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PierreLORY
École PratiquedesHautesÉtudes
Nous voudrions ici évoquer la présence, dans le corpus avicennien, de l'étrange petit
traitéintituléRisala nayrüziyya fi ma' ani al hurüf al-higďiyya x. L'auteur y propose une
interprétationdes lettres "isolées" (muqatta'ât) ou "ouvrantes" (fawãtih) qui se trouvent
placées en exergue de 29 sourates coraniques. Il s'agit à vrai dire d'une énigme assez
singulière. L'exégèse musulmane traditionnelle, si prolixe en explications philologiques et
en anecdotes fondées peu ou prou sur le hadït , reste ici discrète 2. Certaines tentatives
d'élucidation sont bien proposées, énumérées notammentpar Tabarï dans son commentaire
coranique 3 ; mais elles sont mentionnées à titre de pures hypothèses. Ce vide exégétique
n'est lui-même pas explicité : le Prophète n'aurait apparemment rien enseigné à ce sujet.
Aucun Compagnon ne l'aurait-il questionné sur ce point ? L'interrogation rebondit en tout
cas à chaque génération de savants. Dieu a envoyé le Coran aux hommes pour leur
transmettreun message clair et utile pour eux : quel sens auraient des sigles totalement
mystérieux,inaccessibles à l'entendementhumain ? Dans les milieux ésotéristeset soufis se
développa l'idée que les versets coraniques incluaient un étagementde sens, correspondant à
l'inégalitédes capacités humaines à approcherle divin. On a donc eu assez tôttendance à voir
dans ces sigles les traces d'une langue céleste, accessible aux seules âmes assez pures pour
traverserles parois de l'apparence du langage 4.
1. Dans son Mu'allafâtIbn Sînâ (Le Caire, 1950, p. 119), G. C. Anawatimentionne l'existencede 22
manuscrits de ce traité,portant des titresvariés: al-Nayrüz.iyya fi hurüfal-abgad,Risala fi fawãtih al-
suwaral-karïma , Risãlat al-huruf (à distinguer bien sûr du Asbãb hudütal-hurüfde portéestrictement
Il
phonologique). futpubliéau Caireen 1908 dans unecollection de neuftraités avicenniens, Tis' rasa'ilfï
al-hikmawa al-tabViyyãt li-al-sayh al-ra'ïs Ibn Sïnâ.
2. Surcettequestiondes hurüfmuqatta'ât,on pourrase reporter à l'article« Kur'än » de A. T. Welch
dansla deuxièmeéditionde YEncyclopédie de VIslam(IV, p. 413-416).Nous y renvoyons notamment pour
ce qui a traitauxtentatives d'explicationmodernede typehistorique qui y voientdes reliquatsde marquages
datant de la composition de la Vulgate'utmãnienne.
3. GãmV al-bayän, I, p. 86-96,où sontpassées en revuedes suppositions étayéesou non par l'avis
d'autorités traditionnelles. Il s'agirait
de nomsdu Coran,du nomdes sourates,de formules d'ouverture, de
Noms divins(voiredu Nom Suprême)ou d'anagrammes désignantces Noms, de valeursnumériques
(renvoyant selon certainsà des computsd'ordreeschatologique), voired'allusionsdans une languenon
humaine. Tabarï,qui soulignel'absenced'explication formellede la partdu prophète Muhammad lui-même,
suggèreque ces siglessontporteurs de significationsmultiples et nonexclusives (p. 93-94).
4. Pour un exposéà la foisclairet éruditde la sciencemystique des lettres arabes,on peutconsulter la
du 2e des Futühät d'Ibn 4Arabi Denis Grildans le volume
présentation chapitre par Les illuminations de la
Mecque (Sindbad,1989),p. 385-438.D. Grily mentionne la Risàia Nayrüziyya et la questionde sa portée,
SIGNIFICATIONDES LETTRES
enelles-mêmes enrelation
Dieu alif= 1 há' = 5
l'Intellect bã' = 2 wãw - 6
l'Âme gim= 3 zãy = 1
la Nature dál = 4 há' = 8
le Corps tã' = 9
assez "ésotériste"
6. C'est à cetteinterprétation de la penséed'Avicenneque tendS. H. Nasr dans un
passageconsacréà la Nayrüziyyadans An Introduction to Islamic CosmologicalDoctrines,Albany,
S.U.N.Y. Press,p. 209-212.
