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L’Enseignement philosophique, 68e année, n°3, mars-mai 2018 L’Enseignement philosophique, 68e année, n°3, mars-mai 2018

Difficultés et curiosités de l’enseignement à un résultat qui s’appelle le savoir. Et même si ce dernier est
de la philosophie en France perfectible, approximatif, relatif et historique, il n’y a pas autant de
théories scientifiques qu’il y a de scientifiques – la science en serait
Vincent Citot ruinée. La philosophie s’accommode mieux du pluralisme doctrinal –
ESPE de Paris ce qui a des conséquences sur les modalités de son enseignement. Le
professeur de philosophie transmet moins un savoir ou une méthode
particulière d’acquisition du savoir, qu’une disposition à penser les
savoirs et les valeurs. Ce qui compte est l’acte même de philosopher.
Résumé : L’objectif n’est pas de produire une agilité à reproduire les
L’objet de cet article est triple. Il s’agit d’abord de montrer que raisonnements du professeur, mais d’apprendre à penser par soi-
l’enseignement de la philosophie se heurte à certaines difficultés même (ce qui requiert d’abord de se déprendre de soi-même).
structurelles et inévitables, qui tiennent à la spécificité de la Former des petits philosophes, en somme, et non pas des petits
discipline. Nous nous demandons ensuite à quelles conditions cet érudits au sujet de la philosophie des autres. Qu’est-ce à dire, sinon
enseignement peut être malgré tout efficient. Ces conditions étant que l’enjeu de l’enseignement philosophique est de donner la
rarement réunies, nous examinons les mérites et démérites de trois possibilité aux enseignés de formuler eux-mêmes des problèmes
attitudes possibles pour faire face aux difficultés rencontrées philosophiques, et de les résoudre également par eux-mêmes ?
aujourd’hui. D’où la perplexité que suscite cet enseignement chez les
élèves, parents d’élèves, Ministres et même dans l’ensemble de la
communauté citoyenne : on ne voit pas bien « concrètement » ce
qu’il transmet ni comment il est évalué ou évaluable. D’un côté,
Ambiguïtés et paradoxes de l’enseignement de la philosophie en l’enseignement philosophique ne serait plus philosophique s’il
général consistait simplement dans l’apprentissage de doctrines, de savoirs
ou même de problèmes préconçus ; de l’autre il ne serait plus
Puisqu’il s’agit ici de s’interroger sur l’enseignement de la enseignement s’il consistait pour l’enseigné à assister aux
philosophie, autant se mettre d’accord préalablement sur ce qu’est la performances intellectuelles que son professeur réaliserait pour son
philosophie. En effet, comment enseigner quelque chose dont on propre compte. L’enseignement philosophique ne peut être ni une
ignorerait la nature ? Mais une difficulté surgit immédiatement : il y invitation à la mémorisation, ni le spectacle d’un philosophe se
a presque autant de définitions de la philosophie que de philosophes. produisant sur une estrade. Dans les deux cas, il rendrait les élèves
On peut la contourner en s’entendant sur le fait que la philosophie est passifs, ce qui contredirait les réquisits de la discipline. Le problème
une certaine façon de penser plutôt qu’une science particulière pédagogique peut donc se formuler ainsi : comment apprendre à
experte de tel ou tel secteur du réel. La philosophie n’est pas philosopher, sachant qu’il faut bien montrer l’exemple, tout en
“quelque chose” que l’on pourrait enseigner au sens où l’on transmet faisant comprendre aux enseignés que l’exemple du professeur n’est
un contenu cognitif. Les philosophes ne s’entendent guère sur la pas à reproduire tel quel ? C’est sa démarche intellectuelle qu’il faut
nature et la spécificité de la pensée philosophique, mais ils reproduire, l’aptitude à problématiser, et non pas le contenu
conviennent généralement que la philosophie est avant tout un mode particulier d’une pensée – fût-elle celle du professeur. Mais en même
de réflexion, que l’enseignant cherche à susciter chez l’enseigné temps, il est clair que toutes les pensées ne se valent pas. Or le juge
(élèves ou étudiants). Certes, un professeur de mathématique, de qui hiérarchise ces dernières doit être à la fois neutre et philosophe,
physique ou d’histoire pourrait dire aussi bien qu’il enseigne une au-dessus des philosophies d’élèves et dans la philosophie néanmoins
certaine façon de penser. Mais ces diverses méthodes doivent mener – position ambivalente souvent mal comprise. Ces ambiguïtés

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peuvent se résumer par le double paradoxe suivant : l’enseigné doit philosophie ? Certainement pas : la difficulté ne nous semble pas un
apprendre à penser par soi-même en épousant provisoirement la motif suffisant de renoncement.
