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AOÛT-SEPTEMBRE 2017 - VIKINGS, LA LÉGENDE DES HOMMES DU NORD H NUMÉRO 33

BEL : 9,20 € - CAN : 14,50 $C - CH : 14,90 FS - D : 9,30 € - DOM : 9,50 € - GRE : 9,20 € - IT : 9,30 € - LUX : 9,20 € - MAR : 90 DH - NL : 9,30 € - PORT CONT : 9,20 €

L’IN V E N T IO N D E L A H

N O R M A N D IE AOÛT-
OÛT-SEPTEMBRE
EPTEMBRE 2017
2017 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 33

LA LÉGENDE
H

DES HOMMES DU NORD


Vikings
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COMPRENDRE
N

ET PROTÉGER
SON CERVEAU JUILLET
AOÛT
SEPTEM
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2017

PSYCHO
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DE SANTÉ

DOSSIER
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CE QU’IL FAUT SAVOIR

6,90 LE FIGARO SANTÉ, VOTRE MAGAZINE TRIMESTRIEL


EN VENTE ACTUELLEMENT
chez tous les marchands de journaux et sur www.figarostore.fr
É DITORIAL
© VICTOIRE PASTOP
Par Michel De Jaeghere

COURT TRAITÉ DE DISSIDENCE


N
otre monde hyperconnecté peut nous donner, parfois, l’illusion du Vrai, du Bien et appelées pourtant à cohabiter sur le même sol ; l’exacer-
d’assister en direct au déroulement de l’Histoire. Nous avons suivi bation de l’individualisme par la répudiation de toute identité (ethnique,
pas à pas l’avancée des soldats de l’armée irakienne à la recon- nationale, religieuse, sexuelle) qui nous aurait été transmise au profit d’un
quête de Mossoul. Nous sommes informés heure par heure (par les rapport contractuel avec des valeurs que l’on aurait, soi-même, choisies
tweets de l’intéressé) de l’évolution de la pensée du chef de la première librement. A terme, la perspective d’un monde connecté et d’une humanité
puissance mondiale. Nous n’ignorons rien de sa pratique du triple saut nomade, multiple, fraternelle, délivrée de ses nostalgies autant que de ses
renversé. Le G20 n’a, pour nous, plus de mystères. Emmanuel Macron appétits de puissance, de ses idéologies, de ses appartenances.
peut recevoir en grand secret Nicolas Sarkozy pour un souper fin à l’Ely- Mettant en lumière l’implacabilité de leur logique, l’étendue de leurs
sée : nous en saurons bientôt le menu, les vins. conséquences, il nous montre à quel point ces mots d’ordre sont cohé-
Dans ce flot d’information continue, rien n’est plus méconnu que le rents, et comment ils ont participé, subrepticement, à l’installation d’un
droit au silence que revendiquait Soljenitsyne : « le droit des hommes de nouveau régime politique, dont la domination est d’autant plus redou-
ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les stu- table que nous n’y avons même pas pris garde, qu’elle a su s’imposer sans
pidités, les paroles vaines » (Le Déclin du courage). Rien de plus difficile que nous nous en soyons aperçus.
que de marquer un temps d’arrêt pour réfléchir à ce que les événements A lire ces pages écrites et publiées pour la plupart dans des revues entre
signifient. De s’affranchir du climat émotif que suscitent le suspense, la 2013 et 2016, on se frotte les yeux tant on y trouve la prophétie de l’avè-
surprise ménagés par les réseaux de l’information permanente avec le nement inéluctable d’un parti hégémonique dispersant ses oppositions
savoir-faire d’un scénariste de Hollywood, pour tenter de comprendre aux extrêmes. Un programme politique répudiant les archaïsmes pour
simplement ce qui nous arrive. dispenser à pleines mains les libertés nouvelles. Une promesse de société
C’est à quoi s’est magnifiquement employé Mathieu Bock-Côté dans parfaite épuisant, à elle seule, les solutions circonscrites dans le cercle de
Le Nouveau Régime (Boréal). Québécois de naissance et de cœur, pétri la raison et récusant, par là, des oppositions qui relèvent de la psychiatrie
d’une culture française à laquelle il porte cette sorte d’amour que recom- (les différentes « phobies ») ou d’un traitement social (les laissés-pour-
mandait Simone Weil, l’amour de compassion qu’on voue à ce que l’on compte des périphéries en quête d’un bouc émissaire).
sait menacé, infiniment fragile ; observateur lucide d’une société marquée Mathieu Bock-Côté ne leur oppose pas un contre-programme. Il en
par sa proximité avec les Etats-Unis et devenue, depuis la révolution tran- réfute les principes au nom d’une conception de l’homme fondée sur la
quille des années 1960, une sorte de laboratoire du mondialisme hors-sol ; lignée, la transcendance, l’enracinement. Il en récuse le matérialisme au
enseignant, sociologue, ce bon géant au physique de bûcheron, à la nom de l’aspiration à l’éternité d’une âme assoiffée d’autre chose que de
science encyclopédique, à l’enthousiasme infatigable, était sans doute pain. Il en conteste la prétention à la table rase en convoquant les beau-
placé à la distance idéale pour tenter de définir la nature de la mutation tés, les grandeurs de notre civilisation, « les merveilles oubliées de l’aven-
anthropologique dont le monde occidental est le théâtre depuis 1968, et ture humaine ». L’homme n’est pas, à ses yeux, cette monade livrée aux
à laquelle, mettant un terme à l’affrontement idéologique des blocs, la experts de l’ingénierie sociale. Chair et âme habitées par le sentiment de
chute de l’Union soviétique a désormais laissé le champ libre. leur finitude, il accède à l’universel par la médiation du particulier dans
Au fil d’une succession d’essais qui traitent aussi bien de l’avènement d’un lequel l’ont façonné son éducation, sa culture, ses attachements : cette
multiculturalisme intransigeant que du droit de l’homme à mourir des identité dont on voudrait lui faire honte, le délivrer comme si l’on croyait
mains de son médecin, de la théorie du genre ou de l’influence des nouvelles donner des ailes à une plante en la déracinant. Père et fils, il ne s’accomplit
technologies sur le débat politique, il fait le tableau clinique des évidences que dans la communion des morts et des vivants, la piété qui lui offre de
trompeuses sur lesquelles s’est établi, de proche en proche, le consensus de se reconnaître comme un « débiteur insolvable » de ceux qui l’ont pré-
nos élites et que nous finirions, d’aventure, par admettre, tant on nous les cédé sur la terre (Madiran), l’espérance d’une descendance, charnelle ou
ressasse, tant nous les respirons comme l’air. C’est ici la proclamation d’un spirituelle, qui lui permettra de défier le temps.
« fondamentalisme des droits de l’homme » qui serait venu clore la quête mil- Le livre de Mathieu Bock-Côté s’achève en court traité de dissidence. A la
lénaire du meilleur des régimes ; là, la dissolution de la politique dans une toute-puissance de la pensée désormais dominante, il propose avec sa bon-
perspective purement technicienne (les finalités collectives une fois dispa- homie, sa faconde, toute une panoplie de formes d’opposition. Celle qui a
rues, ne resterait qu’à choisir le meilleur gestionnaire, propre à satisfaire visiblement sa préférence consiste à renouer avec la politique telle que la
notre aspiration à disposer de toujours plus de biens de consommation, de concevait Aristote : répudier les canons du nouveau conformisme pour
technologies, de machines) ; ailleurs, l’impératif de l’ouverture à l’Autre, délibérer, entre amis, du Vrai et du Bien. Elle lui est inspirée par l’exemple de
l’accueil d’une diversité rédemptrice des souvenirs haïssables (le nationa- l’amitié entre deux grands intellectuels américains : Allan Bloom (l’immor-
lisme guerrier, l’impérialisme exploiteur de l’Occident, l’intolérance des croi- tel auteur de L’Ame désarmée) et Saul Bellow. Dans la nuit du relativisme,
sades) ; toujours le rejet d’un passé, d’une Histoire, d’un héritage ramenés à l’angoisse de la déconstruction, et devant les dangers qui menacent l’idée
une succession de guerres, d’injustices, d’oppressions ; le refus de penser même de civilisation, il veut croire à la puissance subversive de quelques
l’éventualité d’un choc entre des cultures divergentes dans leur appréciation esprits libres et à la vertu libératrice de l’art de la conversation.
de 72,40€
P8 P42 P106

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
AU SOMMAIRE
8. Dunkerque au risque de l’histoire 54. Sept mystères de l’épopée des Vikings Par Stéphane Lebecq
Par Henri-Christian Giraud 64. Sous le signe de la croix Par Stéphane Coviaux
18. Chambre à part Entretien avec Bruno Fuligni, 70. La grande traversée Par Jacques Le Maho
propos recueillis par Frédéric Valloire 78. Rollon, l’invention de la Normandie Par Pierre Bouet
22. Le triomphe des opportunistes Par Jean-Louis Thiériot 82. Par le fer et par le feu Par Alban Gautier
24. L’esprit de Saint-Ex Par François-Xavier Bellamy 90. Portfolio : Il était un petit drakkar
25. Côté livres 92. Serial Vikings Par Marie-Amélie Brocard
© 2017 WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC. ALL RIGHTS RESERVED. © DAVID GUTTENFELDER/NATIONAL GEOGRAPHIC CREATIVE. © JACQUES SZYMANSKI.

29. Le diable et le bon Dieu Par François-Xavier Bellamy 96. Cinéma : Classé sans suite Par Geoffroy Caillet
30. Derrière les barbelés Par Jean Sévillia 98. Livres : Vikings en poche
32. Expositions Par François-Joseph Ambroselli 100. La saga des Vikings Par Albane Piot
et Clément Ménard
38. La chute de l’Empire britannique Par Geoffroy Caillet L’ESPRIT DES LIEUX
39. Géographie du goût Par Jean-Robert Pitte 106. Sur les traces du Guépard Par Bruno de Cessole
116. Chez Madame de Sévigné Par Marie-Laure Castelnau
EN COUVERTURE 120. L’otium du peuple Par Albane Piot
42. Vikings. Le récit des origines Par Stéphane Lebecq 126. Pilleurs d’épaves Par Sophie Humann
50. Le jour où Eudes a défendu Paris Par Michel Sot 130. Avant, Après Par Vincent Trémolet de Villers

Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.


Président Serge Dassault. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet.
LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Geoffroy Caillet.
Enquêtes Albane Piot. Chef de studio Françoise Grandclaude. Secrétariat de rédaction Caroline Lécharny-Maratray.
Rédacteur photo Carole Brochart. Editeur Sofia Bengana. Editeur adjoint Robert Mergui. Directeur industriel Marc Tonkovic.
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LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0619 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro.
Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire MEDIA.figaro
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Imprimé en France par Imaye Graphic, 96, boulevard Henri-Becquerel, 53000 Laval. Juillet 2017. Imprimé en France/Printed
in France. Origine du papier : Finlande. Taux de fibres recyclées : 0 %. Eutrophisation : Ptot 0,011 kg/tonne de papier. Le Figaro Histoire
est imprimé dans le respect
Abonnement un an (6 numéros) : 35 € TTC. Etranger, nous consulter au 01 70 37 31 70, du lundi au vendredi, de 7 heures de l’environnement.
à 17 heures, le samedi, de 8 heures à 12 heures. Le Figaro Histoire est disponible sur iPhone et iPad.

CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE JEAN-LOUIS VOISIN, DOROTHÉE BELLAMY, PHILIPPE MAXENCE, ÉRIC MENSION-RIGAU,
CHARLOTTE DE GÉRARD, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, MARIA VARNIER, ICONOGRAPHE, PATRICIA MOSSÉ, FABRICATION, ET AUDREY MOREAU SAN GALLI,
RELATIONS PRESSE. EN COUVERTURE © UGO PINSON POUR LE FIGARO HISTOIRE.

RETROUVEZ LE FIGARO HISTOIRE SUR WWW.LEFIGARO.FR/HISTOIRE ET SUR


H
CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur d’histoire
ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III
et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon,
professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées
du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur
d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ;
Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ;
Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université
de Paris-IV Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais
des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
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8
DUNKERQUE
AU RISQUE DE L’HISTOIRE
LORSQUE CHRISTOPHER NOLAN MET EN SCÈNE L’ÉVACUATION
SPECTACULAIRE DES SOLDATS BRITANNIQUES DU PIÈGE DE DUNKERQUE,
LE SPECTATEUR RETIENT SON SOUFFLE. MAIS IL DOIT S’ADRESSER
À L’HISTORIEN POUR EN COMPRENDRE LES CAUSES ET LE CONTEXTE.

18
CHAMBRE
À PART
UTOPISTES SULFUREUX OU
AVENTURIERS PITTORESQUES :
LES VINGT-QUATRE PORTRAITS
DE PARLEMENTAIRES BROSSÉS
PAR BRUNO FULIGNI DANS
LA CHAMBRE ARDENTE MONTRENT COMBIEN L’ASSEMBLÉE NATIONALE FUT,
AU COURS DE SON HISTOIRE, UN INÉPUISABLE RÉSERVOIR DE PERSONNAGES
DIGNES DE LA COMÉDIE HUMAINE.
32
EXPOSITIONS
MOZART À L’OPÉRA DE PARIS, CAROLINE
BONAPARTE AU MUSÉE DES BEAUX-ARTS D’AJACCIO,
GASTON D’ORLÉANS AU CHÂTEAU ROYAL
DE BLOIS… LES EXPOSITIONS HISTORIQUES FLEURISSENT
CET ÉTÉ AUX QUATRE COINS DE LA FRANCE.
SUIVEZ NOTRE GUIDE.

ET AUSSI
LE TRIOMPHE DES OPPORTUNISTES
L’ESPRIT DE SAINT-EX
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CÔTÉ LIVRES
LE DIABLE ET LE BON DIEU
DERRIÈRE LES BARBELÉS
LA CHUTE DE L’EMPIRE
BRITANNIQUE
GÉOGRAPHIE DU GOÛT
ÀL’A F F I C H E
Par Henri-Christian Giraud

Dunkerque
au risque de
l’histoire
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Si le film Dunkerque de Christopher Nolan fait revivre


avec virtuosité l’évacuation des troupes alliées en juin 1940,
il escamote entièrement le lâchage britannique qui
condamna l’armée française à la pire défaite de son histoire.

L
e défi paraissait impossible, le vice-ami-
ral Bertram Ramsay l’avait relevé : en huit
jours – du 26 mai au 3 juin 1940 – et sous
8 le feu ennemi, 848 embarcations de tous
h types – du destroyer à la barque de pêche –,
rassemblées et coordonnées par ses soins,
étaient parvenues à extraire 338 226 soldats
© AKG-IMAGES/ULLSTEIN BILD. © 2017 WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC. ALL RIGHTS RESERVED.

du piège de Dunkerque. Même comparée


aux rembarquements de La Corogne (1809)
ou de Gallipoli (1916), une évacuation de
cette envergure n’a pas d’équivalent dans
l’histoire. C’est elle que Dunkerque, le film de
Christopher Nolan, célèbre aujourd’hui
comme une incroyable épopée.
Le film prend les choses au moment où
l’alternative paraît simple : évacuer les SAUVETAGE Ci-dessus : des soldats britanniques évacués de Dunkerque, entre le 26 mai
soldats alliés encerclés pour préserver les et le 3 juin 1940. Page de droite : Dunkerque, le film de Christopher Nolan.
capacités de défense du Royaume-Uni, ou
les laisser capturer par les Allemands. Il
présente dès lors l’affaire comme une Churchill ne s’y était pas trompé : « Pre- l’aboutissement de « décrochages » suc-
aventure humaine terrifiante, exaltée par nons garde de ne pas donner à ce sauvetage le cessifs, accomplis à l’insu de l’armée fran-
l’exploit de l’évacuation, qui transforma la caractère d’une victoire, ce n’est pas avec des çaise et motivés par un égoïsme national
bataille en victoire. évacuations qu’on gagne les guerres », avait-il britannique peu soucieux de l’intérêt de
Il fait cependant l’impasse sur ce qui déclaré aux Communes, le 4 juin 1940, au son principal allié. Vécue sur le moment par
reste, aux yeux de l’histoire, l’essentiel : lendemain de l’exploit de la Royal Navy. les Français comme un « lâchage », elle
comment ces troupes s’étaient-elles retrou- La démonstration n’avait, en outre, été avait entretenu un sentiment d’abandon et
vées dans cette situation ? Et en occulte quel- pleinement réussie que pour les forces de solitude mâtiné d’anglophobie qui allait
que peu les conséquences : l’abandon qui britanniques puisqu’elle avait laissé sur marquer l’évolution ultérieure des autorités
allait conduire l’armée française à la plus place 40 000 soldats français coincés sur et de l’opinion françaises. Elle ne peut être
grande défaite de son histoire, et la France à le rivage et qui, par leur résistance achar- justement appréciée sans retour en arrière
l’invasion de son territoire, suivie de quatre née aux assaillants, avaient permis son sur les deux semaines qui avaient précédé
années d’occupation. succès. Mais l’évacuation avait été surtout ce « glorieux » rembarquement.
Offensive allemande Rotterdam
13/05
du 10 au 18 mai 1940
PAYS-BAS ALLEMAGNE
Breda
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ROYAUME- Mer du Nord Eindhoven Essen
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British Expeditionary Force se 11/05 RUNDSTEDT
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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

1re armée ROMMEL


Arras
Maubeuge 13/05
Cambrai 18/05 Dinant REINHARDT
BILLOTTE Avesnes-sur-Helpe
Som Forêt des Ardennes
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9e armée GUDERIAN
Bastogne
Amiens Péronne
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Saint-Quentin Charleville-
Ligne de front Mézières Sedan LUXEMB.
au soir du 18 mai e
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2e armée
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Ligne Maginot
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PRÉTELAT

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20 km
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10 LEURRE Le 10 mai, les Allemands lancèrent une attaque sur la Hollande et la Belgique
h laissant croire à l’exécution d’un remake du plan Schlieffen de 1914. Français et Anglais
GAMELIN TOMBE DANS LE PIÈGE quittent leurs positions défensives pour se porter à leur rencontre en rase campagne.
Le 10 mai 1940, à l’aube, donnant à croire Profitant de ce leurre, les troupes du général von Rundstedt, qui représentaient le double
que l’effort principal de l’offensive alle- des forces engagées en Belgique, vont, plus au sud, franchir les Ardennes, ouvrir, de Namur
mande sera un remake du plan Schlieffen à Sedan, la brèche décisive, et prendre à revers les forces alliées engagées en Belgique.
d’août 1914 (l’attaque de la France par la Bel-
gique), la manœuvre d’intoxication hitlé-
rienne réussit à merveille : en effet, à l’appel la ligne Maginot sur l’aménagement de permettant d’intervenir en force sur les brè-
au secours des gouvernements belge, hol- laquelle avait porté l’essentiel de l’investis- ches causées dans le dispositif par l’ennemi.
landais et luxembourgeois, le général Game- sement militaire de l’entre-deux-guerres. Il Le temps pour les forces franco-britan-
lin, le commandant en chef français, donne engage au contraire les forces françaises et niques d’arriver sur leurs objectifs respec-
l’ordre au Groupe d’armées n° 1 (GA1) du britanniques dans une bataille de rencontre. tifs, Anvers et Breda pour la 7 e armée, la
général Billotte – qui comprend, de gauche Mais, sans doute, croit-il pouvoir compter ligne Anvers-Wavre pour le corps expédi-
à droite du dispositif : la 7e armée (général sur les 21 divisions belges et les 11 divisions tionnaire britannique (la BEF), la Dyle et la
Giraud, 6 divisions et 1 division légère méca- hollandaises pourtant peu préparées à la ligne Wavre-Namur pour la 1re armée, les
nique ou DLM), la British Expeditionary guerre – et dont les gouvernements ont armées hollandaise et belge perdent leurs
Force ou BEF (général Gort, 10 divisions) et jusqu’ici fait profession de neutralité. Or, points d’appuis. Dès l’après-midi du 11, les
la 1re armée (général Blanchard, 6 divisions) les armées belge et hollandaise étant de Belges doivent évacuer le canal Albert, et
assisté du corps de cavalerie (général Prioux, conception défensive et ne possédant pas le fort d’Eben-Emaël tombe aux mains des
2 DLM) – de foncer à travers la plaine de de chars, la puissance de feu de toutes les parachutistes allemands. Enfoncée par la
Flandre au-devant des 23 divisions dont armées alliées confondues face à l’armée charge foudroyante des panzers et désor-
3 divisions Panzer du général von Bock. allemande est de l’ordre de un à trois. ganisée par les attaques massives de la
Agissant ainsi en contradiction avec sa Erreur supplémentaire : Gamelin, que Luftwaffe, l’armée belge reflue sur la Dyle
propre doctrine de la défensive, le généra- Paul Reynaud, le président du Conseil, veut, qui ne présente aucun travail défensif.
lissime, un protégé de Daladier, le ministre de longue date mais sans oser le faire, relever Certains observateurs notent alors que la
radical-socialiste de la Guerre, prive ces de son commandement, car il voit en lui Luftwaffe s’acharne sur les positions belges
unités de la protection des fortifications « un préfet, un évêque, mais à aucun degré un et hollandaises, mais épargne en revanche
sur la frontière et rend d’un seul coup inutile chef », n’a prévu aucune réserve stratégique les colonnes franco-britanniques : comme
si la Wehrmacht avait compris qu’elle avait
intérêt à laisser les troupes alliées s’enfoncer
de plus en plus en Belgique… Reynaud
s’inquiète et téléphone à Daladier : « Nous
sortons de notre cuirasse, je veux dire de la
position fortifiée le long de notre frontière,
pour marcher le corps nu, alors que nous
souffrons d’une double infériorité en effectifs TÊTES D’ARMÉES Ci-dessus : Hitler et le général allemand von Rundstedt, commandant
et en matériel. » « Que voulez-vous faire ? en chef du groupe d’armées A, le 17 mai 1940, à Bastogne (Belgique). A la tête des troupes
s’entend-il répondre. C’est Gamelin qui com- responsables de la percée de Sedan le 13 mai, Rundstedt donnera, dix jours plus tard,
mande. Il applique son plan. » avec l’aval de Hitler, l’ordre de stopper devant Dunkerque, permettant ainsi l’organisation
Les jours suivants, la déconfiture hollan- de l’évacuation des soldats britanniques et français. En bas : les généraux Gort (à gauche) et
daise et belge s’accélère, mettant les armées Gamelin, commandants en chef des forces franco-britanniques, en 1940. Jugé responsable
franco-britanniques dans une situation de la déconfiture des troupes alliées face au piège tendu par l’état-major allemand le 10 mai,
difficile et les contraignant à faire face du Gamelin sera limogé par Paul Reynaud le 17 mai et remplacé par le général Weygand.
mieux qu’elles peuvent aux assauts ennemis
sur un terrain découvert. Ne pouvant se
déployer à l’abri d’une défense organisée, de Rundstedt (44 divisions dont 7 divisions remplacement de Corap, injustement dési-
elles sont contraintes à des opérations de Panzer : le double des forces engagées dans gné comme le bouc émissaire de l’effondre-
colmatage sur tout le front. Ce qui ne les la diversion belge) s’est faufilé à travers les ment. Mais Giraud ne peut plus que tenter
empêche pas (aux dires mêmes du général Ardennes – massif réputé infranchissable de rassembler les débris d’une 9e armée
allemand Hoeppner, patron du corps blindé – et, bousculant les maigres défenses de la disloquée et il sera fait prisonnier le 19 mai
de la VIe armée) de se battre « comme des 9e armée (général Corap, 9 divisions dont à l’aube par le Panzergruppe du général
lions », d’infliger de lourdes pertes à l’ennemi 2 de série B qui ont en charge un front de von Kleist et enfermé dans la citadelle de
et, même, pour ce qui concerne le corps de 100 km) et de la 2e armée (général Hunt- Königstein en Basse-Saxe, jusqu’à son éva- 11
cavalerie de Prioux, de remporter la pre- ziger, 7 divisions), a établi une solide tête sion retentissante du 17 avril 1942. h
mière bataille de chars de la Seconde Guerre de pont sur la rive ouest de la Meuse dans Entre-temps, ce même 15 mai, à 20 h 30,
mondiale dans la région de Hannut. la nuit du 12 au 13. réalisant enfin la gravité de la situation,
Dès lors, de Namur à Sedan, une brèche Gamelin a téléphoné à Daladier pour lui
LA PERCÉE DES ARDENNES s’ouvre dans le dispositif français. Combi- annoncer la « destruction de l’armée fran-
Au soir de ces trois premières journées de nant la puissance de feu et la vitesse, l’offen- çaise ». Ajoutant à la paralysie générale,
guerre, Hitler peut donc jubiler : son piège sive allemande s’abat comme une tornade l’exode des populations commence.
a fonctionné. sur les défenseurs français condamnés Reynaud alerte Churchill, Premier minis-
Pendant ce temps, en effet, appuyé par pour les meilleurs à se sacrifier sur place tre depuis cinq jours : « Nous avons perdu
trois flottes aériennes, le groupe d’armées A dans des opérations de sauvetage. Bien- la bataille hier soir. La route de Paris est
tôt, c’est à qui, de Rommel ou de Gude- ouverte. Envoyez tous les avions et toutes les
rian, jouant en personne les voltigeurs de troupes que vous pourrez. » Assisté des
pointe, rivalisera de vitesse en direction de généraux Dill et Ismay, le chef du gouverne-
© IDIX. © ROGER-VIOLLET. © WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM.

la Manche, pour prendre à revers les forces ment britannique débarque le 16, à 17 h 20,
alliées engagées dans le Nord. dans un Quai d’Orsay enfumé par le bra-
Le 13, Rotterdam succombe sous les sier des archives et où se tient la réunion
bombes de la Luftwaffe de Goering. Le 14, franco-britannique avec, du côté français,
l’armée hollandaise capitule à 20 h 35, obli- Reynaud, Daladier et Gamelin. Le constat
geant la 7e armée française à abandonner tombe : « Infériorité numérique, infériorité
Breda et à se replier derrière l’Escaut. La reine d’équipement, infériorité de méthode. »
Wilhelmine embarque pour l’Angleterre. Chacun rumine de sombres pensées.
Le 15 mai, plutôt que de laisser Giraud se Churchill refuse toutefois la fatalité et
replier vers le sud et attaquer de flanc avec presse par télégramme le Cabinet de guerre
sa 7e armée l’avant-garde allemande très britannique d’ajouter six groupes de chasse
aventurée, Gamelin croit utile, en misant aux quatre déjà en route pour la France. La
sur sa réputation de guerrier pour créer un réponse politique arrive à 23 h 30 : elle est
« choc psychologique », de le muter en positive. Mais l’Air Chief Marshal Sir Hugh
catastrophe à la tête de la 9 e armée en Dowding rappelle au ministre de l’Air que
DUNKERQUE, LA SURVIE ET RIEN D’AUTRE
Lancé à grand renfort de promotion, tourné en partie de l’évacuation, organisée en partie avec l’aide de civils
in situ avec l’appoint de milliers de figurants, auréolé anglais sur leurs bateaux de pêche.
du prestige de son réalisateur, Christopher Nolan Reste que le cinéma ne se résume pas à la production
(Inception, Batman, Interstellar), et de son budget d’une sensation, si virtuose qu’elle soit. Et l’écueil
de 200 millions de dollars, ce Dunkerque était sur lequel s’échoue ce Dunkerque tient au fond à ce
attendu au tournant. D’autant plus que, si l’on excepte que le focus choisi par Nolan est si étroit qu’il ne permet
l’honnête film homonyme de Leslie Norman (1958), pas davantage de comprendre l’épisode historique
tourné en Angleterre avec Richard Attenborough, c’est qu’une caméra GoPro embarquée sur le cheval de
le fameux mais lointain Week-end à Zuydcoote, réalisé Napoléon ne nous aurait renseignés efficacement sur
par Henri Verneuil en 1964, qui perpétuait jusque-là Waterloo. On sait mauvais gré aux Anglais, de ce côté-
la mémoire de l’opération « Dynamo » sur le grand ci de la Manche, de la disproportion de soldats français
écran, sous la forme de l’odyssée, forcément solitaire évacués de Dunkerque par rapport aux soldats
et tragique, d’un homme plongé dans le chaudron britanniques (120 000 contre 220 000). Mais que dire
de l’Histoire. Au vrai, la question était de taille : une alors du film de Nolan, qui ne mentionne qu’à peine
production anglo-saxonne saurait-elle corriger une leur existence ? Et les réduit à un groupe de silhouettes
historiographie de l’événement largement cannibalisée furtives et dérisoires, censées représenter les 40 000
par le point de vue britannique, rivé au succès d’entre eux qui affrontèrent héroïquement l’armée
de l’opération « Dynamo » du 26 mai au 3 juin 1940 ? allemande dans Dunkerque bombardée ou ralentirent,
Or, en choisissant de faire de son film un survival, à Lille avec la 1re armée, la progression des blindés de la
un film de survie, plutôt qu’un film de guerre Wehrmacht. Autant dire qu’on en saura encore moins
traditionnel, plus apte à traduire le poids des causes sur le lâchage de l’état-major britannique le 25 mai qui,
et des conséquences, des implications politiques en ruinant le plan Weygand, avait préparé directement
et militaires, Nolan s’est privé d’entrée de jeu de toute la défaite de l’armée française. En fait de survival,
possibilité de rééquilibrage. Son Dunkerque se veut le film de Nolan est surtout un hymne à la survie
d’abord une métaphore de la fameuse nasse où britannique, qui passe par pertes et profits la défection
380 000 soldats alliés se retrouvèrent inexorablement qui la rendit possible. De la part d’un réalisateur prompt
acculés par la fulgurante avancée allemande de mai à célébrer à cor et à cri, pendant la promotion du film,
1940. De ce point de vue, la réussite est totale : cloué l’héroïsme et l’esprit de sacrifice des Français, cela
à son siège, le spectateur assiste, impuissant et ressemble fort à ce que, dans ce contexte militaire,
terrifié, à l’encerclement tragique de soldats ballottés on appellerait une trahison. Geoffroy Caillet
de la plage pilonnée par l’aviation allemande à
l’embarquement sur des bateaux aussitôt bombardés, À LIRE
torpillés et coulés par l’ennemi. Les incessants ballets
d’avions magnifiquement filmés entre ciel et mer, D’Anvers à Dunkerque.
les saisissantes scènes de panique à fond de cale, Souvenirs de guerre 1940
la précision chirurgicale de la bande-son, relayée par Lucien Richard
une partition haut de gamme signée Hans Zimmer, Bernard Giovanangeli
œuvrent à une impression : celle d’une marée montante Editeur
qui, peu à peu, envahit tout, en faisant ressortir 190 pages, 20,20 €
avec une acuité proportionnelle l’exploit indiscuté
Ce même 17 mai, Paul Reynaud lance
un premier SOS au président américain
Roosevelt, qui fait la sourde oreille, un
second SOS au maréchal Pétain (84 ans),
GÉNÉRALISSIME alors ambassadeur à Madrid et qui accep-
Ci-contre : le général tera d’entrer, le lendemain, au gouverne-
Weygand, commandant ment comme ministre d’Etat et vice-prési-
en chef des forces dent du Conseil, et un troisième SOS au
françaises en 1940. général Weygand (73 ans), alors en poste à
Le 17 mai, le président Beyrouth, lui demandant de rejoindre la
du Conseil Paul France au plus vite.
Reynaud rappela Ignorant qu’on va lui confier in extremis
d’urgence le général la charge de généralissime, l’ancien adjoint
Weygand, alors en de Foch est à pied d’œuvre le 19 dans
poste à Beyrouth, où l’après-midi après avoir dû s’extraire de la
il dirigeait les forces carlingue – qu’il a fallu dévisser – de son
françaises au Moyen- avion atterri « sur le ventre ». « J’accepte les
Orient depuis 1939. lourdes responsabilités que vous me don-
Dès le 19, ce dernier nez, dit-il à Reynaud. Vous ne serez pas sur-
se vit confier pris si je ne puis répondre de la victoire. »
le commandement Ultime SOS : ce même 19 mai, Reynaud,
suprême à la place Daladier et Mandel en tête, le gouverne-
du général Gamelin. ment d’une république qui prône depuis
1905 la séparation de l’Eglise et de l’Etat se
rend, en corps constitué, à Notre-Dame de 13
« la dernière estimation des forces nécessai- demander d’étudier, en termes généraux, Paris implorer la protection divine. En espé- h
res à la défense du pays était de cinquante- « les problèmes qui se poseraient s’il deve- rant sans doute secrètement faire mentir le
deux groupes, or, elles se trouvent déjà rédui- nait nécessaire de retirer le corps expédi- moraliste Joubert qui, voici deux siècles,
tes à l’équivalent de trente-six ». Quant à Sir tionnaire de France » (Alistair Horne, Com- avait constaté que Dieu est d’ordinaire
Cyril Newall, chef d’état-major de l’Air, il fait ment perdre une bataille, 1969). pour les gros bataillons contre les petits…
valoir qu’en raison de l’avance allemande, Au même moment, le général Ironside Sur le front, la confusion est alors totale
des bases ont dû être évacuées, et que cel- note dans son journal : « Nous avons vécu dans les rangs français, mais la situation
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les qui restent ne peuvent recevoir plus de dans un monde d’illusions. Nous dépen- est parfaitement claire, voire rectiligne,
trois groupes. Il est donc décidé que les six dions largement de la force de l’armée fran- dans le camp allemand, porté par le formi-
groupes de Hurricane supplémentaires çaise et cette armée a craqué, ou presque cra- dable fer de lance de ses neuf divisions
seront concentrés dans le sud de l’Angle- qué… Cela paraît être le plus grand désastre blindées qui avancent maintenant au
terre d’où ils opéreront journellement en militaire de l’histoire. » Chef d’état-major coude à coude en première ligne. Rommel
France (trois le matin, trois l’après-midi). impérial, il suggère aussitôt à l’Amirauté de a pris Avesnes la veille, l’Oise a été fran-
« De cette façon, dit l’histoire officielle de commencer à rassembler tous les petits chie, Cambrai et Péronne viennent de
la RAF, l’équivalent des dix groupes récla- bâtiments possibles pour procéder à l’éva- tomber le jour même et le 20, jour de la
més par les Français agit dès le 17 à partir cuation de l’armée britannique. prise de fonction de Weygand, les panzers
des bases françaises ou anglaises. » C’est Dès ce moment, donc, les « encourage- de Guderian prennent Amiens puis Abbe-
une façon particulière d’écrire l’histoire : ments » aux Français iront de pair avec un ville. Les forces alliées du Nord, belge, fran-
compte tenu du faible rayon d’autonomie retranchement de l’Angleterre ; l’opéra- çaise et britannique, côte à côte sur la
du Hurricane (480 km), reconnaît l’histo- tion franco-britannique de Narvik, desti- Dendre, un affluent de l’Escaut, sont iso-
rien anglais Alistair Horne, ce n’était pas du née à couper aux Allemands la route du fer lées, et en voie d’encerclement.
tout ce que les Français attendaient ! qui leur venait via la Norvège (opération L’armée française est coupée en deux !
pourtant très prometteuse), est interrom- Ne disposant dans l’immédiat ni des
L’ABANDON SE PRÉPARE pue pour permettre aux Anglais de consti- indications ni des moyens lui permettant
A peine de retour à Londres, Churchill (qui tuer des forces intérieures ; des volontaires d’innover en matière tactique et stratégi-
doit faire face aux partisans de l’apease- sont rassemblés pour traquer les parachu- que, le nouveau commandant en chef ne
ment menés par Halifax), adresse en outre tistes allemands ; aucun groupe de chasse peut qu’insuffler aux troupes la foi dans
une note à Neville Chamberlain pour lui ne sera plus envoyé en France. la victoire et la ténacité pour y parvenir.
car avec ses neuf divisions encore presque
intactes, le corps expéditionnaire britanni-
que représente une force essentielle dans le
dispositif allié au nord de la Somme. Mais
une absence sans doute lourde de sens.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Deux jours plus tôt, jugeant que plus


rien n’arrêterait les Allemands dans leur
marche vers la côte, Gort a en effet d’ores
et déjà proposé par téléphone au chef de
la section Opérations du War Office les
trois options suivantes :
1. rester sur l’Escaut au cas où des contre-
attaques simultanées au nord et au sud
permettraient de rétablir les communica-
tions avec le reste du pays ;
Avec une certaine assurance cependant, m’avez compris, vous avez votre revolver à 2. une retraite générale sur la Somme
car le choc des premiers revers lui a été épar- côté de vous ? » hurle le généralissime devant « que les Belges n’approuveraient pas, car il
gné. « Je n’ai pas été convaincu, le 19 mai, son entourage médusé. ne leur resterait plus qu’à nous imiter en
que la guerre était perdue », confiera-t-il Lui, Weygand, a en tout cas compris abandonnant leur pays et en renonçant à se
plus tard à son fils Edouard. qu’il lui faut aller sur place pour se rendre battre, ou à demander un armistice » ;
Sa réaction immédiate est d’approuver compte de la situation et raffermir les éner- 3. une retraite vers les ports de la Manche.
la dernière suggestion de son prédécesseur, gies. Passant outre les objections de Rey- Le jour même, le War Office et l’Ami-
destinée à couper le « doigt de gant blindé naud terrorisé à l’idée de voir le généralis- rauté, représentée par l’amiral Ramsay à
ennemi » par une attaque simultanée des sime courir le risque de tomber aux mains Douvres, ont commencé à étudier, sous
14 forces françaises repliées au nord de l’avan- de l’ennemi ou de voir son avion abattu, le nom de code « opération Dynamo »,
h cée allemande et de celles rassemblées au son premier acte de guerre est, le 21, de « l’évacuation, possible mais improbable,
sud de la brèche. « C’est en attaquant et en braver la DCA allemande pour se rendre à de forces très importantes dans des condi-
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se battant comme des chiens qu’on viendra Ypres afin d’y conférer avec les principaux tions hasardeuses ».
à bout des Panzer qui doivent être à bout de responsables : le roi Léopold III, le général « Je réalisais combien cette dernière solu-
souffle, crie-t-il au téléphone à Billotte. Il ne Gort et Billotte. Le conseiller militaire du tion pouvait sembler désespérée, écrira plus
faut pas se borner à s’installer sur des coupu- roi, le général Van Overstraeten, argue que tard Gort. Même au cas où l’on aurait tou-
res et à rester sur la défensive, ce sera faire l’armée belge est trop épuisée pour faire jours pu disposer des excellentes installa-
leur jeu. On sera toujours débordé et en mouvement vers l’ouest, mais le roi affirme tions du port de Dunkerque, elle impliquait
retard. Attaquez en direction du sud ! » Le qu’il n’abandonnera pas un pouce du terri-
ton un peu désabusé de Billotte inquiète toire belge. Au moins tous deux se mon-
cependant Weygand. Un moment après, il trent-ils décidés à poursuivre la lutte.
le rappelle : « Billotte, vous avez donné un Quant à Billotte, très marqué par les épreu-
ordre ? – Oui, mon général. » ves récentes, mais revigoré par l’énergie
Mais la réponse laisse Weygand insatisfait. de son chef, il se dit prêt à se donner tout
Il appartient en effet à Billotte d’ordonner entier à l’exécution de la manœuvre nord-
la contre-attaque au chef du corps expédi- sud. Mais Gort se fait attendre. Arrivé trop
tionnaire britannique, le général Gort, placé tard, il ne participera pas à la réunion com-
sous son autorité. Il sait que cela ne sera mune et n’entendra que les arguments de
pas chose aisée et qu’il lui faudra l’imposer, Billotte pour lequel il n’a guère de considé-
par la menace s’il le faut : « Billotte, vous ration. Un ratage lourd de conséquences,

VIEUX LION Ci-contre : nommé Premier ministre le 10 mai 1940, Winston Churchill
(ici, inspectant une division de gardes-côtes, en 1940) promettra à Weygand, le 22 mai,
de soutenir son plan de contre-attaque prévu pour le 26. Mais ses instructions ne seront pas
suivies par les généraux britanniques qui préféreront se concentrer sur le sauvetage
de leurs hommes coincés sur le continent. En haut : le général Gort, commandant en chef
des forces britanniques, et le général Ironside, chef d’état-major impérial.
Camp retranché de Dunkerque Rotterdam Offensive allemande
et opération « Dynamo » Ligne de front du 18 au 28 mai 1940
(26 mai-3 juin) au soir du 28 mai

Mer du Nord Breda PAYS-BAS


Bataille de la Lys Essen
ROYAUME- (23-28 mai) Eindhoven
UNI BILLOTTE
Ramsgate
Anvers
Douvres Capitulation
le 28 mai t Dy
Dunkerque Escau le ALLEMAGNE
Calais Gand 24/05
27/05 Ypres Cologne
s
Ly Bruxelles Maastricht

Rh
Boulogne- Saint-Omer Courtrai

in
sur-Mer
23/05
Lille
BOCK BELGIQUE Liège Ligne
Béthune use
Me Siegfried
Ligne de front Namur
Départ des forces 1re armée
britanniques le 25 mai Douai au soir du 26 mai
BEF
Arras Maubeuge
So 21/05 Dinant
Manche mm
e ROMMEL
Bapaume Forêt des Ardennes
Dieppe Amiens GUDERIAN Bastogne
10e armée 20/05 Péronne RUNDSTEDT

lle
19/05

ose
Charleville-
LUXEMB.

M
Plan Weygand 7e armée Mézières
BESSON qui devait être Sedan
appliqué le 26 mai Oise Laon Luxembourg
Rethel
Rouen Aisne
Beauvais Compiègne LEEB
Reims 2e armée
4e armée
FRANCE 6 armée
e
Verdun
3e armée
Se

e Metz
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Ligne de front HUNTZIGER

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Paris Ligne Maginot

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au soir du 28 mai
M

PRÉTELAT
arn

lle
20 km
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LÂCHAGE Nommé généralissime le 19 mai, Weygand élabore un plan : briser le 15


« couloir des panzers » à la hauteur de Bapaume, par une attaque simultanée des forces h
presque à coup sûr l’abandon de l’artillerie françaises repliées au nord de l’avancée allemande et de celles rassemblées au sud
lourde et d’une forte proportion de véhicu- de la brèche, avec l’appui du corps expéditionnaire britannique. Or, le 25 mai, le général
les et d’armement. Je craignais néanmoins, Gort reçoit du War Office l’ordre « d’opérer immédiatement vers la côte » pour
étant donné les circonstances, de n’avoir regagner l’Angleterre. Prévu pour le 26, le plan Weygand est dès lors condamné, et avec
plus d’autre choix. La prudence voulait qu’on lui l’ultime tentative de stopper l’offensive allemande. La route de Paris est ouverte.
étudiât la situation sous tous ses aspects. »
Ce même 19 mai, Gort a certes donné
aussi l’ordre à ses troupes de se porter sur début prometteur d’offensive vers le sud possible de la Royal Air Force de jour
Arras pour défendre la ville face aux divi- est enrayé le 22 mai par un barrage d’artil- comme de nuit tant que durera la bataille.
sions Panzer de Rommel, mais il est d’ores lerie de Rommel, Gort se convainc défi- Dès son retour à Londres, il donne de
et déjà décidé à l’évacuation. A Ironside nitivement que l’unique espoir est de se fait ses instructions pour que le plan
venu, le 20, lui ordonner de participer à la replier sur Dunkerque, pour y regagner, Weygand reçoive le concours sans réserve
manœuvre Weygand, il répond que sept de là, l’Angleterre. du corps expéditionnaire. Mais la pres-
de ses neuf divisions font face à l’ennemi sion du fougueux Churchill s’exerce en
sur l’Escaut et que, si elles parvenaient à LE TORPILLAGE DU PLAN WEYGAND réalité dans le vide. Ses propres généraux,
se dégager, leur repli ouvrirait une brèche Weygand ignore tout de ces dispositions. qui ne supportent pas ses interventions
entre les Britanniques et l’armée belge dans Ce même 22 mai, après un passage épique répétées dans la conduite des opérations,
laquelle l’ennemi pourrait s’engouffrer. Il par Dunkerque (en raison du bombarde- n’en tiennent aucun compte. Ils s’activent
n’accepte que de lancer, le lendemain, une ment du terrain d’aviation de Calais) où il au contraire pour sauver les 220 000 sol-
attaque limitée vers le sud, à partir d’Arras, embarque sur un torpilleur qui le laisse à dats britanniques présents sur le conti-
avec ses deux divisions « libres »… Cherbourg, il regagne la capitale par miche- nent, qui sont la seule force terrestre
L’offensive est mise en œuvre le 21, à line pour y retrouver Churchill. Il y obtient d’élite dont dispose leur pays.
14 heures, et elle se traduit par un vérita- son accord formel pour la participation Signe des temps, ce 22 mai au soir, les for-
ble succès qui inquiète le commande- anglaise à son idée de manœuvre visant à ces aériennes anglaises évacuent le terrain de
ment allemand. Mais elle n’interrompt couper le « couloir des panzers ». Emporté Merville, au nord de Béthune, leur dernière
pas les préparatifs d’évacuation. Lorsque, par son enthousiasme, le Premier ministre base en France. C’est de l’Angleterre qu’elles
après la prise d’Arras par ses troupes, un britannique promet même toute l’aide participeront désormais aux opérations.
« S’il se devait d’être loyal à l’égard de ses
alliés, il devait l’être également à l’égard
de son gouvernement, or Londres aussi
avait ordonné l’offensive », rappelle David
Divine, qui rapporte cette scène : au cours
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

de cette longue journée du 25, après être


resté longtemps silencieux devant la carte
de son bureau dans le salon du château de
Premesques, qui lui servait de quartier
général, Gort est sorti de son bureau à
6 heures et a dit à Pownall :
« Henry, j’ai eu un pressentiment. Il faut
rappeler la 5e et la 50e division.
Et comble de malheur, Billotte se tue dans plus tôt l’ordre de résister jusqu’au bout –, – Est-ce que vous réalisez, mon général,
un accident de voiture en regagnant le PC Gort, à 19 heures, sans en informer les Fran- dit Pownall, que c’est contraire à tous les
du GA1, ce qui désorganise la coordination çais – mais, semble-t-il, sans en informer non ordres que nous avons reçus, et que si nous
entre les alliés. Le sort s’acharne. plus Londres –, donne l’ordre à ses troupes rappelons ces deux divisions, la 1re armée
Weygand a beau se démener, la contre- d’évacuer la ville et de se replier à une tren- française a peu de chances d’attaquer sans
attaque prévue le 23 est retardée, puis pié- taine de kilomètres en direction des ports. notre appui ?
tine. Dispersées, réduites comme peau de Le 24 au matin, Weygand laisse exploser – Oui, je le sais, dit Gort après un temps
chagrin, matraquées sans répit par les Stu- sa colère : les Anglais ont abandonné Arras de silence. Il faut malgré tout le faire. »
kas, les troupes ne répondent plus, ou avec sans y être contraints. Cela remet en ques- « C’est ainsi que fut prise, très simple-
retard. D’autres voient, comme l’offensive du tion la faisabilité de son plan. ment et sans grandiloquence, une des déci-
général Molinié sur Cambrai, leurs assauts La situation semble désespérée quand, sions capitales de la guerre », conclut David
16 brisés par les Messerschmitt tirant au canon. soudain, le miracle se produit : le 24, à Divine. Le Major Ellis, l’historien officiel de
h Quant au chef du corps expéditionnaire bri- 11 h 32, du QG de Rundstedt où il vient l’armée britannique, la décrit en ces ter-
tannique, il a d’ores et déjà reçu d’Anthony d’arriver, Hitler confirme à ses troupes mes dans son livre La Guerre en France et
Eden, le secrétaire d’Etat à la Guerre, la liber- l’ordre de rester sur leurs positions. Et dans les Flandres : « A 6 heures, Lord Gort
té d’agir selon sa propre appréciation. Or, il elles vont y rester (inexplicablement) jus- avait pris l’initiative la plus décisive de toute
estime que le plan Weygand n’a aucune qu’au 26, à 13 h 30. la campagne. Sans attendre d’en référer au
chance, et que le seul espoir de sauver ses Le Haltebefehl est-il accompagné de pro- commandant français, il ordonna à la 5e et
propres troupes est de se retirer sur Dunker- positions de paix de la part du Führer aux
© ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET. © AKG-IMAGES. © HERITAGE IMAGES/LEEMAGE.

que tant qu’il est encore temps. gouvernements alliés ? La question fait
Le 23 mai, à 17 h 30, Churchill s’inquiète toujours débat depuis les livres pionniers
auprès de Reynaud : « Ne faut-il pas envi- de John Costello (Les Dix Jours qui ont sauvé
sager un repli vers les ports ? » Weygand l’Occident, 1991) et de François Delpla (Les
refuse de prendre le Premier ministre : « Ce Papiers secrets du général Doumenc, 1992).
n’est pas une question dont on parle au télé- Apportons à cette controverse une infor-
phone… Faites-le savoir. » Et il confirme mation supplémentaire : dans son Journal,
derechef sa résolution dans une nouvelle le général Halder, chef d’état-major adjoint
directive qui commence par ces mots : « Je de la Wehrmacht, indique que le 20 mai, au
maintiens mes ordres. » Felsennest, son supérieur, le général Jodl,
trouva Hitler « hors de lui de joie. Il parle en
LE HALTEBEFEHL DE HITLER mots extrêmement élogieux de l’armée alle-
A 18 h 10, cependant, le général von Rund- mande et de son commandement. Il tra-
stedt donne l’ordre à ses divisions blindées vaille au traité de paix… »
de faire halte sur le canal de l’Aa et de se Dès le 20 mai !
regrouper, provoquant la colère de certains Transmis en clair, le Haltebefehl est inter-
de ses subordonnés brisés dans leur élan. cepté par tous les protagonistes. Dès lors,
Au quartier général britannique, on ignore Weygand, après son coup de colère, main-
encore cette décision. Persuadé au contraire tient – sans trop y croire, il est vrai – son
de l’inéluctabilité de l’assaut allemand sur attaque pour la nuit du 26 au 27.
Arras – à qui il avait donné quelque temps Que va faire Gort ?
17
h

ENTRE MER ET CIEL Ci-dessus : soldats quittant Dunkerque, fin mai 1940. En tout,
à la 50e division d’abandonner les prépara- près de 340 000 soldats, dont 120 000 Français, furent évacués du nord de la France, grâce
tifs de l’attaque au sud prévue pour le 26 et à des centaines d’embarcations, du navire de guerre au simple bateau de pêche. Mais
de faire immédiatement mouvement vers la 40 000 soldats français, qui avaient protégé l’évacuation, ne purent embarquer. Ceux qui
charnière menacée entre les armées britan- n’avaient pas été tués furent faits prisonniers de l’armée allemande. Page de gauche, en
nique et belge. Il sauva ainsi le corps expédi- haut : des Messerschmitt, chasseurs de l’armée allemande, survolant Dunkerque, fin mai
tionnaire britannique. » 1940. En bas : destructions à Calais, après un bombardement allemand, fin mai 1940.
Or, on le sait aujourd’hui, Gort n’a pas
agi de son propre chef : c’est le War Office
qui, profitant de l’immobilité des panzers, Immédiatement et donc sans trop se sou- dans la poche de Lille (permettant aux
lui avait donné l’ordre, à l’aube du 25 mai, cier des dommages collatéraux (« Agir en Allemands de faire 40 000 prisonniers dont
« d’opérer immédiatement vers la côte » conformité avec les actes des Français, dans les généraux Juin, Prioux et Molinié) et le
où l’attendait près d’un millier de bateaux la mesure où ceux-ci ne mettent pas en péril lâchage brutal de l’armée belge qui, après
de la flotte de l’opération « Dynamo » qui la sécurité et le bon état des troupes bri- avoir vaillamment combattu pendant
allaient réussir – grâce à l’héroïque défense tanniques », a précisé Londres). Ce qui se dix-huit jours, n’aurait d’autre solution
française du périmètre de Dunkerque diri- traduirait par le torpillage de l’ultime ten- que de capituler le 28, à 0 h 20, laissant à
gée par l’amiral Abrial – l’exploit d’évacuer tative de stopper l’offensive allemande, son tour l’armée française seule et désem-
338 226 soldats dont 120 000 Français. l’abandon à elle-même de la 1 re armée parée devant l’ennemi. 2
E NTRETIEN AVEC B RUNO F ULIGNI
Propos recueillis par Frédéric Valloire

Chambre
à part
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Dans La Chambre ardente, Bruno Fuligni


dresse le portrait des députés les plus
excentriques : ceux dont l’audace et la folie
ont marqué la vie politique.

