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100 

fiches
de philosophie

Bac et concours

Aurore Boni

Professeur agrégé de philosophie

Ouvrage dirigé par Laurence Brunel


100 fiches de philosophie pour les Nuls – Bac et concours

« Pour les Nuls » est une marque déposée de John Wiley & Sons, Inc.
« For Dummies » est une marque déposée de John Wiley & Sons, Inc.
© Éditions First, un département d’Édi8, Paris, 2019. Publié en accord avec
John Wiley & Sons, Inc.

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Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
Courriel : firstinfo@efirst.com
Site Internet : www.pourlesnuls.fr

ISBN : 978-2-412-04596-1
ISBN numérique : 978-2-412-05253-2
Dépôt légal : août 2019

Correction : Florence Fabre


Illustrations de parties : Stéphane Martinez
Maquette intérieure : Stéphane Angot
Couverture : Soft Office
Index : Muriel Mekies

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à


l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à
titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement
interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et
suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit
de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales.
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako
www.isako.com à partir de l’édition papier du même ouvrage.
À propos de l’auteur
Professeur agrégé de philosophie et titulaire d’un DEA en
histoire de la philosophie de l’université d’Aix-en-Provence,
Aurore Boni enseigne la philosophie dans le secondaire et est
khôlleur en culture générale en classes préparatoires aux écoles
de commerce à Paris.
Elle est l’auteur de plusieurs publications, notamment sur
Platon, saint Augustin et la métaphysique.
Remerciements
À Thérèse et à Balthazar, à qui je dois beaucoup plus que je ne
pourrais le dire,
à mon époux pour son soutien, ses remarques et sa relecture de
l’ouvrage,
à mes quatre enfants, pour leur patience, et tout particulièrement
à Pauline dont les longues siestes m’ont permis de travailler
sereinement à l’écriture de cet ouvrage,
à Gratienne à qui je dois tout ce qu’il y a de bon dans mon
enseignement,
à mes élèves et à mes étudiants pour leur curiosité intellectuelle
et le bonheur que j’ai d’avoir été ou d’être leur professeur,
à Laurence enfin, pour sa disponibilité, sa bienveillance et pour
la joie que j’ai eue à travailler avec elle,
mes remerciements les plus vifs.
Introduction

résenter la philosophie en cent fiches : faut-il voir dans cette


P proposition une prétention ou une tentative vaine ? Il ne
s’agit, dans cet ouvrage, ni de l’une ni de l’autre. En effet,
nous n’entendons pas faire tenir l’ensemble de l’histoire de la
philosophie ou de la réflexion philosophique dans ce volume,
mais nous espérons, tout à la fois, commencer à arpenter le
chemin, parfois abrupt, mais souvent plaisant, de cette histoire et
de cette réflexion, et, ce faisant, donner à nos lecteurs le goût de
poursuivre cette excursion.

À propos de cet ouvrage


Si aucun ouvrage ne sait atteindre l’exhaustivité, nous avons
choisi d’accentuer ce trait afin, nous le croyons, d’apporter une
meilleure aide aux lecteurs. Ainsi, à des présentations
généralistes et, par conséquent, souvent quelque peu
approximatives des auteurs ou des sujets traités, nous avons
préféré l’étude précise de tel ou tel point particulier à l’intérieur
de la philosophie d’un auteur ou à l’intérieur d’une doctrine.
Ce choix présente selon nous deux avantages, dont chacun
suffirait à lui seul à le justifier. D’abord, il permet d’avoir une
connaissance utilisable dans une copie d’examen ou de concours
parce qu’elle est précise. Ensuite, et pour la même raison, elle
rend le lecteur apte à poursuivre de façon autonome l’examen du
point traité et la lecture du corpus présenté.
À qui ce livre s’adresse-t-il ?
Ce livre est d’abord destiné aux étudiants des classes
préparatoires ou des universités qui s’apprêtent à affronter une
épreuve de philosophie ou de culture générale dans un concours
ou un examen parce qu’il allie des connaissances précises sur
des points particuliers à la mise en œuvre d’une méthode
d’analyse philosophique utile pour rédiger des dissertations, des
explications de texte ou pour se préparer à des oraux.
Il est ensuite bien évidemment écrit pour les élèves des classes
de terminale désireux de posséder, non pas seulement un manuel
de philosophie – qui est utile, mais qu’ils ont déjà dans leur
établissement scolaire –, mais aussi un véritable ouvrage de
philosophie, qui contient l’exposé de doctrines, l’élaboration de
concepts et la construction de distinctions conceptuelles.
Enfin, et surtout, ce livre s’adresse à tous ceux qui, animés par
une curiosité véritable, ont à cœur de raviver le souvenir qu’ils
ont de la fréquentation de certains auteurs ou de faire, avec un
peu d’aide, leurs premiers pas dans les œuvres de ces derniers.

L’organisation de ce livre
L’organisation de l’ouvrage en de petites unités que sont les
fiches – quelques pages au maximum – permet de rechercher et
d’obtenir rapidement l’information souhaitée. Par ailleurs, ce
découpage aide celui qui souhaiterait, en travaillant un peu
chaque jour ou de façon régulière, avoir une vue synthétique de
l’ensemble des notions étudiées. Enfin, le regroupement des
fiches en chapitres et des chapitres en parties – qui sont celles du
programme de philosophie des classes de terminale – permet
tout à la fois au lecteur d’avoir une vue d’ensemble des objets
qui sont ceux de la philosophie et, s’il en éprouve le désir,
d’approfondir l’étude d’un de ces objets en parcourant les
différentes fiches d’un même chapitre.
Première partie : Le sujet,
entre intériorité et ouverture
sur le monde
Il nous a semblé pertinent de commencer notre réflexion
philosophique en nous intéressant d’abord à celui qui mène à
bien cette réflexion : l’homme. Qu’est-ce que l’homme ? Quel
rapport entretient-il avec ses semblables et avec le monde qui
l’entoure ? Faut-il penser l’homme comme un sujet ou ce dernier
constitue-t-il un modèle réducteur pour comprendre l’être que
nous sommes ?

Deuxième partie : La culture


ou l’art de cultiver la nature
humaine
Prendre l’homme pour objet d’étude nous conduit
nécessairement à nous demander ce qui lui permet de développer
une culture et quel rapport cette culture entretient avec la nature
de l’homme. Faut-il penser la culture comme une sortie hors de
la nature – voire un arrachement à la nature –, comme un ajout à
la nature ou comme un déploiement de cette dernière ?

Troisième partie : Eurêka ! La


raison et le réel
Parce que l’homme est aussi cet être qui s’approprie la nature
par la connaissance, il est utile d’analyser les différents types de
connaissances qu’il a pu construire, qu’il s’agisse des sciences
exactes, des sciences expérimentales ou encore des sciences
humaines. Qu’est-ce qui fait de ces discours sur le monde des
discours scientifiques et porteurs de connaissances, et quel type
de raison est à l’œuvre dans ces discours ?

Quatrième partie : Vivre


parmi les hommes : gouverner
et se gouverner soi-même
L’homme est aussi celui qui vit, parle et agit avec d’autres
individus. Cette coexistence rend nécessaire, d’une part, une
délibération à propos de la bonne conduite à tenir envers les
autres (et envers soi-même) en même temps qu’une méthode
pour évaluer les conduites – c’est l’objet de la morale –, et,
d’autre part, l’activité qui consiste à gérer ces rapports de
coexistence comme un ordre public – la politique.

Cinquième partie : La partie


des Dix
Enfin, nous avons choisi d’utiliser dans une dernière partie les
connaissances acquises dans les précédentes pour analyser des
figures de l’homme (le philosophe, l’ami, le tyran…) et des
adages ou des expressions courantes pour nous demander ce
qu’ils nous apprennent de nous-mêmes et du monde dans lequel
nous vivons. Cette dernière partie peut aussi constituer un point
d’entrée dans l’ouvrage pour commencer à faire de la
philosophie à petite dose et (presque) en s’amusant.

Les icônes de ce livre


Il est utile de savoir quels ouvrages consulter pour enrichir sa
culture sur un sujet et, éventuellement, quel(s) chapitre(s) ou
passage(s) lire en premier pour commencer à travailler.
Il s’agit d’aborder une notion, un concept ou un thème à partir
d’un problème précis.

Les éléments nécessaires (définition d’un terme, contexte,


présupposé théorique…) à la compréhension d’une
argumentation sont mis en évidence afin d’être mieux assimilés
et d’éviter tout contresens.
Ce qui constitue l’élément central d’une argumentation est
signalé afin de faciliter la découverte d’un auteur ou d’une idée
(on peut commencer la lecture de la fiche par les jumelles) aussi
bien que les révisions (qui consistent à revoir l’essentiel).
Une citation permet de dire en peu de mots et de façon précise
ce dont il s’agit. Elle pourra de plus être reprise dans un devoir
puisqu’elle fait l’objet d’une explication dans l’ouvrage. Elle
constitue aussi une occasion de se familiariser avec la prose d’un
auteur.
Une même question fait l’objet d’élaborations successives dans
l’histoire des idées. C’est l’occasion de découvrir plusieurs
manières d’aborder une même question.

Par où dois-je commencer ?


Par où vous voulez ! Il n’est nul besoin de lire les textes dans
l’ordre. Vous pouvez piocher dans ce dernier en suivant la liste
de vos désirs ou en vous fiant au hasard puisque chaque fiche est
conçue pour être lue – et comprise – indépendamment des
autres.
PARTIE 1
LE SUJET, ENTRE INTÉRIORITÉ
ET OUVERTURE SUR LE MONDE
DANS CETTE PARTIE…

Pour parler de l’homme dans son rapport à lui-


même, au monde qui l’entoure ou encore à ses
semblables, la philosophie moderne utilise la
notion de sujet. Dire de l’homme qu’il est un sujet,
c’est, d’une part, mettre en évidence le fait qu’il est
le principe de ses pensées, de ses choix, de ses
actions, et, d’autre part, le distinguer à la fois des
choses inertes, plus communément appelées
« objets », et des autres êtres vivants, notamment
des animaux.

En son sens étymologique, le sujet désigne ce qui


est sub-jectum, c’est-à-dire ce qui est « jeté sous », à
savoir la réalité stable et identique à elle-même
sous les apparences mouvantes, l’identité du sujet
en dépit des changements qui se produisent dans
le temps… Ainsi, dire de l’homme qu’il est un sujet
revient à affirmer que l’on peut le définir ou, tout
au moins, déterminer quels sont ses caractères
propres, c’est-à-dire ceux qui entrent dans sa
définition tout en le distinguant de ce qui lui
ressemble et pourrait être confondu avec lui,
l’animal ou le robot.

Il apparaît donc nécessaire de se demander ce qui


caractérise en propre la conscience que ce sujet a
de lui-même et du monde qui l’entoure, et ce que
cette conscience dit de l’homme. Ce
questionnement doit aussi nous conduire à nous
interroger sur la nature de la perception : de quoi
la perception est-elle le nom ? Que se passe-t-il
lorsque l’homme dit percevoir quelque chose dans
le monde ? Et cette conscience que l’homme a du
monde et de lui-même constitue-t-elle la totalité
de son activité psychique ?

Mais il serait artificiel de prétendre connaître


l’homme en négligeant son rapport à autrui et, par
conséquent, ses désirs, parce que ces derniers
donnent de la saveur et de l’épaisseur à son
existence en lui permettant de s’inscrire dans un
certain rapport au temps.
Chapitre 1
La conscience
DANS CE CHAPITRE :

» Le cogito

» L’illusion du moi

» Être conscience de quelque chose

a conscience peut être définie comme étant une triple saisie :


L saisie de soi comme existence, saisie d’une intériorité dont les
états et les idées se succèdent, saisie du monde dans lequel et
sur lequel elle agit. Par conséquent, la conscience peut désigner
le sentiment que l’on a de soi-même ou encore de son identité.

Qu’en est-il réellement ? Pouvons-nous nous en tenir à la


conscience pour définir le sujet ? Et, si tel est le cas, comment
devons-nous comprendre ce qu’est la conscience et la façon dont
elle se rapporte à ce qu’il est convenu d’appeler ses objets ?
Pour proposer des éléments de réponse à ces questions, nous
nous intéresserons successivement au sujet que Descartes définit
comme cogito, puis à la critique que Hume en propose dans son
Traité de la nature humaine (1739), pour, enfin, dans un
troisième temps, repenser avec Husserl la structure du rapport
entre le sujet et l’objet.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Suis-je ce que j’ai conscience d’être ?

· Peut-il y avoir conscience sans mémoire ?

· Est-ce notre moi qui fait de nous des


sujets ?

· Peut-on dire d’un animal qu’il est un


sujet ?

» Bibliographie

· Descartes, Discours de la méthode (1637),


Flammarion, « GF », 2000.

· Sartre, L’Être et le Néant (1943), Gallimard,


« Tel », 1976.

· Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, I. Le


volontaire et l’involontaire (1949), Seuil,
« Points Essais », 2017.

· Stanislas Dehaene, Le Code de la


conscience, Odile Jacob, 2014.

» Filmographie

· Lilly et Lana Wachowski, Matrix, 1999.


· Ridley Scott, Blade Runner, 1982.

· John Boorman, Excalibur, 1981.

· Hamilton Luske et Ben Sharpsteen,


Pinocchio, 1940.
Fiche 1 : Puis-je être sûr du fait
que j’existe ?
« De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement
examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour
constant que cette proposition : je suis, j’existe, est
nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que
je la conçois en mon esprit. » Ainsi se clôt le quatrième
paragraphe de la seconde méditation des Méditations
métaphysiques (1641) de Descartes. Quel est le raisonnement
qui conduit Descartes à cette affirmation ? Quelle conception a-
t-il de cette conscience qu’il a de lui-même ? Pour répondre à
cette question, il faut remonter plus haut dans le texte.

Du doute au cogito…
À l’issue de la première méditation, la pensée de René
Descartes (1596-1650) n’est que doute : aucune des choses qu’il
croyait vraies (sensations, croyances, prétendues
connaissances…) ne l’est en réalité. Il va prolonger le doute
jusqu’à l’extrême pour trouver une certitude qui sera absolue et
qui lui permettra de se débarrasser de toutes les idées douteuses,
et de reconstruire, sur ce point certain, l’édifice complet des
connaissances. Le monde est supprimé, aucune altérité n’a
résisté au doute. L’individu doit donc se tourner vers ce qui n’est
pas autre que lui-même, à savoir son intériorité : « Moi donc à
tout le moins ne suis-je point quelque chose ? »
Le moi vers lequel Descartes se tourne n’est pas un « objet » au
même titre que les objets qu’il a écartés précédemment (le corps,
autrui, le monde, etc.). Ce moi est quelque chose qui existe, mais
qui ne s’est pas perdu avec la disparition du monde. Quand bien
même il rêverait ou serait trompé par le malin génie, cela ne
changerait rien : il serait forcément vrai que le moi fait ce rêve,
et est victime de cette illusion.

Statut du « je suis, j’existe »


Cette formule, que nous citions en ouverture de la fiche, pourrait
apparaître comme la conclusion d’une argumentation, mais elle
est surtout la conclusion d’une expérience, expérience dans
laquelle, après avoir douté de tout, la pensée fait l’expérience
d’une absolue certitude : celle de son existence. La pensée se
découvre elle-même par ce que Descartes appelle une « intuition
évidente ».
INTUITION ÉVIDENTE : UN PLÉONASME

La règle III des Règles pour la direction de l’esprit


(1684) nous apprend que l’intuition correspond
pour Descartes à tout acte de l’esprit qui saisit, en
une fois, de façon absolue et dans son intégralité,
un certain contenu. Descartes parle de déduction
lorsque notre esprit passe de l’intuition d’une
chose à l’intuition d’une autre pour aboutir à une
conclusion certaine.

Ce que l’intuition saisit est donc une idée évidente


(et par conséquent nécessairement certaine) alors
que la conclusion de la déduction est seulement
certaine puisqu’elle n’est pas saisie par un acte
unique de l’esprit, mais nécessite plusieurs étapes.

Notons que le terme «  intuition  » n’a pas, par


conséquent, chez Descartes, un sens
psychologique ou usuel  ; sens que l’on retrouve
dans le langage courant dans des énoncés comme
« j’ai l’intuition que quelque chose va se produire »
ou encore « j’ai l’impression que cela ne va pas lui
plaire ».

Cette évidence n’est évidente que tant qu’elle est actuelle, c’est-
à-dire pendant qu’elle se produit. Autrement dit, elle n’est vraie
et certaine que pendant le temps où elle est vécue. Ceci explique
pourquoi Descartes formule cette évidence à la première
personne du singulier et pourquoi elle ne vaut que pour cette
personne.
Cette vérité a une nature singulière puisqu’elle est à la fois
absolue – elle va constituer un point d’appui pour reconstruire le
savoir – et subjective – c’est une vérité en première personne.
Cet énoncé « je suis, j’existe » ne saurait constituer une vérité
d’objet : en effet, à ce moment de l’argumentation, le doute
cartésien a supprimé tout ce qui existe à l’extérieur du moi,
c’est-à-dire, à strictement parler, toute objectivité. Cette vérité
est vraie parce qu’en elle tout est subjectivité et qu’elle n’est
donc pas un objet (lequel n’aurait pas résisté au doute).

Je suis une chose qui pense


Descartes arrive donc à la thèse suivante : je ne saurais penser
que je suis sans être en train de penser, et l’existence dont j’ai la
certitude (et cette existence est mon existence) est celle de ma
pensée tout le temps qu’elle pense. Un peu plus loin, toujours
dans la seconde méditation, Descartes écrit : « Mais qu’est-ce
donc que je suis ? Une chose qui pense. » Puis, il ajoute que,
même s’il est certain d’être une chose qui pense, il ne voit pas
précisément ce que cela signifie.
En effet, le moi n’est rien de corporel, mais il est bien pourtant
quelque chose. Or, nous ne pouvons pas nous représenter ou
imaginer quelque chose (c’est-à-dire une substance) qui ne serait
pas corporel. Ce que le sujet est, à savoir une chose qui pense
(c’est-à-dire une conscience) et dont l’existence comme telle est
certaine, ne peut être une chose saisissable par les sens puisque
les choses saisissables par les sens sont, comme nous l’avons vu,
incertaines. C’est la raison pour laquelle Descartes affirme que,
pour connaître ce qu’est une chose pensante, il faut cesser de
vouloir imaginer ce qu’est cette chose. Ce faisant, cette
connaissance apparaît avec évidence à notre esprit sous la forme
d’une intuition intellectuelle.
Fiche 2 : Le moi serait-il une
illusion ?
Dans le livre I du Traité de la nature humaine (1738), David
Hume (1711-1776) écrit : « Pour moi, quand je pénètre le plus
intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours
sur une perception particulière ou sous une autre […]. Je ne
parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans
une perception et je ne peux jamais rien observer d’autre que la
perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelque
temps, quand je dors profondément, par exemple, je suis,
pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut
dire à juste titre que je n’existe pas. »

Point sur la substance


cartésienne
Dans ce passage, Hume s’attaque à la conception que se font
Descartes et les cartésiens du sujet comme substance. Qu’est-ce
que la substance pour Descartes ? Ce dernier définit le moi
comme une substance pensante. Chaque substance peut être
caractérisée pour lui par un attribut principal ou essentiel, qui
définit la nature ou l’essence de la substance, et auquel on peut
réduire tous les autres attributs. Ainsi, la pensée constitue
l’attribut principal de la substance pensante (imaginer, rêver,
réfléchir, espérer ou encore regretter, comprendre ou au contraire
se tromper relève de la pensée), alors que l’étendue constitue
l’attribut principal du corps.
UN PEU D’ÉTYMOLOGIE…

Étymologiquement, la substance désigne ce qui se


tient debout (stare en latin) sous quelque chose (le
préfixe sub- en latin signifie « sous »). C’est la partie
d’un être ou d’une chose, qui fait que cet être ou
cette chose est ce qu’il ou elle est (et qui donc le ou
la définit), et qui demeure identique à elle-même
en dépit des changements superficiels ou
accidentels (c’est-à-dire qui n’affectent pas l’essence
ou la définition) qui adviennent à l’être ou à la
chose en question. Par exemple, je suis toujours
moi-même et on peut me reconnaître en dépit du
temps qui passe, du fait que je suis malade ou en
bonne santé, joyeux ou triste  : tous ces
changements sont donc accidentels.

La thèse de Descartes est la suivante : il y a, malgré ou sous les


modifications qui affectent le sujet, un moi, c’est-à-dire la
substance pensante ou encore la conscience, toujours identique à
lui-même, définissable, et sans lequel aucun changement ne
saurait se produire. En effet, pour que des changements se
produisent (c’est-à-dire pour que je tombe malade, par exemple,
alors que j’étais en bonne santé), il faut bien qu’il existe un sujet
qui demeure et qui reçoive ces changements. Tel est précisément
le point que Hume conteste.

La critique du moi (Hume)


q
Cette critique du moi ou du sujet s’inscrit chez Hume dans une
critique plus globale de la notion d’identité ou d’identité
personnelle. Hume ne pense pas l’identité comme une réalité
existant réellement, mais comme une relation en idée que notre
esprit (c’est-à-dire notre imagination) pose entre des existences
qui sont différentes, entre des impressions particulières, mais qui
se ressemblent, et que nous réunissons par une opération de
notre esprit pour former l’idée d’un seul et même être ou objet
persistant dans le temps. Par exemple, j’ai, à tel moment,
l’impression particulière d’un chien courant dans le jardin, puis,
à un autre moment, l’impression particulière d’un chien
ressemblant au premier et couché dans son panier. Parce que ces
impressions se ressemblent (le chien a les mêmes
caractéristiques : le même pelage, la même taille, le même
regard, etc.), je les réunis en l’idée d’un même chien (Lazare, le
chien de ma grand-mère).
L’identité que l’on attribue à des impressions différentes est
donc produite par notre esprit. Elle est le résultat d’une opération
de notre esprit : elle est, à proprement parler, toujours fictive.
Ceci vaut, pour Hume, pour toute identité (par exemple celle du
chien Lazare dans l’exemple ci-dessus ou celle d’un objet dont
nous faisons l’expérience à deux moments distincts), y compris
celle que nous attribuons à notre moi (lorsque nous disons « je »
ou lorsque nous pensons être au dîner la même personne que
celle que nous étions au petit déjeuner devant nos tartines).
Ainsi, pour Hume, il ne saurait être question ni de distinguer la
notion d’identité personnelle et la notion d’identité substantielle
ni, par conséquent, de leur réserver un traitement différent. La
thèse sceptique qu’il développe à propos du moi vaut aussi
lorsqu’il considère autrui. Chaque fois que nous attribuons une
identité à un être ou à une chose (nous disons que c’est le même
objet, que c’est la même personne ou encore que c’est bien
toujours moi), Hume fait la même objection : il s’inscrit en faux
à la fois contre nos croyances spontanées et contre la thèse de la
métaphysique en posant une singularité absolue des perceptions.
LE SCEPTICISME

Le terme «  sceptique  » vient de l’adjectif grec


skeptikos qui signifie « celui qui observe » ou « celui
qui réfléchit  ». Dans les Esquisses pyrrhoniennes,
Sextus Empiricus (160-210  environ) définit le
scepticisme comme étant une attitude
philosophique qui consiste à opposer, d’une part,
les phénomènes (c’est-à-dire littéralement les
choses qui apparaissent ou les choses comme elles
nous apparaissent), et, d’autre part, «  les choses
qui sont pensées  ». Cette opposition conduit le
sceptique à suspendre son jugement. Le texte de
Sextus Empiricus est très lu aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Hume s’inscrit dans cette tradition et décrit son


scepticisme comme modéré. Qu’est-ce que cela
signifie ?

Cette modération ne doit pas être comprise


comme de la tiédeur ou comme de l’indécision. En
effet, la modération en question caractérise, sous
deux aspects, son scepticisme. D’abord, Hume
remet en question à la fois les certitudes issues de
la raison (par exemple, lorsque je crois que A est la
cause de B) et les croyances dérivées de notre
expérience sensible et de l’habitude en
interrogeant leurs justifications ou leur fondement.
Le scepticisme correspond de ce point de vue à la
façon dont s’élabore la pensée de Hume. Ensuite,
et par conséquent, Hume s’inscrit en faux contre
les formes excessives du scepticisme qui ne sont
en réalité pour lui que des formes de dogmatisme.
Au doute hyperbolique cartésien, il reproche
d’utiliser des facultés dont la compétence ou la
pertinence n’a pas d’abord été mise en doute. Au
pyrrhonisme, il reproche de ne pas faire droit à
l’usage et aux croyances naturelles au sens où il est
pour lui absurde de suspendre son jugement à
propos de tout. Pyrrhon d’Élis (365 av. J.-C.-275 av.
J.-C.) proposait en effet une sorte d’indifférentisme
généralisé (nos sensations, comme nos opinions,
ne sont ni vraies ni fausses) ; seule attitude capable
selon lui de nous conduire à la paix de l’âme.

Nous ne faisons jamais l’expérience d’une identité perçue, c’est-


à-dire réelle : nous n’avons que des perceptions singulières non
réellement reliées entre elles, mais reliées seulement par notre
imagination, imagination qui, à partir de ces perceptions,
construit la fiction d’une identité (en affirmant que c’est le
même chien, la même personne ou que c’est bien toujours moi).
Affirmer qu’un objet est identique à lui-même ou encore que je
suis moi-même n’a aucun sens dans la mesure où l’identité n’est,
pour Hume, qu’une relation que mon esprit établit entre des
perceptions toujours particulières. Cette critique de la notion
d’identité va s’étendre, logiquement, aux notions qui lui sont
apparentées : la substance, le sujet, la personne ou encore l’âme.
Une scène de théâtre
Qu’est donc l’esprit humain ou le moi pour Hume ? La réponse
tient dans cette citation, extraite du Traité de la nature humaine
(1738) : « L’esprit est une sorte de théâtre, où des perceptions
diverses font successivement leur entrée, passent, repassent,
s’esquivent et se mêlent en une variété infinie de positions et de
situations. […] La comparaison du théâtre ne doit pas nous
égarer. Ce ne sont que les perceptions successives qui
constituent l’esprit, et nous n’avons pas la plus lointaine idée du
lieu où ces scènes sont représentées, ni des matériaux dont il est
composé. »
Pour comprendre le statut de ce passage, il faut avoir en tête le
fait que, pour notre auteur, il s’agit avant tout, non pas
d’affirmer que le moi n’existe pas ou d’essayer de comprendre
quel genre de chose il pourrait être, mais de mettre en évidence
le fait que ce que nous appelons le moi est une construction
fictive. C’est la raison pour laquelle les textes de Hume
soulignent à l’excès le caractère disjoint de nos perceptions.
Le moi n’est pas différent des autres objets du monde : par
habitude et parce que c’est plus simple, nous finissons par
attribuer naturellement une identité personnelle à des
perceptions disjointes pour constituer un moi doté de contours
flous. C’est le retour régulier des mêmes souvenirs (chez le
« sujet » qui se perçoit lui-même et dans le discours relatant les
souvenirs des autres qui perçoivent ce « sujet ») qui va nous
faire tendre à relier entre elles ces perceptions disjointes. La
mémoire ne doit donc pas être pensée ici comme ce qui permet
de découvrir l’identité d’un sujet, mais comme ce qui participe
de la production de son identité, laquelle demeure une
construction.
Fiche 3 : La conscience
phénoménologique
Si l’histoire des idées a opposé le rationalisme cartésien à
l’empirisme humien, et si la philosophie de Hume constitue une
critique du sujet cartésien, il n’en reste pas moins que ces deux
philosophies ont en commun une certaine conception de la
conscience ou, tout au moins, du rapport que celle-ci entretient
avec le monde extérieur, c’est-à-dire avec les objets et les
personnes qu’elle perçoit ou entend connaître. Dans ces deux
courants de pensée, une intériorité fait face à des choses et des
personnes dont elle se distingue radicalement.
Edmund Husserl (1859-1938) propose une nouvelle conception
de la conscience qui va de pair avec une nouvelle forme de la
connaissance et une remise en question du rapport établi par la
philosophie classique entre le sujet (qu’il s’agisse de la
substance pensante chez Descartes ou encore de la succession
d’impressions particulières et discrètes chez Hume) et l’objet.
Comment pouvons-nous caractériser la spécificité de cette
démarche ?

« Aux choses elles-mêmes »


Dans l’introduction à ses Recherches philosophiques, au
paragraphe 1, Husserl définit le programme de son travail
philosophique comme s’articulant autour de la formule
suivante : « le retour aux choses elles-mêmes ». Il ne faut pas se
méprendre sur le sens de cette formule. Husserl ne propose pas
de suivre la piste des cyniques, c’est-à-dire de ne s’intéresser
qu’à la chose dans sa particularité en mettant hors jeu toute
possibilité de la connaissance d’un universel.
QUI SONT LES CYNIQUES ?

L’école cynique est issue, comme d’autres écoles


dans l’Antiquité, des enseignements de Socrate.
Elle est fondée par Antisthène au Ve siècle avant
notre ère et dure près de dix siècles. Pour les
cyniques, seuls existent des êtres concrets,
sensibles et individuels (tel cheval, par exemple).
Une définition est une abstraction qui ne permet
pas d’obtenir une connaissance et les idées
générales (l’idée de cheval, la chevalité) ne sont que
des noms.

Il ne nous invite pas davantage, à la façon des positivistes, à


considérer les faits comme des données brutes et à refuser toute
analyse de quelque chose comme une essence des choses.
LE POSITIVISME

Le positivisme est le nom donné à la philosophie


d’Auguste Comte (1798-1857). Selon ce dernier,
nous devons renoncer à connaître l’essence et les
causes premières des choses. Notre esprit doit
s’attacher à accomplir ce qui est à sa portée  :
réaliser la synthèse de l’ensemble des théories
capables de rendre raison, de façon cohérente, des
faits observés afin de produire le système des
connaissances positives.

Le terme utilisé en allemand par Husserl dans son texte est


« Sachen ». La langue allemande distingue das Ding qui sert à
désigner la chose physique, et die Sache qui signifie le
problème, la question posée par une pensée. Par conséquent,
retourner aux choses elles-mêmes revient à faire réellement droit
aux interrogations qui émergent de notre perception du monde
sans présupposer une doctrine philosophique (quelle qu’elle soit)
qui viendrait préorganiser cette perception et, par conséquent,
interdire de lui faire droit.
Pour Husserl, la pensée doit tirer ses enseignements de
l’expérience d’une part, et de ce qu’il nomme l’intuition d’autre
part. Ainsi, un objet n’est connu que s’il m’apparaît à la faveur
d’une évidence intuitive que j’éprouve en première personne.
Husserl prend ici le contre-pied de la pensée kantienne, laquelle
fait de notre expérience sensible et intuitive une donnée en
quelque sorte seconde et qui se doit d’être organisée par des
concepts a priori.
Qu’est-ce que l’intuition pour Husserl ? L’intuition correspond,
comme l’évidence, à une modalité de la certitude, mais, à la
différence de l’évidence, s’y ajoute l’idée d’une acuité du regard
(intueri en latin signifie « regarder avec attention »). Elle n’est
cependant pas entièrement du côté du sujet au sens où elle n’est
pas purement l’acte d’un sujet qui regarderait le monde, mais
contient le poids du donné, c’est-à-dire de ce qui se donne à moi
« en chair et en os » (pour reprendre l’expression de Husserl).
L’intuition ne peut me donner une connaissance du monde que si
les choses elles-mêmes se donnent à moi. Ainsi, d’un même
geste, Husserl met hors jeu le modèle classique de connaissance
qui oppose un sujet à un objet, et pose un lien entre la
conscience et son objet.

Décrire
Pour comprendre ce lien, il faut partir du fait que la méthode
phénoménologique de Husserl est descriptive. En effet, saisir un
objet revient, pour la conscience, à le décrire. Or, décrire
consiste à dire ce que l’on voit, d’une part, en essayant de
n’omettre aucun des aspects de la chose ou de l’action que l’on
va décrire, et, d’autre part, en visant à ne pas ajouter à cette
description des aspects inventés ou des traits perçus dans des
expériences voisines.
Il n’en reste pas moins qu’une description sans ajout est
impossible. Lorsque notre conscience décrit le monde, elle
intègre à la description qu’elle fait de telle expérience singulière
(ce coucher de soleil) des caractères qui relèvent du souvenir
qu’elle a d’événements passés (les couleurs d’autres couchers de
soleil), de la représentation qu’elle se fait des situations voisines
ou même de ce que quelqu’un d’autre a pu lui rapporter.
Ainsi, pour notre conscience, percevoir un objet (et donc le
décrire), c’est toujours aussi se souvenir d’autres objets,
éprouver certains affects à la faveur de ces souvenirs, se
représenter certaines facettes de ce type d’objets, etc. Une
conscience qui se rapporte à un objet est donc toujours déjà
ouverte sur cet objet, c’est-à-dire sur le monde, et non pas close
sur elle-même, enfermée dans une forme d’intériorité pure.

Intentionnalité de la
conscience
Ainsi, pour Husserl, il n’y a pas de conscience de soi possible
qui ne présuppose une conscience du monde. Pour le dire
autrement, on ne peut se saisir soi-même comme étant un sujet
que par ce que l’on est déjà un sujet qui perçoit le monde. Si
notre conscience doit être comprise comme l’ensemble des actes
perceptifs (au sens large du terme) qui se rapportent à des objets
du monde, alors elle ne saurait se réduire à une forme
d’intériorité.
C’est à partir de là qu’il faut comprendre la notion husserlienne
d’intentionnalité. Au paragraphe 14 de ses Méditations
cartésiennes (1931), Husserl écrit : « Le mot intentionnalité ne
signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale
qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter,
en sa qualité de cogito [le “je pense”, la conscience pensante],
son cogitatum [le “ce qui est pensé”, l’objet de sa pensée ou de
sa perception] en elle-même. »
La conscience husserlienne ne se réduit pas au cogito cartésien
ni même aux actes de ce dernier (penser, douter, imaginer,
vouloir, etc.), mais elle inclut en elle, parce qu’elle le vise,
l’objet même qu’elle vise, non pas en tant qu’il serait une chose
réelle dans le monde, extérieure à elle-même, mais comme unité
de sens constitutive de cette conscience en tant qu’elle vise
quelque chose, en tant qu’elle est conscience de quelque chose.
Chapitre 2
La perception
DANS CE CHAPITRE :

» Connaître par les sens

» Le morceau de cire

» Perception et intention

» Être, c’est être perçu

arce que la perception consiste toujours à percevoir quelque


P chose, elle est un accès privilégié à ce qui existe dans le
monde. Cette ébauche de définition nous permet aussi de
distinguer la perception de ce qu’elle n’est pas. En effet, il faut
en premier lieu la distinguer de la pensée en tant qu’elle relève
du sensible et nous met en présence de la chose. En second lieu,
la perception n’est pas un sentiment, car elle donne accès à une
extériorité. On ne saurait donc la réduire à l’expérience que je
peux faire d’un état de moi-même (par exemple lorsque je
ressens le fait que j’ai de la peine). La langue française est très
claire à ce sujet : on perçoit un homme ou un objet, mais on
éprouve de la peine (on ne « perçoit » pas de la peine). Enfin, on
ne saurait confondre la perception avec l’imagination ou la
mémoire dans la mesure où, dans la perception, l’objet est
présent « en chair et en os », et non pas par le truchement d’autre
chose (une image ou un souvenir).
La perception se présente, du point de vue de notre expérience,
sous deux aspects : d’une part, elle nous donne accès à la réalité
telle qu’elle est, telle qu’elle existe indépendamment de cette
perception et avant même cette perception ; d’autre part, cette
perception est celle qu’un certain sujet fait de la réalité (elle est
donc aussi en partie révélatrice de l’expérience que fait ce sujet
en première personne lorsqu’il perçoit la réalité).
Nous voyons ici poindre une difficulté que toute philosophie de
la perception va devoir affronter : comment ce qui relève du
vécu, de l’expérience subjective, de ce qui est relatif à moi peut-
il être en mesure de saisir l’objet, étendu dans l’espace et par
conséquent non relatif à moi ? Cette première difficulté se
redouble d’une seconde : toute philosophie de la perception
s’expose au risque de ne découvrir grâce à la perception que ce
qu’elle y a déjà mis sous la forme d’une théorie de la perception.
Pour tenter de mieux comprendre ces difficultés, nous nous
intéresserons successivement à ce qu’est une perception du point
de vue empiriste, à la prétendue expérience du morceau de cire
que relate Descartes dans la première méditation, à la perception
envisagée par la phénoménologie de Husserl, et, enfin, à
l’immatérialisme de Berkeley.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Peut-on dire que la perception est une


connaissance ?

· Ma perception est-elle une somme de


sensations ?

· Peut-on échapper aux illusions de la


perception ?

· La perception peut-elle s’éduquer ?

» Bibliographie

· Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et


Philonous (1713), Flammarion, « GF », 1999.

· Condillac, Traité des sensations (1754),


CreateSpace, 2016.

· Merleau-Ponty, Le Primat de la perception


(1947), Verdier, 2014.

· Platon, La République, VI et VII,


Flammarion, « GF », 2016.

» Filmographie

· James Cameron, Avatar, 2009.


· Adrian Lyne, L’Échelle de Jacob, 1990.

· Philipp Noyce, Le Passeur, 2014.


Fiche 4 : L’empirisme : saisie du
réel ou construction abstraite ?
Nos organes des sens nous permettent de saisir le monde par les
sensations, et ces dernières constituent la perception que nous
avons du réel. Telle est la conception que le sens commun se fait
de la perception, telle est aussi celle que retient l’empirisme en
général et celui de John Locke (1632-1704) en particulier.
La question est la suivante : la perception, telle que Locke la
conçoit, permet-elle une saisie authentique du réel ?

Perception et sensation
C’est à partir d’une interrogation sur l’origine et la source de la
connaissance que l’empirisme s’intéresse à la perception. Pour
Locke, toutes nos connaissances proviennent de l’expérience, et
notre expérience est constituée par des sensations. Ainsi, nos
sensations sont premières d’un point de vue chronologique
puisque nous avons d’abord des sensations, et aussi d’un point
de vue logique au sens où ces sensations composent nos idées et,
ce faisant, les engendrent. Les opérations effectuées par notre
âme (imaginer, penser, percevoir, douter…) sur les idées
produites par les sens constituent, à leur tour, une source de
nouvelles idées. Dans cette perspective, les perceptions ne sont
que des sensations.
Comme le souligne Locke dans son Essai philosophique
concernant l’entendement humain (1689), les qualités sensibles
sont mêlées étroitement dans l’objet. Il en résulte que nous
n’apercevons pas aisément les distinctions entre elles. En effet,
j’éprouve (et donc je perçois) sans distinction de la froideur et de
la dureté lorsque je mange une glace. C’est la raison pour
laquelle on en parle comme s’il s’agissait d’une seule et même
idée simple et c’est pourquoi on lui donne un seul nom : la
sensation de la glace.
Par conséquent, pour nous, l’objet n’est qu’une collection de
sensations. Autrement dit, la sensation est en premier lieu une
réalité subjective : c’est un état ou un vécu du sujet. C’est
seulement parce que les sensations sont en quelque sorte en nous
que les empiristes emploient le terme « idées » pour les qualifier.
De plus, la sensation est, pour Locke, atomique, c’est-à-dire
simple, indivisible. Toute sensation de différence (par exemple
la sensation de la différence entre deux couleurs) correspond à
une séparation réelle : deux sensations (la sensation du bleu et la
sensation du rouge) diffèrent l’une de l’autre, car elles sont
différentes en elles-mêmes. La différence n’est pas une relation
en idée ; elle correspond à une différence dans la réalité. Parce
que les sensations sont les briques qui composent ultimement
toute perception, Locke pense un retour au donné comme
possible et la perception comme une saisie authentique du réel.

Les impasses de l’empirisme


Cette argumentation qui semble évidente ne va pas sans poser au
moins deux difficultés.
D’abord, le statut de cette sensation pose problème dans la
mesure où elle est à la fois un état du sujet (un vécu subjectif), et
un contenu (c’est-à-dire quelque chose d’objectif qui peut
permettre une connaissance). Le problème que nous posions en
introduction demeure : si la sensation est vraiment subjective
comment peut-elle procurer un accès à un contenu distinct de
cette expérience subjective et non contaminé par elle ?
Précisons la difficulté : une sensation qui ne serait que sensation
ne pourrait pas être perçue. Elle se confondrait avec un
sentiment. Par conséquent, pour que l’empirisme ait raison,
c’est-à-dire pour que la sensation coïncide avec l’expérience
d’une qualité d’un objet, il faut qu’il y ait une distance entre
cette qualité et l’expérience subjective que le sujet en fait. Or,
dans ce cas, une autre difficulté se pose : comment passe-t-on de
la sensation comme expérience vécue par le sujet à la sensation
comme qualité (de l’objet) sentie ?
Ensuite, pouvons-nous réellement penser la sensation sans
présupposer, en aucune façon, l’objet qu’elle est censée nous
permettre de composer ? La sensation simple, reçue par les sens,
ne contient aucune parcelle de généralité. Je ne saurais avoir la
sensation du blanc en général : c’est la raison pour laquelle
Locke parle de « la blancheur d’une fleur de lys ». Mais notre
auteur ne sort pas du domaine de l’abstraction, car nous ne
saurions avoir la sensation d’une fleur de lys en général, mais
seulement de cette fleur de lys particulière.
Cela signifie qu’il ne peut y avoir de blancheur vraie, sensible
qu’en tant que cette blancheur est la blancheur d’un objet
particulier. Il s’ensuit que, pour demeurer fidèle à son objectif
qui est de composer l’objet à partir des seules sensations, Locke
doit d’abord se donner l’objet particulier puisqu’il n’y a de
sensations que comme sensations d’un objet. Nous avons ici
affaire à une pétition de principe. Contre toute attente, et contre
ce que Locke affirme, la notion de sensation ne relève pas du
donné, mais est engendrée par une construction. Elle est par
conséquent une abstraction.
Fiche 5 : L’expérience du
morceau de cire
L’erreur de l’empirisme consiste à ne s’intéresser qu’à un
moment précis de la perception, celui de la présence à nos sens
d’une réalité qui existe dans le monde. Or, la perception ne
saurait se réduire à un phénomène objectif (et donc à une
passivité complète d’un sujet qui serait simplement affecté par
les sensations) : elle est aussi un acte du sujet qui perçoit.
Si la perception du monde n’est pas simplement une action du
monde sur mes sens, alors l’objet ne saurait être pensé comme
une simple collection de sensations. Autrement dit, pour rendre
raison de la perception, il nous faut, d’une part, prendre en
compte une certaine activité du sujet dans la perception, et,
d’autre part, distinguer la perception de la simple sensation.
C’est ce qui ressort de l’analyse dite du morceau de cire
proposée par Descartes dans les Méditations métaphysiques
(1641).

La seconde méditation de
Descartes
René Descartes (1596-1650), dans la seconde méditation,
soumet à un examen critique l’évidence du sens commun selon
laquelle les choses données par les sens (c’est-à-dire des choses
matérielles, corporelles) seraient ce que nous connaîtrions de la
façon la plus distincte. Pour ce faire, Descartes choisit
d’analyser ce qu’il présente comme une expérience. Il prend un
morceau de cire, fraîchement tiré de la ruche, et l’approche du
feu. Sous l’effet de la chaleur, les qualités sensibles qui
permettaient de reconnaître cet objet comme étant un morceau
de cire vont disparaître pour laisser la place à d’autres qualités
sensibles. Pourtant, nous affirmons que c’est bien la même cire
qui demeure : nous savons reconnaître sous les variations des
qualités sensibles que c’est bien la même cire.
Que révèle cette expérience ? Il se trouve que, contre toute
attente, la cire n’est pas un agrégat de qualités sensibles, mais
qu’elle réside dans une substance ou une essence qui demeure,
sous les changements, identique à elle-même. Et Descartes d’en
conclure : « Sa perception, ou bien l’action par laquelle on
l’aperçoit, n’est point une vision, ni un attouchement, ni une
imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi
auparavant, mais une inspection de l’esprit. » Cette inspection de
l’esprit était déjà en réalité ce qui nous permettait de reconnaître
la cire avant qu’on ne l’approche du feu (lorsque nous ne
croyions utiliser que nos sens), mais elle était alors « imparfaite
et confuse ».

La perception est un jugement


Nous pouvons donc en conclure que, pour Descartes, la
perception peut se définir comme un jugement que mon esprit
opère sur les données sensibles. L’objet n’est donc pas un
agrégat de qualités sensibles, mais un type d’unité que je peux
penser ou concevoir par-delà ses qualités sensibles. La sensation
ne peut jamais saisir véritablement l’objet et elle ne saurait donc
me permettre de constituer des connaissances. C’est parce que
notre esprit (ici notre entendement) est uni à notre corps que
nous percevons l’objet tel qu’il est pour nous à tel moment (il a
telle ou telle qualité sensible que je peux voir, entendre, toucher,
etc.) et non tel qu’il est réellement, en lui-même (sa substance).
Parce qu’il définit la perception comme intellection, jugement de
l’esprit, saisie d’une signification (et non pas comme sensation),
Descartes réussit la conciliation des deux dimensions de la
perception : ce que la perception cartésienne saisit de l’objet
n’existe que pour une conscience et pourtant ne se confond pas
avec un état psychologique du sujet.
Les objections au point de vue
de Descartes
La conception cartésienne de la perception peut recevoir, pour
l’essentiel, deux objections massives. D’abord, il faut poser,
contrairement à ce que Descartes affirme, une différence radicale
entre la perception et la conception. En effet, la perception ne
saurait se réduire à un acte de l’entendement. Pour le
comprendre, il faut examiner à nouveau ce que Descartes
présente comme une expérience, à savoir l’analyse du morceau
de cire.
Après que la cire a fondu, Descartes écrit que « la même cire
demeure ». Or, pour notre perception, la cire disparaît lorsque
ses qualités sensibles premières (sa couleur, sa forme…)
disparaissent. Si Descartes peut écrire que la même cire
demeure, c’est parce que la langue française utilise le même mot
pour désigner la cire à l’état liquide et la cire à l’état solide,
contrairement, par exemple, à ce qu’il en est de la glace, laquelle
devient de l’eau sous l’effet de la chaleur. La science seule
dirait, dans les deux exemples ci-dessus, que la même cire
demeure ou que la même eau demeure, mais sous ses deux états.
Descartes écrit donc que la même cire demeure parce qu’il a
projeté, sur la cire perçue par les sens, la substance de la cire
telle que pourrait la décrire le physicien.
Ensuite, en dépit de ce qui semble les opposer, la thèse
intellectualiste de Descartes dépend de la thèse empiriste. En
effet, c’est parce qu’il pose d’abord une multiplicité de
sensations non reliées entre elles (c’est la description de la cire
avant qu’elle ne fonde) que Descartes peut – et doit – introduire
un acte de l’esprit qui va produire l’unité de la cire. Il pose une
première abstraction : des sensations discrètes, c’est-à-dire non
reliées entre elles. Ceci le conduit à poser ensuite une seconde
abstraction : l’intellection de l’esprit ou le jugement.
Ainsi, ce que Descartes présente comme étant le récit d’une
expérience ne correspond en rien à l’expérience sensible par un
sujet. La preuve en est que la variation de chaque qualité de la
cire correspond à la disparition de chacune de ses qualités. Or,
dans l’expérience, une qualité peut se modifier sans disparaître.
Autrement dit, chaque qualité a la possibilité de varier (c’est-à-
dire de se modifier) à l’intérieur même du champ qualitatif qui
lui est propre : la cire solide ne fond pas en un clin d’œil pour
devenir tout d’un coup liquide.
De plus, chacune des qualités de la cire est liée aux autres : la
couleur de la cire annonce en quelque sorte son odeur. Ma
perception sensible de la cire ne correspond pas à la perception
de sensations juxtaposées, non reliées entre elles : chacune des
qualités est une qualité de la cire. La percevoir, c’est percevoir la
cire. Nul n’est donc besoin de poser l’unité de la cire ailleurs que
dans ses qualités.
Fiche 6 : Percevoir en
phénoménologue
Nous avons vu que ni le rationalisme ni l’empirisme ne sont
parvenus à rendre raison de la perception, car ces deux courants
philosophiques présupposent une conception du réel à partir de
laquelle ils développent une théorie de la perception. Par
conséquent, ils ne peuvent trouver dans la perception que ce
qu’ils ont bien voulu y mettre.
Qu’en est-il de la phénoménologie, et en particulier de celle de
Edmund Husserl (1859-1938) pour laquelle « toute conscience
est conscience de quelque chose » (voir le chapitre sur la
conscience) ? Parvient-elle à respecter son mot d’ordre de
« retour aux choses elles-mêmes » ? Si tel est le cas, quelles sont
ces choses ? S’agit-il des objets extérieurs existant dans le
monde ?

L’attitude de la première fois


Comme nous l’avons expliqué dans une fiche précédente, les
choses dont il est question ici et auxquelles il s’agit de faire
retour ne sont pas des objets, des choses matérielles, mais des
objets de discussion. Le chemin que choisit la phénoménologie
pour accéder à ces phénomènes et à leur signification consiste à
se débarrasser des préjugés théoriques ou philosophiques. Il ne
faut rien présupposer sur le plan conceptuel, il ne faut faire
aucune projection interprétative sur les phénomènes. Autrement
dit, il faut être dans une attitude purement descriptive, comme si
nous étions pour la première fois face au monde.
La « neutralité
métaphysique »
Affirmer, comme le fait Husserl, décrire les phénomènes tels
qu’ils se donnent à ma conscience, cela revient à ne rien
présupposer ou affirmer relativement à l’existence ou à la non-
existence des corrélats réels de ces phénomènes. C’est ce que la
tradition a qualifié de « neutralité métaphysique » de Husserl.
Cette neutralité a deux versants : elle est, d’une part, une sorte
de restriction du champ d’interrogation dans la mesure où le
questionnement, traditionnel en philosophie, concernant les
preuves de l’existence du monde est mis hors jeu ; elle constitue,
d’autre part, un avantage au sens où elle fait du monde, tel qu’il
se manifeste à notre conscience, ce que nous devons décrire, et
non plus, comme c’était le cas traditionnellement en
philosophie, un problème, une aporie ou une source d’illusions.

La donation phénoménale
La description que propose de faire la phénoménologie ne vise
pas à saisir ce qu’est l’objet en lui-même (son essence), mais ce
qu’il est au sein même de sa donation phénoménale, c’est-à-dire
en tant qu’il apparaît à une conscience. Il ne faut pas se
méprendre sur le sens de cette distinction : pour Husserl, la
chose en tant qu’elle se donne à ma conscience contient en elle
son essence. L’être de la chose est tout entier dans son
apparaître, et non dans un ailleurs (le monde sensible ou le
monde des idées) qui viendrait lui donner sa réalité. Autrement
dit, pour comprendre ce qu’est une chose, il y a une seule
solution : il faut s’intéresser aux différentes manières dont cette
chose se donne à notre conscience.
Il faut encore ajouter que la description phénoménologique doit
s’intéresser tout autant aux modes de la donation des objets
qu’au donné lui-même : les deux sont indissociables. On
comprend dès lors pourquoi Husserl s’intéresse, dans ses textes,
très souvent à la perception sensible. En effet, cette dernière
offre la forme la plus simple de la donation et elle constitue aussi
le fondement de toute donation intuitive. Il n’en reste pas moins
que la donation perceptive est incomplète puisque, comme le
note Husserl, elle se donne « par esquisses ».

QU’EST-CE QU’UNE ESQUISSE ?

L’esquisse est, pour Husserl, la structure


élémentaire de la perception. Le terme qu’il utilise
en allemand (Abschattung) peut d’ailleurs aussi se
traduire par « profil ». Un objet n’est jamais donné
à ma perception dans son intégralité, c’est-à-dire
sous toutes ses facettes, sous tous ses profils, mais
sous un profil ou sous quelques profils (ou
esquisses) qui me permettent de le reconnaître et
de percevoir ses esquisses comme des esquisses
de cet objet.

L’intention de percevoir
Contrairement aux vécus internes (les sentiments, par exemple)
qui sont donnés intégralement et d’un seul coup, les objets
externes se montrent à nous facette par facette et jamais dans
leur intégralité. Quand je perçois une chaise, par exemple, je ne
perçois en réalité pas la chaise dans son unité, mais une esquisse
de la chaise vue sous un certain angle. C’est ma conscience
perceptive qui va produire l’unité de l’objet perçu (la chaise) à
partir de ses seules esquisses.
De ce point de vue, il y a plus dans l’intention de percevoir que
dans la perception externe effective : je perçois une chaise alors
que ce qui est donné à mon intuition n’est qu’un agrégat
incohérent d’aspects (non liés entre eux et non saisis comme les
aspects d’un objet) que je saisis comme des esquisses de la
chaise.
Quel est donc le statut de l’objet intentionnel ? La réponse à
cette question est double. D’abord, peu importe que l’objet
existe ou qu’il n’existe pas, qu’il soit réel ou imaginé, l’objet
intentionnel est une évidence phénoménologique : il m’est
donné, mais son existence ne relève ni de la réalité d’un vécu, ni
de celle d’une chose existant dans le monde, mais de la réalité de
ce qui est visé. Ensuite, et par conséquent, il ne saurait y avoir
d’objet intentionnel sans une conscience visant cet objet. En
effet, sans les actes intentionnels de notre conscience, les
données sensorielles auxquelles nous aurions affaire ne
pourraient rien constituer d’autre qu’un agrégat informe
d’impressions au sein duquel nous ne saurions identifier aucun
objet.
Fiche 7 : Essence et perception
« Esse est percipi aut percipere » : « Être, c’est être perçu ou
percevoir. » Cette formule de George Berkeley (1685-1753),
extraite de son ouvrage intitulé Les Principes de la connaissance
humaine (1710), a de quoi surprendre le lecteur non averti.
Quoi de plus contre-intuitif, en effet, qu’une telle affirmation ?
Avant de tirer au clair le sens de cette dernière, il faut
comprendre pourquoi elle nous semble parler contre le bon sens.

Une thèse farfelue ?


Nous pouvons avancer trois raisons principales à cela :

» Nos sens s’accordent, la plupart du temps, les uns


avec les autres pour témoigner de la présence
d’un objet qui a telle forme plutôt que telle autre :
je vois une balle et le sens du toucher me fait
saisir quelque chose de rond lorsque j’attrape
l’objet en question. J’en déduis que mes sens ne
font que me permettre de saisir ce qui existe déjà
et donc indépendamment de ma perception, dans
le monde et devant moi.

» Corrélativement à ce premier point, nous


pouvons dire que Descartes a gagné dans
l’histoire des idées au sens où nous concevons la
connaissance comme l’activité d’un sujet qui fait
face à un objet. Ainsi, une connaissance vraie peut
être définie comme « adéquation de la chose et de
l’esprit » (selon la célèbre formule de saint Thomas
d’Aquin reprise par Descartes). Autrement dit, je
connais cet objet lorsque la représentation que je
m’en fais est semblable à ce qu’est cet objet dans
la réalité. Ce n’est donc pas ma perception qui lui
donne son être : elle se contente de le saisir.

» Nous avons appris à nous méfier de nos sens


dans la mesure où ils peuvent être trompeurs. Il
existe, en effet, des illusions perceptives bien
connues. Pour toutes ces raisons, nous avons
l’habitude de disjoindre existence et perception, et
nous ne saurions dériver l’être des choses du fait
qu’elles sont perçues.

Les choses sont des idées


Dans un texte publié en 1713, Trois dialogues entre Hylas et
Philonous, Berkeley revient sur la justification de sa thèse
immatérialiste, déjà développée dans un ouvrage précédent, Les
Principes de la connaissance humaine. Son but est de faire taire
ses nombreux détracteurs. Pour ce faire, il lui faut démontrer que
sa thèse ne va pas contre le sens commun, mais dans le sens de
ce dernier.
Pour arriver à montrer que les choses sont des idées, Berkeley
commence par affirmer que les qualités sensibles n’existent pas
dans les choses, mais seulement dans la perception que nous en
avons. Par exemple, la froideur n’est pas dans la glace : elle
n’existe pas hors de ma perception et n’est qu’une modification
de moi-même. Cela vaut pour toutes les qualités sensibles que
nous attribuons faussement aux objets. La distinction, classique
à l’époque et posée notamment par Locke, entre qualités
secondes (non constitutives de l’objet) et qualités premières
(lesquelles seraient constitutives de l’objet comme l’étendue, le
mouvement ou la figure) vole en éclat.
Si les qualités sensibles n’existent pas en elles-mêmes, il en va
de même pour la substance ou l’objet qui les reçoit (par exemple
dans la thèse cartésienne). Ainsi, ce que nous appelons
habituellement un « objet existant dans le monde extérieur »
n’est en réalité, pour Berkeley, qu’un agrégat d’idées. Parce
qu’un corps est une chose purement sensible, c’est-à-dire qui ne
peut qu’être perçue, alors il ne peut exister que dans un esprit.
Voilà comment Berkeley ramène la totalité du sensible (c’est-à-
dire ce que nous prenions pour des objets existants dans le
monde) à l’esprit.

La matière : une notion


superflue
Si les corps extérieurs sont des idées, alors mon corps est aussi
une idée. Par conséquent, mon cerveau, qui est une partie de
mon corps, est aussi une idée. Se trouve ici mise sens dessus
dessous la thèse empiriste traditionnelle selon laquelle l’esprit
est dans le cerveau. Pour Berkeley, c’est l’inverse : mon cerveau
est dans mon esprit au sens où il est, comme toutes les
« choses » que nous appelions des corps, une idée de mon esprit.
Les objets du monde extérieur ont une existence réelle, mais pas
dans la matière, et seulement en l’esprit qui les perçoit. Comme
les perceptions des hommes sont passives (notre esprit est
affecté par des perceptions), les objets existent dans l’esprit de
Dieu. Pour Berkeley, dans nos perceptions, c’est donc l’action
de Dieu que nous percevons. Ainsi devient superflue, dans sa
philosophie, la notion de matière. Par là même, Berkeley montre
que la ténacité du préjugé matérialiste est imputable à deux
éléments : d’une part, aux doctrines philosophiques, et, d’autre
part, aux habitudes du langage.
Chapitre 3
L’inconscient
DANS CE CHAPITRE :

» Petites perceptions et instincts

» Originalité de la définition freudienne

» Un peu de vocabulaire

» Les critiques de la théorie freudienne

n 1917, dans son Introduction à la psychanalyse, Freud écrit :


E « Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie
humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se
propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans
sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de
renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en
dehors de sa conscience, dans sa vie psychique » (Payot, 1921,
pour la première traduction française).
Ainsi, Freud présente sa théorie psychanalytique comme la
troisième blessure narcissique infligée à l’homme après les
découvertes de Copernic et de Darwin. Quelle est la particularité
de la théorie freudienne ? En quoi sa nouveauté consiste-t-elle ?
Quelles sont les difficultés qu’elle entend résoudre et celles
qu’elle laisse en suspens ?
Pour répondre à ces questions, il est utile de commencer par
mettre en évidence les formes sous lesquelles apparaît la notion
d’inconscient avant Freud, notamment chez Leibniz ou encore
Nietzsche afin de pouvoir mettre au jour à la fois ce que Freud
doit à ses prédécesseurs ou à ses contemporains, et l’originalité
de l’invention freudienne. Notons enfin qu’il n’est pas possible
de présenter la théorie freudienne sans s’intéresser aux critiques
dont elle a fait et fait toujours l’objet.
POUR ALLER PLUS LOIN

» Sujets

· Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas


conscience ?

· Si la conscience de soi est utopique,


devons-nous pour autant y renoncer ?

· Comment sait-on que quelqu’un est


conscient de ce qu’il fait ?

» Bibliographie

· Freud, Métapsychologie (1915), Gallimard,


« Folio essais », 1986.

· Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la


psychanalyse (1967), PUF, «  Quadrige  », 5e
édition, 2007.

· Michel Henry, Généalogie de la


psychanalyse (1985), PUF, « Épiméthée », 3e
édition, 2011.

» Filmographie

· Ingmar Bergman, Cris et chuchotements,


1972.

· René Clair, La Beauté du diable, 1950.


· Christopher Nolan, Inception, 2010.

· M. Night Shyamalan, Sixième sens, 1999.


Fiche 8 : L’inconscient avant
Freud
La théorie freudienne ne saurait être pensée comme la première
tentative pour comprendre ce qui échappe à notre perception
consciente et qui pourrait expliquer certains de nos actes,
tendances ou paroles. Aussi est-il judicieux de nous intéresser,
sinon aux sources, du moins aux prémices de l’émergence de
l’idée d’inconscient dans l’histoire de la philosophie avant Freud
en prenant deux exemples : Leibniz et Nietzsche.

Leibniz et les petites


perceptions
À l’article 23 de sa Monadologie, Gottfried Wilhelm Leibniz
(1646-1716) écrit : « Donc, puisque réveillé de l’étourdissement
on s’aperçoit de ses perceptions, il faut bien qu’on en ait eu
immédiatement auparavant, quoi qu’on ne s’en soit point
aperçu. » Il affirme donc l’existence de perceptions non perçues.
Comment peut-il affirmer une telle chose sans énoncer, en même
temps, une contradiction ?
Le raisonnement est le suivant : en s’inscrivant en faux contre la
thèse des cartésiens qui définit la perception comme
nécessairement consciente, Leibniz affirme qu’un grand nombre
de nos perceptions sont, pour la plupart d’entre elles,
inconscientes. Pour reprendre l’exemple célèbre qu’il développe
dans la préface des Nouveaux essais sur l’entendement humain
(1765), si j’entends le bruit de la mer de façon consciente, c’est
parce que je perçois, sans même m’en apercevoir (c’est-à-dire
sans en avoir conscience), le bruit de chaque vague qui compose
la mer et le bruit infime que fait chaque gouttelette dans chaque
vague.
IL Y A PERCEPTION ET PERCEPTION

Leibniz distingue perception et aperception. Pour lui, c’est


l’existence de perceptions non conscientes (qu’il nomme
«  perceptions  ») qui est la condition de possibilité de
l’apparition de perceptions à notre conscience, perceptions
conscientes que Leibniz appelle « aperceptions ».

Le modèle de l’argument est mathématique et repose sur quatre


points.

» Le bruit de la mer que nous percevons


consciemment est le résultat de la somme des
bruits infinitésimaux (non consciemment perçus)
des gouttes d’eau présentes dans chaque vague. Il
faut que ces bruits soient perceptibles d’une
certaine façon, car sinon on ne pourrait pas
percevoir le bruit de la mer : en effet, une
multitude de silences ajoutés les uns et aux autres
ne sauraient constituer un bruit.

» Puisque Leibniz pose un principe de continuité


tant dans le réel que dans nos perceptions, il ne
saurait y avoir de différence de nature, mais
seulement une différence de degrés, entre
inconscient et conscient. Il y a toujours pour nous
un degré même infinitésimal de perception ;
l’absence de perception correspondant à la
disparition totale du sujet.

» Ce raisonnement présuppose le principe de


raison suffisante, lequel pose que toute chose doit
avoir sa raison d’être. En effet, sans ce principe, la
perception du bruit de la mer resterait un
phénomène inexplicable.

» Ce premier principe est lié à un second : le


principe de commensurabilité, lequel affirme
qu’un effet doit être homogène à sa cause. Ainsi,
la perception du bruit de la mer ne peut avoir
comme cause qu’une ou des perceptions.

Inconscient et instincts chez


Nietzsche
La tradition philosophique a fait de Friedrich Nietzsche (1844-
1900), et nous verrons que c’est à juste titre un penseur de
l’inconscient. Dans un de ses fragments posthumes, datant de
l’été 1879, on peut lire : « notre tâche : inventorier et réviser
toutes choses héritées, traditionnelles, devenues inconscientes,
en examiner l’origine et l’utilité ». Le terme « inconscient »
(Unbewusst) désigne chez Nietzsche plusieurs réalités, et la
connaissance de cette palette de sens pourrait se révéler fort utile
pour rédiger une dissertation autour de la notion d’inconscient.
On trouve, tout d’abord, chez Nietzsche, le sens commun du
terme. Être inconscient signifie être distrait et, par voie de
conséquence, ne pas faire attention à ce qui pourrait être source
d’erreur ou d’illusion. À ce sens général et premier, est lié un
sens plus précis que l’on retrouve dans l’expression « motifs
inconscients » et qui désigne, comme le note Philippe Choulet
(professeur de philosophie en classes préparatoires et directeur
de la revue L’Animal), « une forme d’ignorance psychologique
de soi-même » qui caractérise l’individu qui vit sous le régime
du préjugé.
Ce premier sens est parfois, dans certains textes, redoublé par ce
que Nietzsche appelle « une volonté mauvaise ». En ce sens, être
inconscient signifie vouloir ne pas vouloir prendre conscience de
quelque chose. Il s’agit d’une sorte de stratégie ou encore de
l’expression de la mauvaise foi.
Enfin, et plus souvent, dans les textes de Nietzsche,
l’inconscient désigne une forme d’activité de l’esprit qui est
sous-jacente à la conscience et qui détermine cette dernière.
Cette activité de l’inconscient est désignée par le terme
« instinct » (Trieb) et Nietzsche rapporte cette activité à celle de
la taupe : un animal qui creuse des galeries souterraines dont les
effets sont observables à la surface (la terre semble retournée),
mais dont la cause (le travail de la taupe) reste invisible. Il s’agit
donc, pour notre auteur, de faire une généalogie (c’est-à-dire au
sens strict de montrer comment une chose a été engendrée) de
nos actes, de nos croyances, de nos préférences pour mettre au
jour les instincts qui les ont produits.
TOUT VIENT DE L’INSTINCT…

Le terme instinct (Instinkt), ou pulsion (Trieb),


s’oppose chez Nietzsche à la raison et à la
conscience. La réalité qu’il désigne a deux
caractéristiques  : d’abord, elle est le nom d’un
processus, et non d’une entité stable ou d’une
instance figée ; ensuite, elle a un statut inconscient.

Les instincts ne peuvent être compris qu’en lien étroit avec les
évaluations. Ils correspondent à une organisation et à une
compréhension de la réalité selon des préférences que Nietzsche
qualifie de « valeurs ». Expliquons ce point. D’abord, évaluer
quelque chose – une action, une pensée, une pratique –, signifie
ici lui donner une certaine valeur (c’est-à-dire un certain prix),
valeur qui sera supérieure ou, au contraire, inférieure à celle
d’une autre action, d’une autre pensée ou d’une autre pratique.
Ensuite, cette préférence que nous accordons à une action ou une
pratique (par exemple, dire la vérité plutôt que mentir ou
l’inverse) n’est pas, pour Nietzsche, choisie librement par notre
conscience ou notre raison. Nous pouvons avoir cette illusion,
mais notre préférence découle de nos instincts : elle en est en
quelque sorte le symptôme. Par exemple, le jugement moral, qui
nous fait louer ou condamner telle action (frapper quelqu’un),
n’est qu’une sorte de prolongement conscient d’un goût
instinctif de notre corps pour telle ou telle action, goût instinctif
qui découle lui-même de ce que Nietzsche appelle notre santé ou
notre tempérament. C’est ce qui explique qu’un tempérament
fort jugera moralement bon le fait de s’engager dans une lutte ou
un combat, alors qu’un tempérament faible condamnera
moralement cet acte.
L’instinct est donc un point de vue à partir duquel l’individu va
construire une interprétation du réel. Dans un fragment
posthume, Nietzsche écrit : « Ce sont nos besoins qui
interprètent le monde : nos instincts, leur pour et leur contre.
Chaque instinct est un certain besoin de domination, chacun
possède sa perspective qu’il voudrait imposer comme norme à
tous les autres instincts. »
Fiche 9 : La théorie freudienne
Dans Métapsychologie (1915), en ouverture du chapitre sur
l’inconscient, Freud écrit : « La psychanalyse nous a appris que
l’essence du processus de refoulement ne consiste pas à
supprimer, à anéantir une représentation représentant la pulsion,
mais à l’empêcher de devenir consciente. Nous disons alors
qu’elle se trouve dans l’état “inconscient” et nous pouvons vous
fournir des preuves solides de ce que, tout en étant inconsciente,
elle peut produire des effets, dont certains même atteignent
finalement la conscience. » De quoi l’inconscient freudien est-il
le nom ?

Définition freudienne de
l’inconscient
Au moment où Sigmund Freud (1856-1939) écrit, le terme
inconscient est déjà utilisé en allemand comme adjectif (on en
trouve des occurrences à partir du XVIIIe siècle) et même comme
substantif, mais il désigne simplement ce qui s’oppose au
conscient, ce qui est privé de conscience, c’est-à-dire, par
exemple, une représentation qui n’est pas accompagnée d’un
sentiment réflexif.
L’originalité de Freud consiste à transformer cette notion en
concept en utilisant ce qu’il appelle la métapsychologie.
MÉTAPSYCHOLOGIE

Comme l’indique son étymologie, ce néologisme, qui


apparaît dans les textes de Freud à partir de  1895, désigne
une psychologie qui s’intéresse à ce qui est « au-delà », « par-
delà », ou encore « à côté » du conscient.

La métapsychologie pense les processus psychiques comme


des forces (leurs relations sont donc dynamiques), qui
constituent des systèmes (un système est un ensemble qui a
une unité et dans lequel toute modification qui affecte une
partie affecte l’ensemble) et qui ont une certaine grandeur
(telle force l’emporte sur une autre).

Comme l’écrit Freud dans une lettre à Fliess


du 10 mars 1898, la métapsychologie est « la psychologie qui
aboutit à l’arrière du plan conscient  ». Elle est donc une
psychologie de l’inconscient.

L’originalité de la notion freudienne d’inconscient consiste en


une double rupture.

» Freud met hors jeu l’idée d’un primat de la


conscience, héritée de Descartes, et selon laquelle
une étude philosophique de l’activité (consciente)
de notre esprit suffirait à connaître ce dernier.

» Freud rejette l’idée d’un inconscient qui serait un


inconscient principe, figé et déjà constitué, qu’il
s’agirait de découvrir et d’étudier. Au contraire,
l’inconscient est un objet théorique qu’il faut
construire. Il est quelque chose de vivant qui a des
effets que Freud nomme « rejetons » et non, pour
reprendre ses propres termes, un « gouffre »
(c’est-à-dire un lieu où certains désirs et
représentations tomberaient dans l’oubli) ou
encore un résidu inerte (ce à quoi mon activité de
connaissance consciente n’aurait pas accès, mais
qui serait dépourvu d’effets).

Un peu de vocabulaire : désir,


refoulement, symptômes
Pour comprendre la théorie freudienne, il faut tirer au clair un
certain nombre de ses concepts centraux : le désir, le
refoulement, le symptôme.

Désir
Le désir occupe une grande place dans la théorie freudienne, et,
pour le désigner, Freud emploie le terme allemand Wunsch. Ce
terme signifie généralement en allemand « souhait », mais Freud
l’emploie pour désigner une sorte de souhait de désir, c’est-à-
dire la formulation ou la mise en acte consciente d’un vœu qui
reste de l’ordre de l’inconscient. Pour Freud, toute notre activité
inconsciente est organisée autour de la satisfaction de la pulsion
ou de ce qu’il appelle le « remplissement de désir »
(Wunscherfüllung).
Pour lui, le désir doit être pensé comme mouvement psychique
qui vise le rétablissement de notre expérience de la première
satisfaction. Il faut souligner ici l’originalité de la conception
freudienne du désir : ce dernier n’est pas pensé comme le
déploiement d’une essence de l’individu ou l’actualisation d’une
satisfaction, mais il se caractérise comme ce qui peut réinvestir
une satisfaction qui a eu lieu dans le passé (et que Freud nomme
« originaire ») ou encore tout signe qui pourrait rendre possible
la réactivation de cette satisfaction passée. Tout désir consiste
donc à rendre à nouveau actif l’objet du manque originaire.

Refoulement
Le refoulement consiste, pour l’essentiel, à tenir une ou des
représentations à distance du conscient. Il s’exerce donc sur des
représentations, mais ne saurait les supprimer. Le refoulement
porte sur des tendances pulsionnelles internes à l’esprit. Par
analogie, on peut dire que si ces excitations étaient externes, la
réaction équivalente au refoulement serait la fuite.
Pour Freud, le refoulement est une action psychique
inconsciente et c’est un événement originaire. C’est la raison
pour laquelle Freud utilise parfois l’expression « refoulement
organique » et c’est pourquoi il met en évidence le caractère
originairement olfactif du refoulement : parce qu’il est devenu
un être bipède et qu’il s’est éloigné, ce faisant, de l’animalité,
l’homme a détourné son odorat d’un certain objet. Ainsi,
l’homme se détourne des tendances qui l’animent et qu’il ne
peut pas consciemment accepter, notamment pour des raisons
morales ou culturelles.
Le refoulé, qui est un représentant de la pulsion, continue
d’exister, après le refoulement, dans l’inconscient sous la forme
d’une énergie du désir et il produit des rejetons : il est donc actif
dans l’inconscient. Ce désir, comme tout désir, désire être
satisfait et essaie donc de passer à la conscience. C’est ce que
Freud appelle le « retour du refoulé ». Ce retour du refoulé est
un retour déguisé dans la mesure où le désir originaire va
prendre d’autres formes pour essayer de tromper la censure et de
passer de l’inconscient au conscient puis à la conscience.
Nous comprenons donc pourquoi le refoulement correspond, sur
le plan dynamique, à une dépense constante d’énergie et
pourquoi il est révélateur d’un conflit à l’intérieur même du
sujet, conflit qui s’organise autour d’un objet interdit (qui ne
saurait cesser d’être désirable) et qui peut se traduire sous la
forme de symptômes.

Symptômes
Le symptôme est une « formation réactionnelle » ou encore
« formation de compromis », résultant d’un compromis entre le
désir inconscient qui est refoulé, d’une part, et, d’autre part, la
défense (ou censure) qui va autoriser une satisfaction
substitutive du désir, c’est-à-dire l’accomplissement du désir,
mais sous une autre forme, à propos d’un autre objet…
Le symptôme porte en lui-même la trace du conflit psychique
puisqu’il traduit le rejet de certaines pulsions, ou tendances, qui
sont vues par le sujet comme étant mauvaises, et qu’il consiste
aussi à maintenir une forme de relation à la pulsion qui est
refoulée.
Freud détourne donc le terme « pulsion » de son usage médical
premier, usage dans lequel il était le signe d’une dysfonction,
d’une cause cachée et organique (et donc objective), pour lui
faire désigner l’effet d’une cause toute subjective et entièrement
liée à l’expérience inconsciente que le sujet fait de sa vie
psychique.
Fiche 10 : Une critique de
l’inconscient freudien : l’analyse
sartrienne
Notre tour d’horizon de la théorie freudienne ne saurait se clore
sans faire droit aux critiques nombreuses et aux discussions
utiles dont cette théorie (faut-il dire seulement « hypothèse » ?) a
fait – et fait encore – l’objet parce que ces diverses critiques ont
l’avantage d’attirer notre attention sur certains aspects de la
pensée de Freud. Il ne nous est pas loisible, dans l’économie de
cet ouvrage, d’en faire une présentation exhaustive. Aussi
avons-nous choisi de présenter celle développée par Sartre à
partir de la notion de mauvaise foi.

Distinguer la mauvaise foi de


ce qu’elle n’est pas
Dans la première partie de son ouvrage intitulé L’Être et le
Néant (1943), au chapitre 2, Jean-Paul Sartre (1905-1980)
conduit une analyse, de ce qu’il appelle la mauvaise foi. De quoi
s’agit-il ?
Sartre distingue la mauvaise foi de la dissimulation, d’une part,
et de la simulation, d’autre part. En effet, celui qui dissimule sait
ce qu’il croit, mais ne le dit pas ; il dit autre chose. Le
simulateur, de son côté, sait ce qu’il ne croit pas et qu’il dit
pourtant, car il veut le faire croire aux autres. Tous deux ont un
point commun : leur conscience n’est marquée par aucune
confusion intérieure. Celui qui dissimule se sait non franc et
celui qui simule se sait non sincère.
Au contraire, ce qui caractérise en propre l’homme de mauvaise
foi, c’est la confusion interne à sa conscience. Il est de bonne
foi, car il croit, tout au moins en partie, ce qu’il dit, et il est
aussi, en même temps, de mauvaise foi dans la mesure où il ne
croit pas réellement aux arguments qu’il avance. Sa conscience
oscille entre ces deux positions et se contredit perpétuellement.
Une difficulté se fait jour ici : pour se mentir de façon efficace à
soi-même, il faut savoir ce que l’on veut se cacher. Mais, si tel
est le cas, si l’on sait ce que l’on veut se cacher, comment peut-
on se le cacher ?
Ce qui fait de cette difficulté une aporie (c’est-à-dire un
problème non soluble), dans la pensée de Sartre, c’est que, pour
ce dernier, la conscience se définit comme étant transparente à
elle-même : elle voit tout ce qu’elle est et sait.

