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Ebauches de la volonté dans la tragédie grecque

Jean-Pierre Vernant

La volonté est la personne vue dans son aspect d’agent, le moi envisagé en tant que source d’actes
dont il est responsable devant autrui, et dont il se sent aussi lui-même intérieurement engagé. La
catégorie de la volonté, chez l’homme d’aujourd’hui, ne suppose pas seulement une valorisation de
l’agir, mais une prééminence, dans l’action, à l’agent, au sujet humain posé comme origine, cause
productrice de tous les actes qui émanent de lui. L’agent s’appréhende lui-même, dans ses rapports
avec autrui et avec la nature, comme un centre de décision. Pas d’action sans un agent individualisé
qui en soit le centre et la source, et pas d’agent sans un pouvoir rattachant l’acte au sujet qui l’a
décidé et qui en assume du même coup la pleine responsabilité. Ces affirmations nous sont
devenues si naturelles qu’elles ne semblent pas faire problème. Nous sommes portés à croire que
l’homme se décide et agit « volontairement » comme il a des bras et des jambes ; là même où une
civilisation comme celle de la Grèce antique ne comporte dans sa langue aucun mot qui
corresponde au terme de volonté. Les Grecs anciens avaient-ils une volonté propre, sans en avoir le
mot ?
Il faut se garder de projet sur l’homme grec ancien nos modèles de décision et d’engagement du
moi dans les actes. Comment alors se sont établis, dans la Grèce antique, les rapports entre le sujet
humain et ses actions ?

Les tragédies d’Eschyle, centrées sur les thèmes de l’action et de l’agent, placent les héros au seuil
de l’action, face à la nécessité d’agir mais pris dans une impasse, acculés à un choix difficile mais
inéluctable. La nécessité n’impose pas pour autant d’opter pour l’une ou l’autre des deux solutions :
la décision est prise prise au terme d’une délibération réfléchie. On pourrait y voir l’avènement,
dans sa pureté presque abstraite, du sujet libre qui prend une décision personnelle, l’initiative d’un
agent indépendant affrontant ses responsabilités et puisant dans son for intérieur les motifs de son
engagement. Il n’en est rien. L’accent mis sur la décision du sujet, avec les corrélats modernes
implicites d’autonomie, de responsabilité, de liberté, estompe le rôle des forces supra-humaines à
l’oeuvre dans la tragédie. Or ces puissances religieuses ne sont pas extérieures au sujet : elles
interviennent au coeur de sa décision pour le contraindre dans son prétendu « choix ». La
délibération du sujet ne produit que le constat de l’aporie. Ce qui provoque la décision, c’est
toujours une ananké (nécessité), imposée par les dieux. Le héros de la tragédie est bien confronté à
une nécessité supérieure qui s’impose à lui et le dirige, mais par le mouvement propre de son
caractère il s’approprie cette nécessité, il la fait sienne au point de vouloir, de désirer même
passionnément ce qu’en un autre sens il est contraint de faire. Par là se trouve réintroduite, au sein
de la décision « nécessaire », cette marge de libre choix sans laquelle il semble que la responsabilité
de ses actes ne puisse être imputée au sujet.
Comment admettre que les personnages de la tragédie expient si cruellement des actions dont ils ne
seraient pas responsables ? Et comment pourraient-ils en être responsables autrement qu’en les
ayant voulues, par un choix libre et autonome ? « Pourtant est-il inconcevable, dans une autre
perspective que la nôtre, qu’un homme puisse vouloir ce qu’il n’a pas choisi ? Qu’il soit tenu
responsable de ses actes indépendamment de ses intentions ? » (Rivier)

La notion de volonté suppose comme condition que soient déjà délimitées, dans la masse des
événements, des suites ordonnées d’actes sentis comme purement humains, assez liés pour
constituer une conduite unifiée ; elle exige aussi l’avénement de l’individu et de l’individu
appréhendé dans sa fonction d’agent, avec l’idée de responsabilité subjective remplaçant celle de
délit objectif.
L’idée de volonté chez les Grecs est plutôt celle d’une volonté liée : une décision sans choix, une
responsabilité indépendante des intentions. Mais cette dépendance à la nécessité libère n’inhibe pas
la volonté de l’homme, stérilisant sa décision et le rendant passif : à l’inverse elle développe son
énergie morale.

La morale ancienne comporte aussi d’autres « manques » : pas de mot pour notre concept de devoir,
faible place tenue dans le système de valeur à la notion de responsabilité, caractère flou et indécis
de l’idée d’obligation… Et défaut d’une terminologie appropriée de l’action volontaire. Cela
souligne les orientations différentes de l’éthique grecque et de la conscience morale d’aujourd’hui.