Q
uatre cent trente et un nouveaux
députés sur cinq cent soixante-
dix-sept : la nouvelle Assemblée
nationale qui siège depuis
le 27 juin présente-t-elle un visage
18 radicalement différent des Assemblées
h précédentes ? Assurément plus
féminine : 224 femmes contre 155.
Mais sur les quelque 16 000 individus
qui ont été désignés, au moins une fois
dans leur vie, représentants du peuple,
depuis la réunion des états généraux
en 1789, les derniers venus au Palais
Bourbon se distinguent-ils vraiment
de leurs prédécesseurs ?
Quant à leurs précurseurs, personne
ne les connaît mieux que Bruno Fuligni,
secrétaire des débats à l’Assemblée
nationale. Né en mai 1968, ce fils
de militaire, philosophe de formation,
diplômé de l’Institut d’études
© MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. © PJB/SIPA.

politiques de Paris, aligne trente-quatre Si Fuligni se place à l’intersection ardente, Fuligni met en scène
ouvrages. Presque tous concernent de la littérature et du fait divers, aujourd’hui vingt-quatre d’entre eux
peu ou prou les parlementaires, depuis s’il avoue une prédilection pour les avec une virtuosité joyeuse qui
leurs promesses électorales (Tallandier, situations et les personnages sulfureux bouscule la routine que l’on prête
2017) jusqu’à l’art de retourner leur ou pittoresques, s’il déniche l’invisible à l’Assemblée. Presque à chaque page,
veste (Vuibert, 2016). Il en sait les de la politique, s’il affectionne un détail arrête l’attention, un bon
secrets les mieux gardés, qu’il cueille les « ratés sublimes » au verbe fort mot provoque le sourire, un extrait
aux archives de la Préfecture de police, et coloré, c’est parce que ces députés, de discours frappe d’étonnement.
à celles des armées et du ministère de utopistes, aventuriers, exotiques,
l’Intérieur. A moins qu’il ne les extraie excentriques ne peuvent se réduire Le Parlement semble pour
des Annales de la Chambre des députés, à de petits rôles. Même obscurément, vous un inépuisable réservoir
quelques centaines de gros volumes eux aussi participent à notre histoire d’anecdotes, de personnages
reliés de maroquin rouge. politique nationale. Dans La Chambre de la comédie humaine.
Qu’est-ce qui vous paraît
dans son histoire le plus
surprenant : la place
qu’a tenue le hasard dans
les grandes décisions ou
la fantaisie qui s’y manifeste
dans le tempérament des
parlementaires ?
L’une et l’autre sont saisissantes. Ainsi,
il est patent que les Assemblées révo-
lutionnaires ne parvinrent jamais à se
compter exactement. Il est plus que pro-
bable que des imposteurs s’étaient glis-
sés parmi elles, tandis que d’autres dépu-
tés venus des îles lointaines et soumis
aux hasards des mers avaient disparu
corps et biens. Constatation troublante
lorsque l’on sait que la mort de Louis XVI
ne fut acquise qu’à une voix près…
Quant aux bons mots et aux répliques,
préparés ou instantanés, ils pourraient à
eux seuls faire l’objet d’un petit livre. Au
hasard : les Bourguignons affirment que
la dernière demande du chanoine Kir
aurait été de faire inscrire sur sa pierre 19
tombale « Kir y est »… h
Plus que les lois, ce sont
les hommes qui, semble-
t-il, vous intéressent.
Le Parlement fut-il une SAVEUR PARLEMENTAIRE Grand passionné d’histoire politique, Bruno
pépinière de grands Fuligni (ci-dessus) livre les anecdotes les plus savoureuses du Palais Bourbon
caractères ou le refuge dans son nouvel ouvrage, La Chambre ardente. De 1789 à nos jours, c’est
de ratés sans envergure ? toute l’histoire de la République qui défile. Page de gauche : Jean Jaurès à la tribune
Les deux. Mais j’éprouve une tendresse de la Chambre des députés, Jean Veber, 1903 (Paris, musée Carnavalet).
pour les petites mains de la Républi-
que, élus consciencieux, orateurs noc-
turnes, faiseurs d’amendements, solli- buvette, le seul lieu que je connaisse britannique d’origine irlandaise de
citeurs de ministères qui ne vivent que mal à l’Assemblée, car il est réservé aux l’armée des Indes à la moustache rousse
dans le présent et dans l’action et que députés ; un collaborateur de Jules en croc, Mac Adaras ; un quaker anglais,
l’on oublie dès leur mandat achevé. Au Verne, Paschal Grousset, ancien com- Thomas Paine, ancien corsaire, qui ne
mieux, ils donnent leur nom à une loi : munard et hygiéniste ; l’inventeur du parle pas français et qui s’exprime dans
nul n’ignore que la République, la IIIe, lave-vaisselle, Jules-Louis Breton, qui sa langue natale que traduit Danton,
fut votée à une voix de majorité grâce à deviendra ministre de l’Hygiène, de et quelques autres fous de génie, fonda-
l’amendement Wallon de 1875. Mais l’Assistance et de la Prévoyance socia- teurs de républiques idéales… Naguère,
que sait-on du député Wallon ? les ; un chansonnier proxénète, Alfred on les nommait des « sauvages ».
Ce sont les exceptions, les oubliés, les Gérault-Richard, qui fréquente le Aujourd’hui des « non-inscrits ». Ils
marginaux, les lunatiques que j’ai voulu cabaret du Chat Noir ; un gentleman suscitèrent la stupeur, le rire, le scan-
ressusciter dans La Chambre ardente. cambrioleur, Chalvet de Récy, résis- dale. Mais souvent, ils incarnèrent, au
Car on trouve de tout au Palais Bour- tant gaulliste et perceur de coffre ; un sein de la représentation nationale, les
bon : un vélocipédiste émérite, Casimir colosse, Gabriel Bonvalot, explorateur passions, les espoirs, les foucades et les
Michou, adepte des sandwichs, défen- du Tibet, qui passe un traité entre la joies de leurs électeurs. Ces trublions
seur des vignerons et du vin, pilier de la France et le négus Ménélik ; un officier essaient de donner corps à une idée qui
© LUC NOBOUT/IP3. © LEE/LEEMAGE. © RUE DES ARCHIVES/PVDE.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

L’ARÈNE MODERNE Ci-dessus : déclaration de politique générale du Premier ministre


Edouard Philippe lors de l’ouverture de la session extraordinaire du 4 juillet 2017.
apparaît saugrenue. Il arrive parfois Page de droite : Le Petit journal illustré s’amusait à mettre à l’honneur les députés les plus
20 qu’elle se réalise pourtant. extravagants. Philibert Besson (couverture de gauche) a fui la justice pendant un an à la
h suite d’accusations de vol. Philippe Grenier (couverture de droite) fut quant à lui le premier
Par exemple ? député musulman de France après s’être converti lors d’un voyage en Algérie.
Un cas extrême, Philibert Besson. Né
le 6 juin 1898 en Haute-Loire, enfant
posthume, mère dentellière, engagé empêcher la guerre qu’il pressent entre en 1936. La même année, gracié par
volontaire en 1915, conduite brillante la France et l’Allemagne, il souhaite créer Albert Lebrun, il se présente à la dépu-
au feu, diplôme d’ingénieur en électro- une monnaie européenne, l’europa, et tation à Saint-Etienne sous l’étiquette
mécanique qui le conduit aux Etats- lancer de grands travaux d’infrastruc- de « fasciste intégral » tout en étant
Unis, en Chine, au Brésil. Il est interné ture. Herriot, président du Conseil, internationaliste… Contre lui, un nota-
sept mois à l’asile du Puy pour avoir étouffe de rage en écoutant ce débu- ble, tanneur de profession, l’emporte :
voulu révolvériser une cousine dont il tant de 34 ans qui l’étrille, lui et sa politi- Antoine Pinay. En 1938, dans une par-
était amoureux. En moto, puis en voi- que. Besson et sa tête de savant fou font tielle, Besson appelle à voter pour le
ture qu’il tapisse d’affiches, il sillonne la joie des caricaturistes. Sa bizarrerie candidat communiste, seul capable de
les montagnes de Haute-Loire. Il est élu amuse la Chambre : les huissiers doi- conduire la France au fascisme. Enfermé
en 1928 conseiller d’arrondissement, vent le décrocher de la tribune lorsqu’il à la prison de Riom, tuberculeux, sous-
puis député en 1932. Son slogan : « Je ne prend la parole tant il dépasse le temps alimenté, il est tué en mars 1941 par ses
suis ni blanc ni rouge, mais barra », c’est- qui lui est imparti. Dix-sept procédu- gardiens pour avoir pris, quelques mois
à-dire « bariolé » en patois du Velay. Un res sont engagées contre lui dont une plus tôt, la tête d’un soulèvement lors
mot que l’on emploie pour les vaches, pour vol. Mais on continue à se presser de l’arrivée des Allemands. Entre Gui-
mais qui le qualifie assez bien, mélange à ses meetings : ainsi à Saint-Etienne, le gnol et Filochard, Besson n’avait été en
d’utopie romantique et de populisme Fistou (son surnom) grimpe aux mon- réalité que bessonniste. Une avenue et
braillard. Une règle non écrite, d’inspi- tants métalliques du marché couvert et la salle des fêtes de Vorey, son village
ration maçonnique, voulait alors qu’un harangue la foule, juché sur une hor- natal, portent son nom.
nouvel élu ne prenne pas la parole dans loge. En mars 1935, la Chambre vote sa
l’hémicycle pendant la première année déchéance ; il prend le maquis en Haute- Jean-Luc Mélenchon
de son mandat. Besson n’en a cure. Il Loire. Les paysans le cachent, il se déguise refuse aujourd’hui de porter
détient le secret qui permettrait de en curé, se travestit en femme, rédige la cravate. Siéger
mettre fin à la crise économique, il veut une sorte de testament politique publié au Palais Bourbon a-t-il
toujours impliqué une tenue
vestimentaire particulière ?
Depuis toujours, l’Assemblée a mani-
festé une grande tolérance envers les
tenues vestimentaires, même lors-
qu’elles prenaient l’allure de défi. Gari-
baldi s’y présenta en 1871 revêtu de son
poncho conservé de ses campagnes sud-
américaines. Christophe Thivrier, député
de l’Allier en 1889, fidèle à sa promesse de
candidat, y arriva portant la biaude (en
auvergnat, la blouse bleue des ouvriers et
des bougnats), ce qui fit dire à son collè-
gue le financier Léon Say : « Socialiste tant
qu’on voudra, mais on s’habille comme
tout le monde ! » Le Dr Philippe Grenier,
député de Pontarlier en 1896, se fit adresse, la France les élève jusqu’à elle. modernes de communication. Mais le
connaître par son burnous blanc, son Dans la métropole, c’est un honneur représentant du peuple continue l’œu-
turban, sa cape, ses bottes marocaines en autant qu’un devoir d’être soldat. » vre de ses prédécesseurs. Autre diffé-
cuir rouge ornées de fines arabesques Quant à la première femme parlemen- rence : avant les années 1970, le candidat
d’or : à la suite d’un voyage en Algérie, il taire, Marthe Simard, elle siège à Alger, s’occupait lui-même de sa publicité et
s’était converti à l’islam, avait appris en mai 1944, un an avant que les Fran- de ses professions de foi. Pas d’agence
l’arabe, était parti à La Mecque, et lors çaises ne votent pour la première fois ! Il de communication, pas d’uniformisa-
de sa première intervention à la tribune faut dire qu’elle représente les Français tion des documents électoraux fournis
pour porter secours à un curé breton, il du Canada, où les femmes ont le droit par les partis. D’où ces promesses fara- 21
s’inclina en portant la main à son front ; de vote depuis 1918. mineuses, ces assurances d’un bonheur h
il faisait ses ablutions rituelles au bord de paisible ou ces appels héroïques et
la Seine… Sans compter, sous la IIIe Répu- Quel pouvoir exerce emphatiques que le candidat distribuait
blique, les députés bretons en costumes véritablement un député lui-même. La première affiche électorale
régionaux, le socialiste Théo-Bretin qui « de base » ? personnelle illustrée date de 1889 : c’est
refusera de troquer sa « gapette » (cas- L’expression est une création de la celle du dessinateur Willette « candidat
quette) pour le chapeau bourgeois. Et le Ve République. Actuellement, le député antisémite » de la 2e circonscription du
chanoine Kir qui arborait sur sa soutane de base légifère certes, mais le contrôle IXe arrondissement de Paris. Avant lui ?
une décoration soviétique, la médaille constitutionnel, les engagements euro- L’électeur réclamait du texte. Petit à
de la Guerre patriotique de 1re classe ! péens le brident. Ses pouvoirs budgé- petit, celui-ci s’efface au profit du por-
taires sont limités par la Constitution. trait du candidat. Une constante : mal-
L’Assemblée fut-elle Est-ce à dire que les institutions ont « tué gré l’évolution du parlementarisme,
longue à s’ouvrir aux femmes les hommes » comme le regrettait le avec des raisons identiques, l’antiparle-
et aux minorités ? député poète gaulliste Hector Rolland, mentarisme demeure stable. 2
Le premier homme de couleur à siéger au mort le 7 mars 1995, qui s’exprimait en
Parlement français fut Jean-Baptiste Bel- vers dans l’hémicycle ? Simplement, le
ley, ancien de la guerre d’indépendance rôle du député a changé. Le magistère de
des Etats-Unis, capitaine d’infanterie au la parole, indispensable à une époque À LIRE
moment de la Révolution, député à la où le micro n’existait pas, ne suffit plus à
Convention en 1793. Un ancien esclave en imposer. Un Jaurès qui pouvait parler La Chambre
est élu en 1848. Le plus célèbre est sans sans papier pendant trois ou quatre heu- ardente. Utopistes
conteste Blaise Diagne. Ce député noir res et que ses collègues écoutaient (Bar- et aventuriers
de Dakar jouera les sergents recruteurs rès, son adversaire, admirait l’orateur) du Palais Bourbon
auprès des Sénégalais pendant la Pre- est impensable de nos jours. S’imposent, Bruno Fuligni
mière Guerre mondiale, souscrivant à du fait d’une machinerie étatique plus CNRS éditions
l’appel de Clemenceau qui avait affirmé : complexe et plus massive, la compé- « Biblis »
« Ces populations doivent, d’ailleurs, com- tence technique, le pouvoir d’influence
336 pages, 10 €
prendre que, par l’appel même qu’elle leur et la maîtrise des moyens les plus
À L’ É CO L E D E L’ H ISTO I R E
Par Jean-Louis Thiériot

LE TRIOMPHE
DES OPPORTUNISTES
© SANDRINE ROUDEIX.

La majorité élue sous les auspices


ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

de La République en marche rappelle


étonnamment la « République

L’
arrivée au pouvoir d’Emmanuel
Macron et l’élection d’une majorité
opportuniste » et ses successeurs,
« en marche » créent une situation
nouvelle. Alors que la bipolarisation de la qui empêchèrent toute alternance
vie politique semblait gravée dans le mar-
bre, que l’alternance semblait rendue iné- de 1877 à 1919.
vitable et le succès de la droite assuré par le
bilan calamiteux du quinquennat de Fran-
çois Hollande, c’est une majorité de centre-gauche qui est sortie des L’intransigeance du maréchal de Mac Mahon, président royaliste
urnes, une sorte de Chambre introuvable où règnent les modérés et élu à la suite de Thiers le 24 mai 1873, son refus d’un gouvernement
le parti du « juste milieu ». Une question reste ouverte. Cette nou- responsable devant la Chambre après les élections perdues de 1876,
velle donne est-elle le fruit accidentel des défaillances personnelles la dissolution ratée du 25 juin 1877, qui amène au Palais-Bourbon
du candidat des Républicains ou a-t-elle vocation à durer ? En clair : 313 républicains contre 104 bonapartistes, 44 légitimistes et 11 orléa-
22 reviendra-t-on bien vite à la bipolarisation ? Ou l’absence d’alterna- nistes, ouvrent durablement aux républicains la porte du pouvoir.
h tive crédible donne-t-elle à la nouvelle majorité vocation à diriger En 1879, Mac Mahon démissionne. Jules Grévy lui succède. Les répu-
pour longtemps les affaires de la France en laissant de côté, à sa blicains opportunistes sont dans la place. Ils ne la quitteront plus.
droite et à sa gauche, des oppositions fractionnées et impuissantes ? Ils n’ont pas de leader incontestable, pas de parti dominant, mais
Il est bien trop tôt pour répondre. Mais le souvenir de la « Répu- des grandes voix, des ténors qui façonnent durablement le visage de
© RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/DROITS RÉSERVÉS. © BIANCHETTI/LEEMAGE.

blique opportuniste », qui a dominé tous les débuts de la IIIe Répu- la France nouvelle, en particulier Gambetta, Ferry, Freycinet, Ribot,
blique de 1877 à 1899 et qui s’est prolongée dans la « République Casimir-Perier. Ils vont gagner successivement toutes les élections,
radicale » jusqu’à l’élection de la « Chambre bleu horizon » en en 1881, en 1885, en 1889, en 1893, en 1898. Leurs majorités compo-
1919, ce souvenir d’un régime traversé de crises mais dépourvu sites font certes de l’instabilité ministérielle la règle. Treize gouver-
d’alternance, vient nous rappeler que le retour au statu quo ante n’a nements se succèdent de 1881 à 1889. Jules Ferry, le plus fameux des
rien d’une évidence. De 1877 à 1919, la vie politique fut, de facto, présidents du Conseil, ne demeure en fonction que durant un an et
bloquée pendant plus de quarante ans. un mois, en 1880-1881, et durant un peu plus de deux ans, en 1883-
A la surprise générale. A l’origine, en effet, après la défaite de Sedan 1885. C’est le temps de la cuisine parlementaire, des manœuvres
et malgré la proclamation de la République par Gambetta le 4 sep- d’appareil et de la corruption généralisée dont Maurice Barrès a
tembre 1870, la restauration monarchique semblait ne faire aucun dressé un inoubliable tableau dans Leurs figures.
doute. En l’absence de Constitution votée, la Chambre élue le Reste que le régime tient et que, de crise en crise, la majorité ne
8 février 1871 et comptant plus de 400 monarchistes sur 675 sièges, se défait pas. Cette improbable stabilité résulte de deux facteurs
les légitimistes et les orléanistes s’étant accordés sur la personne du majeurs : la convergence idéologique des opportunistes avec l’état
comte de Chambord, l’histoire paraissait écrite d’avance. Le refus du d’esprit des Français et l’absence d’alternative crédible.
comte de Chambord d’accepter le drapeau tricolore en juillet 1871 La convergence avec l’idéologie dominante est la plus essen-
mit fin aux espérances couronnées. La République s’installe d’abord tielle. Les opportunistes, qui se qualifient eux-mêmes de « modé-
dans les faits avant de gagner les esprits. Elu par l’Assemblée, le « chef rés », sont dans l’air du temps. Leur religion est celle du progrès.
du pouvoir exécutif », Adolphe Thiers, qui avait été par deux fois Héritiers des Lumières et du kantisme, leur Mecque est la pensée
président du Conseil sous la monarchie de Juillet, a la sagesse de se d’Auguste Comte, inventeur du positivisme. Prétendant s’appuyer
présenter en partisan de la paix et de la prospérité. Mettant entre « sur les faits, sur l’expérience, sur les notions a posteriori », par oppo-
parenthèses la question du régime, réprimant la Commune, signant sition aux notions a priori des âges « théologique » et « métaphy-
le traité de Versailles, proclamant que la République « serait conser- sique », le philosophe, mort en 1857, avait développé une pensée,
vatrice ou ne serait pas », assurant que « c’est le régime qui nous divise anticatholique, rationaliste et scientiste dont les deux piliers
le moins », il gagne peu à peu les cœurs et rassure les possédants. étaient le progrès et l’ordre. Elle se traduit par le culte du savant
radicaux, qui monnayent chèrement leur soutien au gouvernement.
Boulanger, ministre de la Guerre de 1886 à 1887, suscite alors une
immense ferveur. Son intransigeance face à la Prusse lors de l’affaire
Schnæbelé – du nom d’un commissaire arrêté par les Allemands
pour espionnage – lui vaut le surnom de « général la Revanche ». La
ligue des patriotes de Déroulède monte une campagne de presse
en sa faveur. Chassé du gouvernement, mis à la retraite d’office en
– c’est le temps de Pasteur –, de l’industriel et de l’ingénieur – c’est mars 1888, le général cristallise tous les mécontentements. Mettant
l’œuvre d’Eiffel. Elle suppose aussi le respect de l’ordre pour que le en cause le président Grévy, qui trafiquait des Légions d’honneur par
savant et le producteur puissent œuvrer efficacement – « le pro- le truchement de son gendre, le « scandale des décorations » fait
grès n’est que le développement de l’ordre », écrit Auguste Comte. monter la tension. La droite se rallie à Boulanger. Alors qu’il appartient
Très vite, en dehors des élites catholiques, hostiles par principe à la à la mouvance « jacobine-proconsulaire », il devient l’icône de l’oppo-
République, le positivisme devient le politiquement correct de sition. Mais incapables de trouver des alliés au centre, les 200 députés
l’époque, la lingua franca du pays, l’horizon indiscutable, évident, de droite sont impuissants à inverser le cours des choses. Boulanger
indépassable, du bon sens partagé. Il convient autant aux milieux gagne certes la plupart des élections partielles en 1888 ; il est triom-
d’affaires, heureux de pouvoir produire en paix, qu’à la paysannerie phalement élu à Paris en janvier 1889. Mais en se présentant comme
majoritaire, satisfaite de l’ordre restauré. une alternative au « système », il s’est interdit toute alliance qui lui
Concrètement, l’œuvre accomplie a quelque chose d’une refon- permettrait de former une majorité. Les voies légales lui sont fermées.
dation de l’Etat. Les lois de liberté, liberté de la presse en 1881, Reste la perspective d’un coup d’Etat jouissant
liberté de réunion, liberté syndicale en 1884, satisfont les libéraux. d’une certaine assise populaire. Le soir de son élec-
Les lois Ferry de 1881-1882 instaurant l’école publique laïque et tion, il refuse de franchir le Rubicon et de marcher
obligatoire associent à la promotion du savoir un profond patrio- sur l’Elysée. C’est fini. Même si 72 députés bou-
tisme incarné par les « hussards noirs de la République », qui, langistes sont élus à la Chambre, le boulangisme a
autant que l’armée, sont considérés comme les artisans potentiels vécu. Exilé, Boulanger finira par se suicider à Ixel-
de la revanche, au point que la devise de la ligue de l’enseignement les, en Belgique, sur la tombe de sa maîtresse,
est alors « Pour la patrie, par le livre et par l’épée ». Mme de Bonnemains, arrachant à Clemen-
Pour autant, l’œuvre républicaine n’est pas sans taches. Si l’avers ceau ce mot cruel : « Il est mort comme il
est la liberté, le progrès, l’instruction pour tous, le revers est un a vécu, en sous-lieutenant. » Malgré les
anticléricalisme constant, ciment de la République. L’expulsion crises nombreuses, Panama, affaire
des congrégations enseignantes en 1880, la dissolution de la Com- Dreyfus, loi de séparation, la droite ne
pagnie de Jésus, la fermeture par la police de 260 collèges religieux, s’en remettra plus jusqu’à la guerre.
en donnent la mesure. Dans une France encore majoritairement Si comparaison n’est pas raison, le
catholique, cet état d’esprit, qui trouvera son accomplissement en parallélisme frappe entre la doxa positi-
1905 avec le combisme radical et la loi de séparation des Eglises et viste de la IIIe République naissante et
de l’Etat, aurait pu faire germer une opposition crédible, capable le « cercle de la raison » qu’avait des-
d’imposer une véritable alternance. siné Alain Minc et qui semble inspi-
Cela ne sera pas le cas. La gauche est laminée par l’OPA des oppor- rer le macronisme. Dans les deux cas,
tunistes sur l’idéal républicain. Les socialistes ne parviennent à faire c’est l’air du temps, le « bon sens »
élire qu’une poignée de députés. Quant à la droite, elle est divisée des modérés et la sagesse des experts
entre orléanistes, légitimistes et bonapartistes. Les premiers ne se dis- qui donnent désormais le la. Reste
tinguent guère des modérés : ils ont quelque peine à faire entendre à savoir si l’expérience du début du
leur différence. Les deuxièmes sont arc-boutés sur une défense du XXIe siècle aura la même longévité
trône et de l’autel qui paraît avoir laissé passer ses chances. Les troi- politique que celle de la fin du XIXe. 2
sièmes revendiquent un nationalisme ombrageux, dont le contenu
est des plus vagues et l’écho assourdi par le souvenir de Sedan. Aucun
corps de doctrine cohérent ne paraît susceptible de fédérer ces oppo- LES HOMMES DE LA RÉPUBLIQUE
sitions, aucun parti ne les structure sérieusement. Le général Boulan- Ci-contre : Portrait de Jules Ferry, par
ger est le seul qui aurait pu faire trembler le consensus politique. Florian, couverture de La Revue illustrée,
En 1885, l’instabilité ministérielle, la minceur de l’œuvre sociale, 15 octobre 1889. En haut : Thiers proclamé
l’opposition à la politique coloniale de Ferry, surnommé « le Tonki- « libérateur du territoire » lors de la séance
nois », et les difficultés économiques suscitent un réel mécontente- de l’Assemblée nationale, le 16 juin 1877,
ment. Les élections donnent une Chambre divisée en trois tiers à peu d’après Jules Arsène Garnier, fin XIXe siècle
près égaux, un tiers à droite, un tiers aux opportunistes, un tiers aux (Versailles, musée du Château).
À
LIVRE OUVERT
Par François-Xavier Bellamy

L’esprit de
Saint-Ex
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Dans un récit à la brièveté fulgurante,


Sylvain Fort se livre à une méditation
puissante sur l’un des plus profonds
contempteurs du monde moderne.

S
aint-Exupéry Paraclet : sous ce titre mys- Tentative bienvenue, donc, et qui a le mérite
térieux, Sylvain Fort propose un texte de redonner à notre époque le regard et la
étonnant et singulier, dont le registre parole dont elle aurait tellement besoin. Il
même est difficile à définir. Ce n’est pas une m’arrive si souvent de regretter intérieure-
biographie, ni une analyse littéraire, ni non ment que Saint-Exupéry soit tombé si tôt, et
plus, au sens habituel du terme, un essai. Une que son regard nous ait manqué pour penser
méditation : tel serait sans doute le terme le le monde que nous allions construire sur la
plus juste pour qualifier ces cent pages, qui liberté retrouvée – cette liberté que son sacri-
retrouvent presque ce que ce terme évoque fice contribuait à nous rendre. La liberté, pour
24 d’exercice spirituel. Une méditation non sur quoi faire ? demandait Bernanos. Or, qu’en
h l’Evangile, mais sur cet auteur qui incarne, avons-nous fait ? « Je hais mon époque de tou-
nous dit Sylvain Fort, la tentative de retrouver tes mes forces », écrivait Saint-Ex dans la Lettre
une spiritualité sans religion. En traversant au général X. Monde de la publicité, qui com-
l’œuvre si variée de Saint-Exupéry, ce livre munique sans plus rien dire ; qui promet de
veut en manifester l’unité profonde, et expli- combler tous les besoins possibles, sans jamais
citer ce qui fait chez lui la cohérence, non pas à considérer la soif spirituelle des hommes – la
proprement parler d’un message, mais d’une seule qui nous rende humains. Monde du cal-
vision, d’un caractère, d’un engagement. AUX COMMANDES cul tout-puissant et du marché omniprésent,
Tentative parfois frustrante, dans la mesure Antoine de Saint-Exupéry en 1944, dans qui réduit tout à des équations, et d’où rien ne
où le choix résolu d’un texte court, qui ne le cockpit de son P-38 Lightning. peut jaillir qui donne sens à une existence, à
s’arrête quasiment pas sur la biographie de une vie, à une mort. Monde où même la poli-
Saint-Exupéry, ne peut que laisser au lecteur un goût de trop peu, tique est abandonnée aux algorithmes, pour mieux vendre de l’illu-
qui ne sera pas infécond s’il est éprouvé comme un appel à se replon- sion à coup de « en même temps » – en attendant que la naïveté des
ger dans les œuvres elles-mêmes. Rien n’est plus salutaire que de marcheurs laisse place à la cupidité des marchands, qui font com-
retrouver la soif, dit Saint-Exupéry ; et cet ouvrage y contribue. merce même des corps. Ainsi s’écroule une civilisation.
Agrégé de lettres classiques, Sylvain Fort est un talent rare, capable Comme il est étrange de chercher en Saint-Exupéry un « Paraclet »
de se pencher sur la littérature comme sur la musique. Auteur d’Une – un avocat, pour qui laisse advenir ce monde qu’il avait vu d’avance,
autobiographie imaginaire de Karajan, d’un essai sur Puccini, traduc- et immédiatement compris. « J’ai l’impression de marcher vers les
teur d’un texte d’Harnoncourt sur la musique romantique, c’est temps les plus noirs du monde », écrivait-il. Si nous nous faisons com-
© GRANGER COLL NY/AURIMAGES.

presque en musicien que cet auteur si brillant se penche ici sur Saint- plices de ces temps, nous trouverons dans le feu sans concession de
Exupéry, comme un interprète qui se donnerait pour tâche d’impro- son regard désormais éternel, non un défenseur, mais l’accusation
viser sur le motif hérité d’un grand compositeur. L’exercice déstabili- silencieuse que nous renvoient ses pages si bien connues – et dans la
sera celui qui y chercherait des connaissances académiques ; mais mesure même où nous les connaissons bien. Oui, quelle tristesse que
après tout, Saint-Exupéry échappe sans doute au savoir académi- Saint-Ex ne soit plus là pour regarder notre monde, pour qu’il se laisse
que. Il y a des auteurs que le savoir des savants ne parviendra jamais éclairer par lui, et pour qu’en choisissant ce vers quoi nous faisons pen-
à saisir, et c’est sans doute parce qu’il en fait partie que le pilote de cher ce monde, nous ayons à affronter loyalement son regard… 2
l’Aéropostale, devenu l’une des plumes les plus lues du XXe siècle, est Saint-Exupéry Paraclet, de Sylvain Fort, Editions Pierre-Guillaume de Roux,
toujours largement ignoré par le monde universitaire. 96 pages, 15 €.
C ÔTÉ LIVRES
Par Jean-Louis Voisin, Clément Ménard, Dorothée Bellamy,
Philippe Maxence, Frédéric Valloire et Eric Mension-Rigau

Hippocrate. Jacques Jouanna, de l’Institut


« Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, par Hygie et Panacée,
par tous les dieux et toutes les déesses… » Chacun a reconnu le début du
serment d’Hippocrate que prêtent encore les médecins. Il remonte
au Ve siècle av. J.-C. ! Hippocrate est né vers 460 av. J.-C., à Cos, une île du
Dodécanèse. Sa famille, les Asclépiades, était déjà fameuse par son savoir
médical : elle prétendait descendre d’Asclépios, le fondateur de cet art.
En instituant ce serment, Hippocrate aurait voulu fixer des garanties éthiques à des
Rome. Des origines au VIe siècle disciples extérieurs à sa famille. Après avoir initié ses fils, il ouvrait donc son enseignement.
de notre ère. Stéphane Benoist Célèbre de son vivant, il recevra un culte héroïque public après sa mort à Larissa en
Se soumettre à une démarche synthétique Thessalie, entre 375 et 351 av. J.-C. Avec la soixantaine de traités hippocratiques qui lui sont,
et personnelle est la contrainte de cette à tort, attribués, Hippocrate a exercé sur la pensée médicale une influence de premier
collection. On aura donc mauvaise grâce ordre pendant plus de vingt siècles. Pour démêler vie et légendes, pour faire le point sur son
à discuter quelques expressions et quelques corpus, pour présenter l’évolution de l’art médical avant et après lui, pour en mesurer
points exprimés par l’auteur, professeur la diversité et l’importance, il fallait des qualités et un savoir exceptionnels. Jouanna les
d’histoire romaine à l’université de Lille. possède. Avec, en plus, un talent de présentation et une langue limpide. J-LV
On appréciera plutôt le ton enlevé, les Les Belles Lettres, 728 pages, 19 €.
connaissances à jour, le recours aux textes,
la réflexion sur les institutions, sur la façon
d’écrire et de concevoir l’histoire à Rome. Byzance la Secrète. Pascal Dayez-Burgeon
Plus un découpage chronologique qui Historien spécialiste des deux Corées, Pascal Dayez-Burgeon
bouscule le cloisonnement traditionnel en semble à première vue s’aventurer sur un terrain qui n’est pas le sien.
proposant deux larges séquences, celle « L’Empire byzantin a d’excellents historiens et de brillants avocats,
d’une « République impériale en mutation » concède-t-il. Mais il lui faut aussi des passeurs pour en souligner
(Ier siècle av. J.-C.-Ier siècle apr. J.-C.) et celle la modernité. » Son Byzance la Secrète rend parfaitement justice 25
d’un empire méditerranéen (IIe-IIIe siècles). à cette ambition : dévoiler au grand public les innombrables h
Un fil rouge parcourt l’essai, celui du leçons que l’on peut tirer d’une civilisation finalement méconnue.
balancement entre la cité et l’empire. J-LV De Constantin à la chute de Constantinople jusqu’au souvenir
PUF, « Une histoire personnelle », 296 pages, 19 €. lointain que laissa l’Empire byzantin chez Léon Bloy ou Napoléon (« sans vous autres
Anglais, j’aurais été empereur d’Orient ! »), ce sont plus de mille ans d’histoire qu’il
fait traverser au lecteur. A des questions telles que « Comment christianisme et islam
Jeanne d’Arc. Le procès de Rouen peuvent-ils cohabiter ? » « Quel rôle la Turquie, la Grèce et les Balkans peuvent-ils jouer
Jacques Trémolet de Villers pour l’Europe géopolitique ? » « La séparation de l’Eglise et de l’Etat est-elle possible ? »,
Assis avec le lecteur au milieu des juges Pascal Dayez-Burgeon répond : « Voyez Byzance. » CM
qui condamnèrent Jeanne d’Arc, l’avocat Perrin, 250 pages, 21 €.
Jacques Trémolet de Villers, grand
connaisseur des procès politiques, décrypte
le déroulé des séances, les stratagèmes de Barberousse. Le maître de la Méditerranée. Geneviève Chauvel
magistrats retors autant que les répliques Bien que mort en 1546, Barberousse occupe toujours une place
de l’accusée, et apporte un éclairage particulière dans l’imaginaire collectif occidental. C’est que le célèbre
juridique et historique indispensable pour corsaire ne fut pas seulement un coureur des mers, un pilleur,
saisir tout l’enjeu du procès. Et pour souvent cruel, des côtes tunisiennes ou italiennes. Il fut aussi un homme
mesurer l’héroïsme de Jeanne, qui, face politique rusé, rallié au sultan de Constantinople, un allié des Français
à une assemblée ennemie, attaque, contre les Espagnols, un amiral de la flotte turque qui sut déployer
esquive, tremble aussi à l’idée des qualités de stratège et un beylerbey (régent) devenu pacha d’Alger.
du bûcher, et, toujours, s’en « remet De son vrai nom Khayr-ed-Din ibn Yacoub, il finit ses jours
à Dieu », son véritable juge. C’est à Constantinople, ayant abandonné sa charge plutôt que de s’en voir dépossédé
l’ultime bataille d’une jeune fille par Soliman. Dans ce livre aussi alerte qu’une galère emportée en pleine course,
entre terre et Ciel, répondant à ses Geneviève Chauvel retrace avec passion, non pas une vie, mais une véritable épopée,
juges assistée de ses saints, achevant à la frontière de la biographie et du roman historique. PM
sa mission politique par un poignant Balland, 448 pages, 22 €.
témoignage spirituel. DB
Perrin, « Tempus », 416 pages, 9 €.
L’Eldorado polaire de Martin Frobisher. Marie-Hélène Fraïssé Les Hors-la-loi de l’Atlantique
Martin Frobisher ? Pour les géographes une baie, au nord du Canada. Ce marin inconnu Marcus Rediker
des Français, quelque peu pirate, est né dans le Yorkshire en 1535 et mort en 1594 De L’Ile au trésor à Pirates des Caraïbes
d’une blessure reçue dans la presqu’île de Crozon. Un seul portrait de lui en 1577 : devant en passant par Le Secret de la Licorne, le Jolly
un globe, barbe taillée, fraise amidonnée, pistolet à la main droite, épée au côté gauche, Roger, le pavillon noir à tête de mort,
engoncé dans un costume d’apparat. Etre à bord d’un navire a été sa vie depuis son n’a cessé de fasciner. Historien d’inspiration
adolescence. Trois voyages au Canada et une obsession qu’il réussit à faire partager à marxiste, Marcus Rediker cherche à travers
Elizabeth Ire : trouver le passage par le nord pour arriver en Asie et ouvrir une nouvelle route les hors-la-loi qui écumèrent l’Atlantique
commerciale. Il crut l’atteindre en 1577 : ce n’était que la terre de Baffin. Il y revient deux fois, du XVIIIe au début du XIXe siècle à aborder
combat les Inuits, perd des hommes, en rapporte une pierre noire brillante, mille deux cents ce monde par le bas : marins en fuite,
tonnes de minerai. De l’or ? Déception, « l’or des sots ». Désastre aussi de sa compagnie mutins, esclaves marrons, ou « travailleurs
commerciale et échec de sa tentative d’implanter une colonie polaire. Sa participation en cosmopolites transnationaux » qui
1588 à la bataille contre l’Invincible Armada lui vaut anoblissement. Mais il connaîtra résistèrent au capitalisme maritime et aux
une victoire posthume : dans l’actuel Nunavut, une mine de fer géante à ciel ouvert a été élites. Pour faire de la mer un lieu de révolte
installée en 2012 et des forages y révèlent de l’or. Un rêve grandiose prend forme. FV et de liberté. A le lire, ces lourdes prétentions
Albin Michel, 240 pages, 18,50 €. idéologiques s’effacent pourtant très
vite devant la saveur du récit. Car restent
en mémoire des aventures pittoresques,
Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil. Jean Marteilhe d’incroyables précisions sur la vie des pirates
En janvier 1701 alors qu’il gagne la Hollande pour s’y réfugier, le jeune Jean et sur celle de bateaux négriers, la dureté
Marteilhe, protestant d’une bonne famille de Bergerac, est arrêté et condamné de la vie à bord des bâtiments de la Royal
aux galères à perpétuité. Libéré en 1713, il se fixe dans les Provinces-Unies Navy et les informations de toute sorte
où il meurt en 1777, à l’âge de 93 ans. Deux pasteurs l’incitèrent à écrire ses que colportent ces hors-la-loi. FV
Mémoires, qu’ils retouchèrent. Pour autant, les spécialistes – et André Zysberg Seuil, 304 pages, 22,50 €.
compte parmi les meilleurs – considèrent cette autobiographie comme
un témoignage de première main. Sa foi réformée n’empêche pas Marteilhe
d’être un conteur hors de pair à la langue savoureuse. Sans leçons de morale, La Révolution abolitionniste
ni pleurnicheries, il décrit, raconte ses prisons, sa vie de galérien et celle de ses compagnons. Olivier Grenouilleau
Basé à Dunkerque sur La Palme, il est blessé au combat en 1708, gagne Marseille, est affecté La lutte contre l’esclavage ne se réduit pas
à la Grande Réale, une galère qui sert d’entrepôt et où il débat avec le père Garcin, supérieur à quelques figures comme celle de Lincoln.
des missionnaires de Marseille. Soutenu par le réseau protestant (4 % des galériens A ceux qui seraient tentés d’en douter,
y appartiennent), il relève d’une société à part qui a ses règles, ses trafics, sa hiérarchie, il faut conseiller la lecture de ce livre.
sa corruption et dont il dresse un extraordinaire tableau. FV Véritable histoire globale de
Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 432 pages, 8,60 €. l’abolitionnisme, aussi bien dans le temps
que dans l’espace (la Chine ou l’Islam sont,
par exemple, abordés), il permet de saisir
Nouvelle histoire des guerres de Vendée les flux et les reflux d’un mouvement qui,
Jean-Joël Brégeon et Gérard Guicheteau bien que s’effectuant la plupart du temps
Encore et toujours, les guerres de Vendée (on en compte jusqu’à cinq) au nom d’idéaux religieux ou humanistes,
suscitent passion et interrogation. Jean-Joël Brégeon est historien et il n’a cessé de composer avec la réalité
connaît bien son sujet pour lui avoir déjà consacré plusieurs ouvrages. politico-économique, allant jusqu’à
Gérard Guicheteau, lui, est journaliste et écrivain. A quatre mains, ils mobiliser l’effort colonial dans ce sens.
revisitent ces combats de Géants (Napoléon dixit), restituant la trame Le but poursuivi fut toujours radical :
des événements, dressant les portraits des principaux protagonistes la fin de l’esclavage. Mais l’histoire montre
sans esquiver aucun des sujets brûlants. Ils montrent ainsi qu’il y a que les meilleurs résultats furent
bien eu une volonté systématique d’exterminer une « race », républicains compris, mais atteints de manière graduelle.
refusent le terme de génocide (ils semblent ignorer le travail récent de Jacques Villemain Deux exceptions toutefois : les
sur l’aspect juridique du terme) et se tiennent à mi-distance sur le sujet des positions Etats-Unis où il fallut une guerre
antagonistes de Reynald Secher et de Jean-Clément Martin. Tentant une approche pour en finir et Saint-Domingue,
globale, ils traitent, par exemple, des différences entre Vendéens et chouans ou du théâtre de la seule révolte
carriérisme de certains chefs républicains. PM d’esclaves qui ait abouti. PM
Perrin, 380 pages, 23,90 €. Gallimard/NRF, « Bibliothèque
des histoires », 512 pages, 24,50 €.
Clemenceau parle encore. L’Hiver le plus long. 1943-1944 : Pie XII, les Juifs et les nazis à Rome
Dialogues avec Jean Martet Andrea Riccardi
Présenté par Jean-Noël Jeanneney La version française de ce livre de l’historien italien Andrea Riccardi était attendue
« Mon optimisme (…) est fait de beaucoup depuis 2008. La voilà, enfin ! En 1943, le débarquement anglo-américain en Sicile entraîne
de dégoût et de pas mal de désespérance… » la chute de Mussolini et l’occupation de l’Italie par les Allemands. Très vite, la communauté
Ainsi s’adressait Clemenceau en juillet 1929, juive est menacée. Elle doit d’abord livrer 50 kg d’or à l’occupant. Puis, le 16 octobre 1943,
quatre mois avant sa mort, à Jean Martet, c’est la grande rafle dans Rome. Isolés depuis les lois raciales de 1938, les Juifs ne savent où
son ancien secrétaire particulier, devenu aller. L’Eglise catholique, avec son réseau incroyable de couvents, de paroisses, d’hôpitaux
son confident. En 1929 et en 1930, Martet et de séminaires, les accueille. Elle obéit à la loi de la charité, mais aussi à l’ordre non écrit
publia trois ouvrages de dialogues. de Pie XII. Riccardi raconte les faits, cite les chiffres. 2 000 Juifs mourront en déportation,
Les voici rassemblés. Ils concernent les deux 10 000 survivront. Pie XII, pape de Hitler ? A son tour, ce livre balaie l’accusation. Le pape
dernières années de la vie du Tigre. Pacelli a préféré l’action souterraine aux déclarations publiques. En 1945, quand le grand
Ce dernier sort ses griffes. Rien n’échappe rabbin de Rome se convertit au catholicisme, il prend comme prénoms de baptême
à ses critiques, ni le suffrage universel, ceux d’« Eugenio Pio ». En hommage à Eugenio Pacelli, pape Pie XII… PM
ni l’émancipation des femmes. Il n’épargne Desclée de Brouwer, 448 pages, 24,90 €.
personne. Ni Dreyfus qu’il avait défendu,
ni Thiers, ni Herriot, ni Poincaré, ni Foch,
ni Jules Ferry. Un jeu de massacre ! La France républicaine. Histoire politique, XIXe-XXIe siècle
Ses consolations : l’Antiquité grecque plus Michel Winock
que romaine (« l’architecture romaine Universitaire, professeur émérite à Sciences Po, l’auteur, octogénaire,
gagne beaucoup à être en ruines »), les fleurs, plutôt de gauche, appartient à une espèce en voie de disparition. Il écrit
la peinture et la Renaissance italienne, avec élégance, aime se promener dans les coulisses de l’histoire, n’hésite
un temps « où le génie était à son rang ». FV pas à bousculer les maîtres-penseurs, égaie par un humour discret
CNRS, « Biblis », 592 pages, 12 €. ses pages austères, ne pratique pas l’invective à tout va, salue la qualité
de collègues disparus aux idées sensiblement différentes des siennes
(ainsi Raoul Girardet). Bref, un honnête homme qui préfère l’examen des
Une histoire du monde faits à l’originalité à tout prix. Son dernier livre est à son image. Anthologie de textes
depuis 1945. Charles Zorgbibe publiés dans divers ouvrages et d’articles, il s’articule autour de thèmes qui se moquent
Le monde change, une banalité. Mais de la chronologie pour présenter l’histoire politique mouvementée et complexe
les bouleversements touchent désormais de la France contemporaine. Pour Michel Winock, l’unité du pays est un idéal qu’avait forgé
instantanément la terre entière. Pour la religion catholique alliée à la monarchie absolutiste. La disparition de l’une, la faiblesse
ne pas être englouti dans le maelström de l’autre imposent un Etat fort, centralisé, disposant d’une armature administrative solide,
de la diplomatie internationale, ce livre est si possible incarné par un chef. D’où, selon lui, cet héritage de divisions qui donne souvent
le salut. Solidement charpenté, sans jargon, l’impression d’une guerre civile larvée, prête à renaître sous une forme violente à propos
il s’ouvre sur la paix manquée de 1945. de presque tout. Dans ce volume, chacun peut y picorer à son plaisir. On sursautera parfois,
Lui succèdent cinq moments : la naissance on sera même agacé, mais toujours l’intelligence est là. FV
des blocs jusqu’en 1962, l’érosion de l’ordre Robert Laffont, « Bouquins », 1 280 pages, 32 €.
bipolaire de 1962 à 1985 qui débouche
sur la chute du communisme en Europe.
Suit une période incertaine de 1990 La Vocation chrétienne de la France. Jean-François Chemain
à 2001 laquelle s’achève sur la tragédie du Remarqué à sa sortie en 2010, La Vocation chrétienne de la France
11 Septembre. S’ouvre une nouvelle page, s’était invité sans prévenir dans les débats touchant à l’identité nationale.
celle du « huis clos planétaire ». Peut-il Le propos de l’auteur – la France est une terre chrétienne et la laïcité
exister des normes internationales, dont elle se réclame aujourd’hui tient à cette origine – tout autant que
un ordre international ? La « souveraineté son propre parcours – enseignant par vocation en Zone d’éducation
conditionnelle », chère à George Walter prioritaire – avaient joué dans cet effet de surprise. Publié aujourd’hui
Bush, a-t-elle un avenir ? S’achemine-t-on en poche, cet essai n’a rien perdu de son intérêt, même s’il trouvera
vers un retour à la certainement son principal public parmi les croyants. Du baptême
realpolitik ? Réponses de Clovis aux grands saints français en passant par les apparitions mariales et le blanc
à suivre. En s’appuyant manteau des églises, ce sont, en effet, les grandes pages de l’histoire chrétienne de la France
sur l’histoire. FV qui défilent ainsi, capables, selon Jean-François Chemain, aujourd’hui encore d’inspirer
Editions de Fallois, les solutions humaines aux grands défis de l’époque, dont celui de l’islam. PM
432 pages, 24 €. Via Romana, 144 pages, 10 €.
Histoire des décorations. Du Moyen Age à nos jours. Bertrand Galimard Flavigny Dictionnaire historique
Fin connaisseur de l’ordre de Malte, Bertrand Galimard Flavigny relate, en une synthèse de la Vierge Marie
claire, l’évolution, en France, des récompenses honorifiques. Les premiers chapitres Sous la direction de Fabienne Henryot
soulignent à juste titre l’importance de la « paix de Dieu » qui, entre le Xe et le XIIe siècle, et Philippe Martin
élabore pour la première fois une morale de la guerre respectant le calendrier liturgique, Un dictionnaire de la Vierge Marie ?
les sanctuaires et les catégories sociales vulnérables. Si les croisades rendent célèbres les L’idée semblera baroque aux athées.
Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem ou les Templiers, se développe plus discrètement Et pourtant, depuis l’apparition du
en France « une chevalerie régionale », groupements parfois placés sous la protection christianisme, la Mère du Christ occupe
de saint Georges ou de saint Hubert, qui, sans être tout à fait des ordres, participent une telle place dans la vie des croyants,
à la popularisation des récompenses honorifiques. Aux ordres militaires et religieux mais aussi dans l’art, la littérature,
s’ajoutent les ordres laïcs des princes et souverains qui veillent à réunir autour d’eux leurs voire le commerce, qu’il n’est pas
plus importants serviteurs : la Toison d’or et l’ordre de Saint-Michel permettent au duc absurde d’aborder ce thème de manière
de Bourgogne et au roi de France de compter chacun leurs amis. Quand Henri III historique. Pour ce faire, Fabienne
fonde, en 1578, l’ordre du Saint-Esprit, promis à devenir le premier ordre de la monarchie Henryot et Philippe Martin se sont
française, s’impose le port du grand cordon et de l’insigne. Dès lors, tous les ordres entourés d’une cinquantaine de
européens se dotent d’une plaque, à l’exception de la Toison d’or. En 1693, Louis XIV crée contributeurs, français et étrangers,
le premier ordre démocratique français, l’ordre de Saint-Louis, qui n’exige pas de condition afin de cerner au plus près le phénomène
de noblesse, sert à récompenser les officiers et, puisqu’il est un ordre de mérite, comporte marial. Des sanctuaires (Lourdes, Fatima,
un grade. Le dernier tiers du livre est consacré à la Légion d’honneur, ordre de récompense Lorette, par exemple) aux pèlerinages
universelle, dont l’histoire est finement retracée. EM-R en passant par les dévotions (scapulaires,
Perrin, « Pour l’histoire », 250 pages, 22 €. chapelets, etc.), les cantiques ou
la présence de Marie chez les motards
ou les marins sans oublier l’islam
L’Esprit de château. Le Lude et le judaïsme, ce dictionnaire propose
Barbara de Nicolaÿ, photographies d’Eric Sander 150 notices (comme le nombre de grains
Aux confins du Maine, de l’Anjou et de la Touraine, Le Lude a mille ans du Rosaire), souvent bien renseignées
d’histoire depuis l’érection de la première motte, à laquelle succéda, à partir (coup de chapeau à celles signées Philippe
du XIIIe siècle, un château fort. En 1457, il devient la propriété de Jean Daillon, Martin) dans une approche cultivant
chambellan de Louis XI. Pendant deux siècles, les Daillon le transforment sérieux et distance critique. PM
en demeure de plaisance, puis Le Lude est réaménagé à la fin du XVIIIe siècle Perrin, 576 pages, 27 €.
par la marquise de La Vieuville, qui demande à l’architecte Vincent Barré
d’intégrer une aile néoclassique entre deux tours Renaissance. Au siècle
suivant, le marquis de Talhouët poursuit les travaux de restauration dans un style
néogothique. L’ouvrage retrace les cinq siècles qui ont façonné l’actuel château, avec
de superbes photos des façades, des jardins et surtout des intérieurs : studiolo réalisé par
l’école de Raphaël au XVIe siècle, magnifiques panneaux peints de la chambre Henri IV,
grand salon ovale du XVIIIe siècle, multitude de portraits des meilleurs artistes, élégants
services de table avec la couronne impériale du Brésil (la mère de l’actuel propriétaire,
Louis Jean de Nicolaÿ, était une Orléans-Bragance). Un très bel ouvrage qui raconte une
histoire, un esprit de transmission et un art de vivre. EM-R
Flammarion, 264 pages, 65 €.

Les Grands Textes de la droite / de la gauche. Choisis et présentés par Grégoire Franconie et Jacques Julliard
Comme Janus a deux visages, la politique française présente depuis la Révolution deux camps antagonistes, la gauche et la droite,
même si certains refusent de se reconnaître dans ces clivages. Pourtant, admettre une complexité qui peut brouiller les frontières
entre ces deux pôles de notre vie politique ne revient pas à nier leur existence : il suffit de prendre un peu de recul historique
pour en vérifier la solidité. Les textes, bien choisis et bien présentés, conforteront cette division même si certains auteurs la dépassent,
ainsi Renan, Péguy, Alain de Benoist. Restent deux corpus qui ancrent leur lecteur à droite ou à gauche, établissent généalogies
et filiations, classent des familles, précisent des valeurs et des principes, déterminent des engagements. On regrettera d’autant plus
que les transfuges d’un camp vers l’autre (par exemple, Hugo, Napoléon III, Laval, Mitterrand) soient évoqués trop brièvement
dans leur évolution. Excellente bibliographie, index, chronologie : deux petits ouvrages de qualité. FV
Flammarion, « Champs classiques », 416 pages et 418 pages, 10 € chacun.
LA SUITE DANS LES IDÉES
Par François-Xavier Bellamy

LE DIABLE
© G. BASSIGNAC/LE FIGARO MAGAZINE.

