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innovation et Créativité LES GRANDS DOSSIERS DES SCIENCES HUMAINES / tRIMEStRIEL N° 38 - MARS - AvRIL - MAI 2015

Ce document est la propriété exclusive de FREDERIC HESELMANS (fred@heselmans.net) - 10-04-2016

www.scienceshumaines.com tRIMEStRIEL N° 38 - MARS - AvRIL - MAI 2015 - 7,50 € BeL / LuX 8,30 € - suisse 15 chF - canaDa 12,95 $can - esP / GR / iTa / aLL / PoRT (conT) 8,90 € - Dom / a 9,80 € - Dom / s 8,30 €
SCIENCES HUMAINES

des
Les Grands

Art
Société
SCIENCES HUMAINES
Dossiers

Comment

économie

éducation
Technologie

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et créativité
Innovation

invente-t-on ?
n° 38
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é ditor ial

Innover…
contre les idées reçues
« Vivre c’est innover », « il faut inno- entreprenons de questionner les fausses
ver ou périr », « l’innovation, clé du suc- évidences. L’innovation est-elle la clé du
cès ». succès ? Pas forcément. On verra que les
L’innovation est devenue récemment nations et les entreprises qui croissent et
un slogan miraculeux qui contiendrait s’enrichissent ne sont pas toujours celles
la solution de tous nos problèmes. Elle qui innovent, loin de là ! Et que les inven-
serait la clé du dynamisme économique, tions les plus révolutionnaires mettent
de la croissance et de la création d’em- du temps à s’imposer, que pour en tirer
ploi. Les pays, les régions, les villes profit, il vaut mieux être caché dans le
et les entreprises qui n’innovent pas peloton que de faire la course en tête.
seraient condamnés au déclin. L’inno-
vation se veut aussi sociale. Elle porte L’innovation condamne-t-elle im-
en elle le creuset d’une nouvelle société pitoyablement l’ancien au profit
plus équitable, écologique et égalitaire. du nouveau ? L’histoire réelle montre
L’innovation médicale ouvre de grandes autre chose : le cinéma n’a pas tué le
promesses : réparer l’humain et prolon- théâtre, et la télévision n’a pas tué le ci-
ger sa vie. néma. Le synthétiseur n’a pas remplacé
le piano, la cuisine traditionnelle ne s’est
Innovation technologique, innova- pas effacée devant les plats cuisinés et
tion sociale, innovation culturelle, les fast-foods. L’innovation est partout.
médicale, sociale… Partout, l’on entend Mais l’innovation ne remplace pas tout.
donc chanter ses louanges. Hors innova-
tion, point de salut. Les innovations sont-elles révolu-
Autour de ce mot magique s’est même tionnaires ? Elles reposent sur l’origi-
construit un grand mythe. L’innovation nalité, le surprenant, l’inattendu ? Au
naîtrait dans les marges. Elle serait por- contraire, la plupart sont très ordinaires.
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tée par quelques génies visionnaires qui Elles reposent sur des lois d’évolution
croient à l’impossible et en font la réali- simples et prévisibles que la nature elle-
té. Les innovateurs ouvrent de nouvelles même sait mettre à profit.
voies et transforment le monde. L’inno- L’innovation est-elle le propre de génies
vation est le moteur des révolutions, visionnaires qui ont su voir, prévoir et
scientifiques, techniques, culturelles. concevoir des choses inimaginables
Qui ne rêve, dès lors d’en percer les se- avant eux ? Dans les faits, l’exceptionnel
crets ! Entrer dans les méandres de la n’est pas la règle : les gra
pensée créatrice et recréer les conditions ndes trajectoires d’innovations sont bali-
sociales et culturelles propices à l’inno- sées par le travail de millions d’innova-
vation. teurs anonymes qui participent à des
Voilà justement ce à quoi est consacré œuvres collectives.
ce dossier. En revanche, il est vrai qu’innover, c’est
Mais voilà : pour dévoiler les lois cachées sortir des sentiers battus. C’est ce que
de l’innovation, il faut savoir briser les nous avons tâché de faire ici. Et prendre
mythes, aller au-delà des idées reçues, le contre-pied des idées reçues permet
et prendre du recul face aux slogans de justement de dévoiler quelques recettes
notre temps. À travers ce dossier, nous inédites sur l’art d’innover. l

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6 L’innovation, un nouveau
Renaud Beauval - 03 86 72 17 27 mythe de création ?
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changent tout
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11 Les bouillons de culture
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20 Le neuf ne remplace pas


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Un encart « Rue des Étudiants » est posé sur une


partie des abonnés France.
innovation
Dossier coorDonné par
Jean-François Dortier

DR

54 L’école peut-elle vraiment innover ?


Martine Fournier

58 La course aux avant-gardes,


34 La « grande stagnation » :
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le jeu de l’art contemporain


et si l’innovation était en entretien avec nathalie heinich
panne
Martin anota 62 Qu’est-ce que la créativité
Jean-François Dortier
36 « Les gens aspirent au 68 Comment la nature innove
progrès, pas à l’innovation » georges chapouthier
entretien avec Marc giget

38 L’édifiante histoire du vélo 72 Vocabulaire de l’innovation


achille Weinberg
achille Weinberg

40 Comment le smartphone 76 Bibliographie


s’est imposé
géralD gaglio
Ferdinand Schmutzer,/Musée d’histoire de Berne

46 L’homme de demain
vaudra-t-il trois milliards ?
virginie tournay

50 Innovation sociale :
laboratoire des solidarités
de demain ?
cléMent QuintarD
créativité et innovation

I. L’innovation :
San Francisco,
27 janvier 2010,
Paul Sakuma/AP

Steve Jobs lors de


la présentation
d’un nouveau iPad.

un nouveau n Jean-François dortier n

mythe de la création ?
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«T
hink différent » : « Penser Le génie solitaire : les innovateurs Le succès : l’innovation finit par
différent ». La campagne sont des personnages hors du com- payer. Les innovateurs sont finalement
publicitaire lancée par mun, des génies, distincts du reste des récompensés. Ils sont devenus des
Apple en 1997 a marqué les esprits. On mortels. héros et ont connu la gloire, le succès
y voit défiler une galerie de portraits La pensée divergente : les génies et parfois la richesse (comme S. Jobs
– Albert Einstein, Mohandas Gandhi, suivent leur propre route en dehors des ou Bill Gates) pour avoir apporté le
Martin Luther King, Thomas Edison, sentiers balisés. Ils « pensent différent ». progrès à tous.
John Lennon – et pour finir la fameuse La rupture : les vraies innovations, Dernier élément du mythe : l’innova-
« pomme » d’Apple avec son slogan scientifiques, techniques, sociales, tion, c’est le progrès. Edison a apporté
« Think différent ». Inutile de montrer culturelles sont révolutionnaires. Elles la lumière dans les foyers. S. Jobs a
Steve Jobs : tout le monde a compris rompent avec l’ordre des choses et inventé l’ordinateur pour tous. Ils ont
qu’il fait partie de la prestigieuse lignée. changent le monde. Après le smart- fait faire un bond à l’humanité.
Cette publicité concentre tout un phone, on ne reviendra plus au télé- Ce mythe fondateur a plusieurs
imaginaire de l’innovation – presque phone à fil. Après l’ampoule, on ne attraits. Il offre d’abord un bon modèle
un « mythe de création » – organisé revient pas la bougie. Après Einstein, pour penser. Ce modèle est celui de
autour de quelques idées fortes, on ne peut plus penser le monde l’entrepreneur – innovateur, comme
simples et efficaces. comme avant. S. Jobs ou Edison, promu par Joseph

6 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


Schumpeter. L’entrepreneur inno-
vateur, capitaine d’industrie, fer de
lance des révolutions industrielles, est
n
Qu’est-ce qu’une innovation ?
dans les cours d’économie, dès le lycée, on apprend qu’il existe trois
de la trempe des Edison, Henri Ford,
grands types d’innovation : technologique, de produit et de procédé. Depuis
B. Gates ou S. Jobs, qui sont l’équi-
peu, le manuel d’Oslo en a ajouté une quatrième, l’innovation commerciale.
valent dans le monde industriel des
Tous les sociologues savent qu’il faut distinguer l’invention de l’innovation.
Isaac Newton et Albert Einstein dans
L’invention est le moment de la conception d’un nouveau produit. On parle
le domaine scientifique, ou des Mozart
d’innovation quand l’invention a réussi à s’imposer et à se propager dans le
et Picasso dans le domaine des arts. Le
corps social.
modèle des génies créatifs a sa version
Pour une innovation, combien d’inventions resteront dans les limbes ?
en psychologie de la créativité avec
Ces distinctions devenues canoniques ont l’inconvénient de focaliser
l’idée de « pensée divergente ». Innover
l’innovation sur un domaine : l’économie et la technologie. Et d’en écarter
c’est « penser autrement », casser les
bien d’autres :
codes et changer de paradigme.
• Les innovations sociales : le mariage pour tous, la colocation, les Amap
Ce mythe du génie créatif a un autre
sont aussi des innovations sociales et institutionnelles. Comme ce fut
avantage : mobilisateur, il suscite l’en-
le cas, en leur temps, pour les coopératives, les syndicats, les partis, les
thousiasme et encourage les vocations.
soviets, la société par action, le football, les mafias, les villes franches, les
Il fait rêver et penser. Que demander
sectes, les empires.
de plus ?
• Les innovations culturelles : le roman graphique ou Wikipédia, le street
Sauf que comme tous les mythes, il
art ou les moocs. Comme en son temps, le sonnet, le théâtre ou le roman
est largement illusoire…
policier.
Il faudrait parler aussi des innovations culinaires, linguistiques. De
Le mythe du héros solitaire
nouveaux plats et de nouveaux mots fleurissent aussi chaque jour… l j.‑f.d.
Le mythe S. Jobs dessine le portrait
d’un capitaine d’industrie marginal
et visionnaire, créateur d’une série de
produits révolutionnaires : Macintosh,
iPod, iPhone, iPad. On en viendrait à
oublier la présence de Steve Wozniak
à ses côtés et également que S. Jobs a
« puisé » la plupart des innovations qui
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ont fait le succès du premier Macin-


tosh – interface graphique, menus
déroulants, souris – au Xerox Parc où
ces inventions avaient été mises au
point par d’autres que lui, avant lui, et
dans un tout autre cadre que celui de
« l’innovation de garage » qui fait partie
de la légende dorée.
Le mythe de la création de l’ordina-
teur personnel repose aussi sur une
autre idée clé : l’innovation est née d’un
mariage entre une nouvelle technique
high-tech et une culture révolution-
naire et démocratique. L’ordinateur
pour tous. Les dirigeants d’IBM qui
travaillaient pour les administrations et
les entreprises n’avaient jamais songé
es

que l’ordinateur pouvait être mis à la ain


m
Hu
es
portée de tous. ien
c
Sc
rd/
Mais cette belle légende de la contre- Qu
inta
ent
Clém
culture populaire et démocratique
opposée aux élites résiste mal à l’his-

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 7


créativité et innovation

toire. Dans les années 1970, les projets phonographe. Les constructeurs auto- Ce processus de création « par le haut »
d’ordinateur personnel sont dans l’air mobiles étaient quelques dizaines en fournit un autre modèle d’innovation.
du temps. Au même moment, les firmes France au début du 20e siècle. Il en était Celui de la « big technology » qui exige
Commodore, Tandy, Olivetti, Hewlett- de même pour l’invention du cinéma des budgets considérables, une concen-
Packard (HP) mènent la course pour ou des premiers avions. Toute l’histoire tration de moyens, de savoir-faire consi-
créer des microordinateurs destinés des sciences et des techniques met en dérable. Même s’il tient dans la poche,
à un grand public. En 1973, trois ans évidence l’importance des tendances le smartphone relève du même modèle
avant la création d’Apple, le Français évolutives, des bouillons de culture, des d’innovation que celui exigé pour la
François Gernelle a même conçu et myriades d’initiatives parallèles, des construction d’un avion, d’un train ou
mis sur le marché un premier microor- interactions qui font que les grandes d’une automobile.
dinateur : le Micral. Le héros solitaire innovations ne naissent pas ex nihilo du Le mythe du génie semble bien cor-
S. Jobs n’en est pas un. Autour de lui, cerveau d’un héros isolé, mais prennent respondre à la création des « big five »
tout un peloton de concurrents cherche racine dans certains lieux, milieux et (Google, Apple, Amazon, Facebook,
à atteindre un même but. Chacun avait époques : c’est en général là que ger- Microsoft). On peut aisément asso-
sa stratégie et sa voie d’évolution. ment les génies. cier un créateur à un produit ou à
La plupart des grandes innovations une réussite commerciale exception-
de l’histoire ont d’ailleurs connu des La big technology nelle (B. Gates et Microsoft, Mark Zuc-
phénomènes similaires de découvertes Le mythe de la création du génie soli- kerberg et Facebook, Larry Page et
simultanées qui remettent en cause taire, en focalisant l’attention sur une Google…). Mais qu’en est-il si l’on
l’idée du génie solitaire et visionnaire seule tête pensante, masque un autre prend Wikipédia comme exemple
qui suit son chemin en dehors des sen- modèle d’innovation. Lorsque S. Jobs emblématique ? Pour quelle raison une
tiers battus. Edison était en concurrence lance l’iPod, l’iPhone, l’iPad, lors de ses encyclopédie gratuite, collaborative,
avec les Américains William Sawyer et célèbres grands-messes médiatiques anonyme et utilisée par tous est-elle
Albon Man et le Britannique Joseph (les keynotes), il ne fait plus partie de ces rarement citée au rang des grandes
Swan pour la réalisation de la première innovateurs de garage des années 1970. innovations du début du 21e siècle.
ampoule électrique à incandescence. Il est désormais, comme Edison avant Wikipédia est une création collective,
Finalement, ils ont décidé de s’associer lui, un général d’armée à la tête d’une sans visage emblématique, sans capital
pour se partager le gâteau. Edison était société avec des centaines d’ingénieurs. coté en Bourse, sans business plan, elle
en concurrence avec l’Allemand Émile C’est un leader qui lance des idées, offre pourtant une tout autre image de
Berliner ou le Français Charles Cros et mais surtout qui impulse, sélectionne, l’innovation qui pourrait faire l’objet
quelques autres lors de l’invention du assemble et rachète des innovations. d’un autre mythe de la création. l
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n La Reine rouge et la course folle à l’innovation


en 1974, Leigh Van Valen a proposé au pays des merveilles. Quand Alice domaine de l’innovation technologique :
une loi d’évolution des espèces demande pourquoi « nous courons un bon exemple est celui de la course
fondée sur la coévolution vite et le paysage autour de nous ne aux armements entre missiles et
entre deux espèces. change pas ? », la Reine rouge répond : antimissiles. Tout comme la production
Dans la savane africaine, les « Nous courons pour rester à la même de virus et d’antivirus informatiques de
antilopes les plus rapides s’en place. » plus en plus sophistiqués.
sortent le mieux. Pour survivre, En 1974, le biologiste a appelé Reine Ce processus infernal existe dans les
il faut courir vite. Mais il en va de rouge ce processus de course compétitions entre entreprises. La
même pour les prédateurs : les aux armements que l’on observe compétition acharnée entre Samsung
plus rapides peuvent capturer leur fréquemment dans la nature : par (Galaxy) et Apple (iPhone) a pris l’allure
proie. Au fil du temps, les proies et exemple, les chauves-souris utilisent d’une course effrénée où il s’agit moins
les prédateurs sont de plus en plus l’écholocalisation pour détecter les de rendre des services au client mais
rapides pour un résultat toujours papillons de nuit. Mais ceux-ci ont de proposer des produits nouveaux
identique. appris à brouiller le son en émettant de plus en plus rapidement. Depuis
Ce phénomène de coévolution fait des sons parasites. l’apparition du premier iPhone en 2007,
songer à la Reine rouge d’Alice Ce phénomène s’observe aussi dans le un nouvel iPhone apparaît pratiquement

8 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


II. Les petits riens
qui changent tout
S
i Steve Jobs tient une telle place l’automobile peut donner naissance à
dans l’imaginaire de l’innovation, un monospace, une décapotable, une
c’est parce qu’il a mis au point voiture de course, une limousine, etc.
ce que l’on nomme des « innovations (encadré p. 10).
de rupture ». L’ordinateur portable a Les « petites innovations », à la marge,
révolutionné le travail personnel : plus sont source d’une grande biodiversité,
personne n’écrit avec une machine à dans la nature comme dans l’écono-
écrire. Après l’automobile, on ne roule mie. La comparaison mérite d’être
plus en carrosse, après l’ampoule élec- creusée. Charles Darwin a conçu
trique, on ne s’éclaire plus à la bougie. l’évolution des espèces naturelle sur le
Après Pablo Picasso, on ne pourra plus monde des « petites variations ». C’est
peindre comme au 19e siècle… la transformation graduelle du bec des
L’innovation de rupture semble donc pinsons qui finit par diviser une espèce
jouer un rôle fondamental dans l’his- mère en deux espèces filles. Au fil du
toire. Mais la focalisation sur quelques temps, l’apparition des grandes lignées
innovations révolutionnaires a le évolutives n’est que l’effet d’une série
défaut de dissimuler l’importance de petites mutations.
majeure des innovations ordinaires Les variétés d’antilopes, de la gazelle
qui ne révolutionnent pas le monde au gnou ne résultent que de change-
mais qui, par petites touches, finissent ments à la marge à partir d’un ancêtre
par le métamorphoser en profondeur. commun. La girafe aux longues pattes
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et au long cou est née d’un étirement


Des petits pas essentiels aux progressif des membres. L’éléphant ou
grandes mutations la souris ne sont que des transforma-
Les « innovations de rupture », terme tions continues d’un ancêtre commun.
introduit par Clayton M. Christensen en Darwin était donc opposé à l’idée de
tous les ans (l’iPhone 6 a été 1997, jouent un rôle fondamental. Mais macromutations brusques qui ver-
commercialisé en 2014). elles cachent aussi les myriades d’inno- raient d’un seul coup apparaître une
Innover ou périr : telle est la course vations continues, dites incrémentales, lignée nouvelle. Au demeurant, l’idée
folle de l’innovation contemporaine, qui transforment le réel à petites doses. de bifurcation radicale cadrait mal à
où il faut aller de plus en plus vite Regardez cette table. Le schéma de base avec le schéma de la sélection natu-
simplement pour tenir son rang. est toujours le même – un plateau et relle qui suppose de petites variations
Pour le philosophe et historien des des pieds. Mais ce schéma peut générer hasardeuses.
sciences Michel Blay, ce syndrome une grande variété de formules : la table à partir des années 1970, des évolu-
de l’innovation permanente pousse basse de salon (en réduisant la hauteur tionnistes, comme Stephen Jay Gould,
à la surconsommation, des pieds), la table de salle à manger ont défendu l’idée que l’évolution pou-
à l’épuisement des ressources (en bois, en métal ou en verre), la table vait parfois connaître des macromuta-
naturelles et des hommes. l j.‑f.d. rectangulaire ou ronde, le bureau (en tions soudaines : dans un temps court,
ajoutant des tiroirs), la table à repasser, l’évolution semblait faire un bond
À lire
la table à langer… La variation autour en avant et engendrer une nouvelle
• L’existence au risque de l’innovation d’un modèle de base est l’une des for- lignée. C’est ainsi qu’après la grande
Michel Blay, CNRS, 2014. mules les plus simples et les plus cou- extension du Cambrien, de toutes nou-
rantes de l’innovation. Le schéma de velles lignées d’animaux complexes

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 9


créativité et innovation

n sont apparues et se sont rapidement


ramifiées. Fin 2014, des équipes ont
démontré qu’après l’extinction de la
quasi-totalité des dinosaures, l’une
de leurs lignées survivantes, celle des
dinosaures volants s’est très rapi-
dement divisée en de nombreuses
espèces d’oiseaux.
L’histoire des innovations techno-
logiques semble connaître des tra-
jectoires comparables. De longues
périodes de petites innovations
presque invisibles. L’historien Jan de
Vries a montré que la première révolu-
tion industrielle a été précédée d’une
invisible « révolution industrieuse »
faite de petites innovations artisa-
nales dans les domaines agricole, des
mines, des transports, de la navigation,
de l’outillage, du commerce qui ont
fini par transformer l’économie et la
société en profondeur préparant le
L’innovation en trois lois terrain au décollage du 18e siècle. En
matière technologique, comme dans
Trois règles de base suffisent à décrire l’essentiel des innovations qui leur l’évolution, les grandes transforma-
ont donné naissance : la variation, l’assemblage, le transfert. tions sont aussi le produit de milliers
de variations invisibles.
• La variation. Une première loi d’innovation est très simple : elle consiste
à modifier la forme, la taille, la matière d’un objet pour en changer la Quand innover, c’est périr
fonction. Prenons une voiture, en faisant varier le nombre de portes (2, 4), Quand on observe les objets qui nous
en agrandissant le coffre, on en fait une voiture utilitaire, en agrandissant entourent, on s’aperçoit que la plupart
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l’habitacle, elle devient monospace. Une forme plus aérodynamique en fait des innovations n’entraînent pas le
un bolide, des accessoires de randonnée en font un 4x4… remplacement d’un objet ancien par
Cette variation à la marge vaut pour nombre d’objets quotidiens, des un nouveau plus performant, mais par
vêtements aux meubles. Les variations de forme, de taille, de matière un autre, un peu différent et qui n’a pas
permettent de développer des spécialisations. C’est une première loi tout à fait le même usage. La montre
d’évolution que l’on retrouve dans le monde vivant (végétal et animal). que vous portez au poignet n’apporte
rien de nouveau par rapport à celle que
• L’assemblage. Une deuxième loi de l’innovation repose sur l’assemblage. vous portiez il y a dix ans. Les appareils
L’automobile a été conçue en assemblant un chariot et un moteur, puis du quotidien ne sont pas engagés dans
en greffant nombre d’autres technologies, telles que l’éclairage, le volant, des révolutions permanentes, mais
les pneumatiques, les vitesses, et une foule d’options : air conditionné, dans des transformations continues.
radio… D’une chaise, on peut faire un fauteuil en lui ajoutant des Moralité : la recette du succès en
accoudoirs, une chaise roulante avec des roues. matière d’évolution n’est pas forcément
la rupture mais la petite variation. Ce
• Le transfert. La même structure du roman a donné forme au roman n’est pas la révolution, mais la réforme
policier, au roman historique, au roman sentimental ou de science-fiction. et le petit détail qui font la différence.
Un camion peut transporter des aliments, de l’essence, des ordures, La plupart des entreprises qui survivent
des animaux… Et il devient tour à tour camion réfrigéré, camion-citerne, dans le monde actuel n’ont rien inventé
benne à ordures, camion-pompier. Le transfert d’un même outil à un autre de majeur. Elles ne font que s’adapter.
domaine peut, moyennant quelques transformations, produire un nouvel Et leur taux de survie est bien supérieur
instrument. Le transfert est la troisième loi de l’innovation. l j.‑f. d. à celui des start-up innovantes pour qui
« innover, c’est périr ». l j.‑f.d

10 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


III. Les bouillons
de culture
du 20e siècle. Les grandes innovations
technologiques (navigation, machine
à vapeur, électricité, moteur à essence,
électricité, électronique) sont nées dans
des lieux stratégiques, où se concentrent
les richesses, les sciences, les arts et
les techniques de pointe. Ce constat
de l’histoire à grande échelle décentre
l’histoire événementielle des génies
créateurs vers les milieux d’innovation.
Pourquoi Manchester puis Londres
furent-elles les berceaux de la première
révolution industrielle (plutôt que Shan-
ghai, Berlin ou Paris) ? Pourquoi l’in-
dustrie automobile s’est-elle installée
à Détroit ? Pourquoi la Silicon Valley
a-t-elle été le foyer de la microinforma-
tique alors que Boston et le MIT étaient
jusque-là le centre de gravité de l’inno-
vation américaine ? Pourquoi ici et pas
ailleurs ? Depuis les travaux fondateurs
d’Alfred Marshall (1842-1924) sur les
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« districts industriels », économistes,


géographes, sociologues et historiens
se sont intéressés aux raisons qui font le
dynamisme de certaines régions (1).
Silicon maps

L’optimisme high-tech
Les facteurs du succès sont multiples :
ils peuvent tenir aux ressources natu-
relles (la présence de minerai de houille

S
i les humains sont des innovateurs Steve Jobs et Bill Gates sont nés la est bien sûr l’un des facteurs de décol-
nés, il vaut mieux être né au bon même année (1955) et ont grandi dans lage en Grande-Bretagne), à la localisa-
moment et au bon endroit pour le même creuset culturel : la côte est des tion géographique (les centres de l’éco-
réussir. Les génies n’apparaissent pas États-Unis, devenue le berceau de l’éco- nomie du monde – Venise, Amsterdam,
au hasard. Léonard de Vinci vécu à nomie mondiale à la fin du 20e siècle. Londres, New York, Shanghai – sont
l’époque de la Renaissance italienne L’historien Fernand Braudel a raconté tous des ports), aux institutions (une
et côtoyait Michel-Ange, Raphaël et comment l’histoire du capitalisme s’était combinaison heureuse de marchés et
bien d’autres ingénieurs et savants de déployée en quelques siècles autour d’impulsions étatiques est nécessaire
la Renaissance. Thomas Edison installe de grands centres : Venise et Gênes à au dynamisme économique). La combi-
son empire Menlo Park dans le New la Renaissance, Amsterdam et Rotter- naison de ces éléments en un même ter-
Jersey, près de New York, qui est alors dam au 17e siècle, Manchester puis ritoire crée des dynamiques vertueuses.
le foyer de la seconde révolution indus- Londres au 18e siècle, Berlin et Vienne au Les responsables politiques l’ont bien
trielle (p. 16). 19e siècle, Boston et New York au début compris, qui tentent de recréer des éco-

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 11


créativité et innovation

systèmes favorables à la créativité. Les pions nationaux. En France, la politique en 2014 par la région Auvergne.
politiques de l’innovation sont deve- industrielle, traditionnellement menée Les villes, enfin, sont aussi de la partie.
nues des enjeux majeurs à l’échelle des dans le cadre des grandes entreprises Chacune rêve d’abriter une pépinière de
villes, des régions, des pays et même publiques (aéronautique civile et mili- start-up, d’attirer des gros investisseurs
des continents. Chaque région aime- taire, TGV, nucléaire), s’inscrit de plus en et se mobilise pour être « championne »
rait attirer à elle les « classes créatives », plus dans un nouveau cadre : l’État ne dans un domaine.
promouvoir des « clusters », des « pôles sera plus l’acteur central, il doit favoriser Tout le monde pense avoir compris
de compétitivité » et des « incubateurs ». les pôles de compétitivité, le rapproche- que la recette du succès se trouve dans
Voilà pourquoi des dispositifs multiples ment de la recherche et des entreprises. un juste équilibre entre les incitations
d’aides, de financements, d’incitations Un tournant important a été pris lors publiques et les initiatives locales, les
à l’innovation voient le jour à tous les de la grande crise financière de 2008. Un liens entre les universités et les entre-
échelons de décisions de l’OCDE (2). Les programme d’investissement d’avenir prises, l’activation de partenariats
politiques d’innovation se sont multi- (PIA) de 35 milliards d’euros est destiné « ambidextres » entre recherche et appli-
pliées depuis les années 1990. à soutenir l’innovation (sous forme de cation, exploration et exploitation, l’in-
L’idée selon laquelle l’innovation est subventions et de prêts). teraction entre start-up et les capitaux
le ressort de la croissance est devenue En 2010, le gouvernement Ayrault de business angels.
un leitmotiv des instances internatio- l’augmente de 12 milliards d’euros. Les
nales. Au début des années 1990, une fonds dégagés vont permettre un sou- Filières et sentiers
nouvelle vision de l’économie mondiale tien à des projets comme la création de dépendance
se dessine : la production industrielle des IRT (instituts de recherche techno- Les innovations ayant tendance à
éclore dans certains milieux, elles ont
aussi tendance à prendre des « trajec-
chaque ville rêve d’abriter une pépinière de start-up, toires » particulières. La logique des
d’attirer des gros investisseurs et se mobilise pour systèmes et des filières pousse le progrès
dans un certain sens au détriment d’un
être « championne » dans un domaine. autre. Elle tend à promouvoir, stimuler,
inciter certaines technologies et, sans le
vouloir, en étouffe d’autres.
se déplace vers les pays du Sud (« pays logique), les Satt (société d’accélération Pourquoi les Britanniques n’ont-ils
ateliers ») alors qu’au Nord, l’essor des transferts technologiques) ou le pas d’industrie automobile de grandes
d’Internet et des produits numériques soutien au cluster technologique de séries ? Les Français (Renault, Peugeot),
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laisse augurer une nouvelle phase de Paris-Saclay. les Allemands (Volkswagen, Audi), les
croissance fondée sur « l’économie de Très soutenue est la politique française Italiens (Fiat), les Américains (Ford,
la connaissance ». Dès lors, il faut miser d’incitation à l’innovation. Au conseil Général Motors), les Suédois (Volvo),
sur l’innovation, qui devient la clé de la des ministres du 3 septembre 2014, une les Japonais (Honda) ont tous leurs
croissance. Il s’agit plus d’un slogan que communication est présentée sur « La marques ? Les Britanniques, eux, ont
d’un constat, car force est d’observer politique en faveur de l’innovation ». Elle des voitures de luxe (Rolls-Royce, Bent-
que les pays qui connaissent un boom fait suite au rapport de Jean-Luc Bey- ley) ou de sport (McLaren, Jaguar, Land
de croissance sont les pays du Sud, lat et Pierre Tambourin, en avril 2013, Rover). Mais ils ont loupé le coche de
qui n’innovent pas, mais fabriquent. Il complété par la commission Innovation l’industrie automobile, alors qu’ils
n’est pas sûr que la révolution techno- 2030 présidée par Anne Lauvergeon. étaient le fer de lance de la révolution
logique en cours soit porteuse de tant Les régions ne sont pas en reste dans industrielle au moment de l’invention
de promesses (p. 34). Mais, au seuil des la course à l’innovation. Pas une région de l’automobile ?
années 2000, l’optimisme high-tech a française qui ne cherche à identifier et C’est peut-être justement leur avance
gagné toutes les sphères dirigeantes. stimuler ses pôles d’excellence. Le dis- technologique dans un autre domaine,
En Europe, l’agenda de Lisbonne positif des systèmes régionaux d’innova- celui du chemin de fer, qui les a handi-
(2000) faisait déjà de l’économie de la tion est mis en place qui aide les régions capés. Dès l’invention de la machine à
connaissance le moteur de la croissance. à identifier et piloter leurs politiques en vapeur en 1770, l’idée est de l’associer à
Dix ans plus tard, la stratégie « Europe la matière. Des structures d’information un véhicule pour en faire une « locomo-
2020 » réaffirme l’essor de l’innovation et d’incitation (centre de ressources, tive ». Deux choix sont alors possibles :
parmi ses priorités. aides…) sont mises en place un peu la route ou le rail. Dès 1790, le Fran-
Chaque État va prendre le relais, partout. Il existe même un palmarès des çais Joseph Cugnot imaginait le fardier,
ayant à cœur de défendre ses cham- régions qui innovent : il a été remporté un ancêtre des chars à canon, destiné

12 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


à transporter de l’artillerie. En 1801,
l’Anglais Richard Trevihich présente
une machine à vapeur équipée de trois
n
roues. Sa London Steam Carriage est une
sorte de minibus qui peut transporter
neuf passagers dans les rues de Londres.
Mais le développement d’une locomo-
tive sur un « chemin de fer » va connaître
un essor plus rapide. La technologie du
rail et des wagons était déjà développée
dans les mines de charbon. Elle permet-
British Museum

tait de transporter de lourds fardeaux.


