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M 05595 - 43 - F: 8,90 E - RD H
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AVRIL-MAI 2019 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 43

1789-1795
H

DES CAHIERS DE DOLÉANCES


La fabrique
de la terreur
À LA VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE
U
EA
UV
O

PRÉSENTE
N

Le grand quiz
de la culture générale
Combien de pays sont
riverains avec la Suisse ?
A3
B4
C5
D6

Combien d’images par


seconde comportent les
films argentiques depuis
l’apparition du parlant ?
A 16
B 24
C 36
D 48

Également connu pour ses


travaux de mathématiques,
il aurait inventé le mot
« philosophe ».
De qui s’agit-il ?
A Pythagore

7
B Thalès
C Platon
,90 D Euclide

DISPONIBLE CHEZ TOUS LES MARCHANDS DE JOURNAUX ET SUR WWW.FIGAROSTORE.FR


É DITORIAL
Par Michel De Jaeghere
© VICTOIRE PASTOP

LE CADAVRE DANS LE PLACARD


L
e spectre de la guerre civile hante toute l’histoire de la pensée politi- d’incendies, de pillages et d’assassinats, qui avaient vu parfois leurs victi-
que. C’est à lui que nous devons nombre de ses théories fondatrices, mes dépecées sur place par ceux qui les avaient tuées. La rentrée du roi à
de Platon, Aristote, à Hobbes ou à Pascal. La violence politique fait Paris se fit au mois d’octobre entre les têtes sanglantes, brandies par des
légitimement horreur à quiconque considère la Cité comme le lieu d’une harengères, des deux gardes qui avaient entendu protéger la reine des
amitié partagée, où les voies du bien commun se recherchent par la déli- pulsions meurtrières des émeutiers. Lors du retour de l’équipée qui l’avait
bération, la confrontation des idées. Elle est associée par notre incons- vu tenter, en juin 1791, d’aller rejoindre ses troupes en Lorraine, et alors
cient collectif à la tyrannie ou à l’occupation étrangère. Les déborde- qu’il avait été « arrêté » au mépris de tout droit sur l’ordre de La Fayette à
ments qui accompagnent, depuis le mois de novembre, le mouvement Varennes, le roi avait été continûment insulté. Un gentilhomme étant
des « gilets jaunes » font l’objet d’une réprobation unanime. Ils nous venu le saluer à la portière reçut une décharge de fusil et fut achevé à
paraissent inexcusables, quelles que soient leurs motivations, par le seul coups de pioche. Des gardes nationaux affichaient leur intention de
fait que les casseurs ne se soient pas contentés d’exprimer leurs opinions. « confectionner des cocardes avec les boyaux de Louis et d’Antoinette et des
Qu’ils aient multiplié caillassages, incendies, dégradations de biens ; qu’ils ceintures avec leur peau ». Un curé qui venait de chanter la messe fut atta-
aient mis la vie des personnes en danger. ché sur un cheval et lardé de coups de baïonnettes. Aucun soldat étranger
Le paradoxe est que la France républicaine est née d’une révolution qui n’avait alors posé encore le pied sur le sol français.
s’illustra par une succession d’émeutes sanglantes ; s’imposa par une impi- Symétriquement, lorsque, le 5 octobre 1795 (13 vendémiaire), le géné-
toyable répression, où s’enchaînèrent exécutions capitales, fusillades et ral Bonaparte sauva le régime des Thermidoriens en tirant au canon sur
massacres. Notre fête nationale célèbre chaque année le 14 juillet une les 25 000 royalistes qui marchaient sur la Convention, la menace étran-
émeute suscitée par de fausses nouvelles (le roi s’apprêtait, disait-on, à faire gère était à ce point écartée que les armées françaises occupaient la
renvoyer les députés des états généraux dans leurs provinces, ce pourquoi Belgique, les Pays-Bas, la Catalogne et la rive gauche du Rhin.
il avait fait encercler Paris par ses troupes) et conclue par l’assassinat d’un La Terreur n’avait pas été, entre-temps, le fruit d’un dérèglement acci-
gouverneur à qui l’on avait promis la vie sauve, ainsi que par celui du prévôt dentel mais, dans une société d’où avaient été répudiés les traditions, les
des marchands, coupable d’avoir refusé de donner de la poudre et des balles lois, les garde-fous, les principes, et que l’on prétendait « régénérer » sur
aux insurgés. Leurs têtes, découpées au couteau par un boucher qui savait une table rase, le moteur même des événements. Elle avait fait (hors les
travailler les viandes et promenées au bout d’une pique par une foule ivre guerres de Vendée) plus de 40 000 morts.
du sang versé, ne nous ont pas découragés de célébrer l’événement par des On avance parfois la nature monarchique du régime pour justifier l’indul-
feux d’artifice et des bals dansés au son de l’accordéon (qu’on ne parle pas gence du regard que nous portons sur les violences, sur les meurtres. Privés
de l’insane fête de la Fédération, qui vit, l’année suivante, La Fayette jurer de représentation démocratique, les mécontents n’avaient pas eu, dit-on,
fidélité au monarque qu’il ferait, moins d’un an plus tard, mettre en état d’autre moyen de se faire entendre. C’est le contraire qui est vrai. La rédac-
d’arrestation, tandis qu’un Te Deum était chanté sous une pluie battante tion des cahiers de doléances s’était faite, au printemps 1789, dans une
par l’évêque apostat qui jetterait bientôt sa chasuble aux orties pour liberté que nos campagnes électorales pourraient légitimement envier. Elle
embrasser une carrière de diplomate et de roué). avait permis aux opinions les plus diverses, aux revendications les plus
La Révolution se caractérise elle-même par une suite saisissante de vio- concrètes, de s’exprimer. Dans le discours qu’il avait prononcé, le 23 juin,
lences : têtes coupées, noyades d’opposants, déportations de prêtres, devant les représentants des trois ordres, Louis XVI avait fait droit à l’essentiel
fusillades. Les mêmes députés qui avaient, en août 1789, proclamé solen- de leurs demandes, celles-là mêmes que nous tenons pour l’acquis positif de
nellement les droits inaliénables de l homme multiplièrent ensuite appels la Révolution : la réunion régulière des représentants de la nation, l’égalité de
au meurtre, juridictions d’exception, accusations infâmes, crimes de tous devant l’impôt, la délégation de l’administration locale à des états pro-
guerre, exécutions d’innocents, mariages républicains – hommes et fem- vinciaux, la suppression des lettres de cachet. La violence fut suscitée, provo-
mes jetés nus, ligotés face à face, dans la Loire. quée, instrumentalisée par les politiciens, les agitateurs, les folliculaires, pour
On a tenté longtemps d’occulter le paradoxe en limitant la Terreur à sa obtenir autre chose, en s’affranchissant aussi bien de la légalité que du senti-
seule institutionnalisation, de septembre 1793 à août 1794. Cela offrait ment commun de la population, tel qu’il peut transparaître de la lecture
l’avantage d’en faire peser la responsabilité sur les dérives d’un petit nom- attentive des cahiers : le démantèlement de la souveraineté royale au profit
bre : Robespierre, Saint-Just, Carrier, quelques proches. Cela permettait sur- des seules lois qu’on se serait données soi-même, l’assujettissement de
tout d’invoquer la pression des circonstances : la menace constituée par l’Eglise, la vente des biens nationaux aux représentants de la bourgeoisie
l’avancée des armées étrangères, coalisées contre la France ; le danger poten- éclairée, celle qui s’était forgée, au sein de ses sociétés de pensée, de ses clubs,
tiel que représentait la cinquième colonne des aristocrates dont les frères, la conviction que le pouvoir, désormais, lui revenait.
les cousins avaient émigré pour se mettre au service de l’invasion ; la fragilité Elle s’en est emparée au prix des convulsions qui ont ponctué notre his-
constitutive aussi d’un régime dont les ambitions émancipatrices étaient toire politique, tout au long du XIXe siècle, et au terme desquelles elle est par-
remises en cause par les balbutiements propres aux commencements ; la venue à s’imposer, de fait, comme la classe dirigeante d’un régime nouveau.
trahison des Vendéens qui refusaient la conscription et n’avaient pas craint Elle l’a fondé sur quelques mythes, au premier rang desquels figure le carac-
d’ouvrir un deuxième front, alors que la patrie était en danger. tère libérateur et finalement pacifique de la grande Révolution. Elle n’avait
Le fait est pourtant que les violences commencèrent avec la Révolu- pas pensé que la violence originelle de ses procédés subsisterait, pourtant,
tion elle-même : sans attendre la guerre qu’en 1792 le gouvernement dans les mémoires, nourrissant, sur sa gauche, un romantisme révolution-
girondin déclara imprudemment. naire qui a donné leur âme à tous les mouvements, les insurrections, qui sont
L’abolition des privilèges, durant la nuit du 4 août, fut moins le fait venus, depuis, le contester. Comte, maréchal, pair de France, Turelure, dans
d’un accès de générosité des représentants de la noblesse et du clergé son domaine de Coûfontaine, n’avait pas prévu qu’il aurait un jour des nou-
que de la grande peur suscitée, l’été 1789, par une succession d’émeutes, velles du cadavre qu’il avait soigneusement enfermé dans le placard.
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« De Napoléon et de quelques autres sujets »


de Jean TULARD

Jean Tulard porte haut, depuis des décennies, le flambeau des études napoléoniennes : on
ne compte plus les ouvrages de référence qu’il a signés et dirigés, et toutes les générations
nouvelles d’historiens de cette époque se placent dans son sillage.

On connaît aussi l’érudition étincelante dont il fait montre dans de multiples registres
différents : le cinéma bien sûr, mais aussi l’histoire littéraire, le roman policier, le tennis, le
football et le cyclisme, sans oublier l’opéra, la peinture et bien d’autres choses…

Le présent recueil d’articles, rassemblé par les éditions Tallandier et la fondation Napoléon,
se veut un hommage à la diversité des talents de Jean Tulard. À dix-huit textes relatifs à
la Révolution et à l’Empire, devenus introuvables, s’ajoutent vingt-quatre chefs-d’œuvre
brefs évoquant avec ferveur et humour les peintres pompiers et Benjamin Rabier, Sade,
Stendhal, Gautier, Maupassant, Henri de Régnier, le Tour de France vu par Blondin, le
célèbre coup franc marqué par Platini en 1986, etc., etc.

Nombres de pages : 336


Format : 145 x 215 mm

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DE NAPOLÉON ET
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P8 P42 P106
En partenariat avec
AU SOMMAIRE
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE 56. Comme un fleuve de sang Par Claude Quétel
© MARIE BABEY/PINK/SAIF IMAGES. © MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. © THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART/DIST. RMN-GP/SP.

8. L’Algérie livrée à elle-même Par Jean Sévillia 66. Coups de torchons Par Jean Tulard, de l’Institut
16. L’envers de la construction européenne Entretien avec 70. La fabrique de la terreur Par Patrice Gueniffey
Philippe de Villiers, propos recueillis par Michel De Jaeghere 84. Dans l’engrenage de la violence Par Charles-Eloi Vial
24. La force de ce qui demeure Par Jean-Louis Thiériot 94. La petite boutique des horreurs
26. L’homme de sa vie Par Michel De Jaeghere 96. Il était une fois la Révolution Par Geoffroy Caillet
27. Côté livres 98. Pages de sang
33. Heureux comme un intellectuel de gauche en France 100. Violences en cascade Par François-Joseph Ambroselli
Par Eugénie Bastié
34. A l’écran Par Marie-Amélie Brocard L’ESPRIT DES LIEUX
36. Expositions Par François-Joseph Ambroselli 106. Le musée de la race éteinte
39. Aux délices d’Istanbul Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut Par Philippe Bénet et Renata Holzbachová
114. Basilique Saint-Denis, suivez la flèche !
EN COUVERTURE Par Marie-Laure Castelnau
42. Le coup d’Etat du tiers Par Philippe Pichot-Bravard 118. Désir d’Homère Par François-Joseph Ambroselli
50. Le jour où l’émeute prend la Bastille 126. Comme une image Par Sophie Humann
Par Jean-Christian Petitfils 130. Avant, Après Par Vincent Trémolet de Villers

Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.


Président Charles Edelstenne. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet.
LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Geoffroy Caillet. Enquêtes Albane Piot,
François-Joseph Ambroselli. Chef de studio Françoise Grandclaude. Secrétariat de rédaction Caroline Lécharny-Maratray.
Rédacteur photo Carole Brochart. Editeur Robert Mergui. Directeur industriel Marc Tonkovic. Responsable fabrication Emmanuelle
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LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0619 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro.
Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire MEDIA.figaro
Président-directeur général Aurore Domont. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26.
Le Figaro Histoire
Imprimé en France par Imaye Graphic, 96, boulevard Henri-Becquerel, 53000 Laval. Mars 2019. Imprimé en France/ est imprimé dans le respect
Printed in France. Origine du papier : Finlande. Taux de fibres recyclées : 0 %. Eutrophisation : Ptot 0,009 kg/tonne de papier. de l’environnement.

Abonnement un an (6 numéros) : 35 € TTC. Etranger, nous consulter au 01 70 37 31 70, du lundi au vendredi, de 7 heures
à 17 heures, le samedi, de 8 heures à 12 heures. Le Figaro Histoire est disponible sur iPhone et iPad.

CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE JEAN-LOUIS VOISIN, FRÉDÉRIC VALLOIRE, CHARLES-ÉDOUARD COUTURIER, PHILIPPE CONRAD,
DOROTHÉE BELLAMY, MARIE PELTIER, PHILIPPE MAXENCE, GUILLAUME PERRAULT, MATHILDE BRÉZET, HENRI-CHRISTIAN GIRAUD, YVES CHIRON, BLANDINE HUK,
SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, SOPHIE SUBERBÈRE, RÉDACTRICE PHOTO, ALAIN BIROT, RÉMY LAURENT ET ROSE-AIMÉE CUROT, RÉDACTEURS GRAPHISTES.
EN COUVERTURE PORTRAIT : © SELVA/LEEMAGE. INSIGNE : © BNF.

RETROUVEZ LE FIGARO HISTOIRE SUR WWW.LEFIGARO.FR/HISTOIRE ET SUR


H
CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur
d’histoire ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III
et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon,
professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées
du Vatican ; Barbara Jatta, directrice des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV
Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, ancien délégué pour les départements scientifiques
et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique,
président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut,
ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise,
ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

L’ALGÉRIE LIVRÉE
8 À ELLE-MÊME
RÉCLAMÉ PAR LE PEUPLE ET PAR L’ARMÉE, LE DÉPART DU PRÉSIDENT
© BILLAL BENSALEM/NURPHOTO/AFP. © PHILIPPE LAVIEILLE/PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP. © LABORATORIOROSSO, VITERBO/ITALY.

BOUTEFLIKA ILLUSTRE L’ÉCHEC DU SYSTÈME MIS EN PLACE EN ALGÉRIE


DEPUIS 1962 ET LA FAÇON DONT IL A RUINÉ LE PAYS.

16
L’ENVERS DE LA
CONSTRUCTION
EUROPÉENNE
PHILIPPE DE VILLIERS FAIT
SCANDALE EN CONTESTANT,
DOCUMENTS À L’APPUI,
LA LÉGENDE DORÉE DONT
LA FONDATION DE L’EUROPE
A ÉTÉ ENTOURÉE.
36
EXPOSITIONS
POUR SON DERNIER VOYAGE
HORS D’ÉGYPTE, LE TRÉSOR
DE TOUTANKHAMON FAIT HALTE
À LA GRANDE HALLE DE LA VILLETTE
POUR UNE SOMPTUEUSE EXPOSITION
DE PRÈS DE CENT CINQUANTE
OBJETS D’UNE BEAUTÉ SPECTACULAIRE.
À CETTE OCCASION, LE FIGARO
HORS-SÉRIE CONSACRE UN NUMÉRO
SPÉCIAL À L’HISTOIRE DU ROI ENFANT
ET À LA DÉCOUVERTE DE SON TOMBEAU
PAR HOWARD CARTER EN 1922.

ET AUSSI
LA FORCE DE CE QUI DEMEURE
L’HOMME DE SA VIE
CÔTÉ LIVRES
HEUREUX COMME UN INTELLECTUEL
DE GAUCHE EN FRANCE
À L’ÉCRAN
AUX DÉLICES D’ISTANBUL
À L’A F F I C H E
Par Jean Sévillia

L’ Algérielivrée à
elle-même
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Président de la République algérienne depuis 1999,


Abdelaziz Bouteflika est aujourd’hui victime du rejet
du système qu’il incarne. Celui-là même qui régit
l’Algérie depuis l’indépendance et qui a ruiné le pays.

L
e 11 mars dernier, de retour en Algérie
après deux semaines passées dans
un hôpital de Genève, Abdelaziz
Bouteflika a annoncé le retrait de sa can-
didature à l’élection présidentielle et le
8 report du scrutin, initialement prévu le
h 18 avril 2019. Le 10 février, le chef d’Etat
algérien avait notifié son intention de bri-
guer un cinquième mandat, déclenchant
une série de manifestations hebdomadai-
res qui allaient faire descendre dans la rue
des centaines de milliers de personnes.
Agé de 82 ans, président fantôme n’ayant
pas pris la parole en public depuis 2012,
physiquement diminué – il a été victime
d’un AVC en 2013 –, Bouteflika suscite
un rejet que ses soutiens et ses proches,
notamment son frère Saïd, qui l’assiste au
plus près, n’avaient pas mesuré. système instauré depuis l’indépendance intestines. Président du GPRA depuis l’ori-
Mais renoncer à un cinquième mandat de l’Algérie en 1962 ? gine, Ferhat Abbas, suspect de modération,
présidentiel sans fixer une nouvelle date avait été déposé au cours de l’été 1961 et
pour l’élection revenait à prolonger indé- LA FRANCE S’EN VA remplacé par Benyoucef Ben Khedda, un
finiment le quatrième mandat entamé en Entamées en 1960, poursuivies en 1961, les civil qui incarnait, au sein du GPRA, le clan
2014. La manœuvre n’a trompé personne, tractations entre le gouvernement français des durs, partisans d’une rupture radicale
et les manifestations ont continué, récla- et les indépendantistes algériens avaient entre l’Algérie et l’ancienne métropole.
mant un changement du système. Le abouti, le 18 mars 1962, à la signature des Après la signature des accords d’Evian,
26 mars, le général Ahmed Gaïd Salah, accords d’Evian. Côté algérien, les négocia- la confusion régnait en Algérie. Alors que
chef d’état-major de l’armée algérienne, a tions avaient été menées par les représen- le cessez-le-feu du 19 mars n’avait pas mis
demandé que soit engagée la procédure tants du Gouvernement provisoire de la fin au cycle de la violence – en témoignent
prévue par l’article 102 de la Constitution, République algérienne (GPRA), organisme les attentats du FLN et de l’OAS, les enlève-
qui permet de déclarer le président inapte mis en place en 1958 afin de servir de vitrine ments d’Européens, leur départ précipité
« pour cause de maladie grave et durable », politique au Front de libération nationale vers la métropole –, de grandes manœuvres
ouvrant ainsi la porte d’ici trois mois à (FLN) sur la scène internationale, mais se déroulaient en vue de la future organisa-
l’élection attendue. Mettra-t-elle à bas le qui avait toujours été le théâtre de luttes tion du territoire. Aux termes des accords
d’Evian, les habitants de l’Algérie devaient
décider par référendum s’ils choisissaient
ou non l’indépendance. Mais le résultat ne
faisait guère de doute : anticipant le résultat
du référendum dans le sens de la rupture
avec la France, les accords avaient eux-
mêmes prévu dans un deuxième temps
l’élection d’une Assemblée nationale algé-
rienne, chargée de promulguer une Consti-
tution et de bâtir un nouvel Etat doté de
ses propres institutions. En attendant, les
pouvoirs publics relevaient d’un dispositif
transitoire : un haut-commissaire de la
République française à Alger (en l’occur-
rence Christian Fouchet) et un Exécutif pro-
visoire, composé de cinq représentants du
FLN, de quatre musulmans modérés (dont
le président de l’Exécutif provisoire, Abder-
rahmane Farès), et de trois Européens libé-
raux, acquis à l’indépendance.
Le 15 mai, le référendum d’autodétermi-
nation est fixé au 1er juillet. Mais à l’approche
© RYAD KRAMDI/AFP. © BILLAL BENSALEM/NUR PHOTO/AFP.

de ce scrutin décisif, des tensions se manifes-


tent au sein du FLN. Le Conseil national de
la révolution algérienne (CNRA), le « Parle-
ment » du mouvement indépendantiste, se
réunit à Tripoli, en Libye, du 25 mai au 6 juin
et donne lieu à un coup de force. Ahmed
Ben Bella, un des chefs extérieurs du FLN,
vice-président du GPRA, arrêté en 1956
quand l’avion civil marocain qui le condui-
sait du Maroc à la Tunisie avait été détourné
par la chasse française et resté prisonnier
pendant plus de cinq ans en métropole, a
été libéré le jour de la signature des accords
d’Evian. Consacré comme le leader de la
nouvelle Algérie par les médias, bénéficiant
du soutien de l’Egypte de Nasser, il cherche à
imposer son autorité avant le référendum.

PRINTEMPS ALGÉRIEN
A droite : manifestation à Alger, le
15 mars 2019. Page de gauche : président
de l’Algérie depuis 1999, Abdelaziz
Bouteflika, physiquement diminué, n’a
plus pris la parole en public depuis 2012.
Sous la pression des manifestations
organisées depuis la mi-février, il a fait
savoir, le 11 mars, qu’il ne briguerait pas
un cinquième mandat. Le 26 mars,
le chef d’état-major de l’armée algérienne
a demandé qu’il soit déclaré inapte.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

INDEPENDENCE DAY Ci-dessus et page de droite, en haut : manifestations de joie


dans les rues d’Alger, le 2 juillet 1962. La veille, les électeurs d’Algérie s’étaient rendus
A cette fin, il passe un pacte avec le colonel aux urnes pour répondre à la question suivante : « Voulez-vous que l’Algérie devienne
Houari Boumediene, chef de l’état-major un Etat indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les
général de l’Armée de libération nationale déclarations du 19 mars 1962 ? » Sans surprise, le « oui » l’emporta à 99,7 % des suffrages,
(ALN, le bras armé du FLN) qui est installé soit presque 6 millions de voix. Les Européens avaient déjà quitté en masse le pays.
à Oujda, ville frontalière entre le Maroc et
l’Algérie, située côté marocain.
10 A l’instigation de Ben Bella, le CNRA après 1945, ces recherches s’étaient éten- République à mettre en œuvre les accords
h élabore une charte qualifiant les accords dues sur 600 000 km² au début des années d’Evian), devaient voter à leur tour, mais
d’Evian de « plate-forme néocolonialiste », et 1950, et avaient abouti, en janvier 1956, à seulement au second référendum d’auto-
proclamant la volonté du FLN de revenir sur la découverte du gisement d’Edjelé, puis détermination, réservé aux habitants de
les quelques garanties accordées aux Euro- au mois d’août à celle du site de Hassi- l’Algérie. Mais lorsque ce second référen-
péens par les négociateurs du GPRA : amnis- Messaoud, où neuf puits de forage avaient dum eut lieu, ce 1er juillet, la plus grande
tie générale pour tous les actes commis été mis en service : une véritable manne part des Français avaient déjà quitté, sous la
avant le cessez-le-feu ; droit pour les citoyens que l’ancienne puissance coloniale avait pression des indépendantistes, l’Algérie, si
français d’exercer pendant trois ans les droits cédée, par les accords d’Evian, à l’Algérie, bien que leur sort fut démocratiquement
civiques algériens, avant de choisir leur alors même que le Sahara, qui recelait ces tranché sans eux. Quant aux musulmans
nationalité définitive, avec une représenta- richesses, n’en avait jamais dépendu avant qui avaient voulu longtemps rester fran-
tion proportionnelle à leur nombre ; respect la conquête française. çais, la volonté de retrait de la France avait
PHOTOS : © MARC RIBOUD. © REPORTERS ASSOCIÉS/GAMMA-RAPHO

de leurs droits et de leurs biens même s’ils Sur un plan strictement politique, Ben eu raison de leur enthousiasme. Les plus
choisissent de rester en Algérie avec la natio- Bella tente de substituer au GPRA, que pré- irréductibles sentaient en outre la menace
nalité française ; mise en valeur des richesses side Benyoucef Ben Khedda, un bureau poli- qui planait désormais sur eux et qui se tra-
du Sahara par un organisme franco-algérien ; tique appelé à devenir l’autorité suprême duirait, après l’indépendance, par le massa-
convention fixant l’évacuation totale des du FLN. L’autre vice-président du GPRA, cre des harkis. Ils s’abstinrent donc de se
forces françaises en Algérie à l’échéance d’un Mohamed Boudiaf, allié à des leaders histo- signaler aux vainqueurs du jour par un vote
délai de trois ans après l’autodétermination, riques du FLN comme Krim Belkacem et négatif. Si bien que le « non », le 1er juillet,
à l’exception de bases navales et aériennes Hocine Aït Ahmed, restés loyaux envers Ben n’obtint que 16 534 bulletins, contre pres-
concédées pour quinze ans et de sites saha- Khedda, fait cependant avorter ce putsch. que 6 millions de voix pour le « oui ».
riens d’essais militaires alloués pour cinq ans. Au référendum du 1er juillet 1962, sans
Ben Bella vise notamment la nationalisation surprise, le « oui » remporte 99,7 % des suf- AU BORD DE LA GUERRE CIVILE
des ressources minières et énergétiques du frages. Selon les accords d’Evian, les Euro- Le 3 juillet 1962, l’indépendance de l’Algé-
pays, dont le pétrole du Sahara. péens d’Algérie, privés du droit de parti- rie est donc proclamée. Mais derrière les
Dès les années 1920, des recherches ciper au premier référendum (réservé aux cris de joie de la foule musulmane, l’Algérie
scientifiques avaient en effet décelé la pré- habitants de la métropole, le 8 avril 1962, frôle la guerre civile, car le FLN est au bord
sence de richesses pétrolières au nord du cette consultation – remportée avec 90 % de l’implosion. Si le président de l’Exécutif
Hoggar ou dans le Sahara central. Reprises de « oui » – avait autorisé le président de la provisoire, Farès, devient dépositaire de
la souveraineté du nouvel Etat jusqu’à
la réunion d’une Assemblée nationale
constituante, il dirige une instance fictive.
Le président du GPRA, Ben Khedda, rentré
à Alger au premier jour de l’indépendance,
est en conflit avec le vice-président Ben
Bella, tandis que le commandement de
l’armée extérieure a été décapité, Boume-
diene ayant été destitué par Ben Khedda.
Quant à l’ALN, elle est partagée entre les
wilayas qui soutiennent Ben Khedda et
celles qui appuient Ben Bella. Cette situa-
tion anarchique favorisera notamment le
massacre d’Oran du 5 juillet 1962 (près de
700 Européens et une centaine de musul-
mans victimes de règlements de comptes).
De retour en Algérie, le 11 juillet, Ben Bella
s’installe à Tlemcen, ville proche d’Oujda,
au Maroc, où se trouve l’état-major de
l’ALN. Le 22 juillet, le bureau politique qu’il
a constitué se déclare « habilité à assurer
la direction du pays ». Devant ce coup de
force, le GPRA doit s’incliner faute d’appui
militaire. Confirmé à la tête de l’état-major
de l’ALN par Ben Bella, le colonel Boume-
diene entre à Alger le 9 septembre, et l’ALN,
devenue officiellement l’armée de l’Algé-
rie indépendante, prend le nom d’Armée LE CLAN D’OUJDA Ci-dessus : Ahmed Ben Bella (au milieu) et Houari Boumediene
nationale populaire (ANP). Ben Bella (le bras levé). Nommé chef du gouvernement le 26 septembre 1962, Ben Bella sera élu
ayant à son tour fait son entrée à Alger, premier président de la République algérienne un an plus tard. Le colonel Boumediene,
Ben Khedda se retire et quitte la politique : son ministre de la Défense et vice-président du Conseil, le renversera lors du coup
à l’échelle de l’histoire du FLN, c’est la d’Etat du 19 juin 1965 et conservera le pouvoir jusqu’à sa mort en décembre 1978.
défaite des civils. C’est du « clan d’Oujda »,
un clan politico-militaire, que sera désor-
mais issu le pouvoir algérien. Délégué au Mali, Bouteflika y a collecté de code de la nationalité qui précise que le
Le 20 septembre 1962, ont enfin lieu les l’argent pour le FLN. En 1961, l’état-major mot « Algérien », en matière de nationa-
élections à l’Assemblée constituante. Mais de l’ALN étant déjà en conflit avec le GPRA, lité d’origine, s’entend de toute personne
se présente aux suffrages des Algériens une il a été envoyé en France et chargé de dont au moins deux ascendants en ligne
liste unique de candidats imposée par Ben déterminer lequel des chefs historiques du paternelle sont nés en Algérie et y jouissaient
Bella. A l’issue du scrutin, ce dernier est FLN emprisonné en métropole serait le du statut musulman, ce qui exclut, dans la
nommé chef du gouvernement, et le colo- mieux à même d’incarner l’Algérie indé- pratique, les 200 000 Européens restés après
nel Boumediene ministre de la Défense. pendante. C’est lui qui a conseillé à Bou- l’indépendance (600 000 sont partis entre
Un jeune homme de 25 ans devient mediene de s’appuyer sur Ben Bella. mars et juillet 1962). En novembre 1963, à
ministre de la Jeunesse, des Sports et du nouveau en violation des accords d’Evian,
Tourisme : il s’appelle Abdelaziz Bouteflika… NAISSANCE D’UNE DICTATURE les biens fonciers des Français qui sont par-
Celui-ci a fait la guerre d’indépendance non Le 26 septembre 1962, le gouvernement de tis, déclarés vacants, sont nationalisés sans
les armes à la main, mais comme agent poli- la République algérienne démocratique et contrepartie. Au cours des mois suivants,
tique hors d’Algérie. Intégré à 19 ans dans populaire est officiellement mis en place. Le près de 150 000 pieds-noirs qui voulaient
les unités de l’ALN basées au Maroc, il est FLN en est le parti unique, adossé à l’appa- encore rester sur leur terre natale quittent le
devenu un homme de confiance de Boume- reil militaire qui dirige le pays. Bien décidé à pays. En 1965, ils ne seront plus que 50 000 ;
diene, suivant son ascension jusqu’à la tête démanteler les accords d’Evian, à ses yeux il n’en restera plus que quelques milliers
de l’état-major général à Oujda et remplis- trop favorables aux intérêts français, Ben dans les années 1980, sur une communauté
sant pour lui des missions stratégiques. Bella fait en outre adopter, en mars 1963, un d’un million de personnes en 1960.
VOUS RÉVÈLE LES
DESSOUS DE LA CULTURE

© ANDRE SAS/GAMMA. © GUY LE QUERREC/MAGNUM PHOTOS. © BENITO/GAMMA.

Le sort des musulmans profrançais fut Joxe, ministre des Affaires algériennes, et
plus tragique encore. En théorie, ceux-ci Pierre Messmer, le ministre des Armées,
NUMÉRO étaient protégés par la clause des accords s’opposèrent à ces transferts clandestins,
DOUBLE d’Evian qui excluait toutes représailles. Dès prévoyant des sanctions pour leurs auteurs.
164 pages le 19 mars 1962, avaient eu lieu pourtant des A partir de l’indépendance, le 3 juillet, la
meurtres de supplétifs de l’armée française. situation bascula pour ceux qu’on désigne
Il s’agissait cependant d’actes isolés, car le sous le terme générique de « harkis ». Ne
FLN se donnait le temps de dresser des listes disposant d’aucune protection, l’armée

12,90
€ En vente de ceux qu’il considérait comme des traîtres. française encore présente en Algérie ayant
Le 15 avril, les harkis avaient été désarmés ; ordre de ne pas intervenir, ils furent livrés à
actuellement
quinze jours plus tard, leurs unités dissoutes. la vengeance du FLN. Elus et fonctionnaires
Une directive laissait alors le droit à ceux qui musulmans de l’administration française,
chez votre marchand se sentaient menacés de demander leur chefs de villages, anciens combattants et
de journaux et sur transfert en France, rupture géographique anciens supplétifs, regardés comme des
www.figarostore.fr/hors-serie et culturelle à laquelle très peu étaient dispo- collaborateurs du « colonialisme fran-
sés. Sentant le danger pour eux, des officiers çais », sont arrêtés. La plupart subissent
commencèrent à organiser l’évacuation d’abominables sévices (mutilations, écar-
vers la métropole des hommes qui avaient tèlements, ébouillantements, etc.) qui
servi sous leurs ordres et de leurs familles. s’achèvent par leur mort. Après la forma-
Mais dès le mois de mai, une série de circu- tion d’un gouvernement algérien régulier,
laires gouvernementales, signées par Louis fin septembre 1962, les arrestations se
poursuivirent, au moins jusqu’en décem-
bre. Ce n’est qu’au début de l’année 1963
que le nombre d’exactions diminua, les
derniers harkis sortant des camps de pri-
sonniers politiques entre 1965 et 1969.
Sur 200 000 à 250 000 hommes ayant servi
dans les unités supplétives pendant la
guerre d’Algérie, 80 000 musulmans avaient
réussi à passer en France, mais ce chiffre
inclut aussi des civils, des femmes et des
enfants. Il est impossible de déterminer LE GOÛT DU POUVOIR Ci-dessus : affiche du candidat Abdelaziz Bouteflika,
exactement le nombre de harkis tués durant la campagne électorale pour la présidentielle, en 1999. Il sera élu avec 73,8 %
après les accords d’Evian. 10 000 victimes ? des voix. Page de gauche, en haut : Bouteflika (au centre), en 1963, âgé de 26 ans
25 000 ? 50 000 ? 80 000 ? Nul ne peut le et tout jeune ministre des Affaires étrangères de Ben Bella. Page de gauche, en bas :
dire en se fondant sur des preuves. La seule juin 1970, lors du cinquième anniversaire du « réajustement révolutionnaire »,
certitude est que cette tragédie reste une nom donné au coup d’Etat de juin 1965. Proche de Boumediene (à gauche), Bouteflika
tache sur l’histoire de France. (à droite) conservera jusqu’en 1979 son portefeuille des Affaires étrangères.

L’INDÉPENDANCE SOUS PERFUSION


Redistribution gratuite des terres, natio- après avoir multiplié les pressions destinées En octobre 1988, la jeunesse urbaine
nalisation du crédit et du commerce exté- à obtenir la révision des concessions pétro- du pays, lasse de la misère et de la corrup-
rieur, industrialisation subordonnée au lières françaises au Sahara, les Algériens tion qui règne dans le pays, se révolte. La
développement agricole : influencé par la obtiennent gain de cause avec de nouveaux répression est impitoyable : l’armée tire à
Yougoslavie de Tito, le gouvernement de accords financiers qui leur sont favorables, balles réelles sur les manifestants, faisant
Ben Bella fit de l’Algérie indépendante un politique préludant à la nationalisation des 500 morts. Pour éteindre la contestation, le
laboratoire du socialisme autogestion- sociétés pétrolières françaises en 1971. régime lâche du lest en édictant, en 1989,
naire, version tiers-mondiste. L’expérience une nouvelle Constitution qui reconnaît le
est marquée par le coup d’Etat du 19 juin BOUTEFLIKA, UNE CARRIÈRE pluralisme politique et la liberté des élec-
1965, qualifié de « réajustement révolution- Sous le règne de Ben Bella, en septem- tions. Mais celles-ci débouchent sur le suc-
naire », quand Boumediene fait empri- bre 1963, Abdelaziz Bouteflika était devenu cès du parti islamiste, le Front islamique
sonner Ben Bella et s’empare du pouvoir le ministre des Affaires étrangères de du salut (FIS), aux élections locales de 1990
qu’il exercera en s’appuyant sur l’armée, l’Algérie. Limogé en mai 1965, il est partie et aux élections législatives de 1991. Cela
jusqu’en 1976, avec le titre de président du prenante du coup d’Etat qui renverse Ben conduit l’armée à, successivement, procla-
Conseil de la révolution, puis de président Bella le mois suivant. Sous Boumediene, mer l’état de siège, pousser le président
de la République jusqu’à sa mort, en 1978. il retrouve son portefeuille des Affaires Chadli Bendjedid à la démission et inter-
Boumediene au pouvoir, le général étrangères et le conservera jusqu’en 1979. rompre le processus électoral. En 1992, le
De Gaulle entend pourtant poursuivre la De capitale en capitale et dans les enceintes nouveau président, Mohamed Boudiaf,
coopération avec le jeune Etat. Paris main- internationales, Bouteflika, ministre d’un rappelé d’exil par les militaires, est assassiné
tient jusqu’en 1970 une aide financière à Etat devenu riche grâce au pétrole, se fait le après quatre mois d’exercice du pouvoir. Ce
l’Algérie qui correspond aux investissements porte-parole de l’Algérie révolutionnaire. meurtre marque le début d’une guerre
prévus en 1958 par le plan de Constantine : Après la disparition de Boumediene en civile opposant l’armée et l’Etat-FLN aux
un programme de 100 milliards de francs 1978, son successeur, Chadli Bendjedid, islamistes du Groupe islamique armé (GIA),
d’investissement public en Algérie dans le nomme, en 1979, Bouteflika ministre d’Etat. branche armée du FIS. Ce conflit d’une vio-
domaine économique et social. Le gouver- Celui-ci est néanmoins peu à peu écarté de lence inouïe durera près de dix ans et fera
nement français signe en outre en 1966 un la scène politique. Il quitte le pouvoir en entre 150 000 et 200 000 victimes selon les
accord secret par lequel il renonce à obtenir 1981. Un détournement de fonds sur les sources (contre 250 000 à 300 000 morts,
de l’Algérie des indemnités pour les biens trésoreries des chancelleries algériennes à tous camps confondus, pour la guerre
français unilatéralement nationalisés. Paral- l’étranger, portant sur 60 millions de francs d’indépendance de 1954-1962).
lèlement, la France évacue ses troupes dès qu’il a placés en Suisse, vaut à Bouteflika En 1994, alors que la vie politique est sus-
1964, un an avant l’échéance prévue, puis d’être traduit devant le conseil de discipline pendue, Bouteflika est sollicité pour devenir
ses sites nucléaires et spatiaux du Sahara du FLN et poursuivi par la Cour des comp- chef de l’Etat, mais il ne donne pas suite à
(1967) et ses bases militaires de Mers el- tes. Il s’exile en Suisse, où il fait des affaires. Il cette proposition. Liamine Zéroual, un géné-
Kébir (1968) et de Bousfer (1970). En 1965, ne reviendra en Algérie qu’en 1987. ral à la retraite, est donc désigné pour diriger
PRÉSIDENT FANTÔME Ci-dessus : le président Bouteflika en juin 2011, entouré
des généraux de l’armée algérienne. A droite : victime d’un AVC en 2013, Bouteflika
est depuis lors très diminué physiquement et ses apparitions en public sont très rares. réalité la culture du parti unique. En dépit
Ici, le 4 mai 2017, dans un bureau de vote d’Alger, lors des élections législatives. Page d’une réelle liberté d’expression laissée aux
de droite : manifestation à Paris, place de la République, le 24 février 2019, des Algériens médias d’opposition, l’Etat-FLN verrouille
de France contre la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel. le pays à tous les échelons, attribue ou
Cinq millions d’entre eux ont choisi de vivre dans l’ancienne puissance coloniale. retire subventions, places et prébendes, et
n’autorise aux élections locales que l’élec-
tion de représentants agréés par les cercles
le pays, et Bouteflika retourne s’enrichir en scrutin, avec 84,99 % des suffrages. En 2008, officiels. Les quelques formations d’oppo-
Suisse. Dans le but de mettre fin à la période le Parlement algérien adopte une modifica- sition existantes n’ont ni les hommes ni
de transition, Zéroual organise une élection tion de la Constitution qui supprime notam- les moyens pour présenter des candidats
présidentielle, en 1995, qu’il remporte. Trois ment la limite de deux mandats consécutifs crédibles à la présidentielle. La sincérité
ans plus tard, des tensions au sommet de pour le chef de l’Etat, ce qui permet au du scrutin, par ailleurs, est suspecte : les
l’Etat le poussent cependant à déclarer for- président sortant, candidat à sa succession opposants ont toujours dénoncé les tripa-
fait en annonçant pour 1999 une élection en 2009, d’être réélu avec 90,24 % des votes. touillages électoraux du pouvoir.
présidentielle anticipée à laquelle il ne se En avril 2014, désigné candidat par le Si le système opaque qui gouverne l’Algé-
présentera pas. Les généraux vont de nou- FLN en dépit de son état de santé – son rie l’a si longtemps maintenu au pouvoir et
14 veau chercher Bouteflika et le chargent de AVC est survenu l’année précédente –, a même voulu le faire réélire cette année,
h reprendre en main un pays épuisé par la Bouteflika est réélu pour un quatrième c’est parce qu’Abdelaziz Bouteflika, figure
« décennie noire » des années 1990. En mandat avec 81,5 % des suffrages. emblématique de la caste politico-militaire
avril 1999, il est élu président de la Répu- Comment obtient-il des scores aussi qui tient le pays depuis la rupture avec la
blique avec 73,8 % des voix. En avril 2004, caricaturaux ? En Algérie, dictature mili- France, incarne, à travers son parcours per-
Bouteflika sera réélu, au premier tour de taire déguisée en démocratie, prévaut en sonnel, toute l’histoire de l’Algérie indépen-
dante. Ce que n’avait pas prévu et senti ce
clan allié à la famille d’Abdelaziz Bouteflika,
notamment son frère Saïd, c’est cependant
l’exaspération d’une population humiliée
UN PAQUEBOT POUR ORAN de se voir représentée par un président fan-
L’Algérie est d’actualité. Une raison pour prendre tôme et désespérée par les impasses de la
du recul et se tourner vers son riche passé. Ce que fait vie en Algérie, spécifiquement les jeunes.
le grand reporter Guillaume de Dieuleveult au cours
d’un voyage récent qui le conduit de Marseille à Oran, L’ÉCHEC D’UNE NATION
Alger et sa région. La mer, les paysages, les monuments, les hommes Par un mélange de socialisme, de bureaucra-
le plongent dans l’histoire. C’est joliment écrit, sans afféterie. tie, de corruption, de gabegie et d’immobi-
On croise Alexis de Tocqueville, Fernand Braudel, alors professeur lisme, l’Algérie n’a fait, depuis 1962, que recu-
ler sur le plan économique. La collecti-
à Constantine puis à Alger, et Camus à Tipasa, souillée aujourd’hui
visation des terres, à l’époque qui a suivi
de sacs plastique et de paquets de chips… On rencontre les marins
l’indépendance, a ruiné le secteur agricole :
puniques, les légionnaires romains, les cavaliers du Prophète, l’Algérie importe des produits alimentaires
les soldats espagnols, les pirates barbaresques et les zouaves de la qu’elle exportait avant l’indépendance.
conquête. Sans oublier l’évocation d’événements, le coup d’éventail, Aucun effort d’industrialisation, de plus, n’a
le débarquement de Sidi-Ferruch, la prise de la smala d’Abd el-Kader été accompli depuis un demi-siècle, si bien
et les commandos Delta de l’OAS avant de s’arrêter, pèlerinage que l’Algérie achète à l’étranger 80 % de ce
dû à l’amitié, au cimetière chrétien d’Oran. Frédéric Valloire qu’elle consomme. Le tourisme, enfin, dans
Un paquebot pour Oran, de Guillaume de Dieuleveult, La Librairie Vuibert, 254 pages, 19,90 €. un pays aux somptueuses beautés naturelles,
est inexistant. En définitive, l’économie ne
repose que sur la prodigieuse richesse du
sous-sol saharien que lui a légué la France.
Pétrole et gaz (et bientôt gaz de schiste)
représentent plus de 95 % des recettes
extérieures du pays, et contribuent pour 60 %
au budget de l’Etat. Mais le prix du pétrole
baisse sur le marché mondial, et les ressour-
ces algériennes ne sont pas illimitées…
L’Algérie n’a pas assez de travail à offrir à sa
population qui s’accroît de plus d’un million
d’individus chaque année : les Algériens sont
43 millions en 2019, quatre fois plus qu’à
l’indépendance, dont plus de la moitié est
âgée de moins de 30 ans. Le chômage frappe
30 % de cette classe d’âge, avec pour consé-
quence l’émigration des plus diplômés vers
© NACERDINE ZEBAR/GAMMA RAPHO. © RYAD KRAMDI/AFP. © MARIE BABEY/PINK/SAIF IMAGES.

l’Europe ou l’Amérique, ou le rêve français


pour ceux qui souhaitent rejoindre les 5 mil-
lions d’Algériens et de Franco-Algériens qui
vivent dans l’ancienne puissance coloniale.
Au deuxième mois de contestation contre
Bouteflika, les meilleurs experts étaient cir-
conspects. Le pouvoir allait-il céder devant
la rue ? Allait-il au contraire tenter l’épreuve
de force ? Toute cette jeunesse branchée sur
les réseaux sociaux savait-elle où elle allait ?
Quel était le poids des islamistes dans le
mouvement ? C’est finalement l’appel du
tout-puissant général Ahmed Gaïd Salah
à appliquer la Constitution qui a changé
la donne. Pour autant, nul ne sait si le pro-
cessus engagé accouchera d’un nouveau
système ou débouchera sur le chaos. Cin-
quante-sept ans après l’indépendance de
l’Algérie, nul ne peut dire non plus combien
de ses ressortissants s’apprêteraient alors
à fuir pour rejoindre cette France dont les
héros unanimement célébrés de leur his-
toire avaient prétendu se délivrer au prix de
tant de violence et de tant de sang. 2

À LIRE de Jean Sévillia


Les Vérités
cachées
de la guerre
d’Algérie
Fayard
416 pages
23 €
E NTRETIEN AVEC P HILIPPE DE V ILLIERS
Propos recueillis par Michel De Jaeghere

envers L’
de la construction
européenne
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Fondateur du Puy du Fou, ancien leader de


l’euroscepticisme, Philippe de Villiers revisite à nouveaux frais
l’histoire de la fondation de la Communauté européenne.
En fracassant au passage la légende de ses Pères fondateurs.

16
J’ ai tiré sur le fil du mensonge
et tout est venu : ancien député
européen, opposant acharné
aux traités de Maastricht
et de Lisbonne, Philippe de Villiers
h a délaissé le genre des romans
historiques qui ont fait, ces dernières
années, son succès, pour se pencher sur
l’histoire des origines de la construction
européenne. Assisté d’une équipe
de jeunes universitaires qui ont exploré
pour lui les archives de Washington,
Stanford, Berlin ou Moscou, il en
a tiré un livre décapant, où souvenirs
personnels et méditations sur
le destin de la civilisation européenne
s’entremêlent avec une enquête
minutieuse, appuyée sur une
documentation d’autant moins
contestable qu’il a choisi d’en reproduire, Votre livre fait scandale, seul fait qu’il ait été lorrain : ma famille
en une centaine de pages d’annexes, depuis sa parution, par la paternelle était lorraine aussi, mais elle
de larges extraits. L’exploration vision iconoclaste que vous avait opté pour la France, et mon grand-
des circonstances qui ont conduit y donnez de la biographie des père et ses frères sont allés comme des
Robert Schuman, Jean Monnet deux Pères fondateurs de millions de Français défendre leur
et l’Allemand Walter Hallstein à porter l’Union européenne, Robert patrie en pantalon garance : le choix de
sur les fonts baptismaux la première Schuman et Jean Monnet. la famille Schuman n’avait donc rien
ébauche de la Communauté européenne J’y révèle en effet, documents à l’appui, d’inévitable). Ayant, après la victoire
n’y fait pas seulement entrevoir certains aspects méconnus ou parfois des Alliés en 1918, choisi la France,
quelques vérités dérangeantes. complètement occultés de leur curri- Robert Schuman fut, entre-deux-guer-
Elle réduit en poussière la légende dorée culum vitae. Comment Robert Schu- res, un pacifiste fervent soutenant les
dont la fondation de l’Europe a été man a, par exemple, porté l’uniforme accords de Munich. « Nous ne voulons
entourée et permet de jeter un nouveau allemand pendant toute la guerre de aucune politique d’aventure et nous
regard sur ses véritables finalités. 1914 (on me dit que cela s’explique par le ne nourrissons aucune hostilité contre
FIL D’ARIANE
Ci-contre : Philippe de
Villiers. Il publie avec J’ai
tiré sur le fil du mensonge
et tout est venu une
charge appuyée sur des
l’Allemagne », s’était-il exclamé en 1936 documents accablants
à la Chambre des députés lors de la remi- pour les fondateurs
litarisation de la rive gauche du Rhin par de l’Union européenne.
Hitler. Son tempérament était celui d’un Page de gauche :
« accompagnateur des événements », la signature du traité
reflet d’une âme tranquille qui se tient de Rome, dans le palais
toujours à bonne distance du fracas et du Capitole en 1957.
de la fureur. Il « faut raisonner Hitler »,
disait-il. Après avoir été nommé ministre
du premier gouvernement Pétain, il
avait voté les pleins pouvoirs au maré-
chal en 1940, avant de quitter Vichy
pour rejoindre non pas Londres, mais
curieusement la Lorraine annexée par
les Allemands, afin d’y brûler à la hâte
des papiers et de la correspondance
© AFP. © PHILIPPE LAVIEILLE/PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP.

gênante… ; brièvement arrêté par les


Allemands, libéré sur les instances du
maréchal et placé en résidence surveillée
dans le Palatinat, il regagna la France en
1942 et passa dès lors la fin de la guerre
caché dans des monastères, en bons rap-
ports avec le gouvernement (on a gardé
la trace d’une visite cordiale au maréchal
en septembre 1942). Il fut, à la Libéra-
tion, frappé d’une peine d’indignité
nationale, dont il fut ensuite, comme
d’autres, relevé par le général De Gaulle.
On s’apprête désormais, à Rome, à le
béatifier, me dit-on. Ce sera le saint
patron des neutres, de ceux qui ne
s’engagent pas. Je ne jette la pierre à per-
sonne, mais son parcours me paraît peu
conforme à l’image d’Epinal qui veut que avoir soufflé la femme d’une de ses rela- participé activement à la guerre de 1914
l’idée européenne ait émané comme tions d’affaires italiennes, avait fini par (Schuman la passant, sous l’uniforme
une flamme du cœur ardent de la Résis- aller se marier en 1934 dans une Russie feldgrau, comme employé aux écritures ;
tance. Elle fut bien plutôt concoctée par en pleine purge stalinienne, obtenant Monnet à la City de Londres, protégé de
les anciens de l’école d’Uriage, d’où pro- par l’intermédiaire de l’ambassadeur la curiosité des bureaux de recrutement
viendront d’ailleurs nombre des colla- américain William Bullitt l’accord per- par ses amitiés maçonniques). Ni l’un ni
borateurs ultérieurs de Schuman, et qui sonnel de Staline pour que sa femme l’autre n’a combattu lors de la guerre de
avait été fondée pendant la guerre par acquière la nationalité soviétique afin de 1939-1945. On ne peut bien entendu le
l’Etat français pour devenir la pépinière bénéficier de la législation de l’URSS (le leur reprocher. Mais on est contraint de
des cadres du régime nouveau. divorce étant alors interdit en Italie). remarquer qu’ils ont atteint tous les
Jean Monnet a eu, quant à lui, une car- J’ai été frappé, en découvrant leurs deux deux paisiblement le grand âge (ils sont
rière tout à fait impressionnante. Mais itinéraires croisés, par le fait que ce qui les morts à 77 et 91 ans !), leur santé s’étant,
c’est celle d’un commis voyageur en réunissait, c’était un même sentiment de après-guerre, miraculeusement réta-
cognac nommé baronnet pour services gêne, une même aversion à l’égard de blie, semble-t-il. Le plus grave est que ces
rendus à l’Angleterre et devenu trader à tout ce qui ressemblait à la nation et au « embusqués » (comme on disait à l’épo-
Wall Street. Un aventurier de la haute patriotisme. Ils ont été réformés, tous les que) auront passé leur vie à remodeler
finance sans attaches terriennes et sans deux, pour raison de santé, la même ensuite l’Europe à leur image. A faire d’elle
scrupule qui, après avoir fait fortune année 1908. Alors qu’ils appartiennent un continent sans patrie, sans attaches
dans la contrebande à la faveur de la Pro- à une génération qui a traversé deux charnelles, sans esprit de sacrifice, mû par
hibition à Saint-Pierre-et-Miquelon, et guerres mondiales, ni l’un ni l’autre n’a le seul jeu des intérêts économiques,
dévoué à la seule production de biens européennes. On lit chaque année ce les peuples soient tenus au courant de
matériels. Monnet avait pour tout ce qui jour-là dans les écoles des extraits des tex- leur propre dépossession. On ne com-
est national une telle aversion qu’enten- tes sacrés qui rapportent cette bienheu- prend rien à l’Europe si on en examine
dant, début mai 1943, à Alger, un dis- reuse transhumance, sur fond d’Hymne les institutions et les mécanismes de
cours à couleur patriotique du général à la joie de Beethoven : des passages des manière statique. Ses tables de la loi
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

De Gaulle, il avait écrit une lettre à Harry Mémoires de Jean Monnet. ont vocation à être toujours réécrites.
Hopkins, premier conseiller de Roose- Comme l’a remarqué orgueilleusement
velt, disant que la tonalité des propos lui Il y a loin, pourtant, entre le président de la Cour de justice des
avait paru hitlérienne et qu’il lui semblait la Ceca et l’immense Union Communautés, Robert Lecourt, le droit
urgent de « détruire De Gaulle » avant européenne actuelle… européen est « porteur de charges dyna-
qu’il ne compromette, la paix revenue, la Tous les facteurs qui ont présidé au pro- miques à effet différé ». François Fon-
reconstruction européenne. cessus d’intégration européenne y figu- taine, ce haut fonctionnaire européen
raient déjà, au contraire. Son principe qui fut le véritable auteur des Mémoires
Quel fut le rôle exact même consistait à créer une instance dont Monnet n’a guère écrit que la
de ces deux hommes dans la technicienne au profit de laquelle les toute dernière page, dira que cette
création de la Communauté Etats seraient invités à se dessaisir de déclaration de 1950, due à la collabora-
européenne ? leurs compétences, y compris régalien- tion de Schuman et Monnet, marquait
Dans toute l’Europe, de la plus petite nes ; à former une bureaucratie supra- « un commencement absolu ».
école primaire aux chaires des plus nationale à laquelle les peuples seraient
prestigieuses universités, l’histoire invités à faire allégeance en dépassant Vous racontez cependant
de la construction européenne est leurs égoïsmes nationaux. Elle était fon- que cette déclaration avait
aujourd’hui enseignée sous la forme dée, déjà, sur l’idée que l’Europe se ferait très largement été dictée
d’une sorte d’« Histoire sainte ». Schu- à petits pas, par l’amputation progres- aux deux hommes par leurs
man et Monnet y sont décrits comme sive de pans entiers de la souveraineté alliés américains.
18 les « Pères fondateurs », les prophètes nationale au profit d’institutions post- Le mot « Père fondateur » vient lui-
h de cette conquête de la Terre promise. politiques placées entre les mains de m ê m e d e l ’A m é r i q u e . I l é v o q u e
Jean Monnet est le Moïse de cette nou- techniciens apatrides. Elle initiait, par là, Washington et Jefferson. Monnet et
velle alliance qui a fait sortir les Euro- une dynamique dont l’institution mise Schuman avaient été choisis par Dean
péens du désert (le monde né des traités en place ne devait être qu’une première Acheson, le secrétaire d’Etat de Tru-
de Westphalie, en proie aux nationalis- étape, appelée à être dépassée selon man, pour tenir ce rôle. Il s’agissait de
mes, aux divisions et aux guerres) tandis le procédé que j’ai désigné dans mon faire apparaître, avec eux, des figures
que Robert Schuman se contente du livre comme la technique du « voleur rassurantes, qui permettraient d’accré-
rôle plus effacé de Josué, qui a conduit chinois » : une succession de change- diter, auprès des Européens, l’idée
le peuple élu dans le pays où coulent le ments imperceptibles justifiés par qu’on s’apprêtait à fonder les « Etats-
lait et le miel des fontaines et où le lion des raisons d’efficacité et qui mènent Unis d’Europe » comme Washington
dort enfin paisiblement aux côtés de de proche en proche au démantèle- et Jefferson avaient fondé les Etats-
l’agneau ; il est celui qui a fait tomber ment des Etats souverains sans que Unis d’Amérique. Partant, que l’Europe
les frontières au son de la trompette
comme les murailles de Jéricho. On célè-
bre la fête de l’Europe le 9 mai, pour
l’anniversaire du jour où, ministre des
Affaires étrangères françaises, Robert
Schuman a fait en 1950 depuis les salons
du Quai d’Orsay, à l’instigation de Jean
Monnet, une déclaration solennelle qui
posait le principe de l’association de
la France, de l’Allemagne de l’Ouest, de
l’Italie et des trois pays du Benelux au sein
d’un « pool » où seraient mises en com-
mun leurs productions de charbon et
d’acier, prélude à la formation de la Com-
munauté européenne du charbon et de
l’acier (Ceca), puis des Communautés
allait être une grande puissance analo-
gue à la leur. Mais il s’agissait là d’une
vision mythique de l’Histoire. La réa-
lité est tout autre.
Dans une France déboussolée par la
guerre et par les destructions, menacée
en outre par les Soviétiques, dont les
chars manœuvraient à quelques cen-
taines de kilomètres de la frontière du
Rhin, les faibles gouvernements de la
© DPA/AFP. © KEYSTONE-FRANCE.

