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& CIVILISATIONS

N° 13
JANVIER 2016

& CIV ILISAT IO N S


SALADIN
COMMENT
IL A CONQUIS
JÉRUSALEM
AFRIQUE 4800 F CFA ; ANTILLES-RÉUNION 6,50 € ; BELGIQUE LUXEMBOURG 5,95 € ; CANADA 8,95 $CAN ; LIBAN 12 000 LBP ; MAROC 60 MAD ; SUISSE 9,50 CHF ; TUNISIE 12 DTU ; PORTUGAL 6,50 €.

LA RÉVOLUTION
DES GRACQUES
PLÈBE CONTRE
ARISTOCRATIE À ROME

CHINE
LES MERVEILLES
MILLÉNAIRES
DU GRAND CANAL

TROIE, CITÉ
DE LÉGENDE
CE QUE RÉVÈLE
L'ARCHÉOLOGIE

LOUIS XVIII
L'IMPOSSIBLE
RESTAURATION
CROISIÈRE
DE L’ISLANDE AU GROENLAND VOYAGES
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dans la Conférence Paris Climat 2015.
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6Gilles Van Kote Nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ................


directeur délégué du quotidien Le Monde,
Prénom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ................
il a collaboré au service Sciences & Environnement
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avant de rejoindre le service Planète.
Code postal
6Olivier Nouaillas Ville. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .................
journaliste, chef de service chargé des questions Tél. HiCi13
d’environnement à La Vie.
Courriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . @ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ................
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& C I VI L I SATI O NS
NUMÉRO 13
H. P. HUBER / FOTOTECA 9X12

Dossiers Rubriques

22 Troie, la vérité derrière la légende 06 L’ACTUALITÉ


Redécouverte au xix siècle, la cité chantée par Homère est toujours
e
10 LE PERSONNAGE
l’objet de fouilles qui éclairent sa longue histoire. PAR MIREIA MOVELLÁN LUIS
Riche comme Crassus
Au Ier siècle av. J.-C., il fut
32 La Restauration l’homme le plus fortuné de Rome.
Revenue d’exil en 1814, comment la dynastie des Bourbons
intégra-t-elle les réalités nouvelles de la France ? PAR JEAN-JOËL BRÉGEON
14 L’ÉVÉNEMENT
Attentats anarchistes
De 1892 à 1894, une série
44 Les Scythes de bombes explosent à Paris.
Ce peuple de « Barbares », aux yeux des Grecs, régna sur les steppes
du nord de la mer Noire du viiie au iie siècle av. J.-C. PAR JAIME ALVAR 18 LA VIE QUOTIDIENNE
L’irrésistible sucre
Cet ingrédient exotique est devenu
54 Saladin face à Jérusalem la star de la cuisine médiévale.
En reprenant aux croisés la Ville sainte lors du siège de 1187, le sultan
est devenu le héros du monde musulman. PAR ABBÈS ZOUACHE 88 LA GRANDE DÉCOUVERTE
Nimroud
5, un Anglais met au jour
64 Le Grand Canal de Chine sante capitale de l’Assyrie.
Long de 1 800 kilomètres, ce chef-d’œuvre d’ingénierie est depu
treize siècles une artère économique vitale. PARDOLORSFOLCH 2 L’ŒUVRE D’ART
s frères de Limbourg
paysannerie vue par les Très
78 La révolution des Gracques hes Heures du duc de Berry.
Tiberius et Caius Gracchus ont payé de leur vie leur volonté d
réformer une République romaine corrompue. PAR VIRGINIE GIROD 4 LES LIVRES
XPOSITIONS
CE
EN
OR

Posé sur la 4e de couverture, pour les abonnés France métropolitaine, un encart « Beaux-Arts Magazine »
, FL
LA

et un catalogue « Linvosges ».
ORE ILLUSTRANT LE SACRIFICE
SCA

YXÈNE, BRITISH MUSEUM, LONDRES.


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Toute reproduction, totale ou partielle, sans l’autorisation de la Direction est interdite.

COMITÉ SCIENTIFIQUE
MÉSOPOTAMIE GRÈCE MOYEN ÂGE
FRANCIS JOANNÈS SOPHIE BOUFFIER DIDIER LETT
Professeur d'histoire ancienne Professeure d’histoire grecque Médiéviste, professeur
à l'université Paris 1 Panthéon- à l’université d’Aix-Marseille, à l’université de Paris Diderot-
Sorbonne où il enseigne spécialiste de l’expansion Paris 7. Il est spécialiste
l'histoire mésopotamienne, grecque en Méditerranée de la fin du Moyen Âge,
les rapports entre la Bible et entre le VIIIe et le IIIe s. av. J.-C., de l’histoire de l’enfance,
la Mésopotamie, et les langues notamment en Italie et de la famille, de la parenté
anciennes du Proche-Orient. en Gaule méridionale. et du genre.

ÉGYPTE ROME ÉPOQUE MODERNE-CONTEMPORAINE

PASCAL VERNUS CLAIRE SOTINEL DOMINIQUE KALIFA


Égyptologue, agrégé de Professeure d’histoire romaine Professeur d’histoire
lettres classiques, docteur à l’université Paris-Est contemporaine à Paris 1 où
d'État. Directeur d'études Créteil Val-de-Marne. il dirige le Centre d’histoire
en linguistique égyptienne Ancien membre de l’École du XIXe siècle. Également
et en philologie à l’École française de Rome. professeur à Sciences-Po,
pratique des hautes études Elle est spécialiste il est spécialiste de l’histoire
(EPHE) de Paris. de l’Antiquité tardive. du crime et des transgressions.

4 HISTOIRE & CIVILISATIONS


L’ÉDITORIAL

Chevalier de l’islam pour avoir repris Jérusalem


aux Francs en 1187, Saladin bénéficia aussi d’une étonnante aura
dans l’Occident chrétien médiéval. C’est un des paradoxes de cette
longue confrontation autour des Lieux saints, que l’on a baptisée
bien plus tard du nom de croisades. Ces conflits, souvent cruels,
n’empêchèrent pas échanges, influences, fascinations, émulations.
JEAN-MARC BASTIÈRE Sultan d’origine kurde, Saladin était considéré en Europe pour
Rédacteur en chef
sa courtoisie, sa libéralité, sa mansuétude. Il a laissé aux chrétiens
le Saint-Sépulcre et rendu aux juifs leurs synagogues.
Saladin incarnait en réalité les vertus chevaleresques. Dans
son chef-d’œuvre, La Divine Comédie, le poète florentin Dante
Alighieri place le guerrier musulman dans le chant IV
de L’Enfer au nombre des héros de l’Antiquité : « Et je vis Saladin,
seul, à l’écart. » Pour un chrétien du Moyen Âge, c’est une
distinction exceptionnelle que de côtoyer Hector, Énée, Platon,
Aristote et Socrate. Ce premier cercle, que l’on appelle les limbes,
est une sorte d’antichambre. Les vrais damnés de Dante, parmi
lesquels on trouve un pape comme Boniface VIII, se tordent dans
les autres cercles. Les vertus que cristallise Saladin se distinguent
aussi bien de la violence aveugle que d’un irénisme lénifiant.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 5


L’ACTUALITÉ

LE PLATEAU de Corent,
vu du ciel, est fouillé

KAPARCHEO.COM
de façon systématique
par les archéologues.

GAULE CELTIQUE

QuandlesGauloisstockaient
leurs céréales en Auvergne
La découverte de silos à grains datant d’avant la conquête romaine offre une nouvelle clé
de lecture sur une civilisation gauloise plus avancée qu’on ne le croirait.

U
ne gigantesque silos à grains – il pourrait Une telle concentration cela démontre l’existence
zone de stockage y en avoir jusqu’à 1 500 – et est rare : les fosses ont été d’un pouvoir centralisateur
de céréales datant leur ancienneté – l’âge du creusées dans un sol argi- fort et de capacités d’orga-
des Gaulois : voici fer – rendent le site excep- leux sur un plateau hu- nisation développées chez
ce qu’ont découvert les ar- tionnel. Les datations sont mide et étaient remplies les Gaulois. Leur économie
chéologues qui travaillent en cours, mais d’ores et déjà à ras bord de céréales, sans n’était pas si rudimentaire
en Auvergne, sur le plateau « on sait que ces silos datent doute du blé et de l’orge, qu’on le croyait », poursuit
de Corent. Le nombre de d’avant les Romains, car en chacune pouvant contenir Alfredo Mayoral.
50 av. J.-C. au plus tard, du- entre 500 kg et 1,5 tonne Le site, qui est fouillé
rant la conquête, ils ont été de grains. Elles étaient fer- depuis une quinzaine
comblés », explique Alfredo mées hermétiquement, ce d’années par l’équipe de
Mayoral, doctorant en qui permettait une conser- Matthieu Poux, profes-
géoarchéologie au CNRS- vation sur plusieurs dé- seur à l’université Lumière
université Blaise-Pascal de cennies. De quoi tenir un Lyon 2, a déjà révélé la pré-
Clermont-Ferrand. siège ou voir venir en cas sence d’une aggloméra-
de mauvaise récolte ! Des tion de plusieurs milliers
traces de charbon indiquent d’habitants avec son centre
VUE en coupe de l’un des
que les silos étaient sans de frappe monétaire, son
silos en cours de fouilles.
doute purifiés par le feu théâtre, son sanctuaire... Le
pour être réutilisés. « Tout chantier continue.

6 HISTOIRE & CIVILISATIONS


CIVILISATION AZTÈQUE

Sous les pavés,


les crânes
Le sous-sol de Mexico recèle encore
bien des surprises. La dernière en date :
un râtelier servant aux Aztèques à exposer
les crânes de leurs prisonniers sacrifiés.

E
n plein cœur de dieu du Soleil, afin de s’as-
Mexico, à deux surer que l’astre renaisse
rues de la cathé- chaque jour. Les Aztèques
drale qui marque leur tranchaient la tête puis
le centre historique de la la décharnaient. Les tzom-
ville, le nouveau proprié- pantli étaient considérés
taire d’une maison colo- comme des arbres à crânes,
niale a eu la surprise de ces derniers étant les fruits,
tomber sur 35 crânes hu- liés à la fertilité. Ces struc-
mains pris dans un mortier : tures n’avaient donc pas
daté entre 1488 et 1502, ce pour but de terrifier la po-
râtelier à crânes, un tzom- pulation, mais de favoriser
pantli, était utilisé par les la prospérité et la survie.
Aztèques pour exposer les Les analyses ADN des
têtes des sacrifiés. Mexico a crânes sont en cours. Les
été construite sur les ruines fouilles vont se poursuivre,
de la capitale de l’empire d’autant plus coûteuses
aztèque conquise en 1521 que le sol de Mexico, ville
par les colons espagnols. construite sur un lac, s’ef-
Le râtelier, trouvé à fondre et qu’il faut combler
deux mètres de profon- chaque mètre creusé. Quant
deur, comptait sans doute au propriétaire de la maison
HECTOR MONTANO/AP/SIPA

à l’origine des milliers de qui prévoyait d’y ouvrir le


têtes « enfilées » à hau- premier musée du Choco-
teur des os temporaux sur lat de Mexico, il lui faudra
des perches en bois. Cette patienter.
découverte appuie les récits
LE TZOMPANTLI
du missionnaire franciscain
est en cours de fouilles
Bernardino de Sahagún, qui en mai 2015 : un
accompagnait le conquis- alignement de crânes
tador Cortés en 1519 : il a a été mis au jour.
en effet décrit dans son
Histoire générale des choses
AKG-IMAGES / DE AGOSTINI PICTURE LIB.

de la Nouvelle-Espagne la
pestilence qui émanait de
AUTEL SACRIFICIEL
ces restes humains, les
aztèque, à côté duquel
mouches, le sang… Les vic- se dresse un tzompantli.
times étaient des captifs Illustration tirée
sacrifiés en l’honneur du du Codex Ramírez, 1587.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 7


L’ACTUALITÉ

LE CRÂNE DÉCOUVERT à
Neuilly-sur-Marne appartient
à une sépulture datée vers

SYLVAIN HITAU
6700-6200 av. J.-C.

PRÉHISTOIRE

Premiers habitants
de Seine-Saint-Denis
La mise au jour de sépultures exceptionnelles vieille de huit millénaires permet
d’approfondir la connaissance d’une période méconnue de la préhistoire.

L
a campagne de fouilles méconnue jusqu’alors en
de l’été 2015 sur la France, faute de vestiges
Haute-Île de Neuilly- significatifs. D’après les es-
sur-Marne touchait à timations de datation, les
sa fin lorsque, soudain, une quatre sépultures remon-
calotte crânienne fragmen- teraient à un laps de temps
taire émergea du sol. Une compris entre 6700 et 6200
découverte inespérée, qui av. J.-C. Une période qui cor-
aurait pu passer inaperçue si respond en Île-de-France
elle n’était intervenue après au mésolithique, phase de
la mise au jour de trois autres la préhistoire intercalée
sépultures similaires lors de entre le paléolithique et le
diagnostics archéologiques néolithique, et caractéri-
pratiqués sur la Haute-Île sée par une population de
depuis 2001. La proximité chasseurs-cueilleurs non selon les mots de Claude que les examens ADN, per-
des corps, leur disposition sédentarisés. Les sépul- Héron, chef du bureau du mettront à partir de 2016
identique (accroupis, le crâne tures mésolithiques étant patrimoine archéologique d’en connaître davantage sur
reposant sur les genoux) per- très rares, ces découvertes de Seine-Saint-Denis. En la santé et l’alimentation de
met d’éclairer les pratiques multiples confirme le carac- attendant de futures fouilles ces individus ensevelis voici
funéraires d’une période tère « exceptionnel » du site, fructueuses, les analyses, tels huit millénaires.

8 HISTOIRE & CIVILISATIONS


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LE PERSONNAGE

Crassus, le fugitif
qui devint richissime
Il fut, au Ier siècle av. J.-C., l’égal de Pompée et César. Rapace et opportuniste, Crassus
ne recula devant aucune affaire trouble pour se constituer une fortune légendaire.

M
arcus Licinius Crassus par la suite épouser la veuve de l’un

Commerce passa à la postérité


comme l’homme le plus
d’entre eux, conserva toute sa vie des
habitudes frugales diamétralement
et lutte pour riche de Rome, bien que opposées à l’ostentatoire tendance à

le pouvoir sa fortune fût probable-


ment égalée par celle de son collègue
gaspiller affichée par l’aristocratie.

Le triomphe après la disgrâce


115 av. J.-C. et rival Pompée, puis dépassée trois
décennies plus tard par celle d’Auguste. Grâce à une brillante carrière politique,
Marcus Licinius Crassus S’il est toutefois un domaine dans le- le père de Crassus devint consul en 97
naît à Rome. Il est le plus
jeune fils du consul quel il n’eut pas d’égal aux yeux des av. J.-C., puis censeur en 89 av. J.-C.
Publius Licinius Crassus, historiens de l’Antiquité, c’est l’infinie Cette trajectoire explique qu’il fut
un riche plébéien. cupidité, l’opportunisme et l’absence impliqué dans les luttes de pouvoir
de scrupules dont il fit preuve pour qui marquèrent cette période. En 87
85-82 av. J.-C. amasser sa richesse. av. J.-C., Lucius Cornelius Sylla per-
Il vint au monde dans une famille pétra un coup d’État et occupa Rome
Crassus se réfugie
en Hispanie pour fuir la d’origine plébéienne, mais illustre. militairement. Mais lorsqu’il partit
guerre civile qui fait rage Son aïeul Publius Licinius Crassus, affronter Mithridate VI en Orient, ses
à Rome, où il retourne qui avait reçu le surnom de « dives » rivaux Cinna et Marius en profitèrent
après la victoire de Sylla.
(« le Riche »), exerça en effet la charge pour prendre le contrôle de la ville et
sacerdotale de pontifex maximus et la lancèrent une féroce persécution contre
73-70 av. J.-C. fonction de consul en 205 av. J.-C., aux ses partisans, parmi lesquels figurait
La révolte menée par côtés de Scipion l’Africain, vainqueur le père de Crassus. Celui-ci se suicida,
Spartacus éclate. Crassus d’Hannibal. Si sa famille parvint à en- et l’un de ses fils succomba sous les
l’écrase avec son armée. trer dans la nobilitas (l’aristocratie de coups des nouveaux maîtres de Rome.
Après cette victoire,
il est nommé consul. patriciens et de plébéiens qui alimentait Crassus réussit quant à lui à quitter
la classe politique), elle vit toutefois sa Rome, où sa vie se trouvait menacée,
fortune s’amoindrir considérablement. pour se réfugier en Hispanie. De peur
59-56 av. J.-C. Plutarque raconte que la maison du père d’être fait prisonnier même en terre
Crassus, Pompée et de Crassus était modeste et que celui-ci étrangère, il resta caché pendant huit
César forment le premier mangeait à la même table que deux de mois avec trois amis et dix esclaves dans
triumvirat. Par l’accord de
Lucques, Crassus reçoit es déjà mariés. une grotte située non loin de Málaga.
la province de Syrie. ssus, qui allait Un client de sa famille lui apportait de

53 av. J.-C.
Face à l’Empire parthe,
Durant la guerre civile romaine,
en Syrie, Crassus Crassus se réfugie dans
est défait à la bataille
de Carrhes, où une grotte pendant huit mois.
il trouve la mort.
DENIER FRAPPÉ SOUS LE PREMIER TRIUMVIRAT. IER SIÈCLE AV. J.-C. JEAN VINCHON, PARIS.

ART ARCHIVE
10 HISTOIRE & CIVILISATIONS
BRIDGEMAN / ACI
ACCUSÉ
DE SÉDUIRE
UNE VESTALE
DANS SA JEUNESSE, Crassus fut
accusé par un dénommé Plotin
d’avoir séduit une vestale du
nom de Licinia. Les vestales
faisant vœu de chasteté, un
tel sacrilège devait être puni
par la mort des deux individus.
Crassus reconnut s’être rendu
à plusieurs reprises auprès de
Licinia et justifia ces visites en
se disant intéressé par l’achat
d’une villa appartenant à la
prêtresse. Les juges crurent
Crassus, car il s’était forgé une
réputation de spéculateur im-
mobilier. Une fois les charges
levées, on raconte que Crassus
insista auprès de Licinia jusqu’à
ce qu’elle accepte de lui vendre
la propriété en question.

MARCUS LICINIUS CRASSUS. MARBRE,


IER SIÈCLE AV. J.-C. MUSÉE DU LOUVRE, PARIS.

quoi manger. Crassus ne revint à Rome nom des personnes déclarées hors la loi, ainsi que Crassus commença à prendre
qu’après l’assassinat de Cinna en 84 autorisant ainsi leur assassinat par qui- part à un colossal et lucratif commerce
av. J.-C. Cette expérience traumatisante conque le souhaitait et la confiscation duquel il tira sa fortune : l’expropriation,
marqua assurément son caractère et de leurs biens. Pas moins de 40 séna- la saisie et l’achat à un prix dérisoire de
peut sans doute expliquer l’avarice et teurs, 1 600 chevaliers et 4 000 citoyens propriétés urbaines appartenant à de
la cupidité qu’il développa pour se pro- subirent cette condamnation. La vente riches citoyens.
téger de ses ennemis, et que beaucoup aux enchères de leurs demeures attira Crassus bénéficia également de
lui reprochèrent. de nombreux acheteurs avides de l’augmentation de la taille du Sénat, une
Le retour au pouvoir de Sylla ren- bonnes affaires, dont Crassus. « Lors- mesure adoptée par Sylla qui nomma
dit à Crassus sa liberté perdue et lui que Sylla prit le contrôle de la ville et 300 sénateurs supplémentaires parmi
permit d’accéder à une position poli- mit progressivement en vente les pro- les chevaliers, les entrepreneurs et les
tique privilégiée. La persécution visait priétés de ceux qu’il tuait de ses propres commerçants. Désireux de se donner
désormais la faction ennemie, contre mains [...], Crassus ne se priva pas de une image noble et digne, ces nouveaux
laquelle Sylla appliqua la proscription se servir ni d’acheter certaines de ces sénateurs se montrèrent fort intéres-
en inscrivant sur une liste publique le propriétés », raconte Plutarque. C’est sés par les grandes demeures de leurs

HISTOIRE & CIVILISATIONS 11


LE PERSONNAGE

GERASA, aujourd’hui en Jordanie,


se trouvait dans la province
romaine de Syrie, dont Crassus
reçut la gestion en vertu d’un accord
conclu avec Pompée et César.
JOHN FRUMM / GTRES

prédécesseurs déchus. En promoteur drement des maisons étaient un mal entre ses mains. » Il constitua aussi une
immobilier avisé, Crassus leur revendit endémique et inévitable à Rome en équipe de 500 esclaves architectes et
ces biens confisqués, desquels il tira raison de la quantité et du poids des ouvriers chargés d’étayer les bâtiments
une importante marge de bénéfice. bâtiments, il se consacra à acheter les et de déblayer les parcelles pour ensuite
Crassus employa également une édifices qui avaient brûlé et ceux qui louer ou vendre les logements désor-
stratégie qui contribua à renforcer se trouvaient à proximité, car la crainte mais disponibles. Il ne construisait pas
son image d’impitoyable négociateur. et l’incertitude poussaient leurs pro- de nouveaux bâtiments, estimant que
Plutarque l’explique sans détour : priétaires à les céder à bon marché, de « les amateurs de la construction se
« Voyant que les incendies et l’effon- sorte que la plup d R i i i ffisamment eux-mêmes
pas besoin de se faire de
nemis ».

urier de César
UN GÉNÉRAL IMPITOYABLE us possédait des proprié-
Rome et dans la pénin-
APRÈS LA MORT de Spartacus en 71 av. J.-C., au cours de alique, mais aussi des
l’affrontement qui mit un terme à la rébellion, Crassus d’argent, probablement
captura 6 000 esclaves qui avaient survécu. Désireux anie. Toutefois, selon
d’impressionner ses compatriotes par sa sévérité, « tout cela était insigni-
il ordonna de faire crucifier tous les captifs. La route apport à la valeur de ses
qui reliait Capoue à Rome fut ainsi jalonnée de milliers Crassus s’assurait per-
de croix sur lesquelles agonisaient les prisonniers. nt qu’ils reçoivent une
SPARTACUS, PAR DENIS FOYATIER. BRONZE, 1847. PALAIS DES BEAUX-ARTS, LILLE. pécialisée dans différents
( ecteurs, scribes, orfèvres,
RMN PHOTO

12 HISTOIRE & CIVILISATIONS


DE MAUVAIS LA MORT DE CRASSUS
Lancelot Blondeel
AUSPICES reconstitue le moment
où les Parthes auraient
versé de l’or fondu dans
LA DÉCISION PRISE par Crassus de la gorge du cadavre
déclarer la guerre aux Parthes de Crassus. Huile sur
alors que ces derniers n’avaient toile, XVIe siècle. Musée
commis aucun acte hostile fut Groeninge, Bruges.
très controversée à Rome. Deux
tribuns firent d’ailleurs entendre
publiquement leur désaccord.
À la fin de l’année 55 av. J.-C.,
us abandon-
pour tourner
vers l’Orient,
entre eux lui
ressa de ter-
es malédic-
ns et l’accusa
voir désho-
é la Répu-
en menant
re injuste et
bien sinistre

BRIDGEMAN / ACI
CAVALIER PARTHE. STATUETTE EN PIERRE
PROVENANT D’IRAN. V-VIE SIÈCLES APR. J.-C.

administrateurs… »). Il était conscient Sa cupidité n’empêcha pas Crassus cette campagne se solda par la défaite
de la nécessité d’exercer sur eux un de s’attirer le soutien du peuple et d’at- romaine de Carrhes, en 53 av. J.-C. Les
contrôle, mais il leur accordait une teindre ses objectifs électoraux. Un an hommes de Crassus le prièrent de né-
certaine autonomie dans leurs tâches, après avoir écrasé la révolte déclenchée gocier avec le vainqueur ; le consul se
car cette méthode lui garantissait une par l’esclave Spartacus, il fit la démons- rendit auprès du campement ennemi,
rentabilité optimale. Si ses esclaves lui tration de sa prodigalité : « Il consacra où il fut capturé et exécuté. Les histo-
servirent de biens de valeur facilement dix pour cent de ses biens à Hercule, riens antiques proposent deux versions
négociables, ils l’assistèrent donc aussi offrit un banquet au peuple et fournit à de ce qu’il advint de son cadavre. Selon
dans la gestion de son négoce. chaque Romain une provision de grains Plutarque, ses ravisseurs lui tranchèrent
Cet immense capital permit à pour trois mois qu’il acheta avec ses la tête et une main, qu’ils envoyèrent
Crassus d’exercer les fonctions de prê- propres fonds », explique Plutarque. au roi vainqueur. Pour Dion Cassius, les
teur. Les taux d’intérêt qu’il demandait Cette générosité lui permit de recueil- Parthes, connaissant la réputation de
était souvent exorbitants. S’il se targuait lir les voix nécessaires à son élection leur prisonnier, auraient coulé de l’or
d’en faire grâce à ses amis, il se montrait comme consul en 71 av. J.-C. fondu dans la gorge du défunt consul,
toutefois intraitable quant au rem- Crassus joua dès lors un rôle cen- afin d’étancher symboliquement son
boursement des sommes prêtées une tral dans la politique romaine. En 59 insatiable soif de richesse...
fois le délai passé, tant et si bien que, av. J.-C., il intégra le premier triumvirat
PEDRO ÁNGEL FERNÁNDEZ VEGA
d’après Plutarque, « le don s’avérait plus aux côtés de Pompée, son grand adver- DOCTEUR EN HISTOIRE
onéreux que le montant élevé des inté- saire, et de César. Son second consu-
rêts ». Ces prêts permirent également lat avec Pompée lui ouvrit les portes
à Crassus de nouer des partenariats d’une ambitieuse entreprise : la guerre Pour TEXTE
Vies parallèles
politiques. Il prêta ainsi la coquette contre les Parthes, ennemis de Rome en en Plutarque, Gallimard, 2002.
somme de 830 talents à Jules César au Orient, dont il espérait tirer un grand savoir
plus
début de sa carrière politique. butin de guerre. Malheureusement,

HISTOIRE & CIVILISATIONS 13


La « terreur noire »
s’installe à Paris
De 1892 à 1894, une série d’attentats à la bombe ensanglanta les rues de Paris. Leurs auteurs :
des anarchistes radicaux. La capitale fut plongée dans une véritable psychose.

