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D’HISTOIRE
Pessac | 20 · 27 novembre 2017
So british !
Création graphique : Floc’h
AVANT-PROPOS
LES COLLECTIONS
Le Royaume
www.lhistoire.fr
REVUE MENSUELLE CRÉÉE EN 1978,
ÉDITÉE PAR SOPHIA PUBLICATIONS
8, RUE D’ABOUKIR, 75002 PARIS
TÉL. : 01 70 98 suivi des 4 chiffres
désuni ?
Président et directeur de la publication :
Claude Perdriel assisté de Martine Herbin
Directeur général : P hilippe Menat
Directeur éditorial : M aurice Szafran
Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol
Les Anglais
La nation impériale
44 France-Angleterre.
1755-1815 : duel au sommet 70 1914-2017.
par PIERRE SERNA L’art britannique de la guerre
❙ Carte : une lutte pour par B RUNO CABANES
la domination du monde ❙ Ce que la Résistance doit aux Anglais
entretien avec J EAN-LOUIS
50 Un empire pacifique ?
CRÉMIEUX-BRILHAC
par PIERRE SINGARAVÉLOU
❙ Le sacrifice des diggers
❙ Carte : un quart des terres émergées
78 Football, la fin du
58 Comment ils ont inventé l’industrie
« people’s game »
par FABRICE BENSIMON
par P AUL DIETSCHY
❙ 1851-1951 : d’une « expo » à l’autre
par P HILIPPE CHASSAIGNE 82 1964, les Beatles ou
la « British Invasion »
66 L’Irlande, une colonie comme par O
LIVIER JULIEN
les autres ? ❙ De gentils prolétaires qui ont réussi
par GÉRALDINE VAUGHAN
par B ERTRAND LEMONNIER
❙ L’Angleterre a-t-elle affamé les Irlandais ?
86 L’Europe en solitaire
par M AURICE VAÏSSE
❙ Débat : Brexit, so what ?
entretien avec R OBERT TOMBS
et JOHN HORNE
❙ Carte : un vote de classe ?
94 Lexique
96 A lire, voir et écouter
C
Océan
Atlantique ’est le paradoxe du Brexit : en tournant
N o r v é g ie n s
îles Anglo-Normandes dépendent directement de la des Britons, qui vit au nord de l’Écosse avant l’invasion
Couronne : les lois britanniques (et a fortiori euro- des Scots qui unifient le royaume en 843.
péennes) ne s’y appliquent pas, ce qui, entre autres,
leur a permis de devenir des paradis fiscaux. Scots
L’actuelle dénomination de « Royaume-Uni de Population irlandaise parlant la langue celte gaélique,
Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord » ne date que distincte des Britons. Les Scotti s’installent au iiie siècle
de 1927, quand l’indépendance de l’Eire (Irlande du sur les côtes ouest, au nord du mur d’Hadrien, et ont
Sud), acquise en 1922 après des troubles sanglants, donné leur nom à l’Écosse (Scotland).
a rendu caduque l’appellation de « Royaume-Uni de
INVASIONS GERMANIQUES
La province romaine de Britannia (qui a donné
« Bretagne ») prospère avec plusieurs grandes cités
(dont Londres, Londinium) jusqu’à la fin du iiie siècle :
elle est ensuite menacée par les Scotti (les Scots), des
Irlandais gaéliques qui s’installent sur la côte ouest, au
nord du mur, et par les peuples germaniques de la mer,
appelés Jutes, Angles ou Saxons dans les sources, sans
que l’on sache très bien ce que recouvrent ces termes.
Comme partout dans l’empire, les Romains
recrutent des auxiliaires germaniques pour assurer la
défense de la Britannia, si bien que l’implantation ger-
manique (Francs, Anglo-Saxons) est déjà importante
avant qu’en 406 leurs généraux entraînent la plupart La province qui voulait
des légions sur le continent pour prendre part à la lutte
pour le titre impérial, abandonnant aux élites romano-
quitter l’Empire romain
celtiques une (Grande-)Bretagne déjà christianisée.
L
BILDARCHIV STEFFENS/AKG
Les rivalités des chefs romano-celtiques qui es îles Britanniques, pourvoyeuses d’étain, furent découvertes
embauchent de nombreux mercenaires saxons font par les Phéniciens au viiie siècle av. J.-C. Dès le vie siècle
péricliter civilisation urbaine et culture romaines : dès av. J.-C., les géographes grecs distinguaient l’Irlande
le début du vie siècle, des groupes germaniques s’ins- (Hibernia) de la Grande-Bretagne (d’abord nommée Albion,
tallent. S’agit-il d’une conquête soudaine par des tri- elle fut ensuite appelée Britannia). De part et d’autre de la Manche,
bus venues de la mer comme le racontent la Chronique les échanges entre Celtes insulaires et ceux du continent étaient
florissants. En 55 et 54 av. J.-C., les deux débarquements de César
dans le sud de l’île visèrent à rompre les soutiens que les Galli
pouvaient recevoir des Britanni. Cependant, la véritable conquête
ne fut lancée qu’un siècle plus tard, en 43, sous l’empereur Claude.
Depuis le Kent, elle progressa par taches d’huile vers le nord
et l’ouest, jusqu’aux victoires d’Agricola entre 78 et 83 :
envisageant un moment d’envahir l’Irlande, il fit le tour
de l’Écosse et découvrit les Orcades.
Cependant les Romains durent ensuite abandonner
sa « ligne des Highlands » et se replier sur l’isthme Tyne-Solway
où fut édifié le mur d’Hadrien dès 122. Pourtant, même au
sud de cette ligne, la romanisation des territoires administrés
depuis Londres demeura limitée. En 410, alors que l’autorité
de Rome était ébranlée depuis la mer du Nord par les Angles et
les Saxons, que les Pictes d’Écosse et les Scots d’Irlande
multipliaient leurs assauts, les légions firent défection pour
protéger dans l’urgence la frontière rhénane.
Les Britanni décidèrent alors de se défendre et de
se gouverner eux-mêmes : la Britannia fut la seule province
qui décida volontairement de quitter l’Empire romain !
Ci-dessus : la ville de Bath fondée par les Romains au ier siècle
de notre ère. Profitant de ses ressources d’eau chaude, ils en firent
une station thermale.
Yann Rivière, EHESS
CRÉDIT
LE CHOC VIKING
Depuis plus d’un siècle, Celtes et Anglo-Saxons
ne sont plus seuls face à face. Les Vikings, venus de
Norvège, sont apparus le long des côtes à la fin du
viiie siècle, d’abord pour piller, puis s’installant là où
ils le pouvaient : en Irlande, ils fondent les premières
villes sans se mêler à la population. Au contraire, ils
imposent la langue norroise dans les îles (Shetland, La conquête normande va à la fois complexifier et
Orcades, Hébrides, Man) et sur les côtes du nord et de simplifier les choses. Elle complexifie, car elle ajoute
l’ouest de l’Écosse (les futures Highlands). Et ils s’éta- une nouvelle couche de population : des continentaux,
blissent à York (867) et au nord de l’Angleterre. Normands, mais aussi Bretons, Aquitains et Flamands.
La rivalité des deux royaumes vikings de Dublin Le bouleversement social est important, sans commune
et de York permet aux rois anglo-saxons d’élimi- mesure avec le petit nombre des arrivants : le Domesday
ner le royaume d’York, mais le peuplement scandi- Book (1088), qui recense comté par comté et localité
nave demeure. Les Scandinaves sont de retour en par localité le nom du seigneur qui tient chaque terre
980 et Knud, le roi du Danemark, s’empare de la cou- et de celui qui la tenait avant la conquête, montre que
ronne d’Angleterre en 1016. Certes, la dynastie de seuls 5 % des manoirs et des domaines importants sont
Wessex récupère son trône dès 1042 avec Édouard le restés en possession des Anglo-Saxons. Tout le reste est
Confesseur. Mais le peuplement scandinave de ce que passé aux mains des nouveaux venus ou de l’Église, dont
l’on appelle le Danelaw (« pays de loi danoise ») s’est la plupart des dirigeants sont aussi des continentaux1.
encore renforcé : les liens entre les régions de l’ancien Cette élite restera longtemps francophone. Mais la
Danelaw, la côte est de l’Angleterre et l’Écosse avec langue anglaise commence une mutation qui l’éloigne
l’ancêtre des souverains écossais Stewart/Stuart est le guerre, leurs sujets obtiennent en contrepartie un sys-
sénéchal (steward), qui commande l’armée féodale de tème politique représentatif unique en Europe, avec un
l’évêque de Dol en Bretagne. parlement où siègent à côté des barons (les Lords) vas-
Mais la « normanisation » permet aussi le dévelop- saux du roi, des représentants de la population des villes
pement d’États intégrateurs. Le roi des Anglais (par la et des comtés (les Communes). Dans ce cadre, une nou-
« grâce de Dieu » depuis Guillaume II le Roux en 1087) velle identité anglaise se dégage à partir du xiie siècle.
est duc des Normands, puis à partir d’Henri II (1154- Dans son Histoire des rois de Bretagne (vers 1136),
1189) duc des Aquitains et comte des Angevins, et avec largement romancée, Geoffroy de Monmouth, qui se
Jean sans Terre en 1199 (qui substitue « Angleterre » à pose en véritable historien exploitant des sources gal-
« Anglais ») seigneur d’Irlande. Cette titulature montre loises (en fait surtout imaginaires), présente la succes-
qu’au sein de l’empire normand puis angevin les enti- sion des rois de (Grande-) Bretagne, de l’arrivée d’un
tés restent autonomes. Mais elles se centralisent par mythique prince venu de Troie, Brutus (d’où Britannia),
de nouvelles structures administratives. Les élites du jusqu’à la fin du viie siècle. Brutus aurait débarqué dans
royaume anglais s’opposent aux exactions des souve- l’île d’Albion où n’habitaient que des géants qu’il élimine.
rains et développent ainsi leur cohésion : elles rendent De lui descendent les rois bretons, dont Arthur. Geoffroy
les institutions héritées des Anglo-Saxons (shires trans- exalte leur héroïsme et la grandeur du passé britan-
formées en comtés, rôle du sheriff, etc.) et militairement nique, diminuant d’autant le mérite des rois saxons :
revivifiées par la féodalisation, plus efficaces que celles tout ceci ne pouvait que plaire aux Normands, en fai-
des autres États médiévaux. sant de tous les Anglais, quelle que soit leur origine, les
A partir de Jean sans Terre, cet antagonisme entre héritiers du mythique Brutus.
les élites de l’Angleterre et la dynastie Plantagenêt en Sur cette histoire se greffe une vision valorisante de
guerre dans ses territoires français avec le roi capétien l’Anglais face à ses ennemis celtes, écossais ou scandi-
s’exacerbe. Philippe Auguste a en effet confisqué en naves. Guillaume le Conquérant s’est arrêté à la fron-
1204 une partie des biens continentaux de Jean sans tière galloise, laissant les Marcher Lords, les barons
Terre (Normandie, Maine, Anjou, Touraine), que celui- normands de la frontière (la Marche), libres de se lan-
ci n’aura de cesse de récupérer, comme ses successeurs, cer dans une conquête à leur compte. La guerre est qua-
au point qu’Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel par siment continue sur cette frontière comme elle l’est
sa mère, prend en 1337 le titre de roi de France, déclen- avec celle de l’Écosse, refuge des derniers soutiens de NOTE
chant la guerre de Cent Ans (1337-1453). la dynastie du Wessex. 1. Voir
L’Histoire n° 424
Si les souverains imposent un système fiscal qui Du pays de Galles, les Marcher Lords ne tardent sur Guillaume
va permettre leurs succès militaires anglais durant la pas à passer en Irlande où ils sont relayés en 1171 par le Conquérant.
Henri II et son fils Jean. Ces ennemis sont perçus comme anglais en 1485 pour cent dix-huit ans, en sont un bel
des Barbares : ils continuent à pratiquer l’esclavage, et, exemple. Mais même cette gentry n’est pas anglicisée.
comme ils n’ont pas de châteaux, ils massacrent les
enfants et les vieux, invendables. Ils ignorent le combat à SÉPARÉS DES IRLANDAIS
cheval et les usages chevaleresques. Attachés à des struc- La division est encore plus nette en Irlande : Irlandais
tures ecclésiastiques archaïques, se mariant entre cousins et Anglais constituent deux peuples séparés. Les Anglais
à des degrés de consanguinité prohibés, ils sont à peine se sont repliés sur le Pale, une zone défendue par une
chrétiens et font obstacle à la réforme grégorienne. Par palissade autour de Dublin où s’exerce le pouvoir royal,
contraste, une identité positive et valorisante se dessine et sur quelques ports : en dehors, les chefs irlandais se
pour les Anglais, qui ont désormais une histoire nationale considèrent toujours comme des rois indépendants. Pour
commune, quelles que soient leurs origines. rivaliser avec eux, les nobles anglo-irlandais adoptent
Sur ces bases, les Anglais construisent ce que sir certains de leurs usages, au point d’être considérés
Rees Davies a appelé en 19982 le « premier empire bri- comme des Anglais « dégénérés » par le pouvoir royal.
tannique » : le droit de bourgeoisie dans les villes créées En Écosse, les souverains reconnaissent la suzerai-
après la conquête du pays de Galles en 1284 est réservé neté anglaise au xiie siècle si bien que le roi Édouard Ier
aux Anglais, les Gallois n’ont pas le droit d’y pénétrer. tente de profiter de la fin de la dynastie de Dunkeld
Les terres qui leur sont confisquées vont à des Anglais en 1286 pour soumettre le royaume en choisissant son
ou à des Flamands qui forment une nouvelle gentry à héritier. En vain. Les Anglais doivent reconnaître la nou-
laquelle des Gallois ne s’intègrent qu’en renonçant à velle dynastie nationale des Bruce (à laquelle succèdent
leur droit et à leurs coutumes. les Stuarts) au traité de Northampton en 1328, mais
La participation des archers gallois à la guerre de la zone frontière reste zone de non-droit, ravagée par
Cent Ans favorise cependant l’intégration : une gentry des raids incessants.
galloise apparaît, qui a bien compris à quel point le droit Un empire britannique, certes, mais seulement au
d’aînesse favorise l’accumulation de la fortune fami- sens géographique : toutes les îles Britanniques sont
liale contrairement au partage égalitaire celtique. Les dominées par les Anglais, mais les nations et les iden-
Tudors, d’origine galloise, et qui montent sur le trône tités sont restées distinctes.
NOTES
Les quatre piliers de l’identité britannique
2. R. R. Davies,
A
The First English
Empire. Power partir du xvie siècle, la domination tous, marins, soldats, administrateurs
and Identities des Anglais s’accompagne d’une ou missionnaires, se mêlent dans le creuset
in the British Isles, puissante identité commune. colonial qui leur offre des débouchés
1093-1343,
Oxford C’est cette identité britannique providentiels.
3.
University qui est aujourd’hui menacée par La France comme ennemi
Press, 1998.
3. Cette le Brexit. Quatre expériences commun : après la victoire de
violente révolte, communes ont contribué à 1588 sur l’« Invincible Armada »
suscitée par rapprocher les quatre nations : espagnole et catholique de Philippe II,
les exigences
fiscales de
Stafford, le
gouverneur
1. La Réforme : Henri VIII,
qui a engagé l’Angleterre
c’est la France, perçue comme le pays
du despotisme, qui cristallise la haine
ÉDIMBOURG, JOHN KNOX HOUSE MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
4.
croyant encore répandent alors rapidement en Angleterre Le libéralisme : transcendant
à une entente
possible avec et au pays de Galles, tandis qu’en Écosse la les partis politiques, l’audience que
les Anglais, pensée de Luther et de Calvin est diffusée par John Knox rencontre au xixe siècle l’ouvrage de lord Macaulay
et les éléments
populaires (ci-contre, en médaillon) à partir de 1547. Seule l’Histoire d’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II
menés par l’Irlande reste profondément attachée au catholicisme. impose la vision d’une Grande-Bretagne libérale
2.
Owen Roe
O’Neill, formé L’empire colonial : à partir de 1707, et conquérante. Les succès de l’industrialisation et
dans l’armée Gallois, Écossais et Irlandais participent de l’empire qui en feront la première puissance
espagnole, qui massivement à l’expansion de l’empire ultramarin : mondiale au xixe siècle renforcent encore cette idée.
voulait rompre
tout lien avec
l’Angleterre.
A
vant le xixe siècle, il n’existe encore un « amateur ». Le premier
guère d’histoire « nationale » grand historien nommé à Oxford est
en Grande-Bretagne en dehors William Stubbs. Il fait remonter le
de quelques tentatives dues à une destin exceptionnel de l’Angleterre
femme, Mrs Macaulay, à un Écossais, aux Anglo-Saxons : sa Constitutionnal
Hume, et à un prêtre catholique, History of England (1874-1878)
Lingard. Certes, il existe une chaire réintroduit l’histoire médiévale
d’histoire à Oxford depuis 1622, dans la vision whig qui domine
mais ses détenteurs enseignent l’historiographie jusqu’à l’attaque
une philosophie de l’histoire pour de Herbert Butterfield (The
gentlemen. C’est L’Histoire Englishman and His History, 1944).
d’Angleterre depuis l’avénement de L’histoire britannique reste
Jacques II de lord Macaulay (ci-contre) pourtant purement anglaise, les
qui au xixe siècle marque la autres « nations » se consolant avec
renaissance de l’histoire en l’existence de départements
Angleterre. Comme celle de Mrs Macaulay (aucun lien universitaires d’histoire écossaise, galloise et irlandaise
de parenté), elle débute par la Glorieuse Révolution de dont les historiens publient dans leurs langues. La
1688 : whig, c’est-à-dire libérale, mais aussi protestante problématique des « quatre nations » et de l’écriture
et impériale, elle est dominée par la Grande-Bretagne, d’une histoire vraiment britannique n’est apparue que
vouée à devenir la première puissance mondiale récemment avec Hugh Kearney (The British Isles. A
et à produire le meilleur des systèmes politiques, la History of Four Nations, 1989), Keith Robbins et Linda
monarchie parlementaire. Macaulay cependant est Colley (Britons. Forging the Nation, 1707-1837, 1992).
Glorieuse Révolution, c’est la victoire du protestan- tion du pays de Galles et de l’Irlande et les tentatives de
tisme et du libéralisme, la véritable union puisque domination de l’Écosse ? L’histoire le dira, mais le Brexit
l’Écosse a librement reconnu la reine Marie et son époux a déjà commencé à faire resurgir un passé lointain que
Guillaume d’Orange. C’est aussi l’espoir d’une Irlande les politiques tendent à minimiser malgré son impact,
protestante avec l’écrasement des catholiques et des déja visible notamment avec l’épineux problème de la
partisans de Jacques II à la bataille de la Boyne (1690). frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. n
ÉDOUARD III
des Romains aux Plantagenêts en passant
Revendiquant le trône par la conquête normande, son destin
de France, ce roi (1327-1377)
est à l’origine de se joua longtemps aussi sur le continent.
la guerre de Cent Ans
(miniature vers 1440). Jusqu’à la guerre de Cent Ans.
A
(université de Poitiers-CNRS),
Martin Aurell est notamment l’auteur
de L’Empire des Plantagenêt, 1154-1224 ppeler « empire plantagenêt » le conglo-
(Perrin, 2003). mérat de principautés territoriales que
les comtes d’Anjou ont tenté, tant bien
que mal, de gouverner en un demi-
siècle, entre 1154 et 1204, ne va pas
de soi (cf. p. 22). Le terme a du moins
le mérite de rendre compte d’un ensemble politique qui
s’étend sur des territoires au statut différent.
Certes, le mot latin imperium ne lui est que très
exceptionnellement attaché par les contemporains.
Et il supporte mal la comparaison avec les grands
empires de l’histoire, que ce soit pour l’étendue ou
pour la durée. Henri II Plantagenêt lui-même, durant
son règne de trente-cinq ans (1154-1189), ne reprend
dans ses chartes que ses différents titres territoriaux :
« roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine et
comte d’Anjou » – la Bretagne, dont le duc est son fils
Geoffroi, échappe à cette titulature.
Sans être un empire au sens propre, l’ensemble de
ces territoires si disparates et si rapidement concen-
trés dans les mains d’Henri II avait de quoi surprendre
ses contemporains. Comte d’Anjou et du Maine par
son père Geoffroi le Bel et duc de Normandie par sa
mère Mathilde l’Emperesse, il adjoint, en 1152, en
DEAGOSTINI/LEEMAGE
Pour la propagande mise en place autour d’Henri II, Richard et Jean reçoivent la couronne d’Angleterre.
il s’agit bien là d’une construction digne des plus vastes Un cortège solennel formé d’évêques, abbés et hauts
empires. En 1188, le polygraphe Giraud de Barri (que dignitaires du royaume vient chercher le souverain
les Anglais appellent Gerald of Wales), un prêtre issu jusqu’à la porte de sa chambre pour le conduire à l’ab-
de cette noblesse normande qui colonise alors le sud batiale en passant par une rue couverte de tapis. Dans
du pays de Galles, compare le roi d’Angleterre au plus l’église, le nouveau roi est acclamé par la foule, qui
grand bâtisseur d’empire de l’Antiquité : « Vos victoires exprime, à la façon d’une élection, sa volonté de le
défient les bornes de la terre. Vous, notre Alexandre d’Occi- voir à sa tête. L’impétrant jure de protéger l’Église et
dent, avez étendu votre bras depuis les Pyrénées jusqu’aux de rendre justice au peuple, puis reçoit l’onction du
confins occidentaux de l’océan du Nord. » saint chrême ou de l’huile des catéchumènes sur la tête,
Même son de cloche chez le clerc Wace, originaire la poitrine et les bras, sièges respectifs de la gloire, de
de l’île de Jersey, pour qui Henri II « tient l’Angleterre la science et de la force.
et toute la terre du bord de la mer entre l’Espagne et
l’Écosse, de rivage en rivage ». D’autres sources issues DANS LA CATHÉDRALE DE ROUEN
de la cour du Plantagenêt insistent sur l’étendue d’un Mais cette couronne anglaise n’est que partie de
pouvoir capable de pacifier les multiples contrées bai- son empire. C’est dans la cathédrale de Rouen que le
gnées par l’océan. Plantagenêt reçoit l’épée, la lance et l’étendard des ducs
Encore s’agissait-il pour Henri II puis ses fils et suc- de Normandie. L’archevêque le couronne aussi d’un
cesseurs Richard Cœur de Lion (1189-1199) et Jean cercle ciselé de roses en or : sans être la couronne à
sans Terre (1199-1216) d’imposer leur autorité sur fleurons du roi, ce cercle, symbole de la domination
ces territoires acquis par la généalogie, la stratégie d’une principauté territoriale, rappelle les diadèmes
matrimoniale ou le coup de main militaire. Cela passe et lauriers des empereurs antiques.
d’abord par les somptueuses cérémonies de couron- A Limoges et à Poitiers, les évêques lui remettent des
nement organisées à Londres, Rouen (capitale de la emblèmes similaires pour le duché d’Aquitaine, aux-
Normandie), Poitiers et Limoges (pour le duché d’Aqui- quels il faut ajouter l’anneau de fiançailles de sainte
ALAMY/PHOTO12
taine), et que les Plantagenêts ont enrichies pour leur Valérie, une sainte locale, martyrisée pour avoir renoncé
donner plus de faste et affirmer leur majesté. à son mariage et choisi de vivre la virginité avec les pre-
C’est ainsi dans l’église abbatiale de Westminster, miers chrétiens de sa ville. Il est ensuite intronisé duc
à Londres, attenante au palais royal, qu’Henri II puis d’Aquitaine dans l’église Saint-Hilaire de Poitiers. >>>
Mathilde l’Emperesse
1102-1167
Guillaume Thibaud le Grand Étienne de Blois Henri
+ Henri V, empereur
germanique v. 1090 - v. 1150 v. 1090 - 1152 v. 1092 - 1135 -1154 * v. 1096 - 1171
+ Geoffroi Plantagenêt + Mathilde de
Boulogne
Guillaume Henri le Jeune Mathilde Richard Geoffroi Aliénor Jeanne Jean sans Terre
1153 - 1156 1155 - 1183 1156 - 1189 Cœur de Lion de Bretagne 1161 - 1214 1165 - 1199 1166 -1199 -1216 *
+ Marguerite + Henri 1157-1189 -1199 * 1158 - 1186 + Alphonse VIII + Isabelle
de France le Lion + Bérangère + Constance de Castille de Gloucester
de Navarre de Bretagne + Isabelle
d’Angoulême
Arthur, duc
de Bretagne Henri III
* En rouge : dates de règne des rois d’Angleterre 1207-1216 -1272 *
1187 – 1203
>>> Ce qui renforce considérablement le pouvoir En avril 1200, Aliénor évite même à Jean sans Terre,
du roi, c’est l’hommage et la foi qui lui sont rendus. récemment couronné, la dimension humiliante de
En 1176, les assises (des assemblées convoquées par cette cérémonie en venant à Tours prêter hommage,
le roi) de Northampton précisent que tous, depuis les à sa place, à Philippe Auguste. Elle préserve ainsi pour
comtes jusqu’aux simples paysans, doivent lui jurer allé- son fils une marge de manœuvre à l’égard du roi de
geance – en son absence, le serment sera prêté devant France, auquel il ne s’est pas assujetti personnellement
les juges locaux. Henri II impose l’hommage aux princes à cette occasion.
du pays de Galles et d’Écosse. En Irlande, pour dominer On se plaît en revanche, avec les Capétiens, à mul-
L’HISTOIRE, LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE 59, AVRIL 2013
les magnats, Henri n’hésite pas à se conformer aux tra- tiplier les rites d’amitié dans lesquels n’entre aucune
ditions : on organise des banquets dans des construc- nuance de sujétion. Les chroniqueurs rapportent com-
tions en bois dressées pour l’occasion, on échange des ment Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste, à
otages, on prête serment de loyauté près des rivières l’occasion de trêves, mangent à la même table et dor-
qui marquent la séparation des royaumes… ment dans le même lit.
