tuaires que les apparitions auraient suscités : ainsi, la basilique (Paris, musée du Louvre). Vers 40 après J.-C., alors qu’il
Notre-Dame-du-Pilier à Saragosse (Espagne) commémorerait la désespère face aux difficultés qu’il rencontre durant sa mission
toute première apparition connue de la Vierge, à l’apôtre saint Jac- pour évangéliser l’Espagne, l’apôtre saint Jacques eut une vision
ques le Majeur en 40 de notre ère, mais la légende n’est pas anté- de la Vierge Marie qui l’encourageait à poursuivre sa prédication.
rieure au XIIIe siècle. D’une cinquantaine de mariophanies réper- La chapelle érigée sur les lieux mêmes de l’apparition est à
toriées au premier millénaire, on n’en retient comme plausibles l’origine de la basilique Notre-Dame-du-Pilier, à Saragosse. Page
que sept, notamment celles du Puy-en-Velay vers 420-430 et de de droite : statue de Notre-Dame de Fátima, au Portugal.
88 l nhors-série
des images
apparitions.”
de Dieu s’exportera en Italie, puis dans la chrétienté entière, à la
suite de la crise iconoclaste ou « querelle des images » (726-843)
qui, d’une certaine façon, mettra un terme aux mariophanies dans
l’Empire byzantin, au profit d’une vénération accrue des saintes
images. En revanche, la fonction maternelle de Marie sera peut-
être adoptée par l’Orient sous l’influence de Rome, les icônes de
type Eléousa – Vierge de tendresse portant contre elle l’Enfant
Jésus, joue contre joue – n’étant pas antérieures au X e siècle en
Orient. Plus qu’une représentation, l’icône est signe et manifesta-
tion de la présence du divin ; à ce titre « spéculation en couleurs »
selon le philosophe russe Evgueni Troubetskoï (1863-1920), elle
est digne de vénération et finit par se substituer à l’apparition, alors
que celle-ci devient « l’icône de l’Occident », pour reprendre une
formule de l’historienne Sylvie Barnay.
90 l nhors-série
“ se montre en Inde, en Angola…
Au gré de l’évangélisation, Marie
”
été rasée quand le pays est passé au protestantisme ; ils voient une
Dame en larmes portant un enfant dans ses bras, qui déplore que
l’on ait renié la religion ancestrale ; les anciens évoquent une icône
cachée sous terre : on creuse, on découvre un coffre renfermant la
sainte image, les villageois édifient une chapelle, bientôt toute la
région revient au catholicisme. La chapelle a été remplacée en
1786 par un édifice baroque dédié à la Nativité de la Vierge :
aujourd’hui basilique, c’est le plus important sanctuaire marial de
la Lituanie. On peut aisément multiplier les exemples.
UN PHÉNOMÈNE MONDIAL
Avec la découverte de l’Amérique et l’élan missionnaire qui
l’accompagne, les mariophanies s’exportent pour la première fois
au-delà de l’aire européenne. Les apparitions en 1531 à Juan
Diego Cuauhtlatoatzin (1474-1548), un Indien mexicain de la
tribu des Nahuas, signalées par l’impression achéiropoïète (non
faite de main d’homme) sur son manteau (tilma) de l’image de la
Vierge, de type amérindien, constituent dès l’origine un élément
fédérateur en Nouvelle-Espagne, puis dans l’Amérique latine, qui,
au fil des siècles, revêtira une signification spirituelle et sociale
importante, jusqu’à consacrer le droit des peuples autochtones à
conserver et protéger leur identité et leurs traditions culturelles. Le
© AURORA/HEMIS.FR © DINODIA PHOTOS/ALAMY STOCK PHOTO/HEMIS. © CATHERINE LEBLANC/GODONG.
hors-sérien l 91
“Enqui
1858, ce sont les apparitions
deviennent la mariophanie
les miracles qui l’accompagnent. En 1846, l’apparition de
La Salette donne lieu pour la première fois à une enquête canoni-
que officielle qui en consacre l’authenticité et sert toujours de
modèle dans le discernement des mariophanies. Mais ce sont les
apparitions de Lourdes, en 1858, qui, par leur transparence et leur
simplicité, par les miracles de guérison qui ne cessent depuis lors
de la signaler, puis par la sainteté de l’humble voyante Bernadette
Soubirous, deviennent la mariophanie de référence. La sobre
apparition de Pontmain (17 janvier 1871), coïncidant en pleine
guerre franco-prussienne avec le repli des troupes ennemies, ouvre
la voie après la défaite de la France à une épidémie de prétendues
mariophanies en Alsace-Lorraine, très connotées politiquement,
où se conjuguent désir de revanche et nostalgie de la monarchie à
quoi s’ajoute une dimension apocalyptique. Les apparitions de
Pellevoisin (Indre) à Estelle Faguette, en 1876, ne présentent pas
ces excès ; elles n’ont pas été reconnues, contrairement à la guéri-
son miraculeuse de la voyante dont la cause de béatification est
introduite. La même année, la renommée des apparitions de Mar-
pingen dans la Sarre et de Mettenbuch en Bavière, perçues comme
des réactions au Kulturkampf du chancelier Bismarck, dépasse
FÁTIMA ET L’APRÈS-FÁTIMA
Les apparitions de Fátima, qui se déroulent au Portugal pen-
dant la Première Guerre mondiale, sont sans contexte la plus
célèbre mariophanie du XXe siècle ; accompagnées de nombreux
signes, parmi lesquels le fameux « miracle du soleil », elles ont
été suivies entre 1925 et 1930 de diverses révélations à Lúcia
dos Santos, la principale voyante (1907-2005), dont certaines
concernaient le « troisième secret », déjà confié lors de l’appari-
LA BELLE DAME DES ENFANTS En haut : la grotte tion du 13 juillet 1917 et rendu public en 2000 à l’occasion de la
de Lourdes où Bernadette Soubirous (page de droite), alors âgée béatification des deux autres voyants, Francisco et Jacinta Marto,
de quatorze ans, eut dix-huit visions de la Vierge en 1858. morts prématurément en 1919 et 1920. Leur caractère surnaturel
Le sanctuaire a commencé à être aménagé dès la reconnaissance a été reconnu en 1930 par l’évêque de Leiria, et elles ont acquis en
officielle des apparitions par l’Eglise, le 18 janvier 1862. Il accueille peu de temps une audience mondiale. La portée du message de
chaque année environ 3,5 millions de visiteurs. Ci-dessus : Lúcia pénitence délivré par la Vierge, les appels à la conversion, les
dos Santos (à gauche) et ses cousins Francisco et Jacinta Marto, implications politiques de certaines révélations, mais aussi l’ins-
les trois enfants portugais auxquels la Vierge est apparue en 1917 trumentalisation de la mariophanie par le clergé et le pouvoir
à Fátima. L’aménagement du sanctuaire commença dès le début politique portugais, de même que les spéculations sur le secret,
des années 1920 et les apparitions furent officiellement reconnues ont fait de cette mariophanie – « la plus prophétique des appari-
comme « dignes de foi » par l’Eglise le 13 octobre 1930. tions » – l’une des plus complexes. Si l’épidémie de fausses appa-
ritions d’Ezkioga et de ses satellites en Espagne dans les années
1931-1936 a connu quelque éclat, les apparitions de Beauraing
92 l nhors-série
de Lourdes
de référence.”
et de Banneux en Belgique (1932-1933), également reconnues
par l’Eglise, et leur cortège de répliques non avalisées, n’ont pas
bénéficié d’une semblable célébrité, non plus que toutes les
mariophanies qui se succédèrent après la Seconde Guerre mon-
diale en Italie et en Allemagne, générant également des phéno-
mènes de mimétisme ; seuls se détachent quelques faits qui ont
donné lieu à la reconnaissance d’un culte, à Heede en Allema-
gne (1937-1940), aux Tre Fontane, dans le sud de Rome (1947),
et à Balestrino (1949-1971) en Italie, ainsi que les apparitions de
L’Ile-Bouchard, en France, en 1947. Il faut attendre la période
du deuxième concile du Vatican pour voir de nouvelles mario-
phanies acquérir, grâce au développement des médias, une
audience internationale, ainsi les apparitions de Garabandal,
en Espagne (1961-1965), et de San Damiano (1964-1981) en
Italie, qui n’ont pas été reconnues par l’Eglise.
Un tournant se produit dès 1981 avec le « phénomène Medju-
gorje », dans l’ex-Yougoslavie, qui instaurent un nouveau style
de mariophanies, dans lequel les apparitions se succèdent à une
fréquence et sur une durée jusque-là inconnues, et où elles sont
liées à la personne des visionnaires et non plus au lieu où elles se
produisent, advenant en quelque endroit qu’ils se trouvent au
gré de leurs déplacements : ces apparitions alléguées ne sont pas
reconnues, quand bien même les pèlerinages ont été autorisés.
Mais la fin du XXe siècle voit encore des mariophanies de struc-
ture traditionnelle – unité de lieu et de temps –, dont certaines,
source d’un renouveau de la piété mariale, de la vie sacramen-
telle et ecclésiale, ont bénéficié d’une reconnaissance épisco-
pale sanctionnée par Rome, ainsi les apparitions de Betania au
Venezuela (1976-1984), de Kibeho au Rwanda (1981-1989) et de
San Nicolás en Argentine (1983-1990). A l’heure actuelle, il y a
une surenchère des apparitions mariales, toujours plus nom-
breuses et se voulant, à grand renfort de signes extraordinaires,
de multiples secrets et d’annonces apocalyptiques, plus sensa-
tionnelles les unes que les autres au risque de dénaturer le mes-
sage évangélique que réactualisent au contraire les authentiques
mariophanies, et de porter atteinte à la communion ecclésiale. Il
existe néanmoins de rares cas, souvent discrets, d’apparitions de
la Vierge qui contribuent à l’accroissement et à la vitalité du corps
mystique du Christ qu’est l’Eglise. 3
94 L nhors-série
PRIÈRE CONTEMPLATIVE
A gauche : L’Annonciation, par Giambattista Tiepolo
(Pedrola, Palacio de los Duques de Villahermosa).
A droite : L’Immaculée Conception, par Giambattista
Tiepolo, 1767-1769 (Madrid, Museo Nacional
del Prado). Dans sa lettre apostolique Rosarium Virginis
Mariæ du 16 octobre 2002, Jean-Paul II rappelait
que « réciter le Rosaire n’est rien d’autre que contempler
avec Marie le visage du Christ. (…) Cheminer
avec Marie à travers les scènes du Rosaire, c’est comme
se mettre à “l’école” de Marie pour lire le Christ,
pour en pénétrer les secrets, pour en comprendre
le message ». Avant de conclure que « le Rosaire
est une prière orientée par nature vers la paix ».
L’
habit des frères dominicains com- Par lui, c’est elle qui nous l’offre. Décou- popularisé, dans sa forme purement biblique
porte un détail qui n’en est pas un, vrons-en toute la richesse ! et en une formulation très brève.
suspendu à leur ceinture, qui attire Le Rosaire tel que nous le connaissons Les psaumes, au nombre de cent cinquante,
souvent l’œil et accompagne leurs pas d’un provient de la conjonction de plusieurs élé- constituaient alors la majeure partie de la litur-
cliquetis du bois : le rosaire. Le fidèle lui pré- ments fondateurs qui ont lentement évolué gie des Heures. Les illettrés n’y avaient pas
fère souvent son petit frère, le chapelet, au fil des siècles. La dévotion à la Salutation accès. On leur permit donc de dire, à la place,
moins encombrant et sans doute plus pra- angélique, d’abord, et le procédé de répéti- une succession de Pater et d’Ave. Ainsi, au
tique – ce n’est qu’un tiers de rosaire ! On le tion plongent leurs racines dans l’usage XIIe siècle, la coutume de réciter des Ave par
retrouve dans bien des poches, suspendu à qu’en faisaient les Eglises d’Orient. En plein cinquantaine, dans les milieux cisterciens des
quelques rétroviseurs, sur certains tatoua- essor depuis les conciles d’Ephèse (431) Pays-Bas, est attestée. C’est là que la triple
ges ou au cou de l’une ou l’autre célébrité… et de Chalcédoine (451), la prière mariale cinquantaine d’Ave fut appelée « Psautier de
et dans les mains de bien des chrétiens. trouve son premier épanouissement dans la Vierge », en référence au psautier dont fai-
Il matérialise une dévotion mariale qui est des séries d’invocations qui ponctuaient les saient usage les gens lettrés pour réciter leurs
souvent décriée, caricaturée, sans doute sermons, et que les fidèles reprenaient. La psaumes. On mit donc à la disposition des illet-
parce que méconnue. Gardons-nous toute- méthode de répétition fut développée jus- trés ce psautier de Pater puis d’Ave. Aux Pays-
fois de la balayer d’un revers de main, sous qu’à la fin du Moyen Age, et l’une de ses plus Bas, on voit apparaître le terme hoedekin (petit
prétexte du caractère vieillot et dépassé d’une belles réalisations est sans doute l’Hymne chapeau ou chapelet), qui désignait la cou-
telle piété : cette dévotion, qui a traversé les acathiste, pièce caractéristique de la liturgie ronne de fleurs que l’amant posait sur la tête
siècles, fruit d’une lente élaboration qui s’enra- byzantine, avec ses vingt-quatre strophes de sa bien-aimée, pour désigner le tiers de ce
cine au tout début du christianisme, constitue de cent cinquante acclamations différentes psautier, c’est-à-dire une cinquantaine d’Ave.
au contraire un héritage qui a nourri et conti- de la Vierge, qui furent chantées pour la pre- En Allemagne, le chartreux Henri Egher
nue à nourrir des chrétiens de tous âges et mière fois en 626 à Constantinople, pour de Kalkar structure, au XIVe siècle, le Psautier
conditions, et dont la valeur, de génération en remercier la Mère de Dieu d’avoir protégé la de la Vierge en intercalant un Pater pour dix
génération, ne cesse de croître. ville lors de son siège. Ave, pour arriver à quinze Pater et cent cin-
Une belle tradition veut que saint Domini- En Occident, l’origine de la prière mariale quante Ave, ensemble qu’il rebaptise Psau-
que l’ait reçu des mains mêmes de la Vierge est également liturgique, mais elle est plus tier de Marie. Des groupes se constituent
Marie, qui lui donna cette mission : « Va et prê- tardive. Il faut attendre le IXe siècle pour que pour prier avec ce Psautier. Certains méditent
che mon Rosaire ! » C’est cette scène que l’Hymne acathiste soit traduite en latin et le sur un thème spécial à chaque cinquantaine.
nous voyons représentée dans tant d’églises. Xe siècle pour que l’usage de l’Ave Maria soit Ils consacrent alors la première série à
hors-sérien L 95
MYSTÈRES Consacré officiellement par Pie V en 1569, le Rosaire comportait alors
quinze mystères, répartis en mystères joyeux, parmi lesquels la naissance du Christ
(ci-contre, Adoration de l’Enfant, par Giambattista Tiepolo, 1732, Venise, sacristie de San
Marco), douloureux (page de droite, La Mise au tombeau, par Giandomenico Tiepolo,
1772, Madrid, Museo Nacional del Prado) et glorieux. Ce n’est qu’en 2002 que Jean-Paul II
proposa cinq nouveaux mystères, dits lumineux, qui illustrent la vie publique de Jésus.
le peuple chrétien récitait spontanément. La appropriation toujours plus grande, par celui
composition finale de l’Ave Maria illustre par- qui dit le Rosaire, des événements qui ont
faitement que la foi catholique s’appuie aussi marqué la vie de son Seigneur. Ils constituent
bien sur l’Ecriture que sur la Tradition. Le un résumé de l’Evangile. On trouve quatre
l’enfance de Jésus, la deuxième à la Passion 17 septembre 1569, par la bulle Consueverunt séries de mystères dans ce « nouveau »
et la troisième à la joie de Notre-Dame dans la romani pontifices, saint Pie V consacre officiel- Rosaire : les mystères joyeux d’abord (Annon-
glorification de son fils. Très tôt par ailleurs, la lement le Rosaire et en donne les lignes essen- ciation, Visitation, naissance de Jésus, pré-
rose est mise en lien avec la Vierge Marie. Les tielles. A la faveur de ce document, les Domini- sentation au Temple et recouvrement) rappel-
chartreux reprennent à leur compte le vieil cains s’annexent de plus en plus le Rosaire et lent l’Incarnation et la vie cachée du Christ.
exemplum allemand où l’on voit Marie recueil- en font une pratique universelle. Sa propaga- Puis les mystères lumineux (baptême, noces
lir sous forme de rose chacun des Ave Maria tion sera d’autant plus grande que l’on attribue de Cana, annonce du Royaume, Transfigura-
que prononce un de ses dévots et confection- à la prière du Rosaire la victoire des chrétiens tion et institution de l’Eucharistie), introduits
ner ainsi une couronne fleurie, un Rosenkranz, face aux Ottomans à la bataille navale de par Jean-Paul II, nous invitent à tourner notre
qui sera bientôt traduit par rosarium. Lépante, le 7 octobre 1571, qui vit s’affronter regard vers des événements qui ont marqué
A la fin du XVe siècle, le dominicain breton 170 000 hommes. En effet, le pape Pie V, la vie publique de Jésus. Les mystères dou-
Alain de La Roche (1428-1475) joue un rôle sachant l’infériorité des troupes chrétiennes, loureux (agonie à Gethsémani, flagellation,
déterminant dans l’évolution de cette prière. Il avaitsollicitélaprièredesconfrériesduRosaire. couronnement d’épines, portement de Croix
fonde en 1470 à Douai une confrérie de la Cette victoire eut un grand retentissement et mort sur la Croix), en lien avec la Passion du
Vierge Marie et de saint Dominique. Le Psau- dans toute la chrétienté, et une influence indé- Christ, ont été quant à eux retenus pour mani-
tier de la Vierge en est la prière officielle. Alain niable sur la diffusion de la prière du Rosaire. fester la profondeur de l’amour de Dieu pour
de La Roche est le premier à parler de la tous les hommes. Enfin, les mystères glorieux
réception du Rosaire par saint Dominique et UN RÉSUMÉ (Résurrection, Ascension, Pentecôte,
de la prédication qu’il en aurait faite. Il recom- DE L’EVANGILE Assomption et couronnement de la Vierge
mande, au cours de la prière, de fixer du Bien que les instructions de saint Pie V aient, Marie) invitent à considérer les perspectives
regard une image appropriée et de la contem- d’une certaine façon, « figé » le Rosaire, il serait eschatologiques promises aux croyants.
pler. Les images sont au nombre de trois : inexact de dire qu’elles ont été le point final de la
UNE DÉVOTION
© akg-images/Cameraphoto. © HERITAGE IMAGES/AURIMAGES. © tafiart/abodestock.
96 L nhors-série
MYSTÈRES DU ROSAIRE
LES 5 MYSTÈRES JOYEUX
● L’Annonciation ● La Visitation ● La Nativité
● La présentation de Jésus au Temple
● Le recouvrement de Jésus au Temple
hors-sérien L 97
VISION
Détail de L’Immaculée
Conception vue par saint Jean
l’Evangéliste, par le Greco,
1580-1585 (Tolède, Museo
de Santa Cruz). La Vierge
apparaît, illuminée par l’Esprit
saint, entourée de quatre
anges musiciens.
© AKG-IMAGES/ALBUM/ORONOZ.