I
déal d’une société sans classe, sans est nécessaire pour vivre ». Le 5 octo- pas un voleur ; je reprends dans un
État, et où les formes d’organisa- bre 1886, Clément Duval, membre de but social les richesses volées par
tion seraient librement négociées, la Panthère des Batignolles, cambriole les bourgeois. » Duval est condamné
l’anarchisme n’est pas en soi une un hôtel particulier rue de Monceau. aux travaux forcés à perpétuité en
théorie violente. Mais certains C’est à son procès, en janvier 1887, 1887. Mais d’autres prennent la relève,
« compagnons » furent séduits, à la que l’on défend pour la première fois comme Vittorio Pini, fondateur des
fin du XIXe siècle, par la perspective le « droit au vol », principe central Rebelles de Saint-Denis. Plus radi-
d’une violence pensée à la fois comme de l’illégalisme anarchiste. Duval a cal, Charles Gallo lance une bouteille
vengeance et prélude à la révolution. « volé non pour lui, mais pour sou- d’acide à l’intérieur de la Bourse de
Dès 1884, des militants parisiens tenir la propagande. […] C’est un acte Paris, puis tire trois coups de feu sans
avaient appelé dans un tract les ou- de guerre sociale », explique alors le atteindre personne. « Armons-nous
vriers à « fouler aux pieds le respect libre-penseur anarchiste Sébastien de tous les moyens que nous donne
de la propriété, à avoir l’énergie de Faure. Son acte fonde la pratique dite la science : faisons disparaître cette
prendre dans les magasins ce qui leur de la reprise individuelle : « Je ne suis société aux institutions criminelles

14 HISTOIRE & CIVILISATIONS


L’ÉVÉNEMENT

LES THÉORIES ANARCHISTES


L’ANARCHISME prône une société égalitaire fondée sur le refus de
l’État et de toute autorité. Récusant la propriété privée (« la pro-
priété, c’est le vol ! »), le Français Pierre Joseph Proudhon (1809-
1865) imagine la société comme une fédération de petits produc-
teurs et d’artisans, librement regroupés dans une sorte de « confé-
dération mutuelliste ». Les perspectives s’infléchissent, sous l’in-
fluence des penseurs russes Mikhaïl Bakounine (1814-1876) et Petr
Kropotkine (1842-1921), vers
un communisme libertaire,
où individus, communes et
producteurs édifieraient une
collectivité harmonieuse par
la multiplication de liens fé-
dératifs librement consentis.
Un très fort individualisme
et une morale souvent très
LE RESTAURANT VÉRY, stricte caractérisent aussi ces
boulevard Magenta, « milieux libres ».
est dévasté par une bombe
le 25 avril 1892. Supplément
illustré du Petit Journal FRANÇOIS CLAUDIUS KŒNIGSTEIN,
du 7 mai 1892. DIT RAVACHOL, SUR SA PHOTO
D’IDENTITÉ JUDICIAIRE, PRISE EN 1892.

AKG-IMAGES
SELVA/LEEMAGE

basées sur l’égoïsme le plus effré- tête d’un vaste complot, mais la plu- sept blessés. Ravachol, l’auteur des
né, pillons, brûlons, détruisons », part des actions sont improvisées. À deux attentats, dîne le soir même au
écrit L’Action révolutionnaire en compter de 1891, les choses se corsent restaurant Véry, boulevard Magenta.
1887. « Sortez de vos poches le cou- cependant. Une vague d’attentats, Un garçon le reconnaît et le dénonce.
teau libérateur ! Pillez ! Incendiez ! qui prend la forme d’une véritable Le 25 avril, c’est le restaurant qui
Détruisez ! Anéantissez ! Purifiez ! » vendetta, ensanglante la capitale. saute, faisant deux morts. La presse
renchérit L’Idée ouvrière en 1888. anarchiste parle de « Véryfication ».
Ces actions, pourtant éparses, pro- Ravachol sévit au Véry Le lendemain débute le procès de
voquent l’inquiétude des autorités. La L’origine est l’affaire dite « de Ravachol, guillotiné le 11 juillet.
police recense alors 2 400 anarchistes Clichy » : le 1er mai 1891, une rixe op- Mais la série continue. Le 8 no-
en France, dont 852 sont considé- pose un groupe de « compagnons » à vembre, un autre militant de 22 ans,
é d eux. La des policiers, et des coups de feu sont Émile Henry, dépose une bombe au
risiens. tirés ; deux militants sont condam- siège de la Compagnie des mines de
lleville nés à de très lourdes peines. La pre- Carmaux, avenue de l’Opéra. Des
arron- mière bombe, qui explose boulevard employés la découvrent, appellent
ment. Saint-Germain le 11 mars 1892, vise les agents, qui la transportent au
tains le domicile d’Edmond Benoît, le pré- commissariat du Palais-Royal, où
quent sident du tribunal qui a dirigé les elle explose, tuant cinq personnes.
comité débats. Le 27 mars, la dynamite frappe Le 13 novembre, le cordonnier Léon-
chiste l’immeuble du substitut Bulot, qui Jules Léauthier frappe d’un coup de
llé à avait requis la peine capitale contre tranchet l’ambassadeur de Serbie.
es, à la les militants de Clichy. On relève Le mois suivant, le 9 décembre,
Auguste Vaillant lance une bombe
dans l’enceinte de la Chambre des
DE RAVACHOL, PAR EMMANUEL FRÉMIET. députés. L’émotion est immense, et,
MUSÉE D’ORSAY, PARIS.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 15

J.-. BERIZZI / RMN-GP


L’ÉVÉNEMENT

LE PRÉSIDENT Sadi Carnot est

GIANNI DAGLI ORTI / AURIMAGES


assassiné en pleine rue, à Lyon,
le 24 juin 1894. Supplément illustré
du Petit Journal du lundi 2 juillet 1894.
Bibliothèque municipale, Dijon.

bien qu’il n’ait tué personne, Vaillant de l’explosion est terrible. Il éventre On voit partout des anarchistes,
est condamné à mort et exécuté le les tables, projette les chaises, les on croit entendre des bombes par-
5 février 1894. lustres, les verres, et provoque tout. La ville entière vit « au son d’la
Un nouveau pas est franchi le 12 fé- une indescriptible panique. Vingt dynamite », que certains journaux
vrier 1894,lorsque Émile Henry lance consommateurs sont grièvement anarchistes encouragent explicite-
dans la grande salle du café Terminus, blessés, l’un d’eux décède peu après. ment. D’autres bombes explosent
au coin de la gare Saint-Lazare, la Henry est le premier à inaugurer d’ailleurs : le Belge Joseph Pauwels,
bombe artisanale qu’il vient de fabri- l’attentat en aveugle, qui prend pour un ami d’Henry, en installe dans les
quer dans sa mansarde de Belleville. cible les citoyens ordinaires. La psy- hôtels où il loge, rue Saint-Jacques et
Le souffle chose est alors à son comble. rue du Faubourg Saint-Martin, afin
de tuer les policiers qui
le traquent. Le 15 mars
1894, il entre à la Ma-
L’ASSASSIN DU PRÉSIDENT deleine une bombe à
la main, mais meurt
LORSQU’IL POIGNARDE à Lyon le président de la République Sadi
dans l’explosion. Le
Carnot en criant « Vive l’anarchie ! », Jeronimo Caserio a 19 ans. 4 avril, c’est le restau-
Véritable archange du mouvement, cet immigré italien quitte sa rant Foyot qui saute.
famille à 10 ans pour ne pas être à la charge de sa mère. Apprenti Le poète libertaire
boulanger, il dépense une part de son salaire pour venir en aide Laurent Tailhade, qui
aux chômeurs. « Si j’ai commis cet acte, c’est parce que j’étais las avait déclaré quelques
de voir le monde aussi infâme », écrit-il peu avant son exécution. mois plus tôt : « Qu’im-
SANTE JERONIMO CASERIO, PAR ÉDOUARD NAVELLIER. GRAVURE, 1894.
porte les victimes, si
le geste est beau ! »,
BIANCHETTI/LEEMAGE

16 HISTOIRE & CIVILISATIONS


CETTE CARTE POSTALE
d’époque représente l’assaut
de la cachette où se retranche
Bonnot, le 28 avril 1912
à Choisy-le-Roi.

AKG-IMAGES
présent dans l’établissement, perd un l’anarchisme comme Jean Grave ou place de la Concorde un officier de
œil dans l’explosion. Contre l’anar- Sébastien Faure, pourtant hostiles la Garde républicaine, afin de donner
chisme, que l’on assimile dès lors à à des actions qui déconsidèrent l’exemple à ses « frères ouvriers ».
une théorie criminelle, la répression « l’Idée ». La très grande majorité L’année suivante, la police arrête
s’accélère. Henry est guillotiné le d’entre eux sont d’ailleurs acquittés. encore Georges Roussel et Joseph
21 mai. En représailles, le 24 juin, Les bombes ont cessé de séduire les Roux, dit Melchior, porteurs de
l’anarchiste italien Caserio assas- anarchistes, dont la plupart s’en- dix cartouches de dynamite. L’illé-
sine à Lyon le président Sadi Carnot, gagent dans l’action syndicale, galisme anarchiste connaît ses der-
qui avait refusé de gracier Vaillant et notamment à la CGT, créée en 1895. niers feux en 1911 avec l’épopée de
Henry. Le 15 août, Caserio monte à L’illégalisme ne disparaît pas pour la bande à Bonnot. Mais c’est à des
son tour sur l’échafaud. autant, mais s’exprime surtout dans hold-up, pas à des attentats, que
les cambriolages, comme en banlieue se livrent les fameux bandits en
Les théoriciens en procès parisienne, où sévit la bande à automobile. La bombe, la dynamite
La « terreur noire » s’arrêtera là. À Spagannel, ou à Marseille, où Marius n’appartiennent alors plus au voca-
l’implacable répression policière se Jacob organise les Travailleurs de la bulaire anarchiste.
sont ajoutées les « lois scélérates » nuit. D’autres, plus isolés, pour-
DOMINIQUE KALIFA
de décembre 1893 et juillet 1894, que suivent les attentats. En juillet 1898, PROFESSEUR, UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE
le gouvernement fait voter dans Georges Étiévant poignarde un plan-
l’urgence pour criminaliser l’anar- ton et blesse plusieurs autres poli-
chisme et interdire toute propagande ciers dans le poste de la rue Berzelius. Pour ESSAIS
Dynamite Club. L’invention
en sa faveur. Le 6 août 1894 s’ouvre En mai 1905, des bombes explosent en du terrorisme à Paris
savoir J. Merriman, Tallandier, 2009.
devant la cour d’assises de la Seine rue de Rivoli, sur le cortège du roi plus Les Anarchistes contre
le fameux procès des Trente, où d’Espagne Alphonse XIII. Le 1er mai la République
V. Bouhey, PUR, 2009.
comparaissent des théoriciens de 1907, l’individualiste Jacob Law abat

HISTOIRE & CIVILISATIONS 17


LA VIE QUOTIDIENNE

Comment le
sucre est devenu
irrésistible
Le miel, roi des édulcorants depuis l’Antiquité, est détrôné au
Moyen Âge par l’arrivée de ce séduisant ingrédient exotique.

E
n 1099, alors que les croisés des musulmans, était arrivée jusqu’au
arrivés en Palestine pour re- nord de l’Afrique et en al-Andalus.
prendre la Terre sainte ap- Les techniques qui permettaient de
prochaient de Jérusalem, ils transformer le jus de canne en cris-
découvrirent des plaines où taux, développées en Inde depuis le
poussaient « des cannes pleines de Ve siècle, ont facilité son transport,
miel », une plante qu’ils ne connais- ce qui a permis à sa consommation
saient pas et grâce à laquelle il purent de croître. Mais ce sont les croisades
atténuer la faim qui les tenaillait de- qui ont définitivement introduit en
puis des semaines. C’est ainsi que Europe chrétienne ce produit bientôt
l’épisode est rapporté par Foucher connu sous sa dénomination arabe :
de Chartres, chroniqueur de la pre- sukkar, le sucre.
mière croisade, en écho à un passage Malgré tout, la consommation du
célèbre de la Bible racontant com- sucre ne s’est pas immédiatement CETTE MINIATURE
ment l’armée israélite commandée popularisée. Comme tout produit extraite du Tacuinum sanitatis
par Jonathan, fils de Saül, arriva dans importé, le sucre était cher et, pen- d’Ibn Butlan représente un
marchand de sucre. Milieu
BNF / RMN-GRAND PALAIS

une forêt où « il y avait tant de miel dant longtemps, il n’a été à la portée du XVe siècle. Bibliothèque
qu’il paraissait jaillir du sol » (Livre de que de quelques bourses.Le miel était nationale, Paris.
Samuel I 14, 25). depuis l’Antiquité le principal ingré-
La « canne de miel » était en réa- dient grâce auquel on adoucissait les
lité de la canne à sucre, un produit plats, et il l’est resté pendant presque
consommé en Inde depuis déjà deux tout le Moyen Âge,tant dans le monde
hrétien que dans le monde musul- On l’employait également à des fins
man. Avec le miel, on préparait des médicinales, pour élaborer des sirops
auces, des boissons et des desserts. et des onguents. Ainsi, le sucre n’a ja-
maisréussi à remplacer complètement
le miel.D’autant que certaines régions
disposaient aussi d’autres produits
UTES LES RECETTES édulcorants, comme le miel de dattes
et le moût (le jus de raisin).
A CONSOMMATION du sucre en
nte, mais inéluctable. À la fin du Blanc de poulet au sucre
ns les livres de cuisine de l’Italie Les édulcorants étaient importants
e et du Portugal, les deux tiers des dans la gastronomie médiévale. Le
ncluaient dans leurs ingrédients. miel et le sucre s’employaient aussi
NT DU CAFÉ, AVEC DU SUCRE DEVANT ELLE. bien dans les pâtisseries – confec-
BIBLIOTHÈQUE DES ARTS DÉCORATIFS, PARIS.
tionnées à partir de farine, d’œufs,
de graisses, de fromages et de fruits
GE
Bon pour la digestion
secs, et parfois condimentées avec
comme pour les poumons
des épices – que dans des recettes DANS L’ANTIQUITÉ, des auteurs comme Dioscoride et Galien
de viande. Le blanc-manger, l’un des attribuaient au sucre des vertus médicinales. Les médecins mu-
plats les plus populaires de la cuisine
sulmans ont repris cette idée, qu’ils ont transmise à l’Occident
médiévale, était composé de blanc de
poule ou de poulet, de farine de riz, de chrétien. Elle reposait sur la croyance selon laquelle la santé se
lait d’amande et de sucre, et aroma- fondait sur l’équilibre de quatre si son abus pouvait avoir des ef-
tisé avec de l’eau de rose ou de fleur HUMEURS : le chaud, le sec, le fets secondaires. Au XIIIe siècle,
d’oranger. Que ce soit dans la cuisine froid et l’humide. Le sucre était le médecin espagnol ARNAUD DE
chrétienne, musulmane ou juive, le très prisé, car il était à la fois VILLENEUVE a compilé de nom-
miel était ajouté dans la plupart des chaud et humide. On pensait breuses recettes qui incorpo-
plats cuits à l’étouffée et des ragoûts, pour cette raison qu’il agissait raient du sucre en exploitant ses
ainsi que, souvent, dans la pâte à pain. comme un DIURÉTIQUE et un vertus thérapeutiques ou diété-
Au fil du Moyen Âge, l’usage du digestif, et qu’il guérissait les tiques, dont un sirop de sucre
sucre se popularisa, et il est devenu affections pulmonaires, même purifié avec du blanc d’œuf.
de plus en plus courant de le mélanger

HISTOIRE & CIVILISATIONS 19


LA VIE QUOTIDIENNE

DÉLICIEUX
ET NUTRITIF
AU XVe SIÈCLE, un traité nasride
consacré aux aliments fait ré-
férence au sucre : « Bien que
ce ne soit pas un produit dérivé
des animaux, nous le mention-
nerons pour sa proximité avec
le miel par sa douceur et ses
effets. Il est de nature équili-
brée, avec une tendance à la
chaleur, mais il ne donne pas
soif comme le miel et il est plus
nutritif que ce dernier. »

CÔN
MOU
DE L
ALINARI ARCHIVES / CORDON PRESS

LA RÉCOLTE DE LA CANNE
à sucre. Miniature du Codex
Vindobonensis. XIVe siècle.
Bibliothèque nationale, Vienne.

au miel. Les sauces, presque toujours employé dans ces recettes comme simple, plus le sucre était blanc, plus il
aigres-douces (qui associaient des un condiment, à la manière d’une était pur, et par conséquent plus il était
ingrédients comme l’oignon, la gro- épice. Il atténuait des saveurs acides cher. Des plats comme le blanc-manger,
seille, l’œuf, la bière ou le vin), étaient ou amères, parfois très prononcées que nous avons déjà évoqué, fondaient
fréquemment agrémentées de gin- dans des viandes conservées pen- une partie de leur prestige sur cette
gembre, de cannelle, de poivre, de sel dant des mois sans réfrigération. Il couleur. Pour les grandes célébrations,
et de sucre. Ce genre de préparation compensait en même temps les goûts on élaborait des figures faites de sucre
accompagnait les viandes de bœuf, de d’autres épices. À tout cela s’ajoutait mélangé à des amandes, du riz et de
porc, de mouton, de volaille, certains le fait qu’il était facile à conserver. l’eau parfumée. Certains témoignages
poissons et même les huîtres. Son emploi dans les confitures, les prouvent par ailleurs que les chrétiens
On peut s’étonner de l’utilisation marmelades, les sirops ou les gelées connaissaient le massepain au moins
du sucre dans des plats aujourd’hui – lesquels servaient aussi à conserver depuis la fin du XIIe siècle.
considérés comme « salés » plutôt d’autres aliments – était cependant
que « doux », mais il faut tenir plus réduit, étant donné sa valeur rela- Au service du roi Mouton
jusqu’au XVIe siècle. Article de luxe, le sucre représentait
ngembre, la rhubarbe un facteur de différenciation sociale.
sucre venait surtout Un texte arabe du XVe siècle, le Kitab
aisait de lui un aliment al-harb, raconte une bataille entre les
en petites quantités. aliments consommés par les riches
se et le sucre brun, il et ceux à la portée des pauvres. Les
tes qualités de sucre, armées du puissant roi Mouton, for-
r leurs tonalités qui mées par différentes viandes, des pains
DEA / ALBUM

daient du degré de raf- raffinés et du riz, combattent contre les


age. Selon une logique troupes du roi Miel, dont font partie le
UNE FEMME FAIT CUIRE UN PAIN DE SUCRE. BIBLIOTHÈQUE ESTENSE, MODÈNE.
LA VIE QUOTIDIENNE

De la canne
au morceau
de sucre
LES RAFFINERIES de sucre des
îles de l’Atlantique puis d’Amé-
rique s’installaient près des
champs dans lesquels la canne
était cultivée et récoltée. Elles
comprenaient les meules qui
pressaient la canne pour en ex-
trairelejus.Celui-ciétaitensuite
cuit dans des chaudrons et la
substance obtenue était versée
dans des moules pour que le
sucre cristallise . Si, dans les
premières raffineries, travail-
laient autant de salariés que d’es-
claves, ce sont ces derniers qui
firent tourner celles d’Amérique.

BPK / SCALA, FLORENCE


RAFFINERIE DE SUCRE EN AMÉRIQUE ESPAGNOLE.
PAR THÉODORE DE BRY. GRAVURE, XVIE SIÈCLE.

lait et ses dérivés, le beurre, les légumes transformée du nord de l’Afrique et de baisse et sa consommation augmente
et les conserves au vinaigre. Le Sucre, la Méditerranée orientale. Toutes les de façon notable : au XVIe siècle, par
placé chez les pauvres au commande- régions d’Europe n’avaient donc pas exemple, elle est multipliée par 18. Son
ment des boissons, se plaint d’être tout le même accès à ce produit, et l’utili- usage gastronomique a également
juste destiné aux médicaments. Il finit sation du sucre s’est généralisée dans changé : au lieu de l’ajouter aux plats
par déserter pour donner la victoire au certaines aires géographiques plus tôt principaux comme condiment pour
roi Mouton, qui lui a offert de le mettre que dans d’autres. Ce n’est qu’à partir contrebalancer les saveurs acides, on
à la tête des pâtisseries et remporte la du XVe siècle que le sucre devient un l’emploie désormais dans les entre-
bataille, protégé « par une cuirasse de produit commun dans presque toute mets et les desserts, ou pour adoucir
sucre blanc et dur ». l’Europe. À cette époque débute la le café et le thé, les boissons à la mode
L’introduction tardive de l’usage du culture de la canne dans les îles de à partir du XVIIe siècle. Ainsi, ce qui
sucre dans la cuisine, surtout dans les l’Atlantique (Madère, les Açores et était au Moyen Âge un condiment
maisons les plus humbles, était due les Canaries), que Castillans et Portu- exotique, employé avec mesure en
autant à son prix élevé qu’à la lente gais commençent alors à occuper de raison de son prix, a fini par atteindre
évolution des régimes alimentaires. manière permanente, peu de temps une primauté qu’il conserve encore
Tous les sucres n’étaient pas consi- avant que l’Amérique ne devienne le aujourd’hui.
dérés comme de la même qualité, car principal centre de production.
À partir du XVIe siècle, c’est le sucre COVADONGA VALDALISO
à mesure que se répandait sa consom- DOCTEUR EN HISTOIRE
mation, les types de produits se diver- qui gagne la vieille bataille contre le
sifiaient. La production aussi avait miel. Dans les pays protestants, la pro-
une influence : la canne ne pouvait duction de miel a décliné après la dis- Pour ESSAI
Le Sucre, une histoire
être cultivée qu’en certains endroits, solution des monastères, qui étaient en douce-amère
savoir E. Abbott, Fidès, 2009.
comme la Sicile ou le sud de la pé- au Moyen Âge de grands centres api- plus
ninsule Ibérique, ou importée déjà coles. Progressivement, le prix du sucre

HISTOIRE & CIVILISATIONS 21


LA CHUTE DE TROIE
Cette peinture de Denis Maublanc
illustre la prise de Troie par les Achéens.
Dans la partie inférieure droite,
Énée fuit avec son père Anchise
et son fils Ascagne. XVIIe siècle. Musée
des Beaux-Arts et d’Archéologie, Besançon.
LE ROI PRIAM ET LA BELLE HÉLÈNE
Le kylix attique à figures rouges en bas
à droite montre le vieux roi de Troie,
Priam, assis devant Hélène de Sparte,
la femme à cause de laquelle fut
déclenché le conflit que raconte L’Iliade.
Musée national étrusque, Tarquinia.

AGENCE BULLOZ / RMN-GRAND PALAIS

LA VÉRITÉ DERRIÈRE LA LÉGENDE

TROIE
Redécouverte à la fin du XIXe siècle, la cité mythique
immortalisée par Homère est toujours l’objet de fouilles,
qui éclairent sous un jour nouveau ses 3 000 ans d’histoire.
MIREIA MOVELLÁN LUIS
UNIVERSITÉ COMPLUTENSE DE MADRID
D
epuis qu’Heinrich Schliemann a entrepris
en 1870 ses célèbres fouilles sur la colline
de Hissarlik en Turquie, l’étude des ruines
de Troie a toujours été médiatisée en raison
du dénommé « syndrome de L’Iliade », soit
l’opiniâtre volonté de retrouver les traces exactes de ce
SCALA, FLORENCE

qu’Homère a relaté dans son poème épique du viiie siècle


av. J.-C. Cette démarche a longtemps été source d’erreur :
nombreux furent les archéologues qui se sont efforcés de
rattacher Troie – qu’ils pensaient être une cité grecque –
aux cultures de la mer Égée, avec lesquelles elle a sans
doute entretenu des contacts commerciaux. Les recherches
les plus récentes ont démontré à l’inverse que Troie avait
noué des liens beaucoup plus étroits avec l’Asie Mineure,
M E R DE
M A R MA R A
CARTE DU MONDE GREC
À L’ÂGE DU BRONZE. TROIE, LA
« TARUWISA »
M
F l e u v e Scaman
HITTITE

L
E E DÉCHIFFRAGE du hittite et la décou-
R
GRÈCE ÉGÉE ASIE verte du « Traité d’Alaksandu » ont
MINEURE fait évoluer les études sur Troie, dont
le centre d’intérêt s’est déplacé vers
l’Orient. Il ressort des termes du traité
que l’alliance entre Troie et l’Empire hittite
était très ancienne et que la cité, bien que
soumise, constituait une entité autonome.
E
let Ce traité ainsi que d’autres textes montrent
que les Hittites désignaient la Troade, la
région de Troie, sous le nom de « Wilusa » et
appelaient la ville « Taruwisa », deux noms
IO
M NI

A dont la langue grecque s’est fait l’écho :


R
E

« Ilion » et « Troía ». Bien que tous les


E chercheurs ne soient pas d’accord sur le
N MER E
RA NÉ
fait que Wilusa-Ilion soit la ville exhumée à
N
E I T E R Hissarlik, les liens de Troie avec l’Anatolie
MÉD ne font aucun doute et rien n’empêche de
la considérer comme une région satellite
de l’Empire hittite.

CARTE : EOSGIS.COM

en particulier avec l’Empire hittite, apparu les cités grecques et une forteresse hittite.
dans la péninsule d’Anatolie entre le XVIIIe et La « Troie escarpée » de L’Iliade se dressait
le XIIe siècle av. J.-C. C’est ce qu’a prouvé la sur l’éperon abrupt que forme le plateau cal-
découverte dans sa capitale Hattousa, parmi caire d’Hissarlik, haut de 37 mètres et d’une
les documents des archives impériales, d’un surface d’environ 3 hectares, situé à 6 kilo-
document connu sous le nom de « Traité mètres à l’est du rivage de la mer Égée et à
d’Alaksandu » : un pacte de vassalité signé 4,5 kilomètres au sud du détroit des Dar-
entre Alaksandu, le souverain du Wilusa, et danelles. Les archéologues ont constaté que
le roi hittite Muwatalli II en 1290 av. J.-C. s’y superposaient jusqu’à neuf cités de dif-
« Wilusa » semble être le nom hittite de la férentes époques, renfermant les vestiges
région de Troie, ce qui explique par défor- de plus de 3 000 ans d’histoire ininter-
mation le nom grec de cette cité, « Ilion », rompue. La couche stratigraphique dé-
qui a donné son titre à L’Iliade. La guerre nommée « Troie VI » (qui se prolonge
de Troie devenait ainsi un conflit entre dans Troie VIi), approximativement

2900 av. J.-C. 1700-1250 av. J.-C.


