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Sommaire des notions

- La liberté, page 3
- La philosophie morale / le devoir, page 9
- Le temps, page 15
- La technique, page 20
- Le Bonheur, page 24
- L’Etat, page 29
- La justice, page 38
- La vérité, page 43
- La religion, page 47
- Le travail, page 52
- L’art, page 56
- Le langage, page 59
- La conscience , page 64
- L’inconscient, page 72
- La nature, page 80
- La raison, page 88
- La science, page 91

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Courants de la philosophie morale :

– Formalisme ou Déontologisme : La philosophie pratique de Kant se rattache à


ce courant. Le formalisme affirme que la morale d'un acte dépend de la forme de
l'acte, et non de son contenu.
– Individualisme : L'individualisme, en morale, pose la primauté de l'individu
sur la totalité sociale : les valeurs émanent de l'individu. Nietzsche ou Dumont sont
des représentants de l'individualisme moral.
– Eudémonisme : Selon l'eudémonisme, le but de l'action est la recherche du
bonheur.
– Pessimisme : Le pessimisme, en morale, consiste à penser que le mal l'emporte
sur le bien, l'homme est donc condamné à mal agir.
– Utilitarisme : L'utilité doit être le critère de l'action. Selon les utilitaristes, le
principe d'utilité suppose une recherche calculée des plaisirs (arithmétique des
plaisirs). A la fois en termes quantitatifs et qualitatifs.
– Hédonisme : Le bonheur est le plaisir immédiat. Le bonheur est jouissance.
– Stoïcisme : C'est le concept de destin (fatum) qui régit la morale des stoïciens.
Les actions de l'homme doivent être guidées par l'acceptation du destin. L'homme
ne maîtrisant que son regard sur les choses, et non les choses elles-mêmes.
– Épicurisme : La morale épicurienne consiste à ne satisfaire que les plaisirs
naturels et nécessaires.
– Conséquentialisme : Seules les conséquences d'un acte permettent de le
qualifier en termes de morale ou d'immoral.
– Cynisme : Le cynisme consiste à mépriser la morale, les conventions ou encore
les traditions.
– Relativisme éthique : Le relativiste considère qu'aucune morale ne peut
prétendre à l'universel, que les cultures ont une morale propre, équivalente les
unes aux autres.
– Altruisme : L'altruisme affirme que seuls sont moraux les actes guidés par le
désintéressement et l'amour d'autrui.
– Nihilisme : Le nihilisme défend une conception selon laquelle il n'existe pas
d'absolu, de morale transcendante.
– Existentialisme : L'homme invente son chemin et sa morale librement. Le
salaud, au contraire, guidé par l'esprit de sérieux, se cache derrière une morale
héritée.

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La Liberté

Introduction
La question principale est celle de la définition et de la preuve de la liberté.,
justifiant le “sentiment vif et interne” (Descartes) que nous avons d'être libre et qui
se trouve en tout homme.
Pour définir la liberté, il suffit d'en donner une description adéquate :
- Au niveau biologique, la liberté s'identifie avec un organisme en bonne santé. Le
malade, au contraire, se sent prisonnier de son propre corps
- Au niveau plus élevé, la liberté s'identifie avec la spontanéité des tendances.
L'homme est libre quand il peut réaliser ses désirs (Epicure). Mais certaines
tendances sont néfastes et nous luttons naturellement contre elles. La spontanéité
ne peut donc consister à obéir à ses passions.
- Au niveau de la conscience, la liberté se définit par la possibilité de choisir. Pour
qu'il y ait choix, il faut plusieurs motifs, plusieurs possibilités d'action. Le choix
peut être impossible lorsque tous les motifs valent (âne de buridan). Dans ce cas,
l'action relève de la liberté d'indifférence.
- Au sens le plus plein, la liberté est une réalisation volontaire, justifiée par le plus
grand nombre de motifs. Car notre action est alors non seulement l'expression d'un
choix personnel, mais d'un choix capable de se justifier rationnellement aux yeux de
tous. Après Platon et Spinoza, Kant a donné toute son ampleur au rationalisme de la
liberté : l'action est libre lorsque la conscience se détermine “contre” les désirs
sensibles, en fonction d'un principe rationnel.
- La liberté n'est au fond pas dans ce qu'on fait, mais dans la manière dont on le fait.
La liberté est une attitude, celle de l'homme qui se reconnaît dans sa vie, qui
approuve l'histoire du monde et des évènements. C'est pourquoi la liberté consiste
souvent à “changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde” (Descartes). C'est à une
telle conception (celle des stoïciens) que les modernes (Sartre, Kierkegaard) sont
revenus ; l'homme devient libre lorsqu'il substitue une attitude active à une
situation subie, lorsqu'il prend parti à l'égard des événements de son temps : bref la
liberté se prouve en se réalisant, lorsque l'homme réalise son destin en oeuvrant au
lieu de le subir.

Cours sur la liberté


Epicure : « Quand on se suffit à soi-même, on arrive à posséder le bien inestimable
qu’est la liberté »
Face à la liberté s’oppose l’idée de destin, de déterminisme, de fatalité (fatum)
comme synonyme d’un enchaînement inexorable entre les causes et les effets et
dont on ne pourrait s’extraire. L’illustration de ce fatum : Œdipe qui n’échappe pas
à l’oracle de Delphes : il tua effectivement son père et épousa sa mère.
A l’origine, abandonné par ses parents biologiques afin de l’écarter du terrible
présage, Œdipe est élevé par des parents adoptifs. Adulte, il part, se querelle avec
un homme et le tue (il ignore qu’il vient de tuer son père biologique). Puis Œdipe
donnera la bonne réponse au sphinx, sera reçu triomphalement dans la ville qu’il
vient de libérer de la domination du sphinx : il devient alors roi en épousant la reine

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(ignorant que la reine est sa mère biologique) : de leur union naîtra Antigone… Une
fois qu’il apprend la vérité, il se crève les yeux et erre en mendiant.
La liberté : un arrachement à la fatalité, un arrachement face au loi de la nature, un
arrachement au déterminisme…

La liberté : le pouvoir de choisir


Epictète : « Tu es maître de ma carcasse ; prends-là, tu n’as aucun pouvoir sur moi »
Descartes : « La liberté de notre volonté se connait sans preuve, par la seule expérience
que nous en avons »
Paul Valéry : « liberté, c’est un de ces mots détestables qui ont plus de valeur que de sens
»
Rousseau : « La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être soumis à celle
d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre ».
La notion de liberté peut être comprise comme synonyme d’une absence totale de
contraintes, d’entraves quant aux désirs de chacun et leur réalisation. La liberté
serait alors synonyme de « licence ». Or, dire oui à tout ce que l’on désire peut
également être la manifestation d’un manque de liberté, d’une aliénation, être
esclave de ses passions.
La liberté suppose des contraintes, des limites, des interdits car la liberté est aussi
celle des autres. Mais la liberté suppose des limites, quelles sont-elles ?
Elle implique un jeu difficile entre le singulier et l’individuel. La liberté pour tous
ne présuppose-t-elle pas une limite pour la liberté de chacun ? La liberté est-elle
une illusion ? Le déterminisme : la liberté n’est-elle qu’une illusion ?

La volonté libre n’est qu’une illusion. Texte de Spinoza, P.401 : « l’éthique »


« Appétits » : tension vers quelque chose. Les hommes se croient libres parce qu’ils
ignorent les causes qui les déterminent. Ils se croient libres lorsque leur inclination
pour une chose reste légère. Cette légèreté laisse croire qu’on peut choisir
librement de suivre ou de ne pas suivre nos impulsions en les contrecarrant, le cas
échéant, par une autre impulsion. Cependant, à observer nos choix, force est de
constater que nous faisons parfois l’épreuve du remords, du regret…Nous
comprenons alors que parfois, tout en sachant le meilleur, nous faisons le choix du
pire. Donc, la liberté est une illusion car si le sujet est conscient quant à ses actions
il reste cependant ignorant quant aux raisons qui le poussent à agir ainsi : je ne
connais que l'effet de l’appétit mais j’ignore l’origine de cet appétit. Ce sont des
affections du corps.
L’homme possède la conscience de soi : il est conscient de désirer et pense qu’il
désire librement. Il pense que la volonté est libre et qu’elle a un pouvoir sur le
corps. Or, cette croyance est une erreur.
Chez Spinoza, la liberté ne va pas de soi, elle n’est pas pour autant impossible à
acquérir. Pour accéder à la liberté, l’homme doit se déterminer lui-même à agir et
penser. Il doit, pour cela, appliquer à sa raison, décider ce qui est bon et utile.

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Quand sa raison détermine son agir, alors soumission aux passions se réduit,
s’amoindrit.
Si la liberté ne va pas de soi, il n’en demeure pas moins que le déterminisme n’est
pas pour autant une fatalité biologique dont on ne pourrait pas sortir. Si elle n’est
pas originelle, c’est que la liberté est quelque chose à acquérir, un état à réaliser.

La liberté : quelque chose qui doit être conquis par l’esprit


Tout ce qui est produit dans le monde a deux origines
1. La nature comme origine
2. La liberté comme origine
- La nature : les lois de la nature : le déterminisme : la relation causale :
relation de la cause à effet : les mêmes causes produisent les mêmes effets.
L’animal est déterminé par sa nature, il ne peut agir autrement que comme
sa nature le lui impose.
- La liberté : créer quelque chose par soi et pour soi : être à l’origine et à la
conséquence de ce qui est produit : donc ne pas être soumis à autre chose
que soi-même.
- Au XVIII ème siècle, l’athéisme apparaît et se développe, mais si l’idée d’un
Dieu créateur disparaît, l’homme reste lu à partir d’un concept (comme peut
l’être le coupe-papier). On le définit par son essence.
- La liberté : une idée produite par la raison mais à laquelle aucun objet
n’existe dans l’expérience. La liberté : elle est pratique, elle est une action
dans le monde. Elle ne peut pas être prouvée, elle ne peut être qu’éprouvée.
Elle implique les notions de responsabilité morale, d’éthique pour que la vie
en collectivité soit possible.
Avec la pensée de Sartre et l’existentialisme, on retire l’idée de Dieu et celle du
concept pour définir l’homme. Dès lors, il y a 1) l’existence, 2) l’essence : l’homme
n’est pas originellement déterminé, il n’y a pas de fatalité. Il existe et exister
signifie qu’il est le propre créateur de son existence : l’homme est et devient ce
qu’il fait de lui, c’est-à-dire qu’il devient les actes qu’il accomplit et qu’il a choisis
librement puisqu’il n’est déterminé par aucune nature. Il est absolument libre.
Mais cette liberté implique le phénomène suivant : puisqu’il est libre, ses choix le
sont aussi, il est donc responsable de ce qu’il est face à lui-même et face à autrui.
L’existentialisme fait que l’homme est créateur de sa propre existence. Mais cette
liberté a un prix : la responsabilité : si l’homme est libre, il est responsable de ses
actes, de ses choix. Ceci impose donc la question de l’éthique, du devoir, de la limite
à ne pas franchir. Liberté et éthique vont donc ensemble : être libre c’est être
absolument responsable de ce que l’on est de de ce que l’on fait.
La liberté individuelle et la liberté collective. La liberté : un postulat
pratique qui permet de mettre en place l’idée morale. La liberté : la capacité
à s’autodéterminer. Texte de Kant P.405 : « la critique de la raison pratique »
- « autonomie » : ce qui ne dépend que de soi, par soi. Ce qui n’est soumis à
rien d’autre qu’à soi-même. L’opposé d’autonomie : hétéronomie. La Raison

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pure, la volonté qui détermine la loi morale est certes une maxime qui
s’impose au sujet mais qui transcende la simple individualité du moi car
valant pour tous les sujets (donc la loi est universelle).
- « Hétéronomie » : ce qui est imposé par une volonté extérieure, une
contrainte extérieure. Le désir est changeant, il appartient au contingent, il
est de l’ordre de la volition et non de la volonté. La volonté libre : celle par
laquelle la raison se détermine elle-même. Et la raison est la faculté
intellectuelle qui produit l’impératif catégorique qui lui-même conduit au
devoir et à la morale. Etre libre, c’est agir relativement à une loi que l’on
s’est donné soi-même à partir de l’usage de la raison, de façon impérative et
non selon les lois de la nature et de sa petite sensibilité. La liberté :
l’autonomie de la volonté et celle-ci est la loi morale.
Si cette définition de la liberté comme étant une chose à conquérir procède d’une
capacité à pouvoir se déterminer par la loi morale, cette liberté implique des limites
éthiques et légales. La liberté n’est-elle pas politique, civile ? La liberté civile
implique la perte d’une part de la liberté naturelle par l’instauration de lois,
d’interdits qui viennent limiter l’expression de l’individualité « égoïste », «
égotiste » au profit d’une liberté collective, civile.

La liberté politique : elle implique la notion de « lois », de « devoir », de «


contraintes » pour tous pour que chacun puisse vivre avec chacun.
Avant d’être une question métaphysique, la liberté est avant tout une question
politique : avant d’être individuelle, la liberté est collective. Comment
pouvons-nous être libres ensemble ?
L’opposition entre la liberté naturelle et la liberté civile : le contrat social comme ce
qui permet le passage de l’une à l’autre.
Texte de Rousseau : P.408, « Du contrat social » : « La liberté consiste moins à faire sa
volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas
soumettre la volonté d’autrui à la nôtre ».
Rousseau explique le passage de la liberté naturelle à celle civile.
- La liberté naturelle : celle qui consiste à faire tout ce que l’on désire (sans
lois, sans contraintes…)elle est sans limite : l’homme ne répond qu’à ses
instincts. On parle alors d’état de nature. L’état de nature est une hypothèse
de travail pour penser l’homme en-deçà et antérieurement à toute vie en
société. Dans cet état de nature, seule la force est la limite, seule la puissance
fait autorité. Le désir, l’instinct, les appétits guident et poussent l’homme à
agir selon son instinct. Les hommes sont par nature esclaves de leurs
passions. Les intérêts particuliers font qu’ils sont dans une lutte incessante.
La seule loi qui règne : la loi du plus fort. Tout n’est que violence et chaos.
- La liberté civile : une liberté ordonnée, légiférée par des lois qui font que la
liberté naturelle qui n’est que violence est remplacée par une liberté dans
laquelle la paix est possible entre tous parce que limitée par les lois. Ce sont
la justice, la loi, la légalité qui définissent ce que l’on peut faire et qu’il est

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interdit d’accomplir dans la société civile. L’homme n’est alors plus dans
l’instinct mais dans la raison : l’intérêt général prime sur l’intérêt
particulier.
- Le passage de 1) à 2) : une perte car les hommes ne peuvent plus faire tout ce
qu’ils désirent mais aussi un gain car ils ont développé leurs facultés
intellectuelles et principalement la raison et de la loi sur le plan moral et sur
le plan légal. Ce passage entre la liberté naturelle et celle civile se fait par un
contrat, c’est-à-dire l’acceptation par tous les hommes de se défaire d’une
part de leur liberté naturelle illimitée et violente au profit de la liberté civile
limitée mais pacifiée.
Seulement, la citoyenneté ne va pas de soi. Dans la Grèce antique, étaient exclus de
la citoyenneté les femmes, les non grecs, les enfants, les esclaves. Par définition,
l’esclave est celui qui est au service d’un maître. Sa liberté est niée, il n’est qu’un
instrument. On peut donc se demander si, malgré tout, le fait de ne pouvoir jouir de
la liberté civile prive de toute forme de liberté. N’existe-t-il pas une liberté
métaphysique, une liberté intellectuelle qui permettrait au sujet d’être au-delà des
fers, par-delà l'enchaînement physique, donc une liberté qui procéderait de la
pensée.
Aristote, « Politique », l’esclave : « l’esclave lui-même est une sorte de propriété
animée et tout homme au service d’autrui est donc un instrument qui tient lieu
d’instrument ».
Par définition, l’esclave est celui dont la volonté est aliénée à la volonté d’un autre.
Il est une chose, il n’est pas considéré comme un sujet, comme celui capable de
s’autodéterminer. Il n’est qu’un instrument dont la volonté n’a pas à se manifester.
Cependant, Aristote affirme également la chose suivante : si la nature a produit des
esclaves parce que leur corps est robuste, elle a produit des hommes physiquement
plus faibles mais intellectuellement aptes à réaliser leur esprit d’hommes libres, il
n’en demeure pas moins que : « pourtant le contraire arrive fréquemment aussi ;
des esclaves ont des corps d’hommes libres, et des hommes libres des âmes
d’esclave ».

La liberté ne pourrait-elle donc pas être métaphysique ?


Pour répondre à cela, il suffit de penser à Epictète : ancien esclave malmené par son
maître. Selon Epictète, la liberté est celle de la pensée. Et face à elle le tyran est sans
pouvoir. Mais la liberté métaphysique peut-elle se passer de toute expression ou
s’atrophie-t-elle si elle ne peut se dire ? Une liberté peut-elle persister si elle reste
dans le silence ?

Arendt : « la crise dans la culture »


- Arendt explique que la liberté métaphysique n’est pas première mais
seconde. Avant tout, la liberté est politique, exemple dans la Grèce antique,
la liberté était politique, elle se définissait par la citoyenneté. Sans liberté

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politique, aucune liberté ne peut se manifester, elle ne peut être mondaine,
c’est-à-dire s’affirmer dans le monde, devenir objective, s'objectivité.
L’objectivation de la liberté apparaît donc nécessaire car qu’est-ce qu’une liberté
qui n’a pas de place pour se dire, pas de place pour se réaliser ? La liberté pour se
développer n’a-t-elle pas besoin de se confronter à celle des autres ? Au contact
des autres, les idées s’affrontent, se développent…
Une liberté contrainte à rester muette, une liberté qui ne peut agir ne finit-elle pas
par mourir ? La liberté dans l’agir implique effectivement le sens même de la
liberté : la responsabilité de ce que l’on fait face à la liberté d’autrui, la liberté
qu’est l’autre.

Conclusion
Que la liberté soit physique ou métaphysique, elle apparaît comme relevant
davantage de l’idéal que de l’idée définie. Elle demeure un concept indéterminé
mais qu’il est nécessaire de présupposer pour parvenir à maintenir l’idée de
responsabilité. Sans le concept de liberté : plus à répondre de soi et le déterminisme
et la fatalité peuvent devenir des excuses à ce que l’on est, Rolland :« La fatalité,
c’est l’excuse des âmes sans volonté ».
Etrange chose que la liberté comme si son indétermination même en faisait le
caractère précieux, plus qu’un mot, la liberté est devenue une valeur en soi :
Paul Valéry : « liberté, c’est un de ces mots détestables qui ont plus de valeur que de
sens ».
« Nous sommes condamnés à être libres »
La liberté n’est pas un choix, elle est un état de fait, une nécessité : on ne peut pas
ne pas être libre sinon toute idée de responsabilité disparaît…

Citations supplémentaires sur la liberté :


– Je vous ai dit que la liberté de l'homme consiste dans son pouvoir d'agir, non pas dans
le pouvoir chimérique de vouloir vouloir (Voltaire)
– La liberté consiste à se déterminer soi-même (Leibniz)
– Seul l'être rationnel, considéré comme tel, est absolument autonome, fondement
absolu de soi-même (Fichte)
– Les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres, et cette opinion consiste en cela
seuls qu'il ont conscience de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont
déterminés; ce qui constitue donc leur idée de la liberté, c'est qu'ils ne connaissent
aucune cause de leurs actions (Spinoza)
– La liberté coïncide en son fond avec le néant qui est au coeur de l'homme (Sartre dans
l'Etre et le Néant)

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La philosophie morale / Le devoir
Kant, Critique de la Raison pure : « Que dois-je faire ? »

La morale et les mœurs

L'obligation morale
“Je dois dire la vérité”, “tu ne tueras point” : l'exigence morale se présente à la
conscience sous la forme impérative du devoir. Le verbe “devoir” n'exprime ici ni
une nécessité psychologique ni une contrainte extérieure. L'obligation morale est
la soumission à une loi que je m'impose à moi-même dans le dédoublement qui
caractérise la conscience morale, ce “tribunal intérieur” que décrit Kant où l'être
de désir que je suis est tenu en respect par cette autre partie raisonnable de
moi-même.
La loi morale que je me donne à moi-même comme un sujet libre capable de retour
réflexif sur soi-même, instaure une distance radicale entre ce qui est et ce qui doit
être, entre ma nature empirique et ma propre raison. Bien et mal sont les concepts
normatifs par lesquels s'exprime ce pouvoir de juger. Mais d'où vient-il ? Qu'est ce
qui m'autorise à dire “c'est mal”, “c'est bien” ?
L'opinion commune confond souvent l'obligation morale avec l'obligation sociale,
le système des règles en vigueur dans la société, les restrictions à notre liberté qui
rendent la vie en commun possible. Les mots mos en latin et ethos en grec, d'où
viennent les mots “morale” et “éthique”, signifie justement mœurs, coutumes.
On ne peut contester, il est vrai qu'il y ait une genèse empirique de la conscience
morale. Pour un sociologue comme Emile Durkheim, elle se confond avec la
conscience collective, ces manières de penser et d'agir que la société, “cette
conscience de consciences” a créées en nous par l'éducation. Cela n'enlève rien à sa
valeur, car l'individu tout seul ne saurait s'élever à ce degré de la vie mentale que
représente la moralité.
Mais si l'on analyse les mécanismes psychologiques de la mauvaise conscience, on
peut montrer, comme le fait Freud, qu'elle relève d'un besoin de punition et n'est
que le substitut inconscient chez l'adulte de l'angoisse du petit enfant qui craint,
s'il désobéit, de perdre l'amour de ses parents. On peut même, comme Nietzsche,
chercher l'origine du devoir dans ce long passé de cruauté dont témoigne l'histoire
du châtiment.

Fonder la moralité
Mais cela suffit-il à rendre compte de l'exigence éthique ? Il faudrait alors réduire
toute morale à un conformisme social et admettre la relativité des normes
éthiques. “Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place
entre les actions vertueuses”, disait Pascal dans les Pensées. Mais justement on ne
peut confondre la coutume et cette forme supérieure de conscience par laquelle
nous sommes capables de la juger et de la condamner.

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L'éthique philosophique est la théorie morale conçue comme recherche des
principes de l'action humaine, fondement des valeurs, parce qu'aucune
détermination psychologique ou sociale ne peut nous dispenser de chercher ce qui
absolument, c'est-à-dire non pas seulement pour moi comme sujet particulier qui
recherche mon bien propre, ni non plus pour la collectivité réelle à laquelle
j'appartiens, ma famille, ma classe sociale, ma communauté religieuse, mon pays,
mais ce qui vaut universellement pour tout homme.
Le devoir moral n'est au fond que la forme de cette exigence : ce qui doit valoir pour
moi doit valoir pour tout homme. Je suis donc l'auteur de cette loi que pose ma
conscience, à laquelle j'adhère librement par ma volonté, et pourtant, comme loi,
elle représente une universalité, une nature, à laquelle ma subjectivité particulière
doit se souvenir nécessairement.

Les grandes orientations de la morale

Le bien ou le devoir
L'habitude de définir l'exigence éthique par le devoir (déon, en grec), c'est-à-dire
par l'obéissance à une loi, caractérise la philosophie moderne. La question
kantienne : “que dois-je faire ?” en est la forme par excellence et définit ce qu'on
appelle les morales déontologiques. Dans l'Antiquité au contraire, la question
morale est celle du but, de la fin (télos, en grec) de la vie humaine. Cette fin
s'appelle aussi le Bien.
Mais les morales antiques ne s'opposent pas comme nous le faisons le bien moral
et les agréments de la vie. Ce sont des morales téléologiques. Pour les philosophes
antiques, l'ensemble des biens auxquels tend la vie humaine est le bonheur, et
l'état de perfection de la vie heureuse est le Souverain Bien. La vertu n'est pas faite
de renoncement, elle est cette disposition à bien vivre que l'on acquiert par la
connaissance philosophique.
Le problème essentiel de la philosophie est donc de déterminer quelle est la fin
suprême de la vie humaine. Comme on le voit par exemple chez Aristote, cette fin
est à la fois parfaite ( elle est l'activité de l'âme qui correspond à la nature propre de
l'homme, la vie raisonnable), et complète ( elle n'exclut pas la recherche des autres
fins de la vie. L'homme cherche à atteindre pour lui-même une perfection qui ne
contrarie pas la nature, mais l'accomplit et où les prescriptions concernant le corps
jouent un grand rôle. On peut parler avec Michel Foucault de “souci de soi”.

Moi, l'autre ou l'humanité


Le “souci de soi” qui caractérise les morales antiques est pourtant souvent
solidaire d'un projet politique : la justice comme harmonie des parties de l'âme
correspond à la justice dans la cité et l'amitié (philia en grec) est l'idéal de
communauté des sages.
Avec le christianisme, ce sont l'oubli de soi, le sacrifice pour l'autre qui définissent
l'idéal éthique. Les morales de l'amour, de la charité, mais aussi toutes les morales

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fondées sur le sentiment, nous ont appris à ne pas faire à l'autre ce que l'on ne
voudrait pas qu'on nous fît. Elles reposent sur le dévouement à autrui (altruisme),
au prochain, ou sur l'identification à sa souffrance (pitié, bienveillance,
compassion, sympathie).
Mais m'accorder aussi la valeur que j'accorde à tout autre homme : c'est le choix
des morales de l'universel, de la valeur de la personne humaine en moi comme en
tout homme, qui définissent aussi des devoirs envers soi-même.

Le cœur ou la raison
Il est tentant de dériver la moralité d'un sentiment inné, comme le fait Rousseau.
La raison est avant tout la faculté de calculer, de raisonner, elle me compare aux
autres et se met au service de mon propre amour, elle détermine mon intérêt et
m'oppose aux autres. Comment pourrait-elle m'empêcher de faire du mal ? Pour
être moral, il faut que je m'identifie à eux, que je souffre quand ils souffrent : cela
ne peut venir que du cœur, de la voix de la nature ou de Dieu, de la conscience,
quand elle n'a pas étouffé la vie sociale. D'ailleurs le remords, la culpabilité, la
mauvaise ou la bonne conscience, l'amour du prochain, ne sont-ils pas des
sentiments ?
Mais un sentiment peut-il être moral ? S'il nous pousse à faire le bien, n'est-ce pas
que nous y sommes intéressés d'une quelconque manière ? L'égoïsme, le désir de
ne pas souffrir nous mêmes s'y mêlent. Freud dira même que l'amour du prochain
est une forme sublimée de la pulsion sexuelle. Un sentiment ne peut pas être un
devoir parce qu'il ne se commande pas. Et peut-il avoir une valeur universelle ? A
l'heure du business du cœur et de la charité, nous savons bien que nous sommes
capables de nous émouvoir que pour les causes qui nous touchent ou qui nous
concernent.
La télévision réussit parfois à faire vibrer la corde sensible en nous alors que nous
restons indifférent à la détresse que nous côtoyons tous les jours ou à celle qui nous
est présentée comme banale. Il faudrait alors, comme le fait Kant, fonder la morale
non sur le cœur, mais sur la raison : le seul sentiment véritablement moral serait le
respect que nous éprouvons pour la loi morale, il humilie notre nature sensible
mais nous élève comme êtres raisonnables.

La volonté et les actes

La morale du devoir
“De tout ce qu'il est possible de concevoir dans un monde et même généralement
hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce
n'est seulement une bonne volonté”, dit Kant dans Fondement de la métaphysique
des mœurs. La volonté est bonne quand l'action a été accomplie par devoir, c'est à
dire par pur respect pour la loi morale universelle et non par intérêt ou par
inclination. Le marchand qui ne trompe pas l'enfant inexpérimenté sur le prix de
ses articles peut agir ainsi uniquement pour conserver sa clientèle ; le philanthrope

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qui a un tempérament naturellement bienveillant peut ne faire le bien qu'en
suivant son penchant : ils ne sont pas moraux même si leurs actes sont conformes
au devoir.
A la différence des impératif hypothétiques qui sont de la forme : “si tu veux, alors
tu dois…”, et qui ne nous commandent qu'en vue d'une fin particulière ou de la
recherche du bonheur, l'impératif catégorique, la loi morale, nous commande sans
condition, absolument : “Tu le peux parce que tu le dois”. Il est unique, car il se
définit non pas par un contenu, une fin particulière, mais par la forme même de la
loi qui devient le principe déterminant de la volonté : cette forme, c'est
l'universalité. Si je peux universaliser la maxime de mon action sans me contredire,
sans qu'elle rende contradictoire l'idée d'une nature humaine où tous les hommes
feraient comme moi, alors j'agis par devoir.
La seule fin en soi susceptible de déterminer universellement la volonté est la
personne humaine, considérée “toujours en même temps comme une fin, jamais
seulement comme un moyen”. Elle n'a pas seulement du prix (on peut l'utiliser
comme les choses, s'en servir comme l'implique la vie sociale), elle a en même
temps une dignité, elle mérite le respect, ce qui condamne toute condition ou
attitude qui la dégraderait.
A l'hétéronomie d'une volonté déterminée par des mobiles empiriques, la loi
morale substitue l'autonomie de la volonté, son pouvoir d'être à elle-même sa loi,
d'instituer une législation qui vaille pour tout être raisonnable. Kant appelle cette
communauté idéale d'être raisonnables “le règne des fins”.

Éthique de conviction et éthique de responsabilité


Mais le formalisme kantien suffit-il à déterminer le contenu de l'action ? Peut-on
faire l'économie des conséquences de nos actes pour définir la moralité ? Certes, le
rigorisme kantien n'est pas la casuistique que Pascal caricaturait dans les
Provinciales, cet examen de cas de consciences qui finit toujours par trouver une
bonne intention aux actes immoraux.
Pour Kant, il faut à la fois que l'acte soit bon et que l'intention le soit. Mais le
principe formel du devoir exclut de prendre en compte les conséquences de nos
actions, bonnes ou mauvaises. Benjamin Constant objecte à Kant l'exemple d'un
homme qui considérerait comme un crime de mentir même s'il s'agissait de cacher
à des assassins, que son ami qu'ils poursuivent s'est réfugié dans sa maison. Kant
lui répond que la responsabilité morale considère que le mensonge “nuit toujours à
autrui : même si ce n'est pas à un autre homme, c'est à l'humanité en général,
puisqu'il disqualifie la source du droit”.
Mais quand les circonstances m'imposent de choisir entre sauver la mère et sauver
l'enfant, entre l'intérêt de sauver le vieillard agonisant et celui du jeune père de
famille bien portant puis-je en conscience ne pas choisir ? Pourtant, n'ont-ils pas
tous la même dignité et les mêmes droits ? Comment en conscience pourrai-je
choisir ? L'éthique de conviction nous impose de ne pas tenir compte des
circonstances mais seulement de l'idée pure du devoir. L'éthique de responsabilité

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nous impose d'intégrer à l'exigence éthique de la représentation des conséquences
prévisibles de nos actes.
A l'opposé de la morale kantienne du devoir, les philosophes utilitaristes anglais
comme Bentham ou Stuart Mill ont fait le bonheur du plus grand nombre et de
l'intérêt commun le principe de la moralité. Le calcul de la quantité et de la qualité
des plaisirs et l'harmonie entre les intérêts individuels et le bonheur commun
constituent les seuls critères d'évaluation.

