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AVRIL-MAI 2017 - LA RÉSISTIBLE ASCENSION D’ADOLF HITLER H NUMÉRO 31

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H
AUX SOURCES DE
MEIN KAMPF AVRIL-MAI 2017 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 31

LA RÉSISTIBLE

DE LA GRANDE GUERRE
H

ASCENSION D’ADOLF

À LA NUIT DES LONGS COUTEAUX


HITLER
LE RENONCEMENT,
C’EST MAINTENANT !

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É DITORIAL
© VICTOIRE PASTOP.
Par Michel De Jaeghere

DE L’IMPORTANCE
D’ÊTRE CONSTANT

B
enjamin Constant était entré en politique avec un opuscule au de cordons pour qu’ils se fassent les gardiens de sa Constitution. Ils
titre prémonitoire : De la force du gouvernement actuel et de la n’en avaient conservé que le caractère héréditaire de leurs pensions.
nécessité de s’y rallier. Il soutenait alors le Directoire et la forme A l’annonce de la Restauration, toutes les autorités civiles et judi-
républicaine du gouvernement. Il serait sous le Consulat membre ciaires avaient fait la queue « pour jurer haine à la nouvelle dynastie
du Tribunat avant d’être éloigné de Paris par Bonaparte pour avoir proscrite, amour à la race antique qu’elles avaient cent et cent fois
émis des réserves sur l’évolution monarchique du régime. Il se rallie- condamnée ». Passés sans états d’âme au service de Louis XVIII, les
rait en 1814 à la restauration des Bourbons. généraux se distingueraient les mois suivants. Commandant la
Le 12 mars 1815, alors que la nouvelle du débarquement de Napo- première division militaire de Paris, Maison s’était fait remettre
léon à Golfe-Juan est arrivée depuis une semaine à Paris mais que l’on 200 000 francs par le comte de Blacas, le 11 mars 1815, pour rester
croit encore qu’il a commis là une fatale erreur de jugement, et que à son poste alors que Napoléon progressait vers la capitale. Com-
les troupes royales viendront facilement à bout de l’énergumène, il mandant la maison militaire du roi, Marmont avait estimé sa fidé-
confie à ses carnets intimes : « Idée de la pairie. Si elle réussit, je consacre lité à 450 000 francs. Ney avait baisé la main du monarque en lui
et risque volontiers ma vie pour repousser le tyran. » Le 18 : « Si le Corse promettant de lui ramener le Corse dans une cage de fer (« Je ne lui
est battu, ma situation ici sera améliorée. » Le 19 mars, tandis que en demandais pas tant ! » avait commenté à mi-voix le souverain).
Louis XVIII feint encore d’organiser la résistance (il partira en réalité Il était passé à l’ennemi avec ses troupes à la réception d’une lettre
la nuit même pour Gand), Constant fait paraître, dans le Journal des où Napoléon l’appelait « mon cousin ». Bourmont avait pénétré au
débats, un article où il célèbre la Charte et compare Napoléon à Attila petit matin dans la chambre royale pour dénoncer à Louis XVIII, au
et à Gengis Khan en « plus terrible, plus odieux ». Il y promet de rester saut du lit, son camarade, avant de rallier à son tour la cause impé-
toujours fidèle à son souverain : « Je n’irai pas, misérable transfuge, me riale, puis de faire à nouveau défection à la veille de Waterloo. Le
traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme et bal- 20 mars, Gourgaud avait encore refusé de rejoindre Buonaparte
butier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. » sur la route de Fontainebleau en affirmant qu’il avait des douleurs
Le 20, il note dans son journal : « Le roi parti. Bouleversement et pol- d’estomac : il avait reçu alité l’émissaire de Napoléon. Il serait le soir
tronnerie universelle. » Dix jours plus tard, et alors qu’officiers et domes- même aux Tuileries pour accueillir l’Empereur en grand uniforme,
tiques ont changé, aux Tuileries, de livrée, pour servir, imperturbables, « gai comme un pinson ». « La trahison, avait confié Talleyrand à
le nouveau maître, il est déjà en campagne pour obtenir un poste : Alexandre Ier, est une question de date. »
« Visite (…). Espérances. (…) Indécisions sur ma nomination. Bah ! bah ! Les journalistes du Nain jaune créèrent pour l’occasion un ordre de
acceptons. La chose peut être demain. Il faut suivre ce sort s’il s’offre. » Le chevalerie : celui de la Girouette. Ses titulaires étaient dotés d’un
14 avril, il est reçu en audience privée par Napoléon, qui lui confie la ruban « de couleur fausse et changeante » auquel était accrochée une
rédaction de l’Acte additionnel à la Constitution de l’Empire. Le 20 avril, médaille frappée d’un caméléon. Lors du retour de Napoléon, son
il est nommé conseiller d’Etat. A Auguste de Staël, qui le trouve « ivre grand maître prononça rue des Quatre-Vents un discours magnifiant
d’orgueil » comme « une jeune fille de 15 ans mariée à son amant », il la « douce consolation » que c’était pour eux d’avoir conservé places
demande : « Aurais-je par hasard mal fait ? La quantité de lettres ano- et dignités en dépit du changement de gouvernement.
nymes où on me dit que je suis un misérable me fait craindre que j’aie eu « Tous se ruaient vers la servitude », avait déjà noté Tacite à propos
tort et Dieu sait pourtant que j’ai cru servir la liberté ! » des adulateurs de Tibère. A l’annonce de la mort de Louis XV, et tan-
« C’est une constante, observe Emmanuel de Waresquiel dans la dis qu’on éteignait, symboliquement, à son chevet, un cierge, on avait
formidable fresque qu’il a brossée des Cent-Jours de Louis XVIII et de entendu à Versailles un grand bruit : une clameur et un roulement
sa cour itinérante (Cent-Jours, la tentation de l’impossible, Tallandier), semblable à celui du tonnerre. C’était la cavalcade des courtisans qui
la question de la fidélité se pose toujours lorsque les occasions se présen- avaient quitté l’antichambre du roi défunt et couraient à perdre
tent d’être infidèle. » On ne saurait mieux dire. Dans la grande bouscu- haleine à la recherche du salon où s’était réfugié le Dauphin à qui il
lade offerte par le changement de dynastie, les serments reniés aus- s’agissait, désormais, de faire sa cour.
sitôt après avoir été prononcés la main sur le cœur, les abjurations Au moins l’Ancien Régime n’exposait-il qu’exceptionnellement les
successives, les protestations d’idéalisme des plus effrénés intrigants, carriéristes aux retournements de situation. On connaissait l’identité
Benjamin Constant n’est qu’un archétype, un exemple. « La classe de l’héritier du trône longtemps avant qu’il n’accède aux affaires.
supérieure ne songe qu’à se pousser, s’enrichir, se placer : tous les moyens La Révolution a changé tout cela et ouvert, pour les prébendiers du
lui sont bons pour parvenir », avait noté, à son retour d’émigration, le pouvoir, ses parasites, l’heure d’une cruelle incertitude. L’interrègne
duc de Richelieu. « Cette époque, où la franchise manque à tous, serre que marque une campagne présidentielle dont le vainqueur n’est pas
le cœur, observera de son côté Chateaubriand : chacun jetait en avant connu d’avance est pour eux une épreuve. Le modèle offert par les
une profession de foi comme une passerelle pour traverser la difficulté Cent-Jours en a fourni l’épure. « Jamais, avait alors noté Alibert, le pre-
du jour, quitte à changer de direction, la difficulté franchie. » mier médecin du roi, tant de gens médiocres ne furent à la poursuite
Les sénateurs avaient montré le chemin en votant en 1814 la des rangs, des titres, des distinctions. » Voire. La comédie n’a cessé en
déchéance de celui qui les avait couverts de prébendes et décorés réalité d’être rejouée depuis. On la donne encore.
U
EA
UV
présente
NO

Le pléonasme sonne
toujours deux fois...

‘‘ Je l’ai vu de mes propres


yeux, il est monté en haut
et s’est tu dans un
mutisme le plus total. ’’
Chassez le pléonasme,
il est partout !

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AU SOMMAIRE
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
En partenariat avec

8. Les surprises de la présidentielle Par Guillaume Perrault 64. La Nuit du second couteau Par François Kersaudy
16. La nouvelle bataille d’Alger Par Jean Sévillia 68. L’œuvre au noir Par Jean-Paul Cointet
18. La louve et la chouette Entretien avec Jean-Louis Ferrary, 76. Une jeunesse allemande Par Jean-Louis Thiériot
propos recueillis par Jean-Louis Voisin 80. L’heure bleue
22. Longue conservation Par Jean-Louis Thiériot 84. Compagnons de route Par Guillaume Payen,
24. Les passeurs de Byzance Par Frédéric Valloire illustrations de Sébastien Danguy des Déserts
25. Côté livres 94. Marche funèbre Par Albane Piot
31. La sécession des clercs Par François-Xavier Bellamy 98. Cinéma : Les démons de l’aube Par Geoffroy Caillet
32. Cinéma : Haute tension Par Geoffroy Caillet 100. Livres : Avant l’orage
33. Un bouquet de saveurs Par Jean-Robert Pitte
© BRUNO LEVESQUE/IP3. © BPK,BERLIN, DIST. RMN-GRAND PALAIS. © THOMAS GOISQUE.

L’ESPRIT DES LIEUX


EN COUVERTURE 106. Le rescapé de la Berezina Par Yves Gauthier
36. L’œuf du serpent Par Johann Chapoutot 114. Au pays des Rohan Par Marie-Laure Castelnau
44. Un caporal de Bohême Par Johann Chapoutot 118. La splendeur des maharajahs Par Albane Piot
48. La république de quat’sous Par Pierre Servent 126. A l’heure des rois de France Par Sophie Humann
54. Les 9 marches du pouvoir Par Jean-Paul Bled 130. Avant, Après Par Vincent Trémolet de Villers

Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.


Président Serge Dassault. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet.
LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Geoffroy Caillet.
Enquêtes Albane Piot. Chef de studio Françoise Grandclaude. Secrétariat de rédaction Caroline Lécharny-Maratray.
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LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0619 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro. Le Figaro Histoire
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Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire MEDIA.figaro de l’environnement.
Président-directeur général Aurore Domont. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26.
Imprimé en France par Imaye Graphic, 96, boulevard Henri-Becquerel, 53000 Laval. Mars 2017.
Imprimé en France/Printed in France. Abonnement un an (6 numéros) : 35 € TTC. Etranger, nous consulter au 01 70 37 31 70,
du lundi au vendredi, de 7 heures à 17 heures, le samedi, de 8 heures à 12 heures. Le Figaro Histoire est disponible sur iPhone et iPad.

CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE MARGUERITE DE MONICAULT, JOSÉPHINE DE VARAX, PHILIPPE MAXENCE, ÉRIC MENSION-RIGAU,
BÉATRICE COUTURIER, AMAURY THIRIET, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, MARIA VARNIER, ICONOGRAPHE, PATRICIA MOSSÉ, FABRICATION,
ET AUDREY MOREAU SAN GALLI, RELATIONS PRESSE. EN COUVERTURE. : CC&C/APOCALYPSE HITLER / BAVARIAN STATE LIBRARY MUNICH / IMAGE ARCHIVE.

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H
CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur d’histoire
ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III
et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon,
professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées
du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur
d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ;
Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ;
Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université
de Paris-IV Sorbonne; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais
des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© JOEL SAGET/AFP PHOTO.

8 DE LA PRÉSIDENTIELLE
LES SURPRISES
LES REBONDISSEMENTS QUI PONCTUENT
LA CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE NE DOIVENT PAS
FAIRE ILLUSION. ENTRE EFFONDREMENTS
SPECTACULAIRES ET PERCÉES INATTENDUES,
CE SCRUTIN EST PAR EXCELLENCE, DEPUIS
1965, CELUI DE TOUS LES COUPS DE THÉÂTRE.

18
LA LOUVE
ET LA CHOUETTE
DIRECTEUR DE LA FAMEUSE
« COLLECTION BUDÉ », JEAN-LOUIS
FERRARY PUBLIE AVEC ROME
ET LE MONDE GREC UNE ÉTUDE
MAGISTRALE SUR LE DIALOGUE
© DEAGOSTINI/LEEMAGE.

FÉCOND QUI S‘EST NOUÉ AU FIL


DES SIÈCLES ENTRE LES CITÉS
GRECQUES ET LE POUVOIR ROMAIN.
32 HAUTE TENSION
DANEMARK, MAI 1945. DES SOLDATS ALLEMANDS À PEINE SORTIS DE L’ADOLESCENCE
SONT ENVOYÉS DÉMINER LES CÔTES PIÉGÉES PAR LES LEURS PENDANT LA GUERRE.
LES OUBLIÉS FAIT REVIVRE À L’ÉCRAN LEUR HISTOIRE POIGNANTE ET IGNORÉE.
© CAMILLA HJELM/BAC FILMS. © AKG-IMAGES/QUINT & LOX.

ET AUSSI
LA NOUVELLE BATAILLE D’ALGER
LONGUE CONSERVATION
LES PASSEURS DE BYZANCE
CÔTÉ LIVRES
LA SÉCESSION DES CLERCS
UN BOUQUET DE SAVEURS
ÀL’A F F I C H E
Par Guillaume Perrault

Les
surprisesdela
présidentielle
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Les coups de théâtre qui ponctuent la campagne


présidentielle ne sont pas sans précédents. Depuis 1965,
chaque scrutin a en effet déjoué les pronostics des experts.

LE GESTE ET LA PAROLE
Ci-contre : De Gaulle

A
l’issue de la primaire de la droite en campagne à la
et du centre, en novembre dernier, télévision en 1965.
l’élection semblait jouée d’avance. Il avait négligé l’impact
8 François Fillon apparaissait comme l’indis- de la découverte
h cutable favori de la présidentielle 2017. La de ses concurrents
course à l’Elysée a pris depuis les couleurs par les Français,
d’un feuilleton à rebondissements. Les habitués jusqu’alors
coups de théâtre se succèdent, les cartes ne au monopole de
cessent d’être rebattues pour laisser la com- l’information télévisée
pétition plus ouverte que jamais. Echaudés, au profit du parti au
de nombreux commentateurs deviennent pouvoir. Page de droite :
plus prudents. Qui pourrait désormais affir- la campagne de 2017.
mer de façon catégorique ce que sera le ver-
dict des urnes le 23 avril et le 7 mai ?
La situation n’est pourtant pas sans pré- référendaires qui se sont succédé depuis d’opinion, entretiens qualitatifs et identi-
cédent. Véritable passion nationale, cha- 1958. Il ne fera même pas campagne. fication des cibles. Bongrand recrute les
que bataille pour l’Elysée a été marquée en Face à lui, François Mitterrand, qui photographes des stars pour couvrir les
réalité depuis 1965 par des retournements n’appartient ni à la SFIO ni au Parti radical, meetings de Lecanuet. L’homme se pré-
spectaculaires. Beaucoup ont démenti les réussit pourtant à s’imposer comme le can- sente à la télévision. « Je suis né à Rouen
pronostics d’une partie des turfistes. L’his- didatunique delagauche–PCFcompris.En d’une famille de souche terrienne, normande
toire de la présidentielle est celle des sur- campagne, le député de la Nièvre mêle les et bretonne », raconte le candidat MRP. Il a
prises que réserve le suffrage universel. vocabulaires républicain, socialiste et, par- « deux filles, l’une de 20 ans, l’autre de 17, et
© AFP/ARCHIVES. © BRUNO LEVESQUE/IP3.

fois, catholique. L’homme s’exprime dans un jeune fils de 13 ans ».


1965 : DE GAULLE un français soutenu. Le maintien est irrépro- Jean-Louis Tixier-Vignancour rassem-
EN BALLOTTAGE chable, le geste maîtrisé, la diction soignée. Il ble quant à lui les anciens partisans de
La première élection présidentielle au suf- promet le quinquennat « pour ne pas céder l’Algérie française qui s’estiment trahis par
frage universel direct de la Ve République à la tentation du pouvoir personnel ». l’homme du 13 mai 1958.
a lieu en décembre 1965. De Gaulle, qui en Le candidat centriste, Jean Lecanuet, De Gaulle ne se déclare qu’un mois avant
a eu l’initiative et qui l’a imposée à sa pro- s’adjoint de son côté le conseiller en com- le premier tour. Il affirme que, s’il n’est pas
pre majorité lors du référendum de 1962, munication Michel Bongrand, qui a étudié réélu, la Ve République « s’écroulera aus-
ne doute pas qu’il sera plébiscité, comme la campagne de Kennedy en 1960. Il recourt sitôt et la France devra subir, mais cette
il l’a été lors de toutes les consultations aux techniques liées à la publicité : sondages fois sans recours possible, une confusion
de l’Etat plus désastreuse encore que celle Le 19 décembre 1965, De Gaulle, confronté
© KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO. © JOURS DE FRANCE/GROUPE FIGARO/03.10.1963. © FONDATION GILLES CARON/GAMMA-RAP.

qu’elle connut autrefois ». à Mitterrand, est réélu avec 55,2 %.


Or, il a sous-estimé la curiosité que sus-
citent chez les Français les interventions 1969 : LA GAUCHE ÉLIMINÉE
télévisées des autres candidats, quasiment AU PREMIER TOUR
interdits d’antenne à l’ORTF depuis 1958. La démission de De Gaulle, après l’échec
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Au premier tour, le 5 décembre 1965, il du référendum du 27 avril 1969, provoque


n’obtient que 44,6 %. Ce résultat est perçu une élection présidentielle précipitée.
comme une gifle. Les journaux titrent : L’onde de choc de mai 1968 se fait encore (Monsieur X), n’est guère charismatique,
« De Gaulle en ballottage. » Mitterrand sentir. A droite, Georges Pompidou, dont Mendès France jouit d’un grand prestige
recueille 31,7 %, Lecanuet 15,5 % et Tixier- la stature et la solidité ont apparu aux yeux à gauche. Les deux hommes forment un
Vignancour, dont la mauvaise campagne a de tous pendant la crise de mai, s’impose « ticket » et font campagne ensemble.
fait fuir une partie des sympathisants au comme le candidat naturel des gaullistes. Malmené par l’extrême gauche depuis
profit du candidat centriste, 5,2 %. « Les gens veulent pouvoir travailler en paix, mai 1968, le PCF veut montrer sa force. Il
D’abord ébranlé, De Gaulle se reprend et prendre leurs vacances tranquillement, et, à choisit pour porter ses couleurs Jacques
descend de son Olympe. Dans un entretien la rentrée, ne pas se demander ce qui va se Duclos, l’un des dirigeants du parti qu’Eugen
télédiffusé, il répond aux (respectueuses) passer », explique-t-il. Fried, envoyé spécial du Komintern en
questions de Michel Droit, alors directeur Le président du Sénat, Alain Poher, est à France, avait sélectionnés et promus dans
du Figaro littéraire. A la surprise de beau- l’Elysée : il assure l’intérim depuis le départ les années 1930 pour leur dévotion sans
coup, De Gaulle se montre détendu et précipité du fondateur de la Ve République. faille à Staline. Fort de son accent du Sud-
gouailleur. A l’avant-veille du second tour, il Lancée au nom du centre, sa candidature Ouest et de son aspect débonnaire, Duclos
s’adresse aux Français : « Me voici, tel que je recueille l’intérêt. Elle paraît susceptible de s’emploie à conserver l’électorat commu-
suis. Je ne dis pas que je sois parfait et que je permettre de tourner la page du gaullisme, niste, malgré la concurrence que le parti
n’aie pas mon âge. Je ne prétends nullement conformément à l’un des slogans de mai : subit sur sa gauche. Selon le candidat de la
10 tout savoir, ni tout pouvoir. Je sais, mieux que « Dix ans, ça suffit ! » Ligue communiste, le trotskiste Alain Kri-
h qui que ce soit, qu’il faudra que j’aie des suc- Il caracole bientôt dans les sondages. vine, « Che Guevara et la révolution cubaine
cesseurs et que la nation les choisisse pour A gauche, Mitterrand, affaibli pour avoir ont retrouvé le véritable internationalisme de
qu’ils suivent la même ligne. Mais, avec le peu- paru vouloir forcer De Gaulle à la démis- Lénine ». Candidat du PSU, orateur talen-
ple français, il m’a été donné, par l’Histoire, de sion sous la pression de l’émeute en mai tueux et peu avare de gestes, Michel Rocard,
réussir certaines entreprises. Avec le peuple 1968, doit passer son tour. Gaston Def- fustige « le patronat capitaliste » et se pro-
français, je suis actuellement à l’œuvre pour ferre, maire SFIO de Marseille et hostile à pose de « mettre en cause précisément la
nous assurer le progrès, l’indépendance et la tout accord avec le PCF, brigue l’Elysée. Il nature même de ce pouvoir capitaliste ».
paix(…).Françaises,Français!Voilàpourquoi s’engage à nommer Pierre Mendès France Au premier tour, le 1er juin 1969, c’est la
je suis prêt à assumer de nouveau la charge la Premier ministre s’il est élu. Si Defferre, qui stupeur : Defferre-Mendès France, le tan-
plus élevée, c’est-à-dire le plus grand devoir. » avait tenté en vain de se présenter en 1965 dem de la gauche modérée, subit de plein
fouet le durcissement de l’opinion de gau-
che et écope d’un humiliant 5 %. Duclos
obtient 21,2 % et écrase Krivine (1 %) et
Rocard (3,6 %). Pour autant, le candidat du
PCF ne peut accéder au second tour. Face à
Pompidou, qui caracole en tête (44,4 %),
Poher atteint 23,3 % et accède à la finale.

DROIT DANS LES YEUX Ci-contre :


entretien de De Gaulle avec Michel Droit
pour le second tour de la présidentielle
de 1965. En haut : campagne de L’Express
en faveur de Monsieur X, la même année.
Il s’agissait de Gaston Defferre qui ne pourra
même pas être candidat. En ticket avec
Pierre Mendès France en 1969, il obtiendra 5 %
des voix, privant la gauche du second tour.
LES CONQUÉRANTS
Ci-contre : Georges Pompidou entre André
Malraux et Jacques Chaban-Delmas. En 1974,
l’intervention de l’écrivain, alors ministre
de la Culture, en faveur du zélateur de la
« nouvelle société » portera le coup de grâce
à sa candidature. L’élection de Giscard
privera le parti gaulliste de l’Elysée.

Laguiller. Mitterrand est candidat unique


des grands partis de gauche. A droite,
l’ancien Premier ministre du président
défunt, écarté en 1972, Jacques Chaban-
Delmas, se déclare à peine les obsèques de
Pompidou achevées (4 avril). Sa précipita-
tion déplaît : un jour de deuil national et une
messe solennelle à Notre-Dame sont pré-
vus le surlendemain. Ministre des Finances,
Valéry Giscard d’Estaing exploite le faux
pas de Chaban et garde le silence jusqu’au
8 avril. « Je voudrais regarder la France au
fonddesyeux,luidiremonmessageetécouter
le sien », déclare alors Giscard, âgé de 48 ans.
S’inspirant de Kennedy, le candidat libéral
pose sur une affiche avec sa fille Jacinte,
14 ans. Il accepte que Raymond Depardon
le suive en campagne caméra au poing. Son
Duclos les qualifie de « bonnet blanc et 1974 : L’EFFONDREMENT slogan : « Le changement sans le risque. »
blanc bonnet », ce qui revient à donner un DE JACQUES CHABAN-DELMAS Bien que soutenu par le parti gaulliste,
coup de pouce à Pompidou. « Etre le prési- Georges Pompidou meurt le 2 avril 1974. Chaban est bientôt devancé par Giscard
dent de tous les Français ne veut pas dire se Son décès plonge les Français dans la stu- dans les sondages. Le 13 avril, c’est le coup
mettre au carrefour de toutes nos faibles- peur et l’inquiétude. Une nouvelle prési- de grâce : Chirac, ministre de l’Intérieur, 11
ses », lance le candidat de la droite aux élec- dentielle anticipée est organisée. La campa- rend public « l’appel des 43 » – 4 ministres h
teurs que tenterait un président centriste. gne voit l’apparition d’une kyrielle de petits et secrétaires d’Etat gaullistes, 33 députés
Au second tour, le 15 juin 1969, Pompidou candidats, tels Jean-Marie Le Pen, l’écolo- gaullistes, 2 libéraux et 4 centristes – pour
triomphe (58,2 %) face à Poher (41,8 %). giste René Dumont ou la trotskiste Arlette une candidature unique de la majorité : ce

Le Deuil du pouvoir. Les cent derniers jours à l’Elysée De Gaulle part sur l’échec d’un référendum dont nul n’a compris
Alexis Brézet et Solenn de Royer (dir.) la question. Giscard met en scène sa propre incompréhension
Il est dans la nature des choses qu’un roi ne passe la main qu’avec devant l’ingratitude des électeurs. Mitterrand organise en
son dernier souffle, à moins qu’il ne soit renversé par l’émeute. artiste une longue cérémonie des adieux. Les fastes du pouvoir
Rien là qui soit jamais bien gai. Les fins de règne de nos présidents dissimulent avec peine la montée de la corruption, l’impuissance
de la République devraient, en toute logique, être plus sereins. publique, le règne des partis et la confrontation cynique des ego.
Ils pourraient prendre, à l’anglo-saxonne, les couleurs d’un passage « Dans ces terribles leçons de ténèbres, écrit pourtant Alexis Brézet,
de témoin – discours, pot de départ – entre cadres dirigeants. une lumière, malgré tout : l’accumulation des petitesses rehausse
En France, il n’en est rien et les derniers jours de nos chefs le personnage central en l’obligeant – parfois – à se hisser à la
d’Etat ont conservé, depuis la démission de Mac Mahon, hauteur de son destin. La malédiction des derniers jours
quelque chose de pathétique, de poignant. Dans un fait advenir l’homme d’Etat en même temps qu’elle l’enterre.
recueil d’essais où le rythme du récit le dispute à la En la personne du président de la République s’actualise
justesse de l’observation, l’équipe de journalistes et alors la théorie des deux corps du roi : tandis que son corps
d’historiens réunis ici par Alexis Brézet et Solenn de Royer spirituel – la présidence – va passer en d’autres mains,
fait revivre avec bonheur la richesse de ces derniers son corps physique, soudain débarrassé des oripeaux
moments. Ceux d’Albert Lebrun et de René Coty mettent de la puissance, acquiert une majesté qu’on n’attendait
en scène des présidents devenus fossoyeurs de leur plus. » Comme si le pouvoir n’était « jamais mieux
propre régime. Ceux des présidents de la Ve République incarné qu’au moment où il s’échappe, ni si populaire
dessinent en creux l’histoire d’une lente décadence que quand il n’est plus ». MDeJ
d’un pouvoir réduit peu à peu à ses seules apparences. Perrin/Le Figaro, 320 pages, 17,90 €.
LES DIAMANTS SONT ÉTERNELS
Le 10 mai 1981, à 20 heures, s’affiche sur
les écrans de télévision le portrait de François
Mitterrand (ci-contre, en bas). La gauche
accède à l’Elysée à l’issue d’un second tour
qui a vu le parti gaulliste mener une sourde
campagne contre le président sortant,
les équipes de Charles Pasqua placardant,
par exemple, des diamants sur ses affiches
(ci-contre, en haut) pour faire écho à ceux
que lui avait offerts « l’empereur Bokassa ».
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

qui revient à torpiller Chaban, d’abord au


profit de Pierre Messmer (qui se dérobera),
finalement à celui de Giscard. Accouru à la
rescousse de Chaban, André Malraux fait
une intervention incompréhensible à ses
côtés. L’effet est désastreux. Au premier
tour, le 5 mai 1974, Mitterrand arrive en tête
avec 43,2 %. Giscard est loin derrière avec
32,6 %, mais Chaban (15,1 %) est éliminé.
Le 10 mai 1974, vingt-cinq millions de
téléspectateurs assistent au premier duel
télévisé de l’entre-deux-tours. Accusé par
Mitterrand de défendre les privilégiés,
Giscard réplique : « Je trouve toujours cho-
quant et blessant de s’arroger le monopole
du cœur. Vous n’avez pas, monsieur Mit-
terrand, le monopole du cœur, vous ne l’avez
12 pas (…). Et ne parlez pas aux Français de
h cette façon si blessante pour les autres. »
Au second tour, le 19 mai 1974, la partici-
pation dépasse 87 %, soit le record de la
Histoires de l’Elysée. François d’Orcival Ve République. Giscard est élu de justesse
C’est aux yeux des Français le plus illustre des lieux de pouvoir en même temps avec 50,8 % des suffrages contre 49,1 %.
qu’un palais mal aimé. Bâti sous la Régence, il est associé, depuis 1848, à la fonction
de président de la République. Là, Louis Napoléon Bonaparte prépara le coup 1981 : L’ALTERNANCE
d’Etat du 2 décembre, Félix Faure perdit sa connaissance et Albert Lebrun sa dignité. Début 1981, les sondages placent Giscard
Ancien directeur de Valeurs actuelles, chroniqueur au Figaro Magazine, membre en position de force pour sa réélection.

© KEYSTONE-FRANCE. © DOCUMENT INA. © GEORGES MERILLON/GAMMA.


de l’Institut, François d’Orcival ne s’est pas contenté d’évoquer Depuis la rupture du programme commun
dans ce livre, désormais devenu un classique, les épisodes fondateurs (1977), le PCF est en conflit ouvert avec le
de notre République. Croisant avec un sens virtuose du récit la grande PS. La droite a gagné les élections législati-
et la petite histoire, il nous offre au fil d’un livre fourmillant d’anecdotes ves en 1978. Georges Marchais porte les
une histoire politique de la France qui prend une couleur nouvelle couleurs du PCF face à Mitterrand, qui s’est
du seul fait de l’originalité du point de vue adopté. L’évocation du goût imposé face à Michel Rocard. Marchais
exquis de la marquise de Pompadour fait sa place à celle des crises réclame « l’arrêt de l’immigration ». Attaqué
de nerfs de Valérie Trierweiler. L’ombre tragique du duc d’Enghien croise par le PS et l’extrême gauche, il répond :
celle de François de Grossouvre. On assiste au départ de Napoléon « Quelle idée lamentable se font ces gens-là
pour Rochefort et Sainte-Hélène et aux fêtes mémorables de son des travailleurs : bornés, incultes, racistes,
neveu, le prince président. On y revit le naufrage de la IIIe République alcooliques, brutaux, voilà comment seraient
et la fuite hébétée du général De Gaulle devant l’émeute de mai 1968. les ouvriers et les ouvrières ! » Mitterrand,
Jamais la réflexion sur le sens des événements n’est cependant prise pour sa part, résume son programme en
en défaut. Se dessinent en creux la transformation du pouvoir en un jeu 110 propositions. Mais son affiche rompt
d’apparences et la sourde montée d’une inquiétante absence, spectaculairement avec l’imagerie révolu-
sans qu’on sache s’il s’agit de celle d’un chef ou de celle d’un Etat. MDeJ tionnaire : elle montre avec, sur sa droite, un
Perrin, « Tempus », 608 pages, 11 €. A lire aussi de François d’Orcival : village et, à côté de sa tête, une église et un
L’Elysée sous l’occupation, Perrin, « Tempus », 450 pages, 9 €. clocher au-dessus de l’horizon. Son slogan :
« La force tranquille. »
LE PEN ARBITRE
Ci-contre : Jean-Marie
Le Pen en meeting
à Marseille, au stade
Vélodrome, lors de
la campagne de 1988.
Le Front national s’y
impose comme force
politique au terme d’un
septennat marqué par la
montée de l’immigration
et l’impuissance
du gouvernement
de cohabitation
de Jacques Chirac.

A droite, Jacques Chirac, ancien Premier à la tête du gouvernement, aux mesures Ministre du Budget, Nicolas Sarkozy évo-
ministre de Giscard, entre en lice contre le phares du programme qui lui avait permis que le « beau symbole » que représente-
président sortant. « Le collectivisme sournois de gagner, en 1986, les élections législatives, rait une élection dès le premier tour. Le
s’est développé depuis sept ans », peste le le président se présente en père de la nation. maire de Paris se retrouve presque seul.
président du RPR. Michel Debré, qui accuse Iladoptepourslogan«LaFranceunie».Son Ses fidèles le délaissent. Chirac, pourtant,
Chirac d’avoir lui-même « trahi le gaul- affiche, « génération Mitterrand », repré- est convaincu que Balladur sera incapable
lisme », descend aussi dans l’arène, de même sente un bébé qui regarde avec confiance de faire une vraie campagne. Le 4 novem-
que Marie-France Garaud, qui concentre ses un homme d’âge mûr et saisit sa main. A bre 1994, il annonce sa candidature dans
coups sur Giscard. Au premier tour, celui-ci droite, Jacques Chirac, Premier ministre, La Voix du Nord le jour de sa visite à Lille,
(28,3 %) devance certes Mitterrand (25,8 %). doit affronter Raymond Barre (UDF) et ville natale de De Gaulle. Son thème de
Chirac (18 %) est éliminé et le score de Mar- Jean-Marie Le Pen (Front national). Au soir campagne : réduire « la fracture sociale ». Il 13
chais (15,3 %) est perçu comme une défaite du premier tour, Le Pen atteint 14,3 % des est soutenu par Philippe Séguin. Alain h
cinglante.Maislacampagnedepremiertour voix soit 4 376 000 suffrages alors qu’il Juppé le rejoint après quelques hésita-
a laissé des traces, et nombre de chiraquiens n’avait même pas pu obtenir les cinq cents tions. Madelin lui apporte une « caution »
refusent de se rallier au chantre du libéra- parrainages nécessaires pour se présenter libérale. En janvier 1995, Balladur se
lisme avancé. Les équipes du gaulliste Char- sept ans plus tôt. Chirac (19,9 %) devance déclare dans son bureau de Premier minis-
les Pasqua font discrètement campagne certes Barre (16,5 %), longtemps favori, mais tre, à Matignon. Mais sa campagne est tor-
contre le président sortant. Lors du débat Mitterrand domine ses adversaires (34,1 %). pillée par le déclenchement de l’obscure
télévisé de l’entre-deux-tours, Giscard se Les deux candidats communistes, André affaire Schuller-Maréchal, qui met en évi-
montre moins brillant et moins convain- Lajoinie et Pierre Juquin, recueillent 6,7 % et dence des écoutes illégales mises en place
cant que sept ans plus tôt. Le 10 mai 1981, les 2 %. L’écologiste Antoine Waechter atteint à l’initiative du ministre de l’Intérieur,
Français se pressent autour des radios et des 3,7 %. L’entre-deux-tours voit Chirac empê- Charles Pasqua, dans le cadre d’une ten-
postes de télévision. A 20 heures, le portrait tré dans la contradiction née de la nécessité tative d’extorsion de fonds. Fin février,
de Mitterrand sur fond tricolore se des- de rallier les voix du Front national (à quoi Chirac déboule en tête dans les sondages.
sine lentement sur les écrans. Il l’emporte s’emploie Charles Pasqua en trouvant des Balladur fustige « une accumulation de
(51,7 %) face à Giscard (48,2 %). La gauche « valeurs communes » aux deux électorats), promesses contradictoires et démagogi-
exulte, la droite est effondrée : pour la pre- tout en s’engageant, comme l’y a invité Ray- ques ». Dans les derniers jours, Balladur
mière fois depuis l’institution de la Ve Répu- mond Barre, à lutter fermement contre lui. comble une partie de son retard. Trop
blique, la majorité formée par la droite, le C’est une impasse. François Mitterrand est tard : le 23 avril 1995, Chirac obtient 20,8 %
centreetlesgaullistesestécartéedupouvoir. réélu dans un fauteuil (54,02 %) face au pré- et Balladur 18,5 %. Le socialiste Lionel Jos-
sident du RPR (45,98 %). pin arrive en tête (23,3 %). Le Pen se main-
1988 : LA PERCÉE tient à un niveau élevé (15 %). Aucun autre
DE JEAN-MARIE LE PEN 1995 : LA DÉBÂCLE candidat n’obtient un score à deux chif-
A la fois chef de l’Etat et chef de l’opposi- D’ÉDOUARD BALLADUR fres. Le soir de sa défaite, avec une parfaite
tion pendant la première cohabitation A l’automne 1994, Jacques Chirac passe dignité, Balladur appelle sans barguigner
(1986-1988), Mitterrand se déclare candi- pour un homme fini aux yeux du micro- à voter pour Chirac. Aux militants qui sif-
dat à sa réélection le 22 mars 1988. A 72 ans, cosme parisien. Edouard Balladur, Pre- flent son rival, il lance : « Je vous demande
exploitant les déceptions nées des deux mier ministre et candidat presque déclaré de vous arrêter ! » Le 7 mai 1995, Chirac est
années qui ont vu Jacques Chirac renoncer, à l’Elysée, est au zénith des sondages. élu avec 52,6 % face à Jospin (47,3 %).
LA NUIT DU FOUQUET’S Ci-dessus : rassemblement place de la Concorde à l’occasion
de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007. Conseillé par Patrick Buisson, le candidat
2002 : JEAN-MARIE LE PEN de la droite avait réussi à siphonner les voix de Jean-Marie Le Pen, alors que celui-ci avait
AU SECOND TOUR éliminé, cinq ans plus tôt, Lionel Jospin et le Parti socialiste du second tour (en bas).
14 Pour expliquer la présence de Jean-Marie
h Le Pen au second tour de 2002, on invoque
souvent la multiplication des candidats à de l’écologie Corinne Lepage, et le centriste même sabordé sa majorité en prononçant,
gauche (Jean-Pierre Chevènement, Chris- François Bayrou. Jean-Marie Le Pen lui- en 1997, la dissolution de l’Assemblée natio-
tiane Taubira et Noël Mamère) lors de cette même, affaibli par la scission du FN en 1998, nale, ouvrant la voie à une nouvelle cohabi-
présidentielle. En réalité, tous les candidats était confronté à la candidature de Bruno tation qui l’a réduit à la condition de roi fai-
importants devaient pareillement faire face Mégret. L’inquiétude des classes populaires néant) et à la multiplication des « affaires »,
à des concurrents. Jacques Chirac avait face (qui abandonnent alors la gauche) face à la ontenréalitéjoué unrôlebienplusdétermi-
à lui le libéral Alain Madelin, la catholique montée de l’immigration, et la déception nant dans la montée du FN. Le 21 avril 2002,
Christine Boutin et le chasseur Jean Saint- de l’électorat de droite face à l’échec cuisant Chirac n’obtient que 19,8 % (son score pres-
Josse, sans compter son ancienne ministre du septennat de Jacques Chirac (qui a lui- que inchangé depuis 1981 !), Le Pen 16,8 %,
et Jospin 16,1 %. Les deux candidats issus du
FN ont totalisé 19,1 %. Au second tour, et au
terme d’une extraordinaire mobilisation sur
le thème de l’antifascisme (« Votez escroc,
© FRANCESCO ACERBIS/SIGNATURES. © DANIEL SIMON/GAMMA.

pas facho ! »), Chirac est réélu avec 82,21 %


des voix face à Le Pen (17,79 %).

2007 ET 2012 : MORT ET RÉSURRECTION


DU FRONT NATIONAL
La personne de Nicolas Sarkozy a marqué
les deux dernières présidentielles. En 2007,
le candidat UMP, favori des sondages,
domine de bout en bout l’élection. Minis-
tre de l’Intérieur de Jacques Chirac, de 2002
à 2004 et de 2005 à 2007, il y a imposé une
image d’intransigeance à l’égard de l’insé-
curité. Conseillé par Patrick Buisson, il fait
désormais campagne sur le thème de
l’identité française menacée, s’engageant
à créer un « ministère de l’Immigration et L’Esprit de la Ve République.
de l’Identité nationale ». Les résultats sont L’histoire, le régime, le système. Philippe Raynaud
au rendez-vous : au premier tour, Nicolas Professeur agrégé de sciences politiques à l’université Panthéon-
Sarkozy siphonne les voix du Front natio- Assas (Paris-II) et auteur notamment de Trois révolutions de la liberté :
nal pour atteindre 31,1 % des voix, tandis Angleterre, Etats-Unis, France (2009) et La Politesse des Lumières (2013),
que Jean-Marie Le Pen s’effondre à 10,4 %. Philippe Raynaud connaît son affaire. Maniant alternativement le récit
La remarquable percée de François Bayrou et l’analyse, il brosse ici un tableau complet de l’histoire et des ressorts
(18,5 %) est demeurée insuffisante pour de la Ve République, passée en soixante ans du statut de régime improbable
accéder à la finale qui oppose Ségolène à grand ordonnateur de la vie politique française. Particulièrement
Royal (25,8 %) au candidat UMP. Au second complète, sa synthèse n’omet rien de ses étapes, de ses succès et de ses
tour, Sarkozy obtient une victoire sans métamorphoses (notamment les plus récentes, de « l’hyperprésident »
appel (53,06 %). Mais à l’infléchissement du au « président normal »). Et bien sûr de son évident essoufflement, lié
discours, ne correspond aucun réel inflé- à l’épuisement du système partisan né dans les années 1980, et aux pertes
chissement de l’action. Une fois élu, Sarkozy de souveraineté concédées à l’Union européenne. Si le diagnostic est
joue au contraire l’ouverture à gauche, fait clairement posé, on regrette que les pistes envisagées par l’auteur pour une
adopter par le Parlement le traité euro- « réforme intégrale d’envergure » soient finalement assez timides, à l’aune
péen, à peine modifié, qui a été rejeté par de la crise politique qui se profile derrière la présidentielle de 2017. GC
les Français par référendum en 2005, et ne Perrin, 286 pages, 19,90 €.
met en œuvre aucune politique de régula-
tion de l’immigration. Cinq ans plus tard,
en 2012, la déception éprouvée par ses
électeurs se manifeste. Au premier tour, le
22 avril 2012, le président sortant obtient
un score élevé (27,1 %), mais se trouve 15
devancé par François Hollande (28,6 %), h
et le FN, désormais représenté par Marine
Le Pen, retrouve son score de 2002 (17,9 %).
Les reports de voix entre la droite et le Front
national sont toujours aussi problémati-
ques. Au second tour, Hollande (51,64 %)
l’emporte face à Sarkozy (48,36 %).
En ce printemps 2017, les dés roulent de
nouveau.2

Grand reporter au Figaro, Guillaume Perrault Les Parias de la République. Maxime Tandonnet
est maître de conférences à Sciences Po Paris, S’il revisite l’histoire, c’est au fond notre époque que cherche à éclairer
où il enseigne les institutions politiques. Maxime Tandonnet dans ce nouveau livre consacré aux parias de la
République. Dans un système où règne l’opinion, les sommets tutoient
sans cesse la dégringolade. Un paria, c’est justement celui qui a franchi
À LIRE une marche de trop et qui a été emporté dans le gouffre de la relégation.
Au vu du titre, on s’attend à y voir traiter du maréchal Pétain ou de
Les Présidents Jean-Marie Le Pen. L’auteur a préféré resserrer son sujet sur huit portraits
de la République qui, d’Albert de Broglie à Edith Cresson en passant par Joseph Caillaux
pour les nuls Alexandre Millerand, André Tardieu, Jules Moch, Georges Bidault
Arnaud Folch et ou Michel Poniatowski, illustrent cette passion de l’Etat transformée
Guillaume Perrault en déchéance. Ici, pas d’homme providentiel ou de sauveur, mais
First de simples politiques. Nous voguons entre la théorie du bouc émissaire
« Pour les nuls » de René Girard et les affres du politiquement correct. Avec cette
question entêtante : les hommes d’Etat ont-ils définitivement disparu ? PM
432 pages
Perrin, 430 pages, 23,90 €.
22,90 €
H ISTORIQUEMENT INCORRECT
Par Jean Sévillia

LA NOUVELLE
BATAILLE D’ALGER
En qualifiant la colonisation française
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© BALTEL/SIPA.

en Algérie de « crime contre l’humanité »


et de « barbarie », Emmanuel Macron
a jugé de façon péremptoire cent trente
Q
ui aurait pu prévoir, plus d’un demi-
siècle après la décolonisation, que
ce pan de l’histoire de France s’invi- années d’administration française
terait dans la campagne présiden-
tielle de 2017, qui plus est à la suite de propos d’où est né l’Etat algérien.
d’un candidat né quinze ans après l’indépen-
dance de l’Algérie ? Le 14 février, en visite à Alger, Emmanuel Macron l’humanité » (Macron version 2) ou des « crimes contre l’humain »
déclarait devant les caméras de la chaîne privée Echourouk News : (Macron version 3) ? Observons que, ce disant, l’ancien ministre de
« La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime, c’est François Hollande insulte les grands ancêtres de sa famille politique,
un crime contre l’humanité. C’est une vraie barbarie et ça fait partie de cette gauche républicaine du XIXe siècle qui, à l’instar de Gambetta,
ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos a porté le projet colonial. Rappelons l’intervention devant la Cham-
excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis bre des députés, le 28 juillet 1885, de Jules Ferry, le père de l’école gra-
ces gestes. » Dès que cette déclaration était connue en France, les tuite, laïque et obligatoire, vantant « le devoir » des « races supérieu-
16 commentaires indignés se multipliaient, attisés par les réseaux res » de « civiliser les races inférieures ». Jusqu’à Léon Blum qui saluait
h sociaux. Le surlendemain, recevant une équipe du Figaro, Emmanuel lui aussi à la Chambre, le 9 juillet 1925, « le droit et même le devoir des
Macron maintenait son propos en l’assortissant d’une nuance : « Je races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au
ne veux pas faire d’anachronisme ni évidemment comparer cela avec même degré de culture », une certaine tradition de gauche se reven-
l’unicité de la Shoah, mais la colonisation a bel et bien comporté des cri- diquant de l’universalisme révolutionnaire a vu dans l’entreprise
mes et des actes de barbarie que nous qualifierions aujourd’hui de cri- coloniale une façon de répandre outre-mer les Lumières, les droits
mes contre l’humanité. » La polémique n’ayant fait qu’enfler ensuite, de l’homme et les idéaux de liberté et d’égalité.
l’ancien ministre de l’Economie revenait sur le sujet, le 18 février, lors Ce n’est pas parce que ce discours, aujourd’hui, n’est plus admis
d’un meeting à Toulon : « On doit le regarder en face ce passé colonial, qu’il faut réécrire le passé. En sens inverse, il ne faut pas prêter à ce
c’est un passé dans lequel il y a des crimes contre l’humain. » Se disant langage un autre sens que celui qui était le sien à l’époque. Si l’inéga-
« désolé » d’avoir « blessé » certains, Emmanuel Macron ajoutait, lité des civilisations était une idée communément admise chez les
pensant enfin calmer le jeu : « Parce que je veux être président, je Européens, elle s’accompagnait plus d’une vision paternaliste des
vous ai compris et je vous aime. » « Je vous ai compris » : la formule rapports entre le colonisateur et le colonisé que d’une volonté de
employée par le général De Gaulle devant la foule européenne principe de régner par la force : a fortiori d’exterminer l’indigène.
d’Alger, le 4 juin 1958, allait plutôt exacerber la colère des Français Coloniser est le fait de peupler un pays de colons, voire de procéder
d’Algérie. Le 27 février, le Cercle algérianiste, une association cultu- à son « exploitation » afin de le « mettre en valeur », admet le dic-
relle qui défend la mémoire de l’œuvre française outre-Méditerra- tionnaire Le Robert. A l’évidence, la colonisation passe dans un pre-
née, portait plainte pour « injure » contre Emmanuel Macron. mier temps par la soumission du colonisé au colonisateur, relation
Interrogé par Le Point en novembre 2016, ce dernier avait pour- variable en intensité et en durée selon les lieux où elle s’est déroulée.
tant tenu un discours plus équilibré : « En Algérie, il y a eu la torture Cette relation de domination, toutefois, a pu se transformer, se
mais aussi l’émergence d’un Etat, de richesses, de classes moyennes. pacifier, jusqu’à engendrer, au moins dans une partie de la popula-
C’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation tion colonisée, un sentiment d’attraction envers le colonisateur
et des éléments de barbarie. » A l’approche du scrutin pour l’Elysée, allant jusqu’à l’agrégation à ses valeurs et à son mode de vie.
cependant, en voyage dans un pays dont deux millions de binatio- La colonisation, en d’autres termes, n’est pas un bloc. Dans le
naux sont des électeurs français, les « éléments de civilisation » cas de l’Algérie, comment dépeindre sous les couleurs du crime
avaient disparu pour ne laisser place, en guise de souvenir de la contre l’humanité, de 1830 à 1962, cent trente années d’admi-
colonisation, qu’à la « barbarie ». nistration d’un territoire constitué de départements français ?
L’œuvre coloniale française a-t-elle été « un crime contre l’huma- Une telle accusation, lapidaire et péremptoire jusqu’à la carica-
nité » (Macron version 1), a-t-elle « comporté des crimes contre ture, ne résiste pas à l’examen.
MAL À PROPOS A gauche : le 14 février 2017, lors de son déplacement en Algérie, le candidat à la présidence de la République Emmanuel
Macron a notamment accordé une interview à la chaîne privée Echourouk News durant laquelle il a déclaré : « La colonisation fait partie
de l’histoire française. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité. » Des propos qui ont immédiatement suscité l’indignation en France.
A droite : une bombe dissimulée dans une voiture vient d’exploser dans la rue Michelet, l’une des principales rues d’Alger, le 20 avril 1959.

L’histoire de l’Algérie française, schématiquement, se résume à grandes villes, Alger, Oran et Constantine. C’est dans le terreau de
trois phases. Première phase, jusqu’en 1847, la conquête. Une opé- ces différences que poussera le nationalisme algérien.
ration rude, conduite par des chefs qui avaient gagné leurs galons Mais l’Algérie française, ce fut aussi une organisation politico-
dans les armées révolutionnaires et napoléoniennes, comme l’ont administrative, sans doute insuffisante mais qui n’existait pas
montré les travaux de Jacques Frémeaux ou du regretté Daniel auparavant (l’Algérie n’exista jamais comme Etat avant 1830). Ce
Lefeuvre. Cette guerre de conquête a fait de 250 000 à 300 000 vic- fut la création de milliers de routes, de barrages et de ports. Ce fut 17
times algériennes, ce qui est considérable. Bugeaud ne faisait cer- une œuvre sanitaire (132 hôpitaux à la veille de l’indépendance) h
tes pas de cadeaux à ses adversaires, au point que ses méthodes qui permit en cent trente ans à la population « indigène » de se
provoquèrent la constitution d’une commission parlementaire multiplier par huit (on est loin d’un projet d’extermination !). Une
présidée par Tocqueville, mais la vérité oblige à rappeler que les œuvre scolaire aussi, qui permettait, en 1960, à 75 % des garçons
Kabyles, qui ne faisaient pas de prisonniers, menaient une guerre musulmans et 50 % des filles d’Alger de fréquenter l’école. L’Algérie
tout aussi féroce. A l’autre bout de la chaîne, la guerre qui conduira française, ce fut encore ces gisements de pétrole et de gaz décou-
à l’indépendance de l’Algérie, de 1954 à 1962, sera non moins verts en 1956-1957 et dont vivra l’Algérie indépendante. Ce fut éga-
cruelle, se soldant par 15 000 pertes militaires chez les Français lement le sentiment d’être chez eux pour les Européens d’Algérie
et 150 000 du côté du FLN. Ce conflit aura amené l’armée fran- qui vivaient sur cette terre depuis six ou sept générations. Ce fut
çaise à utiliser des moyens contestables et contestés, mais face à encore une fraternité d’armes franco-musulmane nouée pendant
un adversaire qui avait d’emblée choisi la stratégie de la terreur les deux guerres mondiales et pendant la guerre d’Algérie où les
© ANIS BELGHOUL/AP/SIPA. © LÉON HERSCHTRITT/LA COLLECTION.

contre les civils. A l’issue de ce sanglant affrontement, des Français 150 000 supplétifs musulmans de l’armée française représentaient
d’Algérie seront victimes d’actes aujourd’hui constitutifs du un effectif quatre fois supérieur à celui de l’ALN.
crime contre l’humanité : environ 15 000 Européens ou musul- « Sur le temps long de la période coloniale, observait récemment
mans fidèles à la France disparus avant et après le 19 mars 1962, et Pierre Vermeren, la colonie [algérienne] a vécu pour l’essentiel selon
de 60 000 à 80 000 harkis massacrés ensuite. les principes républicains. Des principes certes soumis à discrimina-
Mais entre ces périodes du début et de la fin, il y a eu un long entre- tions (basées sur le statut religieux) et sur des dérogations. (…) Mais
deux de l’Algérie française, qu’on ne peut juger d’un regard mani- après tout, mes deux grands-mères nées en 1890 et 1900 n’avaient pas
chéen. Ce siècle d’Algérie française eut, certes, ses limites, ses échecs, le droit de voter et dépendaient de leur mari pour travailler, avoir un
ses zones grises. La colonisation, dans la pratique, s’est longtemps compte et voyager. Cela fait-il de la république un régime criminel,
exercée sur des portions limitées du territoire algérien. Jointe au pro- voire un régime pratiquant le crime contre l’humanité ? » (Figaro Vox,
blème épineux du statut de la population indigène, française depuis 17 février 2017). Spécialiste du monde arabe et de la colonisation,
Napoléon III mais qui n’obtiendra la citoyenneté que par étapes tar- l’historien ajoutait ceci : « Avec le recul, la colonisation et l’impéria-
dives, cette dichotomie produira une société à deux vitesses avec, lisme européen sont des modalités de la mondialisation. L’accumula-
vers 1950, 900 000 Européens, citadins en majorité, jouissant de tous tion des forces productives et démographiques était telle en Europe
les droits de la nationalité et de la citoyenneté, et huit millions de qu’elle a fini par déborder, bouleversant le monde entier et ses vénéra-
musulmans à la démographie galopante, majoritairement ruraux, bles civilisations. » Cette histoire partagée doit être regardée en face,
souffrant de la pauvreté et du sous-équipement en dehors des trois ce qui suppose d’entendre la vérité de tous les camps. 2
E NTRETIEN AVEC J EAN-L OUIS F ERR ARY
Propos recueillis par Jean-Louis Voisin

La
louve et
lachouette
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Professeur à l’Ecole pratique des hautes études, directeur


de la série latine de la « collection Budé », Jean-Louis Ferrary a
exploré les relations entre Rome et la Grèce, et la coexistence,
chez le vainqueur, du philhellénisme et de l’impérialisme.