IVe République n’avaient rien à refuser


au protecteur américain. En avril 1950,
Acheson fit savoir à Schuman, alors
ministre français des Affaires étran-
gères, que les Etats-Unis entendaient
désormais réintégrer pleinement l’Alle-
magne dans le camp occidental sans
plus tenir compte des réticences fran-
çaises. Il lui avait même donné une date LES COMPÈRES Ci-dessus : Jean Monnet et Robert Schuman. Le premier rédigea
butoir : le 10 mai, date de la conférence pour le second la déclaration qui lança, le 9 mai 1950 au quai d’Orsay (page de gauche), le
de Londres, qui devait réunir les Alliés. processus de fondation de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca).
Directeur de cabinet de Schuman, Ber-
nard Clappier a raconté comment il
était allé voir Monnet, alors commis- certains attributs de la puissance publi- que suscite l’attachement charnel des
saire au Plan, et lui avait demandé de que sans être soumises au contrôle des hommes à leurs patries.
rédiger pour le ministre le texte d’une citoyens. Cela ne suffit pas encore à ses
déclaration d’intention susceptible de protecteurs. Le 8 mai, Dean Acheson Quels en furent
satisfaire aux exigences américaines. débarque lui-même à Paris. Il convoque les développements
Monnet était depuis longtemps en les deux compères à l’ambassade (je immédiats ?
relation avec les milieux dirigeants des publie la photo de leur rencontre dans Les mois suivants, l’équipe de Monnet
Etats-Unis. Fondant durant les années mon livre) pour relire le texte et faire ses au commissariat au Plan, à laquelle
1930 sa propre banque à New York, il y propres corrections. Le 9, Schuman lit s’est joint très curieusement le lawyer
avait alors frayé avec le gratin du milieu ainsi solennellement une déclaration américain George Ball (il précise dans
des affaires. C’est en Amérique qu’il qui n’est pas de lui et qui a été très large- ses Mémoires que son bureau était situé
avait passé l’essentiel de la Seconde ment dictée à son rédacteur par le chef sous l’escalier de Monnet), rédige les
Guerre mondiale et il s’y était lié aux de la diplomatie américaine. statuts de la Haute Autorité de la Ceca,
élites politiques (il était devenu l’ami Vous comprenez qu’il y a dans ces dont Monnet prendra lui-même, en
de John McCloy, secrétaire adjoint à la conditions quelque chose de comique 1952, la présidence. Ball écrit pour
Guerre de Roosevelt, et de Harry Hop- à entendre dire que ce texte serait fon- son ami Monnet un rapport très com-
kins, son conseiller spécial, aussi bien dateur d’une nouvelle puissance, qui plet sur le cadre institutionnel dont il
que de John Foster Dulles, futur secré- donnerait aux peuples d’Europe les convient de doter cette première com-
taire d’Etat d’Eisenhower, ou encore de moyens de parler d’égal à égal avec les munauté. Il rédige lui-même certains
George W. Ball, futur sous-secrétaire deux Grands. La « déclaration Schu- des articles de ses statuts. C’est à lui que
d’Etat de John Kennedy !). Il y avait fré- man » est en réalité bel et bien fonda- l’on doit le nom même de « Haute Auto-
quenté le milieu du renseignement, jus- trice de l’Europe, mais elle l’est en ceci rité ». Ces statuts vont faire de la Ceca,
qu’à devenir l’envoyé personnel du pré- qu’elle se caractérise par l’opacité qui a non pas une institution fédérale, née
sident Roosevelt, à Alger, en 1943. présidé à sa mise au point, en même de l’union de la volonté des Etats qui la
Le texte concocté par Monnet est le temps que par l’ambiguïté de termes composent, mais une autorité techni-
reflet parfait de ces influences. Il propose choisis tout exprès pour que les peu- que postnationale, dirigée sans contrôle
la création d’un « pool » industriel et ples ne soient pas informés de ses vérita- par des hauts fonctionnaires, et appe-
d’une « agence » autonome, analogue à bles fins, de manière à ce que la « pro- lée à devenir le prototype des dévelop-
celles qu’on trouve aux Etats-Unis et qui, messe » européenne puisse développer pements ultérieurs de la construction
formées de techniciens, sont dotées de ses effets sans se heurter aux réticences européenne. Jean Monnet fêta d’ailleurs
© COLLECTION KHARBINE-TAPABOR. DROITS RÉSERVÉS. © COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES, 1954.
ET POUR
QUELQUES
DOLLARS
DE PLUS Cet interventionnisme
Ci-contre : américain n’était-il pas
affiche pour la justifié par la menace
construction que l’Union soviétique
européenne, par faisait peser sur l’Europe
Quellien, 1952.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

de l’Ouest ? Lorsque
Page de droite : le Parlement français
au centre, Walter débat de la CED, en 1954,
Bedell Smith Staline n’est mort que
(sous-secrétaire depuis un an…
d’Etat américain), Les Etats-Unis ont certes invoqué le
et Jean Monnet contexte de la guerre froide pour justifier
(Haute Autorité les pressions qu’ils exerçaient sur leurs
de la Ceca) signent alliés. Mais ils l’ont fait comme les Athé-
l’accord du niens avaient invoqué la menace perse
premier emprunt pour établir leur hégémonie sur les autres
accordé par cités grecques, au Ve siècle av. J.-C. Leur
les Etats-Unis objectif stratégique ne se limitait pas à la
à la Ceca, le volonté de cantonner les Soviétiques à
23 avril 1954. l’est de l’Elbe. La Seconde Guerre mon-
diale les avait amenés à développer leur
appareil productif dans des proportions
son accession à la présidence de la Haute Acheson en 1950. Comprenant les réser- gigantesques. Le risque était, la paix reve-
Autorité en brûlant en public son passe- ves que ne manquerait pas de susciter, nue, qu’il tourne à vide. Il leur fallait un
20 port diplomatique français ! cinq ans après la fin de la guerre, la résur- grand marché extérieur pour écouler la
h On avait commencé par le charbon rection de l’armée allemande, il enten- surproduction de leur industrie. Tel avait
et l’acier, parce qu’ils sont nécessaires à dait fondre les forces du Vieux Conti- été le sens du plan Marshall, qui les avait
la construction des armes modernes. nent au sein d’une armée européenne vus en 1948-1951, prêter des sommes
L’idée était que si elles mettaient en que la nécessité de faire face à la menace considérables aux Etats occidentaux
commun matières premières et sour- soviétique conduirait à placer sous pour les aider à se reconstruire, mais sur-
ces d’énergie, les nations européennes commandement américain. Pour faire tout pour les inciter à s’approvisionner en
seraient désormais incapables de se faire bonne mesure, le traité devait être pré- productions américaines. Tel était le but
mutuellement la guerre ; qu’elles ne cédé d’une « constitution européenne » premier de leur action en faveur de la
pourraient plus la faire, éventuelle- dont deux juristes américains, Carl Frie- construction européenne : disposer en
ment, qu’ensemble, sous la direction drich et Robert Bowie, avaient dessiné Europe d’un unique grand marché per-
des Américains. On n’avait pas pris les grands traits. Dans la préface qu’il mettant à leurs produits de trouver un
garde que c’était les déposséder, en donnerait plus tard à leur livre sur le débouché sans être gênés par des frontiè-
même temps, d’une de leurs libertés fédéralisme, l’ancien Premier ministre res internes, des droits de douane, des
les plus essentielles : leur capacité à se belge (et futur secrétaire général de réglementations tatillonnes, des tradi-
défendre de manière autonome. L’étape l’Otan) Paul-Henri Spaak les remercie- tions culturelles entravant la produc-
suivante allait le révéler puisqu’elle avait rait d’avoir contribué en première ligne tion de masse de produits standardisés.
naturellement concerné la question à la rédaction de cette constitution. Il fallait pour cela à la fois faire disparaî-
militaire, avec le projet de fusion des C’était aller trop vite et trop loin, et une tre les frontières et araser les identités,
armées européennes au sein d’une Com- partie des députés se sont alors insur- de manière à formater à l’américaine un
munauté européenne de défense (CED). gés, notamment à l’instigation des gaul- continent de consommateurs nomades,
L’initiative était venue, une nouvelle fois, listes menés par Michel Debré. Le projet avides d’accéder aux productions consti-
d’Amérique. Les Etats-Unis jugeaient fut rejeté à quelques voix près. Mais tutives de l’American way of life. Il fal-
que leur défense de l’Europe de l’Ouest Debré avait dû, pour cela, chasser les lait aussi réduire le pouvoir des gouver-
face aux Soviétiques leur coûtait trop diplomates américains qui démar- nements à celui de simples relais d’une
cher et qu’il leur serait plus commode chaient, l’un après l’autre, les parlemen- « commission exécutive » chargée
d’y commander des troupes autochto- taires français, jusque dans l’hémicycle d’imposer leurs normes et d’assurer leur
nes. « Je veux des Allemands en uniforme du Conseil de la République, pour les intégration à un même bloc géopoliti-
pour l’automne 1951 », s’était écrié Dean convaincre d’adopter le traité. que transatlantique. Le marché commun
serait acquis avec le traité de Rome en
mars 1957. Avec lui, l’étrange équilibre
institutionnel qui mettrait l’Europe sous
la coupe d’un pouvoir acéphale, sans his-
toire et sans identité, en confiant le pou-
voir exécutif et en réservant le monopole
de l’initiative des lois à une commission
indépendante de techniciens nommés
et non élus, s’engageant à se déterminer
sans considération des intérêts de leur
pays d’origine, et à faire prévaloir contre
les vieux attachements, les vieilles tradi-
tions, les seules règles du divin marché. mais de versements qui représente- touché d’argent étranger. Or il ne se
raient, aujourd’hui, plus de 4 millions contente pas d’en recevoir, il en réclame
A cette époque, Jean d’euros, et qui assuraient à son comité à ses bailleurs avec insistance.
Monnet a quitté depuis plus de 80 % de son financement. Il n’est Le plus grave est que ces versements
deux ans la présidence de pas question ici de rumeurs, de fantas- donnaient lieu à des contreparties de la
la Haute Autorité de la Ceca mes ou de complotisme. Je publie en part des bénéficiaires. La CIA ne dila-
pour prendre la direction effet dans les cent pages d’annexes de pide pas inutilement ses fonds. Ils ont
d’un Comité d’action pour mon livre la photo des courriers ou des été accordés à Monnet pour obtenir de
les Etats-Unis d’Europe. notifications de virements : une lettre lui des rapports d’activité (sur les res-
Il est ouvertement devenu, comme de janvier 1958 de la Chase Manhattan sources énergétiques de l’Europe, l’état
Schuman, lobbyiste, en quoi l’on voit Bank de New York, dont le président de dépendance du continent, les pro-
qu’ils avaient, dès alors, bien compris John McCloy était un hiérarque des ser- jets d’action européens, la situation de
l’un et l’autre où se trouvait l’essence du vices secrets, annonçant à Monnet l’agriculture, par exemple) contenant
pouvoir dans le nouveau système post- qu’elle avait le plaisir d’ouvrir un compte des informations qui ont parfois un
national européen. Schuman préside en faveur du centre de documentation caractère confidentiel.
le Mouvement européen et Monnet, de son comité avec un dépôt initial de Ils l’ont été surtout en échange de
le Comité d’action pour les Etats-Unis 100 000 dollars (786 800 euros en 2019) campagnes que Monnet a mis en
d’Europe, deux groupes de pression versé à son intention par la Fondation œuvre pour servir les intérêts améri-
dont l’objet est le même : constituer un Ford, dont chacun sait qu’elle était l’un cains contre ceux de la France. On le
réseau d’influence en faveur de l’inté- des cache-sexes de la CIA ; des lettres voit ainsi, alors que se manifeste en
gration des nations dans un seul ensem- de Monnet réclamant de nouveaux ver- France, à la fin de la IVe République, la
ble américano-centré. L’une des décou- sements à la Fondation Ford ; un télé- volonté de doter le pays de l’arme
vertes que j’ai faites à l’occasion de la gramme de la fondation annonçant un nucléaire, pousser à la création d’Eura-
préparation de mon livre, grâce aux nouveau versement de 150 000 dollars tom, et à travers elle, à la mise en com-
équipes de chercheurs qui se sont mis à (1 180 000 euros en 2019) ; d’autres let- mun des matières fissiles et au choix de
ma disposition pour m’aider en allant tres de Monnet, datant de 1960, puis la filière de l’uranium enrichi – mono-
dépouiller les archives déclassifiées, iné- de 1963, demandant de nouveaux vire- pole américain – au détriment de l’ura-
dites, aussi bien à Washington, à Stan- ments ; une dernière, de 1966, ou ce n’est nium naturel – filière française. Le but
ford, à Lausanne qu’à Berlin ou à Mos- même plus au profit de son centre de est évidemment d’empêcher la France
cou, est que cette activité de lobbyiste documentation (qui jouait jusque-là le d’atteindre à l’autonomie nucléaire. Je
a été, contrairement aux dires de Mon- rôle de société écran pour préserver les publie dans mon livre les télégrammes
net, qui a toujours prétendu n’avoir apparences) mais du Comité lui-même échangés à ce sujet par Monnet et le
jamais bénéficié de l’aide d’aucun gou- que Monnet réclame une dotation. secrétaire d’Etat américain John Foster
vernement, presque entièrement finan- On s’échine depuis la publication de Dulles, que mes chercheurs ont décou-
cée par des versements de fondations mon livre à minorer l’importance de ces vert dans les archives. La manœuvre
américaines qui n’étaient elles-mêmes versements. Je remarque d’abord que fera long feu lors de l’arrivée au pouvoir
que des sociétés écrans, des prête-noms Monnet a menti à leur sujet puisqu’il de De Gaulle, qui refusera que la France
de la CIA. Il me semble que l’on peut dire prétend, dans ses Mémoires, que l’essen- se laisse dicter ses choix.
que Monnet était leur agent d’influ- tiel de ses ressources lui venait de ses On voit encore Monnet à la manœuvre
ence, leur honorable correspondant. cotisants, de partis ou de syndicats lors de la négociation du traité de l’Ely-
Car il ne s’agit pas de petites sommes, sympathisants et qu’il n’avait jamais sée, signé par De Gaulle et Adenauer. Il
les services américains regroupaient un
certain nombre de dignitaires nazis qui
n’avaient pas de sang sur les mains et
qu’ils entendaient rééduquer – on dirait
aujourd’hui déradicaliser – pour les uti-
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

liser à leur profit. C’est ce qu’ils appel-


lent l’opération « Sunflower » (Tourne-
sol). Avec Hallstein, la pêche avait été
bonne puisque dûment converti à la
démocratie et au libéralisme, il allait
être propulsé par ce même George Ball
parvint à faire introduire par les dépu- d’en prendre le contrôle et Hallstein que nous avons rencontré sous l’esca-
tés du Bundestag, dans un texte animé n’en a pas démissionné. Mais les deux lier de Monnet, au cœur de la construc-
par une logique de coopération poli- autres (notamment celle des profes- tion européenne. Il restera dix ans pré-
tique entre deux Etats souverains, la seurs) avaient été créées tout exprès. sident de la Commission. On imagine
France et l’Allemagne, un préambule L’adhésion à la Ligue nazie des profes- que son action ne s’est jamais déployée
de couleur atlantique qui privait le seurs (la NSLB) n’était pas obligatoire. à l’encontre de ceux qui l’avaient
traité d’une grande part de sa portée. Hallstein y a adhéré volontairement dès « retourné » et à l’égard desquels il a
J’en suis désolé pour les enfants des éco- juillet 1934 (je publie sa carte). La Fédé- toujours manifesté ensuite une recon-
les et pour la légende, mais tout cela ration des juristes nazis devait, quant à naissance et une loyauté exemplaires.
s’apparente à de la trahison. elle, promouvoir la nazification du droit. Là où l’affaire prend un tour tout de
Hallstein y a joué un rôle clé, jusqu’à par- même assez étrange, c’est qu’Angela
La signature du traité ticiper, en 1938, à Rome, dans ce même Merkel a cru utile, le 13 novembre 2018,
de Rome voit l’apparition Capitole où il signerait, dix-neuf ans plus de rendre à Hallstein un hommage
22 d’un troisième homme, tard, le traité de Rome, à la fameuse ren- appuyé, faisant de lui l’un de ces hom-
h peu connu du grand public contre entre les juristes nazis et fascistes, mes qui avaient jeté les bases d’une
français : Walter Hallstein, aux côtés de Hans Frank, le futur bour- Europe permettant de « surmonter les
qui va être le négociateur reau de la Pologne. « Il n’est plus seule- années de guerre et de dictature et d’offrir
allemand du traité puis ment nécessaire de rénover la vieille mai- [à l’Europe] un avenir stable et pacifi-
le premier président de la son délabrée, dit-il, mais, plus largement, que ». La chancelière savait-elle de qui
Commission européenne. de construire une nouvelle bâtisse pour elle parlait ? Ou mentait-elle effron-
Après la « déclaration Schuman », une famille qui s’agrandit. » Le 23 janvier tément ? On ne sait quelle option est la
Monnet avait ressenti le besoin d’avoir 1939, à Rostock, alors que se préparent plus inquiétante. On voit, quoi qu’il en
un interlocuteur allemand. Il l’avait les invasions de la Bohême et de la Polo- soit, que l’habitude prise par les euro-
demandé à Adenauer et celui-ci lui gne, il précise, dans un discours pro- péistes de considérer leurs adversaires
avait envoyé un premier candidat, qui noncé devant un ministre d’Etat et un comme des fascistes et leurs propres
n’avait pas fait l’affaire, puis un second, parterre d’uniformes, le cadre institu- partisans comme des résistants intrépi-
avec qui le coup de foudre avait été tionnel de la Neue Europa qui s’annonce des les conduit à dire n’importe quoi.
immédiat. Il s’agissait de Walter Hall- en déclarant que « la création du grand Hallstein n’était pas un monstre. Il évo-
stein. Il était dès lors devenu le négo- Reich allemand n’est pas seulement un que plutôt cette « banalité du mal »
ciateur allemand des traités, puis secré- fait politique, un acte du Führer de portée décrite par Hannah Arendt, avec son
taire d’Etat, enfin signataire du traité universelle, un de ces actes qui boulever- profil de fonctionnaire sans pensée. Je
de Rome en 1957. sent la carte de l’Europe et répondent à ne céderai pas à la facilité de dire qu’il a
Or ce professeur de droit au profil un un vieux désir des peuples, mais un évé- eu, au cœur des institutions européen-
peu terne avait un passé qu’il est facile nement historique et juridique d’une nes, l’occasion de mettre en œuvre le
de découvrir avec un peu de curiosité, importance extraordinaire ». Pendant la programme « impérial » de ses jeunes
puisqu’il figure en bonne place dans guerre, il fait partie d’un groupe d’offi- années. Mais il me paraît symptomati-
le Dictionnaire des personnalités du ciers chargés de relayer la propagande que qu’un rôle clé ait été confié à un
IIIe Reich d’Ernst Klee. Hallstein a fait par- nazie auprès des soldats : l’équivalent en homme tenu au collet par ses comman-
tie de pas moins de quatre associations quelque sorte des commissaires politi- ditaires, en même temps qu’à un fonc-
nazies. Deux d’entre elles sont des asso- ques soviétiques. Capturé à Cherbourg tionnaire sans âme, prêt à toutes les
ciations antérieures à l’arrivée de Hitler en 1944, Hallstein fut sélectionné pour fidélités successives en fonction de
au pouvoir. Les nazis se sont contentés être envoyé à Fort Getty, sur une île où l’orientation du soleil : Tournesol.
BRAS DESSUS,
Le comportement personnel BRAS DESSOUS
de Schuman, Monnet ou Ci-contre : Jean
Hallstein n’appartient-il Monnet et Walter
pas désormais à l’Histoire ? Hallstein. Entre
En quoi ce vice originel a-t-il les deux hommes,
pesé sur la construction le coup de foudre
européenne ? avait été immédiat.
Si ce que je révèle suscite autant de réac- L’un fut le premier
© BUNDESARCHIV. © AKG-IMAGES/PICTURE-ALLIANCE/DPA.

tions, ce n’est pas seulement l’effet de la président de


piété filiale des européistes, du corpora- la Haute Autorité
tisme de quelques doctorants soucieux de la Ceca, l’autre,
de maintenir leur monopole ou de la le premier président
susceptibilité de biographes qui ont de la Commission
manqué de curiosité et qui doivent envi- européenne. Page
sager sans plaisir de mettre leurs hagio- de gauche : Hallstein
graphies au pilon. Ce que montre cette (à droite) pendant
histoire, c’est que l’Europe a été fondée la Seconde Guerre
sur un immense mensonge. mondiale, lorsqu’il
Les partisans de l’Europe supranatio- appartenait à un
nale – Monnet, Giscard, Delors – nous groupe d’officiers
ont répété, à chaque étape de son éla- chargés de relayer
boration, qu’il s’agissait de bâtir une la propagande nazie
nouvelle puissance, qui vienne se subs- auprès des soldats.
tituer aux vieilles nations épuisées
pour incarner une troisième voie entre
les Etats-Unis et l’Union soviétique et patriotisme européen ». Dès le départ, bureaucrates sans visage. Où les indi-
renouer avec le génie de notre civilisa- Jean Monnet et ses commanditaires vidus ne sont plus que des agents éco-
tion. Or ce n’est pas ce qui s’est produit. a m ér i c a i ns o nt v o u l u en e f fet l e nomiques interchangeables au sein
L’Europe a détruit les nations sans pren- contraire de ce que prétendaient les d’une société liquide. Où ne règne qu’un
dre leur place. Elle a démantelé les sou- proclamations officielles des thurifé- immense marché mondial assurant la
verainetés des Etats qui la composent raires et des sacristains de l’Union euro- paix et la prospérité en dispensant des
sans qu’émerge une nouvelle puissance. péenne. Ils n’ont envisagé la construc- biens de consommation. Le désarroi
Elle n’a débouché que sur la mise en tion européenne que comme une des peuples privés de leurs attache-
place d’une vaste zone de libre-échange étape, une escale destinée à mettre en ments essentiels dans une Europe bat-
mondial, coupée de toute histoire, place un marché planétaire de masse, tue en brèche par la crise financière,
dénuée de volonté, d’ambition, ouverte administré par une gouvernance mon- l’immigration de peuplement, le chô-
à toutes les invasions. Or, ce que montre diale : « Globalia ». L’Europe n’a été pré- mage de masse, la montée de l’islam
mon livre, c’est que le gène déconstruc- sentée comme une nouvelle puissance, conquérant nous montre ce qu’il en
teur qui mine et fragmente l’Europe un super-Etat, que pour rassurer les était de cette promesse. 2
d’aujourd’hui – une Europe sans corps, peuples, les tromper et les convaincre
sans tête, sans racines, sans frontières, de renoncer à leur identité millénaire
sans postérité, sans âme – était dans afin de s’adapter aux nécessités du
l’ADN du corps d’intention des Pères temps. Mais l’objectif était bien, dès À LIRE
fondateurs. Je vous ai dit que Monnet l’origine, celui du monde anglo-saxon
n’avait écrit, à l’extrême soir de sa vie, des banquiers et des lawyers, celui-là
qu’une seule page de ses Mémoires, la même que poursuit aujourd’hui un J’ai tiré sur le fil
dernière. Qu’y lit-on ? « Ai-je assez fait homme comme George Soros : dépas- du mensonge
comprendre que la Communauté que ser la politique elle-même pour tendre et tout est venu
nous avons créée n’a pas sa fin en elle- à une forme mondialisée d’organisation Philippe de Villiers
même mais qu’elle n’est qu’une étape sociale où les patries et les frontières Fayard
vers les formes d’organisation du monde n’ont plus de raison d’être. Où le gou- 416 pages
de demain. » Il dit ailleurs que « le plus vernement des hommes cède la place 23 €
grand danger pour l’Europe, ce serait un à l’administration des choses par des
À L’ É CO L E D E L’ H ISTO I R E
Par Jean-Louis Thiériot

LA FORCE
DE CE QUI DEMEURE
© SANDRINE ROUDEIX.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

L’enquête sur la noblesse d’Eric


Mension-Rigau fait mesurer la nécessité
des permanences qui, en façonnant
L
e mot d’ordre est au mouvement. Le
président Macron a fait le choix de met- les âmes, structurent les sociétés.
tre les élections européennes du prin-
temps 2019 sous le signe de l’opposition
entre le « progressisme » et la « lèpre populiste ». « Vous n’avez pas héritages à chaque génération, l’a privée d’une bonne partie de sa
le choix », proclame son clip de campagne. Il faut être « En marche », fortune. Pourtant, elle donne à la France 3,5 % des polytechniciens,
même si c’est sans savoir dans quelle direction. L’individu, libéré de 8 % des saint-cyriens, 3,8 % des dirigeants exécutifs du CAC 40.
toute histoire personnelle ou collective, doit forger son destin au gré Force est de constater que ce n’est ni le droit ni le patrimoine qui
de ses seules aspirations. Le concept clé de l’anthropologie présiden- explique cette permanence singulière. Eric Mension-Rigau l’attri-
tielle est « l’émancipation ». Dans son allocution du 9 juillet 2018 bue à trois sources : la force de la famille, l’enracinement (le châ-
devant le Congrès, Emmanuel Macron avait précisé que son projet teau) et les valeurs partagées.
politique était d’accomplir « cet esprit des Lumières qui fait que notre La tradition lignagère est au cœur de la noblesse. Depuis la fin du
objectif à la fin est bien l’autonomie de l’homme libre conscient et criti- Second Empire, elle continue de s’hériter, mais elle ne se mérite plus
24 que » en mettant un terme à « l’assignation à résidence » de la nais- par le service rendu au souverain. Elle ne s’acquiert plus, comme
h sance ou de l’enracinement. La proposition de Stanislas Guerini, c’était le cas avec les charges anoblissantes d’Ancien Régime. D’où
délégué général de La République en marche (LREM), d’augmenter l’importance que ses représentants attachent aux querelles généa-
encore les droits de succession dans un pays parmi les plus fiscalisés logiques. L’ouvrage regorge, de fait, d’anecdotes croustillantes sur les
d’Europe pour rebattre les cartes de la fortune à chaque génération stratégies déployées par certains pour obtenir le précieux sésame
participe du même esprit. Sus à l’héritage ! Fils de personne, chacun de la commission des preuves de l’ANF, l’Association d’entraide de
doit être celui de ses œuvres. L’heure est à la charge contre tout ce la noblesse française (le seul reproche que l’on pourrait faire à Eric
qui demeure par-delà la succession des générations. Mension-Rigau est d’ailleurs d’avoir limité, pour l’essentiel, son cor-
Les choses ne sont pourtant pas si simples. Car il y a aussi de pus à la noblesse authentique et dédaigné de prendre en compte la
mystérieuses permanences, qui contribuent à façonner les âmes « noblesse d’apparence » ; cela l’a conduit à écarter ceux qui s’en
et, à travers l’idéal qu’elles incarnent, les sociétés et les civilisations. réclament sans en être, alors que, sociologiquement, ils en sont pro-
C’est ce que montre singulièrement la belle Enquête sur la noblesse, ches et qu’ils en portent parfois paradoxalement d’autant plus for-
d’Eric Mension-Rigau, professeur à la Sorbonne et spécialiste tement les valeurs qu’ils n’y sont admis que par effraction).
incontesté de l’aristocratie française. Ecrit dans une langue magni- Ces liens familiaux, ce monde des cousins et des stratégies matri-
fique, fondé sur un solide corpus d’interviews, le livre fait défiler en moniales permettent quoi qu’il en soit de dépasser les limites d’un
technicolor tout un monde, avec ses anecdotes, ses vanités et ses projet de vie purement individuel. « A la brièveté décevante d’une
grandeurs. Tout le contraire de la sociologie des élites chère au vie d’homme, ils opposent, écrit Eric Mension-Rigau, tels les Guer-
couple Pinçon-Charlot, dont les inénarrables Ghettos du gotha mantes de Proust, une permanence qui défie le temps. La continuité
observés avec les lunettes déformantes d’une pâteuse vulgate familiale ne relève pas du hasard. Elle résulte d’un double effort de
marxiste font de « la haute société » un tout homogène. Les pages connaissance de la tradition et d’ajustement aux mutations sociéta-
qu’Eric Mension-Rigau consacre aux clubs parisiens sont un bon- les, requérant l’audace que réclame toute adaptation mais interdi-
heur de sagacité cruelle et de nuances maîtrisées. sant de céder sans résistances aux changements éphémères. (…) La
Au-delà du plaisir de la lecture, l’intérêt du livre réside dans le noblesse sera définitivement morte le jour où ses descendants refuse-
constat d’un apparent paradoxe. Alors que la société est de plus ront de traverser la vie en s’inscrivant dans une temporalité longue,
en plus liquide, l’aristocratie demeure une force et un objet de fas- en revendiquant d’incarner une conscience généalogique et en assu-
cination, une « élite invisible » pour reprendre le mot de l’auteur. mant d’être un phénomène de survivance. »
En France depuis 1848, la noblesse n’a plus d’existence légale. Elle Cette perception dynastique du temps, renforcée par la mémoire
représente aujourd’hui moins de 0,2 % de la population. L’égalita- des illustrations familiales à travers l’histoire, forge une conscience
risme du droit des successions, fruit du Code civil qui morcelle les irremplaçable des exigences de l’action. Qu’on songe aux mots de
DÉJEUNER
SUR L’HERBE
Ci-contre : une
famille de la noblesse
dans le parc de son
château, en Touraine,
autochrome, vers
© LUX-IN-FINE/LEEMAGE.

1910. Avec environ


trois mille familles,
la vraie noblesse
représente aujourd’hui
moins de 0,2 % de la
population française.

Jean d’Ormesson dans l’inoubliable Au plaisir de Dieu : « L’histoire, se perpétuer lui impose d’avoir conscience qu’elle n’existe pas en
c’était nous, nous l’apprenions sur les tableaux de Plessis-lez-Vau- dehors des contingences du temps et qu’elle ne peut se perpétuer
dreuil », ou à ceux de la princesse Bibesco, héritière d’une grande sans une adaptation au changement ». Certes. Nul ne l’a dit cepen-
famille de l’Empire byzantin, disant : « La chute de Constantinople est dant avec plus de cynisme tranquille que Tancrède, le neveu du
un malheur personnel qui nous est arrivé la semaine dernière ! » prince Salina, dans Le Guépard : « Il faut que tout change pour que
La tradition familiale s’inscrit cependant aussi dans la pierre. Le rien ne change. » Or on peut avoir quelque peine à ranger l’art de
château en est la figure de proue. Ces « demeures des champs » s’adapter aux circonstances et aux changements de régime parmi
ont été conçues pour durer et survivre à leur commanditaire. Elles les hautes vertus aristocratiques !
ont été édifiées, écrit Eric Mension-Rigau « pour s’inscrire dans une Eric Mension-Rigau ne s’illusionne pas, du reste, sur les limites
mémoire longue ». Son livre donne cent exemples des efforts du milieu qu’il étudie avec sympathie. Il n’est dupe de rien. Il décrit
désespérés, des sacrifices de toute une vie qui sont désormais les fragilités, évalue les périls, mesure les mesquineries et les
nécessaires pour maintenir ces ruineux édifices qui sont bien plus méchancetés, les mots terribles sur les mésalliances d’amour :
que des pierres, qui portent une mythologie et qui structurent « Deux ans de plaisir, trente ans de bout de table »…
encore nos campagnes. Alors qu’au XIXe siècle, notamment sous Là n’est pas, pourtant, l’essentiel. L’intérêt majeur de son enquête
la monarchie de Juillet et le Second Empire, le château restait est de montrer la force que représente pour les communautés
encore le refuge et le lieu d’un ancrage souvent politique, les coûts humaines ce qui demeure, par-delà le flux des générations. De ce
d’entretien, les droits de succession et les exigences de la vie point de vue, la leçon est universelle. Elle dépasse infiniment
moderne, où les carrières sont désormais de plus en plus interna- la noblesse. Les mots d’Eric Mension-Rigau sur l’aristocratie font
tionales, en ont fait aujourd’hui une lourde charge. Son abandon penser à ce qu’écrivait Péguy, fils d’une rempailleuse de chaise, sur
menacerait pourtant un élément constitutif de l’identité de la la dignité des simples, dans L’Argent : « Tout était une tradition, un
noblesse, donc une part de sa pérennité. enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout
Il lui reste heureusement l’essentiel, des principes que l’auteur était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée, le som-
résume en ces termes : « se tenir » et « s’y tenir » en assumant la meil et la veille, le travail (…). Un respect des vieillards, des parents, de
nécessité de pérenniser dans le monde tel qu’il va des destins hors la parenté. (…) Un respect de la famille, un respect du foyer. » L’écri-
normes. Balayant en quelques pages des siècles d’histoire, Eric vain avait, mieux que personne, senti que riche ou pauvre, pour
Mension-Rigau nous fait mesurer combien, ce qui est en cause, avoir des ailes, il faut avoir des racines. Plus profondément elles
c’est de faire partie des « primores », des « optimates » au nom du s’enfoncent, plus haute sera la ramure. 2
« noblesse oblige ». C’était la féodalité, le service du roi à Versailles,
le métier des armes sous la IIIe République, le service de Dieu par-
fois. C’est aujourd’hui souvent, pour le meilleur et pour le pire, « le À LIRE
lieu de combat contemporain, l’entreprise ». L’une des interviewées
confesse ingénument ce qui constitue, en définitive, une limite
de la continuité revendiquée, quand la volonté de conserver son Enquête
prestige prend le dessus sur le désintéressement qui en avait été sur la noblesse
autrefois la justification : « Plus de guerre pour devenir des héros et Eric Mension-Rigau
se refaire un nom. Alors que reste-t-il à faire à cette jeune généra- Perrin
tion ? Se retrousser les manches et devenir entrepreneurs en créant 320 pages
des sociétés. Le monde du Web, ils y croient comme leurs ancêtres 24 €
quand ils partaient en croisade. » Résumant cet engagement
d’énergie sociale, Eric Mension-Rigau constate que « la volonté de
À LIVRE OUVERT
Par Michel De Jaeghere

L’Homme
de sa vie
Jean Tulard publie un savoureux recueil
de chroniques consacrées à Napoléon
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

et à quelques autres sujets de curiosité.

A
quoi tiennent les choix qui conditionnent l’existence ? Un pamphlets, aux Mémoires, à la vie quotidienne, aux ministres, à
hasard fait de vous, parfois, un traître ou un héros. Une entre- l’administration, rejoints en 1988 par un monumental Dictionnaire
vue fugitive, un rendez-vous manqué, une bifurcation qu’on où sont décortiqués toutes les institutions, les personnages et les évé-
a ratée, et c’est toute une vie qui change de couleur, un destin accom- nements relatifs à Napoléon. Conforté par des talents de pédagogue
pli ou manqué. Celui de Jean Tulard s’est joué avec une rencontre à qui ont fait longtemps de ses cours en Sorbonne l’un de ces rendez-
quoi rien ne le prédestinait. Il n’avait pas collectionné, enfant, les vous qu’aucun de ses étudiants n’aurait manqué, un humour pince-
soldats de plomb de la garde impériale, rêvé devant les uniformes sans-rire à la Buster Keaton, une verve de conteur qui faisait merveille
des hussards de la Grande Armée. Et s’il avait contracté le goût de à la télévision à une époque où l’histoire procurait aux Dossiers de
l’histoire dans Les Trois Mousquetaires, il n’avait lu ni les Mémoires l’écran ou à Apostrophes quelques-uns de leurs débats les plus enflam-
de Marbot, ni les Cahiers du capitaine Coignet. Ses passions le por- més, son magistère ne devait plus être contesté. Il résisterait même à
taient vers le cinéma (il y a satisfait, depuis, avec les cinq volumes de l’enthousiasme envahissant de Max Gallo, qui s’essaya, un temps, sur
son dictionnaire), la gastronomie et le roman policier. ses terres avec un démarquage un peu balourd de la correspondance
Reçu premier à l’agrégation d’histoire, ce bon élève avait choisi de de Napoléon. Jean Tulard s’est imposé depuis cinquante ans comme
consacrer sa thèse à l’administration de Paris de 1800 à 1830 parce que l’historien majeur du Premier Empire. Il y revient aujourd’hui avec un
26 sa mère était conservatrice des archives de la Préfecture et qu’elle bouquet d’articles, contributions savantes, conférences inédites ou
h les avait largement ouvertes aux chercheurs. Traiter de la création de dispersées jusqu’alors dans des revues, des ouvrages collectifs, des
la Préfecture de police ou du département de la Seine, c’était cepen- journaux. Le recueil témoigne, comme à l’accoutumée, d’une érudi-
dant se confronter avec leur créateur à une époque où l’Université tion étincelante, où l’histoire économique et sociale fait place à la cri-
le boudait. La nouvelle histoire dominait, alors, les pensées. Avec elle, tique littéraire ; où la science sans pareille des questions administrati-
le mépris pour la biographie, les batailles, les grands hommes qui ves ou fiscales ne désarme jamais le bonheur d’écrire ; où la rigueur
n’avaient jamais été, disait-on, que le produit de leur époque, le reflet scientifique se conjugue avec un sens du récit et de l’anecdote
d’une histoire sociale plus austère mais ô combien plus vraie. Il n’y d’autant plus savoureuse qu’on est assuré, avec lui, qu’elle est vraie. On
avait pas alors de chaire d’histoire du Premier Empire à la Sorbonne. y mesure cependant tout le paradoxe de l’œuvre d’un historien aux
L’épopée napoléonienne ne semblait pas digne de l’Université. On la curiosités universelles et que la destinée aura ramené, encore et tou-
laissait aux vulgarisateurs qui la racontaient en laissant libre cours à jours, au même sujet. Qu’il y traite de la vision qu’eut Napoléon de
leur fantaisie, à leurs effets de plume : André Castelot ou Alain Decaux. Robespierre ou des libertés laissées à Cambacérès pour administrer
C’est alors que, secrétaire de l’Ecole pratique des hautes études, l’Empire en l’absence du maître, du destin malheureux des artistes
Michel Fleury décida de réintégrer l’Empereur dans l’histoire savante sous l’Empire ou de la fécondité littéraire du règne, c’est un portrait en
en créant, en 1966, un département d’Histoire du Premier Empire et creux qu’il dessine. Comme s’il multipliait les points de vue pour
en confiant au jeune chercheur la mission de lui frayer un chemin échapper à l’unique personnage auquel son œuvre d’historien l’aura
entre le trou noir des Annales et les anecdotes inventées de la petite inexorablement reconduit, pour parler, enfin, d’autre chose : du
histoire. A 33 ans, Jean Tulard se retrouvait directeur d’études sans monde de la police revisité par Balzac ou du bêtisier de Flaubert ; des
avoir jamais été assistant ni maître de conférences, et en n’ayant à son idées politiques du marquis de Sade ou du rôle de Stendhal dans la
actif qu’un trimestre d’enseignement au lycée de Compiègne. formation du mythe impérial. Encore lui, toujours lui, semble nous
Bonne pioche : 1969 devait être marquée par les festivités du bicen- dire Jean Tulard : comme s’il attendait l’échéance 2021 (le bicente-
tenaire de la naissance de Napoléon. Jean Tulard allait devenir, pour naire de la mort du grand homme, après quoi il ne restera plus guère à
des décennies, la référence universitaire sur le sujet alors même que célébrer que le retour des cendres !) comme une délivrance. De Napo-
se succédaient les anniversaires, de la campagne d’Italie à Waterloo. léon et de quelques autres sujets, annonce le titre de son recueil. Ce livre
Loin de le desservir, la réserve même que lui inspirait la personne de allègre n’a rien d’un mélancolique chant du cygne. Il apparaît bien
l’Empereur devait l’aider à le considérer sans parti pris : à bonne dis- plutôt comme un congé donné sans amertume mais sans regret à un
tance pour en parler avec impartialité. Avec Napoléon ou le mythe du homme de sa vie qui, décidément, n’était pas son genre.2
sauveur, il en donnerait, en 1977, ce qui reste aujourd’hui la biogra- De Napoléon et de quelques autres sujets, de Jean Tulard, Tallandier,
phie essentielle, navire amiral d’une flottille d’ouvrages consacrés aux 336 pages, 20,90 €.
C ÔTÉ LIVRES
Par Jean-Louis Voisin, Geoffroy Caillet, Frédéric Valloire, Michel
De Jaeghere, Charles-Edouard Couturier, Philippe Conrad, Dorothée
Bellamy, Marie Peltier, Philippe Maxence, Guillaume Perrault, Mathilde
Brézet, Henri-Christian Giraud, Yves Chiron, Marie-Amélie Brocard

Minus. La petite Comment les chrétiens sont devenus catholiques,


enfance en Grèce Ier-Ve siècle. Marie-Françoise Baslez
et à Rome. Textes Unité de croyance, unité de culte et unité institutionnelle : ces trois
réunis et présentés fondements définissent aujourd’hui la catholicité de l’Eglise. Il n’en a pas
par Charles Senard été toujours ainsi, comme le montre Marie-Françoise Baslez dans
et Louise de Courcel cet ouvrage dont la rigueur le dispute à la hauteur de vue. Au IIe siècle,
« Les enfants donnent « catholique » désigne, avec le sens de « général », la réunion de ceux qui
bien du mal », constate se réclament du Christ en associant la réalité locale des Eglises constituées
Homère. Ils sont et la réalité transcendante de l’Eglise Corps du Christ. La proclamation de l’Eglise comme
source de joie, mais exigent une attention catholique au sens d’« universelle » n’est advenue qu’au terme d’un processus de
sans faille. Ce qui étonne dans cet construction historique et doctrinale, dont sa reconnaissance par le pouvoir impérial et les
astucieux recueil de textes traduits du grec conciles de Nicée et de Chalcédoine ont constitué le terme. Un mouvement bouillonnant,
et du latin, c’est que la plupart pourraient marqué par les débats et les hérésies, qu’on suit à la trace dans cette passionnante étude. GC
être de notre temps. Ainsi, de ces débats Tallandier, 320 pages, 21,90 €.
sur les avantages ou non du lait maternel,
sur la qualité et l’utilité des jeux, sur
la méthode d’apprentissage de la lecture La Trace et l’Aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan
et de l’écriture (globale ou syllabique ?). (IVe-XVIe siècle). Patrick Boucheron
Est-il bon que l’enfant pleure ? Oui, dit Né vers 339, évêque de Milan de 374 à sa mort en 397, Ambroise est l’un des
Aristote. Mais il faut en déterminer les quatre docteurs latins de l’Eglise. Prédicateur, exégète, théologien, politique,
causes, dit un médecin. Doit-on raconter ce combattant à l’activité incessante marqua ses contemporains : Augustin,
des histoires aux petits ? Leur laisser qu’il convertit et dont le récit constitue le plus ancien témoignage sur lui ;
une grande liberté ou leur donner une Paulin de Nole, qui rédigea après sa mort sa biographie. S’y ajoutent des
discipline ? Comment les aimer auteurs byzantins. Nous voguons entre fidélité et enjolivements. Patrick 27
différemment pour les pères et pour les Boucheron cherche à comprendre les raisons qui expliquent le phénoménal succès post h
mères ? A faire lire d’urgence aux parents, mortem d’Ambroise et ses utilisations dans des domaines qui vont de l’urbanisme à la
aux pédagogues et à tous les « psy ». J-LV conception d’une basilique, de la liturgie à l’identité collective. Il y parvient au prix d’une
Les Belles Lettres, « Signets », 368 pages, 15 €. véritable archéologie de toutes les sources existantes. Quelques tics d’écriture n’enlèvent rien
à l’intérêt puissant de cette traversée de l’histoire et de la mémoire de l’Occident chrétien. FV
Le Seuil, « L’Univers historique », 544 pages, 25 €.

Emerveillements. Réflexions sur la Grèce antique


Jacqueline de Romilly. Edition établie par Marion Bellissime
Elle avait commencé avec Thucydide. Sa thèse avait montré comment, racontant la guerre du Péloponnèse,
l’historien avait aussi écrit un traité à la fécondité inépuisable sur l’impérialisme. Elle en explorerait, sans
relâche, les autres richesses, au cours des décennies. Elle n’avait pu négliger Homère et, sous sa plume, Hector était devenu plus
qu’un héros : notre semblable et notre frère, le héros d’une épopée qui avait, par un trait d’audace insigne, choisi de faire battre
notre cœur au récit des malheurs de l’ennemi. Elle n’avait négligé ni les Tragiques ni, malgré leur réputation, les sophistes. Jacqueline
de Romilly a été pendant plus de cinquante ans pour nous le visage et l’interprète du génie de la pensée grecque. Elle nous en a fait
sentir les beautés, les profondeurs et les délicatesses avec une élégance souveraine et ce raffinement extrême de l’intelligence
qui permet à certains esprits de donner une clarté fulgurante aux notions les plus obscures, de rendre simple ce qui est complexe.
La collection « Bouquins » a eu la bonne idée de rassembler ici quelques-uns de ses livres : Hector, Alcibiade et La Grèce antique
à la découverte de la liberté, parmi d’autres, ou cette Douceur dans la pensée grecque par quoi elle a profondément renouvelé
le regard que nous jetons sur l’héritage de l’humanisme antique. Emerveillements : le titre de ce recueil splendide reflète l’attitude
qui fut la sienne devant le trésor qu’elle se sera efforcée, tout au long de sa longue vie, de transmettre. Il traduit aussi le sentiment
du lecteur devant son érudition, sa simplicité, sa générosité, son humour. Jacqueline de Romilly est de ces professeurs qui donnent
à leur métier ses lettres de noblesse. Elle ne s’est pas contentée de nous faire partager sa science affûtée d’helléniste, elle a fait
ressurgir parmi nous la Grèce, et elle en a répandu autour d’elle, à profusion, la lumière. MDeJ
Robert Laffont, « Bouquins », 1 376 pages, 32 €.
Guillaume le Conquérant. David Bates Vivre à la cour de Versailles
L’histoire des terres et des peuples est aussi celle des hommes qui les ont façonnés. en 100 questions. Mathieu da Vinha
Fils de Robert le Magnifique, duc de Normandie, Guillaume le Conquérant fut l’un Combien de rois ont vécu à Versailles ?
d’entre eux. Historien britannique et médiéviste chevronné, David Bates signe ici Qui avait le droit d’y habiter ?
une biographie exceptionnelle de celui qui fut duc vers l’âge de 8 ans, et qui s’imposa Où couchaient-ils, comment déjeunaient-
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

comme un administrateur hors pair de sa terre et un fin stratège. Vainqueur à Hastings, ils, quelles étaient leurs activités
il devint roi d’Angleterre et fut le bâtisseur du premier empire transmanche. Une œuvre quotidiennes ? Autant de questions
monumentale, multidisciplinaire, aussi précise que passionnante et dont on ne peut auxquelles Mathieu da Vinha répond
que saluer l’implacable souci de vérité. C-EC dans cet ouvrage, dont l’ambition est
Flammarion, 864 pages, 28 €. de satisfaire la curiosité du lecteur sur
des thématiques allant de l’architecture
à l’étiquette de cour, en passant
Les Chrétiens dans al-Andalus. Rafael Sánchez Saus par l’hygiène ou les jardins. Et de battre
L’histoire de l’Espagne musulmane est depuis longtemps l’enjeu d’une en brèche au passage quelques idées
récupération idéologique qui présente al-Andalus comme un modèle reçues… Le découpage en questions est
de « tolérance », un paradis du « vivre-ensemble ». Cette interprétation, efficace : tous les aspects, parfois triviaux
inspirée par une volonté de déconstruction du « roman national ou anecdotiques, de la vie quotidienne
catholique » espagnol, a déjà été remise en cause, mais Rafael Sánchez à la Cour sont retranscrits fidèlement
Saus apporte de nouveaux éléments à cette relecture nécessaire. grâce à un important travail sur les sources.
Professeur à l’université de Cadix, l’auteur met en lumière les violences et Un livre indispensable pour qui
les humiliations imposées aux dhimmis, tout comme l’éradication à peu veut découvrir la vie à Versailles. DB
près totale du christianisme mozarabe après l’irruption dans la péninsule Ibérique Tallandier, 352 pages, 15,90 €.
des envahisseurs almoravides et almohades venus du Maroc aux XIe et XIIe siècles. PC
Editions du Rocher, 528 pages, 24 €.
28
h Le Faste et la Fureur.
Nos petites patries. Identités régionales et Etat central, L’armée française
en France, des origines à nos jours. Olivier Grenouilleau de Rocroi à Valmy
L’histoire de France paraît celle d’une tension multiséculaire entre un centre Hervé Drévillon
et sa périphérie aux noms divers, pays, régions, provinces. Mais, c’est l’une et Dominique Prévôt
des leçons de cet essai qui conduit jusqu’aux débats actuels, il faut nuancer. (dir.)
Car avant Louis XIV et la société de cour, avant ce clivage entre Paris- Des guerres du Roi-
Versailles et la province que la Révolution cristallisera et politisera, cette Soleil aux réformes de
opposition n’existait presque pas. D’où la question : comment sont l’armée révolutionnaire,
apparues ces identités régionales ? Réponse de Grenouilleau : c’est la monarchie elle-même c’est un véritable tableau des armées
qui les a façonnées à partir du XIIIe siècle. Elle les a surimposées à des cités gallo-romaines, filles que présente ce grand album richement
de peuples gaulois, afin de lutter contre les principautés des grands féodaux. Les allers-retours documenté et illustré. Au fil du temps,
entre les siècles demandent un effort de lecture. La récompense ? Une profonde réflexion. FV des souverains et des grands capitaines
Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 288 pages, 22 €. des XVIIe et XVIIIe siècles, l’armée
a sans cesse dû se transformer, s’adapter,
s’étoffer. Non seulement au niveau
Et ils mirent Dieu à la retraite. Une brève histoire de l’histoire. Didier Le Fur stratégique mais aussi sur le plan humain
Comment écrit-on l’histoire ? La réponse de Didier Le Fur, spécialiste de la Renaissance, en prenant en considération le métier
prend ici la forme d’un essai vigoureux. L’essor de l’idéologie du progrès à partir du de soldat. Et c’est également le but
XVIIe siècle, observe l’auteur, a déterminé une réécriture de l’histoire sans Dieu au moyen de de cet ouvrage que de donner une
méthodes à visée scientifique. Celle-ci s’est traduite dans les faits par une écriture de l’histoire dimension humaine aux faits historiques,
du progrès, où la France tenait un rôle privilégié. Mais l’entreprise s’est en alliant les objets, armes, cartes
finalement soldée par des déformations analogues à celles qu’elle prétendait issus des collections du musée de l’Armée
corriger et par le rejet de l’histoire politique, avec ses biographies, son histoire aux études des historiens. Un bel
militaire, au profit de l’histoire sociale et finalement d’une histoire partisane. ouvrage pour les passionnés de l’histoire
De la Renaissance à l’école des Annales, une passionnante historiographie de la guerre. C-EC
de l’histoire et de ses ambitions, ses contradictions et ses limites. GC Somogy Editions d’Art/Musée de l’Armée
Passés composés, 240 pages, 19 €. Invalides, 320 pages, 55 €.
Louis XIV voyageur Foch Jean-Christophe Notin
Christophe Levantal Cent ans plus tard, la France n’en est pas quitte avec la Première
Labeur de fourmi, œuvre de titan, ce livre Guerre mondiale. Après tout, ce n’est que le 28 juin 1919 que fut
réussit l’exploit de récapituler la totalité signé définitivement le traité de paix. C’est l’occasion pour les
des déplacements du Roi-Soleil durant éditions Perrin de republier, dans une version revue et augmentée
son règne. S’appuyant sur les comptes d’une introduction inédite (mais qui n’apporte rien de nouveau),
rendus de La Gazette, complétés par la monumentale biographie de Foch signée Jean-Christophe Notin
de nombreuses autres sources, l’auteur et initialement parue en 2008. Une approche qui se veut équilibrée,
livre un usuel de référence, d’une parfaite mais qui se montre également sévère pour celui qui apparaît
rigueur scientifique, où chacun pourra surtout comme un « fédérateur », incarnation d’énergie et d’espérance. Une figure
avantageusement affiner sa connaissance loin du « génie » militaire, mais qui sut, malgré tout, « assumer ce destin écrasant
des périples du roi, soit en remontant que lui confia l’Histoire ». PM
le temps par la chronologie, soit en Perrin, 544 pages, 27 €.
redécouvrant l’espace par la présentation
cartographique. Un ouvrage inédit
et indispensable pour toute approche André Tardieu. L’incompris. Maxime Tandonnet
préalable à un travail de recherche. MP Léon Daudet l’avait surnommé « le Mirobolant ». Avec sa morgue,
CNRS Editions, 480 pages, 28 €. son élégance raffinée, son image de sportif et d’homme politique
jeune et moderne, imprégné de l’esprit américain, Tardieu (1876-
1945), ce premier de la classe, fit la joie des caricaturistes. Trois
La Face cachée du socialisme fois président du Conseil entre 1929 et 1932, chef des droites aux
français. Jean-Pierre Deschodt législatives de 1932, entré en politique avec enthousiasme, il se heurte
Alors que le Parti socialiste peine aux réalités. Il en sort désenchanté, se retire à Menton, écrit, rêve d’un
aujourd’hui à se relever de ses derniers bipartisme à l’anglaise avec un exécutif renforcé, insiste sur la fracture
échecs, le livre de Jean-Pierre Deschodt entre minorité dominante et masse des citoyens, fustige droite et gauche,
tombe à pic. Ce spécialiste de l’histoire accable la médiocrité du personnel parlementaire, glorifie la religion chrétienne,
du socialisme français remonte aux accuse les Lumières, la libre-pensée et les loges maçonniques d’avoir desservi
origines, dévoilant tout un univers la liberté, s’oppose aux accords de Munich, avant d’être terrassé par des attaques
grouillant de personnalités et de débats, cérébrales. Un essai, très vivant, qui lui rend justice. FV
connaissant une succession incroyable Perrin, 400 pages, 23,50 €.
de divisions et de scissions, nées toutes
de la Fédération du parti des travailleurs
socialistes de France apparue en 1879.
On découvre aussi un socialisme
défenseur de la propriété (pour tous) Partis pris. Littérature, esthétique, politique
et de la famille, adversaire de la grève Marc Fumaroli
et opposé à l’intervention de l’Etat. Voilà un ouvrage qui est une boussole, un compagnon
Proche de Proudhon ou de Comte, d’élite et une consolation. La prestigieuse collection
il ne résista pas aux prétentions « Bouquins », chez Robert Laffont, a eu l’heureuse idée
scientifiques et à la réécriture collectiviste de publier une anthologie d’articles d’un de nos plus
apportée par le marxisme. PM grands esthètes. Au fil de plus d’un demi-siècle de travail
Le Cerf, 384 pages, 24 €. intellectuel, l’écrivain a en effet offert à la presse quantité
de textes conjuguant érudition, pureté et élégance du style et, si le sujet l’exige,
verve du pamphlétaire. On savoure avec bonheur l’expression de son
admiration et de sa gratitude envers les humanités gréco-latines et les génies
de la littérature. L’académicien nous guide dans les subtilités de l’histoire de
l’architecture, des arts et du théâtre. Et l’on jubile en redécouvrant sa férocité
à l’égard de « l’Etat culturel » de la Ve République et de sa prétention. GP
Robert Laffont, « Bouquins », 1 088 pages, 32 €.
Les Crises d’Orient. Vol. II : Les Entretiens oubliés d’Hitler, 1923-1940. Eric Branca
La naissance du Moyen-Orient, Etrange et fascinante revue de presse : seize entretiens accordés par Hitler
1914-1949. Henry Laurens à la presse étrangère. Des entretiens au fil desquels le maître du Reich se montre
Le 17 mai 1920, un mémorandum habile en communication, soucieux de donner une image d’homme de paix.
britannique redéfinissait la zone du Moyen- En face de lui ? Des journalistes généralement fascinés par le personnage et qui
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Orient et les orientations politico- tombent ainsi facilement dans les mailles de la propagande nazie. Certains
stratégiques à y mettre en œuvre. Au cœur (Châteaubriant ou Lochner, de l’Associated Press) sont favorables au Führer
du dispositif, l’émergence envisagée quand d’autres, comme Dorothy Thompson, dénoncent son goût du sang.
d’un Etat juif. Jusqu’à la Seconde Guerre Le meilleur ? Max Fraenkel, journaliste juif qui parvient à piéger Hitler. Dans son
mondiale, Londres parviendra à maintenir avant-propos, Eric Branca resitue bien les enjeux et éclaire ce jeu de dupes. PM
son monopole dans la région, mais sera Perrin, 260 pages, 22 €.
ensuite contesté par les deux nouveaux
géants : les Etats-Unis et l’URSS. Dans une
approche originale et synthétique d’une Le Tocsin. Henri de Wailly
question d’une complexité incroyable, Il s’appelait Xavier de Hauteclocque, un nom que son cousin germain
Henry Laurens montre l’impact essentiel de Philippe, le futur maréchal Leclerc, rendra célèbre. C’était un ami
la question religieuse, lié notamment au de Kessel et de la même trempe. Grand reporter, particulièrement
réveil de l’islam, souligne les transformations attentif aux problèmes allemands, il a suivi dès 1932 avec une lucidité
qui se sont alors réalisées, et dessine exemplaire l’ascension de Hitler et la montée du péril national-
ce faisant leurs conséquences pour socialiste, n’hésitant pas pour ce faire à pénétrer au cœur de la maison
aujourd’hui. Erudit et passionnant ! PM brune. Il en est mort. Assassiné par empoisonnement en 1935 par les
Fayard, 544 pages, 22 €. sbires de la police politique hitlérienne, titre de l’ouvrage qui rassemble
ses reportages pour Gringoire. « Si l’on peut parler de “témoins qui se font égorger” – les seuls,
selon Pascal, qui méritent d’être crus –, c’est à lui que l’on pense en premier », écrit Henri
30 de Wailly dans cette brève et percutante biographie. Un bel hommage rendu à ce martyr
h Sept conférences sur Marcel authentique du journalisme injustement oublié. Et un beau démenti à ceux qui prétendent
Proust. Bernard de Fallois que la presse française était unanimement aveugle devant la menace nazie. H-CG
Après l’Introduction à la Recherche Editions Italiques, 198 pages, 18 €.
parue en 2018, qui suivait pas à pas
les sept volumes de l’œuvre, ce sont
sept conférences de leur fondateur Les Dictateurs. Jacques Bainville
que publient les éditions de Fallois. Etudier les dictateurs et non la dictature ? C’est l’axe retenu dans
L’approche est thématique. La vie de ce livre, paru en 1935, par Jacques Bainville, plus connu pour son Histoire
Proust est-elle si intéressante que ça ? de France ou pour Les Conséquences politiques de la paix. De Solon
Est-ce que ses personnages ont vieilli ? ou César à Hitler, alors en pleine puissance, les exemples abondent.
Proust est-il pour ou contre l’amour ? Mais Bainville ne donne pas la théorie de la dictature ; il l’expose.
Autour de ces questions, la pensée Dans l’introduction à cette réédition, Christophe Dickès rappelle
de Bernard de Fallois se déploie d’ailleurs que, pour ce dernier livre, l’académicien recourut à plusieurs
en citant de larges extraits du roman plumes et non des moindres : Varillon, Rebatet et Brasillach… PM
et en convoquant Balzac, Pascal, ou Perrin, « Tempus », 320 pages, 9 €.
Chateaubriand. Le texte est accueillant : il
a d’abord été dit et l’on entend la voix du
conférencier tracer un parcours dégagé La Guerre des scientifiques, 1939-1945. Jean-Charles Foucrier
dans les bosquets les plus touffus. Ses La Seconde Guerre mondiale fut par bien des aspects « une guerre
réponses sont franches scientifique », où la science fut mise au service de la guerre. La pénicilline
et convaincantes, utilisée comme traitement thérapeutique à partir de 1944 ou la bombe
on y perçoit le fruit atomique sont les résultats les plus connus des recherches scientifiques
de l’expérience d’une menées pendant le conflit. Mais il y en eut bien d’autres, notamment
vie de lecteur et l’invention du premier ordinateur ou, encore plus déterminantes, la mise
d’une vie d’homme. MB au point du radar et les techniques de décodage. Jean-Charles Foucrier
Editions de Fallois, décrit tout cela dans un livre clair et richement documenté. YC
320 pages, 20 €. Perrin, 450 pages, 24 €.
Paroles de Français anonymes. Au cœur des années trente. Alain Corbin LE CHOIX DU CONSEIL
Ils sont 183 électeurs de Haute-Vienne, un département de gauche depuis la IIe République.
Face à eux, un historien, Alain Corbin, jeune agrégé, les interroge sur leurs souvenirs des
PAR ÉRIC MENSION-RIGAU
années 1934-1936. C’était en 1967. Leurs paroles ont été gelées. Tous sont morts. Corbin a Le Naufrage des civilisations
retrouvé ses notes. Son enquête s’ouvre sur l’affaire Stavisky et le 6 février 1934, et se referme Amin Maalouf
sur les réactions à la victoire du Front populaire en 1936. Elle souligne le rôle de l’école « Je suis né en bonne santé dans les bras
primaire, de la famille et de l’expérience vécue dans la formation de l’opinion ; elle note d’une civilisation mourante, et tout au long
le sentiment de supériorité qu’a donné la victoire de 1918, les clichés qui dominent la vie de mon existence, j’ai eu le sentiment
internationale, les espoirs et le scepticisme à l’égard de la SDN ; elle relève les transformations de survivre, sans mérite ni culpabilité,
du débat politique entre 1935 et 1967. Au total, cette vie provinciale complexe échappe quand tant de choses, autour de moi,
aux classifications sommaires. Un monde perdu que l’on retrouve avec nostalgie. FV tombaient en ruine » : ainsi commence
Albin Michel, 234 pages, 18 €. un essai incisif qui souligne combien
notre époque, depuis quelques décennies,
a rompu avec toute idée de stabilité.
Lire sous l’Occupation. Jacques Cantier Né en 1949 à Beyrouth, où il a vécu
Croisant des sources très diverses, alternant synthèses et études jusqu’en 1975, Amin Maalouf décrit,
de cas, utilisant au mieux l’opposition entre l’état du livre et de la lecture avec finesse, la mosaïque de peuples,
en France à la veille du conflit et l’irruption de la guerre, l’auteur propose de cultures et de religions qui caractérisait
une enquête impartiale sur « la soif de lecture » qu’éprouvèrent les le Levant, et voit dans l’effondrement
Français sous l’Occupation. Auteurs, éditeurs, lecteurs de toutes sortes de ce qui aurait pu devenir un « modèle
(du prisonnier à l’amateur) répondent présents. Guère de jugements éloquent de coexistence harmonieuse
de valeur, mais des faits : liste et nom des prix littéraires de 1939 à 1945, et de prospérité » le début de ce qu’il
rôle de la propagande allemande, géographie de la lecture, analyse de n’hésite pas à qualifier de « ténèbres »,
petits cénacles littéraires, pénurie de papier, livres interdits ou censurés. Bref, une vie littéraire c’est-à-dire la détestation de l’autre et
foisonnante et surprenante : Jean-Paul Sartre signe dans Comœdia et Daniel Cordier, l’incapacité de vivre ensemble, qui se sont
secrétaire de Jean Moulin, dévore à Lyon, en 1942, Les Décombres de Lucien Rebatet… FV répandues sur le monde. L’auteur retrace
CNRS Editions, 384 pages, 25 €. les grandes étapes, depuis les années
1950, de l’embrasement de l’Egypte,
puis du Liban, en brossant les portraits,
Les Musulmans et la machine de guerre nazie longuement réfléchis et sans indulgence,
David Motadel des principaux acteurs de l’histoire
Ils furent au moins 450 000 musulmans à servir sur le front de l’Est contre du Moyen-Orient contemporain.
l’URSS et des milliers dans la SS où ils formèrent plusieurs divisions. Il y eut Une autobiographie
des imams militaires et des écoles de formation de mollahs patronnées émouvante,
par la SS. On y célébrait l’alliance germano-musulmane et on tendait magnifiquement écrite,
à dépasser l’antagonisme entre sunnites et chiites. D’où venaient-ils ? où l’humanisme et la foi en
De partout. Au-delà des avantages démographiques et politiques que les Dieu se conjuguent, sur un
nazis pouvaient en tirer, ils avaient un réel intérêt, Hitler et Himmler en ton toujours mesuré, avec
tête, pour l’islam. Avec malgré tout, un paradoxe, celui de l’infériorité raciale ! Le livre s’impose l’expression de la frayeur.
comme le premier ouvrage solide sur un aspect peu connu de l’histoire de la Seconde Guerre Grasset, 336 pages, 22 €.
mondiale, qui eut des prolongements au-delà de la guerre. Ainsi Saïd Mohammedi, né en
Algérie en 1912, un ancien de la Wehrmacht, croix de fer de 1re classe, devint colonel de l’ALN,
et fut le responsable du massacre de Melouza (374 morts) en mai 1957 ! FV
Editions de la Découverte, 440 pages, 25 €.