La vanité de la solution
freudienne
Dans le même chapitre, Sartre rappelle que la solution
freudienne proposée pour rendre raison du mensonge à soi
consiste à renoncer à la transparence de la conscience à elle-
même, c’est-à-dire à poser l’existence de l’inconscient. En effet,
pour Freud, certaines représentations qui apparaissent à la
conscience ne sont pas des manifestations de la conscience, mais
trouvent leur origine dans la vie inconsciente du sujet, alors
même que la conscience ne le sait pas. Le sujet qui parle ou qui
agit n’est pas, ici, pour la psychanalyse, de mauvaise foi, car une
censure interne lui cache ses propres intentions.
L’objection sartrienne consiste à dire que ces intentions sont
pourtant celles du sujet, car, sans cela, ce dernier n’aurait ni la
possibilité de se les cacher ni une motivation pour se les cacher.
Il s’ensuit que le mécanisme de censure est conscient : la
conscience affirme ne pas voir ses intentions alors même qu’elle
se les cache consciemment. Elle est donc de mauvaise foi. Ainsi,
la censure freudienne n’est donc pour notre auteur que de la
mauvaise foi qui tait son nom. La conscience n’est peut-être pas
responsable de la censure, mais elle est responsable de sa
mauvaise foi : elle n’avoue pas sa volonté de fuir devant ses
responsabilités. C’est la raison pour laquelle Sartre écrit : « Dans
la mauvaise foi, il n’y a pas mensonge cynique, ni préparation
savante de concepts trompeurs. Mais l’acte premier de mauvaise
foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on
est. »
Chapitre 4
Autrui
DANS CE CHAPITRE :

» Être et avoir un ami

» Éprouver de la sympathie

» Ce que nous dit la honte

» Le visage

autre, c’est celui qui est comme moi, mais qui n’est pas moi.
L’ Telle pourrait être une définition de l’autre proposée par un
dictionnaire. Autrui, c’est mon semblable, mon frère, mon
alter ego, mon prochain, mon ami ou mon ennemi, mon
partenaire ou mon adversaire… Voilà ce que nous enseigne, pour
sa part, l’expérience.
Si la présence d’autrui dans le monde et en face de moi ne peut
que m’amener à essayer de déterminer qui est autrui, c’est-à-dire
à essayer de produire une définition de ce qu’est l’autre, il n’en
reste pas moins que cette interrogation me renseigne tout autant
sur moi-même que sur autrui. En effet, si autrui est dans le
monde avec les objets ou parmi eux, il n’est pas dans le monde
comme le sont les objets.
C’est dans le regard d’autrui seul que je peux me saisir comme
sujet, c’est pour autrui seul que je peux éprouver certains
sentiments (l’amour, la haine, la jalousie…), c’est encore
autrui – et lui seul – qui est en mesure de me conduire à me
rapporter à moi-même pour me juger.
Pour déterminer ce qu’est un sujet, pour mettre au jour certains
aspects de l’intersubjectivité, et aussi pour comprendre pourquoi
autrui a cette place si particulière et unique pour chacun de nous,
nous allons nous intéresser à l’analyse qu’Aristote propose de
l’amitié, puis à la sympathie smithienne avant de nous tourner
vers Sartre pour décrire, avec lui, l’expérience de la honte, pour
finir par essayer de mettre en évidence ce qui se joue dans
l’apparition du visage de l’autre.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Est-on d’autant plus libre qu’on est


indifférent au jugement d’autrui ?

· Autrui est-il mon semblable ?

· Faut-il aimer son prochain ?

· Autrui constitue-t-il la condition ou la


limite de ma liberté ?

» Bibliographie

· Aristote, Éthique à Nicomaque,


Flammarion, « GF », 1998.

· Saint Augustin, Confessions, livre IV,


Flammarion, « GF », 1993.

· Emmanuel Levinas, Entre nous (1991), Le


Livre de poche, 1993.

· Paul Ricœur, Soi-même comme un autre


(1996), Seuil, « Point Essais », 2015.

» Filmographie

· Steven Spielberg, La Liste de Schindler,


1993.
· Alejandro Amenábar, Les Autres, 2001.

· Michael Bay et Sylvia Kubus, The Island,


2006.
Fiche 11 : L’amitié
« L’amitié est en effet une certaine vertu, ou ne va pas sans
vertu ; de plus, elle est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre.
Car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les
autres biens […]. Et dans la pauvreté comme dans tout autre
infortune, les hommes pensent que les amis sont l’unique refuge.
L’amitié d’ailleurs est un secours aux jeunes gens, pour les
préserver de l’erreur ; aux vieillards, pour leur assurer des soins
et suppléer à leur manque d’activité dû à la faiblesse ; à ceux
enfin qui sont dans la fleur de l’âge, pour les inciter aux nobles
actions ». Ainsi s’ouvre le livre VIII de l’Éthique à Nicomaque
d’Aristote.
Qu’est-ce qu’Aristote (384-322 av. J.-C.) entend par amitié ?
Quelle distance et quelle proximité y a-t-il entre l’amitié
aristotélicienne et celle de nos contemporains ?

Un peu d’histoire du terme


Le terme grec qu’Aristote utilise et qui est traduit, faute de
mieux, par le terme français « amitié » est philia. Ce terme est
issu d’un terme plus ancien (philos) qui, dans son acception la
plus générale, en grec archaïque et tout particulièrement dans la
langue d’Homère, sert à indiquer la possession, ce qui
m’appartient (le mien, le tien, le sien…). En un sens plus étroit,
le statut social de celui qui est philos est à comprendre en
rapport avec la notion d’hospitalité. Est philos celui que je reçois
en suivant les règles sociales de l’hospitalité de la Grèce
ancienne et pour qui j’éprouve de la philotès, sentiment
conforme aux codes sociaux, dicté par eux (il est convenable
d’éprouver de la philotès pour son philos) et distinct des
sentiments liés aux attachements familiaux. La philia
aristotélicienne trouve son origine dans la philotès.
L’amitié se définit par son
objet
Aristote désigne par le terme « amitié » une très grande palette
de sentiments, tendances, relations allant des rapports amoureux
à l’amour de la mère pour son enfant. Nous pouvons d’ores et
déjà remarquer que nous n’appellerions pas « amitié » la plupart
de ces relations ou de ces sentiments. Il s’ensuit que, pour le dire
de façon quelque peu familière, les amis d’Aristote ne sont pas
nos amis.
Au chapitre 4 du livre VIII de l’Éthique à Nicomaque, Aristote
propose, conformément à sa méthode habituelle, une définition
de la forme parfaite de l’amitié. Il définit l’amitié entre A et B
comme une forme de bienveillance de A envers B et de B envers
A, non dissimulée en public et qui conduit chacun des deux
protagonistes à souhaiter le bien de l’autre.
Il y a, pour Aristote, trois formes d’amitié, et ce qui permet de
les distinguer relève de leur but, c’est-à-dire de ce qu’elles visent
et non pas des personnes auxquelles on se lie dans ces amitiés.
Ce que l’on aime dans l’amitié, c’est, par définition, ce qui est
aimable. Or, ce qui est aimable peut désigner trois réalités : il
peut s’agir de ce qui est bon, ou encore de ce qui me plaît, ou
enfin de ce qui m’est utile. Dans les deux derniers cas, l’amitié
n’est pas parfaite puisque l’ami n’est pas aimé pour ce qu’il est,
mais pour ce qu’il m’apporte (du plaisir ou encore un avantage).

L’amitié parfaite
L’amitié parfaite est une amitié qui est une vertu ou qui est ce
qui accompagne la vertu (Éthique à Nicomaque, VIII, 1)
puisqu’elle vise le bien et non pas seulement l’agréable ou
l’utile. Elle lie deux personnes qui sont à la fois égales l’une par
rapport à l’autre, et égales en vertu. Est imparfaite toute amitié
qui ne satisfait pas à l’une de ces deux conditions. Pour qu’une
amitié entre des personnes inégales (un père et son enfant, un
commandant et un commandé) soit parfaite, il faut préserver la
proportionnalité, c’est-à-dire le rapport entre les deux individus :
pour Aristote, « le meilleur des deux doit être plus aimé qu’il
n’aime » (Éthique à Nicomaque, VIII, 8). Il s’ensuit qu’il ne
peut y avoir d’amitié qu’entre des êtres entre lesquels on peut
penser un rapport : l’homme ne peut pas être l’ami d’un Dieu,
l’esclave ne peut être l’ami de son maître. Nous voilà très loin de
la vision romantique de l’amitié.

Amitié et politique
Mais ce qui sépare plus encore l’amitié aristotélicienne de
l’amitié telle que nous la concevons, c’est sa dimension
politique. Pour Aristote, lorsqu’une relation, au sein d’une
communauté sociale (famille, village…) ou politique (la cité),
est ce qu’elle doit être, alors cette relation peut être appelée
amitié. Il y a une communauté de forme entre la communauté
politique, d’une part, et les communautés que l’on pourrait,
même si le terme est anachronique, qualifier de sociales
(relations entre deux amis, relations au sein de la famille,
relations au sein du village), d’autre part, et ce pour deux
raisons :
» Les communautés sociales sont des parties de la
communauté politique.

» Les constitutions servent de modèle pour penser


la nature des relations sociales (une maison sans
maître peut, pour Aristote, être pensée comme
une démocratie).

Ces différentes amitiés ne correspondent pas à l’amitié parfaite


puisqu’elles ont leur principe dans la recherche d’un intérêt
commun. Il n’en reste pas moins qu’elles sont essentielles,
chacune à leur niveau, au bon fonctionnement de la constitution.
Or, ce bon fonctionnement de la constitution permet une
application de lois bonnes, application qui va à son tour garantir
que la vertu puisse se déployer dans l’ensemble de la cité. Ainsi,
pour que la cité garantisse le bien commun, il faut que les
citoyens soient dans une relation d’amitié (et donc que chacun
vise le bien de l’autre) parce qu’ils sont égaux.
Fiche 12 : La sympathie
Le Dictionnaire étymologique de la langue française indique
que le terme « sympathie » vient d’un terme latin sympathia qui
signifie « accord, affinité naturelle ». Ce terme latin vient lui-
même du terme grec sumpatheia qui désigne « la participation à
la souffrance d’autrui » ou encore « la communauté de
sentiments ou d’impressions ». Adam Smith (1723-1790) va
faire de la notion de sympathie un concept central tant de sa
philosophie morale que de sa pensée économique.

Une conception surprenante


de la sympathie
Adam Smith est un philosophe et économiste du XVIIIe siècle,
connu pour son œuvre intitulée Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations (1776). Ce que l’on sait moins,
c’est qu’il était titulaire d’une chaire de philosophie morale à
l’université et qu’il a été rendu célèbre, pour ses contemporains,
par son grand ouvrage de philosophie morale, Théorie des
sentiments moraux (1759). Dans ce texte, il propose une analyse
surprenante de la sympathie.
À la page 53 de la traduction faite par la marquise de Condorcet
(Éditions d’aujourd’hui, « Les introuvables », 1982), on peut
lire : « C’est parce que les hommes sont plus disposés à
sympathiser complètement avec notre joie qu’avec nos chagrins,
que nous faisons parade de nos richesses, et que nous cachons
notre pauvreté. Rien n’est plus pénible que d’exposer notre
détresse aux regards des autres, et de sentir que, quoiqu’ils la
voient, personne ne conçoit tout ce qu’elle nous fait souffrir.
Cette pensée est un des principaux motifs qui nous fait
rechercher la fortune, et fuir l’indigence. »
Définition de la sympathie par
Adam Smith
Pour comprendre ce passage, il faut partir du sens que Smith
donne au terme « sympathie ». Pour lui, c’est dans le sentiment
de sympathie que nos jugements moraux trouvent leur source (et
non, dans un jugement ou un raisonnement rationnel). Il pense le
jugement moral (« c’est bien » ou « c’est mal ») comme étant
réductible à l’approbation ou à la non-approbation d’une action,
d’une parole ou d’une attitude.
Si nous pouvons éprouver plus ou moins de sympathie pour
l’épreuve qu’autrui traverse (un deuil, une maladie, une
difficulté financière…), c’est parce que nous nous substituons en
imagination à lui. En effet, si nous nous contentions d’éprouver
en nous-mêmes ses sentiments, nous ne pourrions pas juger
l’autre, car il n’y aurait aucune distance entre ce qu’il traverse et
nous-mêmes. Or, le jugement présuppose une distance, laquelle
permet une dissociation entre ce que je juge et moi-même.
Nous éprouvons de la sympathie pour autrui si, lorsque nous
nous substituons en imagination à lui, nous éprouvons un
sentiment (de joie ou de peine) conforme à ce que nous
observons dans les faits, c’est-à-dire réellement, sur lui. Ainsi,
notre sympathie plus ou moins grande pour autrui s’explique,
non seulement par les émotions d’autrui, mais encore par ce qui
cause ces émotions. Il ne suffit pas qu’autrui soit terrassé par le
chagrin pour que nous éprouvions de la sympathie pour lui.
Encore faut-il que, nous mettant à sa place en imagination, nous
soyons en mesure de ressentir la même détresse. C’est la raison
pour laquelle un individu portant le deuil d’un proche aurait
toute notre sympathie alors que nous désapprouverions celui qui
porterait le deuil de son animal domestique en affichant une
détresse semblable à celle du premier individu.
Le dédoublement de la
sympathie et le spectateur
impartial
Ce qui fait l’originalité de la théorie smithienne de la sympathie,
c’est le dédoublement ou redoublement de la sympathie. En
effet, si celui qui observe l’autre en train d’agir imagine qu’il se
met à sa place, en même temps, parallèlement, celui qui agit
imagine lui aussi être à la place de celui qui l’observe et le juge.
Pour cette raison, il modifie son comportement et les émotions
qu’il va publiquement exprimer.
Ce dernier contrôle ses émotions, car il se représente le point de
vue qu’aurait un spectateur impartial, spectateur imaginaire qui
permet de comprendre ce qui pourrait susciter ou non la
sympathie d’autrui. Par exemple, si j’exprime une colère trop
violente ou si je fais état d’un bonheur trop parfait, autrui ne va
pas m’accorder sa sympathie.
La morale et l’économie sont pensées par Smith à partir d’un
même principe : la sympathie en tant qu’elle est double ou
redoublée. C’est le désir d’être approuvé par autrui qui permet
d’expliquer à la fois la conscience morale (lorsque je me
demande si un spectateur imaginaire approuverait ma conduite),
et le comportement qui consiste à rechercher les richesses et le
pouvoir (lorsque je désire qu’un autre, bien réel, m’accorde de la
valeur).
Fiche 13 : L’expérience de la
honte
Jean-Paul Sartre (1905-1980) ouvre le chapitre premier
(consacré à l’existence d’autrui) de la troisième partie de son
ouvrage intitulé L’Être et le Néant (1943) par l’analyse de
l’exemple de la honte : « Quels que soient les résultats que l’on
puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la
honte, la honte dans sa structure première est honte devant
quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce
geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme […]. Mais voici
tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je
réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte. »
(Gallimard, 1943, p. 265-266).
Que nous dit Sartre sur l’expérience de la honte ?

La conscience comme
intentionnalité ou le néant de
la conscience
Sartre revendique l’héritage husserlien. Pour lui, la conscience
est nécessairement une conscience intentionnelle. Il reprend le
mot d’ordre de Husserl selon lequel « toute conscience est
conscience de quelque chose ». Pour Sartre, cela signifie tout à
la fois, qu’on ne saurait concevoir une conscience qui ne serait
conscience de rien, et qu’une conscience qui n’est pas
conscience de quelque chose ou de quelqu’un (c’est-à-dire qui
n’est pas tournée vers quelque chose ou vers quelqu’un) n’est
rien. Elle est un néant. Autrement dit, pour exister, la conscience
doit se rapporter à autre chose qu’à elle-même. La subjectivité
est donc, pour Sartre, fondamentalement, un néant : elle ne
contient aucun moi.

Sujet et objet
Il en résulte, comme l’écrit Sartre dans Situations
philosophiques que « l’ego n’est rien en dehors de la totalité
concrète des actions et des états qu’il supporte ». Par
conséquent, je ne saurais jamais me connaître ou même me saisir
par une sorte d’intuition (comme cela était possible chez
Descartes). Plus encore, ma conscience ne parvient jamais à être,
au sens strict, conscience d’elle-même dans la mesure où il
demeure toujours un écart – lequel n’est pas, nous l’avons vu,
une distance, mais un néant – entre la conscience qui connaît et
la conscience qui est connue.
C’est là qu’intervient le regard d’autrui dans l’expérience qui
nous occupe, à savoir celle de la honte. Autrui, parce qu’il m’a
vu accomplir un geste maladroit ou vulgaire, m’offre à moi-
même comme un objet, porteur de caractéristiques qui sont fixes
ou statiques (je suis vulgaire ou maladroit ou encore envieux).
Cette donation de moi à moi, par l’intermédiaire du regard
d’autrui, est inadéquate puisque je ne suis pas réellement un
objet.

Le conflit originel avec autrui


On voit ici poindre la difficulté : puisqu’une conscience ou un
sujet ne peut se définir que comme conscience intentionnelle
(c’est-à-dire que comme ce pour quoi existent des objets), alors,
dès lors que je perçois l’autre comme étant un sujet, c’est parce
que je suis en même temps perçu moi-même par lui comme étant
un objet. Ainsi, le regard d’autrui fige mon moi dans ce geste
vulgaire : il ne me laisse pas la possibilité de prendre mes
distances par rapport à cet « être vulgaire », c’est-à-dire d’être
un être libre.
Si j’ai honte, ce n’est pas seulement parce que je reconnais que
c’est bien moi qui ai accompli ce geste vulgaire (et qu’autrui
m’a vu), c’est aussi parce que le regard d’autrui me fait faire
l’expérience de moi-même comme étant un objet pour autrui,
objet dont je ne peux pas modifier les caractéristiques alors
même que je suis un sujet libre. Ce qui produit la honte, c’est
l’expérience de l’intrusion de la subjectivité d’autrui au sein
même de ma conscience.
C’est la raison pour laquelle Sartre écrit dans L’Être et le Néant :
« La honte […] est honte de soi, elle est reconnaissance de ce
que je suis bien cet objet qu’autrui regarde et juge. Je ne puis
avoir honte que de ma liberté en tant qu’elle m’échappe pour
devenir un objet donné. »
L’expérience de la honte est donc, chez Sartre, un exemple
paradigmatique de ce qui structure toute relation à autrui,
relation qui est toujours déjà marquée par un conflit originel
dans lequel chaque sujet ne peut être un sujet qu’au prix de
l’objectivation (c’est-à-dire de la transformation en objet, de la
chosification, de la réduction de la liberté de l’autre à des
déterminations fixes) de la subjectivité de l’autre.
Fiche 14 : Le visage de l’autre
Dans Totalité et infini, Emmanuel Lévinas (1906-1995) ouvre
le chapitre consacré au visage par le questionnement suivant :
« Le visage n’est-il pas donné à la vision ? En quoi l’épiphanie
comme visage, marque-t-elle un rapport différent de celui qui
caractérise toute notre expérience sensible ? »
Autrement dit, Lévinas se demande pourquoi voir un visage –
voir le visage de l’autre – ce n’est pas comme voir un paysage,
voir un objet ou même voir un animal. Pourquoi la manifestation
du visage produit-elle un rapport particulier et unique à ce
visage ?

Je suis responsable pour


autrui
Pour comprendre cela, il faut partir du point suivant :
l’originalité de la philosophie de Lévinas réside dans la
conception qu’elle propose de la subjectivité. Cette dernière
n’est pas définie à partir d’une nouvelle conception de la
conscience, mais par la responsabilité pour autrui. Pour le dire
autrement, la responsabilité pour autrui, c’est-à-dire l’éthique,
n’est pas une des possibilités qui s’offrent à la conscience, c’est
la définition même du sujet humain.
Plus généralement, le rapport du sujet humain avec autrui, c’est-
à-dire le rapport du même (moi) et de l’autre est à penser sur
fond d’un rapport entre la totalité et l’infini. La totalité
correspond à l’État, à l’être, à l’égoïsme du sujet humain et aux
violences qui les accompagnent alors que l’infini réside dans la
religion, dans la métaphysique ou encore dans la transcendance
d’autrui. La thèse de Lévinas consiste à affirmer la primauté de
l’infini sur la totalité.
À partir de là, on comprend que la responsabilité pour autrui ne
consiste pas, pour moi, à répondre de mes actes devant l’autre,
mais à répondre devant autrui de ce qui affecte autrui, c’est-à-
dire à la fois ses propres fautes et les souffrances qu’il endure.
Dans L’Au-delà du verset (1982), Lévinas qualifie la
responsabilité que j’ai d’autrui de « responsabilité d’otage »
dans la mesure où je ne choisis pas d’endosser cette
responsabilité : je ne peux pas ne pas m’imaginer être à la place
de l’autre, je ne peux pas ne pas éprouver ses souffrances à sa
place. Cela ne relève aucunement d’une décision libre de ma
part.

L’extériorité radicale d’autrui


Pourquoi autrui peut-il produire en moi cette « responsabilité
d’otage » ? La réponse à cette question tient dans l’extériorité
d’autrui comme extériorité radicale par rapport à moi. En effet,
dans son existence économique, c’est-à-dire à la fois dans la
jouissance (le fait de se rapporter au monde en tant que ce
dernier est nourriture, pas seulement au sens strict, mais aussi au
sens où le moi trouve dans le monde de quoi se réjouir ou
s’attrister) et dans le travail (le fait de s’approprier le monde), le
moi se déploie dans le monde et assimile ce monde comme étant
le sien.
La rencontre avec autrui, en tant qu’autrui est le lieu de l’infini,
produit la honte dans le moi. Autrui n’est pas réductible à l’ordre
de mes intérêts ni à celui de mes affects. Il n’est pas non plus un
objet à connaître. Il est celui qui me juge et qui s’oppose
spontanément à la tendance que j’ai à tout m’approprier. Autrui
est le lieu de l’infini, car il ne correspond jamais à ce que je vois
ou à ce que je crois savoir de lui. Il n’est pas un autre moi-
même, un membre du genre humain, un individu parmi d’autres.
Il est ce qui ne peut m’être donné, dans sa singularité, qu’à partir
du point de vue (nécessairement unique) que j’ai sur son visage.
Une relation absolument
asymétrique
L’éthique qui se fait jour ici ne saurait être une éthique
égalitaire. Dès lors que j’ai envers autrui une « responsabilité
d’otage », le surgissement de son visage en ma présence produit
une relation à l’autre qui est non bijective, inégalitaire et
fondamentalement asymétrique. En effet, si je suis responsable
pour autrui, je ne saurais exiger la même chose de sa part ou
même simplement espérer qu’il fasse de même. Sa relation à
moi est son affaire.
Nous voyons ici toute la distance qui sépare Emmanuel Lévinas
d’Emmanuel Kant. Pour ce dernier, c’est la raison du sujet qui
est source de l’universalité de la loi morale (voir fiche 92). Au
contraire, ici, le sujet ne peut être producteur que de violence et
d’égoïsme. C’est la radicale altérité, et elle seule, qui rend
possible l’éthique.
Chapitre 5
Le désir
DANS CE CHAPITRE :

» L’hubris du désir

» Le désir comme moteur de l’action

» Est désirable ce qu’autrui convoite

arce que l’homme désire, il peut donner de la valeur aux


P choses et à son existence, mais il peut aussi se mettre à
désirer toujours autre chose ou toujours plus (on parle de
« pléonexie ») et n’être ainsi satisfait de rien.

Pour cette raison, il est pertinent d’envisager de régler nos désirs


sur ce que nous pouvons obtenir réellement ou, pour citer les
stoïciens, sur « ce qui dépend de nous ».
L’homme ne doit cependant pas déplorer sa condition d’être de
désir dans la mesure où le désir peut être conçu, ainsi que le
propose Hume, comme le moteur de l’action ou encore, à la
manière de Spinoza, comme ce qui permet de comprendre ses
actions.
Si, pour Hegel, le désir de toute conscience est d’abord d’être
reconnue comme telle par une autre conscience, René Girard
explique quant à lui que c’est le désir d’autrui pour un objet qui
rend cet objet désirable pour ma conscience.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Toute passion est-elle condamnable ?

· Le désir est-il la marque de notre


imperfection ? (Baccalauréat 2018)

· Savons-nous toujours ce que nous


désirons ?

· L’homme est-il le seul à désirer ?

» Bibliographie

· Platon, Le Banquet, Flammarion, «  GF  »,


2016.

· Épictète, Manuel, Flammarion, «  GF  »,


2015.

· Spinoza, Éthique, Flammarion, «  GF  »,


1993.

· Nicolas Grimaldi, Le Désir et le Temps, PUF,


1971.

» Filmographie

· Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir,


1977.
· Wim Wenders, Les Ailes du désir, 1987.
Fiche 15 : Qu’est-ce que
désirer ?
« Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire
tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de
ce qu’on espère et l’on est heureux qu’avant d’être heureux. »
Voilà ce que Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) écrit dans La
Nouvelle Héloïse (ouvrage publié en 1761). Avant d’adhérer à la
thèse rousseauiste qui fait du désir une sorte de malédiction et le
signe de la misère de la condition humaine, il nous faut enquêter
plus avant sur la nature du désir.

L’expérience du désir
Pour définir le désir, nous pouvons partir de la seule piste dont
nous disposons lorsque nous n’avons pas de connaissances
précises sur une notion : notre expérience.
En effet, chacun de nous a déjà fait l’expérience du désir : le
désir de posséder un objet (cette belle montre aperçue dans une
vitrine), le désir lié à la perspective d’un événement particulier
(que la sonnerie retentisse enfin pour me libérer de cet horrible
cours d’anglais !), le désir d’être quelqu’un d’autre ou d’être
différent (désir d’être celui qui chante juste ou qui n’a pas peur
de prendre la parole en public).
Ces diverses expériences du désir ont en commun trois choses
qui nous renseignent sur la nature du désir :

» L’expérience du désir est toujours l’expérience


d’un manque : je désire être ou avoir ce que je ne
suis pas (ou plus) ou ce que je n’ai pas (ou plus).
» Par conséquent, désirer quelque chose revient
toujours à désirer posséder ce quelque chose,
qu’il s’agisse d’un objet, d’une qualité, d’une
relation.

» Désirer quelque chose, c’est se sentir attiré par le


fait de posséder cette chose.

Nous voilà parvenus à une définition par provision du désir : en


son sens le plus général, le désir consiste en une attirance
affective qui a pour but une relation de possession.

D’ABORD LE MANQUE…

Le mot désir vient du verbe latin desiderare, qui est


composé du préfixe privatif de et de sidus
(«  astre  »). Littéralement, il signifie «  cesser de
contempler l’étoile  », et, par voie de conséquence,
« constater l’absence de (l’étoile) », ce constat étant
accompagné d’une idée de regret. Il a pris par la
suite une connotation positive…

Les paradoxes du désir


Désirer revient, sous plusieurs aspects, à faire ou à vouloir à la
fois une chose et son contraire.
Le désir a à voir avec le manque. Il nous renvoie à nos carences
réelles ou supposées. Il ne peut se déployer que dans la distance
qui sépare l’être du vouloir être, ce que l’on n’a pas de ce que
l’on voudrait avoir. Il vise l’appropriation d’une qualité ou d’une
chose, et prend sa source dans le non-être (je n’ai pas cette
qualité ou cette chose) et n’existe pas par lui-même (mais
seulement parce que je ressens un manque).
Le désir est à la fois l’expression d’un manque, et le moteur d’un
élan, d’une créativité, d’une action visant à résoudre ce manque.
C’est en ce sens qu’il est, pour Pascal, grandeur et misère de
l’homme. Il est aspiration à la plénitude et ce qui rend
impossible cette plénitude : désirer, c’est aussi désirer ne plus
éprouver ce manque et c’est, par conséquent, l’éprouver.
Enfin, désirer, c’est se laisser aller à ses tendances (la liberté du
désir est un aspect de la liberté), mais c’est aussi, et tout à la
fois, risquer de se laisser gouverner par elles et de devenir leur
esclave.
Fiche 16 : Amour, besoin, désir,
passion, volonté
Pour comprendre ce qu’est le désir de façon précise, il est
nécessaire de le distinguer de notions voisines comme la
volonté, le besoin, l’amour ou encore la passion.

Vouloir n’est pas désirer


Le désir est un mouvement qui nous porte vers un objet que
nous imaginons source de satisfaction. Il a un caractère en partie
irrationnel : il consiste à imaginer l’objet et à lui prêter certaines
qualités sans nécessairement avoir une connaissance de cet objet
et de ses qualités réelles. Cette représentation en imagination de
l’objet va souvent de pair avec une idéalisation de l’objet : on se
le représente sans aucun défaut. Par exemple, la voiture que je
désire n’a pas, dans ma représentation imaginative et idéalisée,
besoin d’être nettoyée, n’est pas sujette à des pannes, n’est pas
difficile à garer, etc. Enfin, le désir ne s’accompagne pas
nécessairement d’un passage à l’acte ni même de la mise en
place de moyens en vue de sa satisfaction.
La volonté a, pour sa part, un caractère plus rationnel et un lien
plus direct avec le réel et l’action. En effet, on ne peut dire d’un
individu qu’il veut réellement quelque chose qu’à partir du
moment où il met en place les moyens nécessaires à la
réalisation de cette finalité ou, tout au moins, à partir du moment
où il se représente les moyens qui sont nécessaires à la fin visée.
La volonté est en ce sens un calcul : l’individu doit prévoir ce
qui est nécessaire pour parvenir à ses fins.
La volonté est une sorte de catalyseur du désir : elle le
rationalise en mettant en œuvre ce qui est nécessaire à sa
réplétion. Le désir, quant à lui, est à la fois le moteur de la
volonté et, aussi, ce que la volonté va devoir maîtriser.

DE RATIO À RAISON

En latin, ratio, désigne à la fois le rapport, le calcul


et la raison. La raison est donc rationnelle au sens
où elle met en rapport des moyens avec une fin,
dans la mesure où elle calcule ce qui est nécessaire
pour parvenir à cette fin.

L’objet du désir n’est pas de ce


monde
Le besoin désigne, à proprement parler, ce dont on ne peut pas
se passer. Il y a donc une nécessité impérative du besoin alors
que le désir semble porter sur ce qui n’est pas absolument
nécessaire. De ce point de vue, le désir renvoie à une forme de
luxe, voire de caprice. Un homme ne saurait survivre sans
manger, ni boire, ni respirer, mais il n’a pas besoin pour vivre de
boire du bon vin ou de déguster son plat préféré.
Le besoin correspond à un manque réel, quantifiable et qui peut
être satisfait, pour un temps tout au moins, par un objet existant
dans le monde : je peux satisfaire ma faim en mangeant ce dont
mon organisme a besoin. Le désir, en revanche, est alimenté par
la représentation idéalisée que l’individu se fait de l’objet de son
désir. Pour cette raison, aucun objet dans le monde ne saurait
satisfaire ce désir puisque ce dernier porte sur un objet qui
n’existe que dans l’imagination de l’individu.
Mais peut-être faudrait-il revenir sur cette opposition abrupte et
se demander si l’homme n’a pas besoin de désirer, c’est-à-dire si
le désir n’est pas dans sa nature.

NÉCESSAIRE VERSUS CONTINGENT

Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être ou ce qui ne


peut pas être autrement qu’il est. Le terme nécessaire
s’oppose au terme contingent. Est contingent ce qui peut
être ou ne pas être ou ce qui peut être autrement qu’il est.

Aime ce que tu connais


Parce que le désir ne porte pas sur un objet existant dans le
monde, mais sur la représentation que nous nous en faisons, il ne
présuppose pas une connaissance de la chose désirée. L’amour
est d’une nature toute différente. Il trouve sa source dans la
connaissance de la réalité. Aussi peut-on dire que l’on n’aime
que ce que l’on connaît. Au sens strict, on ne peut pas dire que
l’on aime quelqu’un que l’on connaît à peine ou encore que l’on
tombe amoureux de quelqu’un de différent tous les jours.
Quel sens peut-on donner par conséquent à l’expression « coup
de foudre » ? Peut-être s’agit-il d’une simple illusion
rétrospective : après coup, c’est-à-dire une fois qu’il connaît
bien l’être aimé, l’individu affirme l’avoir aimé au premier coup
d’œil alors qu’il ne s’agissait en réalité, à ce moment-là, que de
désir.

Vivre sa passion
Il ne faut pas davantage confondre le désir avec la passion. En
effet, si le désir est alimenté par la non-possession de l’objet,
c’est-à-dire par la distance qui sépare l’individu désirant de
l’objet désiré et qui permet à cet individu d’idéaliser l’objet, la
passion, quant à elle, s’accomplit et se déploie dans et par la
possession de l’objet.
Par voie de conséquence, la passion est à chaque instant
réplétion, pleine satisfaction (elle est pleinement ce qu’elle doit
être), alors que le désir est toujours synonyme d’incomplétude,
car il est un mixte de plaisir (le plaisir que l’individu a à désirer)
et de manque (puisque l’homme ne désire que ce qu’il ne
possède pas).

IL Y A PASSION ET PASSION…

Le terme passion a un sens ambivalent en


français  : il peut désigner la souffrance subie
comme c’est le cas dans les expressions comme
« la passion du Christ » ou encore « les affres de la
passion », mais il peut aussi prendre un sens actif,
débarrassé de toute passivité, pour désigner une
affection ardente pour une personne ou un goût
vif pour une chose ou une activité.
Fiche 17 : L’homme intempérant
Dans la fable intitulée L’homme qui court après la fortune et
l’homme qui l’attend dans son lit, Jean de La Fontaine (1621-
1695) écrit : « Heureux qui vit chez soi, / De régler ses désirs
faisant tout son emploi ! » Cette maxime va à l’encontre du sens
commun qui assimile la liberté et le bonheur de l’homme à la
satisfaction de tous ses désirs. Pourquoi faudrait-il maîtriser nos
désirs ?

La figure de Calliclès
Un homme qui ne maîtriserait pas ses désirs et irait même
jusqu’à revendiquer cette attitude comme principe de vie serait
comme le personnage de Calliclès dans le Gorgias de Platon
(429-347 av. J.-C.). Que dit Calliclès ?
Il définit ce qui est bon et juste à partir de la nature. Pour lui, la
justice est nécessairement une justice naturelle et correspond en
réalité à ce que la tradition a appelé « le droit du plus fort », et le
bien est ce qui est agréable ou favorable au plus fort. De son
point de vue, il est donc juste et bon que le plus fort satisfasse
tous ses désirs (c’est-à-dire tous les désirs qu’il a la puissance de
satisfaire, y compris les désirs de domination ou ceux qui
concernent l’exercice de la violence), mais cette justice ne dure
que tant que dure la force.
Il y a par conséquent une beauté naturelle du déploiement du
désir. La morale qui condamne le fait d’empiéter sur la liberté
d’autrui et l’éducation démocratique qui nous fait considérer
l’autre comme un égal sont, pour Calliclès, un dressage imposé à
la nature, c’est-à-dire qu’elles sont, pour lui, au sens strict,
contre nature puisqu’elles favorisent la faiblesse contre la force,
et sont donc mauvaises et injustes.
Cette conception du désir présuppose une inégalité naturelle que
Calliclès entend préserver et défendre entre les hommes. Tous
n’ont pas la même puissance d’agir sur le monde ou sur les
autres. Le plaisir de jouir de tout sans limites est l’apanage des
natures fortes qui trouvent aussi du plaisir dans la lutte menée
pour la satisfaction de leurs désirs.
Les lois, qui viennent contraindre le désir en posant des interdits,
sont ainsi vues comme une tyrannie exercée contre la nature et
Calliclès est donc, d’un point de vue politique, hostile à la
démocratie.

La critique socratique de
l’homme intempérant
Socrate est à la fois un personnage historique, dont le disciple le
plus fameux fut Platon, et un personnage fictif inspiré du
personnage réel et présent dans la plupart des textes de Platon,
textes dans lesquels il est porteur de la thèse de Platon. Ainsi
pouvons-nous, en nous aidant de ce que Platon fait dire au
personnage de Socrate dans le Gorgias, répondre à Calliclès
point par point.
Socrate dit qu’il faut substituer, à la distinction posée par
Calliclès entre la nature qui vaudrait par elle-même et la loi qui
ne serait que pure convention, la distinction entre ce qui a
l’apparence d’être juste – ce qui est agréable à Calliclès : par
exemple, voler ce qui n’est pas à lui – et ce qui est réellement
juste, c’est-à-dire ce qui correspond à la définition de la justice.
De ce point de vue, on comprend aisément qu’il est bon de ne
pas satisfaire tous ses désirs, tout au moins ceux qui produisent
de l’injustice dans le monde ou qui correspondent à des
mauvaises actions.
Le fait de ne pas maîtriser nos désirs ne saurait donc
correspondre à la beauté d’une nature forte, mais bien plutôt à
un enlaidissement de l’âme. En effet, Platon nomme tempérance
ou modération (le terme grec est sophrosynê) la vertu qui
consiste à maîtriser nos plaisirs. C’est la vertu dont est capable
la faculté désirante de l’âme dès lors qu’elle est maîtrisée et
éduquée par la raison et que, par conséquent, elle ne se laisse pas
séduire par les plaisirs qui sont mauvais ou excessifs. Elle
présuppose donc une activité de la pensée qui permet de
reconnaître le bien.
Ainsi, pour Platon, l’homme tempérant et l’homme intempérant
se distinguent par le fait que le premier maîtrise ses désirs et se
maîtrise donc lui-même parce qu’il exerce la partie rationnelle
de son âme pour distinguer les plaisirs nécessaires des plaisirs
mauvais ou excessifs – il est donc un homme vertueux – alors
que le second ne se maîtrise pas lui-même, mais se laisse
conduire par ses désirs. Il est donc mauvais, non libre et
malheureux, puisqu’il n’est pas vertueux.
Les lois de la cité, lorsqu’elles ont pour principe la connaissance
du bien – c’est-à-dire lorsqu’elles sont des lois bonnes –,
éduquent les citoyens en tant qu’elles constituent un discours
rationnel qui s’adresse à leur âme. La maîtrise de nos désirs a
donc pour Platon des enjeux à la fois moraux et politiques et
présuppose la connaissance du bien.
L’ÂME PLATONICIENNE

Pour Platon, l’âme est à la fois ce qui est, en nous,


la cause du mouvement (c’est-à-dire des
mouvements physiques, mais aussi des
mouvements psychiques comme la sensation ou
l’activité de réflexion qu’il nomme intellection) et le
sujet de la pensée.

Il faut penser la relation entre l’âme et le corps


auquel elle est liée, non pas sur le mode de la
séparation, mais sur celui de la complémentarité  :
l’âme donne vie au corps et lui permet de se
conserver.

Comme l’âme et le corps sont de nature différente


et que le corps a des besoins et des maladies qui
lui sont propres, la maîtrise que l’âme doit exercer
sur le corps ne va pas de soi.

L’âme, qui n’est pas corporelle, n’a pas de parties,


mais plutôt des fonctions ou des capacités qui sont
au nombre de trois  : la fonction désirante, la
fonction qui lui permet d’éprouver des sentiments
nobles (comme l’honneur) et la fonction
intellective.
Lorsque c’est la fonction désirante qui l’emporte,
l’homme est intempérant ; lorsque c’est la fonction
intellective qui gouverne l’âme, l’homme est
vertueux.
Fiche 18 : La passion comme
moteur de l’action
« Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans
passion. » Cet adage bien connu, que l’on trouve sous la plume
de Hegel, dans son texte intitulé La Raison dans l’histoire,
publié en 1837 mais aussi, sous des formulations assez proches,
déjà chez Rousseau ou chez Kant, va par exemple à l’encontre
du portrait que la science économique, qui pose l’hypothèse de
la rationalité des agents économiques, nous fait aujourd’hui de
nous-mêmes.

À PROPOS DE LA RATIONALITÉ ÉCONOMIQUE…

Jacques Généreux, dans son Introduction à l’économie (Seuil,


«  Points Économie  », nouvelle édition  2017), définit la
rationalité économique comme la somme de deux
hypothèses : d’abord, « les individus sont capables de classer
les choix possibles par ordre de préférence  » et, ensuite,
« les individus recherchent le maximum de satisfaction ».

Quel est donc le moteur de nos actions ? S’agit-il du désir ou de


la raison et faut-il les opposer l’un à l’autre ? Nous pouvons
tenter de répondre à cette question en suivant l’argumentation
proposée par David Hume (1711-1776).

La passion selon Hume


Hume conçoit et explique toutes les formes de la volition (désir,
passion, volonté, attirance, préférence, etc.) grâce à un même
modèle. Pour lui, parce qu’il est empiriste, notre rapport au
monde trouve sa source dans la sensation.
Les sensations, toujours particulières (la sensation de voir tel
bleu de telle fleur à tel moment par exemple), produisent en
notre esprit des impressions qui sont notamment la source de
notre connaissance du monde. Grâce aux sensations de plaisir ou
de douleur, lesquelles accompagnent toute perception, nous
passons de la sensation à la passion. La passion que l’on éprouve
se forme donc à partir du désir ou, au contraire, de l’aversion qui
accompagne telle sensation, et elle correspond à un état de notre
esprit.
EMPIRISME CONTRE RATIONALISME

Kant (1724-1804), qui n’est pas un empiriste,


donne, dans la Critique de la raison pure (1781), une
définition précise du terme. L’empirisme désigne
l’ensemble des théories de la connaissance qui ont
été construites en opposition au rationalisme de
Descartes, et qui pensent la connaissance selon un
modèle à la fois génétique et sensualiste  :
génétique, dans la mesure où nos idées ne sont
pas, de façon innée, en nous, mais sont produites
par notre esprit à partir d’habitudes et d’expérience
répétées  ; sensualiste, dans la mesure où c’est la
sensation qui, pour l’essentiel, est constitutive de
notre expérience et où cette sensation se suffit à
elle-même pour produire en nous des impressions
qui sont source de connaissances.

Au contraire, le rationalisme de Descartes est une


conception qui affirme que nos connaissances ne
sont pas principalement ni seulement issues de
l’expérience, mais qu’elles trouvent leur principe
dans des idées évidentes que l’esprit découvre en
lui-même sans les obtenir de l’expérience. C’est ce
que Descartes appelle les « idées innées ».
Et la volonté…
La volonté ne saurait, par conséquent, dans cette perspective,
être définie comme une faculté de notre libre arbitre, mais, tout
au plus, comme le fait de « se procurer la présence d’un bien ou
se débarrasser d’un mal par une action quelconque de l’esprit ou
du corps » (Traité de la nature humaine, publié en 1739-1740).
La volonté – comme le désir – relève donc d’une forme de
causalité mécanique. La cause de la passion est définie par
Hume comme un « sujet » qui possède une certaine qualité (un
corps qui est beau, une personne qui est désagréable) et l’objet
de la passion comme ce vers quoi elle est tournée.

Passions et raison
Les passions fortes ou violentes correspondent à ce que Hume
nomme des « inclinations de l’homme », alors que les passions
tranquilles correspondent à ce qu’il appelle « raison ».
La raison « n’est rien d’autre qu’une passion générale et calme
qui embrasse son objet d’un point de vue éloigné » (Traité de la
nature humaine, dissertation sur les passions, V, 2).
La raison est donc vue ici comme une forme particulière
d’affection, mais cela ne fait pas de notre auteur un irrationaliste
puisqu’il dit qu’il faut préférer une existence modérée qui
correspond à une forme d’insensibilité aux choses. Il n’en reste
pas moins que, dans cette théorie, la raison peut peu de choses.
Pour l’essentiel, c’est une raison calculante et capable de
distinguer le vrai du faux. Elle ne saurait donc constituer ce que
Hume appelle un « guide de la vie ». Parce que la raison est la
passion la plus calme, presque insensible aux choses, elle ne
saurait être en mesure de préférer quoi que ce soit. Or, le moteur
de l’action relève bien d’une préférence.
Ceci permet à Hume d’affirmer qu’« il n’est pas contraire à la
raison de préférer la destruction du monde entier à une
égratignure de mon doigt ». En effet, seule une passion plus
forte (la passion du sens moral, par exemple) peut l’emporter sur
une autre passion (la crainte que j’éprouve lorsque j’imagine la
douleur causée par une blessure de mon doigt).
Fiche 19 : Le désir mimétique
Pour le sens commun, le désir apparaît comme l’expression
d’une aspiration singulière, propre à tel sujet désirant et qui est
l’occasion, pour ce dernier, d’exprimer sa liberté. Telle est, en
effet, notre expérience, et nous pourrions caractériser chacun de
nos proches par les désirs qui lui sont propres. Nous connaissons
le désir de cette amie pour les voitures de sport, de tel autre pour
les montres automatiques hors de prix, d’un autre encore pour
les destinations de vacances exotiques et les plages ensoleillées.
Chacun d’eux clamerait haut et fort qu’il désire ces choses
librement et par lui-même.
Pourtant, René Girard (1923-2015), dans son ouvrage intitulé
Mensonge romantique et vérité romanesque (publié en 1961),
écrit que « l’homme désire toujours selon le désir de l’autre ».
Comment pouvons-nous comprendre cette formule ?

Contre la conception classique


du désir…
Le geste premier de René Girard consiste à revenir sur une
conception du désir, traditionnelle en philosophie, qui consiste à
comprendre la structure du désir comme mettant en présence un
sujet désirant et un objet désiré. Cette conception, que l’on
retrouve notamment chez Rousseau, explique le désir et son
ardeur par la distance qui sépare le sujet désirant de l’objet
désiré. L’absence d’appropriation de l’objet désiré, et donc
l’absence de contact réel, direct et sensible avec cet objet, laisse
libre cours à l’imagination et à l’idéalisation de l’objet.
Rousseau ne nie certes pas la place des relations sociales, de
l’éducation et de l’amour-propre dans le déploiement du désir de
chacun, mais aucun de ces éléments n’est constitutif de la
structure même du désir. La bonne éducation consiste pour lui à
éduquer l’homme selon la nature (et non contre elle).
Il faut apprendre à l’homme à désirer selon sa nature : « Quel est
le vrai but de l’éducation d’un jeune homme ? C’est de le rendre
heureux. […] Rien n’est si triste que le sort des hommes en
général ; cependant ils trouvent en eux-mêmes un désir dévorant
de devenir heureux qui leur fait sentir à tout moment qu’ils
étaient nés pour l’être » (Mémoire à M. de Mably, 1740).
L’homme est un être sensible ; pour qu’il soit heureux, il faut
l’éduquer à éprouver un sentiment de plénitude. Le désir est
donc pensé, par Rousseau, d’abord, comme un rapport de soi à
soi.

Tout désir est triangulaire


Pour René Girard, le désir est tout autre puisqu’il est, dans sa
structure, désir triangulaire. À l’origine de tous les conflits, se
trouve, d’après lui, le « désir triangulaire » (qu’il appelle aussi
« désir métaphysique ») : ce désir n’est pas d’abord ou
seulement un désir d’appropriation de l’objet convoité ou de la
qualité visée (c’est-à-dire un désir d’avoir), mais tout désir doit
se comprendre comme désir d’être ce que l’autre est en
s’appropriant ce qu’il possède.
Ainsi, ce que l’autre possède n’est pas désirable en soi, mais
l’est parce que l’autre le possède ou aspire à le posséder et parce
que je souhaite, en m’appropriant ce qu’il désire, m’identifier à
cet autre. Tout désir s’organise donc autour d’un sujet qui désire,
d’un objet qui est désiré et d’un médiateur qui montre en
quelque sorte au sujet ce qu’il doit désirer.

Pourquoi le désir est-il dit


mimétique ?
Tout désir, et pas seulement le désir de deux enfants se disputant
un même jouet, est désir mimétique (mimêsis signifie
« imitation » en grec) au sens où il est une imitation du désir de
l’autre. René Girard s’inscrit donc en faux contre ce qu’il
appelle une « illusion romantique », illusion qui fait du désir que
tel homme a pour tel objet quelque chose d’unique et qui lui est
propre. L’individu croit à tort que son désir est le sien (et
seulement le sien) et qu’il est suscité par un objet qui aurait telle
ou telle qualité en propre (une maison avec une vue imprenable
sur la baie par exemple).
L’origine (c’est-à-dire ici la cause) du désir se trouve dans un
sujet, que l’individu admire et jalouse parfois, et qui constitue un
modèle qui indique ce qu’il faut désirer. Ainsi, en croyant
désirer librement telle chose, nous sommes victimes d’une sorte
d’illusion rétrospective qui nous conduit à donner après coup un
sens à l’orientation de notre désir, laquelle trouve sa source dans
le désir d’un modèle présent (le désir de cet ami que je jalouse
en secret) ou absent (le désir de ce sujet-type représenté dans la
publicité ou la mode).
Chapitre 6
L’existence et le temps
DANS CE CHAPITRE :

» Définir le temps

» Temps et durée

» Existence et essence

» Le moi, l’existence et la mort

Le temps passe » : cette affirmation n’est vraie que pour une


«  conscience qui se représente les êtres, les choses et l’effet du
temps sur eux. Ainsi, exister signifie, pour l’homme, exister
dans le temps non seulement parce que nous ne saurions être
sans avoir été ou sans devenir, mais aussi parce que les
événements qui se produisent et remplissent ou constituent notre
existence se produisent selon l’ordre de l’avant et de l’après et,
par conséquent, modifient notre existence.
Le fait de réfléchir sur notre existence nous conduit
nécessairement à nous interroger sur ce qu’est le temps et sur le
rapport que nous entretenons avec lui. Le temps est-il quelque
chose en lui-même ou n’est-il rien d’autre que notre conscience
du temps ? Comment peut-on articuler la mesure scientifique
d’un temps homogène avec l’expérience subjective d’un temps
dont la durée semble toujours varier en fonction de notre
disposition intérieure ? Et ce temps qui passe est-il le milieu
dans lequel notre essence se déploie ou est-il le lieu de l’action
au sein duquel chaque homme se crée lui-même tel ou tel ?
Enfin, comment faut-il penser le rapport essentiel que notre
existence entretient avec son terme ?
Nous tenterons de répondre à ces questions en nous intéressant
successivement au livre XI des Confessions de saint Augustin, à
la distinction que pose Bergson entre le temps spatialisé et la
durée, puis à l’affirmation sartrienne selon laquelle « l’existence
précède l’essence », pour, enfin, tenter de déterminer avec
Montaigne quel rapport une vie vraiment vivante peut entretenir
avec la mort.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Suis-je dans le temps comme je suis dans


l’espace ?

· Suis-je ce que je fais ?

· Que signifie l’expression «  perdre son


temps » ?

· Peut-on dire que «  philosopher, c’est


apprendre à mourir » ?

» Bibliographie

· Épicure, Lettre à Ménécée, Flammarion,


« GF », 2009.

· Heidegger, Être et temps (1927), Gallimard,


« Bibliothèque de philosophie », 1992.

· Montaigne, Essais (1580), Pocket, 2009.

» Filmographie

· George Pal, La Machine à explorer le temps,


1961.

· Andrew Niccol, Time out, 2011.

· Christopher Nolan, Interstellar, 2014.


Fiche 20 : Les paradoxes du
temps
« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la
question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille
expliquer, je ne sais plus. C’est avec assurance pourtant que je
déclare savoir que, si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps
passé ; et si rien ne survenait, il n’y aurait pas de temps futur ; et
si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent. » Nous
pourrions faire nôtre cette analyse de saint Augustin (354-430)
dans les Confessions (v. 397-401).
Quel est l’être du temps ? Comment peut-on mesurer le temps ?
Que signifie, pour le temps, le fait de passer ? Voyons comment
saint Augustin répond à ces questions.

Être pour le temps, c’est


tendre à n’être pas
Comme le fait remarquer saint Augustin, l’être du passé, c’est
d’être passé, c’est-à-dire de n’être plus. L’avenir, pour sa part,
n’est pas encore advenu. Il n’est donc pas encore, et on peut
dire, à juste titre, qu’il n’est pas. L’être du présent lui-même ne
peut consister à durer puisqu’un présent qui durerait toujours, un
présent qui ne passerait pas, ne serait plus un temps. Aussi
pouvons-nous conclure avec saint Augustin que, quel que soit le
temps (passé, futur ou présent) auquel on s’intéresse, son être est
de tendre à n’être pas, c’est-à-dire de tendre au non-être.
Les habitudes de la langue nous conduisent à qualifier le temps
de « temps long » ou de « temps court ». Mais est-ce bien
légitime ? Le passé ne saurait être long avant que de passer,
puisque, avant de passer, il n’est pas encore. Il ne peut être long
après avoir passé puisqu’il est à ce moment-là passé, c’est-à-dire
qu’il n’est plus. Il ne peut donc être qualifié de long que pendant
qu’il passe, c’est-à-dire lorsqu’il est présent. Or, le présent est
lui-même sans extension puisqu’un temps, quel qu’il soit (un
millénaire ou une heure), ne saurait être tout entier en train de
passer. Ainsi, pour mesurer le temps, il faudrait pouvoir le
réduire à un moment sans extension, indivisible, car ce qui est
étendu dans le temps contient du passé (qui n’est plus) et du
futur (qui n’est pas encore). Or, nous mesurons pourtant le
temps. Comment saint Augustin parvient-il à sortir de cette
difficulté ?

Être pour le temps, c’est être


dans le sujet
Saint Augustin en conclut que, pour que le temps soit mesurable,
on ne peut le penser comme un être réellement étendu. La
solution consiste à affirmer que, être pour le temps, c’est être
dans un sujet humain ou, plus précisément, dans l’activité de la
conscience du sujet. En effet, notre conscience se souvient du
passé en tant qu’il est présent dans sa mémoire. Notre
conscience est aussi capable, non pas de prédire, mais d’essayer
de prévoir ou d’anticiper l’avenir grâce aux causes présentes
d’effets potentiellement à venir. Elle est aussi ce qui saisit
chaque instant présent au moment où il passe en elle.
C’est donc le langage qui nous induit en erreur en nous faisant
croire qu’il y a trois temps : un passé, un présent et un futur. En
réalité, et pour parler avec plus de rigueur, nous devrions dire
qu’il y a trois présents ou trois modalités du présent : le présent
du passé, le présent du présent et le présent du futur.

La mesure du temps
C’est l’élucidation de la question de la mesure du temps qui
permet à saint Augustin d’apporter une réponse précise à la
question de savoir ce que signifie être pour le temps. Notre
auteur rejette l’hypothèse, répandue chez les philosophes de
l’Antiquité, selon laquelle le mouvement des corps (notamment
celui des astres et du soleil) permettrait de mesurer le temps. En
effet, souscrire à cette hypothèse reviendrait à confondre le
temps avec ses signes ou avec ce qui se produit dans le temps, et
nous condamnerait à passer à côté de l’être du temps.
Au livre XI des Confessions (XXIII, 30), saint Augustin écrit
que le temps est « une certaine distension », laquelle ne saurait
se confondre avec le mouvement d’un corps puisque le
mouvement est dans le temps (il se produit dans le temps), mais
n’est pas le temps lui-même. Mieux encore, c’est le temps qui
permet de mesurer le mouvement (et non l’inverse). Par
conséquent, le temps n’est pas dans le mouvement des choses.

La distension de l’âme
La solution augustinienne réside dans ce qu’il nomme, au livre
XI de ses Confessions, la distensio animi (distension de l’âme).
Lorsque mon esprit vise un objet présent (la prononciation de
telle syllabe dans tel vers de tel poème), il réalise la synthèse, en
un même acte, des trois présents de l’âme que sont le présent du
passé, le présent du présent et le présent du futur. Dans notre
exemple (que nous empruntons à saint Augustin), notre esprit
qui récite tel vers du poème est encore gros du souvenir de la
récitation des vers précédents et tout entier tendu vers celle des
vers suivants. Ce qui dure et qui est donc mesurable, c’est la
tension de mon âme vers ses objets multiples.
Fiche 21 : Temps et durée
Chacun a déjà constaté la différence entre, d’une part, le temps
objectif, mesuré par la montre ou représenté par les cases toutes
identiques d’un emploi du temps et au sein duquel chaque heure
dure autant qu’une autre, et, d’autre part, le temps subjectif,
c’est-à-dire le temps tel que ma conscience singulière
l’appréhende et dans lequel aucune heure ne ressemble à une
autre ou ne semble durer autant qu’une autre, selon que je
m’ennuie, que je m’impatiente ou que j’ai, au contraire, une
activité plaisante.
Peut-on dépasser cette (apparente) dualité du temps ? Pour le
dire autrement, lequel de ces deux temps est le vrai ? Devons-
nous nous résigner à dire qu’il y a deux temps distincts et
incompatibles l’un avec l’autre ? Nous allons voir que la
distinction que Bergson pose entre le temps et la durée peut nous
aider à sortir de cette aporie.

Contre une illusion


Pour Henri Bergson (1859-1941), le temps bien conçu, c’est-à-
dire la durée, ne se mesure pas, au contraire du temps, tel que le
conçoivent la science et le sens commun, qui n’est qu’illusion.
C’est à la déconstruction de cette illusion qu’il consacre
l’intégralité du second chapitre de son ouvrage intitulé Essai sur
les données immédiates de la conscience (1889). Comment
Bergson parvient-il à cette conclusion ?
INTUITION CONTRE ANALYSE

L’analyse est, pour Bergson, une saisie du réel qui se fait sur
un réel figé, «  immobile  », étendu dans l’espace. L’intuition,
au contraire, « se place dans la mobilité ou, ce qui revient au
même, dans la durée  ». Elle est donc une connaissance
immédiate de la durée.

C’est une connaissance immédiate de l’objet, qui saisit l’objet


en question sans que ne vienne s’y ajouter quoi ce soit qui
pourrait venir du sujet connaissant. Nous pouvons donc
penser l’intuition sensible sur le modèle de la réceptivité de
nos sens.

De plus, l’intuition saisit, quel que soit l’objet auquel elle se


rapporte, la durée. Autrement dit, toute connaissance
immédiate est en réalité connaissance d’une durée.

Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes parvenait à


mettre au jour une réalité indubitable : celle de la substance du
sujet, immuable, toujours identique à elle-même. Ce que
Bergson trouve, « c’est notre propre conscience dans son
écoulement à travers le temps » (La Pensée et le Mouvant,
1934). Dans le même passage, Bergson écrit que cette réalité,
« que nous saisissons tous du dedans », nous la saisissons « par
intuition et non par simple analyse ».

Qu’est-ce que Bergson appelle


« durée » ?
Pour poser la question autrement, il est légitime de se demander
pourquoi Bergson a besoin du concept de durée et ne peut se
satisfaire de celui de temps. Dans son Essai sur les données
immédiates de la conscience (PUF, « Quadrige », p. 67),
Bergson définit la durée comme « la forme que prend la
succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse
vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état
présent et les états antérieurs ».
La durée correspond au déploiement continu de ce qui n’est plus
dans ce qui est encore. Elle a trois caractéristiques :

» Elle est une succession dont les différentes


parties ne sont jamais posées de façon simultanée
(comme c’est le cas, par exemple, dans une suite
de nombres dans laquelle toutes les parties
existent en même temps).

» Elle est une continuation et unifie ainsi le temps.

» Elle est continuation de quelque chose qui a une


unité (lorsque je souffre, par exemple) et contient
en son sein des différences (pendant toute la
durée de ma souffrance, je ne souffre pas plus ou
moins, mais j’éprouve des souffrances
qualitativement distinctes et qui sont toutes
reliées entre elles).

La notion de durée est ainsi construite contre toute (fausse)


conception du temps qui ferait du temps quelque chose
d’homogène, dont toutes les parties identiques (et donc
interchangeables) existeraient en même temps, au sein duquel il
n’y aurait donc ni vraie succession, ni continuité, ni création de
nouveauté et qui serait pensé sur le modèle de l’espace.
Pourquoi Achille peut-il
rattraper la tortue ?
Ainsi, le temps homogène, c’est-à-dire celui mesuré par le
déplacement des aiguilles sur le cadran de la montre ou mesuré
par la science, n’est en réalité qu’une conception spatialisée et
donc inadéquate de la durée. C’est cette conception fautive du
temps qui, dans le paradoxe de Zénon d’Élée (495-425 av. J.-
C.) – selon lequel, si Achille part après la tortue, il ne pourra
jamais la rattraper, car il devra d’abord parcourir la moitié de
l’espace qui le sépare de la tortue, puis la moitié de l’espace
restant et ce indéfiniment – aboutit à la suppression du
mouvement, car on confond alors la trajectoire d’Achille dans
l’espace – qui est une chose et qui est divisible – avec le
mouvement d’Achille – qui est un acte continu et un progrès.
Pour Bergson, si l’on confond la durée avec le temps (et donc
avec l’espace), le différent avec l’identique, la qualité avec la
quantité, il devient alors impossible de saisir le réel de façon
adéquate. Nous voilà à présent en mesure de comprendre
pourquoi, dans sa philosophie, toute intuition est intuition d’une
durée, et pour quelles raisons l’ensemble de sa pensée est
construit à partir de la notion de durée.
Fiche 22 : « L’existence précède
l’essence »
À la question de savoir si nous sommes déterminés à agir de
telle ou telle façon par ce que nous sommes, c’est-à-dire par une
essence ou une nature qui précéderait nos actions et qui les
déterminerait ou si nous sommes libres de nous définir tel ou tel,
Jean-Paul Sartre (1905-1980) apporte une réponse dépourvue
d’ambiguïté.
En effet, dans L’existentialisme est un humanisme (1946), il
écrit : « Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède
l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se
rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. […]
L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. »

Il n’y a pas de nature humaine


L’existentialisme de Sartre est un existentialisme athée.
Autrement dit, Sartre met hors jeu la possibilité que quelque
chose comme un projet de Dieu préexiste à l’apparition, à
l’engagement et à l’action de l’homme dans le monde en en
déterminant l’orientation. L’homme ne saurait être pensé sur le
modèle d’un objet qui est produit en vue d’une certaine fonction
conformément à l’intention de l’artisan.
L’EXISTENTIALISME

En son sens le plus commun, l’existentialisme


rassemble un éventail large de pensées
philosophiques qui prennent comme point de
départ le vécu de l’existence humaine dans son
caractère singulier.

De façon plus précise, l’existentialisme est le nom


d’un courant philosophique, qui parcourt le XXe

siècle, et qui s’organise autour de quatre idées


essentielles :

1. L’existence de l’homme ne peut être déduite


d’une définition qui la précéderait.

2. Il est impératif de s’intéresser à la singularité


du sujet pour comprendre son action.

3. L’homme ne saurait se soustraire à sa


responsabilité qui est absolue, car il définit
librement le projet de son existence.

4. Puisque rien ne précède la liberté et l’action


de l’homme, c’est ce dernier qui engendre les
valeurs.

Le projet de Sartre s’inscrit donc en faux contre tout un pan de la


tradition philosophique (l’idéalisme) qui a recherché ou
présupposé une substance humaine ou une nature humaine.
Toute philosophie qui présuppose une essence de l’homme
donne à ce dernier un sens ou une orientation avant même qu’il
ne déploie son existence dans le monde. Il s’ensuit que
l’existence de l’individu, c’est-à-dire sa présence au monde dans
sa particularité, se trouve délestée de sa valeur. Au contraire, en
définissant l’homme dans sa particularité, et, plus précisément, à
partir de ses actions singulières, l’existentialisme sartrien
redonne ses lettres de noblesse à la subjectivité.

S’engager dans le monde


Si, comme nous l’avons vu, « l’homme n’est rien d’autre que ce
qu’il se fait », alors il est un être sans déterminations qui va
devoir, par ses délibérations, ses choix et ses actes, définir son
essence. C’est en ce sens que, pour Sartre, l’homme existe avant
de pouvoir être défini et c’est la raison pour laquelle il affirme,
selon la formule à présent consacrée, que « l’existence précède
l’essence », et non l’inverse.
Si cette thèse revient certes à affirmer que l’homme n’est rien
avant que d’agir (et c’est probablement ce qui explique le
reproche de pessimisme fait de son vivant à Sartre) au sens où il
n’est rien de précis ou de prédéterminé, elle revient aussi à
concevoir l’homme comme porteur d’un projet. L’homme est
par conséquent tout entier volonté et action : par sa volonté, il va
choisir ce qui a du prix (c’est-à-dire ce à quoi il va accorder de
la valeur) et, par conséquent, ce qui va engendrer son
engagement dans le monde et orienter son action.

Un homme libre et
responsable
L’homme sartrien est condamné à choisir : il a à définir et à
constituer son essence et il est jeté dans un monde dépourvu de
sens et auquel il doit, par ses choix (par exemple lorsqu’il
préfère le courage à la lâcheté) et ses actions, donner un sens. Sa
délibération elle-même et les conseils qu’il demande aux uns
plutôt qu’aux autres relèvent aussi de son choix, c’est-à-dire de
sa responsabilité. La liberté de l’homme n’est donc pas à penser
comme une légèreté, mais tout à la fois comme une charge et
une puissance, charge et puissance de se définir lui-même.
Si l’homme est donc responsable, non seulement de ses choix et
de ses actions, mais aussi du sens et de la valeur qu’il va donner
aux choses et aux actions, il en résulte qu’il est responsable de
lui-même et de tous les hommes puisque chacun de ses choix
contribue à définir ce que doit être l’homme et ce qu’il peut
devenir. Nous pouvons conclure avec les mots de Sartre :
« L’existentialisme ne prendra jamais l’homme comme fin, car il
est toujours à faire. »
Fiche 23 : Exister et mourir
Dans les Essais (I, XXXIX, A, 241), Montaigne (1533-1592)
écrit qu’il faut vivre « comme sans femme, sans enfants et sans
biens, sans train et sans valets, afin que, quand l’occasion
adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en
passer ». Autrement dit, il faut, d’après lui, avoir, de façon
constante à l’esprit, la pensée de la mort et du néant des choses
pour que notre vie puisse être plus vivante. Voilà qui nous invite
à réfléchir sur ce que peut signifier le fait d’exister et de mourir
pour Montaigne.

De la passivité du moi
Pour comprendre ce que Montaigne dit de l’existence et de la
mort, il faut partir de sa conception du temps. Pour lui, le temps
n’a pas besoin d’être défini, il se donne de façon évidente et
dans l’immédiateté. Le temps, c’est ce qui a été, ce qui n’est pas
encore ou ce qui passe. Il a donc la réalité ou la consistance du
non-être.
Plus encore, toute chose qui est (et nous faisons partie de ces
choses qui sont) est nécessairement dans le temps. Il faut donc
comprendre que le temps concerne les choses, non pas
simplement en tant qu’elles apparaissent dans le monde qu’elles
sont des phénomènes, mais dans leur être même.
C’est la raison pour laquelle le temps ne saurait être sous le
pouvoir ou dans la dépendance de notre âme. Cette dernière
n’exerce aucune puissance sur le temps (pas même la puissance
de le connaître) : elle est, comme n’importe quelle chose, dans le
temps et elle est donc emportée par lui. Il s’ensuit que faire
l’expérience du temps, c’est faire l’expérience de notre
incapacité à agir sur le monde, c’est-à-dire l’expérience de notre
passivité.
La signification du temps
Nous pouvons poser une question à Montaigne : que signifie, par
conséquent, le temps pour notre existence ?

Nous pourrions commencer par répondre que le temps a la


signification de la mort, si et seulement si nous identifions la
mort d’une part et le non-être d’autre part. En effet, la mort
occupe l’essentiel du réel. Montaigne définit notre vie comme
« interruption momentanée de notre perpétuelle et naturelle
condition » (la mort). De plus, même lorsque nous vivons, nous
passons une grande partie de notre temps à dormir, et, le reste de
notre temps, nous ne vivons qu’à demi, car nous pensons à la
mort.
Ce qui permet à Montaigne d’identifier le temps et la mort, c’est
le fait que le temps est changement, non pas au sens où des
changements se produisent nécessairement dans le temps, mais
parce que, pour notre auteur, ce qui est n’a pas d’essence stable,
ce qui est n’est pas réellement. Toutes les choses que nous
qualifions d’êtres (y compris nous-mêmes), ne sont que des
apparences, étant entendu que l’apparence n’est, pour
Montaigne, apparence de rien. Elle n’est pas l’apparence d’un
être substantiel qui serait caché derrière elle.
Ainsi, pour parler correctement, je devrais dire que je ne suis pas
un être, mais une apparence, ou, mieux encore, que je suis des
apparences qui se succèdent. Autrement dit, mes apparences
apparaissent successivement, puis cessent d’être, chacune à leur
tour. Cela signifie que je ne cesse pas de mourir ou que je meurs
continuellement. Notre existence peut donc être identifiée à une
suite continue d’apparitions d’apparences et de disparitions
d’apparences, c’est-à-dire de naissances et de morts. Cette
tendance à cesser d’être touche tout ce que nous appelions, tout
à l’heure et de façon impropre, des êtres, à savoir les personnes,
les choses, mais aussi les opinions, ce que nous croyions être des
connaissances, les sentiments…
L’homme sage
Comment l’homme sage doit-il vivre, pour Montaigne, si vivre
comme un sage signifie vivre vraiment c’est-à-dire
conformément à ce qu’est l’existence ? Le sage est celui qui sait
que ce qui est est nécessairement dans le temps et par
conséquent tend à ne plus être. Ainsi, le sage, parce qu’il aime la
vie, regarde en face les contradictions qui la constituent et qui
peuvent toutes être ramenées au fait que la vie tend vers la mort.
Cette vie vraiment vivante de l’homme sage consiste, d’une part,
à regarder la mort en face, c’est-à-dire à ne pas regarder ailleurs,
à ne pas détourner le regard vers un quelconque au-delà ou vers
un ailleurs source d’espérance, et, d’autre part et
corrélativement, à aimer accomplir et à bien accomplir la tâche
de mourir puisque la mort est « sans doute la plus remarquable
action de la vie humaine » (Essais, II, XIII, A, 605). Le sage tel
que Montaigne le conçoit refuse, comme le sage stoïcien,
l’attachement aux choses qui ne dépendent pas de nous, mais il
ajoute à cela, l’attitude pyrrhonienne qui consiste à ne pas
accorder, aux apparences des choses qui ne font que passer dans
le monde, un être véritable. C’est donc en méditant sur le temps
et la mort que Montaigne découvre qui il est et ce qui constitue
l’essentiel de l’existence.
PARTIE 2
LA CULTURE OU L’ART DE
CULTIVER LA NATURE HUMAINE
DANS CETTE PARTIE…

Pour comprendre le sens de la notion de culture, il


est nécessaire de la penser en lien avec celle de
nature dans la mesure où, s’il n’y a de culture
qu’humaine, c’est parce que l’homme a une
certaine nature. La nature est, en son acception la
plus générale, l’ensemble de ce qui existe, c’est-à-
dire le monde tel qu’il s’offre à nous avant (ou sans)
la médiation de notre action. En un sens plus
étroit, la nature d’un être correspond à son
essence ou aux caractères qui la définissent.

Par conséquent, la culture désigne à la fois l’art de


cultiver les terres (c’est le sens que l’on retrouve
dans le terme « agriculture ») qui consiste à mettre
en valeur la nature et à en déployer les
potentialités, et l’art de se cultiver soi-même, c’est-
à-dire de déployer ses propres capacités
(langagières, créatives, techniques…) et de
s’approprier de nouveaux caractères propres (par
exemple, lorsque nous utilisons notre puissance
intellectuelle pour acquérir la maîtrise d’une
langue étrangère).

C’est ce second sens du terme culture qui va


retenir notre attention en tant qu’il désigne tout ce
que l’homme produit dans le cadre de la société et
l’activité même de cette production. La culture est
donc tout à la fois action et résultat : action de
parler et histoire de la langue, action de créer et
histoire des arts… Elle est aussi, d’une part, ce que
l’homme produit de nouveau et, d’autre part, ce
qui par conséquent le modifie : autrement dit, elle
est au cœur de la capacité proprement humaine
de se définir en se modifiant. Enfin, parce qu’elle
est une activité sociale, parce qu’elle ne peut être
que dans et par l’intersubjectivité, la culture est un
fait social : elle peut et doit donc faire l’objet d’une
analyse sociologique.

Pour comprendre les modes d’être de la culture,


nous nous proposons de porter notre attention
sur les principaux d’entre eux, c’est-à-dire de nous
intéresser successivement au langage, à l’art, au
travail, à la technique, à la religion et à l’histoire.
Chapitre 7
Le langage
DANS CE CHAPITRE :

» Dire ce qui est

» Rien de naturel dans le signe

» Parler et agir

» Le langage fait des miracles

e langage peut se définir comme la double capacité de


L produire une langue et d’en faire usage. Par conséquent, dire
de l’homme – comme le fait Aristote – qu’il est un zoon
logikon, c’est-à-dire un être de langage (le terme grec zoon
désigne un être vivant et le terme logos à la fois la raison et le
discours), c’est affirmer qu’il est capable de produire,
d’apprendre, d’enseigner (à ses semblables ou à ses enfants) et
d’utiliser des langues.
Or, qu’est-ce que le langage ? Pour déterminer l’être du langage,
il faut réfléchir sur son statut. Avons-nous affaire à un simple
outil, à un outil parmi d’autres, qui nous servirait à
communiquer avec nos semblables, à parler du monde tel qu’il
est ou encore de nos projets concernant ce monde, ou faut-il
admettre que le langage est tout à la fois plus et autre chose
qu’un outil ?
Pour répondre à cette question, nous commencerons par nous
interroger avec Platon sur le rapport que le langage entretient
avec la convention et avec l’être. Puis, nous verrons avec
Ferdinand de Saussure s’il y a une substance du langage et si ce
dernier préexiste à l’analyse que le linguiste en fait. Enfin, une
interrogation sur la nécessité ou non de poser une distinction
ferme et radicale entre le fait de parler et le fait d’agir nous
conduira à envisager, comme le suggère le philosophe
contemporain Nicolas Grimaldi, que le langage puisse modifier
le réel.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Peut-on parler pour ne rien dire ?

· Le langage ne sert-il qu’à communiquer ?

· L’acquisition du langage permet-elle de


former la pensée ?

· Tout langage est-il nécessairement


imparfait ?

» Bibliographie

· Molière, Les Précieuses ridicules (1659), J’ai


lu, « Librio Théâtre » 2015.

· Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles


(1865), Le Livre de poche jeunesse, 2014.

· Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V.


Stein (1964), Gallimard, « Folio », 1976.

» Filmographie

· François Truffaut, L’Enfant sauvage, 1970.

· Patrice Leconte, Ridicule, 1996.

· Harold Becker, Code Mercury, 1998.

· Denis Villeneuve, Premier contact, 2016.


Fiche 24 : Langage et
convention
Au début du prologue du Cratyle de Platon, le personnage
d’Hermogène expose ainsi les deux thèses qui s’opposent dans
le dialogue : « Cratyle ici présent déclare, Socrate, qu’il existe
une rectitude originelle de dénomination, appartenant de nature à
chaque réalité ; il n’y a pas dénomination quand il s’agit d’une
appellation dont les hommes sont convenus d’appeler une chose
[…]. En vérité, Socrate, pour ce qui est de moi, […] je ne peux
me convaincre qu’il y ait autrement rectitude de dénomination,
si ce n’est par une convention ou un accord » (383a-384c).
Le langage est-il conventionnel ou naturel ? Telle est la question
à laquelle Platon (429-347 av. J.-C.), par le truchement de
Socrate, répond dans ce dialogue.

De la difficulté de dire l’être


Dans la Lettre VII – qui est, parmi les treize lettres attribuables
au philosophe de l’Académie, celle que les commentateurs
estiment avoir été probablement réellement écrite par lui –,
Platon explique que si le langage parvient, pour une part, à dire
quelque chose à propos des êtres, à exprimer certaines de leurs
qualités, il ne réussit pas à exprimer ce qu’est l’être lui-même. Et
quant à la capacité du langage à exprimer les qualités des êtres,
Platon est très réservé.
En effet, les mots, parce qu’ils sont fixes et identiques à eux-
mêmes, ne sauraient dire correctement les différentes qualités
des êtres, car ces qualités se modifient de façon continuelle (les
choses sensibles n’ont, pour Platon, aucune constance). Cette
insuffisance est encore plus grande dès lors que l’on utilise un
langage écrit, langage dans lequel les termes sont figés et
comme inertes. Ainsi, le langage désigne de façon imparfaite la
réalité et ne nous permet pas d’en obtenir une connaissance.

Pas de ressemblance naturelle


entre les mots et choses
La discussion, qui a lieu dans le Cratyle et qui porte sur la
ressemblance ou l’absence de ressemblance entre les mots et les
choses, s’inscrit dans une réflexion plus large sur le rapport du
mot et de l’essence ou de l’être. Elle oppose deux personnages :
Cratyle et Hermogène. Pour le premier, qui soutient une thèse
que l’on peut qualifier de naturaliste, il y a une justesse naturelle
du langage dans la mesure où les mots montrent ou révèlent
l’essence des choses. Pour le second, au contraire, le lien qui
existe entre le langage oral ou écrit (le mot) et une certaine
réalité résulte d’un accord ou encore d’une convention. Il n’a
donc rien de naturel et peut être qualifié d’arbitraire.
Quelle est la position de Platon ? Pour lui, il ne saurait y avoir de
ressemblance naturelle entre les mots d’une part et les choses
d’autre part. Néanmoins, Socrate a une forme de préférence pour
la thèse que soutient Cratyle. Ainsi, si Socrate admet qu’il peut y
avoir une ressemblance (non naturelle) entre les mots et ce qu’ils
désignent, il va néanmoins rejeter les deux thèses qui
s’affrontent dans le dialogue. Plus précisément, Socrate fait
admettre à Hermogène qu’on ne peut faire dépendre l’essence
des choses du point de vue que chaque individu a sur ces choses,
mais qu’il faut plutôt reconnaître que « les choses ont en elles-
mêmes un certain être permanent, qui n’est pas relatif à nous ».
Le mot a donc bien pour finalité de dire l’essence ou, tout au
moins, de dire quelque chose de l’essence, de la donner à voir.
En ce sens, et en ce sens seulement, il y a une ressemblance
entre les mots et les choses et c’est la raison pour laquelle la
préférence de Platon va à la thèse de Cratyle (à laquelle pourtant
il n’adhère pas).
Ce que peut le langage
Lorsque le langage parle correctement des qualités des choses,
c’est-à-dire lorsqu’il vise avec succès la connaissance du vrai,
alors il devient le lieu dans lequel l’être se montre, et,
corrélativement à cela, il est ce qui permet de tenir un discours
sur l’être, c’est-à-dire de développer et d’ordonner les éléments
d’une connaissance de l’être. Mais la puissance du langage peut
être dévoyée, notamment lorsqu’elle est utilisée par le sophiste
qui vise, non pas la connaissance de l’être, mais la persuasion de
l’auditoire.
QUI SONT LES SOPHISTES ?