U
n parcours d’excellence mené à
vive allure, Jean-Louis Ferrary est
un érudit pressé : Ecole normale
supérieure à 19 ans, en 1967, agrégation
18 de lettres classiques, Ecole française VÉNUS BEAUTÉ
h de Rome de 1973 à 1976, maître Page de droite :
de conférences à la Sorbonne qu’il quitte Vénus de l’Esquilin,
pour l’Ecole pratique des hautes études, Ier siècle av. J.-C. (Rome,
où il devient directeur d’études en Musei Capitolini).
1989, après avoir soutenu son doctorat Quand l’art romain
ès lettres deux ans plus tôt, Académie se met à l’école de
des inscriptions et belles-lettres en 2005. la statuaire grecque.
En cours de route, des décorations, des Ci-contre : auteur
invitations dans les plus prestigieuses de plus d’une centaine
universités et académies (Princeton, de livres et articles
Oxford, Cambridge, British Academy), consacrés à l’Antiquité
des élections dans les sociétés savantes romaine, l’historien
les plus sophistiquées (Deutsches Jean-Louis Ferrary est
archäologisches Institut de Berlin, membre de l’Académie
Société russe des antiquisants des inscriptions
© JFB/LES BELLES LETTRES. © DEAGOSTINI/LEEMAGE.

à Moscou, Istituto Lombardo de Milan, et belles-lettres.


Academia Europaea de Londres),
des charges administratives
ou scientifiques multiples et variées, en quantité et en qualité : 155 livres, d’ascète, ou presque, rompue par des
de la direction de la série latine articles et contributions. Sa lecture visites dans les expositions de peinture
de la « Collection des universités nécessite une attention soutenue et par la lecture de romans policiers, ont
de France », dite « collection Budé » à l’image du dernier ouvrage, Rome permis à Jean-Louis Ferrary de porter
au conseil scientifique de la Fondation et le monde grec, qui rassemble vingt- très haut les qualités de l’historien,
Hardt, à Vandœuvres, en Suisse. Une six articles parus depuis 1976, avec une de l’épigraphiste, du philologue et du
notoriété internationale pour ce savant mise à jour nécessaire tant la recherche juriste. Avec sa méthode : s’appuyer
discret, d’un humour caustique et d’une en histoire ancienne se renouvelle sur des détails puisés dans son
profonde gentillesse. Inconnue du grand rapidement. Le travail, la concentration extrême érudition pour aller au-delà
public, son œuvre est considérable sur ses domaines d’étude, une vie et en dégager des idées fortes.
Le contraste entre votre
renommée internationale
et votre discrétion auprès
des lecteurs français
est saisissant. Pour qui
écrivez-vous ?
Une question que je me suis rarement
posée. Je n’écris pas sur commande. Je
souhaite mettre à la disposition d’un
public savant des dossiers massifs.
Ainsi, en 2014, j’ai publié un très impor-
tant ensemble d’inscriptions de Claros.
Claros ? Un sanctuaire dédié à Apollon,
proche d’Ephèse, à l’ouest de la Turquie
actuelle, célèbre par son oracle. Son
apogée se situe au IIe siècle et au début
du III e siècle apr. J.-C. Des fouilles y
avaient été conduites de 1950 à 1961
par de très grands savants français, Louis
Robert et son épouse Jeanne, et Roland
Martin. Ils n’avaient pu en faire connaî-
tre la totalité des résultats. Comme le
fonds Robert était déposé à l’Académie
des inscriptions et belles-lettres, je fus
chargé de la publication de ce dossier
riche de 500 inscriptions. Dix ans de tra-
vail, deux volumes, plus de 900 pages.
Et des apports fondamentaux pour
notre connaissance du fonctionnement
du sanctuaire, de la religion grecque à
l’époque impériale et des cités qui l’envi-
ronnent. Mais je comprends le déca-
lage qui existe, et s’accentue sans doute,
entre notre petit cercle et les curieux
d’histoire. Si j’en ai le temps, mais ce n’est
pas ma priorité actuelle, j’aimerais écrire
un livre accessible à tous sur les rapports
entre Rome et la Grèce.

Il s’agit là de l’un de vos


thèmes de recherche.
Pourquoi consacrer autant
d’énergie à ce qui paraît
simple et évident et que
résument les vers d’Horace :
« La Grèce conquise
a conquis son farouche
vainqueur et porté les arts
dans le rustique Latium » ?
Précisément parce que ce n’est pas aussi
simple et évident que veut le faire croire
Horace. J’en ai eu la conviction, il y a
longtemps, en 1974, en préparant mon
ACROBATES Ci-dessus : Silènes funambules, fresque provenant de la villa de Cicéron
à Pompéi, Ier siècle apr. J.-C. (Naples, Museo Archeologico Nazionale). En bas : Buste
diplôme de l’Ecole pratique des hautes de Cicéron, Ier siècle av. J.-C. (Rome, Musei Capitolini). Page de droite : Le Poète Horace,
études sur Les Amis de Scipion Emilien et fresque de Luca Signorelli, 1500-1504 (cathédrale d’Orvieto, Cappella Nuova).
l’empire de Rome. J’avais été très impres-
sionné par Le Siècle des Scipions de Pierre
Grimal. Il a guidé mon travail avec Ray- pouvoir romain. En un mot, j’ai essayé de Philhellénisme et impérialisme. Aspects
mond Bloch ; je l’ai approfondi avec faire converser les ambassadeurs grecs idéologiques de la conquête romaine du
deux historiens, un romaniste, Claude à Rome et les gouverneurs romains en monde hellénistique.
Nicolet, et un helléniste, Philippe Gau- Grèce, les philosophes venus à Rome et
thier. J’étais à cheval sur deux mondes les politiques romains. Comment les uns Le passage de la république
qui s’ignoraient, s’entend sur le plan voyaient-ils les autres ? A travers des à l’empire a-t-il modifié
universitaire. Dès lors, je me suis atta- clichés ? En fonction de leurs intérêts ? Y la situation ?
ché à ne pas être seulement un histo- avait-il une évolution depuis les pre- En partie. Sous la république, le Sénat
rien de Rome ou un historien du monde miers contacts politiques, en gros depuis assurait la continuité de la politique
grec d’époque romaine, ni même simul- la fin du IIIe siècle av. J.-C. jusqu’à l’époque étrangère de Rome. Naturellement, il y a
tanément l’un et l’autre, mais à être un des Antonins, quatre siècles plus tard ? eu des destructions, des abus de pouvoir.
historien du dialogue complexe qui Le Romain attaché au concept politique L’essentiel n’est pas là. On voit le vain-
s’était noué entre les cités grecques et le de la citoyenneté pouvait-il comprendre queur tâtonner. Il divise, crée des cités,
20 le Grec qui se définit d’abord par l’idée conserve le plus souvent ce qui existe, s’y
h de partager avec les siens une même adapte, rectifie ses erreurs, trouve des
culture, la paideia, transmise par l’édu- solutions à des problèmes précis qui
cation ? Si le premier méprise le système sont ensuite généralisées sans qu’il y ait
politique grec, il respecte le cadre de la de grandioses conceptions. Avec un
cité grecque, qu’il maintient, et il n’a pragmatisme à toute épreuve, il assimile
jamais songé à imposer la langue latine en définitive ses conquêtes. Mais vient le
dans les territoires conquis. Et il dis- temps où la république sombre dans les
pose du pouvoir et de son instrument, guerres civiles. Les affrontements déci-
l’armée. Si l’on veut une image forte, un sifs se sont déroulés dans la partie orien-
rien caricaturale, ce serait un dialogue tale de la Méditerranée, dans le monde
entre deux intellectuels, l’historien et grec, à Pharsale, à Philippes, à Actium,
militaire Polybe, otage à Rome avec à chaque fois le passage des armées,
qu’il admire et critique tout à la des chefs différents.
fois, à l’époque des Scipions, L’empire apporte au contraire la paix et
et Cicéron, ébloui par la la stabilité. Les cités grecques savent à
philosophie et l’art grecs, qui s’adresser, l’empereur ou ses repré-
© DEAGOSTINI/LEEMAGE. © MDJ. © AKG-IMAGES.

mais aussi gouverneur de sentants. Leur interlocuteur est fiable et


la province de Cilicie en les règles du jeu sont à nouveau définies
Asie Mineure. Bref, d’un entre pouvoir central et autorités loca-
côté un Grec attaché à les. On voit, contrairement à la tradition
sa liberté face à la puis- romaine et à la tradition grecque, se
sance du moment et de développer une hiérarchie de citoyen-
l’autre, un représentant netés, citoyenneté romaine et citoyen-
de cette puissance qui affi- neté locale, la première étant supérieure
che son philhellénisme cultu- à la seconde. On constate aussi à l’épo-
rel, même si ce mot n’était guère que impériale, sous les Julio-Claudiens,
employé par les Romains. C’est le l’extension du mot hellène, le déclin,
sujet principal de ma thèse de doctorat, voire la disparition, dans les cités de la
leurs attitudes et leurs comportements.
Chaque mot qui a une résonance politi-
que demande une étude particulière
qu’il s’agisse d’hégémonie, de libertas,
une notion qui a d’abord un sens col-
lectif, celui de se gouverner d’après ses
propres lois. Impossible donc de proje-
démocratie dans sa pratique comme ter nos conceptions actuelles dans une
dans le vocabulaire des institutions et Antiquité si variée et si longue : qu’enten-
une inflexion de celles-ci dans un sens dait-on par démocratie à l’époque hellé-
oligarchique due autant à des phénomè- nistique ? Selon son emploi par une cité
nes internes qu’à la volonté de Rome. ou par Rome, le sens n’est pas identique.
Autre observation, les Romains font S’y ajoute une périodisation particulière,
une très nette différence entre la Grèce différente pour chacune des cités grec-
continentale et la Grèce d’Asie. Pour ques et pour l’Empire romain. Des détails différentes de Rome que j’ai étudiées à
eux, la vraie Grèce, celle qu’ils aiment et sans importance ? Ils déterminent la vie travers l’œuvre d’un imprimeur huma-
que certains vénèrent, est la Grèce clas- des hommes et la vie interne des cités, le niste vénitien, Paul Manuce.
sique, la Grèce d’Europe. Ils essaient d’y pouvoir d’une assemblée, la puissance
maintenir, en particulier à Athènes, des d’un groupe dirigeant. L’humaniste que vous êtes
foyers de culture, philosophique, rhé- utilise-t-il Internet ?
torique ou autre, à qui ils octroient des Ce jeu de miroirs entre Rome Un outil extraordinaire. Avec des col-
privilèges. Or la sève créatrice s’est et la Grèce, vous le pratiquez lègues, nous sommes actuellement en
déplacée en Asie Mineure… aussi avec ceux que l’on train de constituer une base de données
Une dernière remarque sur ces cités grec- nomme les antiquaires, en ligne qui porte sur les lois du peuple
ques dans l’empire : ce qui frappe, c’est la le vieux mot pour désigner romain. Son nom ? LEPOR (Leges Populi 21
capacité qu’elles ont conservée de résou- ceux qui s’appliquent Romani). S ont déjà consultables h
dre sur place, en interne, ce qui peut l’être à l’étude de l’Antiquité. 178 notices (www.cn-telma.fr/lepor).
avant qu’intervienne une instance supé- Pourquoi cette curiosité ? Elles présentent les déclarations de
rieure, le gouverneur de la province. Une L’épigraphie latine plus que grecque guerre, les traités de paix, l’organisation
sorte de principe de subsidiarité qui est m’a conduit à examiner des relevés des provinces et leur assignation, le droit
d’ailleurs valable pour tout l’empire. d’inscriptions faits au Moyen Age et pénal. Lorsqu’elle sera achevée, cette
surtout à la Renaissance, au XVIe siècle. base de données comprendra autour de
Un biais pour aborder Cola di Rienzo, le Rienzi de Wagner, fut 900 notices, une pour chacune des lois
deux autres thèmes l’un des premiers à porter un regard ou plébiscites votés par le peuple ou par
de vos recherches, le droit presque scientifique aux inscriptions la plèbe. Chacune contient le texte com-
et la pensée politique. de Rome. Mais il n’est pas un cas isolé. Le plet des sources, une discussion, la date
Difficile, il est vrai, de les séparer et d’iso- droit m’a incité à regarder du côté des de la loi, son contenu et les modifications
ler histoire des institutions, histoire grands jurisconsultes de cette époque qu’elle a subies au cours des temps.2
politique et histoire des idées. J’ai sur- qui étaient un peu oubliés, qu’ils soient
tout voulu dépasser les simplifications italien comme Lelio Torelli, espagnol
que je trouve abusives de Ronald Syme. comme Antonio Agustin, franc-comtois
Cet immense historien britannique se comme Jean Matal ou dauphinois
méfiait de la place que l’on accordait aux comme Aymar du Rivail qui va étudier à
idées dans le jeu politique et dans les Pavie. Dans la correspondance des trois À LIRE
rapports diplomatiques. Il pensait qu’ils premiers, que j’ai publiée, on trouve
résultaient essentiellement d’un rapport encore des inédits. Et puis, il y a Onofrio Rome
de force. On ne peut évacuer malgré tout Panvinio, bibliothécaire du cardinal et le monde grec
le poids des mots, la force d’un exemple. Alexandre Farnèse, le premier à présen- Jean-Louis
Ainsi, le modèle d’Alexandre le Grand, les ter un projet global pour étudier les anti- Ferrary
intentions qui lui furent prêtées après sa quités romaines, projet que j’ai présenté Les Belles Lettres
mort, sa légende inspirèrent non seule- dans un ouvrage. Tous ces humanistes, 592 pages
ment des entreprises militaires engagées philologues ou juristes, et souvent les 55 €
par des généraux romains, mais encore deux à la fois, portent en eux des images
À L’ É CO L E D E L’ H ISTO I R E
Par Jean-Louis Thiériot

LONGUE CONSERVATION
© SANDRINE ROUDEIX.

En mettant en lumière l’histoire


ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

du courant conservateur, l’ouvrage


de Guillaume Perrault montre
combien a été décisif son apport

L à l’histoire politique française.


a pensée conservatrice est de retour. Elle
n’était pas « in ». Elle n’était pas dans le
sens de l’histoire. Nul ne s’essayait plus à
en tracer les contours ou à en relever les généalogies. Les défis de la qui dénonce avec vigueur la fureur intellectuelle de ceux qui veu-
mondialisation, les remises en cause du « bougisme » et du culte du lent tout reconstruire à partir de zéro. Dans une apostrophe célèbre
mouvement pour le mouvement, les insatisfactions et les frustra- lancée le 18 septembre 1789, il pose les bases de ce que pourrait être
tions de la « société liquide » si bien décrite par le grand sociologue un conservatisme de bon aloi : « Nous ne sommes point des sauva-
polonais Zygmunt Bauman, lui ont donné un nouveau souffle. Trop ges arrivant nus des bords de l’Orénoque pour fonder une société.
longtemps confondue avec la réaction – revenir en arrière sans tenir Nous sommes une nation vieille, et sans doute trop vieille pour son
compte des évolutions du monde – ou le libéralisme – faire fond sur époque. Nous avons un gouvernement préexistant, un roi préexistant,
le seul individu sans prendre en considération la sagesse des siècles –, des préjugés préexistants. Il faut, autant qu’il est possible, assortir tou-
le conservatisme représente une voie médiane : réformer le présent tes ces choses à la Révolution et sauver la soudaineté du passage », car
22 en tenant compte du passé pour bâtir le futur. Cherchant à réconci- « l’espérance a aussi son fanatisme ». Pour le malheur de la France,
h lier les couches populaires avec le choc de la révolution industrielle, « le grêlé » – surnom de Mirabeau frappé par la petite vérole –
c’est sans doute Disraeli, fondateur au XIXe siècle du torysme « One s’éteint le 2 avril 1791. En un temps où l’éloquence est reine, il n’y
Nation », qui en a le mieux rendu l’esprit : « Dans un pays voué au pro- a plus de ténor pour ramener les députés à la raison. L’Assemblée
grès, le changement est constant ; la question n’est donc pas de savoir se déporte vers la gauche. Les modérés deviennent les « monar-
s’il faut résister au changement, inévitable, mais si ce changement doit chiens », des chiens. Quand une victime tombe, on s’interroge :
être conduit conformément aux attitudes, aux coutumes, aux lois et « leur sang était-il donc si pur » ? L’heure est aux Montagnards et aux
aux traditions d’un peuple, ou s’il doit être conduit conformément à des Enragés d’Hébert. C’est le temps des massacres de septembre et de
principes abstraits et à des doctrines arbitraires et générales. » la Terreur. Les conservateurs sont pourchassés, en fuite ou en exil. Il
Trois essais récemment publiés dressent un remarquable tableau ne leur reste qu’à mêler depuis l’étranger leur voix à celle du fonda-
des doctrines et des styles de ce courant de pensée : Qu’est-ce que teur du conservatisme moderne, le Britannique Edmund Burke,
le conservatisme ?, de Jean-Philippe Vincent, Vous avez dit conser- auteur des Réflexions sur la Révolution française, comme Necker, le
vateur ?, de Laetitia Strauch-Bonart, et De l’urgence d’être conser- réformateur empêché de Louis XVI qui en appelle à « ce gros bon
vateur, de Roger Scruton. L’amateur de théorie des idées politi- sens, devant lequel je m’agenouille chaque jour, avec plus de respect,
ques a de quoi être comblé. Reste la pratique. Qu’ont apporté les en voyant combien, dans toutes les affaires, nous payons chèrement
conservateurs, lorsqu’ils ont été aux affaires ? le mépris qu’on a pour lui ou les dédains qu’on lui témoigne ». L’échec
Au travers de quelques épisodes souvent travestis de l’histoire des conservateurs a sonné le glas d’une révolution sans violence
de France – les Lumières et la Révolution, l’affaire Dreyfus, la poli- et d’une évolution tranquille vers une monarchie constitution-
tique coloniale ou la Résistance –, le formidable ouvrage de nelle qui aurait permis de faire l’économie de la « guerre des deux
Guillaume Perrault, Conservateurs, soyez fiers !, met en exergue France » qui, au moins jusqu’en 1914, a déchiré le pays.
l’apport du courant conservateur. Au rebours des clichés complai- Lors de l’affaire Dreyfus, une autre fracture française, les conserva-
samment véhiculés, les conservateurs et leur bon sens ont géné- teurs n’ont pas démérité. Alors que la vulgate tend à considérer que
ralement répondu présent aux défis de l’histoire et de l’honneur, les « forces du progrès » étaient toutes du côté du capitaine accusé
souvent là où on ne les attendait pas. de félonie et la droite du côté de l’accusation, le livre de Guillaume
Au début de la Révolution, entre les réactionnaires qui ne rêvent Perrault montre combien l’histoire est plus complexe. Le comporte-
que retour en arrière – absolutisme royal, société d’ordres – et les ment du Figaro en est un parlant exemple. Chacun a en tête le célèbre
jacobins qui veulent du passé faire table rase, les conservateurs font « J’accuse…! » de Zola dans L’Aurore, en 1898. Mais on oublie qu’au
entendre une voie moyenne, sagement réformatrice. Leur porte- préalable, après avoir donné la parole à Scheurer-Kestner convaincu
voix est le marquis de Mirabeau, noble déclassé, élu du tiers état, de l’innocence de Dreyfus, Le Figaro, qui refusait de se soumettre à
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU QUAI BRANLY-JACQUES CHIRAC)/JEAN-GILLES BERIZZI.
À CONTRE-COURANT
Ci-contre : Nos soldats aux
© RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/DANIEL ARNAUDET.

colonies, par Constantin


Font, 1931 (Paris, musée
du Quai Branly-Jacques
Chirac). La plupart
des conservateurs
s’opposèrent à l’entreprise
coloniale, mise en
chantier par des hommes
de gauche. A gauche :
Portrait de Mirabeau, par
Jean-Baptiste Adolphe
Gibert, XIXe siècle
(Versailles, musée du
Château). En appelant
à des réformes modérées,
il se fit le porte-voix
des conservateurs.

l’antisémitisme populacier du temps, avait publié quatre tribunes bâtissent l’empire. Jules Ferry est le premier d’entre eux. Défenseur
dreyfusardes de Zola. L’une d’entre elles, intitulée « Le syndicat », va de la conquête du Tonkin et de l’Indochine, il lance, en 1885, à la
très loin dans la dénonciation des turpitudes du ministère de la Chambre : « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce
Guerre : « On ne veut pas avouer qu’on a commis des erreurs, j’allais qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races infé-
dire des fautes. On s’obstine à couvrir les personnages compromis. On rieures. » Ses adversaires sont les conservateurs. Les plus nationalis-
est résolu à tout pour éviter l’énorme coup de balai (…). Une erreur judi- tes s’indignent car on détourne ainsi l’énergie française de la prépa-
ciaire a été commise et tant qu’elle ne sera pas réparée, la France souf- ration de la revanche. Les plus libéraux dénoncent le retour d’un
frira, maladive, comme d’un cancer secret qui peu à peu ronge les protectionnisme maquillé au fard du grand marché impérial. Quant 23
chairs.Etsipourluirefairedelasanté,ilyaquelquesmembresàcouper, aux orléanistes, ils déplorent par la voix de Frédéric Passy que l’« on h
qu’on les coupe (…). La vérité est en marche, rien ne l’arrêtera plus. » sacrifie en pure perte ces choses précieuses, l’or et le sang de la France ».
Si, confronté à la fuite de ses lecteurs, le journal se met ensuite en A travers ces exemples et quelques autres, le vote des modérés
retrait du combat des partisans de Dreyfus, il n’en reste pas moins en faveur des congés payés en 1936 ou l’engagement très sérieux
très éloigné des réserves d’un Jaurès au début de l’affaire. Alors des conservateurs dans la Résistance à Londres ou à Vichy avec
qu’on l’aurait attendu aux avant-postes de la défense, en 1894, il est l’Organisation civile et militaire (OCM), Guillaume Perrault mon-
en effet de ceux qui hurlent avec les loups. Bourgeois, confortable- tre avec maestria que ce courant de pensée n’a pas démérité de la
ment doté, Dreyfus n’est pas de ceux pour lesquels, il vaut la peine France. Pour reprendre le mot de Disraeli, « conserver ce qui vaut,
de se battre. En 1894, Jaurès écrit dans La Dépêche de Toulouse : « On réformer ce qu’il faut » se révèle une solide boussole pour naviguer
a surpris un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver au milieu des brouillards du monde. En adaptant sans brutaliser,
l’un des siens. » En 1897, dans La Petite République, il accuse Le Figaro en amendant sans causer de vaines fractures, la pensée conserva-
d’être acheté par le « syndicat Dreyfus » et ajoute : « Que Dreyfus soit trice préserve « les invisibles nœuds qui nouent les choses ensem-
ou non coupable, je n’en sais rien et nul ne peut le savoir, puisque le ble », ces nœuds dont un autre conservateur prophétique, Saint-
jugement a été secret ; que Dreyfus soit juif ou chrétien, il m’importe Exupéry, avait bien vu dans Citadelle qu’ils étaient l’armature de
peu : et si l’odeur du ghetto est souvent nauséabonde, le parfum de toute communauté humaine. 2
rastaquouère catholique des Esterházy et autres écœure aussi les
passants. » Même si Jaurès deviendra ensuite authentiquement
dreyfusard, l’exemple montre que les saints de vitraux ne sont pas
nécessairement dans les chapelles où l’on s’attendrait à les voir. À LIRE
La colonisation est un autre exemple de méprise. La cause est
aujourd’hui entendue. L’épopée coloniale fut le fait de conserva- Conservateurs,
teurs nationalistes, la décolonisation celui des progressistes et des soyez fiers !
libéraux. La réalité est tout autre. Habités par le mythe révolution- Guillaume
naire d’une France civilisatrice du monde, investie de la mission Perrault
d’apporter la lumière aux peuples opprimés, les républicains et les Plon
forces de gauche furent d’ardents propagandistes de la cause colo- 248 pages
niale. A l’exception de quelques radicaux ou de voix singulières 15,90 €
comme celle de Clemenceau, ce sont des hommes de gauche qui
À LIVRE OUVERT
Par Frédéric Valloire

Les
passeursde
Byzance
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Sylvain Gouguenheim met en lumière


tout ce que la pensée médiévale doit
à la transmission des chefs-d’œuvre de
l’Antiquité par les copistes de Byzance.

L
e titre date de 876 ! Il est emprunté aux copiedestextesantiquesfavoriséparl’inven-
Annales de Fulda, une abbaye béné- tion d’une écriture en lettres minuscules
dictine fondée en 744 dans la Hesse. et par la mise en valeur du savoir antique,
Le chroniqueur y raconte que Charles Homère, Hérodote, Eschyle, Thucydide, etc.
le Chauve,lepetit-filsdeCharlemagne,avait En Occident latin, ce savoir est en lambeaux.
été ébloui par le cérémonial et les tenues Difficile avant l’an mille d’y apprendre le grec.
24 vestimentaires de la cour impériale de Existent des isolats en Sicile, en Italie du Sud,
h Byzance. Méprisant les coutumes des rois en Catalogne, à Ravenne et à Rome. Pour-
francs, il aurait alors dit : « La gloire des Grecs tant, une demande de culture grecque anti-
est la meilleure. » Une anecdote. Mais signi- que apparaît. Emergeant chez les Irlandais
ficative. Qui livre l’ambition de cet ouvrage : au début du IXe siècle, elle s’accentue au siè-
établir la part de l’empire de Constantino- cle suivant grâce au mariage d’Otton II avec
ple dans l’évolution culturelle de l’Europe une princesse byzantine. La diffusion est res-
latine, entre les Xe et XIIIe siècles. Pourquoi treinte à une élite, presque toujours ecclé-
privilégier ce moment dans l’histoire des siastique, mais l’impulsion est donnée.
transferts culturels dont bénéficia le monde A partir du XIe siècle, la volonté de dis-
latin ? Parce qu’il est moins connu que la poser de textes originaux et complets
grande période des apports byzantins (XIVe s’affirme. On copie, on traduit à partir de
et XVe siècles) dont il constitue pourtant les l’arabe en Espagne, du grec en Sicile, en Cam-
fondations. Pour ne pas submerger son lec- panie, au Mont-Cassin. D’abord, ce sont les
teur sous une masse de documentation, savoirs profanes, médecine, mathémati-
Sylvain Gouguenheim limite la notion de culture aux œuvres intel- ques, astronomie, qui sont lentement réappropriés. Puis des savants,
lectuelles profanes et artistiques. Déjà un vaste programme : sans les des marchands se rendent à Byzance. Les manuscrits circulent. Au
copistes des écoles et des cloîtres byzantins, notre connaissance de la XIIIe siècle, leur volume s’accroît, leur variété aussi. Parmi les grandes
littérature de la Grèce antique serait d’une pauvreté extrême. Or, une traductions, Aristote. Sylvain Gouguenheim fait ici un nouveau
part de la culture médiévale s’est forgée à partir des retrouvailles avec point sur la présence de ces traductions au Mont-Saint-Michel pré-
© HERMANCE TRIAY/OPALE/LEEMAGE.

la Grèce antique et hellénistique que conservait l’Empire byzantin. cisant ce qui, dans son précédent livre, avait, on s’en souvient,
Sur la base de ces constats, l’enquête se déroule avec logique et lim- déclenché d’invraisemblables polémiques. Parallèlement, l’art de la
pidité, malgré la difficulté que suppose la mesure d’une influence et peinture et de la fresque, de la mosaïque et de l’enluminure gagne
delapopulationqu’elletouche.D’abord,préciserlesstocksdesavoirs l’Occident par l’Italie tandis que reliquaires, textiles, objets d’ivoire se
qui se trouvent alors à Byzance, monde très éloigné de celui de l’Anti- généralisent par des cheminements que retrace l’historien. Aucun
quité, même si la langue officielle est le grec. Non à cause de la religion doute, Byzance a servi d’intermédiaire, de relais, de pont entre la
chrétienne : dès la fin de l’Antiquité, l’héritage païen est un patri- culture antique et l’Europe médiévale. Ce que montre avec brio cet
moine accepté. Simplement, on se soucie peu du legs antique, sauf ouvrage vivant qui réussit le pari engagé. 2
à l’école. Au IXe siècle, s’amorce à Constantinople un mouvement de La Gloire des Grecs, de Sylvain Gouguenheim, Editions du Cerf, 412 pages, 29 €.
ÔTÉ LIVRES C
Par Jean-Louis Voisin, Michel De Jaeghere, Marguerite
de Monicault, Joséphine de Varax, Philippe Maxence, Frédéric Valloire,
Eric Mension-Rigau, Béatrice Couturier et Geoffroy Caillet

Brutus. Alain Rodier


« Tu quoque mi fili », une phrase de César qui assassine pour
la postérité Brutus, l’un de ses meurtriers. Quatre mots prononcés
en grec. Ils signifient « toi aussi mon petit », sans avoir de connotation
filiale. Une rectification opportune faite par l’auteur de ce Brutus qui
rassemble presque tous les textes concernant Marcus Junius Brutus.
Né vers 85 av. J.-C., il se tua à la suite de la défaite des césaricides
à Philippes, en octobre 42 av. J.-C. Rien ne prédisposait ce patricien vertueux à devenir
comploteur, tyrannicide et chef de guerre. Si ce n’est l’idéal d’une république aristocratique
qu’il s’était forgé par conviction et par intérêt plus que par doctrine philosophique. La Vie quotidienne au Moyen Age
En chemin, tous les acteurs de la république finissante – Cicéron, Pompée, Marc Antoine, Jean Verdon
Cassius, Octave – défilent dans cet attachant portrait. J-LV En choisissant d’organiser son ouvrage
Les Belles Lettres, 304 pages, 17 €. autour des thèmes qui marquent la vie
d’un homme, de sa naissance à sa mort,
Jean Verdon nous révèle une facette inédite
de l’homme médiéval : de « Naître »
Œuvres complètes. Tertullien à « Mourir », en passant par « Boire »,
De sa vie, on ne sait que peu de choses : qu’il vécut à Carthage près « Manger », « Se distraire », « Voyager »,
d’un siècle, entre 150 et 245 ; fils d’un centurion adepte du culte on le découvre à la fois plus proche et
de Mithra, converti au christianisme au spectacle des martyrs, vers plus vivant. Cette présentation séduisante
185, au terme d’une jeunesse païenne et dissipée, il allait s’imposer veut dresser un panorama complet
comme le plus formidable des apologistes, le plus redoutable pourfendeur de la période, en abordant aussi bien
d’hérésies avant de sombrer lui-même dans celle de Montan, et de finir, le haut Moyen Age que les siècles plus
chef de secte, en multipliant les pamphlets contre la tiédeur des chrétiens, récents, les nobles et les rois que les
leurs accommodements avec un monde voué, à ses yeux, à une fin prochaine. paysans. Elle se heurte pourtant à deux 25
Par l’incandescence de son verbe, comme par la puissance de sa dialectique, écueils, qui entraînent inévitablement des h
la couleur de ses images, la chaleur de ses convictions, la profondeur, parfois, de ses généralisations et des approximations :
vues, sa gouaille et ses colères, ses éclairs de génie, ses bonheurs de formule, il n’en l’ampleur de cette période de dix siècles,
figure pas moins, deux siècles avant saint Augustin, au firmament de la littérature qui implique des changements dont la
chrétienne et de la littérature latine. Son Apologétique est un bréviaire du loyalisme synthèse se révèle périlleuse, et la difficulté
qui délimite pour l’avenir les devoirs de l’Eglise et de l’Etat en dessinant la sphère de traiter les sources, complexes et peu
d’autonomie d’une politique dévouée au bien commun. Son traité Contre Marcion abondantes pour les premiers siècles.
est un vaccin contre l’antisémitisme. On ne disposait plus depuis le XIXe siècle d’une Il ressort cependant de cet ouvrage
édition de ses œuvres complètes. Maxence Caron a eu la bonne idée de rééditer une synthèse originale et simplifiée,
en un fort volume celle qu’avait publiée, en 1840, un savant prêtre, l’abbé Antoine accessible à tous. MdM
de Genoude, dans la prestigieuse collection « Classiques favoris ». L’élégance Perrin, « Pour l’histoire », 384 pages, 21 €.
de la typographie y répond à la qualité du papier et à la beauté de la reliure. MDeJ
Les Belles Lettres, 1 170 pages, 69 €.

Diane de Poitiers. Didier Le Fur


Si le nom de Diane de Poitiers (1500-1566) est célèbre dans l’histoire de France et si l’on croit bien connaître
la belle maîtresse d’Henri II, force est d’admettre que ce que l’on sait réellement de sa vie est bien lacunaire. Envoûtante,
énigmatique, froide, calculatrice, lubrique… Selon les temps, les modes et les auteurs, l’image de la duchesse
de Valentinois change. Grand spécialiste de la Renaissance en France, Didier Le Fur s’est donc attelé à retrouver la vraie
Diane de Poitiers, à travers ce que les sources de l’époque et les lettres disent d’elle, et ce que l’on peut déduire de ses
fonctions auprès de François Ier et de la famille royale. Articulée en trois parties, cette enquête précise déconstruit la légende qui entoure
Diane de Poitiers, avant de mettre bout à bout les éléments connus de sa vie, puis de montrer comment le personnage romancé que
l’on connaît est né. Intelligente, maîtresse d’un prince plus jeune de vingt ans – qui devient roi –, financièrement indépendante, elle est
dans une situation atypique. Débarrassée de toute légende, cette Diane de Poitiers n’en est que plus fascinante et on ne peut que
saluer le formidable travail de l’auteur d’avoir su chercher la vraie femme, cachée dans les méandres de l’Histoire. JdV
Perrin, 240 pages, 21 €.
Le Français qui possédait Vendée, 1793-1794 Quatre-vingt-quinze. La Terreur
l’Amérique. Pierre Ménard Jacques Villemain en procès. Loris Chavanette
Peut-être avons-nous aperçu Un titre sobre, presque sibyllin. Mais Il y a fort à parier que peu de Français
son portrait dans une aile du château un livre explosif, qui entend revisiter sauraient dire ce qui s’est passé
de Versailles ? Mais si c’est le cas, l’une des périodes noires de notre histoire, après la mort de Robespierre.
nous l’avons oublié car il ne nous disait la répression contre la Vendée. A-t-on Certes, le Directoire et Bonaparte
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

rien ! Pourtant, Antoine Crozat est commis alors envers cette population se profilent à l’horizon mais, auparavant,
un homme de notre temps. Ou il pourrait un véritable génocide ? C’est l’avis de il y a eu la République thermidorienne.
l’être ! Petit-fils d’un bonnetier d’Albi, Reynald Secher qui, depuis 1986 et la Une période peu étudiée, qui tente
il est constamment en marche pour parution de sa thèse sur le sujet, ne cesse de repartir sur les bases de 1789 en
agrandir sa fortune. Il trafique de tout de défendre cette idée que contestent évitant de glisser dans les lois d’exception.
et tout le temps. Du café, du blé, d’autres historiens. Avec sa formation Fin de la Révolution ? Pas vraiment
des soieries et même des hommes de juriste, Jacques Villemain s’est glissé ou pas seulement ! « La Révolution est
au point d’être le plus grand marchand dans ce débat. Puisque le « génocide » morte, vive la Révolution ! » écrit
d’esclaves de son époque. Le scrupule relève du droit pénal international, il a l’auteur dans une formule frappante.
ne l’étouffe pas et aucune frontière voulu réévaluer cette question à l’aune des Il s’agit alors de trouver un juste milieu
ne l’arrête. Bénéficiaire d’une certaine critères de l’ONU et de la jurisprudence du entre l’anarchie, la répression et le retour
mondialisation, il commerce avec Tribunal pénal international. Sa conclusion du roi. C’est ce régime mixte que l’auteur
les Indes, le Pérou et le Levant. Sa fortune est sévère : il y a bien eu crime de génocide explore avec une rare clarté d’exposition,
faite, il prête aux grands et ne cesse contre les Vendéens. Une nouvelle notant le caractère paradoxal de
de s’enrichir. Mais alors pourquoi pièce donc sur un sujet ce temps politique qui perpétue malgré
possède-t-il l’Amérique selon le titre complexe, en ce qu’il tout des mesures d’exception pour
de ce livre ? Tout simplement (!) porte indirectement poursuivre son dessein libéral. Comme
parce qu’en 1712, Louis XIV lui cède sur la légitimité de l’écrit Patrice Gueniffey dans sa préface :
26 la Louisiane. L’équivalent de son la Révolution, et qui « Loris Chavanette entraîne son lecteur
h propre royaume ! Le vieux Voltaire n’a pas fini de susciter à la recherche de quelques-unes des causes
n’avait décidément pas tort le débat. PM les plus profondes de l’échec politique
qui l’appelait « Crésus-Crozat ». PM Editions du Cerf, de la Révolution. » Passionnant ! PM
Cherche Midi, 448 pages, 19,90 €. 304 pages, 24 €. CNRS Editions, 400 pages, 26 €.

Quand les Européens découvraient l’Afrique intérieure (Afrique occidentale, vers 1795-1830)
et La Révolution abolitionniste. Olivier Grenouilleau
Deux ouvrages du même auteur. Qui s’imbriquent et bouclent un cycle de recherche sur l’esclavage, en particulier
celui de la traite des Noirs. Fin du XVIIIe siècle, la traite atlantique est contestée en Europe, en France et surtout
en Angleterre. On souhaite lui substituer un commerce honorable et rentable avec l’Afrique, un continent dont
les richesses paraissent fabuleuses, sans cependant imaginer y établir des colonies. A l’image d’une Afrique répulsive
se substitue celle, aussi imaginaire, d’une Afrique au riche potentiel. S’enfoncent alors en Afrique occidentale
subsaharienne d’intrépides voyageurs, britanniques et français. En 1795, l’Ecossais Mungo Park remonte le Niger.
Suivront deux Français, Gaspard Mollien et René Caillié et une demi-douzaine d’Anglais. En commun, la jeunesse,
un certain désintéressement, le désir de nouveaux horizons et l’écriture. Car tous écrivent. C’est le récit de ces
expéditions qu’examine Olivier Grenouilleau, avec leurs faibles moyens, leurs péripéties, leurs détails quotidiens,
leurs rencontres, leurs préjugés et leurs contradictions. C’est passionnant et étonnant. Tous pensent qu’il importe
d’aider les Noirs, gentils et crédules, à se délivrer des « sectateurs de Mahomet » qui les exploitent. Ce faisant,
ils alimentent les partisans de l’abolitionnisme qui ne se résume pas à Victor Schœlcher et à la IIe République.
Olivier Grenouilleau en dresse, dans son second livre, la généalogie, remonte à l’Antiquité, analyse la diversité des
objectifs et des formes que prend ce mouvement au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, où s’entrelacent
sensibilité religieuse, recherche de la vertu et philanthropie. Le plus troublant est sans doute l’interférence dans
le dernier tiers du XIXe siècle des entreprises coloniales et des projets abolitionnistes… FV
Tallandier, 352 pages, 23,90 € et Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 512 pages, 24,50 €.
Le Temps des bagnes, 1748-1953. Michel Pierre
C’est une plongée dans un monde terrible que ce voyage dans l’histoire des bagnes.
Y être condamné, c’était souvent mourir au loin à force de travaux et d’épuisement.
Paradoxalement, le bagne est issu des galères, ces navires propulsés par la force humaine
des condamnés. Quand cette peine prend fin en 1748, on lui substitue celle des bagnes.
Ils sont d’abord en métropole avant d’être relégués, eux aussi, outre-mer par Napoléon III.
Dès l’origine, c’est à la fois un lieu de très forte punition et une entreprise économique selon
l’idée qu’un homme vivant (exploité) vaut mieux qu’un cadavre. On y meurt pourtant
beaucoup et on s’y évade peu. Même chose à Biribi, nom informel des bagnes militaires
LE CHOIX
situés en Afrique du Nord. En 1938, un décret-loi abolit la déportation, mais les derniers
détenus (et leurs surveillants) ne rentrent qu’en 1953. C’est aussi à ce moment que
DU CONSEIL
prennent fin les maisons de correction pour enfants. Une autre époque commençait… PM PAR JEAN TULARD
Tallandier, 528 pages, 23,90 €.
L’Empire des polices. Comment
Napoléon faisait régner l’ordre
Le Coup d’Etat du 2 décembre 1851. Patrick Lagoueyte Jacques-Olivier Boudon
On redécouvre depuis quelque temps le second Empire et la figure Le Grand Empire fut aussi, selon l’heureuse
de Napoléon III. Ce régime qui dura près de vingt ans naquit du coup formule de Jacques-Olivier Boudon,
d’Etat du 2 décembre 1851 qui mit fin à la république. Loin de « l’Empire des polices ». Elles étaient
se contenter de retracer les journées qui permirent à Louis-Napoléon nombreuses sous Napoléon : le ministère
Bonaparte de réussir son coup de force, Patrick Lagoueyte s’attache de la Police générale, organisé par Fouché,
à décrire les réactions des opposants, aussi bien à Paris, où Victor la préfecture de police, la gendarmerie sous
Hugo joua un rôle décisif, qu’en province, où pour être plus disparate, le maréchal Moncey, la gendarmerie d’élite
l’opposition fut néanmoins déterminée. Certaines régions s’appuyèrent attachée à la protection de Napoléon,
ainsi sur des réseaux secrets bien installés. Pourtant, c’est Louis-Napoléon Bonaparte la police des Tuileries confiée à Duroc, et 27
qui remporta la partie, non seulement en respectant sa promesse de rétablir le suffrage d’innombrables polices parallèles peuplées h
universel masculin ou en s’occupant des ouvriers, mais aussi en déployant un art de mouchards ou d’anciens bagnards
consommé de la communication. Finalement, en 1870, la Prusse siffla la fin de la partie. comme Vidocq. La France est découpée
Mais, comme disait Kipling, ceci est autre histoire… PM par Fouché en arrondissements de police
CNRS Editions, 354 pages, 25 €. générale, confiés à des conseillers d’Etat.
Dans les grandes villes sont établis des
commissaires généraux de police, puis,
Les Gens d’autrefois. La noblesse russe dans la société au-dessus, des directeurs généraux. Tout
soviétique. Sofia Tchouikina ce qui trouble l’ordre remonte au ministère
La grande originalité de l’ouvrage est non pas d’étudier la noblesse de la Police sous forme d’informations
russe qui rejoint l’armée blanche ou émigre, mais de s’attacher à suivre que Fouché puis Savary réunissent dans
les parcours de ses représentants, plusieurs millions de personnes, un bulletin quotidien remis à Napoléon.
restés en URSS, appartenant à des familles moins fortunées et moins Cette police fut-elle efficace ? L’insécurité
en vue que la haute noblesse pour laquelle l’exil était le seul moyen règne dans les campagnes avec la
d’échapper à la mort. L’auteur, qui s’appuie sur des chroniques persistance du brigandage. Les attentats
familiales et a mené, dans les années 1990, une série d’entretiens avec les derniers survivants ont été nombreux contre Napoléon,
de la noblesse russe, nés avant 1918 et restés en URSS, étudie leurs formes de survie, tous – il est vrai – déjoués. Enfin, l’affaire
d’accommodement et d’intégration dans un système politique et social qui les exproprie, Malet, qui vit, en 1812, le ministre et
confisque leurs biens et multiplie contre eux les discriminations légales. Dans les années le préfet de police arrêtés sans résistance
1920, celles de la NEP, qui manque de cadres après la saignée de la guerre, les membres par un obscur général, a montré les limites
des professions libérales et intellectuelles parviennent à trouver du travail. Les « gens du « renseignement ». Le jugement
d’autrefois » s’abritent dans des « niches socioprofessionnelles », notamment dans les de Jacques-Olivier Boudon est donc
théâtres, les musées ou les écoles. Mais le stalinisme, qui collectivise et industrialise à toute nuancé. Les libertés n’ont pas toujours
force, intensifie la répression et les éliminations. La dernière partie de l’ouvrage réfléchit été respectées, la guerre des polices fut
sur les mécanismes de transmission du « bagage mémoriel » d’une classe condamnée désastreuse, mais « l’ordre fut maintenu
à la disparition par l’idéologie communiste, grâce au maintien, dans le secret des familles, dans un espace qui ne cessa de se dilater
de traditions d’éducation ainsi qu’au contrôle des fréquentations sociales. EM-R jusqu’à atteindre cent trente départements ».
Belin, « Contemporaines », 352 pages, 23,50 €. La Librairie Vuibert, 336 pages, 21,90 €.
Gabriel García Moreno. Augustin Berthe Le Cardinal Rafael Merry del Val
Qui se souvient encore de Gabriel García Moreno ? Longtemps, il fut présenté (1865-1930). Aperçu biographique
comme l’un des modèles des chefs d’Etat chrétiens jusqu’à ce que son nom et son Philippe Roy-Lysencourt
souvenir disparaissent après Vatican II. La réédition de cet ouvrage, paru initialement Oubliée aujourd’hui, la figure du cardinal
en 1877, permet de redécouvrir une personnalité hors du commun, même si celle-ci Merry del Val (1865-1930) mérite pourtant
aurait certainement mérité un travail à frais nouveaux. Président de l’Equateur en 1859, le détour comme le démontre cette
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

réélu en 1869, García Moreno avait publié une Constitution favorable au catholicisme première biographie scientifique. D’origine
et consacré son pays au Sacré-Cœur. Dans le même temps, il avait rétabli la paix espagnole, Merry del Val fut choisi par
civile et redonné une certaine prospérité économique. Il semble que ses adversaires Pie X comme secrétaire d’Etat. Il n’avait
ne lui aient pas pardonné son exaltation du catholicisme dans cette région du que 38 ans et devenait ainsi le plus jeune et
monde traversée par une lutte acharnée contre l’Eglise. Le 6 août 1875, il est assassiné le premier non-Italien à occuper ce poste
à la sortie de la messe. Bien qu’il ait été élevé par le Congrès équatorien au rang prestigieux. Il servit loyalement la politique
de « martyr de la civilisation », son œuvre ne lui survécut pas. PM de Pie X, mais c’est Léon XIII qui, le premier,
Clovis, 432 pages, 22 €. l’avait remarqué, au point d’en faire un
prélat avant même qu’il ne fût encore
prêtre. Quand Pie X mourut, Merry del Val
La Guerre et l’Avenir. H.G. Wells devint secrétaire du Saint-Office, chargé de
Considéré comme l’un des pères de la science-fiction avec quatre la défense de la doctrine. Sa mort, à la suite
romans parus entre 1895 (La Machine à explorer le temps) et 1898 d’une opération, parut suspecte et mit un
(La Guerre des mondes), Wells, qui se dit « pacifiste extrême », rejoint terme à l’une des plus fulgurantes carrières
le War Propaganda Bureau créé à la fin de l’été 1914. Sa mission ? Faire de l’histoire de l’Eglise. PM
participer les écrivains britanniques à l’effort de guerre en modelant Institut d’étude du christianisme, 96 pages, 15 €.
l’opinion publique, en lui expliquant les raisons pour lesquelles
les Allemands doivent être combattus. Alors qu’il « hait jouer au soldat » et répugne
28 à écrire « d’après les instructions », Wells part sur le font italien de l’Isonzo, une guerre La Stratégie
h de montagne contre les Autrichiens. Tel un ethnologue, il en observe les effets et les de la destruction
combattants. Puis il visite la France, y analyse les « paysages et les méthodes de la guerre Jean-Charles Foucrier
moderne », rencontre Joffre et des poilus, se penche sur les usines d’obus, note la façon Qui connaît le
de repérer les canons de l’ennemi. La guerre l’horrifie. Mais elle le fascine par la mise Transportation Plan et son
en pratique de ce qu’il pressentait dans ses écrits antérieurs, combats aériens, « cuirassés auteur Solly Zuckerman ?
de terre » (tank). Et il ne peut s’empêcher d’imaginer l’avenir. Sera-t-il celui de la paix Un biologiste, spécialiste
permanente qu’il souhaite ? Ou celui d’une autre grande guerre qu’il redoute ? FV des primates, né au Cap le
Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 224 pages, 23 €. 30 mai 1904, qui s’installe en
Angleterre en 1926. Au début de la guerre,
il est affecté à un service de recherches
sur la protection des humains contre
Les Dissidents de l’Action française. Paul Sérant les raids aériens. Il analyse, calcule, planifie,
Les uns ont évolué vers la démocratie chrétienne (Jacques met sur pied le Transportation Plan
Maritain), d’autres vers le fascisme (Georges Valois). Certains qu’il soumet, au début de l’année 1944,
ont basculé, pendant l’Occupation, vers la collaboration à Arthur Harris, chef du Bomber Command,
(Brasillach), d’autres ont rejoint, après-guerre, le parti communiste les forces britanniques de bombardement
(Claude Roy). Bernanos est devenu prophète. Tous ont en sur l’Allemagne. Après avoir divisé
commun d’avoir été formés à l’école de l’Action française, d’avoir les états-majors alliés, ce plan est intégré
grandi dans l’ombre de Maurras, avant de s’en détacher. Historien à l’opération « Overlord ». Par des
inspiré du Romantisme fasciste, Paul Sérant en avait réuni, en 1978, bombardements ciblés, il doit assurer la
les portraits afin de faire, en creux, une histoire de l’Action française à travers le prisme réussite du débarquement de Normandie
de ceux qui s’en étaient séparés pour voler de leurs propres ailes. Réédité avec une et faire sombrer l’économie de guerre nazie.
substantielle préface d’Olivier Dard, son livre n’a rien perdu de son intérêt. En dépit Au total, entre 50 000 et 70 000 victimes
de la sympathie qu’il manifeste pour ses modèles, et à travers eux pour les motifs civiles, une trentaine de villes et villages
qui les poussèrent à rompre avec l’Action française, il n’en témoigne pas moins normands détruits pour une efficacité
de l’ampleur de l’influence exercée par une école de pensée dont Simone de Beauvoir militaire relative. Des archives inédites
avait été imprudente de dresser, prématurément, le constat de décès. MDeJ et des annexes importantes. FV
Pierre-Guillaume de Roux, 420 pages, 29 €. Vendémiaire, 472 pages, 26 €.
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Du palais de Venise au lac de Garde.


Mémoires d’un ambassadeur fasciste
Filippo Anfuso. Préface et notes de Maurizio Serra
Avec le Journal politique du comte Ciano (Perrin), voici le principal ABONNEZ-VOUS

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témoignage de la politique étrangère du régime fasciste italien.
Né en Sicile en 1901, d’abord écrivain et journaliste plutôt bohème,
Anfuso entre dans la carrière diplomatique en 1925, participe comme volontaire
à la guerre d’Espagne et devient, en 1938, le chef de cabinet de Ciano, son ami de longue
date. L’intérêt de ces Mémoires parus en 1950, mais amputés et sans notes, est évident.
Anfuso est un fasciste attiré par l’Allemagne où il a été en poste. Il joue un rôle
de premier plan dans le rapprochement avec Hitler, s’éclipse lors de la marche à la guerre SEULEMENT
que désapprouve Ciano, réapparaît avec force dans les derniers mois du fascisme. 1 an d’abonnement (6 nos)
Des portraits piquants, des pages haletantes, une grande qualité d’écriture : le document soit près de 35% de réduction
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comme ministre plénipotentiaire en 1951, meurt d’un infarctus en 1963. FV
Perrin, 420 pages, 23 €.