E
ORENC

C H R O N O LO G I E
Troie est fondée près du L’établissement de Troie VI
LA COLLINE
ALA , FL

détroit des Dardanelles. Troie I se développe. Il compte environ


L R

SC

est détruite par un incendie 8 000 habitants et devient une


AUX NEUF
C A

BPK /

vers 2700 av. J.-C. Une autre grande ville placée dans l’orbite
CITÉS cité (Troie II) est construite,
considérée par Schliemann
hittite. Certains chercheurs
la considèrent comme la cité
comme la Troie homérique. du mythe homérique.
BOUCLE D’OREILLE EN OR DU « TRÉSOR DE PRIAM ». BERLIN.
24 HISTOIRE & CIVILISATIONS
GEORG GERSTER / AGE FOTOSTOCK

datée entre 1700 et 1180 av. J.-C., pourrait cinq portes monumentales, bien défendues UNE COLLINE
être identifiée au théâtre des événements par des tours de guet, comme les fameuses LÉGENDAIRE
relatés dans L’Iliade. Portes Scées mentionnées par Homère. Hissarlik, dans
la Turquie actuelle,
Troie VI correspond à ce que l’on peut
attendre d’une ville de l’âge du bronze dans Un artisanat florissant correspond à
l’emplacement
la péninsule d’Anatolie. Elle était divisée en Les archéologues ont constaté que la ville de la Troie antique.
deux parties : sur le plateau se dressait la basse s’est développée précisément à Les archéologues y
citadelle, centre administratif et religieux, l’époque de Troie VI, avec des rues pavées ont découvert neuf
villes superposées
protégé par une grande muraille en pierres, et des canaux de drainage, ce qui indique- datant d’époques
tandis que sur le versant sud de la colline rait une augmentation de la population. Dans différentes.
s’étendait la ville basse, entourée et défendue les quelque 20 hectares de la ville pouvaient
par un long fossé. Derrière ce dernier se dres- vivre entre 7 000 et 10 000 habitants selon
sait une muraille en briques crues, dans la- les calculs. Une telle densité de population
quelle nous savons que s’ouvraient au moins s’explique par l’essor économique de la cité,

1250 av. J.-C. 1180 av. J.-C. 1870


Troie VI est détruite par une Dans Troie VIi apparaissent Heinrich Schliemann
catastrophe naturelle, peut-être les indices d’une grande entreprend des fouilles à
un tremblement de terre. Elle dévastation. De nombreux Hissarlik et arrive à la strate
est reconstruite et de nouveau édifices détruits par le feu sont de Troie II, où il découvre
habitée. L’étape suivante est identifiés. Une hypothèse veut un magnifique trésor de
Troie VIi, qui présente une que Troie VIi ait été détruite lors pièces d’or qu’il attribue au
évidente continuité culturelle. de la guerre que relate L’Iliade. légendaire roi Priam.
BPK

HEINRICH SCHLIEMANN, PAR S. HODGES. 1966. MUSÉES D’ÉTAT DE BERLIN.


/S
CA
LA ,
FLO
REN
CE
SUPERSTOCK / AGE FOTOSTOCK

LA FIN DE LA qui a profité de sa position stratégique dans


le commerce du IIe millénaire av. J.-C. pour
DYNASTIE TROYENNE devenir un centre important de redistribu-
tion de biens. Grâce à son port situé dans

L’
UN DES ÉPISODES les plus célèbres de L’Iliade est le combat la baie de Besika, Troie faisait ainsi le com-
entre Hector et Achille. Tous deux s’obstinent dans une pour- merce de chevaux originaires des steppes du
suite qui les amène vers les sources du fleuve Scamandre, nord de la mer Noire et de l’Anatolie centrale,
d’où « jaillissait une eau tiède, et autour [duquel] s’élevait celui de l’ambre de la Baltique et de la cor-
de la vapeur comme la fumée d’un feu, de l’autre de l’eau aussi froide naline de Colchide, ou encore du cuivre des
que de la grêle », description qui a donné une piste précise à Schlie- Balkans et de l’Asie centrale. Ce rôle com-
mann pour fouiller à Hissarlik. Après avoir tué le Troyen, Achille « lui mercial est la clé pour comprendre le fond
perça par derrière les tendons des deux pieds de la cheville au talon, historique de la guerre de Troie, car il expli-
il passa des courroies en peau de bovin qu’il attacha à son char » querait pourquoi s’est formée une ligue si
et il le traîna jusqu’au campement grec. Bientôt, Priam arriva dans
importante de cités grecques, qui désiraient
la tente d’Achille à qui, au milieu de larmes et lui prenant la main, il
demanda la restitution du cadavre : « Aie pitié de moi, souviens-toi
vraisemblablement s’assurer le contrôle du
aussi de ton père ; je suis plus digne de compassion que lui, car j’ai passage des Dardanelles et du commerce
osé ce qu’aucun mortel n’a jamais osé : approcher ma bouche de la entre la mer Noire et la mer Égée.
main de l’assassin de mon fils. » Il ne restait à Priam aucun de ses fils Les habitations de la ville basse étaient
pour le défendre et lui succéder sur le trône, seulement le courage pourvues de toits plats sur lesquels on
d’essayer d’offrir à son fils Hector des funérailles dignes. pouvait faire sécher fruits et légumes. Elles
comprenaient un patio doté d’une zone
LE HÉROS GREC ACHILLE TRAÎNE AVEC SON CHAR LE CADAVRE D’HECTOR. pavée, probablement réservée au battage.
CÉRAMIQUE ATTIQUE. 510 AV. J.-C. MUSÉE DE L’ERMITAGE, SAINT-PÉTERSBOURG.
Les produits étaient conservés dans de
grandes jarres enfouies sous terre. Le gros

26 HISTOIRE & CIVILISATIONS


OCCUPÉE PENDANT DES SIÈCLES
Troie IX est la dernière cité qui s’est dressée
sur la colline d’Hissarlik. Elle correspond
à la période romaine et fut embellie par Jules
César puis Auguste. Cet odéon a été rénové
en 124 apr. J.-C., sous l’empereur Hadrien.

N. SOROKIN / AGE FOTOSTOCK

de la population devait se consacrer à des LUXUEUSE quantités d’os de chevaux. Le IIe millénaire
tâches artisanales, comme la fabrication de VAISSELLE av. J.-C. est l’âge d’or des chars de combat, et il
céramiques au tour, surtout de la vaisselle Lors des banquets, semble que les Troyens se soient spécialisés
à décoration géométrique. La présence im- les élites troyennes dans le dressage de chevaux sauvages à des
buvaient du vin
portante d’outils pour filer et tisser, comme dans des coupes fins militaires, en particulier pour l’armée
des pesons de métiers à tisser, indique que d’argent comme hittite. Lors de la fameuse bataille de Qadesh
les textiles troyens, principalement en laine celle montrée ci- contre les Égyptiens, vers 1279 av. J.-C., le
et en lin, ont dû être très appréciés des com- dessous, trouvée contingent hittite était en effet formé de près
dans les ruines
merçants. Les Troyens fabriquaient égale- de Troie. 2300 de 4 000 chars de guerre. Ce n’est donc pas
ment la précieuse teinture pourpre obtenue av. J.-C. British un hasard si la principale épithète appliquée
à partir du murex, un coquillage de mer qui Museum, Londres. au Troyens dans L’Iliade est « dresseurs de
servait à colorer les tissus, les peaux tannées chevaux ». Homère affirme également que
et les objets d’os ou d’ivoire. La cité possédait Priam possédait de grandes écuries royales
aussi de nombreux ateliers de métallurgie, dans la cité et qu’Andromaque nourrissait
dans lesquels on fabriquait des objets en mieux les chevaux d’Hector, auxquels
bronze, fer, argent et or. elle donnait du grain et du vin, que
son époux lui-même.
Dresseurs de chevaux Le site a enfin livré des vestiges de
SCALA, FLORENCE

Une partie de la population se consa- la vie religieuse, telles ces tombes en


crait à l’agriculture et à la garde des forme de maisons dans lesquelles on
troupeaux, qui devaient constituer les vénérait des divinités comme le dieu
principales sources de nourriture, avec Appaulinas, peut-être le nom hittite de
la pêche et la collecte de mollusques. Sur l’Apollon grec. Aux portes de la cité ont
le site ont en outre été trouvées d’énormes également été trouvées 17 grandes stèles en

HISTOIRE & CIVILISATIONS 27


BATAILLE DE QADESH
OPPOSANT ÉGYPTIENS ET
HITTITES SUR UN BAS-RELIEF
DU TEMPLE D’ABOU SIMBEL.
DES FOUILLES
QUI N’ONT
JAMAIS CESSÉ

H
EINRICH SCHLIEMANN s’est chargé
seul des fouilles de Troie jusqu’en
1879, lorsque le rejoignit l’architecte
et archéologue Wilhelm Dörpfeld,
auteur d’une étude détaillée sur les niveaux
archéologiques de la cité. Grâce à lui, on en
vint à la conclusion que Troie VIi fut l’objet
d’une attaque, même si subsiste encore un
doute quant à savoir si cette strate corres-
pond au conflit narré dans L’Iliade. Par la
suite, c’est Manfred Korfmann et, à l’heure
actuelle, Ernst Pernicka, de l’université de
Tübingen, qui ont apporté les données les
plus innovantes. Ils ont découvert l’énorme
étendue de la ville basse grâce à des pros-
pections géomagnétiques et des coupes
aléatoires. Cependant, après 150 années
de fouilles, seuls moins de 5 % de l’étendue
totale de Troie ont été exhumés, si bien
que la cité recèle encore bien des secrets.

TARKER / BRIDGEMAN / ACI

pierre qui, selon les chercheurs, sont typiques PRINCESSE royale et les autres familles nobles vivaient
du culte anatolien des rochers, dans lesquels SACRIFIÉE dans ces édifices somptueux, mais à la déco-
on croyait que résidaient dieux et esprits. La scène de cette ration plutôt austère si l’on en croit l’absence
amphore illustre
de fresques et d’objets de grand luxe.
Une aristocratie polygame le sacrifice de
L’aristocratie pratiquait la polygamie,
Polyxène, la plus
La citadelle de Troie VI qui, dans L’Iliade, est jeune des filles du comme Priam qui, d’après L’Iliade, eut cin-
appelée « Pergame », a dû constituer un grand roi Priam, sacrifiée quante fils et douze filles de différentes
complexe avec des constructions hautes de en l’honneur du épouses dont la première, Hécube, occupait
héros Achille.
plus d’un étage. Il est possible qu’elle ait British Museum, le rang de reine. L’élite comprenait aussi les
combiné les fonctions de temple, de palais, Londres. familles de gros commerçants, qui exerçaient
de trésorerie et d’archives, suivant le mo- des fonctions diplomatiques et occupaient
dèle du « palais mégaron » répandu dan es postes de commandement dans l’armée.
l’Anatolie hittite, la Crète minoenne et la Les autres habitants de Troie devaient
Grèce mycénienne, composé d’une série composer le gros des troupes d’infan-
d’édifices et de pièces disposées autour terie, formées d’archers et de frondeurs
d’une vaste salle centrale. La citadelle secondés par les chars de combat que
était entourée d’une énorme muraille, la seuls les plus riches pouvaient s’offrir.
même, peut-on imaginer, que celle de la- L’archéologie a démontré que Troie VI
quelle le légendaire roi Priam regardait la connut une fin dramatique. Vers 1250
bataille où s’activaient les troupes com- av. J.-C., la cité a été dévastée par une
mandées par son fils Hector. Elle com- catastrophe naturelle, sûrement un trem-
prenait en outre un réseau de tunnels qui blement de terre, mais elle fut rapidement
garantissaient l’approvisionnement en eau reconstruite par les habitants eux-mêmes.
à partir d’une source souterraine. La famill ’est la raison pour laquelle de nombreux
E
NC
RE
FLO
A,
AL
SC

28 HISTOIRE & CIVILISATIONS


ALAMY / ACI

chercheurs préfèrent depuis quelque temps et arrive à Troie, il ne trouve que les vestiges PORTE
qualifier le stade suivant de « Troie VIi », car de l’ancienne cité et un seul temple debout, MONUMENTALE
il existe une évidente continuité culturelle dans lequel il ordonne des sacrifices en Cette porte flanquée
de deux lions était
entre ce dernier et Troie VI. l’honneur d’Athéna et des héros de L’Iliade. l’une des entrées
Sous ses auspices, une nouvelle ville est d’Hattousa, la
La cité part à l’abandon érigée sur les ruines ; elle survivra jusqu’au capitale hittite. À
L’établissement de Troie VIi a également VIe siècle apr. J.-C., époque où elle est dé- Troie ont également
été retrouvées des
connu une fin tragique vers 1180 av. J.-C. finitivement abandonnée. Avec l’arrivée de
stèles qui ornaient
C’est vers cette époque qu’ont été datés des l’Empire turc, la colline sur laquelle Troie se les portes de la ville.
restes d’édifices détruits par le feu et des dressait est baptisée « Hissarlik », « le lieu de
ossements humains fossilisés, ainsi qu’une la forteresse ». Entouré de nombreuses col-
grande quantité de projectiles de catapulte. lines identiques, recouvert par la végétation,
Ces découvertes signifieraient que la popula- l’emplacement exact de la citadelle est alors
tion a subi une attaque extérieure, autrement tombé dans l’oubli, jusqu’à ce qu’Heinrich
dit une guerre. S’agit-il de celle narrée par Schliemann le mette de nouveau au jour.
Homère ? Si Troie était une enclave straté-
gique pour les routes commerciales hittites,
ce qui a pu éveiller la méfiance des Grecs Pour ESSAI
L’Or de Troie ou le Rêve de Schliemann
mycéniens, il est cependant actuellement en H. Duchêne, Gallimard, 1995.
impossible d’affirmer la véracité du conflit savoir RÉCIT
plus La Fabuleuse Découverte des ruines
raconté dans L’Iliade. de Troie
H. Schliemann, Tallandier, 2011.
Après cette ultime destruction, l’agglomé- TEXTE
ration a subi un lent déclin. Quand Alexandre L’Iliade
Homère, Gallimard, 2013.
le Grand traverse l’Hellespont en 334 av. J.-C.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 29


TROIE, LA GARDIENNE DES
La légendaire cité disposait
d’une situation géographique
privilégiée. Établie sur le détroit AN / A
CI
BRIDGEM
des Dardanelles, elle s’est
enrichie grâce au commerce
et au contrôle maritime
de ce passage stratégique.
L’archéologie a montré que Troie
entretint plus de relations avec
le monde anatolien qu’avec le
monde mycénien, à la différence
de ce que l’on a longtemps cru,
et que les femmes de toutes les
classes sociales y jouissaient
1 L’ENCAISSEMENT DE PÉAGES
Homère appelait Troie la « ven-
teuse Ilion » à cause de sa situation
2 UNE VIE DE LUXE
Troie, au carrefour du commerce
international, était une cité prospère.
géographique près du détroit des Dans ses champs, le blé était cultivé en
de plus de liberté et de droits. Dardanelles, où le vent du nord soufflait abondance. L’élite de la ville vivait dans
en été pendant 30 à 60 jours. Durant la citadelle, où se dressait le palais royal,
cette période, les bateaux ne pou- à une trentaine de mètres au-dessus
vaient pas naviguer et les équipages de la plaine. Elle était protégée par une
étaient obligés d’attendre dans le port muraille de dix mètres de haut. Dans la
que la tempête se calme. Les Troyens, strate de Troie II ont été découverts de
maîtres de la côte, se sont enrichis nombreux bijoux, de la vaisselle d’or,
en offrant leur ville comme refuge face d’argent et de bronze utilisée lors des
au vent. Mais « bien qu’ils habitent banquets, des haches décorées… On y
près de la côte, ils n’étaient pas des a aussi trouvé plus de 8 000 objets en or,
marins », comme le dira l’historien ce qui témoigne de la richesse qu’ont pu
grec Thucydide des siècles plus tard. accumuler les élites de la ville.
BATEAU HITTITE OU PHÉNICIEN. BAS-RELIEF EN PIERRE SAUCIÈRE EN OR APPARTENANT AU « TRÉSOR
PROVENANT DE KARATEPE. VIIIE SIÈCLE AV. J.-C. DE PRIAM ». MUSÉE POUCHKINE, MOSCOU.

CE DESSIN RECRÉE la Troie


chantée par Homère dans L’Iliade.
Une muraille entourait la ville
basse, où se trouvaient maisons,
boutiques et ateliers. Au-dessus
se dressait la citadelle avec
le palais et les temples.
DARDANEL

DEA / ALBUM
DEA / AGE FOTOSTOCK

BPK / SCALA, FLORENCE


3 LA VENTE DE CHEVAUX
Cette activité constituait un com-
merce lucratif. Les coursiers troyens
4 LA VILLE BASSE
Troie regroupait des sanctuaires,
des jardins, des fours communaux et
5 LA FEMME À TROIE
Lesfemmesanatoliennesjouissaient
de plus de liberté que celles de la Grèce
étaient célèbres dans tout le monde an- des maisons en pierre, brique crue et mycénienne. Un sceau trouvé à Troie
tique et la ville comptait de nombreux bois. Les plus luxueuses possédaient un portelenomd’unefemmegravésurune
marchands. Mais l’archéologie a démon- étage, sur le modèle de celle d’Anténor, face et, sur l’autre, celui d’un homme.
tré que cet intérêt pour les chevaux était le conseiller de Priam qui, d’après Danslemondehittite,cessceauxétaient
tardif. On pense que ces animaux sont L’Iliade, accueillit dans sa maison les habituelsdansunmariage,cequiprouve
arrivés dans la région vers 1700 av. J.-C., Grecs Ménélas et Ulysse. La céramique une certaine égalité. Les femmes hit-
et qu’ils sont très vite devenus la grande brune utilisée en cuisine et dans la salle à tites pouvaient même disposer de leur
passion des Troyens, comme ce fut le cas manger, comme les assiettes, les tasses propre sceau et entamer une procédure
de leurs voisins hittites. Dans L’Iliade, on ou les jarres, était de type anatolien. On de divorce. D’après Homère, les Troyens
raconte que l’archer troyen Pandare ai- a également trouvé de la céramique tenaient compte de l’opinion de leurs
mait tellement ses chevaux qu’il préférait grecque d’importation, ainsi qu’un sceau femmes, comme Hector qui écoute An-
combattre à pied pour que ces derniers en pierre qui prouve la présence de com- dromaque lui demander d’abandonner
ne sautent aucun de leurs repas. merçants mycéniens à Troie. le champ de bataille pour elle et son fils.
BAS-RELIEF AVEC UNE SCÈNE DE BATAILLE. KARKEMISH. JARRE EN TERRE CUITE DE STYLE ANATOLIEN TROUVÉE COLLIER D’ARGENT DORÉ APPARTENANT AU « TRÉSOR
MUSÉE DES CIVILISATIONS ANATOLIENNES, ANKARA. À TROIE. MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE, ISTANBUL. DE PRIAM ». MUSÉES D’ÉTAT DE BERLIN.

AQUARELLE DE JEAN-CLAUDE GOLVIN. MUSÉE DÉPARTEMENTAL ARLES ANTIQUE © ÉDITIONS ERRANCE


LE SACRE APRÈS L’EXIL
Le 24 avril 1814, Louis XVIII,
frère de Louis XVI, revient
sur le trône. Louis-Philippe
Crépin célèbre l’événement
par cette œuvre allégorique
dans laquelle le souverain en
costume de sacre réconforte
la France affligée. Détail. Huile
sur toile, 1814. Musée national
du château de Versailles.

MÉDAILLON
à l’effigie de Louis XVIII
(page de droite). Vers 1830.
Cité de la céramique, Sèvres.
LA
RESTAURATION
L’impossible
retour en arrière
Exilés sous la Révolution et l’Empire, les Bourbons
reviennent sur le trône en 1814. Mais, en 25 ans,
la France a changé. Comment Louis XVIII,
vieux souverain issu de l’ancien monde, s’est-il
accommodé des réalités nouvelles de son pays ?
AKG-IMAGES ET RMN / MARTINE BECK COPPOLA

JEAN-JOËL BRÉGEON
HISTORIEN
RÉUNION DES
VAINQUEURS
Après avoir défait
Napoléon, la
Russie, l’Autriche,
la Prusse et la
Grande-Bretagne
se réunissent en
mai 1814 lors du
congrès de Vienne
pour évoquer
le sort de la France.

UN ROI
VIEILLISSANT
C’est un souverain
de 59 ans, obèse
et à demi-impotent,
qui prend le pouvoir

GIANNI DAGLI ORTI / AURIMAGES


en 1814. Louis XVIII,
par François Gérard.
Détail. Huile sur
toile, 1823. Musée
national du château
de Versailles.

A
PRESTIGIEUSE vril 1814. Napoléon vaincu par Frère cadet de Louis XVI, Louis Stanislas
DÉCORATION l’Europe coalisée, les Bourbons Xavier de Bourbon, comte de Provence, s’est
Louis XVIII aura rentrent en France, comme si proclamé roi de France après la mort de son
l’habileté de ne pas
remettre en cause
la chose allait de soi. Cependant, neveu au Temple. Émigré dès juin 1791, il a
tous les apports de « aucune logique ne conduisait parcouru l’Europe à la recherche d’un refuge
ses prédécesseurs. la France de l’Empire à la Restauration, de sûr, séjournant à Bruxelles, à Coblence, dans
Il conserve ainsi Napoléon à Louis XVIII », affirme l’historien le Brunswick, à Mitau en Lettonie, à Londres…
l’ordre de la Légion Patrice Gueniffey. En un quart de siècle, les Au final peu apprécié de ses hôtes, au point
d’honneur créé
par Napoléon. Français semblaient avoir tourné la page, et que le tsar confiera à l’un de ses proches en
Chateaubriand ira jusqu’à dire que plus per- janvier 1807 : « La France ne le connaît pas,
sonne ne se souvenait des derniers descen- elle n’en voudra pas. » Pourtant, sept ans
dants des Capétiens. Et pourtant… plus tard, le choix de Louis XVIII lui apparaît
Alors que Napoléon, privé d’armée, erre comme le moins mauvais, une fois écartée
dans le parc de Fontainebleau, contraint à la régence de Marie-Louise, fille de François II
l’abdication le 6 avril et désespéré au point et épouse de Napoléon, pour son fils le roi
d’attenter à sa vie, son ancien ministre des de Rome, et même une république « consu-
Affaires étrangères, Charles Maurice de laire » confiée à l’ancien maréchal de France
Talleyrand-Périgord, traite avec les « puis- Bernadotte, devenu roi de Suède.
sances » du sort de la France. Tout se règle L’idée d’un Bourbon renonçant à l’hégé-
dans Paris occupé, rue Saint-Florentin, en monisme français vieux de deux siècles,
l’hôtel particulier de Talleyrand. Il y reçoit gouvernant avec modération, ne gommant
GIANNI DAGLI ORTI / AURIMAGES

le tsar Alexandre Ier, l’empereur d’Autriche pas les avantages tirés par de nombreux
François II, le roi de Prusse Frédéric-Guil- Français de la Révolution, fait figure de moin-
laume III et le représentant de l’Angleterre dre mal. C’est le Sénat impérial qui, toute
Castlereagh. Et c’est bien Talleyrand qui honte bue, appelle « librement » le prétendant
impose aux Alliés le choix de Louis XVIII. à devenir « roi des Français » par le « vœu de

34 HISTOIRE & CIVILISATIONS


C H R O N O LO G I E

LA MONARCHIE
FRANÇAISE
REVIENT D’EXIL
2 mai 1814
Après l’abdication de Napoléon
le 6 avril, Louis XVIII revient d’exil
et promet une Constitution libérale.
La Charte du nouveau régime est
promulguée le 4 juin.
30 mai 1814
Le premier traité de Paris, signé
avec les Alliés, ramène la France
à ses frontières de 1792.
20 mars-22 juin 1815
La tentative de Napoléon, échappé
de l’île d’Elbe, pour reprendre le
pouvoir tourne à l’échec lors de la
bataille de Waterloo (18 juin 1815).
Le 20 novembre, la France doit
signer un second traité de Paris,
aux termes plus durs et garanti
par l’occupation du pays.
14-22 août 1815
Élections de la Chambre LA LIBERTÉ
« introuvable », à majorité ultra. DES CULTES la nation ». Napoléon embarqué pour l’île
La Charte signée d’Elbe, Louis XVIII retrouve le palais des
7 décembre 1815
L’exécution de Ney, ancien maréchal en 1814 reconnaît Tuileries le 3 mai 1814.
d’Empire, témoigne de la Terreur et autorise tous les Épuisée, la France est désormais entre les
blanche, la répression orchestrée cultes. Dans cette mains d’un homme qui n’a rien d’un foudre
contre les ennemis du régime. gravure de Merry-
Joseph Blondel, de guerre. À 59 ans, Louis XVIII est déjà un
26 décembre 1819 le roi trône entre vieux monsieur, obèse, à demi-impotent, à
Richelieu quitte le ministère un évêque, un la sexualité défaillante, ce qui le prive de
où domine désormais Élie Decazes, pope, un pasteur descendance directe. Son long exil lui a fait
plus obscur, mais qui a gagné et un rabbin (de
gauche à droite).
perdre de vue les Français, à l’exception de
la confiance du souverain.
Dessin, vers 1826- la noblesse émigrée, peu encline à comprendre
13 février 1820 1827. Musée les raisons de sa mise à l’écart. En revanche,
Louvel poignarde le duc de Berry, du Louvre, Paris. il a beaucoup appris sur l’Europe et s’est
neveu de Louis XVIII. L’assassinat
entraîne le retour en grâce nourri d’une culture éclectique. Épicurien,
des ultras, menés par Villèle. juste déiste, porté vers le scepticisme, il en
est venu à considérer les aléas de l’Histoire
7 avril 1823 avec philosophie. Mais Louis XVIII est aussi
Les troupes françaises entrent
en Espagne pour restaurer très attaché à sa dignité, aux règles du savoir-
Ferdinand VII sur le trône. vivre de l’Ancien Régime. En même temps,
il sait qu’il lui faut amadouer les élites nées
14 septembre 1824
Mort de Louis XVIII et avènement de la Révolution, confortées et élargies sous
de son frère sous le nom l’Empire. En nombre et en influence, elles
de Charles X, sacré à Reims dominent la vieille noblesse, appauvrie et
le 29 mai 1825. souvent dépréciée. L’historien Guillaume
de Bertier de Sauvigny fait le tour de ces
contradictions : « Louis XVIII sait se faire

36 HISTOIRE & CIVILISATIONS


LE DUC DE RICHELIEU.
PAR THOMAS LAWRENCE.
DÉTAIL. HUILE SUR TOILE,
1822. MUSÉE DES BEAUX-ARTS,
BESANÇON.