Mais c’est bien à Londres que se tiennent sa cour
RENAISSANCE INTELLECTUELLE et l’administration. Le gouvernement de cet ensemble
Roi d’Angleterre, Henri II montre en revanche toute politique un peu disparate dont Henri est la clé de voûte
sa réticence à formaliser sa dépendance envers le roi de passe aussi par les lettres : le Plantagenêt est particu-
France, Louis VII, dont il est pourtant le vassal pour ses lièrement attentif à l’image qu’il lègue à la postérité.
possessions continentales. Ainsi, plutôt qu’à Paris, il pré- Très attaché au rayonnement intellectuel de sa cour, il
fère lui prêter l’hommage sur les marches du royaume, accorde aux belles-lettres une place de choix. La cour
au grand air, le plus souvent dans le Vexin, à la fron- est ainsi profondément imprégnée par la renaissance
tière entre la France et son domaine anglo-normand. intellectuelle du xiie siècle, ce mouvement de retour à
l’Antiquité et au latin de Cicéron qui se diffuse depuis septentrionaux, dociles et bien administrés, que les
les années 1130 vers les écoles cathédrales des pays de séditieuses régions du sud de la Loire.
la Loire, à Chartres en particulier. A sa cour on professe C’est bien le roi qui fait l’empire, comme si le
ce principe qu’un ancêtre, comte d’Anjou, a formulé, Plantagenêt s’appropriait l’espace par sa seule présence
non sans ironie, à l’adresse du roi de France : « Un roi physique : les terres qui se trouvent sous sa couronne
illettré est comme un âne couronné. » sont en effet des plus disparates.
C’est en latin que Giraud de Barri chante la conquête L’Angleterre comme la Normandie, soumises au roi
de l’Irlande. Plus originale est l’utilisation systématique et rigoureusement administrées, coexistent avec des
de la langue vernaculaire pour écrire l’histoire. Dans territoires où, comme en Aquitaine ou en Bretagne,
l’Angleterre du xiie siècle, le français jouit d’un pres- les nobles se révoltent continuellement. Cet irréden-
tige presque similaire au latin puisqu’il est, comme lui, tisme est attisé par les luttes entre Henri II, son épouse
une langue réservée à une élite : si seuls les clercs et Aliénor d’Aquitaine et ses propres fils. Le moine Richard
quelques laïcs cultivés pratiquent le latin, l’aristocratie de Devizes, qui les a fréquentés, les désigne comme la
d’origine normande se distingue par l’usage du français. « confuse maison d’Œdipe ».
C’est dans cette langue qu’Henri II demande à Wace, Il faut chercher des causes politiques à ces guerres
puis à Benoît de Sainte-Maure, de rédiger l’histoire des familiales, et insister sur le caractère composite >>>
ducs de Normandie, ancêtres dignes de légitimer la
dynastie plantagenêt.
Au-delà des symboles et de la propagande, c’est très
concrètement qu’Henri II doit imposer son autorité sur
un territoire très étendu. En la matière, il ne part pas
de rien, et peut profiter de l’efficacité du gouverne-
ment anglo-normand, servi par un personnel adminis-
tratif nombreux et formé aux lettres. La chancellerie
du roi ne chôme pas. Ses messagers apportent des
centaines de lettres brèves, closes par un sceau sym-
bolisant la majesté royale, à tous ses officiers et sujets.
L’activité est aussi intense à l’Échiquier, l’organe fiscal
du royaume d’Angleterre et du duché de Normandie.
Les archives sont remarquablement tenues. A titre de
comparaison, la chancellerie d’Henri II rédige cinq fois
plus d’actes que celle de Louis VII et deux fois plus que
celle de Philippe Auguste.
Manche et 2 fois la mer d’Irlande ! Brutus qui le premier habita en Angleterre la fonda
Le temps passé dans chacune de ses principau- et l’appela Troie la nouvelle ». Ce détail d’un itinéraire
tés n’est pas indifférent. Le roi demeure surtout en de pèlerinage du xiiie siècle le montre bien : dès
Normandie (quatorze ans et demi) et bien sûr en le règne d’Henri II, Londres s’impose comme
Angleterre (treize années), où son pouvoir est le la capitale de l’Angleterre, répondant aux besoins
mieux implanté et d’où il tire ses principales res- de la centralisation du pouvoir et des institutions.
sources fiscales. Il ne passe en revanche en Anjou et Mais son pouvoir de commandement reste
en Aquitaine que sept années, le cinquième de son limité à l’île – Rouen, par exemple, restant sans
règne. La route du roi croise plus souvent les territoires conteste chef de la Normandie.
Se développe ainsi sous Henri II l’idée que toute per- Port important sur
la Manche Bordeaux AUVERGNE
sonne libre peut faire appel au tribunal royal, sans être
AQUITAINE
obligée de passer par les tribunaux seigneuriaux. La Liaison transmanche
justice lui sera rendue de la façon la plus simple pos- … face à la France COMTÉ DE TOULOUSE
Toulouse
sible, c’est-à-dire en français, donc en langue vulgaire,
Légendes Cartographie
Terre sous l’autorité GASCOGNE
et par ses pairs, dans le cadre de jurys, selon la tradi- du roi de France en 1180
tion normande et anglo-saxonne. Suzeraineté revendiquée
par les Plantagenêts
Riche d’avenir, l’effet centralisateur a tout de même 200 km
ses limites. C’est bien parce que les fils ou frères révol-
tés subiraient l’ascendant de leur entourage qu’ils De l’Écosse aux Pyrénées
obtiennent plus facilement le pardon royal. A son retour L’Empire plantagenêt est en fait le résultat du cumul par Henri II d’un nombre
de captivité, Richard Cœur de Lion rencontre, chez l’ar- considérable de titres, qui restent néanmoins indépendants les uns des autres.
chidiacre de Lisieux, Jean sans Terre. Celui-ci se jette Par son héritage maternel, il récupère la Normandie en 1151 et l’Angleterre
à ses pieds pour se faire pardonner tous ses complots ; en 1154 ; par son héritage paternel l’Anjou et le Maine en 1158 ; par son mariage
il le relève et lui dit : « Jean, n’aie pas peur. Tu n’es qu’un avec Aliénor, l’Aquitaine en 1152 ; par des manœuvres politiques ou militaires,
enfin, la Bretagne en 1156, le pays de Galles en 1158, l’Irlande en 1171
enfant. Tu as eu de mauvais compagnons et tes conseillers
(ces derniers territoires relevant plutôt d’une suzeraineté théorique).
paieront. » Les deux frères partagent aussitôt un repas Au total donc, se dessine une domination allant de l’Écosse aux Pyrénées,
de saumon en signe de réconciliation. brève (un demi siècle) mais inédite dans l’histoire.
Jean sans Terre a certes déjà 27 ans. Mais, par son
pieux mensonge sur son âge, son frère se rappelle peut-
être qu’il avait lui-même 15 ans lors de sa première
insurrection contre son père Henri II… Souligner le du pouvoir qui est encore la sienne. Les révoltes aris-
bas âge des révoltés montre qu’ils sont influençables. tocratiques périphériques de l’« espace plantagenêt »
Leur « jeunesse », au sens médiéval du terme, les rend attisent les querelles domestiques de la famille royale,
particulièrement sensibles à l’appel de combattre leur menaçant la cohésion de l’État. Les armées des enfants
père ou leur frère aîné. En juvenis piaffant d’impatience sont un élément perturbateur au détriment de la
pour reprendre l’héritage qui tarde à venir, chacun de cour du père : ils défendent contre lui les intérêts de
ces princes opte pour la voie de faits, prenant les armes la noblesse des principautés qu’ils gouvernent. Cette
contre le chef de la dynastie. Une envie qui semble fort sédition explique le rapide effondrement après la mort
prononcée au sein de la maison plantagenêt. d’Henri II du prétendu empire face à la puissance mon-
En définitive, l’administration de l’Empire plan- tante de Philippe Auguste. C’est maintenant l’Angle-
tagenêt est marquée par la tension entre la conception terre, avec la seule Gascogne, qui donnera à la France
moderne de la royauté et une perception patrimoniale du fil à retordre. n
A
a notamment publié Une Angleterre
vant sa conquête par le duc de entre rêve et réalité. Littérature et société
Normandie Guillaume le Conquérant dans l’Angleterre du xive siècle
en 1066, l’Angleterre était un des rares (Publications de la Sorbonne, 2007).
pays où il existait, outre la culture
latine, une culture écrite vernaculaire
vigoureuse, en vieil anglais, langue ger-
manique. Sa promotion en avait surtout été assurée
par le roi Alfred le Grand (871-899), à l’origine d’un
mouvement de mise par écrit de codes juridiques et de
traductions de textes variés. Ses initiatives ont connu
une certaine postérité, grâce au renouveau du mona-
chisme anglais du xe siècle, en particulier dans les nou-
velles abbayes de Glastonbury et de Ramsey – même
si leur production fut avant tout d’ordre religieux :
sermons, vies de saints, extraits de la Bible.
Rennes,
DANS LES BIBLIOTHÈQUES 1420, qui consacra la « double monarchie » au pro- PUR, 2001.
Mais c’est surtout aux xive et xve siècles que les fit d’Henri V et au détriment de Charles VII, renforça 2. Cf. A. Mairey,
écrits en anglais connaissent une croissance exponen- l’usage de l’anglais en Angleterre dans la mesure où, « La Bible
wycliffite »,
tielle, en lien notamment avec le développement de la selon l’historien Malcolm Vale, il contribuait à main- P. Boucheron
littératie – l’aptitude à lire et/ou à écrire – au sein de la tenir la séparation entre les deux royaumes sur les (dir.), du monde
Histoire
gentry mais aussi des élites urbaines, voire des élites pay- plans autres que dynastique . Et l’on observe une accé- au xv siècle,
3 e
sannes. Toutefois, l’anglais connaît de profondes muta- lération de l’emploi de l’anglais dans les années 1430, Fayard,
pp. 458-463.
2009,
tions en devenant ce que l’on appelle le moyen anglais : sous l’impulsion du roi Henri VI et en raison des dif- 3. M. Vale,
de langue germanique pour l’essentiel, il se transforme ficultés militaires des Anglais en France. Après leur Henry V.
en une langue « hybride » influencée par le latin et le défaite définitive, dans les années 1450, elle apparaît The Conscience
of a King, Yale
français. On estime en effet que, à la fin du Moyen Age, plus nette encore. Mais ce n’est véritablement qu’au University
son lexique est composé pour moitié de mots d’origine temps des premiers Tudors, au xvie siècle, que l’anglais Press,
Haven et
New
germanique, d’un quart de latin et d’un quart de français – gagnera ses lettres de noblesse. n Londres, 2016.
sans compter les apports de la syntaxe et de la grammaire.
Des œuvres fondamentales sont écrites dans les
dernières décennies du xive siècle, que ce soit des QUIZ
textes littéraires, comme ceux de Geoffrey Chaucer
(mort en 1400), l’auteur des Contes de Canterbury, Connaissez-vous l’anglo-normand ?
considéré par beaucoup comme le « père » de la litté-
rature anglaise même s’il était loin d’être le seul ; des Environ 50 % du lexique anglais est d’origine française ou latine.
textes dévotionnels, tels ceux de la recluse Julienne Saurez-vous retrouver les termes anglais dont il est question ci-dessous ?
de Norwich ou de Walter Hilton ; ou encore des chro-
1. Ce diplôme tire son nom d’un mot désignant
niques, comme la traduction du Brut français, com-
un apprenti chevalier.
posé à la fin du xiiie siècle et traduit en anglais un siècle
plus tard, dont la diffusion fut considérable. 2. Ce légume tire son nom du normanno-picard désignant
Surtout, les années 1380-1390 sont celles de la pre- la tête et l’intelligence.
mière traduction intégrale de la Bible en anglais, qui 3. Cette pièce de vaisselle tire son nom d’un récipient à anse
n’a alors pratiquement pas d’équivalent européen et servant notamment à boire le cidre.
qui connaît un succès prodigieux2. Au xve siècle, tous 4. Cette partie de vêtement tire son nom d’un mot désignant
les domaines de la connaissance et de la littérature un petit sac.
apparaissent représentés dans des textes en anglais. 5. Cet aliment tire son nom de l’alliance d’un mot français
Soulignons quand même que le français reste très pré- désignant le bœuf et d’un mot norrois désignant un mode
sent dans les bibliothèques des laïcs cultivés et dans de préparation.
les domaines institutionnels (il restera la langue des 6. Ce substantif vient d’un terme militaire désignant un défi lancé.
juristes jusqu’au xviie siècle !). L’anglais ne fait son appa- 7. Ce verbe vient du mot anglo-normand signifiant chasser.
rition dans l’administration que de manière très pro-
8. Cet apprêt culinaire vient du verbe signifiant brûler, rôtir
gressive, notamment à partir du règne d’Henri V de
en ancien français.
Lancastre (mort en 1422).
Au xixe siècle et durant une grande partie du xxe, de « chalenge » • 7. To catch (attraper), qui vient de « cachier » • 8. Toast, qui vient de « toster ».
des érudits anglais ont construit le récit téléologique du « pouque » • 5. Beefsteak, qui vient de « buef » et de « steik » (rôti) • 6. Challenge, qui vient
« triomphe » de l’anglais. Mais s’il est vrai, on l’a vu, que « caboche » • 3. Mug (grande tasse), qui vient de « moque » • 4. Pocket (la poche), qui vient de
l’anglais écrit se développe considérablement à la fin du
RÉPONSES : 1. Bachelor, qui vient de « bachelier » • 2. Cabbage (chou), qui vient de
L
Lille-III), Christopher Fletcher est
notamment l’auteur de Richard II:
Manhood, Youth and Politics, 1377-1399 ’idée qu’il existe une « guerre de Cent
(Oxford University Press, 2008). Ans » n’a de validité que du point de
vue français. Lors d’un voyage peu
confortable dans le Yorkshire, Michelet
a développé une théorie pour expli-
quer comment, au xive siècle, sous le
long règne d’Édouard III (1327-1377), des Anglais
bien nourris, mangeurs de viande, sanguins et vigou-
reux, étaient venus envahir une population française
pacifique. La guerre de Cent Ans avait commencé
(1337-1453)1. Cette chronologie n’a pas grand sens
outre-Manche. Pour les Anglais du xive siècle, il était
clair que, depuis la conquête normande de Guillaume
le Conquérant en 1066, leur roi avait toujours été un
JOSSE/LEEMAGE
Après la conquête de la Normandie par Philippe guerre reprend pendant le règne de son fils Charles IV, Histoire de
France, t. IV,
Auguste en 1204, l’Aquitaine est le seul territoire conti- dernier des Capétiens directs, en raison d’un nouvel 1876, livre VI,
nental à rester entre les mains du roi d’Angleterre. Par épisode de querelles avec l’Aquitaine anglaise. pp. 164-166.
En 1323, après des années de procès, le prieuré de tentatives diplomatiques d’Édouard II et de ses offi-
Saint-Sardos, dans la région frontalière de l’Agenais, ciers, le duché d’Aquitaine est confisqué à nouveau, et
fonde un village fortifié, une « bastide », à l’extérieur de la guerre recommence.
ses murs. Ce projet importune Édouard II, duc d’Aqui- L’ambiance ne s’améliore guère après la fin de ces
taine et roi d’Angleterre, parce que le prieuré de Saint- hostilités, malgré l’hommage rendu par le fils du roi
Sardos n’a jamais accepté d’être intégré à l’Aquitaine d’Angleterre, le futur Édouard III, à Charles IV, en sep-
par le traité de Paris en 1259. Ainsi, la bastide devien- tembre 1325. Quelques mois plus tard, Édouard II est
drait une nouvelle enclave échappant à l’autorité du déposé par sa femme, Isabelle de France, et son amant
duc. Cette fondation ne plaît pas non plus au châtelain Roger Mortimer. Édouard III devient roi mais le pou-
local, Raymond Bernard de Montpezat, ni aux bour- voir réel reste entre les mains d’Isabelle et Mortimer,
geois d’Agen. Le soir du 15 octobre, l’officier du roi de jusqu’au coup de force mené par le jeune roi – il a alors
France plante le poteau, couronné de la fleur de lis, 17 ans – en 1330. C’est pourquoi, à la mort de Charles IV,
qui fonde la bastide. Mais pendant la nuit, Raymond en 1328, Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel par sa
Bernard le fait pendre à son propre poteau. Malgré les mère, n’est guère en mesure de faire accepter son droit
théorique à la couronne de France, ni de résister aux
demandes de Philippe VI de Valois, après son accession
au trône du royaume de France.
A Amiens, en 1329, Édouard parvient tout de même
à éviter de prêter un serment d’hommage lige (c’est-à-
dire exclusif), qui aurait confirmé sa subordination au
roi de France, et prête seulement un serment d’hom-
mage simple. Philippe VI ne peut pas accepter cette
situation. Le 24 mai 1337, prétextant la présence à la
cour d’Angleterre de son vassal rebelle Robert d’Artois,
le roi de France confisque une nouvelle fois le duché
d’Aquitaine. Voyant qu’il n’a rien à gagner en conti-
nuant à reconnaître l’autorité de Philippe VI, Édouard
décide de se présenter comme l’héritier légitime du
royaume de France. Qu’il soit le petit-fils de Philippe
le Bel lui permet de l’imaginer, mais c’est surtout son
statut intenable de duc d’Aquitaine qui le décide à pour-
suivre cette stratégie.
sujets la possibilité de représenter les intérêts de leurs parlement refuse d’octroyer des impôts directs, puisque
communautés et de contribuer à la législation. l’Angleterre et la France sont théoriquement en paix.
Ce système fonctionne très bien pendant une guerre Après la mort d’Henri V en 1422, c’est la noblesse
victorieuse et dans un contexte économique favorable, anglaise qui gère la guerre au nom d’Henri VI, qui n’est
mais il est très difficile à gérer en temps de crise comme encore qu’un bébé. On peut alors parler d’une occu-
à la fin du xive siècle. En 1381, en effet, éclate la « révolte pation anglaise de la Normandie, de l’Anjou, et, grâce
des travailleurs » ou « révolte des paysans » : l’île s’en- au soutien du duc de Bourgogne, de Paris, de l’Ile-de-
flamme à la suite de l’instauration d’un nouvel impôt par France et même de la Champagne jusqu’en 1435-1436.
tête et des mesures mises en place par les autorités pour Pour asseoir leur domination, des membres du com-
assurer son bon paiement. Parti des paysans, le mouve- mandement militaire anglais suggèrent une répression
ment échoue à faire abolir le servage, mais sa dynamique contre des populations locales. Les garnisons sont finan-
a permis à la petite noblesse et aux élites urbaines de cées par les butins pris aux « rebelles » français. C’est, en
résister aux innovations et de poursuivre leur réforme quelque sorte, la conquête normande de 1066 à l’envers.
du gouvernement. Tandis qu’il doit faire face à des raids Mais, finalement, c’est parce qu’Henri VI, adulte,
français sur la côte, le roi est contraint à la négociation. ne montre que peu d’intérêt pour ses possessions fran-
C’est le parlement qui permet à Édouard III et à çaises que celles-ci sont abandonnées à la lente avan-
Henri V de financer, grâce à des impôts directs, des cée de Charles VII dans les années 1440. Au xve siècle,
armées de grande taille pour des périodes circons- son successeur Édouard IV fait au moins semblant de
crites. Il donne l’occasion au premier de gagner en vouloir reconquérir la France. Pourtant, il ne s’y rend
1346 la bataille de Crécy et de s’emparer ensuite du qu’une fois, en 1475, et la campagne se termine rapide-
port de Calais, et au second de prendre Harfleur en ment par le traité de Picquigny, une pension généreuse
1415, puis, après la bataille d’Azincourt, de conquérir pour le roi d’Angleterre et des boissons gratuites pour
la Normandie entre 1417 et 1419. En 1420, le traité les soldats anglais sur ordre de Louis XI !
de Troyes déshérite le dauphin Charles et prévoit la En 1492, Henri VII intervient encore militairement
« double monarchie » : à la mort de Charles VI, Henri V dans le nord de la France, de même qu’Henri VIII en
deviendrait roi de France en même temps que roi d’An- 1513 et 1523. Calais ne retombe dans l’escarcelle fran-
gleterre – mais les deux royaumes resteraient séparés. çaise qu’en 1558. C’est ainsi que le conflit anglo-fran-
Cette conquête de la Normandie pouvait, cette çais quitte le territoire français. C’est une « guerre de
fois, motiver les nobles anglais. Pourtant, le traité cinq cents ans » qui vient de prendre fin. Ce n’est qu’en
de Troyes confirme leur désintérêt pour la guerre en 1802, en signant avec Bonaparte le traité d’Amiens, que
France. Pendant neuf ans, jusqu’aux chevauchées de Georges III renonce à son titre de roi de France et retire
Jeanne d’Arc et la débâcle du siège d’Orléans (1429), le la fleur de lis de son blason. n
W
L’Angleterre à l’époque moderne. Des Tudors
aux derniers Stuarts (Armand Colin, 2017). illiam Shakespeare est né en
avril 1564 à Stratford-upon-
Avon. On ignore s’il a étudié à la
grammar school de la ville. Ses
registres ont disparu. Mais il est
probable que ce soit dans cette
école qu’il ait appris à lire et à écrire en anglais, puis qu’il
ait étudié la langue et la littérature latines qui consti-
tuaient l’essentiel de l’enseignement de l’époque. Il est
sûr qu’il n’est pas allé étudier à Oxford ni à Cambridge,
les deux universités du royaume. Il a d’ailleurs gardé
toute sa vie l’image d’un auteur dont la formation avait
été moins poussée que celle de ses rivaux.
Nous n’avons aucune certitude sur le métier,
sur les activités et même sur le lieu de résidence de
William Shakespeare au début des années 1580. On
ne retrouve sa trace qu’en novembre 1582, au moment
LONDRES, WESTMINSTER, HOUSES OF PARLIAMENT/BRIDGEMAN IMAGES
la vie au roi Lear ainsi qu’à sa fille Cordelia. pour contester l’héritage des Anciens. Ils contribuèrent
A la fin du xviie siècle, les Anglais considéraient à imposer l’idée d’une œuvre dont le génie était insur-
donc Shakespeare comme un des grands dramaturges passable. Par ailleurs, la réputation de Shakespeare
des époques élisabéthaine et jacobéenne, mais à l’égal fut servie par un éditeur londonien, Jacob Tonson,
d’un Ben Jonson, d’un John Fletcher ou d’un Francis qui imposa son copyright sur la plupart de ses pièces
Beaumont. Il figurait à leurs côtés dans les recueils et encouragea la publication d’éditions complètes qui
des hommes illustres, mais n’avait pas encore la place popularisèrent l’œuvre de Shakespeare en même temps
exceptionnelle qu’il occupa un siècle plus tard. qu’elles imposèrent dans les esprits sa vision d’un maté-
Les raisons de son élévation au cours du xviiie siècle riel historique, folklorique ou culturel qui avait pourtant
sont nombreuses. Elle n’est pas seulement liée à la force été commun à de nombreux auteurs de sa génération.
de son œuvre mais elle doit être resituée dans le proces- La figure de Shakespeare, les personnages liés à
sus de l’affirmation de la puissance anglaise. La figure son œuvre, comme Richard III, Lear, Falstaff, ou Jack
de Shakespeare et son œuvre polysémique furent alors Cade, et les vers les plus marquants de ses pièces furent
« To the
Memory of dolâtrie », triomphante dans les îles Britanniques, com- et un Shakespeare universel depuis la fin du xxe siècle.
My Beloved,
the Author mença à se répandre sur le continent, en particulier en Ces évolutions soulignent la plasticité d’une œuvre
Mr. William Allemagne où le génie shakespearien fut admiré par qui occupe dans l’imaginaire collectif une place que
Shakespeare »,
Shakespeares Lessing, Herder et surtout par le jeune Goethe. peu d’autres sont en mesure de lui disputer. Et elles
Comedies, L’époque où Shakespeare s’est imposé comme l’in- donnent raison à Ben Jonson qui, dans le « First Folio »
Histories,
& Tragedies, carnation du génie anglais est aussi celle de la naissance de 1623, notait que Shakespeare « was not of an age,
Londres, 1623. de la recherche scientifique sur son œuvre et celle où les but for all time ! »1. n
E
une Histoire de l’Angleterre, des origines à nos
jours (Flammarion, rééd. « Champs », 2015).