Le sophiste, en grec sophistès – terme qui vient de


l’adjectif sophos qui désigne celui qui est sage ou
habile  –, est mot à mot celui qui touche à
l’excellence dans un art. Les sophistes sont, dans
l’Antiquité grecque, des maîtres de rhétorique qui
se font payer (parfois très cher pour ceux qui,
comme Gorgias, sont célèbres) pour leur
enseignement. En effet, maîtriser l’art du discours
permet de briller dans la cité. Le terme sophiste a,
dans les dialogues de Platon, un sens péjoratif : le
sophiste est celui qui prétend enseigner une
méthode pour l’emporter dans tous les débats, y
compris ceux qui portent sur des sujets à propos
desquels celui qui parle est ignorant. Le sophiste,
contrairement au philosophe, n’est pas amoureux
de la vérité : il ne cherche qu’à user de persuasion
pour parvenir à ses fins.

Le langage vicié par la mauvaise rhétorique peut dire le faux et


conseiller le mal. Ce faisant, il n’est plus ce qu’il doit être (un
moyen pour connaître et dire le vrai), mais un obstacle
épistémologique à l’énonciation et à la connaissance de la vérité.
Fiche 25 : La langue comme
système de différences
« Mais qu’est-ce que la langue ? Pour nous elle ne se confond
pas avec le langage ; elle n’en est qu’une partie déterminée,
essentielle, il est vrai. C’est à la fois un produit social de la
faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires,
adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette
faculté chez les individus. […] La langue est un tout en soi et un
principe de classification. » Telle est la définition de la langue
que propose Ferdinand de Saussure (1857-1913) dans
l’introduction à son Cours de linguistique générale (1916). En
faisant de la langue un système de conventions et un tout, il
inaugure la linguistique moderne.
Qu’est-ce qui fait l’originalité et l’intérêt de la conception
saussurienne de la langue ?

La langue : un système
L’idée originale de Saussure consiste à ne plus considérer la
langue comme une substance. En effet, la linguistique, avant lui,
était une linguistique à la fois historique et comparative. Elle
considérait la langue comme une substance, c’est-à-dire comme
une chose existant en elle-même et qui pouvait faire l’objet
d’une étude : de la langue, on pouvait étudier les modifications
au cours du temps, les changements de prononciation, les
rapprochements de sens entre des termes pourtant distincts ou
issus d’étymologies différentes…
Saussure, au contraire, conçoit la langue comme une « forme »
ou encore comme un « système » qui organise des relations entre
les éléments ou les briques élémentaires de la langue que sont
les signes linguistiques. Ces derniers, si on les considère
indépendamment des relations qu’ils ont entre eux au sein de la
langue, n’ont aucune réalité linguistique, et c’est en ce sens que
la langue n’est pas une substance, mais seulement une forme.

L’arbitraire du signe
Pour Saussure, ce qui donne à un mot sa valeur linguistique
(c’est-à-dire son sens et ses nuances de sens) réside tout entier
dans les rapports que ce mot tisse avec les autres mots de la
langue. Il y a donc pour lui « arbitraire du signe » dans la mesure
où, pour comprendre un signe, on ne saurait le rapporter à autre
chose qu’à la langue. Pour le dire autrement, la langue ne doit
pas être conçue comme un dictionnaire ou encore comme une
nomenclature : elle ne consiste pas à établir un rapport entre,
d’une part, une chose qui existerait dans le monde et, d’autre
part, le mot qui servirait à désigner cette chose.
Ainsi il n’y a pas d’idées (qu’il s’agisse de choses ou encore de
concepts) qui préexisteraient à l’apparition de la langue et
attendraient simplement de recevoir un nom considéré comme
une étiquette. Ce qui permet à Saussure de s’inscrire en faux
contre cette conception commune de la langue (qui associe une
chose ou une idée à un mot), c’est l’argument de la traduction.
En effet, traduire ne consiste jamais à se contenter de remplacer
un terme par un autre terme. La langue n’est donc pas un
système d’étiquettes.
Il y a un redoublement de l’arbitraire du signe. D’abord, le signe
n’est pas le nom d’une chose, mais quelque chose de
conventionnel qui fonctionne dans un système. Ensuite, dans le
signe, cohabitent deux aspects qui n’ont aucun lien naturel entre
eux : d’une part, le signifiant (c’est-à-dire l’image acoustique ou
la représentation du son), et, d’autre part, le signifié (c’est-à-dire
l’idée ou le concept que le mot désigne).
Langage, langue et parole
Nous pouvons donc en conclure que les signes n’existent pas
avant la langue. C’est la langue, et elle seule, qui permet de dire
une signification. Il en résulte que la langue devient un objet
d’étude spécifique que l’on peut distinguer du langage. Ce
dernier peut se définir comme la faculté générale que possède
l’homme de dire ou de communiquer sa pensée par un système
de signes ; la langue étant un système particulier de signes parmi
d’autres. Saussure distingue encore la langue et le langage de la
parole en tant qu’elle est l’acte d’un individu. Il en donne la
définition suivante : la parole est « l’acte de l’individu réalisant
sa faculté de langage au moyen de la convention sociale qu’est
la langue ».

La langue n’existe pas


Il faut à ce stade se garder d’un contresens : Saussure ne dit
nullement que la langue est une chose existant dans le monde et
que l’on pourrait observer ou étudier. Existent seulement dans le
monde les énoncés que les individus prononcent ou écrivent. Si
la langue devient pour Saussure objet d’étude, il n’en reste pas
moins que, pour lui, il n’y a « pas d’objet antérieur à l’analyse ».
C’est donc parce que la langue n’existe pas (au sens où elle
n’existe pas comme une substance) que le linguiste a à la
constituer comme objet d’analyse. Il a à constituer comme objet
d’étude la forme qui, à l’intérieur de telle langue, vient organiser
la matière phonique.
Dans le Cours de linguistique générale, il écrit : « La langue ne
comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système
linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des
différences phoniques issues de ce système. » Pour le dire
autrement, et en reprenant les termes de Saussure, « les mots
n’ont pas de sens, ils n’ont que des usages » ou encore « dans la
langue, il n’y a que des différences ».
Fiche 26 : « Quand dire, c’est
faire »
« Ce ne sont que des mots. » Cet énoncé, détaché de tout
contexte, est polysémique. Il peut être proféré par quelqu’un qui
cherche à minimiser la dureté des paroles qui ont été prononcées
(afin, par exemple, de tenter de consoler son interlocuteur) ou
encore par un individu qui reprocherait à son interlocuteur de se
contenter de parler alors qu’il faudrait précisément agir. Dans
tous les cas, se trouve présupposée une distinction entre la parole
et l’action.
Bref, parler est une chose, agir en est une autre. Sur ce point, une
grande part de l’histoire de la philosophie rejoint pour l’essentiel
la thèse du sens commun. C’est notamment contre cette
prétendue imperméabilité entre la sphère du langage et celle de
l’action que se déploie la théorie des actes performatifs de
langage de John Austin.

Austin et la philosophie
analytique
John Austin (1911-1960) appartient à un courant philosophique,
issu de l’université d’Oxford, qui s’intéresse à la philosophie du
langage et qui a pris le nom de philosophie analytique. Cette
dernière rompt avec les problématiques classiques de la
philosophie dite « continentale », issue pour l’essentiel de la
pensée de Descartes et constituée autour du sujet pris comme
point de départ et comme certitude. La tâche que se donne la
philosophie analytique est, comme l’écrit Ludwig Wittgenstein
(1889-1951), « la clarification logique de la pensée ». Elle peut
donc se définir par le fait qu’elle s’intéresse aux rapports qui
s’instituent entre le langage et le monde ou, pour le dire dans les
termes de la philosophie analytique, entre des propositions ou
des énoncés, d’une part, et des états de choses dans le monde,
d’autre part.
Dans une série de cours qu’il prononce en 1955 et qui seront
édités après sa mort sous le titre Quand dire, c’est faire, Austin
s’attaque à un des principes de la philosophie analytique de son
époque selon lequel le langage vise essentiellement à décrire le
réel. Contre cette conception « vériconditionnaliste » du langage
qu’il nomme aussi « illusion descriptive », Austin soutient que
beaucoup de phrases, qui ne sont pourtant pas des questions ou
des ordres ou des exclamations, ne servent pas à décrire le réel
(et ne sont donc pas susceptibles d’être dites vraies ou fausses),
mais à le modifier. Ainsi, parler est une des modalités de
l’action. Par exemple, lorsque je dis à quelqu’un « je te promets
d’être de retour à temps », au moment même où je prononce ces
mots, j’accomplis en même temps une action qui consiste à
m’engager à quelque chose envers autrui.

Qu’est-ce qu’un acte


performatif de langage ?
Les énoncés du langage, pour Austin, ont deux types de statuts
possibles. Il y a, d’une part, les énoncés qui sont dits constatatifs
qui décrivent la réalité et représentent des faits qui ne se
confondent pas avec les énoncés en question. Ces phrases
constatatives peuvent être vraies ou fausses selon qu’elles
décrivent de façon adéquate ou non le réel. Il faut les distinguer,
d’autre part, des énoncés performatifs, lesquels se caractérisent
par le fait qu’ils ne décrivent pas les faits dont ils parlent, mais
les produisent ou les accomplissent. Ainsi, lorsque le prêtre dit
« Je te baptise, Jean, au nom du Père, du Fils et du Saint-
Esprit », il ne prononce pas un énoncé qui décrit le monde, mais
il baptise l’enfant.
Contrairement aux énoncés constatatifs qui répondent à des
conditions de vérité (ils sont vrais ou faux), les énoncés
performatifs répondent à des conditions de satisfaction.
Autrement dit, ils sont des actes (c’est-à-dire qu’ils sont
satisfaits) si certaines conditions sont remplies. Dans notre
exemple, l’acte de baptiser est accompli si celui qui le prononce
est un prêtre et si l’enfant s’appelle bien Jean. Au contraire, cet
énoncé n’accomplit aucun acte et n’est donc pas un performatif
si celui qui le prononce est un comédien déclamant son texte ou
répétant en vue d’une représentation théâtrale.

QU’EST-CE QU’UN ÉNONCÉ PERFORMATIF ?

De manière générale, un énoncé est dit performatif


s’il satisfait à la fois aux deux conditions suivantes :
» Il doit décrire l’action que celui qui le
prononce est en train d’accomplir.

» Il faut que la prononciation de cet énoncé ait


pour fonction d’accomplir cette action.

Performatif explicite et
performatif implicite
Au cours de son travail de recherche, Austin se rend compte du
fait que cette opposition entre énoncés constatatifs et énoncés
performatifs est plus complexe qu’il n’y paraît. Il existe des
énoncés performatifs qui ne comportent ni verbe conjugué à la
première personne du présent de l’indicatif (« Je te baptise… »,
« Je te nomme… », « Je te maudis… ») ni verbe performatif
(féliciter, marier, promettre…). Ils n’ont pas la forme des
performatifs, mais ils en ont le sens et donc la nature : ce sont
des performatifs implicites. C’est le cas, par exemple, de
l’énoncé « les délais sont dépassés », lorsqu’il est prononcé par
un supérieur qui s’adresse à son subordonné pour lui faire
remarquer qu’il est en retard dans son travail. Cet énoncé
correspond ici à l’acte de faire des reproches.
Ce constat conduit Austin à proposer une nouvelle distinction
conceptuelle entre le locutionnaire (c’est-à-dire l’activité de
l’esprit et de la voix qui est nécessaire pour que la parole soit
possible), le perlocutionnaire qui regroupe les conséquences
découlant de l’activité locutionnaire, et, enfin, l’illocutionnaire
qui correspond à ce que l’on accomplit par le fait même de
prononcer l’énoncé et qui recoupe donc largement ce qu’Austin
avait d’abord appelé « performatif ». Par exemple, lorsque je
promets quelque chose à quelqu’un, l’acte de promettre est
illocutionnaire (et lui seul l’est) et il peut avoir des conséquences
perlocutionnaires (mon auditeur peut ou non me croire, je peux
ou non me contraindre à honorer ma promesse…).
Fiche 27 : La fonction
thaumaturgique du langage ou
le pouvoir de faire des miracles
Nicolas Grimaldi (né en 1933), dans son ouvrage Le Désir et le
Temps (1971), analyse la fonction thaumaturgique (c’est-à-dire
magique) du langage. Faut-il voir, dans cette fonction,
simplement une septième fonction du langage, qui s’ajouterait à
celles déjà décrites par Roman Jakobson (1896-1982) et qui
correspondrait à des utilisations particulières de celui-ci, ou
avons-nous affaire à une fonction essentielle du langage au sens
où elle serait révélatrice de ce qu’il est ?
LES SIX FONCTIONS DU LANGAGE

Roman Jakobson, dans ses Essais de linguistique


générale (1963), distingue six fonctions du langage :
» La fonction émotive ou expressive, qui sert à
exprimer des sentiments («  Quel
dommage ! »).

» La fonction impressive ou conative, qui met


l’accent sur le destinataire (« Écoute-moi ! »).

» La fonction référentielle, qui fait référence à


un aspect d’une situation ou de la réalité
nécessaire à la communication.

» La fonction phatique, qui vise à s’assurer que


le message est bien reçu.

» La fonction métalinguistique, qui correspond


à une puissance du langage à s’interroger sur
lui-même (« Qu’entendez-vous par…? »).

» La fonction poétique lorsque l’aspect du


message importe tout autant ou plus que le
contenu du message lui-même.

Un peu d’étymologie
Que signifie l’adjectif « thaumaturgique » ? Cet adjectif et le
nom commun (thaumaturge) qui est de la même famille sont
issus d’un terme grec (thaumaturgos) qui désigne celui « qui fait
des tours d’adresse ». Dans la langue grecque employée par les
auteurs chrétiens, ce terme désigne plus particulièrement celui
qui fait des miracles. Il est lui-même constitué à partir de deux
termes : ergon qui désigne l’action et thauma qui désigne un
objet d’étonnement ou d’admiration, au sens strict une
merveille, c’est-à-dire quelque chose qui fournit un spectacle.
Ainsi, la puissance thaumaturgique du langage réside dans le fait
qu’il nous donne à voir ce que nous ne devrions pas pouvoir
voir.

Les pouvoirs du langage


Voilà ce qu’écrit Grimaldi dans Le Désir et le Temps (PUF,
1971) : « Par la parole, l’absence fait intrusion dans la présence,
l’intemporel dans le temporel, l’irréel dans le réel, le surnaturel
dans la nature. De la sorte, le temps est transcendé […]. Ainsi, à
l’ordre naturel des choses dont l’existence s’ensuit de
l’enchaînement temporel des effets et des causes, le langage
substitue l’ordre naturel de la spontanéité. Par lui vient à exister
ce que rien ne prépare : voici présent ce qui pourtant n’a pas de
passé. »
Le langage a un pouvoir thaumaturgique dans la mesure où il
abolit à la fois l’ordre de la temporalité et l’ordre de la causalité
naturelle. Parler permet de faire être dans le monde ce qui
pourtant n’a pas de cause réelle dans le monde, c’est-à-dire de
cause autre que la parole que je profère. En cela, le langage
passe outre la causalité naturelle, et, ce faisant, il s’affranchit
aussi de la temporalité. Causalité et temporalité sont deux
aspects d’un même processus puisque c’est dans le temps ou à la
faveur du temps qui passe que des causes peuvent produire dans
le monde des effets (je marche et, ensuite, je suis fatigué). Ainsi,
le langage a le double pouvoir de faire exister quelque chose à
partir de rien et d’engendrer une nouvelle temporalité. Or, ces
deux caractères définissent la création divine, c’est-à-dire le
miracle.

Examen d’un cas concret : la


calomnie
Dans la suite du texte, Grimaldi déploie sa thèse en examinant le
cas de la calomnie et celui de la flatterie. À propos de cette
dernière, nous pourrions dire qu’elle ne constitue pas un
exemple très probant dans la mesure où il semble facile, pour
celui qui flatte, de produire des effets sur celui qui est flatté.
Certes, le langage fait être ce qui n’a pourtant pas de cause
réelle, mais il n’est nul besoin de prêter une puissance
miraculeuse au langage pour cela. En effet, il est agréable
d’entendre des louanges sur soi-même et notre amour-propre
peut nous conduire à accorder, à ces discours louangeurs, tout ou
partie de notre adhésion et à croire rétrospectivement que nous
sommes et avons été tels qu’autrui nous décrit.
Le cas de la calomnie est plus intéressant et plus probant. Il y a
calomnie lorsque l’on tient à propos de quelqu’un des propos
injustement accusateurs ou dépréciatifs. Ensuite, ce discours se
répand et constitue une rumeur. La calomnie n’est possible que
parce que le langage a le pouvoir de modifier le réel, de le
subvertir. Il s’attaque au réel tel qu’il est. C’est la raison pour
laquelle, écrit Grimaldi, « quoi que vous disiez, il en restera
toujours quelque chose ». Parce que la calomnie fait advenir
dans le monde ce qui pourtant n’y a pas de cause, il est
insuffisant de la démentir ou d’apporter des preuves de sa
fausseté. L’individu qui est victime de la calomnie va se
demander ce qu’il a bien pu faire pour prêter le flanc à ce
discours. La calomnie produit un ordre surnaturel, une autre
réalité, et c’est la raison pour laquelle le calomnié va chercher,
dans le réel, les causes de la calomnie, causes qu’il ne trouvera
pas, bien entendu. Telle est la puissance du langage.
Chapitre 8
L’art
DANS CE CHAPITRE :

» Définition de l’art

» Le génie

» Rechercher une essence de l’art : une quête vaine ?

» Art et imagination

i nous essayons de nous fier, concernant l’art et le beau, à ce


S que dit le sens commun ou, pour l’exprimer à la manière
d’Aristote, à ce que disent les plus nombreux, nous voilà face
à des difficultés. En effet, chacun connaît l’adage « des goûts et
des couleurs, on ne discute pas », et chacun pourrait être tenté
d’ajouter à cet adage : « mais il y a quand même un bon goût et
un mauvais goût, et, en l’occurrence, le bon goût, c’est le
mien ».
Cette affirmation contradictoire de l’opinion commune a le
mérite d’attirer notre attention sur les deux points que va devoir
tenir ensemble une théorie de l’art : d’une part, il faut arriver à
rendre raison de la diversité des jugements de goût et des
désaccords des individus entre eux, et, d’autre part, il faut
maintenir la distinction entre les objets qui sont des œuvres d’art
et ceux qui ne sont que des objets.
Ainsi, le problème central autour duquel s’organise toute
réflexion philosophique sur l’art consiste à identifier ce qui
permet de déterminer si telle production est ou non une œuvre
d’art. Faut-il rechercher, comme le fait Kant, quelque chose
comme une essence de l’art et attribuer la production des œuvres
d’art à un génie doté de dons naturels ? Faut-il, ainsi que le
propose la philosophie analytique contemporaine, renoncer à un
tel projet et se contenter d’identifier les conditions qui font qu’il
y a art ? Ou faut-il échapper à l’affrontement de ces deux thèses
en recherchant avec Sartre une solution du côté de l’attitude de
notre conscience face à ce qu’elle identifie comme une œuvre
d’art ?
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Peut-on dire que l’art imite la nature ?

· Y a-t-il une essence de l’art ?

· L’homme a-t-il besoin d’art ?

· L’art nous détourne-t-il de la réalité ?

» Bibliographie

· Vassily Kandinsky, Point-ligne-plan, trad.


Suzanne et Jean Leppien, Denoël, 1970.

· Michel Henry, Voir l’invisible, sur Kandinsky,


François Bourin, 1988.

· Danielle Lories (éd. et trad.), Philosophie


analytique et esthétique, Klincksieck, 2004.

» Filmographie

· Henri-Georges Clouzot, Le Mystère Picasso


(1956).

· Ed Harris, Pollock (2000).

· Im Kwon-Taek, Ivre de femmes et de


peinture (2002).
Fiche 28 : Qu’est-ce que l’art ?
Emmanuel Kant (1724-1804) commence le paragraphe 43 (De
l’art en général) de la première partie de la Critique de la faculté
de juger (1790) par ces mots : « L’art est à distinguer de la
nature, comme le “faire” (facere) l’est de l’“agir” ou [du]
“causer” en général (agere) et le produit ou la conséquence de
l’art se distingue en tant qu’œuvre (opus) du produit de la nature
en temps qu’effet (effectus). » Pour élaborer, sinon une
définition, tout au moins une caractérisation de l’art, le
philosophe de Königsberg propose d’opérer par distinctions
conceptuelles successives. Suivons la piste qu’il nous propose.

Œuvre d’art et production


naturelle
Si les productions de la nature, tout comme celles de l’art,
peuvent être qualifiées de belles, il n’en reste pas moins qu’il
faut commencer par distinguer l’art de la nature. L’art est le
produit d’une action (comme le rappelle la citation ci-dessus) : il
trouve donc sa source dans une intelligence qui élabore une
œuvre. Pour sa part, un produit de la nature (par exemple un
beau paysage) n’est que donné par la nature, c’est-à-dire causé
par elle comme l’est n’importe quel effet par sa cause.
La difficulté réside dans le fait de trouver le caractère propre de
la production artistique. En effet, on ne saurait penser l’activité
artistique sur le modèle de la production animale : l’artiste ne
produit pas ses œuvres comme une abeille produit – selon
l’exemple de Kant – des gâteaux de cire (Critique de la faculté
de juger, paragraphe 43), c’est-à-dire naturellement, en suivant
son instinct ou sans se représenter sa finalité. De plus, l’œuvre
d’art ne peut pas résulter d’une activité semblable à l’activité
technique de l’artisan, laquelle est organisée par une intention
qui vise un résultat déterminé en suivant un cahier des charges
précis.

Il n’existe pas de science du


beau
L’art, pensé comme « habileté de l’homme », doit aussi être
différencié de la science, comme on distingue le pouvoir du
savoir. En effet, la technique ne peut pas être rabattue sur le
savoir dans la mesure où elle est la mise en acte, la traduction
dans les faits ou encore l’application de ce savoir. Il y a un fossé
entre le fait de connaître, même très précisément, toutes les
étapes nécessaires à la fabrication d’un objet, et le fait d’être
capable de fabriquer effectivement cet objet. C’est la raison pour
laquelle ce qui relève de l’art requiert nécessairement ce que
Kant nomme de l’habileté – laquelle peut être pensée comme un
don de la nature que la langue commune qualifierait de « tour de
main » –, capacité qui ne relève pas d’abord ou pas seulement de
la connaissance.

Art ou métier ?
Pour Kant, l’art (au sens strict des beaux-arts) doit encore être
distingué du métier, car si « l’art est dit libéral, le métier est dit
mercenaire ». Pour ce faire, il ne suffit pas d’établir une
différence entre la nature de leurs productions respectives,
l’activité de l’artisan produisant des objets utiles, et l’activité de
l’artiste produisant des œuvres qui ne sont pas des moyens en
vue d’une fin qui leur est extérieure (elles sont à elles-mêmes
leur propre fin) et qui engendrent une satisfaction
désintéressée – c’est-à-dire qui n’est due ni à la visée de l’utile,
ni à celle du bon, ni à celle de l’agréable – chez ceux qui les
contemplent.
Pour effectuer correctement la distinction qui nous occupe, il
faut, nous dit Kant, retourner au « fondement » de ces activités
pour savoir comment elles parviennent à leur finalité. Ce que fait
l’artisan relève du travail : il produit un effort pour parvenir à
une fin doublement utile (produire un objet et gagner un salaire).
L’activité de l’artiste ne relève pas du travail, mais peut être
apparentée à un jeu. En effet, elle ne vise rien d’autre qu’elle-
même et elle produit un plaisir pur – pour Kant – dans la mesure
où ce dernier n’est pas lié à un plaisir des sens.

Les beaux-arts et les arts


d’agrément
Kant distingue de la façon suivante l’art esthétique de l’art
mécanique : « Si l’art, conforme à la connaissance d’un objet
possible, exécute seulement les actions nécessaires afin de le
réaliser, alors il est mécanique ; si en revanche il possède pour
fin immédiate le sentiment de plaisir, alors il s’appelle art
esthétique. » (paragraphe 44). L’art esthétique comprend à son
tour les beaux-arts et les arts d’agrément ; ici la distinction
repose sur le type de représentations qui accompagnent le plaisir.
Par la pratique et la fréquentation des beaux-arts, je développe
ma culture, c’est-à-dire ma connaissance par les sens et par
l’intellect. La pratique des arts d’agrément (comme l’art de la
conversation) s’accompagne seulement de sensations agréables.
Pour conclure, nous pouvons dire avec Kant qu’une œuvre d’art
porte la marque de l’activité de l’homme. On y voit certes
l’expression d’une intention, mais l’œuvre se distingue de l’objet
artisanal dans la mesure où elle a l’apparence de la nature et non
celle de l’artifice.
Fiche 29 : Les beaux-arts, arts
du génie
Kant définit une œuvre d’art comme une œuvre des beaux-arts
(voir fiche 28). Autrement dit, une œuvre d’art est, pour lui,
nécessairement belle. Il faut encore ajouter qu’il pose une
équivalence entre les beaux-arts et les arts du génie.
Pourquoi pose-t-il une telle relation et qu’entend-il exactement
par « génie » ? C’est à cette double question que nous permet de
répondre une lecture attentive du paragraphe 46 de la Critique
de la faculté de juger (1790).

Nature et génie
« Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art.
Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste,
appartient lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le
génie est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature
donne les règles à l’art. » Ainsi commence le paragraphe 46 de
la Critique de la faculté de juger.
Il faut comprendre que le génie est la réponse que propose Kant
à la difficulté suivante : comment faut-il concevoir ce qui est au
principe de l’engendrement des œuvres d’art, étant entendu que,
si ces œuvres sont le fruit d’une production humaine, elles ne
doivent pas porter la trace de l’effort de l’homme, mais avoir
l’apparence de la nature ? Penser l’œuvre d’art comme l’œuvre
du génie revient à apporter une réponse philosophique à une
question philosophique, et non pas à tenir, comme on pourrait
avoir tendance à le croire, un discours non rationnel.

Les quatre caractères du génie


De cette conception de la nécessité du génie pour la production
des œuvres d’art, Kant, dans la Critique de la faculté de juger
(paragraphe 46), va faire découler les quatre caractéristiques du
génie : l’originalité, l’exemplarité, l’abscondité et l’exclusivité
esthétique.
» Le génie se caractérise par son originalité. La
création ou la production géniale est une
production qui est à la fois sans modèle et sans
règles. D’une part, elle ne consiste pas à appliquer
des règles déjà existantes (c’est-à-dire qu’il ne
suffit pas d’appliquer des règles pour produire une
œuvre géniale), et d’autre part, elle est novatrice.
Ainsi, pour Kant, le génie est à la fois excentrique
et marginal, mais il se distingue toutefois de
l’absurde dans la mesure où son œuvre a une
signification et où elle fait, comme nous allons le
voir dans le second point, office d’exemple.

» L’œuvre géniale se caractérise encore par son


exemplarité. Cela signifie qu’elle n’est pas un
exemplaire parmi d’autres d’une règle (elle n’est
pas reproductible), mais elle est elle-même un
exemple – au sens du modèle à suivre – pour
d’autres génies. En ce sens, nous pouvons dire
qu’elle est exemplaire d’un pouvoir de créer, lequel
est indéfinissable a priori. Il n’en reste pas moins
que ce pouvoir de créer peut être analysé après
coup. En effet, une fois que le tableau a été peint,
le spécialiste de la peinture baroque ou l’amateur
éclairé peut déterminer a posteriori les règles qui
ont présidé à son élaboration. Nous pourrions
donc dire que le génie fait école sans être lui-
même d’aucune école ou, en tout cas, sans que sa
création ne soit réductible aux règles d’une école.

» L’activité du génie est porteuse d’une forme


d’abscondité. Le génie est, pour lui-même, une
énigme : il ne sait pas comment il parvient à
produire ce qu’il produit. En cela, il se distingue de
l’artisan qui a une méthode, définie au préalable,
avec des étapes conduisant à la production d’un
objet selon des règles apprises – qu’il pourra
transmettre à un apprenti –, préétablies et donc
reproductibles.

» Il y a une exclusivité esthétique du génie.


Autrement dit, il n’y a de génie que dans les
beaux-arts. Dans le domaine scientifique, il ne
saurait être question de génialité, même s’il y a de
grands esprits. L’argument kantien est le suivant :
une découverte faite par un scientifique est,
précisément, une découverte, et non, à
proprement parler, une invention. Cette
découverte aurait pu être faite par un autre
(puisqu’elle correspond à un progrès dans l’ordre
de la connaissance selon des concepts déterminés
et définissables et qu’elle n’est donc pas originale)
et elle pourra être apprise et comprise par des
êtres rationnels.
Fiche 30 : Quand y a-t-il art ?
Kant définit l’art et les beaux-arts comme le lieu d’expression du
beau et l’œuvre du génie. Si cette conception de l’art vaut
jusqu’au XVIIIe siècle inclus, il n’est que d’observer les créations
de l’art moderne et de l’art contemporain pour comprendre
qu’elles ne sont pas nécessairement le lieu de l’expression du
beau. C’est à la faveur de ce constat que s’est fait jour la
nécessité de proposer une alternative à la problématique
kantienne qui consiste à rechercher une essence de l’art pour
parvenir à une identité entre l’art et le beau. C’est ainsi que la
philosophie contemporaine, et plus particulièrement la
philosophie analytique, a substitué à la question « Qu’est-ce que
l’art ? » la question « Quand y a-t-il art ? ». Voici deux réponses
possibles à cette nouvelle interrogation.

Des ressemblances de famille


Ce nouveau type de questionnement trouve sa source dans un
article de Morris Weitz (philosophe analytique du XXe siècle)
intitulé « Le rôle de la théorie en esthétique » (The Journal of
Aesthetics and Art Criticism, XV, 1956). La thèse de Weitz
consiste à affirmer que le concept d’art, loin de pouvoir se
définir par des propriétés essentielles, ne correspond en réalité
qu’à un ensemble de pratiques et d’objets qui ont entre eux un
air de famille. Il emprunte cette notion aux Investigations
philosophiques de Wittgenstein (1889-1951).
UN AIR DE FAMILLE

L’expression utilisée par Wittgenstein peut se


traduire par «  air de famille  » ou encore par
«  ressemblance de famille  ». Cette notion s’est
inscrite en faux contre ce qui est longtemps apparu
comme une évidence dans l’histoire de la
philosophie (et que la philosophie analytique a
qualifié de préjugé), à savoir qu’un concept peut se
définir par une ou des propriétés qui sont
communes à tous les êtres ou cas particuliers
rassemblés sous  –  l’expression technique est
« subsumés par » – ce concept.

Réfléchissant sur la notion de jeu, Wittgenstein


affirme qu’on ne saurait trouver une propriété
commune à tous les jeux et qui justifierait que
nous appelions « jeu » tous les jeux. Dans le Cahier
bleu, il écrit : « en fait, les jeux forment une famille
dont les membres ont des ressemblances de
famille. Certains d’entre eux ont le même nez,
d’autres les mêmes sourcils et ces ressemblances
se chevauchent ».

Ainsi, les œuvres d’art n’ont entre elles que des ressemblances
de famille, ressemblances qui peuvent relever de leur aspect,
mais aussi de leur mode de production. Il s’ensuit que nous
pouvons qualifier d’œuvres d’art, de productions artistiques ou
de performances des réalités extrêmement diverses. Le concept
d’art ainsi produit n’a pas d’extension fermement délimitée.
Cela constitue à la fois un avantage et un inconvénient : un
avantage dans la mesure où il peut permettre de parler à la fois
de l’art antique et de l’art contemporain, un inconvénient
puisque, comme nous n’avons pas de définition du concept d’art,
mais seulement des exemples d’œuvres, nous pouvons parfois
nous trouver face à des cas tels que nous ne savons pas décider
si nous sommes face à une œuvre d’art ou pas.

La définition institutionnelle
de l’art
Un autre philosophe analytique, George Dickie (né en 1926)
propose dans un article intitulé « Définir l’art » une autre piste
pour appréhender les œuvres d’art. Selon lui, s’il n’y a pas
d’essence de l’art, nous pouvons en revanche identifier quelles
sont les conditions nécessaires pour qu’il y ait art. Dans son
article, il écrit : « Une œuvre d’art au sens classificatoire est 1)
un artefact 2) auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom
d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) ont conféré
le statut de candidat à l’appréciation. »
Cette définition est qualifiée d’institutionnelle, car elle repose
essentiellement sur la reconnaissance du statut d’œuvre accordé
à un objet par le monde de l’art, c’est-à-dire par les spécialistes
de l’art (critiques, journalistes spécialisés, conservateurs de
musée…), les artistes et les amateurs éclairés. Ainsi, un objet
non transformé – par exemple une pierre ou un bout de bois
ramassé et exposé par un artiste dans un musée – peut être une
œuvre d’art à partir du moment où le monde de l’art lui accorde
le statut de candidat à l’appréciation. Ici, le fait même de
ramasser l’objet et de l’exposer fait de cet objet à la fois un
artefact et une œuvre d’art.
Cette conception institutionnelle de l’art est à double tranchant :
si elle permet, d’une part, de rendre compte des variations dans
le temps que connaît la définition de ce qu’est une œuvre (bon
nombre d’œuvres contemporaines n’auraient pas été considérées
comme telles il y a seulement quelques siècles), elle présente
d’autre part une insuffisance structurelle puisque c’est le monde
de l’art lui-même qui décide de ce qui est une œuvre. Il est en
quelque sorte juge et partie.
Fiche 31 : L’œuvre d’art et
l’imaginaire
Si la problématique kantienne, qui consiste à rechercher une
essence de l’art et qui trouve sa réponse dans la conception de
l’œuvre d’art comme œuvre belle et œuvre du génie, ne saurait
rendre raison de l’art moderne ou contemporain, il n’en reste pas
moins que le questionnement de la philosophie analytique n’est
pas, lui non plus (voir fiche 30) satisfaisant. Autrement dit, une
question subsiste : qu’est-ce qui permet de distinguer, à coup sûr,
une œuvre d’art d’un objet matériel quelconque ? Cette première
question se redouble d’une seconde : comment pouvons-nous
parvenir à identifier l’art, c’est-à-dire ce qui n’a plus d’essence ?

Poser la bonne question et


utiliser les bons termes
Pour répondre à cette double interrogation et déterminer s’il faut
ou non renoncer à quelque chose comme une essence de l’œuvre
d’art, Sartre se propose d’interroger l’œuvre d’art en la
comprenant comme un phénomène, c’est-à-dire en suivant une
démarche phénoménologique ou, pour le dire plus précisément,
husserlienne. Il va s’agir de décrire de quelle façon la conscience
appréhende une œuvre d’art comme une œuvre d’art, c’est-à-dire
de quelle manière la conscience accorde à un objet le statut
d’œuvre d’art en le saisissant d’une certaine manière. Dans son
ouvrage intitulé L’imaginaire (1940), Sartre propose d’appliquer
à l’œuvre d’art ce qu’il a compris de l’image en général.
Il est possible d’établir un parallèle entre le phénomène de
l’hallucination dans la folie d’une part, et la saisie par notre
conscience d’une œuvre d’art d’autre part. Ainsi, le fou affirme
que quelqu’un lui parle, qu’il entend des voix ou encore qu’il a
vu un démon. Le vocabulaire qu’il utilise est celui de la
perception : il parle de toutes ces choses comme s’il les
percevait vraiment. Or, nous savons qu’il n’en est rien, car, dans
le cas contraire, l’individu en question ne serait pas fou. De la
même façon (c’est-à-dire comme le fou), nous mobilisons, pour
parler des œuvres d’art, le vocabulaire de la perception. Je dis
voir un film ou une pièce de théâtre, contempler un tableau,
entendre une symphonie. La thèse de Sartre consiste à affirmer
que je ne vois pas davantage une pièce de théâtre que le fou ne
voit un démon. Dans les deux cas, l’activité de la conscience
consiste à les imaginer. Sartre parle, à ce propos, de
« conscience imageante ».

Les quatre caractères de la


conscience imageante
sartrienne
La conscience imageante présente, pour Sartre, quatre
caractéristiques :

» Il y a une intentionnalité de la conscience


imageante. La chaise que j’imagine n’est pas dans
ma conscience (il y a pour Sartre un caractère
transcendant de la chaise imaginée). Il faut donc
distinguer, d’une part, l’objet réel – la chaise qui
est devant moi – auquel se rapporte ma
conscience, et, d’autre part, l’image que ma
conscience imagine à partir de cet objet réel.

» Il y a une pauvreté de l’image au sens où je ne


peux imaginer la chaise qu’à partir de ce que je
sais de l’objet réel. Autrement dit, imaginer la
chaise ne m’apprend rien que je ne sache déjà sur
la chaise.

» Il y a une irréalité de l’objet imaginé. À strictement


parler, pour Sartre, lorsque j’imagine une chaise,
cette chaise n’existe pas : je la pose comme un
objet qui n’existe pas. Lorsque je perçois une
chaise, ma conscience pose cette chaise comme
réelle. En revanche, lorsque j’imagine la chaise, ma
conscience pose cet objet comme un irréel.

» Il y a une spontanéité de la conscience


imageante : l’imagination qui pose son objet n’est
pas assujettie à l’objet qu’elle imagine (elle peut
faire varier ses caractères selon son bon plaisir),
contrairement à la perception qui est assujettie à
l’objet qu’elle perçoit (elle ne peut pas le percevoir
autrement qu’il est).

La conscience imageante et
l’œuvre d’art
Pour Sartre, face à un tableau ou à une représentation théâtrale,
ma conscience peut avoir deux types d’attitude. Elle peut,
d’abord, avoir une attitude perceptive. C’est le cas lorsqu’à la fin
du spectacle les lumières s’allument et que je quitte mon attitude
imageante pour observer les détails du décor réel sur la scène.
C’est aussi le cas lorsque j’assiste à un mauvais spectacle (je
n’ai pas ici affaire à une œuvre d’art) et que ma conscience
retombe dans l’attitude perceptive : à ce moment-là, je vois que
l’acteur transpire, qu’il est trop maquillé, qu’il est mal habillé,
que sa diction est mauvaise, que le décor est en carton… Au
contraire, lorsque j’assiste à ce qu’il est convenu d’appeler un
bon spectacle, ma conscience demeure dans l’attitude imageante
tout le temps de la représentation.
Dans ce second cas, à partir de ce qu’il y a réellement sur scène
(tel acteur, dans tel costume, sous tel éclairage…), ma
conscience imagine Hamlet traversé par tel sentiment,
s’apprêtant à accomplir tel acte. Ici, ce qui existe réellement, la
matière de ma perception – matière que Sartre nomme
analogon –, sert de point de départ à l’activité imageante de ma
conscience. Lorsque j’imagine Hamlet à partir de cet acteur que
je vois, je pose Hamlet comme un objet imaginaire (je le pose en
image), c’est-à-dire irréel.
Il est donc, pour Sartre, tout à fait erroné de dire que l’œuvre
réalise ce qui a d’abord été imaginé par l’artiste. Ce dernier offre
seulement un analogon – c’est-à-dire une matière – à partir
duquel la conscience imageante du spectateur va imaginer
l’œuvre. Cette dernière ne sera donc pas réalisée, puisqu’elle
n’est pas réelle. Ainsi, l’originalité de la thèse de Sartre tient au
fait que le beau est ici conçu comme relevant de l’irréel.
L’œuvre d’art se reconnaît par conséquent au fait qu’elle produit
une attitude imageante de la conscience de celui qui la
contemple et qu’elle suscite un plaisir désintéressé (comme
c’était déjà le cas chez Kant) puisque ce plaisir n’est pas lié à un
objet réel, mais à un objet à la fois irréel et imaginaire.
Chapitre 9
Le travail
DANS CE CHAPITRE :

» La marchandise

» Aliénation et exploitation

» Le besoin de travailler

» Le travail et l’œuvre

i le travail peut être le lieu de la saisie de notre conscience par


S elle-même et du déploiement de nos capacités tant physiques
qu’intellectuelles, il n’en reste pas moins qu’il est aussi une
activité pénible, en partie contraignante et qui requiert une
dépense d’énergie ainsi que nous le rappelle son étymologie. En
effet, le mot « travail » vient d’un terme issu du latin populaire
tripalium (de tri qui signifie trois et palus le pieux ; on trouve
aussi trepalium dans certains textes en bas latin) lequel servait à
désigner l’appareil permettant d’immobiliser les bêtes de
somme.
Réfléchir sur le travail, c’est à la fois réfléchir sur sa nature et sa
fonction, et aussi, par là même, sur la question de savoir quel
lien cette activité entretient avec la nature humaine et avec
l’existence que l’homme mène. Pour ce faire, nous choisissons
de commencer par comprendre comment le travail est, d’après
Marx, producteur de valeur et comment les marchandises se
voient attribuer une certaine valeur. C’est à partir de ce point que
nous pouvons mettre au jour ce qui, d’après Marx, peut faire du
travail une source d’aliénation et d’exploitation. Il apparaît aussi
nécessaire d’interroger, en suivant la voie ouverte par Nietzsche,
notre besoin de travailler : ce dernier est-il réductible à un besoin
vital ou naturel ? Enfin, le travail est-il proprement humain
comme le soutient Marx ou faut-il voir, comme nous y invite
Hannah Arendt, dans la résorption tendancielle, dans les sociétés
modernes, de l’œuvre dans le travail, une réduction de l’homme
à son animalité ?
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Que gagne-t-on à travailler ?

· Les animaux travaillent-ils ?

· Qu’est-ce qu’une marchandise ?

· Le travail s’oppose-t-il au loisir ?

» Bibliographie

· Aristote, La Politique, Vrin, 1989.

· André Gorz, Métamorphoses du travail,


Galilée, 1988.

· Friedrich Hayek, La Route de la servitude


(1944), PUF, « Quadrige », 2005.

· Ricardo, Des principes de l’économie


politique et de l’impôt, Flammarion, «  GF  »,
1992.

» Filmographie

· Charlie Chaplin, Les Temps modernes,


1936.

· Richard Fleischer, Soleil vert, 1973.

· Laurent Cantet, L’Emploi du temps, 2001.


· Jean-Marc Moutout, Violence des échanges
en milieu tempéré, 2003.
Fiche 32 : Travail, valeur et
marchandise
Karl Marx (1818-1883) propose, dans son ouvrage inachevé
intitulé Le Capital, une critique de l’économie politique. Cette
dernière consiste à analyser à la fois les propositions et les
présupposés théoriques de l’économie classique pour en montrer
les insuffisances et proposer une autre piste de compréhension
de l’économie politique. Son analyse prend sa source dans une
interrogation qui porte sur la nature de la marchandise.

Travail et valeur
Si la richesse, dans la société, se manifeste en premier lieu par
une accumulation de marchandises, alors une analyse efficace de
la nature réelle de la marchandise doit nous permettre – telle est
la conviction de Marx – de comprendre ce qu’est la valeur, et,
par conséquent, d’identifier les mécanismes qui sont à l’œuvre
dans l’économie politique. En effet, le travail tel que Marx peut
l’observer et l’analyser, c’est-à-dire le travail au XIXe siècle dans
les sociétés industrialisées, apparaît comme ce qui produit des
marchandises.
Or, la marchandise, sur un plan philosophique, ne saurait se
réduire à cet objet que l’on peut négocier, vendre ou acheter. Elle
présente deux aspects irréductibles l’un à l’autre : d’une part,
elle a ce que l’économie classique a nommé une valeur d’usage
en tant qu’elle est un objet utile, doté de caractères particuliers
qui lui permettent de satisfaire tel besoin ou désir humain ;
d’autre part, elle a une valeur d’échange en tant qu’elle
correspond à une quantité, elle-même échangeable contre une
autre marchandise. En tant qu’elle a une valeur d’usage, je vais
donc acheter la marchandise en vue de son utilité, mais en tant
qu’elle a une valeur d’échange, je veux la vendre pour récupérer
sa valeur. Telle est la tension qui traverse la notion de
marchandise.
La compréhension marxienne de la valeur s’inscrit dans la
continuité de l’économie classique, c’est-à-dire, pour l’essentiel,
de la pensée d’Adam Smith (1723-1790) et de David Ricardo
(1772-1823). Pour ces derniers, c’est le travail qui constitue la
substance de la valeur, et c’est le temps de travail social qui
permet de mesurer la grandeur de la valeur de la marchandise.
Dans Le Capital (1867), Marx définit le « temps de travail
socialement nécessaire » à la production d’une marchandise
comme « le temps de travail nécessaire en moyenne » pour
produire une marchandise eu égard aux conditions moyennes de
productivité qui caractérisent tel pays à l’époque.

Le fétichisme de la
marchandise
Dans Le Capital, Marx écrit : « Ce qu’il y a de mystérieux dans
la forme marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle
renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur
propre travail comme des caractères objectifs des produits du
travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses
posséderaient par nature […]. J’appelle cela le fétichisme,
fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont
produits comme marchandises, et qui, partant, est inséparable de
la production marchande » (livre I, chapitre I, § 4). Ainsi, le
fétichisme de la marchandise réside dans le fait que les hommes
vont confondre le rapport réel qui est un rapport social (de
domination) des hommes entre eux avec un rapport des choses
entre elles.
Les marchandises possèdent une valeur d’usage et une valeur
d’échange. C’est cette dernière qui varie dans le temps et dans
l’espace. Les variations de cette valeur d’échange, au lieu de
dissiper l’illusion selon laquelle le rapport entre la marchandise
et sa valeur serait interne à la marchandise, ne font que la
renforcer. En effet, selon Marx, ces fluctuations ne sont pas dues
aux choix libres des individus désireux d’acquérir telle ou telle
marchandise. C’est l’inverse : ce sont ces fluctuations qui
rendent possible ou non l’acquisition de telle marchandise par tel
individu. Cela confère une objectivité apparente à la valeur
d’échange des marchandises, « objectivité » encore renforcée
par l’existence de l’argent qui semble être la valeur d’échange
elle-même puisqu’il apparaît comme sa matérialisation.
Contre les classiques qui entendent expliquer la fluctuation de la
valeur des marchandises par le temps nécessaire à leur
production – temps conçu comme une mesure invariable – et
accordent ainsi à cette valeur une forme de naturalité, Marx vise
à expliquer les phénomènes économiques comme étant produits
par des lois afin de les débarrasser de leur apparence
surnaturelle. C’est cette même volonté que l’on retrouvera
quelques décennies plus tard chez le sociologue Émile
Durkheim (1858-1917) lorsqu’il proposera de « traiter les faits
sociaux comme des choses ».
Fiche 33 : Travail et exploitation
Comment le travail, qui pour Marx est à la fois ce qui est naturel
et ce qui peut avoir une forme proprement humaine, peut-il
devenir, pour l’homme, source d’aliénation ou d’exploitation ?
Telle est la difficulté que Marx se propose de résoudre au livre I
de son ouvrage Le Capital. C’est précisément le premier
caractère du travail qui rend possible le second. Pour
comprendre la thèse marxienne, il nous faut rappeler le caractère
double, pour Marx, du travail et ce qu’il entend par « procès de
travail ». Suivons pas à pas son analyse.

Les deux faces du travail


humain
L’ambivalence du travail ou, pour le dire autrement, son
caractère double se caractérise par le fait que, s’il y a une
naturalité du travail, il n’en reste pas moins que le travail est
aussi ce qui permet une des formes de la manifestation de
l’homme comme sujet (notamment en tant que ce dernier se
distingue de l’animal).
En effet, le travail est un acte dans lequel l’homme est vis-à-vis
de la nature une « puissance naturelle » – c’est l’expression que
Marx emploie – qui exerce sur la nature des effets. L’homme
utilise ses forces naturelles (c’est-à-dire son corps) pour
modifier les matériaux présents dans la nature afin qu’ils soient
plus utiles à sa vie. Ce faisant, il va modifier sa propre nature et
déployer ses potentialités. Cet aspect de la pensée de Marx porte
la marque visible de l’influence hégélienne.
HEGEL, LE TRAVAIL ET LA CONSCIENCE DE
SOI

Pour Hegel, le travail, parce qu’il consiste à donner


une nouvelle forme à la matière qui est devant
nous, est travail sur la chose, mais, en tant que le
sujet voit, dans cette chose transformée, une
objectivation de sa conscience, il est un travail qui
s’exerce sur soi. Dans l’objet produit par son travail,
le sujet prend conscience de lui-même comme
étant celui qui a pu ruser avec la matière – et ainsi
déployer ses propres capacités  –  pour la
transformer.

Le travail humain est donc, d’une part, une sorte de processus


biologique que l’on peut qualifier de naturel. D’autre part, et
c’est en cela seulement qu’il est proprement humain, il est
l’expression de la puissance du travailleur. C’est ce deuxième
aspect qui fait que nous avons affaire au travail de l’homme et
non simplement à l’activité d’un animal.

L’homme, un être générique


Dans les Manuscrits de 1844, Marx reprend une thèse de
Ludwig Feuerbach (1804-1872) qui consiste à penser l’homme
comme un « être générique », car « il se comporte vis-à-vis de
lui-même comme vis-à-vis d’une espèce réelle, vivante, parce
qu’il se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d’un
être universel donc libre ». Là se situe la différence entre
l’homme et l’animal : si ce dernier se confond avec son activité
vitale (chasser, manger, dormir…) ne faisant qu’un avec elle,
l’homme, en revanche, « fait de son activité vitale l’objet de sa
volonté et de sa conscience ». L’homme a donc une vie double et
c’est cette dualité de sa vie consciente qui rend possible
l’aliénation par le travail.
Le travail aliéné va rendre l’homme étranger, d’abord, à la
nature (alors qu’elle était, au départ, « le corps non organique de
l’homme », c’est-à-dire une sorte de prolongement de lui-même
dans lequel il trouvait tout ce dont il avait besoin, elle devient ce
qui le tient sous sa domination), ensuite, à lui-même (dans
l’usine, l’ouvrier devient étranger à sa propre activité, laquelle
ne lui appartient plus), et, enfin, à l’espèce humaine. Aussi
longtemps que l’homme peut, par son travail, modifier le monde
et y poser sa marque, il n’y a pas aliénation : l’homme se
contemple lui-même dans un monde qu’il a créé, lequel est
l’objectivation de sa vie générique. Nous comprenons donc
pourquoi le travail aliéné, en dépossédant l’homme de l’objet de
son travail, le rend étranger à son essence, c’est-à-dire à son
espèce.

Procès du travail et
exploitation
Le cycle qui serait normal ou logique pour l’échange marchand
serait le suivant : lorsque je possède une marchandise dont je ne
me sers pas, je l’échange contre de l’argent qui va me servir à
acheter une marchandise dont j’ai besoin. Dès lors que l’on
passe au mode de production capitaliste, la logique de ce cycle
se trouve inversée : j’ai de l’argent avec lequel j’achète une
marchandise que je revends ensuite pour avoir plus d’argent. Ce
second processus correspond à ce qu’Aristote (IVe siècle av. J.-
C.) nomme la chrématistique : la richesse y est recherchée pour
elle-même et en cela nous avons affaire à une activité
qu’Aristote juge condamnable.
Marx met au jour le ressort du capitalisme en posant la question
suivante : comment peut-il y avoir accroissement du capital si
l’on échange une marchandise contre sa valeur d’échange, c’est-
à-dire si l’on échange deux réalités de valeur équivalente ? La
thèse de Marx consiste à affirmer que, pour réaliser cela, il faut
trouver une marchandise dont la valeur d’usage aurait la capacité
d’être elle-même source de valeur échangeable. Ainsi,
consommer cette marchandise reviendrait à travailler et, par
conséquent, à créer de la valeur. Marx nomme cette marchandise
« puissance de travail » ou « force de travail ».
L’ouvrier vend sa force de travail pour une durée déterminée
(sans quoi il serait un esclave). Si, en travaillant la moitié de
cette durée, il effectue une quantité de travail de valeur
équivalente à la valeur de son salaire, alors le travail qu’il
effectuera pendant la seconde moitié de cette durée appartiendra
aux capitalistes. Ce temps de sur-travail va permettre aux
capitalistes de former une plus-value puisqu’ils bénéficient des
biens produits par ce sur-travail sans avoir payé ce dernier. Tel
est le processus que Marx nomme « exploitation ».
Fiche 34 : Avons-nous besoin de
travailler ?
Il apparaît évident que nous avons besoin de travailler à la fois
pour produire de nouvelles choses (des biens et des services)
dans le monde, pour nous approprier ce monde et le rendre
moins hostile, pour gagner de l’argent afin de subvenir à nos
besoins, et aussi pour déployer nos capacités. Mais, ce qui
apparaît comme une évidence est aussi une représentation, et, à
ce titre, mérite d’être interrogé ou, tout au moins, de faire l’objet
d’une analyse.

Le cercle vicieux du travail


Friedrich Nietzsche (1844-1900), dans Humain trop humain
(livre I, aphorisme 611), publié en 1878, pose cette question
intempestive : avons-nous besoin de travailler ? S’il ne nie pas la
réalité de nos besoins, c’est-à-dire des besoins nécessaires à
notre survie, et s’il ne nie pas non plus la capacité du travail à
nous aider à satisfaire ces besoins, il insiste sur le fait que ceci
ne constitue qu’un aspect du rapport entre besoin(s) et travail.
En effet, si « le besoin nous contraint au travail dont les produits
apaisent le besoin » (ibid, I, § 611), il n’en reste pas moins que
s’inaugure par-là un cercle que l’on peut qualifier de vicieux.
Nous ne nous contentons pas de travailler pour satisfaire nos
besoins vitaux : des besoins toujours nouveaux apparaissent et,
parce que nous essayons de satisfaire ces derniers, nous nous
habituons à travailler. Le travail apparaît ainsi pour nous comme
une seconde nature, et, pour cette raison, lorsque nous ne
travaillons pas parce que nos besoins sont satisfaits ou parce que
nous nous reposons, l’ennui apparaît.
À ce moment-là se fait jour un besoin de travailler qui n’a plus
sa source dans la nécessité vitale. Quelques lignes plus loin,
Nietzsche écrit : « C’est l’habitude du travail en général qui se
fait à présent sentir comme un besoin nouveau […] ; il sera
d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler. »

Le jeu et l’esprit de sérieux


C’est pour échapper à l’ennui que l’homme travaille davantage,
toujours plus, au-delà de ce qui est nécessaire : le besoin que
nous avons de travailler n’est donc pas un besoin de la nature,
mais un besoin de la culture dont Nietzsche fait ici la
généalogie. C’est aussi pour se divertir de l’ennui que l’homme
invente et pratique le jeu. Nietzsche attire notre attention sur le
fait que le jeu, loin d’être une activité qui s’oppose au travail
parce qu’elle nous détend et nous affranchit de la nécessité, est
au contraire l’effet de cette nécessité.
D’abord, le besoin du jeu est rendu nécessaire par le besoin du
travail en général. Ensuite, loin de relever du divertissement –
c’est-à-dire littéralement ce qui nous détourne de la réalité ici
porteuse de contraintes –, le jeu appartient à l’esprit de sérieux.
Pour s’en convaincre, il suffit d’observer des enfants jouer :
celui qui gagne la partie gagne vraiment et trépigne de joie alors
que celui qui perd pleure, est réellement triste, car il pense avoir
vraiment perdu quelque chose. L’existence de règles du jeu bien
définies, écrites, que l’on doit appliquer telles des lois – et dont
le non-respect a pour conséquence l’exclusion du tricheur et sa
condamnation morale – plaide encore en ce sens. Nietzsche
définit d’ailleurs le jeu comme « le travail qui ne doit apaiser
aucun autre besoin que celui du travail en général ». C’est, à
strictement parler, un travail sans travail qui ne vise rien d’autre
que sa propre pratique.

Un dépassement possible ?
Nietzsche clôt l’aphorisme 611 en affirmant que celui qui est à la
fois lassé par le jeu et qui n’est pas animé par de nouveaux
besoins peut être saisi par un désir d’un genre nouveau : un désir
libéré de l’esprit de sérieux et du cercle vicieux que nous avons
évoqué plus haut, un désir de « danser » et de « planer », c’est-à-
dire un désir qui est débarrassé des faux besoins, étrangers à la
vie, et qui est purement animé par la vie.
Fiche 35 : La condition de
l’homme moderne et le travail
Au chapitre III de son ouvrage intitulé La Condition de l’homme
moderne (1958), Hannah Arendt (1906-1975) écrit : « C’est, en
effet, la marque de tout travail de ne rien laisser derrière soi, de
voir le résultat de l’effort presque aussitôt consommé que
l’effort est dépensé » (Calmann-Lévy, 1983). Elle signale aussi
que la distinction qu’elle pose entre le travail et l’œuvre n’est
pas, selon ses propres termes, « habituelle ».
Quelle conception du travail sous-tend son analyse, et quelles
distinctions conceptuelles induit-elle ? Quel rapport cette
philosophie entretient-elle avec la conception marxiste du
travail ? C’est à ces questions que nous nous proposons de
répondre.

Travail et œuvre
D’après Hannah Arendt, ce qui caractérise en propre le travail
(c’est-à-dire ce qui permet à la fois de le reconnaître et de le
différencier des autres activités humaines) réside dans le fait que
ce qu’il produit ne dure pas. L’effort que l’homme déploie
lorsqu’il travaille ne perdure pas sous la forme d’un résultat
puisque ce dernier – l’objet produit – est immédiatement
consommé. Pour bien comprendre ce qu’est le travail, il faut
suivre la distinction qu’Arendt pose entre le travail (ce que
l’ouvrier fait) et l’œuvre (ce que l’artisan fait).
En dépit des apparences – le travail est complexe et nécessite
une organisation dont les animaux ne semblent pas capables –, le
travail est pour Arendt ce qui réduit l’homme à son animalité.
Son argument est le suivant : le travail est ce qui assure la survie
de l’homme comme espèce. Celui qui travaille (l’animal
laborans) s’attache à produire les moyens de sa survie. Or, cette
tâche est toujours à recommencer puisque l’homme utilise sa
puissance pour transformer ce qui est devant lui – la nature sous
la forme du champ de blé, par exemple – en une chose qui peut
être consommée (la farine, le pain, les gâteaux). Une fois cette
chose consommée, il faut recommencer et travailler à nouveau.
Voilà comment l’homme se trouve pris dans un cercle sans fin.
Il faut donc bien distinguer le travail de l’œuvre, laquelle est
faite pour perdurer plus longtemps dans le monde et laisser
derrière elle une marque. Le moulin, construit par l’artisan (et
qui est donc une œuvre), durera bien après la fabrication et la
consommation du premier sac de farine et façonnera donc le
monde. L’artificialité est donc du côté de l’œuvre alors que la
naturalité est du côté du produit du travail. C’est la raison pour
laquelle Arendt définit le travail comme l’activité qui est la
moins spécifiquement humaine. Sont des activités plus
spécifiquement humaines la production d’œuvres par l’artisan, la
production d’œuvres d’art ou encore l’activité politique.

De l’esclavage dans l’Antiquité


C’est à la lumière de cette distinction qu’il faut interpréter
l’institution de l’esclavage dans l’Antiquité. Il ne s’agissait ni de
se procurer de la main-d’œuvre à moindre coût ni de dégager des
bénéfices plus grands, mais d’« éliminer des conditions de la vie
le travail ». Ce n’est pas parce que ce sont les esclaves qui
travaillent que le travail est pensé comme une activité
dégradante par les Anciens, c’est l’inverse : ce que les hommes
ont en commun avec les autres animaux (le travail) n’est pas
considéré comme humain par les penseurs antiques. C’est là
qu’il faut chercher selon Arendt la source de la théorie grecque
de la différence de nature entre l’homme libre et l’esclave, ce
dernier étant pensé – par Aristote notamment – comme ayant
une nature non humaine.
Hannah Arendt, critique de
Marx
Nous sommes à présent à même de comprendre que le chapitre
III de La Condition de l’homme moderne est une critique de la
conception marxiste du travail. En effet, Marx soutient que
l’homme, une fois délivré du poids du travail, pourra se livrer
aux activités plus hautes comme la politique. Or, Arendt montre
que l’avènement du travailleur – qu’elle nomme animal
laborans – s’accompagne de la destruction de l’humanité de
l’homme.
En effet, le travailleur doit, pour effectuer la tâche qui lui
revient, à strictement parler s’absenter du monde, c’est-à-dire se
mettre à l’écart de ce qui est commun ou politique. De plus,
l’avènement de la modernité va de pair avec la résorption de
l’œuvre (activité spécifiquement humaine) dans le travail
(activité naturelle et non humaine, car commune aux hommes et
aux animaux), l’artisan s’effaçant au profit de l’ouvrier. Le
travailleur devient un simple consommateur qui doit travailler
pour consommer sans fin : d’une part, il doit travailler pour
avoir de l’argent afin de pouvoir consommer, et, d’autre part, le
monde, ainsi réduit à un agrégat de marchandises, est à chaque
moment détruit par la consommation.
Chapitre 10
La technique
DANS CE CHAPITRE :

» Reconnaître un objet technique

» Objet technique ou instrument ?

» Le corps et la technique

» Une nouvelle forme de la responsabilité ?

u’est-ce que la technique ? Pour répondre à cette question,


Q nous pouvons partir du point suivant : la technique relève
moins du savoir théorique (qu’elle contient ou présuppose
cependant) que d’une pratique. Il s’ensuit que la technique se
présente comme une palette de moyens à disposition ou mis en
place par l’individu pour parvenir à une fin déterminée lorsqu’il
travaille ou lorsqu’il exerce sa liberté. Cet aspect de la technique
peut-il être considéré comme rendant raison de l’essence de cette
dernière ou faut-il affirmer que faire de la technique un moyen
revient à s’interdire de connaître ce qu’elle est réellement ?
Pour répondre à cette difficulté, il nous faut commencer par
mettre au jour les propres de l’objet technique. Ceci nous
permettra, dans un second moment, en suivant les analyses de
Gilbert Simondon, de penser la différence entre un objet
technique et un simple instrument. Cette distinction nous
conduira, dans un troisième moment, à remettre en cause
l’identité entre objets techniques et objets matériels à la faveur
des réflexions de Marcel Mauss. Enfin, nous nous demanderons
avec Hans Jonas si l’ère de la technique qui est la nôtre implique
une nouvelle façon de penser la responsabilité de l’homme et ce
que peut être une telle responsabilité.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· La technique est-elle source de liberté ?

· Peut-on considérer la main comme un


outil ?

· L’homme maîtrise-t-il le développement


de la technique ?

· Que peut la technique ?

» Bibliographie

· Martin Heidegger, Essais et conférences,


«  La question de la technique  » (1958),
Gallimard, « Tel », 1980.

· Bruno Jacomy, Une histoire des techniques,


Seuil, 1990.

· André Leroi-Gourhan, L’Homme et la


Matière (1943), Albin Michel, «  Sciences
d’aujourd’hui », 1993.

· Gilbert Simondon, Du mode d’existence des


objets techniques (1969), Aubier Montaigne,
2012.

» Filmographie
· George Pal, La Machine à remonter le
temps, 1960.

· Stanley Kubrick, 2001, L’Odyssée de


l’espace, 1968.

· Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca, 1997.

· Spike Jones, Her, 2013.


Fiche 36 : Qu’est-ce qu’un objet
technique ?
Qu’est-ce qu’un objet technique ? Pour répondre à cette
question, il faut rechercher une essence de l’objet technique ou,
plus modestement, rechercher un propre de l’objet technique. Or,
le propre est ce qui permet de reconnaître tous les objets ou tous
les êtres d’un même type (ici les objets techniques) : il
correspond à ce que tous ces objets ont en commun. Ensuite, le
propre est, au sens strict du terme, ce que ces objets ont en
propre, c’est-à-dire ce qu’ils ont et que des objets d’un autre
type (les objets naturels, par exemple), des objets qui ne sont pas
techniques, n’ont pas.

Objets techniques et objets


non techniques
Les objets techniques se distinguent, en premier lieu, des objets
non techniques dans la mesure où ils sont le résultat d’un type
bien particulier d’action humaine.
Les objets que l’on pourrait qualifier de naturels (comme les
rochers, le sable, la forme d’un paysage avant l’intervention de
l’homme…) sont le résultat d’une causalité naturelle ou l’effet
des lois, physiques ou biologiques, de la nature (la tectonique
des plaques produit certains reliefs, les galets résultent du ressac,
les lapins engendrent des lapins).
Les objets techniques, pour leur part, relèvent d’un tout autre
type d’action que l’Antiquité grecque nomme poiesis par
opposition à la praxis.
PRAXIS ET POIÈSIS

La praxis peut se définir comme l’action immanente


d’un sujet, c’est-à-dire l’action qui a lieu à même le
sujet et ne consiste pas en la production ou la
constitution d’un objet. C’est le cas, par exemple,
lorsqu’un homme parle, court, se bat ou pense.

L’objet technique est quant à lui le résultat de la


poièsis, laquelle peut se définir comme une activité
opératoire ou transitive en tant qu’elle s’exerce sur
un objet ou sur de la matière, et elle s’oppose à
l’action pure ou immanente au sujet. L’objet
technique est bien une œuvre qui porte en elle la
marque de l’agent qui l’a produite et par laquelle
cet agent va laisser son empreinte dans le monde.

Dépasser la distinction entre


le faire et l’agir
Une fois posée la distinction entre le faire et l’agir et sachant que
cette distinction est nécessaire, il faut néanmoins se garder d’en
faire un absolu, et ce pour deux raisons :
» Il serait imprudent d’identifier ou de rabattre la
technique sur le faire : tous les objets techniques
ne sont pas des objets matériels. Ils peuvent aussi
être des méthodes, des gestes, des tours de main,
des façons de faire, etc.

» Même lorsque l’objet technique est un objet


matériel, il n’est pas nécessairement le point final
de l’action humaine : cet objet peut être au
principe d’une nouvelle action technique ou de
l’invention d’un autre objet technique.

Il faut encore ajouter que certains objets techniques ne sont pas


seulement des objets techniques ou ne sont pas réductibles à la
mise en œuvre de certaines techniques, mais sont aussi des
œuvres d’art (voir le chapitre sur l’art).

Un double rapport à la norme


L’objet technique se différencie de l’œuvre d’art notamment par
l’intention qui préside à sa production. Si l’œuvre d’art est
animée par une visée esthétique et porte la trace de cette
dernière, l’objet technique est le résultat d’une autre intention,
c’est-à-dire d’une préférence pour une ou des valeurs autres que
le beau. Pour l’essentiel, la technique vise l’utilité : cette
dernière peut se définir comme le fait de produire le maximum
d’effets ou l’effet précis désiré avec le moins d’effort possible
(c’est-à-dire en dépensant le moins d’énergie possible ou encore
en simplifiant le geste à accomplir par l’agent).
Sont conservées et développées dans l’histoire des techniques,
les techniques qui réussissent à maximiser l’utilité. Les objets
techniques que nous avons sous les yeux sont donc le résultat
d’une sorte de sélection à partir de ce critère, et non d’une
simple accumulation des techniques.
Nous pouvons donc en conclure que l’objet technique ne saurait
être réduit à un moyen ou un instrument. Il est le résultat de la
préférence pour certaines valeurs et il est donc, par conséquent,
ce qui définit et constitue des normes. L’objet technique
entretient ainsi un double rapport à la norme : d’une part, il est
normé au sens où il doit correspondre à une certaine
représentation ou à un standard (par exemple, pour que l’on
puisse remplacer dans une machine une pièce défectueuse par
une pièce identique et de même taille) ; d’autre part, il est
normant, c’est-à-dire producteur de normes dans la mesure où
son efficacité (laquelle détermine son existence sur le long
terme) ne peut être atteinte que s’il est producteur de normes,
c’est-à-dire si ses caractéristiques exigent la production d’autres
objets techniques semblables à lui – comme le sont les pièces de
rechange – ou compatibles avec lui – comme le sont les clefs
avec les écrous.
Ce dernier point nous permet d’ajouter que l’objet technique se
distingue du simple outil en tant qu’il s’insère dans un monde
des techniques normé par lui et qui lui correspond. Ainsi, une
voiture est un objet technique (et non un simple outil), car elle
s’inscrit dans un monde dans lequel existent des routes sur
lesquelles elle peut rouler, des cartes pour se déplacer, des
espaces pour stationner, des lieux pour effectuer des réparations
et des individus qui ont les compétences pour les réaliser. Nous
pouvons donc affirmer que l’objet technique se reconnaît à ce
qu’il a la capacité de modifier et de normer ce que l’on peut
attendre de l’homme (dans notre exemple, savoir conduire,
savoir réparer une voiture…).
Fiche 37 : Du mode d’existence
des objets techniques
Le fait que l’objet technique ne soit pas seulement normé – il
doit correspondre à un modèle – mais aussi producteur de
normes (puisqu’il commande la production d’autres objets
techniques et définit les compétences attendues de l’homme
comme savoir utiliser ou réparer ces objets techniques) rend
nécessaire une compréhension précise du statut et de la fonction
de l’objet technique. La difficulté à laquelle nous devons faire
face est la suivante : pour quelles raisons l’objet technique est-il
plus ou tout autre chose qu’un instrument ? Pour y voir plus
clair, nous pouvons nous aider de ce qu’écrit Gilbert Simondon
(1924-1989).

Plus qu’un simple instrument


Dans la conclusion de son ouvrage Du mode d’existence des
objets techniques (Montaigne, 1969), Simondon écrit : « L’objet
technique a été appréhendé à travers le travail humain, pensé et
jugé comme un instrument, adjuvant, ou produit du travail. Or, il
faudrait, en faveur de l’homme même, pouvoir opérer un
retournement qui permettrait à ce qu’il y a d’humain dans l’objet
technique d’apparaître directement, sans passer à travers la
relation de travail. » Quel est le sens de cette remarque ?
Pour notre auteur, l’objet technique n’est pas un simple
instrument, car l’instrument se voit défini par son utilité, c’est-à-
dire par le fait qu’il a telle utilité particulière précise à
l’exclusion d’une ou de plusieurs autres possibles. L’objet
technique, au contraire, se reconnaît à ce qu’il porte en lui de
multiples potentialités.
Par ailleurs, faire de l’objet technique un simple instrument
consiste à commettre une erreur de raisonnement puisque, ce
faisant, nous concevons l’objet technique comme quelque chose
de figé, de défini une fois pour toutes, alors qu’il doit être pensé
sur un modèle dynamique. Simondon le définit d’ailleurs comme
une « médiation dynamique ».

L’OBJET TECHNIQUE, MÉDIATION


DYNAMIQUE

Alors que l’instrument est un simple intermédiaire


que je peux séparer de mon action et de ma
pensée, l’objet technique est une médiation
dynamique au sens où il est la continuation du
geste créatif de l’homme. Concevoir l’objet
technique comme un simple instrument revient à
figer cette médiation en réduisant l’objet technique
à sa matérialité concrète particulière.

La notion de processus total


L’objet technique correspond à l’activité à la fois physique et
intellectuelle de l’homme s’objectivant (c’est-à-dire devenant
objet ou prenant la forme d’un objet). Or, lorsqu’on réduit
l’objet technique au statut de simple instrument, on fige cette
activité et on supprime son dynamisme, sa vitalité, sa capacité
créatrice.
C’est la raison pour laquelle l’objet technique doit être conçu,
pour Simondon, comme un processus total ou globalisant. Dans
l’ouvrage cité ci-dessus, il écrit : « L’hypothèse générale que
nous faisons sur le sens du devenir de la relation de l’homme au
monde consiste à considérer comme un système l’ensemble
formé par l’homme et le monde. Cette hypothèse ne se borne pas
cependant à affirmer que l’homme et le monde forment un
système vital, englobant le vivant et son milieu […]. Or, selon
cette hypothèse, la technicité ne doit jamais être considérée
comme une réalité isolée, mais comme partie d’un système. »
Il faut donc comprendre que l’objet technique n’apparaît pas
comme un objet seul, isolé, coupé de toute relation au monde,
mais comme faisant partie d’un système et comme étant ouvert
sur ce dernier. Il porte en lui la capacité de tisser des liens, au
sein de ce système, à même l’activité de fabrication technique,
avec d’autres objets techniques et entre les hommes.

L’aliénation ne résulte pas de


la technique
Il s’ensuit donc, pour Simondon, que l’aliénation ne résulte pas
de la technique. Elle est au contraire le fruit de la réduction de
l’objet technique au statut de simple instrument. C’est seulement
dans le travail, et plus précisément dans la forme aliénée ou
aliénante du travail (c’est ce que l’on observe notamment dans le
cas du travail à la chaîne) que l’objet technique apparaît comme
un objet inerte, séparé de l’activité créative dont il est le fruit,
activité qui échappe au travailleur et qui demeure pour lui
étrangère.
Fiche 38 : Les techniques du
corps
Dans son texte intitulé « Les Techniques du corps » (publié dans
le recueil Sociologie et anthropologie, 1950, rééd. 2001),
Marcel Mauss (1872-1950) écrit : « Nous avons fait, et j’ai fait
pendant plusieurs années l’erreur fondamentale de ne considérer
qu’il y a technique que quand il y a un instrument. Il fallait
revenir à des notions anciennes, aux données platoniciennes sur
la technique, comme Platon parlait d’une technique de la
musique et en particulier de la danse, et étendre cette notion.
[…] Dans ces conditions, il faut dire tout simplement : nous
avons affaire à des techniques du corps. » Quel sens Mauss
accorde-t-il à l’expression « techniques du corps » et en quoi
l’apport de cette thèse à l’histoire des idées consiste-t-il ?

De la nécessité de parler des


techniques du corps
Il est, certes, évident qu’il y a des effets, voire une mainmise des
techniques sur le corps. En effet, toute activité professionnelle
modifie le corps par les pratiques qu’elle nécessite : certains
gestes deviennent naturels, le corps adopte des postures
particulières ou des attitudes propres au métier en question. Le
métier transforme ainsi le corps, lui donnant des aptitudes
nouvelles et le privant, par ce même mouvement, de la capacité
de déployer d’autres aptitudes. Ce point constitue un cas
particulier d’un ensemble beaucoup plus vaste que Marcel
Mauss nomme « les techniques du corps ».
Le raisonnement de Mauss est le suivant : l’observation du réel
nous montre qu’il y a une très grande diversité de capacités du
corps en fonction des époques, des cultures, voire des pays. Or,
elle n’est imputable ni à la biologie, ni à la psychologie, ni à un
vouloir conscient de l’individu. Cette diversité correspond donc
à ce que le corps peut faire ou ne peut pas faire et elle est donc,
d’après Mauss, sociale.

L’originalité de Mauss
L’originalité de Mauss consiste en un double acte. D’abord, il va
parler de techniques du corps, non pas seulement pour tout ce
qui relève des habitudes prises à la faveur d’un métier ou encore
d’une activité sportive, mais pour toutes les attitudes ou
aptitudes du corps dès lors qu’elles sont acquises et cristallisées
dans le corps. Ainsi, des attitudes du corps telles que marcher de
telle ou telle manière, se tenir de telle façon à table
correspondent à ce que la sociologie range dans la catégorie des
habitus et sont donc des faits sociaux.
QU’EST-CE QU’UN HABITUS ?

Dans Le Sens pratique (Minuit, 1980), Pierre


Bourdieu définit ainsi la notion d’habitus  : les
habitus sont des «  structures structurées
prédisposées à fonctionner comme structures
structurantes, c’est-à-dire en tant que principes
générateurs et organisateurs de pratiques et de
représentations qui peuvent être objectivement
adaptées à leur but sans supposer la visée
consciente de fins et la maîtrise expresse des
opérations nécessaires pour les atteindre,
objectivement “réglées” et “régulières” sans être en
rien le produit de l’obéissance à des règles, et,
étant tout cela, collectivement orchestrées sans
être le produit de l’action organisatrice d’un chef
d’orchestre ».

Ensuite, il va faire de ces habitus des techniques du corps en les


pensant sur le modèle des actes « traditionnels efficaces ».
Expliquons les deux caractéristiques de ces actes :
» Quel lien y a-t-il entre ces habitudes et les actes
dits « traditionnels » ? À la suite de Durkheim, la
sociologie comprend les actes traditionnels
comme regroupant des techniques et des rites
accomplis habituellement et avec confiance par
les membres d’une société, même si, pour ces
derniers, cette division n’est pas réellement
perçue. Pour Mauss, toutes les techniques du
corps sont à penser sur le modèle des actes
traditionnels dans la mesure où, comme eux, elles
sont transmises par la société – et donc imposées
à l’individu du dehors – et dans la mesure où les
individus les utilisent avec confiance puisqu’elles
apparaissent comme des normes efficaces. Il n’y a
donc pas lieu de poser une différence
fondamentale entre un rituel magique accompli
avant la chasse dans certaines tribus et la façon
de se tenir à table dans tel pays.

