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AVICENNE ET LE SOUFISME: ÀPROPOS DE LA "RISĀLA NAYRŪZIYYA"

Author(s): Pierre LORY and Pierre LORRY


Source: Bulletin d'études orientales, T. 48, La philosophie médiévale en France État des lieux
(1996), pp. 137-144
Published by: Institut Francais du Proche-Orient
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41608415 .
Accessed: 09/09/2014 16:29

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AVICENNE ET LE SOUFISME :
À PROPOS DE LA RISALA NAYRÜZIYYA

PierreLORY
École PratiquedesHautesÉtudes

Nous voudrions ici évoquer la présence, dans le corpus avicennien, de l'étrange petit
traitéintituléRisala nayrüziyya fi ma' ani al hurüf al-higďiyya x. L'auteur y propose une
interprétationdes lettres "isolées" (muqatta'ât) ou "ouvrantes" (fawãtih) qui se trouvent
placées en exergue de 29 sourates coraniques. Il s'agit à vrai dire d'une énigme assez
singulière. L'exégèse musulmane traditionnelle, si prolixe en explications philologiques et
en anecdotes fondées peu ou prou sur le hadït , reste ici discrète 2. Certaines tentatives
d'élucidation sont bien proposées, énumérées notammentpar Tabarï dans son commentaire
coranique 3 ; mais elles sont mentionnées à titre de pures hypothèses. Ce vide exégétique
n'est lui-même pas explicité : le Prophète n'aurait apparemment rien enseigné à ce sujet.
Aucun Compagnon ne l'aurait-il questionné sur ce point ? L'interrogation rebondit en tout
cas à chaque génération de savants. Dieu a envoyé le Coran aux hommes pour leur
transmettreun message clair et utile pour eux : quel sens auraient des sigles totalement
mystérieux,inaccessibles à l'entendementhumain ? Dans les milieux ésotéristeset soufis se
développa l'idée que les versets coraniques incluaient un étagementde sens, correspondant à
l'inégalitédes capacités humaines à approcherle divin. On a donc eu assez tôttendance à voir
dans ces sigles les traces d'une langue céleste, accessible aux seules âmes assez pures pour
traverserles parois de l'apparence du langage 4.

1. Dans son Mu'allafâtIbn Sînâ (Le Caire, 1950, p. 119), G. C. Anawatimentionne l'existencede 22
manuscrits de ce traité,portant des titresvariés: al-Nayrüz.iyya fi hurüfal-abgad,Risala fi fawãtih al-
suwaral-karïma , Risãlat al-huruf (à distinguer bien sûr du Asbãb hudütal-hurüfde portéestrictement
Il
phonologique). futpubliéau Caireen 1908 dans unecollection de neuftraités avicenniens, Tis' rasa'ilfï
al-hikmawa al-tabViyyãt li-al-sayh al-ra'ïs Ibn Sïnâ.
2. Surcettequestiondes hurüfmuqatta'ât,on pourrase reporter à l'article« Kur'än » de A. T. Welch
dansla deuxièmeéditionde YEncyclopédie de VIslam(IV, p. 413-416).Nous y renvoyons notamment pour
ce qui a traitauxtentatives d'explicationmodernede typehistorique qui y voientdes reliquatsde marquages
datant de la composition de la Vulgate'utmãnienne.
3. GãmV al-bayän, I, p. 86-96,où sontpassées en revuedes suppositions étayéesou non par l'avis
d'autorités traditionnelles. Il s'agirait
de nomsdu Coran,du nomdes sourates,de formules d'ouverture, de
Noms divins(voiredu Nom Suprême)ou d'anagrammes désignantces Noms, de valeursnumériques
(renvoyant selon certainsà des computsd'ordreeschatologique), voired'allusionsdans une languenon
humaine. Tabarï,qui soulignel'absenced'explication formellede la partdu prophète Muhammad lui-même,
suggèreque ces siglessontporteurs de significationsmultiples et nonexclusives (p. 93-94).
4. Pour un exposéà la foisclairet éruditde la sciencemystique des lettres arabes,on peutconsulter la
du 2e des Futühät d'Ibn 4Arabi Denis Grildans le volume
présentation chapitre par Les illuminations de la
Mecque (Sindbad,1989),p. 385-438.D. Grily mentionne la Risàia Nayrüziyya et la questionde sa portée,

