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Tous droits réservés. Aucun élément de cet ouvrage ne peut être reproduit,
sous quelque forme que ce soit, sans l’autorisation expresse de l’éditeur et du
propriétaire, les Éditions Autrement.
INTRODUCTION
Un monde en effervescence
« Voyant le joug si pesant qui nous opprime, la tyrannie de ceux qui nous
imposent cette charge et ne considèrent nullement l’indignité à laquelle ils
nous ont réduits, poussé à bout par ladite indignité et l’impiété de ceux qui
nous y ont conduits, je me suis déterminé à secouer ce joug insupportable et à
m’opposer au mauvais gouvernement que nous subissons de la part des chefs
de l’administration. » Ces mots sont extraits d’un édit de décembre 1780
signé José Gabriel Túpac Amaru, ancien élève des jésuites au collège de
Saint-François-Borgia de Cuzco, en révolte contre l’autorité coloniale
espagnole dans les Andes. Celui qui dénonce « l’oppression de la tyrannie
des Européens » et se présente comme descendant direct du dernier Inca,
Túpac Amaru, précise qu’il a fait exécuter publiquement le corregidor, le
représentant royal local. Penser la Révolution française, pour reprendre le
titre d’un essai provocateur de François Furet, suppose de sortir de la trame
événementielle de la décennie 1789-1799, de décentrer le regard et de varier
les échelles d’observation des oscillations révolutionnaires. Certains auteurs
ont insisté sur le temps intermédiaire, par opposition à l’événement ou au
temps long cher à Fernand Braudel et à l’école des Annales, le temps de la
« transition révolutionnaire » des années 1770-1830 qui verrait la fin de
l’Ancien Régime et la naissance du monde contemporain. Aux polémiques
historiographiques, qui trop souvent nuisent à la recherche sur la Révolution,
cet atlas préfère explorer les possibilités offertes par la cartographie actuelle.
Alors que la problématique des révolutions atlantiques développée par Robert
Roswell Palmer (1909-2002) et Jacques Godechot (1907-1989) dans un
contexte d’opposition idéologique entre les deux blocs nés de la guerre froide
fait aujourd’hui l’objet d’un réexamen fécond, il est possible d’intégrer et de
croiser les apports des recherches en cours en histoire économique, culturelle,
sociale, religieuse et politique, pour mettre en évidence les circulations qui
parcourent, déstabilisent et réorganisent l’espace européen et américain des
révolutions. L’attention à la rive américaine ne se réduit pas ici aux prémices
du vent de la liberté, à la traversée de La Fayette ou à la victoire de
Yorktown, prélude atlantique à l’étude de la véritable Révolution, la
française, et au défi qu’elle pose aux anciens régimes européens, contre
lesquels elle partirait en guerre à partir de 1792. Les circulations
économiques transatlantiques bénéficient d’une attention toute particulière.
De la même manière, la Révolution batave et la proclamation des « États
belgiques unis » permettent d’interroger l’autonomie et les interactions des
processus révolutionnaires à l’oeuvre sur la rive européenne de l’Atlantique.
L’onde de choc de la Révolution française, enfin, a été envisagée sur
l’ensemble de l’espace européen et atlantique, où elle interagit avec des
dynamiques locales spécifiques.
Cet atlas met délibérément l’accent sur ces circulations, en individualisant les
parcours et les trajectoires des acteurs sociaux, culturels et politiques, comme
il met en évidence les flux commerciaux qui les recoupent. Il permet de
suivre les grandes figures comme Thomas Paine ou La Fayette comme les
moins connues, tel Agustín de Bétancourt. Des portraits de groupes sont
également esquissés au fil des pages. L’ambition de cet ouvrage est donc
clairement de restituer la décennie révolutionnaire classique dans une
perspective européenne et coloniale. Varier les échelles d’observation
conduira le lecteur à découvrir dans chaque partie le processus
révolutionnaire à l’oeuvre dans les colonies, en province, dans la sphère
éducative comme au coeur du négoce ou du monde des bureaux. L’histoire de
la Révolution ne s’écrit plus vue de la tribune de la Convention nationale ou
du club des Jacobins, même si la place qui leur est réservée dans l’atlas
témoigne de l’importance de l’impulsion parisienne. Mais dans tous les cas,
les cartes proposées permettent de jauger son impact réel sur le quotidien des
contemporains de la Révolution, de tester l’efficacité des vecteurs et des
relais et de pointer le rôle des générations. Nous avons donc choisi de varier
le type de cartes proposées au lecteur. Des cartes de synthèse scandent la
lecture de chacune des parties de l’ouvrage. Mais les cartes permettent aussi
de proposer des effets de zoom et de rendre au local toute sa signification
lorsqu’il est articulé au régional, au national en formation, voire aux enjeux
globaux. Si des représentations attendues, comme la célèbre carte de Georges
Lefebvre sur la Grande Peur de l’été 1789 ou la carte des sections
parisiennes, ont toute leur place dans cet atlas, sa réalisation était l’occasion
de croiser des données jusqu’ici dispersées au gré des travaux universitaires
français et étrangers, ou oubliées dans les archives pour faire naître des cartes
inédites, comme celle du réseau postal sous le Consulat. Au fil des pages, la
Révolution, plurielle et polyphonique, est ainsi restituée dans toute son
intensité.
Dès la Révolution française, acteurs politiques et observateurs se sont
interrogés sur les origines de ce séisme dont les effets ont créé à travers tout
l’espace européen et ses colonies un avant-1789, qualifié d’Ancien Régime,
et un après-1789.
Les historiens leur ont emboîté le pas. En 1933, Daniel Mornet interrogeait
Les Origines intellectuelles de la Révolution française 1715-1787, quand au
lendemain du bicentenaire de 1789, Roger Chartier proposait lui d’étudier
Les Origines culturelles de la Révolution française. Dans une perspective
marxiste de lutte des classes, d’autres historiens ont eux mis l’accent sur les
contradictions économiques et sociales de la France des Lumières qui
précipitent l’effondrement de l’Ancien Régime, les tentatives de réformes ne
faisant qu’accélérer le processus d’implosion. Aujourd’hui, les travaux autour
des circulations des hommes, des idées, des biens, des dynamiques et des
tensions qu’elles provoquent permettent de s’affranchir des postures
idéologiques pour comprendre les logiques de ce basculement majeur dans
l’histoire du monde.