pensée d’un autre ; l’enseignant doit réaliser un acte philosophique
qui se veut pertinent, et même qui dégage des vérités universelles,
tout en admettant qu’on puisse penser autrement, et même en Curiosité pédagogique : plus de philosophie dans le Secondaire que
réclamant des élèves qu’ils pensent singulièrement. L’enseignement dans le Supérieur
de la philosophie, on le voit, pose des problèmes pédagogiques
redoutables. Ne pas renoncer, mais adapter. La philosophie ne s’enseigne
Notre propos n’est pas de dire que ces paradoxes doivent pas de la même façon dans un rapport personnel maître-disciple et
être surmontés : nous les jugeons irréductibles. Soit on renonce à dans une salle de classe, avec des élèves performants et des étudiants
l’enseignement philosophique, soit on est contraint de composer avec poussifs, dans le Secondaire et dans le Supérieur, en Licence, en
eux. En effet, la philosophie elle-même est une discipline Doctorat et dans les ESPE (Ecoles supérieures du professorat et de
paradoxale : elle a rapport aux savoirs sans être une science, elle l’éducation). L’objet principal de notre réflexion portant sur le
convoque des valeurs sans être une morale, elle promeut la sagesse Secondaire, nous mettons de côté les autres modalités
sans être un simple art de vivre. Une philosophie complète coordonne d’enseignement. Un mot tout de même sur la comparaison du
toutes ces dimensions (connaissances, valeurs, sagesse)1. Mais Secondaire et du Supérieur, qui nous semble édifiante. Il est en effet
coordonner des paradoxes ne les dissipe pas, et notre questionnement remarquable que l’art de la problématisation philosophique soit au
pédagogique reste entier : comment enseigner un savoir qui n’en est cœur des programmes et des exigences du Secondaire, tandis qu’il est
pas vraiment un, une morale qui refuserait le prêchi-prêcha presque absent du Supérieur – où l’histoire de la philosophie tient
précritique, ou encore une sagesse individuelle qui vaille pour tous le globalement lieu de philosophie. On caricaturerait à peine la situation
monde ? Dans la mesure où philosopher requiert de penser par soi- en la résumant ainsi : on demande aux élèves des filières générales et
même, de s’engager dans une démarche normative et d’harmoniser technologiques de faire de la philosophie authentique (alors que, pour
ses idées avec sa vie, on peut dire que l’universel philosophique est beaucoup d’entre eux, ils s’en passeraient volontiers) ; mais dès lors
toujours un « universel singulier ». Or tout ce qui est singulier fait que certains choisissent de faire de la philosophie leur spécialité
difficilement l’objet d’un enseignement général, a fortiori d’un universitaire, on ne leur propose plus qu’une discipline de
programme éducatif national pour une instruction de masse. substitution (l’histoire de la philosophie). Pour un nombre croissant
L’enseignement philosophique était-il plus aisé quand il prenait la de lycéens, l’enseignement de la philosophie est une sorte d’objet
forme d’une relation interindividuelle maître-disciple ? Sans doute éducatif non identifié – qu’il soit craint, fantasmé ou moqué.
pas. A notre sens, c’est l’idée d’enseigner la philosophie qui est Beaucoup seraient très heureux si on leur dictait « du contenu »,
paradoxal, quelles que soient les modalités pratiques. L’élève face à c’est-à-dire si on leur faisait apprendre les pensées positives de tel ou
son maître est toujours confronté à la double injonction tel auteur. D’autres sont sensibilisés au mode de raisonnement
contradictoire de penser et de faire comme il dit tout en philosophique, à l’exigence critique et à la liberté intellectuelle dont
s’affranchissant de sa tutelle – comme le bon maître y invite l’enseignement philosophique de Terminale fait la promotion. Parmi
justement contre lui-même. Faudrait-il alors renoncer à enseigner la eux, quelques uns sont tellement motivés qu’ils choisissent de
s’engager dans des études de philosophie – ce qui revient souvent à
faire de cette dernière un métier et une vie. Ceux-là sont certainement
1
déçus, une fois arrivés dans le Supérieur, de constater qu’on leur
Voir V. Citot, « Nature et exigences de la pensée philosophique », in donne comme nourriture spirituelle quelque chose de très différent
Puissance et impuissance de la réflexion, Argenteuil, Le Cercle
de ce qui les avait passionné en Terminale.