Je suis l’Immaculée
Conception
Si le dogme de l’Immaculée Conception de la Vierge, exempte
de toute tache du péché originel, n’a été proclamé que par Pie IX en 1854,
il relève d’une longue tradition. PAR JEAN-CHRISTIAN PETITFILS
LE MYSTÈRE
DE L’INCARNATION
A
u matin du 8 décembre 1854, à Rome, jour de la fête de temps de manifester ses états d’âme –, il prit la parole : « Après
l’Immaculée Conception (du latin in macula, « sans tache ») avoir offert sans relâche, dans l’humilité et le jeûne, nos propres priè-
solennisée au XVe siècle par Sixte IV, une longue proces- res et les prières publiques de l’Eglise à Dieu le Père par son Fils, afin
sion d’archevêques et d’évêques, revêtus d’une chape blanche et qu’il daignât, par la vertu de l’Esprit saint, diriger et confirmer notre
coiffés d’une mitre de même couleur, suivie de cinquante-quatre esprit ; après avoir imploré le secours de toute la cour céleste et invo-
cardinaux et de Pie IX, portant la tiare à triple couronne d’or, péné- qué avec gémissements l’Esprit consolateur, et ainsi, par sa divine
trait dans la basilique Saint-Pierre en psalmodiant avec ferveur la inspiration, pour l’honneur de la sainte et indivisible Trinité, pour la
litanie des saints. Une foule immense se pressait dans la nef. Le sou- gloire et l’ornement de la Vierge Mère de Dieu, pour l’exaltation de la
verain pontife commença la messe à l’autel de la Confession. Après foi catholique et l’accroissement de la religion chrétienne ; par l’auto-
l’Evangile chanté en latin et en grec, le vieux cardinal Vincenzo rité de Notre Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et
Macchi, doyen du Sacré Collège et secrétaire de la Congrégation Paul et de la nôtre, nous déclarons, nous prononçons et définissons
pour la doctrine de la foi, lui demanda de prononcer le décret dog- que la doctrine qui tient que la bienheureuse Vierge Marie, dans le
matique de l’Immaculée Conception (considérée jusque-là comme premier instant de sa conception, a été, par une grâce et un privilège
une vénérable mais simple croyance). spécial du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ,
Le pape se leva et invoqua l’Esprit saint. Puis, après le chant du Sauveur du genre humain, préservée et exempte de toute tache du
Veni Creator qui résonna sous les voûtes, les larmes aux yeux, péché originel, est révélée de Dieu, et par conséquent qu’elle doit être
dans un état presque céleste de très vive émotion – que lui-même crue fermement et inviolablement par tous les fidèles. » Aussitôt, les
confirmera plus tard, bien qu’il ne fût pas dans les habitudes du cloches de la basilique sonnèrent à toute volée.
hors-sérien l 99
A la fin de la messe, on chanta le Te Deum d’action de grâces. chargé une commission de cardinaux et de théologiens d’étudier
Puis, tandis que tonnaient les cent un coups de canons tradition- l’opportunité d’énoncer ce dogme. Une vaste consultation des dio-
nels tirés du château Saint-Ange, les églises de la Ville éternelle cèses avait donné 547 réponses affirmatives sur un total de 603.
carillonnèrent joyeusement. Le soir, les maisons étaient illumi-
nées et le peuple romain, sillonnant la ville, empli d’allégresse, LE SENS DE CE DOGME
fêta l’événement, portant des images ou des banderoles sur les- Quelle en est la signification ? Il faut se garder de confondre
quelles était inscrite la devise « Maria sine labe originali concepta » l’Immaculée Conception avec l’idée, jamais admise, selon
(« Marie conçue sans le péché originel »). laquelle Marie, appelée « pleine de grâce » par l’ange Gabriel,
Pie IX, qui sera béatifié en 2000 par Jean-Paul II, avait proclamé le aurait été conçue miraculeusement, en dehors d’un acte charnel
même jour cette définition dogmatique par une bulle (c’est-à-dire le de ses parents, Anne et Joachim, selon la tradition rapportée par le
document le plus solennel émanant de la papauté) intitulée Ineffa- Protévangile de Jacques. Il n’en est rien. Il ne s’agit pas non plus de
bilis Deus. Il s’agit du premier dogme défini non par un concile pré- la conception virginale de Jésus, exprimant la vérité attestée par
sidé par le pape, mais par le seul successeur de Pierre, avant même les Evangiles de Matthieu et de Luc, et proclamée par le Symbole
l’affirmation de l’infaillibilité pontificale, délimitée par la constitu- de Nicée-Constantinople, que le Christ a été conçu par l’Esprit
tion Pastor æternus du concile Vatican I (18 juillet 1870). Répondant saint dans le corps de Marie resté vierge (« par l’Esprit saint, il a
à une demande de plus en plus pressante des fidèles, le pape avait pris chair de la Vierge Marie, et s’est fait homme »). Il faut également
100 l nhors-série
LA MÈRE DU SAUVEUR Page de gauche : détail de L’Adoration des bergers,
par le Greco, 1596-1600 (Bucarest, Muzeul National de Arta al României). L’agneau
apporté en présent à l’Enfant préfigure le sacrifice du Christ. A gauche : Le Partage de
la tunique du Christ, par le Greco, 1577-1579 (Tolède, Catedral Primada Santa María).
Au premier plan, à gauche, les trois femmes accompagnant le Christ au Golgotha sont,
si l’on se réfère à l’Evangile de Jean (19, 25), « sa mère, et la sœur de sa mère, Marie,
femme de Clopas, et Marie de Magdala ». Ci-dessus : détail de L’Apparition du Christ
à Marie, par le Greco, vers 1590 (Tolède, Museo de Santa Cruz).
la différencier de la croyance en la virginité perpétuelle de Marie travers ce que le prélat britannique – converti au catholicisme en
(en grec aieparthenos) – concept théologique non dogmatique 1845 – appelait la « tradition épiscopale » (expression doctrinale de
(théologoumène), commun aux catholiques et aux orthodoxes, la succession apostolique) et la « tradition prophétique » (écrits des
qui veut que Marie soit demeurée vierge avant, pendant et après la docteurs de l’Eglise, mais aussi liturgie et rites). Il n’y a eu ni ajout ni
© THE NATIONAL MUSEUM OF ART OF ROMANIA. ©AISA/LEEMAGE. © HERITAGE IMAGES/FINE ART IMAGES/AKG-IMAGES.
naissance de Jésus (ante partum, in partu, post partum) – et, bien retranchement, mais dévoilement de ce qui était, un temps, resté
entendu, du dernier dogme marial, celui de l’Assomption, proclamé implicite ou caché. C’est ainsi que la notion d’Immaculée Concep-
le 1er novembre 1950 par Pie XII dans la constitution apostolique tion relève d’une croyance constante de l’Eglise, une longue tradi-
Munificentissimus Deus, selon lequel « l’Immaculée Mère de Dieu, la tion dont on repère les traces à travers les âges.
Vierge Marie, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, fut élevée
corps et âme à la gloire céleste », autrement dit au paradis. Pour être UNE TRADITION CONSTANTE
différentes, ces définitions n’en demeurent pas moins liées, en ce Saint Ephrem le Syrien, docteur de l’Eglise du IVe siècle, tenait
qu’elles font de Marie, mère de Jésus, un être à part dans la Création, Marie pour « immaculée et infiniment éloignée de toute tache du
« aux confins de la divinité », écrivait même au XVIe siècle le cardinal péché ». Pour saint Augustin, sa sainteté constituait un don excep-
Cajetan (De spasmo gloriosissime virginis Mariæ). tionnel, « elle qui a mérité de concevoir et de mettre au monde Celui qui
En tout cas, selon le texte de Pie IX, par le privilège de l’Immacu- de façon manifeste ne pécha jamais ». En Orient, on parle de façon
lée Conception, s’ajoutant à celui de sa sainteté exceptionnelle, plus imprécise de la « Toute Sainte ».
la Très Sainte Vierge Marie doit être considérée comme exempte Des tâtonnements doctrinaux, des débats théologiques agitaient
du péché originel et de ses conséquences mauvaises. Cette grâce du reste les théologiens du Moyen Age. Saint Bernard de Clairvaux,
unique lui a été donnée en vue de sa dignité future de Mère de par exemple, était réticent devant l’instauration progressive dans
Dieu, en prévision des mérites de son fils Jésus-Christ. l’Eglise d’Occident de la fête de l’Immaculée Conception. Certains
De nos jours, les dogmes (du grec dogma, « opinion ») suscitent théologiens estimaient que la Vierge avait été soumise au péché ori-
beaucoup de suspicion et de rejets, notamment de la part des ginel pendant le court instant séparant, selon les idées de l’époque, la
adeptes de la sola Scriptura (la Bible seule). Ce serait des « plaqua- conception de sa vie biologique de la création de son âme. Comment
ges » postérieurs, artificiels, donc contestables, des croyances comprendrequelabienheureuseViergeMarieaitétépréservéemira-
subjectives, alors qu’en réalité, pour l’Eglise, il s’agit, par la formu- culeusement du péché originel, transmis de génération en généra-
lation de tel ou tel article de foi, de rendre accessible, dans les mots tion?CommentlaRédemptionaurait-elleétépleinementuniverselle
humains les plus précis possibles, le mystère divin. si la fille d’Anne et de Joachim, comme tout être humain, n’avait pas
Il importe de comprendre que, tout au long de l’histoire du Salut, la partagélaconditiondepécheurs?SaintAnselme(1033-1109)parlait
progression de la foi, la meilleure compréhension de ses définitions en ce sens de purification ou de sanctification in utero de Marie, c’est-
n’impliquent aucun changement dans son contenu primitif. Ainsi à-dire dans le sein de sa mère. Telle fut aussi la position de certains
que l’a montré le saint cardinal John Henry Newman (1801-1890), dominicainss’inspirantencelad’untexted’originedouteusedesaint
mais également bien avant lui saint Vincent de Lérins au Ve siècle, si Thomas d’Aquin. Ainsi s’opposaient les tenants de la thèse « macu-
la Révélation est close à la disparition de la génération apostolique, liste » (la Vierge exemptée du péché originel après sa conception) et
elle n’en déploie pas moins toute sa richesse et ses potentialités à de la thèse « immaculiste » (Marie, exemptée dès sa conception).
hors-sérien l 101
REINE DU CIEL A gauche : La Pentecôte, par le Greco, vers 1600 (Madrid, Museo
Nacional del Prado). Ci-dessus : Le Couronnement de la Vierge, par le Greco, vers 1592
(Madrid, Museo Nacional del Prado). « La bienheureuse Vierge Marie doit être proclamée
Reine non seulement à cause de sa maternité divine, mais aussi parce que, selon la volonté
de Dieu, elle joua, dans l’œuvre de notre salut éternel, un rôle des plus éminents », proclame
Pie XII, le 11 octobre 1954, dans son encyclique Ad cæli Reginam. Page de droite : détail
de L’Immaculée Conception, par le Greco, 1607-1613 (Tolède, Museo de Santa Cruz).
Un pas décisif dans la réflexion fut fait par le bénédictin anglais Dans son encyclique Fulgens corona du 8 septembre 1953, pro-
Eadmer (1064-1141), du monastère Saint-Sauveur de Canter- clamant l’ouverture d’une année mariale pour célébrer le cente-
bury, secrétaire de saint Anselme, dans le premier ouvrage entière- naire de la bulle Ineffabilis Deus, Pie XII revint particulièrement sur
ment consacré à ce sujet, Tractatus de conceptione beatæ Mariæ deux points du dogme. Le premier récusait la thèse maculiste : « si,
virginis (1140). Pour ce théologien, Jésus n’a pris notre humanité à un moment donné, la bienheureuse Vierge Marie était restée privée
qu’à dessein de sauver l’humanité pécheresse de la damnation de la grâce divine, parce que souillée dans sa conception par la tache
éternelle et de l’unir à sa divinité. Dans le plan de Dieu, la Rédemp- héréditaire du péché, il y aurait eu entre elle et le serpent – du moins
tion impliquait la conception immaculée de Marie. C’était la pre- pendant cet espace de temps, si court qu’il eût été – non par l’éternelle
© AKG-IMAGES/ALBUM/ORONOZ. ©PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © AKG-IMAGES/JOSEPH MARTIN.
mière fois que le lien était créé. D’où son image originale de la inimitié dont il est fait mention depuis la tradition primitive jusqu’à
châtaigne « conçue, nourrie et formée sous les épines, mais qui reste la définition solennelle de l’Immaculée Conception de la Vierge, mais
toutefois à l’abri de leurs piqûres ». bien plutôt un certain asservissement » (« Mère de Dieu, elle n’a
Il revint au franciscain écossais Duns Scot (1266-1308), par jamais été fille du démon », disait de façon plus abrupte saint Pie X).
ailleurs convaincu, à la différence d’Eadmer, que le Fils de Dieu Le second point soulignait une nouvelle fois le lien évident entre
se serait incarné même en l’absence du péché originel, d’énoncer cette grâce et les mérites salvateurs de Jésus-Christ : « Le Seigneur a
l’exacte doctrine qui allait servir à la proclamation du dogme : réellement racheté sa Mère de la façon la plus parfaite en quelque sorte,
Marie n’a nullement été une exception dans l’universalité de la bien que, en considération des mérites de celui-ci, elle avait été préser-
Rédemption ; elle a été rachetée préventivement par son fils par vée intacte par Dieu de toute souillure héréditaire du péché. »
une grâce unique, une grâce non pas « libératrice », comme pour « Avec Marie, complète le théologien français Louis Bouyer, on
les autres hommes, mais « préservatrice ». passe de l’Ancien au Nouveau Testament, parce que la foi se fait,
« Cette anticipation, commente le père René Laurentin, est le avec elle, précise et totale. Du même coup la Parole se fait chair. (…)
chef-d’œuvre de l’amour rédempteur, car si la miséricorde de Dieu fait si [elle] se fait chair à ce moment-là et non à un autre, c’est parce
une œuvre merveilleuse en nous purifiant du péché, elle manifeste une qu’elle a enfin trouvé un cœur pleinement croyant, pleinement dis-
puissance plus merveilleuse encore lorsqu’à l’aube du salut, elle prend posé à l’accueillir » (Le Trône de la Sagesse, 1957). C’est bien le
les devants, en écartant le péché de Celle qui allait devenir le sanc- Fiat, librement exprimé par la jeune fille, qui est annonciateur de
tuaire de Dieu, Sa Mère. » (Je vous salue Marie, 1989). la Rédemption de l’Humanité.
Le concile de Trente ne se prononça pas sur la thèse immaculiste
qui n’avait cessé de se diffuser, mais énonça avec fermeté que IMMACULÉE CONCEPTION
« l’Eglise [avait] constamment reconnu Marie sainte et exempte de tout ET APPARITIONS MARIALES
péché ou d’imperfection morale », soutenant que personne « ne peut Plusieurs apparitions de la Vierge, reconnues comme parfai-
éviter,danssavie,toutpéché,mêmevéniel,sicen’estenvertud’unprivi- tement authentiques par l’Eglise catholique, mais dont les mes-
lège particulier, comme celui que l’Eglise reconnaît à la Vierge Marie ». sages ne sont pas, bien entendu, élevés au rang de dogme, ont
102 l nhors-série
confirmé au cours de l’histoire le caractère immaculé de Marie. l’Annonciation. Comme le farouche abbé Peyramale avait exigé
On n’en citera que quelques-unes. que la petite Bernadette Soubirous demandât son nom à la
Lors de sa deuxième apparition rue du Bac, le 27 novembre « Belle Dame », celle-ci répondit en gascon bigourdan, seule lan-
1830, la Vierge demanda expressément à Catherine Labouré de gue connue de la voyante de quatorze ans : « Que soy era Imma-
faire graver autour d’une médaille (qu’on appellera plus tard la culada Councepciou » (« Je suis l’Immaculée Conception »). Ne
« médaille miraculeuse ») la prière suivante : « Ô Marie conçue comprenant rien à ce que cela signifiait, Bernadette répéta tout le
sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous. » long du chemin cette mystérieuse formule pour ne pas l’oublier.
De juin à septembre 1877, dans le village polonais de Gietrzwald, « Une dame ne peut porter ce nom-là ! Tu te trompes ! » s’exclama le
deux jeunes filles virent Marie leur apparaître à de nombreuses confesseur. Devant l’affirmation réitérée que c’était exactement
reprises. Lors de sa cinquième manifestation, celle-ci leur dit : « Je ce qu’elle avait entendu, celui-ci, saisi d’une émotion intense,
suis la très Sainte Vierge Marie immaculée. » En 1932, à Beauraing, comprit que la Vierge venait de révéler, plus qu’un simple trait de
en Belgique, parmi les autres titres mariaux avec lesquels elle se pré- sa nature, son essence même. 3
senta aux cinq petits voyants (« Mère de Dieu », « Reine des Cieux »),
la Dame déclara par deux fois être « la Vierge immaculée ». Historien, Jean-Christian Petitfils est l’auteur
Mais c’est à Lourdes en 1858 qu’elle confirma le dogme de notamment d’une biographie de Jésus (Fayard, 2011 ;
l’Immaculé Conception, en lui donnant un éclairage saisissant. Le Livre de poche, 2013) et du Dictionnaire
Cela se passa lors de la seizième apparition, le 25 mars, fête de amoureux de Jésus (Plon, 2015 ; Tempus, 2017).
hors-sérien l 103
Couronnée
d’étoiles PAR LE P. OLIVIER-THOMAS VENARD, O.P.
Marie est-elle la Femme éblouissante vêtue de soleil qui écrase
© REPRODUCTION PATRICK CADET/CMN.
E
n lisant l’admirable vision de la sacrée dont leur mémoire était riche ! Ici,
Femme parée d’astres et élevée l’auteur présente un étourdissant concen-
au ciel, au chapitre 12 de l’Apo- tré de symboles bibliques. Il tire sa scé-
calypse, livre ultime du Nou- nographie de la Genèse (et de ses adap-
veau Testament, on pense aux peintures tations monothéistes de cosmogonies
de Murillo ou de Poussin représentant archaïques – dragon archaïque, angélo-
l’Assomption de la Sainte Vierge, gravées machie – ou de mythes anthropologiques
et reproduites à l’infini au temps où la – la femme, le fils et le serpent), de l’Exode
France était catholique. De fait, le pape (qui raconte l’épreuve du désert). Il puise
Pie XII utilisa ce texte en 1950 lorsqu’il ses motifs dans le Cantique des cantiques,
promulgua le dogme de l’Assomption de la prophétie d’Isaïe (la parure astrale), ou
la Sainte Vierge (Pie XII, constitution dans les prophètes de malheur comme
apostolique Munificentissimus Deus, 27) ; Jérémie (l’enfantement messianique)…
pourtant, l’interprétation mariale de la D’une telle composition, qui est l’auteur ?
vision de la Femme en Apocalypse 12 ne Lui-même se nomme « Jean » au début du
fut pas définie, à proprement parler, dans livre. Par les écrits de Justin de Naplouse et
le dogme même de 1950 (Munificentissi- Irénée de Lyon, la Tradition ajoute dès le
mus Deus, 44), si bien que la Figure garde IIe siècle qu’il s’agit de Jean, apôtre et évan-
son mystère. géliste. De fait, même dans ce seul chapitre
apparaissent plusieurs traits qui rappellent
CHOSES VUES la manière de Jean l’évangéliste. Or si l’on
ET CHOSES ÉCRITES admet de mettre ainsi en série l’Apocalypse et l’Evangile, la vision
Il suffit d’ailleurs de relire la vision pour le comprendre. Elle est de la Femme est d’une profondeur saisissante.
pleine de symboles aux significations multiples. Dans l’ordre,
apparaissent : MARIE, L’ÂME, L’ÉGLISE :
Au ciel : un premier signe, une femme dans la gloire cosmique, PROJET JOHANNIQUE ?
entre lune et soleil et en travail d’accouchement ; un deuxième Elle se lit alors comme le dévoilement du sens profond des deux
signe, un dragon terrible et pittoresque en arrêt devant elle ; le récit niveaux de lecture historique de l’Evangile : celui de la vie de Jésus
de la naissance et de l’assomption divine de l’enfant, parallèle à la et celui de la vie de l’Eglise naissante.
fuite de la femme au désert ; une guerre menée par Michel et ses D’abord, elle dévoile le sens de l’Evangile en tant que biogra-
anges contre le dragon et les siens, perdue par les seconds, expul- phie de Jésus. Elle dit l’identité profonde du Nazaréen – vu dans
sés du ciel ; suivie d’une hymne de victoire. l’Apocalypse dans sa gloire cosmique tel un grand prêtre céleste
Sur terre : la persécution de la femme par le serpent ; l’aide que lui aux yeux de flammes au chapitre 1, comme omniscient Agneau
apporte la terre ; la continuation de la guerre contre le « reste » des immolé et intronisé au chapitre 5, ou comme guerrier monté,
enfants de la femme caractérisés comme ceux « qui gardent les l’épée acérée en bouche au chapitre 19… Mais elle dévoile aussi
commandements de Dieu et tiennent le témoignage de Jésus ». l’identité profonde de sa mère. Si l’on a en tête les grands épisodes
Tout en se donnant pour une vision par la multiplication des où « la femme » intervient auprès du « Fils » dans l’Evangile (à
indications visuelles (couleurs, grandeurs, nombres…), ce texte,
comme tout le dernier livre du Nouveau Testament, relève d’une
technique de composition et d’écriture très maîtrisée et bien LES CAVALIERS DE L’APOCALYPSE
connue de la littérature juive de son temps : le genre apocalyp- En haut : Ouverture du troisième sceau, voix du troisième
tique. En langage codé, voire chiffré, visions et récits célestes animal, panneau A1 de la rose de l’Apocalypse, fin du XVe siècle
cherchent à dévoiler pour leurs destinataires le sens profond de (Paris, Sainte-Chapelle). Page de droite : la rose ouest de la
l’histoire, en particulier au moment des épreuves, comme pour Sainte-Chapelle. Commande de Charles VIII et chantier majeur
raviver leur espérance. Même si c’est paradoxal pour nous autres, du vitrail à Paris à la fin du XVe siècle, la rose de la façade
lecteurs incultes en Ecriture sainte, le but d’une apocalypse n’était occidentale de la Sainte-Chapelle est dédiée à l’Apocalypse
pas d’obscurcir ni de cacher, mais de clarifier et de révéler, en don- selon saint Jean. Elle a remplacé la rose du milieu du XIIIe siècle
nant à ses auditeurs-lecteurs des clés tirées d’une littérature qui était déjà consacrée au dernier livre du Nouveau Testament.
106 l nhors-série
l’obéissance
d’Eglise.”
Cana en Jean 2, au pied de la Croix en Jean 19), la vision d’Apoca-
lypse 12 peut se lire comme une rétrospection qui déchiffre le sens
de la vie de Marie mère du Christ. Comment ? Marie est ici présen-
tée comme la nouvelle Eve par allusion à la première « femme » de
la Torah et à sa mésaventure avec un « serpent », dans la même
logique où Jésus est compris comme le « nouvel Adam » (1re Corin-
thiens 15, 45-49). Elle engendre, dans les douleurs de la compas-
sion avec son Fils crucifié par le serpent-Satan et ses sbires
(Jean 13, 27), de nouveaux fils pour l’unique Israël de Dieu.
L’élargissement de sa maternité aux disciples de son Fils fait
naturellement de la Mère une personnification de l’Eglise.