Chiang Kaï-shek. Le grand rival de Mao. Alain Roux


Quel étrange destin que celui de ce fils de famille modeste
qui embrassa avec passion la cause de sa patrie et qui aurait pu être
une sorte de Napoléon chinois, lui qui fut général à 36 ans,
maître du pays à 40 ans et qui signa en même temps que Truman et
Churchill l’ultimatum exigeant la reddition inconditionnelle du Japon.
Mais face à lui, il rencontra Mao Zedong, un temps son allié, avant
que Chiang Kaï-shek décide de mener une lutte implacable contre
le communisme. Héritier de Sun Yat-sen, le père de la Chine moderne,
Chiang rêvait d’un Etat fort et national qui s’incarnera à Taïwan après sa défaite contre
Mao, en 1949. En retraçant ce destin mal connu en France, et étudié à frais nouveaux,
aussi bien en Chine qu’à Taïwan, Alain Roux, qui se montre globalement sévère envers
son personnage, tente aussi d’évaluer le processus démocratique dans les deux Chines.
De ce point de vue, le rôle de Chiang aura été finalement plus bénéfique et surtout
moins avide de morts que celui de son perpétuel adversaire. PM
Payot, « Biographie Payot », 656 pages, 30 €. L’HISTOIRE
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Indochine et Vietnam. Dennis Wainstock, Robert L. Miller
De 1940 à 1975, le Vietnam fut la proie d’une guerre qui fit des
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millions de morts, militaires et civils. L’habitude a été prise de traiter
séparément l’occupation japonaise de l’Indochine, puis la lutte
menée contre le Viêt-minh par la France et, enfin, la guerre du Vietnam
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qui occasionna la première grande défaite des Etats-Unis. Les auteurs,
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deux historiens américains, ont choisi de relever le défi d’un regard
panoramique sur trente-cinq années de guerre. A raison, ils ont www.figarostore.fr/histoire
privilégié le long terme et ils n’exonèrent nullement leur pays de ses 1 an d’abonnement au Figaro Histoire (6 nos)
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par les différents protagonistes. Il y perd inévitablement dans le détail, comme abonnés et valable jusqu’au 30/09/2017. Photos non
dans la compréhension, par exemple, de la spécificité du communisme et des ressorts contractuelles. Informatique et Libertés : en applica-
tion des articles 38, 39 et 40 de la loi Informatique
qu’il utilisa pour asservir tout un peuple. PM et Libertés, vous disposez d’un droit d’accès, de
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Nouveau Monde Editions, 326 pages, 21 €. concernant en vous adressant à notre siège. Société
du Figaro, 14 boulevard Haussmann 75009 Paris. SAS
au capital de 16 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.
Salan. Jean-Paul Angelelli et Bernard Zeller
Il y a un mystère Salan ! Son parcours – de Saint-Cyr aux prisons gaullistes, en passant
par deux conflits mondiaux, les guerres de la décolonisation et la clandestinité de l’OAS
– est déjà en soi incroyable. Mais, surtout, sa personnalité reste énigmatique à plus
d’un titre. Qui fut exactement celui que l’on appellera le Mandarin ou le Chinois, qui fut
tour à tour accusé selon les milieux d’être un général républicain ou un fasciste, et qui
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

suscita suffisamment de haine pour être l’objet d’un attentat politique pendant le conflit
algérien ? Même s’ils sympathisent avec leur sujet, les auteurs ont su éviter un récit
hagiographique et tentent, page après page, de faire connaître la nature simple et
réservée de cet homme appelé aux plus grandes responsabilités militaires et qui n’hésita Dictionnaire nostalgique
pourtant pas à entrer dans l’illégalité pour rester fidèle à la parole donnée. PM de la politesse. Frédéric Rouvillois
Pardès, « Qui suis-je ? », 128 pages, 12 €. Le savoir-vivre nous polit et nous
civilise selon Starobinski, mais peut-être
aussi nous rend-il fades et dénués
Les Juifs du monde arabe. La question interdite de franchise comme l’affirme Talleyrand.
Georges Bensoussan Et pourtant, à vouloir trop verser
Pourquoi une question interdite ? Pourquoi en une génération dans la franche camaraderie dénuée
(1945-1970) le monde arabe s’est-il vidé de ses Juifs ? Parce que cette de toute retenue envers l’inconnue
histoire qui commence au Moyen Age a été occultée et transformée. comme à l’égard du petit frère, on
D’abord par le mythe de la tolérance d’Al-Andalus forgé par le judaïsme en vient à oublier ce plaisir des règles
allemand pour promouvoir, au XIXe siècle, son émancipation. Ensuite et des codes parfois farfelus certes,
par le monde arabe qui a persuadé les Occidentaux que le sionisme et la mais qui, quoi qu’on en dise, rendront
naissance de l’Etat juif en 1948 expliquaient la dégradation de ces temps d’harmonie. Faux, toujours plus doux certains moments
dit l’historien. Les Juifs étaient alors des dhimmi, des « soumis protégés », dont l’infériorité de la vie. Avec près de 240 entrées,
30 est liée à la domination imposée par l’Islam. Lorsqu’ils s’en émancipent et s’occidentalisent, de l’usage du parapluie à la tenue
h ils deviennent insupportables au monde arabe. Fondamentale pour saisir la situation à la plage, de la pratique du baisemain
actuelle, cette étude aurait gagné à être plus structurée sur le plan chronologique. FV aux coutumes des esquimaux, Frédéric
Odile Jacob, « Histoire », 168 pages, 21,90 €. Rouvillois dresse tout en finesse et
avec humour une liste des codes de la
politesse à travers le monde et l’histoire,
Histoire cachée du Parti communiste algérien afin que perdurent ces « petites vertus »
Jean Monneret qui enchantent le quotidien. BC
Né en 1936, le Parti communiste algérien (PCA) a-t-il pris une part Flammarion, 420 pages, 25 €.
décisive à l’indépendance de l’Algérie ? En décrivant ses rapports
conflictuels avec les nationalistes, Jean Monneret dévoile un pan peu
connu de ce conflit. Longtemps filiale du Parti communiste
français, le PCA s’opposera, au nom de la révolution prolétarienne,
à la rébellion. Peu ancré dans la population, rallié tardivement au FLN,
il sera complètement interdit en 1964 par Ben Bella. Seule l’affaire Maurice Audin,
du nom de cet universitaire communiste arrêté par les paras de Massu et mystérieusement
disparu, redonnera un temps un peu de lustre au PCA. Pour l’auteur, en découvrant
l’histoire réelle de ce parti, c’est le contexte même de l’affaire Audin qui s’éclaire sans mettre
pour autant un point final aux questions posées à son sujet. PM
Via Romana, 176 pages, 18 €.

Le Martyre des chrétiens d’Orient. Frédéric Pons


Ils vivent à Damas ou à Erbil, dans des villages perdus, des camps de réfugiés et parfois maintenant en France. Ils sont, avec les yézidis,
les premières victimes de Daech, qui a promis de les éradiquer de la terre où ils vivent depuis deux millénaires. L’auteur, qui voit dans
leur disparition programmée le « premier génocide du XXIe siècle », a rencontré ces chrétiens d’Irak et de Syrie. Il raconte leurs histoires
déchirantes, le sel jeté sur leurs plaies par un Occident indifférent à leur sort, la souffrance indissociable de la foi. « Livre noir de la
persécution », cet authentique martyrologe est aussi un indispensable acte de réparation. GC
Calmann-Lévy, 384 pages, 19,90 €.
LA SUITE DANS LES IDÉES
Par François-Xavier Bellamy

LA SÉCESSION
© G. BASSIGNAC/LE FIGARO MAGAZINE.

DES CLERCS
Dans La Gauche zombie, Laurent Bouvet
décrypte cinq années de « démoralisation
de la vie publique », marquée par les
contradictions et la rupture des élites avec
D
écrivant la ligne de crête sur
laquelle progresse le travail de un peuple dont elles ne veulent pas.
l’universitaire, Max Weber expli-
quait que la science ne pouvait préten-
dre résoudre ou trancher les contradictions qui seront toujours le en série à Cologne, un antiracisme qui finit par organiser des camps
lot de la politique, mais qu’elle pouvait contribuer à les éclairer pour interdits aux Blancs… Tout cela provient de la désagrégation de la
nous permettre de mieux choisir. Mais cette « œuvre de clarté » sup- nation comme unité. Les dirigeants fonctionnent en circuit fermé, car
pose de s’astreindre à la « première vertu universitaire », la « pro- «lehollandismeestunesociologiedel’exercicedel’Etat»;etdansunsys-
bité », qui, avertit Weber, peut être douloureuse, quand elle impose tèmepolitiqueenvaseclos,àlafoissauvéetpiégéparlarobustessedes
de penser parfois contre ses propres amis. institutions, la rupture se consomme. Elle ne vient pas d’abord « d’en
En un temps où cette honnêteté intellectuelle, et le courage qu’elle bas », non : ce sont les élites, nous dit Bouvet, qui sont en colère contre
suppose, se font rares, il arrive pourtant que l’Université parvienne le peuple – ce peuple qui coûte cher, qui ralentit tout, qui ne veut pas
à sortir de ses murs pour contribuer à cette « œuvre de clarté ». C’est s’adapter, qui gâche la fête… Ce sont les élites qui font sécession.
à cet exercice que se livre Laurent Bouvet, professeur de théorie Le propos de Laurent Bouvet est franc, assumé, et comme tout
politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. propos engagé il prête parfois à objection ; mais son efficacité se véri- 31
Depuis dix ans, il travaille sur les fondements intellectuels et sociaux fie régulièrement par le caractère étonnamment prémonitoire de ses h
de la crise actuelle du politique, et y a consacré trois textes fonda- analyses. Ainsi écrit-il, dès le 19 mai 2012 : « Droit de vote des étran-
mentaux : dans Le Communautarisme, mythes et réalités (2007), il gers, charte des langues régionales et minoritaires, “mariage homo-
pointait l’érosion de l’idée même de cité. S’ensuivirent Le Sens du sexuel” : toutes les mesures qui, depuis des années, sont les marqueurs
peuple (2012) et L’Insécurité culturelle (2015), qui remontaient aux identitaires d’une gauche sans projet commun car sans ancrage dans la
causes de l’abandon des classes populaires par une classe dirigeante société, seront mises au premier plan pour servir d’écran de fumée. (…)
qui se refusait à comprendre leurs aspirations et leurs inquiétudes, Le problème, c’est qu’en dehors de quelques rédactions et de quelques
quand elle avait pour mission de s’en faire le porte-voix. associations subventionnées pour ça, personne ne croira à ce replâ-
Ces fondements théoriques, Laurent Bouvet les mobilise trage. Ce scénario catastrophe, s’il devient une réalité, conduira inéluc-
aujourd’hui pour un texte de facture plus légère : La Gauche zombie tablement au choc des identités. » Les faits lui ont hélas amplement
(Lemieux Editeur) est en effet un recueil de chroniques publiées donné raison. La lucidité est aujourd’hui plus nécessaire que jamais
depuis 2012 dans différents médias, dont Le Figaro et FigaroVox. pour reconstruire. Le dernier quinquennat a prouvé que « les non-
La synthèse de ces textes donne l’impression saisissante de relire dits » sont mortifères ; espérons que, sur tout l’horizon politique,
le journal du dernier quinquennat – le journal d’une suite désespé- d’autres voix s’élèvent pour éclairer, à contretemps mais surtout à
rante de rendez-vous manqués… Proche du Parti socialiste, impli- temps, les chemins d’une véritable refondation politique. 2
qué dans la campagne présidentielle de François Hollande (comme
le montre un discours écrit pour le candidat, qui constitue le pre-
mier texte de ce recueil), Laurent Bouvet montre ici cette probité
courageuse qui impose de réfléchir contre le prêt-à-penser militant. À LIRE
Et cette probité joue son rôle : elle éclaire, jetant une lumière crue
sur ces cinq années de « démoralisation de la vie publique ». La raison La Gauche
première, selon Laurent Bouvet, est bien la disparition du « sens du zombie
peuple », selon le mot de Michelet. C’est de là que viennent les contra- Laurent Bouvet
dictions du quinquennat : l’obsession de « l’économisme » qui fait dis- Lemieux Editeur
paraître le sens du commun, les aberrations d’une réforme du collège 336 pages
contraire à ses propres objectifs, le « chantage à l’islamophobie » 20 €
mieux assumé que la lutte contre l’islamisme, un féminisme qui tonne
contre l’expression « Madame le Président » mais se tait après les viols
C
INÉMA
Par Geoffroy Caillet

Haute
Après la Seconde Guerre mondiale, 2 000 prisonniers
Tension
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

allemands encore adolescents furent employés au déminage


des côtes danoises. Les Oubliés retrace cette tragédie ignorée.

32
h
FAUX PAS A plat ventre sur le sable, onze jeunes prisonniers de guerre
allemands déminent les plages de la côte danoise. Une opération périlleuse pour

I
ls sont onze, comme un cortège aposto- ces gamins qui risquent, au moindre faux pas, de ne jamais revoir leur pays.
lique fêlé. Le douzième pourtant n’était
pas un Judas. Il a perdu la vie dès les
premières minutes de la terrifiante mis- l’histoire d’une bande de garçons contraints et jusqu’à la fermière voisine du baraque-
sion qu’on leur a imposée. En mai 1945, le de se racheter au nom de toute une nation ». ment où ils sont enfermés chaque nuit.
Danemark décide de recourir à des pri- Dans le cadre âpre et sauvage de la côte Mais Martin Zandvliet a décidément le
sonniers de guerre allemands pour démi- danoise sous le soleil d’été, on suit donc, la sens de la complexité de l’histoire et de
ner ses kilomètres de côtes piégées par les boule au ventre, les journées de déminage la nature humaine. Avec le temps, des
nazis. Après une instruction éclair, onze – de ces gamins pathétiques, astreints à tra- regards changent. Des cœurs s’ouvrent
donc – soldats de 15 à 18 ans sont envoyés quer, à plat ventre sur le sable, les pièges (un peu). Pas tous, tant s’en faut, et les offi-
sur la côte ouest du pays. « 45 000 mines, mortels imaginés par les leurs à l’intention ciers danois offrent une image saisissante
soit six mines par heure et par homme pen- de ceux qui sont finalement devenus leurs de la folie où mène la vengeance. Entre
dant trois mois », aboie le sergent danois bourreaux. En s’inversant, l’histoire n’a deux séquences à haute tension, le sergent
haineux et tyrannique (Roland Moller) qui pas changé le mal en bien. Car ces Oubliés Rasmussen hurle, s’attendrit, fait volte-
leur sert de Cerbère. Le calcul est impla- sont des innocents et la caméra de Martin face. Les gamins, eux, essuient brimades
cable, mais la réalité qui le sous-tend l’est Zandvliet capte alternativement leur téna- et vexations, en s’agrippant à l’espoir d’un
davantage : le moindre faux pas et ils ne cité, leur révolte et leur candeur écorchée avenir dans une Allemagne en ruine. Près
© CAMILLA HJELM/BAC FILMS.

reverront jamais leur pays. avec une force bouleversante. de 2 000 Allemands à peine sortis de
S’il a choisi de porter à l’écran « des faits Le Danemark avait rendu les armes dès l’enfance furent employés au déminage
historiques qui ne sont pas franchement à la le 9 avril 1940 et connu l’occupation alle- du Danemark. La moitié d’entre eux y lais-
gloire du Danemark », le réalisateur Mar- mande jusqu’en mai 1945. Ce seul fait sèrent leur peau ou revinrent mutilés. 2
tin Zandvliet rejette toute idée de « dési- explique que les démineurs de fortune ne Les Oubliés, de Martin Zandvliet,
gner un coupable ». Les Oubliés, affirme- trouvent que haine et esprit de vengeance avec Roland Moller, Mikkel Boe Folsgaard,
t-il, « parle de vengeance et de pardon. C’est chez leur garde-chiourme, ses supérieurs Louis Hofmann, 1 h 41.
À L A TA B L E D E L’ H I STO I R E
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut

UN BOUQUET DE SAVEURS
Pour surprendre ses convives et apporter
© CANAL ACADÉMIE.

une saveur subtile à ses mets, rien ne vaut


de servir des fleurs comestibles.

I
l existe deux moyens pour un cuisinier de susciter l’émotion fleurettes de thym, de romarin ou de serpolet qui aromatisent les
gastronomique chez ceux qui dégustent ses plats. La première rôtis et les grillades. Puis, l’usage a gagné le nord de l’Europe où l’on
consiste à réaliser à la perfection des recettes classiques bien se délecte de boutons de pissenlits, de fleurs d’acacia, de glycine ou
connues de ceux-ci et qui feront appel à la mémoire de leurs papil- de sureau frites, de fleurs de violettes confites au sucre (Toulouse),
les, comme un musicien ou un danseur interprètent de manière de capucines, de pensées, de soucis ou de bourrache dont les cuisi-
inoubliable une célèbre pièce du répertoire. L’autre voie consiste à niers épris de nature aiment aujourd’hui à parsemer leurs salades.2
créer la surprise par des ingrédients rares ou nouveaux, l’invention
d’accords gustatifs ou de présentations insolites. Cette recherche
d’effets spéciaux fait partie depuis l’Antiquité de ce que l’on attend
de son chef lorsqu’on se nomme Lucullus, Trimalcion, Philippe
le Hardi, Condé, Louis XIV ou Talleyrand et que l’on se pique d’offrir
à ses hôtes un festin qui les laisse bouche bée.
Il est néanmoins un moyen plus modeste de les étonner tout en les DENT-DE-LION
ravissant : leur servir des fleurs comestibles que l’on est plus habitué Ci-contre :
à admirer en décor et à humer pourla délicatesse de leur parfum qu’à apprêtés en salade, 33
© AKG-IMAGES/QUINT & LOX. © CAMILLE OGER.

déguster. Elles ne sont pas nourrissantes, mais elles sont d’une saveur boutons de h
subtile avec toujours une pointe d’amertume due au pollen de leurs fleurs de pissenlits
étamines. La fleur de crocus dont la culture est née en Grèce possède et feuilles de
des stigmates d’une saveur si intense qu’une très faible quantité pissenlits raviront
suffit à aromatiser un plat. Cette épice nommée safran est les gourmets.
la plus chère du monde. Le giroflier, ori- Cette plante vivace
ginaire d’Indonésie, possède des fleurs (à gauche),
dont les boutons, appelés clous, sont d’un originaire d’Europe,
arôme intense et sont entrés depuis des est reconnue
siècles dans les cuisines occidentales. pour ses nombreux
Les cuisines d’Orient ont depuis long- bienfaits et vertus
tempstentéd’accommoderlesfleurs pour la santé.
dans les repas raffinés afin de sou-
ligner les saisons et de mettre en
valeur leurs fragrances et saveurs : SALADE DE BOUTONS
glycines, lotus et camélias en Chine,
fleurs de cerisier, de chrysanthème
DE FLEURS DE PISSENLITS
ou de shiso au Japon, roses, violet- Mêlez une poignée de feuilles tendres de
RECETTE

tes, mauves, jacinthes et fleurs jeune pissenlit avec autant de boutons fermés
d’oranger au Moyen-Orient. Sans de fleurs de pissenlits que vous trouverez.
doute sous l’influence des Assaisonnez avec vinaigre de Xérès ou de
raffinements orientaux, les Banyuls, huile d’olive, sel, poivre. Parsemez
rivages de la Méditerranée ont de noisettes grillées concassées et de lardons
fait entrer les fleurs dans leurs gastro- rissolés. Accompagnez d’un sauvignon de
nomies : celles de la courgette qui se font
Touraine de chez Henry Marionnet ou de son
frire ou se farcissent ou les délicieux
croquant gamay cuvée Première vendange
boutons de la fleur de câprier confits
au sel et au vinaigre ou bien encore les servi frais et vive le printemps !
© RUE DES ARCHIVES/PVDE. © HEINRICH HOFFMANN/ROGER-VIOLLET.
EN COUVERTURE

36
L’ŒUF DU SERPENT
L’ALLEMAGNE VAINCUE A TROUVÉ DANS L’IDÉOLOGIE NAZIE UNE VISION
DU MONDE PROPRE À EXPLIQUER SES SOUFFRANCES PASSÉES ET
PRÉSENTES. ET À LUI OFFRIR DE FALLACIEUSES PROMESSES POUR L’AVENIR.

54
LES 9 MARCHES
DU POUVOIR
A PRÈS D’UN SIÈCLE DE DISTANCE,
LA FULGURANTE ASCENSION
DE HITLER N’EN FINIT PAS D’ÉTONNER.
RETOUR SUR LES NEUF ÉTAPES
QUI, DE LA DÉFAITE DE 1918
À LA FONDATION D’UN NOUVEAU RÉGIME EN 1934, LUI PERMIRENT
DE FAIRE SAUTER UN À UN LES VERROUS DU POUVOIR.
68
L’ŒUVRE AU NOIR
NÉBULEUSE IDÉOLOGIQUE PLUTÔT
QUE LIVRE PROGRAMME, MEIN KAMPF
N’EN TÉMOIGNE PAS MOINS
D’UNE VÉRITABLE PENSÉE POLITIQUE.
SA RÉÉDITION CRITIQUE EN ALLEMAGNE
PERMET DE SAISIR TOUTE LA PORTÉE
DE SON ANTIHUMANISME FORCENÉ.
© PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/LAURENT SULLY-JAULMES. ILLUSTRATION : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS.

LA RÉSISTIBLE
ASCENSION D’ADOLF

HITLER
ET AUSSI
UN CAPORAL UNE JEUNESSE ALLEMANDE
DE BOHÊME L’HEURE BLEUE
LA RÉPUBLIQUE COMPAGNONS DE ROUTE
DE QUAT’SOUS MARCHE FUNÈBRE
LA NUIT DU SECOND LES DÉMONS DE L’AUBE
COUTEAU AVANT L’ORAGE
Œuf L’
duserpent
Par Johann Chapoutot
Dans une Allemagne traumatisée par la défaite, désorientée
par la succession de mutations socio-économiques et politiques
auxquelles elle devait faire face, la « vision du monde » nazie
a offert aux vaincus l’espérance de renverser le cours de l’histoire.
DESCENTE DES MARCHES
Parade des drapeaux, le 2 septembre
1933, lors du congrès du Reich, dit
« de la Victoire », à Nuremberg. Ce défilé

© AKG-IMAGES.
a lieu au Champ Zeppelin, une des
infrastructures de l’immense complexe
conçu par Albert Speer pour y accueillir
le rassemblement annuel du NSDAP.
EN COUVERTURE
© AKG-IMAGES. © PHOTO JOSSE/LEEMAGE.

38
h

L’
interrogation est récurrente, et elle demeure vertigi- la proclamation du Reich à Versailles en 1871, fut incomplète :
neuse:commentungrandpaysdeculturecommel’Alle- elle laissait hors de l’Empire allemand des millions de germano-
magnea-t-ilpusombrerdanslabarbarie?Qu’est-cequi, phones appartenant à l’Autriche-Hongrie. De manière répétée,
au pays de Goethe et de Kant, a pu permettre de rendre crédible tout au long du XIXe siècle, Vienne avait marqué son opposition
les idées qui composaient la « vision du monde » nazie ? Vu d’ici à tout projet national « allemand » : l’Empire austro-hongrois
et vu d’aujourd’hui, l’absurde (de la théorie des races, par exem- demeurerait un empire multinational, sans compromission
ple) semble le disputer au grotesque (la grandiloquence méga- aucune avec l’idée révolutionnaire et moderne de « nation ».
lomaniaque des discours et des projets notamment). Il apparaît Le mouvement pangermaniste, dès les années 1880, fut le
malaisé de comprendre comment le corpus d’idées nazies a su premier à accuser la dynastie prussienne des Hohenzollern,
et pu intéresser, séduire ou convaincre. C’est à l’historien de les ainsi que les Habsbourg, voire Bismarck lui-même, de trahi-
remettreencontexteetdecomprendrequela«visiondumonde» son envers l’idée nationale allemande : les « Allemands »
nazie a apporté une série de réponses à des questions laissées étaient à leurs yeux le seul peuple de grande culture à être
béantes par le XIXe siècle et par la Grande Guerre. dépourvu d’Etat-nation digne de ce nom. Les plus radicaux
La première de ces questions est celle de la nation alle- des pangermanistes prônaient une politique de conquête et
mande. Elle n’est certes pas nouvelle : elle fut posée avec acuité d’annexion au centre, au sud et à l’est de l’Europe pour réunir,
au début du XIXe siècle, notamment après 1806, quand les par la force, tous les germanophones dans un Etat unique.
armées françaises ont vaincu la Prusse au nom, précisément, Une version très affaiblie de ce pangermanisme se rencontre
de cette idée nouvelle de nation. Bien des Allemands s’en saisi- au sommet du Reich allemand chez Guillaume II et son entou-
rent pour mener leurs « guerres de libération » contre la présence rage, qui cultivent l’idée d’une alliance préférentielle, voire
française et l’occupation napoléonienne entre 1813 et 1815, exclusive, avec la monarchie habsbourgeoise, une fidélité
puis lors de la révolution de 1848. On sait que la question natio- germanique de « Nibelungen » entre Berlin et Vienne, si préju-
nale fut réglée tardivement, non par une révolution, mais par la diciable à l’Europe en 1914, lorsque Berlin décida de suivre
politique de Bismarck qui, dans une série de guerres (1864, Vienne dans ses projets contre la Serbie.
1866, 1870-1871), sut satisfaire les aspirations nationales au La question nationale fut rendue plus sensible et plus aiguë
bénéfice des princes, notamment du roi de Prusse, et non du encore à la fin de la Grande Guerre. Alors que l’Autriche alle-
mouvement libéral. Cette unification nationale, consacrée par mande demandait son rattachement à l’Allemagne en
39
TRAUMATISME La défaite de 1918 (ci-dessus, affiche d’Abel Faivre, invitant en 1918 les Français à souscrire à l’emprunt de la libération h
et figurant Guillaume II, l’épée brisée, écrasé par tous les drapeaux alliés) et le traité de Versailles furent vécus comme une humiliation et un
traumatisme par les Allemands. Sur ce terreau de ressentiment, la légende du coup de poignard planté dans le dos de l’armée par les
politiciens, les « criminels de novembre » (page de gauche, affiche électorale du Parti national du peuple allemand aux élections législatives
du 7 décembre 1924), fut abondamment exploitée par les partis nationalistes, dont le NSDAP de Hitler, contre la république de Weimar.

novembre 1918, les Alliés interdirent l’Anschluss pour ne pas droite nationaliste, völkisch) reconnaissaient l’existence et la
accroître la puissance allemande – tout le règlement de la paix souveraineté. En un mot, l’encre des traités venait empoison-
visait précisément l’inverse. Par ailleurs, le Reich allemand fut ner le sang de la race germanique.
privé de ses colonies ainsi que de 15 % de son territoire et de plus Car c’est bien de race qu’il s’agissait. Cette idée, abandon-
de10%desapopulation.Auxyeuxdespangermanistes,lasitua- née par la science après 1945, gouvernait les sciences de la
tion de la germanité était donc, en 1919, bien pire qu’auparavant nature et les sciences humaines depuis le XIX e siècle. Les
dans l’histoire : les « Allemands » étaient dispersés aux quatre sciences de la nature classifiaient et hiérarchisaient, en de pré-
coins de l’Europe, non plus dans une monarchie amie et alliée cises taxinomies, les minéraux, les plantes et les animaux.
(l’Autriche-Hongrie), mais dans des Etats hostiles, nouvelle- L’anthropologie raciale faisait de même avec les hommes.
mentcréésparletraitédeVersailles(Pologne,Tchécoslovaquie, Aux yeux des völkisch allemands et autrichiens, il ne faisait
Etats baltes, Yougoslavie), et exposés au péril bolchevique. aucun doute que la race blanche – et, à son sommet, la race
germanique-nordique – était le sel de la terre, l’espèce la plus
La collision du droit et de la nature riche et la plus féconde, créatrice de toute culture. Or c’était
Le mouvement völkisch (de Volk, le peuple) pouvait donc pros- précisément cette race-là, élue par la nature, dotée des plus
pérer. Il existait déjà avant 1914, mais se trouva renforcé par les éminentes qualités, qui était défavorisée par l’histoire, par les
conséquences politiques de la Grande Guerre. Le Volk alle- guerres que, incessamment, ses ennemis lui menaient depuis
mand, entité biologique et non politique, communauté organi- la plus haute Antiquité, et par les règlements de ces guerres,
que déterminée par la nature et non société composée d’indi- dont les paix de Westphalie (1648) ou de Versailles (1919)
vidus libres, était nié par le traité de Versailles : le droit interna- constituaient les exemples les plus effarants.
tional, artefact néfaste, était entré en collision avec la nature, Toutes ces idées sont anciennes et ont mûri, dans les cercles
seule réalité normative dont les « réalistes » (pangermanistes, les plus radicaux, tout au long du XIXe siècle. Les nazis en ont
LIESSE POPULAIRE
Ci-contre : Adolf Hitler
au milieu de la
foule rassemblée sur
l’Odeonsplatz à
Munich, le 2 août 1914,
pour se réjouir de
ce que l’Allemagne a
déclaré, la veille,
la guerre à la Russie.
L’authenticité de cette
photographie est
discutée, certains
avançant que la figure
de Hitler y aurait été
ajoutée ultérieurement
par les nazis à des fins
de propagande. Page de
droite : caricature
de Bernard Aldebert,
in L’Allemand nazi en
22 leçons, années 1940.
Leçon 17, le type aryen :
« Un homme blond
comme Hitler, mince
comme Göring, grand
comme Goebbels. »

hérité après la grande épreuve et la grande catalyse qu’a d’une guerre qui n’en finit pas conduisent l’état-major de
constituées la Première Guerre mondiale. l’armée allemande à recenser les Juifs présents au front : des
Ainsi de l’antisémitisme. L’idée selon laquelle les Juifs rumeurs persistantes issues des cercles antisémites affir-
constituent une communauté à part, vaguement inquiétante, maient que les Juifs se dérobaient à leur devoir patriotique et
voire menaçante, au sein de la christianitas est une idée mil- fuyaient le front. Les comptages de l’état-major aboutirent
lénaire que le XIXe siècle est venu accentuer. L’émancipation à des conclusions inverses : les Juifs étaient proportionnelle-
des Juifs par la Révolution française avait été suivie par des ment aussi nombreux au front, parmi les combattants, les bles-
mouvements émancipateurs (ainsi en Prusse, en 1812) qui sés et les morts au combat, que le reste de la population alle-
avaient permis aux Juifs de mieux s’intégrer aux sociétés euro- mande. Ces résultats ne furent pas rendus publics, et l’idée put
péennes et d’être plus visibles. Cette émancipation a profon- prospérer : les Juifs, par définition apatrides, donc non patrio-
dément déplu à ceux qui définissaient la nation dans les termes tes, étaient non seulement des lâches, mais aussi des profi-
de la biologie et du racisme. Un fort mouvement antisémite, qui teurs de guerre. On vit se coaliser un antisémitisme de droite,
se réclame désormais moins de la religion (condamnation du qui refusait tout patriotisme aux Juifs, et un antisémitisme de
peuple « déicide ») que de la biologie (rejet d’un corps étran- gauche (le « socialisme des imbéciles », selon August Bebel),
ger), se développe partout en Europe et atteint un point qui identifiait les Juifs à une internationale de la finance, donc
d’incandescence en Allemagne en 1916 lorsque les difficultés des marchands de canons, toujours vainqueurs, quelle que fût
et géopolitique (l’ordre colonial). Le conflit qui s’ouvrit en 1914
apparut à beaucoup comme une grande ordalie social-darwi-
niste : la nation ou la race la meilleure s’imposerait. On aurait
pu penser que les vaincus de 1918, en Allemagne notamment,
abandonneraient alors ce prisme du darwinisme social. C’est
le contraire qui prévalut : la vision social-darwiniste du monde
s’en trouva confirmée, dans son aspect le plus sombre et le plus
anxiogène. Aux yeux des nazis, par exemple, l’expérience de
la Grande Guerre confirmait avec effroi que tout, dans l’his-
toire, n’était que guerre et affrontement de races, lutte pour la
survie biologique. Le blocus imposé par les Alliés, qui allait
entraîner une surmortalité évaluée à 800 000, voire un million
de morts pour l’Allemagne et l’Autriche, apportait la preuve
que les guerres contemporaines étaient des guerres zoolo-
giques dont la fin était l’éradication biologique de l’ennemi,
et non simplement sa destruction politique. Enfin, pour les
© AKG-IMAGES/GLASSHOUSE IMAGES. © DROITS RESERVÉS/SELVA/LEEMAGE.

perdants, un constat terrible s’imposait : la guerre permettait


aux plus valeureux, aux meilleurs, de s’illustrer en se portant
en première ligne au combat ; elle avait donc un effet contre-
sélectif qui laissait subsister et prospérer les plus faibles et les
moins vaillants, tandis que les plus forts étaient décimés par
le feu nourri des mitrailleuses et des obus.
La psychose d’une hémorragie supposée du meilleur sang
rencontrait donc nécessairement la question de l’eugénisme.
Le grand bond en avant des sciences naturelles et de la méde- 41
cine au XIXe siècle avait rendu tangible l’espoir d’une amélio- h
ration de la substance biologique des individus et des groupes
humains par ce que les Britanniques avaient baptisé eugenics
et que les Allemands avaient traduit par Rassenhygiene. Ces
termes désignaient toute une constellation de pratiques visant

l’issue de la guerre. On retrouve ces idées, mot pour mot, dans


le programme en vingt-cinq points du NSDAP en février 1920.
L’autre idée qui fut radicalisée par la Grande Guerre fut celle
du darwinisme social, ancienne elle aussi. Darwin avait montré
que l’existence et la distribution géographique des espèces
étaient dues à des processus de sélection naturelle, d’adapta-
tion, de lutte pour la vie et de survie des meilleurs. Pas toujours
très bien comprises, ces notions furent transposées de la nature
à la culture, des animaux aux hommes notamment : la société
était elle-même une jungle ou une steppe où seuls les meilleurs
éléments prospéraient. Darwin eut beau s’insurger contre ces
idées, arguant que l’espèce humaine, pétrie de culture et de
compassion, n’était pas une espèce animale comme les autres,
le darwinisme dit « social » s’imposa au sein des élites européen-
nes qui y virent la justification naturelle de leur domination
culturelle, politique (la hiérarchisation capitaliste des sociétés)
DIKTAT Ci-contre : La Signature du traité de paix par la délégation allemande
dans la galerie des Glaces, à Versailles, le 28 juin 1919, par William Orpen,
1919 (Londres, Imperial War Museum). Au centre : le président américain
Thomas Woodrow Wilson, le président du Conseil français Georges
Clemenceau et le Premier ministre britannique, David Lloyd George.

hyperinflation (été-automne 1923), sans compter les innom-


brables assassinats politiques et tentatives de coups d’Etat
dont celui des nazis, en novembre 1923, n’est, a posteriori,
que le plus célèbre.

La liquidation du monde ancien


Le terme de traumatisme n’est pas excessif pour désigner
cette succession rapide d’événements qui viennent tout
simplement liquider le monde ancien, celui d’un long Moyen
EN COUVERTURE

Age européen dont la modernisation industrielle et urbaine


tourne la page ; celui d’un ancien régime balayé par la
Grande Guerre ; celui d’une stabilité monétaire liquidée par
à la préservation et à l’amélioration de la santé des individus l’hyperinflation ; celui d’une foi en la puissance allemande
après la naissance (nutrition, sport, respiration, conditions que tout, après 1918, vient contredire. Les traumatismes
de vie…), mais aussi auparavant (contrôle des accouple- sociaux massifs sont, c’est une récurrence bien connue en
ments, interdiction de la reproduction des individus consi- histoire, le terreau où prospèrent les imaginaires du complot.
dérés comme malades…). Après 1918, l’eugénisme fut plus La « vision du monde » nazie offre une lecture au fond sinon
que jamais à l’ordre du jour, non seulement en Allemagne, rassurante, du moins apaisante, de l’histoire. A la cataracte,
mais aussi dans des pays qui, comme la France, avaient perdu voire au cataclysme, des événements qui ont frappé l’Alle-
un important contingent de leur population pendant la guerre : magne, la Weltanschauung attribue un sens : la guerre des
la compétition n’était pas qu’intra-européenne, mais mon- races, et l’hostilité immémoriale des Juifs à l’égard des Ger-
diale ; face au réveil des peuples colonisés, face à leurs reven- mains, explique tout, de la disparition de l’Empire romain
42 dications et velléités d’indépendance, il fallait que la race (création germanique aux yeux des nazis) à la défaite de
h blanche se ressaisisse. On ne peut comprendre le programme 1918, en passant par la guerre de Trente Ans.
biopolitique nazi en faisant abstraction de ce contexte. Il n’est guère surprenant que de telles idées ne suscitent
Par rapport et par opposition à d’autres cultures politiques qu’un intérêt marginal, limité aux cercles les plus radicaux et
où se rencontrent certains éléments communs (nationalisme, les plus convaincus, pendant la période faste des années
racisme, antisémitisme, darwinisme social, eugénisme…), la 1920, celle qui vit, de 1924 à 1929, la république de Weimar
« vision du monde » nazie se singularise par la présence conco- s’ancrer, se stabiliser et ouvrir une période prospère du point
mitante, et cohérente, de tous ces éléments, radicalisés par un de vue économique, politique, intellectuel et international.
facteur supplémentaire : celui de l’urgence. Il est une spécifi-
cité du contexte allemand, depuis la fin du XIXe siècle, qui est
celui de l’accélération, de l’extrême rapidité des mutations que
l’Allemagne connaît. En raison d’une industrialisation rapide,
d’un exode rural massif et d’une urbanisation galopante, l’Alle-
magne a changé de visage depuis « l’époque des fondateurs »
(Gründerzeit), ce qui a conduit à de profondes interrogations
dans le corps social allemand sur les notions d’identité, de tra-
dition et de culture – interrogations thématisées par les socio-
logues contemporains, comme Tönnies ou Sombart.
Le traumatisme de la guerre, puis de la défaite, accentue
un sentiment de désorientation palpable dès avant 1914,
d’autant plus que les événements se précipitent : révolutions
à l’Est, en Russie, en 1917, révolution en Allemagne en 1918,
instauration d’une République soviétique en Bavière et en
Hongrie au printemps 1919 – suivies de mouvements contre-
révolutionnaires violents et d’une quasi-guerre civile en Alle-
magne, puis d’un haut niveau de violence politique jusqu’en
1923. La cascade des mutations semble irrépressible : traité
de Versailles (juin 1919), instauration de la République
(juillet 1919), puis occupation de la Ruhr (janvier 1923),
© DEAGOSTINI/LEEMAGE. © AKG-IMAGES/ULLSTEIN BILD. © DROITS RESERVÉS/SUDDEUTSCHE ZEITUNG/RUE DES ARCHIVES.

HÉROÏSATION
Ci-contre : carte
postale de
propagande, réalisée
d’après un tableau
de Hubert Lanzinger,
1935. Hitler, revêtu
d’une armure,
le regard fier et
déterminé, porte haut
les couleurs nazies. A
partir de 1929, année
qui voit l’Allemagne
frappée avec la plus
grande violence par
la crise financière,
puis économique et
sociale, le discours
nazi porté par ce
nouveau « chevalier »,
peut à nouveau
séduire et convaincre.
Page de gauche,
en bas : en 1923, en
pleine hyperinflation 43
de la république h
de Weimar, on brûle,
sous le contrôle
de la police, des billets
de banque n’ayant
plus aucune valeur.

Ce fut à partir de 1929, année qui vit l’Allemagne frappée avec


tant de violence par la crise financière, puis économique et À LIRE de Johann Chapoutot
sociale,quelediscoursnaziputànouveauséduireetconvaincre:
le complot semblait confirmé ; l’urgence à agir était indéniable.
La grande force de cette « vision du monde » nazie était de
ne pas se contenter de proposer une herméneutique du réel,
d’expliquer simplement les souffrances du passé et les mal-
Le Nazisme et l’Antiquité
heurs du présent. Le nazisme offrait également des solutions, PUF « Quadrige »
des voies de sortie. 654 pages, 18 €
Ces promesses, inspirées par toutes les idées que nous avons La Loi du sang.
brièvement exposées ici, étaient des projets. Ils furent mis Penser et agir en nazi
en œuvre dès 1933 en Allemagne et à partir de 1939 dans Gallimard « Bibliothèque
l’Europe occupée, avec une violence et une brutalité qui répon- des histoires »
daient au sentiment d’urgence, à l’anxiété extrême qui structu- 576 pages, 25 €
raient toute la conception nazie du monde. Contre une histoire La Révolution culturelle nazie
qui n’avait été que malheur et douleur, le « Reich de mille ans » Gallimard « Bibliothèque
proposait ni plus ni moins que de sortir de l’histoire.2 des histoires », 288 pages, 21 €

Johann Chapoutot est professeur d’histoire contemporaine


à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV).
P ORTRAIT
Par Johann Chapoutot

Un
caporal
deBohême
La jeunesse de Hitler est celle d’un artiste
déçu. L’expérience de la Grande Guerre
transforma son amertume en projet politique.
EN COUVERTURE

Q
ui est Adolf Hitler avant qu’il ne
devienne un homme public au
début des années 1920 ? La tenta-
tion, sinon la tendance des biogra-
phes, face à un tel personnage, est de son-
der son passé pour y découvrir les signes
de l’ascension, des obsessions et des crimes
44 futurs. Lui-même a d’ailleurs complaisam-
© AKG-IMAGES. © ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET. © RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER. © RUE DES ARCHIVES/RDA.

h ment dicté sa propre biographie dans Mein


Kampf et dans des propos de table privés
qui ont été sténographiés, dans les années
1940. Se dessine dans les mots de Hitler un
destin singulier et implacable qui n’a que
peu de chose à voir avec les conditions
réelles de son existence avant son émer-
gence comme homme politique impor-
tant en Bavière, puis en Allemagne. violent que son fils ne l’a prétendu, même l’école, à l’âge de 16 ans. Il déménage à Linz
Hitler est à double titre un fils de la s’il lui arrivait de battre ses enfants, comme avec sa mère, dont la pension de veuvage
monarchie austro-hongroise : comme sujet cela était courant à l’époque. Il reste que lui permet de mener une existence de jeune
autrichien, né à Braunau am Inn en 1889, l’affection inextinguible de sa mère est, rentier oisif, volontiers lecteur, dessinateur
et comme fils tardif d’un fonctionnaire de pour Hitler, un repère essentiel de sa vie et amateur d’opéras. Cette vie se poursuit
l’empire, le douanier Alois Hitler, père quin- d’enfant et d’adulte : le portrait de Klara le jusqu’à ses 18 ans, en 1907 : cette année-là,
quagénaire, marié en troisièmes noces avec suivra jusqu’au fond du bunker en 1945. Son le médecin de famille, le Dr Bloch, apprend
sa cadette de vingt-trois ans, Klara. Les trois père, quant à lui, reste identifié à l’empire et aux enfants que leur mère, Klara, est
premiers enfants de Klara et d’Alois sont à une vie de travail réglée que Hitler, éternel atteinte d’un cancer du sein – qui l’emporte
morts prématurément. Le jeune Adolf est contempteur des fonctionnaires, abomi- à la fin de l’année.
donc choyé par sa mère, qui lui donne un nera toujours. Confiant dans son talent,
frère, lui aussi rapidement décédé, et une gâté par l’amour de sa mère, il obtient, sans Errance et quête de soi
sœur, Paula, qui survit. Le foyer, riche égale- travailler, de bons résultats à l’école pri- L’année 1907 est à tous égards une année de
ment des deux enfants d’un précédent maire, avant de se heurter à la dure réalité rupture. La mort de sa mère coïncide avec
mariage du père, Alois et Angela, est plus du collège technique, la Realschule de Linz. le premier véritable échec de Hitler, trau-
heureux que Hitler ne l’affirme dans Mein Peu importe : il se veut artiste et différent, ce matisme narcissique inattendu qu’il n’a
Kampf. Serviteur de l’empire, fier de son qui exaspère un père tôt disparu, en 1903, cessé de ruminer sa vie durant : à l’automne
uniforme, désireux de pousser sa famille alors que le jeune Adolf a 13 ans. Après deux 1907, il n’est pas admis au concours de
sur la voie de l’ascension sociale, son père, ans supplémentaires de souffrances sco- l’Académie des beaux-arts de Vienne – lui,
Alois, semble avoir été moins alcoolique et laires, Adolf Hitler quitte définitivement le jeune homme talentueux, amateur d’art, 1
CASQUE À POINTE
Ci-contre : Adolf Hitler
soldat de l’armée allemande,
en 1916. Page de gauche :
Adolf Hitler âgé d’à peine
un an, en mai 1890, entouré
de ses parents autrichiens,
Klara et Alois Hitler.
Lueger, qui dénonce régulièrement les
Juifs, qui représentent presque 10 % de la
population de sa ville. Cependant, contrai-
rement à ce qu’il affirme dans Mein Kampf,
Hitler n’est pas obsédé par la question à
cette époque : il partage quelques clichés
et stéréotypes antijuifs, mais n’est pas
l’antisémite paranoïaque et obsessionnel
qu’il deviendra à la fin de la Grande Guerre
– il vend ses aquarelles à des marchands
juifs, et conserve une affection reconnais-
sante au Dr Bloch, le médecin juif de sa
mère, qu’il protégera d’ailleurs en 1938,
au moment de l’Anschluss. Le jeune oisif
assiste également à de nombreux débats
du Reichsrat, ce Parlement d’un empire en
voie de libéralisation : les dix langues qui y
sont en usage, ainsi que le caractère appa-
remment chaotique d’un débat politique
passionnel, semblent le détourner très tôt

© AKG-IMAGES. © BPK,BERLIN, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE BPK.


de l’idée même de parlementarisme, sans
parler de démocratie.
En 1909, dépourvu de moyens après
avoir dépensé ses économies, Hitler fré-
quente des foyers d’hébergement pour
nécessiteux, puis pour jeunes hommes
modestes. Il parvient à financer sa survie
par la confection d’aquarelles et de car-
tes postales, poursuit ses lectures d’auto-
didacte et assiste quand il le peut à un
concert. L’angoisse du déclassement est
bien là. Ses compagnons de l’époque per-
çoivent un mélange d’amertume et d’éner-
gie dans les longs monologues politiques
ou artistiques qu’il impose à ses compa-
gnons de chambrée, ou dans les salles
communes du foyer.

Sous les drapeaux


qui se rêvait un destin exceptionnel. Alors nationalités de l’empire : les Tchèques (7 % Le 20 avril 1913, à 24 ans, il peut enfin tou-
qu’il n’avait eu jusqu’ici qu’à se féliciter de la population de la ville), les Hongrois, cher son héritage parental, une somme
d’être un sujet autrichien, Hitler se met à les Polonais, les Juifs de l’Est, les Croates, les coquette qui lui permet de quitter l’Autri-
douter de l’empire : son système scolaire Bosniaques… C’est dans ce contexte que che pour aller s’installer à Munich, capitale
l’a tenu en lisière, et ses académies le rejet- le jeune Hitler commence à s’intéresser aux du royaume de Bavière. Hitler tourne ainsi
tent ; Vienne le fascine, mais lui apparaît thèses pangermanistes, disponibles dans le dos à un empire qu’il n’aime pas, dont
curieusement cosmopolite. Lui qui n’avait de multiples journaux et fascicules à bon la société et les institutions l’ont tenu en
jusqu’alors vécu qu’en milieu germano- marché : pourquoi ne pas rassembler tous échec, pour rejoindre la patrie de Bismarck,
phone, lui qui, au moment où son père les « Allemands » dans le même empire ? celui qui avait tenté cette union de tous les
avait été affecté à Passau, en Bavière, avait Que signifie cette construction multina- Allemands que les Autrichiens avaient
pu constater que la frontière avec l’Alle- tionale austro-hongroise ? refusée. Installé à Schwabing en mai 1913,
magne ne revêtait aucune signification L’antisémitisme est aussi fortement Hitler se consacre à une vie de bohème plu-
culturelle, s’étonne de la forte présence présent dans ces publications, et Vienne tôt confortable, entre lectures et peinture
étrangère à Vienne, où affluent toutes les est gouvernée par le chrétien-social Karl dans les cafés de la ville et à son domicile.
Sa patrie le rattrape pour infraction à la loi
sur le service militaire, mais Hitler se fait
réformer à Salzbourg en 1914. A l’été 1914,
enthousiaste devant la conflagration euro-
péenne, c’est sous l’uniforme bavarois qu’il
s’engage pour aller à la guerre.
L’expérience de régiment n’est pas la pre-
mière socialisation du jeune homme : il a
vécu en famille, puis en colocation, ainsi
qu’en foyer. Il a cependant toujours été à
l’écart, convaincu d’être différent, sinon
exceptionnel, amateur de livres et d’art,
impérieux, monologuant et colérique. Il le
reste avec ses compagnons de guerre, mais
cette socialisation-là est bien plus exaltante
que ce qu’il a vécu jusqu’ici : l’expérience du
feu, atroce, qui décime ses compagnons, la RÊVE D’ENFANCE Ci-dessus : Ruines de l’abbaye de Messines, par Adolf Hitler, 1914.
camaraderie du front et l’enjeu du conflit le C’est dans ce village belge que Hitler fêta Noël en 1914. Amateur d’art très jeune, Hitler
confortent dans l’idée qu’il vit un moment était persuadé d’avoir lui-même du talent. Il rêvait de mener une vie d’artiste, mais
historique et décisif, pour lui comme pour son échec au concours de l’Académie des beaux-arts de Vienne, en 1907, mit un coup
l’Allemagne et la civilisation. Estafette, c’est- d’arrêt à cette ambition. Page de gauche : engagé volontaire en Bavière, en 1914, Hitler
à-dire messager entre les différentes unités, servit comme estafette pendant la guerre. Gradé caporal, il fut décoré de la croix de fer.
Hitler a un rôle très dangereux à jouer : la
mortalité est très élevée dans ces missions.
Il y gagne la croix de fer, un grade de caporal en caserne et reste prudent, même quand C’est précisément la ligne d’un minus- 47
et, lorsqu’il est blessé ou en permission, les plus radicaux fondent une République cule parti, le DAP (Parti des travailleurs h
n’aspire à rien tant qu’à revenir au front. des conseils (c’est-à-dire une république allemands), fondé en 1919 par un chemi-
Il observe la dégradation de la situation soviétique) de Bavière en avril 1919. Ce not nationaliste : une rhétorique inspirée
en Allemagne, la lassitude populaire et n’est qu’au moment où celle-ci est balayée du mouvement ouvrier y sous-tend des
ouvrière et l’exacerbation d’un climat par une contre-révolution militaire et thèses ethno-nationalistes, racistes et
antisémite suscité par les difficultés que une vague de terreur blanche que Hitler antisémites. Hitler y adhère, et s’impose
rencontrent les puissances centrales. La affirme ouvertement son opposition à la comme un de ses principaux orateurs :
famine à l’arrière le marque, ainsi que l’affai- gauche et aux communistes. Employé dans les réunions lors desquelles il prend la
blissement de la discipline aux armées. Le une commission d’enquête chargée de parole se révèlent un succès. Lui qui
nationaliste conservateur qu’il est refuse traquer, dans l’armée, les sympathisants n’avait été qu’un « soliloqueur » privé,
résolument toute perspective de révo- de la révolution, Hitler devient à l’été 1919 en tout petit cercle, s’avère un tribun
lution, comme en Russie en 1917, ou de instructeur politique. Ses convictions, à ce efficace. Il prend le contrôle du parti et
défaite. C’est pourtant bien les deux qui se moment-là, sont faites : l’Allemagne, la contribue à le doter, en février 1920, d’un
produisent à l’automne 1918 : la fin de la nation, a été trahie par les internationalistes programme en vingt-cinq points qui se
guerre et les mouvements révolutionnaires (la gauche, notamment communiste) et les veut une synthèse entre la gauche (pour-
qui secouent l’Allemagne représentent la apatrides (les Juifs), qui ont détruit son pays suites contre les profiteurs de guerre,
fin d’un monde pour Hitler qui, comme de et son monde (l’armée), ont chassé les nationalisation de certaines branches
nombreux Allemands, cherche les respon- dynasties traditionnelles pour y instaurer économiques) et la droite radicale (lutte
sables de ce traumatisme. la démocratie. La cristallisation antisémite contre le traité de Versailles, exclusion
de Hitler s’opère à ce moment-là : la Répu- des Juifs hors de la nation, lutte implaca-
L’aube politique blique des conseils de Bavière ayant été ble contre le communisme…). Quelques
Contrairement à ce qu’il affirme dans Mein dominée par des figures juives, les soup- semaines plus tard, Hitler quitte l’armée,
Kampf, Hitler ne décide pas d’entrer en çons des antisémites sont confirmés. après six ans de service. Il sera désormais
politique en novembre 1918. Bien au Les conférences de l’économiste Gott- homme politique.2
contraire, les mois qui suivent le voient très fried Feder auxquelles il assiste le convain-
attentiste : alors que, dès le 8 novembre, la quent cependant qu’il faut marier natio- Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne
révolution porte un gouvernement de nalisme et « socialisme » pour ne pas et du nazisme, Johann Chapoutot est professeur
gauche au pouvoir à Munich, Hitler rentre perdre un prolétariat tenté par la gauche. à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV).
A N A LY S E
Par Pierre Servent

La
république
de quat’sous
La république de Weimar n’aura existé qu’une quinzaine
d’années. Sa disparition prématurée n’avait pourtant rien
EN COUVERTURE

d’inéluctable. Entre sa naissance et son acte de décès,


elle aura connu le sursis, le sursaut et le suicide.