Herméneutique, à paraître en 2017, P. III.

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Certes, un enseignement public national n’a pas pour impraticables dans la réalité. De même que Solon reconnaissait qu’il
vocation fondamentale de faire plaisir aux élèves et étudiants, ni de n’avait pas donné aux Athéniens les meilleures lois qu’on puisse
répondre à leurs attentes idiosyncrasiques. Mais en vertu d’un concevoir, mais seulement celles qui leur convenaient et qu’ils
principe d’honnêteté et de transparence, il serait tout de même pouvaient supporter, il faut chercher moins un programme idéal
souhaitable que ce que l’on enseigne correspondît aux dénominations qu’un programme opératoire. Celui qui permette aux élèves de hisser
des disciplines et des cours. Le contenu doit être conforme à au maximum leur niveau de réflexion philosophique. Deux
l’intitulé. Par exemple, si un cours porte sur telle œuvre de tel auteur, conditions sont requises pour que le programme actuel soit efficient :
et que son objet est de la comprendre, il faut qu’il apparaisse dans que les enseignants soient aptes à l’enseigner, et que les enseignés
« la maquette » comme un cours d’exégèse – ou d’explication de soient aptes à en recevoir l’enseignement. Commençons par la
texte, à tout le moins. Si l’objet du cours est d’acquérir une première condition.
intelligence historique en histoire de la philosophie, qu’il soit indiqué Un bon enseignant en philosophie doit pouvoir développer
comme un cours d’histoire (ce qui mettrait en rivalité les historiens une pensée précise et éclairante à propos de thèmes aussi divers que
de la philosophie de formation philosophique et les historiens de la « L’inconscient », « Le vivant », « La société », « L’art »,
philosophie de formation savante). S’il s’agit de philosopher (à partir « L’histoire », « Le langage », ou encore « Le droit ». Il va de soi que
d’une œuvre, d’un auteur, ou directement à propos d’un problème certaines connaissances en psychologie ou en psychanalyse sont
général) qu’il apparaisse comme un cours de philosophie. utiles pour disserter sur l’inconscient, en biologie sur le vivant, en
L’enseignement universitaire devrait clarifier les finalités des divers sociologie sur la société, etc. Imagine-t-on un cours de philosophie
cours, donc les compétences attendues pour les évaluations. Cela sur « l’histoire » dispensé par un professeur sans culture historique,
éviterait de confondre des spécialités aussi diverses que l’explication, ou un cours sur « l’art » sans culture artistique ? Le philosophe ne
le commentaire, l’histoire et la philosophie. Il nous semble que tout peut être simplement un habile rhéteur, capable de « dialectiser » des
le monde y gagnerait, et que les spécialités en question seraient couples de contraires, de monter en épingle un paradoxe ou de faire
mieux honorées. Mais nous ne pouvons développer ici ce point2. des « mises en abîme » par des jeux réflexifs. Philosopher
authentiquement n’est pas jouer avec des concepts ni faire des
raisonnements in abstracto : c’est penser le réel, dans toutes ses
Les conditions d’un enseignement efficient et la question de la dimensions. L’enseignant (certifié, agrégé, contractuel) devrait, à
formation des enseignants notre sens, être un peu moins dialecticien et un peu plus savant – ce
qui ne l’empêcherait nullement de construire des problématiques
S’agissant de l’enseignement Secondaire, il nous semble que philosophiques3. A cette condition, il pourrait se montrer digne du
le programme tel qu’il est conçu aujourd’hui (les notions, les programme actuellement en vigueur.
distinctions conceptuelles – les repères –, les auteurs, les principes Or depuis le début du XIXe siècle, la philosophie s’est
pédagogiques et les exercices – dissertation et explication de texte), tendanciellement éloignée du pôle scientifique pour se rapprocher du
est globalement satisfaisant. On peut, sur sa base, faire de véritables pôle littéraire. A tel point qu’on la considère aujourd’hui
cours de philosophie, et former comme il convient de jeunes spontanément comme une discipline « littéraire ». Il nous semble que
apprentis à la philosophie. Mais pas dans n’importe quelle condition.