Franck Ferrand raconte. Franck Ferrand


De la bataille d’Hastings à l’affaire du parapluie bulgare en passant par la tragédie de Marie Stuart, le divorce
de Napoléon ou encore l’intimité de Hitler, Franck Ferrand raconte au présent une vingtaine d’histoires du passé,
en usant du ton savoureux des scénarios d’une histoire déjà jouée. Son livre réunit des chroniques parues dans
la revue Historia. Elles font découvrir avec bonheur quelques épisodes connus ou méconnus du passé, en imposant
leur auteur comme un conteur inspiré en même temps qu’un inégalable passeur d’histoire. C-EC
Perrin/Historia, 300 pages, 19 €.
L’Exil éternel. J’étais médecin au goulag. Angela Rohr Tyrans, assassins et conspirateurs
Née dans l’empire des Habsbourg en 1890, intellectuelle, médecin, Angela Rohr gagne Jean Tulard
en 1925 l’Union soviétique avec son troisième mari, un communiste autrichien, médecin Parce que ce sont aussi – surtout ? –
également, pour participer à la construction de la société nouvelle. Juin 1941 : l’Allemagne les antihéros qui font l’Histoire, Jean
nazie envahit l’URSS ; tous les ressortissants germaniques sont arrêtés. Lui disparaît. Tulard consacre un deuxième volume
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Elle est condamnée à cinq ans de camp, puis, en 1946, elle doit travailler comme médecin au « pouvoir du Mal », offrant à treize
« libre » dans un camp. Réhabilitée en 1957, elle rentre à Moscou, commence à écrire « méchants » plus ou moins célèbres
ses Mémoires en allemand. Ils parurent en Autriche après sa mort en 1985, transmis un portrait sous forme de mise en scène
par un compatriote en poste à Moscou. Un témoignage de plus sur le goulag, ce monde dialoguée. Cela se lit comme un scénario
irrationnel ? Certes, mais sans fioritures ni jugement, dépouillé, descriptif, un vrai travail de film ou une pièce de théâtre.
d’ethnologue. Ce qui le rend encore plus terrifiant. FV On y côtoie à un moment clé de leur
Les Arènes, 488 pages, 24,80 €. histoire – et parfois de la nôtre quand ils
détiennent les rênes du pouvoir – des
personnalités connues comme Richard III,
La Guerre froide. John Lewis Gaddis Ivan le Terrible ou Sade, de plus insolites,
Pour ceux qui l’ont connue, il est toujours surprenant de constater tel l’assassin-poète Lacenaire. Aujourd’hui
que la guerre froide (1945-1989) appartient désormais à l’Histoire. comme de leur vivant, ces génies du mal
Hier, ils imaginaient les chars soviétiques à Paris ; aujourd’hui, ce conflit intriguent et suscitent l’intérêt des foules,
est décortiqué par les spécialistes. Professeur d’histoire militaire, tant il est vrai que le vice est souvent
John Lewis Gaddis a surtout écrit cette synthèse pour ceux qui sont plus fascinant que la vertu. M-AB
nés « après ». A partir d’archives inexploitées, il retrace les grands Editions SPM, 286 pages, 25 €.
épisodes de cet affrontement d’ampleur mondiale et de nature inédite.
En construisant son récit autour d’un thème important, il donne
à comprendre l’enchevêtrement des causes et des actions. Très américain dans son Une contre-révolution catholique
32 approche, ce livre rappelle combien le sort des nations ne tient souvent qu’à un fil… PM Yann Raison du Cleuziou
h Les Belles Lettres, 368 pages, 25,90 €. Devenus minoritaires, les catholiques
entendent peser sur les débats. Chercheur
en science politique, l’auteur connaît
L’Affolement du monde. Thomas Gomart bien cet univers sur lequel il a déjà publié
« Appréhender le monde aujourd’hui n’est pas chose aisée en raison de une enquête en 2014. Si seulement 2 %
sa complexité et de la rapidité de ses transformations. » Fort de ce constat, des Français qui se déclarent catholiques
Thomas Gomart, historien et directeur de l’Institut français des relations vont à la messe chaque dimanche
internationales (Ifri), propose une plongée dans dix grands dossiers aujourd’hui – les « observants » comme
géopolitiques, allant de la place de la Chine aux inconnues de la politique il les appelle –, ils ont su transmettre
américaine en passant par la crise de l’Europe, la résurgence de la Russie ou l’intégralité de leur foi et leur vision
la question des migrations. Même si l’on ne partage pas forcément les sous- de l’avenir. La contestation de la loi
entendus philosophiques ni l’idéal politique de l’auteur, on aura intérêt à lire cet ouvrage pour Taubira les a organisés politiquement,
la qualité de l’investigation et les nombreuses données qu’il propose à notre réflexion. PM en les orientant à droite. Si globalement,
Tallandier, 320 pages, 20,50 €. les évêques sont gênés aux entournures,
ils devront comme le reste du pays
compter avec eux. C’est l’émergence, les
Une guerre juste ? Renaud de Malaussène débats, les conflits et la structuration de
Préface de François-Xavier Bellamy ce conservatisme en marche que raconte
La guerre peut-elle être juste ? Cette question, vieille comme le l’auteur avec talent et précision. PM
monde, revient sans cesse hanter les consciences. C’est le cas du général Le Seuil, 384 pages, 23 €.
de Malaussène, ancien commandant de la 27e brigade d’infanterie
de montagne, engagé en Côte d’Ivoire en 2005 et qui s’est retrouvé
impliqué malgré lui dans l’affaire Mahé. Cet assassin reconnu, arrêté par
l’armée française puis relâché par la justice ivoirienne, fut tué par un
sous-officier. Devant les réactions politiques, judiciaires et médiatiques
nées de cet acte, l’auteur livre sa réflexion sur les rapports entre la morale et la guerre
dans un monde qui ignore toute la tension tragique des décisions humaines. PM
Alisio, 272 pages, 20 €.
LA SUITE DANS LES IDÉES
Par Eugénie Bastié

HEUREUX COMME
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.

UN INTELLECTUEL
DE GAUCHE EN FRANCE
Dans un essai foisonnant, le Britannique
Roger Scruton autopsie les ressorts
de la mécanique morale qui sous-tend
R
oger Scruton appartient à une
famille intellectuelle peu prisée
en France, celle des conservateurs
la pensée de gauche, entre orgueil
burkiens, bercés par l’habitude plus
que par la nostalgie, attachés à leur île des abstractions égalitaires et déni
comme à un foyer, étrangers aux cla-
meurs révolutionnaires comme aux ten- des modestes vérités tirées du réel.
tations réactionnaires. Après avoir décrit
dans de nombreux ouvrages l’essence de ce conservatisme, il s’atta- un désespoir amusé. La réponse se situe dans le besoin religieux
che dans Fools, Frauds and Firebrands. Thinkers of the New Left tra- des âmes humaines : les intellectuels de gauche sont le nouveau
duit sous le titre L’Erreur et l’Orgueil, chez L’Artilleur, à ausculter avec clergé d’un monde sans dieu, avec leurs dogmes et leur index, prê-
finesse le grand cadavre à la renverse de la gauche moderne. chant la bonne parole et traquant l’hérésie.
Contrairement à un Jacques Laurent qui ricanait de Sartre et Ce livre réjouira ceux qui s’agacent qu’« aujourd’hui, être de droite
opposait à la rigueur de la gauche sectaire la légèreté galopante [soit] toujours autant une injure qu’avant la chute du mur de Berlin », 33
de la littérature, Scruton prend ses ennemis au sérieux. Il les a lus, mais aussi ceux qui, attachés à la liberté d’entreprendre, s’exaspè- h
souvent avec agacement, parfois avec ennui, et il a fait l’effort de rent des critiques pavloviennes du capitalisme. En bon conserva-
comprendre, derrière la novlangue, les ressorts profonds qui ali- teur britannique, Scruton défend les « petits pelotons » (Edmund
mentent cette mécanique morale qu’on appelle la « gauche ». Burke) – famille, groupes scouts, associations, paroisses, clubs,
Dans cet essai foisonnant, il analyse avec beaucoup de précision corporations, syndicats, associations –, cette « sphère d’amour »,
les théories de ses principaux penseurs modernes : la lecture loin des abstractions égalitaires, qui constitue, entre l’individu et
marxisante de l’histoire comme lutte des classes des Britanniques l’Etat, l’écheveau irremplaçable des liens et des appartenances.
Hobsbawm et Thompson, la conception progressiste du droit de Aux erreurs orgueilleuses, il oppose les modestes vérités tirées
l’Américain Dworkin, l’humanisme marxiste de l’école de Franc- de l’observation du réel.2
fort. Les intellectuels français tiennent une place de choix dans
ce contre-Panthéon avec deux traits distinctifs : l’hostilité fran-
che et la ferveur révolutionnaire. André Breton avait donné le
ton dès 1930 dans le Second manifeste du surréalisme : « Tout est
à faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner À LIRE
les idées de famille, de patrie, de religion. » Jean-Paul Sartre, « le
Méphistophélès de la philosophie occidentale », cimenta par son
œuvre le relativisme et le sentiment antibourgeois qui allaient L’Erreur et l’Orgueil.
servir de catéchisme à toute une génération. Michel Foucault Penseurs de la gauche
radicalisa encore la déconstruction de toute norme sociale. Alain moderne
Badiou, enfin, enjamba des millions de cadavres pour défendre Roger Scruton
mordicus la « vérité » révolutionnaire.
L’Artilleur
L’erreur est humaine, l’orgueil aussi. Mais il prend chez certains
504 pages
les dimensions spectaculaires du déni. « Comment expliquer
qu’après un siècle de catastrophes socialistes, et avec un héritage 23 €
intellectuel qui a volé en éclats à maintes reprises, la position de gau-
che demeure, comme toujours, la position par défaut autour de
laquelle gravitent automatiquement les intellectuels quand on leur
réclame une philosophie globale ? » s’interroge le philosophe, avec
À L’ É C R A N
Par Marie-Amélie Brocard

A l’Est rien de
nouveau
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

En 2015, Deutschland 83 projetait le spectateur dans l’univers


des années 1980 d’une Allemagne divisée en deux. Forte
de son succès, la série revient avec une deuxième saison,
Deutschland 86, qui prolonge l’immersion en pays communiste.

plus tard avec Deutschland 86. Après les


événements de la première saison, Martin
a été exilé « pour sa protection » comme
professeur dans un orphelinat en Angola.
Durant ces trois années, le monde a connu
une profonde mutation. L’URSS n’est plus
en mesure de soutenir financièrement
l’Allemagne de l’Est et celle-ci, au bord de
34 la faillite, doit trouver des moyens de faire
h entrer des fonds, quitte à se compromet-

PHOTOS : © UFA FICTION GMBH; AFRICAN PHOTO PRODUCTIONS. . © 2018 FOCUS FEATURES LLC. ALL RIGHTS.
tre avec les Etats capitalistes de l’Ouest.
En Afrique du Sud, les services secrets
communistes allemands soutiennent les
opposants à l’apartheid mais, acculés par
le besoin d’argent, profitent en même
temps de l’embargo occidental pour orga-
niser des ventes d’armes à l’armée gou-
vernementale. Lenora, tante de Martin et
LA NOSTALGIE CAMARADE La série d’espionnage allemande Deutschland 86 revient membre également de la HVA, est char-
sur les relations Est-Ouest dans les années 1980, alors que l’Union soviétique et le bloc gée d’une de ces ventes et fait appel à son
de l’Est sont à bout de souffle. Ici, Sonja Gerhardt dans le rôle d’Annett Schneider. neveu pour l’assister. Les aléas de la tran-
saction le conduiront jusqu’à la Libye de
Kadhafi avant d’échouer à Paris, où la mul-

A
llemagne, 1983. En pleine crise des Rauch, un jeune officier garde-frontière, tiplication des attentats met les différents
euromissiles, les autorités de la sous l’identité de Moritz Stamm, pre- services secrets occidentaux sur les dents
Stasi, les services secrets de l’Alle- mier-lieutenant nouvellement engagé alors qu’ils essayent de déjouer une nou-
magne de l’Est, sont convaincues que, der- comme aide de camp du général Edel, velle tentative des Libyens à Berlin Ouest.
rière les prochaines manœuvres de grande chargé des manœuvres d’Able Archer. A Malgré lui, Martin va à nouveau se retrou-
ampleur annoncées par l’Otan sous le 24 ans, acquis aux idéaux socialistes, ver mêlé aux événements.
nom de code « Able Archer », se cache Martin découvre le monde libre. Même si elle ne révolutionne pas le
l’imminence d’une attaque nucléaire de Avec son esthétique rétro, son immer- genre et peut parfois manquer de crédibi-
la part des Etats-Unis, depuis le territoire sion dans la vie des années 1980 des deux lité, cette série d’espionnage et de contre-
ouest-allemand où des missiles Per- côtés du rideau de fer, Deutschland 83 espionnage est fort sympathique. Mais
shing II ont été fraîchement installés. Afin avait attiré l’attention lors de sa diffusion, c’est surtout dans la peinture de la vie quo-
d’en savoir plus, le service de renseigne- jusqu’à obtenir en 2016 l’International tidienne des Allemands de l’Ouest et de
ment extérieur de la RDA, la HVA, envoie Emmy Award de la meilleure série drama- l’Est qu’elle se révèle la plus intéressante, à
à Bonn, malgré ses réticences, Martin tique. La série allemande revient trois ans travers la galerie de personnages qu’on est
amené à croiser au fil des pérégrinations LA DEUXIÈME MORT
du héros. On entre ainsi dans les foyers
est-allemands : ceux qui sont viscérale-
DE MARIE STUART
ment acquis au système, les dissidents qui
ne mèneront pas de contre-révolution
mais se préservent un espace de liberté
D e retour en Ecosse après la mort
de son mari François II, la catholique Marie
Stuart (Saoirse Ronan) se retrouve à la tête
en faisant tourner sous le manteau des d’un royaume protestant. Elle se remarie avec
bibliothèques interdites où George Orwell son cousin lord Darnley mais doit affronter
côtoie Soljenitsyne, des familles sans his- des luttes internes sans merci, aggravées
toire qui se retrouvent brutalement dans par la menace qu’elle représente pour
le collimateur du pouvoir et abandon- le trône d’Angleterre de sa cousine Elisabeth
nent tout pour tenter de franchir le mur (Margot Robbie), dépourvue d’héritier.
en dépit des risques que l’aventure repré- On peine à décrire ce film esthétisant et banal, qui ne doit rien à l’histoire et tout à l’air
sente. On assiste également aux tests du temps. Selon une logique désormais bien éprouvée, le destin de la reine d’Ecosse
médicaux où les malades sont utilisés y devient celui d’une pasionaria féministe, dont la perte est moins le fait de sa cousine,
sans complexe comme cobayes pour quel- solidaire de la cause, que de ces salauds d’hommes. Bien plus : en vraie femme de son
ques marks ouest-allemands, à la mani- temps (le nôtre), Marie est la championne de l’intersectionnalité des luttes. Par la grâce
pulation des enfants dans les orphelinats, d’un casting multiethnique, Noirs et Asiatiques peuplent ainsi les cours d’Ecosse
à l’inquiétante arrivée du nuage de Tcher- et d’Angleterre du XVIe siècle. Et quand son mari lord Darnley couche avec Rizzio,
nobyl dont on veut croire d’abord qu’il l’amant putatif de Marie, c’est elle qui lui donne l’absolution : « Tu n’as pas trahi
n’est que le fruit d’un complot américain… ta nature. » Qu’elle rie, qu’elle crie ou qu’elle accouche, Marie garde un teint diaphane.
De l’autre côté du rideau de fer, se déve- Serait-elle vegan ? Le film ne tranche pas. Geoffroy Caillet
loppent les mouvements pour la paix, infil- Marie Stuart, reine d’Ecosse, de Josie Rourke, avec Saoirse Ronan, Margot Robbie, 2 h 05.
trés à leur insu par des agents de la Stasi,
tandis qu’on voit naître la lutte contre le
sida. On attend désormais qu’un potentiel
Deutschland 89 nous fasse vivre de l’inté-
rieur la chute du mur de Berlin. 2
L’HONNEUR D’UN COMMANDANT
Deutschland 86, dix épisodes de 45 min, Ce documentaire a fait le choix inspiré de laisser la parole à son
diffusés fin avril sur Canal+. protagoniste, disparu en 2013. C’est donc Hélie de Saint Marc
qu’on entend, au fil de photos et de films d’archives, égrener
les saisons de sa vie avec ses propres mots, lus et enregistrés
par Jean Piat. Une vie portée à son incandescence par le feu
de l’histoire, de son internement
à Buchenwald à sa réclusion
pour avoir participé au putsch
des généraux en 1961. Une vie
d’honneur et d’humilité, où brillent
ces mots prophétiques : « Si un
jour on doit ne plus comprendre
comment un homme a pu donner
sa vie pour quelque chose qui
le dépasse, c’en sera fini de tout
un monde, peut-être de toute
une civilisation. » GC
Hélie de Saint Marc, témoin du siècle,
de Marcela Feraru et Jean-Marie Schmitz,
52 min. DVD à commander auprès de :
Secours de France, 29 rue de Sablonville,
92200 Neuilly, 15 €, port compris.
E XPOSITIONS
Par François-Joseph Ambroselli

Roi
enfant
Une exposition exceptionnelle réunit
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

près de cent cinquante objets en provenance


du tombeau de Toutankhamon.

L
e somptueux trésor de Toutankha- « Toutankhamon,
mon voyage sans doute pour la der- le trésor du pharaon »,
nière fois hors d’Egypte. Près de cent jusqu’au 15 septembre 7MYS TÈRES
DE LA VIE
DE L’ENFAN
cinquante merveilles d’or, de cornaline, 2019. Grande Halle T ROI

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LE JEUNE HO

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MME
ET LA MO
de lapis-lazuli, de bronze et de bois doré de la Villette, 75019 Paris. RT

PO T CO T
LES
AVENTURIE
sont présentées à l’exposition « Toutan- Tous les jours de 10 h DU PHARAO RS
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PERDU

RE
khamon, le trésor du pharaon » de la à 20 h. Tarifs : du lundi TOUTANKH
© LABORATORIOROSSO, VITERBO/ITALY

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AMON

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Grande Halle de la Villette, dont les béné- au vendredi : 22 €, plein LE TRÉSOR

C D E P
fices financeront la construction du futur tarif ; 18 €, tarif enfant DU PHAR AO

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o s sé e
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DE LA GR L’EXPOSI

Grand Musée égyptien au Caire. A cette (de 4 à 14 ans) ; 20 €, ANDE HAL TION ÉVÉNEMENT

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LE DE LA
VILLETTE

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occasion, Le Figaro Hors-Série publie un personnes à mobilité
numéro événement qui, avec la contribu- réduite ; les tarifs sont majorés de 2 € pendant
36 GARDIEN DANS L’AU-DELÀ tion des égyptologues les plus réputés, le week-end, les vacances scolaires (zone C)
h Statue à l’effigie du roi trouvée par éclaire l’histoire de ce roi enfant, mort à et les jours fériés ; gratuit pour les moins de 4 ans.
Howard Carter en 1922 dans la tombe l’âge de 17 ans, après avoir régné une Rens. www.expo-toutankhamon.fr
de Toutankhamon, XVIIIe dynastie décennie sur le royaume le plus puissant ou par mail à info@expo-toutankhamon.fr
(Le Caire, Musée égyptien). du pourtour méditerranéen. Catalogue, IMG/Melcher Media, 320 pages, 50 €.

L’ART SOUS LES ROUGES


« Q ui n’est pas avec nous est contre nous. » Telle est la
sentence que l’on peut lire à l’exposition « Rouge »
de part et d’autre de Staline, dans l’œuvre monumentale
d’Isaac Brodski datant de 1925 et représentant la veillée
du Grand Palais, sur le rebord d’une charmante assiette funèbre de Lénine : tous furent exécutés lors des purges
en porcelaine datée de 1918. Un an plus tôt, la révolution staliniennes des années 1930.
d’Octobre avait renversé un empire bicentenaire garant Le nouveau père de la patrie ne s’embarrassait pas de
de traditions qu’il fallait désormais bousculer. Un groupe subtilités et composa alors son propre mythe : celui d’un
d’artistes d’avant-garde s’engagea à déconstruire la moustachu généreux et bonhomme. Les peintres mas-
conception ancestrale de l’art, rejetant la peinture de chevalet qui quèrent avec brio son bras gauche atrophié et sa petite taille. Mais,
incarnait, à leurs yeux, l’art bourgeois. L’idée même du motif fut atta- de 1917 à 1953, ce furent aussi le cinéma, le design, le graphisme et
quée, comme en témoigne le monochrome Pur rouge d’Alexandre l’architecture qui jouèrent un rôle important dans ce climat politi-
Rodtchenko, pamphlet silencieux contre la ligne, mais qui ne pro- que tourmenté, dont l’exposition rend brillamment compte : quatre
pose rien en échange, sinon le néant d’une toile écarlate. cents tableaux, dessins, sculptures, affiches, films et meubles retra-
Dès le début des années 1920, ces « constructivistes » perdirent cent les élans et les mutations de cette époque où, d’après l’artiste
leur statut privilégié dans les sphères du pouvoir au profit d’artistes Boris Arvatov, « un ingénieur [valait] mieux que mille esthètes ».
à la touche plus traditionnelle, aptes à satisfaire les besoins de pro- « Rouge. Art et utopie au pays des Soviets », jusqu’au 1er juillet 2019. Grand
pagande des hiérarques bolcheviques. Leur but était de rendre Palais, 75008 Paris. Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 20 h. Le mercredi
accessible aux masses des œuvres mettant sur le même pied ouvriers jusqu’à 22 h. Fermé le mardi. Tarifs : 14 €/10 €. Rens. : www.grandpalais.fr
et dignitaires du pouvoir. Ces mêmes dignitaires que l’on peut voir, Catalogue, RMN-Grand Palais, 288 pages, 45 €.
ENTRE LA PLUME ET LE FUSIL
L es guerres et la violence n’ont cessé
d’inspirer les artistes, mais comme des
muses tenues à distance, loin du fracas de
Ceux qui pouvaient envoyer leurs œuvres
dans les Salons – restés fort heureusement
en place – privilégiaient la peinture monu-
la mitraille et de la boue des champs de mentale, d’inspiration biblique ou mytho-
bataille. Ils n’en retiennent que l’héroïsme, logique : la République balbutiante voyait
le courage, la victoire. Pourtant, lorsqu’elles dans les anciens Grecs et Romains des pères
surviennent, les luttes guerrières ou politi- dans le patriotisme.
ques sont rarement profitables au monde L’exposition du musée Cognacq-Jay,
artistique. L’apparition des troubles révo- « Génération en Révolution », présente, s’étaient accommodés de la situation,
lutionnaires de 1789 ne fit pas exception : à travers quatre-vingts feuilles provenant comme David, l’un des défenseurs les
l’Ancien Régime entraîna dans sa chute du musée Fabre de Montpellier, les choix plus zélés de la Terreur. Devenu peintre
tout un système d’influences aux mécanis- esthétiques, et parfois politiques, de cette officiel de Napoléon en 1802, il fut si bien
mes subtils, qui régissait le marché de l’art flopée prodigieuse de peintres, qui durent accaparé par son maître que son Léonidas
depuis des siècles et donnait aux artistes la faire face à l’ébranlement de la société : aux Thermopyles, commencé vers 1798
possibilité de faire carrière, dans la mesure François-Xavier Fabre et ses académies comme en témoigne l’étude au tracé vif
où ils suivaient le chemin tracé par les prin- herculéennes glorifiant le corps humain, que présente l’exposition, ne fut achevé
ces. Les grands chantiers furent annulés, les Anne-Louis Girodet et ses fines sanguines, que seize ans plus tard. « Vous avez tort,
commandes royales et nobiliaires dispa- Jacques Bertaux et son Attaque des Tuile- David, de vous fatiguer à peindre des vain-
rurent et, coup fatal, les académies royales ries où les corps s’amoncellent, ou encore cus », lui aurait reproché un Napoléon
furent supprimées par la Convention le Philippe-Auguste Hennequin et son Oreste vantard, qui allait bientôt connaître, à son
8 août 1793, sous la houlette d’un Jacques- fuyant les Erinyes, comme l’évocation sym- tour, le goût amer de la défaite.
Louis David sûrement aigri par les revers bolique des tourments de l’artiste, arrêté « Génération en Révolution », jusqu’au 14 juillet
que lui avait fait subir dans sa jeunesse l’ins- par la police du Directoire et emprisonné. 2019. Musée Cognacq-Jay, 75003 Paris. Du mardi
titution académique. Les peintres concen- Certains avaient choisi l’Italie, comme au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 €/6 €.
trèrent dès lors leur énergie sur des formats Fabre, qui était pensionnaire de l’Institut Rens. : museecognacqjay.paris.fr ; 01 40 27 07 21.
plus petits, facilement transportables, à de France à Rome lors des premiers trou- Catalogue, musée Cognacq-Jay/musée Fabre/
l’instar des portraits ou des scènes de genre. bles et s’établit ensuite à Florence. D’autres Paris Musées, 174 pages, 35 €.

UN ROI INATTENDU
Les historiens en ont fait le maillon faible du XVIe siècle, le fils pâle
d’un François Ier resplendissant, le mari simplet d’une Catherine de Médicis
machiavélique, l’amant benêt d’une Diane de Poitiers astucieuse. On ne retient
d’Henri II que sa mort tragique, des suites d’une blessure survenue en plein
tournoi, place des Vosges à Paris, lorsqu’un bout de la lance de son adversaire se
ficha dans son œil gauche. Ce portrait caricatural oublie qu’il fut, à la suite de son
père, un souverain qui porta haut l’idée du goût français et un noble tacticien qui
se mouvait avec adresse sur la scène politique. Il fut aussi le père de cinq fils, dont
© GÈRARD BLOT/RMN-GP/SP.

trois rois, montés successivement sur le trône, et de cinq filles, dont Marguerite,
qui épousera le futur Henri IV. C’est tout naturellement dans sa demeure natale,
le château de Saint-Germain-en-Laye, que se tient la magnifique exposition
qui célèbre les fastes de son règne : une centaine de portraits peints, dessinés
ou émaillés, de gravures, d’éléments de décor, d’armes, de broderies et de pièces
de verrerie évoquent ce moment de grâce où, selon Mme de La Fayette, « la
magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat ».
« Henri II. Renaissance à Saint-Germain-en-Laye », jusqu’au 14 juillet 2019. Musée d’Archéologie nationale, 78100 Saint-Germain-en-Laye. Tous les jours,
sauf le mardi, de 10 h à 17 h. Tarif : 6 €. Rens. : musee-archeologienationale.fr ; 01 39 10 13 00. Catalogue, RMN-Grand Palais, 168 pages, 29,90 €.
PERSPECTIVE VERSAILLES
Projet pour la restauration du château de
VERSAILLES RESCAPÉ Versailles, par Etienne-Louis Boullée, 1780
(Paris, Bibliothèque nationale de France).
V ersailles a échappé au pire. C’est du
moins ce que semblent suggérer les
cent vingt plans, élévations, coupes et des-
jamais. Il fit néanmoins reconstruire l’aile
du Gouvernement (celle de droite) qui tom-
bait en ruine, laissant derrière lui un château
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

sins de la splendide exposition « Versailles. à la façade déséquilibrée. son maître. Ainsi naquirent de nombreux
Architectures rêvées, 1660-1815 », présen- Louis XVI hérita d’une demeure mal pro- projets dont il ne faudrait retenir qu’un seul :
tée à partir du 3 mai dans les salles du châ- portionnée et peu entretenue. Son directeur Versailles y devient une caserne, aux lignes
teau. Elle donne à voir les projets avortés général des Bâtiments, le comte d’Angiviller, droites et figées, animée de barres de pierre
d’agrandissement, d’adaptation, d’unifi- lança en 1780 un concours d’architectes évoquant celles de la Courneuve. L’exil de
cation ou de restauration que le château pour le restaurer et lui conférer un tant soit l’Empereur tira le château d’une bien mau-
aurait pu subir si le vent de l’histoire n’avait peu de majesté. Une flopée de propositions vaise posture. La vieille aile de pierre, de
tourné à maintes reprises. loufoques jaillit. Des architectes rêveurs, brique et d’ardoise qui faussait l’équilibre
Ces tentatives de transformation radicale sans doute moins au service de la volonté du palais fut détruite sous Louis XVIII et
plongent leurs racines dans le règne de royale que de leurs propres fantasmes, firent reconstruite sous Louis-Philippe à l’identi-
Louis XIV, lorsque le château, au cours de jouer leurs imaginations flamboyantes. C’est que de celle lui faisant face. Mais le roi des
trois campagnes de travaux, de 1664 à 1684, ainsi que Marie-Joseph Peyre proposa de Français désossa l’agencement intérieur
évolua au gré des architectes, sans unité de ceindre la cour du palais d’une colonnade du château pour le transformer en musée
style ni idée directrice : l’objectif était de faire à la façon de Saint-Pierre de Rome ou Jean- « à toutes les gloires de la France ».
grand sans vider les caisses de l’Etat. De sim- François Heurtier de la métamorphoser en Le château de brique de Louis XIII sub-
ple résidence de campagne, de pierre, de bri- prétoire néoclassique, dont la façade lugu- siste donc toujours, comme le survivant
que et d’ardoise construite sous Louis XIII, bre aurait rappelé celle de l’ancien Palais d’une bataille qui dura des siècles et vit
le palais devait devenir la demeure de la de justice de Paris. Etienne-Louis Boullée nombre d’architectes utopistes rêver en
royauté, un joyau devant lequel l’Europe soumit quant à lui un dessin dont l’audace vain à sa démolition. A croire que la menace
38 pâlirait de convoitise. Une fois les travaux étonne encore de nos jours : l’ancien Ver- de Louis XIV ait plané sur les siècles, lui qui
h achevés, restait un problème : l’aspect (rela- sailles a totalement disparu, laissant la place vouait une piété filiale à l’œuvre de son père
tivement) modeste de la façade côté ville, à un palace écrasé, à la largeur écœurante, et lançait à ceux qui lui faisaient remarquer
que Jules Hardouin-Mansart proposa de qui semble étendre sur des kilomètres ses sa décrépitude : « Faites ce qu’il vous plaira,
surélever en y adjoignant un dôme. Le projet ailes de pierre. Si elle vendit son mobilier, la mais, si vous l’abattez, je le ferai rebâtir tel
fut refusé avant de renaître sous Louis XV, Révolution sauva en revanche le château lui- qu’il est et sans rien y changer. » 2
© BNF/SP. © BORIS LEJEUNE.

grâce à l’architecte Ange-Jacques Gabriel. même de ce saccage programmé. « Versailles. Architectures rêvées, 1660-1815 »,
Son dessein, qui visait à améliorer la circu- Ce répit allait être de courte durée. Napo- du 3 mai au 3 août 2019. Château de Versailles,
lation, était autrement radical : détruire le léon n’allait pas tarder en effet à se pencher 78000 Versailles. Tous les jours, sauf le lundi,
château de Louis XIII et en partie celui de sur la demeure des rois pour la marquer du de 9 h à 17 h 30. Tarifs : 18 €/13 €. Rens. :
Louis XIV pour ne garder que l’enveloppe sceau impérial. L’architecte Pierre Fontaine www.chateauversailles.fr
du palais, la galerie des Glaces et les appar- puisa alors dans les archives du comte Catalogue, Château de Versailles/Gallimard,
tements royaux. Ses plans n’aboutiront d’Angiviller pour satisfaire l’inspiration de 288 pages, 49 €. A paraître le 2 mai 2019.

LA PUCELLE À SAINT-PÉTERSBOURG
Figure patriotique et modèle d’abandon à la Providence : autant de tropismes qui rapprochent
Jeanne d’Arc de l’âme russe. Aussi l’Association universelle des amis de Jeanne d’Arc
(dont le général Weygand fut président d’honneur) a-t-elle fait le pari d’élever dans le quartier
Admiralteiskii à Saint-Pétersbourg une monumentale statue de bronze (photo ci-contre),
œuvre du sculpteur Boris Lejeune, représentant la Pucelle conquérante et victorieuse. Si ce projet
ne manque pas d’audace, il réclame des fonds, que l’association espère pouvoir collecter auprès
de ceux qui souhaitent voir rayonner l’héroïne française en Russie. Chaque donateur verra son
nom inscrit sur le piédestal de la statue de celle qui périt sur le bûcher de Rouen le 30 mai 1431.
Pour faire un don : chèques à l’ordre de « Association universelle des amis de Jeanne d’Arc » à envoyer au siège, 85, rue Petit, 75019 Paris.
Rens. : 01 60 77 19 51 ou 06 80 72 72 77 ; www.amis-jeanne-darc.org
À L A TA B L E D E L’ H I STO I R E
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut

AUX DÉLICES
D’ISTANBUL
© CANAL ACADÉMIE.

De l’Asie centrale au bassin méditerranéen,


la cuisine turque s’est enrichie au fil des
siècles de couleurs et de saveurs variées.

T
oute cuisine est un palimpseste, un ensemble complexe la Méditerranée orientale, mais aussi en Russie
d’ingrédients, de tours de main, de fragrances, consistances, (zakouski) et dans le Caucase, ainsi qu’une par-
saveurs résultant des multiples influences reçues, superpo- tie de l’Asie centrale. D’origine gréco-byzantine
sées, combinées entre elles au fil des siècles, aussi constitutives sont les divers pains levés, les ragoûts mijotés
d’une culture que sa langue. La gastronomie turque en est un bel de viandes et légumes, ainsi que le vin dont la
exemple, héritière des cuisines grecque, romaine, byzantine, arabe, consommation n’a jamais cessé malgré l’islam,
persane, les Ottomans ayant fusionné ces différentes strates en un pas plus que celle du rakı, marc parfumé à l’anis,
ensemble chatoyant et harmonieux. L’éminent turcologue Xavier mal considéré par l’actuel gouvernement.
de Planhol résumait cette histoire au long cours en prenant l’exem- Ajoutons des apports arabes comme le
ple du plat très simple et populaire que sont les aubergines sautées halva, pâte sucrée de sésame ou les sor-
au yaourt qui associent le lait fermenté, cher aux Mongols galacto- bets (sherbet) à la neige et, bien sûr, le
phages (et carnivores) des steppes d’Asie centrale, donc vraiment café. N’oublions pas non plus que de
turc, aux aubergines originaires d’Inde et empruntées au monde nombreux ingrédients courants dans
persan, enfin à l’huile d’olive découverte lors de leur installation la cuisine turque d’aujourd’hui sont
dans le monde méditerranéen aux dépens de l’Empire byzantin, d’origine américaine et ne sont entrés
© GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © IMAGO/STUDIOX.

entre le Xe et le XVe siècle. Dans la cuisine savante préparée au palais dans le creuset qu’entre le XVIIe et le
de Topkapı pour des milliers de personnes, le beurre et la graisse de XIXe siècle, via l’Italie : la tomate,
mouton étaient toutefois préférés à l’huile. le poivron, le piment, le
Sont également des souvenirs du passé nomade des Turcs le haricot, la courgette, la
yufka, crêpe sans levain cuite sur pierre plate chauffée, le boulgour, pomme de terre. 2
blé concassé et bouilli, la viande de mouton grillée, le melon.
D’Iran, viennent la chorba, soupe épaisse de rupture de jeûne de
ramadan qui a été diffusée jusqu’au Maghreb, le pilaf de riz, les
börek, pâtés feuilletés farcis à la viande, au fromage, à l’œuf ou aux
épinards qui se retrouvent dans toutes les anciennes contrées À LA LOUCHE
ottomanes (spanakopita de Grèce, brick de Tunisie). Le mezzé lui- Ci-contre : Cuisinier
même, ensemble de petits plats goûteux (jusqu’à une centaine) du palais de Topkapı,
dont on couvre la table au début du repas, porte un nom persan XVIIe siècle (Venise,
qui signifie « réjouissance ». On en retrouve la pratique dans toute Museo Correr).

RECETTE
KÖFTE À LA TURQUE
Bien mêler 500 g de bœuf, de veau ou d’agneau haché, un oignon, de l’ail, un œuf,
du persil plat, de la coriandre, de la chapelure, sel, poivre, cumin, piment doux et
fort, menthe, thym et, si l’on aime, un peu de cannelle et de gingembre. Façonner
des boulettes ovales que l’on poêle ou que l’on cuit, embrochées, à la braise.
Servir avec un cacik (équivalent du tzatziki grec), mélange de yaourt, de
concombre râpé, de menthe, d’aneth et d’huile d’olive, salé et poivré ou pimenté.
EN COUVERTURE
PHOTOS : © RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT. ©. GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. ILLUSTRATION © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS. POUR LE FIGARO HISTOIRE.

42
L E COUP D’ÉTAT DU TIERS
ÉLUS POUR ÊTRE LES DOCILES PORTE-PAROLE DES CAHIERS
DE DOLÉANCES, LES DÉPUTÉS DU TIERS ÉTAT S’AUTOPROCLAMÈRENT,
LE 17 JUIN 1789, LES REPRÉSENTANTS DE LA NATION :
LA RÉVOLUTION S’EST OUVERTE SUR UNE USURPATION.

50
L’ÉMEUTE PREND
LA BASTILLE
SYMBOLE DE L’ARBITRAIRE ROYAL AUX
YEUX DU PEUPLE, LA BASTILLE NE FUT PAS
PRISE : ELLE NE SE DÉFENDIT PAS. LA PLUS
FAMEUSE JOURNÉE DE LA RÉVOLUTION
FUT AUSSI CELLE QUI ENCLENCHA
L’ENGRENAGE DE LA VIOLENCE.
LA FABRIQUE
70 DE LA TERREUR
CLUBS, SECTIONS, COMITÉ DE SALUT PUBLIC… LA VIOLENCE
FUT PROMUE PAR LES NOMBREUX POUVOIRS DE DROIT
ET DE FAIT DONT ACCOUCHA LE PROCESSUS RÉVOLUTIONNAIRE.

Violence et
révolution
ET AUSSI
COMME UN FLEUVE DE SANG
COUPS DE TORCHONS
DANS L’ENGRENAGE DE LA VIOLENCE
LA PETITE BOUTIQUE DES HORREURS
IL ÉTAIT UNE FOIS LA RÉVOLUTION
PAGES DE SANG
VIOLENCES EN CASCADE
GRAND CONSEIL
Séance d’ouverture des
états généraux, le 5 mai 1789
(détail), gravure d’après
le tableau de Louis Charles
Auguste Couder, XIXe siècle
(Paris, Bibliothèque
© BNF.

nationale de France).
Le
coup d’Etat
duTiers
Par Philippe Pichot-Bravard
Les états généraux de 1789, qui devaient permettre
au roi de connaître les attentes de ses peuples par la voix
des députés, se soldèrent par un véritable coup d’Etat
législatif du tiers état, dont les élus outrepassèrent le mandat
que leur avaient assigné les cahiers de doléances.
fin de désamorcer la crise politique actuelle, le gou- contenu du cahier de doléances dont ils étaient porteurs. Ils

44
h
A vernement a invité les Français à exprimer leurs atten-
tes dans des « cahiers de doléances ». L’expression fait
référence à une vieille tradition, antérieure à la Révolution. Les
n’avaient pas le droit de s’en écarter. Ils n’étaient que des porte-
parole. Ainsi, en 1561, à Orléans, la régente s’entendit répon-
dre par les députés qu’ils ne pouvaient pas consentir à la levée
cahiers de doléances relèvent d’une procédure de l’ancienne d’un nouvel impôt parce que les cahiers de doléances ne le leur
monarchie dont l’existence est attestée depuis la fin du permettaient pas. La régente en avait été quitte pour renvoyer
XVe siècle. La rédaction de ces cahiers précédait la réunion les députés dans leur bailliage respectif afin de solliciter un nou-
des états généraux convoqués par le roi. veau mandat, tentative qui se révéla infructueuse. En s’affran-
Les états généraux étaient l’une des expressions du gouverne- chissant du contenu des cahiers de doléances pour se préten-
ment par conseil, en l’occurrence un très grand conseil permet- dre investis du pouvoir d’imposer leur volonté propre comme
tant au roi, dans les époques de crise, de consulter les députés celle de la nation, les députés de 1789 devaient marquer une
des trois ordres de chaque bailliage ou sénéchaussée, principa- rupture radicale avec toute la tradition politique française.
© RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/IMAGE RMN-GP. © BNF.

les circonscriptions judiciaires. Les cahiers de doléan- En 1788, les états généraux n’avaient pas été réunis
ces qui leur étaient confiés permettaient au roi de depuis 1615. Ils avaient été convoqués à plusieurs
connaître les attentes de ses peuples, auxquel- reprises entre 1649 et 1653, comme une arme
les il répondait en édictant une ordonnance agitée par Mazarin pour tenir en respect les
de réformation. Ainsi, en 1566, l’ordon- parlements, cours souveraines de justice
nance de Moulins, monument législatif qui, à l’époque, frondaient le gouver-
de plusieurs centaines d’articles abor- nement royal. Les cahiers avaient été
dant tous les domaines, fut une réponse rédigés, les députés élus, mais les états
aux doléances formulées à Orléans et avaient été, à chaque fois, décomman-
à Pontoise cinq ans plus tôt. Quelques dés. L’institution des états généraux était
années plus tard, en 1579, l’ordon- à ce point poussiéreuse que plus per-
nance de Blois, qui contenait elle aussi sonne n’en connaissait le fonctionne-
de nombreuses dispositions touchant ment précis, pas même le Conseil du roi.
à la politique générale du royaume, fut Cabinets de lecture, loges maçon-
la réponse d’Henri III aux doléances niques ou salons philosophiques, les
présentées lors des premiers états de sociétés de pensée du « parti national », où
Blois deux ans plus tôt. allaient se distinguer le comte de Mirabeau
Les députés étaient revêtus d’un man- et l’abbé Sieyès, voulurent profiter de cette
dat impératif. Ils étaient tenus par le convocation pour engager la régénération
EN MARCHE Ci-dessus : Procession d’ouverture des états généraux à Versailles, le 4 mai 1789 (détail), par Louis Boulanger, XIXe siècle
(Versailles, musée du Château). Page de gauche, en bas : Emmanuel Joseph Sieyès, par Jean-Baptiste Vérité, 1790 (Paris, Bibliothèque
nationale de France). Son Qu’est-ce que le tiers état ? publié en janvier 1789 allait servir de programme d’action aux députés du tiers.

du royaume qu’elles appelaient de leurs vœux, ce qui impli- présidée par le syndic ou le maire de la paroisse, qui tint la
quait de s’affranchir de la Constitution coutumière du royaume, plume. Puis les députés des paroisses devaient porter au
notamment en s’emparant de la souveraineté exercée par le bailliage le cahier de leur communauté respective. Ils y consti-
roi. Leur programme d’action est décrit par l’abbé Sieyès dans tuaient l’assemblée du tiers, chargée d’en faire la synthèse en
Qu’est-ce que le tiers état ?, brochure publiée en janvier 1789 : rédigeant le cahier du bailliage ou de la sénéchaussée et d’en
le tiers état se transformerait de son propre mouvement en choisir les porte-parole, qui siégeraient aux états généraux.
Assemblée nationale et s’emparerait du pouvoir constituant Les cahiers du clergé manifestèrent leur souci de voir respec-
afin de doter le royaume d’une constitution écrite fondée sur les ter les lois de police relatives à la sanctification du dimanche,
idées abstraites des Lumières – souveraineté nationale, sépa- au respect dû aux églises et aux prêtres ainsi qu’aux bonnes
ration des pouvoirs, rationalisation administrative et séculari- mœurs. Pour cette raison, ils furent souvent méfiants à l’égard
sation des institutions. Un tel programme enjoignait clairement de la liberté de la presse. Ils demandèrent qu’évêchés et cures
les députés de s’affranchir de leur mandat impératif. Restait, soient pourvus de prêtres ayant une expérience pastorale. Ils
pour le mettre en œuvre, à conquérir la majorité. réclamèrent avec force une amélioration des conditions
matérielles du clergé paroissial, souvent réduit à la « portion
Doléances sous influence congrue ». Ils témoignèrent également du vif souci de soulager
Les élections des députés des états généraux eurent lieu entre les plus pauvres, tant par une simplification et un allègement des
le mois de mars et le début du mois de juin 1789. Elles obéis- impôts que par l’institution dans chaque paroisse d’un bureau
saient à une procédure complexe. Le clergé et la noblesse de charité et d’une sage-femme expérimentée. Le clergé ne se
votaient, au premier degré, au sein d’assemblées réunissant mêlait pas des questions constitutionnelles, se contentant de
leurs membres dans les bailliages ou les sénéchaussées. Ils y demander une réunion régulière des états généraux, le rétablis-
rédigeaient librement leurs propres cahiers avant de désigner sement des états provinciaux – les assemblées des trois ordres
leurs députés. Le tiers état votait à deux degrés. Les habitants de chaque province – et la création d’un parlement dans chaque
de chaque paroisse et les membres de chaque corporation province. Il est probable que les cahiers du clergé, influencés par
urbaine étaient d’abord invités à participer à la rédaction d’un des curés de campagne, aient mieux exprimé les attentes réelles
premier cahier. Tous les hommes majeurs, sans distinction de du peuple des campagnes que les cahiers du tiers état, dont la
fortune, pouvaient y concourir. Il suffisait de figurer sur les rôles rédaction fut souvent confisquée par la bourgeoisie urbaine.
d’imposition, ce qui était le cas de presque tous, à l’exception Comme à l’accoutumée, la noblesse manifesta son attache-
des mendiants. L’assemblée paroissiale fut le plus souvent ment à une monarchie tempérée par la consultation régulière
DEUX POIDS, DEUX MESURES A gauche : Le Noble
Pas de deux, anonyme, 1789 (Paris, Bibliothèque nationale
de France). Page de droite : « A faut espérer q’eu jeu
là finira ben tôt », caricature contre les impôts reposant
uniquement sur le tiers état, 1789 (Paris, Bnf).