Échanges et circulations dans l’Atlantique nord au XVIIIe siècle
Les colonies établies au XVIIe siècle par la France et la Grande-Bretagne aux
Antilles et en Amérique du Nord connaissent au XVIIIe siècle une expansion
démographique et productive considérable. Les circulations d’hommes, de
biens, de modèles administratifs et culturels à travers l’Atlantique et
l’interconnexion croissante entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique affectent
en profondeur les sociétés des trois continents.
AFRICAINS ET EUROPÉENS EN AMÉRIQUE DU NORD
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Frémissements révolutionnaires en Europe (1770-1789)
L’Europe des années 1770-1780 est parcourue par de nombreuses secousses
sociales. Les difficultés économiques, les tensions sur les marchés des
céréales, la pression des prélèvements seigneuriaux et fiscaux, la
concentration des terres déchirent le tissu social et les solidarités
traditionnelles. En milieu urbain, la mécanisation et la crise économique
fragilisent le petit peuple et menacent la petite bourgeoisie d’un déclassement
économique et social.
JACQUERIES PAYSANNES ET ÉMEUTES URBAINES
En 1789, les troupes autrichiennes tirent sur la foule. Une société secrète
prépare des soulèvements populaires. Le 11 janvier 1790, sont proclamés les
« États belgiques unis ». Les divisions intestines des révolutionnaires belges,
le changement de contexte international avec le début de la Révolution
française, la mort de Joseph II débouchent toutefois sur l’intervention d’une
armée de 30 000 hommes qui rétablit le pouvoir autrichien à Bruxelles le 2
décembre 1790.
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La crise financière de la monarchie
L’État monarchique est gangréné par une situation financière dramatique, que
chaque guerre creuse un peu plus. Toute réforme fiscale visant à élargir
l’assiette de l’impôt se révèle impossible, car la société française repose sur le
privilège, dont les parlements se font les défenseurs. La remise en cause des
privilèges fiscaux par le souverain ne peut que saper la légitimité de son
autorité auprès des élites, garantes autoproclamées des équilibres sociaux.
DES IMPOSITIONS ET REDEVANCES INÉQUITABLES
L’OPPOSITION PARLEMENTAIRE
LE GOUFFRE FINANCIER
Les guerres de Louis XIV ont légué au royaume un lourd héritage, alourdi
par les conflits du XVIIIe siècle. Les recettes sont par ailleurs presque
toujours inférieures aux dépenses. À la veille de la Révolution, le déficit est
désormais considérable et la dette accablante : presque la moitié des recettes
de l’État servent à payer les intérêts sur la dette contractée, qui constituent le
premier poste de dépense, devant les frais liés au positionnement
international de la France (guerre, marine, affaires étrangères). Contrairement
aux discours entretenus par les contemporains, la cour (« Maison du roi ») ne
représente qu’une partie marginale des dépenses. La pression fiscale atteint
des niveaux inégalés et accable le petit peuple et les paysans, soumis aussi
aux redevances seigneuriales et à la dîme. Les ordres privilégiés ne
contribuent pas aux dépenses de l’État à la hauteur de leurs revenus. Face à
l’impossibilité de leur faire accepter une réforme fiscale, le roi doit se
résoudre en 1788 à convoquer les états généraux.
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Administrer et moderniser le territoire
Théâtre du roi en majesté sous Louis XIV, la place royale est au XVIIIe siècle
un manifeste en faveur de l’organisation rationnelle de l’espace urbain et du
projet modernisateur des Lumières. Le roi, père de la nation et protecteur des
arts et des manufactures, s’y affiche de manière plus humaine. Dans le même
temps, les agents du roi s’efforcent d’améliorer la gestion de l’espace et
l’administration du territoire.
LES INTENDANTS AU CŒUR DU DISPOSITIF MONARCHIQUE
Sous Louis XV et également sous Louis XVI, même si les réalisations sont
moins nombreuses, le roi et ses agents sont soucieux de présenter une autre
image que celle du « roi de guerre ». De très nombreuses gravures, de
complaisantes relations d’inauguration et des publications ambitieuses
comme celle des Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV par
Pierre Patte (1765), dédiée au marquis de Marigny, directeur des Bâtiments,
arts et manufactures participent à la communication monarchique autour de
ces entreprises monumentales. Les statues sont en effet au cœur de
l’édification de places royales, dites places à programme, en raison du
programme architectural qui leur sert d’écrin. Si à Nancy, capitale de la
Lorraine ducale récemment annexée au royaume à la mort du beau-père de
Louis XV (1766), Stanislas Leszczynski, roi déchu de Pologne, la statue
montre un roi qui désigne et protège la frontière orientale, à Reims, le
souverain est présenté en citoyen romain. Sous Louis XVI, Paris, Nancy,
Brest et Nantes envisagent de construire des places royales pour célébrer le
nouveau roi, mais seule Nantes commence les travaux. La Révolution
s’attaque en 1792 avec violence aux statues royales, dont beaucoup
disparaissent.
Cependant, le coût d’un monument royal est élevé. Celui de Reims aurait
ainsi coûté 400 000 livres, ainsi qu’une rente viagère pour Pigalle de 4 000
livres par an. C’est donc prendre le risque de critiques de la part d’une
opinion publique en cours de formation, et de celle d’hommes des Lumières
comme Diderot qui glisse de la critique d’art naissante aux réflexions
politiques dans « Le monument de la place de Reims ».
Si la France reste essentiellement rurale, les villes sont perçues comme les
foyers des Lumières qui doivent irradier jusque dans les campagnes.
Intendants, architectes du roi et ingénieurs des Ponts-et-Chaussées sont donc
mobilisés pour mener à bien d’ambitieux projets d’aménagement de l’espace
urbain. Lorsque les villes ne sont plus menacées par les guerres étrangères,
les emprises militaires sont réduites, permettant à de juteux projets de
spéculation foncière et immobilière de voir le jour. Dans les chefs-lieux
d’intendance, les intendants favorisent un nouvel urbanisme qui prévoit
l’ouverture de places, la création de promenades et de jardins, la
rationalisation de la circulation avec l’ouverture de nouvelles rues et
l’alignement des maisons, l’édification de lieux publics comme les bourses de
commerce et les théâtres.