D’autant plus naturellement qu’il y a un lien de causalité et de par-
ticipation entre elle et la communauté croyante : pas plus qu’il n’y
a de fils s’il n’y a de mère, sans imitation de la foi et de l’obéissance
de Marie il n’y a pas d’Eglise. Et ainsi, la Femme d’Apocalypse 12
non seulement récapitule symboliquement la destinée passée de
Marie auprès de Jésus ; mais elle prophétise en une vision la vie de
l’Eglise née de son action.
Cette personnification est d’autant plus aisée que des femmes
individuelles représentaient déjà des identités collectives dans
les Ecritures. Ainsi des chants de victoire de Yaël ou de Judith,
femmes devenant symboles de tout le peuple d’Israël, ou au type
de la « fille de Sion », si fréquent chez les prophètes, variante hié-
© REPRODUCTION PATRICK CADET/CMN. © PASCAL LEMAÎTRE/CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX.
saint Bonaventure, au XIIIe siècle, la Femme figure l’âme contem- de l’histoire. D’ailleurs, l’Apocalypse elle-même se présente
plative revêtue du soleil par la considération de la monarchie comme prophétie et comme dévoilement d’événements inéluc-
céleste qui est son objet principal. tables et imminents (Apocalypse 1, 3 ; 22, 10).
Cette concentration de sens contribue à faire de la vision d’Apo- Dans le judaïsme de l’époque du Nouveau Testament, le déchif-
calypse 12 une matrice du dogme marial. La puissance d’inté- frement des événements politiques à partir des Ecritures était si
gration du « signe » de la femme tout à la fois parée de triomphe en faveur qu’il avait suscité un genre littéraire, le pesher, consis-
cosmique et quasi divin (ce que signale le nimbe solaire) et dans tant à déchiffrer visions et prophéties bibliques comme les allégo-
les douleurs de l’enfantement, au ciel et au désert, est telle, qu’elle ries de séquences historiques se déroulant de leur temps. Des
confère à la figure apocalyptique une sorte de trans-historicité. auteurs chrétiens lurent dans la même logique la vision de la
Par transitivité du symbolisant au symbolisé, de cette « Femme » Femme à la manière d’un pesher accompagnant l’histoire de
à la mère de Jésus selon la chair, la poétique de ce texte en fait une l’Eglise, en identifiant le dragon et ses sbires aux ennemis suc-
fondation du dogme marial. Intimement associée à son divin Fils, cessifs du christianisme. Cela culmina chez Joachim de Flore
la Mère est ressuscitée dès sa mort, et présente en permanence au (XIIe siècle), pour qui les sept têtes désignent 1. Hérode le Grand,
Ciel. Cette conviction est exprimée, bien des siècles avant que 2. Néron, 3. Constance l’Arien, 4. Chosroès II le Perse, 5. l’empe-
l’Eglise romaine ne songe à en faire un dogme, par Epiphane reur Henri IV, 6. Saladin, 7. « le grand tyran ».
de Salamine au IVe siècle. L’image devient alors le support visuel Parfois, la vision d’Apocalypse 12 fut plus précisément lue
du dogme de l’Assomption et de la dévotion au Couronnement de comme une prophétie de l’histoire doctrinale. Dès les Pères,
la Vierge, épisode lui-même tiré de la Vie de la Vierge, vénérable « le tiers des étoiles du ciel » balayé dans la bataille, par exemple,
apocryphe du VIIe siècle. est interprété comme les apostats et les hérétiques. Ainsi, pour
Méthode d’Olympe (IIIe siècle), les étoiles représentaient-elles
PROLONGATIONS les « rassemblements d’hétérodoxes », désignés comme tiers
(PSEUDO-)PROPHÉTIQUES « parce qu’ils ont fait fausse route sur un des termes du nombre trini-
On n’en resta cependant pas à cette interprétation éblouissante taire » : les sectateurs de Sabellius sur le Père, ceux d’Artémas sur
de la Femme comme Marie mère de Jésus à la fois nouvelle Eve, le Fils et ceux d’Ebion sur l’Esprit. Cette lecture est continuée par
fille de Sion, et mère de l’Eglise. Une fois liée à la vie de l’Eglise de les auteurs ecclésiastiques, tant catholiques que protestants.
la terre, l’interprétation de la vision entrait, en effet, dans les aléas Pour Bède le Vénérable (VIIe-VIIIe siècles), à la suite de Tyconius
108 l nhors-série
“ A la fois nouvelle Eve,
fille de Sion et mère de l’Eglise.”
(IVe siècle), les étoiles sont les « faux frères », pour Bossuet, les
anges et les fidèles, surtout les docteurs apostats. Pour John Wes-
ley, au XVIIIe siècle, cette chute arriva entre la septième trom-
pette et le troisième malheur ; selon lui, entre l’année 847 et
l’année 947, époque où, en Orient, les manichéens se seraient
éloignés beaucoup de la vérité…
Pour la plupart des lecteurs anciens, les niveaux d’interpréta-
tion s’emboîtent. Par exemple, le grand aigle sauveur de la
femme est, au sens biographique-évangélique, le songe envoyé à
Joseph (Matthieu 2, 13) l’exhortant à prendre l’enfant et sa mère et
à fuir en Egypte, « qui est un désert », selon le Pseudo-Œcumenius
(Xe siècle ?) ; au sens historico-ecclésiastique, le Christ, les bras
étendus en croix comme les ailes de l’aigle, selon Hippolyte
de Rome (IIe siècle) ; au sens historico-général, l’Empire romain
dont l’empereur Héraclius Ier (vers 575-641) secourut les chré- DES HOMMES DE TOUTE RACE
tiens contre le Perse Chosroès II, selon Nicolas de Lyre (XIVe siè- A gauche : L’agneau a pris le livre, panneau C1 de la rose
cle) ; au sens historico-doctrinal, la Bible aux deux ailes que sont de l’Apocalypse, fin du XVe siècle (Paris, Sainte-Chapelle).
les deux testaments, selon une longue tradition commencée par « Tu es digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux,
Tyconius, un des maîtres de saint Augustin. car tu fus égorgé et tu rachetas pour Dieu, au prix de ton sang,
Pour ces lecteurs, les interprétations historiques se succè- des hommes de toute race, langue, peuple et nation. »
dent mais ne s’invalident pas. Leurs obsolescences ne provo- (Apocalypse 5, 9). A droite : Les vieillards et les symboles de saint
quent ni scepticisme ni irréligion : elles catalysent plutôt, comme Matthieu et de saint Marc devant Dieu, panneau D4 de la
aux temps de l’essor de la littérature apocalyptique antique, la foi rose de l’Apocalypse, fin du XVe siècle (Paris, Sainte-Chapelle).
dans les textes eux-mêmes porteurs d’une espérance irréductible
aux espoirs déçus en ce monde. Avant que ne prévalussent les
prétentions de la « critique », en effet, le lecteur présupposait tou- sur l’unique médiateur en mettant en sourdine l’hyperdulie ren-
jours le texte sacré 1. fondamentalement cryptique, en demande due à sa Mère conduisirent à en rabattre dans l’interprétation
de dévoilement, 2. absolument pertinent, moins comme chroni- mariale de la vision de la Femme.
que d’événements passés que comme instruction pour tout lec- Du reste, dès le IX e siècle, Haymon d’Auxerre avait observé
teur actuel, 3. parfaitement cohérent, ce qui se révélait quand on l’incohérence entre les douleurs de la parturiente si expressives
le décryptait, 4. en conséquence, autorisé et inspiré par Dieu de la vision et la foi en l’immaculée conception et la virginité per-
(James L. Kugel, Traditions of the Bible). pétuelle de Marie, avant, pendant et après son accouchement.
S’ils renforçaient le prestige du texte lui-même, cependant, les Cette objection est cependant dissipée si l’on interprète ces dou-
déchiffrements historiques successifs éloignaient l’interpréta- leurs comme des figures de la compassion de Marie, annoncée par
tion de la vision de la Femme et le contexte littéraire originaire des la prophétie de Siméon (Luc 2, 35) et accomplie lors de la Passion
œuvres de saint Jean. L’éloignement fut encore accentué par des (cf. Jean 19, 25-27). Appelée « femme » au pied de la Croix
PHOTOS : © REPRODUCTION PATRICK CADET/CMN.
interrogations sur l’identité de l’auteur : en effet, il n’est pas abso- (Jean 19, 26), elle est ici désignée comme mère de tous les disci-
lument sûr que Jean l’apôtre et témoin oculaire de l’Evangile soit ples qu’elle enfante dans la douleur (Apocalypse 12, 2).
le visionnaire de l’Apocalypse. Dès le IIIe siècle, Denys d’Alexan- On mit parfois l’accent sur la lecture historico-doctrinale, jus-
drie avait émis des réserves, trouvant le « Jean » de l’Apocalypse qu’à confisquer le texte pour l’autojustification confessionnaliste.
beaucoup trop soucieux de se nommer lui-même (Apoca- Les protestants interprétèrent la Femme comme la vraie Eglise
lypse 1, 1.4, etc.) en comparaison de l’auteur si discret de l’Evan- (réformée), tandis que les catholiques affirmaient y voir Marie
gile. Au temps de l’Humanisme, ces critiques furent réactivées conçue sans le péché originel et transportée dans les cieux où elle
aussi bien par Luther que par des catholiques comme Valla et sur- règne. Dans Les Tragiques, l’immense poète Agrippa d’Aubigné
tout Erasme qui multiplia les notules en défaveur de l’attribution (1552-1630) voit dans la Femme qui s’enfuit dans le désert l’Eglise
johannique au fil des éditions de ses Annotations sur le Nouveau des vrais témoins (réformés) que le dragon de la Rome pontificale
Testament. Même si les partisans de la canonicité l’emportèrent, tourmente ; à l’inverse, Etienne Jodelle, son contemporain, consi-
ces hésitations et la volonté de recentrer la dévotion chrétienne dère que les anges rebelles sont les réformés… L’interprétation
hors-sérien l 109
“Demeure la puissance d’une image
une mère enfantant son fils dans
du monde chrétien fondamentaliste vers les entreprises les plus
hasardeuses du sionisme religieux en Israël.
Inversement, pour les esprits qui s’estimaient libérés de toute
croyance, puisque l’histoire (avec tout son potentiel relativiste)
était devenue la science reine, on se tourna vers elle pour trouver
d’autres explications de la Femme, païennes cette fois : c’est à
la déesse Artémis que l’on revint. En effet, Jean, relégué à
Patmos, envoie son Apocalypse à des Eglises d’Asie dont
le point commun est de vivre dans des villes où fleuris-
saient les cultes d’Apollon et d’Artémis. Le récit de la nais-
sance périlleuse d’Apollon était si populaire qu’on la trouve sur
des monnaies, des vases ou même dans des exercices de danse.
Au tournant de l’ère chrétienne, le poète Hygin raconte l’histoire
ainsi : Léto, par l’œuvre de Zeus enceinte d’Apollon et d’Artémis,
polémique confessionnelle continue d’être appliquée jusqu’au doit fuir la colère d’Héra qui a envoyé le serpent/dragon Python
début du XIXe siècle, jusqu’à ce que le poète visionnaire William pour la « persécuter », lequel sait, par une prophétie, que le fils de
Blake dans sa Vision of the Last Judgment (1808, mystérieusement Léto le tuera. Avec l’aide de Zeus et Poséidon, dieu de la mer, qui
perdue), transcendant les querelles interconfessionnelles, y vît suscite une île invisible, Léto s’y cache de Python et met au monde
non pas seulement l’Eglise chrétienne mais l’humanité entière en Artémis puis Apollon à Ortygie/Délos. Quelques jours après, ce
assemblée universelle. Pas plus qu’il ne s’était laissé réduire à la dernier accomplit la prophétie et tue Python.
seule interprétation dans l’Antiquité, le texte du Voyant ne s’était Elle s’accompagnait d’un culte : entre sacrifice de chèvres partu-
laissé emprisonner dans les fratricides querelles entre chrétiens. rientes et de leurs chevreaux palpitants, chants et danses, on célé-
brait le combat de la déesse contre ses ennemis, où sa force victo-
ISRAËL ET ARTÉMIS : rieuse démontrait sa divinité. Le culte était solennel, Jean dut en
RÉDUCTIONS (POST-)MODERNES ? être le témoin. Il put donc faire allusion à de tels mythes et aux rites
Plus récemment, la vision n’a pas cessé de féconder les imagina- qu’ils déployaient, à l’instar des anciens écrivains hébreux qui
tions, en deux directions – vers le futur et vers le passé –, et selon avaient jadis mobilisé, tout en les démythifiant, les traditions de
deux modes – irrationaliste et rationaliste. Babylone ou d’Egypte. Lui qui coud à son texte de multiples allu-
Du côté du futur d’abord, une nouvelle croyance chrétienne sions à leurs Ecritures pouvait entendre dans le mythe des nais-
apparue au début du XIXe siècle déclencha une nouvelle inflation sances d’Apollon et Artémis un écho païen de Genèse 3, 16, « dans
historico-spéculative : plus actuel que jamais car il anime des dizai- la douleur tu enfanteras des fils ». Le mythe international est cepen-
nes de millions de chrétiens dans le monde et inspire la première dant démythologisé : par le dédoublement du récit au ciel et sur la
puissance mondiale – quoique presque inconnu du public français, terre ; par la mobilisation de personnages venus de la littérature
hébété par deux siècles d’irréligion d’Etat –, le « dispensationa- apocalyptique juive ; en particulier par l’intervention d’un messa-
lisme » fut fondé par John Nelson Darby au début du XIXe siècle. ger (Michel) dans le triomphe du nouveau-né menacé de mort.
Divisant l’histoire humaine en sept « dispensations », et s’effor- Or, si la ressemblance de cette vision avec des histoires mytho-
PHOTOS : © REPRODUCTION PATRICK CADET/CMN.
çant de penser avec précision la fin des temps, il finit par identi- logiques comme celle de Léto et Apollon ou avec des représen-
fier en particulier la Femme d’Apocalypse 12 avec Israël « selon la tations de la « reine du ciel » déjà fustigée par les vieux prophè-
chair », c’est-à-dire avec le peuple juif. Cette interprétation peut être tes d’Israël est réelle, la confusion du culte marial avec les cultes
considérée comme un des signes distinctifs du dispensationalisme : idolâtriques des déesses liées à la naissance (Ishtar, Astarté
dans ce système, en effet, le règne terrestre du Messie implique la ou Inanna pour la fécondité, Artémis pour l’accouchement) est
renaissance du royaume d’Israël selon Zacharie et la restauration cependant impossible, tant ils sont contradictoires avec la
du Temple de Jérusalem selon Ezéchiel et, durant les mille ans qu’il vénération de Marie vierge et avec la foi précoce dans le mystère
durera, s’accompliront toutes les prophéties de l’Ancien Testament de l’Incarnation. Si l’on admet l’historicité de la composition de
qui n’ont pas été accomplies auparavant… La combinaison avec l’Apocalypse à Patmos, la vision de la Femme qui entrevoit déjà
le sionisme chrétien aboutit à toutes sortes de prédictions sur la fin l’ultime triomphe d’une nouvelle création résonne comme « la
du monde, irrationnelles mais possiblement autoréalisatrices en ce religion apollinienne portée à sa perfection par le Christ » (Henri
qu’elles déclenchent de puissants soutiens politiques et financiers Dominique Saffrey).
110 l nhors-série
intemporelle :
un grand péril.”
Comment conclure ?
Quand on étudie rationnellement la vision de la Femme, on
trouve assez de lumière pour souscrire au sens « johannique »,
marial, ecclésial et spirituel, et assez d’obscurité pour l’écarter.
Pour le catholique, du moins, il est trop beau et trop riche pour ne
pas être vrai : il relève du « sens plénier » de l’Ecriture, qui n’est ni
le sens littéral ni un sens spirituel parmi d’autres, mais la pléni-
tude de signification découverte quand on met ce texte en rela-
tion avec le développement organique de la révélation, dans
l’Ecriture et dans la Tradition.
En deçà de toute interprétation, demeure la puissance d’une
image intemporelle : une mère enfantant son fils dans un grand
péril. La vision a inspiré aux peintres et aux sculpteurs des œuvres
qui atteignent, chacune, un Essentiel qui échappe à l’histoire et
dont l’histoire dépend. Les grands massacres et les interrogations
sur l’avenir du monde qui ont endeuillé le siècle de la bombe ato-
mique ont reconduit tant d’artistes vers l’Apocalypse, que ce soit
dans l’avant-garde expressionniste du XXe siècle, en particulier
chez Kandinsky, ou dans la littérature de fantaisie depuis Tolkien,
et dans la science-fiction. A l’ère de l’ultramédicalisation, de
l’invasion de l’imagerie médicale, de la judiciarisation des gros-
sesses, et… de l’avortement de masse, la vision de la Parturiente
et de l’enfant sauvés du péril garde tout son potentiel pathétique,
de compassion et d’espérance. Dans la liturgie latine, le texte dit
le triomphe de la Mère en son Assomption ; il dit aussi la réalité de
l’action angélique car il est lu pour les fêtes des archanges Michel,
Gabriel et Raphaël, glorieux défenseurs de Celle qui enfante, et
dont les noms sont autant de raisons d’espérer : Qui-est-comme-
Dieu, Dieu-est-ma-force ! Dieu-guérit… 3
Souvenez-vous
Longtemps connu comme la prière de saint Bernard, le Souvenez-vous
est une supplique à Marie médiatrice de toutes grâces. PAR ALBANE PIOT
«
Q
u’il ne soit point parlé de votre miséri- C’est cette doctrine et sans doute ce ser- sainteté, ô très douce Vierge Marie »), dont le
corde, ô Vierge bienheureuse, s’il se mon en particulier qui firent attribuer à saint plus ancien exemplaire connu est un opus-
trouve un seul homme qui se rap- Bernard la belle prière du Souvenez-vous : cule d’un moine cistercien nommé Nicolas
pelle vous avoir invoquée en vain dans ses « Souvenez-vous, ô très miséricordieuse Salicetus, l’Antidotarius animæ, imprimé pour
besoins », s’exclame, au début du XIIe siècle, Vierge Marie, qu’on n’a jamais entendu dire la première fois à Strasbourg en 1489 et
saint Bernard de Clairvaux (1090-1153), qu’aucun de ceux qui ont eu recours à votre reproduit en plusieurs éditions peu de temps
dans son quatrième sermon pour la fête de protection, imploré votre assistance ou après. Le Souvenez-vous proprement dit
l’Assomption. Celui que l’on a appelé le réclamé vos suffrages, ait été abandonné. »
chantre de Marie, le docteur marial, qui Mais si cette prière dit toute sa pensée, si
dédia à la Vierge chacune de ses fondations elle constitue comme une sublime para-
cisterciennes, qui le premier, dit-on, appela phrase de ses écrits, elle n’est
Marie « Notre Dame », décrit avec ferveur le en réalité jamais sortie comme
rôle de Marie comme médiatrice dans le plan telle de sa bouche.
de Dieu, son statut de Mère de miséricorde Dans la forme précise qu’on
dans l’éternité : Dieu a voulu que tout ce que lui connaît aujourd’hui,
nous ayons passe par ses mains. « Qui donc, le Souvenez-vous
ô femme bénie, pourra mesurer la longueur, n’est pas antérieur
et la largeur, la sublimité et la profondeur, de au XVe siècle. Son premier
votre miséricorde ? Sa longueur : elle secourt avatar forme partie
jusqu’à son dernier jour celui qui l’invoque. d’une prière plus
Sa largeur : elle remplit si bien la terre entière, longue, commen-
qu’on peut dire de vous aussi que la terre est çant par les mots « Ad
pleine de votre miséricorde. Quant à sa sanctitatis tuæ pedes, dul-
sublimité et à sa profondeur, elle s’élève, cissima Virgo Maria,
d’un côté, à la restauration de la cité céleste, corpore prostratus
et de l’autre, elle apporte la rédemption à et corde » (« Pros-
tous ceux qui sont assis dans les ténèbres, terné de corps et de
à l’ombre de la mort. » cœur aux pieds de votre
DÉVOTION MARIALE
Ci-contre : Tabernacle, XIVe siècle (New York,
The Metropolitan Museum of Art). Objet de
dévotion privée, ce petit polyptyque, qui évoque
une chapelle, se compose de volets articulés
se repliant autour d’une partie centrale abritant
une Vierge à l’Enfant. Les panneaux sont
sculptés des scènes de l’Annonciation et de la
Visitation (en haut, à gauche), de la Nativité
(en haut, à droite), de l’adoration des Mages
(en bas, à gauche) et de la présentation
au Temple (en bas, à droite). En bas : Joseph
d’Arimathie portant le corps du Christ et
la Vierge, éléments d’une Descente de Croix,
vers 1270-1280 (Paris, musée du Louvre).
