L 13413 - 500 - F: 6,90 € - RD

L’édito/ 3
 evue mensuelle créée en 1978,
R
éditée par les Éditions Croque Futur
41 bis, avenue Bosquet, 75007 Paris
Président et directeur de la publication : 
Claude Perdriel
Directeur général : Philippe Menat
Directeur éditorial : Maurice Szafran
Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie

« Res nullius »
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol
Conception graphique : Dominique Pasquet
Pour toute question concernant votre abonnement
Tél. : 01 55 56 71 19
Courriel : abo.histoire@groupe-gli.com
L’Histoire, service abonnements
45, avenue du Général-Leclerc, 60643 Chantilly Cedex
Belgique : Édigroup Belgique, tél. : 070 233 304
Suisse : Édigroup SA, tél. : 022 860 84 01
Tarif France : 1 an, 12 nos : 67 €
1 an, 12 nos + 4 nos Hors-série. Collections : 89 €

I
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Achat de revues et d’écrins
L’Histoire, 8, rue d’Aboukir, 75002 Paris
Tél. : 01 70 98 19 24 l y a les images d’Épinal : R
­ ackham, les Jean Bart, Duguay-Trouin, Surcouf
RÉDACTION, DOCUMENTATION, RÉALISATION qui inspirera Hergé, ou Edward sont, comme leurs homologues anglais
Tél. : 01 70 98 suivi des 4 chiffres
Courriel rédaction : courrier@histoire.presse.fr Teach, alias Barbe-Noire, dit « le ou néerlandais, missionnés par le souve-
Directrice de la rédaction : Valérie Hannin (19 49) diable des mers », réputé pour me- rain, en temps de guerre, pour piller ou
Assistante et coordinatrice de la rédaction, 
en charge des partenariats :  ner l’assaut avec des bougies allu- détruire les navires ennemis. Pendant
Claire Cellier Wallet (19 51)
Conseillers de la direction : 
mées dans les cheveux, l’abor- la guerre de Succession d’Espagne, Du-
Michel Winock, Jean-Noël Jeanneney dage, le drapeau (il fut d’abord rouge) à guay-Trouin, à la tête de 15 navires et
Rédactrice en chef : Héloïse Kolebka (19 50)
Rédactrice en chef adjointe responsable  tête de mort et tibias croisés… annon- 6 000 hommes, fait respecter le nom de
des Collections : Géraldine Soudri (19 52)
Rédacteur en chef adjoint : Olivier Thomas (19 54)
çant aux victimes qu’on ne ferait « pas de Louis XIV jusque sur les côtes du Brésil et
Secrétaire général de rédaction : quartier », les malles chargées de pièces il assure la fortune de Saint-Malo.
Raymond Lévêque (19 55)
Chef de rubrique : Ariane Mathieu (19 53) d’or passant d’un navire à l’autre, le Les statuts ne sont pas toujours bien
Rédaction : Julia Bellot (19 60), Lucas Chabalier, triste destin des captifs. clairs. En même temps que s’abat la ré-
Domitille de Gavriloff, François Mathou,
Huguette Meunier, Nina Tapie Une vieille histoire, dont les flibus- pression sur les pirates impitoyable-
Rédaction-révision-correction : Hélène Valay
Directrice artistique : Marie Toulouze (19 57)
tiers (freebooters) et autres boucaniers ment condamnés, d’autres font valider
Service photo : Jérémy Suarez-Lalouni (19 58) des Caraïbes ne sont qu’un chapitre leurs compétences par des commissions
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Pierre Assouline, Jacques Berlioz, Patrick Boucheron,
– particulièrement haut en couleur. On royales. Drake, en 1581, n’a-t-il pas été
Catherine Brice, Bruno Cabanes, Johann Chapoutot, se souvient que le grand Pompée, il y a anobli par Élisabeth Ire ?
Joël Cornette, Clément Fabre, Anaïs Fléchet,
Jean-Noël Jeanneney, Philippe Joutard, deux mille ans, eut pour charge de dé- Ce grand affrontement atlantique a
Emmanuel Laurentin, Julien Loiseau, Pap Ndiaye,
Fabien Paquet, Olivier Postel-Vinay, Yann Potin,
livrer Rome de ces « ennemis du genre sans doute beaucoup fait pour alimen-
Yves Saint-Geours, Maurice Sartre, Claire Sotinel, humain » (Cicéron) qui gênaient le com- ter la légende des Caraïbes, cette Médi-
Pierre-François Souyri, Laurent Theis,
Annette Wieviorka, Olivier Wieviorka, Michel Winock merce en mer Égée. terranée lointaine encore mal quadril-
CORRESPONDANTS lée par les empires coloniaux. C’est un
Dominique Alibert, Claude Aziza, Vincent Azoulay,
mystérieux capitaine Johnson (peut-
La haute mer
Antoine de Baecque, Esther Benbassa,
Jean-Louis Biget, Françoise Briquel-Chatonnet,
Guillaume Calafat, Jacques Chiffoleau,
être ­Daniel ­Defoe) qui, en 1724, lança
Alain Dieckhoff, Jean-Luc Domenach,
Hervé Duchêne, Olivier Faron, Marie Favereau, n’appartient à le thème : celui des rebelles, prolétaires
des mers, inventant des sociétés libres,
personne et peut être
Christopher Goscha, Christian Grataloup,
Isabelle Heullant-Donat, Gilles Kepel, démocratiques et égalitaires capables
Matthieu Lahaye, Marc Lazar, Olivier Loubes,
de « défier les conventions de classe ou de
Gabriel Martinez-Gros, Marie-Anne Matard-Bonucci,
Guillaume Mazeau, Nicolas Offenstadt, Pascal Ory, librement investie. genre » (Marcus Rediker). La réalité est
Mais la liberté n’est
Michel Porret, Yann Rivière, Isabelle Surun,
Boris Valentin, Sylvain Venayre, Catherine Virlouvet, plus triste – comme nous le prouve l’his-
Nicolas Werth
toire miraculeusement conservée des
Ont collaboré à ce numéro 
Loïc Folton, Gilles Narcy, Camille Le Brettevillois,
pas un non-droit flibustiers du Saint-Nicolas, que nous
Romane Suchet (secrétariat)
FABRICATION conte ici Frantz Olivié.
Responsable de fabrication : 
Christophe Perrusson (19 10)
Reste qu’il y a bien un âge d’or de la pi- Ce qui se joue sur l’océan il y a trois
ACTIVITÉS NUMÉRIQUES raterie, entre xvie et xviiie siècle, lorsque cents ans, c’est tout autre chose. « Res
Bertrand Clare (19 08) la mer devient un enjeu pour les États en nullius », écrivait alors le grand juriste
SERVICES ADMINISTRATIFS ET FINANCIERS
Directrice administrative et financière :  construction. Les routes maritimes, en Grotius, la haute mer n’appartient à
Jaye Reig
MARKETING DIRECT ET ABONNEMENTS
Méditerranée, bien sûr, mais de plus en personne et peut être librement inves-
Directeur : Luc Bonardi plus dans l’Atlantique sont déjà à cette tie. Mais la liberté n’est pas un non-droit.
Responsable du marketing direct : 
Armelle Behelo (19 14) date celles par lesquelles transite l’es- Instrument de l’affirmation des États, la
Responsable de la gestion : Magali Viette (19 12) sentiel du trafic marchand : les navires mer (hier comme aujourd’hui) est aussi
VENTES ET PROMOTION
Directeur : Valéry-Sébastien Sourieau (19 11) chargés d’esclaves, mais aussi de sucre, le laboratoire du droit international.
Ventes messageries : Mercuri Presse Conseil,
Frédéric Vinot (01 42 36 80 52)
de cacao, d’épices ou de lingots d’argent, Corsaires et pirates en ont été les acteurs
Diffusion librairies Pollen/Dif’pop’  sont l’objet de toutes les convoitises, autant que les victimes. n
Tél. : 01 43 62 08 07, fax : 01 72 71 84 51
RÉGIE PUBLICITAIRE
celles des pirates hors la loi attirés par L’Histoire
Mediaobs  le butin facile, mais aussi celles d’États A nos lecteurs
44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris
Tél. : 01 44 88 suivi des 4 chiffres avides de se projeter en haute mer. Pour notre numéro 500, un grand
Courriel : pnom@mediaobs.com
Directeur général : Corinne Rougé (93 70)
C’est ainsi que surgit, timidement à sondage exclusif Harris Interactive
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27) la fin du Moyen Age, puis avec auto- révèle que 93 % des personnes
Directeur de clientèle : Antoine Kodio (97 79)
Studio : Louis Fourquet (89 26)
rité au xvie et surtout au xviie siècle, la interrogées s’intéressent à l’histoire.
Gestion : Catherine Fernandes (89 20) figure du corsaire. Marins d’exception, Un bel encouragement à continuer.
mediaobs.com

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

4 /
n Recenser les Juifs
sous Vichy
J’ai lu avec intérêt l’article
de Claire Zalc sur la rafle du
Vél’d’Hiv (« L’étoile jaune,
histoire d’un stigmate »,
L’Histoire n° 495, pp. 12-21).
Sur quelles informations
l’administration s’est-elle
fondée pour déclarer les
personnes arrêtées comme
juives ?
Jacques Semenou
La réponse de l’auteure
 ’une des premières tâches
L « qui est, de tous les découpages du temps, celui
des autorités nazies consiste
à établir un recensement
des Juifs. Deux logiques
sont menées de front :
une de détection et une de
déclaration, via l’obligation
faite aux Juifs de se déclarer
à la mairie ou à la sous-
préfecture. Il est admis
qu’une majorité des Juifs ont
répondu à cette injonction.
Serge Klarsfeld explique
cet acte comme une
« volonté de témoigner de leur
appartenance au peuple juif
au moment où les persécutions
allaient s’abattre sur ce
peuple ».
n Champollion
L’attitude de Champollion
(Bénédicte Savoy,
« Champollion : la statue qui
dérange », L’Histoire n° 499,
pp. 76-77) évoque aussi le topos
artistique de la méditation
sur les ruines. Bartholdi s’est
également inspiré d’une source
iconographique capitale :
« Œdipe et le sphinx » d’Ingres.
Champollion est le nouvel
Œdipe qui a su déchiffrer
l’énigme des hiéroglyphes.
Jean-Luc Gauchon
FR
Origine du papier : Autriche
Eutrophisation (Ptot) : 0,008 kg/tonne
Taux de fibres recyclées : 0 %
Ce magazine est imprimé par
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L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Forum
VOUS NOUS ÉCRIVEZ
n Louis XV et la Corse
La Corse est oubliée sur
Questions de temps la carte p. 67 (David Feutry,
« Coup de force contre le
L
e numéro spécial consa- parlement », L’Histoire n° 499).
cré à «  L’invention du Pourtant, elle fait partie du
temps  » (L’Histoire royaume depuis le traité passé
n° 497-498, juillet- avec Gênes en 1768. René-
août 2022) a suscité un très Charles de Maupeou est alors
vif intérêt. Un lecteur s’inter- garde des Sceaux. Hostile au
roge  : pourquoi remplacer « gouvernement des juges »,
«  avant Jésus-Christ  » par il crée pour l’île un Conseil
« ère commune » ? Norbert supérieur. L’institution vivra
Chitrit demande d’où pro- jusqu’en 1790. La Corse, banc
vient la semaine de sept jours, d’essai de « l’absolutisme
éclairé » ?
n’ayant de référence ni au cycle des astres, ni aux Ange Rovere
cycles agricoles ». Jean-Pierre Chrétien nous apporte
quant à lui des précisions concernant l’Afrique n Génocides
subsaharienne : « Au Burundi, on peut observer Le génocide arménien,
une articulation du calendrier lunaire et du calen- perpétré en 1915, n’est pas le
drier solaire. Un treizième mois lunaire est ajouté premier génocide du xxe siècle
au calendrier. Il est dénommé Rwirabura, “le contrairement à ce que
noir”. » Élie During apporte une correction : lorsque vous avez écrit (L’Histoire
Bergson affirme que « c’est nous qui passons quand Collection n° 96, « Les Turcs
nous disons que le temps passe » (p. 3), il reformule et leurs empires », juillet-
en réalité la thèse relativiste à laquelle il n’a lui-même septembre 2022, p. 81).
de cesse de s’opposer. Les Herero et les Nama furent
l’objet de la première
La réponse de la rédaction expérience génocidaire entre
 ’Europe chrétienne a gagné au xixe siècle
L 1904 et 1908, par les forces
la guerre du calendrier. Ce que nous appelons coloniales allemandes.
« notre ère » est évidemment l’ère du Christ. Thomas Montbabut
Mais il peut y avoir quelque ridicule à dater
ainsi des événements survenus à l’autre La réponse de la rédaction
bout du monde et qui n’ont rien à voir avec  ont acte. Nous leur avons
D
cet épisode-là. L’universalité peut avoir d’ailleurs consacré un
le triomphe modeste. La semaine de sept article (Joël Kotek,
jours constitue une invention originale dans « Afrique. Le génocide
l’histoire de la division du temps. Il semble oublié des Herero »,
bien qu’il faille chercher son origine dans n° 261, janvier 2002).
le Livre de la Genèse : Dieu a créé le monde
en six jours et s’est reposé le septième. Ce
septième jour correspond au shabbat dans
le judaïsme, et au dimanche dans la tradition La rédaction de L’Histoire est res-
chrétienne. Ce n’est toutefois qu’à l’Époque ponsable des titres, intertitres,
textes de présentation, encadrés,
contemporaine que la semaine s’est imposée notes, illustrations et légendes. La
loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproduc-
comme un découpage central face aux tions destinées à une utilisation collective.
Toute représentation ou reproduction intégrale ou
calendriers liturgiques et agricoles qui ont partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de
ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article
longtemps prévalu. L.122-4 du Code de propriété intellectuelle).
Toute copie doit avoir l’accord du Centre français de
droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins,
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L’éditeur s’autorise à refuser toute insertion qui sem-
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vous pourrez recevoir la newsletter et les informations de L’Histoire. aux organismes liés ­ c ontractuellement avec
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communication sera limitée au service de l’abonne-
ment. Les informations pourront faire l­’objet d’un
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Sauf mention contraire de son auteur, toute lettre parvenue Commission paritaire
n° 0423 K 83242. ISSN 0182-2411.
à la rédaction de L ’Histoire est susceptible d’être publiée
L’Histoire est publiée par
dans le magazine. Par souci de brièveté et de clarté, les Éditions Croque Futur
la rédaction se réserve le droit de ne publier que des Président et directeur de la publication :
extraits des lettres sélectionnées. Claude Perdriel
Dépôt légal septembre 2022
© 2022 Éditions Croque Futur
6 / On va en parler
Festival De Tromelin à Blois
MÉMOIRE DE
L’ESCLAVAGE
25e édition des La Fondation pour la
mémoire de l’esclavage
Rendez-vous de propose à La Fabrique, à
Blois, un programme dédié
l’histoire de Blois à Tromelin : une exposition,
du 5 au 30 octobre ; le
documentaire Les Esclaves
RETROUVEZ « L’HISTOIRE » oubliés de Tromelin (Thierry
Ragobert) le 7 octobre
du vendredi 7 au à 14 h 30 ; des rencontres
dimanche 9 octobre (https://memoire
au salon du livre sur le stand -esclavage.org).
n° 237, avec les nouveautés,
les anciens numéros Colloque
introuvables, les offres HISTOIRE DES
d’abonnement spéciales… GUERRES
Un colloque international
le samedi 8 octobre à 18 h 30 « Globaliser l’histoire des
pour le grand débat de L’Histoire deux guerres mondiales »
« Corsaires et pirates » a lieu le vendredi 7 octobre,
avec David Chaunu, Jack Lang et Frantz Olivié de 14 h 45 à 22 h 15 (heure
dans l’hémicycle de la halle aux Grains française), à l’Université
d’État de l’Ohio. Organisé
« L’HISTOIRE » VOUS INVITE ÉGALEMENT autour de trois thématiques
(les fronts intérieurs ; les
le vendredi 7 octobre de 11 h 30 à 13 heures espaces coloniaux ; une
mémoire globale ?), il
à la table ronde proposée par l’Inspection générale de
l’Éducation nationale (histoire-géographie) réunit Annette Becker,
« La France a-t-elle raté ses rendez-vous Bruno Cabanes, Michelle
avec la mer ? » Moyd, Victor Louzon, Jay
Winter… Inscription
avec Joël Cornette, Françoise Gaill et Tristan Lecoq Zoom : https:/
dans l’hémicycle de la halle aux Grains /history.osu.edu/events
/globalizing-history-world
le samedi 8 octobre de 15 h 45 à 17 h 15 -wars-conference
à une rencontre à l’occasion de la publication de
l’Atlas historique de la Terre (Les Arènes-L’Histoire) Anniversaire
« Des cartes pour raconter LA DAFA A 100 ANS
l’histoire de la mer » La Délégation archéologique
avec Cyrille Coutansais et Christian Grataloup française en Afghanistan a
été créée en 1922. Pour
le samedi 8 octobre à 17 heures son centenaire, une chaire
à la remise du Prix lycéen du Livre d’histoire, de préfiguration Arts et
3e édition, en présence de la marraine patrimoine de l’Afghanistan,
du prix Catherine Coquery-Vidrovitch portée par la Fondation
à l’Espace culturel E.-Leclerc Inalco et l’Institut français
avec l’auteur et quelques-uns des élèves du jury d’Afghanistan, a été instituée.
le samedi 8 octobre à 17 h 30 Géographie
à la remise du prix du Documentaire historique L’HISTOIRE AU FIG !
(grand prix, prix Georges-Duby et mention spéciale) Pour la première fois,
au cinéma Les Lobis L’Histoire est en vente au
salon du livre du Festival
Le programme complet des tables rondes, international de géographie
projections et autres événements qui se tient à Saint-Dié-des-
sur https://rdv-histoire.com Vosges du 30 septembre au
2 octobre, sur le thème des
@ A suivre aussi sur www.lhistoire.fr déserts, le Portugal étant le
pays invité.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Trouville-sur-Mer
OÙ VA
L’AMÉRIQUE ?
Sous la main ferme
de Frédéric Encel, les
7es Rencontres géopolitiques
de Trouville-sur-Mer se
tiennent du 30 septembre
au 2 octobre. Avec cette
année, une journée scolaire,
le 30 septembre, à laquelle
700 lycéens sont attendus
(rencontresgeopolitiques.fr).
Festival
PESSAC ESSAIME !
Le Festival du film d’histoire,
pour sa 32e édition, a choisi
pour thème « Masculin-
féminin ». Cette année,
quatre débats de L’Histoire
seront retransmis en direct
dans des dizaines de
cinémas, dans le cadre de
l’« Unipop de ville en ville »
du 15 au 19 novembre. Au
programme : « Politique : la
longue marche vers l’égalité
et la parité » (le 15), « Les
femmes et la guerre » (le 16),
« Dieu est-il macho ? » (le 18)
et « Patriarcat, la domination
masculine est-elle une
fatalité ? » (le 19). Avis aux
cinéphiles de Buisson-de-
Cadouin, Sète, Martigny,
Aiguillon, Luçon, Quimper,
Montmorillon, Annecy
ou encore Saint-Hilaire-la-
Palud… Le 17, le Festival
de Pessac et L’Histoire
proposeront en avant-
première et en direct dans
30 cinémas Tirailleurs,
en présence du cinéaste
Mathieu Vadepied et de
l’historien Mathieu Guyon.
8 / On va en parler

Festival Les gens

Beau bilan Laurent Joly

 rix François-Mauriac
P
L’historien est récompensé
Du 25 au 29 juillet 2022 s’est pour son beau livre
­tenue la 19e édition du World La Rafle du Vél’d’Hiv
Economic History Congress en hybride : 371 participants à dis- (Grasset, 2022). Le prix est
tance et 1 129  présents. Le Campus Condorcet s’impose ainsi remis le 14 octobre à Malagar, en public
comme un haut lieu de la vie académique internationale. et en présence d’Alain Rousset président
Consacré au thème des ressources, le Congrès s’est ouvert par de la région Nouvelle-Aquitaine, et de
une keynote de Bruce Campbell, dans laquelle le médiéviste a Jean-Noël Jeanneney, président du jury.
insisté sur l’importance de l’histoire environnementale dans la C’est la région qui dote !
compréhension des phénomènes économiques et rappelé le rôle
crucial de l’étude des périodes « anciennes ». Les sessions ont Audrey Chaix
adopté des formats variés : de la session présidentielle organi-  ommée à Meaux
N
sée par Ann McCants autour de la postérité de la thèse de la Le musée de la Grande
« grande divergence » de Kenneth Pommeranz aux nombreux Guerre de Meaux a
ateliers dans différents champs (culture matérielle, monnaie, une nouvelle directrice.
genre…). La France prend désormais la présidence de l’IEHA : Audrey Chaix, chargée
l’aventure continue ! du développement du musée depuis
2021, poursuit ainsi sa carrière
Les dix articles du feuilleton, consacrée à la Première Guerre
publiés dans L’Histoire (nos 487 à 496), mondiale. Elle a été en 2017-2019
sont désormais accessibles en anglais directrice de la communication du
grâce au QR code suivant : Centenaire.

Malika Rahal
 rimée à Blois
P
Le Grand Prix des
Rendez-vous de

HANNAH ASSOULINE/OPALE.PHOTO – MAXIME DU FOUR – CHARLOTTE KREBS – DR – CHRISTOPHE BEAUREGARD/OPALE.PHOTO

Agenda
3, 10, 17 octobre
Paris, Sorbonne
Au programme des conférences
organisées par l’Association
des historiens : « Anatomie
de l’Europe du xvie siècle : la
civilisation de la Renaissance ».
Romain Bertrand décrit
« L’élargissement du monde
connu » (le 3), Clémence Revest
évoque « L’expansion européenne
de l’humanisme » (le 10) et
Denis Crouzet revient sur « La fin
de l’unité chrétienne » (le 17).
10 octobre
Paris, INHA
Projection du film documentaire
Sheol sur l’archéologie de
Sobibor, suivie d’une discussion
avec le réalisateur Arnaud Sauli,
Pascal Butterlin, Ania
Szczepanska et Boris Valentin.
@ Retrouvez plus d’informations sur www.lhistoire.fr
15 octobre
Paris, Sorbonne
La première cérémonie de
remise du prix Samuel-Paty
a lieu à l’amphithéâtre Richelieu
à 15 heures en présence des
classes lauréates.
17 octobre
Paris, musée de l’Armée
Frédéric Guelton et
Antoine Tromski révèlent
« Le maréchal Franchey
d’Espérey vu d’Orient ».
26-27 octobre
Paris, INHA, AIBL
Pour le bicentenaire de la
révolution grecque, l’Institut
national d’histoire de l’art et
l’Académie des inscriptions
et belles-lettres organisent un
colloque international.
l’histoire de Blois
couronne Malika Rahal
pour Algérie 1962. Une
histoire populaire (La Découverte, 2022).
Sophie Lemahieu
 u musée des
A
Arts décoratifs
L’historienne de la mode,
qui a notamment écrit
S’habiller en politique.
Les vêtements des femmes
au pouvoir, 1936-2022 (Arts décoratifs-
UCAD), devient conservatrice
au département Mode et textile
du musée des Arts décoratifs.
Constance Rivière
 la Porte dorée
A
Ancienne secrétaire
générale du Défenseur
des droits et conseillère
spéciale du président de
la République en charge de la culture
et de la citoyenneté, elle devient
directrice de l’établissement public
qui englobe le musée de l’Histoire de
l’immigration et l’aquarium.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

L ’E X P O S I T I O N É V È N E M E N T

Mare
10 /  Sommaire
ACTUALITÉS DOSSIER

LUDOVIC MARIN/AFP – COLLECTION PRIVÉE ; © CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES – WORLD HISTORY ARCHIVE/ABACA – RMN-GRAND PAL AIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT – SAINT-MALO, MUSÉE D’HISTOIRE DE L A VILLE ; BRIDGEMAN IMAGES
L’ÉDITO
« Res nullius »
3 
FORUM
Vous nous écrivez
Questions de temps
4 
ON VA EN PARLER
Festival
6 25e édition des Rendez-vous
 
de l’histoire de Blois
EXCLUSIF 
Sondage et enquête
93 % des Français
1 2 
s’intéressent à l’histoire
par Olivier Thomas

32Pirates et
EN SO
et

Q ND

corsaires
U A
ÊT G
E E

Liberté sur
les mers ?
34 Carte : xvie-xviiie siècle, l’âge d’or de la course 
36 Atlantique, xvie-xviiie siècle. Les pirates, l’État
et la guerre sur mer
par Renaud Morieux  
 La fin des abordages 
par Alexandre Jubelin  
 Entre les « lignes des amitiés » 
par David Chaunu 
 Rome : « les ennemis du genre humain » 
par Claire Sotinel

 Les femmes pirates ont existé

46 « Wakô », les maîtres de la mer de Chine 
ACTUALITÉ  par Pierre-François Souyri  
Édition
Pío Moa, faussaire de
26  De la Guinée aux Galápagos. Les flibustiers
48
la guerre d’Espagne du « Saint-Nicolas » 
par Benoît Pellistrandi entretien avec Frantz Olivié

É tats-Unis 54 Méditerranée. En finir avec les Barbaresques 

Cour suprême :
28  par Guillaume Calafat
une nouvelle ère ?  Prises, razzias et rançons
par Julien Jeanneney
 Jusqu’en Islande
A nniversaire
Du Bellay, poète des ruines
3 0  60 xxe-xxie siècle. A qui appartient la mer ? 

par Claude Aziza entretien avec Kiara Neri

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 1 1

L’ATELIER DES CHERCHEURS GUIDE

LIVRES
« L’Afrique et le monde.
76 
Histoires renouées, de la
préhistoire au xxie siècle »
dir. François-Xavier Fauvelle
et Anne Lafont
 par Jean-Pierre Bat

78 
La sélection de « L’Histoire »
Revues
La sélection de « L’Histoire »
86 
Bande dessinée
« Marathon »
8 8 
de Nicolas Debon
par Pascal Ory

Classique
« Procès des communards »
90 
de Jacques Rougerie
par Michel Winock

SORTIES
Expositions
« Rosa Bonheur »
92 
64 M
 oyen Age. La vraie histoire de au musée d’Orsay à Paris
la papesse Jeanne par Nicolas Ivanoff
par Agostino Paravicini Bagliani 94 
« Les choses. Une histoire
de la nature morte, depuis
la préhistoire »
au musée du Louvre à Paris
 par Huguette Meunier

Cinéma
Rétrospective de
96 
Margarethe von Trotta
par Antoine de Baecque

CARTE BLANCHE
500 numéros… déjà !
98 

BNF, FRANÇAIS 226 FOLIO 252 – ARCHIV GERSTENBERG/ULLSTEIN BILD/AKG-IMAGES

par Pierre Assouline

France Culture
Le jeudi 6 octobre à 9 h 05,
retrouvez la séquence de
L’Histoire dans l’émission
70 U
 kraine-Volga, 1922. Première grande de Xavier Mauduit « Le Cours de l’histoire »

famine en URSS COUVERTURE : L ’Abordage du vaisseau

par Nicolas Werth
Lord Nelson de la Compagnie des Indes par
le corsaire bordelais La Bellone le 13 août 1804,
Ce numéro comporte un encart Sophia Boutique Montre sur les exemplaires abonnés, un encart Humensis sur huile sur toile d’Auguste Mayer, 1872 (Brest,
les exemplaires abonnés et un encart CNRS Éditions sur les exemplaires abonnés. musée des Beaux-Arts ; Photo Josse/La Collection).

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

12 /

EN SO

2022 : les Français et l’histoire

et

Q ND

Enquête réalisée 
U A

en ligne par Harris

ÊT G

Interactive pour L’Histoire

entre le 15 et le 20 juillet
E E

2022 auprès d’un échantillon de 1 120 personnes représentatif des Français âgés de 18
ans et plus. La méthode utilisée est celle des quotas et redressement appliquée aux
variables suivantes : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, région et taille
d’agglomération de l’interviewé(e). Résultats complets sur notre site en flashant le QR code.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


93 % DES FRANÇAIS
L
’affaire semble entendue :
les Français aiment l’his-
toire. Pour preuve ? Trois
sondages réalisés à qua-
rante ans d’intervalle. En 1983,
67 % des Français se déclarent
«  passionnés  » ou «  intéres-
sés »1. En 2016, ce chiffre at-
teint 85 %2. En juillet 2022, lors
du sondage réalisé pour
L’Histoire par Harris Interactive,
le chiffre est de 93 % !
L’histoire, une « passion fran-
çaise  » donc, pour reprendre
l’expression de l’historien mo-
derniste Philippe Joutard 3.
L’axiome est tellement évident
que nul n’oserait le contester.
Mais quelle est donc cette his-
toire qui passionne tant les
Français ? Quels usages en font-
ils ? Comment s’en emparent-
ils à travers, par exemple, la
généalogie ou la reconstitu-
tion ? Entre permanence et re-
nouveau, opportunités et défis,
quelle est la place pour l’histoire
universitaire ?
LUDOVIC MARIN/AFP – DR
Pas question ici d’opposer
histoire universitaire et his-
toire populaire ni de hiérarchi-
ser de quelque manière que ce
soit les moyens de transmission
de la connaissance historique.
Exclusif
S’INTÉRESSENT
À L’HISTOIRE
En 2022, plus que jamais, l’histoire passionne.
Mais quelle histoire ? En vingt ans, production
et consommation ont beaucoup changé !
Par Olivier Thomas
Finalement, peu importe la
forme si le fond est de qualité.
Mais, quand l’offre se multi-
plie, comment l’évaluer ? « Ce
qui définit la bonne histoire, écrit
Guillaume Mazeau, ce n’est ni un
titre ni l’appartenance à un corps
de métier, ce n’est pas l’applica-
tion d’une théorie, mais le respect
d’une méthode de travail qui, peu
ou prou, fait l’objet d’un consen-
sus depuis la fin du xixe siècle. Une
méthode reposant sur la critique
des sources, l’apport de preuves
et la visée de vérité. Une méthode
qui, en somme, définit l’histoire
comme science4. »
Depuis 1867, obligatoire
à l’école primaire
La discipline est intimement
liée à la construction de la
République – faut-il rappeler son
rôle dans le processus d’accul-
turation républicaine et d’unité
nationale sous la IIIe République
(Petit Lavisse, construction d’un
Panthéon national, exaltation
du sentiment patriotique) ? – et
par là même à l’ensemble de la
société française depuis plus de
cent cinquante ans. En 1867,
sous le Second Empire, Victor
Duruy, lui-même historien, rend
/ 1 3
son enseignement obligatoire à
l’école primaire, ce qui est tou-
jours le cas, même si le format a
évolué. Elle est également pré-
sente tout au long de la scola-
rité secondaire, et dans toutes
les filières. Les Français sont
L’AUTEUR
donc familiarisés avec l’histoire
Olivier Thomas – et la géographie à laquelle elle
est journaliste est associée.
et rédacteur en Une discipline d’ailleurs ap-
chef adjoint préciée. Dans un sondage réalisé
à L’Histoire.
par l’Ifop à l’occasion du bicente-
naire de la Société de géographie
en 2021, 16 % des personnes in-
terrogées ont désigné l’histoire
comme leur matière préférée.
Un résultat qui la classe en troi-
sième position (sur neuf) der-
rière les mathématiques (24 %)
Gengis Khan et le français (19 %).
et Louis XIV
En haut : l’historienne Musées et châteaux
Marie Favereau Selon une étude du ministère
présente le dossier de la Culture, 44 % des Français
Gengis Khan dans une de plus de 15 ans ont, en 2018,
vidéo de L’Histoire
visité un lieu patrimonial (mu-
publiée sur YouTube.
Page de gauche :
sée, exposition ou monument
les Fêtes galantes historique)5. Un chiffre stable
organisées au château depuis 1973 qui récompense
de Versailles le 23 mai les efforts des institutions pour
2022 sont l’occasion se renouveler et attirer le public
de revêtir des dans un contexte d’offre cultu-
costumes d’époque. relle de plus en plus
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
14 /
concurrentiel – la démo-
cratisation de la télévision, la
généralisation des ordinateurs
et des consoles de jeux, l’appari-
tion d’Internet et des téléphones
portables n’étant que les signes
les plus visibles de cette diversi-
fication. D’ailleurs, selon notre
sondage Harris Interactive, en
ce qui concerne la transmission
de l’histoire, les Français font
confiance, en priorité, aux mu-
sées et aux expositions (94 %).
En 2019, avant la pandémie
de Covid-19, les musées comp-
tabilisent 68 millions d’entrées
(incluant, bien entendu, les visi-
teurs étrangers). Selon une en-
quête du ministère de la Culture,
la France compte 353 musées
d’art et 332 musées d’histoire
(même si la distinction est sou-
vent artificielle) – ceux de « so-
ciété et civilisations » (228) et de
« nature, sciences et techniques »
(114) complètent le tableau.
Les premiers accueillent près de
65 % des visiteurs contre 18 %
pour l’histoire. Bien entendu,
le Louvre, Orsay ou le Centre
Pompidou, de notoriété interna-
tionale, accaparent une grande
partie de la fréquentation – les
cinq musées les plus fréquen-
tés accueillant près de 40 % des
68 millions de visiteurs.
Néanmoins, en 2019, ce sont
12,2 millions de personnes
qui ont visité les musées d’his-
toire, parmi lesquels le château-­
musée de Fontainebleau, le mu-
sée d’Archéologie nationale de
BloisPrésidés par Francis Chevrier (ci-dessus), les Rendez-vous
de l’histoire de Blois permettent la rencontre entre les historiens et
le grand public.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Exclusif
Saint-Germain-en-Laye figurent
en bonne place mais loin der-
rière le château de Versailles et
ses 8,1 millions de visiteurs.
Sans surprise, les classe-
ments des 10 expositions pari-
siennes les plus visitées chaque
année sur la période 2012-2019
montrent eux aussi une domina-
tion des expositions artistiques.
Mais elles ont dû céder la pre-
mière place à « Toutânkhamon.
Le trésor du pharaon ». Véritable
succès qui, du 23 mars au
22 septembre 2019, attire
1,42 million de personnes à la
Villette. Notons également la
présence dans ces classements
de «  Préhistoire. Une énigme
moderne » (289 000 visiteurs du
8 mai au 16 septembre 2019 au
Centre Pompidou). Cela illustre
la fascination du public pour les
périodes anciennes et les civili-
sations lointaines. L’appétence
pour l’Égypte pharaonique n’est
pas une nouveauté. En 1967,
1,24 million de personnes
avaient admiré les 45  pièces
originales issues du tombeau de
Toutânkhamon (déjà !) instal-
lées au Petit Palais.
La vogue des festivals
Autres lieux de «  consomma-
tion  » d’histoire, les festivals.
Au premier rang desquels Les
Rendez-vous de l’histoire de
Blois, qui se tiennent en octobre
depuis 1998, à l’initiative de
Jack Lang, alors maire de la ville,
et sous la direction de Francis
EXPOSITIONS
Inusable Égypte
Entre 2012 et 2019, la première
place revient à « Toutânkhamon. 
Le trésor du pharaon » avec
1,42 million d’entrées entre mars et
septembre 2019. L’Égypte ancienne
est une valeur sûre. En 1967,
l’exposition « Toutânkhamon et son
temps » avait déjà attiré 1,24 million
de personnes au Petit Palais. En
1987, « Tanis. L’or des pharaons »
avait accueilli 408 000 visiteurs.
Nombre de visiteurs (en millions)
Source : Deps-doc, Ministère de la Culture, 2021.
Icônes de l’art moderne. La collection Chtchoukine
2016-2017 à la Fondation Louis Vuitton 1,2
Exposition immersive : Klimt. Hundertwasser
2018-2019 à l’Atelier des Lumières 1,2
Légendes Cartographie
Exposition immersive : Van Gogh. La nuit étoilée
2019-2020 à l’Atelier des Lumières 1,39
Toutânkhamon. Le trésor du pharaon
2019 à la Villette 1,42
Chevrier. Durant quatre jours,
40 000 festivaliers se pressent
pour assister aux 400 débats et
conférences mobilisant près de
1 000  intervenants. En vingt-
cinq ans, «  Blois  » est devenu
l’incontournable lieu de ren-
Notes
contres et d’échanges entre uni-
1. J. Jossin, P. Assouline, versitaires, éditeurs et grand pu-
F. Kupferman, blic, dont beaucoup d’étudiants
G. Malaurie, E. de Roux, et d’enseignants des collèges et
« Les Français jugent lycées pour qui ils constituent
leur histoire », L’Express,
19 août 1983. une exceptionnelle – autant que
2. Sondage réalisé par festive  – formation continue.
BVA pour la presse L’occasion est donnée là, en ef-
régionale, « Les Français fet, chaque année, de diffuser
et l’histoire »,
février 2016.
les évolutions de la recherche à
3. P. Joutard, « Une travers le thème choisi.
passion française : Depuis le milieu des an-
l’histoire », A. Burguière, nées 2010, d’autres festivals ont
J. Revel (dir.), Histoire vu le jour : Nous autres à Nantes
de la France. Les formes
de la culture, Seuil, 1993. et L’Histoire à venir à Toulouse
4. G. Mazeau, Histoire, en 2017 ; Festival Petite Égypte
Anamosa, « Le mot est et Secousse à Paris en 2018  ;
faible », 2020, p. 78. Allez savoir consacré aux
5. Cf. P. Lombardo,
L. Wolff, « Cinquante
sciences humaines à Marseille
ans de pratiques en 2019 ou La Ruche de l’his-
culturelles en France », toire dédié à l’histoire environ-
Culture Études, 2020-2. nementale partout en France en
6. C. Knappek, 2022. Si les confinements liés à
« Dossier histoire :
AMÉLIE DEBR
dire autrement », la pandémie de Covid-19 leur
Livres Hebdo n°  1 232, ont porté un rude coup, ces festi-
27 septembre 2019. vals participent tous de la même
 / 1 5

volonté de faire de l’histoire au-

trement en prônant la rencontre
entre les universitaires et le pu-
blic, notamment à travers des
ateliers participatifs.
En 2018, 44 % des Français de ayant été atteint en 2014 avec
3 145 nouveautés6.
plus de 15 ans ont visité un lieu Le palmarès des 50 meil-
leures ventes de livres d’histoire
patrimonial (musée, exposition sur un an (de septembre 2018 à

Un marché du 
ou monument) août 2019) montre l’éclectisme
de la production et des centres
livre éclectique d’intérêt des Français. Les trois
D’après le sondage Harris 100  Collections de L’Histoire), premières places sont occu-
Interactive-L’Histoire de juil- conserve son ambition de pées respectivement par Yuval
let 2022, 91 % des Français font contribuer à la diffusion de la Noah Harari (Sapiens. Une brève
confiance aux livres, médium recherche. histoire de l’humanité, Albin
qui arrive en deuxième place Si l’on se réfère aux dos- Michel, 2015), véritable suc-
SOURCES : POUR 2022, ENQUÊTE POUR L’HISTOIRE RÉALISÉE PAR HARRIS INTERACTIVE / POUR 1999, CF. L’HISTOIRE N° 242, AVRIL 2000 / POUR 1980 CF. L’HISTOIRE N° 33 / POUR 1987 CF. L’HISTOIRE N° 100 /

après les musées. La presse siers que Livres Hebdo a consa- cès éditorial depuis plusieurs
spécialisée ou les revues scien- crés jusqu’en 2019 à l’édition années, Philippe de Villiers (Le
tifiques recueillent pour leur d’histoire, le nombre de nou- Mystère Clovis, Albin Michel,
part 84 % de confiance – der- veautés (hors biographies) pu- 2018) et Gérard Noiriel (Une
rière, tout de même, les émis- bliées chaque année passe de histoire populaire de la France.
JEAN DIEUZAIDE/AKG-IMAGES – JEAN-PIERRE BONNOTTE/GAMMA-RAPHO – RMN-GRAND PAL AIS (DOMAINE DE CHANTILLY, MUSÉE CONDÉ)/HARRY BRÉJAT – CULVER PICTURES/AURIMAGES

sions télévisées sur des chaînes 1  650 en 1999 à 2  452 en 2018. De la guerre de Cent Ans à nos
spécialisées. Parmi ces titres de Une augmentation de presque jours, Agone, 2019). Ce dernier,
presse, L’Histoire bien sûr qui, 50 % en vingt ans ! Une évolu- avec 35 000 ventes sur un an, est
après 500 numéros (et près de tion qui n’est pas linéaire : le pic le premier ouvrage d’un

SONDAGE

Les héros
Les héros des Français
Français ::
l’offensive des femmes
l’offensive des femmes
Avec quelle personnalité historique aimeriez-vous vous entretenir ?

Charles de Gaulle Simone Veil Napoléon Bonaparte Marie Curie

POUR 1948, ENQUÊTE CONDUITE PAR L’IFOP EN JUIN 1948 PAR JEAN STOETZEL.

1 2 3 4

2022 18 % 16 % 16 % 13 %
1999 1 Charles de Gaulle 29 % 2 Napoléon Bonaparte 17 % 3 Louis XIV 10 % 4 François Mitterrand 8%
Légendes Cartographie

1987 1 Charles de Gaulle 22 % 2 François Mitterrand 10 % 3 Napoléon Bonaparte 9% 4 Louis XIV 4%

1980 1 Charles de Gaulle 27 % 2 Napoléon Bonaparte 21 % 3 Louis XIV 8% 4 Henri IV 5%
1948 1 Napoléon Bonaparte 32 % 2 Henri IV 11 % 3 Jeanne d’Arc 11 % 4 Louis XIV 10 %

L’originalité du classement de 2022 est la présence de Simone Veil et de Marie Curie dans le quatuor de tête – seule Jeanne d’Arc 
en :1948
Sources y était
Pour 2022, enquêteparvenue.
pour L’Histoire Elles
réaliséesont notamment
par Harris choisies
Interactive ; Pour par les
1999, cf. L’Histoire femmes
n°242, avril 2000 (24 % pour
; Pour 1980, Simone
cf. L’Histoire n°33 Veil et 19 %
; Pour 1987, pourn°100
cf. L’Histoire Marie
; Pour Curie) alors
1948, enquête que
conduite
par l’IFOP en juin 1948 par Jean Stoezel.
Charles de Gaulle et Napoléon Bonaparte le sont par les hommes (pour respectivement 22 % et 21 %).

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

16 / Exclusif

historien français dans
ce classement où l’on retrouve
Michel Pastoureau (7e avec Le
Loup. Une histoire culturelle,
Seuil, 2018).
En bonne place dans cette
liste également, les ouvrages
de Jean Sévillia, Stéphane Bern
et Franck Ferrand. Surnommés
les «  historiens de garde  »
dans un ouvrage de William
Blanc, d’Aurore Chéry et de
Christophe Naudin7, ces au-
teurs proposent des récits histo-
riques centrés sur les grandes fi-
gures et les événements clés du
roman national qui séduisent
un large public.
Dans les librairies, les ou-
vrages universitaires sont ainsi
fortement concurrencés par
ceux des journalistes, des per-
sonnalités médiatiques mais
aussi par les Mémoires ou les
documents. « L’époque où l’on
pouvait publier des livres très
austères est révolue, il faut pro-
poser des sujets nouveaux, une
plume au service d’un texte, es-
timait, dans Livres Hebdo, en
septembre 2019, Sophie Hogg-
Grandjean, directrice littéraire
chez Fayard. Pour moi l’excel-
lence c’est Lin Zhao [d’Anne
Kerlan] ou Krüger [de Nicolas
Patin]  : des historiens qui se
penchent sur des sujets peu
connus mais intéressants. »
L’accessibilité de l’ouvrage
est, bien entendu, capitale dans
son succès public. Professeur
au Collège de France, historien
Notes
médiatique, Patrick Boucheron
7. W. Blanc, A. Chéry, a vendu 5 000 exemplaires de
C. Naudin, Les Historiens La Trace et l’aura (Seuil, 2019),
de garde, Inculte, 2013, ce qui est un bon résultat pour
rééd. Libertalia, 2016. un livre érudit consacré aux
8. O. Thomas,
« Faut-il se méfier vies posthumes d’Ambroise
des documentaires de Milan ! Mais cela n’a rien à
historiques ? », voir bien sûr avec le succès de
L’Histoire n° 393, l’Histoire mondiale de la France
novembre 2013.
9. Bilan 2021 du
(Seuil, 2017) qu’il a codirigée
CNC n° 345, mai 2022, avec Nicolas Delalande, Florian
p. 111. Mazel, Yann Potin et Pierre

De la BD à l’histoire dessinée

C
’est sans doute du côté de la bande dessinée que s’opère
depuis quelques années la plus spectaculaire mutation
dans la transmission de l’histoire savante à destina-
tion du grand public. Cela a pris un demi-siècle. Dans les
années 1970, la bande dessinée acquiert ses lettres de no-
blesse  : intronisée par les baby-boomers éduqués et mili-
tants, elle change de ton. Elle n’est plus seulement un di-
vertissement pour les enfants. Tardi s’attaque avec force et
compétence à la dénonciation de la Première Guerre mon-
les historiens ne sont pas restés à quai. Pour Sylvain Lesage,
leur engouement « vis-à-vis de la BD historique résulte de trois
tendances : récit didactique, divertissement de cape et d’épée et
(auto)biographie dessinée d’un traumatisme » (Le Mouvement
social n° 269-270, 2019). Surtout, ils sont devenus des auteurs
ayant appris à s’emparer des codes du genre pour construire
le récit. Benjamin Stora a ainsi publié, avec Nicolas Le Scanff,
une Histoire dessinée des Juifs d’Algérie, de l’Antiquité à nos
jours (La Découverte, 2021).

n La bande dessinée permet d’aborder des sujets complexes comme l’affaire Dreyfus par Jean Dytar. Des universitaires (Benjamin Stora ou
Sylvain Venayre) réalisent des albums de qualité. L’Histoire a aussi pris la BD pour objet et support d’histoire.

diale. Et Art Spiegelman à la mémoire de la Shoah avec
Maus. Parallèlement, une tradition de journalisme dessiné
–  que l’on retrouve par exemple dans Le Canard enchaîné,
Charlie Hebdo ou La Revue dessinée – décrypte l’actualité.
La bande dessinée est un médium relativement bon marché à
produire qui offre une liberté de format, de création et de nar-
ration inégalée. Depuis quelques années, de superbes albums
d’histoire fleurissent (en témoigne la chronique « Bande des-
sinée » que tient chaque mois Pascal Ory dans L’Histoire). Des
initiatives menées par les dessinateurs eux-mêmes. Citons
parmi les plus récents : #J’accuse… ! de Jean Dytar sur l’af-
faire Dreyfus (Delcourt, 2021) ou Révolution. T. I, Liberté de
Florent Grouazel et Younn Locard (Actes Sud, 2019). Mais
Deux collections intègrent désormais les historiens à la créa-
tion de bandes dessinées. Avec « Ils ont fait l’histoire », les
éditons Fayard-Glénat mettent l’accent sur le destin de per-
sonnages historiques en faisant collaborer un scénariste
avec un dessinateur.
L’«  Histoire dessinée de la France  » (La Revue dessinée-La
Découverte), dirigée par Sylvain Venayre, propose une for-
mule novatrice. En associant pour chaque album un histo-
rien et un dessinateur qui coscénarisent, elle raconte l’his-
toire (de France pour l’instant) comme on le ferait à la
Sorbonne en dépoussiérant certains fantasmes passéistes
et en réfléchissant à l’instrumentalisation de l’histoire au-
jourd’hui. A mettre entre toutes les mains.  O. T.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 1 7

SONDAGE La France est d’ailleurs bien

pourvue en chaînes diffusant
Peu de confiance dans Internet des documentaires historiques
à la télévision. Outre Arte et
A quelles sources d’information faites-vous confiance ? France Télévisions (principa-
Confiance lement France  3 et France  5
Les musées, les expositions 44 50 4 2 94 % mais aussi France 2 à l’occasion
d’anniversaires), il existe deux
Les livres d’histoire 36 55 7 2 91 %
chaînes thématiques dédiées :
Les émissions télévisées 87 %
sur des chaînes spécialisées 27 60 10 3 Toute l’histoire et Histoire TV,
84 % qui représentent respectivement
Source : Enquête Les Français et l’histoire sondage

Les articles dans la presse spécialisée 24 60 12 4

0,2 % et 0,1 % des parts de mar-
Les manuels scolaires 26 57 14 3 83 % ché (Médiamétrie, chiffres de
Harris Interactive pour L’Histoire, 2022.