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Ce à quoi Avicenne convie son lecteur ne correspond cependant nullement à la


démarche d'un ésotérisme initiatique ; mais il ne s'agit pas non plus d'une tentativede type
philologique traditionnelle. Il commence lui-même par expliquer l'occasion de la
composition de ce traité. Il désirait offrir un cadeau pour la Nouvelle Année iranienne
{nayrûz) à l'émir Abu Bakr Muhammad b. 'Abd al-Rahïm 5, mais il se trouvait dans
l'incapacité matérielle de fournir un présent à la mesure de la dignité de ce personnage.
« J'estimai,poursuivit-il,que les enseignementsde sagesse sont la chose la plus désirable et le
présent le plus noble qui soient, surtout la sagesse divine (<al-hikma al-ilãhiyya ) et plus
particulièrementcelle qui relève de notrereligion ( hakïman milliyyan). Un des plus obscurs
secrets de la sagesse et de la religion (milla) étant la mise en évidence de la signification
incluse dans les lettresisolées placées en en-têtede certaines sourates coraniques, j'entrepris
d'y consacrer un traitéet d'en faire mon cadeau de nayrûz » (p. 105).
Avicenne divise son traité en trois sections nettementséparées. Dans la première, il
expose les principaux éléments de sa cosmologie. Nous avons à l'origine l'Être nécessaire,
existence absolue, bien, science et puissance absolus, qui est l'Essence divine ( dãt ). Ce wãgib
al-wugüd engendre l'Intellect ('aql), qui est un monde contenantles intelligibles,dépourvus
de toute matière. L'Intellect engendre à son tour l'Âme ( al-nafs ), monde incluant des êtres
déjà impliqués de quelque manière dans la dimension matérielle. C'est l'Âme qui agit sur les
sphères célestes allant à leur tour déterminerles états des mondes inférieurs. Le quatrième
degré de l'Être est celui de la Nature (tabi 'a) qui constitue l'ensemble des forces
compénétrantle monde terrestre,l'animant et le dirigeant tout à la fois. Enfin, le cinquième
et dernier niveau correspond au monde corporel ; l'auteur prenant soin ici de distinguer
entrele corps éthérique (atïrî) et le corps matériel dense Çunsuri).
Chacune de ces forces, poursuit Avicenne, peut être perçue soit en elle-même, soit en
relation avec le monde qui la suit. Plusieurs types de relations sont en jeu. La première est
l'instauration première (ibdã') qui caractérise la production de l'Intellect "hors de"
l'Essence. Ensuite a lieu l'engendrementà partird'un intermédiaire,comme c'est le cas de la
procession de l'Âme à partir de l'Intellect : Avicenne désigne cette relation comme le
Commandement (al-amr ; apparemment synonyme de ihdãt dans d'autres textes). La
création dans l'espace, comme celle des sphères, est désignée comme halq ; la production
dans le monde corporel terrestreest quant à elle appelée "génération"(takwin).
Puis Avicenne, dans la section suivante, expose la correspondance qui existe selon lui
entreles processions cosmologiques et les lettresde l'alphabet prises dans l'ordre abgad. Les
niveaux de l'être pris en eux-mêmes sont désignés par les premières^lettresdans leur ordre
usuel : l'Essence divine par alif (= 1), l'Intellect par bã' (= 2), l'Âme par gim (= 3), la
Nature par dãl (= 4). La suite des lettres de l'alphabet renvoie aux niveaux de l'Être dans
leur hiérarchie.Par rapportau monde qui lui est inférieur,l'Essence divine est marquée par
le hã' (= 5), l'Intellect par le wãw (= 6), l'Âme par le z.ãy (= 7), la Nature par le hà' (= 8).
Enfin,le monde corporel, déterminépar ce qui le précède, mais n'engendrantaucun niveau
de l'Être nouveau, sera désigné par le tã' (= 9). Ce qui peut être résumé par le tableau
suivant :