intelligence, selon un plan concerté. Dans un deuxième


temps, l’assemblée fut réduite à une fraction d’elle-même
pour faciliter ses travaux. A chaque fois, tandis que les députés
des campagnes dispersaient leur voix, les députés des villes
votaient de manière organisée, disciplinée, parvenant tou-
jours à placer leurs candidats en tête du scrutin, ce qui leur per-
mit de s’emparer de la majorité, de contrôler l’élaboration du
cahier de la sénéchaussée et, plus tard, l’élection des députés.
En Anjou, l’assemblée de 1 200 délégués de paroisses fut
réduite au quart, au terme d’un scrutin dont Arthur Le Moy a pu
écrire, exemples à l’appui, qu’il « ne s’est pas fait dans des condi-
des corps intermédiaires, états généraux et états provinciaux. tions de scrupuleuse honnêteté ou du moins de parfaite régu-
Montesquieu dominait visiblement les esprits. Le duc d’Anjou, larité ». Cette procédure fut mise en œuvre « pour que le parti
futur Louis XVIII, ne semble pas avoir tenté d’influencer la rédac- bourgeois l’emportât ». Seul le quart issu de ce premier scrutin
tion des cahiers, à l’inverse de son cousin le duc d’Orléans, qui participa à la rédaction du cahier de la sénéchaussée et à l’élec-
fit circuler un modèle auprès de la noblesse de ses apanages. tion des députés, permettant ainsi la désignation des candidats
Les six septièmes des cahiers souhaitaient la reconnaissance de la bourgeoisie révolutionnaire par un peu plus de 150 voix à
d’une responsabilité ministérielle. Les huit neuvièmes approu- peine. Le cahier de la sénéchaussée d’Angers reprit les revendi-
vaient l’idée d’une égalité devant l’impôt. cations les plus radicales de cette bourgeoisie (rédaction, avant
Au sein du tiers état, des modèles de cahiers de doléances toute autre délibération, d’une constitution écrite réservant le
furent diffusés dans les campagnes afin d’influencer le monde pouvoir législatif à l’Assemblée), lesquelles ne figuraient pour-
rural. Ainsi, dans la sénéchaussée d’Angers, les cahiers de tant que dans un petit nombre de cahiers de premier degré
177 paroisses nous sont parvenus : 41 paroisses reprirent les (entre un dixième et un cinquième). C’est dire si la synthèse éla-
idées formulées par les Plaintes et désirs des communes tant borée au sein de l’assemblée de la sénéchaussée fut infidèle à la
46 de ville que de campagne, ou par les Doléances, vœux et péti- volonté exprimée par la majorité de la population.
h tions, deux modèles rédigés par La Révellière-Lépeaux, Pilas-
tre et Leclerc, trois futurs députés du tiers, qui y exprimaient les De la réforme à la révolution
revendications de la bourgeoisie révolutionnaire ; 19 cahiers Au total, les cahiers du tiers furent pourtant plus réformateurs que
des entours d’Angers s’inspirèrent des cahiers des corpora- révolutionnaires, témoignant souvent de leur affection pour le
tions d’Angers, de même orientation ; à l’inverse, 20 parois- roi : « Les habitants offrent leurs prières et leurs vœux au ciel pour
ses, presque toutes situées dans les Mauges, s’appuyèrent sur la conservation des jours sacrés du roi, de la reine, de la famille
le Modèle de doléances envoyé à toutes les paroisses, suscité royale », écrivaient les habitants de La Poitevinière (Anjou).
par le comte Walsh de Serrant, modèle d’inspiration conserva- Ceux du Pin-en-Mauges se voulaient « les fidèles et loyaux sujets
trice demandant le maintien des justices seigneuriales et sou- de notre bon roi Louis XVI ». Ceux de Merdrignac (Bretagne)
haitant réserver les quatre cinquièmes de la représentation du adressaient leurs « remerciements au souverain bienfaisant dont
tiers aux campagnes ; enfin, 51 paroisses exprimèrent leurs les vues vraiment paternelles nous permettent de faire parvenir
attentes propres en ignorant les modèles. Malgré tout, à jusqu’à lui le détail des maux sous le poids desquels nous gémis-
l’assemblée de la sénéchaussée d’Angers, la bourgeoisie sons depuis si longtemps ». La population de Ménéac (Bretagne)
révolutionnaire imposa ses idées et ses hommes. entendait être « agréable à son souverain qu’[elle] adore ».
Comment en était-on arrivé à un tel résultat, qui se répéta Attachés à la religion, les cahiers furent souvent hostiles aux
dans la grande majorité des bailliages et sénéchaussées ? gros décimateurs et aux congrégations contemplatives, même
Augustin Cochin l’a montré à travers les exemples de Rennes dans les paroisses les plus ferventes, soucieuses à l’inverse de
et de Dijon. A Rennes, dans un premier temps, une violente l’amélioration du sort des vicaires. Les cahiers du tiers récla-
campagne de dénigrement avait été menée contre les notaires maient des impôts moins lourds et mieux répartis, consentis
des juridictions seigneuriales et les officiers du roi chargés par des états généraux réunis régulièrement ; ils souhaitaient
d’encadrer les débats, et qui furent dénoncés comme « enne- l’abolition de la gabelle, la suppression des douanes intérieures,
mis du peuple ». Après plusieurs heures de débats houleux et de la milice et des lettres de cachet. Ils insistaient en faveur
de tumultes, relayés par la foule massée autour de la salle des d’une simplification administrative et juridique, pour la rédac-
séances, les officiers se retirèrent, laissant les laboureurs seuls tion d’un code criminel et pour une harmonisation des poids et
face à la bourgeoisie urbaine. Les députés des campagnes mesures. Là où avaient disparu les états provinciaux, ils en
ne se connaissaient pas entre eux. Ils n’avaient ni la notoriété, réclamaient le rétablissement. En outre, les paysans souhai-
ni l’aisance nécessaire pour s’imposer au sein de l’assemblée. taient que la majeure partie de la représentation du tiers leur fût
Au contraire, les députés des villes agissaient en parfaite réservée, signe de méfiance à l’égard de la bourgeoisie urbaine.
Au sein des assemblées de bailliage, La rédaction des cahiers et les élections
malgré l’action des sociétés de pensée, eurent lieu dans un climat troublé par des
seule une forte minorité de cahiers fai- manifestations violentes suscitées par
saient de l’élaboration d’une constitution des spéculations sur les grains. Bien que
écrite un préalable à toute discussion. Une l’assemblée ait été convoquée par le roi
autre fraction importante de cahiers de à Versailles pour le 1 er mai 1789, les
bailliage demandait la rédaction d’une charte opérations électorales ne s’achevèrent
constitutionnelle fixant les droits respectifs à Paris que le 20 mai, avec l’élection de
du roi et de la nation, parta- l’abbé Sieyès. La Corse ne désigna ses
geant le pouvoir législatif députés que début juin ; le Béarn, entre
entre le roi et l’assemblée, à le 10 et le 22 juin.
l’instar des cahiers du Bour- Sur 1 139 députés finalement élus,
bonnais et de Bourg-en-Bresse. 291 appartenaient au clergé, 270 à
A l’inverse, nombre d’entre eux la noblesse et 578 au tiers état. A la
exprimaient leur attachement aux demande de Necker, le roi avait
lois fondamentales existantes, aux en effet accordé, le 27 décembre
constitutions provinciales 1788, le doublement des
et à l’autorité royale, à députés du tiers, pour
l’instar des cahiers refléter la disproportion
d’Alençon, de l’Artois, écrasante du nombre de
d’Arles, d’Avesnes ou leurs mandants. Dans
du Boulonnais. Cer- une assemblée destinée
tains n’abordaient pas à délibérer par ordre, la
la question constitu- réforme ne devait avoir
tionnelle, à l’instar de ceux d’Angoulême, de l’Armagnac, de que des conséquences limitées. Mais dès l’ouverture des états
Vesoul et d’Auxerre, se contentant, parfois, de demander une généraux, les députés du tiers demandèrent un vote par tête
réunion périodique des états. dans une réunion des ordres. Leur surnombre leur assurerait dès
Les manipulations opérées eurent en revanche des consé- lors la majorité. Le clergé et la noblesse ayant voté contre cette
quences très lourdes sur le processus électoral lui-même. Le proposition, les représentants du « parti national » décidèrent
pouvoir royal ne semble guère avoir songé à peser sur le choix de forcer la décision. Le 17 juin, la chambre du tiers état, par
des députés : porte-parole des revendications listées par les 491 voix contre 90, accepta la proposition de Sieyès de prendre
cahiers, les hommes ne semblaient pas avoir vocation à peser le nom d’« Assemblée nationale », nom que Louis XVI avait
de leur personnalité sur le cours des événements. Il n’en fut employé, dans un tout autre esprit, pour qualifier les états
pas de même des partisans du bouleversement révolution- généraux le 28 mai précédent. De porte-parole des cahiers de
naire, qui se débrouillèrent pour faire élire leurs hommes. doléances, ces députés s’érigeaient dès lors en représentants
Ainsi, lors de l’élection des députés du tiers état, les sociétés de la nation, concrétisant le vœu exprimé depuis des mois par le
de pensée réussirent à accaparer, au détriment des campa- « parti national ». Deux jours plus tard, le 19 juin, le clergé, a une
gnes, la quasi-totalité de la représentation de l’ordre. A Ren- courte majorité, accepta le principe d’une vérification com-
nes, l’assemblée du tiers était composée de 16 députés de la mune des pouvoirs des députés, tout en réaffirmant son attache-
ville de Rennes, de 60 députés des petites villes (Vitré, Fougè- ment à la distinction des ordres. Cinq évêques figuraient parmi
res, Saint-Malo…) et de 800 députés des paroisses rurales. La les signataires, ceux de Chartres, de Coutances, de Rodez, de
ville de Rennes eut cinq sièges sur huit, le monde rural, un seul, Vienne et de Bordeaux. La noblesse se retrouvait isolée dans son
qui fut l’un des seuls laboureurs de France à siéger à Versailles. rejet de toute réunion des trois ordres en une seule assemblée.
Au sein du clergé, le règlement électoral assura la domination Une séance royale devait être tenue le 23 juin. Afin de la pré-
des curés de paroisse au détriment des monastères. Les élec- parer, la salle des Menus Plaisirs fut fermée, ce qui interdisait
tions trahirent le mécontentement des premiers, souvent réduits aux députés du tiers de se réunir. C’est pourquoi, le 20 juin, ils
à la portion congrue par les titulaires de bénéfices majeurs, évê- se rendirent dans la salle du Jeu de Paume. Sur proposition de
ques, abbés, chanoines et prieurs. Les évêques en firent les frais. Target, les députés y prêtèrent serment de « ne jamais se sépa-
Alors qu’ils étaient habituellement appelés à représenter le rer et de se rassembler partout où les circonstances l’exige-
PHOTOS : © BNF.

clergé de leur circonscription aux états généraux, ils furent cette ront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et
fois-ci souvent écartés au profit de simples curés. Ceux qui furent affermie sur des fondements solides ». Le libellé était suffisam-
élus le furent souvent de peu. Parmi les 291 députés du clergé se ment ambigu pour rassembler à la fois ceux qui estimaient de
trouvèrent 208 curés de paroisse et seulement 46 prélats. leur devoir de donner à la France une nouvelle constitution et
Un coup d’Etat législatif
Lors de la séance royale, le roi tenta de reprendre la situation en
main. D’une part, il annula les délibérations des 17 et 20 juin pré-
cédents, comme « illégales », car contraires à l’ordre constitution-
nel du royaume. D’autre part, il déclara les pouvoirs des députés
vérifiés, invitant les trois ordres à commencer leurs travaux dans
leurs chambres respectives. Nourri de la lecture des cahiers de
doléances, Louis XVI présenta aux députés un programme de
réflexion ambitieux esquissant l’établissement d’une monarchie
décentralisée, tempérée par la consultation régulière des états
EN COUVERTURE

généraux, appelés à se prononcer sur la levée des impôts. La


volonté exprimée quelques semaines plus tôt par le clergé et la
noblesse de renoncer à leurs privilèges pécuniaires était approu-
vée par le roi. Les exemptions fiscales seraient abolies, permet-
tant l’égalité de tous devant l’impôt. La taille serait réunie au ving-
ceux qui, attachés à l’ancienne constitution monarchique, tième – taxant les revenus de la propriété, payé par tous –, la
souhaitaient la voir rédiger. gabelle, diminuée, la corvée, supprimée. Les douanes intérieu-
Un député de Castelnaudary, Martin-Dauch, refusa de res seraient supprimées. En outre, les lettres de cachet dispa-
s’associer à ce serment, signant le procès-verbal comme raîtraient, la liberté de la presse serait reconnue, sous réserve
« opposant ». La réaction de l’assemblée mérite d’être relevée. qu’elle respectât la religion et la morale. Enfin, haussant le ton, le
Selon le récit rédigé quelques heures plus tard par Duquesnoy : roi menaça les députés de faire le bien de ses peuples sans eux
« Il s’est élevé un grand murmure, de grands cris contre lui. Il faut s’ils devaient persister dans leurs divisions stériles. En réalité,
avouer que cet homme faisait une folie, car il valait mieux ne pas Louis XVI semble être le seul à s’être préoccupé des attentes
48 signer que signer “seul” avec protestation dans une assemblée exprimées dans les cahiers de doléances par les Français.
h excessivement intolérante, où les opinions ne sont pas libres, où Comme le souligna l’avocat Jean-Baptiste Louis, aux
l’on tient note de ceux qui ont un avis différent de celui de la demandes des cahiers de doléances « la déclaration du 23 juin
majorité pour les diffamer, où la modération est un crime, où la donnait toute satisfaction sur tous les points. Il était déjà trop
sagesse est odieuse et où cinq ou six personnes en oppriment tard ! Les états généraux abondaient en philosophes qui vou-
cinq cent quatre-vingts en leur parlant sans cesse de liberté ». laient une révolution complète dans l’Etat pour essayer leurs
Pendant ce temps, les chefs du « parti national » préparaient utopies. Leur première entreprise avait été de fouler aux pieds
avec soin la séance royale du 23 juin. Le témoignage d’Henri leur mandat contenu dans les cahiers, en brisant le titre de leur
Grégoire est des plus instructifs quant aux méthodes institution pour se constituer en Assemblée nationale. La
© RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT. PHOTOS © BNF.

employées : « Trois jours après le serment du Jeu de Paume se seconde en répondant à la déclaration du roi par le serment du
tint la séance royale. La veille au soir, nous étions douze à Jeu de Paume de ne se séparer qu’après qu’ils auraient fait une
quinze députés réunis au club breton, ainsi nommé parce que
des Bretons en avaient été les fondateurs. Instruits de ce que
méditait la Cour pour le lendemain, chaque article fut discuté
par tous ; et tous opinaient sur le parti à prendre. La première
résolution fut celle de rester dans la salle malgré la défense du
roi. Il fut convenu qu’avant l’ouverture de la séance, nous cir-
culerions dans les groupes de nos collègues pour leur annon-
cer ce qui allait se passer sous leurs yeux, et ce qu’il fallait y
opposer. Mais, dit quelqu’un, le vœu de douze à quinze person-
nes pourra-t-il déterminer la conduite de douze cents députés ?
Il lui fut répondu que la particule “on” a une force magique ;
nous dirons : Voilà ce que doit faire la Cour, et parmi les patrio-
tes, “on” est convenu de telles mesures… “On” signifie quatre
cents, comme il signifie dix. L’expédient réussit. » Ce témoi-
gnage montre que la résistance opposée le lendemain par le
comte de Mirabeau au comte de Dreux-Brézé avait été décidée
la veille. La fameuse formule sur « la force des baïonnettes » et
« la volonté du peuple » avait donc été longuement mûrie.
DÉLIVRANCE A droite : « J’suis du tiers état », anonyme,
1789 (Paris, Bibliothèque nationale de France). Page
de gauche, en haut : détail de l’esquisse du Serment du Jeu
de Paume, le 20 juin 1789, par David (Versailles, musée
du Château). Seul opposant au serment, Martin-Dauch
est recroquevillé sur sa chaise. Page de gauche, en bas :
« De la milice, délivrez-nous, Seigneur », 1789 (Paris, BnF).

constitution qu’on ne leur demandait pas ; car il eût été


absurde de supposer que la monarchie française existât
depuis quatorze cents ans sans constitution, quand le seul fait
de la convocation et de la composition des états généraux
déposait de l’existence d’une constitution ».
Malgré d’évidentes qualités, le discours du roi arrivait de fait
un peu tard. Il aurait dû être prononcé le 5 mai. Le 23 juin, les
esprits étaient déjà trop échauffés pour l’entendre. La défection
de Necker, directeur général des finances, absent lors de la
séance royale, manifestait une réserve qui encouragea la
fronde des députés. Le tiers campa sur ses positions. Le 25 juin,
47 députés de la noblesse se rallièrent à lui, sous la conduite du
duc d’Orléans. Le 26 juin, les évêques d’Orange et d’Autun
le firent à leur tour. Tant et si bien que Louis XVI, le 27 juin,
demanda à « son fidèle clergé et à sa fidèle noblesse » de rejoin-
dre le tiers état. Le 6 juillet, la nouvelle Assemblée créa en son
sein un comité chargé d’élaborer un projet de constitution, puis
se proclama « constituante » le 9 juillet.
Restait la difficulté juridique : la violation par la plupart des
députés du mandat impératif dont ils étaient revêtus, et qui ne
les avait nullement investis du pouvoir constituant. Le 7 juillet
1789, Talleyrand s’appliqua à vider ce mandat impératif de
toute consistance, s’employant à lui substituer une logique
représentative : « On ne mettra pas au nombre des clauses impé-
ratives les divers articles des cahiers simplement énonciatifs des
vœux du bailliage. » En outre, l’évêque d’Autun ignorait la réa-
lité des statuts particuliers de certaines provinces comme la la radicalité démocratique à des assemblées qui leur sem-
Bretagne ou le Béarn : à ses yeux, chaque bailliage, loin d’être blaient trop tièdes, que lors des journées de 1848 et de 1871,
« un Etat uni à d’autres (…), comme dans tout corps fédératif », ou à travers la dichotomie maurrassienne pays légal/pays
devait être considéré comme « une portion d’un seul Etat, sou- réel. Elle est aujourd’hui au cœur du mouvement des « gilets
mise essentiellement (…) à la volonté générale ». Les députés ne jaunes », dont la principale revendication politique, l’adoption
devaient pas se considérer, dès lors, comme les représentants du référendum d’initiative citoyenne ou populaire, témoigne
d’un bailliage mais comme ceux de la nation, raisonnement d’une remise en cause du système représentatif qui régit
repris et approfondi deux mois plus tard par Sieyès. notre vie politique depuis 1789. 2
Le 7 septembre 1789, à la tribune de l’Assemblée, celui-ci
développa en effet la théorie du régime représentatif en l’oppo- Historien du droit, Philippe Pichot-Bravard est maître
sant aux inconvénients de la démocratie. Ayant défini la démo- de conférences HDR à l’université de Brest et chargé de cours
cratie comme le régime dans lequel les citoyens participent à l’Institut catholique d’études supérieures.
eux-mêmes à l’élaboration de la loi, Sieyès affirma que per-
sonne, au sein de l’Assemblée, ne songeait à adopter cette
forme de régime. En adoptant la formule représentative, régime
au sein duquel les citoyens choisissent des représentants qui, À LIRE de Philippe Pichot-Bravard
une fois élus, discutent et votent la loi en leur âme et conscience,
sans avoir de compte à rendre à leurs électeurs, auxquels les liait La
un mandat représentatif et non impératif, les députés s’arro- Révolution
geaient cependant un pouvoir que personne ne leur avait donné, française
puisqu’ils n’avaient nullement été élus pour l’exercer. Via Romana
Ce coup d’Etat législatif mettait en place un véritable régime 294 pages
oligarchique, aggravé par le caractère censitaire du suffrage. Il 24 €
serait contesté au fil du temps aussi bien par les révolutionnai-
res les plus radicaux qui, jusqu’en 1794, tentèrent d’opposer
LE JOUR OÙ
Par Jean-Christian Petitfils

L’ émeuteprend
laBastille
Alors que des rumeurs accusent le roi de vouloir dissoudre
la nouvelle Assemblée, des milliers de manifestants prennent
EN COUVERTURE

d’assaut la Bastille, symbole, à leurs yeux, de l’arbitraire royal.

LE SALAIRE DE LA PEUR
A gauche : L’Emeute
Réveillon, avril 1789, école
française, XVIIIe siècle

L
a conjonction de deux crises majeu- (Paris, musée Carnavalet).
res, l’une politique, caractérisée par la Craignant une baisse
volonté de la noblesse d’épée et de de salaire, des milliers
50 robe, soutenue par la bourgeoisie « éclai- d’ouvriers pillèrent et
h rée », d’en finir avec le « despotisme royal » saccagèrent la fabrique
© MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. © RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT.

et de participer au pouvoir, l’autre finan- de papiers peints


cière, due au fol endettement causé par la Réveillon, le 28 avril 1789,
guerre d’Amérique et au refus obstiné des avant d’être violemment
ordres privilégiés de partager équitable- réprimés. Page de droite :
ment le poids de la fiscalité, avait enclenché Prise de la Bastille et
le processus révolutionnaire de 1789. Les arrestation du gouverneur
états généraux s’étaient réunis à Versailles le M. de Launay, le 14 juillet
5 mai dans une atmosphère d’espoir fébrile. 1789 (détail), anonyme,
Le pays attendait une rénovation en pro- XVIIIe siècle (Versailles,
fondeur de la monarchie, sans remettre en musée du Château).
cause le trône ni la légitimité royale ; les
cahiers de doléances l’attestent. Toutefois,
devant les lenteurs de Jacques Necker, la quasi-totalité des récoltes, suivis d’un Rouen, Châteaulin. Des pillages en Bre-
ministre d’Etat, et l’apathie de Louis XVI, automne et d’un hiver particulièrement tagne, en Franche-Comté, en Provence, en
déprimé par la mort du premier Dauphin, rigoureux, avaient paralysé les échanges Languedoc prirent un caractère subversif,
les députés du tiers état avaient décidé, sans commerciaux et jeté la plupart des campa- préfigurant la Grande Peur d’août 1789.
mandat de leurs électeurs, de transformer gnes dans une misère noire. En avril, une violente émeute éclata au
les états généraux en Assemblée nationale, En région parisienne, on avait constaté un faubourg Saint-Antoine contre deux riches
chargée d’écrire une constitution mainte- afflux considérable de « gens sans aveu », industriels, le manufacturier de papiers
nant « les vrais principes de la monarchie » déguenillés, à la figure menaçante. Au sein peints Réveillon et le fabricant de salpêtre
(17-20 juin). C’était – fait inouï – une révo- de cette population flottante de chômeurs Henriot, accusés d’avoir soutenu qu’un
lution de la souveraineté. ou de journaliers sans ressources s’était for- ouvrier pouvait fort bien vivre avec un salaire
A cette double crise s’en était ajoutée mée une masse d’individus prêts à tous les réduit à quinze sous par jour. Des milliers de
une troisième, cette fois d’ordre économi- coups de main, sensibles aux arguments manifestants – débardeurs, artisans, petits
que et social : un printemps et un été de démagogiques des agitateurs. Au prin- patrons… –, auxquels se joignirent des élé-
1788 fort humides, des orages violents qui temps, les troubles gagnèrent la France ments troubles récemment arrivés à Paris,
avaient anéanti dans les provinces du Nord entière : Dunkerque, Cambrai, Valenciennes, probablement encouragés par les agents 1
LA FIÈVRE DANS LE SANG
Première scène de la Révolution française
à Paris, gouache des frères Lesueur, 1789
(Paris, musée Carnavalet). Le 12 juillet
1789, au lendemain du renvoi de Necker,
Camille Desmoulins, au Palais-Royal,
appela la foule à l’insurrection.

52
h du duc d’Orléans, cousin du roi, saccagèrent unités, le baron de Besenval, ne devait enga- le couvent Saint-Lazare, qui abritait des pro-
les hôtels particuliers des deux hommes. La ger aucun combat avec le peuple, « à moins visions destinées aux chômeurs et nécessi-
répression menée par la troupe fut implaca- qu’on ne se portât à mettre le feu ou à com- teux, l’hôtel du lieutenant général de police
ble : il y eut 12 tués et 80 blessés parmi les mettre des excès ou pillages qui menaçassent et le Garde-Meuble subirent l’assaut d’une
militaires, plus de 200 morts et des centaines la sûreté des citoyens ». Malheureusement, horde déchaînée. A La Force, des prison-
de blessés parmi les civils. L’émeute Réveillon c’est ce qui allait se produire. niers de droit commun furent libérés.
fut l’un des plus sanglants épisodes de la Les orateurs improvisés du Palais-Royal, Inquiets, les 407 électeurs parisiens de
Révolution, moins sans doute que la jour- particulièrement un jeune journaliste à la l’assemblée du second degré aux états
née du 10 août 1792, mais beaucoup plus tête chaude, Camille Desmoulins, appe- généraux (ils avaient été élus par la popula-
que celle du 14 juillet 1789. C’est au cours laient sans retenue à l’insurrection. La fièvre tion pour désigner eux-mêmes les 20 dépu-
de cette dernière journée, alors que le prix obsidionale électrisait les foules. Les pre- tés du tiers état), qui ne s’étaient pas dis-
du pain atteignait son cours le plus élevé miers troubles commencèrent ce jour-là. persés, décidèrent de constituer à l’Hôtel
depuis 1715, que la politisation des foules Dans le jardin des Tuileries et sur la place de Ville un comité permanent présidé par
prit cependant sa pleine dimension. Louis-XV (la Concorde), des milliers de le prévôt des marchands – le chef tradition-
manifestants se heurtèrent aux cavaliers du nel de la municipalité parisienne –, Jacques
Veillée d’armes Royal-Allemand, sabre au clair, commandés de Flesselles, ancien intendant et conseiller
Deux jours auparavant, le 12 juillet, les par le prince de Lambesc. Les échauffou- d’Etat. Une milice bourgeoise, future Garde
Parisiens apprirent avec stupeur le renvoi rées, violentes et meurtrières, durèrent jus- nationale, fut mise sur pied.
du populaire Necker et son remplacement qu’à la nuit. Sur les boulevards, les soldats Dans la nuit du 13 au 14, ses premières
par un homme à poigne, le baron de Bre- essuyèrent une décharge de mitraille de patrouilles arrêtèrent plusieurs fauteurs de
teuil. Cet événement, conjugué au fait que gardes françaises, militaires de la maison du troubles, pendant sur-le-champ ceux pris
25 000 hommes de troupe se massaient roi, qui s’étaient mutinés. La situation était en flagrant délit de pillage. Les nouvelles
autour de la capitale, fit croire que le roi si critique que Besenval préféra décrocher autorités parisiennes semblaient prises
préparait la dissolution de l’Assemblée. En et abandonner Paris aux émeutiers. entre deux feux : empêcher le retour de la
fait, il n’en était rien. Les ordres écrits ont Au matin du 13 juillet, après une nuit de monarchie absolue et endiguer le déferle-
été retrouvés : il s’agissait seulement de pillages, la capitale se réveilla au son du toc- ment des violences populaires qui leur
prévenir les pillages des marchés et des sin. Quarante des cinquante-quatre barriè- échappaient largement. A plusieurs repri-
convois de farine. Le commandant de ces res de l’octroi étaient en flammes. Bientôt, ses, l’ordre de remettre toutes les armes
À EN PERDRE LA TÊTE
Ci-contre : Le Marquis de Launay,
gouverneur de la Bastille, peint
aux assemblées des 60 districts de la ville par Cagliostro, gravé par Chenon,
– formés au mois d’avril pour organiser XVIIIe siècle (Paris, musée
l’élection des députés du tiers aux états Carnavalet). Le dernier gouverneur
généraux – fut donné. En vain. de la Bastille fut aussi l’une des
La capitale passa la nuit dans la crainte premières victimes de la Révolution :
d’une arrivée des troupes royales. Des bar- conduit à l’Hôtel de Ville, il y fut
ricades avaient été édifiées à la hâte afin de massacré par la foule et sa tête
leur barrer la route. En vérité, la plupart des fut brandie au bout d’une pique.
unités étaient dans un tel état de désorgani- En bas : Le Peuple s’empare des armes
sation qu’il eût été vain de les engager dans entreposées à l’hôtel des Invalides,
la moindre offensive. Les Suisses, les Alle- par Jean-Baptiste Lallemand, 1789-
mands, les dragons, les hussards s’étaient 1790 (Paris, musée Carnavalet).
laissé gagner par les idées nouvelles.

A la Bastille symbole de l’arbitraire royal et des lettres provenant de l’Arsenal, afin de mettre la for-
Le 14 au matin, alors qu’un soleil radieux de cachet. Nimbées de mystère, ses hautes teresse en état de soutenir un siège.
dorait le dôme des Invalides, des centaines murailles grises et ses huit tours dominant le En fin de matinée, un cortège menaçant
d’émeutiers se présentèrent devant l’hôtel faubourg Saint-Antoine inspiraient une ter- envahit les abords de la prison. Le gouver-
royal en réclamant des armes. La garde, vite reur obsessionnelle. Avant de figurer dans neur reçut une première délégation de la
bousculée, les laissa envahir les magasins et certains cahiers de doléances, sa destruction municipalité, qui s’inquiétait des prépara-
faire main basse sur 32 000 fusils et 12 pièces avait été envisagée par le gouvernement. tifs de défense qu’il avait ordonnés. Pour
de canons. Dès le 10 juillet, 80 artilleurs de Mais celui-ci avait reculé devant le coût de témoigner de sa bonne volonté et de ses
cet établissement avaient déserté. N’ayant l’entreprise. Au début de juillet, la garnison, intentions pacifiques, il fit reculer les
pas trouvé de poudre, les manifestants se composée de 82 invalides (des blessés de canons des embrasures des tours et obs-
dirigèrent vers la Bastille, qui en regorgeait. guerre, tirés de l’hôtel royal des Invalides et truer celles-ci. Mais la foule, de plus en plus
Construite sous Charles V par le prévôt effectuant un service de garde), avait été échauffée, ne s’en aperçut pas.
des marchands Hugues Aubriot, la forte- renforcée d’un sergent, de 12 bas-officiers et A une deuxième députation conduite
resse du faubourg Saint-Antoine avait été de 32 Suisses du régiment de Salis-Samade par l’avocat Thuriot de La Rozière, qui lui
d’abord destinée à défendre les abords de commandés par le lieutenant Deflue. Cinq demandait d’un ton comminatoire, « au
Paris. Transformée en prison aristocrati- semaines plus tôt, les premiers troubles nom de la Nation et de la Patrie », d’autori-
que, elle était devenue à la fin du règne de avaient déterminé le gouverneur, Bernard ser la milice bourgeoise à venir garder le
Louis XIV une geôle ordinaire. Cependant, René Jourdan de Launay, à faire exécuter des château conjointement avec la garnison,
ce vestige des « âges barbares » restait le travaux et à entreposer 250 barils de poudre Launay répondit qu’il avait reçu cette
place du roi seul et qu’en cas d’attaque il la
défendrait. Toutefois, il donna sa parole de
PHOTOS : © MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. © AKG-IMAGES/ERICH LESSING.

ne pas faire tirer si la foule ne cherchait pas


à s’emparer des ponts-levis.
En début d’après-midi, le nombre de
manifestants avait encore grossi. Ils étaient
plusieurs centaines, dont des gardes françai-
ses déserteurs. Certains portaient des fusils
pillés le matin aux Invalides. De la poudre
avait été distribuée à la milice bourgeoise,
dans la crainte de l’arrivée des royaux. Le ciel
commençait à se couvrir de gros cumulus.
Contrairement à une idée reçue, le 14 juillet
ne fut pas une journée de forte chaleur : à
midi, la température était de 22 °C.
« Nous voulons la Bastille ! En bas la
troupe ! » criait la foule. Quelques hom-
mes hardis escaladèrent le toit d’une des
échoppes adossées au mur d’enceinte,
puis sautèrent sur celui du corps de garde,
invalides. La prenant pour Mlle de Launay,
quatre émeutiers la molestèrent et firent
comprendre par geste à la garnison qu’ils
allaient la brûler vive. Ce crime horrible fut
arrêté par l’un de ceux qui avaient fait tom-
ber les ponts de l’Avancée.
Vers deux heures de l’après-midi, une nou-
velle délégation, conduite par Jacques Dela-
vigne, avocat et président de l’assemblée des
électeurs, s’avança en brandissant des mou-

© COLLECTION DAGLI ORTI/CCI/AURIMAGES. © PHILIPPE GODEFROY. © MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET.


choirs blancs. Elle obtint des émeutiers de
EN COUVERTURE

cesser provisoirement le feu. Mais la gar-


nison, qui n’avait rien vu, continua de tirer.
Une balle perça même le manteau de l’abbé
Fauchet (futur évêque constitutionnel), un
des membres de la délégation. Une nouvelle
députation n’eut pas plus de succès.
dit de l’Avancée, et descendirent dans la guet-apens ! Cette rumeur vite colportée C’est alors que le marquis de Launay, ter-
cour du Gouvernement. S’étant emparés suscita une intense émotion dans Paris. rorisé (il n’avait jamais exercé le moindre
de haches, ils sectionnèrent les cordes commandement au feu), fut pris d’une folie
retenant les balanciers. Les tabliers du Le feu aux poudres suicidaire. Muni de la mèche d’un canon,
grand et du petit pont-levis s’écrasèrent A l’Hôtel de Ville, où l’on apportait à cha- il menaça de faire sauter la Sainte-Barbe.
au sol avec fracas. Aussitôt les insurgés se que instant les morts et les blessés, les Deux bas-officiers l’en ayant dissuadé, il
précipitèrent à gauche vers les deux autres manifestants continuaient de réclamer demanda à capituler avec les honneurs de
54 ponts-levis de la forteresse. Ils déchargè- des armes, de la poudre et des balles. Fles- la guerre. Un billet fut tendu à travers une
h rent les premiers leurs fusils en direction selles s’y opposa fermement. Bientôt de meurtrière pratiquée dans l’un des ponts-
des tours et des courtines, en criant « Bas nouvelles colonnes d’émeutiers se diri- levis. Sur la parole donnée par le chef d’une
les ponts ! ». « On leur répondit que cela ne gèrent vers la Bastille. Elles disposaient de des colonnes, le sous-lieutenant Elie, du
se pouvait pas, relate le lieutenant Deflue, trois canons, deux en bronze, l’autre en régiment de la Reine, qu’il ne serait fait
commandant des Suisses, et qu’ils eussent fer, et d’un mortier qui furent pointés en aucun mal à la garnison si elle se rendait, les
à se retirer sinon qu’on les chargerait. » Le direction des deux ponts-levis de la forte- battants s’abaissèrent. La meute s’engouf-
désordre continuant, une trentaine d’inva- resse. Le brasseur Santerre vint avec deux fra, s’empara des armes, saccagea tout,
lides et de Suisses postés derrière les cré- charrettes de paille auxquelles il mit le feu : jetant les dossiers d’archives par la fenêtre.
neaux firent feu ou lancèrent des pavés la fumée dégagée permit ainsi de s’avancer On ne s’avisa qu’assez tardivement de
qu’ils avaient montés sur la plate-forme. Le au plus près. Une jeune fille bien apprêtée délivrer les prisonniers : quatre faussaires,
déclenchement de cette fusillade fit croire qui cherchait à fuir fut arrêtée. Il s’agissait deux fous et un débauché (probablement
à la trahison de M. de Launay. C’était un de Mlle de Monsigny, fille du capitaine des coupable d’inceste) retenu à la demande de

LE JOUR LE PLUS LONG Ci-contre : Tour


Tour
de la Chapelle
Tour
du Trésor Tour La Bastille en 1789
du Coin de la Comté
plan de la Bastille. Parmi les émeutiers, quelques
N

hommes se hissèrent sur le toit d’une des échoppes


adossées au mur d’enceinte puis atteignirent le toit
Cour
du corps de garde de l’Avancée. Sautant dans la du Grande cour Ponts-levis
de la forteresse Cour du
cour du Gouvernement, ils abaissèrent les ponts- Puits Gouvernement
levis, ouvrant ainsi la cour aux insurgés. En haut :
La Foule promène les têtes de Launay et Flesselles, le Corps
de garde
14 juillet 1789, gravure de Reinier Vinkeles et Tour Tour Tour Tour
de l’Avancée
de la Bazinière
Daniel Vrijdag d’après un dessin de Jan Bulthuis, du Puits de la Liberté de la Bertaudière Ponts-levis
de l’Avancée
1795 (Paris, musée Carnavalet). Page de droite :
Fossé de la Bastille
Arrestation de Monsieur de Launay dans la
deuxième cour de la Bastille, le 14 juillet 1789, par Echoppes adossées au mur d’enceinte
Place Cour
Charles Thévenin, 1793 (Paris, musée Carnavalet). du Passage
de la Bastille
Paris
Entrée
Caserne des Invalides
sa famille. Frappé à coups de crosses et de menuisiers, ébénistes, petits-bourgeois À LIRE
poings, son frac gris-blanc déchiré, Launay et gagne-deniers des faubourgs. Cette de Jean-Christian Petitfils
fut conduit à l’Hôtel de Ville. Il n’eut pas le composition sociologique est sans doute
temps d’en monter les marches qu’il fut inexacte. Peu désireux de se faire connaître
massacré. Un garçon cuisinier nommé Des- à la municipalité, les éléments les plus lou- Louis XVI, 2 vol.
not, « qui savait travailler les viandes », lui ches, mendiants, vagabonds, pilleurs et Perrin, « Tempus »
coupa la tête avec son couteau de poche. voleurs, qui avaient probablement parti- 768 et 704 pages
Trois ou quatre officiers et autant de soldats cipé à l’émeute Réveillon en avril, s’étaient 11,50 €
de la garnison connurent le même sort. gardés de solliciter un tel brevet. chaque vol.
Quant au prévôt Jacques de Flesselles, il « Ainsi s’est accomplie la plus grande révo-
paya de sa vie son refus de fournir des armes. lution dont l’Histoire ait conservé le sou- La Bastille.
Il fut abattu, et l’on promena sa tête au bout venir, écrivait le 16 juillet, l’ambassadeur
Mystères et secrets
d’une pique, ainsi que celles de M. de Launay britannique, le duc de Dorset. (…) De ce
d’une prison
et du major de Losme. Certains brandis- moment nous pouvons regarder la France
saient les viscères d’une des victimes. comme un pays libre, le roi comme un d’Etat
Hideuse allégresse poissée de sang. monarque dont les pouvoirs sont limités et Tallandier
Dans la soirée, une forte pluie d’orage la noblesse comme réduite au niveau du « Texto »
lava les pavés et dispersa la fête funèbre de reste de la nation. » Malheureusement, une 384 pages
cette fiévreuse et fumante journée. Qua- fois mis en branle, l’engrenage infernal de la 10 €
tre-vingt-trois assaillants, estime-t-on, violence, jaillie de ce petit peuple carnas-
avaient péri, auxquels il faut ajouter une sier, barbare, bouillonnant de pulsions Histoire
quinzaine d’autres, morts de leurs blessu- sadiques, qui se réveille à chaque révolu- de la France
res. Les assiégés n’avaient eu qu’un tué et tion, ne s’enraye pas si facilement.2 Fayard
trois blessés. Plus tard, 954 brevets de 1 152 pages
« vainqueurs de la Bastille » furent distri- Historien, Jean-Christian Petitfils est membre 29 €
bués : artisans, maîtres et compagnons du conseil scientifique du Figaro Histoire.
Comme un
fleuve
de sang
Par Claude Quétel
Loin d’être le fait d’accidents
émaillant le cours des événements,
la violence s’inscrit dès 1789
au cœur du processus révolutionnaire.
Claude Quétel vient de publier
Crois ou meurs ! Histoire incorrecte
de la Révolution française.
UNE JOURNÉE EN ENFER
Prise du palais des Tuileries,

© G. DAGLI ORTI/ BRIDGEMAN IMAGES.


cour du Carrousel, 10 août 1792,
par Jacques Bertaux, 1793
(Versailles, musée du Château).
Au terme de cette journée
sanglante, durant laquelle
600 gardes suisses furent
massacrés par les sans-culottes,
Louis XVI fut suspendu et
emprisonné par l’Assemblée.
es histoires orthodoxes de la Révolution française, cel- Flesselles par un cuisinier au chômage, « qui sait travailler les

L les de nos manuels scolaires, ne veulent retenir que de


rares journées de violence, décisives certes mais non
consubstantielles de l’événement, presque des accidents. Il
viandes », qui font date. Le peuple vient de faire irruption sur la
scène révolutionnaire. Malouet, l’un des chefs du parti consti-
tutionnel à la Constituante, écrira après avoir émigré : « Pour
ne serait pas dans la vraie nature de notre Révolution, mère tout homme impartial, la Terreur date du 14 juillet. »
des droits de l’homme, de faire couler le sang ! Or tout a été vio- L’anarchie s’installe alors en effet, et avec elle ses crimes.
lence dans la Révolution. Les deux mots se recouvrent. Huit jours après la prise de la Bastille, l’intendant de Paris, Ber-
Mais qu’est-ce que la violence révolutionnaire ? Faut-il qu’il tier de Sauvigny, et son beau-père, Foulon de Doué, accusés
y ait des morts ? Le 17 juin 1789, les députés du tiers état se par l’émeute, qui ne désarme pas, de vouloir affamer le peuple,
proclament tout de go « Assemblée nationale » en ajoutant que sont pendus en place de Grève puis décapités. Leurs têtes,
celle-ci veut bien « consentir provisoirement à l’impôt ». Voilà après celles du 14 juillet, sont promenées au bout d’une pique.
la première grande violence de la Révolution. C’est à la fois un A l’Assemblée, qui s’indigne et commence à s’inquiéter, le
coup d’Etat et un crime de lèse-majesté si on n’oublie pas qu’à député Barnave, très populaire, s’écrie : « On veut nous atten-
cette date on est encore en monarchie – une institution plus drir, messieurs, en faveur du sang qui a été versé hier à Paris. Ce
© AKG-IMAGES. © DEAGOSTINI/LEEMAGE. © BNF.

que millénaire. La révolution commence ce jour-là. sang était-il donc si pur ? » On voudrait croire que Barnave se
remémora ces paroles, qui firent alors grand effet, lorsque ce
14 JUILLET 1789 fut son tour de monter à l’échafaud, le 29 novembre 1793.
Dès lors, les faits n’ont plus qu’à s’enchaîner, inexorablement. La violence gagne la province car ceux qui se parent alors
Les épisodes sanglants sont plus faciles à suivre à la trace, du titre avantageux de « patriotes » et qu’on va bientôt nommer
d’abord ruisseaux puis torrents. Après le saccage de la manu- « Jacobins », adeptes du philosophisme et des utopies égalitaires
facture Réveillon, au mois d’avril, dont la répression par les des Lumières, soufflent sur les braises. A Saint-Denis, le 2 août, le
troupes royales avait fait plusieurs centaines de morts, le pre- maire, accusé d’avoir refusé d’abaisser le prix du pain, est pour-
mier sang est celui du 14 juillet 1789 et de la trop fameuse suivi jusque dans le clocher de la basilique, poignardé et décapité
prise de la Bastille. Ce ne sont pas tant les quelques dizaines de au terme d’un supplice de plusieurs heures. L’été 1789 est ponc-
tués et centaines de blessés de ce non-combat que la décapi- tué de lynchages sur fond d’émeutes de subsistance. A Caen, le
tation du gouverneur Launay et du prévôt des marchands 12 août, le vicomte de Belzunce, major en second du régiment de
CÉRÉMONIE MACABRE Ci-dessus : Boissy d’Anglas à la Convention, par Nicolas Sébastien Maillot, 1830 (Reims, musée des Beaux-
Arts). Président de la Convention, le comte Boissy d’Anglas fut contraint de saluer la tête du député Féraud, décapité sous ses yeux
par des sans-culottes parisiens affamés, le 20 mai 1795. Ci-dessous : Le Marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, le 14 juillet 1789,
détail de Premières victimes de la Révolution, dessin d’Anne-Louis Girodet-Trioson, 1789 (Paris, Bibliothèque nationale de France).
Page de gauche : A Versailles ! A Versailles ! le 5 octobre 1789, eau-forte d’époque (Paris, Bibliothèque nationale de France).

Bourbon infanterie, est littéralement dépecé par la foule. Si ces


jours ne font pas date, ils font la Révolution dans la mesure où ils
provoquent, partout, la désertion des autorités légitimes et un
vide institutionnel dans lequel vont s’engouffrer les violents.
Le 5 octobre 1789, les femmes de la Halle font irruption à
Versailles et ramènent à Paris, selon la formule si aimable et
consacrée, « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ».
Deux gardes ont été tués et décapités. Leurs têtes au bout
d’une pique escortent le cortège royal. Mais la violence ultime,
c’est l’enlèvement du roi, son humiliation dans le cortège gro-
tesque qu’a si bien décrit Chateaubriand, et sa prise en otage
par sa « bonne ville » de Paris.

17 JUILLET 1791
Le temps assez long qui a suivi, sans épisodes sanglants
majeurs, a fait de l’Assemblée constituante la bonne élève de
la Révolution. Sauf que son vrai visage est celui de l’anarchie
et déjà d’une première forme de terreur, une minorité activiste
parée du beau nom de « patriotes » s’employant à museler les
députés « monarchistes » à grand renfort de peuple vociférant
dans les tribunes et proférant des menaces de mort.
MASSACRE PROGRAMMÉ Fondation de
la République, le 10 août 1792, anonyme, 1792 (Paris,
Bibliothèque nationale de France). Loin du mythe
d’une révolution spontanée, la journée du 10 août,
qui marque la chute de la monarchie millénaire,
fut en réalité longuement préparée par les Jacobins.

Après une année 1790 qualifiée d’« heureuse » par certains


historiens (le temps tout de même de faire main basse sur
les biens du clergé), le roi se décide à fuir la violence révolu-
tionnaire pour se replier auprès de régiments fidèles, dans la
région de Metz. L’échec de la pathétique équipée de Varen-
nes, dans la nuit du 21 au 22 juin 1791 – elle-même marquée
par le massacre du comte de Dampierre, venu saluer le roi sur
le chemin du retour –, conduit à une manifestation sur le
Champ-de-Mars le 17 juillet suivant, orchestrée par le club
des Cordeliers – l’extrême gauche du moment. Une pétition
réclame la République. Commandée par La Fayette, la Garde
EN COUVERTURE

nationale – créée le 14 juillet pour s’opposer à tout coup


d’Etat militaire favorable au roi – ouvre le feu. On va relever au

© BNF. © BRIDGEMAN IMAGES/LEEMAGE. © BNF.


moins cinquante morts. Pour la première fois, la Révolution a
tiré sur la Révolution. Une fracture irréversible vient de se pro-
duire entre modérés et radicaux.
La machine révolutionnaire s’emballe alors, notamment
avec l’entrée en guerre de la France contre l’Autriche au prin-
temps 1792, à laquelle l’Assemblée pousse le roi : elle va durer
vingt-trois ans et peser sans cesse sur la Révolution. Inspirés par
leurs ténors (Danton, Marat, Robespierre…), les Jacobins atti-
sent la haine, tiennent les rênes de la Commune de Paris, pous-
sent en avant les sans-culottes, qui font irruption aux Tuileries
le 20 juin et insultent le roi pendant des heures, le contraignant
60 à coiffer le bonnet phrygien, devenu le symbole des « patriotes »,
h et à boire à la nation. Un forcené, pas plus ivre que les autres,
brandit au bout d’une fourche un cœur de veau avec cette ins-
cription : « cœur des aristocrates ». Faisant preuve de courage et gardes suisses et une poignée de nobles venus spontanément
de dignité, Louis XVI tient bon, refusant de lever son veto aux mettre leur épée au service de leur roi. Les gardes nationaux
décrets de l’Assemblée législative sur la proscription des prê- censés assurer l’ordre sont pour beaucoup acquis aux idées
tres réfractaires et la création d’un camp de 20 000 fédérés. révolutionnaires et leur tendance est plutôt à rejoindre l’émeute.
« Pendant les trois années qui suivent la prise de la Bastille, La fusillade éclate vers huit heures. Les assaillants tirent au
écrira Taine, c’est un étrange spectacle que celui de la France. canon, mais les volées trop hautes ne frappent que les toits. Les
Tout est philanthropie dans les mots et symétrie dans les lois ; défenseurs répliquent des fenêtres et leurs salves ajustées et
tout est violence dans les actes et désordre dans les choses. » nourries abattent de nombreux émeutiers.
Le combat est indécis lorsque Louis XVI, qui s’est réfugié
10 AOÛT 1792 avec sa famille à l’Assemblée toute proche pour y demander
Cette journée du 20 juin n’est que la répétition de celle du protection, envoie aux défenseurs l’ordre de déposer les
10 août 1792, qui liquide la monarchie. Loin du mythique armes. Son obsession, qui lui a déjà coûté l’échec de Varennes,
« spontanéisme révolutionnaire », l’affaire a été préparée de est de ne pas faire couler le sang de ses sujets. Ce faisant, il
longue date par les Jacobins et précipitée par deux événe- donne involontairement le signal du massacre. Facilement
ments : la proclamation de « la patrie en danger », le 11 juillet, reconnaissables à leur uniforme rouge, les gardes suisses sont
par l’Assemblée, à la suite de l’entrée en guerre de la Prusse aux percés de coups ou défenestrés. Sur 900, 600 périssent. Le
côtés de l’Autriche, qui a fait affluer à Paris 500 fédérés de Mar- carnage, y compris celui des domestiques, ne prend fin que
seille, et le manifeste de Brunswick. Daté du 25 juillet 1792 et vers onze heures. Chaumette, procureur de la Commune
connu à Paris le 1er août, ce texte signé du chef de l’armée prus- insurrectionnelle de Paris, proclamée ce même 10 août après
sienne promettait à la capitale une répression militaire sans avoir évincé la municipalité existante, raconte : « Tous les
merci si le roi et sa famille venaient à être à nouveau outragés. appartements ne présentèrent bientôt plus qu’une vaste bou-
Sans avoir été interceptés où que ce soit par une Garde cherie de tronçons de membres coupés et palpitants,
nationale dont les chefs ont été éliminés, quelques milliers de d’entrailles fumantes, de cheveux, d’armes brisées, de meu-
sans-culottes et fédérés progressent sur les deux rives de la bles, de glaces, de tapisseries en pièces et répandues dans des
Seine, arrivant des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel. mares de sang humain. » On dénombre un millier de tués du
Les Tuileries ne sont défendues que par quelques centaines de côté des défenseurs et environ 400 chez les assaillants.
LA MORT DU ROI
Ci-dessus : Le 10 août
1792, par François
Gérard, vers 1795-1799
(Los Angeles, County
Museum of Art).
A gauche : « Matière
à réflection (sic) pour les
jongleurs couronnés »,
aquatinte d’époque
(Paris, Bibliothèque
nationale de France).
Sous la tête du Louis XVI,
un extrait de la lettre
de Robespierre
annonçant l’exécution
du souverain français,
le 21 janvier 1793.
Le 10 août 1792 marque le grand tournant de la Révolu-
tion. La suspension du roi est aussitôt décrétée, prélude à
son emprisonnement avec sa famille à la tour du Temple. 21 JANVIER 1793
Trois mille « suspects », qui regroupent tous ceux qui sont Autre conséquence logique du 10 août 1792, l’abolition de
susceptibles d’avoir quelque raison d’être hostiles à la la royauté est votée à l’unanimité par la Convention lors de
Révolution, sont alors jetés dans les prisons parisiennes. sa première réunion le 21 septembre. Mais que faire du roi ?
Cinq jours après l’assaut des Tuileries, une délégation de L’exiler ? Le juger ? « Le roi est un ennemi ; nous avons moins à
la Commune insurrectionnelle, conduite par Robespierre, le juger qu’à le combattre », déclare Saint-Just à la Conven-
demande à l’Assemblée la création d’un « tribunal du peu- tion. A quoi son ami Robespierre surenchérit : « Louis ne peut
ple » pour punir… les défenseurs des Tuileries, ces donc être jugé, il est déjà condamné ; il est condamné ou la
« assassins du peuple ». République n’est point absoute (…). Louis doit mourir parce
Sur fond de pays en guerre et plus que jamais menacé qu’il faut que la patrie vive. » La gauche révolutionnaire entend
d’invasion, les massacres dits de Septembre procèdent de la ainsi rompre de façon absolue et irréversible avec le passé
journée du 10 août. Mobilisées par la Commune insurrection- honni de la monarchie et fonder dans le sang la souveraineté
nelle et les appels au meurtre de Marat, des bandes de sans- populaire. A la suite d’un suffrage sous l’influence des Mon-
culottes font irruption dans les prisons de Paris et tuent à tagnards, de la Commune et des tribunes de l’Assemblée, au
l’envi, à coups de sabres, de piques et de gourdins. Le sang cours duquel chaque député est tenu de se prononcer à voix
inonde les pavés. Des charrettes remplies de cadavres chemi- haute, « Louis Capet » est condamné à mort d’une courte tête,
nent triomphalement dans les rues de la capitale, conduites si l’on ose dire. Il est guillotiné le 21 janvier 1793 à 10 h 22.
par des brutes avinées et injurieuses qui obligent les passants Ce point de non-retour voulu par l’extrême gauche de la Révo-
à boire à la nation. Le bilan est consternant : 1 300 victimes à lution, qu’incarnent désormais les Montagnards, loin de souder
Paris et au moins 250 en province. les Français à la République, précipite leur division, favorise une
Pour justifier l’instauration d’une justice d’exception, Dan- première coalition des puissances européennes – qui voit la
ton aura, le 10 mars 1793, cette phrase si lourde de sens : Grande-Bretagne et, à sa suite, la plupart des pays européens
« Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être. » La guillo- rejoindre l’Autriche et la Prusse – et l’éclosion de la guerre de
tine s’installe alors dans le paysage révolutionnaire. Vendée, dans une région profondément attachée à son roi et à la
© BIANCHETTI/LEEMAGE. © MUSÉE CARNAVALET/ROGER VIOLLET. © BRIDGEMAN IMAGES/LEEMAGE.
EN COUVERTURE

62
h
religion catholique. Pour celle-ci, qui va durer jusqu’en 1796, 2 JUIN 1793
pas de grandes dates de violence et de sang, mais l’horreur de la Jusqu’alors, les assemblées successives s’étaient donné une
guerre civile au quotidien. Au terme de la « vengeance nationale » apparence de légalité, au demeurant inventée de fraîche date.
qui s’abat sur les départements dits vendéens, on aboutira au Mais le 2 juin 1793, un nouveau seuil est franchi lorsqu’une
nombre ahurissant de 220 000 à 250 000 morts, hommes, fem- insurrection sans-culotte, dirigée par un comité secret, surgit
mes et enfants, jusqu’à poser la question d’un génocide. devant la Convention et fait « acclamer » sous la menace le
Les dangers qui menacent la République servent de prétexte décret d’arrestation de vingt-neuf députés girondins. La Révo-
à l’instauration de la terreur, avec un petit « t » d’abord, en atten- lution se retourne contre elle-même et, pour la première fois,
dant le grand. Un décret de la Convention du 19 mars institue la l’émeute organisée par les Montagnards a raison de la repré-
peine de mort pour tous les insurgés de Vendée. La veille, le tout sentation nationale. Vergniaud, l’un des députés girondins
nouveau Tribunal révolutionnaire juge le plus sérieusement du décrétés d’arrestation et qui s’est refusé à fuir, prédit : « La Révo-
monde Catherine Clère, 55 ans, cuisinière de son état. Ivre, elle lution est comme Saturne. Elle dévorera tous ses enfants. »
a crié « Vive le roi ! » et entonné des chansons « dans le sens Le terrorisme montagnard peut désormais s’exercer sans
inverse de la Révolution ». La voilà accusée d’avoir tenu des entraves pour s’imposer à la Convention et capter la faveur
propos « tendant à provoquer la destruction de la République et des sans-culottes. Le 24 octobre, vingt et un députés giron-
le rétablissement de la royauté en France ». La pauvre bonne dins comparaissent devant le Tribunal révolutionnaire.
femme est condamnée à mort, aussitôt mise dans une char- Condamnés à mort le 30, ils sont guillotinés le 31. Les
rette et guillotinée d’importance sur la place de la Révolution. condamnés « ont montré un courage de scélérats », consigne
Ce « despotisme momentané de la liberté », comme dit si joli- un rapport de police. Marie-Antoinette les a précédés de deux
ment Marat, commence par viser les Girondins, hier la gauche semaines, au terme d’un procès ordurier. Jacques Hébert,
de l’Assemblée législative, désormais la droite de la Conven- substitut du procureur de la Commune, s’y est distingué
tion, face aux Montagnards, Robespierre, Danton, Marat, comme… « témoin », allant jusqu’à accuser la « veuve Capet »
Saint-Just, Couthon et d’autres. Incapables de diriger la guerre de pratiques incestueuses sur le Dauphin. Le jour de l’exécu-
qu’ils ont provoquée, ils sont devenus « chutables » et ils chutent tion de la reine, vingt et un cercueils royaux ont été profanés
en effet, après avoir cru, bien à tort, pouvoir s’appuyer sur le dans la basilique Saint-Denis. Tuer les rois vivants ne suffit
centre de l’Assemblée, péjorativement dénommé « la Plaine ». pas. Il faut aussi tuer les morts.
AU SOMMET DE LA MONTAGNE Ci-contre :
Georges Danton, anonyme, XVIIIe siècle (Paris,
musée Carnavalet). En dessous : Maximilien de
Robespierre, anonyme, XVIIIe siècle (Paris, musée
Carnavalet). Page de gauche : Le 31 mai 1793,
gravé par Jean-Joseph Tassaert, XIXe siècle
(Paris, musée Carnavalet). A l’instigation des
Montagnards, les sans-culottes parisiens
réclamèrent la mise en accusation des députés
girondins majoritaires à la Convention.
Arrêtés le 2 juin, vingt et un d’entre eux seront
guillotinés le 31 octobre.