» Comment faut-il comprendre la notion


d’efficacité ? Mauss explique que dresser le corps,
c’est le rendre capable d’un certain « rendement »
dans la mesure où il devient apte à accomplir tel
geste ou telle action, avec le plus d’efficacité
possible et le moins de fatigue. Mauss établit une
analogie entre une certaine façon de fabriquer des
machines pour obtenir une certaine productivité
d’une part, et une certaine façon de dresser
l’homme – il emploie le terme « dressage » – pour
parvenir à un rendement d’autre part.
Les conséquences logiques du
dressage de l’homme
De cette conception élargie et renouvelée de la technique, nous
pouvons tirer avec Mauss une double conclusion :
» L’homme en tant qu’il est ou a un corps n’est pas
en premier lieu ou essentiellement pensé comme
sujet d’une activité technique, mais comme objet
sur lequel cette technique s’exerce.

» Les techniques que l’homme exerce ne sont pas


majoritairement ou d’abord des techniques qui
modifient le monde, mais des techniques qui
façonnent l’homme lui-même, ses capacités et les
normes qui définissent ce que l’on peut attendre
de l’homme.
Fiche 39 : Technique et
responsabilité de l’homme
À la question de savoir si le progrès technologique
s’accompagne d’une responsabilité accrue de l’homme, et donc
d’une nouvelle éthique, Hans Jonas (1903-1993) apporte une
réponse positive. Dans son ouvrage de 1979, Le Principe
responsabilité (sous-titré Une éthique pour la civilisation
technologique), il propose de penser à nouveaux frais cette
responsabilité en donnant à cette dernière une nouvelle structure.
Qu’en est-il exactement ? Quels sont les tenants et aboutissants
de cette thèse ?

Un triple constat
Afin d’éviter toute méprise et avant d’exposer le constat fait par
Jonas, nous devons faire remarquer que ce dernier ne vise pas,
dans son ouvrage, la production d’une philosophie de la
technique, mais la constitution, à partir du déploiement de la
technique moderne et de ses conséquences, d’une nouvelle
éthique. C’est nous qui choisissons de faire porter l’accent sur ce
qui fait l’objet de notre étude : l’analyse que propose Jonas de la
technique.
Jonas opère une triple constatation :

» L’action de l’homme outrepasse les dimensions


qu’elle avait pu atteindre jusqu’à l’époque
contemporaine en raison du déploiement sans
précédent du progrès des techniques. Il ne s’agit
pas de nier les progrès techniques immenses
accomplis pendant des siècles, mais de mettre en
évidence le fait que l’accroissement de l’emprise
de l’action humaine sur le monde et sur l’homme
lui-même est tel qu’il correspond à un
changement qualitatif et plus seulement
quantitatif. L’homme n’a pas simplement une
puissance de destruction plus grande (grâce aux
bombes, par exemple), mais ses actions ont des
effets qui excèdent largement ce que Jonas
nomme la « sphère de proximité » ou encore la
« sphère de simultanéité ». Autrement dit, il ne
suffit plus de supprimer l’emploi de certaines
techniques pour supprimer les effets à long terme
de ces dernières (changements climatiques,
présence de déchets à très long terme…).

» L’action de l’homme s’est transformée au XXe


siècle pour l’essentiel en une action technique.
C’est à ses yeux ce qui permet de qualifier notre
époque d’« âge de la technique ». Cet
accroissement généralisé de la place de la
technique n’était, d’après lui, pas prévisible, et il
est à la fois irréversible et non maîtrisable. C’est la
raison pour laquelle il emploie dans son ouvrage
(cité plus haut) l’expression « Prométhée
définitivement déchaîné ».

» De ce fait, l’homme lui-même devient un objet sur


lequel la technique s’exerce. En effet, la médecine
contemporaine ne se contente pas d’avoir la
capacité de prolonger notre existence, elle peut,
dès à présent, entreprendre de modifier le
génome humain et donc de transformer notre
espèce.

Penser autrement la
responsabilité
Pour Jonas, cette transformation radicale de la nature de l’action
humaine produit de fait une transformation de ce qu’est la
responsabilité de l’homme et appelle donc une éthique d’un
nouveau genre. Jusque-là, le concept de responsabilité
définissait cette dernière « comme imputation causale des actes
commis ». Jonas explique que l’ancien concept de responsabilité
ou, pour le dire plus précisément, la responsabilité qui était
exigible eu égard à ce qu’était l’état de la technique avant notre
époque, définissait la responsabilité comme un calcul après ce
qui a été fait. Le nouveau concept de responsabilité, propre à
l’âge de la technique, consiste en « la détermination de ce qui est
à faire ». Et Jonas de poursuivre : « je me sens donc responsable
non en premier lieu de mon comportement et de ses
conséquences, mais de la chose qui revendique mon agir ».
Ainsi, je ne suis plus en premier lieu responsable de ce que j’ai
fait ou devant quelqu’un qui est là (autrui, mes contemporains,
un tribunal…), mais pour les générations suivantes. Je dois donc
régler mon action afin que soit préservée, pour cette humanité à
venir, la possibilité de vivre dignement et de façon humaine.
Ainsi se trouve transformée, à plusieurs niveaux, la structure du
raisonnement permettant de produire une éthique et de penser la
responsabilité. Notre devoir est ainsi pensé à partir de ce que
nous pouvons faire (et non pas de ce que nous avons fait). Nous
avons aussi des obligations, non plus envers celui qui nous fait
face, mais envers celui qui pourra peut-être exister un jour.
Enfin, et par conséquent, cette responsabilité n’est bien
évidemment pas réciproque.
Chapitre 11
Dieu et la religion
DANS CE CHAPITRE :

» Une présentation des preuves de l’existence de Dieu

» Et si Dieu faisait l’objet d’un pari ?

» La foi d’Abraham

» La religion comme phénomène social

éfléchir sur Dieu ou sur la religion dans un ouvrage


R philosophique ne saurait consister à tirer au clair la question
de savoir si les énoncés qui forment le contenu de la
croyance sont vrais ou faux, c’est-à-dire si Dieu existe ou s’il
n’existe pas. L’ambition d’une telle réflexion est beaucoup plus
modeste : il s’agit de déterminer quelle est la nature du rapport
que le croyant institue avec Dieu dans le phénomène de la
croyance, et si l’on doit envisager la religion comme un
phénomène social, c’est-à-dire comme quelque chose qui peut
faire l’objet d’une science (humaine).
Nous avons choisi de concentrer notre réflexion sur quatre
questions. Pouvons-nous affirmer, avec Descartes, que la preuve
ontologique prouve l’existence de Dieu ou devons-nous penser
qu’elle ne prouve que la puissance de l’esprit humain ? Le
célèbre pari de Pascal est-il pensable sur le modèle du pari dans
les jeux de hasard ? Qu’est-ce que le cas d’Abraham – tel que
l’analyse Kierkegaard – et la foi inconditionnelle qu’il témoigne
à Dieu dans la Bible nous apprennent de l’expérience de la
croyance pour le sujet ? Quel est ce Dieu auquel les hommes
rendent un culte dans la religion et comment cette dernière est-
elle engendrée ?
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· La croyance religieuse implique-t-elle une


démission de la raison ?

· Peut-on vouloir être immortel ?

· La raison peut-elle supprimer la


croyance ?

· L’homme a-t-il nécessairement besoin de


religion ?

» Bibliographie

· Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement


(1843), Rivages Poche, 2000.

· Georges Bataille, Théorie de la religion


(1973), Gallimard, « Tel », 1986.

· Camille Tarot, Le Symbolique et le Sacré.


Théorie de la religion, La Découverte, 2008.

» Filmographie

· Pier Paolo Pasolini, L’Évangile selon saint


Matthieu, 1964.
· Jacques Rivette, Suzanne Simonin, la
Religieuse de Diderot, 1966.

· Roberto Rossellini, Blaise Pascal, 1972.

· Éric Rohmer, Conte d’hiver, 1991.


Fiche 40 : Les preuves de
l’existence de Dieu (et leur
critique)
L’histoire de la philosophie propose un certain nombre de
preuves de l’existence de Dieu. Ces preuves se veulent
objectives, c’est-à-dire qu’elles entendent montrer que leur objet
(Dieu) existe – et non faire fond sur la conviction intime du sujet
auquel elles s’adressent. Par l’intermédiaire de ces preuves, la
philosophie n’entend pas proposer de simples arguments en
faveur de l’existence de Dieu, mais des preuves purement
rationnelles qui peuvent susciter une adhésion totale et
inconditionnelle de la part de tout sujet rationnel.
Que prouvent réellement ces preuves et quel est leur objet ?

Les différents types de


preuves
Il existe deux grands groupes de preuves philosophiques de
l’existence de Dieu.
La première catégorie de preuves correspond à des preuves dites
a posteriori ou encore par les effets. Ces preuves sont les plus
populaires et elles consistent à remonter de l’expérience à l’être
nécessaire qu’est Dieu. Elles regroupent, d’une part, les preuves
cosmologiques qui concluent à l’existence de Dieu à partir de
l’existence du monde ou de l’existence d’une chose dans le
monde, et, d’autre part, les preuves physiques ou théologiques
qui concluent à l’existence de Dieu à partir de l’ordre ou de la
beauté du monde (on les trouve par exemple chez les stoïciens
ou encore chez Cicéron).
Mais c’est seulement avec la seconde catégorie de preuves, les
preuves ontologiques – qui, comme l’indique l’étymologie du
terme, partent de l’être (to on en grec) de Dieu pour prouver son
existence –, que la preuve de l’existence de Dieu trouve sa
pleine réalisation. Elle se veut alors une démonstration au sens
strict qui consiste à déduire la réalité de l’existence de Dieu à
partir de sa seule idée. Ici la preuve se déploie totalement dans
l’élément du concept : c’est la raison pour laquelle ces preuves
sont qualifiées de preuves a priori.

Un cas particulier de la preuve


ontologique : la preuve par
l’idée de perfection
La preuve de l’existence de Dieu que René Descartes (1596-
1650) propose dans la cinquième de ses Méditations
métaphysiques (1641) en est une très bonne illustration. Dans ce
texte, Descartes affirme prouver l’existence de Dieu à partir de
l’idée de perfection. Le raisonnement est le suivant : Dieu est
défini de manière positive, comme un être souverainement
parfait. Cette idée de Dieu ne nous est pas proposée par la foi,
c’est-à-dire par une conviction subjective, mais par la raison qui
a un caractère universel et qui peut précisément rendre raison de
ses arguments.
LE SYLLOGISME CARTÉSIEN

Nous pouvons synthétiser le raisonnement de


Descartes sous la forme d’un syllogisme : Dieu est
l’être le plus parfait. Or, l’existence est une
perfection. Donc Dieu, qui est parfait, a toutes les
perfections, notamment celle qui consiste en
l’existence (sans quoi il ne serait pas parfait). Par
conséquent, Dieu existe.

Cette preuve parle-t-elle


vraiment de Dieu ?
Que prouve cette preuve ontologique ? Si l’on s’en tient à ce que
dit Descartes, c’est l’idée de Dieu telle qu’elle est en nous qui
nous permet de comprendre ce qu’est Dieu. La détermination ou
la connaissance de ce qu’est Dieu est ainsi tirée de l’être pensant
que nous sommes. La nature de Dieu, pour Descartes, est
contenue dans l’idée claire et distincte de Dieu. Dieu apparaît
donc comme une évidence que peut saisir par l’exercice un
esprit rationnel entraîné.
Autrement dit, si cette preuve est reçue en droit par tous, dans
les faits elle exige un développement aigu de notre raison. Nous
pourrions donc faire à Descartes le double reproche suivant :
» La preuve de l’existence de Dieu parle plus de
l’idée de Dieu que de Dieu.
» La preuve de l’existence de Dieu affirme surtout la
puissance de la raison humaine.

La critique kantienne
Les preuves de l’existence de Dieu ont fait, dans l’histoire de la
philosophie, l’objet d’un certain nombre de critiques. La preuve
proposée par Descartes et que nous avons présentée ci-dessus est
passée au crible de la critique par Emmanuel Kant (1724-1804)
dans la Critique de la raison pure (1781).
Dans ce texte, le philosophe de Königsberg adresse aux preuves
ontologiques un reproche d’incohérence logique. À propos de la
preuve de l’existence de Dieu à partir de l’idée de perfection
présentée par Descartes, Kant développe une critique centrée sur
l’être comme prédicat. Si, pour Descartes, l’être est un prédicat
réel (c’est-à-dire que l’affirmation selon laquelle Dieu est parfait
équivaut à dire que Dieu a deux prédicats réels, l’existence et la
perfection), il n’en est rien en revanche pour Kant.
Pour ce dernier, l’être n’est pas un prédicat réel : il s’ajoute au
concept de la chose (ici Dieu) sans la transformer (il ne suffit pas
de dire que Dieu est parfait pour prouver qu’il est et qu’il est
parfait, c’est-à-dire qu’il existe). Pour savoir si un objet existe, il
faut sortir de l’ordre du concept et aller voir ce qu’il en est dans
l’expérience. Or, nous ne pouvons bien entendu pas faire une
expérience sensible – c’est-à-dire, pour Kant, dans le temps et
dans l’espace – de Dieu. Ici réside l’incohérence logique de la
preuve ontologique.
Fiche 41 : Le pari de Pascal
Dieu est-il prouvé ou éprouvé ? Autrement dit, Dieu fait-il
l’objet d’une démonstration rationnelle ou d’une expérience
subjective ? À cette question, Blaise Pascal (1623-1662)
répond : ni l’un ni l’autre. En effet, pour lui, Dieu n’est ni
prouvé ni éprouvé ; il est décidé au sens où il fait l’objet d’une
décision que l’on peut légitimer par des arguments rationnels.
Telle est la thèse soutenue dans le texte des Pensées (1670)
connu, dans l’histoire de la philosophie, sous le nom de « pari
pascalien » et que Pascal intitule « Infini rien ».
Qu’est-ce qui justifie, selon Pascal, une telle affirmation ?

Ce que le pari n’est pas et ce


que le texte dit vraiment
Pascal n’entend pas démontrer que Dieu existe, ou encore qu’il
est pertinent ou avantageux pour l’homme de faire le pari que
Dieu existe – il ne faut donc pas comprendre le pari comme
présupposant quelque chose comme un utilitarisme.
Dans le fragment qui nous occupe, Pascal écrit : « Mais nous ne
connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni
étendue ni bornes. Mais par la foi nous connaissons son
existence, par la gloire, nous connaîtrons sa nature. » Ainsi, nous
ne pouvons avoir de rapport autre à Dieu qu’un rapport
surnaturel. L’existence de Dieu ne peut par conséquent faire
l’objet d’aucune démonstration et nous mesurons le caractère
inapproprié qu’aurait un pari (à propos de l’existence de Dieu).
Je ne peux pas ne pas parier
De ce qui précède, Pascal conclut que nous sommes incapables
de décider grâce à notre raison si Dieu existe ou n’existe pas. Et,
parce que nous sommes pris dans cette ignorance naturelle, nous
sommes obligés de parier : « Oui, mais il faut parier. Cela n’est
pas volontaire, vous êtes embarqués. » Lorsqu’on pense au pari
tel qu’il a cours dans les jeux de hasard, la situation est très
différente : nous pouvons jouer ou ne pas jouer, parier ou ne pas
parier, et nous pouvons même nous retirer de la partie lorsque
nous pensons qu’il y va de notre intérêt. Ici, rien de tel : nous ne
pouvons pas ne pas parier puisque nous sommes déjà dans le
jeu. Lorsque nous nous posons la question de savoir si nous
devons parier ou pas à propos de l’existence de Dieu, le jeu a
déjà commencé et l’enjeu de ce jeu est notre vie ici-bas et une
possible vie éternelle. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler,
d’un jeu, mais de quelque chose de tout à fait sérieux.
Par conséquent, la seule question qu’il faut trancher est la
suivante : faut-il parier que Dieu existe ou faut-il parier que Dieu
n’existe pas ? Pour Pascal, nous pouvons démontrer
rationnellement qu’il faut parier que Dieu existe car, s’il existe,
nous avons un bien infini à gagner et, s’il n’existe pas, il n’y a
rien à perdre. L’argument est le suivant : dès lors qu’il y a la
possibilité de gagner un bien infini sans qu’existe la contrepartie
de la possibilité d’une infinité de chances de perdre, alors on
doit parier sur la possibilité du bien infini. La contrainte qui
s’exerce sur nous est donc double : nous sommes contraints de
prendre part au jeu puisque nous sommes toujours déjà en train
de jouer, et nous sommes contraints de parier que Dieu existe.
Rien à voir donc entre cette situation et la situation du joueur qui
parie aux courses ou qui participe à une partie de poker.

La démonstration de la vérité
de la religion chrétienne ne
passe pas par le pari
L’argumentation pascalienne déployée dans ce texte s’adresse à
des non-croyants. La fin du passage insiste sur le fait que le
message de l’Écriture ne peut être entendu que par ceux qui
voudront bien l’entendre. C’est la raison pour laquelle Pascal
conduit ceux à qui il s’adresse à travailler à se convaincre de la
vérité de l’Écriture, non pas en ayant recours à l’argumentation,
mais en diminuant l’emprise des passions sur la raison. Ici, la
raison doit donc prendre le pas sur le cœur.
LE CŒUR ET LA RAISON

Le cœur est pour Pascal au principe de tous nos


élans. Il est une puissance d’amour, une capacité
intuitive et c’est la raison pour laquelle il est seul
capable de saisir réellement Dieu, car Dieu se
cache, non pas seulement par nature (c’est la
thématique du dieu caché d’Isaïe), mais
volontairement à l’intelligence des hommes. Notre
raison ne peut donc saisir Dieu au sens où elle ne
saurait nous donner la foi grâce à une
argumentation.

Ainsi, si le croyant peut seul saisir Dieu, il ne le peut


que par le cœur. Nous comprenons, par
conséquent, pourquoi le pari qui, par définition, ne
peut s’adresser qu’à des non-croyants, d’une part,
déploie une argumentation rationnelle, et, d’autre
part, ne prétend nullement donner la foi ou
permettre de saisir Dieu.

Le choix de vivre chrétiennement que l’on doit s’imposer ne


saurait constituer un moyen pour mériter la grâce (puisque la
grâce est toujours gratuite), mais correspond à un moyen de
mettre hors jeu les obstacles qui pourraient interdire la réception
de cette grâce si elle nous était donnée par Dieu. C’est la raison
pour laquelle le non-croyant lui aussi doit répéter et pratiquer
des gestes de foi (se mettre à genoux, prier…).
L’objet du pari pascalien n’est pas de prouver la vérité du
contenu de la foi chrétienne, mais de démontrer la nécessité
d’avoir la foi chrétienne (ce qui ne suffit pas à la donner). Le
christianisme bien compris correspond donc à la fois à une
soumission de la raison – Pascal précise en effet que « les
miracles ne servent pas à convertir, mais à condamner », ceux
qui ne croient pas étant sans excuses (Pensée Lafuma 379) – et à
un usage de la raison ; les deux sont indissociables.
Fiche 42 : Kierkegaard ou le
saut de la foi
« Et Dieu mit Abraham à l’épreuve et lui dit : prends ton fils, ton
unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t’en au pays de Morija, et
là, offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te
dirai » (Genèse, XXII, 1 – 2). Telle est la demande que Dieu fait
à Abraham dans la Bible, mettant ainsi à l’épreuve sa foi.
Comment pouvons-nous comprendre cette épreuve et quel est le
type de rapport que l’homme – ici Abraham – entretient avec
Dieu dans la foi ? Pour répondre à cette double question, nous
pouvons nous aider des analyses de Søren Kierkegaard (1813-
1855) dans son ouvrage Crainte et tremblement (1843).

Rappel des faits


Dieu a promis à Abraham une descendance nombreuse comme
les étoiles. Abraham et Sarah ont un fils unique, Isaac, et alors
que tous deux sont déjà très âgés, Dieu demande à Abraham de
lui sacrifier ce fils unique. Cette demande est triplement
incompréhensible. D’abord, elle est d’une extrême violence :
Dieu demande à Abraham de s’infliger une peine immense.
Ensuite, cet acte, s’il était commis, ferait d’Abraham un
meurtrier. Enfin, elle va à l’encontre de la promesse même de
Dieu : comment, en effet, Abraham pourrait-il avoir une
descendance extrêmement nombreuse s’il tue son unique fils ?

Abraham n’est pas un héros


tragique
Grâce à une réflexion sur l’épreuve d’Abraham, Kierkegaard
montre que cet homme n’est pas un héros tragique. Il y a une
singularité de la figure d’Abraham qui nous invite à ne pas
réduire ce dernier au héros tragique (Agamemnon, par exemple).
La structure des deux cas peut sembler, en apparence, similaire.
En effet, Agamemnon doit sacrifier sa fille Iphigénie comme
Abraham doit sacrifier son fils Isaac. En réalité, l’épreuve
qu’Abraham doit affronter n’a rien à voir avec celle
d’Agamemnon.
Kierkegaard explique qu’Agamemnon doit sacrifier sa fille,
mais qu’il sait pour quelle raison il doit le faire (pour le bien de
l’État), et, par conséquent, il peut le lui expliquer. Ici, le sacrifice
se fait au nom de valeurs éthiques. Il se situe dans l’ordre de
l’action morale ou de l’action politique. Au contraire, Abraham
ignore pourquoi il doit sacrifier son fils, d’autant que cette
requête divine va à l’encontre même de la promesse de Dieu. Par
conséquent, Abraham est dans l’impossibilité de parler : il ne
peut pas expliquer à son fils ce qu’il va faire et son fils ne peut
pas le comprendre. Nous avons affaire à une situation qui relève
de l’absurde.

La foi d’Abraham
Abraham ne peut invoquer aucune justification pour rendre
raison de son acte. Pour cette raison, nous pouvons dire qu’il
procède à une affirmation muette de Dieu. Abraham éprouve
Dieu au plus intime de sa subjectivité. Il est donc le sujet de la
foi et nous pouvons même faire un pas supplémentaire en
affirmant que, si Abraham comprenait la demande de Dieu, il ne
serait plus dans l’ordre de la foi. C’est dans cette épreuve de
l’angoisse, dans cette expérience de l’injustifiable, que se trouve,
pour Kierkegaard, le vrai rapport à Dieu. Nous avons affaire à
une épreuve singulière qui se fait dans un engagement et ce
dernier ne correspond pas à une postulation (comme c’était le
cas, d’après lui, du pari de Pascal).
Kierkegaard souligne à plusieurs reprises qu’Abraham se tait.
Les mots sont inadéquats pour dire ce dont il s’agit, car ils sont
chargés d’immanence : ils sont humains et donc impropres pour
parler du rapport à Dieu. Ceci nous confronte à la question de la
détermination du statut du discours. Une voie s’offre à nous :
c’est celle qui consiste à récuser tout discours positif sur Dieu,
discours qui voudrait figer la nature de Dieu en une ou des
déterminations. C’est la voie suivie par la théologie négative,
laquelle consiste en une purification indéfinie du discours. Pour
celui qui arpente cette voie, l’épreuve de Dieu reste totalement
étrange et donc indicible.

Le saut de la foi et
l’affirmation de soi
Telle n’est pas la voie que choisit Kierkegaard. La raison en est
la suivante : pour lui, il s’agit moins de statuer sur la nature de
Dieu que de penser notre rapport à lui. Sa méditation sur la
figure d’Abraham lui permet de dire que le rapport à Dieu ne
relève pas de la médiation (nous n’accédons pas à Dieu en
passant par des intermédiaires, en progressant par degré), mais
en faisant un saut dans la foi, un peu comme on sauterait dans le
vide.
Ce saut engage l’individu comme sujet particulier : il n’a donc
rien à voir avec une attitude commune ou collective (comme la
religion) pour Kierkegaard. Tout se passe donc comme si, en
faisant l’expérience de la solitude radicale dans la foi, l’homme,
dans ce rapport particulier à Dieu, accédait d’abord à lui-même
comme singularité. Cette épreuve subjective de Dieu (c’est-à-
dire l’épreuve que le sujet fait de Dieu) est donc pour l’essentiel
une affirmation subjective de soi.
Fiche 43 : Les formes
élémentaires de la vie
religieuse ou la sociologie de la
religion
Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Émile
Durkheim (1858-1917) élabore une théorie de la religion, qu’il
entend déployer à partir d’une étude des formes de religiosité
qui sont les plus simples et les plus primitives. Pour lui, c’est,
par conséquent, le totémisme qui est porteur de la substance de
la religion et c’est donc lui qui permet de comprendre toutes les
formes que revêt la religion dans le temps et dans l’espace. La
thèse de Durkheim consiste à affirmer que les religions ont une
nature essentiellement sociale.
Quelles sont les étapes logiques de son raisonnement ?

Le totémisme : la religion la
plus simple
Durkheim pense le totémisme non pas comme une religion
simple, mais comme la religion qui est la plus simple.
Autrement dit, il a une conception évolutionniste de l’histoire
religieuse, toutes les religions étant issues d’un point unique – le
totémisme – dont elles sont des déploiements plus ou moins
complexes dans le temps. Il développe son analyse du totémisme
à partir des notions de clan et de totem.
LE CLAN ET LE TOTEM

Le clan correspond à un groupe d’individus qui ont


entre eux une parenté, laquelle n’est pas produite
ou définie à partir de liens de sang. Ce groupe dit
son identité en se reliant explicitement le plus
souvent à une plante ou à un animal. Dans la
plupart des cas, des objets (qui peuvent être des
pierres, des morceaux de bois…) portent sur eux le
symbole du totem et, de ce fait, bénéficient du
caractère sacré attaché à ce totem. C’est la raison
pour laquelle ces objets totémiques induisent des
comportements d’ordre religieux, comportements
qui correspondent à des interdits ou à des
obligations  : il peut s’agir, par exemple, de ne pas
manger ou même toucher ces objets ou de leur
témoigner ostensiblement du respect. Les
individus eux-mêmes peuvent parfois participer du
caractère sacré du totem.

Choses sacrées et choses


profanes
Il s’ensuit que l’ensemble du réel est divisé en deux catégories,
ou ordres : le profane et le sacré. Les choses profanes sont celles
à l’égard desquelles nous nous comportons de manière
habituelle, en visant l’utilité ou l’efficacité (le modèle de cette
conduite est le modèle économique), alors que les choses sacrées
(animaux, plantes, représentation de ces derniers, hommes ou
femmes qui sont liés d’une façon ou d’une autre à ces totems)
commandent un comportement d’un autre type et qui a pour
principe le respect de leur caractère sacré.
Pour Durkheim, est premier d’un point de vue à la fois
chronologique et logique (c’est-à-dire du point de vue des faits
d’une part et du point de vue du raisonnement ou de la
compréhension d’autre part) le totémisme clanique. Il s’agit ici
de mettre en évidence le caractère premier du culte que les
individus rendent à un certain type d’organisation sociale,
autrement dit à la société elle-même.

Une force anonyme et diffuse


Dans le texte cité plus haut, il écrit : « Le totémisme est la
religion, non de tels animaux, ou de tels hommes ou de telles
images, mais d’une sorte de force anonyme et impersonnelle, qui
se retrouve dans chacun de ces êtres, sans pourtant se confondre
avec aucun d’eux. Elle est tellement indépendante des sujets
particuliers en qui elle s’incarne qu’elle les précède comme elle
leur survit. […]. À prendre le mot dans un sens très large, on
pourrait dire qu’elle est le Dieu qu’adore chaque culte
totémique. Seulement, c’est un Dieu impersonnel, sans nom,
sans histoire, immanent au monde, diffus dans une multitude
innombrable de choses. »
Ce passage nous permet de comprendre plusieurs choses :

» Il y a une communauté d’essence entre les


croyances ou pratiques reliées à un totem d’une
part et les croyances ou pratiques religieuses
d’autre part.

» C’est à cette force supérieure et diffuse que les


individus rendent un culte, et non au totem ou aux
objets totémiques.

» Si la société devient elle-même l’objet d’un culte,


c’est parce qu’elle a un caractère sacré. En effet, la
société correspond à la définition durkheimienne
(élargie) du Dieu, laquelle comprend ce dernier
comme un être ou une réalité que les hommes
définissent comme supérieur à eux-mêmes et à
l’égard duquel ou de laquelle ils se sentent
dépendants.

» Les individus, dès lors qu’ils sont rassemblés en


société, ont le pouvoir de créer du sacré, et donc
une religion. C’est en ce sens que la religion est un
phénomène social, phénomène que l’on retrouve
dans les religions dites primitives, mais aussi dans
les monothéismes ou encore dans le culte
révolutionnaire pour l’Être suprême.
Chapitre 12
L’histoire
DANS CE CHAPITRE :

» Le rôle de la mémoire

» Une discipline qui prend en charge la subjectivité

» Ce qu’oublier veut dire

» La raison à l’œuvre

e terme « histoire » est polysémique dans la langue française.


L En un premier sens, il peut désigner un récit imaginaire ou un
conte (comme c’est le cas dans l’énoncé « Raconte-moi une
histoire ! »), ou un récit construit de toutes pièces et un
mensonge (comme dans l’expression « raconter des histoires à
quelqu’un »). En un second sens, il permet de désigner
l’ensemble des faits qui constituent le passé d’un individu, d’un
groupe ou d’une nation. Enfin, en un troisième sens, l’histoire
entendue comme historiographie est une discipline scientifique
qui cherche à établir ce que fut le passé, c’est-à-dire à tenir un
discours vrai sur ce passé.
Parler de l’histoire en philosophe consiste tout à la fois à
réfléchir sur la nature de ce passé et sur le type de discours que
peut développer l’histoire comme science. Pour ce faire, il est
nécessaire de penser clairement le lien et la distinction entre
l’histoire et la mémoire, par exemple à partir des analyses du
sociologue Maurice Halbwachs. Faut-il, par conséquent, opposer
l’objectivité de l’histoire à toute subjectivité ou l’histoire doit-
elle faire, comme le croit Paul Ricœur, sa place à une forme de
subjectivité ? Quelle fonction pouvons-nous accorder à l’activité
de l’oubli dans notre rapport au passé et à l’histoire ? Enfin,
devons-nous concevoir l’histoire comme une suite d’événements
juxtaposés de façon anarchique ou faut-il chercher à déceler,
comme le propose Hegel, sous ce chaos apparent, une rationalité
à l’œuvre ?
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Qu’est-ce qu’un événement ?

· L’historien peut-il être impartial ?

· L’histoire a-t-elle un sens ?

· Pourquoi sommes-nous intéressés par le


passé ?

» Bibliographie

· Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire


(1837), « Folio Essais », 2017.

· Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire


(1971), Seuil, « Points », 2015.

· Paul Ricœur, Temps et récit (1983), Seuil,


« Points », 1991.

· Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire (1993),


Flammarion, « Champs Histoire », 2013.

» Filmographie

· Stanley Kramer, Jugement à Nuremberg,


1961.
· Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat
Ryan, 1998.

· Oliver Hirschbiegel, La Chute, 2005.

· Florian Henckel von Donnersmarck, La Vie


des autres, 2006.

· Tom Hoover, Le Discours d’un roi, 2010.


Fiche 44 : Histoire et mémoire
Pour comprendre le rapport et la distance entre ce que sont
l’histoire et la mémoire, nous nous proposons de partir d’une
présentation des travaux de celui qui fut à la fois un statisticien,
un démographe, un sociologue et un psychologue : Maurice
Halbwachs (1877-1945). Élève de Bergson et disciple de
Durkheim, Halbwachs s’attache à disjoindre radicalement
l’histoire et la mémoire afin de constituer l’histoire comme une
science objective.
Quelle est l’originalité de la thèse de Halbwachs ?

Une distinction radicale entre


histoire et mémoire
Dans son ouvrage intitulé Les Cadres sociaux de la mémoire
(1925), Halbwachs montre comment la mémoire collective est
celle de communautés sociales concrètes, et non le résultat d’un
travail scientifique (c’est-à-dire celui de l’historien). Passons en
revue avec lui les caractères propres de ces deux rapports
distincts au passé.
La mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective, a un
caractère fluctuant : elle n’est pas toujours identique à elle-
même, elle s’estompe, elle peut mettre l’accent à tel moment sur
tel aspect du passé. La mémoire a aussi un caractère
spécifiquement concret : elle se rapporte à des objets
particuliers, à des situations précises, à des expériences
singulières, et elle est donc la trace soit d’un vécu passé soit du
vécu du passé. Nous devons encore ajouter que la mémoire a un
caractère multiple, et ce pour deux raisons : d’une part, la
mémoire collective est constituée par des mémoires particulières
disparates et parfois difficilement compatibles entre elles,
d’autre part, la mémoire individuelle, parce qu’elle est
fluctuante, n’a pas toujours le même contenu (mes souvenirs
changent avec le temps). La mémoire est aussi constituée autour
d’images du passé, toujours fluctuantes et souvent fautives.
Halbwachs prête à l’histoire des caractères diamétralement
opposés. Parce qu’elle est issue d’un travail rationnel,
scientifique et critique, l’historien peut lui donner un contenu
fixe. Elle n’est donc pas fluctuante : elle ne saurait varier en
fonction des états d’âme de celui qui la présente ou l’enseigne.
Elle a un caractère conceptuel : le discours historique présente
des idées, et non des vécus. Par voie de conséquence, le discours
historique se constitue autour de problématiques : en fonction de
la façon dont on pose telle ou telle question, on mettra en
évidence tel ou tel point dans le passé.

Vécu concret et temps


abstrait
Ainsi, il y a une différence de nature (et non pas simplement de
degré ou de précision) entre histoire et mémoire : il ne peut y
avoir histoire que dès lors que l’on sort de la sphère du vécu.
Telle est la condition de possibilité de l’histoire comme science.
Il s’ensuit que, comme le note Halbwachs, « les événements
historiques ne jouent pas un autre rôle que les divisions du temps
marquées sur une horloge, ou déterminées par le calendrier » (La
Mémoire collective, Albin Michel, 1997, 2e édition, Presses
universitaires de France, 2017).
Cette situation nous permet de mieux comprendre pourquoi la
mémoire est concrète et l’histoire abstraite. Si la mémoire se
rapporte à des vécus dans le temps, temps dans lequel les
différents moments n’ont pour le sujet ni la même épaisseur ni la
même durée, l’histoire, pour sa part, étudie les écarts de temps,
tous identiques (le temps de l’historien n’est pas un temps vécu :
il est simplement mesuré et décrit par un sujet – l’historien – qui
est à l’extérieur de lui).

Le sujet historien face au


sujet qui se souvient
Notre auteur s’inscrit donc en faux contre l’idée selon laquelle
l’histoire consisterait à rapporter une sorte de mémoire
collective. Loin de souscrire à cette idée, il affirme au contraire
que l’histoire, comme discipline scientifique, ne peut se
constituer que sur la décomposition de ce qu’il appelle la
« mémoire sociale ». L’histoire, comme discours unifié et
univoque, s’oppose au caractère multiple, fragmenté de la
mémoire collective.
Cette séparation radicale entre la mémoire et l’histoire permet à
Halbwachs de penser l’histoire comme une discipline dépositaire
d’une objectivité absolue, objectivité qui est l’autre face de
l’absence d’implication de l’historien dans l’histoire dont il
parle. Pour faire de l’histoire, il faut « rassembler en un tableau
unique la totalité des événements passés », et cela n’est possible
« qu’à la condition de les détacher de la mémoire des groupes
qui ont gardé le souvenir ». Ainsi, le travail de l’historien se
reconnaît à sa capacité à couper (c’est-à-dire à opérer une
séparation) : couper le discours historique du discours mémoriel
empreint d’affects, couper le discours unique de l’historien de la
pluralité des souvenirs, couper la description universelle
objective des faits de l’expérience factuelle toujours singulière et
subjective faite par les individus, etc.
Fiche 45 : Subjectivité et
objectivité en histoire
Pour que l’histoire soit une science (et elle en est une), elle doit
déployer un discours vrai, c’est-à-dire un discours qui présente
les faits, les événements, les personnages et les réalités passés
tels qu’ils ont été et non pas tels qu’ils ont été selon nous ou tels
que nous voudrions qu’ils aient été. Autrement dit, l’histoire doit
atteindre une forme d’objectivité. De quelle objectivité est-il
question ici ? Cette objectivité doit-elle mettre hors jeu toute
subjectivité de l’historien ? Pour répondre à ces questions,
aidons-nous de ce que propose Paul Ricœur (1913-2005) dans
Histoire et vérité (1955).

Les sciences physiques ne


peuvent servir de modèle à
l’histoire
Dans cet ouvrage, Paul Ricœur propose une définition de
l’objectivité : « Est objectif ce que la pensée méthodique a
élaboré, mis en ordre, compris, et ce qu’elle peut ainsi faire
comprendre. » Cette définition de l’objectivité a l’avantage de
pouvoir subsumer à la fois les sciences dites expérimentales
(comme la biologie et la physique, cette dernière étant souvent
considérée comme servant de paradigme à la constitution des
autres sciences), les sciences exactes (comme les
mathématiques), et les sciences dites humaines (comme
l’histoire ou encore la géographie humaine).
L’objectivité est donc, comme le souligne Ricœur, fonction de la
méthode propre à la discipline dont il est question, et, par
conséquent, fonction de son objet. Ainsi, attendre des sciences
humaines, et notamment de l’histoire, une objectivité semblable
à celle de la physique est un non-sens. Plus encore, cela
condamnerait l’histoire à n’être pas une science puisque l’objet
de l’histoire est réfractaire à la mathématisation, incompatible
avec l’application de la méthode expérimentale – on ne peut pas
reproduire un événement historique et cette reproduction
n’aurait ni le sens ni le statut de l’événement original (par
définition unique) – et qu’il se soustrait même à la simple
observation (le passé étant par définition ce qui n’est plus et ce
dont il ne subsiste que des traces à interpréter).

La subjectivité de l’historien
Ainsi, l’objectivité propre à l’histoire et à son objet doit faire sa
place à une forme de subjectivité de l’historien. Il ne faut pas se
méprendre ici et croire que Ricœur propose de laisser un espace
quelconque à ce qui ne relèverait d’aucune méthode (les
préférences de l’historien, ses affects, ses croyances, ses
réticences…). La subjectivité de l’historien ne saurait être
quelconque, sans règles, livrée à elle-même. Pour notre auteur, la
subjectivité de l’historien est « une subjectivité impliquée »,
c’est-à-dire « impliquée par l’objectivité attendue ».
Cette formule est riche d’enseignements : la thèse de Ricœur ne
consiste pas à dire que l’on peut admettre ou tolérer une forme
de subjectivité en quelque sorte encadrée ou régulée de la part de
l’historien – par exemple au sens où ce dernier pourrait laisser
transparaître certaines de ses opinions pour autant qu’elles
n’entreraient pas en contradiction avec les documents
historiques ou les témoignages du passé –, mais que
l’objectivité, d’une part, commande une forme de subjectivité
(c’est le premier sens du verbe impliquer), et, d’autre part, ne
saurait être atteinte sans elle, c’est-à-dire qu’elle la présuppose
(c’est le second sens du verbe impliquer).
Quelle peut donc être la nature de la subjectivité de l’historien ?
Dans son texte intitulé La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (Seuil,
2000), Paul Ricœur précise – reprenant pour les prolonger les
analyses d’Henri-Irénée Marrou (1904-1977) dans De la
connaissance historique (1956) – la consistance de cette
subjectivité : « La compréhension d’autrui devient ainsi l’étoile
directrice de l’historien, au prix d’une épokhê [suspension] du
moi dans un véritable oubli de soi. En ce sens, l’implication
subjective constitue à la fois la condition et la limite de la
connaissance historique. […] Pas de vérité sans amitié. »
Cette bonne subjectivité consiste, comme l’explique Ricœur
dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, à opérer un transfert de sa
propre subjectivité d’historien dans celle des hommes du passé
et à faire de cette autre subjectivité une perspective permettant
de comprendre ce monde passé. La sympathie pour les
personnages étudiés (c’est-à-dire le fait d’éprouver les choses
comme ils les éprouvent ou de les voir à travers leur regard) est
donc une méthode nécessaire à l’historien.

La réception des œuvres des


historiens
Enfin, pour Ricœur, cette compréhension de la subjectivité
nécessaire à la production de l’objectivité de l’histoire ne saurait
être complète sans la mention d’une autre subjectivité : « la
subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la
méditation des œuvres d’historiens », lecture et méditation qui
permettent aux lecteurs d’accéder à une compréhension de
l’histoire.
Fiche 46 : L’oubli
S’il est impossible de penser l’histoire d’un individu, d’un
groupe, d’une nation ou même d’une civilisation sans parler de
sa ou de ses mémoires, une réflexion sur l’histoire ne peut pas
davantage faire l’économie d’une analyse de la notion d’oubli et
de sa fonction.
Si l’on ne peut pas ne pas oublier, faut-il absolument le déplorer
et tenter de lutter contre l’oubli ou ne pouvons-nous pas
supposer, non pas qu’il y aurait un avantage à choisir d’oublier
(ce qui n’aurait aucun sens), mais que la capacité (involontaire)
de pouvoir oublier serait un avantage ? Voyons quelle est la
réponse nietzschéenne à cette question.

L’animal et l’homme
Friedrich Nietzsche (1844-1900) pense l’histoire et notre
rapport à l’histoire à partir d’une compréhension du rapport
entre la mémoire et l’oubli. Pour ce faire, il part du cas de
l’animal. Ce dernier vit dans le présent : son existence tout
entière est dans l’immédiateté. Sa conscience n’est ni retenue
par le passé (il ne connaît ni regrets ni nostalgie…) ni tendue
vers l’avenir (Nietzsche ne lui prête ni la capacité d’espérer ni
celle de s’inquiéter). Il vit chaque instant comme s’il était unique
et comme s’il n’y avait que lui.
À l’animal qui vit sans souvenirs, Nietzsche oppose l’homme
qui ne peut pas être sans passé. Non seulement l’homme se
souvient, mais encore il est incapable de parvenir à oublier s’il le
souhaite. Comme l’explique Nietzsche dans Aurore
(aphorisme 167), l’homme ne peut pas acquérir la capacité
d’oublier, car s’efforcer d’oublier produit l’effet inverse :
l’individu qui veut oublier quelque chose pense précisément à
cette chose qu’il veut oublier et la garde, par conséquent,
présente à son esprit.

L’absence d’oubli est nuisible


au vivant
Le fait que nous oubliions certaines choses, c’est-à-dire le fait
que notre mémoire ne soit pas absolue, est ce qui nous permet de
nous concentrer, au moins en partie, sur le présent. Nous
imaginons sans peine quelle serait la souffrance d’un homme
dépourvu de la capacité d’oublier spontanément une partie de
son passé : pour un tel homme, toutes les souffrances passées
seraient vécues comme présentes. Non seulement sa conscience
ne serait que conscience souffrante, mais il faut encore ajouter
qu’il serait incapable de distinguer le présent du passé et, par
conséquent, d’avoir une identité et une vie au sens plein du
terme.
Sans aller jusqu’à envisager ce cas extrême, Nietzsche écrit dans
les Considérations intempestives (1876) : « Il y a un degré
d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être
vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un
peuple, ou d’une civilisation. » Ainsi, pour Nietzsche, trop de
mémoire nuit au vivant (individu, peuple, civilisation).
La difficulté est la suivante : l’homme ne peut pas vivre, penser,
agir, être pleinement lui-même sans oublier. Or, il n’a plus la
capacité spontanée d’oublier que possède l’animal et il n’est pas
non plus capable d’apprendre à oublier. Comment peut-il se
sortir de cette aporie ?

Être capable de digérer le


passé
La grande santé de l’esprit – la nature forte – d’un homme ou
d’une civilisation réside dans sa capacité à digérer et incorporer
(c’est-à-dire à transformer en lui-même comme notre corps le
fait avec la nourriture qu’il absorbe) tout ce qu’il ne peut pas
spontanément oublier.
Cette réponse de Nietzsche nous permet de comprendre
plusieurs choses :

» L’esprit en bonne santé, caractérisé par la vie


ascendante (c’est-à-dire qui ne vit pas dans un
esprit de vengeance ou de reproche), est donc
celui qui est tout à la fois capable d’oublier et
capable de digérer ce qu’il ne peut pas oublier,
c’est-à-dire qu’il est capable de faire face aux
souffrances ou aux difficultés de l’histoire passée.

» La capacité d’oublier ne serait donc pas ce qui


ferait advenir la rédaction d’une histoire fausse,
voire révisionniste, mais le signe extérieur ou le
symptôme de la capacité d’un individu, d’une
nation ou d’une civilisation à poser sur son histoire
un regard objectif.

» Le dénigrement moral dont est victime, dans


l’histoire des idées, cette capacité d’oubli nous
renseigne, en réalité, pour Nietzsche, sur les
individus, les groupes ou les civilisations qui
tiennent ce discours. Ce dernier est le symptôme
de la mauvaise santé de leur esprit.
» La manière de « faire de l’histoire » est elle-même
révélatrice de l’état de santé de l’esprit qui rédige
le discours historique, comme l’explique Nietzsche
dans les Considérations inactuelles (II, 2) : « Quand
l’homme qui veut créer quelque chose de grand a
besoin de prendre conseil du passé, il s’empare de
celui-ci au moyen de l’histoire monumentale ;
quand, au contraire, il veut s’attarder à ce qui est
convenu, à ce que la routine a admiré de tout
temps, il s’occupe du passé en historien
antiquaire. Celui-là seul qu’oppresse une présente
préoccupation et qui, à tout prix, veut se
débarrasser de son fardeau, celui-là seul ressent
le besoin d’une histoire critique, c’est-à-dire d’une
histoire qui juge et qui condamne. »
Fiche 47 : La raison dans
l’histoire
Parcourir du regard ou en esprit l’histoire de l’humanité revient
à se représenter un spectacle dans lequel des civilisations
apparaissent, puis se déploient et meurent, dans lequel les
hommes ne vivent que rarement en paix, mais font souvent la
guerre, utilisent leur raison pour inventer des armes (de
destruction massive) ou organiser la perpétration de génocides.
Si l’histoire des sciences est sans nul doute celle du progrès des
connaissances et d’une certaine maîtrise de la nature, l’histoire
des hommes semble être dépourvue de linéarité et se rapproche
plutôt du chaos que du déploiement de la raison. Pourtant,
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) présente
l’histoire comme l’œuvre de la raison.
Quel est le sens de l’affirmation de Hegel ?

Échelle microscopique et
échelle macroscopique
C’est notre expérience immédiate (à l’échelle microscopique)
qui, parce qu’elle ne saisit que des détails ou des faits
particuliers non reliés entre eux et ne procédant, de son point de
vue, d’aucune logique, voit dans l’histoire un chaos. Pour Hegel,
considérer un événement comme étant une étape d’une période
plus large (c’est-à-dire avoir un point de vue sur l’histoire au
long cours, histoire séculaire ou millénaire) permet à la fois de
comprendre – et non de justifier – cet événement et de l’insérer
dans une tendance ou un mouvement global de l’histoire dont
l’historien pourra mettre au jour la logique.
Ainsi, pour un soldat pris au cœur de la mêlée pendant la
Seconde Guerre mondiale, la bataille n’est que violence et
chaos. Pour le général qui commande l’armée, les actions qui
semblent chaotiques au soldat correspondent aux moments d’un
plan de bataille. Pour l’historien qui tente de mettre au jour les
causes expliquant les événements, la Seconde Guerre mondiale
tout entière découle des conditions de l’armistice de la Première
Guerre mondiale, laquelle découle de la fin de la guerre
de 1870…

De l’impossibilité du pur chaos


en histoire
Comprenons la teneur et la portée de l’argument hégélien : il
s’agit de s’inscrire en faux contre l’idée selon laquelle l’histoire
pourrait être un pur chaos, une suite d’événements particuliers et
non reliés entre eux, un désordre absolu. À la lumière de ce
point, nous pouvons faire deux remarques :
» Tout comme on peut dégager une logique dans la
réalité physique ou biologique, de même il semble
rationnel d’essayer de rechercher une logique
dans ou de la réalité historique. Ainsi, les
phénomènes météorologiques qui peuvent nous
sembler synonymes de chaos – comme la
tempête – obéissent à des lois physiques que la
science s’emploie à mettre au jour. De même que,
sans lois, il ne saurait y avoir ni phénomènes
physiques – l’eau amenée à une température
de 100 oC ne finirait pas par bouillir – ni êtres
vivants – des animaux d’une même espèce ne
sauraient en engendrer d’autres, semblables à
eux –, de même peut-on penser que les faits
historiques ne peuvent correspondre à un pur
désordre.

» Hegel ne nie pas la présence de l’irrationalité ou


des affects au cœur même de l’histoire, mais il est
pour lui possible de dégager une logique de la
violence.

La ruse de la raison et la
liberté
Les histoires particulières des individus, des groupes, des
sociétés, des empires constituent une seule histoire, l’histoire du
monde, que Hegel nomme histoire universelle. Cette dernière est
l’histoire de l’esprit à l’œuvre dans le monde et elle a un sens
général : elle va, comme le souligne Hegel dans ses Leçons sur
l’histoire de la philosophie (1837), vers le déploiement de la
conscience de la liberté de l’homme au sens où l’homme se sait,
peu à peu, comme devant être libre. Ainsi, si tous ne sont pas
libres dans les faits (l’actualisation de la liberté étant une tâche
toujours à accomplir ou à reconduire), tous en revanche aspirent
de nos jours à l’être.
L’esprit (c’est-à-dire pour Hegel la raison) utilise les caractères
particuliers présents dans le monde à tel moment – l’esprit de
telle civilisation ou encore les affects ou le tempérament de tel
individu – pour se déployer. Dans La Raison dans l’histoire,
Hegel écrit : « On peut appeler ruse de la Raison le fait qu’elle
laisse agir à sa place les passions, en sorte que c’est seulement le
moyen par lequel elle parvient à l’existence qui éprouve des
pertes et subit des dommages. »
Autrement dit, l’esprit à l’œuvre dans le monde et dans l’histoire
utilise ce qu’il y a de plus irrationnel (les affects) pour se
déployer, c’est-à-dire pour déployer la rationalité et la liberté.
Une question se pose alors : dans une telle conception, les
hommes sont-ils encore acteurs (libres) de l’histoire ? Si cette
question divise les commentateurs depuis longtemps, il reste que
nous pouvons légitimement nier que la philosophie de Hegel a
un caractère déterministe. Sur ce point, nous pouvons suivre
Bernard Mabille (Hegel. L’épreuve de la contingence, 1999) qui
met en évidence la place accordée à la contingence dans la
philosophie hégélienne de l’histoire : Hegel réserve dans ses
textes la notion de déterminisme aux phénomènes de la nature,
et il n’affirme pas que l’histoire soit prédictible, ce qui serait le
cas si les hommes n’étaient que les marionnettes de l’esprit.
PARTIE 3
EURÊKA ! LA RAISON ET LE RÉEL
DANS CETTE PARTIE…

L’Antiquité fait de la raison une faculté qui est


propre à l’homme et le distingue de l’animal. Pour
la désigner, les Grecs emploient le terme logos, qui
signifie raison et discours. Être doué de logos, c’est
donc, pour un Grec, utiliser la faculté dont nous
disposons pour penser le monde – le réel – en vue
d’agir sur celui-ci et d’établir des relations logiques
entre des énoncés pour construire une
argumentation permettant de distinguer le vrai du
faux, l’action appropriée de celle qui ne l’est pas.

La raison est donc cette faculté qui est au principe


de notre connaissance du réel et de notre action.
Elle est une raison rationnelle, calculatrice,
démonstrative, argumentative et une raison
raisonnable, qui pèse le pour et le contre, délibère,
choisit les moyens en vue de réaliser l’action la
meilleure, la plus appropriée ou la moins risquée,
par exemple. Parce que cette partie de l’ouvrage
est consacrée à une réflexion philosophique sur les
sciences, nous centrerons notre analyse sur
l’aspect rationnel de la raison (l’autre aspect sera
traité dans la quatrième partie).

Le réel que nous avons à connaître s’offre-t-il à


l’observation et à l’analyse comme quelque chose
de toujours déjà constitué ou doit-il faire l’objet
d’une délimitation, d’une définition ou d’une
construction ? Pour apporter des éléments de
réponse à cette difficulté, nous partirons d’une
réflexion sur le rapport entre théorie et
expérience, principalement dans les sciences
physiques. Ceci nous conduira à une étude des
notions de démonstration et, par conséquent, de
vérité. Nous consacrerons également un chapitre
au vivant afin de déterminer si la connaissance de
cet objet est source de problèmes spécifiques, puis
un autre à la notion d’interprétation dans la
mesure où connaître revient nécessairement à
donner un sens à ce que l’on connaît. Nous
terminerons ce tour d’horizon par une analyse des
rapports entre la matière et l’esprit.
Chapitre 13
Théorie et expérience
DANS CE CHAPITRE :

» Reconnaître une théorie scientifique

» Réalité des objets et des lois scientifiques

» Tester une hypothèse en physique

» La notion d’expérience cruciale

n tant qu’elle se distingue de la pratique, une théorie est une


E conception rationnelle d’une réalité (action, état du
monde…). Elle est un système qui n’a pas à prendre en
charge les possibles applications du savoir ou de l’hypothèse
qu’elle contient. En tant qu’elle se distingue de l’expérience, la
théorie est aussi une conception rationnelle, mais elle a pour
fonction de permettre de déduire, à partir de principes ou de lois,
les phénomènes particuliers qui en découlent. Il s’ensuit qu’elle
a aussi une fonction prédictive.
Devons-nous en déduire qu’il faut distinguer théorie et
expérience en les opposant de façon radicale ? L’étymologie du
terme théorie nous invite à ne pas tomber dans cet excès. En
effet, le mot « théorie » vient du grec theôria qui désigne la
procession, le spectacle ou encore l’action d’observer ce
spectacle et la spéculation. Ainsi, si la théorie peut désigner
l’action d’observer un spectacle, notamment celui de la nature et
de ses phénomènes, nous pouvons affirmer que cette observation
n’est pas neutre ou naïve. Le scientifique, qui observe une
expérience, un phénomène, la nature, le fait à partir du prisme
d’une théorie.
Il nous faut donc déterminer dans quelle mesure la théorie
informe et produit l’expérience que fait le scientifique, et
comment l’expérience produit et modifie en retour la théorie.
Pour apporter des éléments de réponse à cette double question,
nous commencerons par distinguer les théories scientifiques des
théories issues des fausses sciences en suivant les analyses de
Karl Popper. Ceci nous conduira à réfléchir sur la nature de la
réalité des objets et des lois scientifiques produits à partir de la
théorie et de l’expérience. Enfin, en lisant La Théorie physique
de Pierre Duhem, nous tenterons de comprendre pourquoi il
n’est pas possible de tester une hypothèse de façon isolée et nous
réfléchirons sur la notion d’expérience cruciale.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Peut-on dire que les théories de la


physique sont vraies ?

· Y a-t-il des expériences cruciales ?

· La théorie a-t-elle besoin de l’expérience ?

· Suffit-il de s’en tenir aux faits pour être


dans le vrai ?

» Bibliographie

· Pierre Duhem, La Théorie physique, son


objet, sa structure, Vrin, 1997.

· Maurice-Édouard Berthon, Les Grands


Concepts scientifiques et leur évolution,
Publication universitaire, Éditions Tec et
Doc, 2000.

· Karl Popper, La Logique de la découverte


scientifique, Payot, 2007.

· Jean Ullmo, La Pensée scientifique moderne,


Flammarion, « Champs », 1969.

» Filmographie
· Sacha Guitry, Pasteur, 1935.

· Stanley Kubrick, Orange mécanique, 1971.

· Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, 1980.

· Christopher Nolan, Interstellar, 2014.


Fiche 48 : Scientificité et
falsifiabilité
Les divers discours porteurs de connaissance du réel ont tous en
commun deux caractères : ce sont des descriptions réussies du
réel, et ces descriptions s’appuient sur une forme de langage
adéquate à l’objet ou aux objets propres à la forme de
connaissance en question. Ceci est vrai de la littérature, des arts,
de la psychanalyse ou encore de la physique.
Une double difficulté s’offre par conséquent à nous : qu’est-ce
qui permet de distinguer les descriptions scientifiques d’autres
descriptions dignes d’intérêt mais non scientifiques (par
exemple, celles faites par les œuvres littéraires), et des discours
des fausses sciences (comme l’astrologie ou encore la magie) ?

Science et non-science
Dans son ouvrage intitulé La Logique de la découverte
scientifique (1934), Karl Popper (1902-1994) s’attaque à cette
question en s’intéressant aux sciences expérimentales et tout
particulièrement à la physique. Son but est de trouver un critère
garantissant l’objectivité des sciences empiriques. Il récuse la
thèse – classique en épistémologie – selon laquelle la
vérification expérimentale d’une hypothèse scientifique suffit à
justifier cette hypothèse.
Popper insiste sur la nécessité de tirer au clair la notion de
vérification. De plus, il refuse l’identité habituellement posée
entre proposition non scientifique, d’une part, et proposition
dépourvue de sens, d’autre part. En effet, il existe des énoncés
pourvus de sens (comme les énoncés de la métaphysique), mais
qui ne sont pas des énoncés de la science.
Les sciences empiriques
Quelle est donc cette condition que peuvent seules remplir les
sciences (et non pas les fausses sciences comme la psychanalyse
ou encore le marxisme d’après Popper) et qui permet en même
temps de distinguer les sciences expérimentales (comme la
physique ou la biologie) des sciences pures (comme les
mathématiques ou la logique) ?
Les sciences expérimentales comme la physique (Popper parle
de « sciences empiriques ») ne peuvent se contenter d’énoncés
cohérents qui décrivent un ou des mondes possibles sur le plan
de la logique. En effet, la physique doit décrire notre monde, le
monde réel, « le monde de notre expérience ». Elle doit donc
satisfaire les trois exigences suivantes :
» Elle doit décrire un monde possible, c’est-à-dire
non pourvu de contradictions logiques.

» Elle doit décrire un monde de l’expérience


possible (c’est ce qui la distingue des fausses
sciences).

» Elle doit être la seule description du monde de


notre expérience.

D’après Popper, c’est le second point qui permet de déduire ce


qu’est le critère de la scientificité. Pour qu’une théorie soit dite
scientifique, il faut qu’elle puisse être, au moins en principe,
soumise au test de l’expérience. Ainsi, le critère que trouve
Popper ne relève pas du caractère vérifiable d’un système, mais
de sa falsifiabilité qu’il nomme aussi réfutabilité.

La réfutabilité d’une théorie


Précisons ce point. Selon Popper, une théorie n’est scientifique
que si elle est réfutable, et elle ne peut être réfutable que si elle
peut recevoir des réfutateurs potentiels. Autrement dit, il doit
être possible que des faits, qui pourraient se produire – et ce,
qu’ils se produisent réellement ou non –, viennent la contredire.
Pour Popper, les énoncés universels purs occupent une place
centrale en science. Sont des énoncés universels purs tous les
énoncés qui remplissent les deux conditions suivantes :
» Leur territoire d’application n’est pas limité par
l’espace et le temps (par exemple, l’énoncé « tous
les corbeaux sont noirs », pour reprendre
l’exemple célèbre de Hempel, sera vrai ou faux,
indépendamment du lieu et du moment où il est
prononcé).

» Leur négation équivaut, sur un plan logique, à un


énoncé existentiel pur (et inversement). Ainsi
l’affirmation « il est faux que tous les corbeaux
sont noirs » équivaut à un énoncé de non-
existence pure : « il existe au moins un corbeau
non noir ».

Or, Popper met en évidence le fait qu’il y a une dissymétrie


radicale entre la vérificabilité et la réfutabilité des énoncés
universels purs. En effet un énoncé universel pur ne saurait être
vérifiable. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, il est impossible
de prouver que tous les corbeaux sont noirs. Cet énoncé n’est
donc pas vérifiable. En revanche, il suffirait que l’on rencontre
dans l’expérience un corbeau non noir (par exemple un corbeau
gris) pour que cet énoncé soit faux. Il possède donc un réfutateur
potentiel et il est par conséquent un énoncé scientifique. Ce
dernier point nous permet de comprendre qu’un énoncé ou une
théorie scientifique n’est pas nécessairement un énoncé ou une
théorie vrai(e).
Fiche 49 : Les objets et les lois
scientifiques : quelle réalité ?
Pour mieux comprendre la nature du rapport que les sciences
expérimentales instaurent entre théorie, d’une part, et
expérience, d’autre part, il est nécessaire de déterminer ce que
ces sciences nomment réalité et quel statut précis elles accordent
à leurs objets et à leurs lois. Pour le sens commun, nous
rencontrons des objets dans le monde – ils se tiennent, au sens
strict, devant nous – et nous faisons, à propos d’eux, des
hypothèses pour chercher à les connaître. Cette conception du
rapport entre théorie et expérience est à mille lieues de l’activité
du physicien : elle correspond même à un préjugé.

Les lois de la nature :


définition
Qu’est-ce qu’une loi naturelle ? Jean Ullmo (1906 -1980), dans
son ouvrage intitulé La Pensée scientifique moderne (1958), la
définit comme « l’expression mathématique (ou orale, pour les
plus simples d’entre elles, qui correspondent aux relations
statistiques) de la validité permanente escomptée d’une relation
repérable constatée dans les phénomènes naturels ». Nous
pouvons donc dire que les lois (qui sont des théories
scientifiques) sont issues de l’observation des phénomènes,
c’est-à-dire de l’expérience. Il ne faut donc pas se méprendre sur
le statut de la loi : en physique, la loi est descriptive. Elle n’est
pas ce qui produit la norme.
Pouvons-nous dire que ces lois sont réelles ou vraies ? En
premier lieu, nous pouvons remarquer que les sciences
expérimentales comme la physique, la chimie ou encore la
mécanique proposent des lois universelles. Autrement dit, dès
lors que sont remplies quelques conditions extérieures (comme
une pression ou une température normale, par exemple), on pose
que ces lois ont une validité absolue. Mais dire cela revient à
affirmer que ces lois sont conditionnées : la répétition des
relations qu’elles énoncent dépend des conditions de
l’expérience (c’est-à-dire du réel ou du monde pris dans son
ensemble).

Les lois sont conditionnées


Ainsi, les lois de la physique à l’échelle macroscopique (c’est-à-
dire à l’échelle de notre expérience) sont conditionnées. Prenons
un exemple.
Dans notre expérience (c’est-à-dire sur Terre et à pression
normale), l’eau pure bout à 100 oC. Autrement dit, il existe une
loi macroscopique qui définit le point d’ébullition de tel liquide
(ici l’eau) à pression normale. Si on pose des conditions
d’expérience plus larges, c’est-à-dire si l’on fait varier, dans
notre exemple, la pression, la loi énoncée change. Elle va
permettre de formuler une propriété plus générale – à savoir le
changement d’état en fonction de la pression – que le point
auquel un liquide entre en ébullition à pression normale.
Le fait que les lois soient conditionnées ne les rend aucunement
caduques. Cela montre au contraire qu’elles sont un instrument
tout à fait pertinent pour comprendre la nature. Si la fonction
première d’une loi en physique est de comprendre et, par
conséquent, de prévoir les phénomènes, lorsqu’une loi échoue à
produire une prévision, nous pouvons affirmer que son échec est
utile à la science : il met en évidence la nécessité d’observer à
nouveaux frais ce phénomène ou cet objet en le reliant à d’autres
éléments du monde, c’est-à-dire à des conditions nouvelles.
Ainsi, lorsqu’un phénomène qui devrait être subsumé par une loi
n’est plus expliqué par elle, il est l’occasion de la découverte ou
de la formulation d’une loi plus générale.
Les objets de la physique
Un objet scientifique est défini comme un ensemble de
propriétés reliées entre elles. Il ne faut pas se méprendre sur le
sens de cette définition : elle consiste à dire que l’objet est tout
entier défini par ses propriétés et qu’il n’y a rien d’autre que les
propriétés qui sont réunies. Autrement dit, il ne faut pas penser
que les propriétés dont il est question seraient celles d’une
substance qui serait sous-jacente à ces propriétés et qui les
recevrait.
Le développement des sciences expérimentales a donc pour
préalable la mise hors jeu du paradigme métaphysique de la
substance comme étant ce qui reçoit des propriétés. Ce modèle
de pensée est d’ailleurs issu des habitudes du langage. En effet,
nous disons que « la pomme est verte » ou encore que « la glace
est froide », et cela nous amène à croire que la couleur verte est
une propriété de la pomme ou encore que la froideur est une
propriété de la glace.
C’est donc l’usage et l’habitude qui nous font croire que les
propriétés sont des propriétés de l’objet et qu’elles sont donc
dans l’objet, alors qu’elles ne sont que des relations. Pour
reprendre l’exemple cité plus haut, la couleur verte n’est pas
dans la pomme. Elle n’est pas une propriété de la pomme,
laquelle serait la substance recevant cette propriété. Elle est le
résultat, dans notre expérience visuelle, de la mise en rapport de
l’objet avec un certain champ de lumière qui éclaire cet objet.
Il s’ensuit qu’il ne saurait y avoir de différence de nature entre,
certains objets qui seraient les corps solides qui existeraient
toujours, et d’autres objets scientifiques comme le champ
électromagnétique ou la couleur, qui pourraient varier ou exister
puis disparaître. Ce qu’étudie la science, que nous l’appelions
être ou objet, n’est qu’un faisceau de relations qui ont à la fois la
capacité de le faire être, de le faire connaître et de le modifier.
Ainsi, lorsque nous disons d’un objet scientifique qu’il est
insuffisamment connu ou que nous en avons une connaissance
incomplète, cela signifie qu’il faut mettre en évidence et étudier
un nouveau type de relations entre cet objet et d’autres objets du
monde.
Fiche 50 : Peut-on tester une
hypothèse en physique ?
Pierre Duhem (1861-1916), dans La Théorie physique, son
objet, sa structure (1906), donne de la théorie physique la
définition suivante : « Une théorie physique n’est pas une
explication. C’est un système de propositions mathématiques,
déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de
représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi
exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales. »
Cette définition met l’accent sur le fait que les théories
scientifiques – ici les théories physiques – sont des ensembles
d’énoncés connectés entre eux. Cette définition de la théorie en
physique, qui décrit la réalité de ce qu’est la physique, a des
conséquences sur ce que signifie mettre à l’épreuve une
hypothèse scientifique.
Qu’en est-il exactement ?

Le holisme épistémologique
de Duhem
Parce que les hypothèses scientifiques ne sont que des
hypothèses, il est légitime de vouloir les mettre à l’épreuve du
réel. Cela est-il seulement possible ? Suivons le raisonnement de
Duhem. Il semble logique, pour tester une hypothèse quelconque
que nous appellerons H1, de déduire les conséquences logiques
et mesurables (C1 et C2, par exemple) que l’on peut attendre de
cette hypothèse et de voir si elles correspondent à ce que nous
trouvons dans l’expérience. Or, cela ne va pas de soi.
Duhem met en évidence deux difficultés :

» Les conséquences mesurables attendues ne


sauraient être déduites d’une seule hypothèse
(H1), mais présupposent toujours un faisceau
d’hypothèses (H1 et H2 et H3 par exemple)
puisqu’une théorie physique se définit comme une
interconnexion d’hypothèses. Il s’ensuit que la
conséquence observée dans l’expérience, et qui
devait permettre de mettre à l’épreuve l’hypothèse
H1 seule, est en réalité la conséquence non pas de
H1, mais d’un faisceau d’hypothèses comprenant
H1 (dans notre exemple, H1 et H2 et H3). Il s’avère
donc impossible de tester H1 isolément.

» Quand bien même nous pourrions mettre de côté


ce premier point, une autre difficulté persisterait.
La méthode expérimentale commande de définir
et de mettre en œuvre une expérience capable de
tester la conséquence observable attendue de H1.
Or, ceci ne peut passer que par une expérience
réelle ou concrète et nous savons que les
instruments de mesure notamment sont des
formes de la théorie. Le philosophe Bachelard,
plus tard, emploiera à leur propos l’expression
« théories matérialisées ». Autrement dit, la mise
en œuvre de l’expérience qui permet de tester une
hypothèse unique présuppose elle-même la
validité d’un nombre très grand d’hypothèses.

Ainsi, « si le phénomène prévu ne se produit pas, ce n’est pas la


proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’est tout
l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ». C’est la
raison pour laquelle l’histoire des sciences définit la thèse de
Duhem par l’expression holisme épistémologique (« holisme »
vient du terme grec holos qui désigne le tout pensé comme
totalité). Pour ce dernier, il n’est pas possible de tester une
hypothèse isolée du reste du système.

Une analogie éclairante


Pour expliciter son propos, Duhem développe une analogie entre
la théorie physique et le modèle de l’organisme : « La Physique
n’est pas une machine qui se laisse démonter ; on ne peut pas
essayer chaque pièce isolément et attendre, pour l’ajuster, que la
solidité en ait été minutieusement contrôlée ; la science
physique, c’est un système que l’on doit prendre tout entier ;
c’est un organisme dont on ne peut faire fonctionner une partie
sans que les parties les plus éloignées de là entrent en jeu. »
En effet, comme le souligne notre auteur, l’horloger qui doit
réparer une montre peut démonter cette dernière et examiner et
tester une à une toutes les pièces pour trouver l’origine de la
panne. Au contraire, le physicien a affaire à une théorie physique
qui est analogue à un corps vivant. On ne peut ni le démonter
comme une machine ni le disséquer comme un corps mort.
Fiche 51 : L’expérience cruciale
Duhem intitule un paragraphe de La Théorie physique
« L’“Experimentum Crucis” est impossible en physique ».
Autrement dit, la thèse qu’il soutient consiste à affirmer que
nulle expérience ne saurait être cruciale en physique, car aucune
expérience n’est en mesure d’assurer de façon définitive une
vérité ou, au contraire, de réfuter d’une façon tout aussi
définitive une hypothèse.
Qu’est-ce qu’une expérience cruciale, quel est le problème sous-
jacent à cette notion et quels sont les arguments de Duhem
contre elle ?

Une première formulation de


l’idée chez Bacon
Dans son texte de 1620, intitulé le Novum Organum, Francis
Bacon (1561-1626) introduit la notion d’expérience cruciale.
Cet ouvrage porte un projet ambitieux : Bacon propose
d’entreprendre une « restauration » de l’ensemble du savoir.
Autrement dit, il s’agit de fonder, à nouveaux frais, l’ensemble
du savoir. Ce projet n’est pas sans rappeler celui qui anime
l’œuvre de Descartes.
Pour Bacon, l’esprit désireux de connaître le monde et la nature
voit s’ouvrir devant lui deux voies :

» La première, l’ancienne, part du général pour


saisir le particulier des phénomènes de la nature.
Elle fait fond sur la seule puissance de
l’entendement qui lui permet de développer les
théories et de poser des axiomes.

» La seconde voie – la voie que propose Bacon –,


nouvelle et jamais encore arpentée, consiste à
partir de l’expérience, de la particularité des divers
phénomènes, pour parvenir peu à peu à ce qu’il y
a de plus général.

Pour lui, c’est la nature seule – et non notre esprit – qui peut
nous permettre de connaître la nature. C’est la raison pour
laquelle il faut empêcher notre entendement de courir et de
sauter par-dessus l’expérience. À cela, il doit préférer « un long
et soucieux séjour dans l’expérience ».

Définition de la notion
Dans le Novum organum, Bacon définit la notion d’expérience
cruciale même s’il n’emploie pas l’expression. Il lui préfère
l’expression latine d’instancia crucis, que l’on peut traduire par
« instance de la croix ». Il explique qu’il emprunte le terme
« aux croix qui, dressées aux bifurcations, indiquent et signalent
la séparation des chemins ». Tout comme le voyageur ne sait
choisir la bonne route que parce que de telles croix existent au
croisement des routes, de la même manière, celui qui étudie la
nature ne peut se tirer d’affaire, lorsqu’il parvient à une sorte de
croisement théorique, que grâce à l’expérience cruciale puisque
cette dernière lui montre quelle voie suivre et quelle voie ne pas
suivre.
L’enjeu est le suivant : il s’agit de prouver de façon définitive la
validité d’une hypothèse en évitant d’avoir recours à la
vérification des hypothèses, car cette dernière pose de
nombreuses difficultés. Lorsque deux hypothèses concurrentes
pour expliquer un phénomène sont en jeu, il faut déduire de
chacune d’elles des prédictions mesurables contradictoires.
Ensuite, il faut concevoir et mettre en place l’expérience qui
permet de départager les deux hypothèses. C’est en ce sens que
cette expérience est dite cruciale.
Bacon affirme ainsi que l’on peut prouver, en ayant recours à
une seule expérience (cruciale), la fausseté d’une hypothèse et
aussi la vérité de l’hypothèse contraire. Le raisonnement est le
suivant : soient deux hypothèses concurrentes A et B, ayant
chacune des conséquences distinctes. J’effectue une expérience
cruciale qui me permet de rencontrer effectivement les résultats
attendus en suivant l’hypothèse B. L’hypothèse A est par
conséquent invalidée et cela valide de façon indirecte l’autre
hypothèse (l’hypothèse B).

La réfutation faite par Duhem


Duhem entend réduire à néant la possibilité même de
l’expérience cruciale et il propose, pour ce faire, deux
arguments :
» Parce qu’il est un tenant de ce qu’il est convenu
de nommer (voir fiche 50) le holisme
épistémologique, il rappelle que l’expérience ne
peut trancher entre deux hypothèses, mais
seulement entre deux groupes ou blocs
théoriques, c’est-à-dire « entre deux systèmes
complets ». Elle est incapable de démontrer la
fausseté d’une hypothèse isolée, quelle qu’elle
soit.

» Quand bien même cette première difficulté serait


surmontable (ce qui n’est pas le cas pour Duhem),
la fausseté d’une des deux hypothèses ne
démontre en rien la validité de la seconde. En
effet, rien n’empêche de penser qu’il peut y avoir
une troisième, une quatrième ou une énième
hypothèse concurrente.

Il conclut le paragraphe cité en ouverture de cette fiche de la


façon suivante : « La contradiction expérimentale n’a pas,
comme la réduction à l’absurde employée par le géomètre, le
pouvoir de transformer une hypothèse physique en vérité
incontestable ; pour le lui conférer, il faudrait énumérer
complètement les diverses hypothèses auxquelles un groupe
déterminé de phénomènes peut donner lieu ; or, le physicien
n’est jamais sûr d’avoir épuisé toutes les suppositions
imaginables ; la vérité d’une théorie physique ne se décide pas à
croix ou pile. »
Chapitre 14
La démonstration
DANS CE CHAPITRE :

» La définition de la démonstration

» Le paradoxe

» La critique humienne de la causalité

» La notion de causalité scientifique

a notion de démonstration est une notion centrale pour


L comprendre ce qui permet d’établir des vérités ou de rejeter
des énoncés reconnus erronés, c’est-à-dire de rendre raison de
notre connaissance du monde et du développement de cette
connaissance, et de distinguer le savoir du pseudo-savoir.
Étymologiquement, le terme « démonstration » vient du verbe
latin demonstrare qui signifie « manifester extérieurement ». De
quel type de manifestation s’agit-il ? Qu’est-ce qui caractérise en
propre la ou les méthodes de cette manifestation ? Pourquoi
faut-il manifester extérieurement quelque chose pour établir une
connaissance ? Telles sont les difficultés sous-jacentes à la
notion de démonstration.
Pour répondre à ces questions, nous commencerons par établir
une définition de la démonstration, notamment en la distinguant
de la simple déduction. Ceci nous conduira ensuite à analyser
une difficulté que peut rencontrer la démonstration : celle posée
par le paradoxe. Ce dernier constitue-t-il un point d’arrêt
définitif au développement du savoir ou peut-il être l’occasion
d’une construction plus pertinente de ce dernier ? Enfin, nous
nous intéresserons à la notion de causalité, tout d’abord en
présentant la critique que le philosophe David Hume en propose,
puis en distinguant la causalité scientifique de la notion
commune de causalité.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Peut-on tout démontrer ?

· Les paradoxes sont-ils un obstacle au


développement de la connaissance
scientifique ?

· N’y a-t-il de démonstration qu’en science ?

· La vérité ne peut-elle être établie que par


la démonstration ?

» Bibliographie

· Platon, Ménon, Flammarion, « GF », 1999.

· Rudolf Carnap, Les Fondements


philosophiques de la physique, Armand
Colin, 1973.

· Willard V. Quine, La Philosophie de la


logique (1975), Aubier-Montaigne, 2008.

· Jules Vuillemin, Nécessité et contingence,


l’aporie de Diodore et les systèmes
philosophiques (1984), Minuit, «  Le sens
commun », 2018.

» Filmographie
· William Dieterle, La Vie de Louis Pasteur,
1936.

· Jean-Daniel Verhaeghe, La Controverse de


Valladolid, 1992.

· Vincenzo Natali, Cube, 1999.


Fiche 52 : Qu’est-ce que la
démonstration ?
Dans son ouvrage intitulé L’Axiomatique (1955), le philosophe
Robert Blanché (1898-1975) écrit : « Pédagogiquement, la
bonne définition, la bonne démonstration, c’est celle que l’élève
comprend. Cela peut mener loin. Pour l’enfant, la vraie
définition de l’éclipse n’est pas celle qu’il apprend par cœur,
mais quelque chose comme : un rond allongé […]. Seulement, si
la bonne démonstration est l’argument efficace, où s’arrêtera-t-
on ? On connaît l’anecdote de ce précepteur princier qui, à bout
de ressources, parvint néanmoins à faire admettre son théorème
en s’écriant enfin, excédé : Monseigneur, je vous en donne ma
parole d’honneur ! » Cette anecdote a le mérite de mettre en
évidence la nécessité de tirer au clair la notion de démonstration.