Les émissions sur les chaînes 20 60 16 4 80 % janvier à juin 2022).

de télévision généralistes La production de documen-
Les émissions de radio 13 61 21 5 74 % taires historiques se porte plu-
Les podcasts 7 40 38 15 47 % tôt bien. Sur les 1 869 heures

Légendes Cartographie
37 % de documentaires commandées
Les vidéos sur YouTube 6 31 44 19
et aidées par le Centre national
Les réseaux sociaux 7 31 %
(Facebook, Twitter...)
24 40 29 du cinéma et de l’image animée
Tout à fait confiance Plutôt confiance Peu confiance Pas du tout confiance (CNC) en 2021, le genre his-
torique représente 344 heures
Avec une confiance supérieure à 90 % chez les moins de 35 ans et les plus de 50 ans, les (18,4 %), ce qui en fait la deu-
musées, les expositions et les livres restent des valeurs sûres. Du côté d’Internet (podcasts, xième thématique après les su-
YouTube et réseaux sociaux), la méfiance est de mise. Même si, logiquement, elle est un peu jets de société (867 heures,
moindre chez les moins de 35 ans. 46,4 %), loin devant l’histoire
de l’art (193 heures,

Singaravélou : 160 000 exem- et des autres continents (10 % ÉDITION

plaires ont aujourd’hui été ven- contre 13 %). L’histoire globale
dus, toutes éditions confondues. serait donc en marche à petits Plus 8%
Cet ouvrage collectif d’histo-
riens universitaires –  très ac-
pas auprès du public. Une satis-
faction pour les chercheurs qui
mondial, 13 %
21 %
cessible avec ses chapitres ont su avec talent y convertir un moins
courts  – a mis à la portée du lectorat attiré plutôt par l’his- national en
grand public l’histoire globale. toire de France. 10 % 2010
Autre beau succès, l’Histoire de
France chez Belin, sous la direc- La télé aime les Livres d’histoire 25 %
tion de Joël Cornette, en 13 vo- documentaires publiés en France 23 %
lumes, qui a su toucher son pu- Les livres ne sont plus forcé-
blic avec 213 000 exemplaires ment la voie d’accès privilégié Histoire de France
vendus (tous formats confon- par les Français pour accéder à Histoire des régions
dus). On reste pourtant loin l’histoire. Alors que les ouvrages Histoire de l’Europe 8%
de Montaillou, village occitan universitaires peinent parfois à Histoire des autres 9% 26 %
Légendes Cartographie

d’Emmanuel Le Roy Ladurie trouver leur public, le documen- continents

(Gallimard, 1975), qui a été taire est devenu un autre canal Histoire ancienne
vendu à 100 000 exemplaires en de transmission du savoir. Une Généralités 13 % en
un an et à 1 million aujourd’hui, audience considérée comme Source : Livres Hebdo.
2019
toutes éditions confondues. faible à la télévision reste, dans
En dix ans (2010-2019), les la plupart des cas largement su-
thèmes des nouveautés ont périeure aux meilleures ventes 20 % 24 %
cependant évolué, comme le d’un livre8. Le documentaire En dix ans, de 2010 à 2019, 
montrent les dossiers de Livres d’histoire, un genre qui plaît : la production de livres d’histoire 
Hebdo. Si la part des ouvrages 80 % des personnes qui s’inté- a évolué. La part de l’histoire de l’Europe et 
généraux (8 %) demeure stable, ressent à l’histoire en regardent du monde a augmenté aux dépens de l’histoire 
l’histoire de France (25 % contre selon le sondage BVA pour la ancienne et de l’histoire des régions.
24 %), celle des régions (23 % presse régionale de 2016.
contre 20 %) et l’histoire an-
cienne (13 % contre 9 %) sont
en recul, au profit de celles de
L’accessibilité d’un ouvrage est capitale 
l’Europe (21 % contre 26 %) dans son succès auprès du public
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
18 / Exclusif

10,3 %)9. En 2012, les SONDAGE

documentaires historiques ne
représentaient que 190 heures Le contemporain attire
(6,5 %) des 2 921 heures aidées
par le CNC. Une augmentation Quelles périodes vous intéressent le plus ?

sondage Harris Interactive pour L’Histoire, 2022.

qui trouve son public. L’ensemble Intéréssé(e)
des documentaires d’histoire de

Source : Enquête Les Français et l’histoire

Époque contemporaine 39 43 82 %
12 6
France Télévisions est ainsi re-
gardé par 10,4 millions de télés- Époque moderne 32 49 12 7 81 %

pectateurs en moyenne chaque
semaine en 2021.
Les audiences suivent donc,
notamment avec les prime
times sur France 2 : Nous, pay-
sans de Fabien Béziat et Agnès
Poirier (5,5 millions de té-
léspectateurs le 23 février
2021) et Notre-Dame de Paris.
L’épreuve des siècles d’Emma-
nuel Blanchard (4,1 millions
le 18 décembre 2019) sont les
deux grands succès de ces cinq
dernières années. Du côté de
France 3, ce sont L’Exode d’Em-
manuelle Nobécourt (2,47 mil-
lions le 8 juin 2020) et La
Grande Histoire de la Bretagne
de Frédéric Brunnquell (2,4 mil-
lions le 4 mai 2022) qui arrivent
en tête. Ce sont de bons résul-
tats. Il y a dix ans, en 2012, les
deux meilleures audiences en
prime time étaient réalisées par
Guerre d’Algérie. La déchirure,
1954-1962 de Gabriel Le Bomin
et Benjamin Stora (3,4 mil-
lions sur France 2) et Mussolini-
Hitler. L’opéra des assassins de
Légendes Cartographie
Moyen Age 30
Antiquité 25
Préhistoire 20
Très intéressé(e) Plutôt intéressé(e) Plutôt pas intéressé(e)
Plus la période est récente, plus elle attire les Français (8 sur 10 sont intéressés par 
les Époques moderne et contemporaine et 7 sur 10 par le Moyen Age et l’Antiquité). 
La préhistoire reste un peu en retrait même si elle séduit 6 Français sur 10.
Jean-Christophe Rosé (3 mil-
lions sur France 3). Preuve d’une
réelle vitalité du genre dans la
durée. Sur Arte, Les Damnés de la
Commune de Raphaël Meyssan
arrive en tête des audiences de
2021 (1,5 million le 23 mars),
suivi par deux épisodes de la sé-
rie « Les Coulisses de l’histoire »
dirigée par Olivier Wieviorka
et David Korn-Brzoza (Le
Débarquement, une victoire ines-
pérée ; La Dénazification, mission
impossible) aux audiences com-
prises entre 1,4 et 1,3 million de
téléspectateurs.
46 17 7 76 %
46 21 8 71 %
43 27 10 63 %
Pas du tout intéressé(e)
Néanmoins, tous ces chiffres
restent très loin de ceux réali-
sés par les deux derniers épi-
sodes d’Apocalypse. La Seconde
Guerre mondiale , d’Isabelle
Clarke et de Daniel Costelle,
qui, le 22 septembre 2009, réu-
nissaient plus de 7 millions de
téléspectateurs. Mais à cette
époque la concurrence d’Inter-
net n’existait pratiquement pas.
Internet qui permet de toucher
un public encore plus large
grâce aux plates-formes de dif-
fusion. Ainsi, les séries docu-
mentaires Les Grands Mythes

DOCUMENTAIRES

2021 : les paysans devant Hitler

Meilleures audiences des documentaires d’histoire en 2021 (en millions)
Sources : France Télévisions et Arte. Légendes Cartographie

Mussolini-Hitler. L’opéra des assassins 0, 645

La dénazification, mission impossible 1, 343
Le Débarquement, une victoire inespérée 1, 401
Les Damnés de la Commune 1, 512
Apocalypse. Hitler attaque à l’ouest 1, 988
La Grande Saga de nos montagnes. Les Alpes 2, 233
La ligne de démarcation 2, 326
Révolution ! 2, 717
France, le fabuleux voyage 3, 287
Nous, paysans 5, 482

En 2021, les trois meilleures audiences des documentaires historiques des chaînes généralistes (France Télévisions et Arte) confirment 
la prépondérance de l’histoire contemporaine. Néanmoins, si la Seconde Guerre mondale est très présente, les Français plébiscitent aussi
des programmes consacrés à l’histoire de la France.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 1 9

de François Busnel et Sylvain LE THÉÂTRE DE LA CONTRESCARPE

Bergère et Vietnam de Ken ET DES HISTOIRES DE THÉÂTRE

PRÉSENTENT

Burns et Lynn Novick ont été

visionnées 3 millions et 2,2 mil-
lions de fois sur arte.tv.
Genre cinématographique à
part entière, le documentaire
historique est intégré dans le
Festival international du film
d’histoire qui se déroule en no-
vembre à Pessac (Gironde) de-
puis 1990 (sous le commissa-
riat général de François Aymé,
cf. p. 21). Au fil des années, la sé-
lection des films qui concourent
pour les différents prix proposés
confirme une tendance lourde :
la domination écrasante de l’his-
toire contemporaine et plus en-
core de celle du xxe siècle. Les
raisons sont d’abord purement
techniques : existence d’archives
et de témoins. Mais cette domi-
nation reflète aussi une réelle
appétence du public pour une
histoire proche dont la mémoire
PIERRE
est encore présente, notamment AZÉMA
dans la sphère familiale. Cela ex-
plique le nombre de documen- BRUNO
taires consacrés à la Seconde PAVIOT
Guerre mondiale, par exemple.
Les émissions d’histoire régu-
lières connaissent également
un certain succès. Lancée en
2017 sur France  5, La Guerre
des trônes, la véritable histoire
de l’Europe présentée par Bruno
Solo réalise des audiences dé-
passant le million de téléspec-
tateurs. L’animateur Stéphane
Bern a, lui, installé «  Secrets
d’histoire » depuis 2007 d’abord
sur France 2 puis sur France 3. UNE PIÈCE ÉCRITE ET MISE EN SCÈNE PAR DIDIER CARON
Centrée sur un « grand person- DÉCOR CAPUCINE GROU-RADENEZ LUMIÈRES DENIS SCHLEPP COSTUMES MÉLISANDE DE SERRES
VINCENZO FERRANTE GUILLAUME SAIX
nage », l’émission connaît des
PERRUQUES PHOTO & GRAPHISME

À PARTIR DU 5 OCTOBRE
débuts fracassants : « Louis XIV,
les passions du Roi-Soleil » ou MERCREDIS, JEUDIS, VENDREDIS : 21H
SAMEDIS : 20H30
« Un homme nommé Jésus » ré-
DIMANCHES : 16H30
unissant 5 millions de téléspec-
tateurs. La recette a vieilli, les
chiffres ont baissé, même si « Le
prince Philip au service de Sa
Majesté » (3,2 millions le 10 fé-
vrier 2020), « De Gaulle, le der-
nier des géants » (2,8 millions le
RCS 81064310600018 - LICENCE 2 -1085769

15 juin 2020) ou « Vauban, le roi

et les forteresses » (2,6 millions
le 14 septembre 2020) réalisent 5, rue Blainville 75005 Paris - www.theatredelacontrescarpe.fr
R É S E R V AT I O N S : 0 1 4 2 0 1 8 1 8 8
encore de bonnes audiences.
L’émission fait volontiers appel à
l’expertise d’universitaires, mais
ils savent qu’ils sont au

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

20 /
service d’une forme d’his-
toire simplifiée, parfois fantas-
mée, souvent légère.
A contrario, montrer la mé-
thode du chercheur, s’interro-
ger sur ce qu’est une date, sur
l’intérêt d’un objet, et dévoiler
ce qu’est le travail de l’historien
est une démarche militante que
Patrick Boucheron a initiée sur
Arte. La présence d’historiens et
d’historiennes à l’écran n’est pas
une nouveauté. Georges Duby
(« Le Temps des cathédrales » en
1980) et Marc Ferro (« Histoire
parallèle  » de 1989 à 2001)
avaient bien sûr ouvert la voie.
Mais, avec «  Quand l’histoire
fait dates », lancée en 2017, et
« Faire l’histoire », depuis 2021,
les historiens de métier inves-
tissent le devant de la scène.
L’audience 
des émissions
d’histoire à 
la radio est
démultipliée, 
ces dernières
années, par
l’énorme succès 
des podcasts
Le franc succès de la radio
La radio n’est pas en reste.
Certes, ces dernières années le
paysage a beaucoup changé.
Des émissions emblématiques
ont disparu (« 2 000 ans d’his-
toire » de Patrice Gélinet en 2011
et « La Marche de l’histoire » de
Jean Lebrun en 2020 sur France
Inter ; « Les Lundis de l’histoire »
en 2014 et « La Fabrique de l’his-
toire » d’Emmanuel Laurentin
en 2019 sur France Culture)
mais l’histoire reste toujours
présente sur les ondes avec plu-
sieurs émissions présentées par
des historiens professionnels.
Sur France Culture, du lundi
au vendredi, Xavier Mauduit
anime « Le Cours de l’histoire »
avec une chronique de Gérard
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Exclusif
RADIO
Les universitaires tirent leur épingle du jeu
Audience et téléchargements d’émissions radio d’histoire, juin 2022
Histoire de 900 000
France Inter 56 000
Concordance des temps 320 000
France Culture
230 000
Historiquement vôtre 330 000
Europe 1 1 108 000
Le Cours de l’histoire 392 000
France Culture
Franck Ferrand raconte Donnée non communiquée
Radio Classique
Audience moyenne Téléchargements mensuels des podcasts
« Histoire de », animée par Patrick Boucheron, réalise une excellente audience. « Le Cours de
l’histoire » de Xavier Mauduit atteint les 2,2 millions de téléchargements de podcasts mensuels.
Noiriel ; tous les samedis, Jean-
Noël Jeanneney propose de-
puis 1999 «  Concordance des
temps ». Et les auditeurs sont au
rendez-vous. Sur France Inter,
depuis 2020, Patrick Boucheron
anime « Histoire de », qui réunit
déjà 900 000 auditeurs chaque
dimanche.
Une audience démulti-
XAVIER pliée, ces dernières années,
MAUDUIT par l’énorme succès des pod-
casts. « Le Cours de l’histoire »
figure dans le top 30 des pod-
casts les plus écoutés selon les
données de Médiamétrie de
juin 2022 (17e avec 2,2 millions
de téléchargements). La for-
mule plus classique de « Franck
Ferrand raconte » se classe 13e
(Radio Classique, avec 3,2 mil-
lions de téléchargements). Avec
«  Historiquement vôtre  » sur
JEAN-NOËL Europe  1, Stéphane Bern est
JEANNENEY
30e (1,1 million de télécharge-
ments). Des scores non négli-
geables qui font de l’histoire une
valeur sûre à la radio même s’ils
restent loin de celui des « Grosses
Têtes » (1er avec 18,2 millions
de téléchargements).
« Histoire vivante »
Étudier l’histoire, n’est pas l’apa-
nage des seuls historiens de mé-
PATRICK tier. Les amateurs y participent
BOUCHERON pleinement. Près de 7 Français
Légendes Cartographie Sources : Mediamétrie eStat Podcast-chaînes de radio.
2 176 000
3 208 000
sur 10 déclarent pratiquer ponc-
tuellement la généalogie et
chercher dans les archives les
traces laissées par leur famille10.
Sans multiplier les exemples,
intéressons-nous à la Première
Guerre mondiale. En 2010,
PHILIPPE MATSAS/OPALE.PHOTO – JEAN-CHISTOPHE MARMARA/FIGAROPHOTO – RENAUD MONFOURNY/LEEXTRA/OPALE.PHOTO
Nicolas Offenstadt écrivait : « 14-
18, loin d’être simplement un sujet
savant, est devenu, en France, de-
puis une trentaine d’années, une
véritable “pratique sociale et cultu-
relle d’envergure”11. » Les Français
s’intéressaient donc à ce conflit
qui avait touché et endeuillé tant
de familles et dont le souvenir
n’était pas si lointain.
Lors des commémorations
de 2014-2018 orchestrées par
la mission du Centenaire de la
Première Guerre mondiale (di-
rigée par Joseph Zimet), trois
« grandes collectes » ont été or-
ganisées en 2013, 2014 et 2018.
L’idée était d’inciter les Français
à apporter des objets ou des do-
cuments, de les numériser sur
place pour les mettre ensuite en
ligne. Une initiative qui « a ren-
contré une large approbation des
Français », qui « se sont fortement
approprié cette histoire  »12. En
2013, 15 000 personnes se sont
rendues dans un des 120 points
de collecte et ont procédé à
720 dons. Au total, 250 000 pages
ont été numérisées. En 2014, ce
 / 2 1

sont 972 dons et 77 000 pages la majorité. Le développement regroupées dans la Fédération

numérisées.
Les Français s’investissent
aussi dans la production d’his-
toire, à travers l’adhésion à des
sociétés savantes, dont les plus
anciennes datent du xviie siècle.
Ainsi regroupés en associations,
les Français sont devenus « his-
toriens » et savent faire entendre
leur voix lorsqu’il s’agit d’empê-
cher les destructions d’archives
ou d’ouvrir l’accès à la grande
histoire. Selon le travail de re-
censement du Comité des tra-
vaux historiques et scientifiques,
rattaché à l’École nationale des
chartes, il existe aujourd’hui plus
de 1 500 sociétés savantes consa-
crées à l’histoire toujours actives.
Celles qui sont vouées à l’his-
toire locale sont, sans surprise,
de l’histoire locale en France est
un mouvement général qui s’est
accéléré notamment à l’occasion
du bicentenaire de la Révolution
française en 1989, des manifes-
tations largement ignorées par
les commentateurs parisiens.
«  En France, le goût et la place
centrale de l’histoire comme récit
du passé sont en train de s’éman-
ciper des formes antérieures pour
se lier de façon créative aux terri-
toires de la France d’aujourd’hui,
écrit en 2001 Wanda Diebolt,
directrice de l’Architecture et
du Patrimoine. Or, la façon la
plus efficace de justifier une exis-
tence est de “mettre en intrigue”
son passé13. »
Quatre-vingt-neuf  asso-
ciations sont aujourd’hui
Notes
10. C. Rollot,
« Généalogie : grâce au
numérique et à l’ADN,
les Français se prennent
de passion pour leurs
origines », Le Monde,
15 mars 2019.
11. N. Offenstadt,
14-18 aujourd’hui. La
Grande Guerre dans la
France contemporaine,
Odile Jacob, 2010, p. 8.
12. L. Veyssière, « La
Grande Collecte 1914-
1918 », La Gazette des
archives n° 258, 2020-2,
pp. 43-54.
13. W. Diebolt,
« Préface », A. Bensa,
D. Fabre (dir.), Une
histoire à soi. Figurations
du passé et localités,
EMSH, 2001.
française des fêtes et spectacles
historiques (FFFSH). En 2019,
près de 18 000  bénévoles ont
ainsi permis d’organiser, dans
l’ensemble de la France, des
mani­festations qui ont rassem-
blé 1,3 million de spectateurs.
La reconstitution ou re-­
enactment en anglais est une
autre « pratique culturelle et
sociale » de l’histoire. Des pas-
sionnés reconstituent et testent
des équipements militaires ou
des procédés de travail du bois,
des métaux, du cuir, portant
une attention toute particulière
aux détails, parfois un peu né-
gligés par les historiens de mé-
tier. « Au-delà du divertissement,
écrit Guillaume Mazeau, beau-
coup d’associations du

François Aymé : « Le film d’histoire a beaucoup changé »

D
e 1946 au début des années 1970, le Festival
de Cannes n’a pas le maître mot sur sa sé-
lection. Les pays qui y participent décident
des titres qui les représenteront, a fortiori pour
des films historiques. Le cinéma, média de masse,
est l’instrument du soft power. Contrôler le 7e art,
c’est contrôler le récit national et internatio-
nal. C’est le temps des superproductions histo-
riques (Le Docteur Jivago, Le Jour le plus long, Ben-
Hur…) aux succès colossaux. Loin de la guerre
d’Indochine puis de celle d’Algérie, les films hexa- FRANÇOIS AYMÉ
gonaux offrent une histoire fantasmée ou litté-
raire  : Gérard Philipe joue Fanfan la Tulipe et
Julien Sorel, Sacha Guitry raconte Napoléon et Si
Versailles m’était conté. On magnifie la Résistance,
on se moque des nazis (La Grande Vadrouille,
17 millions d’entrées, record jusqu’en 1997) et
on occulte la collaboration.
Pourtant, au sortir de la Première Guerre mon-
diale, le cinéma français avait su livrer un brûlot
pacifiste (J’accuse, Abel Gance, 1919 et 1938). Ce
sera avec le documentaire (Nuit et Brouillard, Alain Resnais,
1956 ; Le Chagrin et la Pitié, Marcel Ophüls, 1971) et la voix
de cinéastes étrangers (Stanley Kubrick, Les Sentiers de la
gloire, 1957  ; Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger, 1966)
qu’une représentation critique se fait jour. Mais on ne touche
pas impunément au récit national : ces films subiront la cen-
sure (au cinéma et/ou à la télévision).
Dans la foulée de Mai 68, un cinéma engagé s’impose  : la
ISABELLE NÈGRE
la tutelle des États et fait sa propre sélection  :
les palmes racontent une histoire moins «  offi-
cielle » : L’Homme de fer d’Andrzej Wajda (1981),
Yol du Turc Yilmaz Güney l’année suivante, jusqu’à
Chen Kaige, garde rouge repenti, qui dépeint, en
1993, avec Adieu ma concubine, une ravageuse
Révolution culturelle.
Au cours des années 1990, le cinéma français dé-
veloppe une veine sociale, liée à l’immigration
et aux banlieues (La Haine, Mathieu Kassovitz,
1995), préfigurant les émeutes de 2005. Après
s’être focalisé sur les deux guerres mondiales et
avoir ignoré des événements ou des personnalités
majeures de notre histoire (pas ou peu de fiction
sur la Commune, Mai 68, sur Clemenceau…), ces
dernières années le cinéma a élargi son horizon.
2019 : enfin une première fiction cinéma sur l’af-
faire Dreyfus (J’accuse, Roman Polanski) suivie en
2020 d’un premier De Gaulle (Gabriel Le Bomin).
Succès assurés.
La rentrée 2022 confirme cette tendance avec Les
Harkis (Philippe Faucon) et, au Festival de Pessac : Tirailleurs
(Mathieu Vadepied), Nos frangins, où Rachid Bouchareb
filme les violences policières contre Malik Oussekine et Abdel
Benyahia et Annie Colère où Blandine Lenoir fait revivre les
luttes féministes du Mouvement pour la liberté de l’avorte-
ment et de la contraception. François Aymé
Festival international du film d’histoire de Pessac 2022,
« Masculin-Féminin. Toute une histoire »

« fiction de gauche » avec Costa-Gavras (Z, Section spéciale,

L’Aveu), Yves Boisset (RAS) ou René Vautier (Avoir 20 ans à découvrir du 14 au 21 novembre 2022.
dans les Aurès). Fin des années 1970, le Festival de Cannes,
bousculé par la Quinzaine des réalisateurs, s’émancipe de
@ + d’info sur www.cinema-histoire-pessac.com et p. 6

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

22 /
patrimoine ou de reconsti-
tutions historiques sont d’ailleurs
motivées par la volonté de trans-
mettre un savoir ouvert, bien
moins fautif et nostalgique qu’on
ne le croit souvent. Ce que l’on ap-
pelle l’“histoire vivante” n’est pas
un vain mot14. »
Né en 1978, le Puy du Fou a
réalisé 2,3 millions d’entrées
en 2019. Ce qui en fait le deu-
xième parc de France par sa fré-
quentation. A l’origine, une ini-
tiative très politique de Philippe
de Villiers, décidé à proposer
une « cinéscénie » sur l’histoire
de la Vendée, avec la Contre-
Révolution en temps fort. Mais,
elle s’est quelque peu diluée
à mesure que les spectacles à
la mise en scène grandiose se
multipliaient –  sans toujours
convaincre sur le fond les histo-
riens universitaires15.
Bien différent est le pro-
jet mené à Guédelon (Yonne).
Depuis 1995, les visiteurs
peuvent se rendre sur le chan-
tier de construction d’un châ-
teau à l’architecture de l’époque
de Philippe Auguste. Les
308 000  personnes (huit fois
moins qu’au Puy-du-Fou) ve-
nues en 2019 s’initient ainsi à la
castellologie et à l’archéologie
expérimentales en observant
les travaux menés avec les tech-
niques du xiiie siècle.
RECONSTITUTIONS
Vivre comme au Moyen Age
n Les chevaliers continuent de fasciner.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Exclusif
SONDAGE Depuis vingt ans, c’est cepen- morts épiques de l’histoire  »
dant la démocratisation d’Inter- (4,2 millions).
8% 
des Français
net qui a bouleversé la consom-
mation et la production de
contenus historiques.
Les animateurs et animatrices
des chaînes vidéo YouTube
viennent d’horizons différents.
pratiquent Benjamin Brillaud, comme
l’histoire en La révolution Internet Ugo Bimar, qui anime depuis
amateur. En 2005 apparaissent les plates- 2015 « Confessions d’histoire »
formes de vidéos en strea- (163 000 abonnés), a une for-
ming, en particulier YouTube. mation en audiovisuel. D’autres
Désormais il est possible de sont adossés à de solides études
mettre à la disposition des in- universitaires  : Manon Bril,
ternautes –  et donc du grand qui a créé «  C’est une autre
public – ses propres vidéos sur histoire  » (678 000  abonnés)
les sujets de son choix. L’histoire en 2015, est docteure en his-
n’échappe pas à la règle. Leader toire contemporaine  ; Baptist
Cornabas de « Parlons Y-stoire »
Des passionnés reconstituent  (90 800  abonnés) est profes-
seur d’histoire-géographie, tout
et testent des équipements comme Justine de France qui
militaires, portant une attention anime « La Prof » (53 500 abon-
nés). Les youtubeurs utilisent
particulière aux détails les ressorts du média (durée
courte, ton familier, voire hu-
incontesté des vidéos d’his- moristique), qui séduisent le pu-
toire en français sur YouTube, la blic, sans oublier de citer leurs
chaîne Nota bene de Benjamin sources sous leurs vidéos.
Brillaud est lancée le 24 août Au point de rivaliser avec des
2014. Elle compte, au 11 juil- programmes réalisés par des his-
let 2022, 2,08 millions d’abon- toriens de métier sur des chaînes
nés, cumulant plus de 264 mil- de télévision ? Devenue une vé-
lions de vues sur l’ensemble des ritable entreprise de conception
vidéos proposées  ; 14 d’entre et de réalisation de vidéos de
elles dépassent les 2 millions de vulgarisation historique, Nota
vues avec, comme top 3 : « Le bene a totalisé 2,4 millions de
sexe au Moyen Age » (8,1 mil- vues sur la Peste noire, soit deux
lions), « La vérité sur 6 sociétés fois plus que l’épisode consacré
secrètes » (6,9 millions), « Les à l’épidémie dans l’émission
La reconstitution historique (« re-
enactment » en anglais) est née
Associations de reconstituteurs
en France, en 2021, par période avec le centenaire de la guerre de
Sécession aux États-Unis en 1961-
Légendes Cartographie Source : Annuaire de la reconstitution historique.
1965. En uniforme des soldats des
armées de l’Union et confédérées,
JOHAN BEN AZZOUZ/PHOTOPQR/L A VOIX DU NORD/MAXPPP
Autres périodes les participants « rejouent » les
3 % Transpériode batailles du conflit sur les lieux des
contemporaines
ine
Antiquité événements. Cette living history
Guerres ra
9% (« histoire vivante ») a un réel
o
mondiales 11 %
mp
succès : en 1988, 12 000 personnes
nte
14 % participent au 125e anniversaire 
Période co
de la bataille de Gettysburg. 
En Europe, le phénomène se
10 % développe à partir des années 1980
– avec les passionnés de l’épopée
Révolution 6% 47 %
napoléonienne. Sur les
et Napoléon 500 associations françaises de
l’Annuaire de la reconstitution
Moderne Moyen Age historique, près de la moitié se
consacrent à la période médiévale.
 / 2 3

de Patrick Boucheron « Quand YOUTUBE

l’histoire fait dates » sur la chaîne
YouTube d’Arte. Néanmoins, Nota bene, loin devant
ces deux programmes laissent
loin derrière les autres vidéos Nombre d’abonnés à des chaînes YouTube,
YouTube sur le même sujet.
septembre 2022
Du côté des podcasts «  na- Sur le champ 109 000

Légendes Cartographie
tifs  » (hors émissions de ra-
dio), les chiffres de l’ordre de Passé sauvage 126 000
quelques milliers par émission Histoire appliquée 131 000
sont difficiles à connaître mais
Confessions d’histoire 164 000
on constate également une mul-
tiplication de l’offre. Epic teaching of the history 294 000 n Benjamin
Brillaud qui
Les historiens profession- Question d’histoire 451 000 anime Nota
nels se sont d’ailleurs empa- bene.
Source : Chaînes YouTube

rés du médium. « Storiavoce » La folle histoire 565 000

animé par l’historien et jour-
2 septembre 2022.

C’est une autre histoire 680 000

naliste Christophe Dickès, pro-
pose de grands entretiens avec
des universitaires. Spécialiste
de la Première Guerre mon-
diale, André Loez propose, de-
puis quatre ans et 253 épisodes,
« Paroles d’histoire », émission
dans laquelle il évoque chaque
semaine un ouvrage dans un
dialogue approfondi avec son
auteur. Agrégés et doctorants
en histoire ancienne, Nicolas
Charles et Yohann Chanoir ani-
ment « Histoire en séries » de-
puis mars 2020 afin de décrypter
les séries télévisées avec les res-
sources des sciences humaines.
Né en septembre 2019, « Chemin
d’histoire » est un podcast d’ac-
tualité historiographique pro-
posé par Luc Daireaux, pro-
fesseur agrégé d’histoire. Pour
faire découvrir les travaux de
jeunes chercheurs en histoire
médiévale, la journaliste Fanny
Cohen Moreau leur donne la pa-
role sur « Passion Médiévistes »
depuis 2017. Un succès qui l’a
poussée à décliner le concept
en «  Passion Modernistes  » et
JULIEN PRUVOST/PHOTO PQR/L A NOUVELLE RÉPUBLIQUE/MAXPPP
Les revues du monde 932 000
Nota bene 2 130 000
Sur YouTube, l’offre de chaînes francophones de vulgarisation de l’histoire est importante. 
Le leader est sans conteste Nota bene qui comptabilise plus de 2 millions d’abonnés. Mais 
d’autres tirent aussi leur épingle du jeu, prouvant la vitalité d’un tel canal de diffusion.
aussi de produire de véritables Tweet
contenus explicatifs à travers les Le 14 mars 2022,
threads – c’est-à-dire une succes- Jérémie Foa décrypte
sion de Tweets le plus souvent sur Twitter le tableau
de François Dubois,
illustrés qui permettent de dé-
Le Massacre de la
velopper un propos ou une dé- Saint-Barthélemy.
monstration. Par exemple, le On peut aussi le lire
14 mars 2022, Jérémie Foa, spé- dans le numéro de
cialiste de la Saint-Barthélemy juin de L’Histoire.
(cf. L’Histoire n° 496), lance sur
Twitter un décryptage du ta-
bleau de François Dubois expli-
quant, en onze Tweets, pour-
quoi cette image iconique n’a
rien d’une représentation réa-
liste de l’événement… Autre his-
torienne très active sur Twitter,
Mathilde Larrère.
Ces espaces numériques,
moins intimidants que d’autres,

« Passion Antiquités ». Cet inté- peuvent être très créatifs.

rêt pour les podcasts natifs a éga-
lement amené des institutions
et des établissements d’ensei-
gnement supérieur (Collège de
France) à en créer.
Les threads de 
la Saint-Barthélemy
Autres médias investis par cer-
tains historiens ou laboratoires
de recherche : les réseaux so-
ciaux et, plus particulièrement,
Twitter. L’occasion de trans-
mettre des informations mais
Ainsi, en 2017, les élèves du
lycée Robert-Schuman de
Charenton-le-Pont inventent
le per sonnage de Molly
Managhan. En utilisant des gra-
vures de l’époque, ils relatent
en 42 tweets son histoire – fic-
tive – durant la Grande Famine
déclenchée par la maladie de la
pomme de terre en Irlande au
milieu du xixe siècle. Le musée
de la Grande Guerre de Meaux
propose, lui, de suivre le des-
tin –  là aussi fictif  – de Léon
Vivien lors du conflit à travers
sa « fausse » page Facebook à la-
quelle se sont abonnées près de
57 000 personnes. Une initia-
tive qui a débouché sur un livre
aux éditions de L’Opportun.
Plate-forme existant depuis Notes
14. G. Mazeau,
2011 et dont l’originalité repose op. cit., p. 53.
sur l’interaction avec le public 15. F. Besson, P. Ducret,
via le tchat qui permet aux spec- G. Lancereau,
tateurs d’intervenir par écrit en M. Larrère, Le Puy
du Faux. Enquête sur
direct, Twitch accueille aussi un parc qui déforme
des programmes d’histoire. l’histoire, Les Arènes,
On retrouve Nota bene 2022.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

24 /
et ses 71 000  followers.
Mais aussi deux jeunes licen-
ciés en histoire, Théo Reunbot,
alias Rivenzi, qui anime une
chaîne du même nom suivie par
184 000 personnes, et Thibault
Gagnage pour «  Histoire ap-
pliquée  » (16 000  followers).
Encore une fois, les universi-
taires ne sont pas en reste : « Ça
coule de sources » est un pro-
jet mené par un collectif d’his-
toriens autour de Catherine
Rideau-Kikuchi.
La simplicité d’utilisation d’In-
ternet et des réseaux sociaux
permet à toutes les bonnes vo-
lontés de créer des contenus.
Une simplicité qui a ses in-
convénients et ses avantages.
Impossible d’éviter le brouillage
entre les contenus proposés par
les amateurs et les profession-
nels. A l’internaute de faire le
tri entre les productions de qua-
lité et les contenus farfelus. Il y a
donc une absolue nécessité à in-
viter les enseignants à éduquer
élèves et étudiants à une ap-
proche critique de l’histoire, et
à ne pas se laisser déborder par
les initiatives séduisantes qui sa-
turent l’espace médiatique.
Car n’oublions pas que
l’usage de l’histoire est multiple.
Thomas Cauvin écrit ainsi  :
« L’histoire est utilisée et appliquée
à de nombreuses fins, telles que le
marketing, la politique, l’éduca-
tion, l’identité, l’autonomisation
et tout simplement le plaisir. Cela
SONDAGE
Une culture essentielle à notre temps
A quoi sert l’histoire ?
Comprendre les fondements
culturels des sociétés
Disposer d’une bonne culture
générale
Légendes Cartographie
Comprendre l’actualité
Être un bon citoyen
aujourd’hui
S’évader du temps présent
Tout à fait d’accord
Sans surprise, les Français, familiers de la discipline, estiment que la connaissance de
l’histoire est essentielle pour comprendre le monde qui nous entoure. Les plus de 50 ans 
et les diplômés du supérieur sont encore plus convaincus.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Exclusif
ne signifie pas que toutes les uti-
lisations et applications de l’his-
toire ont la même importance – il
existe de nombreuses utilisations
discutables de l’histoire liées à la
politique et au marketing, par
exemple – mais les praticiens ne
peuvent ignorer comment la re-
cherche et les interprétations his-
toriques sont utilisées, consom-
mées et appliquées par divers
groupes publics et individus16. »
Les Français ne s’y trompent
pas. Dans le sondage commandé
Face au brouillage entre productions de qualité 
et contenus farfelus, l’important est d’initier les
élèves à une approche critique de l’histoire
par L’Histoire, ils déclarent à
75 % faire confiance aux médias
traditionnels (musées, édition,
émissions et documentaires
diffusés à la télévision, sur les
plates-formes de streaming ou
à la radio) comme sources d’in-
formation en histoire ; il n’en est
pas de même avec les canaux
numériques (cf. p. 17). Seules
47 % des personnes interrogées
ont confiance dans les podcasts
et les chiffres tombent à 37 %
pour les vidéos de vulgarisation
sur YouTube et même à 31 %
pour les réseaux sociaux.
Reste qu’Internet est l’illustra-
tion qu’il existe de la place pour
des approches renouvelées,
des narrations et des formats
52
50
43
32 51
29 52
Plutôt d’accord Plutôt pas d’accord
innovants, des canaux multiples
pour s’intéresser ou même créer
soi-même de l’histoire. Il s’agit
d’une formidable occasion pour
l’histoire, objet de connaissance
et instrument de formation ci-
vique, et un défi pour les ensei-
gnants et les historiens, garants
d’une approche scientifique et
objective de leur discipline.
Les Français aiment donc
l’histoire. Peut-être « parce que
nous en avons profondément be-
soin », écrit Guillaume Mazeau.
Besoin pour se divertir, se ras-
surer, conjurer, voire oublier
les inquiétudes liées à un futur
incertain17.
Il existe une forte demande
sociale, que ce soit par l’écrit, la
télévision, la radio, Internet…
Cette « demande, explique l’his-
torienne Catherine Brice, révèle
une vraie sensibilité à l’histoire,
alimentée à la fois par les débats
sur le passé, la mémoire, les com-
mémorations. De cet engouement
Notes public pour l’histoire sont nés des
16. T. Cauvin, Public “produits” pour le grand public.
history. A Textbook Or ces derniers sont rarement
of Practice, Londres, pensés par les historiens ou, s’ils
Routledge, [2016],
2022, p. 14. interviennent, c’est souvent à la
17. G. Mazeau, fin du processus de création, pour
op. cit., p. 15. donner une validation d’expert ».
Ce constat l’a poussée à créer
en 2015 à l’université Paris-
Est-Créteil le premier master
d’histoire publique de France.
Un exemple suivi par plusieurs
universités. En septembre 2022
sondage Harris Interactive pour L’Histoire, 2022.
D’accord des masters d’histoire publique
existent à Albi, Nantes ou
Source : Enquête Les Français et l’histoire
42 5 1 94 % Poitiers… L’objectif est de for-
44 5 1 94 % mer de jeunes historiens à des
88 % modes de narration différents
45 10 2
de ceux de la thèse ou de l’article
13 4 83 % académique afin qu’ils puissent
15 4 81 % transmettre l’histoire universi-
taire au grand public.
Pas du tout d’accord Désormais, les historiens, dé-
butants ou confirmés, se sont
emparés de la divulgation avec
gourmandise. Un bon moyen de
satisfaire le goût de l’histoire des
Français. n
 EN AT
G
R
TR UI
ÉE TE
Archives nationales, William Siméonin, Département de l’Image et du Son

EXPOSITION
DE

L’ORDONNANCE INSTITUANT
LE DROIT DE VOTE DES FEMMES
DE 1944
ARCHIVES NATIONALES Du lundi au vendredi de 10h à 17h30 SCANNEZ-MOI
POUR EN SAVOIR +

60 rue des Francs-Bourgeois Samedi et dimanche de 14h à 17h30

75003 Paris Fermeture le mardi

www.archives-nationales.culture.gouv.fr
26 / Actualité

Pío Moa, faussaire

de la guerre d’Espagne
Les thèses de l’essayiste espagnol Pío Moa, reflet de la propagande
officielle de la dictature franquiste, sont aujourd’hui diffusées en France.
Par Benoît Pellistrandi*

C
« Sang sur ’est aux éditions
le front » L’Artilleur que revient le
Des cadavres jonchent douteux mérite d’avoir
une rue de Séville, traduit le livre de Pío
le 21 juillet 1936.
Moa Les Mythes de la guerre d’Es-
doxa imposée par la gauche, à
savoir que la guerre civile fut
la conséquence de l’acte illégal
et criminel du soulèvement des
militaires rebelles. Selon lui, le
parti ou un syndicat qui se se-
rait opposé à la « glorieuse croi-
sade » est suspecte selon la loi
dite « des responsabilités poli-
tiques ». En 1963 le dirigeant
EFE/NEWSCOM/MAXPPP ; DESPERTA FERRO EDICIONES 2022

Cette photo colorisée

provient du livre pagne. Soutenu par une agres-
de Jordi Bru et Jesús sive campagne publicitaire ci-
Jiménez Sangre en tant les 300 000  exemplaires
la frente. La guerra vendus en Espagne et par Le
civil en color Figaro Histoire (un entretien de
(Desperta Ferro huit pages dans le n° 63 d’août-
Ediciones, 2022), septembre 2022), cet essai est
qui vient aussi en passe de réussir à exporter
de susciter une une lecture révisionniste, dans
polémique en
le sens le plus négatif du terme,
Espagne.
de la guerre civile espagnole.
Publié en 2003 en Espagne,
cet ouvrage entend renverser
ce qu’il présente comme une
putsch est une réponse indis-
pensable à l’élimination de la
droite que la gauche espagnole,
depuis 1931, ambitionne.
Aucune nouveauté dans cette
thèse  : la question reste celle
des responsabilités de la guerre
civile. Sur ce plan, les réponses
ont pu varier. Pour le régime
franquiste, la République ins-
taurée en fut responsable et
coupable. Ce fut la règle et la
loi. En février 1939, toute per-
sonne ayant milité dans un
communiste Julían Grimau fut
ainsi condamné à mort au terme
d’un conseil de guerre.
Aucune nouveauté non plus
dans le système d’argumen-
tation  : il s’agit d’abord de
construire des statistiques pour
prouver que les républicains
tuèrent plus que les nationa-
listes. Ensuite, il convient de
citer les discours des leaders
de gauche dans lesquels la vio-
lence apparaît comme légiti-
mée. Paul Preston, dans Une

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


guerre d’extermination. Espagne,
1936-1945 (Belin, 2016), abou-
tit à la conclusion inverse : ce
sont les discours de la droite
qui ont progressivement légi-
timé la violence comme moda-
lité politique.
Pío Moa souligne avec force
détails la violence politique
dans les années 1931-1936. Et
elle existe. Est-elle pour autant
unilatéralement le fait des mou-
vements de gauche ? Loin de là !
La révolte des Asturies en oc-
tobre 1934 voit le soulèvement
armé des mineurs. Leurs motiva-
tions ne sont pas que syndicales
et le modèle bolchevique habite
leur ambition. La répression qui
est menée contre eux – par le gé-
néral Franco entre autres – est
dès lors sans pitié. On est ici face
à l’expression de ce que certains
ont appelé « la lutte des classes »
et que tous analysent comme un
signe avant-coureur de la guerre
civile. Mais que dire du dévelop-
pement des milices fascisantes
dont la Phalange est le fer de
lance  ? Comme pour l’Alle-
magne de Weimar, la démocra-
tie espagnole est brisée par l’ex-
plosion paramilitaire de presque
tous les groupes politiques.
Tentative de putsch
La République espagnole a
échoué à devenir consensuelle.
Elle n’a disposé que de cinq
ans avant que le déclenche-
ment du coup d’État militaire,
en juillet 1936, donne le signal
d’une guerre qui dura trois ans.
En 1932, déjà, le gouverne-
ment avait dû faire face à une
première tentative de putsch.
Voulant conduire une triple ré-
volution démocratique, sociale
et culturelle, les républicains
–  des modérés et catholiques
de centre-droit jusqu’aux com-
FERNANDO ALVARADO/EFE/NEWSCOM/MAXPPP
munistes en passant par des so-
cialistes et des radicaux inspi-
rés par le modèle français – ont
voulu transformer une Espagne
ancrée dans des archaïsmes
sociaux et économiques ex-
primant la violence des domi-
nations traditionnelles. Les
latifundia exploitaient un pro-
létariat agricole misérable. La
grande propriété aristocratique
demeurait puissante. L’osmose
entre le monde industriel, ban-
caire et aristocratique était
complète. Si l’on ajoute à cela
une Église attentive à préser-
ver l’ordre social, on comprend
la soif de réformes qui habitait
les femmes et les hommes de
gauche.
La guerre civile est le résul-
tat d’une conjoncture et d’une
structure sociale, économique
et culturelle de très longue du-
rée. Étendre les droits sociaux
des travailleurs, effectuer une
réforme agraire pour redyna-
miser l’agriculture, créer un
service public de l’éducation
et de la culture, laïciser l’État
et la société : le projet républi-
cain est à gauche. Il procède de
deux sources distinctes : le libé-
ralisme d’une part, le socialisme
de l’autre. Or, dans le contexte
des années  1930 où s’im-
briquent l’intensité de la crise
économique mondiale, la mon-
tée des tensions diplomatiques
et l’exacerbation des passions
politiques, avec l’affrontement
entre fascistes et antifascistes
d’une part et communistes et
anticommunistes d’autre part,
la stabilisation de la République
espagnole s’avère impossible.
Avec la guerre, l’Espagne de-
vient le lieu de la concentration
d’enjeux mondiaux. C’est la rai-
son pour laquelle elle aura mar-
qué les consciences.
On a souvent dit que la guerre
civile espagnole fut une antici-
pation de la Seconde Guerre
mondiale. L’alliance des libé-
raux et des communistes n’an-
nonce-t-elle pas la «  grande
alliance  » de 1941 entre
Américains et Soviétiques  ?
Mais contrairement à 1945, en
Espagne, ce sont les « fascistes »
qui l’emportent. La division des
gauches et le contexte interna-
tional expliquent ce résultat.
Depuis, la mauvaise conscience,
En 1937 Franco affirme à un
journaliste que si, « pour gagner,
il lui faut fusiller la moitié
de l’Espagne, alors il le fera »
/ 2 7
À SAVOIR l’amertume, les accusations ré-
ciproques et le découragement
devant l’acceptation par la com-
munauté internationale du ré-
gime de Franco ont fait de ce
conflit une blessure durable
plantée dans le flanc de toutes
les gauches européennes.
En prétendant que Pío Moa
revisite cette histoire, en van-
tant son érudition et en pré-
sentant cet ancien communiste
passé à l’extrême droite comme
un combattant de la vérité, Le
Figaro Histoire se décrédibilise.
Dépeindre Franco comme un lé-
galiste, soucieux d’ordre, alors
qu’en février 1937 il affirme au
journaliste américain Jay Allen
que si, « pour gagner, il lui faut fu-
siller la moitié de l’Espagne, alors
il le fera », relève bien d’une légè-
reté coupable.
Pourquoi le sage catholique
François Mauriac cria-t-il sa si-
Pío Moa (ci-dessus, dération dans Le Figaro dès le
en haut) est un 18 août 1936 en dénonçant ceux
ancien militant qui communient et sont capables
communiste, d’assassiner froidement des mil-
puis maoïste, liers d’habitants de Badajoz  ?
antifranquiste, qui Pourquoi Georges Bernanos ex-
s’est ensuite tourné
vers les milieux
prime-t-il son dégoût jusqu’à la
conservateurs. nausée pour les crimes des na-
Il est l’auteur des tionalistes au risque de se cou-
Mythes de la guerre per de ses amis politiques ?
d’Espagne, publié La guerre civile n’est pas un
en 2003 en Espagne défi pour l’historien : elle s’ex-
et traduit en 2022 aux plique. Mais il faut, par l’établis-
éditions L’Artilleur. sement des faits, leur vérifica-
tion, la compilation des données,
savoir construire une explica-
tion rationnelle. L’histoire exige
une probité intellectuelle que
Pío Moa n’a pas et que ses sou-
tiens, à commencer par ses édi-
teurs, perdent en le promou-
vant. Une histoire de la guerre
civile pensée comme un règle-
ment de comptes ­posthume,
couvrant en réalité une dé-
marche politique, est vouée à
l’échec. Les historiens, eux, ré-
sisteront car ils savent que la vé-
rité n’est ni binaire ni simpliste
et qu’elle demande plus de cou-
rage que de certitudes, plus d’in-
telligence que de passion, plus
d’honnêteté ennuyeuse parfois
que de polémiques biaisées. n
* Professeur en classes
préparatoires au lycée Condorcet
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
28 / Actualité

