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28 FESTIVAL

INTERNATIONAL
DU FILM
D’HISTOIRE
Pessac | 20 · 27 novembre 2017

So british !
Création graphique : Floc’h

110 FILMS · 40 DÉBATS · 25 AVANT-PREMIÈRES


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AVANT-PROPOS
LES COLLECTIONS

Le Royaume
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Depuis l’écrasement du pays de Galles, au xiiie siècle, c’est dans la guerre que
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Suisse : Edigroup SA, tél. : 0041 22 860 84 01 les Anglais ont bâti le Royaume-Uni. Ce « premier empire britannique », construit
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1 an, 12 nos + 4 nos Collections de L’Histoire : 85 € dans la violence, a pourtant fini par se forger une identité commune à la fin du
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Achat de revues et d’écrins xviiie siècle. Au fondement de cette nation britannique, le protestantisme, la fierté
L’Histoire, 24, chemin Latéral, 45390 Puiseaux
Tél. : 02 38 33 42 89 coloniale, le libéralisme mais aussi une haine commune : celle de la France per-
Rédaction, documentation, réalisation çue comme le pays du despotisme.
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Courriel rédaction : courrier@histoire.presse.fr
Directrice de la rédaction :
Valérie Hannin (19 49) Au Moyen Age pourtant, après la conquête de Guillaume le Conquérant en 1066,
Assistantes et coordinatrices de la rédaction :
Véronique Rotondi, Claire Wallet (19 51) la noblesse anglaise était aussi une noblesse normande et parlait français, langue
Conseillers de la direction :
M
 ichel Winock, Jean-Noël Jeanneney des élites, du droit et des lettrés. Avec la montée sur le trône en 1154 d’Henri II
Rédactrice en chef : H  éloïse Kolebka (19 50)
Rédactrice en chef adjointe Plantagenêt, régnant à la fois sur l’Angleterre, l’Aquitaine et la Normandie, se
responsable des Collections : 
Géraldine Soudri (19 52) dessina un empire transmanche. Ce lien consubstantiel entre l’île et le continent
Rédacteur en chef adjoint : Olivier Thomas (19 54)
Secrétaire général de rédaction : prit fin avec la guerre de Cent Ans. Et la rivalité avec la France fut longtemps le
Raymond Lévêque (19 55) assisté de Didrick Pomelle
Chef de rubrique : Ariane Mathieu (19 53) ciment de la nation en construction.
Rédaction : Julia Bellot, Lucas Chabalier,
Huguette Meunier, Fabien Paquet
Directrice artistique : Marie Toulouze (19 57)
Directrice artistique adjointe pour ce numéro :
Après la Glorieuse Révolution de 1688, l’antagonisme entre les deux pays
Valentina Léporé
Service photo : Jérémy Suarez (19 58)
prend une nouvelle dimension. En Amérique et jusqu’en Inde, il s’agit à présent
Révision : Hélène Valay de lutter pour la prédominance mondiale. C’est une « guerre totale » qui se solde
Comité scientifique : Pierre Assouline, Jacques Berlioz,
Patrick Boucheron, Catherine Brice, Bruno Cabanes, en 1815 par la défaite de la France.
Johann Chapoutot, Joël Cornette, Jean-Noël Jeanneney,
Philippe Joutard, Emmanuel Laurentin, Julien Loiseau,
Pap Ndiaye, Séverine Nikel, Olivier Postel-Vinay, Yann Potin,
Yves Saint-Geours, Maurice Sartre, Laurent Theis,
Annette Wieviorka, Olivier Wieviorka, Michel Winock
Berceau de la révolution industrielle, la Grande-Bretagne devient au
Correspondants : Dominique Alibert, Claude Aziza,
Vincent Azoulay, Antoine de Baecque, Esther Benbassa,
xixe siècle la première puissance mondiale. Les Anglais construisent alors avec
Jean-Louis Biget, Françoise Briquel-Chatonnet,
Guillaume Calafat, Jacques Chiffoleau, Alain Dieckhoff,
les Écossais, les Gallois et les Irlandais le plus vaste empire colonial, rassemblant
Jean-Luc Domenach, Hervé Duchêne, Olivier Faron,
Christopher Goscha, Isabelle Heullant-Donat, Édouard Husson, 400 millions de personnes. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Em-
Gilles Kepel, Matthieu Lahaye, Marc Lazar, Olivier Loubes,
Gabriel Martinez-Gros, Marie-Anne Matard-Bonucci, pire fait place au Commonwealth of Nations. Mais le Royaume-Uni peut encore
Guillaume Mazeau, Nicolas Offenstadt, Pascal Ory,
Michel Porret, Yann Rivière, Pierre-François Souyri, compter sur ses groupes de rock, ses équipes de foot, la solidité de ses institutions
Sylvain Venayre, Catherine Virlouvet, Nicolas Werth
Ont collaboré à ce numéro : ou le charisme de la reine pour en imposer au monde.
Bruno Bourgeois (infographie), Marius Kesmedjian,
Sophie Suberbère (iconographie)
Fabrication
Responsable de fabrication : Christophe Perrusson (19 10) Avec le Brexit, cette union pourrait bien se déliter : les nationalistes rêvent d’une
Activités numériques : Bertrand Clare (19 08)
Services administratifs et financiers
Écosse indépendante et européenne. Tandis que pointe la menace en Irlande du
Responsable administratif et financier :
Nathalie Tréhin (19 18)
renforcement de la frontière entre le Nord et le Sud. En tournant le dos à l’Europe,
Comptabilité : Teddy Merle (19 15)
Ressources humaines : Agnès Cavanié (19 71)
l’Angleterre a pris le risque de redéfinir aussi les liens séculaires construits avec
Marketing direct et abonnements
Responsable du marketing direct : Linda Pain (19 14)
les trois autres nations du Royaume-(dés)uni. n
Responsable de la gestion :Isabelle Parez (19 12)
Ventes et promotion
Directeur : Valéry-Sébastien Sourieau (19 11)
Ventes messageries : V IP Diffusion Presse,
Frédéric Vinot (N° Vert 08 00 51 49 74)
Diffusion librairies Pollen/Dif’pop’
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Communication : Isabelle Rudi (19 70)
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Directeur général : Corinne Rougé (93 70) EN COUVERTURE :
Directeur commercial : Jean-Benoît Robert (97 78) En haut : portrait de la reine Élisabeth II, photographiée en février 1996 ;
Directeur commercial : C hristian Stefani (93 79) en bas : scène de la bataille de Trafalgar opposant l’HMS Temeraire et l’HMS Victory où mourra Nelson
Publicité littéraire : Pauline Duval (97 54) face au Redoutable de la marine française, peinture de Louis-Philippe Crepin, 1806,
Responsable Web : R omain Couprie (89 24) Paris, musée de la Marine (Brian Aris/Camerapress/Gamma-Rapho – Deagostini/Leemage).
Studio : B rune Provost (89 26)
Gestion : Catherine Fernandes (89 20)
mediaobs.com
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 3
Sommaire
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2017

Les Anglais
La nation impériale

6 Carte : un État, trois pays,


une province
7 Chronologie
8 Écosse, pays de Galles, Irlande.
Le « premier empire britannique »
par J EAN-PHILIPPE GENET
❙ La province qui voulait quitter 1. N
 AISSANCE
l’Empire romain D’UNE NATION
par Y ANN RIVIÈRE
❙ Les quatre piliers de l’identité 18 Les Plantagenêts :
britannique de part et d’autre de la Manche
par M  ARTIN AURELL
❙ Lord Macaulay, historien national
❙ Débat : Henri II, roi ou empereur ?
par D  AVID BATES, MATHIEU ARNOUX
e t JEAN-PHILIPPE GENET
24 Et s’ils avaient parlé français ?
par A
 UDE MAIREY
❙ Quiz : connaissez-vous

THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE – HERITAGE-IMAGES/THE PRINT COLLECTOR/AKG


l’anglo-normand ?
26 Guerre de Cent Ans :
la fin du rêve continental
par C HRISTOPHER FLETCHER
❙ Cartes : trois cents ans de repli
30 Pourquoi Shakespeare est
devenu grand
par F RANÇOIS-JOSEPH RUGGIU

Origine du papier : Allemagne


Taux de fibres recyclées : 0 %
ABONNEZ-VOUS PAGE 93 Ce numéro comporte un encart abonnement L’Histoire
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4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77


2. R
 ULE, BRITANNIA !
34 Un modèle de gouvernement
par PHILIPPE CHASSAIGNE
❙ Une révolution, mais glorieuse
❙ Parlement : naissance d’une institution
❙ Élisabeth II : le règne le plus long
42 La tolérance, avant tout le monde !
par FRANÇOIS-JOSEPH RUGGIU
3. APRÈS L’EMPIRE
PARIS, ARCHIVES DE GAULLE/BRIDGEMAN IMAGES – PETER NICHOLLS/REUTERS LONDRES, APSLEY HOUSE, THE WELLINGTON MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES

44 France-Angleterre.
1755-1815 : duel au sommet 70 1914-2017.
par PIERRE SERNA L’art britannique de la guerre
❙ Carte : une lutte pour par B RUNO CABANES
la domination du monde ❙ Ce que la Résistance doit aux Anglais
entretien avec J EAN-LOUIS
50 Un empire pacifique ?
CRÉMIEUX-BRILHAC
par PIERRE SINGARAVÉLOU
❙ Le sacrifice des diggers
❙ Carte : un quart des terres émergées
78 Football, la fin du
58 Comment ils ont inventé l’industrie
« people’s game »
par FABRICE BENSIMON
par P AUL DIETSCHY
❙ 1851-1951 : d’une « expo » à l’autre
par P HILIPPE CHASSAIGNE 82 1964, les Beatles ou
la « British Invasion »
66 L’Irlande, une colonie comme par O
 LIVIER JULIEN
les autres ? ❙ De gentils prolétaires qui ont réussi
par GÉRALDINE VAUGHAN
par B ERTRAND LEMONNIER
❙ L’Angleterre a-t-elle affamé les Irlandais ?
86 L’Europe en solitaire
par M  AURICE VAÏSSE
❙ Débat : Brexit, so what ?
entretien avec R OBERT TOMBS 
et JOHN HORNE
❙ Carte : un vote de classe ?

94 Lexique
96 A lire, voir et écouter

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 5

StoreLH.indd 1 08/10/2015 15:24


Chronologie
VIIe SIÈCLE AV. J.-C. PREMIÈRES 1607 INTENSIFICATION DES 1801 UNION entre la Grande- 1931 STATUT DE WESTMINSTER.
TRACES de culture celtique. « PLANTATIONS » EN ULSTER, Bretagne et l’Irlande. Le Royaume-Uni reconnaît
colonisation en masse de la souveraineté de pays
Ier SIÈCLE AP. J.-C.  protestants sur les terres 1815 DÉFAITE DE NAPOLÉON  membres de l’empire
CONQUÊTE ROMAINE de confisquées aux catholiques à Waterloo : la Grande- britannique (dominions).
la grande île (jusqu’aux irlandais rebelles. Bretagne ressort victorieuse
frontières de l’Écosse). de la guerre qui l’opposait 1940, 7 SEPTEMBRE
1649-1660 GUERRE CIVILE. à la France depuis la guerre PREMIÈRE ATTAQUE aérienne
406 DÉPART des dernières Charles Ier est décapité (1649). de Sept Ans. allemande sur Londres ;
légions romaines, qui République dirigée par 27 MAI-3 JUIN sauvetage
contiennent déjà des Cromwell. 1830 PREMIÈRE LIGNE du corps expéditionnaire
auxiliaires germaniques. DE CHEMIN DE FER entre de Dunkerque. La Grande-
1660 RESTAURATION de la Liverpool et Manchester. Bretagne fera partie des trois
VIe-VIIe SIÈCLE EXTENSION monarchie avec Charles II. vainqueurs. Premier ministre
DES TERRITOIRES des chefs 1842 LA CHINE cède Hongkong depuis 1940, Churchill
saxons qui créent de petits 1679 LE PARLEMENT vote aux Britanniques en siège dans les conférences
royaumes et repoussent vers l’Habeas corpus, qui garantit concession pour 155 ans. de Téhéran (1943) et
l’ouest et au nord-ouest les la liberté individuelle. Yalta (1945).
principautés bretonnes. 1845-1851 GRANDE FAMINE 
1688 JACQUES II S’EXILE. en Irlande : 1 million de morts, 1947 INDÉPENDANCE DE
1066 A HASTINGS, le duc Guillaume d’Orange devient 1,5 million d’émigrants. L’INDE et du Pakistan.
Guillaume de Normandie roi d’Angleterre en 1689
est vainqueur d’Harold. sous le nom de Guillaume III. 1851 PREMIÈRE EXPOSITION 1949 L’EMPIRE BRITANNIQUE
Il devient roi d’Angleterre. Naissance de la monarchie universelle à Londres qui laisse place au
parlementaire. attire 6 millions de visiteurs. Commonwealth of Nations.
1154-1189 HENRI II Plantagenêt
règne sur un immense empire 1707 L’ACTE D’UNION dote le 1877 VICTORIAimpératrice 1953 ÉLISABETH II est
transmanche. Royaume-Uni d’Angleterre et des Indes. couronnée reine.
d’Écosse d’un seul Parlement.
1337 ÉDOUARD III, petit-fils 1916 BATAILLE DE LA SOMME ; 1956 CRISE DE SUEZ. 
de Philippe le Bel par 1756-1763 GUERRE DE SEPT ANS. 60 000 hommes des forces La Grande-Bretagne
sa mère, prend le titre de La Grande-Bretagne s’assure britanniques tombent le en sort humiliée.
roi de France, d’où la guerre la suprématie en Amérique premier jour dont 20 000 tués.
de Cent Ans. du Nord, dans les Antilles et 1968-1998 TROUBLES 
en Inde. 1919-1921 GUERRE en Irlande.
1536 LA PRINCIPAUTÉ DE D’INDÉPENDANCE irlandaise.
GALLES est incorporée au 1770 JAMES COOK à Botany 1973, 1er JANVIER LE ROYAUME-
royaume d’Angleterre. Bay : début de la colonisation 1922 NAISSANCE DE L’ÉTAT UNI entre dans la CEE.
anglaise en Australie. LIBRE d’Irlande.
1541 LE ROI D’ANGLETERRE 1997-1999 RÉFORME
devient roi d’Irlande à titre 1776-1783 GUERRE 1927 NAISSANCE DU ROYAUME- INSTITUTIONNELLE : l’Écosse
personnel. D’INDÉPENDANCE des Treize UNI de Grande-Bretagne et et le pays de Galles ont
Colonies américaines. d’Irlande du Nord. chacun un gouvernement
1558 LE « RÈGLEMENT et une assemblée
ÉLISABÉTHAIN » refuse représentative législative.
l’obéissance au pape ET LA GRANDE-BRETAGNE EST DEVENUE UNE ÎLE L’Irlande du Nord en
en engageant l’Église Il y a plus de 450 000 ans, la Grande-Bretagne était reliée bénéficie depuis 2011.
d’Angleterre dans la voie au continent par une crête de craie (nommée Weal-Artois)
d’un protestantisme qui s’étendait du sud-est de l’Angleterre au nord-ouest de la 2001, 2003, 2011 INTERVENTIONS
modéré. France. La Terre connaissait alors une période glaciaire et en Afghanistan,
le niveau des mers était très bas. La Manche était à sec. De en Irak, en Libye.
1564-1616 VIE DE WILLIAM l’autre côté de la Weal-Artois se trouvait un vaste glacier qui
SHAKESPEARE, monument de englobait la Grande-Bretagne et toute la Scandinavie. Ce sont 2013, AOÛT LE PARLEMENT
la littérature anglaise. des inondations cataclysmiques qui ont, il y a 450 000 ans, BRITANNIQUE s’oppose à
libéré l’eau du lac glaciaire dans la Manche. Puis, sans doute une intervention en Syrie.
1603 JACQUES VI STUART,  il y a 140 000 ans, un deuxième épisode d’inondation a
roi d’Écosse, devient détaché la Grande-Bretagne du continent. C’est à ce moment 2016, 23 JUIN LE BREXIT
roi d’Angleterre : union de là que la Grande-Bretagne est vraiment devenue une île. ( « British exit ») est voté
facto des deux royaumes. par référendum à 51,9 %.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 7


Écosse, pays de Galles, Irlande
Le « premier empire
britannique »
La domination des Anglais sur les îles Britanniques au
Moyen Age a fini par forger une nation. Dont le Brexit a
brutalement mis au jour les fragilités historiques.
Par J EAN-PHILIPPE GENET
Professeur émérite à l’université Paris-I,
Jean-Philippe Genet a notamment
publié Les Iles Britanniques au Moyen Age
(Hachette, « Carré histoire », 2005).

C
Océan
Atlantique ’est le paradoxe du Brexit : en tournant
N o r v é g ie n s

le dos à l’Europe au nom de l’« intérêt


national du pays », le gouvernement du
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
Mur d’Hadrien
d’Irlande du Nord – telle est son appel-
NORTHUMBRIE lation officielle – fait rejouer de vieilles
Danois

fractures. En témoignent la demande, dès le 31 mars


York
2017, d’un nouveau référendum sur l’indépendance
de l’Écosse ou la crispation des positions politiques en
Irlande du Nord (le parti catholique Sinn Féin et les
EST- protestants orangistes).
MERCIE ANGLIE Le Royaume-Uni peut-il être désuni ? Dans leur
Légendes Cartographie

ESSEX volonté de se tourner vers l’avenir, les politiques ont par-


Londres fois la mémoire courte : la construction de la « nation »
WESSEX
est un processus long et complexe dans tous les pays
200 km 1066 Normands européens, et c’est encore plus vrai pour le Royaume-
Celtes (VIII siècle)
e
Angles et Saxons Vikings Uni. Cette construction est-elle pour autant fragile ?
Britons (VIIIe siècle) (IXe siècle)
Pictes Anglo-Saxons Invasion QUATRE NATIONS POUR UN ROYAUME
Expansion Colonie En France, on parle de Royaume-Uni, de Grande-
Gaëls (dont Scots)
anglo-saxonne Bretagne, ou d’Angleterre, comme si ces mots désignaient
le même objet. Anglais, Britanniques voire Anglo-Saxons
Des îles et plusieurs peuples sont des termes quasi interchangeables. Ils désignent
Au moment de la conquête normande, la Grande-Bretagne pourtant des réalités bien différentes. Oublions « Anglo-
se compose du royaume anglais peuplé d’Anglo-Saxons, Celtes, Saxons », cher au général de Gaulle, qui suscite le rire
et Scandinaves ; du pays de Galles celte ; de l’Écosse unifiée outre-Manche où l’on sait ce qui sépare les Américains
en 843 par les Scots mais qui abrite aussi des Scandinaves et des des Britanniques, et ne veut rien dire, à moins de désigner
Anglo-Saxons ; de l’Irlande divisée en plusieurs royaumes celtes. par là les anglophones, et remontons le temps.

8 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


SoumissionEn 1292, le roi d’Écosse John Balliol rend hommage à Édouard Ier d’Angleterre (miniature du xive siècle). Le
Royaume-Uni a été bâti par les Anglais par la force, de l’écrasement du pays de Galles en 1282 au partage de l’Irlande en 1920.

Le Royaume-Uni est un État, la Grande-Bretagne


est la plus grande de ses îles. Depuis les réformes de
LES PEUPLES
1997-1999, font partie du Royaume-Uni trois pays,
l’Angleterre, l’Écosse et le pays de Galles, ainsi qu’une Anglo-Saxons
province, l’Irlande du Nord. Ces trois dernières entités On regroupe sous ce nom les groupes germaniques,
ont chacune un gouvernement et une assemblée repré- originaires du littoral entre Rhin et Jutland, qui, au
sentative pourvue de pouvoirs législatifs : l’Écosse a vie siècle, s’installent en Angleterre, repoussant toujours
son Parlement à Holyrood, un quartier d’Édimbourg, plus vers l’ouest les populations romano-celtiques.
le pays de Galles son Assemblée nationale à Cardiff et Britons
l’Irlande du Nord son Assemblée à Belfast. Le Parlement Les populations celtiques de l’île jusqu’au ixe siècle
britannique siège à Westminster, à Londres, si bien que (non compris les Pictes et les Scots). La Bretagne et les
l’Angleterre est le seul pays à ne pas avoir d’assemblée Bretons du continent sont dits eux Brittany et Bretons.
propre, d’où une certaine frustration.
Les quatorze territoires britanniques d’outre-mer Gaëls
(surtout des îles des Caraïbes et de l’Atlantique mais Les Gaëls, présents en Irlande et en Écosse, sont
deux d’entre eux sont contestés, les Falkland par l’Ar- considérés comme celtes en raison de leur langue
gentine et Gibraltar par l’Espagne), anciennes colo- (le gallois).
nies qui n’ont pas accédé à l’indépendance, sont sous Pictes
la souveraineté du Royaume-Uni ; l’île de Man et les Population indigène de langue celtique distincte
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE

îles Anglo-Normandes dépendent directement de la des Britons, qui vit au nord de l’Écosse avant l’invasion
Couronne : les lois britanniques (et a fortiori euro- des Scots qui unifient le royaume en 843.
péennes) ne s’y appliquent pas, ce qui, entre autres,
leur a permis de devenir des paradis fiscaux. Scots
L’actuelle dénomination de «  Royaume-Uni de Population irlandaise parlant la langue celte gaélique,
Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord » ne date que distincte des Britons. Les Scotti s’installent au iiie siècle
de 1927, quand l’indépendance de l’Eire (Irlande du sur les côtes ouest, au nord du mur d’Hadrien, et ont
Sud), acquise en 1922 après des troubles sanglants, donné leur nom à l’Écosse (Scotland).
a rendu caduque l’appellation de « Royaume-Uni de

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 9


J usqu’à la fin du iiie siècle la province
romaine de Britannia p  rospère avec
plusieurs grandes cités, dont Londres

Héritages celtiques Avant l’arrivée des groupes


germaniques, les îles Britanniques se rattachent à
la civilisation celtique comme le montre cette anse
anthropomorphique d’un vase du ier siècle av. J.-C.

1536 la principauté de Galles, créée en 1284 après sa


conquête par Édouard Ier au prix de deux guerres. Le
royaume d’Écosse avait annexé quant à lui en 1471 les
Shetlands et les Orcades norvégiennes, et incorporé en
1493 la seigneurie des Iles (les îles de l’ouest de l’Écosse
et une partie des Highlands).
Mais ce dénombrement des différentes compo-
santes du Royaume-Uni ne suffit pas à donner une
compréhension en profondeur des mouvements de

LONDRES, BRITISH MUSEUM ; ERICH LESSING/AKG – MANUEL COHEN


peuplement et des formes politiques qu’ils ont engen-
drées. Il faut pour cela revenir loin en arrière.

DES CELTES ET DES ROMAINS


En raison de la grande glaciation (survenue entre
120 000 et 100 000 avant notre ère), l’Angleterre n’a
été réoccupée par l’homme qu’à partir de 14 000 av.
J.-C., soit tardivement par rapport au reste de l’Eu-
rope. Plusieurs cultures s’y sont succédé avant que la
culture celte s’impose au viie siècle av. J.-C. A l’époque
de la conquête romaine au ier siècle ap. J.-C., on dis-
Grande-Bretagne et d’Irlande ». L’union entre la Grande- tingue deux groupes identifiés par leur langue celtique,
Bretagne et l’Irlande remontait au 1er janvier 1801. Elle le gaélique en Irlande et le brittonique en Grande-
faisait suite à la grande rébellion irlandaise de 1798, Bretagne. Elles contiennent des éléments préceltiques,
beaucoup d’Irlandais étant séduits par les idéaux révo- preuve que les Celtes ont absorbé les populations
lutionnaires. Auparavant, et depuis 1541, le roi d’An- précédentes.
gleterre était à titre personnel roi d’Irlande. Mais, pour
marquer sa sujétion, le royaume d’Irlande ne faisait
pas partie du Royaume-Uni d’Angleterre et d’Écosse,
doté d’un seul Parlement depuis 1707 à la suite de la
Glorieuse Révolution qui, en 1688, avait entraîné le
renversement de Jacques II et l’arrivée sur le trône de
Guillaume d’Orange.
L’union de facto des deux royaumes d’Angleterre
et d’Écosse datait, elle, de 1603 : une seule et même
personne était à cette date devenue roi d’Écosse et roi
d’Angleterre par l’accession au trône d’Angleterre de
Jacques VI Stuart, roi d’Écosse (arrière-petit-fils de
Marguerite Tudor, la sœur d’Henri VIII). Il succédait
ainsi à Élisabeth Ire, la dernière Tudor.
Pour l’Écosse comme plus tard pour l’Irlande,
l’union est une union des Couronnes et implique la
participation au Parlement britannique à Westminster.
Le royaume d’Angleterre et celui d’Écosse étaient eux-
mêmes composites. Le premier avait incorporé en

The wall La conquête romaine ignore l’Irlande et s’arrête


au nord de la Grande-Bretagne, où l’empereur Hadrien fait
CRÉDIT

construire en 122 ap. J.-C., sur environ 120 km, un immense


mur pour se protéger des « barbares » : les Pictes.

10 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


La conquête romaine ignore l’Irlande et s’arrête au
nord de la Grande-Bretagne, où, en 122, l’empereur
Hadrien fait construire un gigantesque mur, de l’em-
bouchure de la Solway à celle de la Tyne. Plus au nord,
dans l’actuelle Écosse, s’autonomise progressivement
une population, les Pictes, dont la langue semble être
restée essentiellement celtique.

INVASIONS GERMANIQUES
La province romaine de Britannia (qui a donné
« Bretagne ») prospère avec plusieurs grandes cités
(dont Londres, Londinium) jusqu’à la fin du iiie siècle :
elle est ensuite menacée par les Scotti (les Scots), des
Irlandais gaéliques qui s’installent sur la côte ouest, au
nord du mur, et par les peuples germaniques de la mer,
appelés Jutes, Angles ou Saxons dans les sources, sans
que l’on sache très bien ce que recouvrent ces termes.
Comme partout dans l’empire, les Romains
recrutent des auxiliaires germaniques pour assurer la
défense de la Britannia, si bien que l’implantation ger-
manique (Francs, Anglo-Saxons) est déjà importante
avant qu’en 406 leurs généraux entraînent la plupart La province qui voulait
des légions sur le continent pour prendre part à la lutte
pour le titre impérial, abandonnant aux élites romano-
quitter l’Empire romain
celtiques une (Grande-)Bretagne déjà christianisée.

L
BILDARCHIV STEFFENS/AKG

Les rivalités des chefs romano-celtiques qui es îles Britanniques, pourvoyeuses d’étain, furent découvertes
embauchent de nombreux mercenaires saxons font par les Phéniciens au viiie siècle av. J.-C. Dès le vie siècle
péricliter civilisation urbaine et culture romaines : dès av. J.-C., les géographes grecs distinguaient l’Irlande
le début du vie siècle, des groupes germaniques s’ins- (Hibernia) de la Grande-Bretagne (d’abord nommée Albion,
tallent. S’agit-il d’une conquête soudaine par des tri- elle fut ensuite appelée Britannia). De part et d’autre de la Manche,
bus venues de la mer comme le racontent la Chronique les échanges entre Celtes insulaires et ceux du continent étaient
florissants. En 55 et 54 av. J.-C., les deux débarquements de César
dans le sud de l’île visèrent à rompre les soutiens que les Galli
pouvaient recevoir des Britanni. Cependant, la véritable conquête
ne fut lancée qu’un siècle plus tard, en 43, sous l’empereur Claude.
Depuis le Kent, elle progressa par taches d’huile vers le nord
et l’ouest, jusqu’aux victoires d’Agricola entre 78 et 83 :
envisageant un moment d’envahir l’Irlande, il fit le tour
de l’Écosse et découvrit les Orcades.
Cependant les Romains durent ensuite abandonner
sa « ligne des Highlands » et se replier sur l’isthme Tyne-Solway
où fut édifié le mur d’Hadrien dès 122. Pourtant, même au
sud de cette ligne, la romanisation des territoires administrés
depuis Londres demeura limitée. En 410, alors que l’autorité
de Rome était ébranlée depuis la mer du Nord par les Angles et
les Saxons, que les Pictes d’Écosse et les Scots d’Irlande
multipliaient leurs assauts, les légions firent défection pour
protéger dans l’urgence la frontière rhénane.
Les Britanni décidèrent alors de se défendre et de
se gouverner eux-mêmes : la Britannia fut la seule province
qui décida volontairement de quitter l’Empire romain !
Ci-dessus : la ville de Bath fondée par les Romains au ier siècle
de notre ère. Profitant de ses ressources d’eau chaude, ils en firent
une station thermale.
Yann Rivière, EHESS
CRÉDIT

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 11


La conquête de 1066 amène de nouveaux
groupes : des continentaux, N
 ormands,
Bretons, Aquitains et Flamands

anglo-saxonne et Bède le Vénérable ? Il y eut en effet plu-


sieurs expéditions. Mais l’infiltration avait commencé
avant 406. Aux vie et viie siècles, les chefs germaniques
étendent leurs territoires, créant des petits royaumes et
repoussant vers l’ouest (Cornouaille et pays de Galles)
et au nord-ouest (Galloway) les principautés bretonnes.
Une partie des populations celtes migre vers la côte de
l’Armorique, qui y gagne le nom de Bretagne et une nou-
velle langue. Cette situation se stabilise vers 700-750 :
les petits royaumes anglo-saxons ont alors été absorbés
par les plus grands, comme la Mercie et le Wessex dont
le roi Edgar est le premier à gouverner toute l’Angle-
terre à partir de 959.

LE CHOC VIKING
Depuis plus d’un siècle, Celtes et Anglo-Saxons
ne sont plus seuls face à face. Les Vikings, venus de
Norvège, sont apparus le long des côtes à la fin du
viiie siècle, d’abord pour piller, puis s’installant là où
ils le pouvaient : en Irlande, ils fondent les premières
villes sans se mêler à la population. Au contraire, ils
imposent la langue norroise dans les îles (Shetland, La conquête normande va à la fois complexifier et
Orcades, Hébrides, Man) et sur les côtes du nord et de simplifier les choses. Elle complexifie, car elle ajoute
l’ouest de l’Écosse (les futures Highlands). Et ils s’éta- une nouvelle couche de population : des continentaux,
blissent à York (867) et au nord de l’Angleterre. Normands, mais aussi Bretons, Aquitains et Flamands.
La rivalité des deux royaumes vikings de Dublin Le bouleversement social est important, sans commune
et de York permet aux rois anglo-saxons d’élimi- mesure avec le petit nombre des arrivants : le Domesday
ner le royaume d’York, mais le peuplement scandi- Book (1088), qui recense comté par comté et localité
nave demeure. Les Scandinaves sont de retour en par localité le nom du seigneur qui tient chaque terre
980 et Knud, le roi du Danemark, s’empare de la cou- et de celui qui la tenait avant la conquête, montre que
ronne d’Angleterre en 1016. Certes, la dynastie de seuls 5 % des manoirs et des domaines importants sont
Wessex récupère son trône dès 1042 avec Édouard le restés en possession des Anglo-Saxons. Tout le reste est
Confesseur. Mais le peuplement scandinave de ce que passé aux mains des nouveaux venus ou de l’Église, dont
l’on appelle le Danelaw (« pays de loi danoise ») s’est la plupart des dirigeants sont aussi des continentaux1.
encore renforcé : les liens entre les régions de l’ancien Cette élite restera longtemps francophone. Mais la
Danelaw, la côte est de l’Angleterre et l’Écosse avec langue anglaise commence une mutation qui l’éloigne

VILLE DE BAYEUX – UNIVERSITY OF OXFORD, ASHMOLEAN MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES


la Norvège resteront vivaces jusqu’au xiiie siècle. de ses racines germaniques et la transforme par l’ab-
Avant la conquête normande de 1066, en sorption d’un vocabulaire d’origine latine. Le même
simplifiant et en laissant de côté l’Irlande divi- phénomène s’observe dans une moindre mesure
sée en plusieurs royaumes celtes avec des villes en Écosse, qui connaît une « normanisation » sans
scandinaves, la « Grande-Bretagne » se com- conquête : de nombreux chevaliers continentaux
pose : 1. du royaume anglais, avec ses popu- s’intègrent aux anciennes élites au fur et à mesure
lations celtes (Cornouaille), germaniques de la féodalisation du pays. Ainsi, lorsque la dynas-
(Anglo-Saxons, majoritaires) et scandinaves tie écossaise s’éteint en 1286,
(East-Anglie, Yorkshire)  ; la couronne est disputée
2. du pays de Galles celte ; entre les Balliol et les Bruce,
3.  du royaume d’Écosse, familles originaires du conti-
unifié pour la première nent (Bailleul en Ponthieu
fois en 843 par des Celtes et Brix en Normandie) ; et
venus d’Irlande (les Scotti
qui donnent leur nom au royaume), des Celtes
de la même origine que les Gallois (le Galloway),
des populations scandinavo-gaéliques (les îles Christianisation Croix anglo-saxonne
du nord et de l’ouest), et des populations ger- du viie siècle, qui reste d’inspiration celtique.
maniques (Anglo-Saxons), installées dans les C’est de l’Irlande que sont venus les premiers
Lowlands de l’est et du sud. missionnaires, comme saint Patrick.

12 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Les Normands débarquent La broderie de Bayeux montre la traversée de Guillaume, duc de Normandie, pour conquérir l’Angleterre.
La victoire d’Hastings, en 1066, débouche sur l’installation d’une élite normande, qui bouleverse une nouvelle fois le destin de l’île.

l’ancêtre des souverains écossais Stewart/Stuart est le guerre, leurs sujets obtiennent en contrepartie un sys-
sénéchal (steward), qui commande l’armée féodale de tème politique représentatif unique en Europe, avec un
l’évêque de Dol en Bretagne. parlement où siègent à côté des barons (les Lords) vas-
Mais la « normanisation » permet aussi le dévelop- saux du roi, des représentants de la population des villes
pement d’États intégrateurs. Le roi des Anglais (par la et des comtés (les Communes). Dans ce cadre, une nou-
« grâce de Dieu » depuis Guillaume II le Roux en 1087) velle identité anglaise se dégage à partir du xiie siècle.
est duc des Normands, puis à partir d’Henri II (1154- Dans son Histoire des rois de Bretagne (vers 1136),
1189) duc des Aquitains et comte des Angevins, et avec largement romancée, Geoffroy de Monmouth, qui se
Jean sans Terre en 1199 (qui substitue « Angleterre » à pose en véritable historien exploitant des sources gal-
« Anglais ») seigneur d’Irlande. Cette titulature montre loises (en fait surtout imaginaires), présente la succes-
qu’au sein de l’empire normand puis angevin les enti- sion des rois de (Grande-) Bretagne, de l’arrivée d’un
tés restent autonomes. Mais elles se centralisent par mythique prince venu de Troie, Brutus (d’où Britannia),
de nouvelles structures administratives. Les élites du jusqu’à la fin du viie siècle. Brutus aurait débarqué dans
royaume anglais s’opposent aux exactions des souve- l’île d’Albion où n’habitaient que des géants qu’il élimine.
rains et développent ainsi leur cohésion : elles rendent De lui descendent les rois bretons, dont Arthur. Geoffroy
les institutions héritées des Anglo-Saxons (shires trans- exalte leur héroïsme et la grandeur du passé britan-
formées en comtés, rôle du sheriff, etc.) et militairement nique, diminuant d’autant le mérite des rois saxons :
revivifiées par la féodalisation, plus efficaces que celles tout ceci ne pouvait que plaire aux Normands, en fai-
des autres États médiévaux. sant de tous les Anglais, quelle que soit leur origine, les
A partir de Jean sans Terre, cet antagonisme entre héritiers du mythique Brutus.
les élites de l’Angleterre et la dynastie Plantagenêt en Sur cette histoire se greffe une vision valorisante de
guerre dans ses territoires français avec le roi capétien l’Anglais face à ses ennemis celtes, écossais ou scandi-
s’exacerbe. Philippe Auguste a en effet confisqué en naves. Guillaume le Conquérant s’est arrêté à la fron-
1204 une partie des biens continentaux de Jean sans tière galloise, laissant les Marcher Lords, les barons
Terre (Normandie, Maine, Anjou, Touraine), que celui- normands de la frontière (la Marche), libres de se lan-
ci n’aura de cesse de récupérer, comme ses successeurs, cer dans une conquête à leur compte. La guerre est qua-
au point qu’Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel par siment continue sur cette frontière comme elle l’est
sa mère, prend en 1337 le titre de roi de France, déclen- avec celle de l’Écosse, refuge des derniers soutiens de NOTE
chant la guerre de Cent Ans (1337-1453). la dynastie du Wessex. 1. Voir
L’Histoire n° 424
Si les souverains imposent un système fiscal qui Du pays de Galles, les Marcher Lords ne tardent sur Guillaume
va permettre leurs succès militaires anglais durant la pas à passer en Irlande où ils sont relayés en 1171 par le Conquérant.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 13


Toutes les îles Britanniques sont
dominées par les Anglais,mais les nations
et les identités sont restées distinctes

Henri II et son fils Jean. Ces ennemis sont perçus comme anglais en 1485 pour cent dix-huit ans, en sont un bel
des Barbares : ils continuent à pratiquer l’esclavage, et, exemple. Mais même cette gentry n’est pas anglicisée.
comme ils n’ont pas de châteaux, ils massacrent les
enfants et les vieux, invendables. Ils ignorent le combat à SÉPARÉS DES IRLANDAIS
cheval et les usages chevaleresques. Attachés à des struc- La division est encore plus nette en Irlande : Irlandais
tures ecclésiastiques archaïques, se mariant entre cousins et Anglais constituent deux peuples séparés. Les Anglais
à des degrés de consanguinité prohibés, ils sont à peine se sont repliés sur le Pale, une zone défendue par une
chrétiens et font obstacle à la réforme grégorienne. Par palissade autour de Dublin où s’exerce le pouvoir royal,
contraste, une identité positive et valorisante se dessine et sur quelques ports : en dehors, les chefs irlandais se
pour les Anglais, qui ont désormais une histoire nationale considèrent toujours comme des rois indépendants. Pour
commune, quelles que soient leurs origines. rivaliser avec eux, les nobles anglo-irlandais adoptent
Sur ces bases, les Anglais construisent ce que sir certains de leurs usages, au point d’être considérés
Rees Davies a appelé en 19982 le « premier empire bri- comme des Anglais « dégénérés » par le pouvoir royal.
tannique » : le droit de bourgeoisie dans les villes créées En Écosse, les souverains reconnaissent la suzerai-
après la conquête du pays de Galles en 1284 est réservé neté anglaise au xiie siècle si bien que le roi Édouard Ier
aux Anglais, les Gallois n’ont pas le droit d’y pénétrer. tente de profiter de la fin de la dynastie de Dunkeld
Les terres qui leur sont confisquées vont à des Anglais en 1286 pour soumettre le royaume en choisissant son
ou à des Flamands qui forment une nouvelle gentry à héritier. En vain. Les Anglais doivent reconnaître la nou-
laquelle des Gallois ne s’intègrent qu’en renonçant à velle dynastie nationale des Bruce (à laquelle succèdent
leur droit et à leurs coutumes. les Stuarts) au traité de Northampton en 1328, mais
La participation des archers gallois à la guerre de la zone frontière reste zone de non-droit, ravagée par
Cent Ans favorise cependant l’intégration : une gentry des raids incessants.
galloise apparaît, qui a bien compris à quel point le droit Un empire britannique, certes, mais seulement au
d’aînesse favorise l’accumulation de la fortune fami- sens géographique : toutes les îles Britanniques sont
liale contrairement au partage égalitaire celtique. Les dominées par les Anglais, mais les nations et les iden-
Tudors, d’origine galloise, et qui montent sur le trône tités sont restées distinctes.

NOTES
Les quatre piliers de l’identité britannique
2. R. R. Davies,

A
The First English
Empire. Power partir du xvie siècle, la domination tous, marins, soldats, administrateurs
and Identities des Anglais s’accompagne d’une ou missionnaires, se mêlent dans le creuset
in the British Isles, puissante identité commune. colonial qui leur offre des débouchés
1093-1343,
Oxford C’est cette identité britannique providentiels.

3.
University qui est aujourd’hui menacée par La France comme ennemi
Press, 1998.
3. Cette le Brexit. Quatre expériences commun : après la victoire de
violente révolte, communes ont contribué à 1588 sur l’« Invincible Armada »
suscitée par rapprocher les quatre nations : espagnole et catholique de Philippe II,
les exigences
fiscales de
Stafford, le
gouverneur
1. La Réforme : Henri VIII,
qui a engagé l’Angleterre
c’est la France, perçue comme le pays
du despotisme, qui cristallise la haine
ÉDIMBOURG, JOHN KNOX HOUSE MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES

envoyé par sur la voie de la Réforme en commune. Quant aux catholiques,


Charles Ier, rompant avec Rome et en devenant marginalisés depuis la déposition de
a échoué en
partie à cause le chef de l’Église d’Angleterre la reine Élisabeth par Pie V en 1570, ils
de la division (Act of Supremacy, 1534), instaure sont exclus de la vie publique de 1688 à
entre les élites
« Old Irish » l’anglicanisme. Les idées protestantes se 1829.

4.
croyant encore répandent alors rapidement en Angleterre Le libéralisme : transcendant
à une entente
possible avec et au pays de Galles, tandis qu’en Écosse la les partis politiques, l’audience que
les Anglais, pensée de Luther et de Calvin est diffusée par John Knox rencontre au xixe siècle l’ouvrage de lord Macaulay
et les éléments
populaires (ci-contre, en médaillon) à partir de 1547. Seule l’Histoire d’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II
menés par l’Irlande reste profondément attachée au catholicisme. impose la vision d’une Grande-Bretagne libérale

2.
Owen Roe
O’Neill, formé L’empire colonial : à partir de 1707, et conquérante. Les succès de l’industrialisation et
dans l’armée Gallois, Écossais et Irlandais participent de l’empire qui en feront la première puissance
espagnole, qui massivement à l’expansion de l’empire ultramarin : mondiale au xixe siècle renforcent encore cette idée.
voulait rompre
tout lien avec
l’Angleterre.

14 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Culloden Après la révolution de 1688, nombreux sont les Écossais qui espèrent une restauration des Stuarts (catholiques et écossais)
et tentent une Restauration. Mais, en 1746, les Highlanders écossais sont écrasés à Culloden par l’armée du duc de Cumberland : leur défaite
marque la soumission définitive du pays au pouvoir britannique (tableau du xviiie siècle).