Le Tribunal révolutionnaire siège désormais en perma-


nence et place sous le « rasoir national » son lot quotidien de
condamnés. Un huissier d’Angers est décapité pour avoir daté
une lettre de l’« an dernier de la République et de la liberté ».
Une rare caricature contre-révolutionnaire met en scène deux
sans-culottes : « Y a-t-il guillotine aujourd’hui ? » demande le
premier. « Oui, répond le second, car il y a toujours trahison. »
En province, la répression s’abat sur les villes qui se sont
révoltées à la suite du coup d’Etat contre les Girondins. A Lyon,
qui est retombée le 9 octobre entre les mains des Montagnards,
on guillotine, on fusille et, pour aller plus vite, on canonne à
mitraille les prisonniers dans la plaine des Brotteaux. Deux mille
Lyonnais périssent ainsi, dont 820 guillotinés sur la « place de
l’Egalité ». A Toulon, qui capitule le 19 décembre devant l’armée
de la Convention, 800 habitants sont fusillés sans jugement. En
Vendée, le général Turreau organise les « colonnes infernales »
en ordonnant : « La Vendée doit être un cimetière national. » Aux
Lucs-sur-Boulogne, le 28 février 1794, 458 habitants, dont
110 enfants de moins de 7 ans, sont massacrés. Pour écono-
miser les cartouches, une partie des victimes sont entassées
dans l’église, que les républicains incendient. A Nantes, Jean-
Baptiste Carrier déploie sa folie meurtrière : 2 600 fusillés et
3 500 noyés dans la Loire, de novembre 1793 à février 1794. La
Loire est promue au rang de « fleuve révolutionnaire ». De retour
à Paris, Carrier s’insurge contre ceux (il y en a quand même) qui
s’émeuvent de telles tueries. Le voilà qui pérore au club des
Cordeliers en vitupérant ceux qui ne voudraient plus de guillo-
tine : « Les monstres ! Ils voudraient briser les échafauds ! »

5 AVRIL 1794
Malheur à ceux qui voudraient mettre un frein à toute cette
horreur, même lorsqu’il s’agit de Danton qui, le 22 novem-
bre 1793, s’est élevé contre les persécutions religieuses et a Robespierre et les siens entendent en effet se débarrasser
réclamé avec force « l’économie du sang des hommes ». Il est des deux « factions » qui menacent leur absolutisme : à leur
las de la Révolution. Robespierre, de son côté, prône au gauche, les Hébertistes (dits « Exagérés »), et, à leur droite, les
contraire, dans son discours du 5 février 1794, « la vertu pour Dantonistes (dits « Indulgents »). C’est chose faite le 24 mars
principe, sinon la terreur ». « On ne fait point la République pour les premiers, accusés, au cours d’un simulacre de pro-
avec des ménagements, renchérit Saint-Just, l’alter ego de cès, d’une conjuration visant à affamer le peuple. Ils sont dix-
l’Incorruptible. Soyez donc inflexibles : c’est l’indulgence qui neuf à monter tour à tour sur l’échafaud, Hébert en dernier et
est féroce puisqu’elle menace la patrie. » La Terreur apparaît peu ferme en vérité. Le couperet de la guillotine n’a pas plus tôt
bien comme ce qu’elle est : non pas un accident de la Révolu- tranché la tête des Hébertistes que les jours des Dantonistes
tion, mais son essence même. Dans le duel qui va maintenant sont comptés. Leur procès s’ouvre le 2 avril. Accusés de véna-
l’opposer à Robespierre, Danton a perdu d’avance, tant la lité, de concussion et de proximité avec les Girondins, tous
phrase de Voltaire dans Alzire se vérifie alors : « Tout pouvoir, sont condamnés à mort et guillotinés le 5 avril 1794, Danton le
en un mot, périt par l’indulgence. » dernier. « Je vis, raconte Arnault, se dresser, comme une ombre
décrétés d’arrestation et emprisonnés, puis vaguement déli-
vrés par une Commune qui n’est plus que l’ombre d’elle-même,
enfin mis hors la loi, puis arrêtés de nouveau au milieu de la plus
extrême confusion. Plus besoin de jugement. La mise hors la loi
permet au Tribunal révolutionnaire d’envoyer directement à la
guillotine. Le lendemain, 10 thermidor, Robespierre et vingt et
un de ses proches sont guillotinés. D’autres exécutions suivent
le lendemain et le surlendemain. Il y en aura 107 au total.
L’élimination de l’Incorruptible et de ses acolytes met fin à
une Terreur que la Convention s’empresse de désavouer,
mais pas à la violence révolutionnaire. D’ailleurs, la guerre
EN COUVERTURE

continue. « La France changeait de crime, écrit le baron de Fré-


nilly ; il n’était plus que du second ordre, et nous tombions des
scélérats aux brigands. » La Convention dite thermidorienne,
qui vit au jour le jour, se laisse surprendre par une première
irruption populaire le 12 germinal de l’an III (1er avril 1795). Au
terme du terrible hiver 1794-1795, les sans-culottes, qu’on
avait oubliés, réclament du pain.

1ER PRAIRIAL AN III (20 MAI 1795)


de Dante, ce tribun qui, à demi éclairé par le soleil mourant, Le 20 mai, le mouvement rebondit et une nouvelle émeute
semblait autant sortir du tombeau que prêt à y entrer. » jacobine réussit à occuper la Convention pendant plusieurs
C’est alors que peut commencer la « Grande Terreur ». Près heures. Le député Féraud, qui a tenté de haranguer les émeu-
de 8 000 « suspects » s’entassent dans les prisons parisiennes. tiers, a été tué d’un coup de pistolet. Sa tête, mise au bout d’une
64 Il faut faire de la place et on invente pour ce faire les « conspira- pique, est présentée dans un tumulte indescriptible au prési-
h tions des prisons », prétexte grossier à remplir les charrettes. dent de séance. Est-ce à dire que la révolution jacobine et sans-
© MUSÉE CARNAVALET/ROGER VIOLLET. © RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT.

Huit jours après l’exécution de Danton et des Indulgents, un culotte prend de nouveau son essor ? Jamais, depuis le début
premier convoi de dix-neuf prisonniers prend le chemin de de la Révolution, les émeutiers n’ont été aussi nombreux : peut-
l’échafaud. Le 22 avril, c’est au tour de Malesherbes, 73 ans, être 20 000, avec des canons. Mais en face d’eux, outre les
totalement retiré de la vie politique depuis qu’il a courageuse- troupes habituelles des sections parisiennes, toujours prêtes à
ment assuré la défense de Louis XVI. On le guillotine seule- fraterniser, il y a l’armée, à laquelle l’Assemblée a fait appel
ment après que, devant lui, ont été décapitées sa fille et sa peti- pour la première fois. Les émeutiers se contentent de vagues
te-fille. On exécute des généraux. Emigré l’année précédente, promesses et la répression qui suit est féroce.
le journaliste Mallet du Pan résume : « La très petite minorité C’en est fini du sans-culottisme mais pas de la violence, qui
gouverne avec un sceptre d’acier tranchant. » prend dès lors les couleurs de la contre-révolution. Une « ter-
La loi du 22 prairial (10 juin 1794) institue que le Tribunal reur blanche », menée par des partisans royalistes, s’abat sur la
révolutionnaire ne pourra désormais prononcer que l’acquit- province. A Lyon, dans la vallée du Rhône, à Marseille, en Pro-
tement ou la peine de mort. Plus d’avocat. Pas d’autres vence, les prisonniers jacobins sont assassinés dans leurs pri-
témoins que ceux choisis à charge. « Toute lenteur est un sons. Les royalistes relèvent la tête et tentent un débarque-
crime », a averti Couthon, le rapporteur de la loi. Libérée de ment d’une petite armée à Quiberon le 27 juin 1795. Après une
toute entrave, la Terreur s’abat comme jamais. La guillotine défaite à l’issue de laquelle 748 prisonniers sont fusillés alors
fonctionne sans discontinuer, décapitant près de 3 000 victi- qu’on leur avait promis la vie sauve, il ne leur reste plus que la
mes rien qu’à Paris. « Les têtes tombaient comme des ardoi- voie électorale, qu’ils ont toutes les chances d’emporter grâce
ses », fanfaronnera Fouquier-Tinville. à la mise en place d’une nouvelle constitution.

8-9 THERMIDOR AN II (26-27 JUILLET 1794) 13 VENDÉMIAIRE AN IV (5 OCTOBRE 1795)


Paris vit dans la peur. Sur les murs, on lit en gros caractères : Aussi, avant de se séparer, les Conventionnels trichent-ils, ins-
« Liberté, Egalité, Fraternité ou la mort. » Mais la Convention a tituant que les deux tiers des futurs députés seront obligatoire-
peur aussi car on peut tout aussi bien aller chercher des « enne- ment choisis parmi eux. Reste encore et toujours l’insurrection,
mis du peuple » en son sein. Une conspiration se met en place, même si elle a changé de camp. Avertie du coup de force roya-
qui entend se débarrasser du despote Robespierre. Le 8 ther- liste qui se prépare, la Convention fait appel aux Jacobins desti-
midor (26 juillet), celui-ci menace de nouveau, mais le 9 on tués et même à des « terroristes » emprisonnés. Elle compte sur-
l’empêche de parler. Robespierre, Saint-Just et Couthon sont tout sur l’armée, en s’appuyant sur des généraux peu suspects
LA LOI DE LA TERREUR Ci-dessus : L’Appel des dernières victimes de la Terreur à la prison Saint-Lazare, à Paris, les 7-9 thermidor an II,
par Charles-Louis Müller, 1850 (Versailles, musée du Château). Au centre du tableau, l’artiste a représenté le poète André Chénier. Depuis
la loi du 22 prairial (10 juin 1794), qui renforçait les pouvoirs du Tribunal révolutionnaire, le nombre d’exécutions avait doublé pour
atteindre 1 409 victimes fin juillet. L’exécution de Robespierre et de ses complices le 28 juillet 1794 sanctionne la fin de la Terreur et des
agissements du Tribunal révolutionnaire. Page de gauche : manifeste de propagande, estampe de 1794 (Paris, musée Carnavalet).

de modérantisme. Parmi eux, un certain Bonaparte, qui s’est jamais appliqués. La proclamation qui précède la Constitu-
distingué en commandant l’artillerie lors du siège de Toulon. tion de l’an VIII (la quatrième depuis le début de la Révolution)
Bonaparte a chargé Murat, alors chef d’escadron, de s’empa- se termine ainsi : « Citoyens, la révolution est fixée aux princi-
rer des quarante canons des sections de Paris et de constituer pes qui l’ont commencée ; elle est finie. » 2
un solide périmètre défensif autour de la Convention. Il est
trois heures de l’après-midi en ce 5 octobre 1795 lorsque Historien, directeur de recherche honoraire au CNRS et ancien
25 000 insurgés, décidés à renverser à leur tour le cours de la directeur scientifique du Mémorial de Caen, Claude Quétel est l’auteur
Révolution, entreprennent de cerner l’Assemblée. L’armée de nombreux ouvrages concernant notamment l’Ancien Régime
ouvre le feu. Les canons tirent à mitraille rue Saint-Honoré. Les et la Seconde Guerre mondiale.
derniers points de résistance, comme l’église Saint-Roch, sont
« nettoyés » au cours de la nuit. On compte 300 morts.
La répression qui suit est modérée, avec « seulement »
soixante-quatre condamnations à mort dont deux effectives.
La Convention, qui se sépare le 26 octobre aux cris de « Vive la À LIRE de Claude Quétel
République », a sauvé le régime qui doit lui succéder et va
prendre le nom de « Directoire ». La Révolution n’est pas ter- Crois ou meurs !
minée mais elle entre dans un long crépuscule. Plus de gran- Histoire incorrecte
des journées de violence et de sang, mais une série de coups de la Révolution
d’Etat (18 fructidor, 22 floréal, 30 prairial) qui vont conduire française
au dernier d’entre eux : celui des 18 et 19 brumaire de l’an VIII Tallandier/Perrin
(9 et 10 novembre 1799), qui amènera Bonaparte au pouvoir. 512 pages
Pas de sang versé mais la violence quand même, celle qui
21,90 €
bafoue les principes de liberté sans cesse proclamés mais
P ORTRAIT
Par Jean Tulard, de l’Institut

Coupsde
torchons
Si les premiers journaux révolutionnaires avaient vocation
EN COUVERTURE

à informer, la presse prôna bientôt l’insurrection, avec Marat


et Hébert comme chantres de la violence sanguinaire.

L
a violence est inséparable de la Révo- 5 juillet 1788, le roi invite « tous les savants sommes en Bretagne près de deux millions de
lution française, comme de toute et personnes instruites de son royaume (…) roturiers de tout âge, de tout sexe ; les nobles
révolution à des degrés divers. Dans à adresser à M. le garde des sceaux tous les ne sont pas dix mille, mais quand ils seraient
ses Origines de la France contemporaine, renseignements et mémoires » sur la forme vingt, nous serions encore cent contre un. Si
Taine voit d’abord se développer en 1789 des états généraux qui doivent se réunir nous voulions, rien qu’à leur jeter nos bonnets
une « anarchie spontanée ». En cause : la en mai 1789. Cette demande provoque par la tête, nous les étoufferions. »
66
PHOTOS : © MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET.

famine, les fausses rumeurs colportées par une avalanche de libelles dont le fameux Les premiers journaux se donnent pour
h voie orale et l’effondrement de l’autorité Qu’est-ce que le tiers état ? de l’abbé Sieyès. mission d’informer le public. C’est le cas du
publique. C’est l’émeute classique, aveugle Profitant de la liberté laissée par la censure, Bulletin de l’Assemblée, par Maret, qui rend
et sanguinaire, portée par des agitateurs ces écrits se transforment en journaux poli- compte des séances de la Constituante, ou
politiques, le plus souvent au service du tiques : les Etats généraux de Mirabeau ou des Révolutions de Paris de Prudhomme, qui
duc d’Orléans : saccage de la manufacture La Sentinelle du peuple, dont le ton se fait proposent un tableau objectif, sans parti
de Réveillon, prise de la Bastille. vite violent. « Le tiers état, lit-on dans un pris, des agitations de la capitale. Le ton est
Dans l’appel à l’insurrection, la presse va numéro de décembre 1788, n’est point un plus polémique dans les Révolutions de
bientôt jouer un rôle décisif. Elle est peu ordre, il est la Nation. C’est un corps entier et France et de Brabant, sous la plume de
importante à la veille de la Révolution et complet dont la noblesse et le clergé ne sont Camille Desmoulins, ou dans Le Patriote
contrôlée par les censeurs royaux. Son pas même les membres utiles car ils ne le font français de Brissot : on attaque le roi, que
contenu demeure anodin : renseignements ni vivre ni agir ; ils ne sont que des loupes (sic) défendent Les Actes des apôtres ou L’Ami
météorologiques et résultats de la loterie. Le qui l’épuisent (…). Amis et citoyens, nous du roi de l’abbé Royou. Progressivement, le 1
L’AMI DU PEUPLE
Ci-contre : Jean-Paul Marat,
sculpteur anonyme, 1795 (Paris,
musée Carnavalet). Page de
gauche : Jacobins et terroristes,
gouaches révolutionnaires par
Jean-Baptiste Lesueur, 1793-
1794 (Paris, musée Carnavalet).
De gauche à droite : « terroriste
jacobin exaltant le journal
de Marat », « enragé patriote
exalté par la lecture du journal
de Marat criant qu’il fallait
tuer tous les aristocrates et les
riches », « terroriste lisant un
journal », « Jacobin réfléchissant
sur la manière de gouverner la
France », « terroriste du temps
de Robespierre ».
GRANDE COLÈRE
Ci-contre : Jacques-René
Hébert, par Georges
Gabriel, XVIIIe siècle (Paris,
musée Carnavalet). Dans
Le Père Duchesne, qu’il
fonda en septembre 1790,
il multipliait les attaques
les plus virulentes participe pas à la chute de la monarchie, le
contre le roi, les religieux, 10 août, il porte la responsabilité des massa-
les Girondins… En bas : cres de Septembre en réclamant l’élimina-
Louis XVI caricaturé tion physique de tous les royalistes.
en « Louis le Faux », après Il ne fut pas le seul. C’est l’ensemble de la
la « fuite à Varennes » presse révolutionnaire qui prône le « meur-
en 1791 (Paris, BnF). Le tre préventif », soit l’égorgement des sus-
Père Duchesne, à gauche, pects avant l’arrivée des Prussiens à Paris
dialogue avec Jean Bart : pour ne pas être alors leurs victimes. L’Ora-
« Tout homme qui ne tient teur du peuple de Fréron appelle au massacre
pas sa parole, foutre… des prisonniers : « Les prisons regorgent de
EN COUVERTURE

– C’est un Jean-foutre. » scélérats ; il est urgent d’en délivrer la société


sur-le-champ. » Les Girondins, qui dénonce-
ront Marat ensuite, adoptent le même ton.
ton monte. La Déclaration des droits de articles sont lus et commentés devant les Ainsi Carra : « Français, veillez autour de vous ;
l’homme et du citoyen, en août 1789, consa- sans-culottes qui ne savent pas lire. frappez les perfides qui sont au sein de la
cre le principe de la liberté de la presse, refu- Marat ne cesse de prôner l’insurrection : France. Quand vous aurez purgé votre sol,
sant tout contrôle préalable, sauf à répondre « On nous endort, prenons-y garde ! » Ses annoncez à l’univers que vous êtes libres. »
de l’abus de cette liberté dans les cas déter- appels au meurtre sont incessants. En Si Marat fut le précurseur, d’autres plumes
minés par la loi. Certains journalistes s’en décembre 1790, il écrit, rappelant ses appels l’imitèrent. Ainsi Hébert. Rien ne prédispo-
affranchissent. Ainsi découvre-t-on Marat, précédents : « Il y a une année que cinq à six sait Jacques-René Hébert, né dans la bonne
dont la violence stupéfie. cents têtes abattues vous auraient rendus bourgeoisie d’Alençon en 1757, à devenir le
Né dans la principauté de Neuchâtel en libres et heureux pour toujours. Aujourd’hui, Père Duchesne éructant « foutre » et « bor-
1743, Jean-Paul Marat avait fait des études il en faudrait abattre dix mille ; sous quelques del » comme signes de ponctuation dans
68 de médecine à Paris et exercé à Londres. mois peut-être en abattrez-vous cent mille, une feuille vouant aristocrates et modérés à
h C’est dans cette ville qu’il publie en 1774 The et vous ferez à merveille ; car il n’y a point de la guillotine. D’abord modéré, il changea de
Chains of Slavery, où il défend l’insurrection paix pour vous que vous n’ayez exterminé bord après son entrée au club des Corde-
© ROGER-VIOLLET. © ARCHIVES CHARMET/BRIDGEMAN IMAGES. © MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET.

violente comme nécessaire à l’affranchisse- jusqu’au dernier rejeton les implacables liers. Si la sincérité de Marat n’est guère dou-
ment des peuples. Le livre passe inaperçu. ennemis de la patrie. » Après la fusillade teuse et sa haine spontanée, Hébert était
En 1776, Marat s’installe à Paris et y entre- du Champ-de-Mars, où La Fayette et Bailly plus opportuniste. Ce démagogue comprit
prend des recherches sur la nature du feu et firent tirer sur les manifestants contre le roi, que la violence lui assurerait une grande
sur « l’électricité médicale ». Ses idées non- il propose d’élever huit cents potences pour popularité. Les « grandes colères » du Père
conformistes lui valent d’être censuré. Son pendre huit cents députés ayant rétabli Duchesne le rendirent célèbre dans les fau-
caractère s’aigrit. Il publie un Plan de légis- Louis XVI après l’échec de sa fuite. S’il ne bourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel.
lation criminelle où il justifie le voleur : « qui
vole pour vivre, tant qu’il ne peut faire autre-
ment, ne fait qu’user de ses droits ».
C’est L’A mi du peuple, journal lancé le
12 septembre 1789, qui va l’imposer comme
le chantre de l’insurrection. Au total près de
sept cents numéros, parfois sous d’autres
titres et avec des interruptions. En raison de
ses outrances, Marat est décrété d’une prise
de corps par la municipalité de Paris le
21 janvier 1790. Il devra bientôt se cacher
puis s’exiler quelques mois à Londres. Tra-
duit devant le Tribunal révolutionnaire pour
avoir appelé au meurtre de députés giron-
dins et brissotins, il sera acquitté le 24 avril
1793. C’est l’apogée de son influence. Le
tirage de L’Ami du peuple est faible : deux
mille exemplaires. Mais la feuille circule de
main en main au club des Cordeliers et les
HÉROÏSATION
Ci-dessus : Pompe funèbre de Marat
Colères d’abord contre le roi : « Avez-vous du Père Duchesne, représenté la pipe à la bou- à l’église des Cordeliers, le 16 juillet 1793,
cru que le gros cochon serait de bonne foi ? (…) che, deux pistolets à la ceinture et armé d’une attribué à Fougeat, présenté au concours
Lors donc qu’une nation veut être libre, il faut, hache dont il menace un petit abbé avec de l’an II (Paris, musée Carnavalet). Au
foutre, qu’elle taille dans le vif… » Comprenez cette légende : « Memento mori ». En face, la premier plan, à gauche, un commissaire de
qu’elle coupe la tête du roi. Attaques contre riposte s’éteignit après le 10 août. Retenons police arrête Charlotte Corday, prostrée,
les religieux : « Ah ! foutre, si le sans-culotte les anonymes Folies d’un mois : « Ah ! ça ira, ça tenant encore son couteau. A l’arrière-
Jésus revenait sur terre, comme il serait ira, ça ira, (…) / Carra, Marat, Santerre l’on plan, une fillette pose une couronne de
content de voir tous les voleurs chassés du rouera, / Audouin, Gorsas on écartèlera. » laurier sur la tête de Marat. Au pied du lit
Temple, car il était l’ennemi juré des prêtres. » Chantres de la violence sanguinaire, mortuaire sont exposés la baignoire, la
Dénonciation virulente des Girondins, qui Marat et Hébert périrent par le fer. En poi- chemise ensanglantée de Marat et le billot
par deux fois le firent arrêter. Il dénonce « la gnardant Marat le 13 juillet 1793, Charlotte sur lequel il avait l’habitude d’écrire.
foutue séquelle des complices de Capet ». Un Corday pensait mettre fin à la Terreur. Il
seul mot d’ordre : « Sans-culottes, réveillez- n’en fut rien. Hébert assura la succession de
vous, levez-vous ! » Toujours l’appel à l’insur- Marat dans ce rôle de coryphée de l’insur- À LIRE de Jean Tulard,
rection. D’une grande virulence, Hébert est rection populaire. Robespierre prit ombrage J.-F. Fayard et A. Fierro
dépassé par l’un de ses fidèles, Bot, qui va jus- de sa popularité. Craignant qu’il suscitât une
qu’à proclamer : « Si la pénurie des vivres émeute contre lui, le Comité de salut public Histoire
continue, il faut se porter aux prisons, égorger le fit arrêter. Il fut jugé et exécuté le 24 mars et dictionnaire
les prisonniers, les faire rôtir et les manger. » 1794. A caractères violents, fins violentes. La de la Révolution
Les imitateurs se font nombreux. Parais- leçon ne fut toutefois pas entendue. 2 française
sent des feuilles comme la Lettre bougrement Robert Laffont
patriotique du véritable Père Duchesne, une Historien, membre de l’Académie des sciences
« Bouquins »
« petite foutue feuille », dit son auteur, un cer- morales et politiques, Jean Tulard est spécialiste
1 230 pages
tain Lemaire, que suivent La Trompette du de la Révolution et de l’époque napoléonienne.
32 €
Père Duchesne et une série de Grandes Colères Il préside le conseil scientifique du Figaro Histoire.
La
fabriquede la
Terreur
Par Patrice Gueniffey
La violence révolutionnaire n’eut pas
une cause unique. Elle jaillit dès 1789
à l’initiative des multiples pouvoirs
de droit et de fait que firent émerger
les événements.
© PHOTO JOSSE/LEEMAGE.
ÉCHAFAUD
Une exécution capitale,
place de la Révolution,
par Pierre-Antoine
Demachy, 1793 (Paris,
musée Carnavalet).
L
orsque les états généraux s’étaient réunis en mai 1789, à la Terreur. Doit-on, du reste, tracer une ligne entre deux
l’heure était à l’optimisme, à l’illusion d’une société révolutions, l’une « heureuse », l’autre violente ? Le ver n’était-il
réconciliée autour du roi et des représentants pas dans le fruit dès le commencement ? On sait quand
de la nation. Les mois passant, il fallut pourtant se rendre la Terreur finit – après la chute de Robespierre en juillet 1794 –,
à l’évidence. Loin de s’atténuer, la violence montait mais quand doit-on la faire commencer ? La loi des suspects
de partout : soulèvements, émeutes, attaques de châteaux, du 17 septembre 1793 ? La chute des Girondins le 2 juin ?
séditions dans l’armée… la liste est longue des violences La création du Tribunal révolutionnaire en mars ? L’exécution
qui émaillèrent dès 1789 le cours de la Révolution. du roi le 21 janvier ? Les massacres de septembre 1792 ?
A qui la faute ? Rares étaient ceux qui mesuraient combien Le 10 août ? Si la Terreur est définie par l’usage de la violence à
l’écroulement général de l’autorité avait libéré des forces des fins politiques, alors il faut remonter aux journées d’octobre
EN COUVERTURE

qu’il serait pour le moins difficile de faire rentrer dans leur lit. 1789, peut-être plus tôt ; et si elle se confond avec les mesures
Aux pessimistes, on répondait en accusant l’Ancien Régime d’exception, alors c’est à l’été de 1789 que la Constituante avait
et, en 1792 encore, le député Rabaut-Saint-Etienne l’affirmait établi un Comité des recherches pour traquer conspirateurs
haut et fort : ce n’est pas à la Révolution qu’il fallait imputer et traîtres supposés. Rien de ce qui se passa en 1792-1794
les (rares) victimes qu’il fallait déplorer, mais à ce qui subsistait ne fut nouveau, sauf en intensité et en étendue.
de pauvreté et de barbarie dans la société française ; une Sur le chemin qui conduit de 1789 à 1793, les passions
politique éclairée, la réparation des injustices et l’éducation politiques ne sont pas seules en cause. L’idée révolutionnaire de
du peuple dissiperaient bientôt ces sombres nuages. la table rase, qui permettrait ensuite de reconstruire la société
C’était en réalité à un mélange de violence sociale et politique et l’Etat en mieux, portait en elle une violence sans limites, et il
que l’écroulement de toutes les structures d’autorité avait convient aussi de faire la part des circonstances. La suite aurait-
ouvert les vannes. A l’aspiration à la liberté – et plus encore elle été la même si la Constituante n’avait pas exigé des prêtres
à l’égalité – se mêlaient ressentiment et esprit de revanche. un serment d’allégeance qu’ils ne pouvaient prêter ? Et si
72 Beaucoup soufflaient sur les braises, les journalistes au premier Louis XVI n’avait pas tenté de s’échapper en juin 1791 ? Et si
h rang. Mais ils n’étaient pas seuls. Les clubs jouaient eux aussi la la Législative n’avait pas déclaré la guerre à l’Autriche en 1792 ?
surenchère, tout comme les opposants les plus radicaux au sein C’était un mélange inextricable de causes, mais qui toutes
de l’Assemblée, sans compter le côté droit – les royalistes – qui poussaient les révolutionnaires dans la voie des mesures
pratiquait la politique du pire. C’était à qui assignerait à la d’exception et de la guerre civile. On peut bien dire qu’après
Révolution des objectifs toujours plus élevés et inatteignables, la chute de la monarchie le 10 août 1792, la Révolution avait
ruinant du même coup les tentatives de ceux qui s’efforçaient perdu le nord. Commencée pour « régénérer » la France,
de stabiliser la situation. Ils tombaient les uns après les soit mettre de l’ordre dans son gouvernement et lui donner
autres, Monarchiens, Impartiaux, Feuillants, bientôt des lois, elle n’avait plus désormais d’autre objectif
Girondins, le sceptre passant de mains en mains qu’elle-même, s’attaquant à la religion, envisageant
jusqu’à tomber entre celles des plus extrémistes. d’arracher les enfants à leurs parents pour en faire
De ce point de vue, la plupart des révolutions des citoyens-soldats dignes de Sparte, imposant
se ressemblent. Elles suivent la même le tutoiement, détruisant tous les symboles
pente, qui les conduit inexorablement de l’Ancien Régime, saccageant les tombes
à l’arbitraire et à la violence. royales de Saint-Denis et tuant comme
Au commencement, on trouve toujours on n’avait plus tué depuis les atroces
l’affaissement mystérieux de l’autorité troubles religieux du XVIe siècle.
légitime dans sa capacité d’imposer Des caricatures de l’époque montrent
un arbitrage ou de réprimer l’agitation. la France transformée en un grand
Comment un pouvoir millénaire cimetière et le bourreau, ne trouvant
disparut-il – au sens propre – si vite plus de clients, se décapitant lui-même.
en France qu’un beau matin le royaume On ne saurait mieux décrire la logique
© BNF. © AKG-IMAGES.

se retrouva sans souverain, et tout l’espace à l’œuvre. La violence n’émana pas d’un groupe
livré au déferlement des vœux les plus légitimes facilement identifiable comme le parti unique
mêlés aux espérances les plus fumeuses ? des régimes totalitaires. Elle fut le fait des multiples
Il y a quelque chose de fatal dans le glissement pouvoirs de droit et de fait qu’avait fait émerger
de 1789 à 1793, de la révolution des droits de l’homme la Révolution. Revue de détail.
L’Assemblée constituante
Assemblée nationale constituante est issue du conflit qui, dans le passé, elle le fait dans une perspective qui participe plei-
L’en mai et juin 1789, oppose les députés du tiers état qui ont nement de l’esprit de la Révolution. Par ses premiers décrets,
été élus aux états généraux d’un côté aux représentants des deux elle a renversé la monarchie absolue et elle enveloppe ses déci-
ordres privilégiés, clergé et noblesse, de l’autre au roi. Le 9 juillet sions les plus sages dans une rhétorique de la table rase qui doit
1789, lorsque l’Assemblée se déclare « constituante », la Révo- nécessairement finir par se retourner contre elle. N’est-elle pas
lution est faite, au moins sur le papier : l’Assemblée élue repré- elle-même issue d’une institution « antique », les états géné-
sente la nation, le roi n’est plus que le chef du pouvoir exécutif. En raux ? Très tôt on la soupçonne de ne pas être à la hauteur de la
réalité, l’été de 1789 voit moins s’affirmer un nouveau principe Révolution : les pauvres sont privés du droit de vote, les dépu-
d’autorité que disparaître l’ancien. Les troubles se multiplient tés excluent toute forme de démocratie directe, ils refusent
dans tout le pays et c’est bien dans l’espoir de ramener le calme d’émanciper les esclaves des colonies…
que la Constituante rend ses deux décisions les plus symboli- Alors qu’elle en termine avec la rédaction de la Constitution,
ques : l’abolition des privilèges la nuit du 4 août et la rédaction un gouffre s’ouvre soudain sous ses pas : Louis XVI, qui a tenté
d’une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26. Loin de fuir, est arrêté à Varennes (22 juin 1791). La Constituante
de contribuer à ramener l’ordre, elles mettent le feu aux poudres. ravaude comme elle le peut la Constitution, à laquelle le roi, pri-
Louis XVI traînant les pieds pour ratifier ces lois, une nouvelle sonnier de fait, jure fidélité. Personne ne croit à l’avenir des nou-
« journée » se prépare après celle du 14 juillet, et les 5 et 6 octo- velles institutions. « Je ne crois pas que la Révolution soit finie »,
bre, une foule de manifestants venue de Paris arrache la famille dit Robespierre. Il a raison. Il s’est assuré qu’elle ne finirait pas en
royale au château de Versailles et la ramène dans la capitale. obtenant de Constituants pressés de rentrer chez eux qu’ils se
La Constituante suit et s’installe, elle aussi, aux Tuileries déclarent non rééligibles à l’Assemblée qui va leur succéder.
pour ce qui va ressembler à un long chemin de croix. Placée au Ceux qui ont créé les institutions nouvelles n’en accompagne-
milieu des clubs et des sections, assiégée par les pétitionnaires, ront pas les premiers pas. Autant dire qu’elles sont condam-
dénoncée par la presse, elle entreprend de rédiger la Constitu- nées : moins d’un an plus tard, la Constitution de 1791 sera ren-
tion promise et de mettre en chantier les réformes attendues, versée et la monarchie avec elle.
celles de la justice, des finances – la calamiteuse création des
assignats –, de l’organisation territoriale, etc.
Porte-t-elle une responsabilité dans la montée générale de la ABOLITION DES PRIVILÈGES En haut : Séance de l’Assemblée
violence ? Difficile de répondre à cette question. Si, d’un côté, la la nuit du 4 août 1789, par Isidore Stanislas Helman, XVIIIe siècle
Constituante engage de nombreuses réformes dont les minis- (Friedrichsruh, Bismarck-Museum). Page de gauche : insigne
tres réformateurs de la monarchie avaient souvent eu l’idée républicain, 1793 (Paris, Bibliothèque nationale de France).
Les clubs
i de rares historiens ont affirmé presque instantanément dans les
S que la France avait compté départements les plus éloignés ?
autant de clubs que de communes Ce serait assurément exagérer, car
pendant la Révolution, les estima- jamais ces sociétés provinciales
tions les mieux documentées recen- ne perdirent toute indépendance,
sent un maximum de 8 000 à 10 000 comme jamais le club parisien ne
sociétés politiques. C’est déjà beau- cessa d’être traversé par des cou-
coup. Sans surprise, leur répartition rants contraires. C’est même là,
correspond au tissu urbain de la rue Saint-Honoré, au moins autant
France à la fin du XVIIIe siècle. que dans la salle de l’Assemblée
Ces clubs révolutionnaires ne sor- aux Tuileries, que se déroulèrent
EN COUVERTURE

tent pas de rien. Tout au long du siè- les grandes batailles pour la
cle, une forme nouvelle de sociabi- conquête de la légitimité révolu-
lité avait gagné en puissance, fon- tionnaire qui opposèrent successi-
dée sur des liens de goûts communs vement Jacobins (historiques) et
ou de fraternité – cercles de lecture, Feuillants, Montagnards et Giron-
sociétés savantes, loges maçonni- dins, enfin Robespierristes, Danto-
ques –, au cœur même d’une société nistes et Hébertistes. Mais il est vrai
traditionnelle où les associations qu’après la chute du trône et plus
reposaient toujours sur la base d’une encore après celle des Girondins
identité de statut personnel ou d’inté- le 2 juin 1793, en même temps que
rêts communs : ainsi des corpora- la société mère parisienne adop-
tions de métiers ou des assemblées tait un système de scrutins épura-
d’ordre. Ainsi la France d’Ancien toires pour maintenir une relative
74 Régime – du moins une partie nota- unité en son sein, elle renforça,
h ble de ses habitants – avait fait l’expé- secondée par les conventionnels
rience de la démocratie et de la puis- envoyés en mission dans les dépar-
sance de l’opinion avant même que tements, sa mainmise sur le réseau
n’éclate la Révolution française. de ses filiales.
Les premiers troubles virent éclore spontanément dans toute Le mouvement jacobin qui, après avoir été l’auxiliaire de la
la France des groupements semblables, qui souvent prenaient Constituante en 1789-1790, était devenu, de 1791 au prin-
la suite de sociétés préexistantes. Les partisans des réformes – temps 1793, un véritable contre-pouvoir, souvent plus influent
qu’on allait bientôt appeler « patriotes » – s’y retrouvèrent pour que le gouvernement, finit par jouer le rôle d’un instrument au
soutenir l’Assemblée dans le bras de fer qui, durant l’été 1789, service du gouvernement révolutionnaire, chargé de renforcer
l’opposa à ses adversaires. L’assemblée des états généraux l’emprise de celui-ci sur le territoire. Surveillant les élus, partici-
avait eu elle aussi ses clubs, dont le plus connu fut le « club bre- pant à la répression, relayant les consignes venues de Paris,
ton », réunion informelle des députés partisans d’une rupture jouant le rôle d’opinion publique dans un pays où il n’y avait plus
© COLLECTION KHARBINE-TAPABOR. © PHOTO JOSSE/LEEMAGE.

avec l’Ancien Régime. On y préparait la séance parlementaire d’opinion publique distincte du pouvoir, il était fatal que les
du lendemain, on y concertait les votes, on y fabriquait une una- Jacobins soient frappés de plein fouet par les répercussions de
nimité qui avait ensuite le pouvoir d’impressionner et d’intimi- la chute du gouvernement révolutionnaire, le 9 thermidor an II, à
der les plus timorés. C’est là que furent préparées la plupart des commencer par le réveil d’une véritable opinion publique.
grandes décisions qui mirent à bas un édifice pluriséculaire. Quand elles ne furent pas dissoutes, nombre de sociétés poli-
La Société des amis de la Constitution, qui se réunissait au tiques se dispersèrent. Le club des Jacobins de Paris, qui avait
couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré, prit le relais. joué un rôle si important dans la Révolution, disparut sans bruit.
D’abord club exclusivement parlementaire, elle s’ouvrit bientôt Décapité – pour ainsi dire – par un décret de la Convention qui,
à des recrutements extérieurs, devenant très vite le symbole du le 16 octobre 1794, interdit aux sociétés populaires de s’affilier
parti patriote et du côté gauche de l’Assemblée. Incarnant, face ou de correspondre entre elles, il fut dissous le 12 novembre. Il
à une Constituante souvent jugée trop timide, l’esprit même de revint au conventionnel Reubell de prononcer l’oraison funèbre
la Révolution, elle attira peu à peu à elle, au titre de sociétés affi- du club : « Qui a couvert la France de deuil, porté le désespoir dans
liées, un grand nombre de clubs créés en province, qui formè- les familles, peuplé la République de bastilles, rendu le régime
rent bientôt un réseau étendu à tout le pays. républicain si odieux qu’un esclave, courbé sous le poids de ses
Faut-il parler, avec Michelet, d’une « machine » si bien organi- fers, eût refusé d’y vivre ? Les Jacobins. » L’année suivante, le
sée et centralisée que l’impulsion donnée à Paris se répercutait couvent des Jacobins fut rasé et un marché construit à sa place.
Le Palais-Royal lui : ainsi le marquis de Sillery, ainsi
surtout Choderlos de Laclos, l’auteur
des Liaisons dangereuses. Ils parlaient

A ncienne propriété du cardinal


de Richelieu cédée par Louis XIV à
son frère Philippe d’Orléans, le Palais-Royal
colporteurs de journaux et harangueurs
font bouillir le chaudron révolutionnaire.
C’est là encore qu’à partir de la fin du mois
et intriguaient en son nom, le
compromettant chaque jour davantage.
Lorsque Louis XVI est renversé, Orléans
est étroitement lié à l’histoire des dernières d’août se répand la rumeur d’un « complot se prête docilement à une sinistre comédie.
années de l’Ancien Régime comme à celle aristocratique » et s’organise la riposte. Personne ne songe plus à lui, mais quelques-
de la Révolution. Lorsque en 1780 le duc Le Palais-Royal symbolise le pouvoir de la uns à son fils, que ses partisans s’efforcent
d’Orléans – futur Philippe Egalité – fait rue face à l’Assemblée qui, à ce moment, de présenter comme un prince proche
bâtir les ailes et les galeries qui, aujourd’hui, siège encore à Versailles. de la Révolution. Le père du jeune homme
encadrent le jardin, le Palais-Royal devient Les rumeurs ne tardent pas à se faire devient Philippe Egalité, député de Paris
l’un des lieux les plus courus de la capitale. jour : le duc d’Orléans lui-même entretient à la Convention nationale, où sa situation
L’accès en étant interdit à la police – l’agitation. On l’accuse de vouloir la chute devient bientôt délicate. On ne l’entend
l’ensemble est placé sous l’autorité directe de Louis XVI au profit du Dauphin, alors âgé guère, sauf le jour où, ajoutant la honte au
du prince –, c’est tout un monde très mêlé de 4 ans, dont il deviendrait le tuteur. Les ridicule, il vote la mort du roi. Il ne survivra
qui se retrouve dans les cafés, les tripots et soupçons se précisent-ils après les journées pas longtemps à Louis XVI. Le 7 novembre
les bordels. Le soir, les galeries sont envahies d’octobre 1789 ? Orléans a-t-il tout 1793, c’est son tour de monter à l’échafaud.
par les prostituées, si nombreuses que des manigancé ? Une commission d’enquête se Dès lors, le Palais-Royal n’est plus
guides sont publiés pour orienter le visiteur réunit, mais le prince se rend en Angleterre le cœur du Paris révolutionnaire. On y joue
et, aussi, le mettre en garde. pour ne pas avoir à s’expliquer. toujours, malgré les très puritains Jacobins
Il était fatal que ce lieu de plaisir Si une qualité manquait à Louis-Philippe qui auraient voulu l’assainir, et de nombreux
protégé par son extraterritorialité devienne d’Orléans, c’était d’avoir de la suite dans suspects, recherchés par la police, s’y
l’un des foyers de l’agitation à l’approche les idées. Qu’il ait pensé à jouer un rôle cachent pour y attendre des jours meilleurs.
des événements révolutionnaires. à la faveur des événements, certainement. Après la chute de Robespierre, il retrouve
C’est là que le 12 juillet 1789, après le renvoi Après tout, c’était une vieille obsession son ancienne vocation de lieu de plaisir.
de Necker, Camille Desmoulins – dont chez les Orléans, jaloux de la branche aînée.
on sait que, bègue, il commençait toutes Mais il est probable qu’il ne s’arrêta pas
ses phrases par des « Hon ! Hon ! » qui ne longtemps à cette pensée, moins en tout À LA TRIBUNE
finissaient pas – harangue les Parisiens. L’été cas que le frère de Louis XVI, le comte de En haut : Camille Desmoulins au Palais-
durant, le Palais-Royal demeure l’épicentre Provence, lequel tenta vraisemblablement Royal, gravé par Pierre Gabriel Berthault,
de la Révolution, sans cesser le moins à plusieurs reprises de se débarrasser de XVIIIe siècle (collection particulière).
du monde d’être celui des plaisirs. Tandis son aîné. Il y avait toutefois dans l’entourage Page de gauche : Le Clubiste, par Henri
qu’on racole sous les arcades des galeries, du duc des gens plus entreprenants que Baron, vers 1850 (collection particulière).
Les journaux révolutionnaires
ans même évoquer les pamphlets et brochures qui paru- rang, et ce qui était vrai de Voltaire ou Diderot l’était aussi bien
S rent par dizaines dès l’annonce de la convocation des états de ceux qui avaient poussé comme de mauvaises herbes à
généraux, plus d’une centaine de journaux virent le jour à l’ombre des géants, de Fréron et Marat à Hébert et Desmou-
Paris en 1789. C’est dire que beaucoup, faute de lecteurs, dis- lins. Aussi, à côté du « peuple barbare », non éduqué, sauvage
paraissaient après quelques numéros. D’autres, au contraire, presque, dont les explosions de violence ponctuaient le cours
connurent le succès. Le Point du jour, Le Thermomètre du de la Révolution, d’autres barbares, éduqués ceux-là, atti-
jour, les Révolutions de Paris, les Annales patriotiques et litté- saient le feu et poussaient à qui mieux mieux à la roue de la
raires, Le Patriote français, les Révolutions de France et de Bra- Révolution : « Là, tout cri a son écho, dira Michelet ; la fureur
EN COUVERTURE

bant sont vite devenus incontournables. Les royalistes eurent pousse à la fureur. Tel article produit tel article, et toujours plus
eux aussi leurs journaux, préférant Le Mercure de France ou violent. Malheur à qui reste derrière !… Presque toujours Marat
L’Ami du roi aux titres qu’on vient de citer. a l’avance sur les autres. Quelquefois passe devant Fréron,
Mais parmi tous ces titres, ce sont les plus virulents qui son imitateur [rédacteur de L’Orateur du peuple]. Prud-
tinrent le haut du pavé. C’est L’Ami du peuple de Marat, dont homme [rédacteur des Révolutions de Paris], plus modéré, a
le premier numéro paraît le 12 septembre 1789, qui donne le pourtant des numéros furieux. Alors Marat court après. »
ton de la Révolution française et en exprime quelques-unes Au moins autant, sinon plus que les circonstan-
des passions les plus puissantes, et non les quotidiens qui ces, les idées folles et les calculs des partis, la
s’efforcent au même moment de fonder en France une presse concurrence et la surenchère des journaux
parlementaire à l’image de ce qui se fait en Angleterre. Marat portent une responsabilité capitale dans la
éructe, s’indigne, dénonce, réclame des têtes, toujours plus dérive qui, très tôt, entraîna la Révolution
de têtes, jette le soupçon de trahison sur dans la violence et la terreur.
tous ceux qui, à un moment ou à un autre,
76 s’efforcent, sinon d’arrêter le torrent,
h du moins de le ralentir. Il fut en cela la
voix de la Révolution et, sinon « l’ami » du
peuple, du moins l’interprète de ses
penchants. Au moins autant que les
hommes politiques, députés ou
jacobins, la petite clique des jour-
nalistes porte une lourde respon- LE POIDS DES MOTS
sabilité dans la dérive précoce Ci-contre : Le Triomphe
de la Révolution. Les mots ne de Marat, 24 avril 1793,
coûtent rien aux journalis- par Jean-Baptiste
tes ; ils peuvent en revanche Lesueur, XVIIIe siècle
leur rapporter gros. (Paris, musée
C’était tout un monde Carnavalet).
d’aventuriers, de ratés et Page de droite :
d’aigris qui trouvaient dans Une patrouille
PHOTOS : © MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET.

le désordre l’occasion bourgeoise,


d’assouvir leurs haines et, par Jean-
peut-être, de faire fortune. Baptiste
Sans doute n’eussent-ils Lesueur,
pas joué ce rôle si le siècle XVIIIe siècle
des Lumières n’avait placé (Paris, musée
l’homme de lettres sur Carnavalet).
un piédestal et ne l’avait
intronisé organe de l’opi-
nion publique. Depuis
Voltaire, les écri-
vains tenaient
le premier
intriguaient contre elle dans l’ombre .
D’une certaine façon, les militants des
sections se voyaient, paradoxalement,
comme les représentants non élus,
par droit historique si l’on peut dire,
de la France tout entière.
Les sections, de plus en plus souvent
flanquées de sociétés populaires et fortes
de leurs bataillons armés de piques,
de fusils et bientôt de quelques pièces
de canon, furent de toutes les journées
révolutionnaires, répondant le 9 août 1792
au soir au son du tocsin pour aller attaquer
Les sections le palais des Tuileries, encerclant la
Convention le 31 mai et le 2 juin 1793 pour
obtenir la tête des Girondins. Tout au long

E n 1789, la capitale avait été divisée,


pour l’élection des députés aux états
généraux, en soixante districts qui, l’année
d’épurations, par tenir le haut du pavé
parisien, mais jusqu’à une date relativement
tardive, le sans-culotte est plutôt issu
de 1793, elles poussèrent à la radicalisation
de la Révolution, jusqu’aux mascarades
antireligieuses qui, à la fin de l’année,
suivante, furent ramenés à quarante-huit de la petite bourgeoisie du commerce accompagnèrent la campagne de
sections après le vote de la loi créant les et de l’artisanat, si représentative de la déchristianisation lancée par la Commune
nouvelles institutions municipales. Comme société d’Ancien Régime ; cette bourgeoisie alors contrôlée par les Hébertistes.
les districts de 1789, les sections de 1790 dont le menuisier Duplay fournit Leurs attributions n’avaient cessé
étaient avant tout des circonscriptions le modèle. Le logeur de Robespierre, de s’étendre. On les avait flanquées
électorales auxquelles furent confiées un à l’aise financièrement, associait à des de comités révolutionnaires et de comités
certain nombre de tâches administratives mœurs patriarcales et bourgeoises de surveillance qui les transformaient
et, surtout, l’organisation des quarante-huit un culte de l’égalité et de l’indépendance en organes de police et de contrôle
bataillons de la Garde nationale chargée qui n’attendit pas la chute de la royauté social, et favorisaient la formation
du maintien de l’ordre. et la Terreur pour se manifester. de toute une bureaucratie tatillonne
Les limites des sections n’avaient pas été Dès 1790 en effet, les sections, dédiées et persécutrice. On ne pouvait rien
tracées arbitrairement. Elles englobaient en principe à l’élection de représentants, sans le certificat de civisme que
plusieurs districts dont le tracé épousait lui- tant au niveau de la ville que de l’Assemblée ces fonctionnaires d’un moment
même celui des paroisses traditionnelles. nationale, s’engagèrent, avec l’appui délivraient ou non, et pas toujours
Ainsi, les citoyens des sections n’étaient de clubs comme celui des Cordeliers, en vertu de motifs très purs. A mesure
pas seulement liés par leur commune dans une campagne de contestation que les luttes internes devenaient
adhésion à la Révolution mais aussi par du système représentatif, accusant les élus plus violentes, beaucoup de citoyens
des relations de voisinage et, souvent, de confisquer la souveraineté du peuple s’éloignaient des assemblées – la
des intérêts communs, à une époque où garantie par la Déclaration des droits participation électorale en témoigne –,
chaque profession se trouvait concentrée de 1789. Elles réclamaient le droit de mais ceux qui restaient étaient aussi
dans quelques rues. Cohésion sociale et donner des instructions à leurs élus, celui les plus violents et les plus déterminés.
unité politique se renforçaient l’une l’autre. de révoquer ceux-ci s’ils n’exécutaient La chute des Hébertistes, au printemps
Le phénomène était d’autant plus sensible pas leurs volontés, ou encore celui de 1794, sonna le glas de leur pouvoir.
que, dans un Paris moitié moins étendu valider par référendum les décisions prises Les sections furent épurées, reprises
qu’aujourd’hui, chaque section n’occupait par le conseil général de la Commune en main et confiées à une poignée
qu’une surface restreinte. et, par extension, par les représentants de sans-culottes qui avaient lié leur
Plus tard, après la Terreur, ces futurs sans- de la nation. Ces revendications en faveur sort à celui de Robespierre. A cette
culottes n’ont pas été peints sous un jour d’une démocratie directe dont la date, le Paris sans-culotte avait cessé
très favorable. Une pièce à succès de 1795, Constituante avait nettement condamné d’exister. Le 9 thermidor, lorsque
L’Intérieur des comités révolutionnaires, le principe étaient encore renforcées par Robespierre fut à son tour attaqué, loin
les montre avinés et illettrés, opprimant la conviction que Paris était le fer de lance de se soulever en faveur de l’Incorruptible
et terrorisant la population au nom de de la Révolution, chargé spécialement qu’il avait jadis idolâtré, il ne descendit
« la république nulle et invisible ». Ce type de la défendre contre tous ceux – riches, dans la rue que le lendemain, pour
de personnage finit sans doute, à force élus, contre-révolutionnaires – qui applaudir à son exécution.
La Convention nationale
éunie le 21 septembre 1792, la Convention nationale se
R sépara le 26 octobre 1795. Ces trois années ont laissé une
trace de feu dans l’histoire française et nourri des controver-
ses condamnées à ne jamais cesser : fut-elle à l’origine du
premier régime terroriste de l’histoire ou l’instrument du salut
public dans un contexte dramatique ajoutant la guerre civile
à la guerre étrangère ?
Elus au suffrage universel (indirect et masculin), ses
749 membres avaient pour mandat de rédiger la nouvelle
Constitution rendue nécessaire par la chute du trône et, partant,
EN COUVERTURE

de statuer sur le sort du monarque déchu. D’emblée, elle se


révéla profondément divisée. Si l’on excepte les députés de
Paris – tous issus de la fraction la plus radicale du jacobinisme et
dont le triomphe avait été acquis par la violence des massacres
de Septembre – et ceux qui allaient former le parti girondin et
qui, forts d’une longue expérience politique, étaient bien déci-
dés à s’opposer à la dictature exercée de fait par Paris sur le reste
de la France, la Convention comptait une nette majorité de
députés modérés, souvent plus ou moins royalistes. Cette
« Plaine » ou ce « Marais » sans véritable projet ni organisation, les
deux factions venues pour en découdre allaient désormais
© GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES.

s’efforcer de se la concilier, soit par l’intimidation, soit en jouant


de l’hostilité foncière de ces élus de province contre la capitale.
78 Dès les premières séances, la lutte fut féroce, même s’il ne
h s’agissait pas encore d’éliminer physiquement l’adversaire.
Elle dura près de neuf mois, jusqu’au 2 juin 1793 où la Gironde
eut finalement le dessous et fut sacrifiée par une Convention
paralysée par la peur et menacée par les canons de la Garde
nationale si elle ne consentait pas à sacrifier une partie de ses
membres. Certes, elle délibérait et votait depuis longtemps sous
la menace – celle du public des tribunes, celle de la presse, celle
de la Commune et des sections, celle des Jacobins –, et ce cli-
mat d’oppression n’avait pas été étranger au verdict prononcé livra les têtes qu’on lui demandait, accueillit les abjurations
dans le procès de Louis XVI et acquis à une voix de majorité. d’évêques au moment de la campagne de déchristianisation,
Après le 2 juin 1793, ayant renoncé à l’immunité de ses assistant enfin plus en spectateur qu’en acteur à la lutte fratri-
membres, la Convention était condamnée à vivre en perma- cide des factions révolutionnaires – Hébertistes, Dantonistes,
nence sous le couteau. Ses rangs s’éclaircirent, de nombreux Robespierristes – qui se déchaîna à partir d’octobre 1793. Ceux
députés trouvèrent asile dans les bureaux des comités parle- des conventionnels qui avaient osé protester contre le coup
mentaires – où ils jetèrent les bases de nombreuses réformes d’Etat du 2 juin 1793 avaient été suspendus de leurs fonctions
et créations institutionnelles que la Convention peut inscrire à et arrêtés. La terreur planait sur l’Assemblée. On le vit bien le
son actif –, abandonnant les bancs de l’Assemblée de la salle 31 mars 1794, lorsque quelques députés réclamèrent en faveur
du Manège, aux Tuileries, à une poignée d’orateurs apparte- de Danton, arrêté dans la nuit. Robespierre vint en personne rap-
nant aux diverses factions qui se disputaient les dépouilles peler à la Convention ce qu’elle était en réalité : rien. Et la scène
d’un pouvoir en déshérence. Les Girondins éliminés, la se renouvela le 10 juin lorsque la Convention, cette fois claire-
Convention bâcla une Constitution, approuvée par référen- ment menacée par une réforme visant à simplifier le fonctionne-
dum le 24 juin 1793, dont on s’empressa d’ajourner l’entrée ment du Tribunal révolutionnaire, protesta. Robespierre monta
en vigueur jusqu’au rétablissement de la paix. Elle aban- une nouvelle fois à la tribune, s’étonna de cette subite et très sus-
donna la réalité du pouvoir aux comités, dont elle renonça pecte fronde : « J’observe que depuis longtemps la Convention
bientôt à renouveler les membres, et elle se transforma en une nationale discute et décrète sur-le-champ, parce que depuis
machine à voter les mesures qui lui étaient présentées. longtemps elle n’est plus asservie à l’empire des factions. »
C’est ainsi qu’elle mit la Terreur à l’ordre du jour, adopta la loi La séance du 9 thermidor (27 juillet 1794), où la Convention
des suspects, entérina la création d’une armée révolutionnaire, se rebiffa et refusa la parole à l’Incorruptible, venu réclamer de
Le Comité de salut
public et le Comité
de sûreté générale

L e 6 avril 1793, au lendemain


de la défection du général Dumouriez
qui avait tenté de marcher sur Paris,
l’ancien Comité de défense générale
de la Convention fut transformé en un
Comité de salut public de neuf membres.
Ceux-ci se voyaient investis de pouvoirs
si larges en matière de contrôle de l’action
des ministres, des administrations locales
et des généraux commandant les armées
que Michelet ne qualifiera pas sans
raison la nouvelle institution de « comité
dictateur ». La Convention avait cru,
toutefois, prendre ses précautions contre
ce comité parlementaire, à qui elle confiait
des compétences incombant normalement
au pouvoir exécutif. Les circonstances,
avait-elle jugé, justifiaient cette entorse
au principe de la séparation des pouvoirs.
Pour empêcher ce pouvoir extraordinaire,
dans tous les sens du terme, de devenir
une menace pour la liberté, ses membres
MACHINE seraient renouvelés tous les mois. Ils
À VOTER devaient rendre compte de leur activité
Séance de nuit chaque semaine et n’avaient aucun droit
à la Convention de regard sur la Trésorerie nationale.
nationale Le champ d’action du Comité de salut
(détail), par Paul public était immense : il s’étendait à la
Chenavard, surveillance du pouvoir exécutif et de ses
nouvelles têtes, fut comme une résurrection. Dans les semai- 1834 (Lyon, agents, à celle des autorités locales, à celle
nes et les mois qui suivirent, l’Assemblée qui, en septem- musée des des armées en campagne, de la Marine
bre 1793, avait mis « la terreur à l’ordre du jour » mit « la justice Beaux-Arts). et des ateliers qui fournissaient armes et
à l’ordre du jour ». Les proscrits qui avaient survécu furent réin- munitions, à la direction de la diplomatie.
tégrés, la Constitution votée en 1793 supprimée, les députés Ce n’était plus un comité parlementaire
trop compromis (Carrier, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, comparable aux autres, « c’était un roi »,
Barère) livrés aux juges, exécutés ou déportés. L’entrée en dira encore Michelet, en tout cas un
vigueur de la Constitution de l’an III, en octobre 1795, marqua le gouvernement établi au-dessus du pouvoir
terme de la session de cette assemblée à nulle autre pareille. exécutif et de ses ministres, désormais
Si elle consentit aux mesures de Terreur sans toujours les étroitement subordonnés à cette nouvelle
avoir voulues, elle ne fut pas que lâcheté ou impuissance. Car autorité issue de la Convention.
dans le temps même où elle cédait à la peur ou aux menaces, Dans l’immédiat, le nouveau Comité
elle accomplissait un travail considérable. Outre les nom- de salut public venait s’ajouter au Comité
breuses réformes dont elle jeta les bases sans toujours avoir de sûreté générale, que la Convention avait
les moyens de les mener à bien – le Code civil, par exemple –, mis en place en octobre 1792 pour veiller
elle réussit, dans un contexte dont on a peine à mesurer le à la sécurité intérieure. Défiance et rivalité
caractère tragique, à mobiliser le pays et ses ressources, cer- furent d’emblée de mise entre eux. La Sûreté
tes par des moyens que la morale réprouve, mais qui préparè- générale craignait, non sans raison, que le
rent le redressement militaire de l’été de 1794 et l’expansion Salut public finisse par mettre la main sur
ultérieure de la puissance française en Europe. les tâches de police. La création de ces deux
EN COUVERTURE