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L’impact des Lumières
Pour le philosophe Emmanuel Kant, Sapere Aude !, « Ose Savoir ! », traduit
l’esprit des Lumières, cette floraison d’idées nouvelles et critiques qui
parcourent l’Europe. En cherchant à régénérer le lien social, en plaidant pour
un libre usage de la raison, en contestant le principe d’autorité fondé sur la
tradition, elles participent à l’ébranlement de l’Ancien Régime. La soif
d’informations augmente tandis qu’émergent de nouvelles formes de
sociabilité.
L’ESSOR DE LA PRESSE ET DU LIVRE CLANDESTIN
Une hausse démographique peut s’expliquer soit par une augmentation des
naissances, soit par une baisse de la mortalité. Or, la natalité en France, de
l’ordre de 35 à 38 pour 1 000, a plutôt légèrement baissé. La mortalité
ordinaire demeure tout aussi élevée. Elle frappe surtout les enfants en bas
âge : presque un Français sur deux ne survit pas à son enfance. De légères
améliorations sont toutefois perceptibles et la peste fait sa dernière apparition
à Marseille en 1720. Ceci suffit à enclencher une hausse qui se révèle
durable. Si des crises de surmortalité existent dans les années de mauvaises
récoltes, elles n’enrayent plus la croissance.
L’ATTRACTION URBAINE
Hormis dans quelques petites villes au solde naturel positif, les villes
françaises sont peuplées en général par des individus venus d’ailleurs.
Ces mouvements migratoires ne sont pas tous définitifs, ainsi les sources ne
traduisent qu’imparfaitement la circulation réelle des hommes : outre les
métiers saisonniers, liés à un calendrier agricole dominant, beaucoup de
jeunes filles se rendent en ville comme servantes le temps nécessaire à
constituer une dot.
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La France en 1789 : une économie prospère ?
Dans les années 1780, l’agriculture nourrit tant bien que mal six millions de
Français de plus qu’au début du siècle ; la production industrielle et le
commerce extérieur ont également augmenté. L’économie française est-elle
pour autant prospère ? La crise économique de la fin des années 1780 ne
montre-t-elle pas plutôt sa fragilité ? La réponse, complexe, dépend aussi de
l’échelle spatiale adoptée : les Français n’évoluent pas dans un espace
national uniforme.
VRAIS PROGRÈS OU FAUX-SEMBLANTS ?
Bien que la pression seigneuriale, les atteintes portées aux biens communaux
ou des décisions politiques (libéralisation du commerce des grains) aggravent
la précarité, les crises agricoles sont provoquées par le climat. Des gelées au
printemps, des pluies intenses à l’été, réduisent les quantités produites. Une
fois payés l’Église (dîme), les droits seigneuriaux, la taille et les autres impôts
directs, et une fois mises de côté les semences pour l’année suivante, la part
disponible pour la consommation du paysan producteur peut se réduire au-
dessous d’un seuil perçu comme minimal. La diversification des cultures,
l’introduction plus soutenue de nouvelles plantes (pomme de terre, maïs)
permettent d’éviter de véritables famines, mais pas les difficultés
économiques liées aux mauvaises récoltes. Celles de 1787-1789 contribuent à
expliquer le climat d’insatisfaction et les tensions qui précèdent la
Révolution.
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La France en crise
Les difficultés financières et industrielles des années 1780, et plusieurs
années de récoltes médiocres ou franchement mauvaises ont fragilisé non
seulement les couches les plus pauvres de la société française, mais aussi la
petite bourgeoisie des métiers qui redoute de se retrouver déclassée – elle
formera souvent l’ossature du mouvement sans-culotte. Dans les campagnes,
les tensions et rébellions se multiplient.
CRISE ÉCONOMIQUE ET PAUVRETÉ
Depuis 1778, les fluctuations des prix agricoles fragilisent les petits
producteurs. La sécheresse et les épizooties frappent les élevages. Avec la
baisse du profit agricole dans les grandes plaines céréalières comme le pays
chartrain, le chômage augmente en flèche parmi les ouvriers agricoles et les
salaires diminuent. Certaines branches textiles sont durement affectées par le
traité de libre-échange franco-britannique de 1786. Pour faire pression sur le
marché de l’embauche, ces chômeurs s’attroupent lors des grandes périodes
de travaux agricoles. Les débordements violents ne sont pas rares. Les
« bacchanales » désignent ces mouvements de grève pour empêcher le travail
et forcer le fermier à accepter des salaires justes. Lorsque la pauvreté explose,
la solidarité villageoise ne peut plus faire face et des bandes de mendiants se
forment, errant sur les routes. La peur du brigandage se développe alors,
notamment dans les villes mieux ravitaillées. Le développement des sociétés
philanthropiques témoigne de ce que les élites éclairées ont conscience de la
fragilité du tissu social.
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Dans le même temps, pour accroître leurs revenus, les seigneurs laïques et
ecclésiastiques détenteurs de droits féodaux (champarts, lods et ventes,
banalités ou dîmes) remettent de l’ordre dans leurs archives (terriers), en
engageant des feudistes (spécialistes des droits féodaux) qui exhument
d’anciens droits et exigent le paiement des arriérés. L’un d’eux en Picardie
maritime n’est autre que Gracchus Babeuf qui, par la suite, sera à l’origine de
la conjuration des Égaux et d’une forme de communisme agraire. À cette
« réaction féodale », les paysans réagissent non seulement par la violence
active ou par la résistance passive, mais aussi sur le terrain juridique. Partout,
ils exigent la production des titres de propriété estimant que la terre appartient
à celui qui la travaille. Lorsque la Révolution aura commencé, la mise à feu
des châteaux permettra de détruire les archives seigneuriales et les preuves de
redevances dues.