L'universel en question et l'homme-dieu


Aucune morale générale ne permet de résoudre un conflit de devoir : tuer pour
lutter contre l'oppression ou ne pas tuer et être complice de l'oppression, comment
trancher ? Pour Sartre, le sens de nos actes n'est pas fixé d'avance par des règles, à
priori. L'homme invente par ses actes des valeurs : en se choisissant, il choisit
l'homme.
Si Dieu n'existe pas, “tout est permis”. Le matérialisme athée que redoutait
Dostoïevski et qu'il mettait dans la bouche d'Ivan Karamazov semble bien avoir
ouvert cette nouvelle époque de “l'homme-dieu”. Pas une époque sans morale ni
religion, mais un trop-plein de morales. Entre le relativisme, l'utilitarisme des
sociétés libérales, l'humanisme rationaliste, les morales de l'amour et du cœur, il
faut choisir.
C'est à chaque homme de fonder l'exigence morale : il ne la trouve pas toute faite.
Quel autre recours que la pensée, dit Hannah Arendt dans Considérations morales,
aurions-nous pour juger des cas particuliers quand nous ne disposons d'aucune
règle préétablie pour dire “c'est bien”, “c'est mal”, que les cartes sont sur la table
et qu'il faut prévenir des catastrophes.

En résumé
La difficulté de penser vient de ce qu'il se présente comme une obligation qui
s'impose à nous sous la forme de règles générales qui doivent valoir pour tous les
hommes et qui doit être librement choisie par chacun de nous. On ne peut se
contenter de réduire cette exigence à la pression que la société exerce sur nous.
Mais la tentation philosophique pour trouver en l'homme un fondement universel
de moralité soulève aussi bien des difficultés. Il reste que le devoir, quels que soient
sa forme et son contenu, exprime la nature de l'homme comme être qui ne se
contente pas d'accepter en lui le donné naturel ou social, et s'efforce de construire
librement son humanité.

Philosophie morale ou Philosophie éthique ?


Il faut distinguer la philosophie morale de la philosophie éthique. Si la première
renvoie à intersubjectivité (le rapport aux autres), la seconde renvoie elle aux
actions personnelles, au rapport du sujet à lui-même. On utilise souvent l'une pour
l'autre à tort.

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Chez certains penseurs, la philosophie éthique est une philosophie dérivée de
l'ontologie (Platon, Sartre), chez d'autres dérivée de la politique (Aristote).
Certains inversent même le rapport théorique / pratique : la philosophie morale est
la philosophie première (Lévinas), c'est d'elle que doit découler les autres branches
de la philosophie.

L'origine de la morale :
Il y a deux manières d'envisager la source de la morale :
- La théorie hétéronome de la morale : l'homme reçoit la morale d'ailleurs qui
de lui-même (Dieu, la loi morale, la société). C'est la position de
Saint-Thomas, Kant (Critique de la Raison Pratique), Schopenhauer,
Bergson ou encore Durkheim.
- La théorie autonome de la morale : l'homme crée, invente lui-même les
principes de son action (Nietzsche, Sartre, Camus)

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Le temps

L'irréversibilité du temps
Temporalité de l'existence
Du latin tempus, il induit la division de la durée ; Il est un moment, un instant. Il est
souvent perçu comme un changement continuel et irréversible, où le présent
devient le passé. Au sens plus philosophique, il est surtout le milieu homogène et
indéfini, dans lequel se déroulent les évènements. Il est alors analogue à l’espace.
Réfléchir sur le temps, c'est réfléchir sur l'existence elle-même : le temps est le
tissu dont cette existence est faite. Pour les hommes comme pour tous les êtres
vivants, exister c'est s'inscrire dans le temps, c'est parcourir, sans jamais pouvoir
s'arrêter ni revenir en arrière, le chemin qui mène chacun de la naissance à la mort.
Rien ne saurait interrompre le cours du temps et c'est à la fois la beauté et l'intérêt
mais aussi le drame et le tragique de la vie. Le rêve du poète Lamartine : “Ô Temps !
Suspends ton vol !” est balayé par cette question du philosophe Alain : ” Combien
de temps, le Temps va-t-il suspendre son vol ?”

Le monde en devenir
Le caractère principal du temps est son irréversibilité, contrairement à l'espace (je
peux parcourir des lieux dans des directions opposées et revenir à mon point de
départ). Le temps est irréversible, il ne peut être parcouru que dans une seule
direction. Au sein du temps, je ne peux pas revenir en arrière, revivre le mois, la
semaine ou l'heure qui vient de s'écouler. Je ne cesse au contraire de m'en éloigner.
Le temps emporte tout sans retour. Si le temps est la forme de notre impuissance. Il
est donc fugace. Pour Héraclite, ainsi, “on ne se baigne jamais deux fois dans le
même fleuve”, tout est changement, mouvement. Tout est en perpétuel devenir et
les eaux dans lesquelles je me suis baigné hier se sont peut-être déjà jetées dans la
mer…
Qu'est-ce que le temps pour les philosophes ? Une donnée à laquelle on ne peut se
soustraire. Le temps renvoie à la finitude de l'homme, le cadre indépassable de son
existence. Pour Pascal, par exemple, le temps provoque un effroi, lié au sentiment
de l'infini : “L'homme est un point perdu entre deux infinis“.

Le temps et ses mouvements


Passé, présent, avenir
Toute définition du temps présuppose l'existence préalable du temps. Dire que le
temps est ce milieu indéfini dans lequel se déroulent les évènements successifs
suppose, par exemple, l'expérience vécue du “déroulement” et de la “succession”.
De même, la définition qu'Aristote donne du temps au livre IV de la Physique ( “la
mesure du mouvement selon l'antérieur et le postérieur”), n'est possible que si
l'on a déjà distingué l'antérieur et le postérieur, l'avant et l'après qui sont des
modalités du temps lui-même.

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Un présent évanescent
Des trois moments du temps, le passé, le présent et l'avenir, un seul, semble-t-il,
m'est réellement donné, un seul paraît être réellement vécu sans discussion
possible : c'est le présent. Si l'on veut bien y réfléchir, nous n'en sortons jamais.
Certes notre inquiétude face à l'avenir est un fait et le souvenir d'une humiliation
passée aussi, mais ce sont des faits présents. Ce qu'il y a de réel dans l'avenir, c'est
qu'il sera présent ; ce qu'il y a de réel dans le passé, c'est qu'il fut présent. Quand
nous tentons de considérer dans leur réalité passé et avenir, nous comprenons
qu'ils tirent tout leur sens de notre pensée actuelle. Ainsi conclut Saint Augustin
dans ses Confessions : ” Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent,
le présent du futur”.
En un sens, on peut donc dire que seul le présent existe, mais on peut également
soutenir que seul le présent n'existe pas et c'est là toute l'irrationalité et le
paradoxe du temps. Le présent se décompose en deux moments qui ont justement
pour caractère de ne pas être présent. Le premier moment est le fait de ce qui vient
tout juste de se passer et le second, c'est ce qui va tout de suite advenir. Entre
l'immédiatement passé et l'immédiatement futur, où est le présent ? Le temps de
prononcer son nom que le présent est déjà du passé.
Ce présent au sein duquel nous voulions reconnaître la réalité du temps se révèle
donc à l'analyse comme un être insaisissable, un instant mathématique, une pure
fiction sans épaisseur existentielle. Le temps serait donc, comme le suppose
Aristote, un être qui se décompose entre deux néants : ce qui fut et ce qui sera. Le
temps est divisible donc, mais ses parties n'existent pas. Entre être et non-être, il
faut croire que le temps n'a qu'une “existence imparfaite et obscure”.

La mémoire, un défi au temps


Mémoire et oubli
La mémoire est le moyen à la disposition de l'homme pour lutter contre la fugacité
du temps. Proust appelle cela la mémoire affective : “Pour la magie du ressouvenir,
le passé pouvait être restitué”. Bien sûr, on ne retrouve jamais le passé tel qu'il
était, on l'évoque toujours en fonction de ce que l'on est devenu. Le passé est donc
une réinterprétation. Les souvenirs évoluent et se transfigurent avec nous. La
mémoire est cette reproduction d'un état de conscience passé avec ce caractère
qu'il est reconnu par le sujet comme passé.
Mais comment se fixe le souvenir ? Sous quelle forme survit-il et se manifeste-t-il
à la conscience ? Est-il capable de nous restituer fidèlement le passé ? Quand on me
demande mon numéro de téléphone, je peux le donner mécaniquement sans faire
d'effort pour m'en ressouvenir. Mais si l'on me demande : en quelle année ai-je eu
mon premier téléphone , je suis obligé de faire un effort de mémoire pour me
remémorer comment je l'ai reçu, dans quel magasin suis-je allé l'acheter… Tous
ces souvenirs sont datés et saisi comme des éléments du passé. Le souvenir est
donc une image singulière à reconstituer et il faut le distinguer de l'habitude qui est
un mécanisme qui s'est fixé en moi par l'exercice.

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Infidélité de la mémoire
Mais il est bien connu que la mémoire s'appauvrit avec le temps. Demandons à un
sujet de produire un dessin d'après un modèle. Six mois après, on lui demande de
reproduire le même dessin, mais cette fois-ci, “de mémoire”. Le souvenir s'est
intellectualisé. Le dessin fait de mémoire a des formes plus régulières, plus
géométriques que le modèle initial. Le souvenir a subi une reconstruction dans le
sens d'une rationalisation des formes : il se montre simplifié et appauvri.
Mais en même temps, le souvenir peut apparaître enrichi d'une matière extérieure
à lui, transfiguré par les évènements qui lui succèdent pour prendre un sens
nouveau. Dans ses Confessions, Rousseau évoque ses débuts difficiles dans la vie
avec le recul et la maturité nécessaires pour poétiser les moments passés à l'aune
de ses réussites présentes.

Les lacunes de la mémoire


Les lacunes de la mémoire sont peut-être salutaires. L'oubli n'est pas un
mécanisme purement négatif, il est révélateur de la personne. Je peux par exemple
expulser de ma mémoire tout ce qui dans mon passé m'est insupportable, pénible
ou contraire aux exigences de ma conscience morale. Le refoulement dans
l'inconscient des souvenirs traumatiques est alors pour Freud, un mécanisme de
défense de la psyché.
Enfin, selon Nietzsche, la conservation intégrale du passé nous paralyserait
complètement et nous empêcherait de jouir innocemment du moment présent. Il
faut donc savoir oublier, oublier nos échecs pour se lancer dans de nouveaux
projets, oublier les déceptions amoureuses pour aimer à nouveau…

Temps vécu et temps objectif


Temps et durée
Le temps est compris de deux manières selon Bergson : soit par la conscience, soit
par la technique. Le temps subjectif de la conscience est lié à nos représentations
(pensées, sentiments, …) alors que le temps objectif, celui de l'horloge agit comme
une mesure commune, universelle du temps. Ce que la science appelle le temps,
n'est pas réellement le temps tel qu'il est vécu, ressenti par notre conscience.
Quand le savant prétend mesurer le temps, en réalité c'est l'espace qu'il mesure,
les portions de cercle parcourues par une aiguille sur le cadran d'une horloge par
exemple. Le temps homogène du physicien est calqué sur l'espace tandis que la
durée psychologique est telle que notre conscience l'éprouve. Une même heure à
l'horloge peut être ressentie différemment si j'assiste à une conférence ennuyeuse
ou si je lis un roman passionnant. Continue et indivisible, la durée pure échappe
aux prises de l'intelligence qui ne peut la diviser en différentes parties.

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La conscience du temps
Et pourtant, je ne suis pas seulement une conscience dans le temps, mais
également une conscience du temps. J'ai conscience du temps qui passe et en cela,
j'échappe en partie au temps. Lorsque je dis j'ai bien changé, il faut que, malgré le
temps qui passe et les changements, je reste la même conscience. Une conscience
qui émet un jugement sur le temps est précisément hors de lui. Il n'y aurait alors de
conscience du temps que pour quelqu'un qui participe à l'éternel.
Pour Saint-Augustin, le temps est une intuition spontanée : on comprend ce qu'est
le temps, mais on ne peut l'expliquer. Ainsi, le présent étant déjà du passé, le temps
ne peut être rationnellement expliqué. Si le temps pouvait s'expliquer, il serait
statique, donc le temps serait éternité.
Le fait que le temps soit dans la conscience est appelé temporalité. Ainsi, le présent
est à la fois mémoire et anticipation.

L'homme et le temps : le divertissement


Si le temps est irréversible, l'homme cherche cependant à s'en extraire. Pascal
appelle cela le divertissement. En effet, pour lutter contre notre finitude, notre
mort inéluctable, l'homme cherche la conquête du pouvoir, à s'affairer, à
s'approprier des biens: “Le présent n'est jamais notre but, le passé et le présent sont
nos moyens, seul l'avenir est notre fin“. L'homme agité croit se trouver lui-même,
mais en réalité il se fuit, il n'agite que du vide :”Tout le malheur des hommes vient
d'une seule chose, qui est de ne pouvoir rester en repos“. La conscience est incapable
de supporter un face-à-face avec elle-même, c'est la source du malheur et de la
misère de l'homme.

Définition des Philosophes sur le temps :


– Kant : « Le temps n’est pas un concept empirique qui dérive d’une expérience
quelconque. En effet, la simultanéité ou succession ne tomberait pas elle-même sous la
perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. Ce n’est
que sous cette supposition que l’on peut se représenter qu’une chose existe en même
temps qu’une autre (simultanément) ou dans des temps différents (successivement). »

– Aristote : “Le temps est le nombre du mouvement”

– Platon : « [L’auteur du monde] s’est préoccupé de fabriquer une certaine imitation


mobile de l’éternité, et, tout en organisant le Ciel, il a fait de l’éternité immobile et une,
cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous
appelons le Temps. »
“Le Temps est l’image mobile de l’éternité immobile”

– Sartre : “Le temps de la conscience, […] c’est le néant se glissant dans une totalité
comme ferment détotalisateur.” (L'Être et le Néant)

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En résumé !
Le temps est cette succession continue, cadre de toutes mes expériences sans
lequel je ne peux rien me représenter de réel. Ce qui le caractérise d'abord, c'est son
irréversibilité : la flèche du temps, qui va du passé au présent et du futur, est à sens
unique. Le temps soulève de nombreux paradoxes : on peut dire par exemple que le
temps existe parce que nous n'en sortons jamais, mais on peut également soutenir
qu'il n'existe pas, puisqu'à peine advenu, il s'abolit dans le passé. Le temps,
cependant, ne m'emporte pas tout entier. Par la mémoire, (la vraie et non
l'habitude) ma conscience me restitue le passé sous la forme de souvenirs précis et
datés. Seulement, cette mémoire me fait parfois défaut. Mais à côté de l'oubli qui
témoigne de notre faiblesse (nous oublions ce que nous n'osons pas retenir), il y a
un oubli salutaire, qui est le signe même de notre liberté.

19
Technique et savoir

Qu'est ce que la technique ?

Qu'est ce que la technique ? On définit couramment la technique que par sa


fonction instrumentale : est qualifié de technique tout procédé mis en œuvre pour
obtenir un résultat déterminé. La technique ne serait donc qu'un ensemble de
moyens utilisés pour développer les performances de nos fonctions corporelles ou
mentales, ou les compenser en cas de besoin, afin d'améliorer nos conditions
d'existence.

Pour la pensée moderne, l'idée de technique fait référence à des procédés élaborés
à partir des connaissances scientifiques, la technique étant définie comme une
application de la science. Un instrument, une machine nous apparaissent comme
“une théorie matérialisée”, selon l'expression de Gaston Bachelard dans Les
Intuitions atomistiques (1935). Si le microscope “est un prolongement de l'esprit
plutôt que de l'œil”, pour reprendre l'exemple du philosophe, il faut comprendre la
technique non pas comme un ensemble de procédés plus ou moins empiriques,
mais comme un savoir possédant sa propre rationalité.

La technique est-elle un savoir ?

Aristote distingue la connaissance empirique, à laquelle même les animaux


peuvent s'élever par la sensation et le souvenir, de l'art (technè) et du
raisonnement auxquels seuls les hommes peuvent accéder (La Métaphysique Livre
A). La technè se différencie de la simple expérience, ou connaissance empirique
(emperia : l'expérience en grec), parce qu'elle a la même forme que la science, elle
est l'application de la science au cas individuel.

Elle n'en diffère que par son objet : la science vise à la théorie, c'est-à-dire à la
contemplation de l'objet (theoria, en grec), tandis que l'objet de la technè est
pratique, son domaine est celui de la fabrication, de la production. La technè
s'apparente au savoir mis en œuvre dans l'activité artisanale. Le potier qui sait
fabriquer une jarre, le sculpteur qui sait façonner une statue ou le médecin qui sait
produire la santé sont tous des “hommes de l'art”, à la fois habiles et savants,
ayant acquis un savoir-faire. Ils sont capables de savoir-faire parce qu'ils sont
détenteurs d'un savoir.

La valeur spirituelle de l'outil

L'histoire des hommes commence avec celle des outils qu'ils ont su fabriquer pour
subvenir à leur besoins. Notre ancêtre est d'abord Homo faber, “homme qui

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fabrique” nous rappelle Bergson. les hommes évoluent au rythme de leur capacité à
nous transformer et à façonner la matière, la pierre, puis le bronze et le fer, afin
d'assurer leur emprise sur le milieu naturel. La technique se développe donc bien
avant la science, elle a une histoire qui lui est propre et qui relève de cette pensée
absolument originale.

L'outil “n'est réellement que dans le geste qui le rend techniquement efficace”
souligne André Leroi-Gourhan dans Le Geste et la Parole qui montre que l'action
technique est présente aussi bien chez l'animal que chez l'homme : les grands
singes sont capables des mêmes manipulations que l'homme. La frontière entre le
primate et le premier possesseur d'outil n'est pas dans les possibilités techniques,
mais dans la “libération” de la main, et de la mémoire, entraînée par la marche
verticale et le développement de l'appareil cérébral chez l'homme.

La main humaine est humaine, non parce qu'elle est, un simple dispositif
ostéo-musculaire très proche de celui du singe, mais par ce qui s'en détache. Chez
l'animal, l'outil et le geste se confondent en un seul organe, mais chez l'homme,
on assiste à “une libération opératoire si poussée, écrit le Leroi-Gourhan, qu'elle a
atteint non seulement l'outil, mais le geste dans la machine, la mémoire des
opérations dans la mécanique automatique, la programmation même dans la
mécanique électronique”. Combinée à l'émergence du langage qui permet à
l'homme de placer sa mémoire en dehors de lui-même, dans la culture de
l'organisme social, cette “libération de l'outil” est l'élément déterminant de la
mutation dont est issu l'Homo sapiens.

Technique et pouvoir

Technique et politique

Le thème du dénuement originel de l'homme, de la faiblesse de l'espèce humaine


qui ne possède aucun des caractères naturels nécessaires à la survie dans un milieu
hostile revient souvent dans la mythologie. Selon le mythe rapporté par le sophiste
Protagoras dans un dialogue de Platon (Protagoras 320d-322e), le héros,
Prométhée, “voit les autres animaux convenablement pourvus sous tous les
rapports, tandis que l'homme est tout nu, pas chaussé, désarmé”. Prométhée
dérobe le feu divin pour le donner aux hommes afin de compenser leur faiblesse
par rapport aux autres espèces vivantes. Le don de Prométhée illustre le destin
d'une espèce contrainte de s'élever au-dessus de sa condition naturelle pour créer
les artifices techniques et sociaux aptes à assurer sa survie.

Ce mythe met en lumière le lien originel qui unit technique et politique. Prométhée
dérobe le feu, le “génie créateur des arts”, pour en faire don aux hommes
naturellement démunis de tout. En remettant le feu aux hommes, Prométhée leur

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donne l'intelligence qui s'applique aux besoins de la vie”, c'est-à-dire le
savoir-faire nécessaire afin de pourvoir à leurs besoins vitaux : le feu permet la
cuisson des aliments, il est l'énergie nécessaire pour forger des outils, des armes,
etc… Mais le mythe nous apprend aussi que Prométhée n'a pas eu le temps de
dérober “l'art d'administrer les cités”, indispensable pour user avec raison, c'est à
dire, pour le bien de tous de la puissance quasi surhumaine que leur confère la
technique : “Mais quand ils [les hommes] se furent groupés, ils commettaient des
injustices les uns à l'égard des autres, précisément faute de posséder l'art
d'administrer les cités ; si bien que, se répandant à nouveau de tous les côtés, ils
seraient anéantis”.

Sans l' “art politique”, les hommes ne savent pas user à leur profit de la puissance
technique. En s'affrontant, ils perdent leur combat contre la nature hostile. Au lieu
de mettre la technique au service de la vie, ils l'utilisent pour la guerre, et causent
ainsi leur propre malheur.

Faut-il avoir peur du progrès technique ?

Le rapport des hommes à la technique met en évidence unes des contradictions les
plus caractéristiques de nos sociétés modernes. La technique est omniprésente. Elle
organise toutes les fonctions de la vie quotidienne, des plus vitales aux plus
ludiques. Nous avons tellement intégré ces fonctions techniques à nos propres
mode de comportement que des gestes utilitaires comme allumer la lumière ou un
poste de télévision sont devenus comme une seconde nature plus familière, plus
proche, plus rassurante que la vie naturelle elle-même.

Mais la difficulté à maîtriser le développement de la technique fait percevoir


comme une menace pour l'avenir de l'humanité, un monde désormais dominé par
la seule rationalité du calcul et par la recherche de l'efficacité à tout prix. Faut-il en
conclure que la technique est devenue l'ennemi principal de l'homme ? Ou faut-il
admettre, avec Habermas qu'il n'y a pas de moyen plus humain que la technique
pour assurer le progrès de l'humanité.

Technique et technocratie

Pour Habermas (philosophe allemand né en 1929), la raison technicienne qui


gouverne la société industrielle trahit les idéaux d'émancipation véhiculés par la
philosophie des Lumières (XVIIIème) et notamment par Diderot. Si la science et la
technique se sont développées jusqu'à la fin du XIXème siècle de façon
relativement autonome, elles sont devenues progressivement interdépendantes en
se couplant toujours plus finement avec la production industrielle. Science,
technique et industrie forme aujourd'hui un complexe à la fois intellectuel et
pratique, la “techno-science” qui régit selon Habermas l'évolution des systèmes

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sociaux indépendamment de toute forme de contrôle démocratique. Le discours de
l'expert, ou du “technocrate” tend à se substituer désormais aux décisions
argumentées des responsables politiques.

Ce n'est pas le progrès technique qu'il faut redouter, mais la dérive technocratique
des sociétés industrielles. Si nous ne voulons pas être asservis à ce nouveau type de
domination, il importe de relever “le défi de la technique”. Les choix
technologiques engagent l'avenir de l'humanité . Ils ne doivent pas être confisqués
par des spécialistes ou groupes d'experts imposant leur décisions de façon
technocratique, sans débat ni possibilité de contestation. Pour remettre la
technique au service de la démocratie, il faut repenser le rapport entre technique et
politique. Mais cette réappropriation par les citoyens du débat sur la technique
passe, selon Habermas, par la formation d'une volonté politique capable d'ouvrir
“une discussion générale et exempte de domination” entre tous les membres de la
société civile.

En résumé

La technique représente avec la formation des organisations sociales, un des deux


traits caractéristiques de l'espèce humaine. Le monde tel que nous le connaissons
aujourd'hui est un milieu entièrement façonné par la technique. mais comme
l'illustre le mythe de Prométhée il y a un rapport très étroit entre technique et
politique. Il peut sembler, aujourd'hui, qu'un développement incontrôlé de la
puissance technique mette en danger le futur de l'espèce humaine. Relever le défi
technique suppose donc de s'interroger d'abord sur les conditions dans lesquelles
les citoyens pourraient se réapproprier, face aux pouvoirs technocratiques, les
moyens effectifs d'un contrôle des grands choix technologiques qui déterminent
l'avenir de l'humanité.

23
Qu'est ce que le bonheur ?

La satisfaction
Le bonheur se définit comme un état durable de satisfaction complète. On peut
toutefois se demander s'il est possible et envisageable qu'un tel état se réalise un
jour. Et s'il advient par chance, qu'est ce qui nous prouve que cet état est bien
permanent ? Le sens du terme bonheur le plus couramment usité ne recoupe
cependant pas les expressions les plus classiques de l'idée de bonheur : la félicité
ou la béatitude.

La fortune et la chance
Par son étymologie, le mot “bonheur” désigne, comme dans les expressions “à la
bonne heure”, ou encore “au petit bonheur, la chance”, quelque chose de “bon
augure”, qui arrive favorablement, mais qui dépend de la chance. Un bonheur peut
donc succéder à u n malheur, à la malchance, au mauvais sort. Le bonheur
dépendrait uniquement des caprices du sort, des circonstances extérieures, et non
de notre volonté et de l'accomplissement délibéré de nos actions.
Le bonheur serait comme un lot que l'on reçoit par surprise : c'est ce que l'on
désignait dans l'Antiquité sous le terme de Fortune. Il ne nous restait plus qu'à
attendre patiemment le bonheur comme une jeune fille attend le prince charmant,
car si le bonheur arrive, c'est d'une manière exceptionnelle et aléatoire. Dans ce
cas, il serait bien illusoire de chercher raisonnablement à l'obtenir : les
“porte-bonheur” et autres gris-gris superstitieux, illustrent la croyance que le
bonheur n'arrive que de manière irrationnelle, surprenante.

Le chemin éthique menant au bonheur


Pour contrer cette opinion superstitieuse, les philosophes de l'Antiquité appelés les
stoïciens, professait l'idée que le bonheur reste toujours à notre portée parce qu'il
dépend, en réalité, entièrement de nous. Ils distingueraient ce qui dépend de nous
et ce qui n'en dépend pas : pour être heureux, il suffit de vouloir que les choses
arrivent comme elles arrivent et non comme on voudrait qu'elles soient.

Bonheur et vertu
En effet, le bonheur ne dépend pas des évènements qui nous arrivent, il suppose la
sagesse, c'est-à-dire la pratique de la vertu. La vertu peut-être définie comme la
résolution d'accomplir des actions qui soient bonnes, mais elle ne se résume pas à
cela, car elle suppose d'abord qu'on soit capable de reconnaître le bien. L'évolution
des événements dépend de notre jugement.
Le bonheur tient donc à notre manière d'apprécier ce qui nous arrive et à notre
capacité de faire ce que nous devons. Il consiste dans la faculté de supporter la
nécessité avec courage et fermeté, mais il dépend surtout de notre force d'agir
conformément à notre devoir, à une éthique, de telle sorte que notre activité
s'accompagne d'un sentiment de satisfaction intérieure.

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Bonheur et plaisir
Contrairement aux stoïciens, Épicure considère que le bonheur ne réside pas
seulement dans la vertu, car il n'y a pas de bonheur sans plaisir ; mais le bonheur
n'exige pas la jouissance de tous les plaisirs possibles. Il faut faire le tri parmi les
plaisirs et ne retenir que très peu d'entre eux. Une recherche effrénée du plaisir est
néfaste, car au lieu de nous rendre heureux, elle risque de nous rendre
perpétuellement insatisfaits.
L'épicurisme n'est pas une philosophie qui prône la recherche du plaisir, il s'agit
d'abord d'écarter la douleur. C'est l'absence de troubles, l'ataraxie, ou encore
l'apathie, l'absence de douleurs, et non pas l'abondance de plaisirs et de joies qui
définit le bonheur. Le plaisir ne représente pour Epicure qu'un moyen d'atteindre le
bonheur, non comme une fin en soi.
Les philosophies morales de l'Antiquité, stoïcisme et épicurisme, ne s'accordent
donc pas sur la manière d'atteindre le bonheur. Mais elles peuvent être considérées
comme des voies différentes pour atteindre la vie bienheureuse. Le bonheur est
posé comme une fin, un but que l'on recherche nécessairement dans la vie (telos en
grec). Dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote définit le plaisir non comme une fin en
soi, mais seulement comme quelque chose qui “doit être associé au bonheur”, qui
se surajoute au but que l'on cherche à atteindre. En ce sens, on peut dire avec
Aristote que le plaisir est la condition sine qua non du bonheur, la condition
nécessaire mais non suffisante, car le bonheur ne va pas sans un certain plaisir. Un
plaisir qui accompagne la joie de vivre et l'accomplissement de nos actions
conformes à l'éthique.

La vie heureuse
Le bonheur suppose une certaine qualité de vie et il faut savoir quel genre de vie
peut l'apporter. Mais il existe différents genres de vie, qui peuvent procurer des
bonheurs différents ; il y a donc plusieurs manières de concevoir la vie heureuse.

Le loisir
On considère souvent que c'est la vie oisive, le loisir qui permet d'éprouver le
bonheur. Mais, pour Aristote, le bonheur ne consiste dans la détente, dans le repos
que lorsque celui-ci délivre des contraintes d'un travail pénible : le loisir permet
alors de disposer de soi et de faire ce qu'on aime.

Le bonheur dans la philosophie


La vie active, qui n'est pas celle de l'homme voué au labeur, mais celle de l'homme
d'action, n'est pas non plus la vie contemplative de l'homme qui recherche la
sagesse, celle du philosophe. Le bonheur le plus parfait pour l'homme réside pour
Aristote dans l'usage de la raison : il ne peut être éprouvé que dans l'activité de
penser qui caractérise la philosophie quand notre intellect est en acte sans aucune
passivité. Tous les autres bonheurs sont médiocres à côté de celui-là même s'ils
apportent de réelles satisfactions.

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Il existe un genre de bonheur qui est le résultat d'une pratique (praxis en grec). Par
exemple, l'homme juste est satisfait de lui-même parce qu'il a pratiqué la justice,
sans que la reconnaissance des autres hommes lui importe fondamentalement.
Mais l'homme juste ne exerce la justice qu'envers d'autres hommes que lui, tandis
que le bonheur qui accompagne l'activité intellectuelle, le plaisir de connaître, est
un bonheur qui produit en même temps chez le philosophe, le sentiment de se
suffire à soi-même et de ne dépendre de personne. Il ne jouit alors que des fruits de
sa propre intelligence, et non pas de biens extérieurs et périssables.
On recherche toujours un but déterminé et la réussite de ce que nous accomplissons
nous rend heureux : l'aboutissement d'une recherche intellectuelle, de même que
le succès obtenu dans une entreprise, est pour nous l'occasion d'éprouver un
bonheur particulier, mais non pas LE bonheur.
Mais n'importe quelle activité peut alors produire un certain bonheur, du moment
qu'elle nous divertit, comme le remarque Pascal, tandis que la poursuite d'un
bonheur visé pour lui-même reste illusoire, car alors on ne sait même pas bien en
quoi il consiste. La “réussite” est actuellement une notion tout aussi confuse,
même si, à la différence du bonheur, elle ne saurait constituer un idéal moral :
réussir sa vie, avoir une vie “réussie” se mesure souvent à l'accumulation des biens
matériels. Le bonheur est alors confondu avec la prospérité.