et nous souscrivonsentièrement à ses conclusions(p. 421), que le présentarticleentendprécisément


confirmer.
5. Autoritépolitiqueparailleursinconnue,en qui Massignon(articlecitéinfra,p. 604) voitun membre
probablede la famillevizirale
bouyide des 'Abd al-Rahïm.

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ET LE SOUFISME
AVICENNE 139

SIGNIFICATIONDES LETTRES

enelles-mêmes enrelation
Dieu alif= 1 há' = 5
l'Intellect bã' = 2 wãw - 6
l'Âme gim= 3 zãy = 1
la Nature dál = 4 há' = 8
le Corps tã' = 9

La nature des relations d'engendrement, selon Avicenne, est exprimée par la


multiplicationentre les deux termes. Ainsi l'instauration primordiale ( ibdã ') correspond-
elle au rapportentrele hã' (l'Essence instauratrice)et le bã (l'Intellect en lui-même), soit à
la multiplication5x2= 10. Dix étant la valeur numérique de la lettre yã' , on aura donc
l'équivalence ibdã' = yã'. Toutefois, Avicenne élimine par avance toutrésultatqui donnerait
un nombre composé de plusieurs lettres: ainsi récuse-t-il, pour marquer le Commandement
cosmique ( al-Amr), la multiplication attendue de 5 par 3, qui donnerait 15. En effet, 15
correspondrait graphiquement à yã'-hã: , sigle comportant une dualité de signification et
contrariant la simplicité voulue du résultat littéral. Du coup, Avicenne exprime le
Commandementpar 5 x 6 = 30, soit la lettre simple lãm. Une démarche analogue conduit à
identifierla création ( halq ) à 5 x 8, soit 40, la lettremim ; et la génération ( takwin) à 5 x 4 =
20, correspondant à la lettre kãf. Enfin, souligne l'auteur, il est loisible de considérer
plusieurs niveaux de l'Être simultanément: auquel cas, les valeurs numériques seront
additionnées. Le "mouvement"cosmique réunissantl'Ordre à la Création additionnera ainsi
30 à 40, et la somme obtenue de 70 donnera la lettre qui lui correspond, à savoir le 'ayn.
Suivant le même procédé, l'addition de la Création et de la Génération donnera la lettresin
(40 + 20 = 60), celle du Commandement, de la Création et de la Génération fournira le sãd
(30 + 40 + 20 = 90). Ce dernier,augmenté du 10 de l'Instauration( al-ibdã '), devient la lettre
qãf( 90 + 10 = 100) lequel, redoublé, donne la valeur numérique du ra', soit 200.
Puis Avicenne, dans la troisièmesection de son traité,passe à l'interprétationdes sigles
coraniques. Les principes exposés ci-dessus lui permettent en effet de trouver un sens
cosmologique à chacune des quatorze lettresdites "lumineuses" apparaissant dans les vingt-
neuf sigles coraniques. Ces lettres isolées, il les lit comme des serments prononcés par le
locuteurdivin. Dès lors, il lui suffitde passer en revue ces vingt-neufversets en appliquant à
chaque fois la grille d'interprétationqu'il s'est construiteprécédemment. À titred'exemple :
alif-lâm-mïmsignifiera "par le Premier, détenteur du Commandement et de la Création".
Ou encore, yâ'-sin deviendra "un sermentpar la première émanation qu'est l'Instauration
(al-ibdã'), et la dernière qu'est la Création (al- halq) incluant la génération (al-takwin)" ;
'
tã -sin-mimest "un sermentpar le monde matériel issu de la Création (al-halq) incluant la
Génération (al-takwin), et par le Commandement (al-amr) issu de l'Instauration(al-ibdã')".
Ces quelques traits sommairement résumés, que peut-on retirer de ce petit traité ?
Comment convient-il de l'aborder ? Certes, l'aspect arbitraire de la construction qu'il
propose est évidente à première lecture, et il serait aisé d'en désigner toutes les fragilités
dans l'ordre philosophique. Mais il n'y a pas lieu d'insister là-dessus : Avicenne n'a ici
aucune intentionde faire œuvre démonstrative ; ce n'est pas selon cette perspective que sa
Risçla nayrüziyyapeut nous intéresser.Bien sûr, elle contientdes présupposés intéressantla
philosophie du langage. Un lien est établi entrel'ordre cosmologique et l'ordre alphabétique,