LES AXIOMES

Pour la science contemporaine, un axiome est une


hypothèse abstraite que l’on pose au principe d’un
système hypothético-déductif, mais qui ne fait pas
l’objet d’une démonstration  ; par extension, une
axiomatique est l’ensemble des axiomes à partir
desquels on déduit un système hypothético-
déductif, comme la géométrie euclidienne par
exemple.
Qu’est-ce qui caractérise une démonstration et plus précisément
une bonne démonstration ?

Dans « démontrer », il y a
« montrer »
Le terme « démonstration » est certes employé dans un sens
strict en mathématiques, mais aussi, et en un sens plus général,
dans le domaine judiciaire (l’avocat fait une démonstration dans
sa plaidoirie) ou encore dans le domaine de la stratégie militaire
(c’est le cas lorsque l’on a recours à la démonstration de force).
Pour comprendre ce qui caractérise la démonstration, il semble
nécessaire de mettre en lumière ce que les différentes acceptions
du terme ont en commun.
Démontrer signifie toujours montrer, c’est-à-dire mettre en
évidence, donner à voir, faire voir. En effet, une démonstration
de force militaire consiste à mettre en évidence la force ou la
possession de la force. La démonstration en matière judiciaire
revient à mettre en lumière un élément. Il faut encore ajouter que
la démonstration n’est pas n’importe quel type de monstration :
elle vise la production d’une preuve.
Il s’agit donc dans tous les cas de montrer quelque chose en vue
de montrer autre chose. Ainsi, le défilé militaire consiste,
comme son nom l’indique, à faire défiler en ordre des militaires.
En montrant des militaires qui défilent, on montre autre chose :
la possession d’une force, la maîtrise d’une technique, le
caractère opérationnel ou organisé d’une armée, etc. De même,
dans le domaine juridique, le discours à la barre d’un témoin –
ou encore l’arme du crime – vise à montrer autre chose : la
culpabilité de l’accusé. Pour qu’il y ait démonstration, il faut
donc qu’il y ait volonté de faire voir : on montre une réalité et
ses conséquences logiques (la culpabilité dans le cas du procès)
ou possibles (l’utilisation de la force, c’est-à-dire l’épreuve de
force et la guerre, dans le cas du défilé).

La démonstration est aussi


une explication
Démontrer ne consiste pas seulement à montrer, mais aussi et
surtout à mettre en évidence et à faire comprendre des raisons,
des justifications. C’est la raison pour laquelle la démonstration
est aussi une explication. Ainsi, dans un procès, lorsqu’on
montre une pièce à conviction ou lorsqu’on produit un
témoignage, on le fait en vue de la constitution d’un plaidoyer.
Ce qui devient premier ou essentiel, c’est le discours qui va
accompagner ce qui est montré. C’est ce discours qui transforme
un objet en pièce à conviction grâce à une explication qui fait
entrer cet objet dans un raisonnement démonstratif. L’objet n’est
donc plus, dans le plaidoyer, un simple objet que l’on montre,
que l’on décrit, qui peut donner lieu à des constatations : il
devient une raison d’accuser le prévenu d’avoir commis le
crime.
Il en va de même pour le raisonnement démonstratif dans les
sciences comme le rappelle Aristote dans les Seconds
analytiques (Vrin, 1995) : « La sensation porte nécessairement
sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la
connaissance universelle. Aussi, si nous étions sur la Lune, et
que nous voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière
solaire, nous ne saurions pas la cause de l’éclipse : nous
percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le
pourquoi, puisque la sensation […] ne porte pas sur
l’universel. » La simple perception des faits ne permet pas de les
transformer en preuves ou en causes. La démonstration consiste
par conséquent à transformer ce que nous observons en
conclusion logique. Il s’ensuit que démontrer revient à montrer
la conséquence.
Démontrer et déduire
Sommes-nous en droit d’en conclure que démontrer est un
simple synonyme de déduire ? Si ces deux types de
raisonnement parviennent à une conclusion, il faut cependant les
distinguer. En effet, il faut et il suffit, pour qu’une déduction soit
correcte, qu’on n’ait pas des prémisses – le terme vient de prae
qui signifie en latin « au devant » et de missa qui désignent « les
choses qui sont envoyées » ; les prémisses sont donc les
propositions qui débutent un raisonnement et qui l’organisent –
vraies, même si la conclusion est fausse.
Cependant, une déduction dans laquelle les prémisses seraient
fausses et la conclusion aussi fausse serait valide. Autrement dit,
une déduction peut être valide sans que sa conclusion soit vraie.
La déduction est donc un raisonnement rigoureux sur un plan
logique qui montre que nous pouvons ou non conclure telle
chose, mais pas que ce que nous concluons est vrai. La vérité de
la déduction n’est que formelle (les logiciens la nomment
« validité ») : elle ne se définit pas par l’accord de ce que nous
pensons ou concluons avec la réalité.
La démonstration est certes une déduction, mais qui procède
d’une exigence surnuméraire : sa conclusion ne doit pas se
contenter d’être valide (c’est une condition nécessaire, mais non
suffisante de la pertinence de la démonstration), elle doit aussi
être en accord avec la réalité, c’est-à-dire être vraie. La
démonstration doit donc partir de prémisses vraies et mener une
démonstration valide.
Fiche 53 : Qu’est-ce qu’un
paradoxe ?
Toute activité de raisonnement démonstratif peut avoir à faire
face à des paradoxes, qu’elle s’exerce dans le domaine de la
logique, des mathématiques ou, encore, dans le cadre de la
simple observation des faits.
Qu’est-ce qu’un paradoxe ? Autrement dit, comment pouvons-
nous être sûrs que nous avons affaire à un paradoxe et non à un
sophisme, à une énigme ou à une erreur de raisonnement ? Les
paradoxes jouent-ils un rôle dans le développement de la
connaissance ?

Ce que le paradoxe n’est pas


L’étymologie du terme « paradoxe » indique que ce dernier est
constitué de deux mots grecs : para qui désigne « ce qui va à
l’encontre de, ce qui est opposé à » et doxa qui signifie
« opinion ». Ainsi le paradoxe se caractériserait par le fait qu’il
va à l’encontre des idées reçues ou de l’opinion commune. Mais
ceci ne saurait constituer une définition suffisante du paradoxe.
En effet, pour que nous soyons face à un paradoxe, il faut non
seulement qu’il aille à l’encontre d’une croyance, d’une
apparence, de ce qui semble acceptable pour le sens commun,
mais il faut encore que le paradoxe dise quelque chose de vrai.
Ainsi, un paradoxe qui dirait quelque chose de faux ou
d’absurde ne serait qu’un paradoxe apparent. C’est le cas, par
exemple, lorsque nous avons affaire à une erreur de
raisonnement non intentionnelle (il suffit alors de refaire
attentivement le raisonnement) ou intentionnelle, comme c’est le
cas avec le sophisme qui est un raisonnement spécieux,
présentant une apparence de vérité, et qui a pour but d’induire en
erreur celui auquel il est destiné. Le paradoxe ne peut pas non
plus être confondu avec une énigme ou avec une devinette
puisque, dans ces deux cas, le paradoxe (apparent) disparaît avec
la résolution logique de l’énigme ou de la devinette.

Définition du paradoxe
À la superficialité de la devinette (cette dernière ne présente
aucun intérêt intellectuel – à part celui d’être un exercice pour
l’esprit – ou philosophique) s’oppose le vrai paradoxe : il est en
lui-même digne d’intérêt et ne se dissout pas en dépit des
exercices multiples de la raison, notamment parce qu’il peut
recevoir plusieurs solutions.
En quoi réside le caractère propre du paradoxe ? Il repose sur le
fait que, si les prémisses du paradoxe sont considérées comme
vraies, la conclusion que l’on en déduit va à l’encontre soit de la
logique soit de ce qui apparaît comme une évidence sensible
(c’est-à-dire une description du réel). Nous pouvons donc
affirmer que le paradoxe est d’abord un paradoxe logique. En
effet, il repose sur le fait que l’on arrive, en suivant des voies
purement logiques, à une confusion qui contredit la logique ou
l’évidence.

Un cas particulier : le
paradoxe de Russell
Prenons l’exemple du paradoxe de Bertrand Russell (1872-
1970). Ce paradoxe, dont on trouve une première formulation
dans une lettre écrite au logicien Frege en 1902, met en évidence
une contradiction propre à l’ensemble des ensembles qui ne sont
pas éléments d’eux-mêmes. Notre auteur part de la question
suivante : l’ensemble des ensembles qui ne sont pas éléments
d’eux-mêmes (nous l’appellerons E) est-il ou non élément de
lui-même ? Le paradoxe consiste dans la solution.
En effet, si E est élément de lui-même, alors il n’est pas élément
de lui-même (ce qui va contre la logique) puisque seuls sont des
éléments de E les ensembles qui ne sont pas éléments d’eux-
mêmes. Inversement, si ce n’est pas un élément de lui-même, il
est, par conséquent, élément de lui-même, eu égard à la
définition de E (ce qui est aussi contradictoire). E semble ainsi
tout à la fois être et n’être pas élément de lui-même,
contradiction incompatible avec toute théorie mathématique.

LE PARADOXE DU BARBIER

L’histoire des idées propose une version plus


commune (et aussi plus drôle) de ce paradoxe  –
  version attribuée à Russell lui-même  –, connue
sous le nom de paradoxe du barbier. Admettons
que le barbier d’une commune rase tous les
individus qui ne se rasent pas eux-mêmes et pas
les autres, il en résulte que ce barbier se rase et ne
se rase pas lui-même. En vertu de la définition de
ce barbier (il rase exclusivement ceux qui ne se
rasent pas eux-mêmes), s’il se rase lui-même alors
il ne se rase pas lui-même (puisqu’il ne rase pas les
gens qui se rasent eux-mêmes). Inversement,
toujours d’après la propre définition de ce barbier,
s’il ne se rase pas lui-même alors, nécessairement,
il se rase lui-même (puisqu’il rase tous les gens qui
ne se rasent pas eux-mêmes).
Solution du paradoxe
Le paradoxe de Russell a le mérite de mettre en évidence le fait
qu’aucune propriété ne peut sans restriction constituer la
définition d’un ensemble. Les différentes solutions apportées
aux différents paradoxes de la théorie des ensembles ont toutes
la même structure : elles définissent une hiérarchie qui permet à
son tour de définir les règles qui sont au principe de la
construction des ensembles.
La solution proposée par Russell en 1903 porte le nom de
théorie simple des types. Elle part d’un premier niveau, celui des
éléments, lesquels ne peuvent pas être des ensembles. Ensuite, il
y a un niveau 2 (celui des ensembles d’éléments), puis un
niveau 3 (celui des ensembles d’ensembles d’éléments), etc. Ce
principe de définition des ensembles garantit le fait qu’un
ensemble est toujours d’un niveau plus élevé que ne le sont ses
éléments. Ainsi les paradoxes sont évités.
Fiche 54 : La critique de la
notion de causalité : l’argument
de Hume
« Quand je jette un morceau de bois sec dans un feu, mon esprit
est immédiatement porté à concevoir qu’il augmente la flamme,
non qu’il l’éteint. Cette transition de pensée de la cause à l’effet
ne procède pas de la raison. Elle tire son origine à la fois de
l’habitude et de l’expérience. » Telle est l’affirmation de David
Hume (1711-1776) dans l’Enquête sur l’entendement humain
(1748). Les relations de causalité que nous attribuons aux
événements ne sont donc pas issues, pour Hume, de la raison,
c’est-à-dire d’une démonstration rationnelle.
Quelle est l’argumentation qui lui permet de parvenir à cette
thèse ?

De l’origine de nos pensées et


idées
Pour Hume, nos connaissances viennent de l’expérience, c’est-à-
dire de la sensation, et il y a, selon lui, deux types de sensations :
les perceptions dites de réflexion (idées, pensées, calculs,
démonstrations, argumentations, etc.), d’une part, et les
perceptions de sensation dites impressions qui rassemblent les
perceptions sensibles qui nous viennent de l’extérieur par les
cinq sens et les sentiments (émotions, tendances, préférences ou
passions) d’autre part. Les impressions, quelle que soit leur
intensité, sont toujours plus vives que les perceptions de
réflexion.
Les idées sont moins vives que les impressions, car elles sont
plus éloignées de l’impression initiale dont elles sont issues que
ne l’est une impression actuelle. Cet écart est encore amplifié
dans le cas de l’idée générale ou abstraite qui résulte de
l’association d’idées plus simples, elles-mêmes issues
d’impressions.

Le cas de la causalité
Notre pensée dérive de nos impressions. Elle est donc
déterminée par notre expérience et ne saurait être générale ou
universelle puisqu’elle est issue d’impressions toujours
particulières. Nous ne pouvons avoir d’impression particulière
de la causalité (qui est une idée générale). Il en résulte que le
principe de causalité, qui organise notre pensée et structure notre
raison, ne saurait être directement issu de l’expérience.
Hume explique que notre esprit conclut qu’il existe une relation
de causalité entre deux phénomènes à partir de l’observation de
la répétition de la consécution de ces deux phénomènes. Parce
que chaque fois que j’observe A (je me coupe avec un couteau),
j’observe ensuite B (je saigne), j’en conclus que A est la cause
de B et lorsque j’observe A, je m’attends à voir se produire B.
Le principe de causalité est le principe le plus pertinent pour
notre connaissance. Il est bien plus fiable que le principe de
ressemblance – qui consiste à imaginer que deux idées simples
et distinctes sont identiques – et qui conduit donc à des erreurs –
ou que le principe de contiguïté – qui structure notre perception
et qui consiste à tendre à associer deux ou plusieurs phénomènes
que l’on perçoit simultanément (par exemple la blancheur, la
froideur et la neige).

Ce que Hume en conclut à


propos de nos vérités
Il s’ensuit que les connexions que nous établissons par notre
esprit entre les objets trouvent leur source en nous. Elles n’ont
donc pas de caractère objectif et ne nous renseignent pas sur ce
que sont les objets dont nous faisons l’expérience et sur les
relations qu’ils entretiennent réellement entre eux. Autrement
dit, pour le cas qui nous occupe, c’est, d’après Hume, notre
esprit qui imagine un lien de causalité entre des phénomènes qui
sont toujours réellement séparés ou discontinus.
Si nous attendons que les mêmes faits aient les mêmes
conséquences qu’habituellement, il n’en demeure pas moins que
ceci relève d’une simple supposition établie par notre esprit. Les
événements passés ne sauraient donc constituer des éléments
pour prévoir à coup sûr les événements futurs. Il s’ensuit que ce
que nous considérons comme des vérités ou des certitudes (si je
me coupe, alors ensuite je vais saigner) ne sont en fait que des
hypothèses, certes très probables. Nous appelons donc vérités
des jugements probables ou très probables, mais non certains,
auxquels nous accordons fortement notre croyance.
Fiche 55 : Qu’est-ce que la
causalité scientifique ?
La notion de causalité apparaît être un concept central dans les
sciences, qu’il s’agisse de la logique ou des sciences
expérimentales. C’est la raison pour laquelle il ne serait pas vide
de sens d’appréhender une science expérimentale – comme la
physique, par exemple – comme étant une recherche des causes
des phénomènes.
De quoi la causalité est-elle le nom ? Qu’est-ce qui définit en
propre la causalité scientifique ?

De la difficulté de définir la
notion de causalité
Il est difficile de définir d’emblée la notion de causalité
scientifique, et les raisons de cette difficulté sont nombreuses :
» Loin d’être d’abord un concept scientifique, la
notion de causalité est utilisée dans le langage
courant et sert à décrire ou expliquer nombre de
comportements sociaux. En effet, le scientifique
dira que la chaleur est la cause de la dilatation du
métal, et nous emploierons le terme de cause en
un sens différent pour dire, par exemple, que
l’approche des concours est une cause
d’inquiétude pour les étudiants ou que le beau
temps au bord de la Méditerranée est la cause de
la venue de nombreux touristes. Le premier
exemple énonce une relation nécessaire (elle ne
peut pas ne pas être) et universelle (elle vaut pour
tous les cas) entre deux phénomènes. Les deux
autres exemples, quant à eux, se contentent de
décrire le réel ou des habitudes ou tendances.

» Dans le discours scientifique ou philosophique


lui-même, le terme de cause peut renvoyer à deux
sens différents qui correspondent à deux
conceptions du réel : aux tenants du
déterminisme ou du principe de causalité qui
pensent que la relation causale s’applique à
l’ensemble des phénomènes et permet de prévoir
le devenir d’un système physique à partir de ce
qu’il est au moment où l’on parle, s’opposent ceux
qui ont une conception plus restrictive ou
modeste de la causalité et la pensent comme une
relation entre des phénomènes, relation qui est
posée comme nécessaire et universelle, mais dont
ils n’étendent pas la nécessité et l’universalité à la
totalité des relations qui existent dans le réel.

» Au sein même des sciences expérimentales, la


causalité peut recevoir une définition restrictive,
lorsqu’elle est pensée uniquement sur le modèle
de la physique newtonienne, parfois appelée
« physique du choc et du contact ». Le modèle est
ici celui du jeu de billard dans lequel le
mouvement de la boule A est cause du
mouvement de la boule B et se transmet par choc.
La causalité peut aussi, en un sens plus élargi,
désigner des réalités très différentes : c’est le cas,
par exemple lorsqu’on dit que la sélection
naturelle est cause de la disparition de certaines
espèces ou que les propriétés d’un élément
chimique sont cause de sa dégradation plus ou
moins rapide.

» Enfin, il faut encore ajouter que toutes les


relations universelles et nécessaires que la science
établit ne sont pas des relations causales.
Certaines de ces relations sont qualifiées de
structurelles. C’est le cas, par exemple, de la loi de
Mariotte, laquelle pose que le produit de la
pression d’un gaz par son volume est constant à
une température donnée. Cependant, cette loi
n’affirme pas que la pression du gaz est la cause
de son volume ou l’inverse.

La cause n’est pas une chose,


mais un processus
Quelle définition peut-on donner de la causalité scientifique ? Le
logicien et philosophe Rudolf Carnap (1891-1970) donne dans
Les Fondements philosophiques de la physique (1966) la
réponse suivante : pour comprendre ce qu’est la relation de
causalité, nous devons commencer « par nous demander quelles
sortes d’entités sont reliées par la relation de causalité. La cause
d’un événement n’est pas à proprement parler une chose, mais
un processus. Dans la vie de tous les jours, nous disons que
certaines choses causent des événements. Nous voulons dire, en
réalité, que des processus ou événements déterminés sont la
cause d’autres processus ou événements. Ainsi, nous disons que
le soleil est la cause de la croissance des plantes ; en fait, nous
voulons dire que la radiation solaire, qui est un processus, est
cause de cette croissance ».
CAUSE OU ORIGINE ?

L’usage courant du langage confond souvent la


cause avec l’origine d’un événement. Le savant,
pour sa part, pense toujours la causalité dans le
cadre d’une loi. La causalité mise en évidence par le
scientifique n’a rien à voir avec une origine
imaginée, représentée, mythique, religieuse ou
métaphysique. Plus précisément, c’est l’antériorité
de la loi par rapport à la cause qui permet de
distinguer l’attitude scientifique de celle des
fausses sciences comme l’astrologie, par exemple.
En effet, les fausses sciences sont reconnaissables
à ce qu’elles posent d’abord l’existence d’une cause
(la capacité de la position des astres à influencer le
caractère des individus) et en déduisent ensuite ce
qu’elles présentent comme des lois (les natifs du
signe du taureau sont colériques), mais qui n’en
sont pas. Le travail du scientifique procède en sens
inverse : il établit des lois, lesquelles ne sont vraies
que tant que l’expérimentation les vérifie toujours,
et à partir de ces lois, il met en évidence une cause
de tel ou tel phénomène.
Chapitre 15
L’interprétation
DANS CE CHAPITRE :

» Aux sources de l’interprétation

» Spinoza et l’Écriture

» Expliquer n’est pas comprendre

» Sociologie du langage

a langue française emploie le terme « interpréter » pour


L désigner des activités extrêmement diverses, tout au moins en
première analyse. En effet, nous disons qu’un acteur
interprète un texte, qu’un interprète traduit les propos de
quelqu’un dans une autre langue, que le critique
cinématographique interprète un film, que l’exégète interprète
un passage de la Bible ou encore que le médecin interprète des
résultats d’analyses. Quel est le point commun à toutes ces
interprétations ? Qu’est-ce que leur diversité nous apprend sur
l’activité qui consiste à interpréter ?
Pour répondre à ces questions et apporter un éclairage utile sur
la notion d’interprétation, il faut commencer par nous intéresser
aux sources historiques de l’interprétation que sont la
philosophie de Platon et celle d’Aristote d’une part et l’exégèse
biblique d’autre part. Cela nous conduira à analyser, à la lumière
de Spinoza, ce que peut être une interprétation de l’Écriture à
partir de l’Écriture. Nous pourrons ensuite réfléchir sur la
distinction entre l’ordre de la compréhension et celui de
l’explication, à partir notamment des réflexions de Dilthey sur
l’histoire. Enfin, nous ne pourrons pas faire l’économie d’un
détour par l’analyse que propose la sociologie de l’activité qui
consiste à parler.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Faut-il opposer expliquer et comprendre ?

· Qu’est-ce qu’une bonne interprétation ?

· La multiplicité des interprétations


constitue-t-elle un obstacle à la
connaissance du monde ?

· L’interprétation est-elle une création ?

· Peut-on dire que tout est affaire


d’interprétation ?

» Bibliographie

· Spinoza, Traité théologico-politique (1670),


Flammarion, « GF », 1997.

· Bourdieu, La Distinction, Minuit, «  Le sens


commun », 1979.

· Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture


(1953), Seuil, « Points Essais », 2014.

· Umberto Eco, Lector in fabula (1979), Le


Livre de poche, « Biblio/Essais », 1989.
· Paul Ricœur, De l’interprétation (1965),
Seuil, « Points Essais », 1995.

» Filmographie

· Akira Kurosawa, Rashomon, 1950.

· La Quatrième Dimension, épisode  89,


« Comment servir l’homme », 1962.

· Jean-Jacques Annaud, Le Nom de la rose,


1986.

· Mel Gibson, Signes, 2002.


Fiche 56 : Les deux sources
historiques de l’interprétation
Nous pouvons partir d’une définition générale de
l’interprétation : interpréter consiste à mettre au jour le sens de
ce que l’on interprète, qu’il s’agisse d’un texte, d’un symbole,
d’une œuvre d’art, d’une expression du langage courant ou
encore d’un phénomène, quel qu’il soit. La notion
d’interprétation présuppose donc en premier lieu l’idée d’un
sens qui ne serait pas directement accessible, voire qui serait
caché et qu’il s’agirait de travailler à décrypter.
Par ailleurs, l’interprétation se montre nécessaire lorsque le sens
de ce que l’on étudie n’est pas univoque. Parce que le signe
étudié a une multiplicité de sens possibles, nous allons devoir
l’interpréter afin de remonter à sa (bonne) signification.
L’interprétation consiste donc à aller d’un signe (pris au sens
large du terme) qui est apparent à une signification qui est
cachée.
Les deux sources historiques de l’interprétation sont à
rechercher dans la philosophie antique d’une part, et dans
l’exégèse biblique d’autre part. Voyons ce que l’origine
historique de l’interprétation nous apprend sur la nature de
l’activité interprétative.

Les Grecs et l’interprétation


Le terme « interprétation » vient d’un verbe latin interpretari qui
signifie « expliquer », « traduire », mais aussi « prendre quelque
chose dans tel ou tel sens ». Dans les textes des philosophes
grecs, c’est le terme herménéia que nous traduisons par
« interprétation ». Chez Platon (429-347 av. J.-C.), ce terme
peut avoir une dimension sacrée (par exemple, pour désigner
l’interprétation d’oracles ou de signes divins) ou profane (dans
ce cas, il veut dire « ce qui signifie quelque chose »).
Platon prend soin de distinguer, dans La République, deux types
d’objets : ceux qui sont immédiatement accessibles à
l’intelligence et ceux qui ne le sont pas. Ce sont ces derniers qui
nécessitent une interprétation dans la mesure où ils sont source
d’impressions ou de sensations différentes, voire contradictoires,
et, par conséquent, non immédiatement interprétables par notre
intelligence.
Par ailleurs, nous trouvons dans le corpus aristotélicien un
ouvrage qui s’intitule Péri herménéias, titre que l’on traduit
habituellement par De l’interprétation. Pour Aristote (384-
322 av. J.-C.), il y a interprétation non seulement lorsque le sens
du discours n’est pas transparent, mais aussi dès lors qu’il y a du
sens. Dans son traité intitulé De l’âme (en 420 b), Aristote
indique que l’interprétation est le sens d’un nom, d’un verbe,
d’une proposition ou encore d’un discours.
Autrement dit, le discours, l’acte de parole, est toujours déjà
interprétation dès lors qu’il est doté de signification dans la
mesure où parler ou écrire consiste nécessairement à privilégier
l’emploi d’un terme par rapport à un autre. Ainsi, parler est le
résultat d’un travail d’interprétation qui précède le discours. Si
l’activité d’énoncer une parole douée de sens correspond pour
Aristote à une interprétation, c’est parce que ce dernier distingue
la réalité du langage, c’est-à-dire ce qui est de ce que nous
disons à propos de ce qui est.
Cette distinction est essentielle pour rendre compte du fait que le
langage peut dire quelque chose qui pourtant n’a pas d’existence
réelle : nous pouvons en effet mentir ou encore parler d’êtres
imaginaires, comme le Père Noël, par exemple. Parler, c’est
pouvoir dire le vrai, mais aussi pouvoir mentir, tromper,
imaginer. Cette ambivalence de l’herménéia comme discours se
retrouve dans la figure du dieu Hermès, lequel est à la fois le
dieu porteur de messages et celui qui peut induire en erreur ou
dissimuler.
Ceci nous permet de comprendre que l’interprétation peut le
meilleur comme elle peut le pire : elle peut atteindre le vrai sens,
le sens caché, c’est-à-dire être une bonne interprétation, mais
elle peut aussi induire en erreur, intentionnellement ou non, et
correspondre à une mésinterprétation.

L’exégèse biblique
La seconde source historique de l’interprétation est, dans notre
civilisation, l’exégèse biblique, c’est-à-dire la discipline qui a
pour charge l’interprétation de la Bible. Parce que les textes de
la Bible ont une dimension mystique, parce qu’ils sont souvent
allégoriques et contiennent des paraboles, ces textes ne sont pas
transparents pour le lecteur. Les Pères de l’Église eux-mêmes, et
notamment saint Augustin (354-430) dans le De doctrina
christiana, soulignent le caractère ambigu des textes sacrés.
Ainsi, interpréter la Bible revient nécessairement à mettre en
lumière, à partir du sens littéral du texte, un sens caché. Mieux
encore, le christianisme propose une méthode interprétative : il
s’agit de lire le texte sacré à partir de lui-même, et, plus
particulièrement, de comprendre l’Ancien Testament à la
lumière du Nouveau Testament. Nous voyons dès lors poindre
une difficulté : qu’est-ce qui rend légitime une interprétation
plutôt qu’une autre ? Autrement dit, comment pouvons-nous
reconnaître la bonne interprétation ?
Fiche 57 : Spinoza et
l’interprétation de l’Écriture
À la question moderne de savoir comment légitimer une
interprétation du texte (sacré) plutôt qu’une autre, le Concile de
Trente, en 1546, répond en proposant comme critère l’autorité
de l’Église. En effet, le Concile légifère sur la question de
l’usage du sens propre et du sens figuré et, par conséquent, il
définit la manière dont chaque livre de la Bible doit être lu. C’est
le début de la mise en place des méthodes de lecture et
d’interprétation de la Bible.
Baruch Spinoza (1632-1677) propose, à son tour, dans son
ouvrage intitulé le Traité théologico-politique, une méthode
d’interprétation de l’Écriture sainte.
Quelle est précisément cette méthode ? En quoi consiste son
originalité ?

Les principes de la méthode et


leurs conséquences
Dans le Traité théologico-politique, Spinoza formule
explicitement les principes de sa méthode interprétative.
L’interprétation doit d’abord être interne au texte : « la
connaissance de l’écriture doit se tirer de l’écriture seule », écrit
Spinoza. De plus, l’interprétation doit s’écarter aussi peu que
possible du sens littéral du texte. Cette définition spinoziste de la
bonne méthode interprétative a l’avantage de pointer le fait que,
si l’interprétation est nécessaire, c’est parce que l’ambiguïté est
d’ordre linguistique.
L’idée essentielle qui sous-tend cette méthode est celle selon
laquelle nous devons nous rapporter aux significations comme
nous nous rapportons ou comme nous nous rapporterions à des
faits. Par conséquent, une attention particulière doit être
accordée à l’analyse de la langue du texte (c’est-à-dire l’hébreu
pour l’Ancien Testament) et à ses caractères propres sur le plan
de la morphologie comme de la syntaxe. Autrement dit,
considérer les significations comme des faits, c’est d’abord dire
ou voir ce que le texte dit avant d’essayer de mettre au jour ce
qu’il veut dire ou signifier. Il s’ensuit que la détermination et la
délimitation des significations possibles d’un mot importent bien
davantage que la distinction entre le sens littéral du texte et son
sens métaphorique.

REVENIR AU TEXTE

Ainsi, lorsqu’on lit dans la Bible que «  l’esprit se


promène sur les eaux  », c’est la langue elle-même
qui nous permet de saisir ce que le texte dit. En
effet, en hébreu et dans le texte sacré, le même
mot est utilisé pour désigner tantôt l’esprit tantôt le
vent. C’est donc la connaissance de la langue et de
ses usages qui permet d’établir des procédés
d’interprétation, et d’écarter les interprétations
fautives.

La nature du texte
Ce qui précède permet de mieux comprendre les raisons pour
lesquelles Spinoza affirme qu’il faut expliquer l’Écriture par
l’Écriture, c’est-à-dire d’une part en suivant la logique interne à
l’Écriture, et, d’autre part, sans rechercher à suivre un sens
métaphorique, c’est-à-dire un sens qui viendrait de l’extérieur de
l’Écriture et auquel on devrait la rapporter.
Spinoza recommande de respecter le texte de l’Écriture pour ce
qu’il est, c’est-à-dire de respecter sa nature, laquelle est tout
entière contenue dans sa langue et dans les types de discours qui
le composent. Et, de même que pour comprendre la nature de la
nature, il faut rechercher les causes de ce que l’on observe (la
connaissance est une connaissance des chaînes de causalité qui
produisent les événements, les êtres, les situations…), pour
comprendre la nature du texte biblique, il faut élucider les causes
qui expliquent sa production et son énonciation.

Causalité dans la nature et


causalité dans le discours
C’est la raison pour laquelle il écrit dans l’ouvrage cité ci-
dessus : « De même en effet que la Méthode dans
l’interprétation de la nature consiste essentiellement à considérer
d’abord la nature en historien et, après avoir ainsi réuni des
données certaines, à en conclure les définitions des choses
naturelles, de même, pour interpréter l’Écriture, il est nécessaire
d’en acquérir une exacte connaissance historique. » La
connaissance historique est ici la connaissance des causes qui
ont produit le texte.
Il s’agit « de ne pas confondre le sens d’un discours avec la
vérité des choses ». Autrement dit, une interprétation qui
chercherait à expliquer le sens de l’Écriture à partir de
raisonnements tirés de la connaissance de la nature serait
nécessairement fautive. Pour être pertinente, l’interprétation doit
suivre la causalité interne à l’histoire de l’Écriture.
Fiche 58 : Expliquer et
comprendre
Avec l’avènement de la modernité, l’interprétation va peu à peu
sortir de son usage restreint et de son application aux seuls textes
sacrés pour s’étendre non seulement à l’ensemble des objets du
langage (expressions, textes, ouvrages…), mais aussi à toutes les
manifestations de l’existence et de l’esprit humain qu’il s’agisse
des différents phénomènes psychiques ou des expressions de la
culture comme les œuvres d’art.
Cette science moderne de l’interprétation, qui prend le nom
d’herméneutique, se développe à partir du XVIIe siècle.
Comment pouvons-nous comprendre son apparition ? Qu’est-ce
qui rend nécessaire une telle discipline ?

Sciences de la nature et
sciences de l’esprit
Toutes les manifestations de la vie et de l’esprit vont devenir un
objet d’interprétation dès lors qu’elles peuvent avoir des sens
multiples. C’est le philosophe Wilhelm Dilthey (1833-1911)
qui, au XIXe siècle, thématise cet élargissement du concept
d’interprétation. Pour lui, en effet, tous les phénomènes
psychiques et toutes les manifestations de l’esprit sont des
expressions de la culture et ne peuvent recevoir, par conséquent,
un sens unique. C’est cette absence de transparence de leur
signification qui rend nécessaire un travail d’interprétation.
Pourquoi les manifestations de l’esprit requièrent-elles
l’interprétation ? Pour répondre à cette question, nous pouvons
nous aider de l’argumentation que déploie Dilthey dans son
ouvrage intitulé L’Édification du monde historique dans les
sciences de l’esprit (1910). Cet ouvrage, qui constitue une sorte
de suite à son Introduction aux sciences de l’esprit (1883),
contient une organisation de ses recherches sur la connaissance
historique. Il y analyse la valeur, sur un plan épistémologique,
des constructions intellectuelles qui permettent au monde
historique de devenir un objet de connaissance scientifique.
Dilthey part du constat suivant : la fin du XIXe siècle correspond
à l’apparition et à l’autonomisation progressive des sciences de
la société en général – qu’il nomme « sciences de l’esprit » – et
de la science historique en particulier, par rapport aux sciences
de la nature. Parce que l’homme se comprend comme porteur
d’une volonté qui est au principe de ses actes et qui lui permet
d’exercer une action sur la nature, il va avoir besoin de
distinguer son domaine propre, celui de l’histoire, c’est-à-dire le
domaine dans lequel il peut agir, de l’ordre naturel.

Une complémentarité des


points de vue
À partir de cela, Dilthey va distinguer l’ordre de la
compréhension qui s’applique aux phénomènes intellectuels
(comme les discours ou les œuvres d’art) de l’ordre de
l’explication qui s’applique aux phénomènes de la nature
(tremblements de terre, phénomènes physiques en tous
genres…). Il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette
distinction : elle ne doit pas être interprétée à la manière d’un
dualisme qui viendrait opposer l’ordre de la liberté à celui de la
nécessité ou encore le monde des idées au monde sensible.
Cette distinction est plutôt à comprendre comme une distinction
entre des points de vue sur le monde : le point de vue de l’esprit
qui agit, de la volonté qui tente de modifier la nature, c’est-à-
dire le point de vue de la liberté, d’une part, et le point de vue
qui serait celui de la nature, à savoir celui de l’explication
scientifique, de la recherche et de la description des causes,
d’autre part.
Ces deux points de vue donnent lieu à deux démarches, la
compréhension (par exemple, celle de l’historien) et
l’explication (par exemple, celle du physicien), qui se
complètent l’une l’autre. Comprendre le monde, comme le fait
l’historien, ne saurait se réduire à une explication causale ou
logique des faits ou des phénomènes qui s’y produisent.
Comprendre le monde revient à rechercher à mettre au jour son
sens.

Le cas de la psychanalyse
Il est possible de comprendre le travail de la psychanalyse
freudienne à partir de cette distinction. En effet, Sigmund
Freud (1856-1939), dans L’Interprétation des rêves (1900),
nous donne un exemple d’élargissement du concept
d’interprétation. Il est possible d’avoir sur le rêve deux points de
vue différents (et qui néanmoins se complètent) : d’une part le
rêve est, en son sens usuel, ce dont je me souviens à mon réveil,
et, d’autre part, il cache pour Freud un sens latent qu’il faut
déchiffrer. De ce second point de vue, le rêve est la
manifestation déguisée d’un désir refoulé.
La distinction que pose Dilthey apparaît ici dans toute sa
pertinence : dans le cas du rêve, il est impossible de remonter à
une cause (comme cela serait possible dans un système
déterministe). C’est ce qui rend nécessaire la compréhension. Il
faut encore ajouter que réduire le rêve à une explication
consisterait à inclure l’activité de l’esprit humain dans le
déterminisme complet des causes et des effets. Autrement dit,
cela reviendrait à nier la liberté humaine.
Fiche 59 : Interprétation et
sociologie du langage
Parce que l’interprétation est une activité qui s’exerce avec des
mots sur des mots, c’est-à-dire dans et par le langage lui-même,
une réflexion sur l’interprétation ne peut faire l’impasse d’une
analyse du statut du langage et de sa fonction. Telle est
précisément la mission que le sociologue Pierre Bourdieu
(1930-2002) se donne dans son ouvrage intitulé Langage et
pouvoir symbolique (publié en 2001).
Faut-il voir dans le langage un simple vecteur de la pensée, un
moyen pour communiquer, c’est-à-dire un outil neutre dont les
productions seules seront à interpréter et à juger ou, au contraire,
un phénomène social doué d’une valeur symbolique et toujours
déjà traversé par des rapports de pouvoir ?

Les mots ne sont pas que des


mots
L’espace social n’est pas un espace neutre qui serait le réceptacle
des actions des individus. C’est un espace hiérarchisé, et cette
hiérarchisation se manifeste de diverses manières. L’une
d’elles – celle qui nous intéresse ici – est l’activité de parler. En
effet, parler ne consiste pas seulement à dire ce que l’on dit,
mais aussi, et surtout, à manifester notre appartenance sociale à
tel groupe plutôt qu’à tel autre. La manière de parler – tout
comme celle de se divertir, de faire des choix, de se marier ou
encore de se vêtir – fait l’objet d’une évaluation qui trouve son
principe dans la culture qui se pose comme dominante et, par
conséquent, comme légitime.
Il s’ensuit que les mots ne sont pas que des mots : pour les
interpréter et les comprendre, il ne saurait donc être suffisant de
saisir leur sens ou les objets qu’ils dénotent. Il faut encore
comprendre les rapports sociaux et les positionnements sociaux
qui les sous-tendent. Par exemple, l’adjectif « aristocratique »
n’aura pas le même sens selon qu’il sera prononcé par un
individu qui se reconnaît dans cette caractérisation (il désignera
alors celui qui fait partie des meilleurs, celui qui a de la
distinction) ou par quelqu’un qui utilise cet adjectif pour émettre
une critique (et désigner un individu qui ne se mélange pas avec
les catégories populaires ou qui est méprisant à leur endroit).

LA DOUBLE LOGIQUE DES MOTS

Bourdieu théorise cela en expliquant que les mots


sont pris dans une double logique : la logique de la
dénotation en vertu de laquelle un mot correspond
à la réalité ou à l’idée qu’il dénote et en vertu de
laquelle il a une signification relativement fixe, et la
logique de la connotation en vertu de laquelle un
même terme peut renvoyer à plusieurs
significations en fonction de l’expérience sociale
qui est celle de celui qui parle.

Parler la langue dominante


Notre façon de parler, le phrasé que nous adoptons, le niveau de
langage et la complexité de notre vocabulaire sont autant de
signes de notre plus ou moins grande compétence à parler la
langue de la classe dominante, c’est-à-dire celle qui apparaît
légitime. Ces écarts de compétences entre les locuteurs
permettent de rendre raison à la fois des mauvaises
interprétations du discours d’autrui et des rapports de pouvoir
qui s’instituent entre les individus (celui qui présente une faible
compétence en la matière risque de devoir se taire et, par
conséquent, d’être dominé).
Interpréter ce que dit autrui consiste donc, d’abord, à
comprendre le sens de ce qu’il dit, ensuite à identifier la classe
dont cette façon de parler est un habitus, et, enfin, à mettre au
jour les rapports de force qui se déploient à même le discours –
la force du dominant visant à la fois à être reconnue par les
autres et à être conservée par son propriétaire.

Un modèle économique du
discours
La pertinence d’un énoncé, c’est-à-dire sa capacité à produire les
effets escomptés (et donc, pour celui qui le prononce, à parvenir
à ses fins) n’est pas compréhensible à partir du seul contenu
linguistique de l’énoncé. L’originalité de l’analyse de Bourdieu
consiste à montrer que cette pertinence ou cette efficacité est
proportionnelle à la valeur que cet énoncé va avoir dans un
contexte social donné.
Ainsi, un énoncé sera efficace s’il correspond à un habitus
linguistique qui a une grande valeur dans le contexte social dans
lequel il est prononcé. L’interprétation du discours se fait donc
nécessairement à partir de cette loi du marché, loi selon laquelle
c’est le groupe social en position de dominance qui établit les
normes linguistiques qui seront dotées de valeur. Sera donc en
mesure de transformer en richesse sa capacité à parler un
individu qui aura les deux compétences suivantes : être capable
de déterminer ce qui a, dans tel contexte social, de la valeur, et,
par voie de conséquence, être capable, lorsque cela s’avère
nécessaire, de dissimuler son appartenance à telle classe sociale,
notamment en utilisant un niveau de langage plutôt qu’un autre.
Chapitre 16
Le vivant
DANS CE CHAPITRE :

» Expliquer le vivant

» L’expérience de la douleur

» Ce que normal veut dire

» L’évolution

éfléchir sur le vivant en philosophe ne va pas sans un certain


R nombre de difficultés. Tout d’abord, les espèces naturelles et
les organismes sont les objets d’étude des sciences naturelles
et de la biologie. La philosophie ne peut donc prétendre se
substituer à ces disciplines ou même préciser leurs explications,
mais elle peut, et de façon légitime, s’accorder le droit
d’enquêter sur les fondements ou les principes de ces
explications. Par ailleurs, le vivant est un objet d’étude qui n’est
précisément pas un objet : à étudier le vivant à partir du corps
mort, c’est-à-dire du cadavre, on risquerait de rater ce qui
caractérise en propre la vie.
Pour apporter quelques éclairages sur ce qu’est le vivant sans
omettre de faire face aux deux difficultés mentionnées ci-dessus,
nous nous proposons de réfléchir sur ce que signifie le fait
d’expliquer le vivant en mettant en évidence, à partir des
analyses développées par Kant dans la Critique de la faculté de
juger, ce qui distingue le vivant de la machine. Pour
comprendre, par ailleurs, ce qu’est l’expérience de la vie pour
l’homme, il n’est pas inutile de s’intéresser à l’expérience de la
douleur. Ceci ne peut que nous conduire à un travail nécessaire
d’élaboration de la distinction entre la santé et la maladie, entre
le normal et le pathologique. Enfin, il ne faut pas oublier que les
vivants que nous pouvons observer et que nous sommes sont le
résultat d’une évolution. Pour comprendre ce que cela signifie
précisément, il faut établir ce que recouvre le concept
d’évolution chez Darwin.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Quelle différence y a-t-il entre un corps


vivant et un corps mort ?

· La machine peut-elle fournir un modèle


pertinent pour comprendre ce qu’est
l’organisme ?

· Qu’est-ce qu’être en bonne santé ?

· L’être humain est-il un animal comme les


autres ?

» Bibliographie

· Henri Atlan, La Fin du « tout génétique » ? :


vers de nouveaux paradigmes en biologie,
INRA Éditions, «  Sciences en questions  »,
1999.

· Miguel Benasayag et Pierre-Henri


Gouyon, Fabriquer le vivant, La Découverte,
2012.

· Darwin, L’Origine des espèces (1859),


Flammarion, « GF », 1992.
· Kant, Critique de la faculté de juger (1790),
Flammarion, « GF », 2015.

» Filmographie

· Jean-Jacques Annaud, La Guerre du feu,


1981.

· Mathieu Kassovitz, Les Rivières pourpres,


2000.

· Daniel Espinosa, Life  : origine inconnue,


2017.

· Jean-Marie Pelt et Jean-Pierre Cuny,


L’aventure des plantes, 1982.
Fiche 60 : Que signifie
l’expression « expliquer le
vivant » ?
Poser la question de savoir ce que signifie l’expression
« expliquer le vivant » revient à rendre raison des vivants que
nous voyons – qu’il s’agisse des hommes ou des animaux –,
c’est-à-dire à expliquer le fonctionnement de leur organisme,
mais aussi à comprendre l’unité de chaque corps vivant, sa
constitution et l’engendrement du même par le même.
Pour répondre à cette question, le philosophe doit identifier le
modèle explicatif qui peut servir de trame à cette explication.
Voyons la réponse qu’Emmanuel Kant (1724-1804) propose à
cette question dans la deuxième partie de la Critique de la
faculté de juger (1790).

L’organisme comme individu


Pour Kant, expliquer le vivant en ayant recours au modèle de la
machine revient à produire une explication qui décompose le
vivant. En effet, la machine est ce qui peut être décomposé en
ses parties puis recomposé, c’est-à-dire déconstruit et divisé en
éléments que l’on peut ensuite imbriquer à nouveau les uns dans
les autres pour reconstituer la machine. C’est précisément en
cela que consiste la réparation d’une machine à laver, d’une
cafetière ou d’une voiture.
Or, comme on ne peut pas démonter le vivant pour le
reconstruire ensuite comme on le ferait pour une machine,
l’explication du vivant par le modèle de la machine rate l’unité
de l’organisme, c’est-à-dire ce qui fait l’individualité, au sens
étymologique du terme – individuum en latin désigne ce qui ne
peut être divisé –, de chaque être vivant.

Contre le modèle de la
machine
Au paragraphe 65 de la seconde partie la Critique de la faculté
de juger, Kant développe cette difficulté en prenant comme
exemple de machine, celui de la montre.
Le propos kantien tient en trois arguments :

» Quand nous avons affaire à une machine, une


partie existe pour une autre, c’est-à-dire afin de
pouvoir fonctionner avec elle comme c’est le cas
pour le rouage qui s’imbrique parfaitement dans
un autre rouage. Cependant un rouage n’est pas la
cause efficiente de la production d’un autre
rouage. Au contraire, quand il y a un organisme,
une partie existe pour une autre, mais aussi et
surtout par une autre (elle est produite par elle) et
même par le tout de l’organisme. C’est de cette
unité de l’organisme que le modèle de la machine
ne parvient pas à rendre raison.

» À l’intérieur même de la machine qu’est la


montre, un rouage n’est jamais produit par un
autre rouage. Sa production nécessite
l’intervention d’un agent extérieur. De même, la
montre elle-même ne saurait être produite par
d’autres montres. Au contraire, dans le cas du
vivant, certaines parties du corps en produisent
d’autres, et les vivants sont produits, c’est-à-dire
engendrés, par des vivants. Nous pourrions
objecter à Kant qu’il est possible de concevoir ou
de penser des machines fabricant des machines
(on produit aujourd’hui des montres en usine à la
chaîne), mais ce processus est limité, et une
machine est nécessairement produite par une
machine qui est souvent d’une complexité
supérieure à elle et qui nécessite un artisan
extérieur. Kant souligne d’ailleurs un peu plus tôt
dans le texte (au § 64) le fait qu’il y a une
temporalité longue de l’espèce, laquelle va de
reproduction en reproduction.

» Une montre est dans l’incapacité de parvenir à se


réparer, même partiellement ou superficiellement,
toute seule. Au contraire, dans un organisme
vivant, il peut y avoir remplacement de certaines
parties défectueuses par d’autres et on observe
même une forme d’autorégulation réparatrice. En
effet, par exemple, lorsque nous nous coupons
(sauf dans le cas d’une coupure très grave ou
d’une maladie particulière), notre peau cicatrise
par elle-même. Nous pouvons aussi remarquer
que notre corps se guérit par lui-même d’un
certain nombre de ses petits maux (les rhumes,
par exemple).

L’idée de force formatrice


Pour Kant, le modèle de la machine, plébiscité notamment par
Descartes, passe à côté de l’unité du vivant (au sens de
l’individualité de chaque être vivant), car il n’a recours qu’à la
notion de force motrice. Cette dernière est ce qui permet de
rendre raison des effets mécaniques d’une partie de la machine
sur une autre partie de cette machine. C’est elle qui explique, par
exemple, le fait qu’un rouage en entraîne un autre.
Or, « un être organisé n’est pas simplement machine, car la
machine possède uniquement une force motrice ; mais l’être
organisé possède en soi une force formatrice qu’il communique
aux matériaux, qui ne la possèdent pas (il les organise) : il s’agit
ainsi d’une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas
être expliquée par la seule faculté de mouvoir (le mécanisme) ».
C’est cette force formatrice, qui, parce qu’elle unifie,
individualise, et reproduit l’organisme, doit servir, pour notre
auteur, de principe explicatif.
Fiche 61 : La douleur
Si seuls les êtres vivants sont en mesure d’éprouver de la
douleur, il n’en reste pas moins qu’au sein du vivant, l’homme
seul est capable de faire de cette douleur qu’il ressent l’objet
d’une réflexion intellectuelle.
Une question se pose : peut-on penser la douleur sous la
catégorie de l’utile ?

Certes, personne ne songerait en toute honnêteté à faire une


apologie de la douleur – il n’est que de penser à la douleur vive
d’une rage de dents ou à celle infligée par une migraine pour
s’en dissuader. La douleur est donc d’abord à la fois ce que l’on
veut éviter et ce que l’on veut combattre. Elle n’a donc pas de
sens en elle-même, mais peut-être pouvons-nous lui en donner
un.

Définition de la douleur
L’association internationale pour l’étude de la douleur définit
cette dernière comme « une expérience sensorielle et
émotionnelle désagréable, associée à une lésion tissulaire réelle
ou potentielle, ou décrite dans ces termes ». Cette définition
nous apprend deux choses : la douleur se comprend avant tout
comme ce que ressent l’individu, et elle n’est pas toujours la
conséquence d’une lésion. Elle permet aussi de mettre en
évidence deux difficultés : d’une part, la douleur ne saurait être
intégralement saisie par et dans un discours objectif (puisqu’il
est question du ressenti de l’individu ou du patient), et, d’autre
part, elle est difficile à quantifier et à qualifier.
Ce qui peut néanmoins faire l’objet d’une description objective,
c’est le parcours que l’information douloureuse accomplit dans
l’organisme. Prenons un exemple : je pose ma main, sans le faire
exprès, sur une source vive de chaleur. La brûlure stimule les
terminaisons nerveuses situées, dans notre exemple, au niveau
de la peau. L’information est relayée par les nerfs jusqu’à la
moelle épinière, puis jusqu’au cerveau. C’est le cerveau qui va
comprendre ce signal comme signal de la douleur ou signal
douloureux. Mais, avant même que le cerveau ne puisse
accomplir ce travail, j’aurai enlevé ma main de la source de
chaleur.

La douleur comme signal


d’alarme
Nous pouvons donc affirmer que, sur le plan biologique, la
douleur a l’utilité d’un signal d’alarme. En effet, elle est ce qui
rend l’organisme capable de réagir à un potentiel danger et de se
protéger de lui. Il faut cependant ajouter que ce que nous venons
de dire vaut pour une douleur vive ou aiguë, mais nullement
pour une douleur chronique (laquelle correspond à une maladie à
part entière). Il ne serait pas tenable d’affirmer que l’individu a
besoin que lui soit rappelée, par une souffrance permanente et
quotidienne, la présence dans son organisme d’une maladie. De
plus, nous pouvons ajouter que la douleur n’est pas toujours
proportionnelle à la gravité du mal : une maladie grave peut, tout
au moins dans ses débuts, passer inaperçue aux yeux de
l’individu qui en est affecté.
De la même façon, si la douleur du travail qui annonce
l’accouchement est utile pour que l’on puisse se préparer à
l’accouchement (aller à l’hôpital, recevoir des soins appropriés,
lutter contre la douleur, etc.), il n’en reste pas moins que la
douleur de l’accouchement en lui-même est le simple résultat de
ce que nous pourrions qualifier d’accident de l’évolution. En
effet, les humains ont tendance à naître avec des cerveaux et
donc des crânes de plus en plus gros (comme le montre
l’évolution), mais le progrès des techniques médicales a eu pour
résultat de décorréler la grosseur des crânes et la largeur du
bassin des femmes : la sélection naturelle portant sur la largeur
du bassin ne joue plus à plein dans la mesure où les femmes au
bassin étroit ne meurent plus systématiquement en couches – ce
qui est heureux.

Le sens de la douleur
Il nous faut donc mettre hors jeu l’hypothèse d’une utilité de la
douleur. Mais faut-il pour autant nous débarrasser aussi de l’idée
selon laquelle la douleur pourrait avoir un sens ? À strictement
parler, la douleur n’a pas en elle-même un sens – pour soutenir
cela, il faudrait, par exemple, penser la douleur comme une
punition divine et adhérer à une croyance métaphysique –, mais
nous pouvons, à l’occasion de l’expérience particulière qu’elle
constitue, prendre conscience du sens du réel et de nous-mêmes.
JE SOUFFRE, DONC JE SUIS

Telle est précisément la thèse soutenue par Arthur


Schopenhauer (1788-1860) dans son ouvrage
intitulé Le Monde comme volonté et comme
représentation (1819). Parce que je ne peux avoir
recours à aucune distraction pour échapper à la
douleur, cette dernière me maintient dans l’ordre
de l’authenticité. Parce que je souffre, je peux me
départir de ce qui est superficiel dans l’existence
(comme le fait d’avoir un voisin bruyant ou des
vacances gâchées par la pluie).

La douleur seule est donc ce qui peut me rendre


lucide sur le vrai sens de mon existence, laquelle
est constituée pour Schopenhauer par la
souffrance. Dans Le Monde comme volonté et
comme représentation, il écrit  : «  Le fait immédiat
pour nous, c’est le besoin tout seul, c’est-à-dire la
douleur. Pour la satisfaction et la jouissance, nous
ne pouvons les connaître qu’indirectement ; il nous
faut faire appel au souvenir de la souffrance, de la
privation passée, qu’elles ont chassé tout d’abord.
Voilà pourquoi les biens […], nous n’en avons pas
une vraie conscience […]. Il faut les perdre, pour en
sentir le prix  ; le manque, la privation, la douleur,
voilà la chose positive, et qui sans intermédiaire
s’offre à nous. »
Fiche 62 : Le normal et le
pathologique
« Sans les concepts de normal et de pathologique la pensée et
l’activité du médecin sont incompréhensibles. Il s’en faut
pourtant de beaucoup que ces concepts soient aussi clairs au
jugement médical qu’ils lui sont indispensables. Le pathologique
est-il un concept identique à celui d’anormal ? Est-il le contraire
ou le contradictoire du normal ? Et normal est-il identique à
sain ? » Ainsi s’ouvre l’introduction de l’article de Georges
Canguilhem (1904-1995) « Le normal et le pathologique » (La
Connaissance de la vie, Vrin, 1992).
Si le médecin doit distinguer l’état normal de l’état pathologique
afin de ne pas laisser le malade à sa souffrance et de ne pas
rendre malade l’homme sain, il appartient au philosophe de
réfléchir à la constitution de ces concepts. Voyons ce que nous
en dit Canguilhem.

La conception classique du
normal au XIXe siècle
Georges Canguilhem se caractérise par le fait qu’il possède une
double formation de philosophe et de médecin. C’est à partir de
cette double formation, et à l’occasion de sa thèse de médecine
qu’il commence à développer sa réflexion sur la nature du fait
pathologique. La conception classique au XIXe siècle – issue
d’Auguste Comte et de Claude Bernard – consiste à penser la
différence entre l’état normal (la santé) et l’état pathologique (la
maladie) comme une différence, non pas de nature, mais de
degré.
Dans cette perspective, le pathologique se définit comme une
variation quantitative par rapport à l’état normal, variation selon
la modalité du trop ou du trop peu. L’action du médecin consiste
à tenter de réduire ou de faire disparaître cette variation ou cet
écart. Le normal, c’est-à-dire l’état de santé, appartient ici à
l’ordre du factuel et peut faire l’objet d’une description dans les
termes de la statistique : décrire le normal revient à décrire la
moyenne statistique.

Le normal ne peut être décrit


pour Canguilhem
C’est ce dernier point qui va attirer l’attention de Canguilhem.
Pour lui, en effet, ce que la biologie qualifie de normal ne saurait
correspondre à des faits existants réellement, à des phénomènes
objectivement observables, c’est-à-dire à l’état de certains corps.
Autrement dit, Canguilhem refuse à la notion de norme tout
caractère objectif. Si l’on peut calculer mathématiquement la
fréquence statistique de la présence de telle propriété ou de telles
mesures biologiques, si l’on peut donc obtenir une moyenne, il
n’en demeure pas moins qu’une moyenne ne saurait constituer
un fait.
L’argument est le suivant : il est possible qu’aucun phénomène
observable – et donc aucun individu réel – ne corresponde
parfaitement à cette moyenne. Comme le note Canguilhem, un
nouveau problème se présente : il s’agit de « savoir à l’intérieur
de quelles oscillations autour d’une valeur moyenne purement
théorique on tiendra les individus pour normaux » (Le Normal et
le Pathologique, PUF, 1979). Or, la réponse à cette question ne
saurait être de nature statistique et donc objective. Il faut par
conséquent poser le problème autrement.
Subordonner la moyenne à la
norme
Canguilhem propose de ne plus penser la norme (c’est-à-dire la
santé) à partir de la moyenne statistique, mais de parcourir le
chemin inverse qui part de la norme pour aller vers la moyenne.
Cette hypothèse a deux conséquences :
» Le normal et le pathologique ne correspondent
pas à des variations sur un même continuum,
mais sont irréductibles l’un à l’autre (il y a donc
une différence de nature entre eux).

» La moyenne n’est que la traduction de la norme.

Les constantes statistiques que nous interprétons comme des


normes sont le résultat des conditions qui permettent la vie de
l’organisme, et ces conditions ne sont pas seulement
biologiques. Elles correspondent aussi à des habitudes de vie
prises par les hommes. Ainsi, le normal, c’est-à-dire l’état de
santé, appartient à la catégorie du normatif (il produit des
normes). Ce qui caractérise le vivant réside dans sa capacité à
produire des normes, lesquelles sont en relation avec le milieu
dans lequel il doit vivre.

Le pathologique n’est pas


absence de normes
Il s’ensuit que l’état pathologique ne saurait être le contraire
logique du normal dans la mesure où la maladie ne correspond
pas à une absence de normes, mais à la présence de normes
nouvelles ou autres. Un corps malade ne mène pas une existence
en dehors des normes, mais selon les normes qu’il est capable de
supporter et qui sont des normes de qualité inférieure, qui
l’obligent à vivre dans un milieu restreint (il ne peut plus
accomplir certaines actions, il doit rester dans sa chambre
d’hôpital, il a besoin de prendre tel médicament pour continuer à
vivre, etc.).
On comprend alors que ce qui s’oppose au pathologique n’est
pas le normal, mais le sain : être en bonne santé, c’est avoir la
capacité de vivre selon un très grand nombre de normes
(accomplir des actions fatigantes, affronter les intempéries,
passer outre les maladies passagères comme le rhume ou la
grippe, etc.) sans en souffrir, et ne pas devoir restreindre son
existence à un milieu réduit ou délimité.
Fiche 63 : Le concept d’évolution
« Je suis pleinement convaincu que les espèces ne sont pas
immuables ; je suis convaincu que les espèces qui appartiennent
à ce que nous appelons le même genre descendent directement
de quelque autre espèce ordinairement éteinte […] ; je suis
convaincu, enfin, que la sélection naturelle a joué le rôle
principal dans la modification des espèces, bien que d’autres
agents y aient aussi participé. » Ainsi Charles Darwin (1809-
1882) clôt-il l’introduction de son ouvrage intitulé L’Origine des
espèces (1859).
Quel est le contenu précis de la théorie darwinienne de
l’évolution et en quoi sa nouveauté radicale consiste-t-elle ?

Les constats de départ


Voici le raisonnement de Darwin : on observe, chez les animaux
domestiques ou vivant dans la nature, des variations organiques
individuelles. Il existe par conséquent une capacité naturelle de
variation des organismes (on parle de « variabilité »). Or, une
reproduction qui croise des individus porteurs de ces variations
peut fixer de façon héréditaire certaines d’entre elles. Darwin en
déduit la capacité des organismes, vivant dans la nature, à être
sélectionnés d’une façon similaire.
Par ailleurs, le taux de reproduction observé des différentes
espèces permet de déduire qu’une seule espèce aurait la capacité
d’occuper naturellement l’ensemble du territoire disponible. Or,
ce n’est pas ce que l’on observe : sur un même territoire
coexistent toujours diverses espèces. Il faut donc qu’il existe un
mécanisme régulateur – qu’il s’agit d’identifier – agissant dans
la nature et capable de réduire l’extension de chaque espèce.
Darwin nommera « lutte pour la vie » ce mécanisme qui mène à
bien une sélection naturelle, sélection dont la conséquence
majeure est la survie des plus aptes (que l’on peut définir comme
étant les mieux adaptés aux conditions d’existence dans un
milieu donné et en présence d’espèces données), et,
corrélativement, l’élimination de ceux qui sont les moins aptes.

La lutte pour l’existence : une


métaphore ?
Dans L’Origine des espèces, Darwin introduit la notion de
« lutte pour l’existence » et il précise qu’il s’agit d’une
métaphore : « J’emploie le terme de lutte pour l’existence dans
le sens général et métaphorique, ce qui implique des relations
mutuelles de dépendance des êtres organisés, et, ce qui est plus
important, non seulement la vie de l’individu, mais son aptitude
ou sa réussite à laisser des descendants. »
Pourquoi Darwin utilise-t-il une métaphore, que nous pouvons
qualifier de guerrière, s’il s’agit d’exprimer la dépendance des
vivants entre eux ?
Il répond lui-même à cette question dans la citation ci-dessus :
d’abord, c’est la multiplicité des relations et la complexité du
réseau ainsi constitué qui rendent les relations entre les vivants
incompatibles. Il s’agit donc d’un conflit entre des relations, et
non entre des êtres. Ensuite, le caractère guerrier de la
métaphore est justifié par le fait qu’il y va de la vie (ou de la
mort) des vivants et de leur postérité ou de leur absence de
postérité.
La nouveauté de cette notion réside en ce que, au lieu
d’imaginer des relations qui viendraient s’ajouter à des êtres
saisis dans leur existence et dans leur forme, les relations sont
pensées comme premières par rapport aux êtres. Ainsi, parce
qu’il ne s’agit plus de reconstruire un ordre ou un équilibre de la
nature en présupposant l’existence de certains êtres comme
première, il s’ensuit que la pensée du vivant se constitue comme
indépendante vis-à-vis d’un ordre quel qu’il soit. Le fixisme est
par conséquent définitivement mis hors jeu.

La notion de sélection
naturelle
La lutte pour l’existence n’est pas, pour Darwin, elle-même le
mécanisme ou la loi qui opère la formation des nouvelles
espèces. Cette loi est la sélection naturelle et elle dérive de la
lutte pour l’existence. Autrement dit, la lutte pour l’existence
donne à la fois le domaine de définition de la loi et les variables
sur lesquelles cette loi s’exerce.
Voici les deux points centraux de la théorie darwinienne de la
sélection naturelle :

» Les concepts de nature, de sélection naturelle ou


encore de concurrence vitale ne doivent pas être
compris en un sens anthropomorphique. En effet,
la nature ne saurait être pour Darwin une sorte de
Dieu qui agirait en vue d’une fin, quelle qu’elle soit.
La sélection naturelle est un mécanisme aveugle
qui produit des effets sur les individus et les
espèces.

» La notion darwinienne de sélection naturelle


dérive du concept – développé par Malthus – de
concurrence vitale, concurrence qui permet aux
plus aptes de survivre et qui condamne les autres
à disparaître. Cependant, chez Darwin, le plus apte
est simplement celui qui rencontre, par le jeu du
hasard, un milieu qui s’avère favorable à sa survie.
Le plus apte n’est donc jamais le meilleur en soi.
La concurrence vitale est pour lui le moyen par
l’intermédiaire duquel la nature effectue une
sélection. Cette dernière doit être comprise
comme une lutte entre chaque individu et le
milieu dans lequel il vit, c’est-à-dire à la fois les
phénomènes physiques (qualité du sol,
intempéries…) et biologiques (les individus d’une
même espèce qui entrent en concurrence avec lui
pour l’espace vital et la nourriture, mais aussi ceux
des autres espèces, par exemple ceux qui sont ses
prédateurs). La sélection naturelle privilégie, grâce
à cette concurrence vitale, les variations qui
s’avèrent utiles et elle les accumule au fil des
générations puisque les individus porteurs de ces
variations tendent à survivre davantage et, par
conséquent, à se reproduire et à transmettre leurs
caractères.
Chapitre 17
La matière et l’esprit
DANS CE CHAPITRE :

» L’âme séparée du corps

» L’âme comme partie du corps

» Il n’y a que des corps

» Le membre fantôme

a matière, en son sens le plus général, peut se définir comme


L ce dont les choses sont faites. Cette formule a un double
sens : elle fait de la matière le principe à partir duquel les
choses qui existent dans le monde sont produites ou constituées,
d’une part, et elle est, d’autre part, une puissance de
transformation qualitative (la cire qui fond, l’eau qui devient
glace) et de combinaison des briques élémentaires qui
constituent les choses que nous observons. La matière est donc
ce qui constitue la nature malgré les changements qui affectent
cette dernière.
C’est la raison pour laquelle la matière est l’autre de l’esprit :
elle est, du point de vue de l’esprit – c’est-à-dire du point de vue
de ce qui en nous pense, raisonne, s’interroge et cherche à
connaître – ce qui à la fois s’offre et résiste à la connaissance.
Mais la matière dont nous venons de parler est aussi celle dont
est fait notre corps. En ce cas, la relation entre le corps et l’esprit
(ou l’âme) se complique, et le contenu que l’on va donner à cette
relation va de pair avec des conceptions très différentes à la fois
du corps et de l’esprit. Faut-il, avec Platon, poser une différence
de nature entre l’âme et le corps et faire de l’âme une entité de
nature supérieure ou faut-il, à la façon de Lucrèce, penser l’âme
comme une partie du corps ? Devons-nous penser l’activité du
corps et celle de l’esprit comme des activités relevant de deux
entités distinctes ou devons-nous, comme le propose Ryle, les
penser comme deux descriptions possibles d’une même réalité ?
Enfin, il n’est pas inutile de nous demander, avec Merleau-
Ponty, ce que l’expérience du membre fantôme, faite par des
individus qui ont été amputés, nous apprend du rapport entre le
corps et l’esprit.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Suis-je dans mon corps comme dans un


navire ?

· Mon corps est-il un obstacle à la


connaissance du monde ?

· L’esprit doit-il se libérer du corps ?

· Que veut-on dire lorsqu’on affirme que


c’est le cerveau qui pense ?

» Bibliographie

· Platon, Phédon, Flammarion, « GF », 1999.

· Descartes, Méditations métaphysiques


(1641), Flammarion, « GF », 2009.

· Merleau-Ponty, Phénoménologie de la
perception (1945), Gallimard, « Tel », 1976.

· Gilbert Ryle, La Notion d’esprit (1949),


Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2005.

» Filmographie

· Fred Wilcox, Planète interdite, 1956.


· Stanley Kubrick, 2001, L’Odyssée de
l’espace, 1968.

· David Cronenberg, Dead Zone, 1984.

· M. Night Shyamalan, Phénomènes, 2008.


Fiche 64 : Platon, l’âme et le
corps
« Il est en effet évident pour moi que, si favorable que puisse
être l’état corporel, ce n’est pas lui qui, par son excellence
propre, fait l’âme bonne ; mais que, tout au contraire, c’est une
âme bonne qui, par son excellence propre, procure au corps la
condition la meilleure possible. » Voici ce que dit Socrate, dans
La République (403 d), lorsqu’il s’intéresse au rapport entre
l’âme et le corps à travers le prisme de l’éducation corporelle,
encore appelée gymnastique.
Comment Platon (429-347 av. J.-C.) définit-il le rapport entre
l’âme et le corps ? Faut-il le penser sur le mode de la rupture
radicale ou de la coordination ? Le corps est-il simplement un
fardeau ou une entrave pour l’âme ou peut-on, au contraire, lui
trouver, dans les dialogues de Platon, quelque utilité ?

L’âme sans le corps


Cinq dialogues de Platon présentent des mythes qui ont trait à
l’existence de l’âme après la mort du corps. Il s’agit du Gorgias,
du Phédon, du Phèdre, de La République et du Timée. Nous
pouvons tirer de ces passages quelques enseignements
concernant la conception que Platon se fait de la vie de l’âme
après sa séparation d’avec le corps.
Pour Platon, dans le Gorgias comme dans La République, c’est
l’âme seule, dans sa nudité, en tant qu’elle n’est plus recouverte
par un corps, qui fait l’objet d’un jugement dans l’au-delà. Par
ailleurs, dans le Phédon, il est dit que l’homme retrouvera –
après une période de mille ans – un corps vivant ayant un mode
de vie analogue au corps qui était le sien jadis. Enfin, on peut en
déduire que si la mort d’un vivant s’accompagne de la
séparation radicale de l’âme et du corps, c’est parce qu’il existe,
entre l’âme et le corps, une distinction de nature. En effet, dans
le Gorgias (524 b), Platon écrit : « La mort, à mon avis, n’est
précisément rien d’autre que la rupture mutuelle du lien qui unit
deux choses, le corps et l’âme. »

Le corps : un poids pour


l’âme ?
Le texte poursuit en expliquant que l’âme conserve les traces de
la vie qu’elle a menée sur Terre. Si donc l’âme du tyran porte les
marques des injustices commises et des mensonges proférés, ces
injustices et ces mensonges sont imputables à l’âme (et non au
corps). C’est la raison pour laquelle l’âme seule sera jugée (de
toute façon, le corps ne survit pas à la mort). Cette responsabilité
de l’âme apparaît sous des formes diverses : dans le Phédon,
l’âme retrouve un corps semblable à la vie qu’elle a menée
précédemment, alors que dans La République l’âme choisit le
genre de vie qui sera le sien.
Les mauvaises actions de l’individu ne sauraient être imputables
au corps. Il n’en reste pas moins que, pour Platon, le corps
constitue une entrave pour l’âme. En effet, les excès et les désirs
du corps constituent un obstacle à l’acquisition du savoir et de la
vertu. C’est la raison pour laquelle Platon qualifie le corps de
« prison » ou encore de « tombeau » de l’âme. Nous comprenons
dès lors les raisons pour lesquelles la tâche du philosophe
consiste à travailler à délier l’âme du corps.
L’âme, parce qu’elle est invisible et non composée, ressemble
aux idées, alors que le corps, qui est au contraire visible et
composé, ne conserve pas son identité et meurt. Il est en cela
semblable aux choses sensibles. Par conséquent, dès lors que
l’âme passe par le corps pour connaître le réel, elle ne peut
jamais accéder à l’essence (toujours identique à elle-même) des
choses, mais simplement à leur apparence (toujours changeante
et qui ne donne par conséquent aucun accès possible et sûr à la
connaissance de ce qu’elles sont).

LE CORPS NE PEUT ENGENDRER DES


CONNAISSANCES

«  De fait, si l’âme ne commandait pas au corps et


qu’il se gouvernât lui-même, et si l’âme n’examinait
pas elle-même et ne distinguait pas la cuisine et la
médecine, et que le corps seulement jugeât en les
appréciant sur les plaisirs qui lui en reviendraient,
on verrait souvent le chaos dont parle Anaxagore
[…]  : “Toutes les choses seraient confondues pêle-
mêle”, et l’on ne distinguerait pas celles qui
regardent la médecine, la santé et la cuisine.  »
(Gorgias, 466 a)

Le corps comme moyen et


comme lieu de l’âme
Le corps n’est cependant pas pour Platon dépourvu d’utilité. En
effet, au sein même de la cité, l’âme de tous les hommes, qu’il
s’agisse des gouvernants, des guerriers ou des artisans, doit
participer à la constitution d’une société juste. Or, l’âme de
chacun d’eux réside dans un corps. On ne saurait donc parvenir
à la vertu de tous les citoyens dans une société vertueuse, sans
s’intéresser à l’éducation à la fois des âmes et des corps.
Plus encore, dans le Philèbe et le Timée, qui sont des dialogues
tardifs (c’est-à-dire écrits par Platon dans la dernière partie de sa
vie), il est question de la façon dont l’âme est reliée à l’activité
de telle partie du corps plutôt que de telle autre. Ainsi, à
l’activité rationnelle de l’âme correspond la tête, à la capacité
d’éprouver la colère ou l’honneur correspond la poitrine et,
enfin, à la capacité désirante de l’âme correspond le ventre. En
effet, pour réaliser l’harmonie, la vertu et le bien en ce monde, il
faut tenir compte de la façon dont l’âme existe et agit dans ce
monde, c’est-à-dire à partir d’un corps.
Fiche 65 : L’esprit est une partie
du corps
Dans De la nature des choses, au chant III, Lucrèce (98-55 av.
J.-C.) écrit : « D’abord, je dis que l’esprit, souvent nommé
intelligence, […] est une partie de l’homme tout comme la main,
le pied, les yeux sont des parties de l’ensemble d’un vivant. […].
Maintenant je dis que l’esprit et l’âme se tiennent conjoints et ne
forment qu’une seule nature. »
En digne successeur d’Épicure, Lucrèce soutient une thèse
matérialiste. Pour lui, tout ce qui existe est constitué de vide et
d’atomes, y compris notre âme. Voyons avec lui comment il
entend défendre sa thèse.

Parce que l’âme est


matérielle…
Cette affirmation s’inscrit dans la structure argumentative du
chant III du texte, laquelle commence par énoncer les raisons
pour lesquelles nous devons affirmer que notre âme est
matérielle, pour en déduire qu’elle est, par conséquent, mortelle
et parvenir à comprendre, dans un dernier temps, qu’il est vain
d’éprouver de la crainte pour la mort.
L’ÂME POUR LUCRÈCE

Qu’est-ce que Lucrèce entend désigner lorsqu’il


emploie le terme « âme » ? Pour lui, en son sens le
plus général ou englobant, l’âme est constituée par
l’esprit qui pense et par l’âme (au sens strict ou
étroit) qui ressent. Cela équivaut à la distinction
que l’on trouve déjà chez Épicure entre une partie
rationnelle de l’âme et une partie irrationnelle.

Pourquoi Lucrèce affirme-t-il que l’âme est matérielle ?

D’une part, le poids de notre corps reste sensiblement le même


après que nous avons, selon l’expression consacrée, « rendu
l’âme ». Lucrèce en déduit que l’âme est composée d’éléments
de très petite taille qui sont au nombre de quatre : le souffle, la
chaleur, l’air et l’élément sans nom.
D’autre part, la sensibilité de l’âme dure autant qu’il y a
contiguïté et conformité de l’âme avec le reste de l’organisme.
Ainsi, pour Lucrèce, si un individu amputé d’un membre
continue de sentir la présence de ce membre, c’est parce que la
partie rationnelle de son âme n’a pas été touchée par cette
amputation.
L’ÉDUCATION DE L’ÂME

Lucrèce précise que, selon que tel ou tel élément prédomine


dans l’âme, l’individu aura tel ou tel type de caractère  :
lorsque c’est la chaleur qui domine, l’individu est colérique
comme le lion, lorsque c’est le souffle, il est craintif comme le
cerf et lorsque c’est l’air, il est serein comme le bœuf. Il faut
encore ajouter que ce caractère premier de l’âme doit être
modifié par l’éducation pour que chaque homme vive une
vie digne des dieux.

… L’âme est mortelle


Parce que notre âme est matérielle, elle va, pour Lucrèce,
nécessairement et comme toute réalité matérielle, se désagréger,
c’est-à-dire mourir. L’atomiste convoque en ce sens trois types
d’arguments :
» Le premier groupe d’arguments vise à mettre
hors jeu l’idée selon laquelle l’âme aurait la
capacité de survivre à la mort du corps. On les
trouve dans les vers 425 à 669 du chant III.
Lucrèce insiste sur la solidarité qui unit l’âme et le
corps. Parce que le corps contient l’âme comme
un vase contient un liquide, l’affaiblissement du
corps dû à la maladie, par exemple, laisse l’âme se
répandre dans le monde. Lucrèce rappelle aussi
qu’il y a une sorte de proportionnalité ou de
parallélisme aussi bien entre la croissance du
corps et de l’esprit, qu’entre leur affaiblissement
respectif. Ce parallélisme s’observe lui aussi dans
le phénomène de l’ivresse, laquelle atteint aussi
bien le corps que l’esprit puisque l’individu ivre
titube et déraisonne. Si donc ce qui affecte le
corps affecte aussi l’âme, la mort du corps est
aussi celle de l’âme.

» Les vers 670 à 783 déploient des arguments


visant à rejeter toutes les thèses qui soutiennent
la préexistence de l’âme par rapport au corps.
Pour Lucrèce, ces thèses sont intenables dans la
mesure où l’âme n’a aucun souvenir d’une vie
avant cette vie dans ce corps. Par ailleurs, le
parallélisme évoqué plus haut entre l’âme et le
corps rend inconcevable le fait que l’âme ait pu
venir s’insérer dans le corps. Enfin, si tel était le
cas, la raison serait distribuée de façon aléatoire
entre les hommes et les animaux ; de même, les
prédateurs seraient parfois peureux et les proies
parfois téméraires. Or, ce n’est pas ce que nous
constatons en observant la nature.