Le bonheur collectif
Kant refuse toute morale qui se réduirait à un art de vivre, à un ensemble de
techniques ou recettes à suivre. Car pour lui, la fin poursuivie et que l'on nomme le
bonheur reste indéfinissable : “Le concept de bonheur est un concept si
indéterminé, que malgré le désir qu'à tout homme d'arriver à être heureux,
personne ne peut dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il veut
dire et désire… le bonheur est un idéal non de la raison mais de l'imagination”,
écrit Kant dans Fondements de la métaphysique des mœurs.

Le bien d'autrui
De plus cet idéal est contestable du point de vue moral, car il représente
contrairement à la justice par exemple, un but uniquement personnel.
Cependant, nous devons porter attention au malheur d'autrui ; le seul bonheur que
l'on doit vouloir dans l'absolu, c'est donc le bonheur d'autrui, son bien être. Et
lorsque notre bonheur constitue pour nous un devoir, c'est à titre de condition de
l'action morale, car le malheur peut nous empêcher d'accomplir le bien, et même
nous incliner à faire le mal…

Je dois donc vouloir le bonheur d'une manière générale, pas seulement mon propre
bonheur. En partant de ce principe, la politique peut se donner le bonheur comme
objectif.

Bonheur et politique

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Il faut construire une société qui permette à tous d'être heureux, au lieu d'accepter
l'ordre des choses pour y loger son bonheur personnel comme le préconisait
Voltaire à la fin de Candide ou l'Optimisme. Voltaire reprend la formule épicurienne
du bonheur : “Il faut cultiver notre jardin”. Le bonheur consiste dans la pratique
d'activités choisies et dans la tolérance désabusée de nos semblables au sein d'une
petite communauté qui subsiste tranquillement, à l'abri des malheurs de l'histoire.
Mais à grande échelle, l'idéal politique d'un bonheur pour tous s'oppose au projet
de réalisation d'un bonheur individuel. Saint-Just déclarait pendant la Révolution
Française que le bonheur était “une idée neuve en Europe”. La nouveauté de cette
idée du bonheur, c'est qu'il s'agit du bonheur de l'humanité toute entière. Le
bonheur n'est plus conçu comme un idéal individuel, on se le représente comme un
état idéal pour l'humanité future. Et, pour l'obtenir, on doit éradiquer les causes
qui perpétuent les malheurs du genre humain.
Le bonheur politique peut se réaliser comme une “félicité politique”, dont le
symbole serait la fête comme par exemple la Fête de la Fédération à Paris en 1790.
La privatisation du bonheur n'est qu'une consolation à la perte de cet idéal.

Le malheur est-il inévitable ?

L'expérience du malheur
“Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt
soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible par sa nature
que de manière épisodique… Il nous est beaucoup moins difficile de faire
l'expérience du malheur”, note Freud dans Le Malaise dans la culture.
L'expérience du malheur n'est-elle pas ce qui nous donne l'idée, peut-être
chimérique, du bonheur ? L'idée du bonheur réside dans la négation du malheur
réel. Plutôt que de chercher à l'atteindre, il semblerait plus raisonnable de parvenir
à écarter le malheur. Mais est-ce possible ?

la misère des hommes


Le malheur n'est-il pas inévitablement lié à la condition humaine ? Il faut donc
comprendre ce qui empêche l'homme d'être heureux, sa misère. Pour Pascal, en
recherchant le bonheur à travers toutes sortes de divertissements, l'homme ne
parvient jamais à être heureux, mais il oublie son malheur ; dès qu'il se ressaisit, il
éprouve la sensation d'un manque.
Mais la misère des hommes peut aussi avoir des conditions sociales et historiques.
Le bonheur n'apparaît pas comme un but à réaliser, il prend la forme d'un état
irrémédiablement perdu. Qu'il s'agisse du paradis perdu, du jardin, du jardin
d'Eden, de l'insouciance primitive de l'état de nature tel que Rousseau l'imagine,
ou même de la quiétude supposée de l'existence animale inconsciente, la condition
humaine se caractérise par un arrachement pénible et laborieux où l'insatisfaction
engendre la conscience d'un malaise, le sentiment d'un manque, l'angoisse et
même le désespoir.

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En résumé
On croit souvent que le bonheur dépendrait d'un meilleur état des choses, on
imagine un monde idéal où tous les hommes seraient heureux. Mais le paradis
n'est qu'une fiction qui a pour rôle de permettre aux hommes de supporter les
malheurs réels. La philosophie ne recherche pas un bonheur situé en dehors
d'elle-même. On est tenté de rechercher un bonheur dans l'inconscient, d'imputer
le malheur à une réflexion qui nous fait seulement prendre conscience des
malheurs du monde ou de celui de notre condition. Sans affirmer, comme le fait
Aristote, que le bonheur suprême se trouve dans la connaissance philosophique,
car la sagesse peut sembler un idéal hors de portée, on doit s'efforcer de dépasser
l'angoisse, la mélancolie, la douleur ; et pour cela, la philosophie offre un meilleur
remède que le divertissement.

Définitions particulières de philosophes sur le bonheur :


Aristote : “S'il est vrai que le bonheur est l'activité conforme à la vertu, il est de
toute évidence que c'est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite,
c'est-à-dire celle de la partie de l'homme la plus haute. C'est l'activité de cette
partie de nous-mêmes, activité conforme à sa vertu propre qui constitue le
bonheur parfait” (Ethique à Nicomaque)

Leibniz : “Notre bonheur ne consistera jamais dans une pleine jouissance, où il n'y
aurait plus rien à désirer; mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et
de nouvelles perfections” (De la Monadologie)

Kant : “Le bonheur est la satisfaction de toutes nos inclinations” (Critique de la


Raison Pratique)

Kant : “Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le


bien-être complet et le contentement de son état, est ce qu'on nomme le bonheur”
(Métaphysique des Mœurs)

Hegel : “Le bonheur n'est pas un plaisir singulier, mais un état durable, d'une part
un plaisir affectif, d'autre part aussi des circonstances et des moyens qui
permettent, à volonté, de provoquer du plaisir” (La phénoménologie de l'esprit)

Schopenhauer : “Le bonheur positif et parfait est impossible ; il faut seulement


s’attendre à un état comparativement moins douloureux” (Le Monde comme
représentation et comme volonté)

Nietzsche : “Qu'est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance croît, qu'une


résistance est en voie d'être surmontée” (L'Antéchrist)

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Qu'est-ce que l'Etat ?
La société ne va pas de soi. Elle se doit, pour maintenir une cohésion sociale, d’être
réglementée par des lois, organisée autour d’un pouvoir régulateur, un pouvoir
politique. Or, qui dit réglementation dit nécessairement contraintes, obligations,
devoirs. S’il existe des sociétés réglées sans le pouvoir d’un Etat (ex : les sociétés
primitives), elles demeurent néanmoins fondées sur des règles, des rites et tabous
qui organisent la vie en communauté. Pour les sociétés organisées autour d’un
pouvoir politique, c’est l’Etat qui incarne ce pouvoir.

La question de l’origine de l’Etat


- L’Etat : le pouvoir politique : une pluralité de formes possibles de ce pouvoir.
Texte d’Aristote : Ethique à Nicomaque
Selon Aristote, il existe trois types de constitutions : 1) la royauté, 2) l’aristocratie,
3) la timocratie (politeia). La meilleure est la première, la pire est la troisième.
Selon Aristote, « l’opposé du meilleur est toujours le pire » et la dérive du régime
considéré comme le plus adéquat est la tyrannie : royauté et tyrannie sont toutes
les deux des monarchies mais la relation que le roi et le tyran entretiennent avec le
pouvoir politique exercé diffère quant à l‘orientation de l’intérêt : alors que le roi
exerce le pouvoir dans l’intérêt de ses sujets, le tyran ne vise que son intérêt
personnel. Un mauvais roi devient un tyran : on peut donc admettre la
concentration des pouvoirs en une seule main comme le risque d’un détournement
de la fonction même du politique qui ne sert plus la Cité pour réaliser sa fonction
dans la collectivité mais qui, au contraire, se sert de la Cité pour répondre à ses
ambitions individualistes. Aristote conclut que la timocratie et la démocratie sont
voisines car se fondant et cherchant le pouvoir de la masse : « La démocratie est la
moins mauvaise des constitutions corrompues car ce n’est qu’une faible déviation
constitutionnelle ».
Pour que le pouvoir politique puisse se réaliser dans sa fonction première, il semble
nécessaire qu’au sein du pouvoir, qu’au sein de l’Etat, les pouvoirs soient séparés
les uns des autres. L’Etat doit donc s’organiser à partir d’une organisation des
pouvoirs.

L’Etat : l’organisation et la répartition des pouvoirs


Aristote : Politique LII
« Les termes constitutions et gouvernement ont la même signification ».
Aristote : Politique LIV
« Toutes les constitutions comportent trois parties »
« Quand ces parties sont en bon état, la constitution est nécessairement elle-même
en bon état »
Les trois parties selon Aristote :
- Le pouvoir délibératif : délibère quant à la guerre, la paix, les alliances : c’est
le pouvoir décisionnel.
- Le pouvoir exécutif : la magistrature : elle applique les décisions prises.

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- Le pouvoir judiciaire : celui qui rend la justice : les membres qui le
constituent sont des citoyens tirés au sort ou élus et constituent un tribunal.
L’Etat repose ainsi sur la participation active du citoyen à la vie publique, à
l’interaction entre le pouvoir étatique et l’engagement du citoyen dans la vie
politique de la Cité. Mais cette interaction ne repose-t-elle pas sur l’idée même de
« communauté », d’une histoire commune de l’humanité ?

Engels : l’Etat : une production de la production


« Ce sont les hommes qui font leur histoire mais dans un milieu qui les conditionne »
Il y a un lien entre ce qui a été, ce qui est et ce qui sera : enchaînement des causes et
des effets : interaction entre les conditions économiques, sociales, politiques.
Ce n’est pas la conscience qui détermine la condition sociale mais la condition
sociale qui détermine la conscience (Marx).
Toute société est fondée sur la production et les échanges que celle-ci génère.
De la répartition de la production découle la répartition des classes sociales. Dès
lors, pour expliquer ce qu’est l’homme, les analyses métaphysiques,
philosophiques ne font pas sens. C’est par l’analyse de la modification des moyens
de production, de la production elle-même et des échanges que l’on peut
comprendre le fonctionnement social et politique d’une société.
Quand la production d’une société devient très élevée et donc que le degré de
développement économique d’une société augmente, la création d’un État apparaît
comme une nécessité. L’Etat est donc le « produit de la société ». La fonction de
celui-ci consiste alors à estomper les différences sociales. L’Etat a pour fonction de
réguler et la production et les richesses qui découlent de la production.
Engels : « L’Etat n’existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se
sont tirées d'affaires sans lui, qui n’avaient aucune idée de l'État et du pouvoir
d’Etat. A un certain stade de développement économique qui était nécessairement
lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’Etat une nécessité ».
Cependant, une question se pose : si l’Etat apparaît comme la conséquence
« logique » d’un certain degré quant au développement économique d’une société,
il se signale comme ce qui vient rationaliser les échanges. Mais l’Etat remplit-il
cette fonction ? Établi pour limiter les différences sociales, l'État limite-t-il les
inégalités ou les renforce-t-il ?

L’Etat : l’instrument des classes dominantes


Texte de Engels : « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat »
Selon Engels, l’Etat est au service des classes dominantes qui, par l’Etat, justifient
la division de la société en classes sociales mues par des intérêts contradictoires.
L’Etat serait un instrument politique qui masque le conflit réel qui s’est établi dans
la société : la lutte des classes entre la classe bourgeoise et la classe prolétarienne.
A l’origine, l’Etat est né du besoin de limiter cette lutte. Mais parce qu’il a été créé
par la classe dominante, l'État est devenu un pouvoir économique qui s’est octroyé
le pouvoir politique pour se maintenir dans son pouvoir dirigeant. L’Etat serait

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l’incarnation du pouvoir des plus puissants pour se maintenir comme puissants et
opprimer encore davantage les classes opprimées sous son pouvoir. Tenons pour
exemples : l’Antiquité : le pouvoir politique appartient aux maîtres face aux
esclaves, puis dans la période féodale ce pouvoir fut aux mains des seigneurs face
aux serfs, et maintenant ce pouvoir est détenu par la classe bourgeoise face au
prolétariat. L’Etat n’est donc pas le garant de l’intérêt général mais l’instrument de
l’intérêt particulier de la classe dominante. L’Etat n’est pas séparé de la société, il
est plutôt partie prenante des conflits sociaux et il est au service de l’oppresseur
pour maintenir son pouvoir sur l’oppressé.
Un problème apparaît alors : si l’Etat est un instrument politique au service d’une
minorité dominante, il peut rapidement devenir le pouvoir d’un seul homme. Si la
démocratie repose sur l’idée d’intérêt général et si cet intérêt général se retrouve
dans les mains d’un seul homme qui prône son intérêt particulier, l’Etat peut
devenir totalitariste. Cependant le totalitarisme n’est pas le seul apanage d’un
despote, un Etat providence peut devenir un Etat totalitaire. Dès lors, pour éviter
cette dérive ne peut-on pas penser la société sans pouvoir étatique ?

La question de l’Etat et ses dérives totalitaristes


Texte de Clastres : « La société contre l’Etat »
L’Etat est-il vraiment nécessaire, peut-on penser une société sans Etat ?
Selon Clastres :
- Les sociétés primitives sont des sociétés sans Etat.
- On pense que ce manque signifie une incomplétude, qu’une société sans Etat
est une société inaboutie et que ces sociétés ne seraient pas totalement
civilisées.
- Or, cette pensée fait preuve d’ethnocentrisme qui signifie lire une société à
partir des valeurs qui régissent celle à laquelle j'appartient et qui en
diffèrent. C’est considérer une culture particulière comme étant la référence
universelle. Inconsciemment je pense ces sociétés à l’aune de mes valeurs et
je pose l’Etat comme la finalité de toutes les sociétés. Je pense alors les
sociétés primitives comme étant « anachroniques ».
- Autre erreur de l’ethnocentrisme : penser que l’histoire suit un sens unique,
qu’elle ne peut suivre une multitude de directions et de choix différents.
C’est penser qu’il n’y a qu’une seule direction et qu’un sens à l’histoire. Ce
qui est une erreur, un préjugé.
- L’état d’une civilisation n’est pas noué à la création de l’Etat : une société
peut être « civilisée » sans Etat et une société avec État peut être « barbare ».
L’Etat n’est pas une fin en soi, il n’est pas nécessairement le but et la finalité d’une
société. Certaines sociétés se régulent sans l’autorité d’un pouvoir étatique. Or, si
l’Etat n’est pas une fin en soi, alors c’est qu’il n’est qu’un moyen, un instrument.
Et s’il est un instrument, il peut aussi être instrumentalisé, utilisé pour le bien ou
pour le mal. Ainsi, même un Etat qui se veut « juste » parce qu’à la recherche du

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bonheur et du bien de tous peut s’avérer dangereux, créant un despotisme de
l’égalitarisme.

Texte de Tocqueville : « De la démocratie en Amérique »


La démocratie et son souci égalitaire peuvent conduire paradoxalement au
totalitarisme et à la limitation de la liberté individuelle par la destruction du libre
arbitre. La trop grande uniformité née de la volonté générale peut engendrer un
endormissement de l’individualité du sujet et le transformer en bête de troupeau.
Cet État providence : « il ne brise pas les volontés, il les ramollit ».
« Il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et
industrieux dont le gouvernement est le berger ».
Une prise en charge totale de l’homme par l’Etat implique un abêtissement, une
déresponsabilisation. Sous couvert de faire le bonheur de tous, cet État providence
engendre une uniformisation des hommes qui se réduisent en une masse anonyme,
indistincte et qui tue l’originalité, la particularité de chacun. Cet Etat providence
peut ainsi engendrer le malheur de chacun sous couvert de vouloir faire le bonheur
de tous et finalement crée une société amorphe, homogène, incapable de penser et
de créer de manière autonome et inventive.
Ce que l’Etat providence peut engendrer : un despotisme d’un genre nouveau, la
volonté d’une société égalitaire, une nouvelle forme d’oppression qui conduit à une
société égalitariste, massifiée, léthargique, uniformisée.
La démocratie, lorsqu’elle se fait Etat providence peut ainsi aboutir à ce contre quoi
elle a toujours prétendu lutter : le despotisme par l’égalitarisme. L’usage de la
propagande, de l’endoctrinement au profit d’un Etat vicié qui instrumentalise le
peuple et qui finit par user de la terreur pour le soumettre : le mal collectif sous
couvert du bien général.

Texte de H. Arendt : « Des origines du totalitarisme »


1. Seuls les sujets incultes ou les élites sont attirés par le totalitarisme : l’élite
parce qu’elle veut être à sa tête, le peuple parce qu’il est vu comme une
masse indifférenciée. Définition du totalitarisme : Etat qui rassemble la
totalité des pouvoirs dans les mains d’un seul parti qui n’accepte aucune
opposition, aucune résistance, aucun autre pouvoir et qui tend à confisquer
la totalité des activités de la société qu’il domine.
2. Dans la démocratie, le pouvoir totalitaire est limité par la loi, la liberté de
paroles et d’opinions : ce pouvoir contrebalance celui effectué par la
propagande mise en place par un pouvoir totalitaire naissant. Définition de
« démocratie » : doctrine dans laquelle la souveraineté doit appartenir à
l’ensemble des citoyens (il s’agit souvent d’une République).
3. Le totalitarisme en place remplace la propagande par l’endoctrinement. La
propagande permettait de propager des idées, l’endoctrinement cherche à
convaincre le peuple pour qu’il adhère aux idées propagées.

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4. Le totalitarisme est insidieux : il utilise ce qui était tu à l’opinion (donc ce
que le peuple ignorait) en lui faisant croire que ce qui était tu l’était par la
volonté de dissimuler la corruption. Le totalitarisme fabrique des
contre-vérités qu’il présente comme des révélations au peuple. Exemple : le
film « Le dictateur » de C. Chaplin.
Les règles de l’art de gouverner découlent toujours du phénomène suivant : tout
pouvoir s’efforce de se maintenir, l'État ne cherche que sa propre conservation
contre tout danger extérieur. La politique doit rester en prise directe avec les
réalités du monde qu’elle gouverne. La question relative à l’art de gouverner se
pose avec Machiavel. Il ne se pose pas la question de la légitimité du pouvoir
politique mais celle du comment maintenir une stabilité politique.

Machiavel : Le Prince ou l’art de gouverner


La question de Machiavel : celle de l’art de gouverner : pour se maintenir au
pouvoir, le Prince doit-il se faire aimer ou se faire craindre ?
Le but du Prince : se conserver. Selon Machiavel, les hommes sont égoïstes, il en va
de même pour le Prince. En premier, il promet, puis il fait face aux réalités. Le but
du Prince : la sécurité, la stabilité pour se maintenir au pouvoir. Et pour cela, il doit
se faire craindre.

L’art de gouverner : se faire aimer ou se faire craindre ?


Pour être aimé, il faut non pas être lié par de l’affect mais par des intérêts
communs avec ses sujets. Mais un risque menace : une relation fondée sur l’intérêt
est par définition instable car les intérêts peuvent changer et alors le lien entre le
Prince et ses sujets se fragilise et peut se détruire. Dans une telle relation, le Prince
est dépendant et donc fragilisé.
Il faut donc davantage se faire craindre car ainsi le prince crée une situation dans
laquelle il est le seul maître du début à la fin. Ne se fondant que sur lui, son
autoconservation est assurée. Mais cette crainte ne doit pas aller jusqu’à la terreur
et la haine sinon il y a risque d’alliance subversive, risque de rassemblement des
sujets qui voudraient éliminer le prince.
La crainte est donc nécessaire dans l’art de gouverner et le pouvoir n’est sûr que
s’il est reconnu par les sujets et que le prince incarne l’image du pouvoir : « Pour
bien connaître la nature des peuples il faut être prince, et pour celle des princes,
être populaire ».
Le prince doit donc être modéré, il doit rassembler, unifier et s’il utilise parfois des
moyens cruels, l’usage qu’il fait de la cruauté doit toujours être inscrit dans une
finalité qui vient la justifier comme un mal nécessaire pour un bien politique.
L’art de gouverner implique le sens de la stratégie et cette stratégie reste au service
de la volonté de l’Etat de se maintenir comme pouvoir : l’Etat ne chercherait-il pas
que sa propre autoconservation ? L’abus de pouvoir de l’Etat, la mise sous tutelle
de l’individu par le pouvoir étatique peut permettre une interrogation quant à la
légitimité même de l’Etat. L’autorité politique peut en effet être lue comme

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paternaliste, tendant à infantiliser l’individu qui voit son individualité castrée.
Cette remise en question du pouvoir étatique quant à sa légitimité se trouve
interrogée par la pensée anarchiste. On note deux branches de la pensée anarchiste
: celle collectiviste, avec Bakounine, celle individualiste avec Stirner.

« Ni Dieu ni maître »
L’anarchisme individualiste.
« Anarchisme » : absence d’ordre : ne signifie pas le désordre mais ce qui ne répond
à aucun ordre : ce qui ne répond que de soi par soi et pour soi et qui se sait être
responsable de ses actes. De fait, la pensée anarchiste ne peut reconnaître la
légitimité du pouvoir étatique car l’Etat signifie une prise en charge autoritaire et
instrumentalisée de la liberté du sujet : un assujettissement pour le profit de
quelques-uns qui s’octroient des droits sur tous. Bakounine : « Etat veut dire
domination, et toute domination suppose l’assujettissement des masses et par
conséquent leur exploitation au profit d’une minorité gouvernante quelconque ».
« Voyons maintenant si cette théologie politique, de même que la théologie
religieuse, ne cachent pas sous de très belles et poétiques apparences, des réalités
très communes et très sales ».
« Toute théorie conséquente et sincère de l’Etat est essentiellement fondée sur le
principe de l’autorité, c’est-à-dire sur cette idée éminemment théologique,
métaphysique, politique, que les masses, toujours incapables de se gouverner,
devront subir en tout temps le joug bienfaisant d’une sagesse et d’une justice qui,
d’une manière ou d’une autre, leur seront imposées d’en haut ».
Selon la pensée anarchiste collectiviste, l’homme a une tendance naturelle à se
rapprocher des autres hommes. Il est un être rationnel qui s’unit aux autres
hommes suivant les affects et les centres d’intérêt. Et il est suffisamment adulte et
responsable pour savoir ce qu’il a à faire sans qu’une autorité ne vienne le lui dire.
Il n’a donc pas besoin de l’Etat. L’Etat ne fait que se servir lui-même…
Mais la volonté de se libérer de toute tutelle peut se prolonger jusqu’à l’affirmation
radicale et définitive de l’individualité irréductible du sujet qui reconnaît son
identité comme stricte propriété, par essence unique et inaliénable. Prenant en
compte la nature essentiellement égotiste de l’homme, et donc, par nature,
incompatible avec toute idée de collectivité, de sociabilité, la négation de l’Etat
peut logiquement aboutir à la non reconnaissance de tout ce qui fonde la société et
peut même présenter la société contre-nature. L’Etat, la société, sont-ils
l’aboutissement de la nature rationnelle de l’homme ou le produit d’une
dénaturation de la fondamentale liberté naturelle de celui-ci ? Réalisation ou
domestication ?

Anarchisme individualiste : Stirner : « L’unique et sa propriété »


« Ne reconnaître aucun devoir, c’est-à-dire ne pas me lier et ne pas me regarder
comme lié. Si je n’ai pas de devoir, je ne connais pas non plus de loi… » (Stirner)

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« La volonté individuelle et l’Etat sont des puissances ennemies, entre lesquelles
aucune « paix éternelle » n’est possible. Tant que l’Etat se maintient, il proclame
que la liberté individuelle, son éternel adversaire, est déraisonnable, mauvaise… Et
la volonté individuelle se laisse convaincre, ce qui prouve qu’elle l’est en effet : elle
n’a pas encore pris possession d’elle-même, ni pris conscience de sa valeur, aussi
est-elle encore incomplète, malléable ».
L’abolition de l’Etat dans ce qui le fonde procède d’un retour à l’individualité, au
risque du soi. Mais ce risque présente aussi une autre lecture de l’homme, à savoir
celle qui le comprend comme essentiellement unique et qui doit portée cette unicité
par-delà le Bien et le Mal.

Conclusion :
L’Etat peut ne pas être un degré de civilisation : par-delà ou grâce à l’absence de
l’Etat, les sociétés primitives répondent de structures sociales développées,
hiérarchisées, de rites élaborés…Parallèlement, certains Etats (celui d’Hitler…) ont
engendré une « rationalisation industrielle » du mal. En ce sens, l’Etat ne peut plus
être lu comme l’aboutissement le plus accompli de la Raison. L’Etat apparaît
comme un instrument politique à double tranchant ; il sécurise en même temps
qu’il soumet, il rationalise la pluralité des identités en même temps qu’il limite la
diversité des individualités. Sa difficulté consiste à trouver la juste mesure quant à
l’exercice du pouvoir qu’il incarne. Cet équilibre est précaire et demande de
l’attention de la part du citoyen qui doit demeurer vigilant quant aux dérives
possibles et à l’abus de pouvoir. Equilibre précaire : aux mains d’un seul homme ou
d’un pouvoir totalitaire, l’Etat peut devenir ce qui déshumanise…Nous partirons de
la définition classique de l’Etat : entendu comme Etat-nation, tel qu’il s’est
construit depuis le XIXème siècle, c’est-à-dire l’adéquation d’une nation, d’un
territoire, et d’une organisation politique déterminée.

Les autres conceptions de l'Etat


Des souverainistes aux fédéralistes, faisons un tour d'horizon des conceptions de
l'Etat, et de l'Etat au sein de l'Europe.

L'Etat-nation : structure politique indépassable de la modernité


politique
- Approche naturaliste (Hegel, La philosophie de l'Histoire) : l’Etat est l’étape
ultime de l’histoire, la fin de l’histoire. L’incarnation de la raison
universelle, le dernier stade de l’évolution des sociétés. L’Etat seul peut
incarner l’Universel, le dépassement des intérêts particuliers. Le vingtième
siècle semble, à priori, lui donner raison vu la démultiplication du nombre
d'États dans le monde (chute du bloc communiste, partition de
l’ex-Yougoslavie, la décolonisation, …).
- Approche contractualiste (Hobbes, Le Léviathan) : l'État résulte du pacte
passé entre les membres d’une société et le Léviathan : en échange de la

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sécurité, il accepte d’abandonner leur liberté naturelle. Chez Hobbes, la
souveraineté de l’Etat est absolue, indivisible : dans cette perspective, le
remplacement de l’Etat correspond au retour à l’état de nature, sauvage et
violent. Remplacement comme régression (réponse : possible car il s’agit
d’un contrat, par nature révocable, mais pas nécessaire).
- Le Souverainisme : seul l'Etat est garant de la cohésion d’un territoire et de
celle de l’identité (principe hégélien : pour se poser, il faut s’opposer. Ainsi,
les frontières sont, constituent un critère de reconnaissance). La collectivité,
pour s’affirmer comme nation, doit se reconnaître dans une entité politique
qui lui correspond. Tout dépassement de l’Etat entraîne une dissolution des
identités, un vide moral, une perte de repères.

Les philosophes et la critique radicale de l'Etat


Pour les autres courants de pensée, l'Etat est, comme Nietzsche l'affirmait, le
“plus froid des monstres froids”, l'institution à abattre :

- Communisme (Marx, Engels) : l'Etat est l’instrument de la classe


bourgeoise, la structure qui masque la domination du capital sur le
prolétariat. Philosophie de l’histoire : historicisme : Dépérissement de l’Etat
est lié au destin de l’histoire.
- Anarchisme (Bakounine) : autogestion des individus, toute structure
transcendante est forcément synonyme d’oppression, de violence.
- Libertarianisme (Rothbard) : État est une association de malfaiteurs qui
extorque illégitimement les propriétés individuelles. Seule l’organisation
par les individus, sans autorité supérieure, créent une société optimale.
Règne de l’économie, engloutissement du politique dans l’économie.
- Fédéralisme : les Etats doivent se dissoudre dans des entités plus grandes,
voire une seule et même entité. Il s'agit de l'horizon d'un gouvernement
mondial (tradition instaurée par l’abbé de Saint-Pierre). David Held (dans
l'ouvrage Democracy and the global order) défend la thèse d’un État
mondial, fondé sur une conscience cosmopolite. Chacun est inclus dans la
communauté mondiale comme citoyen. Les institutions sont
supra-nationales : Parlement mondial, cour pénale internationale
permanente, conseil de sécurité disposant d’un pouvoir exécutif.

Une troisième voie pour l'Etat


Une troisième voie, entre disparition de l'Etat et son renforcement, a été définie
par Habermas. Cette position médiane essaie de concilier, dans une approche
volontariste, la nécessité de l’existence de l’Etat-nation et son dépassement.
Dans Après l’Etat-nation, Habermas défend l’idée selon laquelle la mondialisation
économique, c’est-à-dire la trans-nationalité des flux économiques, rend les
frontières poreuses (mais sur la question des frontières, on peut également penser
à l’internationalisation des risques écologiques : Tchernobyl, les marées noires, la

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grippe aviaire, …) réduit la capacité d’action des Etat-nations, remet en cause leur
souveraineté, de telle sorte qu’ils ne peuvent plus assurer les fonctions de
protection, de redistribution des ressources, bref les fonctions de régulation
intérieure qu’ils remplissaient autrefois.
Autrement dit, l’Etat-nation, comme société capable d’agir sur elle-même, qui
s’auto-gère de manière endogène, n’existe plus que partiellement.
C’est pourquoi, il faut, selon Habermas, réinjecter du politique, ne pas laisser tout
le champ social être régulé par l’élément économique : bref, il faut réassujettir
l’économie au politique, domestiquer l’économie, renverser le primat de l’argent
sur le pouvoir politique ;
Mais pour cela, les Etat-nations ne sont pas assez puissants pour résister seuls à la
pression de la mondialisation. Les Etat-nations doivent transférer des
compétences à un niveau supranational.
L’Europe préfigure ainsi cette figure de l’Etat postnational, seul capable d’assurer à
la fois la justice sociale et l’efficacité marchande. Cependant, dans l’horizon
postnational, il faut que les institutions politiques se fondent sur une légitimité :
comment concevoir une légitimité démocratique des décisions prises au-delà de
l’organisation étatique : création d’espaces publics transnationaux.