7. « La philosophie d'IbnSinaet son alphabetphilosophique
orientale », dans le MémorialAvicenne,
Le Caire,I.F.A.O., 1952,IV, p. 1-18 ; rééditédansOperaMinora,Beyrouth, Dãr al-Ma'ãrif,1963,vol. II,
p. 591-605.
8. Signalédansson introduction à la traductiondu Dévoilement des choses cachées d'Abû Ya'qûb al-
Sigistànî(rééd. en 1988 aux éditionsVerdier,p. 16-17, et n. 18). Il s'agit d'un opuscule anonyme,
indépendant du Gušayišva-rahayišde Nãsir-eHosraw,contrairement à ce que la phrasede Massignon
(reprised'ailleursparS. H. n.
Nasr,op. cit.,p. 209, 36) pourrait laissercroire.
9. SignaleparMassignon(art.cite,p. 598), qui ne s arretetouterois pas au detailae soncontenu.
10. « Das Imamatinderfrühen ismailitischenLehre», Der Islam,XXXVII (1961).
11. Nousavonseu recoursà 1éditionde MustafaGãlib,Beyrouth, Dar al-Andalus,1984. Le chapitre est
par ailleursanalysépar Heinz Halm dans Kosmologie und Heilslehre der frühen Ismä'iliya, Wiesbaden,
FranzSteinerVerlag,1978,p. 38-44.
12. « Ga'ala-hä Allãh tamãniyat a wa 'išrinharf2"fi sab'a hudûd», Kitãb al-kašf,p. 60.
de lien formel entre les deux propos. Si parfois leur spéculation sur les lettres isolées
s'oriente plutôt vers une évocation de l'angélologie 18, ils déclarent en conclusion que ces
lettressont le secret du Coran, et qu'il importede ne pas le divulguer 19.
S'il semble donc, ici aussi, difficile de voir une source d'inspiration pour la
Nayrûziyya, je voudrais souligner par contre des traits de parenté liant cette épître à des
traités soufis assez anciens dont Massignon n'avait pas eu connaissance. Car la science
mystiquedes lettres,si elle s'est développée toutd'abord et par prédilection dans les milieux
chiites,s'est diffuséeégalement dans le soufisme sunnitenaissant, y atteignantsa maturitéau
Ше siècle de l'Hégire. En témoignent par exemple les passages du Hatm al-awliyã' de
Tirmidî qui y sont consacrés 20. Plus explicite encore est un traité de Salii Tustarî intitulé
21
précisément Risãlat al-hurüf . Salii y développe l'idée que les lettres sont réellement le
soubassement, la racine des êtres existants (usui al-ašyď). Le Dieu Créateur - Allah,
distingué de Huwa, "nom" du Deus absconditus - émet une première parole créatrice
(кип !) qui informe la "poussière primordiale" ( al-habã '). Ces premières lettres sont les
formes spirituelles de chaque chose. Ces êtres-lettressont ensuite "prononcées" (¡maqülät )
dans l'air, avant d'être "façonnées" ( maf'ûlât ) dans l'eau de notre monde inférieur. Nous
trouvons ici l'expression imagée d'une véritable ontologie, puisque le logos divin constitue
lui-même l'Être, la forme et l'énergie de chaque existant. Mais l'exposé de Tustarî est
également trèsimprégnéde spéculations sur les quatorze lettreslumineuses. Si Dieu, signale-
t-il,a dit K.H.'.Y.S. (Coran XIX, 1), cela vient de ce que le « кип ! » a précédé le habã' . Les
lettresisolées sont en faitplacées au cœur même de l'exposé sur l'émanation des mondes ; le
traité se clôt d'ailleurs sur un fasi fi al-Qur'ân consacré àia question. La fécondité de ces
méditationssur les lettres vaudront à Tustarî une réputation durable : Suhrawardî n'a-t-il
pas fait de lui un des principaux héritiers du "levain pythagoricien" en terre d'Islam, à la
suite de Dû al-Nûn 22 ? Quoi qu'il en soit, l'important pour nous est de signaler la similarité
des démarches exégétiques de Tustarî et d'Avicenne. Car même si le premier expose des
présupposés sur la nature du langage que le second tait, et qu'à l'inverse, Avicenne propose
une utilisationdes valeurs numériques des lettres qui fait défaut dans la Risãlat al-hurüf,
leurs discours vont dans la même direction : les lettres isolées disent l'origine du monde.