Aux xvie et xviie siècles, des facteurs nouveaux bou-


leversent cette situation. D’abord, la diffusion de la
ROYAL COLLECTION TRUST © HER MAJESTY QUEEN ELIZABETH II, 2017 ; BRIDGEMAN IMAGES – HERITAGE-IMAGES/THE PRINT COLLECTOR/AKG

Réforme : son succès en Écosse où John Knox diffuse la


pensée de Luther et de Calvin dès 1547 donne une forte
impulsion au rapprochement avec le pays de Galles et
l’Angleterre engagés depuis la rupture avec Rome en
1529 dans la Réforme par Henri VIII. En revanche, elle
aggrave la situation en Irlande qui reste farouchement
catholique, Anglo-Irlandais compris : en essayant de
reprendre en main le Pale, Henri VIII puis Élisabeth Ire
commencent à introduire en masse des colons protes-
tants anglais ou écossais sur les terres confisquées aux
catholiques irlandais rebelles : ce processus de « plan-
tation » s’intensifie en Ulster à partir de 1607, puis par-
tout avec la féroce répression de la révolte catholique de
1641, menée à partir de 1649 par les 20 000 hommes
de l’armée de Cromwell3. De gros efforts sont alors faits
pour développer une église protestante irlandaise.
Le deuxième élément est le développement de l’em-
pire colonial à la fin du xvie siècle : non plus un empire
géographiquement britannique, mais un empire britan-
nique parce que construit par des Britanniques, qu’ils  ROIS CROIX POUR
T
soient anglais, gallois, écossais ou irlandais. Marins,
soldats, marchands, administrateurs ou missionnaires, UN DRAPEAU
tous y trouvent ressources et emplois, et contribuent par
leurs efforts, leur engagement et parfois leur sacrifice à
l’édification de ce qui sera le plus grand et le plus peu-
L ’Union Jack est né de la volonté de Jacques Ier (1603-
1625) de doter l’Écosse et l’Angleterre d’un drapeau
commun, tout en conservant une distinction entre les
plé des empires coloniaux. deux royaumes. Un premier drapeau réunit la croix de
Au cours du xvie siècle, l’Angleterre se tourne de plus saint Georges anglaise (la croix rouge perpendiculaire)
en plus vers la mer. Dès le xviie siècle, la Couronne et les et la croix de saint André écossaise (la croix blanche
compagnies auxquelles elle accorde chartes et mono- sur fond bleu), symboles nationaux respectifs. En 1801,
poles contrôlent les colonies américaines et celles des la croix irlandaise de saint Patrick (en rouge) est ajoutée.
Caraïbes, puis, au xviiie siècle, l’Inde et le Canada. La Elle semble avoir été créée à cet usage. A noter que le
perte des Treize Colonies américaines en 1783 est un pays de Galles, rattaché à l’Angleterre depuis le
coup très dur, mais il est compensé par la colonisation xiiie siècle, n’est pas représenté dans l’Union Jack.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 15


Lord Macaulay, historien national

A
vant le xixe siècle, il n’existe encore un « amateur ». Le premier
guère d’histoire « nationale » grand historien nommé à Oxford est
en Grande-Bretagne en dehors William Stubbs. Il fait remonter le
de quelques tentatives dues à une destin exceptionnel de l’Angleterre
femme, Mrs Macaulay, à un Écossais, aux Anglo-Saxons : sa Constitutionnal
Hume, et à un prêtre catholique, History of England (1874-1878)
Lingard. Certes, il existe une chaire réintroduit l’histoire médiévale
d’histoire à Oxford depuis 1622, dans la vision whig qui domine
mais ses détenteurs enseignent l’historiographie jusqu’à l’attaque
une philosophie de l’histoire pour de Herbert Butterfield (The
gentlemen. C’est L’Histoire Englishman and His History, 1944).
d’Angleterre depuis l’avénement de L’histoire britannique reste
Jacques II de lord Macaulay (ci-contre) pourtant purement anglaise, les
qui au xixe siècle marque la autres « nations » se consolant avec
renaissance de l’histoire en l’existence de départements
Angleterre. Comme celle de Mrs Macaulay (aucun lien universitaires d’histoire écossaise, galloise et irlandaise
de parenté), elle débute par la Glorieuse Révolution de dont les historiens publient dans leurs langues. La
1688 : whig, c’est-à-dire libérale, mais aussi protestante problématique des « quatre nations » et de l’écriture
et impériale, elle est dominée par la Grande-Bretagne, d’une histoire vraiment britannique n’est apparue que
vouée à devenir la première puissance mondiale récemment avec Hugh Kearney (The British Isles. A
et à produire le meilleur des systèmes politiques, la History of Four Nations, 1989), Keith Robbins et Linda
monarchie parlementaire. Macaulay cependant est Colley (Britons. Forging the Nation, 1707-1837, 1992).

de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande à partir de la Cet événement fondateur rejette dans un obscur


fin du xviiie siècle, tandis qu’au xixe l’empire s’étend à passé un Moyen Age catholique et la tyrannie des rois
l’Afrique de l’Ouest (Sierra Leone, Côte-de-l’Or, Nigeria) Tudors et Stuarts. Il marque le début du nouvel empire
et à celle de l’Est, de l’Égypte au Cap. britannique, l’empire des Britanniques sur le monde
Le troisième élément est le produit des deux pre- entier, même s’il reste dominé par l’Angleterre.
miers : une identité est d’autant plus forte qu’elle se forge La grandeur de l’œuvre civilisatrice et la formidable
contre un ennemi. L’ennemi initial de l’Angleterre protes- activité industrielle et commerciale engendrée par l’em-
tante a été l’Espagne de Philippe II (1556-1598), bien- pire furent un sujet de fierté pour tous ceux qui y partici-
tôt remplacée par la France, qui est à partir du règne de pèrent. Elles ont formé un puissant levier identitaire pour
Louis XIV à la fois une puissance catholique et une rivale tous les sujets de ce qui est devenu la première puissance
dans la construction d’un empire maritime et colonial. mondiale à la fin du xixe siècle. Depuis 1949, l’empire
L’opposition à la France est ainsi l’un des grands ferments a fait place au Commonwealth of Nations qui regroupe
du sentiment national britannique. Mais qu’il s’agisse de aujourd’hui 53 pays anglophones indépendants. Mais
la monarchie absolue des Bourbons, de la Révolution la fierté est restée, renforcée par les épreuves subies en
française, bien qu’en partie suscitée par les idées venues commun pendant les deux guerres mondiales.
d’Angleterre et assimilées par Montesquieu et Voltaire, En quoi cette puissante identité pourrait-elle donc
ou de l’épopée napoléonienne, la France est aussi vue être mise en danger par le Brexit ? Constatons d’abord
comme le pays du despotisme, et à ce titre le pire ennemi que les piliers de cette identité n’ont pas disparu :
des libertés dont jouissent les Anglais. moins de la moitié des 65 millions de Britanniques
sont aujourd’hui chrétiens, mais la Church of England
UN COMMONWEALTH OF NATIONS (anglicane) reste l’Église officielle. L’empire n’est
Car le quatrième pilier de cette identité britannique plus, mais le Commonwealth est bien là. Si la France
est le libéralisme : il est d’origine whig mais transcende n’est plus l’ennemi héréditaire depuis longtemps, sa
l’esprit partisan. D’ailleurs, l’ouvrage historique le plus « monarchie présidentielle » est loin d’être un idéal poli-
populaire du xixe siècle est l’Histoire d’Angleterre depuis tique outre-Manche.
l’avènement de Jacques II de Macaulay qui est en fait Reste que les Britanniques n’ont plus la même puis-
une histoire de la Glorieuse Révolution. Macaulay avait sance. Est-elle suffisante pour garder toute sa vitalité à
prévu d’aller plus loin, mais la mort l’en empêche. Tel l’identité britannique, en refoulant les souvenirs d’un
quel, c’est un immense succès qui impose la vision d’une premier empire britannique dont ils retrouvent main-
Grande-Bretagne à la fois libérale et conquérante : la tenant le territoire, et faire oublier la brutale colonisa-
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE

Glorieuse Révolution, c’est la victoire du protestan- tion du pays de Galles et de l’Irlande et les tentatives de
tisme et du libéralisme, la véritable union puisque domination de l’Écosse ? L’histoire le dira, mais le Brexit
l’Écosse a librement reconnu la reine Marie et son époux a déjà commencé à faire resurgir un passé lointain que
Guillaume d’Orange. C’est aussi l’espoir d’une Irlande les politiques tendent à minimiser malgré son impact,
protestante avec l’écrasement des catholiques et des déja visible notamment avec l’épineux problème de la
partisans de Jacques II à la bataille de la Boyne (1690). frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. n

16 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


1. Naissance
d’une nation
L’Angleterre
(((200))) xxxxx
est une île. Pourtant,
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE

ÉDOUARD III
des Romains aux Plantagenêts en passant
Revendiquant le trône par la conquête normande, son destin
de France, ce roi (1327-1377)
est à l’origine de se joua longtemps aussi sur le continent.
la guerre de Cent Ans
(miniature vers 1440). Jusqu’à la guerre de Cent Ans.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 17


Les Plantagenêts :
de part et d’autre de
la Manche
A partir des années 1150, Henri II,
l’arrière-petit-fils de Guillaume le Conquérant,
construit des îles Britanniques aux Pyrénées
un royaume « transmanche ».
Par M
 ARTIN AURELL
Directeur du Centre d’études
supérieures de civilisation médiévale

A
(université de Poitiers-CNRS),
Martin Aurell est notamment l’auteur
de L’Empire des Plantagenêt, 1154-1224 ppeler « empire plantagenêt » le conglo-
(Perrin, 2003). mérat de principautés territoriales que
les comtes d’Anjou ont tenté, tant bien
que mal, de gouverner en un demi-
siècle, entre 1154 et 1204, ne va pas
de soi (cf. p. 22). Le terme a du moins
le mérite de rendre compte d’un ensemble politique qui
s’étend sur des territoires au statut différent.
Certes, le mot latin imperium ne lui est que très
exceptionnellement attaché par les contemporains.
Et il supporte mal la comparaison avec les grands
empires de l’histoire, que ce soit pour l’étendue ou
pour la durée. Henri II Plantagenêt lui-même, durant
son règne de trente-cinq ans (1154-1189), ne reprend
dans ses chartes que ses différents titres territoriaux :
« roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine et
comte d’Anjou » – la Bretagne, dont le duc est son fils
Geoffroi, échappe à cette titulature.
Sans être un empire au sens propre, l’ensemble de
ces territoires si disparates et si rapidement concen-
trés dans les mains d’Henri II avait de quoi surprendre
ses contemporains. Comte d’Anjou et du Maine par
son père Geoffroi le Bel et duc de Normandie par sa
mère Mathilde l’Emperesse, il adjoint, en 1152, en
DEAGOSTINI/LEEMAGE

épousant Aliénor, le duché d’Aquitaine dont elle est


Fructueux mariage Sur cette fresque de la chapelle l’héritière. C’est en 1154 qu’il est couronné roi d’Angle-
Sainte-Radegonde de Chinon, on voit Aliénor d’Aquitaine terre. En 1155, il prend la Bretagne. Avant que, dans les
(à gauche). Ancienne épouse du roi de France, son union en années 1170, des chevaliers normands, partis du pays
1152 avec Henri II donne naissance à l’« empire plantagenêt ». de Galles, conquièrent l’est de l’Irlande.

18 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Passage gardé La monarchie plantagenêt est itinérante : même s’il réside surtout en Angleterre et en Normandie, Henri II parcourt
régulièrement ses domaines. Contrôler la Manche par des châteaux comme celui de Douvres (ci-dessus) est un enjeu décisif.

Pour la propagande mise en place autour d’Henri II, Richard et Jean reçoivent la couronne d’Angleterre.
il s’agit bien là d’une construction digne des plus vastes Un cortège solennel formé d’évêques, abbés et hauts
empires. En 1188, le polygraphe Giraud de Barri (que dignitaires du royaume vient chercher le souverain
les Anglais appellent Gerald of Wales), un prêtre issu jusqu’à la porte de sa chambre pour le conduire à l’ab-
de cette noblesse normande qui colonise alors le sud batiale en passant par une rue couverte de tapis. Dans
du pays de Galles, compare le roi d’Angleterre au plus l’église, le nouveau roi est acclamé par la foule, qui
grand bâtisseur d’empire de l’Antiquité : « Vos victoires exprime, à la façon d’une élection, sa volonté de le
défient les bornes de la terre. Vous, notre Alexandre d’Occi- voir à sa tête. L’impétrant jure de protéger l’Église et
dent, avez étendu votre bras depuis les Pyrénées jusqu’aux de rendre justice au peuple, puis reçoit l’onction du
confins occidentaux de l’océan du Nord. » saint chrême ou de l’huile des catéchumènes sur la tête,
Même son de cloche chez le clerc Wace, originaire la poitrine et les bras, sièges respectifs de la gloire, de
de l’île de Jersey, pour qui Henri II « tient l’Angleterre la science et de la force.
et toute la terre du bord de la mer entre l’Espagne et
l’Écosse, de rivage en rivage ». D’autres sources issues DANS LA CATHÉDRALE DE ROUEN
de la cour du Plantagenêt insistent sur l’étendue d’un Mais cette couronne anglaise n’est que partie de
pouvoir capable de pacifier les multiples contrées bai- son empire. C’est dans la cathédrale de Rouen que le
gnées par l’océan. Plantagenêt reçoit l’épée, la lance et l’étendard des ducs
Encore s’agissait-il pour Henri II puis ses fils et suc- de Normandie. L’archevêque le couronne aussi d’un
cesseurs Richard Cœur de Lion (1189-1199) et Jean cercle ciselé de roses en or : sans être la couronne à
sans Terre (1199-1216) d’imposer leur autorité sur fleurons du roi, ce cercle, symbole de la domination
ces territoires acquis par la généalogie, la stratégie d’une principauté territoriale, rappelle les diadèmes
matrimoniale ou le coup de main militaire. Cela passe et lauriers des empereurs antiques.
d’abord par les somptueuses cérémonies de couron- A Limoges et à Poitiers, les évêques lui remettent des
nement organisées à Londres, Rouen (capitale de la emblèmes similaires pour le duché d’Aquitaine, aux-
Normandie), Poitiers et Limoges (pour le duché d’Aqui- quels il faut ajouter l’anneau de fiançailles de sainte
ALAMY/PHOTO12

taine), et que les Plantagenêts ont enrichies pour leur Valérie, une sainte locale, martyrisée pour avoir renoncé
donner plus de faste et affirmer leur majesté. à son mariage et choisi de vivre la virginité avec les pre-
C’est ainsi dans l’église abbatiale de Westminster, miers chrétiens de sa ville. Il est ensuite intronisé duc
à Londres, attenante au palais royal, qu’Henri II puis d’Aquitaine dans l’église Saint-Hilaire de Poitiers. >>>

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 19


Guillaume le Conquérant
v. 1027 - 1066 - 1087 *
+ Mathilde de Flandre

Guillaume II Henri Ier Beauclerc Adèle


le Roux 1068 -1100-1135 * v. 1070 - 1137
v. 1056 - 1087 - 1100* +  Édith d’Écosse + Étienne II de Blois

Mathilde l’Emperesse
1102-1167
Guillaume Thibaud le Grand Étienne de Blois Henri
+  Henri V, empereur
germanique v. 1090 - v. 1150 v. 1090 - 1152 v. 1092 - 1135 -1154 * v. 1096 - 1171
+  Geoffroi Plantagenêt + Mathilde de
Boulogne

Henri II Eustache Guillaume Marie


1133-1154-1189 * v. 1129 - 1153 v. 1130 - 1156 1131 - 1182
+ Aliénor d’Aquitaine

Guillaume Henri le Jeune Mathilde Richard Geoffroi Aliénor Jeanne Jean sans Terre
1153 - 1156 1155 - 1183 1156 - 1189 Cœur de Lion de Bretagne 1161 - 1214 1165 - 1199 1166 -1199 -1216 *
+ Marguerite + Henri 1157-1189 -1199 * 1158 - 1186 + Alphonse VIII + Isabelle
de France le Lion + Bérangère + Constance de Castille de Gloucester
de Navarre de Bretagne + Isabelle
d’Angoulême

Arthur, duc
de Bretagne Henri III
* En rouge : dates de règne des rois d’Angleterre 1207-1216 -1272 *
1187 – 1203

Une dynastie sur trois siècles


Si les Plantagenêts doivent leur surnom à Geoffroi, comte d’Anjou (1129-1151), qui selon la légende arborait un genêt à son chapeau, ils sont aussi les
descendants de Guillaume le Conquérant via Mathilde l’Emperesse, épouse de Geoffroi. Le droit normand prévoit que l’héritage passe aux filles en
l’absence de fils – et aux cousins seulement en l’absence de fille : Henri II est donc pleinement héritier du premier fondateur de l’empire transmanche.

>>> Ce qui renforce considérablement le pouvoir En avril 1200, Aliénor évite même à Jean sans Terre,
du roi, c’est l’hommage et la foi qui lui sont rendus. récemment couronné, la dimension humiliante de
En 1176, les assises (des assemblées convoquées par cette cérémonie en venant à Tours prêter hommage,
le roi) de Northampton précisent que tous, depuis les à sa place, à Philippe Auguste. Elle préserve ainsi pour
comtes jusqu’aux simples paysans, doivent lui jurer allé- son fils une marge de manœuvre à l’égard du roi de
geance – en son absence, le serment sera prêté devant France, auquel il ne s’est pas assujetti personnellement
les juges locaux. Henri II impose l’hommage aux princes à cette occasion.
du pays de Galles et d’Écosse. En Irlande, pour dominer On se plaît en revanche, avec les Capétiens, à mul-
L’HISTOIRE, LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE 59, AVRIL 2013

les magnats, Henri n’hésite pas à se conformer aux tra- tiplier les rites d’amitié dans lesquels n’entre aucune
ditions : on organise des banquets dans des construc- nuance de sujétion. Les chroniqueurs rapportent com-
tions en bois dressées pour l’occasion, on échange des ment Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste, à
otages, on prête serment de loyauté près des rivières l’occasion de trêves, mangent à la même table et dor-
qui marquent la séparation des royaumes… ment dans le même lit.
Mais c’est bien à Londres que se tiennent sa cour
RENAISSANCE INTELLECTUELLE et l’administration. Le gouvernement de cet ensemble
Roi d’Angleterre, Henri II montre en revanche toute politique un peu disparate dont Henri est la clé de voûte
sa réticence à formaliser sa dépendance envers le roi de passe aussi par les lettres : le Plantagenêt est particu-
France, Louis VII, dont il est pourtant le vassal pour ses lièrement attentif à l’image qu’il lègue à la postérité.
possessions continentales. Ainsi, plutôt qu’à Paris, il pré- Très attaché au rayonnement intellectuel de sa cour, il
fère lui prêter l’hommage sur les marches du royaume, accorde aux belles-lettres une place de choix. La cour
au grand air, le plus souvent dans le Vexin, à la fron- est ainsi profondément imprégnée par la renaissance
tière entre la France et son domaine anglo-normand. intellectuelle du xiie siècle, ce mouvement de retour à

20 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


C’est bien le roi qui fait l’empire,
comme si le Plantagenêt s’appropriait
l’espace par sa seule présence physique

l’Antiquité et au latin de Cicéron qui se diffuse depuis septentrionaux, dociles et bien administrés, que les
les années 1130 vers les écoles cathédrales des pays de séditieuses régions du sud de la Loire.
la Loire, à Chartres en particulier. A sa cour on professe C’est bien le roi qui fait l’empire, comme si le
ce principe qu’un ancêtre, comte d’Anjou, a formulé, Plantagenêt s’appropriait l’espace par sa seule présence
non sans ironie, à l’adresse du roi de France : « Un roi physique : les terres qui se trouvent sous sa couronne
illettré est comme un âne couronné. » sont en effet des plus disparates.
C’est en latin que Giraud de Barri chante la conquête L’Angleterre comme la Normandie, soumises au roi
de l’Irlande. Plus originale est l’utilisation systématique et rigoureusement administrées, coexistent avec des
de la langue vernaculaire pour écrire l’histoire. Dans territoires où, comme en Aquitaine ou en Bretagne,
l’Angleterre du xiie siècle, le français jouit d’un pres- les nobles se révoltent continuellement. Cet irréden-
tige presque similaire au latin puisqu’il est, comme lui, tisme est attisé par les luttes entre Henri II, son épouse
une langue réservée à une élite : si seuls les clercs et Aliénor d’Aquitaine et ses propres fils. Le moine Richard
quelques laïcs cultivés pratiquent le latin, l’aristocratie de Devizes, qui les a fréquentés, les désigne comme la
d’origine normande se distingue par l’usage du français. « confuse maison d’Œdipe ».
C’est dans cette langue qu’Henri II demande à Wace, Il faut chercher des causes politiques à ces guerres
puis à Benoît de Sainte-Maure, de rédiger l’histoire des familiales, et insister sur le caractère composite >>>
ducs de Normandie, ancêtres dignes de légitimer la
dynastie plantagenêt.
Au-delà des symboles et de la propagande, c’est très
concrètement qu’Henri II doit imposer son autorité sur
un territoire très étendu. En la matière, il ne part pas
de rien, et peut profiter de l’efficacité du gouverne-
ment anglo-normand, servi par un personnel adminis-
tratif nombreux et formé aux lettres. La chancellerie
du roi ne chôme pas. Ses messagers apportent des
centaines de lettres brèves, closes par un sceau sym-
bolisant la majesté royale, à tous ses officiers et sujets.
L’activité est aussi intense à l’Échiquier, l’organe fiscal
du royaume d’Angleterre et du duché de Normandie.
Les archives sont remarquablement tenues. A titre de
comparaison, la chancellerie d’Henri II rédige cinq fois
plus d’actes que celle de Louis VII et deux fois plus que
celle de Philippe Auguste.

LE ROI EST PARTOUT


Même efficace, la transmission d’ordres par écrit ne
suffit pas pour imposer le pouvoir sur un si vaste ter-
ritoire. S’il veut être obéi, le roi doit se montrer à ses
sujets. Le voyage devient l’une de ses activités princi-
pales. Pierre de Blois, dressant dans une de ses lettres
le portrait d’Henri II, s’arrête à ses « jambes équestres » :
« Bien qu’elles soient affreusement blessées et couvertes de
bleus par les ruades fréquentes des chevaux, il ne s’assied
jamais, sauf sur une monture ou à table. »
Un simple calcul rend compte de l’ubiquité d’Henri II.
Au cours de ses trente-cinq années de règne, le roi a fêté LONDRES CAPITALE
Noël en 24 endroits différents, et il a traversé 28 fois la
L a cité de Londres qui est chef d’Angleterre.
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE

Manche et 2 fois la mer d’Irlande ! Brutus qui le premier habita en Angleterre la fonda
Le temps passé dans chacune de ses principau- et l’appela Troie la nouvelle ». Ce détail d’un itinéraire
tés n’est pas indifférent. Le roi demeure surtout en de pèlerinage du xiiie siècle le montre bien : dès
Normandie (quatorze ans et demi) et bien sûr en le règne d’Henri II, Londres s’impose comme
Angleterre (treize années), où son pouvoir est le la capitale de l’Angleterre, répondant aux besoins
mieux implanté et d’où il tire ses principales res- de la centralisation du pouvoir et des institutions.
sources fiscales. Il ne passe en revanche en Anjou et Mais son pouvoir de commandement reste
en Aquitaine que sept années, le cinquième de son limité à l’île – Rouen, par exemple, restant sans
règne. La route du roi croise plus souvent les territoires conteste chef de la Normandie.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 21


Débat

HENRI II, ROI OU EMPEREUR ?


Royaume ou empire ? Donner un nom commun à l’ensemble des terres placées sous
la domination du Plantagenêt fait débat chez les historiens anglais et français.

David Bates : que sont la Manche et la mer du Nord. Cet espace


maritime est dès avant 1200 l’un des lieux majeurs
« Articuler de l’économie européenne.Le second espace est celui
les différences » dont l’Angleterre a besoin pour assurer la croissance
de sa population. Malgré la qualité de son agriculture,
Oui, on peut parler d’un Empire elle ne produit pas de quoi satisfaire ses besoins. Face
plantagenêt pour plusieurs à une demande croissante, la possession de l’Aquitaine
raisons. Le mot « empire » tombe à point et complète la ration alimentaire du
est un moyen d’exprimer l’alliage royaume : vins, céréales, fruits. Cette nécessité explique
de territoires dominés par Henri II, dans le cadre l’acharnement anglais à conserver ses possessions
d’un État assez fort pour l’époque. Il faut bien un mot continentales. C’est bien, avec l’Aquitaine, une relation
pour désigner ce pouvoir extraordinaire. Mais il faut de domination qui se met en place : elle ne produit
avoir conscience de ce que renferme ledit mot. Chaque que ce dont l’Angleterre a besoin. Plutôt que d’empire,
empire doit être qualifié pour lui-même. Ce n’est on pourrait donc parler de dominion pour l’Aquitaine.
évidemment pas un des empires du xixe siècle… Dans Mais la Normandie ne pouvait pas n’être qu’un
le cas des Plantagenêts, les rois ont cherché à faire naître dominion. Son rapport avec l’Angleterre n’a jamais
des ressemblances entre leurs territoires (lois été résolu.En outre, la concurrence entre la France
communes, monnaies, justice…), mais cela reste limité. et l’Angleterre impliquait que la haute Normandie
Le problème de l’« Empire plantagenêt » est aussi entre dans l’orbite capétienne. La construction
celui de sa naissance et de sa définition plurielles. Depuis de l’État français ne laissait aucune autre possibilité.
1066, au cœur de l’empire, il y a toujours la Normandie,
toujours l’Angleterre. Autour ont ensuite gravité
d’autres principautés (pays de Galles, Aquitaine, etc.). Jean-Philippe Genet :
L’Empire plantagenêt est au fond semblable et différent
de celui de Guillaume le Conquérant. Et, au Moyen Age,
« Un empire non territorial »
la légitimité de la continuité est la plus forte de toutes. Si l’on parle d’empire pour
. les Plantagenêts, c’est surtout
Mathieu pour ne pas galvauder le titre
de roi. Le Plantagenêt est le roi
Arnoux : d’Angleterre, un point c’est tout.
Pour le reste, il a un autre statut
David Bates,
« Un dominion qui fait de lui de fait un souverain,
ancien
directeur
atlantique » mais il n’est pas roi : il est
duc de Normandie, il est comte
de l’Institute
of Historical
Research,
Le terme d’Empire plantagenêt d’Anjou, il est seigneur d’Irlande. Simplement, tous auteur de
n’est pas opératoire en termes ces pouvoirs se rejoignent en sa personne et c’est The Normans
d’histoire économique. Il ne fait référence qu’à une en ce sens qu’on peut parler d’empire ; c’est un empire and Empire
union personnelle d’un ensemble d’espaces composites qui est vraiment personnel. Il n’y a pas d’institution. (Oxford,
unis par un principe de souveraineté. Force est Mais aussi grand soit-il, il ne faut surtout pas se 2013).
d’admettre malgré tout que, d’un point de vue politique, représenter cet empire de façon territoriale. C’est Mathieu
l’espace plantagenêt trouve une cohérence dans son souvent le défaut quand on envisage le pouvoir dans Arnoux,
idéologie et sa vision des institutions étatiques. Mais le monde médiéval. C’est avant tout un pouvoir professeur
cela se brise sur deux éléments. D’abord les structures qui repose sur des relations d’homme à homme : un d’histoire
médiévale
mises en place par la monarchie franque : elles sont pouvoir de type féodal, qui repose sur la relation à Paris-VII.
certes plus archaïques, mais plus solides. personnelle entre un souverain et ses vassaux, ou plus
Le deuxième élément est l’absence de cohérence exactement ceux qu’il considère comme ses vassaux, Jean-Philippe
entre les espaces politiques et économiques. Dès le ces derniers ayant souvent un avis différent. C’est Genet,
xiie siècle, l’Angleterre s’insère dans deux espaces pour cela que je préfère absolument le terme d’empire professeur
d’histoire
économiques différents. Le premier la lie au nord du à celui d’espace, proposé par certains auteurs. médiévale
continent par-delà les « narrow seas », les mers étroites Les Collections de L’Histoire n° 59, avril 2013. à Paris-I.
DR

22 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


L’action d’Henri II vise à souder des
territoiresautour d’un gouvernement
unitaire et d’une idéologie commune

>>> de l’espace immense contrôlé par Henri II, où ÉCOSSE


des principautés territoriales, sans histoire ni tradi-
tion communes, possèdent un passé lourd en inimitiés
ataviques. L’Empire angevin est divisible par essence. Mer du
Selon son biographe anonyme, sur son lit de mort, Nord
IRLANDE York
Geoffroi le Bel, le père d’Henri II, aurait lancé à son Dublin
fils et successeur un avertissement : ne jamais transfé-
rer les coutumes de l’une à l’autre de ses principautés,
PAYS DE
mais en préserver la spécificité juridique, en évitant GALLES
toute fusion inutile. ROYAU M E D ’A N G L E T E RRE
Henri II n’écouta pas ce conseil. Son action politique Londres
Douvres
visa à souder ces territoires épars autour d’un gouver- Portsmouth Hastings
Southampton Calais
nement unitaire et d’une idéologie commune face au Wissant SAINT
Manche
roi de France. Une ligne similaire est adoptée, au lende- Dieppe
FLANDRE EMPIRE
Le Tréport
main de son couronnement, par Richard Cœur de Lion. Barfleur
Fécamp
Ouistreham Rouen
Un empire transmanche… Honfleur
UNE VOLONTÉ CENTRALISATRICE NORMANDIE Paris
Terre sous l’autorité
Cette volonté centralisatrice rencontre, surtout d’Henri II Plantagenêt BRETAGNE MAINE
en Anjou, en Aquitaine et en Bretagne, l’opposition Acquisition par mariage
Le Mans
Angers Orléans
de l’aristocratie locale. Elle s’exprime en revanche en avec Aliénor d’Aquitaine ANJOU
Dijon
Angleterre par le développement de la common law, la Terre relevant d’Henri II ROYAU M E DE F RA N C E
loi commune. La logique en est simple : le roi, fort de par suzeraineté théorique Poitiers
son droit, entend imposer sa paix dans son royaume. Velléité d’expansion POITOU

Se développe ainsi sous Henri II l’idée que toute per- Port important sur
la Manche Bordeaux AUVERGNE
sonne libre peut faire appel au tribunal royal, sans être
AQUITAINE
obligée de passer par les tribunaux seigneuriaux. La Liaison transmanche
justice lui sera rendue de la façon la plus simple pos- … face à la France COMTÉ DE TOULOUSE
Toulouse
sible, c’est-à-dire en français, donc en langue vulgaire,

Légendes Cartographie
Terre sous l’autorité GASCOGNE
et par ses pairs, dans le cadre de jurys, selon la tradi- du roi de France en 1180
tion normande et anglo-saxonne. Suzeraineté revendiquée
par les Plantagenêts
Riche d’avenir, l’effet centralisateur a tout de même 200 km
ses limites. C’est bien parce que les fils ou frères révol-
tés subiraient l’ascendant de leur entourage qu’ils De l’Écosse aux Pyrénées
obtiennent plus facilement le pardon royal. A son retour L’Empire plantagenêt est en fait le résultat du cumul par Henri II d’un nombre
de captivité, Richard Cœur de Lion rencontre, chez l’ar- considérable de titres, qui restent néanmoins indépendants les uns des autres.
chidiacre de Lisieux, Jean sans Terre. Celui-ci se jette Par son héritage maternel, il récupère la Normandie en 1151 et l’Angleterre
à ses pieds pour se faire pardonner tous ses complots ; en 1154 ; par son héritage paternel l’Anjou et le Maine en 1158 ; par son mariage
il le relève et lui dit : « Jean, n’aie pas peur. Tu n’es qu’un avec Aliénor, l’Aquitaine en 1152 ; par des manœuvres politiques ou militaires,
enfin, la Bretagne en 1156, le pays de Galles en 1158, l’Irlande en 1171
enfant. Tu as eu de mauvais compagnons et tes conseillers
(ces derniers territoires relevant plutôt d’une suzeraineté théorique).
paieront. » Les deux frères partagent aussitôt un repas Au total donc, se dessine une domination allant de l’Écosse aux Pyrénées,
de saumon en signe de réconciliation. brève (un demi siècle) mais inédite dans l’histoire.
Jean sans Terre a certes déjà 27 ans. Mais, par son
pieux mensonge sur son âge, son frère se rappelle peut-
être qu’il avait lui-même 15 ans lors de sa première
insurrection contre son père Henri II… Souligner le du pouvoir qui est encore la sienne. Les révoltes aris-
bas âge des révoltés montre qu’ils sont influençables. tocratiques périphériques de l’« espace ­plantagenêt »
Leur « jeunesse », au sens médiéval du terme, les rend attisent les querelles domestiques de la famille royale,
particulièrement sensibles à l’appel de combattre leur menaçant la cohésion de l’État. Les armées des enfants
père ou leur frère aîné. En juvenis piaffant d’impatience sont un élément perturbateur au détriment de la
pour reprendre l’héritage qui tarde à venir, chacun de cour du père : ils défendent contre lui les intérêts de
ces princes opte pour la voie de faits, prenant les armes la noblesse des principautés qu’ils gouvernent. Cette
contre le chef de la dynastie. Une envie qui semble fort sédition explique le rapide effondrement après la mort
prononcée au sein de la maison plantagenêt. d’Henri II du prétendu empire face à la puissance mon-
En définitive, l’administration de l’Empire plan- tante de Philippe Auguste. C’est maintenant l’Angle-
tagenêt est marquée par la tension entre la conception terre, avec la seule Gascogne, qui donnera à la France
moderne de la royauté et une perception patrimoniale du fil à retordre. n

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 23


Et s’ils avaient
parlé français ?
Avec la conquête normande, le français devient la langue
des élites et éclipse le vieil anglais. L’anglais ne redevient
une langue écrite importante qu’à la fin du Moyen Age.
Par A
 UDE MAIREY
Directrice adjointe du Lamop
(CNRS) à Paris-I, Aude Mairey

A
a notamment publié Une Angleterre
vant sa conquête par le duc de entre rêve et réalité. Littérature et société
Normandie Guillaume le Conquérant dans l’Angleterre du xive siècle
en 1066, l’Angleterre était un des rares (Publications de la Sorbonne, 2007).
pays où il existait, outre la culture
latine, une culture écrite vernaculaire
vigoureuse, en vieil anglais, langue ger-
manique. Sa promotion en avait surtout été assurée
par le roi Alfred le Grand (871-899), à l’origine d’un
mouvement de mise par écrit de codes juridiques et de
traductions de textes variés. Ses initiatives ont connu
une certaine postérité, grâce au renouveau du mona-
chisme anglais du xe siècle, en particulier dans les nou-
velles abbayes de Glastonbury et de Ramsey – même
si leur production fut avant tout d’ordre religieux :
sermons, vies de saints, extraits de la Bible.

LANGUE DES ÉLITES


L’arrivée des « Normands » mit un terme à ces élans
et le français fut imposé comme langue courtoise et lit-
téraire au détriment du vieil anglais, dont la production
fut réduite à peau de chagrin au xiie siècle, sans toute-
fois disparaître complètement. En revanche, l’anglais
restait la langue maternelle de la population. Et notons
également la persistance et même le développement
du gallois écrit au pays de Galles – les langues celtiques
restent présentes dans l’ensemble des îles Britanniques.
Mais c’est bien dans les domaines des Plantagenêts,
en particulier durant le règne d’Henri II (1154-1189)
et de sa femme Aliénor d’Aquitaine, qu’une littérature
en « anglo-normand » ou « anglo-français » a vu le jour
BNF, FRANÇAIS 794 FOLIO 286R

de manière précoce, notamment dans les chroniques et


les romans, non sans arrière-pensées politiques1.
Le Roman de Brut (le titre fait référence à Brutus,
petit-fils d’Énée et fondateur supposé de la Grande-
Bretagne) de Wace, vers 1155, par exemple, adap- Succès Début du Roman de Brut de Wace. Cette histoire légendaire
tation versifiée de l’Histoire des rois de Bretagne de de l’Angleterre a été écrite en anglo-normand en 1155 et a connu un
Geoffroy de Monmouth (vers 1130), l’« inventeur » grand succès.

24 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


du roi Arthur, connut un grand succès et influença Moyen Age, cette téléologie, liée à une approche natio-
des auteurs aussi prestigieux que Chrétien de Troyes. naliste, n’a plus cours depuis quelques décennies. Sans
De même, c’est là qu’apparut la « matière antique », parler du latin, les relations entre français et anglais
comme celles de Troie et d’Alexandre. En outre, le fran- étaient en réalité très complexes et souvent complé-
çais trouve sa place, au fil du temps, dans les domaines mentaires, pour plusieurs raisons.
juridique et administratif, à côté du latin. Tout d’abord, le français reste la langue courtoise
Dans la seconde moitié du xiiie siècle, toutefois, des européenne par excellence, la lingua franca, ce qui
signes suggèrent que le français n’est plus la langue explique, entre autres, la traduction de très nombreux NOTES
maternelle de l’aristocratie, en particulier ses couches textes français en anglais. Il existe par ailleurs des rai- 1. Cf.
A. Chauou,
intermédiaires et inférieures (la gentry) : un des signes sons politiques à l’importance continue du français en L’Idéologie
tangibles en est l’apparition de manuels d’apprentis- Angleterre : la revendication des rois anglais sur la cou- Plantagenêt.
Royauté
sage du français. On constate également l’émergence ronne de France à partir de 1337 les a obligés à conser- arthurienne
de nouveaux textes en anglais, par exemple le poème ver une culture française, au sens le plus large du terme, et monarchie
politique
très sophistiqué intitulé La Chouette et le Rossignol (The même s’ils ont pu agiter le spectre de la destruction de dans l’espace
Owl and the Nightingale). l’anglais en cas d’invasion française. Plantagenêt,
Toutefois, paradoxalement, le traité de Troyes de xii -xiiie siècles,
e

Rennes,
DANS LES BIBLIOTHÈQUES 1420, qui consacra la « double monarchie » au pro- PUR, 2001.
Mais c’est surtout aux xive et xve siècles que les fit d’Henri V et au détriment de Charles VII, renforça 2. Cf. A. Mairey,
écrits en anglais connaissent une croissance exponen- l’usage de l’anglais en Angleterre dans la mesure où, « La Bible
wycliffite »,
tielle, en lien notamment avec le développement de la selon l’historien Malcolm Vale, il contribuait à main- P. Boucheron
littératie – l’aptitude à lire et/ou à écrire – au sein de la tenir la séparation entre les deux royaumes sur les (dir.), du monde
Histoire

gentry mais aussi des élites urbaines, voire des élites pay- plans autres que dynastique . Et l’on observe une accé- au xv  siècle,
3 e

sannes. Toutefois, l’anglais connaît de profondes muta- lération de l’emploi de l’anglais dans les années 1430, Fayard,
pp. 458-463.
2009,
tions en devenant ce que l’on appelle le moyen anglais : sous l’impulsion du roi Henri VI et en raison des dif- 3. M. Vale,
de langue germanique pour l’essentiel, il se transforme ficultés militaires des Anglais en France. Après leur Henry V.
en une langue « hybride » influencée par le latin et le défaite définitive, dans les années 1450, elle apparaît The Conscience
of a King, Yale
français. On estime en effet que, à la fin du Moyen Age, plus nette encore. Mais ce n’est véritablement qu’au University
son lexique est composé pour moitié de mots d’origine temps des premiers Tudors, au xvie siècle, que l’anglais Press,
Haven et
New
germanique, d’un quart de latin et d’un quart de français – gagnera ses lettres de noblesse. n Londres, 2016.
sans compter les apports de la syntaxe et de la grammaire.
Des œuvres fondamentales sont écrites dans les
dernières décennies du xive siècle, que ce soit des QUIZ
textes littéraires, comme ceux de Geoffrey Chaucer
(mort en 1400), l’auteur des Contes de Canterbury, Connaissez-vous l’anglo-normand ?
considéré par beaucoup comme le « père » de la litté-
rature anglaise même s’il était loin d’être le seul ; des Environ 50 % du lexique anglais est d’origine française ou latine.
textes dévotionnels, tels ceux de la recluse Julienne Saurez-vous retrouver les termes anglais dont il est question ci-dessous ?
de Norwich ou de Walter Hilton ; ou encore des chro-
1. Ce diplôme tire son nom d’un mot désignant
niques, comme la traduction du Brut français, com-
un apprenti chevalier.
posé à la fin du xiiie siècle et traduit en anglais un siècle
plus tard, dont la diffusion fut considérable. 2. Ce légume tire son nom du normanno-picard désignant
Surtout, les années 1380-1390 sont celles de la pre- la tête et l’intelligence.
mière traduction intégrale de la Bible en anglais, qui 3. Cette pièce de vaisselle tire son nom d’un récipient à anse
n’a alors pratiquement pas d’équivalent européen et servant notamment à boire le cidre.
qui connaît un succès prodigieux2. Au xve siècle, tous 4. Cette partie de vêtement tire son nom d’un mot désignant
les domaines de la connaissance et de la littérature un petit sac.
apparaissent représentés dans des textes en anglais. 5. Cet aliment tire son nom de l’alliance d’un mot français
Soulignons quand même que le français reste très pré- désignant le bœuf et d’un mot norrois désignant un mode
sent dans les bibliothèques des laïcs cultivés et dans de préparation.
les domaines institutionnels (il restera la langue des 6. Ce substantif vient d’un terme militaire désignant un défi lancé.
juristes jusqu’au xviie siècle !). L’anglais ne fait son appa- 7. Ce verbe vient du mot anglo-normand signifiant chasser.
rition dans l’administration que de manière très pro-
8. Cet apprêt culinaire vient du verbe signifiant brûler, rôtir
gressive, notamment à partir du règne d’Henri V de
en ancien français.
Lancastre (mort en 1422).
Au xixe siècle et durant une grande partie du xxe, de « chalenge » • 7. To catch (attraper), qui vient de « cachier » • 8. Toast, qui vient de « toster ».
des érudits anglais ont construit le récit téléologique du « pouque » • 5. Beefsteak, qui vient de « buef » et de « steik » (rôti) • 6. Challenge, qui vient
« triomphe » de l’anglais. Mais s’il est vrai, on l’a vu, que « caboche » • 3. Mug (grande tasse), qui vient de « moque » • 4. Pocket (la poche), qui vient de
l’anglais écrit se développe considérablement à la fin du
RÉPONSES : 1. Bachelor, qui vient de « bachelier » • 2. Cabbage (chou), qui vient de

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 25


Le lion à genoux devant le lis En 1329, Philippe VI contraint l’Anglais Édouard III à lui prêter hommage pour ses possessions en France.

Guerre de Cent Ans : la


Depuis 1066 l’île était liée au royaume de France.
Mais la guerre de Cent Ans brisa définitivement
cette solidarité transmanche.
Par C
 HRISTOPHER FLETCHER
Chargé de recherche au CNRS
et membre de l’Irhis (université

L
Lille-III), Christopher Fletcher est
notamment l’auteur de Richard II:
Manhood, Youth and Politics, 1377-1399 ’idée qu’il existe une « guerre de Cent
(Oxford University Press, 2008). Ans » n’a de validité que du point de
vue français. Lors d’un voyage peu
confortable dans le Yorkshire, Michelet
a développé une théorie pour expli-
quer comment, au xive siècle, sous le
long règne d’Édouard III (1327-1377), des Anglais
bien nourris, mangeurs de viande, sanguins et vigou-
reux, étaient venus envahir une population française
pacifique. La guerre de Cent Ans avait commencé
(1337-1453)1. Cette chronologie n’a pas grand sens
outre-Manche. Pour les Anglais du xive siècle, il était
clair que, depuis la conquête normande de Guillaume
le Conquérant en 1066, leur roi avait toujours été un
JOSSE/LEEMAGE

prince français, parlant le français et autant préoc-


cupé par ses terres ancestrales que par son royaume
pluvieux à l’extrémité du monde connu. Certes, en
1087, Guillaume avait séparé son héritage paternel.