Conclusion
Ainsi, paradoxalement, c’est le dépassement de l’Etat-nation par la construction
d’entités politiques plus vastes qui permet la conservation des Etat-nations car
d’un côté, l’Etat-nation n’est pas assez fort pour se porter à la hauteur de
l’économie mondialisée et endiguer seul les effets pervers des marchés, mais d’un
autre côté, l’Etat-nation est insubstituable dans son rôle de maintien, de
catalyseur de l’identité collective.

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Définition de la Justice en philosophie
La justice est au cœur des débats depuis l'aube de la philosophie. Platon, déjà,
plaçait la justice au centre de la République, son ouvrage majeur.
De manière générale, la justice désigne la conformité avec le droit, le sentiment
d'équité. On peut distinguer trois types de justice :
- la justice-idée : elle désigne la norme du droit, la notion de ce qui est dû
- la justice-devoir : elle désigne la vertu par laquelle on respecte les droits des
personnes en tant qu'elles sont considérées comme égales
- la justice-institution : ensemble des organisations ou personnes appliquant le
droit
Pour les philosophes, la justice est le but de toute politique, dans la mesure où elle
vise à établir une égalité véritable et anonyme, qui ne tient compte ni de la
situation sociale ni de la personnalité des individus.

Justice et égalité
L'exigence d'égalité
C'est souvent lorsqu'on est soi-même victime d'injustice qu'on se souci le plus de
savoir ce qu'est la justice : lorsqu'à travail égal, les salaires sont inégaux, qu'un
héritage est inégalement réparti ou que les auteurs d'un même délit se voient
infliger des peines différentes. Dans chacun de ces exemples, l'injustice prend la
forme d'une inégalité dans la répartition des biens et des peines. La justice devrait
donc logiquement pouvoir se définir par l'égalité. D'ailleurs, c'est bien une stricte
égalité qu'indiquent les plateaux de la balance, symbole de la justice. Mais il est
difficile de déterminer ce qu'est une égalité juste, car il ne suffit pas d'attribuer des
parts égales à chacun : l'un peut mériter plus que l'autre, ou être davantage dans le
besoin.
Par quelle égalité faut-il donc définir la justice ? Les mêmes biens pour tous ? A
chacun selon ses besoins ? A chacun selon son mérite ? L'exigence de l'égalité ou de
l'équité, doit parfois prendre en considération les différences qui existent, de fait,
entre les individus. Mais d'un autre côté, la justice suppose aussi un traitement égal
pour tous, en dépit des différences de chacun. On voit qu'il faudrait pouvoir se
référer à une norme qui préciserait quels sont les droits et devoirs de chacun. Mais
comment définir une telle norme qui puisse valoir pour tous ?
Égalité de droit, égalité en droit
Personne ne soutiendrait que tous les hommes sont égaux dans les faits. Aux
inégalités naturelles (inégalités de force, de santé, d'aptitudes) s'ajoutent en effet,
des inégalités d'origine sociale. L'institution de l'héritage introduit dès le départ
des inégalités renforcées parfois par le système de castes, lorsque les individus ne
peuvent pas sortir de la caste dans laquelle ils sont nés.
Mais la justice exige que les hommes soient égaux en droit, c'est à dire que malgré
leur diversité, ils aient droit à une égale reconnaissance de leur dignité humaine, au
respect exigible par toute personne raisonnable. Ce principe de l'égalité des
personnes fondé en démocratie l'égalité civile : il s'agit d'imposer à tous les

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citoyens quel qu'ils soient, un même système de droits et d'obligations. Egaux en
droit, les hommes sont aussi égaux en droits : homme ou femme, riche ou pauvre,
chaque citoyen a le droit de vote, a le droit de présenter sa candidature à un poste
de la fonction publique. Cette égalité devant la loi est affirmée en France par La
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789), qui récuse toutes les
distinctions qui ne seraient pas fondées sur l'utilité commune. Encore faudrait-il
que l'inégalité des conditions ne remette pas en question l'inégalité des droits. Que
signifierait, en effet, un droit aux soins médicaux auxquels les plus pauvres
n'auraient pas accès ? La justice exige non seulement que les mêmes chances soient
données à tous, mais que les inégalités sociales et économiques soient dans la
mesure du possible atténuées : les plus riches payeront davantage d'impôts ; les
plus pauvres seront aidés par l'Etat.
Les trois formes de justice
Selon Aristote, il existe trois formes de justice : la justice commutative, qui préside
aux échanges et aux contrats, repose sur l'égalité arithmétique. Un échange est
juste lorsque les services ou les biens échangés ont strictement la même valeur. La
justice distributive, qui s'applique à la répartition des biens et des honneurs au sein
de la cité. Cette répartition est proportionnelle aux qualités de chacun, ou aux
services rendus. Ici l'égalité n'est plus arithmétique, mais géométrique : le général
est d'autant plus récompensé qu'il remporte de plus nombreuses et de plus grandes
victoires. La justice rectificative ou corrective, qui proportionne les sanctions à la
gravité de la faute. Sous sa forme primitive, elle fait subir au coupable le sort qu'il a
lui-même fait subir à sa victime. C'est la loi du talion ou “œil pour œil, dent pour
dent”. Une justice plus évoluée tient compte des intentions du coupable et
proportionne la punition à la mauvaise volonté de celui-ci, plutôt qu'à la gravité de
son acte.

Droit positif et droit naturel


Les commandements de la raison
Le droit, c'est ce qui est permis par une règle. Encore faut-il distinguer la règle
morale, intérieure à la conscience, et la règle sociale, imposée par la collectivité à
tous les membres du groupe sous forme de loi écrites ou de coutume. Idéalement,
le “droit positif” c'est-à-dire l'ensemble des règles (lois, usages, coutumes) en
vigueur dans une société, devrait être la traduction pure et simple du “droit
naturel”, de ce que la conscience humaine ou la raison reconnaît comme
moralement fondé.
Montesquieu, bien qu'il soit très attentif à la diversité des coutumes et des
institution humaines, pense que le droit positif doit être l'application du droit
naturel, c'est à dire de principes rationnels et universels, adaptés aux conditions
particulières de chaque pays : “La loi en général, est la raison humaine, en tant
qu'elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de
chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison
humaine”, écrit Montesquieu dans l'Esprit des lois. Est ainsi affirmée, contre ceux

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qui dénoncent la diversité des conceptions du juste et de l'injuste, la rationalité
essentielle de la loi.
Le droit a une histoire
Cependant, le droit positif n'est jamais le décret d'une raison purement
désincarnée. Il est plutôt le fruit d'une longue suite d'événements et de conditions
historiques déterminées. Droit coutumier, puis écrit, il change au gré des péripéties
de l'histoire. Notre système juridique conserve ainsi des traces du droit romain et
du droit féodal. S'il reflète encore les grandes réformes napoléoniennes, il s'est
ensuite modifié sur bien des points aux XIXème et XXème siècles.
La définition du droit ne saurait précéder la construction d'une réalité sociale. C'est
donc la société qui est première, et le droit peut être conçu comme le système des
régulations qui tend spontanément à s'imposer dans l'organisme collectif. Chaque
société a ses règlements : droit civil, droit commercial, droit pénal, etc… Il semble
difficile de déduire toutes ces lois et tous ces codes de la conscience morale
subjective ou de la raison pure.
Légalité et légitimité
C'est pourquoi l'idée d'un “droit naturel” qui précèdent et transcenderait
l'organisation collective a pu passer pour une chimère métaphysique. Mais cette
critique du droit naturel, pour répandue qu'elle soit parmi les juristes et les
sociologues, est elle même critiquable. Nier le droit naturel, c'est nier cette
exigence de justice qui est inscrite au cœur de la conscience humaine. Il n'est que
trop vrai que le système des lois écrites n'est jamais purement rationnel. Mais
précisément au nom du droit naturel, au nom des lois “non écrites” qui inspirent la
conscience universelle, il est possible - et même souhaitable- de remettre en
question certains aspects du droit positif pour faire évoluer celui-ci dans le sens
d'une plus grande justice.
On ne peut que louer, bien sûr, le comportement d'un homme qui observait
scrupuleusement les lois de son pays. Il arrive pourtant que les lois promulguées
par les hommes soient injustes, notamment lorsque ces hommes se servent du
droit positif pour asseoir une tyrannie ou légaliser une oppression illégitime d'une
minorité ethnique ou religieuse. Quelle doit alors être l'attitude du juste ? Si le
respect de la justice comme valeur l'emporte sur celui de la justice comme
institution, alors il doit en toute logique désobéir aux lois qui sont injustes. Il
affirme alors l'idée d'une norme supérieure de la justice, à l'aune de laquelle
chacun peut mesurer la justice légale ou positive. Dans l'Antigone de Sophocle, le
roi Créon est juste en ce qu'il fait respecter les lois de la cité qu'il gouverne ; mais la
raison est du côté d'Antigone, qui nous dit que tout homme a droit à une sépulture
décente, quelle que soit la gravité de son forfait.

La garantie de la justice : la force ou le droit ?


Un “droit du plus fort” ?
Y a-t-il un droit du plus fort ? Certains pensent que les règles juridiques expriment
l'équilibre des forces en présence dans la société, plutôt que des exigences

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éthiques. Dans Aurore, Nietzsche définit nos droits comme “des degrés de
puissance reconnus et garantis”. Le droit ne serait alors que la traduction de la
force. Telle est la thèse que développe le sophiste Calliclès dans le Gorgias de Platon,
contre Socrate qui affirme qu'il n'existe point de bonheur pour le tyran puisque
celui-ci est injuste. Calliclès répond que la justice est toujours du côté du plus fort,
mais il distingue deux ordres opposés : la nature et la loi positive.
La nature, dit Calliclès, est gouvernée par la loi du plus fort, que l'on peut appeler
familièrement “la loi de la jungle”. En vertu de cette loi, il appartient au plus fort
de dominer partout le plus faible : les gros poissons mangent les petits, et les êtres
affaiblis, ou malades sont appelés à être dévorés par leurs prédateurs. C'est cette
même loi, pense Calliclès, qui devrait régir les rapports entre les hommes. Pour lui,
il est juste que le plus fort s'élève au-dessus des autres, car son droit n'a d'autre
limite que son pouvoir et son bon plaisir. Cependant, les hommes faibles, pour se
protéger de la domination naturelle des forts ont inventé la loi positive, laquelle
s'oppose en tout point à la loi naturelle. En effet, d'après la justice conventionnelle
des hommes, il est bon, au contraire, de réprimer ses passions et de ne pas
chercher à avoir plus que les autres. Ainsi, le juste et l'injuste s'inversent quand on
passe de l'ordre naturel à l'ordre politique. Mais peut-on ainsi fonder le droit sur la
force ?
La force ne fait pas droit
La force fait-elle vraiment le droit ? Rousseau réfute dans le Contrat social, la thèse
qui identifie le droit à la force. “Qu'est ce qu'un droit qui périt quand la force cesse
?” demande-t-il à propos d'un prétendu “droit du plus fort”. “Ce mot de droit
n'ajoute rien à la force ; il ne signifie rien du tout.” Affirmer que la puissance fonde
la légitimité, c'est confondre en effet le domaine du fait (ce qui est) et le domaine
du droit (ce qui doit être). Or, ce n'est pas parce que l'esclavage existe qu'il est juste
par exemple. Et un crime reste un crime, même s'il demeure impuni.
En outre, se soumettre à la force est un acte de nécessité ; obéir à la justice est un
acte de volonté. C'est un devoir d'obéir à la justice, tandis que céder à la force n'est
qu'une maxime de la simple prudence. Les tyrans l'ont bien compris et cherchent
toujours à masquer la force brutale sous des prétextes honorables. Car la force nue
est sans pouvoir sur les consciences. Pour régner durablement, la force a tout
intérêt à se faire passer pour le droit. L'hypocrisie des propagandes est d'une
certaine façon, l'hommage que la force brutale rend au droit.

Pour résumer
La justice est la justesse en matière de morale. A la spontanéité égoïste qui fait que
chacun réclame tout pour soi, la justice substitue une raison quasi mathématique,
qui dit : “À chacun la part qui lui revient”. La justice, c'est l'égalité des personnes
devant la loi. Riches ou pauvres, les citoyens ont les mêmes droits, les mêmes
devoirs. Cependant, lorsqu'il s'agit d'infliger une punition, l'équité exige que l'on
prenne en considération les intentions du coupable, et pas seulement l'importance
des dommages qu'il a causé. Idéalement, le droit positif, ou l'ensemble des règles

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de conduite établies par le législateur, ne devrait être que l'expression du droit
naturel ; ce que la raison universelle reconnaît légitime. Cependant le droit positif
évolue au gré des péripéties de l'histoire. Dans ces conditions, le droit naturel
représente plutôt la fonction critique de la raison, qui met en question le droit
positif et demande, au nom de la justice, sa rectification. Ainsi, contre Hobbes qui a
fait de la force l'unique mesure du droit, Rousseau affirme l'essence morale du
droit : céder à la force n'est nullement un devoir ; ce n'est qu'aux “puissances
légitimes” qu'on est tenu d'obéir.

Citations sur la justice :


– Platon : “L'homme juste établit un ordre intérieur, il harmonise les trois parties
(raison, colère, désir) de son âme absolument comme les trois termes de l'échelle
musicale” (La République)
– Aristote : “Ce qui est juste est quelque chose d'égal” (Ethique à Eudème)
– Spinoza : “La justice est une disposition constante de l'âme à attribuer à chacun
ce qui d'après le droit civil lui revient” (Traité théologico-politique)
– Proudhon : “Justice est le produit de cette faculté de sentir sa dignité dans la
personne de son semblable comme dans sa propre personne : c'est le respect,
spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en
quelque personne et dans quelque circonstance qu'elle se trouve compromise, et à
quelque risque que nous expose sa défense” (De la justice dans la révolution et dans
l'Eglise)
– Kant : “Le juste ou l'injuste est en général un fait conforme ou non-conforme au
devoir” (Métaphysique des Moeurs)
– Kant : “Ce qui est conforme aux lois extérieures s'appelle juste, et ce qui ne l'est
pas, injuste” (Métaphysique des Moeurs)
– Alain : “La justice, c'est l'égalité. Je n'entends point par là une chimère, qui sera
peut-être quelque jour : j'entends ce rapport que n'importe quel échange juste
établit aussitôt entre le fort et le faible, entre le savant et l'ignorant, et qui consiste
en ceci, que, par un échange plus profond et entièrement généreux, le fort et le
savant veut supposer dans l'autre une force et une science égale à la sienne, se
faisant ainsi conseiller, juge et redresseur”

Justice commutative :
La justice commutative est la justice qui règle les échanges économiques selon le
principe de l'égalité de proportion en ce qui concerne les choses échangées.

Justice distributive :
C'est la justice qui répartit les honneurs, les richesses selon les mérites, ou besoins
(chez Marx) de chacun.

42
En quel sens parlons nous de vérité ?

Qu'est ce que dire vrai ?


La vérité désigne le plus souvent la conformité des paroles dites ou des récits
entendus avec ce que nous savons ou croyons savoir. ” la première signification de
vrai et de faux semble avoir tiré son origine des récits ; et on a dit vrai un récit
quand le fait narré était réellement arrivé ; faux quand le fait raconté n'est arrivé
nulle part. Plus tard les philosophes ont employé ce mot pour désigner l'accord ou
le non-accord d'une idée avec son objet ; ainsi, on appelle vraie celle qui montre
une chose comme elle est en elle-même ; fausse celle qui montre une chose
autrement qu'elle est en réalité”, remarque Spinoza dans ses Pensées
métaphysiques. On dit “c'est vrai”, “c'est faux” à propos de paroles, de récits. Et
l'obligation de dire la vérité est ce qui rend possible les rapports de confiance entre
les hommes.
Une parole ne se contente pas d'être un constat véridique de ce qui est. Il peut peut
aussi s'agir d'une promesse qui engage pour l'avenir. La vérité d'une parole est
alors une exigence éthique : elle s'oppose au mensonge. C'est dans un sens dérivé
qu'on peut la qualifier de “vraies” des idées, et il ne convient que par métaphore de
parler de vérité à propos des choses ; ainsi “nous disons de l'or vrai ou de l'or faux,
comme si l'or présenté racontait quelque chose sur lui-même”, poursuit Spinoza.
La vérité d'une idée signifie sa conformité avec la réalité. Mais qu'entend-on par
réalité ?
Vérité et réalité
Dire qu'une chose est vrai signifie souvent qu'elle a eu lieu, que c'est un fait avéré.
Mais doit-on concevoir la réalité seulement comme ce qui relève de l'expérience
sensible ? La définition de la vérité dépend de la conception qu'on se fait de la
réalité. Platon, considère que la réalité est le propre des Idées que seul l'esprit peut
atteindre, et refuse d'accorder aux choses sensibles, changeantes et temporelles.
On peut distinguer deux types de vérités : les vérités de raison qui renvoient aux
idées, objets de la pensée ; les vérités de fait qui peuvent faire l'objet d'une
expérience sensible. Le soleil se lève tous les matins : c'est la réalité que l'on
constate avant de pouvoir l'expliquer par la raison . Le carré de l'hypoténuse est
égal à la somme des carrés des deux autres côtés : voilà une vérité que la raison doit
démontrer. La vérité des faits et des idées se distingue encore de la vérité “sensible
au cœur” (Pascal) dévoilée par Dieu au croyant.
Révélation et raison
L'opposition de la vérité révélée et de la vérité rationnelle est représentée dans
deux fresques peintes par Raphaël au Vatican. D'un côté la vérité révélée apparaît
comme une lumière divine, transcendante tombant du Ciel pour éclairer les
hommes. La “splendeur de la vérité” qui illumine les hommes symbolise la foi
chrétienne dont la doctrine s'expose dans les textes sacrés et dans les écrits des
docteurs de l'Eglise.

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Mais il existe aussi une vérité que l'on recherche à l'aide de la lumière naturelle. La
fresque intitulée L'Ecole d'Athènes réunit philosophes et savants de l'Antiquité qui
recherchent la vérité accessible par la raison humaine. La vérité mathématique qui
s'expose dans les Eléments d'Euclide est son modèle. La philosophie propose deux
approches de la vérité. Platon désigne le ciel, lieu des vérités immuables par
opposition aux apparences sensibles, comme pour dire que la vérité ne réside pas
en ce monde. Aristote au contraire montre la terre où diverses réalités s'offrent aux
sens dont la raison ne doit pas s'éloigner afin de dégager la vérité par induction à
partir de leur observation. De quelle manière peut donc se manifester la vérité : la
révélation ou la tradition ? La raison ou l'expérience ? Et est-il possible d'atteindre
la vérité d'une seule manière ?

La difficile découverte de la vérité

Illusion et savoir
Platon décrit avec l'Allégorie de la caverne la difficile découverte de la vérité. La
situation des prisonniers enchaînés dans la caverne, ne voyant que des ombres
qu'ils prennent pour des réalités, symbolise leur illusion. Même si l'on suppose
qu'on libère l'un de ces prisonniers de ses chaînes, la quête de la vérité s'avère
pénible : il faut qu'il prenne conscience de son ignorance pour quitter son univers
de croyances et qu'il ose s'aventurer seul. Car même si on le guide pour cette quête,
la vérité ne se révèle qu'à un esprit prêt à le recevoir la vérité. En fait on ne la reçoit
jamais, on la découvre soi-même par un effort de la pensée.
La vérité caractérise les essences immuables, les Idées. Elle existe
indépendamment de l'esprit qui la découvre. L'acte par lequel la vérité est
découverte est comparable à la vision. Mais le soleil qui éclaire peut aussi éblouir et
aveugle : il faut donc qu'une pédagogie prépare l'esprit à recevoir la vérité.

La fausseté de l'apparence
L'allégorie de la caverne oppose les Idées vraies aux existences sensibles, qui ne
sont que leurs images, bien moins réelles qu'elles. Mais pour Platon, la
connaissance de la vraie beauté, du vrai bien, de la vraie justice, nous permet de
reconnaître la beauté, le bien, le juste ou l'injuste de ce qui se présente.
Pour savoir, par exemple, si de l'or est vrai ou faux, il faut savoir distinguer l'or
authentique du toc. Le vrai, dit Spinoza, “est l'indice même du faux”. Il y a de
connaissance possible que par la vérité, et c'est elle seule qui nous permet de
reconnaître rétrospectivement l'erreur de l'illusion : l'or ne peut être reconnu faux
que par un connaisseur qui sait ce qu'est l'or véritable.

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Y a-t-il un critère de la vérité ?

La cohérence logique
C'est par l'usage de la raison dans le langage (logos en grec signifie à la fois raison,
langage et discours) que les hommes cherchent à atteindre une vérité. L'accès à la
vérité. L'accès à la vérité se complique par la pluralité des discours sur l'être : l'être
“se dit de manière multiple”, écrit Aristote.
La logique fournit un critère de la vérité d'un raisonnement : en examinant quelle
doit être la forme d'un discours correct, on peut repérer la fausseté de certains
discours pour les réfuter. Mais la cohérence formelle d'un discours n'est pas un
critère suffisant de sa vérité. Un raisonnement qui ne présente aucune
contradiction est valide, mais il n'est que formellement vrai.

La conformité de la connaissance à son objet


Pour ne pas se contenter d'un critère formel, on définit la vérité comme
l'adéquation de l'idée à la chose. La vérité définit une relation de représentation
adéquate. Cependant, pour savoir qu'une représentation est vraie, il faudrait
connaître l'objet représenté ; or on ne peut le connaître qu'à partir de l'idée que
l'on en possède. Le vrai s'éprouve sans pouvoir se vérifier.
La science peut servir de modèle de la vraie connaissance. Mais la science peut-elle
seule atteindre la vérité ? Ne doit-on pas “limiter le savoir pour laisser une place à
la croyance”, comme l'affirme Kant dans la Critique de la raison pure ?

Evidence, subjectivité et objectivité


Une certitude peut être trompeuse : “certitude, mauvaise marque de vérité”, note
Pascal. La certitude est subjective, elle peut porter sur une opinion fausse. Mais on
peut toujours en douter. L'évidence d'une vérité n'est pas son caractère certain : il y
a évidence, pour Descartes, quand une idée s'impose clairement et distinctement à
l'esprit ; un esprit peut donc être certain, alors que c'est l'idée qui lui est évidente.
Face à l'évidence, l'esprit reçoit le vrai comme une vision : évidence vient du latin
viderer, voir.
Pour Descartes, la première vérité se découvre quand la certitude de l'esprit
rencontre l'évidence de l'idée, par la reconnaissance de l'existence du sujet pensant
par lui-même. L'évidence est la manière dont une subjectivité consciente éprouve
le vrai, tout en reconnaissant la valeur objective de sa représentation. Le Je
pensant, découvert par Descartes à l'issue du doute, est la première vérité. C'est
aussi la condition de toute vérité.
On peut reprocher à l'évidence de n'être qu'un critère subjectif de la vérité.
L'objectivité permet à une vérité d'être reconnue universellement, la subjectivité
rend possible la connaissance. Il y a une vérité objective que pour un sujet
connaissant.

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Pour Descartes, la vérité du savoir est garantie par un fondement métaphysique :
Dieu, tout-puissant et non trompeur, créateur des vérités. Mais Kant refuse un
fondement théologique de la vérité. Un savoir est ce qui peut être vérifié dans
l'expérience. Sinon la vérité serait l'affirmation d'une croyance ou d'un dogme.
Cependant, Kant distingue le sujet transcendantal, forme universelle de la
connaissance, de l'existence individuelle du penseur. La vérité subjective consiste
en l'affirmation par une subjectivité de ce qui lui importe comme la certitude
morale de la liberté. Une vérité subjective est un pari où la subjectivité s'engage
avec passion.

En résumé
La définition de la vérité est embarrassante : réside-t-elle dans l'évidence de l'idée
? Dans la cohérence de la pensée ? Dans la conformité des discours à la réalité ?
Dans la possibilité qu'une théorie soit vérifiée par l'expérience ? Le scepticisme nie
la possibilité d'atteindre la vérité. Le dogmatisme, à l'inverse, affirme une vérité de
manière absolue. La vérité est un idéal qui ne peut être atteint qu'en se méfiant de
nos certitudes subjectives, dont on doit douter. La garantie de la vérité a longtemps
reposé sur un postulat théologique, mais l'accès à un savoir vrai suppose qu'on
cesse de croire. Toutefois, même si on considère que la recherche de la vérité ne
relève que de la science, il faut admettre que c'est le sujet qui constitue la vérité
objective.

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I. Qu'est ce que la religion ?
Religion et société
Du latin religio, son étymologie est à dissocier. Elle a trait à la pratique religieuse,
au culte. Elle vient du verbe relegere, qui signifie recueillir, rassembler ou religare
qui signifie lier, attacher. La religion est une réalité sociale. Elle a pour fonction de
rallier toutes les individualités, de constituer le lien qui unit les membres d'une
même communauté ou d'une collectivité fondée sur des croyances et des rites. Pour
un sociologue comme Emile Durkheim, rites et mythes expriment la conscience
qu'un groupe a d'être une réalité “débordant les individus de toutes parts” et le
sacré est la forme que prend la conscience collective, comme dans le totem (mot
des indiens Algonquin), être mythique, animal et végétal, associé à un clan et qui
fait l'objet d'un culte rituel.
Mais la religion ne relie les hommes entre eux qu'en les reliant à une réalité d'un
autre ordre, supérieure, surnaturelle, intelligible pour l'esprit humain. Cela a pour
effet de forger la croyance de l'être humain de faire partie intégrante d'un tout qui
le dépasse. Cette autre réalité est celle de la divinité, sentie primitivement comme
une force immanente à la nature ; puis représentée comme un panthéon d'image
personnelles formant un monde des dieux anthropomorphisés à l'image des
sociétés humaines naissantes et enfin, comme le Dieu spirituel transcendant des
monothéismes. Or ce qui est divin est sacré et le sacré est ainsi l'essence du fait du
religieux.

Le sacré
Le sacré vient du latin sacer : ce qui est “séparé”. Toute religion sépare les
phénomènes du réel et les éléments qui la compose comme l'espace social, le
temps, les êtres, les choses, en deux réalités distinctes : ce qui est consacré,
inviolable, réservé aux initiés comme le temple ( en latin fanum) et tout le reste par
opposition, qui est profane ( pro fanum : devant le temple). Le sacré est ambivalent,
car il marque également les interdits jetés par le culte sur ce qui ne peut être touché
sans souillure. Le mot polynésien tabou évoque un objet d'une prohibition dont la
transgression entraîne un châtiment surnaturel. La vénération d'une puissance
divine et le respect des interdits qu'elle impose sont liés à la religion.
Le sacré est donc à la fois fascination et effroi, vénération et crainte : le Dieu
d'amour peut aussi être terrible et susciter la terreur. Le sens du sacré, c'est le
sentiment absolu de la dépendance de l'homme par rapport à une puissance qui le
dépasse infiniment et qui seule donne sens à son existence.

Mythes et rites
Selon Cicéron, religio viendrait du verbe latin relegere ( recueillir) qui s'oppose à
neglegere, comme le soin et le respect s'opposent à la négligence. Un rite est
l'ensemble des règles codifiées qui caractérisent un culte religieux, et dont les
traits fondamentaux sont l'ordre et la répétition. Répétitions des phrases des
gestes, de gestes dans les cérémonies, mais aussi répétition des événements que

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raconte le mythe, des événements qui ont eu lieu dans le temps des origines et dont
dépendent, dans les sociétés traditionnelles, l'ordre du monde et l'ordre humain.
Les cultes assurent la communication de l'homme avec le divin, voire sa
participation au principe divin et exigent des prêtres investis du sens du sacré, et
des cérémonies rituelles. L'une des formes fondamentales du rapport au sacré est
le sacrifice ( en latin sacrum facere, faire sacré). Comme l'ont remarqué de
nombreux théoriciens, la violence contre une créature innocente, mélange de
souillure et de pureté est à l'origine des religions, comme si la société exorcisait sa
propre violence en la mettant hors d'elle, à distance : en tant que sacrée.
Mais comme en témoigne le récit biblique, le bouc émissaire, envoyé dans le désert,
porteur des péchés des hommes, ou le bélier du sacrifice d'Abraham a remplacé les
victimes humaines, puis la spiritualisation des religions a condamné toute pratique
du sacrifice autre que ces sacrifices personnels auxquels on consent pour se
rapprocher de Dieu. A la différence des religions de la Nature, où les hommes
communiquent avec des forces occultes garantissant l'ordre cosmique, les
religions de l'Esprit croient à la révélation dans l'histoire d'une réalité spirituelle,
étrangère à la nature, qui se manifeste aussi à l'esprit de l'homme. Le rite alors
commémore un évènement par lequel l'histoire humaine prend son sens : le Noël
chrétien, la Pâque juive ou l'Aïd musulman ; le récit liturgique, lu et chanté dans
des cérémonies religieuses, est la parole par laquelle l'Esprit se révèle aux hommes.

La croyance et la foi
Croire et savoir
Si pour nous modernes, une religion relève avant tout de la croyance, c'est que
l'expérience intérieure y a pris une place essentielle et que nous avons appris à
séparer radicalement savoir objectif et croyance. L'argumentation rationnelle peut
nous prémunir contre toutes les croyances irrationnelles comme la superstition ou
la magie, qui relève, qui relève d'un déficit, d'un défaut de raisonnement.
L'incantation ou la pratique magique, par exemple, prétendant agir sur la nature
par des moyens occultes, en faisant l'économie du déterminisme naturel ; c'est
croire sans savoir, au-delà de ce que l'on peut savoir. La foi religieuse n'est pas la
croyance en la magie dans laquelle l'homme prétend dominer Dieu par ses
prestiges. C'est pourquoi beaucoup de religions considèrent la magie ou la
divination comme sacrilèges.

La foi
Loin de soumettre les forces divines à sa volonté, l'homme religieux se fait humble
devant Dieu. La prière est soumission et ne demande que le courage de supporter la
volonté divine. La foi est la confiance absolue que l'homme met en Dieu, au-delà de
toute justification rationnelle ou morale. C'est pourquoi Pascal écrit : “Le cœur a
ses raisons que la raison ne connaît point”.
Dans la Bible, Abraham est prêt au sacrifice moralement absurde de son fils. Un
sacrifice scandaleux par lequel Dieu le met à l'épreuve : il lui a promis de bénir

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toute sa descendance et lui demande de sacrifier son unique fils, son espérance.
Contre toute raison, dans l'angoisse, Abraham croit en la promesse. Il est celui qui
témoigne de la foi. Il ne se sert pas de Dieu pour avoir un fils, mais veut un fils pour
servir Dieu.