Cour suprême américaine :

une nouvelle ère ?
Donald Trump a transformé la composition de la Cour
suprême des États-Unis. Depuis, sa jurisprudence évolue
dans un sens ultraconservateur. Une situation inédite ?
Par Julien Jeanneney*

L
a rupture est retentis-
sante. Par plusieurs déci-
sions rendues à la fin du
printemps 2022, la Cour
suprême des États-Unis vient
d’accomplir un tournant brutal
vers sa droite. La plus visible,
Dobbs vs Jackson, conduit à
l’abandon de la protection
constitutionnelle du droit de re-
courir à une interruption volon-
taire de grossesse, laissant les
États les plus conservateurs
libres de l’interdire.
D’autres décisions ont contri-
bué à ce mouvement, même si
leur écho a été moindre. Ainsi Earl Warren  confie au président le soin de
la Cour a-t-elle restreint la ca- Sous sa présidence proposer les candidatures, et
pacité de l’Agence fédérale de (1953-1969), au Sénat, celui de les approu-
protection de l’environnement la Cour suprême ver ou de les rejeter. Les nomi-
à réguler les émissions de gaz a élaboré une nations se dessinent donc à la
jurisprudence
à effet de serre. Elle a consacré rencontre d’une volonté pré-
progressiste
le droit constitutionnel, pour (ci-dessus, lors sidentielle, d’une majorité sé-
un entraîneur de football amé- de son départ). natoriale et de la personnalité Kavanaugh en 2018 (en dé-
ricain, de prier sur le terrain à spécifique de chaque candidat pit des accusations d’agres-
la fin d’un match. Elle a déclaré – auditionné publiquement de sion sexuelle formulées à son
BETTMANN/GETT Y IMAGES – GEMUNU AMARASINGHE/AP/SIPA

inconstitutionnelle une loi qui manière systématique depuis le
limitait la faculté de porter des milieu des années 1950. La part
armes en public dans l’État de du hasard et de l’inattendu y est
New York. grande ; celle des manipulations
politiques aussi.
Nominations stratégiques Donald Trump a ainsi été
En l’occurrence, le facteur dé- en mesure de nommer Neil
terminant est la manière dont Gorsuch, quelques jours après
Donald Trump a obtenu la no- le début de son mandat, en
mination à la Cour, en seule- 2017  : les sénateurs républi-
ment quatre ans, de trois jeunes cains avaient bloqué indûment
conservateurs. C’est le fruit pendant près d’un an l’examen
d’une configuration rare qui lui de la candidature de Merrick
a été singulièrement favorable. Garland, proposée par Barack
Il faut savoir que la Constitution Obama. Il a pu nommer Brett
encontre) : le juge républicain
Anthony Kennedy, quoique mo-
déré, avait souhaité, par son
départ, laisser à ce président le
choix de son successeur. Enfin,
il a nommé Amy Coney Barrett
quelques jours avant l’élection
présidentielle de 2020, après la
mort de la progressiste et très
influente Ruth Bader Ginsburg.
Six juges conservateurs font
donc face aujourd’hui à trois
juges progressistes. L’équilibre
pourrait se révéler pérenne,
puisque les deux juges les plus

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


âgés de la Cour – les conserva-
teurs Clarence Thomas (74 ans)
et Samuel Alito (72 ans) – sont
à même d’y demeurer pendant
encore dix ans ou plus : les juges
de la Cour sont nommés à vie et,
selon une boutade ancienne, ils
« meurent rarement et ne démis-
sionnent jamais ».
Donald Trump aura-t-il, par
ses nominations, provoqué
une nouvelle « ère » de la Cour
suprême, selon l’expression
consacrée  ? Pendant quatre
décennies, de 1897 à 1937, la
Cour suprême, au nom d’une
défense farouche de la liberté
contractuelle, a invalidé, avec
une constance impitoyable, un
bon nombre de lois qui, à hau-
teur des États ou de l’Union fé-
dérale, réglementaient les rela-
tions de travail et servaient le
progrès social.
Emblématique fut, à cet
égard, la décision Lochner vs
New York de 1905, suscitée par
un boulanger de l’État de New
York, Joseph Lochner, par la-
quelle elle déclara inconstitu-
tionnelle une loi de cet État li-
mitant à dix heures par jour et
à soixante heures par semaine
la durée de travail des boulan-
gers. Révélatrice fut une déci-
sion de 1923 par laquelle la ju-
ridiction bloqua une loi d’État
fédéré qui imposait un salaire
minimum au bénéfice des
femmes. On qualifie cette pé-
riode très conservatrice d’« ère
Lochner ».
Une rupture intervint alors.
Pendant son premier man-
dat (mars 1933-janvier 1937),
Franklin Roosevelt était
confronté à l’hostilité de la
«  Cour Lochner  », qui neutra-
lisa plusieurs des lois fédérales
fondant le New Deal. Aussi s’at-
tacha-t-il, après sa réélection, à
changer l’équilibre de l’institu-
tion. Habilement, il joua d’une
menace, agitant l’éventualité
d’un accroissement du nombre
des membres de la Cour, dénon-
cée par ses opposants comme la
perspective d’une « fournée » à
sa main. Puisque la Constitution
ne fixait pas le nombre de ses
membres, pourquoi ne pas en
ajouter de nouveaux, qui balan-
ceraient l’influence des conser-
vateurs ? En pratique, il se se-
rait agi de nommer un juge
supplémentaire pour chaque
membre de la Cour qui fût en
place depuis plus de dix ans et
qui, âgé de plus de 70 ans, ne
démissionnerait pas dans un
délai de six mois. La Cour serait
progressivement passée de 9 à
15 membres1.
Départs suscités
La loi ne fut pas adoptée. La me-
nace suffit. L’un des juges, Owen
Roberts, probablement marqué
par les circonstances, aban-
donna sa position traditionnelle
– ce qui entraîna un revirement
de jurisprudence. De plus, une
loi sur la retraite des juges de la
Cour suprême, qui leur permet-
tait de recevoir, du jour de leur
retraite jusqu’à leur mort, l’in-
tégralité de leur salaire, provo-
qua le départ de plusieurs juges
conservateurs. Ajoutons la
triple réélection de Roosevelt,
à qui douze années à la Maison-
Blanche laissèrent tout loisir de
conforter sa victoire et d’assurer
ainsi, pour une longue période,
les fondations d’une jurispru-
dence progressiste.
L’« ère Warren » en résulta.
Elle s’étendit du milieu des
années 1950 au début des an-
nées 1970 – sous la présidence
/ 2 9
Le président Franklin Roosevelt
s’attache, après sa réélection
en 1936, à changer l’équilibre
de l’institution
d’Earl Warren (1953-1969),
qui marqua l’institution de sa
personnalité. La Cour évolua
alors dans une direction pro-
gressiste. Cette période se pro-
longea, à plus bas bruit, pen-
dant les années suivantes, sous
la présidence de Warren Burger
(1969-1986).
Le spectre du «  gouverne-
ment des juges  » changea
alors de camp : l’activisme ju-
ridictionnel quitta les eaux
du conservatisme pour passer
en face. La Cour marqua cette
orientation dans de nombreux
domaines, en favorisant la lutte
contre les discriminations, les
Un droit garanties offertes aux mis en
menacé  cause par la procédure pénale,
Par une décision du la protection de la vie privée,
24 juin 2022, la Cour l’accès au vote des populations
suprême est revenue longtemps exclues ou encore la
sur la protection
liberté de ne pas pratiquer de
constitutionnelle du
droit de recourir à culte. Éclatante fut, à cet égard,
une IVG, provoquant la décision Brown vs Board of
des manifestations Education de 1954, par laquelle
(ci-contre le 9 juillet la Cour, en rupture avec sa doc-
2022 à Washington). trine depuis 1896, consacra
l’inconstitutionnalité de la sé-
grégation dans les écoles pu-
bliques que pratiquaient encore
des États du Sud.
Sans doute est-il trop tôt pour
mesurer la portée de ces nomi-
nations de Donald Trump. On
l’a assez compris, cependant :
on ne saurait se limiter à un
regard juridique sur ces ques-
tions qui dépassent largement
le champ des institutions en
marche. L’histoire des nomina-
tions à la Cour suprême nous
informe, dans la longue du-
rée, sur l’entrelacs des tempo-
ralités, les mutations de la dé-
mocratie américaine, le rôle de
l’opinion, les équilibres fluc-
Note
1. Le nombre de juges tuants des pouvoirs et la portée
à la Cour suprême, fixé toujours précaire de la garantie
par le Congrès, a fluctué des droits. Ainsi convient-il de
dans le temps : 6 à s’y reporter, toujours. n
l’origine, en 1790 ; 7 en
1807 ; 9 en 1837 ; 10 en
1863 ; 7 en 1866. Pour * Professeur de droit public
se fixer à 9 depuis 1869. à l’université de Strasbourg
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
30 /
Du Bellay, poète des ruines
Joachim Du Bellay est né il y a 500 ans. De 1553 à 1557
il est à Rome, dont il décrit la beauté des vestiges antiques.
Par Claude Aziza*
JOACHIM DU BELLAY
J
uin 1553. Parti de Paris en
avril, Joachim Du Bellay ar-
rive à Rome, comme inten-
dant du cardinal Jean Du
Bellay, le cousin de son père. Cet
humaniste, pétri de grec et de la-
tin, est amoureux de la Rome an-
tique. Mais celle-ci n’a plus que
de lointains rapports avec la ville
qui s’offre à ses yeux. C’est une
Rome ruinée qu’il découvre  :
partout, des étendues de pierres,
des monuments comme le
Colisée, des fantômes de
théâtres « ouverts de tous côtés »
(Les Regrets, sonnet 181) servent
aux constructions nouvelles.
Ne restent, dans leur ancienne
splendeur, que les thermes de
Caracalla et ceux de Dioclétien
(Les Regrets, sonnet  107).
Pourtant, les papes avaient
tenté, depuis le début du siècle,
de retrouver un peu de la ma-
gnificence antique : Jules II, en
ouvrant le long du Tibre la via
Giulia  ; Paul  III en restaurant
le Capitole et ses sculptures an-
tiques et y plaçant, en 1538, la
statue équestre de Marc Aurèle.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Actualité
Vestiges Rome n’est plus la ville aux sept
Deux gravures collines mais plutôt celle de
datant du xvie siècle quatre régions  : le Vatican où
montrent les ruines se construit, sous la houlette de
du Colisée par Étienne Michel-Ange, Saint-Pierre ; les
Dupérac (ci-dessus)
villes haute et basse et le quartier
et celles des thermes
dits « de Caracalla » des ruines où se dressent encore
par Giovanni Battista de maigres vestiges. L’espoir de
de’ Cavalieri (page de voir ressurgir la Rome antique a
droite). été balayé par le sac de 1527 qui
a vu les lansquenets de Charles
Quint ravager la ville.
Pour avoir choisi, contre les di-
rectives du roi de France Henri II,
de soutenir Paul IV, lors de l’élec-
tion de 1555, le cardinal banni
de France termine ses jours, en
1560, à Rome. De cette situa-
tion internationale compliquée
Joachim Du Bellay, bien mal-
gré lui, est la victime. Il rentre à
Paris en 1557. Il est, l’année sui-
vante, le premier écrivain fran-
çais à dresser, dans Les Antiquités
Rentré à Paris en 1557, Du Bellay
est le premier écrivain français à
dresser le tableau de Rome
JEAN DU BELLAY
de Rome, le tableau de la cité an-
tique. Tout au long de ses 32 son-
nets, nourris de ces poètes latins,
Virgile, Horace, Ovide, Properce,
Lucain, il invoque (sonnet 1) les
dieux morts, « Divins esprits, dont
la poudreuse cendre/ Gît sous le
faix de tant de murs couverts ».
Poussière du temps : Rome n’est
plus qu’une vaste urne funé-
raire, que le poète va tenter de
rappeler des ombres du passé :
BEAUX-ARTS DE PARIS, DIST. RMN-GRAND PAL AIS/IMAGE BEAUX-ARTS DE PARIS
« A haute voix trois fois je vous ap-
pelle :/ J’invoque ici votre antique
BNF, ESTAMPES ET PHOTOGRAPHIE, RES NA-27-PET FOL PL ANCHE 5
fureur, […] Je vais chantant votre
CHÂTEAU DE BEAUREGARD ; PETER WILLI/BRIDGEMAN IMAGES
gloire plus belle » (sonnet 1). Au
visiteur « qui cherches Rome en
Rome,/ Et rien de Rome en Rome
n’aperçoit » (sonnet  3), il rap-
pelle le destin glorieux et l’his-
toire de la maîtresse du monde.
Nostalgie, tristesse, mélan-
colie, impuissance devant le
temps qui dévore, il y a tout
cela chez le poète et l’huma-
niste. Émotion il y a, certes,
mais peut-on y trouver malgré
tout une inspiration poétique ?
On craint bien que non : là où
il pourrait y avoir lyrisme (la

beauté des ruines), il y a sur-
tout élégie (le malheureux des-
tin de Rome ressemble à celui
de l’exilé que se sent Du Bellay).
La Ville lui inspire toutefois de
belles métaphores, comme au
sonnet 30 : « Comme le champ
semé en verdure foisonne,/ […]/
Ainsi de peu à peu crût l’empire ro-
main,/ Tant qu’il fut dépouillé par
la barbare main,/ Qui ne laissa
de lui que ces marques antiques,/
Que chacun va pillant. » Et si la
fin du recueil emprunte à Horace
ses accents triomphants, le sé-
jour romain de Du Bellay montre
bien comment la vision du réel a
pu doucher l’enthousiasme des
humanistes, qui choisiront, pour
la plupart, de se réfugier dans le
douillet confort des textes an-
tiques et de fantasmer sur une
Rome éternelle qui n’existe plus.
BEAUX-ARTS DE PARIS, DIST. RMN-GRAND PAL AIS/IMAGE BEAUX-ARTS DE PARIS
Rome est morte
Il faudra attendre deux siècles
pour que, sous l’influence des
Salons de Diderot (surtout ceux
de 1761 et de 1767), d’écrits
comme Les Ruines, ou Méditation
sur les révolution des empires de
Volney (1791) et des tableaux
d’Hubert Robert, on distingue,
comme dans l’article « Ruines »
de l’Encyclopédie, entre «  bâ-
timents ruinés  » et «  ruines  ».
Celles-ci prennent alors une di-
mension presque sacrée : « Les
idées que les ruines réveillent en
moi sont grandes », écrit Diderot.
Ce qui n’empêche point l’émo-
tion esthétique, au point que
désormais tout jardin aura ses
ruines, où l’on pourra se retirer,
se retrouver, méditer. Mais aussi
des sensations, comme la rêverie
érotique qui clôt le Salon de 1767
de Diderot, qui cherche dans les
ruines à retrouver « l’égarement
voluptueux » que lui avait pro-
curé sa chère Sophie Volland.
Delille, dans ses Jardins
(1782), évoque les splendeurs
de Rome  : «  Ces portiques, ces
arcs, où la pierre fidèle : Garde du
peuple-roi les exploits éclatants ;/
[…] Partout confusément dans la
poussière épars,/ Les thermes, les
palais, les tombeaux des Césars,/
Tandis que de Virgile, et d’Ovide, et
d‘Horace,/ La douce illusion nous
montre encor la trace. » Si Delille
a retrouvé les accents de Du
Bellay, il sait aussi – la querelle
des Anciens et des Modernes a
dû passer par là – que la Rome
antique est bien morte.
Il ne sait pas encore qu’elle va
revivre quelques décennies plus
tard à Pompéi, dont les ruines
découvertes par Winckelmann
donnent naissance, chez
Chateaubriand, Germaine de
Staël, Théophile Gautier et
quelques autres, à une nou-
velle méditation, sur la fuite du
temps, la fragilité des empires
et du destin de l’homme. Du
Bellay n’avait, au fond, pas dit
autre chose, mais avec d’autres
mots. n
* Historien de l’Antiquité
fantasmatique
/ 3 1
En octobre
sur www.lhistoire.fr
Des articles inédits
« Joe Biden et les historiens »
par Pierre Assouline
« Victor Orban est-il européen ? »
par Marie-Madeleine de Cevins
« Exposition : paysages
révolutionnaires »
par Martial Poirson
Webdossier
« Gorbatchev et la fin de l’URSS »
avec des articles de Catherine Goussef
et de Nicolas Werth et un entretien
avec Andreï Gratchev, ancien
conseiller du président de l’Union
soviétique
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L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
BARBEROUSSE HAWKINS
Capitaine corsaire Corsaire et marchand
devenu grand amiral d’esclaves anglais,
de la flotte ottomane oncle et associé de
et beylerbey d’Alger Drake entre 1560 et
en 1533. 1595.

DUGUAY-TROUIN SURCOUF
 arin de Saint-Malo
M  apitaine corsaire à
C
devenu corsaire, 20 ans, il a accumulé
il est récompensé près de 500 millions
par Louis XIV pour de livres de butin
ses succès. dans sa carrière.
 / 3 3

DOSSIER n Carte : xvie-xviiie siècle, l’âge d’or de la course p. 34

n Atlantique, xvie-xviiie siècle. Les pirates, l’État et la guerre sur mer p. 36
n La fin des abordages p. 37
n Entre les « lignes des amitiés » p. 41
n Rome : « les ennemis du genre humain » p. 44
n « Wakô », les maîtres de la mer de Chine p. 46
n De la Guinée aux Galápagos. Les flibustiers du « Saint-Nicolas » p. 48
n Méditerranée. En finir avec les Barbaresques p. 54
n xxe-xxie siècle. A qui appartient la mer ? p. 60

Pirates et
corsaires
Liberté sur les mers ?
A partir du xvie siècle l’océan trésors et leurs effrayants
Atlantique s’ouvre à des trafics et drapeaux ont fait d’eux un mythe
SAINT-MALO, MUSÉE D’HISTOIRE DE L A VILLE ; BRIDGEMAN IMAGES
COLLECTION PRIVÉE ; © CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES

des pratiques d’un nouveau genre. dès l’Époque moderne, jusqu’à

RMN-GRAND PAL AIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT

Les corsaires mercenaires des mers réactiver l’utopie d’une contre-

sont employés par des monarchies société libertaire dont Nassau
européennes pour mener sur mer ou Tortuga seraient les capitales.
WORLD HISTORY ARCHIVE/ABACA

la guerre en leur nom. Les pirates, Mais la réalité est bien plus
eux, entendent s’affranchir du nuancée et, derrière quelques
carcan des États pour leur profit grands noms, c’est aussi un monde
personnel. Les abordages, les d’hommes déclassés qui se dévoile.

Sur toutes les mers du globe D

 u xvie au milieu du xixe siècle, de talentueux capitaines ont su flirter avec les limites d’un droit
des mers en train de se constituer pour se forger une solide réputation et propulser leur carrière politique : ainsi Barberousse en Méditerranée,
Hawkins et Duguay-Trouin dans l’Atlantique et Surcouf dans l’océan Indien.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

34 / DOSSIER P
 irates et corsaires

CHRONOLOGIE
Baie
d’Hudson
À L’ASSAUT DE L’ATLANTIQUE
1494 Traité de Tordesillas : l’Espagne et
le Portugal se partagent le Nouveau Monde
et l’Atlantique devient le théâtre d’opposition
des puissances européennes.
1545 Début de l’exploitation par Nouvelle-
France
les Espagnols de la mine d’argent de Potosí
au Pérou. Nouvelle-
1558-1603 Règne d’Élisabeth Ire, Angleterre Boston
New York
qui encourage le développement des Baltimore
corsaires anglais. Louisiane

1568 Première expédition de Francis Drake

et James Hawkins en Amérique. Golfe Floride
1718 Charleston
Barbe-Noire
1580 L’Espagne et le Portugal sont Mexico du Mexique
rassemblés par Philippe II dans l’Union Veracruz
Nassau
ibérique. La Havane
Ag
1581 Drake est anobli en récompense Taxco
Cuba
de sa circumnavigation et de ses exploits Tortuga
contre l’Espagne. Jamaïque
1719 Jack Rackham
L’APOGÉE DU CORSO EN MÉDITERRANÉE Porto Rico
Hispaniola Guadeloupe
1562 Fondation de l’Ordre de Saint-Étienne. VICE-ROYAUTÉ
DE NOUVELLE CARAÏBES
1571 Victoire de la Sainte Ligue contre ESPAGNE Portobelo 1650-1730 Martinique
les Ottomans à Lépante. Caracas
Or La Barbade
1581 Début de la trêve entre l’Espagne et 1670 Panama Carthagène
l’Empire ottoman. Morgan des Indes
0 UE

1607 Prise et sac d’Annaba (Algérie) par

1650- CIFIQ

les galères toscanes. Cayenne

17 3

1645 Début de la guerre de Candie opposant

A
OCÉAN P

Venise et l’Empire ottoman.

L’ÂGE D’OR
1655 L’Angleterre prend la Jamaïque à
l’Espagne. Lima
Ag BRÉSIL
1688-1697 Guerre de la Ligue d’Augsbourg.
La course dans les espaces coloniaux est un Pisco Bahia
Or Carabaya
aspect central du conflit.
Duguay-Trouin s’illustre particulièrement
au service de la France. Ag Potosí

1713 Le traité d’Utrecht met fin à la pratique VICE-ROYAUTÉ 1711 Rio de Janeiro
généralisée de la flibusterie dans les Caraïbes. OCÉAN DU PÉROU Duguay-Trouin
1716-1718 Années d’activité d’Edward Teach, PACIFIQUE
alias Barbe-Noire. Asunción
1720 Les autorités britanniques capturent
Jack Rackham, Anne Bonny et Mary Read.

LES DERNIERS FEUX

1775-1783 Durant la guerre d’Indépendance
des États-Unis, les corsaires de Boston,
New York et Baltimore s’emparent
de nombreux bâtiments britanniques.
1795-1815 Le corsaire français Surcouf
multiplie les prises dans l’océan Indien.
Légendes Cartographie

1856 Le traité de Paris, qui met fin à

la guerre de Crimée, interdit la guerre
de course. Détroit de Magellan
1000 km
échelle à l’équateur
Cap Horn
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
 / 3 5

XVIe-XVIIIe siècle :
1627 Islande
Jan Janszoon- alias Murad Rais
l’âge d’or de la course
OCÉAN
ATLANTIQUE
NORD Ostende 1800 Surcouf
1750-1790 Nieuport MER TYRRHÉNIENNE
1777 John Paul Jones
Calais
Granville MER ÉGÉE Contantinople
Saint-Malo Venise Flessingue MER
Nantes Gênes Ancône
Ag Londres
Salonique
Ostende MÉDITERRANÉE
Bordeaux Nieuport
Plymouth Livourne 1560-1640
Bayonne Marseille Calais Smyrne
Jersey- Naples
Granville
Barcelone
Guernesey
Alger Saint-Malo Venise CÔTE DU LEVANT
Lisbonne Séville Valence Nantes Malte Contantinople
Ag Ancône
Tunis Gênes
Bordeaux Alexandrie Salonique Goa
Livourne
Salé Djerba Tripoli
Bayonne MERMarseille
IONIENNE Smyrne
DÉTROIT DE GIBRALTAR Barcelone Naples
Majorque
CÔTE D’AFRIQUE DU NORD Alger
Valence
Lisbonne Séville MER MÉDITERRANÉE 1698 William Kidd
Tunis Malte
1560-1650
Djerba Alexandrie
Cap Tripoli
Blanc Salé

MALI
Cap Or
Vert 1000 km
GOLFE DE GUINÉE
Or
OCÉAN
INDIEN
1780-1830

OCÉAN
OCÉAN
ATLANTIQUE
INDIEN

MOZAMBIQUE
MADAGASCAR Île de France
Île Bourbon

Cap de Bonne Espérance

La piraterie et la course Les empires vers 1700 Les produits les plus convoités Trafic d’esclaves
Principale zone d’activité France Or Or Lieu d’échange
Angleterre Ag Argent et de commerce
Grand port de course
Espagne Sucre et rhum
Nid de pirates
Portugal Vin
Raid remarquable Provinces-Unies Épices
Prise de navire Empire ottoman
Le méridien de Tordesillas, « ligne des Amitiés »
Route maritime majeure Port

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

36 / DOSSIER P
 irates et corsaires

Atlantique, xvie-xviiie siècle

Les pirates, l’État et

la guerre sur mer
Les ambitions océaniques des puissances européennes lancent sur l’eau des milliers de
bateaux, transformant l’Atlantique en un monde d’opportunités. Un monde dangereux,
aussi, où se prolongent les guerres continentales. Engagés par les États ou guidés par leur
profit, des individus passent maîtres dans l’art de faire du butin : les corsaires et les pirates.

Par Renaud Morieux

A
partir de la fin du Moyen Age
les puissances maritimes eu-
ropéennes développent des
ambitions océaniques et im-
périales grandissantes, stimu-
lant la compétition entre
France, Angleterre, Espagne
ou Provinces-Unies pour le contrôle des mers du
globe et des richesses coloniales. Ce mouvement
entraîne également un besoin croissant de préci-
sion du droit de la mer et du « droit des gens »
(nom du droit international avant le xixe siècle).
Les juristes des xvie et xviie  siècles, comme
Suarez, Gentili, Grotius, Selden ou Pufendorf,
s’interrogent alors sur les limites de la souverai-
neté étatique sur les océans et sur les manières de
contenir la violence en temps de guerre. Ils fixent
en particulier des lignes de partage entre les ac-
teurs admis à commercer en mer, à faire la guerre
ou à simplement naviguer sans subir le risque
d’être attaqués.
La guerre en mer, comme sur terre, répond
donc à des règles. Loin d’être un espace de non-
droit, les océans n’échappent pas à la juridici-
sation croissante du monde, bien que les États
n’aient pas véritablement les moyens d’appliquer
ces politiques avant le milieu du xixe siècle. Les
progrès technologiques en matière d’armement
et de navigation ne suffisent pas à compenser le
manque de flottes et d’effectifs humains.
Une solution se dégage alors : recourir à des
acteurs privés, auxquels un État accorde le droit
de mener des opérations de prédation sur le com-
merce ennemi – en d’autres termes, de piller des
propriétés privées étrangères. Ce sont ceux que
l’on appelle les corsaires, dont l’existence est déjà
documentée au xiiie siècle.
L’AUTEUR
Renaud Morieux est Corsaires : au service du prince
professeur d’histoire Du point de vue des États, cette «  guerre de
européenne à la course » présente l’avantage de diminuer une
faculté d’histoire
de l’université de
source majeure de revenus ennemis, ce qui béné-
Cambridge et fellow ficie indirectement à l’effort de guerre – le com-
de Pembroke College. merce est explicitement conçu par les mercanti-
Il a notamment listes comme une continuation de la guerre par
publié Une mer pour d’autres moyens. En outre, faire appel à des cor-
deux royaumes.
La Manche, frontière saires s’avère moins coûteux que de construire
franco-anglaise, une flotte de guerre, et peut même stimuler l’éco-
xviie-xviiie siècles nomie nationale grâce à la saisie de capitaux et
(Presses de marchandises étrangères.
universitaires de
Rennes, 2008) et
L’activité des corsaires, strictement limitée aux
The Society of temps de guerre donc, est autorisée par le souve-
Prisoners. Anglo- rain, qui délivre une « lettre de marque », qu’on
French Wars and appelle aussi « commission en course », qui permet
Incarceration in the à ces particuliers de « courir sus » à l’ennemi dé-
Eighteenth Century
(Oxford University claré pour la durée d’une campagne. Autrement
Press, 2019). dit, la course est une délégation temporaire du
pouvoir du souverain de faire la guerre, attri-
buée à des individus privés, ce que marque bien
le terme anglais qui apparaît au milieu du
DR

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


La fin des abordages
THE GRANGER COLLECTION NYC/AURIMAGES
Le perfectionnement et la généralisation des armes à feu, 
initiés au xive siècle, sont l’un des phénomènes clés pour
comprendre l’évolution de la guerre sur mer au début de l’Époque
moderne. Les pièces d’artillerie, grandes comme petites, ne sont
pas que des outils de plus pour les marins : elles transforment
radicalement le profil des combats navals. En effet, malgré 
leurs défauts et leurs insuffisances durables, elles détournent
progressivement les affrontements du combat main à main et 
au contact – c’est-à-dire de l’abordage ou de l’éperonnage qui
/ 3 7
prédominaient depuis des siècles, comme sur cette gravure 
du xviie siècle illustrant l’Histoire des flibustiers d’Amérique
d’Exquemelin. A la place, se multiplient les batailles à distance,
certes tout aussi ravageuses. La mutation est lente et inégale
– elle est plus précoce en Méditerranée, où l’agilité des galères
permet de pallier les difficultés de maniement – mais ouvre 
la voie à un nouveau paradigme du combat en mer, celui de 
la guerre de ligne, où l’on se canonne de loin.
 Alexandre Jubelin
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
38 / DOSSIER
 irates et corsaires
FRANCIS DRAKE
Anobli
Marchand d’esclaves,
explorateur, pirate selon
les Espagnols et corsaire
anobli par la reine
Élisabeth en 1581, héros
pour les uns et bandit
pour les autres, il a
réalisé, en 1577-1580,
le troisième tour du
monde.
ROCHE BRAZILIANO
Le cruel
 eulement connu par son
S vernements, elle ne cesse jamais tout à fait.
surnom, ce boucanier
d’origine néerlandaise,
basé au Brésil puis en
Jamaïque, est connu
pour ses succès contre les
navires de commerce
espagnols et sa cruauté
envers ses prisonniers.
Il meurt en 1671.
JEAN BART
L’atout du roi
Issu d’une famille de
marins et de corsaires
hollandais de Dunkerque,
il entre au service de
Louis XIV dans les
années 1670. Il est très
actif dans la Manche et
la mer du Nord pendant
la guerre de la ligue
d’Augsbourg (1688-1697).
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
P
xviie siècle pour désigner le corsaire, pri-
vateer. Les xviie et xviiie siècles représentent l’âge
d’or de cette stratégie, au rythme des guerres qui
déchirent l’Europe.
Capitaine d’un bateau de Saint-Valery-sur-
Somme, Jean Dupay reçoit, par exemple, une
commission en course datée du 6 juin 1702, pen-
dant la guerre de Succession d’Espagne, qui lui
permet, selon une formule consacrée, « de courir
sus aux pirates forbans et gens sans aveu, même aux
sujets des états généraux des Provinces-Unies, aux
Anglois et sujets de l’empereur et autres ennemis de
l’État, en quelque lieu qu’il pourra les rencontrer,
soit aux côtes de leurs pays, dans leurs ports, ou sur
leurs rivières, même sur la terre aux endroits où ledit
Dupay jugera à propos de faire des descentes pour
nuire auxdits ennemis »1. Les corsaires attaquent
les navires des compagnies des Indes remontant
le long des côtes africaines, les barques de pêche
en Manche ou mer du Nord, ou les navires de
commerce traversant l’Atlantique. Entre 1708 et
1712, les corsaires de « Gerzé » et de « Grenezé »
(Jersey et Guernesey) ont ainsi coutume de pil-
ler les pêcheurs de Calais, Boulogne, des Sables-
d’Olonne ou de Marennes, dont ils volent les cha-
loupes et les filets. Ayant par là, selon la formule
du temps, « contrefait les pêcheurs », ces corsaires
entrent dans les rades des ports français et y en-
lèvent par surprise des bateaux marchands. Cette
pratique, qui est aussi le fait des corsaires français
ou néerlandais, a beau être interdite par les gou-
Les prises qu’opèrent les corsaires contre le
commerce ennemi, en capturant ces bâtiments
et les amenant dans un port comme butin, sont
le résultat d’une économie mixte. Le navire cor-
saire est armé par un particulier, ou un groupe de
particuliers, qui partagent avec l’État, entre eux,
et avec l’équipage, les profits de leur investisse-
ment. La course permet ainsi la mobilisation d’un
capitalisme commercial dans le cadre d’un parte-
nariat avec l’État.
La fortune de Duguay-Trouin
Les corsaires sont parfois plus directement encore
impliqués dans les stratégies navales, comme en
France pendant les guerres de la ligue d’Augs-
bourg (1688-1697) et de Succession d’Espagne
(1701-1714). A partir de la défaite de La Hougue
en 1692, la monarchie de Louis XIV cesse de riva-
liser avec ses rivaux dans le combat dit « en ligne »
ou « d’escadre », qui oppose les navires de guerre
dans des batailles navales de grande envergure.
La course apparaît alors comme une stratégie al-
ternative de guerre au commerce ennemi, en-
couragée par la monarchie, et massivement sui-
vie par les négociants sur tout le littoral français.
C’est à cette époque que des ports comme Saint-
Malo, Granville, Calais, Dunkerque ou Bayonne
deviennent de véritables bases corsaires.
Pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg
ce sont plus de 7 000  navires ennemis qui
Tortuga, nid de pirates
© CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES – BRITISH LIBRARY BOARD. ALL RIGHTS RESERVED/BRIDGEMAN IMAGES – HERITAGE IMAGES/FINE ART IMAGES/AKG-IMAGES
L’« île de la Tortue » devient l’un des principaux
repères de « boucaniers » dans les Caraïbes entre 
les années 1630 et 1680. Cet îlot rocheux, menace
permanente pour son commerce impérial, est
plusieurs fois conquis par l’Espagne, et pour la
dernière fois en 1654. Sur cette estampe espagnole
datant de cette même année on distingue le fort,
construit par les Espagnols pour défendre l’île, et 
les forêts montagneuses, riches en gibier et abris
pour les boucaniers en fuite.
sont capturés par les corsaires français. En oc-
tobre 1704, sur les 108 bateaux anglais qui ont
quitté la Barbade et les îles du Vent pour l’An-
gleterre, seuls 61 arrivent en Europe  : tous
les autres ont été capturés par des corsaires
français. Les opérations les plus ambitieuses
sont la course d’escadre, opérant à plusieurs
navires pour mener des expéditions militaires
amphibies (combinant marines de guerre et
troupes embarquées) outre-Atlantique ou dans
l’océan Pacifique. René Duguay-Trouin, fils d’un
armateur et négociant de Saint-Malo, multiplie
ainsi les succès pendant la guerre de Succession
d’Espagne. L’apogée de sa carrière se situe en
septembre 1711. A la tête d’une escadre de
15 navires embarquant près de 6 000 hommes,
équipée dans plusieurs ports français au prix
d’un investissement de 700 000 livres regrou-
MADRID, MUSÉE NAVAL ; AKG-IMAGES
pant plusieurs négociants malouins, Duguay-
Trouin force l’entrée de la baie de Rio de Janeiro,
colonie portugaise. Une lourde rançon est impo-
sée à la ville, pour un butin estimé à 4 millions
de livres. Duguay-Trouin est récompensé de ses
succès par l’anoblissement en 1709. Toutefois,
cette trajectoire glorieuse est exceptionnelle :
une vaste majorité de corsaires meurent dans
la pauvreté et l’anonymat. La course continue

d’être pratiquée au fil du xviiie siècle dans les
ports français, avec des succès plus mitigés.
La guerre de course n’est bien sûr pas l’apa-
nage de la France. Côté anglais, si les îles Anglo-­
Normandes et les ports du Devon en sont les
places fortes, la course est pratiquée tout le long
du littoral. Des ports flamands comme Ostende
dans les Pays-Bas autrichiens ou Nieuport et
Flessingue aux Provinces-Unies sont aussi des
nids de corsaires, dont le rayon d’action s’étend
sur plusieurs milliers de kilomètres. Ainsi, en
1707, deux corsaires de Flessingue attaquent et
prennent des navires marchands français en rade
de La Rochelle : les 52 matelots qu’ils ont faits pri-
sonniers sont débarqués à Lisbonne.
Au-delà de l’Europe, les corsaires jouent un rôle
central dans les guerres qui se déroulent dans
l’espace atlantique. Les corsaires nord-améri-
cains, appareillant depuis Boston, Baltimore ou
New York, capturent, par exemple, 3 500 navires
ennemis entre 1739 et 1748. Le commerce fran-
çais et espagnol est paralysé, alors que le coût des
assurances maritimes monte en flèche et que le
prix des denrées coloniales en Europe flambe.
Ces prédateurs sont aimantés par le café et l’« or
blanc » (le sucre) que transportent les vaisseaux
français de Martinique ou de Guadeloupe. Dans
une lettre qu’il écrit à un négociant de Saint-
Pierre en Martinique, le 24 mars 1745, le mar-
chand bordelais Ferran regrette ainsi qu’« il n’y
[ait] jamais eu autant de corsaires en mer qu’a pré-
sent, et c’est un coup de bonheur marqué lorsque
quelque vaisseau passe »2. Le bateau transportant
cette lettre est d’ailleurs intercepté par un cor-
saire anglais, ce qui explique qu’on la trouve au-
jourd’hui aux National Archives, à Londres.
RENÉ MATTIS/HEMIS
Les navires revenant du Nouveau Monde char-
gés de richesses coloniales n’intéressent pas que
les corsaires. Comme ces derniers, les pirates
pillent et font preuve de violence sur les mers. La
principale différence entre pirates et corsaires est
/ 3 9
d’ordre juridique : le pirate est hors la loi, tandis Saint-Malo P ort de
que le corsaire est, dans une certaine mesure, un guerre et de commerce
agent de l’État. de premier plan dès la
fin du xvie siècle, la cité
Pirates : les hors la loi corsaire, fortifiée par
un disciple de Vauban
Le pirate est engagé dans des activités de rapine,
à la fin du xviie siècle,
opérant des raids en mer, sur les côtes, et parfois est presque entièrement
même dans l’intérieur des terres, faisant fi du détruite en 1944, et
droit de la guerre. Il ne reconnaît pas de souve- reconstruite à l’identique
rain et exerce son activité pour lui-même. Il ne entre 1948 et 1960.
distingue pas de discrimination entre les bateaux
qu’il attaque, qui sont tous des cibles légitimes, y
compris en temps de paix. C’est la raison pour la- MOTS CLÉS
quelle il est décrit, dès l’Antiquité, comme un fléau
commun pour l’humanité (cf. p. 44). Corsaire
Cette vision est partagée par les juristes euro- Marin titulaire d’une
péens de l’Époque moderne. Au xviie siècle, l’An- « commission en
course » attribuée par
glais lord Edward Coke paraphrase Cicéron se-
un souverain pour
lon une formule vouée à une longue postérité : le mener des opérations
pirate est « l’ennemi du genre humain ». William de guerre sur mer
Blackstone, dans ses Commentaires sur les lois an- contre les navires des
glaises (1765-1769), considère que, comme le pi- puissances ennemies.
rate « s’est réduit de lui-même à rentrer dans l’état Son activité est légale.
sauvage de nature, en déclarant la guerre à tout le
genre humain, il est juste que tout le genre humain Pirate
lui déclare la guerre » (livre IV, chap. 5). Le terme vient du grec
Toutefois, comme la haute mer n’est sous la piratês, « celui qui
attaque ». Individu
juridiction d’aucun souverain et qu’aucun tribu-
exerçant des activités 
nal ne régit les océans, ce sont bien les États qui de prédation définies
punissent la piraterie. Dès 1414 une loi anglaise comme illégales par 
définit les actes de piraterie commis par des su- les États et le droit
jets anglais comme crimes de haute trahison pas- international, en temps
sibles de la peine de mort. Jusqu’au xviie siècle, de guerre ou en temps
cependant, seuls les pirates anglais capturés à de paix.
proximité des eaux anglaises sont punis
Ces prédateurs sont aimantés par
le café et l’« or blanc » (le sucre) des
vaisseaux français des Caraïbes
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
40 / DOSSIER
 irates et corsaires
Au xviie siècle les Caraïbes, impossibles
à contrôler par un seul État, deviennent
le refuge des pirates
À SAVOIR
Le « Queen 
Anne’s Revenge »
D’abord appelé la
Concorde, ce vaisseau
de 300 tonneaux et
40 canons destiné à la
traite négrière a été 
pris et renommé par
Barbe-Noire en 1717. 
Il pouvait accueillir un
équipage de plus de
300 hommes. Son 
épave a été découverte
en 2011 en Caroline du
Nord.
Barbe-Noire, le
diable sur mer 
Le pirate Edward Teach,
plus connu sous le nom
de Blackbeard, a semé
la terreur dans les
Caraïbes au début du
xviiie siècle. Sa célèbre
barbe, parfois tressée,
est réputée descendre
jusqu’à la taille.
Il est connu pour placer
des bougies dans ses
longs cheveux, qu’il
allume avant l’assaut,
comme sur cette gravure
de 1725.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
P
en Angleterre : arraisonner en haute mer
des navires étrangers pour actes de piraterie sou-
lève d’épineuses questions juridiques et diploma-
tiques. Ces contradictions entre le droit des gens
et les droits nationaux font du pirate un casse-
tête pour les juristes. La manière dont les États
traitent de la piraterie varie donc en fonction de
leurs intérêts, souvent contradictoires. Il semble
évident, en tout cas, que les pirates prospèrent
d’autant plus que l’autorité étatique est faible.
Le phénomène prend son essor au milieu du
xvie siècle. De plus en plus traqués sur les côtes
européennes, les pirates voient des opportunités
nouvelles s’ouvrir dans l’Atlantique. Ainsi, dès
les années 1560, des navigateurs anglais comme
John Hawkins et Francis Drake s’aventurent en
Caraïbe, contournant les monopoles commer-
ciaux des empires ibériques. Ils pratiquent la pi-
raterie comme la course, la traite négrière et la
contrebande de perles, de sucre et de gingembre.
Entre 1568 et 1585, ce sont ainsi quatorze expé-
ditions qui partent d’Angleterre, sans soutien of-
ficiel de la monarchie : ces marins s’allient par-
fois avec des pirates français, comme Guillaume
Le Testu, et des esclaves fugitifs (« marrons »), à
l’assaut des richesses coloniales espagnoles.
A partir du début du xviie siècle, alors que les
monarchies française et anglaise affirment leur
emprise sur les mers européennes avec des flottes
de guerre toujours plus nombreuses, les zones
d’activité des pirates se déplacent plus franche-
ment encore vers les Caraïbes. Dans cette autre
« Méditerranée », à 7 000 km de l’Europe, se re-
coupent les zones d’influence des empires co-
loniaux européens. Sur un espace de plus de
2 400 km d’est en ouest, et de 1 200 km environ
du nord au sud, voisinent des territoires sous do-
mination française (de la Guadeloupe à Saint-
Domingue), espagnole (du Mexique à la Floride
en passant par Cuba), anglaise (comme Antigua
et la Jamaïque), danoise (Saint-Thomas), ou
néerlandaise (Saint-Eustache, Curaçao).
Cette région impossible à contrôler par un seul
État offre des conditions idéales à l’implantation
des pirates. Les interstices entre les empires sont
propices à leurs raids, ils savent aussi redéployer
leur activité d’une île à l’autre quand c’est néces-
saire. C’est par la Caraïbe, faut-il le rappeler, que
transitent les flottes espagnoles de Veracruz et
de Portobelo chargées d’argent, mais aussi les
navires marchands remplis de sucre de Saint-
Domingue ou de la Jamaïque.
Les « frères de la côte »
Au temps de l’« âge d’or » de la piraterie, entre
les décennies 1650 et 1730, les contemporains
estiment la population pirate entre 1 000 et
2 000 hommes en moyenne, selon les années.
Le procès puis l’exécution publique à Londres
du célèbre capitaine William Kidd en mai 1701,
pour le meurtre d’un de ses hommes d’équi-
page et des actes de piraterie commis dans l’At-
lantique et l’océan Indien, ne sont guère suivis
d’effet. En novembre 1702 le gouverneur de la
Barbade écrit au comte de Nottingham, le se-
crétaire d’État anglais, que les eaux caribéennes
sont « infestées de corsaires et de pirates ». Dans la
décennie suivante, des individus comme Stede
Bonnet, « le gentleman pirate », Jack Rackham,
qui inspirera le Rackham le Rouge d’Hergé, ou
des femmes comme Anne Bonny et Mary Read,
vont faire de l’île de Nassau, aux Bahamas, l’épi-
centre de la piraterie caribéenne.
Les pirates s’organisent parfois en véri-
tables communautés politiques. Au début du
xviie siècle, des Français et des Anglais ayant
échappé au travail servile dans les plantations
viennent par exemple s’installer à Hispaniola.
Ils survivent notamment avec de la viande fu-
BRITISH LIBRARY/KHARBINE-TAPABOR
mée ou « boucanée » – d’où leur nom de « bou-
canier ». Ils gagnent Tortuga (« île de la Tortue »,
en raison de sa forme), au nord-ouest d’Hispa-
niola, à la fin des années 1620. S’agrègent à eux
des marins et soldats déserteurs et des esclaves
fugitifs, venus des îles françaises, anglaises,
néerlandaises ou portugaises. Dans un premier
temps, les boucaniers vivent de chasse et trafics
divers avec des navires contrebandiers de