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La convocation des États généraux inaugure avec l’élection des députés des
trois ordres et la rédaction des cahiers de doléances une ère nouvelle sans que
les 28 millions de Français n’aient encore conscience de rompre avec
« l’Ancien Régime ».
Comme l’écrivent les rédacteurs du cahier de doléances d’une paroisse du
futur département de la Sarthe, il s’agit alors surtout de « rouvrir la
communication directe et si désirée entre ses peuples fidèles et leur roi ». Les
appels à une régénération nationale ne datent pas de 1788-1789, et ils se
poursuivent bien après l’adoption de la Constitution de 1791. De même, des
appels à terminer la Révolution pour en sauvegarder les acquis sans précipiter
le pays dans le chaos scandent toute la décennie révolutionnaire. C’est donc
l’apprentissage d’un processus inédit de transformation radicale que font des
hommes et des femmes qui sont tous nés sous l’Ancien Régime.
Des cahiers de doléances à l’été 1789
En 1787, l’échec des tentatives de réformes est manifeste. La nécessité de
convoquer les États généraux – une première fois depuis 1614 – s’impose
chaque jour davantage. À Vizille, le 21 juillet 1788, les représentants du
Dauphiné réclament des États généraux et le doublement du nombre de
représentants du tiers état. En janvier 1789, l’abbé Sieyès publie un pamphlet
retentissant : Qu’est-ce que le tiers état ?
UNE CONSULTATION SANS PRÉCÉDENT
Sous la pression, Louis XVI finit par accepter la convocation des États
généraux et consent au doublement des représentants du tiers état, mais le
vote par ordre donne deux voix aux ordres privilégiés (clergé et noblesse),
contre une au tiers état. Seul le vote par tête équilibrerait donc le rapport de
force, or le roi se garde bien d’aborder l’épineuse question de la délibération.
Le règlement électoral du 24 janvier 1789 fixe les conditions d’élection des
députés aux États généraux.
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NOUVEAUX ÉQUILIBRES TERRITORIAUX
Le 12 juillet 1790, soit deux jours avant la fête de la Fédération, les députés
votent la Constitution civile du clergé. La carte des diocèses est désormais
calquée sur la carte administrative et politique des 83 départements. Le clergé
est salarié par l’État (le curé d’une paroisse de moins de 1 000 habitants
reçoit 1 200 livres par an) et doit se soumettre à ses obligations. Partant, les
curés sont élus par les assemblées électorales de district et les évêques par
celles de département. La mesure est proprement révolutionnaire. La
Constitution civile du clergé rend le concordat de Bologne entre la France et
le Saint-Siège caduc. Le roi approuve le texte le 24 août et les évêques se
montrent plutôt conciliants, soumettant seulement leur acceptation à
l’autorisation du pape. Mais devant la lenteur d’application de la loi,
l’Assemblée adopte le 27 novembre 1790 un décret qui radicalise la question
en renforçant l’obligation du serment civique pour tous les ecclésiastiques.
Comme l’affirme le curé de Vangues, dans le département du Cher : « Je suis
chrétien catholique. Je suis prêtre. Je suis citoyen français : trois qualités
chères à mon âme. J’ai consacré les deux premières par des serments
solennels ; je vais consacrer la troisième par un serment qui ne doit point
porter préjudice aux deux autres ». En effet, le serment touche directement au
sacré ; il implique « une insubordination virtuelle par rapport au pape » (J.-P.
Jessenne) qui finit logiquement par condamner la Constitution civile du
clergé le 10 mars 1791. Le schisme est inévitable. Dans leur déclaration, les
docteurs de la Sorbonne sont catégoriques : « le serment exigé de fidélité à la
Constitution est manifestement hérétique, schismatique, et visiblement
opposé à l’esprit du christianisme. Loin de nous, un tel serment qui ne serait à
nos yeux qu’un affreux parjure et une véritable apostasie ».
FÉDÉRER LA NATION
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Circulations et mobilité en Révolution
La fuite de Louis XVI et de sa famille illustre l’importance des relais de
poste. Partis des Tuileries en berline dans la nuit du 20-21 juin 1791, les
fugitifs vont de relais en relais jusqu’à Clermont-en-Argonne. Des cavaliers
sont censés les escorter et sécuriser les étapes. Parti à cheval, le maître de
poste de Sainte-Menehould, Drouet, qui a reconnu le roi mais n’a pas réagi
sur-le-champ, prend de vitesse le convoi royal et permet son interception à
Varennes le 22 juin.
UNE INFORMATION INÉGALE ET FRAGMENTÉE
Une lettre postée à Paris arrive dans les deux jours dans le Bassin parisien,
atteint les départements du Finistère et du Bas-Rhin en cinq jours, mais ne
parvient à Perpignan ou à Aix-en-Provence qu’au bout de neuf jours. Les
temps de parcours varient en outre fortement en fonction du moyen de
transport employé. Ces inégalités sont essentielles pour comprendre à la fois
les délais de réaction des départements aux décisions prises à l’Assemblée
nationale à Paris, et le temps nécessaire pour qu’une information capitale
parvienne aux extrémités du territoire. Lorsque la fuite du roi est découverte,
l’Assemblée nationale prévient par exemple immédiatement l’ensemble des
chefs-lieux de département. Lyon ou Strasbourg sont informés en deux jours,
Bordeaux ou Grenoble en trois, Perpignan ou Toulon en quatre. Les
départements les plus éloignés sont prévenus en cinq jours. En revanche, la
nouvelle de l’arrestation est relayée par des correspondances privées avant
que l’Assemblée se décide à en informer officiellement le pays. En
conséquence, dans certains chefs-lieux comme à Grenoble ou Strasbourg, la
nouvelle de la fuite et celle de l’arrestation parviennent en même temps.
À partir du 1er janvier 1792, un nouveau tarif postal est appliqué. On crée
fictivement un point central pour chacun des 83 départements, la lettre est
tarifée selon la distance, calculée à vol d’oiseau de point central en point
central. La taxe est la même pour tous les bureaux postaux du département.