La religion morale
La religion peut donc être conçue en ce sens comme un accomplissement moral
supérieur, d'une sainteté. Déjà pour Kant, “la religion est la connaissance de tous
nos devoirs comme commandements divins”. La loi morale prime sur tout
absolument. C'est relativement à elle que les grandes figures religieuses acquiert
une valeur. Le Christ est un modèle moral et les croyances religieuses expriment
par des symboles l'idée que se fait la raison de l'idéal moral qu'elle doit atteindre.
La religion naturelle que l'on trouve chez des philosophes du XVIIIème siècle
comme Hume ou Rousseau, prétend à une connaissance du divin indépendante de
toute révélation, par la seule lumière naturelle de la raison et de la conscience. Elle
est ce qui subsiste du religieux quand la raison a critiqué l'obscurantisme et
l'intolérance des religions révélées. Mais elle ne renvoie en fait à aucune expérience
immédiate réelle. Or toutes les grandes religions ne renvoient à aucune expérience
immédiate réelle. Or, toutes les grandes religions sont issues d'une révélation :
elles ont leurs prophètes et leurs textes sacrés.
L'homme réduit à ses seules forces ne peut construire cette relation avec Dieu
qu'est la religion. Pourtant, les formes de la vie sociale et l'individualisme
contemporains donnent parfois l'impression de ne pas faire de la religion que l'une
des multiples affirmations de l'individualité : multiplication des courants religieux,
caractère non contraignant des pratiques et des croyances ( on croit au paradis
mais pas à l'enfer). Mais s'agit-il encore de religion ?

La critique de la religion
La détresse et l'impuissance de l'homme
Les philosophes ont d'abord reproché à la religion, la crainte superstitieuse et la
faiblesse dans lesquelles elle risque de maintenir les hommes. Libérer les hommes
de la crainte des dieux est l'un des buts de la morale épicurienne. Pour Epicure, en
effet, les dieux sont des êtres matériels, bienheureux qui ne se préoccupent pas de
la vie des simples mortels. Il n'y a pas de Providence, pas de destin, donc rien à
redouter d'eux. Le véritable mal est la crainte des dieux elle-même et la
connaissance philosophique peut nous en libérer. Spinoza met à jour la racine de
l'illusion religieuse, l'anthropocentrisme et la croyance aux causes finales :
l'homme a tendance à croire que tout existe en vue de lui-même et que Dieu, à
l'image de l'homme, agit en vue de fins. Il se dispense dans la connaissance
scientifique des véritables causes en se réfugiant dans “la volonté de Dieu, cet asile
d'ignorance” comme l'écrit Spinoza dans l'Appendice au livre I de l'Ethique.

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Enfin, Freud voit en Dieu le substitut imaginaire du père protecteur de notre
enfance, aidant l'homme incapable d'affronter la réalité de sa condition à
surmonter sa détresse infantile. Quant aux rites, ils ressemblent à ces compulsions
de répétition dont souffrent certains névrosés, ce qui amène Freud à concevoir la
religion comme ”la névrose obsessionnelle” de l'humanité.
Le philosophe allemand Feuerbach voit en Dieu l'esprit de l'homme, son essence
morale objectivée, mise à distance de lui-même sous la forme séparée d'un être
transcendant. Pour réaliser sa propre essence dans l'État, l'homme doit supprimer
l'aliénation religieuse. La critique de Marx va plus loin. La religion est une forme de
l'idéologie, et donc le reflet déformé des conditions d'existence sociales des
hommes et l'instrument de conservation des rapports de domination. L'homme
opprimé exprime dans la religion sa volonté d'un monde meilleur, mais, en le
projetant dans un au-delà imaginaire, il s'interdit de transformer réellement ses
conditions matérielles d'existence.
La critique de Nietzsche est plus radicale encore. La croyance des faibles, des
vaincus de la vie en des “arrières-mondes” relève du ”ressentiment” d'hommes
malades dont les instincts vitaux se sont retournés contre eux-mêmes et contre les
forts. Cette dévaluation de la vie s'achève dans le nihilisme des sociétés moderne
où les hommes ne croient plus en rien : c'est “la mort de Dieu” ; le stade ultime du
nihilisme qu'il faut dépasser. L'homme libéré des entraves de la religion, qui veut
la vie, c'est le “surhomme”, l'homme de la volonté de puissance et des forces
créatrices, affirmatives.

Le désenchantement du monde ?
Le sociologue Max Weber a appelé “désenchantement du monde” le recul de la
religion dans nos sociétés contemporaines. Mais il faut distinguer l'athéisme et la
critique de la religion comme positions intellectuelles de l'irréligion ordinaire de
nos sociétés qui est, comme Alain l'a remarqué, une acceptation commode du
règne de l'intérêt et de la force, une abdication de toute pensée. En fait la religion
n'a pas disparu de nos sociétés, même celles qui ont prétendu l'éradiquer ; pas plus
que le besoin de sacré, qu'on trouve dans l'art comme forme moderne de la
transcendance ou dans des représentations ou des valeurs qui sont
momentanément érigées en absolu : le progrès, l'histoire, la nation.
Le besoin religieux témoigne de l'effort des hommes pour savoir le sens de leur
existence et les valeurs qui la justifient. On peut penser que ”l'Homme-Dieu” est
désormais la source de toutes les valeurs, on peut aussi penser qu'il est impossible
de renoncer à donner un sens religieux à l'existence humaine. “Il est difficile
d'imaginer comment l'esprit humain pourrait fonctionner sans la conviction qu'il
y a quelque chose d'irréductiblement réel dans le monde ; et il est impossible
d'imaginer comment la conscience pourrait apparaître sans conférer une
signification aux impulsions et aux expériences de l'homme” dit l'historien des
religions Mircea Eliade dans La Nostalgie des origines.

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En résumé
L'unité du religieux s'exprime dans la notion de sacré qui recouvre des réalités
extrêmement différentes, mais repose toujours sur l'idée que l'espace social
ordinaire ne saurait rendre compte à lui seul du sens de l'existence de l'homme et
du monde. Dans la religion, l'homme se sent relié à une réalité d'un autre ordre,
objet de vénération et de crainte à la fois. La pensée rationnelle peut chercher à
expliquer et à dénoncer l'origine de l'illusion religieuse. Mais il n'est pas sûr qu'elle
parvienne totalement à comprendre ni à satisfaire en l'homme le besoin du sacré,
la quête du sens de son existence.

Définitions de la religion par les Philosophes :


– Hegel : « La religion représente l’esprit absolu non seulement pour l’intuition et
la représentation, mais aussi pour la pensée et la connaissance. Sa destination
capitale est d’élever l’individu à la pensée de Dieu, de provoquer son union avec lui
et de l’assurer de cette unité. La religion est la vérité, telle qu’elle est pour tous les
hommes. L’essence de la véritable religion est l’amour. » (Analyse de la
Phénoménologie de l'Esprit)

– Gandhi : « Si un homme atteint le cœur de sa propre religion, il atteint également


le cœur des autres religions. »

– Marx : « La religion est le soupir de la créature accablée, le cœur d’un monde


sans cœur, comme elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du
peuple. »
« La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa
logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son
enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa
justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l’être humain parce
que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. »

– Tolstoï : « La vraie religion, c’est, concordant avec la raison et le savoir de


l’homme, le rapport établi par lui envers la vie infinie qui l’entoure, qui lie sa vie
avec cet infini et le guide dans ses actes. »

– Baudelaire : “Quand bien même Dieu n'existerait pas, la religion serait encore
sainte et divine” (citations de Baudelaire)

– Lamartine : “Dieu n'est qu'un mot rêvé pour expliquer le monde”

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De la servitude à la liberté
Travail et souffrance
L'origine du mot “travail” suggère l'idée d'un assujettissement pénible. Il vient en
effet du latin populaire tripalium qui désigne d'abord un appareil formé de trois
pieux servant à maintenir les chevaux difficiles pour les ferrer, puis un instrument
de torture. De même, le latin labor, d'où sont issus les mots “labeur” et “labour”,
évoque tout à la fois le travail et la peine. C'est que le travail est d'abord une
nécessité vitale. Il exprime le dénuement originel de l'homme, qui ne parvient à
survivre dans la nature qu'au prix d'un effort douloureux.
Rien de ce dont il a besoin pour vivre ne lui est donné. Pour manger, pour se
chauffer, pour se vêtir, il doit se dépenser sans compter. Abandonné au sein d'une
nature indifférente ou hostile, l'homme est en quelque sorte condamné à
transformer sans relâche son milieu pour subvenir à ses besoins les plus impérieux.
Pour les Grecs anciens, le travail exprime la misère de l'homme, non sa noblesse,
ce qui explique qu'il est réservé aux esclaves. Le travail manifeste en effet notre
assujettissement au “monde de la caverne”, c'est à dire au monde de la matière,
tandis que la contemplation, qui tourne “l'œil de l'âme” vers la splendeur
rayonnante des idées pures, est la seule activité qui soit digne d'un homme libre.
De même, dans la tradition judéo-chrétienne, le travail est un châtiment. L'Eternel
punit le premier péché en chassant Adam du jardin d'Eden et en l'obligeant à
cultiver désormais une terre maudite qui envahit les épines et les chardons. “Tu
mangeras ton pain à la sueur de ton front”, dit Dieu à Adam (Genèse, 3, 19).

Le travail, instrument de libération


Mais le travail lui-même renverse le sens de la condition humaine qu'il paraît tout
d'abord exprimer. En nous contraignant à dompter les forces redoutables de la
nature et à les mettre ainsi à notre service, le travail nous libère de l'aliénation dont
il est le signe. Pour survivre, nous transformons la matière ; nous apprenons ainsi à
la connaître, à la dominer, et finalement à nous en rendre maître.
Le thème du travail comme instrument de libération est développé par Hegel dans
le célèbre texte consacré à la dialectique du maître et de l'esclave. Hegel conçoit
deux hommes qui luttent l'un contre l'autre pour affirmer chacun sa liberté. En
prenant le risque de mourir, l'un finit par dominer et devient le maître de l'autre
qui préfère se soumettre plutôt que de perdre la vie. Dès lors, le maître contraint
l'esclave au travail pendant que lui-même profite des agréments de la vie. Le
maître ne travaille pas la terre, ne prépare pas la nourriture, n'allume pas un feu…
Parce qu'il a interposé un esclave entre le monde et lui, le maître finit par ne plus
connaître les contraintes du monde matériel, et ne sait bientôt plus rien faire. Son
esclave en revanche, sans cesse occupé à travailler, apprend à vaincre la nature en
se soumettant à ses lois : grâce à son travail, il acquiert une nouvelle liberté. De son
côté, le maître a de plus en plus besoin de son esclave et devient en quelque sorte
l'esclave de son esclave. le travail a permis la formation et l'humanisation de

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l'esclave, tandis que le maître est devenu dépendant, incapable de satisfaire par
lui-même ses propres désirs.

Signification du travail
Spiritualisation de la matière
Le travail est donc une transformation intelligente de la nature. “Le résultat auquel
le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur”, écrit
Marx. Le sens humain du travail c'est son utilité, son pouvoir d'humaniser
l'univers. Sisyphe, le héros de la mythologie antique condamné dans les enfers à
rouler une grosse pierre au sommet d'une montagne d'où elle retombe sans cesse,
ne travaille pas, car son effort ne sert à rien.
Le travail humain façonne une nouvelle nature. Si l'homme disparaissait de la
Terre, non seulement nos villes tombaient en ruines, mais les plantes mêmes qui
poussent dans les champs seraient en une seule saison remplacées par de
mauvaises herbes. Aujourd'hui rares sont les lieux, les paysages qui n'ont pas été
façonnés, modifiés par la main de l'homme, et ce que nous appelons encore “la
nature” nous offre, comme en un miroir, le visage même de l'homme. La route
goudronnée où je marche, les champs qu'elle borde, le papier sur lequel j'écris, la
montre que j'ai à mon poignet, tous les objets qui m'entourent sont le résultat du
travail humain qui ne cesse de transformer la réalité matérielle.
Le travail révèle ainsi la condition métaphysique de l'homme. Celui-ci n'est ni un
pur esprit, qui se livrerait sans obstacles à la contemplation, ni un animal soumis à
la nature et préoccupé seulement de la satisfaction immédiate de ses instincts. Le
travail est le propre d'un esprit, qui s'incarne avec effort dans la nature pour la
spiritualiser.

La valeur morale du travail


L'importance métaphysique du travail est inséparable de sa haute signification
morale. Le travail humanise, non seulement l'univers, qu'il rend plus habitable,
mais il humanise aussi le travailleur lui-même, car il lui permet de trouver sa place
à l'intérieur d'un organisme social dont les éléments sont solidaires. En apportant
sa pierre à l'édifice social, le travailleur essaie de se rendre digne du travail de tous
ceux qui produisent les biens qu'il consomme quotidiennement. “Tout travail
travaille à faire un homme en même temps qu'une chose”, écrit Emmanuel
Mounier.
Travailler, c'est se réaliser hors de soi-même. Les psychiatres le savent bien, qui
traitent parfois leurs malades par l'ergothérapie (ou thérapie par le travail). Le
malade mental auquel on confie quelques tâches retrouve un certain équilibre à se
rendre utile, à s'occuper, à s'oublier un peu lui-même. Le travail ne donne-t-il pas
à l'existence un ordre, une régularité salutaires ? Le temps dans lequel vit l'oisif est
discontinu, hétérogène ; il coule au rythme capricieux des passions. Le temps du
travailleur est réglé par les horaires du bureau ou de l'atelier, impose à sa vie

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quotidienne un équilibre bénéfique. ” Les mains d'Othello étaient inoccupées,
lorsqu'il s'imagina d'étrangler quelqu'un”, remarque Alain.

Le travail aujourd'hui
Le travailleur automate
Si le travail se définit comme la transformation de la nature par l'intelligence
humaine, les conditions de cette transformation ont prodigieusement changé au
cours de l'histoire. Ainsi, la substitution progressive de la machine à l'outil a pu
créer les conditions d'un nouvel asservissement. Le machinisme a augmenté la
puissance de l'homme sur la nature, mais au prix d'une séparation, d'une
aliénation redoutable.
L'artisan était à côté de ses outils, il en était l'âme, et son œuvre était la sienne,
alors que l'homme de l'ère industrielle semble dépassé, dominé de toutes parts par
le système complexe de ses machines. Dans l'industrie, l'ouvrier n'est plus que le
maillon d'une chaîne de production qu'il ne maîtrise pas ; et comme le souligne
Marx, les biens qu'il contribue à produire lui échappent totalement. La machine
déshumanise l'homme. Tandis que l'artisan s'affirme et se reconnaît dans ses
œuvres, l'ouvrier d'usine s'abrutit dans des tâches mécaniques et répétitives qui
sont la négation même de la vie.

L'homme réduit à son emploi


Il n'est cependant pas impossible que le machinisme lui-même, en se développant,
apporte des remèdes à ses propres inconvénients. Le travail automatique,
monotone et inhumain de l'ouvrier rivé à sa chaîne pourrait provenir d'une
mécanisation insuffisante de l'industrie. De plus en plus, les machines délivrent à
l'homme des tâches pénibles et répétitives. L'inhumain travail à la chaîne sera un
jour exécuté par la machine elle-même, qui ne laissera probablement à l'homme
qu'un travail intelligent d'invention, de contrôle et de réparation.
Toutefois, le progrès incessant de la mécanisation pose le douloureux problème du
chômage. Aristote disait ironiquement que les maîtres pourraient se passer
d'esclaves si “les navettes tissaient d'elles-mêmes” (Les Politiques, Livre I,
chapitre 4). Le machinisme ne devrait-il pas rétrospectivement donner à la
boutade d'Aristote le sens d'une prophétie ? Pour la philosophe Hannah Arendt,
l'automatisation rend progressivement le travail superflu, alors même que le
travail est partout glorifié et qu'il constitue la clé de toute reconnaissance sociale. Il
semble aujourd'hui que le châtiment ne soit plus dans le travail mais dans sa
privation. Privé d'emploi, l'individu est stigmatisé comme inutile à la communauté
et à lui-même. On ne saurait pourtant réduire l'activité humaine au travail
économiquement productif. Il reste à inventer les conditions d'un partage
équitable du travail qui permette à tous d'avoir également accès au loisir.

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En résumé
Le travail semble être tout à la fois le signe et la misère de l'homme et l'instrument
de sa libération. Contraint de dompter les forces redoutables de la nature pour
assurer sa survie, l'homme investit le monde de son intelligence au point d'en faire
un monde domestiqué, civilisé et, pour ainsi dire, “humanisé”. Cependant, la
mécanisation du travail a pu créer les conditions d'un nouvel asservissement : rivé
à sa chaîne, l'ouvrier perd le sens de ce qu'il fait et devient comme étranger au
produit de son travail. L'accroissement de la productivité pose également le
douloureux problème du chômage, au moment même où l'on fait du travail
productif la clé de toute reconnaissance sociale.

Définition générale :
La philosophie définit aujourd'hui le travail comme un action consciente et
volontaire par laquelle l'homme s'extériorise dans le monde à des fins destinées à
le modifier, de manière à produire des valeurs ou des biens socialement ou
individuellement utiles et à satisfaire des besoins.

Citations philosophiques sur le concept de travail :


Hegel : Le travail est désir réfréné, disparition retardée : le travail forme. Le rapport
négatif à l'objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de
permanent, puisque justement, à l'égard du travailleur, l'objet a une
indépendance” (La phénoménologie de l'esprit)

Comte : Le travail est la mise en jeu de toutes les richesses et de toutes les forces
naturelles ou artificielles que possède l'Humanité dans le but de satisfaire tous ses
besoins (Discours sur l'ensemble du positivisme)

Marx : Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature.
L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle.
Les forces dont son corps est doué, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des
matières en leur donnant une forme utile à sa vie (Le Capital)

Marx : De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins (Manifeste du parti
communiste)

Voltaire : Le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin
(Candide)

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L’art en philosophie
Le terme art a longtemps désigné les savoir-faire artisanaux, les modes de
production et déjà en grec, les termes poiésis et technè recouvraient indifféremment
l'activité des artistes et celle des artisans. Néanmoins, l'existence des différents
arts dans les sociétés humaines a invité la philosophie, dès son origine, à
s'interroger sur eux. Quelle est leur fonction ? Doit-on s'en méfier ?
Dans les faits, l'évolution des arts, et surtout leur diversité, rendent difficile une
définition de l'art au singulier. Car l'art est un terme qui se suffit désormais à
lui-même. Aujourd'hui utilisé sans épithète, l'art désigne une forme culturelle qui
n'a que récemment été comprise comme autonome, en s'émancipant aussi bien des
techniques de production dans sa forme que des religions dans son contenu.
Mais surtout, parler de l'art au singulier implique un jugement de valeur : on ne se
contente pas d'englober un certain nombre d'objets – des tableaux, des poèmes,
des films etc… mais on comprend ainsi une manière d'être (l'artiste, longtemps
assimilé au génie) une manière de faire (la création d'œuvres) et une manière de
sentir (l'expérience esthétique)

La philosophie de l'art
Art et vérité
Dans La République, Platon considère que l'art, plus spécifiquement la peinture et la
poésie, est une activité mensongère, puisqu'il consiste à produire des
faux-semblants ; en conséquence, dans une cité idéale, on devrait pouvoir se
passer d'artiste.
Pour Aristote, l'activité artistique exprime au contraire un authentique effort de
connaissance. Dans La Poétique, il déclare que la poésie est “plus philosophique et
plus noble que l'histoire”, plus qu'une description pure et simple de faits
singuliers. L'art permet d'atteindre une vérité plus générale que la vérité
immédiate. Par ce moyen, l'homme peut parvenir à se connaître lui-même. La
finalité de l'art peut alors rejoindre l'ambition de la philosophie.
Une philosophie de l'art qui ne s'élève pas contre l'art, mais qui en pense à la fois la
nature et la fonction, sera développée au XIXème siècle dans la monumentale
Esthétique de Hegel. Quant à la philosophie de Nietzsche, elle procède à une
réévaluation de l'artiste.

L'artiste
Non seulement la finalité de l'art pose problème, mais la définition de l'activité
artistique et de l'artiste n'est pas simple. Pour définir l'artiste, il faut s'interroger
sur ce que la production des œuvres d'art comporte d'énigmatique. Tant qu'elle a
été considérée comme une imitation de la nature, l'activité artistique n'était pas
comprise comme création originale. Et l'idée de création est passée tardivement à
la métaphysique à l'art.
Pour Kant, la puissance de création de l'artiste réside dans son génie, dans sa
capacité d'invention. Alors que la technique procède par l'application d'une

56
science, le génie de l'artiste consiste à produire son œuvre sans posséder le savoir
de ce qu'il fait.
Mais être artiste implique aussi une manière d'être et de percevoir le monde.
L'existence humaine peut alors devenir esthétique pour elle-même. “L'homme
n'est plus artiste, il devient lui-même œuvre d'art”, écrit Nietzsche dans La
Naissance de la tragédie.

L'esthétique
Le Beau
Pour Kant, dans la Critique de la faculté de juger, l'esthétique est une étude de la
subjectivité humaine lorsqu'elle éprouve du plaisir et du déplaisir : le Beau se
définit comme “ce qui plaît universellement sans concept”.
Mais cette idée d'une universalité du Beau dépend du privilège accordé par Kant à la
beauté naturelle. Dans la contemplation de la nature, le Beau peut-être éprouvé
indépendamment des œuvres d'art, ainsi que des époques où elles se situent. Selon
Kant, le jugement de goût possède une universalité, mais lorsqu'il se confronte aux
œuvres d'art, il risque de perdre ce caractère. Chacun sent ce qu'est la beauté, mais
les avis diffèrent sur ce qui est beau. Car le jugement de goût, même s'il semble être
strictement individuel, possède un caractère social.

Art et société
Les œuvres d'art possèdent une fonction sociale de cohésion. Elles permettent de
relier un groupe humain, elles ont donc une fonction religieuse ; pensons aux
tragédies grecques du Moyen-âge. Mais on peut aussi constater que le jugement du
goût que l'on porte sur les œuvres d'art a une fonction de distinction, et qu'il sert à
séparer des groupes à l'intérieur d'une même société : il y a alors un “bon” et un
“mauvais” goût, un goût “vulgaire” et un goût “raffiné”.

La mort de l'art
Avec Hegel, l'esthétique se donne exclusivement l'art pour objet. L'objet de
l'esthétique est moins le Beau que la signification des œuvres d'art dans leur
diversité. L'art, sous toutes ses formes, est considéré comme le moyen
d'expression par lequel la conscience humaine se manifeste historiquement. La
dimension historique des expressions artistiques est donc reconnue.
A travers l'histoire, l'art s'est modifié à tel point qu'il a fini par devenir un moyen
dépassé : Hegel déclare que l'art “appartient au passé”, ce qui ne veut pas dire
qu'on ne produit plus d'œuvres d'art, mais que leur rôle est devenu inessentiel. La
“mort de l'art” ne se manifeste pas par un détachement total vis-à-vis des œuvres
d'art, mais par l'apparition d'une nouvelle manière de les aborder, plus distanciée
et plus savante, que Hegel nomme “esthétique”.

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Définitions particulières de philosophes sur l'art :

– L'art selon Aristote : “L'art (technè) est une certaine disposition accompagnée de
règle vraie, capable de produire (Ethique à Nicomaque)

– L'art selon Kant :


“L'art se distingue de la nature comme faire d'agir ou effectuer en général et le
produit ou la conséquence du premier, l'ouvrage se distingue de même des effets de
la seconde. L'art, habileté de l'homme, se distingue aussi de la science (comme
pouvoir de savoir)” (Critique du Jugement)
“Les Beaux-Arts sont les arts du génie” (Critique du Jugement)

– L'art selon Schopenhauer : “L'art est contemplation des choses, indépendante


du principe de raison” (Le Monde comme Volonté et comme Représentation)

– L'art selon Nietzsche : “L'essentiel dans l'art, c'est qu'il parachève l'existence,
c'est qu'il est générateur de perfection et de plénitude. L'art est par essence
affirmation, bénédiction, divinisation de l'existence” (La Volonté de Puissance)

– L'art selon Heidegger :”L'essence de l'art, c'est la vérité se mettant elle-même


en oeuvre” (Chemins qui ne mènent nulle part)

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Le Langage en philosophie

L'homme : un être qui parle ?

Le propre de l'homme
Pour Bergson, l'homme de se définit d'abord comme Homo faber fabriquant
d'outils et inventeur de techniques. Mais pour un linguiste comme Claude Hagège,
il est plus fondamentalement encore un Homo loquens, “homme de paroles”.
L'homme est avant tout un être qui parle, mais la parole est-elle vraiment
l'apanage de l'homme ?
Les animaux peuvent en effet eux-aussi émettre des signaux par lesquels ils
échangent des informations tout comme les humains. Dans une étude célèbre
intitulée Vie et mœurs des abeilles, le zoologiste autrichien Karl von Frisch a montré
par exemple qu'une abeille peut signaler à ses congénères la direction et la distance
de la nourriture par des danses dans l'orientation et la vitesse varie. Mais s'agit-il
ici d'un langage ? D'abord le “message” des abeilles est biologiquement déterminé,
inné dans l'espèce, et les informations transmises sont limitées à quelques
situations bien définies. Ensuite, à un message, les abeilles ne répondent pas par un
autre message, ce qui serait le propre de la communication, mais elles répondent
par un autre message. Enfin, le message des abeilles ne se laisse pas analyser,
tandis que les énoncés du langage humain se laissent décomposer en éléments
(unités grammaticales et unités sonores) qui peuvent se combiner d'une infinité de
manière.
Seul l'homme peut à tout moment composer de nouvelles phrases, comprendre un
discours jamais prononcé auparavant. Grâce à un référentiel de signes commun,
l'homme peut véritablement entrer en contact avec autrui en s'adressant à lui pour
lui exprimer ses pensées. Descartes le premier a mis l'accent sur cet aspect inventif
de la parole, qui témoignent de la plasticité de la raison humaine : cet instrument
universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres.

La question des origines


La parenté entre la raison et le discours est d'ailleurs frappante dans la langue
grecque, qui les désigne toutes les deux par un même mot, logos. L'homme, animal
rationnel, est en même temps un animal parlant. La question de l'origine des
langues, abondamment débattue par les philosophes du XVIII siècle, soulève les
mêmes difficultés que celle de l'origine de la pensée rationnelle. Comment les
langues ont-elles été instituées ? Rousseau, qui suppose un état de nature dans
lequel les hommes n'auraient eu nul besoin de communiquer, se heurte à des
difficultés insurmontables lorsqu'il cherche à fonder l'invention des langues sur le
progrès de la pensée dans son Essai sur l'origine des langues.
L'idée d'un premier homme qui vient à parler en brisant le silence, est
vraisemblablement une fiction. L'origine des langues se confond avec l'origine

59
même de l'homme. On ne saurait imaginer une société sans langage qui un jour se
serait mise à parler.

Le langage, véhicule de toute culture


Le langage est le véhicule de toute culture. L'homme ajoute à la nature ce qu'il ne
reçoit pas par hérédité, mais par apprentissage : le savoir technique et scientifique,
les règles morales du groupe, les rites religieux, etc…
Mais le langage n'est pas un élément de la culture parmi d'autres. Les valeurs et les
savoirs acquis par l'enfant, ce sont d'abord des paroles qu'il entend. En même
temps que sa langue maternelle, l'homme apprend les symboles qui structurent la
vision du monde propre à la culture du groupe auquel il appartient. Chaque langue
correspond à une certaine façon de s'approprier le réel et de l'organiser : on pense
avant tout avec sa langue. Comme le dit le linguiste Emile Benveniste : “nous
pensons un univers que notre langage a d'abord modelé”. Cela explique pourquoi
certains mots ou expressions sont difficiles à traduire d'une langue à l'autre.

Les fonctions du langage

Un instrument de communication
Le langage est avant tout un instrument de communication. La parole est donc le
signe distinctif de l'homme, animal social. S'il est vrai que la société humaine est
fondée sur l'échange ; l'échange des mots est sans doute premier par rapport à
l'échange des biens et des services. “Discutons d'abord”, tel est le préalable à toute
transaction, mais aussi à toute action impliquant plusieurs personnes dans un
projet commun.
Le langage apparaît donc comme un instrument nécessaire pour rendre ses
demandes accessibles à autrui et être informé des siennes. Pour Merleau-Ponty, le
langage ne fait pas partie du monde, il est structurant du monde : le monde est déjà
investi par le langage, un monde parlé et parlant. Même lorsque je parle pour ne
rien dire, j'établit une relation avec l'autre, une complicité en puisant dans un
référentiel de signes qui nous sont communs à l'un comme à l'autre.

L'expression de la pensée
Le langage n'est pas seulement au service de la communication ; il a aussi une
fonction expressive. Il me permet, même en l'absence d'un destinataire, de donner
corps à mes propres pensées. Déjà, définissait la pensée comme “un discours que
l'âme se tient à elle-même”. Mais pense-t-on réellement avec les mots ? Est-ce
que ce n'est pas la pensée qui précède le langage? Cela m'apparaît lorsque je
cherche mes mots, quand je n'arrive pas à exprimer une idée d'une manière
satisfaisante.
Néanmoins, pour Bergson, “la pensée demeure incommensurable avec le langage”.
Certes le langage convient pour désigner des objets matériels juxtaposés dans
l'espace ; à la multiplicité infinie des choses, il substitue des mots des mots en

60
nombres limités, ce qui est très commode pour l'action matérielle des hommes aux
prises avec le monde. Mais ces “étiquettes” que sont les mots ne peuvent rendre
compte de la richesse de la vie intérieure qui constitue peut-être un indicible.
Pour Hegel au contraire, il n'y a pas de pensées véritables hors du langage. Par les
mots, le sujet donne une formule objective de ses pensées et les rends accessibles à
sa propre conscience. Hegel démystifie ici l'ineffable, ce quelque chose si riche, si
nuancé, qu'il ne peut pas encore être dit. Mais l'ineffable n'est pas ce qui ne se dit
pas, mais ce qui va se réaliser dans le dire ; ” c'est la pensée obscure, la pensée à
l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le bon mot”.

Le pouvoir des mots


A cette fonction expressive se rattache la fonction magique du langage. Le mot en
se détachant de la chose paraît aisément la dominer, la gouverner. Il peut dire ce
qui n'est pas encore, ressuscite ce qui a disparu. Le mythe c'est, d'après
l'étymologie grecque (muthos) la parole elle-même. La force créatrice de la poésie
tient sans doute à cette magie des mots. Le simple fait de nommer fait être.
Mais le langage sert également à agir sur autrui. On peut, avec de simples mots,
obtenir de l'autre un service, le flatter, lui faire peur ou encore le blesser. C'est la
maîtrise de ce pouvoir qui, durant l'Antiquité, a fait la fortune des sophistes. Ces
”maîtres d'habileté” (selon l'étymologie) enseignaient contre rétribution l'art de
bien parler la rhétorique, en un temps où la maîtrise du discours était
indispensable pour convaincre les foules dans les tribunaux ou dans les assemblées
démocratiques. Le langage possède une dimension incantatoire et peut aisément
devenir un outil de manipulation ou un instrument de domination. Il est capable
d'après le célèbre sophiste Gorgias de charmer l'âme de l'auditeur et d'en changer
les dispositions à volonté en suscitant haine, colère, joie ou tristesse.