Il existe des programmes parfaits “sur le papier” qui sont
3
Etant entendu qu’un problème philosophique n’est pas un problème
scientifique (« Nature et exigences de la pensée philosophique », op. cit. ;
2
Voir notre article « L’histoire de la philosophie comme science « Pensée philosophique et pensée scientifique », Implications philosophiques
rigoureuse », in V. Citot, Problèmes épistémologiques en histoire de la – www.implications-philosophiques.org/actualite/une/pensee-philosophique-
philosophie, Montréal, Liber, 2017. et-pensee-scientifique –, 2013).

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la prise de distance avec la culture scientifique est dommageable


pour la qualité de la production contemporaine4. Cette déconnexion a Les conditions d’un enseignement efficient et le niveau des élèves
aussi des effets sur la nature de l’enseignement universitaire, la
formation et le recrutement des professeurs du Secondaire, donc les On retrouve du côté des élèves, au niveau qui est le leur, ces
cours qu’ils dispensent. Les enseignants de philosophie ont une deux problèmes de l’inculture et du poids de l’idéologie. Enseigner la
culture scientifique trop faible ou datée. Du coup, les élèves se philosophie fait sens pour l’élève quand il dispose d’une certaine
retrouvent souvent dans la situation délicate d’avoir à choisir entre ce culture générale susceptible de nourrir sa réflexion. Sinon, celle-ci
que leur dit le « prof de philo » sur l’animalité, le vivant, la société, tourne à vide, à la manière d’un cycliste sur son vélo d’appartement,
l’économie, le droit, la laïcité, etc., et ce qui leur vient aux oreilles s’imaginant traverser de fabuleux paysages. La réflexion et le
par les collègues biologistes, physiciens, économistes, sociologues ou raisonnement sont des outils pour travailler quelque matière première
historiens. Autant un économiste n’a pas besoin de philosophie pour intellectuelle. Ils doivent s’exercer sur quelque chose. Dans le même
étudier correctement les échanges économiques, autant un philosophe ordre d’idée, vouloir enseigner « l’esprit critique » à des jeunes gens
a besoin de connaître un peu d’économie pour parler sans trop de qui en sont totalement dépourvus revient généralement à armer leurs
naïveté du même sujet (rappelons que « les échanges » sont au préjugés – qui en deviennent d’autant plus dangereux. Beaucoup
programme de philosophie en section ES). conçoivent cet enseignement comme une invitation au bazar, à
Ces remarques sur la façon dont on peut aborder le cours sur l’anarchie et à la critique tous azimuts des autorités. Rien n’est plus
« La société et les échanges » nous amènent à évoquer un autre point pathétique que de voir des adolescents détourner les instruments
délicat : celui de la neutralité politique des enseignants de intellectuels du professeur de philosophie pour en faire usage contre
philosophie quand ils traitent de questions économiques, sociales et son autorité, et donc contre son enseignement. Vanter les vertus de
« sociétales ». Faire cours sous une forme dissertative en s’engageant l’indépendance d’esprit à des élèves persuadés d’être déjà tout à fait
dans une thèse est une chose ; infuser dans l’esprit des élèves ses autonomes intellectuellement, renforce leur autosuffisance. Peu s’en
propres convictions politiques en est une autre. Sous couvert de faut pour qu’ils entreprennent à leur tour d’édifier leur professeur en
promouvoir la pensée critique et le jugement personnel, certains ne se lui enseignant la vérité sur « le 11 septembre », sur « les Illuminati »,
privent guère de faire passer quantités de messages politiques. et finalement sur la société contemporaine tout entière – dont le
Puisqu’être philosophe c’est rejeter les allégeances et les arguments pauvre petit fonctionnaire qui leur fait face, victime de l’idéologie
d’autorité, ne peut-on pas en profiter pour faire de la subversion une médiatique, n’aurait aucune idée. L’enseignant passe souvent pour un
valeur et, de là, défendre des idées politiquement subversives ? Avec benêt parce qu’il a la naïveté de croire qu’il y a des causes, et pas
la bienveillance propre à l’éducateur, l’enseignant se transforme ainsi simplement des complots ; des nécessités, et pas seulement des
souvent en évangélisateur soft. C’est trahir le devoir de neutralité qui manipulateurs.
correspond au statut, mais aussi manquer à une exigence C’est triste à dire, mais il se pourrait que la philosophie soit
pédagogique essentielle de l’enseignement philosophique. En outre, nuisible si elle est enseignée dans des conditions si mauvaises.