26 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


la victoire des archers anglais Après Crécy, en 1346, Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel, peut espérer conquérir la France.

fin du rêve continental


Il confiait le duché de Normandie à son fils aîné, Robert le traité de Paris de 1259, Henri III accepte les pertes
Courteheuse, tandis que l’Angleterre revenait à son subies pendant le règne de son père, Jean sans Terre.
troisième fils, Guillaume le Roux. Mais ce dernier ne En contrepartie, Saint Louis reconnaît son droit sur le
perdit pas de temps pour envahir la Normandie. duché d’Aquitaine, et lui concède quelques terres aux
Le roi Henri Ier, quant à lui, passait des années en frontières. La paix semble établie.
Normandie afin de protéger l’héritage ancestral contre Les héritiers d’Henri III avaient pourtant de bonnes
ses ennemis traditionnels : le comte d’Anjou et le roi raisons de maudire cette paix qui confirmait la supério-
de France. A sa mort en 1135, c’est pour préserver rité féodale du roi de France sur l’Aquitaine. Ainsi, si un
les intérêts de la Normandie que les nobles refusent sujet du duc d’Aquitaine n’accepte pas la décision d’un
l’accession au pouvoir de Mathilde l’Emperesse, seule officier du duché, il peut faire appel au plus haut tri-
survivante légitime. bunal du roi de France, le parlement de Paris. Ceci ne
pose pas de problème lorsque les relations sont bonnes
L’IMPOSSIBLE ÉQUILIBRE ? entre les deux rois… Mais, à la fin du xiiie siècle, celles-
Si ce lien consubstantiel entre l’Angleterre et la ci se dégradent. En 1293, un groupe de matelots de
Normandie a si longtemps perduré, c’est que la noblesse Bayonne se disputent avec des concurrents bretons et
anglaise est aussi une noblesse normande. Depuis normands. Ils montent jusqu’à La Rochelle, et mettent
Hastings en 1066 et la longue répression qui marque la ville à sac. Bien que leur action soit condamnée par
le règne de Guillaume, la noblesse anglo-saxonne a été Édouard Ier, les officiers de Philippe le Bel convoquent
remplacée par des hommes originaires de Normandie, le roi d’Angleterre à se présenter en personne devant le
même si quelques-uns venaient de Bretagne ou de parlement de Paris. Pour le roi anglais, cela reviendrait
Flandre. Ce n’est qu’au moment de la conquête du à reconnaître sa sujétion. Édouard refuse.
duché par Philippe Auguste, à partir de 1199, que cette En représailles, le duché d’Aquitaine est confisqué.
noblesse est divisée en deux. Mais ceux qui restent en Commence alors une guerre très chère et impossible à
Angleterre n’oublieront jamais leur origine. Tout noble gagner. Engagé en même temps dans un conflit meur-
qui se respecte apprend le français, même s’il s’excuse trier avec les villes flamandes, Philippe le Bel accepte NOTE
pour son accent affreux. la paix en 1303. Après vingt ans de stabilité relative, la 1. J. Michelet,
MP/LEEMAGE

Après la conquête de la Normandie par Philippe guerre reprend pendant le règne de son fils Charles IV, Histoire de
France, t. IV,
Auguste en 1204, l’Aquitaine est le seul territoire conti- dernier des Capétiens directs, en raison d’un nouvel 1876, livre VI,
nental à rester entre les mains du roi d’Angleterre. Par épisode de querelles avec l’Aquitaine anglaise. pp. 164-166.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 27


Vue d’Angleterre, la guerre de Cent Ans est
avant tout une affaire personnelle,celle de
son roi Édouard III

En 1323, après des années de procès, le prieuré de tentatives diplomatiques d’Édouard II et de ses offi-
Saint-Sardos, dans la région frontalière de l’Agenais, ciers, le duché d’Aquitaine est confisqué à nouveau, et
fonde un village fortifié, une « bastide », à l’extérieur de la guerre recommence.
ses murs. Ce projet importune Édouard II, duc d’Aqui- L’ambiance ne s’améliore guère après la fin de ces
taine et roi d’Angleterre, parce que le prieuré de Saint- hostilités, malgré l’hommage rendu par le fils du roi
Sardos n’a jamais accepté d’être intégré à l’Aquitaine d’Angleterre, le futur Édouard III, à Charles IV, en sep-
par le traité de Paris en 1259. Ainsi, la bastide devien- tembre 1325. Quelques mois plus tard, Édouard II est
drait une nouvelle enclave échappant à l’autorité du déposé par sa femme, Isabelle de France, et son amant
duc. Cette fondation ne plaît pas non plus au châtelain Roger Mortimer. Édouard III devient roi mais le pou-
local, Raymond Bernard de Montpezat, ni aux bour- voir réel reste entre les mains d’Isabelle et Mortimer,
geois d’Agen. Le soir du 15 octobre, l’officier du roi de jusqu’au coup de force mené par le jeune roi – il a alors
France plante le poteau, couronné de la fleur de lis, 17 ans – en 1330. C’est pourquoi, à la mort de Charles IV,
qui fonde la bastide. Mais pendant la nuit, Raymond en 1328, Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel par sa
Bernard le fait pendre à son propre poteau. Malgré les mère, n’est guère en mesure de faire accepter son droit
théorique à la couronne de France, ni de résister aux
demandes de Philippe VI de Valois, après son accession
au trône du royaume de France.
A Amiens, en 1329, Édouard parvient tout de même
à éviter de prêter un serment d’hommage lige (c’est-à-
dire exclusif), qui aurait confirmé sa subordination au
roi de France, et prête seulement un serment d’hom-
mage simple. Philippe VI ne peut pas accepter cette
situation. Le 24 mai 1337, prétextant la présence à la
cour d’Angleterre de son vassal rebelle Robert d’Artois,
le roi de France confisque une nouvelle fois le duché
d’Aquitaine. Voyant qu’il n’a rien à gagner en conti-
nuant à reconnaître l’autorité de Philippe VI, Édouard
décide de se présenter comme l’héritier légitime du
royaume de France. Qu’il soit le petit-fils de Philippe
le Bel lui permet de l’imaginer, mais c’est surtout son
statut intenable de duc d’Aquitaine qui le décide à pour-
suivre cette stratégie.

MOURIR POUR L’AQUITAINE


Vue d’Angleterre, la guerre de Cent Ans est
donc surtout l’affaire de son roi. Personne n’ima-
gine alors que l’Aquitaine fait partie de l’Angleterre,
ni qu’Édouard III projette d’intégrer le royaume de
France dans son royaume anglais. Quand il réclame
la couronne, c’est à titre personnel, en tant qu’héri-
tier de Philippe le Bel et, avant lui, de son arrière-
arrière-grand-père, Saint Louis. Par conséquent, le
roi doit convaincre la noblesse d’aller se battre pour
NANTES, MUSÉE THOMAS DOBRÉE/DAGLI ORTI/AURIMAGES

défendre ses droits en France. Les nobles considèrent


CALAIS, TÊTE DE PONT les Gascons comme des étrangers et ont déjà refusé

E n août 1347, après onze mois de siège, Édouard III


parvient à conquérir Calais. Le port restera
anglais jusqu’en 1558 et sera la dernière possession
de combattre en Aquitaine au xiiie siècle.
Plus difficile encore, il faut convaincre le peuple
anglais de payer des impôts pour permettre à son roi
continentale à tomber. Les rois anglais avaient d’aller faire la guerre en France. Ainsi, Édouard Ier et
très vite compris tout l’intérêt militaire, politique et plus encore Édouard III encouragent le développement
économique de conserver cette tête de pont ouvrant d’un système politico-fiscal fondé sur une négociation
sur la traversée la plus rapide de la Manche – le fameux entre le monarque et ses sujets au sein d’une institution
Calais-Douvres des ferrys, mais aussi des migrants représentative : le parlement. Faire venir des représen-
désormais. Dès le xive siècle, Calais était considéré tants de la « commune », des chevaliers des comtés et
comme partie intégrante du royaume anglais et des bourgeois des grandes villes permet au roi de finan-
envoyait des représentants au parlement. cer ses guerres. En contrepartie, le parlement offre à ses

28 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Trois cents ans de repli
1328, avant la guerre 1360, traité de Calais 1420, traité de Troyes 1453, après la guerre
1328, avant la guerre 1360, traité de Calais 1420, traité de Troyes 1453, après la guerre Limite du
Limite du
royaume
royaume
de France
de France
Ancien
ANGLETERRE ANGLETERRE ANGLETERRE ANGLETERRE Ancien
Empire
ANGLETERRE ANGLETERRE ANGLETERRE ANGLETERRE Empire
plantagenêt
plantagenêt
Calais Calais Possession
Calais Calais Calais Possession
du roi
Abbeville Abbeville 1415 : Azincourt resteraCalais
anglais dud’Angleterre
roi
Abbeville Abbeville 1415 : Azincourt restera anglais
jusqu’en 1558 d’Angleterre
Cherbourg Rouen jusqu’en 1558
NORMANDIE Paris Cherbourg Paris Rouen
NORMANDIE
NORMANDIE Paris Paris NORMANDIE
Zone
Brest Paris Paris Zone
d’influence
ANJOU
Brest OrléansParis Paris d’influence
Orléans anglaise
ANJOU
MAINE anglaise
MAINE
Poitiers : 1356
POITOU Poitiers : 1356 Bourges Alliés
POITOU Bourges Alliés
des anglais
AQUITAINE « ROYAUME DE BOURGES » Castillon : 1453 des anglais
AQUITAINE LIMOUSIN « ROYAUME DE BOURGES » Castillon : 1453
Bordeaux LIMOUSIN Bordeaux Victoire
Bordeaux Bordeaux Victoire
anglaise
GUYENNE anglaise
GUYENNE
Victoire
Victoire
française
française
200 km 200 km 200 km 200 km
200 km 200 km 200 km 200 km Légendes Cartographie
Légendes Cartographie

Encore un pied Expansion en La moitié Nord A nouveau


sur le continent Aquitaine sous tutelle une île
Quand Philippe VI, Résultat de victoires Les reconquêtes de Charles V Charles VII, appuyé par
le premier Valois, accède comme celle de Poitiers ont réduit l’Aquitaine Jeanne d’Arc (1429) parvient
au pouvoir, il ne reste en 1356, où le roi de France anglaise, mais la folie de à reconquérir son royaume.
de l’ancien Empire est fait prisonnier, le traité Charles VI et la guerre civile La Normandie est reprise en
plantagenêt qu’une de Calais alloue aux Anglais leur permettent de contrôler 1450 ; la bataille de Castillon
Aquitaine réduite. une série de terres. le nord du royaume. en 1453 met fin à la guerre.

sujets la possibilité de représenter les intérêts de leurs parlement refuse d’octroyer des impôts directs, puisque
communautés et de contribuer à la législation. l’Angleterre et la France sont théoriquement en paix.
Ce système fonctionne très bien pendant une guerre Après la mort d’Henri V en 1422, c’est la noblesse
victorieuse et dans un contexte économique favorable, anglaise qui gère la guerre au nom d’Henri VI, qui n’est
mais il est très difficile à gérer en temps de crise comme encore qu’un bébé. On peut alors parler d’une occu-
à la fin du xive siècle. En 1381, en effet, éclate la « révolte pation anglaise de la Normandie, de l’Anjou, et, grâce
des travailleurs » ou « révolte des paysans » : l’île s’en- au soutien du duc de Bourgogne, de Paris, de l’Ile-de-
flamme à la suite de l’instauration d’un nouvel impôt par France et même de la Champagne jusqu’en 1435-1436.
tête et des mesures mises en place par les autorités pour Pour asseoir leur domination, des membres du com-
assurer son bon paiement. Parti des paysans, le mouve- mandement militaire anglais suggèrent une répression
ment échoue à faire abolir le servage, mais sa dynamique contre des populations locales. Les garnisons sont finan-
a permis à la petite noblesse et aux élites urbaines de cées par les butins pris aux « rebelles » français. C’est, en
résister aux innovations et de poursuivre leur réforme quelque sorte, la conquête normande de 1066 à l’envers.
du gouvernement. Tandis qu’il doit faire face à des raids Mais, finalement, c’est parce qu’Henri VI, adulte,
français sur la côte, le roi est contraint à la négociation. ne montre que peu d’intérêt pour ses possessions fran-
C’est le parlement qui permet à Édouard III et à çaises que celles-ci sont abandonnées à la lente avan-
Henri V de financer, grâce à des impôts directs, des cée de Charles VII dans les années 1440. Au xve siècle,
armées de grande taille pour des périodes circons- son successeur Édouard IV fait au moins semblant de
crites. Il donne l’occasion au premier de gagner en vouloir reconquérir la France. Pourtant, il ne s’y rend
1346 la bataille de Crécy et de s’emparer ensuite du qu’une fois, en 1475, et la campagne se termine rapide-
port de Calais, et au second de prendre Harfleur en ment par le traité de Picquigny, une pension généreuse
1415, puis, après la bataille d’Azincourt, de conquérir pour le roi d’Angleterre et des boissons gratuites pour
la Normandie entre 1417 et 1419. En 1420, le traité les soldats anglais sur ordre de Louis XI !
de Troyes déshérite le dauphin Charles et prévoit la En 1492, Henri VII intervient encore militairement
« double monarchie » : à la mort de Charles VI, Henri V dans le nord de la France, de même qu’Henri VIII en
deviendrait roi de France en même temps que roi d’An- 1513 et 1523. Calais ne retombe dans l’escarcelle fran-
gleterre – mais les deux royaumes resteraient séparés. çaise qu’en 1558. C’est ainsi que le conflit anglo-fran-
Cette conquête de la Normandie pouvait, cette çais quitte le territoire français. C’est une « guerre de
fois, motiver les nobles anglais. Pourtant, le traité cinq cents ans » qui vient de prendre fin. Ce n’est qu’en
de Troyes confirme leur désintérêt pour la guerre en 1802, en signant avec Bonaparte le traité d’Amiens, que
France. Pendant neuf ans, jusqu’aux chevauchées de Georges III renonce à son titre de roi de France et retire
Jeanne d’Arc et la débâcle du siège d’Orléans (1429), le la fleur de lis de son blason. n

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 29


PourquoiShakespeare
est devenu grand
Au xviiie siècle, l’Angleterre érige Shakespeare
en héros national. C’est que le barde de Stratford,
par son théâtre, a donné à ses compatriotes
la première trame de l’histoire de leur pays.
Par F
 RANÇOIS-JOSEPH RUGGIU
Professeur à l’université
Paris-Sorbonne, François-Joseph Ruggiu
a notamment publié, avec Stéphane Jettot,

W
L’Angleterre à l’époque moderne. Des Tudors
aux derniers Stuarts (Armand Colin, 2017). illiam Shakespeare est né en
avril  1564 à Stratford-upon-
Avon. On ignore s’il a étudié à la
grammar school de la ville. Ses
registres ont disparu. Mais il est
probable que ce soit dans cette
école qu’il ait appris à lire et à écrire en anglais, puis qu’il
ait étudié la langue et la littérature latines qui consti-
tuaient l’essentiel de l’enseignement de l’époque. Il est
sûr qu’il n’est pas allé étudier à Oxford ni à Cambridge,
les deux universités du royaume. Il a d’ailleurs gardé
toute sa vie l’image d’un auteur dont la formation avait
été moins poussée que celle de ses rivaux.
Nous n’avons aucune certitude sur le métier,
sur les activités et même sur le lieu de résidence de
William Shakespeare au début des années 1580. On
ne retrouve sa trace qu’en novembre 1582, au moment
LONDRES, WESTMINSTER, HOUSES OF PARLIAMENT/BRIDGEMAN IMAGES

de son mariage avec Anne Hathaway. Il a alors 18 ans.


Il est vraisemblable que les noces aient été hâtées en
raison de la grossesse de sa femme : Anne accoucha
dès mai 1583 de la première fille du couple, Susanna.
Elle mit au monde deux ans plus tard des jumeaux,
Judith et Hamnet, qui reçurent les noms de voisins et
amis de la famille Shakespeare.
Si la date d’arrivée de Shakespeare à Londres n’est
pas connue, son premier succès, la pièce Henri VI, est
joué en 1592. Londres était une ville exceptionnelle
pour l’époque. Elle comptait environ 200 000 habitants,
ce qui en faisait une des agglomérations les plus impor-
tantes d’Europe. La ville abritait une véritable industrie
Deux roses Cette fresque de 1910 illustre les débuts du spectacle. Localisée à la périphérie, là où la juridic-
de la guerre des Deux-Roses, racontés par Shakespeare tion, et donc le contrôle de la municipalité de Londres,
dans Henri VI, qui oppose, de 1450 à 1485, la maison des ne s’exerçait pas, elle reposait sur un ensemble très varié
York (rose blanche) à celle des Lancastre (rose rouge). de divertissements. Les théâtres n’en formaient qu’une

30 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


partie, à côté des arènes pour les combats Vers 30 ans Le portrait le plus authentique
d’animaux et les démonstrations de tir de Shakespeare est celui dit de Chandos,
ou d’escrime. du nom de son dernier propriétaire.
C’est à ce monde que s’est On y voit le poète vers l’âge
intégré le jeune Shakespeare, de 30 ans (National Portrait
comme acteur d’abord, puis Gallery de Londres).
comme dramaturge. Il
connut rapidement du suc-
cès. Sa réussite financière investies de stratégies plus
et la réputation qu’il avait ou moins élaborées qui
acquise lui ont permis, contribuèrent à asseoir la
en 1596, de solliciter du réputation de l’auteur.
College of Arms l’autorisa- Le mouvement fut d’au-
tion pour sa famille de por- tant plus facile que l’his-
ter des armoiries, ce qui lui toire de l’Angleterre tenait
conférait le statut de gent- une place considérable dans
leman. Même si cette élé- son œuvre avec plusieurs
vation sociale fut moquée, pièces sur l’époque médié-
« Shakespeare the player » était vale et surtout sur la guerre
donc entré dans l’élite lorsqu’il des Deux-Roses. Et il était
se retira de la scène au début des facile d’y trouver des vers exal-
années 1610. tant « this sceptred isle…, this other
Eden, demi-paradise… » (Richard II,
UN HOMME RICHE acte ii, scène 1). Certains de ses person-
En 1616, lorsqu’il remanie, à 52 ans, son tes- nages, comme Falstaff, menteur, lâche, ivrogne
tament, peu avant de mourir, William Shakespeare est mais plein d’esprit, avaient des traits de caractère qui
un homme riche, au talent littéraire reconnu. Quelques commençaient à être identifiés comme typiques de la
années après, en 1623, la compilation de ses œuvres, nation anglaise. L’Englishness de Shakespeare pouvait
sous le titre Mr. William Shakespeares Comedies, Histories, être rassurante pour le public alors que l’Union de 1707
& Tragedies, fut publiée par John Heminges et Henry et la création du Royaume-Uni de Grande-Bretagne
Condell, deux acteurs qui avaient travaillé avec lui. Le entraînaient l’essor d’un sentiment national britan-
format même de l’édition, un in-folio coûteux et presti- nique beaucoup plus large et une certaine anxiété en
gieux, indique l’estime dans laquelle il était alors tenu. Angleterre. Soldats, villageois ou Londoniens, le peuple
Ses pièces ne purent cependant être jouées durant anglais est bien présent dans son œuvre, et même dans
les années 1640 et 1650, lorsque les théâtres londo- les pièces dont les sujets en sont très éloignés comme
niens furent fermés par les puritains qui avaient pris le Le Songe d’une nuit d’été (la bande de Peter Quince) ou
contrôle de la capitale dès le début de la guerre qu’ils Beaucoup de bruit pour rien (Dogberry et Verges). Il s’en
menèrent contre le roi Charles Ier. C’est à la restauration dégage un réel amour pour les « gens », tandis que les
de la monarchie, dans les années 1660, que la fortune rois, comme Henri V à la veille d’Azincourt, sont sou-
littéraire de Shakespeare prit un essor extraordinaire. vent présentés comme des leaders inspirés.
Ses pièces connurent d’autant plus de succès qu’elles Mais il fallait encore des conditions favorables à
furent adaptées pour mieux correspondre au goût litté- l’émergence de ce génie. D’abord, il bénéficia au tour-
raire du jour. Le déroulement de l’intrigue en fut parfois nant des xviie et xviiie siècles de l’essor de la critique lit-
bouleversé. C’est ainsi qu’en 1681 Nahum Tate donna téraire. Les critiques trouvèrent en effet dans cet auteur
au Roi Lear une fin bien plus heureuse puisqu’il laissa peu familier avec le grec et le latin un Moderne très utile
LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY ; AISA/LEEMAGE

la vie au roi Lear ainsi qu’à sa fille Cordelia. pour contester l’héritage des Anciens. Ils contribuèrent
A la fin du xviie siècle, les Anglais considéraient à imposer l’idée d’une œuvre dont le génie était insur-
donc Shakespeare comme un des grands dramaturges passable. Par ailleurs, la réputation de Shakespeare
des époques élisabéthaine et jacobéenne, mais à l’égal fut servie par un éditeur londonien, Jacob Tonson,
d’un Ben Jonson, d’un John Fletcher ou d’un Francis qui imposa son copyright sur la plupart de ses pièces
Beaumont. Il figurait à leurs côtés dans les recueils et encouragea la publication d’éditions complètes qui
des hommes illustres, mais n’avait pas encore la place popularisèrent l’œuvre de Shakespeare en même temps
exceptionnelle qu’il occupa un siècle plus tard. qu’elles imposèrent dans les esprits sa vision d’un maté-
Les raisons de son élévation au cours du xviiie siècle riel historique, folklorique ou culturel qui avait pourtant
sont nombreuses. Elle n’est pas seulement liée à la force été commun à de nombreux auteurs de sa génération.
de son œuvre mais elle doit être resituée dans le proces- La figure de Shakespeare, les personnages liés à
sus de l’affirmation de la puissance anglaise. La figure son œuvre, comme Richard III, Lear, Falstaff, ou Jack
de Shakespeare et son œuvre polysémique furent alors Cade, et les vers les plus marquants de ses pièces furent

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 31


Universel Affiche de Rafal Olbinski pour un festival de
théâtre à Central Park, à New York en 1994. Shakespeare
est aujourd’hui l’auteur le plus joué au monde.

premiers doutes ont été instillés sur le lien entre l’acteur


Shakespeare et l’auteur des pièces ainsi révérées. Nous
ignorons en effet tout de son travail d’auteur. Aucun
manuscrit original n’a été retrouvé, ni livre qui lui ait
appartenu. Aucun texte ni aucune source authentique
ne nous révèlent ses pratiques d’écriture ni ne permettent
d’expliquer la force et la puissance de son art littéraire.
Aussi certains se sont mis à refuser de croire que
le fils d’un gantier qui n’était pas allé à l’université,
le braconnier qui aurait débuté à Londres en tenant
des chevaux à la porte des théâtres, l’acteur enrichi
aux pratiques proches de celles d’un Shylock dans
Le Marchand de Venise, ait pu écrire une œuvre aux
ramifications culturelles si complexes. C’est ainsi que,
depuis le milieu du xixe siècle, les « doubters » sont en
quête d’un auteur qui aurait, lui, reçu une excellente
éducation, aurait voyagé dans le vaste monde, serait
familier de la cour d’Élisabeth Ire comme de celle de
Jacques Ier, et aurait manifesté par d’autres travaux
sa maîtrise des questions existentielles abordées
dans les pièces attribuées à Shakespeare. Les noms
de plusieurs grands seigneurs ont été avancés, comme
Francis Bacon, Christopher Marlowe, Roger Manners,
cinquième comte de Rutland, William Stanley, comte
de Derby, ou encore le corsaire sir Walter Raleigh.
popularisés non seulement par d’innombrables mises Pendant l’essentiel du xxe siècle, c’est Édouard de
en scène professionnelles ou amateur mais aussi par les Vere, dix-septième comte d’Oxford, un proche de la
représentations qui en étaient inspirées, tableaux, gra- reine Élisabeth, auteur, sous son nom, de pièces poé-
vures ou estampes, qui pénétraient les foyers anglais. Ils tiques d’une grande qualité, qui s’est imposé comme le
imprégnèrent l’ensemble de la culture anglaise. plus sérieux de ces prétendants. Les années 2010 ont
vu la réactivation d’une ancienne identification, avec
LE TEMPS DES DOUTES John Florio, un érudit et traducteur né à Londres mais
Le culte national n’a cependant pris son envol que d’origine italienne, profil qui témoigne, à sa façon, de
dans la seconde moitié du xviiie siècle, en partie grâce l’ouverture culturelle de nos sociétés mondialisées.
à l’action d’un acteur d’exception, David Garrick. Son Il n’y a en fait aucune raison de douter que l’acteur
coup d’éclat fut d’organiser, en 1769, à Stratford-upon- Shakespeare est aussi l’auteur des pièces si admirées.
Avon, un somptueux jubilé, dont le point d’orgue devait Le processus de déification de Shakespeare au cours du
être une parade de personnages shakespeariens. Le fait xviiie siècle comme le mouvement de contestation de
que la pluie ait ruiné les effets souhaités n’empêcha son identité relèvent au fond des mêmes mécanismes.
pas de transformer la ville en capitale du culte shakes- Ils témoignent des appropriations successives éprou-
pearien. La figure du génie inspiré par les forces de la vées par Shakespeare que chaque génération, chaque
nature, et dont l’œuvre était peuplée de fées, de magi- société, voire même chaque lecteur, tend à reconfigu-
NOTE
ciens et de sorcières, qui s’imposa alors profita ensuite rer à son image. Au Shakespeare anglais du xviiie siècle
1. Ben Jonson,
des premières manifestations du romantisme. La « bar- a ainsi succédé un Shakespeare impérial au xixe siècle
RAFAL OLBINSKI © 2017, PATINAE

« To the
Memory of dolâtrie », triomphante dans les îles Britanniques, com- et un Shakespeare universel depuis la fin du xxe siècle.
My Beloved,
the Author mença à se répandre sur le continent, en particulier en Ces évolutions soulignent la plasticité d’une œuvre
Mr. William Allemagne où le génie shakespearien fut admiré par qui occupe dans l’imaginaire collectif une place que
Shakespeare »,
Shakespeares Lessing, Herder et surtout par le jeune Goethe. peu d’autres sont en mesure de lui disputer. Et elles
Comedies, L’époque où Shakespeare s’est imposé comme l’in- donnent raison à Ben Jonson qui, dans le « First Folio »
Histories,
& Tragedies, carnation du génie anglais est aussi celle de la naissance de 1623, notait que Shakespeare « was not of an age,
Londres, 1623. de la recherche scientifique sur son œuvre et celle où les but for all time ! »1. n

32 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


2. Rule, Britannia !
MANCHESTER ART GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES

Pragmatiques et libéraux, les Anglais ont


PUISSANCE
inventé un modèle durable de monarchie.
Cette lithographie de l’Empire Ils ont aussi été les champions de
Marketing Board vante
la richesse des importations la révolution industrielle. Et conquis
de produits coloniaux
en Grande-Bretagne. le plus vaste empire colonial.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°00 33


Un modèle de
gouvernement 
Si la reine Élisabeth II ne dispose que de pouvoirs
symboliques, le souverain britannique a été, pendant
plusieurs siècles, un acteur politique majeur. Son
influence s’est fortement réduite à partir du xixe siècle.
Par P
 HILIPPE CHASSAIGNE
Professeur à l’université
Bordeaux-Montaigne,
Philippe Chassaigne a notamment publié

E
une Histoire de l’Angleterre, des origines à nos
jours (Flammarion, rééd. « Champs », 2015).
Il publie en octobre 2017 Victoria, reine n février 1967, à la veille de la visite
d’Angleterre (Gallimard, « Folio biographies »). d’État du président du Conseil sovié-
tique Alekseï Kossyguine à Londres
– la première d’un dignitaire soviétique
depuis la révolution d’Octobre ! –, le
magazine satirique britannique Punch
publiait le texte, totalement inventé, d’une note des
services diplomatiques russes expliquant à Kossyguine
qui était la reine Élisabeth II : « chef d’État, chef des forces
armées, chef de la fonction publique, détient tous les pou-
voirs. Aucune Constitution, celle-ci restant délibérément
non écrite, et transmise oralement d’un monarque à
l’autre. Nomme personnellement tous les personnages
fantoches [ministres], inaugure et clôt les sessions du
Parlement entièrement à sa volonté, peut le dissoudre
comme elle le souhaite. […] Aucune loi adoptée sans le
consentement du souverain, système judiciaire entière-
ment soumis à la tyrannie monarchique »1.
Punch voulait ainsi souligner le fossé qui existait entre
les pouvoirs nominaux de la reine, inchangés ou presque
depuis la fin du Moyen Age, et la pratique institutionnelle.
TIMOTHY MILLETT COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES

De fait, si on s’en tient à la lettre des institutions, chacun


des éléments avancés était exact. On le sait bien, néan-
moins : ces pouvoirs sont désormais purement formels
et la fonction avant tout cérémonielle, ce qui n’était pas
le cas quatre ou cinq siècles plus tôt, et même encore
au début du xixe siècle. Comment en est-on arrivé là ?
Henri VIII Un des grands souverains de la Renaissance, Il faut remonter à la Glorieuse Révolution de 1688
Henri VIII (1509-1547), représenté sur cette médaille pour voir les premières limitations au pouvoir monar-
NOTE en majesté, tenta de gouverner sans parlement. chique. « Glorieuse » car elle n’entraîna pas mort d’homme,
1. « Twinkle, Mais la rupture avec Rome en 1534 l’obligea à rechercher et encore moins de roi, à la différence de l’exécution de
Twinkle, Little
Star », Punch, son appui. Le parlement, pourtant encore loin d’être une Charles Ier en 1649, celle-ci vit Jacques II, soupçonné
8 février 1967. « représentation nationale », sauva ainsi son existence. de tendances absolutistes et, pire encore, de confession

34 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Queen-in-Parliament Chaque année, le discours d’ouverture du Parlement, comme celui-ci d’Élisabeth II, le 8 mai 2013, symbolise
l’union du souverain, de l’aristocratie et du peuple. Écrit par le Premier ministre, le monarque doit le prononcer en qualité de chef d’État.

catholique, abandonner son trône et s’enfuir en France, À SAVOIR


pour être remplacé conjointement par son gendre, pro-
clamé roi sous le nom de Guillaume III d’Orange, et sa
fille Marie II, tous deux protestants (cf. p. 36).
Vous avez dit
« Constitution » ?
LE BILL OF RIGHTS Si le Royaume-Uni n’a pas de
A l’issue de la révolution, le Parlement s’imposa Constitution au sens où nous
définitivement face à la Couronne. Le Bill of Rights de l’entendons, le terme n’en est
décembre 1689 rappelait un certain nombre de droits pas moins utilisé couramment
constitutifs des libertés anglaises (droit de pétition, droit pour désigner les institutions
de détenir des armes, réunions fréquentes du Parlement, du pays. La « Constitution »
liberté des élections…). Désormais, la Chambre des britannique se compose d’un
communes devait se prononcer sur tout impôt à préle- certain nombre de textes
ver, limitant d’autant la marge de manœuvre du souve- de natures et d’origines très
rain. Bientôt, le Parlement contrôla l’ensemble de ses diverses, le plus souvent
revenus, avec l’instauration de la Liste civile (1697), rédigés en réponse à un
la somme attribuée au monarque pour qu’il exerce ses problème précis, bien plus que pour énoncer
fonctions représentatives en temps de paix, et organisa de nobles principes intangibles. On citera la Grande
la succession dynastique avec l’Act of Settlement de 1701. Charte de 1215, qui rappelait les pouvoirs des barons
Cette loi interdisait à tout catholique d’occuper le trône face au roi, la Pétition des droits (1628), la Grande
anglais (puis, après 1707, britannique), et faisait donc Remontrance (1641) et le Bill of Rights (1689)
reporter la couronne sur Sophie de Hanovre, petite- qui défendaient les droits du Parlement ; mais aussi
fille de Jacques Ier, ou ses descendants : elle décéda en les lois institutionnelles votées par le Parlement
TOBY MELVILLE/REUTERS

juin 1714, et son fils George monta sur le trône britan- (réformes électorales, Parliament Acts), ainsi que
nique au mois d’août suivant, après la mort de la reine les « conventions de la Constitution », pratiques
Anne, dernier souverain Stuart. institutionnelles consacrées par l’usage mais
La limitation des pouvoirs du souverain se fit tou- aucunement mises par écrit, comme l’existence
tefois progressivement, sans qu’aucun texte de loi ni, d’un Premier ministre, ou les étapes de la procédure
encore moins, une Constitution ne viennent la >>> d’adoption d’un projet de loi.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 35


L’écl a i ra ge

UNE RÉVOLUTION, demandaient une profonde réforme électorale,


se gardaient bien d’appeler à une « révolution ».

MAIS GLORIEUSE Les débuts de la Révolution française en 1789


furent accueillis plutôt favorablement : les Britanniques

O
détestaient l’absolutisme des Bourbons, et, en outre,
n parle souvent de l’allergie des tout ce qui pouvait affaiblir la France sur la scène
Britanniques à la notion même de internationale était bienvenu. Mais, dès 1791-1792,
« révolution ». Il est vrai que les prédictions la grande majorité des Britanniques se détourna
de Karl Marx faisant de l’Angleterre le du nouveau régime. La Terreur de 1793, les exécutions
berceau de la future révolution prolétarienne ne se sont à la chaîne, les vaccinèrent contre cette idéologie.
pas réalisées. Pourtant, les Anglais ont, en 1640-1660 et Dickens, en 1859, publia une œuvre emblématique :
en 1688, connu deux révolutions, et pas des moindres ! Un conte de deux cités, dans laquelle il livre une vision
En 1649, le roi Charles Ier fut décapité à la hache horrifique de la révolution dans ses excès.
devant le palais de Whitehall, à Westminster. Tous les politiques qui avaient, après 1789,
En 1688, son deuxième fils Jacques II abandonna manifesté une quelconque sympathie envers
trône et royaume de peur de perdre sa vie. les révolutionnaires français durent se justifier de
Ces deux révolutions étaient avant tout le résultat ne pas être des coupeurs de têtes en puissance.
de tensions religieuses entre des protestants L’accusation de « jacobins » fut plus d’une fois utilisée
intransigeants et des souverains voulant cette pour déconsidérer les partisans des réformes politiques.
confession honnie comme religion d’État. Certes, il y eut trois crises chartistes, en 1839, 1842
En 1688, la « révolution », qui était en réalité bien et 1848 : les adeptes de la Charte du peuple réclamaient
plus proche d’un coup d’État, se vit qualifier de de vastes réformes politiques, comme l’élection
« glorieuse », car elle n’avait pas causé de morts. annuelle du Parlement, le suffrage universel masculin,
De fait, c’est cette acception qui s’imposa, d’autant un redécoupage équitable des circonscriptions, ou
que la mise en place qui s’ensuivit d’une monarchie encore le scrutin secret. Néanmoins, après l’échec
limitée, et d’un jeu politique bipartisan, enleva bien ultime de 1848, la négociation et la diplomatie
de son charme à l’action politique violente. Même l’emportèrent dans l’ADN politique britannique
les « radicaux », qui, à compter des années 1770, jusqu’à aujourd’hui.  P. C.

BURNLEY, TOWNELEY HALL ART GALLERY AND MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES

Jacques II apprenant le débarquement en Angleterre de Guillaume d’Orange en 1688. Tableau de Ward, 1851.

36 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Le règne de Victoria a vu l’avènement
du parlementarismetel que
nous le concevons aujourd’hui

Disraeli Figure du mouvement Victoria La reine (1837-1901) a donné Gladstone Autre figure majeure des
conservateur, il fut, à la fin du xixe siècle, son nom au xixe siècle : transformation années 1870-1890, le libéral William Ewart
un Premier ministre très proche économique et sociale lors de la révolution Gladstone, détesté de Victoria, a incarné
de Victoria, qui appréciait son action industrielle, l’ère victorienne a aussi mis en avec Disraeli l’alternance typique du système
énergique pour étendre l’empire. place la démocratie moderne britannique. parlementaire anglais à la fin du xixe siècle.

>>> coucher noir sur blanc. Ainsi, la reine Anne fut, en Marie-Antoinette et son bourreau ». Ces rendez-vous
1708, le dernier souverain à refuser la sanction royale entre la reine et le Premier ministre, dont la pratique
(Royal Assent) à un texte adopté par le Parlement, blo- date du xviiie siècle2, constituent une partie importante
quant ainsi sa promulgation, et Guillaume IV le der- du « travail » du souverain, qui reçoit en outre quoti-
nier à vouloir nommer un Premier ministre qui n’avait diennement (sauf à Noël et pour Pâques) les red boxes,
pas de majorité aux Communes (Robert Peel en 1834). ces mallettes rouges contenant toutes les informations
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE – REX FEATURES/REX/SIPA – THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE

nécessaires à l’exercice de sa fonction de chef d’État.


AU-DESSUS DES PARTIS Car, depuis 1867 et la parution d’un petit ouvrage
Même si les principes existent dès 1688, c’est au qui s’est imposé comme un classique, The English
xixe siècle que se mettent en place tous les éléments Constitution3, on en est venu à considérer que le
d’une démocratie moderne. Sous le règne de Victoria monarque dispose de « trois droits » : le droit d’être
NOTES
(1837-1901) s’est progressivement imposée l’idée d’une informé (d’où les boîtes), le droit d’encourager, et le 2. Les trois
monarchie qui serait au-dessus des partis politiques. Le droit de mettre en garde (d’où les entretiens hebdo- premiers
rôle de son mari, le prince Albert, fut déterminant : il madaires avec le Premier ministre). Victoria les exer- souverains
hanovriens,
était persuadé que plus la couronne se distancierait des çait pleinement, fulminant si un Premier ministre George Ier
luttes politiques quotidiennes, plus elle gagnerait en tardait à lui transmettre les dépêches et inondant ses (1714-1727),
George II
autorité morale et en popularité. Victoria, néanmoins, ministres (le gouvernement était et demeure celui « de (1727-1760)
après la disparition prématurée d’Albert (1861), s’au- Sa Majesté ») de notes, lettres ou télégrammes pour et George III
(1760-1820),
torisa un certain nombre d’exceptions à la règle. Elle les admonester sur tel ou tel point. n’assistaient pas
ne fit ainsi nul mystère de sa proximité avec le Premier A ceci près que les destinataires avaient toute lati- régulièrement
aux réunions
ministre conservateur Benjamin Disraeli, notamment tude pour les ignorer. Tout comme elle ne put empê- hebdomadaires
lors de son second ministère (1874-1880), dont elle cher Gladstone de devenir quatre fois Premier ministre du Cabinet.
appréciait entre autres qualités l’action énergique pour (1868, 1880, 1886, 1892). De fait, son règne a vu l’avè- Du coup,
ils recevaient
étendre l’empire colonial. nement du parlementarisme tel que nous le conce- le Premier
ministre pour
Inversement, elle avait une profonde antipathie vons aujourd’hui. Certes, le « Parlement » existe depuis qu’il leur
pour le libéral William Ewart Gladstone, l’autre grande le Moyen Age et, on l’a vu, il s’est imposé définitive- présente un
figure politique des années 1870-1890. Elle jugeait sa ment en 1688 face au pouvoir royal. Il n’empêche : les compte rendu.
3. W. Bagehot,
politique néfaste pour le pays, notamment sa tiédeur réformes électorales de 1832, 1867 et 1884-1885, qui The English
quant à l’expansion coloniale, trop coûteuse pour lui. portèrent le corps électoral (masculin) de 0,5 million Constitution,
Londres,
Gladstone devait d’ailleurs comparer un jour ses entre- à 5,5 millions de personnes, modifièrent considéra- Chapman and
tiens hebdomadaires avec la reine à la « rencontre entre blement son fonctionnement. >>> Hall, 1867.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 37


Population de Grande-Bretagne
disposant du droit de vote
44,5*
42

35
30 28* L’alternance politique plus ou moins régulière entre
23 23 21 conservateurs et libéraux devint une autre caractéris-
tique de ce système politique, tout comme le bicamé-
risme. On a trop souvent tendance à minorer, pour le
5,7 xixe siècle, l’importance de la Chambre des lords par
0,6 0,9 2,3
rapport aux Communes. A l’exception des projets de loi
avant 1832 1832 1867 1884 1918(1) 1928(2) de finance, le rejet par les Lords d’un texte initialement
(1)
Suffrage universel masculin et féminin > 30 ans adopté par les Communes était sans appel. Jusqu’au
(2)
Suffrage universel total * en million milieu des années 1880, la Chambre des lords fournis-
sait plus de la moitié des membres du Cabinet.
Vers le suffrage universel Par ailleurs, le Premier ministre pouvait très bien
En moins d’un siècle, la Grande-Bretagne est passée diriger le gouvernement en siégeant « dans l’autre
d’un système oligarchique, où une toute petite fraction de endroit  » (in the other place), comme on désigne
la population monopolisait le pouvoir, à une démocratie les Lords depuis les Communes : ce fut entre autres
jouissant du suffrage universel. Tout cela sans révolution le cas de lord Aberdeen (1852-1855) ou de lord
ni crise politique majeure. Si la France instaura le suffrage
universel en 1870, les femmes durent attendre jusqu’en 1944.
Salisbury (1895-1902) et même, en cours de man-
dat, de Benjamin Disraeli, devenu lord Beaconsfield
en 1876. Rappelons à ce propos que l’une des préro-
gatives du souverain est d’anoblir les sujets de son
>>> L’accroissement du nombre des électeurs choix. Le nombre de ces anoblissements augmenta au
entraîna l’émergence des partis conservateur et libéral long du xixe siècle, le souverain (désormais suivant
en lieu et place des tories et des whigs, jusqu’alors des les conseils du Premier ministre) désirant ainsi distin-
coteries tournant autour de quelques grandes figures guer des personnes qui avaient rendu service à leur
aristocratiques : des partis politiques structurés, avec une pays. Cela avait parfois ses à-côtés, comme en 1911,
organisation nationale et un programme, et dont le lea- lors de l’adoption du Parliament Act, qui concluait la
der était appelé à diriger le gouvernement en cas de vic- grave crise politique ouverte deux ans plus tôt avec
toire électorale. Le souverain n’avait plus aucune marge le Budget du peuple. En 1909, le gouvernement libé-
de manœuvre dans le choix du Premier ministre, lequel ral avait présenté un budget comportant beaucoup
tenait sa légitimité de sa majorité aux Communes : c’est de réformes sociales financées par une forte hausse
le principe même de la responsabilité gouvernementale. de la fiscalité sur les plus hauts revenus, ainsi que sur

 UFFRAGETTES ET
S
SUFFRAGISTES
E n 1918, les femmes britanniques d’au moins
30 ans obtiennent le droit de vote, (illustration
parue en 1919 dans La Domenica del Corriere).
Le suffrage véritablement universel est établi
en 1928. On connaît en France surtout le combat
des « suffragettes » qui renvoie à la Women’s Social
and Political Union (WSPU), créée en 1903 et
dirigée par Emmeline Pankhurst.
Elles ont joué un rôle de premier plan par le
radicalisme de leur action : à partir de 1909, plus
d’un millier sont emprisonnées et nombre d’entre
elles participent à des grèves de la faim. Mais
les « suffragistes » – respectueuses de la légalité –
jouèrent aussi un rôle, comme à Manchester,
où quelque 250 000 femmes sont employées
dans l’industrie minière. Dès les années 1890
elles s’organisent dans des trade-unions, des
coopératives et des groupes socialistes. Pour elles,
le combat pour le suffrage est lié à celui de
LEEMAGE

l’émancipation ouvrière.
Fabrice Bensimon

38 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Naissance d’une institution
Nomme
LE ROI LE PREMIER
MINISTRE
Choisi parmi les
représentants du
parti majoritaire
La Chambre La Chambre aux Communes
des lords des communes
L’assemblée la plus importante,
Héréditaires ou viagers qui prend l’ascendant sur
Droit de veto suspensif d’un an la Chambre des lords à
la fin du XIXe siècle

LE PARLEMENT

Élit
CORPS ÉLECTORAL
Environ 400 000 électeurs avant 1832,
5,7 millions en 1884

L
e Parlement britannique est le modèle de bien des furent en partie à l’origine des conflits armés des
Parlements dans le monde. Institutionnalisé au années 1640-1650, puis de la Glorieuse Révolution de
xiiie siècle, il a été séparé entre Chambre des lords 1688. Le Parlement en sortit renforcé. Le Bill of Rights
et Chambre des communes au xive siècle. Sous les de 1689 consacra son indépendance et sa liberté
Tudors (1485-1603), le roi est une partie du Parlement, de parole, et son rôle de contre-pouvoir en matières
avec les Lords (les dignitaires de l’Église d’Angleterre fiscale et militaire. Dès lors, il fut réuni tous les ans.
et les chefs des familles nobles) et les députés des Les souverains Hanovre prirent l’habitude de
Communes (élus par les notables des comtés ou des gouverner en s’appuyant sur un Cabinet qui jouissait
bourgs). Pour les Anglais, l’alliance des principes de la confiance d’une majorité de Lords et
monarchique, aristocratique et démocratique faisait de députés des Communes. Bientôt, il fut admis que
de leur régime politique le meilleur possible et donnait la souveraineté politique résidait uniquement dans
une force particulière aux décisions du roi agissant le Parlement. Mais celui-ci ne représentait qu’une
en son Parlement (King-in-Parliament). Le Parlement fraction de plus en plus étroite de la nation britannique
restait cependant un organe politique secondaire : en pleine croissance. Le suffrage fut élargi
il était irrégulièrement convoqué et son rôle était progressivement par les Reform Acts de 1832, 1867
surtout de voter les impôts directs. Au xviie siècle, les et 1884-1885. A la fin du xixe siècle, le Parlement était
tentatives absolutistes des Stuarts à partir de 1603 devenu une institution britannique.

les grosses propriétés foncières. Cette attaque frontale gouvernement travailliste de Clement Attlee, en 1949,
contre les Lords entraîna une crise politique qui dura réduisit la durée du veto des Lords à une seule année.
toute l’année 1910 et suscita deux élections législa- Une fois par an, le souverain ouvre la session du
tives anticipées, en janvier et décembre. Parlement en lisant, à la Chambre des lords et en pré-
sence des Communes, le discours du trône, entièrement
À QUOI SERT LA REINE ? rédigé par le Premier ministre, annonçant les mesures
Le gouvernement libéral prévoyait de ne plus accorder que le gouvernement soumettra aux Chambres. C’est
aux Lords qu’un droit de veto suspensif de deux ans, l’une des fonctions royales les plus importantes : cette
après quoi le texte initialement rejeté serait promul- cérémonie symbolise en effet le roi (ou la reine) « en son
gué s’il avait été légitimé à nouveau par les Communes Parlement », l’union du souverain, de l’aristocratie et du
en des termes identiques. La Chambre des lords, où le peuple, source de toute législation. Si Victoria ne l’effec-
parti conservateur avait une écrasante majorité, était tua en personne qu’à quelques rares occasions, ses suc-
évidemment contre la réforme, mais le roi George V cesseurs furent nettement plus assidus. La reine actuelle,
(1910-1936) accepta l’idée de créer près de 400 pairs Élisabeth II, ne l’a manquée que deux fois depuis le
libéraux d’un coup pour renverser les choses. Il n’eut début de son règne, en 19524. NOTE
cependant pas à le faire, car l’abstention massive des De fait, Élisabeth II a toujours accompli scrupuleu- 4. En 1959 et
Lords conservateurs lors du premier examen du texte sement les devoirs liés à sa charge. Il est vrai qu’ils sont 1963, alors
qu’elle était
permit son adoption. Ce Parliament Act consacra défini- bien plus codifiés qu’à l’époque de son arrière-arrière- enceinte
respectivement
tivement la prééminence des Communes sur la Chambre grand-mère, dont le règne a constitué une sorte de tran- d’Andrew et
haute. Un second texte, adopté cette fois à l’initiative du sition entre le modèle monarchique hanovrien et >>> d’Edward.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 39


L’écl a i ra ge

ÉLISABETH II : 
La princesse Élisabeth et son père George VI en 1930.