GIANNI DAGLI ORTI / AURIMAGES Richelieu l’exilé


PETIT-FILSDUMARÉCHALDUMÊMENOM, leducdeRichelieu(1766-1822)nedémérite
pas. Très tôt, il parcourt l’Europe. Dès 1790, il quitte la France et s’établit en Russie, où
le tsar Alexandre Ier en fait l’un de ses familiers. Il lui confie le gouvernement général
de la région de Nouvelle-Russie, la Crimée. Richelieu y accomplit une œuvre remar-
quable. À son départ, en septembre 1814, il laisse une conquête pacifiée. La Russie
reconnaissante lui élève une statue qui domine toujours l’escalier immortalisé par la
RMN / THIERRY LE MAGE

mutineriede1905etlefilmd’Eisenstein,LeCuirasséPotemkine(1925).Cedescendant
du cardinal fut le plus remarquable des ministres de Louis XVIII.

respecter, mais non pas aimer. Il était trop nouvelle noblesse, exercent une influence
facile de sentir, derrière la façade de bonté délétère. Leur seul souci : retrouver leur pré-
paternelle dont il aimait à faire parade, un éminence, être indemnisés de tout ce qu’ils
fonds d’égoïsme olympien (…). Arrivé au ont perdu après 1789. Ils ignorent tout d’une
terme de ses aspirations, il entendait bien France meurtrie qui doit survivre à l’effon-
s’y maintenir, et c’est pourquoi, tout jaloux drement d’un régime qui l’a portée au pinacle.
qu’il fût de son autorité, il était prêt à faire
les concessions nécessaires (…). Assez réa- Une Charte pour le royaume
liste et assez sage pour ménager la France Aussi le retour de « Louis le Désiré » s’effec-
nouvelle et s’en accommoder, il ne pouvait, tue-t-il dans la douleur. Pourtant, deux actes
au fond, ni la comprendre ni l’aimer. » majeurs semblent asseoir le nouveau régime.
L’entourage de Louis XVIII valait moins Il y a d’abord le traité de Paris, signé le 30 mai
que lui. Son cadet, le comte d’Artois, était 1814, qui ménage la France. Si elle retourne
frivole, entiché de son rang, sans recul poli- à ses frontières de 1792, elle conserve plu-
tique ; les deux fils de ce dernier, le duc d’An- sieurs annexions ultérieures, en Savoie et
goulême et le duc de Berry, se montraient en Alsace, et garde le Comtat Venaissin. Elle
« limités », pour ne pas dire plus. Une femme retrouve aussi ses colonies, à l’exception de
cependant, la fille du roi guillotiné, Madame Tobago, de Sainte-Lucie et de l’île de France
Royale, mariée au duc d’Angoulême, son cou- (l’actuelle île Maurice). Surtout, la France
sin, méritera par ses actes d’être qualifiée de n’est soumise à aucune occupation et ne paie
« seul homme de la famille ». Mais son intran- aucune indemnité de guerre. Visiblement,
sigeance politique et sa piété démonstrative les coalisés n’ont pas cherché à profiter de
ne pouvaient guère aider Louis XVIII. Autour leur victoire.
de la famille restaurée se constitue une cour Quatre jours plus tard, une nouvelle Consti-
où les émigrés irréductibles, qui n’ont jamais tution est proclamée. C’est la « Charte »,
composé avec l’Empire, qui méprisent la rédigée dans la hâte, courte mais remarquable

HISTOIRE & CIVILISATIONS 37


L’ombre de la
charbonnerie
CETTE SOCIÉTÉ SECRÈTE, apparue sous la
Restauration, conduit des menées factieuses
destinées à renverser les Bourbons. Elle pro-
cède du carbonarisme transalpin, qui com-
bat la mainmise de l’Empire autrichien sur
la péninsule et s’organise en petits groupes
compartimentés, les « ventes », chargées de
l’exécution des plans établis par la « Haute
Vente ». On y trouve des libéraux comme
La Fayette et son fils, Dupont de l’Eure, ou
encore le député Manuel, mais aussi des
néojacobins, des bonapartistes et même
des « communistes » admirateurs du révo-
lutionnaire Gracchus Babeuf. Tous ces écarts
rendent périlleux et improbables les plans de
soulèvement armé. Les jeunes adhérents,
militaires, étudiants, en font les frais, comme
les quatre sergents de La Rochelle surpris
alors qu’ils préparaient la mutinerie de leur
EXÉCUTION DES SERGENTS régiment. Leurs chefs les laisseront aller à
DE LA ROCHELLE EN 1822.
PAR FÉLIX PHILIPPOTEAUX.
l’échafaud le 21 septembre 1822. Après cette
GRAVURE, 1875. date, la charbonnerie entre en sommeil.

AKG-IMAGES

LE DIPLOMATE à bien des points de vue. Elle avalise l’essen- hexagonale, dans ses dotations foncières et
CHATEAUBRIAND tiel des conquêtes de la Révolution codifiées immobilières. Appréciation, très juste, de
À partir de 1814, sous le Consulat. La Charte proclame l’éga- l’historien Emmanuel de Waresquiel : « On
l’auteur du Génie
du christianisme lité civile de tous devant la loi, la justice, pouvait difficilement aller plus loin, surtout
(édition annotée l’impôt et les emplois publics. Elle garantit si l’on considère le niveau des libertés pu-
ci-dessous), la liberté individuelle, la liberté de la presse. bliques dans le reste de l’Europe. Même en
figure majeure Tous les cultes sont reconnus et autorisés, Angleterre, à la même époque, les minorités
du romantisme,
même si la religion catholique est confirmée religieuses ne sont pas égales devant la loi. »
mène une brillante
carrière politique religion d’État. Louis XVIII rassure encore L’organisation politique du royaume appa-
d’ambassadeur en décidant la suppression de la conscrip- raît moins audacieuse. Le roi réunit en sa
et de diplomate. tion, devenue insupportable au fil des défaites personne, inviolable et sacrée, le triple pou-
u régime déchu. La dette publique voir exécutif, législatif et judiciaire. À côté
t garantie, et toutes les proprié- du monarque, deux assemblées qui procèdent
s, y compris celles procédant de de celles de l’Empire : une Chambre des pairs,
cquisition des biens nationaux, dont les membres sont nommés à vie ou
nt déclarées inviolables. Le père héréditairement par le roi ; une Chambre des
oriot,héros de Balzac,peut retrou- députés, élue par cinquième pour cinq ans,
r le sommeil. qui procède d’un corps électoral très censi-
Pour mieux rallier les élites na- taire. Sont électeurs les hommes âgés de plus
léoniennes, civiles et militaires, de 30 ans, payant plus de 300 francs de contri-
n conserve la Légion d’honneur ; bution ; sont éligibles les hommes de plus
noblesse d’Empire est confirmée de 40 ans, payant au moins 1 000 francs
CCI/COLL DAGLI ORTI

ns ses titres et, dans la mesure d’impôt. Au total, moins de 100 000 élec-
elles se trouvent dans la France teurs et 16 000 éligibles. Il reste que les deux

38 HISTOIRE & CIVILISATIONS


JOSSE / LEEMAGE

assemblées profitent d’un pouvoir effectif Alliés, déjà en veillée d’armes. On connaît UNE RÉPRESSION
de contrôle et de sanction des ministres ; la suite… Trois semaines après la défaite SANGLANTE
elles votent l’impôt et peuvent présenter napoléonienne de Waterloo, Louis XVIII Rallié à Louis XVIII
en 1814, le maréchal
des projets de loi. Autant de concessions qui rentre en France, « dans les fourgons de Ney passe de nouveau
ulcèrent les ultraroyalistes, sans pour autant l’ennemi », diront ses détracteurs. dans le camp
rassurer les élites bourgeoises. Son premier geste est de former un nou- napoléonien lors des
veau ministère où se côtoient les transfuges Cent-Jours. Condamné
La Terreur blanche s’installe de l’Empire – Talleyrand, Fouché, Gouvion- pour trahison envers
le roi, il est fusillé
La première année du règne montre un pou- Saint-Cyr, le baron Louis – et des proches le 7 décembre 1815,
voir hésitant et mal affirmé, pris souvent du roi tel Élie Decazes. Fils d’un notaire de comme le montre
à partie par la fraction ultra, intraitable sur Libourne, ce dernier est un favori à l’ancienne, ce tableau de Jean
ses exigences qu’elle justifie par deux décen- chéri par Louis XVIII qui l’appelle « mon Léon Gérôme. Huile
sur toile, 1868. Graves
nies d’exil synonymes de pauvreté et de fils ». Arriviste et pragmatique, il ne chu- Gallery, Sheffield.
spoliation. À l’autre bord, l’armée, réduite tera qu’après l’assassinat du duc de Berry,
à peu, est « dégraissée » d’hommes mis en le 13 février 1820.
congé illimité, d’officiers de l’Empire en Après le ministère, le corps législatif, que
demi-solde qui répandent leur aigreur dans le roi voudrait docile. C’est chose aisée pour
la société civile. Aussi la Restauration va- la Chambre haute, il suffit d’une fournée de
t-elle hoqueter, moins par ses maladresses pairs ; des élections anticipées amènent une
RMN-GRAND PALAIS/AGENCE BULLOZ

que par l’effet du dernier coup de dés tenté écrasante majorité de royalistes ultras. Une
par Napoléon. Débarqué à Golfe-Juan le Chambre qualifiée d’« introuvable », qui ne
1er mars 1815, il s’installe aux Tuileries vingt risque pas d’apaiser les esprits. Car il faut
jours plus tard. Quant à Louis XVIII, il gagne éteindre les désordres d’une Terreur blanche
Gand pour se placer sous la protection des qui s’acharne sur les partisans de Napoléon.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 39


AGENCE BULLOZ / RMN-GP SELVA/LEEMAGE

LE DERNIER Répression et épuration culminent avec de Villèle aux affaires ; un administrateur


DE LA FRATRIE l’exécution de Ney, ancien maréchal d’Em- hors pair plutôt qu’un politique, qui assainit
Frère de Louis XVI pire, le 7 décembre 1815. les finances, réduit à rien les députés, musèle
et de Louis XVIII,
la presse, laisse au flamboyant Chateaubriand
Charles X succède La France triomphe au Trocadéro le soin de mener une politique extérieure qui
à ce dernier après son
décès en 1824. Peu La France paie cher l’épisode napoléonien redonne à la France son rang de grande puis-
favorable aux modérés, des Cent-Jours. Talleyrand écarté, le duc de sance. C’est toute la portée du « mandat »
il mène une politique Richelieu, nouveau Premier ministre, doit qu’elle reçoit au congrès de Vérone de 1822
impopulaire qui
conduira à la révolution se résigner à signer le second traité de Paris pour intervenir en Espagne afin de rétablir
de juillet 1830. Portrait le 20 novembre 1815. Les Alliés y frappent la Ferdinand VII (un Bourbon) sur son trône.
par Horace Vernet. France d’une indemnité de guerre de 700 mil- Confiée nominalement au duc d’Angoulême,
Musée des Beaux-Arts, lions de francs, garantie par l’occupation du l’expédition d’Espagne est bien menée, jusqu’à
Dunkerque.
pays. Il faudra attendre décembre 1818 pour la prise du fort de Trocadéro près de Cadix
voir partir les derniers soldats alliés. Le retour le 31 août 1823.
à une vie politique apaisée s’accomplit cepen- Louis XVIII s’éteint le 16 septembre 1824.
dant au fil des années, même si les franges Faute d’héritier direct, c’est le comte d’Artois
les plus radicales poursuivent des menées qui succède à son frère, en attendant que
factieuses frappées d’une répression impi- « l’enfant du miracle », le fils du duc de Berry
toyable. L’épisode des « quatre sergents de assassiné, ne prenne sa suite sur le trône.
La Rochelle », en 1822, marque les esprits : L’avènement de Charles X se présente d’abord
arrêtés, ils sont guillotinés à Paris pour leur sous les meilleurs auspices, car il multiplie
appartenance à la charbonnerie, une société les gestes d’apaisement. Mais, dès le 22 dé-
secrète libérale et hostile au régime. Le pou- cembre 1824, il change de ton, annonçant
voir s’affermit, surtout avec l’arrivée du comte une loi pour indemniser les émigrés et une

40 HISTOIRE & CIVILISATIONS


VUE DU PALAIS ET DU JARDIN DES TUILERIES.
GRAVURE TIRÉE DE PROMENADE DANS PARIS ET
SES ENVIRONS, PAR JACOTTET ET BENOIST, 1840.

autre pour garantir les « intérêts sacrés de


la religion catholique ». Son sacre à Reims,
le 29 mai 1825, se veut un geste qui refonde
la monarchie. Mais il vient trop tard, dans
Un libéralisme
un monde qui change. Mal compris de beau-
coup, il fossoie en réalité la Restauration.
à la française
Souvent comparées, les deux restaurations
de l’Europe moderne, celle des Stuarts en CE COURANT N’A QUE PEU À VOIR avec le libéralisme éco-
1660 et celle des Bourbons en 1814, pré- nomique anglo-saxon, issu de la pensée d’Adam Smith,
sentent bien des similitudes. Fils du roi qui prône la libre entreprise, le « doux commerce » et
décapité à Londres en 1649, Charles II a régné la concurrence sans frein. En France, le libéralisme est
surtout politique et tient à quelques hommes qualifiés
un quart de siècle, mais son frère Jacques II
en 1819 de « doctrinaires ». Ce sont effectivement des
a multiplié les maladresses et a perdu son
« intellectuels », tels Royer-Collard, Guizot, Rémusat,
trône après trois ans de règne. Charles X a Barante, de Broglie… Ils s’opposent de front aux ultras,
« tenu » six ans jusqu’à la révolution des car ils veulent dissocier la monarchie restaurée de l’Ancien
Trois Glorieuses, en juillet 1830. Compa- Régime. Mais ils sont aussi hostiles aux néojacobins, dans
raison n’est pas toujours raison, mais tout la mesure où le peuple ne leur paraît pas mûr pour exercer
de même… en plénitude ses droits. Il faut même le tenir en laisse
pour mieux l’éclairer. La révolution de 1830 leur apparaît
comme la confirmation de leurs analyses. Guizot devient
Pour ESSAIS

en C’est la Révolution qui continue ! le ministre de Louis-Philippe, jusqu’au renversement de


La Restauration 1814-1830
savoir E. de Waresquiel, Tallandier, 2015. celui-ci lors de la révolution de février 1848.
plus Charles X. Le dernier Bourbon
J.-P. Clément, D. de Montplaisir, Perrin, 2015.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 41


LE STYLE TROUBADOUR
Dès la fin du XVIIIe siècle surgit une curiosité nouvelle pour un Moyen Âge
jusqu’alors négligé. Ruines et monuments médiévaux attirent les artistes
et les écrivains. Ceux-ci célèbrent à travers ce patrimoine un passé idéalisé
et une gloire nationale symbolisés notamment par le grandiose style
gothique des cathédrales. Comme en politique, ce regard en arrière donne
paradoxalement naissance à un phénomène nouveau : le style troubadour.
LA NOSTALGIE
DE LA CHEVALERIE

MUSÉE DU LOUVRE / RMN/ M. BECK-COPPOLA


L’idéal chevaleresque hante la
UN SACRE MIS EN SCÈNE première moitié du XIXe siècle.
Pour son couronnement le 29 mai 1825, Dans cette étonnante lampe
Charles X renoue avec une longue tradition en bronze, Félicie de Fauveau
monarchique : celle du sacre royal dans la met en scène saint Michel
cathédrale de Reims. Symbole de l’alliance et quatre anges de sa suite,
du trône et de la religion, la façade de la sous l’apparence de preux
cathédrale est ornée pour l’occasion d’un chevaliers. Royaliste fervente,
décor néogothique éphémère, accumulant l’artiste rappelle ici, à travers
pilastres, portails, gâbles et pinacles. la figure de l’archange,
SACRE DE CHARLES X, PAR CHARLES-ABRAHAM CHASSELAT. les origines de l’ordre de
AQUARELLE D’ÉPOQUE. MUSÉE CARNAVALET, PARIS. chevalerie éponyme fondé
MP/LEEMAGE
en 1469 par le roi Louis XI.
LAMPE DE SAINT MICHEL,
PAR FÉLICIE DE FAUVEAU.
VERS 1829-1830.
MUSÉE DU LOUVRE, PARIS.

CHAISE, ÉBÉNISTE
ANONYME. VERS 1830.
DOMAINE DÉPARTEMENTAL
DE LA VALLÉE-AUX-LOUPS –
MAISON DE CHATEAUBRIAND,
CHÂTENAY MALABRY

S CHAISES DE CONTE DE FÉES


mobilier néogothique n’est pas réservé
seul usage religieux. Tables, buffets,
moires, lits ou encore fauteuils de style
ubadour investissent les intérieurs
a mode. Les ébénistes font preuve
nventivité en adaptant aux dossiers
s chaises le motif d’arcatures ogivales
s fenêtres des cathédrales, ici l’une
celles qui meublaient la demeure
Chateaubriand à Châtenay-Malabry.

CHATEAUBRIAND ET LE MOYEN ÂGE


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épartemental de la Vallée-aux-Loups
Maison de Chateaubriand sur :
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LUXE DES ORNEMENTS
Les scènes mythologiques aux influences
grecques de ce carquois en or, découvert
dans la nécropole de Tchertomlyk, attestent
des contacts noués avec les colonies
grecques de la mer Noire. IVe siècle av. J.-C.
Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.
BRIDGEMAN / ACI
Guerriers des steppes

LES SCYTHES
Pour les Grecs, ils étaient le modèle du « Barbare ».
Ces cavaliers nomades se taillèrent un vaste
royaume au nord de la mer Noire. Ils effrayèrent
et fascinèrent leurs contemporains.

JAIME ALVAR
PROFESSEUR D’HISTOIRE ANCIENNE
UNIVERSITÉ CARLOS III DE MADRID
lga
Vo
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Dnie
Sarmates

Don
Grande Scythie
SOLOKHA
TCHERTOMLYK TOLSTAÏA MOGUILA
Cimmériens
Crimée KOUL-OBA
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Mer Noire Cauca

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Byzance

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Sidon
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Jérusalem Babylone Persépolis

EGMONT STRIGL / AGE FOTOSTOCK


Arabes
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À
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LA VIE DANS la fin du VIe siècle av.J.-C.,quand
LA STEPPE CARTE : EOSGIS.COM
les Grecs traversent le Bosphore
Les Scythes
s’établirent sur un
pour établir des colonies sur la
immense territoire côte septentrionale de la mer
dans la steppe russe, Noire, ils rencontrent un mys-
allant des monts térieux peuple de guerriers nomades qui oc-
Altaï jusqu’à la mer cupe les steppes de l’actuelle Ukraine et du « civilisé ».Des « Barbares » qui ont cependant
Noire. Cavaliers
remarquables, ils sud de la Russie. Les écrivains grecs, notam- su défier les plus grands empires mésopota-
vivaient dans des ment l’historien Hérodote, ont recueilli de miens et créer un État complexe,une puissante
tentes semblables nombreuses histoires à propos de ces hommes monarchie qui jouera un rôle historique im-
aux yourtes des « aux yeux bleus et aux cheveux couleur de portant jusqu’à son déclin et sa disparition
Mongols nomades
feu », cavaliers invincibles, virtuoses du ma- au IIe siècle av. J.-C.
actuels (ci-dessus).
niement de l’arc et aux coutumes aussi si- Hérodote avait recueilli en son temps un
nistres que celles consistant à boire le sang récit sur l’origine des Scythes qui était, semble-
du premier ennemi abattu et à collecter les t-il, répandu au Ve siècle av. J.-C. Les Scythes
têtes de leurs rivaux morts pour les offrir à racontaient que sur une terre autrefois déserte
leur roi. C’est en se fondant sur des informa- étaitnéle premier homme, Targitaos, de l’union
tions de cette sorte que les Grecs firent des de Zeus et de la fille du fleuve Borysthène,
Scythes le modèle du peuple « barbare », en ancien nom du Dniepr. Targitaos eut trois
tous points opposé à leur propre mode de vie fils : Lipoxaïs, Arpoxaïs et Coloxaïs. À la mort

680-669 av. J.-C. 650 av. J.-C.


C H R O N O LO G I E
Selon les textes assyriens, un Dirigés par le roi Madyes, les
DES certain Kashtariti devint le
chef d’un groupe de Mèdes,
Scythes envahissent la Médie,
qu’ils contrôlent pendant
CAVALIERS de Scythes, de Mannéens 28 ans. Après avoir été défaits
TOUJOURS et d’autres tribus du Zagros par le roi mède Cyaxare, les

VAILLANTS
qui menaçaient l’Empire sous Scythes émigrent dans la région
le règne d’Assarhaddon. du Caucase et de la mer Noire.
AR
TA
RC
HIV
E
S. 150 AV. J.-C. MUSÉE D’HISTOIRE DE CRIMÉE, SIMFEROPOL.
46 HISTOIRE & CIVILISATIONS
GRANDE SCYTHIE Royaumes
Cimmériens Peuples
Région sous
Issedones influence scythe L’ÉNIGME DES ORIGINES

l
ïka
Nécropoles de kourganes

Ba
ARZHAN Lac

TUEKTA
LA TRAVERSÉE
BACHADAR
PAZYRYK
D’UN CONTINENT
Saces ach M Mongols
Balkh

L’
onts origine exacte des Scythes est le sujet
Lac A lt a ï
Mer
Massagètes d’une grande controverse parmi les
d’Aral scientifiques. Certains chercheurs les
Huns considèrent comme les descendants
Shan Dé de la culture de Srubnaya, également connue
n ser
Samarcande ia t d sous le nom de « culture des tombeaux de
T e Gobi bois », un ensemble de communautés originaires

ne
Jau
de la région de la Volga qui, à l’âge du bronze,

ve
eu
Gandhara se déplacent dans un espace géographique
Yuezhi

Fl
Perse coïncidant en partie avec celui des Scythes
Chine au nord de la mer Noire. D’autres auteurs, en
Saces Kaboul Taxila revanche, pensent que leur foyer d’origine se
Indus

H trouvait plutôt en Asie centrale ou en Sibérie,


Kandahar i m
a l et que leur expansion a pris fin en raison de leur
a y a union avec les populations sédentaires de la
Amozia
Gange mer Noire. Cette seconde théorie, popularisée
notamment par la chercheuse américaine
d’origine lituanienne Marija Gimbutas, est
actuellement privilégiée. Les limites géo-
graphiques de la région d’établissement
Mer G ol f e d u Plan élargi
final des Scythes correspondent au Don à l’est
d’Arabie Benga l e et au Danube à l’ouest.

de leur père, ceux-ci régnèrent ensemble, chercheurs actuels, cette histoire serait une LES ARCHERS
jusqu’au jour où des objets en or tombèrent métaphore de l’organisation de la société en SCYTHES
du ciel : une charrue, un joug, une coupe et trois ordres, caractéristique des peuples Cet archer tirant
une flèche de son
une hache à double tranchant. Lorsque les indo-européens, c’est-à-dire une société carquois porte
deux aînés tentèrent de les saisir, l’or devient constituée d’une classe se consacrant à la prière un vêtement typique,
rouge et incandescent, et ils furent contraints (symbolisée par la coupe), une autre à la guerre composé d’un long
d’y renoncer. Mais le cadet réussit à s’en em- (incarnée par la hache) et la troisième dévolue pantalon et d’un
capuchon pointu.
parer et les emporta chez lui, de sorte que les au travail de la terre (représenté par la charrue
V tti (dét il)
deux autres frères se mirent d’accord pour et le joug). On sait aujourd’hui que, sur le plan
lui confier le royaume. ethnique et linguistique, les Scythes étaient
Le récit est évidemment un mythe sans des Indo-Européens appartenant au groupe
fondement historique réel, mais qui renferme nord-iranien, et apparentés aux autres peuples
peut-être une clé permettant de comprendre nomades d’Asie comme les Sarmates, les
l’origine du peuple scythe. Selon certains Massagètes et les Saces.

611 av. J.-C. 512 av. J.-C. 85 av. J.-C.


Les tribus scythes arrivent Face à la menace perse, Plusieurs siècles après les
au nord de l’Égypte pour les Scythes s’unissent pour campagnes contre Alexandre
envahir le pays. Le pharaon combattre la grande armée le Grand et Mithridate, le roi
Psammétique Ier les paie pour de Darius Ier. En utilisant scythe Maues établit des tribus
SCALA, FLORENCE

qu’ils renoncent à leur projet la stratégie de la terre brûlée, au Pendjab et au Cachemire. Il


d’invasion et retournent dans ils forcent les Perses à renoncer s’agit de la dernière mention des
le Caucase. à leur volonté de conquête. Scythes dans les sources écrites.
CE DESSIN MONTRE L’INTÉRIEUR Les tissus
D’UN TUMULUS DE LA NÉCROPOLE
DE KOSTROMSKAÏA, DANS L’ALTAÏ.
VE-IIIE SIÈCLES AV. J.-C. MUSÉE DE
de Pazyryk
L’ERMITAGE, SAINT-PÉTERSBOURG.
Les kourganes de Pazyryk, dans les monts
Altaï (Sibérie), ont livré une série de tissus
parfaitement préservés grâce au gel,
désormais exposés au Musée de l’Ermitage,
à Saint-Pétersbourg.

Un tapis très ancien


Découvert dans le tumulus nO 5, ce tapis en laine,
daté des VIe-IIIe siècles av. J.-C., est le plus ancien
tapis connu. La frise de cavaliers est d’inspiration
perse, et les cerfs au pelage tacheté sont typiques
de la Sibérie et de la région transcaucasienne.

Le cavalier et la déesse

DAGLI ORTI / ART ARCHIVE


Le tumulus nO 5 a aussi livré un grand tapis
en feutre blanc de 3 millimètres d’épaisseur, en
laine de brebis et daté des Ve-IVe siècles av. J.-C.
Le motif se répète sur toute la pièce : un cavalier
s’approche d’une déesse en tenant des fleurs.

