Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
BEL : 9,20 € - CAN : 14,50 $C - CH : 14,90 FS - D : 9,30 € - DOM : 9,50 € - GRE : 9,20 € - IT : 9,30 € - LUX : 9,20 € - MAR : 90 DH - NL : 9,30 € - PORT CONT : 9,20 €
H
AUX SOURCES DE
MEIN KAMPF AVRIL-MAI 2017 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 31
LA RÉSISTIBLE
DE LA GRANDE GUERRE
H
ASCENSION D’ADOLF
17,90 €
DE L’IMPORTANCE
D’ÊTRE CONSTANT
B
enjamin Constant était entré en politique avec un opuscule au de cordons pour qu’ils se fassent les gardiens de sa Constitution. Ils
titre prémonitoire : De la force du gouvernement actuel et de la n’en avaient conservé que le caractère héréditaire de leurs pensions.
nécessité de s’y rallier. Il soutenait alors le Directoire et la forme A l’annonce de la Restauration, toutes les autorités civiles et judi-
républicaine du gouvernement. Il serait sous le Consulat membre ciaires avaient fait la queue « pour jurer haine à la nouvelle dynastie
du Tribunat avant d’être éloigné de Paris par Bonaparte pour avoir proscrite, amour à la race antique qu’elles avaient cent et cent fois
émis des réserves sur l’évolution monarchique du régime. Il se rallie- condamnée ». Passés sans états d’âme au service de Louis XVIII, les
rait en 1814 à la restauration des Bourbons. généraux se distingueraient les mois suivants. Commandant la
Le 12 mars 1815, alors que la nouvelle du débarquement de Napo- première division militaire de Paris, Maison s’était fait remettre
léon à Golfe-Juan est arrivée depuis une semaine à Paris mais que l’on 200 000 francs par le comte de Blacas, le 11 mars 1815, pour rester
croit encore qu’il a commis là une fatale erreur de jugement, et que à son poste alors que Napoléon progressait vers la capitale. Com-
les troupes royales viendront facilement à bout de l’énergumène, il mandant la maison militaire du roi, Marmont avait estimé sa fidé-
confie à ses carnets intimes : « Idée de la pairie. Si elle réussit, je consacre lité à 450 000 francs. Ney avait baisé la main du monarque en lui
et risque volontiers ma vie pour repousser le tyran. » Le 18 : « Si le Corse promettant de lui ramener le Corse dans une cage de fer (« Je ne lui
est battu, ma situation ici sera améliorée. » Le 19 mars, tandis que en demandais pas tant ! » avait commenté à mi-voix le souverain).
Louis XVIII feint encore d’organiser la résistance (il partira en réalité Il était passé à l’ennemi avec ses troupes à la réception d’une lettre
la nuit même pour Gand), Constant fait paraître, dans le Journal des où Napoléon l’appelait « mon cousin ». Bourmont avait pénétré au
débats, un article où il célèbre la Charte et compare Napoléon à Attila petit matin dans la chambre royale pour dénoncer à Louis XVIII, au
et à Gengis Khan en « plus terrible, plus odieux ». Il y promet de rester saut du lit, son camarade, avant de rallier à son tour la cause impé-
toujours fidèle à son souverain : « Je n’irai pas, misérable transfuge, me riale, puis de faire à nouveau défection à la veille de Waterloo. Le
traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme et bal- 20 mars, Gourgaud avait encore refusé de rejoindre Buonaparte
butier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. » sur la route de Fontainebleau en affirmant qu’il avait des douleurs
Le 20, il note dans son journal : « Le roi parti. Bouleversement et pol- d’estomac : il avait reçu alité l’émissaire de Napoléon. Il serait le soir
tronnerie universelle. » Dix jours plus tard, et alors qu’officiers et domes- même aux Tuileries pour accueillir l’Empereur en grand uniforme,
tiques ont changé, aux Tuileries, de livrée, pour servir, imperturbables, « gai comme un pinson ». « La trahison, avait confié Talleyrand à
le nouveau maître, il est déjà en campagne pour obtenir un poste : Alexandre Ier, est une question de date. »
« Visite (…). Espérances. (…) Indécisions sur ma nomination. Bah ! bah ! Les journalistes du Nain jaune créèrent pour l’occasion un ordre de
acceptons. La chose peut être demain. Il faut suivre ce sort s’il s’offre. » Le chevalerie : celui de la Girouette. Ses titulaires étaient dotés d’un
14 avril, il est reçu en audience privée par Napoléon, qui lui confie la ruban « de couleur fausse et changeante » auquel était accrochée une
rédaction de l’Acte additionnel à la Constitution de l’Empire. Le 20 avril, médaille frappée d’un caméléon. Lors du retour de Napoléon, son
il est nommé conseiller d’Etat. A Auguste de Staël, qui le trouve « ivre grand maître prononça rue des Quatre-Vents un discours magnifiant
d’orgueil » comme « une jeune fille de 15 ans mariée à son amant », il la « douce consolation » que c’était pour eux d’avoir conservé places
demande : « Aurais-je par hasard mal fait ? La quantité de lettres ano- et dignités en dépit du changement de gouvernement.
nymes où on me dit que je suis un misérable me fait craindre que j’aie eu « Tous se ruaient vers la servitude », avait déjà noté Tacite à propos
tort et Dieu sait pourtant que j’ai cru servir la liberté ! » des adulateurs de Tibère. A l’annonce de la mort de Louis XV, et tan-
« C’est une constante, observe Emmanuel de Waresquiel dans la dis qu’on éteignait, symboliquement, à son chevet, un cierge, on avait
formidable fresque qu’il a brossée des Cent-Jours de Louis XVIII et de entendu à Versailles un grand bruit : une clameur et un roulement
sa cour itinérante (Cent-Jours, la tentation de l’impossible, Tallandier), semblable à celui du tonnerre. C’était la cavalcade des courtisans qui
la question de la fidélité se pose toujours lorsque les occasions se présen- avaient quitté l’antichambre du roi défunt et couraient à perdre
tent d’être infidèle. » On ne saurait mieux dire. Dans la grande bouscu- haleine à la recherche du salon où s’était réfugié le Dauphin à qui il
lade offerte par le changement de dynastie, les serments reniés aus- s’agissait, désormais, de faire sa cour.
sitôt après avoir été prononcés la main sur le cœur, les abjurations Au moins l’Ancien Régime n’exposait-il qu’exceptionnellement les
successives, les protestations d’idéalisme des plus effrénés intrigants, carriéristes aux retournements de situation. On connaissait l’identité
Benjamin Constant n’est qu’un archétype, un exemple. « La classe de l’héritier du trône longtemps avant qu’il n’accède aux affaires.
supérieure ne songe qu’à se pousser, s’enrichir, se placer : tous les moyens La Révolution a changé tout cela et ouvert, pour les prébendiers du
lui sont bons pour parvenir », avait noté, à son retour d’émigration, le pouvoir, ses parasites, l’heure d’une cruelle incertitude. L’interrègne
duc de Richelieu. « Cette époque, où la franchise manque à tous, serre que marque une campagne présidentielle dont le vainqueur n’est pas
le cœur, observera de son côté Chateaubriand : chacun jetait en avant connu d’avance est pour eux une épreuve. Le modèle offert par les
une profession de foi comme une passerelle pour traverser la difficulté Cent-Jours en a fourni l’épure. « Jamais, avait alors noté Alibert, le pre-
du jour, quitte à changer de direction, la difficulté franchie. » mier médecin du roi, tant de gens médiocres ne furent à la poursuite
Les sénateurs avaient montré le chemin en votant en 1814 la des rangs, des titres, des distinctions. » Voire. La comédie n’a cessé en
déchéance de celui qui les avait couverts de prébendes et décorés réalité d’être rejouée depuis. On la donne encore.
U
EA
UV
présente
NO
Le pléonasme sonne
toujours deux fois...
12 €
,90
EN VENTE ACTUELLEMENT
Disponible en kiosque et sur www.figarostore.fr
P8 P36 P106
AU SOMMAIRE
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
En partenariat avec
8. Les surprises de la présidentielle Par Guillaume Perrault 64. La Nuit du second couteau Par François Kersaudy
16. La nouvelle bataille d’Alger Par Jean Sévillia 68. L’œuvre au noir Par Jean-Paul Cointet
18. La louve et la chouette Entretien avec Jean-Louis Ferrary, 76. Une jeunesse allemande Par Jean-Louis Thiériot
propos recueillis par Jean-Louis Voisin 80. L’heure bleue
22. Longue conservation Par Jean-Louis Thiériot 84. Compagnons de route Par Guillaume Payen,
24. Les passeurs de Byzance Par Frédéric Valloire illustrations de Sébastien Danguy des Déserts
25. Côté livres 94. Marche funèbre Par Albane Piot
31. La sécession des clercs Par François-Xavier Bellamy 98. Cinéma : Les démons de l’aube Par Geoffroy Caillet
32. Cinéma : Haute tension Par Geoffroy Caillet 100. Livres : Avant l’orage
33. Un bouquet de saveurs Par Jean-Robert Pitte
© BRUNO LEVESQUE/IP3. © BPK,BERLIN, DIST. RMN-GRAND PALAIS. © THOMAS GOISQUE.
CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE MARGUERITE DE MONICAULT, JOSÉPHINE DE VARAX, PHILIPPE MAXENCE, ÉRIC MENSION-RIGAU,
BÉATRICE COUTURIER, AMAURY THIRIET, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, MARIA VARNIER, ICONOGRAPHE, PATRICIA MOSSÉ, FABRICATION,
ET AUDREY MOREAU SAN GALLI, RELATIONS PRESSE. EN COUVERTURE. : CC&C/APOCALYPSE HITLER / BAVARIAN STATE LIBRARY MUNICH / IMAGE ARCHIVE.
8 DE LA PRÉSIDENTIELLE
LES SURPRISES
LES REBONDISSEMENTS QUI PONCTUENT
LA CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE NE DOIVENT PAS
FAIRE ILLUSION. ENTRE EFFONDREMENTS
SPECTACULAIRES ET PERCÉES INATTENDUES,
CE SCRUTIN EST PAR EXCELLENCE, DEPUIS
1965, CELUI DE TOUS LES COUPS DE THÉÂTRE.
18
LA LOUVE
ET LA CHOUETTE
DIRECTEUR DE LA FAMEUSE
« COLLECTION BUDÉ », JEAN-LOUIS
FERRARY PUBLIE AVEC ROME
ET LE MONDE GREC UNE ÉTUDE
MAGISTRALE SUR LE DIALOGUE
© DEAGOSTINI/LEEMAGE.
ET AUSSI
LA NOUVELLE BATAILLE D’ALGER
LONGUE CONSERVATION
LES PASSEURS DE BYZANCE
CÔTÉ LIVRES
LA SÉCESSION DES CLERCS
UN BOUQUET DE SAVEURS
ÀL’A F F I C H E
Par Guillaume Perrault
Les
surprisesdela
présidentielle
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
LE GESTE ET LA PAROLE
Ci-contre : De Gaulle
A
l’issue de la primaire de la droite en campagne à la
et du centre, en novembre dernier, télévision en 1965.
l’élection semblait jouée d’avance. Il avait négligé l’impact
8 François Fillon apparaissait comme l’indis- de la découverte
h cutable favori de la présidentielle 2017. La de ses concurrents
course à l’Elysée a pris depuis les couleurs par les Français,
d’un feuilleton à rebondissements. Les habitués jusqu’alors
coups de théâtre se succèdent, les cartes ne au monopole de
cessent d’être rebattues pour laisser la com- l’information télévisée
pétition plus ouverte que jamais. Echaudés, au profit du parti au
de nombreux commentateurs deviennent pouvoir. Page de droite :
plus prudents. Qui pourrait désormais affir- la campagne de 2017.
mer de façon catégorique ce que sera le ver-
dict des urnes le 23 avril et le 7 mai ?
La situation n’est pourtant pas sans pré- référendaires qui se sont succédé depuis d’opinion, entretiens qualitatifs et identi-
cédent. Véritable passion nationale, cha- 1958. Il ne fera même pas campagne. fication des cibles. Bongrand recrute les
que bataille pour l’Elysée a été marquée en Face à lui, François Mitterrand, qui photographes des stars pour couvrir les
réalité depuis 1965 par des retournements n’appartient ni à la SFIO ni au Parti radical, meetings de Lecanuet. L’homme se pré-
spectaculaires. Beaucoup ont démenti les réussit pourtant à s’imposer comme le can- sente à la télévision. « Je suis né à Rouen
pronostics d’une partie des turfistes. L’his- didatunique delagauche–PCFcompris.En d’une famille de souche terrienne, normande
toire de la présidentielle est celle des sur- campagne, le député de la Nièvre mêle les et bretonne », raconte le candidat MRP. Il a
prises que réserve le suffrage universel. vocabulaires républicain, socialiste et, par- « deux filles, l’une de 20 ans, l’autre de 17, et
© AFP/ARCHIVES. © BRUNO LEVESQUE/IP3.
Le Deuil du pouvoir. Les cent derniers jours à l’Elysée De Gaulle part sur l’échec d’un référendum dont nul n’a compris
Alexis Brézet et Solenn de Royer (dir.) la question. Giscard met en scène sa propre incompréhension
Il est dans la nature des choses qu’un roi ne passe la main qu’avec devant l’ingratitude des électeurs. Mitterrand organise en
son dernier souffle, à moins qu’il ne soit renversé par l’émeute. artiste une longue cérémonie des adieux. Les fastes du pouvoir
Rien là qui soit jamais bien gai. Les fins de règne de nos présidents dissimulent avec peine la montée de la corruption, l’impuissance
de la République devraient, en toute logique, être plus sereins. publique, le règne des partis et la confrontation cynique des ego.
Ils pourraient prendre, à l’anglo-saxonne, les couleurs d’un passage « Dans ces terribles leçons de ténèbres, écrit pourtant Alexis Brézet,
de témoin – discours, pot de départ – entre cadres dirigeants. une lumière, malgré tout : l’accumulation des petitesses rehausse
En France, il n’en est rien et les derniers jours de nos chefs le personnage central en l’obligeant – parfois – à se hisser à la
d’Etat ont conservé, depuis la démission de Mac Mahon, hauteur de son destin. La malédiction des derniers jours
quelque chose de pathétique, de poignant. Dans un fait advenir l’homme d’Etat en même temps qu’elle l’enterre.
recueil d’essais où le rythme du récit le dispute à la En la personne du président de la République s’actualise
justesse de l’observation, l’équipe de journalistes et alors la théorie des deux corps du roi : tandis que son corps
d’historiens réunis ici par Alexis Brézet et Solenn de Royer spirituel – la présidence – va passer en d’autres mains,
fait revivre avec bonheur la richesse de ces derniers son corps physique, soudain débarrassé des oripeaux
moments. Ceux d’Albert Lebrun et de René Coty mettent de la puissance, acquiert une majesté qu’on n’attendait
en scène des présidents devenus fossoyeurs de leur plus. » Comme si le pouvoir n’était « jamais mieux
propre régime. Ceux des présidents de la Ve République incarné qu’au moment où il s’échappe, ni si populaire
dessinent en creux l’histoire d’une lente décadence que quand il n’est plus ». MDeJ
d’un pouvoir réduit peu à peu à ses seules apparences. Perrin/Le Figaro, 320 pages, 17,90 €.
LES DIAMANTS SONT ÉTERNELS
Le 10 mai 1981, à 20 heures, s’affiche sur
les écrans de télévision le portrait de François
Mitterrand (ci-contre, en bas). La gauche
accède à l’Elysée à l’issue d’un second tour
qui a vu le parti gaulliste mener une sourde
campagne contre le président sortant,
les équipes de Charles Pasqua placardant,
par exemple, des diamants sur ses affiches
(ci-contre, en haut) pour faire écho à ceux
que lui avait offerts « l’empereur Bokassa ».
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
A droite, Jacques Chirac, ancien Premier à la tête du gouvernement, aux mesures Ministre du Budget, Nicolas Sarkozy évo-
ministre de Giscard, entre en lice contre le phares du programme qui lui avait permis que le « beau symbole » que représente-
président sortant. « Le collectivisme sournois de gagner, en 1986, les élections législatives, rait une élection dès le premier tour. Le
s’est développé depuis sept ans », peste le le président se présente en père de la nation. maire de Paris se retrouve presque seul.
président du RPR. Michel Debré, qui accuse Iladoptepourslogan«LaFranceunie».Son Ses fidèles le délaissent. Chirac, pourtant,
Chirac d’avoir lui-même « trahi le gaul- affiche, « génération Mitterrand », repré- est convaincu que Balladur sera incapable
lisme », descend aussi dans l’arène, de même sente un bébé qui regarde avec confiance de faire une vraie campagne. Le 4 novem-
que Marie-France Garaud, qui concentre ses un homme d’âge mûr et saisit sa main. A bre 1994, il annonce sa candidature dans
coups sur Giscard. Au premier tour, celui-ci droite, Jacques Chirac, Premier ministre, La Voix du Nord le jour de sa visite à Lille,
(28,3 %) devance certes Mitterrand (25,8 %). doit affronter Raymond Barre (UDF) et ville natale de De Gaulle. Son thème de
Chirac (18 %) est éliminé et le score de Mar- Jean-Marie Le Pen (Front national). Au soir campagne : réduire « la fracture sociale ». Il 13
chais (15,3 %) est perçu comme une défaite du premier tour, Le Pen atteint 14,3 % des est soutenu par Philippe Séguin. Alain h
cinglante.Maislacampagnedepremiertour voix soit 4 376 000 suffrages alors qu’il Juppé le rejoint après quelques hésita-
a laissé des traces, et nombre de chiraquiens n’avait même pas pu obtenir les cinq cents tions. Madelin lui apporte une « caution »
refusent de se rallier au chantre du libéra- parrainages nécessaires pour se présenter libérale. En janvier 1995, Balladur se
lisme avancé. Les équipes du gaulliste Char- sept ans plus tôt. Chirac (19,9 %) devance déclare dans son bureau de Premier minis-
les Pasqua font discrètement campagne certes Barre (16,5 %), longtemps favori, mais tre, à Matignon. Mais sa campagne est tor-
contre le président sortant. Lors du débat Mitterrand domine ses adversaires (34,1 %). pillée par le déclenchement de l’obscure
télévisé de l’entre-deux-tours, Giscard se Les deux candidats communistes, André affaire Schuller-Maréchal, qui met en évi-
montre moins brillant et moins convain- Lajoinie et Pierre Juquin, recueillent 6,7 % et dence des écoutes illégales mises en place
cant que sept ans plus tôt. Le 10 mai 1981, les 2 %. L’écologiste Antoine Waechter atteint à l’initiative du ministre de l’Intérieur,
Français se pressent autour des radios et des 3,7 %. L’entre-deux-tours voit Chirac empê- Charles Pasqua, dans le cadre d’une ten-
postes de télévision. A 20 heures, le portrait tré dans la contradiction née de la nécessité tative d’extorsion de fonds. Fin février,
de Mitterrand sur fond tricolore se des- de rallier les voix du Front national (à quoi Chirac déboule en tête dans les sondages.
sine lentement sur les écrans. Il l’emporte s’emploie Charles Pasqua en trouvant des Balladur fustige « une accumulation de
(51,7 %) face à Giscard (48,2 %). La gauche « valeurs communes » aux deux électorats), promesses contradictoires et démagogi-
exulte, la droite est effondrée : pour la pre- tout en s’engageant, comme l’y a invité Ray- ques ». Dans les derniers jours, Balladur
mière fois depuis l’institution de la Ve Répu- mond Barre, à lutter fermement contre lui. comble une partie de son retard. Trop
blique, la majorité formée par la droite, le C’est une impasse. François Mitterrand est tard : le 23 avril 1995, Chirac obtient 20,8 %
centreetlesgaullistesestécartéedupouvoir. réélu dans un fauteuil (54,02 %) face au pré- et Balladur 18,5 %. Le socialiste Lionel Jos-
sident du RPR (45,98 %). pin arrive en tête (23,3 %). Le Pen se main-
1988 : LA PERCÉE tient à un niveau élevé (15 %). Aucun autre
DE JEAN-MARIE LE PEN 1995 : LA DÉBÂCLE candidat n’obtient un score à deux chif-
A la fois chef de l’Etat et chef de l’opposi- D’ÉDOUARD BALLADUR fres. Le soir de sa défaite, avec une parfaite
tion pendant la première cohabitation A l’automne 1994, Jacques Chirac passe dignité, Balladur appelle sans barguigner
(1986-1988), Mitterrand se déclare candi- pour un homme fini aux yeux du micro- à voter pour Chirac. Aux militants qui sif-
dat à sa réélection le 22 mars 1988. A 72 ans, cosme parisien. Edouard Balladur, Pre- flent son rival, il lance : « Je vous demande
exploitant les déceptions nées des deux mier ministre et candidat presque déclaré de vous arrêter ! » Le 7 mai 1995, Chirac est
années qui ont vu Jacques Chirac renoncer, à l’Elysée, est au zénith des sondages. élu avec 52,6 % face à Jospin (47,3 %).
LA NUIT DU FOUQUET’S Ci-dessus : rassemblement place de la Concorde à l’occasion
de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007. Conseillé par Patrick Buisson, le candidat
2002 : JEAN-MARIE LE PEN de la droite avait réussi à siphonner les voix de Jean-Marie Le Pen, alors que celui-ci avait
AU SECOND TOUR éliminé, cinq ans plus tôt, Lionel Jospin et le Parti socialiste du second tour (en bas).
14 Pour expliquer la présence de Jean-Marie
h Le Pen au second tour de 2002, on invoque
souvent la multiplication des candidats à de l’écologie Corinne Lepage, et le centriste même sabordé sa majorité en prononçant,
gauche (Jean-Pierre Chevènement, Chris- François Bayrou. Jean-Marie Le Pen lui- en 1997, la dissolution de l’Assemblée natio-
tiane Taubira et Noël Mamère) lors de cette même, affaibli par la scission du FN en 1998, nale, ouvrant la voie à une nouvelle cohabi-
présidentielle. En réalité, tous les candidats était confronté à la candidature de Bruno tation qui l’a réduit à la condition de roi fai-
importants devaient pareillement faire face Mégret. L’inquiétude des classes populaires néant) et à la multiplication des « affaires »,
à des concurrents. Jacques Chirac avait face (qui abandonnent alors la gauche) face à la ontenréalitéjoué unrôlebienplusdétermi-
à lui le libéral Alain Madelin, la catholique montée de l’immigration, et la déception nant dans la montée du FN. Le 21 avril 2002,
Christine Boutin et le chasseur Jean Saint- de l’électorat de droite face à l’échec cuisant Chirac n’obtient que 19,8 % (son score pres-
Josse, sans compter son ancienne ministre du septennat de Jacques Chirac (qui a lui- que inchangé depuis 1981 !), Le Pen 16,8 %,
et Jospin 16,1 %. Les deux candidats issus du
FN ont totalisé 19,1 %. Au second tour, et au
terme d’une extraordinaire mobilisation sur
le thème de l’antifascisme (« Votez escroc,
© FRANCESCO ACERBIS/SIGNATURES. © DANIEL SIMON/GAMMA.
Grand reporter au Figaro, Guillaume Perrault Les Parias de la République. Maxime Tandonnet
est maître de conférences à Sciences Po Paris, S’il revisite l’histoire, c’est au fond notre époque que cherche à éclairer
où il enseigne les institutions politiques. Maxime Tandonnet dans ce nouveau livre consacré aux parias de la
République. Dans un système où règne l’opinion, les sommets tutoient
sans cesse la dégringolade. Un paria, c’est justement celui qui a franchi
À LIRE une marche de trop et qui a été emporté dans le gouffre de la relégation.
Au vu du titre, on s’attend à y voir traiter du maréchal Pétain ou de
Les Présidents Jean-Marie Le Pen. L’auteur a préféré resserrer son sujet sur huit portraits
de la République qui, d’Albert de Broglie à Edith Cresson en passant par Joseph Caillaux
pour les nuls Alexandre Millerand, André Tardieu, Jules Moch, Georges Bidault
Arnaud Folch et ou Michel Poniatowski, illustrent cette passion de l’Etat transformée
Guillaume Perrault en déchéance. Ici, pas d’homme providentiel ou de sauveur, mais
First de simples politiques. Nous voguons entre la théorie du bouc émissaire
« Pour les nuls » de René Girard et les affres du politiquement correct. Avec cette
question entêtante : les hommes d’Etat ont-ils définitivement disparu ? PM
432 pages
Perrin, 430 pages, 23,90 €.
22,90 €
H ISTORIQUEMENT INCORRECT
Par Jean Sévillia
LA NOUVELLE
BATAILLE D’ALGER
En qualifiant la colonisation française
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© BALTEL/SIPA.
L’histoire de l’Algérie française, schématiquement, se résume à grandes villes, Alger, Oran et Constantine. C’est dans le terreau de
trois phases. Première phase, jusqu’en 1847, la conquête. Une opé- ces différences que poussera le nationalisme algérien.
ration rude, conduite par des chefs qui avaient gagné leurs galons Mais l’Algérie française, ce fut aussi une organisation politico-
dans les armées révolutionnaires et napoléoniennes, comme l’ont administrative, sans doute insuffisante mais qui n’existait pas
montré les travaux de Jacques Frémeaux ou du regretté Daniel auparavant (l’Algérie n’exista jamais comme Etat avant 1830). Ce
Lefeuvre. Cette guerre de conquête a fait de 250 000 à 300 000 vic- fut la création de milliers de routes, de barrages et de ports. Ce fut 17
times algériennes, ce qui est considérable. Bugeaud ne faisait cer- une œuvre sanitaire (132 hôpitaux à la veille de l’indépendance) h
tes pas de cadeaux à ses adversaires, au point que ses méthodes qui permit en cent trente ans à la population « indigène » de se
provoquèrent la constitution d’une commission parlementaire multiplier par huit (on est loin d’un projet d’extermination !). Une
présidée par Tocqueville, mais la vérité oblige à rappeler que les œuvre scolaire aussi, qui permettait, en 1960, à 75 % des garçons
Kabyles, qui ne faisaient pas de prisonniers, menaient une guerre musulmans et 50 % des filles d’Alger de fréquenter l’école. L’Algérie
tout aussi féroce. A l’autre bout de la chaîne, la guerre qui conduira française, ce fut encore ces gisements de pétrole et de gaz décou-
à l’indépendance de l’Algérie, de 1954 à 1962, sera non moins verts en 1956-1957 et dont vivra l’Algérie indépendante. Ce fut éga-
cruelle, se soldant par 15 000 pertes militaires chez les Français lement le sentiment d’être chez eux pour les Européens d’Algérie
et 150 000 du côté du FLN. Ce conflit aura amené l’armée fran- qui vivaient sur cette terre depuis six ou sept générations. Ce fut
çaise à utiliser des moyens contestables et contestés, mais face à encore une fraternité d’armes franco-musulmane nouée pendant
un adversaire qui avait d’emblée choisi la stratégie de la terreur les deux guerres mondiales et pendant la guerre d’Algérie où les
© ANIS BELGHOUL/AP/SIPA. © LÉON HERSCHTRITT/LA COLLECTION.
contre les civils. A l’issue de ce sanglant affrontement, des Français 150 000 supplétifs musulmans de l’armée française représentaient
d’Algérie seront victimes d’actes aujourd’hui constitutifs du un effectif quatre fois supérieur à celui de l’ALN.
crime contre l’humanité : environ 15 000 Européens ou musul- « Sur le temps long de la période coloniale, observait récemment
mans fidèles à la France disparus avant et après le 19 mars 1962, et Pierre Vermeren, la colonie [algérienne] a vécu pour l’essentiel selon
de 60 000 à 80 000 harkis massacrés ensuite. les principes républicains. Des principes certes soumis à discrimina-
Mais entre ces périodes du début et de la fin, il y a eu un long entre- tions (basées sur le statut religieux) et sur des dérogations. (…) Mais
deux de l’Algérie française, qu’on ne peut juger d’un regard mani- après tout, mes deux grands-mères nées en 1890 et 1900 n’avaient pas
chéen. Ce siècle d’Algérie française eut, certes, ses limites, ses échecs, le droit de voter et dépendaient de leur mari pour travailler, avoir un
ses zones grises. La colonisation, dans la pratique, s’est longtemps compte et voyager. Cela fait-il de la république un régime criminel,
exercée sur des portions limitées du territoire algérien. Jointe au pro- voire un régime pratiquant le crime contre l’humanité ? » (Figaro Vox,
blème épineux du statut de la population indigène, française depuis 17 février 2017). Spécialiste du monde arabe et de la colonisation,
Napoléon III mais qui n’obtiendra la citoyenneté que par étapes tar- l’historien ajoutait ceci : « Avec le recul, la colonisation et l’impéria-
dives, cette dichotomie produira une société à deux vitesses avec, lisme européen sont des modalités de la mondialisation. L’accumula-
vers 1950, 900 000 Européens, citadins en majorité, jouissant de tous tion des forces productives et démographiques était telle en Europe
les droits de la nationalité et de la citoyenneté, et huit millions de qu’elle a fini par déborder, bouleversant le monde entier et ses vénéra-
musulmans à la démographie galopante, majoritairement ruraux, bles civilisations. » Cette histoire partagée doit être regardée en face,
souffrant de la pauvreté et du sous-équipement en dehors des trois ce qui suppose d’entendre la vérité de tous les camps. 2
E NTRETIEN AVEC J EAN-L OUIS F ERR ARY
Propos recueillis par Jean-Louis Voisin
La
louve et
lachouette
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
U
n parcours d’excellence mené à
vive allure, Jean-Louis Ferrary est
un érudit pressé : Ecole normale
supérieure à 19 ans, en 1967, agrégation
18 de lettres classiques, Ecole française VÉNUS BEAUTÉ
h de Rome de 1973 à 1976, maître Page de droite :
de conférences à la Sorbonne qu’il quitte Vénus de l’Esquilin,
pour l’Ecole pratique des hautes études, Ier siècle av. J.-C. (Rome,
où il devient directeur d’études en Musei Capitolini).