ET LE BON DIEU
Servir le bien sans nier l’impossibilité
de vaincre le mal par la seule raison
humaine : c’est la sagesse politique
proposée par le philosophe Leszek
Kolakowski dans un recueil stimulant.
I
l arrive qu’une pensée formée en dissi-
dence continue d’éclairer bien après la
chute des pouvoirs face auxquels elle
était née. C’est le cas de l’œuvre de Leszek Kolakowski, que les édi- « Note conjointe sur le communisme et le nazisme »), en décrivant
tions des Belles Lettres nous permettent de redécouvrir à travers un les errances des idéologies progressistes (« Ce qui est vivant [et ce
petit ouvrage au titre prometteur : Comment être socialiste + conser- qui est mort] dans l’idéal social-démocrate », « Les illusions de l’uni-
vateur + libéral. Derrière ce vaste programme, on trouvera un recueil versalisme culturel ») ou en posant directement la question, dans
d’articles parus dans la revue Commentaire, entre 1978 et 2008. un très bel article sur « La métaphysique et l’expérience du mal »
Disparu en 2009, Kolakowski aura compté parmi les philosophes sous-titré « Leibniz et Job ». Le problème du mal est partout pré-
les plus importants de l’université polonaise au XXe siècle. Il a 16 ans sent dans ces textes, non pour entretenir une déploration gratuite
quand, en 1943, son père est assassiné par les nazis. L’occupation ou une indignation superficielle, mais pour approcher l’histoire
allemande de la Pologne, qui a marqué le début de la guerre, est avec plus de sagesse : dans un texte très profond intitulé « La politi-
particulièrement violente ; l’enseignement est totalement interdit, que et le diable », Kolakowski mobilise une érudition impression- 29
et l’étude devient pour le jeune Leszek un premier acte de résistance. nante pour éclairer, du point de vue de la philosophie comme de la h
Il gardera toute sa vie un attachement profond à la liberté, attache- théologie, le danger des illusions entretenues depuis les Lumières
ment hérité de ce père engagé à gauche et forgé durant ses années par une raison certaine de pouvoir vaincre le mal par elle-même.
de jeunesse. C’est dans l’espoir de voir cette liberté vaincre enfin « Nourrir l’espoir que l’on pourra institutionnaliser la fraternité,
toute oppression qu’il adhère, à la fin de la guerre, au Parti commu- l’amour, l’altruisme, c’est préparer à coup sûr l’avènement du despo-
niste. Son itinéraire intellectuel sera ensuite celui d’une longue désil- tisme. » Que la violence et la souffrance font partie de l’expérience
lusion. En 1966, après un discours particulièrement sévère sur historique des hommes, voilà l’évidence avec laquelle il faut se
l’échec du « dégel » amorcé par le régime soviétique, il doit s’exiler réconcilier pour tenter de les réduire de façon prudente et concrète ;
avec d’autres intellectuels – parmi lesquels Zygmunt Bauman, qui c’est là ce qui peut réconcilier en profondeur un socialiste, un
deviendra l’observateur le plus fin de la « société liquide » occiden- conservateur et un libéral – l’espérance que, malgré la réalité du mal,
tale. Devenu professeur à Oxford, Kolakowski développe pour sa il est possible pourtant de servir le bien, si l’on commence par refu-
part une œuvre hétéroclite, marquée notamment par un ouvrage ser d’attendre un messianisme révolutionnaire simplificateur et
de synthèse sur le marxisme, qui démontre, malgré les illusions dangereux. Voilà la confiance qui peut fonder cet humble effort.
entretenues notamment par les intellectuels français, que le sta- « Le diable ne dort jamais : Dieu non plus. » 2
linisme est inséparable du communisme en tant que tel.
Ce n’est pas une telle étude systématique que l’on trouvera dans
ce petit ouvrage, mais des articles séparés, qui présentent un intérêt
très varié : certains sont des témoignages forts sur l’histoire du com- À LIRE
munisme ou des totalitarismes du XXe siècle ; d’autres se penchent
sur des questions philosophiques plus atemporelles. Le propos est Comment
toujours concret, illustré – même lorsqu’il s’agit d’explorer des pro- être socialiste
blèmes métaphysiques, et la réflexion, très didactique, est semée + conservateur
de notes d’humour, si bien qu’à la fin de l’ouvrage on a l’impression + libéral. Credo
d’avoir vécu comme une plaisante conversation avec l’auteur. Leszek Kolakowski
Ce n’est pas que les thèmes abordés soient légers pourtant, loin Les Belles Lettres
de là : si un fil conducteur devait les relier, ce serait sans doute la 192 pages
question du mal. Que ce soit lorsqu’il évoque les pouvoirs totalitai-
13,90 €
res en tentant de les comparer (« A travers des ruines mouvantes »,
H ISTORIQUEMENT INCORRECT
Par Jean Sévillia

DERRIÈRE
LES BARBELÉS
Publié pour la première fois, le Journal
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© BALTEL/SIPA.

de guerre de l’abbé Stock éclaire la figure


et la mission hors du commun de ce
prêtre allemand qui visita et accompagna
prisonniers et condamnés à mort français
L
e 21 février 1942, les Allemands fusillent
quatorze personnes au Mont Valérien.
Treize victimes sont des Juifs. Au prêtre et étrangers jusqu’à la libération de Paris.
qui accompagne les condamnés, l’un d’eux
déclare : « Ils peuvent bien nous tuer, mais
d’autres se lèveront, il est impossible d’exterminer la race juive. » Le Né en 1904 à Neheim, en Westphalie, région catholique, fils
prêtre regrette l’absence d’un rabbin pour assister ces Juifs pieux d’ouvrier métallurgiste, Franz Stock était l’aîné d’une fratrie de
qui, avant de mourir, récitent des psaumes. huit enfants. Croyant et pieux, il manifesta adolescent le souhait
Le 19 septembre de la même année, toujours au Mont Valérien, de devenir prêtre. Après son bac, il entre au séminaire diocésain de
le même prêtre conduit au supplice un Luxembourgeois qui a Paderborn. En 1926, il prend part, comme 800 autres Allemands
communié et s’est confessé, un Allemand qui refuse de se confes- et 6 000 jeunes provenant d’une trentaine de pays, au sixième
ser et de communier en prison, et un résistant communiste qui, Congrès démocratique international pour la paix organisé par le
30 après avoir discuté une heure avec lui et avoir assuré que « Dieu démocrate-chrétien Marc Sangnier à Bierville, près d’Etampes.
h n’existe pas », meurt poing levé en criant : « Pour la France libre et Dans la foulée, il effectue un séjour à Tulle, dans la famille d’un par-
indépendante, pour l’avenir du communisme, vive notre grand et ticipant, découverte qui inaugure son amour pour la France, ses
cher Staline ! » Le 24 octobre suivant, il assiste encore un père de paysages, sa culture, ses peintres, ses écrivains. Un nouveau
cinq enfants à Balard, sur le stand de tir du ministère de l’Air réqui- voyage en France suivi d’un pèlerinage à Lourdes le décident à
sitionné par les Allemands. « Etait très pieux, note le prêtre dans poursuivre ses études de théologie à Paris : en 1928-1929, il passe
son journal, recevait chaque mardi la sainte communion, mourut trois semestres à l’Institut catholique.
bravement, s’agenouilla après la lecture de la sentence au poteau Ordonné prêtre en 1932, Franz Stock obtient en 1934, grâce à sa
et me demanda de le bénir. » maîtrise de la langue et aux relations qu’il a nouées en France,
Ce prêtre, c’est l’abbé Franz Stock. Il était allemand. Jusqu’à la d’être nommé recteur de la Mission catholique allemande de Paris.
libération de Paris, il visitera des centaines de prisonniers fran- Mais en 1939, quelques jours avant la déclaration de guerre, il est
çais, accompagnant jusqu’au bout les condamnés à mort. Depuis nommé vicaire à Dortmund et doit rentrer en Allemagne. En tant
la guerre, une quinzaine de livres lui ont été consacrés en France, que prêtre, il échappe à la mobilisation. En 1940, quelques semai-
mais son Journal de guerre inédit, qui paraît simultanément en nes après l’armistice, il retourne à Paris pour y reprendre son poste
France et en Allemagne, constitue un document précieux : de recteur de la Mission catholique allemande.
© P. FORGET/SAGAPHOTO. © LES AMIS DE FRANZ STOCK.

l’ouvrage permet de mieux connaître son auteur comme d’éclairer Franz Stock est hostile à Hitler, mais il reste un patriote loyal
certaines pages de l’Occupation et de l’immédiat après-guerre. envers son pays. Stricto sensu, il n’est donc pas un résistant anti-
Quatre textes composent ce Journal de guerre. Le plus long, nazi. C’est sur un autre plan, en tant que prêtre, qu’il va, jusqu’à
Journal des fusillés, tient de l’agenda : l’abbé Stock y consignait ses la fin de la guerre, montrer concrètement son humanité et son
visites aux prisonniers, et les noms et l’attitude devant la mort du amour de la France et des Français. Dès octobre 1940, à la demande
millier de fusillés qu’il aura accompagnés jusqu’au poteau. Jour- de l’aumônier général allemand en France et en accord avec le
nal de Cherbourg, écrit d’octobre 1944 à janvier 1945, lorsqu’il commandement militaire du Grand Paris, il accepte de visiter les
était prisonnier de guerre des Américains, ressemble à un journal Français détenus par les Allemands dans les prisons parisiennes.
intime. Un séminaire derrière les barbelés, texte inachevé, retrace Nommé aumônier militaire à titre auxiliaire, il conserve son statut
les cinq premiers mois du centre de formation qu’il dirigera de de prêtre diocésain qui le dispense de porter l’uniforme : c’est en
1945 à 1947 et qui permit à des séminaristes allemands, prison- soutane qu’il se rend à la prison du Cherche-Midi (qui n’existe plus
niers de guerre en France, de reprendre leurs études. Le dernier aujourd’hui), à la Santé et à Fresnes. Très vite ce ministère devient
texte est le discours d’adieu que l’abbé Stock prononça devant les son activité principale puisqu’il y consacre trois jours par semaine,
futurs prêtres qu’il avait formés. plus un jour pour rendre visite aux familles. Un ministère qui prend
MINISTRE DE DIEU
Dès octobre 1940 et
jusqu’à la libération de Paris,
l’abbé allemand Franz Stock
(ci-contre) visitera des
centaines de Français détenus
dans les prisons parisiennes,
accompagnant jusqu’au bout
les condamnés à mort (à
droite, exécution des membres
du réseau Manouchian au
Mont Valérien, le 21 février 1944.
Au premier plan, de dos, l’abbé
Stock tient une croix face à ceux
qui vont être fusillés).

une dimension tragique dès lors que se multiplient condamna-


tions à mort de résistants et exécutions d’otages.
Le premier condamné que Franz Stock accompagne au supplice
est l’ingénieur Jacques Bonsergent, fusillé par les Allemands le
23 décembre 1940, au bois de Vincennes. Suivront des personnages
restés célèbres, tels Honoré d’Estienne d’Orves, officier de marine
exécuté le 29 août 1941 pour faits de résistance, ou Gabriel Péri,
député communiste fusillé comme otage le 15 décembre 1941,
tous les deux au Mont Valérien. Ces noms n’apparaissent pas dans
le Journal des fusillés car celui-ci s’ouvre en janvier 1942. Jusqu’au
9 août 1944, Stock mentionne 520 fusillés nommément désignés
et 216 anonymes, soit 736 condamnés qu’il a assistés. 31
Le 25 août 1944, quand la 2e DB et les Alliés entrent dans Paris, h
l’abbé Stock se trouve à l’hôpital de la Pitié avec 600 blessés alle-
mands intransportables avec qui il a voulu rester. Fait prisonnier, Cet homme au destin singulier est souvent décrit comme un
le prêtre est transféré à Cherbourg dans un camp tenu par les Amé- apôtre de la réconciliation franco-allemande. Sans doute l’a-t-il
ricains. En mars 1945, il y reçoit une lettre de l’abbé Le Meur, un été, mais la lecture de son Journal de guerre confirme que cette
ancien résistant qu’il avait visité en prison, lui demandant, de la part perspective n’était, chez lui, pas centrale. Avant tout, Franz Stock
de l’abbé Rodhain, alors chef de l’aumônerie catholique aux s’est voulu un ministre de Dieu, pénétré de ses devoirs de prêtre
armées, et du général Boissau, inspecteur général des Prisonniers de catholique. Dans son discours d’adieu à ses séminaristes, en 1947,
guerre, de prendre la direction d’un centre de formation où seraient il dénonçait la « barbarie mécanisée » qui était devenue la culture
regroupés les étudiants en théologie allemands captifs en France. dominante en Occident. « L’Eglise, dans ce nouveau Moyen Age,
Le 30 avril 1945, le « séminaire des barbelés » ouvre ses portes à concluait-il, peut endosser le rôle qu’elle a joué au seuil du grand
Orléans. En août suivant, il est déplacé au Coudray, près de Chartres, Moyen Age : messagère du surnaturel, elle peut sauver la nature ;
où il accueillera plus de 900 séminaristes. Son directeur devra faire mandataire de Dieu, elle peut libérer l’homme. » Le procès de béati-
accepter par l’administration française des dérogations au statut des fication de l’abbé Stock s’est ouvert en 2009. 2
prisonniers de guerre afin que ses ouailles puissent mener une vie de
séminariste normale. Il affrontera les difficultés créées par la sous-
nutrition chronique des prisonniers de guerre allemands en France
et devra surtout effacer chez ses étudiants les stigmates de la pro-
pagande nationale-socialiste qu’ils avaient subie comme toute leur À LIRE
génération. Son séminaire recevra plusieurs fois la visite du nonce
apostolique en France, Mgr Roncalli, le futur Jean XXIII. En juin 1947, Journal
il ferme ses portes, les futurs prêtres rentrant libres en Allemagne. de guerre
Libéré lui aussi, de nouveau recteur de la Mission catholique Franz Stock
allemande de Paris, Franz Stock, malade du cœur, mourra d’épui- Cerf
sement à l’hôpital Cochin le 24 février 1948, âgé de 43 ans seule- 448 pages
ment. En 1963, sa dépouille, enterrée au cimetière de Thiais, sera 24 €
transférée en l’église Saint-Jean-Baptiste de Rechèvres, à Chartres,
à la veille de la ratification du traité d’amitié franco-allemand.
E XPOSITIONS
Par François-Joseph Ambroselli
et Clément Ménard

PARIS
L’
œil
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

écoute
L’exposition « Mozart,
une passion française » raconte les
trois voyages parisiens du jeune
compositeur ainsi que la réception
française de son œuvre.

de motifs ou de moulures. La contempla- à Paris le 18 mai 1766. Durant ce deuxième


tion intérieure fait apparaître son œuvre séjour, Mozart fut invité à jouer chez Louis
32 sculptée de notes. Il y a dans sa musique ce François de Bourbon, prince de Conti, cou-
h sourire empreint de tristesse qui empri- sin du roi et célèbre mécène. Une œuvre du
sonne nos peines dans un écrin d’argent. peintre Michel Barthélemy Ollivier, Le Thé
L’enfant naquit une journée de jan- à l’anglaise dans le salon des Quatre-Glaces
vier 1756. Sept ans plus tard, assistant jour au Temple, avec toute la cour du prince de
après jour à l’éclosion d’un esprit supérieur, Conti, immortalise cet instant historique
son père décidait de le présenter à l’aristo- où un simple enfant, doté de dons excep-
cratie des grandes puissances européennes. tionnels, suscita l’admiration de la haute
Commença alors un voyage de trois ans noblesse de son temps. La famille passa
durant lequel le jeune Mozart fit entendre ensuite par Dijon puis Lyon, avant de
ses propres mélodies aux cours de France, reprendre le chemin de Salzbourg. Mozart

© BNF N10524097. © LUC MOREL PHOTOGRAPHE TOUS DROITS RÉSERVÉS.


d’Angleterre et de Hollande. ne revint à Paris que douze ans plus tard,

Q
uelle ironie d’écouter Mozart Comme une étoile soustraite à la voûte en 1778, dans l’espoir de trouver un emploi
au casque ! C’est pourtant ce que céleste, Mozart arriva ici-bas avec l’assu- sérieux. Mais le voile de l’enfance s’était
nous propose l’exposition de rance d’un grand monarque et le talent levé et la ville lui réapparut grise et terne,
l’Opéra Garnier. Au moyen de qu’aucun n’aurait acquis au prix d’une vie vide de promesses et de destinée.
morceaux savamment choisis et d’un de labeur. Il créa sans douleur, enfanta Des dessins du Paris du XVIIIe siècle font
fonds d’archives impressionnant, on voit sans contractions ; il avait l’intuition d’un voir la ville telle qu’elle s’offrit au jeune
se dessiner la relation qu’entretint le jeune Raphaël et l’inspiration d’un Michel-Ange. compositeur lors de ses trois passages.
virtuose avec la France. En exprimant la tendresse et la puissance L’aile droite du Palais-Royal, qu’un subtil
Une sonate pour piano de 1778, pre- divine, le Kyrie de 1766 témoigne de la et minutieux dessin à la plume fait revivre
mier mouvement d’allegro maestoso, nous maturité spirituelle de cet enfant, compo- sous nos yeux, abritait à l’époque l’Acadé-
accueille dans le pavillon de l’Empereur. siteur de 10 ans, qui adressait à Dieu son mie royale de musique, où furent donnés
Elle nous fait admirer, dans une rêverie propre chant de gloire. Il arriva à Paris le le 11 juin 1778 Les Petits Riens. A la mort de
musicale, ces murs monumentaux, blocs 18 novembre 1763 avec son père et sa sœur sa mère, Mozart rejoignit son père à Salz-
de pierre blanche sur lesquels devaient être et fut introduit à Versailles où il se produisit bourg. Il ne devait jamais remettre les
sculptés les emblèmes impériaux et qui, devant les princesses Adélaïde et Victoire. pieds à Paris, Babylone stérile, mère ingrate
après la chute de Napoléon III, restèrent La famille Mozart partit ensuite pour qui n’avait pas su reconnaître le talent de
vierges. Pour écouter Mozart, nul besoin l’Angleterre et la Hollande, avant de revenir son plus bel enfant.
RUEIL-MALMAISON
L’Empereur et le tsar
A l’initiative de la marque
« Ville impériale », Rueil-
Malmaison fait revivre pour
la troisième année l’histoire
de Napoléon et de Joséphine
à travers ce Jubilé impérial.
Une édition qui s’annonce haute
en couleur, ne serait-ce que
par l’événement qu’elle célèbre :
le 210e anniversaire du traité
de Tilsit, signé en 1807 par
Napoléon et le tsar Alexandre Ier,
sur un radeau au milieu du fleuve
Niémen. Une impressionnante
mise en scène sur l’étang de
Saint-Cucufa fera revivre cette
aventure napoléonienne qui
marqua la fin de la quatrième
MON TRUC EN PLUME coalition européenne contre
Du moins ne le reconnut-elle pas assez Page de gauche : maquette de la France. Durant tout un week-
tôt. Après la mort du compositeur en costume du personnage de end, de nombreuses animations
1791, il fallut dix longues années à la scène Papagena pour l’opéra La Flûte culturelles permettront de
33
parisienne pour s’approprier son œuvre. enchantée de Mozart, par Jacques s’immerger dans le Premier h
On l’adapta sans l’admirer. Au début du Drésa, 1922 (Paris, Bibliothèque Empire. Ateliers, spectacles,
XIXe siècle, rien ne différencie, dans l’esprit nationale de France). En bas,
reconstitutions, fanfares,
du cuistre ignorant, l’œuvre du virtuose de à droite : la célébration du Jubilé
expositions, stands, figurants
celle d’un autre. Il fallut attendre les années impérial à Rueil-Malmaison.
1830 pour que Mozart accède enfin au et défilé : plus de 600 soldats
rang de « classique ». de la Grande Armée, 100 cavaliers
Des maquettes de décors et de costu- de Michael Haneke, créé en 2006, le héros et 600 musiciens seront
mes nous font entrevoir la genèse créa- porte un costume-cravate et évolue au mobilisés en costumes d’époque ;
trice des différentes mises en scène, milieu des buildings, constructions symp- 100 000 visiteurs sont attendus
notamment celle des Mystères d’Isis, paro- tomatiques de nos angoisses modernes. dans toute la ville. L’Empereur
die française de La Flûte enchantée, datant Car Mozart inspire, il fait naître et porte au n’attend plus que vous. CM
de 1801. La campagne d’Egypte de Bona- jour des réalités éternelles. Pour saisir le cas- « Jubilé impérial 2017 », les 23 et 24 septembre
parte avait provoqué en France une vague que diffusant La Flûte enchantée, il nous 2017. Rueil-Malmaison. Gratuit.
d’égyptomanie incontrôlable, qui sub- faut nous pencher, sinon nous mettre à Rens. : 01 47 32 57 66 ; www.jubileimperial.fr
mergea de son exotisme imaginaire la genoux, comme en signe d’une ultime révé-
bourgeoisie parisienne et le monde artisti- rence, hommage suprême à la folie créa-
que. La magnificence des décors égyptiens trice d’un seul homme. F-JA
de l’Opéra faisait alors écho à l’éclat majes- « Mozart. Une passion française »,
tueux des voix et au grondement noble jusqu’au 24 septembre 2017. Bibliothèque-
des instruments. musée de l’Opéra, Palais Garnier,
Mais toutes ces adaptations, pour origi- Paris. Tous les jours de 10 h à 17 h
nales qu’elles purent être, appartiennent (sauf les 2, 13, 20, 21, 22, 23 et 24 septembre),
aujourd’hui à l’histoire. C’est ce que tend à du 17 juillet au 10 septembre jusqu’à 18 h.
prouver le petit film qui clôture l’exposition. Tarifs : 12 € / 8 €. Rens. : 0 892 89 90 90 ;
Au visionnage des dernières mises en scène www.operadeparis.fr
des opéras de Mozart, on touche du doigt Catalogue sous la direction de Laurence Decobert
son intemporalité. Dans le Don Giovanni et al., BnF Editions, 192 pages, 39 €.
RIOM
De l’âme des armes
I l fut un temps où les lames pourfendaient les âmes, les arrachant à leur vie terrestre
d’un coup sec et franc. Un temps où un homme muni d’une épée en valait cinq armés
de fourches et où l’on tuait pour l’honneur d’une parole prononcée sous serment.
Henry de Saint Didier écrivait en 1573 que l’épée est « mère de toutes armes », enfan-
tant prouesses et cruautés, gloire et désespoir, salut et répression. Objet de pouvoir
et de fascination, elle rendait justice et asseyait l’autorité de ceux qui la possédaient.
CISELÉS Elle adoubait, par trois coups de son côté plat sur la joue, les cœurs dignes de la porter,
Ci-contre : armure, comme un trésor et comme un fardeau. Ils s’agenouillaient faibles et se relevaient forts,
XVIIe-XIXe siècle humbles et fiers, sages et fous.
(Riom, musée L’exposition du musée Mandet à Riom vient aiguiser le tranchant de la lame qui, durant
Mandet). En bas : des siècles, a transpercé les corps de tous pays et de toutes religions. Elle met en lumière
nestoris (cratère) une centaine d’œuvres : armes, armures, mais aussi peintures et sculptures, parmi lesquel-
à figures rouges, les des pièces uniques comme l’épée du Seigneur des anneaux, la célèbre Anduril, ou une
peintre du Primato, lettre close signée par Jeanne d’Arc. Elle pose également la question de la place de l’épée
vers 360-350 av. dans la société actuelle. Elle est sur nos écrans, dans nos jeux d’enfants et nos loisirs d’adul-
J.-C. (Paris, musée tes. La série Game of Thrones en a forgé un trône, tandis que le sabre laser du Jedi a rem-
du Louvre). Page de placé celui du hussard hongrois. Loin d’être une simple réhabilitation d’un objet d’histoire,

© MUSÉE MANDET. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/STÉPHANE MARÉCHALLE. © FONDATION JOSÉE ET RENÉ DE CHAMBRUN.
droite : éventail à cette exposition est une ode à cette arme intemporelle de bronze ou d’acier, qui tue et qui
l’effigie du marquis protège. Allez-y avec le désir de vaincre votre ennui, vous en ressortirez conquis. F-JA
de La Fayette, « Lame des chevaliers. De l’épée de croisade au sabre laser », jusqu’au 4 mars 2018. Musée Mandet, Riom.
1824 (Fondation Ouvert en juillet et août, de 10 h à 12 h 30 et de 14 h 30 à 18 h puis, de septembre à juin, de 10 h à 12 h
Josée et René et de 14 h à 17 h 30. Fermé le lundi. Tarifs : 3 € / 1,50 € ; gratuit le mercredi. Rens. : 04 73 38 18 53 ;
de Chambrun). www.musees-riom.com

AJACCIO
LA SŒUR DE L’EMPEREUR
Le musée des Beaux-Arts aux visiteurs des collections
d’Ajaccio célèbre celle qui a marqué spectaculaires de peintures.
son époque par la finesse de son C’est ainsi que l’on croise
esprit et la délicatesse de ses traits. dans l’exposition des tableaux
Grande commanditaire et mécène de la Renaissance italienne,
de renom, Caroline Bonaparte parmi lesquels des peintures
s’éleva rapidement dans les plus de Fra Bartolomeo, Bilivert
hautes sphères du pouvoir avec ou Carlo Dolci, mais aussi deux
son mari, Joachim Murat. Reine splendides Corrège, l’Ecce homo
de Naples en 1808, elle développa et L’Education de l’Amour,
durant ses années fastes une qui laissent transparaître l’œil
véritable stratégie du portrait avisé de la reine. L’exposition
visant à asseoir son autorité fait également la part belle
sur son royaume. La princesse à la collection d’antiques de celle « Caroline, sœur de Napoléon, reine des arts »,
devenue reine soignait son image qui fut l’instigatrice des fouilles jusqu’au 2 octobre 2017. Palais Fesch-musée
avec un art tout napoléonien. archéologiques de Pompéi. des Beaux-Arts, Ajaccio. Ouvert lundi, mercredi
Son frère disait d’elle : « De toute Si un roi doit aimer son peuple pour et samedi, de 10 h 30 à 18 h ; jeudi, vendredi
ma famille, c’est celle qui me gouverner, Caroline Murat, par son et dimanche, de 12 h à 18 h ; en juillet et août,
ressemble le plus. » Modèles de attachement fécond à la création nocturnes les vendredis jusqu’à 20 h 30. Le musée
raffinement, ses résidences étaient artistique, sut pleinement endosser est fermé le mardi. Tarifs : 8 € / 5 €. Rens. :
décorées avec soin et offraient son statut de reine des arts. F-JA 04 95 26 26 26 ; www.musee-fesch.com
ROCHEFORT
L’homme qui brisa
les chaînes de l’Amérique
S i son nom résonne sur les deux rives de l’Atlantique,
c’est qu’en 1780, lorsque le jeune marquis de La Fayette
s’embarqua à bord de l’Hermione, il posa les fondations
d’une amitié qui dure encore. Par lui, l’ancienne France rallia
l’Amérique indomptable, celle qui n’eut de cesse de clamer son
indépendance face à l’Empire britannique. Lorsqu’elle fut libérée
du joug de l’empire, La Fayette, désireux d’incarner la cause (comme sa montre gousset ou son épée maçonnique)
rédemptrice de la nouvelle nation en Europe, revint en France témoignent d’une existence vouée à un seul but : gagner
avec la ferme volonté d’y appliquer les théories américaines. la liberté pour atteindre la gloire. F-JA
L’exposition de Rochefort rend hommage à cet aventurier « La Fayette. La traversée d’une vie », jusqu’au 1er octobre 2017.
qui, sa vie durant, caressa le doux rêve de devenir le Washington Hôtel Hèbre de Saint-Clément-musée d’Art et d’Histoire, Rochefort.
français. Sur plus de 300 m², la vie du marquis s’offre aux yeux Ouvert tous les jours (sauf le lundi, le samedi matin et le dimanche matin),
du visiteur : peintures, archives, caricatures, objets personnels de 10 h à 12 h 30 et de 14 h à 18 h. Tarifs : 6 € / 4 €. Rens. : 05 46 82 91 60.

PARIS
LA GLOIRE DE L’OR CINÉMA DE QUARTIER
L’ or fascine l’esprit humain
et façonne ses rêves de grandeur.
Que de sacrifices, de sueur et de sang
Montmartre ne fut pas seulement la colline
inspirée des peintres et des écrivains de la Belle
Epoque, mais l’un des lieux où le cinéma a, depuis
35
h
versés pour un simple bout de métal ses origines, puisé son inspiration. L’exposition
arraché d’un coup de pioche au ventre « Montmartre, décor de cinéma » dévoile cette
d’une montagne ! Par l’éclat des œuvres face moins connue du quartier où tant de réalisateurs
présentées, l’exposition du musée Guimet ont posé leur caméra. Le visiteur est ainsi plongé
témoigne de l’aura et de l’importance dans les lieux mythiques de Montmartre, à travers
de ce symbole divin de puissance et une sélection d’œuvres cinématographiques.
d’autorité qui, en Asie, décorait les objets De Pigalle à la rue Lepic en passant bien sûr par
de dévotion, de pouvoir ou d’apparat. le Sacré-Cœur et le Moulin-Rouge, L’Attrait de Paris,
Par son incorruptibilité, l’or conférait tourné par Gérard Bourgeois en 1912, l’un des
l’éternité et symbolisait l’immortalité tout premiers films muets, répond au Fabuleux
de ceux qui s’en paraient. On assiste donc destin d’Amélie Poulain. La Nouvelle Vague
au cours des siècles à une floraison d’œuvres de François Truffaut (Les Quatre Cents Coups,
riches de résonances symboliques, comme 1959) et le cinéma tout en paillettes de Baz
ce Virupaksha tibétain, roi-gardien de l’Ouest, Luhrmann (Moulin Rouge !, 2001) se trouvent
datant du XVe siècle, à la cuirasse incrustée eux-mêmes liés par cette unité de décor.
d’or et de turquoise. On découvre aussi une L’exposition est riche de plusieurs dizaines
splendide parure de mariage cambodgienne, d’extraits de films, qui se succèdent
une robe filée d’or indienne du XIXe siècle ou sur de grands écrans à travers un couloir
un précieux corpus de manuscrits en écriture sombre, rappelant l’univers maîtrisé
d’or. Cette exposition est un trésor : libre des salles obscures. Mais aussi de nombreuses
à vous de vous en emparer ou de le laisser affiches originales, photographies,
derrière vous. D’autres le prendront. F-JA dessins et même quelques costumes. CM
« 113 ors d’Asie », jusqu’au 18 septembre 2017. « Montmartre, décor de cinéma », jusqu’au 14 janvier 2018.
Musée national des arts asiatiques-Guimet, Paris. Musée de Montmartre-Jardins Renoir, Paris. Tous les jours,
Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10 h à 18 h. Tarifs : 9,50 € / 7 € ; de 10 h à 19 h jusqu’en septembre, puis de 10 h à 18 h. Tarifs : de 5,50 €
gratuit le premier dimanche du mois. Rens. : 01 56 52 54 33 ; www.guimet.fr à 11 €. Rens. : 01 49 25 89 39 ; www.museedemontmartre.fr
DOUAI
LES VISAGES DE MARIE MADELEINE
D u repentir de la prostituée pendant le Moyen
Age à l’engouement contemporain pour
l’ésotérisme entourant la Magdaléenne (comme
en témoigne le Da Vinci Code) en passant par la
sensuelle exaltation de la beauté féminine à la
Renaissance, cette exposition retrace l’histoire
de la représentation de Marie Madeleine à tra-
vers plus d’une centaine d’œuvres, peintures,
sculptures et manuscrits.
L’ambiguïté qui tend, depuis le VIe siècle, à assi-
miler à un seul personnage la prostituée ano-
nyme qui oignit de parfum les pieds de Jésus,
Marie de Béthanie, sœur de Marthe et Lazare, et
NANCY
Marie la Magdaléenne, qui assista à la Passion À LA GLOIRE DU DUC !
du Christ et à sa mise au tombeau et fut le pre-
Décrétée trésor national par l’Etat
mier témoin de sa résurrection, a donné aux
arts l’occasion d’explorer ses nombreuses en 2015, l’épée de grand écuyer
facettes, voguant au fil des époques du de Lorraine du prince de Beauvau-
mysticisme à la volupté, du symbole de Craon, grand connétable de
l’ascétisme à celui de la féminité. Lorraine, a rejoint les collections du
En étudiant la représentation de Marie palais des ducs de Lorraine-Musée
Madeleine de l’art médiéval à l’art contem- lorrain pour « occuper une place
porain, l’exposition de Douai fait le choix centrale dans le futur parcours

© BRUXELLES,MUSÉES ROYAUX D’ART ET D’HISTOIRE. © MUSEE LORRAIN, NANCY-PHOTO MICHEL BOURGUET.


bienvenu d’une exploration en profondeur. historique du musée ». Seul objet
On découvre que le traitement du person- de pouvoir de la Lorraine ducale
nage s’inspire non seulement des Evangiles connu à ce jour, l’épée, faite de
canoniques, mais aussi de La Légende dorée, vermeil, de cuir et de velours rouge,
écrite au XIIIe siècle par le dominicain Jac- était l’un des quatre attributs
ques de Voragine, qui a longtemps entouré de souveraineté du duc avec la
la Magdaléenne d’un voile opaque de mys- couronne, la main de justice et le
tère. C’est tout le mérite de cette exposition sceptre. Elle était utilisée lors des
de le déchirer. CM sacres et des pompes funèbres
« Marie Madeleine. La Passion révélée », jusqu’au
ducales, selon un rituel inchangé
24 septembre 2017. Musée de la Chartreuse, Douai.
depuis la mort du duc de Lorraine
Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10 h à 12 h
et de 14 h à 18 h. Tarifs : 4,70 € / 2,35 € ; gratuit
et de Bar Charles III, en 1608.
le premier dimanche du mois. Rens. : 03 27 71 38 80 ; Menée en partenariat avec le
www.museedelachartreuse.fr musée de l’Armée, la passionnante
exposition-dossier qui retrace
IDÉAL D’ÉLÉGANCE ET DE BEAUTÉ son histoire éclaire ce témoignage
Ci-contre : Sainte Marie Madeleine, exceptionnel sur la Lorraine
entourage de Jan Borman, vers 1500 souveraine avant son annexion au
(Bruxelles, Musées royaux d’art et royaume de France en 1766. CM
d’histoire). A droite : l’épée de grand « A la gloire du duc ! L’épée de grand écuyer
écuyer de Lorraine, réalisée en 1729 de Lorraine, emblème de souveraineté »,
par l’orfèvre parisien Simon Gallien jusqu’au 6 octobre 2017. Palais des ducs
(Nancy, Musée lorrain). Elle a appartenu de Lorraine-Musée lorrain, Nancy. Tous les jours
au prince de Beauvau-Craon. sauf le lundi de 10 h à 12 h 30 et de 14 h à 18 h.
Tarifs : 6 € / 4 €. Rens. : 03 83 32 18 74 ;
museelorrain@mairie-nancy.fr
AVIGNON-PARIS
DES MURS QUI PARLENT
A maclio revient pour une cinquième
édition au palais des Papes avec son
spectacle monumental Les Luminessences
le spectacle promet pour cette saison des
séances en anglais ainsi que des scènes sup-
plémentaires faisant intervenir le fameux
d’Avignon, qui allie la projection d’ima- pont d’Avignon…
ges 3D sur les quatre façades du palais à Mais Bruno Seillier ne s’arrête pas en
une bande-son mêlant des grandes voix Provence. Il poursuit pour une cinquième
du XXe siècle (Jean Vilar, Gérard Philipe ou saison La Nuit aux Invalides : du Moyen Age
encore Jeanne Moreau) et un texte récité aux poilus de la Grande Guerre en passant
par Francis Huster, Claude Giraud et Céline par le siècle de Louis XIV, ce spectacle qui
Duhamel. « Pourquoi abandonner les colli- a pour écrin l’un des bâtiments les plus
nes de Rome pour les rives du Rhône ? » emblématiques de Paris plonge lui aussi le
interroge son créateur Bruno Seillier, qui spectateur dans le passé avec des moyens
souhaite transmettre la mémoire séculaire du futur. CM
du lieu qui devint au XIVe siècle la capitale ● Les Luminessences d’Avignon, du 12 août
de la chrétienté. au 30 septembre 2017. Palais des Papes, Avignon.
Dissipant la légende noire qui a fait des Tous les soirs, séances en français à 21 h 15,
papes d’Avignon des Borgia avant la lettre, séances en anglais à 22 h 15. Tarifs : 12 € / 10 € ;
ce spectacle à 360° livre au spectateur l’his- gratuit pour les moins de 8 ans.
toire du palais du XIIIe siècle à nos jours : de ● La Nuit aux Invalides, du 6 juillet
Dante à Frédéric Mistral en passant par les au 2 septembre 2017. Hôtel des Invalides, Paris.
neuf papes qui en firent leur siège jusque Tous les soirs, du mercredi au samedi, à 22 h 30,
dans le schisme, ce sont huit siècles d’his- jusqu’au 31 juillet, et à 22 h, du 1er août
toire qui sont racontés en 35 minutes. Avec au 2 septembre. Tarifs : 18 € / 15 € (prévente) ; 37
près de 300 000 spectateurs l’an dernier, 20 € / 17 € (sur place). h

BLOIS
PRINCE LIBRE
F rère cadet de Louis XIII, Gaston d’Orléans a longtemps été
traîné dans la boue par les historiens. Présenté comme un
conspirateur, frère jaloux d’un roi glorieux, il vit sa postérité enta-
vrai Médicis et s’entoura d’auteurs
de ballets, de poésie et de théâtre.
Il aménagea un somptueux jar-
chée de calomnies et d’exagérations. L’exposition du château din botanique à Blois, où l’on
royal de Blois vient réhabiliter ce prince libre dont la mémoire s’est pouvait admirer en 1655 plus
échouée entre deux rois. Une galerie de portraits des différents de 2 000 espèces, dont certai-
acteurs du XVIIe siècle fait entrevoir l’influence de l’homme qui nes sont reproduites dans les
fut l’héritier présomptif des trônes de France et de Navarre jusqu’à fameux vélins du miniaturiste
la naissance de Louis XIV en 1638. Véritable chef de guerre à l’âme Nicolas Robert. L’exposition
rebelle et au tempérament indomptable, il fut nommé lieutenant « Gaston d’Orléans, prince
général du royaume par son frère et s’impliqua avec force dans rebelle et mécène », rétablit la
les campagnes royales, comme le révèlent un important volume vérité historique et exhume
de cartes géographiques et de nombreux portraits équestres. Des l’empreinte politique et artisti-
manuscrits, ouvrages d’apprentissage de l’art militaire, illustrent que de l’homme qu’on appe-
également sa fascination pour la culture chevaleresque. lait « le bon duc d’Orléans ». F-JA
Mais s’il portait en lui la marque de la lignée combative de son « Gaston d’Orléans, prince rebelle et mécène », jusqu’au 15 octobre 2017.
père, Henri IV, il avait reçu aussi, de sa Florentine de mère, Marie Château royal de Blois. Tous les jours de 9 h 15 à 19 h, jusqu’au 31 août ;
de Médicis, le goût du raffinement exquis. Grand mécène et col- de 9 h 15 à 18 h 30, du 1er septembre au 15 octobre. Tarifs : de 5 € à 10,50 €.
lectionneur érudit, il décora ses résidences avec la passion d’un Rens. : 02 54 90 33 33 ; www.chateaudeblois.fr
C
INÉMA
Par Geoffroy Caillet

La
chute
de l’Empire
britannique
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Entre le faste et les larmes,


Le Dernier Vice-Roi des Indes raconte
la douloureuse indépendance
de l’Inde, menée par Lord Mountbatten.
DOWNTON DELHI
Hugh Bonneville

E
n mars 1947, Lord Mountbatten et sa et Gillian Anderson
femme, Edwina, prennent leurs quar- interprètent
tiers au palais royal de Delhi. La mission Lord Mountbatten
du vice-roi des Indes s’annonce difficile : et sa femme, Edwina.
préparer le pays à l’indépendance qui met- Malgré sa bonne
38 tra fin à la domination britannique. Malgré volonté, le dernier
h sa bonne volonté, il se heurte de plein fouet vice-roi ne put
aux divisons ethniques et religieuses des éviter la partition des
Indiens. Tandis que Nehru, le leader hindou Indes britanniques,
du parti du Congrès, finit par se ranger à la synonyme d’exode
partition exigée par Jinnah, le chef de la Ligue et de carnage.
musulmane, Gandhi milite pour le maintien
d’un seul pays. Très vite, la situation devient
intenable et, le 14 août 1947, Mountbatten modèles cinématographiques lorgnent plu- menée jusque-là par les Britanniques vis-
avalise la partition des Indes britanniques tôt vers la fresque historique à la David Lean à-vis des communautés hindou, musul-
entre l’Union indienne et le nouveau Pakis- (Lawrence d’Arabie) et peut-être plus encore mane et sikh. Pas plus qu’il n’occulte, au
tan. Pour Jeet, hindou, et Aalia, musulmane, vers Autant en emporte le vent, archétype prix de quelques effets mélodramatiques
deux employés du palais, elle est synonyme de la petite histoire (amoureuse) enchâssée imposés par l’histoire du couple Jeet et
de déchirement, à l’image des 15 millions dans la grande pour mieux en révéler les Aalia, le chaos qu’elle entraîna. Plus éton-
d’Indiens condamnés à un exode – le plus affres. Ici aussi, c’est un roman historique à nant, le film adopte la thèse, émise il y a
grand transfert de population jamais enre- succès (Cette nuit, la liberté de Lapierre et quelques années par un diplomate indien,
gistré – et à des massacres effroyables. Collins) qui a fourni la matière au scénario. d’un plan de partition échafaudé dans
Est-ce la minutie spectaculaire de la Sans avoir le souffle de ses devanciers, l’ombre par Churchill lui-même en 1945,
reconstitution, la présence de Hugh Bon- Le Dernier Vice-Roi des Indes en partage pour ménager, par la création du Pakistan,
PHOTOS : © KERRY MONTEEN/PATHE UK.

neville, l’affiche du film en forme de photo la force de conviction. Vue par le couple un Etat tampon entre la Russie soviétique
de famille ou l’histoire même, vue alterna- Mountbatten et par les jeunes amoureux et le reste de l’Asie. Plusieurs historiens bri-
tivement à travers les yeux des maîtres et depuis le palais, fastueux comme un ves- tanniques l’ont dénoncée comme « irréa-
des valets ? Ce Dernier Vice-Roi des Indes a tige (« Buckingham est une hutte, à côté ! » liste » et émise aux seules fins de dédouaner
un furieux air de parenté avec Downton lâche Edwina), l’indépendance de l’Inde est Mountbatten et de dénier toute crédibilité
Abbey… Mais la comparaison s’arrête là, un naufrage annoncé, qui dégrise très vite politique au Pakistan. La preuve que, de ce
tant l’ampleur que la réalisatrice Gurinder l’humanisme un tantinet idéaliste du vice- côté-là de la Manche aussi, la guerre des
Chadha, Britannique d’origine indienne, a roi et les espérances des Indiens. Le film mémoires coloniales fait rage. 2
donnée à son film l’éloigne de facto du for- montre sans ambages combien la partition Le Dernier Vice-Roi des Indes, de Gurinder
mat séquencé d’une série télévisée. Ses fut le fruit pourri de la politique de division Chadha, avec H. Bonneville et G. Anderson, 1 h 47.
À L A TA B L E D E L’ H I STO I R E
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut

GÉOGRAPHIE DU GOÛT
Ail ou oignon, beurre, huile ou saindoux,
© CANAL ACADÉMIE.

la France est riche de traditions culinaires,


qui révèlent une nourriture identitaire.

C’
est en 1938 que Lucien ribot, sous-produit du barattage. De
Febvre publie les résultats même en était-il en Irlande.
d’une enquête qu’il a lan- Depuis, l’intérêt des historiens, des
cée peu auparavant sur la réparti- géographes, des ethnologues s’est
tion des fonds de cuisine en France. précisé pour ces questions et l’on
Elle aboutit à une carte, la première comprend mieux à quel point les
de cette nature, qui dessine une nourritures sont identitaires. Le géo-
Bretagne et un Val de Loire voués graphe Claude Thouvenot, qui a tra-
au beurre, un Nord-Est et un Sud- vaillé avec minutie à partir des années
Ouest consommateurs de sain- 1960 sur l’alimentation de la Lorraine
doux (et de graisse de palmipède), et de l’Alsace, est parvenu à montrer
un Midi méditerranéen d’huile que les contrées romanes ne se nour-
d’olive, celle-ci remontant vers le rissaient pas de la même manière que
nord par le Rhône et la Saône. Le les contrées germanophones, les pre-
reste de la France associe le beurre mières, par exemple, consommant le 39
et le saindoux. Pour comprendre ces chou rouge cru en salade, alors que les h
aires et ces frontières, il faut bien secondes le préfèrent cuit en potée.
entendu invoquer des facteurs envi- Malgré l’uniformisation galopante de
ronnementaux et agronomiques, mais la culture, c’est-à-dire les l’alimentation des Français et de tous les habitants de la planète,
représentations que l’on se fait des nourritures que l’on absorbe, bien des frontières demeurent perceptibles. C’est ainsi que l’on
© IDIX. © RIVIÈRE/PHOTOCUISINE.

joue un rôle majeur. C’est ainsi que dans toute la moitié ouest, la consomme plus d’oignon au nord de la France et plus d’ail au sud,
frontière qui sépare le beurre de la graisse correspond à peu près à de part et d’autre de l’antique frontière linguistique qui est aussi
la frontière entre les langues d’oïl et les langues d’oc et n’a aucune celle des toitures (pentes fortes et tuiles plates, pentes faibles et
explication naturelle. Grâce aux travaux de Pierre Flatrès, il est tuiles canal) et, jadis, du droit coutumier et du droit écrit. Quant
aujourd’hui clair que la consommation de beurre chez les Bretons, à l’échalote, rapportée par les croisés d’Orient, elle tire son nom
comme chez tous les peuples celtiques, est signe de prospérité et d’Ascalon (Israël) et est entrée en France par les ports et les fleuves,
de bonheur. C’est la raison pour laquelle, pendant longtemps, on ce qui explique les glorieuses spécialités que sont l’entrecôte bor-
ne produisait pas de fromage en Bretagne, mais seulement du lait delaise ou Bercy et le beurre blanc nantais.2

GASTRONOMIE
L’échalote,
ingrédient principal
RECETTE

ENTRECÔTE BORDELAISE de l’entrecôte


bordelaise, a été
Faire suer des échalotes hachées au beurre, saler, poivrer, introduite en
puis ajouter du vin rouge corsé qui a été préalablement réduit avec France par les
un bouquet garni, ainsi que du fond de veau ou de bœuf. Monter croisés de retour
ensuite au beurre ce riche mélange et en napper une entrecôte de Terre sainte.
ou toute autre pièce de bœuf à griller, de préférence saignante afin En haut : les
que le jus de la viande se mêle à la sauce. Servir avec des cèpes, « fonds de cuisine »
des pommes soufflées et humecter son palais d’un bon vin rouge. en 1938, d’après
Lucien Febvre.
EN COUVERTURE
© HAUGHTON/LEBRECHT/LEEMAGE. © ALAMY/HEMIS.FR.

42
LE RÉCIT DES ORIGINES
PILLARDS, MARCHANDS OU EXPLORATEURS ? L’IDENTITÉ DES VIKINGS
A LONGTEMPS ÉTÉ DÉBATTUE. COMME LES RAISONS QUI LES POUSSÈRENT
À QUITTER LA SCANDINAVIE POUR DÉFERLER SUR LE MONDE CONNU.

64
SOUS
LE SIGNE
DE LA CROIX
LE MARTEAU DE THOR
NE LE CÉDA PAS TOUT
DE SUITE À LA CROIX. LENT
PROCESSUS, LA CHRISTIANISATION DU MONDE SCANDINAVE FUT
RENDUE POSSIBLE PAR LA CONJUGAISON DES ÉCHANGES COMMERCIAUX
ET DE L’ACTIVITÉ DES ROIS ET DES MISSIONNAIRES.
70
LA GRANDE

© FINEARTIMAGES/LEEMAGE. © BENOÎT BLARY POUR LE FIGARO HISTOIRE.


TRAVERSÉE
DE L’AMÉRIQUE DU NORD
À CONSTANTINOPLE,
L’ÉTENDUE DE L’EXPANSION
SCANDINAVE EN MOINS
DE TROIS SIÈCLES DONNE
LE VERTIGE. RÉCIT D’UNE
EXCEPTIONNELLE ODYSSÉE.

Vikings LA LÉGENDE
DES HOMMES DU NORD

ET AUSSI
LE JOUR OÙ EUDES A DÉFENDU PARIS
7 MYSTÈRES DE L’ÉPOPÉE DES VIKINGS
ROLLON, L’INVENTION
DE LA NORMANDIE
PAR LE FER ET PAR LE FEU
IL ÉTAIT UN PETIT DRAKKAR
SERIAL VIKINGS
CLASSÉ SANS SUITE
VIKINGS EN POCHE
LA SAGA DES VIKINGS
Vikings
Le récit
des origines
Par Stéphane Lebecq
Mus, à partir du VIIIe siècle, par des causes
politiques et sociales, les raids des Scandinaves
prirent bientôt la forme d’une expansion générale
vers l’Occident et au-delà. Un traumatisme relayé
par les sources écrites et confirmé par l’archéologie.
DANS LA PEAU D’UN VIKING
Chaque année, depuis 1993, un festival
consacré aux Slaves et aux Vikings
accueille des milliers de visiteurs
sur l’île de Wolin, dans la Baltique, au
nord-ouest de la Pologne. On assiste
notamment à des reconstitutions
de combats en costumes d’époque.

© DAVID GUTTENFELDER/NATIONAL GEOGRAPHIC CREATIVE.


© FUNKYFOOD LONDON - PAUL WILLIAMS / ALAMY / HEMIS. © HAUGHTON/LEBRECHT/LEEMAGE.
EN COUVERTURE

44
h

e 8 juin 793, quand le monastère de Lindisfarne, sur la côte (du germanique latinisé Normanni, hommes du Nord), mais

L nord-est de l’Angleterre, est attaqué par une bande de pira-


tes venus de Scandinavie, un coup de tonnerre s’abat sur
l’Occident. « Jamais personne, écrit l’Anglo-Saxon Alcuin,
que, vu l’ambiguïté du mot normand, on préfère désormais qua-
lifier d’invasions ou plutôt de raids vikings, d’un mot en vieux
norrois à l’étymologie discutée, qui a très vite servi à désigner, en
conseiller de Charlemagne installé sur le continent mais origi- Scandinavie puis en Angleterre, les aventuriers de tout poil lan-
naire de la contrée touchée, n’a ressenti une terreur comparable cés depuis le grand Nord sur les mers de l’Europe occidentale.
à celle que viennent d’y semer les païens, ni imaginé que pareille
incursion d’éléments venus de la mer fût possible. » Un siècle plus Avis de tempête sur l’Empire franc
tard, l’auteur anonyme de la Chronique anglo-saxonne ampli- Ce fut bientôt au tour du continent d’être touché. Une attaque
fiera l’écho de l’événement, quand il évoquera les « soudaines sur les côtes vendéennes en 799, une autre, plus conséquente,
lueurs apparues dans le ciel » et de « féroces dragons traversant sur les côtes de Frise (à la limite nord-est de l’Empire carolin-
les nuées » qu’il interprète comme les signes annonciateurs de la gien) en 810 donnèrent le signal des périls à venir. Ceux-ci se
destruction de l’église de Lindisfarne par « les pillards païens ». précisèrent dans les années 830, quand les raids commencè-
Cette attaque, premier raid viking dûment enregistré par les rent à se faire répétitifs, visant les cibles qui, sur le littoral ou le
sources écrites, a un retentissement d’autant plus considéra- long des fleuves, paraissaient les plus vulnérables et les plus
ble que le puissant monastère (et siège épiscopal) de Lindis- prometteuses : les monastères à nouveau, riches de leur mobi-
farne contenait les reliques de son évêque Cuthbert, alors le lier liturgique orné d’or et de pierres précieuses (comme Noir-
saint le plus populaire du nord de l’Angleterre, qui s’était en moutier, plusieurs fois attaqué entre 819 et 835 ; Saint-Wan-
l’occurrence montré incapable de protéger les siens. Tous les drille et Jumièges, sur la basse vallée de la Seine, agressés en
équilibres – sociaux et militaires, certes, mais aussi spirituels – 841 et 852) ; les ports, riches de la fortune mobilière de leur
qui étaient en train de se mettre en place dans l’Occident chré- population marchande (comme Dorestad, sur le delta du Rhin,
tien, en voie de stabilisation après des siècles de migrations plusieurs fois visité entre 834 et 863, ou Quentovic, à l’em-
barbares qu’on croyait révolues, furent remis en question. bouchure de la Canche, saccagé en 842) ; et les cités mari-
C’est ainsi que s’est ouverte à la fin du VIIIe siècle l’histoire de ce times et fluviales qui cumulaient souvent dans leurs fau-
qu’on a longtemps appelé en France les « invasions normandes » bourgs les fonctions ecclésiale et portuaire (ainsi Rouen en
45
h
PIRATES DU NORD Page de gauche : les ruines du prieuré bénédictin, à Lindisfarne, en Northumbrie, au nord de l’Angleterre. Il fut
fondé au XIe siècle à l’emplacement du monastère attaqué et pillé en 793, lors du premier raid viking rapporté par les sources écrites.
Ci-dessus : Un navire viking en transit vers la Normandie, aquarelle du XIXe siècle (collection particulière). A partir des années 830, les
attaques vikings se multiplièrent en direction des côtes de l’Empire carolingien, notamment dans la vallée de la Seine et jusqu’à Paris.