(Memorare) apparaît, pour la première fois, donc jamais au royaume de votre Fils, belle Seigneur, au moins en cette vie, s’il ne m’est
séparé de la prière longue, dans un recueil de comme la lune, et élue comme le soleil ! (…) pas donné de vous aimer dans la vie éter-
prières et de lectures destinées au secours quoi que vous ayez arrêté à mon égard au nelle ; (…) et j’espérerai toujours en votre
spirituel des malades et des moribonds, sujet de cet éternel secret de prédestina- miséricorde, et toujours je répéterai toute
l’Hortulus animæ, publié à Strasbourg en tion et de réprobation (…), je vous aimerai, votre louange, malgré tout ce que l’ange de
1503. Il est inclus sous cette forme dans
le Petit Office de la Sainte Vierge, imprimé à
Lyon en 1548, tandis que l’Office d’interces-
sion à la Mère de Dieu de l’Eglise grecque
comporte une prière très semblable : « Auprès
de la Mère de Dieu, nous les pécheurs,
accourons humblement et, pleins de repentir,
devant elle nous prosternant, crions-lui du
fond de notre cœur : Vierge de tendresse,
viens à notre secours, hâte-toi, car nous som-
mes perdus, vois la multitude de nos péchés,
ne laisse pas sans aide tes serviteurs : notre
unique espérance repose en toi. »
C’est cette prière qui obtient à saint Fran-
çois de Sales, fondateur de l’ordre de la Visi-
tation, la paix intérieure et sa dévotion parti-
culière à Marie. L’année de ses dix-neuf ans,
vers décembre 1586, à Paris où son père, qui
le destine à une brillante carrière juridique, l’a
envoyé étudier le droit, François de Sales
est accablé de désespoir, tourmenté par la
question de sa possible damnation éternelle,
persuadé que tout ce qu’il fait pour Dieu est
inutile, dans un état spirituel de malheur et
de sécheresse tel qu’il en perd le sommeil,
l’appétit, la santé. « Ô Vierge, agréable entre
les filles de Jérusalem, des délices de laquelle
l’enfer ne peut être réjoui, hé, je ne vous verrai
114 L nhors-série
SOUVENEZ-VOUS
SOUVENEZ-VOUS, Ô TRÈS MISÉRICORDIEUSE
VIERGE MARIE, QU’ON N’A JAMAIS ENTENDU DIRE
QU’AUCUN DE CEUX QUI ONT EU RECOURS
Satan ne cesse de m’inspirer là-contre », À VOTRE PROTECTION, IMPLORÉ VOTRE ASSISTANCE
écrit-il, en un moment de particulière désola- OU RÉCLAMÉ VOS SUFFRAGES, AIT ÉTÉ ABANDONNÉ.
tion. Après six semaines d’épreuve, où, por- ANIMÉ D’UNE PAREILLE CONFIANCE, Ô VIERGE
tant la mort sur son visage, il donne compas- DES VIERGES, Ô MA MÈRE, JE VIENS À VOUS
sion à tous ceux qui le croisent, il entre, un soir ET, GÉMISSANT SOUS LE POIDS DE MES PÉCHÉS,
de janvier 1587, en l’église Saint-Etienne- JE ME PROSTERNE À VOS PIEDS.
des-Grès, se prosterne en prière d’abandon Ô MÈRE DU VERBE INCARNÉ, NE MÉPRISEZ PAS
dans la chapelle de la Vierge. Il saisit alors une MES PRIÈRES, MAIS ÉCOUTEZ-LES
tablette près des balustres de la chapelle, où FAVORABLEMENT ET DAIGNEZ LES EXAUCER.
© ANDREW WINSLOW/THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART/CC0.© MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/PHILIPPE FUZEAU. © TAFIART/ABODESTOCK.
hors-sérien L 115
MODÈLE ÉTHIQUE
La Vierge de douleurs
avec les mains ouvertes,
par Titien, 1555 (Madrid,
Museo Nacional del
Prado). « Marie est encore
pour Calvin un modèle
éthique, analyse le Groupe
des Dombes. Sa personne
s’efface derrière l’exemple ;
c’est celui-ci qu’il nous
faut retenir, sans exalter
la personne, historique
ou doctrinale. Marie
est modèle d’écoute,
de compréhension,
de témoignage. » (Marie
dans le dessein de Dieu et
la communion des saints).
TOUJOURS VIERGE
A gauche : détail de
La Présentation de la Vierge
au Temple, par Titien, 1534-1538
(Venise, Gallerie dell’Accademia).
A droite : L’Annonciation,
par Titien, vers 1564 (Venise,
San Salvatore). Si la doctrine
de la virginité perpétuelle
de Marie a été acceptée dans
un premier temps aussi bien
par Luther que par Calvin
ou Zwingli, elle a été remise
en question par le courant libéral
du protestantisme, pour qui
Marie aurait eu plusieurs enfants
après la naissance de Jésus.
D
ans sa Symbolique publiée en 1832, le théologien catholi- Cette technique d’analyse suppose cependant que catholicisme
que Johann Adam Möhler (1796-1838) tentait de classer et protestantisme ne se distinguent que par l’aspect doctrinal.
les points de différence entre le catholicisme et le protes- D’où l’idée qu’un accord serait finalement possible par une réin-
tantisme. Il s’agissait de dresser des listes de désaccords essen- terprétation des points en question.
tiellement d’ordre doctrinal. En réalité, comme l’avait déjà bien vu le théologien allemand
Dans ce sens, on pourra dire que catholiques et protestants Schleiermacher (1768-1834), l’opposition entre catholiques et pro-
s’opposent sur le Salut par grâce, sur l’autorité de l’Ecriture, sur le testants ne vient pas tant des doctrines elles-mêmes que de l’articu-
sacerdoce universel, sur le rôle et la nature des sacrements. Dans lation de ces doctrines. L’exemple de l’Eglise est tout à fait significa-
une conception plus simpliste et plus populaire, on dira que tif. Schleiermacher écrit : « Le protestantisme fait dépendre le rapport
catholiques et protestants s’opposent au sujet du pape, au sujet de l’individu à l’Eglise de son rapport avec Jésus-Christ, alors qu’inver-
de l’eucharistie et, bien sûr, au sujet de la Vierge Marie. sement le catholicisme fait dépendre le rapport de l’individu à Jésus-
C’est là une manière d’envisager la question qui est présente Christ de son rapport à l’Eglise. » Pour le protestantisme, Jésus-Christ
dans la scolastique protestante qui va se développer à partir est médiateur entre l’individu et l’Eglise. Pour le catholicisme, c’est
du XVI e siècle. Cette même approche guidera le Groupe des l’Eglise qui est médiatrice entre l’individu et Jésus-Christ. Les trois
Dombes dans sa quête œcuménique, qu’il s’agisse du BEM éléments sont bien présents, mais leur rapport est différent. De ce
(Baptême, Eucharistie, Ministère), ou encore de Marie dans le point de vue, catholicisme et protestantisme se distinguent bien
dessein de Dieu et la communion des saints (document de 1999 plus par la manière de structurer la foi et la vie chrétienne que par la
qui donne un descriptif des questions controversées touchant doctrine. On parlera dans le premier cas d’une différenciation doc-
à la figure de Marie). trinale et dans le second d’une différenciation structurale.
hors-sérien l 117
Cette seconde forme d’analyse montre encore que si l’affirma-
tion « L’homme est sauvé par la foi et non par les œuvres » est cou-
rante dans la doctrine catholique, elle prend cependant avec
Luther une résonance toute spéciale. Elle devient le point central
de l’organisation de la théologie et de la vie spirituelle. Comme
le souligne le théologien catholique Louis Bouyer (1913-2004),
la Réforme a mis en avant en effet une conception « forensique »
de la Grâce, c’est-à-dire externe, ou extérieure de la justification.
Celle-ci ne naîtrait pas de nos dispositions intérieures ; elle se
passerait extra nos, en dehors de nous, selon une expression fré-
quente chez Luther. En un mot, la Grâce ne nous changerait en
rien : elle nous couvrirait comme un manteau de justice.
Un autre point significatif de la pensée protestante touchant à
l’articulation doctrinale sera ce que Luther appelle le canon dans le
canon. Expression qui, bien comprise, renvoie à un principe que
Luther appliqua dans tout son enseignement et sa prédication. Le
réformateur allemand va donner en effet une emphase et une prédi- féminines de l’Ancien Testament comme Sarah, mère d’Isaac, ou
lection particulière aux passages de l’Ecriture qui présentent essen- Anne, mère de Samuel, Marie découvre que Dieu rend possible
tiellement le Christ dans son œuvre rédemptrice, par exemple, les ce qui était auparavant inimaginable. Cette priorité absolue de
Epîtres de Paul aux Romains et aux Galates, la Première Epître de la Grâce face à l’ordre du monde s’accorde bien avec la pensée
Pierre, les portions christologiques de l’Evangile de Jean. Or nous protestante. Marie est bien un de ces « vases de miséricorde » dont
savons que la liturgie et la piété catholiques vont elles aussi privilé- parle Paul en Romains 9, 22-23.
gier une partie du Corpus, à savoir les Evangiles, avec toutes sortes Luther partageait la foi du concile d’Ephèse et Marie était pour lui,
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/FRANCK RAUX.
demodalitésliturgiquesvisantàleurmiseenvaleur,ainsi,parexem- comme pour tous les chrétiens, la « Theotokos » (la Mère de Dieu).
ple, l’assemblée catholique se lève-t-elle à la lecture de l’Evangile. Il écrira dans son Commentaire du Magnificat : « Les “grandes cho-
Si ces différenciations doctrinales semblent ouvrir une large ses” ne sont pas autre chose que ceci : elle est devenue la Mère de Dieu.
porte à l’œcuménisme, les différenciations structurales en revan- En une telle œuvre sont donnés tant de dons et de si grands biens que
che soulignent et durcissent les particularismes et poussent ainsi personne ne peut les comprendre. » De même, dans un sermon de
à laisser les choses en l’état. 1516, Luther affirme que Marie est la seule goutte soustraite par
Dieu à l’océan du péché originel.
DIFFÉRENCIATIONS DOCTRINALES Jean Calvin, réformateur de la deuxième génération qui lui aussi
Au sujet de la question mariale en particulier, on constate à pre- commentera abondamment l’Ecriture, ne manquera pas de souli-
mière vue que, sous l’angle du contenu des distinctions scripturai- gner lui-même la dimension historique de Marie, en reprenant la
res et dogmatiques, le dossier n’est pas très consistant. doctrine traditionnelle de sa virginité : pour lui, elle est vierge
On s’aperçoit que tout ce que l’Ecriture dit explicitement de Marie avant, pendant et après l’enfantement. Et Calvin s’arrêtera particu-
a été partagé par les réformateurs et les Eglises issues de la Réforme. lièrement sur le rôle de l’Esprit saint dans la personne de Marie :
Le monde protestant affirme que Marie est une figure biblique « Il était d’une importance immensément supérieure d’être régénérée
importante pour le parcours de la foi. Héritière des grandes figures par l’Esprit de Dieu que le fait d’avoir conçu le Christ selon la chair en
118 l nhors-série
THEOTOKOS Page de gauche, à gauche : La Vierge
à l’Enfant avec sainte Catherine d’Alexandrie et un berger, dite
La Vierge au lapin, par Titien, vers 1525-1530 (Paris, musée
du Louvre). Le lapin blanc évoquerait la pureté de la Vierge.
Partageant la foi du concile d’Ephèse, Luther considérait que
Marie était la Theotokos (la Mère de Dieu) : « Les “grandes
choses” ne sont pas autre chose que ceci, écrit-il dans
son Commentaire du Magnificat : elle est devenue la Mère
de Dieu. » En revanche, Calvin lui refuse ce titre et la qualifie
de « Mère du Fils de Dieu », mettant l’accent sur la filiation
divine du Christ. Page de gauche, à droite : Crucifixion avec
la Vierge Marie, saint Dominique et saint Jean l’Evangéliste,
par Titien, 1558 (Ancône, San Domenico). Ci-contre : Pietà,
par Titien, 1575-1576 (Venise, Gallerie dell’Accademia).
son sein ; d’avoir le Christ vivant spirituellement en elle que de l’avoir Dans l’optique comparative des contenus doctrinaux du catho-
allaité. En un mot, la béatitude suprême de la Sainte Vierge consis- licisme et de ce protestantisme, la distanciation va s’accentuer
tait à être un membre de son Fils, de sorte que le Père céleste la compta avec la proclamation des deux derniers dogmes : l’Immaculée
du nombre des nouvelles créatures. » Conception en 1854 et l’Assomption de Marie en 1950. Ces doctri-
Chez Zwingli, le réformateur de Zurich, le thème de Marie est peu nes n’étaient pourtant pas nouvelles, elles étaient portées par une
fréquent. Pour lui, Marie est plutôt réceptrice que dispensatrice, elle tradition que les réformateurs connaissaient bien.
est aussi « maison de Dieu », « serrure », « chambre » du Saint-Esprit. La définition de 1854 était le fruit d’une longue suite de contro-
Il parle occasionnellement de Marie « Theotokos », « Dei genitrix », verses théologiques liées à celles du péché originel. Les uns refu-
« Mater Christi », ou encore « qui accouche de notre salut ». saient la conception immaculée de Marie en raison de l’universa-
C’est vers les années 1830 que va naître en revanche ce que lité du péché originel ; d’autres, comme Bonaventure et surtout
l’on appelle le protestantisme libéral. Beaucoup de protestants, Duns Scot dont l’argument allait faire autorité, affirmaient que
en particulier dans les milieux intellectuels marqués par la phi- Marie avait été rachetée par le Christ en étant préservée du péché
losophie des Lumières, désirent être affranchis du joug des tex- originel en prévision des mérites de son fils. Si l’on suit l’évolution
tes normatifs de la Réforme (catéchismes, confessions de foi, théologique du débat, on relève que le cœur de la résistance à la
écrits symboliques) qui leur paraissent à la fois rigides et datés. conception immaculée de Marie résidait dans la crainte de porter
Plusieurs points de doctrine sont remis en question et pas des atteinte à l’universalité de la mission salvifique du Christ.
moindres : la Trinité, la divinité du Christ, ce qui bien entendu Le dogme de l’Assomption, quant à lui, n’avait pas soulevé de
entraîne une dérive radicale sur les questions touchant à la grands débats dès le VIII e siècle ; l’argument de convention
mariologie. Les libéraux souhaitent une religion plus vécue et affirme que le corps qui a porté et enfanté virginalement le Verbe
« sensible » que doctrinale. incorruptible de Dieu n’a pas pu connaître la corruption de la mort
Pendant un siècle et demi, le « protestantisme libéral » s’affron- éternelle. Le dogme de la résurrection de la chair s’appliquait à
tera avec le « protestantisme orthodoxe » et les « confessions de Marie avant la consommation des temps.
© 1990, PHOTO SCALA, FLORENCE. © AKG-IMAGES/CAMERAPHOTO.
hors-sérien l 119
ÉLEVÉE À LA GLOIRE Ci-dessus : La Mise au tombeau du Christ,
par Titien, 1559 (Madrid, Museo Nacional del Prado). Ci-contre : L’Assomption
de la Vierge, par Titien, 1516-1518 (Venise, Santa Maria Gloriosa dei Frari). Le
1er novembre 1950, le pape Pie XII promulguait « que c’est un dogme divinement
révélé que Marie, l’Immaculée Mère de Dieu toujours vierge, à la fin du cours
de sa vie terrestre, a été élevée en âme et en corps à la gloire céleste ».
question est secondaire. Zwingli et Calvin suivront dans cette opti- DIFFÉRENCE ET COMPLÉMENTARITÉ
que soit par un rejet soit par un silence. Nous avons vu cependant que ces deux approches théologi-
Le protestantisme va cependant redistribuer les articulations dog- ques, différenciation descriptive et structurale, ne permettaient
matiques de la théologie. La théologie protestante est une théologie pas un réel dépassement : nous restions dans une pensée antino-
du Salut tout entière articulée sur le Christ seul médiateur entre mique. Or, quand nous parlons du protestantisme, il faut bien
Dieu et les hommes. Certes, on ne saurait, là encore, nier que le savoir qu’il ne s’épuise pas dans la pensée des réformateurs ni de
catholicisme signe sans restriction cette proposition essentielle de quelques autres théologiens.
© MUSEO NACIONAL DEL PRADO, DIST. RMN-GP/IMAGE DU PRADO. PHOTOS : © AKG-IMAGES/CAMERAPHOTO.
la foi chrétienne : le Christ seul médiateur. Mais tout en affirmant Ainsi, Paul Tillich (1886-1965), théologien protestant venu du
l’unique médiation du Christ, la pensée catholique va parler d’une luthérianisme, nous présente une autre approche du rapport pro-
coopération de Marie au mystère du Salut. Le concile Vatican II testantisme-catholicisme dans un de ces écrits : Substance catho-
dans sa constitution Lumen gentium (60-62) articulera une argu- lique et principe protestant. Tillich définit fort bien la pensée catho-
mentation allant dans ce sens : « Unique est notre médiateur selon lique comme caractérisée par le sacramentel. Définition qui va
les paroles de l’apôtre : “Car, il n’y a qu’un Dieu, il n’y a aussi qu’un bien plus loin que le sacrement. C’est, dit-il, « l’intuition de quelque
médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui- chose qui se trouve ici et là, et qui en même temps indique, au-delà
même, qui s’est donné en rançon pour tous.” (1re Timothée 2, 5-6). de lui-même, la profondeur d’où provient tout être ». Dans cette
Mais le rôle maternel de Marie à l’égard des hommes n’offusque et ne perspective, l’accent est mis sur la réalité sentie de la présence de
diminue en rien cette unique médiation du Christ : il en manifeste au Dieu : dans des lieux physiques, les sanctuaires, les pèlerinages,
contraire la vertu. » Et le concile enchaîne : « Aucune créature en effet dans des institutions comme la papauté, les conciles, les synodes,
ne peut jamais être mise sur le même pied que le Verbe incarné et mais encore les définitions doctrinales ; on ne saurait oublier en
rédempteur. Mais tout comme le sacerdoce du Christ est participé sous outre les objets tels que les reliques ou les icônes.
des formes diverses, tant par les ministres que par le peuple fidèle, et A cette « substance catholique » s’oppose le « principe protes-
tout comme l’unique bonté de Dieu se répand réellement sous des for- tant », iconoclaste par nature. Dieu ne saurait être présent ni en des
mes diverses dans les créatures, ainsi l’unique médiation du Rédemp- lieux, ni en des institutions, ni en des définitions, ni en des objets.
teur n’exclut pas, mais suscite au contraire une coopération variée de Et Tillich de dire : « Qu’est-ce que le principe protestant ? Il consiste
la part des créatures, en dépendance de l’unique source. » en une protestation contre la substance catholique. »
Nous soulignons ici l’usage judicieux fait par la théologie catho- Ces notions de « substance » et de « principe » peuvent nous per-
lique de la notion de participation. Parlant des formes diverses de mettre déjà de considérer le fondement de l’opposition entre catho-
la participation au Christ, elle avance la coopération de Marie à la liques et protestants au sujet de Marie. On sait combien les appari-
source unique du Salut. La participation à la médiation unique per- tions, les pèlerinages, les processions, les statues, les images ont
met dès lors d’introduire des niveaux de médiation. C’est là une dis- pesé lourd dans l’évolution de la théologie mariale catholique
tinction de structure que le protestantisme ne peut recevoir. Cette même si, tout au bout, elle parvient à un dogme parfaitement
notion de médiation occupe une large place dans la pensée catholi- épuré. Et l’on comprend alors comment le nerf de cette opposition
que, médiation de l’Eglise, des saints, de Marie, mais aussi média- protestante va se situer dans un iconoclasme aux multiples facet-
tion du prêtre, toutes s’articulant sur l’unique médiation du Christ. tes, à la recherche d’un Dieu toujours plus pur.
120 l nhors-série
RÉGÉNÉRÉE
PAR L’ESPRIT
A droite : La Descente
du Saint-Esprit,
par Titien, vers 1545
(Venise, Santa
Maria della Salute).
Calvin insistera tout
particulièrement sur
l’action de l’Esprit saint
en Marie. Selon lui, « il
était d’une importance
immensément
supérieure d’être
régénérée par l’Esprit
de Dieu que le fait
d’avoir conçu le Christ
selon la chair en son
sein ; d’avoir le Christ
vivant spirituellement
en elle que de l’avoir
allaité ».
hors-sérien l 121
IMPÉRIALE
Triptyque de Dresde (détail),
par Jan Van Eyck, vers 1437
(Dresde, Gemäldegalerie Alte
Meister). Telle une impératrice
dans ses vêtements lourds et
amples, Marie tient dans ses bras
l’Enfant dénudé. Ils portent leurs
regards sur le donateur agenouillé
que leur présente saint Michel.
© BPK, BERLIN, DIST. RMN-GRAND
PALAIS/ELKE ESTEL/HANS-PETER KLUT.
Marie, mère
du bel amour PAR FRANÇOIS-JOSEPH AMBROSELLI
Depuis les premiers temps du christianisme,
la Vierge à l’Enfant est le thème le plus représenté dans la peinture
et dans la sculpture. Icônes byzantines, Vierges des cathédrales,
Madones de la Renaissance… L’image du Christ blotti dans les bras
de Marie est une source d’inspiration inépuisable pour les artistes.