1989, après avoir soutenu son doctorat Quand l’art romain
ès lettres deux ans plus tôt, Académie se met à l’école de
des inscriptions et belles-lettres en 2005. la statuaire grecque.
En cours de route, des décorations, des Ci-contre : auteur
invitations dans les plus prestigieuses de plus d’une centaine
universités et académies (Princeton, de livres et articles
Oxford, Cambridge, British Academy), consacrés à l’Antiquité
des élections dans les sociétés savantes romaine, l’historien
les plus sophistiquées (Deutsches Jean-Louis Ferrary est
archäologisches Institut de Berlin, membre de l’Académie
Société russe des antiquisants des inscriptions
© JFB/LES BELLES LETTRES. © DEAGOSTINI/LEEMAGE.
LONGUE CONSERVATION
© SANDRINE ROUDEIX.
l’antisémitisme populacier du temps, avait publié quatre tribunes bâtissent l’empire. Jules Ferry est le premier d’entre eux. Défenseur
dreyfusardes de Zola. L’une d’entre elles, intitulée « Le syndicat », va de la conquête du Tonkin et de l’Indochine, il lance, en 1885, à la
très loin dans la dénonciation des turpitudes du ministère de la Chambre : « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce
Guerre : « On ne veut pas avouer qu’on a commis des erreurs, j’allais qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races infé-
dire des fautes. On s’obstine à couvrir les personnages compromis. On rieures. » Ses adversaires sont les conservateurs. Les plus nationalis-
est résolu à tout pour éviter l’énorme coup de balai (…). Une erreur judi- tes s’indignent car on détourne ainsi l’énergie française de la prépa-
ciaire a été commise et tant qu’elle ne sera pas réparée, la France souf- ration de la revanche. Les plus libéraux dénoncent le retour d’un
frira, maladive, comme d’un cancer secret qui peu à peu ronge les protectionnisme maquillé au fard du grand marché impérial. Quant 23
chairs.Etsipourluirefairedelasanté,ilyaquelquesmembresàcouper, aux orléanistes, ils déplorent par la voix de Frédéric Passy que l’« on h
qu’on les coupe (…). La vérité est en marche, rien ne l’arrêtera plus. » sacrifie en pure perte ces choses précieuses, l’or et le sang de la France ».
Si, confronté à la fuite de ses lecteurs, le journal se met ensuite en A travers ces exemples et quelques autres, le vote des modérés
retrait du combat des partisans de Dreyfus, il n’en reste pas moins en faveur des congés payés en 1936 ou l’engagement très sérieux
très éloigné des réserves d’un Jaurès au début de l’affaire. Alors des conservateurs dans la Résistance à Londres ou à Vichy avec
qu’on l’aurait attendu aux avant-postes de la défense, en 1894, il est l’Organisation civile et militaire (OCM), Guillaume Perrault mon-
en effet de ceux qui hurlent avec les loups. Bourgeois, confortable- tre avec maestria que ce courant de pensée n’a pas démérité de la
ment doté, Dreyfus n’est pas de ceux pour lesquels, il vaut la peine France. Pour reprendre le mot de Disraeli, « conserver ce qui vaut,
de se battre. En 1894, Jaurès écrit dans La Dépêche de Toulouse : « On réformer ce qu’il faut » se révèle une solide boussole pour naviguer
a surpris un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver au milieu des brouillards du monde. En adaptant sans brutaliser,
l’un des siens. » En 1897, dans La Petite République, il accuse Le Figaro en amendant sans causer de vaines fractures, la pensée conserva-
d’être acheté par le « syndicat Dreyfus » et ajoute : « Que Dreyfus soit trice préserve « les invisibles nœuds qui nouent les choses ensem-
ou non coupable, je n’en sais rien et nul ne peut le savoir, puisque le ble », ces nœuds dont un autre conservateur prophétique, Saint-
jugement a été secret ; que Dreyfus soit juif ou chrétien, il m’importe Exupéry, avait bien vu dans Citadelle qu’ils étaient l’armature de
peu : et si l’odeur du ghetto est souvent nauséabonde, le parfum de toute communauté humaine. 2
rastaquouère catholique des Esterházy et autres écœure aussi les
passants. » Même si Jaurès deviendra ensuite authentiquement
dreyfusard, l’exemple montre que les saints de vitraux ne sont pas
nécessairement dans les chapelles où l’on s’attendrait à les voir. À LIRE
La colonisation est un autre exemple de méprise. La cause est
aujourd’hui entendue. L’épopée coloniale fut le fait de conserva- Conservateurs,
teurs nationalistes, la décolonisation celui des progressistes et des soyez fiers !
libéraux. La réalité est tout autre. Habités par le mythe révolution- Guillaume
naire d’une France civilisatrice du monde, investie de la mission Perrault
d’apporter la lumière aux peuples opprimés, les républicains et les Plon
forces de gauche furent d’ardents propagandistes de la cause colo- 248 pages
niale. A l’exception de quelques radicaux ou de voix singulières 15,90 €
comme celle de Clemenceau, ce sont des hommes de gauche qui
À LIVRE OUVERT
Par Frédéric Valloire
Les
passeursde
Byzance
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
L
e titre date de 876 ! Il est emprunté aux copiedestextesantiquesfavoriséparl’inven-
Annales de Fulda, une abbaye béné- tion d’une écriture en lettres minuscules
dictine fondée en 744 dans la Hesse. et par la mise en valeur du savoir antique,
Le chroniqueur y raconte que Charles Homère, Hérodote, Eschyle, Thucydide, etc.
le Chauve,lepetit-filsdeCharlemagne,avait En Occident latin, ce savoir est en lambeaux.
été ébloui par le cérémonial et les tenues Difficile avant l’an mille d’y apprendre le grec.
24 vestimentaires de la cour impériale de Existent des isolats en Sicile, en Italie du Sud,
h Byzance. Méprisant les coutumes des rois en Catalogne, à Ravenne et à Rome. Pour-
francs, il aurait alors dit : « La gloire des Grecs tant, une demande de culture grecque anti-
est la meilleure. » Une anecdote. Mais signi- que apparaît. Emergeant chez les Irlandais
ficative. Qui livre l’ambition de cet ouvrage : au début du IXe siècle, elle s’accentue au siè-
établir la part de l’empire de Constantino- cle suivant grâce au mariage d’Otton II avec
ple dans l’évolution culturelle de l’Europe une princesse byzantine. La diffusion est res-
latine, entre les Xe et XIIIe siècles. Pourquoi treinte à une élite, presque toujours ecclé-
privilégier ce moment dans l’histoire des siastique, mais l’impulsion est donnée.
transferts culturels dont bénéficia le monde A partir du XIe siècle, la volonté de dis-
latin ? Parce qu’il est moins connu que la poser de textes originaux et complets
grande période des apports byzantins (XIVe s’affirme. On copie, on traduit à partir de
et XVe siècles) dont il constitue pourtant les l’arabe en Espagne, du grec en Sicile, en Cam-
fondations. Pour ne pas submerger son lec- panie, au Mont-Cassin. D’abord, ce sont les
teur sous une masse de documentation, savoirs profanes, médecine, mathémati-
Sylvain Gouguenheim limite la notion de culture aux œuvres intel- ques, astronomie, qui sont lentement réappropriés. Puis des savants,
lectuelles profanes et artistiques. Déjà un vaste programme : sans les des marchands se rendent à Byzance. Les manuscrits circulent. Au
copistes des écoles et des cloîtres byzantins, notre connaissance de la XIIIe siècle, leur volume s’accroît, leur variété aussi. Parmi les grandes
littérature de la Grèce antique serait d’une pauvreté extrême. Or, une traductions, Aristote. Sylvain Gouguenheim fait ici un nouveau
part de la culture médiévale s’est forgée à partir des retrouvailles avec point sur la présence de ces traductions au Mont-Saint-Michel pré-
© HERMANCE TRIAY/OPALE/LEEMAGE.
la Grèce antique et hellénistique que conservait l’Empire byzantin. cisant ce qui, dans son précédent livre, avait, on s’en souvient,
Sur la base de ces constats, l’enquête se déroule avec logique et lim- déclenché d’invraisemblables polémiques. Parallèlement, l’art de la
pidité, malgré la difficulté que suppose la mesure d’une influence et peinture et de la fresque, de la mosaïque et de l’enluminure gagne
delapopulationqu’elletouche.D’abord,préciserlesstocksdesavoirs l’Occident par l’Italie tandis que reliquaires, textiles, objets d’ivoire se
qui se trouvent alors à Byzance, monde très éloigné de celui de l’Anti- généralisent par des cheminements que retrace l’historien. Aucun
quité, même si la langue officielle est le grec. Non à cause de la religion doute, Byzance a servi d’intermédiaire, de relais, de pont entre la
chrétienne : dès la fin de l’Antiquité, l’héritage païen est un patri- culture antique et l’Europe médiévale. Ce que montre avec brio cet
moine accepté. Simplement, on se soucie peu du legs antique, sauf ouvrage vivant qui réussit le pari engagé. 2
à l’école. Au IXe siècle, s’amorce à Constantinople un mouvement de La Gloire des Grecs, de Sylvain Gouguenheim, Editions du Cerf, 412 pages, 29 €.
ÔTÉ LIVRES C
Par Jean-Louis Voisin, Michel De Jaeghere, Marguerite
de Monicault, Joséphine de Varax, Philippe Maxence, Frédéric Valloire,
Eric Mension-Rigau, Béatrice Couturier et Geoffroy Caillet
rien ! Pourtant, Antoine Crozat est commis alors envers cette population se profilent à l’horizon mais, auparavant,
un homme de notre temps. Ou il pourrait un véritable génocide ? C’est l’avis de il y a eu la République thermidorienne.
l’être ! Petit-fils d’un bonnetier d’Albi, Reynald Secher qui, depuis 1986 et la Une période peu étudiée, qui tente
il est constamment en marche pour parution de sa thèse sur le sujet, ne cesse de repartir sur les bases de 1789 en
agrandir sa fortune. Il trafique de tout de défendre cette idée que contestent évitant de glisser dans les lois d’exception.
et tout le temps. Du café, du blé, d’autres historiens. Avec sa formation Fin de la Révolution ? Pas vraiment
des soieries et même des hommes de juriste, Jacques Villemain s’est glissé ou pas seulement ! « La Révolution est
au point d’être le plus grand marchand dans ce débat. Puisque le « génocide » morte, vive la Révolution ! » écrit
d’esclaves de son époque. Le scrupule relève du droit pénal international, il a l’auteur dans une formule frappante.
ne l’étouffe pas et aucune frontière voulu réévaluer cette question à l’aune des Il s’agit alors de trouver un juste milieu
ne l’arrête. Bénéficiaire d’une certaine critères de l’ONU et de la jurisprudence du entre l’anarchie, la répression et le retour
mondialisation, il commerce avec Tribunal pénal international. Sa conclusion du roi. C’est ce régime mixte que l’auteur
les Indes, le Pérou et le Levant. Sa fortune est sévère : il y a bien eu crime de génocide explore avec une rare clarté d’exposition,
faite, il prête aux grands et ne cesse contre les Vendéens. Une nouvelle notant le caractère paradoxal de
de s’enrichir. Mais alors pourquoi pièce donc sur un sujet ce temps politique qui perpétue malgré
possède-t-il l’Amérique selon le titre complexe, en ce qu’il tout des mesures d’exception pour
de ce livre ? Tout simplement (!) porte indirectement poursuivre son dessein libéral. Comme
parce qu’en 1712, Louis XIV lui cède sur la légitimité de l’écrit Patrice Gueniffey dans sa préface :
26 la Louisiane. L’équivalent de son la Révolution, et qui « Loris Chavanette entraîne son lecteur
h propre royaume ! Le vieux Voltaire n’a pas fini de susciter à la recherche de quelques-unes des causes
n’avait décidément pas tort le débat. PM les plus profondes de l’échec politique
qui l’appelait « Crésus-Crozat ». PM Editions du Cerf, de la Révolution. » Passionnant ! PM
Cherche Midi, 448 pages, 19,90 €. 304 pages, 24 €. CNRS Editions, 400 pages, 26 €.
Quand les Européens découvraient l’Afrique intérieure (Afrique occidentale, vers 1795-1830)
et La Révolution abolitionniste. Olivier Grenouilleau
Deux ouvrages du même auteur. Qui s’imbriquent et bouclent un cycle de recherche sur l’esclavage, en particulier
celui de la traite des Noirs. Fin du XVIIIe siècle, la traite atlantique est contestée en Europe, en France et surtout
en Angleterre. On souhaite lui substituer un commerce honorable et rentable avec l’Afrique, un continent dont
les richesses paraissent fabuleuses, sans cependant imaginer y établir des colonies. A l’image d’une Afrique répulsive
se substitue celle, aussi imaginaire, d’une Afrique au riche potentiel. S’enfoncent alors en Afrique occidentale
subsaharienne d’intrépides voyageurs, britanniques et français. En 1795, l’Ecossais Mungo Park remonte le Niger.
Suivront deux Français, Gaspard Mollien et René Caillié et une demi-douzaine d’Anglais. En commun, la jeunesse,
un certain désintéressement, le désir de nouveaux horizons et l’écriture. Car tous écrivent. C’est le récit de ces
expéditions qu’examine Olivier Grenouilleau, avec leurs faibles moyens, leurs péripéties, leurs détails quotidiens,
leurs rencontres, leurs préjugés et leurs contradictions. C’est passionnant et étonnant. Tous pensent qu’il importe
d’aider les Noirs, gentils et crédules, à se délivrer des « sectateurs de Mahomet » qui les exploitent. Ce faisant,
ils alimentent les partisans de l’abolitionnisme qui ne se résume pas à Victor Schœlcher et à la IIe République.
Olivier Grenouilleau en dresse, dans son second livre, la généalogie, remonte à l’Antiquité, analyse la diversité des
objectifs et des formes que prend ce mouvement au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, où s’entrelacent
sensibilité religieuse, recherche de la vertu et philanthropie. Le plus troublant est sans doute l’interférence dans
le dernier tiers du XIXe siècle des entreprises coloniales et des projets abolitionnistes… FV
Tallandier, 352 pages, 23,90 € et Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 512 pages, 24,50 €.
Le Temps des bagnes, 1748-1953. Michel Pierre
C’est une plongée dans un monde terrible que ce voyage dans l’histoire des bagnes.
Y être condamné, c’était souvent mourir au loin à force de travaux et d’épuisement.
Paradoxalement, le bagne est issu des galères, ces navires propulsés par la force humaine
des condamnés. Quand cette peine prend fin en 1748, on lui substitue celle des bagnes.
Ils sont d’abord en métropole avant d’être relégués, eux aussi, outre-mer par Napoléon III.
Dès l’origine, c’est à la fois un lieu de très forte punition et une entreprise économique selon
l’idée qu’un homme vivant (exploité) vaut mieux qu’un cadavre. On y meurt pourtant
beaucoup et on s’y évade peu. Même chose à Biribi, nom informel des bagnes militaires
LE CHOIX
situés en Afrique du Nord. En 1938, un décret-loi abolit la déportation, mais les derniers
détenus (et leurs surveillants) ne rentrent qu’en 1953. C’est aussi à ce moment que
DU CONSEIL
prennent fin les maisons de correction pour enfants. Une autre époque commençait… PM PAR JEAN TULARD
Tallandier, 528 pages, 23,90 €.
L’Empire des polices. Comment
Napoléon faisait régner l’ordre
Le Coup d’Etat du 2 décembre 1851. Patrick Lagoueyte Jacques-Olivier Boudon
On redécouvre depuis quelque temps le second Empire et la figure Le Grand Empire fut aussi, selon l’heureuse
de Napoléon III. Ce régime qui dura près de vingt ans naquit du coup formule de Jacques-Olivier Boudon,
d’Etat du 2 décembre 1851 qui mit fin à la république. Loin de « l’Empire des polices ». Elles étaient
se contenter de retracer les journées qui permirent à Louis-Napoléon nombreuses sous Napoléon : le ministère
Bonaparte de réussir son coup de force, Patrick Lagoueyte s’attache de la Police générale, organisé par Fouché,
à décrire les réactions des opposants, aussi bien à Paris, où Victor la préfecture de police, la gendarmerie sous
Hugo joua un rôle décisif, qu’en province, où pour être plus disparate, le maréchal Moncey, la gendarmerie d’élite
l’opposition fut néanmoins déterminée. Certaines régions s’appuyèrent attachée à la protection de Napoléon,
ainsi sur des réseaux secrets bien installés. Pourtant, c’est Louis-Napoléon Bonaparte la police des Tuileries confiée à Duroc, et 27
qui remporta la partie, non seulement en respectant sa promesse de rétablir le suffrage d’innombrables polices parallèles peuplées h
universel masculin ou en s’occupant des ouvriers, mais aussi en déployant un art de mouchards ou d’anciens bagnards
consommé de la communication. Finalement, en 1870, la Prusse siffla la fin de la partie. comme Vidocq. La France est découpée
Mais, comme disait Kipling, ceci est autre histoire… PM par Fouché en arrondissements de police
CNRS Editions, 354 pages, 25 €. générale, confiés à des conseillers d’Etat.
Dans les grandes villes sont établis des
commissaires généraux de police, puis,
Les Gens d’autrefois. La noblesse russe dans la société au-dessus, des directeurs généraux. Tout
soviétique. Sofia Tchouikina ce qui trouble l’ordre remonte au ministère
La grande originalité de l’ouvrage est non pas d’étudier la noblesse de la Police sous forme d’informations
russe qui rejoint l’armée blanche ou émigre, mais de s’attacher à suivre que Fouché puis Savary réunissent dans
les parcours de ses représentants, plusieurs millions de personnes, un bulletin quotidien remis à Napoléon.
restés en URSS, appartenant à des familles moins fortunées et moins Cette police fut-elle efficace ? L’insécurité
en vue que la haute noblesse pour laquelle l’exil était le seul moyen règne dans les campagnes avec la
d’échapper à la mort. L’auteur, qui s’appuie sur des chroniques persistance du brigandage. Les attentats
familiales et a mené, dans les années 1990, une série d’entretiens avec les derniers survivants ont été nombreux contre Napoléon,
de la noblesse russe, nés avant 1918 et restés en URSS, étudie leurs formes de survie, tous – il est vrai – déjoués. Enfin, l’affaire
d’accommodement et d’intégration dans un système politique et social qui les exproprie, Malet, qui vit, en 1812, le ministre et
confisque leurs biens et multiplie contre eux les discriminations légales. Dans les années le préfet de police arrêtés sans résistance
1920, celles de la NEP, qui manque de cadres après la saignée de la guerre, les membres par un obscur général, a montré les limites
des professions libérales et intellectuelles parviennent à trouver du travail. Les « gens du « renseignement ». Le jugement
d’autrefois » s’abritent dans des « niches socioprofessionnelles », notamment dans les de Jacques-Olivier Boudon est donc
théâtres, les musées ou les écoles. Mais le stalinisme, qui collectivise et industrialise à toute nuancé. Les libertés n’ont pas toujours
force, intensifie la répression et les éliminations. La dernière partie de l’ouvrage réfléchit été respectées, la guerre des polices fut
sur les mécanismes de transmission du « bagage mémoriel » d’une classe condamnée désastreuse, mais « l’ordre fut maintenu
à la disparition par l’idéologie communiste, grâce au maintien, dans le secret des familles, dans un espace qui ne cessa de se dilater
de traditions d’éducation ainsi qu’au contrôle des fréquentations sociales. EM-R jusqu’à atteindre cent trente départements ».
Belin, « Contemporaines », 352 pages, 23,50 €. La Librairie Vuibert, 336 pages, 21,90 €.
Gabriel García Moreno. Augustin Berthe Le Cardinal Rafael Merry del Val
Qui se souvient encore de Gabriel García Moreno ? Longtemps, il fut présenté (1865-1930). Aperçu biographique
comme l’un des modèles des chefs d’Etat chrétiens jusqu’à ce que son nom et son Philippe Roy-Lysencourt
souvenir disparaissent après Vatican II. La réédition de cet ouvrage, paru initialement Oubliée aujourd’hui, la figure du cardinal
en 1877, permet de redécouvrir une personnalité hors du commun, même si celle-ci Merry del Val (1865-1930) mérite pourtant
aurait certainement mérité un travail à frais nouveaux. Président de l’Equateur en 1859, le détour comme le démontre cette
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
réélu en 1869, García Moreno avait publié une Constitution favorable au catholicisme première biographie scientifique. D’origine
et consacré son pays au Sacré-Cœur. Dans le même temps, il avait rétabli la paix espagnole, Merry del Val fut choisi par
civile et redonné une certaine prospérité économique. Il semble que ses adversaires Pie X comme secrétaire d’Etat. Il n’avait
ne lui aient pas pardonné son exaltation du catholicisme dans cette région du que 38 ans et devenait ainsi le plus jeune et
monde traversée par une lutte acharnée contre l’Eglise. Le 6 août 1875, il est assassiné le premier non-Italien à occuper ce poste
à la sortie de la messe. Bien qu’il ait été élevé par le Congrès équatorien au rang prestigieux. Il servit loyalement la politique
de « martyr de la civilisation », son œuvre ne lui survécut pas. PM de Pie X, mais c’est Léon XIII qui, le premier,
Clovis, 432 pages, 22 €. l’avait remarqué, au point d’en faire un
prélat avant même qu’il ne fût encore
prêtre. Quand Pie X mourut, Merry del Val
La Guerre et l’Avenir. H.G. Wells devint secrétaire du Saint-Office, chargé de
Considéré comme l’un des pères de la science-fiction avec quatre la défense de la doctrine. Sa mort, à la suite
romans parus entre 1895 (La Machine à explorer le temps) et 1898 d’une opération, parut suspecte et mit un
(La Guerre des mondes), Wells, qui se dit « pacifiste extrême », rejoint terme à l’une des plus fulgurantes carrières
le War Propaganda Bureau créé à la fin de l’été 1914. Sa mission ? Faire de l’histoire de l’Eglise. PM
participer les écrivains britanniques à l’effort de guerre en modelant Institut d’étude du christianisme, 96 pages, 15 €.
l’opinion publique, en lui expliquant les raisons pour lesquelles
les Allemands doivent être combattus. Alors qu’il « hait jouer au soldat » et répugne
28 à écrire « d’après les instructions », Wells part sur le font italien de l’Isonzo, une guerre La Stratégie
h de montagne contre les Autrichiens. Tel un ethnologue, il en observe les effets et les de la destruction
combattants. Puis il visite la France, y analyse les « paysages et les méthodes de la guerre Jean-Charles Foucrier
moderne », rencontre Joffre et des poilus, se penche sur les usines d’obus, note la façon Qui connaît le
de repérer les canons de l’ennemi. La guerre l’horrifie. Mais elle le fascine par la mise Transportation Plan et son
en pratique de ce qu’il pressentait dans ses écrits antérieurs, combats aériens, « cuirassés auteur Solly Zuckerman ?
de terre » (tank). Et il ne peut s’empêcher d’imaginer l’avenir. Sera-t-il celui de la paix Un biologiste, spécialiste
permanente qu’il souhaite ? Ou celui d’une autre grande guerre qu’il redoute ? FV des primates, né au Cap le
Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 224 pages, 23 €. 30 mai 1904, qui s’installe en
Angleterre en 1926. Au début de la guerre,
il est affecté à un service de recherches
sur la protection des humains contre
Les Dissidents de l’Action française. Paul Sérant les raids aériens. Il analyse, calcule, planifie,
Les uns ont évolué vers la démocratie chrétienne (Jacques met sur pied le Transportation Plan
Maritain), d’autres vers le fascisme (Georges Valois). Certains qu’il soumet, au début de l’année 1944,
ont basculé, pendant l’Occupation, vers la collaboration à Arthur Harris, chef du Bomber Command,
(Brasillach), d’autres ont rejoint, après-guerre, le parti communiste les forces britanniques de bombardement
(Claude Roy). Bernanos est devenu prophète. Tous ont en sur l’Allemagne. Après avoir divisé
commun d’avoir été formés à l’école de l’Action française, d’avoir les états-majors alliés, ce plan est intégré
grandi dans l’ombre de Maurras, avant de s’en détacher. Historien à l’opération « Overlord ». Par des
inspiré du Romantisme fasciste, Paul Sérant en avait réuni, en 1978, bombardements ciblés, il doit assurer la
les portraits afin de faire, en creux, une histoire de l’Action française à travers le prisme réussite du débarquement de Normandie
de ceux qui s’en étaient séparés pour voler de leurs propres ailes. Réédité avec une et faire sombrer l’économie de guerre nazie.
substantielle préface d’Olivier Dard, son livre n’a rien perdu de son intérêt. En dépit Au total, entre 50 000 et 70 000 victimes
de la sympathie qu’il manifeste pour ses modèles, et à travers eux pour les motifs civiles, une trentaine de villes et villages
qui les poussèrent à rompre avec l’Action française, il n’en témoigne pas moins normands détruits pour une efficacité
de l’ampleur de l’influence exercée par une école de pensée dont Simone de Beauvoir militaire relative. Des archives inédites
avait été imprudente de dresser, prématurément, le constat de décès. MDeJ et des annexes importantes. FV
Pierre-Guillaume de Roux, 420 pages, 29 €. Vendémiaire, 472 pages, 26 €.
OFFRE SPÉCIALE
35 €
témoignage de la politique étrangère du régime fasciste italien.
Né en Sicile en 1901, d’abord écrivain et journaliste plutôt bohème,
Anfuso entre dans la carrière diplomatique en 1925, participe comme volontaire
à la guerre d’Espagne et devient, en 1938, le chef de cabinet de Ciano, son ami de longue
date. L’intérêt de ces Mémoires parus en 1950, mais amputés et sans notes, est évident.
Anfuso est un fasciste attiré par l’Allemagne où il a été en poste. Il joue un rôle
de premier plan dans le rapprochement avec Hitler, s’éclipse lors de la marche à la guerre SEULEMENT
que désapprouve Ciano, réapparaît avec force dans les derniers mois du fascisme. 1 an d’abonnement (6 nos)
Des portraits piquants, des pages haletantes, une grande qualité d’écriture : le document soit près de 35% de réduction
est exceptionnel. Après l’épuration, Anfuso, admis à faire valoir ses droits à la retraite
comme ministre plénipotentiaire en 1951, meurt d’un infarctus en 1963. FV
Perrin, 420 pages, 23 €.
suscita suffisamment de haine pour être l’objet d’un attentat politique pendant le conflit
algérien ? Même s’ils sympathisent avec leur sujet, les auteurs ont su éviter un récit
hagiographique et tentent, page après page, de faire connaître la nature simple et
réservée de cet homme appelé aux plus grandes responsabilités militaires et qui n’hésita Dictionnaire nostalgique
pourtant pas à entrer dans l’illégalité pour rester fidèle à la parole donnée. PM de la politesse. Frédéric Rouvillois
Pardès, « Qui suis-je ? », 128 pages, 12 €. Le savoir-vivre nous polit et nous
civilise selon Starobinski, mais peut-être
aussi nous rend-il fades et dénués
Les Juifs du monde arabe. La question interdite de franchise comme l’affirme Talleyrand.
Georges Bensoussan Et pourtant, à vouloir trop verser
Pourquoi une question interdite ? Pourquoi en une génération dans la franche camaraderie dénuée
(1945-1970) le monde arabe s’est-il vidé de ses Juifs ? Parce que cette de toute retenue envers l’inconnue
histoire qui commence au Moyen Age a été occultée et transformée. comme à l’égard du petit frère, on
D’abord par le mythe de la tolérance d’Al-Andalus forgé par le judaïsme en vient à oublier ce plaisir des règles
allemand pour promouvoir, au XIXe siècle, son émancipation. Ensuite et des codes parfois farfelus certes,
par le monde arabe qui a persuadé les Occidentaux que le sionisme et la mais qui, quoi qu’on en dise, rendront
naissance de l’Etat juif en 1948 expliquaient la dégradation de ces temps d’harmonie. Faux, toujours plus doux certains moments
dit l’historien. Les Juifs étaient alors des dhimmi, des « soumis protégés », dont l’infériorité de la vie. Avec près de 240 entrées,
30 est liée à la domination imposée par l’Islam. Lorsqu’ils s’en émancipent et s’occidentalisent, de l’usage du parapluie à la tenue
h ils deviennent insupportables au monde arabe. Fondamentale pour saisir la situation à la plage, de la pratique du baisemain
actuelle, cette étude aurait gagné à être plus structurée sur le plan chronologique. FV aux coutumes des esquimaux, Frédéric
Odile Jacob, « Histoire », 168 pages, 21,90 €. Rouvillois dresse tout en finesse et
avec humour une liste des codes de la
politesse à travers le monde et l’histoire,
Histoire cachée du Parti communiste algérien afin que perdurent ces « petites vertus »
Jean Monneret qui enchantent le quotidien. BC
Né en 1936, le Parti communiste algérien (PCA) a-t-il pris une part Flammarion, 420 pages, 25 €.
décisive à l’indépendance de l’Algérie ? En décrivant ses rapports
conflictuels avec les nationalistes, Jean Monneret dévoile un pan peu
connu de ce conflit. Longtemps filiale du Parti communiste
français, le PCA s’opposera, au nom de la révolution prolétarienne,
à la rébellion. Peu ancré dans la population, rallié tardivement au FLN,
il sera complètement interdit en 1964 par Ben Bella. Seule l’affaire Maurice Audin,
du nom de cet universitaire communiste arrêté par les paras de Massu et mystérieusement
disparu, redonnera un temps un peu de lustre au PCA. Pour l’auteur, en découvrant
l’histoire réelle de ce parti, c’est le contexte même de l’affaire Audin qui s’éclaire sans mettre
pour autant un point final aux questions posées à son sujet. PM
Via Romana, 176 pages, 18 €.