LE RÈGNE LE Il faut dire que la situation économique


du pays était alors difficile, avec

PLUS LONG 3 millions de chômeurs. L’emballement


médiatique aidant, l’exemption fiscale
du souverain, datant du début du
Couronnée en 1953, xxe siècle, fut remise en question.
la reine est pour les Élisabeth II décida « spontanément »
dans les jours qui suivirent d’être
Britanniques un « point de soumise à l’impôt sur le revenu pour
repère » auquel se rattacher. ses revenus personnels. La crise de

L
confiance culmina en septembre 1997,
e règne d’Élisabeth II a vu la après la mort tragique de la princesse
décolonisation, des périodes Diana à Paris. La reine ne voulait rien changer
successives de crise et de prospérité, à son séjour familial à Balmoral en Écosse,
l’entrée dans l’Europe (1973) puis le Brexit ce qui fut interprété comme une cruelle absence de
(2016). Sa longévité sur le trône, son attachement compréhension de l’opinion publique. Le Premier
indéfectible aux charges de sa fonction, lui confèrent ministre, Tony Blair, la persuada de rentrer à Londres et

MARCUS ADAMS/CAMERAPRESS/GAMMA-RAPHO – CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES ; © THE ANDY WARHOL FOUNDATION FOR THE VISUAL ARTS, INC/ADAGP, PARIS 2017
cette aura de stabilité, d’une certaine façon rassurante. d’aller au-devant de ses sujets en deuil. Immédiatement,
Certes, sur une si longue période, sa popularité a connu la presse et, autant qu’on puisse juger par les sondages,
des hauts et des bas. C’est surtout dans les années 1990 l’opinion retrouvèrent en la reine celle qui incarne la
que les critiques ont été les plus vives. Ainsi, après nation dans des circonstances dramatiques.
l’incendie du château de Windsor (20 novembre 1992),
l’annonce que les réparations seraient financées par RÉPARTITION DES TÂCHES
le budget national suscita l’incompréhension d’un public La popularité d’Élisabeth se rétablit au cours des
peu au fait de ce qui était propriété de la Couronne deux décennies suivantes. En 2002, les décès successifs
(et donc imputable aux deniers de l’État) et propriété de sa sœur, Margaret (février), et de la reine mère
personnelle du souverain (et entretenue par ses soins). (mars) suscitèrent la sympathie de ses sujets, qui
connaissaient l’étroitesse de leurs liens familiaux.
Il y eut ensuite d’autres événements plus heureux :
son jubilé d’or en 2002, le mariage de William et de
Kate Middleton en 2011, son jubilé de diamant en 2012.
En août 2012, la reine se prêta même à un montage
cinématographique pour l’inauguration des Jeux
olympiques de Londres, avec l’acteur Daniel Craig,
interprète « officiel » de James Bond. Et dire qu’elle
était supposée ne pas avoir le sens de l’humour…
Les naissances de George en 2013 et de Charlotte
en 2015 montrèrent que la succession était assurée, et
la popularité de William et de son épouse ouvrait des
perspectives à plus long terme, alors que son père,
Charles, prince de Galles, né en 1948, pourrait bien être
un roi de transition. Apparut alors une répartition des
tâches qui avait déjà fait la fortune de ce que George VI
surnommait « the Firm » (l’entreprise), avec les missions
protocolaires partagées entre les membres de la famille
royale, Élisabeth II prenant depuis son 90e anniversaire
un peu de recul par rapport à ses activités officielles.
Elle a cessé de parrainer une vingtaine d’associations
charitables, pour lesquelles elle jouait un rôle majeur de
leveur de fonds. Si le souverain donne, il faut faire aussi
bien que lui, voire mieux – et cela, depuis le xixe siècle !
Car la dimension caritative est devenue sous le règne
de Victoria une composante essentielle de la monarchie,
« Queen Elizabeth II of the United Kingdom, Reigning Queens », sinon une sorte de justification de son existence aux
Andy Warhol, 1985. yeux de nombre de sujets. P. C.

40 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


La reine est le symbole de l’unité de
la nation : l ’opposition n’est-elle pas
« l’Opposition de Sa Majesté » ?

Famille Camilla duchesse de Cornouailles ; le prince Charles ; Catherine duchesse de Cambridge portant la princesse
Charlotte ; le prince George ; le prince William, la reine Élisabeth et le duc d’Édimbourg, à Buckingham le 11 juin 2016.

>>> la monarchie actuelle, qui a vu ses contours se royaumes dont elle est la reine, du Canada au Tuvalu, et
fixer définitivement sous le règne de George V5. En dans lesquels elle s’est rendue au moins une fois depuis
tant que chef de l’État, elle assure toutes les obliga- 1952 (mais 28 fois au Canada et 18 fois en Australie).
tions protocolaires : ouverture de la session parlemen- Chef du Commonwealth, elle n’exerce aucune auto-
taire, visites officielles à l’étranger (plus de 270, dans rité sur ses 53 États membres, mais symbolise l’unité
128 pays), réception des chefs d’État, etc. Elle person- de l’organisation. Elle prend ce rôle très au sérieux et
nifie la nation dans les grandes occasions, et, plus géné- a pu, lors de sommets des chefs d’État et de gouverne-
NOTES
ralement, exempte le Premier ministre de ce que l’on ment tendus, utiliser son entregent pour arrondir les 5. Cf. D.
appelle chez nous, de façon péjorative, l’inauguration angles. Ce fut le cas lors du sommet de Lusaka en 1979, Cannadine,
des chrysanthèmes. en Zambie, où la position intransigeante du Premier George V,
Londres, Allen
Toutes les grandes actions politiques sont faites en ministre Margaret Thatcher sur l’ancienne Rhodésie Lane, 2014.
son nom : nomination du Premier ministre, promul- britannique la plaçait en porte à faux par rapport aux 6. Titre attribué
gation des lois, dissolution du Parlement, déclaration autres membres africains du Commonwealth. à Henri VIII par
le pape Léon X
de guerre, etc. Elle est le symbole de la permanence Dans un tout autre registre, Élisabeth II, et la famille en 1521, en
de l’État et de l’unité nationale : l’opposition n’est-elle royale, est un atout touristique majeur pour son pays : de reconnaissance
son zèle
pas « l’opposition de Sa Majesté » ? C’est elle qui dis- une récente enquête7 évaluait à 535 millions de livres à défendre le
tribue les « honneurs » deux fois par an et, si la plu- le montant des revenus touristiques générés par la catholicisme
contre
part des nominations sont de nature politique et donc monarchie (visites de monuments, achats de souve- les thèses
émanent du Premier ministre, elle reste seule décision- nirs, etc.). On touche alors à l’essentiel : la relation luthériennes.
Il fait toujours
naire pour l’ordre de la Jarretière et l’ordre du Mérite. que la reine entretient avec ses sujets. Interrogés sans partie de la
Elle reçoit quotidiennement les red boxes, et donne cesse par les instituts de sondage, les Britanniques titulature royale
audience au moins une fois par semaine à son Premier disent aujourd’hui que la reine est un « point de repère » britannique.
7. Brand
ministre, audience dont le contenu est scrupuleuse- auquel se rattacher dans un monde en changement Finance’s
ment tenu secret. En tant que chef de l’Église anglicane, accéléré. Il est vrai qu’Élisabeth II a, en septembre 2015, valuation of
the British
l’Église d’État (et « Défenseur de la foi »6), elle procède délogé Victoria pour devenir le monarque au règne le Monarchy 2015
aux nominations ecclésiastiques, sur avis du Premier plus long dans l’histoire de son pays. Et elle détient http://
brandfinance
TOBY MELVILLE/REUTERS

ministre. Elle effectue aussi de nombreux déplacements aussi ce record à l’échelle mondiale. .com/images
aux quatre coins du royaume, pour inaugurer ici une Avec une popularité revenue à son plus haut niveau, /upload/brand
école, poser là la première pierre d’un hôpital, visiter et le fil de la succession assuré pour trois générations, _finance_s
_valuation_of
une usine ou planter un arbre commémoratif. la reine Élisabeth II a incontestablement rempli la plus _the_british
Mais il y a bien plus que la fonction représenta- primordiale de ses fonctions : assurer la perpétuation _monarchy
_2015_full
tive. La reine constitue aussi un lien avec les 15 autres de la monarchie. n _details.pdf

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 41


 a tolérance, avant
L
tout le monde !
La tolérance de l’Angleterre envers les opinions
religieuses, y compris les plus extrémistes,
est une tradition. Malgré l’existence d’une
Église d’État dirigée par le souverain.
Par F
 RANÇOIS-JOSEPH RUGGIU
Professeur à l’université
Paris-Sorbonne, François-Joseph Ruggiu

O
a notamment publié, avec Stéphane Jettot,
L’Angleterre à l’époque moderne. Des Tudors
aux derniers Stuarts (Armand Colin, 2017). n oppose souvent le modèle français
laïque au modèle anglais, plus tolé-
rant envers les religions. Tandis que
la loi en France a interdit dans les
établissements scolaires le port de
DANS LE TEXTE signes religieux, en particulier du
voile islamique, celui-ci est toléré en Angleterre dans
Locke : « elle est conforme les écoles ou les administrations publiques. En France,
aux Évangiles » la laïcité implique la reconnaissance de la liberté des

«
cultes, mais aussi une séparation rigide entre la reli-
La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des gion, qui ressortit à la sphère privée et la sphère de
autres en matière de religion, est si conforme à l’action publique.
l’Évangile de Jésus-Christ, et au sens commun L’Angleterre accepte mieux l’interpénétration du
de tous les hommes, qu’on peut regarder comme public et du religieux. Les Églises n’ont plus de lien
une chose monstrueuse, qu’il y ait des gens assez avec l’État français depuis 1905 alors que le souve-
aveugles, pour n’en voir pas la nécessité et rain anglais est toujours le chef de l’Église anglicane
l’avantage, au milieu de tant de lumière qui (Church of England). L’enseignement religieux est
les environne. Je ne m’arrêterai pas ici à proscrit dans les écoles publiques françaises
accuser l’orgueil et l’ambition des uns, alors qu’une loi de 1944 l’a rendu obliga-
la passion et le zèle peu charitable toire dans les écoles anglaises.
des autres. Ce sont des vices dont Pour comprendre l’origine de la
il est presque impossible qu’on situation anglaise, il faut remonter au
soit jamais délivré à tous égards ; xvie siècle. La spectaculaire rupture
LONDRES, PHILIP MOULD LTD/BRIDGEMAN IMAGES

mais ils sont d’une telle nature, entre l’Angleterre et la papauté, vou-
qu’il n’y a personne qui en veuille lue par Henri VIII en 1533 et 1534,
soutenir le reproche, sans les pour faciliter l’annulation de son
pallier de quelque couleur mariage avec Catherine d’Aragon,
spécieuse, et qui ne prétende n’a pas été durable. L’Acte de supré-
mériter ces éloges, lors même matie de 1534 a été ainsi annulé dès
qu’il est entraîné par la violence 1554 par sa fille aînée, Marie Tudor. La
de ses passions déréglées. » vraie séparation a eu lieu entre 1559 et
John Locke, Lettre sur la tolérance, 1563 lorsque la dernière fille d’Henri VIII,
1686. Élisabeth Ire, a, à nouveau, soustrait l’Angle-
terre à l’obédience de Rome. Elle a alors créé

42 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


une Église d’État, l’Église d’Angleterre, établie par la loi,
dotée d’un ensemble de privilèges et de responsabili-
tés nationales, dont elle était le suprême gouverneur
et dont elle nommait les archevêques et les évêques.
Les sujets du roi d’Angleterre qui n’étaient pas des
fidèles de son Église étaient privés de l’essentiel de
leurs droits politiques. Or tous les Anglais n’avaient
pas accepté cette Église qui unissait un dogme calvi-
niste à une liturgie et une organisation hiérarchique
catholiques. Quelques dizaines de milliers d’entre eux,
les recusants, étaient restés catholiques. Plus nombreux
encore étaient les protestants qui auraient souhaité
que l’Église d’Angleterre s’aligne sur le modèle calvi-
niste genevois. Une majorité d’entre eux, modérés, ont
donné naissance aux puritains du xviie siècle, au sein de
l’Église d’Angleterre. Une petite minorité s’est séparée
de l’Église d’Angleterre pour former les multiples mou-
vements dits « séparatistes » ou « non conformistes »,
comme les baptistes ou, plus tard, les quakers.
Face à ces dissidences, la première réaction de la  N MAIRE MUSULMAN 
U
Couronne a été la répression – exécutions de prêtres À LONDRES
catholiques ou de leaders puritains ; bannissements ;
amendes. Mais, au fil des événements qui ont secoué
l’Angleterre du xviie siècle, en particulier les conflits des
L e 2 juillet 2017, le maire travailliste de Londres Sadiq
Khan pose pour un selfie avec une jeune femme
durant le festival de l’Aïd sur Trafalgar Square. La
années 1640-1650, il est apparu que la force ne vien-
capitale britannique a une longue culture cosmopolite
drait à bout ni des recusants ni des non-conformistes.
et l’empire draine tous les sujets de la reine : chrétiens,
sikhs, musulmans, bouddhistes, hindous… A l’image du
UN PLURALISME RELIGIEUX
maire élu en 2016, un Londonien d’origine pakistanaise.
La tolérance religieuse a alors été théorisée, notam-
ment par John Locke, puis tant bien que mal appliquée.
Elle a été renforcée au xviiie siècle par l’essor du ratio-
nalisme et du déisme, qui ont condamné les violences de la foi » que le pape avait décerné à Henri VIII en
nées du fanatisme des périodes précédentes. Après la 1521. Les deux archevêques de Canterbury et d’York
Glorieuse Révolution de 1688, l’Acte de tolérance de et les 24 évêques les plus anciens siègent à la Chambre
1689 accorda aux non-conformistes qui acceptaient le des lords et demeurent donc associés à l’élaboration
dogme de la Trinité la liberté de culte. Les presbytériens, de la loi civile.
les congrégationalistes, les diverses branches du bap- Le pluralisme religieux est pleinement reconnu par
tisme ou encore les quakers, qui forment l’Old Dissent, les autorités de l’État. Le gouvernement entretient ainsi
se développèrent alors librement. De nouvelles Églises un dialogue avec le Muslim Council of Britain, apparu
protestantes apparurent lors du revival du milieu du en 1997, pour fédérer les associations musulmanes.
xviiie siècle, à l’image du méthodisme. Dès la fin du La tolérance religieuse héritée des xviiie et xixe siècles
xviiie siècle, les catholiques purent également exercer, explique en partie le respect manifesté par les autorités
au moins discrètement, leur culte. politiques et par les Anglais vis-à-vis des cultes et des
Les Anglais qui n’étaient pas membres de la Church coutumes des immigrants récents, venus en particulier
sont cependant restés exclus de la nation politique du sous-continent indien mais aussi d’Afrique. Cette
jusqu’au cœur du xixe siècle. Ce n’est qu’en 1828 que tradition de tolérance a été renforcée par l’héritage du
les non-conformistes ont été autorisés à siéger au principe du self-government appliqué dans l’empire, qui
Parlement. En 1829, ce fut le tour des catholiques, qui accordait une grande autonomie aux pouvoirs locaux
obtinrent aussi le droit de vote et celui d’être admis à la pour organiser la vie des communautés.
plupart des emplois de l’État. En 1858, les Juifs reçurent Mais les conséquences du 11 septembre 2001, et
enfin le droit de vote. plus encore les attentats survenus à Londres en juil-
L’Église d’Angleterre a résisté à toutes les cam- let 2005, avec la découverte qu’une partie de la popula-
PETER NICHOLLS/REUTERS

pagnes d’opinion, radicales puis libérales, visant à la tion musulmane britannique approuvait le radicalisme
désétablir, c’est-à-dire à rompre les liens qui l’unis- islamique, remettent aujourd’hui en question l’attitude
saient à l’État. Élisabeth II reste le suprême gouverneur des autorités à l’égard du communautarisme et inflé-
de la Church of England. Elle en nomme, sous la res- chissent la tolérance traditionnelle de l’Angleterre
ponsabilité du Premier ministre, les archevêques et les envers l’expression des opinions religieuses, y com-
évêques. La reine porte toujours le titre de « Défenseur pris les plus extrémistes. n

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 43


France-Angleterre
 755-1815 : d
1  uel
au sommet
On l’appelait la « seconde guerre de Cent Ans ». Une
approche globale nous montre aujourd’hui que c’est
bien à une guerre totale, à l’échelle de la planète, que
se livrent la France et l’Angleterre durant soixante ans.
Par P
 IERRE SERNA
Professeur à l’université Paris-I-
Panthéon-Sorbonne (IHRF/IHMC),
Pierre Serna vient de publier Antonelle,
aristocrate et révolutionnaire (Actes Sud, 2017).

R
arement dans la chronique du face-
à-face entre la France et l’Angleterre
l’intensité dramatique fut aussi forte
qu’entre 1755 et 1815. L’enjeu est de
taille : rien de moins qu’une lutte entre
les deux superpuissances européennes
pour la domination des espaces coloniaux et commer-
ciaux en Amérique, en Afrique et en Asie. L’histoire diplo-
matique classique voyait en la période 1693-1815 – des
guerres de Louis XIV à la bataille de Waterloo – une
« seconde guerre de Cent Ans », remportée par la Grande-
Bretagne qui parvint, après Trafalgar, en 1805, à assu-
rer sans partage son ascendant sur l’empire des mers.
LONDRES, APSLEY HOUSE, THE WELLINGTON MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES

Dans une perspective globale, on considère


aujourd’hui autrement la lutte à outrance que se livrent
à partir de la guerre de Sept Ans (1756-1763) jusqu’à
la défaite finale de Napoléon (1815) les deux grandes
puissances du temps. Deux pays qui inventent de nou-
velles manières de combattre, ce qui implique un enga-
gement de plus en plus important de leurs sociétés.
Les économies s’organisent autour d’efforts de
guerre inconnus jusque-là, nécessitant toutes les forces

Wellington vs Bonaparte Après avoir fait


ses armes lors des guerres coloniales en Inde,
le général anglais écrase en 1815 l’armée de l’Empereur
à Waterloo, entérinant la défaite définitive de la France
(portrait de Thomas Lawrence, 1814).
Page de droite : portrait par David, 1812.
Suprématie navale La bataille de Trafalgar, le 21 octobre 1805, consacre la supériorité navale britannique face à la France continentale.
L’amiral Nelson anéantit la flotte franco-espagnole. Héros national, il meurt au champ d’honneur (tableau du xixe siècle, école anglaise).

vives des deux pays, dans la perspective d’une mondia- intimement liés dans l’organigramme de l’État
lisation des conflits. La victoire ne se joue plus seule- du roi George II. Des intérêts partagés au sein
CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES – WASHINGTON, NATIONAL GALLERY OF ART, SAMUEL H. KRESS COLLECTION ; AKG

ment en Europe mais dans les espaces colonisés. A cette des élites les soudent dans une même compré-
échelle, la chronologie est revue, des dates prennent hension des enjeux géostratégiques à l’échelle
une importance nouvelle. Dans cette séquence de de la planète. La puissance de la Royal Navy est
soixante ans, cinq années marquent des tournants : au service de l’expansion diplomatique anglaise
1763, 1783, 1793, 1803 et 1813. Cinq étapes d’un com- qui assure le rayonnement de la couronne par la
bat au sommet qui se conclut par la défaite de la France. possession de territoires ultramarins. Il s’agit de
faire des îles Britanniques les plaques tournantes
1763, FIN DE LA GUERRE DE SEPT ANS du commerce européen d’abord, puis connectant
1763 constitue une des pires dates de l’histoire de les quatre continents. La nature de la guerre en
France. Le traité de Paris, qui met fin à la guerre de sera changée.
Sept Ans, entérine un bilan accablant : le royaume a L’attaque de la marine française sur les
perdu le Canada, l’Acadie, la Louisiane, ses posses- côtes canadiennes durant l’été 1755 par
sions en Inde, les terres de l’embouchure du Sénégal, le vice-amiral Boscawen, qui se solde par
Minorque, Saint-Vincent, la Dominique, Grenade la prise de deux vaisseaux, le Lys et l’Al-
et Tobago. La déroute est totale. La blue water policy cibiade d’abord, puis de 400 navires de
(« stratégie bleu marine ») a vaincu sur tous les fronts. pêche avec leurs marins, constitue une
Pis : la France s’est révélée incapable de relever le défi rupture des règles de la guerre qui
sur les champs de bataille européens, encaissant une choque l’opinion française. La façon
série de défaites dont celle de Rossbach (5 novembre dont les combats sont menés par les
1757). La Marine royale, surtout, a failli devant la com- Anglais et bientôt par les Français
bativité des Anglais qui ne cèdent rien sur ce qui fera sur la ligne de front des lacs nord-
le socle de la prospérité future : les routes maritimes américains, puis le long des forts
pour le contrôle des espaces colonisés. français de l’Ohio et du Missouri,
Un retour huit ans en arrière, en 1755, s’impose indique une graduation dans la
pour comprendre la nouvelle stratégie mise en place violence des affrontements.
au sommet de la société anglaise afin de remporter Le mélange des combats clas-
cette guerre d’un type nouveau. Pouvoir économique, siques entre armées de mercenaires et
pouvoir politique, puissance sociale et amirauté sont le soutien de milices civiles défendant
le
e
II I
sièc
XV
u
sa Îles Bahamas

b e
Iles Vierges

raï
Le s C a
Antigua
St-Domingue
CANADA ROYAUME-UNI 1815 Waterloo Guadeloupe
Londres Caïmans St Christophe Dominique
Plaines d’Abraham 1759 Jamaïque Montserrat Martinique
Terre-Neuve 1757 Rossbach Ste-Lucie
Mer des Caraïbes St-Vincent Barbade
A mé

Vitoria 1813 (victoire prussienne)


d
or Grenade Trinité
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e d u N Bermudes Europ

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Plassey 1757
1805 Trafalgar
OC É A N gypte INDE L’empire colonial français :

É
Honduras brit. AT L ANT IQUE ASIE
Bombay
Au milieu du XVIIIe siècle
Ca

aï AFRIQUE
bes Ceylan Iles des Caraïbes
r

OCÉAN Colombo perdues en 1763


176

PAC I F I Q U E
Guyane brit. Seychelles En 1815
9

Ascension
8

AMÉRIQUE
176

Bo Sainte-Hélène 1770
ug DU SUD Maurice OCÉAN
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AUSTRALIE
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1 er v o PAC I F I Q U E
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oo L’empire colonial britannique :
k
1770
Légendes Cartographie

Au milieu du XVIIIe siècle 1783 Pertes territoriales Zone disputée Tasmanie


17
69 1763 Gains territoriaux L’empire en 1815 Victoire
après la guerre après la défaite de Napoléon britannique
2 000 km de Sept Ans Route commerciale et alliés

Une lutte pour la domination du monde


Avant 1763, la France contrôle un imposant domaine en Amérique, du nord du Canada aux Caraïbes, auquel il faut ajouter dans l’océan Indien
l’île Bourbon et l’île Maurice, ainsi que l’archipel des Mascareignes. Après 1804 et l’indépendance de Saint-Domingue, la France se replie sur
l’Europe. Les Anglais concentrent leur effort sur le contrôle des routes maritimes vers l’Amérique du Nord et du Sud. En Afrique, ils surveillent
le cap de Bonne-Espérance, puis s’assurent de la domination de l’Inde. Les guerres impériales mettent fin à cet affrontement de soixante ans.

leur territoire, mais surtout l’adaptation aux techniques usurpateurs » « qui, semblables aux Algériens, déclarent
de la « petite guerre » des Indiens impliquent un niveau la guerre et attaquent sans droit ». En 1757, un Petit
de violence que tous les acteurs constatent, transfor- catéchisme politique des Anglais s’est chargé de montrer
mant ces guerres coloniales et indiennes en labora- qu’ils incarnaient le pire du machiavélisme politique,
toire des luttes à outrance qu’illustrent le massacre de ne visant qu’à la spoliation des richesses du monde et à
Jumonville contre un campement français en 1754 ou la destruction de ses cultures, comme la mise en coupe
celui du Fort William-Henry en août 1757, contre un réglée du continent indien le démontrerait.
détachement anglais. Autre illustration de cette anglophobie naissante,
Le futur grand explorateur Bougainville, alors jeune Pierre Lefèvre de Beauvray, dans son Adresse à la nation
officier, est conscient qu’un niveau de violence vient anglaise, présente en 1757 un poème patriotique dont
d’être dépassé : « Il s’est passé dans cette occasion des les formules ne laisseront pas indifférent sans doute
traits de fureur et de bassesse incroyables que l’on ne peut Rouget de Lisle, auteur trente-cinq ans plus tard de La
écrire et que je voudrais du meilleur de mon corps pouvoir Marseillaise : « Va pour t’entre-détruire, armer tes batail-
oublier, mais malheureusement je n’ai que trop vu moi- lons,/ Et de ton sang impur abreuver tes sillons. »
même et trop entendu. » De l’autre côté du Channel, un homme entre en
C’est la nation tout entière qui est désormais scène pour de longues années et transforme l’opinion
confrontée à la guerre. Depuis le tour de vis fiscal du anglaise : William Pitt. Lié aux intérêts de l’empire
milieu du xviiie siècle, la guerre ne peut se faire sans l’as- colonial, il a compris le rôle de la mobilisation psycho-
sentiment des sujets pressurés par l’impôt. L’ennemi, lui logique de tous les Anglais. Il s’appuie pour cela sur
aussi, change. Il devient la bête malfaisante à abattre ou la reconstruction de l’identité des Britons, rappelant
le barbare à occire sans pitié. A l’annonce de la « guerre leur culture républicaine, leur volonté de construire
sans lois » que mène l’amirauté anglaise, les Français un Commonwealth et la menace que fait peser sur leurs
se déchaînent : fourberie et brutalité caractérisent libertés l’absolutisme catholique français.
« la perfide Albion », moderne Carthage que Paris doit L’avenir de l’Angleterre se joue et se construit contre
abattre pour sauver la civilisation régulée par les bonnes la France et sur les mers. Mobilisation navale, conquêtes
manières et les douces mœurs françaises. militaires sur tous les continents à exploiter, construc-
Le marquis d’Argenson, penseur politique qui fut tion d’une opinion publique unie par le « patriotism »
durant la guerre de la Succession d’Autriche (1740- (un anglicisme importé en France qui ne connaît à
1748) secrétaire d’État aux Affaires étrangères, décrit l’époque que patriotique) et la Blue water policy ont
les Anglais comme des êtres « arrogants, ambitieux jeté les fondements de la victoire anglaise.

46 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Louis XVI accepte de signer en 1778
une alliance avec la nouvelle République
américaine contre la Grande-Bretagne

Il est vrai que les Anglais n’ont pas


le choix. Les dépenses engagées dans
cette guerre à outrance provoquent un
tel niveau d’endettement que les milieux
financiers exigent « une paix punitive ».
Il ne faut pas seulement remporter la
guerre, il faut que la paix rembourse les
hostilités. 1763 a assuré le triomphe de
cette nouvelle conception de la guerre
imposée par les Anglais et qui fait bas-
culer le second xviiie siècle.

1783, LA REVANCHE
Les Français ne restent pas sans réa-
gir. Choiseul, devenu en 1761 secré-
taire d’État à la Guerre, entreprend
la réforme de l’armée. Pour l’adapter
à la guerre inventée par les stratèges
d’outre-Manche, il faut des armes
lourdes et des bateaux rapides, capables
de foudroyer l’adversaire. Ce sera l’in-
vention de la frégate par les meilleurs
En Amérique Gravure représentant la reddition des Britanniques à la bataille
ingénieurs de la Marine française et l’ap- de Saratoga en 1777. Avec la guerre de l’Indépendance américaine, la France, qui
parition du Gribeauval, le canon qui va soutient les colonies, croit tenir sa revanche. Mais à quel prix ?
servir à battre les armées européennes
jusqu’en juin 1815.
Il faut aussi former les hommes. Bougainville, longtemps réticents à aider la métropole britannique,
Suffren, La Fayette, Rochambeau sont les plus beaux affirment franchement leur hostilité à payer la dette
exemples de cette anglophobie martiale. Le conflit londonienne après 1763 et reprennent à leur compte
prend des dimensions planétaires avec la course à la les discours de Pitt sur les vertus de la république pour
découverte du continent austral, qui revêt certes les revendiquer leur liberté.
habits des aventures scientifiques, mais ne peut cacher Inexpugnables à l’extérieur, les Anglais montrent
une compétition sans merci, notamment contre le capi- cependant une fragilité interne : l’Angleterre a pour
PARIS, BNF/ARCHIVES CHARMET/BRIDGEMAN IMAGES – PARIS, MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GP/DR

taine Cook, pour la conquête des îles du Pacifique. principal défi de contrôler ses populations centrifuges,
C’est dans le cadre de cette lutte que Louis XVI Gallois, Irlandais, Écossais et désormais Américains. Au
se laisse convaincre en 1778 de signer une alliance prix de violences inouïes, dont le meilleur exemple est
avec la nouvelle République américaine, née en 1776 la répression de l’Irlande en 1798, semblable à celles
d’une sécession dans l’empire britannique. Vergennes, qu’ont déployées en Vendée en 1793-1794 les colonnes
son ministre des Affaires étrangères, est bien décidé de Turreau, l’unité du royaume sera préservée après la
à battre les Anglais quitte à s’associer aux insurgents leçon américaine, et la couronne britannique imposée
américains. En effet, les colons des Treize Colonies, par l’Acte d’union de 1801.
Cependant les Treize Colonies, avec l’appui de
la France, sont devenues un État indépendant, infli-
geant à la première puissance mondiale une défaite qui
aboutit au traité de Versailles, signé en 1783. Durant
le conflit, le domaine colonial français a servi de base
arrière pour les escadres et démontré sa place stra-
tégique dans le conflit planétaire que se livrent les
deux pays. Vingt ans après 1763, la France tient sa
revanche. A quel prix ? La division des élites françaises

Efforts de guerre Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval


réforme l’artillerie en 1764 et conçoit ce canon, plus léger
et plus mobile, qui permet aux Français de battre les armées
européennes jusqu’en juin 1815.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 47


Seule l’émergence de la Prusse met fin
à leur hostilité e
 n inventant un ennemi
commun, l’Allemand !

et l’endettement de l’État imposent une fiscalité encore de la fête de la Fédération en 1790. A la fin du mois
plus lourde et entraînent le blocage de tout le royaume d’août 1792, sur les 18 étrangers qui obtiennent une
et l’effondrement de toutes ses institutions, moins de citoyenneté d’honneur française, 7 sont anglais ; 6 sui-
quatre ans plus tard en 1787, avec la rébellion des par- vront le 25 septembre. Une communauté d’Américains,
lements et des nobles. d’Irlandais et d’Anglais défend la naissance de la répu-
blique dont Thomas Paine et Helen Maria Williams, fer-
1793, DEUX VISIONS DU MONDE vente avocate de l’émancipation des femmes.
Le paroxysme de l’affrontement est atteint pendant Mais bien vite les forces conservatrices en Angleterre
la Révolution. Il ne s’agit pas là seulement du conflit perçoivent le danger d’une révolution non seulement
classique entre la république naissante et les vieilles républicaine mais démocratique. La City s’embrase, les
monarchies européennes. Autre chose se joue entre la milieux politiques emboîtent le pas. Burke tonne contre
France altermondialiste, qui pousse à l’adoption de ses cette Révolution impie, et les manieurs d’opinion, des-
principes républicains après la publication dans toute sinateurs, journalistes à la solde du gouvernement ou
l’Europe du décret du 19 novembre 1792 promettant convaincus de leur britannicité en danger, se mettent
de porter secours à tous les peuples qui désireraient en marche pour construire la vision d’une France assoif-
retrouver leur liberté, et l’Angleterre impérialiste. fée de sang, vulgaire dans sa tenue sans culotte, brutale
Tout avait pourtant bien commencé. Les relations dans sa destruction de la religion, abjecte dans ses mas-
entre les deux pays s’étaient réchauffées après le traité sacres, sacrilège dans l’exécution de son roi, oubliant au
de commerce de 1786 prévoyant une baisse progres- passage la décapitation à la hache de Charles Ier en 1649.
sive des droits de douane entre la France et l’Angleterre. C’est encore une fois l’histoire coloniale qui fait pen-
Dans ces années, l’émergence d’un moment anglophile cher la couronne britannique du côté de ses intérêts
est remarquable, rendue possible par la volonté de réfor- sonnants et trébuchants. Le sort des deux pays ne bas-
mer de façon libérale la France, sur le modèle anglais. cule pas seulement avec la tête de Louis XVI, le 21 jan-
Ainsi, en 1789, les îles Britanniques accueillent favo- vier 1793, mais avec la politique de la France dans les
rablement la Révolution, renouant pour les Anglais avec Caraïbes au moment de reconnaître aux libres de cou-
le modèle glorieux de 1688. De nombreuses sociétés leur le droit de devenir pleinement citoyens. Le lobby
comme la London Corresponding Society ou la London des planteurs anglais agit pour une entrée en guerre qui
Revolution Society se forment, dans la mouvance radi- puisse bloquer toute propagation des nouveaux idéaux
cale des néo-whigs, appelant à étendre à l’Angleterre dans les Caraïbes. C’est chose faite le 1er février 1793.
le vent de liberté, de tolérance, de citoyenneté parta- En France, l’animosité contre les Anglais se structure
gée et d’égalité pour réformer une monarchie anglaise autour de l’idée qu’ils sont les ennemis du genre humain.
secouée par le républicanisme américain et gangrénée Robespierre d’abord affirme son animosité (« Je hais les
par ses scandales récurrents de corruption. Anglais »), puis Barère, en mai 1794. Avec l’abolition de
Des lettres sont échangées, des banquets frater- l’esclavage en février 1794, votée par la Convention, la
nels sont organisés de part et d’autre du Channel lors guerre devient totale. Les Anglais comprennent bien

 N PLAN D’INVASION
U
DE L’ANGLETERRE
E n 1803, après la rupture de la paix
d’Amiens, Napoléon cherche à envahir
les îles Britanniques depuis Boulogne-
sur-Mer où est stationnée la Grande
Armée. Comme le montre cette gravure
de 1803, plusieurs projets sont élaborés :
flotte de guerre, montgolfières et
même tunnel sous la Manche. A la fin
de l’année 1804, plus de 1 000 vaisseaux
de toutes tailles y sont regroupés,
rejoints ensuite par 60 000 soldats.
BIANCHETTI/LEEMAGE

Le camp fut levé en août 1805, les troupes


se dirigeant vers le sud de l’Allemagne.
Le territoire anglais n’était plus menacé.
Le sort de la domination des mers allait
se jouer ailleurs.

48 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


le danger pour leur domaine colonial et envoient tou-
jours plus d’hommes armés dans l’espace antillais afin
de réprimer les révoltes d’esclaves, sacrifiant au-delà
des océans bien plus de soldats qu’en Europe. Il en va
de la survie de l’économie anglaise. La gradation dans
la violence doit être assumée et agitée, entre autres, par
un épiscopat mis au service de la Couronne et attisant
dans les couches populaires la haine pour les impies
anarchistes français et leur pays, réduit, à ce moment
de grande découverte des primates par les scientifiques
anglais, à un « monkey land ».
Le choc frontal dure jusqu’à la signature en 1802
de la paix d’Amiens. Tour à tour, les deux pays ont failli
perdre : la France entre 1793 et 1794, l’Angleterre entre
1797 et 1798, confrontée à de graves révoltes et à la
sécession irlandaise. En 1802, un statu quo s’impose
entre la France victorieuse sur le continent et l’An-
gleterre victorieuse en Égypte, d’autant que l’Empe-
reur, la même année, a rétabli l’esclavage et assuré,
à Saint-Domingue, la poursuite des profits des plan-
teurs de toutes nationalités. Pourtant, comment la
paix pourrait-elle demeurer, avec un Bonaparte en
quête d’une légitimité que seule la victoire militaire
peut lui apporter et des Anglais trop impliqués dans
le contrôle du commerce mondial pour supporter ses
velléités expansionnistes ?
Détruire la France En 1798, le caricaturiste Gillray
appelle à « La destruction du colosse français » dans ce dessin
1803-1813, LOGIQUE D’UN FIASCO
d’une grande violence.
« Bony » (un « sac d’os » prêt à dévorer l’Europe),
comme l’appellent les Anglais, prépare une invasion
de l’Angleterre, après la saisie d’une centaine de vais- La retraite de Russie en 1812 fut spectaculaire
seaux français et bataves. La paix est rompue dès le mais la défaite en Espagne, infligée le 21 juin 1813
mois de mai 1803. En face des côtes anglaises, le camp à Vitoria par les alliés (Grande-Bretagne et Espagne)
de Boulogne devient un fusil pointé sur les falaises de et entraînant le reflux de la France et l’occupation du
Douvres et Folkestone. A nouveau, c’est la peur et le Sud par les armées anglaises, fut au moins aussi grave.
OXFORD, COURTESY OF THE WARDEN AND SCHOLARS OF NEW COLLEGE/BRIDGEMAN IMAGES

sursaut collectif des Anglais qui renforcent leur britan- A Waterloo, certes, servi par la chance, Wellington
nicité. Les armées de métier sont réorganisées, avec réapplique la recette de 1813, jouant de patience,
un système de conscription. Les milices populaires et encaissant la mitraille mais attirant les Français vers
côtières sont réunies dans un enthousiasme sans borne. les carrés anglais et écossais, et clôt la tragédie en
Encore faut-il se doter d’une stratégie terrestre pour cinq actes pour la France par sa défaite définitive. Le
déloger Napoléon sur le champ de bataille européen, royaume britannique sortait seul vainqueur. La France,
afin d’imposer une paix victorieuse et sans conditions à la fin du congrès de Vienne accouchant d’un nouvel
à la France, une fois l’empire des mers confirmé par la équilibre européen, n’est même plus deuxième, mais
défaite de Trafalgar en 1805, et le contrôle des colo- cinquième, derrière la Russie, l’Autriche et la Prusse,
nies françaises assuré. Ce sera chose faite en 1813, avec ramenée à ses frontières de 1789 et pour un temps
l’éclosion du « général cipaye », Wellington en personne, aux mains de ses vainqueurs.
démontrant d’autant la centralité des colonies dans le Encore une fois et de façon paradoxale, le sursaut
conflit entre les deux pays. allait se construire dans l’Hexagone, avec la forma-
Le stratège anglais a façonné en Inde une technique tion d’un second empire colonial, comme dérivatif
de combat à l’opposé de celle du choc frontal prati- aux appétits européens, et les luttes civiles entre deux
qué par l’Empereur. Il faut résister et faire durer le plus modèles, celui d’une monarchie tranquille et soumise à
longtemps la confrontation pour attaquer au moment l’Angleterre et celui d’une république indépendante et
où l’adversaire, incapable de soutenir plus longuement potentiellement révolutionnaire pour l’Europe. Seule
son effort, montre ses faiblesses. Cette tactique exige l’émergence de la Prusse a pu métamorphoser l’hosti-
sang-froid, endurance, et courage. Autant de qualités lité séculaire entre France et Angleterre en inventant
que Wellington a éprouvées dans les guerres coloniales. un ennemi commun : l’Allemand ! n

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 49


ENSEMBLE A
 ffiche de
la Seconde Guerre mondiale
montrant des soldats de
l’empire britannique d’origines
variées.