Il publie en octobre 2017 Victoria, reine n février 1967, à la veille de la visite
d’Angleterre (Gallimard, « Folio biographies »). d’État du président du Conseil sovié-
tique Alekseï Kossyguine à Londres
– la première d’un dignitaire soviétique
depuis la révolution d’Octobre ! –, le
magazine satirique britannique Punch
publiait le texte, totalement inventé, d’une note des
services diplomatiques russes expliquant à Kossyguine
qui était la reine Élisabeth II : « chef d’État, chef des forces
armées, chef de la fonction publique, détient tous les pou-
voirs. Aucune Constitution, celle-ci restant délibérément
non écrite, et transmise oralement d’un monarque à
l’autre. Nomme personnellement tous les personnages
fantoches [ministres], inaugure et clôt les sessions du
Parlement entièrement à sa volonté, peut le dissoudre
comme elle le souhaite. […] Aucune loi adoptée sans le
consentement du souverain, système judiciaire entière-
ment soumis à la tyrannie monarchique »1.
Punch voulait ainsi souligner le fossé qui existait entre
les pouvoirs nominaux de la reine, inchangés ou presque
depuis la fin du Moyen Age, et la pratique institutionnelle.
TIMOTHY MILLETT COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES
juin 1714, et son fils George monta sur le trône britan- (réformes électorales, Parliament Acts), ainsi que
nique au mois d’août suivant, après la mort de la reine les « conventions de la Constitution », pratiques
Anne, dernier souverain Stuart. institutionnelles consacrées par l’usage mais
La limitation des pouvoirs du souverain se fit tou- aucunement mises par écrit, comme l’existence
tefois progressivement, sans qu’aucun texte de loi ni, d’un Premier ministre, ou les étapes de la procédure
encore moins, une Constitution ne viennent la >>> d’adoption d’un projet de loi.
O
détestaient l’absolutisme des Bourbons, et, en outre,
n parle souvent de l’allergie des tout ce qui pouvait affaiblir la France sur la scène
Britanniques à la notion même de internationale était bienvenu. Mais, dès 1791-1792,
« révolution ». Il est vrai que les prédictions la grande majorité des Britanniques se détourna
de Karl Marx faisant de l’Angleterre le du nouveau régime. La Terreur de 1793, les exécutions
berceau de la future révolution prolétarienne ne se sont à la chaîne, les vaccinèrent contre cette idéologie.
pas réalisées. Pourtant, les Anglais ont, en 1640-1660 et Dickens, en 1859, publia une œuvre emblématique :
en 1688, connu deux révolutions, et pas des moindres ! Un conte de deux cités, dans laquelle il livre une vision
En 1649, le roi Charles Ier fut décapité à la hache horrifique de la révolution dans ses excès.
devant le palais de Whitehall, à Westminster. Tous les politiques qui avaient, après 1789,
En 1688, son deuxième fils Jacques II abandonna manifesté une quelconque sympathie envers
trône et royaume de peur de perdre sa vie. les révolutionnaires français durent se justifier de
Ces deux révolutions étaient avant tout le résultat ne pas être des coupeurs de têtes en puissance.
de tensions religieuses entre des protestants L’accusation de « jacobins » fut plus d’une fois utilisée
intransigeants et des souverains voulant cette pour déconsidérer les partisans des réformes politiques.
confession honnie comme religion d’État. Certes, il y eut trois crises chartistes, en 1839, 1842
En 1688, la « révolution », qui était en réalité bien et 1848 : les adeptes de la Charte du peuple réclamaient
plus proche d’un coup d’État, se vit qualifier de de vastes réformes politiques, comme l’élection
« glorieuse », car elle n’avait pas causé de morts. annuelle du Parlement, le suffrage universel masculin,
De fait, c’est cette acception qui s’imposa, d’autant un redécoupage équitable des circonscriptions, ou
que la mise en place qui s’ensuivit d’une monarchie encore le scrutin secret. Néanmoins, après l’échec
limitée, et d’un jeu politique bipartisan, enleva bien ultime de 1848, la négociation et la diplomatie
de son charme à l’action politique violente. Même l’emportèrent dans l’ADN politique britannique
les « radicaux », qui, à compter des années 1770, jusqu’à aujourd’hui. P. C.
Jacques II apprenant le débarquement en Angleterre de Guillaume d’Orange en 1688. Tableau de Ward, 1851.
Disraeli Figure du mouvement Victoria La reine (1837-1901) a donné Gladstone Autre figure majeure des
conservateur, il fut, à la fin du xixe siècle, son nom au xixe siècle : transformation années 1870-1890, le libéral William Ewart
un Premier ministre très proche économique et sociale lors de la révolution Gladstone, détesté de Victoria, a incarné
de Victoria, qui appréciait son action industrielle, l’ère victorienne a aussi mis en avec Disraeli l’alternance typique du système
énergique pour étendre l’empire. place la démocratie moderne britannique. parlementaire anglais à la fin du xixe siècle.
>>> coucher noir sur blanc. Ainsi, la reine Anne fut, en Marie-Antoinette et son bourreau ». Ces rendez-vous
1708, le dernier souverain à refuser la sanction royale entre la reine et le Premier ministre, dont la pratique
(Royal Assent) à un texte adopté par le Parlement, blo- date du xviiie siècle2, constituent une partie importante
quant ainsi sa promulgation, et Guillaume IV le der- du « travail » du souverain, qui reçoit en outre quoti-
nier à vouloir nommer un Premier ministre qui n’avait diennement (sauf à Noël et pour Pâques) les red boxes,
pas de majorité aux Communes (Robert Peel en 1834). ces mallettes rouges contenant toutes les informations
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE – REX FEATURES/REX/SIPA – THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE
35
30 28* L’alternance politique plus ou moins régulière entre
23 23 21 conservateurs et libéraux devint une autre caractéris-
tique de ce système politique, tout comme le bicamé-
risme. On a trop souvent tendance à minorer, pour le
5,7 xixe siècle, l’importance de la Chambre des lords par
0,6 0,9 2,3
rapport aux Communes. A l’exception des projets de loi
avant 1832 1832 1867 1884 1918(1) 1928(2) de finance, le rejet par les Lords d’un texte initialement
(1)
Suffrage universel masculin et féminin > 30 ans adopté par les Communes était sans appel. Jusqu’au
(2)
Suffrage universel total * en million milieu des années 1880, la Chambre des lords fournis-
sait plus de la moitié des membres du Cabinet.
Vers le suffrage universel Par ailleurs, le Premier ministre pouvait très bien
En moins d’un siècle, la Grande-Bretagne est passée diriger le gouvernement en siégeant « dans l’autre
d’un système oligarchique, où une toute petite fraction de endroit » (in the other place), comme on désigne
la population monopolisait le pouvoir, à une démocratie les Lords depuis les Communes : ce fut entre autres
jouissant du suffrage universel. Tout cela sans révolution le cas de lord Aberdeen (1852-1855) ou de lord
ni crise politique majeure. Si la France instaura le suffrage
universel en 1870, les femmes durent attendre jusqu’en 1944.
Salisbury (1895-1902) et même, en cours de man-
dat, de Benjamin Disraeli, devenu lord Beaconsfield
en 1876. Rappelons à ce propos que l’une des préro-
gatives du souverain est d’anoblir les sujets de son
>>> L’accroissement du nombre des électeurs choix. Le nombre de ces anoblissements augmenta au
entraîna l’émergence des partis conservateur et libéral long du xixe siècle, le souverain (désormais suivant
en lieu et place des tories et des whigs, jusqu’alors des les conseils du Premier ministre) désirant ainsi distin-
coteries tournant autour de quelques grandes figures guer des personnes qui avaient rendu service à leur
aristocratiques : des partis politiques structurés, avec une pays. Cela avait parfois ses à-côtés, comme en 1911,
organisation nationale et un programme, et dont le lea- lors de l’adoption du Parliament Act, qui concluait la
der était appelé à diriger le gouvernement en cas de vic- grave crise politique ouverte deux ans plus tôt avec
toire électorale. Le souverain n’avait plus aucune marge le Budget du peuple. En 1909, le gouvernement libé-
de manœuvre dans le choix du Premier ministre, lequel ral avait présenté un budget comportant beaucoup
tenait sa légitimité de sa majorité aux Communes : c’est de réformes sociales financées par une forte hausse
le principe même de la responsabilité gouvernementale. de la fiscalité sur les plus hauts revenus, ainsi que sur
UFFRAGETTES ET
S
SUFFRAGISTES
E n 1918, les femmes britanniques d’au moins
30 ans obtiennent le droit de vote, (illustration
parue en 1919 dans La Domenica del Corriere).
Le suffrage véritablement universel est établi
en 1928. On connaît en France surtout le combat
des « suffragettes » qui renvoie à la Women’s Social
and Political Union (WSPU), créée en 1903 et
dirigée par Emmeline Pankhurst.
Elles ont joué un rôle de premier plan par le
radicalisme de leur action : à partir de 1909, plus
d’un millier sont emprisonnées et nombre d’entre
elles participent à des grèves de la faim. Mais
les « suffragistes » – respectueuses de la légalité –
jouèrent aussi un rôle, comme à Manchester,
où quelque 250 000 femmes sont employées
dans l’industrie minière. Dès les années 1890
elles s’organisent dans des trade-unions, des
coopératives et des groupes socialistes. Pour elles,
le combat pour le suffrage est lié à celui de
LEEMAGE
l’émancipation ouvrière.
Fabrice Bensimon
LE PARLEMENT
Élit
CORPS ÉLECTORAL
Environ 400 000 électeurs avant 1832,
5,7 millions en 1884
L
e Parlement britannique est le modèle de bien des furent en partie à l’origine des conflits armés des
Parlements dans le monde. Institutionnalisé au années 1640-1650, puis de la Glorieuse Révolution de
xiiie siècle, il a été séparé entre Chambre des lords 1688. Le Parlement en sortit renforcé. Le Bill of Rights
et Chambre des communes au xive siècle. Sous les de 1689 consacra son indépendance et sa liberté
Tudors (1485-1603), le roi est une partie du Parlement, de parole, et son rôle de contre-pouvoir en matières
avec les Lords (les dignitaires de l’Église d’Angleterre fiscale et militaire. Dès lors, il fut réuni tous les ans.
et les chefs des familles nobles) et les députés des Les souverains Hanovre prirent l’habitude de
Communes (élus par les notables des comtés ou des gouverner en s’appuyant sur un Cabinet qui jouissait
bourgs). Pour les Anglais, l’alliance des principes de la confiance d’une majorité de Lords et
monarchique, aristocratique et démocratique faisait de députés des Communes. Bientôt, il fut admis que
de leur régime politique le meilleur possible et donnait la souveraineté politique résidait uniquement dans
une force particulière aux décisions du roi agissant le Parlement. Mais celui-ci ne représentait qu’une
en son Parlement (King-in-Parliament). Le Parlement fraction de plus en plus étroite de la nation britannique
restait cependant un organe politique secondaire : en pleine croissance. Le suffrage fut élargi
il était irrégulièrement convoqué et son rôle était progressivement par les Reform Acts de 1832, 1867
surtout de voter les impôts directs. Au xviie siècle, les et 1884-1885. A la fin du xixe siècle, le Parlement était
tentatives absolutistes des Stuarts à partir de 1603 devenu une institution britannique.
les grosses propriétés foncières. Cette attaque frontale gouvernement travailliste de Clement Attlee, en 1949,
contre les Lords entraîna une crise politique qui dura réduisit la durée du veto des Lords à une seule année.
toute l’année 1910 et suscita deux élections législa- Une fois par an, le souverain ouvre la session du
tives anticipées, en janvier et décembre. Parlement en lisant, à la Chambre des lords et en pré-
sence des Communes, le discours du trône, entièrement
À QUOI SERT LA REINE ? rédigé par le Premier ministre, annonçant les mesures
Le gouvernement libéral prévoyait de ne plus accorder que le gouvernement soumettra aux Chambres. C’est
aux Lords qu’un droit de veto suspensif de deux ans, l’une des fonctions royales les plus importantes : cette
après quoi le texte initialement rejeté serait promul- cérémonie symbolise en effet le roi (ou la reine) « en son
gué s’il avait été légitimé à nouveau par les Communes Parlement », l’union du souverain, de l’aristocratie et du
en des termes identiques. La Chambre des lords, où le peuple, source de toute législation. Si Victoria ne l’effec-
parti conservateur avait une écrasante majorité, était tua en personne qu’à quelques rares occasions, ses suc-
évidemment contre la réforme, mais le roi George V cesseurs furent nettement plus assidus. La reine actuelle,
(1910-1936) accepta l’idée de créer près de 400 pairs Élisabeth II, ne l’a manquée que deux fois depuis le
libéraux d’un coup pour renverser les choses. Il n’eut début de son règne, en 19524. NOTE
cependant pas à le faire, car l’abstention massive des De fait, Élisabeth II a toujours accompli scrupuleu- 4. En 1959 et
Lords conservateurs lors du premier examen du texte sement les devoirs liés à sa charge. Il est vrai qu’ils sont 1963, alors
qu’elle était
permit son adoption. Ce Parliament Act consacra défini- bien plus codifiés qu’à l’époque de son arrière-arrière- enceinte
respectivement
tivement la prééminence des Communes sur la Chambre grand-mère, dont le règne a constitué une sorte de tran- d’Andrew et
haute. Un second texte, adopté cette fois à l’initiative du sition entre le modèle monarchique hanovrien et >>> d’Edward.
ÉLISABETH II :
La princesse Élisabeth et son père George VI en 1930.
L
confiance culmina en septembre 1997,
e règne d’Élisabeth II a vu la après la mort tragique de la princesse
décolonisation, des périodes Diana à Paris. La reine ne voulait rien changer
successives de crise et de prospérité, à son séjour familial à Balmoral en Écosse,
l’entrée dans l’Europe (1973) puis le Brexit ce qui fut interprété comme une cruelle absence de
(2016). Sa longévité sur le trône, son attachement compréhension de l’opinion publique. Le Premier
indéfectible aux charges de sa fonction, lui confèrent ministre, Tony Blair, la persuada de rentrer à Londres et
MARCUS ADAMS/CAMERAPRESS/GAMMA-RAPHO – CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES ; © THE ANDY WARHOL FOUNDATION FOR THE VISUAL ARTS, INC/ADAGP, PARIS 2017
cette aura de stabilité, d’une certaine façon rassurante. d’aller au-devant de ses sujets en deuil. Immédiatement,
Certes, sur une si longue période, sa popularité a connu la presse et, autant qu’on puisse juger par les sondages,
des hauts et des bas. C’est surtout dans les années 1990 l’opinion retrouvèrent en la reine celle qui incarne la
que les critiques ont été les plus vives. Ainsi, après nation dans des circonstances dramatiques.
l’incendie du château de Windsor (20 novembre 1992),
l’annonce que les réparations seraient financées par RÉPARTITION DES TÂCHES
le budget national suscita l’incompréhension d’un public La popularité d’Élisabeth se rétablit au cours des
peu au fait de ce qui était propriété de la Couronne deux décennies suivantes. En 2002, les décès successifs
(et donc imputable aux deniers de l’État) et propriété de sa sœur, Margaret (février), et de la reine mère
personnelle du souverain (et entretenue par ses soins). (mars) suscitèrent la sympathie de ses sujets, qui
connaissaient l’étroitesse de leurs liens familiaux.
Il y eut ensuite d’autres événements plus heureux :
son jubilé d’or en 2002, le mariage de William et de
Kate Middleton en 2011, son jubilé de diamant en 2012.
En août 2012, la reine se prêta même à un montage
cinématographique pour l’inauguration des Jeux
olympiques de Londres, avec l’acteur Daniel Craig,
interprète « officiel » de James Bond. Et dire qu’elle
était supposée ne pas avoir le sens de l’humour…
Les naissances de George en 2013 et de Charlotte
en 2015 montrèrent que la succession était assurée, et
la popularité de William et de son épouse ouvrait des
perspectives à plus long terme, alors que son père,
Charles, prince de Galles, né en 1948, pourrait bien être
un roi de transition. Apparut alors une répartition des
tâches qui avait déjà fait la fortune de ce que George VI
surnommait « the Firm » (l’entreprise), avec les missions
protocolaires partagées entre les membres de la famille
royale, Élisabeth II prenant depuis son 90e anniversaire
un peu de recul par rapport à ses activités officielles.
Elle a cessé de parrainer une vingtaine d’associations
charitables, pour lesquelles elle jouait un rôle majeur de
leveur de fonds. Si le souverain donne, il faut faire aussi
bien que lui, voire mieux – et cela, depuis le xixe siècle !
Car la dimension caritative est devenue sous le règne
de Victoria une composante essentielle de la monarchie,
« Queen Elizabeth II of the United Kingdom, Reigning Queens », sinon une sorte de justification de son existence aux
Andy Warhol, 1985. yeux de nombre de sujets. P. C.
Famille Camilla duchesse de Cornouailles ; le prince Charles ; Catherine duchesse de Cambridge portant la princesse
Charlotte ; le prince George ; le prince William, la reine Élisabeth et le duc d’Édimbourg, à Buckingham le 11 juin 2016.
>>> la monarchie actuelle, qui a vu ses contours se royaumes dont elle est la reine, du Canada au Tuvalu, et
fixer définitivement sous le règne de George V5. En dans lesquels elle s’est rendue au moins une fois depuis
tant que chef de l’État, elle assure toutes les obliga- 1952 (mais 28 fois au Canada et 18 fois en Australie).
tions protocolaires : ouverture de la session parlemen- Chef du Commonwealth, elle n’exerce aucune auto-
taire, visites officielles à l’étranger (plus de 270, dans rité sur ses 53 États membres, mais symbolise l’unité
128 pays), réception des chefs d’État, etc. Elle person- de l’organisation. Elle prend ce rôle très au sérieux et
nifie la nation dans les grandes occasions, et, plus géné- a pu, lors de sommets des chefs d’État et de gouverne-
NOTES
ralement, exempte le Premier ministre de ce que l’on ment tendus, utiliser son entregent pour arrondir les 5. Cf. D.
appelle chez nous, de façon péjorative, l’inauguration angles. Ce fut le cas lors du sommet de Lusaka en 1979, Cannadine,
des chrysanthèmes. en Zambie, où la position intransigeante du Premier George V,
Londres, Allen
Toutes les grandes actions politiques sont faites en ministre Margaret Thatcher sur l’ancienne Rhodésie Lane, 2014.
son nom : nomination du Premier ministre, promul- britannique la plaçait en porte à faux par rapport aux 6. Titre attribué
gation des lois, dissolution du Parlement, déclaration autres membres africains du Commonwealth. à Henri VIII par
le pape Léon X
de guerre, etc. Elle est le symbole de la permanence Dans un tout autre registre, Élisabeth II, et la famille en 1521, en
de l’État et de l’unité nationale : l’opposition n’est-elle royale, est un atout touristique majeur pour son pays : de reconnaissance
son zèle
pas « l’opposition de Sa Majesté » ? C’est elle qui dis- une récente enquête7 évaluait à 535 millions de livres à défendre le
tribue les « honneurs » deux fois par an et, si la plu- le montant des revenus touristiques générés par la catholicisme
contre
part des nominations sont de nature politique et donc monarchie (visites de monuments, achats de souve- les thèses
émanent du Premier ministre, elle reste seule décision- nirs, etc.). On touche alors à l’essentiel : la relation luthériennes.
Il fait toujours
naire pour l’ordre de la Jarretière et l’ordre du Mérite. que la reine entretient avec ses sujets. Interrogés sans partie de la
Elle reçoit quotidiennement les red boxes, et donne cesse par les instituts de sondage, les Britanniques titulature royale
audience au moins une fois par semaine à son Premier disent aujourd’hui que la reine est un « point de repère » britannique.
7. Brand
ministre, audience dont le contenu est scrupuleuse- auquel se rattacher dans un monde en changement Finance’s
ment tenu secret. En tant que chef de l’Église anglicane, accéléré. Il est vrai qu’Élisabeth II a, en septembre 2015, valuation of
the British
l’Église d’État (et « Défenseur de la foi »6), elle procède délogé Victoria pour devenir le monarque au règne le Monarchy 2015
aux nominations ecclésiastiques, sur avis du Premier plus long dans l’histoire de son pays. Et elle détient http://
brandfinance
TOBY MELVILLE/REUTERS
ministre. Elle effectue aussi de nombreux déplacements aussi ce record à l’échelle mondiale. .com/images
aux quatre coins du royaume, pour inaugurer ici une Avec une popularité revenue à son plus haut niveau, /upload/brand
école, poser là la première pierre d’un hôpital, visiter et le fil de la succession assuré pour trois générations, _finance_s
_valuation_of
une usine ou planter un arbre commémoratif. la reine Élisabeth II a incontestablement rempli la plus _the_british
Mais il y a bien plus que la fonction représenta- primordiale de ses fonctions : assurer la perpétuation _monarchy
_2015_full
tive. La reine constitue aussi un lien avec les 15 autres de la monarchie. n _details.pdf
O
a notamment publié, avec Stéphane Jettot,
L’Angleterre à l’époque moderne. Des Tudors
aux derniers Stuarts (Armand Colin, 2017). n oppose souvent le modèle français
laïque au modèle anglais, plus tolé-
rant envers les religions. Tandis que
la loi en France a interdit dans les
établissements scolaires le port de
DANS LE TEXTE signes religieux, en particulier du
voile islamique, celui-ci est toléré en Angleterre dans
Locke : « elle est conforme les écoles ou les administrations publiques. En France,
aux Évangiles » la laïcité implique la reconnaissance de la liberté des
«
cultes, mais aussi une séparation rigide entre la reli-
La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des gion, qui ressortit à la sphère privée et la sphère de
autres en matière de religion, est si conforme à l’action publique.
l’Évangile de Jésus-Christ, et au sens commun L’Angleterre accepte mieux l’interpénétration du
de tous les hommes, qu’on peut regarder comme public et du religieux. Les Églises n’ont plus de lien
une chose monstrueuse, qu’il y ait des gens assez avec l’État français depuis 1905 alors que le souve-
aveugles, pour n’en voir pas la nécessité et rain anglais est toujours le chef de l’Église anglicane
l’avantage, au milieu de tant de lumière qui (Church of England). L’enseignement religieux est
les environne. Je ne m’arrêterai pas ici à proscrit dans les écoles publiques françaises
accuser l’orgueil et l’ambition des uns, alors qu’une loi de 1944 l’a rendu obliga-
la passion et le zèle peu charitable toire dans les écoles anglaises.
des autres. Ce sont des vices dont Pour comprendre l’origine de la
il est presque impossible qu’on situation anglaise, il faut remonter au
soit jamais délivré à tous égards ; xvie siècle. La spectaculaire rupture
LONDRES, PHILIP MOULD LTD/BRIDGEMAN IMAGES
mais ils sont d’une telle nature, entre l’Angleterre et la papauté, vou-
qu’il n’y a personne qui en veuille lue par Henri VIII en 1533 et 1534,
soutenir le reproche, sans les pour faciliter l’annulation de son
pallier de quelque couleur mariage avec Catherine d’Aragon,
spécieuse, et qui ne prétende n’a pas été durable. L’Acte de supré-
mériter ces éloges, lors même matie de 1534 a été ainsi annulé dès
qu’il est entraîné par la violence 1554 par sa fille aînée, Marie Tudor. La
de ses passions déréglées. » vraie séparation a eu lieu entre 1559 et
John Locke, Lettre sur la tolérance, 1563 lorsque la dernière fille d’Henri VIII,
1686. Élisabeth Ire, a, à nouveau, soustrait l’Angle-
terre à l’obédience de Rome. Elle a alors créé
pagnes d’opinion, radicales puis libérales, visant à la tion musulmane britannique approuvait le radicalisme
désétablir, c’est-à-dire à rompre les liens qui l’unis- islamique, remettent aujourd’hui en question l’attitude
saient à l’État. Élisabeth II reste le suprême gouverneur des autorités à l’égard du communautarisme et inflé-
de la Church of England. Elle en nomme, sous la res- chissent la tolérance traditionnelle de l’Angleterre
ponsabilité du Premier ministre, les archevêques et les envers l’expression des opinions religieuses, y com-
évêques. La reine porte toujours le titre de « Défenseur pris les plus extrémistes. n
R
arement dans la chronique du face-
à-face entre la France et l’Angleterre
l’intensité dramatique fut aussi forte
qu’entre 1755 et 1815. L’enjeu est de
taille : rien de moins qu’une lutte entre
les deux superpuissances européennes
pour la domination des espaces coloniaux et commer-
ciaux en Amérique, en Afrique et en Asie. L’histoire diplo-
matique classique voyait en la période 1693-1815 – des
guerres de Louis XIV à la bataille de Waterloo – une
« seconde guerre de Cent Ans », remportée par la Grande-
Bretagne qui parvint, après Trafalgar, en 1805, à assu-
rer sans partage son ascendant sur l’empire des mers.