Dès les années 1840, le réseau ferro-
viaire britannique est déjà très déve-
loppé. La voiture ou le camion n’ont Détail du panneau de la guerre de l’étendard d’Ur, époque sumérienne, vers 2600 av. J.-C.
donc pas de grand intérêt stratégique.
Et quand certains s’emploient à vouloir De la roue à l’ampoule :
développer ce nouveau moyen de trans-
port, ils sont accueillis avec scepticisme.
la logique de la puissance…
Pire : on en voit les dangers. Ces véhi- La roue ou l’ampoule électrique, ces deux inventions majeures, n’ont pu
cules à moteur effraient les chevaux et naître que dans le cadre d’un système technique de grande ampleur, dont
abîment les routes. Pour éviter ces désa- seul un empire, militaire ou financier, peut avoir les moyens.
gréments, le gouvernement britannique La roue est fille du pouvoir. Elle est apparue en Mésopotamie vers
limite le transport routier. Le Locomotiv 3500 av. J.-C. Elle est contemporaine de l’essor de Sumer, des premières
Act de 1839 limite la vitesse des « dili- cités-États et des royaumes. Sur l’étendard d’Ur, on voit un char à quatre
gences à vapeur » à 10 km/h et impose roues tiré par quatre chevaux (illustration).
aux véhicules routiers d’être précédés, Les chars à roues étaient des instruments de puissance, ils devaient servir à
par sécurité, par un homme à pied agi- transporter les blocs de pierre pour les grands édifices, pour les expéditions
tant un drapeau rouge ! Il faut dire aussi guerrières, ou les transports de produits, encadrés par le pouvoir.
que les membres du gouvernement Car la roue est indissociable du char et de la construction des routes,
et les députés avaient investi dans les indispensables à leur utilisation.
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chemins de fer et ne voyaient pas d’un Pour construire des routes, il faut mobiliser des forces humaines, diriger
bon œil se développer un concurrent au des hommes. Pas de char donc sans une puissance publique qui fait
chemin de fer. construire des édifices, qui mène des expéditions guerrières,
Le Locomotive Act et le développe- qui fait tracer des routes.
ment du rail furent donc un frein à l’essor Pas de roue sans routes, pas de routes sans troupes.
de l’automobile en Grande-Bretagne. Et La roue n’est donc pas une invention isolée pouvant être déconnectée
quand les Italiens, les Français et les Alle- de tout un système technique : le bois, le métal (les roues étaient cerclées),
mands développent leurs prototypes, la construction de route et l’architecture monumentale.
d’abord artisanaux puis industriels, les Et ce système lui-même ne peut être isolé d’un pouvoir centralisé
Britanniques, qui n’en éprouvent guère qui mobilise des forces nécessaires à sa mise en place,
le besoin, se font distancer. L’automo- son entretien et son essor.
bile n’est pas pour eux stratégique. Bien C’est pourquoi la roue est contemporaine de la métallurgie, de l’architecture,
équipés en chemin de fer, le rail suffit au de l’écriture et des autres techniques humaines associées aux premiers
transport des voyageurs et des produits. grands centres de pouvoir. l j.‑f. d.
L’automobile restera un produit de luxe
ou de compétition. Créneau que vont
occuper les Rolls-Royce, Jaguar, Aston tée plus générale. En s’engageant sur (1) Georges Benko, Les Régions qui gagnent, districts
Martin, Bentley. une voie, on en étouffe une autre, sans et réseaux. Les nouveaux paradigmes de la géographie
économique, Puf 2012.
Au début du 20e siècle, c’est la France forcément le savoir et le vouloir. Les
(2) Direction de la Science, de la technologie et de
qui est à la pointe des automobiles à théoriciens de l’innovation parlent de l’innovation, « La Stratégie de l’OCDE pour l’innovation.
vapeur. Puis l’Amérique reprend le flam- « sentier de dépendance » pour décrire Pour prendre une longueur d’avance », mai 2010.
beau avec Ford. La leçon a une por- ce phénomène. l j.‑f.d. www.oecd.org/

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 13


créativité et innovation

IV. Le luxe,
moteur du progrès
E
n 1900, la France était le leader prototype qui fonçait à 90 km/h. Puis devient alors une nécessité pour beau-
mondial de l’automobile. Une il se lança dans les voitures haut de coup. Mais le loisir avait précédé le
voiture sur deux était alors fabri- gamme, qui étaient l’autre débouché besoin.
quée en France (30 000 par an contre lucratif du marché automobile.
10 000 en Amérique, 9 000 en Grande- Des ateliers de constructions sortaient Les débuts de l’aviation
Bretagne et 7 000 en Allemagne). La donc des voitures qui n’étaient pas faites Les voitures ont commencé à sillon-
construction automobile en était pour le transport courant mais pour ner les routes au moment où les avions
encore à ses débuts et les construc- défiler, parader et battre des records. prenaient leur envol. En 1890, Clément
teurs, les « start-up » de l’époque, « Rien n’est trop beau, rien n’est trop Ader aurait fait décoller de quelques
étaient nombreux. Parmi la trentaine cher » est la devise d’Ettore Bugatti, autre mètres son Éole ; l’envol n’a jamais été
de constructeurs français, il y avait constructeur installé en Alsace. confirmé et les spécialistes débattent
déjà les frères Renault et André Citroën, L’essor de l’industrie automobile en encore pour savoir qui le premier a
mais aussi Panhard & Levassor, Berliet, série date des années 1910 : la Ford T réussi l’envol d’un avion. Une chose est
Darracq, Bollée, Delahaye Delaugère & et la Citroën de type A en sont les sym- sûre : en 1903, les frères Wright réalisent
Clayette, Gaston Barré, Rochet-Schnei- boles. Mais si volonté de Henry Ford ou le premier vol contrôlé sur plusieurs
der, Delage et d’autres encore. d’A. Citroën est bien de démocratiser centaines de mètres.
Le premier d’entre eux était De Dion- l’automobile, on aurait tort de croire Depuis un siècle déjà, de nombreux
Bouton, le plus grand fabricant d’auto- que la voiture est rapidement devenue inventeurs en rêvaient. La motivation de
mobiles au monde. De ses ateliers instal- un bien de consommation ordinaire. ces pionniers n’était pas de résoudre un
lés à Puteaux, sortait une voiture par jour, En fait, c’est le luxe qui s’est démocra- problème de transport : voler était une
dont le fameux modèle Vis-à-Vis qui sera tisé. Quand les classes moyennes com- entreprise risquée et coûteuse en argent
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la première voiture fabriquée en grand mencent à acheter des voitures, dans les et en vie. Les premiers constructeurs
nombre (2 970 exemplaires en 1902). années 1940-1950, c’est encore un objet d’avions et de dirigeables voulaient avant
Les premiers véhicules automobiles ostentatoire. L’employé de banque, le tout résoudre un défi technique et réali-
étaient destinés à une clientèle fortu- petit commerçant n’utilisent pas leur ser un exploit. Les frères Wright avaient
née. Les modèles, coûteux, avaient fière voiture pour aller au travail ou faire leurs certainement le sens du business et ont
allure et servaient avant tout à parader. courses. L’automobile reste au garage tenté de protéger le plus longtemps pos-
Ces voitures ne servaient pas au trans- la semaine ; on la sort uniquement le sible leur brevet mais leur projet de voler
port utilitaire – le train et les fiacres dimanche et pour partir en vacances. remontait à loin. Enfants, ils jouaient
en ville faisaient bien l’affaire – mais à Les jeunes qui achètent des voitures le déjà avec les hélicoptères miniatures
satisfaire au goût du luxe : on sortait la font avant tout pour « frimer » devant les inventés par Alphonse Penaud, précur-
voiture pour se montrer et assurer le filles et sortir au bal le samedi soir. seur méconnu de l’aviation.
spectacle. Outre l’ostentation, une autre La voiture restera longtemps un objet Quant aux premiers aviateurs à réa-
motivation majeure attirait les premiers de loisir et de convoitise, symbole du liser des vols au long cours, les Louis
conducteurs : la compétition. « standing ». Sa force de pénétration Blériot, Alberto Santos-Dumont, Henri
Amédée Bollée, premier constructeur est l’envie et non le besoin. Il faudra Farman, Raymonde de Laroche (la pre-
automobile français, a fabriqué sa pre- attendre les années 1970 en Europe mière aviatrice), leur objectif n’était pas
mière voiture à essence en 1896. Deux pour que l’automobile soit suffisam- d’améliorer un moyen de transport :
ans plus tard, il lui donnait une forme ment populaire dans toutes les couches eux aussi rêvaient d’exploit. Ces « fous
aérodynamique pour la course Paris- sociales, pour que les grands magasins volants » s’envolaient au risque de leur
Amsterdam-Paris. En 1899 eut lieu le s’installent à la périphérie des villes, vie – et beaucoup l’ont perdue –, animés
premier Tour de France automobile pour que les familles songent à aller se par le goût de l’aventure et la volonté
pour lequel A. Bollée mit au point un loger loin de leur travail. La conduite de laisser leur nom dans l’histoire, non

14 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


pour améliorer ce qui allait devenir bien
plus tard un moyen transport ordinaire.
Il faudra des années, de nombreuses
tentatives avortées, des dizaines de
morts, de fortunes englouties pour que
l’avion devienne un moyen de transport
performant, commode, sécurisé et donc
utile. Mais l’usage final n’est qu’un pro-
duit dérivé de l’ambition folle des débuts.
Tout comme en automobile, le goût de
l’exploit a précédé de loin l’utilité.
L’automobile, l’aviation ne sont pas
nées pour les raisons que l’on croit. A
posteriori, on peut croire que la voiture
s’est imposée parce qu’elle est plus
rapide que le carrosse et que l’avion
est bien plus rapide que le train ou le
bateau sur les longues distances. Ce qui
apparaît comme une évidence est peut-
être le fait d’une illusion rétrospective.
Dans un premier temps, ce sont des
inventions qui ne servent aucun besoin,
mais le goût du luxe et de l’exploit. Pen-
dant longtemps, ils resteront coûteux,
peu efficaces et dangereux. Il en va de
même pour bien d’autres innovations
dans l’histoire.

L’élite avant les masses

Collection Kharbine-Tapabor
Magellan a fait le tour du monde
pour aller chercher des épices – poivre,
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clous de girofle, noix de muscade… –,


produits de prestige sur les tables de la
haute société. Le capitalisme est né du
commerce de luxe et non de la volonté
de produire et vendre des biens de de logement, mais du désir des élites On retrouve dans toutes ces innova-
consommation courante. de construire des édifices toujours plus tions un schéma identique. Au départ,
Remontons bien plus loin dans le hauts et imposants – des pyramides des élites disposant de gros moyens
temps. à ses débuts, la métallurgie n’a aux gratte-ciel – propres à glorifier la qui leur permettent de dépenser sans
pas servi à fabriquer outils et armes. puissance (1). compter pour des activités de pur pres-
Avant que l’extraction des minerais Il est probable qu’à ses débuts, l’agri- tige. Ce n’est qu’une fois la technologie
de fer ou de cuivre devienne vraiment culture soit passée par une phase simi- développée, affinée, améliorée qu’elle
efficace pour produire des instruments laire. La production de blé exigeait peut devenir vraiment performante
à grande échelle, le métal a été utilisé – comme toute technologie à l’état donc utile, pratique et démocratique.
pour fabriquer des bijoux et des objets naissant – de gros moyens pour de Il en a été ainsi pour l’automobile,
d’ornement. faibles rendements. Les premières l’avion, le vélo, la métallurgie, l’archi-
à la même époque, la roue n’a pas galettes ont sans doute été servies lors tecture, l’agriculture. Le luxe a précédé
été inventée pour aider les paysans de banquets de prestige, organisés par l’utile. Et la marche du progrès passe par
ou les commerçants dans leur travail une élite capable de mobiliser les éner- la déraison. l j.‑f.d.
quotidien : les premiers chars servent à gies à une fin aussi futile : démontrer sa
(1) Voir Jean-François Dortier, « Tour d’orgueil : qui aura
des entreprises de constructions monu- puissance et sa richesse. La galette des la plus grande ? », Sciences Humaines, n° 196, août-sep-
mentales. De même, l’architecture n’est rois a certainement précédé le pain tembre 2008, et « L’ego au temps des cathédrale », blog
pas née pour résoudre des problèmes quotidien. La Quatrième Question, 18 septembre 2010.

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 15


créativité et innovation

Profils d’inventeurs
L’histoire n’a retenu d’eux que quelques grands noms :
d’Archimède à Thomas Edison, de Léonard de Vinci à
Steve Job. Mais ces têtes d’affiche cachent l’armée invisible
des innovateurs anonymes qui forment pourtant l’essentiel
de l’innovation ordinaire.

n acHiLLe Weinberg n

aussi anatomiste, architecte. Dans ses carnets d’es-


quisses, on découvre des schémas d’escaliers à double
hélice, de chars d’assaut, de machines de guerre, de
machines volantes, d’hélicoptères, de parachutes, de
systèmes d’engrenage, d’anatomie, etc.
La Chine possède aussi ses Archimède et ses Vinci. On
connaît peu en Occident Zhang Heng (78-139) qui vécut
sous la dynastie Han. Il fut astronome, mathématicien,
écrivain, cartographe et inventeur. Outre ses travaux
d’astronomie et de géographie, Zhang Heng a construit
des appareils comme la première sphère armillaire qui
permet de simuler le mouvement des étoiles. Il améliora
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Musée Alte Meister, Dresden

la clepsydre et inventa un sismomètre, qui indiquait


la direction d’un tremblement de terre, ainsi qu’un
Domenico Fetti osmomètre.
(1589-1624), Mais ces figures de proue de l’innovation ne doivent
Archimède (1620). pas faire oublier l’armée des anonymes : les milliers
d’architectes, de bâtisseurs, d’artisans, qui avant la
Révolution industrielle ont construit des cathédrales,
des palais et des pyramides, des navires, des moulins
1 - Les génies à vent, des horloges, des instruments de mesure, des
L’histoire a retenu le nom de quelques-uns d’entre eux : outils, de la pharmacopée, etc. Ces artisans et proto-
Archimède, Léonard de Vinci, Imhotep, l’architecte égyp- ingénieurs ont longtemps été ignorés de l’histoire.
tien des pyramides à degré, ou Vitruve, l’architecte romain. Quelques travaux classiques ont tenté de sortir de
Archimède (v. – 287/– 212) ne fut pas seulement le phy- l’ombre les ingénieurs de la Renaissance (Bertrand Gille,
sicien découvreur de la célèbre « poussée d’Archimède ». 1960), les bâtisseurs de cathédrales (Jean Gimpel, 1958)
Mathématicien, physicien (principe du levier, vis d’Archi- ou la science chinoise (Joseph Needham, années 1950).
mède), il a inventé des machines de traction faites de Depuis une génération, l’histoire des techniques tente
poulies et de leviers, diverses sortes de catapultes et de de redonner vie aux différents corps d’inventeurs
bras mécaniques. On lui attribue aussi l’invention de la qui ont participé à la grande histoire des innovations
roue dentée. humaines, à cette révolution industrieuse : alchimistes,
Léonard de Vinci (1452-1519), le prototype de l’esprit forgerons, charpentiers, agriculteurs, ébénistes, menui-
universel de la Renaissance, peintre et sculpteur, est siers… l

16 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


2 - Les innovateurs-
entrepreneurs
Thomas Edison (1847-1931) n’est
pas simplement l’inventeur de
l’ampoule électrique et du phono-
graphe. On lui doit plus de 1 000
autres brevets mis au point au cours
de sa longue carrière : du kinéto-
graphe (un ancêtre du cinéma) à la
première pile alcaline nickel-fer.
Detroit Publishing Company Photograph Collection

Inventeur, mais aussi homme


d’affaires hors pair (il a fondé
General Electric), T. Edison est le
prototype de « l’innovateur-entre-
preneur » dont Joseph Schumpe-
ter a fait l’un des fers de lance des
révolutions industrielles. Car on
ne peut dissocier les innovations
techniques et les nouvelles formes
Henry Ford et Thomas Edison vers 1930.
d’organisation d’un groupe social,
celui des capitaines d’industrie
qui en ont été les précurseurs. Ce sont les Gustave Eiffel, disparaître devant la professionnalisation de la fonction
Gottlieb Daimler, Henri Ford, John Rockefeller, Alfred de manager d’une part, et d’ingénieur de l’autre. Le che-
Krupp, Eugène et Adolphe Schneider, les frères Renault… valier d’industrie était condamné par la spécialisation
On devrait distinguer plusieurs profils au sein de ce vaste du capitalisme en corps différents. La prédiction s’est en
groupe qui comprend des ingénieurs-entrepreneurs, des partie réalisée. C’était sans compter avec l’émergence
organisateurs, des financiers qui ont réussi dans la sidérur- d’un nouveau groupe d’entrepreneurs-innovateurs
gie, le pétrole, la chimie, l’aéronautique ou le bâtiment… apparu avec l’informatique : celui des Bill Gates, Steve
J. Schumpeter envisageait dans les années 1940 que Jobs, Larry Page et des milliers de créateurs de start-up
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la figure de l’entrepreneur-innovateur était destinée à qui rêvent de suivre les pas de leurs aînés. l

3 - Les ingénieurs le nombre d’écoles d’ingénieurs a triplé et le nombre


La profession d’ingénieur s’est institutionnalisée avec annuel de jeunes diplômés a décuplé – en France, il y a
la création des écoles spécialisées et d’un statut propre. actuellement plus de 800 000 ingénieurs soit deux fois
En France, les premières écoles d’ingénieurs datent du plus que dans les années 1980.
18e siècle : l’École nationale des ponts et chaussée (1747), Cette explosion des effectifs a conduit à porter sur l’innova-
l’École nationale supérieure des mines de Paris (1783), tion un autre regard. Une infime minorité d’ingénieur par-
l’École polytechnique (1794) qui forment des fonction- ticipent aujourd’hui aux grands projets prestigieux comme
naires civils et miliaires ; l’État est alors le principal entre- la fabrication des fusées Ariane, des Airbus ou des TGV. Mais
preneur. La seconde vague d’écoles d’ingénieurs date de l’armée invisible des ingénieurs ordinaires travaille sur des
la Révolution industrielle. En 1829 naît la première école projets plus modestes tels qu’une ceinture airbag conforme
d’ingénieurs industriels privée : l’École centrale des arts et aux normes européennes ou la conception d’un site Web
manufactures. Aux États-Unis, les écoles d’ingénieurs sont pour vendre des matériaux de construction.
plus tardives : MIT (Massachusetts Institute of Technology, Mais cette myriade de fonctions spécialisées témoigne
1861), Caltech (California Institute of technologie, 1891), aussi de l’omniprésence de l’innovation dans tous les
Princeton (1896). secteurs économiques : de la plasturgie à l’agronomie, de
Mais le grand boom des écoles d’ingénieurs a lieu partir l’automobile à l’outillage, de l’alimentation à la pharma-
des années 1950, durant les Trente Glorieuses. Depuis, cie, du génie civil à la télécommunication. l

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 17


créativité et innovation

4- Les innovateurs amateurs


Le concours Lépine a été créé en 1901 par le préfet de police Louis
Lépine (1846-1933, également créateur de la brigade criminelle). Il s’agit
alors de lutter contre la crise qui affecte les fabricants parisiens de jouets
et de quincaillerie. Le succès populaire fut vite au rendez-vous : 650 000
entrées payantes sont enregistrées en 1936 ! Aujourd’hui, le concours
reste populaire, mais son imagerie est associée à celle d’aimables « Géo
Trouvetou », inventeurs d’objets farfelus (le parapluie pour chien ou la
poussette-trottinette). Le concours Lépine a permis de promouvoir aussi
des inventions célèbres : l’aspirateur, le moulin à légumes manuel qui
fut à l’origine de l’entreprise Moulinex, le fer à repasser à vapeur ou les
lentilles de contact.
Si à l’âge du high-tech, les inventeurs amateurs peuvent paraître exotiques
et un peu désuets, le mouvement actuel des makers redonne vie à une
vieille tradition.
Stéphane Grangier/Rea

Le mouvement des makers (de « make », « fabriquer ») est une sorte d’hy-
bridation entre la sous-culture américaine du do it yourself, et l’anarchisme
des hackers. Il a été popularisé par l’image de l’imprimante 3D et les fab lab.
Né dans les années 2000 en Californie, berceau de la contre-culture et du
Catherine Wable qui a été primée au high-tech, le mouvement s’est diffusé rapidement sur le continent améri-
concours Lépine pour la console de jeu pour
cain et en Europe. L’esprit maker est celui du partage de savoir, du bénévolat
malvoyants Odimo.
et du travail collaboratif dans ces ateliers collectifs que sont les fab lab, hac-
kerspaces, makerspaces et autres techshops. Le mouvement maker trouve
aussi des racines dans la culture de garage et d’atelier déjà présente aux premiers temps de la micro-informatique,
du radioamateur ou du modélisme.
Si l’imprimante 3D est leur symbole, les pratiques maker couvrent un champ plus étendu que la technologie numé-
rique : il concerne autant la décoration, l’ameublement que les technologies très classiques du marteau, du pinceau,
de la paire de ciseaux et des matériaux de récupération. Chris Anderson voit dans ce mouvement les bases d’une
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révolution industrielle (La Nouvelle Révolution industrielle, 2012). Le sociologue Michel Lallement en retrace l’histoire
et les contours avec plus de mesure dans L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie (2015). l

5- Les salariés sociologues et consultants mettent permanente dans l’organisation du


innovateurs l’accent sur l’ingéniosité dont font travail.
preuve les salariés dans leur travail Depuis peu, certaines directions
Le célèbre Volkswagen Combi, quotidien. d’entreprises – SNCF, Renault, Axa-
ancêtre du camping-car qui tient Cette ingéniosité ordinaire France ou Aéroports de Paris – ont
de la camionnette utilitaire, a été consiste à bricoler des solutions, pris conscience du potentiel d’in-
imaginé en 1947 à l’image d’un adapter des consignes, contourner ventivité des salariés et cherchent à
prototype bricolé par des ouvriers des règles afin de bien faire son le valoriser. À la SNCF, la démarche
de Volkswagen pour transporter les travail. Norbert Alter, dans L’Inno- a été institutionnalisée : 250 ani-
lourdes palettes. vation ordinaire (2000), a souligné la mateurs tentent de dynamiser des
Le travail salarié a longtemps été tension entre la nécessité du respect réseaux d’innovation interne. Des
considéré comme un travail d’exé- des règles, procédures et routines campagnes sont lancées régulière-
cutant. Ce n’est que depuis peu que et celle d’adaptation, d’innovation ment autour de questions comme

18 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


« comment améliorer le confort à
bord des TGV ? » ou « quels services
wifi proposer en gare ? ». Axa-France
a impulsé une démarche similaire.
Des animateurs sont formés à la
créativité, des réseaux mis en place
et des défis régulièrement lancés.
Certaines PME s’y sont mises, telle
la biscuiterie Poult (750 salariés), qui
ont créé des « incubateurs » où les
salariés, cadres ou ouvriers, peuvent
développer une idée pendant leur
temps de travail. Il existe même un
trophée (organisé par l’association
VW

Innov’Acteur) qui remet chaque


Le combi VW, créé pour des besoins utilitaires, devient dans les années 1950 un camping-car.
année un prix de l’innovation
participative.
La démarche de l’innovation par- À lire
ticipative était déjà intégrée dans • Les boîtes à idées d’entreprise.
guide du salarié innovateur
l’esprit des cercles de qualité à la de cette idée simple que ceux-ci
Didier Janssoone, Édipro, 2008.
japonaise : on fait appel aux salariés sont souvent les mieux placés pour • L’innovation dans le travail
pour améliorer à la fois le produit trouver des solutions aux problèmes Jean-Pierre Durand, Frédéric Moaty et
et les conditions de travail, partant qu’ils rencontrent. l Guillaume Tiffon (coord.), Octarès, 2014.

6 - Les bricoleurs d’intelligence en pratique pourrait même constituer


un nouveau paradigme pour penser la création ou
Qu’est-ce que le bricolage ? Une activité vieille comme l’organisation sociale (Le Bricolage du social. Un traité
le monde. Elle consiste à fabriquer, réparer ou rénover de sociologie, 2001). Le biologiste François Jacob parlait
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avec les moyens du bord. La stratégie de la débrouille, déjà de bricolage de l’évolution pour expliquer com-
du bout de ficelle ou du « système D » consiste souvent, ment la nature s’y prenait pour innover : en recyclant
faute de moyens, à détourner un objet de son usage des structures conçues pour d’autres fonctions.
habituel : prendre le talon de sa chaussure pour planter « À maints égards, le processus de l’évolution ressemble
une punaise, utiliser une pointe de couteau comme à cette manière de faire. Souvent sans dessein à long
tournevis ou décapsuler une bouteille de bière avec une terme, le bricoleur prend un objet dans son stock et lui
cuillère. La série télé MacGyver était construite sur ce donne une fonction inattendue. D’une vieille roue de voi-
modèle. Par exemple, dans l’épisode L’Élément humain, ture, il fait un ventilateur, d’une table cassée, un parasol.
MacGyver utilise une loupe et son verre de montre et les Ce genre d’opération ne diffère guère de ce qu’accomplit
roule dans un journal pour fabriquer un petit télescope l’évolution quand elle produit une aile à partir d’une
qui va lui permettre de lire à distance le code d’entrée patte, ou un morceau d’oreille avec un fragment de
qu’utilise un garde pour ouvrir une porte. mâchoire (Le Jeu des possibles. Essai sur la diversité du
L’esprit du bricolage avait été mis à l’honneur par vivant, 1981). » l
Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (1962) et par
Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien (1980).
Utiliser le papier journal pour envelopper les objets, faire À lire
une cale sous une chaise branlante ou colmater un trou, • des mondes bricolés ? arts et sciences
à l’épreuve de la notion de bricolage
voilà le principe de base.
Françoise Odin et Christian Thuderoz (dir.), Presses polytechniques et universitaires
Aujourd’hui, certains chercheurs portent un regard romandes, 2010.
nouveau sur la forme d’intelligence ordinaire mis • Le bricolage du social. un traité de sociologie
en œuvre dans le bricolage. Ce mode de pensée et Claude Javeau, Puf, 2001.

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 19


créativité et innovation

EntREtiEn avEc David Edgerton


Le neuf
ne remplace
pas toujours
l’ancien
DR

Nombre des objets que l’on utilise aujourd’hui


ont survécu aux innovations.

ndavid

A
lors que l’on entend tous les jours que les edgerton la technologie et de l’innovation en
nouvelles technologies sont en train de Historien des soutenant que la plupart des technologies
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révolutionner notre vie, de notre santé à sciences et des que nous utilisons sont moins modernes
nos façons de faire la guerre, en passant par nos techniques, il a que nous aimons le croire. Pourtant, le
manières de communiquer, David Edgerton, pro- notamment publié nouveau n’est-il pas destiné à remplacer
fesseur d’histoire des sciences et des techniques au Quoi de neuf ? Du l’ancien ?
King’s College de Londres, nous rappelle que notre rôle des techniques Le problème fondamental vient de notre com-
monde fonctionne d’abord à partir d’anciennes dans l’histoire préhension implicite de la signification de la
technologies, comme le moteur à explosion. Dans globale, trad. fr. Seuil, « technologie ». C’est un terme qui évoque de
son livre Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans 2013. nouveaux objets aux premiers stades de leur cycle
l’histoire globale (2008), il développe ainsi une de vie qui peuvent potentiellement influencer la
approche historique qui ne se concentre pas sur société. Mais si nous sortons des limites impo-
les innovations, mais s’intéresse à la façon dont sées par cette conception de la « technologie », le
les sociétés se les approprient et les utilisent. Cela monde commence à apparaître très différemment.
permet de réaliser que, finalement, l’ancien joue En nous demandant quels types de machines,
souvent un rôle plus important que le nouveau. d’objets techniques ou d’appareils se sont diffusés
De ce fait, une telle approche bouscule la façon dans le monde, nous ne pouvons que consta-
classique que l’on a de concevoir le rôle de l’inno- ter que notre monde est plein de nouveaux et
vation dans le développement de nos sociétés et d’anciens objets, ainsi que d’objets qui sont à la
redonne une dimension politique à l’histoire des fois nouveaux et anciens, de telle sorte que cela
techniques. n’a pas de sens de distinguer radicalement entre
le nouveau et l’ancien.
Dans votre ouvrage Quoi de neuf ?, vous Il devient ainsi assez stupide de considérer
contestez les analyses classiques de que la seule chose qui change le monde, ce sont

20 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


des objets comme le smartphone, alors qu’il est Actuellement, nous ne disposons pas de bonnes
évident que les vingt ou trente dernières années histoires de l’innovation. Ce que l’on trouve dans
ont aussi vu une expansion massive des voitures les livres d’histoire ce sont des affirmations sou-
à moteur, des bateaux, du ciment, de l’acier, du vent douteuses sur le sujet, comme celle qui
charbon, etc. De même, si le préservatif a vu son voudrait que les innovations aient été conçues par
utilisation baisser à partir des années 1960, il l’a des individus, avant d’être reprises par des labora-
aussi vu augmenter très rapidement depuis les toires d’entreprise, pour se diffuser ensuite dans la
années 1980. Autre exemple : le tuk-tuk, fabriqué société. En réalité, les inventions proviennent de
en Inde dans les années 1950, se trouve mainte- toutes sortes de lieux et leur diffusion ne suit pas
nant partout dans le monde. Pareil pour le vélo- un chemin linéaire. De même, les livres d’histoire
taxi qui s’est aussi beaucoup répandu. On peut le ont tendance à confondre histoire de l’innovation
trouver dans les quartiers de la petite bourgeoisie et histoire des objets techniques. C’est un amal-
de Bogotá, et dans les villes pauvres du Nicaragua. game malheureux qui conduit à voir 1900 comme
Bien que ces « inventions » soient anciennes (et l’âge de l’électricité, 1800 comme l’âge de la vapeur
certaines, par leur origine, sont très anciennes), et ainsi de suite. Or l’impact d’une technologie
elles sont aussi en pleine expansion. ne se situe pas nécessairement à l’époque de son
L’important est donc de noter que nous fabri- invention. Cette approche historique ne nous dit
quons toujours des anciens et des nouveaux rien non plus des objets techniques qui étaient
objets dans le monde. Or, dans de nombreux cas, utilisés à telle ou telle époque. Il y a donc là toute
l’ancien se répand plus vite que le nouveau. Par une histoire à écrire.
exemple, au Cambodge, qui a connu une crois-
sance rapide depuis les années 1980, il n’y a pas Cela veut-il dire que nous devrions nous
d’abattoir moderne depuis que l’abattoir muni- concentrer davantage sur l’utilisation que
cipal de Phnom Penh construit par les Français a sur l’innovation ?
été fermé. Du coup, les élevages de porcs dans les Nous devons nous concentrer sur les deux,
arrière-cours se multiplient, mais pas les élevages mais séparément. L’innovation et l’utilisation
industriels modernes. La démolition de navires à sont reliées, évidemment, mais leurs histoires
la main en Inde et au Bangladesh est également sont différentes. Si nous voulons connaître les
une illustration parfaite de ce phénomène où des relations entre les personnes et les machines,
pratiques anciennes en viennent à remplacer de entre la société et les techniques qu’elle utilise,
plus modernes. nous devons enquêter sur ce qui est en cours
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La guerre fournit aussi de nombreux exemples d’utilisation, pas sur ce qui est inventé. Ce qui
de cette relation complexe entre le nouveau et importe pour la santé humaine, la vie des gens
l’ancien : les guerres catastrophiques au Congo, ou les méthodes de guerre, ce sont les machines
où des millions d’êtres humains sont morts, ont et les techniques qui sont utilisées. Cela semble
été accomplies avec des armes légères ; les insur- trivial. Pourtant, la plupart des récits historiques
rections en Irak et en Afghanistan ont été menées sur l’évolution de la technologie ne tiennent pas
avec des armes légères et des engins explosifs compte de cette évidence.
artisanaux ; on peut aussi mentionner la multipli- Certes, on pourrait objecter que l’utilisation suit
cation des attentats-suicides (employés d’abord l’innovation ! Ce serait l’innovation qui serait donc
par la guérilla tamoule au Sri Lanka dans les l’élément historique important. Mais ce n’est pas
années 1980), ainsi que les barils de bombes jetés ainsi que les choses se passent. Nous opérons tou-
à partir d’hélicoptères en Syrie. Ce sont autant jours un choix entre une multitude d’innovations.
d’exemples qui contredisent la vision de certains Et il peut s’écouler beaucoup de temps avant que
intellectuels et « gourous » pour qui, immergés les innovations choisies deviennent largement
qu’ils sont dans l’idéologie d’un monde déma- utilisées.
térialisé, il n’y aurait rien d’important en dehors
d’Internet et des « nouvelles technologies ». Vous critiquez l’idée, largement acceptée,
que l’innovation est un moteur du
Qu’est-ce qui ne va donc pas avec notre développement économique. Pourriez-vous
compréhension actuelle de l’innovation et expliquer cette critique contre-intuitive ?
avec la façon dont nous écrivons l’histoire Je ne dis pas que cette idée est fausse. Il est
de la technologie ? évident que des innovations ont stimulé le déve-

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 21


créativité et innovation

Dreamstime
La télévision n’a pas
supprimé le cinéma
loppement économique et transformé en grande mondiale, et la R & D au niveau national contribue
qui n’a pas tué le
partie le monde. Mais il est difficile de déterminer à la croissance mondiale, mais la R & D au niveau
théâtre. Beaucoup
précisément quelles sont les techniques qui ont d’innovations
national apporte une contribution très limitée à la
joué un rôle important dans ce développement coexistent sans se croissance nationale. La croyance selon laquelle
et à quel degré. Qui plus est, je suis très sceptique substituer les unes cette R & D au niveau national serait un facteur de
sur les récits habituels que l’on entend, notam- aux autres. Internet croissance pour un pays n’est rien d’autre qu’une
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ment vis-à-vis de l’idée que la relation entre ne tuera donc pas illusion, hélas très commune, de technocrates
l’innovation mondiale et la croissance mondiale forcément nationalistes.
est reproduite au niveau national. On suppose la télévision, Il est vrai que ceux qui s’intéressent à l’inno-
ainsi qu’il y a, ou qu’il devrait y avoir, une relation le cinéma, la radio vation pour des raisons professionnelles sont
directe entre l’innovation et la croissance éco- ou le théâtre. souvent à la recherche d’argent public et font,
Ici, l’entrée du Gloria
nomique d’un pays. Les politiques de recherche pour cette raison, des déclarations grandioses sur
à Cologne
sont d’ailleurs souvent basées sur cette croyance. le rapport de l’innovation au développement du
(Allemagne).
Or il n’y a pas de telle relation, et aucune raison de pays. C’est un élément central de leur business. Il
s’attendre à ce qu’il devrait y en avoir une. n’est donc pas surprenant qu’ils fassent un amal-
La raison en est très simple : dans la mesure où game entre l’innovation et l’utilisation au niveau
la croissance économique d’un pays dépend de national, car leurs demandes s’adressent à leur
nouvelles techniques, la principale source de gouvernement.
ces nouvelles techniques ne se trouve pas dans
le pays en question, mais dans les autres pays, Votre travail nous amène à repenser la place
notamment les plus riches. Par exemple, la crois- de l’innovation dans l’histoire. Comment
sance économique spectaculaire de la Chine n’a devrait-elle changer notre compréhension
pas été le résultat d’innovations chinoises. De des derniers siècles ?
même, l’énorme investissement du Japon en Une fois que nous nous serons débarrassés
recherche et développement (R & D) a eu une de l’hypothèse que l’innovation nationale est
influence négligeable sur son taux de croissance intimement liée à la prospérité nationale, nous
pendant de nombreuses années. Certes, la R & pourrons commencer à écrire des histoires de
D au niveau mondial contribue à la croissance l’innovation plus sensées. Par exemple, si la

22 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


France n’a inventé ni la voiture, ni l’avion, elle de nous convaincre que nous sommes créatifs,
s’est très bien portée dans ces deux secteurs, en originaux, innovants.
particulier avant 1914. À un niveau plus général,
on pourrait sûrement soutenir que vers 1800, Vous êtes critique vis-à-vis de la vision
la France, mais pas la Grande-Bretagne, était la de l’innovation qui met l’accent sur la
grande nation scientifique. C’était pourtant, à fatalité. Pour vous, le fait que certaines
l’époque, la Grande-Bretagne qui était plus déve- innovations aient un impact sur la société
loppée sur le plan industriel. Il faudrait égale- est une question de choix, pas de nécessité.
ment être un technocrate nationaliste aventureux Est-ce que cela signifie que nous devrions
pour prétendre que la montée en puissance des voir l’innovation en termes de politique,
États-Unis a été la conséquence de son ascension et non pas simplement en termes de
en tant que nation scientifique. développement technologique ?
Un autre point crucial est que les processus fon- Nous devons effectivement nous demander qui
damentaux dans l’évolution technique ne sont pas invente quoi et pourquoi. Puis nous devons nous
la création et l’innovation, mais plutôt l’imitation demander qui peut choisir entre les inventions
et l’adaptation. Nous sommes tous appelés à imi- à développer. L’idée de l’inévitabilité du change-
ter de plus en plus souvent. Des millions et des ment technique est absurde, comme cela apparaît
millions de personnes apprennent ainsi à utiliser clairement dès que l’on fait un bilan historique des
un smartphone ou un compte Twitter en imitant. inventions. Beaucoup plus de choses sont inven-
Partout où l’on regarde, l’imitation est en jeu – par- tées qu’il y en a d’utilisées. Seuls 10 % des brevets
tout les institutions, les programmes politiques environ seront un jour exploités, c’est-à-dire que
sont répliqués. D’ailleurs, qu’est-ce que la mon- 90 % seront rejetés. Ce qui est normal. Cela n’aurait
dialisation sinon un processus d’imitation ? Mais, aucun sens de développer tout ce qui est inventé. l
pour nous rassurer, nous avons peut-être besoin ProPos recueillis Par Thomas lePelTier

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Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 23


créativité et innovation

Le génie des Chinois


Quel est le pays qui a le plus inventé dans
l’histoire ? La Chine. Mais c’est l’Europe qui a
n Laurent testot n capté leur héritage.