Entre les « lignes des amitiés »
L’Atlantique, terrain de guerre entre Français et Espagnols, est
aussi le lieu de l’affirmation du pouvoir royal des Bourbons.
E
n 1494, le traité de Tordesillas
sanctionne un partage du
No u ve a u M o n d e e n t r e
Espagnols et Portugais, de part
et d’autre d’une ligne imaginaire pas-
sant à 370 lieues à l’ouest du Cap-Vert.
Les prétentions à l’hégémonie globale
de ces deux monarchies, appuyées par
le pape, excluent l’ensemble des autres
Européens : dans les mers africaines et
américaines sur lesquelles ils prétendent
avoir des droits exclusifs, Portugais et
Espagnols donnent la chasse aux navi-
gations et au commerce des sujets du roi
de France, qui pratiquent la traite d’es-
claves africains, la contrebande de pro-
duits coloniaux ou la prédation des na-
vires ibériques. Tout au long du
xvie siècle, l’Atlantique est donc une ré-
gion de guerres endémiques.
Les rois de France ont soutenu discrè-
tement les ambitions des marins contre
les Ibériques, déléguant à ces gens de
mer le soin de défendre la liberté des
mers dans l’Atlantique. Cependant, la
légitimation de cette guerre repose sur
une hiérarchie complexe de tribunaux
chargés de juger les prises des gens
de mer  : l’administration royale (tri-
bunaux royaux, parlements, Conseil
du roi) est régulièrement confrontée
aux municipalités ou aux pouvoirs sei-
gneuriaux qui se prévalent d’une auto-
rité sur les littoraux pour revendiquer
la compétence des affaires maritimes.
Dans les provinces de la façade atlan-
tique du royaume, les communautés
marchandes, qui ont leur principale
activité dans les ports d’Espagne et du
Portugal, protestent vigoureusement
contre les prédations atlantiques, qui ex-
posent leur commerce à des représailles.
Certains tribunaux en Normandie (le
THE GRANGER COLLECTION NYC/AURIMAGES
parlement de Rouen) ou en Aunis (le
siège de l’amirauté de La Rochelle)
condamnent régulièrement pour pira-
terie des marins revenant d’expéditions
lointaines et saisissent leurs prises.
Les guerres de Religion (1562-1598)
ont longtemps entravé les actions de la
monarchie sur ses littoraux. Mais, au
lendemain de la dernière guerre ci-
vile au cours de laquelle les armées
espagnoles, en soutien à la Ligue, ont
envahi une partie du royaume, Henri IV
et Louis XIII ne peuvent plus tolérer les
procès de ces marchands français « es-
pagnolisés » contre leurs marins. Ils en-
treprennent des réformes d’envergure :
l’amirauté de France est confiée à une
puissante maison nobiliaire proche du
pouvoir (Charles de Montmorency,
puis son neveu Henri) et, surtout, la
compétence sur les affaires de prises
est retirée aux parlements en 1626 et
ne relève désormais que de l’amirauté
ou du Conseil du roi.
Mentions rares dans les archives
Chaque navire en partance pour les
mers africaines et américaines reçoit
désormais de l’amirauté un «  congé
pour voyage au long cours », qui inves-
tit son détenteur de l’autorité de l’amiral
et l’autorise, au nom du roi de France,
à faire la guerre « au-delà des lignes » à
tous les « pirates et gens sans aveu qui in-
fectent les mers et déprèdent les navires
marchands de ce royaume […] ou à ceux
qui empêchent aux marchands français
la navigation du côté du Sud au-delà du
tropique du Cancer et du premier méri-
dien des Açores du côté de l’Ouest ». C’est
aussi une nouvelle géographie royale de
/ 4 1
Couper
les mers
Le planisphère de
Cantino (1502),
la plus ancienne
carte représentant
le Nouveau Monde,
d’où provient
ce détail, indique
clairement
le méridien
de Tordesillas,
qui sépare
l’Atlantique entre
les empires
portugais et
espagnol.
l’Atlantique qui se dessine : ces « lignes
des amitiés », notamment définies par
Louis XIII en 1634, interdisent aux na-
vires français d’attaquer les Ibériques au
nord et à l’est du premier méridien (El
Hierro) et du tropique du Cancer, alors
qu’ils le peuvent au sud et à l’ouest. Les
mentions de ces « lignes des amitiés »
sont cependant bien rares dans les ar-
chives et il est difficile de connaître la
véritable portée de telles déclarations.
Ce qui est certain, en revanche, c’est
qu’elles manifestent l’intensification
de l’autorité du roi de France dans ces
mers lointaines et l’extension de la sou-
veraineté maritime d’un roi qui assure
à ses sujets un droit d’accès à une ré-
gion contestée. C’est le point de départ
de la colonisation française des îles des
Caraïbes, qui commence en 1625. Pour
les marins, il devient désormais indis-
pensable de se soumettre à cet ordre
royal (au risque d’être condamné pour
piraterie) et de le seconder, devenant
le bras armé de la couronne de France
contre les prétentions de ses rivales ibé-
riques dans l’Atlantique. De pirate à
chasseur de pirates, il n’y a qu’un pas ! n
David Chaunu
Doctorant contractuel au centre Roland-
Mousnier de Sorbonne Université
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
42 / DOSSIER P
 irates et corsaires
passage, échangeant viande séchée et ta-
bac contre alcool, poudre et mousquets. A me-
sure que leur nombre augmente, ceux que l’on
commence à désigner comme les « frères de la
côte » prennent confiance. A partir de 1640, et
jusqu’au début des années 1680, les boucaniers
de Tortuga multiplient les raids contre les navires
espagnols, mettant à profit la situation de l’île
entre Cuba et Hispaniola. Le terme « boucanier »
devient alors synonyme de « pirate caribéen ».
Les pirates ont parfois été décrits comme des
prolétaires des mers, défendant des valeurs
égalitaires, démocratiques, internationalistes,
et ciblant leurs ennemis de classe. S’agissant des
boucaniers de Tortuga ou de la Jamaïque, un
tel tableau semble séduisant. Adoptant un mo-
dèle de gouvernement alternatif aux États colo-
niaux, ils partagent le produit de leurs rapines,
assurent un revenu aux blessés, et font fi du droit
des gens en jetant leurs captifs par-dessus bord.
D’après l’historien jésuite Pierre-François-Xavier
de Charlevoix, ces «  aventuriers […] vivaient
entre eux en bonne intelligence et ils avaient établi
une sorte de gouvernement démocratique ; chaque
personne libre avait une autorité despotique dans
son habitation et chaque capitaine était souverain
sur son bord »3. Pour autant, faire de ces hommes
des rebelles contre l’État n’est que partiellement
Les femmes pirates ont existé
L
es fantasmes qu’ont suscités
les femmes pirates sont inver-
sement proportionnels au peu
de sources qui existent sur le su-
jet – et ce sont toujours les mêmes
protagonistes qui reviennent. Les
biographies romancées de femmes
travesties en homme et servant
dans les armées ou les marines
de guerre sont un genre littéraire
inventé au xviiie  siècle et notam-
ment popularisé par Daniel Defoe.
Dans l’Histoire générale des plus fa-
meux pirates, best-seller publié en
1724-1728 et traduit dans de mul-
tiples langues, le capitaine Charles
Johnson (sans doute un nom de
plume de Daniel Defoe) men-
tionne Anne Bonny et Mary Read,
qui servirent au côté du capitaine
John Rackham en 1720. Née hors
mariage près de Cork, en Irlande,
Anne est élevée comme un gar-
n Sur cette gravure du xviiie siècle, rien ne semble
çon pour éviter le scandale. Elle distinguer Mary Read (1685-1721) des autres
émigre ensuite en Caroline du Sud
pirates : sabre à la main, hache et pistoles à la
avec sa famille, puis sur l’île de ceinture, elle porte bonnet, veste et pantalon long.
New Providence, où elle rencontre Seule la poitrine que l’on devine trahit son
Rackham et s’embarque sur son déguisement.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
À SAVOIR
Le « Golden Hind »
La « biche dorée » est 
le navire amiral de
Francis Drake, construit
à Londres et lancé en
1577. Sa capacité allait
de 100 à 150 tonneaux ;
une cinquantaine 
de marins pouvaient 
y manier 22 canons.
L’« Adventure
Galley »
C’est à bord de 
ce vaisseau
particulièrement
manœuvrable 
que William Kidd a
parcouru les océans
Indien et Atlantique. 
Ne pouvant plus le
réparer après trois ans
d’intenses voyages, 
son capitaine se résout
à le laisser couler près
de Madagascar en 1698.
Il demeure introuvable.
exact. Sans le soutien, tacite ou actif, des gouver-
nements coloniaux français, puis anglais et néer-
landais, les boucaniers n’auraient jamais survécu
si longtemps. A l’instar des corsaires, les activités
des boucaniers sont souvent encouragées et pro-
tégées par les puissances européennes cherchant
à rogner la souveraineté espagnole en Amérique.
Plus généralement, les relations entre pirates
et États ne sont pas si antagonistes qu’on pour-
rait le croire. Certes, par définition, les pirates
ne sont pas investis d’une autorité étatique, mais
leur existence est le fruit des contradictions des
politiques économiques des États impériaux sur
leurs périphéries. Pour le dire autrement, ce
sont les aspirations de ces États à une hégémo-
nie commerciale impossible à mettre en œuvre
qui créent les pirates.
On peut même aller plus loin : l’âge d’or des
pirates s’explique d’abord par le soutien dont ils
bénéficient de la part des gouvernements colo-
niaux. En effet, les pirates fournissent aux colons
américains des produits étrangers, interdits par
le système mercantiliste qui régit les échanges
entre colonies et métropole. Financer des expé-
ditions de pirates s’avère aussi un moyen d’in-
vestissement très rentable pour des élites colo-
niales soucieuses de diversifier leurs sources de
revenus. En ce sens, la piraterie, tout comme la
bateau. Dans le même équipage
se trouve aussi Mary Read, qui a
précédemment servi dans la ma-
rine puis l’armée britannique. Les
deux femmes sont condamnées à
mort comme pirates par la cour
de vice-amirauté de Jamaïque en
1720. D’après les témoins qui se
succèdent à la barre, dont les pro-
pos sont reproduits dans les actes
du procès publiés en 1721, Bonny
et Read ont pris toute leur part
aux combats, souvent habillées
en homme. Elles bénéficient d’un
sursis au motif de leur grossesse.
Bonny sera finalement amnistiée,
tandis que Read meurt, probable-
ment enceinte, dans une prison ja-
maïcaine. Ces deux femmes, dont
l’existence ne fait pas de doute,
semblent pourtant être des excep-
tions. Si l’activité pirate repose
souvent sur la collaboration avec
des femmes restées à terre, ven-
dant les biens pillés ou cachant les
ADOC-PHOTOS
hommes en fuite, les bateaux pi-
rates restaient des espaces presque
exclusivement masculins.  R. M.
 / 4 3

course, est un business qui les corps des pirates exécutés

mobilise une pluralité d’ac- sont exhibés dans les ports.
teurs économiques. Sans al- A la fin des années 1720 la
ler jusqu’à faire des pirates piraterie caribéenne est bel et
des chantres du capitalisme bien supprimée. Conséquence
maritime, il est clair qu’ils ra- indirecte de cette répres-
tissent les côtes et écument sion, et selon le même pro-
les mers dans une logique de cessus qui avait vu la pirate-
maximisation de leurs pro- rie se déplacer d’Europe vers
fits. Ne négligeons pas non les Caraïbes au xvie siècle, les
plus le rôle de la corruption : pirates caribéens transfèrent
peu nombreux sont les pi- le champ de leur activité vers
rates jugés et condamnés par l’Amérique du Nord, l’Afrique
les jurys coloniaux… et l’océan Indien.
Malgré la disparition des
La fin des pirates pirates, les États n’ont tou-
A par tir de la fin du jours pas le monopole de
xviie  siècle, cependant, en la violence dans l’océan
Europe, la piraterie apparaît Atlantique. La course res-
progressivement comme un tant légale jusqu’au milieu
défi aux ambitions commer- du xixe siècle, on voit que les
ciales des États impériaux : définitions juridiques ne suf-
comme un mal à éradiquer, fisent pas à rendre compte
donc. Richard Coote, comte de la réalité des pratiques. La
de Bellomont, nommé gou- même activité peut ainsi être
verneur de New York, du qualifiée de « piraterie » ou de
Massachusetts et du New « course » selon les individus
Hampshire avec pour mis- qui s’y livrent, les endroits où
sion de mettre fin à la pira- ils ont opéré des prises, la pro-
terie, rapporte, dans une venance ou la nature des mar-
lettre adressée le 7 juillet 1698 au Bureau du La confession chandises capturées, ou l’identité du souverain
Commerce, les récriminations des riches mar- d’un capitaine qui définit ce qui est légal et illégal. Les corsaires
chands new-­yorkais : « J’ai découragé la piraterie Cette gravure sur opèrent souvent à la limite de la légalité, et cer-
de mon mieux, et c’est ce qui a suscité leurs clameurs bois met en scène le tains d’entre eux, comme les pêcheurs des îles
rituel d’exécution
contre moi dans cette ville ; ils disent que j’ai ruiné la Anglo-Normandes reconvertis, sont souvent ac-
d’un pirate pendant la
ville en empêchant les corsaires (car c’est ainsi qu’ils guerre civile anglaise. cusés de bafouer le droit de la guerre en maltrai-
appellent les pirates) d’y apporter 100 000 livres En 1651 le capitaine tant les équipages qu’ils capturent.
depuis mon arrivée. » Le choix du terme « pirate » Browne Bushell est
n’est évidemment pas un hasard, rejetant ces acti- condamné à la Des statuts poreux
vités du côté de l’illégalité, alors que ces bateaux décapitation pour avoir De même, les statuts de pirate et de corsaire sont
sont munis de lettres de marque accordées par le combattu au côté du roi parfois réversibles. Au lieu de faire la guerre ma-
gouverneur de New York. contre le Parlement. ritime pour leur propre compte, certains pirates
Les années 1716-1726 sont la dernière phase Dans son discours, ici se voient proposer de continuer leur activité pour
de la piraterie caribéenne. Le traité d’Utrecht reproduit, il retourne le leur souverain en tant que corsaires, en échange
rituel, en se présentant
de 1713, qui met fin à la guerre de Succession d’un pardon royal. Au xviie siècle, des pardons
comme un martyr royal
d’Espagne, jette des milliers de marins, notam- royaux généraux sont accordés aux pirates en
BRITISH LIBRARY BOARD. ALL RIGHTS RESERVED/BRIDGEMAN IMAGES

et un homme de foi.
ment des corsaires, dans le chômage. Ce sont
ces matelots qui vont se reconvertir dans la pi-
raterie. Cette décennie, cependant, est surtout
marquée par l’accroissement de la répression.
Pourchassés par la Navy britannique, plusieurs
centaines de pirates anglo-américains sont ainsi
condamnés par les cours de l’amirauté britan-
nique et pendus dans les colonies, selon des
procédures expéditives, sommaires, et des châ-
timents exemplaires. Toute association com-
merciale avec des pirates devient passible de
la peine de mort, en vertu de la « loi visant à
supprimer effectivement la piraterie », passée
en 1721 par le Parlement britannique. Dans un
souci de pédagogie pénale, les actes des procès
sont publiés dans la presse coloniale, tandis que
Angleterre, en France et aux Provinces-Unies, avec
ou sans conditions, avec plus ou moins de succès.
En 1717 l’offre d’un pardon royal convainc
ainsi 450 pirates anglais établis aux Bahamas de
se rendre, dont Edward Teach, plus connu sous
le nom de « Barbe-Noire ». D’autres amnisties
sont proposées par la couronne britannique aux
pirates qui acceptent de servir contre l’Espagne,
pendant la guerre de 1727-1729. La France de
Louis XV adopte des mesures similaires : l’or-
donnance royale de 1718 propose une amnistie
aux « pirates et forbans » sous condition de cesser
d’écumer les côtes françaises et d’aller s’installer
dans les colonies américaines.
Ces cas trahissent, enfin, le flou qui demeure
autour du statut des pirates. Si c’est

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

44 / DOSSIER P
 irates et corsaires
« Les ennemis du genre humain »
C’est dans la Méditerranée gréco-romaine que se forge le concept de « pirate ».
A
vant d’inventer le mot «  pi­
rate », l’Antiquité connaît bien
les prédateurs des mers. Au
ve siècle av. n. è., pour Thucy­
dide, la prédation maritime est l’état
premier des peuples insulaires ou cô­
tiers  : avant que les cités mettent de
l’ordre dans les transports maritimes, la
mer est la voie naturelle du pillage et des
razzias. Le progrès humain, ici, consiste
à poser des règles sur la mer.
Thucydide est loin d’être le seul à dis­
tinguer la violence d’État sur la mer,
celle des flottes militaires, et la violence
privée ou non reconnue par les cités. Le
développement des thalassocraties, les
aspirations à l’hégémonie commerciale
ou politique, conduisent à définir le bri­
gandage sur mer. Les colons phocéens
d’Aléria, en Corse, renommés pour leur
efficacité prédatrice, suscitent une al­
liance entre Carthage et les Étrusques à
l’époque de la bataille d’Alalia (535 av.
n. è.). On ne parle encore que de « ban­
dits » dans les traités entre Carthage et
Rome (509 av. n. è.) entre Athènes et
le village de pêcheurs d’Halieis (424-
423), qui prévoient d’interdire l’accès
des ports aux pillards. C’est à l’époque
hellénistique que le mot « pirate » est
forgé. Il signifie « celui qui attaque, qui
tente sa chance » (piratês) et sert, à par­
tir du iiie siècle av. n. è., à désigner cette
activité désormais réprouvée. Le mot
est ensuite adapté par les Romains (pi-
rata) avec le même sens. Évidemment,
Dionysos contre les pirates C
 ette mosaïque du iiie siècle, conservée au Musée national du Bardo à Tunis, montre le dieu romain
transformant les pirates en dauphins pour pacifier la mer Tyrrhénienne.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
le terme « pirate » est aussi utilisé pour
disqualifier des marins qui ne se plient
pas aux règles nouvelles de la diploma­
tie hellénistique. Il peut s’agir de popula­
tions qui ont conservé le pillage comme
un des éléments de leur organisation po­
litique et économique, ainsi des Ciliciens
ou des Illyriens, qui gênent considéra­
blement les voies commerciales entre
l’Italie et le monde grec à la fin du
iiie siècle av. n. è. Rome leur déclare la
guerre en 229 av. n. è., ce qui aboutit à
un protectorat romain sur l’Adriatique.
Une affaire privée
Dans la mer Tyrrhénienne, des pirates
sont régulièrement arraisonnés autour
de la Sicile ; ils sont alors systématique­
ment condamnés à mort de manière
infamante, pour la plus grande satis­
faction des populations locales, précise
Cicéron. En 67 av. n. è., le sénat confie
à Pompée le Grand un commandement
absolu sur toute la mer et sur les terres
jusqu’à 75 km des côtes ; ses victoires ob­
tenues en quelques mois lui apportent
d’immenses richesses et sont réputées
mettre fin à la piraterie.
Cette réussite n’empêche cependant
pas une activité résiduelle. La sécurité
des côtes est dans l’ensemble bien as­
surée ; aucun État ne supporte plus de
flotte prédatrice. La piraterie devient
donc une affaire privée ; on arraisonne
les navires pour rançonner les passa­
gers, comme cela était arrivé à César
lui-même en 75 av. n. è., pour en tirer
rançon ou les vendre en esclavage.
C’est aussi dans le monde antique
que se forge un imaginaire destiné à du­
rer. Les ravages des pirates dans la mer
Tyrrhénienne ont une dimension mytho­
logique : ils osèrent s’attaquer à Dionysos
lui-même avant d’être transformés en
dauphins par le dieu. Surtout, se déve­
loppe déjà l’idée que les pirates forment
une contre-société qui, par son existence
même, nargue et conteste le pouvoir en
place. La figure de l’archipirate, comme
on appelle les chefs de pirates, acquiert
une aura romanesque.
Au iiie siècle de notre ère, les difficul­
tés de l’empire à maîtriser la sécurité
sur son territoire se manifestent sur mer
comme sur terre. Les Romains qualifient
de « pirates » les Goths qui utilisent les
compétences des populations de la mer
Noire pour se doter d’une flotte capable
de piller l’Anatolie et de transporter des
milliers de prisonniers. En Occident,
les Francs, puis les Saxons, se dotent de
flottes qui leur permettent de soumettre
au pillage les côtes de la mer du Nord,
de la Manche et de l’Atlantique jusqu’à
Saintes. Il ne s’agit plus de hors-la-loi
narguant l’ordre romain, mais, comme
avant la conquête de l’Illyrie, du conflit
entre deux modèles d’exploitation des
richesses : l’impôt consenti ou la vio­
lence directe. n
Claire Sotinel
Université Paris-Est-Créteil
TUNIS, LE BARDO, MUSÉE NATIONAL ; GILLES MERMET/L A COLLECTION

l’absence de reconnaissance par l’auto-
rité d’un État qui définit le pirate, il n’est guère
étonnant que le même individu puisse être dé-
fini comme pirate par un État et pas par un autre.
Pour l’Espagne, il ne fait guère de doute que
Francis Drake est un « pirate », qui refuse de res-
pecter la souveraineté espagnole sur son empire,
en temps de paix comme en temps de guerre. En
revanche, il est bel et bien anobli en 1581 par la
reine Élisabeth Ire.
Un siècle plus tard, en 1671, Henry Morgan,
peut-être le plus célèbre des boucaniers, est mis-
sionné par le gouverneur anglais de la Jamaïque
pour attaquer Panama. Pendant vingt-huit
jours, la ville est mise à sac, sans épargner les
populations civiles. Sans surprise, ces hommes
sont qualifiés de « pirates » par la couronne espa-
gnole, d’autant que l’Angleterre et l’Espagne ont
signé un traité de paix en juillet 1670 ; Charles II
d’Angleterre anoblit pourtant Morgan en 1674,
et il finit ses jours comme lieutenant-gouverneur
de la Jamaïque. Qualifier des combattants en-
nemis de « pirates » est une façon pour l’État de
disqualifier la légitimité politique, religieuse et
juridique de ses ennemis.
Seuls les États reconnus comme tels en droit
international sont habilités à faire la guerre,
et les conflits mettant aux prises une puis-
sance coloniale et des colonies aspirant à l’In-
dépendance ne font pas exception à la règle.
Pendant la guerre d’Indépendance américaine
(1775-1783), le choix de la course est l’arme
du faible : c’est un choix stratégique de la part
des Treize Colonies, État encore en gestation,
qui ne peut rivaliser avec les marines de guerre
européennes. Près de 800 corsaires américains
sont ainsi engagés dans le conflit aux côtés des
Objet de critiques croissantes, la course
est abolie en 1856 par le traité de Paris,
qui met fin à la guerre de Crimée
rebelles, faisant 18 000 prisonniers, et harce-
lant le commerce britannique jusque dans la
SAINT-MALO, MUSÉE D’HISTOIRE DE L A VILLE ; BRIDGEMAN IMAGES
Manche. Mais leur participation à l’effort de
guerre contre la métropole soulève aussi des
problèmes juridiques considérables. Que l’on
en juge par le cas de John Paul Jones, le plus
célèbre des commandants américains pendant
cette guerre. Né et élevé en Écosse, il fait ses
classes à bord de navires marchands et négriers
britanniques, avant de rejoindre la Continental
Navy (la marine américaine nouvellement
créée) en 1775. A la tête de plusieurs frégates,
Jones se distingue en capturant de nombreux
vaisseaux britanniques, dans les Caraïbes, au
large des côtes américaines, ou dans la mer d’Ir-
lande. Louis XVI lui décerne le titre de chevalier
et le Congrès américain frappe une médaille d’or
en son honneur. Pourtant, en Grande-Bretagne,
/ 4 5
Surcouf c’est bien comme pirate qu’il est vilipendé. De
à l’assaut même, jusqu’en 1782, les sujets britanniques
du « Kent » capturés par des corsaires ne bénéficient pas du
Ce tableau d’Ambroise
statut de prisonniers de guerre : ils sont jugés
Louis Garneray (musée
d’Histoire de Saint- comme « pirates, félons et voleurs », en applica-
Malo) montre la capture, tion des lois anglaises contre la piraterie adop-
par Robert Surcouf, tées au début du siècle. Donner à ces hommes
en 1800, de l’imposant un statut juridique égal à celui des Britanniques
navire anglais serait une façon de reconnaître les États-Unis
(1 200 tonneaux, comme État belligérant.
40 canons) près de Ce traitement des combattants américains
l’île Maurice. La souligne aussi une dimension incontournable
disproportion avec le de la guerre et du commerce sur mer : les équi-
vaisseau du corsaire,
pages sont multinationaux, et encore au début du
la Confiance
(500 tonnneaux, xixe siècle les marins s’embarquent à bord de na-
20 canons), a fait vires de pêcheurs, de marchands, de corsaires ou
entrer cette prise de guerre au gré des opportunités. Parmi les cor-
dans la légende. saires américains qui parviennent à paralyser les
échanges transatlantiques pendant la guerre d’In-
dépendance américaine, figurent bon nombre de
marins britanniques, néerlandais, espagnols, ou
français. Pendant les guerres napoléoniennes,
c’est encore la nationalité du navire, et non le sol
sur lequel sont nés les marins, qui détermine leur
traitement en cas de capture. Corsaires, contre-
bandiers et navires de guerre jouent aussi de ce
flou sur les appartenances nationales, changeant
de pavillon pour mieux tromper l’ennemi.
La course fait l’objet de critiques croissantes
dans la seconde moitié du xviiie siècle. La per-
mission donnée par la Grande-Bretagne à ses
corsaires d’attaquer les navires marchands
neutres suspects de transporter des biens enne-
mis suscite la création de la Ligue de neutralité
armée en 1780 : sous l’impulsion de la Russie,
bientôt rejointe par le Danemark, la Suède, le
Notes Portugal ou encore l’Empire ottoman, ces États
1. Arch. dép. de la Somme,
248 B 3, v°103t. défendent militairement le principe du libre
2. The National Archives commerce neutre en temps de guerre. Au total,
(Londres, Angleterre), tout comme le pirate, le corsaire incarne l’échec
HCA 30/239. de la tentative des États de réguler et de contrô-
3. Cf. Histoire de
l’Isle espagnole ou de
ler la violence « privée » pour leur propre profit.
S. Domingue…, Guerin, Le traité de Paris de 1856, qui met fin à la guerre
1730-1731, vol. II, p. 9. de Crimée, abolit la course. n
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
46 / DOSSIER P
 irates et corsaires
« Wakô », les maîtres
de la mer de Chine
Entre le xive et le xvie siècle, ces pirates japonais, bientôt imités par les Coréens
et les Chinois, défient, à la tête de flottes puissantes et organisées, l’autorité des
États et jettent les bases d’un vaste commerce maritime.
Par Pierre-François Souyri
L
es « brigands des mers » sont une
réalité endémique dans les mers
d’Extrême-Orient depuis la plus
haute Antiquité. Mais, à partir
des années 1350, la piraterie sur
les côtes coréennes prend un
nouvel essor en raison de l’insta-
bilité politique qui règne dans l’archipel japonais.
Des pirates, désignés sous le terme « wakô » (en
japonais) ou « wokou » (en chinois), « envahis-
seurs japonais », sont pour la plupart issus des
côtes occidentales de Kyûshû et des îles situées
plus au large (Tsushima, Iki, Gotô…). Mobiles,
bien armés, insaisissables, ces envahisseurs
pillent les greniers, embarquent des prisonniers
revendus ensuite comme esclaves et, après leurs
forfaits, regagnent aussitôt le Japon. Les raids se
font de plus en plus nombreux et violents dans la
seconde moitié du xive siècle, rassemblant des
centaines d’embarcations. Dépassée, la dynastie
coréenne de Koryo s’effondre en 1392.
La reprise en main par la nouvelle dynastie des
Yi pousse les wakô à se lancer à l’assaut des côtes
chinoises du Shandong, alternant commerce
privé, contrebande et piraterie. Les équipages se
sont, entre-temps, diversifiés et comptent aussi
des marins des îles coréennes ou chinoises. En
réaction contre cette piraterie endémique, les
autorités chinoises Ming décrètent « l’interdiction
de la mer » (haijin) dès 1371, et prennent une série
de mesures visant à défendre les côtes et à fermer
la Chine au commerce maritime. Sans résultat
autre que l’essor massif d’une contrebande
généralisée qui profite, pour l’essentiel, aux
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
wakô. Ce mouvement atteint son apogée vers
le milieu du xvie siècle : les autorités chinoises
relèvent 467  faits de piraterie entre 1551 et
1560. Ces nouveaux wakô apportent, en Chine,
en Corée et au Japon, les produits des mers du
Sud, concurrençant les marins d’Okinawa.
L’AUTEUR La thalassocratie de Wang Zhi, chef pirate
Ancien professeur Les pirates contrebandiers se font les intermé-
des universités, diaires entre les seigneurs de Kyûshû et les mar-
Pierre-François chands chinois. Wang Zhi, un chef de pirates,
Souyri est spécialiste
du Japon. Il est métis sino-japonais et originaire des îles à l’embou-
notamment l’auteur chure du Yangzi, parvient même à créer, au mi-
d’une Histoire du lieu du siècle, une sorte de thalassocratie de flibus-
Japon médiéval. tiers en mer de Chine, avec une bande comptant
Le monde à l’envers
(Perrin, 2013).
plusieurs milliers d’hommes. C’est d’ailleurs après
avoir embarqué sur une jonque chinoise, partie,
semble-t-il, du Siam et appartenant à Wang Zhi,
que les premiers Portugais parviennent pour la
première fois au Japon, à Tanegashima en 1543,
après avoir fait naufrage et dérivé. L’arrivée des
Portugais, munis d’armes à feu change la donne
et témoigne de l’imbrication de leurs liens avec les
pirates. Marchands portugais et missionnaires jé-
suites débarquent ainsi au Japon dans le sillage de
ANTOINE BONFILS POUR « L’HISTOIRE »
l’intensification de la piraterie dans la région.
Néanmoins, passé le milieu du xvie siècle,
la riposte des Ming ralentit l’activité de la
piraterie. De nouvelles mesures prises en 1567
pour limiter la contrebande finissent par
réduire l’influence des wakô, concurrencés par
la puissance maritime nouvelle des Portugais,
puis des Espagnols, et surtout tenus en respect
par Toyotomi Hideyoshi  (1582-1598), qui a,
 Pékin Mer du Japon
Séoul / 4 7
SHANDONG Iwami
Mer Jaune
Tsushima Iki
Hirado Nagasaki
Cheju
Kyûshû
Îles Gotô
Tanegashima
Îles Zhoushan
ZHEJIANG Mer de
Chine
orientale
Okinawa
OCÉAN
PACIFIQUE
GUANGDONG Taiwan
Canton Raids wakô

Légendes Cartographie
XIVe-XVIe siècle
Macao XVIe-XVIIe siècle
Mer de
Chine Route principale
mériodionale empruntée par
500 km les wakô

Une mer infestée

entre-temps, reconstruit un pouvoir politique
puissant et centralisé dans l’archipel japonais.
Après les édits anti-piraterie de 1588 promulgués
par Hideyoshi, les wakô sont contraints de se
reconvertir dans des activités marchandes plus
pacifiques, notamment avec Taïwan ou les
Philippines. En Chine, l’effondrement des Ming
en 1644 et l’apparition d’une nouvelle dynastie
d’origine mandchoue, les Qing, relance pour
un temps la piraterie. Au milieu du xviie siècle,
le général (ou pirate selon les points de vue)
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES – LEBRECHT HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES
 i-contre : cette
C
enluminure du début
du xvie siècle relate
la lutte épique de la
dynastie Ming contre
Koxinga, lui aussi un métis sino-japonais natif
les « wokou » venus du
de Hirado et fidèle aux Ming, ravage les côtes Japon. Ici, les pirates
du Guandong au Zhejiang, avant de s’établir à sont battus au large de
Formose et d’en chasser les Néerlandais en 1661. Taïwan.
Au cours du xvie siècle, l’extraordinaire essor
des échanges dans la mer de Chine se bâtit donc
en dehors de l’autorité des États de la région :
pirates wakô et nouveaux venus portugais puis
néerlandais se disputent les espaces maritimes.
Entre les côtes chinoises, Okinawa, l’ouest du
Japon et le sud de la Corée se créent de puissants
réseaux d’aventuriers, d’intermédiaires, de
commerçants et de navigateurs que les États
peinent à contrôler. Et qui s’étendent jusqu’à l’Asie
du Sud-Est. « L’interdiction de la mer » imposée
par les Ming à leur population, politique reprise
par les autorités coréennes et japonaises au début
du xviie siècle, combinée à la puissance navale des
Européens, a néanmoins raison de ces anciens
réseaux, dans lesquels l’historien Denys Lombard

avait vu une « Méditerranée asiatique ».

« Dame Ching »
La piraterie peut parfois être un moyen d’ascension
sociale. C’est le cas de Ching Shih (1775-1844, ici
adaptée en bande dessinée). Simple prostituée à
Canton, elle épouse le chef pirate Zheng Yi en 1801.
A sa mort en 1807, elle se retrouve à la tête 
d’une confédération de pirates titanesque : 
500 à 1 000 navires, 40 000 à 80 000 hommes qui
multiplient les raids vers la Chine et les possessions
britanniques et portugaises. Ching Shih doit 
négocier sa reddition auprès du gouvernement
impérial chinois en 1810, après laquelle elle devient
propriétaire d’une maison de jeu à Canton.
Les ravages commis par les pirates japonais,
auxquels s’ajoutent les terribles invasions de la
péninsule par Hideyoshi entre 1592 et 1597,
ont laissé un fort ressentiment antijaponais en
Corée. Il en va de même en Chine où, pendant MOT CLÉ
la Seconde Guerre mondiale, la propagande « Wakô »
nationaliste chinoise qualifiait parfois les
envahisseurs japonais de « wokou » (wakô).
Wakô (ou wokou 
en chinois) signifie
A l’exception peut-être du personnage de littéralement
Koxinga, devenu héros national à Taïwan, la « envahisseur
piraterie sur les côtes coréennes et chinoises n’a japonais ». Ce nom 
pourtant guère stimulé l’imaginaire. Si, comme sert à désigner les
pirates qui peuplent 
l’écrit la japonologue Jacqueline Pigeot, «  au
la mer de Chine à partir
Japon, aucun loup de mer n’a acquis le prestige de
du xive siècle. Si le terme
certains flibustiers occidentaux », leur rôle n’en fut persiste par la suite, 
pas moins décisif, obligeant les grands États de la la majorité des wakô
région à délaisser le trafic maritime et laissant aux sont en réalité 
navires portugais installés à Macao, aux Espagnols d’origine chinoise 
de Manille et aux Néerlandais entre Batavia et dès le xvie siècle.
Nagasaki la liberté de navigation dans la région. n

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

48 / DOSSIER P
 irates et corsaires

Du vin et du rhum S ur ce bois gravé de Gustave Alaux (1887-1965), Raveneau de Lussan (debout, tout à droite), aventurier
français de la fin du xviie siècle, et son équipage déchargent leur butin. Le vin faisait partie, bien plus que le rhum des légendes, des
prises les plus courantes de ces pirates de la « mer du Sud ».

De la Guinée aux Galápagos

Les flibustiers du
« Saint-Nicolas »
ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET ; © ADAGP, PARIS 2022

Ceux-là ne sont pas des pirates ordinaires. Pas étonnant s’ils ont puissamment
alimenté la légende de l’aventure libertaire des Caraïbes. En s’appuyant sur
des documents exceptionnels, Frantz Olivié et Reynald Laprise ont reconstitué
l’histoire du Saint-Nicolas, un navire flibustier de la fin du xviie siècle.

Entretien avec Frantz Olivié

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 4 9

L’Histoire : Qui sont les « flibustiers »

dont vous racontez l’histoire ?
Frantz Olivié : Le terme « flibuste » désigne la so-
ciété volatile de pirates et corsaires qui se déve-
loppe, à partir du milieu du xviie siècle, dans les
îles des Amériques. Les flibustiers français – il a
également existé une flibuste anglaise et néer-
landaise – vivent massivement à Saint-Domingue L’AUTEUR
(l’actuelle Haïti), où débute leur activité de pillage Historien et éditeur,
des navires et des villages de l’empire espagnol. Frantz Olivié est
cofondateur des
Ces « gueux de la mer » sont généralement des éditions Anacharsis.
hommes jeunes, qui viennent de toutes les régions Il a notamment
de France et d’ailleurs ; certains sont « créoles », dirigé, avec Raynald
nés dans les îles des Amériques. Les raisons de leur Laprise, L’Enfer de
départ varient mais aucun d’entre eux n’est venu la flibuste. Pirates
français dans la mer
aux Amériques pour devenir flibustier. Ce sont du Sud (Anacharsis,
avant tout des déshérités, que les revers de fortune 2016, rééd., 2021).
ont contraints à cette vie précaire faite de rapine
et de contrebande. Beaucoup sont des marins et
des soldats déserteurs, qui ont quitté leur navire
ou leur régiment à la faveur d’une escale dans les
îles des Caraïbes. Il y a aussi des marchands, qui
se livrent au commerce interlope. Certains sont
même des colons très endettés, qui cultivent du
tabac ou du cacao, et qui se lancent dans l’aven-
ture flibustière pour se renflouer, voire s’enrichir.
La flibuste recrute également parmi les « en- MOTS CLÉS
gagés », des jeunes gens souvent issus d’hon- Flibustier
nêtes familles d’artisans des villes maritimes Le terme dériverait du
obligés de servir pendant trois ans un maître néerlandais vrijbuiter et
Huit ans de pillages dans les colonies (parfois lui-même flibustier)
qui a pris à ses frais la traversée de l’Atlantique.
de l’anglais freebooter
(« qui fait du butin
VICE-ROYAUTÉ Vers l’Amérique du Nord Maltraités et réduits à la misère, ils rejoignent librement »), ou 
DE LA NOUVELLE-
la flibuste au terme de leurs trois années – ou à bien, selon une autre
ESPAGNE
étymologie, de flibot,
La Paz la première occasion de fuite. De l’autre côté du
1689 un navire ventru 
spectre social, on trouve des armateurs, des pro- de petit tonnage 
sac d’Acaponeta 1686
Saint- priétaires de navires qui spéculent sur les prises surtout utilisé par les
Domingue et les butins corsaires. Ces hommes se qualifient Néerlandais. « Flibuste »
Cayenne volontiers eux-mêmes d’« aventuriers ». Une apparaît en français 
Guayaquil
1694 aventure qu’il faut entendre au sens de la prise au xviie siècle, à la
1689-1691
VICE-ROYAUTÉ de risques, pour aller, comme ils disent, « bus- grande époque de la
base aux
Galàpagos
DU PÉROU quer fortune ». Le fameux livre d’un flibustier piraterie dans les
Lima du xviie siècle, Alexandre-Olivier Exquemelin, Caraïbes, et s’impose
OCÉAN Arica
PACIFIQUE ne s’appelle pas par hasard l’Histoire des aventu- rapidement pour
Potosí désigner la nouvelle
1692-1694 é
riers qui se sont signalés dans les Indes !
réalité de la piraterie
e

base aux îles uin Mais ce ne sont pas pour autant des pirates associative dans le
G

Juan Fernandez
comme les autres. Les flibustiers ont un statut
de

OCÉAN
monde atlantique.
e
olf

ATLANTIQUE
Possession (1690) : hybride entre les corsaires, qui sont au service
leg

espagnole officiel du souverain, et les pirates, qui agissent

uis

Forban
dep

portugaise
strictement pour leur propre compte. Des flibus- Apparu dès le Moyen
française
Légendes Cartographie

1687 tiers disposent parfois de commissions délivrées Age, le terme est

anglaise passage du
néerlandaise détroit de par les administrateurs des îles pour s’attaquer synonyme de « pirate »
Itinéraire de l'équipage Magellan aux ports et navires ennemis, et leur activité de au sens de bandit des
du Saint-Nicolas 2000 km prédation est généralement tolérée par les auto- mers. Il est de plus 
en plus utilisé comme
Arrivé de Guinée en 1686, le Saint-Nicolas traverse  rités. De fait, la frontière entre la légalité et l’illé-
insulte à partir de 
le détroit de Magellan et se rend au Mexique. galité n’est pas toujours nette, certains n’hésitant la fin du xviiie siècle,
Massertie et ses hommes établissent ensuite  pas à basculer dans l’illégalité pour piller une em- après la fin de la
une base dans les Galápagos, d’où ils pillent  barcation amie ou neutre, ce qui les rapproche de piraterie française dans
le Pérou, royaume mirifique de l’or et de l’argent, la piraterie. Mais ces combattants aguerris appa- l’Atlantique, pour
avant de repasser dans l’Atlantique et de rentrer  raissent quelquefois comme une force supplétive désigner un homme
à Cayenne en 1694. pour les États. Il a même existé un plan secret de sans foi ni loi.
Louis XIV, qui pensait pouvoir s’appuyer
DR

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

50 / DOSSIER P
 irates et corsaires

DANS LE TEXTE objectifs définis pour une durée déterminée, en

fonction des guerres ou des retournements d’al-
Massertie : « Couper le nez et liances en Europe. L’enjeu est de faire une expé-
dition de pillage le plus rapidement possible, le
les oreilles » plus brutalement possible, en prenant le maxi-
En mars 1689 l’équipage du Saint-Nicolas est en grande difficulté. Pour faire mum de butin et le minimum de risques.
plier les autorités espagnoles, Massertie dispose d’une arme redoutable : la peur. Loin des abordages spectaculaires rappor-
Nous fûmes encore trois jours […] à manger ce que nous pouvions tés par la légende, les cibles sont souvent ter-
attraper. Nous étions réduits à la dernière extrémité, […] ne sachant restres : les flibustiers visent les villes et les vil-
comment nous retirer de là. Le 16 mars, nous prîmes résolution de prendre lages côtiers. Un peu à la façon des razzias en
un prisonnier de marque et de lui couper le nez et les oreilles, et de l’en- Méditerranée (cf. p.54), ils s’emparent des per-
voyer avec une lettre à la ville du Rosaire, par laquelle nous les adjurions sonnes et les rançonnent : c’est le gros de leur
que s’ils ne venaient nous apporter [ce que nous demandions] en quatre butin. Puis ils cherchent à accumuler des biens,
jours nous leur casserions à tous la tête. Cette ville, que l’on nomme le les moins lourds et les plus rentables. Les bois
Rosaire, est une ville fort riche, où sont toutes les mines d’or et d’argent.” de teinture ou les draperies sont certes des mar-
L’Enfer de la flibuste. Pirates français dans la mer du Sud, textes rassemblés et présentés chandises de valeur, mais ils sont encombrants et
par F. Olivié et R. Laprise, Anacharsis, 2016, rééd., 2021, p. 101. difficiles à transporter. Les bijoux ou les pierres
précieuses sont, en revanche, faciles à déplacer
et à écouler – et à cacher !
sur les flibustiers pour établir une colonie La procédure prévue est de faire ensuite vali-
française en Nouvelle-Biscaye, dans le nord du der le butin, sur lequel plane le doute, car sou-
Mexique actuel, à l’embouchure du Rio Grande. vent saisi en dehors des limites fixées par les
Le projet fut sans lendemain, mais l’idée était bel commissions. Il faut pour cela passer dans un
et bien d’utiliser ces hommes pour conquérir des port français, devant une juridiction compé-
territoires aux dépens de l’empire espagnol. tente, qui déclare « de bonne prise » les pro-
Mais, du fait de leur éloignement géographique, duits et navires capturés. Les flibustiers français
ces hommes sont peu ou mal contrôlés par les au- vont surtout à Petit-Goâve, à Saint-Domingue,
torités – quand elles ne sont pas leur complice ! En véritable capitale de la flibuste au xviie siècle,
1684 les administrateurs du royaume de France, où les notaires et les administrations des gou-
cherchant à mettre au pas ces individus remuants, verneurs attestent la légalité de leur prise,
recensent environ 2 000 flibustiers, qui échappent prélèvent la part du roi et celle des adminis-
à peu près totalement à leur surveillance : leur
Boucaniers trateurs. Mais les flibustiers vont aussi faire va-
Les boucaniers tirent
nom n’est pas indiqué dans les listes d’équipage leur nom du verbe lider leurs prises dans d’autres îles françaises et
des navires, ils désertent quand bon leur semble et « boucaner », qui signifie jusqu’en Nouvelle-Angleterre. En 1694 le sieur
leurs capitaines sont généralement issus du rang « fumer la viande de Montauban se soumet à de semblables vérifi-
et donc difficiles à identifier. ou le poisson pour les cations à Bordeaux, où attendent des armées de
La flibuste disparaîtra finalement aux alen- conserver ». Menu notaires et de greffiers, qui vérifient les papiers
tours des années 1695-1700, avec l’explosion peuple de la piraterie, du flibustier, inspectent son navire et comptabi-
de la plantation esclavagiste sucrière. Après les boucaniers cherchent lisent son butin notamment constitué de cacao,
la guerre de Succession d’Espagne, à partir de fortune aux Amériques de sucre et de pierres précieuses.
1713, ce sont surtout les pirates anglais qui écu- non seulement par la Vient enfin le moment de répartir le butin res-
chasse du gibier, mais
meront les Caraïbes. tant entre les membres de l’équipage. Au départ
aussi dans les aventures
criminelles en mer d’une campagne corsaire, on rédige d’ordinaire
Comment se déroulait une attaque de (gravure illustrant des chartes-parties, c’est-à-dire des contrats qui
flibustiers ? l’Histoire des aventuriers précisent les parts attribuées à chaque membre
L’association flibustière, quand elle est autori- qui se sont signalés dans d’équipage, du capitaine au dernier des matelots.
sée et commissionnée par le pouvoir royal, a des les Indes, 1686). Ces parts sont proportionnelles à la hiérarchie au
BNF

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


Journal de bord
Nous conservons le journal de bord d’Étienne Massertie,
quartier-maître du Saint-Nicolas. Son récit est en réalité
loin d’être neutre : retrouvé dans les papiers de la
Marine, il faisait partie d’un dossier transmis par les
flibustiers aux autorités royales pour être graciés et
engagés à leur service. Il se compose non seulement 
de texte mais aussi de magnifiques dessins des côtes,
appelés alors « brouillards » (synonyme de brouillon). 
Ci-dessus : le dessin de la rade de Guayaquil (Équateur),
sur la route de l’argent de Potosí.
sein de l’équipage – la plus importante revenant MOT CLÉ
au capitaine. Toutefois, la distribution est sou-
vent bien plus compliquée… Charte-partie
C’est ce que montre l’histoire des flibustiers du Contrat qui précise 
Saint-Nicolas, qui sillonnent les côtes de l’Afrique la part de butin
et de l’Amérique du Sud entre 1686 et 1694. attribuée à chaque
membre d’équipage,
En l’espace de huit ans, ils amassent un butin
proportionnellement 
considérable : vases d’église, perles de nacre de à la hiérarchie, du
Californie, tissus de soie, lingots d’argent, pièces capitaine au dernier 
(réaux espagnols), bijoux, vaisselle… Durant ce des matelots.
périple, ponctué de nombreuses et longues es-
cales, notamment aux Galápagos ou sur d’autres
îles perdues, ils chassent l’ennui en jouant leur
part aux dés, aux cartes…. Les parts se voient
DANS LE TEXTE
« Je lui fis signe d’amener ses voiles »
BNF, FRANÇAIS 385 VUE 212 – BNF, FRANÇAIS 385 FOLIO 1
Je fis route vers les côtes de Guinée, […] où je rencontrai […] une
frégate hollandaise de 34 pièces de canon […]. [Comme] j’espérais
pouvoir la combattre, je fis mettre pavillon hollandais, pour ne la point
épouvanter […]. Quand je vis qu’elle était assez près, je mis pavillon fran-
çais et lui fis signe d’amener ses voiles ; elle me donna aussitôt la bordée
fort courageusement et essuya la mienne de même. Nous continuâmes
à nous battre de cette manière, depuis le matin jusqu’à 4 heures du soir,
sans que je pusse jamais […] la joindre d’assez près pour me servir avan-
tageusement de mes fusils boucaniers, […] ni empêcher qu’à la faveur du
vent, […] elle n’allât mouiller sous la forteresse du Cap des trois pointes.”
Étienne Montauban, Histoire du sieur de Montauban, capitaine flibustier,
M. Martignon (éd.), Anacharsis, 2021, pp. 44-45.
/ 5 1
ainsi redistribuées par le hasard, lequel gou-
verne la vie flibustière tout entière. Certains
s’en trouvent plus riches que d’autres, ce qui
n’est pas sans entraîner de dissensions au sein
de l’équipage.
Pourquoi les flibustiers
sont-ils si redoutés ?
Généralement, les flibustiers sont moins nom-
breux que leurs adversaires, quelques centaines
d’hommes tout au plus, bien que lourdement
armés de fusils, canons, grenades et poudre.
Aussi leur mode opératoire consiste-
t-il d’abord et avant tout à frapper
les imaginations par l’effroi, de sorte
qu’en cas d’attaque les populations les
supplient de faire ce que l’on appelle
« bon quartier », une expression signi-
fiant que les victimes seront épargnées
si elles n’opposent pas de résistance.
Après le pillage d’une ville ou d’un
village, ils laissent entendre qu’ils vont
revenir et qu’il vaut mieux que les habi-
tants coopèrent. C’est une politique dé-
libérée de terreur, symbolisée par le fa-
meux pavillon à la tête de mort, blanc sur
fond rouge ou noir, le Jolly Roger.
La première mention connue de ce
drapeau remonte à 1688. Dans sa relation du
périple du Saint-Nicolas, le flibustier Étienne
Massertie raconte comment l’équipage hisse un
étendard après la prise de la ville d’Acaponeta,
au Mexique, à quelques kilomètres à l’intérieur
des terres : « Nous mîmes un pavillon rouge avec
une tête de mort dedans et deux ossements en croix
au-dessous de la tête. » Le moment choisi pour
dresser ce drapeau est intéressant : après avoir
pris la ville, les flibustiers se mettent en che-
min pour retrouver leur bateau, avec des cap-
tifs à rançonner. Mais ils sont poursuivis par des
troupes envoyées par les Espagnols, sans doute
des auxiliaires amérindiens à cheval. Ils dé-
cident alors de faire la guerre « de grand style » :
ils font face à leurs poursuivants, se mettent en
rang, battent le tambour et hissent ce drapeau.
Cette façon spectaculaire d’exposer sa force (le
rouge du drapeau indique précisément qu’il n’y
aura « pas de quartier ») relève sans conteste de
la guerre psychologique que mènent partout les
flibustiers et qui leur confère un réel ascendant
sur les populations espagnoles.
Pourquoi connaît-on aussi bien
l’histoire du Saint-Nicolas ?
D’abord, insistons sur un point : cette histoire est
moins celle d’un bateau que d’un équipage. Il faut
tordre le cou à toute idée d’un attachement ab-
solu des flibustiers (ou des pirates, d’ailleurs) à
leurs bateaux. La petite centaine d’hommes diri-
gée par Rolle a, en effet, traversé l’Atlantique sur
le Saint-Nicolas, navire néerlandais capturé dans
le golfe de Guinée. Mais, dès leur départ
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
52 / DOSSIER P
 irates et corsaires