A
Berlin, le 9 novembre 1918,
l’annonce de l’abdication du Kaiser
48 précipite les événements : sans en
h avoir le pouvoir, le chef du gouvernement,
le prince Max de Bade, confie les clés de la
chancellerie au leader des sociaux-démo-
crates (SPD), Friedrich Ebert. Ce socialiste
non marxiste, patriote et modéré, lui sem-
ble l’homme de la situation. Quelques
heures plus tard, sans concertation avec
© AKG-IMAGES. © DELIUS/LEEMAGE. © ADAGP, PARIS 2017/FINEARTIMAGES/LEEMAGE.

son camarade du SPD, et de façon tout


aussi illégale, Philipp Scheidemann pro-
clame la république. Le processus de tran-
sition maîtrisé que souhaitaient les mili-
taires du commandement suprême de
l’armée en poussant le Kaiser au retrait
vole dès lors en éclats. Les conseils de sol-
dats, de marins et d’ouvriers se multiplient.
Les drapeaux rouges foisonnent. Les ban- fameux d’entre eux, Paul von Benecken- jamais été occupé. Ce sont les militaires
des en armes sillonnent les grandes villes. dorff und von Hindenburg, aurait dû en qui avaient cependant demandé au Kaiser
L’ambiance est insurrectionnelle alors que bonne logique se retrouver face au maré- d’engager les pourparlers de paix : l’armée
dans la forêt de Rethondes, en France, les chal français Ferdinand Foch. Cette pru- était au bord de l’implosion, à l’image d’un
émissaires allemands, emmenés par un dente éclipse sera lourde de conséquences pays affamé et démoralisé.
civil, Matthias Erzberger, appartenant au pour la suite, accréditant le fameux « coup Pour l’heure, l’onde de choc de l’anarchie
Zentrum catholique (il en paiera le prix de de poignard dans le dos » (le Dolchstoss) balaie le pays. Citoyenne britannique,
son assassinat le 26 août 1921), tentent qu’auraient infligé des « civils et des Juifs Evelyn Stapleton-Bretherton, épouse du
d’arracher d’ultimes concessions pour le antinationaux » à des soldats qui n’avaient prince Blücher von Wahlstatt, a livré un
futur armistice. Les militaires allemands se jamais cédé un pouce de la mère patrie. témoignage à vif sur le chaos berlinois :
sont prudemment retirés de cette phase En dehors d’une incursion russe en Prusse- « A travers les masses compactes de la foule
délicate en esquivant la symétrie des for- Orientale (1914), le territoire du Reich en mouvement, de grands camions autos
mes : un maréchal, en l’occurrence le plus n’avait en effet, contrairement à la France, militaires, bondés de soldats et de matelots
RÉVOLTE ROUGE Page de gauche : le 9 novembre 1918, après l’abdication du Kaiser
Guillaume II, le social-démocrate Philipp Scheidemann proclame, depuis une fenêtre
du Reichstag, la république allemande. Ci-dessus : les révolutionnaires spartakistes
à Berlin en janvier 1919. A droite : « Que veut Spartacus ? », affiche de propagande de la
ligue spartakiste et du KPD (Parti communiste d’Allemagne), 1919 (collection privée).

brandissant des drapeaux rouges et pous- négocier la meilleure des paix possibles
sant des cris de joie féroces, se frayaient un avec les Alliés. Fin politique, il sait que l’on
chemin, leurs occupants cherchant évidem- ne peut survivre avec trois adversaires à
ment à exciter les grévistes à la violence. Ce la fois : en l’occurrence, le haut commande-
qui me parut caractéristique, ce furent les ment, les spartakistes et les Etats allemands
autos bondées de jeunes gens en uniformes qui rêvent de sécession, notamment la dit à l’époque avec humour : son pouvoir
gris ou en vêtements civils, portant des fusils Bavière et la Prusse. Chacun a sa propre par- n’est pas né d’un coup d’Etat, mais d’un
chargés, ornés de petits drapeaux rouges, tition. Issus de l’aile gauche marxiste, anti- coup de fil… En arrivant à la Wilhelmstrasse,
qui quittaient constamment leur siège pour impérialiste et révolutionnaire du SPD, les Ebert découvre qu’une ligne téléphonique
obliger les soldats et les officiers à arracher spartakistes veulent aligner Berlin sur Mos- secrète relie la chancellerie au Grand Quar-
leurs insignes, et s’en chargeaient eux-mê- cou. A l’autre bout du spectre, l’armée, tier général de Spa (Belgique). Aussi prend-il
mes s’ils refusaient. » sous la houlette de Hindenburg et de son langue directement avec le général Groener.
bras droit, le général Groener, veut rapa- Les deux hommes vont passer un pacte :
Le sursis : 1919-1923 trier en bon ordre ses soldats du front, pré- l’honneur de l’armée sera sauvegardé et les
Friedrich Ebert, ouvrier sellier passé au server son honneur menacé et terrasser rouges mis au pas par le gouvernement. En
militantisme syndical puis politique, est l’hydre de la révolution rouge. Quant aux retour, l’armée au pire restera neutre, au
un réformiste légaliste. Il a une obsession : Etats allemands, depuis la fuite de leurs mieux l’appuiera par le feu. Le rapatriement
créer au plus vite une Assemblée nationale princes et monarques, ils sont saisis d’une en bon ordre, musique en tête, des forces
constituante pour encadrer une révolution violente force centrifuge. Le chancelier n’a allemandes est une prouesse logistique
qui menace de tout emporter. C’est sur qu’une option : trouver un allié solide. Il et de commandement. Ebert n’aura pas
cette base constitutionnelle qu’il entend choisit le plus fort : l’armée. Comme on l’a ménagé sa peine pour le faciliter. 1
Pour asphyxier les révolutionnaires, il que les forces libérales, bourgeoises et la Reichswehr. Avec les corps francs, celle-ci
accélère le pas en fixant au 19 janvier 1919 socialistes-réformistes s’allient pour donner se tourne ensuite vers les villes allemandes
l’élection d’une Constituante. En riposte, au régime sa première colonne vertébrale. où se sont installées des Communes rou-
les spartakistes déclenchent un mouve- Le tout nouveau parti communiste (le KPD) ges dès la chute de l’empire. Brême, Ham-
ment insurrectionnel le 24 décembre a boycotté les élections. Friedrich Ebert est bourg, Oldenbourg, Brunswick s’étaient
1918. Mais Ebert a à ses côtés un ministre élu le mois suivant président de cette répu- alors prises de passion pour le modèle de
« des Affaires militaires » amoureux de blique dite « de Weimar », du nom de la la Commune de Paris (1871) revisité à la
l’ordre et sans état d’âme : Gustav Noske ville où a siégé la Constituante, à distance mode bolchevique. Des soviets y avaient
(SPD). Ce fils d’ouvrier, fin organisateur, des troubles de Berlin. La Constitution pris le pouvoir pour apporter leur pierre à
© AKG-IMAGES. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA. © DELIUS/LEEMAGE.

écrase dans le sang la révolte rouge en fai- (juillet 1919) établit un régime parlemen- l’édifice de la dictature du prolétariat et de
sant appel à l’armée et aux corps francs. taire (responsabilité du chancelier devant la révolution internationale. La capitale de
Ces groupes paramilitaires nationalistes, le Reichstag/Assemblée nationale) sur- la Bavière, Munich, s’était particulièrement
formés par d’anciens combattants démo- plombé par un président du Reich élu au illustrée avec la figure de Kurt Eisner. D’ori-
bilisés en vertu de la convention d’armis- suffrage universel direct (les femmes gine juive, ce Galicien au grand talent ora-
tice, obéissent à des chefs charismatiques votent), disposant de pouvoirs importants toire y avait instauré sur les décombres de
forgés au creuset des coups de main de la (notamment la dissolution et l’article 48, la prestigieuse maison de Wittelsbach un
fin de la guerre. Ils sont difficilement qui lui confère des pouvoirs exceptionnels pouvoir déterminé à fonder « un règne de
contrôlables et n’hésitent pas à signer en cas de crise). Mais l’adoption de la pro- lumière, de beauté et de raison »… Il avait
leurs proclamations d’un vibrant : « Au portionnelle intégrale multiplie les partis même cherché à fédérer les Etats du Sud
nom de notre gracieux maître l’empe- et fragilise le système. pour faire la guerre à la Prusse et à nouer
reur »… Ebert apprécie peu, mais il doit Battus dans les urnes, les spartakistes des alliances avec l’Autriche et la Hongrie.
faire avec. C’est l’un de ces groupes qui exé- cherchent à reprendre la main par les Pour Berlin, il faut remettre de l’ordre
cute froidement les leaders spartakistes armes. En mars, Noske doit à nouveau dans toutes ces villes rouges. Ici encore, la
Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. employer la force. Lors d’une nouvelle répression est féroce. Elle sauve le régime,
Les élections ont bien lieu le 19 janvier. Les « semaine sanglante » à Berlin (3-8 mars) mais consacre l’armée comme « un Etat
candidats spartakistes sont balayés, tandis les milices bolcheviques sont écrasées par dans l’Etat » et les corps francs comme des
groupes radicaux et rétifs aux ordres du
gouvernement. Les sociaux-démocrates
deviennent dans le même temps les bêtes
noires de l’extrême gauche. Le ministre
Noskeestsurnommé«lahyènesanglante».
A ces points de fragilité originels vient
s’ajouter une fêlure supplémentaire qui
fait peser sur les hommes de la républi-
que une suspicion permanente de trahi-
son : le tout nouveau régime doit signer le
traité de Versailles (juin 1919), ressenti
par tous comme une immense humilia-
tion, notamment à travers son article 231
qui fait porter à l’Allemagne tout le poids
symbolique de la responsabilité du déclen-
chement de la Grande Guerre, même si ses durablement le quotidien des majorités la Ruhr et en 1921 en Saxe), c’est l’extrême
alliés sont également cités comme cores- successives et les relations entre Berlin et la droite, antisémite et antidémocratique,
ponsables. Les hommes de Weimar tem- communauté internationale (deux plans qui tente périodiquement de prendre le
pêtent. Mais la mort dans l’âme, ils ratifient américains – Dawes en 1924 et Young en pouvoir par la force, notamment à Berlin
par les voix des sociaux-démocrates et du 1929 – permettront cependant un étale- (1920) ou à Munich (1923). Pour mater ces
Zentrum (catholique) ce Diktat qui consa- ment des paiements sur… cinquante-neuf mouvements séditieux, Ebert et Noske
cre également de fortes pertes territoriales ans). L’armée de terre, la Reichswehr est, s’appuient soit sur l’armée, soit sur les syn-
et celle des colonies. Les Allemands doi- quant à elle, réduite à 100 000 hommes et dicats de gauche (grève générale) lorsque
vent payer, en outre, d’énormes répara- ne représente plus qu’une grosse force de la première opte pour une sorte de « droit
tions financières : elles empoisonneront police sans armement lourd. Aussi, très de retrait » (quand elle compte trop d’amis 51
tôt, Weimar – sous la houlette du général parmi les putschistes !). Cahin-caha, le h
Hans von Seeckt, organisateur hors pair régime trace sa route entre tentatives de
et visionnaire – va-t-elle créer une école putsch et attentats. Ceux-ci sont souvent
de guerre clandestine, réarmer en secret l’œuvre de l’extrême droite, comme celui
et bientôt entraîner ses premières unités qui coûtera la vie au ministre des Affaires
blindées… en Sibérie soviétique. L’issue étrangères, Walther Rathenau. Il frappera
de ce processus n’était pas nécessaire- de stupeur les Allemands.
ment de faire la guerre à terme, mais de L’année 1923 est particulièrement noire.
reconstruire une armée digne d’un grand Exsangue, l’Allemagne ne parvient plus à
Etat. En revanche, un certain Adolf Hitler payer les indemnités de guerre. La France
trouvera cet outil déjà bien affûté dans sa et la Belgique prennent un gage : la Ruhr,
besace de chancelier en 1933. Il saura le région industrialisée vitale pour le Reich.
compléter… et l’utiliser. Le mouvement de résistance qui s’y déve-
Dans bien des esprits, cette république loppe (arrêt de la production et résistance
n’est cependant qu’en sursis. Pour preuve, passive) contribue à un effondrement
les nombreux coups d’Etat qui jalonnent encore plus complet de l’économie du
ses premières années d’existence. Après pays. C’est l’époque de l’hyperinflation : un
l’extrême gauche (qui récidive en 1920 dans dollar vaut jusqu’à plus de 4 000 milliards

LES HOMMES DE LA RÉPUBLIQUE Ci-contre : le social-démocrate Friedrich


Ebert, premier président allemand, de février 1919 à février 1925. En haut :
Gustav Stresemann (au centre), ministre des Affaires étrangères de la république
de Weimar de 1923 à 1929, lors de l’intégration de l’Allemagne à la SDN, en
septembre 1926. Trois mois plus tard, il partagera avec Aristide Briand, ministre
des Affaires étrangères français de juillet 1926 à janvier 1932, le prix Nobel
de la paix pour leur politique de réconciliation. Page de gauche : Tauentzienstrasse
(à Berlin), par Carl Grossberg, 1926 (Berlin, Staatliche Museen zu Berlin).
EN EMBUSCADE Ci-contre :
le 30 janvier 1933, les membres
de la SA (section d’assaut) défilent
avec des flambeaux sous la porte
de Brandebourg pour célébrer la
nomination de Hitler au poste de
chancelier. Page de droite : Hitler et ses
hommes, en juin 1930. On reconnaît
notamment Himmler (à gauche
avec les lunettes), Göring (à droite) et
Goebbels (derrière Hitler, à gauche).

de marks. Un œuf se paie jusqu’à 80 mil-


liards de marks. Cette période d’humilia-
EN COUVERTURE

tion ne sera jamais oubliée.

Le sursaut : 1924-1929
© BPK, BERLIN, DIST. RMN-GRAND PALAIS. © AKG-IMAGES.

Un plan de rééchelonnement de la dette


de guerre consenti sous pression anglo-
américaine par la France, et l’adoption
d’un nouveau mark, le Rentenmark, sau-
vent pourtant le pays d’un chaos éco-
nomique et social complet. C ’est le
début du redressement. En août 1924,
est créé le Reichsmark, gagé sur l’or, qui
circule conjointement au Rentenmark.
La confiance revient. Les capitaux anglo-
52 saxons affluent, faisant le pari d’un rebond
h de l’économie allemande. Ce sursaut est
en bonne partie dû à l’arrivée à la chancel-
lerie en 1923 de Gustav Stresemann (issu
du DVP/Parti populaire allemand proche
des milieux économiques, bancaires et
industriels) et de sa présence continue points diplomatiques, mais toujours trop Même en trompe-l’œil, ces « années
aux Affaires étrangères de 1923 à 1929. tard pour rallier l’âme du peuple allemand, d’or » ont fait cependant vivre à l’Allemagne
Cette personnalité exceptionnelle par son et tout particulièrement sa jeunesse, à une période à la fois débridée sur le plan des
sens politique, son charisme et sa détermi- un désir de paix solidement enraciné. Il mœurs et inventive dans le domaine des
nation (il mourra à la tâche comme Ebert mesure parfaitement à quel point son pays arts. Comme s’il fallait solder les comptes
décédé, en 1925, à l’âge de 54 ans) offre reste ouvert à l’aventure, inscrit dans un de la guerre, Berlin se plonge dans tous les
à la république de Weimar une paren- processus révolutionnaire qui, malgré ses plaisirs possibles. Elle devient la capitale
thèse entre deux périodes chaotiques. Il efforts, reste à vif. Finalement, il aura été européenne de la scène homosexuelle et
enchaîne les accords diplomatiques avec Ebert, un des rares politiques alle- des bals travestis. Le champagne coule à
(notamment celui de Locarno, qui ouvre mands à croire vraiment dans les vertus de flots. Dans les cabarets, on n’en finit pas
sur un nouvel aménagement des répara- la démocratie. Le suicide politique qui va d’ensevelir les ruines de l’empire sous les
tions) et sort son pays de l’isolement jus- s’enclencher après la crise de 1929 ne fait confettis et les serpentins. Mais derrière les
qu’au point d’orgue de l’entrée dans la que révéler une tragique réalité : encadrée rires forcés, les maquillages grossiers, les
Société des Nations (1926). Stresemann par la haine et la détestation des extrê- masques de carnaval, les étreintes furtives,
trouve en France, en la personne d’Aristide mes et des monarchistes, la république ne la peur et le doute existentiel tenaillent
Briand, un alter ego pour avancer sur le trouve en son centre et ses ailes modérées l’âme allemande. Cette période est, par
chemin de la réconciliation (ils obtien- que trop peu de solides partisans et pas ailleurs, faste sur les plans artistique et créa-
dront ensemble le prix Nobel de la paix). assez de véritables hommes d’Etat. Le poi- tif. La vie culturelle est comme dopée par
Mais au soir de sa vie, prématurément usé son réel ou fantasmé du traité de Versailles l’éther ambiant. Ecrivains (Heinrich Mann,
(il meurt en 1929 à l’âge de 51 ans), il sait a contaminé en profondeur le sang de la Bertolt Brecht ou Lion Feuchtwanger),
qu’il n’est pas parvenu à soigner son pays de jeune république et les concessions de la cinéastes (on pense à Fritz Lang et son
sa violence endémique. Il en fait grief aux communauté internationale ne parvien- prophétique Metropolis, à Pabst et Mur-
Alliés. A ses yeux, ils ont cédé sur quelques nent pas à avoir valeur d’antidote. nau), peintres (Otto Dix et Max Ernst qui
notamment son taux de chômage élevé paysans inquiets et une jeunesse sans ave-
et une dépense d’Etat et des Länder non nir, même diplômée, qui sent monter en
contrôlée. Très dépendant des capitaux elle inexorablement la violence environ-
extérieurs, bien vite rapatriés, le pays nante. Ce cocktail détonant va servir un 53
s’effondre. Une aubaine pour le KPD (com- parti plus habile que les autres à exploiter h
muniste) et le NSDAP (nazi) qui progres- et stimuler ces maux. Le NSDAP de Hitler
sent de scrutin en scrutin et n’ont qu’un saura capter l’envie de tyrannie qui a saisi
seul objectif : détruire l’infâme république. un pays jamais vraiment remis du grand
Dans un pays en plein désarroi économi- traumatisme de 1918. 2
fouaillent de leurs pinceaux les entrailles que et social, la proportionnelle émiette
de la guerre) rivalisent pour désincarcérer toujours un peu plus la représentation au Historien et consultant, Pierre Servent
l’esprit du temps. L’expressionnisme alle- Reichstag. Chaque parti est devenu une est spécialiste des questions de défense
mand, qui existait avant-guerre, prend des officine défendant des intérêts catégoriels. et de stratégie militaire. Son premier roman,
formes et des couleurs nouvelles tout en Il n’y a aucune unité. Si bien que le début Le Testament Aulick, embrasse notamment
tournant autour de la confrontation du des années 1930 voit se succéder des gou- cette période troublée de l’histoire allemande.
« dominé et du dominant », comme par vernements minoritaires nommés et soute-
une terrible intuition de ce qui allait advenir. nus par le seul président du Reich, le maré-
Volontairement interdisciplinaire, l’école chal Paul von Hindenburg (élu en 1925,
du Bauhaus innove en matière de création réélu en 1932), et tout juste tolérés par un
d’objets et d’architecture d’intérieur met- Reichstag impuissant. Les chanceliers, de À LIRE de Pierre Servent
tant en avant une nouvelle esthétique fait, ne sont plus responsables devant le
moderniste. Peintres, céramistes, sculp- Parlement, mais devant un président qui n’a
teurs, architectes font assaut d’imagination jamais caché ses sympathies monarchistes.
Le Testament
pour ouvrir ensemble de nouvelles voies… Ils gouvernent à coups de décrets-lois.
qui seront refermées par le nazisme, qui les La rue devient de plus en plus violente. Aulick
taxera d’« art dégénéré ». Les formations paramilitaires monar- Robert Laffont
chistes, d’extrême droite et communis- 360 pages
Le suicide : 1930-1933 tes se disputent le pavé. Les Allemands 21 €
Le krach boursier de 1929 vient ébranler renouent avec l’hyperviolence du début
encore un peu plus une Allemagne vivant des années 1920. La crise laisse sur le flanc
assez largement sur un mirage économi- les classes moyennes, un nouveau prolé-
que quand on observe ses fondamentaux, tariat rudement traité par le patronat, des
marches 9
du pouvoir
Les

Par Jean-Paul Bled


© RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER.

De la création du NSDAP, après la Première


Guerre mondiale, à la proclamation d’un
nouveau régime, en août 1934, quels ont été
les ressorts de l’ascension de Hitler ?
À
À L’OMBRE
L’OMBRE DU DU CHEF
CHEF
Adolf
Adolf Hitler,
Hitler, revêtu
revêtu dede la
la
chemise
chemise brunebrune dede la
la SA
SA (section
(section
d’assaut),
d’assaut), s’adresse
s’adresse àà ses
ses troupes
troupes
àà Dortmund,
Dortmund, en en juillet
juillet 1933.
1933.
IlIl est
est le
le nouveau
nouveau chancelier
chancelier
d’Allemagne depuis le 30 janvier
de
de la
la même
même année.
année.
Comment Hitler est-il
parvenu à fédérer les partis
d’extrême droite
au lendemain de la défaite ?

D phénomènes bavarois, et plus particulièrement muni-


ans une première phase, Hitler et le parti nazi sont des

chois. La capitale bavaroise constitue un terrain favorable au


développement d’un courant radical d’extrême droite. Avec
Berlin, elle a été un bastion du spartakisme. Celui-ci y a
même établi pendant plusieurs semaines en 1919 un régime
de dictature, laissant un traumatisme profond dans une large
partie de la population.
Revenu à Munich à la fin de la guerre, Hitler y passe rapi-
dement, par le pouvoir de la parole, du statut d’agitateur
© IMAGNO-THOMAS SESSLER VERLAG/LA COLLECTION. © INTERFOTO/LA COLLECTION. © DROITS RESERVÉS/INTERFOTO/LA COLLECTION.

politique à celui de chef de parti. Lors de sa première inter-


vention, en octobre 1919, dans une brasserie munichoise,
il ne réunit que quelques dizaines d’auditeurs. Moins de
six mois plus tard, ils seront deux mille à venir l’entendre.
Il avait commencé par adhérer comme simple militant
au DAP, le Parti des travailleurs allemands, un groupus-
cule d’extrême droite parmi d’autres ; en juillet 1921, il en
devient le chef. Entre-temps, un nouveau nom lui a été
donné. Le DAP a fait place au NSDAP, le Parti national-
socialiste des travailleurs allemands.
Investi de pouvoirs dictatoriaux, s’érigeant en « Führer »,
il rassemble autour de lui un parti structuré et discipliné. Il
peut en outre s’appuyer sur la SA (Sturmabteilung), une
milice paramilitaire que le capitaine Ernst Röhm a formée et
dont Hermann Göring prend le commandement en décem-
bre 1922. Il dispose par ailleurs d’un quotidien, le Völkischer
Beobachter, qui, jour après jour, diffuse sa parole. Il se fait le
champion d’une idéologie dont il répète inlassablement les
slogans. Ses discours prennent invariablement pour cibles
« les criminels de novembre », les Juifs, « le judéo-bolche-
visme », dénoncés comme les responsables des malheurs
qui se sont abattus sur l’Allemagne depuis novembre 1918.
Parallèlement, il cultive assidûment des relations dans la
bonne société munichoise. Le chef de bande sait aussi pren-
dre les habits de l’homme du monde.
Au total, en deux années, de sa prise du pouvoir à la tête
du NSDAP au putsch raté de novembre 1923, Hitler s’est
imposé comme le chef du courant nationaliste radical en
Bavière. La croissance du NSDAP a bloqué la croissance
de ses concurrents. Hitler est parvenu soit à les englober
soit à les marginaliser.

Professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne (Paris-IV),


Jean-Paul Bled est spécialiste de l’histoire de l’Allemagne
et de l’Autriche-Hongrie.
NOVEMBERFEST
Page de gauche :
Hitler entouré
de recrues de la SA,
vers 1922. Ci-contre :
arrivée des putschistes
à la Bürgerbraükeller,
une brasserie de Munich
où se tenaient des
réunions du NSDAP,
le 8 novembre 1923.
Ci-dessous : dessin
d’audience du procès
de Hitler, par C. A.
Jäger, 1924 (collection
particulière). Après
l’échec du putsch, Hitler
fut arrêté et jugé.
Condamné à cinq ans
de prison, il ne sera
incarcéré que durant
quelques mois.

En quoi a consisté le putsch de 1923 ?

J amais la situation politique n’avait


paru plus favorable aux ennemis de la
République, de droite comme de gauche,
avec le général Ludendorff dont
le prestige, escompte-t-il, assurera le
ralliement de la Reichswehr à l’entreprise.
deux jours plus tard dans la maison
de l’ami chez qui il avait trouvé refuge.
Le 26 février 1924 s’ouvre son procès
que depuis l’occupation de la Ruhr par L’affaire est lancée dans la soirée et celui de plusieurs de ses compagnons.
les Français et les Belges en janvier 1923. du 8 novembre. Hitler fait irruption, Récusant l’accusation de haute trahison,
Réponse du gouvernement Cuno : accompagné de plusieurs de ses Hitler le transforme en une tribune contre
la politique de résistance passive coûte compagnons lourdement armés, la République. Il est au total condamné à
cher. Elle a provoqué une inflation à la Bürgerbraükeller où le triumvirat cinq ans de détention dans la forteresse de 57
galopante qui semble échapper désormais tient une réunion. Après s’être emparé Landsberg. Il n’en fera que quelques mois. h
à tout contrôle. Celle-ci a entraîné dans de la tribune, il annonce le début de la Avant même la Noël 1924, il bénéficie
son sillage une crise économique majeure. « révolution nationale » et la formation d’un d’une remise de peine et retrouve la liberté.
Dans plusieurs régions du Reich, l’autorité gouvernement dont il prend la tête. Fort Plusieurs enseignements sont
du gouvernement central est ignorée de la promesse de devenir le commandant à tirer de cet échec. Hitler a fait preuve
et même défiée. La Thuringe, aux mains de la Reichswehr, Ludendorff apporte dans cette affaire d’un manque évident
de l’extrême gauche, ne la reconnaît plus. son soutien à Hitler. Sous la contrainte, de professionnalisme, confondant
Le schéma est identique en Bavière, sauf le triumvirat se rallie. Mais à peine l’Allemagne et l’Italie et s’appuyant sur
qu’ici le pouvoir est tenu par les forces a-t-il retrouvé sa liberté de mouvement un bras armé insuffisant à l’échelle de la
conservatrices. L’état d’exception y a été qu’il organise la résistance au putsch. Bavière, a fortiori de l’Allemagne. Cet échec
proclamé et un triumvirat présidé par Le lendemain matin, il est évident est important à un autre titre. Il conduit
Gustav von Kahr y exerce des pouvoirs que le rapport des forces s’est retourné. Hitler à modifier sa stratégie
quasi dictatoriaux. Au même moment, Jouant alors le tout pour le tout, Hitler de conquête du pouvoir.
devant la situation économique décide de former avec les putschistes Il abandonne l’option
catastrophique dans laquelle le Reich un grand cortège qui, profitant du des armes pour
s’enfonce, le nouveau gouvernement ralliement des unités de la Reichswehr se rallier à celle des
formé par Gustav Stresemann vient bavaroise et de la police ou au pire de leur urnes. En d’autres
de mettre fin à la politique de résistance neutralité, s’emparera des centres du termes, il utilisera
passive, s’attirant du même coup pouvoir. L’entreprise se solde par un fiasco. les armes de
les foudres des milieux nationalistes. Arrivé à la hauteur de l’Odeonsplatz, la démocratie
De cette crise, Hitler tire la conclusion le cortège se heurte à un fort cordon pour mieux lui
que le pouvoir est à prendre. Il prend de police. Il s’ensuit un échange de coups tordre le cou.
pour modèle la marche sur Rome qui, de feu. Le bilan de la fusillade est lourd :
un an plus tôt, a porté Mussolini et les quatorze tués dans les rangs des
fascistes au pouvoir en Italie. Comme putschistes et trois chez les policiers.
le Duce, il marchera, depuis Munich, Dans l’affolement général, Hitler
sur Berlin où il installera un gouvernement est précipité au sol. L’épaule démise,
national dont il prendra la tête. Il s’allie il réussit à s’enfuir, mais est arrêté
Comment a-t-il créé le parti nazi
au lendemain de la publication
de Mein Kampf ?

C’ Hitler écrit Mein Kampf (Mon combat). Il y est aidé par


est dans la forteresse de Landsberg où il est interné que

Rudolf Hess, son jeune secrétaire. Le texte est encore revu par
Josef Stolzing-Cerny, le critique musical du Völkischer Beo-
bachter, et Ilse Pröhl, l’amie de Hess, qui ont, tant le style est
pesant, la lourde tâche de le rendre plus digeste. Enfin l’éditeur
Max Amann, par ailleurs ancien compagnon d’armes du
Führer, convainc Hitler de donner au livre le titre de Mein Kampf
au lieu du très peu accrocheur Quatre années de combat contre

© RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER.


le mensonge, la bêtise et la lâcheté.
Mein Kampf se présente d’abord comme un récit biographi-
EN COUVERTURE

que qui doit découvrir au lecteur le parcours de son auteur. Il


s’agit ensuite pour Hitler de justifier les choix qui ont été les siens
en 1923, en clair de s’absoudre de toute responsabilité dans
l’échec du putsch. Sa harangue devant le tribunal de Munich
avait déjà visé cet objectif. Mein Kampf doit achever de conso-
lider cet acquis. Le livre se veut par ailleurs un bréviaire idéolo-
gique. Hitler y développe le contenu d’une doctrine fondée
sur l’idée de race avec ses corollaires, l’antisémitisme et l’anti-
bolchevisme, le tout exprimant une Weltanschauung (« vision
du monde ») appuyée sur les enseignements de l’histoire et la Société Thulé, avait attiré son attention sur la liaison entre
nourrie de social-darwinisme. Pour finir, Hitler y expose les les Juifs et le bolchevisme, ce qui fait de lui le père du slogan
grands objectifs d’un futur gouvernement national-socialiste. du judéo-bolchevisme. Mais, si loyal qu’il ait été, Rosenberg
Du concept de Lebensraum (« espace vital »), il tire la nécessité n’avait pas l’autorité suffisante pour sauvegarder l’unité du
58 pour l’Allemagne de se lancer dans une politique annexionniste parti qui a rapidement éclaté en plusieurs chapelles.
h ambitieuse qui irait bien au-delà de l’annulation du traité de Ver- A sa sortie de prison, Hitler découvre donc un champ de
sailles. En vente dans les librairies dès juillet 1925, Mein Kampf ruines. Son propos n’est pas de recoller les morceaux, mais
va devenir la bible du mouvement national-socialiste. de bâtir un nouveau NSDAP à ses conditions. Comme avant
Dans l’immédiat, Mein Kampf doit aider Hitler à retrouver son 1923, il se refuse à composer avec les chefs des groupes et
statut de chef incontesté de l’extrême droite radicale, racialiste groupuscules dissidents. Qui entrera au NSDAP reconnaîtra
et nationaliste. Il avait confié les clés du parti à Alfred Rosen- son autorité et lui devra obéissance. L’accueil réservé à son
berg, un de ses fidèles lieutenants. Ce Balte, qu’il avait croisé à initiative lancée en février 1925 montre que son flair politique

Quel rôle la crise de 1929 a-t-elle joué


© ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET. © AKG-IMAGES/TT NEWS AGENCY.

dans la croissance du parti ?

L’ année 1929 est cruciale. Aux élections


générales de mai 1928, le NSDAP
n’a obtenu que 2,6 % des suffrages et n’a
A cela rien que de très logique. L’Allemagne
avait largement dû sa prospérité des
« années d’or » (1924-1929) au placement
dû d’avoir des députés (douze au total) massif de capitaux américains. Dès
qu’au système électoral de la république l’amorce de la crise, la grande majorité
de Weimar, à savoir la proportionnelle de ces capitaux est rapatriée, ce qui a pour
intégrale. Deux ans plus tard, son score effet immédiat de plonger l’Allemagne
sera passé à 18,3 %, ce qui fera du parti dans une phase de récession avec en sus
hitlérien le deuxième parti allemand juste comme conséquence une progression
derrière les sociaux-démocrates du SPD. rapide du chômage. En d’autres termes,
Entre-temps, l’Allemagne avait été frappée les premiers succès du NSDAP s’expliquent
de plein fouet par la crise économique moins par des causes idéologiques
partie en octobre 1929 des Etats-Unis. que par des facteurs économiques.
Comment Hitler a-t-il
fasciné les Allemands ?
Les exemples d’Albert
Speer et de Leni Riefenstahl

S ous le coup de la crise, les élections


de septembre 1930 créent une
dynamique qui, au fil des années,
va en s’amplifiant. La force du discours
de Hitler fonctionne à plein et contribue
à augmenter la masse des militants
et des sympathisants. Cette fascination
s’exerce aussi sur des Allemands qui,
avant de l’entendre, n’avaient pas marqué
d’intérêt particulier pour la politique.
La conversion d’Albert Speer, alors
assistant en architecture à l’université
de Berlin, est à cet égard exemplaire.
Pour lui, tout bascule un soir de décembre
1930 quand il se laisse entraîner par
certains de ses étudiants à aller écouter
Hitler. L’effet est immédiat : il est aussitôt
subjugué par le charisme de l’orateur
ne l’a pas trompé. Ses rivaux sont évincés ou contraints de plus encore que par le contenu de
rentrer dans le rang. sa harangue. L’impression est si profonde
Reste le cas de Ludendorff qui ne peut être traité comme un qu’il roule ensuite jusqu’à la Havel
vulgaire comparse. Hitler fait preuve d’astuce pour l’écarter. où il se recueille pendant plusieurs heures
Le général se présentera, avec le soutien du NSDAP, à l’élec- comme pour mieux assimiler la force 59
tion présidentielle de 1925, occasionnée par la mort subite de du moment qu’il vient de vivre. Sa décision h
Friedrich Ebert, le premier président de la république de Wei- est alors prise : il adhérera au parti.
mar. En réalité, Hitler tend un piège à Ludendorff qui démontre Leni Riefenstahl connaît une aventure
en la circonstance qu’il n’est pas une tête politique. Il sait en similaire. Absorbée par sa carrière
effet que celui-ci fera un piètre score. De fait, il obtient seule- cinématographique, elle n’a pas trouvé
ment 1,1 % des suffrages. Discrédité après un tel résultat, le temps de s’intéresser à la vie politique
Ludendorff cesse du même coup d’être un obstacle à Hitler. jusqu’à ce soir du 27 février 1932 où,
par curiosité, elle vient écouter Hitler au
Sportpalast de Berlin. L’effet est le même :
« J’eus l’impression très physique que la Terre
s’entrouvrait devant moi comme une orange
soudain fendue par son milieu et dont
jaillirait un jet d’eau immense, si puissant et
si violent qu’il atteindrait le sommet du ciel,
et que la Terre en serait secouée dans ses
fondements », confessera-t-elle plus tard.

L’EFFET HITLER En haut : Hitler à sa sortie


de la prison de Landsberg, le 20 décembre 1924,
où il fut emprisonné après sa tentative de putsch
en 1923. Page de gauche : les chômeurs et leurs
familles organisèrent des distributions de vivre
après la crise de 1929, qui toucha durement
l’Allemagne. Ci-contre : la réalisatrice Leni
Riefenstahl, séduite par Hitler, se mit au service
de la propagande nazie à partir de 1932.
En quoi l’année 1932
fut-elle décisive ?

L’ année 1932 voit l’histoire s’accélérer :


Hitler s’y rapproche à grandes
enjambées des portes du pouvoir.
Après avoir longuement hésité, il décide
finalement de se présenter à l’élection
présidentielle d’avril. L’épreuve s’annonce
périlleuse puisqu’il va y affronter le
maréchal Hindenburg candidat à sa
réélection. Au surplus, le vieux héros est
soutenu par la coalition de Weimar qui va CHAOS POLITIQUE Ci-dessus : Hitler sillonnant l’Allemagne en avion pour
des sociaux-démocrates aux catholiques la campagne législative de juillet 1932. Le NSDAP y doublera ses suffrages avec
EN COUVERTURE

du Zentrum. Hitler crée la surprise. 37,3 % des voix. En bas : nommé chancelier en juin 1932, Franz von Papen va,
Réunissant plus de 30 % des suffrages sur par deux fois, en juillet et en novembre 1932, dissoudre le Reichstag et organiser
son nom, il met Hindenburg en ballottage, de nouvelles élections d’où le NSDAP sortira grand vainqueur. Page de droite :
un scénario proprement impensable le président Hindenburg et son chancelier, Adolf Hitler, en février 1934.
encore quelques semaines plus tôt.
Au second tour, le président sortant est
certes confirmé dans son fauteuil, mais électrisant à chaque fois les foules. D’où avait conseillé à Hitler d’accepter
Hitler progresse encore jusqu’à 36,7 %. le slogan inventé par Goebbels : « Le Führer la formation d’un gouvernement dans
Ce résultat en demi-teinte au-dessus de l’Allemagne. » Les résultats lequel, à défaut de la chancellerie, les
pour le vainqueur a des conséquences de l’élection font l’effet d’un coup de nazis occuperaient plusieurs ministères
immédiates. Hindenburg, vieux tonnerre : avec 37,3 % des voix, le NSDAP clés. Dès lors, la solution ne passerait-
monarchiste devant l’Eternel, a ressenti double ses suffrages. Fort de ce soutien elle pas par la constitution d’une majorité
comme un affront de devoir sa réélection populaire, Hitler s’estime en droit de qui, autour de Schleicher, irait du SPD
60 à une coalition des républicains. revendiquer la chancellerie. Aussi, quand à l’aile gauche du NSDAP derrière Strasser,
h Il tourne sa colère contre son chancelier, il est reçu, le 13 août, par Hindenburg, celui-ci occupant le poste de vice-
le catholique Brüning, qui est froidement ne doute-t-il pas un instant que celui-ci chancelier dans cette combinaison.
congédié. Pour le remplacer, il porte s’apprête à l’inviter à former le prochain Le succès de l’entreprise supposait
son choix sur Franz von Papen, un gouvernement du Reich. Or, il s’y refuse, que Strasser fît dissidence du NSDAP
conservateur bon teint, mais surtout un n’ayant pas confiance dans Hitler, en qui et entraînât avec lui suffisamment de
personnage falot. Pour André François- il voit avant tout un aventurier politique. partisans. Pourtant, un moment tenté,
© INTERFOTO/LA COLLECTION. © AKG-IMAGES. © EDIMEDIA/WHA/RUE DES ARCHIVES.

Poncet, l’ambassadeur de France à Berlin, Il le traite au surplus de « caporal Strasser recule au dernier moment.
« il porte au front une étiquette de légèreté bohémien », un surnom où se lit son Bref, à la suite de cet
indélébile ». Papen doit sa nomination, mépris de vieux Prussien pour cet échec, les jours
non à ses qualités, mais à sa proximité Autrichien de naissance. Goebbels du cabinet
du président. Celui-ci ne l’appelle-t-il avait prévenu : « Ou bien une opposition Schleicher
pas affectueusement « Fränzschen » ? au couteau ou bien le pouvoir. » Ce sera sont comptés.
Papen souhaiterait former un donc une opposition au couteau. A la fin
gouvernement qui bénéficierait du soutien Papen croit se sortir de cet imbroglio de 1932,
des nationaux-socialistes, mais sans en provoquant de nouvelles élections. le blocage
qu’ils y participent. Pour amener Hitler Il compte que l’opinion rendra Hitler politique
à se rallier à cette formule, il satisfait une de responsable du chaos politique et le n’est
ses exigences : la dissolution du Reichstag sanctionnera. Il est vrai que le NSDAP toujours
et l’organisation de nouvelles élections. recule d’un peu plus de quatre points pas levé.
Il n’ignore pas que ce scrutin enregistrera aux élections de novembre 1932. Mais,
une nouvelle progression des nazis. A l’en avec ses 33,1 %, il reste, et de loin, le parti
croire, cependant, celle-ci restera limitée le plus important et le blocage demeure
et ne permettra donc pas à Hitler de dicter entier. La seule sortie de crise pourrait
ses conditions. Mais qui croyait prendre venir de la stratégie conçue par le général
est pris. Hitler et le parti nazi se mobilisent von Schleicher, le chef de la Reichswehr,
pour cette campagne. Utilisant l’avion appelé par Hindenburg à la chancellerie.
pour aller d’une ville à une autre, Hitler Il n’avait pas été sans noter qu’en août,
tient quatre à cinq réunions par jour, Gregor Strasser, le numéro 2 du NSDAP,
Dans quelles circonstances Hindenburg
a-t-il appelé Hitler à la chancellerie ?

H tion que Hindenburg revoie sa position. C’est l’aboutisse-


itler ne peut espérer accéder à la chancellerie qu’à la condi- L’unité de façade masque les arrière-pensées. Papen est
convaincu qu’il ne lui faudra pas plus de deux mois pour se
ment de longues tractations qui occupent tout le mois de jan- débarrasser du « caporal bohémien ». Hitler, à l’inverse, sait que
vier. Le rapprochement entre Papen et Hitler sert de point de dans ce duel, c’est lui qui détient les atouts. Papen et ses amis
départ à ce processus. Au-delà de leurs divergences, les deux ne peuvent s’appuyer que sur une base étroite, là où il bénéfi-
hommes partagent une commune hostilité envers Schleicher. cie d’un large soutien populaire. En outre, s’il n’a pas été gour-
Papen n’a pas pardonné à Schleicher de l’avoir écarté de la mand, il a placé un nazi au poste stratégique de ministre de
chancellerie. Pour sa part, Hitler a senti passer le vent du boulet l’Intérieur. Le scénario est le même en Prusse. Ce sont là deux
quand Schleicher a dégainé le plan d’une alliance avec Stras- postes clés à l’approche des nouvelles élections qui ont été
ser. L’affaire s’est certes vite dégonflée, mais Hitler en a gardé fixées le 5 mars. Si celles-ci se soldent par une victoire des nazis,
une haine tenace contre le général-chancelier. Il n’ignore pas la dynamique ne manquera pas de jouer en faveur de Hitler.
non plus que son parti est confronté à de sérieux problèmes
financiers après trois campagnes électorales coûteuses.
Papen et Hitler se rencontrent en secret, le 4 janvier 1933, à
Cologne chez le banquier Schröder. D’autres entretiens sui-
vent. Les deux protagonistes mettent au point un plan, celui qui,
à quelques variantes près, sera appliqué à la fin du mois. Il pré-
voit que Hitler prendra la tête d’un gouvernement dans lequel
Papen détiendra le poste de vice-chancelier. Enfin, en signe de
bonne volonté, seul un autre nazi siégerait dans ce cabinet, la
plupart des postes allant donc à des conservateurs bon teint. En
échange, le commissariat pour la Prusse reviendrait à Göring.
Sous ce rapport, l’élection qui se tient à la mi-janvier dans le
petit Land de Lippe revêt une particulière importance. Si elle
confirme le recul du NSDAP amorcé en novembre, la position
de Hitler s’en trouvera fragilisée. Si, en revanche, le parti nazi
remporte la victoire, la dynamique jouera en sa faveur. Il se
mobilise tout entier pour cette bataille cruciale. Il le peut
d’autant mieux que le rapprochement entre Papen et Hitler a
pour effet immédiat de lever les réticences des milieux d’affai-
res contre le NSDAP. Presque vides au début du mois de jan-
vier, ses caisses se remplissent comme par enchantement. Le
résultat de l’élection est à la hauteur des espérances de Hitler.
Les nazis emportent haut la main le Land de Lippe, jusqu’alors
tenu par les sociaux-démocrates.
Pour autant, les préventions de Hindenburg n’ont pas dis-
paru. Les lignes commencent pourtant à bouger. Quand il
prend connaissance du plan élaboré par Papen et Hitler, le pré-
sident met son veto à l’attribution du commissariat pour la
Prusse à un nazi, en l’occurrence Göring. Est-ce à dire qu’il se
résoudrait à laisser la chancellerie au « caporal bohémien » ?
Hitler n’insistant pas sur la question du commissariat, Hin-
denburg n’a plus d’objection ; d’autant que plusieurs de ses
proches, son fils Oskar, le secrétaire d’Etat Otto Meissner, ses
amis parmi les grands propriétaires des provinces de l’Est
se sont succédé dans son bureau pour mener auprès de lui un
travail de sape. Celui-ci a finalement payé. Le 30 janvier, le
nouveau cabinet prête serment devant le président. Il est
formé selon le schéma établi entre Hitler et Papen. En plus de
Hitler, seuls deux nazis y figurent, Wilhelm Frick à l’Intérieur et
Göring en qualité de commissaire à l’Aviation, qui occupe en
plus le ministère de l’Intérieur en Prusse. Par ailleurs, est acté
le principe des nouvelles élections réclamées par Hitler.
L’audace du vice-chancelier ne tarde pas à se révéler un
coup d’épée dans l’eau. Hitler commence par le devancer
chez Hindenburg, officiellement pour informer celui-ci de
son récent voyage en Italie, en réalité pour court-circuiter la
manœuvre dirigée contre lui. En second lieu, il décide de lan-
cer la grande opération de nettoyage contre la SA. Celle-ci doit
se comprendre comme une opération à deux coups. En met-
En quoi consiste tant en scène la menace d’un putsch, il apparaîtra sous
les traits du défenseur de l’ordre et, avec ce gage donné à la
la « Nuit des longs couteaux » ? Reichswehr, achèvera de s’assurer son soutien. Il s’agit aussi
de neutraliser les milieux nationaux-conservateurs qui pour-
EN COUVERTURE

raient être tentés d’exploiter la crise pour remettre en cause son

L Elle est souvent ramenée à l’élimination d’Ernst Röhm et


a « Nuit des longs couteaux » est un drame à plusieurs faces. pouvoir. La Reichswehr n’est certes pas directement associée
à l’entreprise. Le ministre de la Défense, Werner von Blom-
des principaux cadres de la SA. Mais, autre face de l’entre- berg, a toutefois alerté Hitler sur l’entretien que Papen doit
prise, elle prend aussi pour cible les milieux conservateurs avoir trois jours plus tard avec Hindenburg à son domaine de
groupés derrière Papen. Neudeck, et cautionné l’opération lors de cette entrevue.
Un conflit avec la SA était pour ainsi dire programmé. Déjà Le matin du 30 juin, Hitler, à la tête d’une escouade formée de
dans les années 1920, Röhm s’était opposé à sa subordi- plusieurs de ses proches et de policiers, fait irruption dans la
nation au parti. Le refus de Hitler de lui donner satisfaction pension où Röhm s’était retiré pour s’y reposer à Bad Wiessee,
l’avait amené à quitter l’Allemagne pour servir dans l’armée sur les bords du Tegernsee. Abasourdi par ce qui arrive, celui-ci
bolivienne. La SA, de nouveau dirigée par Röhm revenu en est aussitôt transféré dans la prison de Stadelheim à Munich. A
novembre 1930 d’Amérique du Sud, a contribué à l’accession cette heure, les tueries ont commencé à Berlin. A partir de listes
de Hitler au pouvoir. Mais la question se pose maintenant : établies par Göring et Himmler, une centaine de responsables
62 quelle sera sa mission dans l’Allemagne national-socialiste ? delaSAsontpassésparlesarmes.Maislescoups frappentaussi
h Une question tout sauf secondaire puisque la SA compte des conservateurs. S’il est exclu de liquider Papen, deux de ses
désormais autour de 3 millions de membres. proches collaborateurs sont assassinés : Edgar Jung, l’auteur
Röhm voit dans la SA l’instrument d’une révolution perma- du discours de Marbourg, et Herbert von Bose qui avait préparé
nente, là où Hitler décrète le 6 juillet 1933 : « Il faut maintenant le déplacement à Neudeck. Hitler profite aussi des circonstan-
faire entrer le courant de la révolution dans le lit stable de ces pour régler des comptes. Puisque la vengeance est un plat
l’évolution. » Autre source de conflit, Röhm voudrait qu’une qui se mange froid, il frappe plusieurs de ceux qui s’étaient mis
© BPK, BERLIN, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE BPK. © ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET.

fonction militaire soit reconnue à la SA à côté de la Reichs- en travers de sa route. Gustav von Kahr, le général von Schlei-
wehr. Certains rêvent même qu’elle se substitue à ce repère cher, Gregor Strasser tombent ainsi sous les balles des tueurs.
de « réactionnaires ». Là encore, Hitler tranche, le 28 février Lors du premier Conseil des ministres après la « Nuit des longs
1934, contre Röhm. Celui-ci laisse éclater sa colère et tient couteaux », Blomberg remercie Hitler, au nom du cabinet, pour
des propos imprudents qui, rapportés au Führer, le font soup- son « action résolue et courageuse qui a préservé le peuple alle-
çonner son vieux compagnon de préparer dans l’ombre un mand d’une guerre civile ». Peu après, il annonce son intention
putsch destiné à le renverser. d’introduire, dès la mort de Hindenburg, un serment de fidélité à
Ce projet de putsch n’a jamais existé. A la limite, peu la personne du Führer. Désormais, officiers et soldats prêteront
importe ! Il suffit que Hitler y ait cru pour que ce fantasme, « devant Dieu » un serment d’« obéissance inconditionnelle au
nourri au surplus par plusieurs de ses proches, le décide à Führer du Reich allemand et de son peuple, au commandant en
agir. En parallèle, se noue une autre crise qui finit par se croi- chef de toutes les forces armées allemandes ».
ser avec la précédente. Papen n’a pas été long à comprendre
qu’il avait conclu un marché de dupes. Il sort de son silence,
le 17 juin, pour donner le signal de la contre-offensive dans SEUL MAÎTRE À BORD En haut : Hitler et le chef de la SA,
un discours devant les étudiants de l’université de Marbourg. Ernst Röhm, en 1933. Un an plus tard, Hitler le fera éliminer.
Il saisit cette occasion pour prononcer un réquisitoire contre Page de droite : le Führer à la fenêtre de la chancellerie, le jour
les dérives du régime. Le choix du moment n’est pas neutre. du plébiscite du 19 août 1934. Le 1er août, apprenant que le
La crise ouverte entre Hitler et la SA offrirait, selon lui, un bon président Hindenburg était à l’agonie (il mourut le lendemain),
prétexte pour une reprise en main. Après cette philippique, il Hitler fit signer par ses ministres une loi décrétant qu’à la mort
attend de Hindenburg qu’il se dresse contre Hitler, chasse, du président, ses fonctions seraient cumulées avec celles
avec l’appui de l’armée, les nazis du pouvoir et installe à leur de chancelier. Ses nouvelles dispositions devant être validées
place une dictature militaire. par une consultation populaire organisée 19 août.
Comment
Hitler transforme-t-il
le régime ?