841, Nantes en 843, et Paris, dont le port de Seine et les monas- que telles autres, installées dans les îles de Jeufosse près de
tères suburbains faisaient une cible très attractive, en 845). Mantes ou d’Oissel près de Rouen, réitérèrent les attaques sur
Longtemps, le danger resta saisonnier, les Vikings ne se lan- Paris, d’abord en 856, ensuite pendant l’hiver 885-886, où la
çant sur les routes de mer qu’à la belle saison et rentrant aussi- cité eut à endurer un siège mémorable.
tôt sur leurs bases, chargés de butin. Mais avec le temps, il leur Campements plus ou moins sécurisés, installation pérenne
arriva d’installer des campements d’hivernage, par exemple à demeure, contacts multipliés avec les populations riverai-
dans des îles littorales ou fluviales, parfois même dans des nes, prise de contrôle – par la pression ou par la transaction –
monastères désertés par leur communauté, comme Noir- des contrées alentour, voilà que certains chefs vikings com-
moutier en 835, ou Saint-Bavon de Gand, au confluent de la mencèrent à se poser en potentats territoriaux, négociant
Lys et de l’Escaut, en 879. De ces bases, souvent devenues avec les élites locales, et obligeant l’autorité carolingienne à
permanentes, ils pouvaient nouer des contacts avec les popu- composer avec eux. Certes il est arrivé que celle-ci riposte
lations alentour, substituant au racket dont ils avaient pris avec succès : l’installation des Vikings sur place, la substitu-
l’habitude la transaction marchande – achetant par exemple tion occasionnelle de la cavalerie à la flotte, le caractère pré-
des vivres, des armes, des chevaux. visible des itinéraires – partis de bases dûment identifiées et
Du coup, non seulement la menace couvait maintenant en destinés à y revenir alourdis par le butin –, autant de facteurs
toutes saisons, mais voici qu’elle s’étendait à un hinterland qui rendirent l’ennemi moins insaisissable. On pouvait désor-
dilaté à l’extrême – le cheval prenant à l’occasion le relais du mais tenter de le déloger, ou de le piéger, comme le fit avec
bateau là où celui-ci ne pouvait remonter les rivières. C’est succès en août 881, à Saucourt-en-Vimeu, le roi Louis III,
ainsi qu’une bande, partie de son camp de Courtrai sur la Lys, célébré dans le Ludwigslied, un chant héroïque écrit en vieux
lança une chevauchée destructrice entre Artois et Picardie francique, la langue (germanique) des Francs. Mais le bras de
pendant l’hiver 880-881, dévastant cités et monastères ; et fer ne s’en perpétua pas moins : ainsi la base viking de Rouen
© BNF. © LENNART LARSENKILDE/NATIONALMUSEET, DANMARK. © PELLE BERGSTRÖM/THE SWEDISH HISTORY MUSEUM.

sur la moitié nord-est de l’Angleterre, dans ce qu’on appellerait


bientôt le Danelaw, le pays de la « loi danoise ».
Les Vikings qui firent irruption en Angleterre et sur le conti-
nent, de fait, étaient en majorité danois : les sources latines,
qui parlent souvent de Dani, le disent et le répètent à l’envi.
Mais, en cette période où les trois grands peuples scandinaves
commençaient à se différencier sur les plans politique et lin-
guistique, les Norvégiens et les Suédois ne furent pas en reste.
Ce sont les Norvégiens qui se montrèrent les plus audacieux
dans les aventures lointaines – que ce fût, au nord-est, vers le
cap Nord et la mer Blanche, où fraya au IXe siècle le chasseur
EN COUVERTURE

de baleines Ohthere, ou que ce fût, plein ouest, vers les îles


atlantiques. Après avoir visé l’extrême nord de la Grande-
Bretagne (sans doute l’attaque sur Lindisfarne avait-elle été
leur fait) et les archipels écossais, où ils prirent racine dans la
durée, ils mirent le cap sur l’Irlande. Passé le temps des agres-
sions, ils y fondèrent des comptoirs côtiers – premiers établis-
sements de l’île à caractère urbain, comme Dublin, qui devint
le siège d’une importante chefferie. Puis, partant dans le
sillage d’ermites irlandais via les Féroé, ils prirent la direction
de l’Islande, où ils débarquèrent vers 860 et amorcèrent à par-
tir de 870 un vaste mouvement de colonisation, bien connu
par les traditions compilées dans le Landnamabok.
Les Sagas du grand Nord racontent comment, plus tard, des
46 resta-t-elle une rampe de lancement en direction de Paris et de équipages quittèrent l’Islande pour le Groenland, où Eric le
h son riche bassin, cœur politique du nouveau royaume de Rouge accosta vers 980, puis le Groenland pour le Vinland,
Francie occidentale, à l’origine de la France à venir. quelque part entre Terre-Neuve et le continent américain, où
Telles sont les conditions qui préludèrent, suivant un scé- Leif, fils d’Eric, débarqua à son tour vers l’an mille. Les décou-
nario dont on n’a pas fini de démêler les fils, à la conclusion du vertes archéologiques faites à Brattahlid (« Raidepente ») au
traité de Saint-Clair-sur-Epte, en vertu duquel Rolf ou Rollon, Groenland, et à L’Anse aux Meadows, à Terre-Neuve, montrent
chef des Vikings de Rouen, se vit reconnaître en 911 par le qu’on ne saurait prendre à la légère les allégations des Sagas.
Carolingien Charles le Simple le titre de comte des Normands, Quant aux Suédois, qu’on n’appellera pas Vikings, mais Varè-
avec délégation de la puissance publique sur les régions de la gues ou Rus[ses] – pour reprendre les mots d’origine scandinave
basse Seine, noyau du futur comté, puis duché, de Norman- par lesquels ils se qualifiaient eux-mêmes –, ils remontèrent les
die, dont ses descendants directs conduiraient les destinées, rivières côtières de l’Est baltique, de façon à atteindre le cours
jusqu’à Guillaume le Conquérant et au-delà. supérieur des grands fleuves qui leur ouvraient la route du Sud,
en particulier le Dniepr et la Volga. C’est ainsi qu’en 839 ils attei-
Elargissement des horizons gnirent la mer Noire (et Constantinople, dont ils firent le siège en
Parmi les bandes vikings qui semèrent la tempête sur le nord de
la Francie, certaines venaient d’Angleterre, où, passé le temps
des premiers raids, elles s’étaient établies dans l’est de l’île,
depuis l’Est-Anglie, au nord-est de Londres, jusqu’à la Nor-
thumbrie, dans le grand Nord. Elles y créèrent des colonies
durables, régulièrement enrichies par l’apport de migrants
venus de Scandinavie. Dans des conditions comparables à cel-
les qui avaient prévalu sur le continent, mais à la différence
qu’ici la pulvérisation de l’autorité royale facilita leurs opéra-
tions et leur installation dans les interstices du pouvoir, ils par-
vinrent à créer de vastes principautés. Ainsi Halfdan, un des
chefs de la « grande armée » danoise débarquée dans les années
860, fonda-t-il en 876 un véritable royaume autour de la vieille
cité romaine d’Eboracum, rebaptisée par les Nordiques Jorvik,
c’est-à-dire York. Les rois de York allaient étendre leur emprise
860), et en 864 la Caspienne. S’il y eut ici ou là des coups
de main marqués par la violence, on les voit surtout
s’installer pour commercer (ainsi dans l’emporium de
Staraja Ladoga) ou pour créer des comptoirs à l’abri
de fortifications préexistantes (appelées en
vieux slave grad, gorod), situées en des
points stratégiques, qui sont parfois
devenues les centres de principau-
tés dirigées par eux ou par leurs des-
cendants « russes », comme la Novgo-
rod de Riourik, sur le Volkhov, dès 860,
ou la Kiev de son parent Oleg, sur le Dniepr, à partir de 882.
Du Vinland à la Caspienne, quelle envergure ! Comment ne
pas penser à la découverte faite en 1954 dans le comptoir de
Helgö, au cœur de la Suède, tout près l’une de l’autre, d’une
crosse épiscopale irlandaise et d’une statuette de Bouddha
venue du Cachemire, produits du pillage plus sûrement que
du négoce – témoins inattendus du dynamisme scandinave
qui a réussi à faire de la Baltique comme le centre du monde.

Aux origines de l’expansion viking


L’expansion scandinave fut à partir de la fin du VIIIe siècle un
phénomène tellement général qu’on a voulu l’expliquer par des
causes générales. Y eut-il un « petit âge glaciaire » qui aurait
réduit la superficie habitable ? En fait rien ne le prouve, ni dans 47
les sources écrites, ni dans l’analyse de l’évolution des glaciers. h
Y eut-il surpeuplement ? L’archéologie ne permet de l’entrevoir CHASSE AU TRÉSOR
qu’en Norvège – un pays dont le littoral extrêmement découpé Ci-contre : crosse épiscopale
était adossé à une montagne d’exploitation difficile –, ce qui aide irlandaise découverte en 1954,
à comprendre pourquoi seuls les Norvégiens se sont livrés à une sur le site de Helgö, en Suède,
véritable colonisation de peuplement dans les îles atlantiques. tout près d’une statuette de
Il semble en réalité que les causes profondes du phénomène Bouddha provenant du Cachemire
soient à rechercher plutôt du côté politique et social. Le haut (Stockholm, Musée historique).
Moyen Age a été marqué en Scandinavie par la montée en Page de gauche, en haut :
puissance d’élites aristocratiques et surtout de dynasties aux Flotte normande allant assiéger
ambitions hégémoniques qui ont cherché à imposer une auto- Guérande, extrait de La Vie
rité monarchique sur les anciennes chefferies locales. Ainsi de Saint-Aubin, XIe siècle (Paris,
chez les Svear de l’Uppland suédois, dont la richesse des chefs Bibliothèque nationale de
s’étale dans les tombes de Vendel, Valsgärde et Gamla France). En bas : reliquaire de
Uppsala, et d’où une royauté émergente a peu à peu étendu sa Rannveig, fin VIIIe-début IXe siècle
domination (et son nom) à l’ensemble de la Suède. Ainsi en (Copenhague, Musée national).
Norvège, où le paroxysme de l’émigration coïncide avec le
règne du très puissant Harald aux Beaux Cheveux à la fin du
IXe siècle. Ainsi chez les Danois, où on voit s’imposer aux VIIIe-
IXe siècles une première dynastie dans le sud-Jutland, puis,
au Xe siècle, la dynastie dite de Jelling, du nom de son siège
capital dans le Jutland central. S’il est arrivé que les royau-
tés montantes aient pris l’initiative d’expéditions pour éta-
ler leur puissance ou intimider leurs rivales, Carolingiens
compris, la plupart des raids ont été conduits par les lais-
sés-pour-compte de la lutte pour l’hégémonie, qui ont
cherché dans l’aventure lointaine les moyens de refaire
leurs forces dans l’espoir de récupérer leur pouvoir perdu.
les produits les plus prestigieux de l’Occident (à commencer par

© FOTOTECA/LEEMAGE. © COLLECTION DAGLI ORTI/WERNER FORMAN ARCHIVE/AURIMAGES. © ARTHUS-BERTRAND YANN/HEMIS.FR.


l’argent, le vin et les armes), qui avaient tout pour appâter des
populations culturellement moins développées.
Il suffit aux Vikings d’emprunter en sens inverse les routes d’où
venaient ces bateaux pour aller à la source de ces richesses. Or
non seulement les Occidentaux leur avaient livré de facto des
informations sur leurs itinéraires et leur géographie portuaire ;
mais ils les avaient de surcroît initiés à l’usage de la voile carrée,
dont ils avaient doté leurs navires au cours des VIIe-VIIIe siècles.
Les chantiers navals scandinaves allaient du coup modifier la
silhouette de leurs embarcations, jusqu’alors mues à la seule
EN COUVERTURE

force des bras, et créer l’outil nautique le plus performant qu’on


ait jamais vu dans les mers de l’Europe septentrionale.

Variations historiographiques
Reste une question essentielle et débattue : les Vikings se pré-
sentèrent-ils au large des côtes occidentales d’abord comme
marchands, ou d’emblée comme pirates ?
Si de rares documents juridiques signalent des marchands
étrangers dans les sites portuaires d’Angleterre, la plupart des
sources occidentales n’évoquent les Normanni, Dani et autres
pagani que comme des pirates sans foi ni loi. C’est en particulier
le cas sur le continent, où les Annales et les récits de Miracles
décrivent à l’envi les attaques à répétition sur les églises, le
48 Car l’expédition outre-mer donnait aux chefs de bandes les pillage de leurs richesses, l’enlèvement de leurs dépendants des
h moyens d’actionner les deux leviers de toute ascension sociale deux sexes, la saisie de leur bétail et de leurs vivres, et souvent,
ou politique : le prestige militaire (qui était de toute façon acquis au final, le départ des moines vers un arrière-pays espéré plus
même s’ils mouraient au combat, car rien n’était plus héroïque sûr, tantôt dans la peur et la précipitation, tantôt sur un mode
que de mourir les armes à la main et d’avoir ainsi un accès processionnel, saintes reliques en tête et cantiques à l’appui –
immédiat au Walhalla d’Odin) et l’accumulation du butin, qui pour se concilier, enfin !, la faveur de leurs saints protecteurs.
permettait de pavaner, de rétribuer le compagnonnage guer- Le ton de ces évocations, véritables litanies qui dénoncent
rier et d’acheter les fidélités. Nombre d’inscriptions runiques de page en page ce qui est vécu comme une Apocalypse,
célèbrent le souvenir de ces hommes qui étaient allés chercher expression du courroux divin, a beaucoup intrigué les histo-
fortune sur les mers du Ponant et les fleuves du Levant. riens depuis un demi-siècle, à commencer par le Belge Albert
A l’Ouest, on est en droit de penser que les Occidentaux ont D’Haenens, qui a tiré la sonnette d’alarme dans plusieurs de
eu une responsabilité décisive dans l’enclenchement du phéno-
mène viking. Déjà au VIIIe siècle, l’expansion carolingienne vers
le nord, au détriment des Frisons puis des Saxons, avait désta-
bilisé la royauté danoise du sud-Jutland : c’est trois ans après PIERRE DU SOUVENIR
la victoire décisive de Charles Martel sur les Frisons, en 734, que Ci-contre : la pierre
les Danois érigèrent le mur de protection connu sous le nom de de Jelling, gravée par
Danewerke, qui barrait l’isthme jutlandais ; et c’est juste après le roi danois Harald
l’achèvement de la conquête de la Saxe par Charlemagne que à la Dent bleue vers 980
fut opéré en 810 le premier raid significatif contre son empire. à la mémoire de son
Surtout, c’est à la fin du VIIe et au VIIIe siècle que les navigateurs père Gorm et de sa mère
et marchands occidentaux, notamment frisons, commencèrent Thyre. L’une des faces,
de frayer dans les eaux scandinaves : dès le début du VIIIe siècle, qui représente une scène
on les voit prendre pied dans l’emporium de Ribe, sur la côte de crucifixion, rappelle
ouest du Danemark, et dès le milieu du siècle, on les voit créer un que Harald à la Dent
modeste poste de traite à Hedeby (tout près de ce qui allait deve- bleue s’était lui-même
nir le plus grand port de la Scandinavie viking, ancêtre de la converti au christianisme,
moderne Schleswig), au fond d’un fjord ouvert sur la Baltique. probablement dans
Or leurs bateaux arrivaient avec des cargaisons qui contenaient les années 960.
CAMP RETRANCHÉ Ci-dessus : vestiges d’un camp viking près de Saint-Suliac, en Ille-et-Vilaine, datant de la première 49
moitié du Xe siècle. Les fondations en pierre de ce qui devait être une fortification en bois ne sont visibles qu’à marée h
basse. Page de gauche, en haut : Les Vikings en provenance du Danemark débarquent en Angleterre au IXe siècle, miniature
extraite de Vie, passion et miracles de saint Edmond, roi et martyr, vers 1130 (New York, The Pierpont Morgan Library).

ses travaux. Doit-on prendre au sérieux ces jérémiades, fonction initiale, qui ressemblent plus à des pièces de butin
écrit-il, qui « s’inspirent de la littérature biblique et de cette rhé- qu’au produit d’échanges pacifiques.
torique des lamentations dont les auteurs des IVe et Ve siècles Si les litanies qu’on lit dans les Annales et les sources hagio-
avaient déjà usé à l’occasion des invasions germaniques » ? graphiques sont l’expression d’hommes d’Eglise traumati-
Cet avertissement a donné le signal d’un certain révision- sés, c’est qu’il y eut un traumatisme, qu’on ne saurait prendre
nisme, très en vogue aujourd’hui, surtout depuis qu’il a été à la légère. 2
relayé en France dans les savants ouvrages de Régis Boyer, fin
connaisseur des Sagas scandinaves, qui tend à minimiser Professeur émérite d’histoire médiévale à l’université
l’impact destructeur de l’expansion viking en Occident : les Charles-De-Gaulle Lille 3, Stéphane Lebecq est spécialiste de l’histoire
Vikings n’auraient été que des marchands, qui ont usé à des peuples et des sociétés de l’Europe du Nord au Moyen Age.
l’occasion de moyens de pression musclés, mais qui auraient
eu le mérite de remettre en circulation des métaux précieux
jusqu’alors thésaurisés dans les trésors d’églises !
On ne saurait oublier cependant que les archéologues ont À LIRE de Stéphane Lebecq
identifié dans le quartier cathédral de Rouen un lit d’incendie
qui correspond exactement au raid de 841 tel qu’il est décrit Hommes, mers
dans les Annales du temps ; qu’ils ont constaté la trace d’énor- et terres du Nord
mes destructions remontant au début du Xe siècle dans le au début du Moyen Age
monastère de Landévennec, qu’on sait avoir été visité par les (deux volumes)
Vikings en 913 ; et qu’ils ont retrouvé dans les sites d’habitats Septentrion
et les nécropoles scandinaves de nombreux fragments de reli- 272 et 326 pages
quaires, de vases, de reliures de livres ou de tout autre mobilier
25 € (chaque volume)
liturgique, souvent disloqués, en tout cas détournés de leur
LE JOUR OÙ…
Par Michel Sot

Eudes
a défendu
Paris
En 885, les Vikings assiègent la cité de Paris.
Face à eux se dresse le valeureux comte Eudes,
EN COUVERTURE

dont les Francs feront leur roi.

L
a menace des Vikings, en l’occurrence L’INVINCIBLE Ci-contre : camée
des Danois, sur les côtes des pays à l’effigie du comte Eudes, série
francs se fait sentir autour des années des rois de France, 1630-1640 (Paris,
50 800, au moment où Charlemagne est cou- Bibliothèque nationale de France).
h ronné empereur à Rome. Bien que le nou- Page de droite : Le Comte Eudes
vel empire ait été avant tout terrien et défend Paris contre les Normands
tourné vers l’est, Charlemagne prit des en 886, par Jean Victor Schnetz,
mesures de défense des côtes de la Man- 1837 (Versailles, musée du Château).
che et de la mer du Nord. Les fleuves sont
la voie de pénétration ordinaire pour un
peuple de navigateurs, et la Seine est parti- Désormais, ils sont à pied d’œuvre. Le roi
culièrement visée par les raids des « hom- Charles le Chauve essaie de les contenir, en
mes du Nord », les Normands. particulier par la construction, sur le fleuve,
© BNF. © RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/DROITS RÉSERVÉS.

Les mesures de défense engagées par de ponts fortifiés propres à empêcher le pas-
Charlemagne semblent avoir permis de sage des bateaux, comme à Pîtres en 862. En
contrer une première attaque sur la basse vain. En Francie de l’Ouest, le contexte poli-
Seine en 820. Mais elles sont rapidement danoises se succèdent en pays franc. Trois tique est celui de la dégradation du pouvoir
dépassées : en 841, Rouen est incendiée autres sièges de Paris devaient suivre celui royal, aux mains du petit-fils de Charlema-
tandis que les grandes abbayes de Jumiè- de 845 : en 856, en 861 et surtout en 885- gne, et ce sont les représentants des grandes
ges et de Saint-Ouen sont pillées. En 845, 886. Le dernier siège a été célébré dans un familles aristocratiques qui sont en pre-
les Normands remontent la Seine jusqu’à long poème épique, où les réminiscences mière ligne. La meilleure défense contre des
Paris, qu’ils assiègent une première fois. de Virgile ne sont jamais loin, par le moine raids ponctuels est donc la défense locale.
Le roi Charles le Chauve, à qui était échue savant Abbon de Saint-Germain-des-Prés, On a pu voir dans cette concentration de
la partie occidentale de l’empire, la Fran- qui indique qu’il n’utilise pour écrire « que la défense autour de châteaux ou de places
cie de l’Ouest, lors du partage de Verdun sa mémoire » et donc qu’il a été témoin des fortes aux mains de grandes familles un des
en 843, ne parvient pas à les repousser. Il faits dans sa jeunesse. éléments qui ont contribué à l’établisse-
achète leur départ en versant un impor- Jusqu’au milieu du IXe siècle, les raids des ment de la féodalité. Dans le dernier quart
tant tribut en argent : c’est le premier des Vikings dont nous parlons étaient des du IXe siècle s’affirment, de fait, des pou-
« tributs danois » (danegeld). raids de la belle saison. Les navigateurs, très voirs régionaux appelés principautés, avec
Désormais, pillages, résistance armée, rapides, retournaient hiverner chez eux à leur tête des ducs, en Flandre, en Bourgo-
terribles combats et versements de lourds avec leur butin. En 851, pour la première gne ou encore en Neustrie (entre Loire et
tributs pour obtenir le départ des troupes fois, ils hivernent dans une île de la Seine. Seine). Aux commandes de cette dernière
se trouve la famille de Robert le Fort, tué
au combat contre les Normands en 866, à
la bataille de Brissarthe (non loin du Mans),
famille que les historiens appellent Rober-
tides ou Robertiens : ce sont les ancêtres
des Capétiens. A sa mort, Robert le Fort
laisse deux fils : Eudes et Robert.
Le poème d’Abbon de Saint-Germain-
des-Prés – près de 1 300 vers latins en trois
« chants » –, traduit sous le titre Le Siège de
Paris par les Normands, permet de recons-
tituer assez précisément la chronologie
des combats, en deçà des enflures épiques.
La « grande armée » danoise assiège Paris
à partir du 24 novembre 885. Le siège est
levé en novembre 886, les Normands ayant
obtenu de l’empereur Charles le Gros, le
dernier Carolingien qui ait brièvement
réuni en sa main l’ensemble de l’empire de
Charlemagne entre 885 et 888, un énorme
tribut et la liberté de remonter la Seine au-
delà des ponts de Paris pour aller piller plus
loin, c’est-à-dire en Bourgogne, province
qu’ils n’avaient pas encore pu atteindre.

Le siège de Paris
L’expression traditionnelle de « siège de
Paris » ne rend qu’en partie compte de la
réalité. Ce sont les érudits modernes qui
ont donné ce titre à l’œuvre d’Abbon, que
lui désigne comme Bella parisiacae urbis
(« les guerres de Paris »).
En 880, Paris, c’est essentiellement l’île de
la Cité, reliée par le Petit-Pont à la rive gau-
che, où se trouve la ville romaine en partie
abandonnée, et par le Grand-Pont à la rive
droite, encore peu occupée, les deux ponts
étant défendus par des tours appelées
« châtelets » sur la rive droite (l’emplace-
ment a conservé ce nom) et sur la rive gau-
che. Paris n’est pas encore la capitale qu’elle
est devenue plus tard, mais elle constitue
un point de défense important au centre
d’une région riche et bonne à piller, au car-
refour de la circulation nord-sud par voie
de terre, et surtout ouest-est par la voie
fluviale de la Seine. D’où son intérêt pour la
progression et les pillages des Normands
et, par conséquent, pour la défense et la
prospérité du royaume des Francs.
La ville suscite l’enthousiasme du poète
Abbon, qui s’adresse à elle sur le ton qu’em-
pruntaient les poètes latins pour célébrer 1
AUTORITÉ LÉGITIME Ci-contre : monnaie
à l’effigie de Charles le Gros, IXe siècle (Paris,
BnF). En bas : Le Siège de Paris en 885, gravure
tirée de La France et les Français à travers
les siècles, 1884 (collection particulière).

trouvait sur la rive droite, à l’emplacement aille piller la ville de Bayeux. Mais un grand
de l’actuelle église Saint-Germain-l’Auxer- nombre de Vikings restent sur place et les
rois, s’établissent aussi sur la rive gauche, assauts contre Paris se poursuivent. Ils sont
autour de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés. repoussés. Alors se répand dans la cité une
Dans tous ces combats, à côté de l’évêque épidémie qui emporte l’évêque Gozlin, le
Gozlin, l’autorité traditionnelle, le comte 16 avril. Les défenseurs sont désemparés.
de Paris, Eudes, fils de Robert le Fort, duc Eudes fait dès lors appel à l’autorité légi-
Rome : « Située au milieu de la Seine et du de Neustrie, joue un rôle capital et se fait time, celle de l’empereur Charles le Gros, fils
riche royaume des Francs, tu t’élèves toi- remarquer de tous par sa bravoure. Abbon de Louis le Germanique, qui, devenu roi de
même bien haut chantant : “Je suis la cité par en fait un héros : « Entre tous les combat- Francie occidentale en 885, après la mort de
excellence, étincelante comme une reine tants, deux se distinguaient par la supériorité Carloman II en décembre 884, réunit pour
EN COUVERTURE

au-dessus de toutes les villes.” Et tu te distin- de leur courage : l’un était le comte, l’autre était la dernière fois les différentes parties de
gues par ton port, magnifique entre tous. l’abbé [Ebles de Saint-Germain-des-Prés]. l’empire de Charlemagne. L’empereur arrive
Quiconque convoite les richesses des Francs L’un était Eudes, le victorieux, invincible dans à proximité de Paris. Il renvoie en avant-
te rend hommage. » Plus loin apparaît, au- toutes les guerres. Il réconfortait ceux qui garde le comte Henri de Franconie, mais
dessus des campagnes horriblement dévas- étaient fatigués, ranimait leurs forces, ne ces- celui-ci est tué dans une embuscade le
tées, une noble figure : c’est « au milieu des sait d’aller et venir dans la tour [le châtelet], 28 août. Peu après, alors que les troupes de
mêlées terribles, Paris, sans peur, se riant des tout en massacrant les ennemis. » Et plus l’empereur ne sont toujours pas arrivées, les
traits qui tombent autour d’elle ». loin, Abbon insiste : « Parmi tous les comtes, Vikings réussissent à pénétrer dans la cité
Arrivé devant la cité avec sa flotte le le plus noble était Eudes : autant il lance de par surprise et à piller un certain nombre
24 novembre 885, le chef danois Siegfried traits, autant de Danois périssent. » d’églises. Ils se retirent pour ne pas être pris
entre en contact avec la principale auto- Eudes et Gozlin négocient certes le départ au piège par les troupes de l’empereur.
rité, c’est-à-dire l’évêque Gozlin, pour obte- du chef danois Siegfried moyennant un tri- Celles-ci sont devant Paris en septembre.
nir le libre passage des ponts et avancer en but de 60 livres d’argent, obtenant qu’il s’en N’osant pas affronter les Vikings, l’empereur
52 amont. Gozlin refuse et, dès le 26 novem-
h bre, les Danois attaquent la tour du châte-
let de la rive droite, tour de pierre alors
encore en construction. Les assauts des
Vikings sur le châtelet sont repoussés à plu-
sieurs reprises lors de combats qui permet-
tent au poète Abbon de donner libre cours
à son goût de l’épopée. Ayant échoué, les
Vikings mettent en place un siège de la
ville. Après le comblement des fossés, un
nouvel assaut est mené deux mois plus
tard, le 31 janvier 886, avec d’énormes
béliers contre la même tour du châtelet.
Des brûlots sont lancés sur la Seine pour
incendier le Grand-Pont. Les Francs sont
néanmoins vainqueurs et s’emparent
d’une partie des vaisseaux des Danois, qui
doivent aussi abandonner leurs béliers.
Mais le 6 février, c’est le châtelet à la tête
© BNF. © BIANCHETTI/LEEMAGE. © IDIX.

du Petit-Pont, sur la rive gauche de la Seine,


qui est pris. Le Petit-Pont vient en effet
d’être emporté par une crue de la Seine, iso-
lant la rive gauche et empêchant tout ren-
fort venu de la Cité. Pendant ce temps, l’évê-
que Gozlin a appelé au secours de Paris le
comte Henri de Franconie. Celui-ci arrive
en mars mais ne parvient pas à défaire les
Vikings et échappe de justesse au massacre.
Les Normands, dont le camp principal se
L’attaque des Vikings sur la Seine, 885-892 Novembre 891 Waal Nimègue
Défaite des Vikings devant 885
Arnulf, roi des Francs de l’Est. Duisbourg
Ils gagnent Boulogne et y préparent
une invasion de l’Angleterre
ANGLETERRE
Gand 884-885 890-891
Saint-Bertin Louvain Cologne
Calais
Saint-Omer Cassel Aix-la-
Dyle
Boulogne Tournai Chapelle Bonn
891
Montreuil Arras Tongres ROYAUME
Etrun
Manche 888 Cambrai DES FRANCS
Victoire d’Eudes Juillet 888 DE L’EST
sur les Vikings
Juillet 885 Saint-Quentin Défaite viking devant Eudes,
Corbie roi des Francs de l’Ouest
La flotte de Siegfried Noyon
rejoint la Seine Beauvais
Compiègne Soisssons Montfaucon
Rouen
Reims Metz
Saint-Lô Eté 885 Meulan Senlis Verdun
889-890 Les Vikings Meaux
incendient
un pont Evreux Chézy Châlons
Paris Toul
Brest fortifié Melun
890 Juillet
Chartres Troyes 888-889
Les Bretons 890
repoussent ROYAUME Les Vikings
une invasion viking 885-886 Sens extorquent
DES FRANCS Paris résiste un danegeld
DE L’OUEST au siège pour quitter
des Vikings la Seine Langres
888
Océan pendant près d’un an.
Atlantique Charles leur offre le passage
Nantes et les laisse remonter la Seine
892 Tours
Vers 891
l’Angleterre 50 km

Itinéraires 885-889 889-890 890-892 Base viking Pont fortifié


Victoire franque Site attaqué par les Vikings Fortifications franques

DÉFERLANTE VIKING Ci-dessus : les Vikings, après avoir pillé principalement des 53
monastères dans la première moitié du IXe siècle, découvrent la faiblesse des défenses h
négocie cependant avec eux un nouveau franques. Ils organisent alors de nombreux raids depuis leurs bases situées sur les fleuves
tribut de 700 livres d’argent, à verser en et la côte. En 885, les Vikings assiègent Paris pour la quatrième fois depuis 845. A partir
mars 887, pour la levée définitive du siège. Il de 889, Eudes parviendra à les repousser de la Seine. Ils regagneront l’Angleterre en 892.
les laisse aussi passer les ponts pour remon-
ter la Seine et l’Yonne, et aller piller la Bour-
gogne, la grande abbaye Saint-Germain contre les Vikings, alors que l’empereur parvenant guère à imposer son autorité
d’Auxerre parmi d’autres. En mai 887, ils était défaillant. « Sur-le-champ, écrit au-delà des régions entre Loire et Seine, sa
toucheront le tribut de 700 livres que leur Abbon, aux applaudissements du peuple Neustrie d’origine. En 893, des princes – le
versera le nouvel évêque Anschéric, sans des Francs qui lui était très favorable, Eudes comte de Flandre en particulier –, inquiets
avoir renoncé à leurs pillages en Francie. obtint le titre de roi et la puissance royale ; sa de la montée en puissance du duc rober-
main reçut le sceptre et sa tête la couronne. » tien de Neustrie, élirent alors roi Charles III
Eudes, roi des Francs Il est en effet élu roi par les autres princes le Simple à l’instigation du prestigieux
A la fin de l’année 887, les grands de Francie et sacré à l’abbaye Saint-Corneille de Com- archevêque de Reims, Foulques, défenseur
orientale, réunis à Tribur, près de Mayence, piègne par son parent l’archevêque de Sens, de la légitimité carolingienne. Derniers feux
déposèrent le trop faible empereur Charles Gautier, le 29 février 888. Malgré l’existence de la dynastie : désormais, le roi, fût-il caro-
le Gros, que ses échecs avaient disqualifié. d’un tout jeune prétendant carolingien, le lingien, serait l’élu des grands. On entrait
Dieu ne lui donnait plus la victoire, signe futur Charles III le Simple, fils posthume de ainsi dans une période d’alternance au gré
de son élection, et la maladie l’accablait : au Louis le Bègue, les princes mettaient ainsi à des équilibres recherchés par eux : en 922,
terme d’une longue agonie, il rendit son leur tête l’un d’entre eux en arguant qu’il fal- ils déposèrent Charles le Simple et le rem-
dernier souffle le 13 janvier 888. Avec lui lait un roi apte à résister aux Vikings, comme placèrent par Robert, frère d’Eudes. L’alter-
prit fin l’Empire carolingien. Désormais, il en avait fait la preuve au siège de Paris. nance ne prit fin qu’en 987 avec l’avène-
chacun des ensembles territoriaux, prémi- Eudes confirma cette capacité par ment du petit-neveu d’Eudes, Hugues
ces des futurs Etats, « se crée un roi tiré de deux grandes victoires : à Montfaucon- Capet. Les Vikings n’avaient pas été, ainsi,
ses propres entrailles », dit l’historien Régi- en-Argonne, le 24 juin 888, et près de étrangers à la mise en place de la très lon-
non de Prüm. En Francie de l’Est, c’est Montpensier en Auvergne, en 892. gue dynastie des rois de France. 2
Arnulf de Carinthie. En Francie de l’Ouest, Bien des villes furent pourtant encore Michel Sot est professeur émérite d’histoire
c’est Eudes, le comte qui a défendu Paris mises à sac par les Vikings, Eudes ne médiévale à l’université de Paris-Sorbonne.
7 Mystère
des
s
de l’ épopée
Vikings
Par Stéphane Lebecq
Les Vikings étaient-ils des marchands,
des pillards ou des conquérants ? A quoi ressemblaient
leurs bateaux ? Pratiquaient-ils l’esclavage ?
Ont-ils découvert l’Amérique ? Le point sur les mystères
qui entourent encore les hommes du Nord.

TOUTES VOILES DEHORS


S’il est d’usage, en français,
de désigner les bateaux vikings
du nom de « drakkar »
© LOÏC DERRIEN/AURIMAGES.

(« dragons »), ce terme est en


réalité fautif. La littérature
narrative lui préfère le mot
langskip, « long vaisseau » (ici,
une reconstitution du bateau
de Gokstad, datant du IXe siècle
et trouvé en 1880, en Norvège).
Les Vikings : marchands, pillards ou conquérants ?
ès le début du phénomène viking, on a du mal à démêler désormais unifiée mais affaiblie, se verrait contrainte de ver-
D la part du négoce et celle de la prédation. Qu’on en juge ser aux Danois, qui revenaient alors à la charge, un danegeld
par ce qui s’est passé dans le sud-ouest de l’Angleterre en annuel d’un montant astronomique.
789, soit quatre ans avant le premier « raid » viking formelle- La violence des contacts n’exclut pourtant jamais l’échange
ment attesté à Lindisfarne : après que trois navires scandina- négocié. C’est d’ailleurs celui-ci qui a prévalu le long des rou-
ves eurent accosté sur la presqu’île de Portland, leurs occu- tes de l’Est, dans les contacts entre Varègues et Slaves ; et
pants mirent à mort le prévôt royal venu enregistrer leur c’est celui-ci qui a structuré les relations entre Irlandais et Nor-
arrivée. Le malheureux ne faisait que son devoir : les lois anglo- végiens, quand ces derniers eurent commencé de s’établir
EN COUVERTURE

saxonnes exigeaient des représentants du roi qu’ils contrôlent dans les comptoirs littoraux qui donnèrent à l’Irlande son pre-
le va-et-vient des navires, l’identité de leurs occupants et le mier réseau urbain. Même sur le continent, la transaction pre-
contenu des cargaisons – dans le but évident de les taxer, car il nait souvent le relais de l’affrontement, soit qu’il s’agît pour les
s’agissait le plus souvent de marchands. Vikings de négocier le recyclage d’une partie de leur butin, soit
Tout paraît indiquer que les premiers mouvements de qu’il s’agît d’acheter des armes auprès de marchands véreux
bateaux vikings dans les mers de l’Ouest se sont inscrits dans qui s’accrochaient à leur sillage et que la législation carolin-
le cadre des contacts commerciaux noués au VIIIe siècle entre gienne ne cessa de dénoncer au IXe siècle. L’installation des
Occidentaux et Scandinaves dans ce qui put n’être que de Vikings dans leurs bases outre-mer allait multiplier les échan-
modestes postes de traite souvent associés à des lieux de pou- ges de tous ordres avec les populations locales, sollicitées de
voir, mais aussi dans ce que les textes latins appellent des empo- leur fournir des vivres, certes, mais aussi les armes et les che-
ria ou vici, dotés d’infrastructures portuaires. Le premier qui ait vaux qui leur permettraient de rebondir dans leurs entreprises
été identifié en Scandinavie est celui de Ribe, sur la côte sud- prédatrices plus que conquérantes.
occidentale du Danemark, où on a décelé la présence, à côté des Car, jusqu’à la tentative des rois danois de mettre la main sur
56 marchands et artisans du cru, de Frisons venus, entre autres, l’Angleterre dans le premier tiers du XIe siècle, il fut rarement
h avec de la monnaie d’argent, qui a laissé de nombreuses traces question de conquête territoriale à proprement parler, même si
sur place et dont la frappe allait être imitée par les autochtones. les établissements qu’ils ont créés outre-mer, éventuellement
Mais, à partir du moment où la route de l’Occident leur a été grossis par l’arrivée de nouveaux migrants, étaient souvent
ouverte, l’observation de ses richesses, la fréquentation de ses devenus le noyau de principautés parfois muées en véritables
© GABRIEL HILDEBRANDT/THE SWEDISH HISTORY MUSEUM. © KAROLINA KRISTENSSON/SMM.

côtes, le constat de leur vulnérabilité n’allaient pas laisser Etats. Plus que de conquête, c’est de colonisation qu’on parlera,
longtemps indifférents les nouveaux venus du grand Nord. d’abord dans les îles Britanniques, ensuite et surtout dans les ter-
Pour preuve, le diplôme du roi anglo-saxon Offa qui, dès 792, res quasiment vierges de l’Atlantique nord, où, depuis les archi-
envisageait des mesures de mise en défense des églises du pels écossais jusqu’au Groenland, les Norvégiens ont multiplié,
Kent contre la menace des pirates « païens ». De toute évi- en emmenant famille et bagages, les colonies de peuplement.
dence, ceux-ci se laissèrent précocement tenter par les coups
de main faciles, en attendant que, enhardis par leurs premiers
succès, ils en vinssent à les multiplier.
Peut-être est-ce leur entrée dans l’économie monétaire qui PAR MONTS ET PAR VAUX
donna aux Vikings l’idée de la mise à tribut de leurs victimes. Ci-contre : monture en bronze
Celle-ci fut expérimentée dès leur premier raid significatif sur en forme d’oiseau d’origine
l’Empire carolingien en 810, quand, après irlandaise, découverte sur le
avoir dévasté le littoral de Frise, ils site archéologique de Helgö,
n’acceptèrent de quitter les lieux en Suède (Stockholm, Musée
qu’au prix du versement de historique). Page de droite :
cent livres d’argent (soit modèle de bateau viking
l’équivalent de 24 000 du type de celui qui fut
deniers – la seule monnaie retrouvé à Gokstad,
qui fût alors frappée). Le en Norvège, en 1880
pli allait bientôt être pris, (Stockholm, musée
qui tournerait à un véri- de la Marine).
table racket dans l’Angle-
terre de la fin du Xe siècle,
quand la royauté anglaise,
A quoi ressemblaient
leurs bateaux ?

L es Vikings avaient hérité de leurs


ancêtres la tradition de bateaux longs
conçus pour être mus à la seule force
des bras, qu’il s’agît de pirogues monoxyles
ou d’embarcations faites de planches
appareillées, comme celles qui ont été
découvertes dans les tourbières du sud-
Jutland, à Hjortspring (IVe siècle av. J.-C.)
ou à Nydam (IVe siècle apr. J.-C.). C’est
sans doute sous l’influence des marins
occidentaux, qui en avaient systématisé variantes de gabarit et de
l’usage aux VIIe-VIIIe siècles, que les silhouette permettaient de singulariser
Scandinaves commencèrent à doter les types de navires en fonction de l’usage
leurs navires d’un gréement rudimentaire qui en serait fait – guerre, commerce, amovibles, de repartir en sens inverse sans
fait d’une unique voile carrée, qu’on transport d’hommes ou d’animaux, sur faire demi-tour (il suffisait de changer
voit représentée sur les pierres gravées de courtes ou de longues distances. Aussi de place la figure de proue pour que
de Gotland. Mais ils durent pour cela la découverte de Roskilde fait-elle écho au l’étambot devînt étrave et inversement).
modifier la coque de leurs bateaux. nuancier lexical qu’on voit utilisé dans les On comprend du coup la rapidité
S’ils gardèrent le principe de la symétrie Sagas ou sur les inscriptions runiques pour des attaques et celle des retraites !
longitudinale (qui, permettant de qualifier les différents types de vaisseaux. L’archéologie expérimentale a permis, 57
repartir en sens inverse sans manœuvre Ceux-ci ne sont jamais appelés à l’aide de répliques faites à l’identique, h
contraignante, assurait leur maniabilité) drakkar(s). Ce mot, d’un usage aussi de constater qu’un gros bateau de guerre
et le bordé à clin (qui, solidarisant fautif que courant en français, est le pluriel pouvait, par vent portant, atteindre
les bordages par un rivetage continu de dreki, dragon. S’il apparaît parfois au une vitesse d’une dizaine de nœuds
et réduisant la charpente intérieure pluriel dans les Sagas, c’est par métonymie : (18,5 km/h), qui lui permettait de couvrir
au minimum, leur donnait légèreté pour décrire l’arrivée d’une flotte, l’auteur une distance de 150 km par jour !
et souplesse), ils durent en réduire écrira que « les dragons apparurent Peut-être un pilote à l’avant du navire
le quotient longueur/largeur, et à l’horizon », signalant par là les figures et, en tout cas, un timonier à la poupe
surtout en modifier le profil transversal de proue qui représentaient souvent des occupé à manœuvrer la rame de gouverne
(qui, d’un profil en « v », passa à un dragons ; l’auteur de la Chronique anglo- latérale assuraient-ils la progression
profil en « accolade », avec un fond saxonne ne disait pas autre chose quand de l’embarcation, si possible au plus près
relativement plat et une simple il évoquait parmi les signes avant-coureurs des côtes. Mais pour maintenir le cap
planche de quille), de manière à réduire du sac de Lindisfarne, en 793, « les dragons dans les expéditions hauturières,
le tirant d’eau et à assurer la stabilité traversant les nuées ». Le mot standard on se devait, en ces temps où on ignorait
sur l’eau et la résistance à la dérive. qui désigne de façon générique un bateau la boussole, d’observer la direction des
Du coup, ils inventèrent le type viking dans la littérature narrative est en vents dominants (il y avait souvent sur
de bateau le plus maniable, le plus souple fait langskip, « long vaisseau » ; mais s’il les bateaux une girouette – un mot venu
et le plus rapide qu’on ait jamais connu s’agit d’un bateau de guerre, on dira plutôt du norrois), la forme de la houle (un mot
dans les mers du Nord et dont ont snekkja (qui a donné esnèque en dialecte également venu du norrois), l’orientation
longtemps témoigné les découvertes normand) ; et s’il s’agit d’un gros bateau de des courants, les voies de migration des
faites dans les tombes du golfe d’Oslo, transport tel que ceux qui ont été utilisés cétacés et des oiseaux marins, la position
à Gokstad, en 1880, et à Oseberg, dans l’Atlantique nord, on dira alors knörr. du soleil et des étoiles (déterminante
en 1904. La découverte en 1962 de cinq Quel que fût leur gabarit, le fond pour faire le point, éventuellement
épaves coulées vers l’an mille dans plat et le faible tirant d’eau de ces navires à l’aide d’une pierre solaire). En bref,
le fjord de Roskilde, près de Copenhague, permettaient de les échouer sur une connaissance empirique des choses
a profondément renouvelé la connaissance n’importe quel rivage alluvial ou sableux, de la mer et l’expérience transmise de
qu’on en avait. Il apparaît désormais que, de remonter très en amont les rivières, génération en génération furent les
sur un modèle structurel commun, des et même, le mât et la vergue étant conditions indispensables de la réussite.
Qui détenait le pouvoir
dans la Scandinavie viking ?

L a Scandinavie a été de tout


temps un monde compartimenté
– par la mer (en particulier dans l’espace
danois, où celle-ci séparait les nombreuses
îles du continent), par la montagne
(surtout en Norvège, où les quelques
EN COUVERTURE

zones habitables lui étaient adossées),


par les lacs glaciaires et la forêt (qui
Les runes : écriture cryptée dominaient dans le paysage suédois).
ou langage intelligible ? Voilà pourquoi le peuplement a été
longtemps limité à quelques isolats, qui ne
pouvaient le plus souvent communiquer
es Scandinaves ont laissé de nombreuses inscriptions rédi- entre eux ou avec l’extérieur que par la voie
L gées à l’aide d’un alphabet communément appelé « runi- d’eau ; et pourquoi, livré à une économie
que » (parce que chacune de ses lettres est qualifiée en vieux fondée sur l’agriculture, la chasse et la
norrois de rune) ou savamment appelé futhark (d’après la pêche, il était soumis à l’autorité de chefs
valeur phonétique des six premiers caractères de cet alphabet locaux que les textes appellent jarls.
dans sa version courante). On pense qu’il a été mis au point A l’époque pré-viking, ceux-ci vivaient
vers le IIe siècle apr. J.-C. par des Germains qui se trouvaient au dans de vastes halls, ils étaient parfois
58 contact de l’Empire romain et qui empruntèrent à l’alphabet entourés d’une escorte recrutée parmi
h latin certains de ses caractères en les dotant d’un graphisme à les hommes libres du voisinage, et les plus
dominante verticale, mieux adapté à une technique d’écriture riches d’entre eux allaient être le jour venu
qui consistait à pratiquer des incisions sur un support dur. C’est incinérés ou enterrés dans des tombes
de là que l’alphabet runique a été diffusé parmi les populations à tumulus. Certaines de ces tombes ont
germaniques d’Europe centrale d’abord, d’Europe septentrio- été fouillées et témoignent de la montée
© BENGT A. LUNDBERG, RIKSANTIKVARIEÄMBETET. © BRITISH LIBRARY/BRIDGEMANIMAGES.

nale ensuite – ainsi chez les Anglo-Saxons et chez les Scandi- en puissance de quelques chefferies entre
naves. C’est ici, et dans les régions livrées à l’expansion viking le VIe et le VIIIe siècle, ainsi dans l’Uppland
(sauf, curieusement, en Normandie et en Islande), qu’on a suédois, à Vendel, Valsgärde ou Gamla
retrouvé le plus grand nombre d’inscriptions, gravées le plus Uppsala. Tombes « à navires » recelant un
souvent sur de la pierre (ainsi nombre d’épitaphes) ou sur du mobilier d’un luxe inouï, dont des casques
métal (monnaies, armes, pièces d’orfèvrerie), mais aussi sur superbement décorés, elles montrent
du bois, de l’os de baleine ou du bois de cervidé. à quel point certains lignages, experts
La tradition nordique attribue l’invention des runes au dieu en batellerie et en armement, étaient
Odin. En réalité, si elles ont pu avoir à l’origine une fonction prêts à la revendication d’une autorité
magique et si une légende tenace prétend qu’elles ont un supérieure étendue à d’autres horizons
contenu crypté, les inscriptions runiques affirment souvent ou à l’aventure guerrière outre-mer.
la propriété de telle personne sur l’objet qui en est le support, ou C’est au tournant du VIIIe et du
elles célèbrent un parent ou un ami disparu. Ainsi, exemple IX siècle, donc au moment précis
e
parmi tant d’autres, la pierre trouvée à Gripsholm, près de où s’enclenche l’expansion viking,
Stockholm, où on lit : « Tola a fait élever cette pierre à la mémoire que les premières royautés scandinaves
de son fils Harald, frère d’Ingvar. Ils sont partis avec courage commencent à émerger dans la
chercher l’or au loin. A l’Est, il a donné à l’aigle sa pâture ; au documentation – dans quelques
Sud, il est mort dans le Serkland » – ce qui signifie en clair que sources occidentales d’abord, où on voit
Harald, parti en quête de butin avec son frère, a tué des ennemis le titre latin rex appliqué à certains chefs
(c’est bien le sens de « pâture pour les aigles ») quelque part en vikings ; dans des traditions norroises
Russie et qu’il est mort sur les bords de la lointaine Caspienne. ensuite, où le roi est qualifié de konungr.
Si écriture cryptée il y a, ce n’est que par le caractère alambiqué Ce fut d’abord le cas du Danemark,
de ses métaphores ou par l’obscurité de ses toponymes. où le roi Godfred est cité dans les
Annales franques vers 800 ; puis chez
les Sueones (ou Svear) de Suède, où
le nom du roi Anund apparaît dans la Vie
du missionnaire Anschaire (ou Ansgar)
vers 845 ; enfin en Norvège, où les
traditions tardives évoquent la victoire
remportée par le roi Harald aux Beaux LA MAIN DE L’ANGE
Cheveux sur ses rivaux dans le Hafrsfjord Ci-contre : Knut
(près de Stavanger) à la fin du IXe siècle. le Grand recevant
Il y a quelque chose de frappant dans les sa couronne
cas danois et suédois, c’est que l’autorité de la main d’un ange
royale paraît étroitement associée (détail), miniature
à la proximité d’emporia ou vici fréquentés tirée de The New
par les Occidentaux – Ribe sur la côte Minster Liber Vitae,
occidentale du Jutland, Sliaswich Winchester, vers
ou Hedeby sur sa côte orientale, dont 1031 (Londres,
l’établissement a été refondé par le roi The British Library).
Godfred ; et Helgö sur le lac Mälaren, Page de gauche :
ou sa voisine Birka, non loin de la la pierre runique
résidence royale d’Uppsala. C’est comme de Gripsholm,
si la présence de ces lieux où se brassaient en Suède, érigée
les hommes et l’argent avait été décisive vers 1040 par
pour promouvoir les nouvelles royautés, Tola à la mémoire
et comme si le recyclage du butin des de son fils Harald,
opérations vikings avait été déterminant parti en exploration 59
pour entretenir leur prospérité. avec son frère h
La Vie de saint Anschaire montre Ingvar et mort
comment, avant chaque décision dans le Serkland
importante (celle, par exemple, d’ouvrir (probablement
ou de fermer une église chrétienne), le roi l’Asie Mineure,
convoquait l’assemblée des hommes pays des Sarrasins).
libres (le thing) et comment il se faisait
représenter localement par des fondés
de pouvoir – dont on peut penser qu’ils scandinaves appellent des berserkir, de « deuxième âge viking », l’opération
étaient recrutés dans l’élite des jarls « guerriers-fauves », vêtus de peaux n’avait plus rien à voir avec les raids
qui n’avaient pas choisi l’aventure outre- d’ours ou de loups, dont les vociférations de pillards païens de la haute époque.
mer et qui s’étaient soumis au nouveau devaient tétaniser l’ennemi au moment Non seulement les Danois avaient été
pouvoir. En cas de guerre, le roi avait de l’attaque. Ce sont enfin les rois convertis au christianisme dans les
la faculté de mobiliser l’ensemble des danois de la nouvelle dynastie dite années 960, comme l’atteste la pierre
hommes libres et, à partir de la fin de Jelling, Harald à la Dent bleue au décor cruciforme élevée par le roi
de la période, d’ordonner la levée navale et Sven à la Barbe fourchue, qui firent Harald à Jelling même, tout près de
(le leding), suivant laquelle chaque élever à la fin du Xe siècle les gigantesques l’église qu’il avait fait construire ; mais
contrée devait fournir un navire équipé. camps circulaires de Trelleborg, Fyrkat, voici que l’opération de grande envergure
C’est le roi qui menait l’armée au combat, Aggersborg et autres pour mieux achevée par Knut – programme
la tête éventuellement couverte d’un encadrer leurs troupes. véritablement politique, quasi impérial –
casque comparable à ceux qui ont été Le but probable de ce gigantesque allait faire de lui, tout roi du Danemark
trouvés dans les tombes de Vendel et de investissement était la conquête de qu’il restait, le roi d’Angleterre désigné
Valsgärde, mais dont on peut être sûr l’Angleterre, qu’allaient entreprendre – par Dieu, comme le montre une
qu’il n’était pas doté des cornes dont l’a sous divers prétextes, dont un prétendu miniature de Winchester, où l’on voit
affublé l’imagerie romantique. Le roi était appel à l’aide des Danois d’Angleterre un ange descendu du ciel lui poser
entouré d’une garde rapprochée recrutée – le roi Sven d’abord, en 1003 et 1013, d’une main la couronne sur la tête
parmi ses propres compagnons (la hird) son fils Knut ensuite, à partir de 1016. et lui indiquer de l’autre, tournée vers
et de troupes d’élite que les textes Quoiqu’on parle parfois à ce propos le Christ, la source de sa souveraineté.
incluant une faucille, des forces de
tonte, un peigne pour le démêlage de la
laine et un montant de métier à tisser.
Les mêmes sources – inscriptions
runiques, archéologie funéraire –
permettent, beaucoup plus que
les rares allusions qu’on trouve dans
les textes narratifs, d’approcher
les femmes de plus haute condition :
ainsi à Birka, dans un milieu où se
croisent les marchands et les membres
EN COUVERTURE

de la cour royale toute proche,


de nombreuses sépultures féminines
ont été fouillées, aussi riches les unes
que les autres avec leurs ustensiles
de la vie quotidienne, leurs bijoux,
et leurs discrets (ou indiscrets) signes
d’appartenance religieuse – ici, un
marteau de Thor, là, la croix du Christ –
qui donnent à penser que les femmes
ont joué un rôle décisif dans la
christianisation de ce site de contact,
fréquenté par des autochtones

60 Quelle était la place des femmes ? autant que par des voyageurs venus
du grand Ouest ou du grand Est.
h Ainsi à Oseberg, dans le golfe d’Oslo,

A l’année 894, la Chronique Diriger la maison et la ferme, cela où a été découverte la plus riche

© THE SWEDISH HISTORY MUSEUM, STOCKHOLM. © DAGLI ORTI/NGS IMAGE COLLECTION/AURIMAGES.