S
i da fa’ming, les « quatre inven- sud est primordial en divination feng Cordoue est de très loin la plus four-
tions ». C’est le mantra des éco- shui. Avec l’essor naval de la Chine des nie d’Europe. Ce n’est qu’au 12e siècle
liers chinois, l’équivalent de la Song (960-1279), la boussole est systé- que les moines chrétiens maîtrisent
vieillotte formule rituelle « nos ancêtres matiquement utilisée sur les bateaux, la technique, ce qui entraîne un début
les Gaulois », une fierté nationale au qui réalisent quelques siècles plus d’industrialisation – il faut des moulins
pays de Mao. Ces mousquetaires du tard, avant que les Européens partent pour broyer la pâte à papier en volume
génie chinois ont pour nom boussole, à la conquête maritime du monde, la suffisant.
papier, imprimerie et poudre à canon. liaison entre la Chine, l’Inde et l’Afrique
Inventés en Chine, certes. Et l’on peut orientale. • L’imprimerie (dont le papier est un
malicieusement ajouter qu’elles ont C’est au 12e siècle que la boussole prérequis) est une invention chinoise,
été au fondement de l’hégémonie apparaît en Europe, chez les marins déclinée en plusieurs étapes. Dans
occidentale sur le monde aux 19e et italiens. Est-ce une invention sépa- la première moitié du 8e siècle, il est
20e siècles. rée, ou une diffusion par les routes de attesté que des ouvrages bouddhiques
la Soie ? Le débat reste ouvert. L’ou- commencent à être imprimés en très
• La boussole repose sur le constat til autorise en tout cas l’Europe à se grand nombre par xylographie (une
qu’un corps magnétisé peut révéler la projeter au-delà des mers à partir du planche gravée et encrée est pressée
polarité du globe. Elle donne à celui 15e siècle, alors que la Chine préfère sur le papier ou le tissu pour l’impri-
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qui souhaite s’« orienter » une référence étendre son territoire terrestre, en sou- mer). Dès le 10e siècle, la Chine des
fixe, qui peut être le nord (conven- mettant les steppes et en renonçant à Song imprime du papier-monnaie et
tion actuelle) ou le sud (convention la technologie navale. des manuels scolaires confucéens.
chinoise à l’origine). Elle contribue à Vers 1050, la population urbaine mas-
la puissance de l’État, car elle permet • Le papier résulte du broyage de culine est alphabétisée, l’économie à
de mesurer son territoire pour mieux fibres végétales. Inventé vers le 5e siècle moitié monétarisée, les impôts per-
l’exploiter, et de baliser les expéditions avant notre ère, il semble d’abord servir çus en billets de banque, et il existe
de reconnaissance pour planifier la à s’essuyer le fondement après déféca- des proto-industries sidérurgiques et
conquête. tion. Au début du 2e siècle de notre ère, textiles fournissant en volume consé-
C’est au 4e siècle avant notre ère que il est affiné afin de servir de support quent des biens courants ! Les inva-
l’usage de magnétite pour l’orientation à l’écriture. Ce qui facilite l’adminis- sions des peuples des steppes en 1127
est attesté en Chine. C’est un moment tration d’un vaste empire, la mise au mettent un terme à l’expérience. Il
crucial, dit des « Royaumes combat- point d’une bureaucratie importante faudra attendre le 19 e siècle avant
tants ». À partir de – 450, la Chine est et lettrée. Quand l’Empire romain se qu’une autre société, celle de Grande-
divisée entre plusieurs États, qui se voit géré par un corps restreint de fonc- Bretagne, arrive à un stade de déve-
déchirent en des guerres interminables tionnaires d’élite, la Chine peut se per- loppement comparable.
jusqu’à sa première unification, par la mettre une administration pléthorique D’autres procédés d’impression sont
voie des armes, en – 221. Cet état de et omniprésente. expérimentés. Bien avant Gutenberg,
guerre constant crée un besoin perma- Les Arabes découvrent cette inven- les caractères mobiles sont inventés
nent d’inventions. Jusqu’au 10e siècle, il tion à la fin du 8e siècle, après avoir cap- par un artisan, Bi Sheng, vers 1040,
semble que la boussole serve surtout à turé des ingénieurs papetiers chinois. puis à nouveau imaginés par le lettré
la divination – connaître la direction du Au 10e siècle, la bibliothèque arabe de Wang Zhen vers 1315. Les premiers

24 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


sont en céramique, les seconds en
bois, des choix de matériaux plus
robustes que le plomb de Gutenberg.
Vers 1450, ce dernier réinvente (ou
peut-être s’inspire de schémas de
livres chinois) l’imprimerie à carac-
tères mobiles, avec des presses plus
efficaces – l’Europe avait une avance
technologique en la matière grâce aux
travaux menés afin de pressurer plus

Bridgeman/Bibliothèque des arts décoratifs


efficacement le raisin pour le vin, cet
indispensable accessoire de la messe.

• La poudre à canon est connue


des alchimistes chinois au plus tard
vers 850, après qu’ils ont isolé en
corps purs ses composants – salpêtre,
soufre, carbone – et déterminé les pro-
portions optimales pour son explo- Fabrication de papier à partir de bambou. Gravure extraite de La Chine en miniature publié en
sion. Les « progrès » s’enchaînent : 1811 par Jean-Baptiste Breton de la Martinière (1777-1852).
la grenade est au point au 9e siècle,
le lance-flammes (tube de bambou
crachant des flammes) au 10e siècle, italiennes semblent les médiateurs technologique d’innovations. L’inven-
la bombe à fragmentation (distri- privilégiés de ce transfert technolo- tion a pour destin de voyager et d’être
buant de multiples bouts de métal aux gique entre Orient et Occident. améliorée. La Chine a su massivement
alentours pour mutiler plusieurs per- inventer, et l’Europe a capté cet héri-
sonnes) et les obus explosifs comme La revanche de la Chine tage par de multiples innovations qui
incendiaires au 11e siècle, la bombe Loin de se limiter à ces quatre objets, ont amélioré l’efficacité des inventions
bactériologique (une bombe à frag- la liste des inventions chinoises, en chinoises. Or c’est en copiant les inven-
mentation dont les sous-munitions matière d’armement, de techniques tions occidentales depuis trente ans
sont enduites d’excréments et de agricoles ou navales, de connaissances que la Chine a amorcé la trajectoire
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germes), la batterie de fusées et les mathématiques, médicales ou scien- qui est la sienne aujourd’hui, et qui en
mines terrestres et marines suivent tifiques occupe une encyclopédie de fera le leader mondial de demain. Nul
au plus tard dans la première moitié plusieurs milliers de pages (coordon- doute que les écoliers chinois y voient
du 13e siècle, alors que la Chine des née par Joseph Needham, en anglais, un juste retour des choses, en chantant
Song livre une guerre désespérée à ses sept volumes). Pourquoi un tel dyna- si da fa’ming… l
envahisseurs mongols… Sont men- misme ? Peut-être parce que la Chine
tionnés alors de véritables navires a bénéficié d’un cercle vertueux. Ses
à lire
cuirassés, propulsés par des roues à inventions en agriculture ont ainsi
aube, et des chars d’assaut, tractés par permis de nourrir une population très l « chine. Les inventions qui ont
des chevaux et équipés d’artillerie. importante, qui a représenté depuis changé le monde »
L’Empire mongol, qui a achevé dans vingt-cinq siècles entre le tiers et le Collectif, Les Cahiers de Science & Vie,
la seconde moitié du 13 e siècle la cinquième de l’humanité – un vivier de n° 113, octobre-novembre-décembre 2008.
conquête de tout ce qui est compris créativité sans aucun équivalent dans l Le génie de la chine.
entre la Corée et la Russie, Chine et l’histoire. 3000 ans de découvertes et
Perse comprises, diffuse une partie Alors, pourquoi la Chine ne domine- d’inventions
de ce savoir-faire létal et contribue à t-elle pas le monde aujourd’hui ? Robert Temple, 1986, trad. fr. Luc Boussard,
augmenter son efficacité. Le premier La réponse mêle sans nul doute un Philippe Picquier, 2007.
fusil est attesté en Mandchourie en écheveau complexe de causes écono- l La science chinoise et
1288, le premier canon connu sous miques, sociales et environnemen- l’occident
des formes identiques en Chine et tales. Mais il convient de se rappeler Joseph Needham, 1969,
en Italie ≈ 1325. À l’image d’un Marco qu’une invention a lieu à un moment trad. fr. Eugène Simion, Seuil, 173.
Polo, les marchands des cités-États déterminé, et qu’elle fonde une lignée

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 25


créativité et innovation

Innovation frugale :
le match Pour faire mieux avec moins,
se présentent deux voies :
n Laurent testot n jugaad ou low-tech. Comparatif.

F
aire mieux avec moins ! Quel Pour alimenter ce déluge de gadgets, une évidence, argumentent les défen-
beau slogan. Martelé telle une 3M laisse tous ses employés disposer seurs du low-tech.
évidence, il fonde l’exigence d’in- de 20 % de leur temps pour créer, et
novation frugale. Mais ses partisans déposer le fruit de leurs expérimenta- Les acteurs du théâtre
ne s’accordent pas sur les causes du tions dans une boîte à idées. des idées
problème, et cette divergence mène à Là où 3M ne sollicite que ses salariés, • Jugaad sonne comme un cri de
des comportements et des solutions les VRP du jugaad entendent fédérer ralliement. Le livre est orange vif, ses
distinctes. Entre jugaad et low-tech, les idées du monde entier, créer un pages irradient l’optimisme, égrainent
sommes-nous condamnés à choisir ? écosystème de collaboration mondiale. les termes positifs – citant, par exemple,
Deux livres récents, L’Âge des low-tech • Low-tech signifie basse technolo- un consultant qui évoque l’« amour »
de Philippe Bihouix, et L’Innovation gie, et s’oppose en toute logique au que suscite la firme Apple chez ses
jugaad de Navi Radjou, Jaideep Prabhu high-tech. Plutôt que d’acheter une clients. Ses hérauts sont, tel l’emblé-
et Simone Ahuja, permettent de jauger voiture dernier cri bourrée d’électro- matique N. Radjou, des jeunes gens
les arguments de ces deux courants. nique et donc de matériaux précieux, cosmopolites familiers des business
le consommateur devrait être encou- schools. Dynamisme et optimisme.
Deux champions de ragé à garder sa 2CV, que son voisin Chaque chapitre montre des exemples
l’innovation frugale garagiste peut réparer en toute auto- de jugaad dans des pays en voie de
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• Jugaad est le terme hindi pour sys- nomie avec une trousse à outils. Un développement, et se prolonge par l’in-
tème D – le D de débrouillardise. Ce problème : la 2CV pollue trop ! Il suffit terview d’un leader de multinationale
mot indien est riche de synonymes, d’apporter un correctif technologique- européenne (Lafarge, Siemens…), sans
tant les habitants des pays en dévelop- ment minimaliste – un filtre à parti- craindre le contraste : après tout, ce qui
pement sont habitués à pallier, par leur cules sur le pot d’échappement suffira. marche pour un entrepreneur indien
ingéniosité quotidienne, le manque Sur cette base, le programme low- concevant un bâtonnet de maquillage
de ressources. Les « sandales Hô Chí tech projette de changer notre civilisa- opérationnel sous la mousson vaut
Minh » du Viêtnam, ces tongs tail- tion, de tuer le capitalisme avant qu’il aussi pour L’Oréal, désireuse de cibler
lées dans de vieux pneus de camion, ait la peau de l’humanité. Planifier une « celles qui le valent bien » au bord de
chaussent ainsi depuis longtemps de décroissance soutenable, par exemple leur piscine. Ce qui sauve la coquette
nombreuses populations pauvres. Le en obligeant à fabriquer des biens paysanne indienne marchera pour la
concept jugaad permet de théoriser et simples mais réellement recyclables, jeune diplômée française, c’est une
systématiser les pratiques matérielles en gardant de petites usines de proxi- question de volonté.
et organisationnelles des millions de mité pour réparer ce qui s’use. Il ne • Low-tech œuvre comme un cou-
MacGyver sur Terre. s’agit pas de revenir à un temps sans peret tombant sur notre rêve de pro-
Le jugaad peut se voir comme un électricité, simplement de gérer volon- grès. La basse technologie s’inscrit
nouvel emballage du concept de tairement la rareté pour conserver un dans la logique des prophéties envi-
l’innovation par le bas, popularisé, minimum de confort. ronnementales de pollution généra-
par exemple, par la firme 3M. Celle-ci Si un tel effort n’est pas consenti lisée et de métaux précieux devenus
dépose au minimum 1 000 brevets par volontairement, c’est dans l’urgence et terres rares, si rares. Le livre est gris,
an, avec comme vedettes historiques la dictature qu’il devra se faire lorsque papier 100 % recyclé. L’auteur est ingé-
les Post-it ou l’enrouleur à scotch… la pénurie de ressources sera devenue nieur, « spécialiste de la finitude des

26 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


ressources minières ». Le recyclage des
voitures ? C’est pour lui un vœu pieux,
tant les matériaux dont elles sont faites
incluent des centaines de composants
précieux et impossible à isoler. Réa-
lisme et pessimisme.
P. Bihouix s’emploie à dénoncer ce
qu’il estime être des promesses illu-
soires. Non, martèle-t-il, les technolo-
gies vertes, les réseaux intelligents de
distribution d’énergie et d’information,
l’économie participative ou les nano-
biotechnologies ne sauveront pas le
monde. Elles sont gourmandes en res-
sources, difficiles à maintenir car com-
plexes, inégalitaires et bien incapables
de fournir le volume d’énergie dont
nous avons l’habitude de disposer.
Cheryl Ravelo/Reuters

Alors, comment faire mieux


avec moins ?
• Jugaad est synonyme de libéral. Les
solutions sont managériales, le voca- Un ouvrier philippin fabriquant un cadre de vélo en bambou.
bulaire mélange consulting et dévelop-
pement personnel. Il faut reformuler ou planétaire, qui dicte aux firmes un En refermant ces deux ouvrages, on
les problèmes, toujours voir le verre à comportement plus éthique. Mais il ne peut s’empêcher de penser que
moitié plein, travailler en réseaux, être faudra un sursaut éthique collectif, une tout les oppose, et en même temps
résilient, penser de manière flexible, prise de conscience de ce que la pla- qu’ils gagneraient à entrer en syner-
apprendre à improviser, faire au plus nète Terre a des limites, que l’humanité gie. Non, il ne s’agit pas de suggérer à
simple… Les échecs ne sont que des est en train de les outrepasser. P. Bihouix d’embaucher N. Radjou pour
étapes dans le parcours menant à la Pour cela, P. Bihouix estime que « la assurer la promotion de ses ouvrages.
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réussite. seule solution, c’est de rendre la tran- Juste de souligner que le marché des
Appliquer les principes de l’inno- sition désirable, nous convaincre que technologies vertes est devenu un cas
vation frugale reviendrait à « cataly- changer peut nous libérer… » Mais il d’école, depuis que la Chine, en conju-
ser l’innovation et la croissance » au reste conscient que ce rêve en vert guant jugaad (fabrication de panneaux
bénéfice de la génération des diy (do it évanescent ne peut se mesurer aux solaires à bas prix) et dirigisme d’État
yourself, faites-le vous-même). Fini les sataniques promesses du capitalisme, (investissements à perte dans ce secteur
gros budgets de R & D, les innovations qui nous pousse à « consommer comme considéré comme porteur), a détrôné
brevetées des grandes firmes. Place à des porcs » sans nous préoccuper de la l’Allemagne comme leader mondial des
l’économie frugale, à la dynamique survie de la planète. L’issue passe par énergies écologiques. Oui, on parle bien
de l’open source, à la collaboration une prise de conscience graduelle. Ça du premier pollueur de la planète. Car
boostée au réseau social. L’innovation, commence quand on accepte que la l’innovation, c’est aussi le penser diffé-
de verticale (quelques cerveaux réflé- maison soit moins chauffée… remment, le jeu du paradoxe. l
chissent et définissent la recherche),
devient horizontale, partagée, agie par
le plus grand nombre. Bref, le jugaad références
entend sauver le monde par le bon • L’innovation jugaad.
sens et le smartphone. Sans renoncer redevenons ingénieux !
à notre confort, créons les conditions Navii Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja,
nécessaires pour que chacun devienne Diateino, 2013.

l’entrepreneur de sa vie. • L’Âge des low-tech


Philippe Bihouix, Seuil, 2014
• Low-tech rime avec collectivisme.
Il prône une gouvernance étatique

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 27


créativité et innovation

Le rayon des tablettes


numériques dans le centre

Ian Hanning/Rea
commercial de Plan-de-
Campagne situé à Cabriès
(sortie nord de Marseille).

L’innovation, L es responsables politiques et


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économiques cachent souvent


leur impuissance en matière de
croissance derrière des odes à la gloire

clé du bien-être ?
de l’innovation. Ainsi l’Union euro-
péenne proclama-t-elle 2009 « Année
de la créativité et de l’innovation »
en affirmant solennellement : « La
créativité et l’innovation contribuent
L’innovation serait le moteur à la prospérité économique aussi bien

de la croissance et de l’emploi : qu’au bien-être individuel et social. »


L’histoire semble valider cet axiome.
cette apparente vérité, qui sert de De grandes innovations de rupture
comme les chemins de fer, ainsi
fondement aux politiques d’innovations, que l’amélioration généralisée des

est pourtant loin d’être évidente. techniques de production ont fait


fructifier le capitalisme industriel du
19e siècle qui s’est ensuite épanoui
en un capitalisme créatif sur un riche
n danièLe BLondeL n terreau de technologies innovantes
Économiste, professeure émérite à l’université Paris-IX, membre fondatrice en 2000 de (informatique, électronique, biotech-
l’Académie des technologies, elle a publié, entre autres, Innovation et bien-être. Une relation nologies…), tandis que la santé et
équivoque, PubliBook/Société des écrivains, 2010. l’espérance de vie étaient spectacu-

28 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


lairement améliorées par des inno- économique : il s’agit de gagner des domaine, ils furent aussi des chefs
vations thérapeutiques. Croissance marchés en se différenciant des d’orchestre animant une partition
et qualité de vie semblent donc bien concurrents, soit par des coûts infé- économique inédite et conférant à
aller de pair avec l’innovation. rieurs, soit par une offre inédite. leur entreprise une renommée et des
Pour autant, chaque pays est-il fondé Innover se résume rarement en une positions monopolistiques impres-
à pratiquer une politique incitative en décision ponctuelle. Le plus souvent, sionnantes. Beaucoup d’autres inno-
la matière et comment peut-il choisir il s’agit d’un cheminement permet- vateurs, plus ou moins médiatisés,
les leviers adéquats sans avoir pré- tant de transformer une intuition de parfois dissimulés dans les replis des
cisé ses réponses à deux questions business en réelle source de profit. grandes entreprises ne sont pas deve-
essentielles : « En quoi cette potion L’idée initiale n’est pas forcément nus de telles légendes vivantes mais
magique consiste-elle ? » et « Le bilan un nouveau savoir scientifique ou partagent avec ces vedettes le talent
bien-être de l’innovation est-il stricte- technologique car l’innovation peut qui leur a permis de tirer profit d’une
ment positif ? » prendre une infinité de formes autres idée originale ; fondé ou non sur la
La science économique ne peut que celle d’un nouveau procédé ou science et la technologie, leur projet
répondre à ces questions puisqu’elle d’un produit radicalement inédit. est sorti victorieux d’une âpre compé-
ignore le phénomène d’innovation Ce peut être un nouveau design, une tition économique. Comment y sont-
comme le remarque William Baumol nouvelle organisation ou encore un ils parvenus ?
dans l’ouvrage récent qu’il a consacré nouveau système d’information ou Sur le chemin qui mène de l’idée au
a ce sujet (1). de communication formel ou infor- marché, tous les projets originaux de
Cette lacune ne doit pas étonner : mel (comme Facebook). Ce ne sont création de valeur économique ne
c’est la conséquence logique des pas la qualité et l’ambition du projet conduisent pas au succès commer-
hypothèses retenues par la théorie originel qui définissent ses chances cial, car il leur faut surmonter trois
économique orthodoxe. Comme l’a de réussite. Tout projet peut aboutir risques redoutables :
montré Joseph Schumpeter, l’inno- à une innovation s’il rencontre une • le risque technique, car un proto-
vation ne peut être facteur de déve-
loppement qu’en perturbant les
situations acquises et n’a donc pas de
place dans les modèles de croissance de beaux projets scientifiques ou
équilibrée.
Pourtant, ce sont ces derniers qui technologiques comme le concorde
servent encore de fondement aux peuvent ne jamais trouver leur marché
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politiques incitatives. L’entrepreneur-


innovateur qui introduit et assume et échouer dans le cimetière
l’incertitude ne peut entrer dans
l’habit trop étroit de l’Homo œcono- des éléphants blancs.
micus parfaitement rationnel ; les
déséquilibres qu’engendre fatale-
ment la destruction créatrice déclen-
chée par l’innovation sont incompa- demande solvable, mais de beaux type séduisant n’est pas forcément
tibles avec l’hypothèse des marchés projets scientifiques ou techno- transformable en produit marchand
autorégulateurs. logiques (Concorde par exemple) et profitable ;
Avant d’évaluer le rôle de l’innova- peuvent ne jamais trouver leur mar- • le risque financier qui prend une
tion dans la croissance et le mieux- ché et échouer dans le cimetière des intensité croissante à chaque étape
être, il faut donc donner un sens au éléphants blancs. du projet ;
comportement des innovateurs en • le risque du marché au moment de
éclairant l’espace agité et complexe de Qui innove et pourquoi ? la sanction par les clients éventuels :
la concurrence. Au siècle dernier, John Ford, le baron marché trop étroit pour rentabiliser
Bich, Steve Jobs, Gilbert Trigano les investissements ; arrivée trop tar-
De l’idée au marché furent de talentueux innovateurs sans dive sur un marché déjà occupé par
L’innovation ne doit pas être être de célèbres inventeurs. Ils ont la concurrence.
confondue avec l’invention, même si simplement pris le risque de lancer Or surmonter toutes ces épreuves
cette dernière peut en être la source. et faire prospérer des sources origi- nécessite parfois du temps et suppose
Son but n’est pas intellectuel mais nales de profit. Pionniers dans leur de passer par de nombreux détours,

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 29


créativité et innovation

comme le montrent les exemples de l’amorce d’un processus complexe idées en beaux objets techniques mais
Post-it et Varilux (encadré p. 27). qu’il faut gérer de manière collective. conquérir des marchés et éventuelle-
L’épopée Varilux (2) qui aboutit fina- L’entreprise, lieu naturel de la mise en ment des positions dominantes sur les
lement à une multinationale du œuvre des projets d’innovation, qu’elle places commerciales et financières. La
CAC40 (Essilor) dessine bien égale- soit grande ou petite, traditionnelle ou variété de leurs projets stratégiques
ment le chemin tortueux que doit une start-up, doit en effet maîtriser la dicte la spécificité de leurs rapports à
emprunter une idée novatrice pour cohérence d’un processus qui enche- la recherche.
créer et développer un vrai marché. vêtre trois dynamiques. Celle du pro- Ainsi, dans le secteur de l’automo-
L’épopée Varilux naît au début des jet économique initial qui, précisé et bile, certaines, misant sur la voiture
années 1950 quand le fabricant de enrichi au cours des différentes étapes, électrique, s’inspirent de la recherche
lunettes Bernard Maitenaz a l’idée doit être rendu à tout moment compa- fondamentale et pluridisciplinaire,
de remplacer des verres à double tible avec la dynamique managériale d’autres s’efforcent peu à peu d’amé-
foyer (divisé en une partie haute qui de la mise en œuvre. liorer le rendement énergétique et de
permet de voir de loin et une par- Ces deux dynamiques internes ne diminuer l’empreinte écologique des
tie basse pour voir de près) par des suffisent pas pour créer une activité carburants traditionnels.
verres progressifs. Entre l’idée de viable et profitable ; elles doivent Par ailleurs, la relation qu’elles
départ (1950), les premières mises sur se combiner l’une et l’autre avec la entretiennent avec la recherche
le marché (1959) et la conquête du dynamique des contraintes exté- de base est diverse. Cette relation
marché international, il s’est déroulé rieures, notamment juridiques et se situe parfois principalement en
près de vingt ans. Entretemps, il y financières. amont de la production (médica-
ments) ; dans d’autres cas, le ques-
tionnement aux chercheurs est
imbriqué dans la gestion du projet
Les relations entre la science et l’économie à toutes les étapes, y compris celle
de la commercialisation. Enfin, cer-
constituent des systèmes complexes et taines innovations économiquement
vivants de questions/réponses entre deux fructueuses semblent n’avoir pas eu
besoin de recherche du tout. Ainsi en
mondes aux objectifs différents. est-il du couteau suisse et des inno-
vations dites incrémentales qui amé-
liorent la performance des systèmes
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par simple exploitation des retours


a eu des hésitations, des essais, des Or, aucune de ces trois trajectoires d’expérience.
échecs partiels et des obstacles tech- n’est naturellement en phase avec L’extension du secteur immatériel
niques et commerciaux à surmonter, les autres, car chacune obéit à des des services fait proliférer les occa-
une réorganisation de l’entreprise (la impulsions indépendantes parfois sions, notamment sur le terreau des
fusion de Essel et Silor pour donner contradictoires, en particulier du technologies de l’information et de
naissance à Essilor). Avec le recul, on point de vue du timing. Le succès la communication. Même si leurs
pourrait croire à un schéma linéaire d’une innovation dépend donc du racines profondes sont scientifiques,
menant de l’idée initiale à la réussite fonctionnement sans à-coup de cette leur valeur économique puise à bien
commerciale, mais l’histoire réelle est sorte de triple hélice qui trace la route d’autres sources. Qui peut dire, par
plus tortueuse. Elle montre le carac- du projet entrepreneurial vers le mar- exemple, ce que Facebook doit à la
tère non déterministe de la relation ché en assurant peu à peu son intégra- recherche ?
entre l’invention et l’innovation. En tion profitable parmi les acteurs de la
effet, B. Maitenaz, l’inventeur très concurrence. Deux univers distincts :
compétent, dut être très obstiné pour science et économie
faire progresser son projet sur un L’innovation dépasse Aujourd’hui, les relations entre la
chemin technologique peu conforme la nouveauté science et l’économie ne sont donc
aux dogmes scientifiques et dans un Les entreprises ne sont donc pas pas majoritairement de type amont/
parcours commercial et industriel des engrenages qu’il suffit d’huiler aval. Elles constituent plutôt des sys-
semé de chausse-trappes. à l’aide de nouveaux savoirs pour tèmes complexes et vivants de ques-
Dans chaque projet, l’idée initiale, qu’elles innovent. Innover ne signi- tions/réponses entre deux mondes
aussi stimulatrice soit-elle, n’est que fie pas seulement transformer des aux objectifs différents : les acteurs

30 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


de la science ont pour mission de entre l’innovation et la qualité de la par le modèle spaghetti déjà adopté
produire des savoirs qui deviennent vie pour deux raisons principales. La par les informaticiens pour les sys-
des biens publics ; ceux de l’écono- première est que le critère humaniste tèmes désordonnés et difficiles à
mie marchande utilisent diversement l’emporte rarement sur le critère du contrôler. La métaphore est ample-
ces savoirs pour se doter d’avantages bénéfice. La politique des big pharma ment validée par l’observation : pour
concurrentiels. le montre bien : longtemps focalisés un système d’innovations comme
La finalité des deux démarches ne sur la production de remèdes à l’effet pour une assiette de spaghettis, il suf-
doit pas être confondue au point peu spectaculaire pour des popula- fit de tirer sur un élément d’un côté
de mobiliser systématiquement les tions très nombreuses (cholestérol), pour que des mouvements imprévi-
chercheurs publics au profit de l’in- elles se tournent maintenant vers sibles et complexes se produisent et
novation, car cette dernière peut être les niches de maladies rares dont ce jusqu’au côté opposé. Ceci revient
très rentable sans que la collectivité les traitements très coûteux sont à dire que les politiques ne peuvent
en tire de bénéfices autres qu’un largement subventionnés. Ensuite, ni contrôler ni maîtriser le chemine-
accroissement ponctuel de produc- toute innovation peut-être à la fois ment de leurs incitations. Tel est le
tion (qui peut d’ailleurs se produire source de bien-être et génératrice de dilemme de l’apprenti-sorcier. l
à l’étranger). Justifier aujourd’hui la troubles collectifs : Internet en est un
mobilisation des chercheurs publics bon exemple.
dans la bataille de l’innovation dans Pour orienter les innovations vers (1) William J. Baumol, The Free-Market Innovation
l’espoir d’un bien-être accru pour la la qualité de vie, il faudrait connaître Machine. Analysing the growth miracle of capitalism,
Princeton University Press, 2002.
collectivité (2) n’est-ce pas négliger le cheminement d’une innovation et
(2) Jean-Charles Le Roux, L’Épopée Varilux, Perrin,
ainsi le phénomène de destruction ses points d’impact sur l’économie 2007.
créatrice et confondre le niveau de et la société. Nous savons depuis (3) Comme l’a fait par exemple Geneviève Fioraso,
bien-être et celui de la production ? longtemps que ce n’est pas possible. ministre de l’enseignement supérieur, en présentant sa
La trajectoire de l’innovation n’est loi sur l’enseignement supérieur et la recherche en juillet
Une incidence improbable pas linéaire et elle fait parfois des 2013.
(4) John Bessant, « Managing knowledge spaghetti »,
sur la qualité de vie boucles. Business School, University of Exeter, octobre 2011, et
Il reste finalement difficile d’établir John Bessant (4), spécialiste de l’in- « Managing Knowledge Spaghetti », www.youtube.com/
une relation déterministe et stable novation, suggère de le représenter watch?v=ZEDZ5apR2i0, 31 mai 2012.

n
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Un long et tortueux chemin Hong Kong, octobre 2014.


Mur de Post-it en faveur
vers le succès du mouvement prodémocratie.

L’idée des Post-it, ces petits autocollants qui ont envahi


nos bureaux et nos maisons, est née dans la tête d’un
employé de la firme 3M (1).
Exaspéré de voir tomber toutes ses marques de page
pendant qu’il chantait dans une chorale, il demanda
aux laboratoires de la firme en question de fabriquer
un prototype répondant à son besoin. Les fournisseurs
habituels de matériel de bureau déclarèrent que c’était
une invention stupide, mais les employés de 3M avaient
Alex Ogle/AFP

eux-mêmes tellement apprécié le prototype que la


secrétaire du président envoya des spécimens aux
secrétaires de direction des 500 plus grosses firmes des
États-Unis. Les papillons (uniquement jaunes à cette
(1) En 2012, la firme 3M a un chiffre d’affaires mondial de près de 30 milliards de
époque) soulevèrent alors l’enthousiasme et prirent leur
dollars et présente ainsi son cœur de métier : 3M capture l’essence des idées nou-
envol dans le monde entier. l d.b. velles et les transforme en milliers de produits ingénieux.

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 31


créativité et innovation

Innover, c’est créer et détruire


Si pour Bill Gates et Microsoft l’innovation est la condition de leur richesse, il n’en va pas de
même à l’échelle des sociétés. Car toute création est aussi destruction.
La réussite fulgurante d’un innovateur et préférences grâce à des offres bienfaisante pour tous et respectueuse
comme Bill Gates ne fait pas rêver inédites et bouleverse ainsi les des équilibres de marché. Elle est
seulement les start-up. Elle éblouit relations d’échange, de production faite de nombreuses fractures en
aussi les responsables politiques qui et de répartition au profit de ceux qui termes d’emploi, de revenus, de
présentent souvent l’innovation comme prennent le risque d’innover. Ce sursaut développement territorial et de
la route glorieuse vers l’abondance de l’économie n’est donc pas gratuit démographie. En face de ceux
et le bien-être. Mais peut-on déduire car la restructuration de la demande qui tirent profit de l’innovation en
de la saga d’un innovateur devenu solvable déstabilise de nombreux augmentant leurs gains, il y a tous
philanthrope un modèle économique et secteurs et marchés au point de ruiner ceux qui, devenus inutiles, doivent
social pour un pays ? Toute collectivité parfois des activités entières : celle souvent être assistés par la collectivité
ne serait-elle qu’une sorte de grosse des diligences au profit des chemins publique. Ces coûts humains et
entreprise tendue vers le succès de fer, des marchands de chandelles sociaux doivent s’inscrire au passif du
commercial et le profit ?
Pour l’économie orthodoxe, c’est une
évidence : en gonflant le produit national,
l’innovation gonfle aussi le pouvoir
d’achat et ouvre ainsi automatiquement
la route du mieux-être. Du même
coup, il n’y a pas à s’interroger sur
l’instrumentalisation de la recherche
publique : en boostant l’innovation, elle
œuvre pour le bien-être collectif.
Chip Somodevilla/GettyImage North America/AFP

Mais peut-on accepter un indicateur de


croissance globale pour mesurer les
effets de l’innovation ? La réponse est
négative. D’abord parce qu’elle entretien
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une confusion entre le plus et le mieux.


Aucune innovation, qu’elle soit
productiviste ou créative, ne peut
s’introduire dans une économie
sans modification des structures de
production et de consommation. Ainsi, Bill Gates lors d’une conférence à Washington en septembre 2014.
lors des trente glorieuses en France,
la rapide croissance de la productivité remplacées par des lampes à pétrole bilan de l’innovation à côté des coûts
agricole, bien supérieure à celle des qui furent elles-mêmes évincées plus écologiques nés de la destruction de la
autres secteurs, déclencha-t-elle un tard par les ampoules électriques, nature.
fort exode rural mais cette destruction tandis que le pétrole, évinçant le Mais le bilan économique de l’innovation
créatrice est encore plus spectaculaire. charbon dans les usages industriels, ainsi rectifié ne suffit pas à établir un
L’innovation ne peut plus alors être devenait la ressource énergétique la bilan bien-être car en plus des effets
confondue avec une petite pluie plus convoitée jusqu’à ce que son de revenu, ce dernier doit refléter les
régulière et partout bienfaisante. Elle prix et ses inconvénients écologiques gains et les pertes en matière de qualité
ressemble plutôt aux tornades qui stimulent le développement des de la santé et de la vie qu’apportent
déracinent les arbres vermoulus tout en énergies renouvelables. les innovations thérapeutiques
apportant des graines venues d’ailleurs. ou les nouveaux systèmes de
Si l’innovation évite aux économies L’innovation, source de rupture communication (1). l d.b.
de dépérir ou de s’immobiliser dans L’empreinte de l’innovation sur
(1) Danièle Blondel, L’Innovation pour le meilleur et pour
un état d’équilibre stationnaire, c’est l’économie n’est donc pas celle le pire, Hatier, 1990, et Innovation et bien-être. Une rela-
en effet qu’elle modifie les goûts d’une croissance homothétique, tion équivoque, PubliBook/Société des écrivains, 2010.

32 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


FORMATIONS

O R M AT IONS TRAVAIL
les F de

les FORMATIONSde Pour aller plus loin, une formation

les FORMATIONSde
Innovation
de la théorie aux pratiques
Innover ou périr ! Pour les entreprises, collectivités, l’inno-
vation semble être le remède universel pour sortir de
la crise. Est-ce aussi sûr ? Au-delà des slogans, cette for-
mation explore les facettes de l’innovation – technolo-
gique, économique, sociale, culturelle. Quelques idées
reçues seront remises en cause pour montrer que l’in-
novation repose sur quelques lois simples. Quelles sont
ces lois ? Comment les mettre en oeuvre ?

Programme
Objectifs
1. Penser l’innovation
• Identifier les véritables ressorts
de l’innovation
- Les visages de l’innovation technique, organisationnelle,
sociale et culturelle.
• Savoir mettre en œuvre une
stratégie d’innovation
- Qu’est-ce que la créativité ?
- Qui sont les innovateurs ?
- La logique des usages, comment les innovations se diffusent… ou non.
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Public
2. L’innovation en action
Dirigeant d’entreprises, cadres
dirigeants, cadres intermédiaires. - La dynamique de l’innovation, de l’idée au concept et aux applications.
- Trois lois d’innovation : innover par transformation, par recomposition
ou par transfert.
Formateur - Comment mettre en œuvre une stratégie d’innovation en organisation.

Jean-François Dortier
Sociologue, fondateur et dirigeant Durée 1 journée (7 heures)
de Sciences Humaines, il est Tarif par personne
aussi conférencier, formateur et Entreprises & collectivités territoriales : 750 € HT
auteur de plusieurs ouvrages sur Associations & particuliers : 450 € HT
les sciences humaines et leurs Formation intra-entreprise sur demande.
applications (Les humains, mode
d’emploi, 2009), L’homme cet
étrange animal (2012), Le Cerveau Prochaine session :
et la Pensée (décembre 2013).
Il vient de diriger ce numéro sur
«L’innovation et la créativité».
Paris, jeudi 21 mai 2015
Inscrivez-vous
Pour recevoir le dossier d’inscription, puis la convention de formation
RÉFÉRENCE DE LA FORMATION : SHF - INN15 pour l’organisme qui assure le financement, écrire à :
formations@scienceshumaines.fr - Tél. : 03 86 72 07 08
créativité et innovation

La « grande stagnation » :
et si l’innovation était
en panne ? Et si les innovations d’aujourd’hui
n’étaient plus porteuses de croissance ?
Plusieurs économistes américains
soutiennent cette thèse
qui fait débat aux états-Unis.