Le langage, un système de signes

Langue et parole
Le père de la linguistique, Ferdinand de Saussure, propose une distinction très
féconde entre la langue et la parole. Le langage, selon lui, a un côté social et un côté
individuel. D'un côté le langage est une langue, c'est-à-dire un référentiel de
signes déterminé par des conventions sociales dont les règles et les normes sont
adoptées partout dans le but de favoriser la compréhension de tous. D'autre part, le
langage est avant tout parole ou expression qui n'est plus de l'ordre de la simple
passivité, mais de l'activité. Chaque parole est une invention propre à celui qui la
profère.
Saussure montre à travers le fait social qu'est la parole, l'importance de distinguer
langue et langage. Il montre que “le fait de parole précède toujours”.
Historiquement, ce sont les paroles échangées par les hommes qui font émerger la
langue. Ce sont les enfants qui, en entendant parler, apprennent les codes
particuliers de la langue maternelle. Enfin, c'est bien par la parole qui, en

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s'affranchissant parfois des règles ou en forgeant de nouveaux mots fait évoluer la
langue.

L'arbitraire du signe
Dans son Cours de linguistique générale, Saussure définit la langue comme “un
système de signes exprimant des idées”. Mais quelle est la nature du signe
linguistique ? Pour Saussure, il est une entité double qui unit, non pas une chose et
un nom, mais un concept et une image acoustique respectivement appelé signifié et
signifiant. Ce lien qui unit signifiant et signifié à l'intérieur du signe est arbitraire.
Cela veut dire que chacun peut employer le signifiant de son choix, il n'y a aucun
rapport de motivation ou de ressemblance entre signifiant et signifié. “L'idée de
sœur n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-œ-r qui lui sert
de signifiant”. La langue se compose d'un ensemble de signes linguistiques.
Mais en quoi ces signes forment-ils un système ? En ce qu'ils sont organisés les
uns par rapport aux autres et qu'ils ne sont délimités par rien d'autre que leurs
relations mutuelles. Ainsi la réalité de chaque signe est inséparable de sa situation
particulière au sein du système et sa valeur résulte du réseau de ressemblances et
de différences qui situe ce signe par rapport aux autres. Le mot “redouter” par
exemple, n'obtient sa valeur propre que par opposition à ses concurrents comme
“avoir peur”, “craindre” etc…
Nous pouvons faire une analogie avec le jeu d'échecs. Sur l'échiquier, chacune des
pièces prise isolément, ne représente rien ; elle n'acquiert sa valeur que dans le
cadre du système qu'elle forme avec les autres pièces et relativement à leur valeur
respective. Le propre d'un signe, par conséquent, c'est d'être différent d'un autre
signe. Ainsi, dans la langue, il n'y a que des différences.

En résumé
Le langage humain est l'aptitude à inventer et à utiliser intentionnellement des
signes à des fins de communication. Tout langage constitue un système de signes
arbitraires où chaque signifiant n'a pas de valeur en soi mais seulement
relativement aux autres. Le langage est un système ouvert car à partir des règles
syntaxiques, de quelques milliers de mots et d'une vingtaine de sons, je peux faire
des phrases toujours nouvelles, je peux comprendre des discours que je n'avais
jamais entendus. Grâce au langage, disait Descartes, “la raison humaine est un
instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres”.

Définitions et citations sur le langage :

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– Marx et Engels : “Le langage est la conscience réelle, pratique, existant pour
d'autres hommes” (Idéologie allemande)

– Saussure : “La langue est pour nous le langage moins la parole” (Cours de
linguistique générale)

– Bergson : “Le langage fournit à la conscience un corps immatériel où s'incarner”


(L'évolution créatrice)

– Wittgenstein : “La totalité des propositions est le langage” (Tractatus


logico-philosophicus)

– Sartre : “Par langage nous entendons tous les phénomènes d'expression et non
pas la parole articulée qui est un mode dérivé et secondaire” (L'Être et le Néant)

– Lévi-Strauss : “Le propre du langage est d'être un système de signes sans


rapports matériels avec ce qu'ils ont pour mission de signifier”

63
La conscience en philosophie
Dans l'Antiquité, la conscience n'existait pas : seul le “noos”, l'esprit connaissant,
avait une valeur. C'est la modernité philosophique qui a donné au sujet une
conscience. Descartes l'a posée comme le socle de la connaissance car la conscience
a résisté au doute méthodique, elle peut donc servir de fondement sur lequel
s'édifierait l'ensemble du savoir (cf. La Métaphysique de Descartes). Kant, Hegel, ou
encore Sartre reprennent à leur compte cet acquis de la philosophie moderne.

Définitions générales du concept de conscience :


- Du latin conscientia : connaissance partagée avec un autre
- Sens psychologique : connaissance, intuition ou sentiment qu'un sujet
possède de lui-même, de se états et de ses actes
- Sens moral : capacité de formuler des jugements moraux, sur le bien et le
mal

Cours sur la notion de conscience


Introduction
« Conscience » : cum scientia (latin). La conscience : activité psychique qui fait que
je pense le monde et que je me pense moi-même. Et ce parce que la conscience est
une mise à distance.
La conscience est mise à distance :
- De l’homme face au monde
- De l’homme face à lui-même
La conscience : ce qui fait que je ne suis pas posé dans le monde comme peut l’être
un objet mais que je me rapporte au monde, que je le vise, que je m’y projette.
Plongé dans la lecture d'un roman policier, je prends soudain conscience qu'on
frappe à ma porte. Prendre conscience, c'est s'apercevoir de ce qu'il se passe autour
de nous, mais aussi de ce qu'il se passe en nous.
La conscience dite psychologique est l'occasion de l'éveil de la conscience morale,
car le sujet de la conscience commence à juger de la valeur morale de ses propres
actes et intentions : “J'ai agi selon ce que me dictait ma conscience”.
Prendre conscience, c'est aussi poser le monde comme objet de la conscience ( un
objet d'étonnement, de mystère et d'exploration pour le sujet que je suis). Ma
conscience me sépare du monde en me mettant à distance de lui, mais elle me lie
aussi à lui, car il ne peut y avoir de conscience si l'on a pas conscience de quelque
chose ( c'est ce que Husserl appelle l'intentionnalité de la conscience). C'est ainsi
que j'évolue dans le monde, que j'apprends à le connaître tout en apprenant à me
connaître. Pourtant, la conscience de notre état ne coïncide jamais totalement avec
ce que nous sommes en soi : Il y a le moi qui est timide et il y a le je qui sait que le
moi est timide. Conscient de ne pas être ce que je suis (exemple: un serveur est un
serveur jusqu'à ce que sa journée de travail se termine), je peux jouer à être ce que
je ne suis pas. En ce sens, toute conscience est une comédie.

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Mais la conscience est toujours lacunaire, nous ne sommes jamais conscients de
tout et tout le temps. “Conscience signifie choix” comme l'avance le philosophe
Bergson. Notre attention se porte toujours vers un certain objet déterminé parmi
tous les autres objets. Nous perdons la conscience de nos habitudes en développant
des automatismes par exemple. Je peux perdre conscience de mes souvenirs au fur
et à mesure du passage du temps, alors que la mémoire est utile pour mobiliser les
souvenirs dont j'ai besoin sur le moment, pour surmonter efficacement un
problème imposé par le réel. Ainsi, avoir conscience, c'est avoir la liberté d'agir de
telle ou telle manière et de devenir ce que l'on veut.
Pourtant, notre esprit a ses secrets et il y des choses qui peuvent échapper à notre
conscience. Cette étrangeté insaisissable, c'est l'inconscient.
- Être conscient, c’est sentir, agir, penser et savoir que je sens, que je pense et
que j’agis. L’homme n’est pas posé dans le monde, il s’y rapporte. Par la
conscience, le monde devient objet de connaissance et de réflexion.
- Être conscient des actes accomplis et des pensées élaborées n’en fournit pas
pour autant l’intelligibilité. De plus, la conscience est une mise à distance de
l’homme par rapport à lui-même. Elle peut être ce qui lui inflige des
expériences douloureuses : ex : la conscience morale, la culpabilité, le
remords. Ex : Crime et châtiment (Dostoïevski) avec le personnage de
Raskolnikov: après le double meurtre de l’usurière et de sa sœur. Par la
conscience morale, l’homme fait l’épreuve d’actes dans lesquels il a du mal à
se reconnaître. En ce sens, la conscience signifie moins l’accès à une identité
stable, définie qu’à une tâche à effectuer.

Problématique
En quoi la conscience fait-elle la grandeur et la misère de l’homme ?

La conscience : ce qui permet la connaissance


La conscience permet à l’homme de répondre de ce qu’il est. Ceci l’élève au-dessus
de l’animal.
Mais ce phénomène est aussi ce qui le sépare de l’immédiateté et de l’innocence de
l’instant.
La conscience est donc synonyme de dignité, elle est ce qui permet à l’homme de
penser le monde et de se penser lui-même. Mais cette dignité a un prix, elle est une
libération qui impose la nécessité de devoir répondre de ses actes et de les assumer.
Parallèlement à cela parce qu’elle permet la pensée, elle est ce qui permet le
questionnement philosophique.
Si la conscience est ce qui permet le raisonnement philosophique, il semble
nécessaire de s’interroger sur l’origine de cette interrogation.
A la question « connais-toi toi-même », Socrate répond : « je sais que je ne sais
rien ». Négativité de la connaissance : le savoir se pose ici comme la conscience de
ne rien savoir.

65
I) Descartes : La conscience va aboutir comme positivité fondatrice.
Les méditations métaphysiques. « Cogito ergo sum »
Remise en question des perceptions, des opinions et des jugements. Le doute est un
outil, il est méthodique, radical et systématique. Il a pour but d’aboutir à la
découverte d’une vérité fondatrice, indubitable et certaine à partir de laquelle la
science et la connaissance pourraient être fondées.
- On doute du plus simple au plus complexe : le plus simple : douter des 5 sens
: plutôt que de douter de chacune de mes perceptions ce qui serait infini, il
faut douter de ce qui permet la perception : les 5 sens. Cf texte du morceau de
cire et de la tour qui semble carrée et qui en fait est ronde. Les sens sont donc
trompeurs.
- Si les sens sont trompeurs, il est nécessaire de douter de ce qui fonde mes 5
sens : le corps. Descartes doute de l’existence de son propre corps.
- Mais si mes sens sont trompeurs, mes pensées peuvent aussi l’être :doute
quant aux vérités mathématiques. Comme celles-ci ne procèdent pas de
l’expérience et sont dans mon esprit, il faut bien qu’un être les y ait mises.
Douter de ces vérités, c’est donc nécessairement poser l’hypothèse de
l’existence d’un Dieu qui ne cesserait de me duper. D’où l’hypothèse de
l’existence d’un malin génie. Début de la conclusion : je puis douter de toute
mais pour douter il faut que je pense et pour penser il faut que je sois : je
pense, je suis. Dès que je pense et aussi longtemps que je pense, je suis.
L’unique certitude qui résiste au doute : « je pense donc je suis ». Mais cette vérité
affirme le fait que j’existe, elle ne me dit pas la nature de ce que je suis. Être
conscient d’exister ne m’informe pas sur l’identité de cet existant. La conscience
peut-elle être objet de connaissance ?

II) La Conscience est une activité


- La conscience : une activité qui accompagne mes représentations
Kant : Logique (intro) 1800
Contrairement à Descartes qui définit la conscience comme une chose, Kant la
présente comme une activité. La conscience est une fonction nécessaire de la
pensée mais ne me donne pas la connaissance de ce je que je suis.
Pour identifier ce moi, il est nécessaire que le pouvoir d'identification soit
initialement dans la conscience, pouvoir d’identification qui permet d’établir la
relation entre sujet et objet. Kant distingue la « représentation » de la «
connaissance », la « matière » de l’ « intuition », la « sensibilité », la « forme », l’ «
entendement ».
Selon Kant, la connaissance procède de deux sources : la sensibilité et
l’entendement : sans la sensibilité l'entendement est vide, sans l’entendement, la
sensibilité est aveugle. (cf. La Critique de la Raison Pure)
Sensibilité : faculté par laquelle les objets me sont donnés : réceptivité, sensation.

66
Entendement : faculté intellectuelle par laquelle les objets sont pensés : faculté de
connaître. Faculté intellectuelle qui produit les concepts à partir desquels des
intuitions sensibles sont reliées entre elles et ordonnées car subsumées.
« Subsumer » : ranger une intuition sensible sous un concept, donc identifier,
connaître.
Ex : celui qui voit une maison pour la première fois : simple intuition.
Celui qui voit une maison et qui a déjà dans son entendement le concept de maison
en a la représentation.
Le « je » accompagne toutes mes représentations et les unifie. La conscience, le « je
» est originaire. Il est ce qui permet cette unification et la conscience de soi procure
aux représentations leur cohérence. Pour que les représentations soient unifiées, il
faut admettre ce pouvoir unificateur comme ce qui permet la connaissance, donc le
penser comme originaire. La conscience est donc une activité, elle est un pouvoir de
synthèse. Le sujet ne peut prendre conscience de lui-même qu’à travers cette
activité. Comme, la conscience de soi ne peut apparaître que lorsqu’elle se réalise,
elle ne peut pas être une connaissance de soi car elle est ce qui permet la
connaissance. La conscience, lorsqu’elle se prend elle-même pour objet de pensée,
ne peut se penser à vide. Elle se pense à partir des contenus de pensée qui
l’investissent.
La conscience présente ainsi un caractère paradoxal, elle est ce qui permet la
connaissance de l’objet, mais elle ne peut être elle-même objet de connaissance.
La conscience immédiate et la conscience réfléchie, la connaissance du monde, la
connaissance de soi. La conscience de soi se définit comme la possibilité pour le
sujet de prendre pour objet de connaissance ses états de conscience : la conscience
se retourne sur elle-même pour penser ses contenus de pensée. La conscience
participe ainsi de deux mouvements :
1. La conscience immédiate : elle est celle qui accompagne les actes du sujet :
avoir conscience de quelque chose
2. La conscience réfléchie : celle dans laquelle le sujet se pense lui-même
comme conscient de quelque chose.
Exemple :
Kant : le passage de la simple conscience de soi « Charles veut manger » à « je veux
manger » : la conscience de soi : Kant : « Avant il se sentait, maintenant il se
pense »
Les deux mouvements fonctionnent ensemble : toute conscience est toujours
conscience de quelque chose et je ne peux prendre conscience de ce que je suis
qu’en me regardant au travers des actes accomplis : la conscience réfléchie
présuppose la pensée immédiate. De la même façon, le sujet ne peut avoir
conscience de quelque chose que parce qu’il s’y sait présent : je n’ai conscience du
monde que parce que je suis conscient d’y être : la conscience immédiate
présuppose la conscience réfléchie. Elles sont donc inscrites dans une activité, dans
un mouvement, donc dans une temporalité qui entrelace la conscience immédiate
et celle réfléchie sans pour autant les faire coïncider.

67
Cette absence de coïncidence avec soi apparaît clairement chez Bergson. Cette non
coïncidence apparaît avec la notion de durée.
Le mouvement effectué inscrit la conscience dans la durée. La conscience établit
une relation entre le passé, le présent et l’avenir.

III) La conscience et la temporalité


Texte de Bergson : l’énergie spirituelle
1. La conscience est conservation du passé.
2. La conscience est mouvement vers l’avenir.
3. Donc la conscience est un lien entre le passé et l’avenir car c’est le rapport à
la mémoire et au projet qui caractérise la conscience.
Bergson lie le savoir à la mémoire et à l’anticipation. La mémoire est une fonction
du passé.
1. La conscience est une attention portée au présent. Elle est donc
fondamentalement pratique.
2. La conscience chez Bergson est une chose concrète, c’est-à-dire une réalité
dont nous faisons l’expérience à chaque instant. Elle apparaît d’autant plus
clairement qu’elle se réalise à chaque rapport au monde car elle accompagne
chacune de nos perceptions et chacun de nos actes.
3. La conscience se caractérise par la mémoire : une conscience sans mémoire
serait une conscience « inconsciente », une conscience sans conscience
d’elle-même (une conscience qui ne pourrait jamais rien identifier et serait
ainsi confrontée à un perpétuel inconnu). Or la conscience est le lieu dans
lequel les événements s’impriment. Elle se définit d’abord par la perception
des objets qui nous environnent et cette perception implique la mémoire : «
percevoir, c’est se souvenir » (Bergson) « Etre conscient », signifie être
capable d’effectuer le lien entre un événement présent et un événement
passé afin que celui présent puisse être identifié, reconnu et que je puisse
agir dans le monde et donc y vivre.
4. La conscience est aussi tension vers l’avenir, anticipation car agir dans le
présent signifie nécessairement s’engager dans ce que ce présent va devenir.
Si la conscience rapporte l’événement présent à celui passé pour pouvoir identifier
celui présent, si la conscience est relation à l’événement présent à partir de l’avenir
qu’il annonce, quelle relation la conscience peut-elle avoir avec le présent ?
Si la conscience est en relation avec ce qui n‘est plus (le passé), et ce qui n’est pas
encore (l’avenir) quelle relation a-t-elle avec ce qui est (l’instant présent) ?
L’instant présent est par nature fugace, fugitif : commencer à percevoir l’instant
présent signifie qu’il n’est déjà plus du présent mais déjà du passé car la pensée s’y
applique (l’instant est alors déjà un souvenir). De la même façon, anticiper le
présent est impossible. L’instant n’existe pas : dès qu’il apparaît, il n’est déjà
plus(il est déjà du passé), aussi longtemps qu’il est attendu, il n’est pas (c’est de
l’avenir). Dès lors, le présent n’est qu’une durée participée par le passé immédiat et
l’avenir imminent. Le présent, c’est quelque chose qui dure.

68
Là où Descartes voyait la conscience comme une chose qui pense, Bergson voit une
chose qui dure, qui s’écoule. Pour Bergson, la conscience est progrès et son
inspiration dans la durée fait que l’homme est ce qu’il fait et fait ce qu’il est. Si la
conscience est happée par le passé et tendue vers l’avenir, la conscience est
mouvement, visée.

IV) « Toute conscience est conscience de quelque chose » : Husserl.


Tout cogito porte en lui son cogitatum auquel elle se relie et dont il se distingue. La
conscience est toujours en relation avec autre chose qu’elle-même. Il y a toujours
une distance entre la conscience et l’objet qu’elle vise. Même lorsque la conscience
prend pour objet de pensée ses contenus de pensée (ex : ses souvenirs …) elle ne
parvient pas à les penser tels qu’ils étaient au passé parce qu’elle ne peut les
appréhender que relativement au présent dans lequel elle est.
La conscience est projet, visée du monde, elle est « intentionnalité ».
Intentionnalité : visée, projection vers le monde. La conscience n’est plus lue
comme une intériorité close sur elle-même, elle est visée, projection. Avant d’être
réflexive, retour sur elle-même, la conscience est initialement une relation au
monde dans lequel je suis un être qui désire, qui agit et qui anticipe. Parce qu’elle
s’anticipe, la conscience est donc toujours déjà au-delà d’elle-même, elle est visée
d’un ailleurs pour orienter son action dans le monde. La conscience est donc
donatrice de sens, de signification. La signification n’est pas dans la chose, c’est la
conscience qui donne leur sens aux choses qu’elle vise et qu’elle perçoit.
Mais si la conscience est donatrice de sens, si elle ne se règle plus sur l’objet pour le
connaître mais fournit un sens à l’objet, alors la conscience ne peut plus être
pensée comme le lieu d’une vérité unique, absolue. Il apparait alors légitime de se
poser la question suivante : penser la conscience comme prévalant sur la
conscience, est-ce une vérité ou une simple interprétation ?

V) La mise ne doute de la suprématie de la conscience sur le corps.


Texte de Nietzsche : « Aurore » (1880)
1. La conscience n’est que le simple écho du corps qui la porte au monde. Plus
que cela, ne serait-ce pas une simple interprétation que l’on aurait posée
comme vérité pour des raisons morales, pratiques ? Si la conscience est
donatrice de sens, penser la conscience comme supérieure au corps,
n’est-ce pas une simple interprétation plutôt qu’une vérité, une croyance et
non un état de fait ?
2. Avec le cogito, Descartes avait signalé la séparation de l’âme et du corps.
Cependant, Descartes, affirmant par la suite que « je ne suis seulement logé
dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire », il finit par réunir l’âme et
le corps car l’expérience de la faim et de la douleur physique montre que le
corps peut troubler la pensée. Et cette réunion n’est pas sans conséquences
car elle conduit nécessairement à s’interroger sur l’influence du corps sur la

69
conscience et de la conscience sur le corps. Cette interrogation est
fondamentale dans l’œuvre de Nietzsche.
La conscience selon Nietzsche
Traditionnellement, la métaphysique et la philosophie ont toujours pensé la
conscience comme ontologiquement supérieure au corps. Ceci n’est qu’un postulat
avancé pour des raisons pratiques et morales (elles servent à responsabiliser
l’homme quant à ce qu’il est et ce qu’il fait, à le rendre coupable et justifie ainsi le
châtiment…). Avant cela, la métaphysique avait déjà posé tout ce qui est immatériel
comme ontologiquement supérieur au sensible : l’âme, l’esprit, la conscience sont
donc valorisés et le corps, le sensible déprécié.
Nietzsche opère un renversement de cette hiérarchie : il pose la conscience comme
dérivative du corps : « la conscience est une évolution dernière et tardive du
système organique ». Selon Nietzsche, le corps est premier, il est pluralité de
forces, de pulsions qui luttent les unes contre les autres, les unes avec les autres.
Ces forces constituent ce que Nietzsche appelle « la volonté de puissance » : force
qui cherche son propre accroissement, qui est toujours en devenir… Le Moi est donc
multiple et l’individu vit une pluralité de sensations, d’identités, de rôles. Réduire
la conscience à une unité, c’est vouloir enfermer l’homme dans une identité
unique, c’est vouloir le réduire à un seul rôle et ce rôle est défini par la philosophie
comme celui de l’« animal rationnel ». Or, selon Nietzsche :
- « Tout acte de volonté comporte premièrement une pluralité de sentiments ».
L’unité du « je pense » n’est donc qu’un préjugé, une illusion de la grammaire qui
laisse croire que le « je » décide de la pensée alors qu’en fait le « je » n’est que la
conséquence d’une multitude de luttes continuelles entre les différentes forces qui
animent le corps.
L’unité de la conscience est donc une illusion pratique car face à la pluralité du
monde, il est rassurant de se penser comme une unité plutôt que de se penser
comme pris dans un devenir permanent et donc d’être toujours autre à soi-même.
Première illusion de la conscience : la conscience se pose comme cause
d’elle-même, elle se croit substance et se pense comme étant à l’origine de ses
pensées. Or, la conscience n’est pas ce qui donne des ordres mais qui ne fait
qu’obéir à ce que le corps impose : « les pensées viennent à moi quand elles le
veulent et non quand je le décide ». La conscience n’est que le simple écho du corps.
La conscience n’a accès qu’à la surface des choses.Penser que l’on connait les
raisons qui nous font agir, c’est en fait se méprendre car ces raisons fondamentales
sont en profondeur et échappent à la surface.
La croyance en l’ego n’est donc qu’une illusion, le Moi rationnel n’est qu’un
mythe, une fiction métaphysique et la souveraineté de la conscience sur le corps,
un fantasme. On peut alors comprendre le sens du « cogito brisé » chez Ricoeur : le
moi n’est pas transparent à lui-même. Le Moi n’est pas une identité qui est donnée
de façon définitive au départ, une fois pour toutes ; mais une identité qui ne cesse
de se construire au fur et à mesure (ce qu'il nomme identité narrative). La
conscience se manifeste ainsi par une certaine opacité à elle-même.

70
Conclusion
La conscience se définit, certes, par son activité quant à la connaissance, mais aussi
par ses lacunes, ses errances, son opacité. En approchant l’homme relativement à
cette opacité de la conscience, force est de constater que celle-ci n’est pas
transparente à elle-même. Il y a en elle des choses qui lui échappent et qui
signalent que par-delà ce que la conscience affirme d’autres choses se disent.
Penser la conscience signifie donc aussi penser ce qu’elle ne maîtrise pas au sein du
psychisme et qui peut la remettre en question quant à son autorité. Cette remise en
question passera par Nietzsche par la volonté de puissance, par Marx dans le
domaine social pour aboutir au thème de l’inconscient chez Freud, inconscient qui
induira ce constat fatal :
- « Le Moi n’est pas maître en sa propre maison »
Définitions particulières de philosophes sur la conscience / la
subjectivité :

- Descartes : “Ma propre pensée ou conscience” (Discours de la méthode)

- Rousseau : “Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix :


guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible
du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais
l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions” (Emile ou de l'Éducation)

- Kant : “La conscience est une représentation qu'une autre représentation est en
moi” (Critique de la raison pure)
“La conscience est la raison pratique représentant à l'homme son devoir pour
l'acquitter ou le condamner en chacun des cas où s'applique la loi” (Critique de la
raison pratique)

– Hegel : “L'homme est un être doué de conscience et qui pense, c'est-à-dire que,
de ce qu'il est, quelle que soit sa façon d'être, il fait un être pour soi”
(Phénoménologie de l'Esprit)

– Bergson : “La conscience est la puissance de choix” (L'Evolution Créatrice)

– Alain : “La conscience est le savoir revenant sur lui-même” (Définitions)

– Sartre : “La conscience est le refus d'être substance” (L'Être et le Néant)

– Rabelais : “Science sans conscience n'est que ruine de l'âme” (Pantagruel)

– Dante : “Pourvu que ma conscience ne me fasse pas de reproches, je suis prêt à


subir la volonté de la fortune” (La Divine Comédie)

71
L’inconscient en philosophie

Qu'est-ce que l'inconscient ? (Freud, Lacan, Leibniz)


La pensée classique n'a pas reconnu l'existence de l'inconscient. Descartes, en
effet, identifiait conscience et psychisme. Le mérite du philosophe allemand
Leibniz est une première théorie de l'inconscient grâce aux petites perceptions. A
l'époque moderne, Freud va montrer la pleine légitimité de cette notion, désormais
définie à partir du refoulement.
D'abord considéré comme adjectif, l'inconscient s'entend d'un individu qui ne
possède pas de conscience, mais c'est aussi, toutes choses qui échappent à la
conscience. Comme nom désormais, il s'entend du caractère de ce qui n'est plus
actuellement conscient, ou qui n'est pas susceptible de le devenir. C'est, en effet,
l'ensemble des faits psychiques échappant à la conscience.
Dans les « Méditations métaphysiques », Descartes finit par procéder à la réunion de
l’esprit et du corps, réunion qui vient expliquer l’interaction de l’un sur l’autre. Il
tient pour exemple de cette coexistence les sensations de douleur et de faim,
sensations physiques qui viennent troubler le bon fonctionnement de la pensée.
Lorsque le corps souffre, la pensée est troublée et inversement.
En prolongement de cette réunion de l’âme et du corps, le texte « Une jeune fille
louche » fournit une nouvelle approche de la conscience. Par cet exemple, Descartes
décrit le phénomène suivant : par la mise en présence d’un sujet dont les
caractéristiques ont affecté ma conscience par le passé, l’affection éprouvée dans
cette expérience passée peut ressurgir dans le présent face à un nouveau sujet
ressemblant. Ce phénomène conduit ainsi à devoir s’interroger sur la relation que
la conscience entretient avec la mémoire en même temps que ce type de
fonctionnement révèle certaines zones d’ombre au sein même de la conscience.

Problématiques :
Les questions suivantes s’imposent : la conscience peut-elle tout expliquer du
psychisme ? La conscience n’est-elle pas lacunaire ? Si les pensées viennent à moi
quand elles le veulent et non quand je le désire (selon Nietzsche), n’existe-t-il pas
un phénomène psychique qui échappe à la conscience ?

L’inconscient : une simple lacune de la conscience


La question de l’inconscient : la question des perceptions insensibles
Leibniz : « Nouveaux essais sur l’entendement humain ».
Leibniz tente un compromis entre le rationalisme de Descartes et l’empirisme de
Locke. Selon Leibniz, l’expérience ne nous fournit aucune idée mais elle développe
nos capacités.
L’expérience chez Leibniz : elle est constituée par l’observation des objets externes
(donc l’expérience se fait par les sens) et par l’opération combinée de l’âme (la
réflexion). Leibniz est l’un des premiers penseurs à observer le phénomène
inconscient et il va définir l’inconscient comme une faille de la conscience, une

72
faiblesse de cette dernière qui ne peut distinguer toutes les perceptions qu’elle
reçoit. Toute réalité psychique demeure en nous et reste imprimée dans notre
esprit. Mais toutes ces réalités ne sont pas discernées par notre conscience. Ces
perceptions imperceptibles, Leibniz les nomment « perceptions inconscientes ».
Il s’agit d’une infinité de petites perceptions qui sont trop petites et trop
nombreuses pour parvenir à être distinguées et discernées par l’esprit. En cela,
Leibniz s’oppose à Descartes car là où Descartes ne voyait qu’un mécanisme du
cerveau, un fonctionnement physique (des plis dans le cerveau) Leibniz voit un
phénomène psychique. A l’opposé de ces perceptions inconscientes se trouve
l’aperception : perception dont on a conscience.
Les perceptions inconscientes ne peuvent être perçues comme une unité par
l’esprit.
- « Toutes les perceptions ont leur effet, mais tous les effets ne sont pas toujours
notables »
- « En un mot, c’est une grande source d’erreur de croire qu’il n’y a aucune
perception dans l’âme que celles dont on s’aperçoit » (Leibniz)
Dans ce texte, Leibniz utilise l’exemple du bruit de la mer pour illustrer le
phénomène des petites perceptions, dites « perceptions insensibles ». Lorsque l’on
écoute le bruit de la mer, le son semble unique alors qu’il est un assemblage de tous
les sons produits par chacune des milliers de vagues en mouvement et qui
constitue le son unique. Or, pour avoir la perception de ce son unique, il faut bien
que nous ayons accès à tous les petits sons qui le composent quoique chaque petit
son de chaque petite vague soit confondu avec l’assemblage de tous les sons de
toutes les vagues. Si la vague était seule mon esprit ne pourrait rien percevoir.
Leibniz prend un autre exemple pour illustrer ce phénomène : celui du bruit d’un
moulin proche d’une habitation. L’habitude provoquée par l’entente du son du
moulin fait que l’on n’y prête plus attention au point de ne plus l’entendre tant il
est incorporé. Ce n’est que lorsque le moulin cesse de fonctionner que l’on se
surprend à ne plus l’entendre et donc à faire attention à sa présence. Toutes les
perceptions nous atteignent par-delà l’attention que l’on y prête, par-delà la
conscience que l’on en a : « On ne serait jamais réveillé par le plus grand bruit du
monde, si on n’avait quelque perception de son commencement ». Les petites
perceptions tiennent donc une place prépondérante dans notre psychisme.
1. Elles tiennent une place importante dans la sensibilité en ce qui concerne la
perception : dans la perception les images sont claires dans leur ensemble
mais confuses dans leurs parties.
2. Elles tiennent une place importante quant au temps : chaque petite
perception est liée à celle qui la précède (le passé) et également liée à chaque
perception qui la suit (perception à venir).
3. Elles tiennent une place importante dans l’identité de l’individu : les
perceptions inconscientes marquent l’individu (s’impriment dans son
esprit), elles le constituent. L’homme est donc constitué par ces perceptions
insensibles qui l’ont marqué par le passé et qui font qu’elles s’intègrent
également dans son état présent.