anglo-saxonne évoque le sort signifiait s’occuper des enfants bien sûr, tombe féminine du grand Nord,
des femmes et des enfants que le chef mais aussi garder le troupeau (traire tombe princière assurément, dotée
viking Haesten avait fait mettre à l’abri les vaches et faire le beurre, par exemple), du plus beau mobilier de bois sculpté,
dans le retranchement qu’il avait moissonner le blé, le moudre (avec des bateau compris, qu’on ait jamais
édifié à Benfleet, dans l’Essex – parmi meules à bras importées de Rhénanie), trouvé dans la Scandinavie viking.
eux sa propre épouse et ses deux fils. cuire le pain, et surtout, peut-être, vêtir Ainsi à Jelling, au cœur du Jutland,
C’est l’un des rares exemples qu’on ait la maisonnée. S’il est en effet une tâche où le roi Gorm a élevé au milieu
de la présence d’épouses auprès de qui paraît plus spécifiquement féminine, du Xe siècle une pierre à la mémoire
leurs hommes pendant une expédition c’est la chaîne des travaux textiles, de son épouse Thyre, « la gloire du
viking, du moins tant qu’il ne s’agissait depuis la tonte des moutons ou la récolte Danemark », et où leur fils Harald à la
pas d’une entreprise de colonisation du lin, jusqu’au peignage des fibres, Dent bleue, « qui a promu la conversion
de grande ampleur telle que celle qui au filage à l’aide d’un fuseau, à la teinture des Danois à la religion du Christ »,
allait emmener en Islande des familles des fils et au tissage sur un métier. a élevé dix ans plus tard une autre
entières. Car à l’époque viking plus On comprend le compliment d’une pierre à la mémoire de ses parents.
qu’en tout autre temps, la place des certaine Gunnvor à sa fille Astrid, qui,
femmes était de tenir le rang, la maison et suivant une inscription découverte dans
éventuellement l’exploitation agricole, le sud de la Norvège, « était la plus habile
pendant les absences prolongées de ses doigts dans tout le Hadeland ». FIGURE FÉMININE
des hommes de condition libre Comme en écho, la fouille d’une sépulture En haut : monture valkyrie
ou aristocratique partis à l’aventure. scandinave à Westness, dans les Orcades, en argent, découverte
Rentrait-il d’expédition, le Suédois du a révélé la présence d’une femme enterrée à proximité de Köping, en
Västmanland qui éleva une pierre à la avec son nouveau-né et avec les objets Suède (Stockholm, Musée
mémoire de son épouse Odindisa, dont qui lui étaient chers – quelques bijoux, historique). Page de droite :
il dit que « nulle maîtresse n’était plus certes, dont deux fibules ovales destinées Viking vendant une jeune
qualifiée qu’elle pour diriger la ferme » ? à tenir son vêtement à hauteur des épaules, esclave à un marchand perse,
On a toutes les raisons de le penser. mais aussi un abondant outillage, par Tom Lovell, 1970.
Quels étaient l’importance et le sort des esclaves ?
n l’an 837, les Annales de Xanten racontent comment « les pouvaient être gardés auprès de soi ou libérés contre rançon
E païens dévastèrent l’île de Walcheren [au large des bou- (certaines Eglises chrétiennes, qui ne supportaient pas l’asser-
ches de l’Escaut] et emmenèrent, en plus d’un butin multiple vissement de chrétiens par les païens, s’en étaient fait un
et varié, beaucoup de femmes comme captives » ; et en 842, les devoir), ou encore mis sur le marché, que ce fût en Scandinavie
Annales de Saint-Bertin disent qu’une « flotte de Normands fit même ou sur les marchés extérieurs, notamment dans le Pro-
irruption à l’aube dans l’emporium de Quentovic [sur che-Orient arabe ou perse, avec lequel les Varègues suédois
l’estuaire de la Canche, en Picardie], qu’ils dévastèrent, et dont avaient multiplié les contacts à l’extrémité des routes de l’Est.
ils massacrèrent ou emmenèrent en captivité les habitants des Gardés auprès de soi, les nouveaux esclaves rejoignaient le
deux sexes ». On voit d’emblée ce qui fut une des finalités des groupe des esclaves domestiques, qui avaient hérité ce statut
raids vikings : s’emparer des habitants épargnés par l’épée, de leurs parents ou qui avaient été condamnés à la perte de leur
femmes de préférence, pour en faire des esclaves. Ceux-ci liberté. Propriétés de leurs maîtres, qui avaient tout pouvoir sur
© COLLECTION DAGLI ORTI/NGS IMAGE COLLECTION/AURIMAGES © ALL CANADA PHOTOS / ALAMY / HEMIS.
eux, y compris le droit de vie et de mort, ils travaillaient généra-
lement à la maison ou à la ferme, mais certains se distinguaient
par l’exercice d’un métier spécialisé qui leur ouvrait parfois les
portes de l’affranchissement. Ainsi Toke le Forgeron, connu
par une inscription de Hørning dans le Jutland, qui « a élevé
cette pierre à la mémoire de Thorgisl, fils de Gudmund, qui lui a
donné de l’or et la liberté ». Quant aux esclaves femmes, le plus
souvent employées au foyer ou aux champs, elles devaient
communément subir le droit de cuissage de leur maître.
Il arrivait même que les esclaves de l’un ou l’autre sexe
eussent à payer du sacrifice de leur vie la mort de celui-ci. Le
EN COUVERTURE

voyageur arabe Ibn Fadlan rapporte une scène saisissante


dont il a été le témoin sur les bords de la Volga au début du
Xe siècle : quand un chef suédois en vint à mourir, on plaça son
navire sur un bûcher funéraire au bord du fleuve ; une de ses
esclaves, portée volontaire mais aussitôt droguée, eut à subir
les assauts sexuels de tous les hommes du groupe, avant
d’être couchée dans le bateau au plus près du défunt, d’être
étranglée et poignardée au cœur, et de disparaître avec lui
dans le feu du bûcher. La découverte faite à Stengade, sur l’île
danoise de Langeland, d’une tombe du Xe siècle dans laquelle
Les Vikings sont-ils
un esclave décapité a été placé au côté de son maître confirme
le caractère coutumier de ce rituel – dont pouvaient être appa-
allés en Amérique ?
remment victimes les esclaves hommes autant que femmes.
62
h
Q uand on regarde une carte
de l’Atlantique nord, on constate
que les îles Féroé (du vieux norrois
Fær Øerne, « îles à moutons ») occupent
une position médiatrice entre les côtes
ouest de la Norvège, le nord de l’Ecosse
et l’Islande : précocement occupées
par les Scandinaves, elles apparaissent
comme le carrefour des routes maritimes
nord-atlantiques. C’est sans doute en y
faisant escale que les premiers aventuriers
norvégiens prirent vers 860 le chemin
de l’Islande, où ils furent bientôt rejoints
par les quelques centaines de colons
évoqués dans deux sources de qualité,
l’Islendingabok (ou Livre des Islandais),
écrit par Ari le Savant vers 1120, et le
Landnamabok (ou Livre de la colonisation)
compilé au XIIe siècle. Les nouveaux venus
CONQUÉRANTS Ci-dessus : Une crémation viking, par Tom Lovell, venaient de Norvège directement ou via
1970. En haut : L’Anse aux Meadows, au nord de Terre-Neuve, au Canada. les îles Britanniques, où certains prirent
Daté du XIe siècle, cet établissement viking témoigne de la toute première femme (de force ?) parmi les autochtones.
présence européenne sur le continent américain. Les vestiges d’édifices Un siècle plus tard, la tentation de
mis au jour par les Norvégiens Helge et Anne Ingstad dans les années 1960 l’aventure, à moins qu’il ne s’agît d’un exil
sont similaires à ceux trouvés au Groenland ou en Islande. forcé pour raison judiciaire, gagna certains
Néo-Islandais dont l’histoire est rapportée
par deux Sagas du XIIIe siècle, la Saga
63
h
d’Eric le Rouge et le Récit des Groenlandais. compromis par la présence d’indigènes de bateaux et un mobilier incluant
On y apprend comment, partis plein qu’ils appelèrent Skrælingar – esquimaux. des ciseaux et des fusaïoles – tout montre
ouest, ils débarquèrent vers 980 dans Si, arguant du caractère tardif et fantaisiste une occupation éphémère, peut-être
le sud du Groenland, prêts à s’y installer des sources, on doutait de la découverte saisonnière mais n’excluant pas la présence
durablement : tel fut le cas d’Eric le Rouge, par les Vikings de ces terres situées au de femmes, datée d’entre l’extrême fin du
qui fonda un établissement à Brattahlid Groenland ou plus à l’ouest en direction de Xe siècle et le courant du XIe. La découverte
(« Raidepente »), au bord d’un fjord l’Amérique, on se devrait de faire confiance faite en 2016 à Pointe Rosée, à l’extrémité
toujours appelé Eiriksfjord, et qui, signe à l’archéologie. C’est la fouille, en effet, sud de Terre-Neuve, d’une forge et de
patent d’un désir d’enracinement, y fit qui, au Groenland, a confirmé l’importance quelques structures comparables à celles
élever une église. Quinze ans plus tard, et la longévité des établissements dits de L’Anse aux Meadows suggère qu’on
c’est son fils Leif qui mit à son tour le cap « de l’Est » et « de l’Ouest » dont il est n’est pas à l’abri de nouvelles découvertes.
vers l’ouest, peut-être pour reconnaître question dans les Sagas, et, précisément En attendant, il n’est guère douteux que
les terres qu’un certain Bjarni Herjolfsson, dans celui « de l’Est », du site de Brattahlid ces établissements, situés l’un et l’autre
dérouté de son itinéraire, disait avoir où une nouvelle église avait été élevée au sur la côte ouest de l’île, donc en regard
aperçues au-delà du Groenland. A une début du XIVe siècle. Et c’est la fouille qui, du continent nord-américain, aient été
première, couverte de glaciers, Leif donna à Terre-Neuve, a permis d’identifier les en connexion avec lui. Mais, à part
le nom de Helluland ; à une deuxième, seules structures découvertes en Amérique quelques éléments de mobilier découverts
couverte de forêts, il donna le nom dont on soit certain qu’elles remontent hors contexte et n’excluant pas des faux,
de Markland ; à une troisième, couverte à l’époque viking. Le mérite en revient on n’a guère de preuve que les Vikings
de vignes sauvages, il donna le nom à un couple de Norvégiens, Helge et Anne y aient fait plus que de furtifs repérages.
de Vinland – peut-être successivement Ingstad, qui ont fouillé au début des années
la terre de Baffin, la côte du Labrador 1960 les restes de ce qu’on croyait être un Professeur émérite d’histoire médiévale à
et Terre-Neuve. Au Vinland, Leif ne laissa poste indigène tout près du petit port de l’université Charles-De-Gaulle Lille 3, Stéphane
qu’un modeste campement, avant pêche de L’Anse aux Meadows, au nord de Lebecq est spécialiste de l’histoire des peuples
de s’en retourner au Groenland. Mais ses Terre-Neuve. Quelques habitats recouverts et des sociétés de l’Europe du Nord au Moyen
frères d’abord, puis un Islandais du nom à la mode scandinave de mottes de gazon, Age. Il est l’auteur d’Hommes, mers et terres
de Karlsefni y firent d’éphémères séjours, une forge, un chantier de réparation du Nord au début du Moyen Age (Septentrion).
D É C RY P TAG E
Par Stéphane Coviaux

Sous
le signe
de la Croix
Œuvre des rois autant que des missionnaires,
EN COUVERTURE

la christianisation de la Scandinavie fut un lent


processus lié aux échanges commerciaux,
qui donna naissance à une culture originale.

A
u centre du cimetière de Jelling, dans
le sud du Jutland, se dresse l’une des
plus belles pierres runiques de Scan-
64 dinavie. Ornée sur l’une de ses trois faces
h d’une splendide scène de crucifixion, elle
porte une inscription gravée dans la seconde
moitié du Xe siècle sur l’ordre du roi Harald
à la Dent bleue, récemment baptisé par un
certain Poppon qui, venu de Germanie,
l’aurait convaincu de renoncer aux dieux de
ses ancêtres en tenant un fer rougi au feu, s’il
© OLA MYRIN-NATIONAL HISTORICAL MUSEUMS (SHMM). © DEAGOSTINI/LEEMAGE.

faut en croire la tradition immortalisée par


les plaques de cuivre qui ornaient jadis l’autel
de l’église paroissiale de Tamdrup.
A en juger par le texte de l’inscription, le
roi des Danois entendait célébrer à la fois la
mémoire de ses parents défunts et ses pro-
pres succès politiques et religieux : « Le roi
Harald a fait ériger ce monument en mémoire
de son père Gorm et de sa mère Thyre. Ce TRILOGIE DIVINE Ci-dessus :
Harald a conquis tout le Danemark et la tapisserie (détail) trouvée dans
Norvège, et il a fait les Danois chrétiens. » Si Les historiens, aidés par les archéologues, l’église de Skog, en Suède, XIIIe siècle
l’inscription met clairement en évidence la ont depuis longtemps fait justice de cette (Stockholm, Musée historique).
dimension politique de la christianisation du lecture trop simple du processus de chris- Elle pourrait représenter les divinités
Danemark, intrinsèquement liée à l’unifica- tianisation qui, relevant davantage de la scandinaves Odin, Thor et Frey,
tion politique de ce royaume, elle en donne mémoire que de l’histoire, servait les inté- ou les saints rois scandinaves :
en même temps une image bien trop simple, rêts des rois dont le pouvoir s’imposa en le Norvégien Olaf, le Suédois Eric
en accréditant l’idée que les Danois auraient Scandinavie entre le Xe et le XIIIe siècle. De et le Danois Knut. Page de droite :
renoncé rapidement à la religion de leurs manière assez consensuelle, ils considèrent plaque d’or représentant le baptême
ancêtres, à la fin du Xe siècle, parce que telle la christianisation comme un processus très de Harald à la Dent bleue par
avait été la volonté de leur roi, secondé par lent, qui engagea une multitude d’acteurs, Poppon vers 960, XIe siècle
quelques missionnaires venus de Germanie. au-delà des missionnaires et des rois, et qui 1 (Copenhague, Musée national).
© CLAES HELANDER/STROMMA. © OLA MYRIN-THE SWEDISH HISTORY MUSEUM. © COLLECTION DAGLI ORTI / AURIMAGES .
MISSIONNAIRE Ci-dessus : la croix d’Anschaire de Birka, située sur une île
au milieu du lac Mälaren, en Suède. Après une première mission au Danemark, le moine
fut bien davantage que la simple adoption Anschaire était arrivé à Birka en 829 en réponse à l’invitation du roi Björn, qui souhaitait
d’une religion nouvelle. Ce processus, esti- accueillir des missionnaires en Suède. Le séjour d’Anschaire aura été marqué notamment
ment-ils, peut être découpé en trois phases. par la conversion du préfet de Birka au christianisme et par la construction d’une église.

Un chemin progressif
Avant que, aux alentours de l’an mille, les commercial des mers du nord de l’Europe, l’évidence marquée par la cristallisation
régions du nord de l’Europe se convertis- les Frisons, récemment convertis au chris- progressive de pouvoirs forts, qui s’inscri-
sent au christianisme, la culture chrétienne tianisme, travaillèrent alors à la construc- virent dans le paysage sous la forme de hal-
avait progressivement fait son chemin, tion d’une route commerciale reliant le les monumentales, comme celles que les
sans qu’il faille y voir l’œuvre de missionnai- delta du Rhin au cœur de la Suède. Ainsi archéologues ont découvertes à Gudme,
res venus évangéliser les populations. En s’explique sans doute la fondation de deux en Fionie, ou à Borg, dans les Lofoten, ou
attestent les objets chrétiens ou portant comptoirs commerciaux au sud du Dane- dans des nécropoles abritant d’impres-
des motifs chrétiens découverts dans des mark, d’abord à Ribe, sur la côte occiden- sionnants tertres funéraires, comme à
tombes ou des trésors scandinaves, dont tale du Jutland (vers 710), puis à Hedeby, Uppsala, en Suède, ou à Borre, sur la rive
certains remontent au Ve siècle. Leur pré- sur la mer Baltique (vers 750). occidentale du fjord d’Oslo.
sence est à rattacher aux contacts com- L’essor de ces comptoirs, à la fois lieux Le pouvoir de ceux qui s’imposaient
merciaux que le Nord entretint avec le d’échanges et de production artisanale, ainsi au sommet de la société était condi-
reste de l’Europe depuis la fin de l’Anti- résulta de l’action de potentats locaux, tionné par leur capacité à faire preuve de
quité, notamment avec les îles Britanni- ce qui conduit à rattacher la dynamique générosité, que ce soit sous la forme de
ques ou le monde rhénan, et qui se sont de d’infiltration chrétienne aux évolutions banquets ou sous la forme de dons, gages
toute évidence intensifiés à partir du début politiques à l’œuvre dans les sociétés d’amitié et de fidélité. Comme les objets
du VIIIe siècle, avant que débutent les raids nordiques en ces siècles obscurs. La exotiques étaient sans doute particulière-
vikings. Dans un contexte général d’essor période qui précéda les raids vikings fut à ment prisés, les puissants et les ambitieux
devaient impérativement s’inscrire dans politiques, accueillirent voire appelèrent
les réseaux du grand commerce, ce qui des missionnaires, à commencer par celui
explique l’implantation des premiers dont le nom est resté attaché à la première
comptoirs commerciaux à proximité des mission nordique, le moine de Corbie
lieux de pouvoir. A n’en pas douter, les éli- Anschaire. Ces chefs entendaient ainsi
tes politiques, les marchands et les artisans nouer des alliances avec le pouvoir caro-
du Nord furent donc les premiers vecteurs lingien, pour s’en protéger, pour accroître
des influences chrétiennes en Scandinavie, leur prestige personnel ou pour obtenir un
avant les missionnaires. soutien leur permettant de s’imposer dans
Si on néglige l’incursion sans lendemain les luttes pour le pouvoir en Scandinavie.
que saint Willibrord, l’apôtre de la Frise, fit C’est ainsi qu’en 826, Anschaire prit la
en terre danoise au début du VIIIe siècle, route du Danemark à la suite d’un certain
ceux-ci n’entrèrent en scène qu’à partir des Harald Klak qui, alors que la compétition
années 820, au plus fort des raids vikings pour le pouvoir faisait rage en ce royaume,
sur les côtes occidentales. L’empereur avait sollicité l’aide de Louis le Pieux en
Louis le Pieux, assisté par l’archevêque de échange de son baptême. Par la suite, offi- 829 à Birka, une place commerciale située
Reims Ebbon, avait alors entrepris d’évan- ciellement investi de la mission nordique par au milieu du lac Mälaren, où séjournaient
géliser le nord de l’Europe, à la fois pour le pape et placé à la tête de l’Eglise de Ham- de nombreux marchands chrétiens.
pacifier ces régions plongées dans la bar- bourg, Anschaire se rendit à nouveau au Tous ces efforts ont permis à la fois la créa-
barie, pour poursuivre l’œuvre de son père Danemark vers 850, cette fois à la demande tion d’une Eglise officiellement investie de
Charlemagne et pour réaliser pleinement du roi Horik, qui, bien que fidèle à la religion la mission nordique, celle de Hambourg, et
la mission religieuse associée à la dignité de ses pères, autorisa le missionnaire à fon- sans doute la consolidation dans les comp-
impériale. Son zèle évangélisateur rencon- der des églises à Ribe et à Hedeby. Entre- toirs commerciaux du Nord de petites com-
tra en Scandinavie les intérêts d’un certain temps, répondant à l’appel d’un roi suédois munautés chrétiennes – en attestent les
nombre de puissants qui, pour des raisons nommé Björn, Anschaire s’était rendu en petits cimetières chrétiens découverts à 67
Birka et à Ribe –, mais à l’intérieur desquel- h
les la proportion de Scandinaves et de mar-
chands étrangers est inconnue. De manière
CAVALIER générale, il ne faut pas surestimer l’impor-
CÉLESTE tance des missions d’Anschaire, qui souffri-
A droite : la pierre rent tout à la fois de l’insécurité causée par
de Tjängvide, les raids vikings, responsables notamment
découverte en de la destruction de Hambourg en 845, et
1844 dans le des tensions qui travaillèrent le monde
Gotland, en Suède carolingien à partir des années 840.
(Stockholm,
Musée historique). La conversion
Au-dessus d’un De fait, un siècle entier se déroula entre la
navire viking, on mort d’Anschaire et la conversion des peu-
y voit Odin sur ples nordiques, terme qui désigne ici l’offi-
son cheval à huit cialisation de la religion chrétienne dans les
pattes. En haut : royaumes du Nord en voie d’unification. A
stèle viking peu près partout, elle fut l’œuvre de rois
représentant un fraîchement convertis, à l’instar du Danois
couple qui Harald à la Dent bleue, baptisé dans les
franchit les portes années 960. En Islande, où il n’y avait pas de
du Paradis, roi, la conversion procéda en 999 d’une
provenant décision prise par l’althing, l’assemblée des
de Kalmar, en hommes libres qui se réunissait tous les ans
Suède, période à Thingvellir. La conversion des Norvé-
chrétienne giens, particulièrement difficile s’il faut en
(Stockholm, croire la tradition des Sagas, fut l’œuvre de
Musée historique). trois rois : Håkon le Bon (v. 920-961) qui,
même avoir déjà un certain nombre d’adep-
tes au moment de la conversion officielle.
Il est possible également que les rois et
les missionnaires aient globalement fait
preuve d’une relative modération dans la
manière d’imposer le christianisme aux
populations, qu’il importait de ne pas trop
heurter pour éviter les résistances et les
réactions violentes. Ils leur en présentèrent
apparemment une version très simplifiée,
qui pouvait s’accorder avec les représenta-
EN COUVERTURE

tions religieuses traditionnelles. Loin de


toute subtilité théologique, elle mettait
résolument l’accent sur la figure du Christ
triomphant, à en juger par le décor sculpté
COEXISTENCE Ci-dessus, à gauche : amulette en forme de marteau de Thor de la pierre de Jelling ou par les strophes
(dite « marteau de Lugnås »), décorée avec des croix chrétiennes, découverte dans composées par les scaldes au temps de la
le Västergötland, en Suède (Stockholm, Musée historique). A droite : pendentif conversion de l’Ouest scandinave. Cette
crucifix provenant du Blekinge, au sud de la Suède (Stockholm, Musée historique). modération peut expliquer un fait que
l’archéologie a clairement mis en évidence :
la période de la conversion fut souvent celle

© GABRIEL HILDEBRAND, THE SWEDISH HISTORY MUSEUM. © THE SWEDISH HISTORY MUSEUM, CC BY-NC-SA. © ALAMY/HEMIS.FR.
élevé à la cour du roi anglo-saxon Æthels- modèles politiques qu’ils avaient pu y d’une coexistence religieuse entre chrétiens
tan, tenta d’imposer le christianisme à ses admirer et dont le christianisme était une et païens en Scandinavie. Des objets emblé-
sujets mais dut plier devant l’opposition composante essentielle. matiques le montrent à l’évidence, comme
68 des hommes de la région de Trøndelag ; Ils le firent en s’appuyant sur des mis- le marteau de Lugnås, une amulette en
h Olaf Tryggvason (v. 965-1000), farouche sionnaires venus de l’Europe entière, alors forme de marteau de Thor ornée de croix
chef de guerre, qui n’hésita pas à contrain- même que l’Eglise de Hambourg était tou- chrétiennes découverte dans le Västergöt-
dre ses sujets au baptême en faisant usage jours officiellement responsable de l’évan- land, ou bien le moule de stéatite retrouvé à
de la violence ; Olaf Haraldson (v. 995- gélisation des peuples du Nord. On y trouva Trendgården (Danemark), qui permettait
1030) qui, baptisé à Rouen en 1014, ter- des clercs venus de Germanie, un Normand, au forgeron de fondre indifféremment des
mina l’unification de la Norvège et fit en la personne de l’évêque Rodulf, qui marteaux et des croix.
du christianisme la religion officielle du accompagna saint Olaf en Norvège avant
royaume avant d’être victime de la révolte de se rendre en Islande, et un grand nombre Organisation de l’Eglise
d’une partie de son aristocratie, pour des de missionnaires originaires des îles Britan- Loin donc de marquer le terme de la chris-
raisons apparemment plus politiques que niques, au nombre desquels on repère des tianisation, la conversion inaugura une
religieuses. En Suède, dont l’histoire est très Anglo-Scandinaves, tel l’évêque Grimkel, à troisième et dernière phase de ce proces-
mal connue pour ces périodes reculées, le qui l’on doit la canonisation de saint Olaf. sus, celle de l’organisation des Eglises et de
premier roi chrétien fut apparemment On aimerait évidemment savoir com- l’enracinement du christianisme dans les
Olaf Skötkonung (vers 980-1022). ment les populations vécurent ce temps consciences. On ne peut ici en donner
Sauf en Islande, où la décision d’officia- de rupture politique et religieuse. Il y eut qu’une image impressionniste, l’essentiel
liser le christianisme fut sans doute prise apparemment de vives résistances dans les étant de montrer que certaines composan-
pour éviter l’éclatement de la société, par- régions de Scandinavie les moins ouvertes tes des sociétés scandinaves, au-delà des rois
tagée à la fin du Xe siècle entre chrétiens et sur l’extérieur, comme le Trøndelag nor- et des clercs, y participèrent très activement,
païens, la conversion fut donc l’œuvre de végien ou en Suède, autour du sanctuaire contribuant ainsi à intégrer pleinement le
rois qui travaillaient à la construction en d’Uppsala. Ailleurs, c’est-à-dire au Dane- Nord au reste de l’Europe chrétienne.
Scandinavie de vastes royaumes, poussant mark, dans le sud et l’ouest de la Norvège, Entre autres choses, la christianisation
jusqu’à son terme logique le processus de ou bien encore en Islande, la conversion ne conduisit à la redéfinition de l’espace scan-
concentration du pouvoir commencé semble pas avoir posé particulièrement dinave autour de villes qui étaient souvent
avant le début des raids vikings. Ayant problème. Dans ces contrées ouvertes sur les centres des diocèses et, à partir du
pour certains d’entre eux séjourné en l’extérieur et sans doute en contact avec les XIIe siècle pour l’essentiel, le point d’an-
Europe occidentale, à l’instar des rois de régions d’Europe occidentale colonisées par crage du monachisme nordique. Cette
Norvège évoqués plus haut, ils rêvaient les Vikings (Normandie, Danelaw), le chris- évolution se fit à des rythmes différents
sans doute d’importer dans le Nord les tianisme devait être bien connu et pouvait selon les régions. Alors qu’au Danemark et
BESTIAIRE Ci-dessus : la « Stavkirke » d’Urnes, en Norvège. Erigée au début du XIIe siècle,
cette église en bois est l’une des plus anciennes des vingt-huit conservées dans le pays.
en Suède, dans une certaine mesure, la Célèbre par ses décors sculptés, notamment des entrelacs d’animaux sur les panneaux
fixation des diocèses fut pour ainsi dire du mur nord, elle illustre l’adaptation locale de modèles provenant de l’art roman.
contemporaine de la conversion, en Nor-
vège et en Islande il y eut un décalage de
plusieurs décennies entre les deux phéno- dans les codes de lois des sections de lois C’est dire si les Scandinaves ne se conten-
mènes, si bien que les premiers évêques y religieuses (les kristenretter) qui, entre tèrent pas d’adopter passivement des cou-
furent sans doute itinérants jusque dans la autres choses, condamnaient avec la plus tumes religieuses venues d’ailleurs. Ils les
seconde moitié du XIe siècle. grande fermeté les réminiscences païen- adaptèrent à leurs propres besoins et à leurs
En parallèle, le Nord se couvrit d’églises, nes, comme la consommation de viande propres traditions, ce qui fut propice à la
dont les premières, construites en bois, de cheval ou l’exposition des enfants. Ce naissance d’une culture originale, mêlant
étaient de minuscules édifices souvent conformisme peut se mesurer par exemple apports nordiques et apports chrétiens,
fondés par de riches particuliers sur leurs à la coutume consistant à dresser des pier- qu’on retrouve notamment dans la poésie
domaines. Cette évolution est à nouveau res en mémoire des défunts, qui a connu scaldique religieuse des XIe-XIIIe siècles,
révélatrice du rôle joué par les élites socia- une vogue extraordinaire en Suède, en par- dont l’extrême raffinement, hérité des
les dans la christianisation du Nord. Il est ticulier dans la région de l’Uppland, au temps anciens, est mis au service de l’exalta-
très probable que les puissants, qui étaient XIe siècle. Ces pierres, qui portent des for- tion de Dieu, de la Vierge ou bien, dans le cas
sans doute dans la religion nordique mules stéréotypées conjurant Dieu et la particulier de la Norvège, de saint Olaf. 2
ancienne investis d’un rôle cultuel impor- Vierge d’aider l’âme d’un défunt, sont
tant, trouvèrent dans le christianisme un d’ailleurs révélatrices du rôle des femmes Agrégé et docteur en histoire médiévale,
moyen de faire perdurer leur pouvoir dans l’enracinement de la religion chré- Stéphane Coviaux est professeur d’histoire
social en fondant des églises. tienne en Scandinavie et elles nous permet- en classes préparatoires (khâgne)
Ils contribuèrent sans doute aussi au tent aussi d’apercevoir des pratiques reli- au lycée Joliot-Curie, à Nanterre. Spécialiste
façonnement progressif d’un conformisme gieuses spécifiques aux régions du Nord, de la christianisation de l’Europe du Nord,
religieux, auquel les rois et les évêques comme la construction de ponts, considé- il publiera prochainement, aux éditions Belin,
participèrent également en inscrivant rée comme un acte de piété majeur. un livre sur le sujet.
AU LONG COURS
Les Visiteurs d’outre-mer,
par Nicolas Roerich,
1901 (Saint-Pétersbourg,
Musée russe). Dans
la première moitié du
IXe siècle, les Varègues,
© FINEARTIMAGES/LEEMAGE.

d’origine suédoise,
empruntèrent les
rivières côtières de l’Est
baltique pour rejoindre
la Volga et le Dniepr
et atteindre la mer Noire
et la Caspienne.
La
Grande
TraverséePar Jacques Le Maho
Des raids d’exploration et de pillage
à l’occupation et au peuplement de nouvelles terres,
l’expansion scandinave s’étendit
de l’Islande à Constantinople. Et, au-delà des mers,
jusqu’au Groenland et à Terre-Neuve.
© JON ARNOLD/HEMIS.FR. © IMAGEBROKER/LEEMAGE. © WWW.BRIDGEMANART.COM.
EN COUVERTURE

72
h
près l’attaque du monastère de Lindisfarne en 793, les norvégiens de Dublin, qui exercent une sorte de protectorat sur

A raids des pirates venus de l’ouest de la Norvège se suc-


cèdent dans les îles Shetland, les Orcades et le nord de
l’Ecosse, puis sur la côte occidentale de l’Ecosse et les îles Hébri-
ces populations, n’auront de cesse qu’ils ne disputent aux Danois
le contrôle de ce royaume. Les Anglais ne leur laisseront cepen-
dant jamais la possibilité d’unifier durablement York et Dublin.
des. Retrouvant dans ces archipels un milieu très semblable Les Norvégiens échoueront également dans leur projet de
aux régions côtières de leur pays d’origine, propices à une éco- s’emparer de l’Irlande. A partir de quelques ports dont celui de
nomie pastorale et à des activités de pêche, les colons scandina- Dublin, qu’ils dotent de fortifications dès 840 pour protéger leur
ves ne tardent pas à venir s’y installer en grand nombre. L’omni- flotte, ils remontent les cours d’eau et multiplient les raids vers
présence des noms de lieux de type scandinave dans les îles l’intérieur du pays. Toutefois, bien que les querelles internes des
et sur la côte ouest témoigne encore aujourd’hui de l’ampleur de rois locaux nuisent à l’efficacité de leur défense, les contre-atta-
cette vague. Submergées, les populations autochtones sont ques de ces derniers sont souvent victorieuses. En 845, le chef
contraintes de se soumettre à la loi des nouveaux venus. Dès viking Turgeis, qui avait eu pour ambition de se rendre maître de
le milieu du IXe siècle, une principauté scandinave s’organise, la totalité de l’île, est capturé et exécuté. Un modus vivendi finit
avec les Orcades pour centre, sous la direction d’une famille de par s’établir entre les Vikings de Dublin et les pouvoirs locaux.
jarls (comtes) venus du pays de Møre, en Norvège occidentale. Après 872, les Norvégiens se contentent le plus souvent de tenir
Plus au sud, la mer d’Irlande offre d’autres débouchés aux fortement cinq ou six points de la côte, laissant l’intérieur du pays
entreprises des Norvégiens. Après les premiers raids d’explora- aux rois irlandais. Et quand, en 914, douze ans après avoir été
tion et de pillage, ils s’installent dans l’île de Man et y fondent un chassés de Dublin, ils récupèrent ces places, l’heure n’est plus à
petit royaume où va se développer une civilisation originale, la conquête de nouveaux territoires. Les Scandinaves ont perdu
issue de la rencontre entre la culture autochtone, marquée par le l’initiative, se voyant même contraints à maintes reprises à ver-
christianisme irlandais, et les coutumes et traditions scandina- ser un tribut aux rois irlandais pour conserver leur indépendance.
ves. Les Norvégiens sont également nombreux à venir s’instal- En 1014, la bataille de Clontarf, qui se solde par la défaite de
ler le long des côtes anglaises de la mer d’Irlande. A la suite d’un la coalition norvégienne, marque la fin de l’expansion viking en
nouvel afflux de colons en 902, consécutif à une victoire irlan- Irlande. Sur le plan culturel, les raids norvégiens en Irlande ont
daise sur les Scandinaves de Dublin, leur présence se renforce eu un effet destructeur, en mettant fin à l’exceptionnel rayon-
dans tout le secteur occidental du royaume de York. Les rois nement qui avait été depuis le VIe siècle celui des monastères
73
MER ANGLO-SAXONNE Ci-dessus : navire viking sur une pierre runique (Bork, Musée h
viking). Page de gauche : l’île de Saint-Patrick, reliée à l’île de Man, située en mer d’Irlande.
Les Vikings s’y installèrent à la fin du VIIIe siècle et y édifièrent une forteresse. L’église Saint-
Patrick et la tour ronde furent érigées au XIe siècle. A droite : broche de Roscrea, argent,
or et ambre, trouvée à Roscrea, en Irlande, IXe siècle (Dublin, Musée national d’Irlande).

de l’île, foyers intellectuels et centres de missions naguère


renommés dans toute la chrétienté. Paradoxalement, alors que
le fait urbain était à peu près inconnu dans leur pays d’origine,
l’apport majeur des Norvégiens en Irlande reste la création d’un
petit réseau de villes-Etats, qui constitue encore aujourd’hui
l’armature urbaine de l’île : Dublin, Wexford, Waterford, Cork,
et Limerick à l’embouchure du Shannon.
A partir de Dublin, les Norvégiens mènent dès 843 un raid en
direction de l’embouchure de la Loire. La base qu’ils y établis-
sent sert ensuite de tête de pont pour deux grandes expéditions
en Méditerranée. En 844, une flotte nordique descend vers le sud
jusqu’aux côtes du royaume chrétien de Galice et des Asturies,
où elle se heurte à une forte résistance locale. Elle poursuit alors
sa course le long des côtes du grand émirat omeyyade de Cor-
doue. Les Vikings parviennent à s’emparer de Lisbonne, puis de
Cadix, avant de remonter le Guadalquivir jusqu’à Séville, où la
puissante armée musulmane leur inflige une lourde défaite.
Treize ans plus tard, un second raid est mené vers l’Espagne,
sous le commandement des Danois, Hasting et Björn Côte-
de-fer. Ils parviennent jusqu’au détroit de Gibraltar, mettent à
sac Algésiras, pillent la côte marocaine, les îles Baléares et le
L’expansion scandinave VIIIe-Xe siècle
Vers le Groenland Océan
980 Arctique Bjarkoy
Comptoir de traite
ISLANDE Cercl LOFOTEN Lapons
ep olaire
Vers 860 arctiq
ue
Vers
l’Amérique FÉROÉ
du Nord Vers 800
(Vinland) ?
Vers 1000 Nidaros
SHETLAND
Vers 700 Norvégiens Bieloozero
Vers 750
HÉBRIDES Skiringssal
Ladoga
ORCADES Birka Novgorod

Mer du Izborsk Rostov Bolgar


870 Nord Suédois
Dublin Danois Mer Grobina
Limerick
MAN York Baltique
Cork ÉTAT DE Slaves
DANELAW RÜSTRINGEN Hedeby
EN COUVERTURE

876 Truso
Dorestad 826
© IDIX. © FINEARTIMAGES/LEEMAGE. © THE BRITISH LIBRARY/RUE DES ARCHIVES.

Océan Volg
911
Rouen
841 Vers 882 a
Atlantique Saint-Clair-sur-Epte Kiev
NORMANDIE Paris
Dniep
r Itil Mer
843 Casp.
Nantes
919 EMPIRE 909
CAROLINGIEN
ROYAUME Valence
DES ASTURIES
Luna 839
Fiesole
859 Pise Mer Noire
Lisbonne ÉMIRAT
DE CORDOUE Rome 860 907
Séville Constantinople
844 Cordoue
74 Cadix
Algésiras
h EMPIRE BYZANTIN ABBASSIDES
857
Le Pirée
Bagdad
Mer
250 km Méditerranée

Scandinaves Peuplement Conquête Zone d’expansion Expansion Expansion X Date X Date


scandinave scandinave des Varègues viking varègue d’apparition d’installation
(Vikings de Suède)

Roussillon. En 859, ils installent un camp d’hivernage dans une avec leur clientèle, leurs esclaves et leurs troupeaux, et y
île de la Camargue et remontent le Rhône au printemps, jusqu’à construisent une petite république aux institutions originales. Le
Valence. Ils sont cependant contraints de battre en retraite et pouvoir y est réparti entre différentes familles et la vie publique
mettent le cap sur l’Italie, où ils pillent Luna, avant de remonter s’y organise autour de grandes assemblées saisonnières réunis-
l’Arno pour mettre à sac Pise et Fiesole. Ils ne rentreront dans sant tous les hommes libres, les things. Le livre de la colonisation
leur base de Nantes qu’en 862, après avoir perdu une grande (Landnamabok), qui recueille à la fin du XIIe siècle les traditions
partie de leurs effectifs ; l’Espagne ne sera plus guère inquiétée, relatives à ces premiers colons, est le mémorial de ce qui reste de
et jamais plus les Vikings ne s’aventureront en Méditerranée. la page la plus pacifique de l’expansion du peuple scandinave.
Au nord des îles Shetland, les entreprises scandinaves ne
revêtent aucun caractère militaire : l’Atlantique est vide. L’archi- L’odyssée d’Eric le Rouge
pel des Féroé, dont les premiers occupants étaient des moines L’expérience islandaise va se révéler très utile lors de la colonisa-
irlandais, est colonisé par les Norvégiens vers le début du IXe siè- tion du Groenland. Repérée une première fois au début du Xe siè-
cle. Puis c’est le tour de l’Islande, découverte par hasard vers cle, cette terre est retrouvée vers 980 par Eric le Rouge, un banni
860. Cette grande île, dont le centre montagneux est inhospi- islandais qui, après avoir longé la côte orientale couverte de gla-
talier mais dont les bordures côtières sont propices à l’élevage, a ces, a la surprise d’apercevoir sur la côte ouest, mieux abritée,
un succès considérable auprès des aristocrates norvégiens, une étendue de prairies verdoyantes. Afin, dit-on, d’y attirer les
menacés par les débuts de l’unification monarchique dans leur colons, il donne à cette nouvelle terre le nom trompeur de Groen-
pays. Ils y accourent en grand nombre tout au long du Xe siècle, land, « pays vert ». Rentré en Islande, il parvient à convaincre
VAGUES NORDIQUES Page de gauche : partis de Norvège,
du Danemark et de Suède, les Vikings ont progressivement envahi
l’Europe occidentale et se sont installés durablement dans
certaines régions comme la Normandie, l’Islande ou le Groenland.
A l’est, ce sont essentiellement des Suédois, appelés Varègues
ou Rus, qui, dans leur progression vers la mer Noire et la Caspienne,
ont fondé, vers 860, Novgorod, berceau de la nation russe.
A droite : la grande armée varangienne, miniature tirée de Synopsis
historiarum de Jean Skylitzès, XIe siècle (Madrid, Bibliothèque
nationale). En bas : navire viking, enluminure extraite
d’un manuscrit saxon, vers 1050 (Londres, The British Library).

plusieurs centaines de compatriotes de faire le voyage. Les


occupants des 14 bateaux sur 25 qui ont pu franchir le cap
Farewell se fixent sur la côte ouest et y fondent deux colonies :
l’établissement de l’Est, et, 500 km plus au nord, l’établissement
de l’Ouest. Au début, les colonies prospèrent, grâce à un climat
relativement doux qui permet la culture des céréales dans quel-
ques lieux abrités. Mais à partir du début du XIVe siècle, le climat
se détériore et les glaces isolent les colons du continent parfois
pendant plusieurs années. En 1410, la colonie de l’Ouest est
éteinte et il n’y a plus que quelques survivants dans celle de l’Est.
Vers l’an mille, Leif Erikson, fils d’Eric le Rouge, quitte
l’Islande et part à la recherche des terres inconnues qui, vers
l’ouest, ont été aperçues une quinzaine d’années plus tôt par
un certain Bjarni. Selon les Sagas, il met le cap sur le nord-ouest
et rencontre un pays montagneux qu’il nomme Helluland, le
« pays des pierres plates », puis une région boisée qu’il baptise
Markland, le « pays des forêts », et enfin une terre où pousse une
sorte de vigne sauvage, à laquelle il donne le nom de Vinland, le
« pays de la vigne ». Ces régions appartiennent vraisemblable-
ment au littoral canadien, mais les descriptions, pleines de
réminiscences littéraires, ne permettent aucune identification
certaine. L’expédition de Leif et celles qui suivirent ne débou-
chèrent pas sur la fondation d’établissements permanents. successeur d’Oleg, nommé Igor – forme slavisée d’Ingvar –,
Daté du début du XIe siècle par le carbone 14, le célèbre site de est le dernier prince russe à porter un nom scandinave.
L’Anse aux Meadows, découvert en 1960 à la pointe nord de Leur installation à Kiev place les Rus à une courte distance
l’île de Terre-Neuve, semble n’avoir été occupé que l’espace des riches rivages de la mer Noire. En 860 et en 907, ils mènent
de quelques années. Il n’en reste pas moins que le nom de Leif deux raids manqués sur Constantinople. La seconde attaque
Erikson reste gravé dans la légende comme celui du premier aboutit à la conclusion d’un traité offrant aux marchands rus
Européen à avoir mis le pied sur le continent américain. des facilités pour commercer avec Byzance. Constatant les
qualités militaires des Rus, l’empereur Léon VI le Sage ajoute
La principauté des Varègues une clause prévoyant le recrutement de mercenaires rus dans
Connus sous le nom de Varègues ou de Rus, les Suédois de l’armée impériale. A la fin du Xe siècle, ceux-ci formeront le
la Baltique et des pays slaves de l’Est ont été tout à la fois des gros des troupes de la « garde varangienne », une unité d’élite
commerçants hors pair, des pillards sans vergogne et de de l’armée byzantine créée par l’empereur Basile II ; dans ses
redoutables guerriers. On les voit d’abord installer un comptoir rangs servira Harald le Sévère, qui deviendra roi de Norvège
au sud du lac Ladoga, non loin de l’actuelle Saint-Pétersbourg en 1046. Toujours en quête de nouveaux débouchés pour
(vers 750), puis fonder une grande ville marchande à Novgo- leurs entreprises de pillage et de commerce, les Rus de Kiev
rod, sur la rivière Volkhov. Le chef varègue Riourik en fait la passent des accords avec les Khazars pour traverser leur terri-
capitale de la principauté des Rus (vers 860). Ils continuent toire au nord-est de la mer Noire et font du portage de bateaux
ensuite leur progression vers le sud et, par le Dniepr, entrent en pour passer du Don à la Volga. Ils parviennent ainsi en mer
contact avec les Slaves de l’Ukraine. Aux environs de 882, le Caspienne, ce qui les mène, à l’extrême sud, jusqu’aux côtes
Rus Oleg, parent de Riourik, prend le contrôle de Kiev et en fait de l’émirat des Alides, au nord de l’Iran actuel.
la capitale d’un Etat unifié qui s’étend du golfe de Finlande jus-
qu’aux abords de la mer Noire. Bien que les Rus aient donné Les Danois débarquent
leur nom à la Russie, ils restent minoritaires dans ces pays et Chez les Danois, les entreprises de conquête se déroulent
leurs entreprises n’y sont pas suivies d’un mouvement de colo- généralement en trois phases. C’est d’abord celle des raids
nisation rurale comme dans les îles du Grand Nord. Leur assi- d’exploration et de pillage, puis, quand ils se heurtent à des
milation culturelle sera par conséquent très rapide : le fils et Etats organisés, celle de la soumission de la population locale
ÎLES BRITANNIQUES A gauche : carte du monde
anglo-saxon, XIe siècle (Londres, The British
Library). En bas : Harald aux Beaux Cheveux saluant
Guthrum, vers 1390 (Copenhague, Bibliothèque
royale). Page de droite : Les Danois attaquent
une ville anglaise, enluminure, vers 1130.

A York, les fouilles effectuées dans le quartier de Coppergate,


près de l’enceinte romaine abritant le centre administratif et
ecclésiastique de la ville, ont livré les vestiges remarquable-
ment conservés d’un faubourg artisanal et marchand du Xe siè-
cle, constitué d’habitations de plain-pied en matériaux légers,
avec un foyer central. Dans les campagnes, l’abondance des
noms de lieux de type scandinave reflète le dynamisme du peu-
plement danois. L’analyse linguistique a montré que cette
nomenclature est le résultat d’apports successifs, ce qui sug-
gère plusieurs phases de peuplement, et l’on y a vu les indices
EN COUVERTURE

de certaines mutations concernant le régime de propriété et le


mode d’exploitation des sols.

Les Normands en Gaule


Axe de première importance pour les liaisons commerciales
au versement de tributs. Enfin, quand le pays est épuisé, vient la entre le nord de la Gaule et les îles Britanniques tout au long du
phase de mise en exploitation directe : les Danois occupent le haut Moyen Age, le cours inférieur de la Seine, en aval de la
pays, puis, aussitôt que possible, tentent d’obtenir une recon- cité épiscopale de Rouen, est jalonné d’abbayes et de bourgs
naissance de droit public auprès du souverain local. Le baptême portuaires. Ces richesses suscitent la convoitise des pirates
et la promesse d’une collaboration militaire en sont générale- danois qui opèrent en mer du Nord depuis le début du IXe siè-
ment les principales conditions, acceptées sans trop de difficul- cle. Au cours d’un premier raid éclair en mai 841, ils remontent
tés, mais également, dans la plupart des cas, vite oubliées. Les la Seine jusqu’à Rouen, mettent la ville à sac, puis incendient
premières fondations danoises issues d’un accord de ce type, le le monastère de Jumièges avant de regagner la mer. La répé-
76 petit Etat de Rüstringen, à l’embouchure de la Weser (au nord de tition des attaques au cours des années suivantes et l’installa-
h Brême, en Allemagne), en 826, et ceux créés autour de Walche- tion des premiers camps d’hivernage normands dans le pays
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ren (à l’est d’Amsterdam) et de Dorestad (au sud-est d’Utrecht), de Rouen provoquent le départ des communautés monasti-
en 841et 850, n’auront qu’une vie éphémère. ques. Au début des années 860, toutes les abbayes situées en
En 866, une grande offensive danoise sur la côte orientale de aval de Rouen ont été évacuées.
l’Angleterre aboutit à la prise de York, qui devient dix ans plus La construction d’un pont-barrage sur le site actuel de Pont-
tard la capitale d’un royaume viking. En 878, le Danois Guthrum de-l’Arche, au confluent de l’Eure, n’interdit que provisoire-
l’Ancien, qui règne sur York, est défait par le roi anglais Alfred ment le passage aux flottes nordiques. En 885, la grande armée
le Grand. Ce dernier exige alors de Guthrum qu’il se fasse bapti- de Siegfried remonte jusqu’à Paris et entreprend le siège de la
ser et il obtient de lui que soit définie, par traité, la frontière entre cité. La défense héroïque des Parisiens sous le commandement
leurs deux royaumes, en vue d’instaurer des relations pacifiques du comte Eudes et, après l’élection de ce dernier à la royauté, sa
entre Anglo-Saxons et Vikings. Ce traité, qui ne sera formalisé victoire contre les Normands à Montfaucon-en-Argonne (888)
qu’après une seconde défaite de Guthrum en 886, est à l’ori- éloignent pour quelque temps la menace normande.
gine du Danelaw, qui place sous la loi danoise toute la partie de
l’Angleterre située au nord d’une ligne Londres-Chester. Au sein
de ce territoire dominent cinq villes fortifiées appelées les « Cinq
Bourgs », Leicester, Nottingham, Derby, Stamford et Lincoln.
Ce vaste Etat nordique ne gardera pas longtemps son auto-
nomie. Au début du Xe siècle, les rois de York doivent faire face
à plusieurs opérations de reconquête anglaise, dont une menée
par Edouard l’Ancien, fils d’Alfred, qui aboutit en 918 à la sou-
mission de tous les Danois résidant au sud de la Humber. Les
tentatives ultérieures des Vikings pour reprendre le contrôle
du Danelaw ne déboucheront que sur des succès éphémères.
Lasse de l’instabilité résultant des rivalités continuelles entre
les chefs nordiques, la population préférera s’en remettre à la
protection des souverains anglais.
L’archéologie et la toponymie ont fourni une contribution
majeure à l’étude de la colonisation danoise du Danelaw.
Il semble que le roi Eudes ait profité de ce répit pour reprendre
en main le secteur de la basse Seine. Les murailles antiques de
la cité de Rouen sont remises en état et la ville close devient une
vaste place de sûreté qui accueille non seulement les habitants
des faubourgs, mais aussi tout un flot de réfugiés en provenance
des ports de la basse Seine. A cette population civile, essentiel-
lement composée d’une classe artisanale et marchande, vien-
dront se joindre quelques groupes de religieux chassés du
Cotentin par l’offensive normande sur la ville de Saint-Lô en 889.
Sept ans plus tard, les Normands sont de retour sur la Seine.
Sous le commandement d’un certain Hundeus, un corps
expéditionnaire s’y engage pour mener une série de raids vers
l’Oise et le nord de la France. Le jeune roi Charles le Simple
croit pouvoir neutraliser le chef viking en le faisant baptiser
en 897, mais cela n’empêche pas les Normands de la Seine
de continuer leurs entreprises. Au cours des deux années sui-
vantes, des annales franques rapportent leurs dévastations en
Picardie, en Bourgogne et jusque dans le secteur de la Meuse.
Malheureusement, le récit de ces annales s’arrête en 899, de
sorte que bon nombre de questions restent en suspens au sujet
de cet obscur groupe viking.
Il semble cependant que, au cours de cette période, la basse
Seine lui ait servi de base de repli. Plusieurs sources indépen-
dantes de Dudon de Saint-Quentin, historien officiel du duché
au début du XIe siècle, situent le premier établissement des
Normands dans le secteur compris entre l’embouchure de la
Seine et le confluent de l’Andelle, secteur qui correspond très
précisément à l’aire de répartition actuelle des noms de lieux
d’origine scandinave sur les deux rives. L’hypothèse la plus frontière méridionale sera portée à la hauteur du cours de l’Epte,
probable est celle d’une réoccupation par les Vikings des ports dans le Vexin. Comme le spécifie un acte de l’abbaye de Saint-
fluviaux désertés, leur arrivée en nombre ayant sans doute Germain-des-Prés, la mission de Rollon et de ses hommes
entraîné le remplacement assez rapide des dénominations de sera d’assurer « la défense du royaume », c’est-à-dire de barrer
ces lieux par de nouveaux vocables de type nordique. la route à tout nouvel envahisseur. L’accord est conclu et scellé
La zone concernée correspond à une région administrative par des serments à Saint-Clair-sur-Epte, près du gué de la voie
carolingienne – le pays de Rouen, entre mer et Andelle –, ce qui antique de Rouen à Paris. Rollon tiendra promesse et, hormis
suggère un accord officiel du pouvoir royal, avec sans doute quelques troubles aux frontières de sa province, la région ne
une clause portant sur l’acceptation du baptême et une autre sera plus jamais inquiétée par les Vikings. A la concession ter-
spécifiant le maintien en la main du roi de la cité de Rouen et ritoriale de 911 s’ajouteront l’octroi du Bessin et du Maine à
des petits bourgs fortifiés de la Seine, où s’était rassemblée la Rollon (924), puis la cession du Cotentin et de l’Avranchin à
population marchande locale. La présence d’un comte caro- son successeur Guillaume Longue-Epée (933).
lingien à Rouen jusqu’aux premières années du Xe siècle et la Bien qu’une dynastie scandinave ait régné sur cette Norman-
découverte récente de plusieurs objets scandinaves en amont die qui doit aux Vikings jusqu’à son nom – Normannia, le pays
et en aval de la cité, comme celle d’un petit trésor viking daté des « hommes du Nord » –, l’influence nordique y est restée faible.
de l’extrême fin du IXe siècle, confirment l’instauration d’une La toponymie suggère une concentration des établissements
sorte de modus vivendi entre les deux populations. scandinaves le long des côtes, mais aussi une implantation rela-
Grâce au témoignage de quelques sources narratives et en tivement clairsemée à l’intérieur des terres. Dans l’ensemble, la
particulier au célèbre récit de Dudon de Saint-Quentin, le population viking semble être restée minoritaire et avoir très tôt
déroulement événementiel de la seconde étape de la fondation adopté la culture matérielle du pays : les traces archéologiques
du duché est un peu mieux connu. En 911, Rollon, le chef d’une de sa présence sont très peu nombreuses sur le sol normand. 2
bande de Vikings païens basée dans le pays de Rouen, subit
une lourde défaite à Chartres. Le roi Charles le Simple lui pro- Archéologue et historien spécialiste du haut Moyen Age, Jacques Le Maho
pose alors le baptême, en échange de quoi il recevra la ville de est chargé de recherche au CNRS, au Centre de recherches archéologiques
Rouen avec les prérogatives comtales et un territoire dont la et historiques anciennes et médiévales de l’université de Caen.
P ORTRAIT
Par Pierre Bouet

Rollon
L’ inventionde
la Normandie
En 911, le chef viking Rollon accepta de mettre un terme
EN COUVERTURE

à ses pillages en concluant un traité avec Charles le Simple.


Un acte qui marqua la naissance du duché de Normandie.

S’
il n’est qu’un des nombreux pira-
tes scandinaves qui terrorisèrent
l’Empire carolingien durant tout le
78 IXe siècle, Rollon est le seul chef viking à
h avoir réussi à fonder en terre franque une
principauté qui dura trois siècles, de 911 à
1204 : la Normandie est bien la « terre des
hommes venus du Nord », comme nous
l’apprend l’étymologie du mot.
Malgré la sup ériorité militaire de
l’immense Empire carolingien, qui s’éten-
© JEAN-PAUL DUMONTIER/LA COLLECTION. © COLL. J.VIGNE/KHARBINE-TAPABOR.

dait de la frontière du Danemark jusqu’à


Rome, les Vikings parvinrent, raid après
raid, à affaiblir considérablement sa puis-
sance et à s’approprier une grande par-
tie de ses richesses. Ils débarquaient à
l’improviste, souvent de nuit, de leurs navi-
res légers et bien profilés, qui les dépo-
saient sur n’importe quelle grève, et ils
étaient déjà repartis quand les Francs com-
mençaient à se rassembler pour riposter. Rollon, né vers 850-860, ne fut donc pas grave par le roi Harald aux Beaux Cheveux.
Encouragés par leurs succès, ils formèrent le premier chef viking à venir dévaster Ce Göngu Hrolfr, qui fut contraint de partir
des bandes de plus en plus nombreuses l’ouest de la France. De nombreuses bandes à l’aventure outre-mer, est présenté par les
avec le temps : quelques centaines d’hom- scandinaves l’avaient précédé, aussi bien Sagas comme le fondateur de la Norman-
mes vers 820, plusieurs dizaines de milliers dans les îles Britanniques que sur les riva- die et l’ancêtre des rois d’Angleterre : il s’agit
lors du siège de Paris en 885-886. Ils osèrent ges de France et d’Espagne. Nous avons peu donc bien de notre Rollon/Hrolfr, origi-
alors remonter les fleuves et attaquer les d’informations sur le personnage. Plusieurs naire de Norvège et qui fuit son pays natal
villes et les monastères les plus éloignés de Sagas, c’est-à-dire des épopées rédigées à la suite d’un conflit avec le roi du pays.
la mer, où étaient entreposés les trésors et en langue norroise, nous rapportent qu’un L’essentiel de ce que nous savons sur Rol-
les objets les plus précieux : il n’est guère de certain Göngu Hrolfr, fils d’un grand sei- lon nous est fourni par une source latine
région de l’Empire franc qui pût échapper gneur de la région de Möre (près de Trond- rédigée un siècle après les événements.
à une « visite » d’un commando viking. heim en Norvège), avait été exilé pour faute Dudon, un chanoine de Saint-Quentin,
vint, en 994, en ambassade à la cour nor-
mande de Rouen pour négocier avec le duc
Richard Ier. Il fut impressionné par ce duc
qui régnait déjà depuis cinquante ans. A la
demande de ce prince normand, Dudon
accepta de rédiger une histoire de ces hom-
mes, qui, venus du Nord, s’étaient convertis
à la foi chrétienne et avaient édifié une prin-
cipauté prospère. Cette « défense et illus-
tration » des Normands était d’autant plus
nécessaire, en cette fin du Xe siècle, que ces
descendants de Vikings avaient encore la
réputation d’être des pirates sanguinaires
et des destructeurs d’églises. C’est pour cor-
riger cette image négative que Dudon rédi-
gea l’Histoire des Normands (Historia Nor-
mannorum), œuvre de commande des-
tinée à réhabiliter le peuple normand et le
lignage issu de Rollon. Malgré son désir de
faire le panégyrique de Rollon et de ses suc-
cesseurs, Dudon nous rapporte une histoire
crédible en de très nombreux points, sous
un habillage quelque peu hyperbolique.