LA SÉCESSION
© G. BASSIGNAC/LE FIGARO MAGAZINE.
DES CLERCS
Dans La Gauche zombie, Laurent Bouvet
décrypte cinq années de « démoralisation
de la vie publique », marquée par les
contradictions et la rupture des élites avec
D
écrivant la ligne de crête sur
laquelle progresse le travail de un peuple dont elles ne veulent pas.
l’universitaire, Max Weber expli-
quait que la science ne pouvait préten-
dre résoudre ou trancher les contradictions qui seront toujours le en série à Cologne, un antiracisme qui finit par organiser des camps
lot de la politique, mais qu’elle pouvait contribuer à les éclairer pour interdits aux Blancs… Tout cela provient de la désagrégation de la
nous permettre de mieux choisir. Mais cette « œuvre de clarté » sup- nation comme unité. Les dirigeants fonctionnent en circuit fermé, car
pose de s’astreindre à la « première vertu universitaire », la « pro- «lehollandismeestunesociologiedel’exercicedel’Etat»;etdansunsys-
bité », qui, avertit Weber, peut être douloureuse, quand elle impose tèmepolitiqueenvaseclos,àlafoissauvéetpiégéparlarobustessedes
de penser parfois contre ses propres amis. institutions, la rupture se consomme. Elle ne vient pas d’abord « d’en
En un temps où cette honnêteté intellectuelle, et le courage qu’elle bas », non : ce sont les élites, nous dit Bouvet, qui sont en colère contre
suppose, se font rares, il arrive pourtant que l’Université parvienne le peuple – ce peuple qui coûte cher, qui ralentit tout, qui ne veut pas
à sortir de ses murs pour contribuer à cette « œuvre de clarté ». C’est s’adapter, qui gâche la fête… Ce sont les élites qui font sécession.
à cet exercice que se livre Laurent Bouvet, professeur de théorie Le propos de Laurent Bouvet est franc, assumé, et comme tout
politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. propos engagé il prête parfois à objection ; mais son efficacité se véri- 31
Depuis dix ans, il travaille sur les fondements intellectuels et sociaux fie régulièrement par le caractère étonnamment prémonitoire de ses h
de la crise actuelle du politique, et y a consacré trois textes fonda- analyses. Ainsi écrit-il, dès le 19 mai 2012 : « Droit de vote des étran-
mentaux : dans Le Communautarisme, mythes et réalités (2007), il gers, charte des langues régionales et minoritaires, “mariage homo-
pointait l’érosion de l’idée même de cité. S’ensuivirent Le Sens du sexuel” : toutes les mesures qui, depuis des années, sont les marqueurs
peuple (2012) et L’Insécurité culturelle (2015), qui remontaient aux identitaires d’une gauche sans projet commun car sans ancrage dans la
causes de l’abandon des classes populaires par une classe dirigeante société, seront mises au premier plan pour servir d’écran de fumée. (…)
qui se refusait à comprendre leurs aspirations et leurs inquiétudes, Le problème, c’est qu’en dehors de quelques rédactions et de quelques
quand elle avait pour mission de s’en faire le porte-voix. associations subventionnées pour ça, personne ne croira à ce replâ-
Ces fondements théoriques, Laurent Bouvet les mobilise trage. Ce scénario catastrophe, s’il devient une réalité, conduira inéluc-
aujourd’hui pour un texte de facture plus légère : La Gauche zombie tablement au choc des identités. » Les faits lui ont hélas amplement
(Lemieux Editeur) est en effet un recueil de chroniques publiées donné raison. La lucidité est aujourd’hui plus nécessaire que jamais
depuis 2012 dans différents médias, dont Le Figaro et FigaroVox. pour reconstruire. Le dernier quinquennat a prouvé que « les non-
La synthèse de ces textes donne l’impression saisissante de relire dits » sont mortifères ; espérons que, sur tout l’horizon politique,
le journal du dernier quinquennat – le journal d’une suite désespé- d’autres voix s’élèvent pour éclairer, à contretemps mais surtout à
rante de rendez-vous manqués… Proche du Parti socialiste, impli- temps, les chemins d’une véritable refondation politique. 2
qué dans la campagne présidentielle de François Hollande (comme
le montre un discours écrit pour le candidat, qui constitue le pre-
mier texte de ce recueil), Laurent Bouvet montre ici cette probité
courageuse qui impose de réfléchir contre le prêt-à-penser militant. À LIRE
Et cette probité joue son rôle : elle éclaire, jetant une lumière crue
sur ces cinq années de « démoralisation de la vie publique ». La raison La Gauche
première, selon Laurent Bouvet, est bien la disparition du « sens du zombie
peuple », selon le mot de Michelet. C’est de là que viennent les contra- Laurent Bouvet
dictions du quinquennat : l’obsession de « l’économisme » qui fait dis- Lemieux Editeur
paraître le sens du commun, les aberrations d’une réforme du collège 336 pages
contraire à ses propres objectifs, le « chantage à l’islamophobie » 20 €
mieux assumé que la lutte contre l’islamisme, un féminisme qui tonne
contre l’expression « Madame le Président » mais se tait après les viols
C
INÉMA
Par Geoffroy Caillet
Haute
Après la Seconde Guerre mondiale, 2 000 prisonniers
Tension
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
32
h
FAUX PAS A plat ventre sur le sable, onze jeunes prisonniers de guerre
allemands déminent les plages de la côte danoise. Une opération périlleuse pour
I
ls sont onze, comme un cortège aposto- ces gamins qui risquent, au moindre faux pas, de ne jamais revoir leur pays.
lique fêlé. Le douzième pourtant n’était
pas un Judas. Il a perdu la vie dès les
premières minutes de la terrifiante mis- l’histoire d’une bande de garçons contraints et jusqu’à la fermière voisine du baraque-
sion qu’on leur a imposée. En mai 1945, le de se racheter au nom de toute une nation ». ment où ils sont enfermés chaque nuit.
Danemark décide de recourir à des pri- Dans le cadre âpre et sauvage de la côte Mais Martin Zandvliet a décidément le
sonniers de guerre allemands pour démi- danoise sous le soleil d’été, on suit donc, la sens de la complexité de l’histoire et de
ner ses kilomètres de côtes piégées par les boule au ventre, les journées de déminage la nature humaine. Avec le temps, des
nazis. Après une instruction éclair, onze – de ces gamins pathétiques, astreints à tra- regards changent. Des cœurs s’ouvrent
donc – soldats de 15 à 18 ans sont envoyés quer, à plat ventre sur le sable, les pièges (un peu). Pas tous, tant s’en faut, et les offi-
sur la côte ouest du pays. « 45 000 mines, mortels imaginés par les leurs à l’intention ciers danois offrent une image saisissante
soit six mines par heure et par homme pen- de ceux qui sont finalement devenus leurs de la folie où mène la vengeance. Entre
dant trois mois », aboie le sergent danois bourreaux. En s’inversant, l’histoire n’a deux séquences à haute tension, le sergent
haineux et tyrannique (Roland Moller) qui pas changé le mal en bien. Car ces Oubliés Rasmussen hurle, s’attendrit, fait volte-
leur sert de Cerbère. Le calcul est impla- sont des innocents et la caméra de Martin face. Les gamins, eux, essuient brimades
cable, mais la réalité qui le sous-tend l’est Zandvliet capte alternativement leur téna- et vexations, en s’agrippant à l’espoir d’un
davantage : le moindre faux pas et ils ne cité, leur révolte et leur candeur écorchée avenir dans une Allemagne en ruine. Près
© CAMILLA HJELM/BAC FILMS.
reverront jamais leur pays. avec une force bouleversante. de 2 000 Allemands à peine sortis de
S’il a choisi de porter à l’écran « des faits Le Danemark avait rendu les armes dès l’enfance furent employés au déminage
historiques qui ne sont pas franchement à la le 9 avril 1940 et connu l’occupation alle- du Danemark. La moitié d’entre eux y lais-
gloire du Danemark », le réalisateur Mar- mande jusqu’en mai 1945. Ce seul fait sèrent leur peau ou revinrent mutilés. 2
tin Zandvliet rejette toute idée de « dési- explique que les démineurs de fortune ne Les Oubliés, de Martin Zandvliet,
gner un coupable ». Les Oubliés, affirme- trouvent que haine et esprit de vengeance avec Roland Moller, Mikkel Boe Folsgaard,
t-il, « parle de vengeance et de pardon. C’est chez leur garde-chiourme, ses supérieurs Louis Hofmann, 1 h 41.
À L A TA B L E D E L’ H I STO I R E
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut
UN BOUQUET DE SAVEURS
Pour surprendre ses convives et apporter
© CANAL ACADÉMIE.
I
l existe deux moyens pour un cuisinier de susciter l’émotion fleurettes de thym, de romarin ou de serpolet qui aromatisent les
gastronomique chez ceux qui dégustent ses plats. La première rôtis et les grillades. Puis, l’usage a gagné le nord de l’Europe où l’on
consiste à réaliser à la perfection des recettes classiques bien se délecte de boutons de pissenlits, de fleurs d’acacia, de glycine ou
connues de ceux-ci et qui feront appel à la mémoire de leurs papil- de sureau frites, de fleurs de violettes confites au sucre (Toulouse),
les, comme un musicien ou un danseur interprètent de manière de capucines, de pensées, de soucis ou de bourrache dont les cuisi-
inoubliable une célèbre pièce du répertoire. L’autre voie consiste à niers épris de nature aiment aujourd’hui à parsemer leurs salades.2
créer la surprise par des ingrédients rares ou nouveaux, l’invention
d’accords gustatifs ou de présentations insolites. Cette recherche
d’effets spéciaux fait partie depuis l’Antiquité de ce que l’on attend
de son chef lorsqu’on se nomme Lucullus, Trimalcion, Philippe
le Hardi, Condé, Louis XIV ou Talleyrand et que l’on se pique d’offrir
à ses hôtes un festin qui les laisse bouche bée.
Il est néanmoins un moyen plus modeste de les étonner tout en les DENT-DE-LION
ravissant : leur servir des fleurs comestibles que l’on est plus habitué Ci-contre :
à admirer en décor et à humer pourla délicatesse de leur parfum qu’à apprêtés en salade, 33
© AKG-IMAGES/QUINT & LOX. © CAMILLE OGER.
déguster. Elles ne sont pas nourrissantes, mais elles sont d’une saveur boutons de h
subtile avec toujours une pointe d’amertume due au pollen de leurs fleurs de pissenlits
étamines. La fleur de crocus dont la culture est née en Grèce possède et feuilles de
des stigmates d’une saveur si intense qu’une très faible quantité pissenlits raviront
suffit à aromatiser un plat. Cette épice nommée safran est les gourmets.
la plus chère du monde. Le giroflier, ori- Cette plante vivace
ginaire d’Indonésie, possède des fleurs (à gauche),
dont les boutons, appelés clous, sont d’un originaire d’Europe,
arôme intense et sont entrés depuis des est reconnue
siècles dans les cuisines occidentales. pour ses nombreux
Les cuisines d’Orient ont depuis long- bienfaits et vertus
tempstentéd’accommoderlesfleurs pour la santé.
dans les repas raffinés afin de sou-
ligner les saisons et de mettre en
valeur leurs fragrances et saveurs : SALADE DE BOUTONS
glycines, lotus et camélias en Chine,
fleurs de cerisier, de chrysanthème
DE FLEURS DE PISSENLITS
ou de shiso au Japon, roses, violet- Mêlez une poignée de feuilles tendres de
RECETTE
tes, mauves, jacinthes et fleurs jeune pissenlit avec autant de boutons fermés
d’oranger au Moyen-Orient. Sans de fleurs de pissenlits que vous trouverez.
doute sous l’influence des Assaisonnez avec vinaigre de Xérès ou de
raffinements orientaux, les Banyuls, huile d’olive, sel, poivre. Parsemez
rivages de la Méditerranée ont de noisettes grillées concassées et de lardons
fait entrer les fleurs dans leurs gastro- rissolés. Accompagnez d’un sauvignon de
nomies : celles de la courgette qui se font
Touraine de chez Henry Marionnet ou de son
frire ou se farcissent ou les délicieux
croquant gamay cuvée Première vendange
boutons de la fleur de câprier confits
au sel et au vinaigre ou bien encore les servi frais et vive le printemps !
© RUE DES ARCHIVES/PVDE. © HEINRICH HOFFMANN/ROGER-VIOLLET.
EN COUVERTURE
36
L’ŒUF DU SERPENT
L’ALLEMAGNE VAINCUE A TROUVÉ DANS L’IDÉOLOGIE NAZIE UNE VISION
DU MONDE PROPRE À EXPLIQUER SES SOUFFRANCES PASSÉES ET
PRÉSENTES. ET À LUI OFFRIR DE FALLACIEUSES PROMESSES POUR L’AVENIR.
54
LES 9 MARCHES
DU POUVOIR
A PRÈS D’UN SIÈCLE DE DISTANCE,
LA FULGURANTE ASCENSION
DE HITLER N’EN FINIT PAS D’ÉTONNER.
RETOUR SUR LES NEUF ÉTAPES
QUI, DE LA DÉFAITE DE 1918
À LA FONDATION D’UN NOUVEAU RÉGIME EN 1934, LUI PERMIRENT
DE FAIRE SAUTER UN À UN LES VERROUS DU POUVOIR.
68
L’ŒUVRE AU NOIR
NÉBULEUSE IDÉOLOGIQUE PLUTÔT
QUE LIVRE PROGRAMME, MEIN KAMPF
N’EN TÉMOIGNE PAS MOINS
D’UNE VÉRITABLE PENSÉE POLITIQUE.
SA RÉÉDITION CRITIQUE EN ALLEMAGNE
PERMET DE SAISIR TOUTE LA PORTÉE
DE SON ANTIHUMANISME FORCENÉ.
© PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/LAURENT SULLY-JAULMES. ILLUSTRATION : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS.
LA RÉSISTIBLE
ASCENSION D’ADOLF
HITLER
ET AUSSI
UN CAPORAL UNE JEUNESSE ALLEMANDE
DE BOHÊME L’HEURE BLEUE
LA RÉPUBLIQUE COMPAGNONS DE ROUTE
DE QUAT’SOUS MARCHE FUNÈBRE
LA NUIT DU SECOND LES DÉMONS DE L’AUBE
COUTEAU AVANT L’ORAGE
Œuf L’
duserpent
Par Johann Chapoutot
Dans une Allemagne traumatisée par la défaite, désorientée
par la succession de mutations socio-économiques et politiques
auxquelles elle devait faire face, la « vision du monde » nazie
a offert aux vaincus l’espérance de renverser le cours de l’histoire.
DESCENTE DES MARCHES
Parade des drapeaux, le 2 septembre
1933, lors du congrès du Reich, dit
« de la Victoire », à Nuremberg. Ce défilé
© AKG-IMAGES.
a lieu au Champ Zeppelin, une des
infrastructures de l’immense complexe
conçu par Albert Speer pour y accueillir
le rassemblement annuel du NSDAP.
EN COUVERTURE
© AKG-IMAGES. © PHOTO JOSSE/LEEMAGE.
38
h
L’
interrogation est récurrente, et elle demeure vertigi- la proclamation du Reich à Versailles en 1871, fut incomplète :
neuse:commentungrandpaysdeculturecommel’Alle- elle laissait hors de l’Empire allemand des millions de germano-
magnea-t-ilpusombrerdanslabarbarie?Qu’est-cequi, phones appartenant à l’Autriche-Hongrie. De manière répétée,
au pays de Goethe et de Kant, a pu permettre de rendre crédible tout au long du XIXe siècle, Vienne avait marqué son opposition
les idées qui composaient la « vision du monde » nazie ? Vu d’ici à tout projet national « allemand » : l’Empire austro-hongrois
et vu d’aujourd’hui, l’absurde (de la théorie des races, par exem- demeurerait un empire multinational, sans compromission
ple) semble le disputer au grotesque (la grandiloquence méga- aucune avec l’idée révolutionnaire et moderne de « nation ».
lomaniaque des discours et des projets notamment). Il apparaît Le mouvement pangermaniste, dès les années 1880, fut le
malaisé de comprendre comment le corpus d’idées nazies a su premier à accuser la dynastie prussienne des Hohenzollern,
et pu intéresser, séduire ou convaincre. C’est à l’historien de les ainsi que les Habsbourg, voire Bismarck lui-même, de trahi-
remettreencontexteetdecomprendrequela«visiondumonde» son envers l’idée nationale allemande : les « Allemands »
nazie a apporté une série de réponses à des questions laissées étaient à leurs yeux le seul peuple de grande culture à être
béantes par le XIXe siècle et par la Grande Guerre. dépourvu d’Etat-nation digne de ce nom. Les plus radicaux
La première de ces questions est celle de la nation alle- des pangermanistes prônaient une politique de conquête et
mande. Elle n’est certes pas nouvelle : elle fut posée avec acuité d’annexion au centre, au sud et à l’est de l’Europe pour réunir,
au début du XIXe siècle, notamment après 1806, quand les par la force, tous les germanophones dans un Etat unique.
armées françaises ont vaincu la Prusse au nom, précisément, Une version très affaiblie de ce pangermanisme se rencontre
de cette idée nouvelle de nation. Bien des Allemands s’en saisi- au sommet du Reich allemand chez Guillaume II et son entou-
rent pour mener leurs « guerres de libération » contre la présence rage, qui cultivent l’idée d’une alliance préférentielle, voire
française et l’occupation napoléonienne entre 1813 et 1815, exclusive, avec la monarchie habsbourgeoise, une fidélité
puis lors de la révolution de 1848. On sait que la question natio- germanique de « Nibelungen » entre Berlin et Vienne, si préju-
nale fut réglée tardivement, non par une révolution, mais par la diciable à l’Europe en 1914, lorsque Berlin décida de suivre
politique de Bismarck qui, dans une série de guerres (1864, Vienne dans ses projets contre la Serbie.
1866, 1870-1871), sut satisfaire les aspirations nationales au La question nationale fut rendue plus sensible et plus aiguë
bénéfice des princes, notamment du roi de Prusse, et non du encore à la fin de la Grande Guerre. Alors que l’Autriche alle-
mouvement libéral. Cette unification nationale, consacrée par mande demandait son rattachement à l’Allemagne en
39
TRAUMATISME La défaite de 1918 (ci-dessus, affiche d’Abel Faivre, invitant en 1918 les Français à souscrire à l’emprunt de la libération h
et figurant Guillaume II, l’épée brisée, écrasé par tous les drapeaux alliés) et le traité de Versailles furent vécus comme une humiliation et un
traumatisme par les Allemands. Sur ce terreau de ressentiment, la légende du coup de poignard planté dans le dos de l’armée par les
politiciens, les « criminels de novembre » (page de gauche, affiche électorale du Parti national du peuple allemand aux élections législatives
du 7 décembre 1924), fut abondamment exploitée par les partis nationalistes, dont le NSDAP de Hitler, contre la république de Weimar.
novembre 1918, les Alliés interdirent l’Anschluss pour ne pas droite nationaliste, völkisch) reconnaissaient l’existence et la
accroître la puissance allemande – tout le règlement de la paix souveraineté. En un mot, l’encre des traités venait empoison-
visait précisément l’inverse. Par ailleurs, le Reich allemand fut ner le sang de la race germanique.
privé de ses colonies ainsi que de 15 % de son territoire et de plus Car c’est bien de race qu’il s’agissait. Cette idée, abandon-
de10%desapopulation.Auxyeuxdespangermanistes,lasitua- née par la science après 1945, gouvernait les sciences de la
tion de la germanité était donc, en 1919, bien pire qu’auparavant nature et les sciences humaines depuis le XIX e siècle. Les
dans l’histoire : les « Allemands » étaient dispersés aux quatre sciences de la nature classifiaient et hiérarchisaient, en de pré-
coins de l’Europe, non plus dans une monarchie amie et alliée cises taxinomies, les minéraux, les plantes et les animaux.
(l’Autriche-Hongrie), mais dans des Etats hostiles, nouvelle- L’anthropologie raciale faisait de même avec les hommes.
mentcréésparletraitédeVersailles(Pologne,Tchécoslovaquie, Aux yeux des völkisch allemands et autrichiens, il ne faisait
Etats baltes, Yougoslavie), et exposés au péril bolchevique. aucun doute que la race blanche – et, à son sommet, la race
germanique-nordique – était le sel de la terre, l’espèce la plus
La collision du droit et de la nature riche et la plus féconde, créatrice de toute culture. Or c’était
Le mouvement völkisch (de Volk, le peuple) pouvait donc pros- précisément cette race-là, élue par la nature, dotée des plus
pérer. Il existait déjà avant 1914, mais se trouva renforcé par les éminentes qualités, qui était défavorisée par l’histoire, par les
conséquences politiques de la Grande Guerre. Le Volk alle- guerres que, incessamment, ses ennemis lui menaient depuis
mand, entité biologique et non politique, communauté organi- la plus haute Antiquité, et par les règlements de ces guerres,
que déterminée par la nature et non société composée d’indi- dont les paix de Westphalie (1648) ou de Versailles (1919)
vidus libres, était nié par le traité de Versailles : le droit interna- constituaient les exemples les plus effarants.
tional, artefact néfaste, était entré en collision avec la nature, Toutes ces idées sont anciennes et ont mûri, dans les cercles
seule réalité normative dont les « réalistes » (pangermanistes, les plus radicaux, tout au long du XIXe siècle. Les nazis en ont
LIESSE POPULAIRE
Ci-contre : Adolf Hitler
au milieu de la
foule rassemblée sur
l’Odeonsplatz à
Munich, le 2 août 1914,
pour se réjouir de
ce que l’Allemagne a
déclaré, la veille,
la guerre à la Russie.
L’authenticité de cette
photographie est
discutée, certains
avançant que la figure
de Hitler y aurait été
ajoutée ultérieurement
par les nazis à des fins
de propagande. Page de
droite : caricature
de Bernard Aldebert,
in L’Allemand nazi en
22 leçons, années 1940.
Leçon 17, le type aryen :
« Un homme blond
comme Hitler, mince
comme Göring, grand
comme Goebbels. »
hérité après la grande épreuve et la grande catalyse qu’a d’une guerre qui n’en finit pas conduisent l’état-major de
constituées la Première Guerre mondiale. l’armée allemande à recenser les Juifs présents au front : des
Ainsi de l’antisémitisme. L’idée selon laquelle les Juifs rumeurs persistantes issues des cercles antisémites affir-
constituent une communauté à part, vaguement inquiétante, maient que les Juifs se dérobaient à leur devoir patriotique et
voire menaçante, au sein de la christianitas est une idée mil- fuyaient le front. Les comptages de l’état-major aboutirent
lénaire que le XIXe siècle est venu accentuer. L’émancipation à des conclusions inverses : les Juifs étaient proportionnelle-
des Juifs par la Révolution française avait été suivie par des ment aussi nombreux au front, parmi les combattants, les bles-
mouvements émancipateurs (ainsi en Prusse, en 1812) qui sés et les morts au combat, que le reste de la population alle-
avaient permis aux Juifs de mieux s’intégrer aux sociétés euro- mande. Ces résultats ne furent pas rendus publics, et l’idée put
péennes et d’être plus visibles. Cette émancipation a profon- prospérer : les Juifs, par définition apatrides, donc non patrio-
dément déplu à ceux qui définissaient la nation dans les termes tes, étaient non seulement des lâches, mais aussi des profi-
de la biologie et du racisme. Un fort mouvement antisémite, qui teurs de guerre. On vit se coaliser un antisémitisme de droite,
se réclame désormais moins de la religion (condamnation du qui refusait tout patriotisme aux Juifs, et un antisémitisme de
peuple « déicide ») que de la biologie (rejet d’un corps étran- gauche (le « socialisme des imbéciles », selon August Bebel),
ger), se développe partout en Europe et atteint un point qui identifiait les Juifs à une internationale de la finance, donc
d’incandescence en Allemagne en 1916 lorsque les difficultés des marchands de canons, toujours vainqueurs, quelle que fût
et géopolitique (l’ordre colonial). Le conflit qui s’ouvrit en 1914
apparut à beaucoup comme une grande ordalie social-darwi-
niste : la nation ou la race la meilleure s’imposerait. On aurait
pu penser que les vaincus de 1918, en Allemagne notamment,
abandonneraient alors ce prisme du darwinisme social. C’est
le contraire qui prévalut : la vision social-darwiniste du monde
s’en trouva confirmée, dans son aspect le plus sombre et le plus
anxiogène. Aux yeux des nazis, par exemple, l’expérience de
la Grande Guerre confirmait avec effroi que tout, dans l’his-
toire, n’était que guerre et affrontement de races, lutte pour la
survie biologique. Le blocus imposé par les Alliés, qui allait
entraîner une surmortalité évaluée à 800 000, voire un million
de morts pour l’Allemagne et l’Autriche, apportait la preuve
que les guerres contemporaines étaient des guerres zoolo-
giques dont la fin était l’éradication biologique de l’ennemi,
et non simplement sa destruction politique. Enfin, pour les
© AKG-IMAGES/GLASSHOUSE IMAGES. © DROITS RESERVÉS/SELVA/LEEMAGE.
HÉROÏSATION
Ci-contre : carte
postale de
propagande, réalisée
d’après un tableau
de Hubert Lanzinger,
1935. Hitler, revêtu
d’une armure,
le regard fier et
déterminé, porte haut
les couleurs nazies. A
partir de 1929, année
qui voit l’Allemagne
frappée avec la plus
grande violence par
la crise financière,
puis économique et
sociale, le discours
nazi porté par ce
nouveau « chevalier »,
peut à nouveau
séduire et convaincre.
Page de gauche,
en bas : en 1923, en
pleine hyperinflation 43
de la république h
de Weimar, on brûle,
sous le contrôle
de la police, des billets
de banque n’ayant
plus aucune valeur.
Un
caporal
deBohême
La jeunesse de Hitler est celle d’un artiste
déçu. L’expérience de la Grande Guerre
transforma son amertume en projet politique.
EN COUVERTURE
Q
ui est Adolf Hitler avant qu’il ne
devienne un homme public au
début des années 1920 ? La tenta-
tion, sinon la tendance des biogra-
phes, face à un tel personnage, est de son-
der son passé pour y découvrir les signes
de l’ascension, des obsessions et des crimes
44 futurs. Lui-même a d’ailleurs complaisam-
© AKG-IMAGES. © ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET. © RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER. © RUE DES ARCHIVES/RDA.