“ Autour de l’an mille, une sorte
créatrice s’empara de tout
D
e cette mère qui tient l’Enfant avec évangéliques, aurait eu l’idée de peindre à la
tendresse, on ne connaît ni les cire, sur trois panneaux de bois, le portrait de
traits, ni la couleur des yeux. Sa la mère du Sauveur portant dans ses bras « le
représentation la plus ancienne Créateur de toutes choses ». Ayant contem-
remonte au II e ou III e siècle : une fresque plé le fruit de son travail, la Vierge le bénit et
décrépite sur les murs de la catacombe de déclara avec autorité : « Ma grâce et ma force
Priscilla, à Rome, où l’on ne distingue plus sont avec cette image. » La première icône (du
son visage, ni celui du nourrisson qu’elle grec eikon, c’est-à-dire « image ») était née.
allaite.Cequel’onditd’elledepuisdessiècles Bien plus que des œuvres d’art, elles seraient
est d’une simplicité déconcertante : « pleine le lieu d’une présence de la Vierge et de son
de grâce » (Luc 1, 28), « bénie entre toutes les Fils pour quiconque les contempleraient.
femmes » (Luc 1, 42). Rien sur l’apparence de Les « prototypes » de saint Luc avaient
celle qui passa trente ans avec Jésus. Sa pré- posé les canons de la représentation mariale
sence dans l’Ecriture est discrète. Son accep- dans l’icône : toutes celles qui allaient être
tation du dessein divin devait suffire à nous créées ensuite, et inonder l’Empire byzantin
révéler sa beauté. Certains devinèrent l’incli- puis l’Occident, seraient des copies directe-
naison douce de son nez, la courbe de ses ment puis indirectement inspirées de celles
sourcils, l’abondance de sa chevelure, dans qu’aurait « écrites » l’évangéliste d’après le
l’immobilité de la prière, dans le silence d’une modèle vivant. Depuis deux mille ans, on
contemplation intérieure. D’autres prirent retrouve ainsi, sur un fond or symbolisant la
pour modèles les plus belles femmes qu’ils lumière divine qui berce toute chose, cette
auraient rencontrées, des passantes dont ils aimaient le maintien. même Vierge à la mine grave et au teint hâlé, au nez droit et aux
En deux mille ans, ils furent des centaines de milliers à saisir le sourcils arqués, à la tunique généralement sombre, serrant contre
pinceau ou le burin pour tenter de percer le secret de celle qui avait elle cet enfant destiné à sauver le monde.
tenu le Sauveur entre ses bras. Il en résulte des chefs-d’œuvre de Si cette tradition des « icônes de saint Luc » fut contestée par de
l’art qui dépassent, en profondeur et en mystère, toutes nombreux exégètes modernes et placée au rang de légende poétique
les créations de l’homme. Ni l’Aphrodite de Praxitèle, chargée d’évoquer la présence de la mère de Jésus dans les écrits de
ni les vierges athéniennes des Panathénées ne renfer- l’évangéliste, elle repose néanmoins sur des fondations historiques
ment cette expression de grâce et de paix, d’intégrité profondes : dès le VIe siècle, vers 520, l’historien Theodorus Lector,
et d’abandon. Elles nous sont inconnues. Leur beauté lecteur à Sainte-Sophie de Constantinople, raconte en effet qu’Eu-
est plastique. Leur vie intérieure est prison- doxie, la femme de l’empereur d’Orient Théodose II, alors qu’elle
nière du marbre. Les Vierges à l’Enfant les se trouvait en Terre sainte dans la première moitié du V e siècle,
surpassent par leur candeur, leur réserve, « envoya » à Constantinople « l’image de la Mère de Dieu qu’a peinte
leur inquiétude maternelle. Elles furent le l’évangéliste Luc ». Placée dans l’église dite des « Hodigoi », cette
reposoir de tant de prières et de larmes, icône allait désormais porter le nom d’Hodigitria, c’est-à-dire « celle
de joies et d’espérances : elles furent qui montre le chemin », et être vénérée par des foules immenses.
des mères aimantes, des consola- AyantsurvécuauxravagesdesiconoclastesdesVIIIe etIXe siècles,
trices, des confidentes pour des elle sera finalement détruite à coups de hache par les Turcs lors de la
millions d’âmes. prise de Constantinople en 1453. Fort heureusement, des copies
avaient été réalisées entre-temps, comme celle exposée aujourd’hui
D’APRÈS à Moscou, à la galerie Tretiakov, réalisée au XIIe siècle, où la Vierge
LE MODÈLE VIVANT nous fixe d’un regard pénétrant tandis que l’Enfant semble se hisser
Tout commença selon la tradi- vers son visage, pour poser tendrement sa joue contre la sienne.
tion liturgique orthodoxe quelques Proclamée « Theotokos », c’est-à-dire « Porteuse de Dieu », par le
semaines seulement après la concile d’Ephèse en 431, la Vierge avait vu entre-temps son image
Résurrection du Christ, peu de glorifiée dans toutes les églises de la chrétienté aux côtés de celles
temps aprèslaPentecôte,lorsquesaint de son Fils : outre les icônes, les mosaïques mariales avaient recou-
Luc, l’annonciateur des mystères vert les parois des nefs, les demi-dômes des absides, les pendentifs
124 l nhors-série
de frénésie
l’Occident.”
ou les coupoles surplombant les naos. Elle y était représentée en
« Reine des cieux » ceignant une couronne garnie de pierres pré-
cieuses ; en « majesté » trônant avec solennité ; ou en orante levant
les mains en signe d’intercession. Elle y était presque toujours
accompagnée de son Fils, le cœur de la foi, sagement assis sur ses
genoux, ou figuré symboliquement dans un médaillon rond placé
à la hauteur de sa poitrine. Si cette tradition picturale perdurera
dans l’Empire byzantin, les artisans occidentaux, encouragés par
LE TRÔNE DE LA SAGESSE
Autourdel’anmille,unesortedefrénésiecréatrices’emparadetout
l’Occident à mesure que sortaient de terre ces églises romanes aux
silhouettes massives et aux allures de forteresses : on se mit en effet à
sculpterleurschapiteaux,leursconsoles,lestympansouleslinteaux
de leurs portails, pour les peupler de toutes sortes d’animaux, de
créatures hybrides, d’anges, de démons, de saints, de Christ triom-
phants et, biensûr, de Vierges à l’Enfant. Plus encoreque la plume, le
burin était l’instrument idéal pour enseigner « la sainte plèbe de
Dieu », rappeler l’action des saints et embellir les murs.
Et nulle autre sainte ne fut aussi à même de transmettre la grâce
que celle qui s’y était complètement abandonnée. Au XIIe siècle,
de nombreuses églises furent ainsi dotées de leur « portail de la
© PASCAL LEMAÎTRE/DIST. CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX. © TOMASSO, UK. © AKG-IMAGES/RABATTI & DOMINGIE.
peuple. A Rocamadour, dans la vallée de la Dordogne, à Orcival,
dans le Puy-de-Dôme, à Montserrat, en Catalogne, les fidèles
venaient – et viennent toujours – par milliers déposer leurs fardeaux
aux pieds de cette jeune fille de Nazareth parée de tous les atours de
la royauté, aux traits symétriques et au regard fixe.
126 l nhors-série
sommeil. En France, la fin du Moyen Age vit aussi s’épanouir de Dans sa Maesta (Vierge à l’Enfant en majesté) de Santa Maria dei
nombreuses sculptures raffinées, aux accents provinciaux, comme Servi, à Bologne, vers 1280-1290, il avait osé rompre avec la repré-
ces champenoises à la peau de nacre et au nez aquilin, présentant sentation traditionnelle d’un Enfant Jésus recouvert jusqu’aux
au monde leur bambin joufflu, ou encore cette belle bourguignonne pieds par une robe cérémonielle : le sien avait laissé entrevoir une
aux cheveux dorés et aux yeux bleus, connue sous le nom de Notre- jambe nue. Cela n’avait été qu’un commencement, un murmure.
Dame de Grasse (notre couverture), dont l’expression d’inquiétude Bientôt la Renaissance et ses peintres flamboyants useraient de
et de tristesse contraste avec l’innocence enjouée de son fils qui, toutes les ressources de leurs palettes pour rendre compréhensi-
déjà, semble vouloir vaquer aux affaires de son Père. ble l’un des mystères les plus insondables du christianisme :
Après des siècles de représentations glorieuses, pleines d’austé- l’Incarnation du Dieu vivant en la personne du Christ.
rité et de dignité, après des siècles de luttes théologiques contre Année après année, le petit Jésus serait en effet délesté de ses
ceux – les juifs, les païens, les hérétiques ariens, puis les musul- langes pour révéler toute son humanité. Chez les Flamands, dès
mans – qui contestaient la divinité du Christ, il fallait en effet désor-
mais rappeler à l’Europe chrétienne que Dieu avait « pris chair de
la Vierge Marie » et qu’il s’était vraiment « fait homme ». L’ENFANCE DE DIEU Page de gauche : Vierge à l’Enfant,
XIVe siècle (Paris, cathédrale Notre-Dame). Bouleversé par cette
QUAND VIENT LE PRINTEMPS statue, Claudel y vit « l’éternelle enfance de Dieu ». En haut,
En peinture, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, Cimabue, le à gauche : Vierge à l’Enfant, par Lorenzo Ghiberti, vers 1423-1440
maître de Giotto, avait d’ores et déjà triomphé de la raideur des icô- (Londres et Leeds, Tomasso). Au début du Quattrocento,
nes byzantines et ouvert la voie à une nouvelle manière de peindre des artistes florentins, tel Lorenzo Ghiberti, popularisèrent un
en accordant une attention particulière aux expressions des visages, modèle de Madone où le nourrisson divin se blottissait tendrement
aux dessins des muscles, aux plis des tissus. Ses Madones a tempera contre sa mère. A droite : Vierge à l’Enfant en majesté, par
sur fond d’or n’avaient pas encore la grâce de celles de Raphaël, Cimabue, vers 1280-1290 (Florence, Gallerie degli Uffizi). C’est
mais semblaient animées, pour la première fois, d’un élan de vie. principalement Cimabue, le maître de Giotto, qui engagea au
Outre son audace picturale, le maître du Duecento s’était auto- XIIIe siècle la rupture avec la rigidité du style byzantin, ouvrant la voie
risé aussi quelques libertés dans la manière de traiter les sujets. à un art sacré occidental plus naturaliste et empreint d’émotion.
hors-sérien l 127
“du corps, au déluge de couleurs
Le temps était en effet à la fête,
passerait celle des déesses antiques. ses mises en scène solennelles du culte
Puis viendrait le XVI e siècle, celui de l’apogée de l’art sacré : marial.LarupturefutconsomméeauXIXe siècle,lesartistesdetalent
assailli de commandes officielles, Raphaël achèverait de poser les échappant définitivement à l’Eglise catholique : ceux qui restaient se
contours d’un style somptueux, garni d’effets spéciaux, de nuées contentaient de recouvrir les murs des églises de scènes bibliques
célestes, de prophètes suspendus dans les airs, qui inspirerait des traitéessanstropdefougue,oudeproduireensériedescopiesdel’art
générations de peintres jusqu’à nos jours. La plupart de ses ravis- religieux du XVIe siècle. Ingres, Delacroix et d’autres maîtres se per-
santes Madones présenteraient à leur tour l’Enfant entièrement mirent quelques œuvres inspirées mais, pour la plupart, leurs sujets
nu, comme dans sa célèbre Vierge au chardonneret des Offices, où s’effaçaient derrière leur renommée. Les orthodoxes, de leur côté,
le Sauveur de l’humanité, dans le plus simple appareil, joue avec continuaient inlassablement à écrire leurs icônes dans la prière, imi-
un petit Jean-Baptiste recouvert, quant à lui, d’une peau de bête. A tant trait pour trait, mèche pour mèche, celles des temps anciens.
sa suite, Titien, le Corrège, Bronzino et tant d’autres génies italiens
feraient de la nudité de l’Enfant Jésus l’élément central de leurs
compositions, tandis que leurs Vierges deviendraient de plus en
plus graciles, de plus en plus affectées, de plus en plus parfaites.
LE CRÉPUSCULE
DE L’ART SACRÉ
Le temps était en effet à la fête, à la célébration du corps, au déluge
de couleurs et de lumière. La représentation des mystères divins
était portée à son sommet. Un retournement discret s’opérait
néanmoins : jusqu’à la fin du Quattrocento, l’art sacré avait touché
autant les sens que les esprits ; le souci de la forme s’était toujours
plié aux exigences pastorales. Le XVI e siècle, à grand renfort
d’effets de style, ferait pencher légèrement la balance du côté de la
théâtralité et de l’emphase. Il y eut bien sûr, au XVIIe siècle, dans
le tourbillon de la Contre-Réforme, des génies comme Rubens
ou Van Dyck, qui offrirent à nos yeux des Vierges triomphantes,
pleines de grâce et de majesté. Il y eut aussi, en France, à la cour de
Louis XIII et de Louis XIV, des maîtres à la touche veloutée comme
128 l nhors-série
à la célébration
et de lumière.
”
A la fin du XIXe siècle, Marie Charles Dulac dressait un constat
déplorable de l’art sacré, évoquant avec perspicacité « les Grecs
modernes qui imitent les rigides images des temps passés, les protes-
tants qui ne font rien et les Latins qui font n’importe quoi ». Il y eut
bien quelques réactions, quelques belles tentatives. Après la
Première Guerre mondiale, les peintres George Desvallières et
Maurice Denis fondèrent notamment les Ateliers d’art sacré afin
de sortir les artistes pieux de leur atonie : ils voulaient « développer
la sensibilité, libérer l’imagination des élèves, tout en les formant aux
beaux métiers, tout en cultivant leur raison et leur goût ». Mais à leur
mort, personne ne reprit le flambeau qu’ils avaient tenu à bout de
bras. L’époque était à la désincarnation et à l’évanescent : Picasso
et ses Maternités biscornues ; Matisse et ses Vierges dessinées en
quelques traits, sans trop d’effort. Calmement, l’art sacré, jadis
gardien du mystère de l’Incarnation, se dirigeait vers le néant.
Peu formé à l’histoire de l’art, craignant de ne pas être à la page, le
clergé lui-même succomba à la tentation iconoclaste de la forme
pure, et se mit à commander à de « grands artistes » toutes sortes
d’œuvres avant-gardistes, leur laissant pour seule instruction
d’obéir à leur « ordre intérieur ». Tout était accompli : le sanctuaire
se transformait en musée. Ni le sujet, ni la manière de le traiter
n’importaient : seule comptait l’idée que l’on s’en faisait.
L’historien Alain Besançon raconte, dans Les Voies de l’athéisme
catholique, cette anecdote signifiante du cardinal Lustiger faisant
visiteràdesenfantssachapelleprivée.Devantleurétonnementcan-
dide face à la représentation abstraite de la Vierge Marie qui en occu-
pait le centre, le prélat se serait senti obligé d’en justifier la portée :
« Sa beauté est si grande, aurait-il expliqué, qu’elle ne peut être figurée
de l’extérieur. C’est à l’intérieur qu’elle se trouve et c’est vers cette image
cachée, mes enfants, que s’élèvent vos prières et que s’offre votre dévo-
tion. » La Vierge en question n’était qu’un gros morceau de bois. 3
130 L nhors-série
JEUX DE LUMIÈRE
A gauche : La Sainte Famille avec saint
Jean-Baptiste, dite La Vierge à la rose,
par Raphaël, vers 1517 (Madrid, Museo
Nacional del Prado). Le cadre serré
de cette Sainte Famille lui confère
un caractère intime, accentué par la
lumière douce et délicate ainsi que le jeu
de transparence dans les chevelures
et dans le voile de la Vierge. A droite :
La Déposition, par Raphaël, 1507
(Rome, Galleria Borghese). L’œuvre
avait subjugué Vasari, qui la considérait
comme « une merveille de l’art »
pour « l’extrême perfection réunie dans
toutes les parties de la composition ».
Salve Regina
Le Salve Regina, l’antienne des croisés, des voyageurs,
et des processions monastiques, est sans doute la prière mariale
la plus populaire après l’Ave Maria. PAR ALBANE PIOT
T
out est accompli. Le soir est venu, et ils parfois bien loin de chez eux, ou du ciel, et du Europe. D’autres affirment qu’elle aurait été
ont chanté à la chapelle la dernière ciel surtout. Qu’ils sont fatigués. Mais qu’enfin, écrite par le moine Hermann Contract (1013-
prière. « Maintenant, Seigneur, vous si elle les écoute, ils en sont sûrs, elle saura 1054), de l’abbaye de Reichenau, auteur et
pouvez laisser votre serviteur s’en aller en prendre soin d’eux. C’est une mère, elle ne compositeur musical prolifique à qui l’on
paix. » Levés depuis quatre ou cinq heures du pourra pas faire autrement. Ils se disent que, pourrait attribuer un manuscrit du milieu du
matin, ils sont fatigués, pas fâchés de dépo- s’ils l’écoutent et la regardent, ils se rappelle- XIe siècle reproduisant les premiers mots de
ser le joug, de laisser là leurs soucis, leurs tra- ront toujours ce pour quoi ils sont là, quel est l’antienne. D’autres enfin pensent, d’après
vaux, leurs doutes, les joies et les peines de leur but, et où se trouve leur joie. Alors, ils ne lui la Chronique du moine cistercien Albéric
ce jour, et d’aller dormir. Mais enfin, il leur demandent que cela, pour ce soir : « ô vous, de Trois-Fontaines au XIIIe siècle, qu’elle fut
reste quelque chose, une toute dernière notre avocate, tournez vers nous vos regards l’œuvre d’Adhémar ou Aimar de Monteil, évê-
chose à faire, avant de rendre les armes. Une miséricordieux ». Et pour leur dernier soir, ils que du Puy, nommé légat de la première croi-
chose que, ils l’espèrent, ils feront aussi, cha- ajoutent, suppliants : « Et, après cet exil, mon- sade (1095-1099) par le pape Urbain II, mort
cun, le dernier soir de leur vie, « à l’heure de trez-nous Jésus, le fruit béni de vos entrailles. » des suites d’une épidémie en 1098 pendant
[leur] mort ». Et c’est une mélodie, suppliante Alors, ils s’apaisent, car de lui avoir confié tout le siège d’Antioche. De fait, les manuscrits les
et fière, ardente mais respectueuse, doulou- cela, et de se rappeler combien elle est clé- plus anciens qui la contiennent ne remontent
reuse mais confiante, qui s’élève. Puissante, mente, et douce, et miséricordieuse, Marie, ils qu’au XIe siècle ou au début du XIIe, comme
et humble à la fois. Ils s’adressent à une reine, ont le cœur réchauffé de confiance. ce pontifical daté entre 1067 et 1135 de
et ils s’adressent à une mère. Ils lui disent C’est ainsi, avec le chant du Salve Regina, l’abbaye Saint-Géraud d’Aurillac, fille de
comme ils l’aiment, comme ils sont rassurés que moines et moniales achèvent chaque Cluny, dont les caractéristiques ont été étu-
de l’avoir pour refuge, qu’elle est leur vie, leur soir, en procession, l’office de complies. diées par l’historienne et musicologue Marie-
douceur, leur espérance. Ils lui disent comme On ne sait pas bien encore qui est l’auteur Noël Colette : comparées à celles d’autres
ils sont fatigués, que la vie ici-bas n’est pas de cette prière. Certains chercheurs soutien- manuscrits contemporains ou plus tardifs
toujours facile, que d’ailleurs souvent ils nent qu’elle aurait été l’œuvre de saint Pierre (tel cet antiphonaire cistercien copié vers
pleurent, dans un coin de leur cœur ou de tou- de Mezonzo, évêque de Compostelle, à la fin 1175 et conservé à la Bibliothèque nationale
tes les larmes de leur corps. Que si ce n’est du Xe siècle, et que le rayonnement du sanc- de France), elles indiquent que l’antienne fut
eux qui pleurent, c’est le monde tout autour, tuaire de Saint-Jacques-de-Compostelle composée sous l’influence de l’atelier de
qui s’agite et qui se fait mal. Qu’ils se sentent aurait expliqué sa large et rapide diffusion en l’abbaye Saint-Martial de Limoges, entre
hors-sérien L 131
que saint Bernard, réformateur des livres de A partir du XIIIe siècle, les confréries de Flan-
chant cisterciens entre 1142 et 1147 et grand dres, tant à Bruges qu’à Anvers, s’emparent
prédicateur marial, et avec lui tout l’ordre cis- du Salve Regina qu’elles chantent en poly-
tercien donnèrent à cette prière au XIIe siècle, phonie et autour duquel elles constituent un
au même titre que les Bénédictins de Cluny et véritable office religieux, dit l’office de Salve,
les chanoines réguliers. Les Dominicains la pratique introduite en Espagne sans doute
reçoivent d’abord à Bologne vers 1230, puis par la maison de Habsbourg (qui règne alors
dans tout l’ordre. En 1239, le pape Grégoire IX sur les Flandres). C’est de là que vient l’appel-
demande que le Salve Regina soit chanté le lation « Salut » donnée à ce qui est devenu une
vendredi à la fin de complies. En 1249, le cha- dévotion au saint sacrement mais qui était à
pitre général des Franciscains prescrit le l’origine une dévotion mariale. A la Bayerische
chant des quatre antiennes Ave Regina Cælo- Staatsbibliothek de Munich est ainsi conservé
Saint-Martial et Le Puy, tandis que la tonalité rum, Alma Redemptoris Mater, Regina Cæli et un manuscrit (département de la musique,
de son texte évoquant une situation de Salve Regina à la fin de complies : ce sont eux MS 34, daté entre 1521 et 1530) qui réunit une
grande détresse (vallée de larmes, exil) et un qui, ayant adopté pour leur liturgie le Missel et sorte de compilation ou d’anthologie de vingt-
appel à la douceur de la vie (vite dulcedo, le Bréviaire de la Curie romaine sous le titre neuf Salve Regina polyphoniques dont on
comme il était écrit au XII e siècle) semble Breviarium romanum, ad usum Fratrum mino- pense qu’il fut un cadeau luxueux de la mai-
faire remonter sa composition lors de la pre- rum, diffusent la liturgie de la Curie romaine à son de Habsbourg au duc Guillaume IV
mière croisade, avant la prise de Jérusalem travers l’Eglise latine à partir du XIIIe siècle, de Bavière : sept compositeurs sont anony-
par les croisés en 1099. avec leurs propres livres, et partant, l’usage mes, quinze sont identifiés, parmi lesquels
Au XIIe siècle l’antienne connaît différentes des quatre antiennes mariales. Le pape Clé- Josquin des Prés ou Pierre de La Rue.
variations et différents usages, selon les lieux ment VI étendra cet usage des quatre antien- Lors de l’instauration du rite tridentin dans le
et les congrégations qui l’adoptent. Le dernier nes mariales à l’Eglise universelle en 1350. Bréviaire romain en 1568, saint Pie V officialise
des grands abbés de Cluny, Pierre le Vénéra-
ble, édicte dans ses statuts de réforme de
l’ordre clunisien, en 1135, que la nouvelle LES BRAS TENDUS
antienne Salve Regina devra être chantée Ci-contre : Le Portement de croix,
dans tous les monastères dépendant de par Raphaël, 1515-1516 (Madrid,
Cluny pour y célébrer la Vierge Mère à la pro- Museo Nacional del Prado).
cession du jour de l’Assomption. Dans les Ce tableau réalisé pour une église
PHOTOS : © MUSEO NACIONAL DEL PRADO, DIST. RMN-GP/IMAGE DU PRADO .