Des postes locales, héritées de l’Ancien Régime, sont actives au début de la
Révolution. C’est le cas de la petite poste de Lyon créée en 1778 sur le
modèle de la petite poste de Paris (1759). Elle rayonne d’ailleurs plus loin
que celle de Paris. Le service de la poste se développe tout au long de la
Révolution, indépendamment des aléas politiques : 1 466 bureaux desservent
le territoire en l’an III contre 1 320 en 1789.
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Dans la tradition des voyages des élites européennes des Lumières, qui
associent voyage de formation (Grand Tour) et d’agrément, des étrangers
visitent la France dans les dernières années de l’Ancien Régime et au début
de la Révolution. Arthur Young est britannique, Nicolas Karamzine russe et
Georg Forster allemand. Ils prennent des notes, tiennent un journal,
permettant de publier, une fois rentrés au pays, des récits de voyage,
fréquemment illustrés. Les Voyages en France pendant les années 1787-
1788-1789 de Young rencontrent un réel succès tout comme les Lettres d’un
voyageur russe de Karamzine. Ces sources permettent de restituer leurs
itinéraires. Ils entrent en France par la liaison Douvres-Calais et la quittent
par Strasbourg ou par le comté de Nice. Les voyages privilégient la traversée
nord-sud du territoire par la vallée du Rhône ou par le Massif central. Avec
les débuts de la Révolution, Paris accueille de nombreux patriotes européens
qui viennent assister à l’histoire en marche. C’est le cas de Georg Forster qui
accompagne le noble prussien Alexander von Humboldt, futur grand
explorateur et savant, dans son tour de formation. Il s’enthousiasme pour les
débuts de la Révolution française tout comme Goethe qui peint en 1792 sur la
Moselle une aquarelle ou l’on voit un arbre de la liberté avec en exergue :
« Passans, cette terre est libre. »
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TERMINER LA RÉVOLUTION ?
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TENSIONS ET DÉSILLUSIONS
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ÉMIGRATION ET CONTRE-RÉVOLUTION
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La radicalisation révolutionnaire déchire les Français comme elle divise les
historiens. Polémiquant avec l’historiographie marxiste, François Furet a
évoqué un « dérapage ». D’autres chercheurs estiment que la radicalisation
est consubstantielle au principe-même de révolution. De fait, on a sans doute
tort d’opposer la modération des débuts, notamment de 1790 considérée
comme l’« année heureuse » au durcissement de l’après-1791, a fortiori de
l’après-1792. Lorsque certains groupes d’intérêts et sensibilités politiques
estiment que leurs objectifs d’émancipation et de libéralisation sont atteints, il
est logique qu’ils cherchent à ralentir le processus. À l’inverse, ceux qui
estiment nécessaire une révolution sociale qui rebatte profondément les cartes
et ne cantonne pas les plus modestes dans un rôle de citoyen passif,
revendiquent avec véhémence une relance révolutionnaire. Faute d’être
entendus, pire parce qu’ils s’estiment injustement muselés, ils alimentent de
leurs frustrations une phase de radicalisation de la Révolution.
La France en guerre : 1792
Le 20 avril 1792, l’Assemblée législative déclare la guerre au « roi de
Bohême et de Hongrie ». Sur le front du Nord, les premiers accrochages
tournent à la débandade. La psychose de la trahison contre-révolutionnaire
s’empare de l’opinion. Les désertions d’officiers d’Ancien Régime, comme
Rochambeau, le vainqueur de Yorktown, se multiplient. La reine est
suspectée à juste titre de livrer les plans français à l’ennemi. Le 11 juillet, la
patrie est proclamée en danger.
LA PATRIE EN DANGER
Les Girondins décident de faire arrêter Marat qui est acquitté par le Tribunal
révolutionnaire : c’est un véritable camouflet. Ils décident aussi d’éliminer la
pression sans-culotte sur la Convention en arrêtant les leaders. C’est une
erreur, car la force armée parisienne est aux mains de la municipalité et des
sections, pas de la Convention. La Montagne se rallie aux sans-culottes qui
préparent l’insurrection. Entre le 31 mai et le 2 juin 1793, le bras de fer
tourne au désavantage des Girondins. La Convention est encerclée et les
députés empêchés de sortir de l’Assemblée. Sous la pression de la foule en
armes, plusieurs dizaines de députés girondins sont décrétés d’arrestation.
Détenus à leur domicile, plusieurs d’entre eux s’échappent et regagnent leurs
départements. Ils y favorisent des soulèvements contre le centre parisien.
Mais, repris, la plupart seront exécutés le 31 octobre 1793.
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La Terreur
Après l’assassinat de Marat par Charlotte Corday, la psychose du complot
contre-révolutionnaire se renforce. Pour lutter contre les coalisés et les
ennemis de l’intérieur, la Convention décrète la levée en masse. La Terreur
est mise à l’ordre du jour. L’état de guerre est perceptible partout. Cinquante-
six armées révolutionnaires vont parcourir les deux tiers du territoire. Le 10
octobre 1793, la Convention décrète que le gouvernement sera
révolutionnaire jusqu’à la paix.
LYON, « VILLE-AFFRANCHIE »
La loi des suspects est adoptée le 17 septembre. Elle vise les parents
d’émigrés, les personnes auxquelles on a refusé un certificat de civisme, ceux
qui ne peuvent justifier de leurs moyens d’existence. Tous doivent être
arrêtés et sont passibles du Tribunal révolutionnaire. La Terreur est aussi
économique : il faut mobiliser les énergies pour la guerre et nourrir la
population. Le maximum général des prix est donc décrété. Les villes
« fédéralistes » tombent entre octobre et décembre 1793. Marie-Antoinette
mais aussi le duc d’Orléans (Philippe Égalité) et 21 Girondins sont exécutés.
La loi du 22 prairial an II (10 juin 1794) renforce le dispositif répressif. Les
accusés perdent la possibilité de se défendre. La Grande Terreur se concentre
alors à Paris, où 1 400 personnes sont exécutées en six semaines. Au total, sur
500 000 suspects, on peut estimer le total des exécutions à environ 40 000 (17
000 condamnations par les tribunaux et plus de 20 000 exécutions
sommaires).