73
Tout est donc lié dans le sujet pour autant que le sujet parvienne à être conscient de
toutes ces liaisons en lui. Nous pensons à quantité de choses en même temps mais
notre attention ne porte la plupart du temps que sur nos pensées les plus distinctes.
Si nous devions être attentifs à tout, il faudrait prendre en considération tout ce qui
se produit lors d’une perception ou d’une pensée. Phénomène impossible. Cette
attention limitée ne remet pas en cause le fait que tout demeure en nous, en notre
mémoire. Elle signifie seulement que le sujet ne peut se remémorer toutes les
perceptions et expériences vécues. Dans l’esprit, rien n’est oublié et pourtant tout
ne revient pas nécessairement à la conscience.

Transition
Avec Leibniz, l’inconscient prend une place importante dans la constitution du
psychisme : il existe des perceptions inconscientes et elles constituent l’identité du
sujet au même titre que les perceptions conscientes. Seulement, l’inconscient ne
signifie ici que ce qui est « non conscient ». L’inconscient n’est compris que
comme la négation de la conscience, comme une faiblesse de celle-ci à parvenir à
embrasser la totalité des perceptions infimes et multiples auxquelles elle fait face.
Avec Freud et la théorisation de l’inconscient, l’inconscient va devenir une instance
psychique à part entière, instance qui donne lieu à une nouvelle topique (une
nouvelle topographie). L’inconscient devient un nouveau lieu dans la psychisme,
lieu qui se détermine par une activité autonome, dynamique, active. Mais cette
nouvelle définition du psychisme n’est pas sans conséquence. La définition
traditionnelle de l’homme par la conscience et le libre arbitre est ébranlée dans ses
fondements. De plus, la théorisation de l’inconscient est l’ultime blessure
narcissique dont l’homme doit faire l’épreuve.

L’inconscient : une force dynamique qui remet en question la


définition traditionnelle de l’homme.
L’inconscient : la troisième blessure narcissique imposée à l’homme.
Les trois blessures :
1. Avec Copernic, l’homme subit sa première blessure narcissique : la Terre
n’est plus au centre de l’univers, elle n’en est qu’une parcelle insignifiante.
2. Darwin inflige à l’homme sa seconde blessure narcissique. En effet, avec
Darwin, l’homme comprend qu’il n’est plus un être singulier dans l’ordre de
la création, il n’est qu’une des formes dans la multiplicité animale.
3. Avec Freud, l’homme est confronté à sa troisième blessure narcissique : avec
la théorie de l’inconscient, l’homme ne peut plus se définir par la seule
conscience. Il y a, en lui, des désirs qui se trament, qui s’agitent et qui
parfois le débordent. Il y a en lui des pulsions qui peuvent provoquer la ruine
de la conscience : « Le Moi n’est pas maître en sa propre maison ».

74
L’hypothèse de l’inconscient : l’homme est dépossédé de lui-même.
Si la conscience se définit comme la distance qui permet à l’homme de penser le
monde et de se penser lui-même, si cette distance imposait à l’homme la nécessité
de répondre de ses actes et de lui-même, l’inconscient vient troubler cette
dimension même et donc peut remettre en question le problème du jugement
moral et de la responsabilité. Si l’inconscient signifie qu’il y a en l’homme des
désirs inavoués, refoulés qui peuvent déborder la conscience, l’homme est comme
dépossédé de lui-même, dépossédé de son libre arbitre car ce dernier ne
parviendrait pas à canaliser ce que l’inconscient peut provoquer. La définition
même de l’identité est à interroger à nouveau. Comprendre l’inconscient, c’est
ainsi approcher l’homme à partir de ce que le psychisme indique quant à son
caractère lacunaire et défaillant face à une instance dynamique et active.
- « Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des
informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas
vers le peuple pour entendre sa voix » (Freud)

Qui est Freud ?


Freud est avant tout un clinicien. Il fut formé à Paris dans le service de Charcot,
médecin spécialiste des maladies nerveuses. Le premier constat de Freud est
édifiant : certains malades (dont les membres sont paralysés) ont un
comportement irrationnel et, pourtant, ne présentent aucun trouble d’origine
biologique, aucune maladie organique. Freud en déduit que la source de ces
pathologies est à chercher dans une autre origine que celle organique : si la source
n’est pas organique, elle ne peut être que psychique. Il y a psychiquement quelque
chose qui se dit au travers de différents symptômes, quelque chose que la
conscience ne peut dire et qui se traduit par une somatisation. Il y a psychiquement
quelque chose qui veut se dire mais que la conscience ne peut avouer et qui se
traduit par le corps. Si dans le psychisme, il y a une instance qui met en péril la
conscience, cela signifie que cette instance a une activité qui lui est propre, un
dynamisme, un fonctionnement interne étranger et différent de celui qui définit la
conscience. L’hypothèse de l’inconscient répond donc d’une nécessité clinique afin
d’expliquer des phénomènes psychiques qui échappent à la conscience mais qui
pourtant font sens. Exemple : Anna O.
- L’inconscient chez Freud
- L’inconscient : une réalité positive et dynamique.
Placer l’inconscient au même rang que la conscience quant à la force de l’activité
signifie que toute activité psychique fait sens, elle est toujours porteuse de
signification. Les pensées conscientes et les pensées inconscientes font toutes les
deux sens. La découverte de l’inconscient s’inscrit donc dans une nouvelle
topographie du psychisme : à côté de ce que la conscience dit, il y a parfois quelque
chose d’autre qui la déborde : ex : les lapsus, les actes manqués. Derrière le Moi
conscient se cache le ça qui se dit. Mais ce qui se dit à côté joue un jeu incessant
entre présentation et dissimulation.

75
Le psychisme redéfini
Ce que la conscience exige, l’inconscient ne peut s’y résoudre, ce que l’inconscient
désire, la conscience ne peut l’accepter.
Le psychisme se compose du ça, de moi et du surmoi.
Freud : « Dans l’inconscient, il n’y a que des contenus plus ou moins fortement
investis. Il y règne une plus grande mobilité des intensités d’investissement ».
- Le ça : l’inconscient. Il renvoie aux désirs inconscients, aux pulsions
sexuelles et d’autoconservation. Dans l’inconscient, il n’y a pas d’interdits,
pas de doutes, pas de certitudes, pas de négations, pas de temps (car le
temps est sans effet sur les pulsions). Son seul principe est le principe de
plaisir.
- Le surmoi : c’est l’inconscient lui aussi. Il se forme par l’intériorisation des
interdits sociaux et parentaux. C’est lui qui installe la censure, le
refoulement des représentations attachées aux pulsions quand elles
menacent la construction du sujet.
- Le moi : il appartient pour une part à l’inconscient et pour l’autre part au
conscient. Il demeure le pôle conscient du sujet, de la personnalité. Le moi
joue un rôle de médiateur dans le conflit du moi et du surmoi. Il n’est donc
pas autonome car il met en place des mécanismes de défense inconscients
grâce auxquels il résiste à l’apparition du refoulé. Avec Freud, le moi devient
en partie conscient : l’homme ne peut plus être pensé seulement à partir de
la conscience et de l’opposition entre la conscience et le corps. La relation
entre conscience et inconscient signale deux instances qui s’interpénètrent.

Quelques définitions
- Pulsions : poussées énergétiques par lesquelles le corps tend vers un but :
désirs.
- Résistance : force dynamique empêchant les phénomènes inconscients de
devenir conscients.
- Refoulement : opération psychique à partir de laquelle un sujet repousse
dans l’inconscient certaines représentations susceptibles de procurer du
déplaisir. Il tient un rôle majeur dans le psychisme et dans son équilibre.
- Refoulé : la production du refoulement.
- Sublimation : concept essentiel chez Freud mais très controversé. Il décrit le
processus par lequel des pulsions d’origine sexuelle se dirigent vers des
idéaux considérés comme intellectuellement supérieurs, idéaux qui ont l’air
très étrangers aux pulsions sexuelles mais qui n’en sont que l’expression
idéalisée.
- Le principe de plaisir et le principe de réalité:
L’inconscient est régi par le principe de plaisir.
La conscience est régie par le principe de réalité

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- Dans le psychisme, on trouve des types de pulsions fondamentales : Eros et
Thanatos.
Eros : l’amour, la pulsion de vie.
Thanatos : la mort, l’instinct de mort.
Dans le psychisme ; il n’y a donc que deux instincts fondamentaux, Eros qui veut
conserver et accroître, Thanatos qui veut détruire.
Mais si l’homme ne se réduit plus à la seule conscience, si l’inconscient place le
corps comme central parce que soumis aux pulsions, cette approche n’est pas sans
conséquence. Une crainte apparaît chez certains penseurs quant aux conséquences
de la découverte de l’inconscient. Cette peur : la réduction de l’homme au plus
proche de l’animalité et ainsi le penser comme davantage déterminé par le corps
que pas la conscience.

L’inconscient : un risque de déresponsabilisation de l’homme.


Alain : « Eléments de philosophie »
Chez Alain:
- L’âme est un principe spirituel qui maîtrise les passions et le corps.
- La conscience se définit par la réflexivité, la conscience de soi.
- La volonté définit un choix réfléchi qui perdure et se distingue de la velléité
(l’essai d’un vouloir qui ne se tente qu’une seule fois).
Pour Alain, l’inconscient est un « personnage mythologique », un second moi posé
à côté du moi qu’est l’âme. Or cette place donnée à un second moi engendre une
inquiétude chez Alain. En effet, la pensée a traditionnellement défini l’homme à
partir de la notion d’esprit, d’âme, de conscience. Or, poser l’hypothèse de
l’existence de l’inconscient indique une définition nouvelle de l’homme, définition
que la philosophie a régulièrement considérée comme moins digne que l’esprit : le
corps. Or, penser l’homme relativement au corps signifie observer l’homme à
partir de son appartenance à l’ensemble du vivant et du monde de l’animalité.
De plus, dire que le corps tient une place tout aussi importante que celle qu’occupe
l’esprit et ceci quant à sa force et son dynamisme, implique une remise en question
de la notion de liberté et de responsabilité.
- « L’inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre corps »
(Alain)
C’est donner au corps, au second moi un pouvoir sur le premier moi (l’esprit).
Selon Alain, ceci reviendrait à faire preuve d’une faute morale car fondée sur une
lecture du corps qui ferait ombre à l’âme.

Sartre : l’inconscient : ce qui procède de la mauvaise foi. L'Être et le Néant.


Sartre interroge le caractère soi-disant inconscient du phénomène de censure de la
psychanalyse et lève la contradiction suivante : pour que la censure soit censure,
donc pour que la censure fasse blocage, il faut nécessairement que la censure ait
identifié ce face à quoi elle veut s’opposer pour distinguer ce qui sera refoulé de ce
qui sera accepté. Donc la censure est consciente car elle identifie et distingue. La

77
censure ne peut donc pas être inconsciente. De plus, la conscience, pour exercer
son rôle de censure est nécessairement consciente d’elle-même en tant que
pouvoir de censure. Ainsi, une censure qui se dit inconsciente d’elle-même est une
censure qui refuse de se regarder en face, une censure de mauvaise foi, une censure
qui se ment à elle-même. Selon Sartre, le système freudien est donc remis en
question.
La psychanalyse n’a, selon Sartre, œuvré qu’à supprimer la mauvaise foi d’une
conscience qui ne veut pas se reconnaître dans ses propres pensées et en assumer
la responsabilité pour la remplacer par l’hypothèse de l’existence d’une instance
psychique (l’inconscient) qui n’a aucune réalité.

Conclusion
La découverte de l’inconscient apparaît ainsi comme un phénomène majeur dans la
définition du psychisme humain. Bien plus qu’une simple découverte, l’inconscient
engendre la nécessaire relecture de l’homme et de sa relation avec la conscience, le
libre-arbitre, la liberté…La psychanalyse, avec la découverte de l’inconscient a
ainsi engendré une nouvelle approche de l’homme à partir de la place du corps. On
peut penser à la phrase de Merleau-Ponty : « Avec la psychanalyse, l’esprit passe
dans le corps comme inversement le corps passe dans l’esprit ». Mais cette valeur
donnée au corps est aussi ce qui ébranle sérieusement de nombreuses certitudes
philosophiques admises et qui avec la découverte de l’inconscient vacillent dans
leurs fondements. L’homme subissant des pulsions inconscientes qui parfois le
troublent peut-il encore être défini par le libre arbitre ? Si l’homme est un être de
désirs peut-il en être le maître ?

Définitions de Philosophes de la théorie de l'inconscient :

Freud :

– « Nous réservons le nom d'inconscient aux faits psychiques refoulés,


c'est-à-dire dynamiquement inconscients. »

– « L'inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité. Sa nature


intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la conscience
nous renseigne sur lui d'une manière aussi incomplète que nos organes des sens
sur le monde extérieur. »

Lacan :

– « L'inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel,


qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours
conscient.

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– “L'inconscient est le discours de l'Autre.”

Hegel :

– « Dans notre vie commune, nous avons conscience, mais nous n'avons pas
conscience d'avoir conscience ; bien des choses, ne fût-ce que les corporelles, sont
en nous inconscientes, par exemple les opérations vitales nécessaires à notre
conservation, qui sont en nous sans que nous ayons conscience de leur
fonctionnement précis, telle que la science est seule en mesure de nous faire
connaître. Sur le plan de l'esprit, il est en nous également bien des réalités que nous
ignorons. » (Phénoménologie de l'esprit)

Leibniz :

« Il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de
perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des
changements dans l'âme même, dont nous ne nous apercevons pas. »

Alain :

“L’inconscient est une méprise sur le Moi , c’est une idolâtrie du corps” (Alain et la
critique de l'inconscient freudien)

Sartre :

“L’inconscient n’est que la mauvaise foi personnifiée” (article sur Sartre et sa


dénonciation de l'inconscient)

79
La nature en philosophie

I. Une notion polysémique


1. Comment définir la nature ?
La nature n’est pas aisée à définir, tant le concept enchevêtre des acceptions
variées. Que veut-on dire lorsqu’on qualifie de « naturel » un être ou un
comportement ? Veut-on signifier « normal », « inné » ? Désignons-nous ce qui
n’est pas culturel ou ce qui n’est pas techniquement produit, voire l’inverse de
l’artificiel ? Veut-on parler d’une nature humaine qui comprendrait ce que notre
volonté ne choisit pas librement ? S’agit-il d’un principe créateur, d’un moteur du
changement ?
On le voit, la nature est un concept surchargé sémantiquement et une grande partie
du travail philosophique consiste à déterminer ses bornes et ses limites, car c’est à
partir de la nature que la philosophie définit de nombreuses notions comme le
remarque Heidegger : « C'est elle qui est première dans la mesure où c'est toujours
par opposition à la nature que les distinctions sont faites. »

2. Une totalité
La nature peut être définie comme le tout de la réalité, humaine comme
extra-humaine. En ce sens, il n'existerait pas d’anti-nature. C’est en ce sens
englobant que Parménide définit l’être, comme totalité du réel, comprenant la
pensée mais excluant le néant.
Plus tard Spinoza refuse de penser, comme Descartes le fait, que l’homme dispose
d’un statut séparé des autres êtres de la nature. Contre l’idéal de se rendre «
comme maître et possesseur de la nature », Spinoza répondra que l’homme n’est
pas un empire dans un empire, il est englobé dans la nature. Il n’existe donc pas
d’extériorité de l’homme par rapport à la nature, pas plus qu’entre la nature et
Dieu : « la puissance de Dieu et la puissance de la nature sont identiques ».
Cependant, la définition de Dieu ici n’est pas celle de la religion, il est impersonnel
et s’exprime sur deux modes :
1. Dieu comme principe créateur de tout l’être est la nature naturante
2. Dieu, comme l’ensemble des principes nécessaires et des êtres créés, est la
nature naturée.
Toutefois, il n’y pas de transcendance d’un mode sur l’autre, Dieu n’est pas
séparable de la nature : deus sive natura (Dieu, ou la nature).

3. La nature primitive, en et hors de l’homme


La nature est aussi pensée, voire fantasmée, comme l’état originel perdu. L’idée de
l’état naturel qui préexiste à l’État civil, de l’homme primitif qui préexiste à
l’homme civilisé, ou encore de la nature vierge qui préexiste à un aménagement
des espaces, tient à cette définition de la nature comme état primitif.

80
Cependant cet imaginaire du « point de départ » est suspicieux, il aboutit souvent à
des fictions méthodologiques ou idéologiques et permet surtout de légitimer ce qui
succède à la nature : structure politique, organisation religieuse, engagement
social, surveillance des instincts.
Cet idéal de la nature originaire est présent dans les grandes sagesses antiques.
Epicure indique, par exemple, que la sagesse consiste à trier nos désirs pour
sélectionner ceux qui sont naturels et nécessaires. Le stoïcisme en est une autre
illustration. Selon Épictète, la nature humaine permet à tout homme de devenir
progressivement ce que sa nature lui fixe comme objectif ; en ce sens, la culture
n’est que la poursuite de l’intention naturelle. L’homme est alors conçu comme «
l’animal raisonnable », maître de lui, puisque sa vertu contrôle ses désirs.
Dans le christianisme, on retrouve l’idée d’une nature perdue, édénique, dont nous
avons été chassés pour rejoindre une nature de second ordre qu’il faut soumettre.
En effet, telle est la tâche que Dieu fixe à l’homme : « dominez sur les poissons de
la mer, sur les oiseaux du ciel, et tout animal qui se meut sur terre » (La Bible,
Genèse 1-28).

4. Le principe créateur
Penser rationnellement le monde suppose d’établir les causes des événements de la
nature et de la nature elle-même. Mais de cause en cause, la raison est conduite à
une régression infinie et à une aporie : qu’en est-il de la première cause ?
La nature est alors identifiée à l’idée de la source première, principe créateur et
poussée qui rendrait mobile l’ensemble de la création. Cette définition
métaphysique nécessaire à la conception de la physique correspond « au premier
moteur » ou « principe premier » d’Aristote. Par extension, la nature d’une chose,
c’est donc son principe premier ou encore son essence.
Dans les sociétés anciennes, la nature a une dimension cosmologique. La loi au
sens naturel (lois de la biologie, de l’astrophysique, de la physique) est l’émanation
d’un principe premier qu’il convient de choisir comme guide des lois culturelles
(lois morales et politiques).
Ce principe créateur est aussi à l’origine de la distinction entre être naturel et être
artificiel, un être naturel étant doté en lui-même d’un principe de mouvement ou
de résistance. C’est ainsi que Kant distingue la montre la mieux réalisée et le
moindre des êtres naturels : la montre n’a pas son principe de croissance en elle et
ne saurait croire par elle-même ou créer d’autres montres.

5. La nature perdue
Dans la Genèse, l’homme reçoit une place naturelle auprès de Dieu, que la faute
originelle lui fait perdre. Au sein de cette première nature, l’homme est nu et
connaît la satisfaction sans travailler à sa subsistance. Par la suite, il est condamné
au travail et couvre son corps de vêtements, puisqu’il a perdu son innocence
originelle. Le christianisme pose donc une nature perdue et une société créée à
partir d’un événement décisif. Cette conception introduit donc l’idée d’une

81
comparaison des valeurs entre un avant et un après en définissant la culture
comme une altérité à la nature.
Rousseau définit également la société et la culture comme un état succédant à une
forme idéale et idéalisée de la place naturelle des humains. À partir de la naissance
de la propriété privée, la société civile naît avec son cortège de lois, l’obligation de
travailler, la misère et la domination interhumaine. La société est donc une
corruption de la valeur première qu'est la vie naturelle.
Dans les sociétés anciennes, la nature a une dimension cosmologique. La loi au
sens naturel (lois de la biologie, de l’astrophysique, de la physique) est l’émanation
d’un principe premier qu’il convient de choisir comme guide des lois culturelles
(lois morales et politiques).
Ce principe créateur est aussi à l’origine de la distinction entre être naturel et être
artificiel, un être naturel étant doté en lui-même d’un principe de mouvement ou
de résistance. C’est ainsi que Kant distingue la montre la mieux réalisée et le
moindre des êtres naturels : la montre n’a pas son principe de croissance en elle et
ne saurait croire par elle-même ou créer d’autres montres.

II. L’approche scientifique


1. L’expérience
La nature qu’étudie le scientifique est une nature restreinte, dont les phénomènes
ont été convoqués par le scientifique, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus spontanés
mais provoqués dans un dispositif qui favorise leur mesure.
Cette nature en laboratoire est un modèle épuré de la réalité. Il s’agit déjà d’une
construction à partir de laquelle un dialogue est possible entre des phénomènes
simplifiés et une rationalité à construire : « La nature éveille notre curiosité, nous
lui posons des questions nouvelles auxquelles la nature réplique en suggérant de
nouvelles idées et ainsi de suite indéfiniment », déclare ainsi Bergson.

2. Construire ou découvrir les lois naturelles ?


Notre raison scientifique construit-elle les lois de la nature ou force-t-elle la
nature à nous livrer ses lois ?
Cournot considère que l’effort du scientifique est de percer le secret de la nature.
Dans cette conception, la nature est elle-même organisée suivant des lois
rationnelles, elle est une mathesis universalis, et l’homme produit un effort pour
comprendre un ordre universel présent et totalement accessible à la raison. Cette
idée de la convergence entre l’esprit humain et la structure du monde est
également la thèse d’Einstein.
Inversement, Kant considère que l’entendement prescrit ses lois à la nature. La
raison puise en elle les structures de compréhension qu’elle espère trouver dans
son objet. Michel Foucault montre également que notre approche de la nature
dépend des transformations des procédures scientifiques et qu’elle évolue
historiquement.

82
3. Le vivant est-il réductible à des procédures physico-chimiques ?
Le corps naturel organisé possède une complexité d’organisation. Leibniz affirme
pour l'illustrer : « les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivants, sont
encore machines dans leurs moindres parties, jusqu’à l’infini. C’est ce qui fait la
différence entre la Nature et l’Art, c’est-à-dire entre l’art divin et le nôtre ».
L’approche scientifique du vivant repose donc, soit sur des conceptions différentes
de la particularité naturelle, soit sur sa négation.
Le mécanisme :
- On a souvent rapproché le fonctionnement de l’être vivant et celui de la
machine, selon le modèle de l’automate ou de l’« animal machine ». C’est ce
que l’on appelle le mécanisme. Descartes propose ainsi d’appliquer les règles
de la physique aux corps naturels organisés (celui de l’homme comme celui
de l’animal). En ce sens, étudier un être vivant, c’est interroger les rouages
d'un corps, expliquer sa chaleur, mettre en évidence son organisation et ses
actions.
- On pourrait alors comprendre le corps d’un animal sur le modèle d’un
automate ou d’une machine dans la mesure où les lois de la physique et de la
mécanique suffisent à comprendre à la fois la formation et le
fonctionnement de l’organisme. Descartes utilise ainsi au début du Traité de
l’homme une comparaison entre l’homme et une « machine de terre» dont
les différents éléments sont comparables à une horloge ou à une fontaine.
Le vitalisme :
- Au mécanisme s’oppose le vitalisme. Pour les partisans du vitalisme
(Aristote, Bergson) on ne peut pas réduire le vivant à des règles ou à des lois
physiques ou mécaniques, car le vivant relève d’un autre ordre de réalité.
- Le vivant possède une spécificité telle que pour le comprendre, il faut en
quelque sorte accorder une exception au statut de la vie. La matière vivante
serait ainsi animée d’un principe vital, une force qui l’anime.
Le vivant semble exclure toute règle générale, car il est par essence marqué d’une
originalité irréductible, d’où la question du respect que l’on doit au vivant. La
bioéthique, les lois régissant la recherche expérimentale sur les embryons humains
(Loi n° 2013-715 du 6 août 2013) ou encore les comités d’éthique sont des
indicateurs très nets de la façon dont le vivant est aujourd’hui considéré comme un
objet.

III. Quelle est la place de l’homme ?


1. L'homme est un roseau pensant
Pascal situe l’homme entre deux infinis naturels. Menacé d'être écrasé par
l’univers infiniment grand et penché sur l’abîme de l'infiniment petit en lui, il est
cependant un roseau pensant. La dignité de l’homme tient donc à cette fragile ligne
de partage entre la nature aveugle et sa conscience.

83
L'antinomie nature / culture est la condition de la dignité qu’il entend reconnaître
à son espèce. Le statut qu’il souhaite conforter suppose d’appuyer sur les points de
divergence entre sa culture et le donné naturel. Ces distinctions seront, tour à tour,
le langage opposé au cri, la rationalité opposée à l’instinct, ou encore la conscience
opposée au jeu des forces mécaniques des corps.

2. L’homme naturel
L’homme naturel est d’abord celui que l’on suppose sans culture, et donc celui qui
est qualifié de barbare (du grec barbaros : celui qui n’est pas de culture hellénique).
Or, l’ethnologie nous apprend que la seule barbarie est précisément de refuser à un
être humain sa dignité ou son appartenance à l’espèce au prétexte d’une différence
culturelle : « Le barbare c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie », selon
Lévi-Strauss. L’étude des sociétés dites primitives, qui sont surtout des sociétés
sans commerce avec les nôtres, montre qu’Il n’existe pas d’homme naturel, mais
seulement des différences culturelles.
En dehors de l’approche ethnologique, la question de l’homme naturel est
l’occasion d’un débat sur la liberté. Selon Thomas d'Aquin ou Aristote, l’homme
culturel n’est que la réalisation d’un potentiel en l’homme naturel. Ainsi Aristote
considère que l’homme est un « zoon politikon » (animal politique), car sa
sociabilité naturelle trouve sa pleine expression dans la fondation de la cité. Au
contraire, selon Hegel la nature est « l’Esprit aliéné » et le progrès de l’Esprit
consiste essentiellement dans sa prise de conscience de lui-même comme absolu.

3. L’antinomie nature /culture


Notre modernité va interroger la pertinence de l’antinomie entre la nature et la
culture. Plusieurs causes conjuguées vont aboutir à cette remise en question : la
naissance d’une conscience écologique, les progrès théoriques et pratiques de
l’éthologie, la naissance et le développement de la génétique qui permet de
réinterpréter en partie la phylogénèse, l’apprentissage d’une forme de langage par
certains grands primates et la compréhension des modes de communication du
monde végétal.
Là où les philosophes pensaient précédemment un seuil, l’époque contemporaine
propose une différenciation de degré entre l’homme et l’animal, puis entre nature
et culture. Ainsi Merleau-Ponty ne veut pas chercher une ligne de fracture puisque
tout est fabriqué et tout est naturel en l’homme. La moindre de nos actions requiert
une pensée complexe qui mêle ce qui peut sembler, au prix d’une simplification
naïve, appartenir au domaine naturel ou au domaine culturel.
Cependant, si certains auteurs pensent un enchevêtrement du naturel et du
culturel, d’autres refusent la nature humaine au profit de la liberté. Sartre
considère que le concept de nature humaine contient un déterminisme qui
s’accommode mal de la philosophie existentialiste qu’il promeut, puisqu’il
restreint la capacité humaine à définir sa vie librement.

84
4. L’inné et l’acquis
L’inné est fixé à la naissance, il n’est donc pas modifiable par l’individu. L’acquis
désigne les caractères issus d’une pratique, celle de l’individu ou celle de son milieu
social, il est donc modifiable. Par exemple, la voix – ou son absence – est innée ;
mais le chant ou la parole sont acquis, je peux apprendre à moduler ma voix, mais
sur la base d’une détermination biologique. Une confusion fréquente consiste à
associer sans analyse l’inné au naturel, et l’acquis au culturel. On peut parler d’une
confusion, car un enfant hérite partiellement du comportement culturel de ses
parents. Si une femme enceinte absorbe du cannabis, elle s’expose à un
accouchement prématuré et le bébé sera plus sensible aux infections durant les
premiers mois. Cet enfant reçoit donc des caractères innés qui tiennent au
comportement parental et qui n’ont rien de naturels.
Il reste que séparer en l’homme l’inné et l’acquis est souvent une bataille
idéologique qui masque d’autres intentions. En considérant que tel critère inné
(couleur de peau, sexe, etc.) détermine un comportement social, on a pu tenter de
justifier toutes les discriminations. À l’inverse, la volonté politique de privilégier
l’acquis a conduit à l’impasse du communisme de l’ex-URSS qui refusait les lois
génétiques puisqu’elles impliquent une détermination biologique initiale. Il s’agit
donc de penser la question de la liberté de l’homme en regard de sa constitution
naturelle et génétique.
Le biologiste Pierre-Henri Gouyon permet de dépasser cette alternative qu’il
présente ironiquement ainsi : « les gènes c’est une idée de droite, l’environnement
c’est de gauche ». Selon lui, un gène est une « recette » qui a besoin d’un « cuisinier
» pour devenir un plat. Plus philosophiquement, l’inné est un programme qui ne
peut devenir une réalité que dans la mesure ou des comportements et un
environnement expriment son potentiel. L’homme relève à 100% de l’acquis et à
100% de l’inné. Il s’agit donc de repenser l’homme dans sa complexité plutôt que
de vouloir borner le terrain naturel en lui.

IV. Un juste rapport à la nature


1. Nostalgie et illusion
Devenant incapable d’identifier ce qui dépend du naturel et ce qui dépend du
culturel, l’homme contemporain peut être conduit à vivre un rapport illusoire à la
nature. La nostalgie de la nature perdue, l’idéal du naturel retrouvé dans l’assiette
ou dans le folklore rural, le fantasme de la nature vierge s’affichent sur nos écrans
ou font le succès d’un présumé « retour à la nature ». Les sociologues Daniel Léger
et Bertrand Hervieu indiquent que derrière ce fantasme du retour se cache une
aspiration éthique, car le naturel est identifié à ce qui est bon par essence.
L’homme moderne et désorienté cherche donc moins à fuir un monde technique
qu’à redéfinir ce que peut être une vie bonne, préoccupation centrale de l’éthique.
L’utopie naturelle n’est pas nouvelle, Thomas More s’en fait le porte-parole dans
la description de la maison des utopiens qui s’ouvre sur un jardin produisant
subsistance, beauté et harmonie. D’autres mythes contemporains, Tarzan par

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exemple, alimentent le même espoir de (re-)devenir naturel. Pourtant, il n’y a là
qu’une impossibilité logique que précise le philosophe et sociologue contemporain
Jon Elster. Pour devenir naturel, il faut s’efforcer de le faire, produire un effort pour
changer, ce qui n’est pas compatible avec la spontanéité du naturel.