L’ épisode de la « Nuit des longs


couteaux » a pointé une faille dans
le système du pouvoir hitlérien. En moins
d’un an, les nazis ont augmenté la liste
des régimes totalitaires en Europe.
Les partis politiques, autres que le NSDAP,
ont été dissous ou se sont autodissous.
Les syndicats ont connu le même sort.
Il ne reste que l’organisation officielle
et multiforme du « Front du travail »
à laquelle tous les travailleurs allemands
sont tenus d’adhérer. Hitler n’a certes
pas rayé le Reichstag d’un trait de plume,
mais, élu sur une liste unique, il est réduit
au rang d’une chambre d’acclamation.
Reste le problème posé par le président
qui ne peut être démissionné par le
chancelier, mais qui a en revanche parmi
ses prérogatives celle de le destituer, une
prérogative dont il a déjà usé en se séparant
de Brüning, en mai 1932, puis du général
von Schleicher, en janvier 1933. Cette
crainte était, on vient de le voir, à l’arrière-
plan de la crise de juin 1934. Ce cap passé,
son état de santé interdirait sans doute à
Hindenburg de prendre une telle initiative.
Au reste, il a le bon goût de ne pas s’éterniser.
Il meurt le 2 août 1934. Le régime lui fait
des funérailles grandioses. Le vainqueur
de Tannenberg reposera sur le site de sa
plus grande victoire dans un monument
funéraire construit à sa gloire. Le plus
important n’est pourtant pas là. Hitler
annonce sans retard la mesure qui doit
écarter à tout jamais le risque d’une dualité
à la tête du pouvoir. Il la fait aussitôt avaliser
par un plébiscite qui recueille 89,9 % de oui.
Les fonctions de président et de chancelier
sont fusionnées. Désormais, le pouvoir
suprême sera détenu par le seul Adolf Hitler.

À LIRE de Jean-Paul Bled


Les Hommes
d’Hitler
Perrin
480 pages
24,90 €
P ORTRAIT
Par François Kersaudy

NuitLa
du second
couteau
Avant de devenir l’homme à abattre en 1934, Ernst Röhm
fut l’un des plus proches collaborateurs de Hitler, qu’il avait
EN COUVERTURE

rencontré dès les origines du parti national-socialiste.

J
« e n’avais qu’une seule pensée et un seul
désir : être soldat », écrira Ernst Röhm.
Né à Munich en novembre 1887, ce fils
d’un haut fonctionnaire des chemins de
fer bavarois entre donc en 1906 à l’académie
militaire de la ville. Sorti lieutenant deux
64 ans plus tard, il est enrôlé au 10e régiment
h d’infanterie bavarois König Ludwig, avec
lequel il va affronter la grande tourmente de
la Première Guerre mondiale. A l’évidence,
le courage ne lui manque pas : sur le front de
France et en Roumanie, c’est un combattant
acharné, qui est nommé capitaine en 1917
et décoré des croix de fer de 2e et de 1re clas-
ses.Ilestblessétroisfois,gazé,etenfinatteint
de la grippe espagnole, ce qui entraînera son
rapatriement un mois avant l’armistice.
Au début de 1919, Röhm, qui a perdu ses
repères depuis l’exil du roi de Bavière, sous-
© RUE DES ARCHIVES/PVDE. © DPA/PICTURE ALLIANCE/LEEMAGE.

crit entièrement au mythe du « coup de CHEMISES BRUNES Ci-dessus : la SA (section d’assaut chargée de protéger les dirigeants
poignard dans le dos ». Il rejoint donc diver- du NSDAP) à Nuremberg, en 1923. Page de droite : Ernst Röhm, chef de la SA. Accusé
ses organisations nationalistes, revanchis- de fomenter un coup d’Etat contre Hitler, il sera abattu dans sa cellule, le 1er juillet 1934.
tes et royalistes, ainsi que le corps franc du
général Franz von Epp, qui participe à l’écra-
sement de la République des conseils (c’est- C’estunerecruedechoix:grâceàsesfonc- profession par ailleurs, à moins qu’ils ne
à-dire une république soviétique) à Munich tions dans la Reichswehr, à son appartenance soient chômeurs –, ces intermittents de la
au printemps de 1919. Cet été-là, lorsque au groupe paramilitaire Reichsflagge et à bagarre revêtent l’uniforme pour se défou-
la Reichswehr absorbe les anciennes unités son vaste réseau de relations, Röhm est en ler à mi-temps sans « méditer sur les prin-
royales, Röhm est enrôlé dans la 7e division mesure d’apporter au parti de Hitler de nou- cipes avant d’assommer quelqu’un », selon
bavaroise et rejoint l’état-major du VIIe dis- veaux membres, des crédits substantiels et les mots d’Adolf Hitler.
trict militaire, dont le siège est à Munich. un surcroît d’influence. Plus encore, en 1921, Röhm étant également chargé d’admi-
C’est à l’automne qu’il rencontre un agi- il l’aide à fonder la SA (Sturmabteilung), une nistrer les dépôts d’armes que la Reichswehr
tateur de brasserie nommé Adolf Hitler et, section d’assaut chargée de protéger les dissimule aux Alliés – ce qui lui vaudra le
fasciné par son discours, qu’il devient mem- dirigeants du NSDAP. Bénévoles, volontai- titre de Maschinengewehrkönig (roi de la
bre du NSDAP naissant. res – ses membres ont pour la plupart une mitrailleuse) –, il est en mesure de fournir
de l’armement à la nouvelle milice du parti.
En septembre 1923, c’est encore Röhm
qui permet à Hitler de prendre la tête du
Kampfbund, une alliance de quatre grou-
pes paramilitaires bavarois. Tous ces grou-
pes sont tolérés, et même encouragés en
Bavière, car les autorités locales y voient
d’éventuelles forces d’appoint pour tenir
tête aux troupes d’occupation françaises
– et au gouvernement central de Berlin.
Lorsque le Kampfbund lance le putsch de
Munich dans la nuit du 8 au 9 novembre
1923, Röhm et ses hommes sont les seuls
à atteindre leur objectif, en occupant le
siège du VIIe district militaire. Enfin, durant
l’emprisonnement de Hitler consécutif à
l’échec du putsch, c’est encore Röhm qui,
libéré au bout de cinq mois, maintient la
cohésion des SA, malgré leur interdiction
par les autorités allemandes.
Mais après la libération de Hitler en
décembre 1924, les relations se tendent ;
c’est que Röhm, soldat avant tout, vou-
drait faire des quelque 25 000 SA une force
militaire indépendante du NSDAP, tandis
que Hitler, qui obtient leur réautorisation
dès 1925, ne voit en eux que l’instrument
docile du parti – une force d’intimidation
en vue de la conquête légale du pouvoir.
Röhm est donc congédié et va vivre d’expé-
dients, s’essayer au métier de représentant
de commerce, pour enfin s’exiler trois ans
plus tard en Bolivie, où l’on a besoin d’un
bon officier pour entraîner les troupes en
vue de la guerre du Chaco.
Si les Boliviens apprécient davantage
les services d’Ernst Röhm que son homo-
sexualité ostentatoire, Hitler, lui, n’est pas
satisfait de son successeur à la tête des
SA, le capitaine Pfeffer von Salomon. En
mars 1930, les 40 000 SA, pour la plupart
des ouvriers, artisans ou chômeurs qui ne
touchent aucune solde, se sont révoltés
contre les dirigeants du parti, dont le train
de vie leur paraissait tout sauf prolétaire.
Hitler est parvenu à les apaiser, mais ayant
dès lors perdu confiance en Pfeffer, il rap-
pelle Röhm de son exil bolivien, et celui-ci
reprend ses fonctions au début de 1931.
L’ancien « roi de la mitrailleuse », court,
râblé et cousu de cicatrices, est resté un
organisateur hors pair, et la crise économi-
que a provoqué un afflux considérable de 1
autre côté, le ministre de la Défense, Blom-
berg, appuyé par le président Hindenburg,
l’a sommé de mater Röhm et ses sbires, faute
de quoi la Reichswehr s’en chargerait elle-
volontaires dans les rangs de la SA – dont pas qu’il convient de se méfier du télé- même – et confisquerait sans doute le pou-
les manifestations de masse, les coups de phone, couvre les crimes, les rapines et les voir par la même occasion.
main contre les socialistes et les communis- orgies de ses subordonnés, et compte fer- Etrangement velléitaire, Hitler a l’habi-
tes, les intimidations et la propagande faci- mement sur la fidélité comme sur la recon- tude de s’arracher à la léthargie en passant
litent considérablement la prise de pouvoir naissance d’Adolf Hitler – autant d’erreurs de l’excitation à la transe et de la transe à
de Hitler. Ces solides gaillards au coup de potentiellement fatales… la rage, pour enfin prendre des décisions
poing facile et à la conscience élastique De fait, les ambitions de Röhm et les brusquées ; ce sera encore le cas cette
EN COUVERTURE

sont 400 000 en janvier 1933 et 2,5 millions débordements de ses SA – qui pillent les fois-ci : ayant annoncé sa venue à Röhm,
l’année suivante ; tous espèrent trouver magasins juifs, attaquent, séquestrent et qui est en cure à Bad Wiessee, et ordonné
rapidement une fonction privilégiée sous le torturent des opposants potentiels, des au général SS Sepp Dietrich de le rejoindre
nouveau régime. Or, au bout d’un an, leur bourgeois fortunés, des ouvriers, des mili- à Munich avec les 700 gardes du corps de
condition reste précaire et leur rôle incer- taires et même des diplomates étrangers – la Leibstandarte SS Adolf Hitler, le Führer
tain – d’autant qu’ils ne sont toujours pas inquiètent énormément de monde au prin- quitte Bad Godesberg à 2 heures au matin
payés, ni même défrayés pour leurs équipe- temps de 1934 : le petit peuple, les indus- du 30 juin 1934. Atterrissant à 4 heures sur
ments. Au contraire, les principaux lieute- triels, le clergé, les junkers, les monarchistes, le champ d’aviation munichois d’Ober-
nants de Röhm, Heines, Ernst, Heydebreck, les diplomates, le vice-chancelier von Papen, wiesenfeld, il marmonne devant le comité
Schmid, Hayn, Schneidhuber et Krausser, le président Hindenburg, et bien sûr Himm- d’accueil du parti : « C’est le jour le plus
qui ont tous de lourds casiers judiciaires, ler, Heydrich, Göring et Goebbels. Ce sont sombre de ma vie, mais je vais aller à Bad
sont devenus pour la plupart préfets de ces derniers qui vont organiser la réaction, Wiessee et sévir durement. »
police ou députés, et se sont considérable- enpersuadantleFührerqueRöhms’apprête Le mot n’est pas trop fort : à 6 h 30, avec
66 ment enrichis en extorquant des sommes à lancer un putsch contre lui et compte réu- seulement quatre compagnons et une
h considérables aux Juifs, aux socialistes, aux nir les conjurés près de Munich au début escorte de neuf hommes, Hitler s’arrête
bourgeois et aux industriels. de juillet. Mais Hitler, pour qui l’amitié et devant la pension Hanselbauer de Bad
Ernst Röhm, nommé ministre sans por- la reconnaissance n’ont pourtant guère de Wiessee. Visconti n’ayant pas encore pris les
tefeuille le 1er décembre 1933, n’est pas le sens, semble bien s’être attaché au vieux choses en main, il n’y a pas eu d’orgie cette
moins prospère ; il s’est installé à Berlin dans baroudeur bavarois. Son homosexualité ? Le nuit-là, et le hall est désert. Pendant que
PHOTOS : © ROGER-VIOLLET. © ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET. © RUE DES ARCHIVES/PVDE.

un hôtel particulier de la Standartenstrasse, nouveau chancelier n’en a cure ; par ailleurs, ses hommes investissent les étages, Hitler
qu’un visiteur médusé décrira en ces ter- il songe lui-même à nazifier la Reichswehr, à frappe à la porte de la chambre n° 7. « Qui
mes : « Décor opulent, tapisseries des Gobe- mettre au pas les ecclésiastiques, les junkers est là ? » demande Röhm d’une voix endor-
lins, toiles de maîtres, magnifiques miroirs en et les diplomates, et il a besoin pour cela de mie. « C’est moi, Hitler, ouvre vite ! » « Déjà ?
cristal, moquettes épaisses et meubles d’épo- la force d’intimidation des SA. Mais d’un Je t’attendais à midi… » Lorsque la porte
que reluisants… Le tout ressemblait à un bor-
del pour millionnaires » – un bordel stricte-
ment masculin, bien entendu. Mais resté un
lansquenet dans l’âme, Röhm veut davan-
tage : être le chef suprême des forces armées
du Reich, avec tous ses acolytes pour géné-
raux. Moyennant quoi il pourra constituer
une armée de plusieurs millions d’hommes,
distribuer des grades et des soldes à tous ses
SA, incorporer les meilleurs officiers de la
Reichswehr, récupérer l’armement lourd qui
manque à ses miliciens, et enfin lancer sa
« seconde révolution », en se débarrassant
de Himmler, Heydrich, Bormann et Göring.
Quant à Hitler, le vieux compagnon de
lutte, on le gardera comme figure de proue,
en quelque sorte. Hélas ! Röhm est tout sauf
discret, surtout après boire ; il ne comprend
LES MEILLEURS ENNEMIS Ci-contre :
L’Epoque du combat, anonyme, années 1920
(collection particulière). Propagande nazie
montrant les SA à la conquête du pouvoir.
Page de gauche, en haut : Edmund Heines,
Karl Ernst et Gregor Strasser, proches
de Röhm, furent exécutés durant la « Nuit
des longs couteaux », le 30 juin 1934.
En bas : Hitler et Röhm, pendant le congrès
de Nuremberg, le 3 septembre 1933.

Eicke, le commandant du camp de Dachau,


entre dans la cellule de Röhm avec deux offi-
ciers SS. Ils posent sur la table un pistolet
avec une seule balle. Röhm, en sueur, torse
nu, épuisé mais indigné, dédaigne cet ultime
privilège. Au bout de dix minutes, les SS
ouvrent la porte et l’abattent de deux bal-
les dans la poitrine. Avant de recevoir le
coup de grâce, le vieux spadassin mur-
mure : « Mein Führer, Mein Führer… »
Quel est le bilan de ce sanglant règlement
de comptes ? Officiellement, 77 victimes ;
officieusement, 150 à 200 pour les seules
villes de Munich et Berlin ; sans doute trois
fois plus dans l’ensemble du Reich… Mais
depuis le 30 juin 1934, les dés sont jetés : les
SA ne seront plus un Etat dans l’Etat, l’armée
reconnaissante va se soumettre incondi-
tionnellement, le peuple restera durable-
ment terrifié, et personne ne remettra plus
en question l’autorité du Führer. 2 67
s’ouvre, Hitler entre en trombe le pistolet à Cet après-midi-là, à la Maison brune de h
la main, pour annoncer à son vieux cama- Munich, Hitler étudie la liste des SA cap- Spécialiste d’histoire diplomatique
rade éberlué : « Ernst, tu es en état d’arresta- turés, et marque d’une croix les noms de et militaire, François Kersaudy a enseigné
tion ! » Suivent un chapelet d’accusations six dignitaires SA à exécuter sur-le-champ : aux universités d’Oxford et de Paris-I-Panthéon-
de trahison, un ordre de s’habiller immé- Hayn, Heydebreck, Heines, Schneidhuber, Sorbonne. Parmi ses nombreux ouvrages,
diatement et, avant que Röhm ait pu pro- Schmid et le jeune comte von Spreti. Vers on compte les biographies de lord Mountbatten,
tester, Hitler est déjà sorti ; il tambourine à 17 heures, ils sont menés devant le pelo- Hitler, MacArthur, Staline et Churchill,
la porte de la chambre d’en face, occupée ton d’exécution et, comme à la caserne ber- dont il a retraduit les Mémoires de guerre.
par le Gruppenführer (général de division) linoise de Lichterfelde au même moment,
Heines et son chauffeur, qui est aussi son l’ordre retentit : « Par ordre du Führer. Heil
amant. En moins d’une demi-heure, Röhm, Hitler ! En joue ! Feu ! » Bien d’autres officiers
son amant le comte von Spreti, le chef de SA vont tomber criblés de balles durant les À LIRE de François Kersaudy
sa garde personnelle Julius Uhl, le général heures suivantes mais, curieusement, Ernst
Heines, son chauffeur, deux aides de camp, Röhm est encore vivant au soir du 30 juin.
Hitler
quatre jeunes gens au rôle peu équivoque Peu avant de décoller pour Berlin, Hitler
et dix gardes du corps au sommeil trop avait confié au général von Epp : « J’ai gracié Perrin
lourd sont embarqués dans un autobus Röhm, en considération des services rendus. » « Maîtres
réquisitionné, qui prend aussitôt la route de Pourtant, le lendemain 1er juillet, Himm- de guerre »
Munich. Une fois arrivés, ils sont tous enfer- ler et Göring, principaux bénéficiaires de 264 pages
més dans la prison de Stadelheim, en com- la purge, ne sont pas satisfaits : sans l’élimi- 20,50 €
pagnie de nombreux officiers SA que les SS nation physique de Röhm, rien n’est encore
ont arrêtés à Munich ou à la descente du gagné, car une réconciliation est toujours Tous les secrets
train. Dans l’intervalle, Göring et Himmler possible. Toute la matinée, ils font le siège du IIIe Reich
ont reçu le mot de code « Kolibri » : c’est le de Hitler, qui finit par céder vers 14 heures, Avec Yannis Kadari
feu vert pour le déclenchement de la purge et les ordres sont transmis à la prison de Perrin, à paraître
des SA de Berlin, qui emportera également Stadelheim : Röhm doit être abattu, mais le 20 avril 2017
Gregor Strasser, le général von Schleicher et il faut lui donner au préalable une chance 480 pages, 26 €
bien d’autres opposants potentiels. de se suicider. Peu avant 15 heures, Theodor
L’ œuvre
au noir
Par Jean-Paul Cointet
Dicté par Hitler, imprégné de l’esprit völkisch,
Mein Kampf expose dès 1926 l’idéologie délirante et les
© AKG-IMAGES.

ambitions géopolitiques du futur dictateur. Il vient


de faire l’objet en Allemagne d’une réédition scientifique.
MIN KAMP Mise en place de l’édition
danoise de Mein Kampf dans une librairie
de Copenhague, en juin 1938. A partir
de 1933, le monde s’intéresse au livre du
nouveau dirigeant allemand. Pas moins
de quatorze pays vont acheter les droits de
l’ouvrage, mais presque toujours dans
une version expurgée.
© AKG-IMAGES. © RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER. © IMAGNO/LA COLLECTION.
EN COUVERTURE

70
h

L’
enfermement peut être la matrice d’un ouvrage, par internationale offrant à l’Allemagne la base d’un jeu d’allian-
souci, chez son auteur, d’occupation, envie de justifi- ces favorable.
cation ou volonté de vengeance. Les deux volumes seront regroupés en un seul dans l’édi-
Mein Kampf est le produit des treize mois de prison accomplis tion de 1930. Le titre définitif, Mein Kampf, sonne comme
par Hitler entre novembre 1923 et décembre 1924 au lende- l’annonce d’un engagement dont le maître d’œuvre ne sau-
main de son putsch manqué de Munich. Est-ce à dire que rait être que lui, Adolf Hitler.
l’enfermement seul a pu décider de son écriture chez un homme L’erreur serait de voir dans Mein Kampf, dans ses origines
condamné à l’inactivité ? Il faut remonter plus en amont. Si la et sa genèse, comme la construction déjà achevée d’une
prison a fourni le cadre, l’inspiration est plus ancienne. théorie et d’une pratique. On peut aujourd’hui encore lire et
Le premier tome, publié en juillet 1925, est fait largement entendre que tout était déjà dans Mein Kampf et qu’il eût
d’une autobiographie plus ou moins fantasmée et révéla- suffi à l’époque d’une lecture plus attentive pour prévenir
trice d’une personnalité narcissique aimant à se raconter. tous les malheurs qui s’en sont suivis. A cette date, Hitler n’a
Ne lui avait-il pas donné pour titre initial Quatre années de encore arrêté ni programme définitif ni calendrier. Le lecteur
combat contre le mensonge, la sottise et la lâcheté ? Ce seul de l’époque – y en a-t-il eu beaucoup ? – dut avoir surtout
titre initial en eût fait un ouvrage impubliable. Ces quatre l’impression d’un chaos d’élucubrations et d’imprécations
années renvoient au combat du Parti national-socialiste issu d’un esprit désordonné. Passages autobiographiques
dont il avait pris la tête en 1921. N’était-ce pas la justifica- et propos plus généraux étroitement mêlés ne permettaient
tion du putsch et une manière de prolonger sa défense guère de dégager une ligne générale. Chez les lecteurs les
agressive devant le tribunal lors de son procès ? plus téméraires, le livre dut souvent tomber des mains. Et
Ce premier tome remplit une ultime fonction, celle d’identi- encore était-ce le produit d’un travail de fixation écrite effec-
fier et de dénoncer les responsables de la situation dans laquelle tué par des proches – dont Rudolf Hess. Car Hitler n’écrivait
se trouve l’Allemagne, celle d’un pays amputé et humilié. Ceux pas, mais dictait en propos hachés et précipités. Homme de
qui, avant tout, ont trahi l’Allemagne avec la signature de la parole, non de l’écrit, il se voyait en inspiré, en illuminé, en
l’armistice et tous ceux qui ont consacré son abaissement. envoyé du destin, entouré d’une cour de disciples empres-
Publié en décembre 1926, le second tome, qui se veut plus sés de recueillir la bonne parole pour mieux la répandre. En
théorique, fait une large place au tableau d’une situation somme, un nouveau Christ.
DÉTENTION Arrêté le 11 novembre 1923 après l’échec de son putsch à Munich, Hitler met à profit ses treize mois de captivité pour
écrire Mein Kampf. Incarcéré à la prison de Landsberg, en Bavière, il bénéficie d’agréables conditions de détention : sa cellule (ci-dessus,
à gauche) est une grande chambre claire, bien meublée, dont les fenêtres, certes munies de barreaux, ouvrent largement sur la campagne
environnante (ci-dessus, à droite, Hitler y admirant la vue en 1924) ; les codétenus ayant participé au putsch jouissent de presque tout
le confort d’une vie normale (page de gauche, de gauche à droite, Hitler, Emil Maurice, Hermann Kriebel, Rudolf Hess et Friedrich Weber. Tous
étaient logés au premier étage, « la colline des généraux »). « Landsberg, ce furent mes universités aux frais de l’Etat », confiera un jour Hitler.

L’esprit völkisch bibliothèque personnelle de Hitler portait sur la guerre. Il y


Alors, quel contenu dégager de Mein Kampf ? L’analyse de voyait « l’état naturel du monde ».
ce contenu se heurte à une première difficulté. Le livre – Pour le reste, Mein Kampf est le fruit de lectures superficielles,
rappelons-le – n’est pas sorti de la plume d’Adolf Hitler, disparates et décousues. La manière de lire de Hitler était très
mais de sa dictée auprès de divers rédacteurs et correc- particulière, faite non pour confronter des concepts, mais pour
teurs qui ont dû batailler pour mettre un semblant d’ordre étayer une opinion déjà arrêtée. Il lisait non des œuvres com-
dans une bouillie verbale. On pressent par là les difficultés plètes, mais des extraits, des morceaux choisis (l’école, il est
et pièges de toute traduction ultérieure. De surcroît, la lan- vrai, y pousse). De grands auteurs lui sont ainsi tombés entre
gue allemande est par excellence la langue de la métaphy- les mains. En Herder, il a vu le fondateur d’une littérature natio-
sique, par ses arrière-plans mentaux spécifiques, toute nale. De Hegel, il a retenu ce qu’il disait de la prédestination du
chargée qu’elle est de référents historiques, philosophi- peuple allemand, le seul dont le « moi » soit métaphysique et qui
ques, politiques et sentimentaux. Toute traduction encourt ait acquis par là le droit de donner un sens au « devenir entier de
ainsi deux dangers : ou chercher à restituer au texte sa l’histoire du monde ». Il n’a pas manqué de lire Nietzsche. De
« saveur » initiale au risque de l’illisibilité, ou prendre ses Carlyle, il a gardé que le destin ne progresse que par les grands
distances mais en lui conférant une tenue qu’il n’a pas, hommes. Ne perdons pas de vue son talent douteux – il en était
voire une autre signification. fier – de la simplification et de la réduction.
L’expérience de guerre est fondamentale chez Hitler, avant Toute sa prose est imprégnée de l’esprit « völkisch ». Ce
tout sous son aspect émotionnel. On rencontre ici le lecteur terme, proprement intraduisible en langue française, renvoie à
des premières œuvres de Jünger (Orages d’acier, Le Combat l’idée d’une inspiration tout à la fois nationale, raciale et popu-
comme expérience intérieure). La moitié des ouvrages de la liste. Le sang et la race reviennent de manière récurrente dans
Dans un livre publié dans les années 1970 – Hitler idéologue
–, l’historien allemand Eberhard Jäckel a magistralement
démontré qu’il y avait dans Mein Kampf une authentique pen-
sée politique dont on pouvait retrouver les éléments en les
extirpant de leur lourde gangue. Il fallait voir en Hitler un
authentique théoricien doublé d’un politique tendu vers la
réalisation de ses idées. Hitler prétendait qu’il incarnait dans
l’histoire le cas unique d’un idéologue doublé d’un politique.
la phraséologie hitlérienne. Tout le « droit » nazi ultérieur repo- L’ouvrage de Jäckel, après avoir suscité de vives réactions,
sera là-dessus, non sur la conception normative du droit occi- est aujourd’hui reçu comme pertinent.
dental. Sang et race – à quoi il faut joindre le sol – reviennent Le second risque était de cesser de voir dans Hitler le seul
EN COUVERTURE

sans cesse dans les propos de Hitler. Ils ne sauraient être pré- génie du mal. Mais on a aujourd’hui délaissé cette approche qui
servés que par l’union d’hommes présentant la valeur la plus n’ouvre qu’une impasse à la réflexion.
haute dans ce domaine. Il existe des races supérieures et des Appliquée à la France replacée dans son environnement
races inférieures. L’Aryen – surgi d’un univers mythique – en européen, une approche constructive permet de restituer ce
est l’archétype, le modèle idéal. A l’opposé, la judaïté, conçue que sont dans Mein Kampf les présupposés, les méthodes et
comme fondée sur la race et non sur la religion, fait du Juif le les finalités de ce qu’il faut bien appeler le projet hitlérien. Ce
corrupteur de ce sang supérieur. Tous les maux lui sont impu- qu’il a écrit de la France, alors, Hitler ne l’a jamais renié. Dans le
tés : volonté de domination, esprit destructeur de toute civilisa- Testament politique qu’il signe peu avant son suicide, on peut
© DPA/PICTURE ALLIANCE/LEEMAGE. © PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/LAURENT SULLY-JAULMES. © AKG-IMAGES.

tion, incarnation de l’argent. On retrouve là tous les ingrédients lire : « J’ai écrit il y a vingt-cinq ans ce que je pensais. La France
de la vieille idéologie raciste et antisémite portée par Drumont demeure l’ennemi éternel du peuple allemand. » Elle est dans
ou Vacher de Lapouge ; la marque encore, plus récente, de Die- Mein Kampf identifiée aux guerres qui l’ont opposée à l’Alle-
trich Eckart, son véritable maître à penser. Il est imprégné de la magne, la Grande Guerre occupant une place privilégiée. La
lecture du journal antisémite de Julius Streicher, Der Stürmer. France de Versailles, gardienne du traité, garante de la nou-
72 Outre des constituants que seuls peuvent analyser psychia- velle carte européenne, jouant de son humanisme et de son
h tres et psychanalystes, le double choc de la défaite et de la universalisme, est à abattre. Pour elle-même et comme faisant
révolution a joué un rôle déterminant. Le Juif pouvait tenir le obstacle, par son réseau d’alliances européennes, à la politi-
rôle parfait du bouc émissaire. L’antisémitisme se découvre que du Lebensraum (« espace vital »). Au-delà, figure l’image
par là une fonction instrumentale. A son paroxysme, il se révèle ancestrale d’un pays immuablement attaché – à preuve les
dans une société déstabilisée comme un excellent instrument traités de Westphalie – au démembrement de l’Allemagne.
de mobilisation. Hitler joue désormais la carte du suffrage. On Ultime argument : « Il y a en elle, en dehors du sang nordique,
déchaînerait les foudres de l’opinion en attisant contre les Juifs un sang qui nous sera toujours étranger. »
les rancœurs à l’égard des détenteurs supposés de formidables Cette approche de la France s’insère dans une vision euro-
capitaux ; on déclencherait l’hostilité contre les complices péenne qu’illustre le chapitre XIII du second tome de Mein
désignés du bolchevisme ; on ferait d’eux le pire obstacle à la Kampf, intitulé « La politique allemande des alliances après
conquête de l’espace vital. la guerre ». La Grande-Bretagne y occupe une place centrale.
Le peuple allemand, « peuple de Dieu » selon son expression, Hitler, tendu dans son espoir d’une entente avec elle, y voit
doit sa prédestination à ce qu’il a pu préserver pour l’essentiel un pays attaché à l’équilibre des puissances. Dans l’avenir, la
la pureté raciale de ses origines. France abattue, s’établirait une répartition des rôles en Europe.
Cet antisémitisme de combat, porté par un peuple d’excep-
tion, ne peut être incarné que par un homme hors du commun,
un héros. Loin du politicien ordinaire, il est porteur d’une mis-
sion en chef, en conducteur et en guide. Il est bien le « Führer »
du peuple allemand.

Le projet européen de Hitler


Avec Mein Kampf on est bien en présence d’une vaste nébu-
leuse idéologique. Faut-il s’en tenir là ? Ce fut longtemps le
cas. Mais vouloir dégager une cohérence dans cette lourde
pâte, n’était-ce pas courir un double risque ? Celui, d’abord,
d’entrevoir une construction intellectuelle là où on se plaisait à
voir un fatras d’idées confuses et d’élucubrations fumeuses, au
mieux un ouvrage de pure propagande.
A l’Allemagne les terres de l’Est et la direction de l’Europe
continentale, à la Grande-Bretagne la domination des mers, à
l’Italie le contrôle du bassin méditerranéen.
Dans cette vision, on retrouve ici toute l’influence de l’école
allemande de géopolitique, représentée alors par Karl Hausho-
fer. Le fils de celui-ci, Albrecht, était un ami proche de Hess.
D’inspiration darwinienne, la géopolitique voit dans les nations
des organismes vivants susceptibles d’adaptation en fonction
des changements survenus dans leur environnement.
Au final, il y a bien dans Mein Kampf un projet européen. Il
comporte certes lacunes et contradictions. Le facteur améri-
cain, en particulier, n’est pas pris en compte. Il élimine aisément
intérêts nationaux et obstacles. En dépit de l’irréalisme de la
projection, on a bien affaire à une construction originale.
Sur l’essentiel, après 1933, Hitler a bien tenté de se confor-
mer à ce programme. Celui-ci souffre toutefois d’une lacune :
l’absence d’échéancier.

Le deuxième livre
C’est afin de préciser les vues dégagées dans Mein Kampf que
Hitler a fait suivre Mein Kampf d’un second ouvrage, dicté puis
écrit en 1927-1928. Non publié alors, découvert tardivement
après la guerre, il n’a été édité qu’en 1961 sous le titre Hitlers
zweites Buch (Le Deuxième Livre). Baignant dans les mêmes
obsessions antisémites que son prédécesseur, le livre, s’il ne 73
modifie guère le tableau géopolitique, se veut plus précis, h
plus condensé, à l’expression plus resserrée. Il apporte ce qui BEST-SELLER Publiés initialement séparément en 1925
manquait à Mein Kampf, une accessibilité. et 1926 (page de gauche, en bas), les deux volumes de Mein Kampf
Alors pourquoi ne pas l’avoir publié ? On peut avancer deux furent regroupés en un seul à partir de l’édition de 1930 (page
hypothèses. Du côté de Hitler, la crainte, peut-être, qu’exprimé de gauche, en haut). En 1945, les ventes de l’ouvrage auront atteint
de manière plus condensée dans un ouvrage au format réduit, près de 12,5 millions d’exemplaires. Ci-dessus : Hitler en costume
son programme sonne l’alerte chez les pays européens et dans traditionnel bavarois dans la prison de Landsberg en 1924.
l’opinion mondiale. Si on se tourne du côté de l’éditeur, on
découvre une autre raison possible à cette abstention. Mein
Kampf n’avait rencontré qu’un maigre succès. A cette date, dans un document frappant. En mai et juin 1931, Hitler eut deux
quelques milliers d’exemplaires seulement avaient été vendus. entretiens avec Richard Breiting, rédacteur en chef du Leipziger
Pas uniquement pour des raisons de prix. Le livre avait suscité Neueste Nachrichten. Il s’était soigneusement assuré qu’aucun
plus de railleries ou de critiques que d’approbations. Les mem- de ses propos ne serait rendu public. C’est un document qui
bres du parti eux-mêmes ne s’étaient pas précipités. Des témoi- donne froid dans le dos. Allant bien au-delà de Mein Kampf, il
gnages rapportent même que dans les rangs de celui-ci, on se donne l’échéancier des entreprises arrêtées. Se donnant cinq
gaussait du livre. Face aux nombreux invendus de Mein Kampf, ans pour acquérir une puissance militaire suffisante pour effa-
l’éditeur a pu redouter que la sortie d’un second ouvrage ne cer le traité de Versailles, on le voit énumérer posément les éta-
déprime un peu plus encore les ventes du premier. pes du plan : retour de l’Autriche à la patrie allemande ; inclu-
Passé 1932, après ses succès électoraux, Hitler aura une sion des régions germanophones de Bohême ; réalisation de
raison de plus de ne pas publier l’ouvrage. Décidé désormais à l’espace vital pour finir. Quant aux alliances, il se fait fort de ral-
entretenir la confusion chez ses électeurs sur ses projets et à lier outre l’Italie, la Hongrie, la Bulgarie et la Finlande. Suisse,
pratiquer un mensonge systématique, Hitler ne pouvait son- Belgique, Yougoslavie et Tchécoslovaquie seraient rayées de
ger à alerter les chancelleries européennes. Il lui fallait aussi la carte. A l’objection de son interlocuteur sur l’attitude de la
ménager l’opinion publique allemande, d’humeur nullement Grande-Bretagne et de la France, le futur dictateur avait des
belliqueuse et qu’eût alarmée l’annonce d’un programme réponses toutes prêtes. L’Angleterre connaissait des problè-
aussi ouvertement tourné vers la guerre. mes et il n’avait nulle intention de détruire l’Empire britannique
Que Hitler ait pu avoir de bonnes raisons à partir de 1930 de ne pas plus que de la concurrencer sur mer ou dans ses colonies.
pas proclamer ses intentions profondes trouve sa vérification Quant à la France (on peut la supposer au minimum neutralisée
nazisme peut avoir d’inquiétant pour la France, lui trouve des
explications (ou des excuses ?) : le traité de Versailles, l’occu-
pation de la Ruhr, les effets ravageurs de la crise financière et
économique. Surtout, poussant très haut dans l’histoire alle-
mande sa recherche des racines idéologiques du nazisme, il
voit dans celui-ci une continuité plus qu’une nouveauté radi-
cale. C’est convenu : Hitler est un pangermaniste attardé.
En l’absence de toute traduction intégrale, un publiciste
connu pour ses orientations vers une droite avancée publie en
1932 de larges extraits du livre assortis de commentaires sous
le titre Eclaircissements sur Mein Kampf. Il s’agit de Jacques
Benoist-Méchin, appelé à s’illustrer dans les années 1940 dans
une politique de collaboration active avec l’Allemagne nazie. Il y
témoigne d’une vive compréhension des griefs de Hitler envers
la France. Celle-ci a toujours voulu l’anéantissement de l’Alle-
ou consentante), elle pourrait conserver son empire et espérer magne ; la politique de ses dirigeants est inspirée par les Juifs ;
récupérer Genève et la Wallonie « en compensation » toutefois elle est un obstacle à l’expansion de l’Allemagne vers l’est,
de pertes territoriales. A elle de choisir : ou l’entente avec « un question de vie ou de mort pour son peuple. Conclusion : lais-
rôle politique adéquat dans l’Europe de l’Ouest » ou l’affronte- sons les mains libres à l’Allemagne et celle-ci nous laissera en
ment que l’Allemagne n’avait pas à redouter. Au final, Hitler paix. Le ton est beaucoup plus alarmiste chez René Capitant,
envisageait une vaste entente avec la France, l’Angleterre et alors professeur dedroit àl’Université etfutur résistant. Ila perçu
l’Italie, toutes coalisées contre la Russie bolchevique. On a bien qu’au-delà du fondement racial de Mein Kampf, il existe une
affaire ici à une version actualisée de Mein Kampf, avec le com- nature profonde de l’Etat qui organise une mobilisation totale et
plément d’un échéancier. La place centrale de l’Allemagne permanente du peuple allemand. Et de mettre en garde contre
74 dans le programme hitlérien se trouvait bien confirmée. cet antihumanisme qui exige qu’on lui oppose une résistance.
h Quant à ceux qui tentaient de se rassurer en imaginant
La réception de Mein Kampf qu’une fois au pouvoir, Hitler atténuerait son hostilité envers la
Tournons-nous maintenant vers la France du temps. Quelle fut France, ils se berçaient d’illusions. L’historien allemand Werner
saréactionàMeinKampf?Ignorance?Mépris?Priseencompte? Maser, en lecteur scrupuleux des éditions successives de Mein
Hitler n’était pas un inconnu des services français depuis le Kampf n’a trouvé que deux modifications très mineures dans
début des années 1920. L’occupation de la Ruhr par la France son texte relatives à la France.
en 1923-1924 avait conduit à renforcer la surveillance des élé- Demeurait la question de la traduction intégrale de Mein
ments activistes. Des fiches sur Hitler avaient été faites dès Kampf en langue française. Car il y a eu des traductions dans
1924 par le Deuxième Bureau et adressées aux services cen- divers pays étrangers, les unes antérieures à la France (en
traux à Paris. Ajoutons que les guides de l’opinion étaient bien Angleterre et aux Etats-Unis), les autres postérieures (en Italie,
informés sur ce qui se passait dans le pays en ébullition que Espagne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Chine, Bulgarie, Dane-
devenait de plus en plus l’Allemagne : intellectuels, journalis- mark, Suède, Brésil)… dans des versions expurgées toutefois
© INTERFOTO/LA COLLECTION. © MATTHIAS SCHRADER/AP/SIPA.
tes, écrivains, enseignants, clergé, responsables divers dispo- en matière d’expansion vitale. Le défi est relevé par un jeune édi-
saient souvent d’organes d’expression et de relais propres à teur, monté du Midi à Paris, Fernand Sorlot, fondateur des Nou-
faire connaître leurs impressions. velles Editions latines. On a parfois voulu voir en lui un sympa-
Quelle place occupe Mein Kampf ? Il faut véritablement thisant de la cause nazie. Tel n’est pas mon avis. Il est un homme
attendre le début des années 1930 pour que l’attention soit certes venu de la droite avancée, mais qu’inquiète la menace
attirée par l’ouvrage. Le livre n’est alors quelque peu connu allemande qu’il situe dans les prolongements du vieux panger-
que par de courts extraits. Toute appréciation de l’œuvre manisme. L’épigraphe du maréchal Lyautey en est un témoi-
devient de plus en plus inséparable du débat politique intérieur gnage. Il est d’ailleurs possible qu’un financement discret lui ait
et d’options idéologiques toujours plus clivées. Dans une été versé par le gouvernement français par l’intermédiaire du
France où domine un sentiment pacifiste, on veut voir souvent ministère des Anciens Combattants. Cette aide lui aurait permis
dans Mein Kampf l’œuvre de jeunesse d’un exalté dépourvu, en un temps record de réaliser une traduction assurée par une
de toute façon, des moyens de mettre en œuvre ses idées. S’il équipe d’une dizaine de personnes au travail coordonné par un
parvenait au pouvoir, il saurait se montrer plus réaliste, le pou- traducteur en chef, Jean Gaudefroy-Demombynes. Mis au
voir poussant à l’assagissement. courant de l’entreprise, les Allemands ont vainement tenté de
Les germanistes se veulent plutôt rassurants. Ainsi, Edmond la faire interdire par les autorités françaises. L’ouvrage est
Vermeil, professeur à la Sorbonne, sans cacher ce que le publié en février 1934 en un seul volume de 688 pages sous le
ÉDITION CRITIQUE Soixante-dix ans après la mort de Hitler, les
droits de Mein Kampf, jusqu’alors détenus par le Land de Bavière,
titre Mon combat. Plaidant sa seule qualité d’auteur, Hitler porte qui en avait interdit toute nouvelle édition imprimée, sont
plainte, en plaignant ordinaire. La Société des gens de lettres tombés dans le domaine public. Cela permit la publication, en
fait savoir qu’elle se joint à la plainte, en défenseur scrupuleux janvier 2016, d’une édition scientifique, en allemand, de l’ouvrage.
(peut-être un peu zélé) des droits de l’auteur. De son côté, Sorlot Réalisée sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de
avait fait valoir que s’agissant de faire connaître un ouvrage de Munich, elle est dotée d’un remarquable appareil critique de
propagande largement diffusé en Allemagne, il était dans son 3 500 notes (ci-dessus). Page de gauche : lecture de Mein Kampf
droit. Il ne s’en voit pas moins condamné par le tribunal de com- dans un groupe des Jeunesses hitlériennes.
merce de Paris à l’interdiction de toute diffusion de son livre.
Ayant pris la précaution de dissimuler d’importants stocks,
il écoulera discrètement des milliers d’exemplaires de « Mein exposé chez les libraires ni dans les grandes surfaces et doit 75
Kampf français » jusqu’à la guerre. La LICA (Ligue internatio- faire l’objet de commandes particulières. h
nale contre l’antisémitisme) en a elle-même acquis de nom- Je ne pense pas qu’il faille voir pour autant cette publication
breux exemplaires. comme un risque de résurgence d’une idéologie abominable,
Le Mon combat des Nouvelles Editions latines demeure à ce mais comme la préoccupation chez les lecteurs de prendre la
jour l’unique édition française de Mein Kampf. Une nouvelle pleine connaissance de ce que fut l’horreur nazie.
édition chez Fayard est prévue en 2018. On ne peut que louer les éditeurs allemands de Mein Kampf
En Allemagne, les droits reconnus à l’Etat de Bavière sont des garde-fous posés. Ce sera le cas de l’édition française pro-
tombés à la fin de l’année 2015. Il en avait interdit toute diffu- chaine. Mais comment ne pas s’alarmer des facilités d’accès
sion jusqu’à cette date. Ces droits d’auteur ont expiré soixante- offertes par le Net aux innombrables versions qui circulent, per-
dix ans après la mort de Hitler. D’où l’idée d’une nouvelle édi- mettant consultations et téléchargements au tout-venant.2
tion, supervisée par l’Institut d’histoire contemporaine de
Munich, universellement connu. Faite de deux volumes de Professeur émérite des universités, Jean-Paul Cointet est spécialiste
1 000 pages chacun, elle se présente sous une couverture gris de la Seconde Guerre mondiale et de la France de Vichy. Il a publié notamment
clair avec pour titre Mein Kampf. Eine kritische Edition (Mon des biographies de Pierre Laval et de Marcel Déat, ainsi qu’une Histoire
combat. Une édition critique). Dans la meilleure tradition de Vichy et, en 2017 chez Perrin, Les Hommes de Vichy.
scientifique allemande, elle est munie d’un appareil critique
impressionnant de 3 500 notes.
Les réserves à cette nouvelle édition de Mein Kampf avaient
été fortes en Allemagne au départ. La communauté juive en À LIRE de Jean-Paul Cointet
particulier s’était montrée hostile. Ses réserves se sont depuis
estompées. On pouvait s’attendre a priori à un accueil Hitler
mesuré : un prix élevé, un appareil critique rébarbatif sem- et la France
blaient dresser un obstacle redoutable. Prudemment, l’éditeur Perrin
avait prévu un tirage limité de 4 000 exemplaires. A la surprise 432 pages
générale, à la fin de l’année 2016, la diffusion s’était élevée à 23,90 €
85 000 exemplaires, vente non limitée à l’Allemagne, se his-
sant même un temps à la première place des ventes d’ouvra-
ges de non-fiction. Les tirages se poursuivent. Le livre n’est pas
P ORTRAIT
Par Jean-Louis Thiériot

Une
jeunesse
allemande
Traumatisé par la défaite,
engagé volontaire dans
EN COUVERTURE

les corps francs, Ernst


von Salomon se fit
le chantre des désillusions
d’une génération perdue.

haineuse. Tout d’un coup, un homme le


prend à partie, le frappe avec un parapluie,
lui bave au visage. Une femme l’insulte :
76 « Espèce de freluquet, sale voyou, petit
h saligaud. » Les coups pleuvent. Comme il

I
l est né en 1902, au cœur de l’Empire alle- vie sa plus haute signification. Vous êtes ici l’écrira plus tard dans Les Réprouvés, « je ne
mand, dans un monde d’ordre fait pour pour apprendre à mourir ! » Pour Ernst pensais qu’à mes épaulettes. Tout dépen-
l’ordre. Le destin de ce rejeton d’une von Salomon, l’expérience sera inoublia- dait des épaulettes, mon honneur – ridi-
famille huguenote de hauts fonctionnai- ble. En 1933, il en tirera un livre, Les Cadets. cule ! de quelle importance pouvaient être
res de la couronne de Prusse, anoblie en En attendant, à l’abri des murs des caser- des épaulettes –, tout dépendait de cela
1827, est tout tracé. Héritier de la tradition nes, et tandis que se prolonge la guerre, et je saisis ma baïonnette ». Sauvé de ce
de l’obéissance et du devoir, Ernst von Salo- trop jeune pour partir au feu – il n’aura que mauvais pas par un officier qui parvient à
mon endossera la « vareuse du roi » et ser- 16 ans en 1918 – il se prépare à faire briller mettre la foule en fuite, il ne trouve tout
vira sous les armes. Choix d’évidence dans comme officier l’honneur du corps. d’abord qu’à s’exclamer : « Tout de même,
ce pays qui, pour reprendre le mot de Mira- ils ne m’ont pas arraché mes épaulettes. »
beau, n’est pas « un Etat qui possède une La fin d’un monde L’héroïsme formel avant tout le reste !
armée, mais une armée qui possède un Etat ». L’armistice du 11 novembre 1918 met fin à La seconde survient quelques semaines
© FABIEN CLAIREFOND. © ULLSTEIN BILD VIA GETTY IMAGES.