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investissantles séquences A В ö D, H W Z, H T Y, etc., d'un statutmétaphysique suréminent,


puisqu'elles traduiraient la procession même de l'Être, cette correspondance recevant en
outre l'aval du discours divin transmis par le Coran 6. Il est par ailleurs suggéré que les
lettresisolées, détachées de tout mot, sont chacune porteuse d'un sens, d'un sens gravissime
puisque désignant les origines même de l'existence : ce qui implique la présence d'un
métalangage, précédant l'ordre linguistique lui-même, fonctionnant,nous dit le traité, selon
une logique mathématique.Toutefois, en l'absence de toute précision fournie par l'auteur, il
serait trop aventureux de vouloir esquisser une "métaphysique du langage" à partir de cette
seule Risàia nayrüz.iyya.
Nous est-il à tout le moins possible d'éclairer ce petit texte à partir d'antécédents ou
d'autres traitésvoisins ? Le corpus avicennien lui-même ne fournit ni passage analogue ni
point d'appui dans cet ordrede spéculation. Sur la question des antécédents,Louis Massignon
avait émis, dans un article consacré à la Risàia nayrüziyyaécriten 1952 1, l'idée de l'origine
ismaélienne de ces développements sur les lettres.Tâchons d'examiner cette affirmationd'un
peu plus près.
Massignon tirait argument, entre autres, de la découverte par Henry Corbin d'un
manuscritismaélien exposant la correspondance entrel'étagementdes niveaux d'existence et
les neuf premiers nombres 8. Mais il existe dans la tradition ismaélienne des textes plus
explicites encore pour notre sujet. On peut mentionnertout d'abord le Kitàb al-kašf9. Ce
traité,constituéde six chapitresassez autonomes, est attribué à Ga'far b. Mansûr al-Yaman,
10
dignitaire fatimide décédé vers la fin du Xe siècle. Mais, selon Wilfred Madelung , il
s'agirait d'une collection de traités plus anciens, pré-fatimides, dont certains pourraient
remonter au IXe siècle. Quoi qu'il en soit, le deuxième chapitre de cet ouvrage contient un
exposé conséquent sur le lien entre la cosmogenèse et les lettres arabes constituant la
révélation11. Le Dieu inconnaissable, échappant à toute définition, instaure {'arasa) le
Trône comme matricede toutce qui sera. Il sépare ce Trône en Plérôme supérieur et caché
(bàtin), appelé 'arš, contenant les essences des choses, et un Trône inférieur (zàhir), dit
kursï,qui manifesteces essences et joue le rôle d'imagination ( hayàl ) du Créateur. Les deux
sont unis par un axe, que Dieu met en mouvement en les constituanten lettres 12. Suit la
descriptiondes lettresqui relèventdu 'ars, de celles qui relèventdu kursï,de leur répartition
en groupes binaires (caché/manifesté), septénaires (de grades hiérarchiques, donc de