La
république
de quat’sous
La république de Weimar n’aura existé qu’une quinzaine
d’années. Sa disparition prématurée n’avait pourtant rien
EN COUVERTURE
A
Berlin, le 9 novembre 1918,
l’annonce de l’abdication du Kaiser
48 précipite les événements : sans en
h avoir le pouvoir, le chef du gouvernement,
le prince Max de Bade, confie les clés de la
chancellerie au leader des sociaux-démo-
crates (SPD), Friedrich Ebert. Ce socialiste
non marxiste, patriote et modéré, lui sem-
ble l’homme de la situation. Quelques
heures plus tard, sans concertation avec
© AKG-IMAGES. © DELIUS/LEEMAGE. © ADAGP, PARIS 2017/FINEARTIMAGES/LEEMAGE.
brandissant des drapeaux rouges et pous- négocier la meilleure des paix possibles
sant des cris de joie féroces, se frayaient un avec les Alliés. Fin politique, il sait que l’on
chemin, leurs occupants cherchant évidem- ne peut survivre avec trois adversaires à
ment à exciter les grévistes à la violence. Ce la fois : en l’occurrence, le haut commande-
qui me parut caractéristique, ce furent les ment, les spartakistes et les Etats allemands
autos bondées de jeunes gens en uniformes qui rêvent de sécession, notamment la dit à l’époque avec humour : son pouvoir
gris ou en vêtements civils, portant des fusils Bavière et la Prusse. Chacun a sa propre par- n’est pas né d’un coup d’Etat, mais d’un
chargés, ornés de petits drapeaux rouges, tition. Issus de l’aile gauche marxiste, anti- coup de fil… En arrivant à la Wilhelmstrasse,
qui quittaient constamment leur siège pour impérialiste et révolutionnaire du SPD, les Ebert découvre qu’une ligne téléphonique
obliger les soldats et les officiers à arracher spartakistes veulent aligner Berlin sur Mos- secrète relie la chancellerie au Grand Quar-
leurs insignes, et s’en chargeaient eux-mê- cou. A l’autre bout du spectre, l’armée, tier général de Spa (Belgique). Aussi prend-il
mes s’ils refusaient. » sous la houlette de Hindenburg et de son langue directement avec le général Groener.
bras droit, le général Groener, veut rapa- Les deux hommes vont passer un pacte :
Le sursis : 1919-1923 trier en bon ordre ses soldats du front, pré- l’honneur de l’armée sera sauvegardé et les
Friedrich Ebert, ouvrier sellier passé au server son honneur menacé et terrasser rouges mis au pas par le gouvernement. En
militantisme syndical puis politique, est l’hydre de la révolution rouge. Quant aux retour, l’armée au pire restera neutre, au
un réformiste légaliste. Il a une obsession : Etats allemands, depuis la fuite de leurs mieux l’appuiera par le feu. Le rapatriement
créer au plus vite une Assemblée nationale princes et monarques, ils sont saisis d’une en bon ordre, musique en tête, des forces
constituante pour encadrer une révolution violente force centrifuge. Le chancelier n’a allemandes est une prouesse logistique
qui menace de tout emporter. C’est sur qu’une option : trouver un allié solide. Il et de commandement. Ebert n’aura pas
cette base constitutionnelle qu’il entend choisit le plus fort : l’armée. Comme on l’a ménagé sa peine pour le faciliter. 1
Pour asphyxier les révolutionnaires, il que les forces libérales, bourgeoises et la Reichswehr. Avec les corps francs, celle-ci
accélère le pas en fixant au 19 janvier 1919 socialistes-réformistes s’allient pour donner se tourne ensuite vers les villes allemandes
l’élection d’une Constituante. En riposte, au régime sa première colonne vertébrale. où se sont installées des Communes rou-
les spartakistes déclenchent un mouve- Le tout nouveau parti communiste (le KPD) ges dès la chute de l’empire. Brême, Ham-
ment insurrectionnel le 24 décembre a boycotté les élections. Friedrich Ebert est bourg, Oldenbourg, Brunswick s’étaient
1918. Mais Ebert a à ses côtés un ministre élu le mois suivant président de cette répu- alors prises de passion pour le modèle de
« des Affaires militaires » amoureux de blique dite « de Weimar », du nom de la la Commune de Paris (1871) revisité à la
l’ordre et sans état d’âme : Gustav Noske ville où a siégé la Constituante, à distance mode bolchevique. Des soviets y avaient
(SPD). Ce fils d’ouvrier, fin organisateur, des troubles de Berlin. La Constitution pris le pouvoir pour apporter leur pierre à
© AKG-IMAGES. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA. © DELIUS/LEEMAGE.
écrase dans le sang la révolte rouge en fai- (juillet 1919) établit un régime parlemen- l’édifice de la dictature du prolétariat et de
sant appel à l’armée et aux corps francs. taire (responsabilité du chancelier devant la révolution internationale. La capitale de
Ces groupes paramilitaires nationalistes, le Reichstag/Assemblée nationale) sur- la Bavière, Munich, s’était particulièrement
formés par d’anciens combattants démo- plombé par un président du Reich élu au illustrée avec la figure de Kurt Eisner. D’ori-
bilisés en vertu de la convention d’armis- suffrage universel direct (les femmes gine juive, ce Galicien au grand talent ora-
tice, obéissent à des chefs charismatiques votent), disposant de pouvoirs importants toire y avait instauré sur les décombres de
forgés au creuset des coups de main de la (notamment la dissolution et l’article 48, la prestigieuse maison de Wittelsbach un
fin de la guerre. Ils sont difficilement qui lui confère des pouvoirs exceptionnels pouvoir déterminé à fonder « un règne de
contrôlables et n’hésitent pas à signer en cas de crise). Mais l’adoption de la pro- lumière, de beauté et de raison »… Il avait
leurs proclamations d’un vibrant : « Au portionnelle intégrale multiplie les partis même cherché à fédérer les Etats du Sud
nom de notre gracieux maître l’empe- et fragilise le système. pour faire la guerre à la Prusse et à nouer
reur »… Ebert apprécie peu, mais il doit Battus dans les urnes, les spartakistes des alliances avec l’Autriche et la Hongrie.
faire avec. C’est l’un de ces groupes qui exé- cherchent à reprendre la main par les Pour Berlin, il faut remettre de l’ordre
cute froidement les leaders spartakistes armes. En mars, Noske doit à nouveau dans toutes ces villes rouges. Ici encore, la
Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. employer la force. Lors d’une nouvelle répression est féroce. Elle sauve le régime,
Les élections ont bien lieu le 19 janvier. Les « semaine sanglante » à Berlin (3-8 mars) mais consacre l’armée comme « un Etat
candidats spartakistes sont balayés, tandis les milices bolcheviques sont écrasées par dans l’Etat » et les corps francs comme des
groupes radicaux et rétifs aux ordres du
gouvernement. Les sociaux-démocrates
deviennent dans le même temps les bêtes
noires de l’extrême gauche. Le ministre
Noskeestsurnommé«lahyènesanglante».
A ces points de fragilité originels vient
s’ajouter une fêlure supplémentaire qui
fait peser sur les hommes de la républi-
que une suspicion permanente de trahi-
son : le tout nouveau régime doit signer le
traité de Versailles (juin 1919), ressenti
par tous comme une immense humilia-
tion, notamment à travers son article 231
qui fait porter à l’Allemagne tout le poids
symbolique de la responsabilité du déclen-
chement de la Grande Guerre, même si ses durablement le quotidien des majorités la Ruhr et en 1921 en Saxe), c’est l’extrême
alliés sont également cités comme cores- successives et les relations entre Berlin et la droite, antisémite et antidémocratique,
ponsables. Les hommes de Weimar tem- communauté internationale (deux plans qui tente périodiquement de prendre le
pêtent. Mais la mort dans l’âme, ils ratifient américains – Dawes en 1924 et Young en pouvoir par la force, notamment à Berlin
par les voix des sociaux-démocrates et du 1929 – permettront cependant un étale- (1920) ou à Munich (1923). Pour mater ces
Zentrum (catholique) ce Diktat qui consa- ment des paiements sur… cinquante-neuf mouvements séditieux, Ebert et Noske
cre également de fortes pertes territoriales ans). L’armée de terre, la Reichswehr est, s’appuient soit sur l’armée, soit sur les syn-
et celle des colonies. Les Allemands doi- quant à elle, réduite à 100 000 hommes et dicats de gauche (grève générale) lorsque
vent payer, en outre, d’énormes répara- ne représente plus qu’une grosse force de la première opte pour une sorte de « droit
tions financières : elles empoisonneront police sans armement lourd. Aussi, très de retrait » (quand elle compte trop d’amis 51
tôt, Weimar – sous la houlette du général parmi les putschistes !). Cahin-caha, le h
Hans von Seeckt, organisateur hors pair régime trace sa route entre tentatives de
et visionnaire – va-t-elle créer une école putsch et attentats. Ceux-ci sont souvent
de guerre clandestine, réarmer en secret l’œuvre de l’extrême droite, comme celui
et bientôt entraîner ses premières unités qui coûtera la vie au ministre des Affaires
blindées… en Sibérie soviétique. L’issue étrangères, Walther Rathenau. Il frappera
de ce processus n’était pas nécessaire- de stupeur les Allemands.
ment de faire la guerre à terme, mais de L’année 1923 est particulièrement noire.
reconstruire une armée digne d’un grand Exsangue, l’Allemagne ne parvient plus à
Etat. En revanche, un certain Adolf Hitler payer les indemnités de guerre. La France
trouvera cet outil déjà bien affûté dans sa et la Belgique prennent un gage : la Ruhr,
besace de chancelier en 1933. Il saura le région industrialisée vitale pour le Reich.
compléter… et l’utiliser. Le mouvement de résistance qui s’y déve-
Dans bien des esprits, cette république loppe (arrêt de la production et résistance
n’est cependant qu’en sursis. Pour preuve, passive) contribue à un effondrement
les nombreux coups d’Etat qui jalonnent encore plus complet de l’économie du
ses premières années d’existence. Après pays. C’est l’époque de l’hyperinflation : un
l’extrême gauche (qui récidive en 1920 dans dollar vaut jusqu’à plus de 4 000 milliards
Le sursaut : 1924-1929
© BPK, BERLIN, DIST. RMN-GRAND PALAIS. © AKG-IMAGES.
Rudolf Hess, son jeune secrétaire. Le texte est encore revu par
Josef Stolzing-Cerny, le critique musical du Völkischer Beo-
bachter, et Ilse Pröhl, l’amie de Hess, qui ont, tant le style est
pesant, la lourde tâche de le rendre plus digeste. Enfin l’éditeur
Max Amann, par ailleurs ancien compagnon d’armes du
Führer, convainc Hitler de donner au livre le titre de Mein Kampf
au lieu du très peu accrocheur Quatre années de combat contre
du Zentrum. Hitler crée la surprise. 37,3 % des voix. En bas : nommé chancelier en juin 1932, Franz von Papen va,
Réunissant plus de 30 % des suffrages sur par deux fois, en juillet et en novembre 1932, dissoudre le Reichstag et organiser
son nom, il met Hindenburg en ballottage, de nouvelles élections d’où le NSDAP sortira grand vainqueur. Page de droite :
un scénario proprement impensable le président Hindenburg et son chancelier, Adolf Hitler, en février 1934.
encore quelques semaines plus tôt.
Au second tour, le président sortant est
certes confirmé dans son fauteuil, mais électrisant à chaque fois les foules. D’où avait conseillé à Hitler d’accepter
Hitler progresse encore jusqu’à 36,7 %. le slogan inventé par Goebbels : « Le Führer la formation d’un gouvernement dans
Ce résultat en demi-teinte au-dessus de l’Allemagne. » Les résultats lequel, à défaut de la chancellerie, les
pour le vainqueur a des conséquences de l’élection font l’effet d’un coup de nazis occuperaient plusieurs ministères
immédiates. Hindenburg, vieux tonnerre : avec 37,3 % des voix, le NSDAP clés. Dès lors, la solution ne passerait-
monarchiste devant l’Eternel, a ressenti double ses suffrages. Fort de ce soutien elle pas par la constitution d’une majorité
comme un affront de devoir sa réélection populaire, Hitler s’estime en droit de qui, autour de Schleicher, irait du SPD
60 à une coalition des républicains. revendiquer la chancellerie. Aussi, quand à l’aile gauche du NSDAP derrière Strasser,
h Il tourne sa colère contre son chancelier, il est reçu, le 13 août, par Hindenburg, celui-ci occupant le poste de vice-
le catholique Brüning, qui est froidement ne doute-t-il pas un instant que celui-ci chancelier dans cette combinaison.
congédié. Pour le remplacer, il porte s’apprête à l’inviter à former le prochain Le succès de l’entreprise supposait
son choix sur Franz von Papen, un gouvernement du Reich. Or, il s’y refuse, que Strasser fît dissidence du NSDAP
conservateur bon teint, mais surtout un n’ayant pas confiance dans Hitler, en qui et entraînât avec lui suffisamment de
personnage falot. Pour André François- il voit avant tout un aventurier politique. partisans. Pourtant, un moment tenté,
© INTERFOTO/LA COLLECTION. © AKG-IMAGES. © EDIMEDIA/WHA/RUE DES ARCHIVES.
Poncet, l’ambassadeur de France à Berlin, Il le traite au surplus de « caporal Strasser recule au dernier moment.
« il porte au front une étiquette de légèreté bohémien », un surnom où se lit son Bref, à la suite de cet
indélébile ». Papen doit sa nomination, mépris de vieux Prussien pour cet échec, les jours
non à ses qualités, mais à sa proximité Autrichien de naissance. Goebbels du cabinet
du président. Celui-ci ne l’appelle-t-il avait prévenu : « Ou bien une opposition Schleicher
pas affectueusement « Fränzschen » ? au couteau ou bien le pouvoir. » Ce sera sont comptés.
Papen souhaiterait former un donc une opposition au couteau. A la fin
gouvernement qui bénéficierait du soutien Papen croit se sortir de cet imbroglio de 1932,
des nationaux-socialistes, mais sans en provoquant de nouvelles élections. le blocage
qu’ils y participent. Pour amener Hitler Il compte que l’opinion rendra Hitler politique
à se rallier à cette formule, il satisfait une de responsable du chaos politique et le n’est
ses exigences : la dissolution du Reichstag sanctionnera. Il est vrai que le NSDAP toujours
et l’organisation de nouvelles élections. recule d’un peu plus de quatre points pas levé.
Il n’ignore pas que ce scrutin enregistrera aux élections de novembre 1932. Mais,
une nouvelle progression des nazis. A l’en avec ses 33,1 %, il reste, et de loin, le parti
croire, cependant, celle-ci restera limitée le plus important et le blocage demeure
et ne permettra donc pas à Hitler de dicter entier. La seule sortie de crise pourrait
ses conditions. Mais qui croyait prendre venir de la stratégie conçue par le général
est pris. Hitler et le parti nazi se mobilisent von Schleicher, le chef de la Reichswehr,
pour cette campagne. Utilisant l’avion appelé par Hindenburg à la chancellerie.
pour aller d’une ville à une autre, Hitler Il n’avait pas été sans noter qu’en août,
tient quatre à cinq réunions par jour, Gregor Strasser, le numéro 2 du NSDAP,
Dans quelles circonstances Hindenburg
a-t-il appelé Hitler à la chancellerie ?
fonction militaire soit reconnue à la SA à côté de la Reichs- en travers de sa route. Gustav von Kahr, le général von Schlei-
wehr. Certains rêvent même qu’elle se substitue à ce repère cher, Gregor Strasser tombent ainsi sous les balles des tueurs.
de « réactionnaires ». Là encore, Hitler tranche, le 28 février Lors du premier Conseil des ministres après la « Nuit des longs
1934, contre Röhm. Celui-ci laisse éclater sa colère et tient couteaux », Blomberg remercie Hitler, au nom du cabinet, pour
des propos imprudents qui, rapportés au Führer, le font soup- son « action résolue et courageuse qui a préservé le peuple alle-
çonner son vieux compagnon de préparer dans l’ombre un mand d’une guerre civile ». Peu après, il annonce son intention
putsch destiné à le renverser. d’introduire, dès la mort de Hindenburg, un serment de fidélité à
Ce projet de putsch n’a jamais existé. A la limite, peu la personne du Führer. Désormais, officiers et soldats prêteront
importe ! Il suffit que Hitler y ait cru pour que ce fantasme, « devant Dieu » un serment d’« obéissance inconditionnelle au
nourri au surplus par plusieurs de ses proches, le décide à Führer du Reich allemand et de son peuple, au commandant en
agir. En parallèle, se noue une autre crise qui finit par se croi- chef de toutes les forces armées allemandes ».
ser avec la précédente. Papen n’a pas été long à comprendre
qu’il avait conclu un marché de dupes. Il sort de son silence,
le 17 juin, pour donner le signal de la contre-offensive dans SEUL MAÎTRE À BORD En haut : Hitler et le chef de la SA,
un discours devant les étudiants de l’université de Marbourg. Ernst Röhm, en 1933. Un an plus tard, Hitler le fera éliminer.
Il saisit cette occasion pour prononcer un réquisitoire contre Page de droite : le Führer à la fenêtre de la chancellerie, le jour
les dérives du régime. Le choix du moment n’est pas neutre. du plébiscite du 19 août 1934. Le 1er août, apprenant que le
La crise ouverte entre Hitler et la SA offrirait, selon lui, un bon président Hindenburg était à l’agonie (il mourut le lendemain),
prétexte pour une reprise en main. Après cette philippique, il Hitler fit signer par ses ministres une loi décrétant qu’à la mort
attend de Hindenburg qu’il se dresse contre Hitler, chasse, du président, ses fonctions seraient cumulées avec celles
avec l’appui de l’armée, les nazis du pouvoir et installe à leur de chancelier. Ses nouvelles dispositions devant être validées
place une dictature militaire. par une consultation populaire organisée 19 août.
Comment
Hitler transforme-t-il
le régime ?
NuitLa
du second
couteau
Avant de devenir l’homme à abattre en 1934, Ernst Röhm
fut l’un des plus proches collaborateurs de Hitler, qu’il avait
EN COUVERTURE
J
« e n’avais qu’une seule pensée et un seul
désir : être soldat », écrira Ernst Röhm.
Né à Munich en novembre 1887, ce fils
d’un haut fonctionnaire des chemins de
fer bavarois entre donc en 1906 à l’académie
militaire de la ville. Sorti lieutenant deux
64 ans plus tard, il est enrôlé au 10e régiment
h d’infanterie bavarois König Ludwig, avec
lequel il va affronter la grande tourmente de
la Première Guerre mondiale. A l’évidence,
le courage ne lui manque pas : sur le front de
France et en Roumanie, c’est un combattant
acharné, qui est nommé capitaine en 1917
et décoré des croix de fer de 2e et de 1re clas-
ses.Ilestblessétroisfois,gazé,etenfinatteint
de la grippe espagnole, ce qui entraînera son
rapatriement un mois avant l’armistice.
Au début de 1919, Röhm, qui a perdu ses
repères depuis l’exil du roi de Bavière, sous-
© RUE DES ARCHIVES/PVDE. © DPA/PICTURE ALLIANCE/LEEMAGE.
crit entièrement au mythe du « coup de CHEMISES BRUNES Ci-dessus : la SA (section d’assaut chargée de protéger les dirigeants
poignard dans le dos ». Il rejoint donc diver- du NSDAP) à Nuremberg, en 1923. Page de droite : Ernst Röhm, chef de la SA. Accusé
ses organisations nationalistes, revanchis- de fomenter un coup d’Etat contre Hitler, il sera abattu dans sa cellule, le 1er juillet 1934.
tes et royalistes, ainsi que le corps franc du
général Franz von Epp, qui participe à l’écra-
sement de la République des conseils (c’est- C’estunerecruedechoix:grâceàsesfonc- profession par ailleurs, à moins qu’ils ne
à-dire une république soviétique) à Munich tions dans la Reichswehr, à son appartenance soient chômeurs –, ces intermittents de la
au printemps de 1919. Cet été-là, lorsque au groupe paramilitaire Reichsflagge et à bagarre revêtent l’uniforme pour se défou-
la Reichswehr absorbe les anciennes unités son vaste réseau de relations, Röhm est en ler à mi-temps sans « méditer sur les prin-
royales, Röhm est enrôlé dans la 7e division mesure d’apporter au parti de Hitler de nou- cipes avant d’assommer quelqu’un », selon
bavaroise et rejoint l’état-major du VIIe dis- veaux membres, des crédits substantiels et les mots d’Adolf Hitler.
trict militaire, dont le siège est à Munich. un surcroît d’influence. Plus encore, en 1921, Röhm étant également chargé d’admi-
C’est à l’automne qu’il rencontre un agi- il l’aide à fonder la SA (Sturmabteilung), une nistrer les dépôts d’armes que la Reichswehr
tateur de brasserie nommé Adolf Hitler et, section d’assaut chargée de protéger les dissimule aux Alliés – ce qui lui vaudra le
fasciné par son discours, qu’il devient mem- dirigeants du NSDAP. Bénévoles, volontai- titre de Maschinengewehrkönig (roi de la
bre du NSDAP naissant. res – ses membres ont pour la plupart une mitrailleuse) –, il est en mesure de fournir
de l’armement à la nouvelle milice du parti.
En septembre 1923, c’est encore Röhm
qui permet à Hitler de prendre la tête du
Kampfbund, une alliance de quatre grou-
pes paramilitaires bavarois. Tous ces grou-
pes sont tolérés, et même encouragés en
Bavière, car les autorités locales y voient
d’éventuelles forces d’appoint pour tenir
tête aux troupes d’occupation françaises
– et au gouvernement central de Berlin.
Lorsque le Kampfbund lance le putsch de
Munich dans la nuit du 8 au 9 novembre
1923, Röhm et ses hommes sont les seuls
à atteindre leur objectif, en occupant le
siège du VIIe district militaire. Enfin, durant
l’emprisonnement de Hitler consécutif à
l’échec du putsch, c’est encore Röhm qui,
libéré au bout de cinq mois, maintient la
cohésion des SA, malgré leur interdiction
par les autorités allemandes.
Mais après la libération de Hitler en
décembre 1924, les relations se tendent ;
c’est que Röhm, soldat avant tout, vou-
drait faire des quelque 25 000 SA une force
militaire indépendante du NSDAP, tandis
que Hitler, qui obtient leur réautorisation
dès 1925, ne voit en eux que l’instrument
docile du parti – une force d’intimidation
en vue de la conquête légale du pouvoir.
Röhm est donc congédié et va vivre d’expé-
dients, s’essayer au métier de représentant
de commerce, pour enfin s’exiler trois ans
plus tard en Bolivie, où l’on a besoin d’un
bon officier pour entraîner les troupes en
vue de la guerre du Chaco.
Si les Boliviens apprécient davantage
les services d’Ernst Röhm que son homo-
sexualité ostentatoire, Hitler, lui, n’est pas
satisfait de son successeur à la tête des
SA, le capitaine Pfeffer von Salomon. En
mars 1930, les 40 000 SA, pour la plupart
des ouvriers, artisans ou chômeurs qui ne
touchent aucune solde, se sont révoltés
contre les dirigeants du parti, dont le train
de vie leur paraissait tout sauf prolétaire.
Hitler est parvenu à les apaiser, mais ayant
dès lors perdu confiance en Pfeffer, il rap-
pelle Röhm de son exil bolivien, et celui-ci
reprend ses fonctions au début de 1931.
L’ancien « roi de la mitrailleuse », court,
râblé et cousu de cicatrices, est resté un
organisateur hors pair, et la crise économi-
que a provoqué un afflux considérable de 1
autre côté, le ministre de la Défense, Blom-
berg, appuyé par le président Hindenburg,
l’a sommé de mater Röhm et ses sbires, faute
de quoi la Reichswehr s’en chargerait elle-
volontaires dans les rangs de la SA – dont pas qu’il convient de se méfier du télé- même – et confisquerait sans doute le pou-
les manifestations de masse, les coups de phone, couvre les crimes, les rapines et les voir par la même occasion.
main contre les socialistes et les communis- orgies de ses subordonnés, et compte fer- Etrangement velléitaire, Hitler a l’habi-
tes, les intimidations et la propagande faci- mement sur la fidélité comme sur la recon- tude de s’arracher à la léthargie en passant
litent considérablement la prise de pouvoir naissance d’Adolf Hitler – autant d’erreurs de l’excitation à la transe et de la transe à
de Hitler. Ces solides gaillards au coup de potentiellement fatales… la rage, pour enfin prendre des décisions
poing facile et à la conscience élastique De fait, les ambitions de Röhm et les brusquées ; ce sera encore le cas cette
EN COUVERTURE
sont 400 000 en janvier 1933 et 2,5 millions débordements de ses SA – qui pillent les fois-ci : ayant annoncé sa venue à Röhm,
l’année suivante ; tous espèrent trouver magasins juifs, attaquent, séquestrent et qui est en cure à Bad Wiessee, et ordonné
rapidement une fonction privilégiée sous le torturent des opposants potentiels, des au général SS Sepp Dietrich de le rejoindre
nouveau régime. Or, au bout d’un an, leur bourgeois fortunés, des ouvriers, des mili- à Munich avec les 700 gardes du corps de
condition reste précaire et leur rôle incer- taires et même des diplomates étrangers – la Leibstandarte SS Adolf Hitler, le Führer
tain – d’autant qu’ils ne sont toujours pas inquiètent énormément de monde au prin- quitte Bad Godesberg à 2 heures au matin
payés, ni même défrayés pour leurs équipe- temps de 1934 : le petit peuple, les indus- du 30 juin 1934. Atterrissant à 4 heures sur
ments. Au contraire, les principaux lieute- triels, le clergé, les junkers, les monarchistes, le champ d’aviation munichois d’Ober-
nants de Röhm, Heines, Ernst, Heydebreck, les diplomates, le vice-chancelier von Papen, wiesenfeld, il marmonne devant le comité
Schmid, Hayn, Schneidhuber et Krausser, le président Hindenburg, et bien sûr Himm- d’accueil du parti : « C’est le jour le plus
qui ont tous de lourds casiers judiciaires, ler, Heydrich, Göring et Goebbels. Ce sont sombre de ma vie, mais je vais aller à Bad
sont devenus pour la plupart préfets de ces derniers qui vont organiser la réaction, Wiessee et sévir durement. »
police ou députés, et se sont considérable- enpersuadantleFührerqueRöhms’apprête Le mot n’est pas trop fort : à 6 h 30, avec
66 ment enrichis en extorquant des sommes à lancer un putsch contre lui et compte réu- seulement quatre compagnons et une
h considérables aux Juifs, aux socialistes, aux nir les conjurés près de Munich au début escorte de neuf hommes, Hitler s’arrête
bourgeois et aux industriels. de juillet. Mais Hitler, pour qui l’amitié et devant la pension Hanselbauer de Bad
Ernst Röhm, nommé ministre sans por- la reconnaissance n’ont pourtant guère de Wiessee. Visconti n’ayant pas encore pris les
tefeuille le 1er décembre 1933, n’est pas le sens, semble bien s’être attaché au vieux choses en main, il n’y a pas eu d’orgie cette
moins prospère ; il s’est installé à Berlin dans baroudeur bavarois. Son homosexualité ? Le nuit-là, et le hall est désert. Pendant que
PHOTOS : © ROGER-VIOLLET. © ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET. © RUE DES ARCHIVES/PVDE.
un hôtel particulier de la Standartenstrasse, nouveau chancelier n’en a cure ; par ailleurs, ses hommes investissent les étages, Hitler
qu’un visiteur médusé décrira en ces ter- il songe lui-même à nazifier la Reichswehr, à frappe à la porte de la chambre n° 7. « Qui
mes : « Décor opulent, tapisseries des Gobe- mettre au pas les ecclésiastiques, les junkers est là ? » demande Röhm d’une voix endor-
lins, toiles de maîtres, magnifiques miroirs en et les diplomates, et il a besoin pour cela de mie. « C’est moi, Hitler, ouvre vite ! » « Déjà ?
cristal, moquettes épaisses et meubles d’épo- la force d’intimidation des SA. Mais d’un Je t’attendais à midi… » Lorsque la porte
que reluisants… Le tout ressemblait à un bor-
del pour millionnaires » – un bordel stricte-
ment masculin, bien entendu. Mais resté un
lansquenet dans l’âme, Röhm veut davan-
tage : être le chef suprême des forces armées
du Reich, avec tous ses acolytes pour géné-
raux. Moyennant quoi il pourra constituer
une armée de plusieurs millions d’hommes,
distribuer des grades et des soldes à tous ses
SA, incorporer les meilleurs officiers de la
Reichswehr, récupérer l’armement lourd qui
manque à ses miliciens, et enfin lancer sa
« seconde révolution », en se débarrassant
de Himmler, Heydrich, Bormann et Göring.
Quant à Hitler, le vieux compagnon de
lutte, on le gardera comme figure de proue,
en quelque sorte. Hélas ! Röhm est tout sauf
discret, surtout après boire ; il ne comprend
LES MEILLEURS ENNEMIS Ci-contre :
L’Epoque du combat, anonyme, années 1920
(collection particulière). Propagande nazie
montrant les SA à la conquête du pouvoir.
Page de gauche, en haut : Edmund Heines,
Karl Ernst et Gregor Strasser, proches
de Röhm, furent exécutés durant la « Nuit
des longs couteaux », le 30 juin 1934.
En bas : Hitler et Röhm, pendant le congrès
de Nuremberg, le 3 septembre 1933.
70
h
L’
enfermement peut être la matrice d’un ouvrage, par internationale offrant à l’Allemagne la base d’un jeu d’allian-
souci, chez son auteur, d’occupation, envie de justifi- ces favorable.
cation ou volonté de vengeance. Les deux volumes seront regroupés en un seul dans l’édi-
Mein Kampf est le produit des treize mois de prison accomplis tion de 1930. Le titre définitif, Mein Kampf, sonne comme
par Hitler entre novembre 1923 et décembre 1924 au lende- l’annonce d’un engagement dont le maître d’œuvre ne sau-
main de son putsch manqué de Munich. Est-ce à dire que rait être que lui, Adolf Hitler.
l’enfermement seul a pu décider de son écriture chez un homme L’erreur serait de voir dans Mein Kampf, dans ses origines
condamné à l’inactivité ? Il faut remonter plus en amont. Si la et sa genèse, comme la construction déjà achevée d’une
prison a fourni le cadre, l’inspiration est plus ancienne. théorie et d’une pratique. On peut aujourd’hui encore lire et
Le premier tome, publié en juillet 1925, est fait largement entendre que tout était déjà dans Mein Kampf et qu’il eût
d’une autobiographie plus ou moins fantasmée et révéla- suffi à l’époque d’une lecture plus attentive pour prévenir
trice d’une personnalité narcissique aimant à se raconter. tous les malheurs qui s’en sont suivis. A cette date, Hitler n’a
Ne lui avait-il pas donné pour titre initial Quatre années de encore arrêté ni programme définitif ni calendrier. Le lecteur
combat contre le mensonge, la sottise et la lâcheté ? Ce seul de l’époque – y en a-t-il eu beaucoup ? – dut avoir surtout
titre initial en eût fait un ouvrage impubliable. Ces quatre l’impression d’un chaos d’élucubrations et d’imprécations
années renvoient au combat du Parti national-socialiste issu d’un esprit désordonné. Passages autobiographiques
dont il avait pris la tête en 1921. N’était-ce pas la justifica- et propos plus généraux étroitement mêlés ne permettaient
tion du putsch et une manière de prolonger sa défense guère de dégager une ligne générale. Chez les lecteurs les
agressive devant le tribunal lors de son procès ? plus téméraires, le livre dut souvent tomber des mains. Et
Ce premier tome remplit une ultime fonction, celle d’identi- encore était-ce le produit d’un travail de fixation écrite effec-
fier et de dénoncer les responsables de la situation dans laquelle tué par des proches – dont Rudolf Hess. Car Hitler n’écrivait
se trouve l’Allemagne, celle d’un pays amputé et humilié. Ceux pas, mais dictait en propos hachés et précipités. Homme de
qui, avant tout, ont trahi l’Allemagne avec la signature de la parole, non de l’écrit, il se voyait en inspiré, en illuminé, en
l’armistice et tous ceux qui ont consacré son abaissement. envoyé du destin, entouré d’une cour de disciples empres-
Publié en décembre 1926, le second tome, qui se veut plus sés de recueillir la bonne parole pour mieux la répandre. En
théorique, fait une large place au tableau d’une situation somme, un nouveau Christ.