Une selle exceptionnelle


DES TRÉSORS L’origine géographique exacte des Scythes Les Scythes étaient de remarquables cavaliers,
FUNÉRAIRES ce qui explique la découverte de selles dans leurs
est incertaine et a donné lieu à de multiples tombes. Celle retrouvée dans le tumulus nO 1,
Les tumulus de l’Altaï en cuir, feutre et laine, est décorée d’un griffon
hypothèses, mais l’histoire écrite situe leur
contenaient de (un être mi-aigle mi-lion) attaquant un bouquetin.
somptueux objets arrivée au VIIIe siècle av. J.-C. Ils entrent en
funéraires. Ce type guerre avec les Cimmériens, autres nomades
de statuette de cerf des steppes dont ils triomphent grâce à leur
portant de grands maîtrise du combat à cheval et qu’ils finissent
bois était fréquent,
comme celui-ci, par expulser de la région septentrionale de guerriers scythes se trouvèrent confrontés à
en cuir et en bois, la mer Noire.Ils traversent ensuite le Caucase une armée constituée des esclaves qui avaient
découvert à Pazyryk. et s’allient en 676 av. J.-C. aux Mannéens, épousé leurs femmes,celles-ci s’étant lassées
Ve siècle av. J.-C. puis attaquent l’Empire assyrien, dont le roi de leur absence, et qu’au lieu de massacrer
Musée de l’Ermitage,
Assarhaddon réussit cependant à les mettre les esclaves en se battant, ils préférèrent ré-
Saint-Pétersbourg.
en déroute. Les sources assyriennes les ap- utiliser le fouet pour les renvoyer à leur condi-
llent ishkuzai, terme voisin de la dénomi- tion servile et continuer de les exploiter.Quoi
ion grecque skythai, ce qui infirme les qu’il en soit,après leur défaite face aux Mèdes,
égations d’Hérodote qui prétendait que la majeure partie des Scythes se replia dans
le nom des Scythes leur avait été donné le sud de l’actuelle Russie et y fonda le royaume
par les Grecs. Peu de temps après, les de Scythie.
Scythes réapparaissent en conquérants La phase de l’histoire des Scythes qui dé-
en Mésopotamie. bute alors est marquée par l’arrivée des Grecs
sur la côte septentrionale de la mer Noire.
Commerce avec les Grecs Les nouvelles colonies grecques renforcent
s 650 av. J.-C., ils s’emparent de la Médie l’activité économique des Scythes, notam-
Mésopotamie centrale, du nord de la Syrie ment les échanges commerciaux.Les Scythes
es côtes du Levant. Ils atteignent même vendaient aux Grecs du bétail, des peaux tan-
rontière de l’Égypte, et Psammétique Ier nées, des céréales, ainsi que de nombreux
t les payer pour leur faire rebrousser che- esclaves, car les anciens nomades étaient
n. Hérodote explique que leur domination devenus des trafiquants faisant commerce
Mésopotamie dura 28 ans, et qu’ils furent des gens capturés dans les pays limitrophes.
BRIDGEMAN / ACI

alement expulsés par les Mèdes. L’histo- En contrepartie,quelques artisans grecs com-
n grec raconte même qu’à leur retour les mencent à travailler pour les Scythes, créant

48 HISTOIRE & CIVILISATIONS


FINE ART / AGE FOTOSTOCK
BRIDGEMAN / ACI

BRIDGEMAN / ACI
LE SACRIFICE DES PRISONNIERS BATAILLE ENTRE GRECS
ET BARBARES SUR LE
FOURREAU D’UNE ÉPÉE.
DÉTAIL. VE SIÈCLE AV. J.-C.
DES COUTUMES MUSÉE DE L’ERMITAGE,
SAINT-PÉTERSBOURG.

SANGLANTES

L
es Scythes vénéraient la Grande Déesse
Mère, les phénomènes naturels et les
tombes de leurs ancêtres. Ils n’érigeaient
ni statues de dieux, ni autels, ni temples,
sauf pour le dieu de la Guerre, qui avait droit
à un sanctuaire collectif où toutes les tribus
apportaient des offrandes annuelles. Un pri-
sonnier de guerre était choisi parmi dix autres,
puis immolé selon le rituel suivant : on lui versait
du vin sur la tête, on l’égorgeait au-dessus d’un
récipient, et le sang se répandait sur l’épée
symbolisant le dieu de la Guerre. On lui coupait
ensuite l’épaule et le bras droit, que l’on jetait
en l’air. Hérodote parle aussi d’une méthode
DAGLI ORTI / ART ARCHIVE

singulière pour cuisiner la viande des sacrifices :


les os de l’animal servaient de combustible et
son ventre de récipient pour cuire la viande.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 49


GUERRIERS EN TRAIN DE
COMBATTRE, DONT UN

DAGLI ORTI / ART ARCHIVE


ARCHER SCYTHE AGENOUILLÉ.
VASE ATTIQUE, V. 570 AV. J.-C.
MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE
NATIONAL, FLORENCE.

VASE D’OR un style artistique gréco-scythe d’un intérêt


ET D’ARGENT
DAGLI ORTI / ART ARCHIVE
majeur. L’art scythe atteint alors un niveau
En 1970, on découvrit
de qualité très élevé, qui lui confère une place
à Gaimanov, en
Ukraine, un kourgane de choix dans le domaine de l’orfèvrerie et
exceptionnel par des objets de luxe.
la richesse de son
mobilier funéraire. Il Face à face avec les Perses
comptait notamment
une vaisselle luxueuse Parallèlement à cet enrichissement,les tribus des cités grecques qu’il envisage de conquérir.
parmi laquelle on scythes s’unissent pour former une structure Darius mène lui-même son armée au-delà
remarque ce vase aux étatique.Au sommet se trouve un monarque du Don et, pendant plus de deux mois, s’obs-
deux guerriers assis. héréditaire,qui bénéficie vraisemblablement tine à pourchasser des ennemis décidés à évi-
IVe siècle av. J.-C. Musée
d’une condition divine, mais dont le pouvoir ter la bataille et à se retirer toujours plus à l’est.
d’Histoire, Kiev.
semble limité par une assemblée composée Dans le récit détaillé qu’il fait de la campagne
de représentants des tribus.La manifestation militaire, Hérodote affirme que Darius envoya
sible de la puissance de ces sou- un message aux Scythes en leur reprochant
erainsestdonnéeparleurssépul- leur lâcheté et en exigeant leur soumission,
ures, les célèbres kourganes, un ce à quoi le roi Idanthyrsos aurait répondu :
erme turc désignant les tumulus «Jamaisje n’ai fui par peur devant aucun homme
recouvraient une ou plusieurs et je ne fuis pas davantage devant toi. Je vais
ambresfunérairesroyalesouprin- t’expliquer pourquoi je ne te livre pas bataille :
res, et où les archéologues ont nous n’avons ni villes ni terres cultivées sus-
ouvert de somptueux mobiliers ceptibles de nous inciter, de peur qu’elles soient
BR
IDG
EM es avec armes, vaisselle en or et prises ou dévastées, à vous combattre immé-
AN
/A
CI céramiquesgrecques,ornements diatement pour les défendre. Mais si vous
statues et même des aliments. découvrez et violez les tombes de nos ancêtres,
L unification politique opérée par les rois vous verrez que nous savons combattre. C’est
s’accompagne d’un renforcement de leur pou- pour cela qu’au lieu de t’offrir la terre et l’eau,
voir militaire. Le roi perse Darius en fait l’ex- je te ferai pleurer pour avoir osé t’intituler
périence quand, en 512 av. J.- C., il entame une mon maître. » Darius choisit finalement de
grande campagne contre les Scythes dans le se retirer, échappant difficilement aux assauts
but de couper les voies de ravitaillement en blé des Scythes.

50 HISTOIRE & CIVILISATIONS


UNE BOISSON PRISÉE DES SCYTHES

LA FABRICATION
DU LAIT

H
érodote raconte que les Scythes
aveuglaient les esclaves chargés
de fabriquer le lait, leur boisson ha-
bituelle. Pour la traite, ils utilisaient
des tubes en os ressemblant à des flûtes, qu’ils
introduisaient dans le vagin des juments pour
y souffler de l’air. Pendant que les uns soufflaient,
les autres trayaient. Ils s’assuraient que l’air
faisait gonfler les veines de la jument et dilatait
les mamelles. Lorsque la jument était traite, ils
versaient le lait dans de grands récipients en
bois et plaçaient les aveugles devant pour qu’ils
le barattent. Ils recueillaient ensuite la subs-
tance formée en surface, qu’ils considéraient
comme de meilleure qualité. Certains peuples
africains usent encore de cette technique pour
augmenter la lactation, comme les Massaïs, qui
titillent leurs vaches avec la bouche et la langue
pour qu’elles donnent plus de lait. En revanche,
la raison pour laquelle les esclaves des Scythes
devaient être aveugles pour effectuer ce travail
n’est pas éclaircie par Hérodote.

L’apogée de l’expansion scythe a lieu au des sources classiques, jusqu’à ce que leur GUERRIERS
milieu du IVe siècle av. J.-C., sous le règne piste se perde, parallèlement à la montée en ET ÉLEVEURS
d’Ateas. D’après l’historien Strabon, le roi, puissance des Gaulois et des Sarmates. La partie supérieure
de ce pectoral
galvanisé par son succès politique, rassemble Pourtant, certains renseignements per- en or découvert
toutes les tribus sous son commandement mettent de rêver à une fin légendaire du peuple à Tolstaïa Moguila
et recherche la gloire militaire en étendant son scythe, qui aurait su s’adapter à un nouveau montre des scènes
royaume jusqu’au Danube. Mais Philippe II territoire. En effet, à la fin du IIe siècle av. J.-C., de la vie quotidienne
de Macédoine, s’opposant à son avancée, le un groupe de tribus émigra vers la Bactriane, comme la traite des
brebis et le travail
vainc lors d’une bataille à proximité du fleuve, la Sogdiane et l’Arachosie, satrapies les plus du cuir et de la laine.
au cours de laquelle meurt Ateas. Cependant, orientales du vieil Empire perse. Ces popu- IVe siècle av. J.-C.
quelques années plus tard, les Scythes re- lations étaient menées par Maues, dont l’ex- Musée de l’Ermitage,
pousseront une campagne punitive envoyée ploit surpasse celui d’Alexandre le Grand, Saint-Pétersbourg.
par Alexandre le Grand, tuant son général. puisqu’après avoir traversé l’Indus, à l’instar
Le déclin du royaume scythe commence au du Macédonien, il arriva au Cachemire et au
IIe siècle av. J.-C. Les Celtes occupent alors la Pendjab. C’est là que s’installèrent les derniers
région des Balkans, tandis que les cavaliers Scythes vers l’an 85 av. J.- C. Après quoi l’on
sarmates maraudent dans les territoires du n’entendit plus jamais parler d’eux.
sud de la Russie, dont ils finissent par se rendre
maîtres. Les rois scythes Scilur et Palac auront
encore le courage d’affronter Mithridate VI Pour ESSAIS
le Grand au Ier siècle av. J.-C., pour contrôler en L’Or des rois scythes
Catalogue d’exposition, RMN, 2001.
le littoral de Crimée et d’autres régions de la savoir
La Redécouverte de l’or des Scythes.
plus Histoires de kourganes
mer Noire. Mais les informations concernant V. Schiltz, Gallimard, 2001.
les Scythes disparaissent progressivement

HISTOIRE & CIVILISATIONS 51


LES TRÉSORS
ENTERRÉS
DE KOUL-OB
En 1830, une tombe scythe intacte est mis
au jour dans l’est de la Crimée : le kourgane

/ AC I
Koul-Oba, construit entre 400 et 350 av. J

MAN
DGE
sans doute par des artisans grecs. À l’intér

BRI
se trouvait le corps d’un homme reposant s
un lit en bois, avec à sa gauche un sarcopha
en bois de cyprès contenant les restes
d’une femme, peut-être son épouse ou une
L’art de soigner
concubine. Dans la tombe gisait également Ce vase en électrum (un alliage
la dépouille d’un esclave. Le mobilier funéraire d’or et d’argent) se trouvait au
se composait de joyaux de valeur, d’objets en pied de la dépouille de la femme.
Il est orné de scènes de la vie
or et en argent et de vases de facture grecque, quotidienne. Sur l’illustration
réalisés pour ce prince scythe et illustrant ci-dessus, on voit un homme
le mode de vie de ces cavaliers des steppes. bandant la jambe d’un blessé.
L’illustration ci-dessous montre
une extraction de dents. On
pense que les Scythes avaient
développé des techniques de
chirurgie dentaire grâce à leurs
contacts avec la médecine
hippocratique grecque.
VASE EN ÉLECTRUM. IVE SIÈCLE AV. J.-C.
MUSÉE DE L’ERMITAGE, SAINT-PÉTERSBOURG.
WOJTEK BUSS / AGE FOTOSTOCK

/ AC I
MAN
DGE

PLUSIEURS KOURGANES COMME CELUI DE KOUL-OBA ONT ÉTÉ DÉCOUVERTS À KERCH.


BRI

ICI, LE KOURGANE TSARSKY, UN GRAND TUMULUS ROYAL QUI FUT PILLÉ DANS L’ANTIQUITÉ.
/ GTRES
FORMAN
WERNER

Cavalier au galop
Les Scythes fabriquaient de petites plaques en or Visage divin
avec des scènes minutieusement gravées, dont Une paire de boucles
ils ornaient leurs vêtements. Celle-ci représente d’oreilles en or encadrait

WERNER FORMAN / GTRES


un cavalier au galop, brandissant une lance le visage de la défunte.
avec laquelle il s’apprête à transpercer l’ennemi. Leur motif, d’influence
PLAQUE EN OR. IVE SIÈCLE AV. J.-C. MUSÉE DE L’ERMITAGE, SAINT-PÉTERSBOURG. grecque, montre la déesse
Athéna portant un casque
orné de griffons.
BOUCLE EN OR. IVE SIÈCLE
AV. J.-C. MUSÉE DE L’ERMIT
SAINT-PÉTERSBOURG.

D’habiles archers
Cette petite plaque en or montre deux archers tirant
leurs flèches dans des directions opposées. Même si les
Scythes préféraient combattre à cheval, ils disposaient
aussi de troupes d’infanterie légère armées d’arcs.
ARCHERS SCYTHES. IVE SIÈCLE AV. J.-C. MUSÉE DE L’ERMITAGE, SAINT-PÉTERSBOURG.
BRIDGEMAN / ACI

Le serment de fraternité
Les nomades des steppes avaient pour coutume
BRIDGEMAN / ACI

de partager une coupe de vin dans laquelle


ils mélangeaient quelques gouttes de leur sang
pour sceller leur serment de fraternité.
HOMMES BUVANT. IVE SIÈCLE AV. J.-C. MUSÉE DE L’ERMITAGE, SAINT-PÉTERSB
SALADIN
FACE À JÉRUSALEM
L’année 1187 fait entrer Saladin dans la légende.
En quelques mois, le sultan a réduit à peau de chagrin
le royaume franc en Palestine. Il n’a désormais qu’un objectif :
reconquérir la Ville sainte au nom des musulmans.

ABBÈS ZOUACHE
HISTORIEN, CHERCHEUR AU CNRS (CIHAM - UMR 5648, LYON)
SALADIN CONTRE LES CROISÉS
Épique et tragique, la prise de Jérusalem en
1187 a inspiré Alexandre Évariste Fragonard :
le sultan déferle au centre du tableau dans
une vision grandiose. Huile sur toile, vers
1830-1850. Musée des Beaux-Arts, Quimper.
MUSÉE DES BEAUX-ARTS, QUIMPER / BRIDGEMAN IMAGES
L e 15 juillet 1099, à l’issue de la première croisade lancée
pour reconquérir les Lieux saints, les Francs s’étaient em-
parés de Jérusalem dans le sang. Les musulmans, désunis,
n’avaient pu leur résister. Il leur fallut quelques décennies
pour se ressaisir. En 1154, un prince turc, Nur al-Din Ibn Zangi, réus-
sit à unifier l’ensemble de la Syrie musulmane. Soucieux de son
image et désireux de se gagner les masses arabes, il mit en œuvre une
intense propagande le présentant comme Bien vite, Saladin comprit que, pour susciter
l’étendard du djihad. Si Nur al-Din, occupé à l’adhésion de ses sujets, il avait tout intérêt à
consolider et à étendre ses territoires, n’atta- se présenter comme le défenseur de l’islam
qua pas Jérusalem, il en fit en revanche l’un des et des musulmans. Comme Nur al-Din avant
axes de sa propagande. Il fit même construire lui, il fit de Jérusalem l’un des axes de sa pro-
à Alep un minbar (chaire à prêcher) destiné à pagande. Dans quelle mesure son djihad était
être installé dans la mosquée al-Aqsa lorsqu’il sincère, il est difficile de le savoir : les sources
s’emparerait de la ville. sont trop orientées pour pouvoir affirmer quoi
À la mort de Nur al-Din en 1174, l’un de que ce soit. Toujours est-il que dès 1175 il sou-
ses officiers nommé Saladin s’affirma rapide- tint, pour justifier ses campagnes contre les
ment comme son successeur. Il contrôlait déjà descendants du souverain défunt, que réunir
l’Égypte, où il avait été envoyé aux côtés de la Syrie sous son autorité était une nécessité,
son oncle Chirkuh par Nur al-Din lui-même. lui qui souhaitait conquérir Jérusalem. Mais
Il entreprit de déposséder les descendants de il ne l’attaqua qu’en 1187.
ce dernier de leurs États. En moins de dix ans,
il créa un immense empire, qui réunissait en Les Francs rompent la trève
particulier l’Égypte et la Syrie. Ses ennemis musulmans ne représentaient
A priori, rien ne prédisposait Saladin, qui plus une menace : même les descendants de
était kurde, à un tel destin. Il avait reçu une Nur al-Din, les Zangides de Djézireh, recon-
éducation digne du guerrier de haut rang que naissaient sa suzeraineté. Quant aux Francs,
l’on aspirait qu’il fût. À en croire ses biographes ils avaient perdu de leur superbe. Depuis la
et thuriféraires, qui le dépeignent comme un mort du roi Amaury Ier en 1174, ils étaient affai-
souverain idéal, c’était un cavalier émérite et blis. Certes, Baudouin IV (1174-1185) fut un roi
un guerrier complet, courageux et endurant, vaillant, mais il souffrait de la lèpre. L’autorité
mais aussi un lettré, féru de poésie arabe. Un royale était fragilisée. Le royaume était affaibli
homme de religion, venu de Téhéran, avait par des luttes de factions : les Hospitaliers et
été chargé d’en faire un bon les Templiers s’affirmaient comme des acteurs
musulman, pieux et res- puissants sans lesquels nulle décision ne pou-
pectueux de l’ortho- vait être prise. Enfin, Baudouin V, le fils du roi
doxie sunnite. lépreux, ne survécut pas longtemps à son père.

En mars 1187, Saladin se met en route pour


attaquer les Francs, à la tête de 30 000 hommes.
SC
AL

FL
A,

OR
EN
CE DIRHAM D’ARGENT FRAPPÉ PAR SALADIN. BRITISH MUSEUM, LONDRES.
56 HISTOIRE & CIVILISATIONS
C H R O N O LO G I E

LE HÉROS
PROCLAMÉ
DE L’ISLAM
1099
Le 15 juillet, les
combattants de
la première croisade
prennent Jérusalem
aux musulmans.

1169
À la mort de son oncle,
Saladin est nommé vizir et
chef de l’armée d’Égypte. Il
s’affirme rapidement comme
le successeur de Nur al-Din.

1177
En route vers laTerre sainte,
Saladin lance des razzias
contre les Francs. Mais il
est vaincu par Baudouin IV
à la bataille de Montgisard.

1182
Le chevalier Renaud
de Châtillon massacre
des marchands qui
se rendent à La Mecque.
Saladin jure vengeance.

1187
En juillet, les croisés
sont vaincus par Saladin
à la bataille de Hattin.
En octobre, ses troupes
entrent dans Jérusalem.

TOMBEAU DU SULTAN
En 1174, Saladin occupe Damas,
E. LESSING / ALBUM

ville où il avait passé une partie


de sa jeunesse et où il sera enterré,
à côté de la mosquée des Omeyyades,
dont on voit ici la cour intérieure.
J. D. DALLET / AGE FOTOSTOCK
SALADIN, PAR CRISTOFANO DELL’ALTISSIMO.
XVIE SIÈCLE. GALERIE DES OFFICES, FLORENCE.
Constantinople
Palerme
T
i
M
Harran g r e
Gabès Alep
E Mossoul
Tripoli R M
ÉD Homs
IT ER R A Bagdad
NÉE Damas
L’AVANCÉE

Eu
ph
Alexandrie ra
te DE SALADIN
Waddan Jérusalem
Une fois devenu
Le Caire sultan d’Égypte en
1171, Saladin étend
ÉGY PTE sa domination sur
Koush Médine le nord de l’Afrique,
l’Arabie et la Syrie.

M
Qasr Ibrim La Mecque L’APPEL

ER
À LA GUERRE
Nil

R
En Égypte,
O
U
Saladin proclame
G
E
la guerre sainte
pour reprendre
Progression de Saladin Sanaa Jérusalem. Vue
Possessions de Saladin en 1193 de la mosquée
d’Ibn Tulun, la plus
ancienne du Caire.
CARTE : EOSGIS.COM

Lors de l’avènement de Gui de Lusignan revanche, le lendemain de la bataille, il déca-


en 1186, une trêve courait entre les Francs et pitadesespropresmainsRenauddeChâtillon.
les musulmans. Saladin n’eut pas même à la Les turcoples, des cavaliers légers au service
rompre : le seigneur de Kerak et de Shawbak, des croisés,que les musulmans considéraient
Renaud de Châtillon, le fit pour lui en atta- comme des apostats, subirent le même sort.
quant au début de 1187 une caravane musul-
mane. Immédiatement, Saladin sonna le Balian organise la résistance
branle-bas de combat. Le 13 mars, il quitta L’heureétaitgravepourlesFrancs.Enquelques
Damas. Des troupes le rejoignirent, en parti- mois,leur royaume s’effondra.Saladin ne s’en
culier des troupes égyptiennes. Fin avril, les prit pas immédiatement à Jérusalem : il s’at-
terres de Renaud furent ravagées. Les Francs, taqua d’abord aux cités côtières franques,qui
conscients de la menace, laissèrent de côté tombèrent les unes après les autres, excepté
leurs dissensions. Bientôt, deux armées Tyr.ÀJérusalem,oùlesmilliersd’hommesqui
se firent face, dont il est difficile d’esti- fuyaient les troupes de Saladin avaient accou-
mer le nombre. Les historiens médiévaux ru,l’inquiétude régnait.La ville était protégée
laissent penser que Saladin disposait d’en- par une puissante muraille, que les chrétiens
viron 30 000 hommes, alors que les Francs avaientrénovéeàdeuxreprises:unepremière
en avaient réuni 20 000. L’affrontement eut foisen1116,puisànouveauen1177,sansdoute
lieu à Hattin, à l’ouest du lac de Tibériade, le par peur d’une attaque du sultan.
4 juillet 1187. L’armée chrétienne fut écrasée. Baliand’Ibelin,quiavaitréchappéaudésas-
Les morts et les prisonniers se tre de Hattin, dirigeait la résistance. Comme
JOSÉ LUCAS / AGE FOTOSTOCK

comptèrent par milliers. les chevaliers manquaient,il fit adouber leurs


Saladin fut magnanime fils de plus de 15 ans et des fils de bourgeois.
avec Gui de Lusignan, Saladin se présenta devant la ville le 20 sep-
qui fut épargné. En tembre. Après réflexion, il s’installa sur les

Saltimbanques et chroniqueurs ont raconté


la lutte entre Saladin et Richard Cœur de Lion.
SCA
LA
, FL

EN
OR

CE

RICHARD IER, SUR UN CARREAU DE FAÏENCE DE L’ABBAYE ANGLAISE DE CHERTSEY. XIIIE SIÈCLE. BRITISH MUSEUM,
LONDRES.
58 HISTOIRE & CIVILISATIONS
SALADIN ET LE GRAAL

LA SAINTE
RELIQUE
GUÉRISSEUSE
Le calice de la Cène
est la relique la plus
précieuse de la chrétienté
médiévale. Diverses traditions
considèrent comme
authentiques chacune des
dizaines de coupes réparties
dans toute l’Europe : en Italie,
en Espagne, au pays de Galles,
en Angleterre, en France…

Un document
en arabe, dont une copie
du XIVe siècle se trouve
à la bibliothèque de
l’université d’al-Azhar
au Caire, rattache Saladin
au Saint Graal. Afin de guérir
la maladie dont souffrait
sa fille, le chef de l’islam
sollicita l’utilisation, en guise
de talisman, d’un fragment
de l’un de ces nombreux
« Graals », envoyé un siècle
plus tôt au Caire. Il s’agit
probablement d’un morceau
du « calice de Doña Urraca »,
offert par le souverain
musulman de la taifa de Dénia
à Ferdinand Ier de León au
XIe siècle, et conservé alors
à la collégiale de San Isidoro
de León, en Espagne.

Le morceau de pierre
aurait été posé sur le corps
de la jeune fille, rapidement
guérie. En remerciement,
Saladin ordonna que ce
fragment, aujourd’hui perdu,
soit conservé à la maison
du Trésor de Damas.
CHUTE DE
LA VILLE SAINTE
Cette miniature de
La Perte de la Sainte
Croix, de Vincent
de Beauvais,
montre la prise
de Jérusalem.
Musée Condé,
Chantilly.