L
es téléphones portables et gique ». Les idées révolutionnaires qui En l’occurrence, R. Gordon considère
tablettes mobiles et les objets sont à la base de la révolution numé- que ses trois inventions les plus déci-
connectés font croire que nous rique auraient donné l’essentiel de leurs sives sont apparues en l’espace de trois
sommes en train de vivre une troi- effets ; il est donc de plus en plus difficile mois en 1879 : Thomas Edison a inventé
sième révolution industrielle. Pourtant, de trouver des idées novatrices. L’inno- l’ampoule électrique, Karl Benz a mis
de l’autre côté de l’Atlantique, des vation s’essouffle, ce qui ne manquera au point un moteur à allumage élec-
économistes réputés soutiennent au pas de freiner la croissance américaine trique et David Edward Hughes a réussi
contraire que les innovations actuelles sur le long terme et, par là même, celle à envoyer des ondes sur une distance
sont loin d’être comparable à ce que du reste du monde. Ce ralentissement de plusieurs centaines de mètres. Les
furent les deux premières. Et si, à long était déjà à l’œuvre avant la grande progrès observés ensuite jusqu’à 1972
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terme, c’est le progrès technologique récession de 2008 ; la crise financière consistèrent finalement à développer
qui constitue la principale source de mondiale nous en aura juste dissimulé des inventions subsidiaires et complé-
croissance, force est de constater que un temps les tendances lourdes en nous mentaires à celles apparues au tour-
celui-ci marque le pas. Et les pays avan- suggérant qu’il n’était que momentané. nant du siècle. La troisième révolution
cés auraient donc basculé dans une Un autre économiste de renom, Robert industrielle se déroula de 1960 à 2005
période de « grande stagnation ». Gordon, de la Northwestern University et offrit les ordinateurs, Internet et les
(Illinois), a, de son côté, déclaré « la fin téléphones mobiles.
L’innovation s’essouffle, de la croissance américaine ». Dans un Chacune de ces phases a été suivie par
la croissance freine article paru en 2012 qui a fait beaucoup une période d’expansion économique,
La Grande Stagnation est le titre d’un de bruit (1), il rappelait qu’au cours des en particulier la deuxième : la produc-
livre publié en 2011 par Tyler Cowen, un deux derniers siècles et demi, le monde tivité augmenta rapidement entre 1890
économiste réputé qui soutient que l’in- a connu trois révolutions industrielles. et 1972. Une fois que les innovations
novation est entrée dans une phase de La première se déroula de 1750 à 1830 sont pleinement exploitées, la crois-
rendements décroissants où les effets et délivra, entre autres, la machine à sance ralentit : ce fut notamment le cas
de la technologie marquent le pas et vapeur, le filage du coton et les voies à partir de 1972. Dans le sillage de la
où l’on atteint un « plateau technolo- ferrées. La deuxième, la plus impor- troisième révolution industrielle, une
tante, s’étala de 1870 à 1900 et engendra période de forte croissance s’amorça
des innovations aussi diverses que les en 1996, mais elle s’interrompit dès
n martin anota n centrales électriques, le moteur à com- 2004. Non seulement elle fut de courte
Professeur de sciences économiques et sociales bustion interne, l’eau courante avec la durée, mais elle eut peu d’impact sur
au lycée René-Descartes de Champs-sur-Marne plomberie intérieure, les moyens de notre productivité et notre niveau de
(Seine-et-Marne). communication, la chimie et le pétrole. vie. Pour R. Gordon, aucune des innova-

34 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


Northwestern University
Rogier van Bakel/eagereyephoto.com

George Mason University


robert Gordon.

William Janeway. Tyler cowen.

tions qu’elle a générées n’aura été aussi marqueraient finalement un « retour à Ce dernier choisit de mettre un terme
influente que celles du passé : dans notre la normale ». La croissance du niveau à la troisième révolution industrielle
quotidien, les téléphones portables nous de vie était quasiment nulle avant 1700 : en 2005, soit quarante-cinq ans après
sont moins utiles que l’eau courante… jusqu’à cette date, plusieurs siècles ses débuts, mais moins de la moitié
Non seulement le potentiel d’innova- devaient s’écouler pour que le niveau du temps donné aux première et deu-
tion de la révolution numérique semble de vie double. En revanche, celui-ci a xième révolutions industrielles pour
épuisé, mais R. Gordon doute qu’une été multiplié par deux aux États-Unis suivre leur cours. Cela revient à juger
quelconque innovation majeure appa- entre 1929 et 1957, c’est-à-dire en seu- de l’impact de l’électricité seulement
raisse ces prochaines décennies. Il sug- lement vingt-huit ans, et de nouveau quarante-cinq ans après l’implantation
gère que les avancées technologiques entre 1957 et 1988, c’est-à-dire en trente de la première usine électrique en 1882,
peuvent être anticipées cinquante ans, et un ans. En fait, R. Gordon considère c’est-à-dire à une date où les industries
voire un siècle, en avance. En 1863, Jules qu’avec le ralentissement de la produc- manufacturières ne découvraient qu’à
Verne avait prévu assez finement ce que tivité que l’on observe depuis 1970, la peine les bénéfices de cette énergie
serait Paris un siècle plus tard en décri- croissance mondiale retrouve peu à pour leur organisation interne et où
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vant des voitures dotées de moteurs peu le rythme qu’elle connaissait avant l’électroménager n’en était qu’à ses
à combustion alimentés par du gaz la première révolution industrielle. Ces balbutiements. l
et des rues éclairées par des lumières 250 dernières années de croissance
reliées par un réseau souterrain. De n’auront donc été qu’une parenthèse
même, le concept d’eau courante exis- historique. (1) en ligne sur http://faculty-web.at.northwestern.edu/
tait déjà sous l’Antiquité, mais il man- Les thèses de T. Cowen et R. Gordon economics/gordon../Is%20US%20Economic%20
Growth%20Over.pdf
quait alors les ressources financières et ont, bien sûr, déclenché de nombreuses
la détermination politique nécessaires critiques. Tout d’abord, l’idée d’une
références
pour la mettre en place. Les progrès les stagnation durable de l’activité n’est
plus attendus aujourd’hui concernent pas nouvelle. Elle semble regagner en • the great stagnation. How america ate all the
essentiellement le domaine médical, popularité à chaque fois que l’écono- low-hanging food of modern history, got sick,
les robots, l’impression en 3D, l’intelli- mie connaît un ralentissement pro- and will (eventually) feel better
Tyler Cowen, Dutton Adult, 2011.
gence artificielle, les big data et les voi- longé. Alvin Hansen affirmait à la fin
• « is us economic growth over ? Faltering
tures sans conducteur. Or, selon R. Gor- des années 1930 que les États-Unis innovation confronts the six headwinds »
don, aucune de ces innovations n’aura subissaient alors une « stagnation sécu- Robert Gordon, NBER Working Paper,
autant d’impact sur la productivité et le laire » en raison d’un essoufflement n° 18315, 2012.
niveau de vie que celles générées lors de l’innovation et de la croissance • « the demise of u.s. economic growth.
restatement, rebuttal, and reflections »
de la deuxième révolution industrielle. démographique, mais la forte crois-
Robert Gordon, NBER Working paper,
sance d’après-guerre a été un radical n° 19895, 2014.
Retour à la normale démenti à sa thèse. Surtout, William • « La temporalité de la croissance »
Le tarissement de l’innovation et le Janeway a souligné un défaut évident William Janeway, Les Échos, 24 janvier 2013.
ralentissement du progrès technique dans le raisonnement de R. Gordon.

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 35


créativité et innovation

rencontre avec Marc Giget


« Les gens aspirent
au progrès,
pas à l’innovation »
Dr

nmarc giget
Docteur en écono-
Selon l’économiste Marc Giget, nous sommes aujourd’hui dans
mie internationale cette inquiétante période de transition durant laquelle l’innovation
et en économie du
développement, il devient visible dans beaucoup de secteurs mais pas encore ses
a publié La Dyna-
mique stratégique
résultats sur l’emploi, la croissance et notre bien-être.
de l’entreprise. Inno-
vation, croissance

M
et redéploiement à arc Giget a exploré l’innovation sous tous comprendre que l’on puisse vivre une
partir de l’arbre de ses angles : comme chercheur, ensei- troisième révolution industrielle sans
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compétences, Dunod, gnant, consultant et entrepreneur. Il a croissance ?


1998. débuté sa carrière comme économiste en créant En effet, dans les pays occidentaux de plus en
et dirigeant le Sest, groupe de recherche sur les plus de dirigeants et d’experts s’inquiètent depuis
techniques nouvelles de 1973 à 1983. En 1983, il quelques années d’un « gap de l’innovation » (inno-
crée Euroconsult, devenue leader parmi les sociétés vation gap) constatant que les innovations techno-
d’études et d’évaluation indépendante de grands logiques actuelles ne sont plus créatrices d’emploi
projets d’innovations. En 1998, il devient titulaire et de croissance comme ce fut le cas pour les révo-
d’une chaire d’économie et gestion de l’innovation lutions industrielles précédentes.
au Cnam (qu’il quittera en 2007). L’année sui- Pour comprendre ce phénomène, il faut repartir
vante, M. Giget lance « Les Mardis de l’innovation », de la notion de « destruction créatrice » de Joseph
des cours/conférences ouverts et gratuits sur les Schumpeter. L’innovation possède toujours deux
cultures de l’innovation (www.mardis-innovation. facettes : l’une créatrice, l’autre destructrice.
fr/). En 2002, il crée l’Institut européen de stratégies Une révolution industrielle est à double face :
créatives et d’innovation (IESCI), organisme de un monde s’effondre et un autre émerge. Mais
recherche et formation sur l’innovation et le renou- la destruction précède la création. On l’observe
veau des entreprises. En 2008, M. Giget crée le Club aujourd’hui dans de nombreux secteurs. Prenons
de Paris des directeurs de l’innovation. la musique : l’industrie musicale a été profondé-
ment déstructurée par l’arrivé du numérique, le
Alors que l’on entend dire que nous vivons téléchargement gratuit, l’écoute en ligne… sans
une troisième révolution industrielle, que l’on voie clairement ce qui va la remplacer.
certains s’inquiètent au contraire d’une Une chaîne de distribution comme Virgin qui dis-
« stagnation séculaire ». Comment tribuait de la musique a dû fermer. Dans de nom-

36 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


breux secteurs, la situation est identique. Regardez chait un dispositif pour verser de l’eau. Il existait un
l’édition et la presse ! système similaire pour prendre des douches.
Nous vivons une période de transition où la des- Ces innovations n’ont pas surgi ex nihilo. Les
truction est très visible, mais on ne voit pas encore Grecs étaient de grands voyageurs et ont fait de
arriver le nouveau. Voilà ce qu’est l’innovation gap. nombreux emprunts (comme plus tard la Renais-
L’innovation est partout, mais on ne voit pas se sance a beaucoup emprunté aux Arabes, qui eux-
créer les millions d’emplois qui avaient accompa- mêmes ont emprunté aux Indiens, dont le zéro
gné les précédentes révolutions industrielles, celles et le système décimal, les chiffres arabes sont des
de l’électricité, du moteur à essence. chiffres indiens). Après les Grecs, les Romains ont
Dans les services également, les innovations sont fait de grands progrès dans le domaine du génie
destructrices d’emploi : les distributeurs automa- civil et de l’architecture. Ils l’ont fait en s’appro-
tiques de billets avaient supprimé des emplois dans priant et en capitalisant les acquis antérieurs et en
les banques ; désormais, ce sont les caisses automa- les portant à un niveau supérieur.
tiques dans les supermarchés qui sont concernées. Car les grandes innovations ne surgissent pas de
Un très grand nombre d’emplois vont encore dis- rien : elles rassemblent et regroupent des apports
paraître dans des professions où la robotique peut multiples avant de les porter à un stade supérieur
remplacer des emplois non qualifiés. Mais on ne de synthèse créative.
voit pas à ce jour ce qui va le remplacer. Voilà pour-
quoi l’innovation gap inquiète tant. Qu’appelez-vous « synthèse créative » ?
L’invention de l’imprimerie avait supprimé C’est ce moment particulier où la myriade d’inno-
quelques milliers d’emplois de copistes, d’enlumi- vations particulières et locales fusionnent entre
neurs et de relieurs, mais le livre a créé une industrie elles pour former un chef-d’œuvre tel que les cathé-
prospère d’imprimeurs, d’ouvriers du livre, de cor- drales du Moyen Âge, l’automobile ou l’avion. Pour
recteurs, de linotypistes, de libraires. Aujourd’hui, construire un bateau qui traverse l’Atlantique, il ne
on assiste à une phase de destruction, mais la créa- suffit pas d’inventer la boussole et le sextant, il faut
tion tarde à venir. combiner un très grand nombre de petites inno-
vations. De même, la construction des cathédrales
Quelles sont ces grandes périodes et quelles gothiques au Moyen Âge est un concentré d’inno-
leçons en tirer ? vations architecturales et esthétiques.
Friedrich Nietzsche nous rappelle que « l’avenir Mais en matière d’innovation, le meilleur arrive
appartient à ceux qui ont une longue mémoire ». souvent à la fin. Entre les deux, il y a forcément des
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Pour comprendre cette période de transition que moments de tension, d’inquiétude, de crise. C’est la
nous vivons, il faut se replonger dans le passé. L’his- période que nous vivons aujourd’hui.
toire humaine a connu d’autres grandes périodes
d’innovation à la fois techniques, sociales, éco- Les innovations ont toujours été à la fois
nomiques, culturelles. Aux sources de la culture source de crainte et d’espoir. Il y a toujours
européenne, il y a eu de grands moments créatifs. eu des technophiles et des technophobes.
La Mésopotamie et l’Égypte qui furent de grands Effectivement, mais aujourd’hui, l’innovation n’est
foyers d’innovations scientifiques et techniques. plus perçue de la même façon par les élites et l’opi-
L’apport des Grecs a été exceptionnel : ils ont nion publique. Les dirigeants ne cessent de clamer
inventé non seulement la démocratie (une innova- les vertus de l’innovation pour relancer la croissance
tion sociale et politique majeure), la philosophie, la ou l’emploi. Mais l’opinion publique ne veut pas
tragédie, la rhétorique, les mathématiques, l’alpha- de l’innovation en soi, mais du progrès. Le progrès,
bet, la monnaie, l’architecture à colonne, les Jeux c’est l’utilisation de l’innovation pour améliorer le
olympiques, mais leur apport ne s’est pas limité bien-être. Quand on observe les requêtes Google, on
à cela : les Grecs ont aussi inventé des systèmes s’aperçoit que la notion de progrès vient bien avant
de grues et de catapultes, le ciment, les phares, le celle d’innovation. Il y a aujourd’hui, en France et
thermomètre, le moulin à eau et le moulin à vent, dans le monde, une vague progressiste, qu’il faut
l’amphore, la vis à spirale, les bains avec douches. Et distinguer de la course à l’innovation. Le progrès est
même des machines automatiques ! À Delphes, les redevenu une notion fédératrice. Les élites chantent
visiteurs qui venaient voir l’oracle pouvaient aller se les louanges de l’innovation. Mais la société veut du
désaltérer à une sorte de distributeur de boissons : progrès humain, pas de l’innovation. l
en mettant une boule dans un gobelet, on déclen- ProPos recueillis Par Jean-François Dortier

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 37


créativité et innovation

L’édifiante histoire du vélo


Pendant des décennies, le vélo est resté
inefficace, dangereux et inutile. Il fut un loisir
de dandys et un sport de casse-cou avant
n acHiLLe Weinberg n de devenir un moyen de transport courant.

L’
histoire du vélo débute il y a deux alors abattus parce que l’on ne pouvait dys et d’originaux ont continué à para-
siècles : en 1818 précisément. plus leur donner de fourrage et que la der le dimanche dans les parcs et allées
Cette année-là, l’ingénieur alle- viande manquait. pour épater la galerie.
mand Karl Drais (1785-1851) dépose un Le vélocipède de K. Drais devint donc Il fallut attendre plus de quarante ans
brevet pour un engin possédant deux une alternative sérieuse au cheval pour pour qu’en 1861 un serrurier parisien
roues et un guidon : le vélocipède. Le la police, les postiers et tous ceux qui et son fils, Pierre et Ernest Michaud,
mot « vélocipède » (véloce = rapide, pède devaient circuler chaque jour sur de décident d’installer un pédalier sur
= pied) indique bien les intentions de longues distances. De fait, pendant un une draisienne. Puis ils lancèrent la
son inventeur : il s’agit d’une « machine temps, le vélocipède connut un vrai commercialisation de leur vélocipède
à courir ». Sur la draisienne (comme on succès. rebaptisé « michaudine ». En 1867, ils la
l’appellera par la suite), on ne pédale présentèrent à l’Exposition universelle :
pas : on court. Il n’y a pas de pédales : Un précoce principe le succès fut immédiat.
les roues ne servent qu’à soulager le de précaution Le vélocipède, devenu « vélo » ou
pratiquant de son poids. K. Drais n’ima- Mais très vite les inconvénients appa- « bicyclette », attira le regard des foules,
gine même pas que l’on puisse tenir en rurent. Sans pneus ni pédalier, le vélo- mais seule une frange de pionniers
équilibre sur deux roues sans mettre les cipède était très inconfortable. De plus, avait les moyens de s’acheter l’engin.
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pieds au sol. Il le découvrira plus tard à les routes et chemins étant constellés Il ne s’agissait pas de s’en servir pour
sa grande surprise. de trous et de pierres, les chutes et les aller au travail. Le vélo était encore bien
Pour se rendre compte de l’efficacité blessures étaient fréquentes. En ville, peu pratique et restait inconfortable. En
de son vélocipède, K. Drais a d’abord les vélocipédistes empruntaient les trot- 1869, Clément Ader – l’un des pères de
parcouru les quatorze kilomètres qui toirs pour éviter de se faire renverser par l’aviation – eut l’idée d’ajouter des ban-
séparent Mannheim du relais de poste les charrettes et pour éviter les pavés. dages en caoutchouc sur les roues (les
de Schwizingen en un peu plus d’une Du coup, ils leur arrivaient souvent de pneus et chambres à air seront déve-
heure (la vitesse d’un coureur à pied faire tomber les piétons. loppés par les jeunes sociétés Michelin
bien entraîné). Il rêve alors d’en faire un Devant le nombre d’accidents, le en France et Dunlop au États-Unis),
moyen de transport qui pourrait bientôt vélo, ce sport de casse-cou, fut interdit comme un dérivé des pneus automo-
connaître un grand succès. Et l’histoire dans les grandes villes : en Allemagne, bile. Le vélo demeurait aussi très lourd.
vient de lui donner un sérieux coup de en Grande-Bretagne, en Amérique et C’est l’Américain James Starley qui, en
pouce. même à Calcutta. Des décrets antivélo- 1880, allait l’alléger en fabriquant un
Trois ans plus tôt, en 1815, à des mil- cipèdes ! Le principe de prudence et de cadre en acier plus léger et des rayons
liers de kilomètres de là, a eu lieu une sécurité (ancêtre de notre principe de pour les roues.
explosion volcanique : celle du mont précaution) a failli tuer le vélo (1).
Tambora en Indonésie. L’explosion a Le vélocipède fut donc rangé au rang Le sport plutôt que
créé un nuage de cendres et de fumée des accessoires inutiles et dangereux le transport
qui s’est répandu sur toute la planète pendant quelques dizaines d’années. À la fin du 19e siècle, le vélo restait
et a obscurci le ciel pendant plusieurs Il faut dire que le temps était redevenu encore un sport plutôt qu’un moyen de
années ; il a même neigé en Europe plus clément, les chevaux étaient donc transport courant. Les courses cyclistes
durant l’été 1816 ! Les chevaux étaient réapparus. Seule une minorité de dan- attiraient de plus en plus de curieux.

38 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


n Une évolution
buissonnante
De la draisienne au vélo de
ville actuel, on pourrait penser
que l’évolution suit un cours
linéaire : ajout d’un pédalier, de
vitesses, d’un porte-bagages
et d’une selle confortable, pour
donner forme au vélo actuel,
confortable et pratique. Le vélib’
serait en quelque sorte le point
d’aboutissement de l’évolution.
Il n’en n’est rien.
Le vélo a évolué au fil du temps
British Library

en se diversifiant selon des


formes et des usages très
différents : vélo de course,
Modern Pegasus, gravure de 1819
vélomoteur, tricycle,
cyclo-pousse, tandem et
Pour gagner en vitesse, certains cou- si peu pratique et confortable. La bicy-
même vélo d’appartement.
reurs eurent l’idée d’agrandir le dia- clette connut un nouveau démarrage
Le vélo de course avec son
mètre de la roue avant : plus la roue était un demi-siècle plus tard, après avoir
guidon bas, sa selle fine et
grande, plus chaque coup de pédale bénéficié d’améliorations venues
son cadre est peu confortable :
propulsait loin (2). C’est ainsi que naquit d’autres domaines (le pneu, l’acier, le
il fait souffrir le dos et les
le « grand bi », dont la roue avant pouvait goudron sur les routes – la bicyclette est
fesses, mais pour aller vite,
atteindre un mètre cinquante de dia- aussi fille de l’automobile). Ce ne fut pas
l’aérodynamisme compte plus
mètre, demandant donc un escabeau pour son usage pratique, le moyen de
que le confort.
pour grimper sur la selle. Spectaculaire, transport, qu’elle embrassa le succès :
Une autre ligne d’évolution a été
mais dangereux… ce fut grâce aux courses de vélo et aux
celle du vélomoteur et de toutes
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Il a fallu encore bien du temps et de balades du dimanche. Autrement dit, la


ses ramifications connues (solex,
nombreuses innovations pour que le compétition et la parade ont permis son
scooter, Mobylette, motocross,
vélo devienne assez bon marché et implantation et sa diffusion.
250, 350, 850 cm3, etc.).
confortable pour se transformer en un En matière d’innovation technique,
Une troisième ligne d’évolution
moyen de transport courant. Au moins l’automobile et de l’avion ont connu
a été celle du tricycle : sous forme
vingt ans s’écoulèrent entre l’invention des évolutions parallèles : l’esbroufe
de vélo pour enfant, mais aussi
du pédalier et la commercialisation par précède souvent l’utile, l’inconfort et le
de cyclo-pousse, très populaire
la Manufacture française des armes danger précèdent souvent le bien-être.
en Inde.
et cycles de Saint-Étienne (la célèbre Et le compliqué précède souvent le
L’évolution du vélo est loin d’être
Manufrance) des vélos à grande échelle. simple. l
terminée : en témoigne l’histoire
Le vélo ne prit son essor en France que (1) L’histoire se répète d’ailleurs. Les autorités récente des VTT, vélib’ et autres
dans les années 1910, presqu’un siècle de Calcutta ont émis en 2013 un nouvel arrêté interdisant
vélos à assistance électrique.
après la première draisienne. les vélos en centre-ville !
(2) en l’absence du changeur de vitesse qui apparaîtra Quant à leur ancêtre commun
Cette histoire du vélo est édifiante.
plus tard. – la draisienne –, on aurait pu
Elle met en défaut l’idée d’une évo-
penser qu’elle allait disparaître
lution linéaire. Qui verrait un engin références (que faire d’un vélo sans
encore sommaire se perfectionner et se
• La grande Histoire du vélo pédale ?). en fait, elle n’a jamais
diffuser progressivement en fonction
Pryor Dodge, Flammarion, 2005. été si populaire dans les cours
d’un usage pratique : le transport. La
• Le retour de la bicyclette. une histoire des de récréation des écoles
draisienne a connu d’abord un faux
transports urbains en europe, de 1817 à 2050. maternelles. l j.‑f.d.
démarrage puis un arrêt brutal face au Frédéric Héran, La Découverte, 2014.
danger représenté par cette machine

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 39


créativité et innovation
Peter Cade/Getty

Comment
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La diffusion rapide du
smartphone dans la

le smartphone
population, exemple
type de l’innovation,
montre comment

s’est imposé interagissent les choix


techniques et les
usages. Elle permet
aussi de tester
trois grands modèles
n géraLd gagLio n
Sociologue, maître de conférences à l’université
de propagation d’une
technologique de Troyes (Aube), il est l’auteur de technologie dans
Sociologie de l’innovation (Puf, coll. « Que sais-
je ? », 2011). la société.
40 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015
E
n 2013, sur 100 détenteurs d’un des technologies de connexion à Inter- aujourd’hui oublié, muni d’un
téléphone mobile, 40 possé- net haut débit (3G, 4G, 5G) qui assurent stylet numérique, se voulait
daient un smartphone. Deux ans un confort d’utilisation et une conti- déjà un assistant personnel
auparavant, cette proportion était de nuité d’usage : 37 % des utilisateurs de complet (gestion des mails,
mails
17 % (1). L’équipement se développe mobile y surfent quotidiennement. agenda, carnet d’adresses).
à grande vitesse : en 2013, deux nou- La force du smartphone est donc Le smartphone a exaucé
veaux mobiles vendus sur trois étaient d’être un objet au confluent de plu- ce souhait marchand,
des smartphones (2). La France se classe sieurs sphères qu’il a su intégrer. Un notamment parce qu’il
même en tête des pays européens objet-réseau, qui a la particularité de se est resté un téléphone
alors qu’elle avait pris du retard pour la transformer (plus ou moins) au gré des et est devenu le standard
diffusion du téléphone mobile de deu- différentes versions et des marques, dominant. Le BlackBerry s’est imposé
xième génération, dont la commercia- mais aussi transformable par chaque au milieu des années 2000, surtout en
lisation avait vraiment débuté en 1996. utilisateur en fonction des milliers Amérique du Nord et chez les profes-
En outre, la diversification des usages d’applications disponibles. Ses pro- sionnels, mais son existence même est
semble sans limite : au-delà des appli- priétés confèrent donc au smartphone désormais menacée par le déferlement
cations courantes (téléphone, Inter- l’étiquette flatteuse d’innovation de des smartphones « grand public » : en
net, photo, vidéo, musique, jeux…), rupture. particulier les iPhone d’Apple et les
le spectre se déploie a des pratiques « iPhone like » de Samsung qui les
comme le miroir, la lampe torche ou le L’innovation, dépassent en termes de ventes, ces
repousse-moustiques ; sans parler des entre action et contingence deux industriels se partageant un peu
services sophistiqués de quantified-self Sociologiquement, l’innovation a moins de la moitié (3) d’un marché par
qui permettent de suivre ses perfor- tous les traits d’un produit qui s’est ailleurs très fragmenté. Les smart-
mances en course à pied, par exemple. imposé rapidement et a été couronné phones actuels – car cette innovation
À telle enseigne que l’on se demande de succès. Mais ce qui apparaît comme est à conjuguer au futur et au pluriel –
si le smartphone est encore, principa- un résultat est en fait l’aboutisse- sont le produit d’une histoire sinueuse
lement, un téléphone : le fablet, fusion ment d’un processus aux multiples et d’une série d’essais-erreurs qui les
de la tablette et du téléphone mobile, embranchements, dont il est l’issue a précédés et les a rendus possible.
concrétise cette question, tant la taille provisoire. Il incarne, actuellement, L’innovation est un processus continu.
de l’appareil le distingue d’un mobile l’hybridation progressive entre la télé- Quand on resserre la focale d’obser-
« classique ». phonie mobile, le monde d’Internet et vation sur la succession des games et
Les smartphones ouvrent désormais celui de l’informatique. Le Palm Pilot, versions, l’innovation apparaît comme
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à un univers hétérogène d’« applica-


tions » qui a reconfiguré et élargi le Taux d’équipement en téléphonie (en %)
projet initial de l’Internet sur le mobile : 100 Téléphone fixe
94 93
nombre d’applications, comme les 91 90 89 90 91
88 87 88 87
jeux, ne nécessitent pas de connexion 86 85 85
82 83 83 89
à Internet. Les smartphones réussissent 88
80 83 85
même à dépasser le paradoxe ergono- 82
78
mique de la miniaturisation du mobile. 74 75
70 Téléphone mobile
Souvenons-nous du minuscule Star- 67
tac de Motorola dégainé comme un 60 62
60
couteau à cran d’arrêt à l’aide de son 55
« clapet actif ». Mais la petite taille des 47
écrans et des claviers les rendait peu 40 39
ergonomiques. Désormais, le large 29
écran tactile des smartphones remédie
au problème. De plus, les systèmes 24
20 17
d’exploitation (Android de Google,
leader incontesté pour le moment, iOS 11 Smartphone
d’Apple et Windows Phone de Micro- 4
soft) ont augmenté considérablement 0
1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2006 2008 2007 2010 2011 2012 2013
les capacités des appareils. Enfin, les Sources : CREDOC, enquêtes « Conditions de vie et Aspirations ».
smartphones s’appuient désormais sur Note : avant 2003, les résultats portent sur les 18 ans et plus. À partir de 2003, les résultats portent sur les 12 ans et plus. Légendes Cartographie

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 41


créativité et innovation

un effort quasi constant des fabricants même, alors qu’en fait elle se prépare, se quement aspirer, susciter une envie
de smartphones pour s’ajuster au mar- révise, tâtonne, se cherche de manière d’imitation puissante et de ce fait
ché par petites ou grandes touches. souterraine et incertaine. essaimer dans des catégories moins
L’innovation, entendue comme pro- Le cas des smartphones a ainsi permis favorisées. Ceci dit, l’innovation va
cessus de changement continue, relève de préciser, sur le plan sociologique, ruisseler de haut en bas sans toutefois
du registre de l’action mais aussi de la les caractères de l’innovation, met- créer de l’homogénéité sociale. Car
contingence. La biographie de Steve tant aussi en lumière les forces et les il restera des disparités fortes dans
Jobs (4) nous apprend, par exemple, limites des schémas d’adoption des l’usage : l’imitation, partie prenante
que les principes de navigation qui se innovations dans une société. Outre du processus d’innovation, n’équivaut
sont imposés (écran tactile, possibilité le célèbre modèle « diffusionniste » pas à une ressemblance. Car dès que
de zoomer et défilement de plusieurs (encadré p. 38). la masse adopte les codes de l’élite,
écrans superposés) de l’iPhone ont failli Rappelons les trois principaux celle-ci cherche aussitôt à s’en distin-
ne pas advenir : car la popularité des modèles de diffusion qui guer de nouveau. Au final, la diffusion
iPod engageait alors à privilégier un ont longtemps régné dans confirmera la stratification sociale
bouton-molette et un écran divisé en les sciences sociales pour plus qu’elle l’atténuera. Elle sera un
lignes plutôt que la formule actuelle. expliquer la diffusion d’une leurre, puisque les classes dominantes
Les trajectoires d’innovation ne sont innovation avant de voir donnent toujours le la dans cette pers-
donc pas exemptes de bifurcations et en quoi le cas des smart- pective, comme Pierre Bourdieu l’a
des choix techniques a priori anodins phones y fait écho et les défendu à propos des goûts esthé-
qui peuvent se révéler déterminants : questionne (6). tiques dans les années 1970 (7).
2 - Il existe un deuxième schéma
L’obsolescence est surtout systémique, d’adoption des innovations qui
emprunte une direction inverse, du
car elle réussit à embarquer les bas vers le haut de l’échiquier social,
(schéma bottom-up). Il va des marges
consommateurs liés au désir de changement vers le centre, par le biais d’individus
de quelques-uns. inconnus qui deviennent célèbres car
ils connaissent la réussite. Le jazz a, par
exemple, suivi une trajectoire de cette
les recherches déployées au Centre de 1 - Le premier modèle est le schéma nature. Né principalement dans les bas-
sociologie de l’innovation de l’École hiérarchique. L’adjectif « hiérarchique » fonds de La Nouvelle-Orléans aux États-
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nationale supérieure des mines de Paris signifie que les innovations sont cen- Unis au début du 20e siècle et associé
l’ont abondamment montré depuis une sées aller de haut en bas de la pyra- à ses débuts au mode de vie envisagé
trentaine d’années. mide sociale (schéma top-down) et comme décadent et subversif de ses
que cette direction recoupe la stratifi- initiateurs (8), il fait de nos jours partie
Entre échec et réussite cation sociale : des élites aux masses. du patrimoine musical. Comme pour
En s’inspirant de cette même équipe Ce schéma semble bien fonctionner parachever un changement de percep-
de recherche, envisager l’innovation pour la diffusion de l’automobile, de la tion, le jazz est même désormais prisé
comme une activité fait utilement tom- télévision, du téléphone. de manière privilégiée dans les salons
ber la frontière entre échec et réussite. Les premiers à s’emparer d’une cossus de classes moyennes aisées.
Le passage de l’un à l’autre peut inter- nouveauté et à l’exhiber en public 3 - Enfin, un troisième modèle
venir subrepticement, et étudier des (selon la logique d’ostentation bien d’adoption envisage la propagation
initiatives qui se concluent par un échec décrite par Thorstein Veblen dès la fin des innovations selon un axe horizon-
permet de mieux comprendre les condi- du 19e siècle) sont issus des catégo- tal, de proche en proche. Ce mode de
tions de la réussite : Bruno Latour l’a ries sociales dominantes. Ils se consi- diffusion invite à déplacer le regard
magistralement illustré avec l’autopsie dèrent dépositaires du « bon goût » vers les relations entre individus plu-
sociotechnique d’Aramis, prémices et cherchent à se distinguer d’autres tôt qu’à leur groupe d’appartenance.
de la ligne automatisée « 14 » du métro groupes par l’adoption d’une nouvelle Ce schéma a été observé dans une
parisien (5). pratique tout en préservant l’unifor- étude célèbre sur la diffusion d’un
Dit autrement, l’innovation est un mité du leur. Mais la pratique (par nouvel antibiotique aux États-Unis
phénomène qui comprend une part exemple, pendant longtemps le choix dans les années 1960 et au sein d’une
émergée et une autre immergée. Elle d’un prénom « tendance ») va sortir communauté de médecins au pro-
a un aspect visible, saillant, éclatant du groupe initial : elle va métaphori- fil sociologique comparable (9). Ici,

42 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


la relation d’influence est pas- nus du foyer (51 % d’équipés pour les au cœur du système : des fabricants peu
sée d’une personne à l’autre « revenus supérieurs à 3 100 euros » par connus ont pris le tournant du smart-
sous forme d’influence, un mois, contre 16 % pour les « inférieurs phone pour gagner leur place ou se
peu comme un virus. Méta- à 900 euros »). Toutefois, pour conclure relancer (le Sud-Coréen LG, les Chinois
phoriquement, ce schéma à une adoption de type hiérarchique, il Huawei et Lenovo, par exemple), des
de diffusion prend plus l’allure faudra, d’une part, attester du caractère jeux promus par des start-up (comme
de la toile d’araignée qui se tisse pro- durable de ces disparités et déterminer Angry Birds ou Fruit Ninja) et sont
gressivement que celle de la boule de par des enquêtes si elles se rapportent devenus incontournables. Cette ten-
neige qui dévale une pente (schéma véritablement à une dynamique de dance pourrait redonner consistance
top-down) ou de l’alpiniste qui grimpe distinction sociale. D’autre part, notons au modèle schéma bottom-up. Enfin,
une paroi (bottom-up). que l’un des principaux écarts concerne le schéma de diffusion horizontal
Qu’en est-il pour les smartphones ? l’âge : les 18-24 ans sont équipés à 75 %, (de proche en proche) : on remarque
S’agissant du premier schéma (top- et l’équipement décline ensuite avec qu’en la matière Apple sait jouer à fond
down), alors que les inégalités s’étaient l’âge, ce qui ne corresponde pas à un cette logique de l’influence par des
comblées avec le téléphone mobile, modèle (top-down). prescripteurs (agents d’influence ou
elles réapparaissent avec les smart- individus dignes de confiance), qui
phones, beaucoup plus coûteux (10). Sur Apple, le verrouillage servent de relais aux
l’année 2013, ces inégalités concernent technologique manifeste marques. Apple sait, par
le sexe (43 % des équipés sont des Concernant le schéma bottom-up, le exemple, ménager le
hommes contre 35 % chez les femmes), smartphone n’a pas épousé ce chemi- suspense lors de la sor-
le niveau de diplôme (52 % pour les nement puisque ses acquéreurs n’éma- tie de son nouvel iPhone
diplômés du supérieur contre 16 % nent pas de groupes défavorisés. En pour rendre sa clien-
pour les non-diplômés), la profession revanche, du point de vue de la structu- tèle captive, l’élargir et
(62 % pour les cadres supérieurs contre ration du marché, on remarque que des l’enjoindre à également
41 % pour les ouvriers) et les reve- acteurs périphériques se sont installés s’équiper de tablettes et