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LA RÉPRESSION EN VENDÉE
L’armée vendéenne n’a pas réussi à prendre Nantes, mais elle tient le sud de
la Loire. À partir d’octobre, les armées républicaines, soutenues par les
régiments de Kléber et Marceau, mènent une véritable guerre contre les
Vendéens. Ces derniers, vaincus à Cholet, entreprennent alors la « virée de
Galerne » qui doit leur permettre de gagner le Cotentin, prendre un port
(Granville) pour rejoindre les troupes anglaises et les émigrés. C’est un
échec. Les « Bleus » infligent ensuite défaite sur défaite aux « Blancs », les
Vendéens. Chaque camp honore ses martyrs : Joseph Bara, âgé de 14 ans,
égorgé pour avoir refusé de crier « Vive le roi » pour les républicains,
Bonchamps, chef vendéen tué devant Cholet pour les Vendéens. La
répression est terrible. Ce sont les colonnes incendiaires de Turreau et à
Nantes les massacres orchestrés par le représentant en mission Carrier. La
guerre de Vendée a causé au total dans les deux camps quelque 200 000
morts.
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Les sans-culottes
Encouragés par les harangues et pamphlets des « enragés », Jacques Roux ou
Varlet, les sans-culottes parisiens ont attaqué boulangeries et épiceries pour
obtenir des mesures de salut public, et envahi la Convention pour éliminer la
Gironde. Ils sont au cœur du processus de radicalisation révolutionnaire,
permettant la consolidation du gouvernement et l’organisation de la dictature
de salut public.
QUI SONT LES SANS-CULOTTES ?
Sur le plan vestimentaire, les sans-culottes portent le pantalon rayé qui les
distingue de l’aristocrate et de l’ensemble des strates sociales supérieures.
Les représentations les montrent armés d’une pique et coiffés du bonnet
phrygien. Pour le Père Duchesne, le journal d’Hébert, « Comme [le sans-
culotte] travaille, on est sûr de ne rencontrer sa figure ni au café ni dans les
tripots où l’on conspire, ni au théâtre. Le soir, il se présente à sa section, non
pas poudré, musqué, botté, dans l’espoir d’être remarqué de toutes les
citoyennes des tribunes, mais pour appuyer de toute sa force les bonnes
motions. Au reste, un sans-culotte a toujours son sabre pour fendre les
oreilles à tous les malveillants. »
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DU TRAUMATISME À LA RÉSISTANCE
Les commissions militaires condamnent à mort plusieurs milliers de femmes
pour avoir suivi la messe d’un prêtre réfractaire. Certains représentants en
mission sont particulièrement actifs, comme Fouché dans la Nièvre, auquel
s’opposent violemment des femmes réclamant le retour de la religion. Les
partisans de Jacques-René Hébert, qui publie Le Père Duchesne marqué par
sa vulgarité et ses appels au meurtre, promeuvent, pour combler le vide laissé
par la vague déchristianisatrice, le culte des trois martyrs de la liberté : Marat,
Le Peletier et Chalier. En Alsace, l’opposition des ruraux se traduit par « la
grande fuite » de plusieurs milliers d’entre eux en Allemagne. De nombreux
prêtres émigrent, notamment en Angleterre et en Espagne, souvent dans des
conditions difficiles. Certains réussissent à maintenir le lien avec leurs fidèles
qui s’organisent pour résister et continuer à pratiquer leur foi.
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LE FRONT INTÉRIEUR
Les cartes des départements concernés par les déplacements des armées
révolutionnaires et des lieux de combat montrent que, si le Nord et l’Est sont
directement au contact de la guerre étrangère, il en va aussi de l’ensemble des
frontières, y compris à l’Ouest avec les opérations de la marine britannique et
des forces contre-révolutionnaires. Front intérieur et front extérieur se
rejoignent alors. Le rapport de Barrère à la Convention fait expressément le
lien entre les deux menaces : « Nous aurons la paix le jour que l’intérieur sera
paisible, que les rebelles seront soumis, que les brigands seront exterminés.
Les conquêtes et les perfidies des puissances étrangères seront nulles le jour
que le département de la Vendée aura perdu son infâme dénomination et sa
population parricide et coupable. Plus de Vendée, plus de royauté ; plus de
Vendée, plus d’aristocratie ; plus de Vendée, et les ennemis de la république
ont disparu. »
Les mouvements « jacobins » sont très divers par leur intensité, leur
recrutement social et numérique, leurs objectifs et leurs actions réellement
entreprises. Ainsi, dans les États des Habsbourg, les « jacobins » viennois,
malgré leur caractère attachant et leur envergure individuelle, sont très isolés,
sans base populaire – ils se recrutent dans la noblesse, les administrations et
les cadres intellectuels –, tout comme à Prague. En Hongrie, le mouvement,
un peu plus étoffé, recrute dans la petite noblesse ou parmi les serviteurs
« intellectuels » de l’aristocratie : précepteurs et secrétaires. Il prend très vite
une dimension d’affirmation nationale que l’on retrouve au cours des
révolutions du XIXe siècle. Dans tous les cas, ceux qui se considèrent
fondamentalement comme des patriotes se sont éveillés aux enjeux
réformateurs des Lumières au sein des loges maçonniques et des sociétés de
lecture.
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Les républiques sœurs
Après Fleurus, l’invasion de la Hollande et l’avancée de Bonaparte en Italie
changent les perspectives de la guerre : d’une défense de la République et de
ses extensions « naturelles » face à l’Europe coalisée, la France passe à une
guerre de conquête. La création de « républiques sœurs » permet de
s’entourer d’États tampons qui protègent les frontières françaises tout en
alimentant les caisses de la République et de ses agents.
EXPORTER LA RÉVOLUTION ?
Le coût de l’aide française pour « libérer » ces territoires est partout élevé :
réquisitions, contributions en nature, en argent, en hommes, « douceurs »
versées sous le manteau pour alléger le poids de l’occupation alourdissent la
facture et exaspèrent les populations. Le masque d’une guerre de libération
menée par la France tombe lors du traité de Campoformio (1797), par lequel
Bonaparte négocie la reconnaissance autrichienne de l’annexion de la
Belgique contre la cession de la Vénétie à l’Autriche, renouant ainsi avec les
pratiques de marchandage d’Ancien Régime et mettant le Directoire devant le
fait accompli. Les patriotes italiens, qui espéraient l’appui français pour créer
un État unitaire, crient à la trahison. Il reste que l’expérience, même courte,
des républiques sœurs a permis de sensibiliser et former un embryon de
classe dirigeante locale, et de mener en peu de temps des réformes passant
outre les résistances et oppositions qui les avaient empêchées pendant des
décennies.