LE MONT
DU TEMPLE
Après la prise de
Jérusalem en 1187,
Saladin aurait
purifié avec de l’eau
de rose le Dôme
du Rocher, visible ici
au-dessus du Mur
des lamentations.
BRIDGEMAN / ACI

flancs nord et nord-est. Le siège dura quinze cinqparfemmeetdeuxparenfantspouvaient


jours.Lavillefutbombardéeàl’aidedemachi- quitter la ville ; les autres seraient réduits en
nesdejettrèspuissantes,quisemèrentterreur esclavage.Saladintintsapromesse.Seloncer-
et désolation. Puis les sapeurs se mirent en tainstémoignages,ilfitmêmeescorterjusqu’à
branle, et réussirent à faire une brèche dans Tyr ceux qui purent payer.
la muraille. La situation devenait intenable La conquête eut une portée considérable.
pour les défenseurs. Ils se résolurent alors Enterred’islam,onproclamapartoutqu’enfin
à négocier. Jérusalemétaitpurifiéedessouilluresdontles
chrétiensl’avaiententachée.Enparticulier,on
Un grand retentissement écrivit au calife abbasside pour lui annoncer
Saladin fut-il, comme l’affirme un chroni- la nouvelle.Jérusalem fut réislamisée.Saladin
queur,portéàrefuserd’ouvrirlesnégociations fit notamment installer à la mosquée al-Aqsa
demandées par les Francs, au motif qu’il sou- le minbar que Nur al-Din avait fait construire.
haitait s’emparer de la ville « comme les chré- En Europe aussi, la prise de Jérusalem eut un
tiensl’avaientfait[en1099]lorsqu’ilsl’avaient retentissement considérable. Une nouvelle
prise aux musulmans » ? Affirma-t-il qu’il croisade fut organisée et menée par Richard
« égorgerait les hommes » et réduirait « les Cœur de Lion et Philippe Auguste, de 1189 à
femmes » en esclavage, afin de venger par le 1192.Le royaume de Jérusalem fut sauvé,mais
sang des chrétiens celui des musulmans qui la ville ne fut pas reconquise. Si ce n’est pen-
avait tant coulé plus de quatre-vingts ans au- dant quelques années, au XIIIe siècle, la troi-
MICHELE FALZONE / AWL IMAGES

paravant ? Fut-il impressionné par la ténacité sième ville sainte de l’islam resta pendant des
de Balian, qui menaçait de massacrer les mil- siècles aux musulmans.
liersdeprisonniersmusulmansenfermésdans
lavilleetdedétruireleslieuxsaintsdel’islam,
la mosquée al-Aqsa et le Dôme du Rocher ? Pour ESSAIS
« Saladin, l’histoire, la légende »
Toujoursest-ilquecommesouventenOrient, en A. Zouache, in Le Bilãd al-Šãm face
où les hommes de guerre et de pouvoir préfé- savoir aux mondes extérieurs. La perception
plus de l’autre et la représentation du souverain.
raient s’emparer d’unecité qu’ils assiégeaient D. Aigle (dir.), Ifpo, 2012.
Saladin
par la négociation plutôt que par la force,il ac- A.-M. Eddé, Flammarion, 2012.
ceptadenégocier.Ons’accordale2octobre.Les Croisades et croisés au Moyen Âge
A. Demurger, Flammarion, 2010.
Francs pouvant payer dix dinars par homme,

60 HISTOIRE & CIVILISATIONS


LE CHEVALIER DE L’ISLAM

SALADIN,
UN VAINQUEUR
MAGNANIME
La mansuétude
de Saladin envers les chrétiens
vaincus a été manifeste après
la conquête de Jérusalem.
Le sultan avait fixé une rançon
pour les chrétiens de la ville :
dix dinars par homme, cinq
par femme et un par enfant.
Pour de nombreuses familles,
cela représentait les revenus
d’une ou deux années.

Quand Balian d’Ibelin,


le défenseur de Jérusalem,
affirma que beaucoup de gens
ne pouvaient pas payer une
telle somme, Saladin accepta
le rachat de 7 000 captifs pour
30 000 dinars, soit moins
de cinq dinars par personne.
Devant l’affliction de ceux
qui ne pouvaient rien payer et
partaient en captivité, Saladin
offrit leur liberté à 2 000
d’entre eux. Puis il libéra les
vieillards. Il laissa également
libres les pères de famille.
Quant aux veuves et aux
orphelins, non seulement il les
libéra, mais il leur fit des dons.

Cette façon d’agir


contraste avec l’égoïsme
du patriarche de Jérusalem,
Héraclius, qui après avoir payé
les dix dinars de sa rançon
quitta la ville à la tête
de plusieurs chars chargés
de trésors, sans avoir offert
une seule pièce de monnaie
pour racheter les plus pauvres
de ses coreligionnaires.
UN LIEU SUR LE MONT DU TEMPLE

VÉNÉRÉ
Selon les chroniqueurs arabes,
Saladin entra avec solennité dans
la ville reconquise. Il n’y eut ni pillages

PAR L’ISLAM
ni représailles. Le sultan refusa
de détruire l’église du Saint-Sépulcre,
comme l’exigeaient certains de ses
compagnons. Entouré d’une grande
La mosquée al-Aqsa et le Dôme du Rocher, foule, il monta à l’esplanade du
les deux sanctuaires qui se dressent Temple, où se dressent la mosquée

BRIDGEMAN / ACI
sur les hauteurs de l’esplanade du Temple al-Aqsa et le Dôme du Rocher. Il pleura, pria et se prosterna
dans les deux sanctuaires. Après avoir purifié les murs des
à Jérusalem, constituent le troisième lieu mosquées avec de l’eau de rose, Saladin assista à un long
sacré de l’islam. Le Dôme est très sermon prononcé par un imam qui pria les soldats de
important, car selon la tradition le prophète ne pas se laisser emporter par la vanité, car la victoire était
Mahomet est monté aux cieux due à la main de Dieu et non à leur courage. La cérémonie
se termina par une prière pour la vie de Saladin.
accompagné de l’archange Gabriel depuis
le rocher qui se trouve à l’intérieur.
LA LITHOGRAPHIE CI-DESSUS MONTRE, EN HAUT, UNE SECTION DE LA MOSQUÉE
AL-AQSA ET, EN BAS, LE DÔME DU ROCHER. XIXE SIÈCLE. COLLECTION PRIVÉE.

LE TAMBOUR
La partie extérieure du tambour
circulaire qui soutient le dôme
est couverte de céramiques, dont
certaines reproduisent sur deux
bandes des passages du Coran.

LE DÉCOR EXTÉRIEUR
Chacune des huit faces
de l’édifice est revêtue dans
sa partie inférieure de marbre
blanc et de céramiques de
couleur. Les fenêtres de la partie
supérieure sont fermées par

LE ROCHER DIT « DE LA FONDATION »


Les quatre entrées de l’édifice sont
BRIDGEMAN / ACI

orientées vers les points cardinaux. Dans


la partie centrale, dominant l’édifice,
apparaît le rocher sacré depuis lequel,
L’INTÉRIEUR DU DÔME DU ROCHER, SUR LE MONT MORIA À JÉRUSALEM, d’après la tradition islamique, le prophète
VU PAR L’ARTISTE CARL HAAG EN 1891. Mahomet est monté aux cieux.
était à l origine recouverte d or
(remplacé par de l’aluminium doré
en 1961). L’intérieur de la coupole est
décoré d’arabesques à motif végétal
peintes sur du stuc.

ras

ole.

DK IMAGES
LE GRAND CANAL TRAVERSANT SUZHOU
Cette peinture de 1770 illustre le voyage
d’inspection effectué par l’empereur Qianlong
sur le Grand Canal dans les provinces du Sud.
Metropolitan Museum, New York.

L’HÉRITAGE DE LA DYNASTIE SUI


Aux VIe-VIIe siècles, l’empereur Wendi et son fils
Yangdi conçoivent le premier Grand Canal.
Ci-dessous à droite, figurine sui représentant
un char à bœuf. Musée d’Art, Seattle.

LE GRAND CANAL ARTÈRE VITALE DE LA CHINE

Long de près de 1 800 kilomètres, cet ouvrage d’ingénierie élaboré


par tronçons depuis deux millénaires est l’équivalent navigable
de la Grande Muraille par sa taille et par l’ampleur de sa construction.
DOLORS FOLCH
DIRECTRICE DU DÉPARTEMENT D’ÉTUDES D’ASIE DE L’EST. UNIVERSITÉ POMPEU FABRA, BARCELONE.
METROPOLITAN MUSEUM / SCALA, FLORENCE

C
inq siècles au moins avant notre ère, hommes d’État
et ingénieurs chinois avaient conscience que le
transport par voie d’eau était plus efficace et moins
coûteux que le transport terrestre. Si ce constat
était partagé par toutes les grandes civilisations,
les Chinois eurent la particularité de concevoir et de réaliser
une voie d’eau artificielle reliant leur capitale à des régions très
éloignées en évitant les dangers et les remous qui ponctuaient
le cours des grands fleuves. Ainsi naquit le Grand Canal, qui
traverse depuis le VIIe siècle apr. J.-C. la Chine du nord au sud
sur presque 1 800 kilomètres. Malgré un coût de construction
et d’entretien très élevé, il permit de diminuer sensiblement
le prix du trafic de lourdes marchandises dans tout l’Empire,
OCK
comme le feraient les trains en Europe douze siècles plus tard. DEA / AG
E FOTOST
YANGDI
NAVIGUANT
SUR LE CANAL
Yangdi, second
empereur
de la dynastie
Sui, acheva
le premier tracé
du Grand Canal
au VIIe siècle.
Peinture sur
soie. XVIIe siècle.
Bibliothèque
nationale, Paris.
BRIDGEMAN / ACI

Le creusement du Grand Canal résulte de (qui étaient recouvrés sous forme de grains
plusieurs facteurs. L’un est géographique : si dans le Sud), les troupes et les marchandises.
les grands fleuves de Chine coulent d’ouest Même si quelques canaux locaux impor-
en est, la nature n’offre en revanche aucune tants avaient déjà été creusés, c’est à Yangdi,
communication entre le Nord et le Sud. La second et dernier empereur de la dynastie
Chine disposait par ailleurs d’ingénieurs Sui, que revient le mérite de créer, au début
hydrauliques très compétents qui, travail- du VIIe siècle, le premier système de transport
lant depuis des temps immémoriaux sur par voie d’eau à l’échelle de l’Empire.
le fleuve Jaune, avaient appris à creuser des Le Grand Canal sui, qui raccordait déjà plu-
canaux d’irrigation et à concevoir des sys- sieurs fleuves et canaux existants, entraîna
tèmes pour contenir les fréquentes inon- la fondation de nouveaux grands tronçons.
BEST VIEW STOCK / AGE FOTOSTOCK

dations. Mais le développement d’empires Le centre névralgique se situait à Luoyang,


centralisés, dont les capitales se trouvaient au la capitale de la dynastie, et le canal s’écou-
centre ou au nord du pays, constitua un fac- lait au sud-est jusqu’à Hangzhou, petite ville
teur décisif, car il fallait trouver un moyen de frontalière qui deviendrait plus tard l’un des
transport pérenne pour acheminer les impôts plus grands axes commerciaux du monde :

611 1279 1411


YANGDI, SECOND empereur de LES EMPEREURS de la dynastie LE GRAND CANAL est entiè-
LA VOIE QUI la dynastie Sui, achève les travaux Yuan creusent un important tron- rement réhabilité par l’empereur
UNISSAIT du Grand Canal. Au VIIIe siècle, les çon du Grand Canal, diminuant Yongle. Environ 165 000 travail-
LA CHINE Tang dirigent les travaux des vannes le parcours de 700 kilomètres leurs draguent le lit du canal dans le
et construisent des greniers le long et reliant pour la première fois Shandong et creusent de nouveaux
des berges du canal. Hangzhou à Pékin. canaux, des écluses et des digues.

66 HISTOIRE & CIVILISATIONS


1855
UNE INONDATION change le
cours du fleuve Jaune, ce qui dé- LA CITÉ INTERDITE
vie le tracé du canal au Shandong. En 1403, quand l’empereur Yongle déplace
Le Grand Canal décline pendant la capitale de Nankin à Pékin, tous les
des années, jusqu’à ce qu’il soit matériaux de construction des palais et
réhabilité au milieu du XXe siècle. des temples transitent par le Grand Canal.
Ci-dessus, l’une des tours de la Cité interdite.
DES PRODUITS FRAIS
POUR L’EMPEREUR
MATTEO RICCI, jésuite italien arrivé en Chine en 1582, a laissé une descrip-
tion alerte du Grand Canal, voie d’approvisionnement de la cour impériale
à Pékin : « Chaque année, les provinces du Sud fournissent au roi tout le
nécessaire pour vivre largement. [...] Tous les produits doivent arriver à un
jour fixé, sinon il faut payer de fortes amendes. Les grands bateaux sont di-
rigés par les eunuques du palais [...] et voyagent
par flottilles de huit ou dix. Le cana
navigable qu’à la saison chaude qu
le niveau de l’eau est élevé. [...] Les al
ments sont conservés dans la glace
YANGZHOU,
pour éviter qu’ils s’abîment avant GRAND CENTRE
leur arrivée à destination. [...] Sur ÉCONOMIQUE
le trajet se trouvent de grandes ré- Traversée par
serves [de glace] qui fournissent le Grand Canal,
abondamment les bateaux, pour Yangzhou devint
que le chargement soit gardé au le principal centre
frais jusqu’à sa destination. » de distribution des
marchandises et
PORCELAINE DE SHANTOU (PROVINCE DU GUANGD
DYNASTIE MING. MUSÉE GUIMET, PARIS.
la plus grande ville
D E A / A L B UM marchande de
la dynastie Tang.

la cité que Marco Polo appellerait « Kinsay » du voyage et de prier pour le respect des délais
allait fasciner l’Europe pendant des siècles. obligatoires exigés par le transport officiel ;
Le Grand Canal sui est creusé grâce au travail leurs silhouettes grises jalonnent aujourd’hui
annuel obligatoire. Selon le Livre des Sui (le encore le tracé du Grand Canal.
tome des Vingt-Quatre Histoires consacré Quelques années après la réalisation du pre-
à cette dynastie), la réalisation du premier mier tronçon en direction du sud, le Grand
tronçon mobilisa plus d’un million d’ouvriers. Canal est prolongé vers la frontière nord afin
de faciliter le transport des troupes en Corée,
Un canal blâmé par les intellectuels pays que Yangdi tente d’envahir à plusieurs
Le nouveau canal était bordé d’un chemin reprises. Pour réaliser cette section, la plus
empierré pour faciliter l’éventuel halage longue du Grand Canal sui, les femmes sont
de bateaux et par d’interminables rangées mobilisées pour les travaux obligatoires, une
d’arbres, surtout des saules, qui en affermis- mesure alors inédite. Mais les campagnes me-
saient le lit. De nombreux ponts aux arches nées par Yangdi contre la Corée se concluent
hautes permettaient le passage des bateaux par un désastre qui précipite la chute de l’em-
à mâts, tandis que les berges présentaient un pereur ainsi que celle de la dynastie des Sui.
li t i é lier de bâtiments destinés Les historiens confucéens ont blâmé Yangdi
s et à entreposer les ma- pour les dépenses induites par la construction
ils servant à draguer le lit du Grand Canal et de Luoyang, la nouvelle ca-
me sur toute grande voie pitale. Le Livre des Sui critique avec acerbité les
merciale chinoise, des coûts occasionnés par les luxueuses embarca-
pagodes sont rapide- tions impériales et leurs escortes, les longues
ment édifiées afin de files de bateaux manœuvrés par des eunuques,
ERIC GREGORI POWELL / GETTY IMAGES

rendre grâce aux dieux ainsi que les amendes infligées aux populations
pour le bon déroulement qui devaient assurer l’approvisionnement et
l’entretien du canal et de tous ces bateaux.
STATUETTE D’HOMME MONTÉ SUR Ils avaient probablement raison, même s’il
UN CHAMEAU. TERRE CUITE. DYNASTIE
TANG. VIIE SIÈCLE. MUSÉE GUIMET, PARIS. convient de rappeler que ces historiens, sous

DEA / SC
ALA , FL
ORENCE
LE TRACÉ
DU GRAND CANAL
Pendant des siècles, le pouvoir des empereurs fut lié au
contrôle qu’ils exerçaient sur le canal, creusé pour raccorder
les régions productrices de riz de la baie du Yangzi Jiang,
au sud, avec les capitales impériales du Nord, au-delà du
fleuve Jaune. Les soldats organisaient une bonne partie du
transport du riz par cette voie d’eau sur laquelle circulaient de
nombreux produits, vivres, bois, tissus, laques et porcelaines.
« GRAND CANAL » EN CHINOIS TRADITIONNEL

La barque-dragon
En 1751, l’empereur Qianlong part
en tournée d’inspection sur le canal.
Sa visite est fêtée par des régates
et de nombreuses réjouissances.

Les maîtres
d’ouvrage L’empereur L’empereur
Yangdi Qubilaï Khan
DÉBUT DES TRAVAUX RÉHABILITATION DU CANAL
605 1279-1293

Pour rapprocher le commerce Certains tronçons du Grand Canal


de Luoyang, sa nouvelle capitale, se détériorent à partir de 1127,
l’empereur Yangdi, de la dynastie date à laquelle la dynastie Song,
Sui, relie par des canaux le fleuve confrontée aux assauts des troupes
Jaune et le Yangzi Jiang. Plus de mongoles, déplace la capitale
deux millions d’ouvriers creusent e
à Hangzhou. En 1279, Qubilaï Khan,
de nouvelles voies et raccordent premier empereur de la dynastie
les fleuves, canaux et lacs mongole des Yuan, entreprend
existants. Achevé en 611, l’ouvrage de réhabiliter le canal en créant une
est complété au cours des cinq voie nord-sud plus directe depuis
siècles qui suivent. sa capitale Dadu (actuelle Pékin).
70 HISTOIRE & CIVILISATIONS
Un voyage impérial

ALEJANDRO TUMAS / NGS


Le voyage d’inspection de l’empereur Qianlong
(ci-dessous) en 1751 est immortalisé sur douze
rouleaux de soie par un peintre de la Cour. Les

nal
scènes illustrent l’intérêt qu’il portait au canal et

Ca
aux monuments historiques comme le temple
bouddhiste de la Colline du Tigre.

d
an
r
G
D’une rive à l’autre
La suite de Qianlong
naviguant sur
le canal à Dezhou,
un important centre
de stockage du riz.

1 524 m

Contrôle des crues


Ici, les eaux cristallines du fleuve
Huai He se mêlent aux eaux troubles
du fleuve Jaune (ci-dessous), un point
stratégique de la protection du canal.

Fle De grandes quantités de limon


u se déposent régulièrement
dans le fleuve Jaune, ce qui
ve

Ja crée de nouveaux lits et


u modifie son tracé au cours
ne

des siècles. Il se déverse


actuellement plus au nord,
ve dans le golfe de Bohai.
leu e
F n
au
J

Huai He

L’empereur
Qianlong
ÂGE D’OR
1368-1855
Temple bouddhiste
de la Colline du Tigre
La dynastie Qing, dernière des dynasties
impériales chinoises, accède au pouvoir
en 1644 et hérite d’un canal qui a été amplifié ALEJANDRO TUMAS, AMANDA
HOBBS, MARGUERITE B. HUNSIKER
et remodelé par la dynastie Ming au cours des ILLUSTRATIONS : JORGE PORTAZ,
INSPIRÉES DES ROULEAUX DE XU
trois siècles précédents. L’empereur Qianlong YANG, METROPOLITAN MUSEUM OF
ART DE NEW YORK ET COLLECTION
effectue six visites d’inspection, dont la première D’ART MACTAGGART, UNIVERSITY
OF ALBERTA MUSEUMS.
CALLIGRAPHIE : FU CHUN.
en 1751, ce qui souligne l’importance politique EMPEREURS (DE GAUCHE À
DROITE) : COLLECTION BURSTEIN,
et économique du canal. Vers 1855, l’impétueux CORBIS ; FOTOSEARCH, GETTY
IMAGES ; RMN-GRAND PALAIS / ART
fleuve Jaune a changé de cours et a dévasté des RESOURCE, NY. SOURCES : PETER K.
BOL, UNIVERSITÉ DE HARVARD ;
tronçons du canal, affaiblissant par conséquent RUTH MOSTERN, UNIVERSITÉ DE
CALIFORNIE À MERCED ; XU LIYAN
le pouvoir économique et politique de la dynastie.
HISTOIRE & CIVILISATIONS 71
VERS LE PONT
QINGMING
À Wuxi, dans
la province du
Jiangsu, le Grand
Canal a conservé
l’apparence qu’il
avait à l’époque de
sa splendeur, sous
la dynastie Ming.
La ville est célèbre
pour le pont qui
se trouve à l’arrière-
plan de cette photo.
H. P. HUBER / FOTOTECA 9X12

l’influence du confucianisme, voyaient d’un est ouverte, qui évite le tronçon vers Luoyang
mauvais œil tout renforcement du pouvoir et frôle la péninsule du Shandong, réduisant
central et réprouvaient les campagnes mili- la distance initiale de 2 500 kilomètres aux
tairesàl’étranger.Quiplusest,laprospéritéde 1 770 kilomètres actuels.Cette fois-ci,cepen-
la dynastie postérieure des Tang est en grande dant,il faut creuser des montagnes et franchir
partie due au Grand Canal,un héritage qu’elle des dénivellations de presque 50 mètres entre
améliora, même si l’abandon du projet d’in- le Grand Canal et les cours d’eau adjacents.
vasion de la Corée entraîna la dégradation de Marco Polo, qui voyage en Chine sous la
BRIDGEMAN / ACI

la section nord, désormais négligée. dynastie Yuan, se réfère souvent de manière


élogieuse au fonctionnement et à l’effica-
Marco Polo est admiratif cité du Grand Canal en matière de transport
Le nouvel élan donné au Grand Canal vient des céréales. Tout le tracé de ce tronçon est
des Mongols, qui fondent au XIIIe siècle la dy- jalonné de villes affectées à l’approvisionne-
nastie Yuan et mènent à terme la réunification ment de la capitale. L’une d’elles est Linqing,
définitive de la Chine. Le nouvel empereur, située au nord de la section qui contourne le
Qubilaï Khan, voulait garantir le transport Shandong et spécialisée dans la production
des impôts recouvrés dans le Sud récemment de matériaux de construction. Au XVIIe siècle,
conquis et rationaliser le à la fin de la dynastie Ming, la ville abritera
et en fonction de 384 centres officiels de production de briques LEVER DU JOUR
SUR LE GRAND CANAL,
l’emplacement de la grises, omniprésentes dans les temples et les PAR WILLIAM HAVELL.
HUILE SUR TOILE,
nouvelle capitale, palais de la capitale. XIXE SIÈCLE.
Khanbalik, l’ac- AvecladynastieMing,quiarrive au pouvoir COLLECTION PRIVÉE.
tuelle Pékin. Une au XIVe siècle,la capitale est déplacée à Nankin.
SCÈNE D’OPÉRA
nouvelle section ToutletronçonnordduGrand Canal, qui n’est CHINOIS SOUS
du Grand Canal plus utilisé, finit par s’envaser. Mais en 1420, LA PÉRIODE YUAN
(XIIIE - XIVE SIÈCLES).
Yongle,le deuxième empereur de la dynastie, PEINTURE MURALE
CÉRAMIQUE DÉCORÉE transfère de nouveau la capitale à Pékin, et le DU TEMPLE
E DRAGONS. DYNASTIE MING. DE GUANGSHENG,
MUSÉES D’ÉTAT, BERLIN. Grand Canal redevient dès lors indispensable. HONGTONG (SHANXI).

BPK / SCALA, FLORENCE


TOUT Y CIRCULE
AU XVIe SIÈCLE, l’économie chinoise 4 000 tonnes de cuivre par an), le sel,
était la plus dynamique et la plus di- l’ivoire, les herbes, les parfums, etc.
versifiée de la planète. Agriculteurs, Le riz était le produit qui voyageait
artisans, banquiers, percepteurs le plus (jusqu’à 200 000 tonnes
développent le transport incessant de riz étaient transportées en une
de marchandises. C’est par le Grand année du sud au nord). Les idées
Canal que circulaient les produits et les arts circulaient également.
alimentaires de première nécessité Ainsi le kunqu, l’opéra de Kunshan,
(fruits, poisson, viande, huile…), la naît à Suzhou, dans le Sud, d’où les
porcelaine (on a calculé qu’environ compagnies de chanteurs, de musi-
550 000 pièces furent transportées ciens et de danseurs se lançaient à la
BRIDGEMAN / ACI

à Pékin sous la dynastie Ming), les conquête de la fortune en remontant


tissus, le bois, les minéraux (environ le Grand Canal.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 73


LES CHIFFRES EXORBITANTS
D’UN PROJET GRANDIOSE
À L’ÉPOQUE MODERNE, sous les dynasties Ming et Qing, le Grand Canal
couvre une longueur totale de 1 770 kilomètres, mesure entre 3 et 15 mètres
de profondeur pour une largeur de 15 à 50 mètres. Il croise cinq grands
fleuves le long de son tracé. Pour franchir des dénivellations atteignant
parfois 50 mètres, la voie d’eau est jalon-
née d’un système compliqué d’écluses et
de vannes dont les dénivelés sont suffi-
samment faibles pour le passage des ba-
teaux et de leurs charges. Selon l’Histoire
des Ming, au milieu du XVe siècle, le trans- UNE VILLE
port de l’impôt en céréales du sud vers la SOMPTUEUSE
capitale était assuré par 11 770 bateaux Grâce au Grand
manœuvrés par 121 500 soldats et fonc- Canal, la ville
tionnaires,tandisqu’ungroupepermanent d’Hangzhou
de47000hommesétaitchargédel’entre- devint l’une des

BRITISH LIBRARY / ALBUM


tien et de la maintenance du canal, opéra- plus riches de
tion effectuée tous les quatre ou cinq ans. Chine, comme
l’indiquait Marco
DÉTAIL D’UNE JONQUE, BATEAU CARACTÉRISTIQUE NAVIGUANT
SUR LES MERS DE CHINE. BRITISH LIBRARY, LONDRES.
Polo au XIIIe siècle.
Ici, la pagode sur
le lac de l’Ouest.