Certains marins du « Saint-Nicolas »
venaient de Bordeaux, de Vendée, mais
aussi du Poitou ou de Toulouse, et
l’un d’eux, Paul Daumé, était créole
À SAVOIR de Saint-Domingue, ils savaient qu’il leur
faudrait remplacer ce bateau ventru fatigué par
Pas de quartier ! ses années en mer. Ce fut chose faite avec la
L’expression célèbre
vient de « quartier de
prise du Saint-François, chargé de farines, puis
sûreté », désignant vite ramené dans leur repaire des Galápagos, où
depuis le xve siècle la le Saint-Nicolas finit brûlé après que les forbans
place où des assiégés en eurent retiré tout ce qu’ils pouvaient. Il s’agis-
pouvaient avoir la vie sait d’éviter qu’il tombe dans d’autres mains, et
sauve en cas de notamment celles des Espagnols. Et c’est encore
reddition. « Ne pas  dans un autre navire, le Rosaire, tout droit sorti
faire de quartier » est des chantiers navals de Guayaquil, en Équateur
donc une annonce de actuel, que l’équipage regagna Cayenne quelque
condamnation à mort :
temps après.
aucun prisonnier 
ne sera épargné. A
Nous avons la chance de pouvoir suivre l’équi-
l’inverse, l’annonce  page flibustier du Saint-Nicolas comme aucun
de « bon quartier » est autre ou presque. Dans son livre Une histoire
une promesse de plus des pirates, des mers du Sud à Hollywood (2007),
grande mansuétude.  l’historien Jean-Pierre Moreau évoque l’équi-
Il semble que, dans pée du capitaine Rolle, parti en 1686 de Saint-
l’Atlantique du  Domingue pour gagner le golfe de Guinée puis
xvi -xviii  siècle, ces
e e
revenir au Brésil, avant d’écumer pendant près de
expressions françaises sept ans les côtes pacifiques des vice-royautés du
étaient en usage dans
Pérou et de la Nouvelle-Espagne. J’ai été intrigué
toutes les langues.
par cette croisière, racontée en quelques pages,
mais qui dure pourtant huit ans.
Ce périple est connu grâce à un document
exceptionnel, le manuscrit français 385 de la
Bibliothèque nationale de France1, qui a été com-
posé par le quartier-maître Étienne Massertie
pour être présenté à la Cour et au secrétaire d’État
à la Marine de Louis XIV.
DANS LE TEXTE
Marcus Rediker :
« Les pirates expriment
des idéaux élevés »
Nous aimons les pirates parce qu’ils sont
rebelles, parce qu’ils lancent un défi aux
conventions de classe, de race, de genre et de
nation. Ils sont pauvres, mais ils expriment des
idéaux élevés. Exploités et souvent trompés par
des capitaines marchands, ils abolissent le salariat, établissent une disci-
pline différente, pratiquent leur propre type de démocratie et d’égalité.
Ils fournissent un modèle alternatif de conduite du bateau de haute mer.
Les pirates s’opposent à l’élite et aux puissants de leur époque. Par leurs
actions, ils deviennent les “scélérats” de toutes nations. Ils savourent leur
Ce document est d’autant plus précieux que les
écrits des flibustiers francophones se comptent
sur les doigts d’une main. On connaît le récit de-
venu fameux d’Alexandre-Olivier Exquemelin,
chirurgien et flibustier français qui a navigué
dans les Caraïbes quelques années avant le
Saint-Nicolas, entre 1666 et 16722. On dispose
également du texte, moins célèbre mais tout à
fait remarquable, de Raveneau de Lussan, qui
relate son expédition dans l’océan Pacifique au
cours des années 16803. Récemment, Maxime
Martignon a édité chez Anacharsis le récit du
sieur de Montauban, un capitaine flibustier qui
livra une guerre acharnée aux Espagnols pen-
dant plus de vingt ans entre les côtes améri-
caines et africaines4.
Dans cet ensemble, le récit de Massertie est
assez singulier car il est accompagné d’un jour-
nal de bord, qui mentionne le cap observé, les
vents, l’état de la mer, et comprend également
une série de cartes réalisées à main levée. Le do-
cument nous livre aussi le nom de quelques-uns
des membres de l’équipage : Étienne Massertie,
bien sûr, mais aussi Franc Rolle, le capitaine ; l’in-
terprète Carlos le Biscayen ; le chirurgien Isaac le
Juif, originaire d’Alexandrie (probablement Juif
portugais) ; et quelques autres moins bien iden-
tifiés tel le matelot Antoine Dufour.
Notre connaissance de l’équipage se limitait à
ces quelques noms jusqu’à ce qu’en 2017 l’his-
torien canadien Raynald Laprise découvre, à la
Huntington Library de San Marino (Californie),
une lettre du missionnaire jésuite de Cayenne
Jean de La Mousse, adressée à un autre jésuite,
le père Gravier, qui vivait alors parmi les Indiens
Illinois. Cette lettre présente, en une cinquantaine
de feuillets, de larges extraits du journal d’un cer-
tain « pilote Charles », originaire de Dieppe, de
retour de son expédition dans les mers du Sud.
Ce texte n’est autre que le récit miraculeuse-
ment retrouvé du pilote du Saint-Nicolas, écrit
en 1695 un an après le retour de son navire
à Cayenne. Vieux flibustier, sans doute édu-
qué, abouché avec le missionnaire Jean de La
Mousse, Charles nous fait entrer dans la vie des
marins. Et son journal évoque tout ce qui man-
quait dans le manuscrit d’Étienne Massertie, à
savoir des noms, des paysages, des sensations,
des découvertes. Grâce à ce texte, nous avons
aussi retrouvé un grand nombre des flibustiers
du Saint-Nicolas dans les archives paroissiales
de Cayenne et Remire, en Guyane, et pu suivre
un peu leurs destinées. Retournés à terre, ils se
sont établis et mariés : on les voit apparaître en
tant que témoins de mariage ou parrains pour
les enfants des uns ou des autres. Cela nous a
JULIEN JAULIN/HANS LUCAS

rôle, même si cette “vie courte et joyeuse” contient une contradiction permis de reconstituer leurs liens personnels,
cruelle. Plus les pirates construisent et profitent de leur existence auto- et de mieux comprendre leurs trajectoires ou
nome, plus les autorités sont déterminées à les détruire.” leurs origines. Certains venaient de Bordeaux,
M. Rediker, Pirates de tous les pays, Beacon Press, 2004, Éditions Libertalia, 2008, de Vendée, mais aussi du Poitou ou de Toulouse,
trad. de l’anglais (États-Unis) par Fred Alpi, rééd. 2017, « Poche », p. 260. et l’un d’eux, Paul Daumé, était créole, né sur l’île
Saint-Christophe.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


« Jolly Roger »
L’expression « Jolly Roger », qui viendrait de
« vagabond joyeux » (jolly rogue) ou d’une
traduction du français « joli rouge », renvoie aux
premiers usages de ce drapeau pirate au xviie siècle
(mentionné en 1688 dans le journal de Massertie). 
Il était en effet d’abord de cette couleur, indiquant
que les forbans ne feraient pas de quartier. Derrière
les deux os croisés surmontés d’une tête de mort,
connus de tous, c’est plutôt une variété d’images
qu’il faut imaginer, comme ici le squelette sur fond
jaune ou le bras armé entouré d’une tête de mort et
d’un sablier ailé, rappelant aux victimes des pirates
que le temps leur était compté.
Au total, on peut ainsi retracer plus ou moins
précisément les trajectoires d’environ 20 marins.
Les 60 autres étaient peut-être retournés auprès
de leurs familles, à Saint-Domingue ou ailleurs
aux Caraïbes, voire en France. Quelques-uns,
dont le capitaine Rolle et son compère Antoine
Dufour, s’achetèrent une plantation à Cayenne
avec leur butin. Mais tous n’ont pas fait fortune.
Certains sont mentionnés comme de « parfaits
gueux », c’est-à-dire absolument démunis, mais
on ne sait presque rien de ceux-là.
GREENWICH, NATIONAL MARITIME MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
Le plus étonnant reste probablement l’aven-
ture d’une demi-douzaine d’entre eux qui, sans
doute menés par Étienne Massertie, ont cher-
ché à faire valoir leur expérience maritime au-
près du secrétaire d’État à la Marine de Louis XIV,
Pontchartrain. Ces hommes, qui ont appris leur
métier en pillant ports et navires dans la plus to-
tale illégalité, se présentent donc maintenant de-
vant le roi pour faire reconnaître leurs qualités
et obtenir des postes d’officier… Leur dossier est
le fameux manuscrit français 385, qui démontre
leur connaissance des routes maritimes, du dé-
troit de Magellan, et par conséquent leur capacité
à exploiter les points faibles de l’empire espagnol
aux Amériques. Cette démarche exceptionnelle
/ 5 3
montre bien le statut hybride des flibustiers, qui
savent jouer de la frontière poreuse entre piraterie
et guerre de course. Les hommes du Saint-Nicolas
savent que le roi de France et Pontchartrain ont
alors le projet d’une politique expansionniste sur
les mers et les océans, certes en Amérique du
Nord, où les choses aboutirent, mais aussi dans
une partie du Mexique, sans succès. Les flibus-
tiers ont conscience d’occuper une position stra-
tégique, aux marges de l’empire, qui ne peut qu’in-
téresser les autorités : ils sont en quelque sorte aux
avant-postes de la colonisation du xviie siècle, à la
fois produit et rouage essentiel de cette histoire.
On est bien loin là du mythe des
républiques pirates prétendument
libertaires et démocratiques…
Il existe en effet toute une tradition puisée aux
sources littéraires et à des recompositions plus
ou moins imaginaires de la vie flibustière, qui
met en avant le fameux motif de Libertalia, re-
pris par l’historien américain Marcus Rediker.
Mais cette histoire n’est attestée par aucune ar-
chive. La seule source est littéraire : il s’agit de
l’Histoire générale des plus fameux pirates, rédigée
en 1724 par un mystérieux « capitaine Johnson »,
dont on ne trouve non plus aucune trace dans les
archives. C’est ce texte, parfois attribué à Daniel
Defoe, célèbre auteur de Robinson Crusoé, qui est
à l’origine du mythe. Il raconte qu’aurait existé
à Madagascar une colonie libertaire fondée par
des pirates, une sorte de société idéale, utopie ra-
dicale et démocratique où le capitalisme, l’escla-
vage et le nationalisme n’auraient pas eu cours.
C’est une tout autre image qui ressort des ar-
chives. J’ai récemment traduit un texte d’un cer- Notes
tain Aaron Smith, un Britannique capturé par les 1. En ligne sur Gallica  :
https://gallica.bnf.fr
pirates cubains en 18225, où je me suis attaché à /ark:/12148
mettre en lumière la part de fiction de ce type de /btv1b9060640j.
document : accusé de s’être fait le complice des Ce manuscrit a été transcrit
pirates pendant sa captivité, Smith avait été jugé à la fin du xixe siècle par
Édouard Ducéré dans le
à Londres puis acquitté. Mais il avait ressenti le Bulletin de la Société des
besoin de raconter ses péripéties dans un livre lui sciences et arts de Bayonne.
servant à se dédouaner. Son étude montre cepen- 2. A.-O. Exquemelin,
dant qu’il est truffé d’incohérences et que sa forme Histoire des aventuriers
romanesque masque complètement le réel. flibustiers, R. Ouellet
et P. Villiers (éd.), PUPS,
Pour notre livre L’Enfer de la flibuste, avec
2005.
Raynald Laprise, nous avons procédé à l’inverse, 3. J. Raveneau de Lussan,
en partant de l’imagerie classique de la piraterie Journal du voyage fait
pour tenter d’aller au ras du pont, au ras des do- à la mer du Sud avec les
flibustiers de l’Amérique en
cumentations et retrouver le grain du réel. Loin 1684 et années suivantes,
de l’image d’une communauté libertaire et dé- 1689 : https:/
mocratique, ce qui ressort des archives, c’est une /gallica.bnf.fr/ark:/12148
population mue par la nécessité et la survie, qui /bpt6k1504224q.
subsiste par le pillage. Les flibustiers ne sont pas 4. É. Montauban, Histoire
du sieur de Montauban,
suicidaires et ils savent qu’ils ne feront pas ce mé- capitaine flibustier.
tier toute leur vie. Ils naviguent par conséquent Course, traite et littérature,
entre les lois, qu’ils connaissent, et tentent de se M. Martignon (éd.),
tenir à bonne distance des autorités. Mais ce qu’ils Toulouse, Anacharsis,
2021.
cherchent, c’est avant tout à écouler leur butin et 5. A. Smith, Les Atrocités
à rentrer chez eux pour vivre une vie paisible ! n des pirates, Toulouse,
(Propos recueillis par Guillaume Calafat.) Anacharsis, 2018.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
54 / DOSSIER P
 irates et corsaires

Méditerranée

En finir avec les

Barbaresques
Derrière la réputation des redoutables corsaires du Maghreb se cache une
réalité plus subtile, faite de politique, de diplomatie et de droit. Des normes
communes sont négociées pour tenter de réguler la violence sur mer.

Par Guillaume Calafat

L
e 17 juin 1605 un navire en pro-
venance d’Alexandrie aborde
dans le port de La Goulette, ap-
pendice maritime de Tunis. Il
transporte à son bord François
Savary de Brèves (1560-1628),
un habile diplomate réputé
pour ses qualités de négociateur, qui vient de sé-
journer près de vingt-deux ans à Constantinople,
dont quatorze en qualité d’ambassadeur du roi de
France, Henri IV, auprès de la Porte ottomane.
Les spécialistes de l’orientalisme savant
connaissent bien ce personnage, qui a compilé
une riche collection de manuscrits, ainsi que des
documents précieux sur l’histoire, la politique, la
culture et le droit des Turcs.
Alors qu’il est rappelé en France car le roi
le veut, écrit-il, « employer en de plus impor-
tantes affaires », Savary de Brèves doit cepen-
dant s’acquitter d’une ultime mission liée à son
ambassade, qui le mène dans les provinces ot-
tomanes de Tunis et d’Alger. Après un voyage
en Terre sainte, en Égypte, puis une rapide es-
cale par Rhodes et la Crète, le diplomate gagne
ainsi le Maghreb pour y rencontrer les autori-
tés locales et leur exposer le contenu des nou-
velles capitulations qu’il est parvenu à obtenir
du jeune sultan Ahmed une année plus tôt, en
mai 1604. Ces capitulations, que les Turcs nom-
ment « ahdname » (soit, littéralement, l’« enga-
gement écrit » du souverain), sont le nom donné
en Europe à l’acte diplomatique et juridique ot-
toman par lequel les sultans concédaient des
droits aux communautés et aux ressortissants
des puissances étrangères. Celles de 1604 com-
portaient 42 articles (ou 50 selon les formes ul-
térieures de leur chapitrage), qui définissaient
en particulier les privilèges des marchands
L’AUTEUR et des marins français dans plusieurs villes et
Maître de ports sous la domination de l’Empire ottoman.
conférences à Ces textes favorisaient le fret et le commerce
l’université Paris-I- maritime français, et visaient à inciter les étran-
Panthéon-Sorbonne,
Guillaume Calafat gers (surtout Espagnols et Italiens) à se placer
est notamment sous la protection du pavillon de France pour
l’auteur d’Une transporter leurs marchandises à travers la
mer jalousée. Méditerranée.
Contribution à
l’histoire de la
Plusieurs des articles des capitulations
souveraineté, concernaient directement l’Afrique du Nord,
Méditerranée, et ceux que la version française des ahdname
xviie siècle (Seuil, appelait, selon la terminologie européenne
2019). Ses recherches d’alors, les « corsaires de Barbarie ». Parfois
portent actuellement
sur les naufrages synthétisée dans la littérature de l’Époque mo-
en Méditerranée. derne par le seul substantif « Barbaresques »,
l’expression désignait de manière large ces na-
vires qui, depuis les ports du Maroc jusqu’à la
Libye, écumaient la Méditerranée en quête de
butin, razziant les littoraux des États chrétiens
ou capturant en mer leurs embarcations, leurs
marchandises et leurs équipages. Le texte otto-
man des capitulations de 1604 n’englobe cepen-
dant pas tout le Maghreb – et pour cause, le sul-
tan ottoman n’avait aucune souveraineté sur le
DR

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 5 5

Le guerrier
oriental C
 e tableau
grandeur nature de
Pier Francesco Mola
(xviie siècle), conservé
au Louvre, ne représente
probablement pas
un personnage réel.
Les parures et les riches
habits témoignent
du haut rang de ce
vénérable guerrier,
certainement un
dignitaire nord-africain
à en juger par son
turban bas, l’aigrette
et la peau de fauve. A
l’arrière-plan, les voiles
blanches le désignent
comme un chef corsaire
du Maghreb.

MOTS CLÉS
Barbaresque
Attesté en italien dès 
le xiiie siècle, le mot
renvoie de façon large
aux peuples d’Afrique
du Nord-Ouest, du
Maroc à la Libye, 
la « Barbarie » des
cosmographies
européennes. Connoté
péjorativement pour
qualifier la cruauté et 
la violence, et tracer
ainsi une frontière entre
barbarie et civilisation,
il est associé la plupart
du temps aux
opérations corsaires.
Assez peu utilisé en
Maroc. Il évoque en revanche précisément les fronts (respectivement atlantique et persan), français au xviie siècle,
RMN-GRAND PAL AIS (PARIS, MUSÉE DU LOUVRE)/GÉRARD BLOT

corsaires des deux provinces sises aux confins
occidentaux de l’empire, Alger et Tunis.
L’âge d’or du « corso »
En ce début de xviie siècle les deux grandes cités
maghrébines sont les principales bases corsaires
de l’Empire ottoman en Méditerranée occiden-
tale. Le corso, pour utiliser un mot de la lingua
franca méditerranéenne, bat alors son plein. Il
s’agit là d’une forme de « petite guerre », très an-
ciennement pratiquée dans la région, qui connaît
un essor tout à fait fulgurant à partir de la fin des
grands affrontements navals hispano-ottomans,
dont la fameuse bataille de Lépante (1571) fut
l’un des points culminants. Mobilisés sur d’autres
épuisés par un effort de guerre considérable, l’Es- son usage se développe
pagne et l’Empire ottoman concluent une trêve dans les mémoires, 
en 1581. Si les batailles rangées entre grandes la littérature et les
escadres deviennent plus rares en Méditerranée, dictionnaires des xviiie 
la trêve ne met cependant pas un terme à l’hosti- et xixe siècles.
lité entre le Roi Catholique et le sultan. Une ligne
de front s’établit alors entre l’Afrique du Nord oc- Capitulations
Privilèges commerciaux
cidentale et l’Europe méridionale, où la guerre
et religieux octroyés 
se poursuit par d’autres moyens, moins spec- par les sultans 
taculaires et plus subreptices : des navires cor- ottomans aux étrangers
saires partent en mer pour « nuire à l’infidèle » (en particulier 
en faisant le plus de butin possible, en marchan- les marchands)
dises et en prisonniers, afin d’affaiblir l’ennemi et notamment dans les
d’enrichir les armateurs privés, les capitaines, les ports du Levant.
équipages et les États qui se répartissent

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

56 / DOSSIER P
 irates et corsaires
les profits des prises. Certaines villes por-
tuaires se spécialisent dans cette activité parfois
lucrative, mais toujours risquée : du côté chré-
tien, l’île de Malte et le port toscan de Livourne
deviennent des hauts lieux de la course catho-
lique, d’où les vaisseaux des ordres militaro-­
religieux attaquent les embarcations ottomanes,
maghrébines ou grecques ; du côté musulman,
les corsaires d’Alger et de Tunis croisent plus par-
ticulièrement autour des îles de Méditerranée oc-
cidentale (Baléares, Corse, Sardaigne et Sicile) et
le long des littoraux de l’Italie et de l’Espagne.
Des deux côtés, des flottes publiques et des ar-
mements privés, de plus en plus nombreux, se
livrent à l’activité corsaire.
Il serait toutefois réducteur de résumer le corso
à une « guerre sainte » entre chrétiens et musul-
mans. Les corsaires de Tunis et d’Alger n’atta-
quaient pas toutes les embarcations sans dis-
tinction : certains États chrétiens, à l’instar de la
France, mais aussi de Venise, de l’Angleterre puis
des Provinces-Unies, avaient noué des relations
diplomatiques avec l’Empire ottoman, si bien
que leurs navires et leurs côtes étaient, en théo-
rie, protégés des raids corsaires. Pour leur part,
les corsaires maltais ou toscans n’hésitaient pas à
capturer des sujets chrétiens orientaux du sultan
ottoman, qu’ils déclaraient volontiers « de bonne
prise ». Les appartenances religieuses et poli-
tiques au sein des équipages capturés n’étaient,
par ailleurs, pas toujours faciles à démêler, et
elles donnaient lieu à des plaintes et à des négo-
ciations parfois fort longues pour tenter de libé-
rer les prisonniers et leurs biens.
Le corso alimentait ainsi toute une économie
de la capture et de la rançon : tout autour de la
Méditerranée, des captifs tentaient d’obtenir leur
rachat à l’aide de médiateurs spécialisés, qu’il
s’agisse de religieux (ordres rédempteurs, fonda-
tions pieuses), de marchands ou de diplomates.
Dans l’attente de leur libération, ils étaient bien
souvent contraints à du travail forcé, dans les
galères, les bagnes ou au service de maîtres pri-
vés en fonction de leurs compétences et de leur
rang. Certains d’entre eux se convertissaient, au
christianisme ou à l’islam, ce qui pouvait amé-
liorer leur condition, sans pour autant toujours
mettre fin à leur statut servile. Néanmoins, des
convertis au Maghreb (mamalik ou uluj dans les
chroniques) connurent des promotions tout à fait
remarquables, jusqu’à atteindre les plus hauts
sommets politiques des provinces ottomanes
d’Afrique du Nord, à l’instar du Génois Usta
Murad, né Benedetto Rio, devenu dey (gouver-
neur) de la province ottomane de Tunis à la fin
des années 1630 ; ou, plus célèbre sans doute, le
Calabrais Giovan Dionigi Galeni, converti à l’is-
lam sous le nom d’Uluj Ali, qui accède au rang
prestigieux de beylerbey, gouverneur général, de
la province d’Alger avant d’être nommé kapudan
pacha, c’est-à-dire amiral de la flotte ottomane,
par le sultan Selim II.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Prises, razzias et rançons
C
ontrairement aux idées
reçues, les corsaires
évitent en général de
tuer ou de blesser, car les
captifs ont une valeur mar-
chande et peuvent être échan-
gés contre d’autres prison-
niers. Les corsaires cherchent
à faire du butin et des prison-
niers pour les conduire dans
leur port d’attache dans le
meilleur état possible afin
d’en tirer un bon prix. Il ar-
rive certes que, pour cacher la
provenance de certaines mar-
chandises capturées, l’équi-
page pris soit exécuté, jeté à la
mer ou laissé sur des canots.
Naviguant de préférence de
conserve avec un autre vais-
seau, les corsaires, chré-
tiens comme musulmans,
attaquent en priorité les vil-
n Thomas Wyck, Le Corsaire et le Juif, lages côtiers et les petites
xviie siècle, détail (Montpellier, musée îles. Ils jouent de l’effet de
Fabre). Corsaire, marchand et notaire surprise pour capturer les po-
s’entendent pour la revente des prises. pulations, qu’ils rançonnent
ensuite, parfois directement
sur les plages quand les pri-
sonniers sont trop nombreux pour être conduits à bord. En mer, ils pri-
vilégient les assauts contre des navires marchands ou de pêche, évitant
dans la mesure du possible le combat avec d’autres corsaires ou avec des
escadres ennemies. Les abordages sont rares : il s’agit plutôt de pour-
suite, de sommation à coups de canon et de contrôle de papiers. En gé-
MONTPELLIER, MUSÉE FABRE, INV. 837.1.100 ; COLLECTION/ACTIVE MUSEUM/LE PICTORIUM/PHOTO12
néral, les proies essaient de fuir vers le rivage le plus proche avec leurs
biens de valeur, jettent une partie des marchandises par-dessus bord
pour alléger le navire. Les fuyards peuvent espérer, si leur navire est ra-
pide, échapper aux corsaires durant la nuit ou à la faveur d’un grain ou
d’une levée de brume. Cependant, les victimes d’attaques corsaires se
rendent fréquemment sans engager le combat face à ces équipages plé-
thoriques et lourdement armés.  G. C.
MOT CLÉ
Au tournant des xvie et xviie siècles les ma-
Lingua franca rines d’Alger et de Tunis sont particulièrement
Mixte de langues redoutées par les vaisseaux qui naviguent en
parlées en Méditerranée Méditerranée. De 1580 à 1650, une période
depuis le Moyen Age, considérée comme l’apogée du corso, la flotte
qui se compose de d’Alger oscille entre 60 et 80 navires ; elle est en
langues romanes,  mesure de ramener, durant les premières décen-
ainsi que de quelques
nies du xviie siècle, près d’une centaine de prises
mots arabes, turcs 
et grecs. Elle est tout
par an. Un chroniqueur tunisien, Ibn Abi Dinar,
particulièrement relève quant à lui que les « trophées de la mer »
attestée dans le abondent dans la province de Tunis sous les deys
contexte conflictuel  Uthman et Yusuf, qui la gouvernent de 1593 à
du corso. 1637. Cette période voit également l’adoption au
Maghreb de « vaisseaux ronds » sur le modèle des

navires de l’Atlantique, plus mobiles, rapides et
manœuvrants que les galères méditerranéennes.
Vers 1625, la marine d’Alger est ainsi composée,
d’après un diplomate au service de Venise, d’une
centaine de vaisseaux ronds, pour 6 galiotes à
rame seulement. Ces nouvelles manières de na-
viguer sont contemporaines de l’implantation en
Afrique du Nord de mercenaires européens entre
1604 et 1609, à l’instar du Néerlandais Simon
Danser, à la tête d’une flotte de 3 à 4 vaisseaux,
à Alger, ou de l’Anglais John Ward à Tunis. Tous
deux conservent leur foi chrétienne : en effet, ces
entrepreneurs corsaires trouvaient à Alger et à
La Goulette des ports d’attache accueillants pour
mener à bien leurs raids contre l’ennemi com-
mun espagnol.
Traiter avec Tunis et Alger
C’est dans ce contexte que Savary de Brèves ar-
rive à Tunis, en juin 1605. L’ambassadeur cherche
à faire reconnaître par les autorités de la province
(le puissant dey Uthman, les janissaires, les prin-
cipaux armateurs) les articles des capitulations
concernant les corsaires. Deux articles y précisent
en effet que les navires corsaires de Tunis et d’Al-
ger sont certes les bienvenus « dans les ports et
havres de France », mais à la condition de resti-
tuer les biens et de libérer les prisonniers français
ISTANBUL, PAL AIS TOPKAPI ; HERITAGE IMAGES/FINE ART IMAGES/AKG-IMAGES – BNF, DÉPARTEMENT ARSENAL, 4-S-3450 FOLIO 86R
Barberousse, ex-corsaire et amiral ottoman
Le célèbre marin d’Alger Hayreddin Pasa, appelé Barberousse par les Occidentaux, est souvent associé 
au corso barbaresque. Cependant, s’il a bien commencé sa carrière comme corsaire, la plupart de ses 
actions se font en tant que grand amiral de la marine ottomane du sultan Soliman : c’est à ce titre que, allié 
à la flotte française de François Ier, il effectue des raids contre les îles et les littoraux italiens et espagnols
dans les années 1540. Cette miniature ottomane du xvie siècle montre son imposante flotte qui hiverne à
Toulon en 1543.
/ 5 7
Les captifs étaient bien souvent
contraints à du travail forcé,
dans les galères, les bagnes ou
au service de maîtres privés
retenus en Afrique du Nord. Un article est par ail-
leurs inédit : il défend le principe pavillon libre/
cargaison libre, qui intime aux corsaires de ne pas
saisir les biens d’« ennemis » (sous-entendu, les
marchandises appartenant à des Espagnols ou à
des Italiens) trouvés à bord des bateaux « amis »
français. Dans le cas contraire, le sultan autorise
les navires français à attaquer, à « courir sus » les
navires d’Alger et de Tunis, sans que cela contre-
vienne à la relation d’amitié entre le souverain
ottoman et le roi de France, initiée sous les règnes
de François Ier et Soliman.
Savary de Brèves sait très bien que les négocia-
tions ne vont pas être faciles. Les précédentes ca-
pitulations qu’il avait réussi à obtenir en 1597 de
la part du sultan Mehmed III comportaient, elles
aussi, des chapitres qui interdisaient expressé-
ment aux corsaires de Tunis et d’Alger de capturer
les navires français. Pourtant, les prises avaient
continué et les ordres venus d’Istanbul
Pavillons
L’identification des
navires est une opération
délicate : les corsaires
peuvent arborer le
pavillon d’un État
(ci-dessus, Malte et
l’Empire ottoman) ou,
à l’inverse, cacher leur
véritable appartenance
pour se rapprocher de
leurs proies et les
surprendre. Ils peuvent
aussi utiliser un pavillon
de combat comme celui
d’Alger, qui affiche
un bras brandissant
un sabre d’argent.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
58 / DOSSIER P
 irates et corsaires

finalement trouvé, signé en août 1605, qui

semble, selon les mots mêmes du diplomate
Jusqu’en Islande français, « un peu désavantageux ». Tunisiens et
Français s’engagent à libérer leurs captifs et à

A
u tout début de l’été 1627 l’Islande est le théâtre d’une série d’at- respecter leurs pavillons réciproques en mer : le
taques inédites : le 20 juin, une flotte venue de Salé, au Maroc, dé- principe du pavillon libre/cargaison libre est va-
barque à Grindavík, au sud-ouest de l’île. Les corsaires capturent lidé, avec pour corollaire le fait que sont considé-
une quinzaine d’Islandais et deux vaisseaux danois. Quelques jours plus rées comme « de bonne prise » toutes les captures
tard, le 5 juillet, des navires d’Alger abordent au sud-est de l’île, longent faites sur des vaisseaux « ennemis » (y compris
les fjords orientaux, puis mettent le cap vers Heimaey, la plus grande des s’il y a des « amis » ou des marchandises amies
îles Vestmann. Le 16 juillet, les corsaires surprennent une population si- à bord).
dérée et sans défense. Ils tuent une trentaine de personnes et en capturent A Alger, où il se rend en septembre de la même
242, hommes, femmes et enfants, qu’ils mènent ensuite à Alger. Seule une année, la mission est en revanche un échec. Outre
petite partie d’entre eux parvint à être rachetée et à rentrer en Islande. l’indemnisation des prises, Savary de Brèves sou-
Ce raid est l’une des attaques les plus spectaculaires et lointaines menées haite obtenir, conformément aux capitulations
par les corsaires nord-africains. L’épisode témoigne tout à la fois du large et aux doléances des marchands de Marseille,
rayon d’action des flottes d’Afrique du Nord et d’une économie de la ran- soutenus par le roi Henri IV, la réédification d’un
çon qui concerne tous les pays d’Europe.  G. C. petit comptoir français, le Bastion de France, où
les navires provençaux viennent charger du blé
et du corail. Le Diwan d’Alger n’ac-
semblaient incapables d’in- cède pas à ces demandes, pour deux
fléchir les corsaires d’Alger et de raisons : il réclame, avant tout traité
Tunis, qui composaient une partie possible, la libération préalable des
de l’élite politique des provinces. nombreux prisonniers « turcs » déte-
C’est pourquoi le diplomate ob- nus sur les galères de Marseille, bien
tient du souverain ottoman d’être souvent achetés aux corsaires de
accompagné pour son ambassade Malte ou de Livourne. Par ailleurs,
au Maghreb d’un représentant du les autorités d’Alger se montrent
sultan, Mustafa Agha, venu présen- absolument défavorables au com-
ter plusieurs « commandements » merce des blés achetés à bon prix sur
(­fírman) du grand seigneur. leurs côtes par les Français, alors que
Le voyage de l’ambassadeur fran- des menaces fréquentes de disette
çais au Maghreb marque ainsi une planent sur la région. Les comman-
stratégie diplomatique nouvelle dements du sultan sont donc consi-
depuis l’intégration des provinces dérés comme contraires aux intérêts
nord-africaines sous la tutelle ot- de la province et de sa population.
tomane : il ne s’agit plus de comp- Mécontent, Savary de Brèves décide
ter sur la lettre des capitulations et de quitter la rade d’Alger à la toute
sur les ordres du sultan, mais bien fin d’octobre 1605. Il faut attendre
de faire reconnaître publiquement, 1619 pour qu’un premier traité de
par les autorités du Maghreb, un paix franco-­algérois soit ratifié.
ensemble de règles communes des-
tinées à protéger la navigation des Une mer de droits
vaisseaux français. Reçu au Diwan, L’échec relatif de la mission de
c’est-à-dire à l’assemblée des prin- Savary de Brèves est un épisode
cipaux dignitaires de la province, important des relations euro-ma-
Savary de Brèves accuse à mots cou- ghrébines, et ce à plusieurs titres.
verts certains corsaires de Tunis d’actes de pira- Propagande Le traité franco-tunisien de 1605 inaugure en ef-
terie et réclame la restitution de leurs prises et L’Histoire de Barbarie fet le dédoublement des capitulations ottomanes
BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU ROYAUME DU MAROC/BNF

la libération des captifs français. Uthman dey ré-
plique vivement, en présentant toute une série de
griefs à l’encontre de « forbans » français à la tête
d’équipages maltais ou toscans et qui n’hésitent
pas à attaquer et à piller les navires de Tunis. Il
ajoute que des « Turcs » (au sens ici de sujets du
grand seigneur) rament comme esclaves sur les
galères de Marseille, où ils sont maltraités, et ce
en dépit des capitulations.
Pour espérer conclure un traité après des négo-
ciations si mal engagées, Savary de Brèves doit
renoncer à la restitution des prises, et se conten-
ter d’un échange de captifs. Un compromis est
et de ses corsaires du père
Pierre Dan, composée
après son séjour en
Afrique du Nord de 1633
à 1635, est riche
d’informations, mais
elle contient également
nombre d’exagérations
ou de récits imaginaires
qui cherchent à émouvoir
les lecteurs afin de lever
des fonds pour le rachat
des captifs.
par des traités spécifiques négociés directement
auprès des autorités provinciales d’Afrique du
Nord. Désormais, les Français, bientôt imités par
les Néerlandais (1616) puis les Anglais (1622),
cherchent au Maghreb, par l’intermédiaire de
leurs envoyés, de leurs consuls ou de leurs flottes,
à obtenir la confirmation des accords obtenus au-
près de la Porte, à Istanbul. Ces traités de paix
et de commerce, négociés avec Tunis, Alger, puis
Tripoli, mettent au jour l’importance de la régu-
lation des activités corsaires en Méditerranée.
On négociait dans ces textes la reconnaissance
des privilèges des pavillons, la distinction ami/

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 5 9

ennemi/neutre, le principe pavillon libre/car-

gaison libre, ou encore les droits de visite en
mer (pour identifier les papiers, les cargaisons
et les personnes). Durant la seconde moitié du
xviie siècle, ces traités proposent également des
définitions originales des « eaux territoriales »
pour tenter de délimiter des zones maritimes li-
cites d’attaque et de protection.
Pour plusieurs théoriciens européens du droit
des gens, à l’instar d’Hugo Grotius ou, plus tard,
de Cornelius Van Bynkershoek, l’existence même
de ces traités bilatéraux avec les provinces otto-
manes d’Afrique du Nord démontre qu’Alger,
Tunis ou Tripoli ne sont pas des cités « pirates »,
« ennemies de tous » selon la définition cicéro-
nienne, mais bien des organisations politiques
qui bénéficient d’un droit de légation, et dont les
relations sont régies par les règles du droit de la
guerre. Autrement dit, les prises des corsaires
nord-africains sont licites quand elles visent des
ennemis (et les biens capturés peuvent, en droit,
Dans la rade d’Alger
devenir leur propriété). Certes, la frontière entre Cette gravure de Jan Luyken, réalisée en 1684 pour l’édition néerlandaise de
l’Histoire de la Barbarie et de ses corsaires du père Dan, fait référence à un
corso et piraterie est labile, et il n’est pas rare que
épisode imaginaire selon lequel le capitaine néerlandais Lambrecht Hendriksz,
les corsaires attaquent des embarcations sans pour obtenir la restitution d’esclaves et de prises, aurait fait exécuter
s’embarrasser de procédures d’identification. 125 prisonniers « turcs », jetés à la mer ou pendus, devant la rade d’Alger. 
Cependant, ce constat n’est pas du tout limité aux Pour les lecteurs contemporains de la gravure, la scène évoque sans doute 
corsaires nord-africains, mais propre à la guerre les violents bombardements français contre Alger de 1682 et 1683, durant
de course en général : les tribunaux de prise euro- lesquels, dans chaque camp, des otages furent cruellement exécutés, mis à 
péens, aussi peu regardants fussent-ils, devaient la bouche des canons, pendus ou noyés.
fréquemment procéder à des mainslevées pour
restituer les marchandises injustement prises à
des amis ou à des neutres.
Par ailleurs, l’ambassade de Savary de Brèves C’est pourquoi l’expression « Barbaresques »
est l’une des premières manifestations de la re- ou « piraterie barbaresque » paraît doublement
lative autonomisation politique et diplomatique impropre. D’une part, parce qu’elle dénie aux
des provinces ottomanes d’Afrique du Nord. navires nord-africains leur statut corsaire, c’est-
Certes, il ne s’agit en aucun cas de minorer ici la à-dire leur légitimité – qui n’empêchait certes
composante ottomane, ni l’importance des liens pas des actes de piraterie, à l’instar de ce que
maintenus entre Istanbul et le Maghreb. Les l’on peut observer lors des conflits maritimes in-
traeuropéens. D’autre part, parce que l’expres-
Les traités signés par les États européens sion « Barbaresques » empêche de saisir toute la
gamme des situations économiques, sociales, po-
le montrent : Tunis ou Alger, loin d’être litiques et diplomatiques au Maghreb. Spécifier
des cités pirates, sont des puissances si un corsaire vient de Tunis ou d’Alger, de Salé
(au Maroc) ou de Tripoli, ne renvoie pas aux
régies par le droit de la guerre mêmes règles ni aux mêmes types de relations.
Or, la précision est d’importance, car elle permet
­ réambules des traités de paix ne manquaient
p de rendre compte d’un état de guerre et de paix
d’ailleurs pas de reconnaître la suzeraineté particulier, négocié de façon bilatérale avec un
turque et l’autorité des capitulations. Toutefois, État européen (la France, les Provinces-Unies,
la marge de manœuvre diplomatique laissée aux l’Angleterre puis, au xviiie siècle, l’Autriche, la
BNF, RÉSERVE DES LIVRES RARES, RES 4-O3G-24

gouvernements des provinces par le sultan dé-
montre que, dans des domaines comme le com-
merce extérieur ou le corso, les intérêts locaux
pouvaient prévaloir sur les ordres du sultan. On
voit d’ailleurs, avec l’ambassade de 1605, que les
dynamiques et les enjeux n’étaient pas exacte-
ment similaires à Tunis et à Alger. Depuis la par-
tition du Maghreb ottoman en trois provinces, en
1587, les politiques d’Alger, de Tunis et de Tripoli
étaient marquées par d’importantes divergences,
malgré une même tutelle ottomane.
Suède, le Danemark, etc.). L’histoire des trai-
tés de paix et de commerce entre les puissances
du Maghreb et les États européens ne renseigne
donc pas seulement sur les modalités du corso et
de sa régulation. Elle invite plus largement à pen-
ser l’histoire plurielle et discontinue du Maghreb
ottoman, la nature complexe de la souveraineté
turque sur l’Afrique du Nord, les rivalités intraeu-
ropéennes pour le commerce maritime… En
d’autres termes, elle révèle tout le vaste nuan-
cier des situations corsaires en Méditerranée. n

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

60 / DOSSIER P
 irates et corsaires

xxe-xxie siècle

A qui appartient
la mer ?
L’impératif de lutte contre la piraterie donne naissance à des règles
juridiques pionnières. Mais la « liberté des mers » en fait aussi une
arène où s’affrontent les États.