132 L nhors-série
SALVE REGINA
l’usage du Salve Regina tel qu’il avait été
SALVE, REGINA, MATER MISERICORDIÆ.
répandu par les fils de saint François. A la
VITA, DULCEDO ET SPES NOSTRA, SALVE.
version monastique en premier mode gré-
AD TE CLAMAMUS, EXSULES FILII EVÆ.
gorien héritée du XIIe siècle, que l’on appelle
AD TE SUSPIRAMUS, GEMENTES ET FLENTES
IN HAC LACRIMARUM VALLE.
aujourd’hui le ton solennel, s’ajoute au
XVIIe siècle une version en cinquième mode
EIA ERGO, ADVOCATA NOSTRA,
ILLOS TUOS MISERICORDES OCULOS
grégorien, dite ton simple : attribuée à l’orato-
AD NOS CONVERTE.
rien François Bourgoing dans son Brevis psal-
modiæ ratio de 1634, elle serait passée
ET JESUM, BENEDICTUM FRUCTUM VENTRIS TUI,
NOBIS POST HOC EXSILIUM OSTENDE.
ensuite dans divers antiphonaires monasti-
ques et romains comme mélodie alternative
O CLEMENS, O PIA, O DULCIS VIRGO MARIA !
aux mélodies traditionnelles, et légèrement
modifiéepardomJosephPothier(1835-1923)
pour devenir la mélodie que l’on chante com-
munément aujourd’hui dans les paroisses.
Le 5 avril 1786, par décret, le pape Pie VI
accorde une indulgence de cent jours (c’est-
à-dire une rémission partielle de la peine tem-
porelle due aux péchés) à qui récitera en l’hon- Car de toutes les antiennes mariales, le L’une des versions les plus poignantes qui
neur de la Vierge Marie le SalveRegina le matin, Salve fut et demeure la plus populaire, la plus soient reste celle que Francis Poulenc com-
et le Sub tuum præsidium le soir. Par son aimée, le cri du cœur de tous dans les posa pour son adaptation à l’opéra du Dialo-
décret du 6 janvier 1884, le pape Léon XIII rend moments de déréliction, comme dans les gue des carmélites de Bernanos, où l’on voit
obligatoire la récitation du Salve Regina à moments de joie. Chant de marche des croi- les carmélites de Compiègne, sous la Terreur,
l’issue de chaque messe basse, à quoi il ajoute sés, il était très vite devenu aussi le chant des monter à l’échafaud en chantant le Salve
trois Je vous salue Marie, et une prière à saint voyageurs, le chant que tout marin entonnait Regina : leur chant, qui exprime avec tant de
Michel archange qu’il écrit lui-même à la suite à genoux chaque soir sur les navires pour puissance le triomphe du courage sur la ter-
d’une vision, en octobre 1884 : des prières que demander à la Mère de Dieu sa protection reur et de l’abandon sur le doute, se fait de
l’on appelle depuis prières léonines, et aux- face aux tempêtes et aux corsaires, la prière plus en plus clairsemé à mesure que tombe le
quelles le pape saint Pie X ajouterait en 1904 quotidienne de Christophe Colomb en route couperet de la guillotine, qui scande, impla-
l’invocation répétée trois fois : « Cœur Sacré de vers l’Amérique. « Je vis, assises sur l’herbe cable, la mélodie jusqu’à son paroxysme.
Jésus, ayez pitié de nous. » En 1930, le pape et sur les fleurs, des âmes qui chantaient Mais jamais aucune de ces splendides
Pie XI demande que les prières léonines soient Salve Regina », avait écrit Dante Alighieri dans compositions ne prit le pas dans la piété
récitées pour la conversion de la Russie. Ces La Divine Comédie au XIVe siècle. La prière populaire sur le plain-chant grégorien de
prières restèrent obligatoires jusqu’en 1964, est si populaire qu’elle est traduite en langue la tradition monastique, tant ce dernier
où elles furent supprimées par la commission romane, et parfois paraphrasée comme en exprime à la perfection toute la profondeur,
chargée par Paul VI de mettre en application la 1649 pendant la Fronde parlementaire avec toutes les délicatesses et toute la simplicité
constitution sur la liturgie du concile Vatican II. Le Salve Regina de Mazarin et des partisans : de cette prière. Une prière dont Charles
Mais le Salve Regina continue d’être chanté à « La frayeur qui nous épouvante, / Poussée Péguy a pu dire dans une lettre à son ami
l’office de complies, et à l’issue des messes et d’un juste courroux, / Nous fait venir la voix Joseph Lotte en 1912 : « Tu comprends, je
des vêpres, la liturgie des Heures (l’expression tremblante / Vous dire humblement à suis de ces catholiques qui donneraient tout
remplace celle de l’Office divin après Vatican II) genoux / Salve Regina… » Des auteurs spiri- saint Thomas pour le Stabat, le Magnificat,
ayant admis son usage toute l’année à la place tuels l’ont pris comme objet de méditation, tel l’Ave Maria et le Salve Regina. » 3
des antiennes mariales avec lesquelles il devait saint Alphonse-Marie de Liguori dans Les ● A noter : la conférence « Le Chant
alterner selon le temps liturgique : l’Alma Gloires de Marie. Les Corses l’ont choisi pour du Salve Regina », donnée par sœur
Redemptoris Mater, de l’Avent à la Purification hymne. Les musiciens en ont fait des Marie-Aimée Manchon, le samedi 21 mai
(2 février) ; l’Ave Regina Cælorum, de la Purifi- chefs-d’œuvre, Palestrina, Charpentier, 2022 à 10 h 30. Collège des Bernardins,
cation à Pâques, exception faite du temps Monteverdi, Vivaldi, William Byrd, Charles 20 rue de Poissy, 75005 Paris
pascal, où demeure l’usage du Regina Cæli. Gounod, Gabriel Fauré et bien d’autres. Rens. : www.collegedesbernardins.fr
hors-sérien L 133
TENDRESSE MATERNELLE
Vesperbild, par un artiste germanique,
vers 1420-1430 (Francfort-sur-le-Main,
Liebieghaus Skulpturensammlung).
Le motif de la Vierge de pitié est apparu
dans les pays germaniques à la fin du
XIIIe siècle sous le nom de Vesperbild.
Ces « images des vêpres », sculptées
ou peintes, ont ensuite essaimé
en Europe pour devenir
l’un des grands thèmes
iconographiques de l’art
occidental aux XVe
et XVIe siècles.
Q
ue faire, où aller, vers qui se tourner quand la vie se dis- l’autre dans la mort. La Mère des douleurs et son fils supplicié. La
loque, le réel se fissure et le monde semble au bord de Vierge à l’Enfant mort dans ses bras.
l’abîme ? « Il est impossible à la langue humaine de racon- C’est en Rhénanie, un peu moins d’un siècle avant l’épidémie,
ter l’affreuse vérité. On ne trouvait personne pour enterrer les morts, qu’était apparu le motif artistique de la Vesperbild, peint ou
par argent ou par amitié. (…) Moi, Agnolo di Tura, j’ai enterré mes sculpté, qui signifiait littéralement « image des vêpres », car elle
cinq enfants de mes propres mains… Et il y eut tant de morts que évoquait le moment du vendredi saint où Jésus fut déposé de
© GHIGO ROLI/BRIDGEMAN IMAGES.
tous crurent que c’était la fin du monde. » (Chronique, par Agnolo la Croix, passage que l’on médite à l’heure des vêpres. La plus
di Tura, Sienne, XIVe siècle). Frappé par un mal insidieux qui, des ancienne Vesperbild dont on ait retrouvé la mention est une
frontières de l’Asie aux confins de l’Europe, tua plus d’un tiers des sculpture de 1298, dans l’église des carmélites à Cologne, ville
vivants, le XIVe siècle fit face à la peste noire par un élan de ferveur où vivait à l’époque le dominicain Maître Eckhart. Lui et ses disci-
qui changea, à jamais, le visage de l’art. Lancinante et muette, ples avaient développé une mystique de la compassion à travers
cette question du recours vers lequel se tourner allait se matériali- la figure de Marie, dont le cœur avait été, selon la prophétie du
ser sur les routes, en plein vent, sur les croix des chemins, aux fron- vieillard Siméon, transpercé par un glaive. Dans sa méditation
tons des églises, sur les retables peints, dans les livres de prière, et sur la Déposition (1327-1328), Henri Suso invitait ainsi le chré-
prendre la forme de deux silhouettes, l’une figée de souffrance, tien à sentir la douleur de la Vierge pour comprendre la Passion
hors-sérien l 135
LA MAIN
SUR LE CŒUR
Ci-contre : Pietà,
XVIe siècle (Saint-
André-lès-Vergers,
église Saint-André).
Centre artistique
majeur aux XVe
et XVIe siècles,
la région de Troyes
en Champagne a produit de nombreuses
représentations de Vierges de Pitié.
était né ce motif de Marie portant son fils mort, qui ne figure pas
dans les Evangiles. Vingt ans plus tard, quand l’épidémie avait
ravagé l’Europe chrétienne, laissant derrière elle entre soixante-
quinze et deux cents millions de morts, cette femme éplorée
devant le cadavre de son fils avait donné, partout en Europe, un
visage et un recours au cri de douleur de l’humanité.
Le XIIIe siècle avait enseigné aux fidèles, par ses mystiques, la
spiritualité de la compassion. Le franciscain Jacopone da Tondi,
l’auteur du Stabat mater, l’exprimait ainsi dans un poème, avec les
mots qu’il prêtait à Marie : « Ils auraient mieux fait de m’arracher le
cœur / Que de te torturer sur la Croix / (…) Ô Jean, mon nouveau fils, /
Il est mort ton frère ; / J’ai senti le couteau / Qui me fut prophétisé. / Il a
tué le fils et la mère, / Les transperçant d’une dure mort ; / On trouvera malheur. / (…) La douleur chrétienne est immense. / Elle, comme le
la mère et le fils / Embrassés sur une même croix. » Le XIVe siècle cœur humain, / Elle souffre, puis elle pense. / Et calme poursuit son
allait prendre cette compassion à bras-le-corps pour s’associer chemin. / Elle est debout sur le Calvaire / Pleine de larmes et sans
aux larmes de cette mère. La double silhouette de la mère et du fils cris. / C’est également une mère. / Mais quelle mère de quel fils ! / Elle
deviendrait, sculptée ou peinte sur les retables d’autel, les banniè- participe au Supplice / Qui sauve toute nation, / Attendrissant le
res de procession, l’image même de la souffrance, de la foi, et de sacrifice / Par sa vaste compassion. / Et comme tous sont les fils
l’espérance dans la Rédemption. d’elle, / Sur le monde et sur sa langueur / Toute la charité ruisselle /
Des sept blessures de son cœur. »
ANTIQUE DOULEUR
Certes, la représentation d’une mère éplorée n’était pas neuve. ÉLÉGANCE FRANÇAISE
Elle n’était même pas chrétienne. Dans l’Antiquité, les figures de Au temps de la grande peste (1347-1352), les Vesperbilder
Niobé, dont les sept filles et les sept garçons furent tués par Apol- s’étaient donc multipliées en Europe, sous le nom de « Vierge de
lon et Artémis, et d’Hécube, reine de Troie et mère d’Hector, dans pitié », « Our Lady of Pity », « Virgen de la Piedad ». Chaque pays
l’Iliade, qui perdit un à un tous ses enfants, avaient inspiré aux louait ces « images des vêpres » avec sa sensibilité propre. En
artistes des allégories de la douleur parfois saisissantes. Le sens de France, le thème fut sans doute introduit par des artistes fla-
leur douleur et de celle de la Vierge, pourtant, différait tout autant mands au service des ducs de Bourgogne. Claus Sluter, artiste
que le jour de la nuit. Ainsi le formula Paul Verlaine, dans son formé à Bruxelles, sculpta ainsi en 1390 pour la chartreuse de
recueil Sagesse : « L’âme antique était rude et vaine / Et ne voyait Champmol, nécropole des ducs de Bourgogne, la première Vierge
dans la douleur / Que l’acuité de la peine / Ou l’étonnement du de pitié mentionnée en France, hélas disparue. Au XVe siècle, les
136 l nhors-série
VIERGE DES DOULEURS
A gauche : Pietà de Villeneuve-
lès-Avignon (détail), attribuée
à Enguerrand Quarton, 1450-1475
(Paris, musée du Louvre). Originaire
du nord de la France, l’artiste
s’est sans doute inspiré du réalisme
de la peinture flamande pour
exprimer avec une telle intensité
la souffrance du Christ
et la douleur de la Vierge.
Ci-dessous : Vesperbild,
par le Maître de Rimini,
vers 1430 (Londres, Victoria
and Albert Museum).
confréries de Notre-Dame-de-Pitié s’étaient multipliées, et avec douceur et d’émotion contenue, la Pietà de Nouans (vers 1460-
elles les commandes de statues. Celles qui subsistent de ce temps 1465), œuvre du portraitiste de Charles VII, Jean Fouquet, est
témoignent d’un style plus serein et plus élégant que le réalisme à mi-chemin entre la Déploration et la Pietà. La Vierge et Jésus,
germanique. En Champagne, où Troyes était un poumon artisti- au pied de la Croix, y sont entourés de nombreux personnages,
que, la Vierge de pitié porte son fils de la main droite, et de la gau- mais forment à eux deux un tableau dans le tableau. Seules ses
che elle touche son propre cœur, montrant par là le lieu où elle mains jointes, comme nouées, et ses yeux rougis par les larmes
souffre. A Saint-André-lès-Vergers et Bar-sur-Seine, son visage traduisent la souffrance de Marie. Le corps du Christ est très
est empreint d’une grande douceur. pâle, mais il n’est pas défiguré par le sang et les plaies. Dans les
Si l’on rencontre cette mère portant son défunt fils partout en mêmes années, vers 1457, dans une gamme de couleurs bien
France, à la croisée des chemins et sous les lambris des églises, c’est plus sombres, plus proches de l’icône, sur un fond doré qui
en Bretagne qu’on en dénombre le plus (cent treize représentations n’avait plus cours à l’époque, mais qui fait ressortir le caractère
entre le XVe et le XVIIIe siècle, contre dix-sept en Alsace, six dans le sacré de cette histoire, Enguerrand Quarton peignait la grande
Limousin, trois en Haute-Normandie…). La tragédie des fils morts Pietà de Villeneuve-lès-Avignon. « L’un des sommets de l’harmo-
en mer donna peut-être très tôt aux Bretons une dévotion particu- nie, selon Elie Faure. Hors de l’Italie et de la Flandre, où tout, à
lière à celle qui avait offert le sien pour le salut de tous, et dont ils cette heure-là, chantait comme un orchestre, dans le grand silence
mesuraient la souffrance. Ainsi peut-on voir, au Folgoët, la double de la France, c’est maintenant comme le son d’un violoncelle mon-
rangée de larmes sculptée sur le visage d’une Marie en granit. tant seul au-dessus des tombeaux. »
Ce sont toutefois les versions peintes, bien plus rares, qui sont Seul, il ne l’était pas vraiment à peindre Notre-Dame des douleurs.
passées à la postérité comme des chefs-d’œuvre. Magnifique de Mais seul peut-être à suggérer avec une telle justesse ce qui se joue
hors-sérien l 137
© MARIO BONOTTO/SCALA, FIRENZE.
dans cette mort du Christ. « Il le faut à la fois détruit et triomphant. LEÇON DE TÉNÈBRES ITALIENNE
L’envol est dans sa chute ; sa force, dans son abandon », écrit Pierre En Italie, du Brennero à la Basilicata, l’influence de l’expression-
LartiguedansMusiciennedusilence.LaPietàd’Avignon. Surcecorps nisme germanique est plus manifeste qu’en France, comme à
supplicié, « la douleur se devine au cou, aux tendons raidis et à la cla- Vérone, à l’église Sant’Eufemia, où une Vierge en larmes de la fin du
vicule saillante. (…) Le peintre capte l’ultime remous, la dernière étin- XIVe siècle, presque hébétée, tient sur ses genoux le corps de son fils
celle de vie, car la forge délicate s’est tue ». Sur le fond d’or qui encadre lacérédetoutepart,couvertdeplaiessanglantes.Peuàpeu,lesartis-
la scène, sont gravés ces mots tirés des Lamentations de Jérémie, tes italiens s’étaient néanmoins départis de l’expressivité nordique
« O vos omnes… » : « Ô vous tous qui passez par ce chemin, considérez pour adopter un ton plus méditatif. Le cadavre de Jésus avait perdu
et voyez s’il est une douleur pareille à ma douleur. » Au-dessus du sa rigidité mortelle et retombait doucement dans les bras de Marie.
visage de Marie, dont la pâleur est accentuée par son voile blanc, Cette mue esthétique avait d’abord eu lieu, en Italie, sur des Pietà
une fine auréole laisse voir entre les mots « Virgo Mater » des feuilles peintes, dans un style qui insistait davantage sur la tendresse de la
d’ortie, symbole d’une douleur cruelle. Il émane de cette scène, de Vierge pour son fils que sur ses blessures. Un fils dont la taille adulte
ce fond doré, de ces visages pensifs, un silence méditatif. était souvent rapetissée, pour le faire tenir sur les genoux de sa mère,
138 l nhors-série
LE BAISER D’UNE MÈRE Ci-dessus : Le Christ mort soutenu par
la Vierge et saint Jean, par Giovanni Bellini, vers 1460 (Milan, Pinacoteca di Brera).
Durant les années 1460-1470, l’artiste vénitien peignit plusieurs Pietà dont
la composition différait de celle des Vesperbilder, comme ici où le Christ mort soutenu
par Marie et saint Jean est debout. A droite : Vierge en majesté avec l’Enfant endormi,
par Giovanni Bellini, vers 1470 (Venise, Gallerie dell’Accademia). Cette Vierge en majesté,
dont l’Enfant endormi a les pieds croisés comme ils le seront sur la Croix, évoque
autant une Madone à l’Enfant qu’une Vierge de pitié. Page de gauche : Vesperbild,
par un artiste germanique, vers 1400 (Vérone, Sant’Eufemia).
tel un grand enfant, comme chez Giovanni da Milano, vers 1360- le seront sur la Croix, le bras pendant, conformément au motif
1365, où une Vierge gracieuse tient, les yeux fermés, le corps suppli- du « bras de la mort », décrit par Alberti dans De la peinture (1436)
cié de son fils. Quelques décennies plus tard, au début du XVe siècle, d’après le sarcophage antique de Méléagre qui évoque l’abandon
suivraient les modèles sculptés, dans le sillage des « Schöne Vesper- du corps dans la mort. Ce bras que l’on retrouvera plus tard dans la
bilder » (« belles Pietà »), apparues en Bohême, en Bavière et en Pietà romaine de Michel-Ange, la Déposition de Raphaël et celle de
Autriche : par rapport aux plus anciennes Vesperbilder « héroï- Caravage. Le visage de la Vierge à l’Enfant de Bellini est empreint
ques »,hautesdedeux mètres, laviolencedudrame yétaitatténuée, d’une gravité étonnante, reflet probable de sa « prescience » de la
pour laisser place à l’intériorité de la contemplation de Marie pour Passion de son fils. Dans les mêmes années, l’artiste peignit plu-
son fils. On en trouve à Bologne, à la basilique San Domenico, un sieurs Pietà dont la composition diffère des Vesperbilder : dans
exemple magistral en gesso duro de la main d’un sculpteur de celle de 1460, exposée à Milan à la Pinacothèque de Brera, Marie
Bohême, vers1430. LevoiledeMarie estmaculédequelquestaches et saint Jean s’y tiennent debout derrière la pierre d’un sarcophage,
de sang, preuve qu’elle se tenait au pied de la Croix, tandis que sa soutenant le Christ mort, debout lui aussi, dont la tête s’aban-
main gauche, dont on distingue les fossettes, est posée sur la jambe donne légèrement sur celle de sa mère. Jean regarde ailleurs, triste,
de son fils, et que la main droite soutient sa tête abandonnée dans comme incrédule devant cette défaite. Bellini réussit là à garder le
la mort. Contrairement aux modèles plus archaïques, le visage du recueillement de l’icône, tout en introduisant la dimension d’his-
© AKG-IMAGES/DE AGOSTINI/G. CIGOLINI. © AKG-IMAGES/CAMERAPHOTO.