Elles sont isolées de tout mot, non pas qu'elles ne portent aucun sens, mais parce qu'elles
désignentdes niveaux de l'Être qui se rapprochent trop de l'Un pour être traduites par le
lexique ordinaire.
Un second traité,d'inspiration voisine, est le Kitãb hawãss al-hurüf wa haqã'iqi-hã
wa usüli-hä de Ibn Masarra. La pensée de ce philosophe et ermite andalou (m. en 931) ne
nous est connue qu'à partir de quelques bribes éparses ; il avait surtoutintéressé les érudits
contemporains du fait de son rapport avec Empédocle23. Son traité sur les lettres, plus
18. Cf. épîtreXXXIII, ibid.,III, p. 208.
19. ÉpîtreXL, ibid.,III, p. 383.
20. Éd. OsmanYahia,Beyrouth, Imprimerie Catholique,1965,p. 310 et s.
21. Éd. parMuhammad KamälGa'fardanssonSahl b. 'AbdAllãhal-Tustari, Le Caire,1974,p. 366-
375. Nous remercions M. Denis Gril, de l'universitéde Provence,d'avoir eu l'amabilitéde nous
communiquer ce textetrèsdifficile de mêmeque celuid'IbnMasarramentionné
à trouver, infra.
22. Kitãb al-másãrVwa al-mutãrahãt , dans Opera Metaphysicaet Mystica, ed. HenryCorbin,
Istanbul,1945,1,p. 503. Biend'autresréférences peuventêtrecitéessurle rôlede Tustarîdansla diffusion
de cettedisciplineprécise; v. à ce sujetGerhard Böwering, The MysticalVisionof Existencein Classical
Islam, Berlin-New York,WalterDe Gruyter, 1980,p. 52-54.
23. Cf. AsinPalacios,Abenmasarra y sua escuela, Madrid,1914 ; miseau pointplusrécenteparRoger
Arnaldezdansl'article « IbnMasarra» de VEncyclopédiede Vislám.