assez "ésotériste"
6. C'est à cetteinterprétation de la penséed'Avicenneque tendS. H. Nasr dans un
passageconsacréà la Nayrüziyyadans An Introduction to Islamic CosmologicalDoctrines,Albany,
S.U.N.Y. Press,p. 209-212.
7. « La philosophie d'IbnSinaet son alphabetphilosophique
orientale », dans le MémorialAvicenne,
Le Caire,I.F.A.O., 1952,IV, p. 1-18 ; rééditédansOperaMinora,Beyrouth, Dãr al-Ma'ãrif,1963,vol. II,
p. 591-605.
8. Signalédansson introduction à la traductiondu Dévoilement des choses cachées d'Abû Ya'qûb al-
Sigistànî(rééd. en 1988 aux éditionsVerdier,p. 16-17, et n. 18). Il s'agit d'un opuscule anonyme,
indépendant du Gušayišva-rahayišde Nãsir-eHosraw,contrairement à ce que la phrasede Massignon
(reprised'ailleursparS. H. n.
Nasr,op. cit.,p. 209, 36) pourrait laissercroire.
9. SignaleparMassignon(art.cite,p. 598), qui ne s arretetouterois pas au detailae soncontenu.
10. « Das Imamatinderfrühen ismailitischenLehre», Der Islam,XXXVII (1961).
11. Nousavonseu recoursà 1éditionde MustafaGãlib,Beyrouth, Dar al-Andalus,1984. Le chapitre est
par ailleursanalysépar Heinz Halm dans Kosmologie und Heilslehre der frühen Ismä'iliya, Wiesbaden,
FranzSteinerVerlag,1978,p. 38-44.
12. « Ga'ala-hä Allãh tamãniyat a wa 'išrinharf2"fi sab'a hudûd», Kitãb al-kašf,p. 60.

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AVICENNE 141

prophèteset d'imams), et duodénaires (symbolisme zodiacal). La distinctionentre "Intellect"


et "Âme" semble déjà se dessiner. Nous sommes toutefoisloin de l'exposé de la Nayrüziyya.
L'ordre de l'alphabet n'est pas le même, le Kitãb al-kašf faisant intervenirl'ordre ABTT
G H H, etc.) ; et il n'entreprendpas l'interprétationdes lettresisolées.
Un autre passage concernant directementl'application cosmologique de la science des
lettresse trouve dans le Kitãb al-iftihãr de Abu Ya'qùb Sigistâni 13. Le cinquième chapitre
de l'ouvrage mentionne en effet l'exposé d'une cosmologie ismaélienne assez archaïque
fondée sur la procession des lettres,et notammentdes deux paroles primordiales KÛNÏ et
QaDaR. L'univers entier procède de ces deux hypostases, dont l'une - QDR - est mâle,
précédant ( sãbiq ) ontologiquement la seconde - KÛNÏ - (féminine, identifiéeau tãli de la
cosmologie ismaélienne). Cherchant à la fois à concilier une mythologie ismaélienne
ancienne et ses propres tendances néoplatoniciennes plus rigoureuses, Sigistâni propose une