Christ n’est pas défiguré par les tortures qu’il a subies, mais ses traits toire que, selon Alberti, toute peinture doit raconter.
sont tirés, les veines de ses jambes gonflées par l’effort inhumain
du crucifié pour chercher l’air. Plusieurs autres Vesperbilder des APOCALYPSE NOW
années 1430 révèlent la « compassion » de Marie : l’une est l’œuvre Le ton est tout autre dans certaines Déplorations du Christ de la
d’un sculpteur germanique, conservée à Francfort-sur-le-Main, même époque, représentées sur un paysage peuplé de bien des
dans laquelle le visage de la Vierge, d’une douceur fascinante mal- gens, où l’on distingue parfois le Golgotha, les trois croix, la sol-
gré l’intensité de sa souffrance, est penché vers le corps de son fils, datesque qui s’y affaire encore. Il y souffle un vent nordique, qui
dont elle soutient la tête et dont elle tient le bras, dans un geste renoue avec les premières Vesperbilder. Dans La Pietà avec le
d’attention maternelle. De même, l’une des Vesperbilder en albâtre commanditaire en saint François (musée Jacquemart-André)
de la main du Maître de Rimini (aujourd’hui au Victoria and Albert peinte vers 1467 par Francesco del Cossa, un artiste de Bologne
Museum de Londres) donne l’impression, vue de dos, de bercer son qui mourut de la peste dix ans plus tard, ce paysage est presque
garçon devenu grand, dont les jambes frêles montrent la fragilité. lunaire, futuriste, apocalyptique, avec ses roches découpées qui
s’élèvent dans le ciel tels des pitons rocheux obèses. Avec des
LA PRESCIENCE DE LA VIERGE mains larges comme des battoirs, la Vierge Marie, bouleversée et
Ce motif, qui rapproche la Vesperbild d’une Vierge à l’Enfant, en larmes, agrippe comme pour le retenir le corps raidi de son fils,
trouva un écho chez certains artistes : à Venise, vers 1470, Gio- au teint livide, presque verdâtre. Ses larmes roulent sur le buste
vanni Bellini peignit une Madone assise sur un trône, sur les dont s’écoule, par la blessure du côté, un flot de sang. Réfugié à
genoux de laquelle dort l’Enfant Jésus, les pieds croisés comme ils Bologne après sa fuite de la Florence républicaine en 1494, le
hors-sérien l 139
BEAUTÉ DIVINE A gauche : Pietà, par Michel-Ange,
1498-1499 (Rome, basilique Saint-Pierre). Commandée
à l’artiste par le cardinal Jean Bilhères, ambassadeur de France
à Rome, la Pietà devait orner la chapelle Sainte-Pétronille
des rois de France. Elle fut déplacée en 1749 dans la chapelle
qui porte aujourd’hui son nom. Le mystère de l’Agneau divin
immolé pour le salut des hommes est évoqué ici par la beauté
et la lumière qui émanent de ce corps, et par le fait que Marie
ne touche son fils qu’à travers un linge, marque de respect
dû au corps du Christ, Page de droite, à gauche : Pietà Bandini,
par Michel-Ange, vers 1547-1555 (Florence, Museo dell’Opera
del Duomo). Le corps du Christ est ici soutenu par la Vierge
et Nicodème auquel Michel-Ange a prêté ses propres traits,
ce qui laisse penser qu’il destinait cette Pietà à son tombeau.
Page de droite, à droite : Pietà Rondanini, par Michel-Ange, vers
1555-1564 (Milan, Castello Sforzesco). Œuvre ultime de Michel-
Ange, elle semble défier toutes les lois de la matière et contraste
totalement avec sa première Pietà de 1499. Ici, ce sont
des figures austères et épurées qui incarnent le mystère divin.
Cinq ans plus tard, c’est pourtant une vision exactement inverse vêpres » ? Ou bien a-t-il, si jeune, approché le mystère au point
qu’il allait donner dans sa Pietà de jeunesse. de lever un coin du voile ? Car c’est un Christ mort qu’il repré-
sente, certes, apparemment vaincu, mais dont l’extrême beauté
L’INDÉPASSABLE PIETÀ suggère la divinité inaltérée. Le jeune sculpteur scellait peut-être
Celle qui est devenue, depuis, une icône, est l’œuvre d’un sculp- là, consciemment ou non, une réconciliation des visions orien-
teur encore inconnu à Rome, qui répond à la commande d’un cardi- tale et occidentale de l’art chrétien.
nal français, à l’âge de vingt-trois ans. On peine à le croire, face à C’est en effet par Byzance, où elle existait depuis le V e siècle,
l’incroyable maturité artistique, intellectuelle et spirituelle dont que la représentation du Crucifié était arrivée, au IXe siècle, en
témoigne sa Pietà. Pétri de culture néoplatonicienne, héritage de la Occident, jusqu’alors plus enclin à représenter le Christ en gloire.
Florence des Médicis dont il vient, Michel-Ange considère que Dès lors, les artistes occidentaux avaient, encouragés par les
seule la beauté terrestre révèle la beauté divine. Belle, sa Pietà le théologiens, tenté d’explorer ses souffrances en les représentant
sera dans une forme inédite jusqu’ici. Une inversion complète des de la façon la plus réaliste et suggestive, afin de susciter la compas-
Vesperbilder d’origine. Marie, d’une jeunesse inaltérée, y semble sion. Ces visions douloureuses et sanglantes étaient cependant
« la fille de son fils », selon la formule de Dante dans La Divine Comé- « impensables dans l’art byzantin comme dans celui des icônes, qui
die, chef-d’œuvre dont s’était nourri Michel-Ange. A ceux qui n’ont jamais envisagé, semble-t-il, d’accepter si peu que ce soit que
s’étonnaient d’une « telle fraîcheur et fleur de jeunesse », le sculpteur le moment le plus solennel de la rédemption du genre humain, quand
répondait qu’« il est crédible que ce soit par l’œuvre de Dieu qu’elles il est abordé par l’art, puisse se départir d’une sorte de dignité hiéra-
soient aidées, pour prouver au monde la virginité et la pureté perpé- tique et se laisse aller à une exploration esthético-iconographique
tuelle de sa mère ». La douleur est, en elle, tout intérieure. Les yeux quasiment morbide qui atteindra de fait en Occident des sommets »
baissés, la main ouverte, dans un geste d’abandon en même temps (François Bœspflug, Crucifixion). En laissant de côté, d’une part,
que de volonté, perceptible quand on la voit de dos, grâce aux subli- les marques de tortures infligées au Christ, et d’autre part, le hié-
mes photos de Robert Hupka qui l’immortalisa en 1964-1965, en la ratisme des icônes et des représentations byzantines, Michel-
photographiant nuit et jour pendant près de deux ans, Marie est Ange suggérait la majesté divine du Christ tout en montrant son
140 l nhors-série
Ange ayant porté à son summum un motif artistique
et spirituel, qu’on ne pourrait plus, désormais,
appeler autrement qu’en italien. On parlerait
même, des siècles plus tard, pour les figures
des monuments aux morts de la guerre de 1914,
de « Pietà laïques ». Ce thème de sa jeunesse
romaine, la Pietà, habita l’artiste toute sa vie.
« Il n’existe aucune de mes pensées où la mort ne
soit pour ainsi dire sculptée », écrivit-il en 1555,
soit cinquante-six ans plus tard, alors qu’il
était en train de travailler à la Pietà Bandini,
destinée à son tombeau, en donnant au per-
sonnage de Nicodème ses propres traits. Ce
n’est pas à celle-ci, pourtant, jugée imparfaite,
que Michel-Ange travailla jusqu’à une semaine
avant sa mort. Sa dernière Pietà, la Pietà Ronda-
nini, défie toutes les lois de la physique : elle est
sculptée dans un bloc prévu pour un seul person-
nage, l’artiste ayant finalement décidé d’y façon-
ner les silhouettes embrassées, debout, de
Jésus et de Marie. Elle le porte en le
tenant par les épaules, mais elle sem-
ble tout autant portée par lui, comme
si, une fois le sacrifice de rédemption
accompli, l’humanité s’effaçait devant la
humanité. L’Orient et l’Occident se rejoignaient dans cette Pietà, divinité. Inachevée, déroutante, cette œuvre n’en est pas moins
l’Alpha et l’Oméga, le Verbe de Dieu prenaient chair dans ce mar- bouleversante. Expression brute de la méditation d’un sculpteur
bre, et Marie l’offrait au monde. vieillissant qui fait face à sa propre mort, mais aussi de sa foi dans
l’amour rédempteur, qui consume le Fils comme la Mère et les
DE LA TERRE AU CIEL élève, telle la flamme d’une bougie, de la terre vers le ciel. 3
Jugée sublime par ses contemporains, l’œuvre de Michel-Ange ● A lire : le catalogue de la sublime exposition
allait devenir, pour l’histoire de l’art, « La Pietà ». A partir de cette du Castello Sforzesco, à Milan, Vesperbild. Alle origini
œuvre, le genre de la Vesperbild serait rebaptisé « Pietà », Michel- della Pietà di Michelangelo (Officina Libraria, 2018).
hors-sérien l 141
© PHOTO SCALA, FLORENCE.
Porte du Ciel
L’AFFRANCHIE
La Dormition de la Vierge,
l’une des six mosaïques des
Scènes de la vie de Marie,
réalisées par Pietro Cavallini,
vers 1291, dans l’abside
de la basilique Santa Maria
in Trastevere, à Rome. « Et ainsi
l’âme de Marie sortit de son corps,
et s’envola dans le sein de son fils,
affranchie de la douleur comme
elle l’avait été de la souillure »,
écrit Jacques de Voragine, dans
La Légende dorée.
QUELLE EST LA MISSION DE L’ÉCOLE un immense savant, très bien formé aux
BIBLIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE méthodes critiques, et un religieux à la foi
FRANÇAISE (EBAF) DE JÉRUSALEM, profonde, se rendit compte que des souve-
LORS DE SA FONDATION ET nirs historiques pouvaient très bien avoir
AUJOURD’HUI ? été, au fil des générations, amplifiés en une
Notre école a été fondée en 1890, dans un véritable épopée nationale, et travailla admi-
couvent dominicain qui venait d’être créé en rablement à articuler le regard scientifique et
1882. A l’époque, en Europe, ce qui agitait rationnel à celui de la foi.
les milieux croyants et les milieux de la culture Un siècle plus tard, nous poursuivons la
était la fameuse question biblique : la Bible même quête : conjuguer véritablement,
disait-elle vrai ou s’agissait-il de mythes et dans l’exploration des textes, la lumière de
d’exagérations littéraires ? La mission de la raison et la lumière de la foi. L’archéologie, connaissance des communautés juives
l’Ecole biblique fut donc d’aller étudier la d’une part, et les sciences bibliques, d’autre esséniennes du temps du Christ.
Bible au pays de la Bible, de comparer d’une part, ont pris leur autonomie respective, Depuis 1920, l’Ecole biblique est recon-
manière systématique les documents que on ne va plus faire des fouilles pour prouver nue Ecole archéologique française par la
sont les grands récits des textes bibliques et quelque chose. Il est toujours important République qui, quoique anticléricale, ren-
les monuments de la vie et de l’évolution pro- d’apprendre à articuler le mieux possible ce dit hommage à la qualité du travail des frères
gressive du peuple juif. que l’archéologie nous permet d’atteindre de à Jérusalem, en rattachant l’Ecole à l’Aca-
L’un des moments les plus célèbres fut la l’histoire du peuple juif, et ce que les textes démie des inscriptions et belles-lettres.
grande exploration du fondateur de l’Ecole eux-mêmes nous en disent, mais la notion Nous sommes le fleuron de la présence de
biblique, le père Lagrange, dans le Sinaï, où d’archéologie biblique a vécu. On ne fait plus la France au Proche-Orient, que le prési-
il partit avec le livre de l’Exode et tous les de l’archéologie pour prouver la Bible. dent Macron a visité lors de sa venue à Jéru-
PHOTOS : © D.R. O T VENARD.
grands récits bibliques sur les quarante ans L’une des réalisations importantes et défi- salem en 2020, mais un fleuron « cheap »,
du peuple juif au désert. En étudiant les nitives de l’EBAF est la fameuse fouille de sans argent… tenu par des religieux men-
lieux dans lesquels il passait, il se rendit à Qumrân, une révolution dans les sciences diants qui ont pour mission, entre autres,
l’évidence, devant l’absence de traces, que bibliques et archéologiques, car les neuf cent de maintenir vivante l’une des meilleures
des centaines de milliers de personnes trente manuscrits découverts sur place entre bibliothèques au monde en matière biblique
n’avaient pas vécu là pendant quarante 1947 et 1956, et déchiffrés depuis par des et archéologique, où les livres sont en libre
ans. Cet homme, qui était en même temps chercheurs de l’école ont été décisifs pour la accès pour les chercheurs.
144 l nhors-série
MISÉRICORDE ESPÉRANCE
Humble REINE DE LA PAIX
hors-sérien l 145
Humble
ESPÉRANCE VIERGE
REINE DE LA PAIX
Aristote, tout d’un coup, les choses ne sont succédé ; avec Zorobabel et Josué à un
plus simplement des reflets des idées divines. retour d’exil. A chaque fois, ces espoirs de
Elles ont leur propre consistance. Le Créateur restauration monarchique furent déçus. Cet
a vraiment créé des créatures avec une forme oracle n’était toujours pas accompli.
d’autonomie. Cette notion de nature redevient Si l’on attendait un Messie royal davidique, on
plus efficiente en Occident, et la représenta- attendait Bethléem, la cité du roi David, et Jéru-
tion de Marie devient plus réaliste. salem,maispasNazareth,totalementinconnu.
Quant à la mère du Messie, les prophéties
L’ATTENTE DU MESSIE ÉTAIT VIVE, n’en disaient rien. La Bible proposait plusieurs
DE NOMBREUX TEXTES BIBLIQUES types de mères de héros : Rébecca, femme
L’ÉVOQUENT, MAIS SAIT-ON COMMENT d’Isaac et mère de Jacob, qui rusa pour que
ELLE ÉTAIT VÉCUE CHEZ LES JUIFS ce soit lui, Jacob, et non son aîné Esaü, qui
DU TEMPS DE JÉSUS ? reçoive la bénédiction d’Isaac ; Bethsabée,
La question des messianismes rejoint, à que l’on pourrait décrire comme une usurpa-
l’époque de Jésus, l’attente globale d’une trice, qui s’arrange pour que ce soit son fils
figure de sauveur venu d’Orient, dont on Salomon et non pas le fils aîné, qui soit nommé
trouve même des traces dans la littérature de par David, son successeur. Elle incarne le
la Rome impériale, chez Virgile par exemple. mélange du désespoir d’une mère et les com-
« Messie » en hébreu signifie « oint », qui a reçu bines d’une intrigante. Contrairement à ce que
une onction : un roi, un prêtre ou un prophète, Voltaire lui met dans la bouche dans la tra-
VOUS ÉVOQUEZ L’HISTOIRE ou les trois en même temps. A l’époque du gédie Saül, elle ne dit pas : « Hélas ! Votre ser-
DE LA RÉCEPTION DU TEXTE BIBLIQUE : Seigneur, le messianisme était diversifié et vante n’a rien à répliquer ; soit fait selon votre
LE REGARD A-T-IL CHANGÉ SUR complexe. On ne savait pas si on attendait une parole. » Mais elle dit quelque chose d’analo-
LA VIERGE MARIE, AU FIL DES SIÈCLES ? seule figure de Messie ou deux. Est-ce que gue, « Que le roi vive à jamais », comme si elle
Dans le regard sur la Sainte Vierge s’instaure cette figure était une personne individuelle ou se soumettait à la décision du roi. Toutefois
une sorte de dialogue entre l’Orient et l’Occi- une collectivité ? Le Messie allait-il faire un elle poursuit son objectif. Saint Louis-Marie
dent, une répartition géographique : en Orient, salut hic et nunc dans l’histoire, ou allait-il clore Grignion de Montfort a pu comparer Marie à
elle est vénérée comme la Reine, l’Impératrice l’histoire et ouvrir la fin des temps ? Certains Rébecca pour son dévouement envers son fils
céleste qui protège les cités, alors qu’en Occi- attendaient un Messie aaronide, un prêtre, et et son intelligence. Bethsabée serait plutôt un
dent, très vite, elle est la mère de tendresse. d’autres un Messie davidique, un roi. Jean- antimodèle : il n’y a chez Marie, évidemment,
En Occident, cette césure existe également Baptiste, après avoir désigné Jésus comme ni intrigue ni calcul. Elle est totalement surprise
dans le temps : entre le XIIe et le XIIIe siècle, la celui qu’on attendait, finit par lui envoyer des par l’annonce qui lui est faite par l’ange.
représentation de Marie change peu à peu. émissaires, depuis son lieu d’emprisonne-
Les Vierges assises, hiératiques, parfois sévè- ment, pour lui demander : « Es-tu celui qui doit DANS LA MENTALITÉ D’UN JUIF
res, avec sur leurs genoux un petit Jésus qui a venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » DU IER SIÈCLE, LE PRODIGE, LE MIRACLE,
souvent les proportions d’un homme adulte, Il n’y avait donc pas de carte signalétique LE SURNATUREL SONT TOUT À FAIT
évoluent vers la fin du XIIIe siècle, en des mères ultra-précise du Messie. ADMIS. LA NAISSANCE DU MESSIE
aux jolies pommettes, au sourire ineffable. S’il devait être une figure individuelle histori- ÉTAIT-ELLE ANNONCÉE DE FAÇON AUSSI
On passe de l’ère romane à l’ère gothique, que, il devait s’agir du Messie royal davidique : SURNATURELLE ? QUAND JÉSUS
influencée par la réintroduction du concept de un oracle prophétique avait été fait à David N’EST PAS ACCUEILLI DANS SON PAYS,
nature et l’autonomie des choses créées. Au (2 Samuel 7), qui lui annonçait que le Seigneur LES GENS DISENT : « N’EST-IL PAS
PHOTOS : © D.R. O T VENARD.
XIIIe siècle, on redécouvre en effet la Physique allait lui bâtir une maison, qu’un de ses des- LE FILS DE JOSEPH, LE CHARPENTIER ? »
et la Métaphysique d’Aristote. Avant Aristote, cendants appellerait Dieu son père, et que S’il s’agissait d’un Messie royal davidique,
l’univers créé est essentiellement un univers c’est lui qui construirait à son tour une maison. on s’attendait bien sûr à ce qu’il ait un père
symbolique : les choses créées dépendent A plusieurs reprises dans l’histoire d’Israël, et une mère, inscrits dans une généalogie.
immédiatement de Dieu, elles sont un langage des prophètes, des sages crurent voir cette Même si on savait que la dynastie de David
divin, elles parlent tout de suite de Dieu, ce qui prophétie réalisée dans la dynastie de David : s’était un petit peu dispersée dans les diffé-
revient à une vision presque magique. Avec avec Salomon, le fils de David, qui lui avait rentes tribus, le milieu dont Jésus était issu
146 l nhors-série
MISÉRICORDE
MARIE
Mère
BÉNIE
hors-sérien l 147
BÉNIE VIERGE
MARIE Mère
la naissance de Jésus, et à sa mort, qui est Vierge concevra », résulte d’un choix des Juifs rent le mot qui était déjà utilisé dans le récit
décrite comme un mariage : Jésus sur la d’Alexandrie, au IIIe siècle avant J.-C. Mais de la vie de Jésus.