En novembre 1913, il rejoint le corps ce ballet bien réglé où l’on meurt jeune, plus tard, en décembre, à l’occasion du
royal des cadets de Karlsruhe, pépinière glorieusement, ou âgé, général. Un monde retour au pays des troupes allemandes.
des officiers de bonne race. Rude expé- s’écroule : fin de l’empire, défaite alle- Elles rentrent en bon ordre. Elles ont été
rience. Dans la promiscuité des canton- mande, proclamation de la république, malmenées sur le front, mais elles ne sont
nements glacés, au rythme des corvées, floraison des soviets, deuil des valeurs pas débandées. Depuis le « jour de deuil de
des bizutages et des entraînements, les prussiennes, crépuscule du respect porté l’armée allemande », ce fameux 8 août 1918
jeunes cadets affamés, nourris de pauvres aux institutions, en particulier à l’armée. où l’offensive Foch sur la Somme a percé
navets et de mauvais lard, apprennent A l’orée de sa vie d’homme, il vit deux les lignes allemandes, elles ont reculé sans
pourquoi ils sont là : « Messieurs, leur lance expériences, qui le marqueront à jamais. cesse, mais en se battant pied à pied. Le
leur chef de section en les accueillant, vous La première, en novembre 1918, lorsque 11 novembre, pas un pouce du territoire
avez choisi le plus beau métier qui existe au le corps royal des cadets est dissous. Ce de l’empire n’avait encore été occupé.
monde. Vous avez devant vous le but le plus jour-là, à Karlsruhe, sanglé dans son uni- L’armée se croit invaincue sur le terrain, les
élevé qui soit sur la terre. Nous vous appren- forme, il sort dans la rue. Le pays est méta- généraux, en particulier Hindenburg et
drons ici à atteindre votre but. Vous êtes ici morphosé. Partout des drapeaux rouges, Ludendorff, font complaisamment circu-
pour apprendre une chose qui donne à notre des attroupements, une « populace » ler la légende du « Dolchstoss », le coup de
poignard planté dans le dos par l’arrière,
par les politiciens, les « criminels de
novembre », les dirigeants socialistes et
leur chef, Friedrich Ebert, qui a demandé
l’armistice. On sait aujourd’hui que c’est
faux et que la guerre était militairement
perdue. Mais qu’importe, l’armée le croit et
Ernst von Salomon avec elle. Il se souvient
de l’air qu’avaient ces hommes, de « ces visa-
ges hâves et immobiles sous le casque d’acier,
ces membres osseux, ces uniformes en loques
et poussiéreux. Pas à pas ils marchaient et
autour d’eux se creusait, comme une zone
interdite, un cercle magique (…). Ils mar-
chaient, oui ils marchaient comme les mes-
sagers de la mort, de l’épouvante, du froid
le plus mortel, le plus solitaire, le plus gla-
cial ». Il a alors une révélation hallucinée
sur le monde qui vient : « Ceux-là (…) étaient
des soldats ! Non pas des hommes déguisés,
non pas des hommes qui obéissaient à un
commandement (…), ils étaient des hommes
qui obéissaient à un appel intérieur, à l’appel
secret du sang et de l’esprit, ils étaient des
volontaires (…), des hommes qui avaient
appris une rude fraternité et appris à connaî-
tre ce qu’il y a derrière les choses et qui avaient
trouvé dans la guerre une patrie. Patrie, peu-
ple, nation. Voilà de grands mots, mais
quand nous les prononcions, ils sonnaient
faux (…). Le front, c’était leur pays, c’était
la nation, la patrie (…). Jamais ils n’avaient
cru aux paroles, ils ne croyaient qu’en eux-
mêmes. La guerre les tenait, la guerre les
dominait, la guerre ne les laisserait jamais
échapper et jamais ils ne pourraient revenir,
ni nous appartenir tout à fait. Ils auront tou-
jours la guerre dans le sang, la mort toute
proche, l’horreur, l’ivresse et le fer. (…) cette
rentrée dans le monde paisible, ordonné,
bourgeois, c’était une transplantation, une
fraude et qui ne pouvait pas réussir. La guerre
est finie ; les guerriers marchent toujours. » 1

OFFICIER EN HERBE A droite : Ernst


von Salomon, vers 12 ans, élève du corps
royal des cadets de Karlsruhe, qui formait
les officiers d’élite. En novembre 1918,
il a 16 ans et est profondément marqué par
la disparition de l’empire. Il s’engage dans
les corps francs, des unités paramilitaires,
qu’il suit dans les pays Baltes.
de la violence, elle en est le prélude ». Ce fac- veulent, c’est recréer une principauté ger-
teur est essentiel pour comprendre la tragé- manique à l’Est, héritière des teutoniques.
die de l’Allemagne des années 1920 et 1930. La marche est d’abord triomphale. On se
Les adultes établis, les quadragénaires de répand en Courlande. On occupe Riga. Très
1933 auront fait leurs classes à Verdun ou vite, la tension avec le gouvernement letton
sur la Somme. Si l’on y ajoute les affres de la devient insupportable. L’ami d’hier devient
défaite et de la guerre civile, c’est la porte l’ennemi d’aujourd’hui. Ernst von Salomon
La vie de Salomon tout entière est enclose ouverte à tous les dévoiements de l’action. est de tous les combats. Il participe à la
dans ce passage fondateur des Réprouvés : seconde prise de Riga, en mai 1919, où des
la haine des politiques et des bourgeois, la Au sein des corps francs centaines de Lettons sont massacrés. Les
détestation de la trahison et la fraternité Pour Ernst von Salomon, à la Noël 1918, cela Alliés prennent peur. Le gouvernement alle-
EN COUVERTURE

d’armes entre membres d’un corps d’élite, signifie s’engager dans les corps francs. Ins- mand rappelle ses troupes. Une partie se
affranchi de toutes limites, celui des guer- pirés des lansquenets, troupes mercenaires mutine et rallie les armées blanches. Pour
riers, quelle que soit la cause. du XVIe siècle qui se réunissaient sous la Ernst von Salomon, c’est une nouvelle trahi-
Au-delà de la personne de l’auteur, c’est bannière d’un chef, communiaient à des son, un nouveau « coup de poignard dans
surtout un témoignage saisissant sur le trau- rites initiatiques et se vendaient au plus le dos ». Il constate amer : « Mais nous qui
matisme d’une génération moralement offrant – souvent l’empereur –, les Freikorps luttions sous les anciennes couleurs, nous
brûlée au feu roulant des tranchées et prête de l’après-guerre rassemblent au sein d’uni- avonssauvélapatrieduchaos.QueDieunous
à toutes les aventures pour qu’il ne soit pas tés paramilitaires, affranchies de toute pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit.
dit que son sacrifice a été vain. En 1918, la tutelle étatique, mais financées par les fonds Nous avons cru sauver le citoyen et nous
brutalité, la mort et le sang sont dans l’ordre secrets ou par des mécènes privés, ceux qui avons sauvé le bourgeois. » Sur le chemin de
des choses. Dans les rues, les invalides, les ne peuvent se résoudre à la défaite ou se retour à l’automne 1919, la violence est sans
mutilés, les gueules cassées, les faces tumé- réadapter à la vie civile. Soldats sans unités, borne. C’est le temps de la terre brûlée, d’un
fiées à la Otto Dix, rappellent que la chair est sous-officiers et officiers sans emploi, idéalis- voyage d’épouvante au milieu d’une Cour-
78 faite pour le canon autant que pourl’amour. tes, aventuriers, grands seigneurs déclassés lande dévastée : « Nous avions allumé un
© PICTURE ALLIANCE/RUE DES ARCHIVE. © ULLSTEIN BILD/AKG-IMAGES. © AKG-IMAGES.

h Au milieu de l’enfer de la guerre moderne, ou gens de sac et de corde, ils suivent aveu- bûcher, se souviendra-t-il dans Les Réprou-
une vie ne valait rien, hachée sans vergogne glément des commandants charismatiques vés, mais ce n’était pas seulement des choses
sous une avalanche de ferraille et de feu. qui les mènent au combat, pour des causes inertesquiybrûlaient;icibrûlaientégalement
Avoir 20 ans en 1914, c’était mourir au front. souvent contradictoires. Sous les ordres de nos espoirs, nos désirs ; ici brûlaient les regis-
C’était tuer aussi. A la grenade, à la baïon- Noske, ministre de la Défense, Salomon par- tres, les lois et les valeurs du monde civilisé. »
nette ou au couteau, l’habitude s’est prise de ticipe ainsi à la répression de la révolte spar- En 1921, il repart en Haute-Silésie avec la
fourailler dans les entrailles humaines. Dans takiste qui tente de soumettre Berlin aux brigade Oberland. La province, sous man-
Le Combat comme expérience intérieure, soviets et qui s’achève dans le sang fin jan- dat de la SDN, était placée sous administra-
l’autre grand écrivain allemand de la guerre, vier1919avecl’exécutiondeKarlLiebknecht tion française. Un plébiscite devait décider
Ernst Jünger, fait écho à cet état d’esprit de et de Rosa Luxemburg. Avec la « Division de du rattachement de la province au Reich ou
la génération des tranchées « dont le pas fer » du major Bischoff, il rejoint ensuite
de charge disperse au vent comme feuilles les pays Baltes, plus précisément la Lettonie
d’automne toutes les valeurs de ce monde ». où se consument les dernières espérances
C’est, écrit Jünger, « l’humanité nouvelle, le de la gloire allemande. A l’appel du gou-
soldat du génie d’assaut, l’élite de l’Europe vernement letton, avec l’accord des Alliés,
centrale. Une race toute neuve, intelligente, la république de Weimar y a envoyé le
forte, bourrée de volonté. (…) On n’aura pas VI e corps de réserve du général Rüdiger
toujours, comme ici, à frayer son chemin von der Goltz auquel s’agrège la Division de
entre les cratères, à travers le feu et l’acier, fer pour combattre les bolcheviks. Officiel-
mais le pas de charge qui propulse l’évé- lement, il s’agit d’aider la Lettonie à faire face
nement, le tempo dicté par le fer resteront à l’Armée rouge. Mais le rêve de la plupart de
inchangés. (…) Cette guerre n’est pas le finale ces soldats perdus est tout autre. Ce qu’ils

SOCIÉTÉ SECRÈTE A droite : affiche de 1919 appelant les volontaires à s’engager comme
gardes-frontières à l’Est. En haut : Walther Rathenau, ministre des Affaires étrangères
allemand de février à juin 1922. Ernst von Salomon, membre de l’organisation Consul,
société secrète nationaliste et paramilitaire, fut impliqué dans son assassinat, en juin 1922.
MERCENAIRES Ci-dessus : soldats des corps francs passant devant la porte
de Brandebourg, à leur retour des pays Baltes, en décembre 1919. Sous couvert d’aider
à la jeune république de Pologne. Le 20 mars la Lettonie à combattre les bolcheviks, ces hommes espéraient en réalité faire renaître
1921, le scrutin est sans appel. La population un Etat germanique en Courlande et en Livonie. Ils garderont le sentiment de s’être fait
vote majoritairement pour le rattachement « poignarder dans le dos » par le gouvernement de la république de Weimar. 79
à l’Allemagne. Mais la minorité polonaise se h
soulève. Ernst von Salomon y fait à nouveau
le coup de feu. Les Alliés soutiennent la Polo- Tout naturellement, les nazis s’effor- ce n’est pas impunément qu’on pratique
gne. Le 15 mai 1922, le traité germano-polo- cent de le rallier à leur cause. En vain ! Trop une vertu sans cause, un héroïsme sans
naisentérinelacessiondelaplusgrandepar- d’esprit prussien en lui, trop de mépris espérance et un engagement sans objet.
tie de la Haute-Silésie à Varsovie. Nouvelle pour le côté plébéien du IIIe Reich, trop peu L’adhésion de la population allemande au
défaite. Nouveau sentiment de trahison. d’antisémitisme, pour succomber aux sor- IIIe Reich a été largement le fruit de cette
Pour Salomon, commence le temps de tilèges d’un petit caporal autrichien – « les conjuration poétique et démoniaque dont
la vengeance. Le voilà membre de l’organi- nazis étaient pour le peuple, j’étais pour la il a chanté de si beaux péans. 2
sation Consul, une société secrète nationa- nation », écrira-t-il. Sous Hitler, il se taira, se
liste et paramilitaire. En 1922, il trempe dans contentant de produire des scénarios ali-
l’assassinat de Walther Rathenau, le ministre mentaires pour l’UFA. Il sera d’ailleurs relaxé
des Affaires étrangères, coupable à ses yeux par les Américains après son internement À LIRE
du double péché de Versailles et de la Silésie. pour dénazification. Mais cette expérience d’Ernst von Salomon
Arrêté, condamné à cinq ans de forteresse, lui permettra de produire son dernier
libéré en 1927, il vivote péniblement dans la chef-d’œuvre, une époustouflante dissec- Les Cadets
république de Weimar finissante. tion clinique du « malheur allemand », Le Bartillat
S’il milite encore dans la mouvance de Questionnaire, publié en 1951 dans lequel 320 pages
la révolution conservatrice de Moeller il répond aux 131 questions posées par 22 €
van den Bruck, son arme est désormais l’Administration américaine aux Allemands
la plume. En 1930, Les Réprouvés sont un suspectés de sympathies nazies. Les
immense succès. Les Cadets, en 1933, aussi. Aujourd’hui, que reste-t-il de l’œuvre Réprouvés
C’est maintenant un écrivain qui compte d’Ernst von Salomon ? Un monument litté-
Bartillat
dans la galaxie nationaliste. Les anciens des raire magistral ! Une posture nihiliste riche
« Omnia
corps francs lui font un triomphe. Ils ont de tenue, mais pauvre de contenu – « Peu
été nombreux à s’enrôler dans les SA. Les importe ce qu’on pense. Ce qui compte, c’est Poche »
souffrances de Salomon sont largement les la manière de le penser » ! Un témoignage 432 pages
leurs, son culte de l’action pour l’action aussi. pour l’histoire surtout, le témoignage que 12 €
© DROITS RESERVÉS/SCIENCE PHOTO LIBRARY/AKG-IMAGES. © IMAGNO/ROGER-VIOLLET. © DROITS RESERVÉS/AKG-IMAGES. © AKG-IMAGES.
P ORTFOLIO

DÉMONSTRATIF Page de gauche : affiche du film expressionniste Metropolis (1927), du réalisateur autrichien
Fritz Lang. Ci-dessus, à gauche : photographie de Harald Paulsen en 1930, interprétant Mackie Messer («Mackie-
le-Surineur ») dans L’Opéra de quat’sous (1928), pièce de théâtre musicale de Bertolt Brecht. A droite : affiche
de Ludwig Kainer, vers 1925, annonçant les revues de théâtre de l’Admiralspalast de Berlin. Ci-dessous : étui à cigarettes
orné d’une femme nue couchée sur l’une de ses faces intérieures, années 1920 (Berlin, collection Peer Denk).
81
H

HeureL’
bleue
L’Allemagne en crise
de Weimar fut aussi le théâtre
d’une extraordinaire floraison
artistique, qui vit s’illustrer
Thomas Mann, Bertolt Brecht,
Marlene Dietrich et Fritz Lang.
© ROGER-VIOLLET. © AKG-IMAGES.

COMPTES RENDUS Le théâtre et le cinéma à ses débuts mettent en scène l’Allemagne


au temps de la montée du nazisme. Ci-dessus : Marlene Dietrich dans L’Ange bleu (1930),
de Josef von Sternberg, adapté du roman Professeur Unrat, de Heinrich Mann.
A gauche : Scène de nuit sur le Kurfürstendamm, à Berlin, par Leo Lesser Ury, vers 1925,
(Berlin, Stiftung Stadtmuseum). Page de droite, en haut : affiche du film Les Espions
(1928), de Fritz Lang. Page de droite, en bas : caricature de l’ouverture de la Piscator-
Bühne, théâtre d’avant-garde de Berlin, avec la pièce Hoppla, wir leben ! (« Hop là,
nous vivons ! »), créée en 1927 par le dramaturge juif Ernst Toller et mise en scène
par Erwin Piscator, dessin de Karl Arnold (1883-1953), publié en couverture
de l’hebdomadaire satirique Simplicissimus, en 1927 (Berlin, Berlinische Galerie).
© DROITS RESERVÉS/RUE DES ARCHIVES/RDA. © ADAGP, PARIS 2017/AKG-IMAGES.
83
H
D ICTIONNAIRE
Par Guillaume Payen,
illustrations de Sébastien Danguy des Déserts

Compagnons
deroute
Complices fascinés ou spectateurs impuissants,
ils ont accompagné, facilité ou assisté à l’ascension
d’Adolf Hitler au sommet du pouvoir.
EN COUVERTURE

PAUL VON HINDENBURG (1847-1934)


Officier prussien, il fut le président monarchiste d’une
république qu’il livra à son fossoyeur, Adolf Hitler. Vainqueur
de la bataille de Tannenberg le 30 août 1914, il arrêta
l’avancée russe en Prusse-Orientale. Nommé deux ans plus
tard chef du Grand Etat-Major général, désormais maréchal,
il imposa, avec son adjoint, le général Ludendorff, une
dictature militaire sur l’Allemagne. En octobre 1918, l’un et
l’autre refusèrent de négocier la cessation des hostilités,
84 préférant que la défaite militaire fût assumée par le pouvoir
h civil. Ils accréditèrent ainsi l’idée selon laquelle l’armée
allemande n’aurait pas été vaincue militairement, mais
poignardée dans le dos par la révolution de novembre. Elu
président de la République en avril 1925, il fut réélu sept ans
plus tard. Malgré son refus initial en août 1932, influencé
par son entourage, dont son fils Oskar, le maréchal vieillissant

ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.


passa outre son mépris pour le « caporal bohémien »
et le nomma chancelier le 30 janvier 1933 avec l’espoir qu’il
ne résisterait pas à l’épreuve du pouvoir. Paradoxalement,
il permit à Hitler de poser les bases de sa dictature : à la suite
de l’incendie du Reichstag qui fit craindre une tentative
de révolution communiste, usant de ses pouvoirs
exceptionnels de crise, Hindenburg signa
le décret pour la protection du peuple et
de l’Etat qui donnait au chancelier des
moyens de police considérables. Hitler,
usant à son profit de toutes les ressources
de l’Etat et intimidant par la violence
ses adversaires, parvint à faire obtenir
au NSDAP 43,9 % des voix lors des
élections législatives du 5 mars 1933.
Avec la mort de Hindenburg, le 2 août
1934, la dernière institution qui pouvait
encore protéger la République
s’effondra : Hitler put réunir les fonctions
de chancelier et de président.
ERICH LUDENDORFF (1865-1937)
« Vous avez livré notre sainte patrie allemande à l’un des plus grands démagogues de tous les
temps. Je prédis solennellement que cet homme exécrable entraînera notre Reich dans l’abîme et
plongera notre nation dans une misère inimaginable. Les générations futures vous maudiront
dans votre tombe pour ce que vous avez fait. » Cette prophétie tragique, lancée au président
Hindenburg qui venait d’appeler Hitler à la chancellerie, exprimait moins une prescience
qu’un sentiment de trahison. Son auteur, Erich Ludendorff, général d’armée de première
classe, avait secondé le maréchal en tant que quartier-maître général lors de la Première
Guerre mondiale. Comme lui, il avait refusé d’endosser la défaite militaire ; comme lui, il avait
accrédité la légende du coup de poignard dans le dos ; au contraire de lui, il avait été séduit
par Hitler avant de le rejeter. Héros de la Grande Guerre, Ludendorff était, au début des
années 1920, la principale figure de l’extrême droite allemande, ultranationaliste, antisémite
et hostile à la république de Weimar. En relation avec Hitler depuis mai 1921, il accepta
de participer au putsch de la Brasserie les 8-9 novembre 1923 ; son grand prestige devait servir
à rallier l’armée. D’abord utile, il fut vite un rival encombrant pour Hitler, qui le pressa
de se présenter à l’élection présidentielle de 1925 ; celle-ci, remportée par son ancien chef
Hindenburg, ne lui donna qu’un humiliant 1,1 % des voix. Astre déchu, Ludendorff
laissait désormais le champ libre à Hitler, qui déclara : « C’est parfait. Nous lui avons enfin
porté le coup de grâce. » De plus en plus aigri et paranoïaque, Ludendorff disparut
de la scène politique à la fin de la décennie.

KURT VON SCHLEICHER (1882-1934)


Officier, éminence grise du président Hindenburg et éphémère
chancelier, Kurt von Schleicher eut un rôle majeur dans le
tournant autoritaire pris par la république de Weimar. A la chute 85
du cabinet de coalition dirigé par le SPD Hermann Müller h
en mars 1930, Schleicher, alors numéro 2 du ministère de la
Reichswehr, fut parmi les premiers à juger que l’opportunité était
venue de donner un tour autoritaire à la république de Weimar,
qu’il voulait présidentialiser afin de briser les syndicats
et le Parlement. Le cabinet suivant, dirigé par le catholique
conservateur Heinrich Brüning, eut la maladresse en mai 1932
d’élaborer un décret-loi expropriant les propriétaires terriens
surendettés, ce qui mécontentait l’un des groupes de pression les
plus influents de la droite conservatrice. Désormais ministre
de l’Intérieur et de la Défense, Schleicher vit l’occasion de rendre
le régime encore plus autoritaire en négociant avec Hitler
un soutien passif au gouvernement : en échange, il offrait une
nouvelle dissolution du Reichstag et la levée de l’interdiction de
la SA et de la SS ordonnée un peu plus tôt par son prédécesseur,
Groener, qui les accusait de préparer un coup d’Etat.
Les élections de juillet 1932 firent du NSDAP le premier parti,
avec 37,3 % des voix ; crurent encore les appétits de Hitler,
qui réclama la chancellerie ; Schleicher écrivit un texte de refus
sec et humiliant. S‘il devint chancelier du Reich le 2 décembre
1932, peinant à susciter l’adhésion autour de sa personne,
il échoua dans sa tentative d’attirer à lui les syndicats ainsi
que Gregor Strasser et l’aile gauche du NSDAP. Le président
lui refusant le recours à la dictature militaire, Schleicher fut
finalement contraint à la démission, laissant la chancellerie
à Hitler. Il mourut assassiné avec sa femme lors de la « Nuit
des longs couteaux » du 30 juin 1934.
FRANZ VON PAPEN (1879-1969)
Succédant à Heinrich Brüning, le catholique conservateur Franz von Papen accéda à la
chancellerie le 1er juin 1932, à la tête d’un gouvernement si aristocratique qu’il fut surnommé
le « cabinet des barons ». Il accrut encore la présidentialisation du régime. Le 20 juillet, il fit
un coup de force en Prusse, où il déposa le gouvernement républicain de coalition. L’autorité
qu’il y acquit n’eut pas sa pareille au niveau du Reich : refusant le soutien passif du SPD,
il se trouvait sans majorité à l’Assemblée. Les élections anticipées du 31 juillet 1932 ne firent
qu’accroître le poids du NSDAP ; son léger recul aux nouvelles législatives de novembre 1932
n’améliora pas sa situation. Evincé au profit de Schleicher, Papen n’eut de cesse de retourner
au gouvernement : il obtint gain de cause en promouvant la solution d’un cabinet mené par
Hitler et dont il serait le vice-chancelier en plus de ministre-président de la Prusse. Il promettait
même que Hitler se trouverait si bien pressé dans un coin « qu’on l’entendra[it] grincer ». Par
la suite, face à l’agitation incessante de la SA, Papen plaida le 17 juin 1934 pour une normalisation
EN COUVERTURE

du parti : « Il faut qu’un jour le mouvement prenne fin, qu’un jour s’instaure une structure sociale
fixe dont la cohésion soit assurée par une incorruptible légalité et un pouvoir politique incontesté. »
Arrêté à la suite de la « Nuit des longs couteaux », il dut abandonner ses fonctions. Mis au pas,
il fut ambassadeur et député au Reichstag jusqu’à la fin du IIIe Reich.

86
h

GREGOR STRASSER (1892-1934)


« Personne ne nous disait qu’une moitié du peuple allemand était hostile
à la nation parce que les besoins les plus élémentaires lui avaient été refusés
par l’autre moitié. (…) C’est ainsi que ces millions de gens furent abandonnés
au Juif Marx qui créa le marxisme en dehors du mouvement ouvrier allemand
et qui ne cherchait qu’à détruire la nation allemande en s’appuyant sur la force
de ces millions d’hommes et à en faire une colonie du capitalisme international. »
Principale figure de la gauche du NSDAP, Gregor Strasser partageait
l’ultranationalisme raciste, antisémite et paranoïaque de ses camarades de la
droite de son parti ; il se distinguait par son souci de révolution sociale qui
le rapprochait des communistes, même s’il détestait le « Juif Marx ». Pharmacien
de formation, Strasser créa le corps franc Niederbayern, avec lequel il participa au
printemps 1919 à l’écrasement de la République des conseils de Bavière, puis au putsch
raté de Kapp de mars 1920. Adhérant cette année-là au NSDAP, il reçut cinq ans plus
tard de Hitler la mission de développer le parti dans le nord de l’Allemagne. Secondé par
son frère Otto, Gregor Strasser y excella par sa propagande et tendit à développer depuis
Berlin une ligne autonome, voire concurrente. Contre le Führer, dont il ne s’interdisait
pas la critique, il proposait de nationaliser l’industrie lourde et les grands domaines ainsi
que d’exproprier les anciennes familles régnantes sans les indemniser. Hitler répliqua
en convoquant en février 1926 un conseil des dirigeants nazis pour contrecarrer
ce dangereux rival. Par la suite, Strasser réussit à donner l’image d’un homme sérieux et
capable : aussi Schleicher, chancelier, essaya-t-il d’en faire son vice-chancelier, à la fois
pour briser le NSDAP et pour élargir ses soutiens au Reichstag. Une nouvelle fois, Hitler
réussit à reprendre en main le parti et Strasser démissionna le 8 décembre 1932 de ses
fonctions partisanes. Il fut assassiné lors de la « Nuit des longs couteaux ».
HERMANN GÖRING (1893-1946)
As de l’aviation allemande, décoré de l’ordre
Pour le mérite, Hermann Göring fut un temps le
« deuxième homme du IIIe Reich » (F. Kersaudy).
A l’instar d’Ernst Röhm, il comptait parmi
les militaires aigris qui entouraient
Hitler au début des années 1920.
Il participa au putsch de la
Brasserie et reçut deux balles
à l’aine. En mai 1928, il fut l’un
des douze premiers nazis
élus députés au Reichstag ;
quatre ans plus tard,
cette assemblée le porta à sa
présidence. Le 30 janvier 1933,
Göring fut l’un des deux ministres
nazis du cabinet Hitler, mais resta
sans portefeuille ; en revanche,
il devint ministre de l’Intérieur en Prusse,
position clé dans le principal Land allemand,
toujours soumis à l’état d’urgence et usa de cette
fonction pour réprimer les opposants au nazisme
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE. et assurer l’impunité aux exactions des SA,
utilisés comme force de police supplétive :
à la fin du mois de mars, les prisons prussiennes
retenaient 10 000 personnes pour raison
politique et 15 000 de plus un mois plus tard.
Le 26 avril 1933, Göring créa la future Gestapo 87
sous le nom de « bureau de la police secrète h
d’Etat » (Geheime Staatspolizeiamt, abrégée en
Gestapa). En partenariat avec la SS, il dirigea
la « Nuit des longs couteaux », décapitant la SA
et réglant les comptes de son Führer. Délaissant
progressivement les fonctions de police, Göring
investit l’armée de l’air et l’économie : ministre
de l’Aviation en 1933, commandant en chef
de la Luftwaffe en 1935, il fut chargé en 1936 de
préparer économiquement l’Allemagne à la guerre
comme responsable du Plan de quatre ans.
Malgré l’effort considérable de réarmement et
de développement de substituts pour assurer
l’autarcie, l’impatience du Führer fit entrer
en guerre le Reich sans qu’il fût réellement prêt.
RUDOLF HESS (1894-1987)
Lieutenant du Führer et chef de la chancellerie du parti, Rudolf Hess fut
l’un des tout premiers compagnons d’Adolf Hitler, dont il fit la connaissance
à la fin de la Grande Guerre. Adhérent du NSDAP dès la refondation du parti
en 1920 par Hitler, il en devint le secrétaire particulier et le mit en relation
avec Erich Ludendorff. Lui-même acteur du putsch raté de la Brasserie,
il se retrouva en prison à Landsberg avec son maître, dont il prit en dictée
le premier volume de Mein Kampf. Homme sûr, il fut choisi par Hitler
pour présider la commission politique centrale du NSDAP après la tentative
de récupération de Strasser par Schleicher en décembre 1932.
Toujours proche conseiller du Führer après la prise du pouvoir,
il fut présenté par ce dernier comme son dauphin, puis
comme le numéro 3 du régime après Göring. Même s’il
participa à la rédaction des lois antisémites de Nuremberg
EN COUVERTURE

en 1935, le rôle de Hess fut essentiellement symbolique,


protocolaire : représenter Hitler. En mai 1941, il tenta
de retrouver un rôle de premier plan en prenant
l’initiative de s’envoler pour le Royaume-Uni et essayer
de négocier la paix pour favoriser l’attaque à venir contre l’URSS :
il fut fait prisonnier par les Britanniques et désavoué par le Führer.

88
h

WILHELM FRICK (1877-1946)


Docteur en droit, chef de la police de Munich en la restauration de la fonction publique du 7 avril
1923, sympathisant d’extrême droite, il permit aux 1933, qui congédiait les fonctionnaires juifs ;
nazis d’agir au grand jour grâce à l’impunité qu’il et les lois de Nuremberg du 15 septembre 1935,
leur garantit. Il prit part au putsch de la Brasserie qui visaient à priver les « non-Aryens » de
et tenta vainement de rallier les policiers. la citoyenneté allemande. Pour ses fonctions
Démis de ses fonctions, il commença une carrière policières, Frick subit la concurrence de Göring,
politique : élu sans étiquette au Reichstag dès ministre de l’Intérieur en Prusse, puis de Himmler,
1924, il fut en 1928 choisi comme chef du groupe qui le priva totalement en 1936 de la direction de
parlementaire du NSDAP. Deux ans plus tard, il reçut la la police allemande : ce dernier lui était subordonné,
charge de ministre de l’Intérieur et de l’Education du Land mais dépendait directement de Hitler en tant que
de Thuringe : cette expérience ministérielle exceptionnelle Reichsführer-SS. Frick fut ainsi une victime exemplaire
lui permit d’être le seul ministre du parti doté d’un de la désorganisation progressive de l’Etat allemand
portefeuille dans le premier cabinet de Hitler, celui, durant le IIIe Reich sous l’effet de la faveur accordée par
stratégique, de l’Intérieur. Dès lors, l’essentiel de son action se le Führer. En 1943, il perdit le ministère de l’Intérieur et
concentra sur la législation antisémite du IIIe Reich : la loi sur dut se contenter d’être protecteur de Bohême-Moravie.
HEINRICH HIMMLER (1900-1945)
Longtemps dans l’ombre d’Ernst Röhm,
un moment secrétaire de Gregor Strasser,
Heinrich Himmler devint en 1929 le chef
de la garde prétorienne de Hitler, la SS, avec
pour mission de contrebalancer la SA, qui
était indisciplinée. De ces 280 hommes à la
fonction surtout d’apparat, cet ingénieur
agronome, élève officier frustré de n’avoir
pu combattre durant la Grande Guerre, fit
un Etat dans l’Etat, habillant d’un uniforme
noir 240 000 hommes en 1939, tout
dévoués au Führer et emplis du sentiment
d’être la nouvelle élite appelée par le
nouveau Reich. Après la prise du pouvoir,
nommé chef de la police munichoise,
il eut un rôle croissant dans la répression
des opposants : à la fin du mois d’avril,
10 000 communistes et socialistes avaient
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.

été arrêtés en Bavière, Land pourtant


peu peuplé par rapport à la Prusse ; dès 89
le 20 mars 1933, il créa le premier camp h
de concentration à Dachau. La SS joua un
rôle essentiel dans la décapitation de la SA
lors de la « Nuit des longs couteaux » :
le Reichsführer-SS, dépendant désormais
directement de Hitler, put contre Göring
mettre progressivement la main sur
la Gestapo entre 1934 et 1936. Le 17 juin
1936, il devint chef de toute la police
allemande. Promoteur d’un néopaganisme,
il fut farouchement antichrétien : en 1935,
furent arrêtés 700 pasteurs qui refusaient
la nazification de leur Eglise. En 1943,
Himmler devint ministre de l’Intérieur :
avec la guerre, la SS accrut fortement
encore son empire sur le IIIe Reich et joua
un rôle de premier plan dans le génocide
des Juifs.
REINHARD HEYDRICH (1904-1942)
Officier de marine spécialisé dans le renseignement, il fut renvoyé de l’armée pour indignité
en mai 1931 : avant d’épouser Lina von Osten, il aurait été fiancé avec une autre femme,
qui se serait plainte. Prenant alors contact avec Heinrich Himmler, il entra dans le parti
et la SS. Il devint rapidement l’adjoint direct du Reichsführer-SS, chargé de créer le service
de renseignement du NSDAP (qui s’appela à partir de 1932 Sicherheitsdienst (SD),
« service de sécurité ») : ses cibles étaient diverses, allant des policiers infiltrés dans le
parti aux membres de celui-ci ou de la SA. En mars 1933, après la prise du pouvoir,
Heydrich fut nommé chef de la police politique bavaroise. Chef de la Gestapa à partir
EN COUVERTURE

d’avril 1934, c’est-à-dire de la Gestapo prussienne, il joua un rôle majeur dans la « Nuit
des longs couteaux », non seulement par l’intervention de la SS et les renseignements
pris par le SD sur les cibles à éliminer, mais également par la fiction d’un complot
d’Ernst Röhm, imaginé par Göring, Himmler et lui-même, dont il s’efforça de convaincre
le Führer. Lorsqu’en 1936, son chef devint le chef de la police allemande, lui, son fidèle
second, devint le chef des services de police sensibles, le SD, la Kripo (police criminelle)
et la Gestapo (police politique), réunis au sein de l’Office central de la sécurité du Reich
(Reichssicherheitshauptamt, abrégé en RSHA). Durant la guerre, Heydrich reçut mission
de Göring de prendre les mesures pour régler la « question juive » ; la conférence
de Wannsee, qu’il convoqua le 20 juillet 1942, fut une étape importante vers la mise
en place systématique du génocide des Juifs en Europe.

90
h

JOSEPH GOEBBELS (1897-1945)


« Qui est cet homme ? Mi-plébéien, mi-Dieu ! Vraiment le Christ, ou seulement Jean
[Baptiste] ? » Même s’il se mêla parfois d’une pointe de doute, Hitler suscita chez
Joseph Goebbels, docteur ès lettres et l’un des très rares diplômés de l’université
parmi les principaux responsables nazis, un enthousiasme qui ne se démentit jamais,
tant par les qualités qu’il lui reconnaissait (« Cet homme a tout pour être roi.
Le tribun-né. Le dictateur à venir. ») que par le sentiment qu’il lui inspirait (« Que je
l’aime ! »). Cette admiration, qui se donne à lire dans son journal, alla d’abord
de pair avec une allégeance contraire : encore en 1925, il appartenait à l’aile gauche
du NSDAP, servant de secrétaire à Gregor Strasser ; et lorsque son maître organisa
en novembre 1925 un congrès des dirigeants du Nord promouvant une ligne
autonome, il alla jusqu’à suggérer d’exclure Hitler et de faire des idées de Strasser
l’unique programme du mouvement. La mise au pas de ce dernier passa par les
assauts de Hitler pour séduire ceux qui lui étaient opposés ; Goebbels fut alors
totalement conquis. Désormais l’un des proches de Hitler, au service duquel il mit
son talent de rhéteur et d’organisateur, il brûla ce qu’il avait adoré en attaquant
les Strasser dans les colonnes de son journal, Der Angriff (L’Attaque). En mai 1928,
il entra au Reichstag aux côtés de Göring et de dix autres députés nazis. Avec la
conquête du pouvoir, il fut à partir du 13 mars 1933 l’inamovible ministre du Reich
de l’Education du peuple et de la Propagande.
ALBERT SPEER (1905-1981)
Issu d’une lignée d’architectes, architecte parmi des militaires, des militants et des politiciens,
Albert Speer commença une carrière fulgurante grâce à Joseph Goebbels, auquel il avait été
recommandé pour rénover le ministère de l’Education du peuple et de la Propagande ; il travailla
ensuite à l’organisation du congrès du parti de 1933 ; dès 1934, il fut l’architecte en chef du NSDAP.
Comme Goebbels, Speer était un des favoris de Hitler : si les matinées du Führer étaient occupées
par des réunions, l’après-midi se passait de préférence avec Speer, qui l’entretenait de projets
architecturaux, plutôt qu’avec ses conseillers diplomatiques ou militaires. L’une des plus
grandes réussites de Speer fut la « cathédrale de lumière » des congrès de Nuremberg, faite
de 130 projecteurs dédiés à la traque aérienne : « A l’instant précis où [Hitler] franchissait
le stade, notait Robert Brasillach, mille projecteurs, tout autour de l’enceinte, se sont allumés,

ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.


braqués verticalement sur le ciel. Ce sont mille piliers bleus qui l’entourent désormais, comme une cage
mystérieuse. On les verra briller toute la nuit de la campagne, ils désignent le lieu sacré du mystère
national, et les ordonnateurs ont donné à cette stupéfiante féerie le nom de Lichtdom, la cathédrale de
lumière. » Avec la guerre, Speer se rendit indispensable au point de devenir ministre de l’Armement.

91
h
BALDUR VON SCHIRACH (1907-1974)
Fils et frère d’officiers, mais de mère américaine, Baldur von Schirach fut tôt tenté
par l’extrême droite : le suicide de son aîné à cause du « malheur de l’Allemagne »
suite au traité de Versailles radicalisa la culture politique déjà peu libérale de sa
famille. Son admiration, d’abord tournée vers Erich Ludendorff, s’adressa à Hitler
à partir de mars 1925, quand il entendit pour la première fois un discours du
Führer ; transporté, il lui envoya un poème qu’il lui avait écrit ; en retour, Hitler lui
fit parvenir une photo dédicacée. Schirach prit sa carte du NSDAP dès le mois de
mai, à seulement dix-huit ans. Il s’investit pour répandre le culte du Führer parmi
les adolescents et les étudiants ; ses succès lui permirent de devenir
en 1931 le Führer des Jeunesses hitlériennes. La prise du pouvoir lui
donna de nouveaux moyens : la suppression des organisations
de jeunesse concurrentes tout comme l’attraction du nazisme
firent s’envoler le nombre d’adhérents (3,5 millions en 1934).
Par son œuvre de propagande auprès de la jeunesse, Schirach
EN COUVERTURE

concurrença vivement Joseph Goebbels. Hostile à la guerre,


pâtissant également des intrigues de ses rivaux, il vit
ses rapports avec le Führer se détériorer jusqu’à la rupture.

92 MARTIN HEIDEGGER (1889-1976)


h « Le Führer lui-même et lui seul est la réalité allemande actuelle
et future et votre loi. » Philosophe de réputation mondiale
depuis la publication d’Etre et Temps en 1927, Martin Heidegger
parcourut l’Allemagne après la prise du pouvoir pour
convaincre ses concitoyens que l’Histoire était en marche
grâce à Hitler. Sympathisant nazi depuis l’année 1930,
ayant lu Mein Kampf, dont il trouvait « faibles » les « chapitres
autobiographiques du début », Heidegger jugeait que le
Führer était « doté (…) d’un instinct politique inouï et sûr, quand
nous étions tous dans le brouillard ». Recteur nazi de Fribourg-
en-Brisgau en 1933, établissant le premier un modèle de statuts
universitaires totalitaires, il s’attela à une révolution de la
Science et de l’Université à même de porter l’Allemagne nazie
jusqu’au terme de son rôle historique : refonder la philosophie
et l’esprit de l’Occident comme les Grecs l’avaient fait dans
l’Antiquité. Au contraire de Benito Mussolini qui avait fait du
plus grand philosophe italien, Giovanni Gentile, le philosophe
officiel du fascisme et le ministre de l’Instruction publique,
Hitler, peu cultivé, anti-intellectualiste, soucieux de rester
le guide incontesté de la nouvelle Allemagne, bien loin d’en
faire l’un de ses « nègres » comme on l’a avancé récemment,
n’accorda à Heidegger aucune attention.
LENI RIEFENSTAHL
(1902-2003)
Danseuse, puis actrice dans des films
de montagne, très populaires en
Allemagne dans les années 1920, Leni
Riefenstahl devint la réalisatrice
emblématique du IIIe Reich. Goebbels
l’admirait depuis 1929, quand
il avait vu L’Enfer blanc du Piz Palü ;
il la rencontra début novembre 1932,
la trouvant « très enthousiaste
pour nous ». Riefenstahl
passa à la réalisation en
1931 avec comme premier
film La Lumière bleue,
qui fit forte impression sur
Hitler. Elle entendit ce
dernier pour la première
fois au Palais des sports
de Berlin en février
de l’année suivante
et en sortit subjuguée :
« votre personne et
l’enthousiasme des spectateurs
m’ont impressionnée », lui écrivit-elle
quelques mois après en demandant
à le rencontrer. La prise du pouvoir, 93
l’exil de nombreux réalisateurs « non- h
aryens » tel Fritz Lang, comme ses
accointances avec le Führer lui-même,
favorisèrent la carrière de Riefenstahl :
elle filma les congrès du parti
à Nuremberg (La Victoire de la foi,
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.

1933, et Le Triomphe de la volonté,


1934) ainsi que les Jeux olympiques
de Berlin (Les Dieux du stade, 1936).
A chaque fois, elle mit au service de la
propagande nazie des films inventifs
techniquement et esthétiquement,
qui eurent un grand succès national
et international. Dépendant
directement du Führer, elle court-
circuitait Goebbels, pourtant ministre À LIRE de Guillaume Payen
de la Propagande. Durant la guerre,
elle tourna un nouveau film de fiction, Martin
Tiefland, pour lequel elle recourut Heidegger.
à soixante figurants tsiganes, qu’elle Catholicisme,
choisit dans des camps de révolution,
concentration. nazisme
Perrin
Docteur en histoire, Guillaume Payen
616 pages
est professeur certifié à l’université Paris-
Sorbonne.
27 €
C HRONOLOGIE
Par Albane Piot

Marche
funèbre
D’artiste raté autrichien à chancelier
du Reich, le futur Führer connut jusqu’en
1933 un parcours politique fulgurant
dans une Allemagne en crise.

20 AVRIL 1889 Naissance d’Adolf Hitler 29 OCTOBRE Pour Hitler c’est le baptême soldats et ouvriers constituent des conseils
dans une auberge de Braunau. du feu lors d’une attaque contre le village sur le mode des soviets russes.
1907 Hitler passe l’examen d’entrée à l’Aca- flamand de Gheluvelt. Les pertes sont 7-8 NOVEMBRE A Munich, des révolu-
démie des beaux-arts de Vienne. Il échoue. considérables. tionnaires prennent le pouvoir et dépo-
1908 Il commence à s’intéresser à la poli- 3 NOVEMBRE Hitler est promu caporal et sent la dynastie de Wittelsbach. Ils pro-
tique, notamment au courant pangerma- détaché à l’état-major du régiment pour clament l’Etat libre de Bavière. Kurt Eisner
niste. A Vienne et dans d’autres parties ger- y tenir les fonctions d’ordonnance. Il les devient président du Conseil et ministre
94 manophones de l’empire des Habsbourg, assume jusqu’à la fin de la guerre. des Affaires étrangères.
H l’afflux de toutes les nationalités de l’empire F IN JANVIER 1918 Grand mouvement 9 NOVEMBRE Abdication de Guillaume II.
éveillechezlesAllemandslapeurd’uneinva- de grève ouvrière à Berlin, Hambourg, La république est proclamée. Friedrich
sion étrangère, de la perte de leur hégémo- Munich, Nuremberg et beaucoup d’autres Ebert prend la tête d’un « conseil des com-
nie culturelle et politique. Des associations, villes pour que soit mis un terme à la missaires du peuple ».
partis et autres mouvements se forment qui guerre. Les effets de la révolution russe se 11 NOVEMBRE Armistice.
défendent un nationalisme radical. font clairement sentir. D ÉCEMBRE Hitler est garde dans un
AUTOMNE 1909 Refusé à nouveau à l’Aca- 3 MARS La paix est imposée à la Russie à camp de prisonniers de guerre et d’inter-
démie des beaux-arts en 1908, Hitler a som- Brest-Litovsk. Une imposante offensive nés civils à Traunstein im Chiemgau. Il
bré dans la misère et compte parmi la légion allemande est lancée à l’Ouest le 21 mars, rentre à Munich à la mi-janvier 1919. On
de sans-abri de Vienne. Il gagne quelques depuis Cambrai au nord jusqu’à Saint- ne sait pratiquement rien de ses activités
sous en peignant des cartes postales. On Quentin au sud, en quatre vagues. Malgré à cette époque.
perd sa trace pour les années 1911-1912. les premiers succès, l’attaque est un échec. 6-12 JANVIER 1919 « Semaine sanglante »
25 MAI 1913 Hitler quitte Vienne pour 18 JUILLET Début de la contre-attaque à Berlin où l’armée et les corps francs matent
Munich après avoir touché l’héritage fami- française. une tentative de révolution communiste.
lial. Il s’y présente comme artiste peintre. 4 AOÛT Après la participation de son régi- 21 FÉVRIER Assassinat de Kurt Eisner.
5 FÉVRIER 1914 Il est déclaré inapte au ment à la bataille défensive sur la Marne, NUIT DU 6 AU 7 AVRIL Sur le modèle de
© LEBRECHT MUSIC AND ARTS/AURIMAGES. © IDIX.

service armé en Autriche. Hitler reçoit la croix de fer de 1re classe. Budapest, où vient d’être proclamée la
28 JUIN L’assassinat de l’archiduc François- 8 AOÛT Les Alliés percent les lignes alle- République des conseils hongrois, est
Ferdinand à Sarajevo déclenche la Première mandes dans la région d’Amiens : « journée proclamée à Munich la République des
Guerre mondiale. Hitler, comme tant noire » pour l’armée allemande et tournant conseils de Bavière.
d’autres, réagit avec enthousiasme et exal- définitif de la guerre. 13 AVRIL Dans la nuit, les communistes
tation patriotique. Il y trouve l’occasion de 13-14 OCTOBRE Victime d’une attaque au prennent le pouvoir et forment une
s’arracher à une existence solitaire et vide. gaz moutarde, Hitler est transféré à l’hôpi- seconde République des conseils, commu-
5 AOÛT Hitler se porte volontaire dans tal de réserve de Pasewalk, près de Stettin, niste cette fois. Le gouvernement du Reich
l’armée bavaroise. Il est enrôlé le 16 août. où il arrive le 21 octobre. à Berlin envoie une armée de 30 000 hom-
1 ER SEPTEMBRE Il est affecté au 16e régi- 28 OCTOBRE Guillaume II cède : le gou- mes mater la révolte de Munich. Elle est
ment d’infanterie de réserve nouvellement vernement sera désormais parlementaire. brisée le 3 mai. S’ensuit une terreur blanche
constitué, le « régiment List ». Dans des dizaines de villes d’Allemagne, d’une rare violence.
L’Allemagne après le traité de Versailles (1919-1935)
100 km
DANEMARK SUÈDE Memel
LITUANIE
PAR LES DEUX BOUTS Page de gauche : Mer
caricature de Hitler parue en 1934 dans Baltique
Königsberg
l’hebdomadaire satirique praguois Simplicus.
Schleswig Copenhague
Dantzig
A droite : au traité de Versailles, l’Allemagne Mer du Nord
Prusse-
Orientale
perd 68 000 km² de son territoire. A l’Ouest, Prusse
Prusse-
l’Alsace et la Moselle, annexées en 1871, Occid.
Hambourg Stettin
sont rétrocédées à la France. Mais c’est à l’Est Vistu
le
que les pertes sont les plus importantes, PA
PA
PAYS-BAS
AYS-BAS
YS-BAS
Brême Posnanie
avec surtout le « corridor de Dantzig », qui Berlin Poznan Varsovie
Oder
sépare l’Allemagne de la Prusse-Orientale.
Rhin
Ruhr ALLEMAGNE POLOGNE
Dortmund Breslau
Dresde
11 MAI Le pouvoir est entre les mains des BELG. Cologne Haute-Silésie
Eupen et
militaires, sous la direction du général Malmedy
Arnold von Möhl. Il charge le service de Rhénanie Francfort
Prague
renseignements commandé par le capi- Sarre 50 km TCHÉCOSLOVAQUIE
Dan
taine Karl Mayr de surveiller la population, Metz Bavière ube
de façon à étouffer dans l’œuf toute nou- Moselle
Strasbourg Stuttgart
velle tentative d’insurrection. Vienne

Rhin
28 JUIN Signature du traité de Versailles.
Alsace Munich Budapest
Mulhouse
Reconnue comme responsable de la guerre, AUTRICHE HONGRIE
l’Allemagne perd 68 000 km² de son terri- FRANCE SUISSE
toire, dont l’Alsace et la Moselle annexées en Territoires cédés Haute-Silésie : zone soumise Frontière
1871, et près de 8 millions d’habitants. Une par l’Allemagne en 1919-1920 à plébiscite en 1921 de l’Allemagne
partie de la Prusse-Orientale est déman- en 1921
Dantzig : Perte en 1921 d’une partie de
telée au profit de la Pologne, qui gagne le ville libre de 1920 à 1939 la Haute-Silésie (à la Pologne) Rhénanie occupée
fameux « corridor de Dantzig ». L’Etat alle- par les Alliés
Memel : administration Sarre : administration
mand doit verser d’ici à 1921 un acompte de alliée de 1920 à 1923, de la SDN de 1920 à 1935. Limite orientale
20 milliards de marks-or au titre des répara- puis occupation Plébiscite en 1935 de la zone
par la Lituanie et rattachement à l’Allemagne démilitarisée
tions réclamées par la France. Il perd l’essen-
tiel de son minerai et de sa production agri-
cole. Ses colonies lui sont confisquées. Sa 95
puissance militaire est anéantie. allemand, le placement des Juifs vivant en durée de six ans, le refus définitif de toutes H
20-25 AOÛT Hitler fait partie des vingt- Allemagne sous la législation concernant les velléités de fusion, l’épuration des mem-
six formateurs du « commando d’instruc- les étrangers, le blocage de toute nouvelle bres du parti qu’il se réserverait de choisir
tion » du capitaine Mayr, chargé de don- immigration et le renforcement du pou- désormais. Les membres du comité accep-
ner une formation antibolcheviste dans le voir central. Les réunions du parti, dans les tent. Hitler réintègre le parti le 26.
camp de transit de Lechfeld, près d’Augs- grands bars à bière de Munich, regroupent, 29 JUILLET Les 554 membres du parti pré-
bourg, aux soldats qui reviennent de la au long de l’année, de 800 à 3 000 personnes. sents à l’assemblée extraordinaire votent à
guerre. Durant ces cinq jours de stage, il se 31 MARS Hitler est libéré du service armé. l’unanimité en faveur de la transmission à
découvre excellent orateur. Il tient égale- 8 AOÛT Le DAP est rebaptisé NSDAP : Parti Hitler des fonctions de président du parti.
ment ses premiers propos antisémites national-socialiste des travailleurs alle- A OÛT Quelques jours après sa prise de
publics. La mise à l’écart des Juifs est alors mands. A partir de 1921, le drapeau à croix pouvoir, Hitler fonde, avec l’aide d’Ernst
un thème consensuel dans la Reichswehr. gammée devient son emblème officiel. Röhm, une unité de défense spécifique, la
12 SEPTEMBRE Hitler participe pour la Dans ses discours, Hitler dénonce partout SA (Sturmabteilung, « section d’assaut »).
première fois à une réunion du DAP, Parti les signes du déclin et de la désagrégation Dès l’automne, la SA protège les réunions
des travailleurs allemands, l’un des nom- amenés par la révolution de 1918-1919, du NSDAP, mais perturbe aussi celles de
breux groupes à la fois nationalistes, anti- dont les Juifs et la gauche ont été les agents. ses adversaires politiques et frappe des
sémites, anticommunistes et anticapitalis- 10 JUILLET 1921 Hitler apprend que se Juifs en pleine rue.
tes qui se sont développés après 1918. tient une réunion de discussion pour la JANVIER 1922 A la suite des provocations
Hitler adhère au parti peu après. Il devient fusion du parti avec d’autres partis ethno- et violences de la SA, Hitler est condamné
rapidement son orateur en titre. populistes. Il écume. Le lendemain, il donne à trois mois de prison. Il n’en fera en réalité
24 FÉVRIER 1920 Présentation au public sa démission du parti. On le supplie de reve- qu’un seul, du 24 juin au 27 juillet.
du programme en vingt-cinq points du nir. Il n’accepte qu’à six conditions : la convo- 24 JUIN Assassinat de Walther Rathenau,
parti, rédigé par Hitler, qui exige entre autres cation d’une assemblée au cours de laquelle ministre des Affaires étrangères, juif et
le regroupement de tous les Allemands il compte se faire élire président du parti signataire d’un traité avec les Soviétiques.
au sein d’une « Grande Allemagne », l’abo- avec pouvoirs dictatoriaux, la proclamation Les relations entre Berlin et Munich se
lition du traité de Versailles, la restitution de Munich comme siège du mouvement, dégradent.
des colonies allemandes, l’exclusivité de la l’interdiction de toute modification du OCTOBRE OU NOVEMBRE Göringrencon-
citoyenneté allemande à qui est de sang nom et du programme du parti pour une tre Hitler et adhère peu après au NSDAP.
Principales conséquences territoriales du traité de Versailles
Mer du PAYS-BAS
Nord Munster SOUS CONTRÔLE Parmi les clauses du
Rhin
Clèves traité de Versailles était prévue l’occupation
Lippe de la Rhénanie par les forces alliées, à partir
Essen Dortmund
de janvier 1920, pour des périodes de cinq
Duisbourg
Arnsberg
à quinze ans. La France récupérera la zone des
Anvers Dusseldorf Etats-Unis après le rejet du traité de Versailles
par le Sénat américain en mars. En 1923,

use
BELGIQUE le retard du paiement des réparations par

Me
Aix-la-
Chapelle Cologne ALLEMAGNE l’Allemagne entraîne l’occupation de la Ruhr
Bruxelles Liège Bonn par les Français et les Belges jusqu’en 1925.
Giessen
Territoires cédés
Eupen et

Rh
par l’Allemagne 8-9 NOVEMBRE Le putsch est un échec.
Malmedy

in
en 1919 Coblence Hitler est arrêté le 11 novembre.
Frontière de l’Allemagne Francfort
en 1919 1ER AVRIL 1924 Hitler est condamné pour
crime de haute trahison à cinq années de

Ma
Limite orientale
Mayence

in
de la zone démilitarisée Trèves détention, avec, peut-être, une libération
(50 km au-delà du Rhin) LUXEMB. Darmstadt
conditionnelle au bout de six mois de peine
EN COUVERTURE

le

purgée. Aux yeux de ses partisans, son pres-


sel

Occupation de la Rhénanie Mannheim


Mo

à partir de 1920 Sarre Kaiserslautern tige est renforcé. A la prison de Landsberg,


Pendant 5 ans Sarrebruck Hitler reçoit visites et cadeaux, et entre-
Pendant 10 ans 50 km prend de rédiger Mein Kampf.
Metz 20 DÉCEMBRE Libération de Hitler. Tirant
Sa

Pendant 15 ans
Karlsruhe
rre

Têtes de pont
Moselle les leçons de l’aventure, il abandonne la
• Cologne pendant 5 ans Saverne stratégie des armes pour celle de la démo-
• Coblence pendant 10 ans Nancy Stuttgart cratie, aux fins de la détruire.
• Mayence et Kehl pendant 15 ans Strasbourg
Mo Kehl JANVIER 1925 Hitler obtient du gouver-
sell r
Limites des secteurs e cka nement bavarois la levée de l’interdiction
d’occupation alliée Ne
Alsace du NSDAP et de son journal, le Völkischer
Sarre : administration
de la SDN de 1920 à 1935. Epinal Beobachter.
La France devient 26 FÉVRIER Première reparution du jour-
96 propriétaire des mines
de charbon jusqu’en 1935
FRANCE
Fribourg nal : Hitler invite au regain du mouvement
H et à sa cohésion. Il annonce la recréation de
Mulhouse
Occupation de la Ruhr la SA, dissoute en 1923, mais dont Ernst
par les armées belge
et française Röhm avait assuré la survie sous une autre
Rhin
Montbéliard 25 km forme. A la fin de l’année 1925, le parti
© IDIX.