COMITÉ DICTATEUR Ci-dessus : Le Comité de salut public en 1793, d’après Fragonard


fils, 1816 (Berlin, Institut für Kunst und Bildgeschichte). Page de droite : Manuel,
comités marquait le basculement de la Pétion et Chaumette, par Jean-Baptiste Lesueur, XVIIIe siècle (Paris, musée Carnavalet).
80 Révolution dans un régime d’exception qui,
h pour être légitimé au nom de circonstances
momentanées, n’en signifiait pas moins Les onze s’étaient réparti le travail : et il est probable que certains – Carnot,
l’institutionnalisation d’un système à Carnot et Saint-Just la guerre, à Lindet Billaud – se sentirent alors menacés.
de gouvernement dérogeant aux principes et aux deux Prieur (de la Marne et Les scènes orageuses se multiplièrent,
affichés par la Révolution depuis 1789. de la Côte-d’Or) l’intendance, à Barère au point qu’il fallut changer de salle des
Dans l’histoire de la Convention, l’instruction publique, à Billaud-Varenne séances pour ne plus ameuter les badauds
on compte trois Comités de salut public. la correspondance avec les représentants devant les Tuileries. Au même moment,
Au premier, installé le 6 avril 1793 et en mission. Barère faisait le lien avec la c’est le Comité de sûreté générale qui,
dominé par la figure de Danton, succédera Convention où, déployant une éloquence après le vote de la loi du 22 prairial (10 juin
en juillet le « Grand Comité » qui, jusqu’au fleurie, il justifiait les mesures les plus 1794), se sentit menacé, s’attendant
9 thermidor, gouvernera la France. Après terribles. Quant à Robespierre, il n’avait à une attaque du Comité de salut public.
la chute de Robespierre, le Comité sera pas d’attributions bien définies, ce qui La crise finale, au moment où l’embellie
réorganisé et soumis de nouveau aux veut dire que s’il ne dirigeait pas le Comité, de la situation militaire démontrait
règles fixées en avril 1793. Bien sûr, quand il y exerçait une influence prépondérante. que le Comité avait rempli sa mission,
© AKG-IMAGES. © MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET.

on pense au Comité, c’est le deuxième qui Assurément, les circonstances, et elles se noua dans le huis clos du pouvoir et
vient à l’esprit, avec ses douze membres – seules, préservèrent l’unité de ce Comité où dans un contexte où la mort était devenue
ramenés à onze après l’arrestation il n’existait ni cohésion politique ni affinités la sanction des vaincus. Le 9 thermidor
et l’exécution d’Hérault de Séchelles – personnelles. Tant qu’il lui fallut lutter (27 juillet 1794), une partie du Comité de
qui non seulement devinrent bientôt contre les attaques dont il était de tous salut public (Billaud, Collot, Carnot, que
inamovibles, au point que la Convention ne côtés la cible, il demeura uni. Hébertistes rallia Barère au dernier moment) renversa
prit même plus la peine de les renouveler et Dantonistes le payèrent de leur vie. Mais l’autre (Robespierre, Saint-Just et Couthon).
par un vote même formel, mais s’abstinrent après que les factions eurent été abattues Nul ne savait encore que ce règlement de
tout aussi rapidement de rendre compte en mars et avril 1794, le Comité commença comptes allait, en quelques jours, mettre un
à l’Assemblée dont ils étaient en principe de se fissurer en proportion de la puissance terme au gouvernement révolutionnaire
l’émanation. Dès l’automne 1793, qui était désormais la sienne. La position de l’an II, et Joseph de Maistre se contenta
les craintes que la Convention avait prépondérante que s’arrogea Robespierre d’écrire avec laconisme : « [Le 9 thermidor]
cru conjurer en prenant quelques au moment de la fête dédiée à l’Etre nous défait d’une foule de scélérats, et c’est
précautions étaient devenues réalité. suprême (8 juin 1794) froissa ses collègues, un gain clair et net pour l’univers. »
La Commune insurrectionnelle de Paris
lle est née dans la nuit du 9 au 10 août 1792. Le tocsin son- Elle représente même une menace, d’autant qu’elle prête une
E nait, les insurgés qui allaient prendre d’assaut les Tuileries oreille complaisante à tous ceux qui, des Enragés aux Hébertis-
au petit matin fourbissaient leurs armes. Les commissaires de tes, pensent que la Révolution reste à faire.
vingt-huit des quarante-huit sections que comptait alors Paris La tragédie se noue lorsque la Commune lance, à partir de
profitèrent de la confusion pour évincer la municipalité en place novembre 1793, une campagne en faveur de la déchristiani-
et confier tous les pouvoirs à une Commune insurrectionnelle. sation de la France. Fermeture des églises, processions anti-
De la chute du roi à celle des Girondins, elle tient le haut du religieuses, abjurations forcées : c’est une nouvelle révolution
pavé. Elle prétend émaner directement du peuple au moment qui commence. Ses promoteurs, qu’on appelle « Cordeliers »
où celui-ci, trahi par ses gouvernants, a repris l’exercice direct ou « Hébertistes », entendent bien en tirer les bénéfices – peut-
de sa souveraineté. Chaque jour ou presque, ses membres être renverser le Comité de salut public. En réalité, la Com-
viennent à la tribune de l’Assemblée législative, plus tard de mune tire là ses dernières cartouches. Ce furent de longs mois
la Convention, pour dicter aux représentants les mesures de manœuvres tortueuses, de menaces et de fausses réconci-
qu’ils doivent prendre au nom du salut public. C’est une lutte de liations entre les partisans d’Hébert, ceux de Danton et ceux
chaque instant entre la Commune et l’Assemblée. La majorité de Robespierre. Le troisième se montra le plus fort : dans la nuit
a beau y être du même bord, députés et commissaires de la du 13 au 14 mars 1794, les Hébertistes sont arrêtés, guillotinés
Commune ont beau se côtoyer aux Jacobins, ils incarnent le 24. Danton les suit de peu. La Commune est épurée, réorga-
deux principes et deux France : la Convention, même élue dans nisée, flanquée d’un « agent national » directement nommé par
un climat peu favorable à la liberté des suffrages, c’est le gou- le Comité de salut public. Cette Commune robespierriste dis-
vernement représentatif ; la Commune, une expression de la paraîtra à son tour avec son chef, en juillet. La Convention
démocratie directe et Paris opposé au reste de la France. avait eu très peur. La ville fut alors divisée en douze arrondisse-
Dès la chute du roi, la Commune fait le siège de l’Assemblée. ments dirigés chacun par un maire. C’est seulement en 1977
Elle obtient que la famille royale, réfugiée dans la salle des que la mairie de Paris fut rétablie.
séances, lui soit livrée pour être emprisonnée au Temple. Elle
arrache aux députés la formation d’un Tribunal criminel extra-
ordinaire pour juger les « coupables » du 10 août, autrement dit
les victimes, et à la fin du mois elle joue un rôle déterminant
dans la préparation des massacres de Septembre.
Elle règne par la terreur, fait peur à ceux-là mêmes à qui elle
a permis de se faire élire si facilement à la Convention. Dès la fin
de l’été 1792, l’Assemblée tente de la mettre au pas. Le conseil
général est renouvelé. On a eu tort d’en appeler au suffrage des
électeurs. Même si l’abstention est massive, ils plébiscitent le
Girondin Pétion pour la mairie. Celui-ci ayant préféré son fau-
teuil de député à celui de maire, c’est un autre modéré, Cham-
bon, qui le remplace. La Commune se montre moins, elle se
renferme dans ses tâches de police et d’administration, s’effor-
çant de trouver tant bien que mal des solutions à la lancinante
question de l’approvisionnement de la capitale.
Elle va bientôt reprendre du service. Pache, un ancien Giron-
din passé aux plus radicaux, devient maire. La tension monte à
la Convention entre Jacobins et Girondins. Pour avoir la peau
des seconds, les premiers ont besoin d’une large mobilisation
populaire. La Commune coordonne les initiatives dans les sec-
tions, mobilise, arme, hurle au complot, appelle à des mesures
de terreur pour en finir avec le soulèvement vendéen et les traî-
tres qui se cachent partout. Le 31 mai 1793, c’est elle qui, avec le
soutien de la Garde nationale, encercle la Convention pour obte-
nir le renvoi des députés girondins. Comme l’Assemblée tarde à
obtempérer, elle récidive deux jours plus tard et, cette fois,
obtient gain de cause. Victoire à la Pyrrhus, car si la Commune a
depuis un an servi les desseins des conventionnels jacobins, elle
ne leur est plus aussi utile dès lors que la Gironde a été éliminée.
Le Tribunal révolutionnaire
«
S oyons terribles pour dispenser
le peuple de l’être », déclara Danton
en proposant, le 9 mars 1793, la création
pour avoir chanté un air royaliste,
malheureux dénoncés par un voisin, etc.
En revanche, lorsque le procès était
affolé, demanda des instructions au
gouvernement, puisque la loi de mars 1793
n’interdisait pas aux accusés de se défendre.
d’un « Tribunal criminel extraordinaire » politique, l’issue ne faisait évidemment Robespierre, qui, depuis des mois,
chargé de juger conspirateurs et ennemis l’objet d’aucun débat. Les ennemis de déplorait « l’inactivité » du Tribunal
© CHÂTEAU DE VERSAILLES, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE CHÂTEAU DE VERSAILLES. © COLL. MUSÉE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE-DOMAINE DE VIZILLE/DÉPÔT DU MUSÉE DU LOUVRE.

de la Révolution sans possibilité d’appel la Révolution – souvent ses anciens amis – et sa trop grande clémence, prit les choses
ni de recours en cassation. Ce n’était pas devaient mourir. Robespierre n’avait-il en main. Dans l’immédiat, un décret
la première fois que les révolutionnaires pas fait remarquer, au moment du procès arraché à la Convention permit d’exclure
mettaient en place une juridiction du roi, qu’il était absurde d’envisager Danton de son propre procès, et deux
d’exception pour juger les vaincus du que Louis pût être acquitté ? Car s’il l’était, mois plus tard, le 10 juin 1794, une
moment. Cela n’avait jamais très bien dit-il, c’est qu’il était innocent des crimes nouvelle loi réformait la procédure.
EN COUVERTURE

marché : trop de formes, trop de scrupules. qu’on lui imputait, et s’il en était innocent, Elle se voyait réduite au minimum : plus
Ainsi la cour spéciale établie après la chute alors la Révolution était forcément d’instruction préalable, plus d’avocat
des Tuileries, dont on disait que, si elle coupable. La Révolution ne pouvait être présent, plus de témoins et une simple
s’était montrée plus expéditive dans ses accusée : Barnave, les Girondins, Bailly, alternative – l’acquittement ou la mort.
jugements, peut-être les massacres de Mme Roland, la reine et bien d’autres En moyenne, le bourreau, depuis la mise
Septembre n’auraient-ils pas eu lieu. C’est le payèrent de leur vie, sans avoir été en route du Tribunal, avait coupé le cou
douteux, mais c’est le même raisonnement, véritablement jugés. Quand il le fallait, on de moins d’une centaine de personnes
au moment où la rue s’agitait de nouveau, mobilisait faux témoins et fausses preuves. chaque semaine. Après la promulgation
qui conduisit à l’organisation, le lendemain Tout le monde se souvient qu’Hébert, de la nouvelle loi, le nombre des victimes
10 mars, d’un tribunal dont juges et pour exciter la foule contre la reine que doubla : 1 409 en sept semaines.
jurés étaient nommés par la Convention beaucoup plaignaient, l’accusa dans Mais la plus grosse « fournée » était
et la procédure simplifiée. son style ordurier d’avoir eu des relations encore à venir : les Robespierristes eux-
Dans les premiers temps, le Tribunal incestueuses avec le petit Dauphin. mêmes, que Fouquier-Tinville expédia à
82 ne fut pas la machine à tuer qu’il allait En général, il était inutile d’en venir l’échafaud en vertu des dispositions de la
h devenir l’année suivante. Les accusés à pareilles extrémités. L’accusateur public, loi qu’ils avaient fait adopter en juin 1794.
conservaient le droit de se faire représenter Fouquier-Tinville, menait rondement Ironie de l’histoire… Les Robespierristes
par un avocat et celui de citer des témoins son affaire. C’était un esprit médiocre, morts, le Tribunal changea de rôle :
à décharge. De son installation jusqu’au procédurier, tatillon, indifférent quant il ne condamnait plus, sauf rarement
début de juin 1794, il prononça un peu à la vérité des accusations mais intraitable – Carrier, le noyeur de Nantes –, il
plus de 1 200 condamnations à la peine sur le chapitre des formes. Aussi, lorsque acquittait. Si Fouquier-Tinville, resté
capitale, sur près de 2 300 prévenus Danton, accusé à son tour, se défendit en fonction, mettait à élargir les prévenus
jugés. Certes, la proportion est élevée, comme un beau diable, réclamant la même obstination qu’il avait mise
mais il reste alors aux accusés une la comparution de témoins, Fouquier, à les envoyer à la mort, il n’était pas
petite chance de sauver leur tête. Ce ne pour autant tiré d’affaire. Le 6 mai 1795,
sera plus le cas pendant les dernières il comparut avec ses anciens collègues
semaines de la Terreur. devant le Tribunal où, si souvent, il avait
Bien sûr, on ne saurait déduire de ces requis la peine capitale. De retour dans
chiffres la manière dont fonctionnait sa cellule, il écrivit ces mots : « Je n’ai
le Tribunal. L’instruction était souvent rien à me reprocher : je me suis toujours
bâclée, les preuves pour le moins ténues conformé aux lois (…). Je meurs pour
et les témoins pas souvent très fiables. ma patrie et sans reproche. » Il en était
La sévérité du Tribunal augmentait certainement persuadé. Le lendemain,
à mesure que la Révolution se radicalisait. il montait à l’échafaud. Le Tribunal
Après tout, juges et jurés étaient dans fut dissous trois semaines plus tard.
la main du gouvernement, qui pouvait
fort bien s’arranger pour que les uns
et les autres passent du banc des juges ACCUSATEUR Ci-contre : Antoine
à celui des accusés. Les jurés disposaient Fouquier-Tinville, par François Bonneville,
de quelque latitude lorsqu’il fallait 1796 (Versailles, musée du Château).
juger le menu fretin : cultivateurs jetés Page de droite : Un représentant en
en prison pour avoir assisté à la messe mission, école française, 1793 (Vizille,
d’un prêtre réfractaire, ivrognes arrêtés musée de la Révolution française).
Les représentants en mission
e 9 mars 1793, la Convention décrétait l’envoi de 82 de
L ses membres dans les départements pour y accélérer la
mise en œuvre de la levée de 300 000 hommes qu’elle venait
d’ordonner. En un peu plus de deux ans, ce ne sont pas moins
de 426 conventionnels, soit les deux tiers, qui, à un moment ou
à un autre et pour une durée plus ou moins longue, quittèrent
Paris pour remplir une mission confiée par l’Assemblée.
Certains enchaînèrent si bien les missions, dans les départe-
ments ou auprès des armées, qu’on ne les revit guère à Paris.
Ainsi de Jean-Baptiste Bô. Le voici envoyé au printemps 1793
dans son département natal de l’Aveyron et dans le Tarn. De là,
il rejoint les Ardennes, puis la Marne et l’Aube, avant de mettre
le cap sur le Lot, le Cantal, la Lozère et, une nouvelle fois, l’Avey-
ron et le Tarn. On l’envoie alors à Nantes, puis à Reims, enfin à
Bayonne, et il aurait même débarqué en Corse si les adversai-
res marseillais de la Convention ne l’avaient fait prisonnier ! pour y répondre de leur conduite. De janvier à mars 1794, les
Ils sont des dizaines dans ce cas, coiffés du chapeau à plu- rappels se multiplièrent, lourds de menaces pour ceux qui
mes et portant l’écharpe tricolore, dont on attendait toujours avaient outrepassé leurs pouvoirs. Si la crise du 9 thermidor eut
l’arrivée avec crainte. Ils remédiaient à un grave inconvénient de nombreuses causes, les menaces qui pesaient sur certains
de la politique de décentralisation mise en œuvre en 1789 par représentants revenus de mission ne furent pas la moindre, et
la Constituante, qui avait confié le pouvoir local à des autorités les plus compromis, de Barras à Fréron et de Tallien à Fouché,
partout élues qui, de fait, échappaient au contrôle du pouvoir ne furent pas les derniers à se mobiliser contre l’Incorruptible.
central. Les commissaires ramenaient le gouvernement dans C’est au nom des circonstances extraordinaires que la
les provinces. Ils étaient plus que l’œil de la Convention et du Convention avait, au moyen de ces commissaires, mis en
Comité de salut public, avec lequel ils correspondaient, puis- cause la décentralisation de 1789 et ramené le balancier du
qu’ils étaient investis du pouvoir souverain. S’ils quittaient la côté du pouvoir central. Le Directoire poursuivit sur la même
capitale munis d’instructions précises qui délimitaient l’objet lancée, jusqu’à ce que Bonaparte nomme en 1800 un préfet
de la mission, « la Convention nationale [autorisait] tous ses dans chaque département. Tocqueville dira que c’est alors que
commissaires à prendre toutes les mesures, même celles de la Révolution renoua avec la centralisation esquissée, au
sûreté générale, que les circonstances rendront nécessaires. » moyen des intendants, par la monarchie absolue. Si Bonaparte
L’histoire de chaque représentant en mission est singulière. parachève cette évolution, la Convention l’avait initiée.
Elle dépend des circonstances et du tempérament de chacun. Si,
dans leur majorité, ils se limitèrent à l’objet de leur commission, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales,
d’autres se comportèrent en véritables proconsuls à qui le désor- Patrice Gueniffey est spécialiste de la Révolution et de l’Empire.
dre du moment et l’éloignement de Paris permettaient d’agir
à leur guise. On a surtout retenu les exploits des « Montagnards
de proie » qui, comme Tallien à Bordeaux ou Barras et Fréron
dans le Midi, se livrèrent à de multiples exactions – arrestations À LIRE de Patrice Gueniffey
et exécutions arbitraires, extorsions –, ou les représentants qui
employèrent des moyens extrêmes : Fouché et Collot d’Herbois
faisant mitrailler les prisonniers de Lyon, Carrier ordonnant de
noyer dans la Loire les Vendéens qui refluaient sur Nantes. On
a moins gardé la mémoire de ceux, et ils furent nombreux, qui
s’efforcèrent de n’user des mesures violentes qu’à bon escient
et le moins possible – tel Saint-Just à l’armée du Nord – ou qui, à
l’instar d’Augustin Robespierre, le frère de Maximilien, condui-
sirent une politique de clémence partout où ils passèrent.
L’établissement du gouvernement révolutionnaire le La Politique de la Terreur. Essai sur la violence
4 décembre 1793, qui renforçait les pouvoirs des deux Comi- révolutionnaire, 1789-1794,
tés, marqua un tournant. Au même moment, ces derniers Gallimard, « Tel », 378 pages, 13 €.
s’attaquaient à l’extrême gauche hébertiste. Les représentants Histoires de la Révolution et de l’Empire,
en mission qui, en particulier dans l’Ouest, s’étaient montrés Perrin, « Tempus », 768 pages, 12,50 €.
proches de l’hébertisme commencèrent à être rappelés à Paris
D ICTIONNAIRE
Par Charles-Eloi Vial

Dans
engrenage
l’
de la
violencePartisans de la monarchie
ou de la République, victimes
ou acteurs de la Terreur,
très peu d’entre eux ont échappé
au couperet de la guillotine.

HONORÉ GABRIEL RIQUETI DE MIRABEAU


(LE BIGNON, LOIRET, 1749 – PARIS, 1791)
Fils du physiocrate Victor de Mirabeau, il est le parfait représentant de la noblesse
désargentée de la fin de l’Ancien Régime, prête à renoncer à ses privilèges pour
retrouver du lustre. Très laid, il alterne durant sa jeunesse entre plusieurs passages
en prison pour dettes, de brèves études de droit et une carrière dans l’armée.
Il rédige un premier Essai sur le despotisme en 1776, puis est renvoyé à Vincennes,
où il rencontre Sade. Il est libéré en 1780, fuit bientôt Paris et ses créanciers.
Peu à peu, sa puissance intellectuelle est reconnue : il se défend lui-même dans
plusieurs procès, effectue une mission secrète à Berlin pour le compte de Calonne,
puis adhère en 1788 à la Société des amis des Noirs. En 1789, il devient député
du tiers état de Marseille et entre dans l’histoire le 23 juin en répondant au grand
maître des cérémonies Henri de Dreux-Brézé, venu disperser les députés :
« Nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes. » Défenseur
des idées révolutionnaires, il participe à la rédaction de la Déclaration des droits
de l’homme. En 1790, il entre pourtant au service de Louis XVI, à qui il dispense
des conseils politiques contre de grosses sommes d’argent, se faisant le défenseur
d’une monarchie rénovée où le roi conserverait des pouvoirs forts. Après s’être
opposé à un projet de loi contre les émigrés, il meurt le 2 avril 1791, privant le roi
d’un de ses derniers alliés. Adulé des Parisiens, il est le premier à être inhumé
au Panthéon, où il ne reste pas longtemps, la découverte des papiers de Louis XVI
en novembre 1792 ayant révélé son double jeu. Son frère cadet, surnommé
« Mirabeau-Tonneau », député de Limoges aux états généraux, mourut en 1792
en exil, après avoir levé des troupes contre la Révolution.
CHRÉTIEN GUILLAUME DE LAMOIGNON DE MALESHERBES
(PARIS, 1721 – PARIS, 1794)
Issu d’une grande famille de la noblesse de robe, il est premier président de
la cour des aides de Paris, puis directeur de la Librairie de 1750 à 1763. Au cœur
des débats sur la remise en question du pouvoir royal et sur la contestation
de la pression fiscale, il est exilé par Louis XV en 1771. L’avènement de Louis XVI
annonce un retournement spectaculaire avec son arrivée au ministère
de la Maison du roi. Nommé en même temps que Turgot, il fait figure de
progressiste, mais il démissionne l’année suivante, après avoir tenté d’obtenir
l’abolition des lettres de cachet. Ministre d’Etat en 1787, il fait promulguer
l’édit de tolérance en faveur des protestants. Il n’est pas opposé à la Révolution
à ses débuts, mais en décembre 1792, il se porte volontaire pour la défense
de Louis XVI. Chateaubriand, dont le frère avait épousé sa petite-fille, le décrit
comme « plein de science, de probité et de courage ; mais bouillant, passionné ».
Accompagné de Tronchet et de De Sèze, il ira voir le roi au Temple et tentera
d’élaborer sa défense, avant d’en être réduit à lui annoncer sa condamnation
le 20 janvier. En décembre 1793, il est arrêté et jeté en prison à Paris. Le 22 avril
1794, il est guillotiné en même temps qu’une partie de sa famille.

ANTOINE BARNAVE (GRENOBLE, 1761 – PARIS, 1793)


Fils d’un avocat au parlement de Grenoble, il étudie le droit et devient avocat.
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS POUR LE FIGARO HISTOIRE.

Lors de la journée des Tuiles du 7 juin 1788, première émeute préfigurant


la Révolution, il soutient le parlement suspendu par Louis XVI. Avec son collègue
et ami Jean-Joseph Mounier, il est élu député du tiers état en 1789. Le « triumvirat »
qu’il forme avec Adrien Duport et Alexandre de Lameth domine la gauche
de l’Assemblée et s’enthousiasme des premières violences dans Paris. Durant
l’élaboration de la nouvelle Constitution, il s’attache à limiter les pouvoirs du roi,
s’opposant à La Fayette et à Mirabeau. Président de l’Assemblée en octobre 1790,
il voit cependant sa popularité décliner, à mesure qu’une frange plus radicale
émerge. Il est notamment opposé au suffrage universel ainsi qu’à l’émancipation
des esclaves des colonies, ce que critique Brissot. En 1791, il fonde Le Logographe,
un journal favorable à une monarchie aux pouvoirs limités. Il est ensuite envoyé
ramener la famille royale à Paris après l’épopée de Varennes et se retrouve bouleversé
par le désespoir de la reine et de ses enfants. Remplaçant Mirabeau, il se met
à conseiller secrètement Louis XVI et Marie-Antoinette et soutient désormais
la monarchie constitutionnelle. Quittant le club des Jacobins, il fonde celui, plus
modéré, des Feuillants. S’il n’est plus député à la Législative, il s’est fait de nombreux
ennemis, notamment Robespierre. Après le 10 août 1792, la découverte de
sa correspondance avec les deux souverains entraîne son arrestation. Il reste plus
d’un an en prison, écrivant notamment une Introduction à la Révolution française,
avant d’être jugé les 27 et 28 novembre 1793, et guillotiné le lendemain.
PHILIPPE ÉGALITÉ (SAINT-CLOUD, 1747 – PARIS, 1793)
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS. POUR LE FIGARO HISTOIRE.

Fils aîné du duc d’Orléans, descendant de Louis XIII et du Régent, il est d’abord
titré duc de Chartres. Son père le marie en 1769 à Marie-Adélaïde de Penthièvre,
richissime petite-fille du comte de Toulouse, bâtard légitimé de Louis XIV.
Le mariage n’est pas heureux, et le duc confie l’éducation de ses enfants à Félicité
de Genlis, une de ses maîtresses. Comme pair de France, il s’oppose au pouvoir
royal et fait du Palais-Royal un lieu d’opposition. Lors de l’assemblée des notables
de 1787, il réclame une réunion des états généraux. Grand maître du Grand Orient
de France, il accueille avec joie la Révolution et voit sa popularité augmenter,
au point que l’on parle de « faction d’Orléans » pour désigner ceux qui rêveraient
de le voir monter sur le trône, si bien que le roi l’envoie plusieurs mois en Angleterre
en 1789. Surtout préoccupé par ses dettes immenses, il s’éloigne de la politique
jusqu’en 1792 où il est élu à la Convention. Rebaptisé « Philippe Egalité »,
le ci-devant duc est la risée de la Montagne où il siège, et son vote en faveur de
EN COUVERTURE

la mort du roi dégoûte jusqu’à Robespierre. Quand son fils aîné Louis-Philippe fuit
la France avec le général Dumouriez en avril 1793, il est interné à Marseille. Ramené
à Paris, il est jugé comme conspirateur royaliste le 6 novembre et condamné à être
exécuté le lendemain. Se moquant de ses juges, il demanda à l’être sur-le-champ,
ce qui lui fut volontiers accordé… Comme Louis XVI, il fit preuve de fermeté devant
la mort : « Je crois qu’il était à bout de sacrifices, et qu’il savait qu’il paierait à son tour
tant de faiblesses par l’échafaud », notait l’un de ses premiers historiens.

86
h

JACQUES PIERRE BRISSOT (CHARTRES, 1754 – PARIS, 1793)


Fils cadet d’un traiteur chartrain, il connaît une enfance relativement malheureuse.
Au collège, la dureté des prêtres qui l’enseignent lui fait perdre la foi. Excellent élève,
il lit Rousseau, Voltaire et Diderot, et fait la connaissance de futurs révolutionnaires
tels Pierre Charles Blot ou Jérôme Pétion. Tout en se destinant à des études de droit
et en travaillant au service d’un procureur pour gagner sa vie, il se révèle dans
les années 1770 un brillant autodidacte, passionné par la linguistique. Installé à Paris
en 1774, il vit de sa plume et finit emprisonné pour dettes. En 1784, accusé d’avoir
rédigé un pamphlet contre Marie-Antoinette, il ne sort de la Bastille que grâce au duc
d’Orléans. En 1788, il fonde la Société des amis des Noirs, ce qui attire sur lui l’attention
de Mirabeau, La Fayette et Sieyès. Devenu secrétaire du duc d’Orléans, il voyage
aux Etats-Unis et observe le fonctionnement de la jeune république. En 1789, il crée
Le Patriote français et devient membre de la municipalité de Paris, avant de devenir
député à la Législative. En 1791, après Varennes, il appelle à la déchéance de Louis XVI.
Il joue un grand rôle dans l’éclatement du conflit contre l’Autriche en avril 1792,
tout en continuant à dénoncer l’esclavage. Réélu à la Convention, il est le chef de file
du parti « brissotin », bientôt appelé les « Girondins », qui perd peu à peu son influence
devant l’extrémisme de la Montagne. Il dénonce ainsi les massacres de Septembre et la
condamnation de Louis XVI, mais soutient la déclaration de guerre contre l’Angleterre et
la Hollande en 1793, espérant voir les dissensions intérieures de la République disparaître
face à la guerre extérieure. Le 2 juin 1793, lors de la chute des Girondins, il s’enfuit
à Moulins avant d’être incarcéré à l’Abbaye, où il s’occupe en rédigeant ses Mémoires.
Accusé de royalisme, il est exécuté le 31 octobre avec vingt autres Girondins.
CHARLOTTE CORDAY (SAINT-SATURNIN-
DES-LIGNERIES, ORNE, 1768 – PARIS, 1793)
Troisième enfant d’un lieutenant des armées
du roi, descendante du tragédien Pierre Corneille,
elle est confiée par sa famille désargentée aux
sœurs de l’abbaye aux Dames de Caen, où elle
reçoit une excellente éducation tout en y gagnant
une foi ardente. En 1791, l’abbaye ferme et la jeune
fille retourne vivre chez son père. Forte tête, férue
de philosophie et de politique, elle n’y fait pas long
feu et préfère vivre chez une tante à Caen, où elle
peut laisser libre cours à sa passion en paraissant
dans les clubs de la ville. Si la chute de la monarchie
et la mort du roi ne l’émeuvent guère, elle s’exalte à
la vue des députés réfugiés dans le Calvados après
la chute de la Gironde en mai 1793, tels Pétion,
Valazé ou Buzot, qui dénoncent la confiscation
de la Révolution par la Montagne. Obsédée par
Marat, rédacteur du journal L’Ami du peuple, elle
décide de l’assassiner afin de sauver la Révolution.
Le 13 juillet, à sept heures du soir, elle arrive
devant chez lui au 20 rue des Cordeliers. Le tribun,
qui passait beaucoup de temps dans sa baignoire
pour soulager une maladie de peau, accepte de
la recevoir et est immédiatement poignardé. Elle
est guillotinée le 17. Ironie du sort, son geste ne
servit qu’à relancer la surenchère révolutionnaire.
La jeune femme, dont les catholiques firent une
martyre, incarne plutôt la déception d’une frange
importante de la Révolution, qui avait placé ses
espoirs dans une monarchie constitutionnelle,
défendant l’égalité et la propriété, confrontée à la
violence de la Terreur. Loin d’être une pasionaria
royaliste, Charlotte Corday, prête à mourir pour
l’amour de la modération, renvoie plutôt par
sa personnalité énigmatique aux paradoxes
les plus profonds de la Révolution.
MAXIMILIEN DE ROBESPIERRE
(ARRAS, 1758 – PARIS, 1794)
Avocat à Arras au début de la Révolution,
Robespierre est élu député du tiers état
en 1789. Il passe d’abord inaperçu,
puis se fait remarquer pour ses positions
extrémistes et ses qualités d’orateur.
Dès l’épisode de Varennes, il réclame
la mise en jugement du roi. Non éligible
à la Législative en 1791, il retrouve une
tribune au club des Jacobins. En avril 1792,
il est l’un des rares à voir clair dans le jeu
de Louis XVI, considérant que la déclaration
de guerre à l’Autriche ne peut être
qu’une manœuvre contre la Révolution.
EN COUVERTURE

Le 10 août, il devient membre de la


Commune insurrectionnelle puis, le mois
suivant, député de Paris à la Convention,
où il s’impose comme le chef de la
Montagne. Au moment du procès du roi,
il est partisan d’une exécution sans
jugement. Malgré son air inoffensif, toujours
tiré à quatre épingles avec sa perruque
parfaitement poudrée et ses lunettes,
il se révèle fin manœuvrier et surtout
adversaire impitoyable. Continuant son
ascension, il est à la manœuvre au moment
de l’élimination des Girondins, ciblant
88 les défenseurs du roi et les opposants
h à la Terreur qui se met alors en place.
Devenu membre du Comité de salut public,
il élimine en mars 1794 le trop extrémiste
Hébert et ses partisans, puis, en avril,
Danton, aussi populaire que lui mais
plus modéré. Il muselle la Commune
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS. POUR LE FIGARO HISTOIRE.

de Paris, trop virulente à son goût. Devenu


en apparence l’homme le plus puissant
de France, il fait décréter en mai 1794
la reconnaissance de l’Etre suprême
et de l’immortalité de l’âme, et intensifie
la Terreur. Son pouvoir est cependant
fragile, et son autorité contestée au sein
même du Comité de salut public et à la
Convention. Il est renversé le 27 juillet 1794
(9 thermidor) par une coalition improbable
rassemblant des acteurs de tous les champs
du spectre politique, tous inquiets à l’idée
de passer à leur tour sous la guillotine.
Après un baroud d’honneur, Robespierre,
retranché avec ses partisans à l’Hôtel
de Ville, blessé d’un coup de pistolet
à la mâchoire, est exécuté le lendemain
en compagnie de vingt et un de ses
proches. Une centaine de ses partisans
seront exécutés les jours suivants.
GEORGES DANTON (ARCIS-SUR-AUBE, 1759 – PARIS, 1794)
Fils d’un procureur d’Arcis-sur-Aube, d’une famille de la petite bourgeoisie de robe,
il est grand, fort et très laid à cause de la petite vérole, qui a laissé son visage grêlé.
Avocat, il se fait remarquer dès 1789 comme orateur dans son quartier du Luxembourg.
Meneur d’hommes, il se tient pourtant à l’écart durant les grandes journées
révolutionnaires et se cantonne en 1791 à une charge de second substitut adjoint
du procureur de la Commune. Son influence lui permet d’être nommé ministre
de la Justice après la chute de la monarchie. Le 2 septembre 1792, il encourage
les législateurs à ne pas fuir devant la menace d’une invasion des troupes
du duc de Brunswick : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace… »
Il ne fait rien pour empêcher les massacres de Septembre et démissionne du ministère
après son élection à la Convention. Sa gestion opaque des fonds de la Justice lui vaut
de nombreux reproches. Au moment du procès de Louis XVI, il reçoit des pots-de-vin
de royalistes et de diplomates étrangers, mais ne fait rien pour le sauver. Il galvanise
une nouvelle fois la Convention au printemps 1793, au moment où la Belgique est reprise
par l’Autriche. Le 9 mars, il appelle à la création d’une juridiction d’exception, qui deviendra
le Tribunal révolutionnaire. Le 6 avril, il entre au Comité de salut public et affirme son
refus des mesures extrémistes réclamées par les sans-culottes parisiens, tout en tentant
de négocier avec l’Europe. Quelques jours après la chute des Girondins, qu’il a désapprouvée
tout en laissant faire, il se remarie avec Louise Gély, âgée de 17 ans. Il se retire temporairement
du Comité de salut public, ce qui permet à Robespierre de s’y faire élire. Il rentre à Paris
en novembre. Chef de file des « Indulgents », il finit accusé d’être un conspirateur royaliste,
et est arrêté le 30 mars 1794. Durant trois jours, Danton, qui assure
sa défense lui-même, prononce une série de discours tonitruants,
poussant le Tribunal révolutionnaire à bâcler la procédure. Il est
guillotiné le 5 avril avec une quinzaine de ses proches, tels Fabre
d’Eglantine et Camille Desmoulins. Opportuniste, Danton
incarne une certaine image de la Révolution en action, celle
de l’homme pragmatique et proche du peuple, opposé
à Robespierre, homme de calculs et de systèmes.

CAMILLE DESMOULINS (GUISE, AISNE, 1760 – PARIS, 1794)


Fils du lieutenant général du bailliage de Guise en Picardie, d’une fratrie nombreuse,
il est boursier au lycée Louis-le-Grand, où il côtoie Robespierre, avant d’entamer en 1785 une
carrière d’avocat, compliquée par son bégaiement. Il devient pourtant un orateur remarquable,
qui s’illustre dès le 12 juillet 1789 en haranguant la foule au Palais-Royal. Il se lance dans
le journalisme en publiant les Révolutions de France et de Brabant, où il dénonce les menées
des émigrés. Il épouse Lucile en décembre 1790. Le couple qu’ils forment devient emblématique
de la Révolution. Opposé à la guerre qui éclate au printemps 1792, il fonde un nouveau journal,
La Tribune des patriotes. En août 1792, après la chute du trône, il devient secrétaire du ministère
de la Justice. Député de Paris à la Convention, il vote la mort du roi et siège aux côtés des
Montagnards. S’il est toujours ennemi des aristocrates, sa modération lui crée des ennemis,
tels Brissot, dont il dénonce le goût pour la guerre, ou Hébert, dont il critique l’extrémisme
égalitaire dans son journal Le Vieux Cordelier, publié à partir de décembre 1793. Proche de
Danton et des « Indulgents », il rêve d’arrêter l’engrenage de la Terreur, tout en appelant à trouver
un compromis avec les nations coalisées contre la Révolution. Robespierre, qui s’est éloigné
de lui, n’hésite pas à le faire arrêter en mars 1794. Lors de son procès, il déclare être âgé de 33 ans,
comme le « sans-culotte Jésus », avant d’être guillotiné le 5 avril, une semaine avant son épouse.
LOUIS DE SAINT-JUST (DECIZE, NIÈVRE, 1767 – PARIS, 1794)
Fils d’un capitaine de cavalerie, il étudie au collège des Oratoriens de Soissons de 1779 à 1785, avant
de se retrouver dans une maison de correction en 1786-1787. Il passe une année à la faculté de droit
de Reims, puis reste jusqu’en 1792 dans sa famille à Blérancourt et s’implique dans la vie politique locale.
On le retrouve à Paris lors de la fête de la Fédération, dans le cortège ramenant Louis XVI après sa fuite
manquée à Varennes, et finalement dans l’entourage de Robespierre. Il est élu en septembre 1792
député de l’Aisne, benjamin de la Convention, où il rejoint les bancs de la Montagne, et se fait remarquer
pour ses talents d’orateur lors du procès du roi : « Ce jour va décider de la République ; elle est morte
et c’en est fait, si le tyran reste impuni. » Représentant en mission, il est envoyé en mars 1793 dans les
Ardennes et dans l’Aisne activer les levées d’hommes, dénonce les Girondins en mai, puis fait son entrée
au Comité de salut public en juillet, avant le vote de la loi des suspects du 17 septembre. On le retrouve
en mission à l’armée du Rhin puis à celle du Nord. Il contribue à la victoire de Fleurus le 26 juin 1794.
EN COUVERTURE

Le 27 juillet, il entame un discours à la tribune de la Convention avant d’être interrompu et décrété


d’arrestation en même temps que Robespierre : c’est le début de la crise de Thermidor et du complot
activé par les députés désireux de sauver leur tête face à « l’Incorruptible ». Muré dans un silence
dédaigneux, il est guillotiné le lendemain, âgé de 27 ans. Les convictions radicales de celui que l’on
surnomme « l’Archange de la Terreur » en font un personnage majeur de la Révolution. André
Malraux a parlé de sa « logique implacable et simple », qui divisait le monde en amis ou en ennemis
de la République, avant de conclure : « Sur un piédestal de définitions, il dresse l’indéfinissable. »

90
h

ANTOINE FOUQUIER-TINVILLE (HÉROUËL, AISNE, 1746 – PARIS, 1795)


Fils d’une famille de cultivateurs aisés, il travaille comme clerc apprenti puis comme
procureur à Paris de 1774 à 1783. On le retrouve en 1789 commissaire
de police du quartier Saint-Merri. L’appui de son cousin Camille Desmoulins
lui permet de devenir directeur d’un des jurys d’accusation du tribunal
extraordinaire du 17 août 1792, chargé de juger les royalistes arrêtés lors
de la prise des Tuileries. En novembre, il devient substitut de l’accusateur public
du tribunal criminel de la Seine puis, dès mars, accusateur public du nouveau
tribunal criminel extraordinaire (le futur Tribunal révolutionnaire). Il s’occupe ainsi
de l’organisation des procès, de la constitution des jurys à l’organisation des exécutions,
et rédige les actes d’accusation. C’est lui qui accuse Marie-Antoinette de s’être livrée
sur son fils à « des indécences dont l’idée et le nom seul font frémir d’horreur ». Très lié
au Comité de salut public et à Robespierre, il accélère ou expédie les procédures pour
certains suspects. En dix-sept mois, il envoie plus de 2 000 personnes à la guillotine.
Il préside ainsi aux grands procès de l’époque : Charlotte Corday, Marie-Antoinette,
Hébert, Danton… Après la chute de Robespierre, il est arrêté. Au cours d’un procès
qui se tient de mars à mai 1795, il se présente comme un simple exécutant : « J’étais la
hache de la Convention. Punit-on une hache ? » Il affirme alors n’éprouver aucun remords,
persuadé d’être la cible du complot aristocratique dont il avait vainement tenté de
guillotiner les membres : « Je m’attends à être sacrifié à l’opinion publique, soulevée et
excitée contre moi par toutes sortes de moyens, et non à être jugé. » Il est guillotiné le 7 mai
1795 avec quinze autres membres du Tribunal révolutionnaire. Ce bon père de famille,
accusateur aussi injuste qu’implacable, incarne depuis lors tout l’arbitraire de la Terreur.
BERTRAND BARÈRE (TARBES, 1755 – TARBES, 1841)
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS. POUR LE FIGARO HISTOIRE.

Fils d’un procureur de Tarbes, il devient avocat au parlement de Toulouse en 1775.


Bel homme, bon orateur, franc-maçon, il se rend à Paris en 1788, fréquente la Société
des amis des Noirs et fait la connaissance de Mirabeau, Condorcet, La Fayette, Brissot,
Pétion. Elu en 1789 député du tiers état de Bigorre, il fonde Le Point du jour, un journal
modéré, et se rapproche du duc d’Orléans. Mme de Genlis décrit « un caractère
insinuant, un extérieur agréable, et des manières à la fois nobles, douces et réservées ».
Partisan du bicaméralisme, il adhère au club des Feuillants. Après une courte carrière
dans la magistrature, il est à nouveau élu député des Hautes-Pyrénées en septembre
1792 et siège parmi les modérés de la « Plaine ». Soupçonné de royalisme, son nom
apparaissant dans les papiers de Louis XVI, il cherche à se dédouaner en se rapprochant
de Robespierre. Il préside la Convention au moment du procès du roi, dont il prône
l’exécution. Alors qu’il est rallié à la Montagne, on le retrouve en avril 1793 au Comité
de salut public, où il siège sans discontinuer pendant dix-sept mois en soutenant
par de grands discours toutes les mesures qui mettent en place la Terreur, gagnant
le surnom d’« Anacréon de la guillotine ». Prudent, il finit par se rallier aux ennemis
de Robespierre. Inquiété, un moment incarcéré, il échappe à l’exil en s’évadant
puis en se cachant. Discrédité, il servit Napoléon en écrivant des brochures
contre les Bourbons. Exilé comme régicide par Louis XVIII, il finit par rentrer
à Tarbes, où il termine sa vie en écrivant ses Mémoires.
JOSEPH FOUCHÉ (LE PELLERIN, LOIRE-
ATLANTIQUE, 1759 – TRIESTE, 1820)
Fils d’un capitaine de marine spécialisé
dans la traite négrière, athée convaincu,
Fouché commence sa carrière comme
professeur de sciences dans différents collèges
oratoriens, notamment à Arras, où il croise
un certain Robespierre et où il est initié
à la franc-maçonnerie. En 1789, il est de retour
à Nantes, qu’il quitte en 1792 au moment
EN COUVERTURE

de son élection à la Convention. Girondin,


il joue un rôle plutôt effacé jusqu’au procès
du roi, où son vote en faveur de l’exécution
le fait basculer du côté de la Montagne.
Représentant en mission, il déchristianise
la Nièvre et l’Allier, organisant des autodafés,
destructions et pillages d’églises. A Lyon,
qui s’était révoltée contre la Convention,
il rejoint ses collègues conventionnels
Collot d’Herbois et Montaut en
octobre 1793 et fait exécuter environ
2 000 personnes. Rappelé à Paris
en mars 1794, il doit se justifier devant
92 le Comité de salut public de la violence
h de la répression. Désormais certain d’être
un jour ou l’autre envoyé à la guillotine,
il rejoint l’improbable coalition contre
Robespierre, formée d’anciens représentants
en mission, de modérés craignant des
ILLUSTRATIONS : © SÉBASTIEN DANGUY DES DÉSERTS. POUR LE FIGARO HISTOIRE.

représailles, de Dantonistes souhaitant


la fin de la Terreur et d’Hébertistes voulant
venger leurs chefs. Durant la période
thermidorienne, il parvient à éviter la mise
en jugement grâce à la protection de Barras.
Ministre de la Police du Directoire, de
Napoléon, qui le fait duc d’Otrante, et enfin
de Louis XVIII, il sert et trahit tous les régimes.
Incarnation des excès de la Terreur, il a
pourtant été l’un des défenseurs les plus
ardents de l’héritage de la Révolution, créant
en 1815 les conditions d’exercice d’un pouvoir
plus apaisé et moins réactionnaire que ne
l’auraient souhaité les ultraroyalistes de la
Restauration. Ce régicide à qui les Bourbons
durent leur retour sur le trône conclut ses
Mémoires sur une note pleine d’amertume :
« Je crois résumer ma vie en déclarant
que j’ai voulu vaincre pour la Révolution et
que la Révolution a été vaincue dans moi. »
JEAN-BAPTISTE CARRIER (YOLET, CANTAL, 1756 – PARIS, 1794)
Fils d’un cultivateur du Cantal, il parvient à devenir procureur de la ville d’Aurillac
en 1784, avant de voir son office supprimé en 1789. « Sombre, taciturne, distrait
et comme ahuri », animé par une « haine précoce des nobles », il était déjà remarqué
pour ses accès de « violence insensée » ainsi que pour sa « rouerie vulgaire ».
Enthousiasmé par la Révolution, bon orateur, il est élu député du Cantal à la Convention,
siège à la Montagne et devient une figure du club des Jacobins. Régicide, ennemi
des Girondins, il effectue plusieurs missions à l’armée du Nord, avant d’être envoyé
en Normandie et à Rennes à l’été 1793 pour y réprimer le soulèvement fédéraliste.
En septembre, il est dépêché à Nantes avec pour mission d’en finir avec la révolte
vendéenne. Après les victoires républicaines du Mans et de Savenay, de nombreux
prisonniers sont incarcérés à Nantes. Carrier en aurait fait fusiller 2 600 et noyer
3 500 entre novembre 1793 et février 1794. Dénonçant tous ses collègues moins
expéditifs que lui, il finit par inquiéter la Convention. De retour à Paris, il prend
part à la chute de Robespierre, mais est arrêté en septembre 1794. Habilement, Fouché,
responsable de massacres comparables à Lyon, parvient à faire de lui un bouc émissaire
au moment de la réaction thermidorienne. Il est finalement guillotiné le 16 décembre.
De sinistre mémoire, il fut surnommé par Michelet « le missionnaire de la Terreur ».

LOUIS MARIE TURREAU (ÉVREUX, EURE, 1756 – CONCHES-EN-OUCHE, EURE, 1816)


Fils d’un officier des Eaux-et-Forêts du comté d’Evreux, il se fait inscrire comme garde du corps
surnuméraire du comte d’Artois, fonction honorifique bien éloignée de la vie militaire. Il embrasse
avec enthousiasme les idées révolutionnaires en 1789, rachetant de nombreux biens nationaux, et prend
la tête de la Garde nationale de Conches en juillet 1792. Les menaces pesant sur la République et le manque
criant d’officiers favorisent sa carrière fulgurante. En septembre, il est élu lieutenant-colonel du 3e bataillon
de volontaires de l’Eure et part à l’armée du Nord. Dès novembre, il est colonel et part à l’armée de
la Moselle. De juin à octobre 1793, il est à l’armée des côtes de La Rochelle, où il est nommé général avant
de prendre la tête de l’armée des Pyrénées-Orientales. Après une série de revers, il est contre son vœu
envoyé combattre les débris de l’armée catholique et royale défaits lors de la « virée de Galerne ». Il met
en place les douze « colonnes infernales », chargées d’éliminer les ennemis, mais aussi les civils vendéens.
La violence de la répression relance la guerre de Vendée. Sa stratégie s’étant révélée catastrophique,
il est mis à l’écart et emprisonné après la chute de Robespierre. Il poursuit ensuite sa carrière à l’armée,
puis devient ambassadeur aux Etats-Unis de 1803 à 1811. Commandant de la place de Wurtzbourg
en 1813-1814, il se rallie à la Restauration et meurt dans les mois qui suivent le retour de Louis XVIII.

Archiviste paléographe et historien, Charles-Eloi Vial est conservateur à la Bibliothèque nationale de France.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de la cour de France et sur le Premier Empire.

À LIRE de Charles-Eloi Vial


La Famille royale au Temple.
Le remords de la Révolution,
1792-1795,
Perrin, 448 pages, 25 €.
© FRANÇOISE COCHENNEC/MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. © MUSÉE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE VIZILLE/GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES.
BON APPÉTIT
En haut : assiette
« Exécution de Louis
Capet, 21 janvier 1793 »,
céramique (Paris,
musée Carnavalet).
Ci-contre : carte de la
Convention de la section
de Bordeaux, 1793
(Vizille, musée de la
Révolution française).
P ORTFOLIO

La petite boutique
des Horreurs
Bijoux, jouets ou vaisselle…
L’imagerie révolutionnaire s’est
déclinée sous des formes
multiples autant qu’inattendues.

L es collections du musée Carnavalet, à Paris, et du musée de la


Révolution française, à Vizille (Isère), regorgent d’objets de
l’époque révolutionnaire qui frappent par leur caractère pittores-
guillotine et de la tête couronnée du roi, alternativement les yeux
ouverts et les yeux fermés…
Les enfants ne sont pas oubliés, si l’on en juge par ce jouet en bois
que ou macabre. L’exécution de Louis XVI figure parmi les thèmes représentant Marat dans sa baignoire, vague ancêtre des soldats de
les plus fréquemment représentés. Elle sert de motif ornemental à plomb. Sur d’autres objets, l’imagerie disparaît au profit des slogans,
des objets du quotidien, qui prennent alors une valeur documen- qui disent sans ambages le climat de violence qui régnait alors : « La
taire de premier ordre : ainsi de cette assiette en céramique repré- République ou la mort », lit-on ainsi sur une carte de membre de la
sentant avec force détails naïfs sa mort sur l’échafaud. Elle inspire section de Bordeaux imprimée sous la Convention. Un slogan repris
aussi les bijoux féminins, comme ces boucles d’oreilles dont les en 1871 par Le Père Duchêne, journal paru sous la Commune d’après
pendants en laiton sont constitués d’un bonnet phrygien, d’une Le Père Duchesne publié par Hébert sous la Révolution.

© MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. © DENIS SVARTZ/MUSÉE CARNAVALET/ROGE.R-VIOLLET.