Un empire pacifique ?
44 % des Britanniques se disent « fiers » de leur passé
colonial. C’est qu’ils gardent l’image d’un empire libéral
et bienveillant puis d’une décolonisation négociée.
La réalité est beaucoup plus nuancée.
1700 1757
PLANTATIONS L ’économie de plantation EN INDE L e 23 juin 1757, la bataille de Plassey
(canne, coton, tabac) se met en place aux Amériques : au Bengale marque le début de la conquête britannique
ici, une exploitation de tabac en Virginie, avec son lot du sous-continent indien. Celle-ci a été plus longue
d’esclaves et ses maîtres blancs oisifs. Les Britanniques et difficile qu’on a bien voulu l’écrire en raison de la
sont alors les premiers acteurs de la traite. résistance de la population et des souverains locaux.
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE – THE GRANGER COLLECTION NYC/AURIMAGES – LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY ; AISA/LEEMAGE

 IERRE SINGARAVÉLOU
Par P ce fair-play, et tous les Blancs profitaient de cette Pax
Britannica, à la simple condition qu’ils en acceptassent
Professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne les règles. L’Angleterre enseignait ainsi au monde une leçon
et membre de l’Institut universitaire de France, de liberté, que le monde, hélas, n’a pas comprise. »
Pierre Singaravélou vient de diriger, avec Sylvain Venayre, Cette vision hagiographique d’un empire libéral
l’Histoire du monde au xixe siècle (Fayard, 2017). et bienveillant habite encore aujourd’hui une fraction
importante de l’élite politique britannique comme en
témoignent les déclarations successives des derniers

U
Premiers ministres.
Le travailliste Gordon Brown, pourtant historien de
formation, affirme en 2005 : « J’ai discuté avec de nom-
n Français, un homme intel- breuses personnes à l’occasion de ma visite en Afrique et le
ligent  ; deux Français, de la temps est révolu où la Grande-Bretagne devait s’excuser de
conversation ; trois Français, son histoire coloniale. Nous devons célébrer notre passé. »
la pagaïe. » Et faut-il envier Une conviction partagée par son adversaire le conser-
nos voisins d’outre-Manche : vateur David Cameron, qui déclare en 2013 à la faveur
« Un Anglais, un imbécile ; deux d’une visite officielle en Inde : « Je pense qu’il y a énormé-
Anglais, du sport ; trois Anglais, ment de choses dont il faut être fier dans le passé impérial
l’empire britannique » ? britannique. » L’actuel ministre des Affaires étrangères,
Dans L’Ame des peuples, publié en 1950, le savant Boris Johnson, avait osé écrire en 2002 dans le Spectator :
anglophile André Siegfried définit ainsi l’habitus colo- « L’Afrique est un gâchis. […] Le problème n’est pas que nous
nial des Britanniques dont il glorifie l’œuvre impériale : y avons été aux affaires, mais que nous n’y sommes plus. »
« Le monde, au xixe siècle, a été rendu habitable grâce au Ce sentiment serait partagé par une grande par-
régime anglais, rajeuni par le libre-échange. […] Quand tie de la population du Royaume-Uni, comme semble
on quittait nos rivages, avant 1914, c’était pour entrer indiquer le sondage Yougov du 18 janvier 2016, qui a
aussitôt dans une sorte de république mercantile inter- révélé que 44 % des personnes interrogées en Grande-
nationale, qui fonctionnait sous l’égide britannique et Bretagne se sentaient « fières » du passé colonial bri-
où les méthodes britanniques prévalaient. Les étran- tannique tandis que 21 % affirmaient le « regretter »,
gers bénéficiaient, tout comme les sujets de la reine, de 23 % ni l’un ni l’autre et 13 % ne se prononçaient pas.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 51


1788 1839-1842
BOTANY BAY Le capitaine Arthur Phillip est à OUVRIR LA CHINE A
 vec la première guerre
la tête de la flotte de bagnards qui débarque le 18 janvier de l’Opium, l’Angleterre impose l’ouverture de la Chine au
1788 à Botany Bay. Pour la première fois une nation commerce international. C’est la diplomatie de la canonnière,
dite civilisée expulse des condamnés aux antipodes dont elle use aussi en Afrique, dans l’Empire ottoman
vers un continent encore inexploré (tableau de 1786). et en Amérique latine (peinture chinoise du xixe siècle).

Après tout, ne s’agissait-il pas du plus vaste et en 1536, l’Irlande colonisée progressivement aux xvie
du plus peuplé des empires coloniaux, « sur lequel le et xviie siècles, et l’Écosse unie à la Couronne anglaise
soleil ne se couche jamais » selon l’expression consa- en 1603. Tandis qu’outre-Atlantique John Cabot – un
crée depuis le milieu du xixe siècle ? Si l’on en croit Génois du nom de Giovanni Caboto au service du
les mappemondes du début du xxe siècle, l’empire bri- roi Henri VII – « découvre » Terre-Neuve au large du
tannique recouvrait un quart des terres émergées et Canada en 1497, des colons s’installent en Amérique
dominait un cinquième de la population mondiale, du Nord, avec notamment la fondation en 1585 d’une
sans compter son influence militaire, économique et colonie à Roanoke dans l’actuelle Caroline du Nord, et
culturelle en Amérique latine, au Proche-Orient et en dans la Caraïbe à partir du xviie siècle.
Asie. Depuis une trentaine d’années cependant, les La production de la canne à sucre à la Barbade à
LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY ; STEFANO BALDINI/BRIDGEMAN IMAGES
travaux historiques produits au Royaume-Uni et dans partir des années 1640, puis dans une grande partie
ses anciennes colonies, en s’appliquant à restituer le des Antilles britanniques, dépend totalement de la
point de vue des populations colonisées, nous livrent main-d’œuvre servile. Dès 1700, les Anglais deviennent
le portrait contrasté d’un empire qui ne fut ni cohérent ainsi le principal acteur de la traite : jusqu’en 1807, les
ni omnipotent, contrairement à ce qu’ont affirmé ses navires britanniques ont transporté 3 415 500 captifs
promoteurs et ses adversaires. africains (dont près de 500 000 seraient morts pendant
la traversée) qui ont permis le développement de ce
D’ABORD L’AMÉRIQUE « premier » empire britannique, fondé aux Amériques
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMEN IMAGES

L’empire britannique s’étend progressivement sur l’économie de plantation (canne, coton, tabac).
et concomitamment dans le nord-ouest de l’Europe Dans les années 1770-1830, la profonde transfor-
et en Amérique. L’Angleterre s’approprie d’abord mation de la politique impériale britannique résulte de
les territoires voisins : le pays de Galles est annexé la conjugaison de plusieurs facteurs : l’expansion ter-
ritoriale dans le sous-continent indien, l’abolition du
monopole de la Compagnie des Indes orientales sur le
Les historiens nous livrent le portrait commerce avec l’Inde (1813) et avec la Chine (1833),
contrasté d’un empire qui ne fut ni cohérent la perte des treize colonies d’Amérique du Nord (1783),
ni omnipotent, contrairement à ce qu’ont la colonisation de l’Australie à partir de 1788, l’aboli-
tion de la traite (1807) puis de l’esclavage (1833), et le
affirmé ses promoteurs et ses adversaires déclin économique des Antilles britanniques.

52 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77


1877 1879
IMPÉRATRICE Depuis la proclamation BATTUS PAR LES ZOULOUS L es Britanniques
d’indépendance des États-Unis en 1776, le centre connaissent aussi des échecs. Ce tableau montre,
de gravité de l’Empire a basculé vers l’est et surtout vers le 22 janvier 1879, à la bataille d’Isandhlwana, les Zoulous
les Indes, dont la reine Victoria devient impératrice à d’Afrique du Sud infligeant une lourde défaite aux armées
l’initiative du Premier ministre Disraeli (caricature de 1876). de la Couronne. Son retentissement est immense.

Ces mutations induisent un déplacement du centre DANS LE TEXTE


de gravité de l’empire de l’Amérique vers l’Asie. Entre
1815 et la fin des années 1880, le Royaume-Uni exerce
une forme d’hégémonie fondée sur le renforcement de
« La grandeur de
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES – LONDRES, NATIONAL ARMY MUSEUM ; DEAGOSTINI/LEEMAGE

sa puissance navale qui élève l’empire britannique au la race anglo-saxonne »

«
rang de superpuissance mondiale, la seule véritable
«  thalassocratie globale  » (Daniel Headrick) qui ait Alors que je cheminais au travers de
jamais existé, s’appuyant sur une supériorité techno- l’Angleterre, en route pour les États-Unis,
logique et la maîtrise des routes maritimes grâce à de et de nouveau en franchissant les frontières
nombreux points d’appui (Gibraltar, Sainte-Hélène, des dominions, il y eut une idée qui s’imposa à
Malte, Chypre, Aden, Singapour, Hongkong, etc.). moi à chaque pas, une idée qui est écrite de façon
indélébile à la surface de ce vaste pays. Cette idée,
UNE FLORISSANTE INDUSTRIE c’est la grandeur et l’importance du destin
Le Royaume-Uni peut alors pleinement tirer avan- réservé à la race anglo-saxonne [applaudissements],
tage du développement d’une florissante industrie qui à cette espèce fière, obstinée, sûre d’elle-même,
se spécialise dans la production de biens manufactu- résolue, qu’aucun changement de climat ou
rés grâce à l’exploitation des matières premières et des d’environnement ne peut altérer, et qui est sans
ressources énergétiques ultramarines (blé et bois cana- aucun doute promise à être la force prédominante
diens, laine australienne, thé, coton et jute indiens, etc.). dans l’histoire future et la civilisation du monde. »
La domination britannique appauvrit alors consi- Discours de Joseph Chamberlain à Toronto,
dérablement les colonies de la Couronne et l’Inde, dont 12 décembre 1887.
la part dans la production manufacturière mondiale
serait passée de 20 % en 1800 à 1,4 % à la veille de
la Première Guerre mondiale. Tandis qu’à la fin du
xixe siècle les colonies de peuplement britanniques
(Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) bénéficient,
grâce aux exportations de matières premières et de
produits agricoles, d’un niveau de vie supérieur à celui
de la métropole britannique. Outre ce dynamisme

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 53


1900 1917
ZANZIBAR Les Britanniques privilégient dans AU PROCHE-ORIENT L e 11 décembre 1917,
leurs colonies une administration indirecte, reposant le général Allenby prend Jérusalem. Les Britanniques,
sur les pouvoirs locaux. Ici, le protectorat de Zanzibar profitant de l’affaiblissement de l’Empire ottoman,
où le sultan est maintenu mais dont le gouvernement se rendent maîtres de la Palestine. En 1920, ils se partagent
est entièrement composé de Britanniques. la région avec les Français (une du Daily Sketch).

économique, l’expansion coloniale britannique en rassemble une centaine de territoires différents au


Asie et en Afrique profite de deux phénomènes exo- début du xxe siècle.
gènes tout au long du xixe siècle : le maintien de l’équi- Les colonies de la Couronne (Ceylan, Jamaïque,
libre des puissances en Europe, et la crise politique des Gibraltar, Fidji, Honduras, Le Cap, Chypre, Hongkong,
grands Empires moghol, Qing et ottoman. Malte), administrées par un gouverneur nommé par
Londres, demeurent dans un état de sujétion par rap-
UNE CENTAINE DE TERRITOIRES port à la métropole.
Cette expansion ne procède toutefois pas d’un Une partie de l’Inde, « joyau de la Couronne »
plan officiel : l’absence de volonté politique claire de britannique, est administrée jusqu’en 1858 par la
Londres et la multiplication des initiatives émanant Compagnie des Indes orientales puis directement
des officiers et administrateurs sur le terrain semblent par le vice-roi des Indes et un ministère des Affaires BRIDGEMAN IMAGES – MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES/BRIDGEMAN IMAGES

justifier la fameuse expression de l’historien John indiennes (India Office) à Londres.


Seeley, selon lequel l’empire a été conquis par « inad- Les colonies de peuplement puis les dominions
vertance », « in a fit of absence of mind »1. Un siècle (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du
auparavant, Adam Smith, dans ses Recherches sur la Sud), de plus en plus autonomes politiquement,
nature et les causes de la richesse des nations, préférait deviennent à la fin du xixe siècle des partenaires éco-
évoquer le « projet d’un empire » plutôt qu’un véritable nomiques et militaires majeurs de la métropole.
NOTE
empire britannique. Car cet ensemble apparaît, sur Les colonies à charte (Bornéo, Afrique de l’Est)
1. J. Seeley, le plan juridique et administratif, comme un agrégat sont régies par des compagnies de commerce qui
The Expansion incohérent d’entités aux statuts très divers, lesquelles exercent des prérogatives régaliennes (justice, impôt,
of England,
Londres, se multiplient rapidement au xixe siècle. Composé de police, etc.). Sont également créés de nombreux pro-
Macmillan,1883. 26 colonies en 1792, 42 en 1815, l’empire britannique tectorats (Ouganda, Zanzibar, Bahreïn, Koweït, Qatar,
États malais, Maldives, Tonga, etc.), où la puissance
britannique maintient en place les structures poli-
L’absence de volonté politique de Londres tiques autochtones mais contrôle le commerce exté-
et les initiatives des officiers justifient rieur, la diplomatie et l’armée.
l’expression de John Seeley pour qui Le Royaume-Uni possède en outre des conces-
sions en Chine (Shanghai, Tianjin) où ses ressortis-
l’empire a été conquis par « inadvertance » sants bénéficient de droits d’extraterritorialité. Il existe

54 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77


O C É A N PAC I F I Q U E

KIRIBATI GILBERT
TOKELAU ELLICE
NAURU
CANADA
NIUE
SALOMON TONGA
PAPOUASIE-NLE-GUINÉE
ILES COOK OCÉAN PACIFIQUE FIDJI
NLES-HÉBRIDES
HONGKONG

HONDURAS BRIT. ROYAUME-UNI


PITCAIRN CAÏMANS BERMUDES DE GRANDE-BRETAGNE BORNÉO
BAHAMAS ET D’IRLANDE BRUNEI AUSTRALIE
JAMAÏQUE TURQUES-ET-CAÏQUES
ST-CHRISTOPHE DOMINIQUE NLE-ZÉLANDE
MONTSERRAT OCÉAN MALAISIE
ST-VINCENT STE-LUCIE INDE
GRENADE BARBADE ATLANTIQUE IRAK CHRISTMAS
TRINITÉ-ET-TOBAGO TRANSJORDANIE KOWEÏT CEYLAN
GIBRALTAR CHYPRE BAHREÏN ÉTATS DE LA TRÊVE COCOS
GUYANE BRIT.
MALTE QATAR MALDIVES
ÉGYPTE
ADEN
L’empire colonial OCÉAN INDIEN
britannique en 1920 GAMBIE CÔTE- SOUDAN
SOMALIE BRIT.
Royaume-Uni DE-L’OR SEYCHELLES
SIERRA LEONE NIGERIA
Empire des Indes OUGANDA KENYA
FALKLAND TOGO BRIT. ZANZIBAR et PEMBA
Dominion ASCENSION CAMEROUN
SHETLAND DU SUD BRIT. TANGANYIKA
STE-HÉLÈNE MAURICE

Légendes Cartographie
Autres colonies ORCADES DU SUD RHODÉSIES NYASSALAND
(de la Couronne, GÉORGIE DU SUD BECHUANALAND
à charte…) SWAZILAND
TRISTAN S.-O. AFRICAIN BASUTOLAND
Protectorats SANDWICH DU SUD DA CUNHA
Mandats UNION SUD-AFRICAINE

VERS 1920
UN QUART DES TERRES ÉMERGÉES  des terres émergées et un cinquième de la population
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’empire mondiale, soit 400 millions de personnes. Mais c’est une
britannique est le plus vaste et le plus peuplé des empires domination très éparse et qui repose sur des réseaux
coloniaux : thalassocratie défendue par un réseau de points d’interdépendances locales complexes : l’administration
d’appui suivant les routes commerciales, il réunit un quart coloniale ne compte que 4 500 fonctionnaires en 1927.

un condominium aux Nouvelles-Hébrides (actuel


DANS LE TEXTE
Vanuatu) où la couronne britannique partage la sou-
veraineté avec la France.
Enfin, en 1920, la Société des nations confie provi- « Jet de salive »

«
soirement à Londres des mandats sur la Palestine et la
Mésopotamie. Personne n’avait le courage de déclencher une
Ces territoires relèvent de différents ministères émeute, mais si une Européenne s’aventurait
(Colonial Office, India Office, Foreign Office, War Office) seule dans un bazar, il y avait toutes les chances
qui n’ont pas de stratégie impériale commune. Le sou- pour que quelqu’un souillât sa robe d’un jet de salive
verain, en particulier la reine Victoria, « impératrice des mêlé de bétel […]. Si, sur le terrain de football,
Indes » à partir de 1877, semble constituer le principal un agile Birman me faisait tomber d’un traître croc-
ciment unificateur de cet ensemble disparate. en-jambe et que l’arbitre, birman lui aussi, feignait
de n’avoir rien vu, c’était dans la foule des spectateurs
LE MYTHE DE LA PAX BRITANNICA un déchaînement de rires hideux. […] Les faces
Nombre de ces conquêtes coloniales se sont avé- jaunes et ricanantes que je croisais partout, les
rées longues et ardues en raison de l’efficace résistance insultes qu’on me lançait à distance respectueuse
qu’ont opposée certaines armées autochtones. Ainsi, finirent par me porter horriblement sur les nerfs. »
plus d’un siècle a été nécessaire aux Britanniques pour G. Orwell, Une histoire birmane, 10/18, 2001.
s’imposer finalement dans la majeure partie de l’Inde
à la fin des années 1850. De même, les populations
Ashanti, dans l’actuel Ghana, ont résisté, souvent vic-
torieusement, aux assauts étrangers tout au long du
xixe siècle. Les Britanniques peuvent parfois échouer
militairement : il suffit pour s’en convaincre de se remé-
morer les cinglantes défaites britanniques de la pre-
mière guerre anglo-afghane en 1839-1842 et de la
bataille d’Isandhlwana (janvier 1879) en Afrique aus-
trale remportée par les Zoulous, dont le triomphe sus-
cite une immense émotion dans toute l’Europe.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 55


1931 1948-1960
L’INDÉPENDANCE Gandhi se rend à Londres MALAISIE A partir des années 1950, les Britanniques
pour la conférence de la Table ronde, chargée d’élaborer voient leur empire s’effriter. L’insurrection communiste
une Constitution pour l’Inde. Malgré son prestige, malaise débute en 1948 et se termine en 1960.
le Mahatma repart sans avoir obtenu de concessions. Les forces britanniques sont en première ligne :
Ce n’est qu’en 1947 que l’Inde devient indépendante. sur cette photo de 1953 un soldat blessé est évacué.

Et puis, une fois les conquêtes achevées, les coloni- Néanmoins, la Pax Britannica n’est qu’un mythe,
sateurs britanniques ont souvent quelques difficultés puissamment relayé par la propagande coloniale. Des
à contrôler effectivement leurs millions de nouveaux grandes « révoltes » – celles des cipayes en Inde (1857)
sujets vivant sur d’immenses territoires. Car, à l’excep- et de Morant Bay en Jamaïque (1865) –, jusqu’aux
tion des dominions, les colonies se caractérisent par une conflits des décolonisations après la Seconde Guerre
très faible présence européenne et un sous-­encadrement mondiale, une partie croissante des populations « indi-
administratif chronique : on compte en tout et pour tout gènes » ne se résignent pas à accepter cette oppres-
1 800 fonctionnaires coloniaux en 1874 et 4 500 en 1927. sion étrangère qui se traduit souvent au quotidien
C’est pourquoi les Britanniques mobilisent massivement par les expropriations foncières et le travail forcé, et
des agents autochtones (secrétaires, soldats, policiers, prend parfois la forme paroxystique de massacres : en
plantons, porteurs, etc.) pour faire fonctionner les admi- Tasmanie dans les années 1820, les Aborigènes sont
nistrations et encadrer la population. exterminés, à Amritsar en Inde en 1919 une manifes-
IMAGNO/LA COLLECTION – CHARLES HEWITT/PICTURE POST/GETTY IMAGES

L’empire britannique eût été impossible sans l’utili- tation pacifique est violemment réprimée, au Kenya
sation systématique de cette main-d’œuvre locale et la dans les années 1950 la révolte est brisée par des arres-
coopération d’une partie des élites autochtones, qui ont tations massives.
instrumentalisé la domination étrangère pour asseoir Les sujets colonisés peuvent également adopter des
leur propre position sociale et économique. En vertu modes d’action non violents (vols, refus de travailler ou
de la stratégie « diviser pour régner », les administra- de payer l’impôt) ou des stratégies de résistance à bas
teurs coloniaux favorisent certains groupes, comme bruit comme les moqueries, les insultes ou les crachats,
les brahmanes dans le sous-continent indien, sur les- décrits avec exaspération par George Orwell dans Une
quels ils s’appuient pour maintenir l’ordre social, aux histoire birmane alors qu’il officiait comme policier en
dépens du reste de la population. Birmanie dans les années 1920 (cf. p. 55).
Mais cet empire n’a pas été exclusivement colonial.
En effet, à partir des années 1820, sa dimension « infor-
L’héritage impérial demeure vivace melle » ne cesse de se développer. Car les Britanniques
au Royaume-Uni à travers l’immigration militent ardemment en faveur de la libéralisation des
postcoloniale, ses possessions échanges internationaux en n’hésitant pas à intimider
ou à attaquer les gouvernements étrangers qui res-
ultramarines et le Commonwealth treignent leurs importations, défendent des monopoles

56 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77


1969
COMMONWEALTH La reine Élisabeth II autour du Royaume-Uni plus de 2 milliards de
entourée des Premiers ministres du Commonwealth. citoyens issus de 53 États anglophones indépendants.
Consacré en 1931 par le statut de Westminster, Chef du Commonwealth, le souverain britannique
il regroupait les colonies de peuplement dotées n’exerce aucune autorité sur ces États mais symbolise
d’une quasi-indépendance. Aujourd’hui, il rassemble l’unité de l’organisation.

commerciaux ou refusent d’abaisser leurs barrières Ce faisant, une nouvelle culture impériale, fondée
douanières. En usant de la « diplomatie de la canon- sur la maîtrise partielle de la langue anglaise et des pra-
nière », ils contraignent les États récalcitrants à ouvrir tiques culturelles britanniques comme la franc-maçon-
leur marché en Chine (guerres de l’Opium en 1839- nerie (en 1900, l’empire compte plus de 800 loges
1842 et 1856-1860), en Afrique subsaharienne, dans dont 184 en Inde et 44 aux Antilles) et les sports dits
l’Empire ottoman, et en Amérique latine. « modernes » (cricket, rugby, football, golf, etc.), peut
se développer au sein des élites de l’empire colonial et,
IMPÉRIALISME DU LIBRE ÉCHANGE au-delà, de l’« empire informel » dans les grandes villes
Le Royaume-Uni a été ainsi le champion incon- latino-américaines ou chinoises. Ces pratiques d’origine
testé de cet « impérialisme du libre-échange », vecteur britannique ont été réappropriées, parfois réinventées,
efficace et brutal de la mondialisation économique par les populations autochtones, comme en témoigne
au xixe siècle. Un véritable monde britannique prend le développement des langues créoles (le jamaïcain ou
forme à travers les 25 millions d’individus qui émigrent le krio de Sierra Leone) et des syncrétismes religieux,
du Royaume-Uni entre 1815 et 1924. Cependant, très notamment en Afrique anglophone.
peu émigrent en direction des colonies de la couronne Plus d’un demi-siècle après les décolonisations,
et des protectorats : en 1901, la Gambie, la Sierra Leone l’héritage impérial demeure vivace aujourd’hui au
et Hongkong comptent respectivement 158, 316 et Royaume-Uni à travers son immigration postcolo-
1 948 résidents britanniques. niale, ses possessions ultramarines (Bermudes, Diego
L’émigration s’avère également faible vers l’Inde, Garcia, îles Malouines, Gibraltar) et le Commonwealth
ROLLS PRESS/POPPERFOTO/GETTY IMAGES

qui rassemble 164 000 Européens – soit 0,04 % de la de 53 nations et 2,2 milliards de personnes réunies


population totale – en 1930. Les flux migratoires se autour de l’ancienne métropole qui était supposée
concentrent en fait vers les États-Unis (62 %) et sub- conserver par là même une part de son influence dans
sidiairement vers les dominions, le Canada (19 %), ses anciennes colonies.
l’Australie et la Nouvelle-Zélande (10,5 %), ainsi que A partir des années 1970, les Britanniques se sont
l’Afrique australe (3,5 %). A partir de la fin du xixe siècle, davantage tournés vers la CEE et les États-Unis, leur
plus des deux tiers de ces migrants finissent par revenir partenaire stratégique privilégié. Aujourd’hui, le
en métropole. L’augmentation du taux de retour ren- Brexit pourrait au contraire conduire au renforcement
force alors les liens entre les principales zones d’émi- des alliances entre une ex-métropole affaiblie et ses
gration et les régions d’accueil. anciennes colonies qui montent en puissance. n

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 57


Comment ils ont
inventé l’industrie
Entre 1780 et 1850, une série de transformations
sociales et économiques aboutissent à la formation
d’une industrie moderne : mais pourquoi la révolution
industrielle est-elle née en Grande-Bretagne ?
Par F
 ABRICE BENSIMON
Enseignant-chercheur en histoire
et civilisation britanniques,
Fabrice Bensimon est actuellement

L
boursier Marie Sklodowska-Curie à
e 27 juillet 2012, la cérémonie d’ouver- University College London.
ture des Jeux olympiques de Londres met
en scène la grande aventure de l’indus-
trie moderne avec ses cheminées, son
fer en fusion, sa pollution et ses ouvriers.
Et, sous un haut-de-forme porté par l’ac- Cette expression recouvre un ensemble complexe
teur Kenneth Branagh, son capitaliste emblématique : de transformations qui ne se sont pas accomplies de la
Isambard Kingdom Brunel (1806-1859), qui fit fortune même façon dans les différents pays. C’est en Grande-
dans les chemins de fer et la navigation à vapeur sur Bretagne qu’elles se sont produites en premier, selon
l’Atlantique1. C’est ainsi, pour quelque 2 milliards de une chronologie et des modalités qui restent discutées.
téléspectateurs, que le cinéaste Danny Boyle définit la L’usage était de situer la révolution industrielle
contribution britannique à l’histoire de l’humanité : la entre 1760 et 1830. Mais si, dans les années 1760, les
révolution industrielle. principales inventions de l’industrie cotonnière ont
été mises au point, elles ne sont appliquées que dans
les années 1780. En 1830 encore, seuls quelques sec-
teurs comme le coton sont mécanisés ; la plupart des
ouvriers sont des artisans, et les chemins de fer sont
en gestation.
La séquence 1780-1850 est aujourd’hui privilé-
giée. C’est en 1850 que la fabrique de coton l’emporte
sur l’atelier et le travail à domicile. C’est aussi à cette
date que se met en place un premier réseau ferroviaire.
1851 est l’année de la Grande Exposition des produits
de l’industrie de toutes les nations (cf. p. 62), et celle
du premier recensement où la population des villes
excède celle des campagnes. Mais même si on retient
cette séquence 1780-1850, comment l’articuler avec
la longue durée de l’industrialisation (1700-1870) ?
BRIDGEMAN IMAGES

North Star Robert Stephenson joua un rôle clé dans


les débuts du chemin de fer moderne, notamment avec
la « Rocket », fabriquée en 1829, pour la ligne Liverpool-
Manchester. Ci-contre, la « North Star », produite en 1837.

58 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Métallurgie Le marteau-pilon mis au point en 1839 par l’ingénieur écossais James Nasmyth, actionné par une machine à vapeur
(ici à Manchester en 1871). Les progrès de la métallurgie se traduisent par la création d’emplois très physiques.

A partir du xvie siècle commence un immense mou- en 1911, rejoignant ainsi le niveau de la population
vement d’expropriation des terres, resté dans l’histoire française. L’émigration de masse vers les États-Unis et
sous le nom de mouvement des enclosures. Les grands les colonies de peuplement ne bride même pas cet essor.
propriétaires terriens expulsent les paysans pour exploi- La forte natalité, conséquence de mariages plus
ter leurs domaines selon un mode capitaliste. Entre nombreux et plus précoces, se conjugue avec une
1500 et 1750, la part de la main-d’œuvre agricole passe baisse rapide de la mortalité. L’espérance de vie passe
de 70 % à 35 %. L’élevage s’impose. Le poids des bes- de 36 ans pour les Britanniques nés en 1800 à 50 ans
tiaux augmente, les vaches donnent plus de lait et les pour ceux qui naissent en 1900. Mais ces moyennes
moutons plus de laine, les rendements des terres sont recouvrent des inégalités, du simple au double, entre
accrus. L’alimentation du bétail est enrichie, des terres l’ouvrier d’une ville industrielle et le propriétaire terrien.
sont drainées, les labours et les semis sont plus efficaces.
Cette bonification des surfaces cultivées et de la COTON, DENTELLE ET LAINE
productivité de la main-d’œuvre, qu’on a qualifiée de La croissance démographique contribue à l’in-
« révolution agricole », améliore la santé et l’espérance dustrialisation et elle est nourrie par elle. Des villes
de vie des Britanniques, et augmente leur nombre. Alors comme Birmingham, Liverpool, Manchester, Leeds ou
qu’en 1760 la Grande-Bretagne est peuplée de 7 mil- Sheffield, qui comptaient toutes moins de 10 000 habi-
lions d’habitants, soit trois fois moins que la France, tants en 1700, en dénombrent souvent 60 000 ou 70 000
elle en compte 16 millions en 1831, puis 41 millions en 1800, et 300 000 ou 400 000 en 1850. Chacune de
ces métropoles acquiert une identité propre, liée à sa
principale activité : le coton à Manchester, la dentelle
à Nottingham, la laine à Norwich, le lin et le jute à
LE MOT
Dundee, le charbon et l’acier à Newcastle, la construc-
tion navale à Plymouth et Portsmouth, etc. Chacune
Révolution industrielle compte un centre commerçant, entouré de quartiers
LONDRES, SCIENCE MUSEUM ; MP/LEEMAGE

Il semble que l’expression ait d’abord été utilisée industriels et de logements ouvriers insalubres. Forte
en français, par Jean-Baptiste Say et Jean Simonde de 959 000 habitants en 1801 et de 2,3 millions en
de Sismondi. C’est Friedrich Engels qui lui a donné son 1851, Londres est la plus grande ville du monde. Mais
NOTES
sens révolutionnaire, en voyant dans la révolution d’autres voient leur population stagner, à l’instar de 1. http://www
technique une séquence historique, dans son ouvrage Bath et Bristol : la révolution industrielle n’est pas .youtube.com
paru en allemand en 1845 La Situation de la classe un processus homogène, certaines parties du pays y /watch?v=4
As0e4de-rI
laborieuse en Angleterre. L’historien Arnold Toynbee échappant, en particulier ses « marges intérieures », 2. T. Carlyle,
a popularisé l’expression dans la langue anglaise, telle l’Irlande. Celle-ci fait alors partie du Royaume-Uni « Signs of the
avec un ouvrage paru en 1884 : Lectures on the Industrial times », The
mais sa proto-industrie pâtit du libre-échange mis en Edimburgh
Revolution of the Eighteenth Century in England. place en 1801 lors de l’Union, et l’enrichissement >>> Review, 1829.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 59


CHRONOLOGIE Population : le rattrapage

FRANCE
41
Population : le rattrapage
Ils ont tout inventé

1911
1760 1911

BRETAGNE
GRANDE-
1709 Abraham Darby réussit la première 41 41

41
coulée de fonte au coke.
1710-1712 Première machine à vapeur de 24
Newcomen.

FRANCE
1764 La spinning-jenny de James Hargreaves.

24
7*
1768 Le water-frame de Richard Arkwright.

1760

* En millions
BRETAGNE
1769 Watt dépose un premier brevet

GRANDE-
7*
améliorant la machine à vapeur. GRANDE-
FRANCE
GRANDE-
FRANCE
BRETAGNE BRETAGNE
1825 Richard Roberts met au point le métier à * En millions
filer automatique.
Démographie
1830 Inauguration du chemin de fer La croissance démographique contribue à l’industrialisation
Liverpool-Manchester. et s’en nourrit. En 1911, la Grande-Bretagne est aussi peuplée
1855 Le convertisseur Bessemer que la France.
(fabrication de l’acier).
1856 Perkin synthétise le premier colorant chimique. saurait se résumer à ces innovations, elles en ont bien
été des éléments essentiels.
L’impact des progrès techniques se fait sentir dans
toute l’économie. Les brevets se multiplient après 1750.
>>> global du pays ne lui est d’aucun secours lors de La mécanisation du coton, en particulier du filage, est
la Grande Famine de 1845-1851. au cœur de la révolution industrielle. Jusqu’à la fin du
Les migrations intérieures britanniques sont mas- xviiie siècle, le coton avait été filé à la main, entre le
sives : des campagnes vers les villes petites et moyennes ; pouce et l’index, par des femmes travaillant à domicile.
puis, ou directement, vers les grandes villes. Alors qu’en En 1764, la spinning-jenny de James Hargreaves rem-
1801 deux tiers de la population vivait dans les cam- place une broche par plusieurs ; en 1768, la machine à
pagnes, la population urbaine devient majoritaire dès filer de Richard Arkwright (le water-frame), actionnée
1851 – un cap que la France ou les États-Unis ne fran- par l’énergie des moulins à eau puis à vapeur, permet
chiront que dans l’entre-deux-guerres. Même si la popu- de fabriquer un fil plus solide. En 1771, à Cromford,
lation agricole ne diminue pas en valeur absolue avant dans le Derbyshire, Arkwright construit la première
la fin du siècle, les enclosures, la faiblesse des reve- usine conçue pour abriter des machines et non plus
nus agraires et la réforme de la loi sur les pauvres en seulement pour regrouper des ouvriers.
1834, qui permet aux paroisses de financer et d’organi- La combinaison des deux techniques (jenny  +
ser l’émigration des indigents, sont de puissants stimu- moulins) est réalisée par Samuel Crompton (mule)
lants à l’émigration. Les régions industrielles agissent vers 1779. Puis Richard Roberts brevette en 1825 la
comme des aimants, à l’instar du sud du pays de Galles, première machine automatique, la mule-jenny, qui
du sud du Lancashire, du sud du Yorkshire, de l’ouest fonctionne sous la surveillance de quelques ouvriers.
des Midlands et des basses terres écossaises. Alors qu’il fallait en 1750 plus de 50 000 heures de tra-
vail pour filer 100 livres de coton à la main, il n’en faut
L’ÂGE DE LA MACHINE plus en 1825 que 135. En 1772, l’Angleterre importait
Dans ces régions, la fabrique devient un trait essen- 4,2 millions de livres de coton brut ; en 1839-1841,
tiel. En 1845, la plus grande usine du monde, les forges 452 millions de livres. Le prix des pièces de coton
de Dowlais, au sud du pays de Galles, regroupent chute de 85 %.
18 hauts-fourneaux et 7 300 travailleurs. La fabrique D’autres améliorations sont accomplies dans le
est fondée sur la division du travail décrite par Adam blanchiment, la teinture ou l’impression, en une com-
Smith dans La Richesse des nations (1776), mais elle binaison qui suscite une croissance fulgurante de ce
s’appuie également sur l’usage de la force hydraulique secteur. Pour les autres fibres textiles, les changements
et de la vapeur. sont plus lents, mais ils se font. L’industrie du fer est
«  Si nous devions caractériser cette époque d’une révolutionnée et la production également multipliée :
seule épithète, nous serions tentés de l’appeler, non pas celle de la fonte passe de 180 000 tonnes en 1800 à
un âge moral, philosophique, héroïque ou de la dévotion, 2,25 millions en 1850.
mais par-dessus tout, l’âge mécanique. C’est l’âge de la La vapeur est essentielle dans ce processus : au cours
machine2. » L’essayiste écossais Thomas Carlyle n’est pas des années 1760, James Watt a amélioré la machine
le premier à noter ceci, en 1829. Les progrès rapides de mise au point par Thomas Newcomen au début du siècle,
la technologie, en particulier l’utilisation de machines la rendant quatre fois plus efficace. La force de la vapeur
pour remplir des tâches naguère effectuées à la main, est d’abord utilisée dans les mines de charbon, puis dans
sont les développements les plus frappants de leur l’industrie cotonnière. Mais, dans beaucoup de secteurs,
époque. La mécanisation de l’industrie cotonnière, la on continue d’utiliser l’énergie éolienne, hydraulique,
machine à vapeur, puis le chemin de fer moderne s’im- humaine et animale. Les roues hydrauliques, en parti-
posent comme les emblèmes du progrès économique. culier, permettent à de nombreuses fabriques de fonc-
Et si, pour les historiens, la révolution industrielle ne tionner, même si la gestion partagée des rivières pose

60 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Un quart de la production La population active
industrielle mondiale
1750 1880 1871 1881

15 %
24 %
2% 23 % 41 % 46 %
44 %
30 %

GRANDE-BRETAGNE FRANCE
Agriculture Industrie Services
Grande-Bretagne Reste du monde
Acteur-monde Précoce
Dans les années 1880, la Grande-Bretagne est La croissance de la population active industrielle est intense
le principal exportateur et importateur mondial et et précoce en Grande-Bretagne. Dès 1810-1820, l’industrie
le principal investisseur mondial. britannique emploie plus de travailleurs que l’agriculture.

problème à des capitalistes concurrents. L’« ère de la ou industrielles d’être échangées pour moins cher.
vapeur » ne s’impose que très progressivement. Jusqu’en 1830 le cabotage et surtout les canaux y
La machine ne se substitue pas systématiquement contribuent, à commencer par le canal creusé entre
au travail manuel. La révolution industrielle crée tout Manchester et les mines du duc de Bridgewater à
un monde d’emplois très physiques, des travailleurs Worsley. Entre 1760 et 1830, le pays connaît une
de force des forges aux terrassiers des chemins de fer. « fièvre des canaux », avec le creusement de quelque
Certains secteurs ne sont mécanisés qu’après 1830, 3 500 km de voies navigables. Mais, là encore, cet
comme la laine ou le lin. Même dans le coton, en 1835, engouement est limité par les surfaces cultivables :
le nombre de métiers à tisser manuels reste deux fois les charges sont transportées par des chevaux, ce qui
supérieur à celui des métiers mécaniques. implique de réserver des terres pour les nourrir, à hau-
Sidéré par la puissance industrielle, on a longtemps teur de 1,2 à 2 hectares par cheval de trait.
négligé les produits finis : les mouchoirs imprimés Inaugurée le 15 septembre 1830, la ligne de
en lin, les boutons qui brillent, la vaisselle bon mar- chemin de fer moderne reliant le port de Liverpool
ché, les étoffes avec des motifs en couleur, etc. Dans à Manchester est la première au monde. La « fièvre
la métallurgie à Birmingham, ou la bonneterie du des chemins de fer » dure un demi-siècle : aux 60 km
Nottinghamshire, les changements se produisent sans de voies construits en 1830 succède un réseau de
grande innovation. Mais les historiens s’intéressent de 10 700 km en 1851. Cet essor stimule en retour l’indus-
près aujourd’hui à ces productions modestes qui, à leur trie (fer, acier, briques, etc.). Si les trains transportent
manière, ont participé à l’élan général mêlant révolu- d’abord uniquement des passagers, ils sont bientôt uti-
tions techniques et énergie nouvelle. lisés pour le fret, concurrençant les canaux. Dans >>>
L’importance du charbon a été comprise dès le
xixe siècle. Tant que la terre demeure la principale res-
source pour l’alimentation comme pour les matières
premières de l’industrie, tous les besoins en énergie
sont pourvus par la matière organique (le bois ou le
charbon de bois…). Les récoltes, le bétail, le tissu, le
lin ou le bois qui sert à faire les meubles dépendent de
la terre. Le charbon et les énergies éolienne et hydrau-
lique occupent alors une place marginale. L’historien
Tony Wrigley a calculé que toutes les forêts de Suède,
de Norvège, des États baltes et de Russie n’auraient pu
satisfaire les besoins de l’industrie moderne britannique.
A partir du xviie siècle, la déforestation étend de
façon considérable la surface cultivable – d’environ
6 millions d’hectares en 1800 – mais conduit à une
pénurie de bois. Dès 1620, le charbon (de terre, et
surtout le coke, aux excellentes qualités énergétiques)
devient la principale ressource énergétique et, dans les
années 1760, transforme rapidement l’industrie du fer.
La consommation de charbon est multipliée par 250
entre 1750 et 1830.
Autre impact clé du charbon : les transports. Tous
MP/LEEMAGE

les progrès dans leur infrastructure peuvent stimuler Textile Un atelier de tissage mécanique du coton, près de Preston, dans le
la croissance, dans la mesure où des transports moins Lancashire, en 1835. Cette fabrique utilise le métier à tisser breveté en 1784
coûteux permettent à des marchandises agricoles par Edmund Cartwright. En 1850, on en compte 26 000 en Angleterre.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 61


L’écl a i ra ge

1851-1951 : D’UNE
« EXPO » À L’AUTRE
Londres accueille en 1851 la première
Exposition universelle. Cent ans
plus tard, le Festival of Britain tend
à revigorer une Grande-Bretagne
meurtrie par la guerre.