Entretien avec Kiara Neri

Somalie D
 es marines américains appréhendent des pirates somaliens dans le golfe d’Aden en mai 2009. Face à la faiblesse des
États riverains, la communauté internationale se mobilise pour garantir la sécurité des navires sur cet axe commercial majeur.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


L’Histoire : A l’Époque moderne,
la lutte contre la piraterie a dépassé
le cadre des États. Quel rôle a-t-elle joué
dans la genèse du droit international
de la mer ?
Kiara Neri : Dès le début du xviie siècle, le statut
des espaces maritimes fait en effet l’objet de vifs
débats, en particulier dans le cadre de la rivalité
commerciale entre l’Angleterre et les Pays-Bas.
Une des plus grandes controverses est celle qui
oppose les juristes John Selden et Hugo Grotius.
Fidèle aux intérêts britanniques, le premier dé-
fend le modèle du mare clausum (la « mer fer-
mée »), qui affirme la possibilité pour un État de
s’approprier un espace maritime de façon exclu-
sive, à la manière d’un territoire terrestre.
Hugo Grotius, lui, soutient le principe de la li-
berté des mers (mare liberum), qui postule que
la mer n’appartient à personne et peut donc
être librement investie par l’ensemble des États.
Rapidement, c’est ce modèle qui l’emporte car,
dans la pratique, l’appropriation de vastes éten-
dues maritimes est très difficile à mettre en
œuvre. Dans le même temps, s’impose l’idée que
tout État côtier peut revendiquer une portion de
territoire maritime pour assurer la défense de son
littoral – c’est l’origine de la « mer territoriale ».
Dans ce contexte, l’impératif de lutte contre la
piraterie donne naissance à des règles juridiques
pionnières. En théorie, le principe de la liberté
des mers a pour corollaire la compétence ex-
clusive de chaque État sur ses propres navires :
c’est la couleur du pavillon qui détermine l’État
compétent pour juger des actions commises en
haute mer. Cependant, l’âge d’or de la piraterie
au début du xviiie siècle conduit les États à recon-
naître une exception inédite à cette règle : pre-
mier crime universellement reconnu, la piraterie
justifie une compétence juridique partagée par
tous les États, peu importe la couleur de leur pa-
villon. Les réglementations en matière de droit de
la mer, cependant, ne tirent alors leur légitimité
que de la pratique coutumière des États – même
s’il faut reconnaître que la proactivité de ces der-
niers a permis un net déclin de la piraterie au
cours du xixe siècle.
Quand les codifications d’un
droit international de la mer
apparaissent-elles ?
Ce n’est vraiment qu’après la Première Guerre
mondiale que la communauté internationale
­réunie au sein de la Société des nations entre-
PETT Y OFFICER 1ST CL ASS/AP/SIPA – DR
prend de le codifier dans tous ses aspects. Après
une tentative avortée dans les années 1930, les
choses aboutissent au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, dans le cadre des Nations unies.
En 1958 quatre conventions de Genève codi-
fient certaines normes très anciennes et d’autres
plus récentes. La première définit la mer territo-
riale comme un espace de souveraineté exclusif
des États côtiers. Elle consacre deux nouvelles
/ 6 1
Zone économique
exclusive (200 m. n.*)
Zone contiguë (24 m. n.)
Eaux
Mer territoriale (12 m. n.) internationales
Ligne de base
Plateau
Légendes Cartographie
Plateau continental continental
géographique étendu
(200 m.n.) (150 m.n.)
Plateau continental juridique
(350 m.n. maximum)
*milles nautiques (1 m. n. = 1,8 km)
La « merritorialisation »
Le territoire des États est aujourd’hui toujours plus prolongé dans les mers.
Depuis 1982, le droit international distingue entre différents régimes de
souveraineté maritime sur la base de deux principes : la distance de la côte 
en surface et l’extension du plateau continental dans les fonds marins.
zones de souveraineté limitée : la « zone conti-
guë » (24 milles nautiques) où les États côtiers
peuvent exercer un contrôle en matière sanitaire,
douanière, fiscale et d’immigration, et le « pla-
teau continental », limité à 200 milles nautiques
(environ 370 km), qui donne aux États un droit
exclusif sur l’exploration et l’exploitation des res-
L’AUTEURE
sources situées dans le prolongement de leur ter-
Maîtresse de ritoire terrestre. Les conventions de Genève re-
conférences en connaissent donc de nouveaux droits aux États,
droit public à mais elles confirment également le principe cou-
l’université Jean- tumier de la liberté de la haute mer, qui continue
Moulin-Lyon-III,
Kiara Neri a de structurer le droit international de la mer.
notamment publié Un nouveau pas est franchi en 1982 avec
L’Emploi de la force l’adoption de la convention des Nations unies
en mer (Bruylant, sur le droit de la mer signée à Montego Bay
2013). La version
longue de cet
(Jamaïque). La querelle de la délimitation de
entretien est publiée la mer territoriale, qui faisait rage depuis le
dans A. Zysberg xviie siècle, trouve enfin une solution, avec une
(dir.), La Mer, délimitation fixée à 12 milles nautiques. Est éga-
5 000 ans d’histoire, lement codifié le statut de la « zone économique
Les Arènes-L’Histoire,
2022. exclusive » (ZEE), qui permet aux États ne dispo-
sant pas d’un plateau continental étendu d’exer-
cer malgré tout un droit de pêche exclusif sur une
largeur de 200 milles nautiques.
Montego Bay constitue aussi une étape dans
la prise de conscience de la finitude des espaces
maritimes et de l’impact des activités humaines
sur ceux-ci. Alors que la mer avait été considérée
jusqu’ici comme un réservoir inépuisable de res-
sources et un dépotoir ouvert à tous, la conven-
tion introduit une obligation de préservation par-
tagée par l’ensemble des États. Les fonds marins
situés au-delà du plateau continental sont érigés
en une « zone internationale des fonds marins »
et sont qualifiés de « patrimoine commun de
l’humanité ». Ils bénéficient d’un régime
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
62 / DOSSIER P
 irates et corsaires

juridique spécifique, qui encadre l’exploi- Impérialisme ?

tation et la répartition des ressources. Un manifestant
vietnamien brandit
Que prévoit la convention de un drapeau chinois
Montego Bay en matière de lutte incrusté d’un
drapeau pirate.
contre la piraterie ?
Les revendications de
De manière intéressante, la piraterie est la seule Pékin sur la mer de
activité illicite à faire l’objet d’une définition pré- Chine méridionale (mer
cise dans la convention : « tout acte illicite de vio- Orientale en vietnamien)
lence ou de détention ou toute déprédation commis alimentent les tensions
par l’équipage ou des passagers d’un navire ou d’un avec les autres États
aéronef privé, agissant à des fins privées », et diri- riverains.
gés contre un autre navire, son équipage ou sa
cargaison, en haute mer. Deux éléments sont im-
portants dans cette définition : les actes doivent aux bases depuis lesquelles les pirates opéraient,
être commis dans un espace maritime ne rele- situées à l’intérieur de la mer territoriale soma-
vant de la juridiction d’aucun État – ce qui signifie lienne. D’où un véritable blocage juridique.
qu’une attaque perpétrée dans la mer territoriale DATES CLÉS Celui-ci n’a été levé qu’en 2008, lorsque le
n’est pas considérée comme un acte de piraterie ; 1958 Conseil de sécurité des Nations unies a adopté une
et le bâtiment pirate doit être un navire (ou un Les conventions de résolution autorisant les États tiers à entrer dans
aéronef) privé, agissant à des fins privées – ce qui Genève consacrent les la mer territoriale somalienne pour y procéder à
exclut logiquement les affrontements entre na- catégories de « mer des opérations de police. Dans les mois suivants,
vires militaires. territoriale », « zone plusieurs expéditions de grande ampleur ont été
La convention pose également les principes qui contiguë », « plateau organisées par l’Otan, l’UE, les États-Unis, la Chine
doivent guider les États dans leur lutte contre le continental » et « haute et l’Inde, permettant une quasi-disparition de la
phénomène pirate. L’article 100 stipule que « tous mer ». piraterie au large des côtes somaliennes.
les États coopèrent dans la mesure du possible à la 1982 L’affaire de la Corne de l’Afrique a ainsi donné
répression de la piraterie en haute mer ou en tout Convention de Montego naissance à l’idée d’une exception juridique à la
autre lieu ne relevant de la juridiction d’aucun Bay, qui fixe la limite  souveraineté territoriale d’un État, pour motif de
de 12 milles nautiques
État ». L’article 110 permet même à tout État, « s’il lutte contre la piraterie. Cette exception n’est tou-
pour la mer territoriale
a de sérieuses raisons de soupçonner » qu’un navire et institue les ZEE
tefois valable que dans le cas où l’État en ques-
se livre à des actes de piraterie, de l’arraisonner (zones économiques tion est défaillant et donne son accord à l’inter-
en haute mer sans avoir à solliciter l’accord de exclusives, 200 milles vention des États tiers. Le problème qui se pose
l’État du pavillon. Ce faisant, la convention est nautiques). aujourd’hui au large du golfe de Guinée, c’est
donc l’héritière des principes coutumiers qui se 2004 que les États concernés (Nigeria et Bénin notam-
sont imposés dès le xviie-xviiie siècle et reprend à Accord de coopération ment) refusent toute intervention d’États tiers, ce
son compte l’exception à la compétence exclusive régionale en Asie du qui suscite de graves enjeux de sécurité sur cette
de l’État du pavillon. Sud-Est pour lutter route commerciale très importante, où transitent
contre la piraterie. notamment les hydrocarbures nigérians. La solu-
Comment expliquer la résurgence de 2008 tion actuellement envisagée consiste à mettre en
la piraterie aujourd’hui ? Une résolution du place un accord régional afin de mutualiser les
Diverses régions du monde sont en effet frappées Conseil de sécurité de moyens de lutte contre la piraterie. Un disposi-
par une recrudescence des actes de piraterie : en l’ONU autorise les tif qui ne fonctionne pas vraiment pour l’heure.
particulier le large de la Corne de l’Afrique, le dé- opérations de police des D’autres régions ont subi des actes de piraterie,
troit de Malaisie et le golfe de Guinée. Deux fac- États tiers dans la mer notamment les Caraïbes ou le détroit de Malacca,
teurs essentiels l’expliquent. D’une part, l’épuise- territoriale somalienne. mais la situation y est globalement mieux contrô-
ment des ressources halieutiques lié à la surpêche 2009 lée. En Asie du Sud-Est, les États ont pris le pro-
pousse les communautés traditionnelles de pê- Dans une note appuyée blème à bras-le-corps en engageant des moyens
cheurs à pactiser avec des réseaux de crimina- sur la « ligne en neuf considérables et en adoptant dès 2004 un accord
lité organisée pour trouver d’autres moyens de traits » de 1947, la de coopération régionale. Dans les Caraïbes, la
subvenir à leurs besoins. D’autre part, la faiblesse Chine affirme détenir lutte contre la piraterie a été facilitée par les ac-
« une souveraineté
de certains États récents les rend incapables de cords Shiprider conclus entre les États-Unis et
incontestable sur les
maintenir l’ordre dans leur mer territoriale. îles de la mer de Chine plusieurs États locaux, qui permettent aux na-
A partir de 2006, l’augmentation du nombre méridionale et les eaux vires états-uniens d’intervenir dans la mer terri-
d’attaques perpétrées par les pirates somaliens au qui les bordent ». toriale de ces États à condition qu’un de leurs re-
NGUYEN HUY KHAM/REUTERS

large de la Corne de l’Afrique a conduit les États présentants officiels soit à bord.
2014
à renforcer l’escorte de leurs bateaux marchands Début du différend
naviguant en haute mer. Mais ils restaient dé- juridique sur la mer Ces collaborations permettent-elles
munis face aux attaques menées à proximité des d’Azov entre l’Ukraine d’envisager un nouveau mode de gestion
côtes somaliennes, qui échappaient à la qualifi- et la Russie à la suite de collectif de la mer ?
cation juridique de la piraterie. Il leur était éga- l’annexion de la Crimée. Nous n’en sommes hélas pas encore tout à fait là.
lement impossible de s’en prendre directement De fait, la convention de Montego Bay a donné

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


aux États les outils juridiques pour faire valoir
leurs droits exclusifs sur certains espaces mari-
times : le droit international de la mer est donc
aussi une arène où ils s’affrontent pour la défense
de leurs intérêts respectifs. La France est actuelle-
ment en conflit juridique avec la quasi-totalité de
ses voisins pour des questions de délimitation de
sa ZEE : en Méditerranée avec l’Italie et l’Espagne,
dans l’océan Indien avec l’île Maurice, Madagascar
et les Comores, avec le Canada pour Saint-Pierre-
et-Miquelon, avec le Mexique pour Clipperton et
avec le Vanuatu dans le Pacifique.
Ces difficultés liées à la délimitation des espaces
maritimes sont démultipliées lorsque la ZEE d’un
État surplombe le plateau continental d’un autre,
en raison d’un trait de côte légèrement concave.
Dans ce cas, on parle de « zone grise ». Ce terme
a été consacré par l’affaire « golfe du Bengale »
en 2019, opposant le Myanmar au Bangladesh.
Dans sa sentence, le Tribunal international du
droit de la mer a rappelé que le régime juridique
du plateau continental (qui régit le sous-sol) est
par définition conçu pour cohabiter avec un ré-
gime distinct pour la colonne d’eau qui le sur-
plombe (qui relève de la haute mer ou de la ZEE).
Le chevauchement de souveraineté propre à la
zone grise ne modifie donc rien en droit, et il ap-
partient aux États parties de coopérer afin de te-
nir compte de leurs intérêts respectifs.
Les différends sur la délimitation des espaces
maritimes ne s’arrêtent pas toujours aux portes du
tribunal, et sont en fait le prolongement de conflits
géopolitiques plus importants. C’est notamment
le cas des contentieux qui opposent depuis 2014
la Russie et l’Ukraine au sujet des territoires mari-
times entourant la Crimée et de l’arraisonnement
par la marine russe de navires de guerre ukrai-
niens croisant dans le détroit de Kertch. Ces deux
affaires sont aujourd’hui pendantes – et le conflit
actuel ne manquera pas de les compliquer encore.
L’autre région qui concentre les tensions géopoli-
tiques est l’Asie du Sud-Est, où la Chine revendique
une souveraineté complète sur la quasi-­totalité de
la mer de Chine au nom de prétendus droits histo-
riques et au mépris de toutes les règles du droit in-
ternational, ce qui se traduit par des tensions régu-
lières avec les États voisins et les États-Unis.
Heureusement, la lutte contre la piraterie n’est
pas le seul domaine où la coopération entre États
est de mise. En matière de protection de la biodi-
versité marine, l’idée que la mer est un bien com-
mun à gérer collectivement fait des progrès. Des
négociations sont en cours aux Nations unies, qui
visent à ajouter à la convention de Montego Bay
une nouvelle exception universelle au principe de
liberté des mers, lorsque la survie de la biodiversité
est en jeu. Mais la protection ne sera jamais totale,
car tous les États n’ont pas ratifié la convention (à
commencer par les États-Unis). Autrement dit, le
principe de la liberté des mers peut aussi être un
frein à la gestion commune des océans. n
(Propos recueillis par François Mathou.)
/ 6 3
POUR EN SAVOIR PLUS
Généralités M. Rediker, Les Hors-la-loi
de l’Atlantique. Pirates, mutins
G. Buti, P. Hrodej (dir.), Dictionnaire
et flibustiers, Seuil, 2017.
des corsaires et des pirates, CNRS
Éditions, rééd., 2021 ; Histoire des
pirates et des corsaires, de l’Antiquité La course méditerranéenne
à nos jours, CNRS Éditions, 2016. G. Calafat, Une mer jalousée.
Contribution à l’histoire de la
A. Cabantous, avec G. Buti,
souveraineté. Méditerranée,
Les Mutins de la mer. Rébellions
xvii  siècle, Seuil, 2019.
e
maritimes et portuaires en Europe
occidentale, xviie-xviiie siècles, Cerf, M. Fontenay, La Méditerranée entre
2022. la Croix et le Croissant. Navigation,
D. Heller-Roazen, L’Ennemi de tous. commerce, course et piraterie, xvie-
xixe siècle, Classiques Garnier, 2010.
Le pirate contre les nations, Seuil, 2010.
A.Pérotin-Dumon, « The pirate W. Kaiser, Le Commerce des captifs.
and the emperor : power and Les intermédiaires dans l’échange
et le rachat des prisonniers en
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J. D. Tracy (dir.), The Political
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Cambridge, Cambridge University L. Merouche, Recherches sur
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P. Prétou, L’Invention de la piraterie T. II, La Course, mythes et réalité,
en France au Moyen Age, PUF, 2021. Saint-Denis, Bouchène, 2007.
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Pirates, and Sovereigns, Princeton, française et l’esclavage en Méditerranée,
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J. M. White, Piracy and Law in the
M. Vergé-Franceschi, Surcouf.
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composés, 2022. City, Stanford University Press, 2017.
Sources et récits
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D. Defoe, Les Chemins de fortune.
A. Jubelin, Par le fer et par le feu.
Combattre dans l’Atlantique, xvie-
Histoire générale des plus fameux
pyrates, Phébus, 2022.
xviie siècles, Passés composés, 2022.
M. G. Hanna, Pirate Nests and the
A. O. Exquemelin, Histoire des
aventuriers qui se sont signalés
Rise of the British Empire, 1570-1740,
dans les Indes, Bourneau, Durand-
Chapel Hill, University of North
Peyroles, 2018.
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K. Lane, Pillaging the Empire. Global
L’Enfer de la flibuste. Pirates français
Piracy on the High Seas, 1700-1850,
dans la mer du Sud, Toulouse,
Londres, Routledge, 2016.
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R. Morieux, Une mer pour deux
Histoire du sieur de Montauban,
royaumes. La Manche, frontière
franco-anglaise, xviie-xviiie siècles,
capitaine flibustier. Course, traité et
littérature, Toulouse, Anacharsis, 2021.
Rennes, PUR, 2008 ; The Society
of Prisoners. Anglo-French Wars
and Incarceration in the Eighteenth Et aujourd’hui…
Century, Oxford, Oxford University K. Neri, L’Emploi de la force en mer,
Press, 2019. Bruxelles, Bruylant, 2013.
RETROUVEZ AUX RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE DE BLOIS
GUILLAUME CALAFAT
« A qui appartiennent les
mers ? » (le 6 octobre) Sans oublier 
MICHEL VERGÉ- LE GRAND DÉBAT 
FRANCESCHI  DE L’HISTOIRE, 
« Surcouf » (le 7) le 8 octobre 
à la halle aux Grains 
ALEXANDRE JUBELIN  qui réunit 
« L’abordage dans David Chaunu, 
l’Atlantique à l’Époque Jack Lang et
moderne » (le 8) Frantz Olivié
DAVID CHAUNU  sur le thème 
« Le marronnage « CORSAIRES 
maritime » (le 9) ET PIRATES »
@ Rens. : rdv-histoire.com et p. 6
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
64 /

L’Atelier des
CHERCHEURS nLa vraie histoire de la papesse Jeanne p. 64 n 1
 922, première grande famine en URSS p
 . 70

Moyen Age
La vraie histoire de
la papesse Jeanne
Personnage légendaire du ixe siècle, la papesse Jeanne nous renseigne
davantage sur l’Église du xiiie-xve siècle, quand les différents éléments de
l’histoire se mettent en place et alors que le débat sur l’ordination des
femmes continue de heurter les esprits. Enquête au cœur des textes.

Par Agostino Paravicini Bagliani

L
L’AUTEUR
Professeur émérite
d’histoire médiévale
à l’université de
Lausanne, Agostino
Paravicini Bagliani
’histoire est de celles qu’on raconte volon-
tiers. Vers 850, une Anglaise qui serait née
à Mayence s’éprend d’un jeune homme
amoureux des lettres, destiné donc au
monde exclusivement masculin qu’est celui de
l’étude. Qu’à cela ne tienne, elle se travestit et se
fait appeler «  Jean l’Anglais  » pour le suivre
jusqu’à Athènes. Ses compétences lui confèrent
vite un poste à Rome, à la Curie, où elle devient
cardinal… puis pape. Bien commencé, son pon-
tificat de deux ans s’achève cependant de ma-
nière surprenante. Lors d’une procession entre
Saint-Pierre du Vatican et Saint-Jean-de-Latran,
le pape accouche d’un enfant en public. Jeanne
finit lapidée, morte en couches ou simplement
déposée. Depuis, on vérifierait la virilité des nou-
veaux papes – « Duos habet et bene pendentes ».
Une histoire d’amour, de travestissement et de
scandale : la matière était trop belle pour que la lé-
gende, dont on connaît de nombreuses variantes,
n’ait pas de postérité. C’est en vain que Stendhal
s’étonne encore au xixe siècle : « Qui croirait qu’il
y a aujourd’hui à Rome des gens qui attachent
beaucoup d’importance à l’histoire de cette
DR – BNF, FRANÇAIS 226 FOLIO 252

est spécialiste
de l’histoire de la
papauté au Moyen Décryptage
Age. Il a publié
récemment La L’histoire de la papesse Jeanne se retrouve dans plusieurs dizaines de manuscrits médiévaux. 
Papessa Giovanna. Alain Boureau avait déjà mis en lumière la fortune littéraire de ce récit. Mais de nombreux textes ne
I testi della
restaient accessibles que dans des éditions anciennes. Agostino Paravicini Bagliani a repris le dossier,
leggenda,
1250-1500 mis au jour de nouvelles sources et retracé plus finement les étapes de l’élaboration de la légende.
(Sismel, 2021).

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 6 5

Accouchement imprévu C
 ette miniature de la fin du xive siècle montre Jeanne entourée de cardinaux et d’autres clercs,
certainement sur le chemin vers l’église Saint-Clément de Rome, où elle aurait accouché, dévoilant sa véritable identité. La scène,
frappante, est celle de la vie de la papesse que les gens du Moyen Age ont le plus représentée.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

66 / L’Atelier des chercheurs

DANS LE TEXTE
papesse Jeanne ? » Alain Boureau a en ef-
fet montré que cette histoire a joui d’une extraor- Trois textes à l’origine de la légende
dinaire diffusion littéraire sur la longue durée1.
Sa remarquable liste des récits littéraires, histo- Version 1 Version 2 Version 3
riques et polémiques qui ont nourri la légende Jean le franciscain Martin
pendant des siècles indiquait près de 80 textes de Mailly d’Erfurt le Polonais
pour la période médiévale, la plus ancienne no- (1250-1254) (1256-1261) (1277)
tice étant celle que Jean de Mailly a insérée dans
sa Chronique universelle de Metz (1250-1254). A vérifier : il Il y eut encore Jean l’Anglais,
s’agirait d’un un autre Margantinus,
109 témoignages littéraires pape, ou plutôt d’une pseudo-pape dont siégea deux ans,
Poursuivie jusqu’à l’an 1500, la récolte des textes papesse, car c’était on ignore le nom cinq (ou sept) mois
de la tradition littéraire de la papesse compte une femme ; se et les années (de et quatre jours. Il
désormais 109 témoignages littéraires, édi- déguisant en homme, pontificat). C’était mourut à Rome et la
tés et commentés2. Ils proviennent pour moi- il devint, grâce à en effet une femme, papauté resta vacante
tié  (49) du monde germanophone. Suivent  : l’acuité de son talent, à ce que disent les pour un mois. C’était,
l’Italie (28), le monde francophone (17), l’An- notaire de la curie, Romains, d’aspect dit-on, une femme.
gleterre et l’Écosse  (10), le monde gréco-­ puis cardinal, enfin élégant, d’une science Encore adolescente,
byzantin (2), l’Espagne (2) et la Hongrie (1). Les pape. Un jour qu’il considérable et qui elle fut conduite,
Chroniques constituent l’épine dorsale de la cir- montait à cheval, il simulait une conduite vêtue en homme, à
culation de la légende. Entrée dans la catégorie engendra un enfant exemplaire. Elle se Athènes, par celui qui
des femmes célèbres par le De mulieribus claris et, aussitôt, la justice cacha sous des habits était son amant. Elle
de Boccace (1361-1370) et ses deux traductions romaine lui lia les d’homme jusqu’à ce progressait tant dans
françaises, le papesse est à l’avant-scène dans Le pieds à la queue du qu’elle soit élue pape. les diverses sciences
Songe du vieil pèlerin de Philippe de Mézières et cheval, et il fut traîné Et, au cours de son qu’on ne trouvait
Le Champion des dames de Martin Le Franc. De et lapidé par le pontificat, elle conçut personne qui lui fût
nombreux écrivains ecclésiastiques – de Jean de peuple sur une et, alors qu’elle était son pareil, à tel point
Paris à Gerson, de Wycliffe à Jan Hus – ont uti- demi-lieue et enterré enceinte, le démon qu’après, à Rome, en
lisé son histoire pour polémiquer avec la papauté là où il mourut. En révéla le fait à tous enseignant les arts du
cet endroit fut écrit : publiquement dans trivium, elle eut de
Vingt auteurs racontent “Pierre, Père des
Pères, révèle
un consistoire, en
lançant vers le pape
grands maîtres pour
disciples et auditeurs.
la légende qui veut que l’accouchement ce vers : “Pape, Père Et puisque, en Ville,
de la Papesse”. des Pères, révèle elle jouissait d’une
chaque nouveau pape se Sous son règne fut l’accouchement de grande réputation
soumette à la vérification instauré le jeûne la Papesse.” pour sa vie et sa
des Quatre-Temps, science, elle fut élue
de sa masculinité qu’on appelle le jeûne pape à l’unanimité.
de la Papesse.” Mais au cours de son
ou pour en réaffirmer l’autorité. Vingt auteurs ra- pontificat elle fut
content, chacun à sa manière, la légende qui veut rendue enceinte par
que chaque nouveau pape se soumette à la véri- un de ses familiers.
fication de sa masculinité en s’asseyant sur l’un Ignorant le moment
des sièges prévus par le cérémonial de la prise de de la délivrance
possession du Latran. et alors qu’elle/il
RMN-GRAND PAL AIS (PARIS, MUSÉE DU LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKI

Toute cette tradition littéraire dépend de se dirigeait vers

l’un ou l’autre de trois auteurs du milieu du le Latran en venant
xiiie siècle : les dominicains Jean de Mailly et de Saint-Pierre,
Martin le Polonais et le franciscain anonyme d’Er- saisie des douleurs
furt, auteur de la Chronica minor. Jean de Mailly de l’enfantement,
écrit sa notice entre 1250 et 1254, sur la marge accoucha entre le
inférieure d’un feuillet de son manuscrit auto- Colisée et l’église de
graphe qui porte sur les années 1051-1100. En Saint-Clément, puis,
1261 l’histoire fait son entrée dans la Chronica étant morte, comme
minor d’Erfurt et au même moment cette version on le raconte, elle fut
est accueillie dans la chronique de l’abbaye cis- ensevelie sur place.”
tercienne d’Altzelle, près de Dresde, dont le ma- A. Paravicini Bagliani,
Chaise percée C  e siège antique, où le pape
nuscrit de Leipzig contient la plus ancienne re- s’asseyait lors des cérémonies d’inauguration au Latran
La Papessa Giovanna.
présentation visuelle de la papesse. Avant cette jusqu’au xixe siècle, a alimenté la légende selon I testi della leggenda, 1250-
date, au couvent dominicain de Lyon, Étienne de laquelle il devait se soumettre à une vérification de sa 1500, Florence, Sismel,
Bourbon reprend la version de Jean de Mailly – il masculinité. Mais, provenant des thermes de Caracalla, 2021, pp. 128/148/170.
sera le seul à le faire – dans son célèbre recueil c’est parce qu’on le pensait de porphyre qu’il était utilisé.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 6 7

à Athènes pour parfaire sa

formation. A Rome, où elle
a « de grands maîtres pour
disciples et auditeurs », elle
est élue pape à l’unanimité
grâce à sa science. Tombée
enceinte au cours de son
pontificat des œuvres d’un
membre de son entourage, elle
accouche entre le Colisée et l’église
Saint-Clément, un trajet que « le pape
évite toujours de parcourir » : « Beaucoup croient
qu’il le fait en détestation d’un tel événement. » Une
dernière affirmation inédite clôt le récit, à savoir
que ce pape « n’est pas inscrit dans le catalogue des
saints pontifes en raison de la non-conformité que le
sexe féminin entraîne en cette matière ».

« A ce que disent les Romains »

Hors des listes officielles
Ce manuscrit du xiiie siècle, qui contient la chronique de l’abbaye cistercienne
d’Altzelle (Allemagne), offre l’une des plus anciennes représentations de 
la papesse Jeanne. Mais, s’il lui donne un visage, l’auteur des enluminures a bien
pris soin de l’écarter de la succession officielle : elle ne porte pas les symboles
du pouvoir pontifical et, contrairement aux noms placés dans les médaillons 
de couleur, n’est pas reliée à la ligne rouge centrale qui symbolise la succession
des papes légitimes. Elle est ici placée entre Jean VIII (872-882) et Marin Ier (882-
884), mais la datation de son potentiel pontificat varie selon les auteurs.
d’exempla, ces courts récits à vocation morale em-
ployés par les prédicateurs dans leurs sermons.
Après un long silence d’environ quinze ans, en Notes
LEIPZIG, BIBLIOTHÈQUE UNIVERSITAIRE, MS 1314 FOLIO 38V
Comment expliquer qu’un dominicain de Metz
et un franciscain d’Erfurt aient été les premiers
à diffuser une information aussi extraordi-
naire ? Leur biographie apporte quelques élé-
ments de réponse. Jean de Mailly s’est inspiré
de chroniques du sud de l’Italie, ce qui sup-
pose de fréquents contacts. Une lecture atten-
tive de la Chronica minor prouve que le francis-
cain d’Erfurt a une profonde connaissance de la
vie rituelle et liturgique romaine. Il a dû séjour-
ner à Rome dans les années 1230-1240, sa des-
cription des tombeaux des papes Honorius III et
Grégoire IX laissant entendre qu’il les a observés
de près. Et sa phrase « c’était en effet une femme,
à ce que disent les Romains » suggère que Rome
fut le lieu de diffusion de la légende. Martin le
Polonais est pénitencier du pape en 1261. C’est
donc à Rome qu’il apprend lui aussi l’existence
de l’histoire de la femme pape. Mais que signifie
« Romains » ? Le « peuple », ce qui serait un in-
dice que la légende était d’origine « populaire »,
ou bien les prélats de cour pontificale ?
Une série d’indices, dans le texte de la légende,
pointe vers le xiiie siècle. La triple carrière cu-
riale de la papesse – notaire de la curie, cardi-
nal, pape – évoquée dans la notice de Jean de
Mailly ne peut guère être formulée ainsi avant le
xiiie siècle. Le cheval que la papesse chevauche
au moment de son accouchement mérite aussi

1277, le poète viennois Jans der Enikel, un laïc, 1. A. Boureau, La Papesse
s’inspire non de la tradition orale comme on l’a Jeanne, Aubier, 1988.
2. Cf. A. Paravicini
souvent prétendu, mais lui aussi de la notice de Bagliani, La Papessa
la Chronica minor. Giovanna. I testi della
Cette même année, le dominicain Martin le leggenda, 1250-1500,
Polonais insère une toute nouvelle biographie Florence, Sismel, 2021.
3. Cela rend improbable
de la papesse dans la troisième recension de sa
la thèse de J. J. I. von
Chronique des papes et des empereurs. Sous leurs Döllinger (Die Papst-Fabeln
plumes, la femme pape a maintenant un nom des Mittelalters. Ein Beitrag
(Jean) et une origine (anglaise). Son pontificat, zur Kirchengeschichte,
dont la durée est de deux ans, cinq ou sept mois Munich, Cotta, 1863) selon
laquelle ce verset serait
et quatre jours, est fixé après celui du pape dérivé d’une inscription
Léon IV (855-857). Un nouveau protagoniste ap- lapidaire d’un prêtre de
paraît, l’amant chargé de conduire la jeune femme Mithra de la Rome antique.
l’attention : si l’usage du cheval du pape est très
ancien, ce n’est que vers 1200 qu’apparaît la plus
ancienne représentation visuelle d’un pape à che-
val. De même pour la sanction judiciaire : selon
Jean de Mailly, Jeanne fut traînée sur une demi-
lieue, les pieds liés à la queue de (son) cheval ; or
les sources évoquent surtout ce châtiment à par-
tir des dernières décennies du xiie siècle, comme
expiation réservée aux traîtres.
Le verset prononcé par le démon va dans le
même sens. Il est composé de six mots qui com-
mencent tous en latin avec la lettre P : « Papa
Pater Patrum Papisse Pandito Partum (Pape, Père
des Pères, révèle l’accouchement de la

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

68 / L’Atelier des chercheurs

Au xve siècle la légende tend vers
la misogynie et le poète français
Martin le Franc, déjà, définit Jeanne
comme une « putain rusée »
Papesse). D’évidence, son origine est sa-
vante. La formule « Père des Pères » est une méta-
phore de la figure du pape qui se diffuse ample-
ment à partir du début du xiie siècle3.
Une femme n’enseigne pas
Quant à la très haute instruction de la jeune
femme, élément présent dans les trois notices
autonomes dans une sorte de crescendo qui
connaît son sommet avec Martin, le fait est que
de nombreux papes ont joui d’une grande ré-
putation intellectuelle au xiiie siècle. Une telle
emphase légitimait les électeurs de la papesse,
qui, ignorant son sexe, avaient élu une personne
dont la science correspondait à la figure idéale
d’un pape. Mais elle servait aussi à dire que même
une femme aussi exceptionnellement instruite ne
pouvait accéder à la dignité de pontife romain !
Après tout, au xiie siècle, Gratien avait inséré
dans son Décret un canon du concile de Carthage
de 418 interdisant à une femme « d’enseigner
même si docte et sainte ».
Reste un élément à expliquer : pourquoi la
jeune femme est-elle conduite à Athènes, ville
qui au xiiie siècle ne possédait pas d’école pres-
tigieuse ? Parce qu’il eût été peu crédible de la
faire étudier à Paris ou à Oxford, les femmes étant
alors exclues des universités de la Chrétienté la-
tine ? A ce propos une anecdote du chroniqueur
anglais Matthieu Paris est restée inaperçue : l’ar-
chidiacre de Leicester Jean de Basingstoke lui au-
rait raconté qu’à Athènes, où il s’était rendu dans
sa jeunesse, il avait connu « une jeune femme,
Constantine, fille de l’archevêque », qui maîtri-
sait le trivium et le quadrivium (regroupant l’en-
semble des enseignements médiévaux) et savait
prédire à ses auditeurs éclipses solaires et trem-
la fin du règne : le chroniqueur les aurait donc
placées l’une à côté de l’autre en attendant d’en
savoir plus sur leur emplacement chronologique.
Dans la Chronica minor, Jeanne, considérée
comme « un autre pseudo-pape », est placée après
le « pape Serge III », qui est de fait un pseudo-
pape, puisqu’il s’était « comporté comme un traître,
comme Judas », en faisant exhumer le cadavre du
pape Formose (891-896) pour le soumettre à un
procès. Ces considérations sont très importantes,
parce qu’elles démontrent que ce ne sont pas des
raisonnements historiques, mais analogiques, qui
semblent avoir induit Jean de Mailly, le francis-
cain d’Erfurt et Martin le Polonais à choisir, cha-
Écarter les cun à sa manière, l’emplacement chronologique
femmes
Cette illustration d’une de la papesse.
version du xiiie siècle C’est à Martin le Polonais, enfin, que l’on
du Décret de Gratien doit l’ajout à la formule « Jean l’Anglais » d’un
montre à gauche toponyme qui oscille entre « Margantinus » et
un évêque célébrant « Maguntinus ». Le premier mot, obscur, a été
la messe et à droite remplacé par le deuxième, compréhensible, ce
une nonne prononçant qui a créé la tradition selon laquelle la papesse au-
ses vœux : les femmes, rait été originaire de Mayence. Mais ce lieu d’ori-
même religieuses,
gine de la papesse ne s’est imposé que lentement
ne peuvent pas recevoir
le sacrement de l’ordre et non sans résistance. Il figure seulement dans
et donc ni administrer 31 textes et la germanité de la papesse a même
les sacrements ni dire été objet de débat. Vers 1480, Werner Rolevinck
la messe. accuse ceux qui « affirment stupidement que pour
L AON, BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE, MS 372 FOLIO 59V ; BRIDGEMAN IMAGES

blements de terre. Matthieu décrit l’instruction

de Constantine et son succès magistral avec des
mots si proches de ceux dont Martin le Polonais
s’est servi pour dresser l’éloge intellectuel de la
future papesse qu’on serait tenté de mettre en re-
lation ces deux récits.
Au xixe siècle, J. J. I. von Döllinger, l’auteur de
la première étude de la tradition de la légende4,
a noté que Martin le Polonais a placé la très ins-
truite femme pape après Léon IV, qui est l’un des
très rares papes dont il fasse l’éloge de la doctrine.
Cela semble indiquer qu’il aurait pu procéder par
analogie pour construire son récit, une technique
que l’on retrouve chez Jean de Mailly et dans la
Chronica minor.
Chez le premier, la notice est précédée par le
mot Require (« à vérifier »), à côté de celle d’un
empereur Alexis dont il ne connaît ni le début ni

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 6 9

cette raison aucun Allemand n’est élu pape » ; le ré- Postérité L a légende
cit anonyme intitulé Du pape Jutta [autre nom de de la papesse Jeanne a
Jeanne] qui ne fut pas allemand s’érige contre une inspiré de nombreuses
« fable » diffusée par la chronique martinienne ; œuvres de fiction depuis
dans son Spiel von Frau Jutten, enfin, Dietrich le Moyen Age. Trois films
lui ont même été
Schernberg appelle deux fois la femme pape tout
consacrés, dont celui
simplement « Jean d’Angleterre ». dont est tiré cette image,
Les notices de Jean de Mailly et de la Chronica Jeanne, papesse du
minor n’ont connu qu’une circulation très res- diable, réalisé en 1972
treinte. Celle de Martin le Polonais fut en re- par Michael Anderson
vanche rapide et durable. Sur les 109  témoi- où Liv Ullmann incarne
gnages littéraires jusqu’ici connus avant 1500, Jeanne.
101 en dépendent. Déjà autour de 1283-1285
le poète Jacob Van Maerlant s’en inspire, tout en
n’étant ni « sûr ni au clair/ S’il s’agit d’une fable ou
si elle est vraie ». En 1285 le dominicain Burchard
de Mont Sion mentionne la « papesse qui a accou- Notes Bourbon, la sanction judiciaire condamne le tra-
ché », ce qui prouve que la version de Martin cir- 4. J.J. I. von Döllinger, vestissement et non le fait d’avoir eu un amant.
culait déjà à Rome5. Pendant les décennies sui- Die Papst-Fabeln des Ne contenant aucun jugement moral, la version
Mittelalters. Ein Beitrag zur
vantes, la victoire de la version martinienne fut Kirchengeschichte, Munich, martinienne est clairement construite sur une
favorisée par une longue série d’écrivains domi- Cotta, 1863. opposition de deux pôles : l’historicité du pon-
nicains, de Jacques de Voragine à Bernard Gui. 5. Cf. J. Rubin, Burchard tificat d’un pape femme et son exclusion de la
of Mount Sion’s Descriptio série des papes légitimes, à cause de l’impossi-
Misogynie croissante Terrae Sanctae. A Newly
Discovered Extended
bilité pour les femmes d’accéder aux ordres sa-
Dans la très grande majorité de ces 101 notices, Version, Crusades n° 13, crés. Historiquement indiscutable, une telle « er-
le nom du pape le plus fréquent est « Jean l’An- 2014, pp. 173-190. reur » ne devait se répéter : tel est le message de
glais », au masculin, mais dans 15 récits figurent la version martinienne, auquel la tradition lit-
5 noms de femme : Jeanne, Anne, Agnès, Jutta et téraire est restée fidèle jusqu’à la fin du Moyen
Glancia. « Johana » apparaît pour la première fois Age. Avant 1500, seuls deux auteurs, Enea Silvio
dans le Chronicon maius (1342) du dominicain POUR EN Piccolomini et Antonin de Florence, ont mis ex-
milanais Galvano Fiamma, puis dans le De mu- SAVOIR PLUS plicitement en doute l’authenticité de cette his-
lieribus claris de Boccace (1361-1370), non dans toire, et du reste sobrement.
la biographie, mais dans la rubrique, suivi par le L’exclusion de la papesse « du catalogue des
titre de pape au masculin comme dans tous les cas saints pontifes » est en parfaite adéquation avec
précédents. Cette rubrique oscille dans les manus- le débat autour de l’impossibilité pour les femmes
crits, mais reste fixe dans les éditions imprimées. d’accéder aux ordres sacrés que Gratien a inau-
Ce sont donc elles qui ont contribué à la diffusion guré vers 1140, en affirmant que « les femmes
du nom « Jeanne ». Si Jeanne et Anne dérivent du ne pouvaient être promues ni au sacerdoce ni au
nom masculin Johannes, le nom d’Agnès circule diaconat ». Mais, en insérant tout de même dans
à Rome dès le début du xive siècle et Enea Silvio son Décret des textes où sont mentionnées des
Piccolomini (Pie II) semble le connaître. diaconesses et même des p ­ resbyterae (femmes
La double féminisation du nom et du titre de de prêtre), il a laissé une brèche ouverte vers
pape, à laquelle nous sommes habitués (« pa- G. Arnaldi, le passé, que les canonistes se sont empressés
pesse Jeanne »), apparaît seulement dans deux « Quelques nouveautés de fermer. Si, pour Roland, le plus influent des
textes avant 1500, d’abord en français (Jeanne la sur la papesse Jeanne premiers décrétistes, « il n’y a aucun doute qu’il
papesse), dans Le Champion des dames de Martin dans la version de avait été habituel dans le passé d’ordonner des dia-
Martin le Polonais »,
Le Franc (1451), puis, en latin (Joanna papissa), Comptes rendus de conesses » (1148), Huguccio, le plus grand ca-
dans l’ouvrage sur les femmes célèbres (1492) du l’Académie des noniste de son temps, affirme vers 1190 qu’au-
moine italien Jacopo Filippo Foresti. inscriptions et belles- cune femme n’a jamais été ordonnée au-delà du
Cette double féminisation reflète une très im- lettres, n° 146-4, 2002, diaconat, pratique ensuite interdite par l’Église.
pp. 1351-1373.
portante évolution de la légende vers la miso- Les femmes ne peuvent accéder au sacerdoce
A. Boureau,
BIG CIT Y PRODUCTIONS/EVERETT/AURIMAGES

gynie. Au milieu du xve siècle, le poète français
La Papesse Jeanne,
Martin Le Franc, déjà, définit Jeanne comme Aubier, 1988.
une « putain rusée ». Mais l’apogée est atteint vers A. Paravicini
1480 : dans son poème Alphonsus, le poète ita- Bagliani, La Papessa
lien Battista Spagnoli inflige à la papesse et à son Giovanna. I testi della
amant (« adultère pontifical ») une sanction iné- leggenda, 1250-1500,
dite, la pendaison. Le récit Du pape Jutta qui ne fut Florence, Sismel,
2021.
pas allemand accuse lui aussi la papesse d’adultère.
P. Stanford, The
Lorsque la légende est apparue deux siècles Legend of Pope Joan.
et demi plus tôt, le contexte était radicalement In Search of the Truth,
différent  : chez Jean de Mailly et Étienne de New York, Holt, 1999.
« à cause de l’empêchement de leur sexe et de la
constitution de l’Église ».
Au milieu du xiiie siècle l’existence de diaco-
nesses et de presbyterae est encore bien présente
à l’esprit des théologiens des ordres mendiants,
comme Richard Fishacre à Oxford et Bonaventure
à Paris. Ne peut-on pas penser que la mise par
écrit de la légende, à la même époque, par le do-
minicain Jean de Mailly trahit à sa manière que la
mémoire de l’existence de ces femmes continue
alors de hanter les esprits ? n

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

70 / L’Atelier des chercheurs
Ukraine-Volga
1922, première grande
famine en URSS
En 1921-1922, 3 à 5 millions de personnes meurent de faim à cause des
réquisitions en URSS. Une famine qui permet au pouvoir bolchevique
d’écraser ses opposants tout en faisant main basse sur les richesses de l’Église.
L
a famine de 1921-1922 est la première des
trois grandes famines de la période sovié-
tique de l’histoire russe1. Elle est aussi sans
doute la mieux documentée, car la seule à
avoir été reconnue par le régime bolchevique, di-
rigé alors par Lénine, qui fit appel à l’aide inter-
nationale tout en niant la moindre responsabilité
dans la survenue de cette catastrophe.
« Cette calamité, pouvait-on lire dans la Pravda
du 21 juin 1921, résulte en premier lieu de la séche-
resse […]. Mais elle est aussi la conséquence de toute
l’histoire passée, du retard de notre agriculture, des
techniques indigentes de nos paysans, des formes pé-
rimées de rotation des cultures. Ce retard a été ag-
gravé par les conséquences de la guerre, la lutte inin-
terrompue menée contre nous par les capitalistes et
leurs valets, les sabotages incessants des bandits
qui exécutent les ordres d’organisations hostiles à
la Russie soviétique et à sa population laborieuse. »
Dans cette longue énumération des causes de
la « calamité » dont on n’ose pas encore dire le
nom manque pourtant le facteur capital : la poli-
tique de réquisitions brutales qui, depuis des an-
nées, ponctionne et désorganise une agriculture
déjà très fragile. Cela fait des mois que les diri-
geants bolcheviques des provinces frappées par
la famine alertent Moscou sur les conséquences
dramatiques de « l’orgie » de réquisitions menées
par les détachements de la Prodarmia (« l’Armée
du ravitaillement ») du commissariat du peuple à
l’Approvisionnement, fer de lance de la politique
du « communisme de guerre » instaurée en 1918.
Effondrement économique
La famine de 1921-1922 s’inscrit en effet dans
un moment d’effondrement économique sans
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Par Nicolas Werth
précédent dans l’histoire moderne de la Russie
qui débute durant l’année 1917 et se prolonge
jusqu’à la fin de 1922. Cinq années de guerre,
de révolutions, de guerres civiles, d’expérimen-
tations politiques inédites catastrophiques pour
l’économie du pays. Une crise qui trouve ses ori-
gines dans l’entrée en guerre de la Russie en
L’AUTEUR août 1914. La guerre a mis à nu toutes les failles
Directeur de d’une modernisation économique inachevée.
recherche au CNRS,
spécialiste de La reconversion de 80 % des usines vers la pro-
l’histoire de l’URSS, duction militaire – un pourcentage exceptionnel
Nicolas Werth a par rapport aux autres grands pays en guerre – a
récemment publié brutalement cassé le marché intérieur. Les entre-
Les Grandes
Famines soviétiques
prises qui ne travaillaient pas directement pour
(PUF, 2020) et le secteur militaire ont été incapables d’assurer
Poutine historien les besoins des civils – et en premier lieu des ru-
en chef (Gallimard, raux, qui constituent plus de 85 % des habitants
2022). de l’Empire russe – en produits manufacturés.
Faute de pouvoir acheter le nécessaire, les
­paysans, déjà pénalisés par la mobilisation mas-
sive des hommes dans l’armée et les réquisitions
de cheptel et de céréales pour les besoins mili-
taires, ont diminué leurs emblavures (les terres
Décryptage
Des trois grandes famines qu’a connues l’URSS (dont la plus grave, celle 
de 1931-1933, est restée tristement célèbre en Ukraine sous le nom
d’Holodomor), la première, celle de 1921-1922, est la mieux documentée.
Nicolas Werth retrace ici les causes multiples de ce drame à échelle globale
(une désorganisation massive entraînée par la guerre de 14-18, la révolution,
la guerre civile, des mesures économiques radicales et des aléas climatiques).
L’historien montre aussi que si le pouvoir tenta d’enrayer la catastrophe, quitte
ELISA HABERER
à faire appel aux États-Unis, il ne manqua pas également de l’instrumentaliser
à des fins politiques.