LONDRES, APSLEY HOUSE, THE WELLINGTON MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
vives des deux pays, dans la perspective d’une mondia- intimement liés dans l’organigramme de l’État
lisation des conflits. La victoire ne se joue plus seule- du roi George II. Des intérêts partagés au sein
CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES – WASHINGTON, NATIONAL GALLERY OF ART, SAMUEL H. KRESS COLLECTION ; AKG
ment en Europe mais dans les espaces colonisés. A cette des élites les soudent dans une même compré-
échelle, la chronologie est revue, des dates prennent hension des enjeux géostratégiques à l’échelle
une importance nouvelle. Dans cette séquence de de la planète. La puissance de la Royal Navy est
soixante ans, cinq années marquent des tournants : au service de l’expansion diplomatique anglaise
1763, 1783, 1793, 1803 et 1813. Cinq étapes d’un com- qui assure le rayonnement de la couronne par la
bat au sommet qui se conclut par la défaite de la France. possession de territoires ultramarins. Il s’agit de
faire des îles Britanniques les plaques tournantes
1763, FIN DE LA GUERRE DE SEPT ANS du commerce européen d’abord, puis connectant
1763 constitue une des pires dates de l’histoire de les quatre continents. La nature de la guerre en
France. Le traité de Paris, qui met fin à la guerre de sera changée.
Sept Ans, entérine un bilan accablant : le royaume a L’attaque de la marine française sur les
perdu le Canada, l’Acadie, la Louisiane, ses posses- côtes canadiennes durant l’été 1755 par
sions en Inde, les terres de l’embouchure du Sénégal, le vice-amiral Boscawen, qui se solde par
Minorque, Saint-Vincent, la Dominique, Grenade la prise de deux vaisseaux, le Lys et l’Al-
et Tobago. La déroute est totale. La blue water policy cibiade d’abord, puis de 400 navires de
(« stratégie bleu marine ») a vaincu sur tous les fronts. pêche avec leurs marins, constitue une
Pis : la France s’est révélée incapable de relever le défi rupture des règles de la guerre qui
sur les champs de bataille européens, encaissant une choque l’opinion française. La façon
série de défaites dont celle de Rossbach (5 novembre dont les combats sont menés par les
1757). La Marine royale, surtout, a failli devant la com- Anglais et bientôt par les Français
bativité des Anglais qui ne cèdent rien sur ce qui fera sur la ligne de front des lacs nord-
le socle de la prospérité future : les routes maritimes américains, puis le long des forts
pour le contrôle des espaces colonisés. français de l’Ohio et du Missouri,
Un retour huit ans en arrière, en 1755, s’impose indique une graduation dans la
pour comprendre la nouvelle stratégie mise en place violence des affrontements.
au sommet de la société anglaise afin de remporter Le mélange des combats clas-
cette guerre d’un type nouveau. Pouvoir économique, siques entre armées de mercenaires et
pouvoir politique, puissance sociale et amirauté sont le soutien de milices civiles défendant
le
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CANADA ROYAUME-UNI 1815 Waterloo Guadeloupe
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Plaines d’Abraham 1759 Jamaïque Montserrat Martinique
Terre-Neuve 1757 Rossbach Ste-Lucie
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Légendes Cartographie
leur territoire, mais surtout l’adaptation aux techniques usurpateurs » « qui, semblables aux Algériens, déclarent
de la « petite guerre » des Indiens impliquent un niveau la guerre et attaquent sans droit ». En 1757, un Petit
de violence que tous les acteurs constatent, transfor- catéchisme politique des Anglais s’est chargé de montrer
mant ces guerres coloniales et indiennes en labora- qu’ils incarnaient le pire du machiavélisme politique,
toire des luttes à outrance qu’illustrent le massacre de ne visant qu’à la spoliation des richesses du monde et à
Jumonville contre un campement français en 1754 ou la destruction de ses cultures, comme la mise en coupe
celui du Fort William-Henry en août 1757, contre un réglée du continent indien le démontrerait.
détachement anglais. Autre illustration de cette anglophobie naissante,
Le futur grand explorateur Bougainville, alors jeune Pierre Lefèvre de Beauvray, dans son Adresse à la nation
officier, est conscient qu’un niveau de violence vient anglaise, présente en 1757 un poème patriotique dont
d’être dépassé : « Il s’est passé dans cette occasion des les formules ne laisseront pas indifférent sans doute
traits de fureur et de bassesse incroyables que l’on ne peut Rouget de Lisle, auteur trente-cinq ans plus tard de La
écrire et que je voudrais du meilleur de mon corps pouvoir Marseillaise : « Va pour t’entre-détruire, armer tes batail-
oublier, mais malheureusement je n’ai que trop vu moi- lons,/ Et de ton sang impur abreuver tes sillons. »
même et trop entendu. » De l’autre côté du Channel, un homme entre en
C’est la nation tout entière qui est désormais scène pour de longues années et transforme l’opinion
confrontée à la guerre. Depuis le tour de vis fiscal du anglaise : William Pitt. Lié aux intérêts de l’empire
milieu du xviiie siècle, la guerre ne peut se faire sans l’as- colonial, il a compris le rôle de la mobilisation psycho-
sentiment des sujets pressurés par l’impôt. L’ennemi, lui logique de tous les Anglais. Il s’appuie pour cela sur
aussi, change. Il devient la bête malfaisante à abattre ou la reconstruction de l’identité des Britons, rappelant
le barbare à occire sans pitié. A l’annonce de la « guerre leur culture républicaine, leur volonté de construire
sans lois » que mène l’amirauté anglaise, les Français un Commonwealth et la menace que fait peser sur leurs
se déchaînent : fourberie et brutalité caractérisent libertés l’absolutisme catholique français.
« la perfide Albion », moderne Carthage que Paris doit L’avenir de l’Angleterre se joue et se construit contre
abattre pour sauver la civilisation régulée par les bonnes la France et sur les mers. Mobilisation navale, conquêtes
manières et les douces mœurs françaises. militaires sur tous les continents à exploiter, construc-
Le marquis d’Argenson, penseur politique qui fut tion d’une opinion publique unie par le « patriotism »
durant la guerre de la Succession d’Autriche (1740- (un anglicisme importé en France qui ne connaît à
1748) secrétaire d’État aux Affaires étrangères, décrit l’époque que patriotique) et la Blue water policy ont
les Anglais comme des êtres « arrogants, ambitieux jeté les fondements de la victoire anglaise.
1783, LA REVANCHE
Les Français ne restent pas sans réa-
gir. Choiseul, devenu en 1761 secré-
taire d’État à la Guerre, entreprend
la réforme de l’armée. Pour l’adapter
à la guerre inventée par les stratèges
d’outre-Manche, il faut des armes
lourdes et des bateaux rapides, capables
de foudroyer l’adversaire. Ce sera l’in-
vention de la frégate par les meilleurs
En Amérique Gravure représentant la reddition des Britanniques à la bataille
ingénieurs de la Marine française et l’ap- de Saratoga en 1777. Avec la guerre de l’Indépendance américaine, la France, qui
parition du Gribeauval, le canon qui va soutient les colonies, croit tenir sa revanche. Mais à quel prix ?
servir à battre les armées européennes
jusqu’en juin 1815.
Il faut aussi former les hommes. Bougainville, longtemps réticents à aider la métropole britannique,
Suffren, La Fayette, Rochambeau sont les plus beaux affirment franchement leur hostilité à payer la dette
exemples de cette anglophobie martiale. Le conflit londonienne après 1763 et reprennent à leur compte
prend des dimensions planétaires avec la course à la les discours de Pitt sur les vertus de la république pour
découverte du continent austral, qui revêt certes les revendiquer leur liberté.
habits des aventures scientifiques, mais ne peut cacher Inexpugnables à l’extérieur, les Anglais montrent
une compétition sans merci, notamment contre le capi- cependant une fragilité interne : l’Angleterre a pour
PARIS, BNF/ARCHIVES CHARMET/BRIDGEMAN IMAGES – PARIS, MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GP/DR
taine Cook, pour la conquête des îles du Pacifique. principal défi de contrôler ses populations centrifuges,
C’est dans le cadre de cette lutte que Louis XVI Gallois, Irlandais, Écossais et désormais Américains. Au
se laisse convaincre en 1778 de signer une alliance prix de violences inouïes, dont le meilleur exemple est
avec la nouvelle République américaine, née en 1776 la répression de l’Irlande en 1798, semblable à celles
d’une sécession dans l’empire britannique. Vergennes, qu’ont déployées en Vendée en 1793-1794 les colonnes
son ministre des Affaires étrangères, est bien décidé de Turreau, l’unité du royaume sera préservée après la
à battre les Anglais quitte à s’associer aux insurgents leçon américaine, et la couronne britannique imposée
américains. En effet, les colons des Treize Colonies, par l’Acte d’union de 1801.
Cependant les Treize Colonies, avec l’appui de
la France, sont devenues un État indépendant, infli-
geant à la première puissance mondiale une défaite qui
aboutit au traité de Versailles, signé en 1783. Durant
le conflit, le domaine colonial français a servi de base
arrière pour les escadres et démontré sa place stra-
tégique dans le conflit planétaire que se livrent les
deux pays. Vingt ans après 1763, la France tient sa
revanche. A quel prix ? La division des élites françaises
et l’endettement de l’État imposent une fiscalité encore de la fête de la Fédération en 1790. A la fin du mois
plus lourde et entraînent le blocage de tout le royaume d’août 1792, sur les 18 étrangers qui obtiennent une
et l’effondrement de toutes ses institutions, moins de citoyenneté d’honneur française, 7 sont anglais ; 6 sui-
quatre ans plus tard en 1787, avec la rébellion des par- vront le 25 septembre. Une communauté d’Américains,
lements et des nobles. d’Irlandais et d’Anglais défend la naissance de la répu-
blique dont Thomas Paine et Helen Maria Williams, fer-
1793, DEUX VISIONS DU MONDE vente avocate de l’émancipation des femmes.
Le paroxysme de l’affrontement est atteint pendant Mais bien vite les forces conservatrices en Angleterre
la Révolution. Il ne s’agit pas là seulement du conflit perçoivent le danger d’une révolution non seulement
classique entre la république naissante et les vieilles républicaine mais démocratique. La City s’embrase, les
monarchies européennes. Autre chose se joue entre la milieux politiques emboîtent le pas. Burke tonne contre
France altermondialiste, qui pousse à l’adoption de ses cette Révolution impie, et les manieurs d’opinion, des-
principes républicains après la publication dans toute sinateurs, journalistes à la solde du gouvernement ou
l’Europe du décret du 19 novembre 1792 promettant convaincus de leur britannicité en danger, se mettent
de porter secours à tous les peuples qui désireraient en marche pour construire la vision d’une France assoif-
retrouver leur liberté, et l’Angleterre impérialiste. fée de sang, vulgaire dans sa tenue sans culotte, brutale
Tout avait pourtant bien commencé. Les relations dans sa destruction de la religion, abjecte dans ses mas-
entre les deux pays s’étaient réchauffées après le traité sacres, sacrilège dans l’exécution de son roi, oubliant au
de commerce de 1786 prévoyant une baisse progres- passage la décapitation à la hache de Charles Ier en 1649.
sive des droits de douane entre la France et l’Angleterre. C’est encore une fois l’histoire coloniale qui fait pen-
Dans ces années, l’émergence d’un moment anglophile cher la couronne britannique du côté de ses intérêts
est remarquable, rendue possible par la volonté de réfor- sonnants et trébuchants. Le sort des deux pays ne bas-
mer de façon libérale la France, sur le modèle anglais. cule pas seulement avec la tête de Louis XVI, le 21 jan-
Ainsi, en 1789, les îles Britanniques accueillent favo- vier 1793, mais avec la politique de la France dans les
rablement la Révolution, renouant pour les Anglais avec Caraïbes au moment de reconnaître aux libres de cou-
le modèle glorieux de 1688. De nombreuses sociétés leur le droit de devenir pleinement citoyens. Le lobby
comme la London Corresponding Society ou la London des planteurs anglais agit pour une entrée en guerre qui
Revolution Society se forment, dans la mouvance radi- puisse bloquer toute propagation des nouveaux idéaux
cale des néo-whigs, appelant à étendre à l’Angleterre dans les Caraïbes. C’est chose faite le 1er février 1793.
le vent de liberté, de tolérance, de citoyenneté parta- En France, l’animosité contre les Anglais se structure
gée et d’égalité pour réformer une monarchie anglaise autour de l’idée qu’ils sont les ennemis du genre humain.
secouée par le républicanisme américain et gangrénée Robespierre d’abord affirme son animosité (« Je hais les
par ses scandales récurrents de corruption. Anglais »), puis Barère, en mai 1794. Avec l’abolition de
Des lettres sont échangées, des banquets frater- l’esclavage en février 1794, votée par la Convention, la
nels sont organisés de part et d’autre du Channel lors guerre devient totale. Les Anglais comprennent bien
N PLAN D’INVASION
U
DE L’ANGLETERRE
E n 1803, après la rupture de la paix
d’Amiens, Napoléon cherche à envahir
les îles Britanniques depuis Boulogne-
sur-Mer où est stationnée la Grande
Armée. Comme le montre cette gravure
de 1803, plusieurs projets sont élaborés :
flotte de guerre, montgolfières et
même tunnel sous la Manche. A la fin
de l’année 1804, plus de 1 000 vaisseaux
de toutes tailles y sont regroupés,
rejoints ensuite par 60 000 soldats.
BIANCHETTI/LEEMAGE
sursaut collectif des Anglais qui renforcent leur britan- A Waterloo, certes, servi par la chance, Wellington
nicité. Les armées de métier sont réorganisées, avec réapplique la recette de 1813, jouant de patience,
un système de conscription. Les milices populaires et encaissant la mitraille mais attirant les Français vers
côtières sont réunies dans un enthousiasme sans borne. les carrés anglais et écossais, et clôt la tragédie en
Encore faut-il se doter d’une stratégie terrestre pour cinq actes pour la France par sa défaite définitive. Le
déloger Napoléon sur le champ de bataille européen, royaume britannique sortait seul vainqueur. La France,
afin d’imposer une paix victorieuse et sans conditions à la fin du congrès de Vienne accouchant d’un nouvel
à la France, une fois l’empire des mers confirmé par la équilibre européen, n’est même plus deuxième, mais
défaite de Trafalgar en 1805, et le contrôle des colo- cinquième, derrière la Russie, l’Autriche et la Prusse,
nies françaises assuré. Ce sera chose faite en 1813, avec ramenée à ses frontières de 1789 et pour un temps
l’éclosion du « général cipaye », Wellington en personne, aux mains de ses vainqueurs.
démontrant d’autant la centralité des colonies dans le Encore une fois et de façon paradoxale, le sursaut
conflit entre les deux pays. allait se construire dans l’Hexagone, avec la forma-
Le stratège anglais a façonné en Inde une technique tion d’un second empire colonial, comme dérivatif
de combat à l’opposé de celle du choc frontal prati- aux appétits européens, et les luttes civiles entre deux
qué par l’Empereur. Il faut résister et faire durer le plus modèles, celui d’une monarchie tranquille et soumise à
longtemps la confrontation pour attaquer au moment l’Angleterre et celui d’une république indépendante et
où l’adversaire, incapable de soutenir plus longuement potentiellement révolutionnaire pour l’Europe. Seule
son effort, montre ses faiblesses. Cette tactique exige l’émergence de la Prusse a pu métamorphoser l’hosti-
sang-froid, endurance, et courage. Autant de qualités lité séculaire entre France et Angleterre en inventant
que Wellington a éprouvées dans les guerres coloniales. un ennemi commun : l’Allemand ! n
Un empire pacifique ?
44 % des Britanniques se disent « fiers » de leur passé
colonial. C’est qu’ils gardent l’image d’un empire libéral
et bienveillant puis d’une décolonisation négociée.
La réalité est beaucoup plus nuancée.
1700 1757
PLANTATIONS L ’économie de plantation EN INDE L e 23 juin 1757, la bataille de Plassey
(canne, coton, tabac) se met en place aux Amériques : au Bengale marque le début de la conquête britannique
ici, une exploitation de tabac en Virginie, avec son lot du sous-continent indien. Celle-ci a été plus longue
d’esclaves et ses maîtres blancs oisifs. Les Britanniques et difficile qu’on a bien voulu l’écrire en raison de la
sont alors les premiers acteurs de la traite. résistance de la population et des souverains locaux.
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE – THE GRANGER COLLECTION NYC/AURIMAGES – LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY ; AISA/LEEMAGE
IERRE SINGARAVÉLOU
Par P ce fair-play, et tous les Blancs profitaient de cette Pax
Britannica, à la simple condition qu’ils en acceptassent
Professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne les règles. L’Angleterre enseignait ainsi au monde une leçon
et membre de l’Institut universitaire de France, de liberté, que le monde, hélas, n’a pas comprise. »
Pierre Singaravélou vient de diriger, avec Sylvain Venayre, Cette vision hagiographique d’un empire libéral
l’Histoire du monde au xixe siècle (Fayard, 2017). et bienveillant habite encore aujourd’hui une fraction
importante de l’élite politique britannique comme en
témoignent les déclarations successives des derniers
U
Premiers ministres.
Le travailliste Gordon Brown, pourtant historien de
formation, affirme en 2005 : « J’ai discuté avec de nom-
n Français, un homme intel- breuses personnes à l’occasion de ma visite en Afrique et le
ligent ; deux Français, de la temps est révolu où la Grande-Bretagne devait s’excuser de
conversation ; trois Français, son histoire coloniale. Nous devons célébrer notre passé. »
la pagaïe. » Et faut-il envier Une conviction partagée par son adversaire le conser-
nos voisins d’outre-Manche : vateur David Cameron, qui déclare en 2013 à la faveur
« Un Anglais, un imbécile ; deux d’une visite officielle en Inde : « Je pense qu’il y a énormé-
Anglais, du sport ; trois Anglais, ment de choses dont il faut être fier dans le passé impérial
l’empire britannique » ? britannique. » L’actuel ministre des Affaires étrangères,
Dans L’Ame des peuples, publié en 1950, le savant Boris Johnson, avait osé écrire en 2002 dans le Spectator :
anglophile André Siegfried définit ainsi l’habitus colo- « L’Afrique est un gâchis. […] Le problème n’est pas que nous
nial des Britanniques dont il glorifie l’œuvre impériale : y avons été aux affaires, mais que nous n’y sommes plus. »
« Le monde, au xixe siècle, a été rendu habitable grâce au Ce sentiment serait partagé par une grande par-
régime anglais, rajeuni par le libre-échange. […] Quand tie de la population du Royaume-Uni, comme semble
on quittait nos rivages, avant 1914, c’était pour entrer indiquer le sondage Yougov du 18 janvier 2016, qui a
aussitôt dans une sorte de république mercantile inter- révélé que 44 % des personnes interrogées en Grande-
nationale, qui fonctionnait sous l’égide britannique et Bretagne se sentaient « fières » du passé colonial bri-
où les méthodes britanniques prévalaient. Les étran- tannique tandis que 21 % affirmaient le « regretter »,
gers bénéficiaient, tout comme les sujets de la reine, de 23 % ni l’un ni l’autre et 13 % ne se prononçaient pas.
Après tout, ne s’agissait-il pas du plus vaste et en 1536, l’Irlande colonisée progressivement aux xvie
du plus peuplé des empires coloniaux, « sur lequel le et xviie siècles, et l’Écosse unie à la Couronne anglaise
soleil ne se couche jamais » selon l’expression consa- en 1603. Tandis qu’outre-Atlantique John Cabot – un
crée depuis le milieu du xixe siècle ? Si l’on en croit Génois du nom de Giovanni Caboto au service du
les mappemondes du début du xxe siècle, l’empire bri- roi Henri VII – « découvre » Terre-Neuve au large du
tannique recouvrait un quart des terres émergées et Canada en 1497, des colons s’installent en Amérique
dominait un cinquième de la population mondiale, du Nord, avec notamment la fondation en 1585 d’une
sans compter son influence militaire, économique et colonie à Roanoke dans l’actuelle Caroline du Nord, et
culturelle en Amérique latine, au Proche-Orient et en dans la Caraïbe à partir du xviie siècle.
Asie. Depuis une trentaine d’années cependant, les La production de la canne à sucre à la Barbade à
LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY ; STEFANO BALDINI/BRIDGEMAN IMAGES
travaux historiques produits au Royaume-Uni et dans partir des années 1640, puis dans une grande partie
ses anciennes colonies, en s’appliquant à restituer le des Antilles britanniques, dépend totalement de la
point de vue des populations colonisées, nous livrent main-d’œuvre servile. Dès 1700, les Anglais deviennent
le portrait contrasté d’un empire qui ne fut ni cohérent ainsi le principal acteur de la traite : jusqu’en 1807, les
ni omnipotent, contrairement à ce qu’ont affirmé ses navires britanniques ont transporté 3 415 500 captifs
promoteurs et ses adversaires. africains (dont près de 500 000 seraient morts pendant
la traversée) qui ont permis le développement de ce
D’ABORD L’AMÉRIQUE « premier » empire britannique, fondé aux Amériques
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMEN IMAGES
L’empire britannique s’étend progressivement sur l’économie de plantation (canne, coton, tabac).
et concomitamment dans le nord-ouest de l’Europe Dans les années 1770-1830, la profonde transfor-
et en Amérique. L’Angleterre s’approprie d’abord mation de la politique impériale britannique résulte de
les territoires voisins : le pays de Galles est annexé la conjugaison de plusieurs facteurs : l’expansion ter-
ritoriale dans le sous-continent indien, l’abolition du
monopole de la Compagnie des Indes orientales sur le
Les historiens nous livrent le portrait commerce avec l’Inde (1813) et avec la Chine (1833),
contrasté d’un empire qui ne fut ni cohérent la perte des treize colonies d’Amérique du Nord (1783),
ni omnipotent, contrairement à ce qu’ont la colonisation de l’Australie à partir de 1788, l’aboli-
tion de la traite (1807) puis de l’esclavage (1833), et le
affirmé ses promoteurs et ses adversaires déclin économique des Antilles britanniques.
«
rang de superpuissance mondiale, la seule véritable
« thalassocratie globale » (Daniel Headrick) qui ait Alors que je cheminais au travers de
jamais existé, s’appuyant sur une supériorité techno- l’Angleterre, en route pour les États-Unis,
logique et la maîtrise des routes maritimes grâce à de et de nouveau en franchissant les frontières
nombreux points d’appui (Gibraltar, Sainte-Hélène, des dominions, il y eut une idée qui s’imposa à
Malte, Chypre, Aden, Singapour, Hongkong, etc.). moi à chaque pas, une idée qui est écrite de façon
indélébile à la surface de ce vaste pays. Cette idée,
UNE FLORISSANTE INDUSTRIE c’est la grandeur et l’importance du destin
Le Royaume-Uni peut alors pleinement tirer avan- réservé à la race anglo-saxonne [applaudissements],
tage du développement d’une florissante industrie qui à cette espèce fière, obstinée, sûre d’elle-même,
se spécialise dans la production de biens manufactu- résolue, qu’aucun changement de climat ou
rés grâce à l’exploitation des matières premières et des d’environnement ne peut altérer, et qui est sans
ressources énergétiques ultramarines (blé et bois cana- aucun doute promise à être la force prédominante
diens, laine australienne, thé, coton et jute indiens, etc.). dans l’histoire future et la civilisation du monde. »
La domination britannique appauvrit alors consi- Discours de Joseph Chamberlain à Toronto,
dérablement les colonies de la Couronne et l’Inde, dont 12 décembre 1887.
la part dans la production manufacturière mondiale
serait passée de 20 % en 1800 à 1,4 % à la veille de
la Première Guerre mondiale. Tandis qu’à la fin du
xixe siècle les colonies de peuplement britanniques
(Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) bénéficient,
grâce aux exportations de matières premières et de
produits agricoles, d’un niveau de vie supérieur à celui
de la métropole britannique. Outre ce dynamisme
KIRIBATI GILBERT
TOKELAU ELLICE
NAURU
CANADA
NIUE
SALOMON TONGA
PAPOUASIE-NLE-GUINÉE
ILES COOK OCÉAN PACIFIQUE FIDJI
NLES-HÉBRIDES
HONGKONG
Légendes Cartographie
Autres colonies ORCADES DU SUD RHODÉSIES NYASSALAND
(de la Couronne, GÉORGIE DU SUD BECHUANALAND
à charte…) SWAZILAND
TRISTAN S.-O. AFRICAIN BASUTOLAND
Protectorats SANDWICH DU SUD DA CUNHA
Mandats UNION SUD-AFRICAINE
VERS 1920
UN QUART DES TERRES ÉMERGÉES des terres émergées et un cinquième de la population
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’empire mondiale, soit 400 millions de personnes. Mais c’est une
britannique est le plus vaste et le plus peuplé des empires domination très éparse et qui repose sur des réseaux
coloniaux : thalassocratie défendue par un réseau de points d’interdépendances locales complexes : l’administration
d’appui suivant les routes commerciales, il réunit un quart coloniale ne compte que 4 500 fonctionnaires en 1927.