Comprendre l’humain et la société


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Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 43


créativité et innovation

Vertus et limites du modèle diffusionniste


Le modèle diffusionniste des innovations, avec sa « courbe en S » caractéristique, est une
référence canonique pour rendre compte de la propagation d’une innovation dans la population.
en 1962, le psychosociologue Everett favorisent sa diffusion. des médiateurs et les médiations
Rogers publie Diffusion of Innovation (1) Les chercheurs du Centre de marchandes qui participent à la
qui, réédité à cinq reprises (la dernière sociologie de l’innovation (École diffusion des innovations
édition date de 2003), va devenir la des mines de Paris) ont montré qu’il Néanmoins, ce modèle conserve
référence du « modèle diffusionniste n’existe pas de séparation hermétique des vertus. Au plan statistique et
des innovations ». Sous cette bannière, entre la nouveauté et le milieu social graphique, la courbe en forme de S
nombre de travaux ont été regroupés où elle s’implante. sur laquelle il s’appuie se vérifie sur
des années 1950 aux années 2000. de nombreuses innovations. Ensuite,
Cette période est aussi celle d’un Un processus tourbillonnaire les 52 propositions d’E. Rogers et
équipement intense en biens de Autre critique : les catégories les quelque 3 000 études de cas
consommation : automobiles, diffusionnistes ne sont pas aussi sur lesquelles il se base restent des
téléviseurs, réfrigérateurs, appareils figées. Beaucoup de « réfractaires » repères utiles. Enfin, le concept de
ménagers, téléphones, etc. Le au mobile finissent par se convertir, diffusion, s’il est insatisfaisant par
modèle diffusionniste vise à décrire à l’inverse certains « pionniers » de la sa linéarité, son psychologisme, sa
la propagation de ces biens dans la fin des années 1990 finissent par se mécanicité et son unicité, se remplace
population selon un schéma devenu lasser. difficilement par un autre terme : il y
canonique. De plus, ce modèle occulte les a bien toujours quelque chose qui
Le modèle repose sur un principe régressions, les allers et retours se diffuse au cours d’un processus
épidémiologique. Il conçoit la dans les processus d’innovation. d’innovation. l g.g.
propagation d’une nouveauté (une Michel Callon qualifie ce processus
idée, une pratique, un objet, une d’innovation de « tourbillonnaire » (2).
(1) Everett Rogers, Diffusion of Innovations, 5e éd.,
technique, etc.) dans une population Enfin, le modèle diffusionniste qui ne The Free Press, 2003.
donnée en touchant tour à tour prend en compte que les motivations (2) Michel Callon, « L’innovation technologique et ses
plusieurs strates : les pionniers, les individuelles fait peut de cas du rôle mythes », Gérer et comprendre, n° 34, mars 1994.
innovateurs, la majorité précoce,
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la majorité tardive et enfin les


retardataires. La conquête progressive Pénétration du marché cible
de ces différentes populations
finit par dessiner une courbe en S 10 % Retardataires
caractéristique (figure ci-contre).
Les critiques adressées à ce modèle
ont été nombreuses. La plus évidente
est que le modèle se focalise sur 40 % Majorité tardive
l’équipement et beaucoup moins sur
son usage. Ainsi, l’objet qui se propage
est en constante évolution au cours du
processus de diffusion, comme c’est
le cas pour les téléphones mobiles.
Le téléphone se transforme au fil du 40 % Majorité précoce
temps en fonction des usages et le
téléphone des pionniers n’est pas
le même que celui de la majorité 10 % Pionniers
tardive. Ce qui remet en cause l’idée 2,5 % Innovateurs
d’E. Rogers selon laquelle ce sont les Temps
propriétés intrinsèques des objets
(comme l’avantage relatif par rapport Le modèle diffusionniste des innovations, qui suit une courbe en S décrit la propagation
d’une innovation dans la société en gagnant successivement plusieurs couches de la population.
à des solutions antérieures) qui

44 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


d’ordinateurs Apple, par un verrouillage innovation réussie. Cela ne doit pas www.zdnet.fr/actualites/chiffres-cles-les-ventes-de-mo-
technologique manifeste. cacher la face sombre du phénomène : biles-et-de-smartphones-39789928.htm
(3) Apple et Samsung atteignent 46,6 % des parts de
La diffusion du smartphone ne peut les exonérations de fait de l’impôt sur marché en 2013 selon le cabinet IDC (International Data
se mesurer à partir d’un appareil de les sociétés dont profite Apple, l’exploi- Corporation). Pour donner un ordre de grandeur,
référence unique : elle inclut un renou- tation des travailleurs qui fabriquent la barrière du milliard de smartphones vendus dans le
vellement rapide des terminaux et ces appareils à l’origine de vives cri- monde a été franchie cette même année.
des évolutions techniques parfois tiques, la consommation énergétique, Source : www.frandroid.com/actualites-
generales/192412_1-milliard-de-smartphones-ven-
mineures qui attestent que la valeur du les phénomènes d’addiction (75 % des dus-dans-le-monde-samsung-en-tete.
bien est liée en partie à sa nouveauté. mobinautes français consultent leur (4) Walter Isaacson, Steve Jobs, Lattés, 2011.
Aussi, l’obsolescence n’est pas « pro- machine dans les quinze minutes sui- (5) Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques,
grammée » au sens où elle serait ourdie vant leur réveil et 78 % dans les quinze La Découverte, 1992.
par un cénacle de dirigeants qui com- minutes précédant leur coucher, selon (6) Gérald Gaglio, Sociologie de l’innovation, Puf,
coll. « Que sais-je ? », 2011.
plotent secrètement comme ce fut le une étude Toluna relayée par eMar- (7) Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale
cas des ampoules dont la durée de vie, keter (11). Car il ne faut pas l’oublier, du jugement, Minuit, 1979.
dans les années 1930, a été sciemment le smartphone, comme la plupart des (8) Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de
baissée. Cette obsolescence est surtout innovations, est toujours frappé du la déviance, 1969, trad. fr. Métailié, 1985.
systémique, car elle réussit à embar- sceau de l’ambivalence. ● (9) James Coleman, Elihu Katz et Herbert Menzel, Me-
dical Innovation. A diffusion study, Bobbs-Merrill, 1966.
quer les consommateurs liés au désir (10) Régis Bigot, Patricia Croutte et Émilie Daudey,
de changement de quelques-uns, qui (1) Selon une étude menée conjointement par le Credoc « La diffusion des technologies de l information et de la
se transmet ensuite à la majorité, par (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des communication dans la société française », Credoc,
conditions de vie) et l’Arcep (Autorité de régulation des
un jeu de mimétisme. L’accumulation Collection des rapports, n° 297, novembre 2013.
communications électroniques et des postes). (11) Source : www.cbnews.fr/etudes/trois-quarts-des-
de « points de fidélité » chez son opé- (2) Sur 23,6 millions de mobiles vendus sur notre terri- francais-consultent-leur-smartphone-au-lever-et-au-cou-
rateur mobile renforce le phénomène. toire cette même année, 15,8 millions sont des cher-a1014418
L’objet smartphone a donc tout d’une smartphones. Source : GFK via ZDN Net.fr,
www.le-cercle-psy.fr

Dans ce numéro
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à lire aussi :
• Harcèlement à l’école :
Se défendre avec des mots
• Quand la psychanalyse
aide à mourir
• Les énigmes de la musique
• Le déclassement :
quitte ou double !

NOUVEAUTÉ Le Cercle Psy est

EN KIOSQUE
une publication

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 45


créativité et innovation

L’homme de demain
vaudra-t-il trois milliards ?
Les innovations médicales semblent ouvrir des perspectives
grandioses sur la capacité de réparer le corps humain.
Sauf que la santé n’est pas commandée par les seules innovations
médicales.

I
l y a tout juste quarante ans, la télé- quelques décennies grâce à une méde- de la mort procéderaient de la fameuse
vision française diffusait le premier cine fondée sur les cellules-souches et convergence NbIC.
épisode de L’homme qui valait trois la thérapie génique. Cette révolution Mais avant de prêter oreille plus atten-
milliards, série culte américaine ins- s’accompagnerait d’un mouvement tive à ce roulement de tambour, retour-
pirée du roman de science-fiction vers une posthumanité au sein de nons un bref instant en arrière, à une
Cyborg de Martin Caidin. En relatant laquelle l’homme serait de plus en époque pas si lointaine et peut-être tou-
les tribulations d’un ancien pilote de plus équipé d’organes artificiels et jours actuelle qui veut que notre destin
la Nasa devenu agent secret après un d’implants électroniques connectés individuel soit encore grandement tri-
grave accident aérien, cette série d’an- aux réseaux numériques. butaire de notre condition biologique
ticipation popularise une société du de départ. Trois ans seulement avant
progrès technologique marquée par les Vers un homme réparé et la diffusion de L’homme qui valait trois
performances décuplées d’un individu augmenté milliards sur les chaînes de télévision
mutilé, grâce à des prothèses bioniques Doit-on déduire de ces paroles que américaines, Richard Nixon annonçait
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à six millions de dollars (ou à trois mil- nous sommes inexorablement engagés son programme guerrier de lutte contre
liards d’anciens francs). Loin de tom- dans une marche vers une immortalité, le cancer destiné à être vaincu « d’ici
ber dans un mythe politico-scientiste gagnée à grands coups d’innovations vingt ans ». bien que ce volontarisme
aujourd’hui révolu ou déconnecté du incrémentales situées à la croisée des présidentiel eût pour effet incontestable
monde tel qu’il se déroule sous nos nanotechnologies, des biotechnolo- de constituer la lutte anticancer en sym-
yeux, cette pensée prospectiviste est gies, de l’intelligence artificielle et des bole national, cette politique publique
présente dans les propos de nombreux sciences cognitives (NbIC) ? Comme n’offrait pourtant pas à l’époque beau-
leaders d’opinion du monde médi- l’avancent de nombreux rapports pro- coup de nouveautés. Dès le premier
cal et industriel. À écouter le techno- duits dans le cadre des missions de congrès international sur le cancer en
enthousiaste Laurent Alexandre (1), prospective en France, en Europe et 1906, de nombreuses ligues et com-
fondateur du site Doctissimo et diri- aux États-Unis, le mouvement auquel missions anticancers voient le jour
geant d’une société belge de séquen- on assiste aujourd’hui correspondrait dans divers pays et s’organisent tant
çage du génome humain (DNAVision), aux premières marches technologiques à l’échelle locale qu’au niveau euro-
l’humanité parviendrait à vaincre la conduisant à un homme, non seule- péen et international. Malheureuse-
maladie et le cerveau serait décodé en ment réparé, mais augmenté. L’homme ment, depuis plusieurs décennies, les
de demain sera équipé avec des pro- avancées thérapeutiques n’ont pas fait
thèses de toute sorte, des implants reculer la mortalité de cette maladie de
n Virginie Tournay n cérébraux et des greffes de tissus biolo- façon significative. Montrer du doigt
Biologiste et chercheure en science politique au giques à partir de bioimpressions laser l’optimisme candide des décideurs
CNRS, elle a publié récemment Penser le chan- en trois dimensions des pièces défec- politiques d’une époque passée qui se
gement institutionnel (Puf, 2014) et Sociologie tueuses… Cette reprogrammation de dessinait triomphante sous le chant
des institutions (Puf, coll. « Que-sais-je ? », 2011) notre biochimie individuelle et ce recul des sirènes de la conquête spatiale,

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serait de mauvais aloi. En revanche, médecines holistiques comme la phy- leur développement. Les recherches
il est difficile de passer aujourd’hui à tothérapie, l’acupuncture ou le shiatsu, fondamentales axées sur les cellules-
côté du contraste entre la montée en que des articles acclamant l’identifica- souches et la reprogrammation cellu-
puissance des récits du futur axés sur tion toujours plus fine et toujours plus laire sont motivées par la perspective
l’homme-cyborg et l’impossibilité de précise de nos gènes de prédisposition d’ancrer une médecine régénérative
mettre à mal le cancer, une pathologie au diabète ou à l’obésité ? susceptible de reconstituer des tissus
qui nous est tout autant familière qu’an- ou des organes endommagés par des
cestrale. Ce violon désaccordé révèle le L’innovation comme traumatismes ou par des maladies
mille-feuille des récits sur l’innovation promesse d’un mieux-être neurodégénératives. Elles sont asso-
et l’ambiguïté de ce qui définit un pro- La grande difficulté de dresser un ciées à une fierté nationale. Récem-
grès en médecine. Dès lors, comment panorama fiable de l’innovation en ment, une patiente en état d’insuffi-
caractériser le moteur de l’innovation matière de santé réside dans le fait sance cardiaque à l’hôpital européen
médicale dans une société où l’admi- qu’elle repose sur une grande diversité Georges-Pompidou a reçu un patch de
nistration du corps biologique est tra- d’indicateurs, incluant les promesses cellules cardiaques dérivées de cellules
versée de promesses contradictoires ? à moyen terme associées à des travaux embryonnaires pour tester, non pas
Assistons-nous réellement à un chan- scientifiques reconnus comme pro- l’efficacité de cette thérapeutique cellu-
gement dans l’administration du corps metteurs. En effet, les logiques de finan- laire, mais pour vérifier sa faisabilité et
biologique ? Quelles sont les institutions cement de la recherche encouragent son innocuité. L’opération a été forte-
maîtresses de ce changement dans une la présentation de projets mettant en ment médiatisée : un exemple montrant
société où se succèdent tout autant de avant les perspectives scientifiques et que la biomédecine est marquée par
témoignages vantant les bienfaits des le rapport bénéfices/risques associé à un flux constant d’anticipations. Aussi,

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 47


créativité et innovation

n Du melon au cancer…
La querelle des déterminismes
sentative de ce pari fait sur l’avenir de
la génétique médicale personnalisée.
Cette société proposait jusqu’à très
récemment d’analyser le code géné-
identifier ce qui fait progrès n’est pas seulement une question de récits tique de sa clientèle pour un coût relati-
d’anticipation plus ou moins convaincants. La perception collective de vement modique, en vue de constituer
l’innovation et des risques susceptibles de porter atteinte à la santé est aussi des profils médicaux de susceptibilité
tributaire des paradigmes médicaux d’une époque et de leurs déterminismes. et de prodiguer des conseils en géno-
On trouve des ordonnances du 18e siècle alertant la population sur le risque mique personnalisée. C’était pourtant
de transmission de maladies lié à la consommation du melon en raison de sans compter le veto de la Food and
circonstances climatiques particulières ! Cette prévention politique s’inscrit en Drug Administration américaine sur
totale cohérence avec les paradigmes médicaux d’une époque dominée par cette activité en raison des incertitudes
les grands préceptes hippocratiques faisant du melon, le support solide de la interprétatives et prédictives des don-
circulation des « humeurs vicieuses » favorisée par le changement climatique, nées génomiques. Ce frein n’a pas véri-
susceptible tablement touché le secteur puisque
de les constituer en denrées alimentaires impropres. les premiers séquenceurs ADN de la
L’identification des facteurs de risque est connectée aux manières dont les taille d’une grosse clé USb ont fait leur
sociétés définissent les conditions optimales du « vivre ensemble » et ces apparition il y a quelques mois, tandis
conditions retentissent sur les représentations des maux d’une époque. que la compagnie Illumina, leader sur
Aujourd’hui, les publications sur les causes et les stratégies de prévention le marché a, quant à elle, annoncé la
du cancer n’arrêtent pas de se multiplier. Une étude parue récemment dans fabrication de séquenceurs à échelle
la grande revue américaine Science (1) fait polémique en soulignant la grande industrielle dans ces prochains mois.
place du hasard dans le développement des deux tiers des cancers, ce qui Si l’usage le plus immédiat concerne
fait de cette maladie une anomalie stochastique. La probabilité d’apparition des analyses génétiques ciblées, rien
des mutations serait corrélée au nombre total d’autoréplications des cellules n’interdira le séquençage intégral pour
normales dans les tissus, ce qui justifierait un risque statistiquement plus constituer des bases de données géné-
élevé dans les tissus se régénérant rapidement. Elle définit un événement tiques afin d’alimenter des projets de
possible, parmi d’autres, du processus biologique. Ce qui suppose, à un recherche ou d’établir des généalogies
niveau global, des stratégies de lutte très différentes de celles aujourd’hui génétiques comme le propose doréna-
mises en avant et fondées sur l’identification précise de facteurs de vant la société 23andMe.
prédisposition environnementaux et alimentaires. Le cancer serait donc une
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maladie probable du vieillissement liée à « la faute à pas de chance », sans Les nouveaux oracles de
doute plus manifeste de nos jours du fait de l’allongement de l’espérance de la santé connectée
vie. Elle ne serait pas nécessairement l’indice du climat industriel délétère de L’engouement pour la prédiction
nos sociétés contemporaines. La complexité du monde biologique et de ses médicale ne se cantonne pas unique-
modèles scientifiques rend l’innovation médicale difficilement traduisible en ment à la génétique médicale mais
opérateur efficace de politique publique. l v.t. rejaillit sur tous les professionnels
de santé impliqués dans la télésanté,
(1) Cristian Tomasetti et Bert Vogelstein, « Variation in cancer risk among tissues can be explained by the num- jusqu’aux usagers qui fournissent et
ber of stem cells divisions », Science, vol. CCCXLVII, n° 6217, 2 janvier 2015. reçoivent des informations personna-
lisées susceptibles de modifier leurs
comportements. Des quantités mas-
sives de données commencent à être
et contrairement à ce que l’on pourrait additionnel à la Convention pour la collectées à partir de nos objets du quo-
intuitivement penser, les réflexions protection des droits de l’homme et de tidien par l’intermédiaire de capteurs
éthiques et réglementaires précèdent la biomédecine. biométriques. Il deviendra de plus en
très souvent l’existence concrète des Cet encouragement à la prospective plus difficile pour tout utilisateur de
procédés techniques controversés. Ce est omniprésent dans les compagnies smartphone de résister à la tentation
fut le cas du clonage reproductif. À privées qui émergent depuis le déve- d’entrer dans ce marché des applica-
la suite de la naissance de la brebis loppement du numérique et des tech- tions mobiles de la e-santé qui promet
Dolly, premier mammifère cloné en niques de séquençage de l’ADN. La de suivre pas à pas les fluctuations de
1997, l’interdiction du clonage d’êtres société californienne de biotechnolo- la pression artérielle, du rythme car-
humains a été inscrite dans le protocole gies 23andMe est complètement repré- diaque ou des cycles circadiens afin de

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produire des diagnostics et des suivis détiendraient intrinsèquement des centralisée constitua une innovation
personnalisés. Déjà, cette génération propriétés nouvelles, insolites ou supé- de rupture majeure en assurant la coor-
de données personnelles n’est pas sans rieures à des dispositifs antérieurs. L’in- dination entre les immunologistes et
poser nombre de difficultés liées à des novation en matière de santé n’est pas les cliniciens des différentes villes de
enjeux économiques et de liberté indivi- un état, elle correspond plutôt à la mise France. En même temps, le succès de
duelle. On peut déjà le constater avec la en place d’une organisation destinée cette initiative repose entièrement sur la
télémédecine qui a engrangé un certain à favoriser le croisement des données. mise en évidence de la fonction du sys-
nombre de transformations écono- C’est un processus de mise en relation tème de HLA pour les transplantations
miques et organisationnelles. La télésur- entre le monde de la recherche médi- d’organes des années plus tôt. L’histoire
veillance ambulatoire des porteurs de cale et celui de l’action politico-admi- de l’innovation en matière de santé
prothèses cardiaques suscite des débats nistrative qui, parfois, fait preuve d’effi- n’offre pas un début aisément identi-
autour des choix de prise en charge ; la cacité. Un exemple remarquable est fiable : elle est indissociablement scien-
téléobservance du traitement de l’apnée l’établissement du fichier national des tifique et institutionnelle (2). Elle peut
du sommeil a fait réagir le Conseil d’État groupes de compatibilité tissulaire HLA être définie au moment d’une proposi-
l’année dernière suite à des arrêtés qui au début des années 1970 sous l’impul- tion scientifique, de sa validation, de la
conditionnaient le remboursement de sion de l’immunologiste Jean Dausset à conception d’un objet technologique,
l’Assurance maladie à l’utilisation régu- qui cela valut le prix Nobel en 1980. La de leur mise en œuvre organisationnelle
lière de ce dispositif médical. banque d’organes France Transpant a ou de leur reconnaissance publique. l
Dans cette longue marche vers la santé permis d’améliorer considérablement
(1) Entretien avec Laurent Alexandre,
connectée, raconter l’histoire de l’inno- le succès des greffes d’organes en four-
« Le cerveau humain peut être décodé », Silex ID,
vation n’est pas une mince affaire. On nissant les informations relatives à la n° 3, décembre 2014-janvier 2015.
voit bien que l’innovation n’est pas compatibilité potentielle entre le don- (2) Virginie Tournay (dir.), La Gouvernance
réductible à l’irruption d’objets qui neur et le receveur. Cette organisation des innovations médicales, Puf, 2007.

n De l’épidémiologie à la prédiction : les nouveaux oracles


La production de données massives en matière de populations à risque est à l’origine du projet du génome
santé n’est pas une affaire du 21e siècle. Dès l’époque humain au début des années 1990. Vingt ans plus tard,
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des Lumières, de nombreux projets de recensement des le projet européen Human Brain, lancé en 2014 (à un
données médicales ont vu le jour en France. La Société milliard d’euros) et qui vise à simuler le fonctionnement
royale (1778-1793), première agence nationale en matière du cerveau humain en intégrant toute sorte d’informations,
de santé, a mis en place ce qu’elle a désigné comme étant répond à cette même logique.
des « topographies médicales ». L’objectif était d’identifier Ariel Colonomos a qualifié de « politiques de l’oracle » (1)
les facteurs environnementaux et organiques impliqués ces stratégies qui tentent de prédire l’avenir à partir de la
dans l’apparition de maladies. Dans ce but, la Société production massive de données présentes, comme si le
recueillait les données collectées par des médecins cours de l’histoire suivait un cours prévisible. l v.t.
correspondants à différents points du pays. L’entreprise (1) Ariel Colonomos, La Politique des oracles. Raconter le futur aujourd’hui, Albin
consistait à croiser ces données climatiques avec les Michel, 2014.
points d’émergence des épidémies et des épizooties.
Si ces tentatives de corrélation ne sont pourtant pas mOT CLé
séparables du mythe du déterminisme laplacien*
moderne qui veut que l’on puisse non seulement étudier l déterminisme laplacien
« Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de
les causes d’un phénomène mais aussi prévoir l’avenir
son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. »
à partir des données existantes. On retrouve aujourd’hui
Pour le mathématicien et astronome Simon de Laplace, le monde est
cette vision déterministe dans plusieurs projets
régit pas un déterminisme universel ou chaque état du monde est
scientifiques à grande échelle fondés sur la production de causé par ce qui précède : sans hasard ni indétermination. De sort
données massives. qu’en connaissant les condition de départ suffisamment précisément,
L’idée que l’accumulation des données génétiques on peut prédire l’avenir. .
permettra de conjurer les maladies en ciblant les

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 49


créativité et innovation

DR
Le Café Repair de Brighton (Angleterre).

Innovation sociale :
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laboratoire des solidarités


de demain ? Q
uand on pense à l’acte d’« inno-
ver », on songe tout de suite à
toute une panoplie d’objets
issus des nouvelles technologies,
tablettes et smartphones en tête. Mais
Les initiatives qui composent l’innovation si l’innovation ne concernait pas que
les écrans tactiles et les imprimantes
sociale forment une nébuleuse aux 3D ? Si son but était aussi de répondre
à des besoins sociaux ?
frontières floues, mais qui ne cessent En Hollande, un nouveau concept de
de grappiller du terrain à mesure que café a, par exemple, vu le jour en 2009 :
chacun peut y apporter ses objets cas-
l’État providence décline. sés, et est gratuitement conseillé par
des experts en bricolage pour les répa-
n cLément Quintard n rer  (1). Les Paniers de la mer, installés
en Bretagne dès 1997, récupèrent sur

50 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


les ports les poissons invendus qui 2011, le site retient aujourd’hui environ Des définitions plus complètes ont
sont ensuite conditionnés par des sala- 15 % de commission sur chaque mise été données par le passé. L’Agence
riés en insertion et redistribués à des en relation d’usagers. d’ingénierie et de service pour entre-
associations d’aide alimentaire  (2). En L’instrumentalisation traduit le fait prendre autrement (Avise), qui ras-
Suède, la banque sociale Jak accorde de se voir confier une mission d’intérêt semble des entreprises, réseaux et
des prêts à des taux très faibles aux publique par les collectivités. Cette acteurs de l’ESS, a établi dès 2011 une
petites entreprises et aux associa- tendance est particulièrement pré- grille de critères relative à l’innovation
tions grâce à l’épargne de ses 35 000 gnante dans le secteur associatif : la sociale qui s’articule autour de quatre
adhérents (3). prise en charge et l’accompagnement pôles : « réponse à un besoin social mal
Ces trois initiatives ont un point com- des toxicomanes ont, par exemple, été satisfait », « génération d’autres effets
mun : elles répondent à des attentes longtemps confiés à des ONG comme positifs », « expérimentation et prise
sociales mal ou non satisfaites, et sont Médecins du monde. Les pouvoirs de risque » et « implication des acteurs
liées à ce titre de l’innovation sociale. publics sous-traitaient alors cette assis- concernés ».
Lutte contre le gaspillage, aide à l’in- tance pour éviter d’être accusés de Le premier pilier implique notam-
sertion, autonomie financière…, les porter secours aux usagers de drogue ment que l’utilité sociale du projet doit
champs qu’elle investit sont innom- – et implicitement, de cautionner leur primer sur la recherche de bénéfice.
brables. En France, le ministère de consommation de stupéfiants. Le deuxième (« génération d’autres
l’Économie sociale et solidaire (ESS)
– remplacé par un secrétariat d’État
homonyme après le remaniement de L’essor des associations pour le maintien
mars 2014 – a été créé il y a deux ans
pour s’occuper de ces nouvelles formes d’une agriculture paysanne (amap) est l’un
d’entreprenariat. des exemples les plus emblématiques du
L’ESS, un secteur fourre-tout mouvement de l’innovation.
L’ESS correspond à l’ensemble des
structures qui tentent de concilier
utilité sociale et viabilité économique. Enfin, la banalisation s’applique aux effets positifs ») suggère que le projet
Utopique ? Pas tant que ça : ce pan de acteurs de l’ESS qui, bien souvent, en contribue au développement écono-
l’économie réalise au moins 10 % du cas de réussite économique, se conver- mique local où il est implanté, tout en
PIB en France, et emploi plus de deux tissent d’eux-mêmes au système capi- restant « sensible à son impact environ-
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millions de salariés (4). taliste. C’est le cas des grands groupes nemental ». Le succès des Associations
Il faut néanmoins noter que ce sec- mutualistes et coopératifs comme le pour le maintien d’une agriculture pay-
teur d’activité regroupe des organisa- Crédit mutuel, Chèque déjeuner, ou sanne (Amap), qui sont passées d’une
tions très diverses, tant par leur taille MMA. seule exploitation en France en 2001 à
que par leur forme juridique. Ainsi, au plus de 1 200 aujourd’hui, illustre cette
sein de l’ESS, se retrouvent aussi bien Les quatre piliers préoccupation centrale. Constitués en
les clubs de judo (associations) que la de l’innovation sociale une association, les consommateurs
Maif (mutuelle) ou les supermarchés Devant l’insolente santé du secteur s’associent alors pour acheter les fruits,
Leclerc (coopérative). Un secteur dès (+ 24 % d’emplois en treize ans selon le légumes, poulets ou fromages d’un
lors traversé par trois types de tensions, ministère de l’Économie), la France a exploitant agricole. Ces circuits courts
selon le journaliste Philippe Frémeaux : adopté le 31 juillet 2014 la loi-cadre de limitant les intermédiaires et donc la pol-
la récupération, l’instrumentalisation l’ESS pour mieux l’encadrer et surtout lution due aux déplacements représen-
et la banalisation. le subventionner. Dans un chapitre teraient aujourd’hui un producteur sur
La récupération correspond à la dédié à l’innovation sociale, le texte cinq selon le ministère de l’Agriculture.
reprise par l’État ou par une entre- stipule que tous les projets visant à Le troisième axe souligne la dimension
prise privée d’une initiative issue de la « répondre à des besoins sociaux non « innovante » du projet : comme dans
société civile. Un exemple : le covoitu- ou mal satisfaits (ou à) répondre à des tout travail de recherche et développe-
rage, né de citoyens désireux de parta- besoins sociaux par une forme inno- ment (R&D), celui-ci doit comporter une
ger leurs frais de transport et de limiter vante de production de biens ou de ser- prise de risque et, en amont, une phase
leur empreinte écologique, est devenu vices ou encore par un mode innovant d’expérimentation qui permettra de pro-
un business très lucratif grâce à des sites d’organisation du travail » relèvent de poser une « réponse nouvelle par rapport
comme BlaBlaCar. Gratuit jusqu’en cette forme d’entreprendre spécifique. à l’état du marché sur le territoire ».

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 51


créativité et innovation

Enfin, l’« implication des acteurs et Gilles Finchelstein, directeur de la fon- lisants. Ces coopératives d’exploi-
publics concernés » assure l’assise dation Jean-Jaurès, fait ainsi remarquer tants permettront plus tard d’être un
locale et la participation citoyenne de que « les territoires vivent et agissent sou- outil de contrôle de l’offre, notam-
l’innovation sociale. vent en anticipation sur le mouvement ment pour les céréales, et de partager
général ». les risques de la fluctuation des prix.
Une vaste nébuleuse L’histoire regorge en effet d’initiatives L’innovation sociale a donc deux
L’essor des Amap est l’un des exemples citoyennes qui essaiment sur l’ensemble siècles d’histoire. Curieux pour une
les plus emblématiques du mouvement du territoire avant d’être finalement « innovation ».
de l’innovation. Mais ce dernier a investi administrées par l’État. Au 19e siècle,
d’autres domaines que celui de l’ali- face à la dureté des conditions de vie des L’innovation sociale :
mentation : l’éducation, la mobilité, ouvriers et à l’indifférence des pouvoirs palliatif de l’action
l’énergie, mais aussi les services finan- publics, des hommes et des femmes publique ?
ciers et l’insertion. Le réseau Crésus, par montent des sociétés d’entraide fon- Montée des préoccupations écolo-
exemple, présent dans 18 régions, s’est dées sur le principe mutualiste : chaque giques, contraintes budgétaires gran-
donné pour but d’assister les ménages adhérent cotise à un pot commun, et dissantes pour les politiques publiques,
surendettés à redresser la pente. À Paris, peut prétendre à des aides financières chômage persistant… Telle est la
La Petite Reine a développé dès 2001 à quand sa situation l’exige (maladie, nouvelle grille de lecture qui permet
Paris une livraison à vélo 100 % écolo, licenciement, etc.). Avec trois millions de comprendre les besoins sociaux
dont un quart des salariés sont des d’adhérents à la fin du 19e siècle, ce sys- d’aujourd’hui.
personnes en insertion professionnelle. tème deviendra aussi efficace qu’incon- Si le contexte est plutôt à un désenga-
La crèche Plif Plaf Plouf de Marseille tournable. Il posera surtout les bases de gement de l’État, une chose est sûre : de
organise presque quotidiennement la future Sécurité sociale, instaurée par tout temps, la société ne l’a pas attendu
des échanges entre les enfants et les l’État français en 1945. pour se saisir de problèmes sociaux. En
Parallèlement à « l’assu- témoignent des organisations caritatives
rance mutuelle », le 19e siècle comme Emmaüs, créé par l’abbé Pierre
L’histoire regorge d’initiatives est aussi marqué par le déve- à l’hiver 1949, qui restaure et revend des
citoyennes qui essaiment sur loppement du mouvement objets reçus par le don, ou Les Restos du
coopératif. Les premières cœur, qui mettent en œuvre depuis 1985
l’ensemble du territoire. coopératives de consomma- une aide alimentaire aux plus démunis.
teurs sont créées à partir de Plus récemment, la prise en charge
1840 en Angleterre, puis en par le bas de besoins sociaux a égale-
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personnes âgées qui résident dans une France sous l’impulsion de Charles Gide. ment touché le secteur médical. Face
maison de retraite voisine. Ces ren- Elles visent à encourager le pouvoir à la diminution du nombre de lits en
contres permettent de « rompre avec d’achat des plus modestes et à les proté- hôpital psychiatrique (8), des psychiatres
l’isolement » des aînés et de « développer ger contre les arnaques, très répandues comme Marie-Noëlle Besançon ont
une sociabilité » chez les plus jeunes (5). à l’époque. Après-guerre, celles-ci vont décidé de créer leurs propres structures
On l’aura compris : l’innovation se déployer au sein de professions spé- d’accueil. L’association Les Invités au
sociale ne catégorise pas un type d’ac- cifiques, comme chez les enseignants festin est ainsi née. Depuis 1999, elle met
tivité en particulier, mais plutôt une avec la Camif (vente par correspon- en œuvre une « psychiatrie citoyenne »
nébuleuse de « révolutions tranquilles », dance). Autres exemples : les anciennes et resocialisante, où pensionnaires et
pour reprendre l’expression de la jour- Coop constituent à cette époque un bénévoles se côtoient naturellement
naliste Bénédicte Manier (6). gigantesque réseau de distribution ali- dans un ancien couvent de Besançon.
mentaire, avant d’être détrônées par les La création de « mutuelles de village »
Quand innovation sociale supermarchés dans les années 1960. Ces est également symptomatique de la
rime avec « local » dernières regroupaient alors des petits reprise en main de l’action publique par
Elle est surtout une affaire d’initiatives magasins qui redistribuaient indirecte- la société civile. La première a vu le jour à
locales et citoyennes qui « viennent par ment leurs bénéfices aux coopérateurs Caumont-sur-Durance (4 600 habitants,
le bas », et qui semblent suivre le mouve- sous forme de ristournes appliquées à Vaucluse) en septembre dernier. Son
ment inverse de l’innovation technolo- leurs marchandises (7). but ? Relocaliser le remboursement des
gique : cette dernière a en effet tendance L’agriculture n’échappe pas à la soins médicaux pour contrer la flam-
à se diffuser selon un schéma top down règle. À la fin du 19e siècle, les pro- bée de prix des mutuelles classiques,
(du haut vers le bas). En préambule du ducteurs s’associent également pour due à la baisse des remboursements
Panorama 2015 de l’innovation locale, acheter conjointement leurs ferti- de la Sécurité sociale aux mutuelles et

52 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


à l’allongement de l’espérance de vie.
Pour 47 euros, quel que soit leur âge,
près de 300 habitants de la commune
ont pu y adhérer. On pourrait dès lors
croire que cette mutuelle hyperlocale
traduit une forme de réminiscence des
sociétés d’entraide du 19e siècle  (9). Ce
projet a pourtant déclenché une vague
d’enthousiasme à l’approche des muni-
cipales de 2014 : de nombreux candidats
avaient décidé d’inscrire la création
d’une mutuelle municipale similaire
dans leur programme électoral. Les
initiatives issues de la société civile sont-
elles, dès lors, la réponse à un État pro-
vidence sur le déclin ? Ce n’est pas si sûr.
En 2010, le Premier ministre britan-
nique David Cameron avait lancé son
fameux projet de « big society ». Cette
nouvelle philosophie de l’action gou-
vernementale consistait à laisser les ini-
tiatives locales se substituer à l’État, qui
se désengageait alors de la gestion et de
la mise en œuvre de différents services
(bibliothèque, action sociale, entretien
des forêts…). Mais cette nouvelle poli-
tique s’est accompagnée de coupes bud-
gétaires drastiques (plus de 90 milliards
d’euros d’économies en cinq ans), qui
ont tué dans l’œuf le secteur associatif.
Les inégalités entre les territoires ont
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alors été exacerbées : dans certaines


zones déjà sinistrées économiquement,
ce retrait de l’État – censé donner carte
blanche aux entrepreneurs sociaux –
s’est traduit par l’émergence de « déserts
caritatifs » (10), où l’action sociale est
devenue inexistante.
L’innovation sociale est donc le lieu
d’une hybridation parfois incestueuse
entre préoccupations économiques,
relations avec les pouvoirs publics et
utilité sociale. Elle permet sans doute de Clément Quintard/Sciences Humaines

combler à la marge l’incurie de l’État,


mais ne peut s’y substituer. l
(1) Il existe aujourd’hui une trentaine (4) Chiffres du ministère de l’Économie Économiques, poche n° 22, janvier 2006.
de Repair’Café en France. (www.economie.gouv.fr/ess-economie-sociale-solidaire) (8) Soren Seelow, «À Besançon, la maison où les “fous”
Voir http://repaircafe.org/fr/. (5) Ces exemples sont tirés de Philippe Frémeaux et sont heureux», Le Monde (http://abonnes.lemonde.fr/sante/
(2) Voir le site de la Fédération nationale des paniers Philippe Chibani-Jacquot (dir.), « La Fabrique article/2012/07/02/a-besancon-la-maison-ou-les-fous-
de la mer : www.panierdelamer.fr/ de l’innovation sociale », Alternatives économiques, sont-heureux_1723071_1651302.html).
(3) Bénédicte Manier, Un million de révolutions tran- hors-série poche n° 62, juin 2013. (9) Anna Benjamin et Elsa Sabado, Les mutuelles de
quilles. Travail, argent, habitat, santé, environnement : tout (6) Bénédicte Manier, op. cit. village, une innovation sociale ou un retour
ce que les citoyens changent dans le monde , Les liens (7) Denis Clercet et Hervé Gouil, Anakena, au 19e siècle ? », Slate (http://www.slate.fr/story/94993/
qui libèrent, 2012. « Coopérative de consommation », Alternatives mutuelles-village-innovation-sociale).