doctrine émanatisteoù chacune des sept lettresconcernées est mise en correspondance avec
un cycle prophétique,et produit à son tour d'autres lettres. Ces spéculations visent à donner
une clé, à tracer une voie vers la purification de l'âme et donc vers une compréhension
supérieuredu monde et de Dieu : elles sont un instrumentde salut 14.
Toutefois, dans les deux cas, la parenté entre ces spéculations ismaéliennes et les
présupposés de la Nayruz.iyya semble fortproblématique. Non seulement la cosmologie et
l'ordre des lettres s'y présententde façon très différente,mais le propos est autre. Dans les
ouvrages ismaéliens, il s'agissait de montrerque le septénaire des prophètes et des imams, et
particulièrementl'ultime, le Qâ'im dont on attendaitla venue avec tant de ferveur, était
fondé métaphysiquement. Le propos était donc pour une bonne part du domaine de
l'eschatologie, voire de la politique. La Risàia nayrüziyyane contientquant à elle rien de ce
genre ; sa perspective détache au contrairele discours coranique de l'histoire terrestrepour
le rameneraux immuables événementsmétaphysiques des origines. Il est à noter par ailleurs
que les ouvrages ismaéliens en question n'abordent pas l'interprétationdes "lettresisolées",
qui est le thème essentiel de la Nayrüziyya.Ces remarques s'appliquent du reste également à
d'autres textes ismaéliens plus fragmentairesou allusifs abordant la même question ; ainsi
ceux que Heinz Halm présente dans sa Kosmologie und Heilslehre der frühen Ismâ'ïliya 15.
Une "piste" ismaélienne ne semble donc guère probable.
C'est à une conclusion analogue qu'aboutit également la comparaison avec les
spéculations des Epîtres des Frères de la Pureté, ouvrage dont, nous le savons, Avicenne a
eu connaissance. La cosmologie néoplatonisante des Frères et celle de la Risala nayrüziyya
présentent une parenté certaine. Les premiers se sont attachés à souligner l'harmonie
mathématiquequi sous-tend l'univers. Dans une perspective explicitementpythagoricienne,
ils ont entrepris de faire correspondre les différentsniveaux de l'Être à des données
numériques 16. Un bref passage consacré aux "lettresisolées" suggère par ailleurs combien
le secret de leur présence dans le Coran est lié, lui aussi, à des considérationsnumérologiques
relatives notammentaux chiffres5, 14 et 28 17. Mais les Frères de la Pureté n'établissentpas