Dans la mesure où Yongle avait patronné la les biens privés.Le Grand Canal permet ainsi
création d’une immense flotte dirigée par le commerce privé entre la Chine du Nord et
l’amiralZhengHeetquisillonnaitalorsl’océan celle du Centre, et dynamise l’apparition de
Indien, il aurait été logique qu’il choisisse la réseaux commerciaux au cœur de l’Empire.
voiemaritimepourrelierlenordausuddeson À la fin du XVIIIe siècle commence pour le
Empire. Mais les fonctionnaires confucéens, Grand Canal un déclin inéluctable, favorisé
quihuitsièclesauparavantavaienttantfustigé notamment par la corruption généralisée
le Grand Canal, s’opposèrent à cette voie, qui des fonctionnaires chargés de son entretien.
bénéficierait avant tout aux régions côtières Au milieu du XIXe siècle, à partir des guerres
du Sud et échapperait à leur contrôle. Ainsi, de l’Opium, le commerce se détourne vers
lorsque la section nord du Grand Canal fut la mer, sous l’influence de la présence euro-
de nouveau exploitable en 1415, le transport péenne qui s’installe dans l’Empire. La partie
maritime reliant le Sud à la capitale cessa dé- la plus septentrionale du tronçon nord pâtit
finitivement.Cela entraîna la disparition des en outre d’une importante accumulation de
grands bateaux des dynasties Song et Yuan au sédiments,tandisquelechemindeferdevient
profitd’autresbateaux,pluspetitsetplusaisés un concurrent redoutable.En dépit de tout,le
à manier sur le canal et les fleuves : ceux que Grand Canal, réhabilité par le gouvernement
les Européens voient à leur arrivée en Chine durant les décennies de 1950 et 1980, reste
au XVIe siècle,et que les missionnaires Martin aujourd’hui encore une artère économique
CHRISTIAN KOBER / AWL IMAGES

de Rada et Matteo Ricci méprisent pour leur importante de la Chine, inscrite en 2014 sur
« mauvaise facture ». la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Le Grand Canal devient une voie navigable
employée non seulement par les bateaux de
l’administration,maiségalementpardesmar-
chands privés. Ce que confirme l’établisse- Pour INTERNET
Site de l’Unesco
ment, à partir de 1429, de six péages entre en whc.unesco.org/fr/list/
savoir
Pékin et Nankin, où est contrôlé le transit de plus
l’impôt en grains et où sont également taxés

74 HISTOIRE & CIVILISATIONS


UN VOYAGE IMPÉRIAL AU FIL
L’empereur Qianlong et sa cour naviguèrent à plusieurs reprises sur le canal

L
En l’an 16 de son règne (1751), l’empereur a grande embarcation de l’impératrice Xiao
Qianlong, de la dynastie Qing, effectue Sheng Xian, mère de Qianlong , ornée du dra-
peau impérial sur lequel ondoie le dragon ,
dans les provinces du sud des régions du navigue sur le Grand Canal et entre dans la ville de
Jiangsu et du Zhejiang l’une des six tournées Suzhou. Les fonctionnaires de l’Empire et de nom-
d’inspection qu’il réalisa. En 1770, l’empereur breuses dames de la noblesse , vêtues de leurs plus
ordonne au peintre de la Cour, Xu Yang, beaux atours, s’agenouillent sur les berges au passage
du cortège impérial. Pour éviter que le bas peuple puisse
d’immortaliser ces voyages sur douze grands voir les dames ou l’impératrice, des hommes élèvent
rouleaux de soie. des tentures pour délimiter l’espace . Plus loin, des
DE L’EAU
de Pékin à Hangzhou pour recevoir les hommages de leurs sujets.

serviteurs halent avec des cordes le grand bateau


transportant l’impératrice et sa suite. Le long du ca- Panorama de la Chine des Qing
nal sont dressés des pavillons et des arcs monumen- Cette scène illustre le rouleau no6 du Voyage d’inspection
taux en l’honneur des visiteurs impériaux . Des de Qianlong dans les provinces du Sud. Mesurant presque
autels avec des lanternes et des tables supportant 20 mètres, il est le plus long des douze rouleaux de la série
des bougies et des brûleurs d’encens sont placés (tous n’ont pas été conservés). Il débute par un poème
composé par l’empereur lui-même : « J’arrêtai mon bateau
pour accueillir l’empereur et la Cour. On distingue à Suzhou un jour de printemps, pour connaître la situation
également les célèbres jardins de Suzhou, agrémen des gens. [...] Leurs danses joyeuses et leurs chansons étaient
tés d’espèces végétales variées et de pavillon , épuisantes, et les gens, heureux, se dirigeaient vers moi […]. »
de temple et de pont .

METROPOLITAN MUSEUM / SCALA, FLORENCE


LA MORT DE CAIUS GRACCHUS
En 121 av. J.-C., alors qu’il tente également
d’instaurer la loi agraire, Caius Gracchus connaît
le même sort que son frère Tiberius et meurt
assassiné. La Mort de Caius Gracchus, par François
Topino-Lebrun. Huile sur toile, fin du XVIIIe siècle.
Musée des Beaux-Arts, Marseille.
BRIDGEMAN / ACI
PLÈBE CONTRE ARISTOCRATIE À ROME

LA RÉVOLUTION
DES GRACQUES
Considérés comme de dangereux révolutionnaires
par les oligarques à la tête de la République romaine, Tiberius
et Caius Gracchus paieront de leur vie leurs tentatives
pour réformer, en faveur des citoyens démunis, un État corrompu.
C H R O N O LO G I E

Deux frères
contre
le Sénat
134 av. J.-C.
Tiberius Sempronius
Gracchus est élu tribun
de la plèbe pour l’année
suivante. Il présente son
projet de réforme agraire.

Début de l’an 133 av. J.-C.


L’assemblée du peuple destitue
le tribun Octavius, qui s’oppose
fermement à la réforme
agraire. Après sa destitution,
la loi est adoptée.

Automne de l’an 133 av. J.-C.


Tiberius se représente
à l’élection des tribuns. Mais
le jour des élections, il est
assassiné par ses rivaux et son
corps est jeté dans le Tibre.

N’
124 av. J.-C.
Caius Sempronius Gracchus, MÈRE MODÈLE est-il pas juste de mettre en

«
frère de Tiberius, est élu Cornélie soutint commun ce qui appartient à
tribun de la plèbe pour l’année toujours ses fils dans la communauté ? Un citoyen
suivante. Il sera réélu une leur action politique.
seconde fois. n’est-il pas toujours mieux
Femme d’influence,
cultivée, elle était né qu’un esclave ? Un soldat
considérée comme n’est-il pas plus utile qu’un homme incapable
123-122 av. J.-C. le modèle de la de se battre ? » L’orateur de génie qui, d’après
En sa qualité de tribun, C
Gracchus réussit à faire l’historien Appien d’Alexandrie, fait vibrer
adopter un programme la foule par son discours patriotique aux
réformes administrative accents populistes n’a que 28 ans. Il se nomme
sociales et judiciaires. Tiberius Sempronius Gracchus et vient d’être
élu tribun de la plèbe pour l’année 133 av. J.-C.
121 av. J.-C. À Rome, cette fonction politique sacrée,
Le Sénat promulgue généralement occupée par de puissantes
le senatus consultum familles d’origine plébéienne, n’est pas une
ultimum contre Caius, magistrature obligatoire dans la carrière des
qui est assassiné
sénateurs. Elle n’est briguée que par des
avec quelques
centaines de partisans. hommes politiques chevronnés. Les neufs
tribuns élus chaque année avaient pour mis-
sion de défendre les intérêts de la plèbe, le
CORNÉLIE, MÈRE DES peuple de Rome exclu de l’aristocratie pour
GRACQUES, PAR PIERRE-JULES
CAVELIER. MARBRE, 1861. des raisons de naissance et de fortune. Cet
MUSÉE D’ORSAY, PARIS. engagement n’est pas un vain mot dans
une République oligarchique et sclérosée,
SCALA, FLORENCE

80 HISTOIRE & CIVILISATIONS


L’OR DE ROME
Au premier plan de
cette vue du Forum
se dressent les vestiges
du temple de Saturne,
dont le soubassement
servait à entreposer
le Trésor de l’État.

RICCARDO AUCI / VISIVALAB

traversant une crise économique et sociale commerce, activité lucrative pourtant jugée
sans précédent. À peine élu, Tiberius se UN PÈRE dégradante, car la richesse des aristocrates
ILLUSTRE
donne pour mission de mettre fin à la crise par romains doit provenir du sol, de la terre de
Tiberius
une loi qui devait briser, en faveur du peuple, Sempronius leurs ancêtres.
le monopole de fait de l’aristocratie sur les Gracchus, père Les sénateurs tentent d’abord de s’opposer
terres cultivables publiques. des Gracques, par des voies légales à la réforme agraire (la lex
était préteur Sempronia)élaboréeparl’audacieuxtribun,en
Tentatives d’intimidation d’Hispanie
empêchant son vote par le droit de veto d’un
citérieure entre
Son projet est simple. Il consiste à récupérer 181 et 179 av. J.-C. autre tribun de la plèbe acquis à la cause des
les terres de l’ager publicus occupées illéga- Les habitants puissants, Marcus Octavius. Les débats de-
lement par les riches familles sénatoriales d’Iliturgis, ville vant l’assemblée du peuple se multiplient et
et à les redistribuer équitablement entre les qu’il a refondée, Tiberius,qui se sait porté par l’adoration de la
lui ont dédié cette
paysans pauvres et les petits citoyens mi- inscription. plèbe qu’il défend,sait aussi qu’il ne peut pas
séreux de Rome pour qu’ils puissent vivre passer outre la voix de son collègue. Il tente
dignement du travail de leurs mains, alors d’intimider les sénateurs en
conformément au grand idéal abusant des privilèges inhérents
romain du citoyen-soldat. Évi- à sa fonction : il prend ainsi seul
demment, un tel projet de loi est la décision de fermer le temple
perçu par l’aristocratie à la tête de Saturne, qui abrite le Trésor
de l’État comme une spoliation public, en y apposant son sceau
de ce qu’elle considère comme personnel et suspend l’exercice
ses biens propres et sa source de toutes les magistratures. En
principale de revenus. Il lui est sa qualité de tribun, Tiberius
en effet interdit de pratiquer le peut légalement suspendre la vie
ORONOZ / ALBUM

HISTOIRE & CIVILISATIONS 81


ROGER WOOD / CORBIS / CORDON PRESS

UN GROUPE DE PAYSANS BAT LE BLÉ AVEC LES SEMAILLES. MOSAÏQUE ROMAINE DE SAINT-ROMAIN-EN-GAL.
DES CHEVAUX ET DU BÉTAIL. MOSAÏQUE ROMAINE. IIIE SIÈCLE. MUSÉE D’ARCHÉOLOGIE NATIONALE, SAINT-GERMAIN-EN-LAYE.

L’ITALIE EN CRISE

LES PETITS PAYSANS politique et économique de Rome. Cependant,


SONT OPPRESSÉS cet acte est un véritable abus de pouvoir, n’ayant
d’autre but que de lui faire gagner le bras de fer
engagé avec les sénateurs.

M
algré sa victoire lors des guerres puniques,
Rome connut une grave crise au II e siècle La classe dominante de Rome ne cède pas.
av. J.-C. D’une part, les petits paysans italiens Les aristocrates font front contre ce descendant
qui avaient troqué le soc pour le glaive trou- par sa mère de l’illustre famille des Scipions,
vèrent à leur retour leurs terres à l’état sauvage. D’autre part, qui appartient donc à leurs rangs et qui pour-
les riches aristocrates qui avaient financé la guerre en prêtant tant les trahit. Il vient alors à Tiberius une idée
de l’argent au Trésor public de rivaliser. Cette situation théoriquement inconcevable : brisant l’invio-
s’étaient remboursés en inédite engendra un exode labilité de la fonction du tribun, il propose au
s’appropriant l’ager publicus, rural et la paupérisation des peuple de voter la déposition de son collègue
ces champs publics que l’État proletarii, les citoyens les Octavius, devenu indigne de son titre. La foule
mettait en fermage pour les plus pauvres. La crise éco- en délire ratifie la destitution et la loi agraire est
citoyens modestes contre nomique se doubla d’une enfin votée. Tiberius triomphe, mais le héros
une redevance modique. Ils crise sociale. Le peuple avait du peuple réalise que ses jours sont comptés.
s’étaient ainsi constitué des besoin d’un protecteur qui Les sénateurs, qui le considèrent désormais
latifundia, immenses pro- oserait briser les privilèges
comme un dangereux agitateur, un démagogue
priétés cultivées par leurs que les aristocrates tenaient
esclaves, et avaient posé les pour acquis. Rome était une
populiste prêt à régner sur Rome en aiguisant
fondations d’une agricultu- poudrière et n’attendait que la haine de la plèbe contre les élites, sont prêts
re libérale qui asphyxiait les les Gracques pour allumer la à l’assassiner, non pas pour sauver leurs pri-
petits paysans incapables mèche de la révolution. vilèges, mais pour sauver Rome d’un homme
qui, à leurs yeux, se comporte en tyran. La fin
du mandat de Tiberius approche, mais le jeune

82 HISTOIRE & CIVILISATIONS


ALBERTO PAREDES / AGE FOTOSTOCK
RUINES DE LA VILLE
DE NUMANCE, EN HISPANIE.
BRIDGEMAN / ACI

TIBERIUS GRACCHUS A NÉGOCIÉ


UN TRAITÉ DE PAIX AVEC
LES HABITANTS DE CETTE VILLE.

populiste, dont on ignore s’il est réellement orateur,il gagne très vite le soutien du peuple,
porté par des idéaux d’équité et de justice ou CARACTÈRES qu’ilprometdedéfendre aussi ardemment que
OPPOSÉS
par son ambition personnelle,n’estpasdécidé l’avaitfaitTiberius. Mais Caius est un meilleur
« Tiberius était
à quitter une fonction qui permet à un seul doux et posé. stratège.Ilacompris que la lex Sempronia, qua-
homme de dominer tout le Sénat. Le peuple Caius, véhément siment inapplicable dans les faits, pâtissait de
même commence à douterdesasincérité.Mais et impulsif », écrit sa trop grande envergure. Il entreprend alors
alors qu’il s’apprête àêtreréélu,uneconjuration Plutarque dans une série de réformes plus ciblées, qui visent
sa biographie sur
de sénateurs menée par Scipion Nasica, son les deux frères. à assainir les institutions gangrenées par la
propre cousin, l’assassine en plein Capitole Les Gracques, par corruption et à délivrer le peuple des liens de
avec 300 de ses partisans. Leurs corps sont Eugène Guillaume. clientélismequi le rendent dépendant des plus
jetés dans le Tibre. Bronze, 1853. riches et redevable envers eux. Il fait d’abord
Muséed’Orsay,Paris. voter une loi, la lex Calpurnia, qui fait entrer
Caius prend la relève hevaliers, issus de la plèbe, que de
Mais l’aventure des Gracques ne d dans les magistratures judiciaires.
pas s’arrêter là. Neuf ans après la ure est un véritable coup de génie.
de Tiberius, son jeune frère Caius denouveaux magistrats n’étant pas
à son tour tribun de la plèbe en 124 de l’aristocratie brise le système
av. J.-C. Ce jeune homme de 30 ans ompu qui faisait dysfonctionner la
possède un tempéramentpluspas- ice.En outre, en rendant accessible
sionné que son aîné, maisiln’enest s magistratures aux plébéiens les
pas moins talentueux. Lors de ses lusriches, Caius obtient le soutien
discours, il a coutume de se faire d’une part du peuple que la lex Sem-
accompagner d’un flûtiste pour ronia ne concernait pas et qui était
l’aider à moduler sa voix. Habile méprisée des sénateurs.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 83

BRIDGEMAN / ACI
UNE SOCIÉTÉ CIVILE TRÈS HIÉRARCHISÉE

PLÈBE ET POLITIQUE Il fait ensuite voter une loi frumentaire qui


permet aux assemblées du peuple de fixer le

À
l’époque républicaine, les citoyens romains étaient prix du blé de manière que chaque citoyen ait
divisés en trois ordres selon des critères de naissance,
l’assurance de pouvoir se nourrir sans compter
de richesse foncière et de prestige. L’ordre sénatorial,
sur la charité des aristocrates, qui se faisaient
l’élite du peuple, formait un groupe aristocratique d’en-
viron 300 membres qui administrait Rome. Il occupait la majorité rembourser de leurs largesses par des voix aux
des magistratures dans le cadre du cursus honorum, la carrière élections. Enfin, Caius entreprend une poli-
tique de grands travaux publics qui favorisent
des honneurs couronnée par la mices tributes » lors des élec-
une reprise économique. Pour cela, il fonde à
fonction de consul. Au IIIe siècle tions des magistrats ou du
Carthage la première colonie romaine hors
av. J.-C., une sorte de « classe vote de lois. Les voix n’étaient
moyenne » se distingua du pas individuelles, et des ré- d’Italie, ce qui l’oblige à passer quelques mois
reste des citoyens. Cette part seaux d’influence proches du en Afrique. Mais s’éloigner de Rome se révèle
riche de la plèbe donna nais- fonctionnement des mafias un mauvais calcul politique. À son retour, il
sance à l’ordre équestre, sorte biaisaient les résultats. Pour constate que le Sénat, qui voit en lui un tyran en
de petite noblesse. Méprisés protester contre la dérive des devenir plus redoutable encore que Tiberius,
par l’ordre sénatorial, les che- privilèges des élites, la plèbe fit lui a opposé un nouveau champion du peuple,
valiers participaient à la vie sécession par trois fois sous la Livius, un démagogue acquis à la cause de
politique à travers l’exercice République. Hormis l’instau- l’aristocratie, qui séduit la foule par des pro-
des magistratures inférieures. ration de la fonction de tribun messes mensongères.
La très grande majorité des de la plèbe en 494 av. J.-C., ces Les sénateurs ne s’arrêtent pas là. Pour éli-
citoyens plus modestes, les démonstrations de force ne se
miner politiquement leur ennemi et réduire à
proletarii, ne participaient à la soldèrent que par des mesures
politique que réunis en « co- mineures.
néant son action, ils attaquent les réformes de
Caius. Ils espèrent ainsi le pousser à montrer ce
que l’on soupçonne être son vrai visage, celui

84 HISTOIRE & CIVILISATIONS


COLONIE ROMAINE
Carthage, dont on
voit ici les ruines,
avait été rasée après
la troisième guerre
punique par Scipion
Émilien, cousin de
Tiberius Gracchus.
En 122 av. J.-C., Caius
WALTER BIBIKOW / AGE FOTOSTOCK

MARY EVANS / SCALA, FLORENCE


tente d’y fonder
la première colonie
romaine hors d’Italie.

d’untyran,afindepouvoirlecondamneràmort. esclave,Philocratès,del’aideràmourir.Lecorps L’EXPULSION


À l’été 121 av. J.-C., Caius est sommé de venir de Caius, à l’instar de ceux de 3 000 de ses D’UN RIVAL
rendredescomptesauSénatsurlafondationde partisans assassinés,reçoit comme linceul les Octavius, qui vient
d’être destitué
lacoloniedeCarthage.IlserendsurleCapitole eauxduTibre,tandisquesatêteestpromenée par l’assemblée du
entouré de ses partisans, des hommes du bas à travers Rome sur une pique. peuple, est jeté hors
peuplepourlamajoritéd’entreeux,tousarmés Près d’un siècle après ces événements, de la tribune par un
et difficiles à coordonner.Pensant défendre le l’aristocratie romaine, dont Cicéron faisait affranchi de Tiberius
jeunetribun,unpartisantropzéléassassinesur partie, considérait encore que les sénateurs Gracchus qui assiste,
gêné, à la scène.
le Forum l’un des licteurs du consul Opimius, avaient délivré Rome de deux dangereux
qui avait juste supplié Caius « d’épargner la démagogues qui ne cherchaient qu’à l’asservir
patrie » en lui étreignant le bras. Le crime est en s’appuyant sur le peuple qu’ils prétendaient
grave : les licteurs sont des officiers chargés défendre. Du populisme à la tyrannie, n’y
de l’escorte des plus hauts magistrats. C’est le aurait-il qu’un pas ? Toujours est-il que les
point de départ de deux jours d’émeute entre deux frères ont osé s’attaquer aux privilèges
les partisans du jeune Gracque et les aristo- de la classe dominante pour tenter de réfor-
crates romains. Le Sénat considère que Caius mer un État déliquescent.
est prêt à renverser la République pour impo-
ser son pouvoir personnel. Sa condamnation
à mort apparaît comme la seule décision apte Pour ESSAIS
La Véritable Histoire des Gracques
en C. Bouix, Les Belles Lettres, 2012.
à sauver l’État. Caius n’a plus guère le choix. savoir Les Gracques. Crise agraire et révolution
Il lui faut accepter de mourir ou prendre la plus à Rome
C. Nicolet, Gallimard, 2014 (réédition).
fuite. Couvert par quelques amis, le dernier TEXTE

des Gracques se cache dans un bois consacré Vies parallèles


Plutarque, Gallimard, 2002.
aux Furies. Se sachant perdu, il demande à son

HISTOIRE & CIVILISATIONS 85


1. MAUVAIS PRÉSAGES
BAIN Au lever du jour, Tiberius effectua un rite de divination

DE SANG
consistant à nourrir des poulets. Si ces derniers sortaient
de leur cage et mangaient, cela était considéré comme
un bon augure. Ce matin-là, un seul poulet sortit ;

À ROME
il « toucha à peine à sa nourriture et [...] se réfugia de
nouveau dans sa cage ». En se dirigeant vers le Capitole,
Tiberius aperçut « à sa gauche, sur un toit, des corbeaux
qui se battaient, et [...] une pierre poussée par l’un
Dans ses Vies parallèles, l’écrivain grec de ces corbeaux vint tomber à ses pieds ».
Plutarque narre en détail la journée
de juin 133 av. J.-C. au cours de laquelle
Tiberius Gracchus est assassiné. La veille,
sur le Capitole, a eu lieu le vote pour sa 2. LES PARTISANS DE TIBERIUS PRENNENT LES ARMES
réélection comme tribun de la plèbe. Ses Tiberius Gracchus monta jusqu’au Capitole, où il fut reçu
partisans, craignant un résultat défavorable, par les acclamations de ses partisans. Là, le sénateur
Fulvius Flaccus le prévint que le Sénat avait décidé
dissolvent l’assemblée et la convoque de l’assassiner et qu’il « comptait d’un grand nombre
pour le lendemain. Tiberius se rend alors au d’esclaves et d’amis armés » pour accomplir cette tâche.
forum, « abattu et en pleurs », pour supplier Tiberius l’annonça à ses compagnons, qui « ceignirent
le peuple de le soutenir. Puis il se réfugie aussitôt leurs toges, brisèrent les demi-piques qu’ils
utilisaient pour écarter la foule et en prirent les morceaux
dans sa demeure, où il passe la nuit avec de pour se défendre contre ceux qui viendraient les assaillir ».
nombreux partisans venus pour le protéger.

3. LES SÉNATEURS ASSAILLENT LE CAPITOLE


Une rumeur s’était propagée, selon laquelle Tiberius
projetait d’instaurer la tyrannie. Scipion Nasica, qui
occupait alors la fonction sacerdotale de pontifex maximus,
pressa les sénateurs d’agir : « Puisque le premier magistrat
trahit la République, que ceux qui veulent aller au secours
des lois me suivent ! » Les sénateurs, accompagnés
d’hommes armés de bâtons et de massues, se rendirent
sur le Capitole, entrèrent dans le temple sans opposition
et frappèrent en utilisant même les pieds brisés des sièges.
DEA / ALBUM

Le Capitole. Située au cœur de Rome, 4. L’ASSASSINAT DE TIBERIUS ET DES SIENS


la plus petite des sept collines est un lieu sacré Tiberius essaya de fuir, mais, saisi par la toge, il tomba
pour les Romains. Le temple de Jupiter Optimus au sol. « Lorsqu’il se releva, Publius Satureius, l’un de ses
Maximus, le plus important de la cité, s’y dresse. collègues, à la vue de tous, le frappa le premier à la tête
L’assassinat de Tiberius Gracchus et de avec le pied d’un siège. Le second coup lui fut porté
ses partisans à l’intérieur de cet espace sacré par Lucius Rufus, qui s’en vanta ensuite comme d’une
fut considéré comme une profanation et a été belle action. Des partisans de Tiberius, il mourut plus de
reproché au meneur des adversaires de Tiberius, trois cents, massacrés à coups de pierres et de bâtons,
Scipion Nasica, qui dut s’enfuir de Rome. mais aucun par le fer. » Après l’assassinat, le cadavre de
VUE DU CAPITOLE. DÉTAIL DE LA MAQUETTE DE ROME RÉALISÉE PAR ITALO Tiberius fut jeté dans le Tibre, avec ceux de ses partisans.
GISMONDI. 1933-1955. MUSÉE DE LA CIVILISATION ROMAINE, ROME.
TIBERIUS GRACCHUS
EST BATTU À MORT SUR LE
CAPITOLE PAR UN GROUPE
DE SÉNATEURS HOSTILES
MENÉ PAR SCIPION NASICA.
GRAVURE DE 1842.

PHOTO : AKG / ALBUM ; COULEURS : SANTI PÉREZ


LA GRANDE DÉCOUVERTE

Nimroud,
capitale enfouie
de l’Assyrie
En 1845, Austen Henry Layard découvre dans l’actuel Irak les vestiges
de cette cité fondée au IXe siècle av. J.-C. par Assurnazirpal II.