» Enfin, un dernier groupe d’arguments insiste sur


le fait qu’il est incohérent d’essayer d’associer une
âme qui serait immortelle à un corps qui serait
mortel (vers 784 à 829).
Fiche 66 : Ryle et la notion
d’esprit
En 1949, Gilbert Ryle (1900-1976) écrit un ouvrage qui a fait
date dans l’histoire des idées et qui s’intitule La Notion d’esprit
(The Concept of Mind). Dans ce texte, il ne se contente pas de
critiquer le dualisme – qui oppose l’esprit à la matérialité du
corps et qui trouve sa source dans la pensée de Platon et son
apogée dans les textes de Descartes (voir la fiche 2) –, mais il
accomplit un pas de plus en contestant la pertinence de la notion
même d’esprit, en tant que ce dernier serait une réalité distincte
de la matière.
Comment Ryle parvient-il à mener à bien sa critique ? Quelle
méthode utilise-t-il pour rendre raison de ce que nous appelons
habituellement « les actes de l’esprit » ? Autrement dit, quel
contenu donne-t-il à la notion d’esprit ?

Le mythe cartésien du
« fantôme dans la machine »
Ryle entend développer une critique nouvelle de problèmes
anciens dans l’histoire de la philosophie : il s’intéresse à ce que
nous appelons penser et se demande comment il est possible de
rendre raison de cette activité. Il s’agit pour lui de découvrir à
partir de quel modèle nous pouvons la saisir. Il s’attaque à la
thèse dualiste qu’il qualifie de « mythe cartésien » et qu’il
synthétise grâce à une formule devenue célèbre, celle du
« fantôme dans la machine » (the ghost in the machine).
Le dualisme, sous sa forme radicale – c’est-à-dire, pour Ryle,
sous sa forme cartésienne – sépare le corps et l’esprit, c’est-à-
dire les objets physiques (mon corps) ou les événements
physiques (courir), d’une part, et les objets mentaux (l’idée de
nombre) ou les processus mentaux (l’activité de compter),
d’autre part. De cela découle une distinction stricte entre ce qui
peut être défini comme l’aspect public du monde extérieur ou de
nos comportements observables, et l’aspect non public, privé, de
la vie psychique ou intérieure de chaque individu.

Une méthode pour décrire et


rectifier les erreurs de
l’histoire des idées
Selon Ryle, tous nos problèmes concernant ce que nous appelons
le rapport entre le corps et l’esprit résultent précisément de cette
distinction. En effet, dès lors que l’on oppose l’extériorité du
monde à l’intériorité de la vie psychique, il s’ensuit que nous
pouvons être sûrs de la vie intérieure qui est la nôtre, et que nous
en sommes réduits à faire des suppositions concernant la vie
intérieure d’autrui. Si l’on se place dans le cadre du dualisme, on
ne peut ni déterminer quelle est la relation entre le corps et
l’esprit ni connaître l’activité pensante d’autrui ou même, à
strictement parler, savoir s’il pense.
Pour sortir de ces difficultés, Ryle propose de repenser, à
nouveaux frais, un certain nombre d’énoncés portant sur l’esprit.
Contrairement à la tradition dualiste qui décrit ces derniers en
utilisant exclusivement une référence à une activité interne ou
psychique, il choisit de prendre aussi en considération le corps et
le comportement que l’on peut observer (de l’extérieur). Cela est
nécessaire d’après lui puisque ce que l’on affirme à propos de
l’activité dite interne ou psychique du sujet se montre vrai ou
faux en tant que cela est rapporté à quelque chose de public.

Il n’existe que des corps


L’enjeu de cette affirmation est le suivant : tout ce qui est existe
en tant que cela a un aspect public. Autrement dit, seuls existent
réellement les corps et les autres objets physiques et ne se
produisent réellement que des événements physiques ou des
processus physiques. C’est une manière de parler erronée ou un
mésusage du langage courant qui nous fait croire que l’esprit
existe, que nous avons une intériorité distincte de notre corps.
Ainsi, les énoncés qui parlent en apparence de l’esprit (par
exemple, « je fais une démonstration mathématique ») parlent en
réalité de conduites observables : on peut dire qu’il est vrai que
je fais une démonstration mathématique parce qu’on me voit en
train de la faire au tableau ou encore parce que je donne des
signes extérieurs – j’ai l’air concentré, je fronce les sourcils – du
fait que je fais cette démonstration dans ma tête.
Pour Ryle, « L’esprit n’est ni le nom d’une autre personne,
travaillant ou se divertissant derrière un paravent opaque et
impénétrable, ni celui d’un autre endroit où le travail est
accompli et les jeux sont joués, ni, enfin, celui d’un autre outil
ou instrument utilisé pour le travail ou le jeu. » À strictement
parler, il n’y a ni esprit ni vie intérieure.
Fiche 67 : Merleau-Ponty et le
membre fantôme
Qu’est-ce qu’un membre fantôme ? On parle de membre
fantôme pour qualifier l’expérience étrange que fait un individu
qui, alors même qu’il a perdu un de ses membres (bras ou
jambe), à la suite par exemple d’un accident, continue d’avoir
des sensations dans ce « membre » qui pourtant n’existe plus.
L’individu peut ressentir des douleurs dans ce membre ou encore
des fourmillements ou des démangeaisons. Comment pouvons-
nous rendre raison de cette expérience aussi réelle pour le sujet
qui la fait qu’elle est contre-intuitive pour nous ?
Intéressons-nous à la réponse que Maurice Merleau-Ponty
(1908-1961) propose d’apporter à cette question dans son
ouvrage intitulé la Phénoménologie de la perception (1945).
Dans la première partie de l’ouvrage, qui porte sur le corps, un
passage est consacré à cette question.

Le corps objectif et le corps


propre
Merleau-Ponty distingue, dès le début de la Phénoménologie de
la perception, deux acceptions du corps. Premièrement, il y a le
corps, qu’il qualifie de « corps objectif ». Ce corps est au monde
comme l’est une chose. Le corps objectif est, par exemple, le
corps de l’animal lorsqu’on l’analyse ou lorsqu’on le décompose
en éléments. C’est le corps qui apparaît lors de l’autopsie ou que
le médecin examine et ausculte.
Ensuite, il y a le « corps phénoménal », encore appelé par
Merleau-Ponty « corps propre ». Ce corps n’est pas une pure
intériorité. Il ne faut donc pas opposer un corps objectif qui
serait tout en extériorité et que l’on pourrait observer à un corps
propre qui serait réductible à une intériorité ou à une conscience.
Comme l’écrit Merleau-Ponty, le passage du corps objectif au
corps propre « n’est pas passage au pour soi, c’est son unité, sa
totalité, laquelle est visible même du dehors, quoique l’aspect
pour autrui et pour moi ne soit jamais le même ».

LE CORPS, « VÉHICULE DE L’ÊTRE AU


MONDE »

Le corps propre est toujours déjà double : il est à la


fois nature et liberté. Ainsi, lorsque je me saisis
comme corps propre, je me saisis en tant que je
suis l’extériorité d’une intériorité et l’intériorité
d’une extériorité. Ce corps vécu est ce à partir de
quoi ou à la faveur de quoi un monde existe pour
moi. C’est la raison pour laquelle Merleau-Ponty le
qualifie de «  véhicule de l’être au monde  ». Il n’est
ni une intériorité qui serait passivement affectée
par les actions du monde ni un corps objectif qui
serait saisi par une conscience capable de le
percevoir et séparable de lui. Par conséquent, le
monde n’est ni un objet que le corps aurait à
connaître ni ce qui existerait face à lui et qui serait
difficilement connaissable. Le monde est la source
des possibilités d’action du corps.
L’explication de la physiologie
et celle de la psychologie
Merleau-Ponty note que les explications que la physiologie et la
psychologie donnent du corps propre ou du corps tel que nous le
vivons sont insuffisantes. Cette insuffisance apparaît de façon
flagrante lorsqu’il s’agit de rendre raison de l’expérience du
membre fantôme.
Si l’on choisit de s’en tenir à une explication physiologique,
nous nous heurtons à des difficultés. Certes, l’utilisation que
nous faisons de notre bras droit, par exemple, crée des traces
dans le cerveau, lesquelles perdurent après la disparition de ce
membre. De cela, la physiologie peut rendre raison. En
revanche, elle ne parvient pas à expliquer pourquoi le fait
d’accepter la disparition réelle de ce membre entraîne la
disparition de l’illusion.
La psychologie, de son côté, permet de rendre raison du rôle des
phénomènes psychiques dans l’apparition comme dans la
disparition de l’illusion en question. Cependant, elle ne peut en
aucune façon expliquer pourquoi on peut supprimer l’expérience
du membre fantôme en sectionnant les conducteurs sensitifs qui
relient la partie restante du membre au cerveau.

Les raisons de l’échec de ces


deux explications
Il faut donc, comme le fait Merleau-Ponty, proposer un autre
type d’explication. En effet, « pour que les deux séries de
conditions puissent déterminer ensemble le phénomène, comme
deux composantes déterminent une résultante, il leur faudrait un
même point d’application ou un terrain commun, et l’on ne voit
pas quel pourrait être le terrain commun à des “faits
physiologiques” qui sont dans l’espace et à des “faits psychiques
qui ne sont nulle part” ».
L’échec de la physiologie et de la psychologie trouve sa source
non pas dans la réponse qu’elles donnent aux questions qu’elles
posent (« qu’est-ce qu’un corps ? » pour la physiologie et
« qu’est-ce qu’avoir un corps ? » pour la psychologie) puisque
chacune d’elles parvient à répondre à sa propre question, mais
dans la façon dont elles posent et comprennent cette question.
Elles ne parviennent pas à rendre raison de l’expérience
(illusoire) du membre fantôme, car elles ne posent pas ce
membre dans l’ordre dans lequel il apparaît et disparaît.

Le corps et l’action
Pour y parvenir, il faut considérer le corps propre pour ce qu’il
est, c’est-à-dire un être toujours déjà pris dans une existence, en
train d’agir dans un monde qui est le sien et capable d’y
développer des conduites porteuses de signification. Ainsi, le
membre fantôme ne relève ni de l’être (le corps que je suis) ni de
l’avoir (le corps que j’ai), mais de l’action.
Pour le pianiste, par exemple, son corps n’existe qu’avec une
main droite qui joue la partie de la main droite. Sa main disparue
n’apparaît pour lui sous la forme d’une main fantôme qu’en tant
qu’elle apparaît dans le contexte d’une action, d’une pratique qui
s’inscrit dans un horizon au sein duquel sa main droite
remplissait une fonction. Et, en ressentant la présence de sa main
pourtant disparue, le pianiste se contente en réalité de se définir
comme étant encore pianiste. Autrement dit, il faut avoir été
pianiste, pour ressentir cette illusion-là de cette façon-là. C’est la
raison pour laquelle l’illusion cesse dès lors que celui qui est
mutilé accepte sa mutilation.
Cette analyse du cas du membre fantôme permet à Merleau-
Ponty de mettre en évidence le fait que la vérité du corps en
général (c’est-à-dire aussi et surtout du corps sain) ne réside ni
dans le corps pris comme objet ou extériorité ni dans l’intériorité
de la conscience, mais dans l’action en tant qu’elle m’engage
dans le monde et me lie à lui. À même l’action, le corps vécu
produit à la fois lui-même et le monde.
Chapitre 18
La vérité
DANS CE CHAPITRE :

» Le rapport à l’opinion

» Ce qui ressemble à la vérité

» Une affaire de réussite ?

» Ce que vise la volonté

a recherche de la vérité, la préférence pour la vérité et, dans la


L mesure du possible, la connaissance de la vérité semblent
nécessaires pour comprendre le monde, s’y orienter,
communiquer avec autrui et agir de façon efficace. Sur ce point,
la plupart des individus s’accordent entre eux. Les difficultés et
les désaccords commencent dès lors qu’il s’agit de définir cette
vérité : la vérité est-elle celle des énoncés qui décrivent le
monde – et doit-on la penser d’abord comme un certain type de
rapport au langage – ou faut-il voir dans la vérité une réalité qui
existe en soi et que l’esprit cherche à saisir ?
Pour tirer au clair la notion de vérité, nous nous proposons de
commencer par nous intéresser au rapport que la science – qui
recherche la vérité – entretient avec l’opinion et par analyser
avec Bachelard en quoi consiste sa rupture avec cette opinion.
Ensuite, accéder à la vérité nécessite de reconnaître et de mettre
hors jeu l’illusion trompeuse : comment est-il possible de repérer
cette illusion, de la corriger et de ne pas être séduit par elle ?
C’est ce que nous comprendrons en suivant les analyses de
Descartes. Par ailleurs, s’il est vrai que l’action efficace
présuppose une forme de connaissance, ne devons-nous pas en
déduire avec William James que la vérité entretient un rapport
privilégié avec l’action ? Enfin, il n’apparaît pas superflu de
rendre raison de ce qui est au principe de notre volonté de vérité.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Que nous apprend l’erreur sur la vérité ?

· Toute vérité est-elle bonne à dire ?

· L’action présuppose-t-elle la connaissance


du vrai ?

· Y a-t-il des vérités définitives ?

» Bibliographie

· William James, Le Pragmatisme (1902),


Flammarion, « Champs classiques », 2011.

· Robert Blanché, L’Axiomatique, PUF,


« Quadrige », 3e édition, 2009.

· Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison,


Mille et une nuits, 1998.

· Platon, La République, Flammarion, « GF »,


2016.

» Filmographie

· Sidney Lumet, Douze hommes en colère,


1957.

· Roberto Benigni, La Vie est belle, 1997.


· Lilly et Lana Wachowski, Matrix, 1999.

· Michel Gondry, Conversation animée avec


Noam Chomsky, 2013.
Fiche 68 : La science et l’opinion
Pour comprendre ce que désigne précisément le concept de
vérité, il est utile d’analyser le rapport que la démarche
scientifique entretient avec l’opinion. Dans La Formation de
l’esprit scientifique (1938), Gaston Bachelard (1884-1962)
écrit : « La science, dans son besoin d’achèvement comme dans
son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur
un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres
raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion
a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense
pas : elle traduit des besoins en connaissances » (Vrin, 1967).

La rupture entre science et


opinion
Quelle est la thèse précise de Bachelard dans le passage ci-
dessus ? Pour lui, il ne faut pas se contenter de dire que la
science constitue une connaissance qui diffère de la
compréhension (même partielle) du monde que nous donne
l’opinion commune ou la connaissance commune. Il fait un pas
de plus dans la rupture entre science et opinion : pour lui, la
science ne peut être et se développer que si et seulement si elle
rompt, dans la manière dont elle se construit, avec l’opinion.
Autrement dit, elle ne peut constituer un savoir positif, c’est-à-
dire un savoir qui rendra raison du monde tel qu’il est, qu’en
déniant à l’opinion le statut même de savoir. Une connaissance
scientifique est donc ce qui s’est constitué contre un préjugé et a,
par conséquent, toujours pour l’opinion commune un caractère
d’emblée paradoxal.
Quelle est cette opinion vis-à-vis de laquelle la science doit
poser une rupture dans l’ordre de la méthode ? Pour Bachelard,
il ne peut s’agir de l’opinion subjective, c’est-à-dire de l’idée
qu’a tel individu sur telle réalité. Le préjugé que la science doit
nier, c’est l’opinion commune, l’idée reçue admise par la plupart
des gens, l’idéologie.
Son argument est le suivant : l’opposition entre connaissance
scientifique, d’une part, et opinion individuelle (c’est-à-dire
sensation, vécu subjectif, etc.), d’autre part, constitue un faux
problème qu’une certaine tradition philosophique résout en
invoquant le principe aristotélicien selon lequel « il n’est de
science que du général ». Or, la science consiste à expliquer le
monde sensible, c’est-à-dire à rendre raison de données
particulières qui ne sauraient se dissoudre dans la généralité du
concept.

Effet contre relation


Qu’est-ce qui préside à la distinction entre science et opinion ?
Pour Bachelard, quelle que soit la valeur de vérité d’une opinion
(une opinion se montre vraie ou fausse), il n’en demeure pas
moins que l’opinion trouve son principe ou son explication dans
un besoin social. Autrement dit, l’opinion vise à produire un
effet. Par exemple, les individus qui consomment certains
aliments parce qu’on leur prête, habituellement, des vertus
aphrodisiaques ne s’intéressent pas au (prétendu) processus à
l’œuvre, mais à l’obtention de l’effet escompté.
La science se distingue de l’opinion en ce qu’elle vise pour sa
part à établir des relations entre des faits, des phénomènes ou
encore des éléments du réel. Son souci essentiel consiste à
rendre raison de ce qu’elle affirme. Ceci constitue un critère
distinctif pour reconnaître l’attitude scientifique. L’opinion, au
contraire n’accorde que peu ou pas de valeur à l’explication des
phénomènes : elle se contente d’identifier les phénomènes et de
les insérer dans un calcul utilitaire. C’est ce qui permet à
Bachelard d’affirmer que, du point de vue du droit, c’est-à-dire
en théorie, l’opinion a toujours tort : elle a tort parce qu’elle
pense de travers, parce qu’elle organise ses prétendues
connaissances en fonction de ses seuls besoins.

La rupture n’est pas faite une


fois pour toutes
Bachelard attire notre attention sur le fait que, si la science doit,
certes, rompre avec l’opinion au moment où elle se définit
comme science, il est essentiel de penser cette rupture comme
étant toujours à reconduire dans la mesure où une idée
développée par la science peut devenir, au bout d’un certain
temps, une opinion admise qui empêche le travail scientifique
parce qu’elle est devenue stérile.
C’est la raison pour laquelle, contre les tenants du continuisme –
pour lesquels la science progresse par degré, par découvertes,
ajouts et sédimentation de nouvelles connaissances, qui viennent
compléter celles déjà acquises – Bachelard affirme que le
progrès dans les sciences ne peut être que discontinu, car il ne
peut opérer que par sauts et par ruptures : « le progrès
scientifique manifeste toujours une rupture, de perpétuelles
ruptures, entre connaissance commune et connaissance
scientifique, dès qu’on aborde une science évoluée, une science
qui, du fait même de ces ruptures, porte la marque de la
modernité ».
Fiche 69 : L’illusion ou l’évidence
trompeuse
Pour connaître le monde et pour pouvoir parvenir à discerner le
vrai du faux, il faut être en mesure de ne pas être trompé par les
illusions, c’est-à-dire par le caractère trompeur de certaines
évidences.
Qu’est-ce qu’une illusion ? Comment est-elle produite ? D’où
tire-t-elle sa force de persuasion et peut-on la corriger ? Pour
répondre à ces questions, nous pouvons nous aider des analyses
proposées par René Descartes (1596-1650) dans ses réponses
aux sixièmes objections faites à ses Méditations métaphysiques
(1641).

Un bâton paraît rompu dans


l’eau
« Quand on dit qu’un bâton paraît rompu dans l’eau, à cause de
la réfraction, c’est de même que si l’on disait qu’il nous paraît
d’une telle façon qu’un enfant jugerait de là qu’il est rompu, et
qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous sommes
accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose.
Mais je ne puis demeurer d’accord de ce que l’on ajoute ensuite,
à savoir que cette erreur n’est point corrigée par l’entendement,
mais par les sens de l’attouchement » (Descartes, Œuvres
philosophiques, tome II, Paris, édition Garnier Frères, 1967).

Un état d’enfance persistant


en nous
Cet exemple du bâton droit qui paraît rompu dans l’eau court à
travers l’histoire de la philosophie puisqu’on le trouve déjà dans
l’Antiquité. Quelle analyse Descartes en propose-t-il ? Pour
comprendre ce passage, il faut commencer par rappeler que le
doute méthodique déployé dans la première méditation vise à
distinguer les vraies évidences – c’est-à-dire celles qui résistent
au doute – des fausses évidences.
Dans les réponses aux sixièmes objections, Descartes identifie
l’origine des fausses évidences : elles proviennent de la
persistance en nous, et alors même que nous sommes devenus
adultes, d’un état d’enfance. Cet état d’enfance correspond à la
confusion qui s’instaure entre les deux substances que sont la
pensée et l’étendue. Autrement dit, il provient de l’emprise du
corps sur l’esprit, emprise issue du fait que l’activité de pensée
est subordonnée aux exigences du corps.

La double portée de l’exemple


du bâton dans l’eau
Cet exemple permet de déployer la thèse selon laquelle nos sens
ne sont pas intrinsèquement porteurs de fausseté ou d’erreur. En
effet, dans cette réponse, Descartes ne dit pas que l’entendement
s’oppose à l’erreur produite par les sens. Pour lui, c’est un
jugement bien formé qui vient s’opposer à un jugement mal
formé, c’est-à-dire à un jugement obscurci par la domination
exercée par les sens sur l’esprit. Ce ne sont donc pas nos sens
qui nous trompent. Plus précisément, c’est parce que nous
confondons le corps (ici les sens) et l’esprit que nous accusons
les sens de nous tromper.
Ce même exemple permet aussi de voir comment le préjugé est
engendré et pourquoi il a autant de force. Nous avons du mal à
nous dégager du préjugé – ce qui requiert un effort volontaire de
notre part – parce qu’il trouve sa source dans des habitudes
incorrectes que nous avons soit depuis notre enfance soit à cause
de l’état d’enfance dans lequel notre esprit perdure (comme c’est
le cas si nous ne nous exerçons pas à juger selon une méthode
pertinente). Comme le développement de notre capacité de juger
est décalé dans le temps par rapport à celui du corps, les erreurs
de jugement ont le temps de se déposer dans notre esprit et elles
y restent si, une fois que notre esprit est adulte, nous ne faisons
rien pour les en déloger.

Résolution du problème
Il s’ensuit que, pour Descartes, l’illusion est ce qui peut être
évité, car, d’une part, nos sens, donnés par Dieu, ne sont pas
trompeurs – Dieu est ainsi disculpé de toute culpabilité dans
cette affaire –, et, d’autre part, c’est à nous qu’il revient
d’accorder ou de suspendre notre assentiment à ce que notre
corps nous présente. Dans l’exemple proposé par Descartes,
c’est le sujet pensant qui choisit, voyant le bâton brisé dans
l’eau, de penser qu’il est réellement brisé et que cela n’est pas dû
à une illusion d’optique.
C’est donc par une bonne éducation que l’on peut prévenir
l’illusion sensible : il faut à la fois éduquer les enfants le plus tôt
possible, et s’éduquer soi-même à la fois à distinguer les deux
substances (le corps et l’esprit) et à ne pas soumettre l’esprit au
corps. L’illusion sensible à laquelle on acquiesce n’apparaît donc
ici que comme la conséquence d’une mauvaise éducation et
donc d’une confusion conceptuelle entre les deux substances.
Fiche 70 : Vérité et réussite
Qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce qu’une proposition ou une
idée vraie ? Dans la préface de son ouvrage intitulé Le Sens de la
vérité, William James (1842 – 1910) répond à cette question en
proposant, du même coup, une sorte de résumé de la théorie
pragmatiste : « Les idées vraies sont celles que nous pouvons
assimiler, valider, corroborer et vérifier. Les idées fausses sont
celles qui ne peuvent pas l’être… La vérité d’une idée n’est pas
une propriété stagnante qui lui est intérieure. La vérité survient à
une idée : l’idée devient vraie, elle est rendue vraie par les
événements. La vérité est en fait, un événement, un processus, à
savoir le processus de se vérifier, sa véri-fication. »

Ce que James doit à Peirce


James applique à la notion de vérité la théorie que Charles
Sanders Peirce (1839-1914) développe à propos de la
signification. Pour l’essentiel, ce dernier rompt avec la tradition
cartésienne qui faisait de l’intuition intellectuelle ce qui pouvait
reconnaître la clarté d’une idée. Pour Peirce, c’est l’action seule
qui est en mesure de déterminer la clarté ou non d’une idée. Or,
chez Descartes, la clarté et la distinction d’une idée sont les
signes de sa vérité. C’est cette relation chez Descartes entre
clarté et vérité qui permet à James d’appliquer ce que Peirce dit
de la signification à la vérité.
Dans son ouvrage intitulé Le Pragmatisme (1968), James écrit :
« La règle pragmatiste est que la signification d’un concept peut
toujours se trouver sinon dans quelque particulier qu’il désigne
directement, tout au moins dans quelque différence particulière
dans le cours de l’expérience humaine que le fait pour lui d’être
vrai provoquera. » Autrement dit, le fait d’être vrai induit une
différence que l’on peut qualifier d’avantage. De ce point de
vue, la philosophie de James consiste à appliquer la théorie de
l’évolution darwinienne à l’esprit.

Les principes de la philosophie


pragmatiste
Pour comprendre cette philosophie, nous pouvons la ramener à
ses trois thèses principales :
» La vie dans son déploiement et dans son
évolution constitue l’unique principe à partir
duquel on peut comprendre et évaluer le réel.

» Ce n’est pas l’objet connu, mais l’acte même de


connaître, qui détermine la connaissance. On peut
donc définir une idée par ce qu’elle engendre ou
ce qu’elle produit.

» La vérité est un caractère de l’idée (et non pas


quelque chose qui existerait en soi). On reconnaît
donc une idée vraie à sa réussite ou à son succès.

Ainsi, dans cette perspective, la vérité peut se définir par le fait


que l’idée (vraie) rend possible ou a rendu possible un rapport
pertinent de l’individu avec le réel. Le critère retenu pour
reconnaître l’idée vraie est ici la réussite, la pertinence, le profit
ou encore la satisfaction. La vérité se comprend donc comme
une rencontre entre une certaine idée, d’une part, et la
conclusion d’un raisonnement ou le résultat d’une action
obtenue à partir de cette idée, d’autre part. Une idée apparaît
comme vraie quand elle parvient à accomplir ce que l’on espère
d’elle.
La vérité comme « processus
de véri-fication »
La vérité ne peut donc pas être définie comme la propriété d’un
fait ou d’un énoncé. Elle correspond à ce que James qualifie de
« processus de véri-fication ». De quoi s’agit-il exactement ? On
ne peut comprendre le statut de la vérité chez James qu’à partir
de sa conception de la science. Cette dernière n’est pas pour lui
ce qui rend raison du monde ou permet de le comprendre : elle
doit être pensée comme un moyen d’avoir des effets sur le
monde.
Sa conception de la vérité a deux conséquences :

» Il est illusoire de chercher à atteindre une vérité


qui serait totalisante ou définitive.

» La croyance se voit réhabilitée dans la mesure où


James lui accorde une fonction dans notre rapport
au vrai.

Le raisonnement est le suivant : si notre connaissance provient


de l’action, alors toute croyance vraie, parce qu’elle permet à
notre action de réussir, a de la valeur. S’il se présente une
meilleure croyance, c’est-à-dire une croyance plus efficace dans
notre rapport au réel parce qu’elle garantit une meilleure réussite
de notre action, cette croyance supplantera la précédente.
James va jusqu’à affirmer que nous avons le devoir de croire
lorsque notre réflexion ou l’état de nos connaissances ne nous
donne aucune raison ferme de préférer une voie – pour l’action
ou pour le raisonnement – plutôt qu’une autre.
Fiche 71 : Vouloir la vérité
« La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas
seulement avoir trouvé au préalable sa réponse affirmative, cette
réponse doit encore l’affirmer de telle sorte qu’elle exprime le
principe, la croyance, la conviction que “rien n’est aussi
nécessaire que la vérité et que par rapport à elle, tout le reste
n’est que d’importance secondaire”. – Cette volonté absolue de
vérité : qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas se laisser
tromper ? Est-ce la volonté de ne point tromper ? […] mais
pourquoi ne pas tromper ? Mais pourquoi ne pas se laisser
tromper ? » Tel est le problème mis en évidence par Friedrich
Nietzsche (1844-1900) dans l’aphorisme 344 du Gai savoir
(1882) intitulé « Dans quel sens nous aussi nous sommes encore
pieux ».
Qu’est-ce qui permet à Nietzsche de mettre au jour ce problème
et quelle solution lui apporte-t-il ?

La vérité résulte d’une


convention
Pour Nietzsche, la croyance selon laquelle la vérité réside dans
le discours tire sa source de l’origine même du langage. Dans
Vérité et mensonge au sens extra-moral (1896), il déploie une
argumentation analogue à celle que Rousseau développe dans le
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes (1755). Tout comme l’hypothèse de l’état de nature
permet à Rousseau de comprendre les principes de l’inégalité
entre les hommes, de même l’hypothèse nietzschéenne d’un état
de nature du langage fait apparaître que la vérité résulte d’une
convention.
Avant l’apparition de la vie sociale, les hommes vivaient, selon
Nietzsche, dans un état de guerre de chacun contre tous. Les plus
faibles d’entre eux, afin de survivre, ont utilisé leurs capacités
intellectuelles pour développer l’art de la dissimulation. Ils ont
ainsi fait primer leur survie sur la vie elle-même. C’est ainsi que
commence le développement de l’intellect humain. Pour
préserver la vie en collectivité, plus apte à garantir leur survie,
les plus faibles ont fixé le sens des mots et imposé aux autres
l’obligation d’utiliser les mots habituels établis par la
convention. Ainsi se forme l’idée de vérité : chaque mot semble
désigner de façon fixe une réalité.

Mensonge et vérité
Du point de vue de Nietzsche, « être véridique » revient à se
couler dans le moule des conventions du langage. Mentir, au
contraire, c’est refuser de se soumettre à la convention imposée
par le groupe. En effet, il faut de la force et de l’inventivité pour
mentir alors que la vérité ne requiert qu’une capacité d’obéir à
l’accord des plus nombreux. La vérité est donc le chemin le plus
sûr pour se faire adouber par le groupe social et pour garantir sa
propre sécurité. Au contraire, mentir, c’est prendre un risque, le
risque de devoir affronter la convention et les plus nombreux.
La force de l’habitude et la contrainte imposée par la convention
des plus nombreux vont peu à peu faire oublier le caractère
métaphorique du langage, c’est-à-dire le fait que les mots ne
correspondent pas à des choses mais seulement au rapport des
hommes aux choses ou encore des hommes entre eux.

Contre l’opposition du vrai du


faux
Nietzsche s’attache à mettre hors jeu la définition médiévale
(puis cartésienne) de la vérité comme adéquation de la chose et
de l’esprit, conception selon laquelle un énoncé est vrai lorsque
ce que je pense ou dis correspond à ce qui existe réellement dans
le monde. Parce qu’il voit le monde comme un perpétuel devenir
et non comme une réalité fixe, Nietzsche s’oppose à l’idée selon
laquelle le discours ou la pensée pourrait saisir ce qui est.
C’est la raison pour laquelle il rejette l’opposition radicale entre
le vrai et le faux pour lui substituer une succession de degrés
d’apparence, qu’il nomme – en utilisant le langage des peintres –
des « valeurs ». En effet, comme il le rappelle dans la préface de
Par-delà le bien et le mal (1886), la perspective est « la
condition fondamentale de toute vie », au sens où le vivant
qu’est l’homme parle à partir de la place ou de la position qu’il
occupe dans le monde, dans la société, dans la famille… Dans
cette conception du réel, affirmer que la vérité s’oppose à
l’erreur revient à nier la nature même de la vie.

Une préférence de la science


pour la vérité
Nietzsche interroge la préférence des hommes en général – et de
la science en particulier – pour la vérité plutôt que pour la non-
vérité, pour l’incertitude ou pour l’ignorance. Il ne s’agit donc
plus de rechercher ce qui est vrai pour le distinguer de ce qui ne
l’est pas, mais de mettre en évidence les valeurs qui sous-tendent
cette volonté de découvrir le vrai ou cette préférence pour la
vérité.
Pour Nietzsche, la science veut la vérité pour deux raisons :

» Pour ne pas être trompée, c’est-à-dire pour


empêcher que ne se produise l’absence de vérité,
laquelle peut se montrer très dangereuse pour
l’équilibre social.
» Pour ne pas tromper, c’est-à-dire pour ne tromper
personne, même pas soi-même. Autrement dit, la
vérité est ici identifiée par la pensée commune et
la pensée scientifique à la vertu ou à la morale.
Ainsi, la volonté de vérité ou la recherche de
vérité, loin de relever du désir désintéressé de
l’homme ou de la neutralité prétendument
objective du scientifique, s’appuie sur une
croyance métaphysique selon laquelle il est mal
de mentir.
PARTIE 4
VIVRE PARMI LES HOMMES :
GOUVERNER ET SE
GOUVERNER SOI-MÊME
DANS CETTE PARTIE…

Cette quatrième et dernière partie porte sur les


différents aspects de la vie de l’homme parmi ses
semblables : elle s’intéresse donc à la philosophie
politique et à la philosophie morale. Il nous a paru
judicieux de traiter ensemble ces domaines dans la
mesure où, si la politique est l’art de (bien)
gouverner les États et les hommes, la morale est
celui de se (bien) gouverner soi-même. Le bien
n’est pas nécessairement le même en politique et
en morale. L’analogie entre ces deux ordres est
cependant éclairante puisque la politique et la
morale sont toutes deux, de manières différentes
et sous des modalités distinctes, le cadre de la
production de lois, écrites ou non écrites selon les
cas, d’usages souhaitables ou à proscrire,
d’obligations et d’interdictions, de libertés et de
contraintes sur fond desquels se dessine la liberté
des hommes.

Prendre pour objet la chose politique revient à se


demander comment on peut définir l’État et
comment ce dernier parvient à faire de l’un avec
du multiple, les individus ayant par définition des
aspirations singulières et qui ne sont pas
nécessairement compatibles, loin de là, les unes
avec les autres. Penser l’État ne peut se faire sans
distinguer l’ordre politique de la société qu’il a la
charge de gouverner et de régir comme un ordre
public. Il est par conséquent utile de déterminer la
nature, la structure et la signification des échanges
qui se déploient à l’intérieur de la société et de
réfléchir sur la justice et le droit, qui président
notamment à ces échanges.

Mais l’art de se gouverner peut et doit prendre


aussi une autre dimension : celle de l’art de se
gouverner soi-même, art dont les Anciens faisaient
une condition de notre liberté. Si la liberté est un
pouvoir que nous exerçons sur nous-mêmes et sur
le monde, cette puissance implique de notre part
une responsabilité. Il nous faudra par conséquent
examiner la distinction entre ce que nous devons
ou ne devons pas faire et comment il est possible
d’élaborer une telle distinction. Enfin, si notre
puissance d’agir est aussi une capacité à
rechercher (et peut-être à acquérir) le bonheur, il
est utile de se demander ce qu’être heureux peut
vouloir dire pour l’homme.
Chapitre 19
L’État
DANS CE CHAPITRE :

» Le contrat social

» La passion de l’égalité

» L’État totalitaire

» La désobéissance civile

État doit, tout d’abord, être distingué de la nation, car il


L’ correspond à une structure juridique (c’est-à-dire
conventionnelle ou engendrée volontairement) qui a des
ramifications politiques et administratives et qui est dotée d’un
pouvoir répressif alors que la nation désigne une communauté
naturelle ou historique (et non pas juridique). Il n’en reste pas
moins que l’État est un milieu favorable pour l’engendrement de
la nation. L’État doit, ensuite, être distingué de la société, en tant
que cette dernière est un ensemble instable d’individus, certes
liés entre eux par des pratiques et des règles non écrites, mais
qui doit recevoir sa cohésion, son ordre et sa sécurité d’une
structure à la fois extérieure et transcendante à elle, c’est-à-dire
l’État.
Le juriste et constitutionnaliste français, Raymond Carré de
Malberg (1861-1935), donne dans sa Contribution à la théorie
générale de l’État (1921) cette définition de l’État : « Une
communauté d’hommes, fixée sur un territoire propre et
possédant une organisation d’où résulte pour le groupe envisagé
dans ses rapports avec ses membres une puissance suprême
d’action, de commandement et de coercition. » Cette définition a
le mérite de mettre en évidence le fait que l’État est à la fois le
pouvoir lui-même – pouvoir qui peut respecter la souveraineté
du peuple ou devenir absolu ou despotique et créer des conflits,
notamment avec des États voisins – et une puissance de
résolution ou de maîtrise des conflits.
Ainsi, chercher à comprendre ce qu’est l’État requiert une
réflexion sur ce qui préside au principe de la souveraineté
politique et aussi sur les risques encourus par l’exercice de cette
souveraineté. Nous allons partir d’un passage du Contrat social
de Rousseau pour réfléchir sur le rapport entre la force et le
droit. Puis, nous verrons avec Tocqueville que la démocratie doit
être pensée, non pas à partir du désir de liberté, mais à partir du
désir d’égalité. Cette réflexion sur la démocratie nous amènera à
envisager, avec l’aide des analyses de Hannah Arendt, une forme
particulière et pathologique de la chose politique : le
totalitarisme. Enfin, et par conséquent, nous nous demanderons,
avec Ronald Dworkin, sous quelles conditions il est possible de
penser la désobéissance civile comme acceptable.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Est-ce au peuple qu’il appartient de faire


les lois ?

· Faut-il parfois désobéir aux lois ?

· Qu’est-ce que la liberté politique ?

· Le droit n’est-il que l’expression des


rapports de force ?

» Bibliographie

· Hegel, Principes de la philosophie du droit


(1820), Flammarion, « GF », 1999.

· Machiavel, Le Prince (1532), Folio, «  Folio


classique », 2007.

· Rousseau, Du contrat social (1762),


Flammarion, « GF », 2011.

· Tocqueville, De la démocratie en Amérique


(1835), Flammarion, « GF », 2010.

» Filmographie

· Fritz Lang, Metropolis, 1927.


· Michael Curtiz et William Keighley, Les
Aventures de Robin des bois, 1938.

· Orson Welles, Le Procès, 1962.

· Costa-Gavras, Z, 1969.

· Pierre Schoeller, L’Exercice de l’État, 2011.


Fiche 72 : Rousseau et le contrat
social
Du contrat social (1762) est un ouvrage de Jean-Jacques
Rousseau (1712-1778) qui consiste en une réflexion sur la
légitimité de l’autorité politique. Autrement dit, il s’agit
d’analyser le rapport que la légalité entretient avec son propre
fondement. Rousseau affronte le problème de savoir si l’on peut
faire du droit à partir de la force, c’est-à-dire si l’on peut fonder
légitimement le droit sur la force. Il écrit : « Le plus fort n’est
jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme
sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus
fort […]. Céder à la force est un acte de nécessité, non de
volonté […]. En quel sens pourra-ce être un devoir ? » (livre I,
chapitre 3).

L’ordre du fait et l’ordre du


droit
La force n’est pas fondée en droit pour Rousseau, car elle se
déploie dans l’ordre du fait et elle est de l’ordre du fait. Par
conséquent, des faits peuvent avoir des effets sur elle – et ils
peuvent donc l’affaiblir : elle peut être victime de ce qui se
produit dans le monde. En effet, le plus fort peut mourir, être
affaibli par l’âge ou la maladie, se trouver face à un plus fort que
lui ou à des individus qui se rassemblent pour être ensemble plus
forts que lui.
Le droit, au contraire, est ce qui produit et garantit une liberté
quoi qu’il puisse se passer dans l’ordre du fait. Le droit d’un
individu ne varie pas avec sa force, parce que le droit tire son
pouvoir de sa légitimité, laquelle réside pour Rousseau dans
l’accord passé librement entre les individus pour constituer la
chose politique et qu’il nomme le contrat social. Dans le
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes (1755), il définit ainsi le contrat social : il s’agit de
« l’établissement du corps politique comme un vrai contrat entre
le peuple et les chefs qu’il se choisit ; contrat par lequel les deux
parties s’obligent à l’observation des lois qui sont stipulées et
qui forment les liens de leur union ».

La faiblesse de la force
Comme la force est de l’ordre du fait, elle peut, à tout moment,
être supplantée par une autre force. La force a, par conséquent,
besoin d’autre chose que d’elle-même pour pouvoir exercer un
pouvoir. Autrement dit, la force politique ne peut jamais se
contenter d’être seulement physique. Elle doit toujours aussi
consister en des relations qui sont de l’ordre de la croyance, de
la conviction ou de l’opinion. Par exemple, un dictateur se doit
de convaincre sa garde rapprochée de le défendre.
Plus généralement, ce que soutient Rousseau, c’est que ceux qui
fondent leur pouvoir politique sur la force doivent toujours aussi
persuader leur peuple d’obéir par devoir. Autrement dit, il s’agit
pour le tyran quel qu’il soit de produire une illusion qui va venir
soutenir la force dans les moments de faiblesse qu’elle va
nécessairement rencontrer (puisqu’elle est de l’ordre du fait). En
effet, Rousseau dit que, pour réussir, le tyran doit transformer la
force en droit (et non fonder la force sur le droit). Or,
transformer une chose qui est de l’ordre du fait en autre chose
qui est de l’ordre du droit est par définition impossible.

Le « droit du plus fort »


La force, qui est d’ordre physique, produit au mieux une
obéissance, obéissance qu’elle obtient en exerçant une
contrainte. Cette obéissance est donc purement extérieure – les
individus conformant leur comportement à ce qui est demandé
par le tyran – et elle peut fort bien ne pas traduire la volonté
libre des individus.
Le droit, pour sa part, est d’ordre moral : il concerne notre
volonté et non notre seul comportement extérieurement
observable. Par conséquent, le droit, et lui seul, est en mesure,
parce qu’il transcende l’ordre du fait, de produire un devoir,
c’est-à-dire une obéissance que l’individu consent librement et
qui ne lui est pas imposée par une contrainte ou une force.
L’illusion que le tyran cherche à produire – et c’est l’objet de la
propagande – consiste à donner à la force l’apparence du
principe du droit (puisqu’elle ne peut lui donner la nature du
droit), c’est-à-dire à faire passer la force pour un principe qui
crée du devoir. Rousseau ne se contente donc pas de mettre hors
jeu toute prétention de la force à produire du droit ; il accomplit
un pas de plus en soutenant la thèse originale selon laquelle tous
les régimes politiques fondés sur la force se caractérisent, en
réalité, par de la faiblesse.
Fiche 73 : La démocratie ou la
passion de l’égalité
Dans l’introduction de son ouvrage intitulé De la démocratie en
Amérique, Alexis de Tocqueville (1805-1859) écrit : « Parmi les
objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont
attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards
que l’égalité des conditions. Je découvris sans peine l’influence
prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche de la société
[…]. Bientôt je reconnus que ce même fait étend son influence
fort au-delà des mœurs politiques et des lois […] : il crée des
opinions, fait naître des sentiments, suggère des usages et
modifie tout ce qu’il ne produit pas. » Ce constat de départ
amène Tocqueville à réfléchir sur la démocratie à partir d’une
interrogation sur le rôle et le rapport que l’égalité des conditions
entretient avec l’avènement de la liberté.

L’originalité de la méthode
L’avènement de Louis-Philippe en France va être l’occasion
pour Tocqueville d’accomplir un voyage en Amérique. Censé
faire une étude du système pénitentiaire américain, il en profite
pour mener à bien une observation précise de la démocratie
américaine. Cette dernière se caractérise par le fait que, pour
s’établir, elle n’a pas eu à lutter contre une aristocratie (désireuse
de préserver ses privilèges).
La méthode utilisée par Tocqueville se propose d’aller du
particulier vers le général, du concret vers l’abstrait, et non
d’emprunter le chemin inverse. Tocqueville constate que si, dans
les faits, le désir d’égalité et la réalisation de cette dernière
constituent un caractère propre des démocraties, il n’en reste pas
moins que, parce que ce désir peut devenir excessif, la liberté
qu’il permet d’abord de produire va ensuite se trouver mise en
danger.

Égalité et liberté
La citation convoquée dans notre introduction souligne que,
pour Tocqueville, c’est l’égalité et non – comme on pourrait s’y
attendre – la liberté qui caractérise en propre les régimes
démocratiques. Un chapitre de l’ouvrage porte d’ailleurs le titre
suivant : « Pourquoi les peuples démocratiques montrent un
amour plus ardent et plus durable pour l’égalité que pour la
liberté. » L’égalité dont il est question ne saurait se réduire à une
égalité entre les hommes du point de vue du droit. Ce que
Tocqueville nomme « égalité des conditions » comprend aussi
l’égalité des conditions matérielles : il s’agit donc de tendre à
réduire les inégalités de fortune.
Or, ce désir d’obtenir toujours plus d’égalité dans tous les
domaines, et surtout dans la sphère économique et sociale, ne
peut être satisfait qu’au détriment de la liberté que Tocqueville
définit comme « le droit égal et imprescriptible [pour chacun] à
vivre indépendamment de ses semblables en tout ce qui n’a
rapport qu’à lui-même et à régler comme il l’entend sa propre
destinée ». Lorsque l’égalisation des conditions est réalisée de
façon excessive, elle peut nuire à la liberté et transformer la
démocratie en une sorte de régime despotique d’une espèce
nouvelle.

Une passion excessive pour


l’égalité…
Comment cela est-il possible ? Autrement dit, comment un
même désir peut-il engendrer la liberté et son contraire ? Pour
Tocqueville, c’est l’égalité des conditions elle-même qui fait
naître l’amour de l’égalité, lequel se transforme en passion de
l’égalité. Cette passion est, par définition, comme toutes les
passions : insatiable. C’est elle qui va tendre à abolir toutes les
différences ou les écarts de conditions.
L’égalité toujours plus grande des conditions dans les faits
produit d’abord une dislocation du corps social en une
juxtaposition d’entités individuelles et interchangeables parce
que dépourvues d’écarts ou de différences les unes par rapport
aux autres. Cette dislocation du corps social favorise ensuite
l’individualisme ; chacun tendant, poussé par le désir du bien-
être et des choses matérielles, à se mettre avec les siens à l’écart
de la communauté politique. Enfin, cet amour du bien-être va
engendrer une « morale » égoïste selon laquelle chacun
recherche essentiellement la satisfaction de son bon plaisir.
Or, Tocqueville insiste sur le fait que c’est l’action de chacun
dans les affaires publiques, c’est-à-dire la participation active à
l’exercice du pouvoir qui permet de préserver la liberté des
individus, laquelle peut seule tenir les démocraties à distance des
risques contenus dans une égalité excessive. Ainsi, parce que le
désir d’égalité, qui est au principe de la démocratie, peut pousser
les citoyens à ne penser qu’à eux-mêmes et à se retirer de
l’action publique, la démocratie court toujours le risque de se
transformer, à la faveur de la concentration des pouvoirs, en une
forme de despotisme.
Fiche 74 : Le totalitarisme
Le totalitarisme peut se définir comme une situation politique ou
un régime politique au sein duquel la toute-puissance de l’État
va de pair avec un contrôle complet de la collectivité, c’est-à-
dire avec un pouvoir absolu qui s’exerce sur les individus. Le
totalitarisme n’est pas une forme de dictature comme les autres.
Pour qu’il y ait totalitarisme, il faut encore que cette toute-
puissance de l’État ne laisse la place à aucun contre-pouvoir,
qu’elle possède le monopole idéologique et qu’elle
s’accompagne de la terreur.

TOTALITARISME

Le terme «  totalitarisme  » vient du latin totus qui


signifie « tout ».

Devons-nous déduire de cette définition le fait que le


totalitarisme corresponde à une hypertrophie de la chose
politique ? Hannah Arendt (1906-1975), dans son ouvrage
intitulé Les Origines du totalitarisme (1951), va à l’encontre de
ce préjugé en développant la thèse originale selon laquelle le
totalitarisme correspond à une suppression du politique.

Les caractères propres du


totalitarisme
L’apparition du stalinisme et du nazisme conduit Hannah Arendt
à s’interroger sur la nature du totalitarisme en tant qu’il
correspond à un type nouveau de régime autoritaire qui ne
saurait être décrit à travers le prisme des formes habituelles du
pouvoir absolu. Les caractères propres (c’est-à-dire ceux qui le
caractérisent en propre et permettent ainsi de le distinguer du
despotisme, de la tyrannie ou encore de la dictature) du
totalitarisme sont les suivants :
» Ceux qui dirigent sont régis par l’idéologie et la
terreur qu’ils exercent sur les gouvernés.
L’idéologie se déploie en ayant recours à la
propagande, à la violence et à l’extermination,
laquelle constitue une sorte de point d’arrivée du
totalitarisme.

» Si l’on se place dans la sphère des gouvernés, on


observe à la fois une atomisation du corps social
et l’apparition d’une société de masse, qui sont les
deux faces d’un même phénomène. C’est cette
disparition et cette destruction du corps social ou
de la communauté (laquelle regroupe des
individus liés entre eux par des relations sociales,
structurées à partir d’une histoire et d’une
tradition, lesquelles sont source de solidarité) qui
fait de l’être humain, dans le système totalitaire,
un individu isolé, privé de liens sociaux et de
pouvoir. C’est ainsi que la communauté se
transforme en masse, laquelle n’est qu’une
juxtaposition d’individus isolés.

» Sur cette masse atomisée s’exerce l’idéologie qui


peut ainsi à la fois dominer et homogénéiser les
esprits. L’idéologie totalitaire se caractérise par le
fait qu’elle donne l’autorité qui était due aux
valeurs issues de l’histoire et de la tradition à des
valeurs prétendument naturelles et sur lesquelles
elle va s’appuyer pour justifier l’extermination
d’une partie de la population.

Les deux sources du


totalitarisme
Selon Hannah Arendt, deux traits de la société moderne rendent
possible l’émergence du totalitarisme :

» Il y a suppression de la distinction entre le


domaine privé (qui peut se définir comme celui de
la production et de la consommation en vue des
nécessités de la vie), d’une part, et le domaine
public (lequel correspond à l’ordre politique),
d’autre part. Dans les sociétés modernes, en effet,
la vie publique est saturée par les activités qui
consistent à produire et consommer (et qui
devraient correspondre à l’ordre privé). Par voie de
conséquence, la politique, dénaturée, en est
réduite à gérer ces activités. L’homme se trouve
ainsi privé de l’activité qui est spécifiquement
humaine pour Arendt, à savoir l’action publique.
» Avec le totalitarisme disparaît le pouvoir de
commander et de se faire obéir en raison d’une
autorité, et, par conséquent, le sens de la
responsabilité chez les individus. Le totalitarisme
s’appuie donc sur la disparition de l’autorité et ne
correspond pas à son renforcement immodéré.

Les conditions de la
démocratie véritable : liberté,
action, publicité
Cette analyse du totalitarisme permet à Arendt de définir les
conditions d’émergence et d’existence d’une démocratie
véritable, démocratie que l’on ne saurait trouver dans la
démocratie contemporaine, laquelle déploie au contraire les
conditions de possibilité du totalitarisme (confusion du public et
du privé, et développement de la société de masse et de
consommation).
Contre le totalitarisme qu’elle identifie à une négation du
politique (et non à son hypertrophie), la démocratie correspond à
l’essence du politique. Elle s’articule donc autour de trois
principes :
» La liberté, qui n’est pas ici à comprendre comme
une potentialité interne à l’individu, mais comme
la puissance de prendre des initiatives, puissance
rendue possible par le fait que la démocratie met
en rapport des individus égaux qui forment une
communauté (Arendt parle à ce propos d’une
« communauté d’égaux »).
» L’action, pensée ici comme action politique, et
qu’Arendt qualifie de seule activité proprement
humaine dans la mesure où elle seule est
l’expression de l’essence libre de l’homme.

» La publicité, entendue non pas au sens vulgaire


de « réclame » ou politique de « propagande »,
mais en tant qu’elle correspond à l’existence d’un
espace public où se déploie le commun.
Fiche 75 : Dworkin et la
désobéissance civile
La désobéissance civile désigne la transgression publique et
volontaire par des citoyens, pour des raisons éthiques, d’une loi
en vigueur au sein d’une communauté politique. Le but de cette
transgression est de parvenir à faire abroger ou modifier la loi en
question. Si l’intérêt de la désobéissance civile apparaît, tant sur
le plan moral (elle permet de lutter contre l’injustice) que
politique (elle rend possible la défense de la démocratie ou le
combat contre un régime liberticide quel qu’il soit), il n’en
demeure pas moins qu’elle constitue une attaque contre l’État et
contre la liberté politique et la paix civile que doit assurer ce
dernier.
Au lieu de se placer dans la position du rejet radical ou, au
contraire, de l’adhésion complète à cette possibilité de la
désobéissance civile, n’est-il pas possible d’établir des critères
qui permettraient de distinguer une désobéissance civile juste,
acceptable, ou souhaitable de celle qui ne l’est pas ? C’est ce que
nous propose de philosophe Ronald Dworkin (1931-2013) dans
son ouvrage intitulé Une question de principe (1985).

Une « théorie opératoire » de


la désobéissance civile
Pour Dworkin, il ne s’agit ni de rejeter la désobéissance civile en
la faisant tomber dans la catégorie des actions criminelles ni de
la penser comme une action juste et, par conséquent, absolument
légitime. Son but est de constituer ce qu’il appelle une « théorie
opératoire » de la désobéissance civile, c’est-à-dire une théorie
permettant de décider, au cas par cas, si tel ou tel acte de
désobéissance civile, accompli dans tel contexte particulier et
pour telle(s) raison(s), est ou non acceptable.
Pour comprendre quel est l’enjeu de la difficulté qu’il se propose
de résoudre, il faut la replacer au sein d’un questionnement plus
global portant sur la fonction que l’on peut attribuer aux
préférences ou aux croyances politiques dans les choix que les
individus et ceux qui les dirigent posent à propos du contenu et
des modalités d’application des lois. La difficulté est la
suivante : lorsqu’ils sont « confrontés à des situations concrètes,
les citoyens ne seront pas tous d’accord pour condamner une
loi ». Peut-on, par conséquent, dépasser ces dissensions en
construisant des « justifications universellement acceptables » ?
Si on applique ce type d’interrogation à la désobéissance civile,
le résultat de la réflexion concerne la nature du droit : ce dernier
sera soit réductible aux jugements rendus par les tribunaux, soit
non réductible à ces jugements. Cette seconde conception du
droit est celle de Dworkin. L’originalité de sa théorie réside dans
le fait qu’il ne s’appuie pas, pour parvenir à cette conclusion, sur
la séparation entre ce qui est légal et ce qui est légitime. Le
jugement que l’on rend à propos de la désobéissance civile ne
saurait être le même dans tous les cas. Il faut, chaque fois,
s’appuyer sur deux éléments :
» L’intérêt qu’il y a à condamner ou non la
désobéissance à la loi.

» La raison qui fait qu’un individu désobéit, en


connaissance de cause, à la loi.

Ce que la désobéissance civile


n’est pas
Il faut, selon lui, distinguer nettement la désobéissance civile
d’une part, de toutes les contestations radicales – qu’il s’agisse
des révolutions, des guerres civiles ou encore des velléités de
séparatisme de certaines régions – de l’autorité du gouvernement
d’autre part. La raison de cette distinction est, encore une fois, à
chercher dans les motifs qui animent les individus qui
désobéissent à la loi et dans la façon dont ils se conçoivent eux-
mêmes.
En effet, ces derniers ne se définissent pas eux-mêmes et ne
cherchent pas non plus à être reconnus comme des individus
contestant la constitution elle-même ou le pouvoir central. Au
contraire, s’ils font acte de désobéissance civile, c’est parce
qu’ils pensent le pouvoir de l’État comme légitime et parce
qu’ils veulent accomplir « leur devoir de citoyen ». Il s’agit donc
pour eux de réorienter l’écriture et l’application des lois vers un
principe qui a été abandonné ou renié. À ce stade de
l’argumentation, nous ne sommes pas en mesure de savoir s’il
faut accepter ou non qu’une personne, dans telle circonstance et
pour tel motif, désobéisse à la loi.
TROIS TYPES DE DÉSOBÉISSANCE CIVILE

Il faut distinguer trois types de désobéissance.


» Si l’individu qui désobéit le fait au nom de sa
conscience (morale), il ne doit pas, pour notre
philosophe, tuer ou même blesser des
individus. C’est la seule restriction que l’on
peut lui imposer. Il peut utiliser tous les
autres moyens à sa disposition pour tenter de
mener à bien sa désobéissance.

» Si sa désobéissance est motivée par le


sentiment intime de l’injustice, elle doit être
beaucoup plus encadrée. L’individu a le devoir
de tenter d’utiliser tout ce qui est légalement
prévu pour s’opposer à la justice, faute de
quoi son action s’avérerait elle-même injuste
vis-à-vis de la communauté politique. Ceci ne
vaut que s’il y a un accord sur le contenu de la
justice au sein de cette communauté.

» La désobéissance accomplie au nom de


l’intérêt général n’est acceptable que si elle ne
remet pas en cause le principe démocratique
du choix majoritaire. Celui qui désobéit doit,
dans ce cas, se penser lui-même comme ne
rejetant pas ce principe et se présenter sous
cet aspect au reste de la communauté.
Chapitre 20
Les échanges
DANS CE CHAPITRE :

» La notion d’échange

» Le don

» La nature de la monnaie

» Monnaie et violence

échange, en son sens premier et économique, est un acte qui


L’ a pour résultat la cession d’un bien ou encore d’un service,
étant entendu que cette cession attend en retour une
contrepartie, à savoir la cession d’un bien ou d’un service.
Autrement dit, l’échange repose sur un accord tacite ou explicite
qui garantit la cession et la rétrocession.
Par extension, il désigne l’action de communiquer avec les
autres en ayant recours à divers types de langages, qu’il s’agisse
de paroles, de textes écrits, de gestes, de pratiques coutumières
ou encore de rites. Pour cette raison, il devient un moyen, utilisé
par les différents groupes sociaux, pour engendrer, garantir et
développer des relations entre eux par l’intermédiaire du
mariage, de la parenté ou encore de l’offre de cadeaux ou de
dons.
Quelle est la nature précise de l’échange ou des échanges ?
Qu’est-ce que ces derniers nous révèlent des rapports sociaux et
de ce qu’ils présupposent ? Pour répondre à ces questions, nous
nous intéresserons avec Claude Lévi-Strauss aux échanges qui
structurent les sociétés, plus particulièrement en analysant la
parenté et la prohibition de l’inceste. Ceci nous conduira à
déterminer, à la lumière de l’Essai sur le don de Marcel Mauss,
le lien qui existe, contre toute attente, entre le don et l’échange.
Enfin, cette réflexion sur la notion d’échange ne saurait être
efficace si elle ne faisait pas une place aux théories relatives à la
nature de la monnaie et à celle de la propriété.
POUR ALLER PLUS LOIN

» Sujets

· Le don n’est-il qu’une des formes de


l’échange ?

· Peut-on dire de la monnaie qu’elle a un


pouvoir ?

· Les échanges marchands peuvent-ils à la


fois unir et satisfaire tous les membres
d’une société ?

· Les échanges sont-ils toujours


intéressés ?

» Bibliographie

· Claude Lévi-Strauss, Anthropologie


structurale (1973), Pocket, « Agora », 2003.

· Marcel Mauss, Essai sur le don (1925), 2e


édition, PUF, « Quadrige », 2012.

· Pierre Bourdieu, La Distinction, Minuit,


1979.

· Michel Aglietta et André Orléans, La


Violence de la monnaie, 2e édition, PUF,
1984.
» Filmographie

· François Truffaut, L’Enfant sauvage, 1970.

· Roland Joffé, Mission, 1986.

· Coline Serreau, La Belle verte, 1996.

· Emmanuel Bourdieu, Les Amitiés


maléfiques, 2006.
Fiche 76 : La notion d’échange
chez Lévi-Strauss
Dans son Anthropologie structurale (1958), Claude Lévi-
Strauss (1908-2009) écrit : « Dans toute société, la
communication s’opère au moins à trois niveaux :
communication des femmes ; communication des biens et des
services ; communication des messages. Par conséquent, l’étude
du système de parenté, celle du système économique et celle du
système linguistique offrent certaines analogies. Toutes trois
relèvent de la même méthode. »
Comment Lévi-Strauss parvient-il à la fois à faire de la notion
d’échange le concept central de son analyse des sociétés, et à
penser les différents ordres de l’échange sur un même modèle ?

Les structures élémentaires


de la parenté
La thèse principale de doctorat de Lévi-Strauss, Les Structures
élémentaires de la parenté (1949), s’organise autour de trois
points : les liens entre nature et culture, la prohibition de
l’inceste, et les échanges qui organisent le système de l’alliance
matrimoniale. L’anthropologue soutient que, si l’on échoue à
identifier quelque chose comme un état naturel de l’homme (que
certains ont cherché en étudiant les peuples dits « primitifs » ou
encore les enfants sauvages), il n’en reste pas moins que la force
de la régulation biologique (c’est-à-dire faite par la nature) est
inversement proportionnelle à la régulation ou à la contrainte
faite par la culture.
La culture prend donc la forme de la présence et de la
prééminence de règles qui viennent tirer nos comportements
hors de l’emprise de la spontanéité de la nature pour les régler
par l’ordre de la culture. Il s’ensuit logiquement que ce qui
relève de la nature est d’ordre spontané et universel alors que ce
qui appartient à l’ordre de la culture est produit par une règle et
donc relatif à elle – c’est-à-dire particulier. Or, Lévi-Strauss
pointe un paradoxe qui concerne la prohibition de l’inceste :
comment se fait-il que cette règle sociale, qui devrait par
conséquent être particulière à une ou quelques cultures, soit en
même temps universelle ?

La prohibition de l’inceste
Pour répondre à cette question, Lévi-Strauss commence par
mettre hors jeu trois explications qu’il juge non recevables :
» La première consiste à dire que la prohibition de
l’inceste est imputable à une répulsion que nous
éprouverions instinctivement pour l’inceste. Lévi-
Strauss objecte que les interdits impérieux dont
l’inceste fait pourtant l’objet seraient alors
superflus et inexplicables.

» La seconde explication consiste à dire que la


prohibition de l’inceste serait une façon de mettre
l’espèce humaine à l’abri des effets biologiques
néfastes de la consanguinité. Là encore,
l’explication ne tient pas puisqu’elle supposerait,
dès l’origine de nos sociétés, des connaissances en
matière de reproduction qui commencent à
s’ébaucher de façon tardive dans l’histoire de
l’humanité.
» Enfin, l’explication sociale, proposée par
Durkheim, et qui fait de cet interdit un résidu de
l’exogamie – pratique qui consiste à se marier à
l’extérieur du groupe auquel on appartient, qu’il
s’agisse de la tribu ou du clan – en vigueur dans
les sociétés primitives, est aussi à repousser dans
la mesure où elle n’explique pas comment une
coutume aurait pu devenir un invariant universel.

NATURE ET CULTURE

Selon Lévi-Strauss, on ne peut comprendre la


prohibition de l’inceste qu’en la pensant comme la
jonction entre l’universel et la règle, c’est-à-dire
entre la nature et la culture. Il faut l’interpréter non
pas essentiellement comme une interdiction de
prendre pour femme sa fille ou sa sœur, mais
comme une injonction à donner et à recevoir (les
femmes d’une autre famille ou d’un autre clan).
C’est l’échange qui permet à la société d’exister et
de se développer. Les règles de l’échange des
femmes sont donc logiquement premières.

L’anthropologie structurale
Dans l’Anthropologie structurale (1958), Lévi-Strauss établit
une analogie de méthode entre l’anthropologie et la linguistique.
De même que le linguiste pense la structure de la langue en
partant de ses briques élémentaires que sont les phonèmes, de
même l’anthropologue comprend la société à partir de la relation
qui est au principe de la parenté et qui lie ensemble quatre
termes : le père, la mère, l’enfant et l’oncle maternel. De même
que l’échange des paroles est à la fois la conséquence du langage
et ce qui le rend possible et le constitue, de même l’échange des
femmes découle de l’existence de la société, mais est aussi ce
qui constitue la société réelle, et ce sans quoi une société ne
saurait subsister.
La structure – qui est dans les deux cas ici une structure de
l’échange – prime sur ses composants, lesquels ne reçoivent un
sens qu’à l’intérieur du contexte d’échange défini par la
structure. Il s’ensuit que les rapports entre les briques
élémentaires de la société comme du langage priment sur les
éléments eux-mêmes (individus ou phonèmes).
Fiche 77 : Le don
L’introduction de l’Essai sur le don (1925) de Marcel Mauss
s’ouvre sur une épigraphe qui rapporte quelques strophes d’un
poème de l’Edda scandinave – qui date de l’Antiquité des
régions du nord de l’Europe. Voici la strophe 44 :
Tu le sais, si tu as un ami
en qui tu as confiance
et si tu veux obtenir un bon résultat,
il faut mêler ton âme à la sienne
et échanger les cadeaux
et lui rendre souvent visite.

Comment faut-il comprendre le don ? Sur quel modèle faut-il le


penser et qu’est-ce qui se donne dans le don ? Dans quelle
mesure est-il capable de nous renseigner sur ce qu’est une
société ? Autant de questions qui sont au cœur de cet essai.

Le don et l’échange
Marcel Mauss définit le don comme une prestation qui prend
l’aspect de la circulation de richesses ou de services, d’un
individu vers un autre ou d’un groupe vers un autre et qui, au
moment même de son effectuation, ne peut se produire que dans
un sens (de l’individu A vers l’individu B). L’originalité de la
thèse de Mauss – et son caractère paradoxal – consiste en ce que
c’est à partir du phénomène du don que va être construite une
théorie de l’échange, et ce, alors même que l’échange apparaît
en première analyse comme ce qui s’oppose au don. En effet, au
sens courant, il y a don si et seulement si celui qui donne refuse
par principe que quelque chose lui soit rendu en retour.
Dans son Manuel d’ethnographie, Mauss écrit : « La forme de
ces échanges suppose toujours qu’ils sont volontaires :
obligatoires, mais volontaires. […]. Il n’y a aucun moyen de
contrainte, l’individu est libre. » Ainsi, contrairement à la thèse
soutenue par Durkheim (voir fiche 85), l’individu donne
librement et n’est pas déterminé à le faire par la société. Mieux
encore, c’est le déterminisme social – c’est-à-dire l’ensemble
des règles, usages, normes, et coutumes en vigueur dans une
société et qui la constituent – qui rend possible la liberté de
donner.

Donner, c’est soumettre


Ainsi, le problème que Mauss affronte est le suivant : quel est le
type particulier de détermination sociale à l’œuvre dans le don et
sous quelle forme concrète se manifeste-t-il ? Son étude part de
l’observation des sociétés archaïques. Dans ces dernières, et
contre toute attente, le don ne peut pas être pensé comme un
accord, source de paix entre les parties, et qui porterait sur les
termes de ce qu’il y a à échanger. Mauss nous invite à
comprendre le don comme un affrontement ou un combat au
sein duquel les membres de la société combattent à coups de
dons, un peu comme on combattrait à coups d’épée. Chaque don
est ici pensé, au moment où il est fait, comme ce qui ne veut pas
être rendu.
Cette analyse ethnographique met en évidence le fait que la
générosité est l’expression concrète d’un désir de soumettre
celui auquel on donne quelque chose. En lui faisant un don, on
exerce sur lui ou on prend sur lui une forme de pouvoir. Ce
dernier point nous amène à insister sur deux éléments :
» Dans ce combat, l’enjeu est de dépenser des
richesses (et non pas de les conserver ou de les
accroître) en les donnant. La preuve en est que le
don peut prendre parfois la forme de la
destruction publique de ce qui est donné par le
donateur.

» Alors que les théories du contrat pensent le lien


social comme fondé sur un accord rationnel des
individus en vue de l’intérêt commun, l’analyse
que Mauss fait du don met en évidence le fait que
les rapports agonistiques continuent de structurer
les sociétés, même si la guerre est menée
symboliquement et non plus avec des armes
mortelles.

Le don en retour
Ainsi, pour notre auteur, le don est un échange, c’est-à-dire qu’il
appelle en retour un contre-don, si et seulement si il s’inscrit
dans un combat. Comment peut-on expliquer que celui qui reçoit
doive en retour donner ? La réponse de Mauss consiste à
affirmer que ce qui pousse le donataire à donner en retour se
situe dans la chose. En effet, dès lors qu’une chose est donnée à
quelqu’un, elle n’est plus simplement une chose : elle devient
porteuse d’une signification sociale, elle contient en son sein le
pouvoir que celui qui l’a donnée exerce, par son intermédiaire et
à travers elle, sur celui qui l’a reçue.
C’est parce qu’en donnant la chose, le donateur se donne aussi
lui-même que celui qui la reçoit se doit de la recevoir et doit, en
retour, rendre quelque chose. Ceci nous permet de mieux
comprendre ce que signifie, pour l’individu le fait d’être obligé
de donner, de recevoir et de rendre : l’individu est pris dans la
dynamique du don, il est entraîné par elle un peu comme il le
serait en entrant dans une farandole.
Mauss souligne que ce qui vaut pour le don dans les sociétés
archaïques vaut aussi pour nos sociétés, et que l’analyse du don
nous permet d’expliquer le fonctionnement des sociétés en
général. Pour lui, dans le don, apparaît « l’instant fugitif où la
société prend ».
Fiche 78 : Qu’est-ce que la
monnaie ?
Chacun pourrait d’emblée fournir une définition de la monnaie :
elle apparaît comme un moyen dont disposent les individus et
qui leur permet d’échanger entre eux à la fois leur travail et le
fruit de leur travail. La monnaie possède par conséquent de
nombreuses fonctions : elle peut faire office d’instrument
d’échange ou encore de réserve de valeur ; elle a le statut
d’équivalent général dans la mesure où elle rend possible la
définition d’un rapport d’échange simple entre deux
marchandises de nature différente.
Mais, ce qui nous semble aller de soi ne doit-il pas faire l’objet
d’une interrogation ? Voltaire, dans Le Sottisier, mœurs du temps
nous met la puce à l’oreille en écrivant : « Le peuple reçoit la
religion, les lois, comme la monnaie, sans l’examiner ». Qu’est-
ce qui donne son autorité, son pouvoir et son statut à la
monnaie ? Ce pouvoir est-il fondé en raison ou relève-t-il d’une
simple croyance ou confiance de notre part ?
L’histoire des idées (économiques) propose, pour l’essentiel,
deux grands courants interprétatifs en ce qui concerne la nature
de la monnaie.

La monnaie comme
intermédiaire des échanges
La première interprétation, qui est la plus largement répandue
chez les économistes, pense la monnaie comme un simple
intermédiaire des échanges au sein de l’économie de marché.
Elle est un moyen ou un outil qui va simplifier les échanges et,
par conséquent, la circulation des marchandises. Ce courant
interprétatif tire la fonction qu’il attribue à la monnaie de
l’analyse du troc. Selon lui, les échanges de marchandises qui
ont lieu par l’intermédiaire de la monnaie ne sont qu’une forme
accélérée et simplifiée de l’activité de troc.
Pour que le troc fonctionne, il faut qu’un individu possesseur
d’un bien A et désireux d’acquérir un bien B rencontre un
individu possesseur du bien B et aspirant à devenir propriétaire
du bien A. Il faut donc ce que les économistes nomment « une
double coïncidence des besoins ». La rareté de cette double
coïncidence ne permet que peu d’échanges directs. Il faut encore
ajouter que cette rareté s’accroît avec la diversification de la
qualité des marchandises disponibles. Ce n’est qu’en octroyant à
une marchandise précise – la monnaie – le statut d’intermédiaire
dans tous les échanges que ces derniers vont pouvoir se
développer. Dans cette perspective, l’instrument qui rend
possible la circulation des marchandises reçoit aussi la fonction
d’unité de compte : les prix des biens vont être exprimés dans
une certaine monnaie.
Dès lors que la monnaie est conçue comme un simple
instrument, elle est pensée comme neutre : elle facilite les
échanges sans pour autant avoir une quelconque incidence sur la
quantité et la valeur de ce qu’elle permet d’échanger. Elle ne
cause ni accroissement ni diminution de la quantité de biens
produits, et donc de la quantité d’emplois disponibles. Elle ne
modifie pas non plus la valeur relative des marchandises les
unes par rapport aux autres. Elle est donc une simple convention
facilitant les échanges.
Cette conception, quelle que soit la forme qu’elle prend,
présuppose que la commensurabilité des biens existe de façon
autonome et indépendamment de la monnaie. Autrement dit, elle
s’appuie sur une théorie de la valeur, théorie que l’on trouve
aussi bien chez les économistes modernes qui définissent la
valeur à partir de l’utilité des biens que chez Marx qui définit la
valeur d’un bien par la quantité de travail humain nécessaire à sa
production. Pour ce courant interprétatif, la monnaie est
inessentielle au sens où elle ne préside pas à la production de
l’économie, mais n’est qu’une convention utilisée après coup.
Cette conception « réaliste » – encore appelée « métalliste » – de
la monnaie doit faire face à un certain nombre d’objections qui
concernent pour l’essentiel la difficulté à expliquer que les États
cherchent à réguler la monnaie et à maîtriser l’inflation.

La monnaie donne naissance


à la valeur
La seconde interprétation de la nature de la monnaie fait de cette
dernière le principe fondateur des économies marchandes. Cela
va nécessairement de pair avec un refus de l’hypothèse de la
valeur. Ainsi, dans cette seconde perspective, la valeur ne saurait
exister avant les échanges monétaires. Au contraire, c’est la
monnaie qui va faire exister la valeur et faire adhérer les
individus à cette dernière.
On voit ici que la monnaie n’a plus simplement le statut d’un
instrument facilitant les échanges. Elle perd son caractère de
neutralité et devient le principe producteur de l’économie dans la
mesure où elle fait naître un espace commun à l’intérieur duquel
les individus évaluent des biens et les échangent selon des règles
fixées. Ainsi, nous comprenons que l’adhésion de tous à la
monnaie comme médiation est la condition de possibilité de
l’apparition d’une société marchande stable.
Cette seconde interprétation comprend deux versants :

» Le premier versant correspond à la thèse dite


« thèse chartaliste », qui trouve sa source chez
Knapp. Ce dernier affirme que « la monnaie est
une création de la loi ». Autrement dit, pour lui,
l’État a la capacité d’imposer – grâce à une charte
ou à une loi, d’où le nom de « chartaliste » – aux
citoyens n’importe quelle monnaie dès lors qu’il
assure qu’elle sera acceptée en paiement de
l’impôt.

» Le second versant de cette interprétation insiste


sur le rôle de la notion de confiance. Elle est
portée par des auteurs comme Simmel ou
Simiand ; pour ce dernier, par exemple, on doit
penser toute monnaie comme étant fiduciaire
dans la mesure où elle est le résultat d’une
« croyance et d’une foi sociale ».

Ces deux versants de la seconde interprétation de la nature de la


monnaie, habituellement nommée « nominaliste » ou encore
« institutionnaliste », ont en commun d’accorder à la monnaie
une nature holiste – to holos en grec signifie le tout pris comme
totalité – car ils pensent la monnaie comme étant l’expression à
la fois de la société comme totalité et de la hiérarchie des valeurs
à laquelle elle adhère.
Fiche 79 : La propriété
En son sens le plus large – qui est aussi le plus abstrait – la
propriété peut se définir comme un rapport, garanti par le droit,
entre d’une part une entité juridiquement définie et déterminée,
et d’autre part un bien qui est possédé. La langue juridique
nomme l’entité en question « un chacun » et le bien possédé
« son sien ». Il n’en reste pas moins que la multiplicité des
manifestations concrètes de la propriété dans notre expérience et
du point de vue du droit rend impossible de les penser comme
des modalités diverses d’une propriété une.
Comme le note Mikhaïl Xifaras, dans son ouvrage intitulé La
Propriété. Étude de philosophie du droit (PUF, 2004), il y a trois
conceptions de la propriété qui sont irréductibles l’une à l’autre
dans la mesure où elles correspondent à des définitions
différentes de l’être, de l’avoir et du rapport entre l’être et
l’avoir.

La maîtrise souveraine
Dans sa première acception, en tant qu’elle est entendue comme
maîtrise souveraine, la propriété équivaut à un pouvoir de
direction exercé sur les choses matérielles ou sur toute réalité
transformée en chose par le droit. Les choses matérielles ou les
réalités réifiées sont ici réduites à la passivité et soumises à la
puissance de celui qui les possède.
Dans ce cas, la propriété correspond au droit d’user – c’est-à-
dire d’utiliser le bien, de le louer ou de le vendre – ou de
mésuser – ne pas restaurer ou ne pas entretenir le bien, l’abîmer
ou encore le détruire – de ce que l’on possède, et, de ce point de
vue, la propriété a un caractère absolu. Cette conception de la
propriété divise le réel en deux catégories : d’une part les biens
matériels qui sont des choses étendues dans le monde et
dépourvues de qualités, et, d’autre part, les personnes qui
exercent un pouvoir sur ces biens et considèrent ces derniers
comme l’espace au sein duquel leur action libre peut se
déployer.

LA PROPRIÉTÉ

La propriété est donc le lieu de l’appropriation du


monde qui est à l’extérieur de lui par le sujet, étant
entendu que cette appropriation modifie la nature
de ce qu’elle s’approprie  : les biens extérieurs
deviennent des biens propres au sujet, c’est-à-dire
qu’ils portent la marque du sujet (usure,
modifications esthétiques, changement
d’utilisation…).

L’appartenance patrimoniale
Il en va autrement lorsque la propriété est définie par
l’appartenance patrimoniale. En effet, cette dernière fait de la
propriété un ensemble de droits à jouir et à gérer des biens. Pour
comprendre précisément ce qu’est l’appartenance patrimoniale,
il faut encore ajouter que ces droits ne sont pas à penser comme
ayant la structure de « droits à » faire telle ou telle chose, ni de
« droits de » faire telle ou telle chose, mais de « droits pour »
faire telle ou telle chose.
Autrement dit, c’est le but en vue duquel le patrimoine est donné
qui fonde la propriété et qui explique les raisons pour lesquelles
elle est confiée à telle personne ou entité juridiquement définie.
Dans cette perspective, les biens seront plus ou moins
inaliénables selon qu’ils seront plus ou moins nécessaires à la
poursuite du but constitutif du patrimoine. Seront par conséquent
totalement inaliénables les biens dont la perte irait de pair avec
la cessation de l’existence du patrimoine ; à l’inverse, seront
pensés comme devant être aliénés (c’est-à-dire vendus) ceux
dont la cession seule rend possible la poursuite de l’objectif qui
justifie l’affectation du patrimoine en question.
Il en résulte que dans cette conception de la propriété, toutes les
choses sont pensées comme pouvant faire l’objet d’une
appropriation parce qu’elles peuvent être rapportées à la
poursuite d’un objectif, et qu’elles sont un moyen ou un obstacle
à sa poursuite. Le patrimoine, en tant qu’il est défini et constitué
artificiellement par le droit, est aussi la forme que prend la
volonté qui préside à sa constitution. La différence entre les
personnes et les choses se trouve ici brouillée dans la mesure où
le patrimoine cristallise dans le monde la volonté de celui qui l’a
constitué en vue d’un but précis, lequel produit sa définition.