De janvier 1923 à août 1925 SUISSE comptera 262 groupes locaux dans le nord
et l’ouest de l’Allemagne notamment, soit
quatre fois plus qu’avant le putsch.
Grâceausuccèsdelapropagande,leNSDAP armée. La procédure s’enlise. Hitler se retire 28 FÉVRIER Mort du président du Reich,
compte quelque 20 000 membres à la fin de pour quelque temps de la vie publique. Friedrich Ebert. Pour écarter Ludendorff,
l’année et rayonne au-delà de la Bavière. AOÛT Le dollar atteint le million de marks, qu’il voit comme un rival, Hitler le pousse
11 JANVIER 1923 Des troupes françaises suscitant manifestations, grèves, émeutes. à se présenter à l’élection présidentielle,
et belges envahissent la Ruhr pour punir 26 SEPTEMBRE Le gouvernement du sachant qu’il y fera un mauvais score.
l’Allemagne de son retard dans le versement Reich proclame l’arrêt de la résistance 7 MARS Le gouvernement bavarois inter-
des réparations. L’événement indigne et passive. L’extrême droite s’enflamme dit à Hitler de prendre la parole en public.
attise le nationalisme allemand. Le chance- contre la politique de capitulation du Il ne peut désormais s’exprimer que dans
lier du Reich proclame la « résistance pas- gouvernement. Des rumeurs de putsch le cercle privé.
sive », qui entraîne une extinction progres- circulent. Hitler reçoit de nombreuses 26 AVRIL Election du feld-maréchal Paul
sive de la vie économique sur le Rhin et dans lettres l’invitant à agir. A Munich, Gustav von Hindenburg, candidat commun des
la Ruhr. Les conséquences économiques Ritter von Kahr est nommé « commissaire partis de droite, à la présidence du Reich.
sont désastreuses pour le Reich. Entre général de l’Etat » doté de pleins pouvoirs, Ludendorff n’a obtenu que 1,1 % des suffra-
février et novembre, le NSDAP enregistre d’une part contre le gouvernement de Ber- ges : il perd ainsi toute crédibilité. A la fin du
35 000 nouveaux membres. lin, de l’autre contre la menace Hitler. mois, Röhm abandonne la direction de la
MARS Göring prend la direction de la SA. 6 NOVEMBRE Hitler décide de frapper. SA, qu’il concevait comme une force indé-
1ER MAI Hitler organise une démonstration Lorsqu’il apprend que Kahr convoque tou- pendante du parti contre l’avis de Hitler, et
de force, mais elle est empêchée par un tes les personnalités de la ville le 8 au soir se retire du mouvement. Hitler le remplace
commando de la Reichswehr. Le parquet de dans la Bürgerbräukeller, il décide d’en pro- ennovembreparFranzPfeffervonSalomon.
Bavière lance contre lui une procédure fiter pour s’emparer par la force de cette JUILLET Hitler publie Mein Kampf. Il ren-
d’enquête pour constitution de bande brasserie et amorcer ainsi un putsch. contre pour la première fois Goebbels.
O CTOBRE Avec le traité de Locarno, la 1ER JUIN Hindenburg nomme chancelier les deux tiers du Reich : les nazis contrô-
république de Weimar accepte le tracé de sa Franz von Papen, ancien membre du Zen- lent la police.
frontière occidentale et sa démilitarisation. trum. Pour obtenir le soutien des nazis et à 1ER FÉVRIER Hindenburg dissout le Reichs-
3-4 JUILLET 1926 Congrès du parti à la demande de Hitler, il lève l’interdiction tag pour la troisième fois en huit mois. En
Weimar. L’harmonie semble faite autour de la SA, dissout le Reichstag et organise de vue des nouvelles élections, Göring ren-
de la personne de Hitler. Toutefois, le déve- nouvelles élections pour le 31 juillet. force les effectifs de police de 50 000 « poli-
loppement du parti dans les années 1926- JUILLET A l’été, on compte plus de 6 mil- ciers auxiliaires » issus de la SA et de la SS,
1927 reste marginal. lions de chômeurs. Communistes et nazis et leur demande de chasser les ennemis de
5 MARS 1927 L’interdiction de prise de se combattent avec violence dans les rues. l’Etat : communistes et socialistes.
parole en public de Hitler est levée en La campagne électorale de juillet se solde NUIT DU 27 AU 28 FÉVRIER Le Reichstag
Bavière. par plus de 100 morts. Le parti nazi obtient est incendié.
1928 Devant le progrès de la gauche aux 37,3 % des suffrages, soit 230 sièges. Hitler 28 FÉVRIER Hindenburg crée une procé-
élections législatives, Hindenburg est obligé revendique la chancellerie ; Hindenburg dure de détention policière sans contrôle
de nommer un chancelier social-démo- refuse. Hitler, furieux, refuse alors de parti- du juge. La campagne électorale fait
crate, Hermann Müller. ciper au gouvernement. La SA multiplie les 69 morts dont 52 assassinés par les nazis.
1929 L’Allemagne impressionne par sa assassinats politiques, soutenus publique- 5 MARS S’il n’a pas la majorité, le NSDAP
production industrielle, donne le ton sur ment par Hitler. Papen convoque alors de remporte 43,9 % des suffrages aux élections.
le plan de la culture et de l’évolution des nouvelles élections. 8 MARS Les 81 députés KPD (communis-
mœurs. Mais à l’automne, la crise écono- 6 NOVEMBRE Après dissolution du Reichs- tes) se voient déchus de leur mandat.
mique américaine l’atteint de plein fouet. tag, les nouvelles élections voient le recul 23 MARS Hitler demande au Reichstag les
Le nombre de chômeurs bondit de 1,3 mil- des nazis, qui perdent 34 sièges. Pour Hitler, pouvoirs législatifs pour quatre ans, une
lion en septembre 1929 à 3,4 millions en c’est un échec. Le blocage reste entier. habilitation qui requiert une majorité des
février 1930. C’est la descente aux enfers de 17 NOVEMBRE Papen présente la démis- deux tiers. Le chef du Zentrum lui donne
la république de Weimar. Hitler en profite. sion de son cabinet. alors les voix catholiques (92) en échange
14 SEPTEMBRE 1930 Le résultat aux élec- 19 NOVEMBRE Hindenburg propose à d’un concordat avec le Vatican qui permet- 97
tions du Reichstag dépasse ses espérances : Hitler de collaborer à un gouvernement tra de protéger les intérêts de l’Eglise et de H
le NSDAP, qui avait obtenu 2,6 % des suffra- de concentration nationale. Hitler n’en ses fidèles en Allemagne (il sera signé le
ges en mai 1928, atteint 18,3 %. La perspec- démord pas : il n’acceptera que la direction, 20 juillet). La loi est votée. Cette habilitation
tive d’arriver au pouvoir par la voie légale, le poste de chancelier. supprime la séparation entre législatif et
celle des élections, s’ouvre pour Hitler. Ces 3 DÉCEMBRE Kurt von Schleicher, ministre exécutif. Elle sera renouvelée en avril 1937 et
résultats spectaculaires le placent au cen- de la Défense de Papen, devient chancelier à en avril 1941. La mise au pas de l’Allemagne
tre de l’attention du public. la place de Papen. Aux yeux de tous, le parti par les nazis peut commencer.
20 SEPTEMBRE 1931 Hindenburg, qui de Hitler, en crise, semble décliner. Pour être 7 AVRIL Une loi exclut du service public
rêve d’un gouvernement de « concentra- resté fixé sur la stratégie du « tout ou rien », tous les fonctionnaires suspects d’antipa-
tion nationale », réclame un remaniement Hitler semble l’avoir marginalisé. thie politique et les Juifs, à l’exception, vite
du gouvernement pour rendre la collabo- 4 JANVIER 1933 Hitler rencontre Papen. levée, des anciens combattants.
ration avec l’extrême droite possible. Des tractations commencent. Schleicher 14 JUILLET Les partis politiques sont
10 OCTOBRE Hitler rencontre Brüning, voit son pouvoir se désagréger peu à peu. interdits.
chancelier depuis mars 1930 et membre du Papen finit par approuver l’idée de donner 30 JUIN 1934 Durant la « Nuit des longs
Zentrum, parti conservateur d’inspiration la chancellerie à Hitler, lui-même briguant couteaux », les principaux dirigeants de la
catholique puis, le soir même, Hindenburg. la place de vice-chancelier d’un cabinet de SA et des personnalités de droite sont arrê-
Hitler reste dans l’opposition, fustigeant la coalition composé de ministres nazis, Zen- tés ou tués par la SS. Papen, évincé de la vice-
politique de Brüning. trum et DNVP. chancellerie, démissionne. Il est nommé
13 MARS 1932 Hitler ose se présenter à la 28 JANVIER Démission de Schleicher. ambassadeur à Vienne puis en Turquie.
présidentielle contre Hindenburg. Il crée la Papen parvient à vaincre la résistance de 2 AOÛT Mort de Paul von Hindenburg.
surprise au premier tour en remportant Hindenburg à l’idée de nommer Hitler Hitler annonce pour le 19 août un plébis-
30,2 % des suffrages. Au second tour, le chancelier. Les négociateurs s’entendent cite qui soumettrait à l’approbation du
10 avril, Hindenburg remporte l’élection, sur la composition du cabinet le 29. peuple la fusion de la fonction de prési-
mais Hitler a encore progressé, atteignant 30 JANVIER Hitler est nommé chance- dent du Reich avec celle de chancelier et
36,7 % des suffrages. lier. Les nazis sont minoritaires au gou- le transfert des pouvoirs du premier au
13 AVRIL Une ordonnance de Hindenburg, vernement, mais l’Intérieur échoit à Wil- « Führer et chancelier du Reich ».
qui craint un coup d’Etat militaire, interdit helm Frick pour le Reich et à Göring pour 19 AOÛT Au plébiscite, le oui l’emporte
la SA et la SS. le gouvernement du Land de Prusse, soit à 89,9 %. 2
C INÉMA
Par Geoffroy Caillet

Les
démons
del’aube
Retracée de façon réaliste ou symbolique,
l’ascension de Hitler a fourni au cinéma
une matière d’une densité incomparable.
EN COUVERTURE

■HITLER, LA NAISSANCE DU MAL progresse comme une marée montante. A


TÉLÉFILM DE CHRISTIAN DUGUAY, son terme, la réalité de l’Allemagne nazie
AVEC ROBERT CARLYLE, PETER O’TOOLE, apparaît avec la précision saisissante d’une
LIEV SCHREIBER, 2003. photo après une patiente mise au point. La
De son enfance à la « Nuit des longs cou- plupart des contemporains de cette nais-
teaux », cette fresque inspirée de la bio- sance maléfique n’ont rien vu venir. Le spec-
graphie de Ian Kershaw brosse l’itinéraire tateur, lui, ne songe pas à savourer son déri-
politique de Hitler jusqu’à son accession au soire avantage sur eux. Il est glacé.
pouvoir en 1933. Tout en nerfs, Robert Car- écrire. Car la famille Essenbeck, en proie à la
lyle endosse avec conviction le caractère ■LES DAMNÉS gangrène idéologique, n’est rien d’autre que

© PHOTO12. © RUE DES ARCHIVES/RDA. © RUE DES ARCHIVES/COLLECTION CSF. © CC&C/ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET.
fanatique et incontrôlable de l’homme FILM DE LUCHINO VISCONTI, la métaphore de toute l’Allemagne.
98 qui allait mettre l’Europe à feu et à sang. AVEC DIRK BOGARDE, INGRID THULIN, Au fond, les nazis n’inventent rien. Pas-
h On suit abasourdi les manœuvres qui lui HELMUT BERGER, 1969. sions et perversions (jalousie, cupidité, soif
valent d’être appelé comme chancelier par En 1933, l’accession de Hitler au pouvoir de pouvoir, pédophilie) sont déjà à l’œuvre
le maréchal Hindenburg (un Peter O’Toole divise les Essenbeck, une puissante famille dans la famille. Mais en les décuplant, en
magnifique de lassitude accablée), en ne d’industriels. Bien qu’il n’aime guère le nou- y ajoutant le meurtre et l’inceste, ils font
laissant bientôt plus subsister autour de veau chancelier, dont il ne prononce jamais la démonstration terrifiante de leur supé-
lui que fascination (Goebbels, Göring) et le nom, le vieux baron Joachim est prêt à riorité absolue dans le mal. Face à eux, les
répulsion (le journaliste Fritz Gerlich, joué mettre ses aciéries au service du nouveau rares êtres restés purs comme Herbert et sa
par Matthew Modine). régime. Farouchement antinazi, son neveu femme (Charlotte Rampling, bouleversante
En privilégiant le récit historique, soit la Herbert est écarté de leur direction au pro- de fragilité) sont impitoyablement brisés. Le
stratégie de conquête du pouvoir par le fit de Konstantin, membre de la SA, puis plan final, où le visage du seul héritier survi-
Führer, le film renonce de facto à analyser les de Friedrich, amant de Sophie, la bru de vant, Martin von Essenbeck, en uniforme SS,
sources de l’idéologie nazie. Mais il éclaire à Joachim. Le maître du jeu est Aschenbach, se superpose au feu rougeoyant des aciéries,
merveille l’habileté qui permit à Hitler de un officier SS qui exploite conjointement livre la clé de l’œuvre : Aschenbach, qui a ins-
tirer parti de la crise pour faire sauter un à leurs rivalités et la faiblesse de Martin, le trumentalisé les haines des Essenbeck dans
un les verrous du pouvoir. Du putsch de la fils mal-aimé de Sophie, pour soumettre le seul but de capter leur richesse, indispen-
Brasserie à l’incendie du Reichstag, le film l’industrie familiale au pouvoir nazi. sable à l’armement du Reich, a remporté son
Visconti s’est défendu d’avoir « jamais pari. La démonstration du marxiste Visconti,
eu l’intention d’en faire un film historique ». quivoyaitdanslenazismela«dernièrephase
On lui en donne crédit lorsqu’il présente la du capitalisme mondial », est implacable.
« Nuit des longs couteaux » comme l’inter-
ruptionsanglanted’uneorgiehomosexuelle. ■L’ŒUF DU SERPENT
Mais la dimension symbolique des Damnés FILM D’INGMAR BERGMAN,
reste indissociable du contexte dont il l’a AVEC DAVID CARRADINE, LIV ULLMANN,
doté, l’un alimentant sans cesse l’autre. De HEINZ BENNENT, 1977.
l’incendie du Reichstag à l’épuration de la Le 3 novembre 1923, Abel Rosenberg
SA, la tragédie de ces Atrides sous le IIIe Reich (David Carradine), un ancien trapéziste juif
progresse, inexorable, comme la page d’his- devenu alcoolique, découvre à Berlin le
toire contemporaine qu’elle contribue à cadavre de son frère suicidé. Il entame alors
une longue errance, des cabarets louches
où travaille sa belle-sœur aux rues enténé-
brées de la ville, où il assiste impuissant à la
montée de la misère et de l’antisémitisme. Il
retrouve un ami d’enfance, Hans Vergerus, de 1923 est d’ab ord métaphysique : Le second repose sur l’utilisation qui en
médecin qui lui offre l’asile dans la clinique condamné à la déréliction, l’homme est à est faite. S’autorisant du caractère intrinsè-
où il se livre à de sinistres expériences. jamais un voyageur au bout de la nuit. quement mauvais du nazisme et du chaos
Saturé de symboles (Abel Rosenberg qu’il entraîna, les auteurs recourent à des
arrive de Philadelphie, ville de l’amour fra- ■ APOCALYPSE : HITLER procédés sciemment empruntés au cinéma
ternel, pour se retrouver dans un Berlin d’où DOCUMENTAIRE D’ISABELLE CLARKE de fiction à vocation spectaculaire. Le
toutamouradisparu),L’Œufduserpenttient ET DANIEL COSTELLE, 2011. rythme effréné du montage, la musique
autant du film d’ambiance que du film para- Appliquant à Hitler la recette qui a fait le suc- angoissante qui ponctue certaines phases
bole. L’Allemagne de la république de Wei- cès de la série, ces deux volets d’Apocalypse de la narration ou la moindre apparition de
mar, où se traîne le protagoniste, est noire, (« La menace » et « Le Führer ») retracent, Hitler accréditent ainsi l’idée que son acces-
glacée, pourrie. L’argent ne vaut plus rien et, par le seul usage d’archives filmées colo- sion au pouvoir était inévitable, à l’exact
dans la rue, des habitants en sont réduits à risées, ce que Brecht appela la « résistible rebours de la narration lorsqu’elle souligne
dépecer un cheval de leurs mains pour sur- ascension » du maître du IIIe Reich jusqu’à la (certes timidement) le poids des circons-
vivre. Mais la chair qu’ils en tirent n’est pas mort de Hindenburg en 1934. Le spectateur tances : l’impréparation du putsch de 1923,
moins rebutante que celle, triste à mourir, ne boude pas son plaisir de découvrir des la Grande Dépression, la crise de 1929 et
qui s’étale, outrageusement maquillée, dans images rarement vues, sinon inédites, desti- celle des partis traditionnels.
les cabarets, au son d’un jazz à la gaieté arti- nées à illustrer une trame événementielle Cette domination sans partage de l’image
ficielle. Les hommes sont des épaves apeu- bien connue. A nouveau, la colorisation a ainsi traitée finit par ressembler étonnam-
rées, des fantômes sans joie. En fait, des bénéficiéd’uneexcellentequalitétechnique, ment à celles que produisit en nombre la
cobayes, comme on le découvre bientôt. propre à corriger le caractère exagérément propagande totalitaire, dûment dénoncée
Le 11 novembre, Abel Rosenberg apprend vieilli de tout document en noir et blanc. par le documentaire. Le cas est flagrant dans 99
qu’une tentative de putsch menée par un Reste que le documentaire se heurte de l’utilisation finale de certains plans du h
certain Adolf Hitler a échoué. Un simple plein fouet aux écueils qui marquaient déjà Triomphe de la volonté (1934), reca-
sursis pour ce monde perdu. Car l’œuf du les précédents opus de la série. Le premier drés et colorisés comme n’importe
serpent est prêt à éclore, comme le souli- consiste à présenter les archives filmées quelles archives filmées, sans men-
gne Vergerus : « A travers sa fine membrane, comme la source historique ultime et à tion de leur origine. Comme par Leni
on distingue clairement le reptile presque leur conférer une autorité absolue. Or, ne Riefenstahl, Hitler est ainsi présenté
achevé. » La métaphore politique n’épuise serait-ce que par le choix de leur sujet et comme un dieu wagnérien, né pour
cependantpaslefilmdeBergman.L’angoisse leur cadrage, celles-ci n’offrent jamais le malheur du monde et non pour sa
inexorable qui s’empare du spectateur après qu’un reflet de la réalité, que ni le nombre félicité. L’intention est certes oppo-
avoir noyé les ombres hallucinées du Berlin ni l’assemblage ne suffisent à objectiver. sée, mais on est loin de l’histoire. 2

INCARNATIONS
Robert Carlyle campe
un Hitler tout en nerfs
dans Hitler, la naissance
du mal (page de gauche,
en bas), et David
Carradine, un ancien
trapéziste juif alcoolique
dans L’Œuf du serpent
(en haut). Ci-contre :
extrait des archives
colorisées de la série
documentaire
Apocalypse : Hitler.
IVRES L
Par Amaury Thiriet, Frédéric Valloire, Geoffroy Caillet,
Albane Piot et Jean-Louis Thiériot

Avant
Le Meurtre de Weimar
l’orage
EN COUVERTURE

Johann Chapoutot La Révolution culturelle nazie. Johann Chapoutot


Née dans la douleur au lendemain Livre après livre, Johann Chapoutot brosse son tableau du IIIe Reich.
de l’humiliante défaite allemande Il analyse ici la représentation du monde des nazis. Pour eux,
de 1918, la république de Weimar une révolution culturelle. Elle est vision de l’Histoire, de l’Homme,
ne survécut pas à l’accès de Hitler de sa communauté, conception de l’espace et de l’avenir, idée
à la chancellerie. Johann Chapoutot très précise de ce qu’était la nature avant d’être déformée par le judéo-
retrace les événements tragiques christianisme. Chaque élément, chaque idée existait déjà dans les
qui conduisirent à cette mise à mort sociétés européennes. Revient aux nazis leur cristallisation cohérente
pendant la période d’installation autour du postulat de la race, puis leur mise en application rapide et
et de consolidation du pouvoir hitlérien, brutale. Bref, un parti attrape-tout où chacun puise ce qui l’intéresse sans en appréhender
de l’assassinat d’un ouvrier communiste l’ensemble. Ce que fait avec éclat l’historien. Un index eût été le bienvenu ! FV
polonais par un commando de SA, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2017, 288 pages, 21 €.
en 1932, à la « Nuit des longs couteaux »,
100 en 1934. En dévoilant la véritable visée
h nazie (faire table rase du passé par la Le Nazisme et l’Antiquité. Johann Chapoutot
mise en place d’un système politique et La postérité a en tête les emblèmes, les défilés militaires
juridique totalement nouveau), il justifie et la glorification des dieux du stade empruntés à l’Antiquité
pleinement le titre de son ouvrage. AT par le pouvoir nazi. Johann Chapoutot montre dans cette
PUF, « Quadrige », 2015, 102 pages, 10 €. somme remarquable comment, loin de se limiter à une simple
esthétique héroïsante à des fins d’autocélébration, le régime
de Hitler s’évertua à prouver une filiation entre l’Allemagne et
La Loi du sang. les Grecs (et particulièrement Sparte), considérés comme un peuple
Penser et agir en nazi nordique, contre les tenants d’une germanité médiévale mythifiée.
Johann Chapoutot Un exemple frappant et magistralement étudié de l’embrigadement de la science
Dans Mein Kampf, Hitler au service de l’idéologie. GC
considérait les Germains PUF, « Quadrige », 2012, 654 pages, 18 €.
comme « un peuple
déterminé par son sang
et enraciné dans son sol », Les Hommes d’Hitler. Jean-Paul Bled
établissant ainsi clairement les principes En six parties et vingt-trois chapitres aux titres éloquents (« Les idiots
dogmatiques qu’il appliquerait une utiles », « Les éliminés », « L’arroseur arrosé », « La voix de son
décennie plus tard. Pour lui, « l’impératif maître »…), cet ouvrage explore la ménagerie des petits et grands fauves
est dicté par le sang », selon la formule qui, collaborateurs ou dignitaires du régime nazi, formèrent l’entourage
de Johann Chapoutot, dont l’analyse de Hitler. Source unique de leur faveur ou de leur disgrâce, c’est lui
vigoureuse explore l’importance pour qui, les divisant pour mieux régner, fit ou défit leur carrière au gré de ses
les nazis de l’établissement forcé de calculs. Une plongée passionnante au cœur d’un système politique
la race « nordique » en Allemagne et la où « Hitler est au centre de tout et [où] tout se fait en son nom » GC
suppression de ses éléments allogènes : les Perrin, 2015, 480 pages, 24,90 €.
Juifs, agrégés de ceux, « malades », ayant
« des vies indignes d’être vécues ». AT
Gallimard, « Bibliothèque des histoires »,
2014, 576 pages, 25 €.
Hitler. Ian Kershaw Les Fondements historiques
Cet universitaire britannique compte du national-socialisme. Ernst Nolte
Adolf Hitler, une biographie. parmi les meilleurs connaisseurs actuels Ces textes de ce grand historien
L’ascension, 1889-1939 du nazisme. Parue il y a plus de quinze allemand (1923-2016) sont déjà parus
Volker Ullrich ans, sa biographie de Hitler fait référence en 2002 et en 2008. Ils gardent
« Ce type est une catastrophe ; ce n’est avec ses deux volumes et ses notes leur pertinence et suscitent toujours
pas une raison pour trouver inintéressants abondantes. Aussi en propose-t-il des débats. Pour Nolte, le facteur
son caractère et son destin. » Partant cette version allégée, huit cents pages décisif à l’origine du nazisme fut
de ce constat de Thomas Mann, de moins, aucun apparat critique. la révolution bolchevique. Avec elle,
Volker Ullrich déplore que la Mais l’interprétation d’ensemble demeure. s’ouvre l’ère des massacres de masse
connaissance de la vie privée de Hitler Le dictateur, sa formation, ses idées pour des raisons idéologiques.
ait été sacrifiée trop souvent par sont examinés en même temps que sont Mais il n’oublie ni la Grande Guerre
les historiens à celle de sa vie politique. analysées la conquête du pouvoir, les et l’humiliation de la défaite, ni la crise
Hitler lui-même a brouillé les pistes, aspirations et les espérances de la société économique et ses conséquences,
jouant, en comédien de génie, le jeu allemande, désossées les structures ni le pangermanisme et l’antisémitisme.
de la dissimulation. Pourtant Hitler de la dictature, présentés les hommes de Eléments que Hitler raccrocha à la
était un homme et pas seulement Hitler comme le sont aussi sa diplomatie réaction antibolchevique et articula
la cheville ouvrière du national- et sa conception de la guerre. FV en une idéologie de masse. FV
socialisme, et sa vie intime a toujours été Flammarion, 2014, 1 200 pages, 29 €. Desclée de Brouwer, 2017, 156 pages, 15,90 €.
étroitement mêlée à sa vie publique.
Ce livre, passionnant, le démontre
brillamment, s’en tenant au fait, à la Tout sur Mein Kampf. Claude Quétel
juste distance dans l’analyse, racontant Tombé dans le domaine public le 1er janvier 2016, Mein Kampf
l’ascension de Hitler au pouvoir, alimente depuis lors la polémique quant à la légitimité de sa réédition.
jusqu’à la déclaration de la Seconde En dix chapitres constitués d’autant de questions, Claude Quétel livre 101
Guerre mondiale. Un grand livre. AP ici un excellent manuel pour comprendre tout à la fois la genèse, le h
Gallimard, 2017, 1 232 pages, 59 €. contenu et la postérité de ce livre qu’on peine à qualifier. Paru en deux
tomes, en 1925 et 1926, et écrit, de l’aveu de son nouveau traducteur,
Olivier Mannoni, dans un allemand « tout simplement abominable »,
Mein Kampf est-il lisible ? Non, répond l’auteur. Tout en renseignant
La Première Guerre parfaitement le lecteur sur ce qu’on peut en penser. GC
d’Hitler. Thomas Weber Perrin, 2017, 250 pages, 14,90 €.
Premier livre d’envergure
sur le comportement de
Hitler pendant la Première De Weimar à Vichy. Les Juifs d’Allemagne en république,
Guerre mondiale, mais 1918-1940/1944. Dorothea Bohnekamp
aussi sur l’histoire d’un Pourquoi Vichy ? Parce qu’à partir de 1933, des Juifs quittent
régiment dans ce contexte, l’Allemagne pour la France : 50 000 jusqu’en 1939. Bizarrement,
l’état d’esprit d’une communauté l’étude de la communauté juive allemande n’avait pas été
de combattants allemands et de son entreprise. Elle est pourtant essentielle : ses 550 000 membres
évolution, il avait fait mouche, à sa en 1925 sont acteurs et victimes de la tragédie. Le symbole
publication, en tordant le cou à la légende en serait Walther Rathenau, ministre des Affaires étrangères de la
nazie qui avait fait de Hitler un héros république de Weimar en février 1922, assassiné le 24 juin
de la Première Guerre mondiale, et en le de la même année. Si l’époque de Weimar constitue l’apogée de leur intégration,
présentant, a contrario, presque comme elle voit en même temps la montée d’un antisémitisme violent qu’alimentent
un poltron. Une affirmation remise fantasmes, putschs et soulèvements, l’arrivée de Juifs d’Europe centrale et la crise
en cause aujourd’hui par la biographie de 1929. Un regret : rien sur les Juifs nationaux, tel le futur historien Ernst Kantorowicz,
de Volker Ullrich qui nuance un propos soldat de la Grande Guerre et membre des corps francs qui nettoyèrent Berlin
quelque peu outrancier. Il demeure des spartakistes, parmi lesquels les Juifs étaient nombreux. FV
que ce livre est une pièce de choix dans Fayard, « Histoire », 2015, 450 pages, 22 €.
l’édifice historiographique bâti autour du
Führer et de la république de Weimar. AP
Perrin, « Tempus », 2014, 688 pages, 12 €.
Souvenirs d’une ambassade La Haine et la Honte Hitler et les femmes
à Berlin, 1931-1938. Friedrich Reck-Malleczewen François Delpla
André François-Poncet. Retrouvé enfoui dans le jardin de son Véritable plongée dans l’affect du
Préface et notes de Jean-Paul Bled auteur, mort à Dachau, le 16 février 1945, maître de l’Allemagne nazie, cet ouvrage
Normalien, agrégé d’allemand, blessé ce journal secret est sans équivalent. s’appuie sur des citations de Hitler
à Verdun, député, sous-secrétaire d’Etat, A cause de la personnalité du mémorialiste : et de ses proches pour raconter ses
l’auteur est nommé par Pierre Laval junker prussien installé en Bavière, amours successives. Il analyse ses liens
ambassadeur à Berlin. Il y arrive protestant converti au catholicisme, particuliers avec les femmes, qu’elles
en septembre 1931 et quitte son poste médecin devenu romancier, monarchiste soient adulatrices, simples citoyennes
en octobre 1938, après la conférence nostalgique de l’époque wilhelmienne, allemandes ou étrangères, et s’étend
de Munich. Il a donc assisté à l’ascension grand seigneur rencontrant tous ceux à tous les tabous, telle son homosexualité
EN COUVERTURE

de Hitler qu’il rencontre à plusieurs qui comptent, conservateur viscéralement supposée, sources de nombreuses
reprises, à la fin de Weimar, aux débuts antinazi, désespéré de la vulgarité légendes. Une exploration par le menu
du IIIe Reich. De tous les ambassadeurs et de la médiocrité d’un temps matérialiste des ressorts intimes d’un homme qui
à Berlin, il est le mieux informé. et technocratique, sans âme ni spiritualité, considérait que « l’intelligence chez la
Aussi ces souvenirs rédigés avant « emporté par la lèpre qui a frappé la terre femme n’est pas une chose essentielle ». AT
le procès de Nuremberg sont-ils du plus allemande ». Et à cause du ton virulent, Nouveau Monde éditions, 2016, 384 pages, 9 €.
haut intérêt. D’autant que ce fin apocalyptique de cet Allemand proche
connaisseur de l’Allemagne écrit vif, d’un Léon Bloy mâtiné de Dostoïevski,
précis, sans pathos. FV dont « tout l’amour va à ce pays » mais Un art de l’éternité.
Perrin, 2016, 380 pages, 24 €. qui ne lui voit qu’une seule issue, « haïr L’image et le temps
Satan afin de pouvoir, dans l’obscurité, du national-
chercher le chemin de l’amour ». FV socialisme
Perrin, « Tempus », 2017, 352 pages, 9 €. Eric Michaud
102 « Un esclave du
h surpassement » : c’est ainsi
qu’Elias Canetti qualifiait
Le Testament Aulick. Pierre Servent les entreprises et les
L’histoire est d’abord faite de la chair et de la peine des hommes. souhaits les plus profonds de Hitler.
L’historien a peine à en rendre compte. Le romancier est là pour Cela est particulièrement vrai dans l’art
prendre le relais. Pierre Servent, journaliste et spécialiste éminent affirme l’auteur de cet essai décapant.
des questions de défense, le fait magnifiquement dans Le Testament Il ne s’agit pas d’une histoire de l’art sous
Aulick. A travers l’enquête menée par un jeune professeur qui cherche la clé d’un le IIIe Reich, mais d’une réflexion sur
placard de décorations incongrues – une croix de fer de 1914 et un ordre russe sur la cohérence et l’homogénéité de l’art nazi
la même barrette –, on suit le destin de Karl, officier de tranchées en France, engagé replacé dans son époque. Sous la direction
dans les corps francs de la Baltique, témoin atterré du naufrage de l’Allemagne du Führer, homme d’Etat, dictateur
de Weimar et serviteur zélé d’un IIIe Reich dont il ne partage pourtant pas l’idéologie… artiste, cet art devait conduire de l’idée à la
Servi par une plume lumineuse qui, dans un exercice littéraire éblouissant, file forme par le travail créateur. Sa mission ?
à la perfection les métaphores militaires, ce thriller haletant est à lire absolument pour Etablir l’idéal de beauté allemande,
comprendre, à travers une destinée individuelle, le ressort fondateur du « malheur supérieure au reste de l’humanité.
allemand » des années 1920-1930 : la tragédie de la guerre et de la défaite ! J-LT Et du coup, l’incarner dans l’éternité. FV
Robert Laffont, 2016, 360 pages, 21 €. Gallimard, « Folio histoire »,
2017, 432 pages, 7,70 €.

Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi. Olivier Jouanjan


La Rénovation allemande du droit est le titre d’un traité paru en 1934. Un droit nouveau ? Assurément. Qui privilégie
la forme communautaire et sa logique sur l’héritage des droits public et privé. Son auteur est un brillant juriste
civiliste, Karl Larenz, philosophe néohégélien, rallié au nazisme. Comprendre et concevoir ce qui était la norme sous
le IIIe Reich est l’objectif de cette étude aussi austère que novatrice qui ne s’arrête pas au seul Carl Schmitt.
Elle porte sur l’idéologie juridique nazie fondée sur « la conscience populaire », émanation du Volk, qui trouve
son expression dans la parole du Führer incarnation de la communauté. FV
PUF, « Léviathan », 2017, 328 pages, 29 €.
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“ L D  P ”
sous la direction d’Alexis Brézet et Solenn de Royer
La chute est le meilleur révélateur de la tragédie du pouvoir, car elle découvre la vérité de
l’homme derrière le dirigeant et expose comme jamais les travers de la comédie humaine.
Le constat vaut particulièrement pour les sept premiers présidents d’une Ve République qui
conjugue imaginaire monarchique et sacralité populaire du suffrage universel. Afin d’ancrer
le propos dans l’histoire, trois chapitres auguraux sont consacrés aux fins de règne des
Républiques mourantes : celle dite des ducs enterrée avec Mac-Mahon, la IIIe naufragée avec
Albert Lebrun, la IVe sacrifiée avec dignité par René Coty.
La rédaction associe historiens renommés et grands reporters, chacun racontant les cent
derniers jours en fonction d’un président qu’il connaît à la perfection pour avoir écrit sur lui
ou l’avoir suivi dans ses fonctions. Elle découvre à la fois le personnage public et l’être intime,
sa vie quotidienne, son caractère, sa volonté de s’accrocher jusqu’au bout ou, au contraire, une
forme de résignation due à la maladie ou à la conviction de la défaite. Elle dévoile enfin le
poids de l’entourage, les coulisses des campagnes et des emblématiques passations de pouvoir.
Les bassesses y côtoient l’abnégation et parfois la grandeur.
Une grande leçon d’histoire qui en dit beaucoup sur le déclin du pouvoir et la crise politique
française, mais aussi sur la force d’incarnation de la fonction suprême et la transcendance
qu’elle confère, envers et contre tout, à ses détenteurs.
LES AUTEURS
Alexis Brézet (préface), Maxime Tandonnet (Mac-Mahon), Jean-
Christophe Buisson (Lebrun), Georges Ayache (Coty), Arnaud Teyssier
EDITIONS PERRIN / LE FIGARO (De Gaulle), Marie-Amélie Lwombard-Latune (Pompidou), Guillaume
280 pages Tabard (Giscard), Solenn de Royer (Mitterrand, Hollande), Philippe
Goulliaud (Chirac), Charles Jaigu (Sarkozy).

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106
LE RESCAPÉ DE LA BEREZINA
L’ESPRIT DES LIEUX
EN 1894, LE FIGARO CONSACRAIT UNE SÉRIE D’ARTICLES À UN CURIEUX
CENTENAIRE : UN GROGNARD DE NAPOLÉON, RESTÉ EN RUSSIE APRÈS
LE PASSAGE DE LA BEREZINA. YVES GAUTHIER A MENÉ L’ENQUÊTE
SUR L’HISTOIRE FASCINANTE ET SEMÉE D’ÉNIGMES DE NICOLAS SAVIN.
© THOMAS GOISQUE. © CHÂTEAU DE JOSSELIN.

114
AU PAYS
DES ROHAN
LEUR NOM EST INDISSOCIABLE
DE L’HISTOIRE DE FRANCE ET DE
BRETAGNE. LES ROHAN ONT
OUVERT AU FIGARO HISTOIRE
LES PORTES DE JOSSELIN, LEUR
DEMEURE DEPUIS SIX SIÈCLES.
© JEAN-MATTHIEU GAUTIER/CIRIC POUR LE FIGARO HISTOIRE. © THE AL THANI COLLECTION 2013. TOUS DROITS RÉSERVÉS. PHOTO PRUDENCE CUMING.

126
À L’HEURE
DES ROIS DE FRANCE
RESSORTS, BALANCIERS, SONNERIES ET CARILLONS
N’ONT PAS DE SECRET POUR EUX. LES ARTISANS
DE LA MAISON ARVAUD ENTRETIENNENT AVEC UN SOIN
PASSIONNÉ UNE SOMPTUEUSE COLLECTION :
LES HORLOGES DU CHÂTEAU
DE FONTAINEBLEAU.

ET AUSSI
LA SPLENDEUR
DES MAHARAJAHS
RUBIS ET ÉMERAUDES DES
EMPEREURS MOGHOLS, ÉPÉES OU
AIGRETTES ENDIAMANTÉES DES
MAHARAJAHS… LE GRAND PALAIS
OFFRE SON ÉCRIN AUX PIÈCES
LES PLUS ÉBLOUISSANTES DE LA
HAUTE JOAILLERIE INDIENNE.
Le
rescapé de
la
Berezina
Par Yves Gauthier, photographies de Thomas Goisque

En 1894, quatre-vingt-deux ans après le désastre


de la campagne de Russie, un rescapé de la Grande
Armée fut retrouvé vivant dans un petit village
des bords de la Volga. Une découverte sensationnelle
qui raviva le souvenir de la légende napoléonienne.
EAUX DE GLACE
La Berezina gelée
et couverte de neige,
une nuit de pleine lune.
© THOMAS GOISQUE.

C’est ici que les soldats


de la Grande Armée
franchirent la rivière, en
novembre 1812, pendant
la retraite de Russie.
CONTE D’HIVER En haut, à droite : Nicolas Savin, dont l’histoire émouvante fit la une du Figaro en juin 1894. Le soldat de la Grande
Armée de Napoléon avait été fait prisonnier lors de la bataille de la Berezina (ci-dessus, à gauche, la rivière gelée), en novembre 1812.
Installé dans le village de Saratov, sur les bords de la Volga, il se maria et eut quatre enfants. En 1893, un journaliste russe découvrit
par hasard son existence. Nicolas Savin affirmait être né en 1768. Il aurait donc été âgé de 126 ans à sa mort, en novembre 1894.
Comme d’autres anciens prisonniers qui choisirent de rester vivre en Russie, il exerça le métier de professeur de français dans les familles
de l’élite sociale. Ci-dessus, à droite : page d’un cahier de brouillon de Nicolas Savin (Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale).
L
e 13 juin 1894, la une du Figaro ministre de la Guerre, lui octroya une les cosaques l’avaient capturé, ne faisait
faisait sensation avec un long arti- pension viagère annuelle de 400 francs. qu’ajouter à l’aura du vieux prisonnier.
cle intitulé « Le dernier vétéran de Un abondant courrier de lecteurs Car l’idée de désastre que la rivière
la Grande Armée ». Quatre-vingt-deux arriva au 29, rue des Petits-Sous, à suggère parlait alors au cœur des gens.
ans après la retraite de Russie (1812), on Saratov, où le vieux soldat possédait On se souvient que le franchissement
découvrait l’existence d’un ultime res- une maisonnette au milieu d’un jardinet de cet affluent droit du Dniepr s’était
capé du naufrage. Un revenant du pre- fleuri. On écrivait de France, de Russie, achevé tout à la fois par le salut de la
mier Empire. Bonapartiste déclaré, qui des quatre coins de l’Europe : plusieurs Grande Armée avec Napoléon à sa tête
se disait âgé de 126 ans, avait bon pied auteurs de lettres croyaient reconnaître et par le quasi-naufrage de celle-ci.
bon œil, et se nommait Nicolas Savin, en lui un lointain parent et l’appelaient Une victoire, oui, mais désastreuse
de noble extraction. Fait prisonnier dans « mon oncle », l’un d’eux signant même au sens où, d’une part, plusieurs dizai-
la déroute, ce lieutenant du 2e hussards « votre très légitime neveu » ; des collec- nes de milliers d’hommes y étaient res-
s’était vu relégué sur une rive lointaine tionneurs d’autographes sollicitaient tés – combattants et « traînards » tués,
de la Volga où il avait fini par embrasser sa signature comme « talisman de lon- blessés, capturés, noyés ou morts
la langue et la culture russes. gévité » ; de simples curieux s’émou- gelés –, et où, d’autre part, les effectifs
L’auteur de l’article s’enthousiasmait : vaient de la longue odyssée du prison- exsangues qui en avaient réchappé
« Et il en a vu des choses ! Né à Paris [à nier de guerre, telle cette aimable dame n’avaient plus la cohésion ni la force
Rouen, disait en fait l’intéressé] le 17 avril de Kiev dans un français touchant de d’une armée opérationnelle.
1768, il a été témoin oculaire de tous les
grands événements de la Révolution :
il fit partie de l’expédition d’Egypte, se Le souvenir de la Berezina ne faisait
battit à Austerlitz et à Iéna, fut blessé et
décoré de la Légion d’honneur à Sara- qu’ajouter à l’aura du vieux prisonnier.
© THOMAS GOISQUE. © SAINT-PÉTERSBOURG, FONDS WOENSKY/EDITIONS TRANSBORÉAL. © EDITIONS TRANSBORÉAL.

gosse, et fit toute la campagne de Russie


dans le 3 e corps, que commandait le 109
maréchal Ney. Entouré de cosaques à maladresse : « Quoique je parle peu Chargée de glaces, la Berezina cou- h
la Berezina, il fut sauvé par le comte Pla- français, je suis bien gaie de vous pou- lait du nord au sud en coupant aux Fran-
tov et envoyé d’abord à Iaroslavl, puis à voir souhaiter de plus longtemps vivre çais les voies de leur retraite à 700 kilo-
Saratov, comme prisonnier de guerre. et ayant lu votre biographie dans mètres à l’ouest de Moscou. Côté russe,
Pendant plus de soixante ans, il a ensei- Novoïé Vrémia, je suis bien surprise l’amiral Tchitchagov avait formé le
gné dans cette ville la langue française pourquoi les Français ne vous soignent plan de les cueillir sur la rive d’en face,
et professait encore à 100 ans passés ! » le plus mieux comme un des remarqua- à Borissov, petite localité où restait un
L’article se faisait l’écho d’une longue bles hommes pour notre temps. » pont qu’il fit sauter. Mais il devait finir
publication parue seulement quatre Dès lors, Savin fut célèbre. A l’heure là sa carrière militaire et s’exiler peu
jours plus tôt dans un journal russe à où l’alliance franco-russe venait d’être après, bientôt tourné en dérision dans
gros tirage, Novoïé Vrémia (Temps nou- scellée dans un contexte de ferveur son propre camp par le grand fabuliste
veau, n° 6 553), preuve que les informa- populaire, les deux nations – chacune Krylov qui le comparerait à un brochet
tions, d’un bout à l’autre de l’Europe, cir- cultivant la mode de l’autre – se décou- se prenant pour un chat : car Napoléon
culaient alors presque aussi rapidement vraient un symbole réunificateur inat- avait fait diversion et avait déjoué ses
qu’à notre époque de communication tendu en la personne du prisonnier mira- plans en choisissant le gué de Stou-
instantanée. D’autres articles suivirent culé. Car d’alliance militaire, l’entente dianka, un village en amont, à une quin-
bientôt dans les colonnes du même se développait en amitié. Que de petites- zaine de kilomètres, où il avait ordonné
journal, recueillant un large écho dans filles françaises furent alors baptisées la construction d’un pont double, le
l’opinion. Un appel aux dons fut lancé. Olga ! Même le monde de l’argent était 26 novembre 1812 : il s’agissait de faire
Un député de la Seine exigea la croix gagné par cet enthousiasme, comme passer ici les restes de son armée, ce
d’officier pour « le brave et glorieux sur- l’atteste l’engouement français pour « ramas d’hommes » (Balzac) estimé à
vivant de la Révolution et de l’Empire ». les emprunts russes. Savin incarnait moins d’une centaine de milliers de
Le comte de Montebello, petit-fils du opportunément ces « héros de l’époque combattants sur les 560 000 qui avaient
maréchal Lannes et ambassadeur de lointaine / Où Russes et Français en un participé à la campagne de Russie,
France à Saint-Pétersbourg, se vit tournoi sans haine, / Prévoyant l’avenir, fuyards et civils avec voitures, armes
chargé de lui remettre la médaille de mêlaient déjà leurs sangs », pour citer et fourniments. Ainsi s’était joué le sort
Sainte-Hélène : « Aux compagnons de une stance fameuse de José-Maria de la vaste entreprise napoléonienne
gloire de Napoléon Ier ». Auguste Mercier, de Heredia. Le souvenir de la Berezina où ramenée aux dimensions d’un petit
théâtre – deux ponts de chevalets bran- morts au début de 1813. Autrement dit, ordonna ce que nous appellerions
lants d’environ 75 mètres jetés en tra- sur les 560 000 militaires de la Grande aujourd’hui un « bilan de compétence »
vers de la rivière. Le tout dans les règles Armée ayant franchi la frontière de la auprès de chaque prisonnier. La troi-
de la tragédie antique : unité de lieu, Russie [en juin 1812], le cinquième sième loi (novembre 1813) spécifia les
de temps et d’action. A quoi Nicolas environ se retrouva en captivité. » conditions de leur naturalisation par
Savin venait soudain ajouter les ingré- Sujet mal étudié que le sort des prison- serment volontaire. Par la quatrième
dients d’un roman picaresque puis- niers de 1812, mais la longue existence (mai 1814), le tsar, qui avait signé
qu’il racontait que le maréchal Ney, in de Nicolas Savin l’illustre d’une vivante l’armistice à Paris, fit machine arrière
extremis, lui avait « confié la garde des façon. Dès que l’empereur Alexandre Ier et s’engagea à « rendre ses fils à la
fourgons qui contenaient le trésor de eut conscience de l’ampleur des effec- France » pour conforter l’autorité des
l’état-major représenté par quatre mil- tifs détenus, il avait opté pour une poli- Bourbons. Enfin, une cinquième circu-
lions en pièces d’or » bientôt englouties tique d’« assimilation » des intéressés laire (août 1814) précisa que cet ordre
par les flots de la Berezina. par un train de mesures visant à en faire de libération ne valait que si « tel était le
Mais foin du trésor, il s’était agi main- des sujets russes économiquement vouloir » des ex-prisonniers qui, natu-
tenant pour Savin de survivre dans « les utiles et actifs. Pour la couronne russe, ralisés, s’étaient déjà installés en Rus-
prisons de Russie », selon l’expression qui revendiquait alors sa part des Lumiè- sie. Le « vouloir » de Nicolas Savin, lui-
consacrée. L’historien russe Vitali Bes- res, c’était un moyen d’« européani- même marié et bientôt père de quatre
sonov, qui a soutenu une thèse uni- ser » le pays comme déjà Catherine enfants, fut de rester sur son lieu d’exil
© THOMAS GOISQUE. © JOSSE/LEEMAGE.

versitaire sur le sujet (Samara, 2001), la Grande, grand-mère d’Alexandre, après avoir fait serment d’allégeance
y fait ce constat : « En tenant compte l’avait fait à la fin du XVIII e siècle en à la couronne russe. En attendant des
des prisonniers non répertoriés dans associant les Allemands au peuple- statistiques plus rigoureuses qui vien-
les rapports provenant de 45 régions ment des rives de la Volga. dront un jour, il est permis d’avancer
[de Russie], nous sommes fondés à Une première disposition (septem- que ce choix fut celui d’une petite
conclure que l’effectif global des com- bre 1812) définit tout à la fois les lieux dizaine de milliers d’hommes, soit,
battants de Napoléon faits prisonniers d’exil, les modalités de convoyage, le supposément, le quart des effectifs
lors de la Grande Guerre nationale de montant des soldes en fonction des libérés. Les autres rentrèrent au pays.
1812 peut être estimé à 110 000 hom- grades, les règles de comportement. La Notons à ce propos que beaucoup de
mes dont plus de 60 000 étaient déjà deuxième disposition (janvier 1813) prisonniers, comme Savin, avaient déjà
GUERRE PATRIOTIQUE
A gauche : la Berezina,
non loin du lieu où sont
passés les soldats de la
Grande Armée en 1812.
Ci-dessous : Portrait
du tsar Alexandre Ier,
par François Gérard,
XIXe siècle (Malmaison,
musée du Château).
Empereur de Russie de
1801 à 1825, le petit-fils
de la Grande Catherine
sera le vainqueur
de Napoléon lors
de la campagne
de Russie de 1812,
appelée « guerre
patriotique »
par les Russes.

fondé des familles. Sur ce chapitre, les le prix de seulement deux vaches, on
Français ne firent pas mentir leur répu- pouvait ainsi s’offrir un Français. Il est
tation de séducteurs, comme s’en plai- vrai que la qualité de la prestation lais-
gnait un Russe anonyme dans un qua- sait souvent à désirer : Youri Arnold lui-
train humoristique (1813) : « Nous, les même disait avoir eu pour répétiteur
Russes, en cette guerre / De gloire ne un certain Grosjean, sergent de son
brillons guère : / Avons les Gaulois cap- état, qui pratiquait un français fleuri de
turés / Qui nos femmes ont captivées ! » mots graveleux et rabelaisiens.
Pour un grand nombre d’ex-prison- Plus édifiant fut le cas du capitaine
niers, et Savin fut de ceux-là, la pente Capet, précepteur du futur poète
naturelle était de pratiquer le métier de Mikhaïl Lermontov, qui eut à cœur de
professeur de français dans les familles transmettre à son élève son admiration
de l’élite sociale. « Rares étaient les mai- de Napoléon. Toute une génération
sons de la noblesse, à cette époque, qui de nobles reçut ainsi une « instruction
n’entretenaient pas de prisonnier fran- napoléonienne » influencée par
çais : avoir “son Français” devint dès des idées héritées de l’Empire,
lors la règle naturelle de toute famille notamment sur la question cru-
noble “digne de ce nom” », rapportait ciale de l’abolition du servage.
Youri Arnold, un contemporain. Après la révolution ratée des
Il faut dire que, depuis le XVIIIe siècle, décembristes de 1825 qui,
la noblesse avait l’obligation d’assurer outre une Constitution, récla-
l’instruction de ses enfants en français, maient cette abolition, Nico-
et que cela lui coûtait cher : on estimait las Ier se méfiera des anciens pri-
à 1 000 roubles le recrutement d’un sonniers restés en Russie et ordonnera
précepteur avant l’arrivée de la Grande leur surveillance. Sans doute est-ce
Armée ; après sa débandade, il n’en la raison pour laquelle Nicolas Savin
coûtait plus que… 1 rouble, en vertu de demanda à rentrer en France (1834),
la loi de l’offre et de la demande. Pour supplique néanmoins rejetée par le tsar
lui-même. Aussi continua-t-il l’exer- courtoisie, mais fermeté, des preuves que lui, j’épluchais de mon côté les
cice du préceptorat, non sans soigner écrites pour « lever tous les doutes ». archives militaires de Vincennes, les
sa réputation dans la ville de Saratov où Une démarche semblable fut entre- actes paroissiens de Rouen, les manus-
l’on disait que l’ancien hussard avait fait prise par les « criméens » (anciens com- crits de Savin miraculeusement pré-
ses humanités au collège des jésuites battants de l’armée d’Orient, 1854- servés à Saint-Pétersbourg.
de Tours, qu’il connaissait la peinture 1855) qui, de Paris, s’adressèrent direc- D’où se profila – enfin – le portrait
pour l’avoir apprise au Louvre dans les tement en russe au maître de police de touchant d’un authentique soldat de la
ateliers de David et que, pour cette rai- Saratov : « On pense ici qu’il s’agit d’un Grande Armée. Savin n’avait pas menti,
son, entre autres passions françaises vieillard ayant les papiers et documents mais brodé ; il n’avait pas 126 ans, mais
L’ESPRIT DES LIEUX

telles que l’escrime, il pouvait aussi de son père et se disant aussi vieux que seulement 102 ; n’était pas lieutenant du
enseigner les beaux-arts. son père si celui-ci était encore vivant. » 2e hussards, mais chasseur du 24e léger ;
Etourdissant parcours que celui de Peu après, ce fut le Consulat général pas noble, mais bourgeois ; disciple non
ce soldat qui avait embrassé toutes les de la France à Saint-Pétersbourg qui de David, mais d’un maître ébéniste.
guerres, tous les arts, et dont le bona- s’inquiéta de ne pas retrouver le cente- Emouvante découverte entre tant
partisme pugnace s’accordait assez naire « dans les matricules où sont d’autres : les ornements floraux dont
bien avec la Russie autocratique de consignés tous les citoyens français le vétéran illustra ses manuscrits jus-
son temps. Il est de ces destins qui domiciliés dans la circonscription qu’à ses vieux jours reproduisaient, au
semblent faits pour servir de trame à consulaire de Moscou à laquelle se détail près, les motifs des menuisiers
d’art de Normandie.
Sous la fable du grognard se cachait
PHOTOS : © THOMAS GOISQUE. © SAINT-PÉTERSBOURG, FONDS WOENSKY/EDITIONS TRANSBORÉAL. © AKG-IMAGES/ULLSTEIN BILD.