Des années de pillage


Rollon aurait séjourné en Angleterre durant
plusieurs années, avant de traverser la mer
du Nord pour aller avec ses compagnons
piller le territoire situé à l’embouchure du
Rhin et de la Meuse. Il serait arrivé en 876 en
vallée de Seine et se serait installé dans la
ville de Rouen, dévastée par d’autres bandes
scandinaves : l’archevêque de Rouen, aban-
donné par tous les cadres francs, aurait alors
demandé à Rollon de prendre sous sa pro-
tection la cité et la population. Pendant une
trentaine d’années (de 876 ou plus vraisem-
blablement de 880 à 910), Rollon ravage
sans scrupule la Neustrie, région située entre
la Seine et la Loire, ainsi que tout le centre de
la France. Il aurait même participé au siège
de Paris en 885-886. Il s’illustre en assiégeant
par deux fois la ville de Bayeux, en 886 et en
890 : lors du second siège, Rollon s’empare 1

LA CONVERSION D’UN CHEF VIKING


A droite : Le Baptême de Rollon en 912,
enluminure tirée des Grandes Chroniques
de Saint-Denis, XVe siècle (Toulouse,
Bibliothèque municipale). Page de gauche :
gisant du tombeau de Rollon, XIIIe siècle
(Rouen, cathédrale Notre-Dame).
La formation de la Normandie Anglo-Danois
840-960 Br
esl
Iro-Norvégiens e
840-960 Fécamp

Valognes Manche
Fontenelle

Epte
Rouen
Jumièges
Bayeux
Vire Saint-
Saint-Lô Lisieux Clair- accepté par les populations indigènes et
sur-Epte
Coutances
NORMANDIE les élites religieuses, il doit se convertir à la

Touques
Seine

e
foi chrétienne, comme le lui a conseillé

Risl
Di
ves Evreux
l’archevêque de Rouen. Il se fait alors bapti-
Or
Exmes
ne
Mont- Avranches Saint-Evroult Avre ser et exige cette même conversion de tous
Saint-
Michel ses compagnons qui abandonnèrent alors
Bretons
Domfront Sées Eure leurs cultes, leur langue, leurs coutumes
Vers 867 25 km et leurs traditions. La plupart, il est vrai,
comme Rollon lui-même, avaient déjà une
Territoire concédé à Rollon en 911 Frontières de la Normandie Colonisation
(diocèses de Rouen, Evreux, et Lisieux) du début du XIe siècle viking dense compagne indigène chrétienne et aussi des
Extension confirmée en 924 enfants élevés par leurs mères dans la foi
EN COUVERTURE

Limite de diocèse
(diocèses de Bayeux et de Sées) chrétienne. Dudon, qui nous rapporte en
Extension de 933 Limites de l’expansion Evêché détail les conditions de cette intégration à
(diocèses d’Avranches et de Coutances) bretonne de 867 à 933 la civilisation chrétienne des Francs, omet
de dire que cette conversion fut loin d’être
« un long fleuve tranquille » : même bapti-
de la cité et se serait uni « à la manière trêves de quelques mois. Rollon et le roi sés, certains Vikings continuaient en effet
danoise » (more danico) à Poppa, la fille du de France Charles le Simple concluent, vers leurs cultes et leurs traditions nordiques.
comte Bérenger. C’est de cette concubine, la fin de l’année 911, un traité qui met fin Rollon gouverne son comté durant une
qu’il épousera sur le tard, que naît Guil- à un siècle de pillage et de violence dans vingtaine d’années. Il se consacre à deux
laume Longue-Epée, son successeur. la vallée de la Seine. Au terme de longs et tâches prioritaires. En premier lieu, il éta-
Il a sous ses ordres des contingents sans âpres pourparlers, conduits par l’arche- blit des lois et le droit qui doivent permet-
cesse plus nombreux, sans doute plusieurs vêque de Rouen qui avait su gagner la tre de restaurer la paix publique et de créer
milliers d’hommes. Vers la fin du IXe siècle, confiance de Rollon, la paix est acceptée une véritable concorde entre les indigènes
80 les Vikings sont contraints de livrer de véri- par les deux parties lors d’une entrevue et les Vikings. Dans les terres laissées libres
h tables batailles rangées, pour lesquelles à Saint-Clair-sur-Epte. Rollon reçoit une par le départ des moines et des grands aris-
les armées franques sont mieux préparées terre « de l’Epte à la mer », correspondant tocrates, il installe ses compagnons et tous
qu’eux. Les Scandinaves, qui s’imposaient vraisemblablement à la plus grande partie ceux qui faisaient partie de son armée. Il
au début par des opérations rapides, doi- des diocèses de Rouen, d’Evreux et de impose son autorité en promulguant « la
vent désormais adopter de nouvelles tech- Lisieux. Il est reconnu officiellement com- paix de la charrue », qui oblige les paysans
niques de combat : voilà pourquoi, lors de me comte de Rouen, titre qui lui confère à laisser leurs instruments et leurs animaux
ces rencontres, les Vikings connaissent de tous les pouvoirs du roi dans son terri-
cuisantes défaites. C’est ce qui arrive à Rol- toire. Il reçoit également la jeune Gisèle,
lon devant la ville de Chartres, où il est fille du roi Charles, qui mourut avant que
écrasé par une coalition d’armées fran- le mariage ne fût consommé. Il lui est
ques, le 20 juillet 911. Selon une source enfin concédé une terre sous domination
latine de cette époque, Rollon aurait bretonne, « la terre bretonne » (corres-
perdu plus de 6 000 guerriers… pondant à la basse Normandie), comme
terre à piller. En échange, Rollon s’engage
Comte de Rouen à protéger la France des autres Vikings.
Epuisés par tant d’années de luttes, les Ce qu’il fera avec une grande efficacité.
Francs et les Vikings de Rollon aspirent à Cet accord politique fait de Rollon un
une paix définitive. Selon Dudon, ce sont prince indépendant, comme l’étaient alors
eux qui vont imposer à leurs chefs le prin- plusieurs princes comme le comte de
cipe d’une véritable négociation. Jusqu’à France ou le duc de Neustrie. Rollon com-
cette date, en effet, il n’y avait eu que des prend que, s’il veut conserver sa terre et être

PAYS NORMAND En haut : en échange de sa défense contre les raids d’autres Vikings,
Rollon reçoit de Charles le Simple, au traité de Saint-Clair-sur-Epte, en 911, un territoire
correspondant aux diocèses de Rouen, d’Evreux et de Lisieux. En 924, Rollon parvient
à étendre son territoire en obtenant les diocèses de Bayeux et de Sées. Son fils, Guillaume
Longue-Epée, rattachera, en 933, le Cotentin et l’Avranchin au duché de Normandie.
dans les champs sous la sauvegarde effi-
cace du duc. Toute personne qui manquait
à cette paix était condamnée à mort.
En second lieu, il veille sur la sécurité et
l’indépendance de sa terre, que les Francs
et en particulier les rois de France tentent
de récupérer. Il se comporte autant en
prince franc qu’en chef viking en lançant
des opérations pour accroître son terri-
toire. Il finit par acquérir les terres des dio-
cèses de Bayeux et de Sées en 924. En met-
tant la main, en 933, sur les diocèses de
© IDIX. © NHUAN DODUC. © THE BRITISH LIBRARY/LEEMAGE.

Coutances et d’Avranches, son fils Guil-


laume Longue-Epée acheva l’édification
d’une principauté que l’on prit l’habitude
de nommer la Normandie. Mais en sou-
mettant ces nouveaux territoires, corres-
pondant à la Basse-Normandie, Rollon et
ses successeurs durent imposer leur auto-
rité à des Vikings qui s’étaient établis de
leur propre initiative aussi bien dans le Bes-
sin que dans le Cotentin sans rien devoir
au comte de Rouen. Si dans la vallée de la
basse Seine, la majorité des Vikings étaient
originaires du Danemark, ceux de la Nor- 81
mandie occidentale venaient de Norvège, h
après avoir séjourné en Irlande. Ces Vikings
de l’ouest se révoltèrent souvent contre le ACCORD POLITIQUE
pouvoir des comtes de Rouen. Ci-dessus : L’Arrivée de Rollon en
concernent le monde de la mer. Ces termes Normandie, miniature extraite des
Une intégration rapide ont été intégrés à la langue française : flotte, Grandes Chroniques de Normandie,
On pourrait s’attendre à ce que les Vikings vague, havre, crique, homard, quille, carlin- 1460-1468 (Londres, The British
aient laissé de nombreux vestiges archéo- gue, hauban, varech, tanguer, etc. Library). On distingue sur la
logiques témoignant de leur présence Alors que toutes les autres fondations gauche la ville de Rouen. Page de
sur le territoire du duché de Normandie. vikings en Irlande et dans les îles Britanni- gauche, en bas : Le Traité de Saint-
Or il n’en est rien. L’absence de toute trace ques avaient été éphémères, la Normandie Clair-sur-Epte en 911 et Le Baptême
archéologique reste un mystère, qui s’expli- connut un développement exceptionnel de Rollon par l’archevêque Francon
que sans doute par la rapide intégration des pendant trois siècles, grâce au choix de de Rouen en 912, vitrail de l’église
Vikings à la civilisation franque. En revan- Rollon d’avoir voulu et imposé une inté- de Saint-Clair-sur-Epte, 1911.
che, l’apport de l’anthroponymie (noms gration complète à la culture chrétienne
de personnes comme Ozouf, Anquetil, de l’Europe carolingienne. C’est de cette
Renouf, Osmond, etc.) et de la topony- Normandie que partirent au XIe siècle les
mie (noms de lieux comme Bricquebec, hommes qui conquirent l’Angleterre avec
Honfleur, Yvetot, Monthuit, etc.) est très Guillaume le Conquérant (1066) et l’Italie À LIRE de Pierre Bouet
important : il est aisé d’en déduire précisé- du Sud et la Sicile avec les fils de Tancrède,
ment les lieux de colonisation et la densité dont Robert Guiscard (1040). 2 Rollon.
des implantations nordiques. Les Vikings se Le chef viking
sont principalement installés dans les zones Maître de conférences honoraire de l’université qui fonda
côtières : on rencontre peu de toponymes de Caen Basse-Normandie, Pierre Bouet est la Normandie
vikings au sud de Granville, dans le départe- spécialiste des historiens normands et anglo- Tallandier
ment de l’Orne, la région d’Evreux et le pays normands de langue latine (Xe-XIIe siècles).
224 pages
de Bray. La langue norroise n’a laissé qu’une Il a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire
19,90 €
petite centaine de mots qui, pour la plupart, du duché de Normandie.
D
ICTIONNAIRE
Par Alban Gautier, illustrations Benoît Blary

Par
le
le
fer
et par
feu
Ils se sont lancés à la conquête
EN COUVERTURE

des mers et ont fait trembler


pendant près de trois siècles
les rois et les peuples d’Occident.

RAGNAR LODBROK (IXe SIÈCLE ?)


Connu par d’innombrables Sagas et récits, Ragnar
Lodbrok (c’est-à-dire « aux braies velues ») est l’une
LES VIKINGS
des figures de chef viking les plus emblématiques.
82 Pourtant, son existence historique est extrêmement
h floue, malgré les rapprochements qui ont pu être
faits avec un personnage homonyme mentionné RIOURIK (MORT V. 880 ?)
au IXe siècle dans les Miracles de Saint-Germain. L’ancêtre des souverains russes est peut-être une figure
En réalité, tout ce qui est dit de lui, de ses deux légendaire. Le Récit des temps passés (ou Chronique de Nestor),
(ou trois) épouses et de ses nombreux fils apparaît composé dans les environs de Kiev au début du XIIe siècle,
dans des textes bien plus tardifs, dont les plus explique en effet que les souverains de Novgorod, de Kiev et de
anciens ne datent que du XIe siècle ; et ce n’est quelques autres principautés de la région descendent tous
que dans La Geste des Danois de Saxo Grammaticus d’un certain Riourik, originaire de l’actuelle Suède, qui se serait
et dans la Saga de Ragnar Lodbrok, textes du implanté à Novgorod au milieu du IXe siècle. Selon cette source,
XIIIe siècle, que le personnage et ses aventures sont les populations slaves de la région, divisées et incapables de
vraiment développés. Selon les différentes versions, s’entendre, auraient fait appel à ce chef scandinave et à ses frères
Ragnar est un roi ou un chef viking, danois ou pour les gouverner. De fait, les textes autant que l’archéologie
norvégien, que les circonstances amènent à s’exiler témoignent dès les années 820 de l’apparition de pouvoirs
ILLUSTRATIONS : © BENOÎT BLARY POUR LE FIGARO HISTOIRE.

et à entreprendre des expéditions de pillage outre- d’origine scandinave – on parle alors de principautés « rus »
mer. Il est tué par un roi anglais (en général nommé ou « varègues » – dans le vaste espace qui sépare la mer Baltique
Ælle ou Ella) qui le fait mourir de façon cruelle de la mer Noire. L’un de ces chefs s’appelait-il Riourik et a-t-il
et déshonorante (par exemple, en le jetant dans effectivement fondé la dynastie qui régnait à Kiev deux siècles et
une fosse aux serpents). Ses nombreux fils – qui demi plus tard ? Ce n’est pas impossible, d’autant plus que
portent des noms héroïques et hauts en couleur les noms de Riourik et de ses successeurs Oleg et Igor sont bien
comme Ivar Sans-Os, Sigurd Serpent-dans-l’Œil d’origine scandinave. Certains historiens ont d’ailleurs voulu
ou encore Björn Côte-de-Fer – décident alors l’identifier à un certain Roric, chef viking bien connu, actif en Frise
de le venger et exécutent son meurtrier avec dans les décennies centrales du IXe siècle, dont la carrière
des raffinements de cruauté. L’histoire de Ragnar est relatée par des textes francs contemporains ; mais ce
et de ses fils est tellement typique de l’image rapprochement est extrêmement hasardeux et doit sans doute
que l’on se fait du guerrier viking qu’elle a inspiré être abandonné. Reste donc la seule tradition slavonne, qui
certaines des œuvres contemporaines les plus fait remonter à ce personnage semi-légendaire la dynastie qui
connues, du film hollywoodien Les Vikings (1958) a fourni des grands-princes de Kiev, de Vladimir et de Moscou,
à la série télévisée Vikings (diffusée depuis 2013). puis des tsars de Russie, jusqu’au début du XVIIe siècle.
OHTHERE (FIN DU IXe SIÈCLE)
Les navigateurs vikings n’étaient pas seulement
des guerriers et des pirates. Le personnage d’Ohthere
(ou Ottar, pour lui donner son nom scandinave),
attesté à la fin du IXe siècle, montre toute la
complexité des relations entre les Scandinaves et
leurs voisins au début de l’époque viking. Ce
navigateur norvégien est originaire du Halogaland,
situé face aux îles Lofoten, à l’extrémité nord de
l’espace occupé par les Scandinaves. Ses ressources
sont considérables : il possède du gros et du petit
bétail, mais aussi des troupeaux de rennes ; il est en
relation avec des groupes de Sames (ou Lapons),
auprès de qui il se procure (plus ou moins par
extorsion) des fourrures et d’autres marchandises
précieuses des régions forestières de l’intérieur ; il
pratique aussi la chasse aux mammifères marins, en
particulier au morse dont il extrait les défenses. Tous
ces produits, il les vend sur les marchés du sud de la
Scandinavie, à Kaupang en Norvège ou à Hedeby
dans le Jutland. Ses nombreux voyages l’ont mené de
la mer Blanche à l’Angleterre et à la mer Baltique.
De fait, c’est en raison de son expertise géographique
que le roi des Anglo-Saxons Alfred le Grand l’a
interrogé (sans doute vers 890) sur ses activités et
sa connaissance des mers du Nord. Sa description,
qui nous a été transmise en vieil anglais, a alors été
intégrée à une des œuvres patronnées par Alfred :
la traduction de l’Histoire d’Orose, qui s’ouvre par
un tableau géographique du monde, aurait été très
incomplète sans ce beau récit de voyage.
83
h
HARALD À LA DENT BLEUE (V. 930-V. 986)
« Le roi Harald a fait ériger ce monument en mémoire de son père Gorm
et de sa mère Thyre. Ce Harald a conquis tout le Danemark et la Norvège,
et il a fait les Danois chrétiens. » Cette déclaration apparaît, gravée
en caractères runiques, sur une pierre dressée autour de 980 à proximité
de l’église de Jelling, dans le Jutland, berceau de la dynastie à laquelle
appartiennent Gorm l’Ancien, son fils Harald à la Dent bleue, puis ses
successeurs Sven à la Barbe fourchue et Knut le Grand. Harald, devenu
roi peu avant 960, s’y vante d’avoir unifié le Danemark, conquis la
Norvège et converti les Danois au christianisme. De fait, il est le premier
souverain à avoir étendu sa domination sur l’ensemble des principautés
qui, après lui, resteront unifiées au sein du royaume danois, et il a tenté
(avec moins de succès) de s’imposer comme arbitre des querelles entre
roitelets norvégiens. Pour affermir son pouvoir, il fait construire dans
plusieurs régions de son royaume de grandes forteresses circulaires.
Ouvert aux influences venues de Germanie et d’Angleterre, il a aussi
favorisé la fondation d’églises dans son royaume, et s’est lui-même
converti au christianisme, sans doute dans les années 960 sous la férule
du missionnaire saxon Poppon. La fin de son règne n’est pas aussi
glorieuse. Chassé du trône par son fils Sven, il se réfugie à Jomsborg
(l’actuelle Wolin, en Pologne), où il meurt peu après. On ignore d’où lui
vient son surnom Blåtand (littéralement « à la dent bleue » ou « à la dent
noire »), attesté à partir du XIIe siècle, mais ce sobriquet a récemment
connu une fortune tout à fait inattendue : sous la forme anglaise
Bluetooth, il désigne un standard de communication sans fil bien connu !

EGILL SKALLA-GRÍMSSON (MORT V. 995 ?)


A la fois guerrier et poète, Egill est en quelque sorte la figure par excellence
du héros viking tel que le rêvent les Sagas islandaises. Son existence historique n’est
pas entièrement assurée, même si elle est très probable ; de fait, son histoire, telle que
la rapporte la Saga d’Egill, écrite au début du XIIIe siècle par le grand écrivain islandais
Snorri Sturluson (qui se prétendait son descendant), est extrêmement romancée et
en grande partie imaginaire. Egill serait né en Islande au début du Xe siècle, dans une
grande famille d’origine norvégienne. Son grand-père, Kveld-Ulfr (nom qui signifie
Loup du Soir), et son père, Skalla-Grímr (c’est-à-dire Grímr le Chauve), en butte
ILLUSTRATIONS : © BENOÎT BLARY POUR LE FIGARO HISTOIRE.

à l’hostilité du roi Harald aux Beaux Cheveux, ont en effet choisi de s’établir en Islande,
une île où toutes les opportunités sont ouvertes à un lignage ambitieux, désireux
d’échapper à la tutelle royale. La carrière d’Egill est alors décrite comme celle d’un
chef viking typique, mais aussi d’un colonisateur modèle, ancêtre d’une famille de
notables islandais : expéditions de pillage à la tête d’une petite flotte ; engagements
comme mercenaire au service de plusieurs princes, en particulier en Angleterre ;
périodes de repos en famille dans sa ferme de Borg, dans l’ouest de l’Islande. Egill est
aussi un scalde, un poète doué qui sait selon les circonstances improviser des
strophes satiriques, d’éloge ou de déploration : Snorri cite dans sa Saga plusieurs
longs poèmes qui lui sont attribués, dont le magnifique Sonatorrek (Perte des fils),
composé après la mort prématurée de ses deux fils. Il meurt peu avant l’an mille,
alors que l’Islande est encore païenne. D’abord enterré dans un tumulus, son corps
est déplacé quelques années plus tard vers l’église nouvellement construite par
son gendre : sans doute était-ce un moyen de christianiser un peu ce personnage, que
ses descendants récemment convertis espéraient peut-être retrouver au paradis.
85
h

OLAF TRYGGVASON (V. 965-1000) ET OLAF HARALDSON (V. 995-1030)


La conversion des royaumes scandinaves au christianisme a été en grande partie menée à l’initiative des souverains,
comme Harald à la Dent bleue au Danemark (années 960-970). En Norvège, le nom de deux rois est resté associé à ce changement :
Olaf Tryggvason à l’extrême fin du Xe siècle, et Olaf Haraldson au début du XIe siècle. Les deux Olaf ont eu des carrières assez
semblables de chefs vikings, mais c’est le second qui a finalement été retenu par la postérité comme le principal évangélisateur de
la Norvège, sous le nom de « saint Olaf ». Olaf Tryggvason naît dans une Norvège qui n’est pas encore unifiée. Dans ses jeunes
années, il mène des expéditions de pillage dans de nombreuses régions, depuis Byzance jusqu’à l’Irlande en passant par l’Allemagne
du Nord. C’est pendant ces voyages qu’il se convertit au christianisme, probablement en Grèce. Entré au service du roi anglais
Æthelred II, il reçoit le baptême (ou peut-être la confirmation) en 994. Dès l’année suivante, il rentre en Norvège. Proclamé roi, il s’efforce
d’unifier les différentes provinces, d’éliminer ses concurrents et d’imposer le christianisme comme l’unique religion licite. C’est à son
instigation que les Islandais adoptent la nouvelle religion en 999. Mais Olaf s’est fait beaucoup d’ennemis : il est défait et tué à la bataille
de Svold en l’an mille. Quelques années plus tard, c’est un de ses lointains parents, Olaf Haraldson, qui relance l’entreprise conjointe
d’unification du royaume et de christianisation de sa population. Il se heurte aux ambitions des jarls païens de Lade, qui dominent le nord
du pays, ainsi que du roi danois Knut le Grand, qui cherche à s’imposer comme l’autorité suprême en Norvège : alliés, ils l’obligent
à s’exiler en Suède. Sa tentative de reconquérir son trône échoue, et Olaf est tué en 1030 à la bataille de Stiklestad. Mais sa mort n’est pas
une défaite à long terme. Dès 1031, Olaf est vénéré comme un saint et un martyr, et son culte se répand dans tout le nord de l’Europe,
de Londres à Novgorod. En Norvège, son fils Magnus puis son demi-frère Harald Hardrada s’appuient sur cette nouvelle dévotion pour
recueillir l’héritage de saint Olaf, maintenir l’unité du pays et étendre leur autorité sur toutes les colonies norroises de l’Atlantique Nord.
ÉRIC LE ROUGE (MORT V. 1003)
ET LEIF ERIKSON (MORT V. 1020)
Eric le Rouge et son fils Leif sont célèbres pour leurs expéditions
dans l’Atlantique Nord, qui ont entraîné la colonisation
du Groenland par les Scandinaves, ainsi que la première
apparition connue d’Européens sur les côtes de l’Amérique.
Leur histoire n’est malheureusement connue que par des
Sagas islandaises du XIIIe siècle, qui sont non seulement
tardives mais aussi fortement romancées : il est souvent
difficile de faire la part de l’imagination (parfois
débridée) des auteurs et de la transmission
d’informations fiables. Selon ces récits, Eric,
un Norvégien installé en Islande, aurait été
condamné à l’exil pour meurtre. Il se serait
alors dirigé vers l’ouest et aurait entamé
la colonisation d’une nouvelle terre, à laquelle
EN COUVERTURE

il aurait donné le nom de Groenland, c’est-à-dire


« vert pays », dans le but d’y attirer de nouveaux colons.
L’implantation a été de fait un réel succès, et les établissements
scandinaves du Groenland ont perduré au moins jusqu’au
XIVe siècle, avant de disparaître dans des circonstances qui ne
sont toujours pas élucidées. Quelques années plus tard, son
fils Leif aurait à son tour navigué vers l’ouest, découvrant une
terre appelée Vinland, c’est-à-dire « pays de la vigne ». On a
longtemps douté de la véracité de ces récits, à la fois dans leurs
détails et dans leur propos général. A partir de 1960, la fouille
archéologique de fondations de bâtiments de type viking
à l’Anse aux Meadows, sur l’île de Terre-Neuve, a permis de
vérifier qu’une partie au moins de ces textes correspondait
86 à des faits réels : des Scandinaves sont bien venus jusqu’en
h Amérique. Mais quant à savoir qui furent vraiment
Eric et son fils Leif, les sources ont été trop
lourdement réécrites pour nous permettre de le
faire avec un minimum de certitude historique.
KNUT LE GRAND (V. 995/1000-1035)
Le Danois Knut est connu pour avoir régné sur un immense « empire viking », le plus grand constitué
à cette période par un souverain scandinave, couvrant l’Angleterre (à partir de 1016), le Danemark (en 1018)
ILLUSTRATIONS : © BENOÎT BLARY POUR LE FIGARO HISTOIRE.

et plus épisodiquement la Norvège (à partir des années 1020). Il arrive en Angleterre à la fin de l’année 1013
en compagnie de son père, le roi danois Sven à la Barbe fourchue : en quelques semaines, ce dernier conquiert
le pays et en chasse le roi Æthelred II. Mais Sven meurt après moins de deux mois de règne. Le jeune Knut
(il n’a pas 20 ans) doit alors s’affirmer comme son héritier à la tête de la flotte danoise, puis reconquérir l’Angleterre
que son père avait brièvement tenue. Pour cela, il affronte les armées conduites par Æthelred, revenu d’exil,
et surtout par son fils Edmond Côte-de-Fer : la mort de ses deux concurrents en moins de deux ans lui permet
de s’imposer dès 1016 comme le seul souverain et d’y régner pendant vingt ans. Il réorganise alors l’administration
du royaume, plaçant des hommes de confiance aux postes clés, mais s’appuyant aussi sur des figures emblématiques
du régime précédent, comme l’archevêque Wulfstan d’York. Il se présente alors comme un roi des Anglais modèle,
conforme aux attentes de l’aristocratie anglo-saxonne : il légifère et rend la justice comme ses prédécesseurs,
patronne des églises et des monastères, et accomplit même un voyage à Rome. Son assimilation est facilitée
par ses deux unions : d’abord avec Ælfgifu de Northampton, issue d’un grand lignage aristocratique de l’est
du royaume ; puis avec la reine Emma, veuve d’Æthelred. Toutes deux lui donnent des fils, qui, après sa mort
en 1035, ne sauront pas s’entendre, et qui mourront jeunes. L’« empire » de Knut ne lui survit donc pas : dès 1042,
la dynastie d’Alfred est rétablie sur le trône en la personne d’Edouard le Confesseur, le dernier fils d’Æthelred.

87
HARALD LE SÉVÈRE (V. 1015-1066) h
Ce souverain norvégien du XIe siècle est souvent présenté comme
le dernier des grands rois vikings. Il est le demi-frère du roi Olaf
Haraldson, mieux connu sous le nom de saint Olaf, qui, après avoir tenté
de régner sur la Norvège et de convertir sa population au christianisme,
est mort au combat en 1030. La Norvège connaît alors une période
de soumission aux Danois, et Harald doit s’exiler. Réfugié en Europe
orientale auprès des princes de Novgorod et de Kiev, il entre bientôt au
service de l’empereur byzantin et il est placé à la tête de la « garde
varangienne », un corps d’élite basé à Constantinople et composé pour
l’essentiel de soldats d’origine scandinave. Après avoir servi Byzance
pendant une dizaine d’années sur des champs d’opérations très variés,
de la Sicile à l’Asie Mineure, il revient en Norvège en 1046 pour succéder
à son neveu Magnus. Son règne est celui d’un souverain chrétien
particulièrement brutal, ce qui lui vaut le surnom de Hardrada
(souvent traduit par « le Sévère » ou « l’Impitoyable », et qui signifie
littéralement « à la parole dure »). Au début de l’année 1066, à la mort
du roi anglais Edouard le Confesseur, il décide de tenter une invasion
de l’Angleterre. Il s’assure pour cela le concours de Tostig Godwinson,
un noble anglais très influent, le propre frère du nouveau roi Harold.
L’invasion commence bien et l’armée norvégienne s’empare de la ville
d’York. Mais l’armée anglaise, qui a marché vers le nord sous la direction
de Harold, surprend Harald et Tostig à Stamford Bridge, le 25 septembre
1066. Les Norvégiens et leurs alliés sont écrasés, Harald et Tostig sont
tués, et Harold remporte une immense victoire : la dernière tentative
sérieuse de conquête viking de l’Angleterre a échoué. Mais quelques
semaines plus tard, sur le champ de bataille de Hastings, c’est le duc
Guillaume de Normandie qui récoltera les fruits de cette ultime défaite.
LES OCCIDENTAUX

ANSCHAIRE DE BRÊME (V. 800-865)


La vie de saint Anschaire (aussi connu sous le nom d’Ansgar ou Anskar),
archevêque de Hambourg et Brême, considéré par la tradition catholique comme
l’« Apôtre du Nord », nous est principalement connue par l’œuvre de son élève
et successeur Rimbert, écrite une dizaine d’années après sa mort. Originaire
de Picardie, il est élevé à l’abbaye de Corbie, près d’Amiens, l’un des principaux
centres intellectuels du monde carolingien. En 826, l’empereur Louis le Pieux
le désigne pour faire partie d’un groupe de clercs envoyés au Danemark dans le but
de convertir ce royaume au christianisme. Cette première mission est un échec.
En 831, il est désigné pour être le premier titulaire du nouveau siège archiépiscopal
créé par l’empereur à Hambourg, dont la principale mission est l’évangélisation
EN COUVERTURE

des régions scandinaves. Rimbert raconte comment, pendant plus de trente ans,
Anschaire parcourt le Danemark et la Suède, cherchant à convertir les souverains
des petits royaumes et fondant des églises dans les ports de Birka (près de
Stockholm), Ribe et Hedeby (dans le Jutland). Or l’entreprise n’est pas sans dangers :
capturé par des pirates, menacé par des rois scandinaves peu désireux d’adopter
la religion des Francs, il doit aussi faire face à l’hostilité des autres évêques, qui
voient d’un mauvais œil la création du nouvel archevêché. La ville de Hambourg
est d’ailleurs détruite lors d’un raid viking en 845, et l’archevêque du Nord doit
se replier sur Brême, où ses successeurs ont continué de siéger jusqu’à la Réforme.

88
h

CHARLES LE CHAUVE (823-877)


Le long règne de Charles le Chauve (840-877) correspond aux premières
invasions vikings systématiques et à grande échelle sur l’actuel territoire
de la France. Dernier fils de l’empereur Louis le Pieux, écarté un temps de la
succession sous la pression de ses demi-frères, il a dû se battre pour obtenir,
à la mort de son père, une part de son héritage : au traité de Verdun en 843,
il reçoit la partie occidentale du royaume des Francs. Cette partie du royaume
est la plus exposée aux incursions des pirates scandinaves, qui remontent
l’Escaut, la Somme, la Seine ou la Loire. Charles adopte à leur égard une
politique pragmatique, car ils ne sont pas ses seuls adversaires : dans le grand
jeu politique qui l’oppose à ses frères Lothaire et Louis le Germanique, mais
aussi à son neveu Pépin, bien implanté en Aquitaine, les uns et les autres
n’hésitent pas à recourir aux services des armées vikings pour affaiblir leurs
concurrents, ou à se débarrasser d’un groupe de Normands en les envoyant
ravager les territoires de l’autre. Le roi cherche donc à mettre en défense
le territoire, faisant construire des ponts fortifiés (par exemple à Pont-
de-l’Arche sur la Seine) et confiant de grands commandements
régionaux à des aristocrates de confiance (comme Robert le Fort,
l’ancêtre des Capétiens, qui meurt en 866 en combattant
une bande viking). Son objectif principal n’est cependant pas
de lutter contre les incursions vikings, mais de s’affirmer
comme le principal souverain carolingien : il y parvient en 875,
quand il est couronné empereur à Rome par le pape Jean VIII.
Il meurt deux ans plus tard, laissant un royaume assez mal
préparé à soutenir les assauts des décennies suivantes.
LOUIS III (V. 864-882)
L’aîné des petits-fils de Charles le Chauve devient roi en 879,
après la mort prématurée de son père, Louis le Bègue : il n’est âgé
que de 15 ou 16 ans. Il doit alors partager le pouvoir avec son frère
Carloman : ce dernier reçoit la Bourgogne et l’Aquitaine, tandis
que Louis se voit confier la Neustrie et la région qu’on commence alors
à appeler la « France », c’est-à-dire, au total, l’ensemble des territoires
situés au nord du royaume, entre la vallée de la Loire et celles de l’Escaut
et de la Meuse. Ce sont, de très loin, les régions les plus exposées au
danger viking, et le roi est sommé par les grands laïcs et ecclésiastiques
de résoudre ce problème, qui n’a fait qu’empirer depuis la mort de
son grand-père. En 881, il écrase une armée viking à Saucourt-en-Vimeu,
au sud de l’estuaire de la Somme. Cette victoire – qui n’a pas eu de
conséquences à long terme – a donné lieu à la composition d’un poème
héroïque en langue germanique, le Ludwigslied (ou Chant de Louis), qui
célèbre la bravoure du roi. Mais celui-ci meurt accidentellement l’année
suivante, en août 882 : il serait tombé de cheval en poursuivant une
jeune fille de ses assiduités. Son jeune frère Carloman, qui lui succède
sans difficulté, ne lui survit qu’un peu plus de deux ans.

ALFRED LE GRAND (V. 849-899)


Tout au long de son règne (871-899), Alfred affronte à plusieurs reprises les armées vikings qui ont
envahi l’Angleterre en 865. Sa vie et son caractère nous sont connus par des sources variées, dont une
Histoire du roi Alfred écrite par l’évêque gallois Asser, mais aussi des écrits émanant du roi lui-même 89
ou de son entourage proche. Dernier des cinq fils d’Æthelwulf, roi des Saxons occidentaux (839-858), h
il n’était pas destiné à régner. Il accède néanmoins au pouvoir en 871, après la mort de tous ses frères
aînés, alors que la « grande armée » viking tente de conquérir un à un les royaumes anglo-saxons. Obligé
ILLUSTRATIONS : © BENOÎT BLARY POUR LE FIGARO HISTOIRE.

de conclure une paix humiliante avec les envahisseurs, il tente par la suite de s’émanciper de leur tutelle.
Il y parvient enfin en 878 : après une victoire décisive, il contraint le chef viking Guthrum à accepter
le baptême et à se retirer dans l’est de l’île. Ayant pris le titre de « roi des Anglo-Saxons », il consacre les
vingt dernières années de son règne à consolider son pouvoir. Il dote tout le sud de l’Angleterre d’un
réseau de places fortifiées, les burhs, qui formeront l’armature du réseau urbain anglais jusqu’à la révolution
industrielle ; il se dote aussi d’un embryon de flotte pour combattre la piraterie. A cette vigoureuse
politique de défense s’ajoute une politique culturelle tout aussi déterminée : le roi fait traduire ou traduit
lui-même en vieil anglais des textes majeurs de la culture latine et chrétienne, comme le livre des Psaumes
ou des œuvres de Grégoire le Grand et de saint Augustin. Enfin, c’est sous son règne et probablement
à son initiative qu’est rédigée la première histoire des Anglais, la Chronique anglo-saxonne. A travers sa
réaction à la menace viking, Alfred jette ainsi les bases politiques, militaires et intellectuelles de l’unité
anglaise, que son fils et ses petits-fils (en particulier Æthelstan dans les années 930) mèneront à leur terme.

Agrégé et docteur en histoire, Alban Gautier est maître de conférences en histoire médiévale
à l’université du Littoral Côte d’Opale (Boulogne-sur-Mer).

À LIRE
De la mer du Nord à la mer Baltique. Identités, contacts
et communications au Moyen Age, Alban Gautier
et Sébastien Rossignol (dir.), Institut de recherches historiques
du Septentrion/CEGES - Université Lille 3, 260 pages, 18,50 €.
ANIMAL DE COMPAGNIE
Cinq têtes d’animaux
en bois (ci-contre, l’une
d’elles) ont été trouvées
avec le bateau d’Oseberg
(page de droite). Fabriquées
dans des bois différents,
ces figures de proue avaient
pour fonction d’effrayer les

© KULTURHISTORISK MUSEUM, UIO/KIRSTEN J. HELGELAND. © KULTURHISTORISK MUSEUM, UNIVERSITETET I OSLO. © KULTURHISTORISK MUSEUM, UNIVERSITETET I OSLO/EIRIK IRGENS JOHNSEN.
esprits et d’impressionner
les populations locales.

Les objets présentés


dans ces pages sont
conservés au musée des
Navires vikings, à Oslo.

Il était un petit
Drakkar
Daté du IXe siècle, le navire
d’Oseberg fut découvert
par un fermier norvégien en 1903
dans un monticule funéraire.
Son excellent état de conservation
en fait le clou du musée
des Navires vikings d’Oslo.
SÉPULTURE À NAVIRE
Ci-contre et en bas :
le navire d’Oseberg fut
construit en chêne,
probablement au IXe siècle,
et pouvait accueillir
jusqu’à trente rameurs.
Dans une notice adressée à
l’Académie des inscriptions
et belles-lettres de Paris
en 1908, l’archéologue
Gabriel Gustafson se
montre enthousiaste quant
à la trouvaille : « C’était
© KULTURHISTORISK MUSEUM, UIO/MÅRTEN TEIGEN. © KULTURHISTORISK MUSEUM, UNIVERSITETET I OSLO : /OLAF VÆRING.

le tombeau d’une femme


(…). Ensuite, ce navire était
orné [avec] une richesse
extraordinaire (…). Toutefois, 91
ce n’était certainement H
pas un navire de haute mer
[mais] plutôt un navire
d’apparat. » Deux squelettes
de femmes y furent
en réalité retrouvés.
Pour pouvoir se déplacer
dans l’autre vie, la plus
importante des deux fut
enterrée avec un chariot,
ce qui explique la présence
d’un harnais (page
de gauche, en bas) dont
la sangle était garnie
de motifs guerriers (page
de gauche, au centre).
T ÉLÉVISION
Par Marie-Amélie Brocard

Serial
Vikings
La télévision s’est emparée du phénomène viking
à travers deux séries, Vikings et The Last Kingdom,
EN COUVERTURE

qui plongent dans la vie quotidienne des hommes


du Nord. Entre pillages, batailles et vie agricole, les
aventures de Ragnar remportent un succès mérité.

D
ans les terres baltiques de la fin du terres à coloniser, Vikings embarque avec en salue la réussite. L’historien souligne
VIIIe siècle, Ragnar Lodbrok est un succès le téléspectateur à la découverte en effet la qualité de la recherche d’authen-
guerrier valeureux qui ne parvient d’un monde méconnu. ticité, notamment dans les costumes et
pas à se satisfaire des expéditions vers les C’est à l’Anglais Michael Hirst, à qui l’on l’habitat mais aussi dans l’usage des lan-
92 contrées de l’Est et qui ne rêve que d’aller doit déjà notamment Les Tudors, que gues anciennes, puisque chaque fois que
h vers l’ouest : là où les légendes disent que la chaîne américaine History Channel a deux peuples se rencontrent, pour mani-
les terres regorgent de richesses. A bord confié en 2013 la tâche de faire redécou- fester les incompréhensions mutuelles,
d’un navire révolutionnaire, plus léger et vrir ces guerriers venus du Nord dans une sont utilisés le vieux norrois, le vieil anglais
plus rapide, il aborde le nord de l’Angle- série alliant action et rigueur historique. ou le vieux francique. Vikings participe à
terre et pille le paisible monastère de Lin- Le succès a été au rendez-vous dès la pre- déconstruire les mythes sur les hommes
disfarne, d’où il ramène comme esclave un mière saison et a permis la poursuite de du Nord encore ancrés dans l’imaginaire.
moine, Athelstan. Au fil de ses discussions l’aventure, puisque la cinquième saison Peuple brutal, certes, ils n’étaient pas pour
avec ce jeune prêtre qui devient bientôt sera diffusée à la fin de l’année 2017. autant les barbares que l’on croit.
son ami, Ragnar apprend à mieux connaî- Ses créateurs ne se sont pas contentés de Tout un monde se dévoile ainsi au télé-
tre une culture et une foi qui lui sont étran- mettre en scène des aventures palpitantes. spectateur. Si cela devient moins vrai avec
gères et en tire astucieusement parti pour Ils ont effectué un vrai travail de recherche le temps, les deux premières saisons – les
les expéditions suivantes. Entre luttes de pour puiser à toutes les sources connues. meilleures – sont l’occasion de se confron-
pouvoir en terres danoises et expéditions Maître de conférences à l’université Paris- ter aux coutumes des Vikings, à leur mode
en Angleterre puis en Francie à la recher- Sorbonne, spécialisé dans la mythologie de vie, leur grande brutalité mais aussi leur
che de richesses à piller mais également de nordique et les Vikings, Pierre-Brice Stahl sens de l’honneur, leur courage face à la
mort. En même temps que son fils Björn,
PHOTOS : © 2013 TM TELEVISION PRODUCTIONS LIMITED/T5 VIKINGS PRODUCTIONS INC. ALL RIGHTS RESERVED.

Ragnar nous initie au fonctionnement de


la société nordique : on assiste aux assem-
blées où sont prises les décisions de gouver-
nement, les things ; à l’entrée dans le monde
adulte symbolisée par l’obtention d’un bra-
celet grâce auquel le jeune Viking est habi-
lité à prêter allégeance à son seigneur et à
prendre part aux discussions ; on participe à
des procès, à l’exécution des sentences, aux
hommages rendus aux morts. On découvre
parallèlement la vie agricole des Vikings,
puisque Ragnar est d’abord un fermier et
qu’il rêve autant de richesses que de terres
fertiles à cultiver. L’artisanat est également
présent avec des scènes de forgeage, de
tissage, etc. L’ingéniosité des hommes du
Nord est mise à l’honneur avec la présenta-
tion de techniques de navigation pour les-
quelles ils étaient en avance sur l’Occident EN RANGS SERRÉS Ci-dessus et en haut : la série Vikings, de Michael Hirst, ne se complaît
chrétien : compas solaire, pierre de soleil et pas dans les clichés : chez les hommes du Nord, pas de casques à cornes ni de mœurs
bien sûr leurs navires, issus ici de l’esprit fou barbares. Loin de présenter les Vikings comme des guerriers sans foyer, la série évoque
du menuisier Floki, qui peuvent aisément fidèlement le mode de vie en Scandinavie. Des procès aux rites funèbres, toutes les
s’aventurer en haute mer comme remonter coutumes sont scrupuleusement montrées à l’écran. Page de gauche : l’affiche de la série,
à l’intérieur des terres par les fleuves. avec, de gauche à droite : le roi Egbert ; sa belle-fille Judith ; Floki, constructeur de bateaux
Le statut de la femme, forte, participant surdoué et ami de Ragnar ; la seconde épouse de Ragnar et leur fils ; Ragnar ; son fils
aux combats, pouvant demander le Björn ; la première épouse de Ragnar et mère de Björn, Lagertha ; le nouveau compagnon
divorce, parfois même gouverner, est au de cette dernière, Jarl ; le frère de Ragnar, Rollo, et sa femme Gisla, fille de Charles le Gros.
PHOTOS : © 2013 TM TELEVISION PRODUCTIONS LIMITED/T5 VIKINGS PRODUCTIONS INC. ALL RIGHTS RESERVED.
L’HISTOIRE AU CŒUR Malgré une chronologie confuse – mais apparemment
intentionnelle –, une géographie parfois approximative et quelques clichés sur l’Occident
chrétien, la série Vikings (ci-dessus et ci-contre) a été amplement saluée pour son
EN COUVERTURE

réalisme historique. Quant à The Last Kingdom, de Bernard Cornwell (page de droite),
elle plonge le téléspectateur dans l’autre camp, celui des Saxons, et donne
à voir la naissance du royaume d’Angleterre, entre mythes et légendes scandinaves.

cœur de la série avec Lagertha, la guerrière bel officier dans son lit tandis que le comte
au bouclier, première épouse de Ragnar. A Eudes fait découvrir à sa maîtresse sa cave
travers les yeux du moine Athelstan, on est très Cinquante nuances de Grey…
initié peu à peu à la mythologie nordique :
Odin, dieu souverain, dont Ragnar pré- Une chronologie
tend descendre et qui guide sa destinée, le fantaisiste
Walhalla, ce paradis des guerriers que tous Personnage semi-légendaire concentrant
appellent de leurs vœux, Ragnarök, le « cré- les traits de plusieurs chefs vikings réunis
94 puscule des dieux », dont la seule évocation en un seul, Ragnar Lodbrok est autant
h provoque aussitôt un silence hostile… dessiné à partir des récits horrifiés des siège de 885 puisque c’est le comte Eudes
Quand Athelstan reviendra en Angleterre Occidentaux que des Sagas norroises qui qui dirige la résistance franque. Quant au
et servira le roi Egbert, à son tour il initiera le le célèbrent. Les créateurs de la série profi- frère de Ragnar, Rollo, il se révèle être Rol-
roi curieux des pratiques nordiques, conti- tent de la richesse de ces vies multiples lon auquel Charles le Simple confia en 911
nuant ainsi à instruire le téléspectateur. pour établir un scénario qui concentre sur la défense de la Normandie contre ses
Michael Hirst confirme par ailleurs son inté- sa personne presque tout ce qu’on sait des propres compatriotes. Il mettra, de fait,
rêt pour le fait religieux déjà manifesté dans chefs vikings. Si les premiers épisodes per- son frère en échec quand celui-ci reviendra
Les Tudors par la place importante donnée mettent en principe au spectateur de pour un deuxième raid sur la capitale fran-
aux discussions sur Dieu et les dieux, même situer l’action dans le temps, la série débu- que en compagnie de Harald aux Beaux
si un mysticisme de pacotille dessert parfois tant en 793 avec le pillage de Lindisfarne, Cheveux (roi de Norvège entre 872 et 933).
malheureusement la qualité de la série. première expédition viking connue en L’empereur des Francs est par ailleurs un
On sera peut-être un peu plus réservé Occident et qui ouvre donc l’ère viking mélange de Charles le Chauve – puisqu’il
sur le traitement des sociétés occidentales dans l’historiographie, toute datation dis- se présente comme le petit-fils de Char-
chrétiennes par un scénario qui retombe paraît rapidement. Et pour cause ! La sai- lemagne –, Charles le Gros – empereur au
facilement dans les habituels clichés anti- son deux oppose Ragnar au roi Egbert qui moment du siège de Paris –, et Charles
religieux, avec des personnages parfois a régné sur le Wessex de 802 à 839 et fait le Simple – qui négocia avec Rollon ! Björn,
caricaturaux, des décors anachroniques : à face aux premiers raids vikings. Ce dernier le fils aîné de Ragnar, part enfin à la décou-
Rome, on est ainsi manifestement déjà en est allié au roi Ælle qui régna sur la Nor- verte de la Méditerranée (859). Si on en
pleine Renaissance au VIIIe siècle ! Quant à thumbrie dans les années 860. Ragnar est juge par l’âge des protagonistes, l’ensem-
la cathédrale de la capitale française où le lui-même accompagné du roi Horik, roi ble de ces événements semble se dérouler
peuple de Paris vient demander son salut du Danemark de 813 à 854. On assiste à la pourtant en une vingtaine d’années.
face aux démons du Nord, son architecte naissance du futur Alfred le Grand (vers A la confusion chronologique répond
avait apparemment déjà découvert plus 849) à qui est attribuée une ascendance également celle de la géographie puisque
de trois siècles avant l’apparition de l’art tout à fait fantaisiste. Au cours des saisons Suède, Danemark et Norvège semblent
gothique le secret des grandes ouvertures trois et quatre, les guerriers vikings mènent ici ne former qu’un unique pays, des élé-
ornées de vitraux. On essayera enfin de ne leurs navires jusqu’à Paris dont le siège ments de relief ou de toponymie étant pris
pas s’arrêter sur le passage obligatoire et mêle des éléments de l’attaque de 845 – la indifféremment à l’un ou l’autre de façon
totalement gratuit où l’empereur met un dysenterie que contracte Ragnar – et du à créer un environnement correspondant
PHOTOS : © CARNIVAL FILM & TELEVISION LTD.
la signature de la paix avec les Danois. On
le retrouve dans la saison deux libérant
selon la légende l’esclave danois destiné à
devenir le roi Guthred de Mercie ; assistant
au mariage d’Æthelflæd, la fille d’Alfred, à
Æthelred de Mercie, tandis que se dessine
en filigrane son futur destin de reine de
Mercie ; prêtant une oreille distraite à
Æthelwold, neveu d’Alfred et fils de son pré-
décesseur, qui tente sans succès de rallier le 95
à l’idée que l’on se fait des terres vikings : sur le champ de bataille, il est adopté par un guerrier dans une course à la couronne qui h
fjords, montagnes… chef danois, Ragnar (qui n’est pas Lodbrok). prendra toute son ampleur sous le futur
Loin de desservir la série, ces approxima- Elevé comme un Danois, il voit, devenu règne de son cousin Edouard l’Ancien et
tions sont, aux yeux de Pierre-Brice Stahl ce adulte, sa famille d’adoption massacrée par probablement dans les prochaines saisons.
qui en fait la force. « Cette liberté prise avec la un ancien vassal de Ragnar, qui lui en fait por- The Last Kingdom ne se prétend pas docu-
chronologie permet de présenter l’âge viking ter la responsabilité. Rejeté et pourchassé mentaire historique. Mais, en reprenant de
dans son ensemble. Toutes les légendes sont par les Danois, Uthred n’a d’autre choix que façon romancée nombre d’événements
rassemblées. Les anachronismes sont délibé- de rejoindre le Wessex et de mettre son épée et de légendes qui entourent la naissance
rés afin de présenter l’ensemble de l’épopée au service d’Alfred, le tout nouveau roi du du royaume d’Angleterre, la série permet
viking à travers Ragnar et ses fils. De la même Wessex. Saxon pour les Danois, Danois pour d’effectuer une plongée dans ces temps
façon que les Sagas norroises prenaient des les Saxons, il n’a la confiance totale de per- troublés qui voient émerger l’unité d’un
libertés. On est dans la même démarche. » sonne. Il réussit pourtant rapidement à se royaume qui s’établit et tire sa légitimité de
positionner comme un pion indispensable la résistance à l’invasion et à l’occupation
De l’autre côté du mur dans la réalisation du grand rêve du souve- viking. A défaut d’une rigueur historique
de boucliers rain : l’unification de l’Angleterre. absolue et malgré certaines lourdeurs dans
En complément de Vikings, la série The Last En suivant les aventures de ce guerrier l’exploitation des questions religieuses, c’est
Kingdom fait office de petite sœur. On y de fiction, on participe à chaque étape de une introduction efficace à un univers où
retrouve d’ailleurs un certain nombre de la création du nouveau royaume. Uthred une relation complexe lie politique, reli-
personnages qu’on y a vus naître. Adapta- assiste à l’avènement et au couronnement gieux et royauté. Le rythme est soutenu, les
tion de la série littéraire à succès The Saxon du roi Alfred le Grand ; il est l’élément intrigues bien menées, les décors et costu-
Stories de Bernard Cornwell, la série britan- déterminant de la victoire de Combwich mes convaincants, les personnages souvent
nique entraîne le téléspectateur dans le où il exécute le chef Ubba, fils de Ragnar plus complexes que ne le laissaient soup-
camp d’en face. Un demi-siècle après les évé- Lodbrok ; il sauve le roi Alfred et sa famille, çonner leurs premières apparitions. On
nements de Vikings, alors qu’en Angleterre réfugiés dans les marais d’Athelney après la attend avec impatience la suite. 2
seul le royaume du Wessex échappe encore prise de Chippenham et organise avec lui la Vikings, 4 saisons, 49 épisodes,
à l’occupation danoise, Uthred de Beb- contre-attaque ; il est en première ligne de diffusée sur Canal+ et Canal+ Séries.
banburg est le fils d’un seigneur de Nor- la grande bataille d’Ethandun débouchant The Last Kingdom, 2 saisons,
thumbrie. A 11 ans, après la mort de son père sur le baptême du chef viking Guthrum et 16 épisodes, diffusée sur Numéro 23.
C
INÉMA
Par Geoffroy Caillet

Classé
sans suite
Guerriers valeureux ou barbares sanguinaires, les Vikings
EN COUVERTURE

ont offert au cinéma quelques aventures palpitantes.


Mais de Kirk Douglas aux blockbusters actuels, la trajectoire
du film viking ressemble fort à une dégringolade.