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Les modifications du commerce atlantique
La révolte des esclaves à Saint-Domingue, la guerre maritime, et l’abolition
de l’esclavage dans les colonies françaises modifient radicalement les circuits
du commerce transatlantique, source de richesse des ports français avant la
Révolution. Alors que d’autres colonies prennent la relève de la production
sucrière, les marchés européens se passent, grâce aux neutres, de
l’intermédiation de la France, ce qui affecte en profondeur sa position dans le
commerce international.
UN COMMERCE COLONIAL BOULEVERSÉ
Pour faire face à la crise financière avant la refonte du système fiscal, les
gouvernements révolutionnaires sont contraints d’adopter des solutions
d’urgence, dont la vente des biens nationaux et le recours aux assignats, qui
ont des conséquences énormes. La mise sur le marché des biens de l’église,
décidée en novembre 1789, puis des biens des émigrés (1792), affecte la
structure sociale et économique de la France (« l’événement le plus important
de la Révolution », Bernard Bodinier et Éric Teyssier) mais conditionne
également les équilibres politiques, liant à la Révolution les acquéreurs, mais
éloignant les catholiques jusqu’au Concordat de 1801.
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L’importance de la vente des biens du clergé et des émigrés ne doit pas faire
oublier que la multiplicité des situations rend peu significative toute moyenne
nationale : d’un district à un autre, voire entre deux communes limitrophes,
les surfaces mises en vente et leur valeur varient énormément, en fonction de
la richesse de l’Église et de la présence d’émigrés. De même, la possibilité de
payer les achats en assignats, dont la valeur est théoriquement garantie par les
biens nationaux, rend vaine toute velléité de chiffrer ce que l’opération a
réellement rapporté à l’État sur le plan financier, car les paiements
s’échelonnent dans le temps, avec des assignats en chute libre dès 1792. En
revanche, le bilan politique est indéniablement positif pour la Révolution, car
l’opération attache à celle-ci les acquéreurs qui, en France comme dans les
départements annexés, ont tout à craindre d’un retour de l’Ancien Régime.
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Surveillance de la société civile et musellement des oppositions
Après l’instabilité politique du Directoire, le Premier Consul réduit au silence
les foyers royalistes et jacobins et élimine ainsi toute menace potentielle
contre son régime. Conscient du potentiel subversif d’un débat libre au sein
de la société civile, Bonaparte renforce la surveillance policière et impose une
censure rigide à la presse, à l’imprimerie et au théâtre. Tous les acquis de la
Révolution ne sont pas pour autant remis en question.
UN ÉTAT SOUS SURVEILLANCE POLICIÈRE
Cet encadrement policier est d’autant plus efficace que les oppositions ont été
jugulées. Les attentats contre Bonaparte sous le Consulat ont servi de prétexte
pour éliminer les oppositions de droite et de gauche. Commis en réalité par
les royalistes, l’attentat « à la machine infernale » de 1800, auquel Bonaparte
échappe de justesse, permet au Premier Consul de faire déporter par sénatus-
consulte hors d’Europe 130 jacobins accusés sans preuves. En 1803-1804, le
complot de Cadoudal et du général Pichegru se termine par la mise à mort de
nombreux royalistes. Il entraîne aussi la désignation du duc d’Enghien
comme commanditaire, son enlèvement sur un territoire neutre et sa mise à
mort après un procès sommaire. Après avoir rassuré les modérés en éloignant
les jacobins, il s’agit de réaffirmer, par l’exécution d’un Bourbon, que le
nouveau régime s’inscrit dans la continuité révolutionnaire en assumant
l’héritage de l’exécution de Louis XVI. La fragilité d’un régime qui repose
sur la personne du Consul, objet de plusieurs tentatives d’assassinat, est par
ailleurs exploitée politiquement par des campagnes de presse, qui préparent le
passage à un Empire héréditaire.
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LA SURVEILLANCE DE LA PRESSE
Par des marques honorifiques, des postes et un positionnement sur les listes
d’éligibilité, le régime napoléonien distingue au sein du corps social les
éléments qu’il considère aptes à encadrer et discipliner le reste de la société.
Il délimite ainsi une élite – les notables – qui se démarque du peuple par son
niveau de culture et de fortune, même lorsque ses revenus sont modestes. La
notabilité napoléonienne, définie à partir de critères censitaires, se compose
de quelque 70 000 à 80 000 individus – pour l’essentiel quadragénaires,
mariés et pères de famille. Elle représente près d’un Français adulte sur cent :
une base trop exiguë pour que le régime puisse se priver, pour des raisons
politiques, d’une partie consistante de celui-ci. La réconciliation des
anciennes et des nouvelles élites est de ce fait, avant tout, une nécessité
politique. Le Concordat, le retour des émigrés, la garantie de l’irrévocabilité
de la vente des biens nationaux, le rétablissement des marques de distinction
sociale, sont autant d’éléments qui concourent à souder les détenteurs de
savoirs, de talents et de richesses au sein d’une nouvelle élite que le régime
aide à prendre forme.
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C’est aux notables que sont dévolus les postes supérieurs dans
l’administration et dans les instances censées représenter la nation. La
Constitution de l’an X prévoit en effet la confection de listes des six cents les
plus imposés dans chaque département, au sein desquelles les électeurs du
canton doivent choisir les membres du collège électoral du département, à qui
revient de proposer le nom des personnes de confiance parmi lesquels seront
choisis les membres du Corps législatif.
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Révolutionnaires et anciennes élites au service de l’État
Outre la réconciliation religieuse et le retour de la paix extérieure, la
stabilisation qui s’opère sous le Consulat passe par la reconstitution d’un
vivier d’administrateurs et de fonctionnaires recrutés sur la base de leurs
compétences, de leur expérience et de leur fidélité au nouveau régime, quel
qu’ait pu être leur positionnement par rapport à la Révolution. Cette
administration mène à bien une série de réformes dont les chantiers
remontent aux années 1790.