«
soirement à Londres des mandats sur la Palestine et la
Mésopotamie. Personne n’avait le courage de déclencher une
Ces territoires relèvent de différents ministères émeute, mais si une Européenne s’aventurait
(Colonial Office, India Office, Foreign Office, War Office) seule dans un bazar, il y avait toutes les chances
qui n’ont pas de stratégie impériale commune. Le sou- pour que quelqu’un souillât sa robe d’un jet de salive
verain, en particulier la reine Victoria, « impératrice des mêlé de bétel […]. Si, sur le terrain de football,
Indes » à partir de 1877, semble constituer le principal un agile Birman me faisait tomber d’un traître croc-
ciment unificateur de cet ensemble disparate. en-jambe et que l’arbitre, birman lui aussi, feignait
de n’avoir rien vu, c’était dans la foule des spectateurs
LE MYTHE DE LA PAX BRITANNICA un déchaînement de rires hideux. […] Les faces
Nombre de ces conquêtes coloniales se sont avé- jaunes et ricanantes que je croisais partout, les
rées longues et ardues en raison de l’efficace résistance insultes qu’on me lançait à distance respectueuse
qu’ont opposée certaines armées autochtones. Ainsi, finirent par me porter horriblement sur les nerfs. »
plus d’un siècle a été nécessaire aux Britanniques pour G. Orwell, Une histoire birmane, 10/18, 2001.
s’imposer finalement dans la majeure partie de l’Inde
à la fin des années 1850. De même, les populations
Ashanti, dans l’actuel Ghana, ont résisté, souvent vic-
torieusement, aux assauts étrangers tout au long du
xixe siècle. Les Britanniques peuvent parfois échouer
militairement : il suffit pour s’en convaincre de se remé-
morer les cinglantes défaites britanniques de la pre-
mière guerre anglo-afghane en 1839-1842 et de la
bataille d’Isandhlwana (janvier 1879) en Afrique aus-
trale remportée par les Zoulous, dont le triomphe sus-
cite une immense émotion dans toute l’Europe.
Et puis, une fois les conquêtes achevées, les coloni- Néanmoins, la Pax Britannica n’est qu’un mythe,
sateurs britanniques ont souvent quelques difficultés puissamment relayé par la propagande coloniale. Des
à contrôler effectivement leurs millions de nouveaux grandes « révoltes » – celles des cipayes en Inde (1857)
sujets vivant sur d’immenses territoires. Car, à l’excep- et de Morant Bay en Jamaïque (1865) –, jusqu’aux
tion des dominions, les colonies se caractérisent par une conflits des décolonisations après la Seconde Guerre
très faible présence européenne et un sous-encadrement mondiale, une partie croissante des populations « indi-
administratif chronique : on compte en tout et pour tout gènes » ne se résignent pas à accepter cette oppres-
1 800 fonctionnaires coloniaux en 1874 et 4 500 en 1927. sion étrangère qui se traduit souvent au quotidien
C’est pourquoi les Britanniques mobilisent massivement par les expropriations foncières et le travail forcé, et
des agents autochtones (secrétaires, soldats, policiers, prend parfois la forme paroxystique de massacres : en
plantons, porteurs, etc.) pour faire fonctionner les admi- Tasmanie dans les années 1820, les Aborigènes sont
nistrations et encadrer la population. exterminés, à Amritsar en Inde en 1919 une manifes-
IMAGNO/LA COLLECTION – CHARLES HEWITT/PICTURE POST/GETTY IMAGES
L’empire britannique eût été impossible sans l’utili- tation pacifique est violemment réprimée, au Kenya
sation systématique de cette main-d’œuvre locale et la dans les années 1950 la révolte est brisée par des arres-
coopération d’une partie des élites autochtones, qui ont tations massives.
instrumentalisé la domination étrangère pour asseoir Les sujets colonisés peuvent également adopter des
leur propre position sociale et économique. En vertu modes d’action non violents (vols, refus de travailler ou
de la stratégie « diviser pour régner », les administra- de payer l’impôt) ou des stratégies de résistance à bas
teurs coloniaux favorisent certains groupes, comme bruit comme les moqueries, les insultes ou les crachats,
les brahmanes dans le sous-continent indien, sur les- décrits avec exaspération par George Orwell dans Une
quels ils s’appuient pour maintenir l’ordre social, aux histoire birmane alors qu’il officiait comme policier en
dépens du reste de la population. Birmanie dans les années 1920 (cf. p. 55).
Mais cet empire n’a pas été exclusivement colonial.
En effet, à partir des années 1820, sa dimension « infor-
L’héritage impérial demeure vivace melle » ne cesse de se développer. Car les Britanniques
au Royaume-Uni à travers l’immigration militent ardemment en faveur de la libéralisation des
postcoloniale, ses possessions échanges internationaux en n’hésitant pas à intimider
ou à attaquer les gouvernements étrangers qui res-
ultramarines et le Commonwealth treignent leurs importations, défendent des monopoles
commerciaux ou refusent d’abaisser leurs barrières Ce faisant, une nouvelle culture impériale, fondée
douanières. En usant de la « diplomatie de la canon- sur la maîtrise partielle de la langue anglaise et des pra-
nière », ils contraignent les États récalcitrants à ouvrir tiques culturelles britanniques comme la franc-maçon-
leur marché en Chine (guerres de l’Opium en 1839- nerie (en 1900, l’empire compte plus de 800 loges
1842 et 1856-1860), en Afrique subsaharienne, dans dont 184 en Inde et 44 aux Antilles) et les sports dits
l’Empire ottoman, et en Amérique latine. « modernes » (cricket, rugby, football, golf, etc.), peut
se développer au sein des élites de l’empire colonial et,
IMPÉRIALISME DU LIBRE ÉCHANGE au-delà, de l’« empire informel » dans les grandes villes
Le Royaume-Uni a été ainsi le champion incon- latino-américaines ou chinoises. Ces pratiques d’origine
testé de cet « impérialisme du libre-échange », vecteur britannique ont été réappropriées, parfois réinventées,
efficace et brutal de la mondialisation économique par les populations autochtones, comme en témoigne
au xixe siècle. Un véritable monde britannique prend le développement des langues créoles (le jamaïcain ou
forme à travers les 25 millions d’individus qui émigrent le krio de Sierra Leone) et des syncrétismes religieux,
du Royaume-Uni entre 1815 et 1924. Cependant, très notamment en Afrique anglophone.
peu émigrent en direction des colonies de la couronne Plus d’un demi-siècle après les décolonisations,
et des protectorats : en 1901, la Gambie, la Sierra Leone l’héritage impérial demeure vivace aujourd’hui au
et Hongkong comptent respectivement 158, 316 et Royaume-Uni à travers son immigration postcolo-
1 948 résidents britanniques. niale, ses possessions ultramarines (Bermudes, Diego
L’émigration s’avère également faible vers l’Inde, Garcia, îles Malouines, Gibraltar) et le Commonwealth
ROLLS PRESS/POPPERFOTO/GETTY IMAGES
L
boursier Marie Sklodowska-Curie à
e 27 juillet 2012, la cérémonie d’ouver- University College London.
ture des Jeux olympiques de Londres met
en scène la grande aventure de l’indus-
trie moderne avec ses cheminées, son
fer en fusion, sa pollution et ses ouvriers.
Et, sous un haut-de-forme porté par l’ac- Cette expression recouvre un ensemble complexe
teur Kenneth Branagh, son capitaliste emblématique : de transformations qui ne se sont pas accomplies de la
Isambard Kingdom Brunel (1806-1859), qui fit fortune même façon dans les différents pays. C’est en Grande-
dans les chemins de fer et la navigation à vapeur sur Bretagne qu’elles se sont produites en premier, selon
l’Atlantique1. C’est ainsi, pour quelque 2 milliards de une chronologie et des modalités qui restent discutées.
téléspectateurs, que le cinéaste Danny Boyle définit la L’usage était de situer la révolution industrielle
contribution britannique à l’histoire de l’humanité : la entre 1760 et 1830. Mais si, dans les années 1760, les
révolution industrielle. principales inventions de l’industrie cotonnière ont
été mises au point, elles ne sont appliquées que dans
les années 1780. En 1830 encore, seuls quelques sec-
teurs comme le coton sont mécanisés ; la plupart des
ouvriers sont des artisans, et les chemins de fer sont
en gestation.
La séquence 1780-1850 est aujourd’hui privilé-
giée. C’est en 1850 que la fabrique de coton l’emporte
sur l’atelier et le travail à domicile. C’est aussi à cette
date que se met en place un premier réseau ferroviaire.
1851 est l’année de la Grande Exposition des produits
de l’industrie de toutes les nations (cf. p. 62), et celle
du premier recensement où la population des villes
excède celle des campagnes. Mais même si on retient
cette séquence 1780-1850, comment l’articuler avec
la longue durée de l’industrialisation (1700-1870) ?
BRIDGEMAN IMAGES
A partir du xvie siècle commence un immense mou- en 1911, rejoignant ainsi le niveau de la population
vement d’expropriation des terres, resté dans l’histoire française. L’émigration de masse vers les États-Unis et
sous le nom de mouvement des enclosures. Les grands les colonies de peuplement ne bride même pas cet essor.
propriétaires terriens expulsent les paysans pour exploi- La forte natalité, conséquence de mariages plus
ter leurs domaines selon un mode capitaliste. Entre nombreux et plus précoces, se conjugue avec une
1500 et 1750, la part de la main-d’œuvre agricole passe baisse rapide de la mortalité. L’espérance de vie passe
de 70 % à 35 %. L’élevage s’impose. Le poids des bes- de 36 ans pour les Britanniques nés en 1800 à 50 ans
tiaux augmente, les vaches donnent plus de lait et les pour ceux qui naissent en 1900. Mais ces moyennes
moutons plus de laine, les rendements des terres sont recouvrent des inégalités, du simple au double, entre
accrus. L’alimentation du bétail est enrichie, des terres l’ouvrier d’une ville industrielle et le propriétaire terrien.
sont drainées, les labours et les semis sont plus efficaces.
Cette bonification des surfaces cultivées et de la COTON, DENTELLE ET LAINE
productivité de la main-d’œuvre, qu’on a qualifiée de La croissance démographique contribue à l’in-
« révolution agricole », améliore la santé et l’espérance dustrialisation et elle est nourrie par elle. Des villes
de vie des Britanniques, et augmente leur nombre. Alors comme Birmingham, Liverpool, Manchester, Leeds ou
qu’en 1760 la Grande-Bretagne est peuplée de 7 mil- Sheffield, qui comptaient toutes moins de 10 000 habi-
lions d’habitants, soit trois fois moins que la France, tants en 1700, en dénombrent souvent 60 000 ou 70 000
elle en compte 16 millions en 1831, puis 41 millions en 1800, et 300 000 ou 400 000 en 1850. Chacune de
ces métropoles acquiert une identité propre, liée à sa
principale activité : le coton à Manchester, la dentelle
à Nottingham, la laine à Norwich, le lin et le jute à
LE MOT
Dundee, le charbon et l’acier à Newcastle, la construc-
tion navale à Plymouth et Portsmouth, etc. Chacune
Révolution industrielle compte un centre commerçant, entouré de quartiers
LONDRES, SCIENCE MUSEUM ; MP/LEEMAGE
Il semble que l’expression ait d’abord été utilisée industriels et de logements ouvriers insalubres. Forte
en français, par Jean-Baptiste Say et Jean Simonde de 959 000 habitants en 1801 et de 2,3 millions en
de Sismondi. C’est Friedrich Engels qui lui a donné son 1851, Londres est la plus grande ville du monde. Mais
NOTES
sens révolutionnaire, en voyant dans la révolution d’autres voient leur population stagner, à l’instar de 1. http://www
technique une séquence historique, dans son ouvrage Bath et Bristol : la révolution industrielle n’est pas .youtube.com
paru en allemand en 1845 La Situation de la classe un processus homogène, certaines parties du pays y /watch?v=4
As0e4de-rI
laborieuse en Angleterre. L’historien Arnold Toynbee échappant, en particulier ses « marges intérieures », 2. T. Carlyle,
a popularisé l’expression dans la langue anglaise, telle l’Irlande. Celle-ci fait alors partie du Royaume-Uni « Signs of the
avec un ouvrage paru en 1884 : Lectures on the Industrial times », The
mais sa proto-industrie pâtit du libre-échange mis en Edimburgh
Revolution of the Eighteenth Century in England. place en 1801 lors de l’Union, et l’enrichissement >>> Review, 1829.
FRANCE
41
Population : le rattrapage
Ils ont tout inventé
1911
1760 1911
BRETAGNE
GRANDE-
1709 Abraham Darby réussit la première 41 41
41
coulée de fonte au coke.
1710-1712 Première machine à vapeur de 24
Newcomen.
FRANCE
1764 La spinning-jenny de James Hargreaves.
24
7*
1768 Le water-frame de Richard Arkwright.
1760
* En millions
BRETAGNE
1769 Watt dépose un premier brevet
GRANDE-
7*
améliorant la machine à vapeur. GRANDE-
FRANCE
GRANDE-
FRANCE
BRETAGNE BRETAGNE
1825 Richard Roberts met au point le métier à * En millions
filer automatique.
Démographie
1830 Inauguration du chemin de fer La croissance démographique contribue à l’industrialisation
Liverpool-Manchester. et s’en nourrit. En 1911, la Grande-Bretagne est aussi peuplée
1855 Le convertisseur Bessemer que la France.
(fabrication de l’acier).
1856 Perkin synthétise le premier colorant chimique. saurait se résumer à ces innovations, elles en ont bien
été des éléments essentiels.
L’impact des progrès techniques se fait sentir dans
toute l’économie. Les brevets se multiplient après 1750.
>>> global du pays ne lui est d’aucun secours lors de La mécanisation du coton, en particulier du filage, est
la Grande Famine de 1845-1851. au cœur de la révolution industrielle. Jusqu’à la fin du
Les migrations intérieures britanniques sont mas- xviiie siècle, le coton avait été filé à la main, entre le
sives : des campagnes vers les villes petites et moyennes ; pouce et l’index, par des femmes travaillant à domicile.
puis, ou directement, vers les grandes villes. Alors qu’en En 1764, la spinning-jenny de James Hargreaves rem-
1801 deux tiers de la population vivait dans les cam- place une broche par plusieurs ; en 1768, la machine à
pagnes, la population urbaine devient majoritaire dès filer de Richard Arkwright (le water-frame), actionnée
1851 – un cap que la France ou les États-Unis ne fran- par l’énergie des moulins à eau puis à vapeur, permet
chiront que dans l’entre-deux-guerres. Même si la popu- de fabriquer un fil plus solide. En 1771, à Cromford,
lation agricole ne diminue pas en valeur absolue avant dans le Derbyshire, Arkwright construit la première
la fin du siècle, les enclosures, la faiblesse des reve- usine conçue pour abriter des machines et non plus
nus agraires et la réforme de la loi sur les pauvres en seulement pour regrouper des ouvriers.
1834, qui permet aux paroisses de financer et d’organi- La combinaison des deux techniques (jenny +
ser l’émigration des indigents, sont de puissants stimu- moulins) est réalisée par Samuel Crompton (mule)
lants à l’émigration. Les régions industrielles agissent vers 1779. Puis Richard Roberts brevette en 1825 la
comme des aimants, à l’instar du sud du pays de Galles, première machine automatique, la mule-jenny, qui
du sud du Lancashire, du sud du Yorkshire, de l’ouest fonctionne sous la surveillance de quelques ouvriers.
des Midlands et des basses terres écossaises. Alors qu’il fallait en 1750 plus de 50 000 heures de tra-
vail pour filer 100 livres de coton à la main, il n’en faut
L’ÂGE DE LA MACHINE plus en 1825 que 135. En 1772, l’Angleterre importait
Dans ces régions, la fabrique devient un trait essen- 4,2 millions de livres de coton brut ; en 1839-1841,
tiel. En 1845, la plus grande usine du monde, les forges 452 millions de livres. Le prix des pièces de coton
de Dowlais, au sud du pays de Galles, regroupent chute de 85 %.
18 hauts-fourneaux et 7 300 travailleurs. La fabrique D’autres améliorations sont accomplies dans le
est fondée sur la division du travail décrite par Adam blanchiment, la teinture ou l’impression, en une com-
Smith dans La Richesse des nations (1776), mais elle binaison qui suscite une croissance fulgurante de ce
s’appuie également sur l’usage de la force hydraulique secteur. Pour les autres fibres textiles, les changements
et de la vapeur. sont plus lents, mais ils se font. L’industrie du fer est
« Si nous devions caractériser cette époque d’une révolutionnée et la production également multipliée :
seule épithète, nous serions tentés de l’appeler, non pas celle de la fonte passe de 180 000 tonnes en 1800 à
un âge moral, philosophique, héroïque ou de la dévotion, 2,25 millions en 1850.
mais par-dessus tout, l’âge mécanique. C’est l’âge de la La vapeur est essentielle dans ce processus : au cours
machine2. » L’essayiste écossais Thomas Carlyle n’est pas des années 1760, James Watt a amélioré la machine
le premier à noter ceci, en 1829. Les progrès rapides de mise au point par Thomas Newcomen au début du siècle,
la technologie, en particulier l’utilisation de machines la rendant quatre fois plus efficace. La force de la vapeur
pour remplir des tâches naguère effectuées à la main, est d’abord utilisée dans les mines de charbon, puis dans
sont les développements les plus frappants de leur l’industrie cotonnière. Mais, dans beaucoup de secteurs,
époque. La mécanisation de l’industrie cotonnière, la on continue d’utiliser l’énergie éolienne, hydraulique,
machine à vapeur, puis le chemin de fer moderne s’im- humaine et animale. Les roues hydrauliques, en parti-
posent comme les emblèmes du progrès économique. culier, permettent à de nombreuses fabriques de fonc-
Et si, pour les historiens, la révolution industrielle ne tionner, même si la gestion partagée des rivières pose
15 %
24 %
2% 23 % 41 % 46 %
44 %
30 %
GRANDE-BRETAGNE FRANCE
Agriculture Industrie Services
Grande-Bretagne Reste du monde
Acteur-monde Précoce
Dans les années 1880, la Grande-Bretagne est La croissance de la population active industrielle est intense
le principal exportateur et importateur mondial et et précoce en Grande-Bretagne. Dès 1810-1820, l’industrie
le principal investisseur mondial. britannique emploie plus de travailleurs que l’agriculture.
problème à des capitalistes concurrents. L’« ère de la ou industrielles d’être échangées pour moins cher.
vapeur » ne s’impose que très progressivement. Jusqu’en 1830 le cabotage et surtout les canaux y
La machine ne se substitue pas systématiquement contribuent, à commencer par le canal creusé entre
au travail manuel. La révolution industrielle crée tout Manchester et les mines du duc de Bridgewater à
un monde d’emplois très physiques, des travailleurs Worsley. Entre 1760 et 1830, le pays connaît une
de force des forges aux terrassiers des chemins de fer. « fièvre des canaux », avec le creusement de quelque
Certains secteurs ne sont mécanisés qu’après 1830, 3 500 km de voies navigables. Mais, là encore, cet
comme la laine ou le lin. Même dans le coton, en 1835, engouement est limité par les surfaces cultivables :
le nombre de métiers à tisser manuels reste deux fois les charges sont transportées par des chevaux, ce qui
supérieur à celui des métiers mécaniques. implique de réserver des terres pour les nourrir, à hau-
Sidéré par la puissance industrielle, on a longtemps teur de 1,2 à 2 hectares par cheval de trait.
négligé les produits finis : les mouchoirs imprimés Inaugurée le 15 septembre 1830, la ligne de
en lin, les boutons qui brillent, la vaisselle bon mar- chemin de fer moderne reliant le port de Liverpool
ché, les étoffes avec des motifs en couleur, etc. Dans à Manchester est la première au monde. La « fièvre
la métallurgie à Birmingham, ou la bonneterie du des chemins de fer » dure un demi-siècle : aux 60 km
Nottinghamshire, les changements se produisent sans de voies construits en 1830 succède un réseau de
grande innovation. Mais les historiens s’intéressent de 10 700 km en 1851. Cet essor stimule en retour l’indus-
près aujourd’hui à ces productions modestes qui, à leur trie (fer, acier, briques, etc.). Si les trains transportent
manière, ont participé à l’élan général mêlant révolu- d’abord uniquement des passagers, ils sont bientôt uti-
tions techniques et énergie nouvelle. lisés pour le fret, concurrençant les canaux. Dans >>>
L’importance du charbon a été comprise dès le
xixe siècle. Tant que la terre demeure la principale res-
source pour l’alimentation comme pour les matières
premières de l’industrie, tous les besoins en énergie
sont pourvus par la matière organique (le bois ou le
charbon de bois…). Les récoltes, le bétail, le tissu, le
lin ou le bois qui sert à faire les meubles dépendent de
la terre. Le charbon et les énergies éolienne et hydrau-
lique occupent alors une place marginale. L’historien
Tony Wrigley a calculé que toutes les forêts de Suède,
de Norvège, des États baltes et de Russie n’auraient pu
satisfaire les besoins de l’industrie moderne britannique.
A partir du xviie siècle, la déforestation étend de
façon considérable la surface cultivable – d’environ
6 millions d’hectares en 1800 – mais conduit à une
pénurie de bois. Dès 1620, le charbon (de terre, et
surtout le coke, aux excellentes qualités énergétiques)
devient la principale ressource énergétique et, dans les
années 1760, transforme rapidement l’industrie du fer.
La consommation de charbon est multipliée par 250
entre 1750 et 1830.
Autre impact clé du charbon : les transports. Tous
MP/LEEMAGE
les progrès dans leur infrastructure peuvent stimuler Textile Un atelier de tissage mécanique du coton, près de Preston, dans le
la croissance, dans la mesure où des transports moins Lancashire, en 1835. Cette fabrique utilise le métier à tisser breveté en 1784
coûteux permettent à des marchandises agricoles par Edmund Cartwright. En 1850, on en compte 26 000 en Angleterre.
1851-1951 : D’UNE
« EXPO » À L’AUTRE
Londres accueille en 1851 la première
Exposition universelle. Cent ans
plus tard, le Festival of Britain tend
à revigorer une Grande-Bretagne
meurtrie par la guerre.
L
’Exposition universelle de 1851, première d’énergie de l’époque) pesant 24 tonnes, que des
du genre, organisée à Londres entre mai et œuvres d’art (tissus, orfèvrerie, joaillerie…). Cent ans
octobre 1851, consacra le leadership industriel plus tard, le Festival of Britain prit place sur la rive sud
de la Grande-Bretagne. Un siècle plus tard, de la Tamise (South Bank), que les bombardements
de mai à septembre 1951, le Festival of Britain venait à la allemands avaient en grande partie rasée. Elle fut
fois commémorer l’Exposition et célébrer la naissance entièrement remodelée pour l’ouvrir largement au
d’une Grande-Bretagne nouvelle, six ans après la fin du public. Le Royal Festival Hall, salle de concert construite
second conflit mondial (en bas : affiche de 1951). pour l’exposition, le « Dôme de la découverte », qui
L’idée d’organiser une « Grande Exposition des produits initiait ses visiteurs aux sciences naturelles, la tour Skylon,
de l’industrie de toutes les nations » venait du prince sorte de cigare d’aluminium suspendu par des câbles
Albert, époux de la reine Victoria, qui voulait ainsi et culminant à 90 m de hauteur, en rythmaient la visite.
« donner un tableau vivant du niveau de développement
auquel l’humanité est arrivée » et montrer que la Grande- UN GRAND SUCCÈS
Bretagne était bel et bien l’« atelier du monde ». La Le Festival of Britain se retrouva au cœur des
volonté de marquer le centenaire de ladite Exposition controverses politiques. Les travaillistes, aisément élus
fut quant à elle émise dès 1943 par la Royal Society en 1945, avaient remporté de peu les élections de 1950.
of Arts. A la fin du conflit, le nouveau gouvernement La situation économique était encore délicate. Il
travailliste s’emparait de l’idée tout en l’infléchissant : s’agissait donc de susciter un mouvement d’adhésion
il s’agirait désormais de mettre en avant les réalisations populaire autour des réalisations du gouvernement : les
de la Grande-Bretagne dans les domaines des sciences, organisateurs du Festival n’y tenaient pas trop, mais
de la technique et des arts, en oubliant la dimension nécessité fait loi… Du coup, au lieu de se concentrer sur
« universelle » de 1851. On mettrait à l’honneur la seule capitale, le Festival fut d’ampleur nationale. Mais
la résilience de la capitale britannique après les épreuves cet objectif tourna court : en 1951, les conservateurs
de la guerre. retournèrent au pouvoir. Churchill, hostile
Chacune des expositions se au projet, fit démolir tous les bâtiments, à
caractérisait par son inventivité l’exception du Royal Festival Hall.
architecturale. Celle de 1851 avait été Les deux expositions eurent un succès
tout entière logée sous une serre incontestable : 6 millions de visiteurs
géante, issue de l’imagination de Joseph en 1851, 10 millions un siècle plus tard.