I
l avait fallu des décennies de westerns,
96 de films de pirates et d’aventures exoti-
h ques pour que Hollywood s’intéressât
enfin aux hommes du Nord. On était déjà
en 1958, et cet engouement était moins
le fait d’une politique de studios que d’un
© COLLECTION CHRISTOPHEL/COLUMBIA PICTURES CORPORATION © RUE DES ARCHIVES/RDA.

homme : Kirk Douglas, dont la propre


société, Bryna Production, porta Les
Vikings sur les fonts baptismaux, sous la
houlette du réalisateur Richard Fleischer
(qui l’avait dirigé en 1954 dans Vingt mille
lieues sous les mers).
Adaptés d’un roman d’Edison Marshall,
Les Vikings sont un authentique coup de
maître. Puisant allègrement dans diffé-
rentes Sagas scandinaves pour ressusciter
le semi-légendaire roi Ragnar Lodbrok
(Ernest Borgnine), le film met en scène la CLOCHE D’OR Page de droite : Kirk Douglas, magistral dans Les Vikings (1958). Ci-dessus :
rivalité de ses deux fils (Kirk Douglas et la rocambolesque chasse à la cloche d’or entre Vikings et Maures dans Les Drakkars (1964).
Tony Curtis) et leur lutte contre le roi Ælle Entre ces deux films, les Italiens inventèrent le « viking spaghetti » (en haut).
de Northumbrie avec une vitalité excep-
tionnelle. Mais sa réussite tient tout autant
à sa beauté visuelle, rehaussée par le format Difficile de rivaliser avec un tel modèle, raconte la lutte entre les Vikings et les
long du Technirama et par la qualité de la et il fallait bien Jack Cardiff, directeur de la Maures pour la possession d’une mysté-
reconstitution, Fleischer ayant dégagé son photographie des Vikings, pour s’y risquer rieuse cloche d’or géante, dissimulée aux
film de tout folklore trop appuyé. On ne brillamment en 1964 avec Les Drakkars. abords des colonnes d’Hercule. Le résultat
trouvera donc pas ici de casques à cornes, Tiré de la saga romanesque Orm le Rouge, est échevelé en diable, tant par son scéna-
mais des assauts haletants, dont le plus du Suédois Frans Gunnar Bengtsson, cet rio trépidant que par la qualité de son cas-
fameux, tourné à Fort-la-Latte, appartient excellent film d’aventures, sorte de fusion ting hétéroclite : Richard Widmark y est
aux scènes d’anthologie. du film de Vikings et du film exotique, opposé au sultan joué par Sidney Poitier (!),
tandis que les beautés brune et blonde
Rosanna Schiaffino et Beba Loncar (l’auto-
stoppeuse naturiste allemande du Cor-
niaud…) jouent les utilités en favorite du
sultan et en fille de roi viking.
Il faut dire qu’entre 1958 et 1964, les Ita-
liens s’étaient intercalés. Après avoir accli-
maté le péplum à la sauce spaghetti (Les
Travaux d’Hercule, 1957) et avant de faire
subir le même traitement au western
(Pour une poignée de dollars, 1964), un
éphémère filon viking était né à Cinecittà
dès 1961 pour exploiter le succès du film
de Richard Fleischer. Faute de Kirk Dou-
glas (trop cher), les producteurs italiens
appâtèrent sous le soleil de Rome Cameron
Mitchell, un infatigable second couteau
de Hollywood, faux blond mais authenti-
que abonné aux séries B. Aussitôt, scéna-
ristes et réalisateurs concoctèrent pour
lui et pour quelques autres une flopée de
films à petit budget : Le Dernier des Vikings
et La Ruée des Vikings (1961), Les Vikings
attaquent (1962), Erik le Viking (1965) ou
Duel au couteau (1966). Le viking spaghetti
était né et, une mode chassant l’autre, dis-
parut presque aussitôt.
Il faut revoir ces bandes de cinéma de
quartier pour comprendre la géniale folie
du cinéma commercial italien des années
1960. A grand renfort de teinture blonde,
les figurants italiens au poil noir y sont
métamorphosés à peu de frais en hom-
mes du Nord et leurs femmes affublées comme la suite allait le montrer. En 1967, et du fameux poème épique anglo-saxon
d’impayables crinières peroxydées. Pour le Britannique Don Chaffey se risque à un Beowulf ), Le 13 e Guerrier est un échec
corriger l’azur éclatant de la Méditerra- mensonger La Reine des Vikings, tourné en artistique et commercial. Hélas, il allait
née, où sont tournées les scènes en exté- Afrique du Sud avec l’affriolant top model servir d’étalon pour la postérité cinémato-
rieur, on abuse, en studio, de plans de rac- finlandais Carita, où l’on n’aperçoit pas graphique des Vikings. De La Légende de
cord noyés sous des tombereaux de l’ombre d’un Viking. En 1969, son compa- Beowulf (Robert Zemeckis, 2007) à Outlan-
brumes artificielles. Les fourrures synthé- triote Clive Donner s’intéresse sans grand der, le dernier Viking (Howard McCain,
tiques et les casques ailés parfaitement succès à Alfred le Grand, vainqueur des 2009), de Thor (Kenneth Branagh, 2011) à
légendaires inondent l’écran, jusqu’à flir- Vikings. En 1971, la Turquie ose un innom- Hammer of the Gods (Farren Blackburn,
ter dangereusement avec une adaptation mable Tarkan contre les Vikings, que la 2013), ils ne naviguent plus désormais
filmée d’Astérix… Quant au scénario, il se charité interdit de commenter. Thorvald qu’entre la science-fiction la plus frelatée
limite le plus souvent à échafauder des le Viking ferme le ban en 1978, et il faut et l’heroic fantasy la plus grotesque. Le tout
aventures qui, n’étaient les « par Thor ! » attendre Le 13e Guerrier de John McTier- à la sauce blockbuster, loin du charme puis-
et « par Odin ! » lancés à tout bout de nan en 1999 pour voir à nouveau à l’écran sant du film de Richard Fleischer ou fauché
champ, pourraient aussi bien se situer les guerriers nordiques. des nanars italiens. Pas sûr que les hom-
dans le Grand Ouest américain, sous les Adaptation bancale du roman de mes du Nord y aient gagné au change, et ce
tropiques, dans l’Antiquité gréco-romaine Michael Crichton Le Royaume de Rothgar n’est sans doute pas un hasard si c’est à la
ou l’Italie médiévale… (récit inspiré de l’histoire d’Ibn Fadlan, télévision et à la série Vikings de Michael
Sitôt né, le film de Vikings était donc authentique ambassadeur du calife de Hirst que revient de porter aujourd’hui le
devenu un sous-genre du film d’aventures, Bagdad auprès des Bulgares de la Volga, flambeau de leur épopée.2
L IVRES
Par Charlotte de Gérard, Marie-Amélie Brocard et Jean-Louis Voisin

Vikings
en poche
La Progression des Vikings, des raids à la colonisation
Textes rassemblés et présentés
par Anne-Marie Flambard Héricher
EN COUVERTURE

A partir de 789, la convoitise des richesses et des ressources de


l’Occident a poussé les Vikings à opérer des séries de raids, bientôt
devenus entreprises de colonisation de la presque totalité du monde
connu. Ce recueil de textes signés de spécialistes des Vikings, tels
Stéphane Lebecq, Pierre Bauduin, Pierre Bouet ou Jacques Le Maho,
Hommes, mers et terres éclaire à merveille le lecteur sur la formation territoriale des établissements scandinaves
du Nord au début du Moyen en Europe du Nord-Ouest, sur le caractère de ces invasions et sur les rapports entretenus
Age (deux volumes) entre envahisseurs et populations autochtones. CdG
Stéphane Lebecq Publications de l’université de Rouen, 2003, 224 pages, 20 €.
Passionné depuis l’enfance par
les Vikings, devenu l’un des tout
meilleurs spécialistes du haut Les Vikings. Régis Boyer
Moyen Age, Stéphane Lebecq a réuni Mettre les casques à cornes au placard et en finir avec l’image de Barbares
98 dans ces deux volumes ses principaux brutaux buvant dans les crânes de leurs ennemis : telle est l’ambition
h articles. C’est dire l’ampleur et de Régis Boyer, fondateur de l’Institut d’études scandinaves. Dans cet
l’intérêt des sujets évoqués : origine ouvrage de référence, il cherche à rendre justice à un peuple qui est
de l’expansion, organisation de la société, passé à la postérité à travers les récits de ses victimes, qui voyaient en lui
christianisation, routes commerciales… le « fléau de Dieu ». Avec un soin méticuleux, il revient aux origines,
En s’appuyant au plus près sur remettant en question l’ensemble des sources existantes pour ne garder
les sources, ce tableau aussi savant que les plus fiables afin de dresser un portrait vivant au plus près
qu’accessible permet au lecteur de cette société atypique dans le monde médiéval, qui a fait trembler l’Occident. M-AB
de cerner les différentes facettes Perrin, « Tempus », 2015, 442 pages, 10 €.
d’une civilisation fascinante. CdG
Septentrion, 2011, 272 et 326 pages,
25 € (chaque volume). Les Vikings. Pierre Bauduin
Ils ont surgi à partir du VIIIe siècle
sur les rivages de l’Occident, les terres
Les Vikings. Histoire, mythes, dictionnaire de l’Atlantique nord et même en Orient.
Régis Boyer Pourquoi et comment ont-ils franchi
Ouvrage de référence d’un éminent spécialiste des Vikings la mer ? Comprendre l’essor des raids
récemment disparu, ce copieux dictionnaire entend démêler le vikings, c’est se pencher sur un contexte
vrai du faux en réévaluant, notamment à l’aune de l’archéologie économique et politique alors en
et de la critique textuelle, les mythes qui entourent les hommes pleine évolution. C’est ce que fait ici
du Nord. Le Viking y apparaît sous le jour nouveau d’un « commerçant de longue date », Pierre Bauduin par le
qui vise à bouleverser une historiographie scandinave d’abord centrée sur la figure biais de courts chapitres
du pillard et du conquérant. Si l’entreprise n’évite pas toujours le risque de recréer thématiques, qui
un mythe inversé, l’œuvre est généreuse et passionnante et fait ressortir la difficulté assurent au lecteur une
d’obtenir un juste équilibre entre tableau longtemps noirci et idéalisation à rebours. CdG plongée accessible dans
Robert Laffont, « Bouquins », 2008, 928 pages, 29,50 €. l’épopée des hommes
du Nord. CdG
PUF, « Que sais-je ? »,
2014, 128 pages, 9 €.
Rollon. Le chef viking qui fonda Les Invasions. Le second assaut contre l’Europe chrétienne
la Normandie. Pierre Bouet VIIe -XIe siècles. Lucien Musset
Figure incontournable parmi les En s’attachant non seulement aux assauts vikings, mais aux autres
chefs vikings, Rollon reste l’incarnation invasions en Europe occidentale du VIIe au XIe siècle (Bulgares,
mythique du guerrier valeureux et sage. Hongrois, Slaves, Sarrasins), Lucien Musset montre que celles-ci
Bercé par les exploits des anciens débouchèrent sur un accroissement et une extension des Etats
de l’autre côté de la mer, c’est d’abord chrétiens. Partant, elles furent « la condition du renouveau interne qui
un conquérant comme tant d’autres forme la charnière entre le haut et le bas Moyen Age ». Dans ce tableau, il réserve une place
qui viennent ravager l’Angleterre de choix au rôle politique des Vikings, fondateurs du duché de Normandie en 911. CdG
et l’ouest de la France. Mais en 911, PUF, « Nouvelle Clio », 1965, 304 pages, d’occasion.
la paix qu’il signe avec Charles le Simple
marque un tournant dans le processus
d’expansion viking. Car le traité de Saint- Vikings. A la conquête du monde celtique. Jean Renaud
Clair-sur-Epte ne marque pas seulement Vers l’ouest, les Vikings se heurtent aux pays celtiques : l’Ecosse et ses
l’origine du duché de Normandie, mais îles, l’Irlande, le pays de Galles, la Cornouaille, la Bretagne continentale.
bien le début d’une acculturation rapide Pays qui portent d’ailleurs des noms dérivés de leur appellation viking :
entre les deux peuples, au point que, ainsi Irland est le pays des Irar (Irlandais). En s’appuyant sur les travaux
vingt ans plus tard, le norrois ne sera les plus récents, l’auteur, qui a dirigé le département d’études nordiques
même plus parlé à Rouen. Une biographie à l’université de Caen, aborde toutes les questions. Comment les
passionnante de l’homme d’une époque Vikings considéraient-ils ces terres ? Colonisation, pillage ? Quels furent
qui ne l’est pas moins. CdG les rapports entre les populations, entre paganisme et christianisme ?
Tallandier, 2016, 224 pages, 19,90 €. Nuancée, riche de cartes, en particulier sur la toponymie, une synthèse
précieuse sur un sujet peu abordé, écrite dans une langue parfaite. J-LV
Ouest France, 2017, 272 pages, 15 €.
Vikings. Des premiers raids à la 99
création du duché de Normandie h
Jean Renaud
Depuis les terres normandes, c’est Saga d’Eiríkr le Rouge, La Saga
sur la partie franque de l’histoire viking Saga de Hávardr de l’Isafjördr, de Ragnarr lodbrók
que se concentre Jean Renaud. Dans Saga de Gísli Súrsson (3 volumes) Traduite et présentée
un ouvrage richement illustré, il nous Traduites par Régis Boyer par Jean Renaud
invite à suivre l’aventure viking en revenant Fleurons méconnus de la littérature Equivalent nordique
sur les conditions dans lesquelles se sont médiévale islandaise des XIIe et des chansons de geste
effectuées leurs premières incursions. XIIIe siècles, les trois Sagas traduites ici qui célébraient les hauts
Il s’attarde sur le personnage du chef Rollon, par Régis Boyer relatent les aventures des faits des chevaliers
le Barbare devenu duc, et l’implantation Norvégiens des Xe et XIe siècles, ancêtres médiévaux, les Sagas
à sa suite des hommes du Nord dans des Islandais. Véritable vivier de mythes, chantent les exploits des grands héros
l’ouest de la France. Montrant comment, ces récits épiques et envoûtants font mythiques du Nord. Ragnarr en est
de conquérants, ils surent devenir Francs, défiler amour et vengeance, bravoure sans doute l’une des figures majeures,
il souligne ce paradoxe que non contents et trahison : autant de sentiments qui guerrier à nul autre pareil dont la légende
de donner leur nom aux terres qui leur animent des héros perpétuellement s’est forgée autant aux bords des
furent cédées, ils ont contribué à en forger forcés de choisir entre la soumission fjords que dans les cours occidentales.
l’identité future. M-AB et le défi au destin. Une lecture Les seuls à pouvoir rivaliser avec lui seront
Ouest France, 2016, 240 pages, 15 €. savoureuse et intemporelle. CdG ses propres fils. Avec les commentaires
Gallimard, « Folio 2 € », 112 pages, 96 pages et la postface de Jean Renaud, qui restitue
et 146 pages, 2 € chacun. le contexte historique, La Saga de Ragnarr
lodbrók et le Dit des fils de Ragnarr
dévoilent l’âme norroise. M-AB
Anacharsis, « Griffe Famagouste », 2017,
156 pages, 9 €.
C HRONOLOGIE
Par Albane Piot

La Saga
des Vikings
Ils fondirent sur l’Occident avec fracas à la fin
EN COUVERTURE

du VIIIe siècle. Deux siècles de guerres et d’intégration


donnèrent à l’Europe un nouveau visage.

789 Des bateaux vikings, c’est-à-dire de pira- est officiellement investi de la mission nor- d’un danegeld (tribut) de 7 000 livres
tes venus de Scandinavie, sont aperçus au dique par le pape. Dans les années 830, d’argent. Ragnar rentre au Danemark.
large des côtes de l’Angleterre méridionale. intensification des raids vikings sur l’Irlande. Saintes, sur la Charente, est mise à sac ainsi
793 Le 8 juin, mise à sac du monastère 834 Les Danois mettent à sac la ville de que Tarbes, sur l’Adour, puis Bordeaux en
de Lindisfarne, en Northumbrie : date Dorestad, en Frise. 848 et Périgueux en 849.
conventionnelle du départ du mouve- 8 3 5 Des Vikings entament une série 850 Seconde mission d’Anschaire au Dane-
100 ment viking. Les monastères de Jarrow et d’attaques qui va durer une trentaine mark. Le roi Horik autorise le missionnaire
H de Iona (côte nord de l’Angleterre) subis- d’années sur l’Angleterre. Ils s’en prennent à fonder deux églises, une à Hedeby,
sent le même sort. à Noirmoutier. Repoussés une première une autre à Ribe.
7 9 5 Raid viking dans les environs de fois en août par le comte Renaud, ils revien- 8 5 1 Pour la première
Dublin, en Irlande. nent à la charge en septembre et s’instal- fois, une armée danoise
799 Attaques vikings en France, sur les lent dans le monastère abandonné. hiverne en Angleterre.
côtes vendéennes. 840 Des Vikings, norvégiens semble-t-il, Beauvais est pillée.
808 Le roi danois Godfred détruit la ville font de Dublin une de leurs bases. Les Vikings arrivent en
slave de Reric, au sud de la Baltique, et 841 Pillage de Rouen. Frise avec une grande
développe Hedeby, un poste de traite 843 Prise de Nantes et mise à mort de l’évê- flotte, attaquent et
créé par des marchands frisons, au sud du que Gohard dans sa cathédrale. Des Vikings, descendent l’Escaut,
Jutland (partie continentale du Dane- sans doute originaires du Vestfold, en Nor- puis la Seine.
mark), qui deviendra le grand comptoir vège, ravagent l’Aquitaine et hivernent à 853 Fondation
marchand des Vikings. Noirmoutier. Partage de l’Empire caro- d’un royaume nor-
810 Le même Godfred ravage la côte de lingien entre les trois fils de Louis le Pieux, dique à Dublin.
la Frise. Il est assassiné. Lui succède son lors du traité de Verdun. Nantes, Angers
neveu Hemming. 844 Attaques vikings en Bretagne. Remon- et Tours sont
814 Mort de Charlemagne. tée de la Garonne jusqu’à Toulouse. Incur- pillées.
815 Louis le Pieux profite de troubles sions en Galice. Le roi Raedwulf de Nor-
apparus au Danemark à la mort du roi thumbrie est tué par les Vikings. Les Vikings
Hemming pour envahir le Jutland. attaquent Gijón en Espagne, mais sont
VERS 820 Des Vikings tentent de débar- brutalement refoulés et doivent battre
© SIGTUNA MUSEUM. © IDIX.

quer en Europe du Nord-Ouest et en en retraite. Ils s’en prennent alors à Séville


France, notamment en baie de Seine, mais qu’ils mettent à sac, mais sont repoussés
sont repoussés. par les musulmans.
826 Première mission du moine de Corbie 845 Les Vikings incendient Hambourg,
Anschaire en Scandinavie, au Danemark, ravagent Rouen, font le siège de Paris.
puis à Birka en 829 (au milieu du lac Mäla- Charles le Chauve obtient de leur chef
ren, à l’ouest de Stockholm). Par la suite, il Ragnar qu’ils épargnent la ville en échange
Les Vikings en France Gand
852
Thérouanne 879

e ns
861

égi
879
881 Arras
No Danois
rv
842 883
Manche Quentovic 851 859
Fécamp Beauvais 859 881 881 Corbie
Rouen 882 890 863 Saint-Quentin
Fontenelle Amiens
841 856 ASSAUTS A partir
852 852 Reims
Bayeux 858 845 845 859
886 841 857 856 882 Noyon 891 des années 840, et pendant
Saint-Lô 890 Jumièges 876 861 890
856 Pîtres 885 Melun
une vingtaine d’années,
Brest 936
Dol 939 857 858
Evreux 865
Paris 861 la Francie occidentale est
913 Trans
Landévennec 875 866 910 856
856 Sens 887 Langres harcelée sans répit par
Rennes 869 Chartres 865 les Vikings, notamment lors de
854 Le Mans 868
Vannes 880 843 852 Orléans 865 la grande invasion des années
853 854 Saint-Benoît
853 853
Nantes 919 Angers 856 Blois
888
852-865. Charles le Chauve
869 867
937
855 903 910 Dijon confie des commandements
820 Bourges
835
820 863 Tours militaires à de puissants
Bouin 865
Noirmoutier 868 FRANCIA aristocrates et parvient
Poitiers OCCIDENTALIS à obtenir une relative accalmie
Angoulême
Océan Saintes 845
863 845
863 854 Lyon jusqu’en 879. Mais dès
Limoges 864 Clermont
Atlantique 865 863
898 la fin des années 870, les raids
865 849 Périgueux
iens

863 reprennent et épuisent


rvég

Bordeaux 840 860 Valence la Francie et la Rhénanie.


No

845 Les Scandinaves commencent


848
863
864 Rodez
à s’installer sur le territoire
s
Danoi franc. Mais les accords de
Dax 860 Arles
845 844 Saint-Clair-sur-Epte (911) entre
Tarbes 863 Toulouse
845 Charles le Simple et le chef
viking Rollon débouchent sur
is
100 km no l’intégration des « Normands »
Da

Mer Méditerranée
au royaume. A gauche : Le
Francia occidentalis Axes de pénétration scandinave (Danois et Norvégiens) Viking de Sigtuna, sculpté dans
x Date d’une attaque viking Danois Norvégiens
une corne d’élan, XIe-XIIe siècles
(Sigtuna, musée de Sigtuna).

101
854 Les Danois incendient Blois. à sac les villes italiennes de Luna, Pise et 878 Alfred le Grand inflige, à Ethandun, H
855 Des Vikings s’attribuent la plus grande Fiesole avant de rentrer à Nantes, leur une défaite au Viking danois Guthrum.
partie de la Frise. D’autres pénètrent dans base, en 862, après avoir perdu de nom- Celui-ci accepte de se faire baptiser,
Bordeaux et harcèlent l’Aquitaine, arrivent breux hommes. frappe monnaie (sous le nom d’Edelia ou
à Poitiers mais y sont battus. 861 Troisième attaque de Paris. Edeltan, soit Æthelstan) et finit par régner
856 Deuxième siège de Paris. Les Vikings 863 Expéditions sur Angoulême, Limoges, sur l’Est-Anglie.
hivernent sur l’île de Jeufosse, non loin de Périgueux, Poitiers. 879 Une « grande armée » danoise arrive
Mantes-la-Jolie. 865 Date du premier danegeld versé par en Flandre et se rend de Cambrai à Reims.
859 Attaques sur Amiens et Narbonne ; l’Angleterre aux Vikings. 881 Après avoir incendié Arras, Amiens et
des Vikings passent par le détroit de 866 Mort de Robert le Fort, duc de Neus- Corbie, les Vikings sont défaits par Louis III
Gibraltar et arrivent en Camargue. Des trie, à la bataille de Brissarthe qui l’oppo- et Carloman II à Saucourt-en-Vimeu, à
Danois ravagent Amiens et le couvent de sait aux Vikings. Il laisse deux fils, Eudes une quinzaine de kilomètres à l’ouest
Saint-Valery. D’autres attaquent Noyon. et Robert. d’Abbeville. Les rescapés de l’armée viking
V ERS 860 L’Islande, sans doute déjà 867 Les Vikings s’emparent de York. Atta- se replient alors sur la Meuse et établissent
habitée par des ermites irlandais, est que rus sur Byzance. un camp à Elsloo, non loin de Maastricht.
découverte par des Scandinaves (Norvé- 868 Pillage d’Orléans. Les habitants de De cette base, ils attaquent Cologne, Aix-
giens en majorité). Elle ne sera officiel- Poitiers mettent les Vikings en fuite. la-Chapelle, Coblence.
lement colonisée qu’en 874 par Ingolf 871- 899 Dates du règne d’Alfred le Grand 882 Charles le Gros, accompagné d’une
Arnarson. Le mouvement d’occupation de Wessex. Il est le premier à organiser, forte armée, met le siège autour de ce
systématique du pays durera jusqu’en avec succès, une résistance aux pillards camp. Il entame des négociations et verse
930. Le chef varègue ou rus (termes dési- scandinaves. 2 800 livres contre la promesse des Danois
gnant les Suédois de la Baltique et des 874 Les Byzantins et les Rus concluent un de ne plus attaquer son royaume. Les
pays slaves de l’Est) Riourik fait de la ville traité de commerce. Les Rus acceptent de Vikings acceptent et vont établir une nou-
marchande de Novgorod la capitale de la prendre un évêque. velle base à Condé, dans le royaume de
principauté des Rus. 876 Les Vikings morcellent la Northum- Carloman, fils de Louis le Bègue. De là ils
860 Versement par Charles le Chauve brie. Fondation du royaume de York et for- attaquent Laon, Noyon, Soissons, Amiens.
d’un tribut de 6 000 livres aux Vikings. mation du Danelaw (la province où règne Plus au nord, le Rus Oleg, parent de Riou-
Chassés de Camargue, les Vikings mettent la loi, law, des « Danois »). rik, s’empare de Kiev dont il fait la capitale
le Simple, roi alternatif qui met de Kiev, attaque Constantinople mais sa
à mal le pouvoir d’Eudes, lequel flotte est détruite par le feu grégeois.
peine à établir son autorité. 943-945 Les Norvégiens d’Irlande se
902 Expulsion des Vikings de convertissent.
Dublin. 9 4 8 N omination d’évê ques à R ib e ,
907 Oleg passe un accord avec Hedeby et Arhus. Eric à la Hache san-
Byzance : les Rus pourront commer- glante devient le dernier roi de York. Sa
cer et séjourner à Constantinople. mort à Stainmore en 954 signifie la fin
910 À 918 Les Anglo-Saxons entrepren- du royaume viking de York. L’Angleterre
nent de reconquérir le Danelaw, ils y réus- est unifiée.
siront. 954 A la mort du roi des Francs Louis IV,
EN COUVERTURE

911 Le roi Charles III le Simple passe avec lui succède son fils Lothaire.
de l’Etat rus qui s’étend du golfe de Fin- le chef viking Rollon, à Saint-Clair-sur-Epte, VERS 960 Le roi de Danemark, Harald à la
lande jusqu’aux abords de la mer Noire. un traité qui fait de lui le comte des Nor- Dent bleue, se convertit au christianisme.
884 Carloman finit par payer un danegeld mands, avec délégation du pouvoir sur les Il se vantera (sur la pierre runique de Jel-
de 12 000 livres pour acheter le départ des régions de la basse Seine, noyau du futur ling) d’avoir fait des chrétiens de tous les
pillards. comté puis duché de Normandie. Danois et Norvégiens. Le roi Sviatoslav de
885 A la fin du mois de novembre, les 912 Des Vikings attaquent Bakou, sur la Kiev attaque les Bulgares.
Vikings conduits par le chef danois Sieg- Caspienne. 972 Vladimir le Grand prend le pouvoir à
fried font le siège de Paris, mais le comte de 912-920 Edouard l’Ancien, roi d’Angle- Novgorod.
Paris, Eudes, leur résiste vaillamment et terre, doit accepter la présence viking dans 974 L’Allemand Othon II s’empare de
devra à cette défense de devenir roi des le centre et le nord-est de l’Angleterre. Hedeby.
Francs de l’Ouest. L’empereur Charles 914-936 Présence constante des Vikings 9 7 8 - 1 0 1 6 Æthelred le Malavisé, roi
le Gros, le dernier Carolingien qui ait briè- en Bretagne. d’Angleterre.
102 vement réuni l’ensemble de l’empire de 922 Les princes déposent Charles le Sim- VERS 980 Vladimir le Grand, fils de Svia-
H Charlemagne sous sa férule (885-888), ple et le remplacent par Robert, frère toslav, après avoir fait assassiner son frère
paye un énorme tribut aux Vikings pour d’Eudes, qui meurt cependant l’année Iaropolk, devient roi de Russie (jusqu’en
obtenir leur départ en novembre 886. suivante. 1015). Reprise des raids danois systéma-
E NTRE 885 ET 900 Harald aux Beaux 924 Le roi des Francs Raoul, gendre et suc- tiques sur l’Angleterre. Construction des
Cheveux remporte la victoire navale du cesseur de Robert Ier, cède la Bretagne aux camps fortifiés circulaires danois. Eric
Hafrsfjord et unifie ainsi la Norvège sous Vikings. Il fait mettre Charles le Simple en le Rouge accoste au Groenland.
son sceptre. prison, lequel y meurt en 929. 987 A la mort de Lothaire, en 986, lui a
886 L’Angleterre se soumet par traité à 930 L’Islande se proclame république indé- succédé son fils Louis V, dit le Fainéant, qui
une répartition qui donne le Danelaw aux pendante. Elle le restera jusqu’en 1264. Elle meurt dès l’année suivante. Accède alors
Scandinaves. Alfred le Grand reprend Lon- se dote de l’althing, un Parlement unicamé- au trône Hugues Capet, fils du duc Hugues
dres. Attaque de Reims. ral, qui se réunira tous les ans à Thingvellir. le Grand, grand conseiller des derniers
© CHRISTER ÅHLIN/NATIONAL HISTORICAL MUSEUMS (SHMM). © IDIX.

888 Siège de Meaux, qui est prise. Charles 934 Les Allemands prennent Hedeby. Carolingiens. Hugues Capet inaugure la
le Gros est déchu de son trône et meurt Henri l’Oiseleur, empereur germanique, dynastie des Capétiens.
peu après, le 13 janvier. L’Empire carolin- défait les Danois. 988 Le baptême de Vladimir de Kiev signe
gien disparaît. Lui succèdent, en Francie de 935 Une nouvelle mission chrétienne se la christianisation de la Russie kiévienne.
l’Est, Arnulf de Carinthie, et en Francie de rend au Danemark. V ERS 994 Conversion au christianisme
l’Ouest, le comte Eudes, à la place de l’héri- 936 Mort de Raoul. Lui succède Louis IV du roi norvégien Olaf Tryggvason. Il sera
tier légitime et futur Charles III le Simple, d’Outremer, fils de Charles le Simple. l’apôtre de ses compatriotes.
écarté pour sa jeunesse. VERS 937 (PEUT-ÊTRE) Les Anglais, sous VERS 995 Olaf Skötkonung, roi de Suède,
889 Ravages vikings en Bourgogne. la conduite du roi saxon Æthelstan, rem- unifie sous son sceptre les Sviar (Suédois)
890 Saint-Lô (Manche) est prise. Les Bre- portent la victoire sur une coalition Scandi- et les Götar (Goths).
tons repoussent les Danois qui établissent naves-Ecossais à la bataille de Brunanburh. 999 L’Islande se convertit au christianisme
leur campement d’hiver à Noyon. 938 Serait la date à laquelle les Vikings officiellement et à l’unanimité, sur déci-
893 Inquiets de la montée en puissance venus de Nantes établissent le camp de sion de l’althing.
du duc de Neustrie, le nouveau roi de Fran- Péran, en Bretagne (9 kilomètres au sud- 1000 Olaf Tryggvason est tué lors de la
cie occidentale, de grands comtes et prin- ouest de Saint-Brieuc). bataille navale de Svold.
ces féodaux, parmi lesquels Baudouin II 939 Les Vikings abandonnent la Bretagne. VERS 1000 Institution d’une garde varan-
de Flandre, font couronner roi Charles III 941 Igor (Ingvar) de Kiev, prince de la Rus gienne à Constantinople, armée d’élite
Les Vikings en Amérique du Nord
Ellesmere Limite possible de l’exploration
des colons vers la fin du XIIIe siècle

Rivet de
Devon Langskib Pierre runique

Mer de Baffin Nordsetr


GROENLAND
Terre de Baffin
constituée après le don fait par Vladimir
à Basile II de 6 000 Varègues en échange Détroit
de Davis
de la main de sa sœur Anne. Arrivée de Cercle polaire Etablissement de l’Ouest
Normands, pèlerins ou mercenaires, à arctique
Godthaab
Salerne, dans le sud de l’Italie. Le fils d’Eric Helluland
Pointe de flèche indienne
le Rouge, Leif Erikson, quitte l’Islande à
la recherche de terres inconnues et met Etablissement
Limite septentrionale de l’Est
le pied sur ce qui pourrait être les côtes de la forêt vers l’an 1000 Julianehaab
d’Amérique du Nord, qu’il nomme Hellu- Baie d’Hudson
land (le pays des pierres plates), Mark- Limite actuelle Vers 985
land (le pays des forêts), et Vinland (le de la forêt
Bjarni Herjolfsson, se rendant
pays de la vigne). Markland au Groenland, est dérouté par les vents,
il aperçoit des terres et longe le rivage
1008 Le roi des Suédois, Olaf Skötkonung, Labrador
L’Anse Vers l’an 1000
se convertit au christianisme. aux
Leif Erikson vérifie les observations

t
Meadows

ren
1013-1014 Des Vikings, mercenaires de

-L du
de Bjarni et hiverne
Terre-

au
int lfe
Richard II d’Angleterre, livrent bataille au quelque part sur la côte
Neuve
Sa Go
comte de Chartres. Vinland
1014 Le roi norvégien Olaf Haraldson est Pièce de monnaie OCÉAN
du XIe siècle Nouvelle- ATLANTIQUE
baptisé à Rouen par l’archevêque Robert. Ecosse
Il termine l’unification de la Norvège Limite méridionale du saumon Cap
amorcée par ses prédécesseurs Håkon Cod 1 000 km
le Bon et Olaf Tryggvason, et fait du chris- Objet probablement d’origine indienne Bjarni Herjolfsson vers 985 Tracé en
tianisme la religion officielle du royaume. pointillés :
Cairn probablement d’origine scandinave itinéraire
Le roi irlandais Brian Borome remporte Leif Erikson vers l’an 1000 incertain
la bataille de Clontarf, près de Dublin, Itinéraires fréquemment 103
Objet scandinave isolé empruntés pour la chasse et le commerce
contre une alliance de rivaux irlandais et H
Etablissement scandinave Expédition occasionelle
scandinaves, signant la fin de l’expansion pour se procurer du bois
viking en Irlande.
D E 1014 À 1016 Les Danois, menés par LA CONQUÊTE DE L’OUEST La Saga des Groenlandais raconte qu’aux alentours de 985,
Sven à la Barbe fourchue, s’emparent de un certain Bjarni Herjolfsson, parti de l’Islande pour le Groenland, aurait été dérouté
l’Angleterre. par les vents vers l’ouest-sud-ouest, et qu’il aurait aperçu alors des terres inconnues. Pour
1016 Knut le Grand, roi du Danemark et la Saga d’Eric le Rouge, c’est Leif Erikson, fils d’Eric, qui, vers l’an mille, accoste en premier
d’Angleterre. Il épouse Emma, veuve du sur cette terre de roc et de glace qu’il nomme Helluland, puis sur les rivages du Markland,
roi d’Angleterre Æthelred II. et ceux, plus cléments, du Vinland, le « pays de la vigne ». Page de gauche : pièce
1015-1054 Iaroslav le Sage, fils de Vladi- de monnaie viking ornée d’un bateau (Stockholm, Musée historique).
mir Ier, devient roi de Kiev.
1016 Une quarantaine de chevaliers nor-
mands (de Normandie) mettent en fuite 1042-1066 Edouard le Confesseur, roi 1064 Le Danemark et la Norvège se sépa-
les Sarrasins qui assiégeaient Salerne. Ces d’Angleterre. rent par traité.
mêmes chevaliers sont recrutés, l’année 1047 Bataille du Val-ès-Dunes. Le duc 1066 Les Anglais d‘Harold de Wessex bat-
suivante, par le Lombard Mélès pour chas- de Normandie Guillaume soutenu par tent les Norvégiens d‘Harald le Sévère à
ser les Byzantins d’Italie du Sud. Henri Ier de France défait la coalition des Stamford Bridge et le tuent. Les Anglais
1018-1035 Le roi danois Knut le Grand barons rebelles normands. d’Harold de Wessex, épuisés, doivent se
fonde un royaume en partie danois, en 1051 Les Anglais paient des mercenaires rendre à marche forcée jusqu’à Hastings,
partie anglo-saxon. scandinaves pour obtenir leur départ. pour faire face à l’invasion de Guillaume
1027 Naissance de Guillaume le Bâtard, 1059 Accords de Melfi. Robert Guiscard le Conquérant, et sont écrasés le 14 octobre.
futur Guillaume le Conquérant. et Richard d’Aversa, chefs normands, Cette date marque, conventionnellement, la
1029 Le Normand Rainulf reçoit le comté jurent fidélité à l’Eglise à condition que fin du phénomène viking, qui aura donc duré
d’Aversa dans le duché de Naples. les terres d’Italie du Sud soient partagées deux siècles et demi. Les faits qui suivront –
1030 Le roi norvégien Olaf Haraldson entre eux. Richard est fait duc de Capoue, mise en place de la Normandie, occupation
(saint Olaf ) est tué par ses sujets à la Robert, duc de Calabre et des Pouilles : le des provinces de Sicile et des Pouilles (1071)
bataille de Stiklestad (près de Trondheim). « comté de Sicile » reste à conquérir. – sont des phénomènes « normands » de
Il sera canonisé peu de temps après. 1061 Début de la conquête de la Sicile. Normandie mais non vikings. 2
L’ESPRIT DES LIEUX
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106
SUR LES TRACES DU GUÉPARD
LA SICILE QUI INSPIRA L’ENVOÛTANT ROMAN DE TOMASI DI LAMPEDUSA
N’EST PLUS. UNE VISITE AU PAYS DU PRINCE DE SALINA DONNE POURTANT
LE SENTIMENT QUE TOUT Y EST RESTÉ COMME AVANT.

116
CHEZ MADAME
DE SÉVIGNÉ
ELLE NE FIT QUE TROIS SÉJOURS
À GRIGNAN, DANS LA DRÔME
PROVENÇALE, MAIS LE CHÂTEAU EST
RESTÉ LA DEMEURE DE SA VIE. UNE
RICHE EXPOSITION Y CÉLÈBRE LA PLUS
FAMEUSE ÉPISTOLIÈRE FRANÇAISE.
© TEDDY SEGUIN/DRASSM. © BNF-CNRS-MAISON ARCHÉOLOGIE & ETHNOLOGIE, RENÉ-GINOUVÈS.
126
PILLEURS D’ÉPAVES
LES MERS DU MONDE ABRITENT LE PLUS FORMIDABLE
DES TRÉSORS. LES PILLEURS D’ÉPAVES LE SAVENT BIEN, QUI
TENTENT DE FAIRE MAIN BASSE SUR CE PATRIMOINE
INESTIMABLE. LE COMBAT S’ORGANISE POUR LE DÉFENDRE.

ET AUSSI
L’OTIUM DU PEUPLE
VAISSELLE D’OR ET D’ARGENT,
BAGUES ENRICHIES DE PIERRES
PRÉCIEUSES, CAMÉES, COUPES
EN SARDONYX… LE MUSÉE
DÉPARTEMENTAL ARLES ANTIQUE
RESSUSCITE LE LUXE DANS
L’ANTIQUITÉ DANS UNE
EXPOSITION SPECTACULAIRE.
VAL D’OR Sur la route
entre Palerme et Agrigente.
Viscéralement attaché à sa
Sicile natale, Giuseppe Tomasi
di Lampedusa a fait, dans
ses ouvrages, de cette terre des
dieux un personnage en soi.
Dans Le Guépard, le long voyage
© JACQUES SZYMANSKI.

estival du prince de Salina et de


sa famille vers Donnafugata est
l’occasion de pages sublimes :
« on n’avait vu que des flancs
engourdis de collines d’un jaune
flamboyant sous le soleil ».
Sur les
tracesdu
Guépard Par Bruno de Cessole
Retrouver dans la Sicile du XXIe siècle les demeures
et les lieux évoqués dans le roman de Giuseppe Tomasi
di Lampedusa et le film de Luchino Visconti,
c’est faire un pèlerinage parmi des ruines, qui vérifie l’assertion
de Segalen sur « l’étonnant pouvoir de l’absence ».
CONSÉCRATION
Ci-contre : le village
de Palma di Montechiaro,
dans la province d’Agrigente,
qui servit de modèle
au Donnafugata du roman.
En bas : dans l’adaptation
que Luchino Visconti avait
faite du Guépard, de Giuseppe
Tomasi di Lampedusa
(ci-dessous, à la fin des années
1940), Burt Lancaster prête
L’ESPRIT DES LIEUX

ses traits à l’irascible et hautain


prince Fabrizio, Alain Delon
à Tancredi, son neveu prodigue
et bien-aimé, et Claudia
Cardinale à la voluptueuse
Angelica. Le film obtint la
palme d’or à Cannes, en 1963.

© THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES. © COLL. CHRISTOPHEL/RNB-TITANUS/SCT NOUVELLE PATHE CINEMA/SCT GAL DE CINEMATOGRAPHIE.
© ALESSANDRO SAFFO/SIME/PHOTONONSTOP. © EFFIGIE/LEEMAGE.
108
H
a Sicile, cette terre où « les dieux aussi bien dans son roman que dans les intelligent pour ne pas avoir conscience

L (…) ont séjourné » et « peut-être


(…) séjournent encore dans les
mois d’août inépuisables », fut pour
nouvelles réunies dans Le Professeur et
la Sirène, a magistralement dépeint,
exalté, et critiqué : « la Sicile éternelle,
de l’inévitable déclin de sa caste et de
l’érosion des valeurs aristocratiques,
mais trop fataliste pour lutter contre la
Giuseppe Tomasi di Lampedusa tout celle des choses de la nature ; [le] parfum disparition programmée d’un monde
ensemble un paradis et une prison, une du romarin sur les Nébrodes, [le] goût ancien, il contemple « la ruine de sa
bénédiction et une malédiction. Un du miel de Melilli, (…) l’ondoiement des classe et de son patrimoine sans rien
paradis, car cette terre ancestrale fut moissons en une journée de vent en mai faire pour y porter remède ni en avoir la
pour lui le sanctuaire des bonheurs de telles qu’on les voit depuis Enna, [l]es moindre envie ». Dans cet univers figé
l’enfance ; une prison, car cet Européen solitudes autour de Syracuse, [l]es rafa- et ce temps suspendu, l’intrusion fra-
à la culture cosmopolite s’y sentit les de parfum déversées sur Palerme, cassante de l’Histoire, à travers le Risor-
condamné par le provincialisme et le dit-on, par les plantations d’agrumes gimento, va bouleverser l’ordre des
particularisme insulaires. Une bénédic- lors de certains couchants de juin (…), choses, les hiérarchies traditionnelles
tion, car l’écrivain y puisa le suc nour- l’enchantement de certaines nuits d’été et les mentalités. Neveu bien-aimé du
ricier d’une œuvre à la fois enracinée devant le golfe de Castellammare, quand prince, le séduisant et cynique Tancredi
et universelle, et une malédiction, car les étoiles se reflètent dans la mer qui dort Falconeri, rallié à Garibaldi puis à Victor-
l’ambivalence de ses sentiments envers et que l’esprit de celui qui est couché à la Emmanuel II, a compris que « si nous
sa terre natale, amour et détestation renverse au milieu des lentisques se perd voulons que tout reste tel que c’est, il faut
mêlés, le voua à la solitude et à l’incom- dans le gouffre du ciel… » que tout change ».
préhension de ses compatriotes.
Longtemps écrivain sans livres, ce
n’est qu’à l’extrême fin de sa vie que « Si nous voulons que tout reste tel que c’est,
le prince de Lampedusa réalisa enfin
sa vocation et écrivit son unique il faut que tout change. »
roman, considéré comme l’un des chefs- 109
d’œuvre de la littérature du XXe siècle. h
Ironie du sort : refusé par les deux grands Pour les lecteurs qui ne connaissent A cette vision opportuniste et amorale
éditeurs auxquels le manuscrit avait été pas le roman, ou qui en ont oublié l’intri- de l’Histoire, le prince de Salina, à la
soumis, Le Guépard devait connaître, à gue, évoquons-le brièvement. L’action réprobation de sa famille et de ses pairs,
sa parution en 1958, un an après la mort se déroule en Sicile, entre 1860, lorsque finit par accorder, non son approbation,
de son auteur, un étonnant succès pos- débarquent Garibaldi et sa petite armée mais sa complicité. Au lieu d’encoura-
thume, récompensé en Italie par le prix de volontaires, afin de renverser, avec la ger l’inclination de sa fille Concetta, dont
Strega, traduit dans une vingtaine de bénédiction du roi Victor-Emmanuel II la dot sera mince, pour son cousin, il
langues et touchant des millions de lec- et de son Premier ministre Cavour, accepte de favoriser les amours puis le
teurs à travers le monde, succès renforcé le régime décadent des Bourbons de mariage de Tancredi avec la belle et
par le film célèbre, récompensé par une Naples et de préparer l’unification ita- riche Angelica, fille unique de Calogero
palme d’or à Cannes en 1963, qu’en tira lienne, et 1910, quand le crépuscule Sedàra, un rustre ambitieux, vulgaire
Luchino Visconti, avec une distribution tombe sur la maison du prince de Salina. et avide, qui a fait fortune en rachetant
prestigieuse : Burt Lancaster, Claudia Le félin qui donne son nom au roman est peu à peu les terres et les fiefs des aris-
Cardinale et Alain Delon. à la fois la figure héraldique du blason tocrates ruinés. Dans cette mésalliance
Tant les lecteurs du roman que les des princes Corbera de Salina, le prince condamnée par tous – « C’est la fin des
spectateurs du film gardent en mémoire Fabrizio, personnage central du livre, et Falconeri, et des Salina aussi ! » s’indigne
la physionomie et le caractère des per- le symbole de la Sicile, fauve plein de Ciccio Tumeo, l’organiste de Donna-
sonnages, l’irascible et hautain prince violence et de paresse, qui a dévoré au fugata et le compagnon de chasse du
Fabrizio, sa femme, la pieuse et effacée fil des siècles tous ses envahisseurs et prince –, don Fabrizio voit, à l’encontre
Stella, leur fille, l’altière Concetta, Tan- dont la léthargie a eu raison de tous les des préjugés de sa classe, non un cré-
credi, le neveu prodigue et bien-aimé, la bouleversements de l’Histoire. Dernier puscule mais une aube nouvelle. Avec
voluptueuse Angelica, sa fiancée, le père d’une lignée qui, au fil des générations, justesse, car, grâce à l’or de sa femme
Pirrone, l’accommodant confesseur « n’avait jamais su faire l’addition de ses et à son entregent, Tancredi finira
jésuite, et jusqu’au chien danois, le fidèle dépenses ni la soustraction de ses det- ambassadeur et député, même si la
Bendicò… Bien plus qu’un décor, la Sicile tes », don Fabrizio s’évertue, en vain, à restauration de la fortune familiale se
est un personnage en soi, avec ses vertus prolonger « l’âge des privilèges à l’âge sera accomplie au prix du sacrifice des
et ses tares, que le prince de Lampedusa, des vanités ». Lucide et désabusé, trop anciennes vertus aristocratiques.
© MARTIN JUNG/IMAGEBROKER-WWW.AGEFOTOSTOCK.COM. © BRUNO DE CESSOLE. © ELISA BELLANTI-FOTO EVENT STUDIO.

L’affection filiale qui le liait à son oncle Dans ce livre testament, élégie funè- Dans un article des Lettres françaises,
ne finira qu’avec la mort de celui-ci, bre pour le « monde d’hier », l’écrivain Aragon a qualifié Le Guépard d’« un des
emporté par une crise cardiaque, dans s’est inspiré de la chronique familiale plus grands romans de ce siècle ». De fait,
l’anonymat d’un hôtel de Palerme. tout en instillant sa propre vision de la le livre supporte la comparaison avec
Agonisant, le prince se remémore les Sicile et de l’Histoire. Dans une lettre Les Buddenbrook de Thomas Mann, La
moments saillants de sa vie, les êtres adressée à l’un de ses amis intimes en Marche de Radetzky et La Crypte des
et les lieux qu’il a aimés et auxquels il 1957, il a expliqué quelles étaient ses capucins de Joseph Roth, ou les Mémoi-
s’apprête à dire adieu. Et, bien que la intentions et révélé les éléments réels sur res d’Hadrien de Marguerite Yourcenar.
présence de son petit-fils auprès de lui lesquels il s’est appuyé : le livre « montre Avec autant d’ambition que de bonheur,
semble attester la pérennité de sa race, un noble sicilien dans un moment de Tomasi di Lampedusa y a entrelacé un
force lui est d’admettre, avec orgueil et crise (…), comment il y réagit et com- motif politique (l’irrédentisme sicilien
amertume, qu’il fut le dernier Guépard, ment s’accentue le déclin de la famille au sein de la jeune unité italienne), une
après lui viendront les chacals et les jusqu’à la débâcle presque totale (…). veine sociale (l’agonie de l’aristocratie
hyènes : « Il était inutile de s’efforcer de Il est superflu de te dire que “le prince face à la montée en puissance de la bour-
croire le contraire, le dernier Salina de Salina” est le prince de Lampedusa, geoisie), une histoire d’amour (Tancredi
c’était lui, le géant émacié qui agoni- Giulio Fabrizio, mon arrière-grand-père ; et Angelica) et la poésie morbide de
sait à présent sur le balcon d’un hôtel. tout est vrai : sa taille, les mathémati- ce qui finit et menace ruine (les demeu-
Car la signification d’une maison noble ques, sa fausse violence, son scepti- res ancestrales et leurs secrets, les rites
n’est que dans les traditions, dans les cisme, sa femme, sa mère allemande, d’autrefois, les cités et les villages endor-
souvenirs vitaux ; et lui, il était le der- son refus d’être sénateur. (…) Donna- mis…). Dans cette « pavane pour une
nier à posséder des souvenirs inhabi- fugata, en tant que village, est Palma infante défunte », l’écrivain a condensé
tuels, distincts de ceux des autres [di Montechiaro] ; en tant que palais, il la singularité de son talent : une sensi-
familles. (…) Il avait dit lui-même que s’agit de Santa Margherita [di Belice] bilité aiguë, quasi proustienne, à l’écou-
les Salina resteraient toujours les (…). La Sicile est ce qu’elle est ; celle de lement du temps et à l’accélération de
Salina. Il avait eu tort. Le dernier, c’était 1860, d’avant et de toujours. Je crois que l’Histoire, une ironie et un scepticisme
lui. Ce Garibaldi, ce Vulcain barbu, l’ensemble ne manque pas d’une poésie très stendhaliens envers la comédie
après tout, avait vaincu. » mélancolique particulière ». sociale et les illusions de l’amour, un
LE VRAI DU FAUX
Ci-contre, en haut :
la Chiesa Madre de Palma
di Montechiaro et son
interminable volée de
marches. Qu’importe si le
village change de nom dans
le roman, c’est dans cette
église, « à deux pas » du
palais Salina, que le prince
et sa famille assistent,
à leur arrivée à Donnafugata,
« comme le voulait une très
ancienne tradition », à un Te
Deum. Ci-contre, en bas : le
couvent des Bénédictines, à
Palma di Montechiaro. Alors
que la règle en interdisait
l’accès aux hommes, don
Fabrizio y venait en visite, car
« pour lui, descendant direct
de la fondatrice, l’exclusion
s’annulait et il était jaloux et
fier comme un enfant de ce
privilège qu’il ne partageait
qu’avec le roi de Naples ».
Page de gauche : le village de
Ciminna, dans la province de
Palerme, servit de cadre au
tournage du film de Visconti
qui décida d’en faire
la Donnafugata du roman.

goût baroque pour la dissonance et un envers les vestiges du passé, ont rayé de Philippe IV autorisa leur petit-fils Carlo
recours fréquent à l’understatement et la carte ou dégradé les fières demeures Tomasi, créé duc de Palma l’année sui-
à l’ellipse. Par-dessus tout, Le Guépard seigneuriales, leurs jardins luxuriants, vante, à édifier une nouvelle ville sur le
se lit comme une célébration nostal- leurs arbres centenaires et leurs fontai- site. En 1659, le palais ducal fut trans-
gique de l’éternité, éternité impassible nes jaillissantes. Si bien qu’un pèleri- formé par son frère jumeau, Giulio, le
du cosmos, éternité métaphysique du nage sur les lieux du Guépard se révèle, « Duc-Saint », en un couvent de religieu-
temps, éternité vaine des grandes races en grande partie, un voyage parmi les ses cloîtrées où firent profession ses
féodales, éternité mythologique d’une ruines, les fantômes et l’absence, exi- quatre filles. En l’espace de trois généra-
terre immuable sous la réverbération geant du voyageur qu’il substitue à une tions, la petite cité acquit la renommée
implacable du soleil, ce « narcotique qui réalité souvent décevante le souvenir d’une ville sainte par l’intercession d’une
annihil[e] les volontés individuelles et embelli des lieux et des scènes roma- demi-douzaine de religieuses et de plu-
maint[ient] toute chose dans une immo- nesques. Une cristallisation stendha- sieurs saints hommes d’Eglise de la
bilité servile, bercée en des rêves vio- lienne qui fait écho au processus même famille Tomasi. Durant l’année 1955,
lents, en des violences qui [tiennent] de de gestation du Guépard, né du senti- l’écrivain se rendit par deux fois à Palma
l’arbitraire des rêves ». ment irrémédiable de la perte et de la – une photo le montre devant l’entrée
dégradation, que s’efforce de compen- du château en ruine de Montechiaro où
ser la mémoire affective. se retira du monde son ancêtre, le « Duc-
Les déceptions Sur la côte bordant la Méditerranée, Saint » – et ce pèlerinage devait se reflé-
du voyageur dans la province d’Agrigente, Palma di ter dans les pages consacrées au séjour
Entre la Sicile telle qu’elle s’impose Montechiaro, la Donnafugata du roman, du prince de Salina et de sa famille à
à travers les pages du Guépard et celle était le fief ancestral des Tomasi di Lam- Donnafugata, et à sa visite au couvent
du XXIe siècle, un abîme s’est creusé. pedusa depuis le mariage, en 1583, de de Santo Spirito. Pour qui a gardé en
Les destructions de la Seconde Guerre Mario Tomasi, l’un des capitaines du mémoire le long voyage estival vers
mondiale, les tremblements de terre, vice-roi de Sicile, Marcantonio Colonna, Donnafugata, à travers une « campagne
si fréquents dans cette partie de l’Ita- avec Francesca Caro, héritière des funèbre (…), jaune de chaumes, noire
lie, puis les ravages de l’urbanisme barons de Montechiaro et seigneurs de de barbes d’épis brûlées » où « la plainte
contemporain, et, surtout, l’indifférence Lampedusa. En 1637, le roi d’Espagne des cigales (…) était comme le râle de la
L’ESPRIT DES LIEUX

© ERIC SANDER/COSMOS. © ELISA BELLANTI-FOTO EVENT STUDIO. © ALESSANDRO SAFFO/SIME. PHOTONONSTOP.