ça revient à exclure ceux qui, dans la classe, penseraient Certains jeunes ont besoin de preuves et de faits davantage que de
différemment, et seraient trop timides pour le faire savoir. Bref, nous raisonnements philosophiques. Il est surtout urgent de les instruire au
pouvons résumer ainsi notre propos : le programme actuel de sujet de l’évolution des espèces, de l’origine de l’homme, de
philosophie est excellent s’il est traité par des professeurs excellents. l’histoire des religions et du fait colonial (quand ce n’est pas de
l’existence des chambres à gaz). Nous exagérerions à peine en disant
qu’ils ont besoin de dogmes – en tout cas de choses à apprendre, de
4 “vérités” à assimiler. En espérant que, plus tard, ils aient la maturité
Voir notre « Essai d’évaluation de la production philosophique
pour examiner avec un recul philosophique ces premiers acquis. On
contemporaine », Le Philosophoire, 47, 2017.

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ne peut sauter les étapes, passer de l’enfance à l’âge adulte sans avoir justesse de l’intuition qu’elle manifestait (et surtout du fait qu’elle
été adolescent, ou de l’ignorance à la pensée critique sans être passé était inattendue, étant donné le niveau de la classe). Mais sur
par l’apprentissage d’un certain savoir – qu’il s’agira ensuite de combien d’années, et par rapport à combien d’élèves ? Quel
questionner. rendement, si nous osions le terme ? Que répondre à ceux qui
Parmi les autres conditions pour que le programme actuel voudraient tirer de tout cela argument pour supprimer purement et
soit enseignable figure aussi le niveau de langage. Faire des simplement l’enseignement de la philosophie en classes
distinctions conceptuelles subtiles ne sert à rien si les élèves technologiques ? Pourquoi ne pas rendre cette discipline optionnelle,
maîtrisent mal le français. Voici par exemple quelques « repères » du de sorte que seuls les bons lycées puissent la proposer et la dispenser,
programme qui ne sont pas toujours compréhensibles par certains là où les conditions de son enseignement sont présentes ? Nous ne
élèves, en dépit des efforts de leur professeur : « En acte / en militons pas du tout ici pour supprimer la philosophie ou la rendre
puissance », « intuitif / discursif », « origine / fondement », optionnelle ; et pourtant nous constatons qu’elle n’est déjà plus
« ressemblance / analogie », ou encore « transcendant / immanent ». enseignée comme elle le devrait dans bien des lycées (faute des
Bien entendu, la lecture des auteurs au programme est également très conditions susmentionnées).
difficile pour ces mêmes élèves : Plotin, Montaigne, Spinoza,
Leibniz, Kant, Hegel, Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty et
Levinas leur sont à peu près inaccessibles. Mais Descartes, Pascal, Trois options à considérer
Rousseau et même tous les autres sont aussi très peu
compréhensibles – sinon par de lourds efforts, auxquels les élèves ne Trois options s’offrent à nous. La première consiste à ne rien
veulent généralement pas consentir. En effet, une des conditions de faire et accepter que l’enseignement philosophique soit, ici ou là,
possibilité de l’enseignement de la philosophie est l’assimilation de dévoyé. Au lieu de philosopher, l’enseignant organise des débats,
la posture scolaire en tant que telle, c’est-à-dire la capacité de rester structure les préjugés des uns et des autres, donne une forme
assis sur une chaise pendant cinquante-cinq minutes sans bavarder rationnelle aux opinions, tente de bousculer quelques idées reçues, se
avec ses voisins (mais éventuellement en intervenant à l’oral après transforme en professeur de culture générale ou en doxographe
que le professeur a donné la parole). Or ce sont la plupart du temps vulgarisateur. Ici ou là seulement. Va-t-on bouleverser un
ceux qui auraient le plus besoin d’écouter sagement le cours qui sont programme national pour s’adapter à certains lycées ? Ce serait du
le moins disposés à le faire. nivellement par le bas. Donc, première option (appelons-là
Dans ces conditions, on comprend que ces élèves ne soient conservatrice) : en rester là. De la philosophie si possible ; de la
pas en mesure de transformer les sujets de dissertation qui leur sont sous-philosophie dans le cas contraire ; le tout avec des programmes
soumis en des problèmes philosophiques, puis de les traiter sous une inchangés.