DÉTENTION Arrêté le 11 novembre 1923 après l’échec de son putsch à Munich, Hitler met à profit ses treize mois de captivité pour
écrire Mein Kampf. Incarcéré à la prison de Landsberg, en Bavière, il bénéficie d’agréables conditions de détention : sa cellule (ci-dessus,
à gauche) est une grande chambre claire, bien meublée, dont les fenêtres, certes munies de barreaux, ouvrent largement sur la campagne
environnante (ci-dessus, à droite, Hitler y admirant la vue en 1924) ; les codétenus ayant participé au putsch jouissent de presque tout
le confort d’une vie normale (page de gauche, de gauche à droite, Hitler, Emil Maurice, Hermann Kriebel, Rudolf Hess et Friedrich Weber. Tous
étaient logés au premier étage, « la colline des généraux »). « Landsberg, ce furent mes universités aux frais de l’Etat », confiera un jour Hitler.
sans cesse dans les propos de Hitler. Ils ne sauraient être pré- génie du mal. Mais on a aujourd’hui délaissé cette approche qui
servés que par l’union d’hommes présentant la valeur la plus n’ouvre qu’une impasse à la réflexion.
haute dans ce domaine. Il existe des races supérieures et des Appliquée à la France replacée dans son environnement
races inférieures. L’Aryen – surgi d’un univers mythique – en européen, une approche constructive permet de restituer ce
est l’archétype, le modèle idéal. A l’opposé, la judaïté, conçue que sont dans Mein Kampf les présupposés, les méthodes et
comme fondée sur la race et non sur la religion, fait du Juif le les finalités de ce qu’il faut bien appeler le projet hitlérien. Ce
corrupteur de ce sang supérieur. Tous les maux lui sont impu- qu’il a écrit de la France, alors, Hitler ne l’a jamais renié. Dans le
tés : volonté de domination, esprit destructeur de toute civilisa- Testament politique qu’il signe peu avant son suicide, on peut
© DPA/PICTURE ALLIANCE/LEEMAGE. © PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/LAURENT SULLY-JAULMES. © AKG-IMAGES.
tion, incarnation de l’argent. On retrouve là tous les ingrédients lire : « J’ai écrit il y a vingt-cinq ans ce que je pensais. La France
de la vieille idéologie raciste et antisémite portée par Drumont demeure l’ennemi éternel du peuple allemand. » Elle est dans
ou Vacher de Lapouge ; la marque encore, plus récente, de Die- Mein Kampf identifiée aux guerres qui l’ont opposée à l’Alle-
trich Eckart, son véritable maître à penser. Il est imprégné de la magne, la Grande Guerre occupant une place privilégiée. La
lecture du journal antisémite de Julius Streicher, Der Stürmer. France de Versailles, gardienne du traité, garante de la nou-
72 Outre des constituants que seuls peuvent analyser psychia- velle carte européenne, jouant de son humanisme et de son
h tres et psychanalystes, le double choc de la défaite et de la universalisme, est à abattre. Pour elle-même et comme faisant
révolution a joué un rôle déterminant. Le Juif pouvait tenir le obstacle, par son réseau d’alliances européennes, à la politi-
rôle parfait du bouc émissaire. L’antisémitisme se découvre que du Lebensraum (« espace vital »). Au-delà, figure l’image
par là une fonction instrumentale. A son paroxysme, il se révèle ancestrale d’un pays immuablement attaché – à preuve les
dans une société déstabilisée comme un excellent instrument traités de Westphalie – au démembrement de l’Allemagne.
de mobilisation. Hitler joue désormais la carte du suffrage. On Ultime argument : « Il y a en elle, en dehors du sang nordique,
déchaînerait les foudres de l’opinion en attisant contre les Juifs un sang qui nous sera toujours étranger. »
les rancœurs à l’égard des détenteurs supposés de formidables Cette approche de la France s’insère dans une vision euro-
capitaux ; on déclencherait l’hostilité contre les complices péenne qu’illustre le chapitre XIII du second tome de Mein
désignés du bolchevisme ; on ferait d’eux le pire obstacle à la Kampf, intitulé « La politique allemande des alliances après
conquête de l’espace vital. la guerre ». La Grande-Bretagne y occupe une place centrale.
Le peuple allemand, « peuple de Dieu » selon son expression, Hitler, tendu dans son espoir d’une entente avec elle, y voit
doit sa prédestination à ce qu’il a pu préserver pour l’essentiel un pays attaché à l’équilibre des puissances. Dans l’avenir, la
la pureté raciale de ses origines. France abattue, s’établirait une répartition des rôles en Europe.
Cet antisémitisme de combat, porté par un peuple d’excep-
tion, ne peut être incarné que par un homme hors du commun,
un héros. Loin du politicien ordinaire, il est porteur d’une mis-
sion en chef, en conducteur et en guide. Il est bien le « Führer »
du peuple allemand.
Le deuxième livre
C’est afin de préciser les vues dégagées dans Mein Kampf que
Hitler a fait suivre Mein Kampf d’un second ouvrage, dicté puis
écrit en 1927-1928. Non publié alors, découvert tardivement
après la guerre, il n’a été édité qu’en 1961 sous le titre Hitlers
zweites Buch (Le Deuxième Livre). Baignant dans les mêmes
obsessions antisémites que son prédécesseur, le livre, s’il ne 73
modifie guère le tableau géopolitique, se veut plus précis, h
plus condensé, à l’expression plus resserrée. Il apporte ce qui BEST-SELLER Publiés initialement séparément en 1925
manquait à Mein Kampf, une accessibilité. et 1926 (page de gauche, en bas), les deux volumes de Mein Kampf
Alors pourquoi ne pas l’avoir publié ? On peut avancer deux furent regroupés en un seul à partir de l’édition de 1930 (page
hypothèses. Du côté de Hitler, la crainte, peut-être, qu’exprimé de gauche, en haut). En 1945, les ventes de l’ouvrage auront atteint
de manière plus condensée dans un ouvrage au format réduit, près de 12,5 millions d’exemplaires. Ci-dessus : Hitler en costume
son programme sonne l’alerte chez les pays européens et dans traditionnel bavarois dans la prison de Landsberg en 1924.
l’opinion mondiale. Si on se tourne du côté de l’éditeur, on
découvre une autre raison possible à cette abstention. Mein
Kampf n’avait rencontré qu’un maigre succès. A cette date, dans un document frappant. En mai et juin 1931, Hitler eut deux
quelques milliers d’exemplaires seulement avaient été vendus. entretiens avec Richard Breiting, rédacteur en chef du Leipziger
Pas uniquement pour des raisons de prix. Le livre avait suscité Neueste Nachrichten. Il s’était soigneusement assuré qu’aucun
plus de railleries ou de critiques que d’approbations. Les mem- de ses propos ne serait rendu public. C’est un document qui
bres du parti eux-mêmes ne s’étaient pas précipités. Des témoi- donne froid dans le dos. Allant bien au-delà de Mein Kampf, il
gnages rapportent même que dans les rangs de celui-ci, on se donne l’échéancier des entreprises arrêtées. Se donnant cinq
gaussait du livre. Face aux nombreux invendus de Mein Kampf, ans pour acquérir une puissance militaire suffisante pour effa-
l’éditeur a pu redouter que la sortie d’un second ouvrage ne cer le traité de Versailles, on le voit énumérer posément les éta-
déprime un peu plus encore les ventes du premier. pes du plan : retour de l’Autriche à la patrie allemande ; inclu-
Passé 1932, après ses succès électoraux, Hitler aura une sion des régions germanophones de Bohême ; réalisation de
raison de plus de ne pas publier l’ouvrage. Décidé désormais à l’espace vital pour finir. Quant aux alliances, il se fait fort de ral-
entretenir la confusion chez ses électeurs sur ses projets et à lier outre l’Italie, la Hongrie, la Bulgarie et la Finlande. Suisse,
pratiquer un mensonge systématique, Hitler ne pouvait son- Belgique, Yougoslavie et Tchécoslovaquie seraient rayées de
ger à alerter les chancelleries européennes. Il lui fallait aussi la carte. A l’objection de son interlocuteur sur l’attitude de la
ménager l’opinion publique allemande, d’humeur nullement Grande-Bretagne et de la France, le futur dictateur avait des
belliqueuse et qu’eût alarmée l’annonce d’un programme réponses toutes prêtes. L’Angleterre connaissait des problè-
aussi ouvertement tourné vers la guerre. mes et il n’avait nulle intention de détruire l’Empire britannique
Que Hitler ait pu avoir de bonnes raisons à partir de 1930 de ne pas plus que de la concurrencer sur mer ou dans ses colonies.
pas proclamer ses intentions profondes trouve sa vérification Quant à la France (on peut la supposer au minimum neutralisée
nazisme peut avoir d’inquiétant pour la France, lui trouve des
explications (ou des excuses ?) : le traité de Versailles, l’occu-
pation de la Ruhr, les effets ravageurs de la crise financière et
économique. Surtout, poussant très haut dans l’histoire alle-
mande sa recherche des racines idéologiques du nazisme, il
voit dans celui-ci une continuité plus qu’une nouveauté radi-
cale. C’est convenu : Hitler est un pangermaniste attardé.
En l’absence de toute traduction intégrale, un publiciste
connu pour ses orientations vers une droite avancée publie en
1932 de larges extraits du livre assortis de commentaires sous
le titre Eclaircissements sur Mein Kampf. Il s’agit de Jacques
Benoist-Méchin, appelé à s’illustrer dans les années 1940 dans
une politique de collaboration active avec l’Allemagne nazie. Il y
témoigne d’une vive compréhension des griefs de Hitler envers
la France. Celle-ci a toujours voulu l’anéantissement de l’Alle-
ou consentante), elle pourrait conserver son empire et espérer magne ; la politique de ses dirigeants est inspirée par les Juifs ;
récupérer Genève et la Wallonie « en compensation » toutefois elle est un obstacle à l’expansion de l’Allemagne vers l’est,
de pertes territoriales. A elle de choisir : ou l’entente avec « un question de vie ou de mort pour son peuple. Conclusion : lais-
rôle politique adéquat dans l’Europe de l’Ouest » ou l’affronte- sons les mains libres à l’Allemagne et celle-ci nous laissera en
ment que l’Allemagne n’avait pas à redouter. Au final, Hitler paix. Le ton est beaucoup plus alarmiste chez René Capitant,
envisageait une vaste entente avec la France, l’Angleterre et alors professeur dedroit àl’Université etfutur résistant. Ila perçu
l’Italie, toutes coalisées contre la Russie bolchevique. On a bien qu’au-delà du fondement racial de Mein Kampf, il existe une
affaire ici à une version actualisée de Mein Kampf, avec le com- nature profonde de l’Etat qui organise une mobilisation totale et
plément d’un échéancier. La place centrale de l’Allemagne permanente du peuple allemand. Et de mettre en garde contre
74 dans le programme hitlérien se trouvait bien confirmée. cet antihumanisme qui exige qu’on lui oppose une résistance.
h Quant à ceux qui tentaient de se rassurer en imaginant
La réception de Mein Kampf qu’une fois au pouvoir, Hitler atténuerait son hostilité envers la
Tournons-nous maintenant vers la France du temps. Quelle fut France, ils se berçaient d’illusions. L’historien allemand Werner
saréactionàMeinKampf?Ignorance?Mépris?Priseencompte? Maser, en lecteur scrupuleux des éditions successives de Mein
Hitler n’était pas un inconnu des services français depuis le Kampf n’a trouvé que deux modifications très mineures dans
début des années 1920. L’occupation de la Ruhr par la France son texte relatives à la France.
en 1923-1924 avait conduit à renforcer la surveillance des élé- Demeurait la question de la traduction intégrale de Mein
ments activistes. Des fiches sur Hitler avaient été faites dès Kampf en langue française. Car il y a eu des traductions dans
1924 par le Deuxième Bureau et adressées aux services cen- divers pays étrangers, les unes antérieures à la France (en
traux à Paris. Ajoutons que les guides de l’opinion étaient bien Angleterre et aux Etats-Unis), les autres postérieures (en Italie,
informés sur ce qui se passait dans le pays en ébullition que Espagne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Chine, Bulgarie, Dane-
devenait de plus en plus l’Allemagne : intellectuels, journalis- mark, Suède, Brésil)… dans des versions expurgées toutefois
© INTERFOTO/LA COLLECTION. © MATTHIAS SCHRADER/AP/SIPA.
tes, écrivains, enseignants, clergé, responsables divers dispo- en matière d’expansion vitale. Le défi est relevé par un jeune édi-
saient souvent d’organes d’expression et de relais propres à teur, monté du Midi à Paris, Fernand Sorlot, fondateur des Nou-
faire connaître leurs impressions. velles Editions latines. On a parfois voulu voir en lui un sympa-
Quelle place occupe Mein Kampf ? Il faut véritablement thisant de la cause nazie. Tel n’est pas mon avis. Il est un homme
attendre le début des années 1930 pour que l’attention soit certes venu de la droite avancée, mais qu’inquiète la menace
attirée par l’ouvrage. Le livre n’est alors quelque peu connu allemande qu’il situe dans les prolongements du vieux panger-
que par de courts extraits. Toute appréciation de l’œuvre manisme. L’épigraphe du maréchal Lyautey en est un témoi-
devient de plus en plus inséparable du débat politique intérieur gnage. Il est d’ailleurs possible qu’un financement discret lui ait
et d’options idéologiques toujours plus clivées. Dans une été versé par le gouvernement français par l’intermédiaire du
France où domine un sentiment pacifiste, on veut voir souvent ministère des Anciens Combattants. Cette aide lui aurait permis
dans Mein Kampf l’œuvre de jeunesse d’un exalté dépourvu, en un temps record de réaliser une traduction assurée par une
de toute façon, des moyens de mettre en œuvre ses idées. S’il équipe d’une dizaine de personnes au travail coordonné par un
parvenait au pouvoir, il saurait se montrer plus réaliste, le pou- traducteur en chef, Jean Gaudefroy-Demombynes. Mis au
voir poussant à l’assagissement. courant de l’entreprise, les Allemands ont vainement tenté de
Les germanistes se veulent plutôt rassurants. Ainsi, Edmond la faire interdire par les autorités françaises. L’ouvrage est
Vermeil, professeur à la Sorbonne, sans cacher ce que le publié en février 1934 en un seul volume de 688 pages sous le
ÉDITION CRITIQUE Soixante-dix ans après la mort de Hitler, les
droits de Mein Kampf, jusqu’alors détenus par le Land de Bavière,
titre Mon combat. Plaidant sa seule qualité d’auteur, Hitler porte qui en avait interdit toute nouvelle édition imprimée, sont
plainte, en plaignant ordinaire. La Société des gens de lettres tombés dans le domaine public. Cela permit la publication, en
fait savoir qu’elle se joint à la plainte, en défenseur scrupuleux janvier 2016, d’une édition scientifique, en allemand, de l’ouvrage.
(peut-être un peu zélé) des droits de l’auteur. De son côté, Sorlot Réalisée sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de
avait fait valoir que s’agissant de faire connaître un ouvrage de Munich, elle est dotée d’un remarquable appareil critique de
propagande largement diffusé en Allemagne, il était dans son 3 500 notes (ci-dessus). Page de gauche : lecture de Mein Kampf
droit. Il ne s’en voit pas moins condamné par le tribunal de com- dans un groupe des Jeunesses hitlériennes.
merce de Paris à l’interdiction de toute diffusion de son livre.
Ayant pris la précaution de dissimuler d’importants stocks,
il écoulera discrètement des milliers d’exemplaires de « Mein exposé chez les libraires ni dans les grandes surfaces et doit 75
Kampf français » jusqu’à la guerre. La LICA (Ligue internatio- faire l’objet de commandes particulières. h
nale contre l’antisémitisme) en a elle-même acquis de nom- Je ne pense pas qu’il faille voir pour autant cette publication
breux exemplaires. comme un risque de résurgence d’une idéologie abominable,
Le Mon combat des Nouvelles Editions latines demeure à ce mais comme la préoccupation chez les lecteurs de prendre la
jour l’unique édition française de Mein Kampf. Une nouvelle pleine connaissance de ce que fut l’horreur nazie.
édition chez Fayard est prévue en 2018. On ne peut que louer les éditeurs allemands de Mein Kampf
En Allemagne, les droits reconnus à l’Etat de Bavière sont des garde-fous posés. Ce sera le cas de l’édition française pro-
tombés à la fin de l’année 2015. Il en avait interdit toute diffu- chaine. Mais comment ne pas s’alarmer des facilités d’accès
sion jusqu’à cette date. Ces droits d’auteur ont expiré soixante- offertes par le Net aux innombrables versions qui circulent, per-
dix ans après la mort de Hitler. D’où l’idée d’une nouvelle édi- mettant consultations et téléchargements au tout-venant.2
tion, supervisée par l’Institut d’histoire contemporaine de
Munich, universellement connu. Faite de deux volumes de Professeur émérite des universités, Jean-Paul Cointet est spécialiste
1 000 pages chacun, elle se présente sous une couverture gris de la Seconde Guerre mondiale et de la France de Vichy. Il a publié notamment
clair avec pour titre Mein Kampf. Eine kritische Edition (Mon des biographies de Pierre Laval et de Marcel Déat, ainsi qu’une Histoire
combat. Une édition critique). Dans la meilleure tradition de Vichy et, en 2017 chez Perrin, Les Hommes de Vichy.
scientifique allemande, elle est munie d’un appareil critique
impressionnant de 3 500 notes.
Les réserves à cette nouvelle édition de Mein Kampf avaient
été fortes en Allemagne au départ. La communauté juive en À LIRE de Jean-Paul Cointet
particulier s’était montrée hostile. Ses réserves se sont depuis
estompées. On pouvait s’attendre a priori à un accueil Hitler
mesuré : un prix élevé, un appareil critique rébarbatif sem- et la France
blaient dresser un obstacle redoutable. Prudemment, l’éditeur Perrin
avait prévu un tirage limité de 4 000 exemplaires. A la surprise 432 pages
générale, à la fin de l’année 2016, la diffusion s’était élevée à 23,90 €
85 000 exemplaires, vente non limitée à l’Allemagne, se his-
sant même un temps à la première place des ventes d’ouvra-
ges de non-fiction. Les tirages se poursuivent. Le livre n’est pas
P ORTRAIT
Par Jean-Louis Thiériot
Une
jeunesse
allemande
Traumatisé par la défaite,
engagé volontaire dans
EN COUVERTURE
I
l est né en 1902, au cœur de l’Empire alle- vie sa plus haute signification. Vous êtes ici l’écrira plus tard dans Les Réprouvés, « je ne
mand, dans un monde d’ordre fait pour pour apprendre à mourir ! » Pour Ernst pensais qu’à mes épaulettes. Tout dépen-
l’ordre. Le destin de ce rejeton d’une von Salomon, l’expérience sera inoublia- dait des épaulettes, mon honneur – ridi-
famille huguenote de hauts fonctionnai- ble. En 1933, il en tirera un livre, Les Cadets. cule ! de quelle importance pouvaient être
res de la couronne de Prusse, anoblie en En attendant, à l’abri des murs des caser- des épaulettes –, tout dépendait de cela
1827, est tout tracé. Héritier de la tradition nes, et tandis que se prolonge la guerre, et je saisis ma baïonnette ». Sauvé de ce
de l’obéissance et du devoir, Ernst von Salo- trop jeune pour partir au feu – il n’aura que mauvais pas par un officier qui parvient à
mon endossera la « vareuse du roi » et ser- 16 ans en 1918 – il se prépare à faire briller mettre la foule en fuite, il ne trouve tout
vira sous les armes. Choix d’évidence dans comme officier l’honneur du corps. d’abord qu’à s’exclamer : « Tout de même,
ce pays qui, pour reprendre le mot de Mira- ils ne m’ont pas arraché mes épaulettes. »
beau, n’est pas « un Etat qui possède une La fin d’un monde L’héroïsme formel avant tout le reste !
armée, mais une armée qui possède un Etat ». L’armistice du 11 novembre 1918 met fin à La seconde survient quelques semaines
© FABIEN CLAIREFOND. © ULLSTEIN BILD VIA GETTY IMAGES.
En novembre 1913, il rejoint le corps ce ballet bien réglé où l’on meurt jeune, plus tard, en décembre, à l’occasion du
royal des cadets de Karlsruhe, pépinière glorieusement, ou âgé, général. Un monde retour au pays des troupes allemandes.
des officiers de bonne race. Rude expé- s’écroule : fin de l’empire, défaite alle- Elles rentrent en bon ordre. Elles ont été
rience. Dans la promiscuité des canton- mande, proclamation de la république, malmenées sur le front, mais elles ne sont
nements glacés, au rythme des corvées, floraison des soviets, deuil des valeurs pas débandées. Depuis le « jour de deuil de
des bizutages et des entraînements, les prussiennes, crépuscule du respect porté l’armée allemande », ce fameux 8 août 1918
jeunes cadets affamés, nourris de pauvres aux institutions, en particulier à l’armée. où l’offensive Foch sur la Somme a percé
navets et de mauvais lard, apprennent A l’orée de sa vie d’homme, il vit deux les lignes allemandes, elles ont reculé sans
pourquoi ils sont là : « Messieurs, leur lance expériences, qui le marqueront à jamais. cesse, mais en se battant pied à pied. Le
leur chef de section en les accueillant, vous La première, en novembre 1918, lorsque 11 novembre, pas un pouce du territoire
avez choisi le plus beau métier qui existe au le corps royal des cadets est dissous. Ce de l’empire n’avait encore été occupé.
monde. Vous avez devant vous le but le plus jour-là, à Karlsruhe, sanglé dans son uni- L’armée se croit invaincue sur le terrain, les
élevé qui soit sur la terre. Nous vous appren- forme, il sort dans la rue. Le pays est méta- généraux, en particulier Hindenburg et
drons ici à atteindre votre but. Vous êtes ici morphosé. Partout des drapeaux rouges, Ludendorff, font complaisamment circu-
pour apprendre une chose qui donne à notre des attroupements, une « populace » ler la légende du « Dolchstoss », le coup de
poignard planté dans le dos par l’arrière,
par les politiciens, les « criminels de
novembre », les dirigeants socialistes et
leur chef, Friedrich Ebert, qui a demandé
l’armistice. On sait aujourd’hui que c’est
faux et que la guerre était militairement
perdue. Mais qu’importe, l’armée le croit et
Ernst von Salomon avec elle. Il se souvient
de l’air qu’avaient ces hommes, de « ces visa-
ges hâves et immobiles sous le casque d’acier,
ces membres osseux, ces uniformes en loques
et poussiéreux. Pas à pas ils marchaient et
autour d’eux se creusait, comme une zone
interdite, un cercle magique (…). Ils mar-
chaient, oui ils marchaient comme les mes-
sagers de la mort, de l’épouvante, du froid
le plus mortel, le plus solitaire, le plus gla-
cial ». Il a alors une révélation hallucinée
sur le monde qui vient : « Ceux-là (…) étaient
des soldats ! Non pas des hommes déguisés,
non pas des hommes qui obéissaient à un
commandement (…), ils étaient des hommes
qui obéissaient à un appel intérieur, à l’appel
secret du sang et de l’esprit, ils étaient des
volontaires (…), des hommes qui avaient
appris une rude fraternité et appris à connaî-
tre ce qu’il y a derrière les choses et qui avaient
trouvé dans la guerre une patrie. Patrie, peu-
ple, nation. Voilà de grands mots, mais
quand nous les prononcions, ils sonnaient
faux (…). Le front, c’était leur pays, c’était
la nation, la patrie (…). Jamais ils n’avaient
cru aux paroles, ils ne croyaient qu’en eux-
mêmes. La guerre les tenait, la guerre les
dominait, la guerre ne les laisserait jamais
échapper et jamais ils ne pourraient revenir,
ni nous appartenir tout à fait. Ils auront tou-
jours la guerre dans le sang, la mort toute
proche, l’horreur, l’ivresse et le fer. (…) cette
rentrée dans le monde paisible, ordonné,
bourgeois, c’était une transplantation, une
fraude et qui ne pouvait pas réussir. La guerre
est finie ; les guerriers marchent toujours. » 1
d’armes entre membres d’un corps d’élite, signifie s’engager dans les corps francs. Ins- mand rappelle ses troupes. Une partie se
affranchi de toutes limites, celui des guer- pirés des lansquenets, troupes mercenaires mutine et rallie les armées blanches. Pour
riers, quelle que soit la cause. du XVIe siècle qui se réunissaient sous la Ernst von Salomon, c’est une nouvelle trahi-
Au-delà de la personne de l’auteur, c’est bannière d’un chef, communiaient à des son, un nouveau « coup de poignard dans
surtout un témoignage saisissant sur le trau- rites initiatiques et se vendaient au plus le dos ». Il constate amer : « Mais nous qui
matisme d’une génération moralement offrant – souvent l’empereur –, les Freikorps luttions sous les anciennes couleurs, nous
brûlée au feu roulant des tranchées et prête de l’après-guerre rassemblent au sein d’uni- avonssauvélapatrieduchaos.QueDieunous
à toutes les aventures pour qu’il ne soit pas tés paramilitaires, affranchies de toute pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit.
dit que son sacrifice a été vain. En 1918, la tutelle étatique, mais financées par les fonds Nous avons cru sauver le citoyen et nous
brutalité, la mort et le sang sont dans l’ordre secrets ou par des mécènes privés, ceux qui avons sauvé le bourgeois. » Sur le chemin de
des choses. Dans les rues, les invalides, les ne peuvent se résoudre à la défaite ou se retour à l’automne 1919, la violence est sans
mutilés, les gueules cassées, les faces tumé- réadapter à la vie civile. Soldats sans unités, borne. C’est le temps de la terre brûlée, d’un
fiées à la Otto Dix, rappellent que la chair est sous-officiers et officiers sans emploi, idéalis- voyage d’épouvante au milieu d’une Cour-
78 faite pour le canon autant que pourl’amour. tes, aventuriers, grands seigneurs déclassés lande dévastée : « Nous avions allumé un
© PICTURE ALLIANCE/RUE DES ARCHIVE. © ULLSTEIN BILD/AKG-IMAGES. © AKG-IMAGES.
h Au milieu de l’enfer de la guerre moderne, ou gens de sac et de corde, ils suivent aveu- bûcher, se souviendra-t-il dans Les Réprou-
une vie ne valait rien, hachée sans vergogne glément des commandants charismatiques vés, mais ce n’était pas seulement des choses
sous une avalanche de ferraille et de feu. qui les mènent au combat, pour des causes inertesquiybrûlaient;icibrûlaientégalement
Avoir 20 ans en 1914, c’était mourir au front. souvent contradictoires. Sous les ordres de nos espoirs, nos désirs ; ici brûlaient les regis-
C’était tuer aussi. A la grenade, à la baïon- Noske, ministre de la Défense, Salomon par- tres, les lois et les valeurs du monde civilisé. »
nette ou au couteau, l’habitude s’est prise de ticipe ainsi à la répression de la révolte spar- En 1921, il repart en Haute-Silésie avec la
fourailler dans les entrailles humaines. Dans takiste qui tente de soumettre Berlin aux brigade Oberland. La province, sous man-
Le Combat comme expérience intérieure, soviets et qui s’achève dans le sang fin jan- dat de la SDN, était placée sous administra-
l’autre grand écrivain allemand de la guerre, vier1919avecl’exécutiondeKarlLiebknecht tion française. Un plébiscite devait décider
Ernst Jünger, fait écho à cet état d’esprit de et de Rosa Luxemburg. Avec la « Division de du rattachement de la province au Reich ou
la génération des tranchées « dont le pas fer » du major Bischoff, il rejoint ensuite
de charge disperse au vent comme feuilles les pays Baltes, plus précisément la Lettonie
d’automne toutes les valeurs de ce monde ». où se consument les dernières espérances
C’est, écrit Jünger, « l’humanité nouvelle, le de la gloire allemande. A l’appel du gou-
soldat du génie d’assaut, l’élite de l’Europe vernement letton, avec l’accord des Alliés,
centrale. Une race toute neuve, intelligente, la république de Weimar y a envoyé le
forte, bourrée de volonté. (…) On n’aura pas VI e corps de réserve du général Rüdiger
toujours, comme ici, à frayer son chemin von der Goltz auquel s’agrège la Division de
entre les cratères, à travers le feu et l’acier, fer pour combattre les bolcheviks. Officiel-
mais le pas de charge qui propulse l’évé- lement, il s’agit d’aider la Lettonie à faire face
nement, le tempo dicté par le fer resteront à l’Armée rouge. Mais le rêve de la plupart de
inchangés. (…) Cette guerre n’est pas le finale ces soldats perdus est tout autre. Ce qu’ils
SOCIÉTÉ SECRÈTE A droite : affiche de 1919 appelant les volontaires à s’engager comme
gardes-frontières à l’Est. En haut : Walther Rathenau, ministre des Affaires étrangères
allemand de février à juin 1922. Ernst von Salomon, membre de l’organisation Consul,
société secrète nationaliste et paramilitaire, fut impliqué dans son assassinat, en juin 1922.