Croix est en situation de noce mystique avec quand, au IIe siècle, le Juif Aquila retraduisit la J’ajouterais que parler de la Vierge Marie
Israël et avec l’humanité. C’est dans l’Evan- Bible en grec, il vit l’usage que les chrétiens fai- dans la Bible, c’est immédiatement parler
gile de Jean que l’on trouve toutes ces lignes saient de cette prophétie. Il changea donc sa de la Bible et de son fonctionnement. En
symboliques, qui rendent compte d’un traduction et le mot « Vierge » devint « jeune effet, si l’on en reste à ce qui est dit explicite-
autre mode de présence de Marie. femme ». Par la suite, même des savants ment au sujet de Marie, cela tient en très peu
148 l nhors-série
MISÉRICORDE
Humble ESPÉRANCE
LA VIE PREND
UN SENS
sur Radio
Notre dAme
Jeudi 6 janvier
7 h 30
20 heures
Louis Daufresne
reçoit dans
LE GRAND TÉMOIN
Lundi 10 janvier
18 h 15
21 h 15
Laurent Lemire
reçoit dans
DÉCRYPTAGE
Isabelle Schmitz et
Michel De Jaeghere,
et le P. Olivier-Thomas Venard, o.p.,
vice-directeur
de l’Ecole biblique de Jérusalem
de choses. On connaît son nom, deux ou juridique et pédagogique pour une décision sur radionotredame.com
trois épisodes, et puis c’est tout. Mais si l’on scientifique, voire théologique, ce qui signi- en podcast
entre dans ce qu’est l’Ecriture à l’époque de fiait que la Bible des catholiques était la
la Vierge Marie, la perspective est beaucoup seule Bible en latin. Il a fallu attendre Pie XII
plus profonde. Et c’est cela, me semble-t-il, et son encyclique Divino afflante Spiritu
qu’à travers le choix de la Vulgate, les théo- pour que soit remise à l’honneur l’étude de
logiens ont voulu conserver : ils connais- la Bible dans toutes ces langues et dans son
saient toutes les versions de la Bible, inestimable polyphonie. 3
comme le prouve la Bible polyglotte d’Alcalá ● Pour suivre l’aventure de la BEST,
(1502-1517), chef-d’œuvre de l’édition en consulter le travail des chercheurs
Occident, et ils ont estimé que sur des points et soutenir le travail de l’Ecole biblique
controversés, la Vulgate était la plus claire. et archéologique française :
On a souvent pris, à tort, cette décision www.bibletraditions.org
BÉNIE
Mère VIERGE
Humble MISÉRICORDE
150 l nhors-série
MR ARIE EINE DE LA PAIX
ESPÉRANCE
Personne, cependant, n’avait eu l’idée jus- derrière elle son cortège de Bretons en cos-
qu’ici de transformer cette preuve d’amour en tumes de velours et de Bretonnes aux robes
route de pèlerinage. Il y eut, certes, quelques rehaussées de dentelles. L’objectif de cette
initiatives isolées à moto, en vélo, mais aucune grande « Troménie de Marie » ? Atteindre
n’avait l’ampleur nationale de celle proposée Sainte-Anne-d’Auray, après avoir visité cent
en 2020 : « Le déclic eut lieu après l’incendie de quatre-vingts communes et parcouru mille
Notre-Dame de Paris, en avril 2019. On a senti cent kilomètres le chapelet à la main.
qu’il fallait réinsuffler de l’espérance et de la joie L’année 2022 sera également marquée
dans les cœurs », explique Monique Escalle, par les célébrations du centenaire de la pro-
coordinatrice du pèlerinage. Puis la crise du clamation, par le pape Pie XI, de Marie
Covid est venue bouleverser le quotidien des « patronne principale de la France » : les
Français et confirmer l’urgence de ce besoin membres du M de Marie s’activent en cou-
spirituel : « Il était temps que la mère de tous les lisse pour que, dans tous les diocèses, soient PATRONNE DE LA FRANCE
enfants de France puisse enfin les rencontrer, organisés de nombreux petits pèlerinages Page de gauche : l’une des calèches
chez eux, dans leurs villages, et parler à leurs locaux, d’un ou plusieurs jours, convergeant du pèlerinage marial qui propose chaque
cœurs », ajoute Monique qui, avec son mari vers un lieu marial pour la messe du 15 août. année, depuis 2020, de relier différents
Frédéric et une poignée de laïcs issus comme Ces festivités pieuses devraient s’achever sanctuaires de la Vierge pour former
elle de la confrérie Notre-Dame de France, mit en grande pompe le lundi 22 août 2022, à sur la carte de France le M de Marie.
sur pied cette magnifique odyssée. Et cela l’occasion de la fête du Couronnement de la Ci-dessus : outre une librairie numérique
porta du fruit : les deux convois réveillèrent, Vierge Marie, sans doute à Paray-le-Monial, particulièrement riche, le site Internet
dans leur sillage, la piété instinctive du peuple par une messe en présence de délégations de l’association Marie de Nazareth, édité
etattirèrentdesmilliers defidèlesqui,sur ladis- de pèlerins, suivie d’une consécration aux en sept langues, donne accès à tout
tance de leur choix, avancèrent au rythme du Cœurs unis de Jésus et de Marie de tous les ce qu’il faut savoir sur Marie, sa vie, ses
cheval de tête, sous la protection bienveillante diocèses et de tous les « marcheurs ». apparitions, sa présence dans les arts…
de la Vierge, récitant des Je vous salue Marie et L’autre grand projet de l’année 2022 ?
entonnant des chants à sa gloire. Jalonner la route du pèlerinage de l’été 2020
Parfois, des curieux qui passaient par là de plus de deux cents oratoires abritant, 2001 et 2012, d’un Centre marial d’évangéli-
se greffaient à la foule et cheminaient quel- sous une niche couleur ivoire, la statue de sation de quatre mille mètres carrés où des
ques heures, quelques jours, ou venaient sim- Notre-Dame de France portant haut dans le dizaines de milliers de visiteurs viennent cha-
plement confier des intentions de prière aux ciel son Fils, afin que chacun puisse se met- que année se ressourcer, prier dans la cha-
marcheurs : « De nombreuses personnes ont tre sur ses traces. Quarante de ces refuges pelle, profiter d’un luxuriant jardin suspendu
renoué avec la foi à cette occasion », témoigne spirituels sont déjà fabriqués. Le reste est offrant une vue imprenable sur la basilique
Monique, qui se souvient de gens courant dans l’attente des dons des fidèles. de l’Annonciation, ou encore d’un impres-
après la calèche pour déposer « une dernière Rens. : www.mdemarie.fr sionnant spectacle multimédia combinant
intention », demander « une dernière grâce ». images, sons et lumières, et nous racontant
Cette dévotion populaire eut un tel reten- MARIE DE NAZARETH, les vies de Jésus et de sa sainte Mère.
tissement que des laïcs espagnols entre- AU SERVICE DE LA ROSE Mais le terrain favori de l’association
prirent, l’année qui suivit, de reproduire le MYSTIQUE demeure le continent numérique : leur
concept dans le nord de l’Espagne : leur Fondée en 2001, l’association Marie de chaîne YouTube, et ses vidéos passionnan-
© M DE MARIE. © MARIEDENAZARETH.
calèche partit de Notre-Dame-du-Pilier de Nazareth rassemble vingt-deux bénévoles, tes effleurant les mystères de la foi, compta-
Saragosse le 1er mai 2021 pour rejoindre, le semi-bénévoles, contractuels et salariés bilise plus de sept millions de vues, tandis
25 juillet, après trois mois de marche, Saint- dévoués. Leur mission ? Faire connaître et que leurs nombreuses newsletters sont
Jacques-de-Compostelle. aimer Marie par tous les moyens. envoyées chaque jour à des dizaines de mil-
Mais c’est de nouveau vers la France que la On leur doit notamment le lancement du liers de fidèles. Celle intitulée « Une minute
Vierge tournera son regard en 2022, et parti- pèlerinage « M de Marie » en 2020, du réseau avec Marie » permet notamment à plus de
culièrement vers la Bretagne : une calèche social de prière « Hozana » en 2014, du site cent cinquante mille abonnés de profiter
tirant une statue de Notre-Dame de France d’informations « Aleteia » en 2011. On leur quotidiennement de courtes méditations,
partira en effet de Nantes à la mi-juin, traînant doit surtout la construction, à Nazareth, entre d’extraits de textes inspirés, de prières
hors-sérien l 151
BÉNIE VIERGE
MARIE Mère
adressées à celle qui a « enfanté le Soleil »… Hautes-Alpes, entre ces montagnes rocheu-
Et ils n’hésitent pas à exploiter, pour le ses qui changent de couleurs au gré des sai-
compte du Christ, les avantages qu’offre l’ère sons : Notre-Dame-du-Laus. C’est là que la
du « tout connecté » : leur chaîne de prière Vierge Marie est apparue en 1664 à une petite
numérique, « Un chapelet pour le monde », bergère, Benoîte Rencurel, lui annonçant
permet dorénavant à quiconque de déposer que son « très cher Fils », le Christ, lui avait
152 l nhors-série
MISÉRICORDE ESPÉRANCE
Humble REINE DE LA PAIX
hors-sérien l 153
BÉNIE VIERGE
MARIE Mère
Notre-Dame de France
Parmi les cent cinquante-quatre cathédrales qui ont fleuri sur la terre
de France, près de soixante-dix sont dédiées à la Vierge Marie. Leur
spectacle a marqué, au fil des siècles, de nombreux écrivains. Florilège
des plus beaux textes au pied de six cathédrales emblématiques.
Notre-Dame de Paris
THÉOPHILE GAUTIER
« Comme, pour son bonsoir, d’une plus riche teinte,
Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,
Ebauchée à grands traits à l’horizon de feu ;
Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,
Semblent les deux grands bras que la ville en prière,
Avant de s’endormir, élève vers son Dieu.
Car les anges du ciel, du reflet de leurs ailes, Parmi les palais neufs, les portiques profanes,
Dorent de tes murs noirs les ombres solennelles, Les parthénons coquets, églises courtisanes,
Et le Seigneur habite en toi. Avec leurs frontons grecs sur leurs piliers latins,
Monde de poésie, en ce monde de prose, Les maisons sans pudeur de la ville païenne ;
A ta vue, on se sent battre au cœur quelque chose ; On dirait, à te voir, Notre-Dame chrétienne,
L’on est pieux et plein de foi ! Une matrone chaste au milieu de catins ! »
(…) Notre-Dame, dans La Comédie de la mort (1838).
154 l nhors-série
MISÉRICORDE ESPÉRANCE
Humble REINE DE LA PAIX
Et voici votre voix sur cette lourde plaine C’est la tige et le blé qui ne pourrira pas,
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés, Qui ne flétrira point aux ardeurs de l’été,
Voici le long de nous nos poings désassemblés Qui ne moisira point dans un hiver gâté,
Et notre lassitude et notre force pleine. Qui ne transira point dans le commun trépas.
Etoile du matin, inaccessible reine, C’est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour, La plus haute oraison qu’on ait jamais portée,
Et voici le plateau de notre pauvre amour, La plus droite raison qu’on ait jamais jetée,
Et voici l’océan de notre immense peine. Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute.
(…)
Vous nous voyez marcher sur cette route droite, Celle qui ne mourra le jour d’aucunes morts,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents. Le gage et le portrait de nos arrachements,
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents L’image et le tracé de nos redressements,
La route nationale est notre porte étroite. La laine et le fuseau des plus modestes sorts. (…) »
Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres,
Nous allons devant nous, les mains le long des poches, dans La Tapisserie de Notre-Dame (1913).
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches. REINE DES CATHÉDRALES Page de gauche : symbole
de la foi chrétienne et de la nation française, Notre-Dame de Paris
Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille. a été construite entre 1163 et 1345. Ci-dessous : la cathédrale
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois. de Chartres, édifiée et ornée entre 1134 et 1260, s’élève sur une
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois, butte naturelle qui domine l’Eure d’une trentaine de mètres.
Et toute leur séquelle et toute leur volaille
Notre-Dame de Chartres
JORIS-KARL HUYSMANS
« Cette basilique, elle était le suprême effort de la matière cherchant à
s’alléger, rejetant, tel qu’un lest, le poids aminci de ses murs, les rem-
plaçant par une substance moins pesante et plus lucide, substituant
à l’opacité de ses pierres l’épiderme diaphane des vitres.
Elle se spiritualisait, se faisait tout âme, toute prière, lorsqu’elle s’élan-
çait vers le Seigneur pour le rejoindre ; légère et gracile, presque
impondérable, elle était l’expression la plus magnifique de la beauté
qui s’évade de sa gangue terrestre, de la beauté qui se séraphise. Elle
était grêle et pâle comme ces Vierges de Rogier Van der Weyden qui
sont si filiformes, si fluettes, qu’elles s’envoleraient si elles n’étaient en
quelque sorte retenues ici-bas par le poids de leurs brocarts et de
leurs traînes. C’était la même conception mystique d’un corps fuselé,
tout en longueur, et d’une âme ardente qui, ne pouvant se débarras-
ser complètement de ce corps, tentait de l’épurer, en le réduisant, en
l’amenuisant, en le rendant presque fluide.
Elle stupéfiait avec l’essor éperdu de ses voûtes et la folle splendeur
de ses vitres. Le temps était couvert et cependant toute une four-
naise de pierreries brûlait dans les lames des ogives, dans les sphè-
res embrasées des roses.
(…) Et, ainsi qu’à Bourges dont la vitrerie est de la même époque,
l’influence de l’Orient était visible dans les panneaux de Chartres.
Outre que les personnages avaient l’aspect hiératique, la tournure
somptueuse et barbare des figures de l’Asie, les cadres, par leur
© CHICUREL ARNAUD/HEMIS.FR © SONNET SYLVAIN/HEMIS.FR © MATTES RENÉ/HEMIS.FR
156 l nhors-série
MISÉRICORDE
BÉNIE Mère
Notre-Dame de Reims
AUGUSTE RODIN
« Mes yeux s’habituent, je distingue un peu, et c’est le grand squelette de toute la France du Moyen Age qui m’apparaît.
Et c’est une conscience. Nous ne pouvons pas lui échapper. C’est la voix du passé.
Les artistes qui ont fait cela ont jeté dans le monde un reflet de la divinité ; ils ont ajouté leur âme à nos âmes, pour nous grandir,
et leur âme est à nous, elle est notre âme en tout ce qu’elle a de meilleur. (…)
Vue de trois quarts, la cathédrale de Reims évoque une grande figure de femme agenouillée, en prière. (…)
Du même point de vue, j’observe que la cathédrale monte comme des flammes…
Et la richesse des profils fait que le spectacle varie sans cesse.
A étudier une cathédrale, on a toutes les surprises, toutes les joies d’un beau voyage. Elles sont infinies. (…)
Passants, qui êtes indifférents, (…) ne vous privez pas d’avance, à jamais, de l’occasion de joie, de l’élément de développement qui vous
attendait dans ce chef-d’œuvre ; n’en privez pas vos enfants ! Songez que des générations d’artistes, des siècles d’amour et de pensée
aboutissent là, s’expriment là, que ces pierres signifient toute l’âme de notre nation (…).
La Vierge du trumeau, à la figure illuminée, c’est la vraie femme française, la femme de province, la belle plante de notre jardin. »
Les Cathédrales de France (1914). Réédité chez Bartillat, dans la collection poche « Omnia ».
Notre-Dame d’Amiens
JOHN RUSKIN, TRADUIT PAR MARCEL PROUST
« Un jour sans doute aussi le sourire de la admirable “Sans-patrie”. Nulle part où des
Vierge Dorée (qui a déjà pourtant duré plus regards chargés de pensée se lèveront sur
que notre foi) cessera, par l’effritement elle, elle ne saurait être une “déracinée”.
des pierres qu’il écarte gracieusement, de Nous n’en pouvons dire autant de sa sœur
répandre, pour nos enfants, de la beauté, souriante et sculptée (combien inférieure
comme, à nos pères croyants, il a versé du reste, est-il besoin de le dire ?), la Vierge
du courage. Je sens que j’avais tort de Dorée. Sortie sans doute des carrières
l’appeler une œuvre d’art : une statue qui voisines d’Amiens, n’ayant accompli dans
fait ainsi à tout jamais partie de tel lieu de sa jeunesse qu’un voyage, pour venir au
la terre, d’une certaine ville, c’est-à-dire porche Saint-Honoré, n’ayant plus bougé
d’une chose qui porte un nom comme une depuis, s’étant peu à peu hâlée à ce vent
personne, qui est un individu, dont on ne humide de la Venise du Nord qui au-dessus
peut jamais trouver la toute pareille sur la d’elle a courbé la flèche, regardant depuis
face des continents, dont les employés tant de siècles les habitants de cette ville
de chemins de fer, en nous criant son nom, dont elle est le plus ancien et le plus séden-
à l’endroit où il a fallu inévitablement venir taire habitant, elle est vraiment une Amié-
pour la trouver, semblent nous dire, sans le noise. Ce n’est pas une œuvre d’art. C’est
savoir : “Aimez ce que jamais on ne verra une belle amie que nous devons laisser sur
deux fois” – une telle statue a peut-être la place mélancolique de province d’où
quelque chose de moins universel qu’une personne n’a pu réussir à l’emmener, et
œuvre d’art ; elle nous retient, en tous cas, où, pour d’autres yeux que les nôtres, elle
par un lien plus fort que celui de l’œuvre continuera à recevoir en pleine figure le vent
d’art elle-même, un de ces liens comme et le soleil d’Amiens, à laisser les petits moi-
en ont, pour nous garder, les personnes et les pays. La Joconde neaux se poser avec un sûr instinct de la décoration au creux de sa
est la Joconde de Vinci. Que nous importe, sans vouloir déplaire à main accueillante, ou picorer les étamines de pierre des aubépines
M. Hallays, son lieu de naissance, que nous importe même qu’elle antiques qui lui font depuis tant de siècles une parure jeune. »
soit naturalisée française ? – Elle est quelque chose comme une La Bible d’Amiens (1904).
hors-sérien l 157
BÉNIE VIERGE
MARIE Mère
Notre-Dame de Rouen non plus de vingt mais de cent, de mille, d’un milliard d’états de la
cathédrale de toujours dans le cycle immense des soleils. Ce serait la
GEORGES CLEMENCEAU vie même telle que la sensation nous en peut être donnée dans sa
réalité la plus intense. Ultime perfection d’art, jusqu’ici non atteinte.
« J’en demande pardon aux professionnels, je ne puis résister à Voilà ce que j’ai vu dans les cathédrales de Monet, telles que Durand-
l’envie de m’établir, pour un jour, critique d’art. La faute en est à Ruel doit les classer pour les faire sentir et comprendre dans l’harmo-
Claude Monet. Je suis entré chez Durand-Ruel pour revoir à loisir nie de leur tout. J’ai appris par le catalogue que tel amateur en achète
les études de la cathédrale de Rouen dont j’avais eu la joie dans une qui le séduit d’une façon particulière, tel autre, une autre encore.
l’atelier de Giverny, et voilà que cette cathédrale aux multiples Comment ! Il ne s’est pas trouvé un millionnaire pour comprendre,
aspects, je l’ai emportée avec moi, sans savoir comment. Je ne même vaguement, le sens de ces vingt cathédrales juxtaposées et
puis m’en débarrasser. Elle m’obsède. Il faut que j’en parle. Et, bien dire : j’achète le paquet, comme il aurait fait d’une liasse d’actions.
ou mal, j’en parlerai. (…) C’est à dégoûter du métier de Rothschild. (…) »
A regarder de près ces cathédrales de Monet, il semble qu’elles Extrait de « Révolution de cathédrales », dans La Justice,
soient faites de je ne sais quel mortier versicolore broyé sur la toile lundi 20 mai 1895.
158 l nhors-série
MISÉRICORDE ESPÉRANCE
Humble REINE DE LA PAIX
Notre-Dame de Strasbourg
GOETHE
« Plus je considérais la façade de cette cathédrale, plus se fortifiait et ni harmonie véritable. Mais, cette fois, une nouvelle révélation sem-
se débrouillait en moi cette première impression, que le sublime y bla luire à mes regards ; car, loin de retrouver ces défauts dans le
est uni à l’agréable. Pour que le gigantesque, en se présentant monument, je ne pus qu’admirer sans réserve.
comme masse à nos yeux, ne nous effraie pas, pour que nous ne A mesure que je regardai et que je réfléchis davantage, je fis de nou-
nous y perdions pas en cherchant à pénétrer ses détails, il faut qu’il velles découvertes. J’avais déjà aperçu l’harmonie des parties prin-
contracte une alliance contre nature et en apparence impossible ; il cipales, le goût et la richesse des ornements jusque dans les plus
faut qu’il s’unisse à l’agréable. petits détails ; mais alors je reconnus l’enchaînement de ces orne-
(…) Ayant vécu parmi des détracteurs de l’architecture gothique, je ments divers entre eux, la liaison entre les parties principales, l’unité
ressentais une antipathie profonde pour cette prodigalité et pour des détails similaires, il est vrai, mais extrêmement variés dans leur
cette confusion d’ornements, dont le désordre donnait un aspect forme, depuis le sacré jusqu’au gigantesque, depuis la feuille jus-
désagréable à des monuments d’un caractère religieux et sombre ; qu’à la pointe. Plus j’examinais, et plus j’étais frappé d’étonnement ;
ce qui m’avait confirmé dans cette disposition hostile, c’était que plus je m’amusais et je me fatiguais à mesurer et à dessiner, et plus
les œuvres de ce genre qui s’étaient présentées à ma vue, étaient mon admiration croissait. »
toutes des œuvres sans génie, n’offrant ni beauté des proportions, Mémoires, livre IX (1844).
Pour pénétrer plus en profondeur le mystère des cathédrales, plongez-vous dans le dernier livre de Mathieu Lours, La Grâce des cathédrales.
Trésors des régions de France (Editions Place des Victoires, 372 pages, 39,95 €), qui dévoile leur histoire, leurs particularités architecturales,
la manière dont elles représentent la terre d’où elles ont surgi… Un ouvrage magnifiquement illustré qui a la grâce de son sujet.
© COURTESY NATIONAL GALLERY OF ART, WASHINGTON. © ANDREAS LECHTAPE/WWW.AGEFOTOSTOCK.COM
REGARD VOILÉ
Ci-contre : allégorie
de la Synagogue vaincue,
sculptée dans du grès
rose dans les années 1220,
en même temps que
son pendant, l’allégorie
de l’Eglise triomphante.
Les deux statues
encadrent le roi Salomon,
de part et d’autre
du double portail sud
de la cathédrale
de Strasbourg. Page de
gauche : Cathédrale
de Rouen, façade ouest
au soleil, par Claude
Monet, 1894 (Washington,
National Gallery of Art).
Construite entre 1030
et 1506, la cathédrale
de Rouen est la plus haute
de France avec une flèche
culminant à cent cinquante
et un mètres.
hors-sérien l 159
BÉNIE VIERGE
MARIE Mère
En toutes lettres
PAR ALBANE PIOT, MICHEL DE JAEGHERE, ISABELLE SCHMITZ, GEOFFROY CAILLET
ET FRANÇOIS-JOSEPH AMBROSELLI
160 l nhors-série
MISÉRICORDE ESPÉRANCE
Humble REINE DE LA PAIX
hors-sérien l 161
MISÉRICORDE VIERGE
Humble Mère
francebleu.fr
162 l nhors-série
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