112
H

DÉCOR DE CINÉMA En haut : la galerie des Miroirs du palazzo Gangi, typique du baroque sicilien avec sa voûte ajourée, son lustre en verre
de Murano et son pavement en majolique. C’est là, dans ce somptueux palais du XVIIIe siècle situé dans le centre historique de Palerme,
qu’a été tournée par Visconti la mythique scène du bal. Ci-dessus, à gauche : les ruines du château de Montechiaro, surplombant fièrement
la Méditerranée, rappellent le souvenir du duc Giulio Tomasi di Lampedusa, ancêtre de Giuseppe, qui au XVIIe siècle s’y retira du monde
pour s’abîmer en Dieu. Ci-dessus, à droite : l’église Santa Maria della Catena à Palerme, dans le quartier de la Kalsa, adossé au port. Non loin
se dressait le palais des Tomasi di Lampedusa, où naquit et vécut Giuseppe jusqu’à sa destruction lors des bombardements alliés en 1943.
Sicile calcinée qui à la fin d’août attend chasse, si bien qu’il ne resta de la rési- Ne pas oublier Palerme
vainement la pluie », et les évocations dence maternelle, de ses salles de Comme pour tout pèlerinage, l’arrivée
d’une petite cité somnolente et paisi- réception, de ses trois cents pièces, de justifie les difficultés du trajet et récom-
ble, livrée à la canicule et aux cancans, ses trois immenses cours, de ses écu- pense des déceptions éprouvées en
l’approche de Palma di Montechiaro et la ries et remises, de sa chapelle privée et chemin. En dépit des destructions de la
première vision de la ville provoquent un de son théâtre, que le mur de la façade Seconde Guerre mondiale, des recons-
choc ; qui ne se confond pas avec le coup principale. Depuis, la commune a certes tructions maladroites ou d’un goût dou-
de poing au cœur que donne la beauté… partiellement reconstruit le palais qui teux, des enlaidissements de l’urbanisme
Cernée par des champs d’éoliennes et abrite la mairie et le Parc culturel du Gué- contemporain, Palerme reste une ville
défigurée par les HLM, Palma est infini- pard, un petit musée où l’on peut voir la aux sortilèges prenants. Si l’atmosphère
ment moins séduisante que la Donnafu- copie du manuscrit original du roman, est différente de la ville du XIXe siècle,
gata du roman. Seul le petit centre histo- sa version dactylographiée et un musée misérable, vétuste et sale, telle que
rique rappelle un peu certains passages de cire reproduisant une scène du film de dépeinte dans le roman, le lecteur peut
du livre : la Chiesa Madre, de style baro- Visconti. Difficile toutefois de se repré- encore y reconnaître les lieux du Gué-
que, précédée par une interminable senter la magnificence des lieux telle pard. Proche du port, le quartier de la
volée de marches, où le prince de Salina que les décrit Tomasi di Lampedusa Kalsa, théâtre de la bataille entre les trou-
et sa famille assistent au Te Deum rituel, dans le roman : « Le palais Salina était pes bourboniennes et les Chemises rou-
à leur arrivée, et le couvent des Bénédic- contigu à l’Eglise Mère. Sa courte façade ges de Garibaldi, a souffert des bombar-
tines, où il a le privilège d’être le seul avec sept balcons sur la place ne permet- dements de la Seconde Guerre mondiale,
homme, avec le roi, à pouvoir entrer. On tait pas de supposer l’immensité qui mais malgré cela, ou peut-être de ce fait,
peut y visiter la chapelle, l’ancien réfec- s’étendait par-derrière sur deux cents il a gardé son caractère d’antan. Le palais
toire, le cloître et le jardin, et goûter aux
biscuits aux amandes – la petite made-
leine proustienne du Guépard – que les « Au plafond les Dieux (…) regardaient en bas
nonnes confectionnent selon une recette 113
pluricentenaire. Par sa simplicité et son souriants et inexorables comme le ciel d’été. » h
austérité, l’ancien palais ducal, qui se
dresse devant un jardin public ombragé
de grands arbres face à un vaste pano- mètres : c’étaient des édifices de styles ancestral des Tomasi di Lampedusa se
rama s’étendant jusqu’au rivage de la différents, harmonieusement réunis dressait au 23 de la via Lampedusa, à
mer, suggère davantage la rudesse et cependant autour de trois grandes cours côté de l’église de Santa Cita. L’écrivain y
l’ascétisme de la Contre-Réforme que qui se terminaient en un vaste jardin naquit et y vécut, lorsqu’il ne voyageait
l’art de vivre voluptueux des résidences entièrement clôturé (…). » Le jour de son pas et ne résidait pas à l’étranger, jusqu’à
princières de Palerme. Plus farouches arrivée, après s’être rafraîchi et assoupi, sa destruction en 1943 par l’aviation
encore, les ruines déchiquetées du châ- le prince Fabrizio descend dans le jar- alliée : « Au plafond les Dieux, penchés
teau de Montechiaro, juché sur une col- din : « Le soleil baissait déjà et ses rayons, sur leurs sièges dorés, regardaient en bas
line surplombant la Méditerranée, rap- leur violence ayant cessé, éclairaient souriants et inexorables comme le ciel
pellent le souvenir du duc Giulio Tomasi d’une lumière courtoise les araucarias, d’été. Ils se croyaient éternels : une bombe
di Lampedusa qui, au XVII e siècle, s’y les pins, les robustes chênes verts qui fabriquée à Pittsburgh, Penn., leur prou-
retira du monde pour s’abîmer en Dieu. faisaient la gloire de l’endroit. L’allée verait le contraire (…). » De ce trauma-
Mais pour le palais de Donnafugata, principale descendait doucement entre tisme dont il souffrit tout le reste de sa vie,
c’est en réalité d’un autre site que s’est de grandes haies de lauriers qui enca- le recours à l’écriture fut, sans doute, le
inspiré l’écrivain, l’immense demeure draient des bustes anonymes de déesses deuil éclatant. Dans ses Souvenirs
de sa famille maternelle, les princes sans nez ; et venant du fond on entendait d’enfance, l’écrivain a reconstitué de
Filangeri di Cutò, à Santa Margherita la douce pluie des jets d’eau qui retom- mémoire, avec une douloureuse mélan-
di Belice, au cœur des collines du centre baient dans la fontaine d’Amphitrite. colie, la disposition des lieux et l’atmos-
de la Sicile, à égale distance d’Agrigente (…) de la fontaine entière, des eaux tiè- phère du décor de son enfance, qui était
et de Palerme. Il y passa les plus belles des, des pierres revêtues de mousses aussi et surtout le sanctuaire de la
heures de son enfance, et la demeure veloutées, émanait la promesse d’un mémoire familiale. Resté de longues
et ses jardins devaient symboliser pour plaisir qui ne se muerait jamais en dou- années à l’état de ruines, l’ancien palais a
lui un paradis perdu. leur. » Comme don Fabrizio, je me suis été racheté et reconstruit en 2014 par des
Las, en 1968, un tremblement de terre arrêté, j’ai regardé, et regretté, avant de investisseurs privés afin d’être divisé en
détruisit la cité, le palais et le pavillon de reprendre la route vers Palerme… une quarantaine d’appartements. Si les
architectes ont effectué un impression- et de son auteur. Avec bonne grâce et Ulysse – et Virginia Woolf. Le Guépard a
nant travail de pastiche, auquel manque courtoisie, le maître des lieux me fera les été mal reçu en Italie, critiqué notamment
la patine du temps, l’esprit des lieux, lui, honneurs de sa demeure – où, dès le ves- par des universitaires catholiques, qui
s’est bel et bien enfui. tibule, le portrait du prince Giulio Fabrizio l’ont comparé à Sade ! et par la critique de
vous accueille –, de ses salons de récep- gauche qui le jugeait réactionnaire. Lui-
Les paradoxes tion, où ont trouvé refuge meubles, même n’était pas conservateur, il avait lu
du Guépard tableaux et tapisseries provenant du Marx, Lénine, et Gramsci, il admirait la
Il est possible, cependant, de le retrou- palais détruit de Palerme et du palais de Révolution française et estimait que l’His-
ver, au palais Lanza Tomasi, via Butera, Santa Margherita di Belice, de ses qua- toire a besoin, de temps à autre, de vigou-
L’ESPRIT DES LIEUX

chez le duc Gioacchino Lanza Tomasi, tre ou cinq bibliothèques, de la salle de reuses secousses. Les Italiens et les Sici-
le fils adoptif de l’écrivain. En 1948, Giu- bal, qui abrite les souvenirs de l’écrivain liens lui en ont voulu de sa vision lucide et
seppe Tomasi di Lampedusa, alors sans – le manuscrit du Guépard, ses carnets impitoyable de notre histoire et de nos
domicile et au bord de la ruine, racheta de notes, des objets familiers –, et de mythes nationaux et insulaires, alors
une partie du palais Lampedusa alla l’immense terrasse sur la mer, longue de que les étrangers lui ont réservé un bien
Marina qui avait appartenu, entre 1849 et 80 mètres, où les essences méditerra- meilleur accueil. Mais avec le temps, les
1862, à son arrière-grand-père, le prince néennes, citronniers, orangers et plantes susceptibilités se sont apaisées et Lampe-
Giulio Fabrizio, héros du Guépard, avant aromatiques fleurissent et embaument… dusa a désormais sa place parmi les clas-
d’être vendu à une famille d’armateurs, De l’écrivain, qu’il a connu et a fré- siques de la littérature italienne, aux
les De Pace. Il y vécut avec sa femme, quenté longtemps avant de devenir son côtés de Verga et de Pirandello. » 2
Alexandra Wolff von Stomersee, qui y fils adoptif, il se souvient comme d’un A Palerme, le palais Lanza Tomasi est ouvert
installa son cabinet de psychanalyste, homme taciturne et secret, complexe et à la visite pour des groupes d’au moins une
jusqu’à sa mort en 1957. Sans s’y être paradoxal : « C’était un Européen par la quinzaine de personnes. Il est possible d’y louer
l’un des douze appartements du troisième
étage et de suivre des cours de cuisine sicilienne
114 Eterniser par l’écriture un monde disparu sous la tutelle de la duchesse Lanza Tomasi
h (renseignements sur le site www.butera28.com).
dont il avait été l’un des derniers témoins.
À LIRE
jamais plu – « ce n’est pas ma maison ! » culture, il avait voyagé et vécu en Angle-
avait-il coutume de dire – bien qu’il y ait terre, en Allemagne, en France, dans les
Le Guépard
rassemblé les quelques meubles et sou- pays Baltes, et il parlait et écrivait plu-
venirs – dont la bibliothèque et une par- sieurs langues étrangères – c’est en fran-
Giuseppe Tomasi
tie de ses livres précieux – rescapés du çais qu’il correspondait avec sa femme –, di Lampedusa
palais ancestral. Sans enfants, le prince mais il était resté sicilien par le cœur et la Traduit par Jean-Paul
avait adopté en 1956 un jeune cousin, mémoire. Par tempérament, c’était un Manganaro
Gioacchino Lanza di Mazzarino, comte solitaire, isolé parmi une société et une Seuil, « Points »
d’Assaro, qui fut partiellement le modèle classe repliées sur elles-mêmes. Pour des 384 pages
du Tancredi Falconeri de son roman. raisons personnelles, il était enclin à 7,70 €
Musicologue de réputation internatio- l’amertume, mais sauvé par l’humour. Il Le Professeur
nale, ancien directeur artistique des Opé- se sentait et voulait écrivain, mais ne pas- et la Sirène
ras de Palerme, de Rome, de Bologne et sait pas à l’acte. C’est l’éloge de son cou- Giuseppe Tomasi
de Naples, auteur de nombreux livres, sin, le poète Lucio Piccolo, par le grand di Lampedusa
outre ses ouvrages sur la musique et les poète italien Eugenio Montale, qui l’a Traduit par Jean-Paul
compositeurs Verdi et Bellini, sur le patri- décidé à écrire et éterniser par l’écriture Manganaro
moine culturel et architectural de la un monde disparu dont il avait été l’un Seuil, « Points »
Sicile, Gioacchino Lanza Tomasi est des derniers témoins. Il n’a pas voulu 216 pages, 6,50 €
aussi devenu l’un des meilleurs exégètes écrire un roman historique, mais psy-
La Sicile au temps
de l’œuvre de son père. Parlant couram- chologique. Ses modèles n’étaient pas
des Guépards
ment les principales langues européen- Les Vice-rois de Federico De Roberto ou
nes et nourri d’une vaste culture cosmo- Mémoires d’un Italien d’Ippolito Nievo,
Gérard Gefen et al.
polite, il peut, mieux que tout autre, faire mais plutôt Joyce – à l’origine le roman Editions du Chêne
comprendre les paradoxes du Guépard devait se dérouler sur un seul jour comme 183 pages
© F. REGLAIN/DIVERGENCE. © TITANUS/SCT NOUVELLE PATHE CINEMA/SCT GENERALE DE CINEMATOGRAPHIE-COLL. CHRISTOPHEL/RNB. © BRUNO DE CESSOLE.
LE PASSEUR En haut : le duc
Gioacchino Lanza Tomasi et sa femme,
Nicoletta, dans leur palais de Palerme.
Fils adoptif de Giuseppe Tomasi di
Lampedusa, celui qui fut partiellement
le modèle du Tancredi du roman est
devenu l’un des meilleurs exégètes de
l’œuvre de son père. Le palais avait été
acquis en 1849 par l’arrière-grand-père
de l’écrivain, le prince Giulio Fabrizio
(ci-contre, son portrait qui accueille
le visiteur dans le vestibule), modèle du
héros du Guépard, incarné dans le film
par Burt Lancaster (à gauche). Vendu
en 1862, il avait été en partie racheté
en 1948 par Giuseppe Tomasi
di Lampedusa, qui y vécut avec sa
femme jusqu’à sa mort en 1957.
Gioacchino Lanza Tomasi a réunifié
toute la propriété et réalisé une
restauration complète de l’édifice.
L’ESPRIT DES LIEUX

116
h

L IEUX DE MÉMOIRE
Par Marie-Laure Castelnau

Chez
Madame
de
Sévigné
© CHICUREL ARNAUD/HEMIS.FR © SP.

Le château de Grignan consacre


une exposition à la plus célèbre femme
de lettres française. L’occasion de
redécouvrir un lieu devenu mythique.
MÈRE ET FILLE Ci-dessus, à gauche : Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné,
par Claude Lefèbvre, vers 1665 (Paris, musée Carnavalet). A droite : Françoise Marguerite
de Sévigné, comtesse de Grignan, attribué à Pierre Mignard, XVIIe siècle (Paris, musée

A
« dieu ma chère enfant, l’unique Carnavalet). Page de gauche : le château de Grignan, dans la Drôme. En bas : Trompe-l’œil,
passion de mon cœur, le plaisir par Jean-François de Le Motte, XVIIe siècle (Saint-Omer, musée de l’hôtel Sandelin).
et la douleur de ma vie. Aimez-moi
toujours, c’est la seule chose qui peut
me donner de la consolation. » Le 9 février des 764 lettres écrites par Mme de Sévigné fille, le château devient un lieu réel, qu’elle
1671, Mme de Sévigné s’adresse à sa fille, à sa « bien-aimée » pendant leur compare à « une belle vue, un bel air », une
Françoise Marguerite, partie rejoindre séparation : du départ de sa fille, le 4 février « belle maison », une « ville », et même
son mari, le comte de Grignan, lieutenant 1671, jusqu’au dernier séjour auprès à une « république ». « Toutes vos vues sont
général de Provence. Désespérée, d’elle à Grignan, à partir du 27 mai 1694. admirables, écrit-elle à Françoise Marguerite
la marquise « se découvre mère, et mère Dans ses lettres, le château fait l’objet le 13 juillet 1689. Si jamais le ciel a quelque
douloureuse », et entame alors avec de descriptions fantasmées ou réelles, qui curiosité pour nos spectacles, ses habitants
sa fille une correspondance d’une densité témoignent de l’imagination foisonnante ne choisiront pas d’autre lieu que celui-là. »
©PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © AKG-IMAGES / NIMATALLAH.

inouïe, d’une abondance inégalée, d’une de l’épistolière et du pouvoir qu’il exerce Bâti sur un promontoire rocheux,
constante fantaisie. Elle évoluera au fil sur celle qui écrivait le 29 janvier 1674 : le château de Grignan domine en effet
des années, de l’art du badinage galant « C’est un de mes maux que le souvenir un paysage grandiose, perché telle une
à un échange plus intime, empreint que me donnent les lieux. » Sans l’avoir acropole et donnant, au sud, sur des plaines
d’amitié et progressivement affranchi encore vu, la marquise évoque à propos qui se déplient jusqu’au mont Ventoux.
des convenances rhétoriques. de Grignan la magie « du château Forteresse médiévale, château Renaissance,
Demeure de sa destinataire, le château d’Apollidon », un palais légendaire décrit demeure de prestige puis château-
de Grignan, dans la Drôme, est depuis dans le roman de chevalerie espagnol musée : au cours de ses mille ans d’histoire,
à jamais associé à cette relation épistolaire Amadis de Gaule. Elle imagine la résidence Grignan n’a cessé de se transformer.
sans exemple. Comme l’écrit Jacqueline de son gendre et de sa fille avec « un air Mentionné dès 1035, un donjon est bâti
Duchêne, spécialiste du XVIIe siècle, de grandeur et une magnificence » dont sur l’éperon pierreux. Entre les mains des
il est devenu le « symbole douloureux de elle se dit « enchantée » (28 juin 1671). Adhémar, seigneurs de Grignan à partir du
séparation » entre la mère et la fille. Après son premier séjour à Grignan en XIIIe siècle, le château fort se développe et se
C’est là qu’ont été expédiées la plupart juillet 1672, un an après l’installation de sa restructure, jusqu’à devenir à la Renaissance 1
© AD26-AOA-P. RIO. PHOTOS : © BLAISE ADILON.

ponctués de citations de la marquise ou


de ses admiratrices. « Me voici enfin dans
ce magnifique château, écrit ainsi Lady Mary
Coke (1727-1811). (…) Mon imagination est
si remplie de Mme de Sévigné qu’il me semble
à chaque instant qu’elle va m’apparaître. »
De sa jeunesse, la marquise confiait
à son cousin, Bussy-Rabutin, le 17 juin 1687,
ne retenir que son mariage et son veuvage.
L’ESPRIT DES LIEUX

Deux dates de sa vie « douce », partagée


entre deux traditions familiales, deux
le plus important de la vallée du Rhône. origines sociales : les Rabutin, vieille famille
Gaucher Adhémar, seigneur de Grignan, bourguignonne, et les Coulanges, roturiers
transforme l’austère forteresse en château auvergnats récemment enrichis. A Paris,
de plaisance. Son fils, Louis Adhémar (1475- elle reçoit une éducation moderne, se mêle
1558), amplifie l’œuvre de modernisation à la société mondaine et aux grands de ce
de la demeure. Les nouvelles façades monde. A Vitré, « pays de [son] mari », elle
de la cour du puits et la construction d’une commence sa vie d’épouse du jeune baron
collégiale adossée au château précèdent breton Henri de Sévigné, puis s’impose
l’édification de l’aile sud et de la façade en maîtresse des lieux après son veuvage.
monumentale que l’on admire aujourd’hui. L’année 1671 est marquée par le départ motivé par son inquiétude sur la santé
Le XVIIe siècle incarne l’âge d’or du de sa fille à Grignan, où son mari l’attend. de sa fille, débute le 30 juillet 1672 et
château. François de Castellane Adhémar, Mme de Sévigné prend alors conscience s’achève le 5 octobre 1673. Dix-sept ans
comte de Grignan et gendre de la marquise de l’intensité des sentiments qu’elle lui porte plus tard seulement, elle y fait un
118 de Sévigné, est lieutenant général de et instaure un mode de communication deuxième séjour du 24 octobre 1690
h Louis XIV en Provence pendant quarante- pour entretenir leur affection malgré à décembre 1691. Le dernier s’étend
cinq ans. Sa résidence doit refléter la distance. Deux à trois fois par semaine, du 27 mai 1694 au 17 avril 1696. Après
le prestige de ses fonctions et il souhaite grâce à l’amélioration des routes et de la deux à trois semaines de voyage depuis
transformer ce château en petit Versailles poste, ses lettres entretiennent avec sa fille Paris, Mme de Sévigné découvre « le royal
de Provence. Le comte mène grand train « une conversation en absence », « loin des château », devenu son « vrai pays » depuis
et reçoit beaucoup. « Quand nous étions échanges factices de la mondanité galante que sa fille y demeure. Alors qu’elle espère
seules, nous étions cent ! » reproche même et des excès de la préciosité », commente secrètement, dans les premiers temps,
la marquise à sa fille. Son gendre fait percer Chrystèle Burgard, conservateur en chef du que celle-ci ne s’entendra pas avec son mari,
la façade sud pour y aménager la nouvelle patrimoine et commissaire de l’exposition. dans l’idée de l’avoir à nouveau tout à elle,
entrée principale. Une façade de style Un millier de lettres conservées de elle finit par accepter leur évidente bonne
classique est entreprise sur le flanc est Mme de Sévigné porte sur des « pensées entente. Elle apprécie la position de son
du château. Sans être jamais achevée, justes et naturelles », sur l’histoire familiale gendre, qu’elle accompagne dans ses
car son commanditaire est trop endetté. et sur les événements de son temps, déplacements à Aix, Lambesc ou Marseille.
Si Mme de Sévigné n’a pas participé de la Fronde aux opérations militaires. Tantôt admiratrice, tantôt critique, elle
aux transformations du château, il reste Les équipées de Mme de Sévigné observe les embellissements du château
considéré comme la demeure de la en Provence, racontées dans ses lettres, entrepris par les époux avec l’aide de deux
plus célèbre épistolière française, alors mettent en lumière ses voyages en prélats, frères du comte, et leur train de vie
même qu’elle n’y a fait que trois séjours. carrosse ou en bateau sur le « terrible fastueux, authentique témoignage de l’art
L’exposition organisée cet été et jusqu’à Rhône ». Parfois, comme lors de son de vivre en Provence au XVIIe siècle.
l’automne à son deuxième étage met dernier voyage, l’état des routes et Le mythe « sévignéen » se construit
merveilleusement en lumière, dans l’inconfort du carrosse, suffocant l’été, au fil des siècles autour de cette femme au
ces lieux qu’elle a habités, l’évolution grelottant l’hiver, lui fait préférer la litière. talent de plume reconnu, mais convaincue
de son écriture et sa place dans le monde Dans cette sorte de chaise à porteurs, elle d’avoir eu une vie « sans éclat et sans
des lettres. Elle aborde aussi le mythe voyage assise ou allongée, soutenue entre distinction ». Parallèlement, dès la parution
« sévignéen », qui a conduit nombre deux brancards portés par des mulets qui, de sa correspondance, un véritable culte
de peintres et d’écrivains à venir en en trottant, font tinter leurs clochettes. de la marquise se met en place à Grignan.
« pèlerinage » à Grignan. En témoignent Les trois séjours de la marquise à Grignan Dès le XVIIIe siècle, le château devient un
les huiles sur toile, estampes, manuscrits, s’étaleront sur quatre années : le premier, lieu de pèlerinage pour les écrivains et les
AUDACE ET TRADITION
Page de gauche : Marie Fontaine,
par Frédérique Vallet-Bisson, 1917
(château de Grignan). Ci-contre
et en bas : le vestibule et l’escalier
d’honneur du château de Grignan.

et l’appartement de Mme de Sévigné.


Dans un décor reconstitué d’après les
inventaires des différents propriétaires
et des photographies anciennes, le visiteur
déambule au gré des couleurs et
des matières, du mobilier, des tapisseries,
des peintures et des objets d’art.
Grignan a ainsi connu de multiples
existences. Mais il n’empêche : « l’effet
Sévigné » marque définitivement le lieu
et la mémoire collective. « Je ne veux
point que vous disiez que j’étais un rideau
qui vous cachait », avait un jour écrit la
marquise à sa fille. Pourtant, malgré ce vœu,
l’épistolière lui a bel et bien volé la vedette,
sa légendaire correspondance l’attachant
à jamais au château. D’autant qu’en 1696,
elle y a eu rendez-vous avec la mort.
artistes, une étape pour les érudits, puis propriétaire d’alors, le célèbre dandy Cette année-là, alors qu’elle est
une curiosité pour les touristes. Cette parisien, Boniface de Castellane, criblé de installée à Grignan depuis près de deux ans,
renommée littéraire le sauvera de la ruine. dettes, vend des éléments architecturaux Mme de Sévigné se plaint du froid
Car à la Révolution, ce symbole de de valeur encore en place. Gargouilles, à plusieurs reprises. En avril, elle tombe
l’Ancien Régime est en partie démantelé. statues et cheminées sont alors sacrifiées. brusquement malade : c’est la petite 119
En moins de deux semaines, les toitures Heureusement, en 1912, Grignan vérole. Consciente de la gravité de son h
sont démontées, la façade éventrée, est acheté par une grande admiratrice de mal, elle se prépare pieusement à la mort,
le mobilier dispersé. Il est laissé à l’abandon la marquise : Marie Fontaine, veuve et riche reçoit les derniers sacrements, puis rend
et pillé jusqu’à ce que Léopold Faure, héritière, entreprend un vaste chantier son dernier soupir le 17 avril, à l’âge
notable local attaché au monument, de reconstruction qui dure vingt ans. de 70 ans. Dans la collégiale Saint-Sauveur
l’acquière en 1838 et entreprenne Soucieuse de reconstitution historique, de Grignan, où elle est inhumée, une
les premiers travaux de sauvegarde. cette femme d’audace et de tradition plaque de marbre porte cette épitaphe :
Mais au début du XXe siècle, le château respecte les grandes lignes architecturales « Cy gît Marie de Rabutin Chantal,
subit de nouvelles dégradations : son de l’édifice d’Ancien Régime. Ses héritiers marquise de Sévigné, décédée le 17 avril
le vendent en 1979 au département 1696. » Sa dernière demeure, au pied
de la Drôme, qui engage à son tour une du château qui lui avait « volé sa fille ». 2
ambitieuse politique de restauration. « Sévigné, épistolière du Grand Siècle »,
Classé Monument historique depuis jusqu’au 22 octobre 2017. Château de Grignan.
1993 et labélisé Musée de France en 2002, Rens. : chateaux-ladrome.fr et 04 75 91 83 50.
le château accueille chaque année près
de 150 000 visiteurs. Précieux témoignage
sur l’art de vivre de l’époque médiévale au
XXe siècle, il comporte au rez-de-chaussée
un magnifique vestibule, où s’élève un À LIRE
escalier d’honneur conduisant, au premier
étage, vers les appartements nobles et Sévigné,
les pièces de réception. On peut y visiter épistolière
l’appartement de Marie Fontaine, du Grand Siècle
un appartement Ancien Régime, la salle Libel
du roi, la salle des maquettes et une 136 pages
magnifique galerie avec un décor néo- 22 €
Renaissance. Le second étage est consacré
au XVIIe siècle, avec la chambre du comte
L’ESPRIT DES LIEUX

© TAHNEE CRACCHIOLA-GETTY/BNF. © SERGE OBOUKHOFF/BNFCNRS-MAISON ARCHÉOLOGIE & ETHNOLOGIE, RENÉ-GINOUVÈS. © BNF.


120
H

BEAU COMME UN DIEU


Ci-contre : statuette
de Mercure, argent,
H. 56,3 cm, IIe-début
IIIe siècle. Cette statuette
appartient au trésor exhumé
près de Berthouville, en
Normandie, en 1830.
Mercure, le dieu le plus
important en Gaule, selon
César, porte sur le bras
gauche un caducée, bâton
sur lequel deux serpents
s’entrelacent. Page
de droite : pied de table
à protomé de panthère,
marbre, H. 106 cm,
vers 50-150 ; bracelet d’or
massif découpé à jour,
D. 8,8 x 8,4 cm, IIIe siècle.

L’ensemble des objets


présentés dans ces pages sont
conservés à la Bibliothèque
nationale de France, à Paris.
P ORTFOLIO
Par Albane Piot

L’ Otium
du peuple
Le musée Arles antique dévoile pour la première
fois en France le trésor gallo-romain restauré
de Berthouville, dans le cadre d’une somptueuse
exposition sur le luxe dans l’Antiquité.

l venait d’acheter ce champ au il présente avant tout le fruit de sa ne la vendre qu’à un établissement

I hameau de Villeret, à quelque 1 300 m


du village normand de Berthouville.
Ce 21 mars 1830, Prosper Taurin avait
chance à M. Auguste Le Prévost, de
Bernay, le bourg voisin : ce savant a
fondé quelques années plus tôt, en
public français. Le 26 avril, Charles
Lenormant, attaché à la direction des
Beaux-Arts du ministère de la Maison 121
poussé sa charrue entre les mottes vier- 1824, la Société des antiquaires de du roi, et agissant au nom du musée du H
ges, creusant les sillons de sa terre nou- Normandie, une réunion d’historiens Louvre, s’en vient à Bernay examiner le
velle. Il peinait, calme et lent, avec le et d’archéologues. L’homme s’enthou- trésor et en propose 14 500 francs : plus
contentement inquiet du nouveau pro- siasme, publie la découverte dans le de deux fois la valeur du poids d’argent.
priétaire, soupesant en esprit les profits Journal de Rouen. La nouvelle se Mais il n’a pas la somme sur lui et s’en
escomptés, les promesses du sol, celles répand, parvient à Paris, affole les retourne la réclamer à la Maison du roi.
du ciel et du vent. Penché sur la glèbe, les savants et les autorités. Convaincu par Le prenant de vitesse, Désiré Raoul-
mains aux mancherons, hélant de temps Le Prévost de l’extraordinaire impor- Rochette, conservateur du Cabinet des
à autre les bêtes qui le tirent et pèsent sur tance historique et esthétique de sa médailles de la Bibliothèque royale,
le joug, il tressaille soudain. Le soc de trouvaille, Prosper Taurin accepte de accourt le 2 mai. Pour accélérer les
son outil a cogné quelque chose : une
tuile, couchée là, à un demi-pied sous
terre. Pour arracher l’intruse qui gêne
son ouvrage, il emprunte une pioche :
en soulevant la tuile, un reflet pâle, puis
deux, et c’est tout un trésor, mélangé à
la terre, une centaine de pièces d’argent
qu’il exhume, incrédule. Des coupes,
des vases à décors étranges, deux sta-
tuettes de dieux païens, un grand nom-
bre de fragments : il se garde d’y toucher ;
cela porte malheur. Alors, de sa pioche,
il pousse l’un après l’autre ces objets
dans un sac, rayant au passage les sur-
faces et c’est tant pis pour les parois
ouvragées, soupesant le poids du métal
précieux, qu’il imagine déjà fondu et
monnayé. Par acquit de conscience,
L’ESPRIT DES LIEUX

122
H

DIONYSIAQUE Canthare
aux masques, d’une paire trouvée
à Berthouville, argent, H. 15,8 cm,
© TAHNEE CRACCHIOLA-GETTY/BNF.

D. 13,3 cm, époque julio-claudienne.


Un masque de satyre âgé surmonte
un grand vase à boire et derrière
lui une outre à vin bien remplie.
Il forme une paire avec un second
canthare, lui aussi orné de masques
évoquant l’univers dionysiaque.

tractations, il demande à un marchand, faite avec le marchand qui avait exigé luxueux de vaisselle de table dédié au
un numismate réputé en relations fré- compensation pour ses services. En dieu Mercure par un certain Quintus
quentes avec le Cabinet, de lui avancer vain. Le trésor de Berthouville est tou- Domitius Tutus, et de nombreuses autres
la somme. Le 3 mai, l’affaire est conclue jours conservé au Cabinet des médail- offrandes au dieu protecteur des arts, des
pour 15 000 francs, et Raoul-Rochette les de ce qui est devenu depuis la Biblio- architectes et des commerçants, le plus
repart dès le lendemain pour Paris, le thèque nationale de France. populaire en Gaule selon César (La
trésor dans ses bagages, tandis que Identifié comme un ensemble com- Guerre des Gaules), portant souvent son
parvient à Taurin une missive de la Mai- plexe et d’une extrême richesse d’argen- image et les dédicaces des donateurs.
son du roi : l’accord écrit donné à l’offre terie gallo-romaine des Ier et IIe siècles, Envoyé en restauration au Getty
de Charles Lenormant. Trop tard ! trésor de temple sans doute mais qui n’a Museum de Los Angeles en 2010, au
Lenormant essayera bien de récupé- pas fini de livrer ses secrets, il comprend moment de la fermeture pour rénova-
rer le trésor en contestant la tractation notamment un service particulièrement tion du site Richelieu de la Bibliothèque
© PHOTOS : © BNF. © SERGE OBOUKHOFFBNFCNRS MAISONARCHÉOLOGIE ET ETHNOLOGIE,RENÉ GINOUVÈS.
BIJOUX DE FAMILLE
Ci-dessus : patère
de Rennes, or massif,
D. 25 cm, 209. Le trésor de
Rennes comprenait aussi
94 aurei, une fibule en or,
des fragments de chaînes
et 4 aurei sertis dans 123
des montures. Ci-contre : H
fragment de la bordure
extérieure de la mosaïque
aux colombes, L. 32,5 cm,
entre 125 et 133, découvert
à Tivoli en 1737 et donné
au Cabinet du roi peu
après 1752. A droite : vase
à parfum dit « vase
des saisons », verre à deux
couches, H. 16,6 cm,
vers 25 av. J.-C.-25 apr. J.-C.

nationale, exposé depuis lors à la Getty l’Antiquité romaine, de la maison à la entra dans les collections du roi Char-
Villa de Los Angeles, mais aussi à San tombe et au sanctuaire, tel qu’on peut les V, on admire le trésor d’or de Ren-
Francisco, Kansas City et Houston, c’est l’apprécier dans les collections françai- nes, avec sa magnifique patère à aurei
la première fois cet été qu’il revient en ses. Auprès du trésor normand, exemple aux effigies des empereurs Antonins et
France depuis son départ. Arles y sera insigne du luxe pratiqué dans les sanc- Sévères, découvert en 1774 dans une
sa seule étape avant de poursuivre sa tuaires, d’autres prêts de la Bibliothèque maison du chapitre de la ville. Il semble
route, vers Copenhague cette fois. nationale viennent en illustrer les autres avoir été la propriété d’une grande
Au Musée départemental Arles anti- aspects : expression du pouvoir, parure, famille de Gaule romaine du IIIe siècle,
que, le trésor de Berthouville est l’invité décoration d’intérieur, banquets… avant d’être enfoui probablement au
de marque d’une exposition précieuse, Après l’emblématique camée de moment des invasions de Francs et
qui prend prétexte de sa venue pour Chartres, figurant Jupiter et serti dans d’Alamans en 276. Le trésor de Naix, ses
offrir un panorama général du luxe dans une monture d’or émaillé depuis qu’il monnaies, ses bijoux et son splendide
RÉVÉRENCES Collier aux camées
du trésor de Naix, or, agate-onyx,
L. 27 cm, vers 202. La composition du
collier, qui mélange des portraits de
membres de la dynastie des Antonins et
de celle des Sévères, répond à la volonté
qu’avait Septime Sévère de s’affirmer
L’ESPRIT DES LIEUX

comme l’héritier des Antonins. En bas :


camée de Chartres, sardonyx et or
émaillé, H. 15,3 cm, première moitié
du Ier siècle, monture du XIVe siècle.
Il appartint à Charles V. et des mosaïques, dont les iconogra-
phies complexes pouvaient mettre à
l’épreuve les plus cultivés des convi-
ves. Le trésor de Berthouville clôt cette
superbe présentation, qui flamboie
dans la pénombre.
A l’issue de la visite, le musée arlésien
invite à une promenade dans ses salles,
parmi des collections d’une extrême
richesse : bijoux, statuaire, mosaïques,
sarcophages (la deuxième collection
124 au monde après celle du Vatican), et
H présente pour la première fois au public
les peintures murales si fraîches et colo-
collier aux effigies de Septime Sévère, rées de la villa de la Harpiste, découver-
Caracalla, Geta, Hadrien, Antonin le tes ces trois dernières années sur le site
Pieux, Julia Domna et la déesse archéologique voisin de la Verrerie, à
Minerve, révèle l’existence d’une Trinquetaille : des splendeurs, qui ne
famille gallo-romaine du IIIe siècle sou- pâtiraient pas d’une comparaison avec
cieuse de montrer son opulence et sa les peintures pompéiennes. 2
fidélité à l’empereur. Une sélection de « Le Luxe dans l’Antiquité », jusqu’au
somptueux bijoux (bracelets, bagues, 21 janvier 2018. Musée départemental Arles
camées, intailles, mais aussi un délicat antique. Ouvert tous les jours, de 10 h
vase à parfum en verre-camée) fait à 18 h, sauf le mardi. Tarif : 13 €. Gratuit tous
écho aux récits de Pline l’Ancien sur les les premiers dimanches du mois. Rens. :
goûts de son temps pour les perles, les 04 13 31 51 03 ; www.arles-antique.cg13.fr
pierres précieuses et les propriétés
magiques qu’on leur attribuait souvent.
Des statuettes de bronze de guerriers,
satyres ou philosophes, racontent le
goût des collectionneurs romains pour À LIRE
la culture grecque et les références
savantes dont il était de bon ton de faire Catalogue
montre chez soi. Reliefs en marbre, de l’exposition
coupes d’agate et plats d’argent évo- Editions
quent l’univers des banquets, où l’on Snoeck
rivalisait d’érudition en prenant pour France
support des conversations les décors 320 pages
des vaisselles d’apparat, des trépieds,
30 €
des tables et des bassins, des fresques
125
H

LA PASSION DES GEMMES Intaille : portrait de l’empereur Commode, améthyste, H. 3 cm, vers 192, monture en or émaillé
PHOTOS : © BNF.

du XVIIe siècle. Très recherchée à partir de l’époque hellénistique, l’améthyste gravée faisait la délectation des collectionneurs.
Ce portrait de l’empereur Commode fait partie d’une grande série d’intailles à son effigie produites à la fin de son règne.
T RÉSORS VIVANTS
Par Sophie Humann

Pilleurs
d’ épaves
Sous l’eau, les pilleurs menacent
le plus grand musée du monde.
Quelques lanceurs d’alerte leur ont
déclaré la guerre.
PHOTOS SOUS-MARINES : © TEDDY SEGUIN/DRASSM. GRAVURE : © SERVICE HISTORIQUE DE LA DÉFENSE, CHA, VINCENNES, FOLIO R113.
GRAND BLEU Au fond des océans, plus de trois millions d’épaves restent à découvrir. 127
Celles de l’expédition Lapérouse ont pu être identifiées grâce aux travaux des archéologues h

D
epuis quelques mois, la France du Drassm (ci-dessus et à gauche). En bas : prouver qu’un bateau appartenait à un Etat,
s’est lancée dans une bataille qui comme ceux de Jean Ribault, parti sous les ordres de René de Laudonnière pour défendre
n’a pas fait tweeter grand monde, la colonie française de Floride (d’après Jacques Le Moyne, XVIe siècle, Vincennes, Service
alors qu’elle aurait dû nous intéresser. historique de la défense), permet d’en interdire le pillage par des sociétés commerciales.
Voici les faits : en septembre 2015, au
large de la Floride, juste en face des pas de
tir de Cap Canaveral, dans une zone où plus pour secourir la colonie française de Fort canons et le monument français. L’enjeu
de mille épaves gisent au fond de la mer, Caroline. Tombée à la fois sur les navires est de taille : s’il était prouvé que le bateau
trois sites archéologiques sont découverts. espagnols et sur une tempête, la flotte appartenait à la couronne de France,
Bien vite, la compagnie américaine Global envoyée par Charles IX avait fait naufrage, et le tout reviendrait à l’Etat français. Dans le
Marine Exploration reçoit l’autorisation les marins français, recueillis par les troupes cas contraire, Global Marine Exploration
de fouiller et, en août 2016, annonce qu’elle espagnoles, avaient été massacrés sur conserverait 80 % des vestiges, les 20 %
a trouvé les restes d’un navire abandonné : une rivière voisine, qui depuis se nomme restants allant à l’Etat de Floride.
des ancres, des canons et d’autres vestiges Matanzas (« massacre », en espagnol). Dans la procédure, la France s’est fait
de l’un de ces nombreux vaisseaux qui L’archéologue américain Chuck Meide est représenter par l’avocat James A. Goold,
ont couru les mers des Caraïbes. Parmi du même avis. On serait ainsi en présence célèbre pour avoir gagné un bras de fer
les photographies prises par la compagnie de la plus ancienne épave française de tout juridique au nom de l’Espagne, en 2011,
se trouvent des clichés d’une stèle de le Nouveau Monde. Dans un entretien contre une autre entreprise américaine,
marbre aux armes de la France, destinée à au Figaro, John T. McGrath, professeur Odyssey Marine Exploration. En 2007,
marquer sur place les limites des territoires d’histoire à la Boston University, celle-ci avait trouvé près de 600 000 pièces
découverts, et de trois canons dont se prononce dans le même sens. dans l’épave de la frégate la Mercedes, qui
les marques ressemblent exactement L’ambassade de France aux Etats-Unis avait sombré en 1804 au large du Portugal.
à celles qu’on apposait sous Henri II. réclame donc la propriété de ces vestiges Grâce à l’avocat, Odyssey a dû rendre le
Pour le consul de France à Miami, devant le tribunal d’Orlando. Mais le trésor et a été condamnée à une amende
aucun doute : ces vestiges appartiennent chasseur de trésors américain soutient de d’un million de dollars.
à La Trinité, le vaisseau amiral de la flotte son côté que l’épave est celle d’un navire « Odyssey est aujourd’hui au bord
de Jean Ribault, parti de Dieppe en 1565 marchand espagnol qui avait volé les de la faillite ! se réjouit James A. Goold. 1
Quant à cette nouvelle affaire, je suis de France chargé des océans. Son annexe
confiant. Je fais des recherches à la précise comment traiter le patrimoine
Bibliothèque nationale, je traque des sous-marin. Ce sont des règles écrites par
éléments de preuve dans tous les musées, des archéologues qui s’imposent à l’ensemble
sur des gravures et d’autres documents des Etats parties. Si ce n’est pas nouveau
d’époque. Pour l’instant, Global Marine pour la France, qui avait l’habitude
Exploration a interdiction de toucher au site. de s’occuper de son patrimoine, ça l’est

© TEDDY SEGUIN/DRASSM. © HARUN ÖZDAS/UNESCO.


Nous allons devant la cour de district de pour les autres pays. Cette convention est
Floride et nous allons démontrer que cette très innovante du point de vue du droit
L’ESPRIT DES LIEUX

épave appartient à la France ! Même si le international ; c’est ce qui lui vaut, je crois,
vaisseau était privé, la moindre implication quelques déboires dans ses ratifications. »
publique en ferait une propriété française, A ce jour en effet, seuls 57 pays sur 190
poursuit-il. J’ai eu le cas récemment ont ratifié la convention de l’Unesco. Ulrike
avec un navire de commerce britannique Guérin, secrétaire de la convention, se bat
coulé dans la Manche, qui transportait depuis plus de dix ans pour faire connaître
des fonds de la couronne espagnole. » ce texte et changer le regard du grand
Depuis 2001, la convention de l’Unesco public sur le patrimoine sous-marin.
sur la protection du patrimoine culturel « Nous sommes vis-à-vis du patrimoine
subaquatique a en effet renforcé les subaquatique dans la même situation qu’il
dispositions permettant la préservation des y a cent cinquante ans pour le patrimoine
fonds marins, en favorisant la coopération terrestre, quand chacun partait piller les
entre Etats, en privilégiant la conservation tombes égyptiennes, déplore-t-elle. Il y a
du patrimoine in situ au fond de l’eau, plus de trois millions d’épaves inconnues
où les qualités de conservation sont au fond des océans, cent cinquante villes Première Guerre mondiale. Quelques
128 généralement meilleures que sur terre, en submergées au fond de la Méditerranée. pays commencent à prendre des mesures,
h interdisant son exploitation commerciale D’importants paysages préhistoriques gisent comme la Chine, qui s’est dotée d’un
et en renonçant à appliquer la règle anglo- en mer du Nord, où nous avons de grandes service de cent cinquante personnes dédié
saxonne qui attribue aux habitants de la chances de découvrir des restes humains, à la protection de son patrimoine sous-
côte la propriété des navires échoués dans ce qui nous permettrait d’avancer dans notre marin. Ulrike Guérin s’en félicite, « même
les eaux territoriales. « Pour le ministère connaissance de l’humanité. Mais lorsque si les Chinois n’ont pas encore rattrapé
des Affaires étrangères, la convention d’anciens squelettes ont été découverts dans l’avance technologique et l’expérience
a l’avantage d’être un texte international, une grotte au Mexique, ils ont été pillés avant de la France, précise-t-elle, qui, grâce au
précise Serge Ségura, l’ambassadeur que les archéologues n’aient eu le temps Département des recherches archéologiques
de les étudier. Il faut absolument éduquer les subaquatiques et sous-marines (Drassm),
gens, les sensibiliser, pour qu’ils comprennent est le pays qui protège le mieux l’archéologie
l’importance de ce patrimoine ! » sous-marine dans le monde ».
Les progrès des techniques de plongée Depuis des années à la tête du Drassm,
ont rendu les sites plus accessibles et, l’archéologue Michel L’Hour ferraille
malgré la convention de l’Unesco et des contre tous les pilleurs des mers. Devant
réussites retentissantes devant les l’ampleur des chantiers qui s’ouvrent au
tribunaux, le pillage et la destruction fur et à mesure que l’homme parvient à
du patrimoine sous-marin progressent explorer les abysses, il avoue un seul regret :
partout. Certains pilleurs s’intéressent aux ne pas avoir trente ans de moins ! Il regrette
épaves uniquement pour leur ferraille, que tous les pays n’aient pas ratifié le texte
quelques-uns parlant même de récupérer de l’Unesco et ne l’appliquent pas. « Il s’agit
le nickel enfermé dans les épaves de la de leur histoire, de notre histoire collective,

PATRIMOINE EN DANGER Michel L’Hour (ci-contre), le directeur du Drassm, utilise


son réseau d’informateurs et collabore avec la douane judiciaire. A l’Unesco, Ulrike Guérin
se bat de son côté pour que les Etats signataires ratifient la convention de 2001 sur la
protection du patrimoine culturel subaquatique. Leur but : que les traces de notre histoire,
comme ces restes d’une cité romaine en Turquie (en haut), ne soient pas détruites.
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dont ils sont les gardiens dans leurs eaux pas montrer ce qui est pillé sous l’eau
territoriales. On est choqué d’entendre car je ne sais même pas ce qui existe. »
que l’Etat islamique a détruit Palmyre Heureusement, grâce au retentissement
ou fait tomber des structures, et pillé pour d’affaires comme celle dite de Palavas, au
revendre. Mais un type qui pille une épave, terme de laquelle Michel L’Hour a obtenu
c’est le même phénomène. Si j’apprends, en octobre 2015 des peines de prison ferme
par exemple, qu’il y a un pillage en cours et près d’un million d’euros d’amende
à Madagascar, à qui puis-je le dire ? contre les voleurs de la Jeanne-Elisabeth, les
S’il y avait déjà ne serait-ce qu’un individu pilleurs hésitent. « Mais, ajoute Michel
par Etat que l’on puisse contacter, ce serait L’Hour, s’il n’y a pas de saisie en flagrant délit,
un immense progrès. Si vous savez qu’un il est très difficile de prouver que les objets L’HISTOIRE
individu est en train de piller une banque ont été pillés. Il faut des peines exemplaires EST UN PLAISIR
et que vous ne pouvez intervenir que car il n’y a pas beaucoup de monde dans
le mois suivant, c’est un peu ennuyeux ! » les administrations concernées. Ces enquêtes
Pourtant, même si tous les pays demandent énormément d’énergie.
Abonnez-vous en appelant au
possédaient enfin un service dédié à la Si on mobilise la douane judiciaire pendant
protection de leur patrimoine sous-marin,
ils ne parviendraient pas à empêcher
des mois sur un dossier de pillage sous-marin
et que les coupables ne sont condamnés
01 70 37 31 70
avec le code RAP17009
les pillages clandestins. En France, malgré qu’à 3 000 euros d’amende, elle aura ou sur
une législation très ancienne, un service tendance à privilégier d’autres affaires. »
www.figarostore.fr/histoire
spécialisé, une administration préoccupée La réalité est pourtant tenace : le trafic
par la protection du domaine maritime des objets d’art est la troisième source 1 an d’abonnement au Figaro Histoire (6 nos)
sous toutes ses formes, les pillages existent. de financement occulte dans le monde. pour 35 € au lieu de 53,40 €
Mais Michel L’Hour ne lâche rien. « On Un multiple (pièce de monnaie) de
Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux
est très vigilant, on entretient des réseaux l’empereur Gallien en or du IIIe siècle trouvé abonnés et valable jusqu’au 31/12/2017. Photos non
contractuelles. Informatique et Libertés : en applica-
d’information, on collabore avec l’Office sous l’eau, qui vaut 150 000 euros à l’unité, tion des articles 38, 39 et 40 de la loi Informatique
central de lutte contre le trafic des biens à Paris comme au Costa Rica, se dissimule et Libertés, vous disposez d’un droit d’accès, de
rectification et de radiation des informations vous
culturels (OCBC) et surtout avec la douane facilement dans un porte-monnaie. concernant en vous adressant à notre siège. Société
judiciaire. La difficulté, c’est que je n’ai pas Or, à qui a-t-on déjà demandé d’ouvrir du Figaro, 14 boulevard Haussmann 75009 Paris. SAS
au capital de 16 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.
de catalogue des objets volés, je ne peux son porte-monnaie dans un aéroport ? 2
A VA NT, A PRÈS
Par Vincent Trémolet de Villers

gloire
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.

La
de son
grand-père
R
ien n’était mieux avant. Tous les Pan- pour publier son premier livre, c’est sans doute
L’ESPRIT DES LIEUX

gloss de la terre le proclament et gare à pour ne pas briser le cristal du souvenir et de


celui qui s’égare dans la longue nuit du l’admiration. Il a bien fait. La pureté de son récit
passé. La nostalgie est un crime contre le pro- n’en est que plus éclatante. Ce lecteur de Guy
grès et l’honneur un obstacle au bonheur. Dupré a miraculeusement retrouvé les fer-
Jean-René Van der Plaetsen commet veurs de l’enfance, la sève de l’adolescence, les
d’entrée une double faute. Son récit s’intitule ombres de l’âge adulte pour évoquer avec
La Nostalgie de l’honneur. Plus grave encore, il pudeur son homme d’honneur.
flotte dans ses pages l’atmosphère inimita- Il a dix ans quand défilent les uniformes,
ble des vieilles propriétés de famille. Ce petit vingt quand les officiers se désaltèrent dans le
royaume où le temps qui a passé enveloppe désert au jerricane d’eau tiède, trente quand
les gestes les plus élémentaires, les conversa- les cloches de Notre-Dame sonnent à toute
tions les plus dérisoires. Accrochés aux murs, volée pour Paris libéré, quarante, au cœur de la
des ancêtres glorieux jettent un œil sur la des- guerre d’Algérie quand son grand-père mesure
cendance, les jardins ont la tenue et la clarté qu’Antigone a raison mais Créon n’a pas tort.
d’une prise d’armes. Un homme, son grand- Avec une brillante aisance, le charme de la
130 père, dispose des verres sur la table pour sincérité et la grâce d’une écriture qui sait tou-
h raconter à son petit-fils la bataille de Cannes, jours où elle va, Jean-René Van der Plaetsen
celle qui opposa Hannibal aux armées romaines. Lui écoute émer- évoque les figures et les images qui peuplent ses songes. Il pro-
veillé et mêle à ces morceaux d’histoire antique les épisodes glorieux nonce une belle plaidoirie en faveur de l’artillerie « impératrice »
auxquels son interlocuteur a pris part. des batailles, livre une profonde méditation sur les jardins de Ver-
Car son grand-père est un héros, un vrai. Le 28 août 1940, le capi- sailles qu’il faut voir du ciel pour en saisir l’entière beauté – « André
taine Crépin est à Manoka au Cameroun. Il a une heure pour déci- Le Nôtre n’a pas, contrairement à une idée répandue, conçu ses célè-
der si lui et ses hommes suivront le colonel Leclerc et poursuivront bres jardins pour Nicolas Fouquet ni même pour le Roi-Soleil, mais
avec lui le combat. Son épouse, ses enfants, ses hommes défilent pour le bon Dieu » –, fait écho au temps retrouvé en décrivant un
dans son esprit… Crépin choisit la France libre. Six mois plus tard, bal impérial à la Malmaison.
il prononcera le serment de Koufra qui promet de ne baisser les Crépin est à la retraite. Il aime la paix des églises romanes. Son
armes que « quand les belles couleurs françaises flotteront sur la cœur est lourd de souvenirs indicibles. Le lecteur le suit, le regarde,
cathédrale de Strasbourg ». Il sera l’une des hautes figures de la l’écoute. Il lui donne le regard bleu d’Hélie de Saint Marc, la jeunesse
2e DB. Afrique, Paris, Strasbourg, l’Extrême-Orient, l’Algérie… Une de Tom Morel, les formes discrètes du courage anonyme. Les héros
vie ardente où l’altitude morale et l’exigence personnelle façon- ne meurent pas avec l’enfance. La Nostalgie de l’honneur en est la
nent ces êtres qui, quand la nuit tombe, peuvent se regarder sans preuve. C’est le livre d’un petit-fils ; c’est aussi celui d’un père. 2
crainte dans le miroir de leur vie.
Jean-René Van der Plaetsen grandit à l’ombre délicieuse de ce
géant et de sa confrérie picarde dont les noms sonnent comme des
fragments de France : Philippe de Hauteclocque dit « Leclerc », À LIRE
© JEAN-FRANCOIS PAGA/LEEMAGE.

Bernard, Guillebon. Dans son esprit se mêlent les héros de la libéra-


tion de Paris, les maréchaux d’Empire, d’Artagnan, Cyrano, le lieu- La Nostalgie
tenant Mattei de Par le sang versé de Bonnecarrère… toutes ces de l’honneur
légendes n’en sont pas puisque l’une d’entre elles est devant lui en Jean-René
train de disposer des verres comme des armées prêtes à combattre. Van der Plaetsen
L’enfant devient un jeune homme qui choisit ses conquêtes en Grasset
fonction des mérites militaires de leur père, un chasseur alpin 240 pages
envoyé au Liban, un journaliste de talent devenu directeur délégué 19 €
de la rédaction du Figaro Magazine. S’il a attendu quelques années

Retrouvez Le Figaro Histoire le 28 septembre 2017


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