13. ÉditéparMustafaGãlib,Beyrouth, Dãr al-Andalus,1980.Surle chapitre 5, v. HeinzHalm,op. cit.,


p. 53-58.
14. Kitãb al-iftihãr,p. 47-48.
15. Op. cit.,p. 44-52,58-66 et 206-227.
16. Voiren particulierl'épîtreXXXIII sur« Les principes
intellectuels
selonles Frèresde la Pureté», éd.
de Beyrouth, Dãr Sãdir,1956,p. 201-208.
17. ÉpîtreXL sur« Les causesetles chosescausées», ibid.. III, p. 377-383.

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de lien formel entre les deux propos. Si parfois leur spéculation sur les lettres isolées
s'oriente plutôt vers une évocation de l'angélologie 18, ils déclarent en conclusion que ces
lettressont le secret du Coran, et qu'il importede ne pas le divulguer 19.
S'il semble donc, ici aussi, difficile de voir une source d'inspiration pour la
Nayrûziyya, je voudrais souligner par contre des traits de parenté liant cette épître à des
traités soufis assez anciens dont Massignon n'avait pas eu connaissance. Car la science
mystiquedes lettres,si elle s'est développée toutd'abord et par prédilection dans les milieux
chiites,s'est diffuséeégalement dans le soufisme sunnitenaissant, y atteignantsa maturitéau
Ше siècle de l'Hégire. En témoignent par exemple les passages du Hatm al-awliyã' de
Tirmidî qui y sont consacrés 20. Plus explicite encore est un traité de Salii Tustarî intitulé
21
précisément Risãlat al-hurüf . Salii y développe l'idée que les lettres sont réellement le
soubassement, la racine des êtres existants (usui al-ašyď). Le Dieu Créateur - Allah,
distingué de Huwa, "nom" du Deus absconditus - émet une première parole créatrice
(кип !) qui informe la "poussière primordiale" ( al-habã '). Ces premières lettres sont les
formes spirituelles de chaque chose. Ces êtres-lettressont ensuite "prononcées" (¡maqülät )
dans l'air, avant d'être "façonnées" ( maf'ûlât ) dans l'eau de notre monde inférieur. Nous
trouvons ici l'expression imagée d'une véritable ontologie, puisque le logos divin constitue
lui-même l'Être, la forme et l'énergie de chaque existant. Mais l'exposé de Tustarî est
également trèsimprégnéde spéculations sur les quatorze lettreslumineuses. Si Dieu, signale-
t-il,a dit K.H.'.Y.S. (Coran XIX, 1), cela vient de ce que le « кип ! » a précédé le habã' . Les
lettresisolées sont en faitplacées au cœur même de l'exposé sur l'émanation des mondes ; le
traité se clôt d'ailleurs sur un fasi fi al-Qur'ân consacré àia question. La fécondité de ces
méditationssur les lettres vaudront à Tustarî une réputation durable : Suhrawardî n'a-t-il
pas fait de lui un des principaux héritiers du "levain pythagoricien" en terre d'Islam, à la
suite de Dû al-Nûn 22 ? Quoi qu'il en soit, l'important pour nous est de signaler la similarité
des démarches exégétiques de Tustarî et d'Avicenne. Car même si le premier expose des
présupposés sur la nature du langage que le second tait, et qu'à l'inverse, Avicenne propose
une utilisationdes valeurs numériques des lettres qui fait défaut dans la Risãlat al-hurüf,
leurs discours vont dans la même direction : les lettres isolées disent l'origine du monde.
Elles sont isolées de tout mot, non pas qu'elles ne portent aucun sens, mais parce qu'elles
désignentdes niveaux de l'Être qui se rapprochent trop de l'Un pour être traduites par le
lexique ordinaire.
Un second traité,d'inspiration voisine, est le Kitãb hawãss al-hurüf wa haqã'iqi-hã
wa usüli-hä de Ibn Masarra. La pensée de ce philosophe et ermite andalou (m. en 931) ne
nous est connue qu'à partir de quelques bribes éparses ; il avait surtoutintéressé les érudits
contemporains du fait de son rapport avec Empédocle23. Son traité sur les lettres, plus
18. Cf. épîtreXXXIII, ibid.,III, p. 208.
19. ÉpîtreXL, ibid.,III, p. 383.
20. Éd. OsmanYahia,Beyrouth, Imprimerie Catholique,1965,p. 310 et s.
21. Éd. parMuhammad KamälGa'fardanssonSahl b. 'AbdAllãhal-Tustari, Le Caire,1974,p. 366-
375. Nous remercions M. Denis Gril, de l'universitéde Provence,d'avoir eu l'amabilitéde nous
communiquer ce textetrèsdifficile de mêmeque celuid'IbnMasarramentionné
à trouver, infra.
22. Kitãb al-másãrVwa al-mutãrahãt , dans Opera Metaphysicaet Mystica, ed. HenryCorbin,
Istanbul,1945,1,p. 503. Biend'autresréférences peuventêtrecitéessurle rôlede Tustarîdansla diffusion
de cettedisciplineprécise; v. à ce sujetGerhard Böwering, The MysticalVisionof Existencein Classical
Islam, Berlin-New York,WalterDe Gruyter, 1980,p. 52-54.
23. Cf. AsinPalacios,Abenmasarra y sua escuela, Madrid,1914 ; miseau pointplusrécenteparRoger
Arnaldezdansl'article « IbnMasarra» de VEncyclopédiede Vislám.