Faméliques P hotographie d’une famille dans la région de la Volga, à l’été 1921.
ensemencées de blé) et fortement ralenti leurs À SAVOIR
ventes de produits agricoles, provoquant une Chute des
rupture des circuits d’échanges entre villes et
campagnes. Dès lors, les prix des denrées alimen-
céréales
taires se sont emballés, les pénuries se sont ins-
tallées, la question du ravitaillement des citadins 68 *
est devenue cruciale. Et la fracture entre villes et 34
ARCHIV GERSTENBERG/ULLSTEIN BILD/AKG-IMAGES – BRITISH LIBRARY BOARD. ALL RIGHTS RESERVED/BRIDGEMAN IMAGES
campagnes s’est approfondie.
Les révolutions de 1917 aggravent encore ces 1914 1921
tensions. Dès mars 1917 le Gouvernement pro- *en millions de tonnes
visoire issu de la révolution de Février introduit La production agricole
un monopole d’État sur les céréales. Un an plus russe est divisée par
tard le gouvernement bolchevique met en œuvre deux entre 1914 et 1921.
une politique incomparablement plus brutale de
Guerre civile S ur cette illustration, des soldats de l’Armée blanche,
accompagnés d’un prêtre (à droite), brûlent les récoltes de paysans éplorés.
/ 7 1
réquisitions, doublée d’une interdiction du com-
merce privé, qui assèche les réserves alimentaires
des paysans. Cette politique dite « du commu-
nisme de guerre » se prolonge trois ans durant,
jusqu’au printemps 1921. Elle a pour objectif de
capter tous les « excédents » des campagnes afin
de ravitailler les grandes villes, bastions du pou-
voir bolchevique, menacées par de graves pénu-
ries depuis que les circuits d’échanges ont été
rompus entre villes et campagnes.
Néanmoins, les réquisitions et l’instaura-
tion d’un rationnement sévère des produits ali-
mentaires de base ne suffisent pas à enrayer
les disettes qui frappent les villes du nord et du
centre de la Russie (Petrograd, Moscou, Nijni
Novgorod, Iaroslavl, Vologda, Smolensk, Pskov,
etc.). La mortalité est multipliée par plus de deux
à Petrograd et à Moscou, passant de 22 ‰ début
1917 à plus de 50 ‰ au printemps 1920.
Cette flambée est le résultat d’une sous-­
alimentation chronique et d’épidémies (ty-
phus, grippe espagnole, dysenterie), dans ce
contexte d’effondrement économique. En 1920
la production industrielle ne représente plus
que 10 % de la production d’avant-guerre. Le
pouvoir d’achat des ouvriers et des employés
a fondu des trois quarts. L’agriculture résiste
jusqu’en 1919, mais elle s’effondre à son tour
en 1920-1921. En 1921 la production céréalière
atteint à peine 34 millions de tonnes, un chiffre
inférieur de moitié à la production annuelle
moyenne des années d’avant-guerre. Quant au
cheptel, il diminue de 45 % pour les animaux
de trait (chevaux et bœufs), de 40 % pour les
vaches, de 60 % pour les porcs.
Les paysans, qui ont pourtant acquis,
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
72 / L’Atelier des chercheurs

L’Ukraine et la Volga affamées selon les régions, entre 1,5 et 2 hectares de

terres supplémentaires à la suite de la redistribu-
tion des terres des gros propriétaires fonciers et
des paysans les plus aisés, consécutive à la grande

O
révolution agraire de l’été et de l’automne 1917,
Arkhangelsk

U
manquent de bras (beaucoup d’hommes restent

R
mobilisés sur les fronts de la guerre civile) et du
matériel agricole le plus élémentaire, dont la pro-

A
Mer Petrograd duction a quasiment cessé. De motivation aussi :

L
Baltique Vologda à quoi bon ensemencer plus et produire plus si les
Perm surplus doivent être réquisitionnés ?
Riga Iaroslav
Pskov
Nijni Novgorod Une « orgie de réquisitions »
Moscou Kazan
Smolensk La situation est particulièrement drama-
Simbirsk
Samara tique dans les régions agricoles les plus riches
Minsk (Ukraine, régions des terres noires, de la Volga)
Tambov Orenbourg
r

devenues des zones de guerre où s’affrontent, le

Dniep

Saratov long de fronts mouvants, les Rouges, partisans

Voronej
O ur a

Kiev du gouvernement bolchevique, et les Blancs,

t e r r e s n o i r e s Don Vo monarchistes favorables à la restauration du
l

UKRAINE lga KAZAKHSTAN

Marioupol Mer
tsar. Chaque camp réquisitionne sans ménage-
Odessa
Rostov d’Aral ment hommes, chevaux et produits agricoles.
En 1920, après la défaite des Blancs, la poursuite
Novorossisk des réquisitions menées par les détachements de
Mer
Mer Noire Caspienne
la Prodarmia, composée d’ouvriers des villes en-
Batoum cadrés par des militants du parti bolchevique et
des agents de la police politique, la Tcheka, pro-
voque une flambée d’insurrections paysannes,
violemment réprimées.
Disette urbaine (1918-1919) L’URSS en 1922
Zone touchée par la famine de 1921-1922 Voie ferrée
Les réquisitions de l’automne 1920, deux fois
Rébellion paysanne plus élevées encore que l’année précédente,
500 km
Arrivée de l’aide humanitaire internationale poussent les paysans à n’ensemencer que le
Légendes Cartographie
strict minimum nécessaire à leur consommation
Dans un pays désorganisé et ravagé par la Première Guerre mondiale et la guerre et achèvent de fragiliser des exploitations désor-
civile, les disettes gagnent d’abord les villes puis les campagnes : la situation est mais dépourvues de toute réserve. Les paysans
particulièrement dramatique dans les régions agricoles les plus riches, l’Ukraine, sont dès lors à la merci des sécheresses, fréquentes
les terres noires, le bassin de la Volga, frappées aussi, durant l’hiver 1920-1921 et dans une vaste zone englobant tout le bassin de la
le printemps 1921, par une sévère sécheresse. Volga jusqu’à l’Oural et les steppes kazakhes. Or
précisément, durant l’hiver 1920-1921 et le prin-
temps 1921, une terrible sécheresse frappe une
CHRONOLOGIE zone de près de 3 millions de km2 depuis l’est de
l’Ukraine jusqu’au Kazakhstan, englobant tout le
1914, août la guerre civile entre Septembre bassin de la Volga, son épicentre.
La Russie entre  « Rouges » et « Blancs ». Début de l’aide Dès janvier 1921, des rapports confidentiels
en guerre contre Les réquisitions internationale.
s’intensifient dans le
de la Tcheka adressés aux plus hauts dirigeants
l’Allemagne. du parti bolchevique font état de « disettes aggra-
cadre du « communisme 1922
1917*, mars de guerre ». vées » et de « famines localisées » dans de nom-
Lénine profite de la breux districts des provinces de Samara, Saratov
Abdication du tsar 
1920-1921 famine pour ordonner 
et formation du (sur la Volga) et, plus au nord, des provinces de
Une terrible sécheresse la confiscation des biens
Gouvernement
du clergé en février. Voronej et de Tambov, gagnées par la plus grande
provisoire, qui introduit aggrave les effets de  vague d’insurrections paysannes auxquelles le ré-
un monopole d’État  la famine. Les révoltes La famine atteint 
son apogée à l’été. gime bolchevique doit faire face depuis le début
sur les céréales. paysannes se multiplient.
de la politique du « communisme de guerre ».
Octobre 1921, mars 1923, septembre Tous ces rapports reconnaissent, sans ambages,
Révolution bolchevique. Lénine lance la NEP. Fin de l’aide que la sécheresse « n’est pas la seule cause de la faim
1918, mars Juin internationale. qui sévit dans les campagnes. […] L’orgie de réqui-
Fin de la guerre  Le gouvernement sitions menées par la Prodarmia a privé les paysans
* Pour 1917, les dates
avec l’Allemagne. reconnaît officiellement sont données dans le de leurs réserves. » Les tchékistes soulignent ce-
la catastrophe en calendrier orthodoxe en pendant un « effet très positif » de cette situation :
1918-1920 classant neuf provinces retard de 13 jours sur notre « La faim va affaiblir la résistance des insurgés. »
Le pays est ravagé par  « en état de famine ». calendrier grégorien. Trois mois plus tard, c’est chose faite  :
« Aujourd’hui, explique un responsable de la

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 7 3

Tcheka de la province de Samara, fin avril 1921, avec le chef de l’Église orthodoxe, le patriarche CHIFFRES
il n’y a plus de révoltes. On voit des phénomènes Tikhon. Le 13 juillet 1921 Gorki et le patriarche
nouveaux : des foules de milliers d’affamés as- Tikhon lancent un « Appel aux gens de bonne 7 millions 
siègent pacifiquement le Comité exécutif des so- volonté de par le monde », qui rencontre un très C’est le nombre de
viets ou du Parti et attendent, des jours durant, large écho international. Russes qui meurent 
on ne sait quel arrivage miraculeux de nourri- Un Comité panrusse d’aide aux affamés est lé- de maladies entre 
1918 et 1922 
ture. On ne parvient pas à chasser cette foule où galisé, non sans réticences, par le gouvernement

les gens meurent chaque jour comme des mouches bolchevique et autorisé – privilège exceptionnel 30 millions 
[…]. Je pense qu’il y a au moins 900 000 affamés pour cette première organisation non gouverne- sont touchés par la
dans la province2. » mentale soviétique – à se procurer en Russie et famine en 1921 et 1922 
A la différence de ce qui allait se passer dix à l’étranger des vivres et des médicaments pour 
ans plus tard, le régime bolchevique reconnaît les distribuer à la population. Il contacte rapide- 3 à 5 millions 
– certes tardivement – l’existence de la famine, ment la Croix-Rouge internationale, le haut-com- meurent de faim
tout en niant la moindre responsabilité dans la missariat aux Réfugiés russe de Nansen et
survenue de cette catastrophe et en taisant, na-
turellement, ses « effets positifs ». Le 21 juin 1921
un décret du gouvernement classe neuf pro-
vinces « en état de famine » et exempte d’impôts
des millions de paysans gratifiés du statut officiel
d’« ­affamés ». Quelques jours plus tard, la Pravda
publie, à la une, un article annonçant à la popula-
tion qu’une « terrible famine s’est abattue sur près
de 25 millions de personnes ».

L’aide alimentaire
Bien avant que les autorités reconnaissent cette
catastrophe, un certain nombre de représen-
tants les plus éminents de la science, de la lit-
térature et de la culture russes, proches des mi-
lieux socialistes d’opposition – les économistes
Kondratiev, Prokopovitch et Tchaïanov, la jour-
naliste Ekaterina Kouskova, l’écrivain Maxime
Gorki, pour ne citer que les plus connus  –,
avaient mis sur pied un Comité social de lutte
contre la famine. Ce Comité entre en contact

Les États-Unis
à la rescousse
ELIZAVETA BECKER/AKG-IMAGES ; © ADAGP, PARIS 2022 – TOPICAL PRESS AGENCY/GETT Y IMAGES

Ci-dessus : une affiche

russe de Mikhail
Larionov montre un
bateau américain aidant
« la Russie affamée »
(1922). Ci-contre :
en octobre 1921,
des volontaires états-
uniens distribuent des
vivres à des femmes
et des enfants depuis
un train humanitaire.
De septembre 1921
à juillet 1923,
560 000 tonnes furent
acheminées en URSS
(produits céréaliers,
vêtements,
médicaments).

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

74 / L’Atelier des chercheurs

l’American Relief Administration (ARA),

présidée par le futur président des États-Unis
Herbert Hoover et chargée notamment de distri-
buer de l’aide alimentaire aux réfugiés et aux en-
fants des pays de l’Europe centrale et orientale.
Toutes ces organisations répondent aussitôt à
l’Appel. Le 10 août 1921 débutent, à Riga, des
négociations entre des représentants du gouver-
nement bolchevique et de l’ARA, tandis que des
négociateurs bolcheviques discutent, à Genève,
avec Nansen et la Croix-Rouge internationale
sur les modalités d’acheminement de l’aide in-
ternationale aux affamés et le rôle du Comité
panrusse dans ce dispositif.
Mais c’est finalement avec une autre struc-
ture, officielle, mise en place par le gouverne-
ment soviétique, la Commission centrale d’aide
aux affamés (connue sous l’acronyme Pomgol),
lourd organisme bureaucratique présidé par de
hauts dirigeants du parti bolchevique et com-
posé de fonctionnaires de divers ministères et
de représentants de la police politique, que les
organisations internationales vont devoir colla-
borer. En effet, le 27 août, six jours après que le
gouvernement soviétique a signé un accord avec
l’ARA, le Comité panrusse d’aide aux affamés est
dissous et ses membres, arrêtés, emprisonnés ou
envoyés en exil.

11 millions de repas par jour

Pendant près de deux ans (de septembre 1921
à juillet 1923) l’aide internationale, coordonnée Mater les paysans
principalement par l’ARA et Nansen, va secou-  ace aux révoltes
F 17 % de la valeur totale.
paysannes, « Assez
rir des millions d’affamés. Les cargaisons tran-
reculé ! », déclare Lénine
sitent essentiellement par les ports d’Odessa, à ces hommes en armes,
de Novorossiisk et Batoum, sur les bords de la des agents soit de
mer Noire, ou par voie ferrée, via les pays Baltes. la Tcheka, soit de la
En tout, ce sont 560 000  tonnes d’aides qui Prodarmia, l’Armée
sont acheminées pour une valeur de 128 mil- du ravitaillement (dessin
lions de roubles-or. Les produits alimentaires de Dmitri Moor, 1922).
DANS LE TEXTE
Lénine : « dissoudre le Comité d’aide
aux affamés »
Je propose, aujourd’hui même, vendredi 26 août 1921, de dissoudre
le Comité panrusse d’aide aux affamés […]. Arrêter aujourd’hui
même Prokopovitch pour propos séditieux et le garder trois mois en pri-
son […]. Expulser de Moscou immédiatement, aujourd’hui même, les
autres membres du Comité, les envoyer, séparément les uns des autres,
dans des chefs-lieux de district, si possible à l’écart du réseau ferroviaire ,
en résidence surveillée […]. Nous publierons demain un bref et sec com-
muniqué gouvernemental en cinq lignes : Comité dissous pour refus de
travailler. Donner aux journaux la directive de commencer dès demain à
couvrir d’injures les gens du Comité. Des fils à papa, des gardes blancs,
disposés à aller faire un tour à l’étranger, beaucoup moins à se rendre en
représentent 99 % du fret et les médicaments
Car la famine qui, à son apogée durant
l’été 1922, frappe plus de 30 millions de per-
sonnes, est aggravée par de terribles épidémies
(typhus, grippe espagnole, malaria, choléra,
dysenterie, diphtérie, rougeole, scarlatine, va-
riole, coqueluche) qui affectent, bien au-delà
des zones touchées par la faim, une grande par-
tie de l’URSS.
Ces épidémies, qui ont débuté dès 1918, sont
favorisées par les déplacements de dizaines de
millions de civils et de militaires causés par la
guerre civile, l’effondrement des structures sani-
taires et la dégradation continue des conditions
d’hygiène dans un pays où l’on manque de tout,
y compris de produits aussi essentiels que le sa-
von. On estime qu’entre 1918 et 1922 environ
70 millions de personnes sont contaminées par
au moins l’une des dix maladies épidémiques ci-
tées plus haut ; 10 % d’entre elles, soit 7 millions
de personnes environ, meurent des suites de ces
maladies, aggravées par l’état d’affaiblissement
des organismes dû largement à la dénutrition,
aux disettes et aux famines.
Cette hécatombe rend difficile tout calcul, un
CCI/SHUTTERSTOCK

province. Les ridiculiser par tous les moyens et les malmener au moins une
fois par semaine pendant deux mois !”
Extraits de la lettre de Lénine du 26 août 1921, Lénine, Œuvres complètes,
Moscou, Éditions du Progrès, 1976, vol 45, pp. 254-255.
tant soit peu précis, des morts de faim dans les
régions officiellement « en état de famine », les re-
gistres d’état civil ayant, de surcroît, souvent dis-
paru dans la plupart des villages et petites villes
dévastés par les guerres civiles. Les estimations

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 7 5

des morts de famine varient entre 3 et 5 millions

pour les seules années 1921-1922.
En 1931-1933 la faim sera l’arme
La distribution de colis de nourriture, de mé- fatale que Staline utilisera pour
dicaments, de vêtements et de chaussures, ainsi
que la distribution de repas dans des cantines
briser les résistances paysannes à la
constituent les principales formes d’aide aux collectivisation forcée des campagnes
affamés. Au plus fort de la famine, les cantines
de l’ARA et des autres organisations internatio-
nales assurent plus de 11 millions de repas par centaines de millions de roubles-or (peut-être même MOTS CLÉS
jour ; quant aux cantines du Pomgol, elles nour- de plusieurs milliards !). […] Sans ce trésor, au-
rissent quotidiennement quelque 3 millions de cune activité étatique en général, aucune édifica- Communisme 
personnes. Des dizaines de milliers de salariés et tion économique en particulier et aucune défense de guerre
de bénévoles de l’ARA, du « comité Nansen » et de nos positions n’est concevable […]. Tout indique Politique dirigiste
du Pomgol font fonctionner la lourde machine que nous n’arriverons pas à nos fins à un autre mo- menée par les
bolcheviks entre 1918 
de l’aide humanitaire. ment, parce que seul le désespoir engendré par la
et 1921 pour assurer
Les quelques centaines de citoyens américains faim peut entraîner une attitude bienveillante ou, l’approvisionnement 
dépêchés par l’ARA et de citoyens de divers pays du moins, neutre, à notre égard3. » de l’Armée rouge dans
européens travaillant pour le compte du « co- En six mois, la campagne de confiscation des le cadre de la guerre
mité Nansen » sont, comme en témoignent les objets précieux des églises, accompagnée de l’ar- civile (nationalisations,
rapports de la police politique, étroitement sur- restation de milliers de membres du clergé et de réquisitions, interdiction
veillés dans toutes leurs activités et leurs déplace- procès publics de hauts dignitaires de l’Église or- du commerce privé).
ments dans les zones de famine. Ils sont en effet thodoxe, dont certains sont condamnés à la peine
les seuls témoins étrangers de la catastrophe qui capitale, rapporte à l’État soviétique 0,5 tonne NEP
frappe le « pays des soviets », de la déshumanisa- d’or, 350 tonnes d’argent, plus de 35 000 dia- Nouvelle Politique
économique 
tion des affamés et de la transgression, en temps mants et 70 000 autres pierres précieuses, le tout
qui remplace le
de famine, de trois des interdits majeurs de l’hu- évalué à environ 6,6 millions de roubles-or (très communisme de guerre
manité : l’­absence de sépulture donnée aux dé- en dessous des évaluations de Lénine dans sa lettre à partir de mars 1921.
funts, l’abandon des enfants et l’anthropophagie. secrète du 19 mars 1922 !). Sur cette somme, Elle restaure une
moins d’un tiers (2,1 millions de roubles-or) est certaine propriété
« Écraser le clergé » versé au fonds d’aide pour les affamés. Le reste privée pour la
Néanmoins, la plupart des terribles clichés de est affecté au « budget spécial en devises » de l’État. paysannerie et introduit
ces transgressions fixées sur la pellicule durant Au nombre des autres « bénéfices » apportés au un capitalisme d’État
ces années n’ont pas été pris par ces témoins régime bolchevique par la famine : son rôle dé- pour l’industrie.
étrangers mais bien par les responsables bolche- terminant dans la fin des très nombreuses insur-
viques locaux et les agents de la police politique, rections paysannes auxquelles le régime avait dû
désireux de documenter les « perversions » dont faire face en 1920-1921 et qui avaient contraint
étaient capables les « sauvages cannibales » des Lénine à mettre fin au « communisme de guerre »
campagnes arriérées qui, il y a peu de temps en- en proclamant la Nouvelle Politique économique
core, se soulevaient contre le pouvoir soviétique. (NEP), à l’origine d’une re-libéralisation partielle
L’instrumentalisation politique de la famine se de la vie économique. La famine porte un coup
manifeste encore plus clairement lorsque, en fé- fatal aux bandes de rebelles et d’insurgés pré-
vrier 1922, le gouvernement bolchevique lance sentes notamment dans la région de Tambov,
une vaste campagne, largement médiatisée, de certaines provinces de la Volga, de l’Oural et du
« confiscation des objets précieux des églises », qui Kazakhstan, où les disettes continuent jusqu’en
doivent – en principe – être versés aux fonds 1923, voire jusqu’en 1924.
d’aide du Pomgol. Cette campagne suscite de très Une leçon que n’allait pas oublier Staline. En
nombreux incidents lorsque le clergé et les fidèles 1931-1933 la faim sera l’arme fatale qu’il utilisera
tentent de s’opposer à ces saisies. pour briser les résistances paysannes à la collec- Notes
Dans une lettre adressée, le 19 mars 1922, aux tivisation forcée des campagnes, notamment en 1. Les deux autres ont
membres du Politburo, Lénine explique comment Ukraine, épicentre de la résistance à sa politique. n eu lieu au début des
années 1930, à cause de
la famine doit être mise à profit pour « écraser le la collectivisation forcée
clergé avec une telle brutalité qu’il s’en souvienne des campagnes
pour des décennies » : « Avec tous ces gens affamés POUR EN SAVOIR PLUS (cf. L’Histoire n° 394,
qui se nourrissent de chair humaine, avec les routes S. Adamets, Guerre The Big Show in décembre 2013), et en
Bololand. The American 1946-1947.
jonchées de centaines, de milliers de cadavres, c’est civile et famine en
Russie. Le pouvoir Relief Expedition to 2. GARF (Archives d’État
maintenant et seulement maintenant que nous de la Fédération de
bolchevique et Soviet Russia in the
pouvons (et par conséquent devons) confisquer Russie), fonds 1064,
la population face Famine of 1921,
les biens de l’Église avec une énergie farouche, im- à la catastrophe Redwood City, Stanford
inv. 1, dos. 1, f. 33.
pitoyable. C’est précisément maintenant, et seu- 3. CRCEDHC (Centre russe
démographique, 1917- University Press, 2002. de conservation et d’étude
lement maintenant, que l’immense majorité des 1923, Institut d’études N. Werth, Les Grandes des documents en histoire
masses paysannes peut nous soutenir […]. Nous slaves, 2002. Famines soviétiques, PUF, contemporaine), fonds 2,
pouvons ainsi nous procurer un trésor de plusieurs B. M. A. Patenaude, « Que sais-je ? », 2020. inv. 1, dos. 22947, f. 1-4.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

76 /
GUIDE Livres
nLes livres du mois p. 76 n L
Les historiens décolonisent
l’Afrique
C’est à une histoire globale à parts égales que s’essaie cet ouvrage collectif dirigé
par François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont. Les contributeurs explorent les voies
et les détours des rencontres ou interactions entre l’Afrique et le monde.
L’Afrique et le monde. Histoires
renouées, de la préhistoire au
xxie siècle François-Xavier Fauvelle,
Anne Lafont (dir.)
La Découverte, 2022, 456 p., 28 €.
Penser l’histoire de l’Afrique
François-Xavier Fauvelle
CNRS Éditions, 2022, 98 p., 8 €.
U
ne histoire africaine du monde,
une histoire mondiale de
l’Afrique : on pourrait définir
ainsi, par ces deux propositions
concurrentes et symétriques, le projet du
livre. » C’est par ces mots que François-
Xavier Fauvelle (historien et
archéologue, Collège de France) et
Anne Lafont (historienne de l’art,
EHESS) ouvrent le livre collectif qu’ils
dirigent. En proposant une approche
interactive et connectée de l’histoire de
l’Afrique au monde –  et vice versa  –,
François-Xavier Fauvelle poursuit sa
profession de foi académique sur la
place de l’histoire de l’Afrique, depuis
sa leçon inaugurale du Collège de
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
 es revues du mois p
 . 86 n L a bande dessinée p. 88 n L e classique p. 90
Par Jean-Pierre Bat*
France en 2019 et à la suite
de son récent ouvrage Penser
l’histoire de l’Afrique (CNRS
Éditions, 2022).
En faisant résonner et raison-
ner le rapport de l’Afrique
au monde, les auteurs s’ins-
crivent dans une historiogra-
phie au long cours, dans le
sillage des African Studies et
des Black Studies nées sur les
campus américains à l’heure
de la discrimination raciale
contemporaine. Mais on est
loin ici des impératifs iden-
titaires. La voie empruntée
par les auteurs, c’est celle du
temps long de la recherche,
avec comme principe « l’his-
toire comme conversation ».
A rebours d’histoires totales et englo-
bantes qui n’hésitent pas à combler abu-
sivement les « blancs » de la carte des
connaissances par des généralisations
infondées, L’Afrique et le monde cherche
au contraire à mettre en lumière la plu-
ralité des lectures du continent afri-
cain et de ses sociétés, de la préhistoire
au xxie siècle. Une démarche
que François-Xavier Fauvelle
et Anne Lafont ont choisi dans
leur sous-titre d’appeler joli-
ment « histoires renouées ».
Les chapitres de l’ouvrage
sont pensés comme des
«  nœuds d’histoire  », temps
forts de création et de décou-
verte. Trois grands moments
structurent le livre, auquel
ont contribué treize cher-
cheurs et chercheuses venus
de champs disciplinaires va-
riés des sciences sociales.
Le premier moment dé-
crit les processus succes-
sifs de mise en connexion
des sociétés africaines. Avec
l’étude des sociétés hu-
maines initiales en Afrique, la notion
même de « préhistoire » est interrogée
à travers la problématique des sources
exploitées pour ce récit des origines :
ces « vestiges » prennent de nombreuses
formes, du crâne de Toumaï aux amas
coquilliers en passant par les traces sé-
dimentaires des céréales (phytolithes).

Armes noires, armes blanches S ur le décor de cette moustiquaire ayant appartenu à Béhanzin, roi du Dahomey (actuel
Bénin) de 1890 à 1894, des soldats africains, coiffés d’un casque, tiennent dans la main droite un fusil européen, dans la gauche un
gourdin en forme d’oiseau (Paris, musée de l’Armée).
Vient ensuite l’analyse, sur quatre mil-
lénaires, de 2500  avant notre ère à
1500 de notre ère, des circulations
commerciales et religieuses, avec leurs
entrelacs : se dessinent, dans cette ap-
proche braudélienne, les mille et une
connexions qui ont construit les socié-
tés et les pouvoirs africains et « l’Afrique
des routes », au sein du continent mais
aussi en interaction avec le reste du
Vieux Monde. Cette réflexion est ap-
profondie par une histoire intellec-
tuelle, sociale et religieuse de l’islam en
Afrique de l’Ouest, qui rappelle la cen-
tralité et la précocité de l’Afrique parmi
les mondes musulmans.
Une rupture est engagée autour de
PARIS, MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GRAND PAL AIS/ANNE-SYLVAINE MARRE-NOËL
1500. Le deuxième moment s’ouvre
sur la traite esclavagiste et l’expérience
de première globalisation atlantique
au xve-xixe siècle. Ici encore, le décen-
trement du regard restaure la place de
l’Afrique et des Africains dans cette mo-
dernité tragique. Le « Passage du Mi-
lieu », cette autre histoire atlantique, in-
vite à mettre en évidence les mémoires
du point de vue des esclaves et à montrer
la part de l’Afrique dans la globalisation
des sociétés. Comment comprendre au-
trement les origines intellectuelles du
panafricanisme au xixe siècle ?
Le poids des mémoires
Le troisième temps épouse l’époque
contemporaine, marquée par la coloni-
sation puis les indépendances, le temps
colonial et le temps post-colonial. La
période coloniale est, bien sûr, carac-
térisée par l’exploitation de l’environ-
nement, des hommes et des femmes en
Afrique. L’ouvrage propose cependant,
de tous ces thèmes, une lecture déca-
pante, déconstruisant les représenta-
tions largement issues de l’époque colo-
niale sur la nature (le mythe de « l’Éden
africain ») ou les ordres sociaux sous la
domination coloniale (en mettant en
évidence la part d’agentivité sociale,
La voie empruntée
par les auteurs est
celle du temps long
de la recherche
agency, c’est-à-dire la marge de ma-
nœuvre des Africains, qui sont restau-
rés dans leur rôle d’acteurs centraux de
cette histoire, fût-elle asymétrique).
On aborde dans le même état d’es-
prit le poids des mémoires des Afro-­
descendants, ou les idées reçues (et
leurs pièges) – par exemple sur l’oralité.
La fétichisation coloniale de la palabre
est ainsi déconstruite, pour mieux cer-
ner les réalités sociales des pouvoirs du
verbe, de la confrérie Balungu au Congo
du xixe siècle jusqu’aux agoras « Sor-
bonne » ivoiriennes des années 2000.
Car, dans ce voyage au long cours,
l’ouvrage parle autant du rapport de
l’Afrique au monde que du rapport,
en creux, que les historiographies
/ 7 7
contemporaines entretiennent (ou pas)
avec l’histoire de l’Afrique. L’enjeu est
bien d’accorder toute sa place à l’his-
toire de l’Afrique dans l’écriture de l’his-
toire globale. Or ce projet ne s’arrête pas
aux frontières de l’université, mais est
porté aussi par des intellectuels contem-
porains majeurs au xxie siècle, du phi-
losophe Souleymane Bachir Diagne à
l’écrivaine Léonora Miano.
«  Nous sommes probablement arrivés
à un seuil de l’histoire qui correspond à
une objectivation affinée de la longue du-
rée des inégalités, objectivation qui gui-
dera la réflexion à venir sur ce que le passé
fait au présent », écrivent François-Xa-
vier Fauvelle et Anne Lafont en conclu-
sion de leur épilogue au sujet de la ques-
tion des réparations : une invitation au
lecteur à prendre la mesure de la « fa-
brique », tant intellectuelle (à travers
les débats universitaires) que matérielle
(à travers la question d’actualité des
restitutions d’œuvres d’art capturées
sous la colonisation), de l’histoire de
l’Afrique qui est en cours et qui façonne
le présent des savoirs et des perceptions
communes sur l’histoire de l’Afrique.
Cette histoire n’est pas à cantonner
dans la présumée réserve des « africa-
nistes » : elle est une partie intégrante
et centrale de la recherche et des mé-
tiers des historiens et des historiennes
du xxie siècle. n
* Historien, chercheur associé au CNRS
et à l’université Paris Sciences & Lettres
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
78 /
Les petites mains de la recherche
Voyage dans l’antichambre de la science avec ceux qui n’y ont pas laissé leur nom.
Dans les coulisses de la science.
Techniciens, petites mains et
autres travailleurs invisibles
Françoise Waquet C
 NRS Éditions,
2022, 352 p., 25 €.
On retrouvera dans le dernier ouvrage
de Françoise Waquet ce mélange qui
lui est propre d’érudition et d’empathie
pour son sujet, écrit dans un style lim-
pide, ne manquant pas parfois d’hu-
mour. Se référant aux travaux de
Bruno Latour sur la vie de laboratoire,
d’Erving Goffman sur la mise en scène
du quotidien ou aux subaltern studies,
Françoise Waquet commence là où de
nombreux travaux sur l’histoire des
sciences se sont arrêtés : l’étude des
« invisibles », petit personnel, petites
mains, vacataires, techniciens. Tous
ceux qui ont rendu possible le travail
de la recherche scientifique.
Il ne faut pas dire à Françoise Waquet
qu’il n’y a pas de sources  : elle les
traque, des biographies aux éloges
funèbres, des remerciements aux
Retour à Constantinople
Une synthèse inédite sur l’Empire ottoman, du xiiie siècle à 1922.
Pourquoi l’Empire ottoman ?
Six siècles d’histoire
Olivier Bouquet G
 allimard, « Folio
histoire », 2022, 560 p., 11,20 €.
Au faîte de leur puissance, les sultans
ottomans gouvernent un territoire de
plus de trois millions de kilomètres car-
rés entre l’Afrique, l’Europe et l’Asie. En
reprenant la question « Why Britain ? »
de l’historien britannique Niall Fergu-
son, Olivier Bouquet s’attache à com-
prendre les raisons de l’émergence
et des évolutions successives de cet
immense empire sur le temps long.
De la fin du xiiie siècle, date du début des
conquêtes de ce qui n’est encore qu’une
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
G U I D E
Livres
archives administratives. Le résultat,
c’est la découverte de la partie immer-
gée de l’iceberg de la recherche entre
xixe et fin du xxe siècle. Cloisonnement
des tâches, hiérarchisation, différence
genrée du travail : l’auteure relie cette
population diversifiée à celle qui appa-
raît dès le xviie siècle, mon-
trant la pérennité de ces
fonctions que l’on pourrait
qualifier d’ancillaires au ser-
vice des savants – de Tycho
Brahe à Louis Pasteur – et au-
delà, celles des préparateurs,
dessinateurs, jardiniers,
souffleurs de verre, informa-
ticiens ou correcteurs, voire
des ouvriers sur les chantiers
de fouilles.
Attentive à l’évolution quantitative de
ces auxiliaires de la recherche, mais
aussi à l’évolution de leur spécialisation
– de leur professionnalisation –, elle
s’appuie sur l’exemple, bien docu-
menté, du CNRS. Une attention parti-
culière est portée à la composante fé-
minine de cette population, objet d’un
chefferie semi-­nomade au
1 er  novembre 1922, qui
marque la fin définitive du
sultanat au profit de la répu-
blique proclamée l’année sui-
vante, cette vaste synthèse
interroge les singularités de
l’expérience ottomane. Car,
de l’élaboration du premier
droit séculier formalisé en
territoire musulman (le Ka-
nun) à la création d’un système de recru-
tement inédit (le devchirmé) l’Empire ot-
toman se distingue de ses prédécesseurs.
On saluera tout particulièrement le
soin avec lequel les débats qui conti-
nuent d’agiter les spécialistes sont res-
titués, qu’il s’agisse des controverses
passionnant chapitre où la place des
épouses est enfin mise en pleine lumière
(celles « sans qui ce livre n’aurait pas vu
le jour »). A l’issue de ce recensement
des «  invisibles  », Françoise Waquet
s’attache à qualifier leurs tâches pour
mieux les cerner et s’interroger sur ce
qu’elle appelle les signes de
la domination ; salaires, sta-
tut, agency reconnue ou pas,
et observer le vécu des auxi-
liaires de la recherche, entre
une passivité accentuée par
la précarité ou au contraire la
résistance, ouverte ou pas. Et
pour certains, rares, la recon-
naissance que ce soit l’hom-
mage ou le droit d’apposer
son nom, la fameuse « signa-
ture », sur le travail accompli.
C’est donc là un livre lumineux : neuf,
érudit et profondément concret, en
phase avec les questionnements de la
recherche contemporaine. n
Catherine Brice
Professeure à l’université Paris-Est Créteil
Val-de-Marne
autour des raisons du suc-
cès fulgurant des premières
conquêtes, de l’étendue
véritable des politiques de
conversion et d’islamisation,
comme de la nature du droit
ottoman.
Surtout, à l’heure de l’expan-
sionnisme turc comme des
tentatives d’instrumentali-
sation récentes de l’héritage
impérial, en Turquie comme ailleurs,
Olivier Bouquet constate que l’Empire
ottoman – détesté ou adulé – n’est plus
un « empire oublié ». n
Ana Struillou
Doctorante à l’Institut universitaire
européen

Préhistoire
Grottes matrices
La Caverne originelle. Art, mythes
et premières humanités
Jean-Loïc Le Quellec
La Découverte, 2022, 944 p., 35 €.
Certains pensent
qu’on ne pourra ja-
mais déterminer
pourquoi des habi-
tants de l’Europe
du Sud-Ouest au
Paléolithique ré-
cent, entre 40000 et
14000 avant notre
ère, peignirent et dessinèrent dans des
grottes telles que Chauvet, Cosquer ou
Lascaux. Ce n’est pas l’opinion de Jean-
Loïc Le Quellec, directeur de recherche
au CNRS, qui a découvert une piste dans
cette enquête très difficile. Figures par-
fois à peine esquissées, bestiaire très res-
trictif mais surabondant, rares humains
animalisés ou fragmentés, absence de
paysage, de lien narratif entre figures,
signes purement abstraits : voilà qui fait
la difficulté, ce que rappelle minutieu-
sement l’auteur dans cette somme très
érudite et abondamment illustrée.
L’ouvrage se poursuit par l’exposé mé-
ticuleux des hypothèses interprétatives
précédentes, assez monotones et au
succès cyclique. Quelques-unes se ré-
futent aisément (pure décoration par
exemple), d’autres n’ont aucun fonde-
ment (symboles astronomiques) ou peu
de consistance anthropologique (cha-
manisme), tandis que certaines, pour-
tant tout à fait plausibles, ne peuvent
pas être privilégiées plus que d’autres
(emblèmes symbolisant des fractions
de société ou bien évocation des ani-
maux selon une perspective « animiste »
au sens de Philippe Descola). Ce qui pa-
raît clair, c’est que la seule explication
globale qu’on est en droit de chercher
concerne non pas la signification et la
fonction des images, mais le contexte de
leur élaboration, celui des grottes pré-
cisément. C’est ce contexte qu’éclairent
deux « machines à remonter le temps »,
la répartition des mythes actuels à
propos de l’origine des êtres vivants et
la reconstitution de leur généalogie par
la statistique. Parmi les divers récits, un
motif explique que les êtres vivaient au-
trefois sous terre et en sont sortis par les
grottes. C’est le thème le plus répandu
dans le monde, donc probablement
le plus ancien, avant même le Paléoli-
thique récent, dont l’art chthonien béné-
ficie par là même d’un éclairage sérieu-
sement renouvelé.
Moyen Age
A quoi jouent les vikings ?
Le Monde viking. Portraits
de femmes et d’hommes de
l’ancienne Scandinavie
Lucie Malbos T
 allandier, 2022,
352 p., 21,90 €.
L’ouvrage se pré-
sente comme une
porte ouverte sur
la Scandinavie des
ixe-xie siècles. Qua-
torze por traits,
fruits d’une « pêche
très personnelle  »
de l’auteure, for-
ment un tableau impressionniste per-
mettant de croiser des personnages
connus – le premier jarl de Normandie
Rollon, le découvreur du Groenland
Éric le Rouge ou encore le marchand
Ottar –  et d’autres beaucoup moins,
voire anonymes.
C’est le cas de la « petite fille qui n’était
pas de Birka », dont la tombe, connue
depuis le xixe siècle, a donné lieu à de
nouvelles études, dont Lucie Malbos
tire un petit récit particulièrement in-
carné. Morte au milieu du ixe siècle à
5 ou 6 ans, la fillette était d’une riche
famille récemment installée à Birka,
opulent port suédois où fourmillaient
marchands et voyageurs  ; les ana-
lyses de ses restes osseux et dentaires
prouvent en effet que sa mère consom-
mait davantage de viande que de pois-
son, signe d’habitudes alimentaires ur-
baines. Enterrée avec une petite boîte
en os contenant des aiguilles, un col-
lier de perles de verre colorées et une
broche en bronze doré, l’enfant a été
inhumée comme membre du groupe
familial à part entière – signe peut-être
qu’elle en était la dernière représen-
tante. Comme tous les autres portraits,
cette histoire, qui dépasse l’anecdote,
est aussi l’occasion de décrire les tristes
funérailles et de tenter de retrouver
ce qui a pu faire ses quelques années
d’existence (à quoi jouait-elle  ?), ce
monde des enfants qui « s’amusent par
terre » (Saga de Njall le Brûlé).
/ 7 9
En quatorze textes qui sont comme des
« nouvelles » historiques et historiogra-
phiques, l’ouvrage parvient à donner de
la chair à une société qui nous échappe
et, en creux, offre un tableau accessible
et à jour de la société du monde viking.
XVIe-XVIIIe siècle
Esclaves du sucre
Cul de Sac. Une plantation coloniale
à Saint-Domingue au xviiie siècle
 aul Cheney t raduit de l’anglais
P
par Christophe Jacquet, Fayard, 2022,
350 p., 24 €.
Nom de la riche
plaine sucrière de
l’ouest de Saint-
Domingue, le titre
de l’ouvrage, Cul
de Sac, renvoie
également aux im-
passes du système
de la plantation su-
crière. Le fonctionnement de ces der-
nières est désormais bien connu, et
Paul Cheney livre moins une monogra-
phie, dans le sillage du travail pionnier
de Gabriel Debien, qu’une réflexion sur
la nature du capitalisme domingois, ca-
ractérisé par son inertie. Superposant
au microcosme d’une plantation pos-
sédée par une famille aristocrate bre-
tonne l’échelle globale du capitalisme,
l’historien américain met en lumière les
paradoxes de ce système : un lieu à la
fois tourné vers l’économie mondiale et
refermé sur lui-même.
De l’arrivée du baron de la Ferron-
nays dans la colonie en 1764 jusqu’en
1838, année du versement des indem-
nités aux planteurs, les différents cha-
pitres nous entraînent dans le quotidien
des esclaves, du gérant et des maîtres.
Monde de profits, la société de planta-
tion n’en est pas moins sujette aux crises
– guerres, catastrophes environnemen-
tales, endettement –, souvent minorées
par les historiens. L’auteur décrit la fa-
çon dont, pour faire face à la mortalité
qui décime les esclaves et protéger la
rentabilité de l’entreprise, le proprié-
taire tente d’adapter le monde cruel de
la plantation à l’idéal « d’humanité »,
prôné par la pensée économique et mo-
rale des Lumières. Exemple de micro­
histoire globale, l’ouvrage éclaire les
liens entre la société de plantation et la
Révolution industrielle.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
80 / G U I D E

Livres
Le coup de cœur de Jean-Pierre Rioux XVIe-XVIIIe siècle
Écrire l’État
Un étrange Algérien L’État à la lettre. Écrit politique
et société administrative en France
au temps des guerres de religion.

O n peut lire ce Désinformateur comme on suivrait

Arsène Lupin ou le Bel-Ami de Maupassant
qui touche, lui aussi, à l’Algérie ; en pensant au
Vers 1560-vers 1620
Jérémie Ferrer-Bartomeu C  eyzérieu,
Champ Vallon, 2022, 368 p., 28 €.
Pinagot d’Alain Corbin ou au Chocolat de Gérard
Noiriel et en déplorant que Dominique Kalifa ne Le moment des
puisse plus venir à la rescousse. Mais, dont acte, guerres civiles de
on admet vite qu’Arthur Asseraf – présentement religion suscite
fellow à Cambridge et versé dans l’histoire de un regain récent
l’information au Maghreb et en Méditerranée à d’intérêt : Jérémie
l’heure coloniale – se débat plaisamment, seul, nez ­F errer-Bartomeu
au vent, avec un personnage surgi devant lui en 2014 à La Courneuve, s ’ i n té r e s s e a u x
diablotin tapi dans un carton des archives du Quai d’Orsay. conflits, internes
En effet, en avril 1881 le consul de France à Tunis a transmis à et externes,
ses supérieurs d’Alger et de Paris le compte rendu de réunion d’une entre 1560 et 1620, qui président à
société secrète islamique de Guelma, dans le Constantinois, qui l’émergence de nouvelles formes de
renseigne sur les menées italiennes en Tunisie et, pire, appelle les gouvernement et d’administration
Algériens à prendre en main leurs propres affaires. Une brève enquête en France et en Europe. Il a l’ambi-
révèle que l’homme-clé de l’affaire est le secrétaire de ladite réunion, tion de saisir « l’État à la lettre », au
Messaoud Djebari, né à Guelma en 1862. De basse extraction, repéré raz des correspondances officielles et
successivement comme chef de gare, militaire prenant du galon officieuses, au sein de « bureaux » en
chez les spahis, interprète parce qu’ancien élève d’une médersa, gestation et d’autant plus versatiles que
il manie fort bien l’arabe et le français. Détesté par les notables, l’administration de la faveur détermine
emprisonné à l’occasion, ce beau parleur est toujours « à la frontière la fidélité politique. Correspondances
de la vérité, de la fiction et de l’hallucination ». Il n’est pas le seul à et « écrits politiques » font et défont la
développer tant d’entregent dans la société coloniale d’alors, mais cour et le gouvernement royal. Ils sont
il va se singulariser à proportion des trouvailles d’archives et des les véritables acteurs d’une démons-
réflexions de son « inventeur », Arthur Asseraf. tration magistrale : en analysant tour à
On laisse le lecteur pérégriner au fil de sa recherche. Il retrouve tour ce que l’écrit fait à l’État et ce que
Djebari en 1892, chargé d’une mission d’exploration vers le lac Tchad l’État fait aux écrits, l’auteur nous fait
par un commandant Rebillet, béni par la Société de géographie de comprendre combien la crise politique
Paris, mais amorçant son périple non par le Sahel mais par Bordeaux génère des formes de contournements
et Porto-Novo, avant de rentrer bredouille et lâché par Rebillet, juridiques, pour mieux asseoir l’institu-
tout en prétendant avoir croisé des survivants de la mission Flatters tion même de l’État.
massacrée là-bas. En 1895, le voici conférencier adulé par le Tout-Paris, Le lecteur suit, souffle coupé, la dra-
auteur d’un livre fourre-tout sur son aventure, salué dans la grande maturgie des actes officiels et l’ombre
presse, y compris la plus antisémite, alors si ravageuse jusqu’à portée des secrets non écrits en revers,
Oran et Alger. L’année suivante, Bruxelles l’encensa tout autant sans pour autant négliger le rôle et les
dès qu’il prétendit avoir croisé bien vivant le marquis de Morès représentations des acteurs que sont les
assassiné depuis longtemps. secrétaires d’État. En tirant comme fil
Puis vient le silence. On le repère à peine répudiant sa première rouge la carrière de l’un d’entre eux, à la
femme musulmane, puis naturalisé français pour pouvoir épouser Guerre et aux Affaires étrangères, Nico-
une Européenne, dont il a divorcé en 1903. Il est mort on ne sait las de Villeroy, actif sous presque tous les
quand, quelque part entre Marseille, Constantinople ou Djibouti. régimes, de 1567 à 1617, l’auteur livre
Il ne fut pas un escroc, mais un « équilibriste sans filet » qui s’agita ainsi une anti-biographie et un brillant
sans jamais tomber le masque. Il n’était pas si mauvais républicain essai d’histoire totale de l’État.
et il fréquenta des radicaux français. Il a laissé la très mince trace
d’une sorte « d’intellectuel populaire » qui détestait les « burnous XIXe-XXIe siècle
blancs », les caïds ralliés aux roumis, et rêvait sans doute d’émanciper
l’indigène, en lui-même et pour ses frères. n L’empire du luxe
Un empire de velours. L’impérialisme
Le Désinformateur. Sur les traces de Messaoud Djebari, informel français au xixe siècle 
Algérien dans le monde colonial  David Todd t raduit de l’anglais par Joseph
Arthur Asseraf F
 ayard, 2022, 272 p., 22 €. Felix, La Découverte, 2022, 320 p., 24 €.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