L
’Exposition universelle de 1851, première d’énergie de l’époque) pesant 24 tonnes, que des
du genre, organisée à Londres entre mai et œuvres d’art (tissus, orfèvrerie, joaillerie…). Cent ans
octobre 1851, consacra le leadership industriel plus tard, le Festival of Britain prit place sur la rive sud
de la Grande-Bretagne. Un siècle plus tard, de la Tamise (South Bank), que les bombardements
de mai à septembre 1951, le Festival of Britain venait à la allemands avaient en grande partie rasée. Elle fut
fois commémorer l’Exposition et célébrer la naissance entièrement remodelée pour l’ouvrir largement au
d’une Grande-Bretagne nouvelle, six ans après la fin du public. Le Royal Festival Hall, salle de concert construite
second conflit mondial (en bas : affiche de 1951). pour l’exposition, le « Dôme de la découverte », qui
L’idée d’organiser une « Grande Exposition des produits initiait ses visiteurs aux sciences naturelles, la tour Skylon,
de l’industrie de toutes les nations » venait du prince sorte de cigare d’aluminium suspendu par des câbles
Albert, époux de la reine Victoria, qui voulait ainsi et culminant à 90 m de hauteur, en rythmaient la visite.
« donner un tableau vivant du niveau de développement
auquel l’humanité est arrivée » et montrer que la Grande- UN GRAND SUCCÈS
Bretagne était bel et bien l’« atelier du monde ». La Le Festival of Britain se retrouva au cœur des
volonté de marquer le centenaire de ladite Exposition controverses politiques. Les travaillistes, aisément élus
fut quant à elle émise dès 1943 par la Royal Society en 1945, avaient remporté de peu les élections de 1950.
of Arts. A la fin du conflit, le nouveau gouvernement La situation économique était encore délicate. Il
travailliste s’emparait de l’idée tout en l’infléchissant : s’agissait donc de susciter un mouvement d’adhésion
il s’agirait désormais de mettre en avant les réalisations populaire autour des réalisations du gouvernement : les
de la Grande-Bretagne dans les domaines des sciences, organisateurs du Festival n’y tenaient pas trop, mais
de la technique et des arts, en oubliant la dimension nécessité fait loi… Du coup, au lieu de se concentrer sur
« universelle » de 1851. On mettrait à l’honneur la seule capitale, le Festival fut d’ampleur nationale. Mais
la résilience de la capitale britannique après les épreuves cet objectif tourna court : en 1951, les conservateurs
de la guerre. retournèrent au pouvoir. Churchill, hostile
Chacune des expositions se au projet, fit démolir tous les bâtiments, à
caractérisait par son inventivité l’exception du Royal Festival Hall.
architecturale. Celle de 1851 avait été Les deux expositions eurent un succès
tout entière logée sous une serre incontestable : 6 millions de visiteurs
géante, issue de l’imagination de Joseph en 1851, 10 millions un siècle plus tard.
Paxton, jardinier en chef du duc de Son directeur, Gerald Barry, avait émis
Devonshire. Le « palais de Cristal » le vœu que le Festival constituât un
(en haut : lithographie de 1851), fait de « revigorant pour le pays », après les
piliers de fonte et de fer et de grands épreuves de la guerre. Mais, c’est un peu
SSPL/NATIONAL MEDIA MUSEUM/LEEMAGE – ALAMY/PHOTO12

panneaux de verre, long de 563 m ce que l’Exposition universelle de 1851


sur 139, était installé dans Hyde Park. avait également réalisé : la décennie
On avait réalisé des prouesses précédente avait été marquée par une
technologiques : on utilisait ainsi pour grave crise économique (Hungry Forties)
la première fois du verre incurvé, et par la crainte de la révolution
et le bâtiment était un assemblage des chartistes qui réclamaient de vastes
d’éléments préfabriqués. réformes politiques. L’Exposition
Près de 15 000 exposants y étaient se déroula sans problème et montra,
accueillis, dont la moitié originaires du au contraire, une réelle communion
Royaume-Uni ou des colonies. On y nationale. Le pays en avait, déjà, été
trouvait aussi bien des machines-outils, « revigoré ».
un bloc de houille (la principale source Philippe Chassaigne

62 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Sans son empire, vaste réservoir de matières
premières, la Grande-Bretagne n’aurait
pas connu u
 ne telle révolution industrielle

>>> les années 1860, le bétail, le lait, les légumes, les


fleurs, la viande et le poisson frais sont acheminés en
train, ravitaillant des villes en pleine expansion.
Au cours du siècle qui suit 1750, les industries
essentielles – les mines, le fer, le textile, les transports –
cessent de dépendre du charbon de bois, des chevaux
et de la force hydraulique, et passent au charbon. Non
sans conséquences sanitaires. Les houillères dévorent
les hommes : dans les années 1840, alors que le pays
compte environ 200 000 mineurs, 1 400 d’entre eux
meurent d’accident chaque année. On explore main-
tenant une autre dimension  : les maladies respira-
toires, qui tuent 50 000 à 70 000 personnes par an en
Angleterre-Galles à la fin du xixe siècle. L’historien de
l’environnement John McNeill estime que, entre 1840 et
1900, 800 000 à 1,4 million de Britanniques sont morts
de maladies respiratoires dues au charbon.
Empire Au tournant des années 1930, cette campagne de l’Empire
LES RESSOURCES DE L’EMPIRE Marketing Board rappelle les origines des importations de productions
Mais les leviers de la révolution industrielle ne sont coloniales par la Grande-Bretagne (affiche de Richard Tennant Cooper).
pas uniquement sur ou sous son sol. Pourquoi l’Angle-
terre et pas la Chine ? L’historien américain Kenneth
Pomeranz a souligné qu’au xve siècle, en termes d’ef- l’essor commercial du xviiie siècle. Cela fera écrire à
ficacité agricole, d’organisation sociale, de biens de Marx que le capital est arrivé au monde « suant le sang
consommation, de densité de population et même de et la boue par tous les pores »4.
technologie de navigation et militaire, l’est de l’Eura- Paradoxalement, l’abolition de l’esclavage, en 1833,
sie (de l’Empire ottoman jusqu’à l’Inde, à la Chine et contribue à l’essor industriel des années 1830 et 1840 :
au Japon) n’est pas moins avancé que les petits États- les 20 millions de livres de compensation accordées par
nations d’Europe occidentale 3. En 1800, l’espérance de le Parlement aux propriétaires représentent alors une
vie est supérieure dans la vallée du Yangtsé à ce qu’elle somme colossale, 40 % du budget de l’État, permettant
est en Angleterre, et le niveau de vie y est comparable ; à de nombreuses fortunes de se développer et d’investir
en 1900, il est huit fois inférieur. dans les secteurs dynamiques de l’économie5.
La divergence commence à la charnière des xviiie Enfin, l’Amérique du Nord et les Caraïbes importent
et xixe siècles. Pomeranz identifie deux avantages clés de Grande-Bretagne une part importante de leurs pro-
de la Grande-Bretagne : l’abondance de charbon et la duits : l’empire n’est pas seulement une ressource, c’est NOTES
domination sur le Nouveau Monde, vaste réservoir de un débouché. L’industrie cotonnière d’Inde se voit impo- 3. K. Pomeranz,
Une grande
matières premières. En particulier, la suprématie navale ser la compétition de productions britanniques désor- divergence,
et les importations d’Amérique sont cruciales : jamais mais plus concurrentielles ; elle est largement détruite, Albin Michel,
2010.
l’agriculture britannique n’aurait pu produire le coton, ce qui contribue à l’appauvrissement du sous-continent 4. K. Marx,
le sucre, le bois – puis la viande, le blé, la laine – qu’elle au xix  siècle. L’empire joue donc un rôle essentiel dans « Genèse du
e

importe d’Amérique du Nord. La Grande-Bretagne dis- l’industrialisation britannique. capitalisme


industriel »,
pose de surfaces cultivables, forestières et de pâturages La révolution industrielle transforme les classes Le Capital,
limitées, mais elle bénéficie de dizaines de millions sociales. La middle class (bourgeoisie) s’affirme plus chap. XXXI,
1867.
d’« hectares fantômes » aux Antilles et en Amérique nettement avec des intérêts, des valeurs, des aspirations 5. Cf.
du Nord. La Chine n’a pas d’empire et ne peut utiliser qui lui sont propres. Un entrepreneur comme Thomas N. Draper,
MANCHESTER ART GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES

l’environnement d’autres régions du monde. Brassey (1805-1870) emploie jusqu’à 80 000 hommes The Price of
Emancipation.
Si la Grande-Bretagne a, la première, aboli la traite et fait construire des lignes de chemin de fer sur cinq Slave-Ownership,
négrière en 1807, l’esclavage colonial a aussi joué son continents. La fortune d’un Brunel ou d’un banquier à Compensation
and British
rôle dans son industrialisation. Elle n’est certes pas la succès dépasse celle des propriétaires terriens cossus. A Society at the
seule puissance esclavagiste, mais c’est la plus impor- partir de la réforme électorale de 1832, la bourgeoisie End of Slavery,
Cambridge
tante : au cours de quelque 11 000 voyages, les arma- partage le pouvoir politique avec l’aristocratie. University
teurs britanniques ont transporté plus de 3 millions La législation limite l’impact des faillites et, de façon Press, 2010.
d’esclaves, soit le quart de l’ensemble de la traite tran- plus générale, les institutions parlementaires favo- Voir aussi
le projet
satlantique. L’argent dégagé dans ce commerce et dans risent le développement capitaliste du pays. En 1846, « Legacies
l’économie de plantation des Caraïbes par les armateurs, le libre-échange remporte une victoire décisive, avec of British
Slave-
les planteurs, les banquiers, est rapatrié, alimentant l’abrogation des lois protectionnistes sur les >>> Ownership ».

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 63


DANS LE TEXTE

La lettre de Dickens

« La fabrique de cirage était une vieille maison


délabrée donnant sur la rivière et littéralement
envahie par les rats. […] Ma besogne consistait
à recouvrir les pots de cirage, premièrement
avec un morceau de papier huilé, puis avec un
autre morceau de papier bleu, puis à les ficeler, fabriques et les usines, où la division du travail et la
puis à couper proprement le papier tout autour mécanisation favorisent l’emploi de jeunes enfants à
jusqu’à ce que le tout fît un aussi bon effet qu’un diverses tâches (ramassage, circulation dans les gale-
pot d’onguent de la boutique d’un pharmacien. ries étroites des puits de mines, etc.).
Quand un certain nombre de douzaines de
pots avaient atteint ce degré de perfection, j’avais LA VIE DE LA CLASSE LABORIEUSE
à coller sur chacun d’eux une étiquette imprimée, Comme le notait Edward P. Thompson, c’est l’alié-
puis je recommençais avec d’autres. » nation provoquée par le travail lui-même qui « pro-
Lettre de Charles Dickens à John Forster, jette l’ombre la plus noire sur les années de la révolution
qui l’interroge sur son travail à 12 ans, dans industrielle ». Quand, après deux années d’enquête à
une fabrique de cirage à Londres. Manchester, Engels publie La Situation de la classe labo-
rieuse en Angleterre (1845), il livre un réquisitoire contre
la condition réservée aux ouvriers, logés dans des condi-
tions insalubres, usés par le travail avant l’âge dans les
>>> blés. L’« évangile du travail » et les valeurs de la « usines sombres et sataniques » dont parlait déjà le poète
middle class sont célébrés. Les capitaines d’industrie William Blake en 1804. La « question sociale » fait alors
deviennent des héros nationaux. Simultanément, les débat, avec diverses enquêtes, au Parlement et dans la
classes laborieuses se transforment. presse, et des romans, comme ceux d’Elizabeth Gaskell
On sait que les femmes ont joué un rôle important (Mary Barton, 1848 ; Nord et Sud, 1855), de Charles
dans la révolution industrielle, en particulier dans le Dickens (Temps difficiles, 1854) ou de Benjamin Disraeli
Lancashire, le Yorkshire, les Midlands et la Central (Sybil ou Les Deux Nations, 1845). Certains industriels
Belt écossaise, c’est-à-dire le cœur de la révolution dénoncent l’exploitation dans les fabriques, à l’instar
industrielle. Leur participation est particulièrement de Robert Owen, qui a dirigé une usine de coton à New
élevée dans les régions textiles (plus de 50 % dans le Lanark en Écosse, avant de devenir socialiste. Mais la
Lancashire et l’ouest du Yorkshire), plus basse dans les pensée dominante est que l’industrialisation améliore
régions agricoles (30 à 50 %) et encore moindre dans le niveau de vie des pauvres qui travaillent.
les districts miniers. Le débat entre « optimistes » et « pessimistes » s’est
Quant aux enfants, ils sont eux aussi progressive- poursuivi depuis, avec, dans les années 1960 et 1970,
ment intégrés au marché du travail. Dans le recense- l’opposition sur les niveaux de vie entre les historiens
ment de 1851, 2 % des 5-9 ans, 30 % des 10-14 ans et libéraux et ceux d’inspiration marxiste comme Eric
80 % des 15-19 ans travaillent, ce qui est sans doute Hobsbawm et Edward P. Thompson, ou, plus récem-
une sous-estimation. Sur la base de plus de 600 auto- ment, entre Jane Humphries et Emma Griffin, dont
biographies ouvrières, Jane Humphries suggère pour l’ouvrage insiste sur les opportunités d’ascension
sa part que les enfants nés entre 1791 et 1850 com- sociale offertes aux classes populaires par la révolu-
mencent en moyenne à travailler à 10 ans dans les tion industrielle6.

NOTES
ARCHIV GERSTENBERG/ULLSTEIN BILD/AKG

6. E. Griffin,
Liberty’s Dawn,
New Haven,
Yale University
Press, 2013.
7. T. Babington
Macaulay,
The History of
England from
the Accession
of James the
Second,
Londres, 1848, Enfants martyrs En 1842, une commission d’enquête parlementaire insiste sur la dureté et l’immoralité du travail
vol. 1, p. 271. des femmes et des enfants dans les mines. Le Parlement interdit le travail souterrain pour ces deux catégories.

64 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Au cours des dernières décennies, les historiens ont
cherché à mesurer les taux de mortalité, l’espérance
de vie, la taille des individus ou encore la consomma-
tion de produits de luxe (thé, café, tabac). Ils ont mon-
tré que tout au long de l’industrialisation (1700-1870)
le PIB augmente régulièrement et que plus de richesse
est créée. Mais, en travaillant sur 1 350 budgets fami-
liaux, Sara Horrell et Jane Humphries se sont rendu
compte que les salaires réels n’augmentent véritable-
ment qu’après 1850. Des dizaines de grèves ont lieu
contre leur baisse, favorisée par l’afflux continu de popu-
lations nouvelles sur le marché du travail. En 1811-1816,
des artisans paupérisés des Midlands et du nord de l’An-
gleterre recourent au bris de machines (luddisme) ; en
1830, des milliers d’ouvriers agricoles se soulèvent dans
des « Swing Riots » qui gagnent tout le sud du pays.
On insiste aujourd’hui sur une « économie d’expé-
dients » : l’assistance aux pauvres, la charité, le prêt
sur gages, ou encore l’aide de parents ou d’amis. Pour
compléter son revenu, on emprunte, on use de droits
coutumiers, on braconne. On envoie ses enfants tra-
vailler ou vivre avec des proches selon les circonstances.
Reste qu’entre 1750 et 1820 la taille des recrues de l’ar-
mée décline de 5 centimètres, et n’augmente de nou-
Taudis Pour une commande de la municipalité de Glasgow,
veau qu’à partir des années 1860. Et si la mortalité a le photographe Thomas Annan figea des quartiers de taudis qui allaient
tendance à baisser, ce n’est pas le cas dans le premier être détruits (ici, une ruelle, 37 High street, vers 1868).
xixe siècle. Dans les grandes villes, l’espérance de vie
passe de 35 ans en 1820 à 29 ans en 1840, et ne revient
à 35 ans que dans les années 1850. Le temps de travail
augmente, comme l’ont confirmé les travaux de Hans-
Joachim Voth, qui estime que l’année de travail passe
en moyenne de 2 576 heures en 1760 à 3 356 heures en DANS LE TEXTE
1830, soit plus de deux heures supplémentaires par jour.
En 1848, l’historien Macaulay note dans son « Absolument révoltant »

«
Histoire d’Angleterre : « Si, par quelque procédé magique,
l’Angleterre de 1685 pouvait être présentée sous nos yeux, La façon dont la société actuelle traite la grande
nous ne reconnaîtrions pas un paysage sur cent, ni un masse des pauvres est véritablement révoltante.
bâtiment sur dix mille. Le gentilhomme de campagne ne On les attire dans les grandes villes où ils
reconnaîtrait pas ses propres champs. Le citadin ne recon- respirent une atmosphère bien plus mauvaise que
naîtrait pas sa propre rue. Tout a été transformé, sauf les dans leur campagne natale. On leur assigne des
grands traits de la nature, et quelques œuvres durables quartiers dont la construction rend l’aération bien
et massives de l’art humain7. » En effet, la révolution plus difficile que partout ailleurs. On leur ôte tout
LONDRES, VICTORIA & ALBERT MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES

industrielle a transformé le pays. En 1870, le factory moyen de rester propres, on les prive d’eau en ne
system s’est imposé. La Grande-Bretagne qui compte leur installant l’eau courante que contre paiement, et
alors 2 % de la population mondiale réalise 23 % de en polluant tellement les cours d’eau, qu’on ne
sa production. Cette richesse fait aussi du pays le prin- saurait s’y laver ; on les contraint à jeter tous les
cipal exportateur et importateur mondial, le principal détritus et ordures, toutes les eaux sales, souvent
banquier, le premier investisseur, le premier assureur même tous les immondices et excréments
du monde, la City de Londres étant le cœur d’un com- nauséabonds dans la rue, en les privant de tout
merce international en pleine expansion. moyen de s’en débarrasser autrement ; et on les
Toutefois, l’avance technique et industrielle du pays contraint ainsi à empester leurs propres quartiers.
commence à se réduire par rapport à l’Allemagne ou Mais ce n’est pas tout. On accumule sur eux tous les
aux États-Unis. Mais la précocité et l’ampleur de l’indus- maux possibles et imaginables. »
trialisation de la Grande-Bretagne lui ont permis de se Friedrich Engels, La Situation de
constituer un empire colonial qui est, en 1914, de loin la classe laborieuse en Angleterre, 1845.
le plus vaste et le plus peuplé. n

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 65


 ’Irlande, u
L  ne colonie
comme les autres ?
Se considérant comme colonisés par les
Britanniques, les Irlandais furent aussi
des colons dans le reste de l’empire. Une ambiguïté
qui fait toujours débat chez les historiens.
Par G
 ÉRALDINE VAUGHAN
Maître de conférences à
l’université de Rouen, membre junior
de l’Institut universitaire de France,
Géraldine Vaughan a notamment publié

L
The « Local » Irish in the West of Scotland,
1851-1921 (Palgrave Macmillan, 2013).
Cet article est la version revue de e caractère méridional, frivole de l’Irlandais,
« L’Irlande, colonie britannique ? », sa grossièreté [qui] le place à un niveau à
L’Histoire n° 417, novembre 2015. peine supérieur à celui du sauvage », écrit
Engels au sujet des ouvriers irlandais en
1845. La violence du propos, qui émane
pourtant d’un ardent défenseur de la
classe ouvrière et de la cause irlandaise, traduit l’esprit
des classes moyennes britanniques de l’époque, dont le
regard porté sur les Irlandais ressemble étrangement à
celui posé sur les peuples colonisés de l’empire.
Avant l’Acte d’union de 1801, le statut de l’Irlande
s’apparente de fait à celui d’une colonie anglaise.
Conquis au xiie  siècle par les Anglo-Normands, le
royaume est placé sous l’autorité du souverain anglais
en 1541 et le Parlement de Dublin reste soumis à celui
de Londres jusqu’en 1782. A cette autorité royale et
législative exercée par la Grande-Bretagne s’ajoute une
politique de colonisation (plantations) qui s’accélère
au xviie siècle. Ces plantations visent à installer des
fermiers-colons protestants en Ulster, dans la partie
septentrionale de l’île. Le statut inférieur des Irlandais
catholiques est affirmé au xviiie siècle lorsque entrent
en vigueur une série de « lois pénales » qui limitent leurs
libertés. La « situation coloniale » se traduit donc par
l’existence d’une élite minoritaire anglo-irlandaise pro-
testante qui domine une masse paysanne et catholique.

DUBLIN CASTLE
ALAMY/PHOTO12

Dans un contexte de guerres révolutionnaires en


Brexit La majorité des Nord-Irlandais ont voté contre le Brexit, Europe et d’agitation nord-américaine, des Irlandais
craignant qu’une sortie de l’Union européenne ne se traduise par (United Irishmen) se soulèvent en 1798 pour obtenir
un retour des contrôles douaniers avec l’Irlande. l’indépendance. La rébellion, qui aurait dû bénéficier

66 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Hommage Fresque murale de Belfast commémorant le soulèvement de 1916. Les Pâques sanglantes furent un échec,
mais elles ont retourné l’opinion publique en faveur des nationalistes irlandais.

d’un soutien logistique français, échoue. Mais le gou- Famine (1845-1851, cf. p. 68). Les deux pays voient
vernement britannique est désormais convaincu qu’il également à partir des années 1840 l’essor de mouve-
faut précipiter l’union des deux pays. En 1801, l’Acte ments nationalistes qui visent à se libérer du « joug »
d’union est voté par les Parlements de Dublin et de anglais. La Jeune-Irlande (Young Ireland) appelle à une
Londres : l’Irlande fait partie intégrante du Royaume- renaissance gaélique – et ses membres correspondent
Uni. Le Parlement de Dublin est dissous et une centaine régulièrement avec les nationalistes indiens du mou-
de députés et de Lords siègent à Westminster. En 1829, vement Young Bengal.
les restrictions civiles et politiques qui pesaient encore
sur les Irlandais catholiques sont abrogées. LA FIGURE DE PADDY
En apparence, l’histoire de l’Irlande se fond alors L’ambiguïté du statut des Irlandais, considérés
dans l’histoire commune britannique. Les Irlandais tour à tour comme des colonisés et des colons, se lit
jouent d’ailleurs un rôle primordial dans l’entreprise encore dans le regard que portent les Britanniques sur
impériale. En tant que fermiers, ouvriers, soldats, fonc- eux. La figure de Paddy (diminutif de Patrick) incarne
tionnaires, missionnaires, les colons irlandais sont par- au xixe siècle l’Irlandais catholique moyen. Les cari-
tout présents, de l’Inde à l’Afrique du Sud, du Canada caturistes de l’ère victorienne ont pour habitude de le
jusqu’à la Nouvelle-Zélande. Catholiques ou protestants, représenter comme le parent pauvre de John Bull (per-
les Irlandais s’affirment comme de véritables fers de sonnification de l’Angleterre) – Paddy est désargenté et
lance de l’empire britannique au xixe siècle. immature, ce qui justifie aux yeux des Britanniques l’au-
Pourtant, l’Irlande continue à être dotée de struc- torité politique et militaire exercée sur l’Irlande. Certains
tures politiques et administratives qui rappellent historiens américains ont même affirmé que le stéréo-
celles du monde colonial. Dublin Castle, où siègent type de Paddy témoignait d’un racisme anglo-saxon à
les représentants du gouvernement et de l’adminis- l’encontre d’un peuple celte. Figure aux traits parfois
tration britanniques, demeure l’emblème de la domi- simiesques, Paddy est bagarreur, roublard et buveur.
ALAIN LE GARSMEUR/BRIDGEMAN IMAGES

nation britannique en Irlande. Le lord-lieutenant, un Mais il possède des qualités martiales – les soldats
vice-roi nommé par Londres, est à la tête du gouver- irlandais ont joué un rôle de premier ordre dans les
nement local. A bien des égards la situation irlandaise armées et l’administration impériales – et une virilité
peut être comparée à celle de l’Inde, dont la conquête appréciées des Britanniques. Cet aspect viril fait par-
par les Britanniques s’est accélérée au xviiie siècle. Sur tie à l’époque du discours de légitimation britannique
le plan social, il y a de fortes ressemblances entre les de la domination de peuples autochtones, jugés trop
structures agraires et la pauvreté rurale qui sont source efféminés et émotifs pour savoir s’administrer eux-
de plusieurs famines dans les deux pays au xixe siècle. mêmes. Ce rapport de domination politique nour-
L’exemple le plus frappant reste celui de la Grande rit le mouvement nationaliste irlandais. La branche

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 67


L’Angleterre a-t-elle affamé les Irlandais ?

D
epuis l’automne 1845, la famine sévit en Irlande Un des premiers à avoir accusé les Britanniques de
(ci-contre : le Mémorial de la Grande Famine à Dublin). « génocide » fut John Mitchel, journaliste et historien
Au début des années 1850, le bilan est déjà très lourd : qui participa au soulèvement nationaliste de la Jeune-Irlande
1 million de morts et 1,5 million d’émigrés pour un pays en 1848. Sa déclaration sur la culpabilité des Britanniques
de 8,5 millions d’habitants. C’est le mildiou, maladie due à en 1860 dans La Dernière Conquête de l’Irlande (sans doute)
un champignon parasitaire, qui est à l’origine de est demeurée célèbre : « Certes le Tout-Puissant nous a frappés
la « famine de la pomme de terre ». Le Phytophthora du mildiou mais ce sont les Britanniques qui ont provoqué
infestans, transporté par des navires venant la famine. » Il accusait les Britanniques d’avoir continué
d’Amérique du Nord, atteint l’Europe du à exporter des céréales d’Irlande pendant que le peuple
Nord-Ouest à l’été 1845. L’organisation de l’aide mourait de faim. Le courant historiographique
publique incombe à Londres, où triomphe dit « révisionniste » n’a, lui, de cesse, depuis
alors l’idéologie libérale, celle du libre- les années 1930, d’insister sur les conditions
échange et du laisser-faire. Pour interférer économiques et sociales en Irlande qui
le moins possible avec les lois du marché, pouvaient expliquer l’impact de la famine
le Premier ministre Robert Peel décide et sa dimension régionale.
d’acheter en secret 100 000 livres sterling de Depuis les commémorations de 1995,
maïs américain afin de fournir le marché des historiens irlandais comme Peter Gray
irlandais en céréales au printemps 1846. ou Cormac O Grada ont mis en valeur
Pour ce faire, les instances d’assistance une interprétation plus nuancée.
publique locales doivent le vendre à prix Peter Gray conclut ainsi que l’attitude
coûtant. En outre, Peel réactive une britannique peut être qualifiée de
politique de chantiers publics sur lesquels « négligence coupable ». En 1997,
sont embauchés ceux qui demandent Tony Blair a fait des excuses publiques
de l’aide. Puis sous le gouvernement du au nom du gouvernement : « Que
libéral John Russell (1846-1852), l’aide 1 million de personnes soient mortes
étatique est réduite au strict minimum. dans une nation qui comptait
L’ampleur de la catastrophe alors parmi les plus riches et les
humaine a suscité nombre plus puissantes est toujours source
d’interrogations sur la responsabilité de douleur quand nous nous le
des dirigeants britanniques. remémorons aujourd’hui. Ceux
Combien d’Irlandais les gouvernants qui gouvernaient alors ont manqué
auraient-ils pu sauver ? à leurs devoirs. »

révolutionnaire se renforce avec la création du Sinn « majorité » catholique en position de faiblesse. Dans
Féin en 1905 et de l’IRA en 1919. A la veille de l’en- des villes telles que Belfast et Londonderry, la ségréga-
trée en guerre du Royaume-Uni, en 1914, une loi pré- tion spatiale entre quartiers « protestants » et « catho-
voyant l’autonomie irlandaise (Home Rule) est votée liques » sévit. Ces tensions divisent les « loyalistes », qui
par la Chambre des communes. Mais son application veulent demeurer britanniques, et les nationalistes
est reportée à la fin du conflit. En avril 1916, las de la irlandais, qui aspirent à la réunion de l’île et l’indépen-
situation, les nationalistes irlandais lancent une insur- dance totale. Les deux camps s’affrontent pendant la
rection : ce sont les « Pâques sanglantes ». Très vite période dite des Troubles en Irlande du Nord (1968-
réprimé, le soulèvement est un échec mais il provoque 1998). Ces trente années de conflit ont entraîné la mort
un retournement de l’opinion publique irlandaise en de plus de 3 000 personnes. En 1998, la signature du
faveur des nationalistes. Good Friday Agreement pacifie l’Irlande du Nord et lui
accorde davantage d’autonomie politique. Néanmoins,
SÉGRÉGATION SPATIALE le vote du Brexit pourrait voir une remontée des ten-
De 1919 à 1921 a lieu un affrontement entre sions. En effet, 56 % des Irlandais du Nord ont voté
forces indépendantistes et britanniques, assorti d’une contre la sortie de l’Union en 2016.
concurrence entre un gouvernement nationaliste L’Irlande a-t-elle été une colonie ? Depuis la fin
officieux et l’administration britannique. Le traité de des années 1970, les chercheurs inspirés des postco-
Londres en décembre 1921 a pour but de mettre fin lonial studies continuent de défendre l’idée suivant
au conflit et prévoit la création de l’État libre d’Irlande. laquelle l’Irlande du Nord n’a pas encore achevé sa
Ainsi, l’Irlande est coupée en deux – car le Nord et le décolonisation. En réalité, jusqu’aux années 1920, l’Ir-
Nord-Est constituent l’Irlande du Nord et continuent lande n’est pas un partenaire égal dans le Royaume-
à appartenir au Royaume-Uni. Uni au même titre que le sont l’Écosse ou l’Angleterre.
ALAMY/PHOTO12

En 1949, les 26 comtés qui forment l’Éire deviennent Toutefois, au vu de leur participation clé à l’œuvre
la République d’Irlande. En Irlande du Nord, la situation coloniale pendant près de deux siècles, les Irlandais
politique est de fait coloniale jusqu’aux années 1960 ne peuvent être réduits au statut exclusif de victimes
avec une « minorité » protestante au pouvoir et une de l’impérialisme britannique. n

68 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


3. Après l’empire
l’Empire
Tour
(((200)))
à tour,
xxxxx
les Américains, l’Irlande et
l’Inde ont pris leur indépendance. D’autres
STEFAN ROUSSEAU/POOL/AFP

DAVID CAMERON
Le Premier ministre États ont imposé leur poids politique,
conservateur visite
le camp d’entraînement économique, militaire. Que reste-t-il de la
britannique de Kaboul,
en Afghanistan, en 2010. puissance britannique à l’heure du Brexit ?

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 69


1914-2017
L’art britannique
de la guerre
En 1914, le Royaume-Uni s’engage dans une guerre
sur le continent européen, alors que son destin se
jouait plutôt sur les mers. En un siècle, l’armée impose
le mythe du soldat volontaire et de la résistance civile
sans faille. Qu’en est-il vraiment ?
Par B
 RUNO CABANES
Titulaire de la chaire Donald G.
et Mary A. Dunn à Ohio State
University, Bruno Cabanes a récemment
publié Les Américains dans la Grande Guerre
(Gallimard, 2017).

D
ans une célèbre conférence de 1931,
le théoricien militaire Basil Henry
Liddell Hart (1895-1970) donne
une définition de ce qu’il appelle l’art
britannique de la guerre : « Notre his-
toire militaire est fondée sur notre
puissance navale. Cette puissance a deux composantes
– l’une financière, qui englobe l’approvisionnement de nos
alliés en matières premières et en armes ; l’autre militaire,
sous la forme d’actions maritimes contre les positions
vulnérables de nos ennemis. »
Intervention terrestre massive et de longue durée,
la Première Guerre mondiale marque donc une rup-
ture historique, ce que regrette Liddell Hart, partisan
GRANGER COLLECTION NYC/BRIDGEMAN IMAGES

de toucher les lignes de ravitaillement plutôt que d’at-


taquer l’ennemi frontalement. Pour lui, le destin du
Royaume-Uni se joue sur les mers et dans l’empire, pas
sur le continent européen1. Une conclusion que repren-
dra en 1998 l’historien conservateur Niall Ferguson, en

Mobilisation En 1914, lord Kitchener, secrétaire d’État à


la Guerre, lance une campagne de recrutement de
volontaires. Cette célèbre affiche qui le représente, le doigt
pointé, sera imprimée à des milliers d’exemplaires.

70 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Symbole Le 28 septembre 1941, Churchill se rend dans les ruines de la cathédrale de Coventry, érigée en symbole de la
barbarie nazie. Dans Londres dévastée par un bombardement la nuit du 14 novembre 1940, plus de 500 civils sont morts.

forçant encore le trait dans son livre provocateur The montré l’historien Adrian Gregory2. En décembre 1915,
Pity of War, où il explique que les Britanniques auraient quelque 2,5 millions de volontaires sont sous les dra-
eu tout intérêt à rester en dehors du conflit en 1914 : ils peaux. Les raisons de l’engagement sont d’ailleurs
auraient ainsi assuré la défaite de la France, consacré complexes, mélange de patriotisme défensif, d’in-
la domination de l’Allemagne, permis la mise en place dignation morale face aux atrocités allemandes en
d’une zone douanière dont les Européens comme les Belgique, de pression sociale et d’avantages écono-
Britanniques auraient tiré profit, et évité qu’une guerre miques apportés par la solde que reçoivent les soldats.
continentale ne se transforme en guerre mondiale. Mais le volontariat ne suffit pas. Début 1916, le gou-
Depuis le début du xxe siècle, le débat sur ce qui fait vernement britannique décide donc d’introduire >>>
la force militaire du Royaume-Uni et son terrain d’action
légitime n’a jamais véritablement cessé. A l’été 1914, la
petite armée britannique, qui a été modernisée à la suite DANS LE TEXTE
des difficultés rencontrées lors de la seconde guerre des
Boers en Afrique du Sud contre les descendants des Un amour féroce pour la patrie

«
colons néerlandais (octobre 1899-mai 1902), pèse peu
en comparaison des 3,8 millions d’hommes que l’Alle- Dans une ville de province ordinaire, personne
magne et la France sont chacune capables de mobiliser ne pense que le fait de s’engager ait quoi que ce
en quelques semaines : l’armée régulière ne compte que soit d’anormal ou de saugrenu ; la ville s’est
247 000 soldats, dont la moitié servent dans les colonies. soudée et se mobilise de façon splendide derrière
Une division d’infanterie étant affectée à la défense ses hommes. J’ai le sentiment de plus faire partie de
GALERIE BILDERWELT/BRIDGEMAN IMAGES

intérieure en cas d’invasion allemande, le corps expédi- Colchester que de n’importe quel autre lieu. C’est NOTES
1. B. H. Liddell
tionnaire britannique ne peut pas compter initialement pour cette Angleterre-là que je vais me battre. Elle Hart, The British
sur plus de 80 000 hommes. Pour mener une interven- représente en tout cas davantage un microcosme de Way in Warfare,
Londres, Faber,
tion sur le continent, le Royaume-Uni doit recourir au l’Angleterre véritable que tout autre lieu que je 1932.
volontariat : ce seront les « bataillons de copains » (pals connaisse intimement. Quelle satisfaction que de 2. A. Gregory,
battalions) de l’armée Kitchener, issus du même quartier, ressentir tant de liens avec sa patrie, une sorte The Last Great
War. British
de la même équipe de football ou de la même entreprise, d’amour féroce pour elle… » Society and the
comme le bataillon de la société de tramways de Glasgow. Lettre du sergent Frederic Keeling à son amie, First World War,
Cambridge
Le succès est assez rapide, sans qu’on puisse le 25 octobre 1914. University
pour autant parler d’enthousiasme, comme l’a bien Press, 2008.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 71


L’écl a i ra ge

LE SACRIFICE Churchill, était la suivante : s’emparer du détroit des


Dardanelles, remonter jusqu’à Constantinople et forcer

DES DIGGERS l’Empire ottoman à quitter le conflit.

LE DÉSASTRE DES DARDANELLES


Août 1914 : ils sont des centaines Deux tentatives d’opération maritime avaient échoué
de milliers d’Australiens à se battre en 1915. Plusieurs bâtiments avaient fini au fond du
détroit des Dardanelles, victimes des mines installées
à l’autre bout du monde. par les Turcs. On se résigna donc à une opération

P
terrestre, menée par les Français, les Britanniques,
ourquoi l’Australie est-elle intervenue dans les Australiens et les Néo-Zélandais – au total
un conflit qui ne menaçait ni son intégrité 80 000 hommes. Cinq plages furent choisies à
territoriale ni sa population ? En réalité, si l’extrémité de la péninsule. Les troupes Anzac devaient
le pays entre, à l’été 1914, en guerre contre attaquer au nord et traverser la péninsule pour couper
les Puissances centrales, c’est qu’il n’a guère le choix. la route à la contre-attaque turque, tandis que les forces
Londres conduit sa politique diplomatique au nom de britanniques et françaises neutraliseraient les défenses
tout l’empire britannique. Or si depuis 1901 les six ennemies sur les deux rives du détroit des Dardanelles.
colonies australiennes ont décidé de s’unir pour former Mais le 25 avril, en raison de la force des courants,
une fédération, cela n’a pas entraîné de rupture avec la les Anzac débarquèrent sur la péninsule à plusieurs
« mère patrie » : le monarque anglais reste souverain, kilomètres au nord du lieu prévu (Gaba Tepe).
l’Union Jack est incorporé au drapeau national. Ils se heurtèrent à des falaises où se tenaient les Turcs.
Certes, le pays, tout comme la Nouvelle-Zélande, L’opération se transforma en une guerre de tranchées.
a accédé au statut de dominion en 1907, qui officialise Le 19 mai, les Turcs passèrent à l’attaque. Ils furent
son autonomie interne. Mais ni l’Australie ni la repoussés au prix de pertes considérables, qui
Nouvelle-Zélande ne furent consultées lorsque le roi imposèrent une trêve pour évacuer les cadavres
George V les engagea dans la guerre. qui menaçaient d’épidémie les deux armées.
Beaucoup d’Australiens se sentaient encore liés, Après deux autres échecs, le commandement allié
par leurs origines familiales, par leur culture, aux îles se décida à organiser l’évacuation en décembre. Ce fut,
Britanniques. Environ 500 000 d’entre eux (soit 10 % de ironiquement, l’un des rares succès de la campagne des
la population) étaient même nés en Grande-Bretagne. Dardanelles. Sur les 61 700 Australiens morts pendant la
Soutenir l’Angleterre leur semblait presque aller de soi. Grande Guerre, plus de 8 000 perdirent la vie à Gallipoli.
Si les Alliés ont gagné la guerre, c’est très largement On comprend que ce soit la bataille qui ait le plus frappé
grâce à leurs colonies qui ont fourni des hommes, de les mémoires. La bataille des Dardanelles fut un creuset
l’argent et des ressources naturelles. identitaire pour les jeunes nations qu’étaient l’Australie,
Le 10 août 1914, les centres de recrutement la Nouvelle-Zélande et la Turquie moderne. Elle donna
ouvrirent en Australie. Le jour même, 2 000 hommes naissance, côté australien, au mythe du simple soldat,
s’étaient déjà présentés dans la seule ville de Sydney. le « digger », un fier-à-bras, courageux dans l’adversité.
Ils furent 10 000 deux semaines plus tard, et 52 000 dans B. C.
tout le pays à la fin de l’année, à la
grande surprise des autorités. Pour
la plupart des combattants, l’aventure
commença par un interminable
voyage vers l’Europe. Les premiers
Australiens arrivèrent en Égypte, sous
contrôle britannique, le 3 décembre
1914, où on les entraîna à creuser
des tranchées et à se battre. Ils se
préparaient à embarquer pour l’une
THE STAPLETON COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES

des opérations militaires les plus


périlleuses de la Grande Guerre,
qui allait servir de creuset à la légende
héroïque des soldats Anzac (Australian
and New Zealand Army Corps) : la
tentative de débarquement sur la
péninsule de Gallipoli, lancée le 25 avril
1915. La stratégie mise au point par le
First Lord de l’Amirauté, Winston Affiche australienne pour recruter des soldats, en soutien de l’armée britannique.

72 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Tolkien se serait inspiré de son expérience
dans la Somme pour décrire l es « marais des
Morts » dans « Le Seigneur des anneaux »

>>> la conscription. Son armée atteindra 4 millions


d’hommes au début de 1918.
Après les engagements meurtriers de la bataille de
Mons (23 août 1914) et de l’expédition des Dardanelles
(avril 1915-janvier 1916), le premier jour de la bataille
de la Somme (1er juillet 1916) marque véritablement
un tournant dans l’histoire de la guerre, et plus large-
ment dans l’histoire militaire de l’empire britannique,
puisque les soldats viennent aussi de Nouvelle-Zélande,
d’Australie, d’Inde, du Canada, etc. En une journée, les
pertes du seul Royaume-Uni s’élèvent à 60 000 hommes,
dont 20 000 tués.

1916 : LE CHOC DE LA SOMME


Les poètes et romanciers de guerre anglais ont
souvent présenté la Somme et Passchendaele (juillet-
novembre 1917) comme deux symboles de l’absur-
dité dévastatrice de la Grande Guerre. Le romancier
J. R. R. Tolkien se serait inspiré de son expérience per-
sonnelle dans la Somme pour décrire les « marais des
Morts », dans son roman en trois volumes Le Seigneur
des anneaux, publié au milieu des années 1950. Des
travaux récents voient aussi la bataille de 1916 comme
l’un des moments clés de l’apprentissage de la guerre
moderne pour les troupes britanniques et françaises3.
La nouvelle du désastre du 1er juillet ne met que
quelques jours à arriver à l’arrière. Les lettres envoyées
quotidiennement par les soldats commencent à se faire
attendre ; on accuse la désorganisation du service pos-
tal, l’inquiétude grandit. Puis les blessés arrivent dans
14-18 : UN CARNAGE
la deuxième semaine du mois de juillet, confirmant que
les pertes ont été lourdes. L’annonce officielle de la mort E n août 1918, lors de l’offensive ultime qui
conduira à la victoire alliée, les troupes britanniques
parviennent à reprendre la ville d’Albert, dans la
des officiers parvient à leurs familles par télégramme ;
celle des simples soldats par un formulaire administratif. Somme, au prix de lourdes pertes. Ces cadavres
Ce sont enfin les journaux qui publient les listes des jonchant une tranchée témoignent de la violence des
morts au combat à longueur de page, d’abord par cen- combats. Deux ans plus tôt, la première bataille
taines, puis par milliers. Du fait du recrutement des de la Somme avait marqué un véritable tournant. Le
volontaires de l’armée Kitchener sur une base locale, 1er juillet 1916 infligea aux Britanniques des pertes huit
l’impact sur de nombreuses communes est catas- fois supérieures à celles de la bataille de Waterloo.
trophique. Dans la petite ville d’Accrington, dans le
Lancashire, 720 volontaires ont pris part à la bataille,
584 sont hors de combat dès les premières heures. « Je
ne pense pas qu’il y avait une seule rue d’Accrington et dans
tout le district où les volets n’étaient pas baissés en signe si le film lui-même n’a pas pu être tourné, pour d’évi-
de deuil, la cloche de Christ Church a sonné toute la jour- dentes raisons techniques, au cœur des combats. Vingt
née », se souvient le frère d’un combattant de la Somme. millions de personnes, la moitié de la population bri-
Fin août 1916, les autorités britanniques prennent tannique de l’époque, assistent à des projections du film.
la décision, à des fins de propagande intérieure et exté- Le choc dans l’opinion publique est considérable et se
rieure, d’autoriser la sortie d’un documentaire réalisé prolonge dans tout l’entre-deux-guerres.
par les cinéastes Geoffrey H. Malins et John B. McDowell Dans les années  1920, la Grande-Bretagne vit NOTE
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE

sur la bataille de la Somme, montrant des hommes à encore dans le souvenir traumatique de la saignée 3. W. Philpott,
l’entraînement, des montagnes de munitions, des bles- de la Première Guerre mondiale. Si les pertes glo- Three Armies
on the Somme.
sés et des morts. Le cinéma, encore à ses débuts, connaît bales, 760 000 tués, furent inférieures proportionnel- The First Battle
déjà un grand succès au Royaume-Uni, qui compte près lement à celles de la France ou de l’Allemagne, elles of the Twentieth
Century,
de 4 000 salles de spectacle. Pour la première fois, les touchèrent particulièrement les classes moyennes, New York,
civils peuvent se représenter la réalité du front, même les professions libérales, les milieux intellectuels, >>> Knopf, 2010.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 73


En 1939, plus de 3 millions de civils sont
évacués de Londres vers la campagne.
Les Japonais s’en souviendront

bombardements des villes allemandes, puis d’attaques


de missiles V1 et V2 de juin 1944 à mars 1945. Ce n’est
pas la première fois, toutefois, que la capitale britan-
nique se trouve confrontée à une agression de ce type
et que la fragile séparation entre le front et l’arrière
(home front) est remise en cause5.