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 53


créativité et innovation

L’école peut-elle
vraiment innover ?
On voit souvent le système scolaire comme un système bloqué
incapable de se réformer. La réalité est en fait plus complexe :
les dynamiques de changement sont bien présentes, même
si elles sont souvent freinées par le jeu des différents acteurs.

n martine fournier n

U
n vent nouveau est-il en train qui engendrent le redoublement des compétences », même si celui-ci peine à
de souffler dans l’éducation élèves, des emplois du temps en forme trouver une définition consensuelle. La
nationale ? Conseil natio- de tranches napolitaines (une heure de création du baccalauréat professionnel
nal de l’innovation pour la réussite français, une heure d’anglais, une heure (bac pro) en 1985 a été une innovation
éducative (initié en 2013 par Vincent de sciences de la vie, etc.) et une « forme de taille, permettant (30 ans plus tard)
Peillon), création d’un « Département scolaire » – héritée de Guizot – qui sup- d’atteindre l’objectif de 80 % de bache-
recherche-développement, innovation pose que tous les élèves apprennent liers par an. Les réformes pédagogiques,
et expérimentation » (DRDIE), journées la même chose au même moment. plus difficiles à installer, ont cependant
annuelles de l’innovation avec appel « Chaque tentative de réforme du minis- été notables, avec la prise en compte
à projets, site Expérithèque destiné à tère est considérée comme une agression, des handicapés, des enfants dyslexiques
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recenser les innovations des différentes une tentative de révolution inaccep- et des autres « dys », et, dans certains cas,
académies… Depuis quelque temps, le table, constate, parmi d’autres, le socio- une évolution des pratiques pédago-
ministère de l’éducation nationale mul- logue François Dubet. La répartition giques dans les classes…
tiplie les dispositifs destinés à encou- des masses disciplinaires provoque de D’où vient alors ce sentiment large-
rager les innovations pédagogiques. véritables guerres civiles ; toucher au ment partagé que rien ne change dans
S’agit-il d’une nouvelle stratégie poli- baccalauréat est considéré comme une l’école de la République ? Pour le com-
tique visant à remédier aux difficultés atteinte à la République, changer le prendre, il faut entrer dans la boîte noire
de l’école française (échec scolaire, mode d’évaluation des élèves crée des du système, décrypter le jeu des acteurs
inégalités et médiocre classement dans guerres de religion… » (ministère, enseignants, syndicats,
les évaluations internationales) ou un Bref, il est tentant de voir l’institution mouvements pédagogiques, parents
miroir aux alouettes ? scolaire comme un système bloqué, et société civile) et les conflits d’intérêts
dans lequel tout changement serait à l’œuvre face aux innovations, selon
Injonctions paradoxales impossible. Et pourtant, l’école a beau- qu’elles soient issues de la hiérarchie
Pour beaucoup, les injonctions à coup changé depuis un demi-siècle. (ministère) ou de la base (enseignants
innover font figure d’injonctions para- Elle a connu des innovations dans ses et mouvements pédagogiques).
doxales. Le « mammouth » éducation structures (avec, par exemple, l’ins-
nationale n’est-il pas souvent perçu tauration du collège unique pour tous Un refus des réformes…
comme une machine irréformable ? les élèves, en 1976). Les programmes Prenons le cas des réformes initiées
L’institution apparaît bureaucratique, ont accordé une place croissante aux par le ministère. L’historien de l’édu-
conservatrice, arc-boutée sur des prin- disciplines scientifiques et à la tech- cation Antoine Prost a analysé dans un
cipes intangibles, tel le découpage en nologie et, depuis 2005, instauré « un ouvrage récent les heurs et malheurs
disciplines, la rigidité des programmes socle commun de connaissances et de des différentes réformes de l’éducation

54 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


Frederick Florin/AFP
durant le 20e siècle (1). Certaines se sont jamais mis les pieds dans une classe » réformes qu’ils n’ont pas combattues
installées discrètement, telle la géné- et ne connaissent pas la réalité du sont l’instauration des zep et des bac-
ralisation de la mixité scolaire dans les terrain. À cela s’ajoutent les conflits calauréats professionnels. Lorsque le
années 1960 ; d’autres encore se sont d’intérêts : des parents qui ne sou- ministre Claude Allègre a instauré les
vues pérennisées, telle la création des haitent pas voir leurs enfants dans des travaux personnels encadrés (TPE)
zones d’éducation prioritaires (zep) par classes hétérogènes, des enseignants dans les classes de lycée, il s’est heurté à
Alain Savary en 1981, même si elles ont qui trouvent plus confortable d’ensei- une véritable bronca (et a d’ailleurs été
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trouvé depuis diverses formulations (2). gner à des élèves de niveau homogène, remplacé). Cinq ans plus tard, lorsque
Mais la plupart ont provoqué grèves, alors que toutes les études montrent François Fillon décide de les supprimer,
blocages ou tout simplement refus. que les classes de niveau creusent les il rencontre à nouveau une forte oppo-
En 2000, le débat fait rage entre par- inégalités. « Le coût du changement est sition syndicale qui entend protéger les
tisans et opposants du collège unique. important pour les professeurs, et beau- « acquis » !
Dans L’Hypocrisie scolaire (2000), les coup préfèrent une pratique routinière
sociologues F. Dubet et Marie Duru- dans laquelle la forme scolaire semble …mais des évolutions
Bellat avaient analysé les raisons garantir le bon fonctionnement du sys- de fond
des difficultés à réformer. Interrogés tème », explique M. Duru-Bellat. Fin connaisseur du système finlan-
aujourd’hui, ils réitèrent leurs propos. Et l’historien A. Prost de conclure : dais, Paul Robert (3) est aussi principal de
« Pourquoi les ministres se cassent-ils les « Toute tentative pour imposer une collège depuis de longues années. Pour
dents sur des réformes parfois minus- autre façon d’enseigner est ressentie par lui, malgré ces résistances, les choses
cules ? », se demande F. Dubet. Il y a une majorité de professeurs comme bougent. Les enseignants ont parfois
d’abord une tradition libérale qui fait une agression, une mise en accusation l’impression que les réformes s’accu-
que les enseignants revendiquent leur injuste, une volonté de les rabaisser, de mulent et se contredisent, explique-t-il.
autonomie pédagogique et s’estiment les humilier.» C’est pourquoi ils les accueillent avec
seul maître dans leur classe. Quant aux syndicats, observe A. Prost, circonspection. Surtout lorsqu’ils se
Tout changement risque de leur faire « l’accueil qu’ils réservent aux réformes sont impliqués dans une innovation qui
perdre une part de cette liberté. D’au- est généralement négatif ». Tout chan- sera supprimée par le ministère suivant,
tant que beaucoup ont le sentiment, gement est perçu comme une atteinte comme ce fut le cas pour les itinéraires
comme le confie une enseignante, que à l’école républicaine et aux conditions de découverte au collège (IDD). Mais
« les technocrates du ministère n’ont de travail de leurs adhérents. Les seules globalement, ce principal observe des

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 55


créativité et innovation

Les pédagogies nouvelles, toujours à la marge


Les « écoles nouvelles », qui ont fleuri les marges de manœuvre porte : travaux de groupes,
tout au long du 20e siècle, prenaient pour innover. pédagogie axée sur un projet
comme point de départ une critique Au final, on les retrouve aujourd’hui construit par
des méthodes traditionnelles. L’enfant surtout au niveau des écoles les élèves comme la rédaction
n’est pas un être à dresser, mais élémentaires, ou dans d’un journal ou de blogs,
à épanouir, prônaient les pédagogues les établissements qualifiés de recherches documentaires sur le Web,
de l’éducation nouvelle qui initièrent difficiles, réservés aux élèves travaux personnels encadrés (TPE)
les « méthodes actives », dans décrocheurs… Dans les collèges et apparaissent dans les classes,
lesquelles les enfants sont acteurs les lycées « classiques », elles entrent et sont d’ailleurs encouragés
de leurs apprentissages. cependant peu à peu par la petite par les directives ministérielles. l m.f.
En France, dans la première moitié du
20e siècle, la pédagogie Montessori
s’installe dans les écoles maternelles.
Au niveau primaire, Célestin Freinet
invente des techniques destinées à
développer les moyens d’expression
et de réflexion de ses élèves, ainsi
que leur motivation et leur autonomie
dans le travail : texte libre, imprimerie,
journal scolaire, lettres aux
correspondants… L’équilibre entre
activités manuelles, intellectuelles,
artistiques, le travail en groupe
alternant avec les tâches individuelles
et collectives, est au cœur de la
pédagogie des écoles nouvelles.
Après la Seconde Guerre mondiale, la
pédagogie Freinet est inscrite dans le
programme du plan Langevin‑Wallon.
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Mais la greffe sera vite rejetée :


les classes nouvelles, qui semblaient
un succès en 1950, ne sont plus que
l’ombre d’elles‑mêmes deux ans
plus tard. Bien qu’ayant fait leurs
preuves au niveau de la réussite
des élèves, des enseignants, des
proviseurs de lycées, des inspecteurs
mènent une attaque en règle contre
ces pédagogies qui font appel à la
motivation et au plaisir. « Le préjugé
est omniprésent », commente
Antoine Prost. Largement diffusées
dans d’autres pays, les pédagogies
alternatives vont rester en France à la
marge, méconnues par de nombreux
Mehdi Fedouach/AFP

enseignants et entachées du soupçon


de manque de sérieux. À cela s’ajoute
la difficulté de les mettre en œuvre,
notamment dans l’enseignement
secondaire où les découpages La Courneuve. Hakim, Célia et Ambeen,
disciplinaires et horaires limitent trois jeunes élèves de l’école de la deuxième chance.

56 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


évolutions de fond, surtout depuis une demande jamais de comptes à ceux si l’école peut vraiment innover suscite
dizaine d’années, qui contredisent à la qui enseignent avec des pratiques tra- des diagnostics contradictoires partagés
fois une représentation d’une incohé- ditionnelles alors que les innovateurs entre optimisme et pessimisme.
rence du système et d’un immobilisme sont sans cesse sommés de se justifier, Pour F. Dubet, « l’institution éducation
du corps enseignant. de s’évaluer. On tolère que la pédagogie nationale est une organisation politi-
Ainsi, les lois d’orientation de 1989 traditionnelle obtienne 30 % de résul- quement impuissante dont la capacité
(loi Jospin), 2005 (loi Fillon) et 2013 tats satisfaisants alors que l’on exige du de pilotage est minime ». Les innova-
(loi Peillon), qui, respectivement, ont 100 % pour l’innovateur… » tions ne pourront venir que des ensei-
mis « l’élève au centre du système édu- « Alors que le collège normal ne fonc- gnants eux-mêmes. Mais cela suppose,
catif », instauré le « socle commun de tionne pas bien, le collège expérimen- ajoute-t-il, que ceux-ci aient reçu une
connaissances », puis « une école de la tal d’à côté doit rendre des comptes à véritable formation pédagogique, ce qui
bienveillance » vont toutes dans le sens l’administration tous les matins », ajoute n’est plus le cas depuis de nombreuses
d’une meilleure prise en compte des F. Dubet pour qui les innovations sont années.
élèves, des potentialités et des diffi- « juste tolérées par le système » et dispa- P. Meirieu, de son côté, alerte sur
cultés de chacun. Et même si elles ont raissent dès que l’équipe pédagogique le caractère très contraignant d’une
engendré leur lot de grèves et d’oppo- change. D’autant que ceux qui innovent forme scolaire toujours dominante, qui
sitions, le regard des professeurs sur sont souvent des enseignants très moti- consiste simplement à faire cours à une
les élèves a changé depuis une dizaine vés qui ne comptent pas leur temps et classe en maintenant une discipline
d’années, souligne encore P. Robert. Un leurs forces pour atteindre leurs objec- acceptable faite de punitions et de gra-
conseil de classe d’aujourd’hui n’a plus tifs. De ce fait, ils ne sont pas toujours tifications. Pour beaucoup, cela paraît
rien de commun avec ceux d’antan. Le bien vus par les collègues qui craignent la solution la plus acceptable pour que
souci de prendre en compte les person- de se voir imposer des changements fonctionne « la machine-école » (4), peu
nalités et les difficultés est désormais qui alourdiraient leurs tâches ; non plus importe ce qu’elle produit, ajoute-t-il.
bien présent. Beaucoup d’enseignants que par les équipes syndicales majori- Pour le ministère, en effet, une rentrée
ont pris conscience de la nécessité de taires qui y voient une atteinte à l’école réussie, c’est une rentrée où chaque
différencier leurs méthodes et leurs républicaine. classe est devant un professeur, les
exigences. Selon le psychologue de l’éduca- conditions importent peu. Et de ce
tion André Tricot, les enseignants se point de vue, le système ne fonctionne
Suspicion sur l’innovation répartissent depuis toujours en 10 % pas si mal…
« Lorsque l’on pénètre dans les établis- d’innovateurs, 10 % de réfractaires et Curieusement, les optimistes se
sements et dans les classes, on a le senti- une majorité qui intègre les change- retrouvent plutôt du côté des acteurs
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ment que nombre d’enseignants créent ments au fur et à mesure « que les choses de terrain. Telle cette enseignante
des projets innovants, cherchent des marchent ». C’est le cas, par exemple, de classe maternelle qui souligne la
solutions… » Tous les spécialistes inter- avec les technologies numériques qui nette amélioration de l’enseignement
rogés dans cette enquête soulignent le peinent à trouver leur place à l’école, des méthodes de lecture depuis la
dynamisme et l’énergie d’une partie du tout en suscitant des projets très nova- loi Robien ; ou encore, la richesse des
corps enseignant. Mais que se passe-t- teurs dans certains cas. D’un côté, des échanges entre collègues à travers les
il lorsque les innovations proviennent élèves de collèges ou de lycées se voient blogs pédagogiques.
de ces initiatives locales que le minis- fortement déconseiller (voire interdire) Mais tous, optimistes ou pessimistes,
tère semble aujourd’hui encourager ? l’usage de Wikipedia par leurs profes- réclament une véritable autonomie des
Là encore, la dynamique du change- seurs. De l’autre, certains enseignants établissements, qui les libère d’une hié-
ment est loin d’être évidente. organisent des « wiki concours » où rarchie et d’une administration toujours
Philippe Meirieu se dit suspicieux à les élèves construisent et publient des suspicieuse et souvent paralysante. l
« l’égard d’une idéologie de l’innovation pages au sein de cette encyclopédie
permanente et à tout prix : on peut participative très contrôlée. « On est
innover en régressant, mentionne-t-il, en train de réaliser le rêve de Freinet ! », (1) Antoine Prost, Du changement dans l’école.
et l’injonction permanente à innover ajoute A. Tricot. Un Célestin Freinet qui, Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours,
s’avère épuisante pour les enseignants comme tous les créateurs de pédagogies Seuil, 2013.
qui n’arrivent plus à stabiliser leur nouvelles, n’a jamais réussi à acquérir (2) À la rentrée 2014, réseaux d’éducation prioritaires
(rep).
pratique ». ses lettres de noblesse dans l’éducation
(3) Paul Robert, La Finlande : un modèle éducatif pour
Mais il souligne aussi l’ambiva- nationale (encadré ci-contre). la France ? Les secrets de la réussite, ESF, 2008.
lence de l’institution face aux expé- Comme dans bien des cas lorsqu’il (4) Philippe Meirieu et Stéphanie Le Bars,
rimentations pédagogiques : « On ne s’agit des questions éducatives, savoir La Machine-école, Gallimard, coll. « Folio », 2001.

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 57


créativité et innovation

EntrEtiEn avEC Nathalie Heinich


La course
aux avant-gardes
Le jeu de l’art
contemporain
Innover est devenu la règle d’or de l’art
moderne. C’est ainsi que les objets
les plus banals peuvent devenir des œuvres,
car la nouveauté est dans le geste,
et non dans l’objet.
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Catherine Hélie/Gallimard

Les artistes sont considérés comme


des créateurs. Innover est-il impératif
en arts plastiques ?
Généralement, en arts plastiques, on ne parle
pas d’innovation. Mais on emploie des termes
très proches tels que « nouveauté », « originalité »,
qualités qui sont devenues essentielles. Pendant
longtemps, elles ne l’ont pas été : du Moyen Âge à la
n natHaLie HeinicH
Sociologue de l’art, elle a récemment publié Le Paradigme de l’art
période dominée par les académies des beaux-arts
(17e-19e siècles), on n’attendait pas que les artistes
contemporain, Gallimard, 2014. innovent. Ils devaient créer à l’intérieur de normes
assez strictes, avec une certaine dose d’originalité,
mais leurs marges étaient étroites et les sujets
très cadrés. Les thèmes, les genres, les techniques
même laissaient peu de place à l’innovation. Pour
qu’arrive l’art moderne, il a fallu un changement
très profond de la conception de l’art, qui a sou-
levé protestations et scandales. Ce changement
amenait l’idée que l’on pouvait créer des œuvres
qui n’avaient jamais été vues auparavant. C’est ce
que j’appelle le « régime de singularité », qui juge
intéressant le fait d’être différent, hors du commun,

58 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


bizarre même. Au cours du 19e siècle, dans tous les Cet exemple amène une question.
domaines des arts, l’idée s’est imposée qu’il était Comment peut-on prétendre innover en
meilleur d’innover que de reproduire ce qui avait exposant un objet aussi banal ?
déjà été fait. En art contemporain, l’innovation n’est pas dans
l’objet ou dans l’image mais dans le geste. Que
Quels ont été les ressorts de cette l’objet ne soit pas original n’a pas d’importance :
révolution ? ce qui compte c’est que le geste soit nouveau.
Ces changements ne se sont pas produits de C’est ainsi que les appropriationnistes copient
manière individuelle, mais par une sorte de conver- les œuvres de certains de leurs prédécesseurs. Ils
gence entre des artistes qui se reconnaissaient copient, ils photocopient, ils photographient. Le
des points communs. Cependant, ce n’étaient pas seul fait de s’approprier l’image est un geste artis-
vraiment des écoles. Souvent, ces groupes ont tique. D’autres transgressent la règle de la « main de
été nommés par des commentateurs extérieurs l’artiste » : certains plasticiens réputés, comme Jeff
comme ce fut le cas pour les impressionnistes, Koons, ne réalisent pas eux-mêmes leurs œuvres,
les fauves, etc. Parfois, les artistes eux-mêmes ont mais les font exécuter par des assistants. Cela met à
revendiqué une étiquette – les nabis, les dadaïstes l’épreuve le principe d’authenticité, qui peut porter
ou les surréalistes. Ils formaient des avant-gardes soit sur la personne soit sur l’objet. D’autres encore
déclarées, mais avec beaucoup de liberté indivi- innovent en bousculant l’esprit du travail artistique.
duelle. L’innovation est véritablement venue avec Ils se présentent comme insincères, cyniques,
ces gens-là. Faire des choses hors du commun est intéressés, distants : tout le contraire d’une posture
devenu la valeur centrale de l’art moderne et, par la d’artiste inspiré, dévoué à la cause de l’art et à la
suite, de l’art d’après la Seconde Guerre mondiale. recherche du sublime.
L’art contemporain s’est en effet donné pour mot
d’ordre de rompre avec toutes les règles de l’art. La Ces œuvres plastiques sont-elles appréciées
nouveauté est devenue sa valeur cardinale : c’est ce pour leur beauté ?
que j’appelle l’emballement du régime de singula- Le beau est une notion bannie en art contempo-
rité. Cela va plus loin que la simple originalité, parce rain. Tout au contraire, de nombreux plasticiens
qu’au sens juridique, « original » veut dire « qui est aujourd’hui – pas tous – sont tentés par la transgres-
propre à un artiste ». L’idée de nouveauté va plus sion des normes de la décence et du bon goût. Ils
loin, parce qu’elle implique que l’on juge l’œuvre aiment jouer avec la scatologie, avec l’obscène, avec
par rapport à l’ensemble des œuvres passées, et l’horrifiant et le dégoûtant. Un artiste comme Paul
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qu’elle ne doit pas correspondre à ce qui a déjà été McCarthy est typiquement dans cette recherche-là,
vu. C’est là où l’idée de novation en art rejoint l’idée avec ses expositions de sextoys et autres perfor-
de novation en science, qui se doit de découvrir des mances scabreuses qui font scandale, comme à
choses que l’on ne connaît pas, et éventuellement Paris récemment.
d’en tirer des innovations techniques.
Si seul le geste compte, les œuvres ont-elles
Quelle différence y a-t-il sur ce plan entre encore une consistance propre ?
l’art moderne et l’art contemporain ? Elles peuvent se réduire à peu de chose. C’est
Dans l’art contemporain, la singularité ne porte souvent le cas avec les minimalistes. Le meil-
pas seulement sur la façon de peindre ou de repré- leur exemple que l’on puisse donner est celui de
senter, mais sur les cadres mêmes de ce que l’on l’exposition d’Yves Klein qui, en 1958, a simple-
avait l’habitude d’appeler « art ». Il y a un travail sys- ment consisté à vider la galerie de tout objet et à la
tématique sur les limites de l’art, et pas seulement repeindre. L’œuvre, c’était le vide. On peut rappeler
sur ce qui est figuré, et c’est là où la singularité est aussi le geste de Robert Rauschenberg qui, en
devenue radicale. Quand, en 1917, Marcel Duchamp 1953, efface avec une gomme un dessin offert par
a proposé d’exposer un urinoir en guise de sculpture, un autre artiste célèbre, Willem de Kooning, puis
c’était une innovation autrement plus radicale que expose le papier complètement effacé. En réalité,
de peindre une femme avec les deux yeux du même le fait qu’il n’y avait presque rien à voir n’était
côté. À la signature près, cela ne correspondait en pas très innovant : les tableaux monochromes de
rien avec la définition d’un objet d’art. D’ailleurs, son Kasimir Malevitch existaient depuis longtemps.
urinoir n’a pas été exposé, et n’a été reconnu comme Mais le geste d’effacement était nouveau. En éli-
œuvre d’art que dans les années 1950. minant l’image au profit du geste, il a produit une

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 59


créativité et innovation

œuvre emblématique de l’art contemporain. Il spécialité. Est-ce également vrai en art


faut bien comprendre que l’œuvre n’est plus dans contemporain ?
l’objet, mais dans le geste, ses conséquences et Il peut arriver qu’un artiste vienne d’une autre
les discours qui accompagnent la proposition, discipline. R. Mueck a commencé dans le cinéma à
laquelle peut être très éphémère, comme dans effets spéciaux et importé des techniques de plas-
le cas des performances, ou des installations turgie qui lui permettent une précision extrême.
« biodégradables ». Mais ce sont des cas plutôt rares : en général, les
artistes sont issus des écoles d’art, et doivent se
Le street art, qui utilise des moyens débrouiller pour faire des choses qui n’ont jamais
graphiques assez classiques, fait-il partie été faites. L’un des grands facteurs d’innovation,
des arts contemporains ? c’est l’usage de techniques qui n’ont rien à voir
C’est un exemple d’objet frontière : il a commencé avec celles du passé. Pas de tableaux ni de cadres,
comme une pratique interdite, celle du graffiti, puis, mais de la vidéo, des tubes de chantier, des objets
avec le temps, tend à être accepté comme une forme recyclés, des matières plastiques, des installations
d’art contemporain. Mais pour cela, il a dû entrer électriques, des tissus organiques : tout est possible.
dans les circuits professionnels : être exposé dans
des galeries, commenté dans des revues, acquis par Les artistes doivent-ils se renouveler ?
des musées… Tant que l’on se contentait de l’effacer, Bien sûr, et c’est tout un problème. Il y a au moins
c’était juste une pratique dégradante. En fait, peu deux façons de s’y prendre : soit changer vraiment
importe que les conventions graphiques du street art de manière, soit se donner une marque de fabrique
ne soient pas très nouvelles : c’est le geste et le côté et varier sur ce thème. Par exemple, Daniel Buren
transgressif qui ont fini par compter. utilise toujours les mêmes éléments décoratifs
(des bandes colorées de 8,7 centimètres de large)
S’il n’y a aucune exigence, alors comment et renouvelle chaque fois leur disposition selon le
savoir ce qui distingue une œuvre d’art d’un contexte. Cela donne un caractère unique à chaque
objet quelconque ? œuvre tout en jouant sur des variations en fonction
La règle de la transgression est fondamentale. du contexte. On peut penser à ce propos que cela
Mais il faut quand même que l’objet corresponde ressemble à une manière classique de travailler. En
aux attentes du monde de l’art. Par exemple, fait, c’est vraiment de l’art contemporain : D. Buren
lorsque P. McCarthy conçoit son sextoy gonflable, il a emprunté ces bandes à un tissu de store, et ses
lui donne une dimension gigantesque, qui n’a rien installations in situ ne sont ni démontables ni
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à voir avec celle de l’objet que l’on peut acheter sur déplaçables. Elles ne peuvent pas être revendues.
Internet. C’est un objet ambigu, qui évoque vague-
ment un grand sapin, fait pour occuper l’espace Les œuvres d’art contemporain sont-elles
public et être vu par tout le monde. Lorsque l’artiste porteuses de messages originaux ?
australien Ron Mueck conçoit des personnages en Le message n’est pas un ingrédient explicitement
silicone impressionnants de réalisme, il ne leur présent dans l’art contemporain, sauf lorsqu’il est
donne pas une taille normale, mais plus grande présumé par les commentateurs. D’abord parce
ou plus petite que nature. Cela crée un décalage et qu’en art contemporain, on n’est pas forcément
distingue l’objet comme œuvre d’art. Il est courant, censé avoir accès à ce que l’artiste ressent, à sa per-
par exemple, de puiser dans l’industrie et la culture ception, à son intériorité, alors que cette attente était
populaire des modèles qui n’ont pas en eux-mêmes très présente dans l’art moderne. L’art contemporain
de valeur artistique reconnue. C’est ce que font est ludique, et souvent ironique : c’est un jeu sans
J. Koons ou Takashi Murakami avec des person- intention de sérieux. D’autre part, malgré l’impres-
nages de bandes dessinées. Mais ils en changent sion que l’on peut avoir, et même si beaucoup de
les proportions, les couleurs, le rendu, ou utilisent jeunes artistes ont, par ailleurs, une posture critique,
des matériaux nobles, tout en gardant le côté kitsch. il y a peu d’œuvres qui délivrent explicitement
L’important est de faire quelque chose que l’on n’a un message sur l’état de la société ou du monde.
pas encore vu. Lorsque, en 1960, le sculpteur Arman a rempli une
galerie de déchets, il n’y avait pas de message écolo-
En sciences, on dit souvent que l’innovation gique : c’était surtout une manifestation de mauvais
est amenée par des personnes, des modèles goût et une réponse ironique à l’exposition du vide
ou des idées qui proviennent d’une autre d’Y. Klein. Une œuvre parle très peu par elle-même :

60 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


il faut pour cela un discours qui l’accompagne, et des artistes, qui se reconnaissent mutuellement.
en général il n’émane pas de l’artiste lui-même, Le second est celui des commissaires d’exposi-
mais du galeriste ou du critique d’art. C’est une tions, des conservateurs et des critiques d’art, qui
grande différence avec l’art moderne, qui était rare- eux aussi ont besoin d’être reconnus comme des
ment exposé avec un texte d’accompagnement. En novateurs par leurs pairs, c’est-à-dire de découvrir
revanche, les tableaux portaient souvent des titres. de jeunes artistes que personne ne connaît encore
C’est le titre Impression soleil levant du tableau de (moyennant quoi, les artistes précédemment
Claude Monet qui a incité un critique à nommer reconnus risquent souvent d’être vite oubliés). Le
l’impressionnisme. Aujourd’hui, les œuvres sont troisième est celui des grands galeristes et collec-
presque toujours accompagnées de textes, le plus tionneurs, qui ouvrent les portes du marché. Le
souvent écrits par des intermédiaires (critiques d’art, dernier est celui du grand public, qui est en général
commissaires…), qui sont devenus des personnages plus tardif dans la carrière d’un plasticien, que ce
clés en art contemporain. Les artistes, eux, ont plutôt soit en art moderne ou en art contemporain.
intérêt à laisser parler les autres de leurs œuvres, ou à
en parler eux-mêmes sans trop de sérieux. Quelle émotion attend-on de la part
du spectateur ?
Finalement, qui fixe les règles du jeu ? C’est surtout la curiosité, la surprise et l’amuse-
En arts plastiques, il y a des décideurs sans qui les ment. Ça peut être aussi l’indignation provoquée par
œuvres ne sortiraient pas de l’atelier de l’artiste. le dégoût esthétique ou moral. Mais le scandale fait
Mais il faut que l’œuvre s’y prête, c’est-à-dire totalement partie du dispositif : il est donc normal de
corresponde aux attentes dont nous avons parlé rire d’une œuvre. Ceux qui s’indigneraient sérieuse-
plus haut : le jeu avec les limites, l’innovation, le ment seraient les nigauds de la farce. Mais il faut bien
décalage, etc. La reconnaissance des œuvres est supposer qu’il y en aura, car sans nigauds, il n’y a pas
la tâche des intermédiaires de l’art. Il y a différents de farce. Tel est le jeu de l’art contemporain. ●
cercles à atteindre pour réussir. Le premier est celui PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS JOURNET

Repenser Sous la direction de


B. Segrestin, B. Roger et S. Vernac
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Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 61


créativité et innovation

30 avril 2013, West Palm Beach (Floride).


L’artiste Princess Tarinan von Anhalt
travaille sur une œuvre en utilisant
le vent généré par le réacteur d’un avion.
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Michele Eve Sandberg/Corbis

Qu’est-ce que Trouver des idées


neuves naît-il d’une
illumination soudaine

la créativité ? ou d’un patient travail


de création qui exige
beaucoup de méthode
nJ ean-François dortier et de labeur ?