Dans la langue et la mentalité grecques, les notions de connaissance et d’action apparaissent


étroitement solidaires. Là où un moderne s’attend à trouver une expression du vouloir, il rencontre
un vocabulaire de savoir. L’intention coupable ne correspond pas à une volonté mauvaise, mais à
une pleine connaissance de cause. Le criminel est pleinement coupable s’il a agi « en sachant », non
pas s’il a eu ou non une soi-disant intention.
La faute, hamartema en grec, apparaît à la fois comme erreur de l’esprit, souillure religieuse et
défaillance morale. C’est se tromper au sens fort d’un égarement de l’intelligence, d’un
aveuglement entraînant l’échec. Le criminel est en proie à un délire. Cette folie de la faute, l’até,
investit l’individu du dedans, elle le pénètre comme une force religieuse maléfique, tout en lui
restant extérieure, le dépassant. L’acte criminel se présente, dans l’univers, comme une souillure et,
au-dedans de l’homme, comme un égarement de l’esprit. C’est toute la catégorie de l’action qui
apparaît autrement organisée qu’aujourd’hui. L’erreur recèle une puissance néfaste qui déborde
l’agent humain. L’individu qui la commet, ou, plus exactement, qui en est la victime, se trouve pris
lui-même dans la force sinistre qu’il a déclenché, ou plutôt, qui s’exerce à travers lui. Au lieu
d’émaner de l’agent comme de sa source, l’action l’enveloppe et l’entraîne, l’englobant dans une
puissance qui lui échappe d’autant plus qu’elle s’étend, dans l’espace et dans le temps, bien au-delà
de sa personne. L’agent est pris dans l’action, il n’en est pas l’auteur. Il reste inclus en elle.
Dans ce cadre, il ne saurait être question d’une volonté individuelle. La distinction, dans l’activité
du sujet, de l’intentionnel et du contraint, n’y a même pas vraiment de sens. Comment serait-on de
plein gré égaré par l’erreur ? Et comment la faute-souillure, dès lors qu’elle a été commise, pourrait-
elle ne pas porter en soi son châtiment, indépendamment des intentions du sujet ?

La distinction grecque qui se fonde ensuite juridiquement est celle entre action effectuée de plein
gré et action effectuée malgré soi – ce qui n’est pas semblable à celle effectuée entre action
volontaire et action non volontaire.

Une ambiguïté existe en grec entre trois termes formés sur la même racine boulomai : boulèsis,
désir, souhait, boulèma, intention, boulè, décision, projet. En tant que souhait, la boulèsis est moins
que l’intention véritable. Au contraire, boulè dit la décision impliquant la délibération et la
réflexion. La notion d’intentionnel oscille ainsi entre la tendance spontanée du désir et le calcul
prémédité de l’intelligence. Dans le cas du souhait comme dans celui de la délibération, l’action
d’un sujet ne trouve pas sa causalité authentique dans le sujet lui-même. Ce qui met le sujet en
mouvement, c’est toujours une « fin » qui oriente comme du dehors sa conduite : soit l’objet auquel
tend spontanément son désir, soit celui que la réflexion présente à sa pensée comme un bien. Mais
entre le mouvement spontané du désir et la vision du bien, n’apparaît pas ce plan où la volonté
pourrait trouver son champ propre d’application et le sujet se constituer, dans et par le vouloir, en
centre autonome de décision, source véritable de ses actes.
L’homme n’en reste pas moins responsable de ses actes. La causalité du sujet, ainsi que sa
responsabilité, ne se réfère néanmoins pas à un pouvoir de volonté. L’individu, s’il assume déjà sa
particularité, et prend en charge tous les actes accomplis par lui de son plein gré, demeure trop
enfermé dans les déterminations de son caractère et soudé aux dispositions internes qui
commandent la pratique des vices et des vertus, pour se dégager pleinement comme centre de
décision personnelle et s’affirmer autonome et agent de ses actes.
(Chez Aristote, la décision est conçue comme un choix, et l’intention apparaît constitutive de la
responsabilité. Cependant ni le choix ni l’intention, même délibérée, ne font référence à un pouvoir
d’auto-décision chez l’agent. On trouve chez un Grec comme Aristote le choix et même la
responsabilité fondée sur l’intention, mais ce qui manque, c’est précisément la volonté. Chez
Aristote, le contraste s’accuse entre les actes exécutés par contrainte et ceux accomplis de son plein
gré et dont l’individu et alors, et alors seulement, responsable, qu’il ait été porté à agir
spontanément ou qu’il s’y soit décidé après calcul et réflexion. La distinction des deux catégories
d’actes opérée par Aristote n’oppose pas un contraint à un librement voulu, mais une contrainte
subie du dehors à une détermination qui opère du dedans. Quand il suit les dispositions de son
caractère, de son ethos, le sujet agit par nécessité (ex anankes), mais son acte émane bien de lui ;
loin de se décider sous le poids d’une contrainte, il s’affirme comme cause de ce qu’il fait, aussi en
porte-t-il la pleine responsabilité.)