forme dissertative. En guise de dissertation, l’enseignant se retrouve Deuxième option : on s’arrange pour que les élèves qui
avec un déballage de préjugés vaguement mis en ordre. Dans bien n’ont aucunement le niveau de Terminale ne se retrouvent pas en
des lycées, les « Bac blancs » de quatre heures sont devenus inutiles ; Terminale. Cela paraît du bon sens, mais une telle réforme serait en
les élèves n’ayant plus rien à écrire au bout de deux heures. En outre, fait presque impossible, étant données les forces et les idéologies en
le correcteur doit souvent constater avec dépit que son cours n’a présence. Il faudrait faire redoubler les élèves. Mais comme le
presque servi à rien. Ou bien il le retrouve par morceaux et redoublement ne sert à rien pour ceux qui sont vraiment de niveau
transfiguré, comme une imprimante qui aurait restitué un fichier faible (les études le montrent), il faudrait les orienter précocement et
corrompu. Il se remonte le moral en évoquant le souvenir de tel ou tel renoncer au « Collège unique ». Ce serait un aveu d’échec général
élève qu’il est parvenu à « tirer de là » ; à ceux qui « s’en sont des politiques éducatives depuis quarante ans. De surcroît, il faudrait
sortis », à telle ou telle remarque, en cours, qui l’a bouleversé par la prévoir un ensemble de mesures économiques destinées à rendre

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possible l’insertion sur le marché du travail de ces jeunes sous- train de devenir une usine à mauvais élèves. Si l’on veut conserver le
diplômés, que les employeurs rechignent à payer au niveau du salaire principe du Bac comme « porte d’entrée » à l’Université, il faut
minimum en vigueur. C’est l’option réformatrice. revoir le système de sélection dans le Secondaire. Si rien n’est fait
Troisième option : la pragmatique. Elle consiste à revoir les rapidement, les tendances actuelles vont se renforcer : enseignement
programmes et les épreuves de philosophie dans les filières qui public pour les élèves « en difficulté » (dans le Secondaire et dans le
concentrent le plus d’élèves dits « en difficulté » (qu’ils soient Supérieur, au moins jusqu’à la l’entrée en Master) ; enseignement
effectivement en difficulté ou qu’ils mettent leurs professeurs et leur privé (et quelques pôles d’excellence publics) pour les élèves plus
établissement « en difficulté »). On supprimerait quelques « repères » performants et pour ceux qui en ont les moyens.
et quelques « auteurs », et on reconsidèrerait les modalités
d’évaluation. De même que l’explication de texte est adaptée dans les
filières technologiques (les élèves sont guidés par des questions), on
pourrait envisager de les guider également dans l’exercice de la
dissertation. Au lieu de leur demander de construire eux-mêmes une
problématique, on pourrait les inviter à argumenter à charge et à
décharge sur un problème préalablement formulé – et leur laisser la
possibilité de conclure. Le risque serait alors de proposer un
enseignement de la philosophie au rabais. Mais n’est-ce pas déjà ce
que font tous les collègues en poste dans ces établissements ? Certes,
mais l’officiel n’étant pas l’officieux, on conçoit qu’il y ait là matière
à hésitations. La vraie question serait peut-être celle-ci : veut-on
continuer à voiler la vérité et « sauver les apparences », ou bien se
décide-t-on à prendre acte du réel (et par là même le taureau par les
cornes) ? Quand on fait profession de philosopher, on est plutôt porté
à aimer la vérité ; mais on peut aussi considérer que, tout en
regardant celle-ci en face, l’adaptation au réel et le renoncement à
l’idéal n’est pas nécessaire – voire que l’hypocrisie et le louvoiement
(entre l’officiel et l’officieux) ont bien des vertus.
Chacune des trois options présente des avantages et des
inconvénients. La conservatrice évite les conflits, mais au prix d’une
certaine hypocrisie ; la pragmatique n’est pas hypocrite, mais elle est
peu ambitieuse ; la réformatrice est ambitieuse, mais susciterait des
oppositions de toutes parts. Notre préférence va tout de même à cette
dernière, qui semble avoir avec elle le bon sens, comme nous l’avons
évoqué rapidement (les élèves de Terminale doivent avoir le niveau
correspondant au programme de Terminale). Il s’agirait d’une
réforme générale de l’enseignement Secondaire qui tirerait toutes les
conséquences des études sur l’inefficacité du redoublement (et du
non-redoublement). Elle aurait des effets immédiats sur
l’enseignement Supérieur, et notamment sur la Licence, qui est en

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