62 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


«Q
u’est ce que la créati- Mozart ou un Picasso, il faut aussi être à une question du type : « Trouvez dif-
vité ? » Il existe deux né au bon endroit et au bon moment férents usages d’une brique (construc-
façons de s’y prendre et… beaucoup travailler ; 4) il n’y a pas tion, projectile, presse papier, etc.) » ou
pour répondre à cette question. La une seule forme de génie mais plu- « Trouvez le maximum de mots com-
première consiste à aller demander aux sieurs ; 5) enfin, il y a un peu de génie mençant par “l” et finissant “n” (lion,
spécialistes. La seconde, plus difficile en chacun de nous. Lyon, lichen, lotion, etc.) ». La pensée
mais plus créative, consiste à essayer Aux dernières nouvelles, en explorant est dite « divergente » car elle conduit
d’y répondre par soi-même. Essayons le cerveau d’Albert Einstein (encadré à une variété de réponses, par opposi-
les deux ! p. 68) et de quelques grands créateurs tion à la pensée « convergente » qui vise
Les spécialistes tout d’abord. Ils se contemporains qui se sont prêtés au la meilleure réponse à un problème.
répartissent en gros en trois grandes jeu (2), il apparaît que le génie créatif Par la suite, P. Guilford va affiner le
tribus. Celle des psychologues qui pourrait se situer dans le cortex frontal concept de « pensée divergente » en le
étudient la créativité depuis un siècle à (il « favorise la multiplication des idées divisant en sous-catégories comme la
travers l’étude des « génies créateurs » par la pensée divergente, notamment fluidité ou la flexibilité. La fluidité, c’est
ou par le biais de tests et d’épreuves grâce aux neurones dits associatifs, le nombre d’idées (« combien de fleurs
expérimentaux. Une seconde tribu, qui favorisent l’échange d’information commencent par la lettre “a” »), la flexi-
plus composite, cherche à observer entre les six couches du cortex (3) »). À bilité, c’est le fait de trouver une idée
les artistes ou scientifiques au tra- moins que le génie créateur soit situé qui sort du cadre de pensée habituel (5).
vail. Enfin la troisième tribu regroupe dans le cortex pariétal inférieur, qui La flexibilité est définie comme la
ceux qui promeuvent des méthodes « permet de changer d’angle d’attaque capacité de changer de point de vue
de créativité : à défaut de comprendre face à un problème » et donc de faire et de voir les choses sous un nouvel
comment naissent les idées nouvelles, preuve de flexibilité. D’autres experts angle. Elle va prendre une importance
ils tentent de les faire jaillir. penchent en faveur d’une hypercon- considérable dans les travaux sur la
nexion du corps calleux (qui relie les créativité. L’exercice classique des neuf
Aux sources du génie créatif deux hémisphères). Pour d’autres points est un bon exemple de pensée
Chez les psychologues, un premier axe encore, le cerveau créatif serait dans divergente (encadré p. 66).
de recherche vise à percer les secrets l’hémisphère droit, siège de l’eurêka Dans la lignée de P. Guilford, bien
des « génies créatifs » – les Léonard de (encadré p. 67). d’autres travaux vont s’effectuer : sur
Vinci, Mozart, Einstein ou Picasso – en la créativité de l’enfant, sur les tests
scrutant leur personnalité, leur histoire Du QI à la pensée divergente de créativité, sur les styles cognitifs,
et leur mode de pensée. L’étude des Une autre voie de recherche sur la etc. (6). Mais les notions de « pensée
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génies a débuté dès la fin du 19e siècle créativité s’est développée en psycho- divergente » et de « flexibilité » reste-
avec les travaux de Francis Galton, le logie. Dès le début du 20e siècle, Alfred ront les clés d’entrée fondamentales.
père de la psychométrie. Il est parvenu Binet, créateur des premiers tests, avait En somme, pour la psychologie, la
à la conclusion, sur la base de statis- compris qu’il existait une forme de créativité relève de la résolution de pro-
tiques familiales, que le génie était pensée tournée vers l’imagination blèmes (l’écriture d’un roman relève-
avant tout héréditaire. La dynastie créatrice et différente de l’intelligence t-elle de ce cas ?) dont il faut trouver
de Jean-Sébastien Bach, musicien de rationnelle. Mais cet aspect de l’intel- des solutions originales qui supposent
père en fils en était un bon exemple. ligence sera finalement oublié (4). Il un changement de point de vue (mais
F. Galton n’était-il pas lui-même un faudra attendre les années 1950 pour beaucoup de créations musicales se
cousin du grand Charles Darwin ? Cette que l’étude de la créativité prenne font dans des cadres canoniques) et sur-
vision élitiste de « grands hommes » son essor grâce, notamment, aux tra- viennent dans un moment clé (l’insight
nantis d’un don exceptionnel semble vaux de Paul Guilford (1897-1987). Ce ou l’eurêka).
très ancrée dans l’esprit du 19e siècle grand psychologue américain, qui a À partir de ces présupposés, les cher-
et reste encore très active et populaire consacré sa carrière aux différentes cheurs s’interrogent sur le mécanisme
aujourd’hui (1). La littérature sur le formes d’intelligence et de person- mental sous-jacent qui poussera à
sujet repose sur quelques idées clés nalité, avait perçu, comme A. Binet, changer de point de vue. Le problème
assez constantes : 1) les génies ne sont qu’à côté de l’intelligence générale est que pour les uns, il relève de l’inhi-
pas des gens comme les autres et pos- mesurée par le QI existait une autre bition des routines mentales (et du
sèdent un don hors du commun ; 2) forme d’esprit qu’il a baptisée « pensée contrôle exécutif localisé dans le cor-
leur génie vient du fait qu’ils pensent divergente ». La pensée divergente, tex préfrontal) (7) et pour d’autres, le
différemment des autres ; 3) le talent associée à la créativité, est la capacité à contraire d’une pensée « flottante »
naturel ne suffit pas : pour devenir un trouver un grand nombre de réponses rêveuse et désinhibée proche de la

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 63


créativité et innovation

« pensée océanique » (8). Pour les uns, les plans, rature, reprend. C’est un « auteur
Le problème créatifs seraient donc des gens capables à programme ». Marcel Proust a une
des neuf points de contrôler leur pensée et de bloquer
les schémas de pensée courants pour
écriture plus spontanée, laissant ses
idées aller au fil de la plume…
découvrir des solutions innovantes. La démarche mentale des scientifiques
L’exercice des neuf points est un
Pour d’autres, c’est un mécanisme d’as- peut être soumise aussi à des enquêtes
classique des tests de créativité.
sociations libres portées par les émo- similaires. Ainsi les carnets du médecin
Il est destiné à montrer qu’en
tions et l’esprit d’ouverture qui serait le Claude Bernard (1813-1878) font-ils
changeant de point de vue, on peut
ferment d’idées nouvelles. l’objet d’un grand programme interna-
trouver une solution inattendue à un
tional pluridisciplinaire (génétique des
problème qui semble ne pas en avoir.
La deuxième tribu textes et sciences cognitives). L’une des
Le voici.
Une seconde tribu de spécialistes va questions est de savoir si la démarche
Saurez-vous relier à l’aide de 4 lignes
s’attaquer à la question de la créativité mentale de C. Bernard (en train d’étu-
droites (mais sans relever votre
à partir d’un angle assez différent, en dier la production de glucose par le foie
crayon) les 9 points ci-dessous ?
essayant d’observer in vivo des artistes ou l’action du curare) correspond bien
ou scientifiques en plein travail créa- aux règles de méthodes définies dans
teur. Déjà, en 1955, le cinéaste Henri- son Introduction à l’étude de la méde-
Georges Clouzot déclarait dans son film cine expérimentale (1865). Conclusion :
sur Le Mystère Picasso : « On donnerait en consultant son Cahier rouge (1850-
cher pour savoir ce qui s’est passé dans la 1860), où il consignait ses expériences,
tête de Rimbaud pendant qu’il écrivait on voit bien C. Bernard suivre un che-
La solution donnée est Le Bateau ivre, dans la tête de Mozart minement qui va des faits intriguants
habituellement celle-ci. Inattendue pendant qu’il com-
parce que l’on s’est souvent imposé
une contrainte supplémentaire
posait la Sympho-
nie Jupiter, pour
Les croquis permettent
inutile. Ne pas déborder du carré connaître ce méca- l’exploration conjointe
formé par les neufs points. nisme secret qui
guide le créateur du problème
dans son aventure
périlleuse.»
et de la solution.
Il faudra attendre
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la fin des années 1980 pour qu’un nou- aux hypothèses puis aux idées d’expé-
veau champ d’étude du processus créa- riences. Mais le chemin est très tortueux
tif se constitue autour d’une galaxie entre faits, théories et expériences. L’un
Mais il existe bien d’autres solutions.
allant de la critique génétique à la phi- des processus mentaux mis au jour
Elles consistent à découper les
losophie des sciences, de l’intelligence pour forger des hypothèses relève de
points et à les aligner le long des
artificielle au design thinking (9). l’abduction (hypothèse inspirée d’un
côtés d’un rectangle (comme ci-
La critique génétique (ou génétique fait singulier). De même, les schémas
dessous). Car – relisez bien
des textes), par exemple, est une dis- et graphiques semblent jouer un grand
l’énoncé – il n’est dit nulle part que
cipline née dans les années 1990, qui rôle pour guider sa réflexion (11).
les points doivent rester en place !
s’intéresse à la genèse des œuvres lit- Le rôle des schémas et des croquis dans
téraires (le terme « génétique » renvoie l’acte créatif est mis en évidence aussi
à « genèse » et non à « gène ») (10). En par Nigel Cross, l’un des spécialistes du
étudiant les manuscrits, brouillons, design thinking. Chez les ingénieurs et
carnets de notes des écrivains, il s’agit architectes, dessins, schémas et cro-
de reconstituer la démarche mentale quis qui se succèdent dans la concep-
de l’auteur, ses sources documentaires, tion ne sont pas la simple projection
ses associations d’idées, ses intuitions, imagée d’idées préétablies, mais s’ins-
Dans ces conditions, on peut même ses bifurcations et les corrections qui crivent dans un processus rétroactif
relier les neufs points avec sur une ont abouti à l’œuvre finale. Pour écrire où l’idée et le croquis s’alimentent
seule ligne, comme ci-dessous. l ses romans, Gustave Flaubert se révèle mutuellement. À la fois mémoire
un auteur tourmenté qui contrôle à externe, modèle et instrument d’explo-
l’extrême son écriture : il construit des ration mentale, les croquis permettent

64 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


« l’exploration conjointe du problème et
de la solution (12) ».

Les méthodes de créativité


n
Une troisième tribu de spécialistes de la
créativité regroupe ceux qui cherchent
moins à la comprendre qu’à la stimuler.
Cette tribu rassemble les inventeurs
de méthodes destinées à générer des
idées nouvelles. Des techniques de
créativité, il en existe une pléiade au
nom souvent exotique : du brainstor-
ming à la méthode Triz, de la méthode
des six chapeaux d’Edward de Bono
au QQOQCCP, du mind mapping à la
synectique, en passant par les matrices
de Moles ou les cartes heuristiques de
Archimède dans son bain,
Tony Buzan (vocabulaire p. 69).
gravure du 16e siècle.

BN
La plus ancienne et la plus connue
est le brainstorming, inventé par Alex
Osborn (1888-1966), un publicitaire D’où vient le phénomène eurêka
américain, dans les années 1940. Le
principe est connu : un petit groupe, L’image d’Épinal de l’eurêka est celle d’Archimède sortant de son bain et,
placé sous la direction d’un animateur, encore nu, criant dans les rues de Syracuse « J’ai trouvé ! » (eurêka) après
est invité à formuler un maximum avoir découvert le principe de la « poussée d’Archimède ».
d’idées (par exemple pour la recherche Des découvertes faites sous le coup des illuminations soudaines,
d’un slogan publicitaire). Les partici- de nombreux savants en ont connu et certains l’ont raconté.
pants sont alors appelés à lancer des Ainsi Henri Poincaré a-t-il raconté dans La Science et l’Hypothèse (1902)
idées en respectant quatre règles : se
comment il a brusquement eu la révélation mathématique en montant
laisser aller, rebondir à partir des idées
dans un bus. De cette illumination subite survenue après une longue
exprimées, ne pas critiquer et chercher
phase de maturation, H. Poincaré en a tiré une description de l’invention
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à obtenir le plus grand nombre pos-


mathématique en quatre phases : la préparation, l’incubation,
sible d’idées sans imposer les siennes.
l’illumination et la vérification (1).
À la même époque qu’A. Osborn, l’as-
Depuis quelques années, des chercheurs se sont employés à trouver
trophysicien Fritz Zwicky (1898-1974)
les bases neurologiques de l’eurêka. En 2014, John Kounios et Mark
a inventé une méthode de créativité
Beeman, coauteurs de The Eureka Factor (2015), ont observé le cerveau
originale : la « boîte à morphologie ». Sa
démarche reposait sur l’exploration de de personnes en train de répondre à deux types de problèmes : soit
toutes les solutions possibles à partir des exercices faisant appel à la pensée analytique (ou déductive), soit
d’un problème de départ. Pour inven- d’autres exercices de nature créative (associations d’idées, par exemple).
ter de nouvelles idées de desserts, il Il apparaît qu’une zone de l’hémisphère droit (précisément le gyrus
est possible de combiner toutes les temporal supérieur droit) s’active spécifiquement lors des réponses
formules possibles à partir de trois créatives et pas pour les réponses analytiques. Par ailleurs, les ondes
paramètres : les catégories de des- gamma s’activent au moment des exercices dans cette zone. Ce qui
serts (gâteau, tarte, flan, glace, bei- démontre, selon les chercheurs, qu’il y a bien une zone spécifique de
gnet, mousse…), la liste des parfums la créativité qui ne fait pas appel au même mécanisme psychologique
(abricot, ananas, amande, banane, que la pensée analytique.
cassis…) et l’accompagnement (sauce, Raisonner et imaginer ne font pas appel aux mêmes processus mentaux.
crème, arrosage…). Aux intersections La découverte n’est pas bouleversante, on le savait déjà. À défaut de
de tous ces paramètres se trouvent savoir ce qui se passe, on sait au moins où ça se passe… lj.‑f.d.
des milliers de cases : certaines cor-
(1) Henri Poincaré, Science et Méthode, 1908, rééd. Dunod, 2013.
respondent à des solutions existantes
(glace à la framboise), d’autres sont

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 65


créativité et innovation

n L’histoire rocambolesque du cerveau d’Einstein


À la mort d’Einstein, son cerveau fut volé par le médecin légiste qui a réalisé son autopsie.
Réapparu des années plus tard, le cerveau a fait l’objet d’investigations de neuroanatomistes
qui espéraient y découvrir les secrets de son génie.
Albert Einstein est mort en 1955 à dans les activités de vision dans Health and Medicine de Chicago
l’hôpital de Princeton (New Jersey, l’espace. N’aurait-il pas fallu une ainsi que les centaines de
États-Unis). Une autopsie est capacité de représentation dans photos prises par le médecin.
alors demandée par la famille : le l’espace particulièrement développée En 2013, Dean Falk, spécialiste
médecin diagnostiquera une rupture pour repenser ce nouvel de neuroanatomie découvre sur
d’anévrisme de l’aorte abdominale. espace-temps élastique dont certains clichés que les gyrus
Le corps est alors incinéré selon les Einstein est le découvreur ? (renflements), sillons et autres
vœux du grand savant et ses cendres D’autres chercheurs ont également fissures du cerveau sont différents
sont dispersées en mer. reçu de petits bouts du cerveau de la normale. Selon D. Falk,
Ce que ne dit pas le docteur envoyés par T. Harvey mais Einstein aurait eu des cortex
Thomas Harvey, c’est qu’il a prélevé le parviennent à des conclusions plus préfrontaux bien différents
cerveau d’Einstein au passage ! mitigées. Certains observent d’autres de ceux des 85 cerveaux témoins,
T. Harvey commence en cachette différences, d’autres trouvent que ce suggérant une augmentation
à pratiquer quelques observations. cerveau n’a rien de particulier… du taux de neurones dans cette
Surprise : le cerveau ne pèse que Le débat finit par s’enliser. région et, de fait, une augmentation
1 230 grammes alors que la moyenne Et on oublie le cerveau d’Einstein. de la complexité de leurs
est plutôt de 1 350 grammes. T. Harvey Puis l’enquête repart en 2007. T. Harvey connexions. L’hyperconnexion des
photographie l’illustre organe sous vient de mourir et sa famille décide de neurones du cortex préfrontal serait
tous les angles, puis découpe les léguer les restes du cerveau donc l’un des secrets du génie
hémisphères en portions de 10 cm3, d’Einstein au National Museum of créatif d’Einstein… lj.‑f.d.
puis en centaines de petites lamelles
qui vont pouvoir être étudiées au
microscope (elles sont visibles sur
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tablette numérique). T. Harvey a


gardé le silence sur son trésor secret
pendant plus de vingt ans. Il faut
attendre 1978 pour qu’un journaliste
retrouve le médecin. Ce dernier lui
confie alors qu’il a gardé une partie du
cerveau dans le formol.
La nouvelle fait grand bruit. Mais
T. Harvey disparaît aussitôt avec son
butin. Quelques années plus tard,
en 1982, il accepte de transmettre
quelques cm3 du cerveau à Marian
Diamond, professeure d’anatomie
Ferdinand Schmutzer,/Musée d’histoire de Berne

à Berkeley. Celle-ci remarque que


le lobe pariétal inférieur gauche du
cerveau d’Einstein contiendrait un
taux de cellules gliales (cellules
nourricières et protectrices des
neurones) plus élevé que la normale.
Albert Einstein lors
Il se trouve que cette région est
d’une conférence à Vienne en 1921.
justement réputée pour intervenir

66 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


plus ou moins originales et farfelues bien le dire, il existe aussi méthodes de (4) Maud Besançon, Baptiste Barbot et Todd Lubart,
« Évolution de l’évaluation de la créativité chez l’enfant
(flan aux dattes arrosé de vin rouge, ou créativité qui servent à tout et à rien.
de Binet à nos jours », Recherches & Éducations,
beignets d’ananas au gingembre…). Elles n’ont pas d’usage ou d’efficacité octobre 2011 (en ligne).
Ces méthodes n’ont pas les mêmes évidents mais font le succès de certains (5) Vingt ans après ses premières publications,
usages : le brainstorming est bien séminaires d’entreprise : on espère il définira pas moins de six facteurs de pensée créative :
adapté à la recherche de slogans publi- sans doute y trouver l’idée de génie et sensibilisation aux problèmes, fluidité, flexibilité, originalité,
redéfinition et claivoyance.
citaires. Le benchmarking (qui consiste par là même les clés du succès…
(6) Todd Lubart, Psychologie de la créativité,
à épier la concurrence et à adopter Reste une autre voie, qui nous ramène Armand Colin, 2003.
ses bonnes idées) reste une méthode au départ : chacun d’entre nous, (7) Grégoire Borst, Amandine Dubois et Todd Lubart,
éprouvée pour imaginer de nouveaux lorsqu’il crée (un article de magazine « Structures et mécanismes cérébraux sous-tendant
produits. S’il s’agit de concevoir un site ou une recette de cuisine) peut se la créativité : une revue de la littérature ». Disponible
sur www.jf-doucet.com/IMG/pdf/Structuresetme_
informatique ou une machine-outil, prendre comme objet d’observation et
canismesce_re_brauxdelacre_ativite_-2.pdf
l’enjeu n’est pas le même : il ne s’agit participer ainsi à grand programme de (8) Mihaly Csikszentmilahyi, La Créativité. Psychologie
plus de produire mais de trouver des recherche. N’est-ce pas là aussi faire de de la découverte et de l’invention, Robert Laffont, 2006.
solutions techniques, adaptées aux faire preuve de créativité ? l (9) Mario Borillo et Jean-Pierre Goulette, Cognition et
fonctionnalités attendues, et de tester création. Explorations cognitives des processus
de conception, Mardaga, 2002.
leur validité. C’est dans cette perspec- (1) Voir Howard Gardner, Les Formes de la créativité,
(10) Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes,
tive que s’inscrivent les démarches de Odile Jacob, 2001, et Jean Cottraux, À chacun sa
rééd. CNRS, 2011.
créativité. Einstein, Mozart, Picasso… et nous,
design thinking propres aux sciences (11) Voir « The Cybernard Project »,
Odile Jacob, 2010.
de l’ingénieur. Il existe aussi des (2) Nancy Andreasen, The Creative Brain.
www-poleia.lip6.fr/~ganascia/Cybernard_Project
méthodes de créativité utilisées dans (12) Nigel Cross, Design Thinking. Understanding
The neuroscience of genius, Dana Press, 2005.
how designers think and work, Berg, 2011.
les ateliers d’écriture pour stimuler (3) Maud Besaçon, « Les clés de la créativité »,
l’imagination créatrice. Enfin, et il faut Cerveau & Psycho, n° 46, juillet-août 2011.

Nouvelle édition revue et augmentée


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L’Histoire
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Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 67


créativité et innovation

Comment la nature
innove
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Le calycophore, surnommé
« le siphonophore fusée »,
utilise deux larges
appendices en forme de
Rob Sherlock/Mbari

clochettes pour aspirer et


refouler l’eau et ainsi
se mouvoir dans les profondeurs.

n georges cHapoutHier n La nature innove souvent selon


Neurobiologiste et philosophe, directeur de recherches
au CNRS, il a publié, entre autres, avec Frédéric Kaplan, une organisation en mosaïque :
L’Homme, l’animal et la machine (CNRS, 2011), et, avec par juxtaposition de briques élémentaires
Françoise Tristani-Potteaux, Le Chercheur et la Souris
(CNRS, 2013). qui s’assemblent et se différencient.

68 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


C
e qui frappe d’abord chez les
êtres vivants, c’est leur extrême
complexité, liée à une éton-
nante diversité. Parce qu’ils sont très
n La constructionen en mosaïque

complexes, ils offrent l’extraordinaire


variété des formes que l’on connaît
chez les plantes et les animaux et
qui constitue ce que l’on appelle la
biodiversité.
Mais dire que le monde vivant est le
siège d’une extraordinaire biodiver-
sité, c’est constater que l’ensemble
du monde vivant a produit, avec le
temps, des êtres plus complexes et
plus variés que ceux qui existaient à
l’origine.
Mais comment la nature parvient-
elle à cette remarquable capacité
d’innovation ?

La juxtaposition
de structures
Une première manière d’aboutir

Clément Quintard/Sciences Humaines


à une structure plus complexe est
d’additionner des structures déjà
existantes, en vertu du principe que le
tout est plus complexe que les parties
qui le constituent. Une telle juxtaposi-
tion est ce que réalise la reproduction
dite asexuée, celle qui fait qu’une cel-
lule se divise pour donner deux cel-
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lules identiques (par mitose), qu’une


Le principe de la construction en mosaïque, présentée ici de manière
plante peut se bouturer pour donner
deux plantes identiques ou qu’un schématique, repose sur l’application répétée de deux principes
œuf déjà fécondé puisse se rompre fondamentaux : juxtaposition d’entités du même ordre de complexité comme
en deux pour former des jumeaux. en (B), où sont juxtaposées
Mais pour que la juxtaposition soit des entités (A), puis modification et intégration de ces entités
effective et conduise à structure plus dans une structure de niveau supérieur, dont elles constituent alors des
complexe, il faut que les entités issues parties, comme en (C).
de la reproduction ne se séparent On peut ensuite juxtaposer à nouveau des entités (C) pour donner (D),
pas et restent « collées » les unes aux puis les intégrer en mosaïque pour donner (E). On peut, théoriquement,
autres. Si les cellules issues de la
continuer ainsi indéfiniment, en appliquant à nouveau les deux grands
mitose restent collées, elles consti-
principes évoqués et créer des « mosaïques de mosaïques de mosaïques »…
tuent un tissu plus complexe que la
cellule seule ; si les boutures restent Mais, dans la réalité du monde vivant, on dépasse rarement cinq ou six
collées, elles constituent une plante niveaux de complexité, depuis le niveau des cellules et de leurs organites
plus complexe que la plante origi- jusqu’au niveau des populations animales, voire des ensembles de
nelle ; si les jumeaux restent collés, populations. l g.c.
comme c’est le cas pour les frères
siamois, leur ensemble est plus com-
plexe qu’un individu isolé. Juxtaposer Figure modifiée d’après Georges Chapouthier, L’Homme, ce singe en mosaïque, Odile Jacob, 2001.
ainsi des structures déjà existantes
pour constituer des ensembles plus

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 69


créativité et innovation

n Comment faire du complexe avec du


simple ? Du polype au siphonophore
Les mosaïques de
la complexité
Les structures juxtaposées issues de la
reproduction asexuée sont soumises à
des mutations qui sont sélectionnées :
c’est le mécanisme de la sélection
naturelle. Certaines structures juxta-
posées vont s’agencer les unes par rap-
port aux autres en structures intégrées,
qui combinent complexité et diversité,
formant des organismes de plus en
plus complexes. Les structures du pre-
mier étage deviennent alors des unités
d’un organisme plus vaste qui est fina-
lement un emboîtement de structures.
J’ai donné le nom de structures en
« mosaïques » à cette forme d’organi-
sation, en référence aux mosaïques
créées par les artistes depuis l’Anti-
Clément Quintard/Sciences Humaines

quité. Dans une mosaïque (comme


celle de la figure n° 1) du même nom,
le tout (l’image représentée sur la
mosaïque) est formé d’un ensemble
de petites briques autonomes appe-
lées « tesselles », qui conservent leur
forme propre, leur couleur ou leur
brillance (1). Chaque tesselle est organi-
Les polypes simples sont des animaux à deux feuillets, comme ceux décrits
sée sur le même schéma que sa voisine
ci-dessus. L’hydre d’eau douce en est un bon exemple. L’animal est posé sur
mais s’en distingue par sa couleur ou
le sol, mais peut à l’occasion se déplacer en agitant ses tentacules, comme
sa forme précise. Les premiers orga-
une méduse.
nismes pluricellulaires apparus sur
Le second dessin montre ce qui se passe chez certaines espèces de polypes
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Terre sont organisés de cette façon :


où les polypes filles restent associés entre elles par un « stolon ».
il s’agit de colonie de cellules qui, au
On assiste donc à une juxtaposition de polypes tous semblables. Les grands
départ, sont simplement rassemblées
récifs de coraux sont ainsi constitués d’immenses colonies de polypes
en conglomérat. Puis certaines d’entre
associées les uns aux autres.
elles finissent par se spécialiser, par
Le siphonophore (photo p. 68), un animal marin qui peut atteindre plusieurs
s’intégrer.
mètres, est constitué d’une longue chaîne de polypes dont certains se
Le principe de cette construction
spécialisent : certains se transforment en un sac flottant, d’autres se
en mosaïque est décrit schémati-
spécialisent dans la reproduction, l’alimentation, la locomotion, etc. l
quement dans l’encadré 1. Un autre
exemple spectaculaire de construc-
tion en mosaïque est offert par
des colonies de polypes appelés
vastes grâce aux processus universel- obtenir davantage de diversité, il faut « siphonophores ».
lement répandus de la reproduction laisser ces juxtapositions évoluer sur Les polypes « simples » sont des ani-
asexuée est la manière la plus basique de longues périodes de temps. Alors, maux ressemblant à l’hydre d’eau
et la plus générale par laquelle le par des mécanismes appelés « muta- douce de nos ruisseaux, constituée
vivant innove. tions », qui sont des variations bru- d’un sac muni d’une bouche autour de
On remarque toutefois que de telles tales et aléatoires de certains gènes, laquelle se développent des tentacules.
juxtapositions, créatrices de com- des différences peuvent apparaître L’animal est posé sur le sol, mais il
plexité, sont de faibles créatrices de entre les structures juxtaposées et les peut aussi se déplacer. Chez certaines
diversité, puisqu’elles reproduisent amener à différer les unes par rapport espèces, les polypes fils, au lieu de
des structures à l’identique. Pour aux autres. se séparer de leur mère, restent fixés

70 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


entre eux et sont reliés par un cordon ciés au cours de l’évolution (que l’on de mosaïques anatomiques à des
que l’on appelle le « stolon » (selon un songe, par exemple, aux segments ou mosaïques sociales.
principe qui est le même que pour « anneaux » du ver de terre). Si l’on
le bouturage des plantes). On assiste analyse l’anatomie de nos corps, on Au-delà de l’anatomie,
donc à une juxtaposition de polypes peut aussi y retrouver cette organi- la pensée
similaires qui, pour se protéger, vont sation en segments. Ainsi, la colonne La construction en mosaïque, carac-
s’entourer d’un squelette rigide. Ces vertébrale est faite d’une série de téristique des êtres vivants, ne se
structures peuvent atteindre des cen- vertèbres identiques qui se distingue limite d’ailleurs pas à leur anatomie
taines de kilomètres. C’est ainsi que se légèrement les unes des autres. Il en et à leur socialité, mais touche aussi
constituent les grands récifs de coraux va de même pour la segmentation de divers aspects de la pensée. Ainsi,
ou de madrépores des mers chaudes. nos côtes. Nos quatre membres, bras nous avons l’impression que notre
Certains organismes composés de et jambes, proviennent également conscience ou notre mémoire sont
polypes peuvent aboutir à des formes de segments identiques qui se sont des totalités unitaires. En fait, on peut
nouvelles d’intégration en un orga- différenciés. montrer que ce sont des mosaïques
nisme plus complexe. C’est le cas avec L’organisation en segments différen- d’éléments variés. Dans certaines
les siphonophores, des animaux qui ciés existe aussi au niveau du cerveau. pathologies cérébrales, les patients
sont des colonies de polypes qui flot- Mais sa structure ne permet pas de la ont, en eux, deux consciences paral-
tent librement sur les océans, mais voir, sauf au niveau embryonnaire. Le lèles juxtaposées, situées dans cha-
dans lesquelles les polypes juxtaposés cerveau est, en effet, composé de cinq cun des hémisphères cérébraux, et
ont été intégrés les uns aux autres pour vésicules identiques qui au cours du susceptibles d’avoir des effets contra-
constituer une mosaïque complexe. développement se différencient for- dictoires sur le comportement. Quant
Ainsi, la colonie comprend des polypes tement donnant les différentes parties à notre mémoire, elle est un véritable
transformés en flotteurs, des polypes du cerveau (cervelet, bulbe rachidien, patchwork, faiblement intégré, d’apti-
digestifs qui nourrissent la colonie, des hémisphères). Chez l’adulte, il est plus tudes variées, héritées de nos ancêtres
polypes défensifs, couverts de cellules difficile de mettre cette juxtaposition animaux, depuis l’habituation ou
paralysantes, qui protègent la colonie en évidence, mais elle est le produit les conditionnements jusqu’à des
contre des prédateurs et paralysent d’une organisation en mosaïque qui mémoires spatiales ou cognitives (2).
des proies éventuelles, et de polypes repose sur le même principe que celui On peut retrouver la même construc-
reproducteurs (photo). Les polypes du siphonophore. tion dans certaines productions du
juxtaposés et transformés sont donc Ne pourrait-on pas encore passer à vivant, comme le langage. La linguiste
devenus les organes spécialisés d’un un étage supérieur et considérer que Stéphane Robert a montré que, lors de
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organisme de niveau de complexité les sociétés humaines sont composées l’énoncé d’une phrase, on juxtapose
supérieur, dont ils constituent ainsi sur un principe similaire ? Les sociétés des unités sémantiques (les mots),
des parties. animales sont composées sur ce prin- dont le sens final ne s’intègre que pro-
Bien d’autres exemples d’organisa- cipe. Dans les formes d’organisations gressivement au cours de la phrase, au
tion en mosaïque (juxtaposition d’élé- les plus élémentaires, les bandes de fur et à mesure de l’énoncé des mots
ments et différenciation) sont présents poissons, les nichées d’oiseaux ou les et en laissant une certaine autonomie
dans la nature et l’on peut multiplier troupeaux de buffles, les individus de sens aux mots successifs (3). Ainsi,
les exemples. ne font que se regrouper (« se juxta- le langage est, lui aussi, une structure
poser »). Dans ces « foules », tous les innovante en mosaïque, combinant
L’organisation en mosaïque animaux se ressemblent et ne se spé- complexité et diversité. l
Ainsi, le corps humain est une cialisent pas. Dans les sociétés plus
mosaïque composée de milliards de intégrées comme les insectes sociaux
cellules, issue d’une cellule-souche (abeilles, fourmis, termites), les indi-
unique. Ces cellules composées sur vidus deviennent interdépendants et
(1) Georges Chapouthier, L’Homme, ce singe en
le même schéma (un noyau, une ils tendent à se spécialiser en castes mosaïque, Odile Jacob, 2001.
enveloppe, des organites) se diffé- (ouvriers, soldats, reine). Il en est de (2) Georges Chapouthier, « La mémoire en mosaïque »,
rencient en centaines de cellules même des sociétés, moins rigides, in Jean-François Dortier (dir.), Le Cerveau et la Pensée.
spécialisées : les cellules nerveuses, de singes et de la société humaine, Le nouvel âge des sciences cognitives, 3e éd.,
éd. Sciences Humaines, 2014.
osseuses, les fibres musculaires… avec ses ouvriers, ses paysans, ses
(3) Stéphane Robert et Georges Chapouthier,
Certains ensembles de cellules com- soldats ou ses dirigeants, qui consti- « La mosaïque du langage », in Béatrice Fracchiolla (dir.),
posent des « segments » au départ tuent aussi des exemples variés de Les Origines du langage et des langues, 2 vol.,
identiques et qui se sont différen- groupements intégrés. On passe ainsi L’Harmattan, 2013.

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 71


créativité et innovation

Vocabulaire
de l’innovation
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n acHiLLe Weinberg n

• Design thinking versité de Stanford, comprend cinq • Innovation


étapes. S’agissant, par exemple, de
Le design thinking, forgé dans les créer un site Internet pour une entre- La distinction entre invention et
écoles d’ingénieurs américaines à par- prise, la première étape (empathize) innovation est canonique. Alors que
tir des années 1990, est une analyse des consiste à interviewer les clients pour l’invention correspond à la phase de
étapes d’une démarche d’innovation. se mettre en adéquation avec leurs découverte d’un nouvel objet ou d’un
Rolf Faste (1943-2003), l’un des pion- attentes. Ensuite, il s’agit de définir procédé (pouvant donner lieu à un
niers du design thinking, s’est intéressé le projet (define) et de cadrer le pro- brevet), l’innovation correspond à la dif-
au rôle de la visualisation dans les blème pour l’équipe de réalisation. fusion d’un produit commercialisable.
comportements créatifs (1972). Il a L’étape suivante est celle de généra- Toutes les inventions ne deviennent pas
créé un modèle de l’innovation en sept tion d’idée (ideate). Elle est suivie de innovation et il y a un long chemin semé
étapes : définir, rechercher, imaginer, la réalisation d’un premier prototype, de faux départ, d’échecs commerciaux
prototyper, sélectionner, implémenter, (prototype) qui permet d’explorer des et de « flop » entre la réaction à un pro-
apprendre (1993). options possibles. Une fois le proto- totype et la conquête du marché.
Le plus connu des modèles de design type stabilisé, vient la phase d’expéri- Le rôle de l’innovation comme
thinking, le D-School, créé à l’uni- mentation (test). moteur de dynamique capitaliste est

72 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


associé à l’œuvre de Joseph Schum- incrémentale, qui ne fait que modifier
peter. Quand il rédige sa Théorie de le produit. Dans son livre suivant, The
l’évolution économique (1911, puis Innovator’s Solution (2003), C. Chris-
1926), au moment de la seconde révo- tensen préférera le terme d’« inno-
lution industrielle, il distingue plu- vation de rupture » à « technologie »
sieurs formes d’innovation. Certaines pour faire remarquer que nombre
concernent les produits (l’automobile), d’innovations ne sont pas des tech-
d’autres les procédés (modes de pro- nologies mais des services. Le crédit
duction, comme l’organisation scien- à la consommation, le fast-food, la
tifique du travail ou la robotisation des vente de livres en ligne sont des inno-
chaînes d’assemblage) ou encore les vations commerciales, sans technolo-
modes d’organisation du marché (la phone… Dans le sillage d’une inno- gies nouvelles. C. Christensen précise
vente par correspondance, la franchise vation fondamentale surgit ce que cependant qu’il n’y a pas de frontière
automobile à des concessionnaires). J. Schumpeter appelait une « grappe absolue entre innovation de rupture
Le manuel d’Oslo, rédigé par l’OCDE d’innovations ». L’essor d’Internet est et innovation incrémentale.
en 1992 et mis a jour en 2005, dis- lié à une série (ou grappe) d’innova-
tingue quatre types d’innovation : tions qui se sont agrégées : le réseau
procédé, produit, organisation et d’ordinateurs interconnectés, la créa-
commercialisation. tion des pages Web, les logiciels de
Ces définitions de l’innovation cen- navigation, les moteurs de recherche,
trées sur la production de biens mar- les blogs, les réseaux sociaux…
chands ne prennent pas en compte
l’existence d’innovations dans le
domaine social ou culturel : le livre •  Innovation 
de poche ou le roman graphique, le
revenu de solidarité (RSA), le street art
de rupture 
sont aussi des innovations. et innovation •  Innovation 
incrémentale sociale
•  Flexibilité  Clayton M. Christensen, professeur Les assurances sociales, les associa-
cognitive  de management à Harvard Business tions, les syndicats, les mutuelles, les
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(ou mentale) School (HBS), a introduit la notion de


« technologie de rupture » (disruptive
coopératives furent en leur temps des
innovations sociales dont certaines
C’est la capacité à changer de cadre technology) en 1997, dans son livre se sont institutionnalisées (comme
de pensée pour résoudre un pro- The Innovator’s Dilemma, pour la dis- la Sécurité sociale, les congés payés).
blème. Le passage de la lecture à voix tinguer des technologies « incrémen- Aujourd’hui, l’idée d’innovations
haute à la lecture silencieuse relève tales », c’est-à-dire qui ne font que sociales est associée à toutes les ini-
de la flexibilité cognitive, calculer en changer dans la continuité. L’automo- tiatives militantes visant à promou-
comptant sur ses doigts ou en utilisant bile est une technologie de rupture, voir des formes de production, de
des résultats automatiques (8 + 5 = 13), alors que le 4x4 ou les monospaces ne consommation ou d’entraide fondées
passer d’une langue à l’autre pour sont que des innovations incrémen- sur le partage. L’innovation sociale est
communiquer… relèvent de la flexi- tales. Le stylo à bille est une innova- le règne du « co » : colocation, covoitu-
bilité cognitive. tion de rupture par rapport au stylo à rage, coworking, crowdfunding (parti-
plume, mais le fait d’ajouter une mine cipatif ou communautaire)…
rétractable est une innovation
•  Grappe 
d’innovations •  Internet 
La « fée électricité » fut l’un des
des objets
moteurs de la seconde révolution Internet et le Web sont nés de l’inter-
industrielle. De l’électricité sont nés connexion entre ordinateurs. Puis le
la lumière électrique, le moteur élec- téléphone a été relié à Internet don-
trique, le téléphone, la radio, l’électro- nant naissance au smartphone. Désor-