LE « MYTHE  DU BLITZ »
En 1917-1918, Londres avait été bombardée à plu-
sieurs reprises par des zeppelins, les civils trouvant déjà
abri dans le métro londonien. A partir de 1940, la guerre
aérienne est toutefois beaucoup plus systématique, effi-
cace et meurtrière que pendant la Grande Guerre, à la fois
pour des raisons stratégiques et technologiques. Pendant
le Blitz, ce sont des centaines de milliers de tonnes d’ex-
plosifs et de bombes incendiaires qui sont déversées sur
les villes anglaises, faisant plus de 43 000 morts et des
dizaines de milliers de blessés. Dans les mois qui suivent
la première attaque sur Londres, les agglomérations de
Hull, Birmingham, Bristol, Southampton, Sheffield,
Liverpool, Manchester, Belfast, et beaucoup d’autres,
sont victimes de raids aériens. A Coventry, 568 habi-
tants périssent lors du raid particulièrement meurtrier
du 14-15 novembre 1940 qui détruit un tiers de la ville
dont la cathédrale Saint-Michael6.
En réponse, les Britanniques lancent des bombar-
dements massifs des villes allemandes, qui atteignent
leur apogée en 1942-1943 sous le commandement de
sir Arthur (« Bomber ») Harris – lequel justifie cette stra-
tégie, dans son autobiographie, en expliquant que les
Pied Piper L’opération Pied Piper, qui débute le 1er septembre 1939, bombardements de l’Allemagne ont épargné à la jeu-
vise à protéger les habitants des villes des bombardements allemands. Elle nesse anglaise d’être fauchée par la mitraille comme elle
entraîne le déplacement de plus de 3 millions de personnes. l’avait été sur les champs de bataille de la Grande Guerre7.
Les études d’opinion menées à l’époque ont sou-
ligné la résistance morale de la population britan-
>>> les étudiants, comme l’a montré l’historien Jay nique. Malgré l’épuisement d’attaques successives,
Winter – beaucoup plus que les salariés de l’indus- les habitants des villes anglaises n’ont jamais cessé
trie par exemple, épargnés dans un premier temps par d’aller au travail ni cédé à la panique, contrairement
leur mauvais état de santé, puis par les besoins de la aux attentes des stratèges allemands. Dans un film de
mobilisation économique4. propagande, London Can Take It!, produit en 1940 par
Entre un quart et un tiers des étudiants de Cambridge le ministère de l’Information et diffusé outre-Atlan-
et d’Oxford, la fameuse « génération perdue », dispa- tique par Warner Bros afin de sensibiliser l’opinion
raissent sur les champs de bataille. La politique d’apaise- américaine, les habitants de la capitale anglaise sont
ment qui caractérise la diplomatie britannique dans les présentés comme « la plus grande armée de civils de
années 1930 et vise à éviter la guerre avec les régimes tous les temps », et leur rôle dans l’observation du ciel,
fasciste et nazi ne peut s’expliquer sans l’obsession de l’organisation des abris antiaériens et l’évacuation des
la classe politique britannique, issue du même milieu blessés est soigneusement mis en scène.
socioculturel, d’éviter un nouveau sacrifice comparable La mise en place d’une défense civile, qui mobilise
à celui de la bataille de la Somme. près de 1 million d’hommes et de femmes, auxquels il faut
La Grande Guerre est encore présente dans la ajouter 200 000 pompiers volontaires, a certainement
MIRRORPIX/GETTY IMAGES

mémoire collective des Britanniques lors de la Seconde permis d’éviter de nombreuses victimes, de même que
Guerre mondiale. Le 7 septembre 1940, une première l’opération Pied Piper, l’un des mouvements de popula-
attaque aérienne allemande s’abat sur Londres pendant tion les plus importants de toute l’histoire britannique,
dix heures, annonçant une série d’attaques similaires qui entraîna l’évacuation de plus de 3 millions d’urbains,
sur plusieurs villes britanniques qui dureront jusqu’en pour la plupart des enfants, vers la campagne, dès les tout
mai 1941, suivies de raids intermittents en réponse aux premiers jours de septembre 1939. A cette époque, >>>

74 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


L’écl a i ra ge

CE QUE LA deux branches du SOE : la section « RF », qui assurait


la liaison avec le BCRA du général de Gaulle, et la

RÉSISTANCE DOIT section « F », qui suivait les directives des chefs d’état-
major britanniques. La section RF formait « à l’anglaise »

AUX ANGLAIS les agents de la France Libre dans ses écoles spécialisées
et leur assurait tous les moyens matériels, jusqu’à la
pilule de cyanure pour se suicider en cas d’arrestation.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac De Gaulle et ses services secrets dépendaient
a réalisé un documentaire pour en toutes choses des Anglais puisque ceux-ci s’étaient
réservé le monopole de la logistique : l’argent, les
leur rendre hommage. transports, les appareils radio, les codes et les armes.

L
Tous les messages radio vers ou depuis la France
a Résistance française n’aurait pas été passaient par une centrale britannique. Et cela jusqu’à
la même sans l’aide des Britanniques. Cette juin-juillet 1944, date de l’instauration d’un état-major
aide a revêtu plusieurs aspects. Le plus connu, interallié des Forces françaises de l’intérieur.
ce sont les messages de la BBC et les En Grande-Bretagne, le SOE appartient à la
parachutages. La propagande aérienne britannique est, mémoire nationale. En France, on rechigne à
elle, ignorée. Les Anglais ont pourtant fait tomber du reconnaître que la triade BBC, Royal Air Force,
ciel 750 millions de tracts. Mais l’action des Britanniques SOE a été un des moteurs de l’action résistante.
passait avant tout par l’action subversive avec le SOE Rien ne devait amoindrir la légende dorée de la
(Special Operations Executive), fondé en juillet 1940. Résistance et l’inconscient national répugne toujours
Depuis des décennies, il existait en Angleterre un à ce qu’il lui soit porté atteinte.
service secret légendaire rattaché au Foreign Office : Entretien avec Jean-Louis Crémieux-Brilhac,
le Secret Intelligence Service ou MI6, en charge du L’Histoire n° 381, novembre 2012.
renseignement. Mais, en 1940, aucun agent n’était
posté en France puisque les deux pays étaient alliés.
Or les Anglais étaient persuadés que les nazis avaient
réussi à vaincre partout grâce à leur « cinquième
colonne ». Ils ont donc décidé d’attaquer les Allemands
avec leur propre méthode. Churchill a constitué
un organisme secret, distinct de l’Intelligence Service,
chargé de « mettre l’Europe en feu » : le SOE.

13 000 AGENTS DU SOE
Rattaché au ministre de la Guerre économique,
ce service secret comptait 13 000 agents à la fin de
la guerre. Outre les actes de sabotage, il était chargé
de stimuler la guérilla clandestine en Europe, d’abord NOTES
en France, plus tard en Italie et en Yougoslavie, 4. J. Winter,
et même en Extrême-Orient. Au total, plus de The Great War
and the British
1 100 agents, Britanniques ou Français libres, ont été People, Londres,
parachutés, déposés ou débarqués sur le sol français, Macmillan,
principalement par les soins du SOE, avant le 6 juin 1944, 1985.
5. Cf. S. R.
effectif qui s’élevait à 1 400 à la fin du mois de juin. Grayzel,
Parmi eux, 50 femmes dont 11 du côté de la France At Home and
Under Fire.
Libre et 39 du côté des Britanniques. Air Raids and
En juillet 1940, de Gaulle a créé son propre service Culture in Britain
de renseignements, devenu en 1942 le BCRA (Bureau from the Great
War to the Blitz,
central de renseignements et d’action). Au moment de Cambridge,
la naissance du SOE, les Anglais avaient peu d’hommes Cambridge
University
assez qualifiés. Ils ont demandé à de Gaulle de leur Press, 2012.
fournir des agents. Les premiers sabotages sur le sol 6. Cf. R. Overy,
The Bombing
français, comme à Pessac en mai 1941, ont ainsi été
POPPERFOTO/GETTY IMAGES

War: Europe,
effectués par des Français Libres mis à la disposition 1939-1945,
du SOE. Les Anglais ont néanmoins tenu à fonder leurs Londres, Allen
Lane, 2013.
propres réseaux : une centaine couvrant presque Violette Szabo et son mari en 1940. Agent secret, elle effectue 7. Sir A. Harris,
l’ensemble du territoire. Il y eut donc à partir de 1941 deux missions en France avant d’être arrêtée par les Allemands. Bomber
Offensive,
Londres,
Collins, 1947.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 75


1982, F
 ALKLANDS : « BRITAIN IS GREAT AGAIN »
A u large des côtes argentines, l’appartenance des Malouines, îles riches en pétrole, à la Grande-Bretagne (qui les
appelle Falklands) était contestée par les Argentins. Souhaitant une conquête facile pour redorer son image, la
dictature militaire envahit le 2 avril la Géorgie du Sud et les Malouines. A la suite d’une bataille aéronavale, l’archipel
fut reconquis du 21 mai au 14 juin. Profitant de son succès, Margaret Thatcher actualise le glorieux passé militaire
de son pays et met en scène le retour de la Grande-Bretagne sur le plan international. L’effet psychologique est
indéniable : pendant le conflit, le pays a connu un regain de fierté nationale. Ci-dessus : le 5 avril 1982, les troupes
de la force britannique d’intervention quittent le port de Portsmouth pour l’archipel des Malouines.

>>> les Japonais dépêchent des observateurs militaires à d’intérêts divergentes : la zone Atlantique où se tissent
Londres et s’inspireront plus tard du modèle anglais pour les liens particuliers qui l’unissent aux États-Unis ;
leurs propres plans d’évacuation et de défense civile8. l’Europe occidentale en cours de reconstruction puis
La réalité est toutefois plus complexe que le mythe d’unification ; et le Commonwealth, créé en 1931 par
d’un peuple britannique uni avec stoïcisme autour de le statut de Westminster entre le Royaume-Uni et ses
Winston Churchill face à l’agression allemande. Dès dominions. La nature de la menace militaire a changé,
les années 1940, la psychanalyste Anna Freud met comme l’explique le fameux discours du « rideau de
en évidence l’ampleur des troubles psychiques dont fer », prononcé à Fulton (Missouri), le 5 mars 1946, par
souffrent les enfants évacués dans le cadre d’une opé- Winston Churchill, qui souligne le danger venu de l’Est.
ration sans doute beaucoup plus chaotique que l’image Mais comment y répondre ?
donnée par les autorités. Les bombardements ont tou- Le 17 mars 1948 est signé à Bruxelles le premier
ché tout particulièrement les populations les plus traité de défense collective européenne réunissant
pauvres des grandes villes et contribué à un accrois- les pays du Benelux, la France et la Grande-Bretagne,
sement des tensions sociales dans un pays déjà for- avec une clause d’assistance militaire obligatoire en
tement marqué par les distinctions de classe. Ils ont cas d’agression et un Comité militaire permanent
SAHM DOHERTY/THE LIFE IMAGES COLLECTION/GETTY IMAGES

donné naissance à des rumeurs variées, accusant par chargé de coordonner les commandements mili-
exemple les Juifs londoniens de bénéficier d’abris plus taires nationaux. Se pose alors la question de l’adhé-
sûrs que le reste de la population, ce que rapporte sion des États-Unis au traité de Bruxelles, souhaitée
George Orwell dans son journal de guerre. par la France. Les Britanniques soutiendraient plutôt
le choix d’un système atlantique distinct : c’est cette
UN SYSTÈME ATLANTIQUE option qui s’impose avec la création de l’Organisation
Le peuple britannique fut plus divisé pendant la du traité de l’Atlantique Nord en avril 1949. A partir
Seconde Guerre mondiale que ne le prétend le « mythe de là, les Britanniques seront toujours partagés entre
du Blitz » (Angus Calder) – célébré pourtant depuis 1945, une forme de solidarité culturelle qui les rapproche
au même titre que le sauvetage du corps expédition- des États-Unis, et la participation à la construction
naire britannique à Dunkerque (26 mai-3 juin 1940) ou d’une défense commune européenne, qu’ils consi-
la victoire d’El-Alamein (23 octobre-3 novembre 1942)9. dèrent avec d’autant plus de réticence qu’elle manque
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la de moyens et s’organise autour de la réconciliation
Grande-Bretagne se trouve au centre de trois zones franco-allemande.

76 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Une nation partagée entre ferveur
commémorative de la Grande Guerre
et l assitude des opérations militaires

A partir des années 1950, les Britanniques doivent


faire face à un dernier défi : la disparition progressive
de l’empire, autour duquel l’armée avait construit sa
puissance et sa culture nationale. En octobre 1952,
après avoir déclaré l’état d’urgence, Londres engage
une répression militaire à l’encontre du mouvement
des Mau-Mau, au Kenya, qui fera entre 10 000 et
20 000 morts parmi les rebelles durant les huit ans
de guerre. Les deux conflits les plus meurtriers pour
l’armée anglaise depuis 1945 sont l’insurrection en
Malaisie, alors colonie britannique (1948-1960), et l’Ir-
lande du Nord (1969-2007), avec environ 1 400 morts
anglais dans chaque conflit.
En soixante-dix ans, l’Angleterre aura perdu
7 100 combattants dans des conflits divers – soit un
peu plus d’un tiers du nombre de morts le 1er juillet
1916 ! La perte d’influence du Royaume-Uni dans l’es-
pace mondial se double de plusieurs défaites, comme
l’échec de l’opération de Suez, à la suite de la nationa-
lisation par Nasser, en juillet 1956, de la Compagnie du
canal, dont le gouvernement britannique était de loin
le plus gros actionnaire.
Dans le même temps, l’équilibre nucléaire a défi-
nitivement repoussé la perspective d’une intervention
militaire britannique sur le continent européen. Le rôle
de la marine anglaise, dont Basil H. Liddell Hart avait
Lassitude La guerre d’Irak en 2003 entraîne une vague de contestations
contre Tony Blair, accusé de mentir sur les armes de destruction massive
souligné l’importance dans l’histoire militaire nationale, possédées par Saddam Hussein et de servir les intérêts des États-Unis.
se trouve réévalué. C’est le cas lors de la guerre des
Falklands (ou des Malouines), un territoire proche de
l’Antarctique, riche en matières premières et disputé dont l’instabilité chronique après la chute du régime
entre la Grande-Bretagne et l’Argentine, qui donne lieu, de Mouammar Kadhafi est parfois reprochée aux diri-
en avril-juin 1982, à l’une des rares batailles navales geants européens, notamment au Premier ministre
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. David Cameron. En août 2013, pour la première fois,
Cette opération à haut risque, combinant des le Parlement britannique oppose son veto lors du vote
attaques par les sous-marins nucléaires anglais, des sur une intervention en Syrie. « La Grande-Bretagne est
avions dotés de missiles français Exocet et les forces passée du statut de caniche des États-Unis à celui d’un pays
spéciales, s’achève avec 255 morts dans les rangs bri- qui défend une politique alternative à l’utilisation sans fin
tanniques. Mais elle entraîne également un renou- de missiles de croisière et de bombes pour essayer de chan-
veau de popularité pour le Premier ministre Margaret ger la donne politique dans le monde arabe », explique le
Thatcher, triomphalement réélue aux élections géné- député travailliste et ancien ministre des Affaires euro-
rales de 1983, alors que l’opinion publique était ini- péennes britannique Denis MacShane.
tialement divisée entre partisans et adversaires Paradoxe d’une nation partagée entre une fer-
de l’intervention. veur commémorative au moment du centenaire de la
Dans les années  1990, le Royaume-Uni parti- Grande Guerre et une lassitude lorsqu’il s’agit d’enga-
cipe à la coalition internationale contre le régime de ger des opérations militaires à l’étranger. Comme tous NOTES
Saddam Hussein après l’invasion du Koweït (1991) et les autres pays occidentaux, le Royaume-Uni est désor- 8. Cf. S. Garon,
aux frappes aériennes de l’Otan contre la Serbie lors de mais confronté à des choix difficiles, entre réduction When Home
la guerre du Kosovo (1999). En 2000, les Britanniques du budget de la Défense (plus de 9 % depuis 2008), Fronts Became
DINENDRA HARIA/CITIZENSIDE/AFP

Battlegrounds.
interviennent encore dans la guerre civile au Sierra diminution constante des personnels militaires et une A Transnational
Leone, où des soldats anglais ont été enlevés par des menace multiple liée au développement du terrorisme. History of
Japan, Germany,
rebelles. Plus contestées, les guerres en Afghanistan En 2013, le chef d’état-major britannique concluait son and Britain in
(2001) où les troupes sont déployées essentiellement rapport annuel sur le risque que le Royaume-Uni dis- World War II,
à paraître.
dans le sud du pays ; en Irak (2003), quand le Premier pose à l’avenir d’une « armée creuse » – qui aura perdu, 9. A. Calder,
ministre Tony Blair est accusé d’avoir délibérément entre 2010 et 2020, près de 50 000 personnels – avec The Myth of the
surévalué la menace irakienne pour faire basculer l’apparence de la puissance mais l’incapacité matérielle Blitz, Londres,
Jonathan Cape,
l’opinion en faveur de la guerre ; enfin en Libye (2011), et financière de s’en servir. n 1991.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 77


 ootball, la fin du
F
« people’s game »
C’est dans les « public schools » victoriennes qu’est né
le football moderne. Longtemps dominant, le foot
anglais, qui a essaimé dans le monde entier, décline
après 1945. Avant de se muer en entreprise.
Par P
 AUL DIETSCHY
Professeur à l’université de
Franche-Comté,
Paul Dietschy a notamment publié

L
une Histoire du football (Perrin, 2010).
Cet article est la version revue de
e cricket et le football occupent une
« La passion du football », L’Histoire n° 353,
place centrale dans la constellation

MANCHESTER, NATIONAL FOOTBALL MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES – MANCHESTER, NATIONAL FOOTBALL MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
mai 2010.
des sports créés ou réinventés outre-
Manche (athlétisme, aviron, badminton,
­h ippisme, ­h ockey sur gazon, ping-
pong, rugby, tennis, etc.). La pelouse
du Lord’s Cricket Ground à Londres, les stades d’Old
Trafford à Manchester ou d’Anfield à Liverpool font
partie du patrimoine national anglais au même titre
que le Parlement ou Buckingham Palace. Mais si l’An-
gleterre peut revendiquer la paternité des deux dis-
ciplines sportives, c’est le football, pratiqué dans le
monde entier, qui incarne sans doute au mieux la pas-
sion du peuple anglais pour le sport. Une passion qui
remonte au moins aux Plantagenêts.
La pratique du jeu de ballon sur le sol anglais est en
effet attestée depuis le Moyen Age. Dès 1314, Édouard II
promulgue un édit enjoignant à ses sujets de préférer
le tir à l’arc au folk football. Ce « football populaire »,
variante de la soule qui se pratiquait sous des formes
diverses dans l’ouest de la France, joué en ville
comme dans les campagnes, provoque de graves
désordres, allant de la destruction d’échoppes
au meurtre. Le but du jeu est d’aller déposer
une vessie de porc gonflée dans un lieu fixé
d’avance – souvent devant le portail d’une

Règlement La première histoire du jeu en 1906.


La fédération de football a été créée en 1863 à
Londres et a établi 14 lois qui ressemblent fort à
celles d’aujourd’hui. Ci-contre : ballon en cuir des
années 1912-1914.

78 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Wembley Construit pour l’Exposition impériale britannique, le Wembley Stadium a été inauguré en 1923. Ce tableau représente la finale
de la Coupe d’Angleterre en 1936, opposant Arsenal, club londonien, à Sheffield, ville industrielle du nord de l’Angleterre.

église. Aucune règle ne limite la violence des partici- nord de l’Angleterre par les Églises et certains indus-
pants, prompts à régler leurs comptes dans le folk foot- triels qui souhaitent détourner les ouvriers de la boisson.
ball, qui a cours jusqu’au milieu du xixe siècle avant La création de la Football Association Challenge Cup
d’être interdit pour atteinte à l’ordre public. en 1871 contribue aussi à sa diffusion. Sa première
Le football moderne est né, lui, dans les public édition est disputée par 15 clubs surtout londoniens et
schools victoriennes. Les réformateurs de ces collèges remportée en mars 1872 par l’équipe des Wanderers
privés l’utilisent pour canaliser la violence des élèves et
composée d’old boys des public schools face à la forma-
leur inculquer la discipline, l’esprit d’initiative et le cou-
tion militaire des Royal Engineers. Mais, alors que les
puristes du rugby refusent de participer à des compéti-
rage. Toutefois, il existe autant de règles que de footballs
joués à Harrow, Rugby ou Eton. Ce sont des old boys, tions pour préserver l’entre-soi des classes dominantes,
des anciens de ces établissements, qui, désireux de pra- les dirigeants de la Football Association n’hésitent pas à
tiquer le football à l’âge adulte, vont codifier ce sport.
ouvrir cette compétition à toutes les sociétés sportives.
En 1863, à Londres, ils se réunissent pour établir Les clubs populaires s’illustrent vite dans cette Coupe
des lois du jeu communes et créer une première fédé- d’Angleterre et, en 1883, les ouvriers du Blackburn
ration, la Football Association. Mais deux conceptions Olympic remportent le trophée.
s’opposent. D’un côté, les tenants d’un jeu de pied pro- Dès lors se pose la question du professionnalisme car
hibant l’usage des mains et le hacking, le coup de pied les joueurs-ouvriers ne peuvent s’éloigner longtemps
dans les tibias de l’adversaire. De l’autre, les promo- de leur usine. D’abord réticente, la Football Association
teurs d’un handling game beaucoup plus tolérant à l’autorise en 1885, avant qu’une ligue professionnelle,
LONDRES, WINGFIELD SPORTING GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES

l’égard de la violence. Les premiers créent l’associationla Football League, ne soit instaurée trois ans plus tard.
football, régi par la Football Association, les seconds Le statut n’en est pas moins régulé. Les clubs sont des
le rugby football, encadré par la Rugby Football Union sociétés anonymes qui voient leurs dividendes canton-
formée en 1871. Les débats de 1863 ont néanmoins nés à 5 % des bénéfices. La rémunération des joueurs
accouché des 14 lois initiales du football, qui res- est limitée (le salary cap). Toutefois, si les footballeurs
semblent fort à celles d’aujourd’hui. touchent une paye hebdomadaire comparable à celle
des ouvriers qualifiés, les dirigeants ne se privent pas
UN PROFESSIONNALISME ASSUMÉ de passer outre le salary cap pour recruter les meilleurs
Au début des années 1890, l’association football est joueurs, notamment en Écosse.
devenu en Angleterre le jeu national d’hiver quand le Les clubs anglais sont propriétaires de leurs stades
cricket est celui d’été. Formalisé par des membres de comme Goodison Park, l’enceinte d’Everton bâtie à
l’upper middle class, la bourgeoisie anglaise, il com- Liverpool en 1892, ou Old Trafford, celle de Manchester
mence à être adopté dans les années 1870-1880 par United, achevée en 1910. Il s’agit de constructions de
les classes populaires. Sa diffusion est assurée dans le forme rectangulaire dédiées uniquement au football et

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 79


Dans les années 1860, commerçants,
ingénieurs et soldatsfondent les premiers
clubs dans les grandes villes de l’empire

dont les tribunes, où s’entassent des dizaines de mil- du xxe siècle, à cette tradition inventée, symbole de la
liers de spectateurs, jouxtent les lignes de touche. Avec nouvelle respectabilité de la classe ouvrière, comme
l’instauration progressive du « samedi anglais », l’ar- l’atteste la présence dans le stade des souverains
rêt de la semaine de travail le samedi à 13 heures, les anglais depuis 1914.
ouvriers se pressent dans ces temples du people’s game. La patrie du football a très tôt exporté son inven-
Le coup d’envoi des matchs est donné à 15 heures, et tion. La diffusion mondiale du football a été étroitement
non le dimanche, jour du Seigneur. associée à l’impérialisme anglais. Dans les années 1860,
Les années 1890 voient même l’émergence d’une marins, commerçants, ingénieurs et soldats britan-
première forme de violence de la part du public, niques fondent les premiers clubs des ports sud-­
soixante-dix ans avant l’irruption du hooliganisme américains, africains ou européens. Les élites locales
sportif. Le terme hooligan, forgé sur un patro- leur emboîtent le pas en formant des équipes dont la
nyme irlandais, a commencé à être utilisé à la fin du dénomination, parfois anglaise, se termine souvent par
xixe siècle pour caractériser les bandes de voyous aussi la mention FC (Football Club).
craints à Londres que les apaches à Paris. Si les sup- Leurs membres commandent ballons, chaussures
porteurs de football n’assassinent encore personne, et maillots auprès des maisons de commerce des
ils commencent à envahir les pelouses, à pourchas- Midlands. Ils n’hésitent pas à inviter des équipes ama-
ser les arbitres et les joueurs adverses, et se battent teurs anglaises afin de dispenser des leçons de football
volontiers, exprimant ainsi une identité ouvrière et tous frais payés.
virile valorisant l’usage des poings. Et lorsqu’en 1904 des fédérations européennes
fondent à Paris la Fédération internationale de foot-
SENTIMENT DE SUPÉRIORITÉ ball association (Fifa), ses dirigeants n’ont de cesse
Le football professionnel reste longtemps l’apanage d’obtenir l’onction d’Albion. Dès 1906, c’est chose faite :
du Nord industriel. Jusqu’au début des années 1930, jusqu’en 1918, c’est un Anglais, Daniel Woolfall, qui pré-
les champions d’Angleterre ont pour noms Preston side l’institution. Mais forts d’un sentiment de supério-
North End, Sunderland, ou encore Liverpool, Everton rité sportive et culturelle, les dirigeants de la Football
et Manchester United. Il faut attendre 1931 pour qu’un Association décident de quitter l’organisation mondiale
club londonien, Arsenal, remporte la Ligue. La finale en 1928, prétextant un désaccord sur la définition de
de la Coupe d’Angleterre est néanmoins toujours dis- l’amateurisme. Certains d’entre eux considèrent encore
putée à Londres dans le stade de Crystal Palace, puis, à aujourd’hui que la Fifa leur a « volé » leur sport.
partir de 1923, dans la nouvelle enceinte de Wembley. Dans l’entre-deux-guerres, clubs et équipe nationale
Chaque année, au mois d’avril, des trains spéciaux d’Albion continuent à franchir le Channel, bien que la
acheminent vers la capitale anglaise des dizaines de Football Association décline avec hauteur l’invitation
milliers d’habitants du Nord ou des Midlands, armés à participer aux premières Coupes du monde. Si les
de crécelles et portant fièrement les couleurs de leur footballeurs anglais sont encore regardés comme des
club. Plus de 100 000 personnes assistent, dès le début maîtres, à l’image de Stanley Matthews et de sa longue
carrière (1932-1966), et si les grandes innovations tac-
tiques voient encore le jour outre-Manche, comme le
WM, élaboré par Herbert Chapman et qui fait passer
le nombre de défenseurs de deux à trois tout en ren-
forçant la spécialisation des postes, certaines équipes
continentales tiennent la dragée haute à l’Angleterre.
Les signes de déclin apparaissent surtout après la
Seconde Guerre mondiale. En 1946, les fédérations
britanniques réintègrent la Fifa. Quatre ans plus tard,
l’équipe d’Angleterre participe à sa première Coupe du
monde. Elle est piteusement éliminée par les États-Unis.
OHN SHEARER/WIREIMAGE/GETTY IMAGES

En 1953 surtout, elle est balayée (3-6) sur ses terres de


Wembley par la sélection hongroise, avant d’être écra-
sée un an plus tard à Budapest 1 à 7.
Certes, en 1966, à Wembley, l’équipe anglaise est
sacrée championne du monde devant Élisabeth II, mais
le titre est remporté après une finale controversée face
à la sélection ouest-allemande. Désormais, c’est le
Société du spectacle David Beckham (ici avec sa femme Victoria en Brésil qui incarne le pays du football et les clubs latins
février 2012), aussi célèbre pour son talent sportif que pour ses contrats qui dominent le football du Vieux Continent. Il faut
publicitaires, incarne la marchandisation du football depuis les années 1990. attendre 1968 pour qu’un club anglais, Manchester

80 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Hooligans Le 29 mai 1985, dans le stade du Heysel à Bruxelles, les hooligans de Liverpool provoquent
une panique générale ; 39 supporteurs de la Juventus de Turin trouvent la mort.

United, gagne enfin une Coupe des clubs champions, éradiquer le hooliganisme, la vétusté des enceintes
un an après la victoire du Celtic Glasgow. sportives et l’impéritie de la police sont aussi en cause.
Il est toutefois un domaine où les Anglais conservent Le football anglais profite de l’organisation de
leur leadership : celui des supporteurs. L’entre-deux- l’Euro 1996 pour moderniser ses stades. L’opération
guerres avait vu une pacification des stades attribuée à coïncide avec l’instauration de la libre circulation des
une féminisation des spectateurs. Et, jusqu’à la fin des footballeurs professionnels par l’arrêt Bosman de 1995,
années 1950, la composition du public reste très inter- la flambée des droits télévisés et la mondialisation éco-
générationnelle, les plus âgés contrôlant les ardeurs nomique qui attirent en Angleterre les nouvelles for-
juvéniles. Tout change sous l’effet du baby-boom et de la tunes des pays émergents. Le prix des billets augmente,
culture rock des sixties. Les supporteurs les plus jeunes reléguant les supporteurs les plus humbles devant
se regroupent et monopolisent certaines parties des les écrans de télévision des pubs ou des bureaux des
tribunes. Comme les rockeurs affrontent les mods sur bookmakers. Le football anglais devient un eldorado
les plages de Brighton, ils attaquent les factions rivales financé par des oligarques comme Roman Abramovitch
dans et hors des tribunes. La violence devient une fin en (Chelsea), attirant les meilleurs joueurs du monde.
soi et une quête hédoniste, à tel point que les tabloïds Les grands clubs anglais se muent en entreprises
comptabilisent leurs méfaits dans ce qu’ils nomment la de spectacle et de marketing dont le chiffre d’affaires
thugs league, le « championnat des voyous ». dépasse plusieurs centaines de millions de livres. David
Cette nouvelle culture sportive ne tarde pas à gagner Beckham, le joueur anglais le plus représentatif de cette
le continent. Des tifosi (supporteurs) italiens s’en ins- métamorphose, est autant célèbre pour son talent spor-
pirent pour inventer le mouvement Ultras. A partir des tif que pour ses contrats publicitaires. L’attractivité
années 1970, les compétitions européennes sont per- du football anglais, de ses lieux historiques, souvent
turbées par les agissements des supporters anglais, vite reconstruits à neuf comme le stade de Wembley ou
appelés hooligans. En 1975, ceux du Leeds United sac- l’Emirates Stadium d’Arsenal, profite aussi aux équipes
cagent le Parc des Princes de Paris à l’issue de la finale de moindre envergure. Si quelques grands clubs conti-
de la Coupe des clubs champions. Dix ans plus tard, à nentaux comme le Bayern Munich ou le FC Barcelone
Bruxelles, 39 supporteurs de la Juventus meurent écra- peuvent encore faire face à la domination financière des
sés par les mouvements de panique provoqués par les clubs d’Albion, les autres doivent se résigner à laisser
assauts des supporteurs de Liverpool au stade du Heysel, partir nombre de leurs joueurs attirés par les salaires
entraînant l’exclusion des clubs anglais des compéti- mirobolants de la Premier League.
tions européennes pendant cinq ans. Deux semaines A tel point que l’on pourrait se demander si, dans un
DOMINIQUE FAGET/AFP

avant, 56 supporteurs avaient trouvé la mort dans avenir proche, le football anglais ne serait pas tenté de
l’incendie du stade de Bradford. Quatre ans plus tard, faire sécession en monopolisant, à l’image de la NBA,
96 personnes perdent la vie dans les mouvements de l’essentiel des droits de retransmission générés par le
foule du stade de Hillsborough à Sheffield. Si le Premier football. Ainsi, l’Angleterre ramènerait en son giron un
ministre Margaret Thatcher affirme alors vouloir sport qui n’est toutefois plus vraiment le people’s game. n

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 81


1964, les B eatles o
u
la « British Invasion »
En 1964, les Beatles participent à l’émission
populaire américaine « The Ed Sullivan Show ».
C’est la fin de la domination des États-Unis sur
la musique pop anglo-saxonne.
Par O
 LIVIER JULIEN
Maître de conférences à
l’université Paris-Sorbonne,

O
Olivier Julien a notamment dirigé l’ouvrage
Sgt. Pepper and the Beatles. It Was Forty Years
Ago Today (Ashgate, 2008). n a souvent prétendu que Kennedy
avait été le premier président élu
grâce à la télévision. On a même
affirmé que si le débat qui l’a
opposé à Nixon en septembre 1960
n’avait été retransmis qu’à la radio
il aurait sans doute perdu l’élection présidentielle du
8 novembre. Une chose est en tout cas certaine : ce
débat a inauguré une décennie au cours de laquelle la
télévision a bouleversé le rapport des Américains à leur
histoire contemporaine. Il suffit, pour s’en convaincre,
de songer à ces scènes d’hystérie collective retransmises
à travers le pays lors du passage des Beatles au « Ed
Sullivan Show », quelques semaines après l’assassinat
du 35e président des États-Unis.
Huit ans auparavant, cette émission – qui était à
l’époque regardée par la moitié de la population améri-
caine – avait fait d’Elvis Presley une vedette d’envergure
nationale en l’espace d’une soirée. Le 9 février 1964,
elle allait à nouveau marquer l’histoire des musiques
populaires anglo-américaines en inaugurant ce que l’on
a coutume d’appeler la « British Invasion » : l’invasion
du marché du disque nord-américain par des groupes
originaires du Royaume-Uni.
Non pas que cette émission ait révélé les Beatles du
jour au lendemain au grand public américain : paru à
la fin du mois de décembre 1963, leur quatrième single,
I Want to Hold Your Hand, occupait déjà la première
FOX PHOTOS/GETTY IMAGES

Phénomène Accueil des Beatles à l’aéroport de Londres


le 22 février 1964 après leur première visite aux États-Unis.
Le phénomène britannique revient couvert de gloire grâce
à sa traversée de l’Atlantique et confirme son succès.

82 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


A New York Les Beatles rembarquent le 21 septembre 1964 à l’aéroport JFK de New York après une tournée triomphale
à guichets fermés, entamée le 19 août. Elle confirme l’engouement états-unien suscité par leur passage au show d’Ed Sullivan.
Ci-dessous : la pochette de leur premier album en 1963.

place des hit-parades dans le maga- dans laquelle des groupes britan-
zine Billboard depuis près d’une niques comme les Who, les Animals
semaine lorsqu’ils ont débarqué ou les Rolling Stones ne tarderont
à l’aéroport JFK de New York, le pas à s’engouffrer.
7 février, pour en assurer la pro- Pour prendre la mesure du chan-
motion. A vrai dire, John Lennon, gement de dimension qu’incarnent
Paul McCartney, George Harrison les Beatles dans la conquête des hit-
et Ringo Starr n’étaient même pas parades américains, douze ans après
les premiers artistes britanniques à Vera Lynn, il suffit de se plonger dans
se hisser au sommet de ces mêmes les numéros publiés par Billboard à
hit-parades : en 1952, la chanteuse la fin de l’hiver et au début du prin-
Vera Lynn leur avait ouvert la voie temps 1964. Le 2 février, le maga-
en faisant de son adaptation d’Auf zine évoquait leur arrivée imminente
Wiedersehen, Auf Wiedersehen à New York pour une conférence de
le titre le plus vendu à travers le pays pendant neuf presse et deux invitations dans l’émission d’Ed Sullivan.
semaines d’affilée. Dès le 15 février, il leur consacrait sa une en titrant : « Les
En 1961, le clarinettiste britannique Acker Bilk avait États-Unis ébranlés par la Beatles Invasion ». Un mois
renouvelé l’exploit avec l’instrumental Stranger on the plus tard, il annonçait qu’au cours des trois semaines qui
Shore, précédant le succès planétaire des Tornados avec venaient de s’écouler le groupe avait, à lui seul, absorbé
Telstar, au mois de décembre de l’année suivante. En 60 % des ventes de disques sur l’ensemble du marché
somme, « The Ed Sullivan Show » n’a pas plus lancé la américain. La semaine suivante, on apprenait que « la
carrière américaine des Beatles qu’il n’a été à l’origine British Invasion des États-Unis continuait de s’étendre »,
BETTMANN/GETTY IMAGES – DR

de leur succès transatlantique. Mais il a fait bien plus les Beatles occupant désormais les 1re, 2e, 3e, 7e, 14e, 42e,
que cela. Sans cette émission, les « Fab Four », comme 58e et 79e places du Hot 100.
on les appelait alors en Europe, auraient pu rester, à Le 4 avril, leurs singles étaient présents aux cinq
l’instar de Vera Lynn, d’Acker Bilk ou des Tornados, les premières places de ce classement. Enfin, le 23 mai, il
artistes d’un seul tube américain. Au lieu de cela, le était question d’une invasion généralisée de la scène
record d’audience qu’ils enregistrent à l’occasion de leur musicale américaine par « une armée de groupes bri-
apparition sur CBS leur permet d’ouvrir une brèche tanniques » que plus rien ne semblait arrêter. Les Rolling

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 83


Stones, bientôt les Kinks, les Who ou les Yardbirds : après
un demi-siècle de règne sans partage sur les musiques
populaires anglophones, les États-Unis étaient d’au-
tant moins préparés à affronter cette concurrence qu’ils
n’avaient jamais rien produit de semblable.

NAISSANCE DU « ROCK GARAGE »


En effet, la plupart de ces groupes britanniques qui
plaisaient tant aux jeunes Américains écrivaient leur
propre répertoire. A l’inverse, les musiques populaires
américaines sortaient d’une période de reprise en main
par l’industrie suite au départ d’Elvis Presley pour l’ar-
mée. Cette période avait rappelé aux Américains que,
chez eux, les musiques populaires étaient avant tout
l’affaire d’auteurs-compositeurs professionnels, dont
les chansons étaient arrangées par des requins de studio
De gentils prolétaires et interprétées par des artistes aussi interchangeables
que ces girl groups dont les noms apparaissaient régu-
qui ont réussi lièrement en tête des hit-parades nationaux depuis le
tournant des années 1960.

L
iverpool, fin des années 1950. Le peintre beatnik Stuart Désorientées, leurs maisons de disques réagissent
Sutcliffe, lauréat d’un prix artistique et musicien amateur, en deux temps. Appliquant des méthodes qui avaient
rejoint son ami d’art school (conservatoire municipal déjà fait leurs preuves outre-Atlantique, elles cherchent
des beaux-arts) John Lennon dans un petit groupe local, tout d’abord à signer des accords de distribution avec
les Quarrymen. Sutcliffe fait connaître les Quarrymen dans leurs homologues britanniques, puis elles se mettent
le ghetto beatnik de Liverpool et, avec son amie Astrid Kirchherr, en quête d’équivalents locaux des groupes produits par
leur donne un nouveau look (les cheveux longs, notamment). ces dernières. Toutefois, la tâche va s’avérer plus com-
Il quitte la musique en 1961 pour se consacrer à la peinture pliquée qu’elles ne l’avaient imaginé.
et meurt un an plus tard. Juste avant la gloire des Quarrymen Avant l’arrivée des Beatles, les groupes américains
devenus les… Beatles ! avaient essentiellement prospéré dans l’ombre. Il s’agis-
Le 5 octobre 1962 sort en Grande-Bretagne Love Me Do, sait surtout de groupes amateurs, qui se produisaient
le premier 45 tours de ce groupe issu des banlieues pauvres dans des bars avec un répertoire de reprises. Ils avaient
de Liverpool. Leur premier album Please Please Me est produit aussi en commun d’écumer ce que l’on appelait les
par la prestigieuse compagnie EMI. Les dirigeants sont sceptiques battles of bands, ces concours régionaux qui pouvaient
sur les chances d’un succès durable. Un an plus tard, EMI fait voir jusqu’à deux douzaines de formations s’affronter
ses comptes. C’est l’euphorie. La Beatlemania fait des ravages. pendant toute une soirée dans l’espoir de décrocher le
Trustant le hit-parade, les Beatles vendent des millions de disques financement d’une séance d’enregistrement.
en Angleterre et bientôt en Europe continentale et aux États-Unis. Pour beaucoup de ces groupes, de tels concours
Les conséquences du triomphe du groupe sont multiples représentaient la seule et unique chance de pouvoir
en 1964 et 1965. Sur le plan économique, ils contribuent au graver un single. Mais, contre toute attente, la British
redressement de la balance commerciale britannique, ce qui Invasion va leur faciliter les choses à partir de 1964.
leur vaut, en octobre 1965, une distinction royale ; politiquement, Les maisons de disques américaines se mettent sou-
ils deviennent l’enjeu des rivalités entre travaillistes, libéraux dain en quête de groupes : prises de court, elles n’ont
et conservateurs : le leader libéral Jo Grimond se souviendra d’autre choix que de puiser dans ce vivier de groupes
longtemps d’avoir proposé une « ligne anti-Beatles » aux élections déjà constitués. C’est de ce mouvement de panique
de 1964 ! que va naître l’une des réponses les plus originales
Sur le plan social, les Beatles donnent l’image de gentils de l’industrie de la musique américaine à la British
prolétaires qui ont réussi, un peu comme les stars du football. Invasion : le « rock garage ».
La comparaison s’arrête là. Avec leurs vêtements hétéroclites Au début de la décennie suivante, ce dernier sera à
et leurs cheveux longs (surtout après 1965), avec un accent l’origine du punk qui inspirera à son tour la création de
MIRRORPIX/GETTY IMAGES

provincial inconnu à Oxbridge et à la BBC, une musique a priori groupes britanniques comme les Clash ou les Sex Pistols.
détestée des adultes (le rock and roll), ils deviennent un véritable Quant aux Beatles, plus de quarante ans après leur sépa-
modèle culturel pour une jeunesse en quête d’identité. ration, ils continueront d’incarner la fierté retrouvée de
Ci-dessus : les Beatles rencontrent la reine en 1963. la Grande-Bretagne à une époque où, dans le sillage
Bertrand Lemonnier, L’Histoire n° 112, juin 1988. de la crise de Suez, le pays basculait dans le camp des
puissances sous domination américaine. n

84 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


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Dossier : La révolution gothique. Dossier : Les Cathares.
Portrait historique des djihadistes.
ANNÉE 2016
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 N°420 février 2016 ÉPUISÉ
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ANNÉE 2017
Édition «Mein Kampf», histoire d’un livre.  N° 72 : La famille dans tous ses états
 N°431 janvier 2017  N° 73 : L’Odyssée des réfugiés
 N°421 mars 2016 ÉPUISÉ
Dossier : L’empereur chinois.
Dossier : Les juifs de Pologne.
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Colloque : Le siècle des reporters de guerre.
L’histoire mondiale de la France. ANNÉE 2017
 N°422 avril 2016
 N°432 février 2017  N° 74 : L’Ethiopie
Dossier : Les fanatiques de l’Apocalypse.
Dossier : 1917 : les révolutions russes.
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L’Europe en solitaire
Le 23 juin 2016, les Britanniques votaient
la sortie de l’Union européenne, à une courte
majorité. Épilogue d’une histoire compliquée.
Par M
 AURICE VAÏSSE
Professeur émérite d’histoire
des relations internationales à
Sciences Po Paris,
Maurice Vaïsse a notamment publié
Les Relations internationales depuis 1945 en paix, en sécurité et en liberté. » Il en appelle aux États-
(Armand Colin, rééd., 2017). Unis d’Europe et s’écrie : « Debout, l’Europe ! » Pourquoi
ce changement de cap ? Les raisons en sont multiples.
Cet article est la version revue de
Au lendemain d’un conflit qui l’a épuisée, la Grande-
« Les Anglais sont-ils européens ? »,
Bretagne n’est plus la grande puissance d’avant-guerre.
L’Histoire n° 160, novembre 1992.
Ses dirigeants admettent, progressivement, la dure réa-
lité : leur pays ne peut plus faire face. Au Proche-Orient
PARIS, ARCHIVES DE GAULLE/BRIDGEMAN IMAGES

E
et en Méditerranée orientale, il passe le relais aux États-
Unis. Mais il continue à avoir des responsabilités mon-
n juin 1944, le Premier ministre anglais diales et cultive des solidarités ailleurs qu’en Europe.
Winston Churchill confie au géné- Puisque la vieille Angleterre n’est plus en mesure de
ral de Gaulle : « Chaque fois que nous gouverner l’univers, du moins restera-t-elle le carrefour
devrons choisir entre l’Europe et le grand obligé du monde. Son destin consiste à figurer au centre
large, nous choisirons le grand large. » de trois cercles : celui des nations atlantiques, celui du
Le 19 septembre 1946, à l’université Commonwealth (la Communauté des nations issues
de Zurich, le même Winston Churchill déclare : « Il de l’ancien empire britannique) et celui de l’Europe.
convient de reconstituer la famille européenne et de lui Le traité d’union occidentale signé entre la France et
fournir une structure qui lui permette de vivre et de croître l’Angleterre en 1948 pour parer à la menace soviétique