Paxton, jardinier en chef du duc de Son directeur, Gerald Barry, avait émis
Devonshire. Le « palais de Cristal » le vœu que le Festival constituât un
(en haut : lithographie de 1851), fait de « revigorant pour le pays », après les
piliers de fonte et de fer et de grands épreuves de la guerre. Mais, c’est un peu
SSPL/NATIONAL MEDIA MUSEUM/LEEMAGE – ALAMY/PHOTO12
l’environnement d’autres régions du monde. Brassey (1805-1870) emploie jusqu’à 80 000 hommes The Price of
Emancipation.
Si la Grande-Bretagne a, la première, aboli la traite et fait construire des lignes de chemin de fer sur cinq Slave-Ownership,
négrière en 1807, l’esclavage colonial a aussi joué son continents. La fortune d’un Brunel ou d’un banquier à Compensation
and British
rôle dans son industrialisation. Elle n’est certes pas la succès dépasse celle des propriétaires terriens cossus. A Society at the
seule puissance esclavagiste, mais c’est la plus impor- partir de la réforme électorale de 1832, la bourgeoisie End of Slavery,
Cambridge
tante : au cours de quelque 11 000 voyages, les arma- partage le pouvoir politique avec l’aristocratie. University
teurs britanniques ont transporté plus de 3 millions La législation limite l’impact des faillites et, de façon Press, 2010.
d’esclaves, soit le quart de l’ensemble de la traite tran- plus générale, les institutions parlementaires favo- Voir aussi
le projet
satlantique. L’argent dégagé dans ce commerce et dans risent le développement capitaliste du pays. En 1846, « Legacies
l’économie de plantation des Caraïbes par les armateurs, le libre-échange remporte une victoire décisive, avec of British
Slave-
les planteurs, les banquiers, est rapatrié, alimentant l’abrogation des lois protectionnistes sur les >>> Ownership ».
La lettre de Dickens
NOTES
ARCHIV GERSTENBERG/ULLSTEIN BILD/AKG
6. E. Griffin,
Liberty’s Dawn,
New Haven,
Yale University
Press, 2013.
7. T. Babington
Macaulay,
The History of
England from
the Accession
of James the
Second,
Londres, 1848, Enfants martyrs En 1842, une commission d’enquête parlementaire insiste sur la dureté et l’immoralité du travail
vol. 1, p. 271. des femmes et des enfants dans les mines. Le Parlement interdit le travail souterrain pour ces deux catégories.
«
Histoire d’Angleterre : « Si, par quelque procédé magique,
l’Angleterre de 1685 pouvait être présentée sous nos yeux, La façon dont la société actuelle traite la grande
nous ne reconnaîtrions pas un paysage sur cent, ni un masse des pauvres est véritablement révoltante.
bâtiment sur dix mille. Le gentilhomme de campagne ne On les attire dans les grandes villes où ils
reconnaîtrait pas ses propres champs. Le citadin ne recon- respirent une atmosphère bien plus mauvaise que
naîtrait pas sa propre rue. Tout a été transformé, sauf les dans leur campagne natale. On leur assigne des
grands traits de la nature, et quelques œuvres durables quartiers dont la construction rend l’aération bien
et massives de l’art humain7. » En effet, la révolution plus difficile que partout ailleurs. On leur ôte tout
LONDRES, VICTORIA & ALBERT MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
industrielle a transformé le pays. En 1870, le factory moyen de rester propres, on les prive d’eau en ne
system s’est imposé. La Grande-Bretagne qui compte leur installant l’eau courante que contre paiement, et
alors 2 % de la population mondiale réalise 23 % de en polluant tellement les cours d’eau, qu’on ne
sa production. Cette richesse fait aussi du pays le prin- saurait s’y laver ; on les contraint à jeter tous les
cipal exportateur et importateur mondial, le principal détritus et ordures, toutes les eaux sales, souvent
banquier, le premier investisseur, le premier assureur même tous les immondices et excréments
du monde, la City de Londres étant le cœur d’un com- nauséabonds dans la rue, en les privant de tout
merce international en pleine expansion. moyen de s’en débarrasser autrement ; et on les
Toutefois, l’avance technique et industrielle du pays contraint ainsi à empester leurs propres quartiers.
commence à se réduire par rapport à l’Allemagne ou Mais ce n’est pas tout. On accumule sur eux tous les
aux États-Unis. Mais la précocité et l’ampleur de l’indus- maux possibles et imaginables. »
trialisation de la Grande-Bretagne lui ont permis de se Friedrich Engels, La Situation de
constituer un empire colonial qui est, en 1914, de loin la classe laborieuse en Angleterre, 1845.
le plus vaste et le plus peuplé. n
L
The « Local » Irish in the West of Scotland,
1851-1921 (Palgrave Macmillan, 2013).
Cet article est la version revue de e caractère méridional, frivole de l’Irlandais,
« L’Irlande, colonie britannique ? », sa grossièreté [qui] le place à un niveau à
L’Histoire n° 417, novembre 2015. peine supérieur à celui du sauvage », écrit
Engels au sujet des ouvriers irlandais en
1845. La violence du propos, qui émane
pourtant d’un ardent défenseur de la
classe ouvrière et de la cause irlandaise, traduit l’esprit
des classes moyennes britanniques de l’époque, dont le
regard porté sur les Irlandais ressemble étrangement à
celui posé sur les peuples colonisés de l’empire.
Avant l’Acte d’union de 1801, le statut de l’Irlande
s’apparente de fait à celui d’une colonie anglaise.
Conquis au xiie siècle par les Anglo-Normands, le
royaume est placé sous l’autorité du souverain anglais
en 1541 et le Parlement de Dublin reste soumis à celui
de Londres jusqu’en 1782. A cette autorité royale et
législative exercée par la Grande-Bretagne s’ajoute une
politique de colonisation (plantations) qui s’accélère
au xviie siècle. Ces plantations visent à installer des
fermiers-colons protestants en Ulster, dans la partie
septentrionale de l’île. Le statut inférieur des Irlandais
catholiques est affirmé au xviiie siècle lorsque entrent
en vigueur une série de « lois pénales » qui limitent leurs
libertés. La « situation coloniale » se traduit donc par
l’existence d’une élite minoritaire anglo-irlandaise pro-
testante qui domine une masse paysanne et catholique.
DUBLIN CASTLE
ALAMY/PHOTO12
d’un soutien logistique français, échoue. Mais le gou- Famine (1845-1851, cf. p. 68). Les deux pays voient
vernement britannique est désormais convaincu qu’il également à partir des années 1840 l’essor de mouve-
faut précipiter l’union des deux pays. En 1801, l’Acte ments nationalistes qui visent à se libérer du « joug »
d’union est voté par les Parlements de Dublin et de anglais. La Jeune-Irlande (Young Ireland) appelle à une
Londres : l’Irlande fait partie intégrante du Royaume- renaissance gaélique – et ses membres correspondent
Uni. Le Parlement de Dublin est dissous et une centaine régulièrement avec les nationalistes indiens du mou-
de députés et de Lords siègent à Westminster. En 1829, vement Young Bengal.
les restrictions civiles et politiques qui pesaient encore
sur les Irlandais catholiques sont abrogées. LA FIGURE DE PADDY
En apparence, l’histoire de l’Irlande se fond alors L’ambiguïté du statut des Irlandais, considérés
dans l’histoire commune britannique. Les Irlandais tour à tour comme des colonisés et des colons, se lit
jouent d’ailleurs un rôle primordial dans l’entreprise encore dans le regard que portent les Britanniques sur
impériale. En tant que fermiers, ouvriers, soldats, fonc- eux. La figure de Paddy (diminutif de Patrick) incarne
tionnaires, missionnaires, les colons irlandais sont par- au xixe siècle l’Irlandais catholique moyen. Les cari-
tout présents, de l’Inde à l’Afrique du Sud, du Canada caturistes de l’ère victorienne ont pour habitude de le
jusqu’à la Nouvelle-Zélande. Catholiques ou protestants, représenter comme le parent pauvre de John Bull (per-
les Irlandais s’affirment comme de véritables fers de sonnification de l’Angleterre) – Paddy est désargenté et
lance de l’empire britannique au xixe siècle. immature, ce qui justifie aux yeux des Britanniques l’au-
Pourtant, l’Irlande continue à être dotée de struc- torité politique et militaire exercée sur l’Irlande. Certains
tures politiques et administratives qui rappellent historiens américains ont même affirmé que le stéréo-
celles du monde colonial. Dublin Castle, où siègent type de Paddy témoignait d’un racisme anglo-saxon à
les représentants du gouvernement et de l’adminis- l’encontre d’un peuple celte. Figure aux traits parfois
tration britanniques, demeure l’emblème de la domi- simiesques, Paddy est bagarreur, roublard et buveur.
ALAIN LE GARSMEUR/BRIDGEMAN IMAGES
nation britannique en Irlande. Le lord-lieutenant, un Mais il possède des qualités martiales – les soldats
vice-roi nommé par Londres, est à la tête du gouver- irlandais ont joué un rôle de premier ordre dans les
nement local. A bien des égards la situation irlandaise armées et l’administration impériales – et une virilité
peut être comparée à celle de l’Inde, dont la conquête appréciées des Britanniques. Cet aspect viril fait par-
par les Britanniques s’est accélérée au xviiie siècle. Sur tie à l’époque du discours de légitimation britannique
le plan social, il y a de fortes ressemblances entre les de la domination de peuples autochtones, jugés trop
structures agraires et la pauvreté rurale qui sont source efféminés et émotifs pour savoir s’administrer eux-
de plusieurs famines dans les deux pays au xixe siècle. mêmes. Ce rapport de domination politique nour-
L’exemple le plus frappant reste celui de la Grande rit le mouvement nationaliste irlandais. La branche
D
epuis l’automne 1845, la famine sévit en Irlande Un des premiers à avoir accusé les Britanniques de
(ci-contre : le Mémorial de la Grande Famine à Dublin). « génocide » fut John Mitchel, journaliste et historien
Au début des années 1850, le bilan est déjà très lourd : qui participa au soulèvement nationaliste de la Jeune-Irlande
1 million de morts et 1,5 million d’émigrés pour un pays en 1848. Sa déclaration sur la culpabilité des Britanniques
de 8,5 millions d’habitants. C’est le mildiou, maladie due à en 1860 dans La Dernière Conquête de l’Irlande (sans doute)
un champignon parasitaire, qui est à l’origine de est demeurée célèbre : « Certes le Tout-Puissant nous a frappés
la « famine de la pomme de terre ». Le Phytophthora du mildiou mais ce sont les Britanniques qui ont provoqué
infestans, transporté par des navires venant la famine. » Il accusait les Britanniques d’avoir continué
d’Amérique du Nord, atteint l’Europe du à exporter des céréales d’Irlande pendant que le peuple
Nord-Ouest à l’été 1845. L’organisation de l’aide mourait de faim. Le courant historiographique
publique incombe à Londres, où triomphe dit « révisionniste » n’a, lui, de cesse, depuis
alors l’idéologie libérale, celle du libre- les années 1930, d’insister sur les conditions
échange et du laisser-faire. Pour interférer économiques et sociales en Irlande qui
le moins possible avec les lois du marché, pouvaient expliquer l’impact de la famine
le Premier ministre Robert Peel décide et sa dimension régionale.
d’acheter en secret 100 000 livres sterling de Depuis les commémorations de 1995,
maïs américain afin de fournir le marché des historiens irlandais comme Peter Gray
irlandais en céréales au printemps 1846. ou Cormac O Grada ont mis en valeur
Pour ce faire, les instances d’assistance une interprétation plus nuancée.
publique locales doivent le vendre à prix Peter Gray conclut ainsi que l’attitude
coûtant. En outre, Peel réactive une britannique peut être qualifiée de
politique de chantiers publics sur lesquels « négligence coupable ». En 1997,
sont embauchés ceux qui demandent Tony Blair a fait des excuses publiques
de l’aide. Puis sous le gouvernement du au nom du gouvernement : « Que
libéral John Russell (1846-1852), l’aide 1 million de personnes soient mortes
étatique est réduite au strict minimum. dans une nation qui comptait
L’ampleur de la catastrophe alors parmi les plus riches et les
humaine a suscité nombre plus puissantes est toujours source
d’interrogations sur la responsabilité de douleur quand nous nous le
des dirigeants britanniques. remémorons aujourd’hui. Ceux
Combien d’Irlandais les gouvernants qui gouvernaient alors ont manqué
auraient-ils pu sauver ? à leurs devoirs. »
révolutionnaire se renforce avec la création du Sinn « majorité » catholique en position de faiblesse. Dans
Féin en 1905 et de l’IRA en 1919. A la veille de l’en- des villes telles que Belfast et Londonderry, la ségréga-
trée en guerre du Royaume-Uni, en 1914, une loi pré- tion spatiale entre quartiers « protestants » et « catho-
voyant l’autonomie irlandaise (Home Rule) est votée liques » sévit. Ces tensions divisent les « loyalistes », qui
par la Chambre des communes. Mais son application veulent demeurer britanniques, et les nationalistes
est reportée à la fin du conflit. En avril 1916, las de la irlandais, qui aspirent à la réunion de l’île et l’indépen-
situation, les nationalistes irlandais lancent une insur- dance totale. Les deux camps s’affrontent pendant la
rection : ce sont les « Pâques sanglantes ». Très vite période dite des Troubles en Irlande du Nord (1968-
réprimé, le soulèvement est un échec mais il provoque 1998). Ces trente années de conflit ont entraîné la mort
un retournement de l’opinion publique irlandaise en de plus de 3 000 personnes. En 1998, la signature du
faveur des nationalistes. Good Friday Agreement pacifie l’Irlande du Nord et lui
accorde davantage d’autonomie politique. Néanmoins,
SÉGRÉGATION SPATIALE le vote du Brexit pourrait voir une remontée des ten-
De 1919 à 1921 a lieu un affrontement entre sions. En effet, 56 % des Irlandais du Nord ont voté
forces indépendantistes et britanniques, assorti d’une contre la sortie de l’Union en 2016.
concurrence entre un gouvernement nationaliste L’Irlande a-t-elle été une colonie ? Depuis la fin
officieux et l’administration britannique. Le traité de des années 1970, les chercheurs inspirés des postco-
Londres en décembre 1921 a pour but de mettre fin lonial studies continuent de défendre l’idée suivant
au conflit et prévoit la création de l’État libre d’Irlande. laquelle l’Irlande du Nord n’a pas encore achevé sa
Ainsi, l’Irlande est coupée en deux – car le Nord et le décolonisation. En réalité, jusqu’aux années 1920, l’Ir-
Nord-Est constituent l’Irlande du Nord et continuent lande n’est pas un partenaire égal dans le Royaume-
à appartenir au Royaume-Uni. Uni au même titre que le sont l’Écosse ou l’Angleterre.
ALAMY/PHOTO12
En 1949, les 26 comtés qui forment l’Éire deviennent Toutefois, au vu de leur participation clé à l’œuvre
la République d’Irlande. En Irlande du Nord, la situation coloniale pendant près de deux siècles, les Irlandais
politique est de fait coloniale jusqu’aux années 1960 ne peuvent être réduits au statut exclusif de victimes
avec une « minorité » protestante au pouvoir et une de l’impérialisme britannique. n
DAVID CAMERON
Le Premier ministre États ont imposé leur poids politique,
conservateur visite
le camp d’entraînement économique, militaire. Que reste-t-il de la
britannique de Kaboul,
en Afghanistan, en 2010. puissance britannique à l’heure du Brexit ?
D
ans une célèbre conférence de 1931,
le théoricien militaire Basil Henry
Liddell Hart (1895-1970) donne
une définition de ce qu’il appelle l’art
britannique de la guerre : « Notre his-
toire militaire est fondée sur notre
puissance navale. Cette puissance a deux composantes
– l’une financière, qui englobe l’approvisionnement de nos
alliés en matières premières et en armes ; l’autre militaire,
sous la forme d’actions maritimes contre les positions
vulnérables de nos ennemis. »
Intervention terrestre massive et de longue durée,
la Première Guerre mondiale marque donc une rup-
ture historique, ce que regrette Liddell Hart, partisan
GRANGER COLLECTION NYC/BRIDGEMAN IMAGES
forçant encore le trait dans son livre provocateur The montré l’historien Adrian Gregory2. En décembre 1915,
Pity of War, où il explique que les Britanniques auraient quelque 2,5 millions de volontaires sont sous les dra-
eu tout intérêt à rester en dehors du conflit en 1914 : ils peaux. Les raisons de l’engagement sont d’ailleurs
auraient ainsi assuré la défaite de la France, consacré complexes, mélange de patriotisme défensif, d’in-
la domination de l’Allemagne, permis la mise en place dignation morale face aux atrocités allemandes en
d’une zone douanière dont les Européens comme les Belgique, de pression sociale et d’avantages écono-
Britanniques auraient tiré profit, et évité qu’une guerre miques apportés par la solde que reçoivent les soldats.
continentale ne se transforme en guerre mondiale. Mais le volontariat ne suffit pas. Début 1916, le gou-
Depuis le début du xxe siècle, le débat sur ce qui fait vernement britannique décide donc d’introduire >>>
la force militaire du Royaume-Uni et son terrain d’action
légitime n’a jamais véritablement cessé. A l’été 1914, la
petite armée britannique, qui a été modernisée à la suite DANS LE TEXTE
des difficultés rencontrées lors de la seconde guerre des
Boers en Afrique du Sud contre les descendants des Un amour féroce pour la patrie
«
colons néerlandais (octobre 1899-mai 1902), pèse peu
en comparaison des 3,8 millions d’hommes que l’Alle- Dans une ville de province ordinaire, personne
magne et la France sont chacune capables de mobiliser ne pense que le fait de s’engager ait quoi que ce
en quelques semaines : l’armée régulière ne compte que soit d’anormal ou de saugrenu ; la ville s’est
247 000 soldats, dont la moitié servent dans les colonies. soudée et se mobilise de façon splendide derrière
Une division d’infanterie étant affectée à la défense ses hommes. J’ai le sentiment de plus faire partie de
GALERIE BILDERWELT/BRIDGEMAN IMAGES
intérieure en cas d’invasion allemande, le corps expédi- Colchester que de n’importe quel autre lieu. C’est NOTES
1. B. H. Liddell
tionnaire britannique ne peut pas compter initialement pour cette Angleterre-là que je vais me battre. Elle Hart, The British
sur plus de 80 000 hommes. Pour mener une interven- représente en tout cas davantage un microcosme de Way in Warfare,
Londres, Faber,
tion sur le continent, le Royaume-Uni doit recourir au l’Angleterre véritable que tout autre lieu que je 1932.
volontariat : ce seront les « bataillons de copains » (pals connaisse intimement. Quelle satisfaction que de 2. A. Gregory,
battalions) de l’armée Kitchener, issus du même quartier, ressentir tant de liens avec sa patrie, une sorte The Last Great
War. British
de la même équipe de football ou de la même entreprise, d’amour féroce pour elle… » Society and the
comme le bataillon de la société de tramways de Glasgow. Lettre du sergent Frederic Keeling à son amie, First World War,
Cambridge
Le succès est assez rapide, sans qu’on puisse le 25 octobre 1914. University
pour autant parler d’enthousiasme, comme l’a bien Press, 2008.
P
terrestre, menée par les Français, les Britanniques,
ourquoi l’Australie est-elle intervenue dans les Australiens et les Néo-Zélandais – au total
un conflit qui ne menaçait ni son intégrité 80 000 hommes. Cinq plages furent choisies à
territoriale ni sa population ? En réalité, si l’extrémité de la péninsule. Les troupes Anzac devaient
le pays entre, à l’été 1914, en guerre contre attaquer au nord et traverser la péninsule pour couper
les Puissances centrales, c’est qu’il n’a guère le choix. la route à la contre-attaque turque, tandis que les forces
Londres conduit sa politique diplomatique au nom de britanniques et françaises neutraliseraient les défenses
tout l’empire britannique. Or si depuis 1901 les six ennemies sur les deux rives du détroit des Dardanelles.
colonies australiennes ont décidé de s’unir pour former Mais le 25 avril, en raison de la force des courants,
une fédération, cela n’a pas entraîné de rupture avec la les Anzac débarquèrent sur la péninsule à plusieurs
« mère patrie » : le monarque anglais reste souverain, kilomètres au nord du lieu prévu (Gaba Tepe).
l’Union Jack est incorporé au drapeau national. Ils se heurtèrent à des falaises où se tenaient les Turcs.
Certes, le pays, tout comme la Nouvelle-Zélande, L’opération se transforma en une guerre de tranchées.
a accédé au statut de dominion en 1907, qui officialise Le 19 mai, les Turcs passèrent à l’attaque. Ils furent
son autonomie interne. Mais ni l’Australie ni la repoussés au prix de pertes considérables, qui
Nouvelle-Zélande ne furent consultées lorsque le roi imposèrent une trêve pour évacuer les cadavres
George V les engagea dans la guerre. qui menaçaient d’épidémie les deux armées.
Beaucoup d’Australiens se sentaient encore liés, Après deux autres échecs, le commandement allié
par leurs origines familiales, par leur culture, aux îles se décida à organiser l’évacuation en décembre. Ce fut,
Britanniques. Environ 500 000 d’entre eux (soit 10 % de ironiquement, l’un des rares succès de la campagne des
la population) étaient même nés en Grande-Bretagne. Dardanelles. Sur les 61 700 Australiens morts pendant la
Soutenir l’Angleterre leur semblait presque aller de soi. Grande Guerre, plus de 8 000 perdirent la vie à Gallipoli.
Si les Alliés ont gagné la guerre, c’est très largement On comprend que ce soit la bataille qui ait le plus frappé
grâce à leurs colonies qui ont fourni des hommes, de les mémoires. La bataille des Dardanelles fut un creuset
l’argent et des ressources naturelles. identitaire pour les jeunes nations qu’étaient l’Australie,
Le 10 août 1914, les centres de recrutement la Nouvelle-Zélande et la Turquie moderne. Elle donna
ouvrirent en Australie. Le jour même, 2 000 hommes naissance, côté australien, au mythe du simple soldat,
s’étaient déjà présentés dans la seule ville de Sydney. le « digger », un fier-à-bras, courageux dans l’adversité.
Ils furent 10 000 deux semaines plus tard, et 52 000 dans B. C.
tout le pays à la fin de l’année, à la
grande surprise des autorités. Pour
la plupart des combattants, l’aventure
commença par un interminable
voyage vers l’Europe. Les premiers
Australiens arrivèrent en Égypte, sous
contrôle britannique, le 3 décembre
1914, où on les entraîna à creuser
des tranchées et à se battre. Ils se
préparaient à embarquer pour l’une
THE STAPLETON COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES
sur la bataille de la Somme, montrant des hommes à encore dans le souvenir traumatique de la saignée 3. W. Philpott,
l’entraînement, des montagnes de munitions, des bles- de la Première Guerre mondiale. Si les pertes glo- Three Armies
on the Somme.
sés et des morts. Le cinéma, encore à ses débuts, connaît bales, 760 000 tués, furent inférieures proportionnel- The First Battle
déjà un grand succès au Royaume-Uni, qui compte près lement à celles de la France ou de l’Allemagne, elles of the Twentieth
Century,
de 4 000 salles de spectacle. Pour la première fois, les touchèrent particulièrement les classes moyennes, New York,
civils peuvent se représenter la réalité du front, même les professions libérales, les milieux intellectuels, >>> Knopf, 2010.
LE « MYTHE DU BLITZ »
En 1917-1918, Londres avait été bombardée à plu-
sieurs reprises par des zeppelins, les civils trouvant déjà
abri dans le métro londonien. A partir de 1940, la guerre
aérienne est toutefois beaucoup plus systématique, effi-
cace et meurtrière que pendant la Grande Guerre, à la fois
pour des raisons stratégiques et technologiques. Pendant
le Blitz, ce sont des centaines de milliers de tonnes d’ex-
plosifs et de bombes incendiaires qui sont déversées sur
les villes anglaises, faisant plus de 43 000 morts et des
dizaines de milliers de blessés. Dans les mois qui suivent
la première attaque sur Londres, les agglomérations de
Hull, Birmingham, Bristol, Southampton, Sheffield,
Liverpool, Manchester, Belfast, et beaucoup d’autres,
sont victimes de raids aériens. A Coventry, 568 habi-
tants périssent lors du raid particulièrement meurtrier
du 14-15 novembre 1940 qui détruit un tiers de la ville
dont la cathédrale Saint-Michael6.
En réponse, les Britanniques lancent des bombar-
dements massifs des villes allemandes, qui atteignent
leur apogée en 1942-1943 sous le commandement de
sir Arthur (« Bomber ») Harris – lequel justifie cette stra-
tégie, dans son autobiographie, en expliquant que les
Pied Piper L’opération Pied Piper, qui débute le 1er septembre 1939, bombardements de l’Allemagne ont épargné à la jeu-
vise à protéger les habitants des villes des bombardements allemands. Elle nesse anglaise d’être fauchée par la mitraille comme elle
entraîne le déplacement de plus de 3 millions de personnes. l’avait été sur les champs de bataille de la Grande Guerre7.