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 73


créativité et innovation

mais, d’autres d’objets de la vie quoti- un produit cosmétique, un mode d’innovation fondé
dienne sont connectés à Internet : le l’amont (la concep- sur le partage et la coopé-
téléviseur, la radio, l’automobile. tion de produit) et ration libre.
Voilà l’Internet des objets : la l’aval (la commercialisa- Le concept « d’innovation
connexion envisagée de tous nos tion) doivent coopérer ouverte », promu par Henry
objets quotidiens – de la montre à étroitement. De plus, le Chesbrough, directeur du
la paire de lunettes, des vêtements rythme des innovations s’est Center for Open Innovation de
aux appareils ménagers. En principe, accéléré. Les grandes entreprises se Berkeley, désigne toute forme d’inno-
tous les équipements de la maison sont dotées de « direction de l’innova- vation collective, que ce soit la colla-
(domotique), tous les moyens de trans- tion ». En même temps, l’innovation boration d’individus ou d’entreprises.
port (du vélo à la voiture) et tous les est devenue un champ de recherche Au départ, l’open innovation a été
produits de consommation peuvent et d’étude spécifique, avec ses labora- assimilée à l’esprit du logiciel libre
être connectés à Internet. Les usages toires, ses enseignements (notamment associant informatique et philosophie
sont multiples : connaître la traçabilité dans les écoles de commerce et de du partage et de la gratuité. Mais le
d’un produit de supermarché grâce à management). C’est ainsi qu’est né un concept s’est généralisé à toute forme
une puce électronique, la localisation corpus nouveau, le « management de de création collective entre indivi-
d’un objet perdu ou volé ou un usage l’innovation », qui traite de sujets aussi dus ou entre entreprises, (partenariat
médical (transmission des données divers que la veille et la prospective, d’entreprises ou corporate venture).
médicales en cas d’accident)… le pilotage de l’innovation (stratégie L’innovation ouverte peut se pratiquer
L’Internet des objets est un marché de R&D interne, open innovation…), de différentes façons : résolution col-
considérable qui comporte une réserve les méthodes de créativité, la pro- lective de problèmes, appel à des bêta-
d’innovations infinie et suscite beau- priété intellectuelle, le cycle de vie des testeurs, système de boîte à idées…
coup de convoitise. produits…

•  Pensée 
•  Management  convergente 
de l’innovation vs pensée 
Pour J. Schumpeter, le progrès éco-
nomique était associé aux initiatives
divergente
d’entrepreneurs innovateurs, tels Le terme de « pensée convergente »
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Thomas Edison ou Henri Ford qui est dû au psychologue américain


furent les acteurs principaux des révo- Joy Paul Guilford (1897-1987) qu’il
lutions industrielles. Puis, au début oppose à la pensée divergente. La
du 20e siècle, est arrivé le temps des
grandes entreprises qui ont commencé
•  Open  pensée convergente consiste à appli-
quer un schéma de pensée courant
à séparer les activités de conception et innovation pour répondre à des questions stan-
de gestion. L’entrepreneur innovateur
a laissé place à des corps de métiers (innovation dardisées. Par exemple trouver une
suite logique à la série 1, 2, 4, 8…
spécialisés. Les innovations de pro-
duits et de procédés furent confiées
ouverte) La pensée divergente est la capacité
de proposer plusieurs solutions à un
en amont au corps des ingénieurs, Wikipedia est le type même de l’inno- problème. Elle est un signe de créati-
la recherche financée par les bud- vation ouverte. À l’origine, deux per- vité. Par exemple, trouver le nombre
gets de recherche et développement sonnes, Jimmy Wales et Larry Sanger, d’usages possible d’un journal.
(R&D), les innovations commerciales lancent une idée : si on créait une ency-
(marketing) déplacées en aval afin de clopédie en ligne, faite pour tous et par
trouver les moyens de commercialiser tous ? De nombreux anonymes viennent •  Sentier de 
les produits.
Depuis les années 1990, ce clivage
alors s’agréger au projet, le font évo-
luer en l’améliorant au fur et à mesure : dépendance 
entre conception et commercialisa- le logiciel (Wikimédia), les formes de Le clavier d’ordinateur « azerty »
tion s’est estompé. Pour concevoir une présentation des données, les règles (ou « qwerty » en anglais) n’est pas
nouvelle gamme automobile, un nou- d’administration (principe de neutralité, forcément le plus ergonomique qui
veau produit de téléphonie mobile ou de qualité, de gestion des conflits). Voilà soit. Pourtant, il y a peu de chance

74 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


Une cause initiale contingente dance des techniques. L’histoire des
peut donc engager une évolution techniques était jusque-là centrée sur
technique dans une direction don- des objets isolés – la roue, la boussole,
née sans qu’il soit possible ensuite le char, la machine à vapeur. Cette
de revenir en arrière. Voilà ce que approche centrée sur les objets cache
les économistes et sociologues de tout un système de relations qui unit
l’innovation nomment un « sentier les techniques et les modes d’orga-
d’évolution ». nisation. L’essor de la locomotive à
vapeur ne peut se concevoir sans les
techniques d’extraction de la houille
qu’on le remplace par un autre plus •  Sérendipité à grande échelle, l’essor du rail en
commode pour l’écriture. Pourquoi ? Les innovations surviennent par- métal et donc de la sidérurgie…
Parce qu’une fois les ordinateurs fois par hasard ou par erreur : telle Thomas Parke Hughes, historien
du monde occidental équipés de ce est l’idée associée à la notion de
standard, un constructeur aurait peu « sérendipité ». Le cas le plus célèbre
de chance d’imposer une nouvelle d’une découverte par hasard est celle
norme. de Christophe Colomb : parti pour
Le clavier azerty a été inventé en rejoindre les Indes, il a découvert
1860 par l’Américain Christopher l’Amérique !
L. Sholes, l’un des premiers fabri- On a attribué bien d’autres décou-
cants de machines à écrire. Le clavier vertes célèbres au hasard : le caout-
qwerty n’était pas le plus simple ni chouc synthétique (néoprène),
le plus facile pour la frappe (il ne Alexander Fleming et la pénicilline,
l’est toujours pas). Mais il avait un les premiers antidépresseurs, le four
avantage : il évitait que les barres de micro-onde…
métal qui actionnaient les lettres se Cela dit, si cette thèse séduit beau- américain des techniques, a déve-
coincent entre elles. Voilà pourquoi coup, elle est relativisée par la formule loppé le concept de « macrosystème
la firme Remington décida de com- de Louis Pasteur : « Le hasard ne sert technique » pour désigner des sys-
mercialiser le modèle de C. L. Sholes. que les esprits préparés. » La théorie de tèmes techniques particulièrement
La première école de dactylogra- la sérendipité a été reformulée maintes vastes et complexes. Les grands pro-
phie, créée en 1880, avait acheté fois. Pour Umberto Eco, la sérendipité jets industriels tels que ceux exigés
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des Remington pour ses élèves. Le est la « méthode du détective », c’est-à- par la conquête spatiale, l’énergie
modèle devint donc une référence dire forger une hypothèse à partir d’un nucléaire, nécessitant la concen-
pour les dactylos et se répandit fait qui résiste à l’analyse. tration de technologies, de struc-
rapidement. Cette conception élargie éloigne la tures économiques et étatiques très
Quelques années plus tard, les pre- sérendipité du « hasard heureux » pour imbriquées, donnent une bonne idée
mières machines à écrire électriques la rapprocher de la démarche habi- de ce que sont les macrosystèmes
avaient résolu le problème technique tuelle des scientifiques et ingénieurs techniques.
initial, et des claviers beaucoup plus qui explorent, tâtonnent, expérimen- Si l’expression « système technique »
adaptés, avec des positions de lettres tent et formulent des hypothèses replonge les techniques dans un
beaucoup plus commodes pour la pour tenter de résoudre une énigme, réseau technologique plus vaste,
frappe, ont été expérimentés. Mais il formuler une nouvelle théorie ou la notion intègre aussi l’idée que
était déjà trop tard : les concurrents trouver une solution à un problème les techniques sont elles-mêmes
avaient perdu la bataille de la forma- technique. reliées à une organisation sociale et
tion des dactylos. Le clavier qwerty économique indispensable à leur
et la norme Remington s’étaient déjà fonctionnement.
répandus dans le monde entier. Il •  Système  L’agriculture céréalière n’aurait pu
n’était plus possible pour les fabri-
cants de machines à écrire de tenter
technique se développer en Mésopotamie, en
Égypte, en Chine ou en Amérique
d’imposer une nouvelle norme. Le La notion de « système technique » sans les systèmes d’irrigation, de
clavier azerty était devenu la norme a été introduite dans les années 1970 stockage, de transport et donc tout
et le restera encore avec l’avènement par l’historien Bertrand Gilles (1920- un dispositif politique d’organisation
des ordinateurs. 1980) pour montrer l’interdépen- qui leur est associé. ●

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 75


créativité et innovation

Penser l’innovation
L’innovation est une notion hybride, carrefour de plusieurs domaines :
économie, histoire, sociologie, psychologie, management, etc.
Les approches s’entrecroisent parfois et se cloisonnent souvent.
De sorte qu’il est bien difficile d’avoir une vue d’ensemble.
D’où ce guide de lecture destiné à cheminer dans les méandres
d’un domaine foisonnant.

• économie
Au commencement était Joseph Schumpeter. En écono-
mie, l’économiste autrichien a le premier montré le rôle de
l’innovation dans l’évolution économique. Son livre Théorie
de l’évolution économique (1911 revu en 1926), rédigé durant
la deuxième révolution industrielle, met en avant le rôle
déterminant des innovateurs-entrepreneurs dans l’impulsion
des innovations qu’il distingue en plusieurs catégories (inno- L’approche de J. Schumpeter a été réactivée depuis les
vation de procédé, de produit, d’organisation). Le concept années 1990 par les courants de l’économie évolutionniste
central de « destruction créatrice » vise à montrer que toute (Nathalie Larazic, Les Théories économiques évolution‑
création est aussi mortifère, car le neuf élimine l’ancien. nistes, La Découverte, coll. « Repères », 2010).
L’approche de J. Schumpeter fut marginalisée pendant Alfred Marshall (1842-1924) a introduit la notion de
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un demi-siècle. Alors que dans les années 1940-1950, districts industriels pour souligner la tendance des indus-
des auteurs comme Jean Fourastié faisaient du pro- tries à se concentrer dans certains lieux. La formation
grès technique la clé de transformation des sociétés des centres stratégiques d’innovation comme la Silicon
modernes, la science économique classique ignorait Valley, l’industrie de l’informatique à Bangalore (Inde),
le phénomène. À partir des années 1950, le progrès tech- celle de l’aéronautique à Toulouse a conduit géographes
nique fut peu à peu introduit comme un facteur de et économistes à s’interroger sur la dynamique propre des
croissance exogène (c’est-à-dire venu de l’extérieur de régions. Cette dynamique peut s’observer dans le cadre des
l’économie) avant que les théories de la nouvelle écono- modèles économiques classiques (en termes de droit de
mie de la croissance en fassent une « variable endogène », propriété, de coût d’information, de structure de marché).
c’est-à-dire que le progrès technique est, via les bud- Dans cette optique le livre de référence est celui de Dennis
gets de recherche et développement (R&D), l’apprentis- Carlton et Jeffrey Perloff, Économie industrielle (2e éd.,
sage et le capital humain, intégré au cœur des modèles. de Boeck, 2008). L’ouvrage faisant plus de 1 000 pages,
Désormais, l’économie de l’innovation est devenue un on pourra commencer par un aperçu plus rapide avec le
domaine très foisonnant. Minimanuel d’économie industrielle d’Henri-Louis Védie
Pour une vue d’ensemble, le petit livre de Dominique (Dunod, 2012).
Guellec, Économie de l’innovation (nouv. éd., La Décou- Un autre pan de la recherche s’inspire des modèles « éco-
verte, coll. « Repères », 2009), passe en revue les principaux logique » et « systémique ». Il y est question d’écosystème
enjeux : les incitations à innover, les structures de marché, industriel ou d’écosystème d’innovation, de coproduction,
le rôle de la R&D et des dépenses d’investissement (dans de terrain fertile, de dissémination et de symbiose (Eunika
le cadre de la microéconomie), les liens entre innovation Mercier-Laurent, Les Écosystèmes de l’innovation, Lavoi-
et croissance et innovation et emploi, le rôle des poli- sier, 2001). À noter la proximité du vocabulaire avec les
tiques publiques (dans le cadre de la macroéconomie). thématiques du développement durable. l

76 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


• Histoire
L’histoire des techniques est un champ fertile. On y
trouve des ouvrages de vulgarisation, centrée sur « les
grandes découvertes qui ont changé le monde » : Les 1 001
inventions qui ont changé le monde ( Jack Challoner,
Flammarion, 2010) ou 30 000 ans d’inventions (Thomas
Craughwel, Gründ, 2009). Ces approches forment le ter-
reau du mythe de la création : au départ une idée (la roue,
le moulin à vent, l’imprimerie) et la société se transforme. techniques dans l’histoire globale, Seuil, 2013), il s’oppose
Le livre du journaliste italien Nicolas Nosengo, L’Extinc‑ à l’idée reçue selon laquelle l’innovation est destinée à
tion des technosaures. Histoires de technologies oubliées remplacer le vieux selon un processus d’élimination impi-
(Belin, 2010), rappelle tout d’abord que les inventions sont toyable (entretien p. 20).
surtout une histoire de flops et de pétards mouillés, qu’il L’historien François Caron (La Dynamique de l’inno‑
y a loin de l’idée à l’application et de l’application à sa vation. Changement technique et changement social,
diffusion. Que souvent aussi les innovations ne prennent 16e‑20e siècle, Gallimard, 2010) s’intéresse à la formation
pas le chemin attendu. Le poète Charles Cros a dessiné des savoirs techniques et à leur codification et insertion
les plans d’un gramophone resté à l’état de schéma. Le dans un système technique plus global. Cette approche
gramophone de Thomas Edison était destiné à dicter des sociotechnique n’est que l’une des facettes d’une histoire
courriers (un dictaphone avant l’heure) et quand l’Alle- des techniques en plein renouvellement (Pascal Griset et
mand Émile Berliner eut l’idée de l’utiliser pour enregis- Yves Bouvier, « De l’histoire des techniques à l’histoire
trer de la musique, T. Edison n’y a pas cru : le phonographe de l’innovation. Tendances de la recherche française en
devait servir à des choses sérieuses ! histoire contemporaine », Histoire, économie & société,
Quant à David Edgerton (Quoi de neuf ? Du rôle des vol. XXXI, n° 2, 2012). l

• Sociologie
La sociologie de l’innovation a d’abord été marquée par
un paradigme déterministe qui s’intéresse aux « effets » de la
technique sur la société : comment les techniques se diffusent,
comment elles transforment le travail, la communication, la
vie quotidienne, etc. Puis la sociologie des usages a peu à peu
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mis en évidence comment les utilisateurs sélectionnent, trient


et finissent par modeler les innovations. Enfin, la technologie logique de l’organisation (qui appelle la standardisation des
a été de plus en plus perçue comme une construction sociale activités).
(la société commande les innovations). Le Centre de sociologie de l’innovation (CSI, fondé par Bruno
Les petits livres de synthèse de Gérald Gaglio (Socio‑ Latour et Michel Callon) a été un haut lieu des études sur l’inno-
logie de l’innovation, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2011) ou vation dans de nombreux domaines, de la santé à la musique.
de Christophe Bonneuil et Pierre-Benoît Joly (Sciences, Le CSI a fusionné en janvier 2015 dans un grand centre I3 (ins-
techniques et société, La Découverte, coll. « Repères », titut interdisciplinaire de l’innovation) qui regroupe plusieurs
2013) donnent un bon aperçu du domaine. Il existe une grands centres d’étude français (www.i-3.fr).
diversité d’approche sociologique de l’innovation. Dans Pierre Musso, qui tient la chaire « Modélisations des imagi-
L’Innovation ordinaire (4e éd., Puf, 2005), Norbert Alter naires, innovation et création », a créé une collection aux édi-
souligne les tensions dans les entreprises entre la logique de tions Manucius ou il a rédigé deux petits livres : Innover avec
l’innovation (qui pousse au changement permanent) et la et par les imaginaires, et L’Imaginaire industriel (2014). l

• L’innovation sociale
L’innovation sociale (p. 50) est souvent étudiée par ses (Thierry Germain, François Bourin, 2005) constitue également
promoteurs, comme Juan-Luis Klein et Denis Harrisson un bon panorama des initiatives actuelles. Pour un regard plus
(L’Innovation sociale. Émergence et effets sur la trans‑ distancié : L’Économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pra‑
formation des sociétés, Presses de l’université du Qué- tiques (Matthieu Hély et Pascale Moulévier, La Dispute, 2013)
bec, 2007) et Jean-Louis Laville (L’Innovation sociale, et La Nouvelle Alternative. Enquête sur l’économie sociale et
Érès, 2014). Le Panorama de l’innovation sociale solidaire (Philippe Frémeaux, 3e éd., Les Petits Matins, 2012). l

Mars-avril-mai 2015 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 77


créativité et innovation

• Management
Comment les entreprises doivent-elles s’y prendre pour
innover ? Tel est l’objet d’un nouveau champ de recherche
constitué autour des stratégies d’innovation, le financement,
la gestion des projets, les dispositifs. Plusieurs ouvrages de
synthèse sont disponibles : Management de l’innovation
(Séverine Le Loarne et Sylvie Blanco, 2e éd., Pearson, 2012), Benoit-Cervantès, 2e éd., Dunod, 2012), De l’idée au produit
Management de l’innovation. De la stratégie aux projets (François Jakobiak, éd. d’Organisation, 2005) ou Mana‑
(Sandrine Fernez-Walch et François Romon, Vuibert, 2013) gement de l’innovation. Guide de mise en œuvre d’une
ou Management de l’innovation (Richard Soparnot et Éric démarche de management de l’innovation (Afnor, 2013).
Stevens, Dunod, 2007). Les approches collectives et collaboratives sont présen-
Certains ouvrages ont une vocation plus pragmatique tées dans L’Innovation collective (Brice Auckenhaler et
(même si l’on peut douter de l’opérationnalité des méthodes Pierre d’Huy, Liaisons, 2003) et Open Innovation (Martin
proposées) : La Boîte à outils de l’innovation (Géraldine Duval et Klaus Speidel, Dunod, 2014). l

• Créativité
La psychologie de la créativité se répartit en plusieurs
courants : une approche expérimentale (Psychologie de la
créativité, Todd Lubart, Armand Colin, 2003) et une approche
plus clinique tournée vers les études de cas. Howard Gardner,
théoricien des intelligences multiples, défend l’idée qu’il
existe aussi différents types de créativité selon les domaines
artistique, scientifique, social et entrepreneurial (Les Formes dimension humaine de l’innovation (Hubert Jaoui, Dunod,
de créativité, Odile Jacob, 2001). Guy Aznar, l’un des pion- 2003) ou Osez la créativité ! Inspirez‑vous des pratiques des
niers des méthodes offre un très riche panorama dans Idées. entreprises innovantes ! (Mark Raison, Vitrac, 2014). Mais
100 techniques de créativité pour les produire et les gérer l’application de ces méthodes est sans garantie…
(éd. d’Organisation, 2005). Dans Cognition et création et Approches cognitives de la
Les livres qui prétendent booster votre créativité ne création artistique (Mardaga, 2002 et 2005), Mario Borillo ras-
manquent pas : Comment avoir des idées créatives (Edward semble les divers travaux, des sciences cognitives aux créateurs
de Bono, Leduc, 2008), Libérez votre créativité ! Osez dire oui (architectes, artistes), qui cherchent à comprendre les proces-
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à la vie ! (Julia Cameron, Dangles, 2007), Tous innovateurs. La sus mentaux au cœur de la production de l’œuvre d’art. l

• Success stories
Les approches disciplinaires ne rendent pas justice à la
foule d’ouvrages sur des innovations particulières souvent
très édifiantes : l’épopée de la Logan (Bernard Jullien et al.,
L’épopée Logan, Dunod, 2012), l’histoire du Lego (David
Robertson, De brique en brique. Comment Lego a réécrit
les règles de l’innovation, Muttpop, 2014), la biographie de savants (Denis Guthleben, Armand Colin, 2011), il nous pré-
Steve Jobs (Walter Isaacson, Steve Jobs, Lattès, 2011), une sente tout un monde d’inventions inédites réalisées par des
vision moins enchantée du management façon Apple (Adam inconnus durant l’entre-deux-guerres : des arts ménagers
Lashinsky, Inside Apple, Dunod, 2012). Quant à Rêves de au jardinage en passant par les usages inédits du moteur. l

dans Sciences Humaines

• « Imaginer, créer, innover », n° 221, décembre 2010.


• « Et si on repensait tout ? », n° 233, janvier 2012.
• « Comment naissent les idées nouvelles ? », n° 238, juin 2012.

78 Les grands dossiers des sciences Humaines n° 38 Mars-avril-mai 2015


5 magazines achetés,
le 6e offert
MAGAZINES SCIENCES HUMAINES
SCIENCES HUMAINES (mensuel)
Prix unitaire : 5,50 € hors frais de port
25 ❑ Les défis des sciences humaines 140 ❑ Les nouvelles frontières de la vie privée 208S ❑ L’enfant violent. De quoi parle-t-on vraiment ?
50 ❑ Tiers-monde : la fin des mythes 141 ❑ La force des passions 209 ❑ L’art de convaincre.
57 ❑ Où va le commerce mondial ? 142 ❑ L’éducation, un objet de recherches 210 ❑ Le travail en quête de sens.
62 ❑ L’esprit redécouvert 143 ❑ Cultures et civilisations 211S ❑ Le clash des idées : 1989 à 2009
67 ❑ Nouveaux regards sur la science 144 ❑ Les mouvements sociaux 212 ❑ De l’enfant sauvage à l’autisme.
71 ❑ Comment nous voyons le monde 145 ❑ Voyages, migration, mobilité 213 ❑ L’énigme de la soumission
80 ❑ Les sciences humaines 146 ❑ Hommes, femmes. Quelles différences ? 214 ❑ L’ère du post-féminisme
sont-elles des sciences ? 147 ❑ Où en est la psychiatrie ? 215 ❑ L’analogie moteur de la pensée
82 ❑ La lecture 148 ❑ Contes et récits 216S ❑ Les épreuves de la vie
83 ❑ Du signe au sens 149 ❑ Les nouveaux visages de la croyance 217 ❑ Les secrets de la séduction
84 ❑ Médiations et négociations 150 ❑ Amitié, affinité, empathie… 218 ❑ La littérature : fenêtre sur le monde.
85 ❑ Nouveaux modèles féminins 151 ❑ Aux origines des civilisations 219S ❑ À quoi pensent les enfants ?
86 ❑ La liberté 152 ❑ À quoi sert le jeu ? 220 ❑ L’autonomie, nouvelle utopie ?
87 ❑ L’émergence de la pensée 153 ❑ L’école en débat 221 ❑ Imaginer, créer, innover…
88 ❑ Anatomie de la vie quotidienne 155 ❑ Où en est la psychanalyse ? 222S ❑ 20 ans d’idées, le basculement
89 ❑ Violence : état des lieux 156 ❑ Où va la famille ? 223 ❑ Le retour de la solidarité
90 ❑ L’imaginaire contemporain 157 ❑ Qui sont les travailleurs du savoir ? 224 ❑ La course à la distinction
91 ❑ L’individu en quête de soi 158 ❑ Les nouvelles formes de la domination 225 ❑ Sommes-nous rationnels ?
92 ❑ Les ressorts de la motivation au travail 226S ❑ Le monde des ados
93 ❑ Échange et lien social 159 ❑ Pourquoi parle-t-on ? L’oralité redécouverte 227 ❑ Conflits au travail
94 ❑ La vie des groupes 160 ❑ Dieu ressuscité 228 ❑ L’état, une entreprise comme une autre ?
95 ❑ Aux frontières de la conscience 161S ❑ Enquêtes sur la lecture 229S ❑ Nos vies numériques
96 ❑ Le destin des immigrés 163 ❑ La sexualité est-elle libérée ? 230S ❑ Pourquoi apprendre ?
97 ❑ Rêves, fantasmes, hallucinations 165 ❑ Où est passée la société ? 231 ❑ Tous accros ?
98 ❑ Apprendre 166 ❑ De Darwin à l’inconscient cognitif 232 ❑ Comment être parent aujourd’hui ?
99 ❑ Normes, interdits, déviances 167S ❑ La pensée éclatée 233S ❑ Et si on repensait TOUT ?
100 ❑ Les sciences humaines 169 ❑ L’intelligence collective 234 ❑ Inventer sa vie
101 ❑ La parenté en question 170 ❑ Qui a peur de la culture de masse ? 235 ❑ Les identités sexuelles
102 ❑ Les récits de vie 171 ❑ Les émotions donnent-elles sens à la vie ? 236 ❑ Dans la tête de l’électeur.
103 ❑ L’altruisme 172 ❑ La lutte pour la reconnaissance 237S ❑ Qui sont les Français ?
104 ❑ Un monde de réseaux 173 ❑ Art rupestre 238 ❑ Comment naissent les idées nouvelles ?
106 ❑ Les sagesses actuelles 174 ❑ Qu’est-ce que l’amour ? 239 ❑ Peut-on ralentir le temps ?
107 ❑ Souvenirs et mémoire 175S ❑ Agir par soi-même 240S ❑ L’imaginaire du voyage
108 ❑ Homme/animal : des frontières incertaines 176 ❑ Comment devient-on délinquant ? 241S ❑ L’intelligence peut-on augmenter nos capacités ?
109 ❑ Les logiques de l’écriture 177 ❑ Le souci des autres 242 ❑ Le travail. Du bonheur à l’enfer
110 ❑ Cultures 178S ❑ La guerre des idées 243 ❑ L’autorité. Les nouvelles règles du jeu
111 ❑ L’école en mutation 179 ❑ Travail. Je t’aime, je te hais ! 244S ❑ 2012-2013. Les idées en mouvement
112 ❑ Les hommes en question 180 ❑ 10 questions sur la mondialisation 245 ❑ Vivre en temps de crise
113 ❑ Freud et la psychanalyse aujourd’hui 181 ❑ Le nouveau pouvoir des institutions 246 ❑ Le langage en 12 questions
114 ❑ Travail, mode d’emploi 182 ❑ Conflits ordinaires 247S ❑ Violence Les paradoxes d’un monde pacifié
115 ❑ Les nouvelles frontières du droit 183 ❑ Imitation 248 ❑ Comment pensons-nous ?
116 ❑ L’intelligence : une ou multiple ? 184 ❑ Les lois du bonheur 249 ❑ La fin de l’homme ?
117 ❑ Autorité : de la hiérarchie à la négociation 185 ❑ Des Mings aux Aztèques Quand les migrants changent le monde
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118 ❑ La pensée orientale 186 ❑ Que vaut l’école en France ? 250 ❑ Faut-il se fier à ses intuitions ?
119 ❑ La nature humaine 187 ❑ D’où vient la morale ? 251 ❑ L’ère culinaire 15 questions sur l’alimentation
120 ❑ L’enfant 188 ❑ Faut-il réinventer le couple ? 252S ❑ Générations numériques des enfants mutants ?
121 ❑ Quels savoirs enseigner ? 189S ❑ Géographie des idées. 253 ❑ Écrire Du roman au SMS
122 ❑ Le changement personnel 190 ❑ Au-delà du QI 254 ❑ Reprendre sa vie en main
123 ❑ Criminalité 191 ❑ Inégalités : le retour des riches 255S ❑ La bibliothèque des idées d’aujourd’hui
124 ❑ Société du risque 192 ❑ Enseigner : L’invention au quotidien 256 ❑ L’Individu Secrets de fabrication
125 ❑ Organisations 194 ❑ Les animaux et nous. 257 ❑ Apprendre par soi même
126 ❑ Les premiers hommes 195 ❑ Le corps sous contrôle 258 ❑ Le climat fait-il l’histoire ?
127 ❑ Le monde des jeunes 196 ❑ Nos péchés capitaux 259S ❑ Psychologie de l’enfant État des lieux
128 ❑ Les représentations mentales 197 ❑ Les rouages de la manipulation 260 ❑ Peut-on vivre sans croyances ?
129 ❑ La fabrique de l’information 198 ❑ Les neurones expliquent-ils tout ? 261 ❑ Devenir garçon, devenir fille
130 ❑ La sexualité aujourd’hui 199 ❑ Psychologie de la crise . 262 ❑ 15 questions sur nos origines
132 ❑ Le souci du corps 200S ❑ Pensées pour demain 263 ❑ Éduquer au 21e siècle
133 ❑ Les métamorphoses de l’état 201 ❑ Les troubles de la mémoire 264 ❑ La mémoire en 10 questions
134 ❑ La littérature, une science humaine ? 202 ❑ Pauvreté. Comment faire face ? 265 ❑ L’art de négocier
135 ❑ Manger, une pratique culturelle 203 ❑ École. Guide de survie. 266 ❑ Les grandes questions de notre temps
136 ❑ Les nouveaux visages des inégalités 204 ❑ Démocratie. Crise ou renouveau ? 267 ❑ Inégalités
137 ❑ Les savoirs invisibles 205S ❑ Changer sa vie 268 ❑ La motivation
138 ❑ Les troubles du moi 206 ❑ Repenser le développement
139 ❑ Les mondes professionnels 207 ❑ La nouvelle science des rêves

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MAGAZINES SCIENCES HUMAINES

GRANDS DOSSIERS des sciences humaines (trimestriel)


Prix unitaire : 7,50 € (hors frais de port)
1 ❑ L’origine des cultures 17 ❑ Villes mondiales 33 ❑ Vers un nouveau monde
2 ❑ La moralisation du monde 18 ❑ France 2010 34 ❑ L’art de penser
3 ❑ Les nouvelles psychologies 19 ❑ Les pensées vertes 35 ❑ Le bonheur
4 ❑ France 2006 20 ❑ Les troubles mentaux 36 ❑ Changer le travail
5 ❑ L’origine des religions 21 ❑ Freud, droit d’inventaire 37 ❑ Les grands mythes
6 ❑ Peut-on changer la société ? 22 ❑ Consommer 38 ❑ Innovation et créativité
7 ❑ Psychologie 23 ❑ Apprendre à vivre
8 ❑ L’enfant du 21e siècle 24 ❑ L’histoire des autres mondes
9 ❑ L’origine des sociétés 25 ❑ Affaires criminelles
10 ❑ Les grandes questions de la philosophie 26 ❑ Guide des cultures pop
11 ❑ Entre image et écriture 27 ❑ Transmettre
12 ❑ Malaise au travail 28 ❑ L’histoire des troubles mentaux
13 ❑ Paroles d’historiens 29 ❑ Un siècle de philosophie
14 ❑ Idéologies 30 ❑ Les penseurs de la société
15 ❑ Les psychothérapies 31 ❑ Histoire des psychothérapies
16 ❑ Les ressorts invisibles de l’économie 32 ❑ L’amour un besoin vital

HORS-SÉRIE
des Grands Dossiers (hors abonnement)
Prix unitaire hors frais de port

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1 n La guerre des origines à nos jours 12,00 € 7,20 €
2 n La nouvelle histoire des empires 8,50 € 4,50 €
3 n La nouvelle histoire du monde 12,00 € 7,20 €
HORS-SÉRIE de Sciences Humaines (option d’abonnement )
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2 ❑ Comprendre le monde 12,00 € 7,20 € 12 ❑ Une autre histoire des religions 8,50 € 4,50 €
4 ❑ Femmes, combats et débats 7,90 € 4,50 € 13 ❑ À quoi pensent les philosophes ? 8,50 € 4,50 €
5 ❑ L’école en questions 7,90 € 4,50 € 14 ❑ À la découverte du cerveau 8,50 € 4,50 €
7 ❑ La grande histoire de la psychologie 8,50 € 4,50 € 15 ❑ L’œuvre de Pierre Bourdieu 8,50 € 4,50 €
8 ❑ Comprendre Claude Lévi-Strauss 8,50 € 4,50 € 16 ❑ La philosophie en quatre questions 9,80 € 4,50 €
9 ❑ Les grands philosophes 8,50 € 4,50 € 17 ❑ De la pensée en Amérique 8,50 € 4,50 €
10 ❑ Le sexe dans tous ses états 8,50 € 4,50 € 18 ❑ Edgar Morin 8,50 € 4,50 €
11 ❑ La grande histoire du capitalisme 8,50 € 4,50 € 19 ❑ Michel Foucault 8,50 € 4,50 €
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HORS-SÉRIE de Sciences Humaines (ancienne formule) GUIDES


Prix unitaire : 7,50 € hors frais de port
1 ❑ Les nouveaux nouveaux mondes 32 ❑ La société du savoir GUIDE PSYCHO
3 ❑ Le marché, loi du monde moderne? 33 ❑ Vivre ensemble
6 ❑ La société française en mouvement 34 ❑ Les grandes questions de notre temps ( hors abonnement )
8 ❑ Régions et mondialisation 35 ❑ Les sciences de la cognition Prix unitaire (non abonnés) : 8,50 €
10 ❑ Qui sont les Français ? 36 ❑ Qu’est-ce que transmettre ? Prix unitaire (abonnés) : 4,50 €
11 ❑ Les métamorphoses du pouvoir 37 ❑ L’art Hors frais de port - 124 pages
14 ❑ Vers la convergences des sociétés ? 38 ❑ L’abécédaire des sciences humaines
17 ❑ La mondialisation en débat 39 ❑ La France en débats
VIENT DE PARAÎTRE
18 ❑ L’histoire aujourd’hui 40 ❑ Former, se former, se transformer
19 ❑ La psychologie aujourd’hui 41 ❑ La religion
21 ❑ La vie des idées 43 ❑ Le monde de l’image
22 ❑ L’économie repensée 44 ❑ Décider, gérer, réformer
GUIDE PHILO
23 ❑ Anthropologie 45 ❑ L’enfant (hors abonnement)
24 ❑ La dynamique des savoirs 46 ❑ L’exception française
Prix unitaire (non abonnés) : 9,80 €
25 ❑ À quoi servent les sciences humaines ? 47 ❑ Violences
Prix unitaire (abonnés) : 4,50 €
26 ❑ La France en mutation 48 ❑ La santé Hors frais de port - 160 pages
28 ❑ Le changement 49 ❑ Sauver la planète ?
29 ❑ Les nouveaux visages du capitalisme 50 ❑ France 2005
31 ❑ Histoire et philosophie des sciences

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MAGAZINES CERCLE PSY
CERCLE PSY ( trimestriel ) HORS-SÉRIE du Cercle Psy
Prix unitaire : 7,90 € hors frais de port Prix unitaire : 8,50 € - hors frais de port
1 ❑ Les psys vus par leurs patients 6 ❑ Les vertus de la manipulation 11 ❑ La nouvelle science des rêves 1 ❑ Toute la psycho de A à Z
2 ❑ Trop d’enfants chez le psy ? 7 ❑ Les dessous du sexe 12 ❑ TCC Les meilleures thérapies ? 2 ❑ Qui sont (vraiment) les psychologues ?
3 ❑ Quand la tête soigne le corps 8 ❑ Addictions 13 ❑ Muscler son cerveau 3 ❑ La parole aux patients !
4 ❑ Le bébé, sa vie, son œuvre 9 ❑ Maladies mentales 14 ❑ La nébuleuse des « dys »
5 ❑ Autisme. La guerre est déclarée 10 ❑ Violences familiales 15 ❑ Peut-on vraiment changer ?

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Collection
Les Beaux Livres du Savoir
Ce document est la propriété exclusive de FREDERIC HESELMANS (fred@heselmans.net) - 10-04-2016

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9782100585007 – 22.90 €

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