Sous la fable du grognard se cachait l’histoire l’histoire vraie d’un Normand de 19 ans,
engagé volontaire dans la Grande
vraie d’un Normand engagé volontaire. Armée. Enfant de Napoléon, il avait
grandi dans les rêves de gloire. Au lieu
112 de quoi les Russes le reléguèrent pour
h un roman. Mais les vies les plus roma- rapporte, précisément, la province de quatre-vingt-deux ans sur la Volga.
nesques sont souvent les plus mysté- Saratov ». Premières fêlures dans la Certes, Savin affabulait. Mais sa fable
rieuses, et le cas de Nicolas Savin exi- légende du vieux soldat… était napoléonienne, comme lui. Et le
geait aussi une investigation. Celle à Cent ans plus tard, à la charnière des destin, en son temps si cruel avec les
laquelle je me suis livré pour composer XXe et XXIe siècles, les doutes s’accen- forceurs de la Berezina, se montra cette
Souvenez-vous du Gelé, un grognard tuèrent. On s’étonnait de ne trouver fois bienveillant pour le dernier d’entre
prisonnier des Russes, m’a occupé trois Savin ni dans les contrôles du 2 e hus- eux. Il lui offrit la longévité, la célébrité et
années sur archives après, il est vrai, sards – qui stationnait en Espagne lors une indéfectible affection populaire. 2
plus d’un quart de siècle de furetage, de la campagne de Russie –, ni dans les
tant la curiosité me brûlait. listes des officiers prisonniers de guerre
Car les zones d’ombre ne manquaient à Saratov, ni dans les effectifs du collège
pas. Du vivant de Savin, déjà, un carré des jésuites de Tours – que Louis XV avait
d’incrédules s’était mis en mouvement fait fermer dès 1762 –, ni parmi les élèves
dans les milieux militaires et bureau- du peintre David… Il n’était nulle part. À LIRE
cratiques. Ainsi, un certain colonel de Beaucoup criaient à l’affabulation, Souvenez-
l’Empire russe nommé Freymann avait allant jusqu’à nier le passé napoléonien vous du Gelé,
pris sa plume en français pour faire part de Savin. On l’accusait d’imposture, de un grognard
à Savin du résultat des recherches dont mythomanie et même de « charlata- prisonnier
il avait chargé « un ami de France » après nisme ». Il faut bien avouer que la juste des Russes
lecture de la publication du Temps nou- rigueur des historiens les amène parfois Yves Gauthier
veau : « Malheureusement, il résulte des à dénoncer comme fausses des réalités
Transboréal
recherches faites tant à la Grande Chan- mal assises sur les documents connus.
424 pages
cellerie qu’au ministère de la Guerre que Restait donc à chercher des docu-
13,90 €
1/ vous n’êtes pas sur les matricules des ments jusqu’alors inconnus. Un histo-
chevaliers de la Légion d’honneur et 2/ il rien de Saratov, Victor Totfalushin, s’y
A paraître
n’est trouvé au ministère de la Guerre employa avec une opiniâtreté stimulée le 6 avril
aucune trace de vos services au 2e régi- par la célébration du bicentenaire de la
ment des hussards. » Puis d’exiger, avec campagne de Russie. En même temps
LA GRANDE TRAVERSÉE
Ci-dessus : monument
à la gloire de l’armée
du tsar, sur le champ
de bataille de la
Berezina. A gauche :
la Berezina à l’endroit
où fut construit l’un
des deux ponts qui
permirent aux soldats
de Napoléon de passer.
Ci-dessous, à gauche :
dessin de Nicolas Savin
reproduisant un
motif des menuisiers
d’art de Normandie
(Saint-Pétersbourg,
Bibliothèque nationale).
Il avait en effet été formé
chez un maître ébéniste
normand. Ci-dessous, à
droite : L’Armée française
vaincue traversant la
Berezina, par Wojciech
Kossak, 1896 (Berlin,
Märkisches Museum).
© DAVIDBORDES.COM © MANUEL COHEN/AURIMAGES. © CHÂTEAU DE JOSSELIN.

L IEUX DE MÉMOIRE
Par Marie-Laure Castelnau

Aupaysdes
Rohan
Eric Mension-Rigau retrace avec
passion dans son dernier livre la saga
des Rohan. Celle d’une famille au cœur
de l’histoire de la France. Et de l’un
des plus beaux châteaux de Bretagne.
BERCEAU BRETON Ci-dessus : Antoinette et Josselin de Rohan, les propriétaires 115
actuels du château de Josselin (page de gauche), dans le Morbihan. En bas : Henri de Rohan, h
anonyme, XVIIe siècle (château de Beauregard, galerie des Illustres). Gendre de Sully,

P
as un manuel d’histoire ni un il se vit accorder le titre de duc par Henri IV. Sa fille Marguerite épousa Henri de Chabot.
dictionnaire où l’on ne trouve
leur nom, pas une grande bataille
française à laquelle ils n’aient participé, Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire Bretagne et celle de Lorraine, les familles
pas une charge prestigieuse dans l’armée, contemporaine à l’université Paris- royales de France, de Navarre et d’Ecosse.
l’Eglise, la politique ou à l’Académie qu’ils Sorbonne. Fruit de longues recherches « Les Rohan associent avec persévérance
n’aient occupée. Leur longue suite d’aïeux dans les archives et de fructueuses calculs politiques, élans chevaleresques
héroïques, qui donna à la France le dernier conversations avec Josselin et Antoinette et stratégie matrimoniale pour accroître
des grands féodaux bretons du XVe siècle de Rohan, son livre est un fascinant voyage leurs possessions et leur rayonnement
(Jean II de Rohan), des ducs (dont le à travers mille ans d’histoire au cœur avec l’ambition de monter sur le trône de
premier, Henri II de Rohan), un maréchal de la France et de la Bretagne. Alternant Bretagne », explique Eric Mension-Rigau.
(le maréchal de Luxembourg), est elle- le récit historique et l’analyse sociologique, Leur rêve s’achève quand la Bretagne est
même inséparable de plusieurs rois il y déroule avec minutie l’itinéraire définitivement rattachée à la France
de France (Saint Louis, Philippe le Bel ou de la famille de ses origines à nos jours, au début du XVIe siècle. Mais ils se mettent
Charles VI), d’un connétable (Clisson), convoque ses principales figures et alors au service de la monarchie, qui
de grands commis de l’Etat (Sully, Colbert, cerne les principes qui lui ont permis leur confie des charges de premier plan.
Louvois) ou d’écrivains fameux (Brantôme, de durer : « conviction de l’excellence, La deuxième particularité est leur
Théophraste Renaudot, François de fidélité à l’enracinement breton, dévouement division en deux branches à partir
La Rochefoucauld). Par l’ancienneté de ses au service de la France ». Dans son avant- du XVIIe siècle. Unique héritière du premier
origines, l’éclat de ses alliances, la place propos, ce spécialiste de l’histoire des duc, Marguerite de Rohan épouse Henri
qu’elle occupa dans l’histoire de la Bretagne élites met en lumière les deux grandes de Chabot en 1645. Dès lors, deux familles
et de la France, la famille de Rohan est particularités qui caractérisent les Rohan. se partageront le nom : les Rohan Chabot,
l’une des plus illustres d’Europe. La première est leur ascension rapide, en issus de ce mariage, et les Rohan Rohan,
C’est l’ascension et le rayonnement Bretagne puis dans le royaume de France, qui descendent en ligne masculine d’Alain Ier
de cette lignée hors du commun que grâce à une politique patrimoniale efficace de Rohan, premier porteur du nom
retrace avec bonheur, dans Les Rohan, et de brillantes alliances avec la maison de au XIe siècle. D’une ambition sans bornes, 1
visage. On y accède depuis le village par fantaisistes et raffinés du gothique
une cour intérieure, où se découvre une flamboyant. Couronnes, macles,
longue et magnifique façade de granit, lys de France, hermines de Bretagne,
sculptée comme une dentelle de pierre. personnages, feuilles et animaux
En l’an 1008, un guerrier breton, fantasmagoriques décorent pignons,
ceux-ci feront tout pour se maintenir Guéthenoc, vicomte de Porhoët, décida lucarnes et balustrades. Avec ses trésors
au sommet de la faveur royale. Pendant d’édifier une construction en bois sur d’art qui « exaltent le souvenir des ancêtres
la Révolution, ils quitteront la France pour ce promontoire rocheux. Son fils Josselin et rappellent la puissance féodale
s’installer dans l’empire des Habsbourg donnera son prénom au château de l’illustre lignée et son passé de gloire »,
et deviendront princes autrichiens. et au village qui l’entoure. L’illustre lignée commente Josselin de Rohan, elle
L’ESPRIT DES LIEUX

Les Rohan Chabot s’enracinent des Rohan, elle, tire son nom du « petit raconte aussi une histoire. « Elle est
quant à eux à partir du XVIIIe siècle, plutôt rocher », Roc’han en breton, que forme un témoignage de la puissance et du
en Bretagne. Du second Empire à nos le village dominé par le promontoire. rayonnement de son commanditaire ».
jours, ils se sont montrés particulièrement De ce château primitif, il ne reste rien. En maints endroits, on distingue
actifs dans la vie politique. A partir du En 1168, Henri II, roi d’Angleterre, s’empare la devise des Rohan : « A plus », soit « vers
XIXe siècle, ils restent les seuls Rohan en de la place forte, alors propriété d’Eudes II davantage », « plus grande » ou « toujours
France. Leur chef actuel, Josselin de Rohan, de Porhoët, et la fait démolir au terme plus haut ». Un mystérieux « A » couronné
comte de Porhoët, prince de Léon, est d’une lutte féroce. Quelques années la surplombe : le chiffre d’Anne de Bretagne,
le quatorzième duc. Marié à Antoinette plus tard, Eudes II revient sur ses terres à la fois nièce du propriétaire du château,
Boegner, il habite une ville dont le nom et relève le château et la ville. La place forte Jean II de Rohan, et duchesse de Bretagne
est son prénom. Haut fonctionnaire de Josselin sera amenée à jouer un rôle de devenue reine de France par son mariage
pendant quinze ans, il s’est lancé très tôt premier plan dans la guerre de succession avec Charles VIII. Un événement d’une
dans la carrière politique, puisqu’il fut de Bretagne, l’un des premiers épisodes importance historique, puisqu’il constitue
maire de Josselin à 27 ans et régulièrement de la guerre de Cent Ans. le premier acte de l’union de la Bretagne
116 réélu pendant trente-cinq ans, puis Mais c’est à Olivier de Clisson, à la France. Par ce « A », Jean II de Rohan
h conseiller général et sénateur. connétable de France, qu’on doit l’édifice voulut à la fois rendre hommage à sa
A famille extraordinaire, demeure que nous connaissons aujourd’hui. souveraine et rappeler leur lien familial.
extraordinaire ! S’il est un lieu qui le Aussi riche qu’ambitieux, il ordonne Mais les rois de France n’en ont pas fini
démontre, c’est bien le grandiose château sa construction en 1370. A partir du avec les Rohan. Les guerres de Religion qui
de Josselin, dans le Morbihan, berceau château existant, il fait édifier une opposent catholiques et protestants sont
de la famille de Rohan qui l’habite depuis véritable forteresse, avec huit tours rondes une nouvelle occasion d’affaiblir la famille,
toujours. Bâti il y a mille ans, il a été à toit conique (dont quatre subsistent convertie depuis peu au protestantisme.
le théâtre de terribles affrontements, aujourd’hui), reliées par une courtine et un Propriétaire de Josselin, Henri II de Rohan,
notamment entre les ducs de Bretagne immense donjon de 26 mètres de diamètre. gendre de Sully, auquel le roi Henri IV
et les rois de France. Assiégé, détruit Après une brillante carrière militaire et
et reconstruit au fil de l’histoire, ce château politique, il s’éteint en 1407 dans cette vaste
© YANNICK LE GAL/ONLYFRANCE.FR. PHOTOS : © DAVIDBORDES.COM

de conte de fées, sans doute le plus résidence, somptueusement meublée.


beau de Bretagne, est encore aujourd’hui Le château devient alors la propriété
« un emblème de ces grandes luttes de de son gendre, Alain VIII de Rohan. Au gré
pouvoir et le symbole de la résistance des des alliances, héritages et acquisitions,
Bretons face à la domination française », les Rohan finissent par détenir, au milieu
souligne Josselin de Rohan. du XVe siècle, le cinquième de la Bretagne.
Posée sur un socle rocheux dominant A l’orée du XVIe siècle, Josselin connaît
l’Oust, à une soixantaine de kilomètres de une nouvelle étape. Le petit-fils de Clisson,
Rennes, en plein cœur du pays de Porhoët, Alain IX de Rohan, fait construire un
l’impressionnante forteresse en granit véritable logis, qu’il adosse aux tours
s’impose dès l’entrée dans le village. Le long et à la courtine bâtie par son grand-père.
de la rivière, ses trois puissantes tours, Avec l’aide d’architectes italiens, son fils
bâties à même la roche au-dessus de Jean II commande la splendide façade
la paroi abrupte et reliées par une forte que l’on admire aujourd’hui : un ensemble
courtine couronnée de lucarnes, évoquent composite, mi-civil, mi-guerrier, unique en
les âpres luttes féodales. Derrière cette son genre, où cohabitent avec la luxuriance
austère façade, l’édifice offre un tout autre de la Renaissance bretonne des éléments
« À PLUS » Ci-dessus : le grand salon avec sa cheminée du XVIe siècle, surplombée de la
devise de la famille « A plus ». Page de gauche, en haut : la façade Renaissance du château.
accorde le titre de duc, devient même En bas : la statue du connétable Olivier de Clisson, réalisée en 1892, orne la salle à manger.
chef militaire des calvinistes sous la régence
de Marie de Médicis. En mars 1629, alors
qu’il guerroie dans le Sud-Ouest, Richelieu plus spirituelles de son époque. Tout carrés, toute la famille d’Alain de Rohan
s’empare de Josselin et fait démolir le monde se presse dans son salon parisien. figure sur les boiseries sculptées à la
le donjon, une partie de l’enceinte et des Pendant l’été, Josselin est aussi animé serviette. L’entretien de la demeure, classée
tours. « Monsieur le duc, je viens de jeter une que l’hôtel du boulevard des Invalides : Monument historique depuis 1928, est
bonne boule dans votre jeu de quilles », lui peintres, écrivains, hommes politiques, assuré grâce aux visites, mais aussi grâce
annonce-t-il triomphalement. Le bâtiment philosophes, pianiste s’y succèdent. à l’aide de l’Etat, du département et de 117
Renaissance est heureusement épargné. C’est l’apogée de la vie mondaine à Josselin. la région, et plus récemment de la société h
Déjà délaissé depuis le début du Mais tout s’arrête en 1914. A la mort des Amis du château de Josselin.
XVIe siècle, le château reste alors inhabité. d’Alain de Rohan, le 6 janvier, l’époque « Même si la grande époque de ma grand-
Henri II de Rohan meurt en 1638, léguant fastueuse de Josselin prend fin. Pendant mère est révolue, les Rohan Chabot ont un
sa demeure à sa fille Marguerite et la Première Guerre mondiale, l’édifice grand avenir. Toujours fidèles à nos valeurs,
à son gendre Henri de Chabot, dont héberge un hôpital. Lors de la Seconde, ils sont nombreux, se tiennent et sauront
la descendance formera la branche des il est occupé par les Allemands. s’adapter », explique Josselin de Rohan.
Rohan Chabot. A l’acharnement de Aujourd’hui, Josselin et Antoinette Interrogée sur l’avenir du château,
Richelieu succède la fougue destructrice de Rohan ont repris avec un talent et une Antoinette de Rohan répond quant à elle :
des révolutionnaires. Le château est énergie intacts le flambeau porté par leur « Je ne veux pas qu’il devienne pour
confisqué par les sans-culottes, qui arrière-grand-père. Chaque printemps, la génération suivante une chape de plomb
utilisent comme prison la tour isolée ils imaginent de nouveaux événements et trop lourde qui l’enferme dans le passé.
au milieu de la cour. En 1799, Josselin est accueillent les visiteurs dans le château, Mais si notre demeure n’est plus habitée, j’ai
rendu aux Rohan en piteux état. Son état son jardin et le musée de poupées et jouets bien peur qu’elle ne perde de son âme… »
ne cessera dès lors de se dégrader. ouvert en 1984 par Antoinette de Rohan. www.chateaudejosselin.fr
Tout change vers 1860, lorsque Josselin Chaque année plus de 40 000 personnes
de Rohan, prince de Léon, entreprend une (dont 60 % d’étrangers) découvrent
restauration d’envergure sous la direction l’histoire du château et son rez- À LIRE
de l’architecte Jules de La Morandière. de-chaussée, où ils peuvent admirer la
La remise en état de la toiture et des bibliothèque contenant 3 000 volumes,
remparts dure vingt ans. Elle est suivie de mais aussi le grand salon, avec plusieurs Les Rohan
l’aménagement intérieur, réalisé par Henri très beaux ensembles de mobilier des Eric
Lafargue sous la direction d’Alain de Rohan, XVIIe et XVIIIe siècles, et de nombreux Mension-
fils aîné du prince de Léon, passionnément tableaux et souvenirs familiaux. Rigau
impliqué dans l’embellissement de sa Ornée d’une magnifique statue équestre Perrin
demeure. Sa femme y contribue largement. de Clisson, la salle à manger offre un parfait 320 pages
Aimable, gaie, cultivée, la duchesse exemple de la restauration homogène du 22,50 €
Herminie est l’une des personnes les XIXe siècle. Dans cette pièce de 160 mètres
COUVRE-CHEF Couronne
(sirpech), toile, perles, diamants,
plumes d’oiseau de paradis, rubis
et émeraudes, Népal, vers 1900
(collection Al-Thani). Page
de droite : Portrait du maharajah
Sir Sri Krishnaraja Wodeyar
Bahadur, par K. Keshavayya,
vers 1906 (Londres,
Victoria & Albert Museum) ;
ornement de turban (jigha),
or, spinelles, diamants,
émeraudes, rubis, Inde
du Nord, 1675-1750.
(collection Al-Thani).
PHOTOS : © THE AL THANI COLLECTION 2013. TOUS DROITS RÉSERVÉS. PHOTO PRUDENCE CUMING. TABLEAU : © VICTORIA AND ALBERT MUSEUM, LONDON.
P ORTFOLIO
Par Albane Piot

La
splendeurdes
maharajahs
Au Grand Palais, une somptueuse
exposition présente la haute joaillerie
119
indienne du XVIe siècle à nos jours. H

C
e collectionneur amoureux de Tokyo en 2016, elle profite maintenant
l’art européen était de passage à des vastes espaces du Grand Palais de
Londres, à l’automne 2009. Il Paris, pour se montrer, sous les hautes
avait visité l’exposition « Maharaja : The voûtes du salon d’honneur, dans toute
Splendour of India’s Royal Courts », au son ampleur. Jusqu’au début du mois
Victoria and Albert Museum, qui resti- de juin, accompagnée de prêts de gran-
tuait les fastes des cours princières des institutions et de collections par-
indiennes de la fin de l’Empire moghol, ticulières rassemblés dans un écrin
au XVIIIe siècle, jusqu’à la disparition de magnifique et mystérieux – sols réflé-
l’Empire britannique des Indes en chissants, lumière retenue, installa-
1947 : impressionnante réunion de trô- tions suspendues et transparentes de
nes, armes, peintures de cour, photo- mailles métalliques dorées évoquant
graphies, pierres de turbans, et même l’opulence des palais indiens –, l’extra-
une Rolls-Royce. Pour sheikh Hamad ordinaire exposition s’offre à nos yeux
© VICTORIA AND ALBERT MUSEUM, LONDON.

bin Abdullah Al-Thani, cousin de éblouis pour leur dévoiler la joaillerie


l’actuel émir du Qatar, Al-Thani, ce fut des Grands Moghols et des maharajahs,
une révélation : il était tombé amoureux bijoux lumineux dont le goût toujours
des bijoux indiens, au faste inégalable, à vivace et les formes maintes fois réin-
la sophistication si particulière. Très terprétées se sont perpétués du
vite, il avait cherché à acquérir l’objet de XVIe siècle à nos jours.
ses nouvelles amours. Moins de dix ans La région était généreuse : le sous-
plus tard, sa collection de joyaux continent indien, soit l’Inde mais aussi le
indiens compte plus de 250 pièces. Népal, le Bhoutan, le Pakistan, le Ban-
Exposée en (petite) partie à New York gladesh, le Sri Lanka et les Maldives,
en 2014, à Londres en 2015 puis à renferme en ses sous-sols des trésors de
pierres fines : diamants des mines de
Golconde, annexées par les empereurs
moghols en 1687, saphirs du Cache-
mire, spinelles du Badakhchan, saphirs
et rubis de l’île de Ceylan, toute proche,
ou rapportés de Birmanie, et perles du
golfe Persique poussées par les vents matérialise la chaleur et l’éclat. A
de mousson vers les rivages de l’Inde. contrario, le saphir, associé à Saturne,
En outre, dès la première moitié du était potentiellement maléfique et de
XVIe siècle, les marchands européens fait moins souvent utilisé. Aujourd’hui
avaient apporté du Nouveau Monde, encore, le pouvoir des pierres, s’il est
des mines de Colombie, Chivor, Muzo moins redouté, n’est pas négligé. Des
ou Coscuez, découvertes en 1537 et en traités destinés à l’usage des joailliers
1567 par les conquistadors, les plus ou à l’édification des rois en consignent
belles émeraudes : établis à Goa depuis la science. Le Ratnashastra (« Traité sur
1510, les Portugais, maîtres incontes- les pierres »), par exemple, détaille les
tés du commerce des pierres précieu- origines mythiques et les propriétés des
ses, approvisionnaient l’Inde musul- pierres. Neuf gemmes au fort pouvoir
mane, les empereurs moghols comme symbolique forment ensemble le nava-
les sultans du Deccan, plus au sud, mais ratna : diamant, perle, rubis, saphir,
aussi la Perse et l’Empire ottoman, de émeraude, zircon, topaze, œil-de-chat
ces pierres qui fascinaient ces souve- et corail. Chacune est associée à une
rains, par leur vert, couleur céleste et
suprême de l’islam mystique, qui pas-
sait pour avoir été la préférée du pro-
phète Mahomet. A cela s’ajoutaient
d’autres vertus qu’on leur prêtait com-
munément : celles de préserver de
PHOTOS : © THE AL THANI COLLECTION 2013. TOUS DROITS RÉSERVÉS. PHOTO PRUDENCE CUMING.

divers maux, comme l’épilepsie, de


garder de l’emprise des démons, des
serpents et des dragons, qu’elles aveu-
gleraient de leur éclat, d’être un anti-
dote, et de procurer la richesse. L’art de
juger d’une pierre, d’en connaître les
vertus, d’apprécier la qualité de son
eau, d’estimer la fulgurance de ses feux,
faisait partie de l’éducation des princes.
Depuis les temps reculés de l’Inde
ancienne et de la civilisation de l’Indus,
le bijou y est plus qu’une simple parure,
davantage qu’une démonstration de
richesse et, par là, de puissance. Toute
gemme est, aux yeux d’un hindou,
investie de pouvoirs, de vertus, chargée
de la faveur d’un astre dont elle trans-
met l’influence. Le rubis, surtout lors-
que son rouge est dit « sang de pigeon »,
couleur impériale que l’on choisissait
pour les étoffes des tentes et des dais
abritant les souverains moghols, était
aussi traditionnellement la pierre du
Soleil, ce « rubis jaune » que mention-
nent certains textes persans, dont il
PRESTIGIEUX Ci-contre :
épée, acier, or, argent, diamants,
rubis, émeraudes et grenat,
Hyderabad, 1880-1900.
Page de gauche : poignard
(khanjar), or, diamants, rubis
et émeraudes, Inde du Sud
(probablement Tanjore),
1790-1810 ; émeraude ayant
appartenu à Shah Jahan,
Inde du Nord ou Deccan,
30,61 carats ; aspersoir à eau
de rose (gulabpash), or,
rubis, émeraudes et perles,
Inde du Nord, 1675-1725.
L’ensemble : collection
Al-Thani.

121
H
PHOTOS : © THE AL THANI COLLECTION 2013. TOUS DROITS RÉSERVÉS. PHOTO PRUDENCE CUMING.
L’ESPRIT DES LIEUX

EST-OUEST Ci-dessus : aigrette, or, platine, diamants, fond émaillé,


création Mellerio dits Meller, Paris, 1905. La magnificence de l’Inde s’allie
à l’élégance occidentale. A droite : poignée de la dague de Shah Jahan,
néphrite, Inde du Nord, 1620-1625. Elle porte une inscription en persan,
« sahib qiran-i thani » (« le second maître de l’heureuse conjonction ») et
la mention de l’année de règne, « 2 » ou « 9 ». La néphrite est une variété
de jade, d’un blanc luminescent. La tête, de type européen, fut peut-être
inspirée d’un ivoire représentant le Christ. L’ensemble : collection Al-Thani.

122
H

planète et leur combinaison, qui permet turban n’est généralement porté que
de former un microcosme, constituant par un souverain et suffit à indiquer le
le plus puissant des talismans. statut de son propriétaire. De même, le
Talismanique, la gemme pouvait être huqqa (narguilé) et le chasse-mouches
aussi dynastique, lorsqu’elle portait, étaient des emblèmes royaux. Etoffés
gravés sur ses facettes, les titres des dif- de coquillages, plumes, ivoire, perles,
férents souverains auxquels elle avait feuilles et fleurs, les bijoux accompa- épousant la pierre, en accentue ainsi
appartenu : ainsi du rubis Timur, por- gnent les rites de passage du dévot, de l’éclat et la luminosité. La taille de la
tant le nom des empereurs moghols sa naissance à sa mort. Un texte traitant gemme, jamais symétrique au
Jahangir, Shah Jahan, Alamgir et Far- de l’art de la dramaturgie et de l’esthéti- contraire de la taille occidentale, veille
rukhsiyar, ainsi que les noms du Persan que, le Natyashastra, explique ainsi alors à suivre les contours de la pierre, à
Nadir Shah et de l’Afghan Ahmad Shah comment il convient de figurer les rois en respecter la forme originelle. La
Durrani ; du spinelle d’Ulugh Beg, ins- et les divinités, en classant les parures sublimation de la matière première était
crit aux noms du Timuride Ulugh Beg, en fonction de la manière dont elles le but essentiel des joailliers comme des
du souverain safavide Shah Abbas Ier, étaient portées (passées dans un ori- lapidaires. Elle est particulièrement
des empereurs moghols Jahangir, fice, nouées, ôtées, posées…). admirable dans le travail du jade, qui,
Shah Jahan et Alamgir, et de l’Afghan Quant à la technique, au montage des avec le cristal de roche, se voit dédier
Ahmad Shah Durrani. bijoux, ils serviraient à eux seuls à iden- toute une section de l’exposition du
Au-delà des gemmes elles-mêmes, tifier la joaillerie indienne. Le kundan, Grand Palais. Mats et unis à l’état brut,
chaque forme spécifique de bijou, qu’il très souvent utilisé, est une manière de les jades moghols, taillés avec une maî-
soit ornement de tête, collier, bracelet serti clos qui permet d’éviter le recours trise extraordinaire, chatoient, et
pour le haut du bras, pour le poignet ou aux griffes, la monture de la pierre étant s’accompagnent éventuellement de
la cheville, ceinture ou bague d’orteil, façonnée à partir d’un or très pur qui, à rehauts d’or et de pierreries. Amincies
fait de lui l’insigne d’un rang, d’un statut température ambiante, effectue des à l’extrême, les parois des coupes à vins
familial, la marque d’une appartenance liaisons moléculaires avec lui-même de la collection Al-Thani semblent
à une caste, à un lieu : un ornement de tout en restant malléable. La feuille d’or, vibrer, souples, dans la lumière. Les
BRUT DE COFFRE A gauche : le diamant d’Agra, Inde,
avant 1536, retaillé vers 1880 et 1990, 28,15 carats.
Ci-dessus : ornement de turban (sarpech), Inde,
vers 1900 ; clip Cartier, Paris, 2012. Or, argent,
émeraude, diamants et perle. L’ensemble : collection
Al-Thani. Cartier fut le premier joaillier français
à se tourner vers l’Inde au début du XXe siècle.

123
H

cuillères taillées dans du jade blanc sont dynastie fondée par Babur en 1526 ; un diamants moghols, le Koh-i-Noor.
quasi transparentes au cuilleron, et leur règne dont la stabilité avait favorisé S’ensuivirent les invasions des Jat, puis
tige d’une souplesse impossible. Les l’épanouissement du mécénat et le des Rohilla en 1763 et 1788, et la cap-
manches de poignards et de dagues développement d’une cour raffinée. Le ture de l’empereur par les Marathes en
adoptent des formes complexes et raffi- faste des rituels qu’il avait adoptés, 1754. La dissolution de l’empire profita
nées, telle cette dague ayant appartenu immortalisé par le récit de l’A’in-i aux cours princières de petits Etats qui
à Shah Jahan, coiffée d’une tête juvé- Akbari, offrait un spectacle grandiose se formèrent sur les ruines mogholes
nile aux cheveux bouclés, le cou ceint aux yeux interdits des ambassadeurs et dont les souverains, les maharajahs,
d’une fraise. L’émail, technique acquise étrangers. Il fut éphémère. La mort de affirmaient leur autorité en reprenant à
par les orfèvres moghols au XVIe siècle, l’empereur Aurangzeb au début du leur compte les symboles de l’autorité
sans doute après le séjour à Goa d’une XVIIIe siècle laissa l’Inde moghole dans moghole, et notamment ses bijoux. Le
ambassade dépêchée par le souverain le chaos. Tant de richesses suscitaient couvre-chef royal évolue : le turban
en 1575-1577 avec mission d’y acqué- inévitablement les convoitises. En moghol avec sarpech et aigrette cède la
rir de « précieux savoirs », se décline 1739, profitant de la faiblesse du sou- place à une autre forme de turban,
sous plusieurs formes : les émaux trans- verain Muhammad Shah (1719-1748), retenu à l’arrière par un bandeau d’or et
parents des ateliers de Lahore, l’émail le Persan Nadir Shah soumit la ville de orné à l’avant d’une aigrette opulente
rose sur fond blanc opaque des ateliers Delhi à un pillage sans précédent, char- constellée de pierreries. Puis la cou-
de Bénarès, illustrés au Grand Palais geant quelque sept cents éléphants, dix ronne à l’européenne est adoptée.
par une paire de bracelets à fleurons, les mille chameaux et dix mille chevaux, L’implantation des compagnies com-
émaux rouge et vert transparents sur selon les chroniques du temps, des merciales européennes en Inde y infuse
fond blanc opaque de Jaipur, les émaux objets de son butin, saignant l’empire l’influence occidentale, accrue encore
verts, bleus et rose sombre du Sind. déjà exsangue, précipitant le déclin de après la défaite de Tipu Sultan devant
La somptueuse joaillerie indienne la dynastie. Parmi ses prises, le célèbre les forces britanniques en 1799 et la
s’était particulièrement développée à trône du Paon, depuis démembré, neuf soumission progressive de l’ensemble
partir du règne de l’empereur moghol autres trônes d’or et d’argent incrus- du territoire indien, jusqu’à l’avènement
Akbar (1556-1605), le plus grand de la tés de pierreries, et le plus célèbre des de l’Empire britannique des Indes en
ÉLÉGANCES A gauche : aigrette,
platine, émeraude, saphirs, diamants
et perles, création Paul Iribe, réalisation
Robert Linzeler ; émeraude : Inde,
1850-1900 ; monture : Paris, 1910.
Elle fut portée comme plaque de
corsage par l’actrice Jeanne Dirys,
l’épouse de Paul Iribe. A droite :
pendentif, or, perle, rubis, diamants,
émeraudes, saphirs, verre, émaux
colorés et laque, Inde, vers 1575-1625.
L’ensemble : collection Al-Thani.

1858 et la transformation du pays


en une constellation de petits Etats impératrice des Indes. Invité à y parti-
dirigés par des maharajahs privés ciper, le joaillier n’avait pas manqué
d’autonomie politique et vassaux une telle occasion de s’attirer une nou-
de la reine d’Angleterre. velle clientèle, mais surtout d’investir
Même si les formes et les usages le marché des perles. La même année,
des bijoux restent inchangés, la le maharajah Tukoji Rao Holkar III
mode occidentale se fait de plus d’Indore achète à Chaumet deux extra-
en plus visible alors : la taille en ordinaires diamants poires qu’il lui
facettes et les sertissages occi- demandera, deux ans plus tard, de
dentaux sont pratiqués, le pla- monter en sautoir. La magnificence de
tine est bientôt préféré à l’or, et l’Inde mythique s’allie aux élégances
l’on n’hésite pas à envoyer des européennes pour des créations syn-
parures entières à Londres ou à crétiques d’une infinie variété, qui pro-
Paris pour les faire remonter ou duit encore des chefs-d’œuvre : les bro-
les adapter au goût du jour, dans ches, bagues ou ornements de turban
le style Belle Epoque puis Art de JAR (joaillier américain tenant bou-
déco. Des commandes presti- tique au 7, place Vendôme, à Paris) qui
gieuses sont passées à Cartier, ferment l’exposition n’ont, pour la plu-
Chaumet, Van Cleef & Arpels, part, pas plus de cinq ans… 2
Mauboussin et Boucheron, dont on « Des Grands Moghols aux maharajahs. Joyaux
peut voir à l’exposition des exem- de la collection Al-Thani », jusqu’au 5 juin 2017.
plaires fameux tels le collier ras- Grand Palais, salon d’honneur, square Jean-
de-cou, en diamants, perles et Perrin, 75008 Paris. Tous les jours sauf le mardi,
rubis, de la maharani de Patiala, réa- de 10 h à 20 h, nocturne le mercredi jusqu’à 22 h.
lisé par Cartier en 1931. Tarifs : 13 €/9 €. Rens. : www.grandpalais.fr
Cartier fut le premier, au tournant
du XXe siècle, à se tourner vers l’Inde,
d’abord pour des motifs économiques,
puis pour des raisons esthétiques : la
mode était à l’exotisme, et les silhouet- À LIRE
tes longilignes des couturiers comme
Paul Poiret s’accessoirisaient volontiers Catalogue
de turbans et bijoux opulents aux for- de l’exposition
mes venues d’ailleurs. Jacques Cartier Editions
lui-même se rendit en Inde en 1911- de la RMN/
1912 à l’occasion du durbar de Delhi, Grand Palais
cette somptueuse cérémonie au cours 400 pages
de laquelle le roi George V et la reine
49 €
Mary reçurent les titres d’empereur et
TIGRE ROYAL
Épi de couronnement
du trône de Tipu Sultan,
or, diamants, rubis,
émeraudes et marbre,
Mysore, vers 1787-1793
(collection Al-Thani).
Il est l’un des huit
ornements du trône de
Tipu Sultan, appelé aussi
le « Tigre de Mysore ».
Tipu avait en effet
adopté le tigre comme
un symbole de son
identité royale. Le trône
fut démantelé en 1799,
à la mort du sultan.

125
H

PHOTOS : © THE AL THANI COLLECTION 2013. TOUS DROITS RÉSERVÉS. PHOTO PRUDENCE CUMING.
PHOTOS : © JEAN-MATTHIEU GAUTIER/CIRIC POUR LE FIGARO HISTOIRE.

T RÉSORS VIVANTS
Par Sophie Humann

Al’heuredes
rois de
France
Depuis plusieurs années, les artisans
de la maison Arvaud entretiennent
et restaurent les horloges et pendules
du château de Fontainebleau.
BOÎTE À MUSIQUE Stephen Boudreau (page de gauche, en haut), l’horloger de la
maison Arvaud, a passé une cinquantaine d’heures à restaurer le mouvement (ci-dessus) 127

E
lle n’avait jamais sonné depuis que de la pendule du salon du Musée chinois de Fontainebleau (page de gauche, en bas), h
Napoléon III et Eugénie désertèrent le qui abrite une savante boîte à musique et dont les statues accompagnées d’un cheval,
château en 1870. Le 21 février, la grande d’un chameau, d’un alligator et d’un lion représentent les quatre parties du monde.
pendule a retrouvé sa place sur la cheminée
du salon douillet du Musée chinois de
Fontainebleau, où l’impératrice aimait tant complexité qui date de 1803. Derrière Yohanna pense qu’une tringlerie reliait
se tenir. Elle égrène les heures et sa boîte le socle, se cache une soufflerie d’orgue. la boîte à musique à la partie horlogère
à musique chante à la demande l’un de ses Au-dessus, est accroché un rouleau équipé pour déclencher la musique au passage
airs favoris, pour le plus grand bonheur des d’un système de peignes, comme dans des heures. Elle a renoncé à en fabriquer
canapés de cuir et des tables à jeux qui ne les boîtes à musique traditionnelles. Dans une nouvelle. Trop compliqué. L’orchestre
l’avaient pas entendu depuis si longtemps… le fond, s’alignent des tuyaux de flûte s’anime donc en appuyant simplement
La belle vient de passer de longs mois et, par-dessus encore, de petites assiettes sur un bouton. Stephen Boudreau,
à Paris, dans l’atelier de la maison Arvaud, de métal alignées forment le carillon. le second horloger de la maison, a passé,
qui entretient depuis trois générations les Ce joyau des orchestres mécaniques lui, une cinquantaine d’heures sur
pendules des palais de la République. Son peut jouer jusqu’à huit airs différents ! le mouvement de la pendule, qui date
habillage, d’époque Louis XVI, allie la grâce « Il a fallu presque trois ans pour de 1790, à démonter, nettoyer, recréer des
à une certaine sobriété. Une couronne restaurer le mécanisme, entièrement ressorts, vérifier chaque dent de laiton.
de laurier, surmontée d’un cartouche grippé, raconte Yohanna Arvaud. « Si une dent est usée, précise-t-il,
enflammé d’où s’étirent les rayons du soleil, Nous avons fait appel à un spécialiste je peux en fabriquer une nouvelle avec mes
entoure le cadran. Le corps de la pendule des automates pour remettre en état les instruments de micro-mécanicien, mais
est posé sur un socle en bois peint, orné jeux d’orgue et le carillon, mais nous ne comme c’est une œuvre d’art ancienne, elle
d’une classique frise à jour. Il est gardé, en trouvions de fabricants ni pour les ressorts doit avoir le même niveau d’usure que
ses quatre coins, par quatre jeunes femmes, ni pour les chaînes cassées. Nous avons fini les autres, sinon je provoque un déséquilibre
accompagnées chacune d’un animal : lion, par dénicher du câble gainé, qui a fait office dans la pendule. De la même façon, je bleuis
chameau, alligator, cheval, symbolisant de chaîne. Quant aux ressorts, nous en l’acier des nouveaux ressorts et les pivots,
les différentes parties du monde. avons choisi d’autres, moins épais et moins jusqu’à obtenir exactement la bonne
En s’ouvrant, ce corps révèle la boîte hauts que les originaux, et nous avons dureté de métal. Le juste milieu est difficile
à musique, machinerie d’une grande comblé le vide avec de la matière… » à trouver, c’est à la fois lent et précis. Sinon, 1
HEURE POÉTIQUE Deux fois par mois, Yohanna Arvaud et Stephen
Boudreau (à gauche) vont jusqu’à Fontainebleau où ils remontent
et entretiennent les horloges du château, comme cette incroyable pendule
italienne à dix cadrans (en bas) ou cette autre (page de droite) où Homère,
aveugle, est entouré de la Muse de la poésie et de Virgile avec son cygne.

avec le retour de cette pendule si particulière Parmi les pendules les plus intéressantes
dans le salon du Musée chinois. » de la maison, celle d’Antide Janvier, datée
S’il a fallu attendre la fin du XVIIIe siècle de 1791. « Sur la carte de France du cadran,
pour que les pendules restent à demeure raconte Vincent Droguet, on pouvait
au château, savoir l’heure a toujours lire le temps réel dans chaque département.
j’ai surtout nettoyé les pièces soumises été indispensable au bon fonctionnement Louis XVI désirait l’acheter, mais il vivait
à l’oxydation. Presque toutes les pendules de de la vie quotidienne des souverains. à l’époque aux Tuileries et n’a pas pu.
Fontainebleau possèdent leur mouvement François Ier, déjà, avait fait installer Napoléon a fini par l’acquérir et la fit
d’origine, ce qui est rare. Le plus difficile, à Fontainebleau, dans le clocher de la installer dans son cabinet. Nous avions
c’est de faire fonctionner des mouvements chapelle Saint-Saturnin, une horloge renoncé à la faire fonctionner tant son
L’ESPRIT DES LIEUX

abîmés, mais qui ne sont pas tous à automates aujourd’hui disparue, où les mécanisme est compliqué. Mais nous allons
au même stade de vieillissement. » dieux de la mythologie figuraient les jours tenter une dernière fois… » Conservateurs
Les deux horlogers essaient toujours de la semaine. Dans le clocher de la chapelle et horlogers ont aussi abandonné l’idée de
de conserver le maximum de pièces de la Trinité, une autre horloge rythmait remettre en marche la pendule nommée
des horloges historiques. Mais cela également les heures. Fondue dans un « à la figure du Temps ». Les bronzes
devient difficile. L’artisan qui savait incendie, elle fut remplacée en 1812 par une frottent le cadran, et il faudrait modifier
reformer les boîtiers cabossés a pris sa petite sœur, en bronze doré et émail, signée son équilibre pour la faire fonctionner.
retraite sans être remplacé. Les émailleurs par « Lepaute, horloger de l’Empereur », Ils ont eu plus de chance avec les autres.
ont disparu. Heureusement, la maison que les horlogers de la maison Arvaud La plus originale est sans doute celle à dix
peut encore compter sur un fabricant ont restaurée avec beaucoup d’émotion. cadrans, incroyable travail tessinois de la fin
d’aiguilles, qui en a d’ailleurs recréé Avant le règne de Louis XVI, les du XVIIIe siècle, achetée par le conseiller
une pour l’horloge du Musée chinois. services du Garde-Meuble apportaient d’Etat Claude Petiet, alors en poste en
Tous les matins, Yohanna Arvaud donc chaque année des pendules et des République cisalpine (l’actuelle Lombardie),
et Stephen Boudreau sillonnent la capitale horloges dans les appartements royaux et acquise après sa mort par le Garde-
128 pour inspecter les pendules de plusieurs pour la durée du séjour des souverains, Meuble impérial pour être installée dans la
h palais de la République, dont le Quai généralement entre août et novembre. salle à manger de l’Empereur. Elle indiquait
d’Orsay, le Mobilier national, l’Elysée, Parfois, ils les louaient à des horlogers à la fois l’heure, les phases de la Lune,
la Cour de cassation, le département ou à des marchands. Savoir l’heure était la date, les saisons, les jours de la semaine,
des Objets d’art du musée du Louvre, nécessaire au respect de l’étiquette. Saint- les phases du Soleil, le signe du jour et
l’ordre des avocats. Les horloges du Simon ne disait-il pas de Louis XIV : « Avec ceux du zodiaque, les années bissextiles…
pouvoir n’ont plus de secret pour eux. un almanach et une montre, on pouvoit La plus belle est peut-être la grande
Parfois, en en démontant une, ils trouvent à trois cents lieues de lui, dire avec justesse pendule Boulle, dite « au char d’Apollon »,
des graffitis soigneusement cachés derrière ce qu’il faisoit » ? Martineau, l’horloger, qui trône dans la première salle Saint Louis.
un barillet, laissés là en signe de discrète et les deux valets de chambre horlogers
protestation contre le pouvoir en place. remontaient soigneusement chaque jour
Le père de Yohanna était ainsi tombé toutes les pendules et la montre du roi.
un jour sur les mots « Mort au roi ! ». A Versailles, lorsque la demie de huit heures
Deux jours par mois, ils prennent sonnait à la pendule d’or, sur la cheminée
la direction de Fontainebleau pour de sa chambre, le premier valet de chambre
remonter et surveiller les pendules en quartier s’approchait du lit, écartait
du château. Leur collaboration avec les rideaux et disait : « Sire, voilà l’heure. »
le palais des rois remonte à 2008. « Jusque- A la Révolution, les quelques pendules
là, précise Vincent Droguet, le directeur dont on avait équipé Fontainebleau furent
général des collections, sur les quelque vendues ou envoyées au Garde-Meuble.
deux cents pendules répertoriées, Mais dès 1804, Napoléon donnait l’ordre
nous en avions restauré une dizaine dans de remeubler le château. Des pendules
l’appartement de l’Empereur, sur notre furent achetées chez des marchands,
budget de fonctionnement. Grâce au prises dans les logements des opposants
mécénat de Rolex, nous avons pu poursuivre ou saisies parmi les biens d’émigrés.
en restaurant avec la maison Arvaud Puis, tout au long du XIXe siècle, les plus
trente et une pendules dans l’appartement grands horlogers furent mis à contribution
du Pape, le musée Napoléon Ier, les Petits pour créer des pièces originales
Appartements… La campagne se termine pour la demeure impériale et royale.
© JEAN-MATTHIEU GAUTIER/CIRIC POUR LE FIGARO HISTOIRE. © FMR/CHÂTEAU DE FONTAINEBLEAU. © CHÂTEAU DE FONTAINEBLEAU.
h
LA RÉSISTIBLE ASCENSION
D’ADOLF HITLER
Le mercredi 5 avril
De 20 h à 22 h

SIDONIE
BONNEC
ET THOMAS
HUGUES

© ABACA PRESS POUR RTL.


Sur son pied en marqueterie, un cadran qui contient un mouvement à sonnerie
signé Mynuel surplombe la copie en imaginé une fois encore par la maison
miniature du groupe sculpté par Tuby pour Lepaute, et indique les heures et les minutes
le bassin de Versailles. Saisie à la Révolution au moyen de deux cercles horizontaux.
dans les collections des princes de Condé
à Chantilly, elle est entrée à Fontainebleau
La plus littéraire est sans doute la pendule
« au buste d’Homère », avec un bas-relief
reçoivent
en 1837, à la demande de Louis-Philippe. en bronze doré représentant Virgile Geoffroy Caillet,
La plus émouvante est probablement lisant L’Enéide devant la famille d’Auguste. rédacteur en chef
celle du salon particulier de l’Empereur. Et la plus scientifique, celle commandée
Le 4 avril 1814, à trois heures de l’après-midi, au départ pour l’ameublement du palais
du Figaro Histoire
cette élégante pendule en bronze et du Quirinal à Rome, qui représente dans
porcelaine de Sèvres, dont le mouvement
est signé Lepaute, sonna au moment même
Uranie donnant une leçon d’astronomie.
Il y en a tant d’autres qu’il est
La curiosité
où Napoléon signait, après des heures de impossible de toutes les citer. Pourtant, est un vilain défaut,
discussion avec ses maréchaux, l’abdication Vincent Droguet en regrette une, une émission à retrouver
que lui tendait le grand écuyer Caulaincourt. signée Bofenschen. Datée de 1808, elle
La plus moderne est posée sur la permettait, grâce à un système de bougie, du lundi au jeudi
cheminée du salon de la Reine, aussi appelé de projeter l’heure au plafond comme de 20 h à 22 h
Salon blanc. Debout sur un socle en bronze certains réveils actuels. Elle est sortie de et sur RTL.fr en podcast.
doré, les trois Grâces en biscuit de Sèvres l’inventaire du palais en 1869… et, à ce jour,
portent sur leurs têtes un globe de cristal on ignore toujours où elle se trouve. 2
A VA NT, A PRÈS
Par Vincent Trémolet de Villers

La
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.

poésiede
l’ordre
U
n matin, Marin de Viry a décidé on se transforme en marchant, on espère
de dire, d’écrire ce qu’il s’était faire mieux, on s’y fatigue, on passe le
d’abord dissimulé à lui-même relais, on disparaît dans la lumière. (…)
avant de le dissimuler aux autres. Il fallait Le roi est le signe de cette étrangeté (…) :
L’ESPRIT DES LIEUX

se rendre à l’évidence, s’avouer le grand il meurt mais il ne meurt pas ».


secret : il était catholique et monar- L’étudiante est un peu déroutée : elle
chiste. On comprend qu’il ait tardé. On n’est pas la seule. Le professeur fait le
approuve sa prudence : cela pouvait tour de ses amis – un banquier subtil, un
coûter très cher. A peine cet écrivain rare écrivain célèbre, un autre plus royaliste
et brillant, membre du comité de rédac- que le roi, une analyste financière « très
tion de la Revue des deux mondes, avait- allemande et particulièrement ravis-
il décidé de dire franchement les cho- sante » – sans parvenir à les convain-
ses, qu’il recevait de l’un des siens cette cre. L’homme pourtant ne manque pas
réponse amicale : « Catholique et royal, d’arguments : le « vide absolu de majesté
ça va bien ensemble. (…) tu vas devenir de François Hollande » d’abord ; les
ridicule, puis pauvre et si ça tourne mal, ministres ensuite : « Entre 100 000 et
martyrisé. » Rien chez lui ne le prédis- 200 000 Français au bas mot sont techni-
posait aux tyrans et autocrates non plus quement et intellectuellement capables
130 qu’au martyre. S’il était monarchiste, d’être ministres, compte tenu de ce que
h c’était justement par goût de la vie, de nous pouvons observer du niveau de fran-
l’indépendance et de la liberté. çais, de logique et de professionnalisme
« Un roi, immédiatement » : désor- d’un membre moyen du gouvernement » ;
mais il le proclame et en a même fait un l’air du temps enfin qui érige « en idéal
essai enjoué, drôle et plus nourrissant un hermaphrodite social-démocrate béat
qu’un chapelet de méditations dou- et végétalisé ». La finance, les politiciens,
loureuses. Ça commence comme chez Laclos, par une correspon- la publicité, Marin de Viry nous promène d’un cercle à l’autre et
dance. Un prof de Sciences Po écrit, par courriel, à une élève jour- livre par fragments une autobiographie intérieure. Ce qu’il veut
naliste qui débute à Mediapart. Elle rêve d’accéder au nirvana de la protéger, c’est son âme. Etre un homme plutôt qu’« un narcisse
profession : devenir une fille « cool et cash, qui fait du buzz avec ses dilaté à l’infini par les millions de miroirs des réseaux sociaux, (…)
clashs qui cassent ». Elle doit faire une enquête sur les royalistes. Le tout entier tendu vers un but de satisfaction immédiate et perma-
professeur lui indique les données qu’attendent ses employeurs : nente de son amour-propre et de sa libido ». Aller à la messe ou
une famille innombrable, un père officier à la nuque raide, un châ- feuilleter un catalogue de spas, que choisir ? « Le mystère frappe à la
teau décati en Bretagne, un portrait de Marie-Antoinette, quel- porte : quand l’infini se présente, il faut lui répondre. » 2
ques soutanes et les scandales sexuels qui vont avec, un chercheur
au CNRS à charge, un butor, enfin, qui, pour la réussite du papier,
fera l’éloge du libéralisme économique et du conservatisme social
avant de lâcher « deux ou trois phrases à décorner les bœufs sur les
juifs, les musulmans ou les homosexuels ». À LIRE
Tous les clichés ainsi évacués, l’auteur peut s’épancher, par le
biais de son personnage, sur la profondeur et la nature de son Un roi,
© WWW.POSITIVEPLANET.NGO

désir monarchique. Remettre en cause la République ou la démo- immédiatement


cratie ? Ça n’est pas son affaire, ce qu’il veut restaurer, c’est la Marin de Viry
liberté et l’indépendance, la poésie de l’ordre, un ailleurs qui per- Pierre Guillaume
mette les noces du grand et du petit. « Le roi, poursuit-il, c’est de Roux
l’accident et la permanence. Le roi, c’est la succession jusqu’à la fin 144 pages
des temps : c’est le portier de l’invisible. » Catholique ? Parce qu’il 18,50 €
associe à son pessimisme « l’ontologie gaie du pèlerin : on marche,

Retrouvez Le Figaro Histoire le 1er juin 2017


VOUS RÉVÈLE LES DESSOUS DE LA CULTURE

LE SOLEIL SE LÈVE AU NORD

Ses jeunes filles rêveuses inspirent romanciers et


cinéastes, ses scènes de musique et de conversation
ont le pouvoir étrange de suspendre le temps, de
revêtir l’action d’un imperceptible silence. Présenté
parmi ses pairs dans la somptueuse exposition
du Louvre, Vermeer surplombe son siècle. Que
sait-on de sa vie, de ses maîtres, des influences
qui jalonnèrent son chemin ? Quel terreau fertile
permit, au pays des moulins et des marécages,
l’éclosion de génies comme Pieter De Hooch,
Gerard Dou, Jan Steen, Gerard Ter Borch, Nicolaes
Maes, auxquels Vermeer se mesura ? Dans un
numéro magnifiquement illustré, Le Figaro Hors-
Série s’efforce de décrypter ces scènes de la vie
quotidienne hollandaise qui, à trois siècles de
distance, nous semblent si familières, et d’élucider
l’énigme du « sphinx de Delft », à l’incomparable
talent.

Le Figaro Hors-Série Vermeer, le monde du silence,


106 pages.

8 € Actuellement disponible
,90 en kiosque et sur www.figarostore.fr
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« Le destin croisé de deux géants : plus que jamais, nous vivons
avec eux, ou ils vivent en nous – Passionnant ! »
Jean-Pierre Elkabbach, « Bibliothèque Médicis ».

« Le livre se lit au grand galop, comme un récit, un roman. »


François Busnel, « La Grande Librairie ».

« Un essai magistral. »
Jean-Christophe Buisson, Le Figaro Magazine.

« La plume est éblouissante. »


François-Guillaume Lorrain, Le Point.

« Une œuvre d’écrivain autant qu’un essai d’historien,


pour le plus grand plaisir du lecteur. »
Guillaume Perrault, Le Figaro.

21,50 €

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