DANS LE BAIN
Ci-contre : jouet
en bois « Marat dans sa
baignoire », anonyme,
époque révolutionnaire
(Paris, musée Carnavalet).
En haut : boucles
d’oreilles avec guillotine,
laiton, 1794 (Paris,
musée Carnavalet).
C INÉMA
Par Geoffroy Caillet

Il était une fois


laRévolution
fasse éclater leurs divergences pour que
l’Incorruptible se décide à en finir. Sur sa
proposition, le Comité de salut public fait
alors arrêter Danton et ses amis, dont
Camille Desmoulins (Patrice Chéreau).
Si différents qu’ils soient dans D errière la Révolution f ranç ais e ,
Andrzej Wajda n’a pas fait mystère d’avoir
leur approche de la Révolution, Danton voulu peindre la situation politique de
sa Pologne natale. Le rationnement des
et L’Anglaise et le Duc traduisent chacun Parisiens, l’imprimerie saccagée, le procès
truqué des Dantonistes renvoient ainsi
à sa façon la violence qui en fut le ressort. de façon transparente aux procédés
employés par les régimes staliniens en
Europe de l’Est. Le duel Danton-Robes-
pierre pourrait même évoquer celui qui
opposait alors Lech Walesa au général

COLLECTION CHRISTOPHEL © GAUMONT/GEORGE PIERRE ; COLLECTION CHRISTOPHEL © PATHE IMAGE PRODUCTION/COMPAGNIE ERIC ROHMER.
Wojciech Jaruzelski, soit la légitimité
populaire face au dogmatisme de l’appa-
reil d’Etat. Ramené aux deux hommes de
la Terreur, ce sous-texte politique n’évite
pas toujours le risque de faire de Danton –
incarné par le bouillant Depardieu – un
héros romantique mort en martyr, perpé-
tuant l’historiographie de la IIIe Républi-
que. Mais Wajda ne perd pas de vue son
sujet, comme le montre cette réplique où
Danton rappelle qu’il est bien placé pour
connaître le fonctionnement du Tribunal
révolutionnaire puisque c’est lui qui l’a
inventé, ou cette scène où un homme se
jette sur lui pour l’étrangler, qui souligne à
point nommé que le tribun de la plèbe ne
comptait pas que des amis.
Bien plus : en peignant sans fard le cli-
mat oppressant de la Terreur, en faisant
de Robespierre le véritable protagoniste
du film, en le montrant aussi terrifiant
que terrifié par le bateau ivre qu’il a mis à
la mer mais dont le gouvernail risque
désormais de lui échapper, Danton jette
une lumière critique alors inédite sur la
Révolution française. Au point que la pre-
mière du film vit François Mitterrand filer
à l’anglaise juste après la projection, pour
éviter d’avouer son embarras vis-à-vis
Danton corruption, dont celle de la Compagnie d’une œuvre cofinancée par son minis-
D’Andrzej Wajda (1983), des Indes, permettraient de faire tomber tère de la Culture avec Jack Lang à sa tête.
avec Gérard Depardieu, Wojciech Pszoniak, leur chef, Danton (Gérard Depardieu). Inutile de préciser que la Pologne com-
Patrice Chéreau, 2 h 16. Mais Robespierre (Wojciech Pszoniak) muniste, elle-même coproductrice, ne vit
En mars 1794, les « Indulgents » s’oppo- hésite : l’ardent tribun a l’appui de la pas d’un meilleur œil ce film qui lui ten-
sent ouvertement à Robespierre et au Convention et de l’opinion ; sa chute ne dait, comme dans un miroir, son propre
Comité de salut public pour réclamer la précipiterait-elle pas la sienne ? Il faut reflet. Et désignait aussi clairement le ber-
fin de la Terreur. Plusieurs affaires de qu’une entrevue entre les deux hommes ceau des totalitarismes modernes.
L’Anglaise et le Duc royaliste mais adepte d’une monarchie été insérés par la technique de l’incrus-
D’Eric Rohmer (2001), avec Lucy Russell, constitutionnelle. Elle est aussi l’amie de tation numérique. Ce parti pris pictural
Jean-Claude Dreyfus, 2 h 09. républicains patentés, du général (ex-duc nimbe le film d’une valeur décorative et
Alors que la Révolution a éclaté et que la de) Biron à Philippe Egalité. Sous les traits poétique de premier ordre, qui plonge le
Terreur se profile, l’Anglaise Grace Elliott se et les mimiques de Jean-Claude Dreyfus, spectateur dans un livre d’histoire illustré.
partage entre son hôtel parisien de la rue celui-ci apparaît d’ailleurs plus ambivalent Paradoxalement, il lui confère aussi un réa-
de Miromesnil et sa propriété de Meudon. qu’uniformément noir, à la fois intrigant lisme inattendu. En faisant la part belle aux
Ancienne maîtresse du duc d’Orléans, et dépassé par des événements dont il a vues d’ensemble, ces tableaux restituent
dont elle est restée l’amie, elle est pour pourtant allumé la mèche. en effet la topographie de Paris à l’époque
sa part attachée à la famille royale. Elle La Terreur n’en déroule pas moins ses épi- de la Révolution d’une façon bien plus
accepte de cacher le marquis de Champce- sodes, ses acteurs et ses rites sous le regard compréhensible que dans les films histori-
netz, ancien gouverneur des Tuileries, et horrifié de Grace Elliott, des massacres de ques habituels, où elle se réduit trop sou-
tente d’arracher au duc la promesse qu’il Septembre aux bandes de sans-culottes vent à un puzzle de différents bâtiments
s’abstiendra de participer au vote de la avinés, des visites domiciliaires incessantes d’époque filmés ici ou là en plans serrés et
Convention sur le sort du roi. dont elle fait l’objet à sa comparution assemblés pour faire vraisemblable. La
Inspiré de Ma vie sous la Révolution, devant le Tribunal révolutionnaire. « Mais place Louis XV, la rue Saint-Honoré ou la
Mémoires posthumes et romancés de en quel temps vivons-nous ? Et ces philo- barrière de Vaugirard revivent ainsi telles
Grace Elliott, L’Anglaise et le Duc n’est ni sophes qui nous parlent des Lumières », qu’elles furent, colorant d’une troublante
une épopée ni une œuvre didactique sur lâche-t-elle, horrifiée par la mort de la réalité cette chronique de la Terreur. 2
la Révolution. Elle n’est pas davantage princesse de Lamballe. La rigoureuse alter-
un pamphlet antirévolutionnaire, contrai- nance de scènes d’intérieur et d’extérieur
rement à ce qu’avancèrent quelques criti- sur laquelle est fondé le film rend très jus-
ques pour en faire grief à Eric Rohmer. Sui- tement la montée de la violence dans les LONGUE-VUE Page de gauche :
vant pas à pas sa protagoniste, spectatrice années 1792-1793, les espaces privés, Danton (Gérard Depardieu)
involontaire de la Terreur, le film est une d’abord présentés comme un refuge par montant à l’échafaud dans le film
chronique fidèle de son point de vue, alter- rapport à la rue, se trouvant peu à peu d’Andrzej Wajda (1983). Ci-dessus :
nativement proche (la tête de la princesse envahis par la marée révolutionnaire. depuis la terrasse de sa propriété
de Lamballe sur une pique brandie à la Mais L’A nglaise et le Duc est peut-être de Meudon, Grace Elliott (Lucy
fenêtre de son carrosse) ou lointain (l’exé- d’abord une expérience esthétique, aussi Russell, dans L’Anglaise et le Duc d’Eric
cution de Louis XVI, observée à la longue- audacieuse que réussie. Les extérieurs sont Rohmer, 2001) se fait décrire par
vue depuis sa terrasse de Meudon). En en effet constitués de trente-six tableaux sa femme de chambre l’exécution de
véritable Anglaise, Grace Elliott n’est pas peints où les acteurs, filmés en studio, ont Louis XVI, place de la Révolution.
L IVRES
Par Geoffroy Caillet, François-Joseph Ambroselli, Michel De Jaeghere,
Albane Piot et Jean Sévillia

Pages
desang
Crois ou meurs ! Histoire
incorrecte de la Révolution
française. Claude Quétel
Auteur de livres remarqués sur les lettres
de cachet et sur la Bastille, Claude Quétel
se jette cette fois dans le grand bain
EN COUVERTURE

de la Révolution. Battant en brèche l’idée Histoire et dictionnaire de la Révolution française


qu’elle consisterait en un dessein généreux Jean Tulard, Jean-François Fayard et Alfred Fierro
qui aurait mal tourné, il propose ici un Composé par trois éminents spécialistes, cet ouvrage est un exemple
récit aussi clair que circonstancié, qui de clarté et de rigueur : d’abord un récit exhaustif des événements,
dévoile par le menu la folie meurtrière qui suivi d’une chronologie fouillée, d’une présentation du contexte
l’imprégna des premiers jours de 1789 à géopolitique et d’une fresque des multiples répercussions
1795. Nourri de sources variées, il s’enrichit provoquées par la Révolution dans le monde. Un dictionnaire
également d’un petit essai qui, sous le titre retrace ensuite l’itinéraire des personnages célèbres, dessine les contours des institutions,
La Révolution est assurément un bloc, revient sur les journées décisives et explore la vie quotidienne. Une bibliographie
retrace l’évolution de l’historiographie documentée et une filmographie raviront les amateurs éclairés. F-JA
révolutionnaire. Ce livre passionnant Robert Laffont, « Bouquins », 1998, 1 230 pages, 32 €.
y ajoute un maillon qui fera date. GC
Tallandier-Perrin, 2019, 512 pages, 21,90 €.
98 Les Thermidoriens. Jean Tulard
h Coincée entre la figure de Robespierre et l’aura de Bonaparte,
La Politique de la Terreur. Essai la période qui vit la stabilisation du pouvoir par les députés « modérés »
sur la violence révolutionnaire, de la Convention souffrit d’un tel manque de considération qu’il
1789-1794. Patrice Gueniffey sembla parfois que, faute d’intermèdes sanglants, l’histoire s’était alors
A sa sortie en 2000, cet ouvrage arrêtée. Les Thermidoriens – le sobriquet donné à ceux qui, par effroi
d’un disciple de François Furet relança autant que par ambition, firent chuter l’Incorruptible – ne méritent
la polémique qui avait opposé son maître pas cette occultation. Ils eurent au contraire le loisir de façonner la
à Albert Soboul dans les années 1970. République et de préparer le terrain au Consulat puis à l’Empire, dans un
En envisageant la Terreur non comme contexte politique de division, de corruption et de réjouissances orgiaques. Avec sa finesse
une période de la Révolution mais comme accoutumée, Jean Tulard éclaire cette époque intense qui accoucha du XIXe siècle. F-JA
« une forme de la politique révolutionnaire : Fayard, 2005, 530 pages, 25,40 €.
l’emploi de la contrainte et de la violence
à des fins politiques et dans le silence
des lois », en la séparant de l’histoire La Bastille. Mystères et secrets d’une prison d’Etat
culturelle à laquelle le courant marxiste Jean-Christian Petitfils
l’avait rattachée, l’auteur tend à montrer Avec un art consommé du récit, Jean-Christian Petitfils brosse
qu’elle est « le produit de la dynamique la destinée de la plus fameuse des forteresses royales : prisonniers
révolutionnaire » et qu’elle lui est même célèbres, évasions rocambolesques, conditions de vie alternativement
consubstantielle. Un essai remarquable très confortables et inhumaines, et, bien sûr, chronique circonstanciée
à tous égards, où la clarté du jour qui vit la fin de la vieille dame du faubourg Saint-Antoine.
du style le dispute Il montre comment la propagande de Voltaire et des philosophes
à la précision de l’analyse, contribua à faire de cette prison aristocratique par excellence
et qui, pour être le symbole de l’arbitraire royal aux yeux du petit peuple. Pour autant, ce n’est pas
dépassionné, n’en est pas dans l’intention d’en libérer les sept prisonniers que celui-ci l’assaillit le 14 juillet,
moins parfaitement mais pour y chercher poudre et munitions. Elle ne fut pas davantage prise par lui :
stimulant. GC elle ne se défendit pas. Passionnant. GC
Gallimard, « Tel », 2003, Tallandier, « Texto », 2010, 384 pages, 10 €.
378 pages, 13 €.
Louis XVI, 2 vol. Jean-Christian Petitfils Robespierre, l’homme qui nous divise le plus. Marcel Gauchet
Spécialiste des Bourbons, Jean-Christian Proche de François Furet et de Pierre Nora, Marcel Gauchet n’aura cessé, au fil de son œuvre,
Petitfils est aussi un fin connaisseur de d’ausculter la modernité et la démocratie dans un esprit critique hérité de Raymond Aron
la période révolutionnaire. Sa biographie et d’Alexis de Tocqueville. Avec Robespierre, l’homme qui nous divise le plus, il publie un essai
de Louis XVI s’impose tout à la fois stimulant, où l’analyse méthodique des discours et des actes de l’Incorruptible dévoile
comme le portrait le plus profond la cohérence d’un projet, en même temps qu’elle met en lumière ses surprenants
et le plus vrai d’un roi réformateur, prolongements contemporains. Un livre en forme de réquisitoire contre l’idée que les droits
et comme une immense fresque de l’homme puissent constituer, à eux seuls, un programme politique. MDeJ
historique des débuts de la Révolution Gallimard, « L’Esprit de la cité », 2018, 288 pages, 21 €.
française. Avec cet ouvrage majeur,
où l’élégance de l’écriture le dispute
à la profondeur de vue, la légende noire La Famille royale au Temple. Le remords de la Révolution,
de Louis XVI semble battue en brèche 1792-1795. Charles-Eloi Vial
de façon définitive. MDeJ D’un épisode dont on pensait tout savoir, l’auteur a tiré une passionnante
Perrin, « Tempus », 2010, 768 et 704 pages, étude qui réussit le tour de force de renouveler totalement le sujet.
11,50 € chaque volume. Il montre qu’en dernière analyse, les détenus du Temple ont moins été
emprisonnés pour ce qu’ils avaient fait, a fortiori en ce qui concerne les
enfants royaux, que pour ce qu’ils étaient, condamnation de principe que les
La Révolution plus radicaux des révolutionnaires, tel Robespierre, assumaient crânement,
française. Philippe tandis que les plus modérés n’échappaient pas à la mauvaise conscience. JS
Pichot-Bravard Perrin, 2018, 448 pages, 25 €.
Née d’un renversement
intellectuel et d’une crise
à la fois sociale, financière Mémoires d’un avocat au cœur des révolutions, 1789-1830
et économique, Jean-Baptiste Louis. Edition établie et annotée par Geoffroy Caillet
la Révolution française Procureur au parlement de Paris en 1789, Jean-Baptiste Louis se prit rapidement
voulut fonder une France nouvelle, de dégoût pour la marche des événements révolutionnaires dont il fut le témoin.
au cours d’un processus qui se mua En juriste, il dénonce dans ses Mémoires le coup d’Etat du tiers du mois de juin
en dictature policière de plus en plus et les décrets du 4 août, où il voit une violation du droit de propriété. En honnête
radicale trouvant en elle-même sa propre homme, il s’indigne au spectacle « du long supplice du roi et de la famille royale »
finalité. C’est ce processus que l’auteur emmenés de Versailles à Paris le 6 octobre. Fervent royaliste, il échappa de peu
analyse ici avec finesse et clarté, offrant à la Terreur et, devenu bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris sous la Restauration,
un éclairage neuf sur une période vécut assez vieux pour assister à la révolution de 1830. De savoureux Mémoires
historique qui suscite tant de passions. AP inédits d’un homme de l’ombre. F-JA
Via Romana, 2014, 294 pages, 24 €. La Mémoire du Droit, 2016, 292 pages, 24 €.

Le Livre noir de la Révolution La Révolution française. François Furet, Denis Richet


française. Renaud Escande (dir.) Penser la Révolution française. François Furet
Ce livre porta le coup de grâce à la vision Publiée au milieu des années 1960, La Révolution
idéalisée de la Révolution, déjà rendue française de Furet et Richet fissura, la première, le mythe
obsolète par François Furet. Loin d’être historiographique de la gauche, qui voyait dans la Révolution
militants, les quarante-six contributeurs française un « bloc » monolithe, une période fondatrice,
scrutent les dessous des faits, les premiers remous de la lutte pour la « société sans classe ».
examinent l’historiographie Ses auteurs y pointaient au contraire le « télescopage de
révolutionnaire, recueillent plusieurs révolutions » : celle des avocats, celle du petit peuple parisien et celle des paysans.
les pensées des opposants La Constituante avait ensuite posé les fondations d’une société nouvelle, avant que
– de Chateaubriand à Maurras, la journée sanglante du 10 août 1792, qui mit à bas la monarchie, puis la Terreur ne fassent
en passant par Balzac – « déraper » la Révolution. En 1978, dans Penser la Révolution française, Furet révisa
et dressent un bilan d’où cependant cette notion de dérapage, discernant désormais dans les événements de 1789
surgit le spectre d’une la même culture politique qui conduisit à la Terreur et esquissant les réflexions qui
violence fanatique. F-JA seront approfondies ensuite par ses disciples, tel Patrice Gueniffey. F-JA
Cerf, 2008, 800 pages, 48 €. Hachette, « Pluriel », 2010, 544 pages, 10,20 € ; Gallimard, « Folio Histoire », 1985, 320 pages, 9 €.
C HRONOLOGIE
Par François-Joseph Ambroselli

L’irruption
de la violence
5 MAI 1789 Ouverture des états généraux
à l’hôtel des Menus Plaisirs à Versailles.
17 JUIN 1789 Après des semaines de blo-
cage dus à la revendication du tiers état
Violences
en cascade
d’imposer la réunion des trois ordres et le
vote par tête qui lui assure la majorité,
celui-ci se constitue, par 491 voix contre
89, en Assemblée nationale. Le 19 juin, les Conséquence fatale de la dynamique
délégués du clergé se joignent au tiers.
EN COUVERTURE

20 JUIN 1789 L’Assemblée s’installe dans la


salle du Jeu de Paume, et prête serment de
révolutionnaire, la Terreur dissipa
ne pas se séparer avant l’élaboration d’une
constitution écrite.
l’illusion d’un pouvoir innocent.
23 JUIN 1789 Séance royale aux états géné-
raux. Le roi propose un impressionnant
programme de réformes. Mais après avoir municipales. Il arbore les couleurs de la Déclaration des droits de l’homme et du
annoncé le maintien des trois ordres et la Garde nationale. Le prince de Condé et le citoyen. La nuit, les émeutiers bivoua-
création de trois chambres représentant la comte d’Artois, menacés de mort, quittent quent devant le château. Au petit matin,
nation, Louis XVI ordonne aux députés de la France. ils assassinent deux gardes du corps et
se séparer. Face au refus du tiers état et de 22 JUILLET 1789 Le conseiller d’Etat Fou- pénètrent dans les appartements royaux.
ceux qui l’ont rejoint, il quitte les lieux. lon de Doué est pendu à la lanterne d’une Le roi accepte alors de se rendre à Paris et
2 7 J U I N 1 7 8 9 Louis XVI se résigne et rue parisienne. Son gendre, l’intendant de de s’installer aux Tuileries avec sa famille.
100 ordonne au reste du clergé et de la noblesse Paris Bertier de Sauvigny, est également 21 OCTOBRE 1789 Un boulanger, Denis
H de rejoindre l’Assemblée nationale. arrêté et massacré par la populace. François, est lynché par la foule pour avoir
9 JUILLET 1789 L’Assemblée se déclare 28 JUILLET 1789 La Constituante crée un réservé sa farine à la préparation de pains
« Assemblée nationale constituante ». Comité des recherches chargé de recevoir les coûteux destinés aux gens aisés. La Consti-
14 JUILLET 1789 Prise de la Bastille. Dans le dénonciations de personnes « suspectes ». tuante vote la loi martiale à la demande de
contexte d’une pénurie de pain et alors que FIN JUILLET - AOÛT 1789 La Grande Peur. la Commune de Paris, qui s’empresse simul-
la concentration de troupes aux abords de Les campagnes sont à feu et à sang : des tanément de créer son propre Comité des
la capitale laisse croire que le roi a décidé de centaines de châteaux, d’abbayes, de recherches en l’investissant du pouvoir
dissoudre les états généraux, la colère des monastères sont pillés et incendiés par d’appréhender et d’interroger les suspects
Parisiens monte. Après avoir pillé l’hôtel des des paysans à la recherche de sacs de blé dénoncés. Chaque délation est rémunérée.
Invalides, des centaines d’insurgés se diri- cachés ; les terriers et chartes qui consa-
gent vers la prison de la Bastille, à la recher- craient les droits seigneuriaux sont brûlés. Entre violences
che de poudre. Lorsqu’ils parviennent à 4 AOÛT 1789 Dans la nuit, la Constituante et Terreur
pénétrer dans la cour, une fusillade éclate. vote l’abolition des privilèges. JANVIER 1790 Révoltes paysannes contre
Les gardes françaises se joignent aux insur- 10 AOÛT 1789 La Commune de Paris est des seigneuries en Bretagne, dans le Péri-
gés. Retranchée dans le château, la garnison remplacée par une commune insurrection- gord et le Quercy.
capitule en échange de la vie sauve. Conduit nelle, animée par les idées des sans-culottes. 19 FÉVRIER 1790 Le marquis de Favras,
à l’Hôtel de Ville, le gouverneur de Launay 26 AOÛT 1789 Alors que la France sombre chargé par le comte de Provence d’enlever
est massacré et sa tête promenée au bout dans l’anarchie, la Déclaration des droits le roi, est pendu place de Grève après avoir
d’une pique, comme celle du prévôt des de l’homme et du citoyen est adoptée. été jugé par les magistrats du Châtelet.
marchands de Paris, Jacques de Flesselles. 12 SEPTEMBRE 1789 Marat fonde son 22 MAI 1790 La Constituante limite le
Une assemblée des électeurs des trois ordres journal, L’Ami du peuple, dans lequel il droit de Louis XVI à déclarer la guerre et à
de Paris, qui a composé un comité perma- dénonce le despotisme des princes. négocier les traités.
nent, crée une milice parisienne de citoyens, 5-6 OCTOBRE 1789 Le 5, plus de six mille 19 JUIN 1790 Abolition des titres de
la Garde nationale. Elle institue la Commune femmes marchent sur Versailles pour noblesse par la Constituante.
de Paris et place à sa tête Bailly. réclamer du pain. Louis XVI sauve la situa- 12 JUILLET 1790 Adoption de la Constitu-
17 JUILLET 1789 Après avoir éloigné les tion en donnant l’ordre de faire venir du tion civile du clergé et création d’une Eglise
troupes de Paris et de Versailles, Louis XVI blé de Senlis et de Lagny. Le soir, le roi gallicane séparée de Rome dont les évêques
rencontre à Paris les nouvelles autorités accepte les articles de la Constitution et la et les curés seront choisis par les électeurs.
Les biens ecclésiastiques sont confisqués ;
les vœux de religion, supprimés.
14 JUILLET 1790 Fête de la Fédération :
La Fayette, commandant de la Garde
nationale fédérée, et le président de
l’Assemblée prêtent serment de fidélité à AU NOM

© MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET.
la nation, à la loi et au roi. DE LA LIBERTÉ
28 JUILLET 1790 Sur les conseils de deux Le Zénith
archevêques, Lefranc de Pompignan et de la gloire
Champion de Cicé, Louis XVI accepte la française.
Constitution civile du clergé. Il reçoit le Le pinacle
lendemain la lettre de Pie VI qui condamne de la liberté,
les décrets. par James
31 AOÛT 1790 La garnison de Nancy, qui Gillray, 1793
s’était rebellée contre ses officiers, est sou- (Paris, musée
mise par les troupes du marquis de Bouillé Carnavalet).
au prix de centaines de morts et de blessés.
27 NOVEMBRE 1790 Décret astreignant les
ecclésiastiques à prêter serment à la Consti- 16 JUILLET 1791 Le club des Jacobins se 10-24 MARS 1792 Face à la menace de voir
tution civile du clergé. divise : les opposants à la destitution du roi sa femme convoquée devant la Haute Cour,
7 FÉVRIER 1791 Dans le Morbihan, deux se rassemblent dans l’ancien couvent des Louis XVI intègre des membres du club des
à trois cents paysans s’insurgent contre le Feuillants. Ainsi naît la formation politi- Jacobins à son Conseil des ministres : ainsi
serment exigé et transmettent une péti- que des Feuillants, rassemblant les parti- se forme le ministère « girondin ».
tion. Le 13 février, plus de mille paysans sont sans d’une monarchie constitutionnelle, 20 AVRIL 1792 La Législative vote la décla-
stoppés par l’armée près de Vannes. opposée au reste des Jacobins, hostiles au ration de guerre contre l’Autriche.
10 MARS 1791 Condamnation de la Consti- monarque. Le lendemain, la Garde natio- 25 AVRIL 1792 La guillotine est inaugurée
tution civile du clergé par Pie VI. Il demande nale, à la demande de l’Assemblée, réprime à Paris sur un voleur de grand chemin.
aux membres du clergé de refuser le serment. une manifestation qui réclame, au Champ- 27 MAI 1792 La Législative vote la déporta-
22 AVRIL 1791 Le directoire du Finistère de-Mars, la déchéance du roi. tion des prêtres réfractaires. Le 11 juin,
ordonne la déportation des prêtres réfrac- 3 SEPTEMBRE 1791 La Constituante Louis XVI met son veto et, le lendemain,
taires du département. adopte une nouvelle constitution : le roi renvoie les ministres girondins.
7 MAI 1791 Pour apaiser les esprits, la récupère le droit de grâce, conserve un 20 JUIN 1792 Des émeutiers envahissent
Constituante autorise les fidèles à louer droit de veto suspensif sur les lois adop- les Tuileries pour forcer Louis XVI à lever
des locaux pour le culte, même si celui-ci tées et continue de nommer les ministres. ses veto. Le roi coiffe le bonnet phrygien
est réfractaire. Louis XVI prête serment le 14 septembre. La et boit à la santé de la nation mais refuse
10 MAI 1791 Un décret de la Constituante Constituante se sépare le 30 septembre. Le de changer de position.
institue et organise la Haute Cour natio- lendemain, l’Assemblée nationale législa- 1 1 J U I L L E T 1 7 9 2 Devant l’entrée en
nale. Ce tribunal extraordinaire est chargé tive, constituée en majorité de novices hos- guerre de la Prusse aux côtés de l’Autriche,
de juger les délits des membres de l’exécu- tiles au roi, se réunit pour la première fois. la Législative proclame la « patrie en dan-
tif ou toute atteinte à la sûreté de l’Etat. 9 NOVEMBRE 1791 La Législative somme ger » et appelle à la mobilisation générale.
16 MAI 1791 Un décret empêche les dépu- les émigrés de rentrer, sous peine d’être
tés de la Constituante d’être réélus à la pro- déclarés suspects de conspiration et de La « première Terreur »
chaine législative. voir leurs biens confisqués. Louis XVI y met 10 AOÛT 1792 Déchaînés par des rumeurs
20 JUIN 1791 Pour retrouver sa liberté son veto le 11 novembre. de collusion du roi avec les puissances étran-
d’action, Louis XVI part clandestinement 29 NOVEMBRE 1791 Les prêtres réfrac- gères, des centaines de sans-culottes atta-
en direction de Montmédy, où l’attend taires sont déclarés suspects de révolte quent les Tuileries : six cents gardes suisses
l’armée du marquis de Bouillé. Il est arrêté contre la loi et la nation. Le 19 décembre, sont massacrés. Réfugié à l’Assemblée avec
à Varennes et suspendu de ses droits. Louis XVI met également son veto. sa famille, le roi est suspendu. Le 13 août, la
9 FÉVRIER 1792 Un décret ordonne la famille royale est emmenée au Temple sous
Les prémices de la Terreur confiscation des biens des émigrés. la responsabilité de la Commune de Paris.
9 JUILLET 1791 Les émigrés sont sommés 3 MARS 1792 Le maire d’Etampes est tué 26 AOÛT 1792 Les prêtres réfractaires doi-
de rentrer en France, sous peine d’être sou- par des émeutiers qui réclament la fixa- vent quitter la France dans les quinze jours,
mis à une triple imposition. tion du prix des grains. sous peine d’être exécutés.
NUIT DU 29 AU 30 AOÛT 1792 Les visites 4 AVRIL 1793 Battu à Neerwinden, le géné- Saint-Denis et vote une loi qui voue la Ven-
domiciliaires opérées à Paris pour la ral Dumouriez, général en chef de l’armée du dée à l’extermination.
recherche des armes et des munitions de Nord et partisan d’une monarchie constitu- 23 AOÛT 1793 A la demande des sans-
guerre entraînent l’arrestation de centai- tionnelle, passe à l’ennemi autrichien. culottes, une levée en masse est décrétée :
nes de personnes. 6 AVRIL 1793 La Convention décrète la 400 000 hommes sont mobilisés.
2-5 SEPTEMBRE 1792 Massacres de Sep- création d’un Comité de salut public, 27 AOÛT 1793 Toulon ouvre son port à la
tembre. Dénonçant un complot des roya- chargé du pouvoir exécutif. flotte anglaise et passe à l’ennemi. La ville
listes emprisonnés, la populace pari- 24 AVRIL 1793 Décrété d’accusation par ne sera reprise que le 19 décembre et sera
sienne, galvanisée par la Commune et ses les Girondins, Marat est acquitté par le Tri- soumise à une répression sanglante.
sections, s’attaque aux prisons de la ville : bunal révolutionnaire, largement acquis
s’ensuit un véritable carnage qui fait entre à la cause des Montagnards, et regagne La Terreur
EN COUVERTURE

1 250 et 1 392 morts, dont 223 prêtres et triomphalement sa place à la Convention. 5 SEPTEMBRE 1793 Les sans-culottes
37 femmes. 4 MAI 1793 La loi sur le maximum des envahissent la Convention et poussent les
20 SEPTEMBRE 1792 L’armée française grains est votée. députés à mettre « la Terreur à l’ordre du
bat les troupes austro-prussiennes à 18 MAI 1793 La Convention institue la jour ». Le 9 septembre, une armée révolu-
Valmy. Le lendemain, la Convention abolit Commission des douze, contrôlée par les tionnaire de 7 000 hommes est créée.
la royauté et proclame la République. Girondins. Elle est chargée de surveiller 17 SEPTEMBRE 1793 L’Assemblée vote la
9 OCTOBRE 1792 Les émigrés pris les la Commune et d’enquêter sur les conspi- loi des suspects. Elle prévoit l’arrestation
armes à la main seront désormais exécutés rations « contre la liberté ». Les Monta- de ceux qui par leur conduite, leurs rela-
dans les vingt-quatre heures. gnards ne cessent, de leur côté, d’appeler à tions, leurs propos ou leurs écrits se sont
6 NOVEMBRE 1792 Les Français battent l’émeute contre les Girondins, qu’ils accu- montrés partisans de la tyrannie ou du
les Autrichiens à Jemappes et entrent à sent d’être contre-révolutionnaires. fédéralisme, ou ennemis de la liberté.
Bruxelles le 14 novembre. 20 MAI 1793 La Convention décide d’un 2 9 S E P T E M B R E 1 7 9 3 La Convention
10-26 DÉCEMBRE 1792 Procès de emprunt forcé d’un milliard sur les riches. adopte la loi du « maximum général » sur
102 Louis XVI dans la salle du Manège à Paris. 31 MAI 1793 Sous l’impulsion des Monta- les prix et sur les salaires.
H Le roi répond de quarante-deux chefs gnards, les sections parisiennes envahis- 10 OCTOBRE 1793 La Convention pro-
d’accusation. Il est notamment accusé sent la Convention et obtiennent la sup- clame que « le gouvernement provisoire
d’avoir tenté de faire obstacle à la réunion pression de la Commission des douze, qui de la France sera révolutionnaire jusqu’à
des états généraux, échangé une corres- avait arrêté, le 24 mai, deux sans-culottes. la paix » : la Constitution est mise de côté
pondance secrète avec l’empereur Léo- 2 JUIN 1793 Vingt-neuf députés girondins jusqu’à nouvel ordre. Le conseil exécutif
pold et le roi de Prusse, et expédié de sont arrêtés sous la pression de la foule qui ainsi que les ministères sont placés sous le
l’argent aux émigrés. a envahi la Convention. contrôle du Comité de salut public.
16-17 JANVIER 1793 Le roi est condamné 24 JUIN 1793 Les Montagnards achèvent 12 OCTOBRE 1793 Un décret ordonne la
à mort par 387 voix sur 721. leur nouvelle constitution et ajournent destruction de la ville de Lyon, reprise par
21 JANVIER 1793 Louis XVI est guillotiné son application « jusqu’à la paix ». les conventionnels le 9 octobre. Il n’est
place de la Révolution. 29 JUIN 1793 Après une épopée victo- que peu appliqué, mais les exécutions se
1 ER FÉVRIER 1793 La France déclare la rieuse à Saumur et à Angers, l’armée ven- comptent par centaines.
guerre aux Provinces-Unies et à l’Angle- déenne échoue devant Nantes. 16 OCTOBRE 1793 Après un simulacre de
terre. Le 24 février, la Convention décrète 13 JUILLET 1793 Marat est assassiné par procès, Marie-Antoinette est guillotinée.
la réquisition de 300 000 hommes. Charlotte Corday. Le même jour, les Français sont victorieux
10 MARS 1793 La Convention institue le 17 JUILLET 1793 A Lyon, les Rolandins, fac- des troupes autrichiennes à Wattignies.
Tribunal révolutionnaire, chargé de répri- tion modérée opposée aux Montagnards 17 OCTOBRE 1793 Les Vendéens sont
mer toute atteinte à la République. parisiens, font exécuter le Jacobin Chalier défaits à Cholet et fuient vers la Loire.
11 MARS 1793 Hostiles à la levée en après avoir créé une municipalité provisoire. 31 OCTOBRE 1793 Vingt et un députés
masse, les Vendéens se soulèvent et 23 JUILLET 1793 La garnison de Mayence girondins, arrêtés à Paris le 2 juin, sont
s’attaquent aux gardes nationaux et aux capitule et la ville est prise par les troupes guillotinés.
administrateurs de la contrée. C’est le austro-prussiennes. Le 28 juillet, les trou- 7 NOVEMBRE 1793 Séance de déchristia-
début des guerres de Vendée. Le 19 mars, pes de Valenciennes rendent les armes nisation à la Convention, menée par les
alors que les insurgés ont pris Cholet, la devant les Autrichiens. Hébertistes. Le 10 novembre, la fête de la
Convention vote une loi qui punit de 27 JUILLET 1793 Robespierre entre au Raison a lieu à Notre-Dame de Paris.
mort les émeutiers. Comité de salut public. 17 NOVEMBRE 1793 Première noyade col-
28 MARS 1793 Les émigrés sont déclarés 1 ER AOÛT 1793 La Convention ordonne lective à Nantes. Pendant quatre mois,
« morts civilement » par la Convention. la destruction de la nécropole royale de près de 3 500 suspects, hommes, femmes
et enfants confondus, sont noyés dans la 1ER AVRIL 1794 Le Comité de salut public agissements sanglants du Tribunal révo-
Loire, tandis qu’environ 2 600 personnes crée un Bureau de police générale. Robes- lutionnaire, responsable, depuis le 10 juin
sont fusillées. pierre, qui n’avait jusqu’alors d’autorité 1794, de 1409 exécutions.
24 NOVEMBRE 1793 La Convention met que sur les « autorités et agents publics »,
en place le calendrier républicain. élargit ainsi son champ d’action sur les Les soubresauts
4 DÉCEMBRE 1793 La Convention vote affaires des simples citoyens. 3 1 J U I L L E T 1 7 9 4 Le Comité de salut
une constitution provisoire fortement 5 AVRIL 1794 Danton et une quinzaine de public est épuré. Il perd sa prépondérance
centralisatrice, qui définit les compéten- ses partisans, parmi lesquels Camille Des- dans le jeu politique. Le lendemain, la loi
ces du Comité de salut public et du Comité moulins, sont guillotinés pour s’en être pris du 22 prairial est abrogée par la Conven-
de sûreté générale, et dote de tous les pou- au Comité de salut public. tion dite « thermidorienne ».
voirs les représentants en mission. 19 AVRIL 1794 Vingt et un représentants 12 NOVEMBRE 1794 Le club des Jacobins,
14 DÉCEMBRE 1793 Ecrasée au Mans, en mission sont rappelés à Paris : la Terreur isolé politiquement, est supprimé.
l’armée vendéenne est en déroute. s’y centralise. 8 DÉCEMBRE 1794 Soixante-treize dépu-
15 DÉCEMBRE 1793 Dans Le Vieux Corde- 7 MAI 1794 La Convention reconnaît tés girondins regagnent la Convention.
lier, Camille Desmoulins, éloigné des Mon- l’existence de l’Etre suprême. 1ER AVRIL 1795 Au terme d’un hiver rude,
tagnards, dénonce les excès du gouverne- 10 MAI 1794 Le Robespierriste Lescot- les sans-culottes, excités par les Jacobins,
ment révolutionnaire et cible notamment Fleuriot est nommé maire de Paris. envahissent la Convention et, tout en
la loi sur les suspects. 8 J U I N 1 7 9 4 Fête de l’Etre suprême. réclamant du pain, exigent l’application
23 DÉCEMBRE 1793 Après une pénible Robespierre mène une procession des de la Constitution de 1793. Ils sont évacués
retraite, le reste des troupes vendéennes Tuileries jusqu’au Champ-de-Mars. et les députés compromis dans l’insurrec-
est anéanti à Savenay. tion sont déportés ou incarcérés.
25 DÉCEMBRE 1793 Robespierre démon- La Grande Terreur 7 MAI 1795 L’ancien accusateur public
tre à la Convention la nécessité du gouver- 10 JUIN 1794 La loi du 22 prairial réorga- du Tribunal révolutionnaire, Fouquier-
nement révolutionnaire pour « fonder la nise le Tribunal révolutionnaire et simpli- Tinville, est guillotiné.
République ». Le 8 janvier 1794, il dénonce fie les procédures judiciaires à l’encontre 20 MAI 1795 La Convention est de nou-
la frilosité des « Indulgents » (Dantonis- des ennemis de la République en suppri- veau envahie par les sans-culottes qui
tes) et l’excès des « Exagérés » (Hébertis- mant tout interrogatoire avant l’audience abattent le député Jean Bertrand Féraud
tes), invitant la Révolution à trouver sa et en privant les prévenus d’avocat et de venu à leur rencontre : sa tête est prome-
voie entre ces deux factions issues de la la possibilité de produire des témoins. Le née au bout d’une pique et présentée au
division du club des Cordeliers. chef d’accusation est d’être « ennemi du président de la Convention. L’armée vient
21 JANVIER 1794 Les « colonnes inferna- peuple ». Le tribunal n’a le choix qu’entre finalement à bout des 20 000 émeutiers.
les » de Turreau entament l’extermination l’acquittement et la mort. 27 JUIN 1795 Une petite armée royaliste
de la population vendéenne. 26 JUIN 1794 L’armée française, com- débarque à Quiberon alors qu’à Lyon,
5 FÉVRIER 1794 Théorie de la Terreur. mandée par Jourdan, bat les troupes aus- dans la vallée du Rhône, à Marseille et en
Robespierre présente à la Convention les tro-prussiennes à Fleurus, dans les Pays- Provence, une « terreur blanche » s’abat
« principes de morale politique » qui doi- Bas autrichiens. Le 8 juillet, les Français sur les prisonniers jacobins, qui sont
vent la guider : la vertu pour les temps de prennent possession de Bruxelles et, le assassinés par centaines. L’armée roya-
paix et la terreur pour les temps de guerre. 24 juillet, de Liège et d’Anvers. liste est vite dispersée et 748 prisonniers
26 FÉVRIER ET 3 MARS 1794 A l’initiative 7-26 JUILLET 1794 La découverte de sup- sont fusillés.
du Robespierriste Saint-Just, les décrets de posées « conspirations » dans différentes 22 AOÛT 1795 La Convention vote la nou-
ventôse programment la redistribution aux prisons parisiennes mène des centaines velle Constitution et, craignant une vic-
pauvres des biens des suspects condamnés. de personnes à l’échafaud. toire royaliste aux prochaines élections,
Ces décrets visent à supplanter les Hébertis- 26 JUILLET 1794 Lors d’un discours à la décrète que les deux tiers des futurs dépu-
tes dans l’élaboration des mesures sociales Convention, Robespierre dénonce une tés devront être choisis parmi des conven-
afin qu’ils perdent leur ascendant sur les conjuration. Il demande que le gouverne- tionnels sortants.
sans-culottes. Les Hébertistes appellent à ment révolutionnaire soit réorganisé. 5 OCTOBRE 1795 Vingt-cinq mille insur-
l’insurrection le 4 mars, sans succès. Leurs 27 JUILLET 1794 Apeurée par le fanatisme gés royalistes, opposés au décret des
dirigeants sont arrêtés les 13 et 14 mars, puis de Robespierre et confortée par les récen- deux tiers, cernent l’A ssemblée. L’armée,
guillotinés le 24 mars. Le 27 mars, l’armée tes victoires françaises, la Convention menée par Bonaparte et Murat, en vient
révolutionnaire est licenciée. décrète l’arrestation de Robespierre. à bout en leur tirant dessus au canon, fai-
29 MARS 1794 La Commune est réorgani- 28 JUILLET 1794 Robespierre et vingt et sant 300 victimes.
sée et placée sous la houlette du Robes- un de ses partisans sont guillotinés. La 25 OCTOBRE 1795 La Convention se
pierriste Payan. chute de l’Incorruptible met fin aux sépare et cède la place au Directoire.2
L’ESPRIT DES LIEUX
© HOLZBACHOVÁ-BÉNET. © JULIEGUICHES. © MARC-ANTOINE MOUTERDE POUR LE FIGARO HISTOIRE. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKI/SP.

106
LE MUSÉE DE LA RACE ÉTEINTE
AU CŒUR DE L’ANCIEN GHETTO, LE MUSÉE JUIF DE PRAGUE
DOIT LA RICHESSE DE SA COLLECTION À UN PARADOXE : L’INTENTION
MYSTÉRIEUSE DES NAZIS D’EN FAIRE LE « MUSÉE DE LA RACE ÉTEINTE ».

114
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SON EXISTENCE N’EST MÊME
PAS ASSURÉE, MAIS SA FIGURE
ET SON ŒUVRE NOURRISSENT
LA CULTURE OCCIDENTALE DEPUIS
PRÈS DE TROIS MILLÉNAIRES.
HOMÈRE L’IMMORTEL FAIT L’OBJET
D’UNE GRANDIOSE EXPOSITION
AU LOUVRE LENS.
LeMusée de la
race éteinte
Par Philippe
Phi ippe Bénet et Renata Holzbachová
Holzbacho á
Avec son vieux cimetière et ses synagogues,
synagogue ,
lee Musée juif de Prague est unique au monde.
mon e.
L plus
La pl grande partie des quarante
© JON ARNOLD IMAGES/HEMIS.FR

millelle objets
ts ett documents qu’on y admire
adm e
a paradoxalement
pa d xa ment été rassemblée
à l’initiative
l’ iv des nazis, qui voulaient en faire
un « musée
musé de la race éteinte ».
LA MAISON DES VIVANTS
Le cimetière juif de Prague fut
utilisé de 1440 à 1787. On estime
à 12 000 le nombre de tombes
qu’il abrite, mais sous ses douze
couches de terre, ce sont près
de 100 000 défunts qui auraient
trouvé là leur dernière demeure.
L’ESPRIT DES LIEUX

108
H MÉTAMORPHOSE
Ci-dessus : vue de Josefov,
l’ancien ghetto juif de
Prague, dans les dernières
© PBARCHIVE/ALAMY/HEMIS. © AKG-IMAGES/ARCHIV K. WAGENBACH. © HOLZBACHOVÁ-BÉNET.

années du XIXe siècle.


C’est celui que connut Franz
Kafka (à gauche), avant qu’il
ne soit rasé à partir de 1896
pour faire place au nouveau
quartier juif. A droite :
La Synagogue Vieille Nouvelle
et l’hôtel de ville juif, par
Václav Jansa, 1895 (Prague,
Bibliothèque municipale).
Datant respectivement
du XIIIe et du XVIe siècle,
ces deux édifices ont
été épargnés par la vaste
opération d’assainissement
du quartier de Josefov
à la fin du XIXe siècle,
de même que le vieux
cimetière et cinq autres
synagogues. Le premier
Musée juif de Prague fut
inauguré en 1906 pour
conserver ce patrimoine
de l’ancien ghetto.
est la dernière librairie du quar- premier pas vers l’émancipation. En sa famille résidant toujours autour de la

C’ tier juif de Prague, au 14 de la


rue Siroká (rue Large), autre-
fois rue Zidovská (rue Juive). Rescapée
échange, les familles juives devaient
mettre leurs enfants dans les écoles alle-
mandes et germaniser leur nom. Lors-
place de la Vieille-Ville.
C’est dans l’immeuble « Au bateau »,
qui se situait alors à la place du hideux
au milieu des boutiques chics et chères qu’ils désiraient se marier, les couples hôtel Intercontinental – l’une des rares
pour « bobobos » (bourgeois bohèmes juifs devaient passer un examen en alle- constructions de l’époque commu-
de Bohême). Les murs sont mangés par mand. On comprend leur intérêt à prati- niste, à l’extrémité de la rue de Paris
les livres sur et de Kafka, même si l’on n’y quer sans faute la langue de Goethe, qui (Pařížská) –, qu’il écrivit la célèbre Méta-
trouve malheureusement pas encore la jouait le rôle d’ascenseur social. morphose. Un mot qui s’applique par-
nouvelle édition de ses œuvres complè- Franz Kafka alla à l’école allemande faitement à l’histoire du quartier juif, le
tes en français, publiée par Gallimard puis au lycée impérial allemand, ses « Josefov », qui rayonne autour de cette
l’année dernière, avec une nouvelle tra- parents espérant pour lui un bel avenir, rue fastueuse, où le prix du mètre carré
duction plus précise. Parfois, trop rare- pourquoi pas un poste dans la haute avoisine les 10 000 euros. Encerclant
ment, quelques touristes ont la bonne administration. Il parlait aussi par- l’hôtel de ville juif (symbole déjà men-
idée de pousser la porte de cet antre kaf- faitement le tchèque, appris auprès tionné en 1541de la relative autonomie
kaïen. Ils y choisissent un ouvrage de de « nourrices, de vieilles bonnes du ghetto), le vieux cimetière et les
l’écrivain pragois dans leur langue. Le d’enfants, de cuisinières hargneuses, synagogues d’un autre âge, des dizai-
plus souvent, c’est La Métamorphose de tristes gouvernantes… ». nes d’immeubles élancés racontant, à
en français, Prom ěna en tchèque, Die
Verwandlung en allemand – la version
originale… Dommage qu’ils ne prennent « Les uns font de moi un écrivain allemand,
pas le temps de se plonger dans l’une des
nombreuses biographies disponibles. les autres un écrivain juif. Qui suis-je ? » Kafka
On y déniche quelques clés pour com-
prendre l’histoire mouvementée de En cette fin de siècle, les Juifs force d’ornementation, l’Art nouveau
l’Europe centrale, celle de Prague et celle tâchaient d’éviter de prendre parti dans du début du XXe siècle y ont remplacé
des Juifs. Un mot tchèque résume cette la rivalité qui régnait entre les Tchèques l’ancien ghetto, qui devait être pitto-
histoire que le Français qualifierait de et les Allemands de Prague, lesquels, resque, si l’on en croit la description de
kafkaïenne : c’est « kafkárna » ! vivant dans deux mondes séparés, Kafka : « Les recoins obscurs, les pas-
Franz Kafka est né en 1883 dans une s’ignoraient et souvent se détestaient. sages secrets, les fenêtres aveugles,
famille juive de Prague, capitale du Intellectuellement et linguistiquement les cours malpropres, les brasseries
royaume de Bohême devenue ville pro- plus proches des Allemands, les Juifs – bruyantes, les auberges sinistres… » Au
vinciale du vaste Empire austro-hon- souvent des intellectuels – étaient en voie total : trois cents maisons, trente et une
grois, qui rassemblait une mosaïque de d’assimilation, donc peu pratiquants. rues, des passages, des places, des
peuples, de nationalités et de langues, Alors Kafka : autrichien, tchèque, venelles, des synagogues.
tchèque, allemande, croate… Comme allemand ou juif ? Sans doute un peu tout Arrivés en Bohême sans doute au
dans toutes les familles juives pragoises, cela en même temps. Dans ses lettres à X e siècle, les Juifs s’étaient peu à peu
on parlait allemand chez les Kafka, mais Milena, l’une de ses fiancées, rencontrée rassemblés autour de la vénérable
aussi le tchèque et un peu le yiddish. au début des années 1920, il revendique synagogue Vieille Nouvelle, à l’archi-
Julie et Hermann avaient choisi pour ainsi son attachement au mélange des tecture médiévale à deux nefs, fondée
leur fils le prénom Franz en hommage trois cultures slave, allemande et juive, au XIIIe siècle. Elle demeure de nos jours
à l’empereur Franz Joseph (François- même si, culturellement, il se sentait la synagogue ouverte au culte la plus
Joseph), sous le règne duquel, en 1867, davantage allemand, enfilant ainsi une ancienne d’Europe. Après les premières
une loi constitutionnelle avait reconnu écharpe aux couleurs allemandes lors croisades, les conciles et les édits de
aux Juifs la pleine égalité avec les autres de son examen d’histoire du droit de fin l’Eglise, la situation des Juifs se dégrada
citoyens. Les Juifs allaient d’ailleurs de premier cycle. Son œuvre n’est-elle dans toute l’Europe. En Bohême, le roi
rester « patriotes » envers l’empire des pas le résultat d’une recherche d’iden- Přemysl Otakar II leur accorda des pri-
Habsbourg jusqu’à la fin. Un siècle plus tité, à l’image de la légende du Juif vilèges au XIII e siècle, tout comme
tôt, l’empereur Joseph II, grand réfor- errant ? « Les uns font de moi un écrivain Charles IV au XIVe siècle. Mais avec l’arri-
mateur, avait imposé la langue alle- allemand, les autres un écrivain juif. Qui vée des ordres religieux, les agressions
mande comme langue officielle de suis-je ? » avoue-t-il dans d’autres lettres se firent plus fréquentes. La construction
l’empire et de son administration, décré- envoyées à Felice Bauer. Ce qui est cer- progressive du ghetto de Prague, fermé
tant également la liberté religieuse. Un tain, c’est qu’il fut un écrivain pragois, par six portes, visait à les protéger.
DU GOTHIQUE
À L’ALHAMBRA
A gauche : achevée
en 1270, la synagogue
gothique Vieille Nouvelle
est aujourd’hui la plus
ancienne synagogue
d’Europe toujours ouverte
au culte. Dans la grande
salle (page de droite,
à gauche), la bimah,
pupitre utilisé pour
la lecture de la Torah,
est entourée d’une grille
en fer forgé gothique.
Page de droite, à droite :
construite en 1868,
la synagogue Espagnole
doit son nom au style
mauresque qui
la caractérise et à sa
décoration en stuc
inspirée de l’Alhambra.

Sous l’empereur Rodolphe II de Habs- Ve arrondissement et prit ce nom de Jose- dans les enceintes des villes. Si l’on a
bourg, qui vécut à Prague à la fin du fov, en souvenir de la visite de Joseph II. compté plus de 12 000 pierres tombales,
XVIe siècle, la culture juive connut son Désormais habité par une population on évoque 100 000 morts échoués ici.
âge d’or. C’est à cette époque que plu- de plus en plus pauvre, plus seulement Les coutumes juives interdisant de sup-
sieurs synagogues furent édifiées, juive, le ghetto déclina et les édifices primer d’anciennes tombes, on dut en
comme la synagogue Pinkas. Fondée religieux cessèrent d’être entretenus. La effet apporter des couches de terre sup-
en 1535 à l’emplacement d’un lieu de municipalité vota alors l’assainissement plémentaires pour enterrer les nouveaux
culte plus ancien, elle présente une nef du quartier, qui commença en 1896. défunts. On parle ainsi de douze couches
110 unique égayée d’une magnifique voûte Presque tout fut rasé. A la place pous- de terre superposées – les anciennes
© RICHARD HORAK/PRAGUE CITY TOURISM. © FRED DE NOYELLE/GODONG. © JON ARNOLD IMAGES/HEMIS.FR

h d’ogives gothique tardive. Une nef laté- sèrent quatre-vingt-trois immeubles, tombes étant toujours remontées en sur-
rale réservée aux femmes fut ajoutée une dizaine de rues furent dessinées. On face –, d’où ce chevauchement de stèles
au début du XVIIe siècle. Autre joyau, la épargna le vieux cimetière, l’hôtel de ville d’époques différentes.
synagogue Maisel, entièrement restau- baroque et six synagogues. Le visiteur musarde entre les stèles,
rée en 2017, a conservé le nom de son C’est pour conserver ce patrimoine du comme à travers un parchemin de pierre.
fondateur, Mordechai Maisel, qui la fit ghetto que fut alors inauguré, en 1906, Les plus anciennes, du XIVe siècle, furent
élever en 1591. Elle fut la plus vaste et le premier Musée juif, avec un fonds de apportées d’un ancien cimetière médié-
la plus spectaculaire du ghetto avant mille objets et documents, parmi les- val. Les tombes en grès présentent des
qu’un incendie ne la détruise en 1689. quels les objets de culte des synagogues inscriptions hébraïques des XV e et
L’édifice néogothique qu’on admire Cikánova, Velkodvorská et Wechsler, XVIe siècles. Les tombes en marbre blanc
aujourd’hui date du début du XXe siècle. qui venaient d’être rasées. Aujourd’hui, et brun sont des XVIIe et XVIIIe siècles,
La synagogue Klaus, édifiée en 1564 il administre les synagogues Maisel, avec des lettres en relief riches de sym-
puis reconstruite après le même incen- Pinkas, Klaus, la Salle des cérémo- boles et d’ornementation. Les inscrip-
die de 1689, présente, elle, une vaste nies, la synagogue Espagnole ainsi tions en hébreu nous renseignent sur le
salle enjolivée par une voûte en ber- que le cimetière, immense nécropole nom du défunt, glorifiant ses qualités,
ceau. Quant à la synagogue Espagnole, nichée au cœur de la cité. Enchâssé évoquant son métier et son érudition. Sur
dessinée avec un plan carré et coiffée entre le musée des Arts décoratifs, les les tombes baroques, de longues com-
d’une élégante coupole de style mau- synagogues Pinkas et Klaus, la Salle positions poétiques s’ornent de symbo-
resque, elle vit le jour en 1868. Sa des cérémonies et quelques rues, ce les en relief issus de la Bible comme la
superbe ornementation intérieure se lieu de mémoire hors du commun, qui couronne, symbole de l’érudition, ou la
compose de stuc à décoration inspirée oppresse les visiteurs médusés par grappe de raisin, symbole d’une vie pros-
de l’Alhambra de Grenade. cet enchevêtrement indescriptible de père. Le nom du défunt est parfois illustré
Au début du XIX e siècle, on permit stèles, demeure le cimetière juif le par un animal : le lion (Yehuda, Arieh), le
aux familles les plus aisées d’habiter plus ancien, le plus vaste et le mieux loup (Zeev, Wolf) ou la souris (Maisel).
dans d’autres quartiers. Les Juifs furent conservé d’Europe. Dessiné en 1440 à Conformément aux consignes de Yahvé
aussi autorisés à posséder des terres la limite ouest du ghetto, il fut utilisé dans l’Exode, aucun visage n’est repré-
et des biens immobiliers. En 1850, la jusqu’en 1787, quand un décret de senté. Les sarcophages étaient quant à
cité juive fut intégrée à Prague comme Joseph II interdit d’inhumer les morts eux réservés aux érudits et aux rabbins.
Au début du XX e siècle, la situation le territoire des Sudètes en octobre sui- transport, de nuit. Si beaucoup pen-
entre les Allemands et les Tchèques à vant, puis toute la Tchécoslovaquie saient partir momentanément, tous
Prague avait changé au bénéfice de ces le 15 mars 1939. Le lendemain, Hitler savaient qu’ils seraient expropriés de
derniers, en raison de l’arrivée massive décida de visiter sa nouvelle conquête, leurs biens. Chacun ne pouvant empor-
d’un prolétariat tchèque dans les ban- d’abord en train jusqu’à la gare de ter que cinquante kilogrammes d’affai-
lieues. Plus aucun Allemand ne siégeait Ceská Lípa, en territoire des Sudètes, res personnelles, on tâchait de confier
au conseil municipal de Prague et la lan- accompagné par le Reichsführer-SS le reste à des voisins sûrs.
gue tchèque prédominait partout. Des Heinrich Himmler et par Reinhard Hey- Terezín fut le point de passage obligé
banques tchèques avaient pignon sur drich, responsable de la police nazie. pour la majorité des Juifs de Bohême
rue. Le vent avait bel et bien tourné, et les Il emprunta ensuite une voiture pour et de Moravie avant les camps de la
Juifs le savaient. Hermann Kafka, le père rejoindre dans la soirée le château royal mort en Pologne, Lettonie et Biélorus-
de Franz, « tchéquisa » dès lors son pré- de Prague. On lui prépara un souper aux sie. La disette et la dysenterie y tuaient
nom en « Heřman » sur son papier à lettres chandelles avec au menu le célèbre jusqu’à cent cinquante personnes par
et sur l’enseigne de sa mercerie afin d’atti- jambon de Prague. Il passa la nuit dans jour. Dans le ghetto de Lodz, en Polo-
rer les clients tchèques, plus nombreux. les appartements réservés aux invités gne, où périrent deux sœurs de Kafka,
Lorsque la Première Guerre mon- d’honneur, puis il apparut triomphant à Elli et Valli, Dawid Sierakowiak a
diale éclata, les Juifs restèrent fidèles l’une des fenêtres du château surplom- raconté dans son Journal l’arrivée de
à l’empire, à l’image de Franz Kafka, qui bant les toits rouges de Malá Strana et la Juifs pragois « tellement bien habillés.
prit position pour les Autrichiens. En place du Château. Après la signature du Ils avaient de beaux bagages et des voi-
1918, la première République tchéco- décret qui faisait de la Bohême et de la tures d’enfant avec du pain dedans.
slovaque fut créée. Plus de trois millions Moravie un protectorat allemand, partie L’un d’entre eux a demandé s’il serait
d’Allemands vivant dans les Sudètes, on intégrante du IIIe Reich, il quitta Prague possible de louer un appartement de
décréta le respect des minorités. Cha- pour ne plus y revenir. deux pièces avec de l’eau courante ». En
que citoyen tchécoslovaque put ainsi Comme ils l’avaient fait en Allema- fait d’eau courante, c’est la mort qu’ils
opter pour une nationalité : allemande, gne, les nazis détruisirent les syna- trouvèrent. Sur les 118 000 Juifs qui
tchèque, hongroise et même juive. En gogues des Sudètes. Ils laissèrent en vivaient en Bohême et en Moravie avant
1921, 19 % des Juifs pragois se décla- revanche intactes les synagogues pra- la guerre, dont 40 000 à Prague, 90 %
rèrent juifs, 52 % tchèques ou slovaques goises en les fermant simplement – ce furent exterminés. De nos jours, seule-
et 23 % allemands. Sur son dernier pas- qui ne fut pas le cas à Paris, où les syna- ment 1 500 Juifs sont répertoriés par la
seport, Franz Kafka signa à la main son gogues restèrent ouvertes pendant communauté juive de Prague…
prénom à la tchèque « František ». A la toute la durée de la guerre. L’activité du Les villages désertés, les Allemands
veille de la Seconde Guerre mondiale, Musée juif pragois fut alors stoppée. firent alors converger les biens juifs
on estimait à 40 000 âmes la population Les premières déportations débutèrent vers Prague et les répartirent dans cin-
juive totale de Prague et au triple celle en octobre 1941 vers le camp de Tere- quante dépôts : pour les arts, les instru-
de Bohême et Moravie. zín, au nord-ouest de Prague. Les unes ments de musique, les lustres, les tapis,
Avec la signature du traité de Munich après les autres, les familles juives pra- les tableaux, les disques… Tout ce qui
en septembre 1938, l’Allemagne envahit goises recevaient leur convocation au était récupérable était collecté et
de valeur artistique et historique pro- réservée aux idéologues du parti nazi.
venant de l’ancien musée, d’autre part Une autre exposition sur les écrits
les objets rituels des villages juifs d’où hébreux et divers manuscrits fut instal-
les habitants étaient déportés vers le lée dans la synagogue dite Haute. En
camp de Terezín. Ils espéraient qu’à 1943, on prépara dans la synagogue
leur retour, tous ces biens seraient res- Klaus une exposition sur le thème des
titués à leurs propriétaires. Cette pro- fêtes et des cérémonies juives.
position fut adressée à l’Office central En avril 1943, Hans Günther, raciolo-
pour l’émigration juive. gue du parti nazi, visita ce « musée de la
L’ESPRIT DES LIEUX

réparé. Les meilleurs appartements Le lieutenant-colonel SS Karl Rahm race éteinte », ainsi qualifié par les nazis.
étaient réservés aux officiers SS, qui fut séduit par le projet et les nazis déci- Albert Speer, l’architecte du parti, qui
pouvaient en outre se servir dans les dèrent ainsi de créer à Prague le « musée deviendra ministre de l’Armement, y
dépôts. Certaines pièces étaient trans- de la race éteinte ». On envoya aux cent viendrait également. Dans la synago-
portées en Allemagne et vendues. cinquante-trois responsables des villa- gue Pinkas, qu’ils rénovèrent, les Alle-
Dans la capitale comme dans tout le ges juifs de Bohême et de Moravie les mands projetèrent de réaliser une expo-
pays, les synagogues étaient vidées de listes détaillées des objets jugés « inté- sition sur le développement millénaire
leurs objets de culte. Difficilement ven- ressants », qui furent rassemblés pen- des Juifs dans les pays de la couronne
dables, ceux-ci restaient accumulés dant deux ans à Prague. Ainsi, sous le de Bohême. Mais le projet n’aboutit
dans un dépôt de la ville. contrôle des nazis, quarante employés pas. Les nazis tournèrent également un
Les communautés juives, qui s’inter- travaillèrent douze heures par jour, film de propagande dans la synago-
rogeaient sur le devenir de leurs pro- s’appliquant à la création du musée, qui gue Vieille Nouvelle, mettant en scène
priétés, cherchèrent un moyen de les vit le jour le 3 août 1942. Les responsa- des Juifs habillés en habit de prière.
sauvegarder. Les responsables du bles répertorièrent 200 000 objets sur A l’automne 1944, la majorité des
Musée juif de Prague, avec à leur tête des catalogues. Un immense répertoire employés du musée furent déportés.
112 Karel Stein, firent alors une proposition de 101 000 fiches fut créé. Quelques Les derniers le furent en février 1945.
h aux nazis : elle visait à rouvrir le Musée synagogues pragoises furent vidées Près de quatre-vingts ans plus tard,
juif en centralisant d’une part les objets afin d’abriter une première exposition nombre de questions restent sans
réponse. Alors qu’ils avaient détruit
les synagogues en Allemagne et en
Autriche, pourquoi les nazis ont-ils
laissé intactes celles de Prague ? Pour-
VISITER LE MUSÉE JUIF DE PRAGUE quoi avoir développé ce « musée de la
race éteinte » qui, de l’avis des respon-
Un billet forfaitaire donne accès au Musée juif dont, outre sables du Musée juif, ne présentait pas
le vieux cimetière, chacun des monuments abrite une exposition une image foncièrement négative de
à thème : ancienne Salle de cérémonies (traditions et coutumes la culture juive ? Les nazis voulaient-ils
liées à la mort), synagogue Maisel (« Les Juifs dans les pays conserver dans ce musée un vestige
tchèques du Xe au XVIIIe siècle »), synagogue Klaus (« Traditions de la culture juive ? Interrogations aux-
et coutumes juives »), synagogue Pinkas (mémorial aux victimes quelles les archives de l’ambassade
d’Allemagne de Prague ne permettent
de la Shoah originaires de Bohême et de Moravie et collection
pas de répondre, les documents relatifs
de dessins des enfants de Theresienstadt), synagogue Espagnole
à l’époque ayant disparu. Certains his-
(« Histoire des Juifs en Bohême et Moravie aux XIXe et XXe siècles »)
toriens avancent que les nazis voulaient
– à noter que des travaux de rénovation entraîneront sa fermeture transformer Prague en une ville-musée.
temporaire en 2019. Le billet forfaitaire donne également accès On sait ainsi que Reinhard Heydrich,
à la galerie Robert Guttmann où sont organisées des expositions nommé à la tête du protectorat de
temporaires. La synagogue Vieille Nouvelle est, quant à elle, Bohême-Moravie par Hitler, projetait de
accessible avec un autre billet. L’hôtel de ville et la synagogue faire de la ville l’une des grandes capita-
Haute ne sont pas accessibles au public. les du nouvel ordre nazi, avec un centre
Ouverts les jours sauf samedi, jours fériés et jours de fêtes juives, de 9 h à 16 h 30 culturel et musical allemand, une uni-
(de novembre à mars), et de 9 h à 18 h (d’avril à octobre). Centre des informations et des versité allemande, faisant même appel
réservations, 15, rue Maiselova. Rens. : +420 222 317 191 ; www.jewishmuseum.cz à des architectes allemands pour que la
capitale tchèque ressemble à Berlin. Le
« musée de la race éteinte » aurait ainsi
eu sa place dans cette ville-musée.
Ce qui est certain, c’est que la déci-
sion de constituer un tel musée venait
de Berlin. Tombé fou amoureux de
Prague, Hitler aurait-il voulu préserver
la ville avec ses synagogues ? Peu pro-
bable. Autre hypothèse : Hitler venait
d’une famille viennoise très modeste.
Atteinte d’un cancer, sa mère fut soi-
gnée gracieusement pendant des
années par le Dr Eduard Bloch, sorte de
médecin des pauvres, lui-même Juif
tchèque originaire de la ville de Hlu-
boká, en Bohême du Sud, située à
150 km de Prague. Adolescent, Hitler
fut également soigné gracieusement
par ce médecin. Plus tard, Eduard
Bloch, profitant de la protection de la
Gestapo, fut nommé « noble Juif » et son
© THE JEWISH MUSEUM, PRAGUE. © DPA/PICTURE ALLIANCE/LEEMAGE. © HOLZBACHOVÁ-BÉNET. © THE JEWISH MUSEUM PRAGUE.

départ en exil aux Etats-Unis fut facilité.