Les études d’opinion menées à l’époque ont sou-
ligné la résistance morale de la population britan-
>>> les étudiants, comme l’a montré l’historien Jay nique. Malgré l’épuisement d’attaques successives,
Winter – beaucoup plus que les salariés de l’indus- les habitants des villes anglaises n’ont jamais cessé
trie par exemple, épargnés dans un premier temps par d’aller au travail ni cédé à la panique, contrairement
leur mauvais état de santé, puis par les besoins de la aux attentes des stratèges allemands. Dans un film de
mobilisation économique4. propagande, London Can Take It!, produit en 1940 par
Entre un quart et un tiers des étudiants de Cambridge le ministère de l’Information et diffusé outre-Atlan-
et d’Oxford, la fameuse « génération perdue », dispa- tique par Warner Bros afin de sensibiliser l’opinion
raissent sur les champs de bataille. La politique d’apaise- américaine, les habitants de la capitale anglaise sont
ment qui caractérise la diplomatie britannique dans les présentés comme « la plus grande armée de civils de
années 1930 et vise à éviter la guerre avec les régimes tous les temps », et leur rôle dans l’observation du ciel,
fasciste et nazi ne peut s’expliquer sans l’obsession de l’organisation des abris antiaériens et l’évacuation des
la classe politique britannique, issue du même milieu blessés est soigneusement mis en scène.
socioculturel, d’éviter un nouveau sacrifice comparable La mise en place d’une défense civile, qui mobilise
à celui de la bataille de la Somme. près de 1 million d’hommes et de femmes, auxquels il faut
La Grande Guerre est encore présente dans la ajouter 200 000 pompiers volontaires, a certainement
MIRRORPIX/GETTY IMAGES
mémoire collective des Britanniques lors de la Seconde permis d’éviter de nombreuses victimes, de même que
Guerre mondiale. Le 7 septembre 1940, une première l’opération Pied Piper, l’un des mouvements de popula-
attaque aérienne allemande s’abat sur Londres pendant tion les plus importants de toute l’histoire britannique,
dix heures, annonçant une série d’attaques similaires qui entraîna l’évacuation de plus de 3 millions d’urbains,
sur plusieurs villes britanniques qui dureront jusqu’en pour la plupart des enfants, vers la campagne, dès les tout
mai 1941, suivies de raids intermittents en réponse aux premiers jours de septembre 1939. A cette époque, >>>
RÉSISTANCE DOIT section « F », qui suivait les directives des chefs d’état-
major britanniques. La section RF formait « à l’anglaise »
AUX ANGLAIS les agents de la France Libre dans ses écoles spécialisées
et leur assurait tous les moyens matériels, jusqu’à la
pilule de cyanure pour se suicider en cas d’arrestation.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac De Gaulle et ses services secrets dépendaient
a réalisé un documentaire pour en toutes choses des Anglais puisque ceux-ci s’étaient
réservé le monopole de la logistique : l’argent, les
leur rendre hommage. transports, les appareils radio, les codes et les armes.
L
Tous les messages radio vers ou depuis la France
a Résistance française n’aurait pas été passaient par une centrale britannique. Et cela jusqu’à
la même sans l’aide des Britanniques. Cette juin-juillet 1944, date de l’instauration d’un état-major
aide a revêtu plusieurs aspects. Le plus connu, interallié des Forces françaises de l’intérieur.
ce sont les messages de la BBC et les En Grande-Bretagne, le SOE appartient à la
parachutages. La propagande aérienne britannique est, mémoire nationale. En France, on rechigne à
elle, ignorée. Les Anglais ont pourtant fait tomber du reconnaître que la triade BBC, Royal Air Force,
ciel 750 millions de tracts. Mais l’action des Britanniques SOE a été un des moteurs de l’action résistante.
passait avant tout par l’action subversive avec le SOE Rien ne devait amoindrir la légende dorée de la
(Special Operations Executive), fondé en juillet 1940. Résistance et l’inconscient national répugne toujours
Depuis des décennies, il existait en Angleterre un à ce qu’il lui soit porté atteinte.
service secret légendaire rattaché au Foreign Office : Entretien avec Jean-Louis Crémieux-Brilhac,
le Secret Intelligence Service ou MI6, en charge du L’Histoire n° 381, novembre 2012.
renseignement. Mais, en 1940, aucun agent n’était
posté en France puisque les deux pays étaient alliés.
Or les Anglais étaient persuadés que les nazis avaient
réussi à vaincre partout grâce à leur « cinquième
colonne ». Ils ont donc décidé d’attaquer les Allemands
avec leur propre méthode. Churchill a constitué
un organisme secret, distinct de l’Intelligence Service,
chargé de « mettre l’Europe en feu » : le SOE.
13 000 AGENTS DU SOE
Rattaché au ministre de la Guerre économique,
ce service secret comptait 13 000 agents à la fin de
la guerre. Outre les actes de sabotage, il était chargé
de stimuler la guérilla clandestine en Europe, d’abord NOTES
en France, plus tard en Italie et en Yougoslavie, 4. J. Winter,
et même en Extrême-Orient. Au total, plus de The Great War
and the British
1 100 agents, Britanniques ou Français libres, ont été People, Londres,
parachutés, déposés ou débarqués sur le sol français, Macmillan,
principalement par les soins du SOE, avant le 6 juin 1944, 1985.
5. Cf. S. R.
effectif qui s’élevait à 1 400 à la fin du mois de juin. Grayzel,
Parmi eux, 50 femmes dont 11 du côté de la France At Home and
Under Fire.
Libre et 39 du côté des Britanniques. Air Raids and
En juillet 1940, de Gaulle a créé son propre service Culture in Britain
de renseignements, devenu en 1942 le BCRA (Bureau from the Great
War to the Blitz,
central de renseignements et d’action). Au moment de Cambridge,
la naissance du SOE, les Anglais avaient peu d’hommes Cambridge
University
assez qualifiés. Ils ont demandé à de Gaulle de leur Press, 2012.
fournir des agents. Les premiers sabotages sur le sol 6. Cf. R. Overy,
The Bombing
français, comme à Pessac en mai 1941, ont ainsi été
POPPERFOTO/GETTY IMAGES
War: Europe,
effectués par des Français Libres mis à la disposition 1939-1945,
du SOE. Les Anglais ont néanmoins tenu à fonder leurs Londres, Allen
Lane, 2013.
propres réseaux : une centaine couvrant presque Violette Szabo et son mari en 1940. Agent secret, elle effectue 7. Sir A. Harris,
l’ensemble du territoire. Il y eut donc à partir de 1941 deux missions en France avant d’être arrêtée par les Allemands. Bomber
Offensive,
Londres,
Collins, 1947.
>>> les Japonais dépêchent des observateurs militaires à d’intérêts divergentes : la zone Atlantique où se tissent
Londres et s’inspireront plus tard du modèle anglais pour les liens particuliers qui l’unissent aux États-Unis ;
leurs propres plans d’évacuation et de défense civile8. l’Europe occidentale en cours de reconstruction puis
La réalité est toutefois plus complexe que le mythe d’unification ; et le Commonwealth, créé en 1931 par
d’un peuple britannique uni avec stoïcisme autour de le statut de Westminster entre le Royaume-Uni et ses
Winston Churchill face à l’agression allemande. Dès dominions. La nature de la menace militaire a changé,
les années 1940, la psychanalyste Anna Freud met comme l’explique le fameux discours du « rideau de
en évidence l’ampleur des troubles psychiques dont fer », prononcé à Fulton (Missouri), le 5 mars 1946, par
souffrent les enfants évacués dans le cadre d’une opé- Winston Churchill, qui souligne le danger venu de l’Est.
ration sans doute beaucoup plus chaotique que l’image Mais comment y répondre ?
donnée par les autorités. Les bombardements ont tou- Le 17 mars 1948 est signé à Bruxelles le premier
ché tout particulièrement les populations les plus traité de défense collective européenne réunissant
pauvres des grandes villes et contribué à un accrois- les pays du Benelux, la France et la Grande-Bretagne,
sement des tensions sociales dans un pays déjà for- avec une clause d’assistance militaire obligatoire en
tement marqué par les distinctions de classe. Ils ont cas d’agression et un Comité militaire permanent
SAHM DOHERTY/THE LIFE IMAGES COLLECTION/GETTY IMAGES
donné naissance à des rumeurs variées, accusant par chargé de coordonner les commandements mili-
exemple les Juifs londoniens de bénéficier d’abris plus taires nationaux. Se pose alors la question de l’adhé-
sûrs que le reste de la population, ce que rapporte sion des États-Unis au traité de Bruxelles, souhaitée
George Orwell dans son journal de guerre. par la France. Les Britanniques soutiendraient plutôt
le choix d’un système atlantique distinct : c’est cette
UN SYSTÈME ATLANTIQUE option qui s’impose avec la création de l’Organisation
Le peuple britannique fut plus divisé pendant la du traité de l’Atlantique Nord en avril 1949. A partir
Seconde Guerre mondiale que ne le prétend le « mythe de là, les Britanniques seront toujours partagés entre
du Blitz » (Angus Calder) – célébré pourtant depuis 1945, une forme de solidarité culturelle qui les rapproche
au même titre que le sauvetage du corps expédition- des États-Unis, et la participation à la construction
naire britannique à Dunkerque (26 mai-3 juin 1940) ou d’une défense commune européenne, qu’ils consi-
la victoire d’El-Alamein (23 octobre-3 novembre 1942)9. dèrent avec d’autant plus de réticence qu’elle manque
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la de moyens et s’organise autour de la réconciliation
Grande-Bretagne se trouve au centre de trois zones franco-allemande.
Battlegrounds.
interviennent encore dans la guerre civile au Sierra diminution constante des personnels militaires et une A Transnational
Leone, où des soldats anglais ont été enlevés par des menace multiple liée au développement du terrorisme. History of
Japan, Germany,
rebelles. Plus contestées, les guerres en Afghanistan En 2013, le chef d’état-major britannique concluait son and Britain in
(2001) où les troupes sont déployées essentiellement rapport annuel sur le risque que le Royaume-Uni dis- World War II,
à paraître.
dans le sud du pays ; en Irak (2003), quand le Premier pose à l’avenir d’une « armée creuse » – qui aura perdu, 9. A. Calder,
ministre Tony Blair est accusé d’avoir délibérément entre 2010 et 2020, près de 50 000 personnels – avec The Myth of the
surévalué la menace irakienne pour faire basculer l’apparence de la puissance mais l’incapacité matérielle Blitz, Londres,
Jonathan Cape,
l’opinion en faveur de la guerre ; enfin en Libye (2011), et financière de s’en servir. n 1991.
L
une Histoire du football (Perrin, 2010).
Cet article est la version revue de
e cricket et le football occupent une
« La passion du football », L’Histoire n° 353,
place centrale dans la constellation
MANCHESTER, NATIONAL FOOTBALL MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES – MANCHESTER, NATIONAL FOOTBALL MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
mai 2010.
des sports créés ou réinventés outre-
Manche (athlétisme, aviron, badminton,
h ippisme, h ockey sur gazon, ping-
pong, rugby, tennis, etc.). La pelouse
du Lord’s Cricket Ground à Londres, les stades d’Old
Trafford à Manchester ou d’Anfield à Liverpool font
partie du patrimoine national anglais au même titre
que le Parlement ou Buckingham Palace. Mais si l’An-
gleterre peut revendiquer la paternité des deux dis-
ciplines sportives, c’est le football, pratiqué dans le
monde entier, qui incarne sans doute au mieux la pas-
sion du peuple anglais pour le sport. Une passion qui
remonte au moins aux Plantagenêts.
La pratique du jeu de ballon sur le sol anglais est en
effet attestée depuis le Moyen Age. Dès 1314, Édouard II
promulgue un édit enjoignant à ses sujets de préférer
le tir à l’arc au folk football. Ce « football populaire »,
variante de la soule qui se pratiquait sous des formes
diverses dans l’ouest de la France, joué en ville
comme dans les campagnes, provoque de graves
désordres, allant de la destruction d’échoppes
au meurtre. Le but du jeu est d’aller déposer
une vessie de porc gonflée dans un lieu fixé
d’avance – souvent devant le portail d’une
église. Aucune règle ne limite la violence des partici- nord de l’Angleterre par les Églises et certains indus-
pants, prompts à régler leurs comptes dans le folk foot- triels qui souhaitent détourner les ouvriers de la boisson.
ball, qui a cours jusqu’au milieu du xixe siècle avant La création de la Football Association Challenge Cup
d’être interdit pour atteinte à l’ordre public. en 1871 contribue aussi à sa diffusion. Sa première
Le football moderne est né, lui, dans les public édition est disputée par 15 clubs surtout londoniens et
schools victoriennes. Les réformateurs de ces collèges remportée en mars 1872 par l’équipe des Wanderers
privés l’utilisent pour canaliser la violence des élèves et
composée d’old boys des public schools face à la forma-
leur inculquer la discipline, l’esprit d’initiative et le cou-
tion militaire des Royal Engineers. Mais, alors que les
puristes du rugby refusent de participer à des compéti-
rage. Toutefois, il existe autant de règles que de footballs
joués à Harrow, Rugby ou Eton. Ce sont des old boys, tions pour préserver l’entre-soi des classes dominantes,
des anciens de ces établissements, qui, désireux de pra- les dirigeants de la Football Association n’hésitent pas à
tiquer le football à l’âge adulte, vont codifier ce sport.
ouvrir cette compétition à toutes les sociétés sportives.
En 1863, à Londres, ils se réunissent pour établir Les clubs populaires s’illustrent vite dans cette Coupe
des lois du jeu communes et créer une première fédé- d’Angleterre et, en 1883, les ouvriers du Blackburn
ration, la Football Association. Mais deux conceptions Olympic remportent le trophée.
s’opposent. D’un côté, les tenants d’un jeu de pied pro- Dès lors se pose la question du professionnalisme car
hibant l’usage des mains et le hacking, le coup de pied les joueurs-ouvriers ne peuvent s’éloigner longtemps
dans les tibias de l’adversaire. De l’autre, les promo- de leur usine. D’abord réticente, la Football Association
teurs d’un handling game beaucoup plus tolérant à l’autorise en 1885, avant qu’une ligue professionnelle,
LONDRES, WINGFIELD SPORTING GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES
l’égard de la violence. Les premiers créent l’associationla Football League, ne soit instaurée trois ans plus tard.
football, régi par la Football Association, les seconds Le statut n’en est pas moins régulé. Les clubs sont des
le rugby football, encadré par la Rugby Football Union sociétés anonymes qui voient leurs dividendes canton-
formée en 1871. Les débats de 1863 ont néanmoins nés à 5 % des bénéfices. La rémunération des joueurs
accouché des 14 lois initiales du football, qui res- est limitée (le salary cap). Toutefois, si les footballeurs
semblent fort à celles d’aujourd’hui. touchent une paye hebdomadaire comparable à celle
des ouvriers qualifiés, les dirigeants ne se privent pas
UN PROFESSIONNALISME ASSUMÉ de passer outre le salary cap pour recruter les meilleurs
Au début des années 1890, l’association football est joueurs, notamment en Écosse.
devenu en Angleterre le jeu national d’hiver quand le Les clubs anglais sont propriétaires de leurs stades
cricket est celui d’été. Formalisé par des membres de comme Goodison Park, l’enceinte d’Everton bâtie à
l’upper middle class, la bourgeoisie anglaise, il com- Liverpool en 1892, ou Old Trafford, celle de Manchester
mence à être adopté dans les années 1870-1880 par United, achevée en 1910. Il s’agit de constructions de
les classes populaires. Sa diffusion est assurée dans le forme rectangulaire dédiées uniquement au football et
dont les tribunes, où s’entassent des dizaines de mil- du xxe siècle, à cette tradition inventée, symbole de la
liers de spectateurs, jouxtent les lignes de touche. Avec nouvelle respectabilité de la classe ouvrière, comme
l’instauration progressive du « samedi anglais », l’ar- l’atteste la présence dans le stade des souverains
rêt de la semaine de travail le samedi à 13 heures, les anglais depuis 1914.
ouvriers se pressent dans ces temples du people’s game. La patrie du football a très tôt exporté son inven-
Le coup d’envoi des matchs est donné à 15 heures, et tion. La diffusion mondiale du football a été étroitement
non le dimanche, jour du Seigneur. associée à l’impérialisme anglais. Dans les années 1860,
Les années 1890 voient même l’émergence d’une marins, commerçants, ingénieurs et soldats britan-
première forme de violence de la part du public, niques fondent les premiers clubs des ports sud-
soixante-dix ans avant l’irruption du hooliganisme américains, africains ou européens. Les élites locales
sportif. Le terme hooligan, forgé sur un patro- leur emboîtent le pas en formant des équipes dont la
nyme irlandais, a commencé à être utilisé à la fin du dénomination, parfois anglaise, se termine souvent par
xixe siècle pour caractériser les bandes de voyous aussi la mention FC (Football Club).
craints à Londres que les apaches à Paris. Si les sup- Leurs membres commandent ballons, chaussures
porteurs de football n’assassinent encore personne, et maillots auprès des maisons de commerce des
ils commencent à envahir les pelouses, à pourchas- Midlands. Ils n’hésitent pas à inviter des équipes ama-
ser les arbitres et les joueurs adverses, et se battent teurs anglaises afin de dispenser des leçons de football
volontiers, exprimant ainsi une identité ouvrière et tous frais payés.
virile valorisant l’usage des poings. Et lorsqu’en 1904 des fédérations européennes
fondent à Paris la Fédération internationale de foot-
SENTIMENT DE SUPÉRIORITÉ ball association (Fifa), ses dirigeants n’ont de cesse
Le football professionnel reste longtemps l’apanage d’obtenir l’onction d’Albion. Dès 1906, c’est chose faite :
du Nord industriel. Jusqu’au début des années 1930, jusqu’en 1918, c’est un Anglais, Daniel Woolfall, qui pré-
les champions d’Angleterre ont pour noms Preston side l’institution. Mais forts d’un sentiment de supério-
North End, Sunderland, ou encore Liverpool, Everton rité sportive et culturelle, les dirigeants de la Football
et Manchester United. Il faut attendre 1931 pour qu’un Association décident de quitter l’organisation mondiale
club londonien, Arsenal, remporte la Ligue. La finale en 1928, prétextant un désaccord sur la définition de
de la Coupe d’Angleterre est néanmoins toujours dis- l’amateurisme. Certains d’entre eux considèrent encore
putée à Londres dans le stade de Crystal Palace, puis, à aujourd’hui que la Fifa leur a « volé » leur sport.
partir de 1923, dans la nouvelle enceinte de Wembley. Dans l’entre-deux-guerres, clubs et équipe nationale
Chaque année, au mois d’avril, des trains spéciaux d’Albion continuent à franchir le Channel, bien que la
acheminent vers la capitale anglaise des dizaines de Football Association décline avec hauteur l’invitation
milliers d’habitants du Nord ou des Midlands, armés à participer aux premières Coupes du monde. Si les
de crécelles et portant fièrement les couleurs de leur footballeurs anglais sont encore regardés comme des
club. Plus de 100 000 personnes assistent, dès le début maîtres, à l’image de Stanley Matthews et de sa longue
carrière (1932-1966), et si les grandes innovations tac-
tiques voient encore le jour outre-Manche, comme le
WM, élaboré par Herbert Chapman et qui fait passer
le nombre de défenseurs de deux à trois tout en ren-
forçant la spécialisation des postes, certaines équipes
continentales tiennent la dragée haute à l’Angleterre.
Les signes de déclin apparaissent surtout après la
Seconde Guerre mondiale. En 1946, les fédérations
britanniques réintègrent la Fifa. Quatre ans plus tard,
l’équipe d’Angleterre participe à sa première Coupe du
monde. Elle est piteusement éliminée par les États-Unis.
OHN SHEARER/WIREIMAGE/GETTY IMAGES
United, gagne enfin une Coupe des clubs champions, éradiquer le hooliganisme, la vétusté des enceintes
un an après la victoire du Celtic Glasgow. sportives et l’impéritie de la police sont aussi en cause.
Il est toutefois un domaine où les Anglais conservent Le football anglais profite de l’organisation de
leur leadership : celui des supporteurs. L’entre-deux- l’Euro 1996 pour moderniser ses stades. L’opération
guerres avait vu une pacification des stades attribuée à coïncide avec l’instauration de la libre circulation des
une féminisation des spectateurs. Et, jusqu’à la fin des footballeurs professionnels par l’arrêt Bosman de 1995,
années 1950, la composition du public reste très inter- la flambée des droits télévisés et la mondialisation éco-
générationnelle, les plus âgés contrôlant les ardeurs nomique qui attirent en Angleterre les nouvelles for-
juvéniles. Tout change sous l’effet du baby-boom et de la tunes des pays émergents. Le prix des billets augmente,
culture rock des sixties. Les supporteurs les plus jeunes reléguant les supporteurs les plus humbles devant
se regroupent et monopolisent certaines parties des les écrans de télévision des pubs ou des bureaux des
tribunes. Comme les rockeurs affrontent les mods sur bookmakers. Le football anglais devient un eldorado
les plages de Brighton, ils attaquent les factions rivales financé par des oligarques comme Roman Abramovitch
dans et hors des tribunes. La violence devient une fin en (Chelsea), attirant les meilleurs joueurs du monde.
soi et une quête hédoniste, à tel point que les tabloïds Les grands clubs anglais se muent en entreprises
comptabilisent leurs méfaits dans ce qu’ils nomment la de spectacle et de marketing dont le chiffre d’affaires
thugs league, le « championnat des voyous ». dépasse plusieurs centaines de millions de livres. David
Cette nouvelle culture sportive ne tarde pas à gagner Beckham, le joueur anglais le plus représentatif de cette
le continent. Des tifosi (supporteurs) italiens s’en ins- métamorphose, est autant célèbre pour son talent spor-
pirent pour inventer le mouvement Ultras. A partir des tif que pour ses contrats publicitaires. L’attractivité
années 1970, les compétitions européennes sont per- du football anglais, de ses lieux historiques, souvent
turbées par les agissements des supporters anglais, vite reconstruits à neuf comme le stade de Wembley ou
appelés hooligans. En 1975, ceux du Leeds United sac- l’Emirates Stadium d’Arsenal, profite aussi aux équipes
cagent le Parc des Princes de Paris à l’issue de la finale de moindre envergure. Si quelques grands clubs conti-
de la Coupe des clubs champions. Dix ans plus tard, à nentaux comme le Bayern Munich ou le FC Barcelone
Bruxelles, 39 supporteurs de la Juventus meurent écra- peuvent encore faire face à la domination financière des
sés par les mouvements de panique provoqués par les clubs d’Albion, les autres doivent se résigner à laisser
assauts des supporteurs de Liverpool au stade du Heysel, partir nombre de leurs joueurs attirés par les salaires
entraînant l’exclusion des clubs anglais des compéti- mirobolants de la Premier League.
tions européennes pendant cinq ans. Deux semaines A tel point que l’on pourrait se demander si, dans un
DOMINIQUE FAGET/AFP
avant, 56 supporteurs avaient trouvé la mort dans avenir proche, le football anglais ne serait pas tenté de
l’incendie du stade de Bradford. Quatre ans plus tard, faire sécession en monopolisant, à l’image de la NBA,
96 personnes perdent la vie dans les mouvements de l’essentiel des droits de retransmission générés par le
foule du stade de Hillsborough à Sheffield. Si le Premier football. Ainsi, l’Angleterre ramènerait en son giron un
ministre Margaret Thatcher affirme alors vouloir sport qui n’est toutefois plus vraiment le people’s game. n
O
Olivier Julien a notamment dirigé l’ouvrage
Sgt. Pepper and the Beatles. It Was Forty Years
Ago Today (Ashgate, 2008). n a souvent prétendu que Kennedy
avait été le premier président élu
grâce à la télévision. On a même
affirmé que si le débat qui l’a
opposé à Nixon en septembre 1960
n’avait été retransmis qu’à la radio
il aurait sans doute perdu l’élection présidentielle du
8 novembre. Une chose est en tout cas certaine : ce
débat a inauguré une décennie au cours de laquelle la
télévision a bouleversé le rapport des Américains à leur
histoire contemporaine. Il suffit, pour s’en convaincre,
de songer à ces scènes d’hystérie collective retransmises
à travers le pays lors du passage des Beatles au « Ed
Sullivan Show », quelques semaines après l’assassinat
du 35e président des États-Unis.
Huit ans auparavant, cette émission – qui était à
l’époque regardée par la moitié de la population améri-
caine – avait fait d’Elvis Presley une vedette d’envergure
nationale en l’espace d’une soirée. Le 9 février 1964,
elle allait à nouveau marquer l’histoire des musiques
populaires anglo-américaines en inaugurant ce que l’on
a coutume d’appeler la « British Invasion » : l’invasion
du marché du disque nord-américain par des groupes
originaires du Royaume-Uni.
Non pas que cette émission ait révélé les Beatles du
jour au lendemain au grand public américain : paru à
la fin du mois de décembre 1963, leur quatrième single,
I Want to Hold Your Hand, occupait déjà la première
FOX PHOTOS/GETTY IMAGES
place des hit-parades dans le maga- dans laquelle des groupes britan-
zine Billboard depuis près d’une niques comme les Who, les Animals
semaine lorsqu’ils ont débarqué ou les Rolling Stones ne tarderont
à l’aéroport JFK de New York, le pas à s’engouffrer.