La nature de l’action tragique se définit par la présence simultanée, au sein de la décision, d’un
« soi-même » et d’un au-delà divin. La part qui dans sa décision revient au sujet lui-même n’est pas
pour autant de l’ordre de la volonté.
C’est pour nous modernes que la contrainte se formule en ces termes : ou libre-vouloir, ou diverses
formes de contraintes. Mais si nous pensons dans les catégories grecques, nous dirons que le héros
tragique, en cédant à l’emportement du désir, agit sinon volontairement, mais du moins
« volontiers » : de plein gré, et qu’en ce sens il apparaît bien responsable de ses actes.

Alors même qu’on le voit sur scène délibérer des options qui s’ouvrent à lui, peser le pour et le
contre, prendre l’initiative de ce qu’il fait, agir dans la ligne droite de son caractère pour s’enfoncer
toujours plus avant dans la voie qu’il a choisie, supporter les conséquences et assumer la
responsabilité de ses décisions, ses actes ont pourtant ailleurs qu’en lui-même leur fondement et
leur origine. Leur portée véritable lui demeure jusqu’au bout inconnue, puisqu’ils dépendent moins
de ses intentions ou de ses projets que de l’ordre général du monde auquel autre chose que lui
préside. Ce n’est qu’au terme du drame que tout s’éclaircit pour l’agent. Il comprend, en subissant
ce qu’il croyait avoir lui-même décidé, le sens réel de ce qui s’est trouvé accompli sans qu’il le
veuille ni le sache. L’agent n’est pas cause et raison suffisante de ses actes, c’est au contraire son
action qui, revenant sur lui, le découvre à ses propres yeux et lui révèle la vraie nature de ce qu’il
est, de ce qu’il fait.
La culpabilité tragique se constitue dans une constante confrontation entre l’ancienne conception
religieuse de la faute, souillure se transmettant de génération en génération sous forme d’une atè,
d’une démence envoyée par les dieux, et la conception nouvelle, mise en œuvre par le droit, où le
coupable se définit comme un individu privé, qui sans y être contraint, a choisi délibérément de
commettre un délit. Pour un esprit moderne ces deux conceptions semblent s’exclure, mais la
tragédie, tout en les opposant, les maintient en tension. Jouant à un double niveau, décision et
responsabilité se présentent comme des questions qui demeurent sans cesse ouvertes faute de
comporter une réponse univoque. L’agent tragique apparaît lui aussi écartelé : entre cause
responsable de ses actes en tant qu’ils expriment son caractère d’homme, tantôt simple jouet aux
mains des dieux, victime d’un destin qui vient s’attacher à lui comme un daimon.

Quelle est, pour une histoire psychologique de la volonté, la signification de cette tension
constamment maintenue entre l’agi et le subi, l’intentionnel et le contraint, la spontanéité interne du
héros et la nécessité divine ? La tragédie s’épanouit à une époque précise, une période de crise où se
télescopent les anciennes formes de pensée religieuse, toujours vivantes, et les conceptions
nouvelles liées au développement du droit.

Dans l’Athènes du Ve siècle, l’individu s’est affirmé, dans sa particularité, comme sujet de droit :
l’intention de l’agent est reconnue comme un élément fondamental de la responsabilité ; par sa
participation à une vie politique où les décisions sont prises au terme d’un débat ouvert, chaque
citoyen prend conscience de soi comme un agent responsable de la conduite de ses affaires, plus ou
moins maître d’orienter par son jugement et son intelligence le cours incertain des événements.
Mais ni l’individu ni sa vie intérieure n’ont acquis assez de consistance et d’autonomie pour
constituer le sujet en centre de décision d’où émaneraient ses actes. La décision ne met pas en jeu,
chez le sujet, un pouvoir d’autodétermination qui lui appartiendrait en propre. L’emprise des
individus et des groupes sur l’avenir est si restreinte, l’aménagement prospectif du futur demeure si
étranger à la catégorie grecque de l’action que l’activité pratique apparaît d’autant plus parfaite
qu’elle est moins engagée dans le temps, moins tendue vers un objectif qu’elle projette et prépare à
l’avance : l’idéal de l’action et d’abolir toute distance entre l’agent et son acte, de les faire
entièrement coïncider dans un pur présent. Agir, pour les Grecs de l’âge classique, c’est moins
organiser et dominer le temps que s’en exclure, le dépasser. Entraînée dans le flux de la vie
humaine, l’action se révèle, sans le secours des dieux, vaine et impuissante. La tragédie exprime
cette faiblesse de l’action, ce dénuement intérieur de l’agent (à l’inverse apparaît l’auto-attribution
d’une toute-puissance mégalomanique et illusoire chez l’homme qui se croit pleinement
responsable de ses actes).

L’ignorance est-elle le principe de la faute (Socrate), ou ce qui l’excuse (« ils ne savent pas ce qu’ils
font ») ?

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