C’est une histoire
du xixe siècle pro-
fondément revi-
sitée que propose
ici David Todd.
Une histoire où la
France, bien loin
du discours téléolo-
gique qui arrime à
la Révolution le triomphe ultime de la
IIIe République, est à de très courtes ex-
ceptions près dirigée, de jure ou de facto,
par des régimes monarchiques pen-
dant soixante-quinze ans. Où l’empire
a moins le visage des colonies d’Inde
britannique ou d’Algérie française que
celui d’un impérialisme informel, in-
dissociablement culturel, économique,
juridique et militaire. Où les rivalités
franco-anglaises cèdent le pas à un im-
périalisme collaboratif que l’on retrouve
aussi bien dans la guerre d’indépen-
dance que livre la Grèce à l’Empire otto-
man (1827-1828) et dans la guerre de
Crimée (1853-1856) qu’au tournant des
années 1860, simultanément, en Chine,
au Mexique et au ­Liban. Où le rayonne-
ment de la France est moins celui de sa
Révolution que celui de ses marchan-
dises et de ses réseaux conservateurs.
COLLECTION
NOUVEAU
Le mook
des passionnés
d’histoire
COLL97_Histoire 176X120.indd 1
C’est en effet à partir des réseaux mon-
diaux du capitalisme antirévolution-
naire français et de l’industrie du luxe
que David Todd met ici au jour un em-
pire français « de velours ». Un empire
discret, fondé sur la spécialisation éco-
nomique dans les marchandises osten-
tatoires, à la faveur duquel l’historien
britannique replace la France dans l’his-
toire d’une mondialisation dont on dé-
couvre au fil des pages qu’elle n’a pas été
seulement portée au xixe siècle par l’im-
périalisme britannique.
XIXe-XXIe siècle
Femmes et colonisation
Sororité et colonialisme.
Françaises et Africaines au temps
de la guerre froide, 1944-1962
Pascale Barthélémy É
 ditions de
la Sorbonne, 2022, 366 p., 35 €.
D’emblée, le titre interpelle par l’éton-
nante association des mots « sororité »
et «  colonialisme  », car si la domi­
nation masculine concerne toutes les
Françaises, les Africaines subissent,
elles, bien d’autres inégalités, liées à
leur statut de colonisées qui allie race
/ 8 1
et genre. Approu-
vant la politique
impér ialiste au
nom d’un «  devoir
civilisationniste  »
qui émanciperait
leurs « sœurs » ou la
rejetant, les métro-
politaines et colo-
niales se retrouvent
dans le camp des oppresseurs, et les fé-
ministes dans une inconfortable pos-
ture, qui plus est quand elles se targuent
d’être apolitiques. Dès lors, que signifie
l’emploi du mot « sœurs », en usage au
temps de la colonisation et de la guerre
froide ? Une solidarité féminine a-t-elle
été possible, y compris lors des luttes
pour l’indépendance, s’interroge ce re-
marquable ouvrage ?
L’historienne a analysé un nombre im-
pressionnant d’archives, s’est penchée
sur l’action des deux principales associa-
tions : la Fédération démocratique inter-
nationale des femmes (FDIF), proche
du Parti communiste, qui défendra
la décolonisation, et l’Association des
femmes de l’Union française (AFUF),
reflet du christianisme social, qui dis-
paraît en 1960. Pascale Barthélémy
Trimestriel
148 pages
Chez votre
marchand
de journaux
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
07/09/2022 15:45
82 /
souligne l’activisme d’une élite fémi-
nine africaine, ainsi tirée de l’oubli,
et démontre la diversité et l’évolution
des positions entre métropolitaines,
comme entre colonisées. Se côtoient ou
s’opposent conceptions essentialiste et
universaliste, « féminisme impérialiste »
et «  féminisme maternaliste  », foi en
une Union française et rejet de la
colonisation.
XIXe-XXIe siècle
Enfer biélorusse
Le Ghetto de Minsk. Les partisans
juifs soviétiques contre les nazis
Hersh Smolar t raduit de l’anglais
par Johan-Frederik Hel Guedj, Payot
et Rivages, 2022, 360 p., 22 €.
Les ouvrages sur les ghettos de Po-
logne (Lodz, Vilnius et surtout Varso-
vie) sont nombreux. En revanche, on
L’Histoire coédite
La Mer. 5 000 ans d’histoire
 ndré Zysberg (dir.) L
A  es Arènes-
L’Histoire, 2022, 640 p., 29,90 €.
En guise
d’introduction au
prochain thème
des Rendez-vous
de l’histoire de
Blois (« La mer »),
L’Histoire publie,
en partenariat
avec les Arènes,
un recueil
exceptionnel de ses cinquante 
meilleurs articles sur la question. 
Reflet de quarante ans d’avancées
historiographiques, l’ouvrage retrace,
sous la direction d’André Zysberg 
et sous la plume des meilleurs
spécialistes du sujet (Guillaume Calafat, 
Olivier Chaline, Solène Rivoal, 
Sanjay Subrahmanyan, etc.), plus de
5 000 ans d’histoire de la mer, des
premiers navigateurs du Néolithique
aux nouveaux pirates de la mer Rouge,
sans oublier les thalassocraties de
l’Antiquité et la période des Grandes
Découvertes, à travers sept chapitres
transversaux : l’art de la navigation ;
marchands et aventuriers ; la dure vie
des marins ; la guerre maritime ;
géopolitique des mers ; un milieu
naturel riche en ressources ; mythes 
et légendes.
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
G U I D E
Livres
en sait bien peu sur
ceux de la Biélorus-
sie soviétique, oc-
cupée par les nazis
de juin 1941 à juil-
let 1944, et sur le
plus grand, celui de
Minsk, où quelque
80 000 Juifs furent
parqués derrière des barbelés. C’est
dire l’intérêt de l’ouvrage d’Hersh Smo-
lar, « un témoignage exceptionnel », écrit
Masha Cerovic dans son importante
préface.
Né dans une petite ville de Pologne en
1905, Hersh Smolar fut dès son plus
jeune âge un militant, formé à Moscou
et, devenu cadre du Komintern, retour-
nant en Pologne pour servir la Révolu-
tion. Il est à Bialystok, dans la partie po-
lonaise rattachée à l’Union soviétique
selon les clauses secrètes du pacte ger-
mano-soviétique, quand avancent les
Atlas historique de la Terre et
de son usage par les humains
Christian Grataloup (dir.)
Les Arènes-L’Histoire, 2022,
340 p., 29,90 €.
Le sous-titre
résume de 
façon éloquente
l’ambition de 
la trentaine 
de rédacteurs,
réunis cette fois
encore sous 
la houlette du
géohistorien
Christian Grataloup : après avoir
déroulé, grâce à des cartes précises, 
des graphiques, des frises, toute
l’histoire de notre planète, montrer
comment les humains, de nos plus
lointains ancêtres à aujourd’hui, en 
ont usé et parfois mésusé. Du Big Bang
à la planète saturée en passant par 
les domestications, l’agriculture,
l’industrialisation, la mondialisation,
neuf chapitres qui ont tous un début
mais pas de fin rendent intelligible 
ce projet encyclopédique. Refusant 
la nostalgie tout autant que le
pessimisme, cet atlas rendra bien des
services à tout humain soucieux de
remettre dans la (très) longue durée 
des phénomènes et des interrogations
d’une brûlante actualité.
troupes nazies. Enfermé dans le ghetto,
il est rejoint par d’autres Juifs, notam-
ment déportés d’Allemagne, et y orga-
nise la résistance. Il met au jour les par-
ticularités de ce ghetto : un Judenrat
(conseil juif) qui agit de concert avec
la Résistance ; une population que les
années soviétiques ont largement cou-
pée du judaïsme et à qui rien n’a été dit
de l’antisémitisme nazi ; la présence de
nombreux militants rompus à la clan-
destinité ; les liens avec la population
en dehors du ghetto  ; la présence de
groupes de partisans dans les forêts
alentour. Mais aussi la violence des « ac-
tions » nazies quasi permanentes : fusil-
lades, assassinats au centre de mise à
mort de Maly Trostenets à quelques ki-
lomètres. L’auteur détaille aussi les ob-
jectifs de la résistance, notamment ex-
filtrer le plus grand nombre, enfants ou
adultes. Ils auraient été quelque 10 000
dont une partie était encore en vie après
la guerre. Hersch Smolar avait écrit son
témoignage dès la Libération. Il fut pu-
blié à Moscou en yiddish et en russe. Puis
le livre disparut, le récit de la Grande
Guerre patriotique ne souffrant aucune
mention des Juifs, ni combattants, ni as-
sassinés. Contraint de quitter la Pologne
après le moment antisémite de 1968, il
s’installa en Israël. Il réécrivit son livre
qui est aussi un hommage à ses cama-
rades qui ont perdu leur vie.
XIXe-XXIe siècle
L’encre ensanglantée
Faits divers et vies déviantes.
Hommage à Dominique Kalifa
Roy Pinker (dir.) p
 réface d’Alain Corbin,
CNRS Éditions, 2022, 320 p., 24 €.
Histor ien de la
presse, du crime, de
l’enquête judiciaire,
des faits divers, des
bas-fonds en tant
qu’état moral, social
et topographique,
Dominique Kalifa a
montré que le fait
divers est une « brèche ouverte » sur l’ima-
ginaire social, les « engloutis », les mar-
ginaux, les vies fragiles et les tourments
d’une époque. Sorti volontairement de
la vie le 12 septembre 2020, ce connais-
seur de Fantômas est le récipiendaire de
cet ouvrage collectif. Amis, collègues,
élèves : une trentaine d’auteurs ont écrit
84 /
les contributions illustrées qui sont au-
tant d’essais originaux et autonomes sur
la culture des faits divers. Le pseudo-
nyme de Roy Pinker renvoie au fictif fait-
diversier américain qu’invente le jour-
nal Détective (1928-1940) pour séduire
le lectorat. « Décapité parlant », « pe-
tit Jean mangé par un cheval », « cou-
peur de nattes au Trocadéro », « maison
hantée de d’Yzeures-sur-Creuse », « tête
de la rue Théophile Gautier », « main
baladeuse », « mystère de la jeune fille
jaune » : comme les autres chapitres ti-
rés d’une coupure de presse dupliquée
en fac-similé, ces faits divers, parfois in-
solites, peignent la dramaturgie sociale
que sait médiatiser Le Petit Journal qui
prône la guillotine contre les apaches.
Entre héroïsme, crime atroce, catas-
trophe ou « suicide de folie », le fait di-
vers représente jusqu’à l’excès les peurs,
les désirs et les espoirs de la société
française des xixe et xxe siècles. Souvent
mis à l’écart dans la grande littérature,
le « monde des pauvres » revient dans
l’imaginaire fait-diversier et les «  ro-
mans des bas-fonds » note le regretté
Dominique Kalifa, en conclusion de ce
spicilège d’histoire des représentations.
XIXe-XXIe siècle
Wehrmacht : crépuscule
Combattre en dictature. 1944. La
Wehrmacht face au Débarquement
Jean-Luc Leleu P
 errin, 2022, 784 p., 28 €.
« Interroger la part
d’humanité qu’il y
a dans l’histoire » :
la démarche enga-
gée par Jean-Luc
Leleu ne manque
pas d’ambition. Le
Débarquement al-
lié de juin 1944 en
Normandie fournit le cadre à une his-
toire de la société allemande en guerre,
« le processus d’autolyse de toute une so-
ciété », particulièrement la Wehrmacht
au moment de l’effort tant espéré côté
allemand : écraser les Anglo-Canado-
Américains sur le sol français. Alors que
la stratégie militaire des camps adverses
et le déroulé des combats sont depuis
longtemps bien connus, cette étude no-
vatrice, fouillée, érudite, nous parle de
moral des troupes, de (dys)fonctionne-
ment de la chaîne de commandement,
de sacrifices réalisés unité par unité,
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
G U I D E
Livres
de combativité du soldat allemand, de
mortalité dans des hôpitaux de cam-
pagne, enfin de nazification bien réelle
de la Wehrmacht. Qu’aurait été cette ar-
mée sans la propagande et la théâtrali-
sation des rapports humains du simple
soldat au Führer et à ses généraux, ob-
serve l’auteur ?
Étayée par des sources européennes et
américaines utilement présentées en an-
nexes et exploitées d’une façon renou-
velée, cette somme de référence nous
parle, aussi, de hasard et de nécessité
dans le cadre bien particulier d’un ré-
gime totalitaire et mortifère : là est peut-
être la clé de son échec final. n
Les membres du comité scientifique ont publié
Tombeaux. Autobiographie de
ma famille Annette Wieviorka
Seuil, 2022, 380 p., 21 €.
La mort d’une
tante, la
découverte d’un
secret de famille
et la solitude
imposée par le
confinement ont
incité Annette
Wieviorka à « une
mise en ordre et
en place de (son) ascendance ».
L’historienne de la Shoah portait en elle
ce projet depuis plus de quarante ans,
dès son retour d’un séjour, à 26 ans,
dans la Chine de la Révolution
culturelle, dont elle a fait le récit lucide
dans Mes années chinoises (Stock,
2021). Remontant un peu plus dans le
temps, elle se penche sur ses grands-
pères Wolf, écrivain et journaliste
yiddish et Chaskiel, tailleur, et leurs
femmes, Hawa et Guitele, tous venus de
Pologne dans les années 1920. Mêlant
témoignages et archives, l’auteure
restitue ce morceau échoué du
Yiddishland, où s’opposent religion et
assimilation, bundistes et communistes,
jusqu’à la guerre, les rafles, les errances
entre Nice et la Suisse, Auschwitz, et,
parfois, le retour. « Je suis devenue
historienne le jour où j’ai abandonné le
récit familial pour le récit collectif »,
estime Annette Wieviorka. Avec « cette
autobiographie de ma famille »,
exercice virtuose d’ego-histoire, elle
mêle les deux avec sensibilité.
En poche
La Russie face à l’Europe. D’Ivan
le Terrible à Vladimir Poutine
Marie-Pierre Rey F
 lammarion,
« Champs histoire », 2022, 374 p., 14 €.
Viols en temps de guerre
Raphaëlle Branche, Fabrice Virgili
(dir.) P
 ayot, « Petite biblio histoire »,
2022, 368 p., 11,20 €.
Les Noirs américains. De l’esclavage
à Black Lives Matter P  ap Ndiaye
Tallandier, « Texto », 2022, 224 p., 10 €
(recueil d’articles de L’Histoire).
Pour plus de comptes rendus,
@ inscrivez-vous à la newsletter de
L’Histoire sur www.lhistoire.fr
Gouverner la France
Michel Winock G
 allimard,
« Quarto », 2022, 1 216 p., 33 €.
Si la plume de
Michel Winock,
familière aux
aficionados 
de L’Histoire, 
s’est largement
prêtée à l’histoire
culturelle, 
elle a aussi, 
avec un 
même bonheur, abordé les rives de
l’histoire politique. Les éditions
Gallimard ont eu l’heureuse l’idée 
de rassembler, en un fort volume de
quelque 1 200 pages (« Quarto» ), 
les écrits les plus significatifs d’une 
voix assurément singulière. Loin, 
en effet, de se cantonner à une 
période étroite, l’historien n’a cessé 
de naviguer entre le xixe et le xxe siècle,
offrant ainsi une vision éclairée 
de la France contemporaine. Sans 
céder aux sirènes de l’école des
Annales, il a, par ailleurs, toujours
privilégié le récit, et veillé à l’élégance
du style. Le lecteur trouvera donc
rassemblé les opus les plus significatifs
d’une œuvre abondante, qui traite 
tant des grandes crises politiques
traversées par la République, 
joliment appelées « fièvres
hexagonales », que des deux titans 
qui ont surplombé le xxe siècle français 
– Charles de Gaulle et François
Mitterrand. Une belle traversée, 
à relire ou à découvrir.
86 / G U I D E

Revues

Des enfants dans la guerre

Victimes, cibles, participants, enjeux des négociations, agents de la reconstruction…
Dans l’histoire des guerres, les enfants sont des acteurs à part entière. Ce dossier
s’intéresse à eux, des années 1920 aux années 1950.

depuis une quinzaine d’an- constituée autour des en-

Revue d’histoire de l’enfance
« irrégulière » n
 ° 24, 2022/1
« Alors que les images iconiques de la Pre-
mière Guerre mondiale renvoient aux sol-
dats couverts de boue dans les tranchées,
les images centrales de la Seconde Guerre
mondiale seraient celles impliquant des
enfants », constate l’historienne britan-
nique Joanna Bourke. La Revue d’histoire
de l’enfance « irrégulière », éditée pour la
première fois par les éditions Anamosa,
consacre son numéro annuel aux en-
fants sans famille en temps de guerre,
la plupart des articles se concentrant sur
la Seconde Guerre mondiale.
Coordonné par Laura Hobson Faure,
Manon Pignot et Antoine Rivière, le
dossier fait le point sur un champ de
recherche particulier dans l’histoire
des conflits contemporains, qui voit les
sources et les méthodes se renouveler
nées. En temps de conflit,
les enfants sont autant vic-
times qu’acteurs. Les ins-
titutions les plus élémen-
taires, à commencer par
la famille, sont ébranlées
et le système social, désor-
ganisé. Il faut repenser la
prise en charge des « mi-
neurs non accompagnés », une caté-
gorie « fourre-tout » créée après la Se-
conde Guerre mondiale, comme celle
de « pupille de la nation ».
Laura Hobson Faure s’intéresse aux
journaux intimes des enfants juifs non
accompagnés accueillis par la France
à la veille du conflit. Empruntant à la
microhistoire, Isabelle von Bueltzings-
loewen consacre son article à l’itinéraire
de deux enfants orphelins. Vanessa Szol-
losi et Lucile Chartain se penchent sur la
« constellation archivistique » qui s’est
fants isolés. Elles identifient
trois fonds dont l’étude croi-
sée permet de reconstituer
certains parcours.
Des champs historiques
très divers sont considérés.
Au détour des années 1920,
des milliers d’enfants russes
arrivèrent en France. Claire
Gouyon étudie leur accueil, organisé
par des charités privées, principalement
des catholiques (histoire sociale du re-
ligieux, histoire des étrangers). Camille
Mahé, elle, revient sur les « trains du
bonheur », qui transportèrent en Ita-
lie 50 000 enfants dans des familles de
substitution (histoire de l’humanitaire).
Martine Ruchat observe, en Suisse, le
village d’enfants Pestalozzi fondé en
1946, qui, par la publicité qui en est
faite, participe à la reconstruction édu-
cative (histoire européenne). n

Le mois prochain dans « L’Histoire »

EN VENTE DÈS LE 27 OCTOBRE

L’islam africain
Du sultanat du Mali à
l’opération Barkhane
Comment l’islam a traversé le Sahara
Tombouctou, la ville aux 180 écoles coraniques
BERNARD NANTET/SAIF IMAGES

L’islam très hétérodoxe des sultans du Mali

XIXe siècle, le djihad de Sokoto : 
une révolution religieuse
Aqmi, « katiba »… Les terroristes du Sahel

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 / 8 7

Sciences sociales  Xénophon et l’Indochine Lettre de l’étranger

en dictature Anabasesn° 35, 2022 Un Noir américain au Goulag
 evue d’histoire des sciences
R Son père était né esclave 
humainesn° 40, printemps 2022 Dans ce numéro, dans une plantation de 
Jacques Cantier Caroline du Sud. A 25 ans, 
Les sciences so- propose un pa- en 1914, Lovett Fort-Whiteman 
part au Mexique rejoindre la
ciales soviétiques rallèle stimulant
révolution. Revenu aux États-Unis,
ont été décrites entre l’œuvre de il propage la parole marxiste 
comme un pur pro- Xénophon et le film et se fait repérer par le FBI, 
duit de la censure classique de Pierre mais aussi par les Soviétiques, 
et de l’instrumen- S c h o e n d o e r f fe r qui l’invitent à participer 
talisation. Ce nu- consacré à la guerre au Ve Congrès mondial de
méro rompt avec d’Indochine, La 317e Section (1965). l’Internationale communiste 
cette vision carica- Le réalisateur connaissait Xénophon, à Moscou. A son retour, il fonde 
turale pour rappe- l’inspiration se fait sentir : les soldats à Chicago l’American Negro 
ler l’importance des anthropologues, du Corps expéditionnaire, comme les Labor Congress (ANLC). C’est 
un échec. Reparti à Moscou, 
des historiens et, surtout, des sociolo- mercenaires grecs de Cyrus, sont livrés
il ne cesse d’expliquer qu’aux
gues soviétiques. La sociologie connaît à eux-mêmes dans une retraite chao- États-Unis le problème noir 
une renaissance après la déstalinisa- tique et doivent se frayer un chemin à n’est pas un problème de classe,
tion, comme le montre Sheila Pattle, travers un environnement naturel hos- mais de race. Victime des purges
qui s’intéresse au développement de la tile. Au sein de la masse anonyme de staliniennes, il est d’abord exilé au
sociologie industrielle. Les chercheurs la troupe se dessinent des individuali- Kazakhstan, puis finit à la Kolyma.
travaillaient en lien avec les entreprises tés, des conflits, des amitiés. Pour, au Il est le seul Noir mort au Goulag.
publiques, parvenant à organiser d’im- bout du compte, rappeler une vérité A lire dans Books,
portantes enquêtes de terrain au moyen tragique : les soldats d’une mauvaise septembre-octobre 2022.
de questionnaires en dépit d’une liberté guerre ne sont pas tous de mauvais Olivier Postel-Vinay
et de moyens limités. hommes. n

Parisiennes
citoyennes !
Engagements pour l’émancipation
des femmes (1789—2000)
Exposition  28 septembre 2022 — 29 janvier 2023
Réservation conseillée sur www.carnavalet.paris.fr
#Parisiennescitoyennes

Pierre Michaud, 6 oct 1979, Marche des femmes, Groupe de femmes assises faisant le signe « féministe » © Pierre Michaud / Gamma Rapho

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

88 /
1928, le marathon 
d’El Ouafi
Aux Jeux olympiques d’Amsterdam un
coureur français inattendu s’impose.
Marathon Nicolas Debon
 argaud, 2021.
D Une revue de détail des na-
A
vec ses tonalités ocre, parfois
marquées de figures bleues
tournant fugitivement au gris,
l’album de Nicolas Debon est
superbe. L’histoire qu’il nous raconte est
à la hauteur, mais pas seulement,
puisqu’elle se termine plutôt mal, hors
champ. Le hors-champ, ici, est composé,
comme souvent dans les albums d’au-
jourd’hui, de quelques pages d’informa-
tions historiques, pleines de détails inté-
ressants mais qui, placées à la fin du
volume, lestent tout ce qui précède
d’une gravité supplémentaire. Les
100 pages qui précèdent ont, elles, tout
du théâtre classique : unité de temps et
de lieu, puisqu’il s’agit du marathon des
Jeux olympiques de 1928, sur le stade
olympique d’Amsterdam.
Les premières planches nous plongent
dans le discours solennel de Pierre de
Coubertin, rêvant de fonder le monde
nouveau, sa «  saine démocratie  », son
« sage et pacifique internationalisme » – on
lit entre les phrases les contre-­modèles de
la démocratie pas saine et de l’internatio-
nalisme pas sage –, sur la « rencontre heu-
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
G U I D E
Bande dessinée
reuse et fraternelle » entre les
jeunesses du monde.
tionalités concurrentes au
moment où les maratho-
niens entrent sur la piste
met en vedette les plus re-
marquables : glorieux Amé-
ricains, mystérieux Japo-
nais et, par-dessus tout,
impressionnants «  Finlan-
dais volants  » qui, aux JO
précédents, ont monopolisé les mé-
dailles des courses de fond et de demi-
fond. A côté de ces illustres les Français
font plutôt pâle figure.
Parmi les quatre coureurs un certain
Ahmed Boughéra El Ouafi se fait d’au-
tant moins remarquer qu’il est Algérien,
alors qu’il possède déjà un palmarès très
honorable à son actif, y compris aux JO
de 1924 – dont tout le monde sait au-
jourd’hui qu’ils se sont tenus à Paris. Au
reste plutôt chétif, même si sa réputation
est déjà faite au sein de l’usine Renault
de Billancourt, où il est entré comme dé-
colleteur – façon Charlot des Temps mo-
dernes – et où il peut se préparer de ma-
nière, en fait, presque professionnelle.
La course est suivie à travers le regard
d’un journaliste français, Jules Maer-
tens, du quotidien L’Auto, lui-même an-
cien champion de fond. Un regard mo-
bilisé par le suivi des athlètes, mais un
esprit traversé par des flashs de pensée :
le monde nouveau, harmonieux et plus
juste, qui naît de la Grande Guerre, la
course qui se tend, « telle l’échine d’un
animal fabuleux », et les considérations
techniques sur les chaussures ad hoc.
Jusqu’à ce que « le petit Arabe » com-
mence à se détacher. Là « les diplômes,
la renommée, la fortune ne sont d’aucun
secours ». Les leaders, les uns après les
autres, décrochent, et c’est maintenant
le pays natal qui, par bouffées, vient au-
devant du coureur, le désert, l’oued, les
figures agiles des peintures rupestres,
les tirailleurs algériens sur le front…
Un vainqueur imprévu et discret
Ahmed Boughéra El Ouafi est donc le
vainqueur, imprévu et discret, du mara-
thon olympique de 1928. L’album des-
siné s’achève sur cette victoire, glorieuse
et solitaire, comme toutes les victoires.
L’album documentaire nous en dit plus
sur son destin. Plus, mais pas beaucoup,
car l’homme échappe à l’investigation.
Après son quart d’heure de
célébrité il accepte une tour-
née commerciale aux États-
Unis, ce qui entraîne son
exclusion définitive de la
compétition. C’est son suc-
cesseur des Jeux de 1956,
Alain Mimoun, qui l’exhume
de l’oubli – hélas pour peu
de temps : il meurt trois ans
plus tard dans une fusillade,
en banlieue. Règlement de
comptes crapuleux ? Règle-
ment de comptes politique, entre le FLN
et les messalistes du MNA (4 000 morts
entre 1956 et 1952) ? Ou, simplement,
erreur de cible ? Il paraît qu’on ne saura
jamais. Toujours est-il qu’avec le retard
de rigueur et le repentir postcolonial il
est désormais beaucoup question d’El
Ouafi. Dans la liste des ouvrages et des
œuvres qu’il aura suscités depuis un
quart de siècle, gageons que l’album de
Nicolas Debon est ce qu’il y a de plus
fort et, disons le mot, de plus beau.  n
Pascal Ory
Professeur émérite à l’université Paris-I
© DARGAUD 2021
À LIRE AUSSI CE MOIS-CI
Klaus Barbie. La route du rat 
J.-C. Bauer, F. Brémaud, 
Urban Comics, 2022.
AU CINÉMA LE
90 / G U I D E

Classique

« Procès des communards »  

de Jacques Rougerie
A partir des archives des conseils de guerre, Jacques Rougerie a renouvelé
la façon d’écrire l’histoire de la Commune de Paris.
Par Michel Winock*

LA THÈSE profession : il attestait par les chiffres combien

En publiant ses Procès des communards en 1964,
Jacques Rougerie fait entrer l’histoire de la
Commune dans le champ de la recherche uni-
versitaire et scientifique – elle qui fut, jusqu’aux
années 1960, surtout l’objet d’une histoire ou-
vrière et militante, portée par des historiens
communistes. Son grand mérite a été de dége-
ler cette histoire partisane en allant « juger sur
pièces », c’est-à-dire, sans préjudice des autres
sources, travailler principalement la masse
documentaire laissée au Service historique
de la Défense, à Vincennes, par les conseils de
guerre, devant lesquels près de 40 000 vaincus _Legende 
survivants de la révolution parisienne ont Style imbriqué
comparu (10 137  condamnations). Pour la n Julliard, « Archives »,
première fois, ces archives étaient consultées
systématiquement par un chercheur.
Après avoir fait le point sur le « mythe de l’Internationale », mis
en doute la préméditation, il affirmait le « caractère spontané,
et même désordonné, de l’explosion populaire du 18 mars », et
mettait en relief ce que l’acte d’accusation, aux multiples voix
hystériques, révélait de peur de la part d’une société « ébranlée
jusqu’en son tréfonds ». Ensuite, laissant la parole aux accusés,
l’auteur n’hésitait pas à noter que beaucoup faisaient devant
leurs juges « pâle figure », esquivant leurs responsabilités, sans
envergure. Pas tous ! Le cordonnier Trinquet, le blanquiste
Théophile Ferré, Louise Michel, sans parler de Louis Rossel
– le seul officier à avoir rejoint la Commune parce qu’il refusait
la capitulation ! Il y en eut pour sauver l’honneur.
Sur la sociologie de la Commune, Jacques Rougerie nous
livrait une précieuse statistique, par âge, par sexe, par
la Commune avait été une révolution ouvrière,
à laquelle avait participé une forte minorité
d’employés, contrairement aux journées
de juin 1848. Enfin l’auteur consacrait une
dernière partie importante à l’interprétation
de l’événement. Au-delà des divisions
idéologiques, il insistait sur la revendication
collective de la souveraineté du peuple, le
gouvernement direct du peuple, et aussi les
débuts « timides » d’une révolution socialiste par
la gestion ouvrière des entreprises confisquées.
Mais un socialisme fortement mâtiné de sans-
culottisme 1793.
CE QU’IL EN RESTE
1964. Procès des communards demeure un livre ma-
jeur dans l’historiographie de la Commune.
Discutable, dans son interprétation, était la sous-estimation
de l’influence de Proudhon, notable en particulier dans la
­Déclaration au peuple français du 19 avril 1871, le manifeste
de la Commune – « à peine corrigé, écrit-il du reste, par le
­jacobin Delescluze ». Mais Jacques Rougerie n’en avait pas fini
avec la Commune. En 1971, l’année du centenaire, il com-
plète, corrige (notamment sur l’influence de Proudhon), ap-
profondit son étude dans Paris libre 1871. Plus tard, il don-
nera un résumé de ses travaux dans un « Que-sais-je ? » sur
La Commune de 1871, plusieurs fois réédité. Pour Rougerie,
la Commune n’était pas une histoire close ; il appelait à com-
pléter ses propres ­recherches. n
* Conseiller de la direction de L’Histoire

Jacques Rougerie Labrousse, a fait entrer à mouvement ouvrier (Éditions

Né en 1932 à Nantes, ancien
élève de l’École normale
supérieure, il s’est tôt intéressé
à la Commune, dont il est
devenu le grand historien
français. Maître de conférences
honoraire à l’université Paris-I-
Panthéon-Sorbonne, il fait
partie de cette génération qui,
dans la mouvance d’Ernest
l’université ce qu’on appelait du Détour). Il est mort à
l’« histoire ouvrière », comme Clamart le 22 mars 2022, un
l’attestent les livraisons du an après les commémorations
Mouvement social, revue créée des 150 ans de la Commune
par Jean Maitron, où il a signé de Paris, auxquelles il n’a pas
de nombreux articles. Son pu participer.
dernier ouvrage, paru en 2019,
était consacré à l’une des plus
@
Retrouveztous
Retrouvez tousles
les
hautes figures de la Commune : « Classiques »sur
« Classiques » sur
Eugène Varlin. Aux origines du histoire.presse.fr
www.lhistoire.fr
DR

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

 Le monde dominé par l’Occident — — L’expansion japonaise (1875-1933)
L’Asie dans la guerre froide

La guerre en Asie et dans

le Pacifique (1931-1945) es
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Îles tie
Aléou
Sakhaline

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Île

Mer
de Chine Îles Bonin
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orientale
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Îles Volcano
O C É A N PAC I F I Q U E

Formose

Golfe Hainan
du Bengale Luçon Îles Mariannes
Mer
de Chine
méridionale
Îles Bikini

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oit Îles Carolines
de Îles Marshall
M févr. 1944
al
ac
ca

Bornéo

Sumatra Célèbes
Îles Gilbert (brit.) nov. 1943
O C É A N Amboine
I N D I E N Mer Nouvelle-
Java de Banda Guinée Îles
Mer Salomon
de Timor
Bali Timor

Nouvelles-Hébrides

Mer
de Corail
92 /
GUIDE Sorties
Au bonheur de Rosa
Oubliée car représentante d’une école de peinture « secondaire »,
Rosa Bonheur fut pionnière de l’émancipation des femmes.
L
a place des femmes dans l’art est
un sujet discuté et réévalué. L’ex-
position sur Rosa Bonheur qui se
tient au musée d’Orsay jusqu’au
15 janvier 2023, après le musée des
Beaux-Arts de Bordeaux, vient renouve-
ler l’analyse sur la place de cette peintre
dans l’histoire de l’art. Née en 1822 dans
une famille d’artistes sans fortune, Rosa-
lie dite Rosa Bonheur est confrontée tôt
à la question de son avenir. Alors que son
père la voit couturière, elle refuse et
s’impose à ses côtés comme dessinatrice.
Sélectionnée pour exposer dès ses
19 ans au Salon, son style quasi photo-
graphique fait mouche et elle s’impose
dans l’art animalier. Mais ce genre
quelque peu méprisé la relègue au se-
cond plan après sa mort en 1899.
Sous l’influence saint-simonienne de
son père et des écrits de Lamennais, la
question de l’égalité entre homme et
femme et du statut des animaux guide
son travail et sa vie. Membre de la So-
ciété protectrice des animaux dès sa
création en 1845, Rosa s’efforce dans
ses œuvres de montrer qu’ils sont « des
êtres doués de sensibilité ». Devant le re-
fus qui lui est signifié de peindre des
chevaux (sujet réservé aux hommes),
elle s’attelle à cette tâche de manière
déterminée.
Pendant longtemps Rosa Bon-
heur a été associée à l’académisme,
aux tableaux réalistes et pompiers du
xixe siècle qu’on regarde sans chercher
à y déceler une vision de la société. On
a moqué ses vaches, sans percevoir que
cette représentation du monde rural,
certes idéalisée, révèle une société en
mutation qui voit les machines à vapeur
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
nExpositions p
 . 92 n C
 inéma p
 . 96
Expositions
ROSA BONHEUR
Elle révolutionne
l’image de l’animal
dans l’art
pousser les paysans vers la ville et la dis-
parition des animaux de trait. Alors que
la photographie tend à concurrencer
les peintres, Rosa révolutionne l’image
de l’animal dans l’art. Dans Fenaison en
Auvergne ou Labourage nivernais, les bo-
vins bavent sous l’effort. Pas d’embellis-
sement, juste une représentation aussi
exacte que possible. Ses études prépa-
ratoires réalisées aux abattoirs où elle
se rend en pantalon avec autorisation
préfectorale montrent son souci de vé-
rité quasi scientifique. Certains ont re-
proché à Rosa d’en avoir fait son « fonds
de commerce ». Cézanne dira de sa pein-
ture qu’elle est « horriblement ressem-
blante ». Mais avec son agent Gambart,
elle s’exporte et les Anglo-Saxons sont
friands de sa peinture, ce qui lui offre au-
RMN-GRAND PAL AIS (CHÂTEAUDE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT – NEW YORK, THE METROPOLITAN MUSEUM, 87.25/GIFT OF CORNELIUS VANDERBILT, 1887/CCØ
tonomie et liberté.
Femme et chef de famille
Rosa Bonheur, qui déclare qu’elle « sou-
tiendra l’indépendance des femmes
jusqu’à son dernier soupir » sans pour
autant se vivre comme une militante,
mène sa carrière et sa vie librement.
Après la mort de son père, elle devient
naturellement le chef de famille, qui
subvient aux besoins des siens comme
elle l’écrivit dans son testament. Un
rôle qui n’empêche pas la réprobation
quand elle s’installe dans la famille de
son amie Nathalie Micas, dont elle par-
tage la tombe. Artiste majeure dans ce
monde masculin, Rosa Bonheur ne se
maria pas, vécut toute sa vie avec des
femmes, et tint sa place dans le monde
par son travail. Figure féminine incon-
tournable, dont l’œuvre et la vie font
l’objet de reportages dans les journaux
de l’époque et première femme déco-
rée de la Légion d’honneur au titre des
beaux-arts, elle fut pourtant décriée par
des avant-gardes, les critiques et les spé-
cialistes (presque toujours masculins).
L’exposition d’Orsay tente d’effacer cette
« ­damnatio memoriae ». n
Nicolas Ivanoff
Professeur d’histoire-géographie
au lycée Racine à Paris
À VOIR
Rosa Bonheur (1822-1899) 
Du 18 octobre 2022 au 15 janvier 2023 
au musée d’Orsay, Paris.
 / 9 3

n Réalisé de 1852 à 1855, le Marché aux chevaux (New York, Metropolitan Museum) fut vendu pour la somme alors colossale de 40 000 francs.
Il est difficile de ne pas lire dans ces ruades une double révolte : le refus des conventions sociales (la peinture des chevaux était un sujet réservé
aux hommes) et la condamnation des mauvais traitements infligés aux animaux.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

94 / G U I D E

Expositions

Les choses de la vie Dans les musées

Une ambitieuse exposition réhabilite

le genre de la nature morte. Terre ! Terre !
1492. Christophe Colomb révèle un
« nouveau monde » aux Européens.
Jalonné d’objets anciens, de multimédias
et d’œuvres contemporaines, le parcours
cherche à mieux comprendre les
motivations de ces explorateurs.
Jusqu’au 6 novembre
au Château de Kerjean, Saint-Vougay (29).

Une histoire d’éventails

Regorgeant de pièces précieuses, rares
ou étonnantes, cette exposition de plus de
600 éventails dresse un panorama social
et artistique sur trois siècles d’histoire.
Jusqu’au 20 novembre
au musée d’Aquitaine, Bordeaux (33).

n De Chirico, Mélancolie d’un après-midi.
Lisbonne
Vingt-cinq œuvres originales issues des
collections de la BNF – cartes et atlas
manuscrits et imprimés, livres anciens,
gravures, photographies – organisées selon

L
a nature morte (expression paradoxale, les Britanniques un parcours tripartite présentent l’histoire
parlent de still life et les Allemands de Stilleben) n’avait plus de la ville située sur l’embouchure du Tage.
été à l’honneur à Paris depuis l’exposition de 1952 à l’Orange- Jusqu’au 1er janvier 2023 au musée
rie. Par crainte, peut-être, de revoir des accumulations minutieu- Pierre-Noël, Saint-Dié-des-Vosges (88).
sement rendues par de trop sages peintres mineurs. Celle que pro-
pose le Louvre sous le commissariat de Laurence Bertrand Dorléac Black Indians de La Nouvelle Orléans
dépoussière cette image surannée  : d’abord parce qu’elle ambi- Ces réalisations culturelles de la
tionne de montrer le thème sur la (très) longue durée, comme le communauté africaine-américaine

souligne le sous-titre, «  de la Préhistoire à nos jours  »  ; ensuite
parce qu’elle découvre, pour la période la plus récente, des artistes
venus de tous horizons – on le comprend dès l’entrée avec le ma-
jestueux Pilier des migrants disparus de Barthélemy Toguo (2022),
haut de 18  mètres  ; enfin parce que le dialogue entre composi-
tions anciennes (L’Automne d’Arcimboldo, 1573) et récentes (pour
Harvest, Philadelphia, Joel-Peter Witkin en 1983 a photographié
un Amérindien de profil coiffé de feuillages) illustre la manière
dont chaque époque, chaque créateur a pu s’emparer d’un thème
banal pour en tirer une morale sur la vanité, la brièveté de l’exis-
tence humaine face à la présence têtue des choses.
Sur les murs des tombeaux de l’Égypte pharaonique, le bétail et les
amas de céréales promettent une éternité opulente ; les tableaux
de chasse médiévaux rappellent la supériorité de la noblesse, seule
habilitée à tuer  ; les dessertes recouvertes de tissus, vaisselles,
instruments étalent l’aisance de la bourgeoisie européenne  ; les
œuvres contemporaines (Valérie Belin, Philippe Chancel), au
contraire, pointent souvent le gaspillage, la surconsommation,
l’inutilité suicidaire de l’accumulation. L’artiste, plus que jamais,
est non seulement miroir mais surtout acteur de la société. n
Huguette Meunier
© CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, DIST. RMN-GRAND PAL AIS/JEAN-CL AUDE PL ANCHE ; © ADAGP, PARIS 2022
témoignent de l’histoire et du vécu
des Africains en terre louisianaise et
plus largement en Amérique du Nord.
Du 4 octobre 2022 au 15 janvier 2023
au musée du Quai-Branly, Paris.
Clemenceau intime
La vie de Clemenceau en photos : de ses
premiers pas devant l’objectif de son père
à sa carrière politique, sous l’œil de son
ami Félix Nadar. Peu enclin à se dévoiler, le
Tigre va, dès 1898, à certaines occasions,
ouvrir les portes de son intimité puis
davantage au moment de sa retraite pour
asseoir son image d’écrivain. L’exposition
se clôt par des photographies de famille
immortalisant les moments de complicité
avec ses enfants et petits-enfants.
Jusqu’au 28 janvier 2023
au musée Clemenceau, Paris.

À VOIR @ Plus d’expositions sur

 ww.lhistoire.fr
w
Les Choses. Une histoire de la nature morte du 12 octobre 2022 au
23 janvier 2023 au musée du Louvre, Paris.

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022

96 / G U I D E

Cinéma

Les débuts de Margarethe von Trotta

Cette rétrospective montre l’engagement de la réalisatrice allemande
dès ses tout premiers films au milieu des années 1970.

1 2 3
n L’Allemagne des années 1970 trouve son cinéma : L’Honneur perdu de Katharina Blum (1) pointe les excès de la répression policière ; Le Second Éveil
de Christa Klages (2) relate le braquage d’une banque pour sauver une garderie ; Les Années de plomb (3) porte sur le terrorisme d’extrême gauche.

F
Pour nos abonnés ille de peintre et d’aristocrate,
Margarethe von Trotta est élevée
1 2  O C T O B R E en cinéphilie à Paris, comme toute
20 HEURES la jeunesse européenne des an-
nées 1960. Mais sa première vocation
est celle de comédienne, bientôt pour le
Kleines Theater de Francfort. Elle est
Paris
PROD DB/KCS/AURIMAGES – SPLENDOR FILMS – BIOSKOP FILM/SFB/ PROD DB/KCS/AURIMAGES – © 2015 STUDIOCANAL GMBH TOUS DROITS RÉSERVÉS
mécanismes du dénigrement systéma-
tique dans une certaine presse, celle du
groupe allemand Springer. Entre sur-
veillance, travestissements de la vérité et
psychoses collectives, Katharina voit son
existence broyée. Margarethe von Trotta
ne filme pas directement un épisode de

Les Années de plomb
de Margarethe von Trotta
Projection suivie d’une
discussion entre la réalisatrice,
Johann Chapoutot,
spécialiste de l’Allemagne,
et Antoine de Baecque,
critique et historien du cinéma
40 places sont offertes
aux abonnés de L’Histoire
Inscription :
privilege-abonnes
@histoire.presse.fr
Cinéma Le Champo,
51, rue des Écoles, 75005 Paris
alors l’une des égéries du jeune cinéma
allemand du début des années 1970,
jouant pour Rainer Werner Fassbinder,
Herbert Achternbusch, Volker Schlön-
dorff, dont elle est l’épouse deux décen-
nies durant. A partir de 1975, elle passe
à la réalisation. La rétrospective actuelle
permet de redécouvrir ses tonitruants et
brillants débuts dans la carrière, grâce à
trois films d’engagement et d’histoire,
L’Honneur perdu de Katharina Blum
(1975), Le Second Éveil de Christa Klages
(1978) et Les Années de plomb (1981),
tournés en six ans.
Révélation
Le premier, adapté du roman du prix
Nobel Heinrich Böll, écrit avec Volker
Schlöndorff, joué par la charismatique
Angela Winkler, est une révélation à
sa sortie. Son sous-titre – « Comment
peut naître la violence et où elle peut
conduire » – dit l’engrenage s’emparant
de la réputation d’une jeune femme, qui
a simplement été, une nuit, l’amante
d’un terroriste. Le film autopsie dès lors
les excès de la répression policière et les
la traque de la bande à Baader, mais dé-
nonce la paranoïa d’une société où la
« majorité silencieuse » se livre pieds et
poings liés à la police d’État, faisant écho
à la célèbre prise de position de l’écri-
vain Heinrich Böll qui, en 1972, dans
Ces trois films font
ressentir le malaise
de l’histoire
allemande
un article retentissant, réclama pour les
jeunes terroristes le « droit à une justice
sereine », seule capable de préserver la
démocratie de ses dérives autoritaires.
Avec Le Second Éveil de Christa Klages,
qui relate le braquage d’une banque par
trois amies pour venir en aide à une
garderie, la cinéaste stigmatise l’immo-
bilisme politique du pouvoir allemand.
Elle trouve de fait son registre privilégié,
qui reviendra de film en film, jusqu’au
très beau Hannah Arendt, en 2012 : les
portraits fins et sensibles de femmes ré-

L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022


voltées par une société patriarcale hy-
pocrite. A travers ces femmes, c’est déjà
l’histoire tragique de l’Allemagne qui
transparaît en filigrane, comme ressur-
gie dans le présent.
Les Années de plomb concentre tous ces
thèmes, s’inspirant de la vie des sœurs
Ensslin, Christiane, la journaliste, et Gu-
drun, la terroriste de la bande à Baader,
devenues Juliane (Jutta Lampe) et Ma-
rianne (Barbara Sukowa). La première,
l’aînée, d’un caractère calme et posé, et
la cadette, jeune rebelle embrassant les
causes avec générosité, traversent l’Alle-
magne d’après-guerre puis participent
au mouvement de contestation étudiant
de la fin des années 1960. Tandis que
Juliane se fait féministe et journaliste,
Marianne s’engage plus radicalement.
Elle est arrêtée par la police pour terro-
risme, jugée, placée en cellule d’isole-
EVERETT/AURIMAGES
ment. Juliane lui rend visite mais ne la
comprend pas. Un jour, cependant, elle
apprend sa mort, « suicidée » en prison.
Elle refuse de croire à cette version offi-
cielle, mène l’enquête mais n’aboutit à
Les
événements
qui ont changé
le cours de
l’histoire.
© Radio France/C. Abramowitz
En partenariat
avec
FC_LCDH_LeCoursDeLHistoire_176x120_1.indd 1
MARGARETHE VON TROTTA
rien. Avec les mois qui passent, la chape
de silence et d’oubli recouvre l’affaire.
Juliane s’occupe dès lors du fils de sa
sœur, désormais orphelin.
Œuvre déboussolante
Lion d’or à Venise, véritable bilan de
la décennie noire, le film de Marga-
rethe von Trotta n’a qu’un but, parfai-
tement atteint : faire renaître le passé
de l’histoire allemande, le fantôme
nazi comme la politique de l’oubli, qui
réunit et divise les personnages. Pri-
sonnières du passé, engagées dans le
présent, placées devant leurs culpa-
bilités et leurs non-dits, non montrés,
leurs aveuglements, elles deviennent
des formes d’histoire à ciel ouvert.
L’œuvre est inconfortable, débousso-
/ 9 7
n La réalisatrice allemande lors du tournage
de L’Amie en 1983.
lante, comme si chaque spectateur su-
bissait, en même temps que les deux
sœurs, l’après-coup traumatique des
années de plomb.
Ces trois films, d’une puissante cohé-
rence, font ressentir le malaise de l’his-
toire allemande, appelant et dressant
les spectres du passé pour les projeter
dans les couloirs du temps, afin qu’ils
ressurgissent dans la décennie 1970.
Quarante-cinq ans plus tard, alors que
tout pourrait sembler oublié, ces fan-
tômes de femmes continuent de nous
hanter. n
Antoine de Baecque
À VOIR
L’Honneur perdu de Katharina Blum, 
Le Second Éveil de Christa Klages, 
Les Années de plomb et aussi 
Rosa Luxemburg M. von Trotta, 
en salle le 12 octobre.
DU LUNDI 4
AU VENDREDI
8 JUILLET
9H05 - 10H
Xavier
Mauduit
L'esprit
d'ouver-
ture.
13/06/2022 11:47
L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
 C A RT E
98 / BL ANCHE  de Pierre Assouline
500 numéros… déjà !
La fidélité de nos lecteurs a assuré la longévité de notre titre.
C
ela fait 500 numéros que l’on débat de cette
question existentielle : sommes-nous une re-
vue ou un magazine ? Cinq cents numéros que
l’on dispute, à chacun de nos anniversaires, de
l’art et de la manière de se souvenir sans s’au-
tocélébrer. Cinq cents numéros que l’on veut
à tout prix écarter toute crispation commémo-
rative. Cinq cents numéros que l’on a bravé
suffisamment de tempêtes pour se sentir plus fort encore dans
la perspective de toutes celles qui menacent la presse. Et main-
tenant que le n° 500 est entre vos mains, on se demande bien
ce que l’on va pouvoir inventer pour le n° 600…
A L’Histoire, les chiffres ronds sonnent comme un rappel.
Que faire pour fêter ça ? Parfois, un éditorial. Le plus sou-
vent une simple pastille en couverture. Une fois même, rien
du tout, comme pour le n° 300 entièrement consacré à la
Chine (mais il est vrai
que 300 numéros pèsent
de peu de poids face à « Que d’autres
deux mille ans d’em- se flattent de ce
pire). N’y voyez pas de
la désinvolture ou une qu’ils ont écrit,
fausse modestie mal pla-
cée. Plutôt une difficulté,
moi je suis fier
sinon un certain malaise, de ce que j’ai lu »
à l’idée d’affronter l’his-
toire de L’Histoire. Un (Jorge Luis
paradoxe en un temps Borges)
où l’ego-histoire est dé-
E
sormais un genre en
soi. Un manque de recul non dans le temps, mais dans l’es-
pace : nous sommes trop près de nous-mêmes pour en juger.
Pourtant, étant entendu que tout satisfecit se doit d’être cri-
tique (« Peut mieux faire ! »), il y a de quoi être fier de l’œuvre
accomplie. Variété des sujets, qualité des contributions, di-
versité des signatures, fidélité des lecteurs, constance de
l’équipe rédactionnelle d’une génération l’autre… Chaque
mois, nous sommes avant vous les tout premiers lecteurs
de L’Histoire. Comme le disait l’écrivain argentin Jorge Luis
Borges : « Que d’autres se flattent de ce qu’ils ont écrit, moi je
suis fier de ce que j’ai lu. » Car il y a de quoi.
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L’HISTOIRE / N°500 / OCTOBRE 2022
Le n° 100 de L’Histoire, paru en mai 1987, est une borne
intéressante. A l’époque, un grand sondage avait été com-
mandé et il portait « naturellement » sur « Les Français et
leur histoire ». Depuis, l’eau a coulé sous les ponts et, tout
aussi « naturellement », signe des temps mondialisés, notre
nouveau sondage s’intitule « Les Français et l’histoire ». Bien
plus qu’une nuance. Pour ce fameux n° 100, l’éditorial avait
été confié à René Rémond, alors directeur de la vénérable
Revue historique, président de l’Institut d’histoire du temps
présent et de la Fondation nationale des sciences politiques.
En tête de son article, il écrivait ceci : « Pour une revue, eu
égard à la précarité qui est le sort commun en ce secteur, c’est
l’entrée dans la force de l’âge. » Que dire alors trente-cinq
ans plus tard !
Malgré la situation générale, nous ne sommes pas subcla-
quants, loin de là : 56 071 exemplaires chaque mois de dif-
fusion totale France et étranger ; un nombre d’abonnés qui
a dépassé le cap des 40 000, auxquels il faut ajouter environ
2 000 abonnés numériques – sans parler de l’audience du site
(plus de 300 000 visites mensuelles en moyenne), nos abon-
nés à Twitter (43 000) ou à Facebook (22 000). Des chiffres
en progression depuis plusieurs années, sans que L’Histoire
ait en rien cédé sur ses principes, ses valeurs et son exigence,
ce qui incline à un optimisme dénué de triomphalisme.
Comment ne pas se sentir encouragé lorsque, à la ques-
tion « Faites-vous confiance aux sources d’information sui-
vantes ? », 84 % des personnes interrogées répondent : « Les
articles de la presse spécialisée » (cf. p. 12) ?
t comme il n’a fallu que quarante-quatre ans pour fabri-
quer 500 numéros, rendez-vous est pris pour 2066 afin
de fêter le n° 1 000. De quoi nous laisser le temps de dis-
puter de notre qualité de revue ou de magazine comme
du sexe des anges. La vieille garde des rédacteurs et des lec-
teurs de L’Histoire peut d’ores et déjà s’adresser à la génération
qui lui succédera en lui lançant, sur un air de défi, comme on
le fait il est vrai plus souvent dans les bistros que dans les ré-
dactions : « Remettez-nous ça ! » n
Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L’Histoire,
il vient de publier Le Paquebot (Gallimard, 2022)
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LA MER
25E RENDEZ-VOUS
DE L’HISTOIRE

bellevilleville 2022 © Meyer / Tendance Floue

BLOIS – 5 AU 9 OCT. 2022
ENTRÉE LIBRE – RDV-HISTOIRE.COM