2. Un nouveau contrat
Si le 100% naturel est introuvable et improductible, si le fantasme du retour est un
aveu de démission de la raison, et si l’inné et l’acquis sont enchevêtrés, comment
penser notre rapport à la nature ?
Le XXe siècle déjà, et le XXIe siècle plus encore, prennent conscience d’un devoir
être de la culture dans l’environnement naturel. Il ne s’agit plus de prétendre que
cet environnement est une nature vierge, ni qu’il est purement une ressource pour
la technique et l’exploitation, mais il s’agit de refonder le contrat tacite d’usage des
ressources naturelles.
Michel Serres considère qu’il est temps de fonder un contrat naturel qui place
l’homme en situation de symbiote et non plus de parasite. Le parasite habite son
hôte en lui prélevant des ressources sans partage, jusqu’à produire son épuisement
et sa mort éventuelle. Inversement le symbiote entre dans une relation de don et de
contre-don avec son hôte. Ce modèle des échanges entre l’homme et son
environnement peut produire un usage de la nature non destructif, au bénéfice
mutuel de l'humanité et de son milieu de vie.

3. Prospecter et respecter
Etymologiquement, le terme de respect vient du verbe latin respectare qui signifie
« regarder en arrière ». Sous un angle moral, le respect consiste à maintenir
l’intégrité morale d’un être, le considérer comme une finalité et pas comme un
outil ou une ressource.
On voit bien que l’humanité n’a pas développé la culture en respectant
l’environnement, mais en déterminant les potentialités d’un lieu, d’une ressource,
de tels ou tels animaux, pour faire prospérer son environnement technique. En ce
sens, Heidegger regrette que la technique « arraisonne » la nature, la force à livrer
ce qu’elle ne veut pas fournir. Si le moulin attend que vent offre sa puissance, la
centrale hydraulique organise les courants et le débit du fleuve pour qu’il soit
sommé de livrer sa puissance. On peut conclure que le moulin res-pecte ce que la
centrale pro-specte.
Cependant, constater que la culture prospecte les potentialités naturelles ne veut
pas dire qu’elle doit le faire sans égard pour l’environnement. Il est possible de
penser une exploitation non destructrice qui choisisse de favoriser la durabilité et
la qualité. L’humanité doit repenser son rapport à la nature face au délabrement
des équilibres naturels, mais doit-elle le faire au nom d’un droit des êtres naturels
ou au nom de sa propre survie et de sa propre qualité de vie ? Il relève de notre
responsabilité de préserver l'environnement et les ressources de la planète, comme
nous y invite le principe de responsabilité défini par Jonas mais le pourrons-nous

86
sans introduire une dimension sacrée dans la nature ? Les anciennes civilisations le
faisaient en vénérant Gaïa, la terre mère, nourricière et première. Notre modernité
devra trouver un mode de modification de la nature permettant aux générations
futures de revenir sur nos choix d’exploitation en disposant de ressources au moins
égales en volume et en qualité.
L’exigence sous-jacente à cette visée écologiste est de mettre en balance les
intérêts économiques engagés par l’exploitation des ressources et l’intérêt vital des
hommes actuels et futurs. S’exprime ainsi la nécessité de trouver une justice dans
nos rapports avec la vie biologique. Aldo Leopold qui peut être considéré comme
l’un des pères de la conscience environnementale américaine déclarait :
« Examinez chaque question en termes de ce qui est éthiquement et
esthétiquement juste autant qu'en termes de ce qui est économiquement
avantageux. Une chose est juste lorsqu'elle tend à préserver l'intégrité, la stabilité
et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu'elle tend à
l'inverse ».

87
La Raison en philosophie

I. La raison est une exigence

1. Le discernement
La raison produit une discrimination, au sens grec de la critique, kritikein. Il s’agit
donc d’une faculté de discernement entre le vrai et le faux, le moral et l'immoral, le
juste et l'injuste, etc. Contrairement à la superstition, à la croyance, ou à la
rhétorique, la raison bâtit un ordre logique et développe ses conclusions
méthodiquement. C’est ainsi que, dès le début de la philosophie, il convient de
distinguer le sophiste du philosophe.
On appelle sophistes des individus qui, en Grèce antique, faisaient commerce de
leur capacité rhétorique lors des procès ou lors de prises de parole publique.
Le sophiste se présente comme celui qui peut parler de tout. Son outil est le langage
et sa stylistique. Son objectif est la persuasion. Or, c’est contre la sophistique que la
philosophie se construit dans un premier temps. Car une science, quelle qu’elle
soit, doit d’abord être démonstrative : pour Aristote ce qui ne relève pas de la
démonstration appartient au domaine de l’opinion.

2. La raison en acte
Aristote, dans la Métaphysique, distingue trois grands pré requis pour qu’une
pensée soit rationnelle :
1. Ne pas se contredire : principe de non-contradiction.
2. Ne pas nier l’existence d’une chose qui est : principe d’identité.
3. Il n’y a pas de milieu entre le vrai et le faux : principe du tiers-exclu.
La démonstration montre donc la raison en acte. Elle vise l’adhésion rationnelle de
l’interlocuteur et non sa simple persuasion. Pour construire un raisonnement il
faut suivre une méthode, suivre une figure logique, à l’exemple du syllogisme. Pour
qu’un syllogisme soit vrai ou « scientifique », il faut donc que la conclusion soit
contenue dans la première proposition (la majeure) et que la seconde proposition
(la mineure) mette en avant la conclusion.
Exemple :
1. Tous les hommes sont mortels.
2. Socrate est un homme.
3. Donc Socrate est mortel.
Ce qui est acceptable pour la raison est donc ce qui ne contredit ni la logique ni les
indices concordants dont nous disposons dans notre raisonnement. Une
démonstration philosophique est une déduction qui vise à prouver le caractère vrai
d’une conclusion. Elle s’appuie sur des prémisses reconnues ou considérées
comme vraies, mais que la raison doit admettre.

88
3. La rationalité scientifique
Dans les sciences, la raison mesure la capacité à juger de la cohérence logique des
énoncés ou permet d’établir des lois qui ordonnent la nature. La rationalité
scientifique repose sur des principes établis notamment par Gaston Bachelard :
- Économie des explications
- Opposition à toute forme de l’opinion
- Ne pas faire appel à des principes hétérogènes au champ de recherche
- Protocole expérimental strictement respecté
La rationalité scientifique définit, en grande partie, le rationalisme de Descartes,
ou le rationalisme critique de Kant. Il s’agit de s’attacher à la méthode et à la
rigueur des principes.

II. Comment conduire sa raison ?


1. La méthode
Le rationalisme repose sur des règles certaines pour conduire la raison, afin
qu’elles mènent à la recherche et à l’exposition de la vérité. Descartes en énonce
quatre dans le Discours de la méthode :
1. Ne jamais recevoir aucune chose pour vraie sans la connaître être telle.
2. Diviser chacune des difficultés que l’on examine en différentes étapes.
3. Conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus
simples jusqu’à la connaissance des plus composés.
4. Faire en toute chose des dénombrements entiers, et des revues générales,
pour ne rien laisser de côté.

2. Construire une connaissance


Cependant, lorsque la raison construit une connaissance, elle doit choisir entre
deux procédures : déduction ou induction.
- Une déduction repose sur des principe et des axiomes admis dont la raison
tire les conclusions et qu’elle peut éventuellement appliquer à un cas
d’étude précis. La déduction suppose un lien logique entre les propositions
et en établit la pertinence. Ainsi Aristote distingue plusieurs types de
causalité, et fait du syllogisme le modèle de la pensée déductive. Comme une
déduction tire ses conclusions de l’analyse des prémisses, la déduction est
toujours, au fond, une tautologie.
- Une induction est une généralisation à partir du constat répété d’une
simultanéité entre des faits. Selon Hume, seule l’induction permet un
progrès de la connaissance, mais en revanche, nous ne pouvons jamais
induire en toute raison. En effet, ce n’est pas parce que des faits ont été
corrélés dans le passé de multiples fois qu’ils le seront nécessairement dans
le futur. L’induction ne permettant d’établir aucune nécessité, mais étant,
dans le même temps, la source de nos connaissances, il faut admettre que la
raison ne peut rien connaître avec certitude. L’induction, selon Hume,
conduit donc au scepticisme.

89
Kant va produire une tentative de synthèse entre le rationalisme étroit qui ne fait
dériver nos connaissances que de la raison, et un empirisme qui renvoie la raison
au scepticisme. Son criticisme pose, en effet, que si toute connaissance débute avec
l’expérience, elle n’en dérive pas entièrement.

3. Fonder la morale ?
La raison n’est pas qu’au service du logos, de la formation de la parole juste et du
jugement, elle est aussi au service de l’ethos, du comportement raisonnable et de la
conduite des actions morales. Est-il possible de fonder son action sur une raison
devenue pratique, d’après un principe d’action aussi universel et nécessaire que
peut l’être un raisonnement ?
D’après Kant, un tel usage de la raison est non seulement possible mais est aussi sa
finalité ; « Que dois-je faire ? » étant l’une des trois grandes questions de la
philosophie d’après lui. Il répond par la formulation d’un impératif qui s’applique
sans considération des circonstances particulières de l’action, et qui, pour cette
raison même, est dit « catégorique ».
Mais cette morale rigoriste est critiquée par les utilitaristes qui proposent de
fonder la morale sur les conséquences de l’action, c’est donc l’observation des
résultats de l’action qui nous permettrait de nous décider. Si la raison est encore
analytique, elle n’est plus ni universelle, ni prescriptive.
Max Weber, sociologue, considère que la société doit pouvoir jouer sur ces deux
éthiques sans trancher définitivement entre une éthique de la responsabilité qui
repose sur des principes rationnels et une éthique conséquentialiste reposant sur
des conséquences raisonnables. Une éthique peut être revendiquée et trouver
néanmoins sa limite, en prenant en compte l’autre éthique. Cette complémentarité
des éthiques est la force authentique de l’homme qui entend agir pour le bien de
tous, à l’image de l’homme ou de la femme politique.

90
La science en philosophie :

I. La science est une démarche rationnelle


1. Définir la science
La science désigne ce qui unit les sciences en une seule exigence. Cependant elle
désigne deux acceptions : commune pour l’une, philosophique pour l’autre.
- Au sens commun, la science est un savoir (au sens large, il existe donc une
science de la pêche à la mouche, du jardinage ou des confitures)
- Dans son sens philosophique, la science est un jugement qui porte sur le
monde (la physique) ou sur un ensemble de propositions logiques (les
mathématiques) et qui établit les lois de ce domaine par une méthode basée
sur la vérification ou/et la cohérence des énoncés.
Parce qu’elle établit une connaissance, la science ne se confond pas avec le savoir,
ni avec le savoir-faire. Un savoir est particulier, une connaissance est générale et à
portée universelle ; un savoir ne fournit pas les causes de son efficacité, une
connaissance est établie par un travail profond de recherche des causes ; une
connaissance n’a pas forcément d’applications opératoires, un savoir est
coordonné à un « agir » potentiel.
Ainsi les Grecs, les Saxons et les Vikings savaient que les marées existent et, par
habitude, ils pouvaient très partiellement les anticiper. Mais il faut attendre
Newton et l’essor des mathématiques pour que l’on connaisse la cause des marées
et que l’on puisse les prévoir avec suffisamment de précision pour établir un
calendrier.
Difficile de trouver un dénominateur commun à toutes les sciences, tant leurs
objets diffèrent. Il peut s’agir des êtres vivants (biologie), de la société (sociologie),
de la structure du cosmos (astrophysique), des signes linguistiques (linguistique),
ou de la quantification des répétitions et de leurs occurrences (statistiques et
probabilités). Tant de diversité des objets d’étude se traduit par des approches
méthodologiques variées, parmi lesquelles il est possible de trouver des cohérences
dans la démarche rationnelle permettant de définir la science dans sa variété.

2. Induire et interpréter une observation


Induire consiste à observer des faits pour extraire une loi récurrente de
comportement. Mais observer n’est pas voir, cela suppose de s’extraire des
particularités du sensible pour ne prendre en considération que les éléments
communs et répétitifs.
Ainsi la sociologie est une science de l’observation des comportements récurrents
des hommes dans la société. Chacun de ces hommes est nié dans sa singularité au
profit d’une prise en compte de cohortes. La sociologie, ainsi que l’exprime
Durkheim, est une science de l’observation et de l’hypothèse. Mais les hypothèses
ne peuvent pas être vérifiées par un protocole expérimental strict, car les faits
humains reposent sur la liberté des agents et qu’ils ne sont pas reproductibles,
donc non expérimentales. Il ne s’agit donc pas d’un protocole

91
hypothético-déductif, mais d’une démarche d’interprétation des répétitions de
comportements mesurées statistiquement. De nombreuses sciences humaines
reposent sur des méthodes scientifiques d’enquête qui se soldent par une
interprétation des résultats, naturellement soumise à un débat.

3. La logique : le raisonnement déductif


Le raisonnement déductif tire de principes ou de prémisses des constats, puis des
conclusions reliés logiquement.
La déduction ne peut donc, au sens strict, être déployée que dans les sciences
formelles, dites aussi sciences pures, sciences du symbole ou eidétiques (du grec
eidos, l’idée). Ainsi la géométrie déduit de principes, postulats et axiomes des
conclusions logiques, mais elle n’a pas la prétention de décrire le réel. La science ici
ne cherche qu’à établir la cohérence interne de ses propositions.
Dans le cadre de ces sciences, l’intuition n’a pas droit de cité, car c’est à partir d’un
objet défini, et non découvert dans la nature, que le raisonnement se construit et se
déploie. Ainsi, on ne peut vérifier la valeur d’une proposition qu’en utilisant la
démonstration, dans le système construit par la raison que l’on nomme «
l’axiomatique ». Par exemple, démontrer le théorème de Pythagore consiste à
remonter toutes les étapes logiques qui ont prévalu à son établissement et pouvoir
donner raison à chacune, en établissant le lien logique qui la relie à la précédente,
jusqu’aux axiomes et postulats de la géométrie.

4. La vérification : le raisonnement hypothético-déductif


Les sciences expérimentales, dites aussi sciences de la nature, reposent sur une
approche du réel par un raisonnement hypothético-déductif.
Cette démarche repose sur la vérification expérimentale d’une hypothèse formulée
à propos des causes qui permettraient d’expliquer l’enchaînement des
phénomènes naturels observés.
Il s’agit donc de prendre appui sur l’observation du réel — d’où l’importance des
moyens techniques disponibles — pour s’en abstraire, en validant les hypothèses
par un protocole expérimental et en les quantifiant par une mathématisation des
données récoltées.
Les sciences expérimentales légifèrent sur la nature, elles émettent des « lois de la
nature » considérées « vraies » tant qu’une observation contraire n’est pas
réalisée.

II. Les critères de scientificité


1. L’évidence et l’universalité
L’évidence :
- « Démarrer » est probablement le point le plus délicat d’une science, il faut
trouver un point fixe pour « soulever le monde » comme le dit
métaphoriquement Archimède à propos du levier.

92
- C’est le rôle de l’axiome d’être la pierre fondatrice de la démarche. Mais
comme Euclide le remarque dans les Éléments, si l’axiome est évident, le
postulat doit être admis et ne s’impose en rien à notre entendement.
- Il existe donc un doute initial sur les fondations de la science. En géométrie,
les bases seront remises en cause, ce qui aboutira à des géométries non
euclidiennes, différentes de celle qui est enseignée à l'école, mais tout aussi
cohérentes et parfois utiles pour s’approprier un réel complexe. Difficile
donc de maintenir le critère de l’évidence, même dans les sciences
eidétiques, à moins de miser sur des idées innées « claires et distinctes »,
ainsi que le propose Descartes.
L’universalité :
- Que vaudrait une science hic et nunc (de l’ici et du maintenant) ? Au
contraire, le critère le plus permanent de la science est de s’abstraire des
conditions particulières pour établir une loi valable de tout temps, en tous
lieux, et pour tout homme, c'est-à-dire une loi universelle.
- La loi scientifique fixe bien sûr son contexte d’application, son domaine de
définition, mais elle prononce aussi son universalité dans ce cadre.
- Ce critère semble inatteignable non seulement pour les sciences humaines,
mais aussi pour les sciences expérimentales. Ainsi, la gravitation universelle
de Newton a-t-elle été intégrée comme une particularité locale à la théorie
de la relativité générale d’Einstein. Il convient donc de parler d’une visée
universelle, expression plus modeste, mais qui permet d’expliquer la
dynamique du progrès de la science sans sanctifier idéologiquement ses
conclusions.

2. La simplicité ou principe d’économie


Ce que l’on nomme souvent le rasoir d’Occam désigne un principe d’économie
formulé par cet auteur. Il s’agit de toujours préférer l'explication qui mobilise
moins d’éléments, d’axiomes ou de principes à une autre théorie, quand bien
même cette dernière serait tout aussi efficace pour décrire, mais moins économe.
C’est aussi en ce sens que l’on utilise la notion de simplicité en science : elle ne
désigne jamais la facilité à établir une loi ou à la comprendre, mais toujours le
principe suivant lequel une économie dans la formulation peut permettre de
déployer une grande intelligibilité. Ainsi, E = MC2 est une formule très simple,
puisque trois variables (la masse, la célérité et la notion mathématique de carré)
permettent de définir l’énergie et de mesurer la correspondance masse/énergie
dans l’univers. Par contre, personne ne prétend que la formule soit facile ni à
établir ni à comprendre.

3. Méthode et protocole
La raison scientifique n’est pas discursive et contradictoire, elle cherche à conduire
ses recherches avec rigueur, pour aboutir à des certitudes. Cette double quête
amène les sciences pures à établir une méthode de raisonnement, et les sciences de

93
la nature à suivre un protocole expérimental. La méthode a notamment été exposée
par Aristote dans son traité de logique, L’Organon, ainsi que par Descartes dans le
Discours de la méthode. (voir le cours sur la raison)
Le protocole expérimental repose sur un ensemble d’étapes décrites par le
physiologiste Claude Bernard dans le cadre du raisonnement hypothético-déductif:
- Faire l’expérience du monde, observer la nature ;
- Faire l’hypothèse d’une loi qui expliquerait l’observation ;
- Faire l’expérimentation de l’hypothèse en « forçant » le réel à répondre ;
- Faire une autre hypothèse si la première est invalidée ;
- Faire une contre-expérimentation si l’hypothèse est validée.
Il faut bien noter que l’expérience est présente au début du protocole, puis elle est
remplacée par l’expérimentation, qui est un réel contrôlé et encadré. Enfin, la loi
n’appartient plus au réel, mais à la rationalité humaine appliquée au réel. Il ne
s’agit donc pas de se satisfaire de l’empirisme, c’est-à-dire de ce que l’expérience
permet d’induire . Claude Bernard déclare ainsi dans son Introduction à l’étude de la
médecine expérimentale : « L’empirisme est un donjon étroit et abject d’où l’esprit
emprisonné ne peut s’échapper que sur les ailes d’une hypothèse ».
Le protocole expérimental est utilisé dans de nombreux domaines, notamment
dans l'industrie pharmaceutique. Lorsqu'on teste un médicament, on fait le pari –
hypothèse – qu’une molécule aidera l’organisme à se défendre, puis on
l’administre à un panel de patients – échantillon représentatif – et on observe les
résultats – en quelque sorte, on « force » le réel à répondre. Si les résultats sont
positifs, on administre à un panel de patients un placebo (un traitement sans aucun
principe actif) et on soustrait l’efficacité du placebo à celle du médicament –
contre-expérimentation. Ainsi, admettons que le médicament se montre efficace
pour 60 % des patients et que le placebo est efficace pour 20 % des patients atteints
de la même affection, on en déduit que le médicament est plutôt inefficace,
puisqu’il est efficace à 40 % (60 - 20).

4. La falsifiabilité
L’étape la plus importante du protocole expérimental est celle qui est souvent
négligée par le grand public : la contre-expérimentation. Sans elle, impossible de
savoir si une hypothèse n’est pas infirmée par des mesures réalisées, donc aucune
conclusion, serait-elle issue d’une expérimentation, ne fait loi.
C’est en suivant cette même idée que Karl Popper théorise le concept de
falsifiabilité. Une loi n’est scientifique que si elle peut fournir une expérimentation
susceptible de l'infirmer.

III. Penser la science : l’épistémologie


1. Connaissance ou modèle ?
La science légiférée et son progrès permet d'accroître nos connaissances. Cette
thèse rassurante et naïve se heurte à la réalité historique des sciences et à la
complexité des objets. Il faut alors penser la science elle-même et non pas

94
seulement ses objets de recherche. Tel est le rôle de l’épistémologie : enquêter et
interroger les modes d’élaboration de la connaissance.
Heidegger notait que la science ne fait pas retour sur ses propres protocoles. De
façon polémique, il déclarait ainsi : « la science ne pense pas ». Autrement dit, elle
raisonne, elle établit des protocoles, elle suit des méthodes, mais elle ne se pense
pas. On peut comprendre facilement la nécessité d’une épistémologie dans le
domaine des sciences du vivant.
Contrairement à la physique ou aux mathématiques, dont les objets peuvent être
distinctement définis, la biologie étudie une matière animée, sans cesse en
changement et en réaction avec son milieu. Elle semble donc relever d’une certaine
exception. C’est la raison pour laquelle le vivant semble exclure toute règle
générale, car il est par essence marqué d’une originalité irréductible. Canguilhem
soutient ainsi que « l’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en reconnaissant
l’originalité de la vie. La pensée du vivant doit tenir du vivant l’idée du vivant ».
Avec l’exemple du hérisson traversant les routes, Canguilhem montre que le vivant
qu’est le hérisson ne perçoit pas la route construite par des hommes comme
construite par et pour des hommes, car elle lui est étrangère, elle n’appartient pas à
son monde de hérisson. Sans une réflexion sur la manière dont la science pense son
objet, en l'occurrence le vivant, ce dernier reste insaisissable par la science comme
la route l’est pour le hérisson.
Pour établir une science du vivant, il pourrait être nécessaire, comme dans toute
science, de penser en termes de méthode : or, s’agissant du vivant, la méthode est
précisément ce qui pose problème. Par une boutade, Canguilhem fait remarquer : «
Nous soupçonnons que, pour faire des mathématiques, il nous suffirait d’être
anges, mais pour faire de la biologie, même avec l’aide de l’intelligence, nous
avons besoin parfois de nous sentir bêtes ». Autrement dit, il faut d’abord refuser
d’appliquer des concepts figés au vivant du fait de son caractère unique.
On préférera alors à la notion de « loi », figée, universelle et certaine, celle de «
modèle », évolutif et laissant une place à l’indétermination. Ainsi la théorie fixiste,
qui considère que toutes les espèces sont créées par Dieu de manière définitive et
fixe, est remplacée par le modèle évolutionniste de Lamarck, lui-même supplanté
par le modèle de Darwin, lui-même nuancé et intégré dans le modèle
phylogénétique contemporain.

2. Progrès ou révolution ?
Le scientisme du XIXe siècle, qui pose que les sciences expérimentales sont les
seules connaissances fiables et qu’elles parviendront à rendre compte du tout de la
réalité, était bercé par un espoir primitif : le progrès continu et cumulatif des
connaissances.
Cette conception de la science néglige la réalité de son évolution. On doit au
philosophe et épistémologue Thomas Kuhn un démenti érudit de cette
superstition. Il démontre, en s’appuyant sur des exemples tirés de l’histoire des
sciences, qu’il n’y a pas de progrès en science, mais des révolutions. Une science

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évolue donc par des « sauts », et chacun d’eux implique un changement de regard
sur le monde.
La communauté scientifique commence par établir une première unification des
connaissances dans un paradigme initial qui définit « la science normale »,
c’est-à-dire communément acceptée par le plus grand nombre. Mais des faits
discordants, des anomalies, sont observés, qui remettent en question le paradigme
initial, pourtant maintenu tant qu’il est efficace. Ces anomalies sont explorées sous
la pression d’enjeux souvent extérieurs à la science (philosophie, religion,
économie). Cela conduit à la remise en cause du paradigme ancien et à l'émergence
d’un nouveau paradigme qui, lui-même, génère un champ expérimental nouveau
ou/et repose sur des instruments récemment disponibles (lunette astronomique,
microscope).
La confrontation des deux paradigmes (ancien et nouveau) crée la crise de la
science, et lorsque le paradigme extraordinaire (c'est-à-dire nouveau) remplace
celui de la science normale (c'est-à-dire ancien), nous assistons à une révolution
scientifique : le paradigme extraordinaire est finalement admis comme normal.

3. La notion de vérité scientifique


Il existe deux grandes définitions de la vérité en science. Les sciences pures
établissent qu'un énoncé est vrai s'il est décidable et conforme à la cohérence du
système, c’est donc une vérité de cohérence. Les sciences expérimentales
considèrent qu’une loi de la nature est vraie lorsqu’elle est établie par une
expérimentation et n’est pas contradictoire avec les observations du réel, c’est
donc une vérité de conformité.
Mais cette notion de vérité est figée ; or ce que montre Thomas Kuhn, c’est que tout
paradigme scientifique sera « révolutionné » et avec lui, les vérités qu’il a générées.
Ainsi, plutôt que de parler de vérité en science, peut-être vaudrait-il mieux adopter
le concept qu’utilise Popper à la suite de Leibniz : la vérisimilitude. Une théorie
vérisimilarité est une théorie qui est falsifiable, qui est testée, et qui résiste
efficacement à la contradiction. Son degré de vérisimilitude augmente à chaque
tentative de mise en cause qui échoue. Cette vérisimilitude à l’avantage de proposer
une définition de la vérité scientifique qui prend en compte son élaboration
historique, sans aboutir au scepticisme ou à une ère stérile de post-vérité.

4. Former un esprit scientifique


Plutôt que d’aborder la science comme un champ de connaissances constituées, de
méthodes et de lois, on peut tenter d’approcher l’élaboration de ses connaissances
en étudiant le fonctionnement psychologique des scientifiques, et tout
particulièrement la manière dont ils sont formés.
Bachelard, dans La formation de l’esprit scientifique, expose l’objectif essentiel de la
science et de la formation de l’esprit du scientifique : combattre l’opinion.
L’opinion ne pense pas, elle pense mal, et s’il lui arrive d’aboutir à un résultat
vérifiable, c’est sans construction rationnelle et sans valeur explicative.

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Les scientifiques sont pourtant souvent sujets à l’opinion qui, dans le cadre de leur
recherche, est un obstacle épistémologique majeur. Il s’agit d’abord d'affirmer que
l’on ne peut connaître que contre une connaissance antérieure. Ensuite, une
connaissance est une réponse à une question : sans cette phase de questionnement,
la pensée démissionne au profit du dogmatisme. Il ne s’agit donc pas de privilégier
l’instinct conservatif, mais de faire prévaloir l’instinct formatif des jeunes
scientifiques. Bachelard parle d’« instinct » car il lui semble que l’idée scientifique
est toujours, primitivement, chargée d’affects qui gênent sa « fine pointe abstraite
».

IV. La responsabilité de la science


1. Science sans conscience
Si Rabelais rappelait déjà que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme »,
c’est surtout à partir du XXe siècle que la question de la limite éthique de la science
se pose.
C’est tout d’abord dans le cadre de la biologie qu’une limite éthique a semblé
nécessaire, mais depuis que la connaissance de l’atome a rendu possibles
Hiroshima, Tchernobyl, et Fukushima, la question de la responsabilité morale
concerne toutes les sciences de la nature. Les sciences pures sont aussi concernées,
à travers les algorithmes de traitement des données, le croisement des Big data,
ainsi que l’accroissement de la surveillance qu’ils permettent.
Dans son sens philosophique, la science est un jugement qui porte sur le monde (la
physique) ou sur un ensemble de propositions logiques (les mathématiques) et qui
établit les lois de ce domaine par une méthode basée sur la vérification ou/et la
cohérence des énoncés.
On le voit, ce n’est pas tant la science, en tant que puissance de connaître qui est
soumise au jugement moral, que la technoscience, définie comme l’unité entre la
connaissance et le développement de techniques qui modifient la nature et la
société, sans que l’assentiment du citoyen ne soit systématiquement interrogé.

2. Le principe de responsabilité
Il peut alors apparaître urgent de pouvoir suivre un principe directeur qui fixe des
limites éthiques au développement technoscientifique. Hans Jonas le nomme «
principe de responsabilité ». Il consiste d’abord à distinguer le champ du possible
et le champ du réalisé : tout ce qui peut être créé ne doit pas nécessairement l’être.
Cela constitue une réelle mutation de notre rapport à l’agir humain. En effet, au
lieu d’avoir une foi inconsidérée dans le progrès, il s’agit de critiquer les conditions
de possibilité d’un tel progrès pour que l’humain cesse d’être « son pire ennemi »,
suivant le mot de Jonas.
La formulation du principe de responsabilité est corrélée à l’impératif catégorique
de Kant et reçoit plusieurs itérations : « Agis de façon que les effets de ton action
soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur

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terre » ou « inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet
secondaire de ton vouloir ».
Au fond, il s’agit toujours de juger la valeur de la technoscience dans ce qu’elle peut
produire de pire dans le futur. On utilise souvent le principe de responsabilité
comme fondement du principe de précaution, qui consiste à dire que le pire étant
possible, en cas de doute, mieux vaut s’abstenir. Pourtant il s’agit plutôt de
sacraliser le droit des générations futures. Il faut donc admettre que la limite de la
science, dans ses applications pratiques, est une métaphysique, une idée du sacré,
qui se distingue pourtant du religieux.

3. Religiosité scientifique
La religiosité n’est pas absolument absente de la science comme pourrait le laisser
penser la distinction entre croire et savoir. Mais la religiosité peut prendre d’autres
significations. Ainsi Einstein considère que le scientifique doit croire pour pouvoir
établir une connaissance. Il porte donc la responsabilité de cette croyance primitive
nécessaire à sa démarche.
La religiosité dont il est question n’est pas liée au respect ou à la pratique de rites,
ni à l’observation stricte de préceptes de vie conformes à une révélation, ni à
l’appartenance à une église. Elle consiste dans la foi en un ordre cosmique, un
principe organisateur du monde. Le scientifique est pénétré par « l’admiration
extasiée de l’harmonie des lois de la nature ». Pourtant, l’idée même d’un ordre,
d’une harmonie ou d’un cosmos n’est pas indifférente à l'histoire des valeurs
occidentales. Ainsi le chercheur croit dans la vérité comme Nietzsche s’est attaché
à le révéler.

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