récemmentédité 24, ne contreditpas cette lecture,mais colore la pensée d'Ibn Masarra d'une
teinteprofondémentislamique. Sur le fond, Ibn Masarra s'inspire beaucoup de la Risãlat al-
hurûf de Tustari, qu'il mentionne d'ailleurs explicitement25. Il souligne comme son
prédécesseur l'analogie profonde qui unit l'ordre du monde, des lettres et des versets
coraniques, et celui des étapes de l'ascension de l'âme dans la voie mystique. Il insiste plus
'
encore que lui sur le rôle des Noms divins au sein de cette architecture : théorie des asmã
husnã qui prendra sa pleine dimension plus tard dans l'œuvre d'Ibn 'Arabi. Mais surtout,il
consacre le principal de son effortà expliciterle sens et la fonctiondes lettresisolées, dont il
donne l'exégèse une à une, puis sigle après sigle. Le alif (p. 319 s.) se rapportera tout
naturellementà l'Essence divine ; il se prolonge, suivant le symbolisme graphique, en lãm
(d'où la déterminationarabe par al ; ou la négation par lã). Certains rapprochements seront
d'ordre plutôt phonétique, comme le rã' qui évoque ce qui se meut, se multiplie et se
détaille 26. Les sigles sont expliqués un à un par l'addition de ces données symboliques. Ainsi
A.L.M.S. sera-t-ille hiérogrammede la procession, à partir de l'Essence ( alif) de la divinité
manifestée(lãm), des mondes célestes des anges ( mïm, de malâ'ika) et enfin des créatures
matérielles ( sãd ) 27 (p. 328-332). Nous sommes d'autant moins loin des développements
d'Avicenne dans la Nayrûziyya qu'Ibn Masarra établit lui-même un lien entre sa vision et
celle des philosophes. Ainsi écrit-il, à propos du sigle A.L.M.S., précisément : « Les
philosophes ( al-falãsifa) ont usé d'une autre formulationpour parler de ces attributs.Ils ont
dit qu'il est quatre degrés parmi les existants : l'Essence de Dieu - que ses Noms soient
sanctifiés ! - qui fait apparaître les choses ; puis l'Intellect Universel qu'ils appellent
l'archétype ( al-mitãl) dépouillé de toute matière, qui réunit en lui les qualités divines ; puis
l'Âme suprême qui s'immerge dans la matière -j'entends, dans le corps - et qui porte le
corps du monde [...] ; au-delà, le degré de la Nature, qui est immergé dans le corps spatial et
le façonne » (p. 330). La correspondance n'est bien sûr pas complète avec la Nayrûziyya,
car au total,Ibn Masarra met en œuvre une méthode de rapprochements symboliques qui ne
fait pas usage des valeurs numériques ; mais la tangence des deux discours est cependant
sensible.
Nous n'avons pas ici l'intention de suggérer qu'Avicenne ait connu précisément ces
deux traités. Ceux-ci sont d'ailleurs, tout comme la Risãla nayrûziyya, des éléments
marginaux dans l'œuvre de leurs propres auteurs : il est frappantde constater par exemple
que Sahl Tustari fait peu référence au symbolisme des lettresdans son propre commentaire
coranique Tafsïr al-Qur'ân al-'a^ïm. Par contre, nous voulons souligner combien la
Nayrûziyya expose des idées qui étaient répandues depuis longtemps déjà dans le monde
sunniteautantque chiite.
Reste la question, bien sûr essentielle, de l'insertion de cette épître dans l'ensemble du
corpus avicennien, où rien ne vient évoquer ou étayer ce genre de spéculation. Vient
immédiatementà l'espritl'éventualité d'une composition apocryphe : mais les manuscritsde
24. Par Muhammad Kamal Ga'fardans son volumeMin qadãyã al-fikral-islãmi, Le Caire, 1978,
p. 311-344.
25. V. p. 317.
26. V. p. 323 et 332 s. On ne peutici s'empêcher de penseraux considérations parPlatondans
produites
le Cratyle,p. 426-427,bienque le propossoitbien sûr trèsdifférent dans les deux cas. Ibn Masarrane
s'attachepas à prouverl'adéquationnaturelle du mot à la chose qu'il exprime,mais la correspondance
universelledu verbedivintelqu'ilapparaît dansle Coranavec les donnéesde la cosmologie.
27. Cf. p. 328-332.
la Nayrüz.iyya sont trop nombreux 28 pour qu'une telle supposition soit admise. Reste
l'hypothèse,à mon sens la plus plausible, qu'un esprit aussi vaste et doué pour des domaines
si divers comme celui d'Avicenne incluait aussi un périmètre plus discret, plus intime, où
l'orientationmystique se libérait plus facilementdes contraintesde l'argumentation logique
et rejoignaitde quelque manière le kašf des soufis. Et quelle rêverie plus stimulante,pour un
espritcurieux et passionné comme le sien, que la recherche d'une confluence de l'origine du
langage et celle du cosmos en un point unique, situé dans la Révélation coranique elle-même :
où la lettreisolée exprimerait la naissance du monde comme un cri premier, inarticulé, et
porteuren puissance de tous les autres sens à venir !