À
22 ans, Austen toutefois de détourner son
TURQUIE
Henry Layard esprit de cette découverte, il
travaillait de- M O SSO U L obtint en 1845 une autorisa-
puis six ans Nimroud tion et une modeste somme
dans le cabinet d’argent pour explorer l’énig-
IRAK
desononcle.Lassédelarou- matique monticule.
tine, il décida de partir pour
Ceylan.Silemotifofficielde ARABIE SAOUDITE Monstres ailés
ce voyage était de travailler Les fouilles de Nimroud
dans l’administration colo- furent loin d’être aisées,
niale britannique, le jeune autochtones;lahaute taille et en raison notamment de la
avocatpartaitenréalitépour la formepyramidale de l’une terreur que faisait régner le
réaliser le grand rêve qu’il d’elles attira l’attention du despotique gouverneur lo- DEUX LIONS AILÉS,
nourrissait depuis l’adoles- jeune Britannique. Cette cal au sein de la population. gardiens mythologiques
NICO TONDONI / AGE FOTOSTOCK

cence : parcourir le Proche- colline avait reçu le nom de Une fois arrivé à Mossoul, connus sous le nom
Orient,berceaudesantiques Nimroud en hommage à un Layardnerévélasesdesseins de lamassu, veillent
etmystérieusescivilisations personnage biblique vénéré à personne et se dirigea vers sur l’une des portes
du palais de Nimroud.
mésopotamiennes. par les musulmans, auquel la mystérieuse colline ar-
De l’automne 1839 à l’hi- était attribuée la fondation mé d’un fusil et d’une lance,
ver 1840, Layard et un ami de Ninive ou d’Assour. comme s’il partait chasser le
parcoururent ainsi l’Asie Layard pensa qu’elle ren- sanglier. Une fois sur place,
Mineure et la Syrie. Le pay- fermaitpeut-êtreuneimpor- ils’attiralesoutiend’unchef nuit-là, je parvins à peine à
sage syrien était ponctué tantevilleassyrienne.Aulieu bédouin qui lui accorda sa trouver le sommeil. Les es-
d’étranges departirpourCeylan,ils’ins- protectionainsiqu’unemain- poirs que je caressais depuis
collinesar- talladoncàConstantinopleet d’œuvre de sept hommes. longtemps allaient bientôt
tificielles yentraauservicedel’ambas- La veille des fouilles, l’ar- devenir réalité ou se solder
baptisées sadeurduRoyaume-Uni,sir chéologue était incapable de par une grande déception.
tell par les StratfordCanning.Incapable contenirsanervosité:«Cette Desimagesdepalaisenterrés,

1839 1845 1847 1850


Lors d’un voyage Établi à Constantinople, Layard met au jour de Une inscription mise
en Syrie, le Britannique Layard obtient gigantesques statues au jour identifie le lieu
Austen Henry Layard une autorisation et de taureaux et de à Kalhou, l’une
découvre un monticule des fonds pour fouiller lions ailés, qu’il fait des quatre capitales
qu’il décide d’étudier. le tell de Nimroud. acheminer à Londres. de l’Empire assyrien.
ART ARCHIVE

PLAQUE EN IVOIRE D’INSPIRATION ÉGYPTIENNE RETROUVÉE À NIMROUD. VIIIE SIÈCLE AV. J.-C. BRITISH MUSEUM, LONDRES.
88 HISTOIRE & CIVILISATIONS
PATRIMOINE EN PÉRIL
DEPUIS LA DÉCOUVERTE de Layard, les fouilles
de Nimroud se sont poursuivies pendant un
siècle et demi, menées dans les années 1950
par Max Mallowan, le second mari d’Agatha
de gigantesques monstres, ment de relief. » Un ouvrier Christie (ci-dessous). À l’heure actuelle, on
de silhouettes sculptées et le conduisit jusqu’à un grand ignore toutefois ce qu’il reste de ce site, victime
d’inscriptions infinies flot- morceau d’albâtre émergeant de la fureur destructrice de l’État islamique.
taient devant mes yeux. » du sol, qui constituait la
Le jour suivant, peu après partie supérieure d’un relief
avoir commencé à creuser, auprès duquel d’autres furent
il vit toutefois se réaliser ses aussi mis au jour. Les lieux
espoirs les plus fous : « De recelaient incontestablement
toutes parts se dessinaient un palais assyrien.
des morceaux de céramique Layard crut d’abord que
et des restes de briques ce site était l’antique ville
BETTMANN / CORBIS / CORDON PRESS

couvertes d’inscriptions de Ninive. Une inscrip-


cunéiformes. Les Arabes tion découverte en 1850
s’unirent à mes recherches révélerait qu’il s’agissait
et m’apportèrent de nom- de Kalhou, nom assyrien
breux objets, dont un frag- de Nimroud. Fondée au

HISTOIRE & CIVILISATIONS 89


L’OBÉLISQUE DE SALMANASAR III
CE MONUMENT en albâtre noir de près de 2 mètres de haut
fut élevé en 825 av. J.-C. en hommage aux victoires de
Salmanasar III. Il a été mis au jour en 1846 par Layard dans
le palais du roi à Nimroud. Outre les inscriptions énumérant
1Le roi, portant
les victoires du roi et ses titres, on peut voir sur ses quatre un arc, reçoit
faces vingt reliefs montrant le souverain recevant des tri- le tribut de Sua,

WERNER FORMAN / GTRES


roi de Gilzanu.
buts des mains de peuples vassaux. Tirée d’un ouvrage de 2 Devant lui
Layard datant de 1849, l’illustration ci-dessous représente se prosterne
Jéhu, roi d’Israël.
deux des faces du monolithe, conservé au British Museum.

WERNER FORMAN / GTRES


1
3 Deux chameaux du pays de
Musri (Égypte). 4 Lions et gazelles,
tribut du royaume de Suhu (Syrie).

a 2

ALAMY / ACI
b 3
a Un groupe d’Israélites porte
leur tribut au roi assyrien : des vases,
des bols et des récipients en or.

c 4

ALAMY / ACI
d b Le peuple de Musri offre aussi
un éléphant et plusieurs singes
conduits par leurs gardiens.
MARY EVANS / SCALA, FLORENCE

BRIDGEMAN / ACI

c De Suhu : argent, or, ivoire


et lances. d De Hattin : argent,
or et un chaudron en bronze.
SUR CETTE GRAVURE DE 1849, LES SCÈNES
SONT INVERSÉES PAR RAPPORT À L’OBÉLISQUE.
LA GRANDE DÉCOUVERTE

TRANSPORT DE L’UN DES LIONS

Le voyage AILÉS DE NIMROUD SOUS


LE COMMANDEMENT DE LAYARD.
GRAVURE DU XIXE SIÈCLE.

des colosses
assyriens
L’UN DES PLUS GRANDS DÉFIS de Layard
fut l’extraction des gigantesques
statues d’animaux ailés apparues
au cours des fouilles. Le Britannique
décida d’envoyer à Londres deux des
pièces les mieux conservées : un tau-
reau et un lion. Pour les sortir de terre,
on creusa une tranchée de 30 mètres
de long, 5 mètres de

DEA / SCALA, FLORENCE


large et 7 mètres de
profondeur. Une
fois la terre ex-
traite, on déplaça
les deux colosses et en musique. Le matin suivant, reprises. Il fut ensuite très difficile
en les faisant rouler les deux statues furent placées sur de charger les statues à bord d’em-
sur des cylindres en un gigantesque char tracté par des barcations pour les transporter sur
BRITISH MUSEUM / SCALA, FLORENCE

bois. Cette nuit-là, buffles. Comme les animaux ne pou- le Tigre. Lorsque les colosses furent
Layard informa le vaient pas tirer cette charge à eux enfin installés, ils entreprirent un long
cheikh local du suc- seuls, le cheikh fournit 300 hommes voyage autour des côtes africaines
cès de l’entreprise, à l’archéologue pour faire avancer le – le canal de Suez n’étant pas encore
que les ouvriers cé- char au moyen de cordes. Celui-ci se percé – qui les mena jusqu’au British
lébrèrent en danse retrouva malgré tout bloqué à deux Museum, leur destination finale.

LION AILÉ (LAMASSU) DU PALAIS D’ASSURNAZIRPAL II À NIMROUD. BRITISH MUSEUM, LONDRES.

XIIIesiècle av. J.-C., cette objetsenoravaientsurgides du palais d’Assurnazirpal II. En1847,lescolossesfurent


ville devint en 879 av. J.-C. ruines.Voulants’approprier Àlavuedelatêtedupremier démontés et transportés en
la capitale de l’Assyrie sous le butin, il décréta que le site colosse, impressionnés par radeau sur le Tigre pour être
le règne d’Assurnazirpal II. était un cimetière islamique sa taille et son réalisme, les ensuite acheminées jusqu’à
Dès le début des fouilles, le et que ses fouilles consti- ouvriers pensèrent qu’il Londres,oùilssonttoujours
Britanniquedécouvritlepa- tuaient donc un sacrilège. s’agissait de Nimroud lui- exposésauBritishMuseum,
laisdeceroi,puislesvestiges Pour le prouver, il ordonna même. La rumeur se répan- aux côtés de nombreux
de ceux de Salmanasar III, à ses hommes d’y disposer dit, et les bédouins de la autres reliefs. Tout comme
de Téglath-Phalasar III et secrètementdespierrestom- région accoururent pour leFrançaisPaul-ÉmileBotta,
d’Assarhaddon, ainsi que bales. Un agent de police ré- contempler l’apparition en qui avait découvert les ves-
la citadelle et l’immense véla la supercherie à Layard, tirant des coups de fusil en tiges de Khorsabad, capitale
rempart en briques de terre quiladénonçaauprèsdupa- l’air.Unouvriersehâtad’an- de Sargon II, Layard contri-
séchéequientouraitKalhou. cha. La réaction ne se fit pas noncerlanouvelleaumarché buaàdévoilerunecivilisation
attendre : la population se de Mossoul. Soucieuses de restéeenseveliedurantdeux
Du Tigre à Londres soulevacontrelegouverneur protéger cette figure sacrée, millénaires.
La nouvelle de la découverte et le fit emprisonner. les autorités tentèrent
FELIP MASÓ
se répandit dans la région, Les fouilles culminèrent d’interrompre les fouilles. ARCHÉOLOGUE
éveillant l’intérêt du gou- avec la découverte de treize Layardparvinttoutefoisàles
verneur turc qui se montra paires de lions et de tau- convaincrequ’ilnes’agissait ESSAI
très intéressé lorsqu’il ap- reaux ailés à tête d’homme, pas d’un corps humain, mais Il était une fois la Mésopotamie
J. Bottéro, M.-J. Stève, Gallimard, 2009.
prit que des statues et des qui veillaient sur les portes bien d’une statue.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 91


L ’ Œ U V R E D ’A R T

Les très riches heures


de la paysannerie
Vers 1416, les Très Riches Heures du duc de Berry, œuvre des frères de Limbourg, témoignent
de l’intérêt naissant pour le réalisme. Mais quelle image du monde rural véhiculent-elles ?

U
n médiocre suze- Parmi eux se trouvaient Commetouteslesplanches se dresse une montjoie. La
rain, mais un bril- les frères de Limbourg, dont ducalendrier,celleconsacrée vallée est perçue d’un point de
lant mécène : ainsi les Très Riches Heures repré- au mois de mars est occu- vue unique, en légère plongée,
peut-on caractéri- sentent les travaux des sai- pée, en partie haute, par une qui confère au paysage uni-
ser Jean,duc de Berry (1340- sonsavecunluxederéalisme image allégorique compre- té et cohérence. Les frères de
1416), troisième fils du roi dignedeschefs-d’œuvredece nant signes du zodiaque et Limbourg emploient, comme
de France Jean le Bon. Si sa début du XVe siècle. Détails, informations calendaires et, les premiers paysages sien-
carrière fut marquée par volumétrie des corps, pers- en partie basse, par un large nois d’Ambrogio Lorenzetti
ses années de captivité en pective : ce livre de prières, paysage.Cesdeuxzonessont et de Simone Martini, une
Angleterre et une position ornéd’enluminuresillustrant reliées par le même bleu perspective intuitive : plus
hésitante dans les luttes les douze mois de l’année, éthéré, traversé par le cha- on s’éloigne, et plus les per-
politiques de son temps, sa offre une description minu- riot solaire, qui se retrouve sonnages sont petits.
postérité, en revanche, tire tieusedupaysage,représenté dans le ciel où se découpe Seule légère discordance,
son aura des somptueuses pour la première fois avec un la silhouette du château de le laboureur, vu de façon
commandes passées aux tel sens de l’unité spatiale. Lusignan, dans le Poitou. frontale, et non plongeante,
meilleurs artistes, orfèvres Devantlechâteau,unpay- semble sorti d’une com-
et sculpteurs parisiens, no- Champs et château sage déjà bourgeonnant de position bidimensionnelle
tamment pour les cours de Mais ne doit-on percevoir champs clos, travaillés par archaïque qui tranche avec
Bourges et de Poitiers. dans ce réalisme qu’une re- des paysans plutôt disgra- le reste de la profondeur.
présentationtransparenteet cieux : ici un berger court Tout se passe comme si la
SIMONE MARTINI fidèle de la vie quotidienne après ses bêtes, là trois per- modernité du paysage ser-
déploie un vaste paysage paysanne ? N’y a-t-il pas, sonnages taillent les vignes, vaitl’imageharmonieusedu
en perspective pour dans la confrontation entre à droite un semeur, au pre- quotidien paysan.
représenter Guidoriccio château et laboureurs, le re- mier plan un laboureur. L’économie générale
da Fogliano au siège gard inquiet et condescen- La composition est tra- de l’ouvrage nous conduit
de Montemassi. 1328. dant d’un souverain féodal versée par les diagonales des pourtantàunelecturediffé-
Palais communal, Sienne. sur la société paysanne ? chemins,àlacroiséedesquels rente,mettantl’accentsurla
THE GRANGER COLLECTION, NEW YORK / AURIMAGES

92 HISTOIRE & CIVILISATIONS


LE CHARIOT SOLAIRE travers
qu’une bande de nuages sép
de la zone inférieure. Enlumi
des Très Riches Heures du duc
1413-1416. Musée Condé, Cha

présence imposante du châ-


teau et le ridicule paysan. Si,
ailleurs dans les Très Riches
Heures, on oppose le paysan
laboureur au paysan oisif,
c’est pour mieux rappeler à
la Cour la morale sociale qu’il
faut faire respecter dans le
monde agricole. Le regard sur
le peuple rural est d’ailleurs
condescendant, n’hésitant
pas à le tourner en ridicule.
Sur le folio 48, un berger,
accoutré trop richement pour
son rang, semble singer son
suzerain.

Des seigneurs méfiants


Si le XIIIe siècle avait ouvert
une période d’expansion de
l’économie rurale, la fin du
XIVe siècle était en revanche
traversée par des tensions
sociales, en Angleterre
comme en France. Aussi les
souverains féodaux se mé-
fiaient-ils de la paysannerie.
On peut interpréter ainsi la
présence du château, forte-
resse puissante démontrant
la capacité militaire et protec-
trice du duc de Berry contre
l’ennemi britannique et les
rivaux féodaux, mais voué
aussi à assurer la domination
sur la paysannerie.

CHRISTIAN JOSCHKE
HISTORIEN D’ART

Pour en savoir plus


GRANGER COLL NY / AURIMAGES

ESSAI
Les Manuscrits à peintures
en France, 1440-1520
F. Avril, N. Reynaud, Flammarion –
Bibliothèque nationale de France,
1998.

HISTOIRE & CIVILISATIONS 93


LES LIVRES DU MOIS

MOYEN ÂGE

Rires et larmes de nos ancêtres

À
la suite des tra- raison et au contrôle de soi. traquent et scrutent avec
vaux de Johan Ce livre, dédié à Jacques Le minutie dans le ciel, les
Huizinga et de Goff, récemment disparu monastères, les écoles,
Norbert Elias, et pionnier en la matière, les universités, la famille
les historiens ont long- démontre avec brio que ou dans la rue, au sein des
temps pensé que les cette conception est dé- milieux aristocratiques et
hommes et les femmes des passée. Rédigé par les deux princiers, chez les mys-
époques antérieures aux plus éminents spécialistes tiques ou dans les milieux
XVIIe-XVIIIe siècles étaient francophones du sujet – ils populaires, toutes les émo-
violents, cruels, infan- codirigent le projet de re- tions (l’amour, la haine, la
tiles, instinctifs, et par cherche Emma (Émotions colère, la honte, la mélan-
conséquent incapables de au Moyen Âge) depuis de colie, l’humiliation, l’ami-
D. Boquet, P. Nagy contrôler leurs émotions. nombreuses années –, tié, la joie, la douleur ou la
SENSIBLE MOYEN La manifestation des émo- il représente la première souffrance) des hommes
ÂGE. UNE HISTOIRE tions aurait été un phéno- synthèse sur l’histoire des et des femmes du Moyen
DES ÉMOTIONS mène « naturel » et il aurait émotions au Moyen Âge. Âge. Ils nous proposent
DANS L’OCCIDENT
MÉDIÉVAL fallu attendre le proces- En scrutant une documen- ainsi une plongée au plus
Seuil, 2015, sus de « civilisation des tation très variée prenant profond de l’intimité
480 p., 25 ¤ mœurs » pour passer des en compte tout le millé- médiévale.
émotions-instincts à la naire médiéval, les auteurs DIDIER LETT

ET AUSSI...

GERTRUDE,
« BELL » DU DÉSERT
GERTRUDE BELL fut en Mésopotamie le pendant
féminin de Lawrence d’Arabie. Christel Mouchard
retrace le destin de cette aventurière toujours
fraîche avec le don de conteuse qu’on lui connaît.
Fille d’un grand industriel du Yorshire, celle que
l’on surnommait la « reine du désert » accomplit
BOIRE EN GAULE PALMYRE. entre 1900 et 1914 six expéditions archéologiques
Fanette Laubenheimer L’IRREMPLAÇABLE TRÉSOR
CNRS Éditions, Paul Veyne et diplomatiques entre le Levant et l’Euphrate.
192 p., 22 ¤ Albin Michel, Agent secret durant la Grande Guerre, elle alliait
144 p., 14,50 ¤
courage physique et fragilité
sentimentale. Sa mort en
LES GAULOIS étaient célèbres PAUL VEYNE, grand historien
1926 laisse planer des doutes.
pour leur ivrognerie. Mais de l’Antiquité romaine, nous
J.-M. BASTIÈRE
que buvait-on en Gaule ? De dit au soir de sa vie sa stupé-
l’hydromel, et plus encore de faction devant la destruction
la bière. Puis le vin s’imposa. de la splendide Palmyre par Christel Mouchard
L’auteur nous dit tout ce que Daech, et esquisse un portrait GERTRUDE BELL. ARCHÉOLOGUE,
l’on peut savoir en s’appuyant de cette cité incomparable sur AVENTURIÈRE, AGENT SECRET
sur les textes antiques et les laquelle on sent souffler, dit-il, Tallandier, 336 p., 20,90 ¤
vestiges archéologiques. un « vent de liberté ».

94 HISTOIRE & CIVILISATIONS


Découvrez la collection Histoire

NOUVEAU Les 15 dates clés


de la franc-maçonnerie
La franc-maçonnerie inspire bien des fantasmes. Et
même si d’innombrables ouvrages lui sont consacrés,
peu se sont attachés à montrer les grandes étapes qui
ont façonné son histoire.

À partir de 15 dates clés décryptées par des spécialistes


reconnus, Le Monde des Religions vous propose de
découvrir, de manière pédagogique mais rigoureuse, la
riche épopée de ces « maçons libres » qui perpétuent
des traditions vieilles de plusieurs siècles.

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Le christianisme
est aujourd’hui
L’islam la religion
est aujourd’hui la plus pratiquée
l’enjeu de bien
dans le monde.
des passions.
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Retracez ici son histoire
5&( ans d’histoire
!!#2#$&( qui l’ont façonné,
de notre présent et notre civilisation
et de notre avenir. à travers lui.

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LES EXPOSITIONS DU MOIS

XVE-XXE SIÈCLES

Hérosdela«grandepêche»
O
n se laisse agréa-
blement prendre GOÉLETTE ISLANDAISE
DÉBARQUANT SA MORUE
dans«Lesmailles PAR MATHURIN MÉHEUT.
du filet », l’expo- HUILE SUR TOILE, 1939.
RESTAURANT PRUNIER, PARIS.
sition que le musée de la
Marine consacre à l’histoire
de la « grande pêche », la
pêche lointaine à la morue.
Durant 500 ans, à partir
de la fin du XVe siècle,les ma-
rinssontpartischaqueannée

RESTAURANT PRUNIER, PARIS /ADAGP 2015 / SERVICE DE PRESSE


pour Terre-Neuve,l’Islande,
leGroenland,affrontantfroid
et tempêtes pour rapporter
dupoisson.Ilsquittaientleur
famille pour six à huit mois,
et beaucoup ne revenaient
pas. Le départ donnait lieu à
des cérémonies, religieuses
ou non, les pêcheurs et leurs
épouses devenant, notam-
ment à partir du XIXe siècle, qui s’est mal terminée pour bancs.Lesmoruespouvaient fin en 1992 avec l’interdiction
des héros célébrés par les ar- lespoissons.Lesméthodesde atteindre alors 90 kilos ; au- de pêcher cette espèce qui
tistes. Ainsi les peintures du pêche ont peu varié jusqu’au jourd’hui,ellesnepèsentplus n’a toujours pas retrouvé sa
postimpressionniste Paul XXe siècle, qu’il s’agisse de que 3 à 6 kilos. La surpêche a capacité de reproduction.
Signac ou le célèbre roman pêche sédentaire (le navire tué cet or blanc de l’Atlan-
dePierreLotiPêcheurd’Islande restait dans la baie, les marins tique nord. Dès 1953, l’explo- Dans les mailles du filet
LIEU Musée national de la
ont-ilspopularisécesdestins installaient des structures en ratrice Anita Conti, qui avait Marine, place du Trocadéro,
hors du commun. bois à terre et faisaient sé- participé à une campagne, 76016 Paris
WEB www.musee-marine.fr
Le musée de la Marine cher la morue) ou de pêche er- dénonçait la surexploitation DATE Jusqu’au 26 juin 2016
nousfaitrevivrecetteépopée rante, à la ligne, en suivant les des mers. Cette épopée a pris

ANTIQUITÉ-XXE SIÈCLE

Moïse,prophètedelaLoi
MUSÉE DE PICARDIE / MARC JEANNETEAU / SERVICE DE PRESSE

D
e p u i s l ’A n t i - du judaïsme trace les diffé- l’intérêt profond porté par
quité, il existe rentes figures du prophète : l’art à ce patriarche, le plus
des représenta- fresques du IIIe siècle pro- représenté tant par les juifs
tions de Moïse, le venant de la synagogue de que par les chrétiens.
prophète à qui Dieu inspira Doura-Europos en Syrie,
les Tables de la Loi et qui enluminures médiévales Moïse,
conduisit son peuple hors ou tableaux de Chagall… figures d’un prophète
LIEU Musée d’Art et d’Histoire
d’Égypte vers la Terre pro- Moïse apparaît barbu, âgé, du judaïsme, 71 rue
MOÏSE PRÉSENTANT LES TABLES
mise. À travers 150 dessins, puissant, parfois doté de du Temple, 75003 Paris
DE LA LOI. PAR PHILIPPE DE CHAMPAIGNE,
WEB www.mahj.org
gravures et manuscrits, le rayons lumineux : une riche HUILE SUR TOILE, 1645-1663.
DATE Jusqu’au 21 février 2016 MUSÉE DE PICARDIE, AMIENS.
musée d’Art et d’Histoire iconographie qui reflète

96 HISTOIRE & CIVILISATIONS


NOUVEAU
Comprendre
les enjeux actuels
à la lumière du passé
Les pays européens, dont la France,
semblent désemparés face à l’afflux de
migrants. Pourtant, les mouvements de
populations ont existé de tout temps,
depuis l’origine de l’homme. Sapiens
n’a-t-il pas quitté son berceau africain à la
conquête du monde ? Il y eut, ensuite, les
odyssées en Méditerranée, la déferlante
barbare, la saga viking, la traite négrière…
Plus près de nous, la France a su accueil-
lir des centaines de milliers d’Italiens,
d’Algériens, de Portugais… Alors, à quoi
tient la « crise des migrants » actuelle ma-
térialisée par la multiplication des murs et
des frontières ?
Le nouveau hors-série La Vie de la collec-
tion Histoire vous apporte les clés pour
comprendre les enjeux de la migration
dans nos civilisations.

68 pages - Format : 22 x 28 cm - 6,90 €



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Dans le prochain numéro
LA CITÉ DE CARCASSONNE,
ANCIEN BASTION CATHARE.
LE CATHARISME
APRÈS
LES CATHARES
LA PERSÉCUTION de
l’hérésie cathare
au XIIIe siècle ne mit pas
un terme définitif aux
croyances des albigeois.
Celles-ci survécurent et
se métamorphosèrent
au fil des siècles,
nourries de mythes et
portées par une aura de
mystère qui leur conféra
rapidement l’attrait de
l’occultisme. Plongeant
ses racines dans la
modernité, le catharisme
attire encore aujourd’hui

LIONEL MONTICO / GTRES


amateurs d’ésotérisme
et chercheurs de Graal.

La chute de Massada
LES EXPLORATEURS GRECS, En 73 apr. J.-C., le siège de la citadelle édifiée par Hérode
UNE GÉOGRAPHIE MYTHIQUE le Grand non loin de la mer Morte fut le dernier épisode
tragique de la résistance juive face aux armées romaines.
DEPUIS L’ODYSSÉE d’Homère et le périple
d’Ulysse en Méditerranée, l’exploration des
confins du monde a toujours suscité l’intérêt La tombe de Néfertari
des Grecs. Colæos de Samos, Mégasthène, La grande épouse royale de Ramsès II fit construire près
Polybe, Néarque... Entre le mythe et de Thèbes, au xiiie siècle av. J.-C., l’un des tombeaux
la science, les navigateurs hellènes ont les plus riches et les plus ornés de la Vallée des Reines.
contribué à la connaissance de terres
et de peuples inconnus, La conquête de l’Ouest
consignant souvent
Mythe fondateur de la nation américaine, la conquête
par écrit leurs
du Far West dès le xviiie siècle constitue
voyages dans
une étape majeure dans la genèse de ce jeune État.
des ouvrages qui
contribuèrent à
fonder la discipline Newton, le prophète scientifique
de la géographie. Au xviie siècle, le savant britannique, qui découvrit
TÊTE DE MÉDUSE. BRONZE DORÉ la célèbre loi de la gravitation, se consacra également
PROVENANT DU TEMPLE D’ESCULAPE À ULPIA à de curieuses recherches alchimiques et théologiques.
TRAIANA SARMIZEGETUSA, ROUMANIE.
DEA / ALBUM

98 HISTOIRE & CIVILISATIONS


 

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ω áˣͣЭͣˆϤōβˣ˳ɡϴ ȾϡōϤȂˣ˳ْɡϴ
ω á̚ō͆ϴ ɡЭ ȂōϤЭɡϴ ɡ͆ к4
ω y̚̚ѕϴЭϤōЭ˳ͣ͆ϴ ЭɡȂˣ͆˳ϕѕɡϴ ȾɥЭō˳̚̚ɥɡϴ

Ú¢éÑ ‡2Ñ Ãéd—ě2 }¢éÅÑ ^2ě Ă¢ÚÅ2 ”Å^—+ +2 }¢éŗéĎ


2Ú ÑéÅ —¢ÚÅ2 ¢éÚdÃé2 2— ‡dS—2 ǚ ٔٔٔτ̚ɡ̺ͣ͆ȾɡτʕϤИǝͣѕЭ˳ϕѕɡ
<2DXYOOUHD]OHXU Aina, 5 ans,
enfant des rues

Aina a 5 ans lorsqu’elle est trouvée seule


dans les rues de Manille aux Philippines.
La solitude et la dureté de la rue la

YR V EUDV
marquent profondément : « c’est si
difficile de vivree seule dans la rue ! ».
Abandonnée par ses parents, privée
d’affection et de repères, Aina est en
danger. Comme des milliers d’enfants
vulnérables dans le monde !

Soeur Emmanuelle a changé la vie de milliers d’enfants

continue son œuvre dans 8 pays, sur 3 continents,

Création : *EMVGSQ4EVMW pour Asmae Association sœur Emmanuelle


main dans la main avec les associations locales.
Grâce aux dons, grâce au parrainage, les enfants sont
pris en charge, protégés, soignés, nourris…
© Jean-Michel Turpin / Gamma

et surtout ils ont accès à l’école, accès à l’avenir.

www.asmae.fr

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