L’AMALGAME, UNE NÉCESSITÉ POLITIQUE
LES PRÉFETS
Parmi les membres du Sénat, six régicides (dont Roger Ducos, Sieyès,
Fouché) siègent à côté d’un Roederer qui avait nié le droit de la Convention à
juger le roi ; anciens feuillants, girondins et jacobins côtoient monarchiens et
émigrés ralliés (Garnier). Au-delà des clivages politiques, les institutions
napoléoniennes passent au-dessus les origines sociales, à la condition d’un
talent ou d’une fidélité au régime particuliers. Parmi les 63 sénateurs de
l’an VIII, la mixité des origines est déjà évidente : à côté des deux Bonaparte,
de la noblesse ancienne d’un Choiseul-Praslin, d’une dizaine d’autres
individus descendant de familles de la ci-devant haute aristocratie – aucun
émigré, toutefois – et de quelques membres de l’élite du négoce (Journu-
Auber), ou de la banque (Lecouteulx), la majorité est issue de la moyenne
bourgeoisie révolutionnaire. Les nominations successives comportent une
moitié environ de ci-devant nobles. Ce phénomène marque, au sein des
anciennes frontières françaises, le ralliement croissant d’une partie de
l’ancienne aristocratie, et dans les départements annexés, la volonté de
Napoléon de s’appuyer sur les élites sociales en place sans remettre en cause
les équilibres sociaux préexistants. Toutefois, la bourgeoisie reste majoritaire
au Sénat, prouvant ainsi que l’ère des privilèges de sang est entièrement
révolue.
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Bonaparte, général de la paix ?
Les paix conclues à Lunéville avec l’Autriche (9 février 1801), qui accepte la
perte des territoires belges et rhénans, et à Amiens avec l’Angleterre (25 mars
1802) laissent espérer le retour d’un équilibre entre les puissances
européennes. Elles sont rendues possibles non seulement par les victoires de
Bonaparte en Italie, attestant la position de la France dans le concert
européen, mais aussi par la fin de la Révolution, proclamée dès sa prise du
pouvoir.
L’EUROPE EN 1802
Aux Antilles, elles sont destinées à rétablir l’esclavage, aboli en 1794, sur
lequel reposait l’économie de plantation. Dès que la perspective de la paix
avec la Grande-Bretagne se profile, et avant même le rétablissement de
l’esclavage par Bonaparte, les négociants français commencent à réarmer à la
traite. Bordeaux s’affirme alors comme le principal port négrier français et
dépasse Nantes, poursuivant l’élan des années 1780 (38 expéditions en 1789).
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L’EXEMPLE DE LA LORRAINE
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Circulation des savoirs et des informations
L’essentiel des progrès, en matière de vitesse de circulation postale, avait été
réalisé entre 1760 et 1780. L’amélioration de la viabilité des routes avait alors
permis de diviser par deux le temps nécessaire pour relier Paris au reste du
royaume. Les hommes de la Révolution s’efforcent de maintenir l’efficacité
du système postal. En 1802, quelque 1 500 bureaux de poste assurent le
départ du courrier au moins trois fois par semaine.
CIRCULATIONS ADMINISTRATIVES ET SAVANTES
Le legs de la Révolution
En 1891, une pièce de théâtre, Thermidor, est interdite. Pour justifier cette
décision, Georges Clemenceau, originaire de Vendée, prend la parole à
l’Assemblée nationale le 29 janvier : « Messieurs, il a été joué à la Comédie-
Française une pièce évidemment dirigée contre la Révolution française […].
Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela
nous choque, la Révolution française est un bloc […], un bloc dont on ne
peut rien distraire, parce que la vérité historique ne le permet pas. » Le
discours est entrecoupé d’interventions virulentes de députés de droite.
Clemenceau leur répond notamment : « Ah ! vous ne voulez pas du Tribunal
révolutionnaire ? Vous savez cependant dans quelles circonstances il a été
fait. Est-ce que vous ne savez pas où étaient les ancêtres de ces messieurs de
la droite ? […] Ils marchaient contre la patrie, la main dans la main de
l’ennemi et ceux qui n’étaient pas avec les armées étrangères, ceux qui
n’étaient pas avec Brunswick, où étaient-ils ? Ils étaient dans l’insurrection
vendéenne... » Ce débat est symptomatique du rapport passionnel des
Français à la Révolution.
1774
1775
1776
1777
1778
1783
1787
1788
1789
1790
1791
Mars : loi d’Allarde qui supprime les corporations (2) ; le pape condamne la
Constitution civile du clergé (10)
1792
24 mars : loi donnant aux libres de couleur les mêmes droits politiques
qu’aux Blancs
1793
Sept. : la Terreur est « mise à l’ordre du jour » (4-5) ; vote de la loi des
suspects (17)
1794
1795
Avril : émeutes populaires à Paris (1er) ; traité de Bâle et paix entre la France
et la Prusse (5)
Juil. : le rassemblement des émigrés à Quiberon est anéanti (21) ; paix à Bâle
entre la France et l’Espagne (22)
1796
1798
1799
1800
Févr. : la Constitution de l’an VIII approuvée par plébiscite (7) ; création des
préfets (17)
1801
1802
1803
1804
Bell D., The First Total War. Napoleon’s Europe and the Birth of Warfare as
We Know It, Boston, Houghton Mifflin, 2007.
Brown H., War, Revolution and the Bureaucratic State. Politics and Army
Administration in France, 1791-1799, Oxford, Oxford University Press,
1995.
Dorigny M., Gainot B., Le Goff F., Atlas des esclavages. Traites, sociétés
coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours, Paris, Autrement, 2006.
Turcot L., Martin J.-C., Au cœur de la Révolution. Les leçons d’histoire d’un
jeu vidéo, Paris, Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2015.
Sitographie
http://ageofrevolutions.com/
Biographie des auteurs
Pierre-Yves Beaurepaire
Silvia Marzagalli
Guillaume Balavoine