MERCENAIRES Ci-dessus : soldats des corps francs passant devant la porte
de Brandebourg, à leur retour des pays Baltes, en décembre 1919. Sous couvert d’aider
à la jeune république de Pologne. Le 20 mars la Lettonie à combattre les bolcheviks, ces hommes espéraient en réalité faire renaître
1921, le scrutin est sans appel. La population un Etat germanique en Courlande et en Livonie. Ils garderont le sentiment de s’être fait
vote majoritairement pour le rattachement « poignarder dans le dos » par le gouvernement de la république de Weimar. 79
à l’Allemagne. Mais la minorité polonaise se h
soulève. Ernst von Salomon y fait à nouveau
le coup de feu. Les Alliés soutiennent la Polo- Tout naturellement, les nazis s’effor- ce n’est pas impunément qu’on pratique
gne. Le 15 mai 1922, le traité germano-polo- cent de le rallier à leur cause. En vain ! Trop une vertu sans cause, un héroïsme sans
naisentérinelacessiondelaplusgrandepar- d’esprit prussien en lui, trop de mépris espérance et un engagement sans objet.
tie de la Haute-Silésie à Varsovie. Nouvelle pour le côté plébéien du IIIe Reich, trop peu L’adhésion de la population allemande au
défaite. Nouveau sentiment de trahison. d’antisémitisme, pour succomber aux sor- IIIe Reich a été largement le fruit de cette
Pour Salomon, commence le temps de tilèges d’un petit caporal autrichien – « les conjuration poétique et démoniaque dont
la vengeance. Le voilà membre de l’organi- nazis étaient pour le peuple, j’étais pour la il a chanté de si beaux péans. 2
sation Consul, une société secrète nationa- nation », écrira-t-il. Sous Hitler, il se taira, se
liste et paramilitaire. En 1922, il trempe dans contentant de produire des scénarios ali-
l’assassinat de Walther Rathenau, le ministre mentaires pour l’UFA. Il sera d’ailleurs relaxé
des Affaires étrangères, coupable à ses yeux par les Américains après son internement À LIRE
du double péché de Versailles et de la Silésie. pour dénazification. Mais cette expérience d’Ernst von Salomon
Arrêté, condamné à cinq ans de forteresse, lui permettra de produire son dernier
libéré en 1927, il vivote péniblement dans la chef-d’œuvre, une époustouflante dissec- Les Cadets
république de Weimar finissante. tion clinique du « malheur allemand », Le Bartillat
S’il milite encore dans la mouvance de Questionnaire, publié en 1951 dans lequel 320 pages
la révolution conservatrice de Moeller il répond aux 131 questions posées par 22 €
van den Bruck, son arme est désormais l’Administration américaine aux Allemands
la plume. En 1930, Les Réprouvés sont un suspectés de sympathies nazies. Les
immense succès. Les Cadets, en 1933, aussi. Aujourd’hui, que reste-t-il de l’œuvre Réprouvés
C’est maintenant un écrivain qui compte d’Ernst von Salomon ? Un monument litté-
Bartillat
dans la galaxie nationaliste. Les anciens des raire magistral ! Une posture nihiliste riche
« Omnia
corps francs lui font un triomphe. Ils ont de tenue, mais pauvre de contenu – « Peu
été nombreux à s’enrôler dans les SA. Les importe ce qu’on pense. Ce qui compte, c’est Poche »
souffrances de Salomon sont largement les la manière de le penser » ! Un témoignage 432 pages
leurs, son culte de l’action pour l’action aussi. pour l’histoire surtout, le témoignage que 12 €
© DROITS RESERVÉS/SCIENCE PHOTO LIBRARY/AKG-IMAGES. © IMAGNO/ROGER-VIOLLET. © DROITS RESERVÉS/AKG-IMAGES. © AKG-IMAGES.
P ORTFOLIO
DÉMONSTRATIF Page de gauche : affiche du film expressionniste Metropolis (1927), du réalisateur autrichien
Fritz Lang. Ci-dessus, à gauche : photographie de Harald Paulsen en 1930, interprétant Mackie Messer («Mackie-
le-Surineur ») dans L’Opéra de quat’sous (1928), pièce de théâtre musicale de Bertolt Brecht. A droite : affiche
de Ludwig Kainer, vers 1925, annonçant les revues de théâtre de l’Admiralspalast de Berlin. Ci-dessous : étui à cigarettes
orné d’une femme nue couchée sur l’une de ses faces intérieures, années 1920 (Berlin, collection Peer Denk).
81
H
HeureL’
bleue
L’Allemagne en crise
de Weimar fut aussi le théâtre
d’une extraordinaire floraison
artistique, qui vit s’illustrer
Thomas Mann, Bertolt Brecht,
Marlene Dietrich et Fritz Lang.
© ROGER-VIOLLET. © AKG-IMAGES.
Compagnons
deroute
Complices fascinés ou spectateurs impuissants,
ils ont accompagné, facilité ou assisté à l’ascension
d’Adolf Hitler au sommet du pouvoir.
EN COUVERTURE
du parti : « Il faut qu’un jour le mouvement prenne fin, qu’un jour s’instaure une structure sociale
fixe dont la cohésion soit assurée par une incorruptible légalité et un pouvoir politique incontesté. »
Arrêté à la suite de la « Nuit des longs couteaux », il dut abandonner ses fonctions. Mis au pas,
il fut ambassadeur et député au Reichstag jusqu’à la fin du IIIe Reich.
86
h
88
h
d’avril 1934, c’est-à-dire de la Gestapo prussienne, il joua un rôle majeur dans la « Nuit
des longs couteaux », non seulement par l’intervention de la SS et les renseignements
pris par le SD sur les cibles à éliminer, mais également par la fiction d’un complot
d’Ernst Röhm, imaginé par Göring, Himmler et lui-même, dont il s’efforça de convaincre
le Führer. Lorsqu’en 1936, son chef devint le chef de la police allemande, lui, son fidèle
second, devint le chef des services de police sensibles, le SD, la Kripo (police criminelle)
et la Gestapo (police politique), réunis au sein de l’Office central de la sécurité du Reich
(Reichssicherheitshauptamt, abrégé en RSHA). Durant la guerre, Heydrich reçut mission
de Göring de prendre les mesures pour régler la « question juive » ; la conférence
de Wannsee, qu’il convoqua le 20 juillet 1942, fut une étape importante vers la mise
en place systématique du génocide des Juifs en Europe.
90
h
91
h
BALDUR VON SCHIRACH (1907-1974)
Fils et frère d’officiers, mais de mère américaine, Baldur von Schirach fut tôt tenté
par l’extrême droite : le suicide de son aîné à cause du « malheur de l’Allemagne »
suite au traité de Versailles radicalisa la culture politique déjà peu libérale de sa
famille. Son admiration, d’abord tournée vers Erich Ludendorff, s’adressa à Hitler
à partir de mars 1925, quand il entendit pour la première fois un discours du
Führer ; transporté, il lui envoya un poème qu’il lui avait écrit ; en retour, Hitler lui
fit parvenir une photo dédicacée. Schirach prit sa carte du NSDAP dès le mois de
mai, à seulement dix-huit ans. Il s’investit pour répandre le culte du Führer parmi
les adolescents et les étudiants ; ses succès lui permirent de devenir
en 1931 le Führer des Jeunesses hitlériennes. La prise du pouvoir lui
donna de nouveaux moyens : la suppression des organisations
de jeunesse concurrentes tout comme l’attraction du nazisme
firent s’envoler le nombre d’adhérents (3,5 millions en 1934).
Par son œuvre de propagande auprès de la jeunesse, Schirach
EN COUVERTURE
Marche
funèbre
D’artiste raté autrichien à chancelier
du Reich, le futur Führer connut jusqu’en
1933 un parcours politique fulgurant
dans une Allemagne en crise.
20 AVRIL 1889 Naissance d’Adolf Hitler 29 OCTOBRE Pour Hitler c’est le baptême soldats et ouvriers constituent des conseils
dans une auberge de Braunau. du feu lors d’une attaque contre le village sur le mode des soviets russes.
1907 Hitler passe l’examen d’entrée à l’Aca- flamand de Gheluvelt. Les pertes sont 7-8 NOVEMBRE A Munich, des révolu-
démie des beaux-arts de Vienne. Il échoue. considérables. tionnaires prennent le pouvoir et dépo-
1908 Il commence à s’intéresser à la poli- 3 NOVEMBRE Hitler est promu caporal et sent la dynastie de Wittelsbach. Ils pro-
tique, notamment au courant pangerma- détaché à l’état-major du régiment pour clament l’Etat libre de Bavière. Kurt Eisner
niste. A Vienne et dans d’autres parties ger- y tenir les fonctions d’ordonnance. Il les devient président du Conseil et ministre
94 manophones de l’empire des Habsbourg, assume jusqu’à la fin de la guerre. des Affaires étrangères.
H l’afflux de toutes les nationalités de l’empire F IN JANVIER 1918 Grand mouvement 9 NOVEMBRE Abdication de Guillaume II.
éveillechezlesAllemandslapeurd’uneinva- de grève ouvrière à Berlin, Hambourg, La république est proclamée. Friedrich
sion étrangère, de la perte de leur hégémo- Munich, Nuremberg et beaucoup d’autres Ebert prend la tête d’un « conseil des com-
nie culturelle et politique. Des associations, villes pour que soit mis un terme à la missaires du peuple ».
partis et autres mouvements se forment qui guerre. Les effets de la révolution russe se 11 NOVEMBRE Armistice.
défendent un nationalisme radical. font clairement sentir. D ÉCEMBRE Hitler est garde dans un
AUTOMNE 1909 Refusé à nouveau à l’Aca- 3 MARS La paix est imposée à la Russie à camp de prisonniers de guerre et d’inter-
démie des beaux-arts en 1908, Hitler a som- Brest-Litovsk. Une imposante offensive nés civils à Traunstein im Chiemgau. Il
bré dans la misère et compte parmi la légion allemande est lancée à l’Ouest le 21 mars, rentre à Munich à la mi-janvier 1919. On
de sans-abri de Vienne. Il gagne quelques depuis Cambrai au nord jusqu’à Saint- ne sait pratiquement rien de ses activités
sous en peignant des cartes postales. On Quentin au sud, en quatre vagues. Malgré à cette époque.
perd sa trace pour les années 1911-1912. les premiers succès, l’attaque est un échec. 6-12 JANVIER 1919 « Semaine sanglante »
25 MAI 1913 Hitler quitte Vienne pour 18 JUILLET Début de la contre-attaque à Berlin où l’armée et les corps francs matent
Munich après avoir touché l’héritage fami- française. une tentative de révolution communiste.
lial. Il s’y présente comme artiste peintre. 4 AOÛT Après la participation de son régi- 21 FÉVRIER Assassinat de Kurt Eisner.
5 FÉVRIER 1914 Il est déclaré inapte au ment à la bataille défensive sur la Marne, NUIT DU 6 AU 7 AVRIL Sur le modèle de
© LEBRECHT MUSIC AND ARTS/AURIMAGES. © IDIX.
service armé en Autriche. Hitler reçoit la croix de fer de 1re classe. Budapest, où vient d’être proclamée la
28 JUIN L’assassinat de l’archiduc François- 8 AOÛT Les Alliés percent les lignes alle- République des conseils hongrois, est
Ferdinand à Sarajevo déclenche la Première mandes dans la région d’Amiens : « journée proclamée à Munich la République des
Guerre mondiale. Hitler, comme tant noire » pour l’armée allemande et tournant conseils de Bavière.
d’autres, réagit avec enthousiasme et exal- définitif de la guerre. 13 AVRIL Dans la nuit, les communistes
tation patriotique. Il y trouve l’occasion de 13-14 OCTOBRE Victime d’une attaque au prennent le pouvoir et forment une
s’arracher à une existence solitaire et vide. gaz moutarde, Hitler est transféré à l’hôpi- seconde République des conseils, commu-
5 AOÛT Hitler se porte volontaire dans tal de réserve de Pasewalk, près de Stettin, niste cette fois. Le gouvernement du Reich
l’armée bavaroise. Il est enrôlé le 16 août. où il arrive le 21 octobre. à Berlin envoie une armée de 30 000 hom-
1 ER SEPTEMBRE Il est affecté au 16e régi- 28 OCTOBRE Guillaume II cède : le gou- mes mater la révolte de Munich. Elle est
ment d’infanterie de réserve nouvellement vernement sera désormais parlementaire. brisée le 3 mai. S’ensuit une terreur blanche
constitué, le « régiment List ». Dans des dizaines de villes d’Allemagne, d’une rare violence.
L’Allemagne après le traité de Versailles (1919-1935)
100 km
DANEMARK SUÈDE Memel
LITUANIE
PAR LES DEUX BOUTS Page de gauche : Mer
caricature de Hitler parue en 1934 dans Baltique
Königsberg
l’hebdomadaire satirique praguois Simplicus.
Schleswig Copenhague
Dantzig
A droite : au traité de Versailles, l’Allemagne Mer du Nord
Prusse-
Orientale
perd 68 000 km² de son territoire. A l’Ouest, Prusse
Prusse-
l’Alsace et la Moselle, annexées en 1871, Occid.
Hambourg Stettin
sont rétrocédées à la France. Mais c’est à l’Est Vistu
le
que les pertes sont les plus importantes, PA
PA
PAYS-BAS
AYS-BAS
YS-BAS
Brême Posnanie
avec surtout le « corridor de Dantzig », qui Berlin Poznan Varsovie
Oder
sépare l’Allemagne de la Prusse-Orientale.
Rhin
Ruhr ALLEMAGNE POLOGNE
Dortmund Breslau
Dresde
11 MAI Le pouvoir est entre les mains des BELG. Cologne Haute-Silésie
Eupen et
militaires, sous la direction du général Malmedy
Arnold von Möhl. Il charge le service de Rhénanie Francfort
Prague
renseignements commandé par le capi- Sarre 50 km TCHÉCOSLOVAQUIE
Dan
taine Karl Mayr de surveiller la population, Metz Bavière ube
de façon à étouffer dans l’œuf toute nou- Moselle
Strasbourg Stuttgart
velle tentative d’insurrection. Vienne
Rhin
28 JUIN Signature du traité de Versailles.
Alsace Munich Budapest
Mulhouse
Reconnue comme responsable de la guerre, AUTRICHE HONGRIE
l’Allemagne perd 68 000 km² de son terri- FRANCE SUISSE
toire, dont l’Alsace et la Moselle annexées en Territoires cédés Haute-Silésie : zone soumise Frontière
1871, et près de 8 millions d’habitants. Une par l’Allemagne en 1919-1920 à plébiscite en 1921 de l’Allemagne
partie de la Prusse-Orientale est déman- en 1921
Dantzig : Perte en 1921 d’une partie de
telée au profit de la Pologne, qui gagne le ville libre de 1920 à 1939 la Haute-Silésie (à la Pologne) Rhénanie occupée
fameux « corridor de Dantzig ». L’Etat alle- par les Alliés
Memel : administration Sarre : administration
mand doit verser d’ici à 1921 un acompte de alliée de 1920 à 1923, de la SDN de 1920 à 1935. Limite orientale
20 milliards de marks-or au titre des répara- puis occupation Plébiscite en 1935 de la zone
par la Lituanie et rattachement à l’Allemagne démilitarisée
tions réclamées par la France. Il perd l’essen-
tiel de son minerai et de sa production agri-
cole. Ses colonies lui sont confisquées. Sa 95
puissance militaire est anéantie. allemand, le placement des Juifs vivant en durée de six ans, le refus définitif de toutes H
20-25 AOÛT Hitler fait partie des vingt- Allemagne sous la législation concernant les velléités de fusion, l’épuration des mem-
six formateurs du « commando d’instruc- les étrangers, le blocage de toute nouvelle bres du parti qu’il se réserverait de choisir
tion » du capitaine Mayr, chargé de don- immigration et le renforcement du pou- désormais. Les membres du comité accep-
ner une formation antibolcheviste dans le voir central. Les réunions du parti, dans les tent. Hitler réintègre le parti le 26.
camp de transit de Lechfeld, près d’Augs- grands bars à bière de Munich, regroupent, 29 JUILLET Les 554 membres du parti pré-
bourg, aux soldats qui reviennent de la au long de l’année, de 800 à 3 000 personnes. sents à l’assemblée extraordinaire votent à
guerre. Durant ces cinq jours de stage, il se 31 MARS Hitler est libéré du service armé. l’unanimité en faveur de la transmission à
découvre excellent orateur. Il tient égale- 8 AOÛT Le DAP est rebaptisé NSDAP : Parti Hitler des fonctions de président du parti.
ment ses premiers propos antisémites national-socialiste des travailleurs alle- A OÛT Quelques jours après sa prise de
publics. La mise à l’écart des Juifs est alors mands. A partir de 1921, le drapeau à croix pouvoir, Hitler fonde, avec l’aide d’Ernst
un thème consensuel dans la Reichswehr. gammée devient son emblème officiel. Röhm, une unité de défense spécifique, la
12 SEPTEMBRE Hitler participe pour la Dans ses discours, Hitler dénonce partout SA (Sturmabteilung, « section d’assaut »).
première fois à une réunion du DAP, Parti les signes du déclin et de la désagrégation Dès l’automne, la SA protège les réunions
des travailleurs allemands, l’un des nom- amenés par la révolution de 1918-1919, du NSDAP, mais perturbe aussi celles de
breux groupes à la fois nationalistes, anti- dont les Juifs et la gauche ont été les agents. ses adversaires politiques et frappe des
sémites, anticommunistes et anticapitalis- 10 JUILLET 1921 Hitler apprend que se Juifs en pleine rue.
tes qui se sont développés après 1918. tient une réunion de discussion pour la JANVIER 1922 A la suite des provocations
Hitler adhère au parti peu après. Il devient fusion du parti avec d’autres partis ethno- et violences de la SA, Hitler est condamné
rapidement son orateur en titre. populistes. Il écume. Le lendemain, il donne à trois mois de prison. Il n’en fera en réalité
24 FÉVRIER 1920 Présentation au public sa démission du parti. On le supplie de reve- qu’un seul, du 24 juin au 27 juillet.
du programme en vingt-cinq points du nir. Il n’accepte qu’à six conditions : la convo- 24 JUIN Assassinat de Walther Rathenau,
parti, rédigé par Hitler, qui exige entre autres cation d’une assemblée au cours de laquelle ministre des Affaires étrangères, juif et
le regroupement de tous les Allemands il compte se faire élire président du parti signataire d’un traité avec les Soviétiques.
au sein d’une « Grande Allemagne », l’abo- avec pouvoirs dictatoriaux, la proclamation Les relations entre Berlin et Munich se
lition du traité de Versailles, la restitution de Munich comme siège du mouvement, dégradent.
des colonies allemandes, l’exclusivité de la l’interdiction de toute modification du OCTOBRE OU NOVEMBRE Göringrencon-
citoyenneté allemande à qui est de sang nom et du programme du parti pour une tre Hitler et adhère peu après au NSDAP.
Principales conséquences territoriales du traité de Versailles
Mer du PAYS-BAS
Nord Munster SOUS CONTRÔLE Parmi les clauses du
Rhin
Clèves traité de Versailles était prévue l’occupation
Lippe de la Rhénanie par les forces alliées, à partir
Essen Dortmund
de janvier 1920, pour des périodes de cinq
Duisbourg
Arnsberg
à quinze ans. La France récupérera la zone des
Anvers Dusseldorf Etats-Unis après le rejet du traité de Versailles
par le Sénat américain en mars. En 1923,
use
BELGIQUE le retard du paiement des réparations par
Me
Aix-la-
Chapelle Cologne ALLEMAGNE l’Allemagne entraîne l’occupation de la Ruhr
Bruxelles Liège Bonn par les Français et les Belges jusqu’en 1925.
Giessen
Territoires cédés
Eupen et
Rh
par l’Allemagne 8-9 NOVEMBRE Le putsch est un échec.
Malmedy
in
en 1919 Coblence Hitler est arrêté le 11 novembre.
Frontière de l’Allemagne Francfort
en 1919 1ER AVRIL 1924 Hitler est condamné pour
crime de haute trahison à cinq années de
Ma
Limite orientale
Mayence
in
de la zone démilitarisée Trèves détention, avec, peut-être, une libération
(50 km au-delà du Rhin) LUXEMB. Darmstadt
conditionnelle au bout de six mois de peine
EN COUVERTURE
le
Pendant 15 ans
Karlsruhe
rre
Têtes de pont
Moselle les leçons de l’aventure, il abandonne la
• Cologne pendant 5 ans Saverne stratégie des armes pour celle de la démo-
• Coblence pendant 10 ans Nancy Stuttgart cratie, aux fins de la détruire.
• Mayence et Kehl pendant 15 ans Strasbourg
Mo Kehl JANVIER 1925 Hitler obtient du gouver-
sell r
Limites des secteurs e cka nement bavarois la levée de l’interdiction
d’occupation alliée Ne
Alsace du NSDAP et de son journal, le Völkischer
Sarre : administration
de la SDN de 1920 à 1935. Epinal Beobachter.
La France devient 26 FÉVRIER Première reparution du jour-
96 propriétaire des mines
de charbon jusqu’en 1935
FRANCE
Fribourg nal : Hitler invite au regain du mouvement
H et à sa cohésion. Il annonce la recréation de
Mulhouse
Occupation de la Ruhr la SA, dissoute en 1923, mais dont Ernst
par les armées belge
et française Röhm avait assuré la survie sous une autre
Rhin
Montbéliard 25 km forme. A la fin de l’année 1925, le parti
© IDIX.
De janvier 1923 à août 1925 SUISSE comptera 262 groupes locaux dans le nord
et l’ouest de l’Allemagne notamment, soit
quatre fois plus qu’avant le putsch.
Grâceausuccèsdelapropagande,leNSDAP armée. La procédure s’enlise. Hitler se retire 28 FÉVRIER Mort du président du Reich,
compte quelque 20 000 membres à la fin de pour quelque temps de la vie publique. Friedrich Ebert. Pour écarter Ludendorff,
l’année et rayonne au-delà de la Bavière. AOÛT Le dollar atteint le million de marks, qu’il voit comme un rival, Hitler le pousse
11 JANVIER 1923 Des troupes françaises suscitant manifestations, grèves, émeutes. à se présenter à l’élection présidentielle,
et belges envahissent la Ruhr pour punir 26 SEPTEMBRE Le gouvernement du sachant qu’il y fera un mauvais score.
l’Allemagne de son retard dans le versement Reich proclame l’arrêt de la résistance 7 MARS Le gouvernement bavarois inter-
des réparations. L’événement indigne et passive. L’extrême droite s’enflamme dit à Hitler de prendre la parole en public.
attise le nationalisme allemand. Le chance- contre la politique de capitulation du Il ne peut désormais s’exprimer que dans
lier du Reich proclame la « résistance pas- gouvernement. Des rumeurs de putsch le cercle privé.
sive », qui entraîne une extinction progres- circulent. Hitler reçoit de nombreuses 26 AVRIL Election du feld-maréchal Paul
sive de la vie économique sur le Rhin et dans lettres l’invitant à agir. A Munich, Gustav von Hindenburg, candidat commun des
la Ruhr. Les conséquences économiques Ritter von Kahr est nommé « commissaire partis de droite, à la présidence du Reich.
sont désastreuses pour le Reich. Entre général de l’Etat » doté de pleins pouvoirs, Ludendorff n’a obtenu que 1,1 % des suffra-
février et novembre, le NSDAP enregistre d’une part contre le gouvernement de Ber- ges : il perd ainsi toute crédibilité. A la fin du
35 000 nouveaux membres. lin, de l’autre contre la menace Hitler. mois, Röhm abandonne la direction de la
MARS Göring prend la direction de la SA. 6 NOVEMBRE Hitler décide de frapper. SA, qu’il concevait comme une force indé-
1ER MAI Hitler organise une démonstration Lorsqu’il apprend que Kahr convoque tou- pendante du parti contre l’avis de Hitler, et
de force, mais elle est empêchée par un tes les personnalités de la ville le 8 au soir se retire du mouvement. Hitler le remplace
commando de la Reichswehr. Le parquet de dans la Bürgerbräukeller, il décide d’en pro- ennovembreparFranzPfeffervonSalomon.
Bavière lance contre lui une procédure fiter pour s’emparer par la force de cette JUILLET Hitler publie Mein Kampf. Il ren-
d’enquête pour constitution de bande brasserie et amorcer ainsi un putsch. contre pour la première fois Goebbels.
O CTOBRE Avec le traité de Locarno, la 1ER JUIN Hindenburg nomme chancelier les deux tiers du Reich : les nazis contrô-
république de Weimar accepte le tracé de sa Franz von Papen, ancien membre du Zen- lent la police.
frontière occidentale et sa démilitarisation. trum. Pour obtenir le soutien des nazis et à 1ER FÉVRIER Hindenburg dissout le Reichs-
3-4 JUILLET 1926 Congrès du parti à la demande de Hitler, il lève l’interdiction tag pour la troisième fois en huit mois. En
Weimar. L’harmonie semble faite autour de la SA, dissout le Reichstag et organise de vue des nouvelles élections, Göring ren-
de la personne de Hitler. Toutefois, le déve- nouvelles élections pour le 31 juillet. force les effectifs de police de 50 000 « poli-
loppement du parti dans les années 1926- JUILLET A l’été, on compte plus de 6 mil- ciers auxiliaires » issus de la SA et de la SS,
1927 reste marginal. lions de chômeurs. Communistes et nazis et leur demande de chasser les ennemis de
5 MARS 1927 L’interdiction de prise de se combattent avec violence dans les rues. l’Etat : communistes et socialistes.
parole en public de Hitler est levée en La campagne électorale de juillet se solde NUIT DU 27 AU 28 FÉVRIER Le Reichstag
Bavière. par plus de 100 morts. Le parti nazi obtient est incendié.
1928 Devant le progrès de la gauche aux 37,3 % des suffrages, soit 230 sièges. Hitler 28 FÉVRIER Hindenburg crée une procé-
élections législatives, Hindenburg est obligé revendique la chancellerie ; Hindenburg dure de détention policière sans contrôle
de nommer un chancelier social-démo- refuse. Hitler, furieux, refuse alors de parti- du juge. La campagne électorale fait
crate, Hermann Müller. ciper au gouvernement. La SA multiplie les 69 morts dont 52 assassinés par les nazis.
1929 L’Allemagne impressionne par sa assassinats politiques, soutenus publique- 5 MARS S’il n’a pas la majorité, le NSDAP
production industrielle, donne le ton sur ment par Hitler. Papen convoque alors de remporte 43,9 % des suffrages aux élections.
le plan de la culture et de l’évolution des nouvelles élections. 8 MARS Les 81 députés KPD (communis-
mœurs. Mais à l’automne, la crise écono- 6 NOVEMBRE Après dissolution du Reichs- tes) se voient déchus de leur mandat.
mique américaine l’atteint de plein fouet. tag, les nouvelles élections voient le recul 23 MARS Hitler demande au Reichstag les
Le nombre de chômeurs bondit de 1,3 mil- des nazis, qui perdent 34 sièges. Pour Hitler, pouvoirs législatifs pour quatre ans, une
lion en septembre 1929 à 3,4 millions en c’est un échec. Le blocage reste entier. habilitation qui requiert une majorité des
février 1930. C’est la descente aux enfers de 17 NOVEMBRE Papen présente la démis- deux tiers. Le chef du Zentrum lui donne
la république de Weimar. Hitler en profite. sion de son cabinet. alors les voix catholiques (92) en échange
14 SEPTEMBRE 1930 Le résultat aux élec- 19 NOVEMBRE Hindenburg propose à d’un concordat avec le Vatican qui permet- 97
tions du Reichstag dépasse ses espérances : Hitler de collaborer à un gouvernement tra de protéger les intérêts de l’Eglise et de H
le NSDAP, qui avait obtenu 2,6 % des suffra- de concentration nationale. Hitler n’en ses fidèles en Allemagne (il sera signé le
ges en mai 1928, atteint 18,3 %. La perspec- démord pas : il n’acceptera que la direction, 20 juillet). La loi est votée. Cette habilitation
tive d’arriver au pouvoir par la voie légale, le poste de chancelier. supprime la séparation entre législatif et
celle des élections, s’ouvre pour Hitler. Ces 3 DÉCEMBRE Kurt von Schleicher, ministre exécutif. Elle sera renouvelée en avril 1937 et
résultats spectaculaires le placent au cen- de la Défense de Papen, devient chancelier à en avril 1941. La mise au pas de l’Allemagne
tre de l’attention du public. la place de Papen. Aux yeux de tous, le parti par les nazis peut commencer.