En ouvrant ce musée à Prague, Hitler
voulut-il montrer une certaine recon-
naissance à la Bohême, d’où était origi-
naire ce médecin tchèque ? Très peu
probable, compte tenu du sort réservé
aux Juifs partout en Tchécoslovaquie…
Après la Libération, la Fédération des
communautés juives récupéra le musée.
Certaines pièces repartirent dans les pro- AU NOM DE TOUS LES MIENS
vinces tchèques et moraves lorsqu’elles Ci-dessus : l’intérieur
étaient réclamées par ceux qui avaient de la synagogue Pinkas, édifiée
eu la chance de survivre. La majorité des au XVIe siècle, dont les murs
collections demeura à Prague. Le musée sont recouverts des noms,
fut nationalisé en 1950, deux ans après écrits à la main, de 77 297 Juifs
le coup d’Etat communiste. En 1994, de Bohême et de Moravie
après la révolution de Velours, le musée victimes de la Shoah. A gauche :
fut restitué aux communautés juives, située tout près du cimetière
qui lancèrent un vaste train d’embel- juif, la synagogue Klaus,
lissement des collections, uniques en construite à la fin du XVIIe siècle
Europe et dans le monde. Les plus étran- dans le style baroque, abrita
ges aussi, car sur les 40 000 objets et en 1943 une étrange exposition
documents présentés aujourd’hui, organisée par les nazis sur
39 000 furent collectés pendant la guerre les fêtes et les cérémonies juives.
avec l’accord des nazis, qui sauvegar- En haut : Hitler à Prague,
dèrent les objets mais exterminèrent le 16 mars 1939, le lendemain de
les hommes. Parmi tous ces lieux de l’annexion de la Tchécoslovaquie.
mémoire, la synagogue Pinkas est la plus Il y proclama la création
émouvante. On lit sur ses murs les noms du protectorat de Bohême-
des 77 297 Juifs de Bohême et de Mora- Moravie. Page de gauche :
vie victimes de la Shoah, parmi lesquel- couronne de la Torah, en argent
les les trois sœurs de Franz Kafka : Elli, et pierres semi-précieuses,
Valli et Ottla, sa préférée. 2 1723 (Prague, Musée juif).
L’ESPRIT DES LIEUX

114
h
L IEUX DE MÉMOIRE
Par Marie-Laure Castelnau

Basilique Saint-Denis
© CHICUREL ARNAUD/HEMIS.FR © RMN-GRAND PALAIS/DANIEL ARNAUDET.

suivez la
flèche !
La reconstruction de la flèche
de la basilique Saint-Denis a été lancée.
Une aventure patrimoniale unique qui
rendra sa place à la nécropole des rois.
AVEC OU SANS
A gauche :
l’architecte
François Debret,
qui réalisa
les travaux de
restauration de
la basilique Saint-
Denis (page de
gauche) à partir de
1813. Il fit réparer
la flèche, mais
l’ouvrage, fragilisé,
fut finalement
démonté à partir
de mars 1846.
En bas à gauche :
le projet de Viollet-
le-Duc prévoyant
de transformer
la façade et de
la surmonter
de deux flèches
symétriques. Il
n’aboutira pas. Ci-
contre : restitution
en 3D de la tour
nord et de la flèche
telles qu’elles
devraient s’élever
dans dix ans.

E
lle se dressait à 86 m au-dessus du sol de la France. Monument pionnier l’impulsion de l’abbé Suger, conseiller de
depuis la fin du XIIe siècle. Fragilisée de l’architecture médiévale, elle abrite les Louis VI et de Louis VII. Consacrée en 1144,
par un violent ouragan, la flèche de la tombeaux des rois de France depuis la basilique Saint-Denis devient un lieu
basilique Saint-Denis fut démontée pierre l’époque mérovingienne, ainsi qu’une de pèlerinage prestigieux. L’abbaye rayonne
par pierre en 1846-1847. Un siècle et demi collection de sculptures funéraires unique sur toute l’Europe médiévale. La façade
plus tard, l’édifice est toujours ébréché, au monde : 42 rois, 32 reines, 63 princes occidentale est alors dotée de deux tours,
© ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE DES BEAUX-ARTS/ENSBA-INHA/SP. © JULIEGUICHES.

amputé. Et le débat persiste. Faut-il ou non et princesses et 10 grands du royaume dont celle du nord est bientôt surmontée
le réparer ? Ils ont été nombreux à se battre reposent ici. « Elle est aussi le laboratoire où d’une flèche, construite vers 1170-1180.
pour promouvoir ce « remontage » : s’invente la restauration des monuments « Cette flèche était un ouvrage d’art et
les Dionysiens, mais aussi les catholiques, historiques au début du XIXe siècle », précise d’architecture particulièrement audacieux
les fidèles de l’architecture gothique Serge Santos, administrateur du lieu. par la minceur de sa structure, son élévation,
et tous ceux qui veulent que le monument La ville de Saint-Denis s’est construite son élancement », souligne Thomas Clouet,
retrouve sa splendeur. autour d’un sanctuaire édifié au IIIe siècle en architecte du patrimoine. Elle culminait
Finalement, le vent de l’histoire a soufflé mémoire de saint Denis, évangélisateur à 86 m et était visible depuis Saint-Germain-
en faveur de sa réparation. En mars 2018, des Parisii et premier évêque de Paris, mort en-Laye. La basilique bénéficia ensuite de
le projet de reconstruction de la tour nord martyr vers 250. Après sa décapitation divers agrandissements et aménagements
et de la flèche a enfin été accepté par à Paris, il aurait en effet porté sa tête de la dus aux rois capétiens, qui en avaient fait
le ministre de la Culture, Françoise Nyssen, colline de Montmartre jusqu’au lieu de leur dernière demeure.
en dépit du rejet par la Commission des son inhumation, site actuel de la basilique. Si les guerres de Religion l’épargnent,
monuments historiques. L’édifice va donc A l’emplacement présumé de sa tombe, la Révolution est funeste à la basilique, dont
retrouver son aspect d’origine. Le coût devenue un lieu de pèlerinage, sainte les caveaux sont profanés en 1793. « Saint-
de ce chantier unique, dans la lignée des Geneviève fit ériger une première église au Denis est désert ; l’oiseau l’a pris pour passage,
bâtisseurs de cathédrales, est évalué à Ve siècle. Deux siècles plus tard, l’édifice l’herbe croît sur ses autels brisés ; et (…)
28 millions d’euros, financés exclusivement fut embelli par Dagobert, premier roi à y être on n’entend plus que (…) la chute de quelque
par le mécénat et les visites payantes. enterré. Le chevet et la façade gothiques du pierre qui se détache de ses murs en ruine »,
La basilique de Saint-Denis est bâtiment, tels qu’on les connaît aujourd’hui, écrit Chateaubriand dans Le Génie du
assurément l’un des hauts lieux historiques ont été construits entre 1135 et 1144 sous christianisme. De 1793 à 1802, la basilique 1
L’ESPRIT DES LIEUX

sert de grenier à blé et à farine. La à la démission. Viollet-le-Duc le remplace clochetons et du fleuron sommital, le détail
protection du patrimoine n’est pas encore et poursuit le démontage de la flèche avant des écailles de la flèche et plusieurs coupes. »
une priorité et elle échappe de peu à la celui de la tour elle-même. Il propose aussi Jamais flèche médiévale n’a été si bien
destruction. Le site est plus ou moins laissé de remanier la façade et de la remplacer documentée ! Un projet de financement
à l’abandon jusqu’en 1805, date à laquelle par un ouvrage orné de deux flèches quadripartite est mis en place entre l’Etat,
Napoléon lance un projet de restauration symétriques. Son projet n’aboutira pas, la région, le département et la commune.
pour lui rendre sa superbe. notamment pour des raisons financières. L’Etat annonce finalement qu’il donne
A partir de 1813, les travaux les plus Privée de sa tour nord, la basilique a donc, son accord mais qu’il ne participera pas
importants sont entrepris par François depuis 1847, une allure bien différente au financement.
Debret, à qui rend hommage l’exposition de son aspect d’origine. Peu à peu, la ville cherche à remettre
actuellement présentée dans la basilique. En 1987, année du millénaire capétien, en scène la nécropole des rois de France.
L’architecte fait notamment réparer le maire de Saint-Denis, Marcelin Berthelot, En 2007, le parvis est réaménagé, mettant
116 les vitraux (dont certains ont été vandalisés met à l’ordre du jour du conseil municipal fin à la circulation automobile au profit
h le 3 mars dernier en même temps que la question de la reconstruction de la d’une grande esplanade. En 2012, l’Etat
l’orgue). Il s’attelle aussi à la restauration de flèche. Son souhait : redonner à la basilique engage la restauration de la façade. Un an
la flèche. Las, la tour continue de se fissurer la notoriété qu’elle mérite. Un comité plus tard, un comité de parrainage pour
et les maçonneries de se lézarder. De 1842 est fondé. En juin 1988, la restitution le remontage de la flèche est constitué
à 1845, le sort s’acharne sur le monument : de la flèche par effet laser attire près avec entre autres l’évêque de Saint-Denis,
plusieurs tornades le fragilisent. Les de 10 000 personnes. En 1990, à l’occasion Mgr Pascal Delannoy, le jardinier en chef
architectes observent « un fléchissement d’un colloque organisé par le ministère de de Versailles, Alain Baraton, le journaliste
considérable dans les murs de la tour ». la Culture sous le titre « Faut-il restaurer les Patrick de Carolis, l’ancien ministre Jacques
Le conseil des bâtiments civils ordonne ruines ? », le cas de Saint-Denis est débattu. Toubon, l’historien Jacques Le Goff…
alors le démontage de la flèche afin Puis une étude de faisabilité est lancée. Président du comité, l’académicien Erik
de consolider la tour porteuse. L’opération La mobilisation se poursuit dans tous les Orsenna cosigne dans Le Monde
commence en mars 1846. Conservés milieux et un véritable réseau se constitue. une tribune pour médiatiser le projet.
aujourd’hui aux Archives nationales L’appui de l’Eglise se traduit notamment par La visite de François Hollande
et à la Médiathèque de l’architecture et un événement singulier : le 9 octobre 1992, à l’occasion des Journées européennes
du patrimoine, les relevés effectués jour de la Saint-Denis, les 93 cathédrales du patrimoine de 2015 marque une
sont extrêmement complets et détaillés. de France sonnent à l’unisson en faveur de nouvelle étape. En mars 2017, il vient
Les pierres réutilisables sont stockées la flèche. Au mois de décembre, le résultat tailler la première pierre, inaugurant
à l’arrière de la basilique, afin qu’il reste de l’étude de faisabilité commandée est symboliquement le chantier. Enfin, le
possible de remonter la flèche. Faute de rendu public : la flèche est techniquement 17 mars 2018, une convention est signée
moyens, l’idée sera toutefois abandonnée. reconstructible. Cette reconstruction devra par le ministère de la Culture, le Centre
Les experts s’aperçoivent ensuite que se faire à l’identique, c’est-à-dire dans l’état des monuments nationaux, gestionnaire
la tour est elle-même en très mauvais état où elle fut restaurée par l’architecte François de l’édifice, l’évêque de Saint-Denis
et en proposent le démontage dans Debret avant 1845. « Les relevés effectués et Patrick Braouezec, président de
l’intérêt du portail. Eugène Viollet-le-Duc en 1846-1847 lors du démontage seront l’établissement public territorial Plaine
accuse alors Debret d’erreurs techniques, très précieux et donneront tous les détails Commune et de l’association Suivez
de mauvais entretien de la maçonnerie d’exécution, souligne Serge Santos. la flèche !, fondée en 2016.
et de choix de restauration hasardeux. Les Des dessins indiquent en effet les élévations Après trente ans de discussions,
attaques se multiplient et poussent Debret intérieures de la tour, celle de l’escalier, des le projet est donc enfin entré dans sa phase
l’édifice et la région parisienne. Le long
de cette rampe, des alcôves permettront
d’observer de près les sculptures et vitraux
© F. KEIFF. © MUSÉE D’ART ET D’HISTOIRE PAUL ELUARD, CLICHÉ IRÈNE ANDRÉANI.

qui ornent le flanc nord de la basilique.


Si le projet de la flèche de Saint-Denis
a mis si longtemps à voir le jour, ce n’est pas
seulement pour des raisons financières,
mais aussi à cause de la résistance de la
Commission des monuments historiques,
qui craignait que le poids de la nouvelle
tour ne déstabilise la basilique et ses
fondations. L’opération ne fait pas, en outre,
l’unanimité. Les associations du patrimoine
« puristes », appuyées par des historiens,
réclament en effet le respect de la charte de
Venise, signée en 1964, qui pose en grand
principe de la restauration des monuments
historiques le fait qu’on doive « respecter
la structure et l’authenticité des matériaux »
et que « tout élément nouveau doi[ve] être
reconnaissable ». Or les pierres de la flèche
démontées à l’époque ont depuis été en
partie utilisées et celles qui restent sont trop
CHANTIER PUBLIC Ci-dessus : Basilique de Saint-Denis, par l’entourage d’Etienne-Joseph fragiles pour être remployées. « Il s’agira
Bouhot, vers 1817 (Saint-Denis, musée d’Art et d’Histoire Paul-Eluard). La flèche et la tour donc plus d’une reconstruction que d’un
nord surmontent encore la façade. Page de gauche : plan du futur « village de chantier » et remontage au sens strict du terme ; d’une
du « belvédère » qui permettra au public d’observer le chantier depuis différentes hauteurs. reconstitution complète et donc d’un faux
monument qui coûtera cher. N’y aurait-il
pas d’autres choses plus urgentes à faire
opérationnelle. Il durera dix ans locale et un rayonnement nouveau à la pour la basilique ? » interroge l’association
et se déroulera en deux temps : d’abord basilique, « afin qu’elle soit aussi reconnue de défense du patrimoine Sites
la construction d’un « village de chantier » que Notre-Dame de Paris, de Chartres et Monuments.
au nord de la basilique, puis, au printemps ou de Reims », ajoute-t-il. L’ambition est Si la charte de Venise codifie les travaux,
2020, celle du « belvédère », qui dominera d’accueillir près de 300 000 visiteurs elle ne s’oppose en rien au remontage d’un
le chantier. Le modèle de financement du par an dès la troisième année d’un projet ouvrage ancien bien documenté, répond-
projet s’inspire de celui du château médiéval à l’attrait pédagogique exceptionnel. on du côté de Saint-Denis. « Reconstruire
de Guédelon, en Bourgogne, ou de la frégate Le public pourra en effet y découvrir la flèche est un geste historique, pas du tout
l’Hermione, à Rochefort. Ces chantiers le travail des maîtres bâtisseurs de une toquade de quelques ahuris », lance
exceptionnels ont montré qu’ils pouvaient cathédrales et les techniques médiévales l’architecte Jacques Moulin.
susciter la curiosité du public et générer une de construction gothique. Maçons, tailleurs Lorsque le campanile de Saint-Marc
fréquentation capable d’équilibrer leurs de pierre, forgerons, menuisiers, maîtres de Venise s’effondra en 1902, personne ne
frais. Car si la basilique de Saint-Denis est verriers peupleront le « village de chantier » contesta son remontage. Pas plus que
l’une des premières grandes réalisations et présenteront leur savoir-faire, l’artisanat, lors de la reconstruction de Notre-Dame
de l’art gothique, avant les cathédrales les sciences et les techniques qui ont de Dresde ou des églises de Varsovie,
de Chartres et de Paris, elle n’attire que permis l’émergence de cette architecture. détruites par les bombardements de la
130 000 visiteurs par an, contre 12 millions Une collaboration entre artistes, architectes, Seconde Guerre mondiale.2
pour Paris et 1 million pour Chartres. « Ce historiens et archéologues permettra de Basilique Saint-Denis, 1, rue de la Légion-
projet de chantier visitable pour remonter rendre vie à des machines, mécanismes et d’Honneur 93200 Saint-Denis. Rens. :
une flèche sur un édifice de plus de huit cent engins de levage, comme cette roue écureuil www.saint-denis-basilique.fr et 01 48 09 83 54.
quatre-vingts ans n’a aucun équivalent », qui acheminera les pierres en haut de la tour. Exposition « La Splendeur retrouvée de la
commente Jacques Moulin, l’architecte en Une rampe longera la façade nord pour basilique Saint-Denis. François Debret (1777-
chef des Monuments historiques chargé conduire à la tour-belvédère, qui offrira un 1850), architecte romantique », jusqu’au
de l’édifice. Il devrait offrir une dynamique point de vue inédit à 360° sur la flèche, 24 novembre 2019, dans la basilique Saint-Denis.
© RMN-GRAND PALAIS/THIERRY OLLIVIER/SP. © MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/THIERRY OLLIVIER/SP. © RMN-GRAND PALAIS/RENÉ-GABRIEL/SPSPOJÉDA/SP.
P ORTFOLIO
Par François-Joseph Ambroselli

Désir
d’
Homère
Le musée du Louvre-Lens
consacre une magnifique exposition
à la présence d’Homère dans
les arts et à la fascination qu’il n’a cessé
d’exercer depuis l’Antiquité.

« e monde naît, Homère chante », XVIIIe siècle, les hellénistes s’écharpent

L disait Victor Hugo. Comme lui, on


n’aura cessé, depuis vingt-neuf siè-
cles, de faire du poète de l’Iliade et de
sur la question. La dispute oppose ceux
qui défendent l’existence d’un auteur
unique des deux épopées à ceux pour qui
l’Odyssée le père de notre civilisation, l’Iliade et l’Odyssée sont les œuvres
celui qui aurait, par la beauté de ses vers, d’une multitude de poètes successifs, le
révélé l’humanité à elle-même. Source débat se prolongeant sur la date de fixa-
d’inspiration pour les artistes de toutes tion écrite de ces poèmes.
les époques, cette vision idéale et rétros- Aux yeux d’Alexandre Farnoux, direc-
pective influença les recherches des phi- teur de l’Ecole française d’Athènes et
lologues et des archéologues. C’est ainsi commissaire de l’exposition de Lens, la
que certains se mirent en quête de Troie question de l’identité du poète, qui aurait
et des traces d’Agamemnon ou d’Ulysse vécu au VIIIe siècle av. J.-C., est pourtant
dans les îles ioniennes. D’autres puisè- secondaire : « Il ne faut pas chercher à faire
rent dans son monde fabuleux la sève de de lui le témoin d’un temps, il est le témoin
leur art ou entreprirent religieusement d’une mémoire, et c’est bien plus pré-
de reproduire les artefacts décrits par le cieux. » Les nombreux portraits imaginai-
poète. La splendide exposition que lui res que réunit l’exposition donnent à voir
consacre aujourd’hui le Louvre-Lens les traits fatigués d’un vieil homme aveu-
explore cet univers homérique fait de gle, au front dégarni, les cheveux hirsu-
rêves, de mystères et de beauté, et pré- tes, arborant la barbe de la sagesse. Mais VEILLEUSE Ci-dessus : Hélène
sente près de trois cents peintures, des- ils correspondent en réalité à des fantas- sur les remparts de Troie, par
sins, gravures, sculptures, vases et objets mes à même de répondre à l’idée que l’on Gustave Moreau, 1826 (Paris,
d’orfèvrerie qui, de l’Antiquité à nos se fait du poète idéal, en possession des musée Gustave-Moreau). En haut :
jours, mirent à l’honneur l’aède légen- mystères anciens de l’humanité, plus Portrait imaginaire du poète
daire et les héros de ses épopées. qu’au fruit d’une réelle recherche histori- Homère, IIe siècle apr. J.-C. d'après un
Si son ombre plane avec autorité sur les que. La vérité, en la matière, demeure original grec créé en 150 av. J.-C.
siècles, personne ne peut affirmer avec inatteignable, Elle n’est pas aussi essen- (Paris, musée du Louvre). Page
certitude qu’un homme répondant au tielle qu’on se l’imagine : « La transmis- de gauche : Hector tué par Achille
nom d’Homère ait un jour foulé les mon- sion, voilà le vrai miracle d’Homère ! » (détail), par Pierre Paul Rubens,
tagnes bleues du Péloponnèse. Depuis le observe en effet Alexandre Farnoux. 1630 (Pau, musée des Beaux-Arts).
elles conservées parce qu’elles étaient de

© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKII/SP. © THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART/DIST. RMN-GP/SP.
meilleure qualité ? Tout esthète digne de
ce nom l’espère. Des raisons pragmati-
ques ont sans doute présidé à leur desti-
née : au VIe siècle av. J.-C., afin de rendre
justes et viables les compétitions de réci-
tation poétique, plusieurs cités se déci-
dèrent à mettre par écrit les textes (jus-
qu’alors chantés et transmis par voie
L’ESPRIT DES LIEUX

orale) sur lesquels les aèdes seraient


strictement jugés. Peut-être l’Iliade et
l’Odyssée furent-elles choisies pour le
rôle éminent qu’elles attribuaient à
Athéna et Apollon, en l’honneur desquels
était organisée la majorité des fêtes où se
déroulaient ces concours ? A force de
triompher elles acquirent une crédibilité
historique, fortifiée par nombre de cratè-
res, coupes, lécythes, œnochoés ornés
des exploits de leurs héros, et dont l’expo-
sition présente aujourd’hui les plus belles
pièces. Cette notoriété ne tarda pas à
menacer cependant les textes de réap-
propriation et de réécriture. L’Iliade et
120 son catalogue des vaisseaux, qui liste les
H héros achéens suffisamment courageux
pour avoir pris la mer vers Troie, en firent
les frais : de nombreuses cités, conscien-
tes de l’enjeu honorifique, en trafiquèrent
les vers afin qu’apparaisse, dans cet
appel aux anciens, le nom d’un de leurs
ressortissants – sûrement imaginaire –,
Le miracle associant ainsi leur ville à la gloire de
de la transmission cette victoire légendaire.
L’histoire de l’héritage des textes homé- Plus que la beauté de leurs vers, c’est
riques demeure, il est vrai, presque aussi ainsi leur intérêt religieux et politique qui
passionnante que celle de la colère semble avoir permis de conserver les sophiste du Ier siècle apr. J.-C., affirme
d’Achille ou que les aventures d’Ulysse deux poèmes remarque Alexandre Far- qu’Alexandre le Grand, lorsqu’il partit à
sur le chemin du retour. L’Iliade et noux : « Le jugement esthétique n’est pas la conquête de l’Inde, fit traduire l’épopée
l’Odyssée appartiennent à un « cycle le moteur le plus efficace pour la trans- en langue locale, afin que se répandent
troyen » dont elles sont les seules resca- mission. Le désir de transmettre se pro- sur les peuples conquis les beautés uni-
pées. Le reste de ce continent épique page avec plus d’efficacité lorsqu’il verselles de la culture grecque.
vogue désormais dans les limbes de la répond à un désir d’appartenance : les Cette aura presque mystique d’Homère
mémoire : des épopées qui retraçaient choses deviennent très précieuses, aux lui épargna bien plus tard les foudres de
les origines et les neuf premières années yeux des hommes, lorsqu’elles se rap- l’apologétique chrétienne, qui n’hésita
de la guerre de Troie, la mort d’Achille, la portent à leur histoire. » pas à vouer à l’oubli d’autres récits trop
ruse du cheval de Troie, la prise de la ville, La transmission des textes fut égale- entachés de paganisme. Homère, tout
le retour des héros grecs dans leur foyer, ment liée à la volonté de la Grèce de faire païen qu’il était, possédait, pour de nom-
ou les dernières péripéties d’Ulysse – de sa civilisation le phare du monde, breux néoplatoniciens et chrétiens,
autant de textes attribués à des poètes dressé devant l’océan de la barbarie. l’intuition parfaite d’un apôtre de la vraie
différents d’Homère – nous n’avons que Orgueil des Grecs, Homère devint ainsi le foi. Clément d’Alexandrie alla jusqu’à
des résumés ou des allusions d’auteurs porte-voix d’un hellénisme triomphant. comparer la figure du Christ en croix à
postérieurs. L’Iliade et l’Odyssée furent- Un texte de Dion Chrysostome, rhéteur celle d’Ulysse ligoté à son mât, soumis
RETROUVAILLES
Ci-dessus : Ulysse retrouvant
à l’appel séduisant des fatales sirènes, les sujets bibliques et les thèmes puisés Pénélope, vers 460-450 av. J.-C. (New
dont l’on peut admirer, au Louvre-Lens, dans l’épopée, composant tour à tour York, The Metropolitan Museum
les courbes gracieuses dans la toile d’Her- une Salomé qui obtient la tête de saint of Art). Les trois personnages
bert Draper. L’Odyssée devint dès lors Jean-Baptiste puis une Hélène qui, représentés à gauche (le fils d’Ulysse,
la représentation idéale de la quête de la comme celle que présente l’exposition, Télémaque, le porcher Eumée,
sagesse par la souffrance. Tous les mons- se languit sur les remparts de Troie. et Laërte, son père, assis par terre)
tres qu’avait rencontrés Ulysse sur sa Le Louvre-Lens met également à ne sont pas censés assister aux
route étaient autant de tentations spiri- l’honneur une autre œuvre de l’artiste, retrouvailles. Page de gauche : Achille
tuelles, et son cœur endurant s’assimila si Les Prétendants, qui figure un Ulysse traînant le corps d’Hector, lécythe
bien à la constance d’une âme abandon- massacrant ses rivaux sous le regard à figures noires, peintre de Diosphos,
née en la grâce divine que Chateaubriand, bienveillant de la déesse Minerve. Le vers 490 av. J.-C. (Paris, musée du
dans Les Martyrs, n’eut aucun mal à pré- halo qui, pour l’occasion, entoure la Louvre). Ce lécythe figure une scène
tendre que les valeurs homériques déesse rappelle celui dont est nimbé le du chant XXII de l’Iliade : Achille,
s’étaient perpétuées dans l’Evangile. Christ dans la représentation tradition- après avoir attaché le corps du vaincu
Gustave Moreau s’appropria de même nelle du Jugement dernier. à son char, le traîne dans la plaine.
l’œuvre du poète avec tant de passion A la suite de Moreau, André Derain
qu’il mit sur le même plan iconographique aura quant à lui l’inspiration lumineuse
L’ESPRIT DES LIEUX

122
H

de peindre le Retour d’Ulysse comme un lui-même senti obligé de défendre, dans œuvres au gré des remous de l’histoire.
écho à La Cène de Léonard de Vinci. Le Contre Apion, l’ancienneté et l’enraci- Le missionnaire poétique qu’avait été
spectateur de l’exposition peut y contem- nement du judaïsme contre ceux qui Alexandre le Grand incarne au plus haut
pler une Pénélope à la posture christique, estimaient que le peuple d’Israël n’avait degré ce désir irrationnel d’Homère, qui
qui présente l’arc à des prétendants atta- pas une légitimité aussi ancienne que le se logea jusque dans sa vie intime : le
blés et aussi agités que l’avaient été les monde grec. « Le magistère laïque souverain avait transporté durant ses
disciples lorsqu’ils avaient appris l’arres- d’Homère s’imposa en parallèle du campagnes sa propre édition des
tation prochaine du divin maître. magistère religieux de l’Ancien et du œuvres du poète, qu’il conservait dans
S’il faut, pour souscrire à cette lecture Nouveau Testament, résume Alexandre une petite boîte prévue à cet effet, et,
chrétienne et salvatrice de l’Iliade et de Farnoux. Dante, l’Arioste ou Shakes- lorsque son favori Héphestion avait
l’Odyssée, faire l’impasse sur certains peare ont accouché bien plus tard trouvé la mort, il l’avait honoré de funé-
passages, comme ceux qui racontent d’œuvres également fondatrices, mais railles semblables en tout point à celles
les amours d’Arès et d’Aphrodite, il faut ces auteurs se placèrent toujours en de Patrocle, dont l’œuvre dramatique et
aussi reconnaître qu’aucun autre texte relais par rapport à l’Iliade et l’Odyssée. » monumentale de Jacques-Louis David
ne possède ce caractère fondateur pro- a tenté de restituer le faste. Tel Achille
pre à lui conférer une autorité compara- dévasté, Alexandre avait pratiqué le
ble à celle des Saintes Ecritures.
Une fascination deuil en se coupant les cheveux et en se
Le rapport de force pencha même millénaire privant de toute nourriture.
parfois au profit d’Homère. Au Ier siècle Homère fut ainsi un poète de droit divin, Le conquérant n’avait pas été pourtant
apr. J.-C., Flavius Josèphe, historio- dont l’autorité ne fut jamais contestée le seul homéromane de son espèce : en
graphe romain d’origine juive, s’était mais dont l’humanité s’appropria les témoigne un orfèvre de Rhodes qui, à
© RMN-GRAND PALAIS/RENÉ-GABRIEL OJÉDA/SP. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/FRANCK RAUX/SP. © RMN-GRAND PALAIS/MARTINE BECK-COPPOLA./SP.
POUR LA PLUS BELLE
A gauche : Le Jugement de Pâris,
par Jean-Antoine Watteau, vers 1718-1721
(Paris, musée du Louvre). Cet épisode
fondateur de la guerre de Troie, durant
lequel Pâris désigne Aphrodite comme
étant la plus belle (celle-ci lui avait promis la
main de la ravissante Hélène) au détriment
d’Athéna et d’Héra, était raconté dans
les Chants cypriens de Stasinos de Chypre,
aujourd’hui perdus. Ci-dessous : Priam
aux pieds d’Achille, par Jules Bastien-Lepage,
1876 (Lille, palais des Beaux-Arts).

SUBLIME AGONIE Le massacre des prétendants par


Ulysse, narré dans le chant XXII de l’Odyssée, retint
l’attention de nombreux artistes, à l’instar de Gustave
Moreau qui lui consacra l’une de ses plus grandes
toiles, dont l’exposition présente une sublime
esquisse (à gauche, vers 1852, Paris, musée Gustave-
Moreau). Il conféra à la scène une dimension
théâtrale, presque orgiaque, où les suppliciés
rendent l’âme avec panache. Les corps s’entassent
sous le regard impassible de la déesse Minerve.

l’époque hellénistique, avait entrepris de eux comme l’héritière de la Troie du récit fascination millénaire : reclus à Byzance,
reproduire la coupe de Nestor conformé- iliadique (c’est sur son site que Schlie- les manuscrits de l’Iliade et l’Odyssée
ment à la longue description d’Homère mann mènera, au XIXe siècle, des fouilles durent attendre en effet les balbutie-
dans l’Iliade. Si l’on n’a pas de trace de qui conduiront, de fait, à la découverte ments de la Renaissance pour se dévoi-
cette réplique, l’exposition met en avant d’une Troie contemporaine de la Mycè- ler de nouveau à l’Europe. La mélancolie
une sublime galvanoplastie d’une coupe nes d’Agamemnon), et nombre d’entre de Pétrarque, pleurant sur son ignorance
en or datant du début de l’époque mycé- eux s’y rendaient en pèlerinage, posant du grec et sur l’éloignement temporel
nienne retrouvée dans une tombe à les fondations du tourisme homérique. d’Homère, montre que la fascination
Mycènes. Encadrée de deux anses sur- Cette fascination opéra si bien que exercée par le poète avait survécu au
montées de petites colombes, elle cor- l’empereur Constantin hésita à s’établir à caractère désormais inaccessible du
respond en certains points à la descrip- Troie avant de choisir Constantinople. texte de ses poèmes : « Ô grand homme,
tion d’Homère, et permet d’imaginer le roi Après la chute de Rome, l’influence avec quelle passion je t’écouterais. »
achéen Nestor faisant avec ce superbe de la culture grecque s’essouffla cer- La société occidentale moderne
calice une libation en l’honneur des dieux. tes dans l’Occident médiéval. Mais s’abreuva à la source homérique et y
Les Romains, qui voyaient dans le l’emprise d’Homère sur les esprits ne puisa la matrice d’une littérature éclai-
Troyen Enée le fondateur de leur civilisa- cessa point : Pline l’Ancien, Tite-Live, rée, d’une pédagogie efficace et d’un
tion, avaient eux aussi succombé à cette Suétone, Ovide avaient été pétris savoir-vivre – ainsi que d’un savoir-mou-
passion contagieuse. Une petite ville de d’admiration pour le poète. Leurs textes rir – héroïque. A l’instar des petits Grecs
bord de mer qui vivotait à l’époque hellé- en rapportaient des résumés, des bri- du Ve siècle av. J.-C., les jeunes Français
nistique dans la région du détroit des bes. Ils eurent à eux seuls la responsa- des XVIIIe et XIXe siècles apprirent à lire
Dardanelles avait ainsi été désignée par bilité de transmettre à l’Occident latin la avec l’Iliade et l’Odyssée, s’imprégnant
L’ESPRIT DES LIEUX

ainsi de ces personnages glorieux prêts L’ARC DU TRIOMPHE


à se sacrifier pour leur patrie. Cette Ci-dessus : Retour
influence avait naturellement débordé d’Ulysse, par André Derain,
sur les arts et l’artisanat. Depuis le vers 1938 (Paris, Centre
XVIe siècle, les artistes, à la suite de leurs Pompidou). De retour à
aînés de l’Antiquité, se disputaient les Ithaque, Ulysse se soumet au
motifs homériques et les adaptaient concours de tir à l’arc institué
selon les modes de leurs époques. C’est par Pénélope pour flouer
ainsi que Rubens avait peint Hector tué ses prétendants. Ayant gagné,
par Achille ou Thétis recevant de Vulcain il tue ses rivaux. A gauche :
les armes d’Achille, dans un tourbillon Ulysse à Ithaque, le jeu de l’arc,
de couleurs vives, en affublant les guer- d’après le Primatice, fin
124 riers d’armures contemporaines ; que le du XVIe siècle (Fontainebleau,
H Guerchin s’était emparé de la figure mys- musée du Château).
térieuse de Circé, la représentant dans
des étoffes de son siècle, un regard triste
porté vers le lointain et s’agrippant delà du désir d’illustrer l’Iliade et l’Odys- frissonner l’humanité. Dans les salles du
anxieusement à une aiguière décorée sée : le raffinement avait exigé la création Louvre-Lens, le cri de douleur du héros
d’un portrait de son bien-aimé Ulysse. de reliques épiques à même de ramener achéen, si bien rendu par le vers de Bau-
Deux siècles plus tard, le peintre Charles- Homère chez soi. Au XVIIIe siècle, un pro- delaire, résonne comme « un ordre ren-
François Marchal poussa à son paro- fesseur de grec au Collège royal avait voyé par mille porte-voix ». 2
xysme cette transposition de la mytho- notamment demandé au peintre Nicolas « Homère », jusqu’au 22 juillet 2019. Musée
logie dans la réalité contemporaine en Vleughels de lui dessiner le bouclier du Louvre-Lens, 99, rue Paul-Bert, 62300 Lens.
imaginant une Pénélope vêtue et coiffée qu’Achille avait reçu d’Héphaïstos après Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 18 h
comme une bourgeoise du XIXe siècle, le la mort de Patrocle. Le dieu y avait forgé (fermeture des caisses à 17 h 15). Fermé le
teint cristallin, perdue dans ses pensées, « la terre et le ciel et la mer, le soleil infa- 1er mai. Tarifs : 10 €/5 €. Gratuit pour les moins
brodant de ses mains délicates une pièce tigable et la pleine lune » et y avait mis de 18 ans. Rens. : www.louvrelens.fr
de tissu. Autant d’œuvres que l’on peut « toutes les étoiles qui sont la couronne
retrouver dans les larges galeries du du ciel ». Si le peintre n’avait pu rendre
Louvre-Lens, aux côtés de celles du toutes les subtilités du récit homérique, le
Primatice avec son Ulysse remportant le résultat, qui s’offre aux yeux des specta-
concours de tir à l’arc, de Jean-Antoine teurs, à Lens, à travers une belle gravure À LIRE
Watteau avec son Pâris offrant la pomme contemporaine de l’œuvre, signée de
à la belle Aphrodite, de Jean-Baptiste Martin Marvie, ne manque pas de poésie Catalogue
Corot avec son Homère jouant de la et présente, dans une mêlée circulaire, de l’exposition
lyre pour de jeunes bergers, d’Honoré des figures divines, humaines et anima- Musée du
Daumier et ses caricatures hilarantes, les, hérauts d’un monde où la guerre et Louvre-Lens/
de Jules Bastien-Lepage et son Priam la paix se succèdent à intervalles régu- Lienart Editions
suppliant Achille… liers. Cette fausse relique, si artificielle 376 pages
L’homéromanie de la société euro- soit-elle, donne corps à cette colère
39 €
péenne était allée cependant bien au- d’Achille qui, depuis des millénaires, fait
© CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI/SP. ; © 2019 ADAGP, PARIS.© RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE FONTAINEBLEAU)/GÉRARD BLOT/SP. © THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART/DIST. RMN-GP.

LE FIL DE L’HISTOIRE
Pénélope, par Charles-
François Marchal,
vers 1868 (New York,
The Metropolitan
Museum of Art).
Ce tableau surprenant,
dans lequel l’artiste
transpose la femme
d’Ulysse dans le monde
moderne, remporta un
franc succès au Salon
de 1868, à tel point
que, selon un témoin,
il fallait « percer
une triple barrière
de spectateurs pour
arriver jusqu’à lui ».
L’ESPRIT DES LIEUX

126
h
T RÉSORS VIVANTS
Par Sophie Humann

Comme une
image
De l’épopée napoléonienne
aux fameuses devinettes distribuées
aux écoliers, les images d’Epinal
ont enchanté plusieurs générations.
Leur tradition se perpétue
au cœur des Vosges.
PHOTOS : © MARC-ANTOINE MOUTERDE POUR LE FIGARO HISTOIRE.
COLLECTOR Célèbre, entre autres, pour ses devinettes et ses images à découper (en bas),
la maison Pellerin fut toujours à la pointe de la technique. Elle développa la lithographie et
conserve une impressionnante collection de pierres (ci-dessus). Elle inventa une machine,

E
n sortant de la gare, il faut arpenter toujours en activité (page de gauche), qui permettait de colorier plusieurs images à la fois.
les quartiers reconstruits à la hâte après
la guerre, puis traverser la Moselle,
qu’égaye un centre nautique. On longe les Ici, le récit d’un fait divers ; là, des planches l’actuelle PDG de l’Imagerie d’Epinal,
parois de verre du musée de l’Image pour didactiques sur les métiers, les animaux ; lorsqu’elle a décidé en 2014, avec son
atteindre le bâtiment de l’ancien atelier là encore, de gracieux décors de théâtre, associé d’alors, Pacôme Vexlard, de sauver
de l’Imagerie d’Epinal, où dorment des feuilles remplies de soldats, d’habits l’entreprise. Restée dans la famille Pellerin
encore d’imposantes machines de métal, de poupées, de cerfs-volants à découper, depuis sa fondation en 1796, celle-ci
on monte un escalier de fer, pousse de devinettes aux formes étranges… avait fait faillite en 1984 et avait alors été
quelques portes. Voilà, nous y sommes. On sourit aux historiettes rigolotes rachetée par cinquante-deux actionnaires
Une inimitable odeur de vieille maison et de Benjamin Rabier, s’étonne des histoires à la barre du tribunal. Depuis, elle
de papiers anciens emplit l’immense pièce. africaines de pélicans dévorant des enfants imprimait essentiellement des supports
Elles sont là, en piles sages, des milliers qui seraient désormais impubliables. de communication pour les entreprises
d’images classées par thèmes. Il n’y a plus Voici encore le maréchal de Mac Mahon locales, des chromos du pape Jean-Paul II,
qu’à courir d’une étagère à l’autre. Voici et Mme la duchesse de Magenta se portant de la fondatrice du comité Miss France,
une rangée entière consacrée à l’épopée au secours des sinistrés lors des inondations Geneviève de Fontenay, du maire d’Epinal,
napoléonienne : les pyramides, Wagram, de Paris en mars 1876, l’affiche officielle Philippe Seguin…
Austerlitz, la Moscova… Nous voilà de l’inauguration de la tour Eiffel en 1889… Aujourd’hui, le parcours de visite
le 15 novembre 1796, passant l’Adige avec Quel trésor ! Et ce n’est pas fini. Dans la cave des ateliers a été repensé avec une
la division Augereau, puis grelottant du bâtiment sont entreposées les quelque scénographie vivante. Les visiteurs
au milieu des grognards qui traversent sept mille pierres lithographiques, (soixante mille l’an dernier) découvrent
la Bérézina en 1812. Sur la rangée suivante en calcaire de Bavière ou du Dauphiné, l’histoire de l’imprimerie en déambulant
se pressent de petites histoires de frères qui ont servi à imprimer ces images avec un Histopad entre les casses,
et sœurs, d’œufs de Pâques, de Polichinelle, pendant des dizaines d’années. les presses à bras, les machines aquatypes
Moïse devant le buisson ardent, Jeanne Ce patrimoine intact a suscité la surprise à coloriser du début du XXe siècle. Ils
en armure, bien droite sur son cheval… et l’enthousiasme de Christine Lorimy, observent quelques planches et peuvent 1
SAVOIR-FAIRE Au milieu du XIXe siècle, l’imprimerie possédait plus de mille
cinq cents bois gravés (ci-contre), puis elle s’est diversifiée, entre autres vers
l’imagerie enfantine (en dessous). Aujourd’hui, certaines images sont à nouveau
coloriées à l’ancienne, à la brosse et au pochoir (page de droite). Les couleurs
historiques de la maison : jaune, rouge, rosette, brun et bleu, ont été retrouvées
et sont fabriquées sur place avec des pigments naturels (en bas).

Horloger à ses heures, Nicolas Pellerin possédait plus de mille cinq cents bois
avait fondé sa fabrique de cartes à jouer gravés : images pieuses, représentant des
à Epinal en 1735. Il n’était pas le seul dans ces saints pour la plupart, et représentations
régions de l’Est, où le bois a toujours fourni des batailles napoléoniennes, copiées
le papier. A Epinal même, le musée conserve sur les gravures des imprimeurs parisiens
une image du XVIIe siècle représentant saint de la rue Saint-Jacques. Bien qu’un peu
Nicolas et signée par l’imprimeur-libraire raides, les scènes de batailles s’arrachèrent
Claude Cardinet. Pour varier ses activités, vite dans toute la France, y compris
Pellerin se lança alors dans la production dans les campagnes les plus reculées.
d’images pieuses, comme d’autres artisans L’imagerie de masse était née et, avec
de sa ville, Jean-Nicolas Vatot, Jean-Charles elle, un puissant outil de communication.
Didier, Antoine-Marcel Raguin, qui Napoléon III en profita largement pour
réalisaient des séries de « Sainte Famille », accéder au pouvoir. Aux images pieuses,
de « Sainte Trinité » et des frises servant militaires ou politiques se joignit bientôt
de dessus de cheminée ou de tours de lit, toute une illustration enfantine,
formées par plusieurs cartes collées entre qui correspondait à l’intérêt grandissant
elles et représentant les douze apôtres. de la bourgeoisie pour l’éducation.
Les ventes d’images religieuses Sous le Second Empire, l’imagerie
regarder les imprimeurs au travail. s’effondrèrent à la Révolution. Le fils d’Epinal connut un nouvel élan. Natif
Car l’Imagerie, qui bénéficie désormais du de Nicolas Pellerin, Jean-Charles, reprit d’Epinal, Charles Pinot était parti à Paris
label « entreprise du patrimoine vivant », probablement la première activité de son pour étudier aux Beaux-Arts, puis revenu
fonctionne à nouveau. Le fonds revit. père, l’horlogerie, et vendit des cartes au pays pour subvenir aux besoins de
Certains jours, les machines classées à jouer et des dominos. Mais il avait dû sa mère devenue veuve. En 1847, il s’était
128 monuments historiques reprennent apprendre aussi la gravure sur bois dans fait embaucher par Pellerin. Contrairement
h du service, des pierres sont encrées, des l’atelier paternel et, lorsque l’imagerie aux autres graveurs, qui étaient d’excellents
images, des cahiers de devinettes, des religieuse revint en grâce, il fonda son artisans mais se contentaient de copier
modèles à construire sont réédités avec Imagerie en 1796. Il sut graver lui-même et leurs modèles, lui savait dessiner. A l’atelier,
de nouvelles mises en couleur. Quelques surtout former des artisans très doués, dont pendant quelques années, puis au sein de
images sont détournées pour servir de les noms resteront attachés à celui d’Epinal : sa propre entreprise, la « Nouvelle Imagerie
modèles de papiers peints, que l’Imagerie Canivet, Réveillé, Thiébault, Wendling et d’Epinal », à partir de 1860, il inventa
diffuse dans le showroom parisien le plus célèbre d’entre eux, François Georgin. de véritables petites scènes animées
qu’elle partage avec d’autres entreprises Vers le milieu du XIXe siècle, l’Imagerie par plusieurs images regroupées en
défendant les savoir-faire de la région. une seule bande, véritables ancêtres de
Des grandes pointures de l’illustration, la bande dessinée. Il fit travailler d’autres
comme Tomi Ungerer, Joann Sfar ou dessinateurs, dont Eugène Ensfelder,
Serge Bloch, ont créé de nouvelles images, professeur de dessin à Strasbourg.
suivies par la jeune génération incarnée Leur talent et leur sens de l’observation
par Chanoir ou Simon Bailly, un purent s’exercer d’autant mieux que
illustrateur prometteur passé par l’Ecole Charles Pellerin avait introduit vers 1850
supérieure d’art de Lorraine (ESAL), la technique de la lithographie dans
à Epinal, avec laquelle Pacôme Vexlard, ses ateliers. Curieusement, aucun imagier
l’ancien PDG de l’Imagerie, a noué avant lui n’avait eu l’idée d’adapter cette
un partenariat. Bien sûr, on est loin de l’âge technique révolutionnaire, découverte
d’or de la fin du XIXe siècle, quand par hasard par Aloys Senefelder à la fin du
l’Imagerie Pellerin inondait la France XVIIIe siècle. Si on trace un dessin sur une
et le monde de ses millions de planches. pierre calcaire avec un crayon gras, qu’on
La famille Pellerin avait en effet la mouille puis passe dessus un rouleau
toujours su installer les machines les plus enduit d’encre, seules les parties marquées
performantes et attirer les meilleurs par le crayon retiennent l’encre. Il suffit
illustrateurs, transformant ainsi le petit alors d’appuyer un papier sur la pierre pour
atelier d’un cartier des Vosges en une obtenir l’illustration. Dessiner ainsi sur une
fabrique connue dans le monde entier. pierre était bien plus facile et rapide que de
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PHOTOS : © MARC-ANTOINE MOUTERDE POUR LE FIGARO HISTOIRE.


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passer des heures à graver des morceaux de d’un rocher ou d’un nuage – apparurent
bois. Dès 1818, une presse lithographique à l’Imagerie à la fin du XIXe siècle. Leur
avait été installée aux Tuileries. Bientôt succès populaire fut immédiat et, hormis
Delacroix et Vernet, suivis de Grandville ou les flopées d’images de soldats vendues
Daumier, s’étaient essayés à la lithographie. pendant la Grande Guerre, les devinettes
A Epinal, la lithographie permit à Charles d’Epinal incarnèrent la maison jusqu’aux
Pellerin d’augmenter considérablement années 1950. Il y en eut plus de cinq cents L’HISTOIRE
sa production. Alors que, dans les années
1840, il ne pouvait dépasser avec la gravure
différentes, déclinées sur des pages entières
de cahiers distribués comme bons points EST UN PLAISIR
sur bois un tirage de quelques milliers aux écoliers. On voyait, par exemple,
d’exemplaires, il était désormais capable une bergère dont il fallait, en tournant Abonnez-vous en appelant au
01 70 37 31 70
d’imprimer cinq cent mille images vantant l’image dans tous les sens, trouver le berger.
les machines à coudre Singer ! Pour la Ou encore chercher le sultan Saladin
couleur, Pellerin continuait en revanche de poursuivi par les chevaliers… Sous avec le code RAP19004
se fier au pochoir. On reconnaît aujourd’hui l’influence de l’éditeur parisien Glucq,
ses images grâce au nombre limité de leurs l’Imagerie Pellerin eut l’idée d’associer PAR INTERNET
somptueuses couleurs végétales : jaune, ses devinettes et ses séries d’images www.figarostore.fr/histoire
brun, rouge, un rouge clair appelé rosette à des marques pour vanter leurs produits : PAR COURRIER
et un bleu provenant de lapis-lazuli écrasé, pneus Michelin, Grands Magasins, en adressant votre règlement de 35 €
et même, dit-on, d’un véritable bleu de tailleurs, biscuits… La réclame était née. à l’ordre du Figaro à :
Prusse. Pellerin avait inventé une machine Pourtant, la bonne étoile de l’Imagerie
qui permettait de colorier plusieurs images d’Epinal, bientôt démodée par la radio Le Figaro Histoire
en même temps, des brosses mues par des puis le cinéma, commença à pâlir. Jusqu’à Abonnement, 4 rue de Mouchy,
ficelles répartissant l’encre dans les espaces ce que, saturés jusqu’à l’écœurement 60438 Noailles Cedex
laissés libres par les pochoirs. d’images virtuelles, quelques passionnés Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux abonnés et valable
Créées sur le modèle des paysages se décident à remettre les anciennes jusqu’au 31/05/2019. Les informations recueillies sur ce bulletin sont
destinées au Figaro, ses partenaires commerciaux et ses sous-traitants, pour
à secrets à la mode sous la Restauration, presses en route, à ressortir les pierres la gestion de votre abonnement et à vous adresser des offres commerciales
pour des produits et services similaires. Vous pouvez obtenir une copie de vos
les « devinettes » – images cachées dans lithographiques, à prouver qu’on pouvait données et les rectifier en nous adressant un courrier et une copie d’une pièce
d’identité à : Le Figaro, Service Relation Client, 14 boulevard Haussmann
le feuillage d’un arbre, dans la forme encore créer des illustrations de papier. 2 75009 Paris. Si vous ne souhaitez pas recevoir nos promotions et sollicitations,
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du Figaro, 14 bd Haussmann 75009 Paris. SAS au capital de 16 860 475€.
542 077 755 RCS Paris.
A VA NT, A PRÈS
Par Vincent Trémolet de Villers
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.

Fragmentation
française
C’
est une impression diffuse mais constante. se disloque en 1965. Le premier décrochage est
Celle de vivre un extraordinaire boulever- l’effet de l’abandon de la pratique religieuse, au len-
sement qui transforme tantôt par petites demain du concile Vatican II selon l’historien
L’ESPRIT DES LIEUX

touches, tantôt par un mouvement brutal tout ce Guillaume Cuchet que Fourquet cite abondam-
qui autrefois ordonnait notre société. « La commu- ment. En quelques décennies, tout ce qui ordonnait
nauté d’expérience » (Pierre Manent) qui forgeait, la vie en société – armée, famille, religion, esprit civi-
de l’école au service militaire, du bistrot au clocher, que – est ajusté au monde postchrétien. En 2016,
l’unité de la nation se fragmente chaque jour un peu 0,3 % des petites filles s’appellent Marie. Parallèle-
plus. Les intonations, les prénoms, les habitudes ment, le nombre de prénoms a explosé. Après la
changent. Apparaissent comme une résurgence Seconde Guerre mondiale, 3 000 prénoms étaient
archaïque tatouages et bijoux totémiques. Le jeûne donnés chaque année ; en 2014, on en dénombrait
n’est plus le temps du carême mais une forme nou- 13 000 (hors prénoms rares). En Bretagne, en Corse,
velle de développement personnel ; les animaux dans le Pays basque, les prénoms « régionaux »
n’en sont plus, ce sont « nos frères en animalité » ; les reviennent en force ; dans la France périphérique,
machines nous dépassent, bientôt elles rendront c’est l’Amérique qui s’invite dans l’état civil : une
l’homme obsolète ; les églises se vident et les mos- France des Kevin, des Jordan, des Dylan voit le jour.
quées se construisent. Les plus humbles regardent le foot à la télé (il A ses côtés une « nouvelle » France : sur l’ensemble du territoire, 18 %
faut avoir beaucoup d’argent désormais pour s’asseoir sur les fauteuils des garçons nés en 2016 portent un prénom arabo-musulman. Dans
130 rembourrés du Parc des Princes), la télé elle-même s’est fragmentée en certains départements le chiffre dépasse les 30 %. Fourquet rappelle
h milliers d’écrans au travers desquels chaque individu regarde son pro- que ces Français ne forment pas un groupe homogène. Une intégra-
pre monde. Ces inquiétudes multiples, Jérôme Fourquet les affronte tion « à bas bruit » est selon lui à l’œuvre. En témoigne la proportion
une à une. Dans un essai vertigineux, tant il parvient à saisir notre épo- des soldats français issus de l’immigration morts en Afghanistan entre
que, le politologue analyse, chiffres à l’appui, le mal français. Un travail 2001 et 2015 en combattant les talibans : 7 de nos 77 soldats. Son
salutaire qui dévoile une société composée de « différents groupes constat cependant est tranché : la France est devenue un archipel,
ayant leur propre mode de vie, des mœurs bien à eux et parfois une vision « un ensemble d’îles relativement proches les unes des autres ». Aux
du monde singulière ». Cela fait des années que l’esprit pénétrant de fragmentations culturelles, s’ajoutent les fragmentations sociolo-
Fourquet analyse ce phénomène, mais ici, il parvient à en tracer préci- giques et géographiques qu’illustrent les défilés de « gilets jaunes »,
sément tous les contours. Il s’appuie sur une somme documentaire et chaque samedi, dans les centres-villes. « Aujourd’hui, on vit côte à côte,
statistique extraordinaire et notamment sur un fait commun et par- je crains que demain on vive face à face », disait Gérard Collomb sur le
ticulièrement éloquent : le choix du prénom donné à son enfant. En perron de la place Beauvau avant de quitter le ministère de l’Intérieur.
1900, « pas moins d’une petite fille sur cinq fut prénommée Marie ». La Cette crainte nous hante. Alors, on se raccroche à la moindre manifes-
société française repose alors sur une matrice catholique avec laquelle tation de communion nationale (victoire sportive, commémoration)
la matrice républicaine et anticléricale fait système. « Nos vieux maî- et l’on invoque, comme un mantra, le « vivre-ensemble ». « Le mot
© MICHEL GOTIN/EPICUREANS.

tres, écrit Péguy dans L’Argent, n’étaient pas seulement des hommes de “vivre-ensemble”, nous a pourtant prévenus Alain Finkielkraut, a été
l’ancienne France. Ils nous enseignaient, au fond, la morale même et l’être inventé pour masquer la disparition de la chose. »2
de l’ancienne France. Je vais bien les étonner : ils nous enseignaient la
même chose que les curés. (…) Toutes leurs contrariétés métaphysiques
n’étaient rien en comparaison de cette communauté profonde qu’ils À LIRE
étaient de la même race, du même temps, de la même France, du même
régime. De la même discipline. Du même monde. » Cette matrice, déjà L’Archipel français.
entamée par le baby-boom et la naissance du « peuple adolescent », Naissance
d’une nation multiple
et divisée
BOULEVERSEMENT En haut : les ruines de la chapelle du Jérôme Fourquet
château de Commarque. L’abandon de la pratique Seuil
religieuse participe à la fragmentation de la « communauté 384 pages, 22 €
d’expérience » qui forgeait naguère l’unité de la nation.

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