7 février, pour en assurer la pro- Pour prendre la mesure du chan-
motion. A vrai dire, John Lennon, gement de dimension qu’incarnent
Paul McCartney, George Harrison les Beatles dans la conquête des hit-
et Ringo Starr n’étaient même pas parades américains, douze ans après
les premiers artistes britanniques à Vera Lynn, il suffit de se plonger dans
se hisser au sommet de ces mêmes les numéros publiés par Billboard à
hit-parades : en 1952, la chanteuse la fin de l’hiver et au début du prin-
Vera Lynn leur avait ouvert la voie temps 1964. Le 2 février, le maga-
en faisant de son adaptation d’Auf zine évoquait leur arrivée imminente
Wiedersehen, Auf Wiedersehen à New York pour une conférence de
le titre le plus vendu à travers le pays pendant neuf presse et deux invitations dans l’émission d’Ed Sullivan.
semaines d’affilée. Dès le 15 février, il leur consacrait sa une en titrant : « Les
En 1961, le clarinettiste britannique Acker Bilk avait États-Unis ébranlés par la Beatles Invasion ». Un mois
renouvelé l’exploit avec l’instrumental Stranger on the plus tard, il annonçait qu’au cours des trois semaines qui
Shore, précédant le succès planétaire des Tornados avec venaient de s’écouler le groupe avait, à lui seul, absorbé
Telstar, au mois de décembre de l’année suivante. En 60 % des ventes de disques sur l’ensemble du marché
somme, « The Ed Sullivan Show » n’a pas plus lancé la américain. La semaine suivante, on apprenait que « la
carrière américaine des Beatles qu’il n’a été à l’origine British Invasion des États-Unis continuait de s’étendre »,
BETTMANN/GETTY IMAGES – DR
de leur succès transatlantique. Mais il a fait bien plus les Beatles occupant désormais les 1re, 2e, 3e, 7e, 14e, 42e,
que cela. Sans cette émission, les « Fab Four », comme 58e et 79e places du Hot 100.
on les appelait alors en Europe, auraient pu rester, à Le 4 avril, leurs singles étaient présents aux cinq
l’instar de Vera Lynn, d’Acker Bilk ou des Tornados, les premières places de ce classement. Enfin, le 23 mai, il
artistes d’un seul tube américain. Au lieu de cela, le était question d’une invasion généralisée de la scène
record d’audience qu’ils enregistrent à l’occasion de leur musicale américaine par « une armée de groupes bri-
apparition sur CBS leur permet d’ouvrir une brèche tanniques » que plus rien ne semblait arrêter. Les Rolling
L
iverpool, fin des années 1950. Le peintre beatnik Stuart Désorientées, leurs maisons de disques réagissent
Sutcliffe, lauréat d’un prix artistique et musicien amateur, en deux temps. Appliquant des méthodes qui avaient
rejoint son ami d’art school (conservatoire municipal déjà fait leurs preuves outre-Atlantique, elles cherchent
des beaux-arts) John Lennon dans un petit groupe local, tout d’abord à signer des accords de distribution avec
les Quarrymen. Sutcliffe fait connaître les Quarrymen dans leurs homologues britanniques, puis elles se mettent
le ghetto beatnik de Liverpool et, avec son amie Astrid Kirchherr, en quête d’équivalents locaux des groupes produits par
leur donne un nouveau look (les cheveux longs, notamment). ces dernières. Toutefois, la tâche va s’avérer plus com-
Il quitte la musique en 1961 pour se consacrer à la peinture pliquée qu’elles ne l’avaient imaginé.
et meurt un an plus tard. Juste avant la gloire des Quarrymen Avant l’arrivée des Beatles, les groupes américains
devenus les… Beatles ! avaient essentiellement prospéré dans l’ombre. Il s’agis-
Le 5 octobre 1962 sort en Grande-Bretagne Love Me Do, sait surtout de groupes amateurs, qui se produisaient
le premier 45 tours de ce groupe issu des banlieues pauvres dans des bars avec un répertoire de reprises. Ils avaient
de Liverpool. Leur premier album Please Please Me est produit aussi en commun d’écumer ce que l’on appelait les
par la prestigieuse compagnie EMI. Les dirigeants sont sceptiques battles of bands, ces concours régionaux qui pouvaient
sur les chances d’un succès durable. Un an plus tard, EMI fait voir jusqu’à deux douzaines de formations s’affronter
ses comptes. C’est l’euphorie. La Beatlemania fait des ravages. pendant toute une soirée dans l’espoir de décrocher le
Trustant le hit-parade, les Beatles vendent des millions de disques financement d’une séance d’enregistrement.
en Angleterre et bientôt en Europe continentale et aux États-Unis. Pour beaucoup de ces groupes, de tels concours
Les conséquences du triomphe du groupe sont multiples représentaient la seule et unique chance de pouvoir
en 1964 et 1965. Sur le plan économique, ils contribuent au graver un single. Mais, contre toute attente, la British
redressement de la balance commerciale britannique, ce qui Invasion va leur faciliter les choses à partir de 1964.
leur vaut, en octobre 1965, une distinction royale ; politiquement, Les maisons de disques américaines se mettent sou-
ils deviennent l’enjeu des rivalités entre travaillistes, libéraux dain en quête de groupes : prises de court, elles n’ont
et conservateurs : le leader libéral Jo Grimond se souviendra d’autre choix que de puiser dans ce vivier de groupes
longtemps d’avoir proposé une « ligne anti-Beatles » aux élections déjà constitués. C’est de ce mouvement de panique
de 1964 ! que va naître l’une des réponses les plus originales
Sur le plan social, les Beatles donnent l’image de gentils de l’industrie de la musique américaine à la British
prolétaires qui ont réussi, un peu comme les stars du football. Invasion : le « rock garage ».
La comparaison s’arrête là. Avec leurs vêtements hétéroclites Au début de la décennie suivante, ce dernier sera à
et leurs cheveux longs (surtout après 1965), avec un accent l’origine du punk qui inspirera à son tour la création de
MIRRORPIX/GETTY IMAGES
provincial inconnu à Oxbridge et à la BBC, une musique a priori groupes britanniques comme les Clash ou les Sex Pistols.
détestée des adultes (le rock and roll), ils deviennent un véritable Quant aux Beatles, plus de quarante ans après leur sépa-
modèle culturel pour une jeunesse en quête d’identité. ration, ils continueront d’incarner la fierté retrouvée de
Ci-dessus : les Beatles rencontrent la reine en 1963. la Grande-Bretagne à une époque où, dans le sillage
Bertrand Lemonnier, L’Histoire n° 112, juin 1988. de la crise de Suez, le pays basculait dans le camp des
puissances sous domination américaine. n
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L’Europe en solitaire
Le 23 juin 2016, les Britanniques votaient
la sortie de l’Union européenne, à une courte
majorité. Épilogue d’une histoire compliquée.
Par M
AURICE VAÏSSE
Professeur émérite d’histoire
des relations internationales à
Sciences Po Paris,
Maurice Vaïsse a notamment publié
Les Relations internationales depuis 1945 en paix, en sécurité et en liberté. » Il en appelle aux États-
(Armand Colin, rééd., 2017). Unis d’Europe et s’écrie : « Debout, l’Europe ! » Pourquoi
ce changement de cap ? Les raisons en sont multiples.
Cet article est la version revue de
Au lendemain d’un conflit qui l’a épuisée, la Grande-
« Les Anglais sont-ils européens ? »,
Bretagne n’est plus la grande puissance d’avant-guerre.
L’Histoire n° 160, novembre 1992.
Ses dirigeants admettent, progressivement, la dure réa-
lité : leur pays ne peut plus faire face. Au Proche-Orient
PARIS, ARCHIVES DE GAULLE/BRIDGEMAN IMAGES
E
et en Méditerranée orientale, il passe le relais aux États-
Unis. Mais il continue à avoir des responsabilités mon-
n juin 1944, le Premier ministre anglais diales et cultive des solidarités ailleurs qu’en Europe.
Winston Churchill confie au géné- Puisque la vieille Angleterre n’est plus en mesure de
ral de Gaulle : « Chaque fois que nous gouverner l’univers, du moins restera-t-elle le carrefour
devrons choisir entre l’Europe et le grand obligé du monde. Son destin consiste à figurer au centre
large, nous choisirons le grand large. » de trois cercles : celui des nations atlantiques, celui du
Le 19 septembre 1946, à l’université Commonwealth (la Communauté des nations issues
de Zurich, le même Winston Churchill déclare : « Il de l’ancien empire britannique) et celui de l’Europe.
convient de reconstituer la famille européenne et de lui Le traité d’union occidentale signé entre la France et
fournir une structure qui lui permette de vivre et de croître l’Angleterre en 1948 pour parer à la menace soviétique
veut conserver le bénéfice de son insertion dans les Luxembourg établissent un compromis entre les posi-
trois cercles, malgré la décolonisation et la baisse tions britanniques et celles de la CEE : une période
rapide des exportations britanniques à destination du transitoire de cinq ans doit permettre une intégration
Commonwealth (de près de 50 % en 1950, elles sont en douceur de la Grande-Bretagne. Sa contribution au
tombées à 24,5 % en 1970). De son côté, la France se budget communautaire doit passer de 8,6 % en 1973
pose en défenseur des institutions européennes dans à 19 % en 1978. Des accords précis concernent les
la mesure où elles lui sont favorables. Elle affirme que relations avec le Commonwealth, par exemple pour le
la Communauté est ouverte aux Britanniques, à condi- sucre de la Jamaïque, le beurre, le fromage et le mou-
tion qu’ils fassent preuve de bonne volonté en accep- ton de la Nouvelle-Zélande.
tant à la fois les traités et l’acquis communautaire, en Le 28 octobre 1971, la Chambre des communes
particulier la politique agricole commune. vote l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE, avec
Ces différends recouvrent aussi des conceptions une majorité confortable : 356 voix, contre 244. Aux
politiques opposées. Dès septembre 1958, Charles de conservateurs s’étaient joints plusieurs dizaines de
Gaulle a fait comprendre, par son mémorandum, qu’il travaillistes. Le 1er janvier 1973, le Royaume-Uni, l’Ir-
n’entendait pas se satisfaire de l’Alliance atlantique et lande et le Danemark font leur entrée dans la CEE. Les
voulait mener une politique indépendante des États- Six deviennent les Neuf.
Unis. Pour l’heure, son grand dessein, c’est une Europe Ce n’est pourtant pas le point final de l’aventure.
européenne. Le point de vue britannique, exprimé par Dans un contexte économique difficile et avec l’arrivée
sir Alec Douglas-Home, secrétaire d’État au Foreign des travaillistes au pouvoir en 1974, le Royaume-Uni fait
Office, est tout différent : « Pour nous, entrer dans l’Eu- souvent cavalier seul en matière européenne. Lorsque,
rope, c’est le premier pas vers l’Union atlantique. » D’où par exemple, est mise en œuvre l’élection des dépu-
les veto français de 1963 et de 1967 à l’admission du tés européens au suffrage universel en 1975, il refuse
Royaume-Uni dans la CEE. d’adopter le système de représentation proportionnelle.
Le départ du général de Gaulle, en 1969, crée des
conditions favorables à l’entrée de la Grande-Bretagne LE FOSSÉ SE CREUSE SOUS THATCHER
dans la CEE. Son successeur, Georges Pompidou, est L’arrivée au pouvoir, en 1979, de Margaret Thatcher
EC-AUDIOVISUAL SERVICE/EUROPEAN UNION, 1972
épaulé par un ministre des Affaires étrangères « euro- creuse un peu plus le fossé. Pour protéger les intérêts
péen », Maurice Schumann. Côté britannique, les élec- nationaux, elle s’attaque à l’acquis communautaire
tions générales du 18 juin 1970 ramènent au pouvoir dans le domaine de la politique agricole. Un acquis qui,
les conservateurs, menés par un Européen convaincu, en revanche, satisfait la France. La politique agricole
Edward Heath. Déçus par les Américains qui mènent britannique a toujours consisté à fournir à la popula-
une guerre impopulaire au Vietnam, les Britanniques tion une nourriture à bon marché, en s’approvisionnant
sont de plus en plus attirés vers l’Europe, susceptible essentiellement dans le Commonwealth – l’agriculture
d’apporter une solution à leurs problèmes économiques. tenant une place modeste dans l’économie britannique.
L’accord politique entre Edward Heath et Georges La politique agricole commune, elle, vise à assurer
Pompidou (20-21 mai 1971) clôt rapidement les l’indépendance alimentaire de l’Europe, de sorte que
négociations. Dès le 23 juin 1971, les accords de tout achat hors de la CEE donne lieu à un prélèvement
Brexit, s o what ?
Le 23 juin 2016, les Britanniques ont voté à 51,9 % pour le Brexit,
« British exit », la sortie de leur pays de l’Union européenne. Une
décision qui divise aussi les historiens britanniques.
Entretien avec R
OBERT TOMBS e t J OHN HORNE
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Lexique
ALBION (PERFIDE) En 1999, le nombre des pairs
Albion (d’albus, « blanc ») était héréditaires est limité à 92.
la dénomination latine de la
Grande-Bretagne, sans doute COMPAGNIE DES INDES
inspirée par la couleur des En 1600, la reine Élisabeth Ire
falaises crayeuses de Douvres. octroie le monopole du
L’expression « perfide Albion » commerce avec « les Indes »
est employée en France dès le à la British East India
xviie siècle (Bossuet) pour Company. Elle fonde des
dénoncer le caractère déloyal comptoirs, négocie avec les
des Anglais. empereurs, lève une armée.
La révolte des soldats indiens,
ANGLAIS les cipayes, en 1857-1858,
Ce nom vient des Angles, met fin à la Compagnie,
peuple germanique issu de dont les territoires et activités
la région actuelle de Kiel et passent sous le contrôle
installé dans l’île de Bretagne, BIG BEN direct de la Couronne.
probablement au début Surnom de la grosse cloche (13,5 tonnes) nichée dans la tour
du ve siècle, lors de du palais de Westminster. Le son très particulier est dû à une COURONNE
l’affaiblissement romain. fissure dans le métal. Tous les ans, le 31 décembre à minuit, Le terme désigne l’autorité
Désignant d’abord les toutes les radios et télés anglaises retransmettent le carillon de l’État, dans ses fonctions
habitants de l’Angleterre, de Big Ben qui marque ainsi la nouvelle année. En travaux exécutives, législatives et
le terme s’est longtemps depuis l’été 2017, Big Ben ne sonnera plus pendant quatre ans. judiciaires, indépendamment
appliqué par extension à de la personne du monarque.
tous les Britanniques. Mais, Depuis 2005, la Couronne
depuis les années 1960, les identités nationales COMMONWEALTH est divisible, c’est-à-dire
Écossais, Gallois et Irlandais (Anglais, Écossais, etc.) En 1926, le terme se substitue distincte pour chaque État
du Nord revendiquent leurs et s’applique aussi aux à celui d’« empire » pour du Commonwealth.
nationalités respectives. colonies blanches outre-mer. désigner l’ensemble Grande-
Les choses sont plus Bretagne et dominions. DOMINION
BOTANY BAY complexes aujourd’hui, le Avec les indépendances L’appellation, créée en 1867
Découverte en 1770 par Royaume-Uni et les anciens indienne et pakistanaise pour le Canada, entre dans
James Cook et ainsi baptisée dominions étant devenus des en 1947, il change de la titulature royale britannique
en raison de sa riche sociétés multiculturelles. signification car ces nouveaux en 1901 pour désigner
flore, la baie, sur la côte est États, républicains, l’empire sauf l’Inde, puis les
de l’Australie, est le site de CHANNEL (MANCHE) ne veulent néanmoins pas seuls territoires dotés d’une
fondation de Sydney. En 1788, Mer séparant les îles couper les ponts avec autonomie interne, comme
732 condamnés britanniques Britanniques du continent, l’ancienne métropole. Le l’Australie et la Nouvelle-
et leurs gardiens y débarquent. à peine large de 34 km en Commonwealth, dont le Zélande en 1907. Le statut de
L’Australie sera, un demi-siècle sa partie la plus resserrée, souverain britannique est le Westminster de 1931 reconnaît
durant, une terre de bagnards, entre Douvres et Calais. chef sans autre autorité que la souveraineté des dominions.
en quelque sorte « pères morale, est un forum, un lieu
fondateurs » du pays. CHICKEN CURRY de concertation qui compte ÉCHIQUIER
Ce plat indien était aujourd’hui 53 États. Le mot, employé pour
BREXIT grandement apprécié de la chambre des comptes de
Formé de « British » et la reine Victoria, qui en CHAMBRE DES COMMUNES la Normandie, est introduit
« exit », le mot recouvre le voulait tous les jours à la Cour Chambre basse du Parlement en Angleterre après la
processus de sortie de l’Union à la fin de son règne. Il s’est qui autrefois représentait conquête de 1066.
européenne engagé par la ensuite imposé comme un le « commun », c’est-à-dire Aujourd’hui encore le ministre
Grande-Bretagne à la suite du des plats les plus populaires les roturiers. Elle est élue des Finances est appelé
référendum du 23 juin 2016. de Grande-Bretagne. au suffrage universel et a chancelier de l’Échiquier.
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Abbey
ses pièces historiques. Il LES HAUTS DE
HURLEVENT INDIAN SUMMERS
critique la faiblesse, la
D
Unique roman d’une des La série (en cours) a pour
corruption, l’ambition qui ans un grand domaine du
trois célèbres sœurs Brontë, cadre Simla, villégiature
rongent les puissants. Yorkshire, lord Grantham, son
W. Shakespeare, Gallimard, inspiré par l’amour, la folie, favorite des gouvernants et
épouse américaine (choisie pour des aristocrates
« La Pléiade », 2002-2008. la vengeance, il est devenu
sa fortune), leurs trois filles et la cohorte britanniques au début des
un classique.
TEMPS DIFFICILES très hiérarchisée des domestiques aux années 1930 en Inde.
E. Brontë, Archipoche, 2013.
Dans ce roman social, accents régionaux marqués semblent P. Rutman, depuis 2015.
Dickens, nourri de ses JEU DE SOCIÉTÉ vivre en cercle fermé. Tous les
observations à Manchester Université, entreprise, bouleversements du monde vont pourtant THE CROWN
et Preston, dénonce la finance : les personnages les affecter, du naufrage du Titanic en La jeune Élisabeth II
situation des ouvriers. se débattent dans des 1912 qui prive la maison de son héritier accède au trône dans un
C. Dickens, Gallimard, « Folio univers cruellement jusqu’aux premiers coups de main des monde en totale
classique », 1985. dépeints, où l’humour nazis dont est victime le fiancé de la recomposition. Elle
n’est là que pour masquer cadette. La Première Guerre mondiale, incarne aujourd’hui un
IVANHOÉ modèle. La série, prévue
leur désarroi. l’indépendance irlandaise soutenue par
Le premier roman D. Lodge, Rivages, 2014. un gendre roturier, la nomination d’un en six saisons couvrant
« médiéval » de l’écrivain Premier ministre travailliste, la tournée chacune une décennie, est
écossais et son plus grand MORT SUR LE NIL déjà un succès.
de la cantatrice australienne Nellie Melba,
succès. On y lit la nostalgie Grande voyageuse grâce à le tragique passage d’un diplomate turc, P. Morgan, S. Daldry, 2016.
de l’Angleterre saxonne son mari archéologue, l’arrivée de Russes blancs après la
avant la conquête l’auteur de romans LA SOLITUDE DU
révolution, le départ d’un cousin en Inde, COUREUR DE FOND
normande. policiers la plus traduite a le déclassement de la gentry, l’irruption
W. Scott, Le Livre de poche, inventé deux archétypes Emblématique du free
de la modernité sont autant de jalons au
2011. de détectives : Hercule cinema, la nouvelle vague
long des six saisons de cette série
Poirot et la so British Miss britannique, innovant
ROUTE DES INDES addictive. L’exceptionnelle qualité des
Marple. dans sa bande-son. Un
Dans le Raj britannique interprètes est l’un des atouts majeurs
A. Christie, Le Masque, 2012. jeune délinquant tente de
des années 1920, le d’une saga largement récompensée.
s’en sortir par la course. Et
mouvement J. Fellowes, 2010-2015, 6 saisons.
revoit les étapes de sa vie.
indépendantiste grandit. T. Richardson, 1962.
E. M. Forster, 10/18, 1988.
ET AUSSI > Les Sept Piliers de la sagesse, T. E. Lawrence, Payot, 2002. > Au cœur des ténèbres,
J. Conrad, Garnier Flammarion, 2012. > Vers le phare, V. Woolf, Gallimard, « Folio classique », 1996.
SEX PISTOLS
Introducteurs du punk en
Grande-Bretagne, ils se
LE DISCOURS font aussi connaître par BRITISH MUSEUM
D’UN ROI leurs propos excessifs et Fondé au milieu du
Comment gouverner, à leur comportement visant xviiie siècle, il abrite l’une
l’époque moderne, si on ne à choquer. Leur single God des plus belles collections
sait pas s’exprimer ? Le Save the Queen (1977) est au monde. Ses sections sur
bégaiement de George VI aujourd’hui un objet de l’Égypte et le Proche-
aurait pu le condamner ; collection, la maison Orient notamment
ses efforts pour en venir à d’édition ayant retiré le illustrent les liens avec les
bout lui permettent, au disque du marché après À PESSAC autres cultures.
contraire, de devenir un avoir entendu les paroles… www.britishmuseum.org
souverain efficace et aimé.
T. Hooper, 2010. PURCELL ET HAENDEL
So British ! NATIONAL MARITIME
MUSEUM
Pour sa 28 édition, le Festival
e
MEURTRE DANS UN Purcell, que ses international du film d’histoire, qui se Situé à Greenwich,
JARDIN ANGLAIS contemporains appelaient tient du 20 au 27 novembre à Pessac près de l’observatoire où
Film inclassable, « l’Orphée britannique », (Gironde) et dont L’Histoire est partenaire, passe le méridien 0 o,
esthétique, policier, est connu pour sa musique se tourne vers nos voisins britanniques. c’est un des musées
psychologique, historique religieuse (ses pièces Une quarantaine de débats et de maritimes majeurs. Cartes,
– nous sommes au d’orgue) et son opéra rencontres feront intervenir d’éminents portraits de navigateurs
xviie siècle, et une Didon et Énée. Haendel, spécialistes, dont plusieurs auteurs de ce et reliques du Titanic
aristocrate délaissée par « le plus grand » selon numéro : Philippe Chassaigne sur la réjouissent petits et grands.
son mari engage un Beethoven, reste le maître monarchie, Paul Dietschy sur le sport et www.rmg.co.uk
du Messie. Les deux sont ici /national-maritime-museum
jardinier d’exception pour les public schools, Pierre Singaravélou sur
redessiner son jardin et réunis par la grâce de l’Inde, Olivier Julien sur la musique pop. LA TOUR DE LONDRES
plus encore. Barbara Hendricks. Côté cinéma, plus de 100 films et Sa construction a
P. Greenaway, 1982. Endless pleasure, Arte Verum, documentaires sont à l’affiche, anciens
2007. commencé en 1066, dès la
tels La Vie privée d’Henri VIII d’Alexander conquête normande, et le
MICHAEL COLLINS
BEATLES VS Korda (1933) ou les fameux Trois Lanciers bâtiment reste au cœur de
Portrait d’un héraut de du Bengale d’Henry Hathaway (1935) ;
ROLLING STONES l’histoire nationale. Les
l’indépendance irlandaise d’autres récents comme Les Suffragettes de
Les premiers restent les archives y ont longtemps
(incarné par Liam Neeson) Sarah Gavron (2015) ou L’Esprit de 45 de
meilleurs vendeurs de été entreposées et on peut
au début du xxe siècle. Ken Loach, un long-métrage nourri
N. Jordan, 1996.
disques au monde : plus de toujours y admirer les
2 milliards pour 12 albums d’archives qui exalte ce moment joyaux de la Couronne.
BLOODY SUNDAY et 200 chansons en une particulier et enthousiaste de l’immédiat
après-guerre, ou encore La Route des Indes IMPERIAL WAR
Le dimanche 30 janvier dizaine d’années MUSEUM
1972, à Derry (Irlande du seulement, de Please, magnifiée par David Lean (1984).
www.cinema-histoire-pessac.com Il fut créé en 1917 à
Nord), une marche please me (1963) à Let It Be
l’initiative de George V et
pacifique pour l’égalité (1970). Les seconds
expose une quantité
tourne à l’émeute : c’est le connaissent une longévité
DAVID ILIFF/CC-BY-SA-3.0
impressionnante d’armes
début de la guerre civile. inouïe, drainant toujours
ayant servi depuis la
P. Greengrass, 2002. des foules après plus d’un
Première Guerre mondiale.
demi-siècle de scène.
http://www.iwm.org.uk/
À ÉCOUTER > UK Calling, série diffusée en juin 2017 par France Culture sur la politique britannique.
À VOIR > Le Dernier Vice-Roi des Indes, G. Chadha, 2017. > Les Tudors M. Hirst, 2007-2010.