20 SEPTEMBRE 1931 Hindenburg, qui de Hitler, en crise, semble décliner. Pour être 7 AVRIL Une loi exclut du service public
rêve d’un gouvernement de « concentra- resté fixé sur la stratégie du « tout ou rien », tous les fonctionnaires suspects d’antipa-
tion nationale », réclame un remaniement Hitler semble l’avoir marginalisé. thie politique et les Juifs, à l’exception, vite
du gouvernement pour rendre la collabo- 4 JANVIER 1933 Hitler rencontre Papen. levée, des anciens combattants.
ration avec l’extrême droite possible. Des tractations commencent. Schleicher 14 JUILLET Les partis politiques sont
10 OCTOBRE Hitler rencontre Brüning, voit son pouvoir se désagréger peu à peu. interdits.
chancelier depuis mars 1930 et membre du Papen finit par approuver l’idée de donner 30 JUIN 1934 Durant la « Nuit des longs
Zentrum, parti conservateur d’inspiration la chancellerie à Hitler, lui-même briguant couteaux », les principaux dirigeants de la
catholique puis, le soir même, Hindenburg. la place de vice-chancelier d’un cabinet de SA et des personnalités de droite sont arrê-
Hitler reste dans l’opposition, fustigeant la coalition composé de ministres nazis, Zen- tés ou tués par la SS. Papen, évincé de la vice-
politique de Brüning. trum et DNVP. chancellerie, démissionne. Il est nommé
13 MARS 1932 Hitler ose se présenter à la 28 JANVIER Démission de Schleicher. ambassadeur à Vienne puis en Turquie.
présidentielle contre Hindenburg. Il crée la Papen parvient à vaincre la résistance de 2 AOÛT Mort de Paul von Hindenburg.
surprise au premier tour en remportant Hindenburg à l’idée de nommer Hitler Hitler annonce pour le 19 août un plébis-
30,2 % des suffrages. Au second tour, le chancelier. Les négociateurs s’entendent cite qui soumettrait à l’approbation du
10 avril, Hindenburg remporte l’élection, sur la composition du cabinet le 29. peuple la fusion de la fonction de prési-
mais Hitler a encore progressé, atteignant 30 JANVIER Hitler est nommé chance- dent du Reich avec celle de chancelier et
36,7 % des suffrages. lier. Les nazis sont minoritaires au gou- le transfert des pouvoirs du premier au
13 AVRIL Une ordonnance de Hindenburg, vernement, mais l’Intérieur échoit à Wil- « Führer et chancelier du Reich ».
qui craint un coup d’Etat militaire, interdit helm Frick pour le Reich et à Göring pour 19 AOÛT Au plébiscite, le oui l’emporte
la SA et la SS. le gouvernement du Land de Prusse, soit à 89,9 %. 2
C INÉMA
Par Geoffroy Caillet
Les
démons
del’aube
Retracée de façon réaliste ou symbolique,
l’ascension de Hitler a fourni au cinéma
une matière d’une densité incomparable.
EN COUVERTURE
© PHOTO12. © RUE DES ARCHIVES/RDA. © RUE DES ARCHIVES/COLLECTION CSF. © CC&C/ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET.
fanatique et incontrôlable de l’homme FILM DE LUCHINO VISCONTI, la métaphore de toute l’Allemagne.
98 qui allait mettre l’Europe à feu et à sang. AVEC DIRK BOGARDE, INGRID THULIN, Au fond, les nazis n’inventent rien. Pas-
h On suit abasourdi les manœuvres qui lui HELMUT BERGER, 1969. sions et perversions (jalousie, cupidité, soif
valent d’être appelé comme chancelier par En 1933, l’accession de Hitler au pouvoir de pouvoir, pédophilie) sont déjà à l’œuvre
le maréchal Hindenburg (un Peter O’Toole divise les Essenbeck, une puissante famille dans la famille. Mais en les décuplant, en
magnifique de lassitude accablée), en ne d’industriels. Bien qu’il n’aime guère le nou- y ajoutant le meurtre et l’inceste, ils font
laissant bientôt plus subsister autour de veau chancelier, dont il ne prononce jamais la démonstration terrifiante de leur supé-
lui que fascination (Goebbels, Göring) et le nom, le vieux baron Joachim est prêt à riorité absolue dans le mal. Face à eux, les
répulsion (le journaliste Fritz Gerlich, joué mettre ses aciéries au service du nouveau rares êtres restés purs comme Herbert et sa
par Matthew Modine). régime. Farouchement antinazi, son neveu femme (Charlotte Rampling, bouleversante
En privilégiant le récit historique, soit la Herbert est écarté de leur direction au pro- de fragilité) sont impitoyablement brisés. Le
stratégie de conquête du pouvoir par le fit de Konstantin, membre de la SA, puis plan final, où le visage du seul héritier survi-
Führer, le film renonce de facto à analyser les de Friedrich, amant de Sophie, la bru de vant, Martin von Essenbeck, en uniforme SS,
sources de l’idéologie nazie. Mais il éclaire à Joachim. Le maître du jeu est Aschenbach, se superpose au feu rougeoyant des aciéries,
merveille l’habileté qui permit à Hitler de un officier SS qui exploite conjointement livre la clé de l’œuvre : Aschenbach, qui a ins-
tirer parti de la crise pour faire sauter un à leurs rivalités et la faiblesse de Martin, le trumentalisé les haines des Essenbeck dans
un les verrous du pouvoir. Du putsch de la fils mal-aimé de Sophie, pour soumettre le seul but de capter leur richesse, indispen-
Brasserie à l’incendie du Reichstag, le film l’industrie familiale au pouvoir nazi. sable à l’armement du Reich, a remporté son
Visconti s’est défendu d’avoir « jamais pari. La démonstration du marxiste Visconti,
eu l’intention d’en faire un film historique ». quivoyaitdanslenazismela«dernièrephase
On lui en donne crédit lorsqu’il présente la du capitalisme mondial », est implacable.
« Nuit des longs couteaux » comme l’inter-
ruptionsanglanted’uneorgiehomosexuelle. ■L’ŒUF DU SERPENT
Mais la dimension symbolique des Damnés FILM D’INGMAR BERGMAN,
reste indissociable du contexte dont il l’a AVEC DAVID CARRADINE, LIV ULLMANN,
doté, l’un alimentant sans cesse l’autre. De HEINZ BENNENT, 1977.
l’incendie du Reichstag à l’épuration de la Le 3 novembre 1923, Abel Rosenberg
SA, la tragédie de ces Atrides sous le IIIe Reich (David Carradine), un ancien trapéziste juif
progresse, inexorable, comme la page d’his- devenu alcoolique, découvre à Berlin le
toire contemporaine qu’elle contribue à cadavre de son frère suicidé. Il entame alors
une longue errance, des cabarets louches
où travaille sa belle-sœur aux rues enténé-
brées de la ville, où il assiste impuissant à la
montée de la misère et de l’antisémitisme. Il
retrouve un ami d’enfance, Hans Vergerus, de 1923 est d’ab ord métaphysique : Le second repose sur l’utilisation qui en
médecin qui lui offre l’asile dans la clinique condamné à la déréliction, l’homme est à est faite. S’autorisant du caractère intrinsè-
où il se livre à de sinistres expériences. jamais un voyageur au bout de la nuit. quement mauvais du nazisme et du chaos
Saturé de symboles (Abel Rosenberg qu’il entraîna, les auteurs recourent à des
arrive de Philadelphie, ville de l’amour fra- ■ APOCALYPSE : HITLER procédés sciemment empruntés au cinéma
ternel, pour se retrouver dans un Berlin d’où DOCUMENTAIRE D’ISABELLE CLARKE de fiction à vocation spectaculaire. Le
toutamouradisparu),L’Œufduserpenttient ET DANIEL COSTELLE, 2011. rythme effréné du montage, la musique
autant du film d’ambiance que du film para- Appliquant à Hitler la recette qui a fait le suc- angoissante qui ponctue certaines phases
bole. L’Allemagne de la république de Wei- cès de la série, ces deux volets d’Apocalypse de la narration ou la moindre apparition de
mar, où se traîne le protagoniste, est noire, (« La menace » et « Le Führer ») retracent, Hitler accréditent ainsi l’idée que son acces-
glacée, pourrie. L’argent ne vaut plus rien et, par le seul usage d’archives filmées colo- sion au pouvoir était inévitable, à l’exact
dans la rue, des habitants en sont réduits à risées, ce que Brecht appela la « résistible rebours de la narration lorsqu’elle souligne
dépecer un cheval de leurs mains pour sur- ascension » du maître du IIIe Reich jusqu’à la (certes timidement) le poids des circons-
vivre. Mais la chair qu’ils en tirent n’est pas mort de Hindenburg en 1934. Le spectateur tances : l’impréparation du putsch de 1923,
moins rebutante que celle, triste à mourir, ne boude pas son plaisir de découvrir des la Grande Dépression, la crise de 1929 et
qui s’étale, outrageusement maquillée, dans images rarement vues, sinon inédites, desti- celle des partis traditionnels.
les cabarets, au son d’un jazz à la gaieté arti- nées à illustrer une trame événementielle Cette domination sans partage de l’image
ficielle. Les hommes sont des épaves apeu- bien connue. A nouveau, la colorisation a ainsi traitée finit par ressembler étonnam-
rées, des fantômes sans joie. En fait, des bénéficiéd’uneexcellentequalitétechnique, ment à celles que produisit en nombre la
cobayes, comme on le découvre bientôt. propre à corriger le caractère exagérément propagande totalitaire, dûment dénoncée
Le 11 novembre, Abel Rosenberg apprend vieilli de tout document en noir et blanc. par le documentaire. Le cas est flagrant dans 99
qu’une tentative de putsch menée par un Reste que le documentaire se heurte de l’utilisation finale de certains plans du h
certain Adolf Hitler a échoué. Un simple plein fouet aux écueils qui marquaient déjà Triomphe de la volonté (1934), reca-
sursis pour ce monde perdu. Car l’œuf du les précédents opus de la série. Le premier drés et colorisés comme n’importe
serpent est prêt à éclore, comme le souli- consiste à présenter les archives filmées quelles archives filmées, sans men-
gne Vergerus : « A travers sa fine membrane, comme la source historique ultime et à tion de leur origine. Comme par Leni
on distingue clairement le reptile presque leur conférer une autorité absolue. Or, ne Riefenstahl, Hitler est ainsi présenté
achevé. » La métaphore politique n’épuise serait-ce que par le choix de leur sujet et comme un dieu wagnérien, né pour
cependantpaslefilmdeBergman.L’angoisse leur cadrage, celles-ci n’offrent jamais le malheur du monde et non pour sa
inexorable qui s’empare du spectateur après qu’un reflet de la réalité, que ni le nombre félicité. L’intention est certes oppo-
avoir noyé les ombres hallucinées du Berlin ni l’assemblage ne suffisent à objectiver. sée, mais on est loin de l’histoire. 2
INCARNATIONS
Robert Carlyle campe
un Hitler tout en nerfs
dans Hitler, la naissance
du mal (page de gauche,
en bas), et David
Carradine, un ancien
trapéziste juif alcoolique
dans L’Œuf du serpent
(en haut). Ci-contre :
extrait des archives
colorisées de la série
documentaire
Apocalypse : Hitler.
IVRES L
Par Amaury Thiriet, Frédéric Valloire, Geoffroy Caillet,
Albane Piot et Jean-Louis Thiériot
Avant
Le Meurtre de Weimar
l’orage
EN COUVERTURE
de Hitler qu’il rencontre à plusieurs qui comptent, conservateur viscéralement supposée, sources de nombreuses
reprises, à la fin de Weimar, aux débuts antinazi, désespéré de la vulgarité légendes. Une exploration par le menu
du IIIe Reich. De tous les ambassadeurs et de la médiocrité d’un temps matérialiste des ressorts intimes d’un homme qui
à Berlin, il est le mieux informé. et technocratique, sans âme ni spiritualité, considérait que « l’intelligence chez la
Aussi ces souvenirs rédigés avant « emporté par la lèpre qui a frappé la terre femme n’est pas une chose essentielle ». AT
le procès de Nuremberg sont-ils du plus allemande ». Et à cause du ton virulent, Nouveau Monde éditions, 2016, 384 pages, 9 €.
haut intérêt. D’autant que ce fin apocalyptique de cet Allemand proche
connaisseur de l’Allemagne écrit vif, d’un Léon Bloy mâtiné de Dostoïevski,
précis, sans pathos. FV dont « tout l’amour va à ce pays » mais Un art de l’éternité.
Perrin, 2016, 380 pages, 24 €. qui ne lui voit qu’une seule issue, « haïr L’image et le temps
Satan afin de pouvoir, dans l’obscurité, du national-
chercher le chemin de l’amour ». FV socialisme
Perrin, « Tempus », 2017, 352 pages, 9 €. Eric Michaud
102 « Un esclave du
h surpassement » : c’est ainsi
qu’Elias Canetti qualifiait
Le Testament Aulick. Pierre Servent les entreprises et les
L’histoire est d’abord faite de la chair et de la peine des hommes. souhaits les plus profonds de Hitler.
L’historien a peine à en rendre compte. Le romancier est là pour Cela est particulièrement vrai dans l’art
prendre le relais. Pierre Servent, journaliste et spécialiste éminent affirme l’auteur de cet essai décapant.
des questions de défense, le fait magnifiquement dans Le Testament Il ne s’agit pas d’une histoire de l’art sous
Aulick. A travers l’enquête menée par un jeune professeur qui cherche la clé d’un le IIIe Reich, mais d’une réflexion sur
placard de décorations incongrues – une croix de fer de 1914 et un ordre russe sur la cohérence et l’homogénéité de l’art nazi
la même barrette –, on suit le destin de Karl, officier de tranchées en France, engagé replacé dans son époque. Sous la direction
dans les corps francs de la Baltique, témoin atterré du naufrage de l’Allemagne du Führer, homme d’Etat, dictateur
de Weimar et serviteur zélé d’un IIIe Reich dont il ne partage pourtant pas l’idéologie… artiste, cet art devait conduire de l’idée à la
Servi par une plume lumineuse qui, dans un exercice littéraire éblouissant, file forme par le travail créateur. Sa mission ?
à la perfection les métaphores militaires, ce thriller haletant est à lire absolument pour Etablir l’idéal de beauté allemande,
comprendre, à travers une destinée individuelle, le ressort fondateur du « malheur supérieure au reste de l’humanité.
allemand » des années 1920-1930 : la tragédie de la guerre et de la défaite ! J-LT Et du coup, l’incarner dans l’éternité. FV
Robert Laffont, 2016, 360 pages, 21 €. Gallimard, « Folio histoire »,
2017, 432 pages, 7,70 €.
“ L D P ”
sous la direction d’Alexis Brézet et Solenn de Royer
La chute est le meilleur révélateur de la tragédie du pouvoir, car elle découvre la vérité de
l’homme derrière le dirigeant et expose comme jamais les travers de la comédie humaine.
Le constat vaut particulièrement pour les sept premiers présidents d’une Ve République qui
conjugue imaginaire monarchique et sacralité populaire du suffrage universel. Afin d’ancrer
le propos dans l’histoire, trois chapitres auguraux sont consacrés aux fins de règne des
Républiques mourantes : celle dite des ducs enterrée avec Mac-Mahon, la IIIe naufragée avec
Albert Lebrun, la IVe sacrifiée avec dignité par René Coty.
La rédaction associe historiens renommés et grands reporters, chacun racontant les cent
derniers jours en fonction d’un président qu’il connaît à la perfection pour avoir écrit sur lui
ou l’avoir suivi dans ses fonctions. Elle découvre à la fois le personnage public et l’être intime,
sa vie quotidienne, son caractère, sa volonté de s’accrocher jusqu’au bout ou, au contraire, une
forme de résignation due à la maladie ou à la conviction de la défaite. Elle dévoile enfin le
poids de l’entourage, les coulisses des campagnes et des emblématiques passations de pouvoir.
Les bassesses y côtoient l’abnégation et parfois la grandeur.
Une grande leçon d’histoire qui en dit beaucoup sur le déclin du pouvoir et la crise politique
française, mais aussi sur la force d’incarnation de la fonction suprême et la transcendance
qu’elle confère, envers et contre tout, à ses détenteurs.
LES AUTEURS
Alexis Brézet (préface), Maxime Tandonnet (Mac-Mahon), Jean-
Christophe Buisson (Lebrun), Georges Ayache (Coty), Arnaud Teyssier
EDITIONS PERRIN / LE FIGARO (De Gaulle), Marie-Amélie Lwombard-Latune (Pompidou), Guillaume
280 pages Tabard (Giscard), Solenn de Royer (Mitterrand, Hollande), Philippe
Goulliaud (Chirac), Charles Jaigu (Sarkozy).
1 AN D’ABONNEMENT
+ Le livre “ Le deuil du pouvoir ”
49
soit plus de 35% de réduction
€
au lieu
de 71,30€
B U L L E T I N D ’ A B O N N E M E N T
A retourner sous enveloppe non affranchie à : LE FIGARO HISTOIRE - ABONNEMENTS - LIBRE RÉPONSE 73387 - 60439 NOAILLES CEDEX
Oui, je souhaite bénéficier de cette offre spéciale : 1 an d’abonnement au Figaro Histoire (6 numéros) + le livre
« Le deuil du pouvoir » au prix de 49 € au lieu de 71,30 €.
RAP17003
M. Mme Mlle
Je joins mon règlement de 49 € par chèque
Nom _____________________________________________________ bancaire à l’ordre de Société du Figaro.
Je règle par carte bancaire :
Prénom ____________________________________________________
N°
Adresse ___________________________________________________ Date de validité Signature obligatoire et date
Téléphone |___|___|___|___|___|___|___|___|___|___|
Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux abonnés et valable jusqu’au 30/06/2017 dans la limite des stocks disponibles. Expédition du livre sous 2 semaines après réception de votre règlement.
Vous pouvez acquérir séparément le livre « Le deuil du pouvoir » au prix de 17,90 € + 10 € de frais de port et chaque numéro du Figaro Histoire au prix de 8,90 €. Informatique et Libertés : en application des
articles 38, 39 et 40 de la loi Informatique et Libertés, vous disposez d’un droit d’accès, de rectification et de radiation des informations vous concernant en vous adressant à notre siège. Elles pourront être
cédées à des organismes extérieurs sauf si vous cochez la case ci-contre . Photos non contractuelles.
Société du Figaro, 14 Boulevard Haussmann 75009 Paris. SAS au capital de 16 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.
106
LE RESCAPÉ DE LA BEREZINA
L’ESPRIT DES LIEUX
EN 1894, LE FIGARO CONSACRAIT UNE SÉRIE D’ARTICLES À UN CURIEUX
CENTENAIRE : UN GROGNARD DE NAPOLÉON, RESTÉ EN RUSSIE APRÈS
LE PASSAGE DE LA BEREZINA. YVES GAUTHIER A MENÉ L’ENQUÊTE
SUR L’HISTOIRE FASCINANTE ET SEMÉE D’ÉNIGMES DE NICOLAS SAVIN.
© THOMAS GOISQUE. © CHÂTEAU DE JOSSELIN.
114
AU PAYS
DES ROHAN
LEUR NOM EST INDISSOCIABLE
DE L’HISTOIRE DE FRANCE ET DE
BRETAGNE. LES ROHAN ONT
OUVERT AU FIGARO HISTOIRE
LES PORTES DE JOSSELIN, LEUR
DEMEURE DEPUIS SIX SIÈCLES.
© JEAN-MATTHIEU GAUTIER/CIRIC POUR LE FIGARO HISTOIRE. © THE AL THANI COLLECTION 2013. TOUS DROITS RÉSERVÉS. PHOTO PRUDENCE CUMING.
126
À L’HEURE
DES ROIS DE FRANCE
RESSORTS, BALANCIERS, SONNERIES ET CARILLONS
N’ONT PAS DE SECRET POUR EUX. LES ARTISANS
DE LA MAISON ARVAUD ENTRETIENNENT AVEC UN SOIN
PASSIONNÉ UNE SOMPTUEUSE COLLECTION :
LES HORLOGES DU CHÂTEAU
DE FONTAINEBLEAU.
ET AUSSI
LA SPLENDEUR
DES MAHARAJAHS
RUBIS ET ÉMERAUDES DES
EMPEREURS MOGHOLS, ÉPÉES OU
AIGRETTES ENDIAMANTÉES DES
MAHARAJAHS… LE GRAND PALAIS
OFFRE SON ÉCRIN AUX PIÈCES
LES PLUS ÉBLOUISSANTES DE LA
HAUTE JOAILLERIE INDIENNE.
Le
rescapé de
la
Berezina
Par Yves Gauthier, photographies de Thomas Goisque
versitaire sur le sujet (Samara, 2001), la Grande, grand-mère d’Alexandre, après avoir fait serment d’allégeance
y fait ce constat : « En tenant compte l’avait fait à la fin du XVIII e siècle en à la couronne russe. En attendant des
des prisonniers non répertoriés dans associant les Allemands au peuple- statistiques plus rigoureuses qui vien-
les rapports provenant de 45 régions ment des rives de la Volga. dront un jour, il est permis d’avancer
[de Russie], nous sommes fondés à Une première disposition (septem- que ce choix fut celui d’une petite
conclure que l’effectif global des com- bre 1812) définit tout à la fois les lieux dizaine de milliers d’hommes, soit,
battants de Napoléon faits prisonniers d’exil, les modalités de convoyage, le supposément, le quart des effectifs
lors de la Grande Guerre nationale de montant des soldes en fonction des libérés. Les autres rentrèrent au pays.
1812 peut être estimé à 110 000 hom- grades, les règles de comportement. La Notons à ce propos que beaucoup de
mes dont plus de 60 000 étaient déjà deuxième disposition (janvier 1813) prisonniers, comme Savin, avaient déjà
GUERRE PATRIOTIQUE
A gauche : la Berezina,
non loin du lieu où sont
passés les soldats de la
Grande Armée en 1812.
Ci-dessous : Portrait
du tsar Alexandre Ier,
par François Gérard,
XIXe siècle (Malmaison,
musée du Château).
Empereur de Russie de
1801 à 1825, le petit-fils
de la Grande Catherine
sera le vainqueur
de Napoléon lors
de la campagne
de Russie de 1812,
appelée « guerre
patriotique »
par les Russes.
fondé des familles. Sur ce chapitre, les le prix de seulement deux vaches, on
Français ne firent pas mentir leur répu- pouvait ainsi s’offrir un Français. Il est
tation de séducteurs, comme s’en plai- vrai que la qualité de la prestation lais-
gnait un Russe anonyme dans un qua- sait souvent à désirer : Youri Arnold lui-
train humoristique (1813) : « Nous, les même disait avoir eu pour répétiteur
Russes, en cette guerre / De gloire ne un certain Grosjean, sergent de son
brillons guère : / Avons les Gaulois cap- état, qui pratiquait un français fleuri de
turés / Qui nos femmes ont captivées ! » mots graveleux et rabelaisiens.
Pour un grand nombre d’ex-prison- Plus édifiant fut le cas du capitaine
niers, et Savin fut de ceux-là, la pente Capet, précepteur du futur poète
naturelle était de pratiquer le métier de Mikhaïl Lermontov, qui eut à cœur de
professeur de français dans les familles transmettre à son élève son admiration
de l’élite sociale. « Rares étaient les mai- de Napoléon. Toute une génération
sons de la noblesse, à cette époque, qui de nobles reçut ainsi une « instruction
n’entretenaient pas de prisonnier fran- napoléonienne » influencée par
çais : avoir “son Français” devint dès des idées héritées de l’Empire,
lors la règle naturelle de toute famille notamment sur la question cru-
noble “digne de ce nom” », rapportait ciale de l’abolition du servage.
Youri Arnold, un contemporain. Après la révolution ratée des
Il faut dire que, depuis le XVIIIe siècle, décembristes de 1825 qui,
la noblesse avait l’obligation d’assurer outre une Constitution, récla-
l’instruction de ses enfants en français, maient cette abolition, Nico-
et que cela lui coûtait cher : on estimait las Ier se méfiera des anciens pri-
à 1 000 roubles le recrutement d’un sonniers restés en Russie et ordonnera
précepteur avant l’arrivée de la Grande leur surveillance. Sans doute est-ce
Armée ; après sa débandade, il n’en la raison pour laquelle Nicolas Savin
coûtait plus que… 1 rouble, en vertu de demanda à rentrer en France (1834),
la loi de l’offre et de la demande. Pour supplique néanmoins rejetée par le tsar
lui-même. Aussi continua-t-il l’exer- courtoisie, mais fermeté, des preuves que lui, j’épluchais de mon côté les
cice du préceptorat, non sans soigner écrites pour « lever tous les doutes ». archives militaires de Vincennes, les
sa réputation dans la ville de Saratov où Une démarche semblable fut entre- actes paroissiens de Rouen, les manus-
l’on disait que l’ancien hussard avait fait prise par les « criméens » (anciens com- crits de Savin miraculeusement pré-
ses humanités au collège des jésuites battants de l’armée d’Orient, 1854- servés à Saint-Pétersbourg.
de Tours, qu’il connaissait la peinture 1855) qui, de Paris, s’adressèrent direc- D’où se profila – enfin – le portrait
pour l’avoir apprise au Louvre dans les tement en russe au maître de police de touchant d’un authentique soldat de la
ateliers de David et que, pour cette rai- Saratov : « On pense ici qu’il s’agit d’un Grande Armée. Savin n’avait pas menti,
son, entre autres passions françaises vieillard ayant les papiers et documents mais brodé ; il n’avait pas 126 ans, mais
L’ESPRIT DES LIEUX
telles que l’escrime, il pouvait aussi de son père et se disant aussi vieux que seulement 102 ; n’était pas lieutenant du
enseigner les beaux-arts. son père si celui-ci était encore vivant. » 2e hussards, mais chasseur du 24e léger ;
Etourdissant parcours que celui de Peu après, ce fut le Consulat général pas noble, mais bourgeois ; disciple non
ce soldat qui avait embrassé toutes les de la France à Saint-Pétersbourg qui de David, mais d’un maître ébéniste.
guerres, tous les arts, et dont le bona- s’inquiéta de ne pas retrouver le cente- Emouvante découverte entre tant
partisme pugnace s’accordait assez naire « dans les matricules où sont d’autres : les ornements floraux dont
bien avec la Russie autocratique de consignés tous les citoyens français le vétéran illustra ses manuscrits jus-
son temps. Il est de ces destins qui domiciliés dans la circonscription qu’à ses vieux jours reproduisaient, au
semblent faits pour servir de trame à consulaire de Moscou à laquelle se détail près, les motifs des menuisiers
d’art de Normandie.
Sous la fable du grognard se cachait
PHOTOS : © THOMAS GOISQUE. © SAINT-PÉTERSBOURG, FONDS WOENSKY/EDITIONS TRANSBORÉAL. © AKG-IMAGES/ULLSTEIN BILD.
Sous la fable du grognard se cachait l’histoire l’histoire vraie d’un Normand de 19 ans,
engagé volontaire dans la Grande
vraie d’un Normand engagé volontaire. Armée. Enfant de Napoléon, il avait
grandi dans les rêves de gloire. Au lieu
112 de quoi les Russes le reléguèrent pour
h un roman. Mais les vies les plus roma- rapporte, précisément, la province de quatre-vingt-deux ans sur la Volga.
nesques sont souvent les plus mysté- Saratov ». Premières fêlures dans la Certes, Savin affabulait. Mais sa fable
rieuses, et le cas de Nicolas Savin exi- légende du vieux soldat… était napoléonienne, comme lui. Et le
geait aussi une investigation. Celle à Cent ans plus tard, à la charnière des destin, en son temps si cruel avec les
laquelle je me suis livré pour composer XXe et XXIe siècles, les doutes s’accen- forceurs de la Berezina, se montra cette
Souvenez-vous du Gelé, un grognard tuèrent. On s’étonnait de ne trouver fois bienveillant pour le dernier d’entre
prisonnier des Russes, m’a occupé trois Savin ni dans les contrôles du 2 e hus- eux. Il lui offrit la longévité, la célébrité et
années sur archives après, il est vrai, sards – qui stationnait en Espagne lors une indéfectible affection populaire. 2
plus d’un quart de siècle de furetage, de la campagne de Russie –, ni dans les
tant la curiosité me brûlait. listes des officiers prisonniers de guerre
Car les zones d’ombre ne manquaient à Saratov, ni dans les effectifs du collège
pas. Du vivant de Savin, déjà, un carré des jésuites de Tours – que Louis XV avait
d’incrédules s’était mis en mouvement fait fermer dès 1762 –, ni parmi les élèves
dans les milieux militaires et bureau- du peintre David… Il n’était nulle part. À LIRE
cratiques. Ainsi, un certain colonel de Beaucoup criaient à l’affabulation, Souvenez-
l’Empire russe nommé Freymann avait allant jusqu’à nier le passé napoléonien vous du Gelé,
pris sa plume en français pour faire part de Savin. On l’accusait d’imposture, de un grognard
à Savin du résultat des recherches dont mythomanie et même de « charlata- prisonnier
il avait chargé « un ami de France » après nisme ». Il faut bien avouer que la juste des Russes
lecture de la publication du Temps nou- rigueur des historiens les amène parfois Yves Gauthier
veau : « Malheureusement, il résulte des à dénoncer comme fausses des réalités
Transboréal
recherches faites tant à la Grande Chan- mal assises sur les documents connus.