La réservation de jouissance
Enfin, lorsque la propriété prend une forme dite réservataire, elle
correspond au fait d’allouer, de manière exclusive, à une ou des
personnes, le privilège de jouir d’un patrimoine et/ou de
pratiquer une activité de production grâce à lui ; la structure
juridique qui accorde ce privilège attend – comme rémunération
en retour – un service. Ici, la propriété ne saurait être déliée de
ce rapport d’échange.
Il s’ensuit que l’appropriation est nécessairement temporaire et
qu’elle n’est pas toujours exclusive : le privilège d’usufruit peut
être accordé à plusieurs entités. On parle, dans ce cas, de
« saisines multiples ». Les choses et le monde sont pensés
comme une source intarissable de valeur. La propriété, sous cette
forme, peut donc s’étendre à tous les biens, dès lors qu’ils
peuvent faire l’objet d’une estimation.
Chapitre 21
La justice et le droit
DANS CE CHAPITRE :

» La justice aristotélicienne

» La notion de justice sociale

» Le châtiment

» Le tribunal

e terme « justice » est issu d’un terme latin (justitia) qui


L désigne à la fois la conformité au droit, le sentiment moral de
l’équité, puis, plus tardivement, le droit, les lois ou encore les
jugements, et, à l’époque médiévale, la circonscription – c’est-à-
dire le pouvoir – de la justice. Cette polysémie se retrouve dans
l’usage du terme en français. En effet, la justice est à la fois le
nom d’un principe moral qui enjoint chacun à respecter ce qui
est dû à chacun, d’une vertu qui est pratique de l’équité, et, du
pouvoir judiciaire, à savoir les institutions qui ont pour fonction
l’application des lois en vue du respect du droit tel que ces
dernières le définissent à un moment donné dans un État donné.
Il semble par conséquent utile, pour comprendre ce qu’est la
justice, de la penser dans le cadre du rapport qu’elle entretient
avec le droit. Quelle est la nature de ce rapport ? Quelles
conséquences a-t-il sur la définition de la justice ? Pour apporter
des éléments de réponse à ces questions, nous commencerons
par déterminer le sens qu’Aristote donne à la justice comme
vertu dans la cité. Ceci nous conduira à examiner, avec le
philosophe et économiste libéral Hayek, la pertinence de la
notion de justice sociale. Nous nous emploierons ensuite à
donner un contenu précis à la notion de châtiment en suivant les
analyses développées par Hegel dans les Principes de la
philosophie du droit. Enfin, nous verrons, avec Levinas, ce que
l’activité qui consiste à pratiquer la justice dans un tribunal
produit comme rapport à autrui.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Le juste et l’injuste ne sont-ils que des


conventions ?

· Faut-il posséder une idée rationnelle de la


justice pour ressentir l’injustice ?

· Faire régner la justice, est-ce seulement


appliquer le droit ?

· Défendre ses droits, est-ce la même chose


que défendre ses intérêts ?

» Bibliographie

· Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V,


Flammarion, « GF », 2008.

· Jeremy Bentham, Introduction aux


principes de morale et de législation, Vrin,
2011.

· John Rawls, Théorie de la justice (1971),


Seuil, « Points Essais », 2009.

· Alasdair MacIntyre, Quelle justice  ? Quelle


rationalité ?, PUF, « Léviathan », 1993.

» Filmographie
· Alfred Hitchcock, La Loi du silence, 1953.

· Sydney Lumet, Douze hommes en colère,


1957.

· Francis Ford Coppola, Le Parrain, 1972.

· Henri Verneuil, I… comme Icare, 1979.


Fiche 80 : La justice
aristotélicienne
« Nous observons que tout le monde entend signifier par justice
cette sorte de disposition qui rend les hommes aptes à accomplir
les actions justes, et qui les fait agir justement et vouloir les
choses justes ; de la même manière, l’injustice est cette
disposition qui fait les hommes agir injustement et vouloir les
choses injustes. Posons donc, nous aussi, cette définition comme
point de départ, à titre de simple esquisse. » (Éthique à
Nicomaque)
Qu’est-ce que la justice pour Aristote ? Quel rapport ce dernier
institue-t-il entre la justice dans l’âme de l’homme vertueux et la
justice dans la cité ? Pour répondre à ces questions, suivons le
texte du livre V.

La justice, la loi et l’égalité


La lecture de l’Éthique à Nicomaque met en évidence le fait que
c’est la justice qui, dans la pensée d’Aristote (384-322 av. J.-C.),
permet d’articuler l’éthique avec la politique. En effet, la justice
est à la fois ce qui préside à l’organisation de la cité (vertueuse
et source de vertu), et une disposition que les hommes doivent
acquérir et qui doit se traduire dans leurs actions. Qu’est-ce qui
permet à Aristote de penser ensemble ces deux choses à
première vue distinctes que sont la vertu qui caractérise l’âme et
les actions des hommes justes, et la justice politique qui découle
des lois de la cité ?
Pour répondre à cette question, nous pouvons partir de la
définition qu’Aristote propose de l’homme injuste. Ce dernier
est tantôt présenté comme celui qui désobéit à la loi et tantôt
comme celui qui souhaite obtenir plus que son dû, y compris si
cela doit léser autrui. Nous rencontrons ici une difficulté dans la
mesure où ces deux définitions appartiennent à des ordres
différents : désobéir à la loi, c’est désobéir à une convention (qui
pourrait être autre) ; la justice morale peut en revanche faire
l’objet d’une définition qui vaudrait quelles que soient les
conventions légales dans la cité et sur laquelle les hommes
pourraient se mettre d’accord puisqu’ils sont doués de raison.
Ce hiatus entre les deux ordres de la justice est résorbé, car
Aristote pense la loi en lien avec l’égalité : il qualifie de justes
« toutes les choses qui tendent à produire et à conserver le
bonheur […] pour la communauté politique ». L’homme juste,
parce qu’il accomplit des actions justes, produit davantage
d’égalité dans la cité, c’est-à-dire de justice politique.

La justice et les autres vertus


Pourquoi Aristote consacre-t-il un livre entier de son ouvrage à
la vertu de justice ? La réponse réside dans le fait que la vertu de
justice contient en elle-même les autres vertus (la tempérance, le
courage, l’honnêteté, etc.). Au livre II, Aristote explique que
c’est dans le sage lui-même – dans l’homme prudent – qu’il faut
rechercher le critère permettant de reconnaître l’action éthique
appropriée, c’est-à-dire vertueuse. Cette dernière est « ce que
l’on doit, pour quoi on le doit, à propos de qui on le doit, en vue
de quoi on le doit, comme on le doit ». Il faut donc comprendre
que la justice non seulement sert de modèle pour penser toutes
les autres vertus mais encore, et surtout, qu’elle constitue la
condition de possibilité de leur acquisition.
La justice correspond à la fois à l’égalité et à l’obéissance aux
lois :

» Elle est égalité dans la mesure où elle consiste à


déterminer quelle est la juste mesure, l’action
appropriée, la ligne de crête entre le trop et le trop
peu – c’est la raison pour laquelle l’égalité n’est pas
toujours arithmétique, mais peut aussi être
proportionnelle en fonction des cas : Aristote
rappelle que la juste proportion de nourriture
n’est pas la même pour un enfant que pour un
athlète.

» Elle est obéissance aux lois dès lors que ces


dernières sont justes et favorisent l’acquisition des
différentes vertus.

La justice dans la cité


À l’intérieur de la cité, c’est-à-dire dans la sphère politique, la
justice prend trois formes : elle peut être justice distributive,
corrective ou commutative.
» La justice distributive s’occupe de la répartition
appropriée à la fois des richesses et des honneurs
entre les citoyens. Cette justice est proportionnelle
et pourrait être résumée par la formule « à chacun
selon son mérite ».

» Parce que l’espace social est aussi celui dans


lequel certains individus peuvent causer des torts
à d’autres, la justice se fait corrective en vue de
réparer ces torts. Dans ce cas, elle vise à rétablir
une égalité, non plus proportionnelle, mais
strictement arithmétique et qui pourrait
correspondre à la formule « à chacun une part
égale ».

» Enfin, il ne faut pas oublier que la cité est aussi le


lieu des échanges : la justice qui veille à la bonne
tenue de ces derniers – c’est-à-dire à la réciprocité
qui doit régir l’activité de vendre et d’acheter ou
toute activité qui consiste à contracter avec
quelqu’un – est dite commutative par Aristote.

De cela, il résulte que l’homme juste n’est pas seulement celui


qui obéit aux lois. Pour Aristote, est juste, l’homme qui obéit à
des lois justes et qui le fait avec plaisir, en suivant la spontanéité
de la disposition cristallisée en lui – à la faveur de la pratique
répétée de la justice – de la tendance à agir justement.
Fiche 81 : Hayek et la notion de
justice sociale
« Dans une société libre, l’État n’administre pas les affaires des
hommes. Il administre la justice parmi des hommes qui
conduisent leurs propres affaires. » C’est par cette citation de
Walter Lippmann que s’ouvre l’ouvrage de Friedrich Hayek
(1899-1992), Droit, législation et liberté (1973) – sous-titré Le
mirage de la justice sociale – et dans lequel il soutient que la
poursuite de ce que l’on nomme habituellement « justice
sociale » peut conduire une société libre à se transformer en
système totalitaire. Qu’est-ce que la justice sociale ? Quel
raisonnement conduit Hayek à soutenir cette thèse ?

Justice distributive contre


justice commutative
C’est à l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, plus précisément au
livre V de ce texte, qu’Hayek emprunte la distinction entre
justice distributive et justice commutative. Selon cette dernière,
est juste une répartition qui correspond à une égalité
arithmétique. Les individus sont ici considérés comme égaux :
un échange juste consiste donc – pour des individus qui sont
égaux, quels que soient leurs capacités et leur mérite – à
échanger des biens de valeur similaire. La justice distributive a
pour sa part le but d’instituer une égalité proportionnelle : elle va
donc distribuer les biens et les avantages en prenant en
considération le mérite de chacun. C’est de cette conception
distributive de la justice qu’est issue, ce que nous nommons
aujourd’hui, à la suite de John Stuart Mill, la justice sociale.
La thèse de Hayek, dans Droit, législation et liberté (1973),
consiste à montrer qu’il y a incompatibilité entre la justice
distributive – ou justice sociale – et l’ordre du marché ou des
échanges. Son argument est le suivant : alors que la justice
distributive consiste à accorder aux individus une rémunération
proportionnelle à leurs mérites, l’ordre des échanges dissocie ces
deux choses. Sur le marché, la rémunération des individus est
fonction de leur choix d’utiliser ou non – et de façon
pertinente – les signaux qui signifient aux individus « ce qu’ils
devraient faire, dans leur propre intérêt comme dans l’intérêt
général ».
Or, Hayek soutient que, dès lors que l’État intervient pour mettre
en place ce que nécessite la justice distributive, les signaux
d’information présents sur le marché ne sont plus fiables ; ceci
conduit les agents économiques à effectuer des choix non
pertinents pour eux-mêmes et pour la société considérée dans
son ensemble. Au contraire, si on laisse la justice commutative
régler naturellement les échanges, les individus vont vendre ce
qu’ils considèrent comme ayant moins de valeur pour se
procurer en échange ce qui en a pour eux davantage.

L’expression « justice sociale »


est vide de sens
Hayek fait un pas supplémentaire en allant jusqu’à affirmer que
la justice sociale n’est rien d’autre qu’un « mirage » : la
rechercher revient à poursuivre une chimère. En effet, selon lui,
l’expression « justice sociale » est vide de sens dans la mesure
où seuls peuvent être qualifiés de justes les « résultats
intentionnels de l’action des hommes ». Dans cette perspective,
il s’ensuit que le qualificatif de juste ou d’injuste ne peut pas
être utilisé pour qualifier « la façon dont le processus
impersonnel du marché confère aux individus la disposition de
tels ou tels biens ou services ».
Mieux encore, Hayek voit dans ce désir de justice sociale une
rémanence de la pensée primitive. Il explique que poursuivre la
justice sociale revient à présupposer que la société a une volonté
alors qu’elle est une entité impersonnelle. De même, les
comportements propres aux petits groupes que constituaient les
sociétés primitives et qui faisaient tendre chacun à apporter son
soutien aux autres membres du groupe ne valent plus dans la
société élargie, laquelle est composée de membres qui nous sont
inconnus.

Les règles de juste conduite


ou comment préserver la
liberté des individus
Comment faut-il, par conséquent, définir ce que Hayek nomme
les « règles de juste conduite » afin que la société libre ne se
transforme pas en système totalitaire ?
Il faut veiller à ce que ces règles respectent les conditions
suivantes :

» Elles doivent être non orientées vers une fin –


 elles sont spontanées : autrement dit, elles sont
opaques pour les individus qui agissent sur le
marché.

» Elles s’appliquent à tous, contrairement aux lois


qui sont décrétées en vue d’un but précis.

» Elles ne commandent pas d’accomplir certaines


actions, mais se contentent d’interdire celles qui
pourraient nuire à la coordination des acteurs sur
le marché.
Ainsi – et ceci doit constituer la limite stricte de l’intervention
de l’État –, les règles de juste conduite se contentent de définir
l’espace au sein duquel les individus peuvent poursuivre
librement leur but à partir des informations données par le
marché et d’en garantir la sécurité.
Fiche 82 : Le châtiment
Au paragraphe 100 des Principes de la philosophie du droit,
Friedrich Hegel (1770-1831) écrit : « En considérant en ce sens
que la peine contient son droit, on honore le criminel comme un
être rationnel. Cet honneur ne lui est pas accordé si le concept et
la mesure de sa peine ne sont pas empruntés à la nature de son
acte – de même lorsqu’il n’est considéré que comme un animal
nuisible qu’il faut mettre hors d’état de nuire ou qu’on cherche à
l’intimider ou à l’amender » (Gallimard, 1940). Autrement dit,
pour Hegel, le châtiment, loin d’être pensé comme une punition
ou une modalité de la vengeance, est conçu comme un honneur
que reçoit le criminel. Quel est le chemin argumentatif qui mène
à l’affirmation de cette thèse ?

Pas de punition sans délit


Hegel souligne que c’est seulement par le truchement de la
punition, que le droit – qui n’est qu’une théorie abstraite –
acquiert une existence concrète dans le monde, c’est-à-dire qu’il
devient efficace. Or, il ne peut y avoir punition ou châtiment que
dès lors qu’un délit a été commis et constaté. Hegel en conclut
que la notion de droit civil – le droit civil correspond au droit qui
traite les contrats – contient nécessairement l’idée de délit.
La punition, qui est en quelque sorte appelée par le délit, ne
punit pas le délit lui-même, mais plutôt ce qui en constitue la
cause productrice, à savoir la volonté du criminel. Le délit est
commis par une volonté qui abuse de la liberté qui lui est
octroyée par le droit : en choisissant d’enfreindre la loi (en
commettant, par exemple, un vol), la volonté du criminel
s’accorde, en raison de sa liberté personnelle (ici pensée comme
son droit particulier), le droit de nier le droit en général – c’est-
à-dire celui qui régit les relations entre les individus dans
l’État – lequel institue le droit particulier de celui qui est spolié à
posséder l’objet qui lui est volé. Autrement dit, le droit civil est
le lieu du déploiement d’un conflit du droit (particulier) avec le
droit (général) lui-même.

Droit privé et vengeance


Ce conflit est, comme l’explique Hegel dans les
paragraphes 100 à 103, impossible à résoudre au sein du droit
privé. Son argument est le suivant : dans cette affaire, chacun a,
en se plaçant de son point de vue, raison. Le plaignant a bien
entendu raison d’affirmer qu’il est dans son droit : il a le droit
(particulier) de posséder un objet qu’il a acquis légalement dans
la mesure où le droit particulier de propriété est protégé par le
contrat général du droit. L’État, en tant que dépositaire et
défenseur du contrat social, a le droit de châtier ceux qui ne
respectent pas le contrat passé.
Cependant, et là réside l’originalité de la thèse ici soutenue, le
criminel peut, du point de vue du droit civil ou privé, rétorquer
au défenseur du contrat que, si le vol – qui constitue
indéniablement une infraction au contrat – a un caractère
arbitraire, il n’en reste pas moins que la passation du contrat
l’est tout autant. En effet, du point de vue de ce que Hegel
nomme « droit privé », le voleur, parce qu’il est défini comme
libre arbitre, peut et doit même faire usage de sa liberté, laquelle
peut consister à rompre par le vol le contrat qui garantit la
propriété privée.
JUSTICE OU VENGEANCE

C’est la raison pour laquelle la justice, si elle ne


considère que le contrat, c’est-à-dire si elle ne
s’inscrit que dans le droit privé – c’est ce qu’elle fait
lorsqu’elle réduit le droit à un contrat passé entre
des parties qui échangent quelque chose  – et, si
donc elle ne prend pas en considération le concept
même de la peine et du délit, n’est aux yeux de
Hegel qu’une vengeance.

Le criminel veut être puni


En effet, pour lui, on ne peut comprendre pourquoi un délit
portant sur une chose (le vol d’un objet) peut donner lieu à un
châtiment contre une personne (l’emprisonnement du voleur)
sans changer de perspective. Pour que le châtiment ne soit pas
arbitraire, il faut penser autrement la justice, à partir de la
volonté même du criminel : « C’est l’exigence d’une justice
dépouillée de tout intérêt, de tout aspect particulier et de la
contingence de la force, qui ne venge pas, mais qui punisse. »
Ainsi parvient-on à la thèse que nous trouvions surprenante au
début de cette fiche : le criminel veut être puni (parce qu’il ne
souhaite pas être vengé, mais puni). C’est dans l’esprit de celui
qui pourrait faire les frais d’une justice arbitraire, par exemple
de la loi du Talion (au nom de laquelle on pourrait couper la
main du voleur), que le châtiment trouve la source à la fois de sa
justice et de sa rationalité : il est juste, car il garantit au criminel
le droit d’être traité comme un être humain et non comme un
animal ; il est rationnel, car il punit le criminel pour avoir mal
usé de sa liberté – en la réduisant au simple arbitraire – et non
pour avoir volé l’objet.
Fiche 83 : La justice, le tribunal
et le juge
Qu’est-ce que rendre la justice parmi les hommes ? Qu’est-ce
qui se joue dans l’espace du tribunal ? Telles sont les questions
qui animent la réflexion d’Emmanuel Levinas (1906-1995) sur
la justice. Pour ce dernier, la justice se présente sous trois
aspects : elle a une dimension métaphysique en tant qu’elle est
issue de la loi hébraïque, elle s’inscrit dans l’espace du tribunal
et elle correspond au jugement rendu par le juge.
Parce que la philosophie de Levinas est une philosophie de
l’altérité, la conception de la justice qui prend sa source dans
cette philosophie est nécessairement singulière. N’est-elle
qu’une conséquence du rapport à autrui tel que Levinas le définit
ou exige-t-elle de nous que nous la pensions à nouveaux frais, et
non comme une simple dimension ou ramification de l’éthique
telle que la conçoit Levinas ?

Le tribunal
Qu’est-ce qu’un tribunal ou une cour de justice ? C’est un
espace public au sein duquel les différences entre les individus
doivent être mises hors jeu afin que chacun, accusé ou plaignant,
soit traité comme tout autre devant la loi. On parle ici d’égalité
des citoyens devant la loi. Ainsi, ce qui se joue au sein du
tribunal est aussi un objet d’étude pour la philosophie politique.
Par ailleurs, Levinas insiste sur le fait qu’il faut penser la justice
à partir du justiciable. Autrement dit, il faut chercher à
déterminer, pour chaque individu, ce qu’il est à la fois pour les
autres – les jurés, ceux qu’il accuse ou ceux qui l’accusent – et
pour le juge. Dans le cadre du tribunal, le rapport à autrui prend
une forme spécifique, forme que l’on peut comprendre en
reprenant la distinction que Levinas introduit entre le prochain et
le tiers.

Le prochain et le tiers
Pour Levinas, le rapport à autrui, c’est-à-dire le face-à-face avec
le visage d’autrui, est toujours déjà et nécessairement un rapport
asymétrique – et non un rapport d’égalité.

QU’EST-CE QUE LE VISAGE POUR LEVINAS ?

Il est la manière dont autrui  –  ou l’infini, en tant que j’ai


envers autrui une responsabilité infinie – fait irruption, parmi
les phénomènes du monde. Il ne faut pas se méprendre : le
visage n’est ni de l’ordre du phénomène ni de l’ordre de la
substance. Il correspond à la singularité sensible d’un
existant qui est donnée à même la vulnérabilité de sa peau.

Pour cette raison, autrui ne se donne pas à moi comme un


phénomène  –  c’est-à-dire comme une chose dans le
monde  –  mais correspond à l’irruption pour moi d’un
commandement éthique  : la vulnérabilité du visage, parce
qu’elle constitue selon Levinas un appel au meurtre, se
transforme en responsabilité infinie pour autrui,
responsabilité qui se meut en obsession pour l’autre, voire
en persécution par l’autre  : Levinas va jusqu’à écrire que je
suis « otage d’autrui ».

Lorsque autrui comparaît devant un tribunal, qu’il soit plaignant


ou accusé, il ne surgit plus dans la singularité du visage, mais
comme ce que Levinas nomme le tiers. En effet, devant la cour,
les prochains (puisqu’il s’agit ici de « prochains » au pluriel et
non pas d’un être singulier) constituent une sorte de série : leurs
relations d’intersubjectivité sont multiples et ils ne sont plus
simplement pour moi, mais se rapportent aussi les uns aux autres
sous le regard d’un tiers, à savoir le juge.

De la singularité du visage à la
série des autres
Parce que le face-à-face avec autrui se démultiplie en de
nombreux face-à-face et parce qu’il y a la présence du tiers,
autrui m’oblige toujours, mais cette obligation ne va pas jusqu’à
l’excès : je ne suis plus, dans le cadre du tribunal, l’otage
d’autrui. C’est la raison pour laquelle l’injonction éthique qui
s’imposait à moi à même la présence du visage et qui me
commandait de me demander « Que puis-je faire pour autrui ? »
se transforme, dans le cadre du tribunal, en un appel toujours vif,
mais plus modéré (et donc fini) à pratiquer la justice et qui
pourrait se résumer par la question : « Qu’ai-je à faire avec
justice ? »
Ici, la relation asymétrique que j’entretenais avec le visage laisse
la place à une réciprocité symétrique au sein de laquelle les
prochains sont interchangeables : il est question de réciprocité
dans la justice sociale, de rapport entre les droits et les devoirs.
La relation qui s’institue est donc à comprendre comme une
relation politique ; d’ailleurs, Levinas emploie dans Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence (1974) le terme « citoyen ».
Si l’égalité de tous les citoyens devant le tribunal correspond à
une réciprocité systématique des droits et des devoirs (j’ai des
droits et autrui a envers moi des devoirs, et inversement), il n’en
reste pas moins que subsiste ce que Levinas nomme le « surplus
de mes devoirs sur mes droits ». Pour lui, ce qui anime la justice
n’est pas d’abord ou fondamentalement l’égalité, mais « l’oubli
de soi ».
Chapitre 22
La société
DANS CE CHAPITRE :

» Les règles de la méthode sociologique

» L’espace social

» La sociologie économique

» La microsociologie

i la société doit être distinguée de l’État en tant qu’elle n’a


S pas de structure juridique et n’est pas régie par des lois, il
n’en reste pas moins qu’elle possède une unité – elle ne
saurait, en effet, être réduite à une simple juxtaposition
d’individus – et qu’elle est organisée selon des règles et des
codes qui n’en sont pas moins contraignants. Qu’est-ce qui se
joue, pour l’individu ou pour l’homme, dans les rapports
sociaux ? Comment des règles non écrites peuvent-elles être à ce
point contraignantes ? Qu’est-ce qui fait l’unité du territoire ou
du microcosme que constitue la société ? Autant de questions
qui sont abordées par la discipline sociologique.
Pour nous familiariser avec cette dernière, nous nous proposons
de commencer par une présentation des règles de la méthode
sociologique telle que la conçoit Émile Durkheim. Puis, nous
verrons avec Pierre Bourdieu quel intérêt spéculatif et
interprétatif il peut y avoir à considérer la société comme un
espace à part entière. Nous suivrons ensuite les analyses de
Vilfredo Pareto pour découvrir avec lui comment la sociologie
économique permet de rendre raison de nos actions et des
discours que nous tenons sur elles. Enfin, en arpentant la piste
ouverte par Erving Goffman, nous nous intéresserons aux
formes quotidiennes et presque routinières des interactions
sociales dans des espaces délimités et de petites tailles.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Une société n’est-elle qu’un ensemble


d’individus vivant sur un même territoire ?

· L’homme est-il fait pour vivre en société ?

· Peut-on concevoir une société sans art ?

· L’homme peut-il être libre dans la


société ?

» Bibliographie

· Franck Cochoy, Une sociologie du


packaging, PUF, 2002.

· Émile Durkheim, Les Règles de la méthode


sociologique (1895), PUF, 2013.

· Vilfredo Pareto, Traité de sociologie


générale (1916), Forgotten Books, 2018.

· Jean-Pierre Poulain, Sociologies de


l’alimentation (2002), PUF, 4e édition, 2017.

» Filmographie

· Franklin Schaffner, La Planète des singes,


1968.
· Stanley Kubrick, Orange mécanique, 1971.

· François Ozon, Potiche, 2010.

· Wes Ball, Le Labyrinthe, 2014.


Fiche 84 : Les règles de la
méthode sociologique
Dans Les Règles de la méthode sociologique (1895), Émile
Durkheim (1858-1917) écrit : « La sociologie n’a pas à prendre
parti entre les grandes hypothèses qui divisent les
métaphysiciens. Tout ce qu’elle demande qu’on lui accorde,
c’est que le principe de causalité s’applique aux phénomènes
sociaux. Encore ce principe est-il posé par elle, non comme une
nécessité rationnelle, mais seulement comme un postulat
empirique, produit d’une induction légitime. »
Qu’est-ce que la sociologie ? Comment faut-il penser sa
méthode pour lui garantir le statut de science ?

Une étude des faits sociaux


Pour donner à la sociologie le statut de science, Durkheim va
formuler les règles que la méthode sociologique doit suivre. La
première d’entre elles consiste en une définition précise de son
objet : les faits sociaux. Dans l’ouvrage cité ci-dessus, il définit
les faits sociaux comme « des manières d’agir, de penser et de
sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir
de coercition en vertu duquel elles s’imposent à lui ».
Sont donc des faits sociaux toutes les actions ou pensées qui
remplissent à la fois les deux conditions suivantes : avoir une
origine sociale et être une action ou une pensée imposée à
l’individu par une pression que la société exerce sur lui. L’invité
qui s’apprête de façon adaptée pour un dîner, arrive à l’heure,
offre un présent à ses hôtes et les félicite pour la qualité du
repas, accomplit des actions qui sont des faits sociaux, car elles
satisfont aux deux conditions ci-dessus. En effet, cet invité fait
tout ce qu’il fait non pas en raison de ce que sa « conscience
individuelle » lui dicterait, mais en raison de ce que la
« conscience collective » lui impose.
Les individus n’ont pas l’impression d’être contraints par la
société. En effet, lorsqu’ils agissent ou pensent conformément
aux normes, ils ont le sentiment que leur comportement est
spontané ou relève de leur volonté libre. Or, Durkheim insiste
sur l’idée que les faits sociaux sont nécessairement
contraignants : cela participe de leur définition.
CONSCIENCE INDIVIDUELLE ET
CONSCIENCE COLLECTIVE

Durkheim a recours à cette distinction pour rendre


raison de la plus ou moins grande intégration des
individus à la société à laquelle ils appartiennent. Il
faut avant tout noter que cette distinction ne
consiste pas à opposer la conscience d’un individu
à une conscience collective  –  qui serait celle de
tous les autres moins lui-même – qui lui ferait face.
Il faut comprendre que cette distinction traverse
chaque individu. Autrement dit, la conscience
collective n’existe qu’à l’intérieur de chaque
individu, mais elle a néanmoins une réalité en elle-
même.

Elle peut se définir comme les idées et les


pratiques que les individus de la société ont en
commun. Elle résulte de l’accumulation et du
mélange de ces pratiques et de ces idées. Elle
possède par conséquent une complexité d’un
ordre supérieur à celle de la conscience de
l’individu, laquelle est constituée par les opinions et
les pratiques qui sont propres à un individu.

La preuve en est, selon lui, que toute transgression d’une règle


provoque une désapprobation ou une sanction, qui peut être soit
officielle (la condamnation d’une attitude dans un article de
journal, par exemple) soit signifiée par une réaction
désapprobatrice de l’entourage (moue réprobatrice d’un proche,
refus d’accorder son soutien, etc.). Il s’ensuit, pour Durkheim,
non seulement que la société précède les individus, mais encore
qu’elle les produit.

« Considérer les faits sociaux


comme des choses »
Le sociologue doit, selon une formule de Durkheim qui est
passée à la postérité, « considérer les faits sociaux comme des
choses », c’est-à-dire qu’il doit les étudier comme on étudierait
des données d’observation dans les sciences expérimentales. Son
attitude intérieure – sa disposition d’esprit – doit être semblable
à celle du biologiste qui étudie le vivant.
Comme lui, il doit se débarrasser de toutes ses idées non
scientifiques, qu’il s’agisse des impressions subjectives qui
peuvent résulter de son existence de sujet particulier dans la
société, des prénotions qu’il pourrait avoir à propos d’un
phénomène ou encore de ses préjugés. Il doit donc demeurer
extérieur à son objet d’étude, ce qui ne va pas sans poser
quelques difficultés puisqu’il est un individu vivant dans la
société et donc produit par elle.
Il faut encore ajouter qu’une explication sociologique est
nécessairement autonome. Autrement dit, elle doit consister à
rechercher, à l’intérieur de la sociologie, les causes des faits
sociaux. C’est la raison pour laquelle, Durkheim écrit que la
« cause déterminante d’un fait social doit être recherchée parmi
les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la
conscience individuelle ».
Nous comprenons dès lors qu’il rejette notamment les
explications du suicide qui ont recours à la notion d’hérédité –
ce qui reviendrait à rechercher une cause biologique du fait
social – ou à celle de faiblesse du caractère – ce qui consisterait
à proposer une cause psychologique du fait social qu’est le
suicide. Expliquer en sociologie revient à utiliser une méthode
comparative, laquelle cherche les coïncidences ou
concomitances entre des variables statistiques en vue de mettre
en évidence une possible relation de causalité entre les
phénomènes observés.
Fiche 85 : Une conception
spatiale de la société
Dans les sociétés modernes, contrairement à ce qu’il en était
dans les sociétés d’Ancien Régime, la hiérarchie sociale n’est
pas définie par la loi. Pour rendre compte des inégalités
sociales – c’est une des tâches de la sociologie –, il faut donc
proposer une méthode d’analyse. C’est précisément le contenu
de cette méthode qui fait débat entre les sociologues et c’est sur
ce point que se distingue la pensée de Pierre Bourdieu (1930-
2002). Ce dernier rompt avec la représentation traditionnelle qui
prête à la société une structure pyramidale et préfère penser la
société comme un espace. Voyons quels sont les gains explicatifs
de sa théorie.

L’espace social : un espace de


relations (conflictuelles) entre
positions sociales
Penser la société comme une hiérarchie sociale, c’est-à-dire
donner à chaque classe sociale une situation dans la pyramide
sociale en prenant en considération uniquement les conditions
matérielles d’existence de ses membres, présente deux
inconvénients : d’une part, cette analyse de la société est
construite à partir d’un seul principe de hiérarchisation (ce que
Bourdieu critique), et, d’autre part, elle consiste à raisonner
comme si une classe sociale pouvait être considérée en elle-
même et constituée en elle-même, c’est-à-dire indépendamment
des relations pourtant multiples qu’elle entretient avec les autres
classes sociales.
C’est pourquoi, dans son ouvrage intitulé Raisons pratiques. Sur
la théorie de l’action (Seuil, 1994), Bourdieu écrit : « On peut
décrire l’espace social comme un espace multidimensionnel de
positions tel que toute position actuelle peut être définie en
fonction d’un système multidimensionnel de coordonnées dont
les valeurs correspondent aux valeurs de différentes variables
pertinentes : les agents s’y distribuent ainsi, dans la première
dimension, selon le volume global du capital qu’ils possèdent et,
dans la seconde, selon la composition de leur capital – c’est-à-
dire selon le poids relatif des différentes espèces dans
l’ensemble de leurs possessions ».

Les quatre formes de capital


Si le sens premier, dans l’usage de la langue, du terme
« capital » est économique, Bourdieu montre que ce concept ne
devient opératoire pour rendre raison de l’espace social qu’à
partir du moment où on en élargit la définition aussi aux sphères
culturelle, sociale et symbolique au lieu de la circonscrire à la
seule sphère économique. Le capital, quel qu’il soit, résulte d’un
investissement, peut se transmettre et permet d’obtenir des
profits.
Ces caractéristiques du capital économique (lequel est composé
des facteurs de production et des biens économiques) permettent
aussi de rendre raison de ce qu’est le capital culturel (constitué
par les qualifications intellectuelles héritées ou acquises), le
capital social (qui consiste dans les relations dont disposent des
individus au sein de la société) et le capital symbolique (qui se
définit par les rituels qui concernent l’honneur et la
reconnaissance, lesquels produisent des avantages sociaux
réels). C’est probablement ce qui a pu induire en erreur certains
sociologues et les amener à croire que le capital est seulement
économique.
La place qu’occupent les individus dans l’espace social dépend à
la fois de la quantité de capital dont ils disposent et de la
structure de ce capital. La quantité de capital est le critère le plus
lourd de conséquences : il produit une hiérarchisation verticale
des groupes sociaux. La structure de ce capital permet quant à
elle d’expliquer des clivages qui traversent les différents groupes
sociaux. Par exemple, à capital économique égal, des sous-
groupes s’opposent selon qu’ils ont tendanciellement plus de
capital culturel (comme les professeurs) ou moins (comme les
chefs d’entreprise).

La théorie des champs sociaux


et le modèle du jeu
L’espace social qui s’offre à l’étude du sociologue est le fruit
d’un long processus de différenciation à la faveur duquel cet
espace se divise en des microcosmes (que Bourdieu appelle des
« champs sociaux »), visant chacun des buts, des objets et des
intérêts qui leur sont propres. Si nous considérons ces champs à
un moment donné de l’histoire, et non en tant qu’ils se
constituent progressivement au fil du temps, ils se présentent
comme des espaces au sein desquels les individus ont des
positions précises à partir desquelles ils exercent, les uns sur les
autres, des rapports de force.
Tout se passe comme si les individus luttaient au sein du
champ – qui peut-être pensé comme une sorte de marché – en
vue de pouvoir s’approprier la quantité la plus grande du capital
qui permet d’être dominant dans le champ social en question.
Dans Réponses. Pour une anthropologie réflexive (Seuil, 1992),
ouvrage écrit en collaboration avec Loïc J. D. Wacquant,
Bourdieu établit une analogie entre le champ et le jeu :
« Effectivement, on peut comparer le champ à un jeu (bien que,
à la différence d’un jeu, il ne soit pas le produit d’une création
délibérée et qu’il obéisse à des règles, ou mieux, des régularités
qui ne sont pas explicitées ou codifiées). On a ainsi des enjeux
qui sont, pour l’essentiel, le produit de la compétition entre les
joueurs ; un investissement dans le jeu […] : les joueurs sont
pris au jeu, ils ne s’opposent […] que parce qu’ils ont en
commun d’accorder aux jeux, et aux enjeux, une croyance
(doxa), une reconnaissance qui échappe à la mise en question.
[…] de même que la force relative des cartes change selon les
jeux, de même la hiérarchie des différentes espèces de capital
(économique, culturel, social, symbolique) varie dans les
différents champs. »
Fiche 86 : La sociologie de
Pareto
En 1848, l’économiste John Stuart Mill pose une distinction
entre ce que l’histoire des idées nommera la science pure et la
science appliquée. Cette première distinction se redouble d’une
seconde qui porte sur la différence entre l’étude de ce qui est
statique et l’étude de ce qui est dynamique, c’est-à-dire
l’évolution sociale. L’économie se voit accorder peu à peu le
statut de science pure, même si elle reste soumise à deux
contraintes ou insuffisances : elle a besoin, pour expliquer les
faits concrets, de l’aide d’autres savoirs, et elle est dépourvue, à
ce moment-là de son développement, d’une théorie explicative
de l’évolution sociale. Sur ce terrain émerge la nécessité de créer
une sociologie économique, sociologie dont l’œuvre de Vilfredo
Pareto (1848-1923) propose une forme intéressante.

Actions logiques et actions


non logiques
Pareto, qui est surtout connu pour son œuvre d’économiste,
publie en 1916 un monumental Traité de sociologie générale qui
contient sa théorie de l’action sociale. Il s’agit pour lui
d’expliquer la production et le développement des actions dans
la société. Sa théorie s’organise à partir d’une distinction entre
actions logiques et actions non logiques.
Sont des actions logiques celles dont coïncide le but logique
compris d’un point de vue objectif – ce point de vue est le point
de vue théorique d’un observateur qui regarderait l’action de
l’extérieur et, connaissant mieux le monde que l’acteur, serait
davantage en mesure que lui de comprendre ce vers quoi tend
réellement l’action – et d’un point de vue subjectif, c’est-à-dire
du point de vue de l’acteur qui accomplit l’action.
Lorsqu’il n’y a pas coïncidence entre les deux, nous avons
affaire à des actions non logiques. Cette non-coïncidence peut
être due soit à l’absence de fin logique soit au fait que la fin
logique objective et la fin logique subjective ne s’accordent pas
l’une avec l’autre. Pareto insiste sur le fait qu’il ne faut pas
confondre les actions « non logiques » avec des actions
« illogiques ». Son argument est le suivant : dans la plupart des
cas, l’action non logique accomplie correspond à l’action que
l’on aurait pu déduire de l’application des règles de la logique à
l’observation des faits.

Résidus et dérivations
La tâche que se fixe la sociologie de Pareto consiste à rendre
raison des actions non logiques. Pour y parvenir, il va élaborer
les notions de « résidu » et de « dérivation ». Si, pour Pareto, les
causes fondamentales des actions humaines sont à rechercher
dans les instincts, ces derniers ne constituent pas un objet
d’étude pour le sociologue et ils sont confiés à la recherche du
psychologue. Le sociologue, pour sa part, étudie les
manifestations extérieures, visibles ou constatables de ces
instincts, c’est-à-dire les croyances, les tendances ou les
dispositions que Pareto regroupe sous la catégorie des
« résidus ».
Pareto distingue six grandes classes de résidus :

» Le désir de combiner des éléments.

» La persistance des agrégats.

» La tendance à extérioriser ce que l’on ressent.


» Le rapport avec la sociabilité.

» La tendance à maintenir l’intégrité à la fois de


l’individu et de ce qui lui appartient.

» Le résidu sexuel.

Par ailleurs, les actes qui trouvent leur source dans les résidus
(lesquels dérivent des instincts) font l’objet d’un travail de
pseudo-rationalisation par les individus qui les accomplissent.
Pareto nomme « dérivation » l’apparence logique que les
individus donnent à leurs actions non logiques. Par exemple, un
élu encore en ballottage au deuxième tour d’une élection, poussé
par le besoin de faire des combinaisons (c’est le résidu), va
nouer des alliances politiques en se réclamant de la défense de
l’intérêt général (c’est la dérivation) ; ce qui va lui permettre
d’être réélu et de conserver son pouvoir (désir de maintenir
l’intégrité de l’individu et de ce qui lui « appartient »).

La succession des élites


C’est la raison pour laquelle Pareto développe, au sein du même
ouvrage, une théorie des élites qui est une théorie de la
circulation des élites. Pour le sociologue, il est impossible de
combler l’écart qui tient à distance les dirigés et ceux qui les
dirigent. Pour lui, une petite partie des individus, qui se
caractérisent par le fait qu’ils sont les meilleurs dans leur
activité, à savoir l’élite, doit exercer le pouvoir politique.
Parce que l’élite est composée d’individus qui agissent au nom
d’idéaux, d’individus qui veulent recevoir des honneurs et
d’individus dont le but est l’enrichissement, elle est le lieu du
déploiement de la concurrence. C’est cette concurrence qui rend
l’élite capable de rester toujours au pouvoir dans la société tout
en se régénérant, à la faveur à la fois de l’admission en son sein
de personnalités nouvelles et de la mise hors jeu d’individus qui
ne sont plus susceptibles de concurrencer les autres membres de
l’élite (et donc de maintenir le caractère élitiste de l’élite).
C’est seulement au prix de ce renouvellement et d’un usage bien
compris de la force et de la ruse que l’élite peut se maintenir au
pouvoir dans la société. Il s’ensuit que la circulation des élites ne
peut pas se traduire par une suppression de l’exercice du pouvoir
de l’élite sur ceux qui sont dirigés. En effet, l’élite nouvelle qui
supplante la précédente se trouve élevée à ce rang, car elle est
simplement plus efficace que cette dernière. Pareto, qui n’est pas
un tenant de la démocratie, va jusqu’à soutenir que le symptôme
annonciateur de la chute d’une élite réside dans son incapacité à
utiliser, pour se maintenir au pouvoir, la force pour des raisons
qui relèvent de sentiments humanitaires.
Fiche 87 : Qu’est-ce que la
microsociologie ?
La sociologie peut se définir comme une science positive (c’est-
à-dire qui rend raison du réel) et autonome (qui trouve ses
principes et ses règles en elle-même) des faits sociaux. Elle est
construite sur l’idée selon laquelle il y a un caractère propre de
ce qui est social. Pour elle, le groupe social ne saurait se réduire
à une addition ou à une juxtaposition d’individus : il constitue
une entité distincte de la somme des individus qui le composent.
Cette règle, qui est au principe de la macrosociologie – qui
s’intéresse aux grands groupes sociaux comme les peuples, les
nations, les civilisations, les villes ou encore les institutions
sociales – est aussi ce qui organise les recherches de la
microsociologie, laquelle fait porter son entreprise de recherche
sur les liaisons sociales élémentaires et prend donc comme
objets d’étude de petits groupes comme le couple, la famille, les
confrères, les voyageurs… Parmi les représentants de cette
microsociologie, on trouve le sociologue canadien Erving
Goffman (1922-1982) qui fait de l’organisation sociale des
rencontres entre les individus un nouvel objet pour la sociologie.

La présentation de soi dans la


vie quotidienne : source de
vulnérabilité du soi
Dans un ouvrage devenu un classique en sociologie et qui
s’intitule La Présentation de soi dans la vie quotidienne (1959),
Goffman donne à sa discipline un objet nouveau : l’interaction
des individus lorsqu’ils sont face à face. Il fait de cette
interaction l’un des points de départ de la formation sociale de
soi. Il propose de penser les interactions entre les individus au
sein d’une petite communauté (comme celle des habitants d’un
immeuble, par exemple) en prenant comme modèle la
représentation théâtrale.

LES DÉFINITIONS DE SOI

La thèse de Goffman consiste à affirmer que, dans


les interactions entre les individus (tenir la porte à
la voisine, saluer quelqu’un dans l’escalier…), se
jouent en permanence les définitions de soi. En
effet, dans les différentes interactions qui se
déploient dans l’immeuble, la rencontre entre les
individus signifie toujours la présence de chacun à
l’autre en tant qu’il est un corps. Nos
comportements (corporels) nous rendent
vulnérables dans la mesure où ils sont beaucoup
plus visibles pour les autres qu’ils ne le sont pour
nous-mêmes. Nos gestes et nos attitudes, en tant
qu’ils sont porteurs d’éléments qui permettent
d’élaborer des définitions du soi, vont être scrutés
et interprétés par les autres.

Comme au théâtre…
Dans cette interaction, chaque individu est semblable à un
acteur, qui s’emploie à préserver l’image du soi qui est le sien en
tenant une représentation, laquelle est destinée à orienter celui
qui l’observe ou y assiste vers la ou les représentations que
l’acteur se fait de lui-même. Cette mise en représentation, que
Goffman nomme « figuration » (face-work), a aussi, comme au
théâtre, un « décor » (l’organisation du salon, la présence ou non
de livres, etc.) et présente une « façade » de l’individu, dont les
interactions vont valider ou, au contraire, invalider la pertinence.
Comme au théâtre, si l’acteur joue mal son rôle, c’est-à-dire si
ses gestes ou ses mots le trahissent – par exemple, si sa façon de
se tenir à table ou de saluer les autres ne correspond pas au soi
qu’il essaie de présenter comme le définissant –, sa façade (ou
face) va être anéantie par ce qu’il faut bien appeler un public. De
même, et comme au théâtre encore, c’est hors de la vue du
« public » que l’acteur se prépare à jouer le rôle qu’il s’est
défini : il s’apprête dans la salle de bains, se regarde dans la
glace pour voir si rien dans sa tenue ne dénote, prévoit ce qu’il
va dire… Pour que la représentation soit parfaite et apte à
confirmer aux yeux des autres – ses spectateurs – la définition
qu’il a de lui-même, l’acteur peut compter parfois sur la
coopération d’autres acteurs.
LA NOTION DE « FACE » OU DE « FAÇADE »
CHEZ GOFFMAN

La face ou façade est la valeur qu’un individu


revendique, au sein même des relations sociales, et
à travers une ligne de conduite publique ou un
type d’actions.

Cette face (ou façade) ne se situe ni à l’intérieur


d’un individu (elle n’est pas une pure
représentation qu’il a de lui-même au sein de sa
conscience) ni à la surface d’un individu (elle n’est
pas réductible à cette apparence qu’il veut
montrer), mais elle se constitue à même l’ensemble
des événements qui se produisent dans la
rencontre avec l’autre à tel moment, comme c’est le
cas, par exemple, lorsque je croise un voisin et lui
demande des nouvelles de sa famille.

Les observations menées par Goffman au sein de différents


contextes, territoires ou situations sociales ont pour but de
permettre la mise en évidence d’une forme à même de rendre
plus aisée l’analyse sociologique des institutions sociales, tout
en délivrant la sociologie de l’emprise de la psychologie sociale
et de la sociologie du langage.
Chapitre 23
La liberté
DANS CE CHAPITRE :

» La liberté de l’homme

» La liberté comme indifférence

» Le libre arbitre comme préjugé

» L’autonomie de choix ou la liberté absolue

i la liberté telle que la conçoit le sens commun s’apparente de


S très près au fait de pouvoir laisser libre cours à sa puissance
et à son caprice – cette conception naïve de la liberté pourrait
tenir tout entière dans une formule du type « liberté du bon
plaisir » ou encore « je fais ce que je veux quand je veux comme
je veux » –, une analyse rapide des tenants et aboutissants d’une
telle thèse met en évidence le fait que cette liberté serait
assimilable au bon vouloir du tyran domestique ou du despote
politique. Bref, la liberté de celui qui prétendrait l’exercer serait
ici réduite au caprice – un tel homme serait esclave de son
désir –, et celle des autres serait réduite à rien.
La philosophie, quant à elle, définit le plus souvent la liberté
comme une capacité à déterminer soi-même ses pensées, ses
choix et ses actions. C’est sur cette conception de la liberté
comme autonomie que nous allons concentrer nos efforts.
Nous commencerons par nous demander, avec saint Thomas
d’Aquin, si ce que veut notre volonté, elle le veut
nécessairement (et si, par conséquent, nous sommes libres ou
pas). Cette réflexion sur la liberté du vouloir nous amènera à
analyser avec Descartes la notion de liberté d’indifférence :
peut-on faire de cette dernière une forme positive – et non pas
simplement un échec ou un résidu – de la liberté ? Puis, nous
remonterons avec Spinoza, en deçà de la volonté elle-même :
nous nous demanderons s’il suffit de désirer ou de vouloir pour
être libre ou si tout appétit peut être envisagé comme étant
l’effet d’une cause qui lui serait chronologiquement ou
logiquement antérieure. Enfin, nous verrons – en suivant les
développements proposés par Sartre – qu’il y a un prix lourd à
payer si l’on veut concevoir la liberté de l’homme comme
absolue.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Peut-on être plus ou moins libre ?

· Faire des choix, est-ce renoncer à sa


liberté ?

· Une liberté qui ne serait qu’intérieure


serait-elle encore une liberté ?

· Peut-on être libre sans le secours de la


raison ?

» Bibliographie

· Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même,


Flammarion, « GF », 1999.

· Spinoza, Éthique (1677), Le Livre de poche,


2011.

· Kant, Qu’est-ce que les lumières  ? (1784),


Larousse, « Petits classiques », 2013.

· Montesquieu, De l’esprit des lois (1748),


Flammarion, « GF », 1993.

» Filmographie
· Patrick McGoohan, Le Prisonnier (série),
1962.

· Franklin J. Schaffner, La Planète des singes,


1968.

· Lilly et Lana Wachowski, Matrix, 1999.

· Morten Tyldum, Imitation game, 2013.


Fiche 88 : Saint Thomas d’Aquin
et la liberté de la volonté
humaine
Dans la question 82 de la première partie de sa Somme
théologique, consacrée à la volonté, l’article 1 porte le titre
suivant : « La volonté désire-t-elle quelque chose de façon
nécessaire ? ». Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) écrit :
« Nous sommes maîtres de nos actes en tant que nous pouvons
choisir ceci ou cela. Le choix ne porte pas sur la fin, il porte sur
les moyens. En conséquence, le désir de la fin dernière ne fait
pas partie des actes dont nous sommes maîtres. »
Comment saint Thomas parvient-il à donner toute sa cohérence à
cette affirmation ?

Nous voyons ici la difficulté : si l’homme ne peut pas ne pas


vouloir le bien, sa volonté est-elle encore libre, et peut-il être
tenu justiciable de ses bonnes comme de ses mauvaises actions ?
Quelle définition de la liberté peut se déployer au sein d’un tel
espace conceptuel ?

La béatitude : fin dernière de


la vie humaine
Pour répondre efficacement à cette question, nous devons,
comme saint Thomas nous y invite, replacer cette interrogation
dans le contexte qui est le sien au sein de la Somme théologique
(rédigée entre 1266 et 1273). Notre auteur écrit qu’il faut
« d’abord considérer la fin dernière de la vie humaine », c’est-à-
dire la béatitude. Or, cette dernière ne se trouve que dans le face-
à-face avec Dieu. Ainsi, la fin dernière que nous recherchons à
travers la poursuite de tous les biens terrestres – qui sont
provisoires et incomplets – est le bonheur ou la béatitude que
saint Thomas définit comme l’amour et la contemplation de
Dieu, qui seuls peuvent être la source de la vraie béatitude.
Il s’ensuit que les actions humaines ne sont pas pensées sous le
registre de l’obligation, mais à travers le prisme de la quête du
bonheur. La loi qui permet de comprendre notre action (et la
liberté de celle-ci) est celle de l’amour. Penser l’action humaine
à partir d’une loi qui serait une loi morale – qui définirait ce
qu’il convient ou non de faire – reviendrait à mettre
nécessairement hors jeu la vertu, c’est-à-dire le fait de désirer de
soi-même le bien, et, par conséquent, rendrait inaccessible la
béatitude. Ainsi, dans la Somme théologique, les actes humains
sont envisagés à partir de la question suivante : « Quels sont
ceux qui nous font atteindre la béatitude et ceux qui nous en
interdisent l’accès ? »

Les actes humains sont libres


et volontaires
Seuls les actes qui sont à la fois suffisamment libres et
suffisamment conscients peuvent faire l’objet d’une évaluation
morale, c’est-à-dire qu’ils peuvent seuls être jugés bons ou
mauvais. Il faut commencer par préciser que saint Thomas
distingue la notion de libre arbitre de celle de liberté. La liberté
de l’homme repose sur la possession par son âme du libre
arbitre, lequel se définit comme la faculté qu’a l’âme d’être libre
à la fois de toute contrainte et de toute nécessité.
Pour qu’il y ait liberté, laquelle est une puissance des contraires
ou une puissance de choix, il ne suffit pas de posséder le libre
arbitre : encore faut-il s’en servir. La liberté est donc l’activité
qui consiste à exercer son libre arbitre. Elle n’est pas une pure
potentialité, mais l’exercice même d’un vouloir libre et d’un
choix libre qui portent sur les moyens permettant d’atteindre une
fin elle-même pensée comme éthique.
Dans la Somme contre les gentils (1264), saint Thomas présente
l’homme comme étant habité par le désir du bien. Il affirme que
c’est l’intellect qui produit ce mouvement de l’homme vers le
bien. Il s’ensuit que le libre arbitre est défini, dans ce texte,
comme un jugement libre de l’intellect, et que la liberté est le
mouvement qui porte l’homme de lui-même vers une finalité
choisie par le jugement libre de l’intellect. Ainsi, si le libre
arbitre est donné à l’homme par Dieu, la liberté, quant à elle, est
une activité produite par l’homme lui-même.
La Somme théologique nous permet de comprendre que la
volonté est pour son auteur une puissance très particulière : elle
est certes une puissance naturelle de désirer (le bien), mais,
contrairement au désir animal, elle est rationnelle et se porte
donc vers une fin qui lui est propre (c’est-à-dire qui n’est une fin
que pour elle et pas pour l’animal) : le bien. La liberté humaine
est donc l’exercice d’une volonté qui est libre, libre parce qu’elle
veut la seule chose nécessairement désirable : le bien.
Nous voyons ici que la volonté n’est pas une puissance capable
de déterminer son objet (elle ne choisit que les moyens pour
l’atteindre) : elle désire nécessairement l’objet qui lui est naturel
et qui est déterminé par l’intelligence (le bien). Cependant, parce
que l’homme a une volonté, et pas seulement un désir ou un
appétit animal, on peut dire qu’il agit par lui-même dans la
mesure où ses actes sont gouvernés par son libre arbitre (et non
par son inclination naturelle). Ainsi, l’homme a la puissance de
choisir par quels moyens il sera heureux. Cette puissance est le
libre arbitre, c’est-à-dire la volonté qui se détermine elle-même
librement grâce à son intelligence.
Fiche 89 : La liberté
d’indifférence
Dans une lettre au père Mesland du 9 février 1645, René
Descartes (1596-1650) écrit : « L’indifférence me semble
signifier proprement cet état dans lequel se trouve la volonté
lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plus que de l’autre par
aucune perception du vrai ou du bien ; c’est en ce sens que je
l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté est
celui où nous nous déterminons aux choses auxquelles nous
sommes indifférents. » Si ce passage pose une identité entre le
degré maximum de liberté et le fait de choisir spontanément le
vrai et le bien – par opposition au plus bas degré de la liberté,
celle de l’indifférence –, il sous-entend aussi que l’on doit
distinguer plusieurs sens ou modalités de cette liberté
d’indifférence. Précisons ce point avec Descartes.

La liberté la plus grande


Descartes soutient à de multiples reprises, et notamment dans les
Principes de la philosophie (1644), que l’erreur ou la faute
trouve sa source dans l’ignorance et que, dès lors que je connais
le bien, je ne peux que le vouloir. Autrement dit, l’évidence du
vrai ou du bien produit nécessairement (au sens de ce qui ne
peut pas ne pas être) l’adhésion de la volonté : cette dernière, dès
lors qu’elle connaît le vrai ou le bon, ne peut pas ne pas le
choisir.
Dans ce cas, la volonté ne détient aucun pouvoir de choisir,
lequel serait un pouvoir de choisir le vrai ou autre chose, le bon
ou ce qui ne l’est pas. Il n’en reste pas moins que la volonté est
ici pour Descartes parfaitement libre dans la mesure où c’est
spontanément, c’est-à-dire sans aucune contrainte, qu’elle se
penche vers ce qu’elle reconnaît comme étant vrai ou bon.
La liberté d’indifférence
comme plus bas degré de la
liberté
À partir de ce sens précis de la liberté, entendue comme liberté
parfaite qui se détermine spontanément vers le bon ou le bien,
on peut comprendre le sens que Descartes donne à la liberté
d’indifférence. Cette dernière désigne selon lui « l’indifférence
que je sens lorsque je ne suis pas emporté vers un côté plutôt que
vers un autre par le poids d’aucune raison » (Lettre à Mersenne
de mai 1637). Dans la suite du texte, Descartes identifie cette
indifférence au « plus bas degré de la liberté ».
L’ÂNE DE BURIDAN

On pourrait trouver une illustration de cette liberté


d’indifférence – encore appelée libre arbitre – dans
l’histoire de l’âne de Buridan, philosophe du XIIIe

siècle (1292-1363). Cette histoire a connu plusieurs


versions dans l’histoire de la philosophie : selon les
cas, l’âne est placé à égale distance d’un seau d’eau
et d’un seau d’avoine ou de deux seaux d’avoine,
et, ne pouvant décider ce qu’il préfère, se laisse
mourir.

Pour Descartes, si l’âne se laisse mourir de faim


dans l’histoire, c’est parce qu’il ne possède pas,
contrairement à l’homme, le libre arbitre, c’est-à-
dire la capacité de prendre une décision alors
même que l’on n’a pas de motif recevable de le
faire. L’homme, au contraire, possède avec le libre
arbitre de sa volonté la capacité de décider de faire
tel choix, alors même que rien ne l’y pousse ou
qu’aucune connaissance ne le justifie.

Une conception positive de la


liberté d’indifférence
Cette liberté de l’homme – la liberté d’indifférence – reçoit ici
une définition positive en tant qu’elle met en évidence la
capacité qu’a l’homme, par sa décision volontaire, d’inaugurer
une nouvelle chaîne de causes et d’effets : à égale distance entre
de l’eau et de la nourriture, l’homme choisirait de boire puis de
manger ou de manger puis de boire.
Dans la lettre au père Mesland citée ci-dessus, Descartes donne
davantage encore de consistance à la liberté d’indifférence :
nous avons la possibilité de choisir volontairement le faux, alors
même que nous connaissons le vrai. L’homme est capable de
cette indifférence pure, notamment lorsqu’il veut faire la
démonstration de sa capacité à choisir librement le vrai : si je
peux choisir le faux alors que je connais le vrai, c’est bien
librement que je choisis le vrai lorsque je le choisis.
Pour Descartes, notre volonté n’est déterminée de façon
infaillible ou nécessaire à choisir ce que l’entendement lui
montre comme vrai ou bon qu’aussi longtemps qu’elle fait
l’effort de rester attentive à cette vérité ou à cette bonté pour la
garder présente à son esprit et, par conséquent, efficace à guider
son choix.
Fiche 90 : L’homme : une pierre
douée de conscience ?
« Une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la
pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la
cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir
nécessairement. […] Convenez maintenant, si vous voulez bien,
que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et
sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir.
Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort
seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira
qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement
que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous
se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les
hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes
qui les déterminent. » Voici un extrait de ce que l’on peut lire
dans la Lettre 58 de Baruch Spinoza (1632-1677) à Schuller.
Faut-il en déduire que l’homme a la liberté d’une pierre en chute
libre et qui, douée de conscience, se croirait libre ?

Liberté et nécessité
Pour répondre à cette question et ne pas se méprendre sur le sens
de la citation ci-dessus, il faut avoir à l’esprit que la notion de
liberté est pensée par Spinoza à partir de celle de nécessité et
toujours en lien avec elle. Pour lui, la nature – c’est-à-dire Dieu
ou l’ensemble des chaînes de causes et d’effets qui constituent le
réel – est tout entière régie par la nécessité, mais cette nécessité
admet trois modalités ou degrés.
Ainsi, nous pouvons noter les points suivants :
» Dieu et son action relèvent de la libre nécessité et
Dieu seul est libre car il est cette chose « qui existe
par la seule nécessité de sa nature et est
déterminée par soi seule à agir » (Éthique, 1677).
Comme Dieu est la totalité de ce qui est, il n’y a
rien qui soit à l’extérieur de lui et il ne peut donc
faire l’objet d’aucune contrainte extérieure. La
liberté de Dieu ne saurait être assimilable à une
liberté de vouloir tout et son contraire – elle n’est
pas une liberté de la volonté –, mais il faut la
comprendre comme la liberté qui correspond à sa
nature de tout et que Spinoza qualifie de
« puissance infinie » ou encore de « libre
nécessité » (puisque tout ce qui existe ou se
produit trouve sa cause en Dieu).

» Cette libre nécessité a pour conséquence le fait


que, dans la nature, tout dépend de Dieu.
Autrement dit, toutes les choses qui existent ou se
produisent ont leur cause en Dieu, c’est-à-dire à
l’extérieur d’elles-mêmes. Cette nécessité
contrainte – puisque produite et réglée par une
cause extérieure – est notamment celle à partir de
laquelle on comprend et on explique la chute de la
pierre qui a été lancée du haut d’une falaise par
exemple.
» L’homme ressemble aux choses de la nature,
c’est-à-dire par exemple à la pierre de l’exemple ci-
dessus, en tant qu’il a sa cause en Dieu. Il n’est,
par conséquent, pas libre. Cependant, comme
l’homme est doué de conscience – contrairement
à la pierre – et comme il se sait agir, il croit être
libre simplement parce qu’il est dans l’ignorance
des causes qui produisent son action.

Libre nécessité contre libre


arbitre
Certains objecteront, notamment Descartes et les cartésiens, que
l’homme a la capacité de vouloir (Descartes parle de libre
arbitre) et qu’il est par conséquent libre, contrairement à la
pierre. Là réside une différence essentielle entre Descartes et
Spinoza : ce dernier déconstruit la notion même de volonté. En
effet, pour lui, « il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou
libre ; mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une
cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à
son tour par une autre, et ainsi à l’infini ».
Sommes-nous, à ce stade du raisonnement, revenus à notre
question de départ ? La liberté accordée à l’homme dans la
pensée de Spinoza n’est-elle que celle d’une pierre douée de
conscience et ignorante des causes qui l’ont déterminée à agir ?
Nous pouvons répondre à ces questions par la négative dans la
mesure où la dernière partie de l’Éthique indique que l’homme a
la capacité d’accéder à son salut et à la béatitude. L’accès de
l’homme à une certaine forme de liberté (qui n’est néanmoins
jamais la liberté de Dieu) ne découle pas d’un libre décret de la
volonté ou d’une rupture avec l’ordre causal de la nécessité de la
nature, mais résulte de la connaissance – et de la bonne
exploitation de cette connaissance – de la nécessité à l’œuvre
dans la nature.
Cette liberté à laquelle l’homme peut accéder et que le chapitre
XXVI du Court traité de Spinoza nomme la « liberté vraie »
correspond au fait d’agir et de penser selon la raison, c’est-à-dire
de s’insérer dans la rationalité et la causalité divines. Ainsi, pour
reprendre un exemple développé par Gilles Deleuze dans un de
ses cours sur Spinoza, l’homme ne peut pas faire que le
mouvement des vagues n’existe pas et n’ait aucun effet sur sa
nage et sa flottaison. En revanche, il peut apprendre à connaître
la nécessité et les caractères propres de ce mouvement afin
d’utiliser la vague pour se déplacer dans l’eau en se fatiguant
moins.
Fiche 91 : La liberté ou le choix
de son être
Si l’homme a une nature qui le définit avant même qu’il n’agisse
et ne fasse des choix, il semble difficile de le penser comme
libre. C’est à cette tension que Jean-Paul Sartre (1905-1980)
fait face, notamment dans son ouvrage intitulé L’Existentialisme
est un humanisme (1946). La thèse qu’il soutient et selon
laquelle « l’existence précède l’essence […] signifie que
l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et
qu’il se définit après ». Son argument est le suivant :
« L’homme, tel que le conçoit l’existentialisme, s’il n’est pas
définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite
et il sera tel qu’il se sera fait. […]. L’homme est non seulement
tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit
après l’existence, comme il se veut après cet élan vers
l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. »
Comment peut-on concevoir ce « rien » qu’est l’homme et
quelle liberté en découle-t-il ?

Une liberté humaine absolue


Il faut en premier lieu remarquer que la thèse sartrienne qui
pense l’homme comme libre s’inscrit en faux contre une idée
répandue – à la fois dans l’opinion commune et dans l’histoire
de la philosophie – selon laquelle la liberté humaine serait
nécessairement limitée par tout ce qui dépasse son pouvoir (la
volonté de Dieu, la puissance de la nature, l’hostilité d’autrui, la
contrainte sociale, le déterminisme sociologique…) et par toutes
les chaînes de causalité au sein desquelles elle serait enserrée.
Pour Sartre, non seulement l’homme est libre, mais sa liberté –
en tant qu’elle est autonomie de choix – n’est rien moins
qu’absolue. Autrement dit, ce qui fait l’originalité de la liberté
sartrienne, c’est qu’elle ne se limite pas à ce qui dépend de la
volonté de l’homme. Il faut évidemment concéder – et Sartre le
fait – que, puisque nous ne choisissons pas de naître, notre
situation (être jetés dans le monde, devoir y agir, etc.) ne dépend
pas de nous ; de même, nous n’avons pas le pouvoir de renoncer
à la liberté qui est la nôtre : « nous sommes condamnés à être
libres » (Cahiers pour une morale).
Or, la liberté de chacun réside dans les choix qu’il fait, dans ses
préférences, ses goûts, ses affinités électives, mais aussi dans ses
traits de caractère dans la mesure où toutes ces choses trouvent
leur principe dans un choix premier qui concerne la façon que
choisit en propre cet individu de mettre en place ce qui est
nécessaire pour réaliser son désir d’être (c’est-à-dire d’être telle
ou telle personne, qui a telles capacités, telles pratiques…).

Une liberté en situation


Pour justifier cette affirmation, Sartre part de l’idée selon
laquelle l’homme ne déploie pas sa liberté et son activité (c’est-
à-dire ses choix autonomes) dans un réel dépourvu de toute
caractéristique et de toute signification, mais qu’il se trouve « en
situation ». La situation peut se définir comme le réel tel qu’il
apparaît concrètement, à tel moment particulier et pour tel
individu en fonction du projet libre de cet individu.
Il y a, dans la situation, ce que l’on pourrait appeler d’une part
des constantes, et d’autre part des variables : les constantes
correspondent à la condition humaine (c’est-à-dire au fait pour
l’homme d’être jeté dans le monde, parmi d’autres individus, de
devoir travailler et mourir, etc.) ; les variables sont assimilables
à ce qui constitue le caractère propre de la situation au sein de
laquelle l’homme doit choisir, décider et s’engager dans le
monde (l’individu vit en temps de guerre, il a été blessé, il a eu
une enfance difficile…).
Le fait que l’homme soit toujours en situation ne constitue en
aucun cas pour Sartre une limitation de sa liberté. Plus
précisément, si notre liberté a des limites (nous n’avons pas
choisi d’être portés à l’existence et les caractères de la situation
dans laquelle nous agissons ne relèvent pas de notre libre
décision), nous ne faisons pas, à strictement parler, l’expérience
de ces limites : en tant que nous la déployons, notre liberté est
toujours infinie, puisque c’est nous qui choisissons ce que nous
allons faire à partir du réel tel qu’il est et quel sens nous allons
donner à ce que nous rencontrons.
Ainsi, le rocher qui barre ma route en montagne peut se révéler
être un obstacle ou un point d’appui selon que je vais décider de
me définir comme cet individu harassé par la fatigue et qui ne
peut plus grimper ou comme cet autre individu, heureux de
trouver un point d’appui pour observer la route encore longue
qui s’offre à lui.
Chapitre 24
La morale et le devoir
DANS CE CHAPITRE :

» Qu’est-ce que la loi morale ?

» Principes contre conséquences

» Qu’est-ce qu’être responsable ?

» Le mal

i le contenu de la morale varie en fonction des philosophes ou


S même des individus, il n’en reste pas moins qu’il est possible
de donner une définition générale de la morale comme étant
une doctrine qui vise à la fois à normer nos pratiques et nos
conduites (c’est-à-dire à porter un jugement de valeur sur des
pratiques et des actes) et à produire des règles ou des principes
visant à ordonner nos conduites et nos choix selon le bien.
Parce qu’elle s’intéresse à des objets qui sont de l’ordre de la
pratique, c’est-à-dire, pour reprendre une expression d’Aristote,
des « affaires humaines », toute réflexion philosophique sur la
morale vise à affronter une difficulté singulière : est-il possible
de rendre raison rationnellement et universellement, c’est-à-dire
selon l’ordre de l’argumentation et de la démonstration (ce qui
vaut pour tous les cas, quelles que soient les circonstances ou les
situations), de pratiques et de choix qui s’inscrivent
nécessairement dans la singularité des situations et des contextes
qui sont les leurs ?
Pour ce faire, nous nous intéresserons successivement à la loi
morale et au devoir tels que Kant les conçoit, à la distinction
qu’opère Max Weber entre éthique de la conviction et éthique de
la responsabilité, à la nature même de la responsabilité, et, enfin,
à la question de savoir ce qu’est le mal.
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· Peut-on être sûr de bien agir ?

· Qu’est-ce qu’être responsable ?

· Quelle différence y a-t-il entre vouloir le


mal et faire le mal ?

· Peut-on dire que la fin justifie les


moyens ?

» Bibliographie

· Saint Augustin, Les Confessions,


Flammarion, « GF », 1993.

· Emmanuel Kant, Fondements de la


métaphysique des mœurs (1785), Le Livre de
poche, 1993.

· Max Weber, Le Savant et le Politique (1919),


10/18, 2002.

· Donald Davidson, Actions et événements,


PUF, 1993.

» Filmographie
· David Lean, Le Pont de la rivière Kwaï,
1957.

· Vincent Bierrewaerts, Le Portefeuille


(court-métrage), 2003.

· Oliver Hirschbiegel, La Chute, 2004.

· Dennis Gansel, La Vague, 2008.


Fiche 92 : La loi morale
« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une
vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure
que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-
dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n’ai
pas besoin de les chercher et de les conjecturer simplement,
comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans
une région transcendante en dehors de mon horizon ; je les vois
devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de
mon existence. » Chacun connaît ce célèbre passage de la
conclusion de la Critique de la raison pratique (1788)
d’Emmanuel Kant (1724-1804).
Mais quelle est précisément cette loi morale dont il est
question ? Qu’est-ce qui justifie qu’elle se présente à nous
nécessairement comme un impératif catégorique ?

Les biens et le souverain bien


Pour Kant, si quelque chose comme une morale et l’idée d’un
devoir existent pour l’homme, c’est parce que ce dernier n’est
pas seulement pris dans l’ordre sensible de la nature et de la
causalité, mais parce qu’il relève aussi, et en même temps, d’un
tout autre ordre. Précisons ce point. Dans le monde sensible,
c’est-à-dire dans le monde de notre expérience, nous ne pouvons
rencontrer que des réalités d’ordre sensible, et, par conséquent, il
en va de même pour les obligations ou encore les contraintes.
Autrement dit, l’expérience ne nous donne à voir que des
contraintes ou des obligations pensées selon le rapport entre un
ou des moyens et une fin visée.
Ainsi, l’homme – qui est un être raisonnable (et non un être
rationnel) au sens où il est doué de raison, capable d’utiliser
cette dernière quand et s’il le souhaite, mais non entièrement
régi par elle – est capable de reconnaître et de comprendre les
contraintes réelles du monde, et, éventuellement, de se soumettre
à elles. L’étudiant sait, par exemple, que s’il souhaite faire une
fiche de lecture sur la Critique de la raison pratique de Kant, il
doit d’abord terminer la lecture de ce texte, au lieu d’aller se
promener ou de se rendre au cinéma avec des amis. Mais, bien
entendu, il a la possibilité de privilégier le divertissement à son
travail.
Il faut encore ajouter que le moyen (le travail) nécessaire à la
réalisation de la fin (la fiche de lecture) ne permet pas
d’atteindre une fin ultime ou dernière. En effet, la réalisation de
la fiche de lecture est une fin poursuivie en vue de l’obtention
d’une bonne note ; cette seconde fin est elle-même poursuivie en
vue du passage dans l’année supérieure ; cette troisième fin est
subordonnée à une quatrième (la réussite de l’agrégation), et
ainsi à l’infini. Notre expérience sensible n’est par conséquent
pas en mesure de nous indiquer un bien tel que rien d’autre ne
serait désirable après lui. C’est notre raison qui seule a le
pouvoir à la fois de penser et de connaître ce bien supérieur à
tout autre : le bien tel que la loi morale le définit.

L’impératif catégorique et le
règne des fins
Non seulement le bien suprême, objet de la loi morale, est d’une
nature autre que les biens intermédiaires, sensibles, mais il se
présente aussi à nous d’une façon tout autre. Les biens du monde
sensible apparaissent comme étant compréhensibles au sein d’un
impératif que Kant qualifie d’hypothétique (c’est-à-dire soumis
à ou dépendant de conditions). Le raisonnement est le suivant :
si je veux obtenir tel bien (la réussite à un examen), alors je dois
accomplir le travail nécessaire (lire un certain nombre
d’ouvrages, faire des fiches, m’entraîner à la rédaction de
compositions, etc.).
Le souverain bien, pour sa part, s’impose à notre volonté comme
un impératif, non pas hypothétique, mais catégorique ou absolu.
Il est de l’ordre du « il faut ». Il constitue une obligation au
regard de laquelle toutes les autres contraintes ou obligations
présentes dans l’expérience sensible ne peuvent peser. Kant
explique cela en disant que nous appartenons à la fois au « règne
de la nature » et au « règne de la liberté » qu’il nomme aussi
« règne des fins ».
En tant que nous appartenons au premier de ces règnes, nous
sommes soumis à la nécessité et à la causalité des lois de la
nature ; en tant que nous appartenons au second, c’est-à-dire en
tant que nous sommes des êtres doués de moralité ou auxquels
l’idée du devoir s’impose, nous transcendons l’ordre de la nature
par le déploiement de notre liberté. C’est une des raisons pour
lesquelles Kant établit un parallèle entre la loi morale en nous et
le ciel étoilé au-dessus de nous.
Fiche 93 : Le devoir
Dans la première partie des Fondements de la métaphysique des
mœurs (1785), Emmanuel Kant (1724-1804) écrit : « Une
action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but
qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle
elle est décidée ; elle ne dépend donc pas de la réalité de l’objet
de l’action, mais uniquement du principe du vouloir d’après
lequel l’action est produite sans égard à aucun des objets de la
faculté de désirer. » Ainsi, pour lui, ce n’est pas la fin visée par
l’action qui déterminerait son caractère bon, mais ce qui préside
à cette visée. Examinons, de plus près, cette conception originale
de l’action morale.

La volonté bonne
La seule chose qui puisse être considérée comme absolument
bonne en ce monde est, pour notre auteur, une volonté bonne.
Qu’est-ce qu’une volonté bonne ? Elle ne se reconnaît ni à sa
capacité d’atteindre la fin visée (réussir l’action entreprise), ni
même à la nature de cette fin (vouloir le bien). La volonté bonne
peut se définir comme étant une volonté qui veut agir par devoir.
Ceci nous amène à préciser un point : nous n’avons accès qu’à
l’extériorité de l’action d’autrui. Autrement dit, cette dernière se
présente à nous comme un comportement dont nous ne pouvons
prétendre connaître les motivations avec certitude. Ainsi, nous
pouvons déterminer avec facilité si une action est conforme ou
non au devoir, mais pas si elle est accomplie ou non par devoir.
Or, pour Kant, seule est morale l’action qui est accomplie par
pur devoir, et non par intérêt, par amour-propre ou pour quelque
autre motif sensible.
L’homme qui agit parce qu’il y est (aussi) poussé par ce que
Kant nomme sa sensibilité, et non seulement par ce que lui
commande sa raison, n’agit pas moralement. Son action est
conforme à la loi morale, mais elle n’est pas morale, car son
intention n’est pas pure.

Les principes de l’action


morale
Kant cite deux principes qui permettent de définir une action
morale : comme nous venons de le voir, c’est l’intention qui
préside à l’action qui détermine le caractère moral ou non de
cette action (premier principe). Notre auteur ajoute que l’on peut
concevoir des cas dans lesquels la fin visée par l’action est une
fin bonne, mais ne nécessite pas, pour être atteinte, une volonté
bonne. Autrement dit, c’est ce en vertu de quoi l’action est
accomplie – et que Kant nomme « maxime de l’action » ou
« principe du vouloir » – qui détermine le caractère moral ou
non de l’action (second principe). C’est donc l’intention seule
qui détermine le caractère moral ou non d’une action, étant
entendu que l’intention est ici définie exclusivement comme
intention de faire ce qui doit être fait parce que la raison me le
commande, c’est-à-dire par sa forme (ce qui fait que je poursuis
telle fin) et non par son contenu (la fin visée).