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ET LE SOUFISME 143

récemmentédité 24, ne contreditpas cette lecture,mais colore la pensée d'Ibn Masarra d'une
teinteprofondémentislamique. Sur le fond, Ibn Masarra s'inspire beaucoup de la Risãlat al-
hurûf de Tustari, qu'il mentionne d'ailleurs explicitement25. Il souligne comme son
prédécesseur l'analogie profonde qui unit l'ordre du monde, des lettres et des versets
coraniques, et celui des étapes de l'ascension de l'âme dans la voie mystique. Il insiste plus
'
encore que lui sur le rôle des Noms divins au sein de cette architecture : théorie des asmã
husnã qui prendra sa pleine dimension plus tard dans l'œuvre d'Ibn 'Arabi. Mais surtout,il
consacre le principal de son effortà expliciterle sens et la fonctiondes lettresisolées, dont il
donne l'exégèse une à une, puis sigle après sigle. Le alif (p. 319 s.) se rapportera tout
naturellementà l'Essence divine ; il se prolonge, suivant le symbolisme graphique, en lãm
(d'où la déterminationarabe par al ; ou la négation par lã). Certains rapprochements seront
d'ordre plutôt phonétique, comme le rã' qui évoque ce qui se meut, se multiplie et se
détaille 26. Les sigles sont expliqués un à un par l'addition de ces données symboliques. Ainsi
A.L.M.S. sera-t-ille hiérogrammede la procession, à partir de l'Essence ( alif) de la divinité
manifestée(lãm), des mondes célestes des anges ( mïm, de malâ'ika) et enfin des créatures
matérielles ( sãd ) 27 (p. 328-332). Nous sommes d'autant moins loin des développements
d'Avicenne dans la Nayrûziyya qu'Ibn Masarra établit lui-même un lien entre sa vision et
celle des philosophes. Ainsi écrit-il, à propos du sigle A.L.M.S., précisément : « Les
philosophes ( al-falãsifa) ont usé d'une autre formulationpour parler de ces attributs.Ils ont
dit qu'il est quatre degrés parmi les existants : l'Essence de Dieu - que ses Noms soient
sanctifiés ! - qui fait apparaître les choses ; puis l'Intellect Universel qu'ils appellent
l'archétype ( al-mitãl) dépouillé de toute matière, qui réunit en lui les qualités divines ; puis
l'Âme suprême qui s'immerge dans la matière -j'entends, dans le corps - et qui porte le
corps du monde [...] ; au-delà, le degré de la Nature, qui est immergé dans le corps spatial et
le façonne » (p. 330). La correspondance n'est bien sûr pas complète avec la Nayrûziyya,
car au total,Ibn Masarra met en œuvre une méthode de rapprochements symboliques qui ne
fait pas usage des valeurs numériques ; mais la tangence des deux discours est cependant
sensible.
Nous n'avons pas ici l'intention de suggérer qu'Avicenne ait connu précisément ces
deux traités. Ceux-ci sont d'ailleurs, tout comme la Risãla nayrûziyya, des éléments
marginaux dans l'œuvre de leurs propres auteurs : il est frappantde constater par exemple
que Sahl Tustari fait peu référence au symbolisme des lettresdans son propre commentaire
coranique Tafsïr al-Qur'ân al-'a^ïm. Par contre, nous voulons souligner combien la
Nayrûziyya expose des idées qui étaient répandues depuis longtemps déjà dans le monde
sunniteautantque chiite.
Reste la question, bien sûr essentielle, de l'insertion de cette épître dans l'ensemble du
corpus avicennien, où rien ne vient évoquer ou étayer ce genre de spéculation. Vient
immédiatementà l'espritl'éventualité d'une composition apocryphe : mais les manuscritsde

24. Par Muhammad Kamal Ga'fardans son volumeMin qadãyã al-fikral-islãmi, Le Caire, 1978,
p. 311-344.
25. V. p. 317.
26. V. p. 323 et 332 s. On ne peutici s'empêcher de penseraux considérations parPlatondans
produites
le Cratyle,p. 426-427,bienque le propossoitbien sûr trèsdifférent dans les deux cas. Ibn Masarrane
s'attachepas à prouverl'adéquationnaturelle du mot à la chose qu'il exprime,mais la correspondance
universelledu verbedivintelqu'ilapparaît dansle Coranavec les donnéesde la cosmologie.
27. Cf. p. 328-332.

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la Nayrüz.iyya sont trop nombreux 28 pour qu'une telle supposition soit admise. Reste
l'hypothèse,à mon sens la plus plausible, qu'un esprit aussi vaste et doué pour des domaines
si divers comme celui d'Avicenne incluait aussi un périmètre plus discret, plus intime, où
l'orientationmystique se libérait plus facilementdes contraintesde l'argumentation logique
et rejoignaitde quelque manière le kašf des soufis. Et quelle rêverie plus stimulante,pour un
espritcurieux et passionné comme le sien, que la recherche d'une confluence de l'origine du
langage et celle du cosmos en un point unique, situé dans la Révélation coranique elle-même :
où la lettreisolée exprimerait la naissance du monde comme un cri premier, inarticulé, et
porteuren puissance de tous les autres sens à venir !

28. Cf. supra, note 1.

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