424 pages
cellerie qu’au ministère de la Guerre que Restait donc à chercher des docu-
13,90 €
1/ vous n’êtes pas sur les matricules des ments jusqu’alors inconnus. Un histo-
chevaliers de la Légion d’honneur et 2/ il rien de Saratov, Victor Totfalushin, s’y
A paraître
n’est trouvé au ministère de la Guerre employa avec une opiniâtreté stimulée le 6 avril
aucune trace de vos services au 2e régi- par la célébration du bicentenaire de la
ment des hussards. » Puis d’exiger, avec campagne de Russie. En même temps
LA GRANDE TRAVERSÉE
Ci-dessus : monument
à la gloire de l’armée
du tsar, sur le champ
de bataille de la
Berezina. A gauche :
la Berezina à l’endroit
où fut construit l’un
des deux ponts qui
permirent aux soldats
de Napoléon de passer.
Ci-dessous, à gauche :
dessin de Nicolas Savin
reproduisant un
motif des menuisiers
d’art de Normandie
(Saint-Pétersbourg,
Bibliothèque nationale).
Il avait en effet été formé
chez un maître ébéniste
normand. Ci-dessous, à
droite : L’Armée française
vaincue traversant la
Berezina, par Wojciech
Kossak, 1896 (Berlin,
Märkisches Museum).
© DAVIDBORDES.COM © MANUEL COHEN/AURIMAGES. © CHÂTEAU DE JOSSELIN.
L IEUX DE MÉMOIRE
Par Marie-Laure Castelnau
Aupaysdes
Rohan
Eric Mension-Rigau retrace avec
passion dans son dernier livre la saga
des Rohan. Celle d’une famille au cœur
de l’histoire de la France. Et de l’un
des plus beaux châteaux de Bretagne.
BERCEAU BRETON Ci-dessus : Antoinette et Josselin de Rohan, les propriétaires 115
actuels du château de Josselin (page de gauche), dans le Morbihan. En bas : Henri de Rohan, h
anonyme, XVIIe siècle (château de Beauregard, galerie des Illustres). Gendre de Sully,
P
as un manuel d’histoire ni un il se vit accorder le titre de duc par Henri IV. Sa fille Marguerite épousa Henri de Chabot.
dictionnaire où l’on ne trouve
leur nom, pas une grande bataille
française à laquelle ils n’aient participé, Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire Bretagne et celle de Lorraine, les familles
pas une charge prestigieuse dans l’armée, contemporaine à l’université Paris- royales de France, de Navarre et d’Ecosse.
l’Eglise, la politique ou à l’Académie qu’ils Sorbonne. Fruit de longues recherches « Les Rohan associent avec persévérance
n’aient occupée. Leur longue suite d’aïeux dans les archives et de fructueuses calculs politiques, élans chevaleresques
héroïques, qui donna à la France le dernier conversations avec Josselin et Antoinette et stratégie matrimoniale pour accroître
des grands féodaux bretons du XVe siècle de Rohan, son livre est un fascinant voyage leurs possessions et leur rayonnement
(Jean II de Rohan), des ducs (dont le à travers mille ans d’histoire au cœur avec l’ambition de monter sur le trône de
premier, Henri II de Rohan), un maréchal de la France et de la Bretagne. Alternant Bretagne », explique Eric Mension-Rigau.
(le maréchal de Luxembourg), est elle- le récit historique et l’analyse sociologique, Leur rêve s’achève quand la Bretagne est
même inséparable de plusieurs rois il y déroule avec minutie l’itinéraire définitivement rattachée à la France
de France (Saint Louis, Philippe le Bel ou de la famille de ses origines à nos jours, au début du XVIe siècle. Mais ils se mettent
Charles VI), d’un connétable (Clisson), convoque ses principales figures et alors au service de la monarchie, qui
de grands commis de l’Etat (Sully, Colbert, cerne les principes qui lui ont permis leur confie des charges de premier plan.
Louvois) ou d’écrivains fameux (Brantôme, de durer : « conviction de l’excellence, La deuxième particularité est leur
Théophraste Renaudot, François de fidélité à l’enracinement breton, dévouement division en deux branches à partir
La Rochefoucauld). Par l’ancienneté de ses au service de la France ». Dans son avant- du XVIIe siècle. Unique héritière du premier
origines, l’éclat de ses alliances, la place propos, ce spécialiste de l’histoire des duc, Marguerite de Rohan épouse Henri
qu’elle occupa dans l’histoire de la Bretagne élites met en lumière les deux grandes de Chabot en 1645. Dès lors, deux familles
et de la France, la famille de Rohan est particularités qui caractérisent les Rohan. se partageront le nom : les Rohan Chabot,
l’une des plus illustres d’Europe. La première est leur ascension rapide, en issus de ce mariage, et les Rohan Rohan,
C’est l’ascension et le rayonnement Bretagne puis dans le royaume de France, qui descendent en ligne masculine d’Alain Ier
de cette lignée hors du commun que grâce à une politique patrimoniale efficace de Rohan, premier porteur du nom
retrace avec bonheur, dans Les Rohan, et de brillantes alliances avec la maison de au XIe siècle. D’une ambition sans bornes, 1
visage. On y accède depuis le village par fantaisistes et raffinés du gothique
une cour intérieure, où se découvre une flamboyant. Couronnes, macles,
longue et magnifique façade de granit, lys de France, hermines de Bretagne,
sculptée comme une dentelle de pierre. personnages, feuilles et animaux
En l’an 1008, un guerrier breton, fantasmagoriques décorent pignons,
ceux-ci feront tout pour se maintenir Guéthenoc, vicomte de Porhoët, décida lucarnes et balustrades. Avec ses trésors
au sommet de la faveur royale. Pendant d’édifier une construction en bois sur d’art qui « exaltent le souvenir des ancêtres
la Révolution, ils quitteront la France pour ce promontoire rocheux. Son fils Josselin et rappellent la puissance féodale
s’installer dans l’empire des Habsbourg donnera son prénom au château de l’illustre lignée et son passé de gloire »,
et deviendront princes autrichiens. et au village qui l’entoure. L’illustre lignée commente Josselin de Rohan, elle
L’ESPRIT DES LIEUX
Les Rohan Chabot s’enracinent des Rohan, elle, tire son nom du « petit raconte aussi une histoire. « Elle est
quant à eux à partir du XVIIIe siècle, plutôt rocher », Roc’han en breton, que forme un témoignage de la puissance et du
en Bretagne. Du second Empire à nos le village dominé par le promontoire. rayonnement de son commanditaire ».
jours, ils se sont montrés particulièrement De ce château primitif, il ne reste rien. En maints endroits, on distingue
actifs dans la vie politique. A partir du En 1168, Henri II, roi d’Angleterre, s’empare la devise des Rohan : « A plus », soit « vers
XIXe siècle, ils restent les seuls Rohan en de la place forte, alors propriété d’Eudes II davantage », « plus grande » ou « toujours
France. Leur chef actuel, Josselin de Rohan, de Porhoët, et la fait démolir au terme plus haut ». Un mystérieux « A » couronné
comte de Porhoët, prince de Léon, est d’une lutte féroce. Quelques années la surplombe : le chiffre d’Anne de Bretagne,
le quatorzième duc. Marié à Antoinette plus tard, Eudes II revient sur ses terres à la fois nièce du propriétaire du château,
Boegner, il habite une ville dont le nom et relève le château et la ville. La place forte Jean II de Rohan, et duchesse de Bretagne
est son prénom. Haut fonctionnaire de Josselin sera amenée à jouer un rôle de devenue reine de France par son mariage
pendant quinze ans, il s’est lancé très tôt premier plan dans la guerre de succession avec Charles VIII. Un événement d’une
dans la carrière politique, puisqu’il fut de Bretagne, l’un des premiers épisodes importance historique, puisqu’il constitue
maire de Josselin à 27 ans et régulièrement de la guerre de Cent Ans. le premier acte de l’union de la Bretagne
116 réélu pendant trente-cinq ans, puis Mais c’est à Olivier de Clisson, à la France. Par ce « A », Jean II de Rohan
h conseiller général et sénateur. connétable de France, qu’on doit l’édifice voulut à la fois rendre hommage à sa
A famille extraordinaire, demeure que nous connaissons aujourd’hui. souveraine et rappeler leur lien familial.
extraordinaire ! S’il est un lieu qui le Aussi riche qu’ambitieux, il ordonne Mais les rois de France n’en ont pas fini
démontre, c’est bien le grandiose château sa construction en 1370. A partir du avec les Rohan. Les guerres de Religion qui
de Josselin, dans le Morbihan, berceau château existant, il fait édifier une opposent catholiques et protestants sont
de la famille de Rohan qui l’habite depuis véritable forteresse, avec huit tours rondes une nouvelle occasion d’affaiblir la famille,
toujours. Bâti il y a mille ans, il a été à toit conique (dont quatre subsistent convertie depuis peu au protestantisme.
le théâtre de terribles affrontements, aujourd’hui), reliées par une courtine et un Propriétaire de Josselin, Henri II de Rohan,
notamment entre les ducs de Bretagne immense donjon de 26 mètres de diamètre. gendre de Sully, auquel le roi Henri IV
et les rois de France. Assiégé, détruit Après une brillante carrière militaire et
et reconstruit au fil de l’histoire, ce château politique, il s’éteint en 1407 dans cette vaste
© YANNICK LE GAL/ONLYFRANCE.FR. PHOTOS : © DAVIDBORDES.COM
La
splendeurdes
maharajahs
Au Grand Palais, une somptueuse
exposition présente la haute joaillerie
119
indienne du XVIe siècle à nos jours. H
C
e collectionneur amoureux de Tokyo en 2016, elle profite maintenant
l’art européen était de passage à des vastes espaces du Grand Palais de
Londres, à l’automne 2009. Il Paris, pour se montrer, sous les hautes
avait visité l’exposition « Maharaja : The voûtes du salon d’honneur, dans toute
Splendour of India’s Royal Courts », au son ampleur. Jusqu’au début du mois
Victoria and Albert Museum, qui resti- de juin, accompagnée de prêts de gran-
tuait les fastes des cours princières des institutions et de collections par-
indiennes de la fin de l’Empire moghol, ticulières rassemblés dans un écrin
au XVIIIe siècle, jusqu’à la disparition de magnifique et mystérieux – sols réflé-
l’Empire britannique des Indes en chissants, lumière retenue, installa-
1947 : impressionnante réunion de trô- tions suspendues et transparentes de
nes, armes, peintures de cour, photo- mailles métalliques dorées évoquant
graphies, pierres de turbans, et même l’opulence des palais indiens –, l’extra-
une Rolls-Royce. Pour sheikh Hamad ordinaire exposition s’offre à nos yeux
© VICTORIA AND ALBERT MUSEUM, LONDON.
121
H
PHOTOS : © THE AL THANI COLLECTION 2013. TOUS DROITS RÉSERVÉS. PHOTO PRUDENCE CUMING.
L’ESPRIT DES LIEUX
122
H
planète et leur combinaison, qui permet turban n’est généralement porté que
de former un microcosme, constituant par un souverain et suffit à indiquer le
le plus puissant des talismans. statut de son propriétaire. De même, le
Talismanique, la gemme pouvait être huqqa (narguilé) et le chasse-mouches
aussi dynastique, lorsqu’elle portait, étaient des emblèmes royaux. Etoffés
gravés sur ses facettes, les titres des dif- de coquillages, plumes, ivoire, perles,
férents souverains auxquels elle avait feuilles et fleurs, les bijoux accompa- épousant la pierre, en accentue ainsi
appartenu : ainsi du rubis Timur, por- gnent les rites de passage du dévot, de l’éclat et la luminosité. La taille de la
tant le nom des empereurs moghols sa naissance à sa mort. Un texte traitant gemme, jamais symétrique au
Jahangir, Shah Jahan, Alamgir et Far- de l’art de la dramaturgie et de l’esthéti- contraire de la taille occidentale, veille
rukhsiyar, ainsi que les noms du Persan que, le Natyashastra, explique ainsi alors à suivre les contours de la pierre, à
Nadir Shah et de l’Afghan Ahmad Shah comment il convient de figurer les rois en respecter la forme originelle. La
Durrani ; du spinelle d’Ulugh Beg, ins- et les divinités, en classant les parures sublimation de la matière première était
crit aux noms du Timuride Ulugh Beg, en fonction de la manière dont elles le but essentiel des joailliers comme des
du souverain safavide Shah Abbas Ier, étaient portées (passées dans un ori- lapidaires. Elle est particulièrement
des empereurs moghols Jahangir, fice, nouées, ôtées, posées…). admirable dans le travail du jade, qui,
Shah Jahan et Alamgir, et de l’Afghan Quant à la technique, au montage des avec le cristal de roche, se voit dédier
Ahmad Shah Durrani. bijoux, ils serviraient à eux seuls à iden- toute une section de l’exposition du
Au-delà des gemmes elles-mêmes, tifier la joaillerie indienne. Le kundan, Grand Palais. Mats et unis à l’état brut,
chaque forme spécifique de bijou, qu’il très souvent utilisé, est une manière de les jades moghols, taillés avec une maî-
soit ornement de tête, collier, bracelet serti clos qui permet d’éviter le recours trise extraordinaire, chatoient, et
pour le haut du bras, pour le poignet ou aux griffes, la monture de la pierre étant s’accompagnent éventuellement de
la cheville, ceinture ou bague d’orteil, façonnée à partir d’un or très pur qui, à rehauts d’or et de pierreries. Amincies
fait de lui l’insigne d’un rang, d’un statut température ambiante, effectue des à l’extrême, les parois des coupes à vins
familial, la marque d’une appartenance liaisons moléculaires avec lui-même de la collection Al-Thani semblent
à une caste, à un lieu : un ornement de tout en restant malléable. La feuille d’or, vibrer, souples, dans la lumière. Les
BRUT DE COFFRE A gauche : le diamant d’Agra, Inde,
avant 1536, retaillé vers 1880 et 1990, 28,15 carats.
Ci-dessus : ornement de turban (sarpech), Inde,
vers 1900 ; clip Cartier, Paris, 2012. Or, argent,
émeraude, diamants et perle. L’ensemble : collection
Al-Thani. Cartier fut le premier joaillier français
à se tourner vers l’Inde au début du XXe siècle.
123
H
cuillères taillées dans du jade blanc sont dynastie fondée par Babur en 1526 ; un diamants moghols, le Koh-i-Noor.
quasi transparentes au cuilleron, et leur règne dont la stabilité avait favorisé S’ensuivirent les invasions des Jat, puis
tige d’une souplesse impossible. Les l’épanouissement du mécénat et le des Rohilla en 1763 et 1788, et la cap-
manches de poignards et de dagues développement d’une cour raffinée. Le ture de l’empereur par les Marathes en
adoptent des formes complexes et raffi- faste des rituels qu’il avait adoptés, 1754. La dissolution de l’empire profita
nées, telle cette dague ayant appartenu immortalisé par le récit de l’A’in-i aux cours princières de petits Etats qui
à Shah Jahan, coiffée d’une tête juvé- Akbari, offrait un spectacle grandiose se formèrent sur les ruines mogholes
nile aux cheveux bouclés, le cou ceint aux yeux interdits des ambassadeurs et dont les souverains, les maharajahs,
d’une fraise. L’émail, technique acquise étrangers. Il fut éphémère. La mort de affirmaient leur autorité en reprenant à
par les orfèvres moghols au XVIe siècle, l’empereur Aurangzeb au début du leur compte les symboles de l’autorité
sans doute après le séjour à Goa d’une XVIIIe siècle laissa l’Inde moghole dans moghole, et notamment ses bijoux. Le
ambassade dépêchée par le souverain le chaos. Tant de richesses suscitaient couvre-chef royal évolue : le turban
en 1575-1577 avec mission d’y acqué- inévitablement les convoitises. En moghol avec sarpech et aigrette cède la
rir de « précieux savoirs », se décline 1739, profitant de la faiblesse du sou- place à une autre forme de turban,
sous plusieurs formes : les émaux trans- verain Muhammad Shah (1719-1748), retenu à l’arrière par un bandeau d’or et
parents des ateliers de Lahore, l’émail le Persan Nadir Shah soumit la ville de orné à l’avant d’une aigrette opulente
rose sur fond blanc opaque des ateliers Delhi à un pillage sans précédent, char- constellée de pierreries. Puis la cou-
de Bénarès, illustrés au Grand Palais geant quelque sept cents éléphants, dix ronne à l’européenne est adoptée.
par une paire de bracelets à fleurons, les mille chameaux et dix mille chevaux, L’implantation des compagnies com-
émaux rouge et vert transparents sur selon les chroniques du temps, des merciales européennes en Inde y infuse
fond blanc opaque de Jaipur, les émaux objets de son butin, saignant l’empire l’influence occidentale, accrue encore
verts, bleus et rose sombre du Sind. déjà exsangue, précipitant le déclin de après la défaite de Tipu Sultan devant
La somptueuse joaillerie indienne la dynastie. Parmi ses prises, le célèbre les forces britanniques en 1799 et la
s’était particulièrement développée à trône du Paon, depuis démembré, neuf soumission progressive de l’ensemble
partir du règne de l’empereur moghol autres trônes d’or et d’argent incrus- du territoire indien, jusqu’à l’avènement
Akbar (1556-1605), le plus grand de la tés de pierreries, et le plus célèbre des de l’Empire britannique des Indes en
ÉLÉGANCES A gauche : aigrette,
platine, émeraude, saphirs, diamants
et perles, création Paul Iribe, réalisation
Robert Linzeler ; émeraude : Inde,
1850-1900 ; monture : Paris, 1910.
Elle fut portée comme plaque de
corsage par l’actrice Jeanne Dirys,
l’épouse de Paul Iribe. A droite :
pendentif, or, perle, rubis, diamants,
émeraudes, saphirs, verre, émaux
colorés et laque, Inde, vers 1575-1625.
L’ensemble : collection Al-Thani.
125
H
PHOTOS : © THE AL THANI COLLECTION 2013. TOUS DROITS RÉSERVÉS. PHOTO PRUDENCE CUMING.
PHOTOS : © JEAN-MATTHIEU GAUTIER/CIRIC POUR LE FIGARO HISTOIRE.
T RÉSORS VIVANTS
Par Sophie Humann
Al’heuredes
rois de
France
Depuis plusieurs années, les artisans
de la maison Arvaud entretiennent
et restaurent les horloges et pendules
du château de Fontainebleau.
BOÎTE À MUSIQUE Stephen Boudreau (page de gauche, en haut), l’horloger de la
maison Arvaud, a passé une cinquantaine d’heures à restaurer le mouvement (ci-dessus) 127
E
lle n’avait jamais sonné depuis que de la pendule du salon du Musée chinois de Fontainebleau (page de gauche, en bas), h
Napoléon III et Eugénie désertèrent le qui abrite une savante boîte à musique et dont les statues accompagnées d’un cheval,
château en 1870. Le 21 février, la grande d’un chameau, d’un alligator et d’un lion représentent les quatre parties du monde.
pendule a retrouvé sa place sur la cheminée
du salon douillet du Musée chinois de
Fontainebleau, où l’impératrice aimait tant complexité qui date de 1803. Derrière Yohanna pense qu’une tringlerie reliait
se tenir. Elle égrène les heures et sa boîte le socle, se cache une soufflerie d’orgue. la boîte à musique à la partie horlogère
à musique chante à la demande l’un de ses Au-dessus, est accroché un rouleau équipé pour déclencher la musique au passage
airs favoris, pour le plus grand bonheur des d’un système de peignes, comme dans des heures. Elle a renoncé à en fabriquer
canapés de cuir et des tables à jeux qui ne les boîtes à musique traditionnelles. Dans une nouvelle. Trop compliqué. L’orchestre
l’avaient pas entendu depuis si longtemps… le fond, s’alignent des tuyaux de flûte s’anime donc en appuyant simplement
La belle vient de passer de longs mois et, par-dessus encore, de petites assiettes sur un bouton. Stephen Boudreau,
à Paris, dans l’atelier de la maison Arvaud, de métal alignées forment le carillon. le second horloger de la maison, a passé,
qui entretient depuis trois générations les Ce joyau des orchestres mécaniques lui, une cinquantaine d’heures sur
pendules des palais de la République. Son peut jouer jusqu’à huit airs différents ! le mouvement de la pendule, qui date
habillage, d’époque Louis XVI, allie la grâce « Il a fallu presque trois ans pour de 1790, à démonter, nettoyer, recréer des
à une certaine sobriété. Une couronne restaurer le mécanisme, entièrement ressorts, vérifier chaque dent de laiton.
de laurier, surmontée d’un cartouche grippé, raconte Yohanna Arvaud. « Si une dent est usée, précise-t-il,
enflammé d’où s’étirent les rayons du soleil, Nous avons fait appel à un spécialiste je peux en fabriquer une nouvelle avec mes
entoure le cadran. Le corps de la pendule des automates pour remettre en état les instruments de micro-mécanicien, mais
est posé sur un socle en bois peint, orné jeux d’orgue et le carillon, mais nous ne comme c’est une œuvre d’art ancienne, elle
d’une classique frise à jour. Il est gardé, en trouvions de fabricants ni pour les ressorts doit avoir le même niveau d’usure que
ses quatre coins, par quatre jeunes femmes, ni pour les chaînes cassées. Nous avons fini les autres, sinon je provoque un déséquilibre
accompagnées chacune d’un animal : lion, par dénicher du câble gainé, qui a fait office dans la pendule. De la même façon, je bleuis
chameau, alligator, cheval, symbolisant de chaîne. Quant aux ressorts, nous en l’acier des nouveaux ressorts et les pivots,
les différentes parties du monde. avons choisi d’autres, moins épais et moins jusqu’à obtenir exactement la bonne
En s’ouvrant, ce corps révèle la boîte hauts que les originaux, et nous avons dureté de métal. Le juste milieu est difficile
à musique, machinerie d’une grande comblé le vide avec de la matière… » à trouver, c’est à la fois lent et précis. Sinon, 1
HEURE POÉTIQUE Deux fois par mois, Yohanna Arvaud et Stephen
Boudreau (à gauche) vont jusqu’à Fontainebleau où ils remontent
et entretiennent les horloges du château, comme cette incroyable pendule
italienne à dix cadrans (en bas) ou cette autre (page de droite) où Homère,
aveugle, est entouré de la Muse de la poésie et de Virgile avec son cygne.
avec le retour de cette pendule si particulière Parmi les pendules les plus intéressantes
dans le salon du Musée chinois. » de la maison, celle d’Antide Janvier, datée
S’il a fallu attendre la fin du XVIIIe siècle de 1791. « Sur la carte de France du cadran,
pour que les pendules restent à demeure raconte Vincent Droguet, on pouvait
au château, savoir l’heure a toujours lire le temps réel dans chaque département.
j’ai surtout nettoyé les pièces soumises été indispensable au bon fonctionnement Louis XVI désirait l’acheter, mais il vivait
à l’oxydation. Presque toutes les pendules de de la vie quotidienne des souverains. à l’époque aux Tuileries et n’a pas pu.
Fontainebleau possèdent leur mouvement François Ier, déjà, avait fait installer Napoléon a fini par l’acquérir et la fit
d’origine, ce qui est rare. Le plus difficile, à Fontainebleau, dans le clocher de la installer dans son cabinet. Nous avions
c’est de faire fonctionner des mouvements chapelle Saint-Saturnin, une horloge renoncé à la faire fonctionner tant son
L’ESPRIT DES LIEUX
abîmés, mais qui ne sont pas tous à automates aujourd’hui disparue, où les mécanisme est compliqué. Mais nous allons
au même stade de vieillissement. » dieux de la mythologie figuraient les jours tenter une dernière fois… » Conservateurs
Les deux horlogers essaient toujours de la semaine. Dans le clocher de la chapelle et horlogers ont aussi abandonné l’idée de
de conserver le maximum de pièces de la Trinité, une autre horloge rythmait remettre en marche la pendule nommée
des horloges historiques. Mais cela également les heures. Fondue dans un « à la figure du Temps ». Les bronzes
devient difficile. L’artisan qui savait incendie, elle fut remplacée en 1812 par une frottent le cadran, et il faudrait modifier
reformer les boîtiers cabossés a pris sa petite sœur, en bronze doré et émail, signée son équilibre pour la faire fonctionner.
retraite sans être remplacé. Les émailleurs par « Lepaute, horloger de l’Empereur », Ils ont eu plus de chance avec les autres.
ont disparu. Heureusement, la maison que les horlogers de la maison Arvaud La plus originale est sans doute celle à dix
peut encore compter sur un fabricant ont restaurée avec beaucoup d’émotion. cadrans, incroyable travail tessinois de la fin
d’aiguilles, qui en a d’ailleurs recréé Avant le règne de Louis XVI, les du XVIIIe siècle, achetée par le conseiller
une pour l’horloge du Musée chinois. services du Garde-Meuble apportaient d’Etat Claude Petiet, alors en poste en
Tous les matins, Yohanna Arvaud donc chaque année des pendules et des République cisalpine (l’actuelle Lombardie),
et Stephen Boudreau sillonnent la capitale horloges dans les appartements royaux et acquise après sa mort par le Garde-
128 pour inspecter les pendules de plusieurs pour la durée du séjour des souverains, Meuble impérial pour être installée dans la
h palais de la République, dont le Quai généralement entre août et novembre. salle à manger de l’Empereur. Elle indiquait
d’Orsay, le Mobilier national, l’Elysée, Parfois, ils les louaient à des horlogers à la fois l’heure, les phases de la Lune,
la Cour de cassation, le département ou à des marchands. Savoir l’heure était la date, les saisons, les jours de la semaine,
des Objets d’art du musée du Louvre, nécessaire au respect de l’étiquette. Saint- les phases du Soleil, le signe du jour et
l’ordre des avocats. Les horloges du Simon ne disait-il pas de Louis XIV : « Avec ceux du zodiaque, les années bissextiles…
pouvoir n’ont plus de secret pour eux. un almanach et une montre, on pouvoit La plus belle est peut-être la grande
Parfois, en en démontant une, ils trouvent à trois cents lieues de lui, dire avec justesse pendule Boulle, dite « au char d’Apollon »,
des graffitis soigneusement cachés derrière ce qu’il faisoit » ? Martineau, l’horloger, qui trône dans la première salle Saint Louis.
un barillet, laissés là en signe de discrète et les deux valets de chambre horlogers
protestation contre le pouvoir en place. remontaient soigneusement chaque jour
Le père de Yohanna était ainsi tombé toutes les pendules et la montre du roi.
un jour sur les mots « Mort au roi ! ». A Versailles, lorsque la demie de huit heures
Deux jours par mois, ils prennent sonnait à la pendule d’or, sur la cheminée
la direction de Fontainebleau pour de sa chambre, le premier valet de chambre
remonter et surveiller les pendules en quartier s’approchait du lit, écartait
du château. Leur collaboration avec les rideaux et disait : « Sire, voilà l’heure. »
le palais des rois remonte à 2008. « Jusque- A la Révolution, les quelques pendules
là, précise Vincent Droguet, le directeur dont on avait équipé Fontainebleau furent
général des collections, sur les quelque vendues ou envoyées au Garde-Meuble.
deux cents pendules répertoriées, Mais dès 1804, Napoléon donnait l’ordre
nous en avions restauré une dizaine dans de remeubler le château. Des pendules
l’appartement de l’Empereur, sur notre furent achetées chez des marchands,
budget de fonctionnement. Grâce au prises dans les logements des opposants
mécénat de Rolex, nous avons pu poursuivre ou saisies parmi les biens d’émigrés.
en restaurant avec la maison Arvaud Puis, tout au long du XIXe siècle, les plus
trente et une pendules dans l’appartement grands horlogers furent mis à contribution
du Pape, le musée Napoléon Ier, les Petits pour créer des pièces originales
Appartements… La campagne se termine pour la demeure impériale et royale.
© JEAN-MATTHIEU GAUTIER/CIRIC POUR LE FIGARO HISTOIRE. © FMR/CHÂTEAU DE FONTAINEBLEAU. © CHÂTEAU DE FONTAINEBLEAU.
h
LA RÉSISTIBLE ASCENSION
D’ADOLF HITLER
Le mercredi 5 avril
De 20 h à 22 h
SIDONIE
BONNEC
ET THOMAS
HUGUES
La
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.
poésiede
l’ordre
U
n matin, Marin de Viry a décidé on se transforme en marchant, on espère
de dire, d’écrire ce qu’il s’était faire mieux, on s’y fatigue, on passe le
d’abord dissimulé à lui-même relais, on disparaît dans la lumière. (…)
avant de le dissimuler aux autres. Il fallait Le roi est le signe de cette étrangeté (…) :
L’ESPRIT DES LIEUX
8 € Actuellement disponible
,90 en kiosque et sur www.figarostore.fr
Retrouvez Le Figaro Hors-Série sur Twitter et Facebook
« Le destin croisé de deux géants : plus que jamais, nous vivons
avec eux, ou ils vivent en nous – Passionnant ! »
Jean-Pierre Elkabbach, « Bibliothèque Médicis ».
« Un essai magistral. »
Jean-Christophe Buisson, Le Figaro Magazine.
21,50 €