86 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


L’appel du grand large Churchill confie en 1944 à
de Gaulle : « chaque fois que nous devrons choisir entre
l’Europe et le grand large, nous choisirons le grand large ».
Mais, en 1946, l’ex-Premier ministre britannique plaide
pour la création des « États-Unis d’Europe ».

aurait pu être le noyau d’une défense européenne, mais


les dissonances entre le secrétaire au Foreign Office
Ernest Bevin et le ministre des Affaires étrangères
français Georges Bidault, les rivalités personnelles
et nationales, l’impuissance militaire des Européens,
font que ces derniers préfèrent confier leur sécurité aux
Américains. Ainsi naît l’Organisation du traité de l’At-
lantique Nord (Otan), créée le 4 avril 1949.
Sur le plan économique, il existe bien l’Organisa-
tion européenne de coopération économique (OECE),
fondée en 1948, mais l’unification européenne apparaît,
là aussi, comme une pomme de discorde : puisque la
France prend la tête des initiatives, la Grande-Bretagne
estime ne plus y avoir sa place. Aussi refusera-t-elle, en
1951, de se rallier au plan Schuman d’une Communauté
européenne du charbon et de l’acier (CECA), dans I WANT MY MONEY B
 ACK !
laquelle le Labour Party voit une conspiration menée
par le Vatican, les industriels de la Ruhr et le Comité
des forges ! Pis encore, la Grande-Bretagne rejette cet
E n visite dans une ferme de Willisham le 22 avril 1979,
Margaret Thatcher fait campagne pour les élections.
En tenant un veau de race charolaise, elle dénonce la
embryon de supranationalité qui lui semble tout à fait politique agricole commune mise en vigueur en 1962
incompatible avec sa souveraineté nationale. et qui bénéficie nettement plus à la France qu’au
Royaume-Uni. La contribution britannique au budget
UN ÉLAN EUROPÉEN SOUS-ESTIMÉ européen est supérieure à ce qu’elle reçoit. « I want my
Après l’échec de la CED et la déconfiture de l’opé- money back » (« je veux qu’on me rende mon argent »),
ration de Suez, Belges, Allemands et Italiens espèrent lance la Dame de fer quelques mois plus tard à Dublin.
encore attirer les Britanniques dans une relance euro-
péenne, mais Londres ne prend pas la mesure des
enjeux politiques et est persuadé que les Européens après la décolonisation. Les nouvelles générations de
vont à un nouvel échec. Invité aux premières négocia- parlementaires sont moins attachées aux traditions
tions en vue de la création d’un Marché commun, le gou- impériales. Les milieux d’affaires sont conscients des
vernement britannique adopte une attitude attentiste. difficultés économiques dues à un déclin rapide, et le
Pendant que les Six (France, Italie, Allemagne fédé- journal The Economist se prononce pour l’adhésion au
rale, pays du Benelux) bâtissent la Communauté euro- Marché commun.
péenne de l’énergie atomique (l’Euratom) et le marché Or, lorsqu’ils se décident, enfin, en 1961, à poser leur
commun, la Grande-Bretagne sous-estime l’élan euro- candidature, les Britanniques se heurteront aux veto
péen et la pression que subit la France pour la libérali- français jusqu’en 1970. Il faut dire que les points de vue
sation des échanges. Après la signature des traités de français et britannique sont opposés. La liste des excep-
Rome (mars 1957), les Britanniques mènent un combat tions, dérogations, aménagements, établie par le gou-
d’arrière-garde et tentent de diluer le Marché commun vernement britannique, est impressionnante. Celui-ci
dans une zone de libre-échange. entend obtenir un régime préférentiel pour les produits
L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en importés du Commonwealth. En outre, il réclame une
juin  1958, en principe hostile aux organisations longue période de transition pour mieux étaler les chan-
européennes, éveille un espoir chez les Britanniques. gements à effectuer en vue de l’application des pres-
Pourtant, par intérêt national ou par esprit de contra- criptions de la politique agricole commune, qui entre
KEYSTONE/GAMMA-RAPHO

diction, Charles de Gaulle affirme, à la surprise générale, en vigueur en 1962.


sa volonté d’en respecter les dispositions : le Marché Enfin, il demande que les partenaires de l’AELE
commun démarre donc le 1er janvier 1959. (l’Association européenne de libre-échange fon-
Petit à petit, les Britanniques changeront d’attitude. dée en 1959 avec les pays non membres de la CEE)
Le début des années 1960 marque, en effet, un tour- obtiennent soit leur admission dans la CEE, soit une
nant. Leurs liens avec le Commonwealth se relâchent sorte d’association avec elle. Bref, la Grande-Bretagne

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 87


L’adhésion Le 22 janvier 1972, le Royaume-Uni, le Danemark et l’Irlande signent le traité d’adhésion à l’Union européenne
à Bruxelles. Ils font leur entrée officielle dans l’UE le 1er janvier 1973. De gauche à droite : sir Alec Douglas-Home, secrétaire
d’État au Foreign Office ; Edward Heath, Premier ministre britannique ; Geoffrey Rippon, chargé des négociations d’adhésion.

veut conserver le bénéfice de son insertion dans les Luxembourg établissent un compromis entre les posi-
trois cercles, malgré la décolonisation et la baisse tions britanniques et celles de la CEE : une période
rapide des exportations britanniques à destination du transitoire de cinq ans doit permettre une intégration
Commonwealth (de près de 50 % en 1950, elles sont en douceur de la Grande-Bretagne. Sa contribution au
tombées à 24,5 % en 1970). De son côté, la France se budget communautaire doit passer de 8,6 % en 1973
pose en défenseur des institutions européennes dans à 19 % en 1978. Des accords précis concernent les
la mesure où elles lui sont favorables. Elle affirme que relations avec le Commonwealth, par exemple pour le
la Communauté est ouverte aux Britanniques, à condi- sucre de la Jamaïque, le beurre, le fromage et le mou-
tion qu’ils fassent preuve de bonne volonté en accep- ton de la Nouvelle-Zélande.
tant à la fois les traités et l’acquis communautaire, en Le 28 octobre 1971, la Chambre des communes
particulier la politique agricole commune. vote l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE, avec
Ces différends recouvrent aussi des conceptions une majorité confortable : 356 voix, contre 244. Aux
politiques opposées. Dès septembre 1958, Charles de conservateurs s’étaient joints plusieurs dizaines de
Gaulle a fait comprendre, par son mémorandum, qu’il travaillistes. Le 1er janvier 1973, le Royaume-Uni, l’Ir-
n’entendait pas se satisfaire de l’Alliance atlantique et lande et le Danemark font leur entrée dans la CEE. Les
voulait mener une politique indépendante des États- Six deviennent les Neuf.
Unis. Pour l’heure, son grand dessein, c’est une Europe Ce n’est pourtant pas le point final de l’aventure.
européenne. Le point de vue britannique, exprimé par Dans un contexte économique difficile et avec l’arrivée
sir Alec Douglas-Home, secrétaire d’État au Foreign des travaillistes au pouvoir en 1974, le Royaume-Uni fait
Office, est tout différent : « Pour nous, entrer dans l’Eu- souvent cavalier seul en matière européenne. Lorsque,
rope, c’est le premier pas vers l’Union atlantique. » D’où par exemple, est mise en œuvre l’élection des dépu-
les veto français de 1963 et de 1967 à l’admission du tés européens au suffrage universel en 1975, il refuse
Royaume-Uni dans la CEE. d’adopter le système de représentation proportionnelle.
Le départ du général de Gaulle, en 1969, crée des
conditions favorables à l’entrée de la Grande-Bretagne LE FOSSÉ SE CREUSE SOUS THATCHER
dans la CEE. Son successeur, Georges Pompidou, est L’arrivée au pouvoir, en 1979, de Margaret Thatcher
EC-AUDIOVISUAL SERVICE/EUROPEAN UNION, 1972

épaulé par un ministre des Affaires étrangères « euro- creuse un peu plus le fossé. Pour protéger les intérêts
péen », Maurice Schumann. Côté britannique, les élec- nationaux, elle s’attaque à l’acquis communautaire
tions générales du 18 juin 1970 ramènent au pouvoir dans le domaine de la politique agricole. Un acquis qui,
les conservateurs, menés par un Européen convaincu, en revanche, satisfait la France. La politique agricole
Edward Heath. Déçus par les Américains qui mènent britannique a toujours consisté à fournir à la popula-
une guerre impopulaire au Vietnam, les Britanniques tion une nourriture à bon marché, en s’approvisionnant
sont de plus en plus attirés vers l’Europe, susceptible essentiellement dans le Commonwealth – l’agriculture
d’apporter une solution à leurs problèmes économiques. tenant une place modeste dans l’économie britannique.
L’accord politique entre Edward Heath et Georges La politique agricole commune, elle, vise à assurer
Pompidou (20-21  mai 1971) clôt rapidement les l’indépendance alimentaire de l’Europe, de sorte que
négociations. Dès le 23  juin 1971, les accords de tout achat hors de la CEE donne lieu à un prélèvement

88 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


« Nous n’avons pas refoulé les frontières
de l’État en Grande-Bretagne pour l es voir
imposées à l’échelle européenne » ( Thatcher)

financier versé au budget communautaire. La contribu-


tion du Royaume-Uni à ce budget est donc très élevée :
un cinquième, alors qu’elle n’en reçoit qu’un dixième.
Ce déséquilibre permanent des relations financières
entre le Royaume-Uni et la Communauté économique
européenne incite la « Dame de fer » à multiplier les
coups d’éclat lors des séances des conseils européens.
En mars 1982, elle refuse de fixer les prix agricoles.
Deux ans plus tard, elle estime que la contribution finan-
cière britannique ne doit pas excéder le montant des
sommes versées par la Communauté à son pays.
Finalement, un compromis est trouvé en juin 1984,
lors du sommet européen de Fontainebleau. Les Neuf
définissent un nouveau mécanisme pour corriger le
montant de la contribution britannique et mettent en
place une discipline budgétaire empêchant une explo-
sion des dépenses agricoles. C’est un succès incontes-
table pour Margaret Thatcher.
Sur pratiquement tous les sujets, le Royaume-Uni Un slogan choc « Nous envoyons 350 millions de livres à l’Union
européenne par semaine : finançons plutôt notre NHS (National Health Service). »
se démarque de ses partenaires  : il souhaite l’élar-
L’euroscepticisme n’a cessé de monter depuis une dizaine d’années en
gissement de l’Europe pour ne pas resserrer les liens Grande-Bretagne.
existants sur la question institutionnelle, il refuse les
abandons de souveraineté. En revanche, la concertation
politique entre les États européens a toutes ses faveurs. A partir de juin  1984, la question budgétaire étant
L’ambition de la Communauté de jouer un rôle interna- réglée, Margaret Thatcher, dans un document intitulé
tional au moyen de la coopération politique européenne Europe the Future, formule un projet de politique euro-
a bénéficié, dès l’origine, de son soutien. péenne qui entend fournir un relais communautaire aux
priorités nationales. En fait, elle souhaite une zone de
libre-échange constituée par des États qui coopèrent en
matière de politique étrangère pour renforcer l’Otan,
tout en conservant leur souveraineté dans les domaines
économique, financier et social. Son discours à Bruges
en septembre 1988 devient le point de ralliement de
tous les eurosceptiques : « Nous n’avons pas refoulé les
frontières de l’État en Grande-Bretagne pour les voir impo-
sées à l’échelle européenne avec un super-État européen,
exerçant une nouvelle domination de Bruxelles. »
Du coup, le parti travailliste, conduit par Neil
Kinnock, adopte une attitude plus positive à l’égard de
la Communauté européenne et remporte les élections
européennes de juin 1989. Cette conversion ne cache
toutefois pas sa réticence, partagée avec les conserva-
teurs, face à une intégration européenne croissante, qui
n’a pas procuré à la Grande-Bretagne l’impulsion espérée.
JACK TAYLOR/GETTY IMAGES/AFP – STR NEW/REUTERS

Le différend monétaire est fondamental. En 1979,


la Grande-Bretagne refuse de participer au système
monétaire européen (SME). L’entrée de la livre ster-
ling dans le « serpent européen » se fera in extremis,
en octobre 1990, juste avant la démission de Thatcher.
Son successeur John Major veut mettre « l’Angle-
terre au cœur de l’Europe ». Simple changement de
style, car la substance de la politique britannique reste
Europhile Au pouvoir en 1997, le Premier ministre Tony inchangée. Au sommet de Maastricht (Pays-Bas), les
Blair est un fervent partisan de l’Europe. Le 22 mars 1998 9-10 décembre 1991, la Grande-Bretagne signe le
il est reçu à l’invitation de Laurent Fabius à l’Assemblée traité qui met sur pied la Banque centrale européenne,
nationale française, où il prononce son discours en français ! mais se fait reconnaître une clause d’exemption >>>

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 89


Débat

Brexit, s o what ?
Le 23 juin 2016, les Britanniques ont voté à 51,9 % pour le Brexit,
« British exit », la sortie de leur pays de l’Union européenne. Une
décision qui divise aussi les historiens britanniques.

Entretien avec R
 OBERT TOMBS e t J OHN HORNE

L’H. : N’y a-t-il pas un risque de voir rejouer les lignes de


Professeur au St John’s College fracture au sein du Royaume-Uni ?
de l’université de Cambridge, R. T. : Le pays de Galles a voté le « leave » à 52,5 %, ce qui
Robert Tombs est spécialiste de a beaucoup surpris. C’est en grande partie les agriculteurs
la France du xixe siècle. Il a notamment qui se sont exprimés. Comme les paysans français, ils souf-
publié, avec Isabelle Tombs, La France fraient de la politique agricole commune. En Écosse, le
et le Royaume-Uni. Des ennemis intimes vote pour le maintien fut très majoritaire. Les nationalistes
(Armand Colin, 2012). écossais sont europhiles parce qu’ils pensent que c’est la
chance d’avoir enfin une Écosse indépendante du Royaume-
Uni mais membre de l’Union ; 56 % des Nord-Irlandais ont
L’Histoire : Avez-vous été surpris par le résultat du réfé- voté contre la sortie de l’UE, essentiellement parce qu’ils
rendum sur le Brexit ? ont peur de voir se renforcer la frontière entre le nord et
Robert Tombs : Non, j’avais même parié que le « leave » l’em- le sud du pays.
porterait. Depuis quelques années, la Grande-Bretagne est le Si le Brexit échoue, ce sera un coup porté au Royaume-
seul pays où la majorité de la population pense pouvoir mieux Uni. Cela dopera les nationalistes, notamment écossais.
affronter l’avenir en quittant l’Union européenne. Notre vision Mais si le Brexit est un succès, l’effet sera contraire. Dans
de l’Europe est plus pragmatique et moins romantique que la tous les cas, le Brexit va confronter le Royaume-Uni à une
vôtre. Notre histoire est moins tragique et l’Union n’a jamais redéfinition de sa puissance et de sa place dans le monde.
été perçue en Angleterre comme une manière d’empêcher les Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la doctrine
guerres ou la guerre civile… Pour les Britanniques, l’Europe britannique n’a pas changé : être le meilleur ami des États-
est avant tout un système économique. Dès lors qu’il semble Unis. Or, depuis l’élection de Donald Trump, cette ligne
marcher moins bien, pourquoi en rester membre ? est moins attirante. Le Royaume-Uni est une grande puis-
Ce vote exprime aussi une révolte contre les « élites », un sance et nous devons nous comporter en tant que telle. La
refus d’obéissance à ces France peut nous ser-
politiques qui semblaient
dire : « vous n’avez pas le « Une chance de repenser vir d’exemple : son cou-
rage en 2003 lorsqu’elle
choix, il faut rester dans
l’Europe  » sans donner notre place dans le monde » a menacé d’imposer un
veto au Conseil de sécu-
pour autant des raisons rité de l’ONU à l’invasion
convaincantes. Jusqu’alors cette fronde était moins forte de l’Irak à laquelle nous avons malheureusement participé
qu’en France ou aux États-Unis. Mais tout a basculé pen- doit nous inspirer.
dant la campagne de référendum. Le Commonwealth peut être un élément impor-
tant. Le Premier ministre australien a déjà manifesté sa
L’H. : Pensez-vous que cette décision soit une erreur ? volonté de signer un traité de commerce avec nous. Mais le
R. T. : On verra. Cela pourrait très mal tourner, mais je ne Commonwealth, bien avant notre adhésion à l’Union euro-
le pense pas. Comme la plupart des Britanniques, je n’aime péenne, n’était déjà plus un système de puissance. C’est d’ail-
pas les tendances centralisatrices et non démocratiques de leurs la raison pour laquelle nous sommes devenus membre
l’UE. Et puis les espoirs ou les difficultés que connaît l’UE de l’UE : il fallait, comme la France, une plateforme de rayon-
ne doivent rien au Royaume-Uni : nous avons conservé nement dans le monde. Beaucoup d’opposants au Brexit
notre monnaie et le Royaume-Uni n’a pas signé, en 1985, disent que c’est une nostalgie impérialiste qui a guidé les
les accords de Schengen qui permettent une libre circula- Britanniques. Je ne le pense pas. Nous avons déjà des liens et
tion des hommes. L’Union se retrouve désormais face à ses un commerce global plus développés que bien des membres
problèmes. La sortie de la Grande-Bretagne pourrait même de l’UE. Notre avenir sera de jouer sur l’échiquier mondial
peut-être les simplifier. avec des attaches moins régionales que dans le passé. n
CRÉDIT
DR

90 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77


Débat
la clé a toujours été de maintenir un équilibre entre ses rap-
ports avec le continent et le reste du monde. Il existe, surtout
en Angleterre, une sorte d’intolérance qui monte. Je ne pense
Historien irlandais, spécialiste pas pour autant que ce soit la fin du Royaume-Uni. Mais les
de la Première Guerre mondiale, politiques de dévolution des pouvoirs vers l’Écosse et le pays
John Horne est professeur au de Galles, initiées en 1997 avec l’arrivée au pouvoir des tra-
Trinity College Dublin. Il a notamment vaillistes sous Tony Blair, doivent s’intensifier.
publié 1914. Les atrocités allemandes Reste le cas de l’Irlande du Nord. Lors de la campagne
(Tallandier, rééd., 2011). pour le référendum, les politiques anglais ne s’en sont guère
souciés. Pourtant les effets du Brexit se font sentir là-bas
avec le durcissement des rapports entre le parti nationa-
L’Histoire : Avez-vous été surpris par le résultat du réfé- liste Sinn Féin et le principal parti unioniste, le Democratic
rendum sur le Brexit ? Unionist Party (DUP). Grande ironie, ce sont ces protestants
John Horne : Oui, dans la mesure où je pensais qu’un certain du DUP qui ont permis à Theresa May d’obtenir la majorité
pragmatisme britannique aurait permis au maintien dans l’UE à la Chambre des communes lors des élections législatives
de l’emporter : la Grande-Bretagne est depuis si longtemps de juin 2017. Dans la configuration actuelle de la politique
orientée vers l’Europe que les Britanniques ne pouvaient y britannique, l’Irlande a une puissance extraordinaire.
renoncer. Mais j’avais des appréhensions car, même dans les Pour l’Union européenne, elle est une des priorités
milieux pro-européens, les critiques étaient très fortes. dans les négociations avec le Royaume-Uni. Tout est pos-
Il faut dire que peu de politiques ont défendu le projet sible… Mais il me semble difficile de concevoir, dans le
européen. Depuis une dizaine d’an- cadre d’un Brexit dur, une Irlande
nées, en raison de la crise financière,
le courant eurosceptique n’a cessé « Un désastre pour sans une vraie frontière politique et
économique entre le Nord et le Sud.
de progresser. Prenons l’Ukip (UK
Independence Party) : ce petit parti le Royaume-Uni  » Pourtant cela contreviendrait aux
accords de Belfast signés en 1998.
antieuropéen a été fondé en 1993,
mais il n’a vraiment pris son essor qu’en 2006 quand Nigel L’H. : Et pour l’UE, le Brexit est-il un danger ?
Farage en a pris la direction et a orienté son discours sur la J. H. : Je pense que la Grande-Bretagne va manquer à l’Union
question de l’immigration. Et ce n’est qu’en 2014 que l’Ukip européenne. Par son adhésion à la vision libre-échangiste du
a été propulsé sur le devant de la scène après sa victoire aux projet, elle était un contrepoids à la dimension plus politique
élections européennes. qui est au cœur des rapports franco-allemands. Cela don-
nait un fort soutien aux pays du nord comme les Pays-Bas,
L’H. : Mais n’est-ce pas une idée qui vient de loin ? la Pologne ou la Suède. De l’autre côté, les Anglais les plus
J. H. : Depuis la formation de l’État moderne au xvie siècle enclins à demander la sortie dure de l’UE se font beaucoup
sous les Tudors, il existe une tension entre la vocation conti- d’illusions sur leur capacité à réussir indépendamment dans
nentale de la Grande-Bretagne et sa vocation maritime et le monde. Je ne dis pas que c’est impossible, mais je pense que
mondiale. Le drame, c’est qu’on ne peut pas résoudre l’une la transition sera très difficile. Le Commonwealth compte peu
en écartant l’autre. A chaque fois qu’une puissance menace dans ces questions-là. Qu’est-ce que c’est le Commonwealth ?
d’unifier l’Europe sous son contrôle, la Grande-Bretagne, C’est un rassemblement culturel de langue anglaise, une
et surtout l’Angleterre, intervient sur le continent, tout en association quasi familiale. Mais cela n’a jamais été, ou très
rêvant de prendre le large. Ce fut le cas à la fin du xvie siècle peu, une unité économique.
avec l’Espagne de Philippe II puis sous Louis XIV, Napoléon Tout le paradoxe du Brexit est là. Le discours dominant en
et Hitler. Dans l’imaginaire des Britanniques, l’Angleterre est Angleterre est de dire qu’en cas de sortie de l’union douanière
aujourd’hui encore menacée par la domination du continent il suffira d’établir des accords très favorables avec le reste
par une seule puissance, l’UE. D’où l’idée qu’ils doivent se du monde (Inde, Chine…). C’est paradoxal parce que l’UE
tourner vers le reste du monde. représente le plus grand marché actuel pour le Royaume-
Uni, et que ses rapports commerciaux avec le reste du monde
L’H. : Est-ce une erreur de quitter l’UE aujourd’hui ? s’effectuent à travers elle. Il va falloir trouver des accords qui
J. H. : Tout dépend de quel Brexit il s’agit. S’il est question soient plus avantageux pour les Britanniques que ceux qui
d’un Brexit « doux », sur le modèle de la Norvège, la Grande- existent actuellement avec l’UE.
Bretagne peut poursuivre son développement économique C’est une ironie délicieuse que le film Dunkerque de
tout en restant proche de l’UE. Mais on peut redouter un Christopher Nolan, sur le sauvetage en 1940 du corps expé-
Brexit « dur », dans lequel le Royaume-Uni prendrait ses dis- ditionnaire britannique à Dunkerque, sorte l’année où la
tances avec l’Union, sortirait de l’union douanière, tout en Grande-Bretagne déclenche son départ de l’Union euro-
essayant de négocier un traité de libre-échange. On verrait péenne. Tout est là : la Manche est un profond fossé entre
se dresser une économie britannique rivale de l’UE. une identité anglaise et le reste du monde. Pourtant ce film
Quoi qu’il en soit, c’est avant tout un désastre pour le est une coproduction, comme souvent, entre la Grande-
Royaume-Uni car c’est la fin de l’internationalisme britan- Bretagne, les États-Unis, la France et les Pays-Bas. n
nique. La Grande-Bretagne se replie sur elle-même alors que
CRÉDIT

(Propos recueillis par Fabien Paquet.)


DR

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 91


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Lexique
ALBION (PERFIDE) En 1999, le nombre des pairs
Albion (d’albus, « blanc ») était héréditaires est limité à 92.
la dénomination latine de la
Grande-Bretagne, sans doute COMPAGNIE DES INDES
inspirée par la couleur des En 1600, la reine Élisabeth Ire
falaises crayeuses de Douvres. octroie le monopole du
L’expression « perfide Albion » commerce avec « les Indes »
est employée en France dès le à la British East India
xviie siècle (Bossuet) pour Company. Elle fonde des
dénoncer le caractère déloyal comptoirs, négocie avec les
des Anglais. empereurs, lève une armée.
La révolte des soldats indiens,
ANGLAIS les cipayes, en 1857-1858,
Ce nom vient des Angles, met fin à la Compagnie,
peuple germanique issu de dont les territoires et activités
la région actuelle de Kiel et passent sous le contrôle
installé dans l’île de Bretagne, BIG BEN direct de la Couronne.
probablement au début Surnom de la grosse cloche (13,5 tonnes) nichée dans la tour
du ve siècle, lors de du palais de Westminster. Le son très particulier est dû à une COURONNE
l’affaiblissement romain. fissure dans le métal. Tous les ans, le 31 décembre à minuit, Le terme désigne l’autorité
Désignant d’abord les toutes les radios et télés anglaises retransmettent le carillon de l’État, dans ses fonctions
habitants de l’Angleterre, de Big Ben qui marque ainsi la nouvelle année. En travaux exécutives, législatives et
le terme s’est longtemps depuis l’été 2017, Big Ben ne sonnera plus pendant quatre ans. judiciaires, indépendamment
appliqué par extension à de la personne du monarque.
tous les Britanniques. Mais, Depuis 2005, la Couronne
depuis les années 1960, les identités nationales COMMONWEALTH est divisible, c’est-à-dire
Écossais, Gallois et Irlandais (Anglais, Écossais, etc.) En 1926, le terme se substitue distincte pour chaque État
du Nord revendiquent leurs et s’applique aussi aux à celui d’« empire » pour du Commonwealth.
nationalités respectives. colonies blanches outre-mer. désigner l’ensemble Grande-
Les choses sont plus Bretagne et dominions. DOMINION
BOTANY BAY complexes aujourd’hui, le Avec les indépendances L’appellation, créée en 1867
Découverte en 1770 par Royaume-Uni et les anciens indienne et pakistanaise pour le Canada, entre dans
James Cook et ainsi baptisée dominions étant devenus des en 1947, il change de la titulature royale britannique
en raison de sa riche sociétés multiculturelles. signification car ces nouveaux en 1901 pour désigner
flore, la baie, sur la côte est États, républicains, l’empire sauf l’Inde, puis les
de l’Australie, est le site de CHANNEL (MANCHE) ne veulent néanmoins pas seuls territoires dotés d’une
fondation de Sydney. En 1788, Mer séparant les îles couper les ponts avec autonomie interne, comme
732 condamnés britanniques Britanniques du continent, l’ancienne métropole. Le l’Australie et la Nouvelle-
et leurs gardiens y débarquent. à peine large de 34 km en Commonwealth, dont le Zélande en 1907. Le statut de
L’Australie sera, un demi-siècle sa partie la plus resserrée, souverain britannique est le Westminster de 1931 reconnaît
durant, une terre de bagnards, entre Douvres et Calais. chef sans autre autorité que la souveraineté des dominions.
en quelque sorte « pères morale, est un forum, un lieu
fondateurs » du pays. CHICKEN CURRY de concertation qui compte ÉCHIQUIER
Ce plat indien était aujourd’hui 53 États. Le mot, employé pour
BREXIT grandement apprécié de la chambre des comptes de
Formé de « British » et la reine Victoria, qui en CHAMBRE DES COMMUNES la Normandie, est introduit
« exit », le mot recouvre le voulait tous les jours à la Cour Chambre basse du Parlement en Angleterre après la
processus de sortie de l’Union à la fin de son règne. Il s’est qui autrefois représentait conquête de 1066.
européenne engagé par la ensuite imposé comme un le « commun », c’est-à-dire Aujourd’hui encore le ministre
Grande-Bretagne à la suite du des plats les plus populaires les roturiers. Elle est élue des Finances est appelé
référendum du 23 juin 2016. de Grande-Bretagne. au suffrage universel et a chancelier de l’Échiquier.
AMER GHAZZAL/SHUTTERSTOCK/SIPA

de nos jours pris le pas sur


BRITANNIQUE COMMON LAW la Chambre des lords. EMPIRE
L’identité britannique Elle est fondée sur Né à la fin du xvie siècle,
s’affirme à la fin du xviiie siècle. la législation du Parlement et CHAMBRE DES LORDS l’empire britannique
Ses caractéristiques en sur la jurisprudence, les juges Chambre haute du Parlement, atteint son apogée après
sont alors le protestantisme, s’appuyant sur les sentences constituée des nobles la Première Guerre mondiale
la fierté impériale, l’opposition de leurs prédécesseurs. héréditaires et, depuis 1958, (un quart des terres
à la France, l’attachement au Utilisée notamment pour le des pairs viagers qui ne émergées, un cinquième de
libéralisme. Elle transcende droit pénal, contractuel, civil. peuvent transmettre leur titre. la population mondiale).

94 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77


FISH AND CHIPS perdu de sa force depuis sans Terre en 1215 par ROYAUME-UNI DE
C’est à la fin du xixe siècle que l’ouverture du tunnel sous les barons anglais désireux GRANDE-BRETAGNE ET
se popularise ce plat de la Manche en 1994. d’affermir leurs droits, D’IRLANDE DU NORD
poisson, destiné à être mangé en matière de justice et État constitué de trois pays
dans la rue, enveloppé dans du LABOUR aussi de fiscalité, et de prendre (countries), l’Angleterre,
papier journal. On trempe le Né officiellement en 1906, leur part du pouvoir. l’Écosse et le pays de Galles,
poisson (surtout morue et le parti travailliste représente et d’une province (l’Irlande
aiglefin, ou haddock dans le le monde ouvrier (d’où son PARLEMENT  du Nord).
Nord) dans une pâte nom anglais Labour). A partir Composé de deux chambres
composée de farine, bière, des années 1950, il perd son (Lords et Communes). SAXONS
jaune d’œuf, blanc d’œuf côté working class pour fédérer Organe législatif qui Peuple germanique arrivé
monté en neige ferme, et on le les classes moyennes l’emporte sur l’exécutif sur l’île au ve siècle. On
fait frire quelques minutes à progressistes qui ne croient depuis 1688 et qui fut retrouve la racine du nom
160-180 °C. On l’accompagne plus dans le parti libéral. institutionnalisé au xixe siècle. dans les quatre royaumes
de frites. qu’ils ont fondés, Essex,
LIVRE STERLING PIED ET POUCE Sussex, Wessex et Middlesex
GOD SAVE THE KING/QUEEN Monnaie la plus ancienne Malgré l’adoption théorique (« terres saxonnes de l’est, du
Hymne fondé sur un psaume toujours en usage (depuis la du système métrique sud, de l’ouest, du centre »).
biblique (ps. XX, verset 9), qui conquête normande de 1066), décimal en 1995, l’ancien
n’est pas national mais officiel. elle n’a cours qu’en Angleterre système impérial des pieds et SINN FÉIN
Le souverain ne le chante pas et au pays de Galles, même pouces perdure dans l’usage (« nous-mêmes » en gaélique).
puisqu’il est cité dedans. Le si les autres territoires quotidien. Parti républicain irlandais
premier couplet peut se l’acceptent. Trois banques fondé en 1905 pour obtenir
traduire ainsi : « Que Dieu écossaises et quatre banques ROCK l’indépendance.
protège notre gracieuse nord-irlandaises émettent Bien que né aux États-Unis
Reine/ Longue vie à notre des livres écossaises et des dans les années 1950, TORIES
noble Reine,/ Que Dieu livres irlandaises, qui n’ont pas le rock’n’roll s’est imposé Faction politique aux
protège la Reine !/ Rends-la de cours légal en dehors ensuite comme la musique contours mal définis qui,
victorieuse,/ Heureuse et mais sont en fait admises dans des Swinging Sixties. à la fin du xviiie siècle, prônait
glorieuse ;/ Que soit long son le reste de l’État. Les Beatles, les Who, un pouvoir monarchique fort.
règne sur nous,/ Que Dieu les Rolling Stones, Le parti conservateur qui en
protège la Reine ! » MAGNA CARTA Pink Floyd, David Bowie, est issu dans les années 1870
La Grande Charte fut Queen… ont tous connu fait reposer son programme
GRANDE-BRETAGNE extorquée au roi Jean un succès planétaire. sur l’unité nationale, la
La « grande île », c’est-à-dire défense des institutions et
Angleterre, Écosse et pays de l’extension de l’empire.
Galles.
WESTMINSTER
HABEAS CORPUS (« abbaye de l’ouest »).
Liberté fondamentale de ne Aujourd’hui absorbée par
pas être emprisonné sans Londres, c’est le quartier
jugement, formalisée par un où se concentre l’essentiel
acte du Parlement de 1679 du pouvoir, dont le Parlement
– l’une de celles dont les (au palais de Westminster),
Anglais sont le plus fiers. l’abbaye royale où sont
Elle ne s’applique ni en Écosse couronnés les monarques et
ni en Irlande du Nord. enterrées des personnalités.
Le palais de Buckingham, le
ÎLE 10 Downing Street (résidence
« L’Angleterre est une île » : du Premier ministre),
LAURENCE GRIFFITHS/GETTY IMAGES/AFP

ainsi le politologue André la Cour royale, une université,


Siegfried commençait-il son sont aussi très proches.
cours à Sciences Po dans les
années 1950. Le mot explique WHIGS
à la fois la situation RUGBY Mouvement politique dont
géographique (un archipel Dans ce sport emblématique, le principal tournoi oppose six les contours ne sont pas définis
séparé du continent) et l’état « nations », dont l’Angleterre (emblème : la rose), le pays de clairement et qui, à la fin du
d’esprit des Anglais, toujours Galles (le poireau), l’Écosse (le chardon) et l’Irlande (le trèfle). xviiie siècle, voulait renforcer
soucieux de se distinguer du Ici, match entre l’Angleterre et l’Écosse en mars 2017. les droits du Parlement face à
continent. L’affirmation a la Couronne.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 95


A lire, voir et écouter
Littératureet BD
Littérature Cinéma et séries Musique

RELATIONS DE ENGLAND, ENGLAND


VOYAGES AUTOUR DU L’idée ? Recréer sur l’île de
MONDE Wight l’Angleterre chère
BARRY LYNDON
Journal de l’explorateur aux touristes, falaises de
Un jeune Irlandais
qui, entre 1768 et 1779, Douvres, théâtre de
ambitieux s’engage dans
découvrit l’Australie, la Shakespeare, mausolée de
l’armée britannique au
Nouvelle-Calédonie et la Lady Di. Le succès est
xviiie siècle et finit par
Nouvelle-Zélande. phénoménal… Délicieux
épouser une aristocrate.
J. Cook, La Découverte, 2005. portrait au vitriol de
Pour son malheur.
l’English way of life.
LE MONUMENT Costumes et musique
J. Barnes, Gallimard, « Folio »,
L’auteur anglais le plus lu
au monde s’est illustré par
2002.
Downton inoubliables.
S. Kubrick, 1975.

Abbey
ses pièces historiques. Il LES HAUTS DE
HURLEVENT INDIAN SUMMERS
critique la faiblesse, la

D
Unique roman d’une des La série (en cours) a pour
corruption, l’ambition qui ans un grand domaine du
trois célèbres sœurs Brontë, cadre Simla, villégiature
rongent les puissants. Yorkshire, lord Grantham, son
W. Shakespeare, Gallimard, inspiré par l’amour, la folie, favorite des gouvernants et
épouse américaine (choisie pour des aristocrates
« La Pléiade », 2002-2008. la vengeance, il est devenu
sa fortune), leurs trois filles et la cohorte britanniques au début des
un classique.
TEMPS DIFFICILES très hiérarchisée des domestiques aux années 1930 en Inde.
E. Brontë, Archipoche, 2013.
Dans ce roman social, accents régionaux marqués semblent P. Rutman, depuis 2015.
Dickens, nourri de ses JEU DE SOCIÉTÉ vivre en cercle fermé. Tous les
observations à Manchester Université, entreprise, bouleversements du monde vont pourtant THE CROWN
et Preston, dénonce la finance : les personnages les affecter, du naufrage du Titanic en La jeune Élisabeth II
situation des ouvriers. se débattent dans des 1912 qui prive la maison de son héritier accède au trône dans un
C. Dickens, Gallimard, « Folio univers cruellement jusqu’aux premiers coups de main des monde en totale
classique », 1985. dépeints, où l’humour nazis dont est victime le fiancé de la recomposition. Elle
n’est là que pour masquer cadette. La Première Guerre mondiale, incarne aujourd’hui un
IVANHOÉ modèle. La série, prévue
leur désarroi. l’indépendance irlandaise soutenue par
Le premier roman D. Lodge, Rivages, 2014. un gendre roturier, la nomination d’un en six saisons couvrant
« médiéval » de l’écrivain Premier ministre travailliste, la tournée chacune une décennie, est
écossais et son plus grand MORT SUR LE NIL déjà un succès.
de la cantatrice australienne Nellie Melba,
succès. On y lit la nostalgie Grande voyageuse grâce à le tragique passage d’un diplomate turc, P. Morgan, S. Daldry, 2016.
de l’Angleterre saxonne son mari archéologue, l’arrivée de Russes blancs après la
avant la conquête l’auteur de romans LA SOLITUDE DU
révolution, le départ d’un cousin en Inde, COUREUR DE FOND
normande. policiers la plus traduite a le déclassement de la gentry, l’irruption
W. Scott, Le Livre de poche, inventé deux archétypes Emblématique du free
de la modernité sont autant de jalons au
2011. de détectives : Hercule cinema, la nouvelle vague
long des six saisons de cette série
Poirot et la so British Miss britannique, innovant
ROUTE DES INDES addictive. L’exceptionnelle qualité des
Marple. dans sa bande-son. Un
Dans le Raj britannique interprètes est l’un des atouts majeurs
A. Christie, Le Masque, 2012. jeune délinquant tente de
des années 1920, le d’une saga largement récompensée.
s’en sortir par la course. Et
mouvement J. Fellowes, 2010-2015, 6 saisons.
revoit les étapes de sa vie.
indépendantiste grandit. T. Richardson, 1962.
E. M. Forster, 10/18, 1988.

ET AUSSI > Les Sept Piliers de la sagesse, T. E. Lawrence, Payot, 2002. > Au cœur des ténèbres,
J. Conrad, Garnier Flammarion, 2012. > Vers le phare, V. Woolf, Gallimard, « Folio classique », 1996.

96 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77


Musique Festival Lieux

SEX PISTOLS
Introducteurs du punk en
Grande-Bretagne, ils se
LE DISCOURS font aussi connaître par BRITISH MUSEUM
D’UN ROI leurs propos excessifs et Fondé au milieu du
Comment gouverner, à leur comportement visant xviiie siècle, il abrite l’une
l’époque moderne, si on ne à choquer. Leur single God des plus belles collections
sait pas s’exprimer ? Le Save the Queen (1977) est au monde. Ses sections sur
bégaiement de George VI aujourd’hui un objet de l’Égypte et le Proche-
aurait pu le condamner ; collection, la maison Orient notamment
ses efforts pour en venir à d’édition ayant retiré le illustrent les liens avec les
bout lui permettent, au disque du marché après À PESSAC autres cultures.
contraire, de devenir un avoir entendu les paroles… www.britishmuseum.org
souverain efficace et aimé.
T. Hooper, 2010. PURCELL ET HAENDEL
So British ! NATIONAL MARITIME
MUSEUM
Pour sa 28  édition, le Festival
e

MEURTRE DANS UN Purcell, que ses international du film d’histoire, qui se Situé à Greenwich,
JARDIN ANGLAIS contemporains appelaient tient du 20 au 27 novembre à Pessac près de l’observatoire où
Film inclassable, « l’Orphée britannique », (Gironde) et dont L’Histoire est partenaire, passe le méridien 0 o,
esthétique, policier, est connu pour sa musique se tourne vers nos voisins britanniques. c’est un des musées
psychologique, historique religieuse (ses pièces Une quarantaine de débats et de maritimes majeurs. Cartes,
– nous sommes au d’orgue) et son opéra rencontres feront intervenir d’éminents portraits de navigateurs
xviie siècle, et une Didon et Énée. Haendel, spécialistes, dont plusieurs auteurs de ce et reliques du Titanic
aristocrate délaissée par « le plus grand » selon numéro : Philippe Chassaigne sur la réjouissent petits et grands.
son mari engage un Beethoven, reste le maître monarchie, Paul Dietschy sur le sport et www.rmg.co.uk
du Messie. Les deux sont ici /national-maritime-museum
jardinier d’exception pour les public schools, Pierre Singaravélou sur
redessiner son jardin et réunis par la grâce de l’Inde, Olivier Julien sur la musique pop. LA TOUR DE LONDRES
plus encore. Barbara Hendricks. Côté cinéma, plus de 100 films et Sa construction a
P. Greenaway, 1982. Endless pleasure, Arte Verum, documentaires sont à l’affiche, anciens
2007. commencé en 1066, dès la
tels La Vie privée d’Henri VIII d’Alexander conquête normande, et le
MICHAEL COLLINS
BEATLES VS Korda (1933) ou les fameux Trois Lanciers bâtiment reste au cœur de
Portrait d’un héraut de du Bengale d’Henry Hathaway (1935) ;
ROLLING STONES l’histoire nationale. Les
l’indépendance irlandaise d’autres récents comme Les Suffragettes de
Les premiers restent les archives y ont longtemps
(incarné par Liam Neeson) Sarah Gavron (2015) ou L’Esprit de 45 de
meilleurs vendeurs de été entreposées et on peut
au début du xxe siècle. Ken Loach, un long-métrage nourri
N. Jordan, 1996.
disques au monde : plus de toujours y admirer les
2 milliards pour 12 albums d’archives qui exalte ce moment joyaux de la Couronne.
BLOODY SUNDAY et 200 chansons en une particulier et enthousiaste de l’immédiat
après-guerre, ou encore La Route des Indes IMPERIAL WAR
Le dimanche 30 janvier dizaine d’années MUSEUM
1972, à Derry (Irlande du seulement, de Please, magnifiée par David Lean (1984).
www.cinema-histoire-pessac.com Il fut créé en 1917 à
Nord), une marche please me (1963) à Let It Be
l’initiative de George V et
pacifique pour l’égalité (1970). Les seconds
expose une quantité
tourne à l’émeute : c’est le connaissent une longévité
DAVID ILIFF/CC-BY-SA-3.0

impressionnante d’armes
début de la guerre civile. inouïe, drainant toujours
ayant servi depuis la
P. Greengrass, 2002. des foules après plus d’un
Première Guerre mondiale.
demi-siècle de scène.
http://www.iwm.org.uk/
À ÉCOUTER > UK Calling, série diffusée en juin 2017 par France Culture sur la politique britannique.
À VOIR > Le Dernier Vice-Roi des Indes, G. Chadha, 2017. > Les Tudors M. Hirst, 2007-2010.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°77 97


A lire, voir et écouter
Bibliographie

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D. Bates, T
 he Normans anglaise au xxe siècle, E llipses, notes, illustrations et légendes. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées
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Privat, 2001 ; V  ictoria, reine
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Dépôt légal septembre 2017. © 2017 Sophia Publications.
P. Ackroyd, S
 hakespeare. J.-P. Poussou, C  romwell, Imprimerie G. Canale & C., Via Liguria 24, 10071 Borgaro (TO), Italie.
La biographie, P
 . Rey, 2006. PUF, 1993. Imprimé en Italie. Printed in Italy.

98 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77


Le magazine des passionnés d’histoire

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