Le respect pour la loi


Nous sommes à présent en mesure de comprendre pourquoi
Kant définit le devoir comme « la nécessité d’accomplir une
action par respect pour la loi ». Or, la loi est constituée par une
forme – toute loi est un commandement universel – et un
contenu – ce qu’elle nous commande de viser. Comme la
moralité de l’action ne trouve pas sa source dans le but
poursuivi, mais dans l’intention pure, il s’ensuit que c’est la
forme qui compte.
Kant en conclut que je suis toujours en mesure de savoir ce que
je dois faire – c’est-à-dire ce en quoi mon devoir consiste –, et,
pour le savoir, je dois me poser la question suivante : la maxime
qui préside à mon action pourrait-elle être érigée en maxime
universelle de toute action ?
Cette interrogation permet de faire de tout mensonge un acte
immoral, car, si l’action de faire passer le faux pour le vrai
devait devenir la maxime de toute action, alors la confiance
disparaîtrait, aucune promesse ne serait possible et aucune
connaissance ne serait envisageable.
Fiche 94 : Éthique de la
conviction et éthique de la
responsabilité
Dans une conférence intitulée « La politique comme métier et
vocation », le sociologue Max Weber (1864-1920) s’intéresse à
la politique en tant qu’elle a, selon lui, pour fonction « la
conduite de la vie ». C’est dans ce cadre qu’il se demande à
partir de quel type d’éthique la politique peut remplir cette tâche.
Il écrit : « toute activité orientée selon l’éthique peut être
subordonnée à deux maximes totalement différentes et
irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique
de la responsabilité ou selon l’éthique de la conviction. Cela ne
veut pas dire que l’éthique de la conviction est identique à
l’absence de responsabilité éthique et l’éthique de la
responsabilité à l’absence de conviction. »
Quelles sont ces deux conceptions de l’éthique et que nous
apprennent-elles sur la conduite de la vie en général ?

Deux éthiques qui


s’opposent ?
Commençons, afin d’éviter toute méprise, par remarquer que les
termes allemands que Weber utilise pour désigner ces deux types
d’éthique sont des adjectifs qui peuvent être aussi employés
comme des adverbes. Il faut donc en conclure que notre auteur
ne les conçoit pas comme des éthiques figées et qui
s’opposeraient l’une à l’autre, mais plutôt comme des modalités
d’agir, des attitudes, des règles ou, pour reprendre le terme
employé par Weber, des « maximes ».
UNE OPPOSITION ABYSSALE

Ces deux types d’attitude éthique sont donc, pour


lui, en réelle opposition –  il emploie à ce propos
l’expression «  opposition abyssale  »  –  l’une par
rapport à l’autre, même si l’on ne peut pas exclure
qu’un individu soit tantôt dans l’une de ces
attitudes et tantôt dans l’autre.

Deux attitudes éthiques


également insuffisantes
L’éthique de la conviction ne saurait – et c’est pourtant ce que
doit faire la politique – s’appliquer à la société prise en son
entièreté. En effet, cette attitude éthique s’organise autour d’un
principe inconditionnel qui est un commandement et que Weber
résume, dans cette même conférence, en ces termes : « Le
chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de
l’action, il s’en remet à Dieu. » En effet, cette éthique qui veut
une fin bonne ne saurait pourtant se servir de cette fin pour
justifier le recours à la violence, aussi justifiable ou utile soit-
elle. Or, Weber définit l’État – lequel doit régir la société en vue
du bien public – comme ce qui a « le monopole de la violence
physique légitime ». Par ailleurs, cette attitude éthique – qui peut
donner libre cours à toutes sortes d’excès – consiste en quelque
sorte à ne pas prendre ses responsabilités dans la mesure où l’on
respecte dans l’action un principe éthique, et ce, quel que soit le
prix à payer pour soi, pour les autres ou pour la société.
Devons-nous en conclure que c’est, par conséquent, l’autre
attitude éthique – à savoir l’éthique de la responsabilité – qui
doit être au principe de la politique et de son action ? Cette
attitude éthique qui consiste, comme son nom l’indique, à
prendre ses responsabilités n’agit pas en vertu de principes
inconditionnels, mais revient à prendre des décisions en vertu
des résultats auxquels on souhaite aboutir, c’est-à-dire des fins
visées.
Cette seconde attitude éthique, si elle a le mérite d’assumer les
conséquences de ses actes, présente l’inconvénient certain de
laisser le but ultime en lui-même moralement indéterminé : en
effet, elle ne consiste pas à agir en vue du bien, mais pour
obtenir tel état du monde. Nous devons encore ajouter que cette
attitude éthique ouvre la porte à la formule d’inspiration
machiavélienne selon laquelle « la fin justifie les moyens ».
L’adoption de cette attitude éthique en politique peut par
conséquent consister à mal agir.
WEBER EST-IL NIHILISTE ?

Faut-il en conclure qu’il faut renoncer à toute


éthique en matière de politique pour Weber ? Si ce
dernier déclare clairement que les hommes ne
pourront s’entendre sur les fins bonnes (c’est-à-dire
qui doivent être poursuivies), cette forme de
pessimisme va de pair avec une croyance ferme et
selon laquelle l’action raisonnable est celle qui
consiste en l’unité de ces deux types d’attitude
éthique. Weber conclut sa conférence en ces
termes : « L’éthique de la conviction et l’éthique de
la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais
elles se complètent l’une l’autre et constituent
ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un
homme qui peut prétendre à la “vocation
politique”. »
Fiche 95 : La responsabilité de
l’homme
Réfléchir sur la responsabilité de l’homme, c’est se demander de
quoi il peut être tenu responsable. Pour que la réponse à cette
question, qui est nécessairement une forme de jugement, soit
juste, elle doit éviter deux écueils possibles :
» Le premier consiste à définir la responsabilité de
l’homme comme totale ou absolue. Dans ce cas,
l’homme serait jugé responsable de ce qui est son
œuvre, mais aussi de ce dont il pourrait
éventuellement être le témoin tout en restant
indifférent ou même sans s’en rendre compte.

» Le second, parce qu’il consisterait à tenir


démesurément compte des circonstances ou des
raisons au principe de son acte, risquerait de
diluer sa responsabilité.

Comment faut-il par conséquent concevoir la responsabilité de


l’homme en prenant en compte à la fois la dimension
individuelle de cette responsabilité et le fait que cette dernière
concerne la gestion à la fois de l’ordre social et de la vie en
société ?

Ce que dit la loi


Admettons que, circulant à vive allure en trottinette sur le
trottoir, je renverse une personne qui se casse la jambe. Cet
accident tombe sous le coup de la loi : cette dernière me
déclarera responsable non seulement d’un point de vue civil,
mais aussi d’un point de vue pénal.
En effet, j’ai une double responsabilité :

» En tant que je suis civilement responsable, j’ai


l’obligation de réparer les dommages que j’ai
causés. Le Code civil affirme à ce propos que
« tout fait quelconque de l’homme qui cause à
autrui un dommage oblige celui par la faute
duquel il est arrivé, de le réparer ». Ici, la notion de
faute n’entre pas en considération. En effet, je suis
responsable, d’un point de vue civil, non
seulement des dommages causés par moi-même,
mais aussi par mes enfants, les animaux dont je
suis le propriétaire ou encore les objets qui sont
sous ma responsabilité (par exemple, si un pot de
fleurs tombe de ma fenêtre et blesse un passant).

» En tant que je suis responsable d’un point de vue


pénal, la loi me contraint à répondre de mes actes
devant la société, c’est-à-dire éventuellement
devant un tribunal (en fonction de la gravité de
l’acte et de ses conséquences), dès lors que j’ai
enfreint la loi – par exemple, si j’ai conduit sous
l’emprise de stupéfiants ou si je n’ai pas respecté
la législation en vigueur.
Jaspers et les quatre formes
de culpabilité
Cependant, dans certains cas, alors même que je ne suis reconnu
responsable ni d’un point de vue civil ni d’un point de vue pénal,
il n’est pas impossible que je me sente coupable ou que l’on me
juge tel.
C’est la raison pour laquelle Karl Jaspers (1883-1969), dans un
ouvrage intitulé La Culpabilité allemande (1949) s’emploie à
distinguer quatre formes de culpabilité :
» La culpabilité criminelle : elle correspond au cas
dans lequel un crime enfreint une loi précise. Elle
doit être jugée par un tribunal et conduire à un
châtiment des individus.

» La culpabilité politique : elle est celle du peuple


qui est jugé responsable des choix faits par son
gouvernement. Cette culpabilité est celle des
citoyens, et non des individus.

» La culpabilité morale des individus : elle est


établie par la conscience de chacun qui seule est
en mesure de déterminer quel est le degré de
responsabilité de tel individu dans tel acte.

» La culpabilité métaphysique que Jaspers définit


comme le fait de « manquer à la solidarité absolue
qui […] lie [chacun] à tout être humain comme
tel ».
Fiche 96 : Saint Augustin et le
mal
Puisque, pour saint Augustin (354-430), le bien est identique à
Dieu – au sens où Dieu est le bien, c’est-à-dire le bien parfait,
auquel rien ne manque –, il s’ensuit qu’aimer Dieu et aimer le
bien sont une seule et même chose et que c’est parce qu’on aime
Dieu qu’on recherche et qu’on accomplit le bien.
Quelle conception du mal saint Augustin tire-t-il de cette
définition du bien ? Nous allons voir que, loin de penser le mal
comme quelque chose, c’est-à-dire comme une substance, saint
Augustin affirme que le mal n’est rien. Nous voyons poindre ici
une difficulté : comment notre auteur parvient-il à articuler cette
conception du mal avec la croyance en l’existence du péché
originel d’une part et avec l’existence de la volonté de faire le
mal et du péché dans le monde d’autre part ?

Uti et frui
Dans son ouvrage intitulé De la doctrine chrétienne (livre I,
chapitre 3), saint Augustin affirme que, puisque Dieu seul est le
bien suprême, c’est en lui seulement que nous pouvons nous
reposer et jouir de tout ce qui existe. Les choses du monde ne
sont donc que des instruments ou des médiations en vue de nous
rapprocher de Dieu, et non pas des fins qui seraient
subordonnées à une fin supérieure qui serait Dieu.
Ainsi, en tant que nous sommes ici-bas des voyageurs en
pèlerinage vers la cité céleste, nous n’avons pas à jouir – le
verbe latin qu’il emploie est frui – de la beauté du paysage, des
biens de ce monde. De toutes ces choses, nous ne devons
qu’user – le verbe latin est uti –, mais sans nous laisser divertir
par elles de notre but ultime réel : Dieu. Ainsi, ce qui est
mauvais ne réside pas dans les choses elles-mêmes (puisqu’elles
ont été créées par Dieu), mais dans notre façon de les considérer
et de nous rapporter à elle.

Le mal n’est rien en lui-même


Dans La Cité de Dieu (413-427), saint Augustin affirme
clairement que le mal n’a pas d’existence. Plus précisément, être
pour le mal revient à nier le bien. Autrement dit, on ne saurait
comprendre ce qu’est le mal sans le penser en référence à la
perfection d’être du bien, c’est-à-dire de Dieu. Le mal consiste à
s’écarter ou à s’éloigner de Dieu.
Le raisonnement est le suivant : puisque tout ce qui possède une
existence doit être pensé comme relevant du bien (puisque cela
appartient à la création de Dieu), alors tout ce qui appartient à
l’ordre du mal n’a pas d’existence. Pour le dire plus simplement,
le mal consiste à nier quelque chose dans son être.
Il s’ensuit qu’il n’est pas possible, au sein de la pensée de saint
Augustin, de considérer le mal en lui-même comme ayant une
nature. Penser le mal, c’est comprendre qu’il n’existe pas, et que
la distinction entre le bien et le mal n’est pas d’abord une
distinction morale, mais une distinction ontologique (c’est-à-dire
qui concerne l’être).

Le péché originel, la volonté


de mal agir et l’épisode du vol
de poires
Dans cette perspective, le péché originel – la désobéissance à
Dieu de l’homme qui consiste à goûter le fruit de l’arbre de la
connaissance – n’est pas une conséquence de la perfection et
donc de la liberté de l’homme avant le péché, mais une négation
de ces deux choses.
De la même manière, l’épisode célèbre du vol de poires, raconté
par saint Augustin dans ses Confessions (397-401), consiste à
s’écarter du bien et donc de Dieu. La décision augustinienne
d’utiliser, dans ce cas, sa liberté pour faire le mal volontairement
est à penser en lien avec le péché originel puisqu’elle consiste à
choisir de voler les poires, non pas parce qu’il en aurait besoin,
mais par pur désir d’affirmer sa liberté (et donc par orgueil).
Augustin est ici semblable à Adam : dans les deux cas,
lorsqu’Adam goûte le fruit défendu comme lorsqu’Augustin
vole les poires, le mal n’est pas une substance qui serait
contenue dans l’objet du désir (les fruits), mais il se déploie
comme négation du bien et de la liberté à même le désir de
désobéir à Dieu.
Chapitre 25
Le bonheur
DANS CE CHAPITRE :

» La joie de mener une vie proprement humaine

» Aristote et le bonheur

» Un simple idéal ?

» Bonheur, individualité et puissance

il semble aller de soi que le bonheur ne saurait se réduire à


S’ un simple état de satisfaction ou à un sentiment de bien-être,
moral ou physique, les difficultés commencent dès lors que
l’on essaie de produire une définition du bonheur ou tout au
moins d’identifier quel genre de chose peut-être le bonheur.
Faut-il suivre, sur ce point, le stoïcien Marc Aurèle qui cherche
le bonheur en lui-même ou, plus précisément, propose de le
chercher en travaillant à délimiter notre moi et, par conséquent,
ce qui est en notre pouvoir ? Faut-il préférer adhérer à la thèse
aristotélicienne selon laquelle le bonheur est un bien composite
qui est essentiellement, et d’abord, le résultat d’une activité
vertueuse ? Faut-il subordonner et proportionner strictement le
bonheur à la morale et le réduire, comme le propose Kant, à
n’être qu’un idéal de l’imagination ? Faut-il, enfin,
nécessairement penser le bonheur en lien avec la collectivité et
faire par conséquent du bonheur une chose qui serait identique
pour tous ou faut-il, au contraire, comme le propose Nietzsche,
le comprendre comme ce qui est intrinsèquement lié à
l’individualité et à la volonté de puissance de chaque individu ?
POUR ALLER PLUS LOIN…

» Sujets possibles

· La recherche du bonheur est-elle une


affaire privée ?

· Faut-il vouloir le bonheur à tout prix ?

· Le bonheur n’est-il qu’une illusion ?

· Mon bonheur dépend-il d’autrui ?

» Bibliographie

· Marc Aurèle, Pensées pour moi-même (v.


170-180), Flammarion, « GF », 1999.

· Aristote, Éthique à Nicomaque, Vrin,


«  Bibliothèque des textes
philosophiques », 1994.

· Spinoza, Éthique (1677), Le Livre de poche,


2011.

· Nietzsche, Aurore (1881), Flammarion,


« GF », 2012.

» Filmographie

· Jean-Luc Godard, Pierrot le fou, 1965.


· Jean-Pierre Jeunet, Le Fabuleux Destin
d’Amélie Poulain, 2001.

· Gabriele Muccino, À la recherche du


bonheur, 2006.

· Sean Penn, Into the wild, 2007.


Fiche 97 : La joie stoïcienne
« La joie de l’homme, c’est de faire les tâches propres de
l’homme. Une tâche propre de l’homme, c’est d’être bon envers
ses semblables, de n’avoir que mépris pour les mouvements qui
causent les sensations, de démêler les idées qui méritent créance,
de contempler la nature universelle et ce qu’elle produit selon
ses lois. Trois rapports : l’un avec le vase qui nous enveloppe,
l’autre avec la cause divine, source de tout ce qui arrive à tous
les êtres, le troisième avec nos compagnons d’existence. » C’est
ainsi que l’empereur romain et philosophe stoïcien Marc Aurèle
définit le bonheur de l’homme dans son ouvrage intitulé Pensées
pour moi-même (livre VIII, § 26-27).

Une triple délimitation du moi


Pour Marc Aurèle (121-180), le bonheur comme le malheur, la
joie comme la tristesse dépendent entièrement de nous. En effet,
le malheur résulte du fait que l’individu donne son assentiment à
une représentation erronée de son bonheur, représentation qui
consiste à situer ce bonheur dans ce qui ne dépend pas de lui et
n’est donc pas en son pouvoir. Ce faisant, l’individu se
condamne à être toujours malheureux puisqu’il croit que tout est
en son pouvoir alors même que fort peu de choses dépendent de
lui.
Parvient à la joie celui qui réussit à se discipliner en un triple
sens :

» La première discipline ou maîtrise qu’il faut


exercer est celle de notre assentiment. Nous ne
devons pas donner notre assentiment (c’est-à-dire
reconnaître comme vraies et conformes à la
nature) à des représentations qui ne le sont pas.
Ainsi, si je crois que mon enfant ne peut connaître
aucune souffrance ou qu’il ne peut mourir, je me
condamne nécessairement au malheur. Au
contraire, si je vois en lui un corps qui peut
dépérir, pourrir et disparaître, et si, par
conséquent, je mets mon bonheur dans le fait de
profiter de l’instant présent, alors je suis dans la
joie.

» La seconde discipline qu’il faut acquérir est celle


qui concerne notre désir ou, pour le dire
autrement, notre consentement à l’ordre du
monde ou de la nature. Aussi longtemps que je
désire ce qui ne dépend pas de moi (l’arrivée du
beau temps, la fin de la guerre, la cessation des
catastrophes naturelles…), alors nécessairement je
me condamne au malheur. Au contraire, je dois
décider de ne pas donner mon sentiment à de
telles représentations et de donner mon
assentiment à ce qui se produit.

» Enfin, il faut travailler à discipliner notre action,


c’est-à-dire à la mettre au service de nos
semblables et à la rendre conforme à l’expression
de notre nature humaine. Parce que nous ne
sommes pas simplement des êtres capables de
croître et de sentir, mais aussi des êtres
raisonnables, nous avons le devoir de mettre
notre raison au service de la communauté des
hommes.

La joie comme surplus à


l’action conforme à la nature
Il ne faut cependant pas se méprendre et croire que Marc Aurèle
nous conseille d’exercer sur nous cette triple discipline – qui
constitue en même temps une triple délimitation de notre moi et
de ce qui est en notre pouvoir – en vue exclusivement d’obtenir
la joie. En effet, pour lui, la joie est ce qui est nécessairement
donné de surcroît à l’homme dès lors que l’action de ce dernier
est conforme à la nature (c’est-à-dire à la fois à la sienne et à la
nature universelle). Ainsi, les actions vertueuses ne sont pas des
moyens en vue d’une fin qui les dépasserait et qui serait la joie.
Cette dernière résulte des actions vertueuses, c’est-à-dire de la
vertu, mais elle n’en est pas l’essence.
Nous devons aussi avoir à l’esprit le fait que la joie n’est pas
pour notre auteur une émotion, un sentiment déraisonnable, une
passion. Au contraire, la joie peut être dite rationnelle en ce
qu’elle est conforme à la raison humaine et à la raison
universelle de la nature. Ainsi, être heureux revient à participer –
c’est-à-dire à donner son assentiment – au tout que constitue la
nature et à son ordre au sein duquel nous venons nous inscrire.
La joie est donc le signe de notre accord avec notre propre
nature et avec l’ordre du monde.

Marcher dans le bon sens, sur


le bon chemin
C’est la raison pour laquelle Marc Aurèle multiplie dans son
texte les analogies entre la vie de l’homme selon la raison, qui
est une vie dans la joie, et le fait de prendre le bon chemin,
d’aller dans le bon sens, de suivre « la ligne droite » ou encore le
« droit chemin », c’est-à-dire celui de la nature.
Au livre V de ses Pensées, il écrit : « Atteins en ligne droite le
terme de ta course, en suivant ta nature propre et la nature
universelle, car toutes deux suivent la même voie. »
Fiche 98 : Le bonheur selon
Aristote
Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote se demande « quel est de
tous les biens réalisables celui qui est le bien suprême ? ». À
cette question, il répond : « Sur son nom, en tout cas, la plupart
des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le bonheur, aux
dires de la foule aussi bien que des gens cultivés ; tous
assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être
heureux. Par contre, en ce qui concerne la nature du bonheur, on
ne s’entend plus, et les réponses de la foule ne ressemblent pas à
celles des sages. »
Comment Aristote parvient-il, à partir de ces désaccords sur la
définition du bonheur, à proposer une définition unique du
bonheur ?

La méthode aristotélicienne
Aristote (384-322 av. J.-C.), dans ce texte, comme souvent,
adopte une méthode qui lui est propre pour définir son objet
d’étude : loin de mettre hors jeu l’opinion du sens commun, il la
prend en compte pour la tirer au clair et la rationaliser.
Autrement dit, contrairement à son prédécesseur et maître
Platon, Aristote ne pense pas l’opinion comme un obstacle
épistémologique à la compréhension de la nature du réel. Elle est
pour lui ce qu’il faut prendre en compte.
En effet, si la plupart des gens, les plus sages ou encore les plus
anciens soutiennent une thèse, il ne faut certes pas l’adopter telle
quelle sans l’examiner, mais il est nécessaire de se demander ce
qui fait qu’ils l’ont adoptée. Ainsi, dans le cas qui nous occupe,
si la plupart des gens soutiennent que le bien suprême, c’est-à-
dire ce que nous recherchons en dernier lieu et au travers de
chacune de nos actions dans l’existence, est le bonheur, c’est que
cette affirmation n’est pas dépourvue d’intérêt. Le travail du
philosophe va consister à partir de ce point d’accord pour voir
comment il est possible de dépasser les divergences d’opinions
concernant le contenu de ce bonheur.

Un bien composite
La suite du texte indique que certains identifient le bonheur au
plaisir, d’autres à la richesse ou encore à l’honneur, que le
malade le définit comme la santé. Aristote en déduit que le
bonheur est un bien composite. Si la vertu est la condition
nécessaire pour obtenir le bonheur – sans elle, il ne saurait y
avoir de bonheur –, elle n’est pas pour autant une condition
suffisante : elle ne saurait à elle seule constituer le bonheur
puisque la vertu n’est pas une fin en soi. Les hommes ne
recherchent pas, dit Aristote, la vertu pour elle-même, mais pour
ce qu’elle peut produire : le bonheur.
Pour qu’il y ait bonheur, il faut que la vertu s’accompagne d’un
certain nombre de biens extérieurs comme une fortune
suffisante, la santé, le fait d’avoir une famille et des amis.
Aristote ajoute : « On ne peut pas tout à fait prétendre au
bonheur si on est trop laid, que l’on vient d’une famille infâme
ou qu’on est seul sans enfants ; on le peut encore moins si on a
des enfants ou des amis mauvais ou, quand ils sont bons, s’ils
viennent à mourir. » Aristote est par conséquent tout à fait
étranger à la conception chrétienne qui met le bonheur dans la
vertu seule, quelles que soient les souffrances vécues et les
difficultés rencontrées par l’individu.

Un état stable
Enfin, il faut encore ajouter qu’Aristote est étranger à l’idée
chrétienne selon laquelle l’homme pourrait accéder subitement
au bonheur ou le perdre tout aussi abruptement en cas de
conversion ou, au contraire, en cas de chute dans le péché. En
effet, pour lui, le bonheur est un état stable auquel le sujet
parvient grâce à une activité vertueuse (et à la possession d’un
certain nombre de biens extérieurs) et que seules des conditions
exceptionnellement douloureuses et durables et des accidents
répétés pourraient lui faire quitter.
Il s’ensuit que le bonheur trouve le principe de sa stabilité et de
sa durabilité dans la permanence de la vertu en l’individu, et
que, par conséquent, le bonheur dépend pour l’essentiel des
choix que l’individu va faire et des actions qu’il va accomplir,
choix et actions qui vont faire de lui un individu vertueux ou, au
contraire, mauvais.
Fiche 99 : Le bonheur comme
idéal de l’imagination
Le bonheur est-il ce que nous devons rechercher à tout prix ?
Peut-il constituer, à lui seul, le bien suprême de l’homme ?

Voici ce que Kant répond à ces questions dans un passage de la


Critique de la raison pratique (1788) : « En tant donc que la
vertu et le bonheur constituent ensemble la possession du
souverain bien dans une personne, et qu’en outre le bonheur est
tout à fait proportionné à la moralité […], ils constituent le
souverain bien d’un monde possible, ce qui veut dire le bien
entier et complet, dans lequel cependant la vertu est toujours
comme condition le bien suprême. »

Le bonheur ne saurait fonder


la morale
Pour Emmanuel Kant (1724-1804), le bonheur peut être défini
comme la satisfaction de l’ensemble de nos désirs, tendances ou
appétits sensibles. Or, eu égard à la nature du désir qui est d’être
toujours déjà en train de se renouveler ou de se porter sur un
objet nouveau, il est impossible de satisfaire tous nos désirs. Il
s’ensuit que le bonheur n’est, dans l’économie de la pensée
kantienne, qu’un idéal de l’imagination.
LE BONHEUR VIENT DE L’EXPÉRIENCE

L’imagination dont il est question ici est


l’imagination sous sa forme simple, c’est-à-dire
empirique et reproductrice ou imitative  : elle peut
se définir comme la faculté de se représenter un
objet alors même qu’il n’est pas là et elle procède, à
partir de l’expérience, par association de
représentations. Le bonheur ne peut par
conséquent constituer un fondement pour la
morale  : puisqu’il est issu de l’imagination
empirique, on ne saurait constituer quelque chose
comme une loi universelle du bonheur. Le
deuxième argument qui rend le bonheur inapte à
fonder la morale réside dans le fait que, parce que
le bonheur est lié à l’expérience, il est soumis aux
vicissitudes de cette dernière : fonder la morale sur
une telle réalité reviendrait à rendre la morale
aléatoire ; ce que Kant ne saurait accepter.

Le souverain bien
Il n’en reste pas moins que le bonheur est un élément du
souverain bien, dès lors qu’il dérive de la moralité. Pour Kant, le
souverain bien est composé non seulement du bonheur, mais
aussi de la vertu qu’il définit comme ce qui nous rend dignes
d’être heureux, c’est-à-dire comme l’intention ferme et pure
d’accomplir le devoir tel qu’il est prescrit par la loi morale. La
vertu est ici pensée sur le modèle d’une résolution ferme de la
volonté, et non pas, comme c’était le cas chez Aristote, comme
une disposition cristallisée en nous par l’habitude.
Autrement dit, c’est la vertu qui doit définir ce qui peut nous
paraître désirable. Il serait vain de vouloir atteindre le souverain
bien en recherchant simplement ce qui plaît à notre sensibilité,
c’est-à-dire ce qui nous est agréable. Nous devons déterminer, en
utilisant notre raison et notre capacité intelligible, ce qui est bien
et ce qui est mal à partir du contenu de la loi morale. Nous
voyons donc que, dans cette pensée, la loi morale n’est pas
énoncée à partir du bien comme principe, mais que c’est le bien
qui est défini à partir de la loi. Là se situe une rupture forte entre
un certain nombre de penseurs antiques qui liaient ensemble
savoir, vertu et bonheur, et Kant.
Mieux encore, la satisfaction du bonheur peut aller à l’encontre
du devoir dans la mesure où le bonheur consiste souvent à
rechercher l’agréable alors même que l’obéissance à la loi
morale que l’on s’est soi-même prescrite – c’est-à-dire le
devoir – peut ne pas être agréable. Cependant, Kant ne récuse
pas le bien-fondé de la recherche du bonheur. Il la qualifie même
de devoir pour autant qu’elle va dans le sens de la moralité.
Fiche 100 : Nietzsche et la
pensée du bonheur
S’il apparaît excessif de parler d’une philosophie du bonheur
chez Nietzsche, et si ce dernier n’a consacré aucun de ses
ouvrages en particulier à la question du bonheur, il n’en reste pas
moins que la lecture de son œuvre permet de dégager une
conception originale du bonheur.
Quelle méthode notre philosophe utilise-t-il pour penser le
bonheur tel qu’il l’entend, et quel est le contenu propre qu’il
donne à cette notion ?

Une philosophie critique


Pour éclairer le contenu de la conception que se fait Friedrich
Nietzsche (1844-1900) du bonheur, il faut commencer par noter
que son auteur s’inscrit en faux contre la tradition. Autrement
dit, Nietzsche propose une conception critique du bonheur, et
cette critique porte pour l’essentiel sur deux points.
D’abord, le bonheur n’est pas ce que les hommes poursuivent : il
n’est ni un souverain bien ni une fin dernière qui donnerait sens
à leur existence. Dans Le Crépuscule des idoles (Maximes et
pointes, aphorisme 12), il écrit : « L’homme n’aspire pas au
bonheur ; il n’y a que l’Anglais qui fait cela. » L’Anglais est ici
le parangon du conformisme, celui qui ne remet jamais en cause
la valeur de certaines valeurs. Pour Nietzsche, le bonheur n’a pu
être inventé que par un homme très malheureux, doté d’une
force vitale amoindrie. Autrement dit, le bonheur, loin d’être une
fin naturelle de l’homme, est une invention qui révèle le
caractère mortifère d’une nature singulière : seul l’homme triste
aspire au bonheur. Au contraire, aussi longtemps que la vie est
ascendante, le bonheur coïncide avec les instincts naturels et il
n’est par conséquent pas une question pour l’homme.
Par conséquent, le bonheur comme but suprême – que l’on
trouve par exemple dans la philosophie d’Aristote – ne
correspond pas au bien moral ou à la vertu, même si, le plus
souvent dans l’histoire des idées, il se drape des apparences de la
vertu. En effet, pour Nietzsche, les individus en grande santé
« n’avaient pas besoin de construire artificiellement leur
bonheur en se comparant à leurs ennemis, parfois même de s’en
persuader en se mentant à eux-mêmes […] ; […] nécessairement
actifs, ils ne savaient pas séparer le bonheur de l’action ». Ainsi,
c’est seulement lorsque la recherche du bonheur est ressentiment
et jalousie qu’elle a besoin de se présenter sous l’aspect de la
vertu et du bien, c’est-à-dire de ce qui doit être poursuivi, et
qu’elle revendique un caractère normatif pour la pensée et
l’action humaines.

Le bonheur est individuel et il


est l’expression de la volonté
de puissance
Cette critique d’un faux bonheur ne va cependant pas, chez
Nietzsche, sans la construction conceptuelle d’une définition du
vrai bonheur, définition que l’on peut dégager à partir de la
lecture de deux ouvrages : Aurore (1881) et L’Antéchrist (1895).
En premier lieu, parce que le vrai bonheur n’est autre que le
déploiement des instincts, il est strictement individuel au sens où
il est propre à chaque individu : autant de têtes, autant de
bonheurs, pourrions-nous dire en parodiant l’expression prêtée
par Platon au sophiste Protagoras.
L’argument de Nietzsche est le suivant : « le bonheur individuel
jaillit selon ses lois propres, inconnues de tous, il ne peut être
qu’entravé et arrêté par des préceptes qui viennent du dehors »
(Aurore, aphorisme 108) ; et Nietzsche de poursuivre : « C’est
une erreur de croire que le but inconscient dans l’évolution de
chaque être conscient (animal, homme, humanité, etc.) soit son
“plus grand bonheur” : il y a, au contraire, sur toutes les échelles
de l’évolution, un bonheur particulier et incomparable à
atteindre, ni supérieur ni inférieur, mais précisément
individuel. »
En second lieu, le bonheur est, pour notre auteur, comme tout ce
qui existe, volonté de puissance. Pour lui, la volonté de
puissance n’est pas une forme particulière de la volonté comme
faculté. Elle est assimilable à une tendance, une inspiration, un
désir qui cherche à dominer, à maîtriser ou à exercer du pouvoir,
étant entendu que ce pouvoir ne s’exerce pas sur un objet qui
serait extérieur à la volonté – car ceci serait le signe de la
faiblesse et du ressentiment –, mais qu’il correspond simplement
à une croissance en intensité et en extension de la puissance de
l’individu.
« Qu’est-ce que le bonheur ? – Le sentiment que la puissance
grandit – qu’une résistance est surmontée » (L’Antéchrist,
aphorisme 2).
PARTIE 5
LA PARTIE DES DIX
DANS CETTE PARTIE…

Dans cette partie, nous vous proposons de


mobiliser les connaissances acquises et la
méthodologie utilisée dans l’ouvrage pour
affronter des cas pratiques qui pourraient
correspondre soit à des notions ou à des formules
à analyser dans l’économie d’une dissertation, soit,
pour les étudiants des classes préparatoires par
exemple, à des sujets de khôlle.

La brièveté de cette dernière partie de l’ouvrage ne


nous permet certes pas d’effectuer un traitement
complet – avec une introduction, des parties et une
conclusion – de ces sujets, mais nous autorise à
mener à bien le travail préparatoire qui seul est en
mesure de rendre possible un tel traitement.
Chapitre 26
Dix figures emblématiques
DANS CE CHAPITRE :

» De l’ami au tyran, en passant par le fou et le poète…

our effectuer un travail philosophique, c’est-à-dire pour dire


P avec précision ce qu’il en est du monde, il faut se garder de
tenir un discours sans objet déterminé. Aussi est-il nécessaire
de parvenir à construire des définitions. C’est l’exercice que
nous nous proposons de faire, dans ce chapitre, en nous
intéressant à quelques figures humaines, de l’ami au tyran en
passant par le maître.

L’ami
Qui est celui que j’appelle mon ami ? Le terme ami vient du
latin amicus, qui désigne l’ami ou l’amant, et ce terme est issu
du verbe amare qui veut dire aimer. Mais dire de l’ami qu’il est
celui que j’aime et qui m’aime ne saurait suffire à le caractériser
en propre.
Nous pouvons commencer par envisager l’hypothèse selon
laquelle l’ami est celui pour lequel je ferais tout. Ne dit-on pas,
en effet, que pour ses amis, on est prêt à transporter un cadavre,
c’est-à-dire à les aider même lorsqu’ils ont commis
l’irréparable ? Là encore, la définition manque de précision ou
de spécificité puisqu’il semble possible d’envisager de faire cela
pour ses enfants ou encore pour son conjoint.
Une piste de définition intéressante pourrait consister à suivre
Aristote qui nous explique, dans l’Éthique à Nicomaque, que
l’ami est à la fois celui que je souhaite rendre meilleur et celui
qui me rend meilleur. Là encore, et même si ce n’est pas la thèse
que défend Aristote, nous pourrions envisager que cette
affirmation puisse s’appliquer à nos enfants, à notre conjoint, à
nos parents…
Pour bien comprendre qui est l’ami, nous devons encore ajouter
que l’amitié est liée à la notion de liberté. En effet, le sens
commun rappelle souvent que si l’on choisit ses amis, on ne
choisit pas sa famille. Il en va de même pour celui ou celle qui
fait l’objet de notre passion : nous tombons amoureux et nous ne
choisissons donc pas la personne concernée. Cette liberté
élective apparaît encore davantage dans l’affection ou
l’attachement qui me lie à mon ami : dans l’amitié, je choisis
d’aider, d’accompagner, d’encourager, de chérir une personne
particulière alors que, dans la charité, le rapport que j’entretiens
avec autrui, quel qu’il soit, se doit d’être le même (il y a une
universalité de la charité). Tout ceci explique sans doute en
grande partie la raison pour laquelle, à mon ami, je me sens en
mesure de tout avouer.

Le fou
Le fou est-il celui qui souffre, dont la maladie peut faire l’objet
d’un diagnostic médical, que l’on doit tenter de soigner, dont
l’état est à redouter ou peut-on tenter d’esquisser une conception
positive de la folie ? Autrement dit, y a-t-il quelque chose à
sauver dans la folie ?
Le terme fou, qui a donné fol en français (attesté dès 1080) vient
du latin classique follis qui désigne à la fois le soufflet dont on
se sert pour attiser le feu et un objet semblable à une outre
gonflée ou à un ballon. Ainsi, le fou serait celui dont les
caractères ou les traits seraient déformés et par conséquent
dénaturés par la folie, que cette dernière soit imputable à la
maladie ou encore à une passion comme la colère. Ainsi, le fou
serait, sous divers aspects, une forme déformée de l’humanité de
l’homme, un être privé de sa bonne nature : l’homme rendu fou
par la maladie mentale aurait une raison dénaturée – qui, au sens
strict, déraisonnerait –, celui rendu fou par la colère ou la
passion s’écarterait, peut-être momentanément, de la norme de
la bonne conduite.
Cependant, dire cela reviendrait à passer à côté de la spécificité
de la folie. Bergson nous est sur ce point d’une aide précieuse.
Dans sa conférence intitulée L’âme et le corps, il présente le fou
comme étant celui qui a un raisonnement cohérent, mais délié du
rapport (pertinent) à la réalité, tout comme un navire ayant
largué les amarres voguerait sur les flots sans être attaché à un
port. Ainsi, la pensée du fou aurait une forme de cohérence
interne, mais celle-ci serait dénuée d’une correspondance avec la
réalité.
Enfin, il ne faut pas oublier l’usage que notre langue fait du
terme folie lorsqu’elle l’utilise pour désigner la fantaisie ou
l’originalité d’une personne. C’est en ce sens que l’on emploie
l’expression « un grain de folie ». La folie est alors à la fois ce
qui met du piment dans l’existence et nous tire hors de la
monotonie, et ce qui relève de l’originalité et qui permet à
certains individus de créer de la nouveauté et d’être, à
proprement parler des individus, c’est-à-dire de sortir de la
norme.

Le philosophe
Qu’est-ce qu’être philosophe ? S’agit-il d’une compétence, d’un
savoir, d’une attitude par rapport à l’existence ? Il faut aussi se
demander si le fait d’être philosophe peut constituer un idéal à
poursuivre pour l’homme.
L’usage vulgaire du terme, c’est-à-dire étymologiquement celui
que fait la foule (en latin vulgus), semble servir à désigner, sinon
quelqu’un qui n’est pas concerné par ce qui se passe autour de
lui, tout au moins, celui qui est capable (ou qui préfère) se
mettre en retrait ou à l’écart, prendre de la distance avec une
situation, une difficulté ou encore un conflit. En ce sens, être
philosophe consisterait à se désintéresser du monde et des
autres, et, par conséquent, dans une certaine mesure, à fuir ses
responsabilités. À ce modèle du philosophe, nous serions tentés
de préférer l’homme d’action, celui qui s’engage, aide les autres,
prend parti, défend la veuve et l’orphelin…
Fort heureusement, l’histoire des idées et de la langue nous
permet de mettre en évidence un sens plus précis et aussi
davantage digne d’intérêt du terme. Étymologiquement, est
philosophe celui qui est sophos, c’est-à-dire qui possède une
forme de savoir ou de maîtrise, une connaissance théorique et/ou
pratique de la vérité, du bien, de ce qu’il faut préférer ou encore
de la conduite à adopter. L’inconvénient de cette définition du
philosophe est qu’elle semble faire de ce dernier une forme
d’idéal que la plupart d’entre nous ne pourront atteindre et qui
présuppose l’existence d’une vérité une et d’un bien unique.
Peut-être faut-il, par conséquent, s’intéresser comme le font la
plupart des philosophes antiques, au terme dans sa totalité. En
effet, le philosophe n’est pas nécessairement celui qui sait, mais
aussi ou plutôt celui qui est ami (philos) de la sagesse (sophia).
C’est notamment en ce sens que Platon utilise parfois le terme
afin de mettre en évidence le fait que, si seule la divinité est en
mesure d’atteindre la sagesse, c’est-à-dire la connaissance du
vrai et du bien, l’homme en revanche peut et doit prétendre à
apprendre à connaître cette sagesse et à s’en rapprocher.

L’homme courageux
Que veut-on dire lorsqu’on affirme d’un homme en général
(c’est-à-dire d’un homme ou d’une femme) qu’il est courageux ?
De quelle qualité, de quelle capacité, de quelle vertu morale fait-
il preuve ? À quoi reconnaît-on l’action de celui qui est
courageux ?
L’histoire de l’emploi du terme « courage » dans la langue
française nous apprend que le courage a d’abord désigné une
intensité du désir, une tension psychique, une intention (ce sens
a perduré dans certains verbes en français comme
« encourager » ou encore « décourager »). Le courageux est, par
conséquent, celui qui par définition ne se décourage pas à la
première difficulté : il persévère pour atteindre le but fixé,
accomplit les efforts nécessaires, supporte des souffrances et des
inconvénients… Dans cette acception déjà se profile le sens que
le français contemporain a retenu du courage, à savoir celui
d’une vertu morale ou encore d’une qualité de caractère.
Ainsi, dire de quelqu’un qu’il est courageux ou encore qu’il ne
manque pas de courage revient à affirmer qu’il a la force et la
détermination pour affronter l’adversité, les difficultés de
l’existence en général ou, en un sens plus précis et plus restreint,
le danger, le péril, alors même que ce dernier concerne parfois sa
survie elle-même. Le courageux serait donc celui qui choisirait
d’accomplir ce qu’il pense devoir faire quoi qu’il lui en coûte,
quoi que les autres puissent en penser, quelles que soient les
conséquences pour le reste du monde.
Dans cette dernière acception du terme, nous voyons apparaître
l’idée d’un excès. Or, il n’y aurait aucun sens à dire que le
courageux puisse faire preuve d’un excès de courage. Il nous
faut donc repenser plus précisément la notion, par exemple en
nous aidant de ce que propose Aristote dans l’Éthique à
Nicomaque : le courage est, pour le Stagirite, une vertu, c’est-à-
dire comme toute vertu, une excellence, une ligne de crête entre
deux excès qui sont des vices, à savoir la lâcheté (laquelle
consiste à ne pas agir, car on a peur) et la témérité (qui consiste à
agir parce que l’on n’a pas peur ; il s’agit d’une forme
d’inconscience). Le courage consiste ici à agir alors même que
l’on connaît les dangers encourus. Le courageux choisit d’agir
parce qu’il sait que ce qu’il s’apprête à faire peut être dangereux
pour lui, mais que c’est l’attitude qui convient dans les
circonstances qu’il rencontre.

Le hors-la-loi
Peut-on dire du hors-la-loi, c’est-à-dire du criminel ou du
brigand, qu’il est hors de toute loi, que son action n’est régie par
aucune norme, et, que c’est ce qu’il revendique ?
Le terme hors-la-loi semble en lui-même transparent : il désigne
celui qui choisit de se mettre en dehors de la loi, c’est-à-dire
d’enfreindre cette dernière. Ceci permet de décrire l’action et
l’attitude du voleur ou du meurtrier. Voler le bien d’autrui, c’est
choisir d’enfreindre la loi qui garantit le droit de propriété, et
c’est choisir à la fois de s’exposer aux sanctions prévues par
cette loi.
Mais celui qui choisit d’enfreindre une loi particulière, positive
(c’est-à-dire la loi telle qu’elle existe dans un État déterminé à
un moment déterminé), peut le faire par pur intérêt immédiat
(l’intérêt de se procurer un objet sans l’acheter) ou au nom d’une
loi supérieure – la loi naturelle par exemple – ou d’une justice
transcendante ou idéale et au nom de laquelle chacun ne devrait
par exemple posséder que ce dont il a besoin ou ce qui lui
revient de droit. Ainsi, le hors-la-loi pourrait être celui qui se
réclame d’une forme de légitimité contre la pure légalité. Nous
pouvons ici penser à la figure de Robin des bois.
Enfin, il faut encore ajouter que, comme le souligne Platon ou
comme il est aisé de le remarquer dans la plupart des films
mettant en scène des hors-la-loi ou des mafieux, ces derniers
suivent, sinon un code d’honneur, tout au moins un code de
conduite. En effet, pour que plusieurs cambrioleurs s’entendent
pour braquer une banque et pour s’entraider à cette fin, il faut
qu’ils s’accordent sur un certain nombre de règles élémentaires :
chacun doit arriver à l’heure, faire sa part du travail, n’en parler
à personne d’extérieur au groupe, ne pas dénoncer les autres à la
police, ne pas voler une partie du butin aux autres… Ainsi, la
figure du hors-la-loi nous donne à voir que toute action humaine,
aussi singulière et hors-norme soit-elle, ne peut se passer de
normes ou de règles.

Le poète
Le terme poète vient du grec poiêtês qui signifie auteur, créateur,
fabricant, artisan. Le poète serait donc détenteur d’un pouvoir
particulier de créer. Quel est donc précisément ce pouvoir ?
Autrement dit, que peut le poète ?
Du poète, nous pouvons commencer par affirmer qu’il est celui
qui produit du beau : il a la capacité de dire ce qui est sous une
belle forme, et, par conséquent, d’embellir le réel qu’il nous
donne à voir. Il produit, en quelque sorte, une imitation plus
vraie que nature. De là vient le reproche de mensonge que
Platon, notamment dans La République au livre X, fait au poète :
parce que ce dernier a la capacité de nous faire croire que ce
qu’il montre, par exemple sur une scène de théâtre, est vrai, il a
aussi le pouvoir de modifier notre âme en bien ou en mal. C’est
la raison pour laquelle Platon en appelle à une forme de censure
et se propose de chasser certains poètes de sa cité idéale.
Nous pouvons cependant quitter cette méfiance à l’égard du
poète dans la mesure où ce qu’il produit a à voir avec le vrai.
Nous pourrions définir une poésie comme une production, qui
n’est pas nécessairement écrite (nous pourrions parler d’une
poésie de la peinture ou de la musique), qui lie ensemble le
beau, le sens et le vrai et qui est, par conséquent, en mesure de
faire naître une émotion qui nous touche. Le poète nous parle en
faisant exister dans une œuvre ce qui constitue la vérité de notre
existence.
Enfin, nous pouvons faire un pas de plus dans l’analyse en
affirmant que la poésie fait être une réalité, porte au monde ce
qui sans elle n’était pas. Le pouvoir du poète serait donc de faire
être un monde qui a du sens pour nous, car il a du sens pour lui.
Le maître
Qu’est-ce qu’un bon maître ? Qu’est-ce qu’un maître qui remplit
pleinement son rôle ? La réponse à cette question va, bien
entendu, dépendre de celui dont le maître est le maître, c’est-à-
dire du type de relation dont il est question.
Si le maître est le maître du chien, il doit faire en sorte que le
chien lui obéisse, ne morde pas les amis, garde la maison, et il
doit aussi s’occuper de son animal (le nourrir, se soigner,
l’emmener en promenade, lui tenir compagnie…). Parce qu’il
est un être humain, et qu’il a une conscience morale, le maître
sait que son animal peut souffrir et il doit veiller à son bien-être.
Du maître de l’esclave, nous attendons, au nom du droit qu’a
chacun d’être libre, qu’il renonce à réduire autrui en esclavage.
Mais qu’attendons-nous du maître de l’élève ou du disciple ?
Le bon maître est celui qui développe la nature de son élève ou
de son disciple dans le bon sens et au maximum de ce qu’elle
peut atteindre. L’enseignement qu’il lui dispense doit permettre
à son élève de déployer toutes ses potentialités, de vaincre ses
faiblesses, et de corriger ses éventuelles déviances. Parce que
l’élève manque de connaissances, d’expérience du monde et de
maîtrise de soi, le maître peut et doit l’accompagner dans ses
diverses découvertes.
Il s’ensuit que l’élève a besoin du maître, mais ce dernier ne doit
pas entretenir cet état de dépendance : il doit amener son élève
ou son disciple peu à peu à pouvoir se passer de lui. Ainsi, loin
d’être le gourou d’un adepte infantilisé, le maître cherche à
développer en son élève la raison et la liberté. Le bon maître est
donc celui qui veut que son élève le dépasse (ainsi que le
rappelle l’expression consacrée) et qui met tout en place pour
que ceci soit possible.

Le guerrier
Qu’est-ce qu’un guerrier ? Pour répondre à cette question, il est
utile de se demander quelles sont les qualités dont un individu a
besoin pour être un guerrier, et quelles fonctions le guerrier a à
remplir.
En premier lieu, le guerrier n’est pas celui qui veut la guerre,
mais qui la fait lorsque cela est nécessaire. Pour cette raison, il
doit disposer de qualités physiques (endurance, adresse…) qu’il
cultive en s’entraînant, de qualités morales (courage, maîtrise de
soi…), et de qualités intellectuelles (ingéniosité, sens de la
stratégie, capacité à feindre…).
La fonction du guerrier (ou de la guerrière) est de protéger la
liberté des citoyens et l’État. Son but est par conséquent la
victoire, en tant que cette dernière est un moyen pour établir et
garantir une paix durable. Autrement dit, le guerrier vise la paix.
Le guerrier et le pacifiste veulent donc une seule et même chose,
mais ils entendent y parvenir par des moyens très différents.
Pour atteindre cette fin, le guerrier doit mettre en œuvre, comme
le note Machiavel à propos du prince dans son ouvrage
éponyme, un certain nombre de moyens. Lorsque les
circonstances s’y prêtent, la meilleure stratégie pour parvenir à
la paix (et assurer la survie et la liberté de l’État) peut résider
dans une attaque rapide pour créer un effet de surprise et tirer
profit des circonstances (ce que Machiavel nomme « réduire la
fortune à sa plus basse intensité »). Parfois, il est préférable
d’avoir recours à la dissuasion en faisant la démonstration de sa
force. Autrement dit, le guerrier efficace est celui qui ne fait la
guerre qu’à bon escient et qui utilise la ruse : il est, pour
reprendre les termes de Machiavel, à la fois lion et renard.

L’athlète
Prendre l’athlète comme objet d’étude et d’analyse
philosophique peut surprendre dans la mesure où nous pourrions
être tentés d’opposer le philosophe qui pense et qui cultive ses
capacités intellectuelles au sportif qui ne se préoccupe que des
performances de son corps. Pouvons-nous nous en tenir à cette
opposition entre une intériorité intellectuelle et une extériorité
qui serait celle de l’apparence du corps, et que nous apprend
l’athlète sur nous-mêmes ?
En premier lieu, il est indéniable que l’athlète est celui qui
conduit les capacités de son corps au maximum de leurs
potentialités. Il remporte des médailles parce qu’il court vite,
saute haut ou lance loin. Mais, s’en tenir à cela, c’est réduire
l’homme qu’est l’athlète à n’être qu’un corps ou un animal bien
dressé.
L’étymologie même du terme athlète nous invite à abandonner
ce point de vue. En effet, l’athlète vient du grec athlêtês qui
désigne « celui qui s’exerce à la lutte ». Ce nom vient lui-même
du verbe athlein qui signifie « lutter » ou « concourir ». Aussi
faut-il se demander contre qui ou contre quoi l’athlète lutte.
En tant qu’il est celui qui concourt, l’athlète est en compétition
avec les autres concurrents, par exemple aux Jeux olympiques.
Mais il est aussi et toujours celui qui lutte avec lui-même, pour
repousser les limites de résistance à la fois de son organisme et
de sa volonté. Dans la figure de l’athlète, ou même pour ma part
lorsque je m’essaie à faire un peu de sport, je me découvre tout à
la fois et inséparablement corps et esprit : je suis ce corps que
seul un esprit peut conduire à accomplir certaines prouesses, et
je suis cet esprit qui vit dans un corps et qui découvre qu’il peut,
grâce à ce corps, éprouver des souffrances et remporter des
victoires.

Le tyran
Qu’est-ce qu’un tyran ? Faut-il voir, dans le tyran, une figure
politique qui ne peut servir que de repoussoir ou pouvons-nous
tirer de la figure du tyran un enseignement quelconque ?
En grec ancien, le terme turannos qualifie celui qui est un maître
absolu dont le pouvoir ne connaît aucune limite et n’est contraint
par aucune loi. C’est la raison pour laquelle la langue grecque
utilise ce terme pour qualifier le pouvoir de Zeus. Parce que le
tyran exerce un pouvoir sans limite aucune, le terme turannos va
ensuite qualifier celui qui a volé le pouvoir, par opposition à
celui qui l’exerce légitimement (le monarque ou le roi).
Si, une fois au pouvoir, le tyran peut pour les Grecs être un bon
gouvernant, le terme a perdu pour nous ce sens pour ne
conserver qu’un sens péjoratif et désigner celui qui prive ses
sujets ou les citoyens de son État de la liberté. Par suite, nous
avons qualifié de tyran domestique celui qui exerce un pouvoir
démesuré et irraisonnable sur les membres de sa maisonnée.
La lecture de Platon permet de mettre en évidence que, si le
tyran prive les autres de la liberté à laquelle ils ont droit, il ne
faut pas oublier que c’est d’abord lui-même qu’il prive de la
liberté dans la mesure où son âme, guidée par de mauvais désirs,
devenue déraisonnable, est elle-même tyrannisée par un désir de
domination sans limites. La figure du tyran met en évidence ce
qu’est une liberté excessive, dévoyée et mal comprise, qui se nie
elle-même. La tyrannie est donc une forme pathologique de la
liberté et de son exercice, et elle est un risque pour toute liberté
et pour chacun.
Chapitre 27
Dix formules au crible de la
philosophie
DANS CE CHAPITRE :

» Dix expressions courantes qui pourraient nous surprendre…

i l’activité philosophique est un travail et une discipline de


S l’esprit qui consiste à ne pas se laisser aller à énoncer des
formules éculées, des lieux communs ou des adages
populaires, il n’en reste pas moins que ces derniers constituent
aussi un objet d’étude pour le philosophe ou pour l’apprenti
philosophe. Nous vous proposons donc d’exercer votre curiosité
philosophique sur ce qui, en première analyse tout au moins, ne
mérite pas que l’on s’y arrête.

La loi de la jungle
L’expression « la loi de la jungle » peut sembler être une
contradiction dans les termes. En effet, la jungle apparaît
d’abord comme le lieu de tous les dangers, dans lequel ma
sécurité n’est aucunement garantie : je peux être mordu par un
serpent venimeux, être dévoré par une bête sauvage ou tout
simplement me perdre et mourir de faim et de soif. Cette
dernière remarque nous invite déjà à penser que, pour survivre
dans la jungle, il faut suivre certaines lois et que, par
conséquent, la jungle a des lois.
Connaître les lois de la jungle, c’est à la fois prendre conscience
de ma vulnérabilité, de ce dont j’ai par conséquent besoin pour
survivre dans la jungle (un équipement adapté, une boussole et,
pourquoi pas, un fusil) et reconnaître que les causes ont des
effets (la chaleur produit la déshydratation). Je ne saurais, en
effet, m’extraire par la seule puissance de mon esprit, de la
causalité de la nature.
Plus généralement, l’expression « la loi de la jungle » attire
notre attention sur le fait que tout milieu naturel et a fortiori
toute société sont constitués par des normes, des règles et des
lois, écrites ou non, et, sur fond desquelles et au sein desquelles
seulement peut se construire et se déployer ma liberté.

L’habit ne fait pas le moine


Cette formule nous engage à ne pas nous fier aux apparences, à
ne pas juger les autres au premier coup d’œil. Bref, il faut
chercher derrière les actes les intentions qui les guident, sous
l’aspect extérieur la vérité de l’être de la personne. Nous
pouvons, sur ce point, suivre l’enseignement de Platon selon
lequel il ne saurait y avoir de connaissance des apparences
puisque ces dernières sont changeantes. Ainsi, une étude, même
détaillée, des apparences ne saurait me donner une connaissance
certaine de ce qu’elles cachent peut-être.
À cette affirmation, nous pouvons faire deux objections. La
première consiste à dire que les apparences ne sont pas
qu’extérieures. En effet, le garçon de café qui joue, dans L’Être
et le Néant de Sartre, à être un garçon de café en incarnant
parfaitement le personnage dans ses moindres gestes, ne devient-
il pas, par là même, réellement un garçon de café ?
Deuxièmement, comme le montrent certaines analyses
sociologiques, les apparences sont ce que je livre de moi aux
autres dans le face-à-face, et qui parfois m’échappe ou que je ne
peux contrôler et qui, par conséquent, peut révéler, à mon insu la
personne que je suis vraiment.

La vérité vous rendra libres


Cette formule prêtée au Christ par le chapitre 8 de L’Évangile
selon saint Jean a un caractère énigmatique. Qu’est-ce qui, dans
la vérité, pourrait nous rendre libres ?
À première vue, en effet, la vérité est ce qui exerce sur nous une
contrainte. Pour des raisons à la fois morales et sociales, je dois
dire la vérité sous peine d’avoir une mauvaise idée de moi-
même (et de me sentir coupable), de devenir une mauvaise
personne (un menteur), et, dans l’hypothèse où mon mensonge
viendrait à être rendu public, d’avoir à affronter le jugement
d’autrui.
À cette triple contrainte, nous pouvons répondre que le fait de
dire la vérité constitue une véritable libération. D’abord, le sujet
qui dit la vérité se trouve libéré du poids du mensonge, de la
culpabilité et de la mauvaise conscience. Ensuite, il faut ajouter
que l’activité qui consiste à mentir demande beaucoup de
ressources, d’attention et d’énergie pour livrer à son auditoire
une version cohérente de ce que l’on raconte, pour ne pas se
dédire ou se trahir. Ainsi, seule la vérité est capable de garantir
ou de restituer au sujet à la fois sa liberté intérieure et sa liberté
d’action dans le monde.
D’aucuns pourraient rétorquer que c’est précisément en cela que
la vérité nous contraint : en effet, pour être libres, nous devons
passer par elle. Nous devons dire la vérité, rétablir la vérité,
défendre la vérité. Cette nécessité avec laquelle la vérité
s’impose comme condition de notre liberté rend-elle
l’affirmation selon laquelle la vérité nous rendra libres
caduque ? Il n’en est rien, si l’on s’en tient à ce que saint
Thomas explique dans la Somme théologique, puisque vouloir le
bien et le faire (c’est-à-dire, pour lui, vouloir Dieu), c’est
rechercher la fin la meilleure qui seule peut nous donner le
bonheur.

Toutes les heures passent, la


dernière tue
Qu’est-ce que cette formule, qui est un lieu commun depuis
l’Antiquité et qui est énoncée depuis le point de vue du sujet qui
vit, vieillit et meurt dans le monde, nous dit du mode d’être au
monde de ce sujet ?
Elle met d’abord en évidence le fait que l’individu qui prononce
ces paroles est marqué par la finitude, et ce, en plusieurs sens.
D’abord, la vie de cet être a un commencement et une fin qui
échappent tous deux à sa maîtrise : l’homme ne choisit jamais
d’être jeté dans l’existence ni, la plupart du temps, de la quitter.
Ensuite, si notre capacité à vouloir et à désirer est infinie, notre
puissance de satisfaire nos désirs et de réaliser notre volonté
dans le monde est limitée. Ceci apparaît de façon encore plus
manifeste dès lors que nous considérons la perspective de notre
mort.
Une telle affirmation ne nous écarte pas pour autant
nécessairement du bonheur. Pour rendre ce dernier possible,
nous avons le choix entre l’attitude épicurienne et l’attitude
stoïcienne. La première consiste – comme le rappelle Épicure
dans la Lettre à Ménécée – à comprendre que la mort n’est rien
pour nous puisque, lorsque nous vivons, elle n’est pas, et que,
lorsqu’elle se produit, nous ne sommes plus en mesure de
l’éprouver.
La seconde, celle notamment de Marc Aurèle, nous invite à nous
concentrer sur ce qui dépend de nous, à savoir l’instant présent.
Le fait que toutes les heures passent et que la dernière tue ne
dépend pas de nous : il ne faut donc pas rechercher à maîtriser
cela pour être heureux, mais délimiter ce sur quoi nous pouvons
agir – notre présent – et viser, à chaque instant, le bien
puisqu’une action qui vise le bien est à chaque instant parfaite et
pleinement accomplie, quand bien même elle serait interrompue
(par la mort).

Œil pour œil, dent pour dent


Cette loi, synonyme pour nous de vengeance, a un caractère
effrayant. Pouvons-nous déterminer ce qui structure sa logique
et le principe qui la commande ?
Le chapitre 21 du livre de l’Exode dans la Bible donne une
formulation précise de cette loi : « Mais si malheur arrive, tu
paieras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour
main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour
blessure, meurtrissure pour meurtrissure. » Cette loi, dite loi du
Talion – du latin talis qui signifie « tel », « pareil »,
« semblable » – pose une équivalence parfaite (dans la mesure
où elle correspond à une réciprocité) entre le crime commis et la
peine qu’il implique. Elle est une première tentative pour sortir
du registre de la vengeance : alors que dans le cas de cette
dernière la peine peut être démesurée, la peine prévue par la loi
du Talion est exactement proportionnée au crime commis.
Cependant, avec la loi du Talion, nous sommes encore très loin
de la justice au sens pénal du terme, et ce, pour deux raisons.
D’abord, si la peine échappe à la spirale infinie de la vengeance,
elle n’en possède pas moins un caractère automatique dans la
mesure où l’équivalence dont il est question entre le crime et la
peine relève de l’égalité purement arithmétique et non de
l’équité. Ensuite, elle conserve de la vengeance son caractère
non médiatisé : dans la justice telle qu’elle est rendue selon la loi
du Talion, aucune place n’est faite à un juge impartial.

La raison du plus fort est


toujours la meilleure
S’il est évident que le plus fort peut ne pas avoir raison,
comment faut-il comprendre la notion de raison dans cette
formule pour donner à cette dernière une cohérence ?
Il faut en premier lieu souligner que la raison et la force
appartiennent à deux ordres distincts. En effet, la raison – qu’elle
soit considérée comme un simple argument logique ou comme la
source d’une légitimité en droit – ne peut trouver sa source dans
la force puisque cette dernière relève du fait. Ainsi, il ne saurait
y avoir de causalité permettant de passer de l’ordre de la force à
celui de la raison ou du droit.
Quel sens faut-il par conséquent donner au terme « raison » dans
la citation ci-dessus extraite de la fable de La Fontaine intitulée
« Le loup et l’agneau » ? En premier lieu, nous pouvons
comprendre le terme « raison » en son sens étymologique : ratio
signifie en latin « rapport » (c’est-à-dire « proportionnalité »).
Autrement dit, dans les faits, le rapport de force est en faveur du
loup qui va donc pouvoir manger l’agneau.
Mais, dire cela, c’est aussi mettre en évidence le caractère
ironique de la formule – l’auteur critique la légitimité de la
force – et souligner l’absence de légitimité de la force, et donc,
en réalité, sa faiblesse – tout comme le fait Rousseau en
analysant l’expression « droit du plus fort » dans son ouvrage
intitulé Du contrat social (livre I, chapitre 3) –, puisque la force
essaie de se faire passer pour le droit.

Rien ne se perd, rien ne se crée,


tout se transforme
La formule est imputée au chimiste et physicien Antoine Laurent
de Lavoisier (1743-1794). Elle consiste à dire, dans une langue
plus littéraire, ce qu’établit Lavoisier à propos des réactions
chimiques : il parvient à montrer que ces dernières respectent la
loi de conservation de la matière. Autrement dit, avant et après
une réaction chimique, nous trouvons nécessairement la même
quantité de matière, mais sous des formes différentes. La
pertinence de cette assertion doit-elle être réduite à l’univers de
la chimie ou est-elle en mesure de nous aider à penser un modèle
permettant d’appréhender le réel sous ses divers aspects ?
Cette formule n’est pas sans rappeler celle que l’on trouve dans
un des Fragments du philosophe grec Anaxagore de Clazomènes
(500-428) : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà
existantes se combinent, puis se séparent à nouveau. » Pour lui,
ce qu’il nomme « les choses constituées » – à savoir les
animaux, les hommes, les astres, la Lune, le soleil et les
productions – résulte de l’assemblage de germes qui possèdent
des qualités diverses (aspects, couleurs, odeurs, etc.).
Autrement dit, ce que nous appelons d’ordinaire des choses ou
des étants correspond à des réalités matérielles plus complexes
que les germes et les qualités et composées par eux. Anaxagore
distingue deux phases dans le temps : avant l’action de l’intellect
divin, existe seulement une matière immobile, hétérogène et
constituée de tout petits éléments imperceptibles ; après l’action
de l’intellect divin, qui met cette matière en mouvement, les
éléments matériels se séparent, deviennent visibles et entrent
dans le cycle du devenir. En se composant, ils produisent les
êtres, les actions, les états du monde… Ainsi il peut être
intéressant d’arpenter cette piste et de penser l’action de
l’homme, les événements historiques, les maladies, les créations
artistiques ou encore les découvertes – c’est-à-dire tout ce qui
apparaît ou advient dans le monde – sur le modèle de la
physique.

Des goûts et des couleurs, on


ne discute pas
Des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Cette formule
abrupte semble pourtant, à première vue, rendre raison de notre
expérience. En effet, il suffit d’aller à une exposition de peinture
avec des amis pour se rendre compte que les goûts en matière
esthétique divergent et qu’il est vain de tenter de convaincre les
autres de se ranger à notre avis concernant la qualité de tel ou tel
tableau. Devons-nous pour autant en conclure, ainsi que nous y
invite l’adage cité ci-dessus, que la discussion est close et le
discours impossible ?
Certes, le jugement de goût est en lui-même l’expression de la
subjectivité, mais, comme le souligne Kant dans sa Critique de
la faculté de juger, le jugement de goût est aussi un jugement.
Ainsi, lorsque je dis « cela est beau », je n’entends pas signifier
que cela n’est beau que pour moi, mais que tout sujet pourvu de
raison et faisant mon expérience devrait trouver cela beau. Ainsi,
il y a dans le jugement de goût une prétention à l’universalité.
C’est, pour notre auteur, le « sens commun esthétique » qui
permet aux hommes d’admirer ensemble au cours de l’histoire
les chefs-d’œuvre de l’art.
À la formule qui nous occupe, nous pourrions être tentés
d’ajouter : « Mais il y a néanmoins un bon goût et un mauvais
goût, et le bon goût, en l’occurrence, c’est le mien. » Or, ceci
constitue un objet d’étude pour la sociologie. Pierre Bourdieu,
par exemple, pense le jugement de goût comme le résultat d’une
production sociale. Pour lui, l’analyse kantienne du jugement de
goût comme étant le résultat d’un plaisir esthétique désintéressé
correspond à un rapport sociologiquement normé aux œuvres
d’art, celui de la bourgeoisie culturelle. Il s’ensuit que le
jugement de goût, loin de nous confiner au silence, appelle
plutôt une argumentation du type suivant : « Dis-moi ce que tu
trouves beau et je te dirai qui tu es. »

Se ressembler comme deux


gouttes d’eau
Si deux individus se ressemblent au sens strict « comme deux
gouttes d’eau », faut-il en déduire que la différence entre eux
n’est que numérique (c’est-à-dire que nous avons deux fois le
même individu) ou pouvons-nous penser autrement ce qui
constitue leur individualité et leur identité ?
Il faut d’abord remarquer que cette expression se présente
comme une contradiction dans les termes. En effet, l’individu se
définit par son unité (il est indivisible), sa singularité (il est
unique) et par le fait qu’il est un tout organisé qui subsiste tout
en se modifiant. Comment peut-il y avoir deux individus
similaires si l’individu est par définition unique ? Porphyre, dans
son Isagogè, répond que ces deux êtres sont définis par un même
concept général et qu’ils ne se différencient que l’un par rapport
à l’autre, c’est-à-dire en tant qu’ils sont deux. C’est donc par
leurs caractères accidentels – ceux qui n’entrent pas dans la
constitution de leur essence (par exemple, être en train, à ce
moment même, de lire ou être en train de soigner un malade) –,
qu’ils se distinguent. Autrement dit, les vivants se distinguent
par la finalité qu’ils poursuivent.
Une autre piste pour résoudre cette difficulté consiste à partir,
comme le fait Leibniz, du principe des indiscernables selon
lequel il ne saurait exister deux êtres singuliers absolument
identiques et n’ayant entre eux qu’une différence numérique –
ils sont deux – ou encore spatio-temporelle – ils n’existent pas
au même endroit et/ou au même moment. Ce dernier propose de
concevoir l’individu comme une substance singulière qui
possède en elle-même toutes ses déterminations (qui sont en
nombre infini), c’est-à-dire non seulement son essence, mais
encore ses attributs et les accidents qu’elle va rencontrer (parler
à telle personne, remporter un match de tennis, finir un bon
livre…). Ici, l’individu se définit comme une réalité interne et
Leibniz redonne ses lettres de noblesse à la notion de substance
puisque supprimer une seule des déterminations de l’individu
entraînerait l’impossibilité de l’existence de ce dernier.
Tous les Crétois sont des
menteurs
Cette formule fait référence au célèbre paradoxe dit du menteur
que l’on attribue à Épiménide le Crétois (philosophe du VIIe
siècle avant J.-C.) – même si on n’en trouve de formulations
attestées que chez des auteurs plus tardifs – et que l’on pourrait
formuler ainsi : si Épiménide, qui est crétois, dit que tous les
Crétois sont des menteurs, l’énoncé qu’il prononce est-il vrai ou
faux ?
Cette question ne nous met pas face à une simple difficulté, mais
à un paradoxe. En effet, si celui qui parle dit la vérité, alors tous
les Crétois sont des menteurs. Or, comme il est crétois, il ment et
il ne peut donc dire la vérité. Ainsi, s’il dit la vérité, il ment. Si,
au contraire, celui qui parle ment, alors il est faux de dire que
tous les Crétois sont des menteurs, et, comme il est crétois, il dit
la vérité. Ainsi, s’il ment, il dit la vérité. Nous sommes face à
deux énoncés également contradictoires.
Aristote propose, dans son texte intitulé les Réfutations
sophistiques, une première solution à ce paradoxe. Pour lui, il est
possible de résoudre cette difficulté en affirmant que celui qui
parle ment en règle générale, mais que, sur un point précis ou à
un moment particulier – quand il prononce cet énoncé –, il dit la
vérité.
Une autre solution à ce paradoxe est à rechercher dans la logique
elle-même. En effet, la négation de l’énoncé « tous les Crétois
sont des menteurs » est l’énoncé « il existe au moins un Crétois
qui dit la vérité » ou encore « il existe au moins un Crétois qui
dit parfois la vérité », et non, comme on aurait pu le croire,
l’énoncé « tous les Crétois disent la vérité ». Le paradoxe se
dissout ainsi de lui-même. Nous pouvons donc en déduire que
dès lors qu’un énoncé se prend lui-même comme objet
d’énonciation, cela peut donner lieu à des paradoxes, paradoxes
qui nous invitent à penser le langage sur le modèle des
mathématiques et de la logique et à mettre hors jeu toute
distinction radicale entre ces deux ordres.
Sommaire

Couverture
100 fiches de philosophie pour les Nuls CONCOURS
Copyright
À propos de l’auteur
Remerciements
Introduction
À propos de cet ouvrage
À qui ce livre s’adresse-t-il ?
L’organisation de ce livre
Par où dois-je commencer ?

PARTIE 1 - LE SUJET, ENTRE INTÉRIORITÉ ET


OUVERTURE SUR LE MONDE
Chapitre 1. La conscience
Fiche 1 : Puis-je être sûr du fait que j’existe ?

Fiche 2 : Le moi serait-il une illusion ?

Fiche 3 : La conscience phénoménologique

Chapitre 2. La perception
Fiche 4 : L’empirisme : saisie du réel ou construction abstraite ?

Fiche 5 : L’expérience du morceau de cire

Fiche 6 : Percevoir en phénoménologue


Fiche 7 : Essence et perception

Chapitre 3. L’inconscient
Fiche 8 : L’inconscient avant Freud

Fiche 9 : La théorie freudienne

Fiche 10 : Une critique de l’inconscient freudien : l’analyse sartrienne

Chapitre 4. Autrui
Fiche 11 : L’amitié

Fiche 12 : La sympathie

Fiche 13 : L’expérience de la honte

Fiche 14 : Le visage de l’autre

Chapitre 5. Le désir
Fiche 15 : Qu’est-ce que désirer ?

Fiche 16 : Amour, besoin, désir, passion, volonté

Fiche 17 : L’homme intempérant

Fiche 18 : La passion comme moteur de l’action

Fiche 19 : Le désir mimétique

Chapitre 6. L’existence et le temps


Fiche 20 : Les paradoxes du temps

Fiche 21 : Temps et durée

Fiche 22 : « L’existence précède l’essence »

Fiche 23 : Exister et mourir

PARTIE 2 - LA CULTURE OU L’ART DE CULTIVER LA


NATURE HUMAINE
Chapitre 7. Le langage
Fiche 24 : Langage et convention
Fiche 25 : La langue comme système de différences

Fiche 26 : « Quand dire, c’est faire »

Fiche 27 : La fonction thaumaturgique du langage ou le pouvoir de faire des miracles

Chapitre 8. L’art
Fiche 28 : Qu’est-ce que l’art ?

Fiche 29 : Les beaux-arts, arts du génie

Fiche 30 : Quand y a-t-il art ?

Fiche 31 : L’œuvre d’art et l’imaginaire

Chapitre 9. Le travail
Fiche 32 : Travail, valeur et marchandise

Fiche 33 : Travail et exploitation

Fiche 34 : Avons-nous besoin de travailler ?

Fiche 35 : La condition de l’homme moderne et le travail

Chapitre 10. La technique


Fiche 36 : Qu’est-ce qu’un objet technique ?

Fiche 37 : Du mode d’existence des objets techniques

Fiche 38 : Les techniques du corps

Fiche 39 : Technique et responsabilité de l’homme

Chapitre 11. Dieu et la religion


Fiche 40 : Les preuves de l’existence de Dieu (et leur critique)

Fiche 41 : Le pari de Pascal

Fiche 42 : Kierkegaard ou le saut de la foi

Fiche 43 : Les formes élémentaires de la vie religieuse ou la sociologie de la religion

Chapitre 12. L’histoire


Fiche 44 : Histoire et mémoire

Fiche 45 : Subjectivité et objectivité en histoire


Fiche 46 : L’oubli

Fiche 47 : La raison dans l’histoire

PARTIE 3 - EURÊKA ! LA RAISON ET LE RÉEL


Chapitre 13. Théorie et expérience
Fiche 48 : Scientificité et falsifiabilité

Fiche 49 : Les objets et les lois scientifiques : quelle réalité ?

Fiche 50 : Peut-on tester une hypothèse en physique ?

Fiche 51 : L’expérience cruciale

Chapitre 14. La démonstration


Fiche 52 : Qu’est-ce que la démonstration ?

Fiche 53 : Qu’est-ce qu’un paradoxe ?

Fiche 54 : La critique de la notion de causalité : l’argument de Hume

Fiche 55 : Qu’est-ce que la causalité scientifique ?

Chapitre 15. L’interprétation


Fiche 56 : Les deux sources historiques de l’interprétation

Fiche 57 : Spinoza et l’interprétation de l’Écriture

Fiche 58 : Expliquer et comprendre

Fiche 59 : Interprétation et sociologie du langage

Chapitre 16. Le vivant


Fiche 60 : Que signifie l’expression « expliquer le vivant » ?

Fiche 61 : La douleur

Fiche 62 : Le normal et le pathologique

Fiche 63 : Le concept d’évolution

Chapitre 17. La matière et l’esprit


Fiche 64 : Platon, l’âme et le corps

Fiche 65 : L’esprit est une partie du corps


Fiche 66 : Ryle et la notion d’esprit

Fiche 67 : Merleau-Ponty et le membre fantôme

Chapitre 18. La vérité


Fiche 68 : La science et l’opinion

Fiche 69 : L’illusion ou l’évidence trompeuse

Fiche 70 : Vérité et réussite

Fiche 71 : Vouloir la vérité

PARTIE 4 - VIVRE PARMI LES HOMMES : GOUVERNER


ET SE GOUVERNER SOI-MÊME
Chapitre 19. L’État
Fiche 72 : Rousseau et le contrat social

Fiche 73 : La démocratie ou la passion de l’égalité

Fiche 74 : Le totalitarisme

Fiche 75 : Dworkin et la désobéissance civile

Chapitre 20. Les échanges


Fiche 76 : La notion d’échange chez Lévi-Strauss

Fiche 77 : Le don

Fiche 78 : Qu’est-ce que la monnaie ?

Fiche 79 : La propriété

Chapitre 21. La justice et le droit


Fiche 80 : La justice aristotélicienne

Fiche 81 : Hayek et la notion de justice sociale

Fiche 82 : Le châtiment

Fiche 83 : La justice, le tribunal et le juge

Chapitre 22. La société


Fiche 84 : Les règles de la méthode sociologique

Fiche 85 : Une conception spatiale de la société

Fiche 86 : La sociologie de Pareto

Fiche 87 : Qu’est-ce que la microsociologie ?

Chapitre 23. La liberté


Fiche 88 : Saint Thomas d’Aquin et la liberté de la volonté humaine

Fiche 89 : La liberté d’indifférence

Fiche 90 : L’homme : une pierre douée de conscience ?

Fiche 91 : La liberté ou le choix de son être

Chapitre 24. La morale et le devoir


Fiche 92 : La loi morale

Fiche 93 : Le devoir

Fiche 94 : Éthique de la conviction et éthique de la responsabilité

Fiche 95 : La responsabilité de l’homme

Fiche 96 : Saint Augustin et le mal

Chapitre 25. Le bonheur


Fiche 97 : La joie stoïcienne

Fiche 98 : Le bonheur selon Aristote

Fiche 99 : Le bonheur comme idéal de l’imagination

Fiche 100 : Nietzsche et la pensée du bonheur

PARTIE 5 - LA PARTIE DES DIX


Chapitre 26. Dix figures emblématiques
L’ami

Le fou

Le philosophe

L’homme courageux
Le hors-la-loi

Le poète

Le maître

Le guerrier

L’athlète

Le tyran

Chapitre 27. Dix formules au crible de la philosophie


La loi de la jungle

L’habit ne fait pas le moine

La vérité vous rendra libres

Toutes les heures passent, la dernière tue

Œil pour œil, dent pour dent

La raison du plus fort est toujours la meilleure

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme

Des goûts et des couleurs, on ne discute pas

Se ressembler comme deux gouttes d’eau

Tous les Crétois sont des menteurs

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